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de traduction et d’adaptation re´serve´s pour tous pays,
conforme´ment à la le´gislation française en vigueur.

ISBN 978-2-85276-109-4

EAN 9782852761094
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ONT C O L L A B O R É À C E T O U V R A G E

Sylvie Aprile est professeur d’histoire contemporaine à l’université Lille 3 et


directrice du laboratoire IRHIS. Elle est spécialiste de l’histoire du
XIXe siècle français et européen et des migrations volontaires et forcées
aux XIXe et XXe siècles. Elle a publié de nombreux articles et ouvrages sur
ces thématiques, et récemment ont paru en 2010 Le sie`cle des exile´s,
bannis et proscrits de 1789 à la Commune aux Éditions du CNRS et Le
proscrit pe`lerin : le voyage de l’exile´ sur les traces de ses pre´de´cesseurs dans
l’ouvrage Le voyage et la me´moire au XIXe sie`cle, sous la direction de Sarga
Moussa et Sylvain Venayre publié aux éditions Créaphis en 2011.
Sylvie Aprile is professor of contemporary history at the University of Lille 3
and director of the research unit IRHIS (UMR). She is specialized on
French and European History, forced migrations and expatriations in
XIXth and XXth centuries. She has published numerous articles and
works on these themes, and most recently, Le sie`cle des exile´s, bannis et
proscrits de 1789 à la Commune (editions CNRS 2010) and Le proscrit
pe`lerin : le voyage de l’exile´ sur les traces de ses pre´de´cesseurs, in Le voyage et la
me´moire au XIXe sie`cle, directed by Sarga Moussa et Sylvain Venayre,
published by the editions Créaphis in 2011.

Hélène Becquet, ancienne élève de l’École nationale des Chartes, est agrégée
d’histoire et docteur en histoire de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Chercheur associé à l’École nationale des Chartes, elle enseigne à l’IEP
Sciences Po Paris. Elle a publié Marie The´re`se de France. L’orpheline du
Temple, Paris, Perrin, 2012.
Hélène Becquet, former student of the École nationale des Chartes, is agrégée
in history and doctor in history at the University of Paris I Panthéon-
Sorbonne. Research fellow at the École nationale des Chartes, she
teaches at IEP Sciences Po Paris. She has published Marie The´re`se de
France. L’orpheline du Temple, Paris, Perrin, 2012.

Teresa Bertilotti est historienne. Elle travaille sur la place du théâtre, du


cinéma et du cabaret durant la Première Guerre mondiale. Sa recherche
porte sur la manière dont les divertissements ont pu jouer un rôle dans la
diffusion de l’histoire nationale, sur les modalités de représentation de la
guerre et sur le divertissement comme lieu de contact entre le front et
l’arrière, créant un espace de négociation entre les rôles et les identités
civiles et militaires. Ses publications les plus récentes portent sur La Re´pu-
blique en sce`ne. Personnages et mythes pour la nation, dans L. Reverso (éd),
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8 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Constitutions, Re´publiques, Me´moires : 1849 entre Rome et la France, Paris,


L’Harmattan, 2011, p. 71-85 ; Pratiche urbane, entertainments e rappresenta-
zione della violenza, dans Memoria e Ricerca, 38, 2011.
Teresa Bertilotti is a historian, currently working on the role of theater, cinema
and cabaret during the First World War. Her work focuses on the role
entertainment played in disseminating the nation’s history, on the ways in
which it represented the war, and on entertainments as places in which the
home and the front intersected and created a space of negotiation between
civil and military roles and identities. Her most recent publications include :
La Re´publique en sce`ne. Personnages et mythes pour la nation, in L. Reverso
(ed), Constitutions, Re´publiques, Me´moires : 1849 entre Rome et la France,
Paris, L’Harmattan, 2011, p. 71-85 ; Pratiche urbane, entertainments e rap-
presentazione della violenza, in Memoria e Ricerca, 38, 2011.

Agostino Bistarelli, est coordinateur de la recherche auprès de la Giunta per


gli studi centrale storici et rédacteur en chef de la Bibliografia nazionale
storica. Il a été maı̂tre de conférences en histoire contemporaine à la
Sapienza, Università di Roma, Facoltà di Scienze Umanistiche. Il a un
doctorat d’histoire comparée, « Politica y Social » (Universitat Autonoma
de Barcelona). Parmi ses travaux récents, Gli esuli del Risorgimento,
Mulino, Bologne, 2011 et La storia del ritorno. I reduci italiani del secondo
dopoguerra, Bollati Boringhieri, Turin, 2007.
Agostino Bistarelli is Research coordinator at the Giunta centrale per gli studi
storici and Editor of the Bibliografia storica nazionale. He has been Lectu-
rer of Contemporary History at La Sapienza, Università di Roma, Facoltà
di Scienze Umanistiche. He holds a PhD in Historia Comparada, ‘‘Politica
y Social’’ (Universitat Autonoma de Barcelona). His major pubblications
include Gli esuli del Risorgimento, Mulino, Bologna, 2011 and La storia del
ritorno. I reduci italiani del secondo dopoguerra, Bollati Boringhieri, Torino
2007.

Catherine Brice est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-


Est Créteil et membre du CRHEC (Centre de recherche en histoire euro-
péenne comparée). Elle pilote l’ANR « Fraternité » (ANRBLAN08-03-
312310) montée en collaboration entre le CREHC, le CRHIPA (Grenoble
II), l’ENS-IHMC et l’École française de Rome. Spécialiste d’histoire poli-
tique et culturelle du Risorgimento et de l’Italie libérale, elle a notamment
publié Histoire de l’Italie (Perrin, 2003) ; Monumentalite´ publique et politique à
Rome : le Vittoriano (Rome, Collection de l’EFR, 1998) ; Histoire de Rome et
des Romains de Napole´on Ier à nos jours (Paris, Perrin, 2007) et Monarchie et
identite´ nationale en Italie, 1861-1900 (Paris, Éditions de l’EHESS, 2010).
Elle travaille maintenant sur les aspects économiques de l’exil politique au
XIXe siècle.
Catherine Brice is professor of contemporary history at the Université Paris-
Est Créteil and a member of the CRHEC (Centre de recherche en histoire
européenne comparée). She is alos in charge of a national-funded research
project on ‘‘Fraternity in the 19th century’’ (ANRBLAN08-03-312310).
She is a specialist of political and cultural history of the Italian Risorgi-
mento and of Liberal Italy, and she has published Histoire de l’Italie (Perrin,
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ONT COLLABORÉ À CET OUVRAGE . 9

2003) ; Monumentalite´ publique et politique à Rome : le Vittoriano (Rome,


Collection de l’EFR, 1998) ; Histoire de Rome et des Romains de Napole´on Ier
à nos jours (Paris, Perrin, 2007) and Monarchie et identite´ nationale en Italie,
1861-1900 (Paris, Éditions de l’EHESS, 2010). She is currently studying
the economic aspects of political exile in 19th century Italy.

Ivan Brovelli est professeur d’histoire-géographie au lycée Henri Matisse de


Vence dans les Alpes-maritimes, où il enseigne également en langue ita-
lienne dans le cadre des classes européennes. Doctorant auprès de l’EPHE
sous la direction de Gilles Pécout, il termine une thèse sur la figure de
Daniele Manin en France et en Italie de 1848 à 1880. Il est également
inscrit en cotutelle auprès de l’université Ca’ Foscari de Venise sous la
direction de Piero Brunello. Il s’intéresse à la révolution de 1848 à Venise
et à Daniele Manin depuis une dizaine d’années dans le cadre de ses études
universitaires.
Ivan Brovelli is professor of history and geography at the Lycee Henri Matisse
in Vence in the Maritime Alps, where he also teaches in Italian language for
european classes. PhD student with the EPHE under the direction of Gilles
Pécout he completed a thesis on the figure of Daniele Manin in France and
Italy from 1848 to 1880. It is also registered at the University Ca ‘Foscari of
Venice and co-directed by Piero Brunello. He is interested in the revolution
of 1848 in Venice and Daniele Manin past ten years as part of his university
studies.

Ester De Fort est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Turin,


membre effectif de la Deputazione Subalpina di Storia Patria (« Députation
subalpine d’histoire nationale ») et du comité directeur de l’Institut pour
l’histoire du Risorgimento italien, Comité de Turin. Elle a publié de nom-
breux travaux qui ont pour objet l’histoire de l’analphabétisme, de l’école,
de l’Université, des enseignants en Italie au XIXe et XXe siècle. Actuelle-
ment elle travaille sur l’histoire sociale de l’émigration politique à
l’époque du Risorgimento.
Ester De Fort is professor of Contemporary History at the University of Turin.
She is member of the Deputazione Subalpina di Storia patria (‘‘Subalpine
Deputation for Homeland History’’), and a board member of the National
Institute for the History of Italian Risorgimento (Committee of Turin). Her
main publications relate to history of education and literacy in nineteenth
and twentieth century Italy. Now her research focuses on the social history
of political exile in the age of the Risorgimento.

Delphine Diaz est une ancienne élève de l’École normale supérieure et


agrégée d’histoire, Delphine Diaz a achevé une thèse de doctorat à l’uni-
versité Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction de Christophe Charle
et de Gilles Pécout (Un asile pour tous les peuples ? Proscrits, exile´s, re´fugie´s
e´trangers en France de 1813 à 1852).
Delphine Diaz is a former student of the École normale supérieure and agrégée
in history, she has recently completed her PhD under the supervision of
Christophe Charle and Gilles Pécout (Un asile pour tous les peuples ? Proscrits,
exile´s, re´fugie´s e´trangers en France de 1813 à 1852).
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10 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

Laure Godineau, ancienne élève de l’ENS, maı̂tre de conférences en histoire


contemporaine à l’université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, PLEIADE-
CRESC, est l’auteur d’une thèse sur les retour d’exil des communards.
Elle travaille sur le XIXe siècle français, notamment sur la Commune et
les années 1860-1880, et a publié récemment La Commune de Paris par
ceux qui l’ont ve´cue (Parigramme, 2010).
Laure Godineau, former student of the École normale supérieure, lecturer in
history at the University of Paris 13, Sorbonne Paris Cité, PLEIADE-
CREC, has defended a PhD on the Exiles of the Paris Commune. She is
a specialist of the Commune and of France between 1860 and 1880, the
transition between the Second Empire and the 3rd Republic. She has
recently published La Commune de Paris par ceux qui l’ont ve´cue (Pari-
gramme, 2010).

Fabrice Jesné, est ancien élève de l’École normale supérieure de Paris et de


l’École française de Rome. Il est maı̂tre de conférences à l’université de
Nantes et membre du Centre de recherches en histoire internationale et
atlantique (CRHIA). Après une thèse de doctorat consacrée aux origines
intellectuelles de la politique balkanique de l’Italie (1861-1913), ses
travaux portent sur la présence italienne dans les Balkans et en Méditerra-
née orientale aux XIXe et XXe siècles. Il dirige actuellement auprès de
l’École française de Rome un programme de recherches consacré aux
consuls italiens et à leurs réseaux en Méditerranée, du XVIIIe au XXe
siècle.
Fabrice Jesné is a former student of the École normale supérieure in Paris and
former fellow of École française de Rome. He is lecturer at the University of
Nantes and member of the Centre for Research in International and Atlan-
tic History (CRHIA). His work focuses on the Italian presence in the
Balkans and the Eastern Mediterranean during the nineteenth and twen-
tieth centuries ; his PhD was devoted to the intellectual origins of the Balkan
policy of Italy (1861-1913). He currently runs from the Ecole française de
Rome a research program devoted to the Italian consuls and their networks
in the Mediterranean, from the eighteenth to the twentieth century.

Lucy Riall est titulaire de la chaire d’histoire comparée de l’Europe (XIXe et


XXe siècles) à l’Institut univesitaire européen de Florence, et elle
est professeur d’histoire contemporaine à Birkbeck (University of
London). Elle a été professeur invitée à l’École normale supérieure, la
Freie Universität de Berlin et l’université de Freiburg ainsi qu’à l’uni-
versité de Paris-Est Créteil. Elle est spécialiste de l’histoire européenne
des XIXe et XXe siècles avec une attention particulière portée à la politique
et à la culture en Italie. Parmi ses publications, Sicily and the Unification
of Italy, 1859-1866 (Oxford, Oxford University Press, 1998) ; Garibaldi.
Invention of a Hero (New Haven and London, Yale University Press,
2007) ; Risorgimento. The History of Italy from Napoleon to Nation State
(London, Palgrave, 2009) and Under the Volcano. Revolution in a Sicilian
Town (Oxford, Oxford University Press, 2013).
Lucy Riall holds the Chair in the Comparative History of Europe (19th and
20th Centuries) at the European University Institute in Florence and is
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Professor of History at Birkbeck, University of London. She has held visi-


ting positions at the École normale supérieure Paris, the Free University
Berlin, and the University of Freiburg as well as at the Univesité de Paris-
Est Créteil. She is an expert in the history of nineteenth- and twentieth-
century Europe with a particular focus on the politics and culture of Italy,
and her publications include Sicily and the Unification of Italy, 1859-1866
(Oxford, Oxford University Press, 1998) ; Garibaldi. Invention of a Hero
(New Haven and London, Yale University Press, 2007) ; Risorgimento.
The History of Italy from Napoleon to Nation State (London, Palgrave,
2009) and Under the Volcano. Revolution in a Sicilian Town (Oxford,
Oxford University Press, 2013).

Isabel Marı́a Pascual Sastre est professeure d’histoire contemporaine à


l’Universidad Rey Juan Carlos à Madrid. Elle a conduit sa recherche sur
les relations politiques entre l’Espagne et la péninsule Italienne au
XIXe siècle, notamment durant la période du Risorgimento. Elle a
publié plusieurs articles à ce sujet en Espagne et en Italie, en particulier
sur les voyageurs espagnols en Italie, ainsi que le livre La Italia del
Risorgimento y la España del Sexenio democrático, 1868-1874 (Madrid,
CSIC, 2001). Elle a également traduit Mazzini par la première fois à
l’espagnol, dans une édition critique (Giuseppe Mazzini, Sobre la demo-
cracia en Europa y otros escritos, Madrid, Tecnos, 2004). En outre elle a
participé au volume 22 des Annali della Storia d’Italia, sous la direction
de A. M. Banti et P. Ginsborg, sur La circolazione di miti politici tra
Spagna e Italia (1820-1880) (Turin, Einaudi, 2007). Enfin, elle a
publié El Sexenio Democrático y la Restauracio´n borbónica (1868-1885),
volume 16 de l’Historia de España (Madrid, Club Internacional del
Libro, 2007).
Isabel Marı́a Pascual Sastre is Professor of Contemporary History at the Rey
Juan Carlos University in Madrid. She has focused her research on the
political relations between Spain and the Italian peninsula in the 19th
century, specifically in the years of the Italian unification. She has publis-
hed several articles on this subject, particularly on the Spanish travelers in
the Italian peninsula, and the book La Italia del Risorgimento y la España del
Sexenio democrático, 1868-1874 (Madrid, CSIC, 2001). She has also trans-
lated Mazzini to the Spanish language for the first time, in a scientific
edition (Giuseppe Mazzini, Sobre la democracia en Europa y otros escritos,
Madrid, Tecnos, 2004). Moreover she has participated in the volume 22 of
the Annali della Storia d’Italia, directed by A.M. Banti and P. Ginsborg,
with a contribution on La circolazione di miti politici tra Spagna e Italia
(1820-1880) (Torino, Einaudi, 2007). She has also published El Sexenio
Democrático y la Restauracio´n borbo´nica (1868-1885), volume 16 of the His-
toria de España (Madrid, Club Internacional del Libro, 2007).
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SOMMAIRE

Catherine Brice, Introduction 15

Première partie – Exils et fraternités

Sylvie Aprile, Exils français et fraternite´s europe´ennes 23


Catherine Brice, Les dilemmes de la fraternite´ dans l’exil 31
Teresa Bertilotti, La trame de l’exil : litte´rature, the´âtre, cine´ma 41
Agostino Bistarelli, Somnambulisme politique ou e´cole de formation ?
L’exil dans l’itine´raire du Risorgimento 57

Deuxième partie – Figures de l’exil politique

Ivan Brovelli, La figure de Daniele Manin : une strate´gie de l’exil dans le


cadre de la fraternite´ franco-italienne (1849-1880) 75
Isabel Marı́a Pascual Sastre, El exilio voluntario : ¿ una manifestacio´n
de fraternidad polı´tica ? Marliani y su lucha por la nación y la monarquı´a
liberal 95
Lucy Riall, L’exil de Garibaldi 117
Helène Becquet, Une fraternite´ souveraine ? Le cas des exils des Bourbons 131

Troisième partie – Fraternités imaginaires,


fraternités épineuses : l’exil comme révélateur

Ester De Fort, Une fraternite´ difficile : exil et associationnisme dans le


royaume de Sardaigne apre`s 1848 143
Delphine Diaz, Une difficile fraternite´ Polonais et Allemands en exil en
France sous la monarchie de Juillet 161
Laure Godineau, Fraternite´ construite et reconstruite chez les anciens
communards 173
Fabrice Jesné, Les « colonies » italiennes d’Orient et la fraternite´: solidarite´
d’exil, sociabilite´ locale et sentiment national 183
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CATHERINE BRICE

Introduction

Pour Giuseppe Talamo in memoriam

O N RAPPELLERA LE CONTEXTE dans lequel se situe cette rencontre, les


grands axes du projet sur la fraternité comme catégorie de l’engagement
politique au XIXe siècle et l’articulation de ce projet avec le thème de l’exil.
Ce projet, financé par l’ANRBLAN 08-03-312310 « La fraternité comme
catégorie de l’engagement politique en Europe 1820-1922 », et réunissant le
CRHEC (Centre de recherche en histoire européenne comparée) de l’univer-
sité de Paris-Est Créteil, l’IHMC-ENS, le CRHIPA (Grenoble II) et l’École
française de Rome a déjà donné lieu à une première rencontre, à Vizille, en
novembre 2009, qui était consacrée à l’histoire du concept de fraternité 1. Ce
colloque, auquel s’est associée la Cité nationale de l’histoire de l’immigration,
est plus clairement tourné vers un second volet de notre enquête, c’est-à-dire
tenter de mettre en évidence le lien entre une société nationale qui se pense en
termes de « famille » et donc de « frères » et les modalités de l’engagement
politique, en prenant comme prisme de l’enquête l’exil. L’exil, moment fort
qui découle directement de l’engagement pour la nation et qui, dans une
certaine mesure, fait évoluer cette idée de nation. Cette rencontre s’articule
aussi, plus indirectement, avec un thème qui commence à avoir une fortune
notable dans l’historiographie, soit le thème des générations politiques et, plus
largement, les questionnements autour des liens entre famille et pouvoir 2.

1. Rencontre publiée G. Bertrand, C. Brice, G. Montègre, Fraternite´. Pour l’histoire du concept,


Grenoble, Cahiers du CRHIPA, 2012. Et également, Marcel David, Fraternite´ et Re´volution
française. 1789-1799, Paris, 1987. Également M. Ozouf, Fraternite´ dans F. Furet, M. Ozouf et
alii, Dictionnaire critique de la Re´volution française, Ide´es, Paris, 1992, p. 199-215. M. Borgetto,
La notion de fraternite´ en droit public français. Le passe´, le pre´sent et l’avenir de la solidarite´, Paris,
1993, M.-C. Blais, La solidarite´. Histoire d’une ide´e, Paris, 2007.
2. I. Porciani, Disciplinamento nazionale e modelli domestici nel lungo Ottocento : Germania e Italia a
confronto et M. Bonsanti, Amore familiare, amore romantico e amore di patria, dans A. M. Banti
et P. Ginsborg (dir.), Il Risorgimento, Turin, 2007 (Storia d’Italia. Annali 22), respec. p. 97-
125 et p. 127-152 ; I. Porciani, Famiglia e nazione nel lungo ottocento italiano. Modelli, strategie,
reti di relazioni, Rome, 2006 ; L. Casella, Generazioni familiari, generazioni politiche (XVIII-
XIX secc.), a cura di L. Casella, Cheiron, no 49, 2008. Également C. Brice, Me´taphore fami-
liale et monarchie constitutionnelle : l’incertaine figure du roi « pe`re » (France et Italie au XIXe sie`cle),
dans G. Bertrand, C. Brice, G. Montègre, Fraternite´. Pour l’histoire du concept... cité n. 1,
p. 157-186.
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16 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

Rappelons d’abord que depuis Rousseau, l’idée de fraternité fait son


chemin : ce n’est que si l’on jouit de la liberté et de l’égalité que l’on peut se
considérer comme membre d’une patrie, patrie qui est de plus en plus souvent
désignée comme une famille unie par l’affection. Cette référence romantique à
la patrie « maternelle » implique que si l’on appartient à une patrie, on est
naturellement le frère de l’autre. Ainsi, après la fraternité religieuse – nous
sommes tous frères car fils de Dieu – et la fraternité philosophique – nous
sommes tous frères car hommes, et donc de même nature –, la fraternité
politique fait son apparition entre les Lumières et la Révolution française,
une fraternité reposant sur l’appartenance à une même entité, la nation, une
nation moderne fondée sur la souveraineté populaire. À l’image de cette défi-
nition de la fraternité, qui va du plus particulier – les frères de sang – au plus
général – l’humanité –, notre projet part d’une enquête en apparence restreinte
– l’histoire du mot fraternité et des concepts qu’il recouvre en Europe, durant
un long XIXe siècle – pour s’élargir dans deux directions complémentaires :
l’étude des modalités de la mobilisation politique durant cette période ;
ainsi que la compréhension de la construction de l’idée nationale durant
le siècle des nationalités. On cherche donc à relier autour d’un exemple
précis l’histoire des concepts, l’histoire des formes de mobilisation et l’his-
toire des dynamiques nationales d’un long XIXe siècle.
Par cette triple approche, l’histoire du concept, l’étude du caractère opéra-
toire de ce concept très particulier de fraternité et son utilisation dans un
contexte spécifique, celui des luttes pour l’indépendance nationale, on vou-
drait proposer une relecture appuyée sur des exemples précis de l’histoire
culturelle du politique.
On le sait, en Europe, tout au long du XIXe siècle, deux points apparaissent
avec force : l’utilisation massive du mot frère (frères, Brüder, fratelli), fraternité
(Brüderlichkeit, fratellanza) durant les guerres d’indépendance, mais aussi la
mobilisation massive de frères de sang, d’une même famille, qui ont pu com-
battre ensemble – ou parfois les uns contre les autres. En Italie, les frères
Bandiera, Fabrizi, d’Azeglio, Cavour, Cairoli... en sont quelques exemples.
On voudrait donc questionner la pertinence de la fraternité comme caté-
gorie de l’engagement politique en ce début de XIXe siècle. On utilisera alors
les travaux qui interrogent les modalités de l’engagement politique en rela-
tion avec les cultures politiques, en particulier ceux qui réhabilitent les
contextes d’expérience et d’activité des acteurs, en incluant les émotions
et les croyances 3.
Les ressorts de l’engagement politique tout comme les formes de la mobi-
lisation ont une histoire en apparence fermement départagée par la césure que
représente la Révolution française. Pourtant, on le sait bien, la modernité
politique liée à la représentation nationale et à la souveraineté populaire a
mis du temps à s’imposer, et à se transformer par le biais des partis politiques 4.

3. Voir le stimulant ouvrage de P. Braud, L’e´motion en politique, Paris, 1996.


4. Voir outre les travaux de M. Agulhon, R. Huard, La naissance du parti politique en France,
Paris, 1996, J. Boutier, Ph. Boutry et S. Bonin (dir.), Les socie´te´s politiques. Atlas de la Re´vo-
lution française, vol. 6, Paris, 1992 et G. Quagliariello (dir.), Il partito politico nella Belle Epoque.
Il dibattito sulla forma partito in Italia tra 800 e 900, Milan, 1990.
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INTRODUCTION . 17

Au cours d’un long XIXe siècle une forme de représentation de la société


civile et politique s’impose, comme une référence constante, mais polysé-
mique, c’est celle de la fraternité. Pour aborder cet aspect qui est celui de
l’engagement politique, on s’appuiera sur les hypothèses issues de la science
politique, et plus précisément des théories des mobilisations. Il nous semble
en effet qu’il y a une piste intéressante pour notre propos dans les travaux
qui mettent en relation cultures politiques et engagement. Les cultures
politiques, et ici la fraternité, fonctionneraient comme des « grammaires
de la vie publique », proposant des opérations de cadrage de l’univers
social et politique, entraı̂nant des formes de mobilisations spécifiques 5.
Parmi les éléments de cette culture politique, la fraternité donc, fonctionne
comme une des structures de pertinence des « activités de cadrage » de la vie
publique. Or « les cultures politiques apparaissent indissociables de leurs
usages pragmatiques et stratégiques [...] qui contraignent les formes de
l’action individuelle et collective 6 ». Et, parmi ces contraintes l’exil en est
une, caractéristique du XIXe siècle.
On s’appuiera aussi sur les travaux d’Alberto Banti qui, dans un travail
pionnier sur La nazione du Risorgimento 7, a identifié la famille comme un des
ressorts de la définition de la nation, à la fois dans sa forme et dans les valeurs
qu’elle véhicule. Cette référence à la famille comme une autre manière de
désigner la patrie, de lui conférer donc des valeurs et des formes d’attachement
spécifiques, et l’enracinement de ce trope dans un passé connu en constituent
la puissance d’évocation et de mobilisation. Comme A. M. Banti l’a indiqué,
l’identité nationale italienne fut construite sur un ensemble de narrations,
métaphores et images qui eurent une influence profonde aussi bien sur la
perception qu’avaient d’eux-mêmes les patriotes que sur l’imaginaire des lec-
teurs de cette production. La famille, et au sein de la famille, la fraternité
représentent sans aucun doute un des mythes fondateurs du Risorgimento.
Ce que nous voudrions commencer à faire ici, c’est tester ce mythe fondateur à
l’aune de l’exil politique européen.
La majorité des mouvements nationalitaires européens ont, au XIXe siècle,
insisté sur la nature organique des rapports entre famille et état. La famille
était comprise comme la première cellule de la communauté nationale,
cellule qui, par élargissement, peut à terme déboucher sur l’État nation 8.

5. Il existe une très importante bibliographie sur la question. Mentionnons seulement D. Cefai,
Expe´rience, culture et politique, dans Id. (dir.), Cultures politiques, Paris, 2001, p. 93-135 ;
D. Cefaı̈, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les the´ories de l’action collective, Paris, 2007. Voir.
E. Goffman, Frame Analysis. An Essay on the Organization of Experience, Boston, 1974 ;
S. Tarrow, Mentalities, political cultures, and collective action frames : construction meanings
through action, dans A. D. Morris et C. McClurg Mueller (éd.), Frontiers in the Social Move-
ment Theory, New Haven, 1992, p. 174-202 ; D. A. Snow et R. D. Benford, Ideology, frame
resonance and participant mobilization, dans B. Klandermans, H. Kriesi et S. Tarrow (éd.),
From Structure to Action : Comparing Social Movement Research across Cultures, Greenwich,
1988, p. 197-217.
6. D. Cefaı̈, Expe´rience, culture et politique cité n. 5, p. 99.
7. A. M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini del Risorgimento,
Turin, 2000 ; et A. M. Banti et P. Ginsborg (dir.), Il Risorgimento, Turin, 2007 (Storia d’Ita-
lia. Annali 22).
8. Voir I. Porciani, Disciplinamento nazionale e modelli domestici, dans A. M. Banti et P. Ginsborg
(dir.), Il Risorgimento... cité n. 7, p. 97-125.
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18 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

Entre l’« invention » des traditions nationales, telles que les décrit Eric
Hobsbawm et l’existence de mythes essentialistes tels que les décrit
Anthony Smith, la question posée et qui reste, pour nous d’actualité, est
la suivante : Si l’on adopte la version moderniste de l’invention de la nation,
alors, « comment est-il possible qu’une idéologie artificielle, manipulatrice,
qui fait violence au sens commun et à l’expérience quotidienne ait plongé
des racines aussi profondes qu’elle ait pu conditionner profondément deux
siècles entiers d’histoire européenne et extra-européenne 9 ? » Et, question
qui nous intéresse directement ici puisqu’elle fait référence au passage à
l’engagement politique, « comment est-il possible que des idéologies qui
auraient aussi peu de liens avec les configurations sociales existantes aient
poussé des hommes et des femmes dans des conjurations, sur des barricades
ou, dans les cas les plus difficiles, vers la prison ou la mort 10 ? » C’est bien
que ces mouvements neufs s’enracinent aussi dans des cadres de référence
qui sont, eux, profondément ancrés et qui les rendent ainsi intelligibles. La
fraternité nous semble un excellent exemple d’un thème ancien, fortement
enraciné dans les cultures nationales, qui ressort transformé au cours du
XIXe siècle, comme une forme de tradition réinventée 11 .

Dans le cadre de ce vaste projet, la rencontre portant sur Exil et fraternite´


s’est orientée, plus précisément, autour d’une question que l’on pourrait
résumer ainsi « qu’est-ce que l’exil a fait à la fraternité ? ». Il s’agit de fraternité
de sang – adelphie – comme de fraternité métaphorique – la nation – et l’on
essaie ici de nouer ces deux fils. Qu’est-ce que l’exil a fait à la fraternité ?
Comment, et c’est un thème récurrent, se retissent les liens d’une solidarité
rêvée, la fraternité politique, à l’épreuve de l’exil ? Entre la communauté natio-
nale imaginée pour laquelle les frères d’armes vont combattre et la réalité des
communautés en exil, qu’elles soient militaires, politiques ou plus simplement
une forme de sociabilité de l’exil, quel est le hiatus, quels sont les contours de
cette recomposition ? À la lecture des communications, on comprend qu’au-
delà des difficultés inhérentes à l’exil, il y a un malaise plus profond : una
fratellanza scomoda, une difficile fraternité 12... Le moment de l’exil est aussi

9. A. M. Banti, Su alcuni modelli esplicativi delle origini delle nazioni, dans Ricerche di storia politica,
1, 2000 : « E allora il punto è questo : com’è possibile che un’ideologia artificiale, manipola-
toria, che fa violenza al senso comune ed all’esperienza quotidiana, abbia messo radici cosi
profonde da condizionare potentemente due interi secoli di storia europea ed extraeuropea »
10. Ibid. : « Com’è possibile che ideologie che hanno cosi pochi nessi con le configurazioni sociali
esistenti spingano uomini e donne nelle congiure, sulle barricate, o, nelle vicende piu
sfortunate, verso la prigione o verso la morte »
11. Dans une bibliographie extrêmement vaste portant sur l’exil et les migrations, qui ne
peuvent être assimilées mais qui, de plus en plus, semblent être analysées avec des outils
similaires, on retiendra R. Cohen, Theories of Migration, Cheltenham, 1996 ; J. Lucassen,
L. Lucassen (éd.), Migration, Migration History, History : Old Paradigms, New Persepctives,
Bern/Berlin, 1999 ; L’e´migration politique en Europe aux XIXe et XXe sie`cles. Actes du colloque de
Rome (3-5 mars 1988), Rome, 1991 ; S. Freitag (éd.), Exiles from European Revolutions.
Refugees in Mid-Victorian England, New York/Oxford, 2003. Également, pour l’Italie,
A. M. Rao, Esuli. L’emigrazione politica italiana in Francia (1792-1802), Naple, 1992.
Également, pour un tour d’horizon très riche, M. Sanfilippo, Problemi di storiografia
dell’emigrazione italiana, Viterbe, 2005.
12. Voir les pages consacrées à cet aspect dans A. Bistarelli, Gli esuli del Risorgimento, Bologne,
2011, p. 221 et suiv. ou S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune,
Paris, 2010, chap. 8, 9 et 10.
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INTRODUCTION . 19

le moment de la confrontation du rêve de la fraternité universelle des hommes


libres et égaux avec la réalité des différences sociales, régionales, politiques,
religieuses. L’exil a donc sans doute abı̂mé l’idée de fraternité, mais a aussi été,
sans aucun doute un laboratoire de la pratique politique, obligeant les exilés à
s’organiser en associations, en réseaux, à reconnaı̂tre les clivages et à ressouder
les fractures, créant d’autres types de fraternités.
Un second axe s’interroge sur les modèles confrontés à l’exil : modèles
familiaux et modèles nationaux. Dans ce cas, il s’agit donc de confronter les
familles de sang si l’on peut dire, avec la réalité de l’exil. Qu’il s’agisse donc des
stratégies de recours à la famille au moment du départ, de la confrontation
entre la famille métaphorique de la nation et la famille « réelle », on essaie de
jouer sur les deux registres, celui des frères de sang et des frères politiques, en
voyant comment s’articulent ces deux niveaux.
Enfin, l’exil reconfigure le modèle de la patrie. Ce que l’exil fait à la
fraternité, c’est aussi proposer une autre forme de fraternité, plus ductile,
plus flexible et sans doute plus ambiguë, que ce soit à travers la figure de
Daniele Manin, l’exemple des communautés italiennes des Balkans ou enfin
chez les anciens communards.

On le voit, l’exil est un thème d’une grande richesse dans le cadre d’un
travail sur la fraternité. Comme exclusion (volontaire ou contrainte) d’une
communauté, l’exil touche aux liens fraternels à différents niveaux : arrache-
ment aux frères de combat, aux compagnons des luttes pour l’indépendance,
maintes fois relaté par les protagonistes. Arrachement à la famille, à la fratrie
aussi ; mais aussi, recomposition de ces liens une fois en exil, sur d’autres
bases. Mais aussi, l’exil renvoie dos à dos deux types de fraternité, la fraternité
politique, nationale et la fraternité de sang. En effet, c’est bien au moment de
l’exil que semble remis en cause ce qui, au XIXe siècle, fonde la famille et la
fratrie : le patrimoine. Car l’exil est, pour certains le sacrifice du patrimoine
privé au profit du patrimoine commun, la nation. C’est du moins ainsi
qu’ils le présentent, ce qui, à terme devrait faire l’objet de recherches
complémentaires. Toutefois, d’ores et déjà, poser ainsi le problème
implique de penser ensemble le patrimoine « politique » et le patrimoine
« économique », s’inscrivant ainsi dans une ligne de recherche ouverte par
l’étude des migrations 13. L’exil politique reste, on le voit, malgré tout, une
affaire de famille.

13. J. Lucassen, Migrant Labour in Europe 1600-1900, Londres, 1987 ou, plus spécifiquement,
S. Candido, L’emigrazione politica e di e´lite nelle Americhe, 1810-1860, dans F. Assante (dir.),
Il movimento migratorio italiano dall’unità nazionale ai giorni nostri, Genève, 1978, p. 113-150.
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P ARTIE 1
Exils et fraternités
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SYLVIE APRILE

Exils français
et fraternités européennes

L ’ H I S T O R I O G R A P H I E D ’ U N E Q U E S T I O N est souvent étroitement liée à la


place que tient son objet dans la construction politique et identitaire d’un
pays. Dans le cas de l’exil, cette vérité semble relever d’une évidence et établir
un clivage très net entre l’exil français et les autres exils européens du
XIXe siècle. Comme pour la question des migrations où la France se voit
comme un pays d’accueil plus que de départ, l’exilé en France est surtout
« l’autre », celui qui vient en exil et non celui qui y part 1. À cette asymétrie
du regard s’ajoute la mauvaise réputation de l’exilé assimilé au XIXe siècle à
l’émigré de la période révolutionnaire et aux images négatives qui l’accom-
pagnent : celle du traı̂tre, de la girouette. L’ombre portée de l’émigration
nobiliaire joue autant que la fuite du roi un rôle non négligeable dans les
représentations du XIXe siècle, et le jugement dépréciatif qui s’en suit a été
longtemps porté par les historiens eux-mêmes.
Pourtant, la place, au moins symbolique, de l’exil politique est forte au
XIX e siècle. Il scande la vie de tous les rois et empereurs ; les écrivains
célèbres, ou les peintres ont souvent connu bannissement et éloignement :
Chateaubriand, Hugo et plus tard Courbet. Mais bien sûr, sauf lors du
coup d’État de 1851 et la répression de la Commune qui constituent les
moments de départs massifs, l’exil fait partie de la trajectoire individuelle
et n’est guère constitutive d’une identité collective ou plus encore com-
battante. Les raisons en sont multiples et on peut les résumer rapidement
tant elles sont bien connues 2. L’exil est ici plus qu’ailleurs une histoire de
vaincus et ne s’achève par aucune victoire tangible. Rien qui ne puisse
ressembler à l’espoir longtemps déçu certes, en Italie ou Pologne notam-
ment, d’une union nationale promue de l’extérieur. La nation n’est pas
l’horizon d’attente français, c’est la mise en œuvre des possibles démocra-
tiques ou des restaurations monarchiques qui est en jeu. Même lorsque
la République est proclamée en 1870, elle ne se réclame guère d’une
opposition extérieure et souvent en minore le rôle. Les exilés ont d’ailleurs
eux-mêmes faiblement revendiqué cette paternité, soit parce qu’ils étaient

1. Sur ce sujet, voir les travaux de Delphine Diaz, doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne sous la direction de Christophe Charle. Elle prépare une thèse portant sur les
« proscrits, exilés et réfugiés étrangers en France de 1813 à 1852 » soutenue en 2012.
2. S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, 2010.
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24 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

alors trop âgés, soit parce qu’ils étaient hostiles à une République modérée
et ne se reconnaissaient pas dans la IIIe République naissante. L’exil
appartient bien à une histoire distincte de la vie politique intérieure, extra-
territoriale qui ne construit pas la nation. L’historiographie française de la
question épouse donc la faible place des exilés dans l’histoire politique en
train de se faire et leur rôle semble plus fondé dans d’autres champs et
notamment en histoire de la littérature. La figure emblématique du pro-
scrit Victor Hugo appartient plus à l’écriture d’une épopée de l’engage-
ment individuel qu’à la lecture du combat républicain collectif. L’exil sied
à l’écrivain qui écrit :
Je trouve de plus en plus que l’exil est bon. Il faut croire qu’à leur insu, les
exilés sont près de quelque soleil car ils mûrissent vite. Depuis trois ans [...] je me
sens sur le vrai sommet de la vie et je vois les linéaments réels de tout ce que les
hommes appellent faits. Histoire, événements, succès, catastrophes, machinisme
énorme de la Providence. Ne fût-ce qu’à ce point de vue, j’aurais à remercier M.
Bonaparte qui m’a proscrit, et Dieu qui m’a élu. Je mourrai peut-être dans l’exil,
mais je mourrai accru. Tout est bien 3.
Il faut rappeler d’ailleurs que la figure hugolienne de l’exilé sur son rocher
s’est surtout imposée après la Seconde Guerre mondiale. Dans l’imagerie
républicaine des années 1880 aux années 1930, c’est celle du grand-père
républicain, figure plus consensuelle et pédagogique qui domine. Ce sont les
exilés allemands et les écrivains anti-nazis français qui ont largement réhabilité
l’écrivain et remis à l’honneur ses textes de combat des années passées hors de
France. Ceci n’a cependant guère encouragé depuis des recherches centrées
sur l’exil. On peut pour s’en convaincre rapprocher ce manque de l’importance
que revêtent les refugee studies aux États-Unis. Emmanuelle Loyer, spécialiste
d’un exil plus contemporain, celui des intellectuels français à New York durant
la Seconde Guerre mondiale, a récemment mené cette comparaison entre la
France et les États-Unis 4. Elle insiste non seulement sur la mauvaise réputa-
tion de l’exilé en France mais sur une dimension importante celle du contexte
particulier de la guerre qui détermine largement cette histoire. C’est dans une
autre historiographie transnationale, celle des volontaires nationaux, que s’est
récemment et plus aisément inscrite celle des exilés français 5.
S’il y a vingt ans la bibliographie sur l’exil contemporain en France était
maigre et émanait souvent de l’exil lui-même et des mémoires militantes, il est
devenu depuis peu un objet valorisé au sein des études sur les circulations et
les mobilités, vecteur idéal parmi d’autres, d’une histoire transnationale,
globale ou connectée qui conteste la linéarité et le repli sur soi des récits
nationaux. L’exil participe en France, par les travaux des historiens et des
sociologues du politique, d’une mise en question d’une construction téléolo-
gique de la conquête républicaine qui a gommé la diversité des possibles et

3. V. Hugo, Œuvres comple`tes, tome Oce´an, Paris, Éditions Laffont, coll. « Bouquins », 1989,
p. 273.
4. E. Loyer, Paris à New York : intellectuels et artistes français en exil, 1940-1947, Paris, 2005 et
Exile / political migration, dans A. Iriye et J.-Y. Saunier (éd.), The Palgrave Dictionary of Trans-
national, History, Basingstoke, 2009.
5. A.-C. Ignace, Des Quarante-huitards français en Italie. Étude sur la mobilisation de volontaires
français pour le Risorgimento (1848-1849), thèse d’histoire sous la direction de Gilles Pécout,
Université Paris 1, novembre 2010.
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EXILS FRANÇAIS ET FRATERNITÉS EUROPÉENNES . 25

notamment des réflexions qui se sont faites en marge et souvent sur les marges
du territoire français 6.
Malgré ces évolutions, l’exilé continue à être l’autre, souvent accueilli à
bras ouverts et porteur d’engagement commun. Et c’est bien entendu à ce
titre qu’apparaı̂t l’image de la fraternité entre exilés, réunis à Paris ou dans les
dépôts de province où ils sont rassemblés, frères politiques, frères chrétiens qui
trouvent en France, hospitalité plus que fraternité. On trouve ici une autre
particularité : l’histoire de la fraternité à la française à laquelle il faut ajouter
celles, proches et parfois tout aussi complexes de la fraternisation et des formes
« fraternelles » du politique qui vont des associations de métiers à la fratrie
biologique.
Marcel David a très finement et minutieusement étudié la place de la
fraternité aux côtés de l’égalité et de liberté depuis la Révolution française et
il faut renvoyer ici à ses travaux et à tous ceux qui les ont prolongés 7. La
fraternité fait en effet problème dans la vie politique française à la fois par sa
référence plus morale (voire chrétienne) que séculière et politique. Loin des
fratelli d’Italia, les frères français déjà unis dans une même entité, se présentent
souvent comme les enfants rivaux d’une mère patrie commune.
L’histoire de la fraternité est tout d’abord une histoire des origines comme
le rappelle la fameuse formule de Robespierre « la fraternité ou la mort » pro-
noncée en septembre 1792 dans le contexte d’une république menacée de
l’extérieur et qui a une forte réverbération sur l’idée de fraternité tout au
long du XIXe siècle 8. Si de 1789 à 1848, la fraternité garde ses accents
moraux et chrétiens, de l’ordre du devoir plus que du droit, la place de la
fraternité dans la trinité républicaine fait débat. Elle a du mal à s’enraciner
dans une vision républicaine qui insiste sur le droit et donc sur l’égalité. La
définition donnée par Laure de Caillie en 1849, dans son Essai sur la liberte´,
l’e´galite´ et la fraternite´ conside´re´es aux points de vue chre´tien, social et personnel,
le rappelle encore :
La liberté est un droit, l’égalité est un droit, la fraternité est un droit aussi,
mais non pas un droit de même nature que les deux autres ; car la liberté et
l’égalité peuvent et doivent trouver leur formule et leur réalisation sociale dans
les lois, tandis qu’il n’est donné à aucune loi humaine d’exprimer la fraternité en
lui imprimant un caractère fixe, net et absolu comme la loi elle-même 9.
Tout au long de la période des monarchies restaurées, l’idée de fraternité a
néanmoins pris une nouvelle acception. La fraternité quitte le registre de la
charité chrétienne pour celui de la solidarité du socialisme naissant et devient

6. S. Aprile, Translations politiques et culturelles. Les proscrits français et l’Angleterre, dans Figures
d’exil, Gene`ses, no 38, 2000/1, p. 33-55.
7. M. David, Le printemps de la fraternite´. Gene`se et vicissitudes. 1830-1851, Paris, 1992 ;
F. Brahami et O. Roynette, Fraternite´. Regards croise´s, Besançon, 2009.
8. F. Gauthier, Fraternite´, dans Les droits de l’homme et la conqueˆte des liberte´s. Des Lumie`res aux
re´volutions de 1848, actes du colloque de Vizille, Grenoble, 1986, p. 88-94. M. Ozouf, La
Re´volution française et l’ide´e de fraternite´, dans Id., L’homme re´ge´ne´re´. Essais sur la Re´volution
française, Paris, 1989, p. 158-182.
9. L. de Caille, Essai sur la liberte´, l’e´galite´ et la fraternite´ conside´re´es aux points de vue chre´tien, social
et personnel, Paris, 1849, p. 210.
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26 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

une des facettes de la « question sociale 10 ». Les réflexions de Pierre Leroux


font pencher du côté de l’utopie mais aussi de l’action ouvrière les défenses et
illustrations de la fraternité.
Dans le contexte qui nous intéresse surtout ici, en 1848, la fraternité est
réapparue avec la révolution de février dans le panthéon républicain et devient
un des éléments du triptyque républicain 11. Dans le préambule de la Consti-
tution, la République a pour principes la liberté, l’égalité et la fraternité ; c’est-
à-dire la liberté politique, l’égalité civile et le sentiment de la fraternité chré-
tienne. Elle n’en est pas moins sujette à controverses, comme celles qui oppo-
sent Louis Blanc et Adolphe Thiers. Si pour le premier, la fraternité impose la
solidarité, elle est pour le second synonyme d’attaque contre la propriété. Elle
semble néanmoins avoir désormais place aux côtés de la fraternisation qui
précède toute réussite d’une révolution. C’est cette réconciliation nationale
qui est au cœur de la Fête de la fraternité du 20 avril 1848. C’est aussi toute
la pédagogie républicaine qui l’investit. Charles Renouvier y consacre un
fort beau passage du dialogue entre l’instituteur et l’élève dans son Manuel
re´publicain des droits de l’homme :
L’INSTITUTEUR : La liberté et l’égalité réunies composeront une République
parfaite, grâce à la fraternité. C’est la fraternité qui portera les citoyens réunis
en Assemblée de représentants à concilier tous leurs droits, de manière à
demeurer des hommes libres et à devenir, autant qu’il est possible, des égaux.
L’ÉLÈVE : Que faut-il dans une République fraternelle pour que les citoyens
soient en même temps libres et égaux ?
L’INSTITUTEUR : Il faut et il est indispensable qu’une République fraternelle
reconnaisse et assure deux droits à tous les citoyens :
– le droit à travailler et à subsister par son travail ;
– le droit à recevoir l’instruction, sans laquelle un travailleur n’est que la
moitié d’un homme 12.
Ce lien très fort établi entre la fraternité et le monde du travail se retrouve
bien sûr dans le nom même des nombreuses associations ouvrières et le
recours plus fréquent à l’adjectif fraternel 13. Ce n’est pas une nouveauté
mais le contexte des premiers mois de la Révolution lui donne une nouvelle
dynamique 14. L’emploi du mot frère s’émancipe du vocabulaire religieux. Il
quitte l’usage professionnel autant que militant qu’il a dans les milieux popu-
laires pour devenir une revendication des milieux bourgeois et militants qui
s’adressent aux catégories populaires.
Le thème de fraternité est néanmoins remis en cause par les faits eux-
mêmes : la guerre civile de Juin montre les limites douloureuses tout à la fois

10. Voir surtout J.-C. Caron, La fraternite´ face à la question sociale dans la France des anne´es 1830,
dans F. Brahami et O. Roynette (dir.), Fraternite´. Regards croise´s... cité n. 7, p. 135-157.
11. J. Charrel, La trinite´ re´publicaine : liberte´, e´galite´, fraternite´ de´die´e au citoyen Ledru-Rollin, Paris,
1848.
12. C. Renouvier, Manuel re´publicain de l’homme et du citoyen (pre´ce´de´ d’une pre´face en re´ponse aux
critiques et suivi d’une nouvelle de´claration des droits de l’homme et du citoyen), présenté par
M. Agulhon, Paris, 1981 (Les classiques de la politique).
13. Les métaphores familiales et fraternelles sont fréquentes en 1848. À ce sujet cf. J. Scott,
Gender and the Politics of History, New York, 1988, p. 93-112.
14. Cynthia M. Truant, The Rites of Labor : Brothers of Compagnonnage in Old and New Regime in
France, Ithaca, Cornell University Press, 1994.
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EXILS FRANÇAIS ET FRATERNITÉS EUROPÉENNES . 27

de la fraternisation et de la fraternité. C’est dans ce contexte que sont opposés


sous de nombreuses plumes, des Abel modérés et des Caı̈n plus révolution-
naires. Toute réflexion sur la fraternité a pour corollaire désormais l’infra-
ternité 15.
La fraternité n’est plus seulement occultée mais désavouée comme en
témoigne la fameuse déclaration de Karl Marx qui la qualifie de suppression
imaginaire des rapports de classe 16. Ce n’est pas un hasard si la citation
attribuée à l’écrivain Charles Nodier « Quelle fraternité Grand dieu que celle
d’Abel et Caı̈n ! » ouvre l’article Fraternite´ du Larousse du XIXe siècle. Par sa
référence antinomique immédiate au lexique et à l’image de la division,
elle montre combien perdure après l’échec de Seconde République toute
l’ambiguı̈té de la notion.
Idéal « advenu » dans le contexte révolutionnaire du Printemps des peuples
puis combattu dans celui de son reflux, la fraternité s’invite à nouveau dans le
cadre de l’exil. Dans Jours d’exil, le proscrit Ernest Cœurderoy écrit :
Ma Religion ou ma Fraternité, ce n’est pas celle du Saint-Père Pie IX, du
Révérend frère Luther, de Messer Calvin, du Citoyen Étienne Cabet l’Invisible.
C’est un desideratum, un stimulus, la poursuite sans trêve de la Découverte,
l’étude constante de l’Humanité ; pour généraliser, l’impatience infinie de mon
âme de connaı̂tre les destinées entières de notre race 17.
Mais le proscrit Cœurderoy est aussi banni de la communauté des proscrits
du Second Empire par les excès de ses propos et s’exprime des marges de
l’exil. S’il insiste plus que tout autre sur l’importance de la fraternité, c’est aussi
parce que sa propre situation d’exilé donne à l’errance de Caı̈n, après le
meurtre de son frère, un relief particulier et personnel 18.
« Tout homme est mon frère, comme Abel, de par le hasard ; alors je suis
son ennemi. Ou bien il est mon ami, comme Pylade était l’ami d’Oreste ; alors
je suis son frère, de par mon choix 19. » L’exilé est pour lui un nomade, un
pasteur, celui qui n’a pas de propriété comme Caı̈n.
Les références chrétiennes ne manquent pas pour exprimer la douleur de
l’exil mais elles exaltent souvent plus la solitude que la communauté de
destins. Nombreux sont les proscrits qui rappellent les propos de Lamennais :
J’ai vu des vieillards entourés d’enfants, comme l’olivier de ses rejetons ; mais
aucun de ces vieillards ne m’appelait son fils, aucun de ces enfants ne m’appelait
son frère. L’exilé partout est seul. Il n’y a d’amis, d’épouses, de pères et de frères

15. J.-C. Caron, La fraternite´... cité n. 10, p. 135. Cette image n’est pas neuve : Pierre Leroux
avait déjà largement exploré à travers cette double figure les fractures de la société. Cf. La
revue de Paris, 1835, p. 270-271.
16. K. Marx, Les luttes de classes en France, 1848-1850, Paris, 1984, p. 91. Il écrit : « La fraternité
des classes antagonistes dont l’une exploite l’autre, cette fraternité proclamée en février, son
expression véritable, authentique, prosaı̈que, c’est la guerre civile, la guerre entre le capital et
le travail. »
17. E. Cœurderoy, Jours d’exil, I, Paris, 1910, p 139.
18. Le poème de Baudelaire, « Abel et Caı̈n », dans le recueil Les fleurs du mal, illustre parmi
d’autres cette dualité des deux frères et des mondes qu’ils représentent : « Race d’Abel, tu
croı̂s et broutes / Comme les punaises des bois ! Race de Caı̈n, sur les routes / Traı̂ne ta
famille aux abois. »
19. J.-C. Caron, La fraternite´... cité n. 10, p. 124.
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28 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

que dans la patrie. L’exilé partout est seul. Pauvre exilé ! cesse de gémir ; tous
sont bannis comme toi, tous voient passer et s’évanouir pères, frères, épouses,
amis. La patrie n’est point ici-bas ; l’homme vainement l’y cherche ; ce qu’il
prend pour elle n’est qu’un gı̂te d’une nuit 20.
Le Larousse du XIXe sie`cle reprend cette litanie de Lamennais, et le proscrit
comme le migrant du XXe apparaı̂t bien comme isolé et démuni, privé tout à
la fois de la patrie et des siens. Hugo est seul sur son rocher et fuit la
communauté des exilés londoniens Quinet s’intitule le solitaire de
Veytaux. Tous deux déplorent les divisions mais n’encouragent pas vrai-
ment les Français à s’unir. Proudhon profite, lui, de son exil pour égratigner
la fraternité dont il se méfie :
J’ai toujours regardé l’Association en général, la fraternité, comme un enga-
gement équivoque, qui, de même que le plaisir, l’amour, et beaucoup d’autres
choses, sous l’apparence la plus séduisante, renferme plus de mal que de bien.
C’est peut-être un effet du tempérament que j’ai reçu de la nature : je me méfie
de la fraternité à l’égal de la volupté. J’ai vu peu d’hommes se louer de l’une et de
l’autre 21.
Est-ce à dire que l’exil et la fraternité sont si éloignés ? Non car, parallèle-
ment à ces discours, bien d’autres textes, déclarations et images exaltent la
fraternité, au plus près de l’assistance accordée aux militants démunis et de
l’alliance qui se tisse à nouveau entre frères d’armes. Les principales sociétés
de bienfaisance à Londres, New York ou Bruxelles se nomment sociétés fra-
ternelles et unissent plusieurs générations de proscrits, ceux de juin 1848, ceux
du coup d’État de 1851 et plus tard ceux de la Commune. L’exil est une
grande société de bienfaisance, Étienne Arago est surnommé, non sans amu-
sement, la sœur de charité des proscrits.
C’est bien plutôt au contact des révolutionnaires étrangers en exil que se
nouent surtout de nouvelles fraternités. Le combat commun en Italie en est
l’un des exemples majeurs 22. Les banquets et les enterrements sont également
des moments d’union fraternelle. Les proscrits de tous les pays s’y retrouvent.
À propos de la tombe de Georges Gaffney, Bianchi écrit dans le journal
L’homme, le 14 mars 1854 :
À la porte du cimetière, il y a des nationalités diverses qui se serrent la main,
répétant bien haut : Tous les peuples sont nos frères. Les républicains sont
solidaires, les Républiques le seront bientôt. Pensée féconde, née aujourd’hui
de la fraternité de l’exil, elle eut sauvé notre première révolution si elle se fut
révélée en 1792 ; pensée libératrice, elle sera l’étendard de notre troisième révo-
lution : cette fois, elle créera les États-Unis d’Europe. [...] Le signe qui nous relie
véritablement, c’est le pavillon unifié, c’est le drapeau rouge.
La fraternité passe bientôt aussi par la construction d’une nouvelle forme
d’association qui dépasse la nation dans les prémices de l’Internationale ou des
États-Unis d’Europe. Le ciment de la fraternité s’inscrit dans l’appel à une

20. Lamennais, Paroles d’un croyant (1834), Librairie de la Bibliothèque nationale, 1897.
21. J. Proudhon, Ide´e ge´ne´rale de la Re´volution au XIXe sie`cle, Paris, 1851.
22. S. Aprile, Un e´pisode occulte´: la Re´sistance française au sie`ge de Rome. juin 1849, dans La
Re´publique Romaine de 1849 et la France, textes réunis par L. Reverso, préface de P. Cata-
lano, Paris, 2008, p. 75-91.
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EXILS FRANÇAIS ET FRATERNITÉS EUROPÉENNES . 29

culture commune 23. L’union fraternelle se ferait alors dans la paix et non plus
par les armes :
Vous ne serez frères, écrit le proscrit Bancel, que lorsque vous vous abreuve-
rez au courant de l’esprit humain ; vous ne serez frères que lorsque l’Allemagne,
la France, l’Angleterre, l’Italie, les grands et les petits empires, communieront
enfin, et rompront, pour ainsi parler, le pain des mêmes chefs-d’œuvre. Du jour
où l’enseignement de l’enfance et de la jeunesse baignera les générations nou-
velles dans les eaux vivantes des littératures et les philosophies comparées, au lieu
de les pétrifier dans l’admiration béate d’une époque sacrée et d’une nation
infaillible ; du jour où Corneille saluera Shakespeare et lui dira : Mon cousin ;
du jour où cette politesse des rois de l’esprit, ce libre-échange de la pensée
s’installeront dans le monde, la paix sera faite au sein des peuples et l’univers
réconcilié 24.
On peut au final revisiter le lien complexe et ambivalent entre exil et
fraternité, entre l’exilé et le frère, dans le cadre de la vraie fratrie. La fraternité
s’inscrit pour les Français comme pour les autres bannis et réfugiés dans une
situation d’exil qui est une situation de famille ou plutôt une pluralité de
situations de famille, famille détruite, famille restreinte, famille recomposée.
On peut ici prolonger dans l’exil, l’enquête déjà menée par Louis Hincker
autour du citoyen combattant de 1848 et sa réflexion autour de la familialisa-
tion de l’action politique, l’inscription dans l’espace intime et familial du
combat politique. « On ne peut arracher, écrit-il, le citoyen combattant à l’en-
semble de sa vie privée, aux aspects non militants de sa vie, le séparer de ses
ascendants et descendants 25 ». Le citoyen combattant est protégé par les
valeurs de la vie familiale autant qu’il en est le protecteur. La famille est au
cœur de la proscription emblématique qu’incarne Hugo. Dans Mes fils, il écrit :
Arrive, pour ces petits à leur tour, la vingtième année ; le père alors n’est plus
qu’une espèce d’aı̂né ; car la jeunesse finissante et la jeunesse commençante
fraternisent, ce qui adoucit la mélancolie de l’une et tempère l’enthousiasme de
l’autre. [...] Leur père ne s’étonne pas d’être de plain-pied avec ces jeunes
hommes ; et, en effet, comme on vient de le dire, il les sent frères autant que
fils. [...] Ils ont des compagnons d’adversité, ils se font leurs frères. [...] En même
temps qu’ils accomplissent la loi de fraternité, ils exécutent la loi du travail.
La famille doit rester unie et sans tache car dans sa dimension morale, elle
se présente comme une collection de droits et de devoirs qui font partie
intégrante de la situation d’exil et de sa constante renégociation. Hugo écrit
à son frère Abel : « Le malfaiteur Bonaparte m’a fait l’honneur de m’exiler de
France, mais il y a une autre patrie, les affections, dont personne ne peut
m’exiler ».
Même si « le prurit de la division » altère souvent l’imaginaire de la fraternité
à la française, l’exil permet cependant à quelques frères de lier politique et
affection et d’en tirer quelques belles pages.

23. R. Gossez, La proscription et les origines de l’Internationale. 1. Le « Comite´ international perma-


nent », dans Revue d’histoire du XIXe sie`cle, 22, 2001, [en ligne], mis en ligne le 4 septembre
2008 [http://rh19.revues.org/index254.html] ; réédition de l’article paru dans 1848.
Revue des re´volutions contemporaines, 189, décembre 1951, p. 97-115.
24. F. D. Bancel, Les harangues de l’exil, Paris, 1863, p. 114.
25. L. Hincker, Citoyens-combattants à Paris (1848-1851), Villeneuve d’Asq, 2008.
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CATHERINE BRICE

Les dilemmes de la fraternité dans l’exil

L ORSQUE V I N C E N Z O M O N T I É C R I V A I T « Italiani siam tutti, un popol


solo/una sola famiglia. Italiani tutti e fratelli », il s’agit bien sûr d’une
image poétique, mais pas seulement. D’abord car la poésie, la littérature ont
joué un rôle de ciment dans la conception de la nation italienne, au XIXe siècle,
et pas seulement de vecteur d’idées. La langue italienne est la nation, elle
forme la nation tout en étant la preuve que cette nation existe.
Mais aussi, et surtout (peut-être) car la métaphore de l’Italie comme
famille, et de la fraternité « naturelle » des Italiens entre eux, est un thème
dont la fortune n’a sans doute pas besoin d’être rappelée ici.
Que la fraternité ait été, dans les luttes du Risorgimento, une valeur forte,
servant à donner à la nation une image, une épaisseur, une réalité, n’est sans
doute plus à démontrer. C’est ce qu’ont montré les travaux de Banti 1, et, dans
sa lignée, les recherches sur la fraternité politique 2. Le succès du thème de la
fraternité « politique » réside dans son enracinement (nation, patrie et famille
sont depuis longtemps déjà des thèmes qui ont partie liée) et donc dans sa
résonance dans les consciences, passant d’une fraternité catholique à une
fraternité nationale en étant traversée par la fraternité « révolutionnaire 3 ».
Sans vouloir revenir trop longuement sur ces thèmes déjà connus et débat-
tus, on voudrait s’interroger sur les liens qu’entretiennent durant le XIXe siècle
l’exil et la fraternité, aussi bien au sens de fraternité « politique » que de
fraternité de sang. Cet article ne prétend pas épuiser la question, mais
plutôt proposer des pistes de recherche qui seront prolongées dans les
années à venir, autour d’une histoire économique de l’exil politique. En
effet, on présente souvent de manière séparée l’exil politique et l’émigration
économique. Pour les années qui nous intéressent, l’émigration écono-
mique, on le sait, est moins le fait de personnes isolées et sans ressources
qui fuiraient la misère, que d’individus bénéficiant à la fois des ressources et
des réseaux pour pouvoir partir ailleurs chercher un sort meilleur. Ainsi,
comme l’écrit Giovanni Levi :

1. A. M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle orgini dell’Italia unita,
Turin, 2000 ; I. Porciani (dir.), Famiglia e nazione nel lungo Ottocento, Rome, 2006.
2. Voir G. Bertrand, C. Brice, G. Montègre, Fraternite´. Pour l’histoire du concept, Grenoble,
2012.
3. Voir M. David, Fraternite´ et Re´volution française, 1789-1799, Paris, 1987.
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32 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

L’emigrazione stessa, almeno nelle prime fasi, è possibile solo in un quadro di


strategie parentali complesse e di organizzazione della richezza dei proprietari
contadini. Il luogo comune dell’emigrazione come frutto di una caotica fuga du
miserabili e come conseguenza del processo di proletarizzazione, è certamente
errato ; emigrano quelli che possono emigrare perché hanno una solide rete
parentale e delle risorse materiali, che fanno dell’emigrazione un investimento
all’interno di una strategia gestionale delle risorse forte e complessa ; emigrano i
proprietari piuttosto che i proletari, anche se, naturalmente, il movimento comi-
ncia come risposta alla crisi dei prezzi dei prodotti agricoli, a partire degli anni 80
dell’Ottocento 4.

L’exil politique quant à lui, provoqué par la répression des États italiens en
1821, 1831, 1849 puis, encore pour les États pontificaux et les Deux-Siciles,
dans les années 1850-1860, est un sort subi qui a à l’évidence des implications
économiques pour les condamnés : appauvrissement des familles, difficultés à
gérer un patrimoine à distance, malhonnêteté des gestionnaires, perte des
moyens de subsistance, voire confiscation des biens par les autorités
(Piémont en 1821 et 1831, Lombardie-Vénétie en 1853, royaume des Deux-
Siciles en 1849-1850...). Le thème de la pauvreté des exilés, de leurs difficultés
à survivre, à travailler traverse aussi bien les correspondances que les souvenirs,
et constitue un topos de la littérature post-risorgimentale. Mais si la dimension
économique touche ainsi l’exil quant à ses conséquences, on pourrait malgré
tout également interroger cette dimension non plus comme « conséquence » de
l’engagement, mais aussi comme « moteur » de l’engagement. Il ne s’agit pas,
bien sûr, d’établir une relation mécanique de cause à effet entre situation
sociale et engagement politique mais de comprendre quelles stratégies ou
ressources économiques pouvaient être mises en œuvre dans l’exil. Examiner
précisément l’état des patrimoines au moment de l’exil, suivre les séjours à
l’étranger sous cet angle, puis étudier le « retour » des exilés, qu’ils aient été
amnistiés ou que leur État de provenance soit devenu italien, permettra de
resituer l’exil dans un parcours économique de plus longue haleine.

Ainsi l’exil politique touche au patrimoine personnel, familial des patriotes.


Or précisément le patrimoine familial est au cœur des relations entre les frères,
les frères de sang, tout comme la patrie, patrimoine commun, est au cœur des
projets des frères « politiques ».
Ce qu’on aimerait faire ici c’est dans un premier temps, comprendre ce que
pouvait être la réalité sous-tendant les termes de patrimoine et de frère et, par
conséquent, tenter d’historiciser une de ces « figures profondes » identifiées par
Banti, la parentèle. Ainsi, si comme l’écrit Alberto Banti, « la forza evocativa di
quest’immagine profonda (la parentela) sta nel suo richiamarsi a una dimen-
sione ben nota nelle esperienze di chiunque, e cruciale nello spazio politico
dell’epoca moderna, in gran parte imperniata sul concetto di genalogia. La
concezione parentale toglie astrazione al concetto di nazione e gli restituisce
una semplice e immediata comprensibilità 5 », il n’est pas inintéressant de

4. G. Levi, Famiglia e parentela : qualche tema di riflessione, dans M. Barbagli, D. Kertzer, Storia
della famiglia italiana 1750-1950, Bologne, 1992, p. 318. Également P. A. Rosental, Espaces,
familles et migrations dans la France du XIXe sie`cle, Paris, 1999.
5. A. M. Banti, Per un’antropologia storica del Risorgimento, dans M. L. Betri (dir.), Rileggere
l’Ottocento. Risorgimento e nazione, Turin, 2010, p. 26.
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LES DILEMMES DE LA FRATERNITÉ DANS L ’ EXIL . 33

repréciser ce que peut être, au sein de la parentèle, la fraternité. Et, plus


précisément, la fraternité vue au prisme du patrimoine.
Dans un second temps, on essaiera de comprendre ce que l’exil fait au
patrimoine, et aussi ce que l’exil fait aux frères de sang. Comment se réarticule
la fraternité en cas de départ d’un membre de la famille, et plus spécifiquement
s’il s’agit du chef de famille.
Mais si, comme on l’a dit précédemment, on a longtemps proposé de lire
l’engagement politique et les risques existants comme une forme d’accepta-
tion, par les acteurs, d’un possible sacrifice de leur patrimoine au profit du
patrimoine commun, la patrie, qu’en est-il vraiment ? Peut-on lire l’engage-
ment politique du Risorgimento sous la métaphore partagée du sacrifice et de
l’altruisme, comme on nous le propose, ou bien faut-il tenter de déconstruire
ces motivations et ces parcours en historicisant les « figures profondes » de la
parentèle/nation et du patrimoine/patrie et aussi en réinscrivant ces parcours
dans des contextes chronologiques, politiques et sociaux différenciés.
Entre 1821 et 1860, entre le Piémont, les États pontificaux, les Deux-Siciles,
les liens familiaux, le statut du patrimoine, les conséquences économiques de
l’engagement politique ne sont pas les mêmes. Peut-on alors préciser l’enjeu de
la participation politique en fonction de ces facteurs ?
Tenir ensemble, donc, le niveau métaphorique de la fraternité et de la
nation, et celui social des frères de sang et du patrimoine peut se justifier
dans la mesure où des travaux récents ont étudié, autour d’un cadre de ques-
tionnement commun, celui du rôle économique, les familles « naturelles » et ce
qui est dénommé les « autres familles 6 », c’est-à-dire des familles qui ne sont
pas fondées sur le sang ou le mariage, mais qui n’en sont pas moins « vraies »,
telles que des associations, des orphelinats, etc., et dans notre cas, la nation,
métaphorique mais aussi vécue.

QUELLES FRATERNITÉS ?

On connaı̂t, et cela a été souligné à plusieurs reprises, la grande ambiva-


lence des relations entre frères. La fraternité peut être terrible et sanglante (et il
suffit de rappeler Caı̈n et Abel), ou bien forte et aimante. Au-delà de ce rappel
évident, si nous partons de ce que nous pouvons percevoir du vécu des prota-
gonistes du Risorgimento, il faut sans doute prendre en compte plusieurs
éléments remettant en cause cette vision « positive » de la fraternité : d’abord,
la fraternité familiale a bien peu à voir avec l’égalité ; ensuite la famille n’est pas
forcément le lieu de la solidarité naturelle.
Le lien adelphique est d’abord un lien inégal. Les anthropologues ont
montré la force de structuration du couple aı̂né/cadet dans les rapports fami-
liaux et sociaux, les historiens du droit insistent sur l’égalité (ou plutôt l’iné-
galité) des droits lors du partage entre frères et sœurs, ou entre frères, et ils ont
mis en lumière l’importance grandissante prise par la primogéniture à partir du

6. G. Alfani, Introduzione. Economia e famiglia : vecchi temi, nuovi problemi, dans Il ruolo economico
della famiglia, dans Cheiron, 45-46, 2006, p. 7-31.
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34 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

Moyen Âge, les communautés indivis de biens ou les frérèches. Au XIXe siècle,
le lien entre frères et patrimoine peut se lire à travers, précisément, le
problème de la transmission des biens. Les fidéicommis, d’abord, bien
inaliénables, pouvaient être transmis, selon ce qui était indiqué dans l’acte
de fondation, à l’aı̂né, au plus âgé de la famille ou en respectant le majorat 7.
Ce système entraı̂nait une très grande inégalité entre les frères, les cadets
étant en général obligés de chercher dans l’armée ou l’Église des revenus
supplémentaires. Cet état de fait, fortement critiqué par le mouvement des
Lumières, comme injuste et dépossédant tous les fils au profit d’un seul, fut
remis en cause dès le XVIe siècle et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le Piémont,
bientôt imité par la Toscane et Modène, interdirent qu’un fidéicommis soit
bloqué plus de quatre fois de suite. En Toscane, la création de nouveaux
fidéicommis fut interdite et ceux existants furent déliés de leurs contraintes.
Sur les traces de la Révolution française, la République cisalpine avait
dissous tous les fidéicommis existants, suivie par les provinces italiennes
occupées par les Français. Toutefois, l’Empire les réinstaura à la fois pour la
nouvelle noblesse et pour ceux qui avaient obtenu dignités et privilèges, afin
qu’ils puissent garder leur rang. La Restauration ne revint pas sur ces
pratiques, se réservant seulement le droit de les contrôler et instaurant, à
l’exception des États pontificaux et du royaume de Lombardie-Vénétie, le
droit de primogéniture.
En ce qui concerne les relations entre frères et sœurs dans une succession
normale, le Code civil introduit en France à partir de 1804 puis étendu à toute
l’Italie instaurait une égalité des frères et sœurs dans la succession. Cette dis-
solution en quelques générations de fortunes familiales touchées par le « partage
égal » a été tout au long du XIXe siècle l’objet des lamentations des penseurs
traditionalistes comme Bonald. Bien que les législations des États pré-uni-
taires aient gardé beaucoup des codifications napoléoniennes, il est un
domaine qu’ils transformèrent considérablement, c’est celui du droit de la
famille : pour des raisons religieuses, d’abord ; mais aussi car restaurer la
famille, la patria potestas, restaurer la cohésion des patrimoines et consolider
ainsi les sociétés passait par l’abandon des dispositions du Code civil ; les
dispositions successorales furent ainsi transformées par les duchés de
Modène, de Parme, de Guastalla et dans le royaume des Deux-Siciles,
alors que les codifications, pour les autres matières, restaient très inspirées
des codes français. Les États pontificaux, le grand-duché de Toscane, le
royaume de Sardaigne abandonnèrent les codes napoléoniens, et a fortiori,
ce qui touchait au droit de la famille et aux successions. Seule exception le
Code civil universel autrichien de 1811 mis en place dans le royaume lom-
bardo-vénitien en 1816 qui donne aux femmes une plus grande autonomie,
et la parité en matière successorale, tout en limitant la puissance paternelle.
Ce code autrichien fut ainsi condamné (par Carlo Cattaneo, par exemple)
comme un facteur de décomposition de la famille traditionnelle, nid de la
cohésion et de la force sociales, et donc de l’esprit de la nation.
Enfin, dans ces fraternités, il faut rappeler qu’après 1815, partout, la condi-
tion des fils s’aggrava. La puissance paternelle repassa à 25 ans dans les Deux-

7. A. Pertile, Storia del diritto italiano. IV. Storia del diritto privato, Turin, 1893, p. 154.
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LES DILEMMES DE LA FRATERNITÉ DANS L ’ EXIL . 35

Siciles, à 30 ans pour les hommes et 40 pour les femmes en Toscane et ne


s’éteignait qu’à la mort du père en Piémont-Sardaigne, même si le fils avait des
enfants (et dans ce cas, c’était le grand père qui détenait la puissance pater-
nelle). C’est de cette « souffrance » des fils que certains juristes observateurs
comme Portalis le jeune font découler la révolte de 1821 ; une jeunesse active
et émancipée sous l’Empire se retrouve désormais sous le boisseau :
Elle frémissait sous le joug, Aussi vit-on bientôt les descendants des plus
illustres familles, l’espérance de l’aristocratie, se rallier avec ardeur autour
d’une constitution étrangère, lorsqu’au nom de la liberté politique et civile une
révolution militaire fut si imprudemment tentée au Piémont 8.
Même si ces éléments sont ici présentés sommairement, on le voit, dans les
décennies précédant les révolutions qui nous intéressent, la notion de fraternité
vécue a subi des inflexions notables, dont on pourrait imaginer l’impact sur les
frères plus jeunes, ou sur les sœurs 9. Les patrimoines ont, sur la fratrie, un effet
qui peut être délétère. La fraternité est loin d’être irénique et les frères ennemis
peuvent constituer une « image » de la fraternité également prégnante aux yeux
des contemporains. Ainsi, en 1767, l’avocat français Linguet écrivait :
Nous-mêmes au milieu des efforts que font nos lois et nos mœurs, pour
obliger les frères à s’aimer, ne voyons-nous pas combien leurs haines sont fré-
quentes et furieuses ? Pour deux familles où ils se chérissent, il y en a cent où ils
se détestent 10.
La fraternité apaisée, l’image de la communauté des frères, celle qui pour-
rait soutenir la parentèle/nation il faudrait, pour la trouver, se tourner vers la
communauté des frères telle que le catholicisme l’a établie depuis le Moyen
Âge. Par son incarnation, le Christ se présente comme le frère aı̂né des chré-
tiens, comme « le premier né d’une multitude de frères 11 ». Dans l’Occident
chrétien, la fraternité est une forme de lien social idéal : chevaliers et moines se
vivent comme une fraternité d’armes ou de prières. À partir du XIIIe siècle,
ordres mendiants et confréries proposent des formes d’associations où
l’égalité entre les membres est un élément décisif. Dans ce pan de la fra-
ternité, celui qui découle du catholicisme, la qualité d’égalité entre les frères
s’inscrit non pas dans le reflet de la vie quotidienne, mais dans la préfigu-
ration d’un ordre chrétien idéal. La confrérie, l’ordre religieux sont des
enclaves d’égalité préfigurant un ordre à venir.
La fraternité révolutionnaire, bien différente de la fraternité catholique,
n’en est pas moins rêvée 12. Car dans son application, on sait bien qu’elle
connut des formes bien différentes, de la fraternité « bienveillante » et englo-
bante des premières années de la révolution, et qu’elle devint la fraternité « alibi

8. Cité dans P. Ungari, Storia del diritto di famiglia in Italia, Bologne, 1974, p. 135.
9. On se rappellera le manifeste signé de quelque 2 500 citoyennes, envoyé au journal génois le
Difensore della Libertà reprochant au gouvernement provisoire d’avoir « aboli de manière
barbare » l’article sur l’égalité des droits successoraux entre hommes et femmes.
10. S. N. H. Linguet, The´orie des lois civiles ou principes fondamentaux de la socie´te´, Londres, 1767
(Corpus des œuvres en philosophie en langue française), Paris 1984, livre IV, chapitre 12 cité par
F.-J. Ruggiu, Les querelles successorales et leurs re`glements au XVIIIe sie`cle, dans A. Bellavitis et
I. Chabot (dir.), La justice des familles. Autour de la transmission des biens, des savoirs et des
pouvoirs (Europe, Nouveau Monde, XIIe-XIXe sie`cles), Rome, 2011, p. 145.
11. Saint Paul, Épı̂tre aux Romains, 8, 29.
12. M. David, Fraternite´ et Re´volution française... cité n. 3.
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36 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

au déchaı̂nement d’une violence égalisatrice 13 » de la Terreur. Pour les habi-


tants de la Péninsule, en 1821, la fraternité venue de France, c’est aussi celle
de la Grande Nation, celle d’une fraternité faite d’exploitation, de dégradation
des relations avec les pays étrangers. En l’an VII, Faipoult, représentant du
Directoire dans la République romaine, écrivait à La Révellière-Lépeaux :
Nous ne devons pas d’un côté prodiguer le titre sentimental de sœur ou de
fille aux nouvelles républiques et de l’autre agir comme si des Français supérieurs
à leurs frères en liberté devaient recevoir d’eux des tributs de préférence et des
jouissances arbitraires et onéreuses 14.
Ainsi, l’image profonde de la parentèle, au XIXe siècle, et en Italie, si elle
appartient indéniablement à un discours de la conciliation éprouvé, utilisé
depuis des siècles par l’Église catholique, mais malmené par les décennies
récentes, ne pouvait pas sans difficulté s’appuyer sur l’idée d’un patrimoine
commun, d’une patrie commune. Plus qu’un discours de l’unité, la frater-
nité est un discours de combat, de mobilisation, qui dit le moyen de parve-
nir à un but plutôt qu’un état.
Le discours du Risorgimento est donc tout empreint de références à la
parentèle, à la famille, aux frères. Ainsi, dans la Constitution de l’éphémère
organisation des Provinces unies italiennes, en mars 1831 15, se dessine l’idée
forte de « provinces et villages qui connaissent finalement l’expérience de l’union
en un seul État, en une seule famille ». Une métaphore, celle de la famille, qui
permet de prendre en compte à la fois le sens de la nation et sa diversité.
La métaphore de la famille apparaı̂t également apte à représenter les hypo-
thèses fédéralistes de 1848 portées par Cattaneo, « le varietà quasi familiari
degli Stati, o Regioni » ou encore « Ogni famiglia politica deve avere il suo
separato patrimonio, i suoi magistrati, le sue armi [...] deve pero sedere con
sovrana e libera rappresentanza nel congresso fraterno di tutta la nazione, e
deliberare in comune le leggi che preparano la indistruttibile unità e coesione
del tutto 16 ».
La nation comme famille, les Italiens comme frères, donc. Oui, mais dans
une tension entre famille rêvée et famille réelle, fraternité imaginée et fraternité
vécue. L’un des points d’achoppement de la vision idéelle de la nation/famille,
c’est précisément le patrimoine dont la jouissance n’est pas une jouissance
également répartie. Or, à la période qui nous intéresse, le patrimoine se situe
donc à la jonction entre une vision métaphorique de la famille dont les frères se
battent pour refonder le patrimoine commun, c’est-à-dire la nation, et la
réalité vécue par de nombreux patriotes, contraints à l’exil par l’échec des
luttes nationales, qui voient leurs patrimoines confisqués ou séquestrés.
Ainsi, la situation des frères est loin d’être la même partout en Italie et, ce
qui la caractérise, c’est une inégalité profonde face aux biens familiaux. Mais
tout aussi diversifiée est la situation de ces patrimoines dans l’hypothèse d’en-
gagements politiques qui se finiraient dans l’exil.

13. Ibid., p. 13.


14. Ibid., p. 261.
15. Costituzione delle provincie unite italiane du 14 mars 1831.
16. A. Mario, Carlo Cattaneo, dans L. Carpi, Il Risorgimento italiano, Milan, 1884, p. 238-239 ;
cité dans I. Porciani (dir.), Famiglia e nazione... cité n. 1 p. 47.
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LES DILEMMES DE LA FRATERNITÉ DANS L ’ EXIL . 37

EXIL ET PATRIMOINES

Le XIXe siècle, siècle des exilés 17, voit donc des milliers d’hommes – et
quelques femmes – au nom de la lutte pour la nation italienne, contraints
de quitter leur patrie. Une patrie qui, dans les termes du mouvement natio-
nal italien, est pensée comme un patrimoine commun à ressusciter, en
quelque sorte.
Pourtant, pris individuellement, ces exilés entretiennent avec leur propre
patrimoine, familial, individuel, des liens difficiles : l’éloignement physique,
les confiscations opérées par les États, les malversations des gestionnaires
restés au pays, amènent à une contradiction vécue dans la douleur, celle
d’un sacrifice personnel du patrimoine familial au nom d’un patrimoine col-
lectif à venir, la patrie. Il n’est donc pas inutile de comprendre ce qui peut être
compris, perçu, derrière ces mots, la patrie, le patrimoine, par des frères, frères
« politiques » en exil. Il y a là plusieurs questions qui s’entremêlent de manière
complexe.

On connaı̂t les dilemmes de la « fraternité » dans l’exil lorsqu’une fois arrivés


dans leur nouvelle patrie, les exilés se déchirent et retrouvent, souvent, d’an-
ciennes lignes de clivages sociaux ou encore régionaux qui mettent à mal cette
fraternité « globale » tant invoquée au cours des luttes nationales 18. Les exem-
ples sont innombrables et on ne retiendra que ces mots de Paolo Emilio
Imbriani, expliquant pourquoi il quitte Turin en janvier 1850 :
Ma chère j’aime ma dignité avant tout, et rien n’est perdu quand elle est
sauve. Et bien malheureusement, quand on appartient à une catégorie, à une
classe, alors on court souvent la responsabilité de certains actes, que quelques
individus de cette classe se permettent. Il ne suffit pas de vivre isolé, lorsqu’on est
un peu connu, on doit subir les conséquences de cette solidarité. Déclarant
ensuite « qu’il lui est de toute impossibilité morale de faire vie commune avec
d’autres immigrés » 19.
Mais l’exil politique peut s’accompagner d’atteinte au patrimoine privé,
familial, mettant à mal la fraternité de sang, l’intégrité de la famille biologique.
Cette atteinte au patrimoine privé est au cœur d’une pratique qui a été appli-
quée dans nombre d’États pré-unitaires, c’est-à-dire la séquestration des biens
des condamnés politiques, et tout particulièrement de ceux qui, prenant le
chemin de l’exil, étaient condamnés par contumace à la confiscation de leurs
biens. Dans ce cas, les frères, la fratrie, les familles, pouvaient constituer une
ressource puisque par des jeux d’écriture une partie du patrimoine pouvait leur
être confiée avant la condamnation. Mais l’exil, suivi de la confiscation pouvait
aussi mettre en péril le patrimoine familial, établissant ainsi, implicitement, un
dilemme entre l’engagement pour la nation, patrimoine commun qu’il fallait
recréer, et la perte du patrimoine privé, celui de la famille. « Uomini della
negazione per il passato, uomini delle costruzioni astratte per il futuro, non
abbiamo patrimonio, né nell’uno, né nell’altro tempo, e in cio è la prova sia

17. S. Aprile, L’exil politique en France au XIXe sie`cle, Paris, 2010.


18. Voir récemment A. Bistarelli, Gli esuli del Risorgimento, Bologne, 2011.
19. Voci di esuli politici meridionali. Lettere e documenti dal 1849 al 1861 con appendici varie a cura di
N. Coppola, Rome, 1965, p. 39.
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38 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

della nostra forza che della nostra inutilità 20 », écrivait Alexandre Herzen,
indiquant ainsi la suspension de l’exilé dans le temps, dans l’espace mais
aussi dans la société.

LA NATION COMME PATRIMOINE

Comme l’écrit Alberto M. Banti la définition de la nation s’articule en trois


points fondamentaux : la nation est une parentèle, où les genres se voient
assigner des fonctions précises et qui exige, de la part de ses membres, le
sacrifice ultime 21, il n’en demeure pas moins que les acteurs du mouvement
national doivent s’appuyer aussi sur un certain nombre de facteurs, de carac-
tères communs qui donnent chair à cette « famille ». Nombreux sont ces carac-
tères communs qui s’enracinent dans l’histoire. Face à la vision volontariste de
la nation telle que l’avait élaborée Sieyès 22 et qui a sous-tendu la vision fran-
çaise, on connaı̂t la vision culturaliste de la nation telle que les penseurs
allemands l’avaient élaborée à la fin du XVIIIe siècle et qui connut un
immense succès dans l’Europe du XIXe siècle. Pourtant, opposer les deux
a quelque chose d’artificiel. Dans le grand discours d’Ernest Renan Qu’est
ce qu’une nation ? de 1881, il écrit :
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire,
n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le
passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs
de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la
volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis 23.

Que la nation soit un héritage, un patrimoine, on en trouverait de nom-


breux exemples dans la littérature italienne du XIXe siècle, celle que lisaient ou
écrivaient les acteurs du Risorgimento. À commencer par Manzoni dans
Marzo 1821 « una di armi, di lingua, d’altare / di memorie, di sangue et di
cor », c’est-à-dire que la nation est une communauté de combat, de langue,
de religion, de mémoires, de sang et d’émotions communes. Communauté,
patrimoine reçu en héritage ; là encore les textes fameux de Foscolo des
Ultime lettere di Jacopo Ortis aux Sepolcri ne disent pas autre chose :
« O Italiani, io vi esorto alle storie... »
Ce patrimoine d’histoire, de littérature, d’art c’est aussi un patrimoine
territorial, ancré dans cette « dalle Alpi all’Lillibeo », au sens le plus « terrien »
du terme.
L’Italie unifiée à venir est donc bien ce patrimoine que la nation comme
parentèle défendra par le combat des hommes, peuplera par le devoir des
femmes et pour qui le sacrifice suprême peut être exigé. Il s’agit là d’une
rhétorique connue et qui resurgira dans le nationalisme, même si, dans cette

20. A. Herzen, Dall’altrasponda, Milan, 1993, p. 198-199 ; cité par R. Balzani, Le generazioni del
Risorgimento, dans M. L. Betri (dir.), Rileggere l’Ottocento... cité n. 5, p. 34.
21. Voir A. M. Banti, La nazione del Risorgimento... cité n. 1.
22. Vision volontariste qu’il convient toutefois de nuancer, comme l’a fait remarquer Banti dans
son dernier livre Sublime madre nostra, Turin, 2011.
23. E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Paris, 1992 (1881), p. 54.
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LES DILEMMES DE LA FRATERNITÉ DANS L ’ EXIL . 39

dernière phase, le pacte initial, celui qui détermine le « vouloir vivre ensemble »
est gommé au profit d’un déterminisme racial ou national.
Mais si ce patrimoine « national » est composé des passés et territoires qui
composent l’Italie, quelle est la part entre « patrimoine privé » et « patrimoine
public » ? Comment est pensée l’articulation entre les biens privés et le bien
public ? Il faut là se pencher non plus sur les grands textes littéraires mais sur
les plus arides textes juridiques pour comprendre ce passage. En effet, intégrer
l’Italie, c’est pour les individus sujets des anciens États se soumettre à de
nouvelles lois, qui gèrent leurs personnes, leurs biens, leurs patrimoines.

PROPOSITIONS DE RECHERCHES

Comprendre comment s’articulent les rapports entre patrimoines privés


(menacés par l’exil) et patrimoine commun (la nation, pour laquelle on sacrifie
son patrimoine privé) implique de se pencher sur des sources de diverses
natures. D’une part, la très riche littérature de l’exil qui comporte les souve-
nirs, les récits, les correspondances des protagonistes, mais aussi les histoires et
dictionnaires du Risorgimento écrits après coup, à la fin du XIXe siècle. Cette
première approche permet de prendre la mesure du thème de l’exil et de la
perte des patrimoines comme étant liés, et irrémédiables.
Mais il existe également des fonds d’archives importants, que ce soit à
l’Archivio di Stato di Torino, di Mantova, di Napoli, di Roma, pour ceux
que nous avons déjà consultés, enquête qu’il faut compléter par les archives
d’état des provinces de Lombardie Vénétie (Venise, Milan a minima, mais sans
doute aussi les capitales secondaires). Cette enquête archivistique sur les patri-
moines perdus est complexe car les fonds rendant compte de la confiscation ou
du séquestre, et de la gestion des biens confisqués jusqu’à leur restitution (ou
non) sont parfois difficiles à trouver. Ainsi, à Rome et pour les États pontifi-
caux, une enquête de trois mois dans tous les fonds possibles de l’Archivio di
Stato di Roma n’a donné encore aucun résultat et il faudra donc voir si ces
patrimoines confisqués en 1831 ou 1849 ont été gérés par des organismes dont
les fonds sont désormais à l’Archivio segreto vaticano.
La richesse des fonds de Turin, Mantoue ou Naples est à notre avis remar-
quable et leur exploitation ouvrirait des pistes dans plusieurs directions, toutes
susceptibles d’éclairer la période du Risorgimento d’un jour intéressant. En
effet, ces procès suivis de confiscation permettent d’avoir, pour 1821, 1831,
1849 et les années 1850-1860 une véritable « radioscopie » des acteurs du
Risorgimento. La diversification des origines sociales déjà indiquée par
Marta Petrusewicz 24 est visible, mais avec des zones qu’il faut éclaircir, en
particulier la place des militaires ou celle des artisans.
Ensuite, il apparaı̂t que dans de nombreux cas, les patrimoines confisqués
sont loin d’être aussi florissants que ce qu’en disent leurs propriétaires. Il y
aurait là matière à creuser. Réfléchir à ce que signifie l’exil et les risques

24. M. Petrusewicz, Latifundium : Moral Economy and Material Life in a 19th-Century Periphery,
Ann Arbor, 1996.
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40 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

encourus lorsque les patrimoines sont déjà extrêmement fragilisés, endettés, et


sans doute mal gérés. Peut-on envisager que l’exil soit, dans ce cas, un choix ?
Un choix difficile où le sacrifice d’un patrimoine est envisageable dans le cadre
d’un « pari » où l’exil, les réseaux politiques et la possibilité d’une victoire et
donc du retour pourraient compenser le patrimoine perdu ? Surtout si ce
patrimoine n’est pas florissant.
On le voit, raisonner ainsi ouvre des perspectives de relectures ; la stratégie
des acteurs est remise en lumière et l’exil est à la fois subi, mais aussi négocié.
Et dans ce cas, il importe de comprendre quelles étaient les ressources des
exilés : ressources financières, en termes de réseaux, de capital social, de capa-
cité à éviter les confiscations, connaı̂tre la loi pour jouer avec, etc. Et de ce
point de vue, ils sont loin d’être égaux entre eux.
Enfin, partir des aspects économiques de l’exil politique au départ, au
moment de l’exil, implique d’étudier aussi ce qui se passe en exil, à l’instar
des travaux d’Ersilio Michel 25, et surtout au retour. Pour les exilés les plus
fortunés, ceux qui ont le plus perdu – ou du moins qui l’affirment – quelles
mesures sont prises ? sur quelles bases ? et comment retrouve-t-on, souvent, les
mêmes qui étaient ruinés de nouveau à la tête de fortunes conséquentes ? Leur
engagement dans la cause politique, au sacrifice de leurs biens, constitue-t-il
au fond un investissement sur le long terme ? On le voit, le début d’une
enquête longue, sans aucun doute, mais extrêmement prometteuse.

25. E. Michel, Esuli italiani in Egitto (1815-1861), Pise, 1957.


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TERESA BERTILOTTI

La trame de l’exil
Littérature Théâtre Cinéma

A U MOIS DE JANVIER 2 0 1 1 , une émission radiophonique consacrée à la


célébration du cent cinquantième anniversaire de l’Unité italienne a
retransmis un poème attribué à Giuseppe Mazzini, Addio dalle Alpi 1, enregistré
par Arnoldo Foà en 1961 à l’occasion du centième anniversaire de l’Unité 2. Il
figurait sur un disque intitulé Arnoldo Foà legge le poesie risorgimentali 1861-
1961, qui comporte aussi Addio mia bella addio de Carlo Alberto Bosi, La
spigolatrice di Sapri et l’Inno di Garibaldi de Luigi Mercantini, Il giuramento di
Pontida et All’armi ! All’armi ! de Berchet, Passa la Ronda de Teobaldo Ciconi,
ainsi que L’addio a Venezia d’Arnaldo Fusinato. Ces poèmes et ces chants sont
parmi les plus connus de l’épopée du Risorgimento ; composés au moment
même des événements qu’elles évoquent, ils ont été repris à l’occasion des
célébrations de la Nation.
La production nationale-patriotique des années du Risorgimento s’est en
effet enrichie à l’occasion des commémorations et des célébrations, qui ont
suscité des créations culturelles centrées sur l’histoire nationale. Au cours des
années de l’Unité, on eut recours soit à des œuvres remontant à la période
précédente, soit à de nouveaux textes destinés à célébrer des événements plus
récents : en 1860, Giovan Battista Niccolini dédie à Victor-Emmanuel II son
Arnaldo da Brescia (imprimé à Marseille en 1843, et introduit clandestinement
en Italie) ; Florence capitale célèbre le sixième centenaire de la naissance de
Dante avec la Francesca da Rimini de Pellico, tandis qu’au cours des années

1. Cette émission était L’anno dei tre colori, transmise par Radio 3 à partir du 10 janvier, qui se
proposait de raconter « 150 histoires pour 150 ans d’histoire nationale, chaque jour une
histoire sur l’Italie et le caractère italien, de manière à composer une carte sonore très
complète. Un siècle et demi d’histoire raconté dans toutes ses phases qui, parmi tant de
diversités, ont porté les Italiens à s’unir dans un sentiment d’appartenance commune. Écri-
vains, historiens, journalistes, architectes, musiciens, savants, gastronomes et historiens de
l’art raconteront les lieux, les symboles, les mythes, les personnages, les événements, les
œuvres d’art, les objets, les chansons, les inventions et les nourritures qui ont fait l’Italie.
Un itinéraire entre phénomènes storico-anthropologiques devenus de véritables éléments
d’une conscience collective aux multiples facettes, multiple et fragmentaire. Pour souligner
ce caractère de notre identité nationale, les différentes émissions seront présentées selon un
ordre en apparence fortuit, dans lequel on passera des championnats du monde de football
au massacre des fosses ardéatines, de Berlinguer à la pizza », www.radio3.rai.it/dl/radio3/
ContentItem-67ececfd-bd17-4154-807d-9723fc5500c1.html.
2. Arnoldo Foà legge le poesie risorgimentali 1861-1961, LP CLV 0615 Fonit Cetra, enregistré le
22 mars 1961.
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42 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

soixante-dix de ce même siècle Paolo Ferrari met en scène Nessuno va al campo,


qui dépeint Milan à la veille de la troisième guerre d’Indépendance, et Carlo
D’Ormeville écrit Tutto per la patria, consacré à la guerre de 1866. Ce genre
destiné à décliner, sans toutefois disparaı̂tre complètement, fut remis à l’hon-
neur à l’occasion du cycle commémoratif de 1909-1911 et de la Première
Guerre mondiale, qui offrirent elles-mêmes matière à d’autres productions
« patriotiques », centrées sur les péripéties et les protagonistes du Risorgimento.
L’opération menée par Foà en 1961 est donc analogue à celle proposée
cette année par Radio 3, mais aussi à toutes les « revisitations » qui se sont
succédé au fil des années depuis l’Unité. Leur utilisation ne se limite pourtant
pas aux seules occasions commémoratives : beaucoup de chansons ont été
adaptées à des moments historiques différents, comme l’indique par exemple
le succès de Addio mia bella addio au cours de la Première Guerre mondiale,
durant laquelle tout le répertoire national-patriotique, qu’il s’agisse de théâtre,
de cinéma ou de chansons, fut amplement sollicité. Par ailleurs, certaines
poésies ont trouvé leur place dans les manuels, comme les vers de L’addio a
Venezia de Fusinato – « Errant et exilé sur une terre étrangère... » –, qu’ont lus
des générations d’étudiants.
L’addio a Venezia et Addio alle Alpi ne sont évidemment pas les seuls cas de
référence à l’exil, qui est un motif récurrent dans différentes formes d’expres-
sion et de divulgation de l’histoire nationale – les chansons populaires du
milieu du XIXe siècle, ou la littérature destinée aux enfants ou aux adoles-
cents. Ces deux exemples, très différents, permettent d’appréhender la
large diffusion et les multiples formes au travers desquelles ces thèmes,
dont les référents sont par ailleurs très éloignés les uns des autres, ont été
véhiculés.
On a vu plus haut que l’exil constitue un thème présent dans la tradition
relative aux œuvres littéraires 3 : nous examinerons ici une série d’exemples
représentatifs de différentes formes d’expression faisang appel au thème de
l’exil et au personnage de l’exilé, qui sont évidemment loin de couvrir l’énorme
production connue à cet égard. Nous prendrons en particulier en considéra-
tion un recueil de récits destinés aux enfants publié en 1834, le roman de
Giuseppe Ruffini Doctor Antonio, paru à Édimbourg en 1855, et qui a fait
l’objet de plusieurs adaptations cinématographiques, la pièce de théâtre Le
Galere, de Domenico Tumiati, donnée pour la première fois à Rome le
5 juin 1918, ainsi que différentes chansons populaires.
Ce sont là différents jalons d’une culture nationale née à des moments
historiques distincts, dus à des auteurs dont les intentions étaient différentes,
et qui utilisent des éléments de la culture nationale qui prennent des valeurs
spécifiques selon le contexte dans lequel ils ont été produits et consommés.
Les célébrations de ces derniers mois illustrent parfaitement le caractère
envahissant du discours national, véhiculé par le truchement du divertisse-
ment, et offrent des exemples d’une forme de glissement de sens manifeste
dans l’usage de l’histoire nationale. Il suffit à cet égard de penser au Canto degli
italiani, susurré par Roberto Benigni sur la scène du festival de Sanremo, qui

3. A. Bistarelli, Gli esuli del Risorgimento, Bologne, 2011.


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LA TRAME DE L ’ EXIL . 43

fut écouté par des millions de personnes, ou au cent quarantième anniversaire


de Rome capitale : célébré par des colloques, ce dernier a fait l’objet d’une très
grande publicité centrée sur une « identité romaine » présumée et sur la récon-
ciliation entre l’État et l’Église, au travers d’un discours historique marqué par
le « détachement de tout contexte, temporel, spatial, de sources [...], dans
lequel la dimension sans temps a servi à écraser l’étude du passé au profit des
contingences du présent 4 ». Il s’agit là, à notre sens, d’une confirmation ulté-
rieure de l’intérêt potentiel d’une enquête portant sur les expressions d’« amour
de la patrie », susceptible d’élargir le champ au contexte, plutôt que de
s’attarder sur des éléments qui forment au cours du temps un continuum
discursif, et en apparence du moins invariant.

LE PAYS OÙ L’ON VOUS COMPREND SI VOUS PARLEZ

Au cours de la longue période qui va du Risorgimento au fascisme, la


littérature destinée aux enfants et aux adolescents compte parmi ses protago-
nistes – généralement des enfants qui accomplissent des actes héroı̈ques – un
fils d’exilé qui rêve de la patrie dont il a été arraché. Le recueil de récits intitulé
Giornale dei Fanciulli, publié en 1834 par Luisa Amalia Paladini, en offre un
bon exemple. Née à Milan en 1810 (son père était fonctionnaire au ministère
de la Guerre du royaume d’Italie), éducatrice, éditrice de périodiques pour
l’enfance et l’adolescence, elle est l’auteur de volumes qui abordent de multi-
ples thèmes liés à la construction de la nation, et tendent à exalter des valeurs
telles que l’honneur, l’amour pour la famille et la patrie, avec des intentions
morales manifestes qu’illustre bien, à titre d’exemple, un récit qui était parti-
culièrement cher à Cattaneo, La Famiglia del soldato (1859).
Le Giornale dei Fanciulli regroupe un ensemble de textes dont Luisa Amalia
Paladini est l’auteur ou la traductrice : une grande partie de la littérature
destinée aux enfants consiste à cette époque en traductions faites par des
femmes, souvent éducatrices, et très souvent membres du réseau intellectuel
européen nourri de l’expérience de l’exil, comme en témoigne le cas de Bianca
Milesi, exilée à la suite des événements de 1820-1821.
Le Giornale fut le premier des nombreux périodiques qu’elle créa, et pose
déjà les principes selon lesquels devait se développer sa conception de l’édu-
cation et de l’instruction, ainsi que le rôle dévolu aux femmes, chargées du
devoir éthico-social de promouvoir une éducation religieuse et nationale au
dedans comme en dehors de la famille. Son introduction, où l’auteur s’adresse
directement à ses lecteurs pour leur expliquer la finalité du Giornale, met
l’accent sur le rôle éducatif de l’histoire, nécessaire « pour agir en homme
[...] et pour comprendre le présent 5 ». Elle situe donc nombre de ses récits
dans l’histoire, surtout récente. De ce point de vue, le Giornale dei Fanciulli
offre un bon exemple du rôle que la littérature eut et aura encore à jouer

4. A. Bistarelli, Il barbiere di Stendhal e Porta Pia, dans Passato e Presente, 29/82, 2011, p. 141-
148, ici p. 142.
5. L. A. Paladini, Giornale dei Fanciulli, Lucques, 1834, p. 3-4.
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44 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

longtemps après l’Unité, celui d’assurer l’enseignement de l’histoire récente 6 :


on se souviendra à cet égard que ce n’est qu’avec les programmes de 1894, et
surtout avec ceux de 1905, que l’histoire du Risorgimento fut introduite à
l’école élémentaire. En outre, les livres de lecture jouaient également un rôle
important à l’école : « Selon les programmes de 1860 et ceux de 1867, la
lecture, l’explication de texte et la répétition du livre occupaient la plus
grande partie de la leçon [et] ce n’est qu’avec la réforme de 1923 que le livre
de lecture perdit son rôle de formation morale 7. »
Luisa Amalia Paladini se propose de « contribuer à faire germer dans des
cœurs encore tendres les sains principes de religion, d’honneur, d’humanité »,
sans négliger la valeur de l’amour fraternel qui, avec les raisons fondant l’obéis-
sance envers ses parents, le respect des humbles et de la divine Providence,
apparaissent dans différents récits. Elle veut aussi transmettre l’amour de la
patrie, c’est-à-dire du « pays où l’on a reçu, avec la vie, les premiers baisers de
nos parents, où se trouvent notre famille et tout ce que l’on aime, où vous êtes
compris quand vous parlez, où vous recevez du pain quand vous en deman-
dez ». Pour faire comprendre aux enfants la valeur de la patrie, elle évoque
l’étranger, celui qui en est éloigné : « Enfants, ne vous moquez jamais de
l’étranger, il est bien assez malheureux en dehors de sa patrie ! La douleur
d’en être éloigné est si vive, et vous le savez bien, puisque vous versez des
larmes lorsque vous quittez la maison de votre nourrice. » Le thème de l’éloi-
gnement de la patrie est privilégié pour transmettre le sentiment d’apparte-
nance et constitue, avec les aventures des militaires, un motif récurrent qui sert
de toile de fond à de nombreux récits. L’armée est l’un des motifs autour
desquels s’élabore la pédagogie patriotique au cours du Risorgimento – et
cette œuvre en offre un exemple –, comme pendant les décennies qui ont
suivi l’Unité. Dans les manuels de l’époque libérale, par exemple, on trouve
de nombreuses références à l’invincible armée piémontaise, qui apparaissent
simultanément à l’épopée de la maison de Savoie : ainsi de Charles-Albert le
« magnanime », qui « vola avec son intrépide armée au secours des frères Lom-
bards », comme on peut le lire dans un recueil de textes 8.
Au cours de la période qui suivit immédiatement l’Unité, la patrie est
décrite comme « une multiplication et une dilatation du pays natal », tandis
que s’élabore « rapidement une mythologie de l’Italie, qui se construisait peu à
peu [...] avec des éléments de sa géographie et de son histoire. Le mythe de la
terre chérie par la nature et par la civilisation 9 ». Dans ce contexte, « l’image
mythique de la Patrie trouve une médiation terrestre, propre à susciter des
sentiments d’identification, dans les figures des souverains qui deviennent dans

6. Cf. G. Ricuperati, L’insegnamento della storia dal 1876 a oggi, dans Società e storia, 6, 1979,
p. 763-792 ; S. Soldani, Il Risorgimento a scuola. Incertezze dello Stato e lenta formazione di un
pubblico di lettori, dans E. Dirani (dir.), Alfredo Oriani e la cultura del suo tempo, Ravenne, 1985,
p. 133-172 ; A. Ascenzi, Tra educazione etico-civile e costruzione dell’identità nazionale. L’inse-
gnamento della storia nelle scuole italiane dell’Ottocento, Milan, 2004.
7. M. Bacigalupi, P. Fossati, Da plebe a popolo. L’educazione popolare nei libri di scuola dall’Unità
d’Italia alla Repubblica, Florence, 1986, p. 8-9.
8. A. Parato, Il secondo libro de’ fanciulletti, Turin, 1871 ; cité dans M. Rigotti Colin, Il soldato e
l’eroe nella letteratura scolastica dell’Italia liberale, dans Rivista di storia contemporanea, 3, 1985,
p. 329-351, ici p. 340.
9. M. Bacigalupi, P. Fossati, Da plebe a popolo... cité n. 7, p. 101.
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LA TRAME DE L ’ EXIL . 45

ces livres un objet de culte de la nouvelle religion 10 ». Dans ces descriptions de


la patrie, qui entremêlent histoire et géographie, les références à l’exil ne
manquent pas : « Manin prit le chemin de l’exil où il mourut quelques
années plus tard, en espérant vainement voir enfin sa Patrie libre 11 » ; et à
propos de Naples et du « parjure Ferdinand » : « Plus de cent personnes furent
condamnées à la peine capitale, et des milliers à la prison à vie ou à l’exil 12. »
Mais revenons aux récits de Luisa Amalia Paladini : l’éducation au senti-
ment patriotique – véhiculée par la figure de l’enfant héroı̈que – insiste sur
l’incitation au sacrifice, qui représente une constante de la littérature pour
l’enfance et l’adolescence, comme le montrent bien les péripéties de Cuore 13.
Nous pouvons rapporter à cette tradition le choix par lequel l’auteur explique à
ses jeunes lecteurs la signification du terme de « patrie » : elle les invite à réflé-
chir à la douleur que l’on éprouve lorsqu’on est loin de sa patrie, ou qu’on en a
été éloigné, et en même temps à la raison pour laquelle le sacrifice suprême,
dans le cas de la patrie, doit être considéré comme une obligation morale.
Le thème de l’exil anticipe donc l’introduction d’un discours explicite sur
les devoirs de chacun vis-à-vis de la patrie, ce qui s’explique par le fait que, du
moins au sein des élites intellectuelles, l’exil était une expérience bien concrète
dès les années trente du XIXe siècle, et sur laquelle on avait déjà commencé à
écrire : en 1836, Tommaso Aniello, pseudonyme d’un exilé napolitain,
fait imprimer L’inno dell’esule, dans lequel il fait figurer au premier plan le
lien de « fraternité » : le « tyran de ses frères » est celui qui place son pays sous
le joug de l’occupation. La famille tout entière participe au sacrifice de
l’exilé : « La sœur de l’exilé, pleine d’amour pour la Patrie, avait revêtu
l’habit du soldat, et avait suivi son frère dans la mêlée. [...] La vieille
mère, veuve, bénit sa fille et son fils 14... » Le texte d’Aniello prend place
dans une série de publications patriotiques 15 qui prenaient les exilés pour
objet et pour sujet de l’écriture, et qui véhiculaient une propagande poli-
tique importante, que nous connaissons parce qu’elle fut souvent intercep-
tée par la censure 16.

QUI NE L’ A PAS LU ?

Le second exemple auquel nous nous intéresserons ici est celui du célèbre
roman de Giovanni Ruffini (1807-1881) Il dottor Antonio. Publié à Édimbourg
en 1855 sous le titre de Doctor Antonio, il fut traduit en italien l’année suivante

10. Ibid., p. 102.


11. B. Rinaldi, La fanciulla italiana educata e istruita. Letture per la terza classe elementare femminile.
Novissima edizione (1897) in conformità delle Istruzioni e dei Programmi ministeriali 29 novembre
1894, approvata dal Ministero della Pubblica Istruzione, la. Ristampa con le modificazioni causate
dalla morte di Umberto I, Turin, 1900, p. 214.
12. B. Rinaldi, Letture per la quinta classe elementare femminile, Turin, 1896, p. 279.
13. M. Rigotti Colin, Il soldato e l’eroe... cité n. 8, p. 329-351.
14. T. Aniello, L’inno dell’esule, Turin, 1836.
15. Cf. G. Mazzoni, Storia letteraria d’Italia. I. L’Ottocento, Milan, 1949 (1910), chap. X :
« Scritti di propaganda civile e politica », p. 571-645.
16. Cf., à titre d’exemple, G. Sonnino, F. D. Guerrazzi e la censura toscana dal 1836 al 1840,
dans Rassegna storica del Risorgimento, XXII, 1, 1935, p. 135-150.
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46 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

et publié à Gênes, avant de l’être en France, en Allemagne et en Amérique du


Nord 17 ; entre 1856 et les années vingt du siècle suivant, il fut réédité en Italie
à de nombreuses reprises.
Ce roman raconte le climat politique des années quarante dans le cadre
d’une petite ville ligure, au travers de la liaison sentimentale entre Antonio,
exilé sicilien, et une jeune Anglaise. Ce qui fait son caractère exceptionnel,
c’est d’avoir été écrit au moment même des luttes du Risorgimento : il est ainsi
profondément différent de la littérature ou des mémoires rédigées par ses
différents protagonistes 18.
Comme on l’a déjà souligné, ce roman sert un projet politique précis :
[Ruffini], avec de fréquentes allusions aux véritables conditions de sa terre
natale, a su attirer l’attention des Anglais sur la question nationale italienne,
jusqu’alors complètement négligée, et préparer, avec Giuseppe Mazzini et d’au-
tres exilés, un terrain propice à cet apostolat ouvertement politique qui se déve-
loppa en Angleterre et qui devait susciter, plus tard, une grande partie des
mouvements favorables à l’Unité italienne 19.
En Italie, le succès du roman, réédité à plusieurs reprises entre 1875 et la
Grande Guerre 20, fut accru par l’écho des aventures des frères Ruffini, exem-
plaires du caractère héroı̈que des patriotes et de leurs familles : « Qui ne l’a pas
lu ? Et qui, après l’avoir lu, ne l’a pas relu... », s’interrogeait Arturo Linaker en
1908 21.
Le succès rencontré par ce roman ne pouvait échapper au cinéma qui puisa
abondamment, dès le début du XXe siècle, dans l’histoire nationale : Mario
Caserini, également auteur de La battaglia di Legnano (1910) et de tous les
films sur le Risorgimento produits par la Cines jusqu’en 1910 – Garibaldi
(1907), Pietro Micca (1908), Anita Garibaldi (1910) – dirigea en 1910 le
premier film qui s’en inspira, et qui était appelé à devenir un classique de la
cinématographie populaire 22. En 1914, Eleuterio Rodolfi en dirigea une
nouvelle version, puis ce fut le tour de Guazzoni, en 1938 ; par la suite, Il
dottor Antonio sera l’un des premiers scénarios créés pour la télévision 23.
Les différentes transpositions du roman de Ruffini illustrent bien la voca-
tion pour l’histoire du cinéma, qui recueille l’héritage du théâtre en reprenant
des thèmes du Risorgimento 24.
Dès les premières années du nouveau siècle, le cinéma adapte des pièces de
théâtre et, tout comme l’avait fait le théâtre, des œuvres littéraires et de divul-

17. Cf. M. Pertusio, La vita e gli scritti di Giovanni Ruffini, préface d’A. G. Barrili, Gênes, 1908.
18. P. Mauri, La Liguria, dans A. Asor Rosa (dir.), Letteratura italiana. Storia e geografia. III.
L’età contemporanea, Turin, 1989, p. 339-384.
19. Cf. M. Pertusio, La vita e gli scritti di Giovanni Ruffini... cité n. 17, p. 90.
20. Cet ouvrage a été réédité en 1875, 1882, 1890, 1893, 1908, 1915, 1920 et 1927.
21. A. Linaker, Giovanni Ruffini, Turin-Florence-Rome, 1882, p. 63.
22. F. Bertini, Epos, mimesis e storia in fieri. Cinema e società tra il 1905 e la prima guerra mondiale,
dans Ricerche storiche, 39, 2-3, mai-décembre 2009, p. 515-566, ici p. 545.
23. Cf. S. Toffetti, Nascita di una nazione ? Il Risorgimento nel cinema italiano, dans M. Musu-
meci et S. Toffetti (dir.), Da « La presa di Roma » a « Il piccolo garibaldino ». Risorgimento,
massoneria e istituzioni : l’immagine della Nazione nel cinema muto (1905-1909), Rome, 2007,
p. 44-58.
24. Cf. D. Meccoli (dir.), Il Risorgimento italiano nel teatro e nel cinema, Rome, 1961, p. 7.
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LA TRAME DE L ’ EXIL . 47

gation historique : une bibliothèque qui compte peu de volumes, « mais très
complexe, faisant cohabiter des ouvrages très disparates : Dante, Pétrarque et
Boccace s’y côtoient, en bonne intelligence avec Carolina Invernizio, Eugène
Sue, Alexandre Dumas ou Pietro Cossa, des traités religieux de caractère
édifiant apparaissent aux côtés de livres de divulgation historique comme
Vita e avventure di Pio IX, d’Adami [...]. Le Pietro Micca d’Ambrosio, de
1907, a été précédé par un texte de Bencivenni. La même année, Il Fornaretto
di Venezia de la Cines exploite le succès considérable du drame de Dall’On-
garo 25 ». Pour ce qui concerne les épisodes du Risorgimento « la tétralogie sur
le Risorgimento de Domenico Tumiati est elle aussi entièrement réutilisée 26 ».

COMMENT FERAI-JE SANS EURYDICE ?

Domenico Tumiati est l’auteur du drame Le Galere, représentatif de la


production théâtrale patriotico-nationaliste qui occupa le devant de la scène
à l’occasion des célébrations du cinquantième anniversaire de l’Unité italienne
(c’est à cette occasion qu’il fit ses débuts avec le drame La Giovine Italia) et de
la Grande Guerre. À Rome, le théâtre Quirino accueillit le 5 juin 1918 la
première représentation de Le Galere, interprété par la compagnie d’Alfredo
de Sanctis, qui jouait lui-même le rôle de Carlo Poerio.
Il dottor Antonio se terminait par la mort du protagoniste dans la prison
d’Ischia. De même, la « prison » à laquelle se réfère Tumiati est celle où se
trouve Carlo Poerio. Le premier acte se déroule au cours de l’été 1849 à
Naples, dans la maison de la princesse Isabella Cellamare, mariée à un noble
anglais, le comte de Rockdale. Isabella chante Fenesta ca lucivi, qu’elle explique
ainsi à ses amis anglais : « C’est la liberté que Naples a connue pendant un an,
et qui nous est aujourd’hui retirée. » Parmi ses hôtes se trouve Gladstone,
présenté comme un membre du gouvernement Palmerston à Longobardi, le
ministre de la Justice, qui lui dit : « Nous sommes des Tory, monsieur. » Lon-
gobardi s’aperçoit de l’intimité entre Isabella et Carlo, et de l’existence d’une
lettre qu’ils échangent ; ayant à dessein créé un mouvement de confusion en
donnant la nouvelle de l’arrestation de Silvio Spaventa, il s’empare furtivement
de cette lettre.
Michele Pironti converse aussi avec Gladstone, et évoque le groupe de la
« gauche constitutionnelle » dirigé par Carlo Poerio. Settembrini, Silvio Spa-
venta et d’autres ont déjà été arrêtés, mais le roi tient tout particulièrement à
éliminer Poerio, parce qu’il représente « le spectre vivant de sa conscience,
comme l’incarnation du serment prêté ».
Carlo Poerio, parti se faire arrêter après avoir refusé l’aide de Gladstone qui
lui proposait de s’enfuir (il lui dit : « Quelle chance ! Temple 27 et Wreford 28
m’ont longuement parlé de vous... »), s’épanche : « Mais je veux être libre ; et

25. G. P. Brunetta, Storia del cinema italiano. I. Il cinema muto 1895-1929, Rome, 1993, p. 153.
26. Ibid.
27. Il s’agit de l’ambassadeur anglais à Naples, le frère de lord Palmerston.
28. Henry Wreford (1806-1892), correspondant du Times à Naples puis, à partir de 1859, à
Rome.
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48 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

pour goûter ma liberté, pour prouver mon innocence, je choisis le droit


chemin. » Ainsi s’achève le premier acte. Au cours du deuxième acte,
pendant les interrogatoires, Carlo revendique sa dignité et sa force morale,
qu’il présente comme des traits distinctifs de sa famille, et parle de son frère
Alessandro auquel « les Autrichiens brisèrent à Mestre les genoux et la poi-
trine ». Le troisième acte, qui se déroule dans la prison de Montefusco, fait
référence à la période passée à Nisida (la prison de Montesarchio est égale-
ment mentionnée dans le dernier acte) ; parmi les prisonniers sont cités
Pironti, Castromediano, Nisco, Dono, Garcea, Braico, Schiavoni. Le texte
mentionne aussi le nom de Luigi Jervolino, qui dénonça effectivement Poerio.
Dans une scène, Carlo lit Dante à Pironti, enchaı̂né avec lui (Purgatoire,
chant XXVIII), puis récite des vers de ce même chant (« Deh bella donna che
a’ raggi d’amor ti scaldi ») aux autres détenus qui le lui demandent après que
les gardes eurent tué un rossignol dont le chant représentait leur seul moment
de joie.
Dans la scène 6, Gladstone rencontre Poerio en prison et lui dit : « Avant
d’écrire à Lord Aberdeen, le président du Conseil anglais, avant de révéler ce
que je sais et ce que je vois, je voulais avoir votre plein assentiment car je
crains, en agissant ainsi, d’attirer sur vous la vengeance la plus barbare. » Les
deux hommes discutent ensuite des options politiques choisies par le groupe
des prisonniers.
Au cours du dernier acte, dont l’action se déroule là ou l’œuvre avait
commencé, dans la maison d’Isabella, Carlo profite d’une pause lors de son
transfert de la prison à l’embarquement pour l’exil, condamnation en laquelle
avait été commuée la peine des détenus politiques, pour aller la trouver. Le
drame s’achève par le refus de Carlo d’accepter l’aide d’Isabella, coupable de
l’avoir « oublié » et d’avoir perdu son enthousiasme pour la justice et la liberté :
en prison, ils l’avaient empêché de recevoir les lettres qu’elle lui envoyait, et
elle – le croyant mort – s’était liée sentimentalement à Carafa, l’un des com-
pagnons politiques de Poerio, en renouant avec la vie de la cour après la mort
de son mari. Carlo refuse une fois encore d’être aidé à s’enfuir et s’exclame, en
entendant un chœur lointain : « Compagnons de chaı̂nes, vous m’appelez à vos
côtés... Je ne déserterai pas ma place, mes frères ! Me voici ! »
Examinons à présent différentes clefs d’interprétation de la pièce, à com-
mencer par ses références culturelles. On y trouve évidemment Dante, mais
aussi le mythe grec revisité par l’œuvre moderne : le chant qu’il entend, celui
des prisonniers prêts à appareiller pour l’exil, est celui d’Orphée 29.
Comment ferai-je sans Eurydice ? Nous avons tous perdu notre Eurydice
terrestre. Mais il est une autre Eurydice née aujourd’hui de notre sang et de
nos larmes, celle qui ne mourra ni avec notre vie, ni avec celle de mille hommes ;
elle est la mère et la fille de notre âme, la patrie dont nous rêvons, l’Italie qui doit
venir.

Ainsi, au thème de la fraternité politique, renforcée par l’expérience de la


prison et par l’exil qui se profile, s’unit celui du lien vital avec la patrie au
féminin – mère et fille. La musique est également présente par le truchement

29. Orphe´e et Eurydice, opéra de Gluck sur un livret de Ranieri de’ Calzabigi, acte III, scène 1.
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LA TRAME DE L ’ EXIL . 49

de la romance initiale, « Fenesta ca lucive », chantée par Isabella et présentée


comme une allusion à la liberté perdue. En réalité, cette chanson traitait d’un
autre thème, celui de l’amoureux qui, à son retour, découvre la mort de la
femme aimée : « Fenesta ca lucive e mo nun luce... / sign’è ca nénna mia stace
malata... / S’affaccia la surella e che me dice ? / Nennélla toja è morta e s’è
atterrata... / chiagneva sempe ca durmeva sola, / mo dorme co’ li muorte
accompagnata... » Ce texte est de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et sa
musique, attribuée à Vincenzo Bellini, date de la première moitié des
années vingt du siècle suivant, alors que le musicien vivait à Naples. Son
placage sur le thème patriotique est remarquable, dans la mesure où cette
chanson a été utilisée à des nombreuses reprises au théâtre et au cinéma ; à
une époque proche de la création de Tumiati, elle figurait dans une pièce de
théâtre qui se déroule pendant la guerre de Libye, suggérant ainsi qu’elle
avait été écrite à cette occasion 30.

IL Y A ENSUITE, BIEN ÉVIDEMMENT, L’HISTOIRE

Hormis quelques anachronismes qui concernent essentiellement Glads-


tone 31, la conversation en prison avec Poerio (acte III, scène 6) mérite parti-
culièrement l’attention. Leur rencontre se produit grâce à un gardien qui, par
le passé, avait justement été défendu par le prisonnier ; mais l’important est
que l’auteur, après les phrases citées précédemment sur les lettres à Aberdeen,
entame un dialogue qui traite de la dynamique politique de cette période, mais
qui serait en avance sur son temps, puisque les lettres sont de 1851 32. L’An-
glais s’exprime ainsi : « Beaucoup conspirent à Naples pour un changement de
prince, en faveur de Murat. Ils m’ont confié la mission de demander votre avis.
Nombre de vos amis n’attendent que de vous les mots qui dicteront l’action
future. » Selon les indications de scène, Poerio « se tait longuement, comme
pour rassembler des pensées confuses, puis parle d’une voix plus ferme, et
affirme : dites leur... que je fus fidèle au roi de Naples tant qu’il a maintenu le
serment donné... et que je le renie maintenant, parce qu’il a rétabli la tyrannie,

30. Salvatore Bafurno, qui conteste aussi l’idée selon laquelle cette chanson aurait été inspirée
par l’épisode de la baronne de Carini.
31. En réalité, cet homme politique séjourna à Naples du 10 novembre 1850 au 18 février de
l’année suivante, et ne pouvait donc être protagoniste de la scène initiale, qui se déroule
pendant l’été 1849, ni présent en ville au moment de la scène finale, en 1859, au cours de
laquelle Isabella invite Carlo à fuir avec Gladstone, qui se trouvait au théâtre : il était alors en
mission en tant que « Lord High Commissioner of the Ionian Islands ». Il ne pouvait pas
davantage être membre du gouvernement Palmerston, puisqu’en 1849 le gouvernement
anglais était dirigé par John Russell, Premier ministre du royaume du 30 juin 1846 au
23 février 1852, et libéral, tandis qu’à cette époque Gladstone était encore lié au parti
conservateur.
32. « Le 11 juillet 1851 était publiée à Londres une lettre singulière, adressée à un homme
politique conservateur connu, ancien ministre des Affaires étrangères, lord Aberdeen, par
un jeune député de ce même parti, William Gladstone, qui avait occupé précédemment une
charge importante dans le ministère Peel. Dans sa lettre, suivie d’une autre à peine trois
jours plus tard, le député formulait des considérations précises sur la situation générale du
royaume de Naples » : ce sont les premières lignes d’un article Maria Gaia Gajo, Le lettere di
Gladstone ad Aberdeen, dans Rassegna Storica del Risorgimento, 59, 4, 1973, p. 31-47, ici
p. 31, auquel je renvoie aussi pour le débat suscité par ces lettres, et sur ces lettres.
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50 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

en se parjurant. Mais dites à tous qu’ils n’aillent pas mendier de rois étran-
gers... Que le roi du Piémont soit pour nous comme l’étoile polaire 33 ». Ce
récit présente l’intérêt de recouper celui d’un autre protagoniste de cette
période de l’histoire napolitaine, du reste cité dans le drame de Tumiati, et
lui aussi détenu : Luigi Settembrini. Les mémoires 34 de Settembrini compor-
tent un récit que lui fit sa femme 35 : celui de son entrevue avec Cavour, alors
qu’elle était accompagnée de leur fils Raffaele. Nous sommes en mai 1858, et
cette rencontre (rendue possible grâce à l’entremise de Lorenzo Valerio) était
motivée par le désir de Raffaele de passer à la marine marchande sarde. Au
terme de l’entretien, Cavour demande à la femme quelle était la situation à
Naples : « On y souffre, monsieur le comte. Vous avez un galant homme pour
roi, nous avons une bête fauve. » Cavour s’en émeut, mais cherche aussi des
informations politiques. Leur dialogue est le suivant :
Murat a-t-il beaucoup de partisans ?
Je peux assurer votre excellence qu’ils sont peu nombreux.
Et votre mari ?
Mon mari m’a écrit à de multiples reprises qu’il préfère le Bourbon à Murat ;
parce que l’un est un mal ancien et domestique, tandis que l’autre serait un mal
nouveau et étranger.
Vraiment ?
Oh, oui, ni lui, ni Spaventa n’accepteraient Murat.
Il vaut donc mieux rester en prison ?
Ils disent que c’est mieux non pour eux, mais pour notre pays.
Qui appellent-ils donc de leurs vœux ?
Le roi galant homme 36.
La transcription de ces mémoires, dans lesquels Poerio n’apparaı̂t pas, fut
authentifiée par Settembrini lui-même en 1874, et la pièce de Tumiati est
postérieure de quarante ans – mais la convergence entre ces deux textes est
frappante. Ce débat politique était très actuel juste avant l’Unité, au cours du
« decennio di preparazione ». Avec le renforcement de Cavour, après la crise
Calabiana, le processus de formation du mouvement unitaire monarchique
s’était accéléré, précisément, avec le renouveau de l’hypothèse Murat, relancée
à Paris par Aurelio Saliceti, le précepteur des fils de Lucien Murat, qui s’était
éloigné politiquement de Mazzini. Le manifeste du mouvement (La quistione
italiana : Murat ed i Borboni) fut publié au cours de l’été 1855, dans le but de
promouvoir dans le Mezzogiorno italien une monarchie constitutionnelle qui
n’était pas présentée comme antagoniste au rôle du Piémont ; il provoqua
évidemment une réaction républicaine. Si les républicains furent les premiers
à réagir, les modérés se turent, donnant ainsi l’impression d’être inféodés aux
partisans de Murat et au gouvernement piémontais. C’est peut-être là la raison
de la reprise de ce thème dans le discours de propagande, comme pour faire
oublier les faiblesses qui étaient apparues, ou les alternatives possibles au cours
de la phase initiale du mouvement, l’histoire réelle ayant porté à la victoire de

33. D. Tumiati, Le Galere, Milan/Trêves, 1920.


34. L. Settembrini, Ricordanze della mia vita, éditées par F. De Sanctis à partir de 1881. La fin
de ces mémoires, consacrée à L’ergastolo di Santo Stefano, fut publiée séparément, sous ce
titre, par F. Editore en 2005, avec une introduction d’E. Quadrelli. Les citations données ici
se rapportent à cette édition.
35. Raffaella Luigi Faucitano, citée familièrement dans ces mémoires sous le nom de Gigia.
36. L. Settembrini, L’ergastolo... cité n. 34, p. 166.
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LA TRAME DE L ’ EXIL . 51

la stratégie des Savoie. Et c’est peut-être aussi pourquoi Poerio est défini
comme un homme de la « gauche constitutionnelle », ce qui serait anachro-
nique dans les faits, mais trouverait sa justification en pleine période de gou-
vernement Giolitti.
Le procès, les modalités de l’arrestation, les violations de la Constitution,
l’état dramatique des prisons sont des éléments que Tumiati a puisés dans les
sources historiques, à commencer par la lettre interceptée par Longobardi, à
laquelle la fiction théâtrale réserve une place centrale dans la relation entre
Isabella et Carlo. En réalité, pour s’en tenir à la déposition du véritable Carlo,
et comme le rapporte le véritable Gladstone 37, la lettre qui portait écrit :
« Fuyez, et fuyez rapidement : vous êtes découvert. Votre correspondance
avec le marquis Dragonetti est entre les mains du gouvernement – Une personne
qui vous aime beaucoup » (texte intégralement cité par Tumiati) lui fut remise le
soir du 18 juillet 1849, le jour précédant son arrestation. Gladstone écrit : « S’il
s’était enfui, sa fuite aurait été une preuve manifeste de culpabilité pour ceux
dont je parle ; mais lui, qui le savait bien, ne prit pas la fuite, d’autant plus qu’il
n’y avait eu aucun échange de correspondance. » Le ton des dialogues de
Tumiati reprend ainsi celui de la lettre de Gladstone, qui était très vite
devenu un texte de référence dans la bataille menée par le front hostile aux
Bourbons en Italie et ailleurs, non seulement pour définir la personnalité de
Poerio, mais aussi pour stigmatiser l’injustice du procès et les conditions de vie
des prisonniers. Il en est ainsi des mésaventures de l’espion Jervolino (que
Tumiati rapporte presque fidèlement) et de la rencontre en prison, à laquelle
nous avons déjà fait allusion, et que Gladstone raconte ainsi :
L’habit des vulgaires coupables et leur béret étaient portés, de la même
manière, par l’ancien ministre du roi Ferdinand de Naples : il s’agit d’une
tunique rêche, d’un rouge éteint, de pantalons de la même étoffe, et qui res-
semble fort aux habits que l’on confectionne en Angleterre avec le tissu appelé
poudre du diable ; les pantalons sont presque noirs. Le béret est aussi de la même
étoffe. Les pantalons sont boutonnés sur presque toute leur hauteur afin de
pouvoir être ôtés la nuit sans retirer les chaı̂nes. Le poids de celles-ci est d’envi-
ron 8 rotoli, c’est-à-dire de 16 à 17 livres anglaises pour la plus courte, et du
double pour la plus longue. Les mouvements des prisonniers sont lourds et
maladroits, bien plus encore que s’ils avaient une jambe plus courte que
l’autre. [...] J’avais vu Poerio au mois de décembre, au cours de son procès ; à
Nisida, je ne l’aurais jamais reconnu : il doutait pouvoir conserver sa santé,
quelque force, ajoutait-il, Dieu lui eût accordée pour souffrir.

Le rapport entre l’œuvre de Tumiati et l’histoire n’a pas toujours été jugé
positivement : Silvio D’Amico, dans les colonnes de L’Idea Nazionale, criti-
quait son utilisation dans le drame Garibaldi 38, tandis que la première romaine
des Galere fut accueillie avec la plus grande perplexité par le critique du
Messaggero 39, et avec une extrême sévérité par celui de l’Avanti !, qui n’hésita
pas à démolir la pièce. Antonio Gramsci écrivait en effet :

37. Les lettres à Aberdeen ont été immédiatement traduites en italien. L’édition la plus courante
porte le titre de Lettere di G. Gladstone e di Giuseppe Massari sui processi di stato di Napoli,
1851, d’où sont extraites les citations qui suivent.
38. S. D’Amico, A. D’Amico et L. Vito, La vita del teatro : cronache, polemiche e note varie. I.
1914-1921 Gli anni di guerra e della crisi, Rome, 1994, p. 191-192.
39. Dans l’édition du 6 juin 1918.
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52 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

Histoire à l’usage du peuple qui a lu I misteri dell’inquisizione di Spagna,


incapable de comprendre l’enchaı̂nement des événements humains, où il ne
voit que geste spectaculaire, fût-ce celui d’individus de caractère et d’énergie
morale supérieurs. C’est ainsi que Domenico Tumiati salit le Risorgimento
italien et, pour autant que puisse le faire une pièce de théâtre, contribue à
maintenir à son plus bas niveau l’intellect italien. Le drame est conçu comme
un feuilleton : c’est une combinaison d’éléments sociaux et de lyrisme ( !) indi-
viduel. La vie individuelle se mêle à la vie sociale pour en faire un symbole : le
héros devient la « véritable » âme d’un peuple, qui évolue selon un processus de
développement qui coı̈ncide avec ses aventures amoureuses, idéalisées par le
sublime esprit féminin qui finit par se confondre avec une finalité politique et
humaine. Tumiati enchaı̂ne grossièrement les situations les plus spectaculaires :
au cours d’un seul acte des Galere, on est transporté dans une prison où croupit
le baron Carlo Poerio avec un compagnon de misère réduit en fin de vie par les
tortures policières, on assiste à une tentative pour fléchir le caractère de Poerio
avec de l’eau-de-vie trafiquée, à une conversation secrète de Poerio avec un lord
Gladstone en pleurs, on entend le dernier chant d’un rossignol, trucidé de
manière barbare par un cruel sicaire ; enfin, au final, les prisonniers entonnent
en chœur des vers de la Divine Come´die. Le public, qui se laisse encore tromper
par ces expédients de théâtre commercial, a applaudi 40.
Ce que Gramsci définit comme un « geste spectaculaire » représentait, dans
les intentions de Tumiati, « l’idée du sacrifice librement assumé », qui avait été
la nouveauté introduite par la tragédie romaine, parfaitement incarnée par
Carlo Poerio 41. Dans un article au titre explicite – « Domenico Tumiati e
l’antieroicità della borghesia italiana » –, Piero Gobetti examine l’ensemble
de l’œuvre de Tumiati, en en profitant pour stigmatiser la bourgeoisie ita-
lienne 42. Selon Gobetti, Tumiati ne parvient pas à représenter le Risorgi-
mento parce que sa connaissance de l’histoire n’est qu’une « érudition
improvisée », et qu’il se limite donc à l’utiliser comme prétexte pour ses
drames, qui tournent autour de l’« idée du sacré » : l’histoire devient ainsi
une suite de noms, de héros et de batailles, elle « est faite d’elle-même, les
volontés individuelles sont l’instrument aveugle de sa solennité 43 ». Gobetti
critique donc son manque de psychologie et de caractère organique, et sou-
ligne, au travers de l’échec de la tragédie, sa critique de l’anti-héroı̈sme de la
bourgeoisie italienne – comme l’indique le titre de son compte rendu, publié
en 1921, au moment même où se formait sa conception du Risorgimento. Il
est intéressant de noter que Gobetti reconnaı̂t du moins à Tumiati et à son
œuvre une intention de propagande : ainsi, la seule justification possible des
« intempérances » de son Alberto da Giussano (écrit en 1908, et repris au cours
des années de guerre), est sa position polémique vis-à-vis de la Triple-
Alliance.

40. A. Gramsci, « Le Galere » di Tumiati all’Alfieri, « Avanti ! », 5 décembre 1918, dans Letteratura
e vita nazionale, Turin, 1950, p. 337 ; E. Bellingeri a replacé les Cronache teatrali dans le
contexte de l’œuvre de Gramsci : Dall’intellettuale al politico. Le « Cronache teatrali » di Gramsci,
Bari, 1975.
41. D. Tumiati, Garibaldi. Dramma in quattro atti, Milan, 1917, p. XIII.
42. L’Ordine Nuovo 1, n. 320, 17 novembre 1921, dans Opere complete, III, Turin, 1974, p. 385.
43. Ibid., p. 386-387.
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LA TRAME DE L ’ EXIL . 53

Cependant, même après la guerre, au cours des années trente, Tumiati


continua a être représenté avec un certain succès aux côtés d’auteurs comme
Pirandello, Rosso di San Secondo, Chiarelli, Lopez et Niccodemi 44.

ADIEU À LUGANO

Je terminerai par un dernier exemple, celui des chansons et des chants


politiques et sociaux, qui sont un genre particulièrement difficile à analyser :
on ignore souvent le nom des auteurs des chansons populaires, et il est très
difficile d’en cerner précisément la diffusion et la réception 45. Je me limiterai
donc à deux considérations qui me paraissent pertinentes en fonction du sujet
qui nous occupe ici : le thème de l’exil – décliné comme une lamentation de
l’exilé loin de sa patrie – est apparemment présent de manière récurrente, et
d’autant plus significative que l’on a pu noter que « l’effort de donner vie à un
corpus de chants patriotiques entre 1848 et la Grande Guerre se révéla assu-
rément modeste, et de toute façon souvent ‘‘artificiel’’ » ; il dut, en effet, subir
« l’hégémonie exercée alternativement par les airs du mélodrame alors domi-
nant et par les thèmes plus légers de la chanson populaire, eux-mêmes conta-
minés par ce dernier, et assumer l’héritage des musiques et des textes des
traditions folkloriques régionales 46 ». Il nous semble pourtant que la poésie et
la chanson populaire témoignent d’une familiarité des classes subalternes avec
l’histoire du Risorgimento, et aident donc à mieux comprendre comment
celles-ci le perçurent et l’évaluèrent : un aspect qu’il serait certainement très
utile d’approfondir.
Un autre élément sur lequel il me paraı̂t intéressant d’attirer l’attention est
le glissement de la référence aux « frères » en fonction de la thématique de
l’exil dans les « chants sociaux » aux connotations politiques précises, comme
ceux des anarchistes. Dans ces chants, la référence à la fraternité manque tout
à fait, ou bien renvoie à l’appartenance de classe ou idéologico-politique.
C’est le cas par exemple des chants anarchistes de Pietro Gori (1865-1911),
Addio a Lugano et Stornelli dell’esilio : dans le premier, les anarchistes quittent
leur « patrie » et avec elle les « compagnons » et les « amis » qui y restent ; dans le
second, la référence à la fraternité présente une connotation politique précise :
« Partout où un exploité se rebelle, nous trouverons des troupes de frères. »

44. E. Scarpellini, Organizzazione teatrale e politica del teatro nell’Italia fascista, Milan, 2004,
p. 248 et suiv.
45. Cf. R. Calisi et F. Rocchi (dir.), La poesia popolare nel Risorgimento italiano, Rome-Milan-
Naples, 1961 ; L. Mercuri et C. Tuzzi, Canti politici italiani 1793-1945, I, Rome, 1963 ;
R. Leydi, Canti sociali italiani, I, Milan, 1963.
46. E. Franzina, Inni e Canzoni, dans M. Isnenghi (dir.), I luoghi della memoria. Simboli miti
dell’Italia unita, Rome-Bari, 1996, p. 117-162, ici p. 127-128.
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54 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

CONCLUSIONS

Il n’est pas toujours facile d’évaluer l’écho réel rencontré par les textes et les
formes de spectacle évoqués dans ces pages. Les livres de lecture présentent
des limites précises : au milieu du XIXe siècle, compte tenu du niveau d’al-
phabétisation, les ouvrages pour l’enfance et l’adolescence avaient un
public très limité, qui s’accrut à peine à l’époque libérale. Le théâtre
« patriotique », en perte de vitesse au début du siècle suivant, connut un
renouveau en 1911 et au cours de la Grande Guerre, au point d’atteindre
de vastes couches de la population 47. Il est plus difficile de cerner le degré
de diffusion et de réception du cinéma, mais on peut, en se fondant sur des
cas spécifiques, progresser dans cette direction. Ainsi, à Rome, qui est avec
Turin la ville dans laquelle le cinéma s’est affirmé le plus tôt, nous savons
que l’administration capitoline dirigée par le maire Nathan, parmi de nom-
breuses activités destinées aux écoles, ne négligea pas l’utilisation du
cinéma, et délibéra de l’acquisition de projecteurs pour les écoles 48. Mais
c’est surtout au travers des « educatori » et des « ricreatori » que le cinémato-
graphe s’affirma, parmi d’autres activités parascolaires proposées aux
enfants et aux jeunes de 6 à 16 ans. Son promoteur fut Domenico Orano,
conseiller communal et président du Ricreatorio Roma, dans le quartier
populaire du Testaccio, qui organisa des projections éducatives au
cinéma-théâtre inauguré sur la Piazza Testaccio en 1908 49. Le Cinémato-
graphe vint ainsi rejoindre d’autres institutions culturelles du quartier,
comme la Bibliothèque populaire, fondée en 1906, et la Salle des conféren-
ces populaires, et devint un point de rencontre pour tout le quartier : l’en-
quête sur les pratiques populaires menée par Orano révèle que presque tous
les habitants du quartier avaient l’habitude d’aller au cinéma une fois par
semaine 50. Il écrit :
Les yeux et la bouche ouverts, ce public suit, fixement, avec une anxiété
croissante, prêt à condamner l’abomination par des hurlements frénétiques, ou
à applaudir à tout rompre le spectacle [...]. Le cas d’un homme du peuple
républicain du Testaccio est typique à cet égard : assistant à la représentation
de la mort de Marat, et voyant l’héroı̈ne de la vieille France, Charlotte Corday,
frapper le citoyen dans son bain, il se leva en brandissant un bâton, comme s’il
voulait la frapper et l’empêcher de tuer le tribun. Et l’on peut aussi citer le cas de
ces deux vachers qui ne réussirent pas à retenir leurs larmes au spectacle des
Carbonari de 1821 51.

47. Je me permets de renvoyer à T. Bertilotti, Un dramma « concepito come un romanzo d’appen-


dice ». Traduzioni del Risorgimento sulle scene della Grande guerra, dans Memoria e ricerca, 29,
2008, p. 101-121.
48. En 1908, l’école élémentaire « Regina Margherita » fut autorisée à acquérir un projecteur
« pour projections fixes et animées » : Archivio storico Capitolino, Atti del Consiglio Com-
unale, 14 avril 1908.
49. S. Lunadei, Testaccio : un quartiere popolare. Le donne, gli uomini e lo spazio della periferia
romana (1870-1917), Milan, 1992, p. 49.
50. D. Orano, Come vive il popolo a Roma. Saggio demografico sul quartiere Testaccio, Pescara,
1912.
51. D. Orano, Il cinematografo e l’educazione, dans Rivista pedagogica, 2, X, juillet 1909, p. 956-
961, ici p. 959.
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LA TRAME DE L ’ EXIL . 55

Ces quelques notes sur l’exploitation du cinéma permettent d’entrevoir


l’importance de ce média dans la diffusion de l’histoire nationale auprès des
couches populaires en milieu urbain, et cette donnée, ainsi que celle relative
aux chants issus des classes subalternes de la ville et, surtout, des campagnes,
invitent à faire porter l’attention sur les producteurs et les référents du discours
national-patriotique, jusqu’à présent négligés par l’historiographie. En outre,
les exemples présentés ici, pour limités qu’ils soient, témoignent d’un mouve-
ment de circulation entre culture « haute » et culture « basse » qui témoigne de
l’ampleur de la diffusion des thèmes nationaux-patriotiques, et dont l’étude
mérite d’être ultérieurement approfondie.
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AGOSTINO BISTARELLI

Somnambulisme politique
ou école de formation ?
L’exil dans l’itinéraire du Risorgimento

Durant les incessantes avancées et retraites qui nous menaient d’Aragon en


Castille, en Catalogne ou en Valence, j’allais ressassant la grande question ita-
lienne, et je pénétrais souvent si profondément dans ces méditations qu’il m’ar-
rivait parfois d’avancer seul, d’oublier mon régiment et de me perdre dans une
sorte de somnambulisme politique. Mon frère Giovanni, Cialdini, Fanti, Ribotti,
Cucchiari riaient beaucoup de ces inattentions et les attribuaient à des amours
malheureux. Quoi qu’il en soit, quand je retournai à Turin, je me trouvai en
possession d’un important capital de pensées, de systèmes et d’élucubrations
politiques sur les conditions italiennes 1.
Cette citation de Giacomo Durando, non contente de nous aider à délimi-
ter le thème de l’étude, nous indique en outre les noms de certains protago-
nistes de cet itinéraire. Le présent travail voudrait mettre en évidence quelle
vision de l’Italie est produite par l’intersection de trois circuits produisant
chacun des expériences et des représentations : le circuit de l’exil, celui de la
sphère militaire et celui de la dimension familiale. J’analyserai ici la production
écrite de certaines figures clés pour mettre en évidence quand et comment
l’exil a produit une mutation de leurs conceptions politiques ou de leurs
engagements professionnels, en assumant comme focale la relation entre le
citoyen et les armes, qui se décline dans de nombreux cas dans le rapport
entre formation régulière et volontariat, avec la conviction qu’elle a une retom-
bée directe sur l’idée de nation.
Il me semble opportun d’expliciter certaines références interprétatives qui
encadrent cette conviction. Foucault a mis en évidence, pour la sphère mili-
taire, la possibilité de reconstruire deux séries : « S’il y a une série politique-
guerre qui passe par la stratégie, il y a une série armée-politique qui passe par
la tactique. » De cette façon est introduite une distinction entre stratégie et
tactique différente de celle normalement admise par la polémologie : la pre-
mière « permet de comprendre la guerre comme une manière de mener la
politique entre les États » alors que la seconde « permet de comprendre
l’armée comme un principe pour maintenir l’absence de guerre dans la

1. Voir les souvenirs de l’exilé contenus dans A. Brofferio, Giacomo Durando, Turin, 1862,
p. 44.
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58 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

société civile ». Et dans ce sens le théoricien français rapprochait dans une


commune modernité éducation et guerre, à travers la façon dont est utilisée
la discipline tant dans l’institution scolaire que dans l’institution militaire.
La tactique, art de construire, avec les corps localisés, les activités codées et
les aptitudes formées, des appareils où le produit des forces diverses se trouve
majoré par leur combinaison calculée est sans doute la forme la plus élevée de la
pratique disciplinaire. Dans ce savoir, les théoriciens du XVIIIe siècle voyaient le
fondement général de toute la pratique militaire, depuis le contrôle et l’exer-
cice des corps individuels, jusqu’à l’utilisation des forces spécifiques aux
multiplicités les plus complexes 2.
L’autre référence interprétative concerne le volontariat dans son rapport
avec l’histoire italienne, et est indiquée par Gramsci dans une optique non
hagiographique :
Il convient de signaler que le volontariat, tout en tenant compte de son mérite
historique qui ne doit pas être minoré, n’a été qu’un succédané de l’intervention
populaire, et est dans ce sens une solution de compromis passée avec la passivité
des grandes masses. Les notions de volontariat et de passivité sont liées plus que
ce qu’on croit habituellement. La solution passée avec le volontariat est une
solution d’autorité, légitimée « formellement », par le consensus de ceux qu’on
appelle les « meilleurs ». Mais pour construire une histoire durable, les « meil-
leurs » ne suffisent pas, il faut y impliquer les plus vastes et nombreuses énergies
nationales-populaires 3.
Revenons aux protagonistes de notre itinéraire, parmi lesquels il est pos-
sible de distinguer plusieurs générations, qui se différencient non pas tant par
leur âge que par leur participation à diverses expériences patriotiques. Santorre
Santa Rosa (1783), Guglielmo Pepe (1783), Giacinto Collegno (1793), Carlo
Bianco (1795), Giuseppe Avezzana (1797), Saverio Griffini (1802), Giuseppe
Budini (1804) appartiennent à la génération qui a marqué et qui a été marquée
par les soulèvements de 1821. La deuxième génération correspond aux soulè-
vements de la décennie suivante : Giuseppe Mazzini (1805), Domenico Cuc-
chiari (1806), Manfredo Fanti (1806), Giacomo Durando (1807), Giuseppe
Garibaldi (1807), Ignazio Ribotti (1809), Enrico Cialdini (1811). Carlo Pisa-
cane (1818) et Carlo De Cristoforis (1824) appartiennent quant à eux à la
dernière génération, marquée par la révolution de 1848. Cette liste peut être
bien sûr enrichie par d’autres noms, mais elle me semble malgré tout utile pour
circonscrire les textes qui suivent, anthologie de l’enchevêtrement auquel je
faisais allusion en commençant.
Voici pour vous un remède puissant et efficace, fruit d’une inlassable pensée,
d’une profonde méditation et d’une longue expérience, dont l’effet sera sans
aucun doute infaillible, si vous l’avalez avec une ferme résolution ; mais pour le
digérer, une volonté de fer et un estomac puissant sont exigés 4.

2. M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, 1975, p. 169-170.


3. A. Gramsci, Caratteri popolareschi del Risorgimento. Volontari e intervento popolare, dans Qua-
derni del carcere, Turin, II, cahier 9 (§ XIV), 1975, p. 1160, dans lequel Gramsci réfléchit à
partir d’un article de Balbo qui soutenait le rôle du volontariat de la jeunesse dans la création
de l’histoire italienne.
4. Dédicace « aux Italiens », contenue dans C. Bianco, Della guerra nazionale d’insurrezione per
bande, applicata all’Italia, Malte, 1830. Les citations suivantes se trouvent aux pages 13, 17,
22 de l’édition électronique du site http://www.liberliber.it/
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SOMNAMBULISME POLITIQUE OU ÉCOLE DE FORMATION ? . 59

L’œuvre de Carlo Bianco est mue « par la parfaite conscience de la nécessité


dans laquelle se trouve la malheureuse Italie d’un prompt et radical change-
ment de système » et « par la certitude qu’elle possède en elle-même tous les
moyens pour y parvenir de manière victorieuse ». Bianco en a la ferme convic-
tion sur la base des « préceptes que me dictent mon expérience » et c’est la
raison pour laquelle il entend réfléchir sur « ce que dans de nombreux livres,
dans les conversations avec des chefs de file qui se révélèrent lumineux dans les
guerres de bandes, et dans les contacts familiers avec des hommes d’État d’une
grande valeur a pu m’apparaı̂tre avantageux à l’élaboration de mon système ».
Son objectif est clairement explicité : « Un bref mais important manuel de
régénération italienne. » Nous nous arrêtons sur ce texte car il est un point
de référence de la littérature démocratique sur ce thème et parce qu’il nous
aide à mettre en évidence les principales questions qui traversent tout le par-
cours du Risorgimento et sur lequel se développera le débat théorique et
politique. Le premier thème abordé concerne le recrutement.
Non moins funeste ni moins insupportable, parmi les restantes institutions
napoléoniennes, doit être comptée très certainement la conscription ; le principe
selon lequel chaque citoyen naı̂t, à part égale, soldat de sa patrie est certainement
très juste et répond entièrement aux canons républicains ; mais si cette excellente
institution pour un gouvernement libre vient à être transposée dans un gouver-
nement absolu, il en émerge alors des conséquences très différentes, lesquelles au
lieu d’être bénéfique à l’État, se révèlent très pernicieuses ; dans un gouverne-
ment républicain, chaque citoyen ayant une part active dans l’exercice de la
souveraineté voit bien qu’il lui appartient de se tenir continuellement prêt à
défendre l’État d’une âme résolue, tant pour remplir son devoir que pour son
propre avantage, et ce quelle que soit sa situation privée ou publique ; mais
comment peut-on supporter avec patience de voir une loi d’essence républicaine
transposée dans un système aussi radicalement différent que le gouvernement
absolu et appliqué de manière si sévère !
Après avoir tenté de réfuter les accusations concernant l’incapacité militaire
des Italiens impliqués dans les combats contre les Autrichiens en 1821 (« Ces
malheureux qui après les funestes défaites de Rieti et de Novare durent sup-
porter l’injuste reproche de lâcheté, alors que tous les maux provenaient du
mauvais commandement et des jalousies réciproques des dirigeants, ne prou-
vèrent-ils pas, tant en Espagne qu’en Grèce, lors d’épisodes merveilleux d’une
valeur extraordinaire, qu’ils ne méritaient pas cette infâme accusation »),
Bianco propose son jugement sur la masse des patriotes :
Et des centaines et centaines d’autres que nous n’en finirions pas si nous
voulions les énumérer tous ? Ils ne pourront certes pas être accusés de lâcheté,
comme non plus ceux de leurs collègues dont nous ne savons pas si nous devons
dire qu’ils eurent la bonne ou mauvaise fortune de ne pas mourir alors qu’ils se
battirent avec courage ! Ils ne sont certes pas des lâches ces milliers de valeureux,
traı̂nant dans la misère et dans toutes sortes d’amertumes, eux qui consacrèrent
leur vie à la patrie et qui seraient encore contents de se sacrifier pour son
progrès ! Il apparaı̂t donc de manière évidente qu’il ne manque pas d’Italiens
dotés d’âme, d’esprit et de capacité guerrière, mais que cette dernière se trouve
laissée à l’abandon par l’ignoble esclavage qui les opprime, comme paralysée
d’engourdissement.
Fort de son expérience, complétée par d’évidentes références théoriques
(Wilkes, Locke, Raynald), il élabore ainsi la stratégie de la révolution comme
droit des peuples opprimés :
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60 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

Un peuple qui se lève contre ses oppresseurs en rompant les chaı̂nes qui le
rendaient esclave du despotisme pour remettre son sort au jugement des armes
est contraint à exterminer ses tyrans, à en anéantir la race et la descendance, et à
transformer radicalement la forme du gouvernement dont il a été victime durant
des siècles : s’il n’osait faire cela entièrement, il serait tôt ou tard puni de n’avoir
été courageux qu’à moitié et le joug retomberait avec une vigueur et un poids
majeurs sur sa tête et la feinte modération de ses tyrans ne serait qu’un nouveau
piège qui viendrait à le leurrer et qui l’enchaı̂nerait pour toujours : cette vérité
nous a été largement démontrée ces dernières années à Naples, au Piémont, en
Espagne, au Portugal ; elle a persuadé tous les Italiens qu’ils ne pourront jamais
espérer avoir le moindre bonheur tant qu’ils ne se révolteront pas et qu’ils ne
détruiront pas jusqu’au dernier tous les tyrans qui foulent aux pieds l’Italie, qu’ils
soient indigènes ou étrangers ; qu’ils n’ont besoin d’aucune aide étrangère pour
devenir heureux et qu’ils ne doivent pas craindre d’éventuelles armées ennemies
qui seraient disposées à envahir notre territoire, même si le nombre de leurs
hommes devait s’élever à un million, pour peu qu’ils se décident à mettre en
pratique avec une ferme volonté les préceptes que nous avons minutieusement
exposés dans ce traité et dont nous avons prouvé le bien-fondé avec force d’ar-
guments et d’exemples historiques ; duquel il ressort qu’ils pourront se libérer
par eux-mêmes et grâce à leurs propres forces de ce fétide cloaque dans lequel ils
sont en train d’étouffer, et qu’ils permettront à leur patrie d’occuper cette bril-
lante position au milieu des États européens pour laquelle la nature l’a si favora-
blement prédestinée.
Je me suis arrêté avec quelque insistance sur l’œuvre de Bianco car elle est
reprise par la suite par Budini, par Mazzini et par d’autres figures du mouve-
ment démocratique, notamment du fait de son caractère opérant : « On
demande continuellement ce qu’est le phénix d’Arabie ; il s’agit de l’Italie,
qui renaı̂t toujours de ses cendres ! Oui ! et il est donné également aujourd’hui
à ce phénix de se régénérer, en arrachant le mal à la racine. » De la même
manière, le protagoniste méridional de la première étape que nous avons mise
en évidence en commençant, Guglielmo Pepe, élabore la vision du lien existant
entre militarisation et indépendance :
Plus le canon et les autres armes de jet ont compliqué l’art des combats, plus
l’instruction pratique et théorique a eu d’importance dans la victoire, et plus la
part aveugle du hasard a diminué dans le sort des batailles. Les causes simples et
limpides pour lesquelles les gouvernements actuels ne peuvent compter sur
l’infaillibilité de leurs forces défensives et pour lesquelles des nations populeuses
se trouvent plus ou moins directement exposées à l’ambition d’un capitaine
habile ou d’un prince puissant sont que partout la discipline a pour unique
ressort la crainte ; que partout on n’appelle sous les drapeaux que la population
jeune et privée d’instruction militaire ; que partout le sort de la guerre est confié
non à l’ensemble des citoyens, mais à une étroite partie d’entre eux, et pour
lesquels le patriotisme est considéré comme un crime. Là où chaque citoyen
trouve dans la félicité générale son bonheur particulier ; là où le refus de concou-
rir à la défense commune est considéré comme une lâcheté publique, là où le
législateur considère l’éducation militaire de tous les citoyens comme le rempart
de l’indépendance du pays, là seulement il y a une nation invincible. Il faut
comprendre que, pour arriver à cette gloire, il est nécessaire que le peuple soit
en possession d’institutions complètement libérales 5.

5. G. Pepe, L’Italia Militare e la guerra di sollevazione, Venise, 1849 (édition originale Paris,
1835), p. 10.
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SOMNAMBULISME POLITIQUE OU ÉCOLE DE FORMATION ? . 61

Venons-en à la génération suivante dans laquelle se trouvent certains des


personnages de la citation initiale et surtout les pôles du débat qui marquera le
moment de l’unification et qui verra décliner dans le parcours du Risorgimento
l’option militaire de la sphère démocratique. Commençons par les aventures
de Domenico Cucchiari (auxquelles feront suite celles de Cialdini, Ribotti et
de Manfredo Fanti) qui résume dans sa personne les positions qui finiront par
l’emporter. Cucchiari, qui est né à Carrare, avait participé à l’insurrection de
1831 contre le gouvernement du duc François IV d’Este. Dénoncé par un
espion, condamné à mort par contumace, il fut contraint à l’exil où il rejoignit
précisément le groupe de Durando en Espagne et au Portugal. Appelé par
Mazzini, il rentra à Milan en 1848. Ayant rejoint ensuite l’armée savoyarde,
il participa à la bataille de San Martino et se hissa jusqu’au grade de général.
Nous ne disposons d’aucun texte du à sa plume mais nous avons évoqué son
parcours car Fanti y fera allusion, ainsi qu’à celui de Cialdini, pour légitimer
ses propres conceptions pratiques et théoriques. Voyons donc le trajet de
Cialdini. Enrico, étudiant en médecine, appartient à une famille de Modène
entièrement compromise dans l’activisme libéral et contrainte de ce fait à
quitter la ville après 1831 ; son père Giuseppe se rend à Bologne, alors
qu’avec son oncle Franceso et son cousin Rinaldo Belloli il rejoint Paris.
Enrico gagne ensuite l’Espagne, où il combat avec son frère cadet Guido
qui, devenu invalide de guerre, obtiendra le titre de consul à Valence. Grâce
à certaines lettres, nous pouvons reconstruire sa période parisienne qui est
particulièrement intéressante pour étudier la dimension familiale de la sphère
de l’exil.
Paris, 25 novembre 1831 : Mon très cher père, c’est pour moi une récom-
pense extraordinaire et inexprimable que de recevoir un de vos courriers ; quelle
est douce l’émotion qui remplit le cœur à la vue de caractères si chers et si
connus ; et quel baume sont les phrases de l’amour pour une âme en peine ; la
vertu d’une lettre est magique : elle élimine la distance qui sépare les êtres et leur
donne l’illusion de se parler à proximité. Mais notre présente condition est-elle si
difficile pour nous pousser à être réciproquement avare d’un si doux et unique
réconfort ? Oh ! oui, Hélas ; et cette triste vérité me fait un tel effet qu’aujourd’hui
encore je prie Rinaldo de me laisser un peu de place et je me restreins à n’écrire
que dans le maigre espace qui m’est consenti, afin d’économiser le prix d’une
autre lettre. C’est un grand sacrifice pour moi qui aimerait vous écrire non sur
une moitié de feuille, mais sur plusieurs, tant est grande la peine que j’éprouve
lorsque j’abandonne la plume que pour vous j’empoigne. [...] Vous m’écrivez
dans vos quelques lignes jointes à celles de Monsieur mon oncle de ne pas
exposer ma vie ni dans le présent ni dans le futur. Je pourrais vous répondre
oui et en rester là. Mais vous ne méritez pas les mensonges, et je ne vous en dirai
pas, d’autant plus que j’estime ces phrases et celles similaires qui vous sont
dictées par votre cœur mais que votre raison ne peut manquer de désapprouver.
Et quoi ? À chaque événement devrais-je me cacher dans un cellier et voir mes
amis et mes frères courir au milieu des dangers de la liberté ? Et devrais-je les
suivre de loin et en lieu sûr, pour ensuite cueillir le fruit d’efforts et de gloires
auxquels je n’aurais pas participé ? Devrais-je continuellement désirer une heu-
reuse issue à notre cause sacrée sans jamais oser y coopérer ? Seul le désir me sera
concédé, et jamais l’action ? Seules les paroles et jamais les faits ? Seul le rôle de
l’aspirant et jamais celui du lauréat ? Et si jamais je venais à succomber, un fils
mort, mais en Italien, ne vous ferait-il pas plus d’honneur qu’un fils vivant, mais
vil ? Vous avez réfléchi constamment à toutes ces choses, et seul un élan du cœur
a pu vous arracher ces phrases que vous ne manquerez pas de réprouver à tête
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62 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

froide. Gare à l’Italie si tous les pères prêchaient les mêmes choses et étaient
exaucés. Non, je rougirais de fouler à nouveau le sol natal si je n’avais pas la
conscience de le mériter.
Cialdini revient sur le même thème quelques jours après, dans une autre
lettre dont je reproduis certains passages précisément parce qu’il me semble
très intéressant de comparer la sensibilité qui les caractérise dans ce moment
initial de son expérience patriotique avec celle de la période ultérieure.
Paris, 29 novembre 1831. [...] Pour vous rassurer à présent et pour toujours,
je vous garantis que si une insurrection venait à éclater ici, j’attendrai toujours le
conseil de personnes qualifiées et je ne risquerai pas sans fondement d’échanger
ma pension contre quelques mois sous les verrous. Mais si jamais les choses
venaient à prendre un bon pli, il me semble que la cause de la liberté est
universelle, et que tout homme est obligé de servir avec dévotion cette sainte
cause dans n’importe quel point du globe il viendrait à se trouver. Seuls des
restes des temps barbares peuvent mettre sur des milliers de lèvres des phrases
emplies de préjugés telles que « en tant qu’Italien, nous n’avons pas à nous en
mêler, cela n’est pas notre cause, laissons faire à qui de droit, nous ne devons pas
nous mêler des affaires des autres ». Ces préjugés sont stupides pour ne pas dire
égoı̈stes car si le malheur venait à vous tomber dessus sur la route, personne
selon votre doctrine ne devrait vous assister, personne ne devrait vous défendre
contre un agresseur etc. etc. Si en plus il s’agissait de marcher pour l’Italie, nom
de Dieu, mais qui aurait le courage de rester le cul bien au chaud ? Qui oserait
être assez porc pour se comporter ainsi ? Certainement pas moi, et vous-même
ne pourriez jamais me le conseiller ; en conséquence de quoi je suis amené à
croire que votre lettre n’avait d’autre but que de me mettre en garde quant à mon
tempérament afin que je ne m’engage point à commettre d’inutiles et peut-être
nuisibles imprudences : en me recommandant donc de ne pas m’exposer sans la
certitude d’un profit réel dans des aventures aux couleurs floues, vous m’auto-
risez, j’espère, à me dédier entièrement à ces moments, à ces dangers que l’inté-
rêt, l’honneur, en somme le bien de la cause sacrée poussera à répéter : Ed hoc
sufficiat pro praesenti lectione.
Ces phrases laissent transparaı̂tre de manière évidente une approche
typique de ce que nous pouvons définir comme un militantisme de l’interna-
tionale libérale et qui se concrétise dans des choix de vie bien précis. Cialdini
abandonne ses études de médecine pour aller combattre : en mars 1833, il
s’enrôle comme grenadier au service de la reine du Portugal et ses qualités
lui permettent de gravir rapidement les échelons. Promu sergent après peu de
mois, il est nommé sous-lieutenant au mois de septembre 1834. Il part ensuite,
avec le groupe que nous avons cité, combattre les carlistes en Espagne en 1836
et poursuit de là sa carrière : nommé capitaine en 1837, il est ensuite promu,
pour faits d’arme remarquables, second commandant. En 1839 il entre dans
l’armée régulière espagnole (Enrico avait une femme et une mère espagnoles)
où il parvient au grade de colonel. Rentré en Italie en 1848, il combat avec un
des Durando au sein des troupes pontificales lors de la bataille de Monte
Berico (Vicence) au cours de laquelle il est blessé. Au terme de la première
guerre d’Indépendance, il intègre l’armée piémontaise dont il devient d’abord
colonel, puis général au cours de la guerre de Crimée. Durant la deuxième
guerre d’Indépendance, il participe à la bataille de Palestro et au siège d’An-
cône. Grâce à la victoire de Castelfidardo, il est promu général des armées (le
6 octobre 1860). Il dirige en cette qualité les opérations du siège de Gaète qui
lui valent le titre de duc de Gaète. Nous arrêtons ici l’analyse de sa carrière
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SOMNAMBULISME POLITIQUE OU ÉCOLE DE FORMATION ? . 63

militaire pour nous concentrer à présent sur le rôle qu’il assuma au mois
d’août 1861 quand il fut envoyé à Naples comme lieutenant général dans
l’ex-royaume des Deux-Siciles et d’où il prononça une phrase célèbre que
nous voulons précisément comparer avec ses lettres de 1831 : « Ici, c’est
l’Afrique ! Ce n’est pas l’Italie ! À côté de ces bouseux, les Bédouins sont du
petit-lait 6. » Son action dans la répression des rebelles et du brigandage dans le
sud de l’Italie est très ferme, tout comme est très accentuée son opposition
avec Garibaldi, tant au niveau politique au sein de l’arène parlementaire, avec
des accusations de « pronunciamento » qui firent frôler un duel entre les deux
hommes, qu’au niveau militaire : c’est en effet Cialdini qui supervisera les
opérations qui amèneront à l’arrestation de Garibaldi à l’Aspomonte 7. Le
problème que je voudrais résoudre est d’expliquer ce radical changement
dans les prises de positions de Cialdini. Au-delà des habituelles raisons de
génération (l’écart qui sépare la jeunesse de l’âge adulte allant de pair avec
l’opposition instinct-raison), je pense que l’expérience vécue durant l’exil joue
précisément un grand rôle, en lien avec la connaissance directe des guerres
civiles ibériques qui d’une certaine façon oriente son jugement et son com-
portement. La même remarque est également valable selon moi pour Man-
fredo Fanti, autre rival de Garibaldi et appartenant, comme Cialdini, au camp
des vainqueurs du Risorgimento. Entré jeune dans le corps des pionniers de
l’armée du duc de Modène, il obtint en 1830 un diplôme d’ingénieur qui lui
permit d’être promu officier du Génie. En 1831 il fit partie des membres du
gouvernement insurrectionnel qui avait pris le pouvoir après la fuite du duc et
l’arrestation de Ciro Menotti. Durant cette période il participa en première
ligne aux opérations militaires lors du combat de Rimini du 25 mars.
Condamné à mort suite à l’échec de la tentative révolutionnaire, il s’exila en
France d’où il poursuivit sa carrière militaire. Après un second échec subi lors
de sa participation à l’expédition de Savoie de 1834 lancée par Mazzini, il
passa en Espagne et s’enrôla comme volontaire dans l’armée de Marie-Chris-
tine qui était engagée dans la lutte contre les carlistes. Ses faits d’armes lui
valurent diverses promotions : lieutenant, puis capitaine et enfin commandant.
Il rejoignit l’armée régulière espagnole en 1839 et fut promu au grade de
colonel de cavalerie en 1847, en assumant les fonctions de chef d’état-major
du commandement général de Madrid. À l’instar de Cialdini, il épousa une
Espagnole, revint en Italie en 1848 et combattit dans la zone de Vicence. Au
mois de novembre 1848, on le retrouve à la tête d’une brigade composée de
volontaires lombards ; il assume également par la suite des charges institution-
nelles et politiques. L’année 1849 constitue un tournant pour Fanti : membre
du conseil consultatif permanent de guerre et député du collège électoral de
Nizza Monferrato (Piémont), il prend après la défaite de Novare la place de
son supérieur hiérarchique, Gerolamo Ramorino, considéré comme respon-
sable de la mauvaise fortune des armes. Fanti fut lui aussi un temps suspecté
de trahison. Même s’il fut blanchi de cette accusation, il du se tenir à l’écart

6. A. Del Boca, Italiani, brava gente : un mito duro a morire, Vicence, 2005, p. 57.
7. G. Marcotti, Il generale Enrico Cialdini duca di Gaeta, Florence, 1892. Cialdini fut également
nommé inspecteur des tirailleurs et directeur de l’école militaire d’Ivrea. En 1869 il assuma la
charge d’ambassadeur spécial en Espagne pour favoriser l’opération qui devait amener
Amédée d’Aoste sur le trône vacant (le 6 novembre 1870 les cortes désignèrent Amédée Ier
d’Espagne comme nouveau roi).
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64 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

pour quelques années. Il revint au premier plan lors la guerre de Crimée


durant laquelle il dirigea une brigade puis durant la seconde guerre d’Indé-
pendance où il commanda une division. À la faveur de son expérience passée il
eut en charge après l’armistice de Villafranca la réorganisation des nouvelles
divisions formées par la Ligue de l’Italie centrale et son efficacité dans cette
fonction lui permit d’obtenir le poste qui intéresse le plus directement notre
propos, à savoir le ministère de la Guerre et de la Marine que Cavour lui
proposa au mois de janvier 1860. Après une parenthèse durant laquelle il fut
à la tête d’opérations militaires sur les champs de bataille (bataille de Castelfi-
dardo, conquête de Pérouse, bataille de Mola, siège de Gaète), il revint à la
tête du ministère où il eut à gérer la naissance de l’armée royale italienne 8.
C’est à ce titre qu’il s’opposa à l’intégration d’environ 7 000 officiers de
l’armée méridionale de Garibaldi avec maintient de grade, ce qui le rendit
fort impopulaire. Il est intéressant d’expliciter quelles sont les motivations
qui l’animent dans ce choix en fonction de ce qu’on peut en conclure à
partir de son discours du 18 avril 1861 à la Chambre des députés 9. Voyons
quelle est sa position vis-à-vis des volontaires : il proclame le principe selon
lequel « si la patrie doit être reconnaissante et récompenser à sa juste mesure ce
millier de jeunes gens qui a su montrer son ardeur et sa générosité en appor-
tant une main-forte aux nobles et patriotiques insurrections, il est également
légitime et politiquement opportun de ne pas porter atteinte aux intérêts
supérieurs de l’État ». En conséquence de quoi il repousse le projet proposé
par Garibaldi qui visait à la création de cinq divisions composées de volontaires
et à l’incorporation des officiers par assimilation des grades. Fanti explicite ses
motivations en distinguant entre les différents niveaux hiérarchiques. Vis-à-vis
des simples soldats, il affirme :
Chacun sait combien le volontaire est un être rétif à toute règle le soumettant
au quartier, à la place d’arme, à la discipline et à toute chose qui puisse contrarier
ses désirs. Ses actes sont mus par la passion d’un objectif qui, s’il n’est pas
immédiatement atteint, lui rend insupportable tout retard et toute privation.

En ce qui concerne les officiers, il dénonce ce qui lui apparaı̂t comme des
abus :
Leur nombre et leurs incroyables avancements de carrière étaient à ce point
hors de comparaison au regard des canons admis dans l’Europe d’aujourd’hui
que les intégrer sans autre forme de procès dans la grande famille militaire aurait
été, laissez-moi le dire Messieurs, comme vouloir prononcer sur-le-champ la
dissolution de l’armée nationale.

Pour donner plus de poids à son argumentation, il donne en exemple le


parcours de certains exilés que nous avons déjà cités et qui s’étaient enrôlés
comme lui dans la péninsule Ibérique : Cialdini, Cucchiari (enrôlés comme
simples soldats) et Ribotti (enrôlé comme sous-lieutenant) qui

8. Telle est la dénomination contenue dans la note 76 du 4 mai 1861 signée par le ministre de la
Guerre. Fanti démissionna du ministère après la mort de Cavour pour assumer le comman-
dement du VIIe corps d’armée. Atteint d’une grave maladie, il quitta le service actif en 1863
et mourut deux ans plus tard à Florence.
9. Discorso pronunziato dal generale Manfredo Fanti ministro della guerra nella tornata del 18 aprile
1861 alla camera dei deputati nella discussione sulle interpellanze relativamente all’Esercito meridio-
nale, Turin, 1861. Les citations se trouvent respectivement aux pages 4, 5, 6 et 8.
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SOMNAMBULISME POLITIQUE OU ÉCOLE DE FORMATION ? . 65

ne parvinrent qu’après trois années de guerre au rang de sous-lieutenant pour


les deux premiers et à celui de lieutenant pour le troisième. Une fois passés en
Espagne, ils n’atteignirent le grade de lieutenant-colonel qu’après six ans de
nouveaux combats. Rentrés en Italie en 1848, Cialdini et Cucchiari durent
encore participer à deux campagnes militaires et servir durant sept ans dans les
armées avant d’atteindre le grade de général.
Si l’exemple de Giacomo Durando était également mis en relief dans ce
discours, il est frappant de constater que la dernière phrase ne fasse plus
référence à Ribotti 10 et surtout que Fanti ne fasse aucune mention de son
propre parcours en Espagne qui contredirait son argumentation, en donnant à
voir l’exemple d’une carrière fulgurante due non pas à une formation militaire
au sein des institutions militaires mais uniquement à la valeur qu’il avait
manifestée durant les combats.
Mais il y a plus, Messieurs : s’il était possible de rejoindre en peu de mois les
grades les plus éminents de la hiérarchie militaire, à quoi serviraient alors les
académies, les institutions militaires, les lois sur les conditions d’avancement et
sur l’aptitude au service ? Pourquoi dès lors sacrifier nos enfants à de longues
études, à une rigoureuse discipline, à des privations, à des dépenses ?
Le renvoi à l’interprétation foucaldienne de la disciplination me semble
évident ; il met en lumière l’aspect idéologique de ces prises de position
puisque dans la réalité un homme tel que Cialdini, que nous pouvons définir
comme un volontaire et un autodidacte, se voit confier la direction d’une école
de guerre. Le pôle opposé à la conception défendue par Fanti concernant la
sphère militaire et ses rapports avec la sphère civile est incarné par la vision et
surtout par la pratique de Garibaldi. La valeur du volontariat apparaı̂t avec
toute son évidence jusque dans sa production littéraire.
Tel était Cantoni, le fils préféré des Romagnes, Cantoni le volontaire et non
pas le soldat ; servant l’Italie, et rien que l’Italie ou la cause des peuples oppri-
més, servant la nation italienne et non pas ses gouvernants, tous plus ou moins
tyrans, tous plus ou moins prostitués à l’étranger. Une fois la guerre terminée,
Cantoni retournait aux joies de son champ, petit certes, mais suffisant pour
garantir son existence, parce qu’il le cultivait avec une activité débordante et
parce qu’il se contentait des fruits de sa sueur pour subvenir à ses besoins. « On

10. Bien que le discours mériterait d’être ultérieurement approfondi, il me semble intéressant de
rappelé qur Ribotti a fait preuve d’une différente conception du rôle et de la figure du
volontaire dans sa charge de « commandant militaire général du rempart de Messine »
durant les opérations de 1848. Écrivant au commissaire exécutif, le 24 avril, il soutenait
en effet : « Il n’y a pas d’œuvre plus urgente que de procéder à l’enrôlement des volontaires,
et comme les jeunes de la ville et de toute la contrée se précipitent pour s’engager, deux
bataillons sont déjà formés, et d’autres le seront dans les plus brefs délais. L’ordre et la
subordination règnent à présent dans les escouades de volontaire. Et cet ordre était déjà
présent dans les premiers temps chez ceux qui président aux choses militaires. Plus tard, et
actuellement, cet ordre vint à manquer. J’ai lutté contre les prétentions, contre l’entêtement,
contre l’absence de bon sens et ne m’en suis jamais plains puisque ces sacrifices m’étaient
demandés par la Sicile, et je les ai accomplis avec ardeur. Mais tous mes efforts s’avérèrent
vains, et ce qui est le plus décourageant c’est que je ne trouve plus de moyens pour rétablir
l’ordre et la subordination. Oui Excellence, je le dis avec la plus grande peine, et non sans
honte pour certains, la subordination à laquelle les jeunes volontaires n’ont pas tardé à se
soumettre, cette subordination a été pratiquement oubliée par ceux qui pourtant éduqués à
la discipline militaire ont été les plus réticents à s’y soumettre » (G. Marulli, Documenti storici
riguardanti l’insurrezione calabra : preceduti dalla storia degli avvenimenti de Napoli del 15
maggio, Araldo, 1849).
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66 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

n’est jamais pauvre lorsqu’on se conforme à sa propre condition » ; telle était la


maxime qu’il avait apprise de son honnête père et qu’il n’avait jamais oubliée.
Séduits par la belle et martiale figure de cet Achille italien, les soldats de métier
l’avaient en vain caressé de leurs louanges pour l’attirer dans leur confraternité,
dorée, graisseuse, souple avec les puissants et arrogante avec les opprimés. Il
avait réfuté la convoitise des modernes soldats qui pour satisfaire leurs nombreux
besoins furent obligés de plier la nuque et le genou devant le nouveau et le plus
puissant féodalisme qu’on ait connu et pour lequel l’Europe n’est rien d’autre
qu’un apanage.
Le soldat de métier a sacrifié sur l’autel de son ventre tout sentiment honnête.
L’exemplarité de son héros est ainsi rattachée à un mythe passé mais
également à la situation présente de l’autre côté de l’océan.
La nation américaine a donné dans les derniers temps un superbe exemple de
citoyens-soldats. Une armée formidable de plus d’un million de soldats, après
avoir libérée la patrie, rentre dans son foyer, et les généraux de cette brillante
armée reprennent leurs anciennes professions sans rien exiger en retour avec
pour seule récompense la satisfaction d’avoir accompli leurs devoirs 11.
Naturellement il ne faut pas tenir compte du seul récit, mais il faut au
contraire être également attentif aux faits, et il a été souligné que Garibaldi
maintient une constante dans ses opérations militaires : ses actions sont tou-
jours offensives, rapides et concentrée en un seul point, c’est-à-dire qu’elles
présentent les formes typiques de la guérilla. Dans ce cadre, la guerre populaire
correspond à la mobilisation des masses pour atteindre l’objectif militaire et est
donc comprise comme une méthodologie opposée à la guerre menée par les
armées officielles en ce sens qu’elle va de pair avec la désétatisation du conflit
et la corrélative militarisation de la société 12.

Deux éléments importants ont été relevés en ce qui concerne la période et


le thème que j’étudie ici : le Risorgimento a connu la guerre de bandes mais
non la guerre du peuple (cette dernière « fut théorisée, défendue, supposée,
imaginée, soutenue mais jamais réalisée 13 ») ; Garibaldi tenta de passer de la
première à la deuxième mais en resta au stade de la déclaration d’intention car
il ne réussit pas à dépasser l’armée en tant qu’institution et à donner corps à
une Nation en arme dans laquelle chacun est un soldat et personne n’est un

11. G. Garibaldi, Cantoni il volontario. Romanzo storico, Milan, 1870, p. 11 ; la citation précé-
dente se trouve p. 8. La fin du roman est d’une grande efficacité rhétorique : à Mentana
« Cantoni et Ida, après avoir pris part à tous les glorieux faits d’armes des Volontaires
italiens, moururent à en faire pâlir d’envie ceux qui restaient, levant le poing contre le
soldat étranger et le prêtre. Leur union fut un mariage d’amour qui en vaut bien un autre.
Leur affection, bien que n’ayant pas connu la joie de se concrétiser dans une descendance,
fut ardente du premier au dernier jour. Ils étaient tous deux de fermes républicains, parce
qu’ils étaient convaincus que la République est le gouvernement le plus naturel et le plus
digne des nations ; mais sans prétexter de futiles motifs, ils étaient toujours prêts à accourir
lorsqu’il s’agissait de mener main-forte contre les oppresseurs de l’Italie, en union ou non en
suivant les circonstances avec notre armée. La grande idée de Dante de faire l’Italie meˆme
avec l’aide du diable était leur maxime préférée, et ils lui furent fidèles jusqu’à leur dernier
soupir. »
12. C. Jean, Guerra di popolo e guerra per bande, dans Rivista militare, CIV, 6, 1981, p. 58 et suiv.
13. L. Russi, Retroterra teorico e prassi militare nel condottiero, dans F. Mazzonis (dir.), Garibaldi
condottiero, Milan, 1984, p. 15-22, p. 21 ; la citation suivante se trouve aux pages 21-22.
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SOMNAMBULISME POLITIQUE OU ÉCOLE DE FORMATION ? . 67

militaire de carrie`re. La conclusion de Russi me semble très importante car elle


concerne le moment précis de la genèse de l’Italie unifiée :
À l’origine de notre expérience commune se trouve donc la résolution
manquée d’une question d’apparence technico-militaire mais en réalité politique
et historique qui est la jonction entre gue´rilla et guerre du peuple et entre peuple et
pratique militaire.

De la même manière il me semble important de souligner que Garibaldi ne


fut pas non plus écouté en ce qui concerne la typologie de l’alignement des
troupes pour les manœuvres : alors que ses préférences allaient à la compagnie
pensée comme une unité de masse, les règlements de 1869 et 1872 optèrent
au contraire pour un alignement en ordre resserré. Les motivations du choix
de Garibaldi sont dignes d’intérêt : la compagnie représentait « davantage la
famille, chacun connaissant ses compagnons et devant par-dessus tout désirer
de ne pas être considéré comme un lâche, la chose étant plus facilement
repérable dans la conduite sur le champ de bataille 14 ».
C’est pourquoi j’ai souligné l’antagonisme Fanti/Garibaldi sur la nation en
armes et sur les rapports qu’entretiennent les questions militaires avec la
société italienne dans son ensemble. La vision de Fanti finit par l’emporter
car elle privilégie les intérêts de l’establishment militaire alliés au souverain et
au bloc politique cavourien ; pour ce camp, l’armée est vue comme un « ferme
soutien de la présente organisation sociale », comme l’explicite le colonel Carlo
Corsi dont Mazzonis nous dit qu’il est un éminent idéologue des hautes
sphères militaires 15. Une saison d’antimilitarisme démocratique, héritage de
l’idée de la nation armée, viendra par conséquent s’opposer à cette fonction de
conservatisme social dévolue à l’armée.
Se posent alors pour conclure deux questions, mises en évidence entre
autres par Mazzonis et Russi dans leurs travaux déjà cités. Nous avons déjà
mis en évidence la dénonciation de Russi de la mise à l’écart du peuple de
l’armée. Mazzonis souligne au contraire ce qui semble être un apparent para-
doxe, à savoir le peu d’attention dont les forces politiques font preuve à l’égard
de l’armée. Ce paradoxe s’explique en partie par le rôle joué par le roi. La
formule qui synthétise l’analyse de Mazzonis est celle d’un désintérêt de la
bourgeoisie en tant que classe mais non de chaque bourgeois pris individuel-
lement. On peut se permettre de manifester un désintérêt politique et culturel
à l’égard de l’institution militaire précisément parce qu’on est certain du rôle
« de classe » qu’elle assume.
J’ajouterais aux contradictions mises en avant par Mazzonis la place jouée
par deux expériences liminaires cumulées (la guerre et l’exil) qui rendent
compte des éléments de divergence des discours : l’épisode de 1848 (avec
d’un côté la peur qui commence à poindre quant à l’affirmation future de la
question sociale et de l’autre la désillusion quant à l’issue de l’expérience
révolutionnaire) et la participation aux guerres carlistes qui porte avec elle le

14. G. Garibaldi, Considerazioni ai miei compagni d’armi in presenza del nemico, manuscrit cité par
Furlani, Un inedito di Garibaldi : i « Consigli tattici », dans F. Mazzonis, Garibaldi condottiero...
cité n. 13, p. 23-60, p. 40, auquel je renvoie également pour les réflexions sur le lien du
comportement de Garibaldi en Europe et sur sa conduite dans les affaires américaines.
15. F. Mazzonis, L’esercito italiano al tempo di Garibaldi, dans Id., ibid., p. 187-251, ici p. 189.
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68 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

souvenir des conséquences des guerres civiles et qui bifurque, en fonction des
parcours particuliers de chacun des exilés, soit dans l’exaltation du rôle de la
guerre en bande (comme pour Bianco) soit dans l’exaltation du rôle de l’armée
régulière (comme pour Fanti et Durando).
L’héritage de l’expérience de 1848 se retrouve dans les écrits de Budini 16 et
De Crostoforis 17mais c’est surtout chez Pisacane que se déploient pleinement
les « liens entre des problématiques strictement militaires et celles d’ordre plus
général, politiques et sociales, de la question sociale 18 ». Sa production écrite et
l’impact politique de son discours historique mériteraient une étude à part
mais je voudrais citer ici, pour conclure ce travail, certains brefs passages de
son récit dédié à la période 1848-1849, concernant les espoirs qu’elle avait
suscitée et les causes de son échec 19. L’auteur, dont le travail est centré sur
une analyse critique de l’histoire récente de l’Italie, indique son point de vue
dès l’épigraphie de son ouvrage (« Les révolutions matérielles réussissent dès
lors que leur idée motrice est déjà devenue populaire »). Sans aucun doute,
l’étincelle initiale a été donnée par la Révolution française. Mais en Italie,
l’effort de la bourgeoisie qui voulait représenter la nation a été très particulier :

16. Giuseppe Budini avait adhéré très jeune à une secte de carbonari de Faenza. Il fut arrêté en
juillet 1821 et contraint à errer de villes en villes jusqu’au moment où il ne fut condamné en
1825 à la détention au fort de Civita Castellana. Libéré en 1831, il renoue avec son action
patriotique qui le contraint à s’exiler d’abord en France puis en Angleterre où il fit la connais-
sance de Mazzini et où il apprit le métier de compositeur typographe, activité qu’il exerça
ensuite à Paris dans le circuit de la presse libérale. En 1843 il publie Alcune idee sull’Italia dans
lequel il aborde la question de la guerre de bandes, soutenant l’idée que seule l’adhésion des
masses paysannes est susceptible de garantir le succès des tentatives insurrectionnelles : l’as-
pect social pouvait donner la victoire à la cause de la liberté, par exemple en concédant aux
anciens combattants les terres appartenant aux ordres religieux. Pour Budini, l’initiative mili-
taire devait donc se développer dans le sud de l’Italie afin d’éviter l’intervention de l’Autriche
au départ. Comme tous les exilés que nous évoquons, Budini combattit durant la première
guerre d’Indépendance, comme volontaire aux côtés de Durando. Après la chute de Vicence, il
se rendit à Florence où se trouvaient ses frères, puis revint en Romagne où il fut de nouveau
arrêté. Condamné à vingt ans de prison, il obtint de voir sa peine commuée en une peine d’exil
(Cf. Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 14).
17. Carlo Decristoforis était capitaine d’une compagnie des chasseurs des Alpes puis de la légion
Anglo-Italienne après la défaite de 1848, et également directeur à Londres d’un collège
militaire. En présentant son Che cosa sia la guerra : metodo pratico di studio, il écrivait : « Je
me suis souvent demandé à moi-même pourquoi de tant d’officiers qui sortent des écoles
militaires dans toute l’Europe, personne (personne pour parler vite, tre`s peu pour parler dans la
vérité arithmétique), personne en sortant de l’école ne serait sûr de lui-même si on lui confiait
le commandement d’un peloton où une maison à prendre d’assaut. Cela est très étrange,
disais-je, qu’après tant de fatigue, le jeune officier puisse encore s’entendre dire : un jour de
bataille vaut plus qu’une année d’étude. Et je cherchais en même temps les raisons pour
lesquelles tous les étudiants de mathématiques savent sans hésiter résoudre une équation de
second degré qu’on viendrait à leur présenter et qui équivaut pour eux à leur maison à
prendre d’assaut. J’ai cru un jour avoir résolu la question en pensant : l’officier qui a tout
étudié, ne sait rien faire, parce qu’on ne lui enseigne pas les principes de sa science, comme on
le fait pour le mathématicien. Croyant alors avoir trouvé dans l’étude des principes la vraie
méthode de l’instruction militaire, j’écrivis ce livre. Il ne s’agit donc pas d’un traité (personne
ne peut en faire sans avoir beaucoup vu et réalisé), mais d’une méthode. Il n’est donc par la
planimétrie révélée, mais la boussole pour la révéler » (Londres, septembre 1858).
18. F. Della Peruta, Le teorie militari della democrazia risorgimentale, dans F. Mazzonis, Garibaldi
condottiero... cité n. 14, p. 61-80, p. 76.
19. C. Pisacane, Guerra combattuta in Italia negli anni 1848-49, Gènes, 1851, mais daté Lugano
25 ottobre 1850, Les citations se trouvent aux pages 8, 49, 51, 53, 362.
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SOMNAMBULISME POLITIQUE OU ÉCOLE DE FORMATION ? . 69

De son sein sortirent des philosophes, des conspirateurs, des martyrs. Mais
opprimés par le despotisme, ils n’eurent pas d’espace suffisant pour déployer leur
talent et ne purent être de grands penseurs. Ils furent les partisans de la révolu-
tion de 1789, mais sans verser leur sang, et en proclamant des formules vieilles
de dix-huit siècles, maquillés avec d’autres mots. Ils ont enfin prêché, et ils
prêchent encore le progrès en proposant comme moyen d’action les vieilles
formules de l’Évangile et comme but la Constitution de 1789, transformée
entre-temps en tyrannie. Ces doctrines stériles ne purent générer aucun
concept, mais ornées de belles paroles, réduites à de poétiques formules, elles
marquèrent les cœurs sensibles de la jeunesse italienne qui dans ces déclamations
mystiques n’apprenait que la haine du passé qui était résumé dans l’importance
des abus et était représenté par les différents gouvernements. Ils se mirent à
conspirer, et déployèrent comme conspirateur une majeure habilité qu’ils n’en
avaient témoignée comme philosophes. [...] Ainsi les Italiens, divisés par le
despotisme, étaient unifiés par la haine qu’ils en éprouvaient. En l’absence
d’idées motrices, ils étaient poussés à l’insurrection par la pression que les
tyrans exerçaient sur eux.
Il me semble fondamental de citer encore une partie de ses réflexions
proches de notre thème et dédiées à l’art de l’insurrection, seul moyen qu’en-
visage Pisacane pour briser les chaı̂nes qui emprisonnent l’Italie.
Pour vaincre, une armée a besoin de discipline, d’instruction et de nombreux
hommes. La discipline est pour elle le point d’ancrage de sa cohésion. En vertu de
cette force, les masses supportent les privations avec patience et courent affronter
la mort à l’appel du général. Pour obtenir cet indispensable résultat, le soldat doit
passer par une longue et douloureuse formation qui doit réussir à détruire en lui
sa propre volonté pour finir par ne plus former qu’une simple molécule d’un
corps n’obéissant qu’à la seule volonté du chef. Mais peut-on obtenir cette force
de cohésion sans détruire le sentiment individuel du soldat et donc sans la
nécessité d’un si long apprentissage ? Il semble que oui. Tournons les yeux vers
une ville insurgée, et nous la verrons couverte de barricades hissées par le travail
spontané des citoyens, fourmillant d’un peuple nombreux qui affronte volontai-
rement la mort ; un peuple détendu qui jeûne et qui souffre sans qu’aucune force
coercitive ne l’oblige à autant de sacrifices ; nous voyons dans ces jours de lutte
disparaı̂tre les conflits dont toutes les villes sont infestées à l’état normal ; on peut
en définitive dire sans exagération que chaque citoyen devient un héros, et
quiconque est assez hardi et entreprenant pour proposer une action devient le
chef temporaire des nombreux hommes qui le suivent et lui obéissent avec la plus
aveugle des disciplines. Voyez au contraire le représentant du despote dans la
même ville, mu par la seule peur et mené de force au combat ; s’il peut se
soustraire un instant au regard vigilant de ses nombreux supérieurs, il fuit le
combat pour s’adonner au contraire au vol et au carnage ; il n’attend rien de la
victoire, puisque le même sévère régime monastique l’attend après la lutte ; c’est
pourquoi dès qu’il aperçoit une certaine impunité il s’abandonne aux féroces
impulsions de la nature humaine, excitée à ce moment précis par la colère,
l’exaltation et l’exacerbation de son être, produit par le danger continu dans
lequel se trouve son existence. Tout l’opposé du citoyen qui espère voir se
résumer dans la victoire tous les avantages du futur ; et le plaisir de vaincre
passe en lui devant tout autre plaisir. Donc une armée populaire, animée de
cette fièvre révolutionnaire aura la même force de cohésion que peut en avoir
une armée disciplinée. Un général qui aurait à la fois de vastes connaissances
scientifiques et la capacité d’entretenir de telles passions pourrait, dans les quatre
ou cinq premiers jours d’une insurrection, réaliser sans aucun doute de grandes
choses. Mais si la victoire vient à tarder, la défaite est inévitable. On peut
facilement déduire de ce que nous venons de dire que le peuple qui prend les
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70 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

armes pour conquérir un nouvel état social est discipliné par l’intérêt de chaque
individu qui s’accorde avec l’intérêt général. Le mot instruction pour une armée
comprend une infinité de choses, mais hélas on attache la plus grande impor-
tance à celles qui en méritent le moins. L’instruction d’une armée peut prati-
quement se résumer en entier dans la valeur de ses généraux. Et le succès qu’un
chef peut obtenir au cours d’une bataille d’une masse de citoyens prenant spon-
tanément les armes pour défendre leurs intérêts ne diffère guère de ce qu’il
obtiendrait avec une armée régulière. C’est comme une bonne ou une mauvaise
lame entre les mains d’un escrimeur. Mais si dans les premiers moments d’une
insurrection la fièvre révolutionnaire et le génie d’un général peuvent suppléer au
manque de discipline et d’instruction, le nombre des hommes n’en demeure pas
moins une condition indispensable à la victoire. Les pages de l’histoire nous
offrent des exemples qui confirment ce qui semble logiquement démontré. [...]
Mais la force matérielle ne suffit pas à faire triompher une révolution. Il faut
qu’elle soit guidée par une Idée, qui ayant fait défaut au peuple n’avait rien
d’autre à proposer une fois que les Autrichiens avaient été chassés. La future
constitution tant politique que sociale n’était d’aucun intérêt pour le peuple, qui
pu donc être facilement leurré et balayé par l’abondance d’intrigues menée par
un groupe de personnes à la fois perfides et dépourvues d’idées.
Ses réflexions finales viennent clore le cycle ouvert par celles de Bianco et
avec lesquelles j’ai commencé ma réflexion :
« République » veut dire substitution de la volonté et de l’intérêt général sur
l’individuel ; « République » veut dire égalité, alors que les bandes qui veulent
s’émanciper du reste des citoyens ne représentent que les privilèges. En France
la Convention faisait arrêter ses généraux aux milieux de leurs armées et les
envoyait à l’échafaud sans que l’armée ne se soulève pour autant ; elle n’était
pas constituée par les soldats de Hoche, de Dumouriez et de Kellermann, mais
par les soldats de la République française ; et la liberté expira du jour où devin-
rent les soldats de Bonaparte. Le peuple peut remporter une bataille, mais en
ordre régulier et compact, et non en détachement ou isolé comme les sauvages.
Non contente d’avoir montré la véracité des idées que nous venons d’exposer,
l’expérience de ces deux dernières années a fait justice à la bravoure des Italiens.
Les tristes événements de 1815 et de 1821 valurent la réputation de piètre
guerrier à un peuple qui domina le monde de ses armes et de ses lois, à un
peuple qui ressuscita à l’époque des glorieuses guerres de la Ligue lombarde, à
un peuple enfin qui, dans des temps peu éloignés, laissa dans toute l’Europe des
glorieuses traces sur les champs de bataille dans la lutte pour une cause qui
n’était pas la sienne. Mais outre l’indifférence naturelle de ce peuple à faire
couler son sang avec facilité, la fausseté de cette opinion a été démontrée d’abon-
dance par ces mêmes événements. Voyez ce peuple pratiquement désarmé de
Milan qui chasse l’orgueilleux ennemi, qui élève un cri de malédiction contre
l’armistice de Salasco, qui veut résister à Rome et à Venise bien que les autorités
sentent la nécessité de céder ; ce peuple qui se bat à Bologne en dépit de tous les
moyens utilisés pour le décourager, qui à Brescia et à Messine s’ensevelit sous les
ruines de la ville ; ce peuple dont les soldats de Pastrengo, de Goito, de Volta, de
Custoza montrent qu’il est né pour faire la guerre. Si les Italiens sont moins
disciplinables que les autres peuples, cette qualité passive est doublement com-
pensée par l’ardeur dont ils sont capables et par leur admirable facilité d’appren-
tissage. Pour un despote, pour une guerre dynastique, une armée de Russes sera
beaucoup plus utile qu’une armée d’italien ; mais pour une guerre nationale,
dans laquelle le soldat comprend qu’il se bat pour son propre intérêt, une
armée d’Italiens peut se rendre invincible. Le peuple italien a toujours vaincu
lorsque la seule valeur au combat pouvait décider de la victoire ; il a été vaincu
lorsqu’une ferme direction était indispensable. Les gloires de Goito, de Pas-
trengo, de Rome, de Venise, etc. sont dues à la valeur et à la persévérance du
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SOMNAMBULISME POLITIQUE OU ÉCOLE DE FORMATION ? . 71

peuple ; les tristes faits de Custoza, de Volta, etc., les funestes événements de
Murazzone et de San. Marino sont dus à l’impéritie des chefs. [...] Le rappel à la
Nationalite´ suffit pour lancer l’insurrection, mais il ne suffisait pas pour rempor-
ter la victoire. Les riches indiquent au peuple une armée et un prince prêt à
mettre un terme à la lutte ; et le peuple qui ne désire que chasser l’étranger
s’abandonne au roi-soldat.

Et ceci explique une autre erreur : « L’absence de principes les faisait s’ac-
crocher aux individus. Au lieu d’inspirer des idées, ils se démenaient pour
créer les popularités. » C’est pourquoi il faut impitoyablement proclamer la
vérité révolutionnaire dans la critique de l’action :
Les maux des nations ne dépendent pas des hommes, lesquels ne sont que le
fruit de leurs constitutions sociales, et desquels il ne faut pas attendre une
abnégation jusqu’ici rêvée par absence de principes. Tant qu’un gouvernement
se contentera de diriger au lieu d’administrer, tant qu’il commandera au lieu de
suivre la voie que l’intérêt collectif lui désigne, tant qu’il ordonnera au lieu de
servir le peuple, il ne pourra jamais y avoir de garanties possibles. Il dirigera
toujours les intérêts individuels en fonction de ses propres intérêts et jamais en
fonction du bien collectif. Quels sont les causes de ces maux et les moyens que le
gouvernement possède ? La force, la corruption et la science ; autrement dit
l’armée, les instruments du travail et l’éducation. Quel est le but vers lequel
tend la révolution future ? À démocratiser ces forces. L’art de la guerre ne
devra plus être le monopole de quelques-uns, mais la nation tout entière devra
être guerrière ; les instruments du travail, collectifs ; l’éducation, universelle,
commune, gratuite et obligatoire. Que les systèmes exposés jusqu’ici par les
plus hauts esprits soient déclarés utopiques ne change rien à la question. La
finalité de la révolution future est clairement formulée. Les nombreuses légions
du peuple ne pourront avoir d’autre drapeau que celle-là. La mise en pratique de
cette idée viendra du tourbillon de la révolution elle-même.

Sa conclusion finale le mène bien au-delà des autres protagonistes des


forces démocratiques, y compris Ferrari et Garibaldi :
Indiscipline en période de paix et discipline en période de guerre, telle est la
devise de toute révolution ; la première génère la discussion et crée l’idée, autre-
ment dit le drapeau ; la seconde unit les efforts et invite le soldat à maintenir le
regard fixé sur la bannière et non pas sur le capitaine. Peu importe que la
mitraille détruise un général : un autre le remplace, mais le drapeau ne change
pas, chaque soldat doit l’avoir gravé au cœur.

Ainsi, durant l’exil se produit le passage de l’activité politique à l’élabora-


tion d’une théorie militaire, d’une histoire et d’un discours narratif relatifs aux
épisodes révolutionnaires et qui tendent à définir le rapport entre citoyen et
nation. De mon point de vue les exilés peuvent être comptabilisés parmi les
corps catalytiques mis en évidence par Gramsci lorsqu’il réfléchit sur la trans-
formation de la tradition culturelle italienne comme élément nécessaire pour
l’étude du processus Risorgimento : s’ils furent des mouvements minoritaires,
qui pourraient apparaı̂tre comme « une simple curiosité d’érudits », ils peuvent
être vus comme « des éléments catalytiques qui ne laissent aucunes traces
d’eux-mêmes mais qui ont eu une irremplaçable fonction instrumentale dans
la création du nouvel organisme historique 20 ».

20. Gramsci, Caratteri popolareschi del Risorgimento... cité n. 3, p. 1165 (c’est ici le nom de la
revue).
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72 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

On en revient ainsi au discours sur l’historiographie de la défaite (suivant la


définition de Carlo Morandi) et sur le paradoxe du Risorgimento sans he´ros
alors qu’on est en présence de milliers de personnes qui ont décidé de s’enga-
ger volontairement. C’est le temps de la défaite des démocrates auxquels
Gramsci n’épargne pas ses critiques pour s’être fait « voler ». Au contraire
d’autres que lui pointent un doigt indigné vers les voleurs. Mais peut-être,
en approfondissant les pistes proposées sur les traces de l’exil, pouvons-nous
ajouter quelques nouvelles indications sur cette histoire italienne.
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P ARTIE 2
Figures de
l’exil politique
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IVAN BROVELLI

La figure de Daniele Manin


Une stratégie de l’exil dans le cadre
de la fraternité franco-italienne
(1849-1880)

L ’ E X I L P A R I S I E N D E D A N I E L E M A N I N (1804-1857), l’avocat qui a


dirigé la résistance vénitienne contre l’Autriche du 22 mars 1848 au
24 août 1849, nous est connu principalement pour son action politique à
partir de 1854, en particulier en raison de son ralliement à la monarchie
piémontaise pour la réalisation de l’Unité italienne et la création, avec
Giorgio Pallavicino, de la Società Nazionale 1. Récemment Maria Laura
Lepscky-Mueller 2 a retracé la vie familiale de Manin en exil. Mais l’exil n’est
pas seulement douleur familiale et politique italienne, car Manin entretient
une relation particulièrement forte avec les républicains français, en particulier
les libéraux qui gravitent autour de journaux comme Le Sie`cle, ou La Presse 3. Il
existe bien une « maninomanie » dans la France du Second Empire, qui
s’exprime donc dans la presse, mais également dans l’édition et la photogra-
phie. De 1852 à 1880 les titres concernant Manin se multiplient, entre essais
politico-historiques, biographies, poésies et même une pièce de théâtre en
1872. Assurément, durant la période de l’exil jusqu’à sa mort en 1857, mais
aussi au-delà de celle-ci, le mythe Manin se diffuse autour d’une figure cons-
truite par les Français et qui sert ensuite de socle à la mémoire du Vénitien qui
voit timidement le jour dans l’Italie unifiée et monarchique 4. La figure de
Manin est une construction française à usage multiple, à la fois utile aux
républicains français et aux patriotes italiens, c’est pourquoi on peut la consi-

1. Sur l’action politique de Manin à Paris, se référer à A. Levi, La politica di Daniele Manin,
Milan-Gênes-Rome-Naples, 1933.
2. M. L. Lepsky-Mueller, La famiglia di Daniele Manin, Venise, 2005.
3. Pour replacer l’exil de Daniele Manin dans le contexte plus général des relations diplomati-
ques et des représentations politiques entre France et Italie, se référer à P. Finelli,
G. L. Fruci, « Que votre re´volution soit vierge ». Il « momento risorgimentale » nel discorso politico
francese (1796-1870), dans A. M. Banti, P. Ginsborg (dir.), Il Risorgimento, Turin, 2007
(Storia d’Italia. Annali 22), p. 747-776.
4. Sur la mémoire de 1848 et celle de Manin dans la Venise italienne de la fin du XIXe siècle,
voir E. Cecchinato, La rivoluzione restaurata. Il 1848-1849 a Venezia fra memoria e oblio,
Padoue, 2003.
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76 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

dérer comme une expression de la fraternité franco-italienne. Nous nous pro-


posons de montrer dans quelle mesure Manin est à l’origine de l’élaboration de
son propre mythe, en essayant de dégager les contours originaux de l’exil mani-
nien : pragmatique, Manin a réussi à engager ses admirateurs au service de
l’Unité italienne, il en fait des membres agissants de sa politique. Nous présen-
terons ces Français, en étudiant la manière dont Manin entre en contact avec
eux, les forme politiquement à la question italienne, et les engage en faveur de
l’Unité italienne conformément aux idées de Manin. Nous montrerons enfin
que ces personnalités se considèrent comme un véritable parti maninien, s’en-
gageant directement pour la cause italienne après la mort du maı̂tre.

« LE PAYS DES NOBLES SENTIMENTS ET DES ÉLANS GÉNÉREUX 5 »

L’avocat Daniele Manin découvre la France en prison, entre le 18 janvier


et le 17 mars 1848, jour de sa libération. Il avait été arrêté avec Tommaseo,
suite à une pétition adressée à la Congrégation centrale Vénète, dans laquelle
Manin demandait, entre autres, que le royaume soit « véritablement national et
italien », c’est-à-dire indépendant des ministères viennois 6. Cette pétition s’in-
scrivait dans le cadre de la lutte légale menée à Venise sous l’inspiration de
celle conduite à Milan par Carlo Cattaneo. En prison, il suit attentivement les
événements de la révolution de février à Paris, il retranscrit par exemple le
discours de Victor Hugo du 14 janvier qui appelle à une renaissance de l’Italie.
Durant son emprisonnement il réfléchit au système politique qui pourrait
remplacer celui imposé par l’Autriche. En effet, suite aux événements pari-
siens, l’idée d’une révolution à Venise est désormais acquise pour Manin,
estimant que c’est la seule action possible, le contexte international aidant.
Toujours dans ses notes, il retranscrit en effet un article attribué à Lamartine
dans le National du 27 février 1848, dans lequel il exprimait le souhait que
dans les futures batailles contre les Autrichiens, Français et Italiens puissent
combattre côte à côte 7.
Le « Manifeste aux puissances » de Lamartine, le 4 mars 1848, conforte
Manin dans l’idée de pouvoir compter sur cet altruisme. Il est suffisamment
idéaliste pour croire que l’universalisme républicain – le « secours d’un frère à
un frère » – puisse devenir une réalité. Contrairement à ses contemporains, il
n’accorde aucun crédit aux réflexions et aux comparaisons historiques lui
rappelant que le rôle de la France dans la Péninsule, de 1494 aux conquêtes
napoléoniennes, a souvent conduit à une nouvelle domination. En 1797, l’in-
tervention de la France en Vénétie a en effet causé la fin de la république de
Venise et par le traité de Campoformio, la cession de celle-ci à l’Autriche. Ce
que l’on nomme le « Manifeste aux puissances », c’est-à-dire la circulaire de
Lamartine aux agents diplomatiques de la République française a déjà été
amplement commentée et replacée dans le contexte diplomatique de

5. Expression de Daniele Manin dans une lettre citée par Henri Martin dans son Daniel Manin,
Paris, 1859, p. 360.
6. P. Ginsborg, Daniele Manin e la rivoluzione veneziana del 1848-1849, Milan, 2007 (1978),
p. 87-88.
7. Ibid., p. 100.
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LA FIGURE DE DANIELE MANIN . 77

l’époque 8. Toutefois il est intéressant ici de rappeler le passage qui a conforté


Manin dans l’idée que la France pourrait être un soutien fiable :
Si l’heure de la reconstruction de quelque nationalité (en Europe ou ailleurs)
nous paraissait avoir sonné dans les décrets de la Providence, [...] si les États
indépendants de l’Italie étaient envahis, si l’on imposait des limites ou des obsta-
cles à leurs transformations intérieures, si on leur contestait à main armée le droit
de s’allier entre eux pour consolider une patrie italienne, la République française
se croirait en droit d’armer elle-même, pour protéger ces mouvements légitimes
de croissance et de nationalité des peuples 9.

Bien que pouvant être enthousiasmant à plus d’un égard, ce « manifeste » ne


doit pas faire oublier la stratégie attentiste de Lamartine, qui refusait toute idée
de guerre offensive et dont la première préoccupation était à la fois de rassurer
les puissances européennes et de réarmer la France afin de pouvoir contrer une
éventuelle attaque d’une nouvelle coalition. Dans son Histoire de la re´volution de
1848, Lamartine exprimera clairement les contours de cette politique : « Atten-
dre avec dignité l’Angleterre, rechercher la Prusse, observer la Russie, calmer
la Pologne, caresser l’Allemagne, éviter l’Autriche, sourire à l’Italie sans l’exci-
ter [...], ne tromper personne ni par de vaines craintes, ni par de vaines
espérances 10. » Une politique qui ne manque pas de contradictions, et la
situation de Venise s’insère justement dans l’une d’entre elles, rendant l’inter-
vention française quasi impossible : « Éviter l’Autriche et sourire à l’Italie »,
deux attitudes clairement inconciliables. Sans entrer plus en détail dans la
question diplomatique entre la République française et la république de
Venise, il convient de montrer à quel point la « solution » française tenait à
cœur à Manin, quelques-uns de ces signaux envoyés à la France. Lors de la
composition du premier gouvernement provisoire, Manin nomme comme
ministre sans portefeuille un artisan nommé Angelo Toffoli, en justifiant son
acte par simple imitation française. Ensuite Manin envoie très rapidement des
émissaires à Paris, d’abord Tommaso Gar, puis Nicolò Tommaseo, qui en
homme de lettres, paraı̂t en mesure d’être plus proche de Lamartine, ce qui
fut une erreur. La demande d’une intervention française pour soutenir la
France devient plus pressante après l’annonce de l’armistice de Salasco, le
11 août 1848, où désormais les seuls appuis militaires de Venise sont la
France et la Hongrie. Un appel à la fraternité des autres peuples libres est
alors lancé à travers la frappe d’une pièce de monnaie de 20 lires portant
l’inscription « Alleanza dei popoli liberi ». À travers cette devise, il est évident
qu’est lancé un dernier appel implicite à la France, en essayant de faire vivre
une fraternité franco-italienne, qui, à ce moment-là, est des plus théoriques.
Il existe donc une continuité entre la politique étrangère de Manin lorsqu’il
était au gouvernement à Venise et le choix de sa terre d’asile. Le 27 août 1849,
c’est un navire français, le Pluton qui conduit Daniele Manin, sa femme, sa fille
et son fils loin de Venise. Ils font partie des quarante personnalités proscrites
pas les autorités autrichiennes qui ont repris possession de la ville 11. Le mou-

8. F. Boyer, La Seconde Re´publique et Charles Albert en 1848, Paris, 1967.


9. F. Planat de La Faye, Documents et pie`ces authentiques laisse´es par Daniel Manin, I, Paris, 1860,
p. 84-85.
10. A. Lamartine, Histoire de la re´volution de 1848, II, Paris, 1849, p. 29-30.
11. Pour une étude globale de la révolution, se référer à P. Ginsborg, Daniele Manin... cité n. 6.
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78 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

vement d’insurrection et de résistance le plus long du Quarantotto s’achève


ainsi après un siège éprouvant et historique : le peuple de Venise a résisté
jusqu’au bout, jusqu’à ce que la famine et le choléra viennent à bout de ses
forces et que Manin décide de signer la reddition. L’avocat vénitien, quitte
définitivement en ce jour sa ville natale qu’il ne reverra plus. Le Pluton le
conduit d’abord à Corfou, où resteront certains patriotes, dont Nicolò Tom-
maseo, compagnon de lutte de Manin. De là il repart pour Marseille, où il
débarque au début du mois d’octobre 1849, après un périple qui s’achève
tragiquement par la mort de son épouse, Teresa. le 10 octobre 12. Pour
Manin, l’exil s’annonce donc particulièrement éprouvant. Le corps de
Teresa est embaumé gracieusement par un chirurgien nommé Barral, afin
qu’il puisse être conservé à Marseille, pour être ultérieurement transporté à
Venise, mais il sera finalement enterré d’abord à Paris dans le caveau de la
famille Scheffer, avant de regagner Venise en 1868, avec les corps de Daniele
et Emilia. Dans une lettre de remerciement à Barral, le 12 octobre, Manin
revient sur le choix de la France : « Je ne m’étais pas trompé, lorsque j’ai choisi
la France comme asile ; elle est encore le pays des nobles sentiments et des
élans généreux 13. » Dès le 2 octobre 1849, dans les dernières pages de son
carnet de voyage, après la mention des dépenses pour les cinq jours d’hôtel à
Marseille, Manin dresse une liste de personnes à rencontrer à Paris : l’arche-
vêque, Blumenthal, Bastide, Dumas, Ruel, Vosieur, Cormenin, Frappoli 14.
Arrivé à Paris le samedi 20 octobre en début de soirée, Manin commence
dès le lundi 22 à prendre les contacts nécessaires à la poursuite de sa politique,
non plus dans le rôle de chef d’État, mais désormais de simple exilé. L’emploi
du temps de sa première semaine à Paris nous est connu grâce à un fragment
de journal conservé à la bibliothèque du musée Correr de Venise 15. Cette
première semaine parisienne est entièrement dévolue à la constitution d’un
premier réseau de personnalités pouvant à la fois le reconnaı̂tre et le soutenir.
Le lundi après midi, il se rend donc tout d’abord au ministère de l’Intérieur, en
demandant à rencontrer le ministre Dufaure, mais ce dernier ne recevant que
le matin, il laisse une carte de visite et ne le rencontre que le lendemain matin.
Lors de l’entretien, Manin se porte garant d’autres Vénitiens, Toffoli, Moro-
sini, Commelli. Le ministre ajoute que le gouvernement français accordera le
permis de séjour à tous les compatriotes dont Manin pourra assurer l’intégrité.
Manin note encore dans son journal que Dufaure lui propose de s’adresser
directement à lui s’il avait quelque chose à demander au gouvernement. Le
mercredi 24 octobre, Manin se rend au domicile de l’archevêque de Paris,
mais ce dernier est absent et laisse donc une carte de visite. Le 25, après
s’être rendu sans succès au ministère des Affaires étrangères pour demander
audience au ministre, il rencontre Victor Hugo et sa fille qui l’accueillent avec
« les plus vives démonstration d’estime et d’affection », écrit Manin. Les jours

12. Pour le récit du voyage et du séjour sur ces ı̂les, voir M. L. Lepsky-Mueller, La famiglia...
cité n. 2, p. 171-200.
13. Lettre citée dans H. Martin, Daniel Manin... cité n. 5, p. 360.
14. Biblioteca Museo Correr di Venezia (BMCV), Mss. Manin (Pellegrini), b. 14/6. Au sujet du
colonel Frapolli, on apprend dans Le Sie`cle du 22 octobre 1849, qu’il a été le représentant
pendant dix-huit mois de la République romaine, de la Lombardie et de la Toscane à Paris.
15. BMCV, Mss. Manin (Pellegrini), b. 14/8, fragment de journal de l’année 1849 (octobre-
décembre). Sauf mention contraire, les citations suivantes sont extraites de ce journal.
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LA FIGURE DE DANIELE MANIN . 79

suivants il laisse des cartes de visite à Jules Bastide et Émile de Girardin. En fin
de semaine il s’adresse à l’avocat Ed. Martin, auprès duquel il a été recom-
mandé par l’avocat Negri de Marseille. La nouvelle de l’arrivée de Manin à
Paris commence à se répandre dans la capitale 16, aussi le Vénitien reçoit-il ses
premières visites. Le 26 octobre, il accueille chez lui le « citoyen Jolly », repré-
sentant du peuple à la Montagne, accompagné d’un camarade en partance
pour Londres et qui lui demandait s’il avait un message particulier à transmet-
tre à Ledru-Rollin. Manin écrit qu’il discuta longuement avec Jolly, discussion
qui fut l’occasion pour Manin de se placer politiquement, puisqu’il lui dit
clairement qu’il n’est « ni socialiste, ni républicain rouge ». Auparavant il avait
été très bien reçu par Émile de Girardin (1806-1881), le fondateur du journal
La Presse en 1836, avec lequel il s’entretient durant deux heures. Bien que les
futurs contacts entre Manin et Girardin soient très peu documentés, cette
rencontre est fondamentale pour comprendre la stratégie de l’exil de Manin.
Girardin est un journaliste novateur, puisqu’il invente un quotidien dont le
prix de l’abonnement est divisé par deux grâce aux insertions publicitaires. Il
est également le premier, avec Armand Dutacq, directeur du Sie`cle, quotidien
qui naı̂t la même année, à insérer dans les colonnes de son journal les célèbres
romans-feuilletons dont le succès sera considérable 17. Par cette visite rendue
dès la première semaine de son séjour parisien, Manin fait preuve d’une
étonnante intuition médiatique, dont il ne perçoit pas encore tous les contours,
mais dont il ressent l’incroyable potentiel. Paris est en effet à cette époque,
dans son fourmillement culturel et politique, un formidable laboratoire d’op-
portunités médiatiques et d’instruments de communication que lui-même, en
tant que célébrité politique contribue à développer, en devenant un sujet
d’actualité, mais dont il saura user au moment de son retour sur la scène
politique, six ans plus tard 18. Le 27 octobre 1849, il rencontre Ferdinand de
Lesseps, le 29, Odillon Barrot – qui, entre autres, finance le Sie`cle –, Louis-
Marie de Cormenin et Giacomo Alessandro Bixio, frère du plus célèbre Nino.
Cormenin, catholique libéral, avait écrit en 1848 le Pamphlet sur l’inde´pendance
de l’Italie, texte en faveur de l’Italie et pour que l’indépendance se fasse d’après
un modèle italien et non pas imposé par les puissances européennes, dont la
France de Guizot. Il envisage une fédération démocratique, dont l’avènement
devait être lié à l’insurrection de chaque province, une vision très proche donc
de celle de Manin à la même époque 19. Le 4 décembre, enfin, il rencontre le

16. La nouvelle de l’arrivée du Vénitien paraı̂t dans les journaux le 14 octobre 1849. Le Sie`cle
écrit : « L’ex-président du gouvernement de Venise, Daniel Manin, est arrivé samedi à Paris,
accompagné de plusieurs autres proscrits » ; La Presse : « Le chef du gouvernement républi-
cain de Venise, M. Manin, est arrivé samedi à Paris. Il est accompagné de quelques-uns de
ses collègues. M. Manin paraı̂t âgé de 45 à 50 ans. »
17. M.-E. Therenty, A. Vaillant, 1836. L’an I de l’e`re me´diatique. Analyse litte´raire et historique de
« La Presse » de Girardin, Paris, 2001.
18. G.-L. Fruci, « Un contemporain ce´le`bre ». Ritratti e immagini di Manin in Francia fra rivoluzione
ed esilio, dans M. Gottardi (dir.), Fuori d’Italia : Manin e l’esilio. Atti del convegno nel 150o
anniversario della morte di Daniele Manin 1857-2007, Venise, 2009, p. 149.
19. L.-M. Cormenin, Pamphlet sur l’inde´pendance de l’Italie, Paris, 1848. Il y exhortait les Italiens
à éviter de créer « un gouvernement unitaire, vigoureusement constitué et armé, hérissé de
toutes parts, comme le nôtre, de vaisseaux, de soldats, de sbires, de tribunaux, de gendar-
mes, de canons et de prisons. [...] La Confédération italique sera aussi compacte dans son
esprit que souples dans ses mouvements ». Cité dans F. Venturi, L’Italia fuori d’Italia, dans
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80 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

général Cavaignac, une figure à laquelle il sera parfois comparé dans les his-
toires de la révolution de Venise parues en France.
Manin reste fidèle à sa nouvelle résidence 20 et, contrairement à d’autres
exilés politiques, il ne cherche pas à changer de domicile, ni à voyager. Les
raisons de cette faible mobilité sont d’ordre familial, liées à la santé fragile de sa
fille Emilia 21, victime de crises d’épilepsie de plus en plus fréquentes et aussi
aux études de son fils Georges. Toutefois, cette première semaine de présence
dans la capitale française prouve que Manin entend exploiter le potentiel
culturel, politique et médiatique de Paris. Plus tard, le choix du quartier
dans lequel il fixe sa demeure définitive, après avoir quitté l’appartement de
la rue des Petites-Écuries les 11 et 12 août 1850 est loin d’être anodin. Il
s’installe en effet au numéro 70 de la rue Blanche, près de Montmartre 22, à
proximité du triangle formé par la rue des Petits-Champs, le boulevard des
Capucines – boulevard des Italiens et la rue Montmartre, en d’autres termes le
cœur de la vie sociale du Second Empire 23. La sociabilité de Manin est par-
faitement intégrée à ce quartier. À deux reprises, Manin aurait pourtant pu
quitter Paris au profit de Londres et de Turin. Il part en effet pour la capitale
anglaise, avec son fils Giorgio, du 20 juin au 11 juillet 1854, mais refuse de s’y
installer malgré les conseils d’amis italiens et anglais, arguant la piètre qualité
du climat. Quant à la possibilité de poursuivre son exil au Piémont, Pallavicino
avait même réussi à obtenir l’aval de Cavour 24. Mais le refus de Manin s’ex-
plique en partie par le fait que sa stratégie parisienne commence à porter ses
fruits.

LA SOCIABILITÉ PARISIENNE ET LA CONSTRUCTION


DE LA FIGURE DE MANIN

Comme l’écrit Sylvie Aprile, « les formes d’action politiques en exil


empruntent quatre registres : il s’agit de représenter, c’est-à-dire de se
donner une légitimité, de témoigner, d’informer et en dernier lieu de pour-
suivre le combat avec ou sans armes 25 ». D’un point de vue général, Manin
n’échappe pas à cette règle, toutefois pour mener à bien cette stratégie de l’exil,

Storia d’Italia. III. Dal primo Settecento all’Unità, Turin, 1973, p. 1319-1321. Voir également
P. Bastid, Un juriste pamphle´taire, Cormenin. Pre´curseur et constituant de 1848, Paris, 1848.
20. La Presse, 16 novembre 1849 : « On assure que M. Manin, l’ex-président de la république de
Venise, est décidé à fixer son séjour à Paris. Il refuse le mandat qui lui a été confié par les
électeurs de Gênes, afin de ne pas se trouver peut-être dans l’alternative de faire fléchir ses
convictions ou de faire de l’opposition au gouvernement sarde, dont les réfugiés vénitiens
n’ont eu qu’à se louer. »
21. Voir le chapitre 9, « Osservazione medica e preoccupazione paterna : il diario della malattia
(1849-1854) », dans M. L. Lepsky-Mueller, La famiglia... cité n. 2, p. 242-277.
22. Ibid., p. 221.
23. G.-L. Fruci, dans « Un contemporain ce´le`bre »... cité n. 18, p. 149, fait remarquer que dans ce
quartier se concentrent également les premiers ateliers photographiques, qui à la même
période élargissent leur clientèle à la bourgeoisie urbaine.
24. Le 19 mai 1854 Pallavicino informe Manin qu’il a vu Cavour et qu’il est d’accord pour
accueillir à « bras ouverts » Manin au Piémont. A. Levi, La politica di Daniele Manin... cité
n. 1, p. 54.
25. S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, 2010, p. 179.
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LA FIGURE DE DANIELE MANIN . 81

il faut posséder un public capable de recevoir, comprendre et transmettre à son


tour le discours de l’exilé. L’insertion de l’exilé dans une sociabilité capable
d’accepter le discours de l’exilé est donc essentielle 26.
Si Manin a pu déménager en août 1850, en quittant l’appartement exigu
de la rue des Petites-Écuries, pour le plus confortable de la rue Blanche, c’est
en partie grâce au revenu de ses premières leçons d’italien 27. Les leçons de
langue italienne ont un rôle très important dans la stratégie politique de l’exil
de Manin, souvent négligé par l’historiographie, qui en a fait seulement un
moyen de subsistance. Certes on ne saurait négliger l’importance financière de
ces leçons particulières, dans la mesure où elles constituent le revenu principal
de la famille de Manin. D’ailleurs, vers les années 1856-1857, lorsque le
nombre d’élèves diminue et les leçons se font donc plus rares, Daniele et
Georges envisagent même de déménager à Londres, où les contacts du Véni-
tien laissent présager un nombre d’élèves supérieur à celui proposé par la
capitale française 28. Les leçons de Daniele Manin se déroulaient du lundi au
samedi inclus, elles commençaient à dix heures du matin et se terminaient à
vingt heures, ce qui correspond à un maximum de cinq à six leçons par jour.
Ses élèves évidemment appartiennent à la bourgeoisie parisienne, adultes et
enfants. Chez Manin, les élèves viennent pour apprendre la langue, mais
également des vertus morales comme le montre une lettre de Cornélie Bou-
clier, demandant à Manin de prendre sa fille comme élève afin qu’elle
apprenne non seulement l’italien, mais également « une noblesse d’idées et
une grandeur de cœur », grâce à l’amour que Manin porte pour la liberté et
sa patrie 29. Certains élèves qui quittent Paris, entretiennent une correspon-
dance avec leur maı̂tre et s’efforcent d’écrire en italien. C’est le cas de Julie de
Guaita, fille d’Adèle, amie des Manin, dont on a conservé quelques lettres,
dans lesquelles on apprend, par exemple, que Manin donnait des devoirs à
faire à la maison, lorsqu’un certain temps séparait les leçons. Le travail consis-
tait dans la révision des verbes et la lecture des Promessi Sposi 30. Mais c’est
l’œuvre de Dante qui occupe une place de choix dans l’enseignement de
Manin, que ce soit à travers la Vita Nuova ou la Divine Come´die. Au
XIXe siècle, les patriotes italiens en exil font de Dante l’archétype de
l’exilé, un point de repère pour les Italiens, une figure à la fois identitaire
et tutélaire. Bien que les œuvres littéraires abordées par Manin soient
variées, toutes relèvent cependant du corpus identifié par Banti sous le
terme de « canone risorgimentale », c’est-à-dire ces ouvrages qui ont formé
intellectuellement et politiquement l’élite du Risorgimento 31. On retrouve
donc, outre Dante, Pétrarque, Laurent de Médicis, Michel-Ange pour les

26. Sur le rôle des exilés italiens, cf. M. Isabella, Risorgimento in Exile. Emigre´s and the Liberal
International in the Post-Napoleonic Era, New York-Oxford, 2009 et A. Bistarelli, Gli esuli del
Risorgimento, Bologne, 2011.
27. M. L. Lepsky-Mueller, La famiglia... cité n. 2, p. 221.
28. Voir lettre du 7 février 1856, de Georges Manin à sa tante Giovanna Perissinotti, citée dans
M. L. Lepsky-Mueller, ibid., p. 290-291, ainsi que p. 293.
29. BMCV, Mss. Manin (Pellegrini), b. 22/82-83, s. d.
30. BMCV, Mss. Manin (Pellegrini), b. 23/199, lettre du 23 mai 1852, Choloy, par Toul.
31. A.-M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle orgini dell’Italia unita,
Turin, 2000, p. 45.
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82 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

auteurs classiques, et Manzoni, Guerrazzi, Leopardi, Foscolo, Alfieri,


Berchet parmi les auteurs contemporains 32.
Marie d’Agoult et sa fille étaient parmi les élèves régulières de Manin. Dans
plusieurs ouvrages elle évoque les leçons du Vénitien chez elle, la célèbre
Maison rose 33, ou se retrouvaient de nombreux républicains et d’autres pro-
scrits italiens ou polonais. Marie d’Agoult décrit en ces termes les leçons de
Manin :
Il se sentit dans ma maison moins seul, moins étranger qu’ailleurs. Comme il
donnait pour vivre des leçons d’italien, je le priai d’expliquer à ma fille la Divine
Come´die. Il la commentait à sa manière, y voyant surtout la politique. Par lui,
pour la première fois, je compris ce qu’il y avait de grandeur dans ce mot, dans
cet art, où je n’avais su voir, jusque-là, que la cupidité du pouvoir, l’intrigue et le
mépris des hommes. Avec lui, j’en fis étude et ce fut l’Italie qui nous en offrit,
dans les temps anciens ou modernes, les leçons, les exemples les plus parfaits 34.
Marie d’Agoult n’avait pas attendu Manin pour découvrir l’œuvre de
Dante, d’ailleurs, avant d’évoquer l’enseignement du Vénitien, elle raconte
de quelle manière elle découvre justement l’Italie à travers le grand Florentin
et comment voit le jour une réelle passion pour ce pays :
La première fois que l’image de l’Italie m’apparut, réelle et poétique tout
ensemble, ce fut dans l’œuvre dantesque. L’impression que me causa le Livre
italien (c’est ainsi qu’il faudrait nommer la Divine Come´die) fut vive et profonde.
[...] J’en connaissais, ne sachant pas l’italien, ce que tout le monde en connaı̂t
chez nous par l’image ou par le drame : l’épisode de Francesca et celui du comte
Ugolin. L’envie me prit de voir dans l’ensemble ces fragments si dissemblables,
et de lire dans l’idiome où il fut écrit le livre fameux. La tâche n’était pas facile,
car, dans mon isolement, je n’avais d’autre guide qu’une grammaire et un dic-
tionnaire ; mais je m’opiniâtrai au travail et, grâce à une application dont je n’ai
plus jamais retrouvé la faculté, j’en vins, au bout de six mois, à suivre sans effort
la pensée du maı̂tre. Bientôt cette pensée m’absorba. Mes propres tristesses,
réelles ou imaginaires, cessèrent de m’occuper. Je ne pensai plus qu’à l’affliction
du grand Florentin. Il me sembla que j’étais avec lui en exil ; que je montais à ses
côtés l’escalier d’autrui. Un sentiment étrange s’empara de moi : le mal du pays,
d’un pays que je n’avais jamais vu, le désir, l’amour passionné de l’Italie 35.

32. BMCV, Mss. Manin (Pellegrini), b. 18/8, 9, 11. Voir aussi M. L. Lepsky-Mueller, La fami-
glia... cité n. 2, p. 217-221.
33. M. d’Agoult, Me´moires (1833-1854), Paris, 1927, p. 219-225. Sur la vie de Marie d’Agoult,
voir C. Dupêchez, Marie d’Agoult, Paris, 1989, 405 p.
34. M. d’Agoult, Florence et Turin : e´tudes d’art et de politique (1857-1861), Paris, 1862, p. VII-VIII.
35. M. d’Agoult, Florence et Turin... cité n. 33, p. VI-VII. Victor Hugo lui-même joue de cette
personnification de l’Italie dans la figure du grand écrivain, dans une lettre de 1865,
adressée au gonfalonier de Florence à l’occasion de l’anniversaire de la naissance du
poète : « L’Italie en effet s’incarne en Dante Alighieri. Comme lui, elle est vaillante,
pensive, altière, magnanime, propre au combat, propre à l’idée. Comme lui, elle amal-
game, dans une synthèse profonde, la poésie et la philosophie. Comme lui, elle veut la
liberté. Il a, comme elle, la grandeur, qu’il met dans sa vie, et la beauté, qu’il met dans
son œuvre. L’Italie et Dante se confondent dans une sorte de pénétration réciproque qui
les identifie ; ils rayonnent l’un dans l’autre. Elle est auguste comme il est illustre. Ils ont
le même cœur, la même volonté, le même destin. Elle lui ressemble par cette redoutable
puissance latente que Dante et l’Italie ont eue dans le malheur. Elle est reine, il est génie.
Comme lui, elle a été proscrite ; comme elle, il est couronné », Victor Hugo, Œuvres
comple`tes.Actes et paroles, Paris, J. Hetzel, A. Quantin, 1883, t. 2, p. 354.
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LA FIGURE DE DANIELE MANIN . 83

L’efficacité de l’enseignement de Manin réside d’une part dans le prestige


qui entoure sa personne, dans sa qualité de pédagogue passionné par l’Italie
mais aussi dans son intégrité morale et ses qualités humaines. Il n’est donc pas
exagéré de dire que les leçons de Manin, destinées aux adultes et a fortiori, les
intellectuels ou les politiques, formaient des esprits acquis à la cause italienne.
Manin, comme de nombreux exilés, devient un pédagogue de la nation.
L’exemple de Marie d’Agoult, peut s’étendre à d’autres élèves qui, par la
suite, prendront position en faveur de l’Italie, comme Anatole de La Forge,
Pierre-Jean Béranger, Henri Martin, Nicolas Louis Planat de La Faye ou
encore Ary Scheffer. Ce dernier joue un rôle fondamental dans l’exil de
Manin. Les deux hommes se rencontrent la première fois en mai 1852 et
entre les deux hommes se noue rapidement une solide amitié 36. Peintre réso-
lument romantique, Ary Scheffer demeurera toute sa vie un fervent partisan de
Louis-Philippe, auquel il rend régulièrement visite à Claremont, en Angleterre.
Il cultive également une véritable passion pour la cause des nationalités et son
atelier est un véritable salon cosmopolite où se retrouvent Grecs, Polonais et
Italiens auxquels il offrait son hospitalité. C’est Ary Scheffer, avec l’aide d’Er-
nest Legouvé, qui fournit les élèves à Daniele Manin. Ainsi, l’écrivain anglais
Charles Dickens et ses deux filles, deviennent les élèves du Vénitien durant
l’année 1855. Le peintre met également le Vénitien en relation avec un de ses
vieux amis, Henri Martin, qu’il connaı̂t depuis 1835 et qui sera le premier
biographe de Manin. Enfin Ary Scheffer qui, vers les années 1854-1855, est au
faı̂te de sa gloire, offre son caveau familial à Emilia Manin en 1854, puis en
1857, lorsque Manin lui-même décédera 37. Un autre soutien important, dès le
début de l’exil, tant d’un point de vue amical et familial que politique est celui
des époux Planat de La Faye. Madame Planat sera en effet sa première élève si
l’on en croit l’agenda de Manin de l’année 1850.
Conscient de la difficulté à continuer immédiatement le combat politique
en raison de ses obligations familiales, auxquelles il accorde beaucoup d’im-
portance, Manin offre sa personnalité aux républicains français dans l’espoir
que cela serve la cause de l’Italie et de Venise. C’est pourquoi l’on peut dire
que l’élaboration de son propre mythe, de sa figure politique fait partie inté-
grante de sa stratégie de combat. La première étape dans la constitution de
cette figure est la rencontre avec le jeune journaliste et essayiste Anatole de La
Forge (1821-1892), qui intervient en 1850 38. Dans les pages du Sie`cle, des
années 1848-1849, de La Forge organise la rubrique « Chronique internatio-

36. M. Brunetti, P. Orsi, F. Salata (dir.), Daniele Manin intimo : lettere, diari e altri documenti
inediti, Rome, 1936, p. 358.
37. M. Kolb, Ary Scheffer et son temps (1798-1858), thèse de doctorat ès lettres, Université de
Paris, Paris, 1937, p. 246-322.
38. I. Brovelli, Daniele Manin-Anatole de La Forge : dall’azione politica al discorso storico (1849-
1853), dans M. Gottardi (dir.), Fuori d’Italia : Manin e l’esilio... cité n. 18, p. 111-128. Après
des études au collège Louis-le-Grand et à la faculté de droit, il entre dans la carrière diplo-
matique et en 1846 est chargé d’une mission spéciale en Espagne. En 1848 il se lance dans le
journalisme, comme rédacteur au Sie`cle où il traite des questions de politique étrangère et
rédige la chronique parlementaire. Le 4 septembre 1870 il est nommé préfet de l’Aisne,
s’installe à Saint-Quentin, y organise la défense de la ville, combat avec les gardes nationaux
et est blessé. Le gouvernement de la Défense nationale le promeut officier de la Légion
d’honneur. En février 1871 il est nommé préfet des Basses-Pyrénées puis directeur de la
presse au ministère de l’Intérieur. Ayant donné sa démission, n’étant pas d’accord avec les
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84 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

nale » et relate les événements d’Italie. À ce sujet il propose également des


articles d’analyse politique, comme par exemple « La question italienne selon
Gioberti », paru dans le numéro du 8 mai 1848, dans lequel il manifeste son vif
intérêt pour le néoguelfisme. Lorsqu’il rencontre Manin il a déjà publié un
ouvrage sur la question italienne, Des vicissitudes politiques de l’Italie dans ses
rapports avec la France. Au départ, de La Forge est un élève de Manin, mais
rapidement les deux hommes se rencontrent dans un autre but ; en effet le
27 décembre 1850, Manin écrit dans son agenda « commencent les entretiens
historiques avec de La Forge 39 ». En ce début d’exil, Manin sent le besoin
d’écrire une histoire des événements qu’il a guidé à Venise. Sa fille Emilia est
également favorable à ce projet et son père tente quelques ébauches, rédige un
plan, puis une introduction mais se résout enfin à ne pas écrire l’histoire de la
révolution de Venise 40. Il se justifie en invoquant ses obligations familiales, la
maladie d’Emilia en particulier, mais aussi la nécessité de donner des leçons
d’italien pour pouvoir vivre et payer les études de son fils Giorgio. Manin opte
donc pour une solution originale qui, sur le long terme, s’avère stratégique tant
du point de vue politique que médiatique, celle de se livrer à l’interprétation, à
la reformulation, à l’analyse, en d’autres termes au récit et à la rhétorique des
républicains français. Un opposant à Manin, le Vénitien mazzinien Marco-
Antonio Canini, écrira en 1868 que de La Forge a été le nègre de Manin 41,
afin de dénoncer le caractère apologétique de cette œuvre. Une critique – rare
– qui a le mérite de souligner le rôle très important de Manin dans l’élabora-
tion de cette œuvre, mais qui masque complètement l’originalité de la démar-
che de Manin, c’est-à-dire de laisser une certaine liberté au Français dans la
création de sa propre figure historique et politique. De La Forge et Manin
travaillent ensemble durant cinq mois et Manin, outre ses commentaires et
souvenirs, donne accès au Français à ses archives rapportées de Venise.
Ensuite, Manin, en compagnie de Motanelli relit l’ouvrage en avril 1851 et
le 19 mai il s’entretient avec de La Forge durant trois heures pour réduire
l’introduction qui, d’après le Vénitien, est trop longue. Ainsi, en 1852 de La
Forge publie le premier tome de son Histoire de la re´publique de Venise sous
Manin suivie du second tome en 1853 42. L’ouvrage raconte de manière
précise et détaillée les dix-sept mois de gouvernement et de siège de Daniele
Manin et définit la première expression du mythe de Manin à travers la figure
du rédempteur. Dès les premiers chapitres, de La Forge présente un jeune
Manin prédestiné au rachat de Venise et désireux de laver le nom de Manin
salit par l’attitude du dernier doge, Ludovico, qui met un terme à la république
millénaire en 1797. La prédestination constitue le caractère exclusif de son rôle
de rédempteur. La métaphore christique s’articule et se développe donc tout
au long du récit, mais elle n’est pas la seule, puisqu’elle côtoie et s’enrichit de
la figure du bon père de famille pétri de mesure et bon sens, qui prendra une

préliminaires de paix, il retourne au Sie`cle. En 1881 il est élu député de la Seine, mais en 1889
ayant voulu s’opposer au boulangisme, il trouve en face de lui un candidat plus efficace, Jules
Joffrin, à qui il laisse sa place. Il avait été un temps vice-président de la Chambre des députés.
Il était membre des loges de l’Étoile polaire et La Constante amitié à l’Orient de Paris.
39. I. Brovelli, Daniele Manin-Anatole de La Forge... cité n. 37, p. 117.
40. Son projet s’intitulait I diciassette mesi di Venezia. Storia per documenti posti in ordine di causa ed
effetto. Voir I. Brovelli, ibid., p. 114-115.
41. M.-A. Canini, Vingt ans d’exil, Paris, 1868.
42. A. de La Forge, Histoire de la re´publique de Venise sous Manin, II, Paris, 1852-1853.
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LA FIGURE DE DANIELE MANIN . 85

ampleur considérable durant l’exil et qui en fait déjà un anti-Mazzini aux yeux
de de La Forge. En effet l’auteur insiste sur les scènes de familles dans
lesquelles Manin est la figure paternelle emplie d’amour et de générosité
envers ses enfants. Pour expliquer cet attachement à la vie familiale, il rapporte
les propos de Manin :
Il nous l’a souvent répété depuis, il ne se croyait pas destiné à diriger les
affaires de son pays. Une répugnance instinctive le portait à fuir tout ce qui
ressemblait à l’éclat et à la pompe du pouvoir. Il avait l’ambition d’être libre, il
n’avait pas celle de gouverner les autres. Cette qualité modeste se retrouve dans
tous ses actes ultérieurs 43.
Cette attitude paternelle s’exprime également dans sa relation avec les
Vénitiens, qui l’appellent « père », un fait relaté par de La Forge mais attesté
également par les documents d’archives. La figure du père est indissociable de
celle du rédempteur, conformément à la rhétorique religieuse dont cette figure
est tout naturellement issue. D’un point de vue politique, enfin, elle a l’avan-
tage de rendre plus accessible celle du rédempteur. Dans le récit de de La
Forge, la dimension paternelle confère ainsi à la figure de Manin une humanité
qui s’oppose au mysticisme quelque peu désincarné d’un Mazzini. C’est pour-
quoi de La Forge fait de Manin une figure politique à opposer à celle de
Mazzini. Il convient de souligner qu’il s’agit ici d’une étonnante anticipation
faite par le Français, puisqu’il écrit entre 1850 et 1851 et que la vraie rupture
politique entre Manin et Mazzini n’interviendra qu’en 1855. Pour de La
Forge, Manin diffère des autres révolutionnaires par son réalisme et de ce
réalisme découle sa modération, ce que de La Forge nomme « le bon
sens 44 ». Mais l’opposition n’est pas seulement formelle et il est troublant de
retrouver en toutes lettres dans l’essai de de La Forge, les concepts que Manin
affirmera entre 1854 et 1857 au sujet de la manière de réaliser l’Unité ita-
lienne, et qui l’opposeront justement à Mazzini, en particulier le choix du
mot « union » au lieu d’« unité ». « Le tort de l’école de Mazzini, à nos yeux,
écrit de La Forge, c’est le point de départ qui s’appuie sur une idée grande,
mais fausse et à jamais impraticable, l’unité absolue de l’Italie ! Cette idée, qui
n’est qu’un rêve, a été érigée en dogme et a perdu tout simplement le parti
démocratique en 1849. » Et il précise plus loin que seulement « l’union contri-
buera au développement de la prospérité et de la grandeur italiennes. L’unité,
en exigeant l’impossible, fera retomber immédiatement la péninsule sous le
joug étranger 45 ».
Ces anticipations sur ce que sera la pensée politique de Manin cinq ans
plus tard confirment à la fois l’implication directe de Manin et le rôle straté-
gique qu’il veut conférer aux prosateurs du parti républicain français dans
l’élaboration et la diffusion de sa propre figure politique. Son attention à ce
que celle-ci serve directement sa politique se confirme lorsque Manin prend le
soin de clarifier sa position vis-à-vis de l’œuvre de de La Forge dans une lettre
adressée au Sie`cle, en expliquant quel a été son rôle dans l’élaboration de ce
récit et en prenant ses distances au sujet de certaines analyses propres à de La
Forge, notamment à propos du rôle du roi Charles-Albert :

43. Ibid, I, p. 92.


44. Ibid., p. 51.
45. Ibid., p. 53-54. Les italiques sont de nous.
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86 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

Le mérite et la responsabilité de cette histoire appartiennent à M. de La


Forge, tant comme narrateur que comme critique. [...] J’ai fourni des renseigne-
ments et des documents à M. de La Forge qui me les a demandés, comme je les
aurais fournis à tout écrivain qui se serait adressé à moi, dans l’intérêt de la vérité
historique. [...] Quant au roi Charles-Albert, je ne crois pas que l’armistice du
9 août 1848, connu sous le nom d’armistice de Salasco, quelque regrettable qu’il
fût, puisse être qualifié de trahison. J’ai été un des adversaires de la politique de
ce roi [...] mais ce dissentiment politique n’a jamais altéré mon jugement au
point de voir la trahison là où il n’y avait qu’erreur ou faiblesse. J’ose espérer que
M. de La Forge voudra bien me pardonner ces observations, en réfléchissant
combien il importe, meˆme en vue de l’avenir, d’écarter tout soupçon d’injustice
envers des personnes qui ont joué un rôle si éminent dans les luttes pour l’indé-
pendance italienne 46.

On comprend à quel point la figure de Manin brossée dans l’Histoire de la


re´publique de Venise d’Anatole de La Forge nourrit celle qui se construit petit à
petit à Paris et qui correspond à celle de l’exilé. Celle-ci se fonde principale-
ment sur les souffrances familiales et sur le fait qu’il doive donner des leçons
d’italien pour vivre. Ces dernières ont donc une triple fonction : la subsistance
matérielle de sa famille, la formation intellectuelle d’un réseau apte à recevoir
son témoignage politique et donc à le soutenir, et enfin la création d’une image
chargée en pathos, celle du maı̂tre de langue donnant des leçons particulières,
associée à une vie misérable, utile à la médiatisation de ses idées 47. Manin lui-
même assure la transition entre la figure du rédempteur de Venise et celle de
l’exilé, dans cette même lettre au Sie`cle, qu’il conclue en remerciant de La
Forge en ces termes : « Je crois qu’il est honorable, pour M. de La Forge, de
s’être fait le courtisan du malheur. » Malheur dans la défaite, mais également
malheur de l’exil, une composante fondamentale de la figure de Manin que
la mort d’Emilia vient renforcer l’année suivante, le 23 janvier 1854. Un
dolorisme qui doit être replacé dans la construction christique de la figure
maninienne et assimilé à la dimension passionnelle inhérente au rôle de
rédempteur. Les funérailles de la fille du patriote vénitien sont donc l’occasion
de rassembler autour du père en deuil, la communauté des républicains et des
libéraux français et des exilés italiens 48. Sylvie Aprile nous montre à quel point
les funérailles sont des moments forts qui rassemblent les proscrits et leurs
sympathisants, en soulignant qu’elles comptent parmi les rares manifestations
des proscrits dans l’espace public de leur pays d’accueil 49. Eugène Pelletan,
écrivain et parlementaire libéral-démocrate, ami et élève de Manin, fait
paraı̂tre dans Le Sie`cle une nécrologie d’Emilia. Outre le souvenir de la jeune

46. Lettre du 20 juin 1853, citée dans F. Planat de La Faye, Documents et pie`ces authentiques...
cité n. 9, II, p. 421-422. Les italiques sont de nous.
47. Sur la condition du maı̂tre de langue en exil, voir S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et
proscrits de 1789 à la Commune, Paris, 2010, p. 217-220.
48. Montanelli, le général Ulloa, Cernuschi, De Lugo, Ary Scheffer, Émile Girardin, Jules
Bastide, Eugène Pelletan, Ferdinand de Lesseps, Garnier-Pagès, Goudchaux, Chambolle,
Carnot, Charton, Jules Simon, Henri Martin, Alexandre Rey, Duclerc, Viardot, Geoffroy
Saint-Hilaire, Béranger, Madier, Montjau, mais également Sirtori, Amarin Maestri,
Mozzoni, Avesani, Camozzi, Galletti, Sterbini, Marini, Mazzucchelli, Bellinato, Degli
Antoni, Rognetta (médecin d’Emilia et Daniele), Carini, Canuti, Arghinti, Caimi, Nani,
De Filippi, Maffei, Hendle, Niccoli, Morpurgo, Bixio, Planat de La Faye, Marie d’Agoult,
Adèle et Julie Guaita. M. L. Lepsky-Mueller, La famiglia... cité n. 2, p. 272.
49. S. Aprile, Le sie`cle des exile´s... cité n. 46, p. 184-185.
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LA FIGURE DE DANIELE MANIN . 87

fille qu’il connaissait assez bien, ce qui en fait un texte sincère et non pas de
simple convenance, il met également en avant le lien étroit qui associe Italiens
et Français autour de la fraternité démocratique :
Ne perdons pas courage pour cela. Notre consigne est de lutter. [...] Il n’y a
d’immortalité ici-bas que l’idée éternelle que nous servons et qui nous emporte à
notre heure dans son éternité. S’il n’y avait pas, en effet, cette idée éternelle et
commune partout à tout cœur haut placé, chaı̂ne électrique de l’âme avec l’âme à
travers l’espace, ou plutôt âme des âmes, qui fait de Manin le compatriote de toute
aspiration, notre compatriote, pourquoi viendrons-nous aujourd’hui prendre la
parole sur le cercueil de sa fille ? [...] Mais un rayon de la démocratie l’a
frappée au front en passant. Cela suffit. Enne nous appartenait désormais par
la sympathie. La douleur de son père est notre douleur 50.
Cet appel à la lutte commune ne se fait pas sans une rapide évocation de la
figure de Daniele Manin :
Manin arriva ainsi à Paris. Et lui, hier encore le dernier Romain, le héros de
toute âme bien placée, le cri d’enthousiasme universel de la démocratie, l’homme
aussi grand que l’homme peut être grand à a lumière du siècle, car il faut mesurer
la grandeur à l’idée et non à la patrie, pauvre désormais, isolé, battu de la
tempête, réduit à donner des leçons pour vivre...
Le moment des funérailles de Manin, au-delà du drame personnel particu-
lièrement profond, marque également une étape importante dans la stratégie
de l’exil de Daniele Manin, puisque la cérémonie funèbre rassemble les per-
sonnalités françaises et italiennes prêtes à soutenir la cause de Manin, et à faire
vivre – le texte de Pelletan le prouve – la figure du patriote vénitien, faite de
grandeur d’âme, d’abnégation et de sacrifice, de douleur et d’espérance. Le
terme de « compatriote » choisi par Pelletan est ici particulièrement révélateur
du lien étroit établi entre Manin et les républicains français et qui témoigne
d’une appropriation réciproque au nom des idéaux démocratiques. La figure
de Manin, en quelques années, est donc devenue un point de ralliement pour
les démocrates français, une occasion métaphorique de parler de leurs idéaux
dans un contexte de censure politique. Mais en s’appropriant Manin et en
luttant contre Napoléon III qui, en 1854, est encore et seulement le défenseur
des États pontificaux, la cause italienne devient par la même occasion leur
propre cause, au nom d’une fraternité latine dont Henri Martin se fera le
chantre après la mort de Manin.
À partir de 1854, parallèlement au combat indirect de Manin, par le biais de
l’enseignement donné à ses élèves qui se chargeaient d’élaborer sa propre figure
en soutenant sa politique italienne, Manin décide de passer au combat direct
en prenant place dans le débat international sur la question italienne. Manin
retourne dans l’arène politique avec une lettre publiée dans le journal La Presse
du 21 mars 1854 pour protester contre les propos tenus par lord Russell dans
le Times, puis répercutés dans les journaux français. Ce dernier reprochait aux
habitants de Lombardie-Vénétie de vouloir fomenter des insurrections, alors
qu’ils devraient essayer de demander des réformes. Manin réplique en disant
qu’il n’est pas question de réformes mais d’indépendance pure et simple 51. La

50. E. Pelletan, Emilia Manin, dans Le Sie`cle, 30 janvier 1854. L’italique est de nous.
51. Sur cette question et le retour de Manin sur la scène politique, voir A. Ventura, L’opera
politica di Daniele Manin per la democrazia e l’unità nazionale, Venise, 2002, p. 277-297.
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88 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

réaction suscite un vif intérêt de la part de la presse libérale française et même


britannique, si bien que Manin décide de se rendre à Londres pour nouer des
contacts avec les partisans de la cause italienne, entre le 20 juin et le 11 juillet
1854 52. Suivent un rapprochement avec Giorgio Pallavicino et une série de
lettres contre la politique de Mazzini, qu’il dénonce comme étant la « politique
du poignard ». Il y énonce publiquement sont idée d’union nationale ainsi que
le ralliement à la maison de Savoie pour la réalisation de l’indépendance de
l’Italie, appelant tous les républicains italiens à sacrifier leur opinion politique
au service du but recherché par tous, l’indépendance, et à s’organiser au sein de
ce qui va devenir la Società Nazionale en 1857. Manin se persuade davantage
de l’utilité de ce ralliement au moment du congrès de Paris (26 février-30 mars
1856) qui met un terme à la guerre de Crimée et consacre le Piémont-Sar-
daigne comme puissance italienne. Cet événement diplomatique lui permet
également de rencontrer Cavour et d’obtenir son soutien 53.

LE « PARTI MANINIEN » ENTRE MÉMOIRE ET ACTION POLITIQUE

Entre 1854 et 1857, Manin revient donc sur le devant de la scène poli-
tique, après avoir su préparer le terrain en France et s’attirer le soutien des
Français qu’il guide dans la création de sa propre légende. Mais ces démocra-
tes français, amis de la cause italienne, sont-ils prêts pour autant à s’engager
directement et indépendamment pour la cause italienne ? Un roman de
George Sand, en 1857, donne l’occasion aux amis de Manin de se mobiliser
en faveur de la cause italienne, le roman intitulé La Daniella. La querelle
politico-littéraire de La Daniella éclate donc en 1857 à l’occasion de la paru-
tion, en feuilletons, du roman homonyme de George Sand dans le journal La
Presse à partir du 6 janvier 54. Ce roman, que la postérité n’a pas retenu, trouve
sa source d’inspiration dans un voyage que George Sand a effectué Rome en
1855. Il met en scène l’amour du jeune peintre Jean Valreg pour Daniella, une
repasseuse de Frascati, une relation compliquée par la jalousie de la belle miss
Medora. Le sujet est classique, mais se veut le prétexte pour dresser un tableau
historique de l’Italie contemporaine et en particulier de la Rome des papes.
Toutefois la querelle à laquelle il donne lieu se déroule bien au-delà de la
question de l’anticléricalisme de George Sand. Sous le masque d’un « lecteur
bienveillant », de La Forge reproche à George Sand certains propos du prota-
goniste, Valreg. La phrase incriminée, parue dans le feuilleton du 30 janvier,
est la suivante : « L’Italie, vierge prostituée à tous les bandits de l’univers,
immortelle beauté que rien ne peut détruire, mais qu’aussi rien ne saurait
purifier 55. » En réponse aux remarques du journaliste, George Sand fait
publier une note en date du 6 février dans le feuilleton du 13 février, adressée
à « un lecteur bienveillant », dans laquelle elle rappelle une caractéristique
propre au genre romanesque, « qu’il ne faut pas lire un roman comme un

52. M. L. Lepsky Mueller, La famiglia... cité n. 2, p. 280-281.


53. Sur le rôle de Manin dans la constitution de la Società Nazionale et ses rapports avec
Giorgio Pallavicino et Giuseppe La Farina, voir A. Levi, La politica di Daniele Manin... cité
n. 1, p. 99-132.
54. A. Poli, La querelle de « La Daniella », dans Cahiers de l’AIEF, 28, 1, 1976, p. 279-295.
55. Ibid., p. 282.
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LA FIGURE DE DANIELE MANIN . 89

recueil de sentences » et que le protagoniste « avait ses heures de spleen 56 ». La


querelle prend de l’ampleur lorsque Sand fait dire à son héros, en voyage à
Naples : « Je crois que de Maistre à dit qu’un peuple a toujours le gouverne-
ment qu’il mérite d’avoir 57. » Cette dernière phrase, publiée dans l’épisode du
25 février, met le feu aux poudres. Le 5 mars, de La Forge, qui lit attentive-
ment le feuilleton, interpelle à nouveau la romancière dans une lettre qui ne
sera publiée que le 12 sur Le Sie`cle. Cette lettre est très importante, parce qu’il
prétend s’exprimer au nom de Manin, Ary Scheffer, Henri Martin et le général
Ulloa, qu’il associe donc à sa protestation :
Les amis de l’Italie, étonnés et affligés, comme moi, de vous rencontrer dans
les rangs de ses adversaires, Manin, Ary Scheffer, Henri Martin, le général Ulloa,
et d’autres qu’il est inutile de nommer ici, m’autorisent à vous exprimer leurs
regrets.
Sand ne manque pas de riposter en se demandant si ces personnes ont bien
autorisé de La Forge à parler en leur nom, dans une lettre adressée à Havin,
directeur politique du Sie`cle :
Veuillez me permettre de dire, dans votre honorable journal, que si
MM Henri Martin, Manin, Ary Scheffer et le général Ulloa pensaient avoir un
reproche à m’adresser, ils ne se fussent pas servis de la plume d’un intermédiaire.
Elle précise ensuite qu’Henri Martin lui a adressé une lettre personnelle, lui
exprimant son opinion, « sans jamais prendre la forme d’un procès de tendance
et la voie des journaux ». Elle écrit donc dans Le Sie`cle qu’elle n’a pas à répondre à
Anatole de La Forge 58. La situation devenant tendue et le nombre de person-
nalités impliquées croissant, le rédacteur en chef de La Presse, Auguste Nefftzer
décide de procéder à une clarification dans les colonnes de son journal, le
19 mars, en exprimant directement son opinion et en publiant une lettre de de
La Forge, une de Manin, Scheffer et Ulloa et enfin une autre d’Henri Martin. Le
rédacteur en chef essaie de calmer les esprits en rappelant qu’il s’agit toujours
d’un roman et non d’un essai politique, tandis que de La Forge s’exprime sur son
choix. Il explique avoir agit par modestie en cherchant, dit-il, « des parrains
capables de fortifier mon courage ». Il insiste sur l’importance de la cause ita-
lienne et à l’image dégradée et dégradante d’une Italie assoupie sous le pouvoir
pontifical de Rome, il oppose celle de la courageuse Venise :
Le drapeau italien a vu aussi sa part de gloire acquise en ces derniers temps au
prix du sang versé ; et quand vous avez vu des villes entières supporter plusieurs
mois de suite, sans se plaindre, la famine, le choléra et les boulets autrichiens,
pourriez-vous ne pas regretter, madame, d’avoir écrit, même dans un roman,
« l’Italie est une courtisane qui ne saurait être purifiée, et un peuple a toujours le
gouvernement qu’il mérite » ? Quand le sang humain a coulé pour une question
d’indépendance nationale, c’est bien le moins que l’on se taise devant les com-
battants vaincus et exilés 59.
Ces derniers d’ailleurs, accompagnés d’Ary Scheffer, reconnaissent dans
leur bref billet du 17 mars, publié à la suite, d’avoir donné l’autorisation à
de La Forge de parler en leur nom afin « d’exprimer leurs regrets ». Quant à

56. La Presse, 13 février 1857.


57. A. Poli, La querelle de « La Daniella »... cité n. 53, p. 283.
58. Lettres citées dans La Presse du 17 mars 1857.
59. La Presse, 19 mars 1857.
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90 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

Henri Martin, sa position est davantage nuancée et se présente en médiateur,


rappelant d’un côté qu’il soutiendra toujours Manin, Scheffer et Ulloa dans la
question italienne, et que l’action de Manin, « le défenseur de Venise », a
toujours reçu la sympathie de George Sand et que ce sentiment ne s’est pas
estompé. Toutefois il déplore la manière dont s’est déroulée l’affaire, c’est-à-
dire par le biais des journaux, lui qui était partisan d’un dialogue privé, de
forme épistolaire. Il rappelle par ailleurs que son nom a figuré dans la lettre de
de La Forge suite à un malentendu.
Il convient de remarquer que de La Forge reproche à George Sand d’avoir
décrit une Italie telle que la dépeignaient les Français trente ans auparavant,
une Italie résolument romantique, faite des vestiges des gloires passées, riche de
son art et de sa musique, fantôme d’une puissance révolue, dont les Italiens
eux-mêmes, par leur indolence et leurs superstitions ne sont même plus dignes.
Pour l’auteur de l’Histoire de la re´publique de Venise sous Manin il existe un avant
et un après 1848. Bien que dans ses propos publiés dans Le Sie`cle et La Presse il
utilise le pluriel pour évoquer « des villes entières » ayant résisté plusieurs mois
de suite, celui-ci n’est que purement rhétorique : par la description qu’il donne
de cette résistance on reconnaı̂t Venise, notamment celle des derniers mois du
siège, avec sa famine, le choléra, et les boulets autrichiens. La métaphore de la
rédemption est ici évidente, puisque par son sacrifice – le sang versé – Venise a
vaincu la mort de la patrie italienne, cette Italie inerte des romantiques que
Manin et les Vénitiens ont racheté et qui donc, pour cela, ne peut plus exister.
L’on comprend mieux pourquoi, pour sa deuxième remarque à George Sand,
de La Forge se soit servi, entre autres, du nom de Manin. Ce Manin qu’il a lui
même contribué à façonner dans son ouvrage, le présentant comme un
rédempteur, dont la dimension sacrificielle est certes liée à la résistance à tout
prix et la défaite en 1849, mais également – nous sommes en 1857 – aux
épreuves de l’exil. À l’Italie de Valreg, de La Forge oppose celle de Manin et
de Ulloa, à l’image traditionnelle, mais qu’il veut désormais fictive car révolue
d’un peuple italien décadent et indolent, il érige l’image vertueuse et coura-
geuse d’un peuple prêt à mourir pour son indépendance. George Sand faisait
dire justement à Valreg que la purification de l’Italie est impossible, or pour de
La Forge cela est inconcevable, dans la mesure où l’Italie a déjà été rachetée en
1848, grâce à Manin et à la résistance vénitienne.
La querelle de La Daniella est à la fois le premier engagement direct des
amis de Manin et un des derniers de celui-ci, puisque le 22 septembre 1857 il
décède d’un infarctus. La mort du patriote signifie la fin du combat direct, non
celle du combat indirect. Manin était d’ailleurs persuadé que l’accomplisse-
ment de l’Unité italienne serait l’affaire de plusieurs générations. Bien qu’il ait
permis la création de la Società Nazionale, à laquelle se rallie même Garibaldi,
Manin mise énormément sur ses soutiens français. Sentant sa santé décliner
rapidement durant la deuxième moitié de l’année 1857, il leur fait promettre
de continuer la lutte en France, comme nous le rapporte René Vallery-Radot
dans l’introduction de la biographie de Nicolas Louis Planat de La Faye 60
rédigée par son épouse Frédérique, amie intime des Manin :

60. Nicolas Louis Planat de La Faye (1784-1864) était militaire de carrière, aide de camp des
généraux Lariboisière et Drouot, puis officier d’ordonnance de Napoléon Ier. Lui et sa
femme, furent parmi les premiers amis des Manin. Frédérique Planat, l’épouse de Nicolas
Louis s’occupa tout particulièrement d’Emilia à Paris.
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LA FIGURE DE DANIELE MANIN . 91

Le 22 septembre de la même année, le grand patriote expira, non sans avoir


fait promettre à ses amis de contribuer, eux aussi, dans toute la mesure de leurs
forces, à la propagation de son idée, au salut de son malheureux pays. Cette
promesse, faite à un mourant, fut religieusement tenue 61.
Cette promesse est l’acte de naissance du « parti maninien », dont la pre-
mière action après la mort de Manin est la création d’une souscription pour
l’élévation d’un monument en l’honneur du Vénitien. En effet, dès la mort de
Manin, les Français pensent à une souscription pour un monument et la même
idée voit le jour à Turin. Planat de La Faye pense que cet hommage « pouvait
devenir un premier lien entre les amis italiens et français du glorieux Vénitien,
une première occasion de nouer entre eux des rapports utiles à l’Italie 62 ». Il
propose donc que la souscription française soit entièrement envoyée à Turin,
pour l’érection d’un seul monument dans cette ville. À cet effet est créé un
comité français qui, d’après Planat, « devint le noyau de ce qu’on aurait pu
appeler le « parti maninien », peu considérable par le nombre, mais actif,
dévoué, toujours sur la brèche, ne laissant échapper aucune occasion de témoi-
gner sa sympathie pour l’Italie, son ardent désir d’en voir chasser l’Autriche.
Ce parti, on peut l’affirmer sans présomption, puisque ses adversaires le lui ont
maintes fois reproché, exerça sur les événements ultérieurs une notable
influence 63 ». Ce « parti maninien » est composé des personnalités dont nous
avons parlé tout au long de cet exposé, rassemblés par Manin lui-même – nous
rappelle Vallery-Radot dans son introduction – autour des époux Planat et
qu’il définit comme « un certain nombre d’amis qui obéissaient aux enthou-
siasmes désintéressés dont on était pénétré dans cette maison hospitalière au
malheur. [...] Faire que Venise fût libre, permettre à l’Italie de se reconstituer,
tel était le programme de cette politique de sentiment » ; et il ajoute encore que
« c’était la cause de la civilisation qu’ils soutenaient. Manin leur apparaissait
comme la protestation du droit contre la force 64 ». Le comité français, quant à
lui est composé à ses débuts d’Ary Scheffer, Legouvé, Lanfrey, Henri Martin,
Jules Simon, Ferdinand de Lasteyrie, Havin, Mornand, Anatole de La
Forge 65. L’opération est un succès, puisqu’elle mobilise 23 000 souscripteurs,
pour un total de 13 387 francs, comme le précise Planat dans une lettre
adressée à Tommaseo en 1858, dans laquelle il ajoute :
C’est, je crois, la première fois qu’un tel hommage a été rendu dans aucun
pays, aux vertus publiques et privées d’un étranger. Il serait superflu de faire
ressortir ce qu’il renferme de sympathies et de vœux ardents pour l’Italie, d’ad-

61. F. Planat de La Faye, Vie de Planat de La Faye, aide de camp des ge´ne´raux Lariboisie`re et
Drouot, Paris, 1895, p. XVIII. En 1861, lors de l’inauguration de la statue, les comités
italiens et français sont composés des personnes suivantes : pour le comité italien, Sebas-
tiano Tecchio, président (n’assista pas à l’inauguration à cause d’un accident familial),
Niccolò Tommaseo (absent pour raisons de santé) Carlo Mezzacapo, Giorgio Trivulzio
et Giovanni Minotto ; pour le comité français, Planat de La Faye, président (absent à
cause de son âge et pour raisons de santé), Louis Havin, directeur du Sie`cle, Félix
Mornand, rédacteur de l’Opinion nationale, Auguste Dumond, ancien directeur de l’Esta-
fette, Henri Martin, Anatole de La Forge, Taxile Delord, Ferdinand de Lasteyrie, Jules
Simon, Lanfrey, et Sénard.
62. Ibid., p. XVIII.
63. Ibid., p. 631.
64. Ibid.
65. Ibid., p. 634.
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92 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

miration profonde pour l’héroı̈que population de Venise, de vénération pour


l’homme illustre qui a si dignement représenté parmi nous pendant son doulou-
reux exil, son pays si noble et si infortuné. Les efforts de toute sa vie jusqu’à son
dernier souffle, ont eu pour but unique le bonheur et la délivrance de la Patrie.
Son nom, ses actes, sa vie, sa mort, seront à jamais un objet de culte pour les
âmes élevées de tous les pays ; le souvenir d’un tel homme est une richesse pour
l’Italie 66.
Le projet du monument est arrêté en 1858, confié au sculpteur Vincenzo
Vela et sera inauguré le 22 mars 1861. L’inscription qui figure sur le socle est
l’œuvre de Tommaseo et met en avant l’œuvre politique de Manin durant l’exil
en omettant toute référence à la défense de Venise, un héritage trop républi-
cain pour la monarchie piémontaise :
A DANIELE MANIN VENEZIANO
CHE DITTATORE IN PATRIA
MEGLIO CHE DITTATORE NELL’ESILIO
PREMEDITÒ L’ITALIA FUTURA
ITALIANI E FRANCESI
NELL’ANNO MDCCCLXI
ERESSERO 67
Dans son discours d’inauguration, dans un souci de conciliation, Henri
Martin adhère à la formule de l’inscription « Dictateur dans sa patrie, plus
que dictateur dans l’exil », en expliquant l’importance de la politique de
Manin à Paris. Il a préparé l’Unité italienne « qui se réalise à cette heure sous
un prince magnanime par la sagesse des politiques et par le bras des héros » en
évoquant donc la triade Victor Emmanuel, Cavour et Garibaldi. Ensuite
Martin rappelle que Manin a œuvré pour l’alliance morale de l’Italie et de la
France. Il fait référence pour cela au congrès de Paris, que Manin a pu voir et
continue en abordant la pédagogie de Manin fondée sur l’exemple de sa
personne : « Il a instruit, dit-il, les Français à connaı̂tre, à aimer, à respecter
l’Italie, en leur montrant dans la personne d’un exilé italien le plus parfait
modèle de l’homme et du citoyen. » Il termine son discours en envisageant
un élargissement de cette fraternité franco-italienne à l’Espagne constituant
ainsi un « faisceau fraternel des nations gallo-romaines, [...] où la troisième
sœur, l’Espagne, délivrée des influences rétrogrades qui entravent sa renais-
sance, unira sa main aux mains de ses sœurs la France et l’Italie ». Une union
pour servir « la civilisation et l’humanité » qui, pour Henri Martin, serait l’abou-
tissement de la politique de Manin 68.
L’œuvre mémorielle du parti maninien prend d’autres formes que celle
monumentale, puisqu’elle s’attache également à écrire l’histoire du Vénitien.
Après sa mort, les maniniens estiment qu’il faut dépasser l’œuvre de de La
Forge, et les époux Planat, de concert avec Henri Martin, élaborent un projet
bibliographique en trois volets qui voit la parution de la première biographie de
Manin, intitulée simplement Daniel Manin, sous la plume de l’historien Henri

66. Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze (BNCF), Fondo Tommaseo, b. 113/87, lettre du
23 avril 1858.
67. À Daniele Manin Vénitien / Dictateur dans sa patrie / Plus que dictateur dans l’exil /
Prémédita l’Italie future / Italiens et Français / En l’an MDCCCXLVI / Érigèrent.
68. Discorsi italiani e francesi pronunciati nella inaugurazione del monumento a Daniele Manin sul
giardino pubblico di Torino, Turin, 1861, p. 31-33.
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LA FIGURE DE DANIELE MANIN . 93

Martin en 1859, La Ve´ne´tie devant l’Europe de M. Planat (1859) et Documents


et pie`ces authentiques de Mme Planat (1860) 69. Les sources de ces ouvrages sont
communes, et sont constituées des documents laissés par Manin et son fils
Giorgio aux époux Planat.
Mais le parti maninien, afin de se conformer à la promesse faite à Manin,
continue l’engagement politique, dans un contexte politique particulièrement
animé autour de la question italienne. En effet l’activité mémorielle s’accom-
pagne d’un certain nombre de prises de positions, dans les journaux et notam-
ment dans La Ve´ne´tie devant l’Europe, une publication de Planat de La Faye.
Dans une lettre à Tommaseo, l’auteur explique en ces termes son engagement
et celui de sa femme :
Nous travaillons tant que nous pouvons, ma femme et moi pour la malheu-
reuse Venise. La publication que j’ai faite sous le titre de La Ve´ne´tie devant
l’Europe a une noble et grande reconnaissance par l’usage que vous en avez
fait. De mon côté, je l’ai envoyé à beaucoup de diplomates et même à l’Empereur
par l’intermédiaire de son secrétaire M. Mocquart que je connais depuis 40 ans,
mais avec lequel je n’avais plus aucune relation depuis 10 ans ; il m’a répondu
fort poliment et j’ai lieu de croire qu’il a rempli ma commission. De plus nous
faisons insérer dans le Sie`cle tout ce que nous pouvons trouver d’articles et de
documents, relatifs à Venise, et ce n’est pas toujours chose facile 70.
Le parti maninien se veut donc le continuateur de la stratégie politique de
Manin durant l’exil, à savoir la perpétuation de la figure de Manin et l’action
politique pour la réalisation de l’indépendance de l’Italie. Gardien de la
mémoire du Vénitien, dont le corps sans vie perpétue l’exil jusqu’à son
retour à Venise en 1868, le parti maninien a une double fonction à la fois
mémorielle et politique. L’une comme l’autre aboutissent à un rapprochement
franco-italien qui a tout son sens dans la politique étrangère du Second
Empire. Ainsi il est erroné de dire qu’il existe un « Manin français » et un
« Manin italien », deux mémoires élaborées sur des figures différentes. L’élabo-
ration de la figure de Manin est une démarche française dans le cadre de l’exil
de Manin lui-même. Cette figure s’exprime de trois manières, très liées les
unes autres : le républicain et l’homme d’État modèle, antithèse à la fois de
Mazzini et de Napoléon III, figure en relation avec la politique française en
Italie ; le patriote, protagoniste du siège de Venise, figure du martyre vivant
teintée parfois d’un certain romantisme et le héros bourgeois, figure moderne
liée à la vie quotidienne dans le cadre d’un réalisme artistique et littéraire 71.
Ce corpus figuratif, très riche, est transmis aux Italiens par le « parti maninien »,
dans le cadre des cérémonies que sont l’inauguration du monument de Turin
en 1861, mais également lors de la translation des restes de Manin à Venise en
1868, ou encore lors de l’inauguration de la statue de Manin à Venise en 1875.
Ces Français, amis de Manin, sont les passeurs de la figure de celui-ci, une
figure ouverte, multiple qui est facilement exploitable et réinterprétée par le
paradigme monarchique de l’Italie nouvelle, qui met en avant chez le Vénitien

69. Dans l’introduction de La Ve´ne´tie devant l’Europe on peut lire, p. 6 : « Ces diverses pièces
sont tirées d’un recueil inédit de documents pour servir à l’histoire de Manin et de Venise en
1848-1849, recueil où ont été puisés en grande partie les éléments du récent ouvrage de
M. Henri Martin sur Manin. »
70. BNCF, Fondo Tommaseo, b. 113/87, lettre du 6 septembre 1859.
71. G.-L. Fruci, « Un contemporain ce´le`bre »... cité n. 18, p. 132.
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94 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

sa modération, en récupérant la figure française de l’anti-mazzini et celle du


héros bourgeois et laissant de côté le républicain 72. La figure républicaine
relève donc de l’usage français de la figure sous le Second Empire par le
parti républicain. En effet parler de Manin et publier sur lui et sur sa vision
de la politique italienne permet de faire vivre les idées républicaines et forger
des références politiques à l’abri de la censure.
En 1866, lorsque Venise est rattachée au royaume d’Italie, la raison d’être
politique du parti maninien s’évanouit, et le cercle des amis de Manin se
consacre à la mémoire de celui-ci, en racontant la figure de Manin aux Italiens
lors de la translation à Venise en 1868. 1875 est la dernière occasion de ces
retrouvailles franco-italiennes. Henri Martin, présent à chacune de ces céré-
monies, comme il l’était également aux commémorations funéraires de 1859 à
Milan, assure à chaque fois ce rôle de passeur. Mais en 1868, la figure de
Manin ne s’inscrit plus dans le cadre d’une stratégie politique de l’exil. Non
seulement Manin est mort depuis onze ans, mais comme toute création, elle
acquiert une certaine autonomie, elle s’affranchit de sa finalité première. À
partir de cette date la figure de Manin en France s’inscrit dans des probléma-
tiques franco-françaises et sera consacrée par la création d’une rue Daniele-
Manin à Paris, en 1880, sous la IIIe République, dernier acte de cette histoire
du mythe Manin. En effet l’instauration de la République dans la durée met
logiquement un terme à l’usage de cette figure politique franco-italienne 73.
Toutefois, si la figure de Manin arrive à servir une stratégie voulue dans l’exil
et même après la mort de l’exilé, cela prouve qu’elle a été utile aussi bien aux
républicains français qu’à Manin lui-même. Manin a su saisir un moment
particulier de la vie politique française, un moment où les républicains fran-
çais, dans le contexte politique du Second Empire, avaient besoin de figures
positives pour incarner leur idéal démocratique. Manin laisse les républicains
français devenir ses hagiographes, et crée ainsi les conditions nécessaires à
l’élaboration de sa légende. En construisant cet outil, cette figure, les Français
travaillent pour Manin en ce sens qu’ils constituent un discours et un
ensemble de références qui servent la cause italienne et créent dans l’opinion
publique française un regard favorable sur la question italienne. Enfin, cette
figure a également un usage politique strictement français, sorte de miroir
permettant de parler de la république sans parler de la France, d’élaborer
une réflexion autour de ce que pourrait être la France sans le Second
Empire, en évitant la censure politique.

72. Sur la question mémorielle de Manin à Venise, voir E. Cecchinato, La rivoluzione restau-
rata... cité n. 4, p. 81-129.
73. Le dernier usage français de la figure de Manin dans la politique française remonte à 1978,
lorsque Michel Vauzelle fait un Éloge de Daniele Manin dans son discours de premier
secrétaire de la Cour des avocats de Paris. Ce texte a été publié par D. Soulez-Larivière
dans Paroles d’avocats, Paris, 2001 (1994).
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I S A B E L M A R Í A P A S C U A L S A S T R E

El exilio voluntario
¿ una manifestación
de fraternidad polı́tica ?
Marliani y su lucha por la nación
y la monarquı́a liberal

Gracias a aquellos que comprobaron el amargo gusto que tenı́a


[el ‘pan de la emigración’], hemos podido disfrutar de los
beneficios de la libertad
CARLES RAHOLA, El emigrats polı´tics en la Història, 1926.

M E PROPONGO REFLEXIONAR sobre la relación entre exilio y fraternidad


en el siglo XIX a partir de la experiencia de un relevante, cuanto
desconocido, personaje decimonónico. Para ello, qué mejor que iniciar con
una cita de un historiador catalán que, no habiendo querido optar por el exilio,
fue fusilado por un piquete franquista en la guerra civil. Carles Rahola, que ası́
se llamaba este historiador, en un opúsculo de 1926 titulado precisamente Los
emigrados polı´ticos en la Historia, concluı́a ası́ :
Para terminar, os diré que, si bien las emigraciones por razones polı́ticas o
ideológicas son tan antiguas como la Historia, y si bien parece una hermosa
utopı́a poder realizar las transformaciones sociales y polı́ticas de los pueblos de
una forma evolutiva, pacı́fica y armónica, que no reserve ningún papel a ese
personaje fuera de la patria y fuera de la ley que es el emigrado, creo que
todos debemos trabajar con toda nuestra inteligencia y todo nuestro corazón,
para que este sueño se cumpla, estableciendo una verdadera fraternidad –esta
fraternidad que parece alejarse cada vez más- entre todos los pueblos de Europa
y entre todos los pueblos de la tierra 1.
He ahı́ una manera clara y rotunda de postular que, a mayor fraternidad,
menor necesidad de exilio. Y corolario de esto es que, si todo exilio tiene un
carácter polı́tico, es posible afirmar que buena parte de los casos de exilio tuvieron
en su origen una situación de fratricidio (en un sentido amplio y genérico del tér-
mino) y que, una vez desterrados en el extranjero, ese exilio se constituyó en una

1. Citado por J. Canal, Los exilios en la historia de España, en Id. (ed.), Exilios, Madrid, 2007,
p. 17-18.
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96 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

ocasión para intentar recomponer la fraternidad perdida (por cuanto la fraterni-


dad procede del reconocimiento de sı́ mismo como miembro de una colectivi-
dad). De hecho, al menos para el caso español, la historiografı́a concuerda en
interpretar los exilios del siglo XIX como un fruto de la persistente guerra civil
que presidió la construcción del Estado-nación español contemporáneo. Es más,
el apelar y la aspiración a la fraternidad presupone un punto de partida presidido
no sólo por su ausencia, sino por la pura enemistad, por lo adverso, por el
cainismo. Por ello se crearı́an amigos polı́ticos frente a enemigos. O lo que es lo
mismo, la fraternidad como unidad de la comunidad ante lo otro, lo extraño, lo
enemigo. Ası́ pues, también en el Ochocientos español, exilio y fraternidad
habrı́an sido dos experiencias contrapuestas y, a la vez, complementarias.
La emigración conllevaba, primeramente y sobre todo, una expatriación.
Siendo la patria y la libertad los valores básicos para los emigrados liberales y
progresistas decimonónicos, es evidente que la situación de expatriación les
ofrecı́a un tiempo privilegiado para reflexionar sobre su nación 2 y el fracaso
que como proyecto común de libertad significaba. Y esto es ası́ porque, igual
que para la fraternidad polı́tica, la emigración polı́tica exige como condición
sine qua non la existencia de una patria, o lo que es lo mismo, de libertad
polı́tica, respetada o violada, pero al menos como horizonte polı́tico de refe-
rencia. Dicho de otro modo, no existe emigración polı́tica mientras no existe la
patria ; lo que puede haber previamente son deportaciones o expulsiones.
En el siglo XIX, el término « emigración » y su derivado « emigrado » solı́an
aludir al exilio polı́tico 3 –a menudo identificándolo con el exilio liberal o
progresista– más que a la emigración económica –para la que contamos con
el término « emigrante »-, que, sin embargo, en el último tercio del Ochocientos
fue cuantitativamente mucho más importante en España 4.
En el exilio suele hacerse literatura, mucha literatura, a veces incluso
poesı́a, fruto de la singular situación existencial del emigrado 5. Sin embargo,
en el caso concreto que nos ocupa, vemos como Emanuele Marliani utiliza
precisamente estos largos perı́odos para hacer Historia, es decir, para estudiar
y reflexionar acerca del origen de aquellos fracasos de la nación en el pasado. Y
sus conclusiones las plasmó, no en un ensayo polı́tico, sino precisamente
escribiendo como historiador.
Entre los exilios, los hay forzados, cuando constituyen la única alternativa a
la cárcel o la muerte. Hay otros que son voluntarios u opcionales. Obviamente
que en este último caso estamos ante una decisión táctica, en cuanto meditada
y entendida como más conveniente. En todo caso, conviene recordar que, en el

2. « Y por esto cada hombre entre vosotros pronuncia con audacia o susurra sometido ese santo
nombre : Patria. Por esto los mejores entre vosotros mueren desde hace medio siglo, mártires de
una idea, en el patı́bulo, en los calabozos o en la lenta agonı́a del exilio, con la sonrisa en el rostro
de quien entrevé el futuro, con la palabra Italia en los labios ». G. Mazzini, Ai giovani d’Italia, I.
3. J. F. Fuentes Aragonés, Imagen del exilio y del exiliado en la España del siglo XIX, en Ayer, 47,
2002 (ejemplar dedicado a : Los exilios en la España contemporánea), p. 35-56.
4. G. Rueda Hernánz, España, 1790-1900. Sociedad y condiciones econo´micas, Madrid, 2006.
5. Una de las primeras poesı́as conocidas al respecto, fruto de la deportación, es el Salmo 137 :
« A orillas de los rı́os de Babilonia / estábamos sentados y llorábamos, / acordándonos de
Sión ; en los álamos de la orilla / tenı́amos colgadas nuestras cı́taras. / Allı́ nos pidieron /
nuestros deportadores cánticos, / nuestros raptores alegrı́a : [...] / ¿ Cómo podrı́amos cantar /
un canto de Yahveh / en una tierra extraña ? [...] ».
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 97

Ochocientos, ambas opciones -tanto la cárcel como el exilio, más aún el


patı́bulo- concedı́an una aureola de prestigio a quien los sufrı́a.
Pues bien, hay quien entiende que el exilio voluntario constituirı́a la
máxima manifestación de amor por la patria. Cedo la palabra para ello al
célebre médico e historiador madrileño Gregorio Marañón –precisamente exi-
liado en Parı́s entre 1936 y 1942-, pues la descripción de las vivencias y el
estado del espı́ritu del exiliado voluntario, que él desgrana, se podrı́an aplicar
perfectamente a Emanuele Marliani :
Cuando se está a la fuerza desterrado puede sentirse como nunca la llama viva
del patriotismo. Mas el que voluntariamente se exilia por exceso de amor, es
porque ha convertido en ilusión intangible la idea del paı́s lejano ; porque le
adora, no como es, sino como quisiera que fuese. En sus crı́ticas se destila y
ennoblece, todavı́a más su ideal ; y sobre su afán de volverlo a ver se alza el santo
miedo de que la realidad defraude. La nostalgia no impuesta, sino querida, es la
forma más pura del patriotismo 6.

No hay duda de que ésta fue la situación de Marliani. En este sentido,


cabrı́a deducir que el exilio voluntario se tratarı́a de una prueba palpable de la
existencia de una movilización polı́tica, cuya máxima manifestación serı́a el
voluntariado militar, en el que incluso se podı́a llegar a entregar la vida.
Además de la relación entre exilio voluntario y opción por la nostalgia ;
entre exilio voluntario e intenso patriotismo, quizás sea posible observar igual-
mente que en estos exilios voluntarios se manifiesta más genuinamente la
decisión de compartir la triste suerte del perdedor, del vencido, de quien
tiene que abandonar su tierra, pero no es abandonado por quienes comparten
una misma fraternidad polı́tica 7. Fraternidad que no sólo es reforzada por esas
circunstancias del destierro (a pesar de las rivalidades, desencuentros y decep-
ciones que allı́ puedan surgir), sino que con él queda probada, testificada. Es
decir, si nos preguntamos en este caso ¿ qué habrı́a aportado el exilio volunta-
rio a la fraternidad ?, tal vez cabrı́a responder que el exilio voluntario ofrece un
testimonio explı́cito, inequı́voco de la fraternidad. De nuevo, es el caso de
Marliani tanto respecto a su patria, como al jefe polı́tico del progresismo
Espartero. De esta forma, la fraternidad mostrarı́a el rostro más afectivo de
una relación de igualdad, la gratuidad. Y además, frente a la asistencia mutua
que constituirı́a un derecho (la benevolencia universal sobre la base del
altruismo), la fraternidad estarı́a vinculada o dependerı́a de una ética.
Con ello llegamos al otro término del binomio exilio-fraternidad. Del trino-
mio revolucionario libertad, igualdad y fraternidad, quizás sea esta última la
que haya sido menos profundizada 8 por los pensadores polı́ticos como término
polı́tico (más allá de su profundo significado para el judaı́smo, el estoicismo y el
cristianismo 9). Es fácil que esto sea ası́ por tratarse de una acepción ambigua,

6. G. Marañón, Luis Vives (Un español fuera de España), Madrid, Espasa-Calpe, 1942. Citado
por J. Canal, p. 20.
7. Mazzini hablaba de « los pactos de hermandad concluidos en el exilio entre hombres unidos
por desventuras y esperanzas comunes », G. Mazzini, Ai giovani d’Italia, XIV.
8. Como advierte M. David, Fraternite´ et Re´volution française, 1789-1799, Parı́s, 1987. Ver más
recientemente A. Domènech, El eclipse de la fraternidad. Una revisio´n republicana de la tradicio´n
socialista, Barcelona, Crı́tica, 2004.
9. J. Ratzinger, La fraternidad cristiana, traducción de J. Collado, Madrid, 1962 [tı́tulo original :
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98 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIX e SIÈCLE EN EUROPE

no unı́voca. Cajón de sastre de buenas intenciones, ha resultado difı́cil de


delimitar-definir desde la Revolución Francesa. Tal vez la crisis de los ideales
de libertad e igualdad ha llevado últimamente a poner el foco sobre este tercer
término, si bien desde análisis profundos en calidad de concepto polı́tico.
La fraternidad remite siempre necesariamente a la familia y no sólo
humana 10. La fraternidad, tanto en el sentido propio del término (natural),
como en los sentidos analógicos (judaı́smo, estoicismo, cristianismo) usados
hasta la irrupción de la modernidad, es la condición común referida exclusi-
vamente a los hijos de un mismo padre. De ahı́ que los elementos propios de la
fraternidad sean tres, a saber, la filiación, la condición común (igualdad) y la
limitación. La modernidad, como mayorı́a de edad del género humano, ha
vivido un largo proceso de emancipación del Padre ; por ello, no sólo es
huérfana, sino enfrentada a la paternidad-filiación. De ahı́ deriva que la fra-
ternidad contemporánea suprima de su propio significado tanto la filiación,
como la limitación y, por ello, la fraternidad polı́tica deviene huérfana (como
Antı́gona) y pretendidamente universal.
Ahora bien, la fraternidad polı́tica responde a un modelo idealizado, difı́-
cilmente substraible a la lógica de la pertenencia original. Aun la fraternidad
universal implica la lucha de clases. Por ello al término polı́tico de fraternidad
se le han señalado desde hace tiempo una serie de problemas derivados de las
exclusiones. A partir de Hegel 11, las crı́ticas llegarı́an hasta el presente movi-
miento feminista 12.
La fraternidad como principio adquiere importancia polı́tica con el desli-
zamiento de la familia consanguı́nea a la familia conyugal moderna, con el

Die chirstliche Brüderlichkeit]. L. A. Schökel, ¿ Do´nde está tu hermano ? : textos de fraternidad en el


libro del Ge´nesis, Valencia, 1985.
10. Como recordaba Mazzini : « ¿ Qué principio es superior a todos los individuos si no es un
principio religioso ? ¿ Cómo podemos pedir a los hombres que reconozcan su fraternidad sin
remontarse a un padre común ? ¿ Cómo apelar a una ley superior, sin referirse al legislador »,
G. Mazzini, Pensamientos sobre la democracia en Europa, VI. Publicado originalmente como
artı́culo en el People’s Journal, 68, 17 de abril de 1847.
11. Desde Hegel, en su Fenomenologı´a del Espı´ritu, al interpretar la Antı́gona de Sófocles, no han
faltado los reproches al contenido de la idea de fraternidad. Otras crı́ticas a este concepto
podemos hallarlas más recientemente, por ejemplo, en Jacques Derrida : « Siento el mayor
respeto por la fraternidad, es un gran motivo del lema republicano, a pesar de que, durante la
revolución, surgieron muchos problemas para hacer que se aceptase la fraternidad, que se
consideraba demasiado cristiana. En Polı´ticas de la amistad he intentado mostrar hasta qué
punto el concepto de fraternidad resultaba inquietante por varias razones : en primer lugar,
porque enraı́za con la familia, con la genealogı́a, con la autoctonı́a ; en segundo lugar, porque
se trata del concepto de fraternidad y no de sororidad, es decir, que subraya la hegemonı́a
masculina. Por consiguiente, en la medida en que convoca a una solidaridad humana de
hermanos y no de hermanas, debe inspirarnos algunas preguntas, no necesariamente una
oposición. No tengo nada en contra de la fraternidad, pero me pregunto si un discurso
dominado por el valor consensuado de fraternidad no arrastra consigo unas implicaciones
sospechosas. » Entrevista a Jacques Derrida publicada en Staccato, 19 de diciembre de 1997.
Traducción de C. de Peretti y F. Vidarte en J. Derrida, ¡Palabra !, Barcelona, 2001, p. 49-56.
12. « La fraternidad pública, la relación ideal entre hermanos libres e iguales, cristalizará en tomo
a la nacio´n y el trabajo. Las hermanas, las mujeres, fuera del registro del trabajo y la polı́tica,
quedarán relegadas al espacio privado en tanto que madres y esposas. Son los hermanos, los
vı́nculos fraternales, los que generan una nueva familia, la gran familia patriótica y la gran
familia humana », M. X. Agra Romero, Fraternidad. (Un concepto polı´tico a debate), en Revista
Internacional de Filosofı´a Polı´tica, 3, 1994, p. 143-166, cita en p. 150.
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 99

paso del patriarcalismo clásico a la ciudadanı́a universal, con el desplazamiento


de las corporaciones a la fraternidad de clase y con el establecimiento del
Estado-nación. Aun ası́, no deja de provocar exclusiones, pues en el caso de
la unión de los patriotas, los aristócratas y el pueblo llano quedaban excluidos.
En todo caso, no cabe olvidar que, como ha señalado Agra Romero, « la
fascinación de la fraternidad, creemos, tiene mucho que ver con la construc-
ción moderna del yo narcisista, todopoderoso, que encuentra en la relación con
el hermano la experiencia humanizadora por excelencia » 13, frente a la recha-
zada relación con el padre.
Sea como fuere, los vı́nculos fraternales –en el sentido contemporáneo-
surgen de los fines compartidos que persiguen individuos que libremente
reconocen su unión. Frente a esto, la fraternidad fı́sica o natural (al ser impo-
sible en ella la elección, porque viene dada) serı́a la contraposición a la frater-
nidad cı́vica. De ahı́ que los vı́nculos naturales, intra-familiares, no sean los
más adecuados para servir de modelo para la fraternidad cı́vica.
Aun ası́, este principio polı́tico suscita otras crı́ticas, a saber, el no implicar
una concepción moral igualitaria, puesto que la igualdad no figura necesaria-
mente en la fraternidad cı́vica. Más bien al contrario, John Rawls ha señalado
que es el principio de la diferencia el que expresa el significado natural de la
fraternidad. Por tanto, la fraternidad unirı́a, pero esa unión podrı́a establecerse
entre individuos desiguales en derechos, posibilidades y talentos, como es el
caso de la unión en el seno de la nación. Es decir, la fraternidad no implica, al
menos de forma imprescindible, la igualdad. Tampoco la reciprocidad. Y de
ahı́ que actualmente se proponga su sustitución, por el término ‘‘hermandad’’
o por el concepto de solidaridad 14, frente a la racionalidad fraterna 15.
En todo caso, volviendo al siglo XIX que nos ocupa, dicho ideal constituyó
un intenso elemento movilizador. En esta lı́nea, se ha puesto en evidencia que
el ideal de fraternidad es más fácil demostrarlo (con hechos), que definirlo 16.
Además, su asimilación o interiorización exige tanto una reflexión previa,
como una acción posterior ; no cabe ni una impulsividad inicial inconsciente,
ni un posterior quedarse de brazos cruzados. Es en este sentido que concebi-
mos el exilio voluntario como un testimonio, como una prueba ulterior de la
fraternidad polı́tica.

13. A. Romero, Fraternidad, o. cit. n. 12, p. 160.


14. « Una comunidad plenamente inclusiva u homogénea harı́a realmente innecesaria la polı́tica.
Por eso, decı́amos, la mediación, la reciprocidad, no pasa necesariamente por la fraternidad.
Su sustitución por la solidaridad y, por lo tanto, la no aceptación de la identificación entre
ambas, no significa renunciar a la libertad y a la igualdad y a su aplicación universal. Todo lo
contrario. Ni el amor [...], ni la amistad, ni la lealtad, ni la fraternidad, ni tampoco la
solidaridad pueden asumirse como lugares privilegiados por sı́ solos en los que instalarse
para defender o cuestionar la asimetrı́a, la exclusión, la pertenencia, la libertad y la igual-
dad », A. Romero, Fraternidad, o. cit. n. 12, p. 161.
15. E. Dussel, De la fraternidad a la solidaridad. (Hacia una « Polı´tica de la Liberacio´n »), en
BROCAR : Cuadernos de investigacio´n histo´rica, 27, 2003, p. 193-222. Desde una perspectiva
muy diferente, la fórmula que actualmente aflorarı́a para el objetivo de la búsqueda de la
felicidad se podrı́a expresar con los términos de « seguridad » (en vez de la libertad),
« paridad » (en vez de la igualdad), y « red » (en vez de la fraternidad).
16. E. J. Hobsbawn, Fraternity, en New Society (27.XI.1975), p. 471-473. Para este historiador,
« The idea of brotherhood is hard to theorise about. But it is crucial for action ».
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100 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Ahora bien, este testimonio tendrı́a como fin, a la vez, confirmar unos lazos
de pertenencia o identidad. En un mundo contemporáneo, en el que las
relaciones naturales o consanguı́neas de pertenencia habrı́an sido sustituidas
por otros modos de relación, como son la libertad y la igualdad, el ciudadano
libre querrı́a dar testimonio fehaciente de su opción (pues todo comprometido
con una causa tiene la posibilidad de elección) y lo harı́a por mediación de la
fraternidad, ocasión para demostrar sus vı́nculos electivos y afectivos. Ası́ pues,
pasemos a nuestro caso.
En la historia de España hallamos multitud de exilios 17, que van desde el
siglo XV al siglo XX, es decir, desde el momento mismo en que se constituye
el Estado moderno. En esa época moderna, judı́os, moriscos, austracistas,
jesuitas e ilustrados sufrieron el destierro. Luego, entre finales del siglo
XVIII y principios del XX 18 : afrancesados, liberales, carlistas, progresistas,
demócratas y republicanos. Y para terminar, monárquicos y derechas en 1931
y 1936, y republicanos e izquierdas en 1939. Un largo rosario cuyo conoci-
miento permite ofrecer una comprensión más ajustada y compleja del pasado
español.
El exilio de 1939 es el más conocido merecidamente ; sin embargo, esto no
debe ocultar otras luchas fratricidas anteriores. Con todo, por lo que se refiere
a la emigración del primer tercio del siglo XIX, la de los liberales 19, la histo-
riografı́a coincide en considerar que fue beneficiosa para España, en cuanto
ésta, a través de sus emigrados, pudo conocer los avances logrados en otros
paı́ses, no sólo en las técnicas, sino también en las ideas. No hay duda de que,
en general, ası́ fue. Sin embargo, éste no fue el caso de Marliani, pues antes de
su emigración ya habı́a transitado frecuentemente por el extranjero y conocı́a a
fondo sus luchas. Veamos, pues, su trayectoria.
Emanuele Marliani Cassens 20 nació en Cádiz en 1795 y murió en Floren-
cia, 1873. Su vida activa cubre, por tanto, el arco que va del final de la Guerra
de la Independencia al fracaso de la primera experiencia de monarquı́a demo-
crática en España.
Su padre, natural de Milán, era un súbdito austriaco que se hallaba en paı́s
extranjero por motivo de comercio. De hecho habı́a creado un próspero esta-

17. Cfr. J. Canal (ed.), Exilios. Los e´xodos polı´ticos en la historia de España, siglos XV-XX, Madrid,
2007.
18. Cfr. J. B. Vilar, La España del exilio : las emigraciones polı´ticas españolas en los siglos XIX y XX,
Madrid, 2006. Para Italia, M. Isabella, Risorgimento in Exile. Italian Émigre´s and the Liberal
International in the Post-Napoleonic Era, Oxford, Oxford University Press, 2009. A. Bistarelli,
Gli esuli del Risorgimento, Bologna, Il Mulino, 2011.
19. A. Rojas Friend, J. F. Fuentes Aragonés y D. Rubio, Aproximación sociolo´gica al exilio liberal
español en la De´cada Ominosa (1823-1833), en Spagna contemporanea, 13, 1998, p. 7-20.
Análisis de la composición social de los liberales españoles en el exilio entre 1823 y 1833,
rastreando en la enorme cantidad de material archivı́stico conservado, en su mayorı́a, en los
Archivos Nacionales (serie F7) en Parı́s y en el Archivo Histórico Nacional en Madrid. Los
resultados de esta investigación evidenciaron, entre otras cosas, la relevancia de las clases
bajas entre los exiliados liberales ; por consiguiente, ofrecieron una imagen más compleja de
la base social del primer liberalismo español.
20. Ver sus esbozos biográficos recientes en los respectivos diccionarios italiano y español. F. Di
Giuseppe, Marliani, Emanuele, en Dizionario Biografico degli Italiani, LXX, Roma, 2008,
p. 602-605. I. M. Pascual Sastre, Marliani Cassens, Manuel, en Diccionario Biográfico
Español, Madrid, en prensa.
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 101

blecimiento comercial Pablo Greppi Marliani y Compañı´a, y de él Emanuele


Marliani heredó una cuantiosa fortuna, cerca de 40 millones de reales en
dinero, créditos y efectos 21. No es de extrañar un patrimonio ası́, pues Cádiz
era un centro comercial y cosmopolita de primer orden, el puerto más flore-
ciente del sur de España en la edad moderna, nudo clave en la conexión con la
América española, por el que pasaba el constante tráfico mercantil con las
colonias, y en cuyos barrios estaban establecidas diversas comunidades por
motivos comerciales : flamencos, genoveses, lombardos,... 22 Sin embargo,
Marliani nunca pudo reclamar ese capital, habiendo coincidido el falleci-
miento de su padre con la época de la revolución en Francia, con lo que casi
todo el inmenso caudal se disipó 23.
Durante su más tierna infancia, las aguas de su ciudad natal presenciarı́an
las grandes derrotas de la 1ª y 2ª guerra contra Inglaterra, esta última conocida
como batalla de Trafalgar. El impactó en aquel muchacho gaditano de 10 años
no hay duda de que debió ser extraordinariamente fuerte, y no es para menos
si pensamos que el número dos español de la armada combinada franco-
española, vicealmirante Gravina, herido mortalmente en la batalla, fue a falle-
cer a casa de los padres de Marliani en Cádiz 24. Prueba de la impresión que le
causara la tenemos en el hecho de que durante su segundo exilio en Londres,
en los años centrales de la década de los 40, Marliani se dedicó a investigar en
los archivos británicos y redactó varios artı́culos históricos sobre esta batalla,
publicados a su regreso a Madrid, y luego convertidos en un extenso volumen
donde abordó su historia en detalle 25. Con el tiempo incluso llegarı́a a insinuar
una posible comparación entre la derrota naval española en Trafalgar y la
derrota naval italiana de Lissa 26.
Tres años después de este estrepitoso fracaso militar, y gracias al Tratado
de Fontainebleau (1807), las tropas napoleónicas pudieron penetrar en
España. Era el inicio de la Guerra de Independencia. En esa guerra de libera-
ción española (1808-14), el ejército napoleónico llegó a ser dueño de toda la
Penı́nsula, salvo Cádiz precisamente, que resistió, a pesar de ser una de las
ciudades sitiadas. Es de suponer que el propio Marliani viviera con intensidad
ese conflicto armado, que se desarrolló entre sus 13 y sus 19 años. Si la guerra
era la lucha por la independencia de la nación, las Cortes de Cádiz trabajaban
por poner las bases jurı́dicas de la libertad polı́tica y social, cuyo fruto acabado
serı́a la Constitución de 1812, la cual supondrı́a la quiebra del Antiguo
Régimen y el nacimiento de la nación española de ciudadanos.

21. Archivo Provincial de Cádiz, ca 1686, ca 1701 (testamento de su padre de 1791), ca 1702.
22. A. Ramos Santana, La burguesı´a gaditana en la e´poca isabelina, Cádiz, Cátedra Alfonso de
Castro-Fundación Municipal de Cultura, 1987.
23. C. N. Sánchez, Manuel Marliani : un progresista desconocido, en Trienio. Ilustracio´n y Libera-
lismo. Revista de Historia, 54, noviembre 2009, p. 25.
24. El vicealmirante Gravina, « ferito mortalmente, morı̀ qualche tempo dopo in casa de’ genitori
di chi scrive queste linee », E. Marliani, Trafalgar (21 ottobre 1805) e Lissa (20 luglio 1866),
Florencia, 1867, p. 36.
25. M. Marliani, Combate de Trafalgar. Vindicacio´n de la Armada Española contra las aserciones
injuriosas vertidas por Mr. Thiers en su « Historia del Consulado y del Imperio », Madrid, 1850.
26. M. Marliani, Trafalgar..., o. cit. n. 24.
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102 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Desconocemos dónde el joven Marliani pasó la guerra y el sitio de Cádiz. Sı́


sabemos que al menos al final, el triunfo del absolutismo y la abolición de la
Constitución de Cádiz le llevaron precisamente a la penı́nsula italiana. De
hecho en 1814 –con 19 años-, Marliani ya estaba trabajando como funcionario
austriaco en la administración de correos de Milán 27. Lo sabemos porque la
Regencia del Gobierno austriaco en Lombardı́a declaró en 1814 cesante a todo
empleado que no fuese austriaco. Como natural de Cádiz, Marliani fue
cesado. Sólo que un decreto de la emperatriz Mª Teresa le hizo volver al
ejercicio de su actividad, pues concedı́a el goce de los derechos de súbdito
austriaco a los hijos de los que se hallaban en paı́s extranjero por motivo de
comercio, como era el caso de su padre en Cádiz. Seguidamente, en septiem-
bre de 1814, terminada la Guerra de Independencia, Marliani pidió licencia y
le fue otorgada « para venir a España por mis asuntos. Permanecı́ año entero en
Cádiz y a mi regreso a Milán no solamente volvı́ a mi empleo, mas me fue
pagado el sueldo entero del año de mi ausencia. Durante los años que han
mediado desde 1814 a 1821 permanecı́ en mi empleo » 28 de funcionario aus-
triaco.
Sin embargo, esa no fue su única actividad en aquellos años, pues sabemos
que desde la llegada de Eusebio de Bardaxı́ y Azara 29 como embajador español
en Turı́n en 1817, llevarı́a a este joven gaditano como secretario sin sueldo.
Esto significa que cuando estalló la revolución de 1820 en España, y Bardaxı́ se
convenció de que los destinos de la España constitucional se jugaban en la
penı́nsula italiana, entonces empezó a colaborar (como en su dı́a investigara
Giorgio Spini y recientemente Brutrón Prida) 30 en un plan revolucionario que
estaba tomando cuerpo en Turı́n, con conexiones también en Milán. Bardaxı́ –
acompañado por Marliani precisamente desde Milán- facilitó este proyecto
revolucionario como pudo mientras permaneció destinado en la capital del
reino sardo, cosa que Metternich nunca olvidarı́a.
Aparentemente inconsciente de las consecuencias de sus actividades polı́-
ticas en Milán, en mayo de 1821, Marliani dejó su puesto en Correos y fue a
Parı́s con Bardaxı́, cuando éste fue nombrado Ministro Plenipotenciario
español ante la corte de Luis XVIII. No hay que olvidar que Bardajı́ tenı́a
amistad con Benjamin Constant o con el emigrado piamontés Emanuele Dal
Pozzo, prı́ncipe della Cisterna, que serı́a desposeı́do de su vasto patrimonio a
raı́z de la revolución del 21 31. Luego le siguió a Madrid mientras Bardaxı́ fue
Ministro de Estado hasta 1822. Como en España habı́a sido promulgada la

27. Archivio di Stato di Milano, Archivio postale, Archivio postale lombardo, cart. 229, nº 9845 ;
cart. 230, nº 446.
28. Como cuenta el propio Marliani en una carta al Ministro de Estado Eusebio de Bardaxı́ y
Azara, Madrid, 24.VII.1821, Archivo Histórico del Ministerio de Asuntos Exteriores
(Madrid), Personal, signatura P154, expediente 08036.
29. V. Lledó Martı́nez-Unda, D. Eusebio Bardaxı´ y Azara (1766-1844). Vida de un polı´tico y
diplomático del siglo XIX, Gijón, Vicente Lledó Martı́nez-Unda, 1982. I. M. Pascual Sastre,
Bardaxı´ y Azara, Eusebio, en Diccionario Biográfico Español, Madrid, Real Academia de la
Historia, 2010, vol. VII, p. 27-31.
30. G. Spini, Mito e realtà della Spagna nelle Rivoluzioni italiane del 1820-21, Roma, 1950 ;
G. Brutrón Prida, Nuestra Sagrada Causa : el modelo gaditano en la revolucio´n piamontesa de
1821, Cádiz, 2006.
31. Luego en Parı́s se casarı́a con una belga, con la que tendrı́a dos hijas, la mayor de las cuales
serı́a la futura reina de España consorte, Marı́a Victoria, duquesa de Aosta.
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 103

constitución gaditana, Marliani renunció a su empleo en Milán para no perder


su derecho de ciudadano español, que dicha constitución quitaba a todo el que
se hallara al servicio de una potencia extranjera. Sin embargo, para nuestro
tema es interesante trasladar su razonamiento :
En efecto, hice renuncia de mi empleo para volver a España. Mas con mucha
sorpresa, me ha llegado la noticia de que el Gobierno de Milán no quiere aceptar
mi demisión y me considera como emigrado.
Ignoro saber qué motivo puede estribar en esa determinación, mas es tan
injusta y extraña, y en el mismo tiempo pudiera ser tan perjudicial para mı́ que
suplico a V.E. se digne hacer reconocer mi tı́tulo de Ciudadano Español por el
Austria y el Gobierno de Milán, y que en ningún caso pueda ser yo molestado
por su policı́a en sus Estados, ni caer bajo la jurisdicción de sus agentes en el
Extranjero 32.

Era julio de 1821 y Marliani se quiso asegurar al menos una nacionalidad.


Metternich no quiso aceptar su renuncia porque un año después, en 1822,
el súbdito austriaco Marliani serı́a juzgado y condenado en contumacia por
alta traición 33. La comisión encargada de la investigación no halló pruebas
concretas de su implicación personal en el movimiento revolucionario (sı́, en
cambio, que tuvo a Bardaxı́ por uno de los principales fautores). A pesar de
ello, se le condenaba por haber hecho de trámite entre los revolucionarios
piamonteses y los lombardos, y por haber tramado para convencer al regente
Carlos Alberto de Saboya a fin de que liderara la revolución en su vecina
región austriaca. Ası́ Marliani pasó a estar excluido del imperio austro-
húngaro y de sus posesiones en la penı́nsula italiana (como era su Lombardı́a
de origen) ; sin embargo, no demostró tener especial intención de volver.
Pronto llegó el final de Trienio Liberal, con la intervención de los Cien Mil
Hijos de San Luis. Ante una situación de peligro para la libertad en España,
Marliani optó por un gesto inequı́voco de movilización polı́tica : se enroló
como Voluntario de la Milicia Nacional de Caballerı́a de Sevilla, con la que
siguió al gobierno constitucional y a las Cortes hasta Cádiz 34, abandonando
dicha ciudad cuando el Duque de Angulema entró en ella a finales de agosto
de 1823. 35
Habiendo fracasado la opción del voluntariado militar para salvar el
Trienio Liberal, entonces Marliani optó por la otra forma evidente de movili-
zación polı́tica : emigró voluntariamente de España a Gibraltar y Londres el
mismo año 1823. Más tarde, al menos desde 1826, se retiró a Marsella, en
donde su madre –casada en segundas nupcias con un francés- se habı́a ins-
talado y vivı́a con estrechez 36. Allı́ Marliani fundó un establecimiento de
molinos a vapor, seguramente como medio de supervivencia, pues por su

32. Carta de Marliani al Ministro de Estado Bardaxı́, Madrid, 24.VII.1821, Archivo Histórico
del Ministerio de Asuntos Exteriores (Madrid), Personal, signatura P154, expediente 08036.
33. Archivio di Stato di Milano, Processi politici (1821-22), cart. 33 (nº 304, 309, 321, 327, 334,
339, 341 y 373), cart. 34 (nº 351, 354-355, 359, 416 [1-2]), cart. 35 (nº 466 [1-8]).
34. Cfr. con A. S. Fernández, Viage a Cádiz de un miliciano nacional de Madrid en 1823, Madrid,
1835.
35. G. Brutrón Prida, La ocupacio´n francesa de España, 1823-1828, Cádiz, 1996 ; Id., La inter-
vencio´n francesa y la crisis del absolutismo en Cádiz, 1823-1828, Huelva, 1998.
36. N. Sánchez, Manuel Marliani..., o. cit. n. 23, p. 25.
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104 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

dirección sólo recibı́a un estipendio escaso. En Francia vivió las revoluciones


liberales de 1830 y allı́, en octubre de ese año, a los 35 años contrajo matri-
monio con una mujer de 40 años, Charlotte de Folleville (1790-1850) 37, hija
de un diputado ultra del departamento de Calvados (en la región de Baja
Normandı́a) 38. Su esposa, viuda de Louis Alexandre barón de Laporte (con
quien se habı́a casado en 1827), pasó a ser conocida como Carlotta Marliani.
De este largo exilio de 12 años (1823-35), nos consta no sólo el estudio,
sino la redacción de su primera obra, precisamente sobre temas que afectaban
a la nación española. Marliani salı́a en defensa de la libertad y de la Constitu-
ción de Cádiz, pues estaba convencido de que con su desaparición se volvı́a al
Antiguo Régimen, a la Monarquı́a hispánica, pero que la patria española (es
decir, la libertad polı́tica en España) podı́a desaparecer o, de hecho, habı́a
desaparecido :
Depuis dix ans qu’une intervention armée a détruit la liberté en Espagne au
profit du pouvoir absolu, une foule d’Espagnols expient dans l’exil leur attache-
ment, leur simple adhésion à un système constitutionnel. Je suis du nombre de ce
qui croient qu’un serment est un acte solennel, inviolable. Etranger au mouve-
ment de 1820, je ne l’ai pas été à l’ordre de choses qu’il créa ; je quittai l’Espagne
quand elle fut livrée au despotisme et à l’étranger, quand il n’y eut plus de
patri 39.

Ası́, tras pasar una década en el destierro, en 1833, Marliani publicaba en


Parı́s L’Espagne et ses re´volutions, vindicando la revolución española de 1820
contra los ataques del ministro Martignac. Marliani escribı́a cuando habı́a
pasado una década desde la invasión francesa con el duque de Angulema,
que acabó con el Trienio Liberal ; pero también escribı́a tras la muerte de
Fernando VII y una vez iniciada una « nueva » guerra civil, como si no hubieran
sido suficientes desgracias las « dos invasiones francesas de 1808 y 1823 » y la
Década Ominosa. Marliani salı́a en defensa de la Constitución de 1812, « cette

37. Charlotte de Folleville (La Vespière, Calvados, c.1790-Parı́s, 2.VIII.1850). Hija de Louis-
Jean-André y de Caroline-Pétronille Aupoix de Mervilly. Charlotte estuvo casada en prime-
ras nupcias con Alexandre, barón de Laporte, entre 1827 y 1829. Ya viuda, se casó con
Manuel Marliani el 14 de octubre de 1830. Conoció a George Sand probablemente en la
primavera de 1836, quien le dedicó en 1838 su novela La Dernie`re Aldini. Fue su amiga fiel y
entusiasta, una confidente muy mezclada con su vida privada durante 15 años, pero también
indiscreta
38. Louis-Jean-André de Folleville (nacido en Morainville [Eure], 12.XI.1765 y muerto en
Lisieux [Calvados], 8.VII.1842), era consejero en el parlamento de Rouen antes de la
Revolución francesa. Emigró y se quedó en el extranjero hasta la época del Consulado. Se
casó de regreso a Francia, manteniéndose retirado durante el Imperio. Designado por el rey
Luis XVIII, en 1815, como presidente del colegio electoral de Lisieux, fue elegido diputado
el 22.VIII.1815 por este colegio del departamento de Calvados y obtuvo su reelección el
4.X.1816, continuando en la bancada de la extrema derecha de la cámara. Dio su sufragio a
leyes restrictivas de las libertades y habló varias veces sobre cuestiones hacendı́sticas. En
1818, se opuso a una enmienda que tenı́a como fin obligar a los ministros a rendir cuentas
del empleo de fondos extraordinarios. Votó a favor del mantenimiento de los derechos de
importación sobre los algodones, como único medio de impedir que esta mercancı́a inva-
diera el consumo en detrimento de las sedas y lanas. Combatió la petición de los fabricantes
de Rouen para reclamar la disminución de este derecho y, por el contrario, apoyó la de los
fabricantes de Bernay, que pedı́an el aumento, o al menos el mantenimiento, de este derecho
como necesario para la conservación de sus establecimientos. Dejó la Cámara de los dipu-
tados en 1821.
39. E. Marliani, L’Espagne et ses re´volutions, Paris, 1833, p. V.
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 105

constitution qui leur avait rendue une patrie » 40 y para prevenir una nueva
intervención francesa, ası́ fuera en forma de consejos venidos de las Tulle-
rı́as 41.
J’espère mieux de ma patrie ; ses malheurs auront fini avec l’existence de
Ferdinand. Certaine de ne plus être attaquée par la France, l’Espagne peut
faire revivre une liberté sage et nationale. Sans vouloir prédire un avenir si
incertain, j’espère des jours meilleurs [...]
Les espagnols, dignes de leurs ancêtres, sauront intervenir dans cette lutte
malheureuse et déplorable par une assemblée générale des députés de la nation ;
et là, proclamant le roi appelé au trône par le suffrage national, ils lui diront
comme les fiers Arragonnais : « Sire, nous dont chacun en particulier est autant
que vous, et qui réunis sommes plus que vous, nous vous faisons notre roi et
seigneur afin que vous conserviez nos franchises et nos libertés, et sinon non... »
Alors, entre la royauté et les députés de la nation, tout se fera par l’Espagne et
pour l’Espagne. 42
Al año siguiente, en 1834, publicó en Marsella, de forma anónima, un
folleto que circuló clandestino, titulado Apuntes sobre el Estatuto Real 43, que
le encuadrarı́a dentro del progresismo exaltado. ¿ Qué obligación tenı́a de
hacer esa vindicación desde el exilio ? ¿ Quién se lo agradecerı́a ? ¿ Quién finan-
ció esas ediciones ?
En 1833 morı́a Fernando VII y dos años después Marliani regresaba a
España, en plena guerra carlista. Aquel mismo año de 1835, el famoso perio-
dista y literato Mariano José de Larra, partidario acérrimo de la causa liberal,
escribı́a precisamente : « Por poco liberal que uno sea, o está uno en la emi-
gración, o de vuelta de ella, o disponiéndose para otra » 44.
Al año siguiente del regreso de Marliani a España, en 1836, la Reina
Regente Marı́a Cristina llamaba a los progresistas a formar gobierno. En este
contexto, el presidente del Consejo y ministro de Estado José Mª de Calatrava
envió a Marliani a Parı́s con una misión especial y confidencial cerca del
gobierno del rey Luis Felipe, iniciando ası́ su tarea diplomática en plena
guerra civil carlista. En Parı́s, a través de la prensa de oposición, respondió a
las hostilidades del gabinete francés contra el gobierno y la nación española,
que incluı́an infracciones del tratado de la Cuádruple Alianza.
Su casa parisina 39, Rue St. Dominique y, al menos, desde 1838 en 15,
Rue de la Grange batelière y, a partir de 1842, en 5, Square d’Orléans era un

40. Ibid., p. XV.


41. Ibid., p. XIX.
42. Ibid., p. 258.
43. [Anónimo], Apuntes a la nacio´n española sobre el Estatuto Real, Marsella, 1834. Se conserva en
la Biblioteca de Catalunya (Barcelona) y en la biblioteca del Congreso de los Diputados
(Madrid). Sabemos que este folleto es obra de Marliani porque él mismo ası́ lo aseguró en
una relación jurada, cumplimentada de su puño y letra, y firmada en Parı́s, 18.X.1836.
Archivo Histórico del Ministerio de Asuntos Exteriores (Madrid), Personal, signatura P154,
expediente 08036.
44. Citado por J. F. Fuentes, Afrancesados y liberales, en J. Canal (ed.), Exilios, o. cit. n. 17,
p. 139. Larra entendı́a el exilio como un elemento definitorio de la España liberal, « como
si fuera parte del precio que se habı́a que pagar en nuestro paı́s por tener ideas progresistas »,
explica Fuentes, añadiendo, además, que el liberalismo se definı́a no sólo por principios
polı́ticos, sino también por una serie de experiencias polı́ticas y personales.
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106 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

relevante centro de sociabilidad. El alma de la misma era su esposa, la francesa


Charlotte de Folleville, ı́ntima amiga de George Sand a partir de 1836, ambas
republicanas, amigas de Pierre Leroux y saint-simonianas. A finales de los años
30, Carlotta conoció al célebre pintor Eugène Delacroix, quien frecuentarı́a
regularmente el salón parisino del matrimonio Marliani en los años 40. Por él
pasarı́an diversidad de personalidades polı́ticas y artı́sticas, como el ministro
progresista Juan Álvarez Mendizábal, el músico de Valldemossa Francisco
Frontera, George Sand, Chopin, Liszt, Pauline Garcı́a Viardot...
Estando en Parı́s, en febrero de 1837, Marliani fue a Londres con una
misión enviado por el ministro de Hacienda y allı́ negoció con éxito con
Goldsmith y Parlmerston. Justo al final de la guerra carlista, a principios de
1839, Marliani tuvo otra misión oficial, esta vez en las cortes de Berlı́n y Viena,
para explicar la legitimidad de la sucesión al trono español e intentar conseguir
el reconocimiento de la joven reina Isabel II 45. Fue un fracaso e incluso
Metternich se negó a recibirle al tratarse de un imputado en los movimientos
revolucionarios de 1821 en Milán.
De regreso a Parı́s, fue también encargado como comisario de Hacienda
español en Londres. De hecho, el gaditano fue el responsable de negociar el
tratado de comercio hispano-británico de 1840. Y desde una posición libre-
cambista, publicarı́a en Madrid en 1842 su obra De la influencia del sistema
prohibitivo 46.
Además, fue por entonces, en 1840, que publicó en Parı́s y Barcelona su
famosa Historia polı´tica de la España moderna 47, contra las afirmaciones de
Martignac y Chateaubriand acerca de los sucesos de 1823, obra de Marliani
en la que se basarı́a Karl Marx para preparar sus artı́culos históricos sobre la
España revolucionaria 48. Por último en esta enumeración de responsabilidades
polı́ticas hay que añadir que Marliani serı́a senador electivo por las Islas

45. E. Marliani, Eclaircissements sur ma mission en Allemagne aupre`s des cours de Berlin et de Vienne,
Paris, 1839.
46. M. de Marliani, De la influencia del Sistema Prohibitivo en la agricultura, industria, comercio y
rentas públicas, Madrid, 1842.
47. M. de Marliani, Histoire politique de l’Espagne moderne, suivie d’un aperçu sur les finances, Parı́s-
Londres, 1840, 2 vols, 2a ed. aumentada con un capı́tulo sobre los acontecimientos de 1840,
Parı́s, 1841, 2 vols.
48. Marx « No pudo, es verdad, consultar los archivos ni las bibliotecas españolas, pero la
riqueza de las bibliotecas inglesas le permitió acceder a numerosos textos originales : escritos
de Jovellanos, decisiones de la Junta Central de 1808, debates de las Cortes de Cádiz
(demasiado a menudo conocidos parcialmente) y la Constitución que salió de ellos : memo-
rias sobre las revoluciones de 1820. En fin, para el siglo XIX, Marx escogió un guı́a intere-
sante, demasiado olvidado, Manuel Marliani, italiano de origen, pero patriota español,
senador en Madrid, Cónsul General de España en Parı́s, que criticó severamente las afir-
maciones de Martignac y de Chateaubriand sobre los sucesos de 1823 (crı́tica que gustó
tanto a Marx que la transcribió ı́ntegramente en una carta a Engels) y que se atrevió a
escribir, frente a la virtuosa indignación de la prensa francesa ante el caos español : ‘‘En vez
de reconocer el triste legado de desórdenes, de inmoralidades, de reacciones que nos ha
dejado el pasado, se achaca a los innovadores la responsabilidad de la nueva situación. El
orgullo y los intereses de ciertas clases, su pretensión cuando creen ser las únicas en saber lo
que conviene a la nación, impiden la regeneración de un paı́s, más que la ‘ignorancia’ de los
pobres’’. Se comprende que a Marx le haya gustado Marliani como guı́a en el ‘caos
español’ », P. Vilar, Marx ante la historia de España, en Revolucio´n española, 14, marzo 1983.
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 107

Baleares (en la legislatura de 1841-42), hasta el final de la regencia de


Espartero 49.
En todo caso, muy pronto, en 1843 volverı́a a emigrar voluntariamente de
España, partiendo de Cádiz a Londres junto al ex-regente Espartero y a los
amigos comunes. Esta vez permaneció en el exilio unos 6 años, en los que
consultó e investigó en los archivos británicos acerca de la batalla de Trafalgar
y en 1847 se separó de su primera esposa. No regresarı́a a España hasta 1849,
seguramente cuando a Espartero le fueron devueltos los honores. También
volvió en 1850, cuando publicó su famosa obra Combate de Trafalgar, en la que
se basarı́a Benito Pérez Galdós para iniciar sus Episodios nacionales (como
cuenta en sus Memorias de un desmemoriado), ası́ como Modesto Lafuente
para su Historia General de España 50. En el exilio Marliani escribió además
una historia de la regencia de Espartero, con quien se hallaba en la capital del
Támesis, pero cuya publicación –en cambio- no le fue permitida al volver a
España (y, de hecho, solo veinte años después verı́a la luz).
Aquel regreso a su tierra natal era sólo transitorio, provisional, pues un año
después, en 1851, Marliani solicitarı́a licencia y pasaporte al Ministro de
Estado para pasar a Francia y la penı́nsula italiana. Era su marcha definitiva
de España 51 ; pero entonces ya no iba al exilio. Se instaló en Bolonia, con el fin
de restablecer su salud. Austria seguı́a dominando la Lombardı́a y el Véneto y,
seguramente por ello, Marliani no regresó a Milán. A raı́z de la revolución
española de 1854 y la vuelta de Espartero al poder, cabrı́a preguntarse por qué
Marliani no regresó a España. Él mismo lo explicó : los sucesos que ocurrı́an
en España no le inspiraban confianza alguna.
En rédigeant ces pages au fond de ma retraite, loin de ma patrie, dont je ne
me suis pas rapproché parce que je n’ai pas foi en ce qui existe, produit d’une
insurrection militaire sans base politique, j’ai la pensée et le désir de servir la
cause de la liberté qui a été le culte de toute ma vie. Je suis sur la brèche depuis
1821. Il y a 33 ans ; je crois au déclin de ma vie, ce que je croyais à l’aurore de ma
jeunesse 52.
De hecho, escribió inmediatamente un folleto, que terminó a principios de
agosto de 1854, en el que criticaba muy duramente a los tres últimos monarcas
Borbones españoles 53, especialmente a la entonces reinante por no haber
sabido identificarse con la voluntad de la nación española. A pesar de ello,

49. Archivo Histórico del Senado (Madrid), Leg. HIS-0268-06, nº 1-8, expediente personal de
Marliani.
50. Con Combate de Trafalgar es posible afirmar que Marliani puso las bases de un « canon » de la
nación española, luego seguido por otros, en el sentido del canone risorgimentale de la nación
italiana que Alberto M. Banti ha explorado detenidamente, A. M. Banti, La nazione del
Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Turı́n, 2000, cap. I.
51. Si bien volverı́a de viaje.
52. E. Marliani, 1854 et 1869 : un changement de dynastie en Espagne ; la maison de Bourbon et la
maison de Savoie (Memorandum fechado en Bolonia, 3.VIII.1854 ; con una introducción
dirigida a los españoles fechada en Florencia, 22.X.1869), Florencia, 1869, p. 33.
53. « Dieu, la providence, la fatalité a frappé cette descendance d’un sceau de réprobation
visible, manifeste, dans les trois derniers règnes, types, l’un de la plus déplorable imbécillité,
et de la plus cynique impudicité sur le trône, l’autre de la cruauté féroce, et d’une ingratitude
criminelle, et le troisième est celui que chacun voit et peut juger », ibid., p. 16.
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108 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Marliani no habı́a abandonado sus convicciones a favor de la monarquı́a


liberal :
Il est faux de dire que notre époque soit l’ère des utopies. Rien n’est plus
contraire à la vérité : et en effet qu’elle est l’aspiration la plus visible, la plus
tangible, la plus générale, disons-le, la presque universelle des peuples dans leurs
idées politiques ? C’est vers la monarchie constitutionnelle qu’ils ont tous tourné
leurs vœux comme forme de gouvernement où les droits et les devoirs des
peuples ainsi que les prérogatives et les obligations de la couronne sont mieux
définis : et ce qui plus que tout autre attrait a eu une influence décisive sur cette
tendance générale a été l’exemple de l’Angleterre 54.
En estas circunstancias, como remedio para la nación española, Marliani
postulaba sólo un cambio de dinastı́a : de los Borbones a los Saboya. « Et bien
je le dis hautement, hardiment, si on ne songe pas à sauver la monarchie en
Espagne par le seul moyen de salut qui reste, un changement de dynastie, celle
qui règne périra et le trône aussi » 55. [...] « En changeant la dynastie, j’ai au
cœur de consolider la monarchie constitutionnelle, parce que je la crois la
meilleure forme de gouvernement pour l’Espagne » 56. [...] « Je pense avoir
écrit en homme de principes vrais, sages, en homme pratique et non de
parti. Je n’ai aucun système politique à faire prévaloir, acceptant la réalité
des faits, je suis monarchique par raisonnement, et non par enthousiasme » 57.
Dio a conocer este proyecto a Lord Clarendon, quien le respondió que no
podı́a apoyarlo oficialmente, pero que lo diera a conocer y difundiera entre sus
conocidos y amistades. A pesar de su rechazo a regresar a Madrid, medio año
después de la revolución del 54, Marliani fue encargado por el nuevo gobierno
español de gestionar los bienes del Colegio de San Clemente de los Españoles en
Bolonia 58, cargo que asumirı́a por casi tres años.
Un lustro después, ya estaba integrado en la nueva vida de la penı́nsula
italiana. De hecho, en 1859, fue elegido diputado en la Asamblea Consti-
tuyente de la Emilia-Romaña, en la que sostuvo la propuesta de anexión al
reino del Piamonte. Al ser considerado ı́ntimo amigo de Lord Clarendon y en
buenas relaciones con la mayor parte de los hombres de Estado británicos, a
principios de 1860, Marliani fue enviado dos veces a Londres con una misión
oficiosa para favorecer la causa italiana que le habı́a encomendado Luigi Carlo
Farini, dictador de la Emilia, con la orden de seguir estrictamente las instruc-
ciones de Cavour.
Posteriormente fue dos veces diputado al Parlamento italiano por el colegio
de Budrio (en la VII y VIII legislaturas) y el 30 de noviembre de 1862 fue
nombrado por el rey Vı́ctor Manuel II senador del reino de Italia, otorgándole
ası́ el rango que habı́a tenido en España. En las discusiones parlamentarias se
valoró su opinión por su larga experiencia, no sólo en temas polı́ticos, sino
también en cuestiones económicas y administrativas. Su último discurso en el

54. Ibid., p. 17.


55. Ibid., p. 13.
56. Ibid., p. 21.
57. Ibid., p, 32.
58. De enero de 1855 a octubre de 1857, Archivo Histórico del Ministerio de Asuntos Exterio-
res (Madrid), Personal P 161, expediente 08258. C. Nieto Sánchez, La crisis de la fundación
albornociana : entre el bienio progresista y la unificacio´n de Italia, Madrid, Asociación Cultural
Castellum, 2010.
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 109

Senado fue sobre la ley de las garantı́as, en el que se declaró contrario a hacer
grandes concesiones a la Iglesia, que desarmaran el gobierno civil. Tras la
guerra de 1866 entre Italia y Austria, Marliani publicó el folleto antes citado,
comparando la derrota naval de Trafalgar con la de Lissa.
Cabrı́a preguntarse cómo podı́a ser que Marliani hubiera arrostrado un
total de 18 años de exilio por la nación española y luego pasara a impulsar la
nación italiana. Sin embargo, esta paradoja es sólo aparente, fruto de un
planteamiento presentista. Pues para Marliani se trataba de la lucha por los
mismos principios ideales en un sitio o en otro ; para él se trataba del intento
por compatibilizar la forma monárquica con la libertad :
Les vicissitudes de ma vie politique m’ont fait accepter en 1860 avec une
profonde reconnaissance la généreuse et honorable adoption que l’Italie a bien
voulu m’accorder. Bologne m’a honoré trois fois de ses suffrages pour la repré-
senter à l’assemblée des Romagnes et au parlement italien : S.M. à daigné me
rendre le rang de sénateur que j’avais en Espagne : mon dévouement, mon
affection, mes liens avec l’Espagne sont restés inaltérables, c’est par une inspira-
tion de cet inébranlable dévouement que je rédigeai en 1854 le projet d’un
changement de dynastie. Ce fut, hors d’Espagne, comme l’écho de mes senti-
ments et de mon ardent désir de combiner la monarchie et la liberté 59.
[...]
Le grand mérite de la monarchie constitutionnelle git dans cette maxime : le
Roi règne et ne gouverne pas 60.
De hecho, cuando la patria era algo todavı́a in fieri, y no definida por
criterios de pertenencia, sino como espacio común de libertad, era imaginable
la movilidad.
En septiembre de 1868 estallaba la revolución « Gloriosa » en España, que
destronarı́a a la reina Isabel II. Ya aquel otoño, Espartero habı́a escrito desde
Logroño una importante carta a Marliani en Bolonia que exigı́a una urgente
respuesta 61. La nueva España democrática se constituyó como monarquı́a, a
través de la constitución de 1869. Quedaba la tarea de coronar la revolución.
En otoño de aquel año de 1869, cuando se reabrió oficialmente la candidatura
del duque de Génova para el trono vacante español, Marliani retomó su viejo
proyecto de 1854 y publicó por fin, tanto en Madrid como en Florencia, su
memoria para el cambio dinástico en España, donde aseguraba que la Casa de
Borbón en dicho paı́s « no tuvo nada de nacional ». En calidad de senador regio
italiano, Marliani envió un ejemplar de su publicación al rey Vı́ctor
Manuel II 62.

59. E. Marliani, 1854 et 1869 : un changement de dinastie, o. cit. n. 52, p. IX.


60. Ibid., p. XI.
61. Florencia, 2.XI.1868. Ulisse Barbolani a Menabrea, Documenti diplomatici italiani, serie I,
vol. X, nº 653, p. 688.
62. Florencia, 5.XI.1869. Carta de Marliani al rey Vı́ctor Manuel II. Archivio Centrale dello
Stato (Roma), Real Casa, Casa Civile di S.M. il Re e Ministero della Reale Casa, Gabinetto
Particolare di Vittorio Emanuele II, busta 67, foglio 1625 (1869). No serı́a hasta la mitad de
diciembre que el jefe del gabinete particular de Vı́ctor Manuel II, Natale Aghemo, en
nombre del rey responderı́a a Marliani, limitándose a agradecerle el regalo del folleto.
Seguramente el rey no querı́a dejar ningún testimonio de su especial interés por el tema.
Florencia, 15.XII.1869. Carta de Natale Aghemo a Emanuele Marliani. Ibid.
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110 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Entonces llegaba el momento de pasar de la teorı́a a la práctica. Y es fácil


que él mismo participara, si bien desde la sombra, en aquellas negociaciones a
fin de que la corona española recayera en el duque de Génova 63.
Al año siguiente, aprovechando el clima democrático en España, Marliani
daba a la imprenta de Madrid la poco conocida y voluminosa historia de la
España de 1836 y de la regencia de Espartero, que habı́a escrito durante sus
años de la emigración londinense, pero cuya publicación le habı́a sido prohi-
bida de regreso a Madrid en 1849 64.
Marliani habı́a propuesto cambiar los Borbones por los Saboya en el
trono español, si bien en la figura del duque de Génova. A pesar de ello, al
final de aquel año 70, serı́a el prı́ncipe Amadeo de Saboya (segundo hijo varón
del primer rey de Italia) quien serı́a presentado como candidato y elegido
por las Cortes españolas como rey de España. Como agradecimiento por
cuanto habı́a contribuido a este proyecto, una semana después, Marliani
era condecorado con la Gran Cruz de la Orden de Isabel la Católica. Dos
semanas después, en diciembre de 1870, en la sede del Senado italiano en
Florencia, Marliani recibı́a y agasajaba a la Comisión de diputados de las
Cortes españolas (entre ellos a Manuel Ruiz Zorrilla, Juan Valera o Vı́ctor
Balaguer) 65 que acudı́a a la ciudad del Arno a ofrecer su corona al prı́ncipe
Amadeo de Saboya.
Marliani vivió esta parcial realización de sus proyectos polı́ticos a los 75
años. La última publicación de este gaditano fue un artı́culo a raı́z de las
elecciones legislativas españolas de abril de 1872, en el que alababa al rey
Amadeo como modelo de monarca constitucional, pero establecı́a una com-
paración con cuanto habı́a sucedido en España en 1843, a saber, fractura en el
partido liberal y coaliciones de los partidos más incompatibles para derrocar lo

63. No hay que descartar que Marliani trabajara directamente (aunque de forma completa-
mente reservada) aquel otoño de 1869 a favor de la candidatura Génova al trono español,
en concreto mientras el gobierno español la impulsó. Esto se podrı́a deducir de las palabras
de un informe final que el Ministro Plenipotenciario español en Florencia dirigió a su
gobierno, cuando quedó descartada dicha candidatura. « Escuso decir á V.E. que al ver
acrecerse las dificultades en los ultimos momentos, apelé al auxilio de cuantos elementos
podia contar en nuestro favor, para que no me quedara el menor escrupulo de no haberlos
utilizado todos.
Reservado es todo ó casi todo lo que tengo el honor de referir á V.E., pero lo es mucho mas,
que conté con el Sr. Conde de Menabrea, el cual a pesar de su posicion dificil, despues del
cambio de Ministerio, dió pasos muy convenientes : que apelé á otras personas de inferior
categoria, pero utiles tambien por el auxilio que podian prestarme ; y por ultimo que llamé al
Sr. General Cialdini que se hallaba en Pisa y vino al momento, despues de enviar un
telegrama al Rey y tuvo con él una larga conferencia, sin resultado, pero en la que confirmó
toda la gravedad de la resolucion. [...]
No debo terminar mi despacho sin manifestar á V.E. que ha habido otros Italianos, verda-
deramente amantes de España, que me han ausiliado poderosamente ; que no me han
abandonado un solo dia y á los cuales estoy vivamente reconocido. » ¿ No serı́a uno de
estos el propio Marliani ? Florencia, 2.I.1870. Informe reservado del Ministro Plenipoten-
ciario Montemar al ministro de Estado. Archivo Histórico del Ministerio de Asuntos Exte-
riores (Madrid), Polı´tica interior, Candidaturas al trono, leg. H-2878.
64. M. Marliani, La Regencia de D. Baldomero Espartero, Conde de Luchana, Duque de la Victoria y
de Morella, y sucesos que la prepararon, Madrid, 1870.
65. V. Balaguer, Memorias de un constituyente. Estudios histo´ricos y polı´ticos, Madrid, 1872, p. 170.
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 111

establecido, con lo que habrı́a desaparecido la libertad 66. Marliani no verı́a la


confirmación de sus intuiciones con la abdicación de Amadeo de Saboya como
rey de España, pues morı́a en Florencia el 5 de enero de 1873, un mes antes de
dicha renuncia.
Recapitulando, pues, lo visto hasta aquı́, es posible afirmar que Marliani
fue excluido y nunca pudo regresar al imperio austro-húngaro y a sus pose-
siones en la penı́nsula italiana, de donde era originaria su familia paterna. Sin
embargo, vivió una doble experiencia de exilio de su patria española, llegando
hasta auto-denominarse como « nosotros los emigrados ». Ambos periodos de
exilio tuvieron en común para Marliani el ser voluntarios, el constituir un
espacio de libertad, incluso creativa, el permanecer activo, en la forma de
escritor, y el ser independiente o autosuficiente económicamente 67. Además,
Marliani tomó el exilio como una oportunidad polı́tica y –como tantos otros- la
usó como arma polı́tica : Marliani a través de la pluma.
En cambio, las diferencias entre ambas experiencias también parecen rele-
vantes. La mayor entre los dos periodos de destierro tal vez sea precisamente el
impacto sobre el sentido y contenido de la fraternidad polı́tica. En el primero,
la hermandad venı́a establecida por la pertenencia a la patria (como libertad
polı́tica frente al Antiguo Régimen o la contrarrevolución) ; mientras que en el
segundo, una vez asegurada la libertad polı́tica en España por el triunfo liberal
en la primera guerra civil (carlista, 1833-39), la hermandad derivarı́a de la
comunidad de ideas polı́ticas, en su caso, el progresismo y, es más, sólo de
una fracción del mismo (bien diferente del progresismo catalán, de veta eco-
nómica proteccionista, por ejemplo). Veámoslo.
El primero, de 1823 a 1835, doce años, la mayor parte de ellos en Francia,
bajo la monarquı́a borbónica de la Restauración y bajo la monarquı́a de Julio ;
por tanto, allı́ vivió la experiencia de las revoluciones europeas de 1830 (inde-
pendencia de Grecia, Bélgica, etc.). Fueron sus años más pletóricos, entre sus
28 y sus 40 años. El exilio es diferente al viaje, pues no se sabe cuándo, ni
siquiera si se llegará a regresar, y ası́ lo vivió él mismo. Sin embargo, experi-
mentó aquella emigración acompañado por su familia : su madre casada en
segundas nupcias con un francés, él mismo contraı́a matrimonio por vez
primera,... Y publicó en ese exilio sus dos primeros escritos, un libro y un
folleto, ambos en defensa de la nación española, o lo que es lo mismo, de su
revolución liberal. En este sentido, él reconocı́a honestamente ser más libre
que otros para poder escribir, pues no habı́a dejado a su familia dentro del paı́s
de origen, cosa que provocaba el silencio de muchos, por temor a las represa-
lias ; ni tampoco recibı́a nada del paı́s de acogida, como sucedı́a a otros tantos.
Con ello hacı́a una radiografı́a realista de lo que era la vida del exilio :
J’ai compris ce silence : le système qui régit l’Espagne est bien fait pour
effrayer l’écrivain consciencieux qui a encore sa famille au delà des Pyrénnés.
L’honorable pauvreté des hommes qui ont été à la tête des affaires les a mis
presque tous dans la dure nécessité de recevoir des secours des gouvernements

66. E. Marliani, La Spagna nel 1843 e nel 1872, en Nuova Antologia, vol. 19, fasc. IV, aprile
1872, p. 830-844.
67. Él mismo ası́ lo reconocı́a desde el exilio francés en 1833, al decir de sı́ mismo : « Libre,
indépendant, ne craignant aucune des atteintes du despotisme », E. Marliani, L’Espagne et
ses re´volutions, Parı́s, 1833, p. VII.
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112 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

sous la protections desquels ils vivent. Il y a toujours des susceptibilités ombra-


geuses pour le malheur ; enfin, les différentes manières d’envisager les événe-
ments et les causes qui ont produit la catastrophe de 1823 ont dû diviser
d’opinions des hommes qui s’estiment, et réciproquement ils ont dû reculer
devant la nécessité du blâme 68.
Ambas publicaciones mostraban que se movı́a por una fraternidad patrió-
tica, por tanto, holı́stica. De hecho, escribiendo desde el propio exilio, en
1833, afirmaba de sı́ mismo :
Loin de mon pays que peut-être je ne reverrai jamais, je rêve encore à son
bonheur et à sa prospérité ; je sens que ces biens ne peuvent avoir d’autres
sources qu’une liberté sage, le droit national, l’empire des lois ; j’espère que les
concitoyens sauront les conquérir, et surtout j’appelle de tous mes vœux ce
triomphe de la raison 69.
Y efectivamente, al dar su propio testimonio de regreso en 1839 sobre este
primer exilio, quedaba en evidencia que el objetivo último de su compromiso
habı́a sido con la patria, a la que decı́a haber consagrado su existencia :
He servido a mi patria fielmente ; emigrado la he vindicado con mi pluma de
las imputaciones apasionadas o calumniosas de sus enemigos. Funcionario
público he defendido sus intereses ; simple particular he promovido su prosperi-
dad de un modo útil y duradero 70.
En cambio, la segunda experiencia de exilio, de 1843 a 1849, fueron seis
años, la mitad de la primera vez, pasados a caballo de la Inglaterra victoriana y
el Parı́s pre-revolucionario. Marliani estaba ya en una edad de madurez, entre
los 48 y los 54 años. Era el Londres de exiliados como Mazzini, cuando
publicaba los Pensamientos sobre la democracia en Europa y era contestado por
Marx en el Manifiesto comunista. Y esta vez Marliani vivió el exilio, ya no
acompañado por su familia 71, sino en función de su fraternidad polı́tica :
junto al ex-regente general Baldomero Espartero. Esta vez era una fraternidad
ideológica, partidista, más que holı́stica o patriótica. De hecho, hay que notar
que es a partir de este segundo exilio que Marliani pasa a militar en un partido,
a diferencia del primer exilio : « En aquellos dı́as [1840] no me alcanzaban la
alegrı́a ni las esperanzas del partido a que pertenezco [1848] » 72, es decir, al
partido progresista. A partir de ese momento, sus luchas esfuerzos y dedica-
ción fueron a favor de los principios de su partido, si bien defendidos con gran
libertad y capacidad crı́tica.
Ningún favor debo al gobierno de la Regencia ; ningún agravio personal he
recibido del partido que combato. He debido al Regente aprecio y confianza
personal, y su aprecio y su confianza son uno de los mayores bienes de mi vida.
Más que nadie he sentido los errores de sus ministros, pero he sostenido hasta
donde han alcanzado mis fuerzas el principio de su investidura nacional : he
asistido en 1843 al extravı́o fatal de mi partido, sin participar de su engreimiento
en 1840 : advertı́ que corrı́a desalado a un suicidio ; no he contribuido a que se
efectuase esa catástrofe : lo que en mı́ cabı́a hacer para evitarla lo hice : ningún

68. Ibid., p. VI.


69. Ibid., p. XIX-XX.
70. M. Marliani, Aclaraciones sobre la misión a las Cortes de Berlı´n y Viena en principios de este año y
sus ulteriores incidencias (Sesiones de Cortes del 26, 27 y 28 de octubre), Madrid, 1839, p. 21.
71. De hecho, en 1847 se separarı́a de su primera esposa Charlotte de Folleville.
72. Prólogo firmado el 3 de enero de 1848. M. Marliani, La Regencia..., o. cit. n. 64, p. IX.
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 113

acto personal tengo que defender o que explicar ; la parte que tomé en los
negocios públicos, fue colectiva. Senador, formé parte de aquella patriótica
mayorı́a que mereció los primeros golpes que descargó la contra-revolución
triunfante. No se pudo conseguir extraviar aquella mayorı́a antes del pronuncia-
miento ; no se tuvo esperanza de seducirla después del triunfo, y se la disolvió.
Obra fue ésta del gobierno provisional. Para acometer este atentado fue preciso
arrancar una página de la Constitución : muy luego cayeron todas una tras otra, y
la Constitución de 1837 desapareció. [...]
Tranquila mi conciencia por haber buscado escrupulosamente la verdad en
toda su pureza, ası́ respecto a los hombres como respecto a las cosas, defiendo a
un partido a que no he debido favor alguno, como tampoco a los gobiernos en
cuya caı́da he sido envuelto. Me alejé en 1823 y en 1843 de España por no
presenciar las exequias de la libertad, y de ninguna manera huyendo de com-
promisos que tenı́a. Mi ostracismo fue voluntario y desinteresado. Invariable en
mis principios, cuando éstos han sucumbido no he querido vivir bajo el absolu-
tismo, cualquiera que fuera su forma. El dı́a en que fuera de nuevo llamado a la
lucha parlamentaria por el voto de mis conciudadanos, aceptarı́a con gratitud y
alegrı́a tan peligroso honor 73.
Dos décadas después de haber escrito esto, volvı́a a dar otro testimonio de
su segundo exilio, durante el cual se habı́a consagrado a reivindicar con la
pluma y defender la trayectoria de su partido en la historia de España :
Cuando el vendaval coalicionista hubo en 1843 derribado la Regencia del
Duque de la Victoria, una proscripción general cogió en masa a los que le fuimos
fieles. [...] Proscritos o emigrados vivı́amos en el extranjero, a donde llegaba el
eco de las desgracias que se agolpaban sobre el Reino : entonces nació en mı́ el
pensamiento de que habı́a de llegar el dı́a en que el gobierno de la Regencia y del
partido progresista fuera un enigma para la posteridad. En mi opinión cumplı́a al
honor de ésta demostrar que habı́a sido el mejor de los gobiernos que habı́a
regido la monarquı́a desde su cuna, y que habı́a sido reemplazado por uno de los
peores que habı́a tenido España. Urgió por lo mismo recoger los documentos de
esta época [...] Llevado de esta patriótica inspiración, allá en los años de la
emigración me entregué afanoso a esta empresa, y sin consultar más que mi
pundonoroso instinto, hice esfuerzos inauditos para conseguir la recopilación
de documentos y obtener declaraciones que hoy serı́a imposible alcanzar. [...]
Mi propósito ha sido y es, como he dicho, la vindicación de la Regencia del
Duque de la Victoria y del partido progresista ; [...] si mi trabajo merece la
aprobación nacional, publicaré su traducción, para que por do quiera se reco-
nozca la honradez y el patriotismo del partido progresista español, que desde el
año 1810 no ha cesado de luchar por la libertad patria sin cejar jamás, por largo
que haya sido el martirologio de los que han sucumbido combatiendo por tan
sublime causa 74.
Es más, en un tercer y último testimonio de esta segunda experiencia de
exilio, además de recordar los puntos en común en las dos emigraciones
vividas (el odio al despotismo y el destierro voluntario), Marliani subrayaba
que la principal diferencia entre ambas habı́a sido justamente que la segunda
vez marchó con sus amigos polı́ticos (fieles compañeros, amigos ı́ntimos) :
Membre du sénat Espagnol, en 1843 je faisais partie de cette courageuse
majorité qui sût prévoir le sort qui était réservé au parti libéral, [...], comme
cela ne pouvait manquer d’arriver ; je ne voulus pas être témoin des malheurs qui

73. Ibid., p. X-XII.


74. Prefacio de 6 de diciembre de 1869. Ibid., p. V-VII.
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114 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

nous menaçaient et qui ont été bien au delà de ce qu’on pouvait prévoir ; je fus
rejoindre l’illustre Duc de la Victoire devant Séville, et quand il se fut embarqué
sur le Malabar, je me rendis à Cadix, d’où je partais à l’Angleterre et je rejoignis à
Londres le noble vainqueur des Carlistes et ses fidèles compagnons, tous mes
amis intimes.
C’était la seconde fois que je partais de Cadix pour l’exil en haine du des-
potisme. J’avais émigré en 1823, j’émigrai en 1843 : à ces deux époques mon
éloignement a été volontaire, je n’avais aucun compromis personnel qui s’opposa
à ma demeure ni à ma rentrée en Espagne et en effet j’y suis retourné en 49 et
50 ; mais voyant l’impossibilité du triomphe légal de la liberté, et de reprendre
ma place dans les Cortes, je vins en Italie en 1851.
Les événements de 1854 me trouvèrent établi à Bologne : je n’eus aucune
confiance dans leur résultat, je sus résister à toutes les instances qui me furent
faites pour rentrer [...]
Alors livré aux méditations solitaires 75 de ma retraite de Bologne je tins plus
que jamais à l’opinion que je m’étais formée dès 1841, et j’arrivais à cette
conclusion que le seul et unique remède aux malheurs de l’Espagne était un
changement de dynastie 76.
Hasta aquı́ sus testimonios personales del destierro. Habiendo intentado
dar luz sobre lo que significó para él el exilio en las dos experiencias que tuvo ;
ahora todavı́a puede ser revelador detenerse, aunque sea brevemente, en el uso
–poco frecuente- que Marliani hizo de la propia palabra fraternidad : en qué
ocasiones, con qué significados la utilizó y qué otras expresiones utilizó para
referirse a ella.
Si es cierto que durante la Revolución Francesa se utilizaron, entre otros
muchos lemas, sobre todo el de libertad e igualdad ; y que sólo en la revolución
de 1848 se adoptarı́a el término fraternidad, como nueva categorı́a polı́tica,
uniéndolo al binomio anterior, y sólo entonces se proyectarı́a hacia atrás tras-
ladándolo en una interpretación histórica sobre la revolución de 1789, en tal
caso, habrı́a que sondear en busca del término fraternidad en especial a partir
precisamente de 1848. Y éste es el caso de Marliani.
Hasta el momento, no tenemos noticia de que Marliani utilizara esta
palabra antes del 48. En efecto, muy a principios de ese año revolucionario,
justamente durante su exilio voluntario, a los 52 años, le encontramos escri-
biendo ası́ : « recordemos que no basta apoderarse del mando, sino que para
conservarlo hay que mostrarse dignos de dirigir a una nación poderosa, y para
ello hay que atenerse a la aplicación de los principios eternos de la justicia, de
la verdad y de la fraternidad » 77. Parecı́a estar esperando una revolución o
algún tipo de cambio en España y se permitı́a aconsejar a quienes quisieran
hacerse con el poder, acerca de la fórmula para mantenerse legı́timamente en
él. La libertad la daba por supuesta ; en lugar de igualdad hablaba de justicia ;

75. Viudo de su primera esposa, quien habı́a fallecido hacı́a poco (en agosto de 1850), no
sabemos cuándo Marliani contrajo matrimonio con su segunda esposa, Giulia Mathieu
(nacida en 1837), cuarenta y dos años más joven que él, dama filantrópica romano-
saboyana, hermana del general Mathieu. De formación francesa, muy ligada a la patria
italiana y a la Casa Saboya, fue amiga y traductora de Maxime du Camp, La charite´ prive´e
à Paris. Conocida como Donna Giulia Marliani, tenı́a en Roma un elegante salotto en el
Esquilino, « uno de los pocos en los que aún se conversa genialmente », escribı́a a finales del
siglo XIX Angelo de Gubernatis, Piccolo dizionario dei contemporanei italiani, 1895, p. 85.
76. E. Marliani, 1854 et 1869 : un changement de dinastie, o. cit. n. 52, p. V-VI.
77. Prólogo, 3 de enero de 1848. M. Marliani, La Regencia..., o. cit. n. 64, p. XII.
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 115

añadı́a la verdad, seguramente como historiador, haciendo referencia a la


verdad histórica, a la necesidad de ser honestos intelectualmente a la hora de
analizar crı́ticamente el propio pasado ; y añadı́a, por último, la fraternidad. Ası́
planteado, ésta presupondrı́a que desde el gobierno se debiera considerar a
todo ciudadano como hermano de una familia común : la [madre] patria. Y
estos tres serı́an « principios eternos », por tanto, no renunciables, inderogables,
que deberı́an ser permitidos y respetados desde arriba, si se querı́a conservar el
poder.
Un segundo uso de la palabra lo hallamos en 1854, cuando Marliani, ya
retirado en Bolonia, a los 59 años, hablaba ası́ : « elle est longue, cette lutte
sanglante entre les martyrs de la liberté et les bourreaux gagés par le trône et
par l’autel, sans que le nombre des victimes ait pu éteindre le feu sacré des
amis de la liberté et de l’émancipation du peuple » 78. Aquı́, abordando el
último medio siglo de la vida polı́tica española, hacı́a más bien referencia a la
época revolucionaria. Para ello esta vez sı́ utilizaba las palabras libertad y
pueblo, y afirmaba que quienes luchaban por estos principios eran « amigos »
(una fraternidad afectiva) y estaban unidos por un fuego sagrado, una común
religión polı́tica.
Una vez integrado en su « patria de adopción » 79, ya como « Député au
Parlement », en 1860, a los 65 años, Marliani señalaba que : « L’Italie s’est
constituée en dix-huit mois, parce que son unification est l’œuvre d’un
attrait sympathique et fraternel, pour la réunion naturelle d’un même peuple
que la force étrangère et une fausse politique européenne avait tenu divisé » 80.
En este caso es evidente que se trata de una fraternidad vertical, pretendida-
mente holı́stica, la fraternidad que unirı́a indistintamente a todos los ciudada-
nos libres (si bien no iguales) de una misma patria en una común empatı́a.
Apenas un año después, en 1861, también como « deputato delle Romagne
al Parlamento », Marliani afirmaba : « Quando due popoli possono contare
giornate come quelle di Montebello, Magenta e Solferino, ove la valorosa
armata francese pugnava eroicamente coi nostri soldati per la nostra libera-
zione, è forza che ne risulti una comunità indissolubile di fratellanza, d’inte-
ressi morali e materiali, mediante il vincolo di una legittima gratitudine che ci
unisce per sempre alla Francia » 81. A primera vista destaca el hecho de que la
afirmación de Marliani pudiera constituir un intento de justificación por el
pago que se le hizo a la Francia imperial por los servicios prestados en la
segunda guerra de independencia italiana, con la entrega de la Saboya cuna
de la dinastı́a y la Niza natal de Garibaldi, hecho criticado por los demócratas.
Sin embargo, para lo que ahora nos interesa, aquı́ Marliani ya no hablaba de
fraternidad, sino de hermandad y ésta podrı́a darse incluso fuera de la propia
patria, por ejemplo, cuando una nación más poderosa decidı́a ayudar a eman-
ciparse a otra nación todavı́a no completamente libre. En tal caso, implicaba

78. « Memorandum » (Boulogne, 3 août 1854), E. Marliani, 1854 et 1869 : un changement de


dinastie, o. cit. n. 52, p. 2.
79. E. Marliani, Addizioni ed osservazioni all’ordinamento dello Stato : nuovo studio, Florencia,
1867, p. 20.
80. E. Marliani, L’unite´ nationale de l’Italie, Turı́n, 1860, p. 54.
81. E. Marliani, Alcune osservazioni sull’opuscolo La Francia, Roma e l’Italia, Turı́n, 1861, p. 6.
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116 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

una generosidad mayor y por eso la necesidad de hacer sentir a los beneficia-
dos el agradecimiento a largo plazo.
En 1867, ahora ya como senador del Reino de Italia, a los 71 años, pre-
tendiendo comparar la batalla naval de Lissa con la batalla naval de Trafalgar y
hablando de la Armada británica, aseguraba de Nelson y Collingwood que :
« La corrispondenza di quei due grandi uomini di mare è un modello di fra-
ternità militare, di espansione di affetto, che dovrebbe essere tipo, modello e
guida di tutti coloro che hanno de’ comandi nella gerarchia militare in faccia al
nemico » 82. En esta ocasión, la expresión « fraternidad militar » apeları́a a la
unidad en los mandos del ejército nacional, a la comunidad de objetivos, a fin
de llevar a buen puerto las batallas que se tuvieran que librar por la patria, por
encima de rivalidades personales o de carrera. Es decir, también entre los
mandos de un ejército patriótico debı́a primar esta « fraternidad militar », que
les hacı́a hermanos en una patria común.
Por último, en 1869, como conocido senador, a los 74 años, en lugar de
usar la palabra fraternidad, Marliani hablaba continuamente de « mes amis
intimes », « mes amis de Madrid », « des amis politiques » 83. Ejemplos, en este
sentido, pueden encontrarse multitud en sus obras. Además de tratarse de
manifestaciones de una fraternidad claramente afectiva, lo que entendemos
relevante hacer notar es el cambio restrictivo que se habı́a operado en dicho
ideal polı́tico, al pasar de una hermandad que unı́a a una variada comunidad
de patriotas, a otra que sólo reunı́a fraternalmente a los miembros de una
misma agrupación polı́tica. Y esta transformación se habrı́a producido
siempre antes de o en torno a las revoluciones del 48.
Si esto fuera ası́ en general, más allá del caso Marliani, cabrı́a justamente
preguntarse qué significarı́a el inicio del uso del lema de la fraternidad a partir
del 48, cuando ésta precisamente se habrı́a transformado de un principio
polı́tico de carácter universal inclusivo a otro discriminatorio o diferenciador.
La fraternidad ya no pondrı́a en evidencia lo que hay de común en todo
ciudadano y lo que les unirı́a en el espacio público, sino que apuntarı́a y
señaları́a las identidades polı́ticas que los distinguirı́an. Por lo demás, el
exilio habrı́a servido para aclarar de quién se es hermano a fin de apoyarse
en él (experiencia de fraternidad) y a quién se tiene por hermano para ayudarle
en la desdicha (exigencia de fraternidad) ; o lo que es lo mismo, el exilio
habrı́a constituido una ocasión propicia para revisar, contrastar y reafirmar la
fraternidad.

82. Y a continuación ponı́a un fragmento de una carta del 9 de octubre de 1805 : « Caro
Collingwood, fra noi due non vi possono essere meschine rivalità. Non abbiamo avuto in
tutta la nostra vita che un solo e medesimo scopo, abbattere il nemico, ed ottenere la piu
gloriosa pace per la nostra patria. Nessun uomo al mondo ebbe mai pari fede in un altro
uomo come ho fiducia in voi, e nessuno rende più giustizia al vero merito ed ai vostri servigi
che il vostro antico amico Nelson », M. Marliani, Trafalgar..., o. cit. n. 24, p. 26-27.
83. « Aux espagnols » (Florence, 22 octobre 1869), E. Marliani, 1854 et 1869 : un changement de
dinastie, o. cit. n. 52, p. V, VI, VII.
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LUCY RIALL

L’exil de Garibaldi

L E 1 8 A V R I L 1 8 6 1 , entouré par une foule immense en proie à une exci-


tation générale, Garibaldi fit sa première apparition publique depuis son
départ de Naples, en novembre 1860. Tardivement, il avait décidé d’occuper
son siège au Parlement italien à Turin, et arriva de l’ı̂le de Caprera, où il
résidait, revêtu d’une chemise rouge, d’un pantalon de toile grossière et d’un
poncho, au lieu du costume sombre traditionnellement porté par les hommes
politiques italiens. Son aspect ne laissait guère de doutes sur sa distance par
rapport aux pratiques politiques conventionnelles, ni sur la nature belliqueuse
de ses intentions.
Garibaldi s’était déplacé pour protester contre le traitement réservé à son
armée méridionale, et plus particulièrement contre le refus du gouvernement
d’incorporer ses officiers et ses volontaires dans la nouvelle armée italienne, et
pour s’opposer à la décision de démanteler la garde nationale. Dans l’un des
plus célèbres discours de sa longue carrière politique, il attaqua le Premier
ministre, Cavour, en l’accusant d’avoir provoqué une « guerra fratricida ». Il
commença son discours en rejetant toute possibilité de réconciliation avec
Cavour, l’homme qui, à ses yeux, avait fait de lui un « straniero in Italia 1 ».
L’accusation portée par Garibaldi se rapportait plus précisément à la
cession à la France de Nice, la ville natale de Garibaldi, au terme des négo-
ciations diplomatiques de l’année précédente. Cette expression était également
lourde de signification symbolique : les termes de « straniero in Italia » avaient
été forgés par le poète romantique en exil Ugo Foscolo, et les patriotes du
Risorgimento avaient longtemps considéré l’exil comme une métaphore per-
mettant d’exprimer, d’une part, la condition physique d’expulsion du pays
natal, de l’autre, une situation d’aliénation politique et métaphysique au sein
de ce même pays. Ces deux états étaient considérés comme le résultat de
l’oppression de la « famille » italienne et de ses divisions en fractions anta-
gonistes.
L’exil pouvait toutefois présenter également un aspect plus positif. Ainsi,
dans leur quête de symboles d’appartenance nationale, les patriotes italiens
élaborèrent une généalogie de l’exil dont Dante et Foscolo étaient les pères
spirituels ; au cours du Risorgimento, le mythe de l’exil était personnifié par
Mazzini, pour qui les exilés furent les « apôtres » de la future Italie, glorifiés par

1. L. Riall, Garibaldi. L’invenzione di un eroe, Rome-Bari, 2007, p. 379-384.


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118 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

des écrivains dont Atto Vannucci, qui voyait dans l’expérience de l’exil un acte
de martyre. L’exil se transforma en un acte héroı̈que, en un glorieux sacrifice
accompli par les patriotes italiens pour libérer et construire leur nouvelle
nation. Selon Maurizio Isabella, « au travers de Dante, de Foscolo et de
Mazzini, l’histoire italienne se fit l’histoire de personnages exceptionnels,
d’une suite de héros exilés qui conservèrent... vivante par leur conduite l’idée
de la nation italienne 2 ».
En d’autres termes, la référence de Garibaldi à l’exil était bien plus qu’une
évocation littéraire. C’était, en tout premier lieu, une position politique, une
manière de ranger Cavour parmi les oppresseurs de l’Italie tout en le rendant
responsable de la discorde et de la dissension qui régnaient alors parmi les
Italiens 3. En s’associant à Foscolo, Garibaldi affirmait aussi sa propre place
dans la tradition de l’exil. De fait, lors de son séjour à Turin en 1861, il
s’appliqua à souligner sa situation d’exilé illustre : sa soudaine apparition
depuis l’ı̂le où il s’était retiré, son costume et son discours – tout semblait
tendre à démontrer son identité spécifique en tant qu’exilé, et l’expérience plus
générale qu’il avait d’en être un. C’est de ces aspects de Garibaldi en exil, et de
ses conséquences politiques, que je traiterai ici.

AMÉRIQUE DU SUD

De 1835 à 1848, entre 28 et 40 ans, Garibaldi passa une période décisive


de sa vie au Brésil et en Uruguay. Toutefois, bien que cette expérience lui ait
conféré un statut d’exilé héroı̈que, sa décision de quitter l’Europe en 1835 doit
probablement être interprétée comme une simple expatriation plutôt que
comme un bannissement politique. Ses débuts de navigateur de commerce
en Méditerranée l’avaient parfaitement accoutumé à voyager. En outre, s’il
ne fait nul doute que sa présence à Marseille, où il vécut avant de partir pour le
Brésil, était devenue embarrassante pour lui sur le plan politique, la situation
économique difficile causée par l’épidémie de choléra qui frappa alors cette
ville influença également certainement sa décision de la quitter.
À son arrivée à Rio de Janeiro, Garibaldi reprit d’abord son ancienne
profession de marin, en commerçant entre Rio et Montevideo, se conformant
en cela à un type d’existence caractéristique, à bien des égards, de la diaspora
d’une communauté ligure alors en rapide croissance, notamment dans les
villes du Rio della Plata 4. Cependant, au Brésil, les collègues les plus
proches de Garibaldi étaient tous politiquement engagés dans le mouvement
mazzinien et/ou faisaient partie du réseau des sympathisants mazziniens. La
politique paraı̂t n’avoir jamais été étrangère aux préoccupations de Garibaldi ;
par ailleurs, dans les villes portuaires comportant de vastes communautés

2. M. Isabella, Exile and Nationalism : the Case of the Risorgimento, dans European History
Quarterly, 36/4, 2006, spéc. p. 493-506.
3. Sur les tentatives de Garibaldi de poursuivre sur cette voie au travers de ses écrits, cf. L. Riall,
Garibaldi... cité n. 1, p. 447-452.
4. F. J. Devoto, Liguri nell’America australe : reti sociali, immagini, identità, dans A. Gibelli et
P. Rugafiori (dir.), Storia d’Italia, Le regioni dall’Unità a oggi. La Liguria, Turin, 1994,
p. 653-688.
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L’EXIL DE GARIBALDI . 119

d’émigrés, l’agitation politique cimentait les amitiés et aidait à créer un sens


d’identité collective. Le réseau maçonnique auquel Garibaldi adhéra à Rio
Grande do Sul, et dont il fit partie toute sa vie, illustre parfaitement ce lien
étroit entre amitié, politique et intérêts économiques 5. C’est la raison pour
laquelle, notamment dans le cas de Garibaldi, la ligne de partage ente émi-
gration économique et exil politique ne peut être nettement tracée 6.
Bien que les motifs de Garibaldi pour quitter l’Europe n’illustrent pas
véritablement le mythe de l’exil en tant que sacrifice politique héroı̈que, l’im-
pact de l’Amérique du Sud sur le reste de sa carrière politique est indiscutable.
Comme le souligne le grand historien libéral anglais George Macaulay Treve-
lyan, Garibaldi « eut deux écoles – les mers de la romance et les plateaux du
sud de l’Amérique », qui l’ont « protégé de toute influence qui aurait pu en faire
un homme ordinaire ou un soldat ordinaire ». Ainsi, durant une bonne partie
de sa vie, « l’homme qui aimait l’Italie, comme elle avait rarement été aimée
auparavant, la connut très peu 7 ».
L’identité de cet Italien « extraordinaire » a été forgée par l’exil, qui
influença profondément sa vision du futur de l’Italie. C’est probablement
sous l’influence de Giovan Battista Cuneo, le journaliste mazzinien basé à
Rio et à Montevideo, que Garibaldi finit par adhérer complètement à l’idée
selon laquelle la première tâche de l’exilé était de régénérer sa patrie lointaine.
Cuneo écrivait que « mai si sente l’amore della patria come quando si é cos-
tretti ad allontanarsene 8 », et lors de ses interventions militaires, que ce soit en
faveur des rebelles Farroupilha contre le Brésil ou pour défendre Montevideo
contre Buenos Aires, Garibaldi fit une référence constante à l’Italie et à l’exi-
gence, pour des exilés, de soutenir l’honneur italien dans les pays étrangers. Le
bateau qu’il utilisa pour attaquer l’expédition brésilienne à la fin des années
1830 s’appelait le Mazzini ; le drapeau déployé par sa légion italienne à Mon-
tevideo figurait un volcan en éruption (le Vésuve) sur fond noir (le deuil de la
patrie sous les fers), tandis que le rouge des chemises se référait au républica-
nisme et à la Révolution française. Au cours des deux dernières années qu’il
passa en Amérique du Sud, Garibaldi et son collègue Francesco Anzani cher-
chèrent aussi à plusieurs reprises à retourner avec la légion en Italie afin d’y
combattre pour la liberté ; vers la fin de l’année 1847, ils organisèrent une
manifestation à Montevideo pour saluer l’adoption de réformes libérales dans
les États italiens 9.
Exilés et émigrants n’étaient évidemment pas les seuls à vouloir agir pour la
liberté et la justice en dehors de leur terre natale. Le début du XIXe siècle fut
aussi l’« âge d’or » du volontariat militaire, mouvement dont les origines
remontent à la Révolution française, mais qui connut un succès accru au
cours des guerres de Grèce et d’Espagne, et dont l’attraction reposait sur
l’idéal de fraternité (un « groupe de frères »). Cet idéal de solidarité politique
incita des milliers d’hommes à traverser les mers pour combattre et mourir

5. F. Conti, Storia della Massoneria in Italia. Dal Risorgimento al Fascismo, Bologne, 2006.
6. E. Franzina, M. Sanfilippo, Garibaldi, i garibaldini e l’emigrazione, dans Archivio Storico
dell’Emigrazione Italiana, 4/1, 2008, p. 25.
7. G. M. Trevelyan, Garibaldi’s Defence of the Roman Republic, Londres, 1907, p. 24.
8. Il legionario Italiano, no 1, 27 octobre 1844.
9. L. Riall, Garibaldi... cité n. 1, p. 29, 38-39, 50-51.
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120 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

dans des guerres lointaines, et fut particulièrement bien perçu dans les
milieux d’émigrés à la faveur des révolutions en Amérique latine 10. Pour
Garibaldi, le volontariat était un autre héritage important de ces années-là.
Ses discours et ses actes au Brésil comme en Uruguay montrent qu’il avait
complètement intégré l’ethos du volontariat : il insiste sur le fait que les
hommes ne devaient accepter aucune récompense en échange de leurs
actes, s’engage dans la cause de la liberté uruguayenne et met l’accent sur
l’enthousiasme à servir sous les armes et sur la reconnaissance de la popu-
lation civile 11.
Selon son secrétaire et biographe, Giuseppe Guerzoni, l’Amérique fut pour
Garibaldi « un’eccellente palestra per l’educazione militare 12 ». C’est au cours
de cette période qu’il devint un combattant : au Brésil, il apprit l’art de la
guérilla et à monter à cheval ; en Uruguay, il perfectionna cette formation et
se découvrit des aptitudes remarquables de chef naval et militaire. Lorsqu’il
revint en Italie au début de 1848, il y introduisit l’appel au volontariat et les
tactiques de la guérilla, deux éléments qui devaient devenir centraux dans la
constitution du garibaldinismo. Surtout, ses victoires les plus éclatantes étaient
caractéristiques du type de guerre que Garibaldi avait appris en Amérique
latine. Il dirigeait ses hommes depuis le front et par l’exemple, en se fiant
totalement à leur enthousiasme et à leur dévotion. Ceux-ci se déplaçaient
vite, légèrement, et l’emportaient sur leurs ennemis à la faveur d’attaques
surprises ; lorsqu’ils étaient encerclés, ou devaient affronter une armée plus
nombreuse – que ce soit à San Antonio del Salto en 1846, à Rome en 1849 ou
à Calatafimi en 1860 –, ils se livraient à des attaques frontales pour intimider et
disperser leurs adversaires.
L’influence des révolutions latino-américaines sur Garibaldi ne se limitait
pas aux aspects militaires. Cuneo en témoigne également lorsqu’il écrit dans
son journal, L’Italiano, publié à Montevideo en 1841 :
Lontani della Patria noi viviamo in una terra straniera [...] Qui sciolti dai mille
ostacoli, e in salvo dalle persecuzioni, con cui c’opprimono i tiranni nelle nostre
contrade, perché noi che siamo figli d’una medesima madre non ci stenderemo
una mano fraterna nell’esiglio, per animarci a vicenda a sopportare le amarezze,
ed a sperare concordi il gran giorno, in cui la Patria farà un appello a tutti i suoi
figli 13 ?
La combinaison entre sociabilité d’émigrant et volontariat militaire contri-
bua à insérer Garibaldi dans un vaste réseau cosmopolite de libéraux et de
républicains ; à Rio de Janeiro, il rallia un mouvement assez diffus mais
influent, « libéral international », ancré en partie sur le cercle de Mazzini à
Londres, mais qui s’étendait aussi en France, en Espagne, en Grèce et aux

10. L. Riall, Eroi maschili, virilità e forme della guerra, dans A. M. Banti et P. Ginsborg (dir.), Il
Risorgimento, Turin, 2007 (Storia d’Italia. Annali 22), p. 259-265 ; G. Pécout, Philhellenism
in Italy : Political Friendship and the Italian Volunteers in the Mediterranean in the Nineteenth
Century, dans Journal of Modern Italian Studies, 9/4, 2004, p. 405-427.
11. Comme le souligne, par exemple, la lettre de Mazzini au Times de Londres à propos de
Garibaldi, du 30 janvier 1846.
12. G. Guerzoni, Garibaldi, I, Florence, 1882, p. 211.
13. L’Italiano, avril 1841, p. 2.
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L’EXIL DE GARIBALDI . 121

cités portuaires du nord et du sud de l’Amérique 14. Ce réseau devait se révéler


particulièrement important pour Garibaldi. Dans ses mémoires, il souligne le
grand nombre d’amitiés politiques et personnelles nouées au cours de ces
années-là, notamment avec Giovan Battista Cuneo, Giacomo Medici ou
Livio Zambeccari ; même ceux qui moururent avant son retour en Italie –
Luigi Rossetti, Francesco Anzani – demeurèrent pour lui des modèles d’amitié
fraternelle et de vertu virile.
Par leur intermédiaire, il noua d’autres amitiés importantes. Garibaldi et
Mazzini furent mis en contact pour la première fois par Cuneo, qui collabora
avec Mazzini pour faire connaı̂tre Garibaldi en Europe 15. Livio Zambeccari
l’introduisit auprès du président du Rio Grande, Bento Gonçalves da Silva,
dirigeant populaire et héros romantique qui l’influença profondément et
encouragea son engagement politique. Tout au long de sa vie, Garibaldi
conserva aussi des contacts amicaux avec le leader uruguayen Joaquı́n
Suárez, dont il fit la connaissance à Montevideo alors qu’il faisait partie d’un
réseau radical d’Italiens émigrés. C’est aussi par l’intermédiaire de Cuneo et de
Rossetti que Garibaldi rencontra nombre de membres de la « génération de
1837 » libérale argentine, en particulier Juan Bautista Alberdi, Esteban Eche-
verrı́a et Bartolomé Mitre. Cet important groupe littéraire et politique, chassé
de Buenos Aires par le dictateur Rosas, avait organisé depuis son exil à Mon-
tevideo un régime de propagande opposé à celui de Rosas, en utilisant à cette
fin les journaux, les romans et la poésie. Ces hommes l’aidèrent à comprendre
l’utilisation potentielle du journalisme et du discours imprimé aux fins de la
persuasion politique 16.
Nous savons que certaines des idées politiques de Garibaldi, et tout parti-
culièrement son adhésion tardive aux vertus de la dictature – seulement en
temps de guerre, et pour une période limitée – étaient nées de son expérience
de la politique et de la conduite de la guerre en Amérique du Sud 17. Il semble
également que ces années passées à combattre ce qu’il appelait la sauvagerie
« farouche » du sud du Brésil le poussa à se rapprocher très étroitement de la vie
rurale. Garibaldi est, à cet égard, seul ou presque parmi les patriotes du
Risorgimento. La plupart des autres patriotes et exilés vivaient dans des villes
et s’y adonnaient à des activités urbaines : leur manque d’intérêt pour la
campagne, ouvertement assumé, a créé des problèmes réels et durables à la

14. Les historiens travaillent actuellement à restituer ce réseau : cf. M. Isabella, Risorgimento in
Exile : Italian Émigre´s and the Liberal International in the Post-Napoleonic Era, Oxford, 2009 ;
C. Bayley et E. Biagini (éd.), Giuseppe Mazzini and the Globalisation of Democratic Nationa-
lism, 1830-1920, Oxford, 2008 ; M. Ridolfi (dir.), La democrazia radicale nell’Ottocento
europeo, Milan, 2003 ; S. Freitag (dir.), Exiles from European Revolutions. Refugees in Mid-
Victorian England, New York-Oxford, 2003.
15. L. Riall, Garibaldi... cité n. 1, p. 39-54.
16. J. Myers, Giuseppe Mazzini and the Emergence of Liberal Nationalism in the River Plate and
Chile, 1835-1860, dans C. Bayley et E. Biagini (éd.), Giuseppe Mazzini... cité n. 14, p. 323-
346 ; E. J. Palti, Rosas come enigma. La ge´nesis de la fórmula « Civilizacio´n y Barbarie », dans
G. Batticuore, K. Gallo et J. Myers (dir.), Resonancias románticas. Ensayos sobre historia de la
cultura argentina (1820-1890), Buenos Aires, 2005, p. 71-84 ; N. Shumway, The Invention of
Argentina, Berkeley (Ca.), 1991.
17. Discussion dans A. Filippi, Simón Bolı´var e la nascita delle nuove repubbliche ispanoamericane
nel pensiero politico italiano dell’Ottocento, dans Pensiero Politico, 18, 1985, p. 182-207 ;
cf. aussi J. Lynch, Caudillos in Spanish America, 1800-1850, Oxford, 1992, p. 6-9.
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122 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

révolution italienne, qui demeura une affaire fondamentalement urbaine. En


revanche, et bien que sa connaissance de la vie rurale italienne ait été assez
vague, et liée à des représentations idéalisées inspirées par le Brésil, son expé-
rience aida Garibaldi à dépasser certains aspects de la division entre ville et
campagne, en le poussant à témoigner de son enthousiasme pour la vie rurale
et à faire l’apologie de l’existence, simple en apparence seulement, des habi-
tants des campagnes. Son intérêt tardif pour la réforme agraire – en Sicile, en
1860, et dans l’Agro romano au cours des années 1870 – était tout aussi
insolite, et doit également être mis en relation avec la première phase de son
existence, qui s’était déroulée loin des villes.
Une vision du futur de l’Italie, un ethos militaire, un ensemble d’idées
politiques, un réseau d’amis et de collègues : autant d’atouts développés par
Garibaldi au cours de ses années d’exil en Amérique du Sud. Plus décisive
encore fut sa capacité à élaborer, quelque part entre l’océan et les hautes terres
du Brésil et d’Uruguay, un style personnel unique et fascinant. Une partie de
ce style repose sur sa présence physique : il était fort, robuste et athlétique,
mais avec un port apparemment plaisant ; ses plus anciens portraits nous
montrent un homme imposant au visage agréable, aux yeux magnétiques, au
regard presque féminin 18. Vers la fin de sa vie, Bartolomé Mitre écrivit que
lorsqu’il était jeune « la figura di Garibaldi esercitava sulla mia immaginazione
una specie di fascino che a lui mi attirava irresistibilmente per le gesta di cui
aveva sentito parlare, e per una specie di misteriosa aureola che lo avvolgeva ».
Lorsqu’ils se rencontrèrent finalement, il se retrouva en face d’un homme
simple qui mangeait du pain et de l’ail, buvait de l’eau et chantait l’hymne
de la Jeune Italie « d’une voix douce et vibrante » :
L’impressione che mi dette fu di una mente e di un cuore in disequilibrio, di
un’anima infiammata di un sacro fuoco, con tendenza alla grandezza ed al
sacrificio, e la persuasione che era un vero eroe in carne ed ossa, con un ideale
sublime e con teorie di libertà esagerate e mal dirette, che però possedeva ele-
menti per eseguire grandi cose 19.

L’expérience vécue alors par Garibaldi l’a aidé à donner une expression
politique au bruit et à la fureur qui l’habitaient. Il adopta notamment les
vêtements exotiques et non conventionnels des milices gauchos du Brésil et
d’Uruguay ; s’il est évident que c’est pour des raisons pratique qu’il conserva
les cheveux longs, une chemise rouge, un poncho et des pantalons amples, il
est clair que cette apparence permettait de l’identifier immédiatement. Ces
vêtements sont devenus un lieu commun si répandu dans les représentations
de Garibaldi qu’il nous est facile d’oublier où il les avait empruntés, leur
charge de provocation pour l’époque, ainsi que leur importance en tant que
signe politique. Il devint, selon un officier naval britannique qui le connaissait
à Montevideo, un type de « beau ide´al achevé de chef de troupes irrégulières 20 ».
Tout dans cette apparence de gaucho évoquait la rébellion à ses contempo-
rains européens : ses vêtements proclamaient un état de rejet de la politique

18. Le Museo del Risorgimento de Gênes conserve deux tableaux figurant Garibaldi, datés
entre 1841 et 1842, ainsi qu’un troisième, peint par Gaetano Gallino à Gênes en 1848.
Tous le représentent de cette manière.
19. B. Mitre, Ricordi dell’assedio di Montevideo (1843-1851), Florence, 1882, p. 13 et 15.
20. H. F. Winnington-Ingram, Hearts of Oak, Londres, 1889, p. 93.
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L’EXIL DE GARIBALDI . 123

conservatrice et des hiérarchies militaires conventionnelles, position confirmée


par la frugalité de sa vie quotidienne, par sa simplicité et sa gentillesse. La
relation ente Garibaldi et sa femme brésilienne, Anita, était elle aussi peu
orthodoxe, et devint même une composante importante de son image politique
lorsqu’il rentra en Europe avec elle en 1848. Différents aspects de leur vie
commune – leurs manifestations publiques d’affection, la décision qu’elle prit
de l’accompagner au combat et de s’habiller comme un homme à cette fin –
étaient régulièrement soulignés dans les représentations du couple, et contri-
buèrent grandement au développement du mythe révolutionnaire autour de
Garibaldi 21.
Selon Guerzoni, le gaucho était pour lui « il miglior tipo dell’uomo libero » ;
vivant dans une société gaucho, il en vint « a poco a poco a pensare, a operare,
a vestire come un gaucho » : « Ecco il Garibaldi che l’America rinviava in
Italia 22 ». De retour en Italie, Garibaldi tira profit de ses souvenirs de l’Amé-
rique latine pour affirmer ses objectifs et sa propre identité politiques. Alors
qu’il était à Rome en 1849, sa conduite et celle de ses officiers venus avec lui
de Montevideo propageaient la vision d’une nation en armes qui était aussi
une communauté démocratique ; plus tard, dans ses mémoires, écrites après la
défaite de Rome et la mort de sa femme, il brossa une peinture de la vie dans
les pampas qui illustrait, avec un idéal de fraternité, les vertus du socialisme
romantique.
En fin de compte, ce qui est frappant dans les mémoires de Garibaldi, tout
comme dans son habillement, sa conduite, ses amitiés et son style de vie après
son retour en Europe, c’est leur référence constante à sa première période
d’exil, qui fut la plus formatrice. Ses mémoires, écrites au cours de son
second exil aux États-Unis, après l’échec des révolutions de 1848-1849, sont
parcourues par une mélancolie profonde, moins en référence à sa vie italienne
qu’à son séjour en Amérique du Sud : nostalgie de ses amis et de sa femme, du
pays et du peuple, de la liberté et du bonheur qu’il avait connus au Brésil et en
Uruguay 23. L’exil en Amérique du Sud n’était pas un sacrifice pour Garibaldi.
À cet égard, il ne vécut pas sa seconde période d’exil aux États-Unis comme un
simple bannissement de l’Italie, mais aussi comme une séparation pénible de
son second, « fraternel » pays natal.

NEW YORK ET LE PACIFIQUE

Le second exil de Garibaldi fut en effet très différent. Il en passa la première


partie à Staten Island, dans l’État de New York, où il arriva en 1850 à la suite
d’une série de désastres et d’épreuves : la chute de la République romaine en
1849 ; la mort tragique de sa femme Anita ; une période pénible durant
laquelle il fut chassé par des gouvernements hostiles de Gênes à Tunis, à
Tanger et (brièvement) à Liverpool en Angleterre. Au cours de cette courte
période, de 1850 à 1851, il se retira entièrement de la vie publique et passa son

21. L. Riall, Eroi maschili... cité n. 10, p. 280-281.


22. G. Guerzoni, Garibaldi... cité n. 12, I, p. 212-213.
23. Discussion ultérieure dans L. Riall, Garibaldi... cité n. 1, p. 183-189.
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124 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

temps à travailler dans la fabrique de bougies de son ami Antonio Meucci, en


se contentant de chasser sur l’ı̂le et de participer à l’occasion à des réunions de
la communauté italienne immigrée. En avril 1851, il quitta New York pour
l’Amérique centrale, avec l’intention de gagner sa vie comme navigateur de
commerce ; plus tard, entre décembre 1851 et janvier 1853, il traversa l’océan
Pacifique pour gagner la Chine, et l’on n’entendit plus parler de lui au cours de
cette période.
Sa décision de se retirer de la vie politique était délibérée. De fait, Garibaldi
refusa l’invitation de présider à une parade en son honneur à New York, et
résista à toutes les autres tentatives faites pour l’impliquer dans la politique
radicale de la ville. De retour en Italie, il s’en explique dans une lettre publiée
par de nombreux journaux new-yorkais :
Quantunque una manifestazione pubblica [...] possa essere un motivo di viva
soddisfazione per me, esiliato dalla mia terra natale, separato da’ miei figli,
piangente il rovescio della libertà del mio paese per mezzo d’un’influenza
estera, tuttavia credete che amerei meglio poterla evitare e divenire tranquilla-
mente ed umilmente cittadino di questa grande repubblica d’uomini liberi 24...
En d’autres termes, loin de se transformer en une expérience positive, ou
en un moyen réel de développer une nouvelle identité italienne de l’autre côté
de l’océan, l’exil à New York fut vécu par Garibaldi comme un moment de
mélancolie et de séparation à la Foscolo, un reflet de la tragédie qui avait
frappé son pays natal – mais en aucun cas comme une solution. Ainsi qu’il
l’écrivit dans une lettre à l’un de ses meilleurs amis, Augusto Vecchi, « ho
trascinato un’esistenza assai poco felice, tempestosa ed inasprita dalle
memorie 25 ». La physionomie qui avait contribué à asseoir sa célébrité se
transforma aussi radicalement. Sur un daguerréotype de Garibaldi remontant
à cette période, plus rien ne subsiste du rebelle romantique : nous y voyons un
homme au regard grave, les cheveux et la barbe soigneusement taillés, portant
un costume sombre (fig. 2). L’impression qu’il laissa alors à un écrivain amé-
ricain, Henry Tuckerman, fut celle d’un homme accompagné par « de tristes
souvenirs [...] un mari portant le deuil de sa femme, un patriote en déroute,
exilé du pays pour lequel il a si longtemps peiné et souffert [...] ses camarades
les plus proches ayant été bannis ou exécutés 26 ». De même que les vêtements
du gaucho insistaient sur l’aspect exotique de l’émigrant, de même son appa-
rence de protestant américain tranquille soulignait la perte, la tristesse et le
deuil.
Pourtant, si le second exil de Garibaldi différait complètement du premier,
il eut également, en tant que tel, une importance particulière. D’abord, sa
décision de disparaı̂tre (ne fût-ce que temporairement) de la vie politique
coı̈ncida avec une crise sévère du mouvement républicain en Italie, engendrée
par une série d’insurrections désastreuses, par le discrédit partiel de Mazzini et
par la mauvaise publicité que s’étaient attirés tous les acteurs politiques de ce

24. New York Tribune, New York Herald, The Evening Post, 8 août 1850 (la lettre est datée du
7 août) ; La Concordia, 2 septembre 1850 ; La Repubblicano della Svizzera Italiana, 5 sep-
tembre 1850. La version italienne de cette lettre figure dans Giancarlo Giordano (éd.),
Epistolario di Giuseppe Garibaldi, III, Rome, 1981, p. 27-28.
25. 19 sept. 1853, dans Epistolario, III, p. 51.
26. H. Tuckerman, Garibaldi, dans North American Review, 92, 1861, p. 34.
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L’EXIL DE GARIBALDI . 125

temps. Absent d’Italie et, de fait, de la politique radicale en général, Garibaldi


échappa en grande partie à l’opprobre que s’attira le mouvement à ses débuts,
et fit en sorte de revenir en Europe en 1854 avec une réputation d’héroı̈sme
intacte. En outre, sa conduite à New York ajouta un élément décisif à sa
réputation. Si tous ceux qui le connurent personnellement ont souligné ses
manières simples et modestes, associées à un charme plus puissant, physique,
jusqu’au séjour à New York, son image publique était celle d’un cow-boy
étranger, de belle prestance, mais légèrement menaçant. Après New York,
tout cela changea radicalement, et Garibaldi devint un gentleman.
Ce changement d’image fut bien perçu par la presse américaine. De fait, à
cette époque, Garibaldi inspirait une estime très générale pour sa « modestie »,
son « bon sens », son « caractère bien trempé », son refus de la « pompe et de
l’étalage » et sa volonté de s’investir – comme n’importe quel autre émigrant –
dans une « humble profession », celle de fabricant de bougies 27. Il était égale-
ment admiré pour le contraste entre ses glorieux exploits à Rome et l’« équa-
nimité » avec laquelle il avait supporté ses « infortunes » et ses « afflictions » les
plus récentes. Toutes ces qualités – modestie, courtoisie, ténacité – étaient
exaltées par ses contemporains comme des vertus nécessaires dans la vie
publique américaine. Elles reflétaient aussi une culture politique très diffé-
rente, née de la révolution en Amérique du Nord et de la volonté subséquente
de construire un héros républicain vertueux qui puisse servir de modèle à la
nouvelle nation 28.
Le Garibaldi qui revint en Europe en 1854 était donc très différent du
gaucho qui l’avait quittée quatre ans plus tôt. Cette seconde période passée
loin du pays natal compléta le champ des expériences de Garibaldi en tant
qu’exilé. Il n’était plus simplement, et de longue date, le jeune héros qui
rapportait en Italie une identité forgée au cœur des plaines et des mers d’Amé-
rique du Sud, il était devenu un homme plus mûr, qui avait enduré la peine et
la solitude provoquées par l’éloignement de son foyer et de sa famille.
Au milieu des années 1850, Garibaldi personnifiait bien plus complètement
le mythe de l’exil, conçu tout à la fois comme une épreuve et un sacrifice pour
la nation. En même temps, sa vie dans deux lieux complètement différents
– Brésil/Uruguay et Staten Island/New York – et l’adaptation de son aspect et
de sa conduite à toutes sortes de circonstances et de styles de vie, ainsi que son
retour en Europe en 1848 et 1854, façonnèrent un héros qui n’était plus ni
complètement italien, ni complètement américain. C’est dire que Garibaldi
n’était pas seulement un héros des deux mondes, mais une figure hybride
qui les rapprochait tous deux. Il était capable de passer d’un monde à l’autre
et de l’une à l’autre des cultures dont il s’était imprégné en Amérique ; il

27. Tribune, 8 août 1850 et 28 avril 1851 ; Herald, 27 août 1850 ; Evening Post, 28 juin 1859 ;
T. Dwight, The Roman Republic of 1849 ; with Accounts of the Inquisition and the Siege of Rome,
New York, 1851, p. 94.
28. Discussion dans M. S. Miller, Rivoluzione e liberazione. Garibaldi e la mitologia americana,
dans Giuseppe Garibaldi e il suo mito. Atti del LI congresso di storia del Risorgimento italiano,
Rome, 1984, p. 220 et 229 ; plus généralement, C. Smith-Rosenberg, The Republican Gent-
leman : the Race to Rhetorical Stability in the New United States, dans S. Dudnik, K. Hage-
mann et J. Tosh, Masculinities in Politics and War. Gendering Modern History, Manchester,
2004, p. 61-76.
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126 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

pouvait être gaucho brésilien ou gentleman new-yorkais, tout comme un


symbole de l’Italie. Il était sensuel et austère, courageux et modeste, exotique
et conformiste, et cet éclectisme culturel était un élément fondamental de son
charisme personnel. L’exil aide aussi à expliquer le caractère universel de la
célébrité de Garibaldi.

CAPRERA

Le retour en Europe de Garibaldi, en 1854, ne mit pas un terme à sa vie


d’exilé. Bien au contraire, au cours des années qui suivirent, l’exil devint un
aspect durable de sa vie personnelle et de son image publique. Ce qu’il évoque
lui-même comme son « errante mia vita 29 » se poursuivit sous la forme d’une
attitude délibérément détachée vis-à-vis de la politique républicaine, et plus
spécifiquement d’un refus répété au cours des années 1850, et plus tard
encore, de se consacrer au travail quotidien de comités, de réunions, d’activité
parlementaire et/ou de négociations prolongées 30. Au contraire, en 1854, lors
de sa rencontre à Londres avec l’exilé russe Alexander Herzen, il exalta les
vertus d’une vie sur les mers où, selon ses propos, lui et ses partisans pour-
raient naviguer « sur l’océan, en nous endurcissant à la rude existence des
marins, en conflit avec les éléments et avec le danger. [...] Une révolution
flottante, prête à aborder à tout rivage, indépendante et inattaquable 31 » ! Et
bien qu’il n’ait jamais réalisé ce rêve, celui-ci est tout à fait révélateur de ses
idéaux politiques et de sa conscience d’être un exilé permanent. À partir de
1854, Garibaldi demeura en dehors de la mouvance politique, ce dont il fit une
vertu personnelle.
Surtout, l’identité de Garibaldi comme exilé se reflète dans sa décision de
vivre à l’écart des centres du pouvoir sur l’ı̂le de Caprera, au large de la côte
septentrionale de la Sardaigne. Caprera offre une illustration saisissante de la
position de Garibaldi et de la nature de son pouvoir de séduction sur le public.
Dès qu’il eut acheté l’ı̂le, grâce à un héritage de son frère décédé en 1856, il
décida de s’y installer : il y bâtit une maison, mit en culture une partie du
terrain et y établit sa famille et certains de ses amis les plus proches. Il se
conduisit ainsi comme un colon dans son propre pays natal 32.
Garibaldi paraı̂t avoir trouvé à Caprera une manière de renouer avec une
partie de l’existence qu’il avait laissée derrière lui en Amérique du Nord
(fig. 3) : une expérience de vie communautaire ; des journées passées à travail-
ler aux champs ; un type de vie frugal ; et jusqu’au style de la maison qu’il bâtit
de ses propres mains. Tous ces aspects de la vie que Garibaldi se choisit à
Caprera avaient été anticipés dans ses mémoires, pleines de nostalgie pour les
jours de jeunesse et de liberté passés dans les pampas brésiliennes. De même,
sa décision de vivre à Caprera se rattachait à des éléments de l’éthique répu-
blicaine nord-américaine qu’il avait assimilés à New York. Comme le premier

29. 19 septembre 1853, dans Epistolario... cité n. 24, III, p. 51.


30. L. Riall, Garibaldi... cité n. 1, p. 140-141 et 265-266.
31. A. Herzen, My Past and Thoughts, Londres, 1968, p. 371.
32. Cf. les descriptions figurant dans E. Curàtulo, Garibaldi agricoltore, Rome, 1930.
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L’EXIL DE GARIBALDI . 127

président des États-Unis, George Washington (et comme le général romain


Cincinnatus, son tout premier modèle), Garibaldi se tourna vers Caprera après
ses campagnes militaires et politiques pour reprendre la vie tranquille d’un
simple paysan. Tout particulièrement, au lendemain de son plus grand
triomphe, la conquête des Deux-Siciles au cours de l’été 1860, son retour à
Caprera depuis Naples à bord du steamer George Washington invitait explici-
tement à l’identifier avec Washington, le plus grand de tous les héros améri-
cains, et le père de la nation américaine.
« Tous les regards se tournent en ce moment vers un petit ı̂lot presque
inaccessible et complètement stérile, perdu au sein de la Méditerranée »,
écrivit le volontaire français Émile Maison en 1861 : parce que c’est là que
vivait le « moderne Prométhée, le grand Italien ». La résidence de Garibaldi
était une humble demeure, mais elle se trouvait au centre, ou au seno de sa
famille personnelle et politique (fig. 4) 33.
« Nul lieu plus adapté à Garibaldi », écrivit son ami Augusto Vecchi, « nul
piédestal plus approprié à la statue colossale de sa gloire, nul asile qui
convienne mieux à ses sévères méditations et à ses plaisirs graves ne pouvait
se trouver que cette ı̂le battue par les tempêtes 34 ». L’exil à Caprera ne faisait
qu’ajouter à la célébrité et à l’autorité de Garibaldi. Comme Washington avant
lui, sa retraite à la campagne, alors qu’il était au comble de sa gloire, servait à
souligner la grandeur authentique de l’homme. Caprera montrait que Gari-
baldi n’avait tiré nul profit personnel de ses triomphes politiques, et que sa
modestie et sa frugalité n’avaient pas été perverties par le succès. Il était donc
un authentique héros, la personnification du courage, du désintéressement et
de la vertu. Pour un visiteur anglais qui vint à Caprera en 1865, Garibaldi
« n’était pas seulement le plus courageux des guerriers et le plus pur des
patriotes, mais aussi le prince des gentlemen » :
Tout comme il fut grand dans ses triomphes, sa retraite est également grande,
il coule des jours heureux dans son petit refuge près du détroit de Bonifacio, en
se consacrant à la pêche, à l’agriculture et à la lecture. Garibaldi est probable-
ment heureux, parce que son esprit n’est pas assombri par de funestes passions,
et que le cours de ses pensées n’est pas dérangé par des désirs frivoles... Les jours
que j’ai passés avec le Général ont été mémorablement heureux, puisqu’au cours
de ce séjour j’ai pu avoir des échanges presque constants avec un homme dont le
caractère, dans un monde dominé par la mesquinerie et par l’égoı̈sme, paraı̂t
aussi rare que la présence de fleurs et de végétation au milieu d’un désert 35.

Garibaldi utilisa également son isolement à Caprera à des fins de commu-


nication politique. En faisant métaphoriquement de l’exil un état d’aliénation
spirituelle, il présentait l’éloignement de l’ı̂le comme le symbole d’une sépara-
tion politique, signifiant tout à la fois que l’Italie n’avait pas encore été faite, et
que de mauvais dirigeants n’avaient cessé d’alimenter la dissension au sein du
peuple italien. Vecchi notait que Garibaldi, à Caprera, était un lecteur pas-
sionné de Foscolo 36 : de fait, cette sombre représentation de l’exil fut conti-

33. E. Maison, Caprera. Les loisirs de Garibaldi, Paris, 1861, p. 6.


34. C. A. Vecchi, Garibaldi at Caprera, Cambridge-Londres, 1862, p. 72-73.
35. C. MacGrigor, Garibaldi at Home. Notes of a Visit to Caprera, Londres, 1866, p. 39 et 311-
313.
36. C. A. Vecchi, Caprera... cité n. 34, p. 121-123.
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128 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

nuellement relayée par Garibaldi et par ses sympathisants à partir de 1860.


Bien plus, grâce à son exil librement consenti à Caprera, les revers qu’il endura
après l’unification nationale – le départ de Naples en novembre, l’arrivée à
Turin décrite comme le début de cette tentative, sa retraite d’homme blessé
après le désastre de l’Aspromonte en 1862, sa réclusion en 1867 avant et après
les événements de Mentana, ainsi que sa douloureuse vieillesse à son domi-
cile –, toutes ces défaites pouvaient être présentées comme la preuve d’un
mauvais traitement de la part d’un gouvernement ingrat, et donc comme
une sorte de victoire morale. Caprera conféra à Garibaldi l’image d’un
homme au-dessus de la politique, celle aussi d’un héros jeté bas par la mes-
quinerie des politiciens. Ce n’est pas Cavour qui fit de Garibaldi un « straniero
in Italia, » c’est Garibaldi qui se confectionna lui-même ce rôle sur mesure.

CONCLUSION

L’analyse du vécu de Garibaldi en dehors de l’Italie confirme la thèse de


Maurizio Isabella selon lequel l’exil fut un élément de formation du nationa-
lisme italien, visant à susciter un mouvement collectif de patriotes expatriés
et à créer un « mythe très puissant 37 ». Elle corrobore également son idée
selon laquelle les patriotes du Risorgimento utilisaient ce terme de différentes
manières : pour se référer à la fois à l’expulsion physique et à l’aliénation
spirituelle, et comme un geste de sacrifice romantique destiné à maintenir en
vie le rêve de l’Italie.
Les années passées par Garibaldi en Amérique du Nord et du Sud ont eu
un profond impact sur sa vie personnelle et sur ses idées politiques. Bien plus,
l’exil l’a aidé à tisser un réseau d’amis et de sympathisants et à forger son
propre style politique, tout à fait exceptionnel. Le Brésil et l’Uruguay eurent
certainement les effets les plus décisifs et les plus pérennes sur sa carrière, mais
son séjour beaucoup plus bref aux États-Unis le transforma également, en
faisant de lui le symbole de mondes pluriels, mais aussi un héros des deux
mondes. Il se fit habile à changer son image, sa culture et sa mise pour
s’adapter au contexte politique, en homme qui pouvait porter un costume
aussi naturellement qu’enfiler un poncho ou monter à cheval. C’est donc,
comme je l’ai suggéré ici, la nature hybride de l’image politique de Garibaldi
qui explique le mieux sa très grande célébrité.
Après les Amériques, Garibaldi demeura en exil tout le reste de sa vie.
D’une part, il développa une attitude distante par rapport à l’activité politique
régulière, que reflète très clairement sa décision de quitter la vie publique et de
se retirer dans l’ı̂le de Caprera. De l’autre, il y conserva des liens d’amitié forts,
et même intimes, avec ses amis politiques les plus proches, qui composaient
une sorte de famille élargie qui était le miroir de sa famille naturelle, mais aussi
des liens fraternels qu’il avait noués en exil. Par ailleurs, avec les déceptions
suscitées par l’unification italienne, il exploita le mythe de l’exil créé par les
patriotes du Risorgimento pour développer l’image d’un héros mélancolique
qu’il utilisa comme arme politique contre le nouveau régime. Si l’attention

37. M. Isabella, Exile and Nationalism... cité n. 2, p. 493.


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L’EXIL DE GARIBALDI . 129

suscitée par sa vie à Caprera mérite d’être soulignée, l’utilisation de l’exil


comme stratégie de communication se révéla également pour lui extrêmement
profitable.
Ce que l’exemple de Garibaldi nous montre, c’est que l’exploitation tradi-
tionnelle de l’exil comme forme de bannissement politique ne fonctionnait
plus alors. Lorsque Cuneo et Mazzini publièrent leurs premières lettres en
célébrant les exploits de Garibaldi dans la presse radicale, au début des
années 1840, la distance physique, l’isolement et l’expulsion avaient cessé de
représenter des obstacles susceptibles d’empêcher l’action et l’interaction poli-
tiques. Depuis Londres, Mazzini construisit un vaste réseau d’exilés dont
Garibaldi et Cuneo faisaient partie en Amérique du Sud. Dans le monde
émergent des médias de masse du milieu du XIXe siècle, l’exil ne fermait pas
l’accès à la sphère publique, mais se présentait pour l’opposition politique
comme une métaphore de l’oppression, susceptible d’être manipulée au
travers de la presse, et comme un moyen pour Garibaldi d’influencer le
débat depuis son ı̂le. Martyrs et hommes d’action, retraite avec interaction,
solitude mais fraternité : ces contradictions délibérément assumées permet-
tent d’expliquer l’attraction durable exercée par l’exil pour le patriote
italien dans le courant du Risorgimento, et plus tard encore.
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H E L È N E B E C Q U E T

Une fraternité souveraine ?


Le cas des exils des Bourbons

Q peut-il avoir dans le cas d’un exil


U E L S E N S L E M O T F R A T E R N I T É
royal ? La fraternité au sens courant est à la fois la conscience d’appartenir
à une commune humanité et l’ensemble des liens qui unissent les hommes entre
eux. Derrière ce terme, qu’il soit employé par les révolutionnaires ou par les
chrétiens, se trouve l’idée d’une égalité des hommes entre eux que ce soit face à
la société dans le premier cas ou face à leur créateur dans le second. Or, de ce
point de vue-là, rien ne peut être plus opposé à la notion de fraternité que celle
de souveraineté. Les souverains sont, précisément, ceux qui sont supérieurs aux
autres et qui les gouvernent. Certes, l’éducation chrétienne des princes, en
particulier des princes catholiques, ne cesse de leur rappeler l’humilité et leur
condition d’hommes, il n’empêche qu’en pratique, ces préceptes sont assez peu
efficaces 1. Cependant, il y a bien un groupe de personnes avec lesquelles les
souverains d’Europe ont un lien particulier, ce sont leurs semblables et leurs
familles : « Monsieur mon frère et cousin », c’est la formule employée quand les
membres des familles souveraines s’écrivent entre eux. Cette adresse est le reflet
d’un sentiment d’appartenance à une semblable humanité qui n’est, précisé-
ment, pas celle du reste des peuples. En ce sens, on pourrait parler d’une forme
de fraternité, une fraternité souveraine qui serait l’ensemble des liens tissés entre
elles par les familles souveraines d’Europe, liens reposant sur la conscience
aiguë d’appartenir à une même caste, à une même famille 2.
Les manifestations de cette fraternité souveraine sont bien connues : maria-
ges, parrainages renforcent les liens familiaux, présents diplomatiques, envoi
d’ambassades viennent conforter les liens politiques et la correspondance
entretient les uns et les autres 3. Cette fraternité n’implique aucune solidarité

1. Les études sur l’éducation royale à l’époque moderne se sont renouvelées ces dernières
années. Elle demeure pétrie de morale chrétienne et prend ses racines dans les « miroirs des
princes » médiévaux. Voir notamment L’institution du prince au XVIIIe sie`cle [actes du huitième
colloque franco-italien des sociétés françaises et italiennes du XVIIIe siècle, Grenoble
1999], Lyon, 2003 ; P. Mormiche, Devenir prince : l’e´cole du pouvoir en France XVIIe-
XVIII e sie`cles, Paris, 2009.
2. Voir à ce sujet, L. Bély, La socie´te´ des princes XVIe-XVIIIe sie`cle, Paris, 1999 ; F. Cosandey, La
reine de France. Symbole et pouvoir, Paris, 2000, p. 55-82 notamment.
3. On connaı̂t notamment l’importance de la correspondance échangée par l’impératrice-reine
Marie-Thérèse d’Autriche avec ses enfants, surtout ses filles, qui était un moyen de les
rappeler à ce qu’ils devaient à la maison d’Autriche. Voir Aus mütterlicher Wohlmeinung,
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132 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

de décision. L’Europe moderne est en guerre et la parenté entre souverains n’y


change rien, bien au contraire. Nombre de guerres ont pour cause ou prétexte
des questions d’héritage (guerre de Succession d’Espagne, guerre de Succes-
sion d’Autriche). Ces conflits confortent finalement la prééminence des
princes puisqu’ils se fondent, précisément, sur des revendications dynastiques :
c’est faire de la fraternité souveraine la base de l’ordre européen.
Dans ce cadre, l’exil des souverains déchus est un temps particulier. Il est
une sorte de mise à l’épreuve de ces fraternités. Le souverain déchu fait-il
toujours partie de la « fraternité souveraine » ? À partir du moment où la sou-
veraineté est un facteur décisif dans l’appartenance à cette fraternité, un prince
détrôné, qui n’est plus souverain, ne devrait plus y appartenir. Pourtant, le plus
souvent, il trouve refuge chez ses anciens alliés et parents. Certes, ceux-ci ne
lui apportent pas nécessairement de soutien pour la reconquête de son trône,
voire en font un atout pour servir leurs propres desseins. Néanmoins, il y a une
sorte de réflexe familial, fraternel qui semble jouer, au moins temporairement.
Les dynasties qui ne peuvent retrouver leur trône finissent tout de même par
tomber dans l’oubli 4.
La Révolution ne met pas à mal cette fraternité souveraine qui lui préexis-
tait. Les réseaux sont toujours en place au point que la Convention elle-même
en fera usage pour tenter de négocier avec l’Autriche 5. Cependant, plusieurs
facteurs modifient le fonctionnement de cette fraternité. Tout d’abord, le
régicide et le discours révolutionnaire qui consiste à stigmatiser toute forme
de royauté. Par essence, les idées de la Révolution menacent tous les souve-

dans Kaiserin Maria-Theresia und ihre Kinder : eine Korrespondenz, éd. S. Perrig, Weimar,
1999 ; voir aussi, sur des périodes plus anciennes, K. Keller, Les re´seaux fe´minins : Anne de
Saxe et la cour de Vienne, dans I. Poutrin et M.-K. Schaub (éd.), Femmes et pouvoir politique.
Les princesses d’Europe XVe-XVIIIe sie`cles, Rosny-sous-Bois, 2007, p. 164-180 ; et B. Lecar-
pentier, La reine diplomate : Marie de Me´dicis et les cours italiennes, dans ibid., p. 182-192.
4. Il y a plusieurs exemples de rois déchus à l’époque moderne qui sont dans ce cas : ainsi de
Christian II de Danemark détrôné en 1523 et soutenu par son beau-frère Charles Quint. Sa
fille unique est mariée dans les cercles souverains mais lui-même ne retrouve jamais son trône.
Le cas des Stuarts est le plus proche de celui des Bourbons au XIXe siècle, tant par la
longévité du phénomène que par la création d’une véritable mouvance politique, le jaco-
bitisme – parallèle dont légitimistes comme libéraux sont éminemment conscients.
Accueillis comme parents en France (Jacques II était le cousin germain de Louis XIV et
le beau-frère de Monsieur), où Louis XIV met à leur disposition Saint-Germain-en-Laye,
ils y restent jusqu’à la fin du règne de Louis XIV puis s’installent à Rome. La France
soutient néanmoins leurs ambitions jusqu’à la guerre de Sept Ans. Mais si Jacques-
Edouard, fils de Jacques II, a été reconnu par le pape et par la France comme seul roi
légitime de Grande-Bretagne, ce n’est plus le cas de son fils Charles-Edouard. La mort de
ce dernier laisse pour ultime prétendant direct son frère, Henry, qui est cardinal et meurt
en 1807. Le sujet a été profondément renouvelé ces dernières années. Voir notamment,
N. Genet-Rouffiac, Le Grand Exil. Les jacobites en France, 1688-1715, Paris, 2007 ; et les
travaux d’E. T. Corp dont The Stuarts in Italy, 1719-1766 : a Royal Court in Permanent
Exile, Cambridge, 2011.
5. Au début de l’été 1793 tout d’abord, quand Lebrun et Danton tentent de négocier la
libération de Marie-Antoinette avec la cour de Naples pour se servir de cette dernière
comme intermédiaire avec la cour d’Autriche. Deux ans plus tard ensuite quand la Conven-
tion libère la fille de Louis XVI, Marie-Thérèse, espérant que les négociations ouvertes à cette
occasion puissent aboutir à la paix. Voir A. Sorel, L’Europe et la Re´volution française, III, Paris,
1887, p. 423-425 ; S. Seymour Biro, The German Policy of Revolutionary France, I, Harvard,
1953, p. 166-173 ; H. Becquet, Royaute´, royalismes et re´volutions : Marie-The´re`se-Charlotte de
France (1778-1851), thèse de doctorat de l’université Paris 1, 2008, p. 140-143 et 205-211.
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UNE FRATERNITÉ SOUVERAINE ? . 133

rains d’Europe. La guerre permanente, les conquêtes françaises ne font que


renforcer cette menace, souvent bien concrète. L’avènement d’une autre
dynastie avec Napoléon Bonaparte vient aussi bouleverser le jeu traditionnel.
Son avènement constitue, sinon une totale nouveauté, du moins une excep-
tion, surtout dans le royaume de France connu pour sa stabilité dynastique. Au
total, la fraternité des rois en sort, paradoxalement, renforcée 6. « L’agression »
révolutionnaire a soudé les monarques. Si l’Europe du congrès de Vienne se
constitue sur l’idée de légitimité, ce n’est pas un hasard : la fraternité souve-
raine apparaı̂t comme le garant de l’ordre en Europe au moins jusque dans les
années 1850. Il reste néanmoins à déterminer de quelle manière elle s’exerce et
avec quelle efficacité politique : c’est ce à quoi nous voudrions nous employer à
travers l’exemple de l’exil de la branche aı̂née des Bourbons.

LES MODALITÉS DE L’EXIL DES BOURBONS

Les Bourbons de France ont connu deux grandes périodes d’exil. La pre-
mière, de 1789 à 1815 concerne tous les membres de la dynastie, la branche
aı̂née comme les branches cadettes. Le plus jeune des frères de Louis XVI, le
comte d’Artois, sa femme et ses fils et la famille de Condé au complet ouvrent
la marche en quittant la France dès le mois de juillet 1789. Puis c’est au tour
des tantes de Louis XVI, Mesdames, en 1791, suivies de près par le comte de
Provence, l’autre frère de Louis XVI, et sa femme. Louis-Philippe, duc de
Chartres, futur duc d’Orléans, quitte l’armée révolutionnaire en 1793 avec
Dumouriez. Il est rejoint par ses frères deux ans plus tard. En 1795, enfin, la
fille de Louis XVI, Marie-Thérèse de France rejoint sa famille en exil. En tout,
une quinzaine de personnes ont pris les routes de l’exil à la suite des événe-
ments révolutionnaires. Nous nous intéresserons plus particulièrement au par-
cours de Louis XVIII. Parti, en même temps que son frère Louis XVI, de
Paris dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, il atteint la Belgique où il ne s’attarde
guère. Il rejoint son frère Artois à Coblence jusqu’à ce que l’avancée des
troupes françaises les oblige à quitter la ville. Il séjourne ensuite un an à
Hamm puis passe quelque temps à Turin, dans la famille de sa femme. Au
printemps 1794, il est à Vérone d’où il est expulsé en 1796. Il se rend alors à
Blankenbourg, dans le duché de Brunswick, où il ne reste que deux ans avant
de devoir chercher un nouvel asile. Il le trouve à Mitau, en Courlande, alors
sous domination russe, pendant près de trois ans. Chassé une fois de plus, il se
réfugie à Varsovie jusqu’en 1804, retourne à Mitau jusqu’en 1807. Enfin, il
demeure en Grande-Bretagne, dans le château d’Hartwell de 1807 à 1814 7.

La seconde période d’exil des Bourbons ne concerne que la branche aı̂née


(dans un premier temps au moins) et suit la révolution de 1830 pour ne
s’achever qu’avec la mort du comte de Chambord en 1883. Elle concerne
Charles X, son fils, le duc d’Angoulême, ses deux belles-filles, Marie-

6. H. Becquet, Politiques dynastiques au temps de la Re´volution : autour du se´jour de Madame Royale


à Vienne (1796-1799), dans W. Schmale (dir.), Multiple kulturelle Referenzen in der Habsbur-
germonarchie des 18. Jahrhunderts, Vienne, 2010, p. 159-182.
7. Voir sur ces parcours P. Mansel, Louis XVIII, Paris, 1982, p. 87-119.
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134 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Thérèse de France et Marie-Caroline de Bourbon-Naples, duchesse de Berry,


ses petits-enfants, le comte de Chambord et Louise-Marie d’Artois. De 1830 à
1832, la famille royale est en Grande-Bretagne, essentiellement à Édimbourg,
dans le château royal d’Holyrood. Puis elle demeure sur les territoires de la
maison d’Autriche jusqu’en 1883. D’abord à Prague, de 1833 à 1836, puis à
Gorizia, en alternance avec Kirchberg, puis à Frohsdorf à partir de 1844, en
alternance avec Venise puis Gorizia, jusqu’à la mort du comte de Chambord 8.

Ces longs exils ne furent possibles que grâce aux appuis que les princes de
la maison de Bourbon trouvèrent auprès des autres souverains européens. On
peut distinguer trois types d’aide aux souverains exilés. Tout d’abord, une aide
financière, en particulier au cours du premier exil. L’Angleterre a pensionné
presque tous les princes Bourbons de 1789 à 1815. La Russie, pour sa part,
s’est montrée très généreuse avec Louis XVIII, même si les sommes accordées
ont baissé considérablement après 1807 et le traité de Tilsitt. Le roi d’Espagne
a aidé ses cousins jusqu’à sa dépossession par la France impériale. Le Portugal
et l’Autriche ont également contribué à l’entretien des Bourbons, même si cela
a été de manière plus sporadique. Les sommes reçues par les exilés varient
considérablement d’une année sur l’autre et ne parviennent pas à couvrir
toutes les dépenses 9. Néanmoins, elles permettent aux princes de continuer
à pensionner leurs serviteurs et leurs « ambassadeurs » et espions.
Les puissances européennes ont également fourni un toit aux Bourbons
exilés, mais le prestige des lieux a été très variable. De manière générale, quand
un palais convenant au rang des hôtes était disponible, c’est celui-là qu’on leur
a donné. Holyrood en Écosse où le comte d’Artois a séjourné lors de son
premier et de son second exil, le palais de Mitau en Courlande, le Hradschin
à Prague, sont des demeures royales. Les contemporains ont beaucoup glosé
sur leur état de délabrement. Certes, Holyrood ou Mitau nécessitaient des
travaux, en partie faits d’ailleurs pendant le séjour des princes, mais les mémo-
rialistes ont fait rétrospectivement de ces lieux des symboles d’un exil solitaire
et quelque peu misérable, ce qui biaise considérablement leur représenta-
tion 10. Il faut en outre souligner que, lors de leur dernier séjour en Autriche,
ce sont les Bourbons eux-mêmes qui ont quitté Prague pour une fort modeste
résidence à Gorizia. Ce n’était pas une volonté expresse du gouvernement
autrichien qui, à cette période au moins, considérait la famille royale française
comme une parente de la famille impériale et lui rendait les honneurs dus à
son rang 11.
Enfin, plus exceptionnellement, les puissances européennes ont pu fournir
aux Bourbons un soutien armé. L’Angleterre a livré des armes dans l’ouest de
la France en 1795 et 1799 et organisé un débarquement à Quiberon en

8. Les légitimistes ont fait de ces lieux des lieux de mémoire des « stations d’exil ». Voir d’H. Ar-
sac, Goritz, Frohsdorf ou les Stations de l’exil, Nancy, 1884. Pour une vue d’ensemble de ce
second exil des Bourbons voir J.-P. Bled, Les lys en exil ou la seconde mort de l’Ancien Re´gime,
Paris, 1992.
9. P. Mansel, Louis XVIII... cité n.7, p. 93-94.
10. H. Becquet, Pe`lerinage aux lieux d’exil : Le´gitimisme et Romantisme, dans Romantismes et Re´vo-
lution(s). Les entretiens de la fondation des Treilles, Paris, 2008, p. 251-275.
11. Id., Royaute´, royalismes et re´volutions... cité n. 5, p. 475-478.
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UNE FRATERNITÉ SOUVERAINE ? . 135

1795 12. De la même façon, l’armée du prince de Condé a été soldée alterna-
tivement par la Russie et l’Angleterre 13.
L’aide apportée aux princes exilés est donc loin d’être négligeable. Elle
n’est néanmoins pas sans ambiguı̈tés. Elle est souvent subordonnée à la discré-
tion politique des princes errants. Ils sont ainsi contraints de prendre l’inco-
gnito, qui permet d’éviter les querelles de protocole avec les gouvernements
français en place et les autres souverains. Louis XVIII prend le nom de comte
de l’Isle pendant une grande partie de son exil. Le duc de Bordeaux utilise le
nom de comte de Chambord quand il commence à voyager et décide à son
« avènement » de le conserver, tant qu’il ne régnera pas effectivement. Par
ailleurs, à l’exception de l’Angleterre pendant la Révolution et l’Empire,
aucune puissance n’envisage sérieusement de rétablir les Bourbons sur leur
trône par les armes. En apparence, l’aide apportée aux souverains exilés se
limite donc à une aide « fraternelle », entendue comme une forme de charité
due à un proche parent.
Pourtant, en dépit de ses faiblesses, elle va s’avérer politiquement efficace.
En offrant un abri et des ressources aux princes exilés, les puissances euro-
péennes leur offrent aussi, plus ou moins volontairement sans doute, une
possibilité de se rétablir. Disposant d’un point d’ancrage fixe, et cela est parti-
culièrement clair lors du séjour des Bourbons à Frohsdorf, les exilés peuvent
recevoir qui bon leur semble et entretenir une abondante correspondance
avec des agents en France et à l’étranger. Autrement dit, les exils royaux ont
été de formidables moments d’élaboration idéologique et de propagande.
Louis XVIII a été très actif dans ces domaines jusqu’à son exil anglais. Il
écrit énormément, fait publier ses déclarations (celle de Vérone en 1795,
véritable programme politique de Restauration, de Calmar en 1804, qui pro-
teste contre l’avènement de l’Empire), des brochures (la Lettre du comte d’Ava-
ray, qui raconte le pénible voyage du prétendant et de sa nièce de Mitau à
Memel en 1801) et des estampes (le portrait de Marie-Thérèse de France par
Füger) 14. Si le comte de Chambord s’est moins directement prêté à ce genre
d’activité, les légitimistes qui venaient lui rendre visite s’empressaient ensuite
de rédiger des comptes rendus et de reprendre ses bons mots réels ou suppo-
sés 15. Par ce biais, l’idée monarchique en France a pu survivre à l’exécution de
Louis XVI et à ses échecs successifs. Sans une forme de fraternité souveraine,
cela aurait été impossible. On peut en distinguer deux fondements : les liens du
sang et les affinités idéologiques.

FRÈRES DE SANG : L’ IMPORTANCE DE LA PARENTÉ

Le terme de fraternité renvoie tout d’abord à la famille consanguine. On


peut distinguer deux types de lien, du moins en ce qui concerne les Bourbons

12. J. Félix, Angleterre, dans J.-C. Martin (dir.), Dictionnaire de la Contre-re´volution, Paris, 2012,
p. 54.
13. J.-P. Bertaud, Arme´es du roi, dans ibid., p. 71.
14. P. Mansel, Louis XVIII... cité n. 7, p. 121-148 ; H. Becquet, Marie-The´re`se de France.
L’Orpheline du Temple, [Paris], 2012, p. 148-163.
15. H. Becquet, Pe`lerinage aux lieux d’exil... cité n. 10.
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136 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

dont l’organisation dynastique est clairement patrilinéaire : les liens qui unis-
sent les membres de la maison de Bourbon entre eux et les liens qui unissent
les Bourbons avec les autres maisons européennes.
Louis XVI, puis ses successeurs putatifs, sont les chefs de la maison de
Bourbon qui comprend à la fois la famille royale, la maison royale (c’est-à-dire
les princes du sang) et les différents rameaux régnant à l’étranger, autrement
dit, les descendants du duc d’Anjou devenu Philippe V, roi d’Espagne : les
Bourbons d’Espagne, de Parme et de Sicile. Si ce lien n’entraı̂ne aucune
dépendance politique des Bourbons d’Espagne et d’Italie envers ceux de
France, il est cependant l’un des principes de la politique étrangère des rois
de France depuis la signature du pacte de famille en 1761. Il y a une politique
Bourbon en Europe qui consiste à défendre les intérêts de toutes les couronnes
de la famille. À la mort de Louis XVI, le roi d’Espagne déclare fort logique-
ment la guerre à la République. En outre, s’il n’accueille pas les frères de
Louis XVI, il réclame avec beaucoup de constance, la libération du jeune
Louis XVII et de sa sœur, allant jusqu’à en faire une question sine qua non
du traité de paix qu’il doit signer avec la France en 1795 16. La mort du jeune
prince suivie du départ de sa sœur pour l’Autriche règlent de fait le problème.
En 1815, pendant les Cents-Jours, l’Espagne est de nouveau une terre d’ac-
cueil pour le duc et la duchesse d’Angoulême qui y rassemblent des volontaires
sur la frontière avec la France 17. Le royaume des Deux-Siciles joue un rôle
sensiblement identique. Ferdinand IV donne asile aux filles de Louis XV,
Mesdames Adélaı̈de et Victoire, qui restent dans ses États jusqu’au départ de
la famille royale pour la Sicile en raison de l’avancée des troupes françaises. Il
accueille également le duc d’Orléans, allant jusqu’à lui donner en mariage sa
fille Marie-Amélie 18. En 1832 encore, Marie-Caroline, duchesse de Berry y
trouvera refuge. L’idée de « maison de Bourbon » n’est pas un vain mot. Le
réseau est solide et ne se disloque qu’en 1830 avec l’apparition d’un clivage
politique au sein même de la dynastie.

La deuxième catégorie de liens est ceux nés des alliances matrimoniales


avec les autres dynasties européennes. Les Bourbons, princes catholiques et
constituant la dynastie la plus ancienne et la plus puissante d’Europe n’ont
qu’un choix d’alliance restreint parmi les maisons souveraines : elles doivent
être catholiques et, de préférence, d’ancienne extraction. À la fin du
XVIIIe siècle, les Bourbons de France sont alliés aux maisons de Saxe, d’Au-
triche et de Savoie. C’est assez naturellement à ce réseau que vont recourir
les Bourbons exilés après la Révolution de 1789. À Turin, les comtes
d’Artois et de Provence sont accueillis par leur beau-père, Victor-Amé-
dée III, et à Coblence par leur oncle maternel, l’archevêque de Trèves,
Clément-Wenceslas de Saxe. Leur nièce Marie-Thérèse-Charlotte, pour
sa part, séjourne un long moment en Autriche, dans la famille de sa mère 19.

16. H. Becquet, Royaute´, royalismes et re´volutions... cité n. 5, p. 205-206.


17. Ibid., p. 330 et 336 ; Brian Fitzpatrick, Re´flexions sur le « royaume du Midi » en 1815, dans
Me´moire, V, 1986, p. 71-90.
18. Marie-Amélie de Bourbon-Naples, reine des Français, Journal, Paris, 1981, p. 50-150.
19. Sur ces différents épisodes de l’exil voir notamment E. Daudet, Histoire de l’e´migration
pendant la Re´volution française, I, Paris, 1904, p. 8-43, 79-204 ; P. Mansel, Louis XVIII...
cité n. 7, p. 65-85 ; H. Becquet, Marie-The´re`se de France... cité n. 14, p. 121-130.
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UNE FRATERNITÉ SOUVERAINE ? . 137

La famille au sens le plus strict du terme est ainsi le premier recours en cas
d’exil des princes. En particulier, lors du premier exil des Bourbons (1789-
1815), le réseau familial a très bien fonctionné jusqu’à ce que les armées
françaises entrent en lice et repoussent les alliés des Bourbons hors de leurs
frontières. Cela montre la force de la conscience lignagère des dynasties
régnantes au cours du XIXe siècle, conscience constitutive de la fraternité
souveraine.

FRÈRES D’ÉLECTION : DES CONCORDANCES IDÉOLOGIQUES

Cependant, les liens du sang ne sont pas la seule composante de ces


fraternités souveraines. Les liens de parenté doublent en fait des parentés
idéologiques. Or, on assiste à une modification de ces dernières au cours de
la période 1789-1830. Le parcours des Bourbons permet de suivre cette évo-
lution et d’en dégager quatre phases.
De 1789 à 1793, les Bourbons en exil s’appuient sur leur parentèle proche.
Les liens du sang prédominent. Ils correspondent à une dichotomie religieuse
avant d’être politique, même si les deux tendent à se confondre à partir de
l’alliance franco-autrichienne de 1756 : réseau catholique contre réseau pro-
testant. Dans ce premier temps, la Révolution n’apparaı̂t pas encore comme
extrêmement menaçante. Les couronnes européennes sont dans l’attente.
De 1793 à 1804, la Révolution devient l’ennemie de tous les rois d’Europe.
Le régicide a soulevé l’indignation de toutes les cours. Une véritable solidarité
européenne se met en place autour des Bourbons surtout mais aussi des autres
souverains détrônés : les Savoie sont ainsi accueillis sur les territoires de la
maison d’Autriche.
De 1804 à 1815 se met en place l’Europe napoléonienne. C’est la période
la plus difficile pour les Bourbons exilés. Les souverains européens se parta-
gent peu à peu entre ceux qui acceptent le nouvel empereur et ceux qui le
rejettent totalement. Le prétendant au trône de France est obligé de s’adapter
à la valse-hésitation des princes européens. Chassé de Pologne par le roi de
Prusse, sur injonction française, dégoûté par la paix de Tilsitt entre le tsar et
l’empereur des Français, il se réfugie en Angleterre, non sans être allé deman-
der de l’aide au roi de Suède Gustave IV, un de ses plus farouches parti-
sans 20. Le futur Louis XVIII est confronté à un problème inédit : Napoléon
semble pouvoir constituer sa propre légitimité dynastique 21. Le souverain de
Saxe, pourtant issu d’une famille alliée étroitement aux Bourbons est un de
ses alliés fidèles. François Ier d’Autriche lui donne sa fille Marie-Louise. L’in-
tégration de l’empereur des Français à la fraternité souveraine risque d’évin-
cer définitivement les Bourbons. Or, cette intégration échoue et débouche, au

20. P. Mansel, Louis XVIII... cité n. 7, p. 149-153.


21. M. Kérautret, Napole´on et la quatrie`me dynastie : fondation ou restauration ?, dans H. Becquet
et B. Frederking (dir.), La dignite´ de roi. Regards sur la royaute´ au XIXe sie`cle, Rennes,
p. 33-47.
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138 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

contraire, sur la réaffirmation de la légitimité dynastique lors du congrès de


Vienne 22.
De 1830 aux années 1880 se dessine une dernière phase. Quand Charles X
repart en exil en 1830, il est chassé par une révolution qui met sur le trône non
un usurpateur inconnu mais son cousin. Or, à la même période, des phéno-
mènes similaires ont lieu au Portugal et en Espagne où deux branches d’une
même dynastie se disputent un même trône. Dans tous les cas, une branche se
réclame de la Contre-révolution, l’autre du libéralisme 23. Ce phénomène fait
complètement voler en éclat le système dynastique d’Ancien Régime sauvé in
extremis au congrès de Vienne. Désormais, les familles se partagent en fonction
de leur appartenance au libéralisme et à la Contre-révolution. Le parcours des
Bourbons de France de la branche aı̂née après 1830 est éloquent. Ils choisis-
sent d’abord l’Angleterre par défaut, parce que Charles X y a conservé des
contacts et surtout une somme d’argent considérable placée par son frère en
cas de malheurs. Cependant, c’est en Autriche qu’il souhaite se rendre, dès le
début de son exil, non pour des raisons dynastiques, même si les duchesses
d’Angoulême et de Berry sont parentes de l’empereur par leurs mères, mais
parce que le vieux roi considère que la monarchie autrichienne est l’une des
dernières en Europe à défendre un système politique proche de ses propres
idéaux. L’Autriche est choisie parce qu’elle est le pilier de l’ordre contre-
révolutionnaire en Europe depuis 1815. De fait, Metternich devient le conseil-
ler très écouté des Bourbons en exil 24. On assiste en outre à la constitution
d’un réseau dynastique foncièrement contre-révolutionnaire. Louise d’Artois
épouse le duc de Parme Charles III, placé sous la protection de l’Autriche en
attendant de récupérer ses biens confiés en viager à l’impératrice Marie-
Louise. Le comte de Chambord épouse, pour sa part, la fille de l’archiduc
de Modène, Ferdinand IV, contre-révolutionnaire convaincu qui n’a jamais
reconnu la royauté de Louis-Philippe. La sœur cadette de la comtesse de
Chambord, Marie-Béatrice, épouse quant à elle l’infant Jean, qui devient le
prétendant carliste Jean III. Leur fils Charles VII épouse Marguerite de

22. L’échec de cette intégration est pour partie conjoncturel, tenant essentiellement au refus de
compromis de Napoléon et à la ténacité de la Grande-Bretagne qui refuse de voir un
équilibre continental trop favorable à la France. Il est en outre partiel : Eugène de Beauhar-
nais, devenu duc de Leuchtenberg, demeure dans le cercle des familles souveraines et, par la
suite, Napoléon III, même s’il refuse pour lui-même une alliance dynastique prestigieuse,
parviendra à intégrer ses parents dans le réseau dynastique européen.
23. En Espagne, les partisans d’une Contre-révolution monarchique se regroupent à partir de
1830 derrière le frère du roi Ferdinand VII, don Carlos. Il s’oppose à sa nièce, la reine
Isabelle II, qui monte sur le trône en vertu de la Pragmatique de 1829 qui abolit la loi
salique. Au Portugal, don Miguel, fils cadet du roi Jean VI, apparaı̂t comme le champion
d’une forme d’absolutisme qui lui vaut l’exil de 1824 à 1827. De retour comme régent et
comme futur époux de sa nièce Maria da Gloria, reine de Portugal, en 1828, il confisque le
pouvoir à son profit et révoque la Charte constitutionnelle qu’il avait juré de respecter. Après
deux ans de guerre civile, il quitte le Portugal en 1834. Sur le carlisme voir notamment
J. Canal, El carlismo. Dos siglos de contrarevolucio´n en España, Madrid, 2000. Pour une syn-
thèse commode sur les deux courants, voir J. Canal, Carlisme, dans Dictionnaire de la Contre-
re´volution... cité n. 12, p. 136-140 ; et M. F. Sá et M. Ferreira, Miguelisme, dans ibid.,
p. 382-384.
24. Il entretient une très abondante correspondante avec les conseillers de Charles X puis de
son fils, le duc de Blacas et le comte de Montbel. H. Becquet, Royaute´, royalismes et re´volu-
tions... cité n. 5, p. 475-478.
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UNE FRATERNITÉ SOUVERAINE ? . 139

Parme, la fille de Louise d’Artois. De la sorte, fraternité idéologique et frater-


nité biologique se recoupent presque parfaitement : les alliances matrimoniales
ne sont plus tant la marque de l’appartenance à une famille souveraine, alors
même qu’une grande partie de ces familles sont détrônées, que la démons-
tration d’une solidarité politique et l’affirmation de principes idéologiques
regardés comme intangibles.

Les Bourbons en exil se sont ainsi appuyés sur une forme de fraternité
souveraine dont les traits se sont modifiés entre la fin du XVIIIe et celle du
XIXe siècle. D’un système reposant sur une solidarité générale entre des
familles souveraines, tempérée essentiellement par la question religieuse,
on passe à un système où la souveraineté peut être théorique et où la
ligne de fracture est plus idéologique que religieuse 25. Cependant, d’un
bout à l’autre de la période, subsiste l’idée que les dynasties européennes
dans leur ensemble sont les garantes de l’ordre européen. Même le clivage
politique ne brise pas totalement la conscience d’appartenir à la même
fraction de l’humanité. À la fraternité des peuples que l’on va voir exploser
véritablement en 1848, s’oppose une fraternité souveraine qui voit dans
l’union politique et dynastique des têtes couronnées la garantie de l’équi-
libre européen. Sans aucun doute, cette idée s’érode après 1848. L’instau-
ration en France d’un Second Empire dont l’empereur a une politique de
prestige dynastique intermittente, celle d’une République pacifique y
contribuent largement. Mais il faut sans doute dater de 1914 la mort défi-
nitive de ce système d’équilibre européen dont la guerre va démontrer
l’inanité et l’archaı̈sme 26.

25. Le réseau contre-révolutionnaire est certes intégralement catholique romain. En revanche,


du côté libéral, dynasties catholiques et protestantes sont alliées.
26. Nous reprenons là l’idée d’A. Mayer dans La persistance de l’Ancien Re´gime. l’Europe de 1848
à la Grande Guerre, Paris, 1983.
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P ARTIE 3
Fraternités imaginaires,
fraternités épineuses :
l’exil comme révélateur
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ESTER DE FORT

Une fraternité difficile


Exil et associationnisme
dans le royaume de Sardaigne après 1848

L E T H È M E D E L A F R A T E R N I T É , qui
Risorgimento 1, demeura d’actualité
avait dominé le débat au cours du
après les défaites de 1848-1849, y
compris dans les correspondances privées, fût-ce avec des accents souvent
lointains de l’emphase et de la rhétorique caractéristiques du discours public.
On en trouve un exemple dans une lettre écrite en avril 1849 par Massimo
d’Azeglio au peintre florentin Lorenzo Aliani, après l’échec de l’insurrection de
Gênes, à laquelle avaient participé activement de nombreux exilés réfugiés
dans le royaume :
L’affaire de Gênes est terminée... Il nous reste six ou sept mille frères lombards
qui sont à Chiavari, et voulaient se colleter avec les frères piémontais, au bénéfice
des frères génois – ce sont de petites discussions en famille –, mais le frère La
Marmora possède certains canons qui les persuadent de venir plutôt donner l’ac-
colade aux frères de la Spezia pour rendre ensuite visite aux frères toscans 2...
Avec son humour habituel, qui frôle le sarcasme, le futur président du
Conseil s’attaquait ainsi à la principale figure rhétorique qui avait servi à
justifier l’intervention des Savoie dans la guerre d’Indépendance, dont il
mettait ainsi en évidence les contradictions les plus évidentes.
Adepte d’une politique dictée par la raison, et non par les passions, comme
il le fit écrire au roi dans la proclamation de Moncalieri, il n’était pas le seul à
se montrer sceptique à l’égard de ce mot d’ordre dont il percevait les dange-
reuses implications révolutionnaires. Plus qu’une réalité tangible, la fraternité
apparaissait plutôt comme un idéal à la lumière des violents conflits qui avaient
marqué les rapports entre Turin et Milan, entre l’armée et les classes dirigean-
tes sardes, d’un côté, et le reste du mouvement national de l’autre mais aussi, à
l’intérieur de ce dernier, entre modérés et républicains : conflits qui resurgirent
dès lors que la population lombardo-vénète et les soldats de la division lom-
barde se déversèrent en masse sur le territoire subalpin, après la défaite de
Custoza et la chute de Milan.

1. Le renvoi à A. M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini
dell’Italia unita, Turin, 2000, est ici presque superflu.
2. Massimo d’Azeglio à Lorenzo Aliani, Spezia, 12 avril 1849, dans M. d’Azeglio, Epistolario (1819-
1866), IV, 1o gennaio 1848-6 maggio 1849, G. Virlogeux (éd.), Turin, 1998, n. 281, p. 346.
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144 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Sa belle-sœur Costanza, femme de Roberto, l’organisateur des manifesta-


tions turinoises qui visèrent à demander, puis à fêter la concession du Statuto,
se souvenait aussi de ces tensions : ayant entendu chanter Fratelli d’Italia, elle
note d’un ton railleur :
Mais il n’y avait qu’un petit nombre de striplon, qui ne comprennent rien à ce
qu’il a de beau ou de laid en tout cela, qui crient pour quatre sous et ne
souhaitent que de produire le désordre. [...] Oh, les vilains fratelli ! 3

L’aristocrate turinoise n’était pas la seule à manifester de l’agacement face à


une idée de la fraternité qui s’arrogeait le droit de dépasser les barrières de
classe. Un officier de la division lombarde, le major Lorenzini, se lamentait de
ce que les soldats s’adressent à leurs supérieurs avec une familiarité intolérable,
témoignant d’un « esprit démocratique, de désir de fraternité », « comme si
toutes les différences sociales passées et présentes, et même celles de l’âge,
avaient disparu avec la révolution, comme si l’on aspirait au communisme » :
même pour quelqu’un qui, comme lui, se sentait patriote, ce type de fraternité,
c’était le monde à l’envers 4.
À plus forte raison, beaucoup de Piémontais, du haut au bas de l’échelle
sociale, refusaient les conséquences d’une application extensive de cette idée
revendiquée par les émigrés, notamment en application des lois d’union du 11
et du 27 juillet 1848 5.
La population éprouvait de plus en plus « une irritation indicible contre
les frères lombards », comme l’observait d’Azeglio, qui notait aussi que
« nous n’avons jamais été chiens et chats comme aujourd’hui 6 ». Les termes
d’« Italien » et de « Lombard », utilisés comme des insultes, étaient considérés
comme interchangeables :
Ils nous appliquent à tous le nom de Lombards – observe le protagoniste
d’une nouvelle de Grazia Mancini, fille d’un illustre émigré, Pasquale Stanislao
– et de manière méprisante, parce que les Lombards, venus avant les autres,
firent les premières friponneries, mais qu’ils étaient tous de petites gens, dignes
de pitié 7.

Dans l’armée, de nombreux témoins dénonçaient l’hostilité des soldats


sardes envers les émigrés auxquels ils attribuaient la responsabilité d’une
guerre que la majorité ne désirait pas 8. Selon Costanza d’Azeglio, « nos
soldats [...] détestent les Milanais plus encore que les Croates 9 » .

3. Costanza d’Azeglio, Lettere al figlio (1829-1862). II. 15 juin 1849-14 avril 1849, D. Maldini
Chiarito (dir.), Rome, 1996, p. 1009 (18 juin [1849]).
4. F. Lorenzini, I militi lombardi in Piemonte dopo il 6 agosto 1848, ossia Seguito alle considerazioni
del 1848 in Lombardia, Turin, 1850, p. 47.
5. Les lois qui avaient décrété et réglementé la réunion de la Lombardie et des provinces vénètes
aux États sardes furent abrogées par celle du 22 janvier 1850, mais elles étaient restées sans
effet à la suite de la défaite.
6. M. d’Azeglio à Tommaso Grossi, Turin, 24 juillet 1849, dans M. d’Azeglio, Epistolario... cité
n. 2, V, 8 maggio 1849-31 dicembre 1849, Turin, 2002, n. 114, p. 166.
7. G. Pierantoni Mancini, Alla vigilia (1858-1859), Turin, 1896, p. 166.
8. Archivio di Stato di Torino [cité plus loin AST], Sezioni Riunite [cité plus loin SR], Emigrati,
Serie I, m. 6, f. Barbiano di Belgioioso Annibale, copies de lettres de Cameroni au ministre de la
Guerre, Turin, 30 mars 1849.
9. C. d’Azeglio, Lettere al figlio... cité n. 3, I. 26 juin 1829-27 mai 1849, p. 907 (9 août 1848).
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UNE FRATERNITÉ DIFFICILE . 145

Les émigrés, de leur côté, s’appliquaient tout aussi activement à attiser les
discordes. Ils prirent la tête des manifestations pour la reprise de la guerre,
considérée par beaucoup de Subalpins comme une malédiction, et participè-
rent aux désordres de Gênes après l’armistice Salasco, causant ainsi des affron-
tements entre monarchistes et républicains, et l’insurrection de la ville ;
toutefois, les troupes lombardes commandées par Fanti et stationnées à Chia-
vari évitèrent d’intervenir, pour ne pas prendre part à une guerre opposant
« des frères à des frères 10 ».
D’Azeglio éprouvait une vive indignation contre ces émigrés que le gou-
vernement avait accueillis, armés et habillés au cours des derniers mois de
1848, et qui désertaient à présent avec armes et bagages pour rejoindre d’au-
tres théâtres de la révolution, ou bien cherchaient à déclencher une guerre
civile 11. Contre ces « professeurs girovagues de révolution », il menaçait d’uti-
liser la manière forte, pour éviter que le Piémont ne tombe aux mains d’abso-
lutistes et de démagogues 12.

Au terme de l’expérience révolutionnaire, le Piémont restait cependant une


destination enviable, y compris pour les républicains les plus convaincus, et le
président du Conseil était lui-même un point de référence privilégié pour les
demandeurs d’asile. Le gouvernement tenta d’endiguer la seconde vague de
réfugiés, dont faisaient partie ceux qui avaient participé à la défense de Rome
et de Venise, ou à d’autres révolutions. Il considérait en outre qu’il n’avait
aucune responsabilité directe vis-à-vis des Siciliens, des Napolitains, des
Romains ou des Bolonais en fuite, à la différence des Lombardo-Vénètes et
des citoyens des duchés, qui avaient voté l’annexion au royaume. Il tenta en
outre d’empêcher l’arrivée des plus démunis, ou de les expulser, parce qu’il
craignait qu’ils ne demeurent à la charge de l’État – ce qui n’a rien de surpre-
nant, puisque d’autres gouvernements refusèrent également d’accorder l’asile
à ceux qui disposaient de faibles ressources économiques, ou qui étaient
considérés comme politiquement dangereux 13.
Toutefois, ces obstacles purent souvent être surmontés grâce à un jeu des
recommandations et des réseaux de relations savamment tissées et cultivées.
La spécificité de la situation du royaume de Sardaigne venait de ce que l’ac-
cueil n’y était pas motivé par de simples raisons humanitaires, mais par la
volonté – de la part des représentants les plus lucides du libéralisme subalpin –
de faire du Piémont « une sorte d’asile italien 14 », tout en repoussant la propo-

10. C’est la raison avancée pour expliquer la non-intervention du gouverneur provisoire de


Livourne, G. Manganaro : Raccolta per ordine cronologico di tutti gli atti, decreti, nomine ecc.
del governo provvisorio di Venezia, Venise, 1849, p. 56. Sur les désordres de Gênes, voir
F. Poggi, Dall’armistizio Salasco al Proclama di Moncalieri, dans L’emigrazione politica in
Genova ed in Liguria dal 1848 al 1857, II, Modène, 1957.
11. Massimo d’Azeglio à Tommaso Tommasoni, La Spezia, 12 avril 1849, dans M. d’Azeglio,
Epistolario... cité n. 2, IV, n. 282, p. 347.
12. Massimo d’Azeglio à Tommaso Tommasoni, Turin, 15 juin 1849, dans M. d’Azeglio,
Epistolario... cité n. 2, V, n. 49, p. 76.
13. G. Noiriel, La tyrannie du national : le droit d’asyle en Europe (1793-1993), Paris, 1991.
14. Massimo d’Azeglio à Leopoldo Galeotti, Turin, 31 juillet 1849, dans M. d’Azeglio, Episto-
lario... cité n. 2, V, n. 121, p. 177.
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146 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

sition de la gauche subalpine de concéder la citoyenneté aux exilés, mesure


considérée comme trop dangereuse pour les finances du royaume 15.
Quoi qu’il en soit, de nombreux émigrés furent alors insérés dans l’armée,
dans l’enseignement et dans les services publics, au risque de provoquer la
mauvaise humeur des habitants du royaume, qui craignaient leur concurrence.
Selon l’ancien rédacteur du Risorgimento, Giorgio Briano, lié à la droite conser-
vatrice, les émigrés placés dans les services publics n’étaient pas moins de 2 300,
et les officiers 900 – peut-être même 1 000 –, sur un total de 4 000 16 :
Le plus misérable de ces nouveaux arrivants sur nos terres obtient les faveurs
et les avantages du gouvernement que nous payons, et se promène hardiment
dans nos rues, comme s’il les avait conquises 17.
L’hostilité contre les exilés, habilement attisée par la presse cléricale et
réactionnaire, fut fortement combattue par la presse libérale, et notamment
par la Gazzetta del Popolo, qui invitait la population à leur venir en aide, en
oubliant les discordes du passé et les torts réciproques. Le 22 août 1848, la
rubrique Sacco nero publiait cet appel en lettres capitales :
On recommande à nouveau que partout où se trouvent des réfugiés lombards,
brescians ou vénètes, ils soient traités comme des frères, et secourus sans les
humilier. Assez d’accusations infâmes ; des torts, nous en avons tous : c’est ainsi
que l’Allemand a triomphé, et nous voudrions le faire triompher derechef ?
Jamais, jamais, au grand jamais ! Que les colères s’apaisent – pensons plutôt
que ceux qui se sont réfugiés parmi nous l’ont fait précisément parce qu’ils
avaient pris parti pour nous.
Journal parmi les plus lus, la Gazzetta était l’expression des classes moyen-
nes piémontaises, qui furent aussi les plus touchées par le message national.
On l’appelait le « journal de l’émigration » en raison de son soutien actif aux
exilés, dont il publiait et soutenait les initiatives, en faisant office de centre de
placement et de regroupement des offres en leur faveur.
L’étude de la répartition de la bienfaisance – considérable au départ – et
des protagonistes des initiatives de solidarité permet de retracer les domaines
sociaux et la géographie du patriotisme : il s’agissait de représentants des
minorités religieuses, juifs et vaudois, administrateurs de sociétés morales qui
donnaient accès à des soins hospitaliers, entrepreneurs qui offraient des servi-
ces ou engageaient des émigrés, en intervenant parfois avec détermination
pour empêcher leur arrestation ou leur expulsion 18. Les comités favorables à

15. Pour les débats parlementaires sur le projet de loi Chiò, qui visait à concéder la citoyenneté
aux personnes issues des provinces concernées par les lois d’union, étendue ensuite par la
Commission relatrice de la Chambre (avec Correnti, Depretis et Rattazzi) à « tous les Italiens
demeurant dans l’État », à condition qu’ils puissent prouver qu’ils avaient des moyens, et
soient de bonne conduite, voir G. B. Furiozzi, L’emigrazione politica in Piemonte nel decennio
preunitario, Florence, 1979 ; B. Montale, L’emigrazione politica in Genova ed in Liguria (1849-
1859), Savone, 1982.
16. G. Briano, Le tasse e il popolo piemontese, Turin, 1857 ; Id., I Piemontesi e gli Emigrati, Turin,
1857.
17. G. Briano, Le tasse... cité n. 16, p. 26.
18. La maison Bonafous, par exemple, consentait aux émigrés des réductions sur le billet de ses
diligences. Sur les protestations de l’entrepreneur Antonio Costa, constructeur de la galerie
de Valenza, à la suite de l’expulsion signifiée à plusieurs de ses employés, voir AST, Corte,
Gabinetto Ministero Interni [cité plus loin GMI], m. 9.
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UNE FRATERNITÉ DIFFICILE . 147

l’émigration étaient nombreux dans les différentes provinces, avec une pré-
sence plus importante, apparemment (les données à cet égard ne sont pas
nombreuses), à l’est du pays, où les relations et la communauté d’intérêts
avec la Lombardie voisine étaient mieux ancrées 19. Et ces initiatives paraissent
avoir été exemptes des discriminations de caractère politique qu’on a pu
relever à propos de la charité britannique envers les exilés arrivés en Angleterre
après 1848 20.
La solidarité fut en outre à la base d’une sociabilité patriotique croissante,
comme en témoignent les modalités pour la récolte des fonds : loteries, repré-
sentations théâtrales, académies de poésie, banquets, organisés même dans de
petites agglomérations, offraient aux émigrés et aux locaux l’occasion de se
rencontrer, de sympathiser et de s’échanger de « sincères expressions de
fraternité 21 ».
De nombreux comités comptaient des femmes, en général les épouses et les
filles des notables locaux, administrateurs, avocats, pharmaciens, notaires,
cette bourgeoisie de province qui était à présent devenue la classe dirigeante
et qui héritait, en les réinterprétant à sa manière, les devoirs sociaux dont
l’aristocratie était auparavant la dépositaire.
L’activisme féminin en matière de bienfaisance, seule forme d’engagement
public reconnue aux femmes, n’était certes pas une nouveauté : son exercice
était considéré comme typique de ce sexe. Tout en se posant comme l’expres-
sion d’un principe de solidarité humaine que l’on considérait comme inhérent
au monde féminin, cet activisme trouvait dans les comités l’opportunité d’ac-
quérir une visibilité nouvelle, au nom d’une sororité patriotique. Dans ce cas
aussi, cependant, on peut relever la manière particulière dont cette idée fut
interprétée. Plutôt que de sororité, on peut peut-être parler ici de maternage,
pratique typique de l’Ancien Régime, mais récupérée par ces femmes de la
moyenne ou de la haute bourgeoisie 22. En s’érigeant en protectrices des exilés,
elles cherchaient à souligner leur propre prestige et leur position sociale, à
l’imitation des coutumes de l’aristocratie, vis-à-vis de laquelle elles voulaient
cependant marquer leur distance – or, le terrain patriotique se prêtait particu-
lièrement bien à souligner cette différence 23.

19. C’est précisément dans ces zones que devait s’enraciner profondément la Società Nazionale
Italiana, née en 1857 avec pour objectif de donner une forme organisée, avec de sections
réparties dans toute l’Italie, au mouvement unitaire modéré lancé par Daniele Manin,
Giuseppe La Farina et Giorgio Pallavicino Trivulzio, respectivement exilés à Paris et dans
le royaume de Sardaigne.
20. B. Porter, The Asylum of Nations : Britains and the Refugees of 1848, dans S. Freitag (dir.),
Exiles from European Revolutions. Refugees in Mid-Victorian England, New York-Oxford, 2003,
p. 43-56.
21. AST, SR, Emigrati, S. I, m. 5, f. Barbatti Angelo.
22. Voir aussi L. Guidi, Donne e uomini del Sud sulle vie dell’esilio.1848-1860, dans A. M. Banti et
P. Ginsborg (dir.), Il Risorgimento, Turin, 2007 (Storia d’Italia. Annali 22), p. 225-252.
23. Les émigrées furent aussi les premières à chercher à renouveler à des fins patriotiques les
modalités et la pratique de l’activité caritative. En 1861, la duchesse Felicita Bevilacqua,
mariée au Sicilien Giuseppe La Masa, qui avait organisé des comités féminins pour soutenir
la seconde guerre d’Indépendance et l’expédition des Mille, fonda à Turin avec la marquise
Anna Koppmann (mariée au Lombard Giorgio Pallavicino, elle fut également membre de la
Società Nazionale Italiana, qui fut présidée par ce dernier), l’Associazione Nazionale Filan-
tropica delle Donne Italiane, qui comptait parmi ses membres Costanza d’Azeglio et Luigia
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148 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Au cours d’une première phase, au moins, les comités locaux, en particulier


féminins, furent encouragés ou liés au Comitato Centrale per i Soccorsi
all’Emigrazione Italiana, auquel la loi de décembre 1848 conféra une existence
officielle en en faisant un organisme gouvernemental. Il était géré par un exilé,
l’abbé lombard Carlo Cameroni, qui en fut le vice-président jusqu’en 1858,
tandis que son président était l’intendant général de la division de Turin 24. Ce
Comité poursuivait l’activité d’une commission pour la distribution de subsi-
des aux émigrés instituée de manière informelle en août 1848 par le ministère
de l’Intérieur 25, et finit par remplacer une autre initiative, lancée à Turin en
octobre 1848 par un groupe de notables turinois et d’aristocrates lombards,
sous la forme d’une société par actions destinée aux patriotes qui s’étaient
« distingués par leur moralité et leur savoir », et réduits à la pauvreté par
l’exil 26.
En réaction au projet du ministère Alfieri-Perrone, qui voulait prendre des
mesures policières restrictives contre les exilés, la Chambre, en majorité démo-
cratique, obtint la création du Comité central et la mise à disposition de fonds
pour les secours. Face à la tentative ministérielle 27, cette dernière jugea néces-
saire de réaffirmer le principe d’une solidarité fraternelle que le ministre sem-
blait avoir oublié, et faute duquel les exilés auraient été pratiquement traités
comme des prisonniers de guerre :
Et nous dans une terre amie, une terre italienne, dans une partie du Royaume
auquel nos peuples, d’un merveilleux accord, voulurent être rattachés, et dont
vous-mêmes vous nous avez appelés citoyens, surveillés et abandonnés à la
tutelle injurieuse d’un pouvoir discrétionnaire, nous aurions dû un jour nous
apercevoir que nous étions ici des étrangers, que nous étions à peine moins que
des ennemis 28.

Piria, sœur d’un autre exilé, Enrico Cosenz. Cette association se proposait d’élever, par le
biais de l’éducation, le degré de civilisation des classes inférieures, et choisit le Mezzogiorno
comme principal terrain d’action : E. Sodini, Il Fondo Bevilacqua : un itinerario tra famiglia,
patriottismo femminile ed emancipazione, dans L. Guidi (dir.), Scritture femminili e Storia,
Naples, 2004, p. 340.
24. Sur le Comité et ses origines, voir E. De Fort, Esuli in Piemonte nel Risorgimento. Riflessioni su
di una fonte, dans Rivista storica italiana, 115, août 2003, p. 648-688.
25. La commission était composée de Piémontais, comme le chanoine et avocat Giovanni
Baracco, ami de Gioberti, et d’émigrés, au nombre desquels le marquis Pietro Araldi
Erizzo, ancien podestat de Crémone, ainsi que de Cameroni lui-même : voir La Gazzetta
del Popolo, 16 août 1848.
26. Le comte Enrico Martini, le duc Antonio Litta, Emilio Broglio, Giuseppe Miani, Angelo
Fava et Cristoforo Negri en étaient les administrateurs. Les rapports entre la commission
gouvernementale et la société ne sont pas clairs ; celle-ci connut à peu près un an d’exis-
tence, durant lequel elle distribua une somme importante (40 000 lires) en subsides : AST,
SR, Emigrati, S. I, m. 3, f. Avigni Leonardo ; G. Pallavicino, Memorie, II, Turin, 1886,
p. 191-192.
27. Le projet de loi Provvedimenti di pubblica sicurezza relativa ai profughi delle province unite al
Piemonte e rioccupate dall’Austria, présenté peu après la réouverture du Parlement, le
16 octobre, prévoyait le placement de tous ceux qui ne pouvaient prouver posséder leurs
propres moyens d’existence dans des lieux de dépôt auprès de différents centres mineurs du
Piémont (Atti del Parlamento Subalpino, Sessione del 1848, Documenti, p. 181). Mais la
Chambre réagit vigoureusement, et obtint des modifications importantes.
28. Adresse de l’Émigration lombarde au Parlement subalpin, 14 décembre 1848, dans
F. Curato, 1848-1849. La consulta straordinaria della Lombardia (2 agosto 1848-28 maggio
1849), Milan, 1950, p. 370-371.
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UNE FRATERNITÉ DIFFICILE . 149

Le fait de pourvoir de manière stable aux secours en concédant des subsi-


des quotidiens parut à la majorité de la Chambre la traduction effective de « ces
intentions de fraternité que tous professent depuis si longtemps 29 ». L’examen
et l’acceptation des demandes de subsides étaient du ressort du Comité
central, tandis que des comités locaux devaient contrôler leur distribution.
Le gouvernement comprit immédiatement qu’il tenait là un instrument
d’influence et de pression efficace sur les exilés, en particulier grâce à la très
grande habileté de Cameroni, prêtre à la foi modérée certifiée et partisan des
Savoie, qui finit par devenir le maı̂tre absolu du Comité 30. Il distribuait les
fonds élargis par le Parlement, en fait bien maigres par rapport aux besoins 31,
en les complétant avec ceux réunis auprès des particuliers. Il révéla à cette
occasion une remarquable aptitude à solliciter la charité privée par une action
systématique auprès des fonctionnaires publics, des autorités civiles et militai-
res, des employés, des grades inférieurs de l’armée, du clergé, qui lui assura
une ascension sociale incontestable. Autrefois personnage obscur, chapelain
du grand hôpital de Milan, il avait eu l’opportunité de se faire remarquer en
1848 lorsqu’il fut chargé par la Guardia civica cittadina de se rendre en
Piémont pour demander à Charles-Albert de plaider pour l’intervention fran-
çaise 32. Demeuré à Turin, et devenu un point de référence de l’émigration
auprès du gouvernement, il s’entretenait familièrement avec les puissants, et
tissa notamment des liens étroits avec les ministres de l’Intérieur, en particulier
avec Rattazzi. C’est sur ses conseils que fut rédigé le règlement d’août 1851
pour la distribution des subsides, qui les réservait à ceux qui pouvaient prouver
qu’ils étaient arrivés avant septembre 1849 et qu’ils avaient perdu « une posi-
tion de fortune ou d’emploi 33 ». On pouvait ainsi exclure les membres des
classes moyennes et basses, conformément à la logique des initiatives d’assis-
tance d’Ancien Régime, qui privilégiaient ceux qui risquaient de ne pas main-
tenir leur position sociale, et s’exposaient ainsi au risque de perdre leur
honneur.
Du reste, ces règles ne furent pas toujours observées, compte tenu de la
manière tout à fait discrétionnaire dont Cameroni géra les subsides, consti-

29. Intervention du député D. Fois, citée ibid., p. 435-437.


30. La disposition qui prévoyait que le Comité se compose de trois conseillers municipaux et de
six des principaux représentants de l’émigration resta sans application dans les faits ; de
même, la présidence de l’intendant demeura purement formelle.
31. La dotation initiale de 200 000 lires était déjà épuisée en moins d’une année, si bien qu’il fut
nécessaire, dès le mois d’août 1849, de débloquer à nouveau 100 000 lires, dont un tiers
seulement devait être employé pour accorder d’autres subsides, et ceci alors que le royaume
voyait affluer les vaincus des révolutions du centre et du sud de l’Italie. En février 1851, le
Parlement affecta 60 000 lires aux officiers qui avaient pris part à la défense de Venise.
32. Sur Cameroni, outre G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, et l’article qui lui est consa-
cré par S. Cella dans le Dizionario Biografico degli Italiani, voir M. Legramandi, Carlo
Cameroni e l’emigrazione politica in Piemonte nel decennio 1848-1858, dans Atti dell’Ateneo
di Scienze, Lettere ed Arti di Bergamo, 62, 1998-1999, p. 171-184.
33. Parmi eux, des ministres, des officiers (jusqu’aux sous-lieutenants), des magistrats, des
fonctionnaires, des professeurs universitaires, des professeurs de philosophie et des lycées,
des médecins, des ingénieurs, des comptables patentés. Les subsides allaient de £ 1,50 à 70
cent. par jour, un peu plus s’il fallait entretenir femmes et enfants. Étaient en revanche
exclus les médecins sans diplômes, les maı̂tres d’école, les grades inférieurs de l’armée, ainsi
que les travailleurs manuels. Règlement du 1er août 1851, dans Collezione celerifera delle leggi,
decreti, circolari, pubblicate nel 1849, Turin, 1851, p. 751.
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150 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

tuant même une caisse noire avec des fonds soustraits à la bienfaisance et mis à
la disposition du gouvernement à des fins politiques spécifiques 34, alors que
beaucoup de ceux qui y avaient théoriquement droit en étaient privés 35. Ceux
qui recevaient ces subsides trouvaient du reste difficile de vivre avec des
sommes qui oscillaient entre 250 et un peu plus de 500 lires par an 36, à
peine plus s’ils devaient entretenir une famille.
Tout le mécanisme de la bienfaisance conçu par le gouvernement et par
son abbé de confiance fut conçu de manière à orienter les émigrés en faveur de
la politique piémontaise, à récompenser les « bons » et à contraindre au départ
les « méchants », auxquels on refusait même le statut de réfugiés. Ces derniers
étaient tous ceux qui n’étaient pas alignés politiquement, surtout s’ils partici-
paient à des débats politiques au travers de la presse indépendante, les oisifs, et
tous ceux dont le comportement était considéré comme répréhensible, si peu
soit-il.
Le Comité disposait d’un système d’espionnage et de fichage capillaire des
exilés ; alimenté par les notices recueillies par les questures et par des informa-
teurs généralement recrutés dans les milieux de l’émigration, il permit la com-
pilation de quelque 20 000 fascicules individuels 37 : ce fichage, qui était une
initiative personnelle de Cameroni, ne présentait aucun caractère officiel, mais
le ministère de l’Intérieur y puisait pour évaluer la moralité et la fiabilité
politique des exilés, et décider de leur expulsion éventuelle.
Le lien étroit entre surveillance et assistance n’était pas une nouveauté en
Europe, non plus que l’échelonnement des subsides en fonction de la classe
sociale, l’arbitraire dans leur distribution, ou encore la distinction entre « vrais »
et « faux » réfugiés, comme le montrent bien les recherches de Gérard Noiriel
sur la politique française vis-à-vis des réfugiés politiques, particulièrement
nombreux à partir des révolutions de 1830, avec l’arrivée de plus de
10 000 Polonais. Toutefois, à la différence du royaume de Sardaigne, dans
le cas français, c’était le ministère de l’Intérieur et la police qui contrôlaient les
exilés et accordaient les subsides, sans l’intermédiaire de membres de l’émi-
gration elle-même, et essentiellement sur la base de considérations humanitai-
res et d’ordre public, plutôt que politiques 38. La défense de la « cause sacrée de
la liberté », invoquée par les députés républicains français, fut reléguée au
second plan, et l’on n’éprouvait pas le besoin de lier les exilés au régime en
vigueur par lequel le gouvernement sarde cherchait à atteindre ses objectifs
nationaux. C’est à cette fin, sur le conseil de Cameroni, qu’il concentra la

34. Pour la lettre du 12 août 1856, par laquelle Rattazzi se vit offrir non moins de 30 000 lires
de « caisse noire », voir G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, p. 68-78.
35. La somme allouée descendit à 80 000 lires en 1851, pour arriver à 60 000 lires en 1858,
dont 30 % servaient à payer les frais administratifs, tandis que le nombre des bénéficiaires
des subsides se réduisait à 96 personnes seulement, ibid., p. 77.
36. Pour comparaison, le salaire d’un employé aux écritures auprès de l’administration centrale
de l’État, en 1854, allait de 500 a 2 000 lires par an : G. Felloni, Stipendi e pensioni dei
pubblici impiegati negli Stati Sabaudi dal 1825 al 1859, dans Archivio economico dell’unificazione
italiana, Turin, 1960, vol. X, fasc. 2, p. 59-60.
37. Voir à cet égard E. De Fort, Esuli, migranti, vagabondi nello Stato sardo dopo il Quarantotto,
dans M. L. Betri (dir.), Rileggere l’Ottocento. Risorgimento e nazione, Turin, 2010, p. 227-
250.
38. G. Noiriel, La tyrannie... cité n. 13.
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UNE FRATERNITÉ DIFFICILE . 151

distribution des subsides à Turin, en contraignant ainsi les bénéficiaires à se


rassembler dans la capitale, où l’on pouvait mieux les surveiller et les orienter
politiquement.
Les comités créés dans le reste du pays durent donc compter sur leurs
propres forces. Et le fait que beaucoup d’émigrés aient été contraints de se
replier en province en raison du coût de la vie élevé dans la capitale ne fut pas
pris en compte, puisque cette disposition avait un but malthusien évident, et
les protestations des autorités et des bienfaiteurs individuels des provinces
demeurèrent lettre morte 39.
La concentration des subsides fut un rude coup pour le monde de l’émi-
gration dans son ensemble, et surtout pour les nombreux réfugiés, en grande
partie de sensibilité démocratique, et souvent réduits à la misère, qui avaient
conflué vers Gênes. La ville ligure, bien que qualifiée de « Vésuve » en raison de
l’effervescence des sentiments patriotiques et anti-piémontais qui y régnait,
centre du mazzinisme et du mouvement démocratique, se révéla en effet peu
généreuse envers eux. Seule la garde nationale, les sociétés ouvrières et de
simples citoyens manifestèrent une forme de solidarité concrète. C’est dans
ce cadre qu’apparurent différents comités (le premier fondé en 1850) dont la
vie fut brève ou très brève, affligés de manière chronique par le manque de
moyens, et qui puisaient dans les ressources, toujours plus maigres, des
émigrés les plus aisés et de quelques Génois 40.
Des revenus tirés de spectacles, de tombolas ou de loteries formaient l’in-
dispensable complément du patrimoine initial de ces comités, généralement
constitué d’un certain nombre d’actions aux mains de quelques personnages
aisés ; ces revenus étaient appelés à diminuer significativement au fur et à
mesure que la tension se relâchait, et que la présence des exilés se prolongeait.
Les principaux représentants de l’émigration cherchèrent à pallier la raré-
faction de la bienfaisance privée avec des initiatives économiques de solidarité
comme la manufacture industrielle, promue par des aristocrates lombards
pour donner du travail aux ouvriers émigrés et piémontais. Considérée par
les ambassadeurs autrichien et napolitain comme une périlleuse imitation des
Ateliers nationaux 41, cette manufacture, créée en 1851 42, était effectivement
comparable aux institutions d’assistance à l’ancienne, avec lesquelles elle avait
en commun une faible productivité ; de même, les dots proposées par le duc

39. Le maire de Novi, dans la province d’Alessandria, se plaignit en effet de ce qu’aucun des
nombreux exilés réfugiés dans sa ville ne reçoive de subsides : AST, SR, Emigrati, S. I, m. 5,
f. Baratti Giovanni, lettre à Cameroni du 29 novembre 1850.
40. B. Montale, L’emigrazione... cité n. 15. Voir aussi F. Poggi, Sardegna (Emigrazione politica
italiana nel Regno di), dans M. Rosi (dir.), Dizionario del Risorgimento nazionale. Dalle origini a
Roma capitale. Fatti e persone. I. I fatti, Milan, 1931 p. 964-972.
41. Le Relazioni diplomatiche fra l’Austria e il Regno di Sardegna, III serie : 1848-1860, III.
13 de´cembre 1849-30 de´cembre 1852, F. Valsecchi (dir.), Rome, 1963, p. 170-171 et 187-
190 (décembre 1850-janvier 1851). Les comtes Francesco Annoni, Livio Benintendi et
Ercole Oldofredi Tadini comptaient parmi ses créateurs.
42. Il fournit du travail à une centaine de personnes, presque toutes émigrées, occupées à des
travaux de menuiserie, de couture et de peinture. En activité début février, il était déjà fermé
au mois d’août : Archivio Storico del Comune di Torino, Gabinetto del Sindaco, 1851/4
XVIII. Sur la manufacture, voir aussi G. A. H. De Reiset, Torino 1848 : ricordi sul Risorgi-
mento del diplomatico francese conte De Reiset, R. Segala (dir.), Milan, 1945, p. 365.
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152 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Antonio Litta aux jeunes filles qui accepteraient d’épouser des émigrés pauvres
étaient inspirées par la bienfaisance d’Ancien Régime. C’est Cameroni lui-
même qui avait sollicité les nobles lombards, convaincu, comme il l’écrit
dans une lettre à Francesco Annoni, qu’il était nécessaire de renouer dans le
Piémont les « liens affectueux » qu’ils conservaient dans leur patrie à l’égard des
pauvres 43.
Les sanctions prises par Radetzky contre le patrimoine des réfugiés politi-
ques, ainsi que les contributions extraordinaires imposées aux territoires
lombardo-vénètes à partir de la proclamation du 11 novembre 1848, contri-
buèrent à freiner leur générosité : ces mesures anticipaient celles qui allaient
suivre, plus connues, de séquestre des biens par lesquelles l’Autriche réagit au
soulèvement de Milan du 6 février 1853 44.

La Società dell’emigrazione italiana (citée ici comme SEI) poursuivait des


finalités différentes de la bienfaisance traditionnelle : créée à Turin en 1850,
elle effectuait une distinction entre promoteurs, bienfaiteurs et membres effec-
tifs, tenus à apporter une contribution mensuelle, sauf dans le cas des plus
nécessiteux, et se proposait de garantir une assistance en cas de maladie, des
subsides et une instruction. La préférence accordée à l’autofinancement par
rapport à la charité de quelques possédants ainsi que son type de gestion par
assemblées étaient censés favoriser la diminution des antagonismes politiques,
sociaux et régionaux qui existaient au sein du mouvement d’émigration 45. La
SEI se rapprochait du modèle du secours mutuel, qui connut alors un grand
développement dans le royaume de Sardaigne grâce aux libertés accordées par
le Statuto, avec la naissance de sociétés ouvrières dans toutes les villes moyen-
nes du Piémont – entre autres, en 1850, celle de l’Association générale des
ouvriers de Turin, d’inspiration monarchique et patriotique 46.
Ce même modèle inspira la création de la Solidarietà nel Bene di Genova
(citée ici comme SNB), qui se développa à partir d’une association qui se
proposait d’aider tous ceux – exilés ou locaux – qui avaient été frappés par
l’épidémie de choléra de 1854 47. La formule du secours mutuel supposait
cependant le paiement régulier de versements que beaucoup ne pouvaient
fournir, du fait de la précarité des emplois et des sources de revenus, si bien
que l’association génoise se restreignit à un petit nombre d’individus, et qu’au
moment où ceux-ci décidèrent de la dissoudre, en 1856, elle ne comptait plus
que 36 membres payants. Pisacane lui-même ne put devenir membre effectif

43. AST, SR, Emigrati, S. I, m. 70, f. Vago Achille, lettre du 30 janvier 1855.
44. Sur ces différentes mesures punitives, voir A. Bianchi-Giovini, L’Austria in Italia e le sue
confische. Il conte di Ficquelmont e le sue confessioni, Turin, 1853, p. 388-393 et suiv.
45. L’histoire de la SEI a été reconstruite par Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, grâce à la
documentation laissée par son dernier président, le Pérugin Ariodante Fabretti, conservée à
la Biblioteca Augusta de Pérouse.
46. B. Gera, D. Robotti (dir.), Cent’anni di solidarietà : società di mutuo soccorso piemontesi dalle
origini. Censimento storico e rilevazione delle associazioni esistenti, VII, Turin, 1989.
47. A. Loero, Gli emigrati politici in Genova nell’epoca del Risorgimento, 1852-1860 : « la Solidarietà
nel Bene », Bologne, 1911 ; B. Montale, L’emigrazione... cité n. 15, p. 92 et suiv. Parmi sa
centaine de membres, au départ, on compte les plus importants représentants de la démo-
cratie en exil, comme Giacomo Medici, Enrico Cosenz, Luigi Mercantini, Agostino Bertani,
Gabriele Camozzi, les frères Bronzetti, Achille Sacchi.
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UNE FRATERNITÉ DIFFICILE . 153

« uniquement parce qu’étant pauvre il n’avait pas les moyens d’acquitter sa


modeste quote-part 48 ». Il continua cependant à participer aux rassemble-
ments de l’association et à fréquenter son cabinet de lecture, qui mettait à
disposition quelque 90 titres, italiens et étrangers.
La SEI comme la SNB, était liée aux milieux démocratiques, tout en
conservant un profil bas et en cherchant à s’attirer les grâces du gouvernement
dont l’inimitié aurait pu avoir des conséquences extrêmement négatives pour
elle. Au départ, en effet, ses dirigeants étaient pour la plupart des libéraux
modérés, et son président honoraire, en 1852, était le sénateur Cesare Alfieri
di Sostegno 49.
À Turin, l’association s’opposa au Comité de Cameroni, accusé de favori-
tisme dans les secours 50, et toujours plus critiqué, surtout par les mazziniens,
en raison de son activité d’espionnage en faveur du gouvernement, auquel on
supposait même qu’il avait fourni des listes de proscription. Ce soupçon n’était
pas infondé, dans la mesure où l’abbé revendiquait lui-même le mérite de
s’être comporté comme les « véritables amis du Piémont 51 », en aidant le gou-
vernement « à libérer l’Émigration des tristes sires qui couvrent d’un voile
politique des délits communs », et « à la débarrasser des têtes brûlées qui
payaient l’hospitalité par la violence 52 ».
Se faisant l’interprète de la défiance croissante des milieux patriotiques
envers Cameroni, l’influente Gazzetta del Popolo finit par donner tout son
appui à la SEI et par la considérer comme le véritable point de référence des
exilés. Le journal précisa que les récoltes des fonds dont il se faisait le promo-
teur ou l’intermédiaire étaient destinées aux exclus des subsides du Comité de
Cameroni 53.
La tentative de miner le monopole du Comité de manière à permettre aux
exilés d’éviter son « secours pestiféré », comme le définissait l’Italia e Popolo 54
mazzinien, fut considérée comme une menace par Cameroni, qui infiltra ses
hommes dans les réunions et envoya périodiquement au gouvernement des
comptes rendus alarmants, en accusant la direction de la SEI de tramer des

48. N. Rosselli, Carlo Pisacane nel Risorgimento Italiano, Turin, 1977, p. 154.
49. Selon Furiozzi, ce n’est qu’avec la nomination de Raffaele Conforti comme président effectif
que la Societé joua un rôle politique plus affirmé : G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15,
p. 145 et suiv.
50. Pour les « distinctions de caste et de sexe » dans la concession des subsides, et pour les
accusations adressés à Cameroni, qui aurait privilégié ses compatriotes lombards, voir
AST, SR, Emigrati, S. I, m. 30, f. Garioni Luigi.
51. Cameroni au ministre de l’Intérieur [Rattazzi], 17 juin 1854, dans AST, Corte, GMI,
m. 18.
52. Cameroni au ministre de l’Intérieur [Rattazzi], Confidentiel, Turin 7 février 1855, dans
AST, SR, Emigrati, S. I, m. 54, f. Predella Quintilio. L’abbé se montrait également irrité
lorsque les expulsions se produisaient sans lui avoir été préalablement soumises. Comme on
le sait grâce à la lettre du chargé d’affaire autrichien au ministre des Affaires étrangères Buol
Schauenstein, du 8 mars 1854, il avait reçu du gouvernement « l’ordre de dresser une liste de
ceux des mazziniens qui lui paraissent les plus dangereux », dont beaucoup avaient déjà été
expulsés : Le Relazioni diplomatiche... cité n. 41, IV, 3 janvier 1853-27 mars 1857, p. 161.
53. La Gazzetta del Popolo, 157, 18 juin 1853.
54. Italia e Popolo, 11 juillet 1851, cité dans B. Montale, L’emigrazione... cité n. 15, p. 57.
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154 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

complots subversifs et de distribuer les subsides « sans considérer la conduite,


les besoins et la fainéantise des individus 55 ».
La SEI ne fut pas la seule à être accusée ; un exilé écrivait de Gênes à
Cameroni que le gouvernement avait fait un « faux pas important » en approu-
vant les comités d’association entre émigrés, parce qu’il s’agissait de comités
insurrectionnels en relation avec les comités mazziniens de Londres et avec les
comités insurrectionnels du reste de l’Italie. Il avait ainsi encouragé et fait arriver
dans le royaume de Sardaigne « tous les ennemis de la seule forme de gouverne-
ment et du seul État qui puissent sauver l’Italie 56 ». L’Opinione, journal qui se
faisait le porte-voix de l’émigration modérée, formula également des insinua-
tions de ce type à propos d’un comité créé en janvier 1850, formé de Génois et
d’exilés de sensibilité démocratique dont Francesco Carcano, Casimiro De
Lieto, Michele Bertolami, Raffaele Conforti et Giacomo Medici. La protestation
officielle du Comité génois, publiée sur la Concordia du 12 août 1850, ne parvint
pas à lui attirer la bienveillance du gouvernement et à lui permettre de gérer une
partie au moins des sommes assignées aux exilés les plus nécessiteux 57.
Ces accusations étaient exagérées, et l’on sait bien sûr le peu de foi qu’il
faut attribuer à des informateurs prêts à se mettre en valeur sur la base d’in-
formations fantaisistes, et qui souhaitaient jeter une mauvaise lumière sur des
institutions concurrentes. Elles avaient cependant un fond de vérité, comme le
montre le cas de la Società dell’Emigrazione delle Due Sicilie, fondée à Turin
en mars 1850 par Giovanni Andrea Romeo et par d’autres émigrés méridio-
naux, parmi lesquels Gaspare Ciprı̀ et Francesco Crispi, dont la finalité était de
garantir des repas économiques aux émigrés et de leur procurer du travail,
mais qui paraı̂t avoir ainsi masqué l’action, en son sein, d’un comité secret
calabro-sicilien qui préparait une expédition dans le Mezzogiorno. Quelques
mois plus tard, cette Société devait confluer précisément dans la SEI, avec
d’autres groupes régionaux d’exilés 58. Il ne fait par ailleurs aucun doute que
beaucoup de représentants de la SEI furent impliqués dans la tentative d’in-
surrection milanaise du 6 février 1853 59, de même qu’il est certain que la SNB
entendait travailler pour l’unité italienne : elle offrit l’argent qui restait dans ses
caisses au moment de sa dissolution à la souscription de l’Italia e Popolo
mazzinien pour financer l’achat de 10 000 fusils destinés à la première pro-
vince italienne à s’être insurgée.
Les associations se prêtaient donc à servir de couverture à la conspiration,
ou tout au moins à favoriser la construction d’un réseau de relations qui devait
permettre aux exilés de surmonter leur isolement, de faire front à l’arbitraire de
l’administration et du gouvernement, et de les mettre en condition de conti-
nuer à jouer un rôle politique dans le royaume et à l’extérieur de celui-ci. Elles

55. Voir la note qui signalait les membres de la SEI à la conduite morale douteuse figurant dans
AST, SR, Emigrati, S. I, m. 1, f. Abati.
56. Catullo Rogier de Beaufort à Cameroni, 13 octobre 1853, ibid., m. 6, f. ad nomen. Beaufort
était un exilé originaire d’Este, naturalisé sarde, chirurgien de profession et auteur de
l’opuscule La prostituzione considerata nei suoi rapporti con la società, Turin, 1851.
57. E. Casanova, L’emigrazione siciliana dal 1849 al 1861, dans Rassegna Storica del Risorgimento,
11, 1924, p. 779-873, ici p. 820-821.
58. Ibid., p. 823-826.
59. G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, p. 147.
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UNE FRATERNITÉ DIFFICILE . 155

constituèrent des centres de propagande et d’organisation qui venaient s’ajou-


ter aux autres lieux de sociabilité, comme les cafés et les tavernes, ou à des
initiatives comme la Société du tir à la cible (Società del Tiro a Segno), dans
lesquelles les émigrés jouèrent précisément un rôle important 60.
C’est ainsi que s’expliquent la pérennité de la SEI et la renaissance cons-
tante des initiatives génoises, bien que le contexte de l’époque les ait destinées
à une fin certaine et parfois peu glorieuse. Elles exprimaient la volonté tenace
des notables de l’émigration de forger le moral des exilés et de favoriser le
dépassement des divisions étatiques ou sub-étatiques en fonction desquelles
s’orientaient les réseaux de solidarité informelle entre émigrés, mais aussi les
projets de conspiration.
Comme l’observait le vice-président Timoteo Riboli, futur colonel des
Mille de Garibaldi, avant la naissance de la SEI, l’émigration était dispersée,
« n’avait pas de point de réunion, [...] les plus distingués ne se connaissaient
pas entre eux, ne savaient pas où se rencontrer, à qui s’adresser pour se faire
reconnaı̂tre et soutenir 61 ». L’association offrait en outre un soutien à ceux qui
avaient été expulsés ou arrêtés, comme à l’occasion des persécutions piémon-
taises consécutives au mouvement de février 1853, qui avaient pris pour pré-
texte l’implication de certains exilés.
Mais il ne fut pas facile de surmonter les dissensions internes qui caracté-
risaient le monde de l’exil. La défaite n’avait pas seulement suscité un dou-
loureux processus d’autocritique, elle avait aussi ouvert la voie à des
récriminations et à des accusations réciproques qui se multipliaient au
moment de décider de la conduite à suivre dans le futur, en soulignant la
contre-position entre les exilés « intégrés » philo-piémontais et les autres, qui
devaient compter avec leurs propres déchirements. Ils réussirent en effet,
comme le leur reprocha Mazzini, « avec l’ennemi en face [...] à se sabrer l’un
l’autre 62 », et pas seulement sur un plan métaphorique. Aux dissensions poli-
tiques s’ajoutaient des rancœurs personnelles, aggravées par la difficulté psy-
chologique à supporter les échecs : ces conflits se traduisirent par une très
grande violence, comme le montrent différents duels dont celui – auquel
faisait allusion Mazzini – entre Pisacane et Gerolamo Remorino, directeur de
l’Italia e Popolo, causé par les polémiques qui firent suite à la publication de la
Guerra combattuta in Italia, ou de Giuseppe Soler, exilé 63.

60. Je me réfère ici aussi bien à la Società del Tiro a Segno de Gênes qu’à la plus modeste
Società dei Carabinieri Italiani de Turin, créée par Luigi Torelli et par le député Simonetta,
qui voulaient l’implanter dans tout le royaume de Sardaigne, et travailler ainsi à l’indépen-
dance italienne : B. Montale, Antonio Mosto. Battaglie e cospirazioni mazziniane (1848-1870),
Pise, 1966 ; S. Giuntini, Il tiro a segno a Torino e in Piemonte nell’Ottocento e la « Nazione
Armata », dans Studi Piemontesi, 27, 1998, p. 151-157 ; Le Relazioni diplomatiche... cité n. 41,
IV, p. 142.
61. Cité dans ibid., p. 141.
62. La lettre du 22 septembre 1851, qui fait allusion au duel auquel participa Pisacane, est citée
dans N. Rosselli, Carlo Pisacane... cité n. 48, p. 105.
63. Giuseppe Soler, exilé par Venise à l’arrivée des Autrichiens, était l’auteur de l’opuscule Una
giustizia di Daniele Manin e suoi portamenti in Venezia, Turin, 1850, dans lequel il accusait
Manin de graves méfaits, raison pour laquelle il fut provoqué en duel par Damiano Assanti.
Voir à son sujet C. Arrigoni, Drammatica vicenda dell’abate Cameroni di fronte a un libello
contro Manin e al suo autore avvocato Soler, dans Rassegna Storica del Risorgimento, 41, 1954,
p. 243-257.
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156 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

De violentes disputes et des ressentiments suscitèrent d’autres travaux de


reconstruction historique, comme les Vicende del Mazzinianismo politico e reli-
gioso de Nicomede Bianchi, Lo Stato romano de Luigi Carlo Farini, tous deux
philo-piémontais, ou encore les Documenti della Rivoluzione siciliana de La
Masa, qui visait cette fois les coteries modérées, sans compter les Misteri
repubblicani de Perego et Lavelli, dont la polémique était interne au camp
démocratique : tous ces travaux confirment l’utilisation de l’histoire comme
arme politique, et parfois comme instrument de rivalités privées 64.
De telles dissensions, qui dégénérèrent souvent en voies de fait, se retrou-
vaient dans d’autres lieux d’exil, dans les grandes capitales de l’émigration,
comme Paris et Londres, mais aussi dans des endroits plus inaccessibles,
comme Malte, ce « récif ingrat », selon Crispi 65, où les exilés vivaient au
contact étroit l’un de l’autre, dans une atmosphère engendrant la claustropho-
bie, et « où la rixe était devenue la règle 66 ».

Quant aux associations, les moments de vie commune qu’elles offraient


grâce aux assemblées périodiques, aux cabinets de lecture ou aux repas à
prix réduits ne parvinrent pas toujours à renforcer la cohésion des émigrés,
et constituèrent parfois un terrain d’affrontement, en alimentant des tensions
sur lesquelles les comptes rendus officiels apportent peu d’informations.
Les assemblées de la SEI étaient parfois le théâtre d’échanges d’accusations
violents et peu compréhensibles ; même les cantines furent contestées en raison
de la piètre qualité des mets qui y étaient servis, et dont le seul souvenir, bien
des années plus tard, pouvait encore susciter du dégoût 67. Des dissensions
intestines analogues, nées d’envies ou de haines réciproques, ont été signalées
dans les rapports secrets d’un comité génois actif en 1852, contraint pour cette
raison à se dissoudre 68. On y perçoit une sourde récrimination, surtout en
relation avec les critères de répartition des fonds : en dehors de motivations
politiques et personnelles, celle-ci pourrait avoir eu aussi une origine de classe
de la part des parias, de ceux qui peinaient à survivre, des petits bourgeois
déracinés, qui étaient souvent dans cette condition avant leur arrivée dans le
royaume, ou des artisans et travailleurs manuels en général qui n’avaient pas
réussi à trouver une position qui fût décente et, surtout, stable. Une véritable
« bande de miséreux » faisait le siège du Comité de Gênes, qui accordait deux
ou trois fois par semaine de maigres subsides 69. En outre, les registres de la

64. N. Bianchi, Vicende del Mazzinianismo politico e religioso dal 1832 al 1854, Savone, 1854 ;
L. C. Farini, Lo Stato romano dall’anno 1815 all’anno 1850, Turin, 4 vol., 1850-1853 ; G. La
Masa, Documenti della Rivoluzione siciliana del 1847-49 in rapporto all’Italia, Turin, 2 vol.,
1850 ; E. Lavelli et P. Perego, I misteri repubblicani e la ditta Brofferio, Cattaneo, Cernuschi e
Ferrari, Turin, 1851.
65. Lettre de Francesco Crispi à Cesare Correnti, 22 septembre 1853, dans F. Crispi, Lettere
dall’esilio (1850-1860), réunies et annotées par T. Palamenghi-Crispi, Rome, 1918, p. 55.
66. Rosalino Pilo, Lettere, éd. G. Falzone, Rome, 1972, p. XLVII.
67. La nouvelle de V. Imbriani, Auscultazione, dans Id., Per questo Cristo ebbi a farmi turco,
F. Spera (dir.), Turin, 1981, p. 128, ironisait sur les repas à prix fixe de 50 centimes, et
sur l’aversion suscitée par le menu monotone à base de bœuf bouilli et de riz au bouillon.
68. F. Poggi, Sardegna... cité n. 40, p. 971. Certains dirigeants étaient accusés de « s’engraisser
avec l’argent reçu des provinces d’Italie ».
69. Ibid., p. 968. Bien des réfugiés les plus pauvres se déplaçaient d’une ville à l’autre, d’un
comité à l’autre, en demandant des subsides.
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UNE FRATERNITÉ DIFFICILE . 157

SEI montrent que le tiers environ de ses membres étaient des travailleurs
manuels, c’est-à-dire des artisans employés à de petits métiers, et que les
bénéficiaires de subsides étaient nombreux.
Le secours était souvent non seulement demandé, mais aussi exigé, au nom
d’une fraternité qui tendait à franchir les barrières sociales. Si les premiers
comités et le Comité gouvernemental lui-même, comme on l’a vu, visait à les
entretenir, en privilégiant les plus illustres et en dosant les aides selon la
position que chacun avait perdue, ceux qui se créèrent par la suite affichaient
l’impartialité la plus absolue, « en abhorrant les distinctions arbitraires face à
l’égalité manifeste de l’infortune et de l’exil 70 ». La naissance même de la SEI
représentait un pas en avant vers une solidarité d’un type nouveau et vers des
relations plus égalitaires, qui ne se fondaient plus seulement sur le ressort
traditionnel de la fidélité en échange de la protection. Cela ne suffisait pourtant
pas à éviter des disputes sur la répartition des subsides, et « l’esprit systéma-
tique d’opposition à la direction » dénoncé par le vice-président Timoteo
Riboli, qui rappelait que le conseil de direction de la société était « composé
d’individus venus de toute l’Italie, précisément pour démontrer à tous qu’il ne
s’agissait pas d’une caste ; ce n’est pas une secte qui désire votre bien, mais des
hommes véritablement italiens, dépourvus de toute ambition 71 ».
Ces mésaventures remettent en question l’image édulcorée de l’émigration,
groupe soudé, solidaire, animé de nobles sentiments patriotiques, qu’offraient
ses principaux représentants, ainsi que différents journaux du royaume
(comme la Gazzetta del Popolo), qui construisirent un mythe repris et perfec-
tionné par la suite dans les mémoires rédigées par ses protagonistes. Ce mythe
se concrétisait surtout au travers des rites collectifs auxquels les émigrés parti-
cipaient en masse, en particulier les funérailles, où les divisions se taisaient un
instant et où prévalait un recueillement solennel, une manifestation presque
ostentatoire d’unité, la représentation d’une communauté nationale en
devenir. Mais les funérailles assuraient aussi une autre fonction, comme le
relève ironiquement Herzen :

Il faut dire qu’au milieu de l’existence languissante et ennuyeuse des exilés les
fune´railles d’un camarade font presque figure de fête, c’est l’occasion de faire un
discours, de porter ses drapeaux, de se réunir, de défiler dans les rues, de noter
qui est présent et qui ne l’est pas 72.

Le monde des exilés était une réalité hétérogène, au sein de laquelle abon-
daient les aventuriers, les profiteurs, les hommes sans scrupule, ou réduits à
exploiter leur condition pour survivre. Comment eût-il pu, du reste, en être
autrement, aussi bien en raison de la précarité particulière de la vie en exil que

70. Manifeste du Comitato di Soccorso de Gênes, 16 janvier 1850, cité dans E. Casanova,
L’emigrazione siciliana... cité n. 57, p. 820.
71. Cité dans G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, p. 141. Ses dirigeants accomplissaient
une tâche difficile et ingrate, en s’exposant aussi à des risques personnels, comme en
témoigne l’attentat subi par le président Benvenuti de la part d’un émigré qui l’accusait de
lui avoir préféré un autre pour un poste de gardien : Gazzetta del Popolo, 22 août 1853.
72. A. Herzen, Passe´ et me´ditation, IV, Lausanne, 1981, p. 38. Aux funérailles de Gioberti, qui
furent alors l’une des plus solennelles de Turin, les représentants de la SEI se tenaient aux
premiers rangs, derrière le cercueil, avec des députés, des sénateurs, et le drapeau de la garde
nationale : Gazzetta del Popolo, 24 novembre 1852.
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158 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

parce que, comme le reconnaı̂t Mazzini, « les révolutions ne sont généralement


pas faites par des saints », et que les aventuriers furent aux premiers rangs à
l’heure de la lutte : c’était des individus audacieux qu’il fallait utiliser, mais
auxquels il était important que les « bons » offrent un guide sûr, en freinant
leurs débordements 73.
Les exilés, y compris les républicains, étaient cependant convaincus de la
nécessité d’écarter les « méchants », s’il était impossible de les museler, et pas
seulement par soumission envers le gouvernement ou par crainte de mesures
de rétorsion indiscriminées. Il était nécessaire, comme l’écrivait Gaspare Ciprı̀
à Rosalino Pilo, « d’unir et de conserver la dignité de nos émigrés », de com-
battre chez eux « le parasitisme et l’aumône 74 ».
Il existait un sentiment de fraternité qui, plus que des connotations natu-
ralistes, avait la valeur d’un choix volontaire, d’une prise de conscience qui
impliquait des devoirs précis. En premier lieu, celui de s’instruire, de chercher
du travail pour ne pas peser sur les sociétés d’accueil, et de s’en tenir à une
conduite irréprochable. Cette idée de la fraternité se rapprochait aussi de celle,
plus ancienne, du « pauvre honteux », à laquelle font explicitement allusion les
dirigeants de la SEI et qui, appliquée aux exilés, ne rendait dignes de secours
que ceux qui étaient probes et honorables. Les instances de moralité étaient du
reste aussi le fait du mutualisme ouvrier avec lequel nombre d’exilés avaient
des liens étroits, du moins à Gênes, et dans lequel ils jouèrent même un rôle
d’organisation et d’inspiration 75.
La SEI comportait un directeur de l’instruction, qui organisait des leçons
privées de mathématique et des conférences militaires, et un directeur de la
censure, qui veillait sur la conduite des exilés, validait leur adhésion et cher-
chait à prévenir « affrontements et scandales », sans toujours y parvenir.
L’honneur collectif était un patrimoine précieux : en le mettant à risque, on
compromettait tous ses « frères », comme il ressort des termes employés par une
association de Vercelli qui avait décidé de veiller et d’éloigner les éléments
« impurs », c’est-à-dire ceux qui faisaient un « honteux trafic » de leur condition
d’exilés, désignés comme des « infâmes vendus à l’ennemi », auxquels on niait
le droit même à la condition d’exilés 76.

73. Lettre à sa mère du 13 mars 1843, dans Scritti editi ed inediti di Giuseppe Mazzini. Epistolario,
vol. XII, Imola, 1916, p. 73.
74. Lettre du 3 mars 1850, citée dans E. Casanova, L’emigrazione siciliana... cité n. 57, p. 821.
Le Comité génois coopérait aussi avec la questure, à laquelle il signalait les comportements
considérés comme indignes : L. L. Barberis, Dal moto di Milano del febbraio 1853 all’impresa
di Sapri, dans L’emigrazione politica... cité n. 10, III, p. 489-627, ici p. 499.
75. C’est dans les salles de la Confederazione Operaia génoise, d’inspiration mazzinienne, créée
en 1853, que se préparèrent les expéditions de Pisacane et des Mille. À Turin, la SEI
comptait parmi ses membres Francesco Siliprandi, qui devait se distinguer comme promo-
teur de sociétés paysannes inspirées par des positions internationalistes et socialistes :
E. Costa, Associazionismo e mutuo soccorso a Genova (1850-1892), dans L. Morabito (dir.),
Il mutuo soccorso. Lavoro e associazionismo in Liguria (1850-1925), Gênes, 1999, p. 55-71, ici
p. 56 ; M. Bertolotti, Le complicazioni della vita. Storie del Risorgimento, Milan, 1998, p. 108
et suiv.
76. Manifeste de la Società della Emigrazione Italiana de Vercelli, 14 décembre 1852, cité dans
G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, p. 199. Un autre manifeste précisait que ceux qui
s’étaient adonnés au vol, aux jeux de hasard ou au vagabondage ne pouvaient en devenir
membres (ibid., p. 201).
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UNE FRATERNITÉ DIFFICILE . 159

C’est ainsi que s’expliquent les critères rigides introduits par la SNB,
notamment l’interdiction de discuter dans les salles de réunion « de personna-
lités, de propos indécents, de questions politiques brûlantes », et les enquêtes
intrusives sur la vie privée et la moralité de ses membres qui suscitèrent les
protestations d’Alberto Mario, parce qu’il les jugeait en contradiction avec la
liberté au nom de laquelle les exilés avaient abandonné leur patrie d’origine 77.

Au fil du temps, les associations se firent toujours plus faibles, le nombre de


leurs membres se réduisit, les réunions s’espacèrent, les cantines fermèrent
leurs portes. Le Comité de Cameroni se limita lui aussi à subventionner
moins d’une centaine d’émigrés, un nombre dérisoire en regard du montant
des coûts nécessaires pour maintenir en activité son administration.
Beaucoup d’exilés étaient retournés dans leur patrie, d’autres s’étaient
insérés de manière stable, d’autres encore, réduits à la misère, selon le
rapport d’un espion autrichien, maudissaient leurs compagnons plus fortunés
qui ne voulaient pas faire de sacrifices pour eux. Son témoignage est de l’année
1857, l’une des plus délicates pour les exilés, au cours de laquelle la tension
s’était relâchée : on était alors à la veille d’élections au cours desquelles la
majorité des électeurs piémontais accorda ses suffrages aux forces les plus
conservatrices, hostiles à la présence des émigrés et désireuses de se réconcilier
avec l’Autriche 78. La tentative d’insurrection de Gênes, en juin 1857, et l’ex-
pédition de Pisacane avaient montré la capacité d’initiative des émigrés, mais
aussi le péril qu’ils pouvaient représenter, et le gouvernement piémontais s’en
saisit comme prétexte pour augmenter la pression à leur encontre 79.
Par ailleurs, les nouvelles conditions internationales permirent à Cavour,
qui était décidé à ne pas se plier aux forces les plus conservatrices, de prendre
la direction du mouvement national. Il en résulta un changement radical de la
politique gouvernementale envers les émigrés, dont la présence était désormais
utile dans la perspective de la guerre contre l’Autriche, si bien que l’on encou-
ragea alors la venue de nouveaux volontaires :
Quelque conscrit, quelque pourchassé politique que ce soit – écrivait l’exilé
lombard Angelo Bargoni en décembre 1858 – est autorisé en son nom [celui de
Garibaldi] et en celui de Cavour à venir dans ces États, avec la certitude d’y être
bien accueilli et enrégimenté 80.
La situation avait donc bien changé par rapport aux mois précédents,
lorsque la nouvelle de l’attentat perpétré par Orsini contre Napoléon III
avait poussé le gouvernement à intensifier la répression et les expulsions.
Dans le climat d’union patriotique qui gagna alors le pays, les rumeurs de
guerre redressèrent la SEI. Sa tâche paraı̂t cependant s’être limitée à organiser

77. B. Montale, L’emigrazione... cité n. 15, p. 94. L’un des objectifs moralisateurs de la SNB
était de lutter contre les duels.
78. L. Gasparini, Rapporti della polizia segreta austriaca in Piemonte nel 1857 e nel 1858, dans
Rassegna storica del Risorgimento, 25, 1938, p. 1685-1721.
79. Sur les 140 personnes compromises dans le soulèvement de Gênes, non moins de 43 étaient
des exilés : B. Montale, Agostino Bertani tra gli emigrati politici a Genova, dans Bollettino della
Domus Mazziniana, 1, 1988, p. 5-21.
80. Lettre à Giuseppe Piolti de’ Bianchi, Gênes, 21 décembre 1858, dans A. Bargoni, Risorgi-
mento italiano. Memorie di Angelo Bargoni (1829-1901), Milan, 1911, p. 64.
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160 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

et à armer des volontaires : cette brève flambée préludait à sa dissolution


spontanée, en 1860, avec le départ de la plupart des exilés dans leur patrie
ou vers de nouvelles destinations, dans la partie libérée de l’Italie.
On a pu souligner que la SEI, comme d’autres comités de secours d’inspi-
ration démocratique, n’a pas contribué de manière significative et originale au
débat politique dans le royaume de Sardaigne 81, et qu’il ne pouvait en être
autrement, parce que sa finalité d’assistance la contraignait à chercher à main-
tenir de bons rapports avec le gouvernement et lui imposait de ne pas susciter
de tensions supplémentaires parmi les exilés 82. C’est précisément en en appe-
lant à la nécessité de se maintenir neutre et séparée des partis que la SEI put
rejeter, en janvier 1859, la proposition insidieuse d’un de ses membres qui
demandait à ce qu’elle adhère à la Società Nazionale Italiana : ses dirigeants,
en grande partie républicains, ne pouvaient s’accorder avec un programme qui
confiait le mouvement national à la conduite du gouvernement sarde 83.
Les obstacles rencontrés par la SEI et, à plus forte raison, par les comités
génois, reflétaient la faiblesse du camp démocratique et ses divisions, mais
découlaient aussi de la décision piémontaise de privilégier un organisme étroi-
tement soumis à son contrôle, le Comité de Cameroni.
En dépit de leur profil politiquement opaque, ces associations ont été un
point de référence et un soutien pour les émigrés et ont opéré, fût-ce au travers
de mille difficultés, et pas toujours efficacement, pour leur éviter les désillu-
sions et surmonter les différences de partis, de provenances ou de classes
sociales. Elles apportèrent en outre une contribution décisive à la représenta-
tion d’une communauté d’émigrés dans laquelle se réalisait déjà, selon les
vœux de l’un des présidents de la SEI, Mariano D’Ayala, « cette union italienne
que nous désirons plus que tout 84 ». C’est aussi grâce à elles que l’exil a agi
comme un puissant facteur d’élaboration symbolique d’une identité collective
antérieure à la naissance de l’Italie 85.

81. G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, p. 181.


82. Les associations dont les objectifs politiques étaient plus explicites, comme la Société natio-
nale, furent, du reste des instruments de recrutement et de propagande intense, plutôt que
des lieux de confrontation.
83. G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, p. 175.
84. Cité dans ibid., p. 157. Pour la tentative des patriotes réfugiés en Angleterre d’offrir une
image analogue de nation unie dans la lutte pour la liberté, voir M. Isabella, The Italian
Exiles and British Politics before and after 1848, dans S. Freitag (dir.), Exiles from European
Revolutions... cité n. 20, p. 59-87.
85. Voir à cet égard les observations formulées par A. Bistarelli, Esilio e identità nazionale italiana,
dans Parolechiave, 41, 2009, p. 103-123 ; Id., Gli esuli del Risorgimento, Bologna, 2011,
p. 37-39.
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DELPHINE DIAZ

Une difficile fraternité


Polonais et Allemands en exil en France
sous la monarchie de Juillet

U C O U R S D E L A P R E M I È R E M O I T I É D U XIXe SIÈCLE, les migrations


A politiques provoquées par les insurrections et révolutions européennes
ont conduit de nombreux exilés à s’établir en France, l’une des grandes terres
d’accueil avec la Suisse, la Belgique et surtout le Royaume-Uni. Elles ont
contribué à créer de nouveaux réseaux de solidarité entre les exilés politiques
qui ont gagné la France de la monarchie de Juillet, les amenant souvent à
penser leur communauté sur le modèle familial. D’ailleurs, des liens de frater-
nité, au sens propre, pouvaient aussi relier les exilés issus d’un même réseau
familial, ne serait-ce que parce que généralement, les membres d’une même
fratrie, lorsqu’ils avaient été impliqués dans les mêmes luttes dans le pays
d’origine, fuyaient ensemble la répression vers un même pays d’asile. Après
la répression de l’insurrection de Varsovie, les frères polonais Théodore et
Théophile Morawski quittent ensemble la Pologne en 1831 pour Paris, en
passant par la Prusse 1, tandis qu’après un court séjour en exil en Galicie,
Édouard Jelovicki, choisit de rejoindre en France son frère Alexandre déjà
installé à Paris 2. Contrairement à cet exemple d’harmonie à la fois idéologique
et migratoire interne à la cellule familiale, le cas des frères russes Tourgueniev,
est quant à lui emblématique des lignes de clivage internes au réseau familial
en exil : si Nicolas Ivanovitch Tourgueniev est arrivé en France contraint et
forcé par la répression de l’insurrection russe de décembre 1825 à laquelle il
avait participé, son frère, Alexandre Ivanovitch, a joué un double jeu à Paris en
transmettant des informations à la cour du tsar sur la demi-douzaine de
décembristes russes réfugiés dans la capitale sous la monarchie de Juillet 3.
Mais au-delà du sens propre du terme de « fraternité », il faut bien sûr
retenir le sens figuré que revêt ce terme dans le vocabulaire politique du
XIXe siècle, où il renvoie à la solidarité symbolique d’individus qui partagent
un même engagement et qui peuvent aller jusqu’à défendre par les armes la

1. The´dore Morawski et The´ophile Morawski, dans J. Straszewicz (dir.), Les Polonais et les Polonaises
de la Re´volution du 29 novembre 1830, Paris, 1832, p. 1 et suiv.
2. « La famille Jelovicki », dans J. Straszewicz (dir.), Les Polonais et les Polonaises..., cité n. 1,
p. 10.
3. M. Cadot, La Russie dans la vie intellectuelle française, Paris, 1967, p. 27 et suiv.
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162 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

cause de leurs frères en politique. La constitution de liens relevant d’une


fraternité politique est facilitée par le contexte de l’exil, dans lequel les
réfugiés ont spontanément tendance à se rapprocher et à reconstituer une
famille symbolique 4. Cependant, si le contexte singulier de l’exil amène les
réfugiés à se rassembler, les difficultés matérielles, économiques et cultu-
relles qu’ils traversent sont aussi propices aux dissensions et aux divisions,
que l’on pense aux ennuis financiers – beaucoup d’exilés contractent des
dettes et doivent faire appel à la solidarité des frères –, qui se doublent
parfois de difficultés à trouver un emploi dans le pays d’accueil. L’expé-
rience du séjour en exil peut ainsi susciter de véritables inimitiés interper-
sonnelles, et faire apparaı̂tre des lignes de clivage au sein même des
communautés nationales.
Pour appréhender la fraternité symbolique et politique qui se noue en exil,
la France de la monarchie de Juillet constitue un observatoire idéal, comme
l’ont mis en valeur les travaux de Jacques Grandjonc 5 ou encore de Cécile
Mondonico 6. Si la France avait déjà accueilli sous la Restauration nombre de
proscrits venus de toute l’Europe méditerranéenne, que l’on pense notamment
aux exilés espagnols, joséphins après 1814 ou libéraux dans les années 1820,
ou encore aux exilés portugais en 1829, c’est sous la monarchie de Juillet
qu’elle connaı̂t une intensification des flux migratoires de nature politique et
une diversification des origines géographiques des exilés accueillis. D’une part,
l’immigration politique d’origine latine se poursuit après 1830. Près de
3 000 exilés espagnols vivent en France au début des années 1830 7, allant
des réfugiés libéraux qui ont traversé les Pyrénées après le renversement du
gouvernement de Riego en 1823 aux libéraux attirés par la révolution de
Juillet, sans compter ensuite les partisans de Don Carlos arrivés pendant et
après la première guerre carliste (1833-1840). Quant aux Italiens, il s’agit
surtout à cette période d’exilés venus des États pontificaux ou du royaume
des Deux-Siciles : en 1831, ils avoisinent le nombre de seize cents personnes 8.
Mais, d’autre part, l’Europe centrale et orientale est aussi pourvoyeuse d’exilés
politiques. Au début des années 1830, nombre de libéraux allemands sont
contraints de traverser le Rhin après la répression qui fait suite aux insurrec-
tions de 1830 et à la fête du château d’Hambach en mai 1832, venant grossir
la « colonie allemande » de Paris, forte de plusieurs milliers d’immigrés écono-

4. Voir les travaux de S. Aprile sur les proscrits français sous le Second Empire : S. Aprile, Le
sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, 2010, p. 152 et suiv., où elle
évoque la « grande famille de l’exil », qui se reconstitue par exemple dans le quartier de Soho à
Londres sous le Second Empire.
5. J. Grandjonc, Les e´migre´s allemands sous la monarchie de Juillet. Documents de surveillance poli-
cie`re 1833-1848, dans Études germaniques, 1, 1972, p. 115-249 ; Id., Les e´migrations allemandes
au XIXe sie`cle (1815-1914), dans J. Grandjonc (dir.), Émigre´s français en Allemagne, e´migre´s
allemands en France (1685-1945), Paris, 1983, p. 82-115.
6. C. Mondonico, L’asile sous la monarchie de Juillet : les re´fugie´s e´trangers en France de 1830 à
1848, thèse d’histoire sous la direction du professeur Gérard Noiriel à l’EHESS, Lille, Atelier
national de reproduction des thèses, 1996, 2 microfiches ; Id., Les re´fugie´s en France sous la
monarchie de Juillet : l’impossible statut, dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 47-4,
2000, p. 731-745.
7. Un rapport parlementaire de septembre 1831 estime que 2 867 réfugiés espagnols sont
secourus par le gouvernement à cette date. Voir Archives nationales (AN), C 749, dossier
no 32, note sur la situation et la résidence des réfugiés étrangers en France.
8. Ibid.
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UNE DIFFICILE FRATERNITÉ . 163

miques dont il s’avère souvent difficile de les distinguer. C’est surtout l’arrivée
massive des réfugiés polonais de la « grande émigration » à partir de la fin de
l’année 1831 qui modifie en profondeur les origines géographiques des réfu-
giés subventionnés par le ministère de l’intérieur français, tout en modifiant les
dimensions du groupe des étrangers secourus.
Les liens de fraternité symbolique entre exilés peuvent être analysés à partir
de l’exemple de ces deux communautés étrangères : la communauté alle-
mande, étudiée par plusieurs historiens tels que Michel Espagne et Michaël
Werner, et la « grande émigration » polonaise, sur laquelle l’historiographie
française n’a sans doute pas encore apporté un éclairage suffisant. L’étude
comparative des réfugiés allemands et polonais permettra ainsi de souligner
la grande variété des comportements suivis par les groupes en exil en France,
mais aussi d’insister sur la permanence de traits spécifiques, propres à chaque
groupe national. Seront mises en lumière les différentes manifestations exté-
rieures par lesquelles se matérialise la solidarité idéologique qui relie les exilés
dans la France de la monarchie de Juillet. Mais il n’en reste pas moins que ces
liens de fraternité tissés entre réfugiés d’une même nation et d’une même
tendance politique peuvent se fissurer progressivement dans l’exil, du fait de
rivalités personnelles, mais aussi de dissensions politiques croissantes. On peut
ainsi parler d’une recomposition des fraternités en exil : si les liens de solidarité
nationale, reposant sur le partage d’une même origine géographique et cultu-
relle, tendent à s’émousser peu à peu, l’exil en France est aussi pour les
Allemands et les Polonais l’occasion de tisser de nouvelles formes de fraternité
véritablement transnationales.
La fraternité symbolique qui relie les exilés appartenant à une même nation
d’origine a besoin de se dire pour exister. Les manifestations de fraternité des
proscrits allemands et polonais installés en France visent à la fois à préserver la
culture du pays d’origine et à ressouder un groupe géographiquement dispersé.
Trois exemples archétypaux de manifestations symboliques de cette fraternité
politique seront ici envisagés : d’abord, les pratiques générales de sociabilité,
puis les preuves de solidarité financière et matérielle, et enfin les manifestations
de soutien à l’occasion des funérailles des frères morts en exil.
Les pratiques de sociabilité communes constituent la première manifesta-
tion symbolique par laquelle la fraternité des proscrits peut se matérialiser.
Organisation de banquets, fréquentation de salons, de salles de spectacle ou
de cabinets de lecture, chaque communauté tend à privilégier un type de
sociabilité. La préférence de la « colonie allemande » va aux réunions dans les
nombreux cabinets de lecture de la capitale, tandis que les Polonais se retrou-
vent volontiers autour de banquets qui permettent de recréer de manière
temporaire et symbolique la fraternité des armes vécue en Pologne en 1830-
1831. Les exilés allemands prisent la fréquentation des cabinets de lecture, qui
constituent à la fois un lieu de loisir et un cadre collectif où s’expriment
diverses formes de politisation. Comme l’ont montré les travaux d’Helga Jean-
blanc 9, les exilés allemands s’y retrouvent exclusivement entre eux, et peuvent
également se tenir régulièrement au courant des affaires d’outre-Rhin grâce à

9. H. Jeanblanc, Des Allemands dans l’industrie et le commerce du livre à Paris (1811-1870), Paris,
1995.
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164 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

la consultation de journaux. En 1827, dans le dossier de demande d’autorisa-


tion qu’il dépose pour son cabinet de lecture, le libraire Henri Staub sollicite
expressément auprès des autorités françaises la possibilité de ne proposer dans
son établissement que des écrits de langue allemande, afin de permettre aux
Allemands maı̂trisant mal le français de garder un lien avec l’écrit et les actua-
lités de leur pays d’origine 10. Avec l’expansion que connaı̂t la « colonie alle-
mande » au milieu des années 1830, forte de proscrits mais surtout d’immigrés
économiques 11, les cabinets de lecture germaniques entrent dans une phase de
concurrence accrue à Paris, notamment après l’implantation de Brockhaus et
Avenarius dans le voisinage de la Bibliothèque royale 12. Pour les exilés alle-
mands, la fraternité politique s’exprime avant tout dans le cadre de ce lieu de
passage et de médiation culturelle qu’est le cabinet de lecture.
Quant aux exilés polonais arrivés en France à partir de la fin de l’année
1831 et du début de l’année 1832, ils tendent à privilégier d’autres formes de
sociabilité plus festives pour manifester leur solidarité de frères d’armes. À la
différence de celle des libéraux allemands qui sont le plus souvent des
hommes de lettres, la fraternité des Polonais repose avant tout sur la
mémoire de la participation collective aux combats contre l’armée russe en
1830-1831. Les Polonais accordent leur faveur à la sociabilité du banquet, qui
matérialise de manière conviviale la fraternité des proscrits. Les archives poli-
cières de la monarchie de Juillet offrent de multiples exemples de cette forme
particulière de convivialité. L’examen des archives policières girondines, qui
renferment plusieurs rapports détaillés sur un banquet polonais organisé
en 1838, permet de mieux illustrer le fonctionnement de cette forme de
sociabilité ouverte et festive. En l’occurrence, il s’agit d’un banquet donné à
Caudéran, organisé le 29 novembre. Les commissaires du banquet ne choi-
sissent pas la date au hasard, puisque la date retenue permet de commémorer
l’anniversaire de la révolution de Varsovie. De manière significative, dans une
lettre à la préfecture de la Gironde, le maire de Caudéran décrit ce moment
de convivialité partagé par les exilés comme un « banquet de famille 13 ».
Comme c’est souvent le cas au début de la monarchie de Juillet, le maire y
a d’ailleurs lui-même participé, officiellement pour « éviter des démonstrations
turbulentes et hostiles aux puissances amies de la France », mais officieuse-
ment par solidarité avec la cause nationale polonaise. Le banquet tel qu’il est
pratiqué par les Polonais converge ainsi avec le modèle du banquet libéral ou
républicain à la française, qui constitue, comme l’a démontré Vincent Robert,
une véritable « matrice de l’association politique » française au cours du
premier XIXe siècle 14.

10. AN, F18 2162 B.


11. J. Grandjonc estime que plus de 500 000 Allemands ont séjourné plus ou moins longtemps
à Paris sous la monarchie de Juillet. Voir J. Grandjonc, Les e´migre´s allemands... cité n. 5,
p. 119.
12. H. Jeanblanc, Les cabinets de lecture d’Allemands à Paris au XIXe sie`cle, dans M. Grunewald,
J. Schlobach (dir.), Me´diations. Vermittlungen, Aspects des relations franco-allemandes du
XVII e sie`cle à nos jours, II, Berne, 1992, p. 466.
13. Archives départementales de Gironde, 1 M 354, lettre du maire de la commune de Caudé-
ran au préfet de la Gironde, 30 novembre 1838.
14. V. Robert, Le temps des banquets. Politique et symbolique d’une ge´ne´ration (1818-1848), Paris,
2010, p. 101.
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UNE DIFFICILE FRATERNITÉ . 165

La fraternité symbolique entre proscrits se manifeste certes à travers les


liens ponctuels et parfois éphémères de sociabilité, mais elle doit aussi pouvoir
se traduire par une solidarité toute matérielle lorsqu’un frère traverse des
difficultés financières. Il convient de rappeler à cet égard que les réfugiés
européens des années 1830-1840 se voient aussi privés de leurs droits sur
leurs biens, souvent mis sous séquestre dans le pays natal ou purement et
simplement confisqués par l’État d’origine. C’est pourquoi les membres
d’une même nationalité en exil n’hésitent pas à se rendre de menus services
pour se faciliter la vie quotidienne, en s’arrangeant entre eux pour régler les
dettes d’un frère dans le besoin. La solidarité matérielle entre les étrangers
s’exprime aussi par la recherche d’activités rémunérées au bénéfice des frères
d’exil. L’analyse des archives du ministère de la Guerre permet ainsi d’identi-
fier plusieurs exemples d’entraide professionnelle entre des réfugiés polonais
qui ont été envoyés dans la province d’Alger pour peupler la toute récente
colonie peu après sa conquête par la France. À la fin de l’année 1834, Théo-
phile de Mir, réfugié polonais qui usurpe le titre de prince, parvient à acquérir
une vaste concession de terre en Algérie. De manière significative, c’est dès
l’année suivante qu’il demande instamment au ministère de la Guerre que
treize de ses compatriotes polonais et frères d’exil – deux anciens sous-officiers
et onze soldats – puissent le rejoindre sur ses terres, afin de pouvoir leur
procurer une occupation décente et pérenne 15. Il ne s’agit que d’un cas
parmi d’autres d’entraide économique entre réfugiés, mais les fonds portant
sur les réfugiés politiques sont riches de lettres d’appui à des candidatures
écrites par des étrangers au profit de compatriotes dans le besoin.
On verra enfin que l’assistance des réfugiés aux funérailles de leurs frères
morts en France constitue une forme particulièrement topique de la solidarité
entre frères d’exil. Il s’agit alors de rendre hommage à un ami, mais l’on sait
grâce à Emmanuel Fureix combien la participation aux cortèges funéraires
pouvait être un geste de protestation politique sous les monarchies censi-
taires 16. Les exilés assistent presque systématiquement aux obsèques de leurs
compatriotes en exil, notamment à Paris, où le cortège jusqu’au Père-Lachaise
permet d’incarner aux yeux de tous la cohésion du groupe de proscrits.
Comme le dit Emmanuel Fureix, ce rituel est aussi pour eux une « occasion
de se compter, de se montrer, d’exprimer une opinion 17 ». La dimension
parfois spectaculaire des cortèges funèbres manifeste ainsi ostensiblement la
solidarité qui relie entre eux les réfugiés. L’exemple des funérailles de l’exilé
libéral allemand Ludwig Börne, enterré en 1837 à Paris au Père-Lachaise, est à
cet égard révélateur de la volonté de manifester à tout prix la cohésion des
exilés libéraux allemands. Le jour des funérailles de Ludwig Börne, Jacob
Venedey, autre célèbre exilé allemand qui s’est fixé à Paris en 1835, prend le
risque de venir assister à l’enterrement, alors même qu’il vient de faire l’objet
d’un arrêté d’expulsion et qu’il n’est pas censé être vu dans la capitale. Fina-
lement, la police parisienne le retrouve dans l’assistance, au moment même où
François-Vincent Raspail prononce un discours sur la tombe du défunt. Une

15. AN, centre des archives de l’outre-mer, F80 607, dossier no 1, 1834-1835.
16. Voir E. Fureix, La France des larmes : deuils politiques à l’âge romantique, 1814-1840, Paris,
2009.
17. Ibid., p. 323.
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166 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

telle prise de risque montre ainsi que les exilés sont parfois prêts à se mettre
eux-mêmes en danger pour rendre un dernier hommage aux proscrits qui ne
reverront jamais la terre natale.
Cependant, la volonté qu’ont les exilés de manifester symboliquement la
cohésion de leur communauté, à la fois par le biais de la sociabilité et de
l’entraide économique, financière et symbolique, ne doit pas faire illusion sur
le degré de cohésion des groupes d’exilés. Malgré l’importance de ces mani-
festations de solidarité, les proscrits allemands et polonais, qui partagent pour-
tant une même origine et un même combat politique initial, finissent souvent
par se déchirer dans l’exil. C’est pourquoi l’on peut parler d’une difficile
fraternité en exil, qui s’illustre à la fois par les inimitiés qu’éveille la situation
de l’exil et par l’établissement de lignes de clivage politiques entre les diverses
organisations fondées par les réfugiés dans le pays d’asile.
Le contexte de l’exil en France tend d’abord à créer des rivalités person-
nelles entre exilés qui pourtant partageaient les mêmes valeurs et les mêmes
combats en arrivant en France. Nous pouvons ainsi revenir sur l’exemple de la
rivalité qui oppose peu à peu Heinrich Heine et Ludwig Börne, arrivés en
France au début des années 1830. Leur relation, qui a été étudiée par
Michaël Werner 18 et Michel Espagne 19, est particulièrement emblématique
des failles de la solidarité entre exilés en territoire étranger. Avant d’arriver en
France, Heinrich Heine et Ludwig Börne se sont rencontrés à plusieurs repri-
ses à Francfort, en 1815 et en 1827. La solidarité qui rapprochait initialement
ces deux hommes repose sur leurs communes origines juives et prussiennes,
puisque tous deux ont été confrontés en Prusse aux obstacles opposés aux
intellectuels d’origine juive dans leur carrière professionnelle, et ce même si
Heine s’était converti au protestantisme en 1825. Mais cette fraternité symbo-
lique est aussi liée aux études qu’ils ont menées, puisqu’avant de partir en exil,
Heine a obtenu un doctorat en droit et Börne, en philosophie. Tous deux se
sont engagés dans la difficile carrière d’hommes de lettres et de journalistes, à
un moment de net durcissement de la censure politique prussienne.
C’est l’influence du « soleil de Juillet », selon la formule chère à Heinrich
Heine 20, qui explique leur décision commune de s’exiler volontairement vers
la France 21, migration qui marque un tournant dans leurs carrières respecti-
ves, mais aussi dans leurs conceptions de la politique. Avec l’exil – Börne arrive
en France en septembre 1830, son compatriote Heine le suivant de peu en
mai 1831 –, s’ouvre à eux tout un champ de possibles qu’ils n’entrevoyaient
pas auparavant. Mais les relations qu’entretiennent ces deux libéraux se dégra-
dent peu à peu une fois qu’ils sont installés à Paris. Leur rivalité croissante
explique ainsi qu’en 1840, trois ans après la mort de Ludwig Börne dont nous

18. M. Werner, Fre`res d’armes ou fre`res ennemis ? Heine et Bo¨rne à Paris (1830-1840), dans
Francia : Forschungen zur westeuropäischen Geschichte, VII, Munich, 1979, p. 251-270.
19. M. Espagne, Postface, dans H. Heine, Ludwig Bo¨rne, suivi de Ludwig Marcus, éd. M. Es-
pagne, Paris, 1993, p. 149-154.
20. Voir L. Calvié, « Le Soleil de la liberte´», Henri Heine (1797-1856). L’Allemagne, la France et les
re´volutions, Paris, 2006.
21. L’exil politique pouvait être conçu au XIXe siècle comme un geste volontaire. En témoigne
la définition donnée par la 6e édition de 1835 du Dictionnaire de l’Acade´mie française qui
intègre dans l’article « exil » une mention de l’« exil volontaire ».
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UNE DIFFICILE FRATERNITÉ . 167

avons précédemment évoqué l’enterrement, Heine publie un essai particulière-


ment critique sur son ancien ami. Moquant avec sarcasme les activités politiques
de plus en plus radicales de Börne, Heine représente celui-ci entouré chez lui
d’une véritable « ménagerie humaine », faite de quelques « ours polaires » alle-
mands, de vieux « loups polonais » et de véritables « singes français 22 ». Il s’agit
ainsi pour Heine d’opposer ses propres fréquentations littéraires au cénacle
politique républicain qui s’est progressivement constitué autour de Börne.
Pour expliquer la dégradation de la relation entre Heine et Börne, Michaël
Werner a rappelé le poids des rivalités personnelles, en soulignant la jalousie de
Heine à l’égard de Börne, qui disposait d’une solide fortune personnelle et
n’avait pas besoin de vivre de sa plume. Peut aussi être mentionnée une
concurrence littéraire accrue entre ces deux hommes qui sont tous les deux
devenus des voix de l’Allemagne en exil, et qui sont employés à Paris comme
correspondants de grandes tribunes libérales allemandes. Même si Michaël
Werner insiste beaucoup sur les motifs de rivalité personnelle entre les deux
hommes, il faut apporter quelques nuances à cette thèse en rappelant que les
deux Prussiens se sont aussi éloignés du fait d’une progressive divergence
politique. Tandis que Heine rejette rapidement toute forme d’action politique
autre que celle de l’écriture d’articles à destination du lectorat allemand, Börne
joue un rôle décisif dans les associations politiques d’exilés allemands et polo-
nais qui se forment au début des années 1830 à Paris.
Au-delà de cette rivalité personnelle entre deux exilés, les liens complexes
qu’entretiennent les deux hommes sont représentatifs des relations qui se
nouent entre les étrangers réfugiés en France au début des années 1830, et
plus particulièrement entre les hommes de lettres en exil. Pour cette catégorie
particulière d’exilés, il s’avère difficile de garder la notoriété dont ils jouissaient
dans le pays d’origine, mais aussi de se faire une place dans le paysage littéraire
français. Tandis que certains choisissent de renoncer à toute forme de politi-
sation active, tels qu’Heinrich Heine qui se méfie des premiers socialistes
allemands installés à Paris, d’autres poursuivent leurs activités politiques en
exil. L’engagement politique constitue un facteur essentiel du maintien d’une
fraternité entre les exilés, et lorsque cet engagement s’atténue ou disparaı̂t, la
solidarité entre exilés semble elle aussi s’émousser plus facilement.
Si des rivalités individuelles peuvent facilement transformer d’anciens
« frères d’armes » en « frères ennemis », la progressive fissuration politique des
groupes nationaux contribue elle aussi à justifier l’idée d’une difficile fraternité
en exil. Dans le cas des réfugiés allemands, l’exemple précédent a bien montré
que si certains exilés récusent toute forme de militantisme politique à travers
des associations, d’autres réfugiés, comme Ludwig Börne, cherchent à partici-
per aux activités des sociétés secrètes d’étrangers. La « colonie allemande » s’est
en effet illustrée par le nombre considérable d’associations créées dans la
clandestinité à Paris 23. Dans un premier temps, est fondée en février-mars
1832 l’Association patriotique allemande à Paris (Deutscher Volksverein), orga-
nisée par d’anciens membres des fraternités étudiantes, et peu à peu rejointe
par tous les libéraux expulsés d’Allemagne après leur participation à la fête du

22. H. Heine, Ludwig Bo¨rne... cité n. 19, p. 70.


23. Voir J. Grandjonc, Les e´migre´s allemands... cité n. 5, p. 120-122.
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168 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

château d’Hambach en mai 1832. Cette première organisation secrète a sub-


sisté jusqu’au soulèvement républicain d’avril 1834 et à la répression qui a
suivi.
Après le soulèvement républicain d’avril 1834, une nouvelle association
plus radicale a succédé à l’Association patriotique, la Ligue des bannis (Bund
der Geächteten), dont la composition sociologique était encore plus ouvrière
que la précédente. Cependant, les tensions internes à la Ligue des bannis ont
vite fait éclater celle-ci, du fait des rivalités croissantes entre les exilés alle-
mands qui voulaient imiter le modèle pyramidal de la charbonnerie, et ceux
qui appelaient de leurs vœux un fonctionnement moins hiérarchisé et plus
démocratique. La société secrète qui a hérité de la majorité des membres de
l’ancienne Ligue des bannis est la Ligue des justes (Bund der Gerechten), créée à
l’hiver 1836-1837. Celle-ci a peu à peu été prise en mains par l’ouvrier tailleur
Wilhelm Weitling, qui a fait l’objet d’un arrêté d’expulsion en 1841. En dépit
de l’absence de son leader, la Ligue des justes a réussi à prospérer, puisqu’elle
est parvenue à étendre son influence aux ouvriers allemands installés au
Royaume-Uni à partir du début des années 1840 24. L’étude des différentes
sociétés secrètes fondées par les exilés allemands à Paris atteste ainsi de l’exis-
tence d’une ligne de partage qui se dessine peu à peu entre les Allemands qui
veulent en rester au modèle ancien de la charbonnerie et des sociétés secrètes
hiérarchisées, et les Allemands plus radicaux, fascinés par le saint-simonisme et
plus progressistes d’un point de vue social. Ainsi, l’influence des nouvelles
thèses politiques issues du pays d’accueil peut, elle aussi, contribuer à la
fissuration politique des communautés nationales en exil.
Plus encore que les exilés allemands, les réfugiés polonais, qui ont combattu
ensemble les troupes russes en Pologne en 1830-1831, peuvent être qualifiés de
« frères d’armes ». En dépit de cette cohésion toute militaire et patriotique, les
rivalités idéologiques ont rapidement déchiré le groupe des Polonais en exil, et
ce dès l’année 1832. Après la formation d’un premier comité de l’émigration
polonaise créé par le prince Adam Czartoryski en 1831, la belle unité de la
« grande émigration » polonaise a volé en éclats, après la fondation le 17 mars
1832 d’une nouvelle association qui se veut à la fois patriotique et démocratique,
bien plus radicale et contestataire, à savoir la Société démocratique polonaise.
Progressivement, celle-ci parvient à capter l’attention des exilés les plus radicaux.
À l’automne 1834, elle diffuse par exemple un grand manifeste qui rassemble plus
de 2 200 signatures. On peut notamment y lire un portrait au vitriol du prince
Adam Czartoryski, dépeint comme un véritable ennemi de la cause polonaise :
Les Polonais réfugiés, jugeant que le prince A. Czartoryski suit une ligne
contraire aux intérêts de l’émigration [...] ; regardant son influence comme
funeste, et considérant que sa conduite, pendant la révolution et dans l’émigration,
pourrait induire en erreur les amis les plus sincères de la cause du peuple polonais,
croient de leur devoir de déclarer publiquement, qu’[il] n’est pas digne de leur
confiance, et qu’il doit être considéré comme ennemi de l’émigration polonaise 25.

24. Voir AN, BB18 1408, lettre du procureur général près la cour royale de Paris, 13 janvier
1843, et J. Grandjonc, ibid., p. 122.
25. Manifeste de la section de la Société démocratique polonaise du dépôt de Poitiers signée par
2 208 réfugiés, cité par F.-V. Raspail, De la Pologne sur les bords de la Vistule et dans l’e´mi-
gration, Paris, 1839, p. 103.
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UNE DIFFICILE FRATERNITÉ . 169

Le vocabulaire employé par ce manifeste de la Société démocratique polo-


naise montre ainsi qu’un ancien frère d’armes, qui plus est un primus inter pares
puisqu’il s’agit de l’ancien président du gouvernement provisoire polonais de
1830, peut devenir en exil l’ennemi à abattre. Cet exemple polonais suggère
ainsi la grande friabilité de la fraternité politique qui relie les membres d’une
même communauté nationale en exil : jusqu’à la fin de la monarchie de Juillet,
la frange aristocratique de la « grande émigration » met tout en œuvre pour
décrédibiliser la Société démocratique polonaise, en accusant par exemple
ses chefs de malversations au cours de l’année 1846 26.

Si les anciennes fraternités nationales ont tendance à voler en éclats une fois
les réfugiés arrivés dans le pays d’asile, il n’en reste pas moins que la situation
même de l’exil est propice à la formation de nouvelles fraternités, que l’on peut
qualifier de transnationales. L’exemple de la Société démocratique polonaise
est caractéristique de ces nouvelles solidarités qui se tissent à la faveur de l’exil :
les compagnons d’armes polonais, qui peuvent s’entre-déchirer en France,
nouent des relations de fraternité avec certains membres de la société fran-
çaise, mais aussi avec des réfugiés politiques venus d’autres pays et qui parta-
gent un même combat idéologique.
Nombreux sont les contacts noués par les membres de la Société démo-
cratique polonaise avec la société française. Certains républicains français
apportent directement leur soutien à la Société en y adhérant, comme le
prouve une liste de membres de la Société datant de 1834 envoyée par le
ministère de l’Intérieur aux préfets de départements, qui fait état de la pré-
sence de plusieurs membres français dans la section locale, dont celle d’un
élève français de l’École polytechnique 27. Certains républicains français vont
jusqu’à servir d’interfaces entre la Société démocratique polonaise et les socié-
tés secrètes françaises. C’est notamment le rôle joué par Théophile de Kersau-
sie, ancien officier de hussards qui a aidé François-Vincent Raspail à diriger la
Société des droits de l’homme. Lorsque Raspail consacre un petit opuscule à la
cause polonaise en 1839, il dédie son livre à Kersausie, qui a participé comme
volontaire à l’insurrection de Varsovie en 1830. Dans l’exorde, Kersausie est
présenté comme un frère d’armes des réfugiés polonais, étant donné qu’il a
non seulement partagé leur combat politique, mais aussi leur condition d’exilés
après sa propre expulsion de France vers le Royaume-Uni :
La loi française [...] t’a dépouillé de tous tes titres [...]. Tu fus riche en
naissant, capitaine des hussards à vingt ans, décoré sur le champ de bataille à
vingt-cinq ans, soldat de l’insurrection populaire en 1830 [...] ; aujourd’hui tu
n’as plus droit de cité en France ; tu ne vis que fictivement devant la loi ; tu es
mort civilement ; tu es mort pour tout, si ce n’est pour la haute surveillance de la
police.
J’ai l’autorisation de parler de toi, de ton vivant même, comme en parlera la
postérité ; [...]. Citoyen polonais, par ton enrôlement sous les drapeaux de l’in-
surrection polonaise, il te reste un synonyme du titre de citoyen français 28.

26. Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Pologne, vol. 35,
rapport de la préfecture de police de Paris, 7 juillet 1846.
27. Archives départementales de la côte-d’Or, 20 M 1259, février 1834.
28. F.-V. Raspail, De la Pologne... cité n. 25, p. 1.
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170 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Pour preuve de cette fraternité nouée par le volontaire républicain Kersau-


sie avec les démocrates polonais, Raspail évoque sa prise d’armes volontaire
dans la Pologne insurgée de 1830-1831, mais aussi son rôle de relais de la
Société démocratique polonaise à Londres, puisque c’est lui qui transmet à
Raspail depuis l’Angleterre où il est proscrit plusieurs documents authentiques
de la Société qu’il a en sa possession. Mais cet opuscule de Raspail ne se
contente pas de mettre en valeur les relations qu’a pu entretenir cet ancien
volontaire français de l’insurrection de Varsovie avec la Société démocratique
polonaise. Il souligne également les liens tissés par l’organisation centralisée de
la Société démocratique polonaise avec les réfugiés politiques radicaux issus
d’autres horizons nationaux :
La jeune Italie, la jeune Allemagne, la jeune Pologne des bords du Borysthène
et de la Vistule, la jeune France, tout enfin ce qui s’est régénéré, dans le monde
entier, au soleil de la Révolution française, est de cette manière en relation avec
[l]a centralisation organisée [de la Société démocratique polonaise 29].
Aussi Raspail semble-t-il placer la Société démocratique polonaise au
cœur d’un véritable réseau républicain européen. Dans les faits, il est vrai
que la Société démocratique polonaise a bel et bien entretenu des relations
avec le mouvement de la Jeune Italie dès ses débuts, puis avec la Jeune Europe
de Giuseppe Mazzini à partir de 1834. La solidarité qui relie les deux courants
se lit d’ailleurs dans les craintes exprimées par les autorités françaises.
Dans une circulaire du 2 octobre 1835, le ministère de l’Intérieur demande
par exemple aux préfets des départements où se trouvent des dépôts de
réfugiés s’ils ont eu vent d’éventuels contacts entre les réfugiés polonais rele-
vant de la Société démocratique polonaise et les exilés mazziniens d’origine
italienne :
La contagion [...] a-t-elle gagné les dépôts [de réfugiés] polonais ? Je n’en ai
pas la certitude, mais la crainte. Aussi Monsieur c’est sur un fait positif et sur des
présomptions qui n’ont pas moins de gravité que doit se fixer votre attention. Un
comité démocratique existe-t-il dans le dépôt placé sous votre surveillance ? Ce
comité se révèle-t-il par des actes extérieurs, par des correspondances ? Les
membres du comité, ou les Polonais appartenant au dépôt, feraient-ils partie
d’associations secrètes ? L’initiation de la Jeune Europe aurait-elle pénétré
parmi eux 30 ?
L’existence de liens étroits entre les réfugiés polonais de la Société démo-
cratique polonaise et les réfugiés italiens de tendance mazzinienne est d’ailleurs
attestée par plusieurs rapports policiers. L’un mentionne notamment en 1834
le rôle d’intermédiaire joué par le nonce polonais Valentin Zwierkowski, qui
parvient à Nancy à faire le pont entre l’émigration démocratique polonaise et
les réfugiés républicains allemands et italiens installés dans la ville :
Depuis son arrivée à Nancy, [M. Valentin Zwierkowski] n’a pas cessé d’avoir
des liaisons intimes avec les ennemis les plus véhéments du Roi et dernièrement
deux Polonais déserteurs du dépôt de Besançon ayant traversé la France avec des
passeports. [...] J’ajoute à ces détails que le Sieur Zwierkowski m’était depuis
longtemps signalé comme le correspondant des clubs républicains de Suisse,

29. Ibid., p. 105.


30. Archives départementales de la Gironde, circulaire du ministère de l’Intérieur, 2 octobre
1835.
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UNE DIFFICILE FRATERNITÉ . 171

d’Allemagne et d’Italie. Lié à Nancy avec les ennemis les plus acharnés du
gouvernement, il ne dissimulait pas sa haine contre le Roi 31.
Même si l’analyse des rapports de police doit toujours être prudente, un tel
document suggère néanmoins combien l’exil politique en France est propice à
la formation de nouveaux liens de fraternité idéologique et politique, d’am-
pleur véritablement transnationale, entre réfugiés de différentes origines. Ces
contacts transversaux sont permis par le regroupement des réfugiés politiques
dans certaines grandes villes du royaume telles que Paris, Lyon, Bordeaux ou
Marseille, mais aussi dans les foyers urbains proches des frontières comme
Besançon. Joue également en la faveur de ces nouveaux liens de fraternité
transnationale la politique d’internement des proscrits étrangers dans les
dépôts de réfugiés, pratique qui s’est intensifiée au début des années 1830,
avant d’être peu à peu remise en cause par le gouvernement au milieu de la
décennie.

Ainsi, la comparaison entre les réfugiés allemands et polonais installés dans


la France la monarchie de Juillet témoigne de l’existence de liens de solidarité
entre ces exilés. Ces liens restent marqués par l’existence de fortes spécificités
nationales, qui s’observent notamment à travers les pratiques de sociabilités.
Toutefois, la condition commune partagée par ces exilés en France rend par-
ticulièrement fragiles les liens de fraternité nationaux et politiques qu’ils
tentent de revivifier dans le pays d’accueil. La fraternité éprouvée au combat
– qu’il s’agisse d’un combat bien réel ou d’une lutte plus symbolique, comme
dans le cas des hommes de lettres allemands d’opinion libérale – échoue à
créer des liens suffisamment solides pour résister aux épreuves de l’exil. En
revanche, si les « familles » recréées en France par les réfugiés polonais ou
allemands ont tendance à se diviser, la coexistence des réfugiés politiques de
diverses origines, dans les grandes villes du royaume ou encore dans les dépôts
de réfugiés où ils sont massivement internés au début des années 1830, permet
la formation de nouvelles solidarités transnationales, fondées sur le partage de
mêmes positions idéologiques.

31. Archives départementales d’Indre-et-Loire, 4 M 530, lettre du préfet de la Meurthe au


préfet de la Creuse, copie pour le préfet d’Indre-et-Loire, Nancy, 3 janvier 1834.
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LAURE GODINEAU

Fraternité construite et reconstruite


chez les anciens communards

Toi, tu as rassemblé tes misères et tes peines, et tu as amené ton peloton de


recrues à cette révolte qui fut la grande fédération des douleurs.
De quoi te plains-tu ?...
C’est vrai. La Perquisition peut venir, les soldats peuvent charger leurs armes
– Je suis prêt.
....................................................................................................................
Je viens de passer un ruisseau qui est la frontière. Ils ne m’auront pas ! Et je
pourrai être avec le peuple encore, si le peuple est rejeté dans la rue et acculé
dans la bataille.

Ainsi s’écrie, à la fin de L’Insurge´, Jacques Vingtras, le double de Jules


Vallès, lorsqu’il se cache et fuit Paris pour partir en exil 1. « Grande fédération
des douleurs » : l’expression se trouve déjà dans la dédicace du début de ce
dernier tome de la trilogie écrite par l’ancien membre de la Commune. Le livre
est ainsi dédié :
Aux morts de 1871, À tous ceux qui, victimes de l’injustice sociale, prirent les
armes contre un monde mal fait et formèrent, sous le drapeau de la Commune,
la grande fédération des douleurs 2.
Il est dédié aux gardes nationaux de la Commune et plus fondamentale-
ment à tous les insurgés, à tous les opprimés, à la fédération de la garde
nationale en particulier, à la fédération révolutionnaire de tous plus largement.
Mais les souffrances de l’oppression enrichissent cet imaginaire de la fédéra-
tion. Chez Vallès écrivain, tous sont frères dans un monde injuste, frères dans
la lutte, frères dans la répression, frères dans l’exil.
La trilogie de Jacques Vingtras a été pensée lors des années de proscription
de Jules Vallès, essentiellement à Londres et secondairement en Suisse 3.
L’exil, pour l’écrivain comme pour beaucoup d’autres anciens insurgés, fut

1. J. Vallès, L’Insurge´, chap. XXXV, édition présentée, établie et annotée par M.-Cl. Bancquart,
Paris, 1975, p. 333-334.
2. Ibid., p. 39.
3. Notice Jules Valle`s, dans Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron, Dictionnaire biographique du
mouvement ouvrier français, Paris, 1997 ; R. Bellet, Jules Valle`s, Paris, 1995.
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174 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

un moment de longue attente, de souffrances, nourries en partie par les


réflexions sur la Commune, l’échec, la répression 4.
En cela, il apparaı̂t comme une façon de prolonger cette « grande fédération
des douleurs », qui devient, plus que jamais, fraternité de la douleur. Les exilés
et les déportés continuent, plus que jamais, de se penser comme membres
d’une même famille, la famille des opprimés : opprimés de tout temps et
opprimés par la répression. Ils peuvent alors se penser comme des frères,
frères de la Commune, mais surtout frères qui pleurent ceux qui sont morts
en 1871 et ceux qui meurent hors de France. Cet article voudrait dès lors
questionner la manière dont l’exil contribue à une construction imaginée chez
les anciens communards, celle d’une fraternité dans l’adversité.

LA SOLIDARITÉ EN EXIL : DES « FRÈRES » FACE AUX DIFFICULTÉS

Après la Semaine sanglante de mai 1871, plus de 40 000 prisonniers furent


jugés par les tribunaux militaires. Cette « répression légale » conduisit à plus
de 10 000 condamnations. Environ 4 000 condamnés furent envoyés en
Nouvelle-Calédonie 5. Il y eut 3 000 condamnations par contumace, mais on
estime à environ 5 000 ou 6 000 le nombre d’exilés, puisqu’il faut prendre en
compte non seulement les insurgés poursuivis ayant réussi à fuir mais aussi
leurs proches et ceux qui craignaient une arrestation. Les principaux pays
d’accueil furent la Grande-Bretagne, la Suisse, la Belgique. Pour d’autres,
l’exil fut plus lointain : des communards se trouvèrent pendant toute ou une
partie de leurs années de proscription aux États-Unis, en Amérique latine, en
Russie, en Hongrie... Déportés en Nouvelle-Calédonie et exilés ne rentrèrent
le plus souvent qu’à la faveur des amnisties successives de 1879-1880, amnistie
partielle en mars 1879, amnistie plénière en juillet 1880.

La proscription suscita une solidarité réelle entre exilés. Celle-ci fut avant
tout matérielle. En Grande-Bretagne, par exemple, ceux des communards qui
avaient trouvé une place pouvaient favoriser l’embauche d’un ou de plusieurs
autres proscrits. Des exemples existent donc de concentration locale d’anciens
insurgés, reposant sur cette solidarité matérielle. Ainsi, En Suisse, Paul Pia 6,
chargé de la liquidation de la société s’occupant de l’exploitation du réseau de
la Compagnie des chemins de fer de la Suisse occidentale, fit recruter plus

4. Sur l’exil au XIXe siècle, voir S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la
Commune, Paris, 2010. Sur l’exil et l’attente du retour chez les communards, voir
L. Godineau, Retour d’exil. Les anciens communards au de´but de la Troisie`me Re´publique,
thèse de doctorat d’histoire de l’université Paris 1, janvier 2000.
5. La Nouvelle-Calédonie fut établie comme lieu de déportation par la loi du 23 mars 1872. La
presqu’ı̂le Ducos était destinée à la déportation en enceinte fortifiée, l’ı̂le des Pins à la
déportation simple. Les condamnés aux travaux forcés seraient transportés également en
Nouvelle-Calédonie, au bagne de l’ı̂le Nou. Le bilan numérique considéré comme quasi-
définitif et quasi-complet est celui que donne le général Appert, commandant la subdivision
de Seine-et-Oise, dans son rapport présenté à l’Assemblée nationale le 20 juillet 1875.
6. Voir notice Paul Pia, dans Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3. Né en 1831, Paul
Pia était directeur du trafic à la compagnie du chemin de fer d’Orléans avant la guerre. Sous la
Commune, il fut contrôleur général des chemins de fer. Il fut condamné par contumace à la
déportation dans une enceinte fortifiée.
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FRATERNITÉ CONSTRUITE ET RECONSTRUITE CHEZ LES ANCIENS COMMUNARDS . 175

d’une dizaine de communards 7. Les frères Bonnet, qui tenaient une fabrique
de caractères en bois, employèrent aussi plusieurs de leurs camarades 8. En
Alsace, deux figures de la Commune, Augustin Avrial et Camille Langevin,
chargés d’une usine de constructions mécaniques à Schiltigheim, réunirent
autour d’eux un groupe de combattants de 1871, de 1874 à leur expulsion
et donc leur dispersion en 1876 9. Il s’agit là d’exemples connus, que Lucien
Descaves reprendra dans son roman sur les « vieux de la vieille 10 ». Mais il
existe sans doute une solidarité plus générale et en même temps plus discrète,
qu’on peine certes à retrouver dans les sources mais qui reposerait sur la
fréquentation commune des lieux propres à la proscription. On sait qu’il
existe à Londres des quartiers « français » où les anciens de 1871 se regroupe-
ront, quartiers ayant d’ailleurs accueilli les vagues précédentes de réfugiés 11.
La proximité géographique, de tradition, a certainement joué pour accroı̂tre
une solidarité qui pouvait par ailleurs reposer sur les liens politiques, nationaux
et linguistiques, ou sur le sentiment d’appartenir à une même communauté de
destin 12.

Cette solidarité a néanmoins dû composer avec les inimitiés de l’exil, habi-
tuelles dans les communautés de proscrits, mais qui mettent à mal l’entraide,
pouvant être perçue comme un devoir fraternel. Les querelles intestines sont
légions, avivées par l’attente de l’amnistie et le repli du groupe sur lui-même,
paradoxalement entretenu en partie – mais pas seulement – par la proximité
géographique mentionnée ci-dessus. La Commune de Paris ne fut pas une, les
divisions idéologiques furent nombreuses. En exil, ces querelles anciennes,

7. Pia fit notamment employer Lefrançais, Clémence, Jules Montels, Jaclard. « Il [un des direc-
teurs de l’exploitation] donna carte blanche à Paul Pia pour le recrutement de son personnel,
si bien qu’une douzaine de communards purent être occupés concurremment avec autant de
Vaudois. C’était pour nous la vie assurée pendant un an. J’accourus », déclare un ancien
communard dans le roman très documenté de Lucien Descaves, Phile´mon vieux de la vieille,
Paris, 1913.
8. Charles et Victor Bonnet se réfugièrent à Genève après 1871 et le premier fut actif dans la
proscription.
9. Augustin Avrial, ouvrier mécanicien, membre de l’Internationale, fut élu au Conseil de la
Commune le 26 mars. Il fut condamné à mort par contumace. Camille Langevin, lui aussi
ouvrier mécanicien et membre de l’Internationale, était également membre du Conseil de la
Commune. Il fut condamné par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée. À
Schiltigheim, ils employèrent notamment comme comptable un autre ancien du Conseil de la
Commune, Jourde, ancien délégué aux Finances ainsi que, par exemple, Sincholle, directeur
du Service des eaux et des égouts pendant l’insurrection. Voir les notices Augustin Avrial et
Camille Langevin, dans Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3. Voir aussi APP BA
943, dossier « Avrial » et APP BA 1140, dossier « Langevin ».
10. L. Descaves, Phile´mon... cité n. 7. Voir aussi la collection Descaves, qui contient toutes les
notes, lettres et archives relatives aux anciens communards, Internationaal Instituut voor
Sociale Geschiedenis (IISG), Amsterdam.
11. P. K. Martinez, Paris Communards Refugees in Britain, 1871-1880, PhD, University of
Sussex, 1981 ; S. Aprile, Le sie`cle des exile´s... cité n. 4. À Londres, la plupart des réfugiés
se trouvent autour d’Oxford Street, Fitzroy Square, Soho, quartier français depuis l’émigra-
tion des huguenots en Angleterre. Beaucoup partagent d’ailleurs leur logement.
12. S. Aprile, Le sie`cle des exile´s... cité n. 4, p. 265-266, a par ailleurs montré qu’à Londres, le
club La Fraternelle, société de secours mutuels fondée par les exilés du Second Empire, sert
toujours à procurer des fonds pour les réfugiés de la Commune. Il a pour lieu de réunion The
Spread Eagle à Charles Street. Malgré cet exemple d’action commune, la solidarité entre les
deux proscriptions est assez rare, notamment du fait de la différence générationnelle.
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176 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

souvent antérieures à 1871, furent réactivées par de nouvelles querelles, poli-


tiques et/ou personnelles, qui se nourrissaient des accusations réciproques
concernant la responsabilité de l’échec de l’insurrection. Dans son étude sur
la proscription communarde à Londres, Paul Martinez a par exemple montré
que beaucoup de réfugiés désertèrent les réunions publiques après 1872-1873,
en partie du fait de l’intensité des conflits 13. La majorité d’entre eux, selon les
rapports d’indicateurs et d’espions, ne s’occuperaient alors que de leur situa-
tion matérielle.
La division est accentuée par la question des grâces. La grâce reposant sur
une demande individuelle, elle apparaı̂t ainsi comme une déchirure du pacte
qui scellerait le destin commun de la famille de la proscription communarde.
L’amnistie partielle de 1879 ne répare pas cette déchirure, bien au contraire.
En effet, la loi du 3 mars 1879 accorde l’amnistie aux condamnés pour
faits relatifs aux insurrections de 1871 qui ont été ou seront graciés par le
président de la République dans le délai de trois mois après la promulgation
de la loi 14. Avant l’amnistie collective, il faut donc le pardon individuel. Cette
« grâce-amnistie » fragmente encore la famille imaginaire en distinguant ceux
qui sont dignes du pardon et ceux qui ne le sont pas. Pour les ministres et la
majorité parlementaire, seuls resteront exclus de la nouvelle loi les chefs « cri-
minels », les « écrivains politiques », les criminels de droit commun, les hommes
« dangereux » politiquement et socialement 15. Rien d’étonnant, dès lors, à ce
que les plus militants des exilés, les plus connus ou ceux qui furent parmi les
anciens meneurs de 1871 réagissent violemment face à l’amnistie de 1879.
C’est bien la division introduite volontairement selon eux dans la communauté
conçue comme une famille qu’ils contestent : « Ceux qui ont échappé au mas-
sacre sont habitués à la douleur. Rien ne dérange la sérénité des vaincus. Ils se
sont créé une patrie dans le monde idéal de la justice, et ils préfèrent vivre
ensemble dans la peine qu’être heureux dans la lâcheté » déclare Jules Vallès
dans sa lettre à Jules Grévy, publiée en février 1879 dans La Re´volution fran-
çaise 16. Cette affirmation personnelle mais publique se fait au nom de la
proscription. Le mot choisi par Vallès est celui de patrie et renvoie à la
volonté d’un vivre ensemble autour de valeurs communes. Face à la patrie
française qui leur refuse l’amnistie sans distinction entre eux, Vallès propose
un autre modèle, une patrie idéale, la patrie imaginaire des proscrits auxquels il
faut d’ailleurs adjoindre implicitement les déportés. Elle prolonge la patrie
idéale proposée par la Commune, dans le temps comme dans les principes.
Les notions de patrie et de famille sont distinctes mais on peut y retrouver la
fraternité, horizon et idéal révolutionnaires 17. Tous peuvent et doivent être
frères dans la patrie de la Grande Révolution française, dans la patrie de la
Commune, tous sont frères dans la patrie de la proscription : frères et amis,
frères peut-être plus qu’amis dans ce temps de l’absence et de la souffrance.

13. P. K. Martinez, Paris Communards Refugees... cité n. 11, chap. VII, p. 201-229.
14. Chambre des députés de Sénat, séances des mois de février et mars 1871, Journal officiel,
p. 1096-1550.
15. Chambre des députés, séance du 11 février 1879, Journal officiel, p. 1096.
16. « Au président de la République », signé Jules V., La Re´volution française, 10 février 1879.
17. Voir M. Ozouf, Fraternite´, dans F. Furet, M. Ozouf et alii, Dictionnaire critique de la Re´volu-
tion française. Ide´es, Paris, 1992, p. 198-215 ; M. David, Fraternite´ et Re´volution française,
1789-1799, Paris, 1987.
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FRATERNITÉ CONSTRUITE ET RECONSTRUITE CHEZ LES ANCIENS COMMUNARDS . 177

Néanmoins, les vives réactions, négatives, provoquées dans la communauté


des proscrits par les déclarations de Vallès mettent encore à mal cette fraternité
imaginaire. Des exilés craignent en effet que la démarche de l’écrivain
empêche le vote de la loi et de ce fait la possibilité du retour. Arthur
Arnould, l’ami de jeunesse de Vallès, lui aussi élu de la Commune, alors en
Suisse, déplore ouvertement l’influence d’une telle prise de position en démis-
sionnant de la rédaction de La Re´volution française à cette occasion 18. En
outre, une fois votée, l’amnistie partielle renforce les dissensions. De fait, la
très grande majorité des graciés-amnistiés va choisir de rentrer et les exclus de
la loi de 1879 reprochent donc à ceux qui en sont bénéficiaires de profiter de
celle-ci. Les accusations se multiplient contre ceux qui auraient pu solliciter
leur pardon, voire contre ceux qui se « soumettent » aux choix induits par cette
loi. L’image publique n’est plus celle d’une communauté reposant sur le
vouloir vivre ensemble autour de valeurs partagées et soudée par la fraternité.
Aussi, comme s’il fallait préserver cet imaginaire, aux yeux de l’extérieur
comme des proscrits eux-mêmes, certaines voix s’élèvent parmi ceux qui ont
été amnistiés pour affirmer malgré tout le maintien d’un lien indéfectible entre
anciens communards. Le célèbre géographe Élisée Reclus, installé en Suisse,
gracié-amnistié, écrit alors dans une lettre publique : « Je serais un homme vil si
ma première parole n’était pas une parole de solidarité, de respect et d’amour
pour mes compagnons d’exil et pour ceux, plus durement frappés que moi, qui
peuplent encore les prisons ou le bagne de Nouvelle-Calédonie 19. »
Au-delà de la « solidarité » des proscrits et d’une parole de « respect » pour
les anciens combattants vaincus, pour ceux qui sont soudés au moins en
théorie par le même idéal, c’est de « parole d’amour » dont il est question. On
dépasse ici la seule entraide, le seul respect politique et le seul horizon révolu-
tionnaire pour entrer dans le domaine de l’affectif, dans le domaine du senti-
ment. Les phrases d’Élisée Reclus permettent encore, contre la loi de
mars 1879 et les déchirures publiques auxquelles elle a mené, de faire de
tous ceux qui ont été victimes de la répression une grande famille fondée sur
l’amour fraternel.

LA CONSTRUCTION IMAGINÉE D ’UNE FRATERNITÉ DANS LA DOULEUR

La revendication d’appartenir à une même famille transcende les situations


concrètes, transcende notamment les différences de situation entre exilés et
déportés. Les paroles d’Élisée Reclus s’adresse aux compagnons d’exil et aux
déportés et bagnards. Cette pensée pour les condamnés de Nouvelle-Calédo-
nie prend une résonance particulière chez Reclus qui a connu le camp de
Satory, les pontons et a été condamné à la déportation. Une lettre de savants
européens a permis que sa peine soit commuée en bannissement et son ins-
tallation en Suisse l’intègre dans le groupe des proscrits, mais de façon parti-

18. Voir Le Proscrit, correspondance avec Arthur Arnould, dans Jules Vallès, Œuvres comple`tes, éd.
L. Scheler, IV, Paris, 1950, p. 222-234 ; G. Delfau (éd.), Jules Valle`s. L’exil à Londres (1871-
1880), Paris, 1971, p. 322-323 ; R. Bellet, Jules Valle`s... cité n. 3, p. 471.
19. Le Prole´taire, 5 avril 1879 ; Le Re´volte´, 5 avril 1879 ; voir aussi APP BA 1516 (Comités d’aide
aux amnistiés / Société de secours aux proscrits).
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178 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

culière 20. C’est aussi à cette particularité que renvoie Élisée Reclus. Néan-
moins, il faut ici voir une assertion largement répandue dans les écrits des
exilés, à savoir que tous, condamnés ou non, déportés ou non, font partie de
la même communauté. Bien sûr, le sort des déportés est pire mais ce qui est
mis en avant est le destin commun et la fraternité entre tous, quelle que soit
leur situation. C’est ce qui apparaı̂t notamment dans les discours lorsque sont
lancées parmi les exilés des souscriptions en faveur des familles de déportés. Il
faut aider les déportés compte tenu de la dureté de leur condamnation mais
aussi parce que tous les anciens insurgés de 1871 sont frères en douleur. Entre
les souffrances du bagne et de la déportation en Nouvelle-Calédonie et celles
des exilés, il y a juste une différence de degré, non de nature. Nombre d’écrits
cherchent surtout à mettre l’accent sur un collectif. Ainsi en est-il de plusieurs
poésies d’Eugène Pottier, en particulier La Commune de Paris qui fait se suc-
céder trois strophes, une sur les exécutions de Satory et les cadavres de 1871,
une sur la Nouvelle-Calédonie et une sur l’exil :
Parce que déportant dans la Calédonie
Tes vaincus par milliers et toujours, et sans fin,
Tu laisses torturer leur sinistre agonie
Par l’argousin du bagne, et la soif, et la faim ;
Parce que tu nous tiens, nous, morts par contumace
Dispersés dans l’exil, sans pain et sans travail
Et qu’affolant le riche et pelotant la masse
Tu nous montres de loin comme un épouvantail,
lit-on dans la pièce de vers 21. À la déportation répond la dispersion en
différents pays-refuges, dispersion de la famille des communards, dispersion
des frères d’idéal et de combat. À l’agonie répond la mort par contumace, ainsi
se fait le rapprochement dans la souffrance, le même destin prenant des visages
différents. La répression engendre donc un mouvement qui provoque la désa-
grégation de la communauté communarde mais conduit, in fine, à la réalisation
d’une fraternité dans la douleur.

L’autre terrain d’expression de cette fraternité est l’hommage rendu aux


morts. Les funérailles de déportés, sur la terre calédonienne, sont un moment
de rassemblement auquel le communard ne peut se soustraire. Dans ce qui est
une démonstration de cohésion se mêlent le sentiment du devoir, l’union dans
le souvenir, le poids du collectif. Henri Bauër, jeune publiciste et écrivain,
déporté en enceinte fortifiée à la presqu’ı̂le Ducos, relatera dans ses Me´moires
d’un jeune homme, parus en 1895, à quel point, petit à petit, au fil des ans,
jalousie, médisance, dénigrement et calomnies noirciront la déportation 22.

20. Élisée Reclus, garde national sous la Commune, fut capturé par les troupes versaillaises lors
de la « sortie » du 4 avril 1871. Il fut condamné à la déportation simple en novembre 1871 et
sa peine fut commuée en dix ans de bannissement. Il ne rentra en France qu’en 1890. Il n’y
resta pas, s’installant en Belgique en 1894. Voir notice Élise´e Reclus, dans Cl. Pennetier
(dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3.
21. La Commune de Paris, dans E. Pottier, Œuvres comple`tes, rassemblées, présentées et annotées
par P. Brochon, Paris, 1966, p. 118.
22. H. Bauër, Me´moires d’un jeune homme, Paris, 1895, p. 302-303. Âgé de 20 ans en 1871,
Henry Bauër fut major de place à la VIe légion sous la Commune. Il fut amnistié en 1879 et
devint, après son retour de Nouvelle-Calédonie, un critique dramatique et un chroniqueur
connu. Voir notice Henry Baue¨r, dans Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3.
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FRATERNITÉ CONSTRUITE ET RECONSTRUITE CHEZ LES ANCIENS COMMUNARDS . 179

Mais il précisera que « nul ne manque l’enterrement d’un camarade » et


décrira des funérailles à l’aspect imposant, 700 hommes silencieux suivant le
cercueil 23. Les funérailles d’exilés sont elles aussi l’occasion de rendre
hommage, comme c’était d’ailleurs le cas pour les proscrits du Second
Empire, à ceux qui ne reverront pas leur « patrie ». Elles permettent également
de mettre en avant, pour les regards extérieurs comme peut-être pour les exilés
eux-mêmes, une cohésion imaginaire, une communauté fraternelle unie dans
le souvenir cérémoniel. Ainsi le cercueil, recouvert d’un drap rouge, est-il suivi
par les proscrits rassemblés, et tous, quel que soit l’âge, quel que soit le sexe,
quelle que soit l’origine sociale, quelle que soit la tendance politique et idéo-
logique, se regroupent 24. Dans sa célèbre Histoire de la Commune de 1871,
parue en 1876 alors qu’il était à Londres, puis en 1896, Lissagaray mentionne
sans détours les relations souvent pleines d’amertume, les inimitiés, les haines
entre proscrits, « mais, écrit-il, on se retrouvait tous derrière le cercueil d’un
camarade qu’enveloppait le drapeau rouge 25... » Chez Bauër comme chez
Lissagaray, le terme employé est celui de « camarade », camarade de combat,
camarade communard. La dimension affective est pourtant loin d’être
absente : devant la souffrance qui trouve son paroxysme dans la mort, tous
se retrouvent encore en frères de douleur.

TRACES DE L ’EXIL

Même s’il faut se garder de toute généralisation, les solidarités du retour


font suite aux solidarités de la proscription. Ceux qui sont rentrés les premiers
peuvent venir accueillir ceux qui rentrent après eux. Les premiers convois
venant de Nouvelle-Calédonie arrivent en France en septembre 1879. Ces
arrivées à l’automne correspondent au départ des navires de Nouméa en
juin, conséquence de l’amnistie partielle de mars 1879. L’accueil – enthou-
siaste et numériquement important – suscité par les premiers retours, s’expli-
quant en partie par la curiosité et la volonté de faire connaı̂tre aux autorités la
revendication d’une amnistie totale, diminue en intensité au fil des semaines et
des mois. Les rapatriements reprennent au printemps 1880, après une inter-
ruption de six mois pendant l’hiver, et les officiers de paix et les indicateurs
notent un déclin du public et de l’enthousiasme. Ils précisent alors que « la
plupart des curieux [...] sont des amnistiés 26 ». C’est d’ailleurs cette entraide
que Lucien Descaves veut résumer dans son roman lorsqu’il fait dire en
quelques lignes à Philémon : « Nous sommes allés rôder à la gare, comme
nous faisions à Genève, à l’arrivée des proscrits, et deux fois, nous avons
ramené chez nous des hommes, des inconnus, des abandonnés, qui retrou-
vaient en France une impression d’exil 27 ! »

23. Ibid., p. 292-293.


24. Voir P. K. Martinez, Paris Communards Refugees... cité n. 11, p. 154 ; L. Godineau, Retour
d’exil... cité n. 4, p. 542-544.
25. P. O. Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, 1876 ; 2e édition, Paris, 1896,
rééd. Paris, 1990, p. 444.
26. Voir par exemple les rapports lors de l’arrivée du convoi de La Loire en gare Montparnasse,
6 mars 1880, dans APP BA 470. Voir L. Godineau, Retour d’exil... cité n. 4, p. 235-236.
27. L. Descaves, Phile´mon... cité n. 7, p. 317-318.
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180 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Les solidarités entre anciens de la Commune et de l’exil ou de la déporta-


tion existent surtout dans la réinstallation. Les explications avancées, quand
elles existent, reposent davantage sur les liens tissés pendant la période d’ab-
sence, de mai 1871 à 1879-1880 et sur l’entraide nécessaire entre anciens
exilés et déportés plutôt qu’entre anciens communards. Le moment fonda-
mental dans la constitution des liens affectifs et de solidarité est celui des
années de répression plutôt que celui des soixante-douze jours de l’expérience
communarde.
Des compagnons de bagne comme Alexis Trinquet et Raoul Urbain conti-
nuent par exemple de se voir après leur retour 28. Leurs liens sont étroits,
intimes, puisque Trinquet est le témoin de mariage d’Urbain en 1882 29. De
même, nombre de ceux qui ont travaillé ensemble en exil maintiennent des
rapports après 1880. Charles Ostyn qui a été avec Henri Mortier dans l’en-
treprise des frères Bonnet en Suisse reste en contact avec lui après le retour.
Adolphe Clémence et Gustave Lefrançais, qui ont travaillé tous deux avec Paul
Pia en Suisse, restent très proches 30.
La réinstallation matérielle, plus spécifiquement, offre un terrain d’expres-
sion de ces solidarités. Arthur Arnould, l’ancien élu de l’assemblée communa-
liste exilé en Suisse, s’éloigne de manière assez radicale de l’activité politique.
Mais, devenu un romancier à succès, il aide financièrement de nombreux
amnistiés à leur rentrée en France 31. En ce sens, Henri Rochefort, le célèbre
journaliste, fait de L’Intransigeant, le journal qu’il lance à son retour en 1880, le
lieu de cette solidarité nécessaire. La feuille est qualifiée par Louise Michel de
« nid de forçats de la Commune 32 ». Des rédacteurs au personnel de fabrica-
tion, elle accueille en priorité les membres de la famille des condamnés de la
Commune. On y trouve entre autres des « retours » parmi les typographes, et,
pour ne citer que les plus connus, Jean Allemane, qui fut condamné au bagne à
l’ı̂le Nou, comme metteur en pages, Nathalie Lemel, déportée en Nouvelle-
Calédonie, comme plieuse, Albert Theisz aux questions économiques et socia-
les ou encore Frédéric Cournet 33. Ici aussi, l’expression choisie par Louise
Michel montre bien que le souvenir et l’entraide reposent sur l’expérience du
bagne, de l’exil plus que sur le temps bref de l’insurrection elle-même. C’est ce
que confirme Lucien Descaves dans Phile´mon, vieux de la vieille : « Toute la
rédaction était communarde, ainsi que le reste du peloton » écrit-il pour pour-
suivre : « Les communards savaient que la maison leur était ouverte dans le
malheur, comme un mont-de-piété sentimental, où Rochefort et Vaughan

28. Alexis Trinquet, ouvrier cordonnier, et Raoul Urbain, instituteur, furent membres du
Conseil de la Commune, élus respectivement dans les XXe et VIIe arrondissements. Ils
furent tous les deux condamnés aux travaux forcés et furent envoyés au bagne de l’ı̂le
Nou. Voir Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3.
29. APP BA 1288, dossier « Trinquet », rapport du 5 février 1882.
30. Voir Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3 ; APP BA 1211, dossier « Ostyn » et
APP BA 1013, dossier « Clémence ».
31. IISG Amsterdam, collection Descaves, Pf 21, répertoires et notes de travail, cahier « Berch-
told ».
32. L. Michel, Me´moires de Louise Michel e´crits par elle-meˆme, Paris, 1977, p. 143 (1886).
33. Albert Theisz, ciseleur en bronze, et Frédéric Cournet, journaliste, furent membres du
Conseil de la Commune et s’exilèrent à Londres. Voir Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom
Maitron... cité n. 3.
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FRATERNITÉ CONSTRUITE ET RECONSTRUITE CHEZ LES ANCIENS COMMUNARDS . 181

prêtaient sur gages, c’est-à-dire sur souvenirs 34. » Le trait est forcé, le retour est
essentiellement caractérisé chez Descaves par les difficultés. À L’Intransigeant,
la collaboration pouvait de plus être de courte durée, soumise aux réactions de
Rochefort. Mais le sentiment, l’affectif sont privilégiés, plus que la solidarité de
devoir ; dans cette perspective, les « souvenirs » sont encore une fois autant et
sans doute plus ceux de la répression que ceux de la Commune.

Ce sont les funérailles d’anciens de 1871 dans les années 1880 et, dans ce
cadre, les oraisons funèbres, qui perpétuent le plus cet imaginaire d’une fra-
ternité dans la souffrance et dans la douleur. De fait, plusieurs membres de la
Commune, notamment parmi les plus connus, s’éteignirent dans la dizaine
d’années qui suivit les amnisties. Par leur présence aux enterrements des
« leurs », les communards contribuèrent à l’élaboration d’une mémoire parti-
culière de l’insurrection, toute faite de souffrance et de mort et donnèrent à
voir un groupe uni qui n’existait pas par ailleurs. L’enterrement de Jules Vallès
en février 1885 est un des plus connus. Il laissa à tous, des journalistes aux
officiers de paix et hommes politiques, en passant par les Parisiens, une forte
impression et rassembla, selon les sources, plusieurs milliers de personnes. Le
convoi partit du boulevard Saint-Michel pour rejoindre le Père-Lachaise, avec
à sa tête plus de vingt anciens membres de la Commune, réunis et unis pour
l’occasion 35. Les discours prononcés au cimetière sont extrêmement stéréoty-
pés. Ils ne dérogent pas à la règle. De façon générale, les oraisons insistent sur
les vertus des communards. Elles font aussi une large place au rappel des
souffrances de la proscription et de la déportation, à la vie de condamnés
plus qu’à la vie d’acteurs et de combattants de 1871. La mort dans les
années 1880 est montrée comme la conséquence des années hors de France,
dans les pays-refuges ou en Nouvelle-Calédonie. « On ne guérit pas de l’exil »,
lit-on dans La Justice en janvier 1881 lors de la mort d’Albert Theisz 36.
Les oraisons funèbres orientent donc la mémoire de la Commune vers la
répression. Celle-ci va de 1871 et de la Semaine sanglante à l’exil et à la
déportation et, pour finir, à leurs conséquences funestes après le retour.
Dans la dispersion réelle de la réinstallation, les souffrances unissent les
morts de 1871, ceux des années d’absence et ceux des années postérieures à
l’amnistie. Les morts de la Semaine sanglante, victimes d’une cruauté som-
maire, sont rejoints par ceux de l’exil et de la déportation, qui ne reverront pas
leur pays, et enfin par ceux des années 1880, qui paient à leur tour la cruauté
d’une condamnation, d’une attente et d’une « survie » douloureuse de presque
dix ans. Alors que les communards ne furent jamais unis, ni en 1871, ni
entre 1871 et 1879/1880, ni après le retour, ce « martyre » commun permet

34. L. Descaves, Phile´mon... cité n. 7, p. 293-294. Ernest Vaughan, directeur d’une usine d’im-
pression et de teinture près de Rouen en 1871, membre de l’Internationale, sympathisant de
la Commune, fut condamné en novembre 1871, par contumace, par la cour d’assises de la
Seine-Inférieure à deux ans de prison. Il s’était réfugié en Belgique. Il fut gérant-adminis-
trateur de L’Intransigeant en 1881, puis se brouilla avec Rochefort. Voir Cl. Pennetier (dir.),
CD-Rom Maitron... cité n. 3.
35. Voir par exemple Charles Chincholle, Les survivants de la Commune, Paris, 1885, p. 293-
303. Charles Chincholle est journaliste au Figaro. Voir aussi Le Cri du Peuple, 18 février
1885.
36. La Justice, 12 janvier 1881.
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182 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

de recréer une union sentimentale entre tous les insurgés, de retrouver une
communauté sentimentale, une famille où tous, les vivants et les morts, les
anciens exilés et les anciens déportés, les lettrés et les manuels, les amis et les
ennemis politiques, sont réunis. Et c’est par l’exil, au sens large d’absence hors
de France, que s’élabore cette communauté de destin, cette « grande fédération
des douleurs ».

Ainsi donc, la fédération, l’entraide et la solidarité, le respect, le sentiment,


l’amour, expressions et notions qui sont activées par le sort qui unirait les
anciens communards, renvoient à un lien fraternel idéal, tel qu’il est imaginé
et rêvé. Or, c’est sans doute aussi par cette fraternité construite et reconstruite
des exile´s de 1871, des anciens, que la Commune va dépasser pour eux comme
pour les générations futures la simple insurrection pour être révolution, aux
valeurs fondamentales et indestructibles, parmi lesquelles la Fraternité.
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F A B R I C E J E S N É

Les « colonies » italiennes d’Orient


et la fraternité
Solidarité d’exil, sociabilité locale
et sentiment national

du premier XIXe siècle, l’Orient constitue un


P OUR QUI FUIT L’ITALIE
refuge immédiat, du fait de sa proximité géographique et de la tolé-
rance – ou du laxisme – de ses autorités 1. À la sortie de l’Adriatique, les
exilés pouvaient généralement trouver un relatif bon accueil auprès de trois
entités politiques : le protectorat britannique des États-Unis des Îles Ionien-
nes, constitué en 1817 ; le royaume de Grèce, indépendant depuis 1832 ;
enfin l’Empire ottoman, dont les côtes albanaises n’étaient séparées de
celles du royaume de Naples que par quelques dizaines de kilomètres 2.
Tous ces territoires accueillaient déjà un nombre significatif d’Italiens,
qu’il s’agisse de résidents permanents, de commerçants et marins de
passage, ou encore de migrants temporaires. En outre, les ports d’Orient
abritaient des populations d’origine italienne largement constitutives du
groupe qualifié par les Occidentaux de « Levantins 3 ».
La question de la « politisation » des masses constitue un axe important dans
la réflexion sur le Risorgimento 4 ; dans cette optique, on peut s’interroger sur
la participation des populations italiennes d’outre-mer au mouvement natio-
nal. La figure de l’exilé revêtirait dès lors une fonction heuristique, dans la

1. Parmi de nombreux exemples, on citera celui d’une figure du Risorgimento, Vincenzo Gior-
dano Orsini, officier dans l’artillerie napolitaine, conspirateur mazzinien, qui dut fuir la Sicile
en 1849 pour gagner la Turquie. C’est de Constantinople qu’il partit en mars 1860 pour se
joindre à l’expédition des Mille au cours de laquelle il s’illustra : Archivio di Stato di Napoli,
Ministero degli Affari Esteri (désormais ASN-MAE), b. 259, f. Mene mazziniane, r. 309
secret du chargé d’affaires napolitain à Constantinople, Winspeare, au ministre des Affaires
étrangères Carafa di Traetto, Constantinople, 7 mars 1860.
2. Pontificaux et Napolitains, notamment, trouvèrent en Albanie un refuge immédiat. Les fuyards
ne restaient guère, toutefois, dans ces contrées inhospitalières, et gagnaient généralement
Corfou d’où ils pouvaient partir de nouveau pour l’Italie, l’Europe ou l’Orient. E. Michel,
Esuli italiani in Albania (1821-1859), dans Rivista d’Albania, l-4, 1940, p. 345-353.
3. O. J. Schmitt, Les Levantins. Cadres de vie et identite´s d’un groupe ethno-confessionnel de l’Empire
ottoman au « long » XIXe sie`cle, Istanbul, 2007.
4. Collectif, La politisation des campagnes au XIXe sie`cle. France, Italie, Espagne, Portugal, Rome,
2000.
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184 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

mesure où son accueil par les Italiens d’outre-mer serait révélateur de leur
réception des mots d’ordre du Risorgimento. En particulier, il convient de
s’interroger sur les usages de la catégorie de « fraternité » au sein des « colonies »
italiennes d’outre-mer 5. On peut notamment se demander si un lien fraternel
est revendiqué au sein de ces colonies, qu’il soit considéré comme un héritage
du passé pré-national ou comme le ciment d’une communauté nationale en
devenir. Il faut également identifier les éventuels promoteurs de la fraternité,
qui pourront être recherchés parmi les membres éminents de ces « colonies »,
mais aussi parmi leurs administrateurs et surtout parmi les exilés, dont le
militantisme au service de la cause nationale doit s’exercer en terre étrangère ;
il ne s’agit pas là, bien entendu, de catégories étanches, et il conviendra de
s’interroger sur les interactions entre notabilité et militantisme. Comme pour
la métropole, la question de la réception du discours sur la fraternité devra en
outre être posée : les diverses entreprises de promotion de cette catégorie
politique recueillent-elles le succès, ou bien sont-elles condamnées à la margi-
nalité, à l’entre-soi de l’exil politique et de la conspiration ? Ces questions ne
trouveront pas toutes réponse dans la présente réflexion, dans la mesure où
cette dernière reflète des travaux qui se trouvent en leur commencement. La
présente étude concerne notamment la période qui précède immédiatement
l’Unité. Compte tenu du contexte oriental, nous avons choisi de la faire
débuter au moment de la guerre de Crimée, et s’achever au début des
années 1860. En deçà de cette période cruciale pour la question du sentiment
national de ces communautés, la séquence quarante-huitarde apparaı̂t d’ores
et déjà également comme un moment d’intense activité révolutionnaire qui
jette les producteurs potentiels de discours sur la fraternité par dizaines sur les
routes et les mers de l’Orient. A contrario, le début des années 1850 semble
constituer un moment de creux, au cours duquel les exilés se font discrets et
s’installent dans un Orient qui paraı̂t offrir un minimum d’opportunités maté-
rielles pour des exilés souvent d’extraction bourgeoise et qui trouvent à s’em-
ployer comme médecins, négociants, officiers ou autres dans une société où la
modernisation est assez largement confiée aux étrangers et à certaines mino-
rités nationales 6.

LES « COLONIES » ITALIENNES. DÉFINITIONS ET PRÉSENTATION

Si l’on considère les colonies italiennes de Méditerranée orientale comme le


« terreau » éventuel d’un sentiment de fraternité nationale, il faut se demander
comment de tels groupes, administrativement constitués autour d’un membre

5. Les administrations italiennes désignent par le terme de « colonies » les communautés regrou-
pant leurs ressortissants à l’étranger : « Dans les pays proches et lointains, nos nationaux
forment des colonies industrieuses qui créent, développent et entretiennent des relations
fructueuses avec la Mère Patrie » (« noi abbiamo nei vicini e nei lontani Paesi Colonie
operose di nazionali nostri che creano, sviluppano e intrattengono proficue relazioni con la
Madre Patria »), extrait de la conclusion du rapport de la commission pour la réorganisation
des services consulaires sardes (1856-1859), citée dans R. Moscati, (dir.), Le scritture della
Segreteria di Stato degli affari esteri del Regno di Sardegna, Rome, 1947, p. 38.
6. E. de Leone, L’Impero ottomano nel primo periodo delle riforme (tanzıˆmât) secondo fonti italiane,
Milan, 1967.
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LES « COLONIES » ITALIENNES D’O RIENT ET LA FRATERNITÉ . 185

du personnel consulaire de l’un ou l’autre des États italiens 7, ressentaient à la


fois leur appartenance à un État régional et à la communauté italienne, en tant
que communauté culturelle d’une part, en tant qu’État-nation à créer d’autre
part. Les colonies italiennes d’Orient constituent dès lors un cadre pertinent
pour l’analyse de la naissance du sentiment national, dans la mesure où le
modèle de la nation importé d’Europe du Nord-Ouest doit s’adapter à la fois
au contexte italien, qui voit s’affronter les souverainetés traditionnelles d’An-
cien Régime et celle, plus moderne, qui est portée par le Piémont, et au
contexte ottoman, qui est celui d’une société multiethnique où les identités
sont avant tout confessionnelles 8. L’hypothèse de départ est donc que cette
situation au carrefour de la question italienne et de la question d’Orient rend
les identités des ressortissants des communautés italiennes extrêmement plas-
tiques, et sujettes aux prescriptions contradictoires des mouvements nationaux
qui voient le jour dans la Méditerranée du XIXe siècle.
Les colonies italiennes sont composées des sujets des différents États
italiens pré-unitaires, qui doivent théoriquement être enregistrés auprès du
représentant de l’État en question 9. Toutefois, plusieurs facteurs brouillent
cette situation relativement simple. Tout d’abord, aux différents groupes
de « nationaux » italiens s’ajoutent ceux des « protégés ». Le « système des
protégés » consista d’abord en l’octroi, dans le cadre des capitulations, des
privilèges et immunités réservés aux Occidentaux à leurs employés, et
d’abord à leurs interprètes, les drogmans 10. Profitant d’un rapport de force
qui leur était de plus en plus favorable, les Occidentaux octroyèrent la pro-
tection à un nombre croissant de sujets ottomans non-musulmans. Les
États italiens pouvaient avoir eux aussi leurs protégés, ayant eux-mêmes
obtenu, à la suite des grandes puissances européennes, des capitulations. Ce
fut le cas du royaume de Naples dès 1740, du grand-duché de Toscane en
1747, enfin du royaume de Sardaigne en 1823 11. En outre, les noyaux
constitués par la population résidant de façon stable dans les ports de
l’Empire ottoman ne représentaient pas toujours l’essentiel de la présence
italienne, qui était souvent le fait des équipages de navires marchands ainsi
que de travailleurs migrants. C’est le cas notamment en Albanie, une région
longtemps trop pauvre et isolée pour accueillir des résidents italiens per-
manents, mais suffisamment proche pour que les navires d’Italie du sud

7. Dans les grands emporia d’Orient, les postes étaient généralement tenus par des membres du
corps consulaire. En revanche, l’essentiel des réseaux était composé d’agents, la plupart du
temps des marchands locaux. J. Ulbert (dir.), Consuls et services consulaires au XIXe sie`cle,
Hambourg, 2010, p. 11-16.
8. B. Braude, B. Lewis, Christians and Jews in the Ottoman Empire. The Functioning of a Plural
Society. I. The Central Lands, New York-Londres, 1982.
9. Cf., par exemple, pour le cas sarde : Ministero degli Affari Esteri, Ordinamento consolare.
Istruzioni ai consoli di S. M. il Re di Sardegna, Turin, 1859, art. 22.
10. M. H. Van den Boogert, The Capitulations and the Ottoman Legal System. Qadis, Consuls and
Beraths in the 18th Century, Leyde-Boston, 2005, p. 8.
11. F. Contuzzi, La istituzione dei consolati ed il diritto internazionale europeo nella sua applicabilità
in Oriente, Naples, 1885, p. 236-237. La Sardaigne octroyait notamment sa protection aux
nombreux émigrés politiques, notamment italiens, qui ne pouvaient se placer sous la pro-
tection de leur propre consul : C. Trasselli, Esuli italiani in Turchia nel dodicennio 1849-60,
dans La Sicilia nel Risorgimento italiano, 1-1, 1933, p. 3-9, ici p. 3.
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186 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

viennent y commercer et pour que des ouvriers du nord aillent y louer leurs
bras, notamment dans la sériciculture 12.
On peut enfin s’interroger sur la nature des sentiments d’appartenance aux
États pré-unitaires, et faire l’hypothèse de leur effacement derrière une identité
culturelle forte, celle de la communauté italienne tout entière. Les sources que
nous avons pour l’heure consultées retiennent la terminologie officielle dans la
mesure où elles émanent d’agents des États italiens. Le personnel consulaire
qualifie ainsi de « Sardes », « Pontificaux », « Siciliens », « Toscans » les commu-
nautés relevant des différentes juridictions italiennes ; on remarquera égale-
ment l’existence du qualificatif de « Lombards » renvoyant aux ressortissants
du royaume lombard-vénitien au sein de l’empire d’Autriche, ou encore, au
sein de la communauté sarde, celui de « Génois », renvoyant à l’héritage de
l’ancienne repubblica marinara, absorbée par le Piémont en 1815 seulement.
Un récent colloque de la Société italienne d’histoire des institutions (Società
Italiana per gli Studi di Storia delle Istituzioni) a montré que de nouveaux
modèles d’identification collective voient le jour dans l’espace culturel italien
au XVIIIe siècle 13. Il est apparu, à l’issue des travaux de ce colloque, que
l’identité nationale à naı̂tre au siècle suivant trouve en partie sa source dans
des innovations juridiques que l’on peut inscrire dans le trend des Lumières.
Si les identités locales et civiques prédominaient dans le monde italien, de
nouveaux modèles d’appartenance collective virent le jour partout dans la
péninsule : souveraineté contributive à tendance physiocratique en Lom-
bardie et en Toscane, « nation régionale » dans le royaume de Naples,
« société transnationale de l’argent » à Gênes, nation bureaucratique « à
l’ombre du pouvoir dynastique » en Piémont, etc. Il est vain, sans doute,
d’évaluer la diffusion de ces modèles auprès des différentes communautés
italiennes d’Orient : la tutelle symbolique exercée par le personnel consu-
laire semble avoir été longtemps très ténue.
À la veille de l’Unité, on peut toutefois distinguer des formes de représen-
tation institutionnelle, mais aussi symbolique, de la collectivité nationale expa-
triée. Dans son rapport final, la commission pour la réorganisation des services
consulaires sardes faisait en 1858 le bilan des œuvres caritatives sardes à
l’étranger. Elles étaient en réalité fort peu nombreuses et concentrées dans
les grands ports d’Amérique latine. En Europe, elles émanaient surtout de
l’émigration italienne dans l’aire francophone. De telles institutions n’exis-
taient ailleurs qu’à Trieste, avec un fonds pour les indigents dirigé par le
consul, et à Constantinople, qui abritait une communauté nombreuse, essen-
tiellement plébéienne mais forte aussi d’une élite de négociants prospères 14.

12. F. Jesné, Les nationalite´s balkaniques dans le de´bat politique italien, de l’Unite´ au lendemain des
guerres balkaniques (1861-1913). Invention scientifique, solidarite´ me´diterrane´enne et impe´rialisme
adriatique, Université Paris 1, 2009, p. 43 sq.
13. Les actes de cette manifestation scientifique ne sont pas encore publiés. On peut toutefois en
consulter un compte rendu : L. Mannori, Nazione e nazioni tra Sette e Ottocento. Il Convegno
della Società a Napoli nel 2009, dans Le Carte e la Storia, 1, 2010, p. 199-206.
14. Archivio Storico del Ministero degli Affari Esteri (désormais ASMAE), SS, b. 208, « Rela-
zione sullo stato dei consolati e sui lavori della divisione consolare e commerciale », 5 janvier
1858. Sur la communauté italienne d’Istanbul, cf. A. de Gasperis, R. Ferrazza (dir.), Gli
italiani di Istanbul. Figure, comunità e istituzioni dalle riforme alla Repubblica. 1839-1923, Turin,
2007.
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LES « COLONIES » ITALIENNES D’O RIENT ET LA FRATERNITÉ . 187

La réalisation d’un « hôpital italien » (« ospedale italiano ») et d’un « lycée-inter-


nat » (« liceo-convitto ») avait été décidée dans les derniers jours de 1856 par
l’« Assemblée nationale sarde », en réalité un comité de notables présidé par le
consul 15. Au cours des années 1850, le législateur piémontais avait renforcé la
tutelle publique sur les institutions de charité, accroissant ainsi l’effort en
faveur des populations défavorisées, avant que l’Unité ne lui fasse subir un
coup d’arrêt brutal 16. À Constantinople, le consul semblait avoir la haute main
sur toute la vie collective de la communauté. L’« assemblée nationale » s’était
réunie le 11 décembre 1856 à la légation, et avait élu un « comité promoteur »
présidé par le consul Capello. Le comité avait ensuite défini les modalités de
la souscription devant permettre la réalisation des deux établissements.
L’appel à contribution mobilisait les mots d’ordre du « progrès de l’humanité »,
de « l’honneur national » et de « la bénédiction des contemporains et de la
postérité 17 ». Libéralisme philosophique, sentiment national et charité tradi-
tionnelle s’articulaient donc en un modèle d’évergétisme reposant sur la
propriété : étaient réputés « copropriétaires » des deux institutions les donateurs
de plus de 2 500 lires, lesquels bénéficieraient d’une voix au conseil d’admi-
nistration et devaient voir leur nom gravé en lettres d’or sur une plaque
commémorative. Un don de 5 000 lires donnait droit à deux voix et à une
représentation en buste sur un médaillon ; 10 000 lires à trois voix et un buste
en marbre. 20 000 et 40 000 lires donnaient également trois voix ainsi qu’une
représentation statuaire grandeur nature, le summum des honneurs se tradui-
sant par une figuration en position assise. La structure symbolico-administra-
tive de la colonie sarde était donc clairement censitaire et placée sous l’autorité
honorifique du ministre et sous celle, pratique, du consul.
Comme l’a remarqué Matteo San Filippo lors de nos débats, il existe très
précocement des communautés réputées « italiennes » à l’étranger ; en France
dès la fin du Moyen Âge, en Espagne à partir du XVIe siècle. On peut donc
faire l’hypothèse d’une naissance de l’identité nationale à la marge, dans le
cadre de l’émigration. Reste à comprendre comment la conscience ancienne
d’appartenir à une communauté (pré-)nationale définie culturellement peut
rencontrer le mouvement national contemporain, lequel doit d’ailleurs
beaucoup, si l’on suit l’analyse de Maurizio Isabella, à un « nationalisme
diasporique » forgé précisément dans le cadre de l’exil 18. Dans le cas des
communautés italiennes d’Orient, il convient à cet égard d’examiner à la
fois le rôle de deux figures particulières, celle de l’exilé et celle du consul,
dans la réception du Risorgimento par les populations se revendiquant en
Orient comme « italiennes ».

15. ASMAE, SS, b. 254, « Programma per la fabbrica di un’ospedale e d’un liceo-convitto ».
16. A. Cherubini, Beneficenza e solidarietà : assistenza pubblica e mutualismo operaio : 1860-1900,
Milan, 1991, p. 7-8.
17. « Dopo maturi riflessi, e fatti i calcoli più cauti sull’avvenire dell’impresa, il Comitato ha
l’onore d’invitare tutti quei generosi che amano il progresso dell’umanità, l’onore nazionale
e le benedizioni dei presenti e dei posteri a concorrere solleciti alla erezione di un Liceo-
convitto capace di no 130 allievi e di uno spedale sufficiente per no 100 ammalati », dans
ASMAE, SS, b. 254, « Programma per la fabbrica di un’ospedale e d’un liceo-convitto ».
18. M. Isabella, Risorgimento in Exile : Italian Émigre´s and the Liberal International in the Post-
Napoleonic Era, Oxford, 2009, p. 1.
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188 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

LE RISORGIMENTO EN ORIENT ET LES USAGES DE LA « FRATERNITÉ »

L’Empire ottoman a constitué une terre d’asile privilégiée pour les Italiens
contraints à la fuite après la répression de 1848-1849. Le sultan avait refusé de
livrer aux Russes et aux Autrichiens les exilés de toutes nationalités qui
s’étaient réfugiés sur son sol, avec le soutien de la France et du Royaume-
Uni, lesquels avaient envoyé des navires devant les Détroits 19. L’exil peut être
envisagé comme un terreau de la fraternité, conçue à la fois comme idéal
mobilisateur, but à atteindre et forme du combat. Encore une fois, les
sources consulaires permettent de collecter de précieux renseignements sur
les individus et les groupes d’exilés et leur insertion dans la société locale des
communautés italiennes d’outre-mer. Certainement, l’exercice trouve ses
limites dans l’éparpillement et le caractère parfois lacunaire de ces sources,
et surtout dans le fait que les consuls, la plupart du temps observateurs
inquiets du phénomène, ne faisaient pas leurs les mots d’ordres fraternels, à
moins que ces agents ne fussent eux-mêmes proches des subversifs, ce dont ils
ne se vantaient évidemment pas dans leurs rapports 20. Notre propre enquête
sur l’exil en Orient à travers les sources consulaires s’insère toutefois dans un
projet de recherche collective plus vaste visant à constituer une base de
données relative à l’exil italien en Méditerranée au XIXe siècle. Il devrait être
ainsi possible de croiser les types de sources et de dégager des parcours
individuels et collectifs qui sont par définition transnationaux 21.
Arrivés en nombre en Orient à la suite de la chute des républiques véni-
tienne et romaine en 1849 22, les exilés paraissent la plupart du temps s’être
faits discrets durant une bonne partie des années 1850 ; souvent d’extraction
bourgeoise, ils avaient pu refaire leur vie en Grèce ou dans l’Empire ottoman 23.
C’est ainsi le cas de Gaspare Genna, un Sicilien originaire de Trapani, qui
servait comme lieutenant dans l’armée napolitaine, et avait dû s’exiler en
1848. Il s’était fixé à Gallipoli, où il exerçait le métier de commerçant et avait

19. P. Louvier, Bachi-bouzouks et gentlemen : les troupes irre´gulie`res anglo-ottomanes durant la guerre
de Crime´e (1854-1856), dans Cahiers du CEHD, 30, 2007, p. 9-27, p. 12.
20. Le vice-consul sarde à Athènes, le Modénan Malavisi, était ainsi considéré par le vice-consul
napolitain comme un proche du chef des émigrés libéraux, ce dont nous n’avons pas trouvé
trace dans la correspondance de Malavisi avec Turin. ASN-MAE, b. 2669, r. 32 très secret
du vice-consul napolitain, Carlo Gallian, au ministre des Affaires étrangères Carafa di
Traetto, Athènes, 4 février 1859. Les Balkans font exception dans la mesure où la Sardaigne
y mène par intermittence une politique d’alliance de revers avec les nationalités hostiles à
l’Autriche ; la Realpolitik l’emporte toutefois bien vite et les agents sardes les plus compromis
sont vite rappelés ou mutés. Cf. le cas de Marcello Cerruti dans F. Jesné, Les nationalite´s
balkaniques dans le de´bat politique italien, op. cit., p. 65 ; et celui de R. Benzi dans Id., « Tout
de´pend de Paris » : la « question des principaute´s » vue par la diplomatie italienne (1856-1861),
Actes du colloque « La politique exte´rieure de Napole´on III », Iasi, muse´e de l’Union, 4-5 juin 2009,
à paraı̂tre.
21. Un groupe de recherche informel consacré à l’exil italien en Méditerranée a d’ores et déjà
été constitué sous la direction de Simon Sarlin (École française de Rome).
22. L’exil politique avait commencé dès la chute de la république parthénopéenne en 1799 :
S. La Salvia, La comunità italiana di Costantinopoli tra politica e società, dans G. De Gasperi,
R. Ferrazza (dir.), Gli italiani di Istanbul. Figure, comunità e istituzioni dalle riforme alla Repub-
blica. 1839-1923, Turin, 2007, p. 15-44, ici p. 15.
23. À tel point que l’on peut parler d’une « revitalisation » des colonies italiennes en terres
ottomanes, à la fois démographiquement et culturellement : ibid.
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LES « COLONIES » ITALIENNES D’O RIENT ET LA FRATERNITÉ . 189

acquis une certaine aisance et une position influente dans cette place, puisqu’il
était l’agent des messageries françaises et fut recommandé par le consul sarde à
Constantinople pour exercer les fonctions de délégué consulaire à Gallipoli 24.
D’autres n’avaient jamais abandonné la lutte : le comte Delfico Trojano de
Filippis avait fui en Grèce après la chute de la république romaine qu’il avait
servie. Il était surveillé par le consul napolitain qui le considérait comme « par-
ticulièrement exalté » et le soupçonnait d’être en relation avec Mazzini 25. Cer-
tains des exilés étaient si bien insérés dans la société ottomane qu’ils choisirent
de se fixer en Orient ; c’est le cas d’Anacleto Cricca, un émigré de 1849 qui
devint le doyen de la colonie italienne de Smyrne, finissant toutefois sa vie dans
la pauvreté à la suite de plusieurs revers de fortune 26. Pour Antonio Gramsci,
les exilés furent bien souvent moins les illustres représentants de l’italianité à
l’étranger que des immigrés contribuant au développement de leur pays d’ac-
cueil 27. Cette constatation est sans doute très vraie dans le cas de l’Orient : les
réformes dites du tanzıˆmât engagèrent un processus de modernisation accélé-
rée, laquelle nécessita le recours à des savoir-faire occidentaux qui furent
fournis, pour une part non-négligeable, par des Italiens, essentiellement dans
le cadre de migrations de travail, mais aussi à la faveur de l’exil, les deux
phénomènes finissant dans bien des cas par se confondre. Nous n’avons pu
procéder pour le moment à une étude systématique faisant apparaı̂tre la socio-
logie des exilés italiens en Orient. Toutefois, le médecin italien émigré émerge
des premières analyses comme une figure familière. Citons ainsi le cas de
« Massimino Allé, docteur en médecine et ex-député à la constituante
romaine de 1849 émigré en Grèce », qui était parvenu à obtenir une importante
fonction dans l’ı̂le grecque d’Hydra 28. L’émigration politique italienne en
Orient semblait quelque peu assoupie à la veille de l’Unité, en dehors de
quelques cercles mazziniens, à moins que ces derniers ne s’adonnassent, si
l’on en croit les rapports consulaires, à l’extorsion de fonds et au meurtre
plutôt qu’à l’activisme politique. Au printemps 1856, Cavour avait ainsi
demandé des renseignements sur un émigré mantouan, Marcello Cesare
Bologni. Aux dires du consul sarde, cet homme dirigeait depuis 1848 les
« factieux » de Constantinople, lesquels terrorisaient et rançonnaient la commu-
nauté italienne. On ne sait quel crédit accorder à ces affirmations, d’autant que
le fonctionnaire sarde admettait que Bologni tirait l’essentiel de ses revenus de
ses relations d’affaires avec Trieste et Smyrne 29.
Toujours est-il que la guerre austro-franco-piémontaise de 1859 semble
sonner le réveil parmi les exilés, les représentants des Bourbons signalant

24. ASMAE, SS, b. 254, r. 60 du consul sarde à Constantinople, Della Torre, au président du
Conseil et ministre des Affaires étrangères Cavour, Constantinople, 12 septembre 1860.
25. ASN-ME, b. 2669, r. 24 du vice-consul napolitain à Athènes, Gallian, au ministre des
Affaires étrangères Carafa di Traetto, Athènes, 28 janvier 1859.
26. « Ersilio Michel », ad nomen dans Michele Rosi (dir.), Dizionario del Risorgimento Nazionale,
II, Milan, 1930, p. 770.
27. A. Gramsci, Gli intellettuali e l’organizzazione della cultura, Turin, 1949, p. 26-67, cité dans
C. Morandi, Per una storia degli italiani fuori d’Italia. A proposito di alcune note di Antonio
Gramsci, dans Rivista storica italiana, 61, 3, 1949, p. 379-384, ici p. 379.
28. ASMAE, SS, b. 250, r. 37 du consul sarde à Athènes, Giuseppe Malavasi, au président du
Conseil et ministre des Affaires étrangères Cavour, Athènes, 8 juin 1860.
29. ASMAE, SS, b. 254, r. conf. 1 du consul sarde à Constantinople, Capello, au président du
Conseil et ministre des Affaires étrangères Cavour, Constantinople, 5 juin 1856.
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190 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

notamment une recrudescence des manifestations patriotiques. La dichotomie


entre exilés et communauté d’accueil n’est donc nette ni sociologiquement ni
politiquement, et le classement typologique de la diaspora en fonction de son
engagement politique évolue au gré des événements métropolitains 30. Même
si les agents des États conservateurs parvinrent à s’attacher les services d’indi-
cateurs 31, il semble que l’unification ait été accueillie favorablement par les
communautés italiennes. Certaines regrettables exceptions furent signalées.
Voici ce que transmettait le consul sarde à Constantinople après l’annexion
du grand-duché de Toscane :
Bien que les agents autrichiens aient reçu l’ordre du gouvernement toscan de
cesser de protéger les Toscans, à Constantinople de nombreux sujets toscans
sont restés sous la protection de l’Autriche, et j’ai le regret de signaler qu’on
trouve parmi eux [les propriétaires de] certaines des principales maisons de
commerce, ainsi Stepanovich, Stefano Mavroccordato, etc. 32.
La partie la plus utile des colonies italiennes – en réalité constituée de grands
négociants Levantins – pouvait donc faire défection pour des motifs liés à
l’efficacité de la protection italienne, qui paraissait moins fiable que celle de
l’Autriche. En revanche, la masse, constituée de petits bourgeois et surtout
d’une plèbe souvent très pauvre, semblait adhérer pleinement aux mots d’ordre
du Risorgimento. À Salonique, on lança une souscription en faveur des familles
des garibaldiens tués au combat. L’appel insistait sur la nécessité de proclamer
l’attachement de la communauté à l’Italie, étant donné son éloignement géogra-
phique et le risque de dilution dans la société d’accueil qu’elle courait :
Montrez au monde que l’Italien ne dégénère point, et que ni son éloignement
ni sa condition ne pourront jamais affaiblir le sentiment patriotique par lequel il
se distingue. Adhérez à la grande souscription qui vise à favoriser notre grande
entreprise et à secourir ces Géants qui ont tant mérité de la Patrie, et que votre
nom orne cette couronne d’amour resplendissante qui porte la liberté et l’indé-
pendance de l’Italie et fera mourir d’aigreur les tyrans 33.

30. Une étude vingtièmiste, mais à notre avis valable pour cet aspect du problème qui nous
occupe, distinguait ainsi le « noyau dur » des exilés qui demeurent des militants fidèles,
l’« arrière-garde » renonçant à la lutte et le reste de la diaspora susceptible de basculer :
A. Iwaǹska, Exiled Governments : Spanish and Polish. An Essay in Political Sociology, Cam-
bridge, 1981, p. 43-44, cité dans Y. Shain, The Frontier of Loyalty. Political Exiles in the Age of
the Nation-State, Hanovre-Londres, 1989.
31. Même si l’appareil de surveillance du royaume de Naples est incomparablement moins
fourni que celui de la France impériale, la condition du « mouchard » dépeinte par Sylvie
Aprile se retrouve dans le cadre de l’exil italien en Orient : l’indicateur, ou l’agent provoca-
teur, est très difficile à différencier des exilés dont il partage la condition et la sociabilité ; en
outre, tant l’informateur que le consul qui recueille – en payant – ses dires auront tendance
à grossir les faits observés. S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la
Commune, Paris, 2010, p. 157 et suiv.
32. « Malgrado che, secondo gli ordini del governo toscano, gli agenti austriaci abbiano dovuto
cessare dal proteggere i toscani, in Costantinopoli stessa molti sudditi toscani si sono tenuti
sotto la protezione dell’Austria, e con dispiacere noterò fra questi alcuni delle principali case
di commercio come Stepanovitch, Stefano Mavrocordato, ecc. », dans ASMAE, SS, b. 254,
r. 9 du consul sarde à Constantinople, Della Torre, au ministre des Affaires étrangères,
Constantinople, 3 janvier 1860.
33. « Mostrate al mondo che l’italiano non degenera, e che né la lontananza né la posizione non
può mai indebolire il sentimento patrio che lo distingue. Unitevi alla gran sottoscrizione
apertasi per favorire il gran cimento e per soccorrere quei Grandi che tanto han meritato
dalla Patria, che il vostro nome adorni quella corona d’amore che risplende foriera della
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LES « COLONIES » ITALIENNES D’O RIENT ET LA FRATERNITÉ . 191

Il n’est pas ici question de sentiment « fraterno » mais « patrio ». Nous


sommes quoi qu’il en soit dans le registre de la famille nationale, puisqu’il
importe de démontrer la pureté de l’italianité des Italiens de Salonique, mais
peut-être la fraternité est-elle une catégorie trop républicaine pour être invo-
quée par les notables patronnés par le consul 34. Lorsque les événements se
précipitent en Italie, l’activisme politique parmi les exilés prend brusquement
de l’ampleur. Il est ainsi possible de reconstituer les départs de volontaires
depuis l’Orient, notamment en direction de la Sicile après le débarquement de
Garibaldi 35. Le volontariat militaire est propice à l’exaltation de la fraternité 36,
qui cimente le groupe des combattants, mais aussi le relie à la communauté
d’origine, via notamment les souscriptions évoquées plus haut. Pour le
moment, il reste toutefois à retracer les parcours de ces volontaires accourus
de l’Orient, en vue de déterminer notamment s’ils ont effectivement combattu
et s’ils ont gardé par la suite des liens avec l’Orient.

La transition unitaire connaı̂t un fort écho en Orient, au sein des différentes


colonies italiennes d’abord : leur importante composante plébéienne paraı̂t en
partie travaillée par les exilés mazziniens, et accueille avec bienveillance
l’Unité. Aucune des correspondances consulaires que nous avons consultées
ne mentionne de refus notable de passer sous l’administration sarde. Un
émigré politique aussi placide que le docteur Allé évoqué plus haut retrouve
à cette occasion des accents militants incluant la fraternité :
Alors qu’on mène en Italie la sainte guerre d’Indépendance, et que mes frères
accourent de toutes parts afin de se placer sous le Drapeau national brandi par le
Roi Magnanime, Victor-Emmanuel, je désirerais ne pas être le dernier à répon-
dre à l’appel 37.

libertà e indipendenza italiana e a micidiale livore dei tiranni », ASMAE, SS, b. 262,
f. Consolato Salonicco, pièce jointe au r. conf. 8439 du consul de Sardaigne à Salonique,
Fernandez, au président du Conseil et ministre des Affaires étrangères Cavour, Salonique,
2 juillet 1860.
34. Dans ce discours, l’Italie salonicienne s’écarte donc du « Canone del Risorgimento » analysé
par Alberto Banti : A. M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle
origini dell’Italia unita, Turin, 2000, p. 56 et suiv. notamment. À Salonique comme en
« métropole », la communauté nationale est menacée par l’étranger ; ici le « sentiment » est
toutefois mis en avant, la « race » ne pouvant être convoquée dans un contexte ottoman. On
ne peut toutefois établir de conclusion relative à la nature du sentiment national ou de la
fraternité en Orient sur la foi de ce seul document, et nous espérons pouvoir confirmer ou
infirmer cette hypothèse au terme de recherches supplémentaires.
35. ASMAE, SS, b. 262 Smyrne, r. 97 du consul sarde Luigi Pinna 24 juillet 1860. Suite aux
événements de Sicile, 17 volontaires avaient quitté Smyrne. On trouvait parmi eux le prince de
San Martino, un Sicilien qui s’était exilé à Smyrne avec le général Pepe après la chute de Venise.
36. Après la deuxième guerre d’Indépendance, les volontaires de la « légion italienne » de
Hongrie avaient été accueillis par la population de Cagliari aux cris de « Evviva la legione
Monti ! Vivano i nostri fratelli italiani ! Viva il Re, Viva l’Italia ! » à leur retour après une
odyssée à travers les Balkans : E. Michel, Il colonnello Alessandro Monti e la « Legione italiana »
da Vidino a Cagliari : 1849-1850, Cagliari, s. d. [1929], p. 13.
37. « Nel mentre che in Italia si combatte la santa guerra dell’indipendenza, e che da tutti i posti i
miei fratelli accorrono sotto il nazionale Vessillo innalzato dal Magnanimo Re Vittorio
Emanuele, vorrei bene non essere ultimo all’appello », ASMAE, SS, b. 250, f. Atene,
l. p. del dottore Massimino Allé au consul sarde à Athènes, Giuseppe Malavasi, Athènes,
8 juin 1859, jointe au r. 37 de Malavasi au président du Conseil et ministre des Affaires
étrangères Cavour, Athènes, 8 juin 1860.
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192 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Ayant dépassé les soixante ans, le docteur Allé s’excusait de ne pouvoir


combattre, offrant tout de même de participer aux opérations en tant que
médecin. On peut supposer à travers cet exemple que les registres de la mobi-
lisation fraternelle pour la patrie pouvaient être réactivés après plusieurs
années de latence à l’occasion de la « guerre d’Indépendance », qui demeure
un horizon idéal même pour des exilés installés dans leur société d’accueil.

À l’occasion de l’unification italienne, la catégorie de la fraternité est enfin


utilisée dans le cadre d’une rhétorique de la famille des peuples, l’Italie appa-
raissant à la fois comme la mère et la sœur des nationalités d’Europe orientale,
en particulier la Grèce et la Roumanie, qualifiées de nations latines. En
mars 1860, la nouvelle du rattachement de l’Émilie et de la Toscane à la
« monarchie constitutionnelle de Victor-Emmanuel » par consultation des
populations suscite l’enthousiasme à Bucarest, capitale de la Valachie, une
province nominalement vassale de l’Empire ottoman qui souhaite elle-même
s’unir plus étroitement avec la Moldavie. Pour ne pas froisser les puissances
conservatrices, le consul sarde à Bucarest, Annibale Strambio, tenta d’abord
de limiter son implication en recevant une délégation roumaine :
Je répondis que la joie qui éclatait tout autour de moi avec tant d’ardeur et de
spontanéité à l’occasion du grand et heureux événement qui venait d’avoir lieu
en Italie me remplissait l’âme d’une grande et douce émotion. [J’ajoutais] que
c’était au frémissement conjoint de nos cœurs, plus encore qu’à l’aspect et à
l’accent des Roumains que je les reconnaissais comme des fre`res [c’est nous qui
soulignons], et comme les autres fils de notre grande mère l’Italie.
Le recours à l’image de la fraternité entre Italie et Roumanie déchaı̂na
toutefois l’enthousiasme de la population :
Quand on répéta que j’avais appelé les Roumains « nos frères », un cri
immense s’éleva, suivi d’un très long « Vive le consul d’Italie ». Pour mettre fin
à la manifestation, je dus alors me présenter au balcon et remercier de la main,
en répétant « Vive la Roumanie ».
La foule finit par partir, et se dispersa tranquillement après un bref parcours
parmi les rues, au milieu des drapeaux, des lumières et de la musique, aux cris
répétés de « Vive l’Italie, vive Victor Emmanuel, Vive l’Union », etc. 38.
Ici, la fraternité entre le peuple italien et le peuple roumain est associée à
leurs unifications respectives d’une part, et à leur filiation commune à une
Italie qui semble se confondre avec la latinité et revêt en tout cas un caractère
intemporel et transcendant. Cette articulation paraı̂t dépasser la simple rhéto-

38. « Risposi che la gioja che si manifestava intorno a me con slancio sı̀ vivo e spontaneo per il
grande e felice avvenimento che veniva di compiersi in Italia mi commuoveva l’animo
dolcissimamente ; che al fremito concorde de’nostri cuori, più ancora che al loro aspetto
ed al loro accento io ben riconosceva i rumeni come fratelli, figli essi pure di quella gran
madre l’Italia. [...] E quando disse che io aveva chiamato i rumeni fratelli nostri, un grido
immenso s’elevò ed un prolungatissimo evviva al Console d’Italia. Dovetti allora per porre
termine alla dimostrazione affacciarmi al balcone e ringraziare colla mano, ripetendo un’Ev-
viva alla Romania. La folla quindi se ne andò, e fatte ancora alcune passeggiate per le strade
colla musica, le fari, le bandiere e le grida ripetute di viva l’Italia, viva Vittorio Emanuele,
viva l’Unione, ecc. tranquillamente si sciolse », dans ASMAE, Arch. Gab., b. 252, r. 4104
conf. du consul sarde à Bucarest, Strambio, au président du Conseil et ministre des Affaires
étrangères Cavour, Bucarest, 26 mars 1860 ; cf. également F. Jesné, « Tout de´pend de
Paris »... cité n. 20.
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LES « COLONIES » ITALIENNES D’O RIENT ET LA FRATERNITÉ . 193

rique du fait accompli, car si l’annexion de l’Italie centrale par le Piémont est
acquise, l’unification de la Roumanie est encore à venir, et la revendication par
les Roumains et les Italiens de leur fraternité vaut soutien politique réciproque.
Les images de la communauté italienne se déploient ainsi en Orient à des
échelles très diverses, depuis celle des identités individuelles jusqu’à celle des
nations inventées comme parentes, en passant par les réseaux du militantisme
nationalitaire et celui des représentations consulaires.
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Index

A Becquet, Hélène : 7, 13, 131-138


Agoult, Marie d’ : 82-83, 86 Bellavitis, Anna : 35
Agra Romero, Maria Xosé : 98-99 Bellet, Roger : 173, 177
Agulhon, Maurice : 16, 26 Belloli, Rinaldo : 61
Alberdi, Juan Bautista : 121 Bély, Lucien : 131
Alfani, guido : 33 Benigni, Roberto : 42
Alfieri di Sostegno, Cesare : 153 Benintendi, Livio : 151
Aliani, Lorenzo : 143 Benzi, Raffaele : 188
Allé, Massimino : 189, 191-192 Béranger, Pierre-Jean : 83, 86
Allemane, Jean : 180 Berchet, Giovanni : 41, 82
Aniello, Tommaso : 45 Bertani, Agostino : 152, 159
Annoni, Francesco : 151-152 Bertaud, Jean-Paul : 135
Anzani, Francesco : 119, 121 Bertilotti, Teresa : 7-8, 13, 41, 54
Aprile, Sylvie : 7, 13, 18, 23, 25, 28, 37, Bertini, Fabio : 46
80, 86, 162, 174-175, 190 Bertolami, Michele : 154
Arago, Étienne : 28, 57, 96, 100 Bertolotti, Maurizio : 158
Araldi Erizzo, Pietro : 148 Bertrand, Gilles : 15, 31
Arnould, Arthur : 177, 180 Betri, Maria Luisa : 32, 38, 150
Arsac, Henri : 134 Bevilacqua, Felicita : 147-148
Artois, Louis-Marie d’ : 133-134, 136, Biagini, Eugenio : 121
138-139 Bianchi, Nicomede : 28, 152, 156, 159
Ascenzi, Anna : 44 Bianco, Carlo : 58-60, 68, 70
Asor Rosa, Alberto : 46 Bistarelli, Agostino : 8, 13, 18, 37, 42-43,
Assante, Franca : 19 57, 81, 100, 160
Avezzana, Giuseppe : 58 Bixio, Giacomo Alessandro : 79, 86
Blais, Marie-Claire : 15
B Blanc, Louis : 26, 80-81
Balaguer, Victor : 110 Bled, Jean-Paul : 134
Balzani, Roberto : 38 Bologni, Marcello cesare : 189
Bancel, F.D. : 29 Bonald, Louis de : 34
Banti, Alberto Mario : 11, 15, 17-18, 31- Bonnet, Charles : 175, 180
32, 38, 75, 81, 107, 120, 143, 147, Bonnet, Victor : 175, 180
191 Bonsanti, Marta : 15
Baracco, Giovanni : 148 Borgetto, Michel : 15
Bargoni, Angelo : 159 Börne, Ludwig : 165-167
Barrot, Odilon : 79 Bosi, Carlo Alberto : 41
Bastid, Paul : 80 Bouclier, Cornélie : 81
Bastide, Jules : 78-79, 86 Bourbon-Naples, Marie Amélie de : 136
Bauër, Henri : 178-179 Bourbon-Naples, Marie-Caroline : 134
Bayley, Christopher : 121 Boutier, Jean : 16
Beaufort, Catullo Rogier de : 154 Boutry, Philippe : 16
Beauharnais, Eugène de : 138 Boyer, Ferdiannd : 77
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196 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Brahami, Frédéric : 25-26 Constant, Benjamin : 84, 102, 183, 186-


Braud, Philippe : 16 187, 189-190
Braude, Benjamin : 185 Conti, Fulvio : 119
Briano, Giorgio : 146 Contuzzi, Francesco Paolo : 185
Brice, Catherine : 8, 13, 15, 31 Coppola, Nunzio : 37
Brofferio, Alessandro : 57, 156 Cormenin, Louis-Marie de : 78-80
Broglio, Emilio : 148 Corp, Edward T : 35, 132
Brovelli, Ivan : 9, 13, 75, 83-84 Correnti, Cesare : 146, 156
Brunetta, Gian Piero : 47 Cosandey, Fanny : 131
Brunetti, Mario : 83 Cosenz, Enrico : 148, 152
Budini, Giuseppe : 58, 60, 68 Costa, Emilio : 144, 146-147, 158, 188,
190
C Courbet, Gustave : 23
Cadot, Michel : 161 Cournet, Frédéric : 180
Caille, Laure de : 25 Cricca, Anacleto : 189
Calisi, Romano : 53 Crispi, Francesco : 154, 156
Calvié, Lucien : 166 Cuneo, Giovanbattista : 119-121, 129
Cameroni, Carlo abbé : 144, 148-155, Curato, Federico : 148
159-160 Czartoryski, Adam : 168
Camozzi, Gabriele : 86, 152
Canal, Jordi : 95, 97, 100, 105, 138 D
Candido, Salvatore : 19 D’Amico, Silvio : 51
Canini, Marco Antonio : 84 Dante : 41, 47-48, 66, 81-82, 117-118
Carcano, Francesco : 154 Daudet, Ernest : 136
David, Marcel : 15, 25, 31, 35, 97, 176
Caron, Jean-Claude : 26-27
D’Ayala, Mariano : 160
Carpi, Leone : 36
D’Azeglio, Costanza : 145
Casanova, Eugenio : 154, 157-158
De Cristoforis, Carlo : 58
Casella, Laura : 15
De Fort, Ester : 9, 13, 143, 148, 150
Caserini, Mario : 46
De Lieto, Casimiro : 154
Cattaneo, Carlo : 34, 36, 43, 76, 156
Delacroix, Eugène : 106
Cavour, Camillo : 16, 50, 64, 80, 88, 92,
Della Peruta, Franco : 68
108, 117-118, 128, 159, 189, 191-192
Delord, Taxile : 91
Cecchinato, Eva : 75, 94
Descaves, Lucien : 175, 179-181
Cefai, Daniel : 17 Devoto, Francesco : 118
Cella, Sergio : 47, 149 Diaz, Delphine : 9, 13, 23, 161
Chabot, Isabelle : 35 Dickens, Charles : 83
Chambord, comte de : 133-135, 138 Dirani, Ennio : 44
Charles X : 133, 138 Domènech, Antoni : 97
Charles-Albert, roi de Piémont-Sar- D’Ormeville, Carlo : 42
daigne : 44, 85-86, 149 Dupêchez, Charles : 82
Charrel, J. : 26 Durando, Giacomo : 57-58, 61-62, 65, 68
Chateaubriand, François-René de : 23, Dussel, Enrique : 99
106 Dutacq, Armand : 79
Cherubini, Arnaldo : 187 Dwight, Theodore : 125
Chincholle, Charles : 181
Chopin, Frédéric : 106 E
Cialdini, Enrico : 57-58, 61-65, 110 Espagne, Michel : 163, 166
Cialdini, Francesco : 57 Espartero, Bartolomeo : 97, 107, 109-
Ciconi, Teobaldo : 41 110, 112
Clémence, Adolphe : 175, 180
Cohen, Robert : 18 F
Collegno, Giacinto : 58 Fabretti, Ariodante : 152
Conforti, Raffaele : 153-154 Faipoult, Guillaume-Charles : 36
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INDEX . 197

Fanti, Manfredo : 57-58, 61, 63-65, 67- Griffini, Saverio : 58


68, 145 Guaita, Julie de : 81, 86
Farini, Luigi Carlo : 108, 156 Guerzoni, Giuseppe : 120, 123
Fava, Angeo : 148 Guidi, Laura : 147-148
Felloni, Giuseppe : 150 Guizot, François : 79
Ferdinand IV, roi des Deux-Siciles : 136,
138 H
Ferdinand VII, roi d’Espagne : 138 Havin, Louis : 89, 91
Ferrari, Paolo : 42, 71, 156 Heine, Heinrich : 166-167
Ferrazza, Patrizia : 186, 188 Herzen, Alexandre : 38, 126, 157
Filippi, Alberto : 86, 121, 189 Hincker, Louis : 29
Fitzpatrick, Brian : 136 Hobsbawm, Eric : 18
Foà, Arnoldo : 41-42 Huard, Raymond : 16
Folleville, Charlotte de : 104, 106, 112 Hugo, Victor : 23-24, 28-29, 76, 78, 82
Foscolo, Ugo : 38, 82, 117-118, 124, 127
Fossati, Piero : 44 I
Foucault, Michel : 57-58 Ignace, Anne-Claire : 24
Franzina, Emilio : 53, 119 Imbriani, Paolo Emilio : 37
Freitag, Susan : 18, 121, 147, 160 Imbriani, Vittorio : 156
Frontera, Francisco : 106 Isabella, Maurizio : 47-49, 51, 81, 100,
Fruci, Gian Luca : 75, 79-80, 93 118, 121, 128, 160, 187
Fureix, Emmanuel : 165 Isabelle II, reine d’Espagne : 138
Furet, François : 15, 176 Isnenghi, Mario : 53
Furiozzi, Gian Biagio : 146, 149-150,
152-154, 157-158, 160 J
Fusinato, Arnaldo : 41-42 Jean, Carlo : 66
Jean VI, roi du Portugal : 138
G Jeanblanc, Helga : 163-164
Gaffney, Georges : 28 Jelovicki, Edouard : 161
Galeotti, Leopoldo : 145 Jesné, Fabrice : 10, 13, 183, 186, 188,
Gar, Tommaso : 77 192
Garibaldi, Giuseppe, Ribotti, Ignazio : 10-
11, 13, 41, 46, 52, 58, 63-68, 71, 90, K
92, 115, 117-129, 155, 159, 191 Keller, Katrin : 70, 132
Gasparini, Lina : 159 Kérautret, Michel : 137
Gauthier, F. : 25 Kersausie, Théophile de : 169-170
Genet-Rouffiac, Nathalie : 132 Klandermans, B. : 17
Gera, Bianca : 152 Kolb, Marthe : 83
Gibelli, Antonio : 118 Koppmann, Anna : 147
Ginsborg, Paul : 11, 15, 17, 75-77, 120, Kriesi, H. : 17
147
Gioberti, Vincenzo : 84, 148, 157 L
Giordano Orsini, Vincenzo : 183 La Farina, Giuseppe : 88, 147
Girardin, Emile de : 79, 86 La Forge, Anatole de : 83-86, 88-92
Giuntini, Sergio : 155 La Masa, Giuseppe : 147, 156
Gobetti, Piero : 52 Lafuente, Modesto : 107
Godineau, Laure : 10, 13, 173-174, 179 Lamartine, Alphonse de : 76-77
Goffman, Erwin : 17 Lamennais, Félicité de : 27-28
Gori, Pietro : 53, 134 Langevin, Camille : 175
Gossez, Rémi : 29 Laporte, Louis Alexandre baron de : 104
Gottardi, Michele : 79, 83 Larra, Mariano José de : 105
Gramsci, Antonio : 51-52, 58, 71-72, 189 Lasteyrie, Ferdinand de : 91
Grandjonc, Jacques : 162, 164, 167-168 Lavelli, Enrico : 156
Grévy, Jules : 176 Lecarpentier, Bénédicte : 132
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198 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Ledru-Rollin, Alexandre : 26, 79 Menotti, Ciro : 63


Legouvé, Ernest : 83, 91 Mercantini, Luigi : 41, 152
Legramandi, Marica : 149 Mercuri, Lamberto : 53
Lemel, Nathalie : 180 Metternich, Klemens von : 102-103, 106,
Lepscky-Mueller, Maria Laura : 75 138
Leroux, Pierre : 26-27, 106 Meucci, Antonio : 124
Lesseps, Ferdinand de : 79, 86 Mezzacapo, Carlo : 91
Levi, Alessandro : 75, 80, 88 Miani, Giuseppe : 148
Levi, Giovanni : 31-32 Michel, Ersilio : 40, 47, 183, 189, 191
Lewis, Bernard : 185 Michel, Louise : 180
Linaker, Arturo : 46 Milesi, Bianca : 43
Linguet, Simon-Nicolas-Henri : 35 Miller, Marion S. : 125
Lissagaray, Prosper-Olivier : 179 Minotto, Giovanni : 91
Liszt, Franz : 106 Mir, Théophile de : 165
Litta, Antonio : 148, 152 Mitre, Bartolome : 121-122
Loero, Attilio : 152 Mondonico, Cécile : 162
Lorenzini, Francesco : 144 Montale, Bianca : 146, 151-153, 155, 159
Louis XVI : 132-133, 135-136 Montègre, Gilles : 15, 31
Louis XVIII : 133-137 Monti, Vincenzo : 31, 191
Louvier, Patrick : 188 Morabito, Leo : 158
Loyer, Emmanuelle : 24 Morandi, Carlo : 72, 189
Lucassen, Jan : 18-19 Morawski, Théodore : 161
Lucassen, Leo : 18 Morawski, Théophile : 161
Lunadei, Silvia : 54 Mormiche, Pascale : 131
Lynch, John : 121 Mornand, Felix : 91
Morris, A. D. : 17
M Mortier, Henri : 180
Maison, Emile : 82, 127 Moscati, Ruggiero : 184
Mancini, Pasquale Stanislao : 144 Musumeci, Mario : 46
Manin, Daniele : 9, 13, 19, 45, 75-94,
147, 155 N
Manin, Emilia : 78 Napoléon Bonaparte : 133
Mannori, Luca : 186 Napoléon III : 87, 93, 138, 159, 188
Mansel, Philippe : 133-137 Nathan, Ernesto : 54
Manzoni, Alessandro : 38, 82 Nefftzer, Auguste : 89
Marie-Thérèse de France : 133, 135-136 Negri, Cristoforo : 79, 148
Mario, Alberto : 36, 46, 159 Niccolini, GiovanBattista : 41
Marliani, Emanuele : 13, 95-97, 100-116 Nodier, Charles : 27
Martin, Henri : 76, 78, 83, 86-87, 89-94 Noiriel, Gérard : 145, 150, 162
Martin, Jean-Clément : 135
Martinez, Paul K. : 175-176, 179 O
Martini, Enrico : 148 Oldofredi Tadini, Ercole : 151
Marulli, Gennaro : 65 Orano, Domenico : 54
Marx, Karl : 27, 106, 112 Orsi, Pietro : 83, 159, 183
Mayer, Arno : 139 Ostyn, Charles : 180
Mazzini, Giuseppe : 11, 41, 46, 50, 58, Ozouf, Mona : 15, 25, 176
60-61, 63, 68, 85, 88, 93, 96-98, 112,
117-121, 124, 129, 155-156, 158-159, P
170, 189 Paladini, Luisa Amalia : 43-45
Mazzoni, Guido : 45 Pallavicino, Giorgio : 75, 80, 88, 147-148
Mazzonis, Filippo : 66-68 Pallavicino Trivulzio, Giorgio : 147
Mc Clurg Mueller, C. : 17 Palti, Elias José : 121
Meccoli, Domenico : 46 Parato, Alessandro : 44
Medici, Giacomo : 121, 152, 154 Pelletan, Eugène : 86-87
exil-fraternite12367 - 15.4.2013 - 17:34:44 - page 199

INDEX . 199

Pellico, Silvio : 41 Rochefort, Henri : 180-181


Pennetier, Claude : 173-175, 178, 180- Rodolfi, Eleuterio : 46
181 Rojas Friend, Antonio : 100
Pepe, Guglielmo : 58, 60, 191 Romeo, Giovanni Andrea : 154
Pertile, Antonio : 34 Rosental, Paul-André : 32
Pertusio, Mario : 46 Rosi, Michele : 151, 189
Petrusewicz, Marta : 39 Rosselli, Nello : 153, 155
Pia, Paul : 174-175, 180 Rossetti, Luigi : 121
Pilo, Rosalino : 156, 158 Rousseau, Jean-Jacques : 16
Piria, Luigia : 147 Roynette, Odile : 25-26
Pisacane, Carlo : 58, 68-69, 152-153, Rubio, Dolores : 100
155, 158-159 Ruffini, Giovanni : 45-46
Planat de La Faye, Frédérique : 77, 83, Ruffini, Giuseppe : 42, 46
86, 91 Ruggiu, François-Joseph : 35
Planat de La Faye, Nicolas-Louis : 83, 86, Russi, Luciano : 66-67, 77, 134-135, 161,
90, 93 174
Poggi, Francesco : 145, 151, 156
Poli, Anna Rosa : 8, 26, 88-89, 120-121, S
125, 132-133, 160, 164, 190 Sacchi, Achille : 152
Porciani, Ilaria : 15, 17, 31, 36 Salata, Francesco : 83
Porter, Bernard : 147 Sand, George : 88-90, 104, 106
Pottier, Eugène : 178 Sanfilippo, Matteo : 18, 119
Poutrin, Isabelle : 132 Santa Rosa, Santorre : 58
Proudhon, Charles : 28 Saxe, Clément-Wenceslas de (archevêque
de Trèves) : 132, 136-137
Q Scarpellini, Emanuela : 53
Quagliariello, Gaetano : 16 Schaub, Marie Karine : 132
Quinet, Edgar : 28 Scheffer, Ary : 78, 83, 86, 89-91
Schmitt, Oliver Jens : 183
R Scott, Joan : 26
Rahola, Carles : 95 Seymour Biro, Sydney : 132
Ramorino, Gerolamo : 63 Shumway, Nicolas : 121
Ramos Santana, Alberto : 101 Sieyès, Emmanuel-Joseph : 38
Rao, Anna Maria : 18, 180 Siliprandi, Francesco : 158
Raspail, François-Vincent : 165, 168-170 Simon, Jules : 86, 91
Rattazzi, Urbano : 146, 149-150, 153 Smith, Anthony : 18
Ratzinger, Joseph : 97 Smith-Rosenberg, Carroll : 125
Rawls, John : 99 Snow, D. A. : 17
Reclus, Elisée : 177-178 Sodini, Elena : 148
Reiset, Gustave Armand Henri comte de : Soldani, Simonetta : 44
151 Soler, Giuseppe : 155
Remorino, Gerolamo : 155 Sorel, Albert : 132
Renan, Ernest : 38 Spini, Giorgio : 102
Renouvier, Charles : 26 Staub, Henri : 164
Reverso, Laurent : 7-8, 28 Strambio, Annibale : 192
Riall, Lucy : 10, 13, 117-121, 123, 126 Straszewicz, Joseph : 161
Riboli, Timoteo : 155, 157
Ricuperati, Giuseppe : 44 T
Ridolfi, Maurizio : 121 Talamo, Guiseppe : 15
Rigotti Colin, Mariella : 44-45 Tarrow, Sidney : 17
Robert, Vincent : 164 Tecchio, Sebastiano : 91
Robespierre, Maximilien : 25 Theisz, Albert : 180-181
Robotti, Diego : 152 Therenty, Marie Eve : 79
Rocchi, Francesco : 53 Thiers, Adolphe : 26, 101
exil-fraternite12367 - 15.4.2013 - 17:34:44 - page 200

200 . EXIL ET FRATERNITÉ AU XIXe SIÈCLE EN EUROPE

Toffetti, Sergio : 46 Valera, Juan : 110


Toffoli, Angelo : 77-78 Vallery-Radot, René : 90-91
Tommaseo, Nicolo : 76-78, 91-93 Vallès, Jules : 173, 176-177, 181
Tommasoni, Tommaso : 145 Valsecchi, Franco : 151
Tourgueniev, Alexandre : 161 Van den Boogert, Maurits H. : 185
Tourgueniev, Nicolas : 161 Vannucci, Atto : 118
Trasselli, Carmelo : 185 Vaughan, Ernest : 180-181
Trevelyan, George M. : 119 Vecchi, Augusto : 124, 127
Trinquet, Alexis : 180
Vela, Vincenzo : 92
Trivulzio, Giorgio : 91, 147
Venedey, Jacob : 165
Truant, Cynthia M. : 26
Tuckerman, Henry : 124 Ventura, Angelo : 87
Tumiati, Domenico : 42, 47, 49-53 Venturi, Franco : 79
Tuzzi, Carlo : 53 Vilar, Juan Bautista : 100, 106
Virlogeux, Georges : 143
U
Ulbert, Jörg : 185 W
Ulloa, Jérôme (général) : 86, 89-90 Weitling, Wilhelm : 168
Ungari, Paolo : 35 Werner, Michaël : 163, 166-167
Urbain, Raoul : 180
Z
V Zambeccari, Livio : 121
Vaillant, Alain : 79 Zwierkowski, Valentin : 170
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Ce volume
publie´ par le
Centre de Recherche
en histoire europe´enne compare´e
de l’Universite´ Paris Est Cre´teil
a e´te´ re´alise´ et acheve´
en avril 2013
par les soins des
E´ditions Bie`re
33370 Pompignac – France

No éditeur : 043

Imprime´ en France

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