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Tél. : 05 56 72 52 90 – Fax : 05 56 72 91 88
E-mail : contact@editionsbiere.com
ISBN 978-2-85276-109-4
EAN 9782852761094
exil-fraternite12367 - 15.4.2013 - 17:34:41 - page 7
ONT C O L L A B O R É À C E T O U V R A G E
Hélène Becquet, ancienne élève de l’École nationale des Chartes, est agrégée
d’histoire et docteur en histoire de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Chercheur associé à l’École nationale des Chartes, elle enseigne à l’IEP
Sciences Po Paris. Elle a publié Marie The´re`se de France. L’orpheline du
Temple, Paris, Perrin, 2012.
Hélène Becquet, former student of the École nationale des Chartes, is agrégée
in history and doctor in history at the University of Paris I Panthéon-
Sorbonne. Research fellow at the École nationale des Chartes, she
teaches at IEP Sciences Po Paris. She has published Marie The´re`se de
France. L’orpheline du Temple, Paris, Perrin, 2012.
SOMMAIRE
CATHERINE BRICE
Introduction
INTRODUCTION . 17
5. Il existe une très importante bibliographie sur la question. Mentionnons seulement D. Cefai,
Expe´rience, culture et politique, dans Id. (dir.), Cultures politiques, Paris, 2001, p. 93-135 ;
D. Cefaı̈, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les the´ories de l’action collective, Paris, 2007. Voir.
E. Goffman, Frame Analysis. An Essay on the Organization of Experience, Boston, 1974 ;
S. Tarrow, Mentalities, political cultures, and collective action frames : construction meanings
through action, dans A. D. Morris et C. McClurg Mueller (éd.), Frontiers in the Social Move-
ment Theory, New Haven, 1992, p. 174-202 ; D. A. Snow et R. D. Benford, Ideology, frame
resonance and participant mobilization, dans B. Klandermans, H. Kriesi et S. Tarrow (éd.),
From Structure to Action : Comparing Social Movement Research across Cultures, Greenwich,
1988, p. 197-217.
6. D. Cefaı̈, Expe´rience, culture et politique cité n. 5, p. 99.
7. A. M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini del Risorgimento,
Turin, 2000 ; et A. M. Banti et P. Ginsborg (dir.), Il Risorgimento, Turin, 2007 (Storia d’Ita-
lia. Annali 22).
8. Voir I. Porciani, Disciplinamento nazionale e modelli domestici, dans A. M. Banti et P. Ginsborg
(dir.), Il Risorgimento... cité n. 7, p. 97-125.
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Entre l’« invention » des traditions nationales, telles que les décrit Eric
Hobsbawm et l’existence de mythes essentialistes tels que les décrit
Anthony Smith, la question posée et qui reste, pour nous d’actualité, est
la suivante : Si l’on adopte la version moderniste de l’invention de la nation,
alors, « comment est-il possible qu’une idéologie artificielle, manipulatrice,
qui fait violence au sens commun et à l’expérience quotidienne ait plongé
des racines aussi profondes qu’elle ait pu conditionner profondément deux
siècles entiers d’histoire européenne et extra-européenne 9 ? » Et, question
qui nous intéresse directement ici puisqu’elle fait référence au passage à
l’engagement politique, « comment est-il possible que des idéologies qui
auraient aussi peu de liens avec les configurations sociales existantes aient
poussé des hommes et des femmes dans des conjurations, sur des barricades
ou, dans les cas les plus difficiles, vers la prison ou la mort 10 ? » C’est bien
que ces mouvements neufs s’enracinent aussi dans des cadres de référence
qui sont, eux, profondément ancrés et qui les rendent ainsi intelligibles. La
fraternité nous semble un excellent exemple d’un thème ancien, fortement
enraciné dans les cultures nationales, qui ressort transformé au cours du
XIXe siècle, comme une forme de tradition réinventée 11 .
9. A. M. Banti, Su alcuni modelli esplicativi delle origini delle nazioni, dans Ricerche di storia politica,
1, 2000 : « E allora il punto è questo : com’è possibile che un’ideologia artificiale, manipola-
toria, che fa violenza al senso comune ed all’esperienza quotidiana, abbia messo radici cosi
profonde da condizionare potentemente due interi secoli di storia europea ed extraeuropea »
10. Ibid. : « Com’è possibile che ideologie che hanno cosi pochi nessi con le configurazioni sociali
esistenti spingano uomini e donne nelle congiure, sulle barricate, o, nelle vicende piu
sfortunate, verso la prigione o verso la morte »
11. Dans une bibliographie extrêmement vaste portant sur l’exil et les migrations, qui ne
peuvent être assimilées mais qui, de plus en plus, semblent être analysées avec des outils
similaires, on retiendra R. Cohen, Theories of Migration, Cheltenham, 1996 ; J. Lucassen,
L. Lucassen (éd.), Migration, Migration History, History : Old Paradigms, New Persepctives,
Bern/Berlin, 1999 ; L’e´migration politique en Europe aux XIXe et XXe sie`cles. Actes du colloque de
Rome (3-5 mars 1988), Rome, 1991 ; S. Freitag (éd.), Exiles from European Revolutions.
Refugees in Mid-Victorian England, New York/Oxford, 2003. Également, pour l’Italie,
A. M. Rao, Esuli. L’emigrazione politica italiana in Francia (1792-1802), Naple, 1992.
Également, pour un tour d’horizon très riche, M. Sanfilippo, Problemi di storiografia
dell’emigrazione italiana, Viterbe, 2005.
12. Voir les pages consacrées à cet aspect dans A. Bistarelli, Gli esuli del Risorgimento, Bologne,
2011, p. 221 et suiv. ou S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune,
Paris, 2010, chap. 8, 9 et 10.
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INTRODUCTION . 19
On le voit, l’exil est un thème d’une grande richesse dans le cadre d’un
travail sur la fraternité. Comme exclusion (volontaire ou contrainte) d’une
communauté, l’exil touche aux liens fraternels à différents niveaux : arrache-
ment aux frères de combat, aux compagnons des luttes pour l’indépendance,
maintes fois relaté par les protagonistes. Arrachement à la famille, à la fratrie
aussi ; mais aussi, recomposition de ces liens une fois en exil, sur d’autres
bases. Mais aussi, l’exil renvoie dos à dos deux types de fraternité, la fraternité
politique, nationale et la fraternité de sang. En effet, c’est bien au moment de
l’exil que semble remis en cause ce qui, au XIXe siècle, fonde la famille et la
fratrie : le patrimoine. Car l’exil est, pour certains le sacrifice du patrimoine
privé au profit du patrimoine commun, la nation. C’est du moins ainsi
qu’ils le présentent, ce qui, à terme devrait faire l’objet de recherches
complémentaires. Toutefois, d’ores et déjà, poser ainsi le problème
implique de penser ensemble le patrimoine « politique » et le patrimoine
« économique », s’inscrivant ainsi dans une ligne de recherche ouverte par
l’étude des migrations 13. L’exil politique reste, on le voit, malgré tout, une
affaire de famille.
13. J. Lucassen, Migrant Labour in Europe 1600-1900, Londres, 1987 ou, plus spécifiquement,
S. Candido, L’emigrazione politica e di e´lite nelle Americhe, 1810-1860, dans F. Assante (dir.),
Il movimento migratorio italiano dall’unità nazionale ai giorni nostri, Genève, 1978, p. 113-150.
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P ARTIE 1
Exils et fraternités
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SYLVIE APRILE
Exils français
et fraternités européennes
1. Sur ce sujet, voir les travaux de Delphine Diaz, doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne sous la direction de Christophe Charle. Elle prépare une thèse portant sur les
« proscrits, exilés et réfugiés étrangers en France de 1813 à 1852 » soutenue en 2012.
2. S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, 2010.
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alors trop âgés, soit parce qu’ils étaient hostiles à une République modérée
et ne se reconnaissaient pas dans la IIIe République naissante. L’exil
appartient bien à une histoire distincte de la vie politique intérieure, extra-
territoriale qui ne construit pas la nation. L’historiographie française de la
question épouse donc la faible place des exilés dans l’histoire politique en
train de se faire et leur rôle semble plus fondé dans d’autres champs et
notamment en histoire de la littérature. La figure emblématique du pro-
scrit Victor Hugo appartient plus à l’écriture d’une épopée de l’engage-
ment individuel qu’à la lecture du combat républicain collectif. L’exil sied
à l’écrivain qui écrit :
Je trouve de plus en plus que l’exil est bon. Il faut croire qu’à leur insu, les
exilés sont près de quelque soleil car ils mûrissent vite. Depuis trois ans [...] je me
sens sur le vrai sommet de la vie et je vois les linéaments réels de tout ce que les
hommes appellent faits. Histoire, événements, succès, catastrophes, machinisme
énorme de la Providence. Ne fût-ce qu’à ce point de vue, j’aurais à remercier M.
Bonaparte qui m’a proscrit, et Dieu qui m’a élu. Je mourrai peut-être dans l’exil,
mais je mourrai accru. Tout est bien 3.
Il faut rappeler d’ailleurs que la figure hugolienne de l’exilé sur son rocher
s’est surtout imposée après la Seconde Guerre mondiale. Dans l’imagerie
républicaine des années 1880 aux années 1930, c’est celle du grand-père
républicain, figure plus consensuelle et pédagogique qui domine. Ce sont les
exilés allemands et les écrivains anti-nazis français qui ont largement réhabilité
l’écrivain et remis à l’honneur ses textes de combat des années passées hors de
France. Ceci n’a cependant guère encouragé depuis des recherches centrées
sur l’exil. On peut pour s’en convaincre rapprocher ce manque de l’importance
que revêtent les refugee studies aux États-Unis. Emmanuelle Loyer, spécialiste
d’un exil plus contemporain, celui des intellectuels français à New York durant
la Seconde Guerre mondiale, a récemment mené cette comparaison entre la
France et les États-Unis 4. Elle insiste non seulement sur la mauvaise réputa-
tion de l’exilé en France mais sur une dimension importante celle du contexte
particulier de la guerre qui détermine largement cette histoire. C’est dans une
autre historiographie transnationale, celle des volontaires nationaux, que s’est
récemment et plus aisément inscrite celle des exilés français 5.
S’il y a vingt ans la bibliographie sur l’exil contemporain en France était
maigre et émanait souvent de l’exil lui-même et des mémoires militantes, il est
devenu depuis peu un objet valorisé au sein des études sur les circulations et
les mobilités, vecteur idéal parmi d’autres, d’une histoire transnationale,
globale ou connectée qui conteste la linéarité et le repli sur soi des récits
nationaux. L’exil participe en France, par les travaux des historiens et des
sociologues du politique, d’une mise en question d’une construction téléolo-
gique de la conquête républicaine qui a gommé la diversité des possibles et
3. V. Hugo, Œuvres comple`tes, tome Oce´an, Paris, Éditions Laffont, coll. « Bouquins », 1989,
p. 273.
4. E. Loyer, Paris à New York : intellectuels et artistes français en exil, 1940-1947, Paris, 2005 et
Exile / political migration, dans A. Iriye et J.-Y. Saunier (éd.), The Palgrave Dictionary of Trans-
national, History, Basingstoke, 2009.
5. A.-C. Ignace, Des Quarante-huitards français en Italie. Étude sur la mobilisation de volontaires
français pour le Risorgimento (1848-1849), thèse d’histoire sous la direction de Gilles Pécout,
Université Paris 1, novembre 2010.
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notamment des réflexions qui se sont faites en marge et souvent sur les marges
du territoire français 6.
Malgré ces évolutions, l’exilé continue à être l’autre, souvent accueilli à
bras ouverts et porteur d’engagement commun. Et c’est bien entendu à ce
titre qu’apparaı̂t l’image de la fraternité entre exilés, réunis à Paris ou dans les
dépôts de province où ils sont rassemblés, frères politiques, frères chrétiens qui
trouvent en France, hospitalité plus que fraternité. On trouve ici une autre
particularité : l’histoire de la fraternité à la française à laquelle il faut ajouter
celles, proches et parfois tout aussi complexes de la fraternisation et des formes
« fraternelles » du politique qui vont des associations de métiers à la fratrie
biologique.
Marcel David a très finement et minutieusement étudié la place de la
fraternité aux côtés de l’égalité et de liberté depuis la Révolution française et
il faut renvoyer ici à ses travaux et à tous ceux qui les ont prolongés 7. La
fraternité fait en effet problème dans la vie politique française à la fois par sa
référence plus morale (voire chrétienne) que séculière et politique. Loin des
fratelli d’Italia, les frères français déjà unis dans une même entité, se présentent
souvent comme les enfants rivaux d’une mère patrie commune.
L’histoire de la fraternité est tout d’abord une histoire des origines comme
le rappelle la fameuse formule de Robespierre « la fraternité ou la mort » pro-
noncée en septembre 1792 dans le contexte d’une république menacée de
l’extérieur et qui a une forte réverbération sur l’idée de fraternité tout au
long du XIXe siècle 8. Si de 1789 à 1848, la fraternité garde ses accents
moraux et chrétiens, de l’ordre du devoir plus que du droit, la place de la
fraternité dans la trinité républicaine fait débat. Elle a du mal à s’enraciner
dans une vision républicaine qui insiste sur le droit et donc sur l’égalité. La
définition donnée par Laure de Caillie en 1849, dans son Essai sur la liberte´,
l’e´galite´ et la fraternite´ conside´re´es aux points de vue chre´tien, social et personnel,
le rappelle encore :
La liberté est un droit, l’égalité est un droit, la fraternité est un droit aussi,
mais non pas un droit de même nature que les deux autres ; car la liberté et
l’égalité peuvent et doivent trouver leur formule et leur réalisation sociale dans
les lois, tandis qu’il n’est donné à aucune loi humaine d’exprimer la fraternité en
lui imprimant un caractère fixe, net et absolu comme la loi elle-même 9.
Tout au long de la période des monarchies restaurées, l’idée de fraternité a
néanmoins pris une nouvelle acception. La fraternité quitte le registre de la
charité chrétienne pour celui de la solidarité du socialisme naissant et devient
6. S. Aprile, Translations politiques et culturelles. Les proscrits français et l’Angleterre, dans Figures
d’exil, Gene`ses, no 38, 2000/1, p. 33-55.
7. M. David, Le printemps de la fraternite´. Gene`se et vicissitudes. 1830-1851, Paris, 1992 ;
F. Brahami et O. Roynette, Fraternite´. Regards croise´s, Besançon, 2009.
8. F. Gauthier, Fraternite´, dans Les droits de l’homme et la conqueˆte des liberte´s. Des Lumie`res aux
re´volutions de 1848, actes du colloque de Vizille, Grenoble, 1986, p. 88-94. M. Ozouf, La
Re´volution française et l’ide´e de fraternite´, dans Id., L’homme re´ge´ne´re´. Essais sur la Re´volution
française, Paris, 1989, p. 158-182.
9. L. de Caille, Essai sur la liberte´, l’e´galite´ et la fraternite´ conside´re´es aux points de vue chre´tien, social
et personnel, Paris, 1849, p. 210.
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10. Voir surtout J.-C. Caron, La fraternite´ face à la question sociale dans la France des anne´es 1830,
dans F. Brahami et O. Roynette (dir.), Fraternite´. Regards croise´s... cité n. 7, p. 135-157.
11. J. Charrel, La trinite´ re´publicaine : liberte´, e´galite´, fraternite´ de´die´e au citoyen Ledru-Rollin, Paris,
1848.
12. C. Renouvier, Manuel re´publicain de l’homme et du citoyen (pre´ce´de´ d’une pre´face en re´ponse aux
critiques et suivi d’une nouvelle de´claration des droits de l’homme et du citoyen), présenté par
M. Agulhon, Paris, 1981 (Les classiques de la politique).
13. Les métaphores familiales et fraternelles sont fréquentes en 1848. À ce sujet cf. J. Scott,
Gender and the Politics of History, New York, 1988, p. 93-112.
14. Cynthia M. Truant, The Rites of Labor : Brothers of Compagnonnage in Old and New Regime in
France, Ithaca, Cornell University Press, 1994.
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15. J.-C. Caron, La fraternite´... cité n. 10, p. 135. Cette image n’est pas neuve : Pierre Leroux
avait déjà largement exploré à travers cette double figure les fractures de la société. Cf. La
revue de Paris, 1835, p. 270-271.
16. K. Marx, Les luttes de classes en France, 1848-1850, Paris, 1984, p. 91. Il écrit : « La fraternité
des classes antagonistes dont l’une exploite l’autre, cette fraternité proclamée en février, son
expression véritable, authentique, prosaı̈que, c’est la guerre civile, la guerre entre le capital et
le travail. »
17. E. Cœurderoy, Jours d’exil, I, Paris, 1910, p 139.
18. Le poème de Baudelaire, « Abel et Caı̈n », dans le recueil Les fleurs du mal, illustre parmi
d’autres cette dualité des deux frères et des mondes qu’ils représentent : « Race d’Abel, tu
croı̂s et broutes / Comme les punaises des bois ! Race de Caı̈n, sur les routes / Traı̂ne ta
famille aux abois. »
19. J.-C. Caron, La fraternite´... cité n. 10, p. 124.
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que dans la patrie. L’exilé partout est seul. Pauvre exilé ! cesse de gémir ; tous
sont bannis comme toi, tous voient passer et s’évanouir pères, frères, épouses,
amis. La patrie n’est point ici-bas ; l’homme vainement l’y cherche ; ce qu’il
prend pour elle n’est qu’un gı̂te d’une nuit 20.
Le Larousse du XIXe sie`cle reprend cette litanie de Lamennais, et le proscrit
comme le migrant du XXe apparaı̂t bien comme isolé et démuni, privé tout à
la fois de la patrie et des siens. Hugo est seul sur son rocher et fuit la
communauté des exilés londoniens Quinet s’intitule le solitaire de
Veytaux. Tous deux déplorent les divisions mais n’encouragent pas vrai-
ment les Français à s’unir. Proudhon profite, lui, de son exil pour égratigner
la fraternité dont il se méfie :
J’ai toujours regardé l’Association en général, la fraternité, comme un enga-
gement équivoque, qui, de même que le plaisir, l’amour, et beaucoup d’autres
choses, sous l’apparence la plus séduisante, renferme plus de mal que de bien.
C’est peut-être un effet du tempérament que j’ai reçu de la nature : je me méfie
de la fraternité à l’égal de la volupté. J’ai vu peu d’hommes se louer de l’une et de
l’autre 21.
Est-ce à dire que l’exil et la fraternité sont si éloignés ? Non car, parallèle-
ment à ces discours, bien d’autres textes, déclarations et images exaltent la
fraternité, au plus près de l’assistance accordée aux militants démunis et de
l’alliance qui se tisse à nouveau entre frères d’armes. Les principales sociétés
de bienfaisance à Londres, New York ou Bruxelles se nomment sociétés fra-
ternelles et unissent plusieurs générations de proscrits, ceux de juin 1848, ceux
du coup d’État de 1851 et plus tard ceux de la Commune. L’exil est une
grande société de bienfaisance, Étienne Arago est surnommé, non sans amu-
sement, la sœur de charité des proscrits.
C’est bien plutôt au contact des révolutionnaires étrangers en exil que se
nouent surtout de nouvelles fraternités. Le combat commun en Italie en est
l’un des exemples majeurs 22. Les banquets et les enterrements sont également
des moments d’union fraternelle. Les proscrits de tous les pays s’y retrouvent.
À propos de la tombe de Georges Gaffney, Bianchi écrit dans le journal
L’homme, le 14 mars 1854 :
À la porte du cimetière, il y a des nationalités diverses qui se serrent la main,
répétant bien haut : Tous les peuples sont nos frères. Les républicains sont
solidaires, les Républiques le seront bientôt. Pensée féconde, née aujourd’hui
de la fraternité de l’exil, elle eut sauvé notre première révolution si elle se fut
révélée en 1792 ; pensée libératrice, elle sera l’étendard de notre troisième révo-
lution : cette fois, elle créera les États-Unis d’Europe. [...] Le signe qui nous relie
véritablement, c’est le pavillon unifié, c’est le drapeau rouge.
La fraternité passe bientôt aussi par la construction d’une nouvelle forme
d’association qui dépasse la nation dans les prémices de l’Internationale ou des
États-Unis d’Europe. Le ciment de la fraternité s’inscrit dans l’appel à une
20. Lamennais, Paroles d’un croyant (1834), Librairie de la Bibliothèque nationale, 1897.
21. J. Proudhon, Ide´e ge´ne´rale de la Re´volution au XIXe sie`cle, Paris, 1851.
22. S. Aprile, Un e´pisode occulte´: la Re´sistance française au sie`ge de Rome. juin 1849, dans La
Re´publique Romaine de 1849 et la France, textes réunis par L. Reverso, préface de P. Cata-
lano, Paris, 2008, p. 75-91.
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culture commune 23. L’union fraternelle se ferait alors dans la paix et non plus
par les armes :
Vous ne serez frères, écrit le proscrit Bancel, que lorsque vous vous abreuve-
rez au courant de l’esprit humain ; vous ne serez frères que lorsque l’Allemagne,
la France, l’Angleterre, l’Italie, les grands et les petits empires, communieront
enfin, et rompront, pour ainsi parler, le pain des mêmes chefs-d’œuvre. Du jour
où l’enseignement de l’enfance et de la jeunesse baignera les générations nou-
velles dans les eaux vivantes des littératures et les philosophies comparées, au lieu
de les pétrifier dans l’admiration béate d’une époque sacrée et d’une nation
infaillible ; du jour où Corneille saluera Shakespeare et lui dira : Mon cousin ;
du jour où cette politesse des rois de l’esprit, ce libre-échange de la pensée
s’installeront dans le monde, la paix sera faite au sein des peuples et l’univers
réconcilié 24.
On peut au final revisiter le lien complexe et ambivalent entre exil et
fraternité, entre l’exilé et le frère, dans le cadre de la vraie fratrie. La fraternité
s’inscrit pour les Français comme pour les autres bannis et réfugiés dans une
situation d’exil qui est une situation de famille ou plutôt une pluralité de
situations de famille, famille détruite, famille restreinte, famille recomposée.
On peut ici prolonger dans l’exil, l’enquête déjà menée par Louis Hincker
autour du citoyen combattant de 1848 et sa réflexion autour de la familialisa-
tion de l’action politique, l’inscription dans l’espace intime et familial du
combat politique. « On ne peut arracher, écrit-il, le citoyen combattant à l’en-
semble de sa vie privée, aux aspects non militants de sa vie, le séparer de ses
ascendants et descendants 25 ». Le citoyen combattant est protégé par les
valeurs de la vie familiale autant qu’il en est le protecteur. La famille est au
cœur de la proscription emblématique qu’incarne Hugo. Dans Mes fils, il écrit :
Arrive, pour ces petits à leur tour, la vingtième année ; le père alors n’est plus
qu’une espèce d’aı̂né ; car la jeunesse finissante et la jeunesse commençante
fraternisent, ce qui adoucit la mélancolie de l’une et tempère l’enthousiasme de
l’autre. [...] Leur père ne s’étonne pas d’être de plain-pied avec ces jeunes
hommes ; et, en effet, comme on vient de le dire, il les sent frères autant que
fils. [...] Ils ont des compagnons d’adversité, ils se font leurs frères. [...] En même
temps qu’ils accomplissent la loi de fraternité, ils exécutent la loi du travail.
La famille doit rester unie et sans tache car dans sa dimension morale, elle
se présente comme une collection de droits et de devoirs qui font partie
intégrante de la situation d’exil et de sa constante renégociation. Hugo écrit
à son frère Abel : « Le malfaiteur Bonaparte m’a fait l’honneur de m’exiler de
France, mais il y a une autre patrie, les affections, dont personne ne peut
m’exiler ».
Même si « le prurit de la division » altère souvent l’imaginaire de la fraternité
à la française, l’exil permet cependant à quelques frères de lier politique et
affection et d’en tirer quelques belles pages.
CATHERINE BRICE
1. A. M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle orgini dell’Italia unita,
Turin, 2000 ; I. Porciani (dir.), Famiglia e nazione nel lungo Ottocento, Rome, 2006.
2. Voir G. Bertrand, C. Brice, G. Montègre, Fraternite´. Pour l’histoire du concept, Grenoble,
2012.
3. Voir M. David, Fraternite´ et Re´volution française, 1789-1799, Paris, 1987.
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L’exil politique quant à lui, provoqué par la répression des États italiens en
1821, 1831, 1849 puis, encore pour les États pontificaux et les Deux-Siciles,
dans les années 1850-1860, est un sort subi qui a à l’évidence des implications
économiques pour les condamnés : appauvrissement des familles, difficultés à
gérer un patrimoine à distance, malhonnêteté des gestionnaires, perte des
moyens de subsistance, voire confiscation des biens par les autorités
(Piémont en 1821 et 1831, Lombardie-Vénétie en 1853, royaume des Deux-
Siciles en 1849-1850...). Le thème de la pauvreté des exilés, de leurs difficultés
à survivre, à travailler traverse aussi bien les correspondances que les souvenirs,
et constitue un topos de la littérature post-risorgimentale. Mais si la dimension
économique touche ainsi l’exil quant à ses conséquences, on pourrait malgré
tout également interroger cette dimension non plus comme « conséquence » de
l’engagement, mais aussi comme « moteur » de l’engagement. Il ne s’agit pas,
bien sûr, d’établir une relation mécanique de cause à effet entre situation
sociale et engagement politique mais de comprendre quelles stratégies ou
ressources économiques pouvaient être mises en œuvre dans l’exil. Examiner
précisément l’état des patrimoines au moment de l’exil, suivre les séjours à
l’étranger sous cet angle, puis étudier le « retour » des exilés, qu’ils aient été
amnistiés ou que leur État de provenance soit devenu italien, permettra de
resituer l’exil dans un parcours économique de plus longue haleine.
4. G. Levi, Famiglia e parentela : qualche tema di riflessione, dans M. Barbagli, D. Kertzer, Storia
della famiglia italiana 1750-1950, Bologne, 1992, p. 318. Également P. A. Rosental, Espaces,
familles et migrations dans la France du XIXe sie`cle, Paris, 1999.
5. A. M. Banti, Per un’antropologia storica del Risorgimento, dans M. L. Betri (dir.), Rileggere
l’Ottocento. Risorgimento e nazione, Turin, 2010, p. 26.
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QUELLES FRATERNITÉS ?
6. G. Alfani, Introduzione. Economia e famiglia : vecchi temi, nuovi problemi, dans Il ruolo economico
della famiglia, dans Cheiron, 45-46, 2006, p. 7-31.
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Moyen Âge, les communautés indivis de biens ou les frérèches. Au XIXe siècle,
le lien entre frères et patrimoine peut se lire à travers, précisément, le
problème de la transmission des biens. Les fidéicommis, d’abord, bien
inaliénables, pouvaient être transmis, selon ce qui était indiqué dans l’acte
de fondation, à l’aı̂né, au plus âgé de la famille ou en respectant le majorat 7.
Ce système entraı̂nait une très grande inégalité entre les frères, les cadets
étant en général obligés de chercher dans l’armée ou l’Église des revenus
supplémentaires. Cet état de fait, fortement critiqué par le mouvement des
Lumières, comme injuste et dépossédant tous les fils au profit d’un seul, fut
remis en cause dès le XVIe siècle et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le Piémont,
bientôt imité par la Toscane et Modène, interdirent qu’un fidéicommis soit
bloqué plus de quatre fois de suite. En Toscane, la création de nouveaux
fidéicommis fut interdite et ceux existants furent déliés de leurs contraintes.
Sur les traces de la Révolution française, la République cisalpine avait
dissous tous les fidéicommis existants, suivie par les provinces italiennes
occupées par les Français. Toutefois, l’Empire les réinstaura à la fois pour la
nouvelle noblesse et pour ceux qui avaient obtenu dignités et privilèges, afin
qu’ils puissent garder leur rang. La Restauration ne revint pas sur ces
pratiques, se réservant seulement le droit de les contrôler et instaurant, à
l’exception des États pontificaux et du royaume de Lombardie-Vénétie, le
droit de primogéniture.
En ce qui concerne les relations entre frères et sœurs dans une succession
normale, le Code civil introduit en France à partir de 1804 puis étendu à toute
l’Italie instaurait une égalité des frères et sœurs dans la succession. Cette dis-
solution en quelques générations de fortunes familiales touchées par le « partage
égal » a été tout au long du XIXe siècle l’objet des lamentations des penseurs
traditionalistes comme Bonald. Bien que les législations des États pré-uni-
taires aient gardé beaucoup des codifications napoléoniennes, il est un
domaine qu’ils transformèrent considérablement, c’est celui du droit de la
famille : pour des raisons religieuses, d’abord ; mais aussi car restaurer la
famille, la patria potestas, restaurer la cohésion des patrimoines et consolider
ainsi les sociétés passait par l’abandon des dispositions du Code civil ; les
dispositions successorales furent ainsi transformées par les duchés de
Modène, de Parme, de Guastalla et dans le royaume des Deux-Siciles,
alors que les codifications, pour les autres matières, restaient très inspirées
des codes français. Les États pontificaux, le grand-duché de Toscane, le
royaume de Sardaigne abandonnèrent les codes napoléoniens, et a fortiori,
ce qui touchait au droit de la famille et aux successions. Seule exception le
Code civil universel autrichien de 1811 mis en place dans le royaume lom-
bardo-vénitien en 1816 qui donne aux femmes une plus grande autonomie,
et la parité en matière successorale, tout en limitant la puissance paternelle.
Ce code autrichien fut ainsi condamné (par Carlo Cattaneo, par exemple)
comme un facteur de décomposition de la famille traditionnelle, nid de la
cohésion et de la force sociales, et donc de l’esprit de la nation.
Enfin, dans ces fraternités, il faut rappeler qu’après 1815, partout, la condi-
tion des fils s’aggrava. La puissance paternelle repassa à 25 ans dans les Deux-
7. A. Pertile, Storia del diritto italiano. IV. Storia del diritto privato, Turin, 1893, p. 154.
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8. Cité dans P. Ungari, Storia del diritto di famiglia in Italia, Bologne, 1974, p. 135.
9. On se rappellera le manifeste signé de quelque 2 500 citoyennes, envoyé au journal génois le
Difensore della Libertà reprochant au gouvernement provisoire d’avoir « aboli de manière
barbare » l’article sur l’égalité des droits successoraux entre hommes et femmes.
10. S. N. H. Linguet, The´orie des lois civiles ou principes fondamentaux de la socie´te´, Londres, 1767
(Corpus des œuvres en philosophie en langue française), Paris 1984, livre IV, chapitre 12 cité par
F.-J. Ruggiu, Les querelles successorales et leurs re`glements au XVIIIe sie`cle, dans A. Bellavitis et
I. Chabot (dir.), La justice des familles. Autour de la transmission des biens, des savoirs et des
pouvoirs (Europe, Nouveau Monde, XIIe-XIXe sie`cles), Rome, 2011, p. 145.
11. Saint Paul, Épı̂tre aux Romains, 8, 29.
12. M. David, Fraternite´ et Re´volution française... cité n. 3.
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EXIL ET PATRIMOINES
Le XIXe siècle, siècle des exilés 17, voit donc des milliers d’hommes – et
quelques femmes – au nom de la lutte pour la nation italienne, contraints
de quitter leur patrie. Une patrie qui, dans les termes du mouvement natio-
nal italien, est pensée comme un patrimoine commun à ressusciter, en
quelque sorte.
Pourtant, pris individuellement, ces exilés entretiennent avec leur propre
patrimoine, familial, individuel, des liens difficiles : l’éloignement physique,
les confiscations opérées par les États, les malversations des gestionnaires
restés au pays, amènent à une contradiction vécue dans la douleur, celle
d’un sacrifice personnel du patrimoine familial au nom d’un patrimoine col-
lectif à venir, la patrie. Il n’est donc pas inutile de comprendre ce qui peut être
compris, perçu, derrière ces mots, la patrie, le patrimoine, par des frères, frères
« politiques » en exil. Il y a là plusieurs questions qui s’entremêlent de manière
complexe.
della nostra forza che della nostra inutilità 20 », écrivait Alexandre Herzen,
indiquant ainsi la suspension de l’exilé dans le temps, dans l’espace mais
aussi dans la société.
20. A. Herzen, Dall’altrasponda, Milan, 1993, p. 198-199 ; cité par R. Balzani, Le generazioni del
Risorgimento, dans M. L. Betri (dir.), Rileggere l’Ottocento... cité n. 5, p. 34.
21. Voir A. M. Banti, La nazione del Risorgimento... cité n. 1.
22. Vision volontariste qu’il convient toutefois de nuancer, comme l’a fait remarquer Banti dans
son dernier livre Sublime madre nostra, Turin, 2011.
23. E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Paris, 1992 (1881), p. 54.
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dernière phase, le pacte initial, celui qui détermine le « vouloir vivre ensemble »
est gommé au profit d’un déterminisme racial ou national.
Mais si ce patrimoine « national » est composé des passés et territoires qui
composent l’Italie, quelle est la part entre « patrimoine privé » et « patrimoine
public » ? Comment est pensée l’articulation entre les biens privés et le bien
public ? Il faut là se pencher non plus sur les grands textes littéraires mais sur
les plus arides textes juridiques pour comprendre ce passage. En effet, intégrer
l’Italie, c’est pour les individus sujets des anciens États se soumettre à de
nouvelles lois, qui gèrent leurs personnes, leurs biens, leurs patrimoines.
PROPOSITIONS DE RECHERCHES
24. M. Petrusewicz, Latifundium : Moral Economy and Material Life in a 19th-Century Periphery,
Ann Arbor, 1996.
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TERESA BERTILOTTI
La trame de l’exil
Littérature Théâtre Cinéma
1. Cette émission était L’anno dei tre colori, transmise par Radio 3 à partir du 10 janvier, qui se
proposait de raconter « 150 histoires pour 150 ans d’histoire nationale, chaque jour une
histoire sur l’Italie et le caractère italien, de manière à composer une carte sonore très
complète. Un siècle et demi d’histoire raconté dans toutes ses phases qui, parmi tant de
diversités, ont porté les Italiens à s’unir dans un sentiment d’appartenance commune. Écri-
vains, historiens, journalistes, architectes, musiciens, savants, gastronomes et historiens de
l’art raconteront les lieux, les symboles, les mythes, les personnages, les événements, les
œuvres d’art, les objets, les chansons, les inventions et les nourritures qui ont fait l’Italie.
Un itinéraire entre phénomènes storico-anthropologiques devenus de véritables éléments
d’une conscience collective aux multiples facettes, multiple et fragmentaire. Pour souligner
ce caractère de notre identité nationale, les différentes émissions seront présentées selon un
ordre en apparence fortuit, dans lequel on passera des championnats du monde de football
au massacre des fosses ardéatines, de Berlinguer à la pizza », www.radio3.rai.it/dl/radio3/
ContentItem-67ececfd-bd17-4154-807d-9723fc5500c1.html.
2. Arnoldo Foà legge le poesie risorgimentali 1861-1961, LP CLV 0615 Fonit Cetra, enregistré le
22 mars 1961.
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LA TRAME DE L ’ EXIL . 43
4. A. Bistarelli, Il barbiere di Stendhal e Porta Pia, dans Passato e Presente, 29/82, 2011, p. 141-
148, ici p. 142.
5. L. A. Paladini, Giornale dei Fanciulli, Lucques, 1834, p. 3-4.
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6. Cf. G. Ricuperati, L’insegnamento della storia dal 1876 a oggi, dans Società e storia, 6, 1979,
p. 763-792 ; S. Soldani, Il Risorgimento a scuola. Incertezze dello Stato e lenta formazione di un
pubblico di lettori, dans E. Dirani (dir.), Alfredo Oriani e la cultura del suo tempo, Ravenne, 1985,
p. 133-172 ; A. Ascenzi, Tra educazione etico-civile e costruzione dell’identità nazionale. L’inse-
gnamento della storia nelle scuole italiane dell’Ottocento, Milan, 2004.
7. M. Bacigalupi, P. Fossati, Da plebe a popolo. L’educazione popolare nei libri di scuola dall’Unità
d’Italia alla Repubblica, Florence, 1986, p. 8-9.
8. A. Parato, Il secondo libro de’ fanciulletti, Turin, 1871 ; cité dans M. Rigotti Colin, Il soldato e
l’eroe nella letteratura scolastica dell’Italia liberale, dans Rivista di storia contemporanea, 3, 1985,
p. 329-351, ici p. 340.
9. M. Bacigalupi, P. Fossati, Da plebe a popolo... cité n. 7, p. 101.
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LA TRAME DE L ’ EXIL . 45
QUI NE L’ A PAS LU ?
Le second exemple auquel nous nous intéresserons ici est celui du célèbre
roman de Giovanni Ruffini (1807-1881) Il dottor Antonio. Publié à Édimbourg
en 1855 sous le titre de Doctor Antonio, il fut traduit en italien l’année suivante
17. Cf. M. Pertusio, La vita e gli scritti di Giovanni Ruffini, préface d’A. G. Barrili, Gênes, 1908.
18. P. Mauri, La Liguria, dans A. Asor Rosa (dir.), Letteratura italiana. Storia e geografia. III.
L’età contemporanea, Turin, 1989, p. 339-384.
19. Cf. M. Pertusio, La vita e gli scritti di Giovanni Ruffini... cité n. 17, p. 90.
20. Cet ouvrage a été réédité en 1875, 1882, 1890, 1893, 1908, 1915, 1920 et 1927.
21. A. Linaker, Giovanni Ruffini, Turin-Florence-Rome, 1882, p. 63.
22. F. Bertini, Epos, mimesis e storia in fieri. Cinema e società tra il 1905 e la prima guerra mondiale,
dans Ricerche storiche, 39, 2-3, mai-décembre 2009, p. 515-566, ici p. 545.
23. Cf. S. Toffetti, Nascita di una nazione ? Il Risorgimento nel cinema italiano, dans M. Musu-
meci et S. Toffetti (dir.), Da « La presa di Roma » a « Il piccolo garibaldino ». Risorgimento,
massoneria e istituzioni : l’immagine della Nazione nel cinema muto (1905-1909), Rome, 2007,
p. 44-58.
24. Cf. D. Meccoli (dir.), Il Risorgimento italiano nel teatro e nel cinema, Rome, 1961, p. 7.
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LA TRAME DE L ’ EXIL . 47
gation historique : une bibliothèque qui compte peu de volumes, « mais très
complexe, faisant cohabiter des ouvrages très disparates : Dante, Pétrarque et
Boccace s’y côtoient, en bonne intelligence avec Carolina Invernizio, Eugène
Sue, Alexandre Dumas ou Pietro Cossa, des traités religieux de caractère
édifiant apparaissent aux côtés de livres de divulgation historique comme
Vita e avventure di Pio IX, d’Adami [...]. Le Pietro Micca d’Ambrosio, de
1907, a été précédé par un texte de Bencivenni. La même année, Il Fornaretto
di Venezia de la Cines exploite le succès considérable du drame de Dall’On-
garo 25 ». Pour ce qui concerne les épisodes du Risorgimento « la tétralogie sur
le Risorgimento de Domenico Tumiati est elle aussi entièrement réutilisée 26 ».
25. G. P. Brunetta, Storia del cinema italiano. I. Il cinema muto 1895-1929, Rome, 1993, p. 153.
26. Ibid.
27. Il s’agit de l’ambassadeur anglais à Naples, le frère de lord Palmerston.
28. Henry Wreford (1806-1892), correspondant du Times à Naples puis, à partir de 1859, à
Rome.
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29. Orphe´e et Eurydice, opéra de Gluck sur un livret de Ranieri de’ Calzabigi, acte III, scène 1.
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LA TRAME DE L ’ EXIL . 49
30. Salvatore Bafurno, qui conteste aussi l’idée selon laquelle cette chanson aurait été inspirée
par l’épisode de la baronne de Carini.
31. En réalité, cet homme politique séjourna à Naples du 10 novembre 1850 au 18 février de
l’année suivante, et ne pouvait donc être protagoniste de la scène initiale, qui se déroule
pendant l’été 1849, ni présent en ville au moment de la scène finale, en 1859, au cours de
laquelle Isabella invite Carlo à fuir avec Gladstone, qui se trouvait au théâtre : il était alors en
mission en tant que « Lord High Commissioner of the Ionian Islands ». Il ne pouvait pas
davantage être membre du gouvernement Palmerston, puisqu’en 1849 le gouvernement
anglais était dirigé par John Russell, Premier ministre du royaume du 30 juin 1846 au
23 février 1852, et libéral, tandis qu’à cette époque Gladstone était encore lié au parti
conservateur.
32. « Le 11 juillet 1851 était publiée à Londres une lettre singulière, adressée à un homme
politique conservateur connu, ancien ministre des Affaires étrangères, lord Aberdeen, par
un jeune député de ce même parti, William Gladstone, qui avait occupé précédemment une
charge importante dans le ministère Peel. Dans sa lettre, suivie d’une autre à peine trois
jours plus tard, le député formulait des considérations précises sur la situation générale du
royaume de Naples » : ce sont les premières lignes d’un article Maria Gaia Gajo, Le lettere di
Gladstone ad Aberdeen, dans Rassegna Storica del Risorgimento, 59, 4, 1973, p. 31-47, ici
p. 31, auquel je renvoie aussi pour le débat suscité par ces lettres, et sur ces lettres.
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en se parjurant. Mais dites à tous qu’ils n’aillent pas mendier de rois étran-
gers... Que le roi du Piémont soit pour nous comme l’étoile polaire 33 ». Ce
récit présente l’intérêt de recouper celui d’un autre protagoniste de cette
période de l’histoire napolitaine, du reste cité dans le drame de Tumiati, et
lui aussi détenu : Luigi Settembrini. Les mémoires 34 de Settembrini compor-
tent un récit que lui fit sa femme 35 : celui de son entrevue avec Cavour, alors
qu’elle était accompagnée de leur fils Raffaele. Nous sommes en mai 1858, et
cette rencontre (rendue possible grâce à l’entremise de Lorenzo Valerio) était
motivée par le désir de Raffaele de passer à la marine marchande sarde. Au
terme de l’entretien, Cavour demande à la femme quelle était la situation à
Naples : « On y souffre, monsieur le comte. Vous avez un galant homme pour
roi, nous avons une bête fauve. » Cavour s’en émeut, mais cherche aussi des
informations politiques. Leur dialogue est le suivant :
Murat a-t-il beaucoup de partisans ?
Je peux assurer votre excellence qu’ils sont peu nombreux.
Et votre mari ?
Mon mari m’a écrit à de multiples reprises qu’il préfère le Bourbon à Murat ;
parce que l’un est un mal ancien et domestique, tandis que l’autre serait un mal
nouveau et étranger.
Vraiment ?
Oh, oui, ni lui, ni Spaventa n’accepteraient Murat.
Il vaut donc mieux rester en prison ?
Ils disent que c’est mieux non pour eux, mais pour notre pays.
Qui appellent-ils donc de leurs vœux ?
Le roi galant homme 36.
La transcription de ces mémoires, dans lesquels Poerio n’apparaı̂t pas, fut
authentifiée par Settembrini lui-même en 1874, et la pièce de Tumiati est
postérieure de quarante ans – mais la convergence entre ces deux textes est
frappante. Ce débat politique était très actuel juste avant l’Unité, au cours du
« decennio di preparazione ». Avec le renforcement de Cavour, après la crise
Calabiana, le processus de formation du mouvement unitaire monarchique
s’était accéléré, précisément, avec le renouveau de l’hypothèse Murat, relancée
à Paris par Aurelio Saliceti, le précepteur des fils de Lucien Murat, qui s’était
éloigné politiquement de Mazzini. Le manifeste du mouvement (La quistione
italiana : Murat ed i Borboni) fut publié au cours de l’été 1855, dans le but de
promouvoir dans le Mezzogiorno italien une monarchie constitutionnelle qui
n’était pas présentée comme antagoniste au rôle du Piémont ; il provoqua
évidemment une réaction républicaine. Si les républicains furent les premiers
à réagir, les modérés se turent, donnant ainsi l’impression d’être inféodés aux
partisans de Murat et au gouvernement piémontais. C’est peut-être là la raison
de la reprise de ce thème dans le discours de propagande, comme pour faire
oublier les faiblesses qui étaient apparues, ou les alternatives possibles au cours
de la phase initiale du mouvement, l’histoire réelle ayant porté à la victoire de
LA TRAME DE L ’ EXIL . 51
la stratégie des Savoie. Et c’est peut-être aussi pourquoi Poerio est défini
comme un homme de la « gauche constitutionnelle », ce qui serait anachro-
nique dans les faits, mais trouverait sa justification en pleine période de gou-
vernement Giolitti.
Le procès, les modalités de l’arrestation, les violations de la Constitution,
l’état dramatique des prisons sont des éléments que Tumiati a puisés dans les
sources historiques, à commencer par la lettre interceptée par Longobardi, à
laquelle la fiction théâtrale réserve une place centrale dans la relation entre
Isabella et Carlo. En réalité, pour s’en tenir à la déposition du véritable Carlo,
et comme le rapporte le véritable Gladstone 37, la lettre qui portait écrit :
« Fuyez, et fuyez rapidement : vous êtes découvert. Votre correspondance
avec le marquis Dragonetti est entre les mains du gouvernement – Une personne
qui vous aime beaucoup » (texte intégralement cité par Tumiati) lui fut remise le
soir du 18 juillet 1849, le jour précédant son arrestation. Gladstone écrit : « S’il
s’était enfui, sa fuite aurait été une preuve manifeste de culpabilité pour ceux
dont je parle ; mais lui, qui le savait bien, ne prit pas la fuite, d’autant plus qu’il
n’y avait eu aucun échange de correspondance. » Le ton des dialogues de
Tumiati reprend ainsi celui de la lettre de Gladstone, qui était très vite
devenu un texte de référence dans la bataille menée par le front hostile aux
Bourbons en Italie et ailleurs, non seulement pour définir la personnalité de
Poerio, mais aussi pour stigmatiser l’injustice du procès et les conditions de vie
des prisonniers. Il en est ainsi des mésaventures de l’espion Jervolino (que
Tumiati rapporte presque fidèlement) et de la rencontre en prison, à laquelle
nous avons déjà fait allusion, et que Gladstone raconte ainsi :
L’habit des vulgaires coupables et leur béret étaient portés, de la même
manière, par l’ancien ministre du roi Ferdinand de Naples : il s’agit d’une
tunique rêche, d’un rouge éteint, de pantalons de la même étoffe, et qui res-
semble fort aux habits que l’on confectionne en Angleterre avec le tissu appelé
poudre du diable ; les pantalons sont presque noirs. Le béret est aussi de la même
étoffe. Les pantalons sont boutonnés sur presque toute leur hauteur afin de
pouvoir être ôtés la nuit sans retirer les chaı̂nes. Le poids de celles-ci est d’envi-
ron 8 rotoli, c’est-à-dire de 16 à 17 livres anglaises pour la plus courte, et du
double pour la plus longue. Les mouvements des prisonniers sont lourds et
maladroits, bien plus encore que s’ils avaient une jambe plus courte que
l’autre. [...] J’avais vu Poerio au mois de décembre, au cours de son procès ; à
Nisida, je ne l’aurais jamais reconnu : il doutait pouvoir conserver sa santé,
quelque force, ajoutait-il, Dieu lui eût accordée pour souffrir.
Le rapport entre l’œuvre de Tumiati et l’histoire n’a pas toujours été jugé
positivement : Silvio D’Amico, dans les colonnes de L’Idea Nazionale, criti-
quait son utilisation dans le drame Garibaldi 38, tandis que la première romaine
des Galere fut accueillie avec la plus grande perplexité par le critique du
Messaggero 39, et avec une extrême sévérité par celui de l’Avanti !, qui n’hésita
pas à démolir la pièce. Antonio Gramsci écrivait en effet :
37. Les lettres à Aberdeen ont été immédiatement traduites en italien. L’édition la plus courante
porte le titre de Lettere di G. Gladstone e di Giuseppe Massari sui processi di stato di Napoli,
1851, d’où sont extraites les citations qui suivent.
38. S. D’Amico, A. D’Amico et L. Vito, La vita del teatro : cronache, polemiche e note varie. I.
1914-1921 Gli anni di guerra e della crisi, Rome, 1994, p. 191-192.
39. Dans l’édition du 6 juin 1918.
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40. A. Gramsci, « Le Galere » di Tumiati all’Alfieri, « Avanti ! », 5 décembre 1918, dans Letteratura
e vita nazionale, Turin, 1950, p. 337 ; E. Bellingeri a replacé les Cronache teatrali dans le
contexte de l’œuvre de Gramsci : Dall’intellettuale al politico. Le « Cronache teatrali » di Gramsci,
Bari, 1975.
41. D. Tumiati, Garibaldi. Dramma in quattro atti, Milan, 1917, p. XIII.
42. L’Ordine Nuovo 1, n. 320, 17 novembre 1921, dans Opere complete, III, Turin, 1974, p. 385.
43. Ibid., p. 386-387.
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LA TRAME DE L ’ EXIL . 53
ADIEU À LUGANO
44. E. Scarpellini, Organizzazione teatrale e politica del teatro nell’Italia fascista, Milan, 2004,
p. 248 et suiv.
45. Cf. R. Calisi et F. Rocchi (dir.), La poesia popolare nel Risorgimento italiano, Rome-Milan-
Naples, 1961 ; L. Mercuri et C. Tuzzi, Canti politici italiani 1793-1945, I, Rome, 1963 ;
R. Leydi, Canti sociali italiani, I, Milan, 1963.
46. E. Franzina, Inni e Canzoni, dans M. Isnenghi (dir.), I luoghi della memoria. Simboli miti
dell’Italia unita, Rome-Bari, 1996, p. 117-162, ici p. 127-128.
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CONCLUSIONS
Il n’est pas toujours facile d’évaluer l’écho réel rencontré par les textes et les
formes de spectacle évoqués dans ces pages. Les livres de lecture présentent
des limites précises : au milieu du XIXe siècle, compte tenu du niveau d’al-
phabétisation, les ouvrages pour l’enfance et l’adolescence avaient un
public très limité, qui s’accrut à peine à l’époque libérale. Le théâtre
« patriotique », en perte de vitesse au début du siècle suivant, connut un
renouveau en 1911 et au cours de la Grande Guerre, au point d’atteindre
de vastes couches de la population 47. Il est plus difficile de cerner le degré
de diffusion et de réception du cinéma, mais on peut, en se fondant sur des
cas spécifiques, progresser dans cette direction. Ainsi, à Rome, qui est avec
Turin la ville dans laquelle le cinéma s’est affirmé le plus tôt, nous savons
que l’administration capitoline dirigée par le maire Nathan, parmi de nom-
breuses activités destinées aux écoles, ne négligea pas l’utilisation du
cinéma, et délibéra de l’acquisition de projecteurs pour les écoles 48. Mais
c’est surtout au travers des « educatori » et des « ricreatori » que le cinémato-
graphe s’affirma, parmi d’autres activités parascolaires proposées aux
enfants et aux jeunes de 6 à 16 ans. Son promoteur fut Domenico Orano,
conseiller communal et président du Ricreatorio Roma, dans le quartier
populaire du Testaccio, qui organisa des projections éducatives au
cinéma-théâtre inauguré sur la Piazza Testaccio en 1908 49. Le Cinémato-
graphe vint ainsi rejoindre d’autres institutions culturelles du quartier,
comme la Bibliothèque populaire, fondée en 1906, et la Salle des conféren-
ces populaires, et devint un point de rencontre pour tout le quartier : l’en-
quête sur les pratiques populaires menée par Orano révèle que presque tous
les habitants du quartier avaient l’habitude d’aller au cinéma une fois par
semaine 50. Il écrit :
Les yeux et la bouche ouverts, ce public suit, fixement, avec une anxiété
croissante, prêt à condamner l’abomination par des hurlements frénétiques, ou
à applaudir à tout rompre le spectacle [...]. Le cas d’un homme du peuple
républicain du Testaccio est typique à cet égard : assistant à la représentation
de la mort de Marat, et voyant l’héroı̈ne de la vieille France, Charlotte Corday,
frapper le citoyen dans son bain, il se leva en brandissant un bâton, comme s’il
voulait la frapper et l’empêcher de tuer le tribun. Et l’on peut aussi citer le cas de
ces deux vachers qui ne réussirent pas à retenir leurs larmes au spectacle des
Carbonari de 1821 51.
LA TRAME DE L ’ EXIL . 55
AGOSTINO BISTARELLI
Somnambulisme politique
ou école de formation ?
L’exil dans l’itinéraire du Risorgimento
1. Voir les souvenirs de l’exilé contenus dans A. Brofferio, Giacomo Durando, Turin, 1862,
p. 44.
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Un peuple qui se lève contre ses oppresseurs en rompant les chaı̂nes qui le
rendaient esclave du despotisme pour remettre son sort au jugement des armes
est contraint à exterminer ses tyrans, à en anéantir la race et la descendance, et à
transformer radicalement la forme du gouvernement dont il a été victime durant
des siècles : s’il n’osait faire cela entièrement, il serait tôt ou tard puni de n’avoir
été courageux qu’à moitié et le joug retomberait avec une vigueur et un poids
majeurs sur sa tête et la feinte modération de ses tyrans ne serait qu’un nouveau
piège qui viendrait à le leurrer et qui l’enchaı̂nerait pour toujours : cette vérité
nous a été largement démontrée ces dernières années à Naples, au Piémont, en
Espagne, au Portugal ; elle a persuadé tous les Italiens qu’ils ne pourront jamais
espérer avoir le moindre bonheur tant qu’ils ne se révolteront pas et qu’ils ne
détruiront pas jusqu’au dernier tous les tyrans qui foulent aux pieds l’Italie, qu’ils
soient indigènes ou étrangers ; qu’ils n’ont besoin d’aucune aide étrangère pour
devenir heureux et qu’ils ne doivent pas craindre d’éventuelles armées ennemies
qui seraient disposées à envahir notre territoire, même si le nombre de leurs
hommes devait s’élever à un million, pour peu qu’ils se décident à mettre en
pratique avec une ferme volonté les préceptes que nous avons minutieusement
exposés dans ce traité et dont nous avons prouvé le bien-fondé avec force d’ar-
guments et d’exemples historiques ; duquel il ressort qu’ils pourront se libérer
par eux-mêmes et grâce à leurs propres forces de ce fétide cloaque dans lequel ils
sont en train d’étouffer, et qu’ils permettront à leur patrie d’occuper cette bril-
lante position au milieu des États européens pour laquelle la nature l’a si favora-
blement prédestinée.
Je me suis arrêté avec quelque insistance sur l’œuvre de Bianco car elle est
reprise par la suite par Budini, par Mazzini et par d’autres figures du mouve-
ment démocratique, notamment du fait de son caractère opérant : « On
demande continuellement ce qu’est le phénix d’Arabie ; il s’agit de l’Italie,
qui renaı̂t toujours de ses cendres ! Oui ! et il est donné également aujourd’hui
à ce phénix de se régénérer, en arrachant le mal à la racine. » De la même
manière, le protagoniste méridional de la première étape que nous avons mise
en évidence en commençant, Guglielmo Pepe, élabore la vision du lien existant
entre militarisation et indépendance :
Plus le canon et les autres armes de jet ont compliqué l’art des combats, plus
l’instruction pratique et théorique a eu d’importance dans la victoire, et plus la
part aveugle du hasard a diminué dans le sort des batailles. Les causes simples et
limpides pour lesquelles les gouvernements actuels ne peuvent compter sur
l’infaillibilité de leurs forces défensives et pour lesquelles des nations populeuses
se trouvent plus ou moins directement exposées à l’ambition d’un capitaine
habile ou d’un prince puissant sont que partout la discipline a pour unique
ressort la crainte ; que partout on n’appelle sous les drapeaux que la population
jeune et privée d’instruction militaire ; que partout le sort de la guerre est confié
non à l’ensemble des citoyens, mais à une étroite partie d’entre eux, et pour
lesquels le patriotisme est considéré comme un crime. Là où chaque citoyen
trouve dans la félicité générale son bonheur particulier ; là où le refus de concou-
rir à la défense commune est considéré comme une lâcheté publique, là où le
législateur considère l’éducation militaire de tous les citoyens comme le rempart
de l’indépendance du pays, là seulement il y a une nation invincible. Il faut
comprendre que, pour arriver à cette gloire, il est nécessaire que le peuple soit
en possession d’institutions complètement libérales 5.
5. G. Pepe, L’Italia Militare e la guerra di sollevazione, Venise, 1849 (édition originale Paris,
1835), p. 10.
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froide. Gare à l’Italie si tous les pères prêchaient les mêmes choses et étaient
exaucés. Non, je rougirais de fouler à nouveau le sol natal si je n’avais pas la
conscience de le mériter.
Cialdini revient sur le même thème quelques jours après, dans une autre
lettre dont je reproduis certains passages précisément parce qu’il me semble
très intéressant de comparer la sensibilité qui les caractérise dans ce moment
initial de son expérience patriotique avec celle de la période ultérieure.
Paris, 29 novembre 1831. [...] Pour vous rassurer à présent et pour toujours,
je vous garantis que si une insurrection venait à éclater ici, j’attendrai toujours le
conseil de personnes qualifiées et je ne risquerai pas sans fondement d’échanger
ma pension contre quelques mois sous les verrous. Mais si jamais les choses
venaient à prendre un bon pli, il me semble que la cause de la liberté est
universelle, et que tout homme est obligé de servir avec dévotion cette sainte
cause dans n’importe quel point du globe il viendrait à se trouver. Seuls des
restes des temps barbares peuvent mettre sur des milliers de lèvres des phrases
emplies de préjugés telles que « en tant qu’Italien, nous n’avons pas à nous en
mêler, cela n’est pas notre cause, laissons faire à qui de droit, nous ne devons pas
nous mêler des affaires des autres ». Ces préjugés sont stupides pour ne pas dire
égoı̈stes car si le malheur venait à vous tomber dessus sur la route, personne
selon votre doctrine ne devrait vous assister, personne ne devrait vous défendre
contre un agresseur etc. etc. Si en plus il s’agissait de marcher pour l’Italie, nom
de Dieu, mais qui aurait le courage de rester le cul bien au chaud ? Qui oserait
être assez porc pour se comporter ainsi ? Certainement pas moi, et vous-même
ne pourriez jamais me le conseiller ; en conséquence de quoi je suis amené à
croire que votre lettre n’avait d’autre but que de me mettre en garde quant à mon
tempérament afin que je ne m’engage point à commettre d’inutiles et peut-être
nuisibles imprudences : en me recommandant donc de ne pas m’exposer sans la
certitude d’un profit réel dans des aventures aux couleurs floues, vous m’auto-
risez, j’espère, à me dédier entièrement à ces moments, à ces dangers que l’inté-
rêt, l’honneur, en somme le bien de la cause sacrée poussera à répéter : Ed hoc
sufficiat pro praesenti lectione.
Ces phrases laissent transparaı̂tre de manière évidente une approche
typique de ce que nous pouvons définir comme un militantisme de l’interna-
tionale libérale et qui se concrétise dans des choix de vie bien précis. Cialdini
abandonne ses études de médecine pour aller combattre : en mars 1833, il
s’enrôle comme grenadier au service de la reine du Portugal et ses qualités
lui permettent de gravir rapidement les échelons. Promu sergent après peu de
mois, il est nommé sous-lieutenant au mois de septembre 1834. Il part ensuite,
avec le groupe que nous avons cité, combattre les carlistes en Espagne en 1836
et poursuit de là sa carrière : nommé capitaine en 1837, il est ensuite promu,
pour faits d’arme remarquables, second commandant. En 1839 il entre dans
l’armée régulière espagnole (Enrico avait une femme et une mère espagnoles)
où il parvient au grade de colonel. Rentré en Italie en 1848, il combat avec un
des Durando au sein des troupes pontificales lors de la bataille de Monte
Berico (Vicence) au cours de laquelle il est blessé. Au terme de la première
guerre d’Indépendance, il intègre l’armée piémontaise dont il devient d’abord
colonel, puis général au cours de la guerre de Crimée. Durant la deuxième
guerre d’Indépendance, il participe à la bataille de Palestro et au siège d’An-
cône. Grâce à la victoire de Castelfidardo, il est promu général des armées (le
6 octobre 1860). Il dirige en cette qualité les opérations du siège de Gaète qui
lui valent le titre de duc de Gaète. Nous arrêtons ici l’analyse de sa carrière
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militaire pour nous concentrer à présent sur le rôle qu’il assuma au mois
d’août 1861 quand il fut envoyé à Naples comme lieutenant général dans
l’ex-royaume des Deux-Siciles et d’où il prononça une phrase célèbre que
nous voulons précisément comparer avec ses lettres de 1831 : « Ici, c’est
l’Afrique ! Ce n’est pas l’Italie ! À côté de ces bouseux, les Bédouins sont du
petit-lait 6. » Son action dans la répression des rebelles et du brigandage dans le
sud de l’Italie est très ferme, tout comme est très accentuée son opposition
avec Garibaldi, tant au niveau politique au sein de l’arène parlementaire, avec
des accusations de « pronunciamento » qui firent frôler un duel entre les deux
hommes, qu’au niveau militaire : c’est en effet Cialdini qui supervisera les
opérations qui amèneront à l’arrestation de Garibaldi à l’Aspomonte 7. Le
problème que je voudrais résoudre est d’expliquer ce radical changement
dans les prises de positions de Cialdini. Au-delà des habituelles raisons de
génération (l’écart qui sépare la jeunesse de l’âge adulte allant de pair avec
l’opposition instinct-raison), je pense que l’expérience vécue durant l’exil joue
précisément un grand rôle, en lien avec la connaissance directe des guerres
civiles ibériques qui d’une certaine façon oriente son jugement et son com-
portement. La même remarque est également valable selon moi pour Man-
fredo Fanti, autre rival de Garibaldi et appartenant, comme Cialdini, au camp
des vainqueurs du Risorgimento. Entré jeune dans le corps des pionniers de
l’armée du duc de Modène, il obtint en 1830 un diplôme d’ingénieur qui lui
permit d’être promu officier du Génie. En 1831 il fit partie des membres du
gouvernement insurrectionnel qui avait pris le pouvoir après la fuite du duc et
l’arrestation de Ciro Menotti. Durant cette période il participa en première
ligne aux opérations militaires lors du combat de Rimini du 25 mars.
Condamné à mort suite à l’échec de la tentative révolutionnaire, il s’exila en
France d’où il poursuivit sa carrière militaire. Après un second échec subi lors
de sa participation à l’expédition de Savoie de 1834 lancée par Mazzini, il
passa en Espagne et s’enrôla comme volontaire dans l’armée de Marie-Chris-
tine qui était engagée dans la lutte contre les carlistes. Ses faits d’armes lui
valurent diverses promotions : lieutenant, puis capitaine et enfin commandant.
Il rejoignit l’armée régulière espagnole en 1839 et fut promu au grade de
colonel de cavalerie en 1847, en assumant les fonctions de chef d’état-major
du commandement général de Madrid. À l’instar de Cialdini, il épousa une
Espagnole, revint en Italie en 1848 et combattit dans la zone de Vicence. Au
mois de novembre 1848, on le retrouve à la tête d’une brigade composée de
volontaires lombards ; il assume également par la suite des charges institution-
nelles et politiques. L’année 1849 constitue un tournant pour Fanti : membre
du conseil consultatif permanent de guerre et député du collège électoral de
Nizza Monferrato (Piémont), il prend après la défaite de Novare la place de
son supérieur hiérarchique, Gerolamo Ramorino, considéré comme respon-
sable de la mauvaise fortune des armes. Fanti fut lui aussi un temps suspecté
de trahison. Même s’il fut blanchi de cette accusation, il du se tenir à l’écart
6. A. Del Boca, Italiani, brava gente : un mito duro a morire, Vicence, 2005, p. 57.
7. G. Marcotti, Il generale Enrico Cialdini duca di Gaeta, Florence, 1892. Cialdini fut également
nommé inspecteur des tirailleurs et directeur de l’école militaire d’Ivrea. En 1869 il assuma la
charge d’ambassadeur spécial en Espagne pour favoriser l’opération qui devait amener
Amédée d’Aoste sur le trône vacant (le 6 novembre 1870 les cortes désignèrent Amédée Ier
d’Espagne comme nouveau roi).
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En ce qui concerne les officiers, il dénonce ce qui lui apparaı̂t comme des
abus :
Leur nombre et leurs incroyables avancements de carrière étaient à ce point
hors de comparaison au regard des canons admis dans l’Europe d’aujourd’hui
que les intégrer sans autre forme de procès dans la grande famille militaire aurait
été, laissez-moi le dire Messieurs, comme vouloir prononcer sur-le-champ la
dissolution de l’armée nationale.
8. Telle est la dénomination contenue dans la note 76 du 4 mai 1861 signée par le ministre de la
Guerre. Fanti démissionna du ministère après la mort de Cavour pour assumer le comman-
dement du VIIe corps d’armée. Atteint d’une grave maladie, il quitta le service actif en 1863
et mourut deux ans plus tard à Florence.
9. Discorso pronunziato dal generale Manfredo Fanti ministro della guerra nella tornata del 18 aprile
1861 alla camera dei deputati nella discussione sulle interpellanze relativamente all’Esercito meridio-
nale, Turin, 1861. Les citations se trouvent respectivement aux pages 4, 5, 6 et 8.
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10. Bien que le discours mériterait d’être ultérieurement approfondi, il me semble intéressant de
rappelé qur Ribotti a fait preuve d’une différente conception du rôle et de la figure du
volontaire dans sa charge de « commandant militaire général du rempart de Messine »
durant les opérations de 1848. Écrivant au commissaire exécutif, le 24 avril, il soutenait
en effet : « Il n’y a pas d’œuvre plus urgente que de procéder à l’enrôlement des volontaires,
et comme les jeunes de la ville et de toute la contrée se précipitent pour s’engager, deux
bataillons sont déjà formés, et d’autres le seront dans les plus brefs délais. L’ordre et la
subordination règnent à présent dans les escouades de volontaire. Et cet ordre était déjà
présent dans les premiers temps chez ceux qui président aux choses militaires. Plus tard, et
actuellement, cet ordre vint à manquer. J’ai lutté contre les prétentions, contre l’entêtement,
contre l’absence de bon sens et ne m’en suis jamais plains puisque ces sacrifices m’étaient
demandés par la Sicile, et je les ai accomplis avec ardeur. Mais tous mes efforts s’avérèrent
vains, et ce qui est le plus décourageant c’est que je ne trouve plus de moyens pour rétablir
l’ordre et la subordination. Oui Excellence, je le dis avec la plus grande peine, et non sans
honte pour certains, la subordination à laquelle les jeunes volontaires n’ont pas tardé à se
soumettre, cette subordination a été pratiquement oubliée par ceux qui pourtant éduqués à
la discipline militaire ont été les plus réticents à s’y soumettre » (G. Marulli, Documenti storici
riguardanti l’insurrezione calabra : preceduti dalla storia degli avvenimenti de Napoli del 15
maggio, Araldo, 1849).
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11. G. Garibaldi, Cantoni il volontario. Romanzo storico, Milan, 1870, p. 11 ; la citation précé-
dente se trouve p. 8. La fin du roman est d’une grande efficacité rhétorique : à Mentana
« Cantoni et Ida, après avoir pris part à tous les glorieux faits d’armes des Volontaires
italiens, moururent à en faire pâlir d’envie ceux qui restaient, levant le poing contre le
soldat étranger et le prêtre. Leur union fut un mariage d’amour qui en vaut bien un autre.
Leur affection, bien que n’ayant pas connu la joie de se concrétiser dans une descendance,
fut ardente du premier au dernier jour. Ils étaient tous deux de fermes républicains, parce
qu’ils étaient convaincus que la République est le gouvernement le plus naturel et le plus
digne des nations ; mais sans prétexter de futiles motifs, ils étaient toujours prêts à accourir
lorsqu’il s’agissait de mener main-forte contre les oppresseurs de l’Italie, en union ou non en
suivant les circonstances avec notre armée. La grande idée de Dante de faire l’Italie meˆme
avec l’aide du diable était leur maxime préférée, et ils lui furent fidèles jusqu’à leur dernier
soupir. »
12. C. Jean, Guerra di popolo e guerra per bande, dans Rivista militare, CIV, 6, 1981, p. 58 et suiv.
13. L. Russi, Retroterra teorico e prassi militare nel condottiero, dans F. Mazzonis (dir.), Garibaldi
condottiero, Milan, 1984, p. 15-22, p. 21 ; la citation suivante se trouve aux pages 21-22.
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14. G. Garibaldi, Considerazioni ai miei compagni d’armi in presenza del nemico, manuscrit cité par
Furlani, Un inedito di Garibaldi : i « Consigli tattici », dans F. Mazzonis, Garibaldi condottiero...
cité n. 13, p. 23-60, p. 40, auquel je renvoie également pour les réflexions sur le lien du
comportement de Garibaldi en Europe et sur sa conduite dans les affaires américaines.
15. F. Mazzonis, L’esercito italiano al tempo di Garibaldi, dans Id., ibid., p. 187-251, ici p. 189.
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souvenir des conséquences des guerres civiles et qui bifurque, en fonction des
parcours particuliers de chacun des exilés, soit dans l’exaltation du rôle de la
guerre en bande (comme pour Bianco) soit dans l’exaltation du rôle de l’armée
régulière (comme pour Fanti et Durando).
L’héritage de l’expérience de 1848 se retrouve dans les écrits de Budini 16 et
De Crostoforis 17mais c’est surtout chez Pisacane que se déploient pleinement
les « liens entre des problématiques strictement militaires et celles d’ordre plus
général, politiques et sociales, de la question sociale 18 ». Sa production écrite et
l’impact politique de son discours historique mériteraient une étude à part
mais je voudrais citer ici, pour conclure ce travail, certains brefs passages de
son récit dédié à la période 1848-1849, concernant les espoirs qu’elle avait
suscitée et les causes de son échec 19. L’auteur, dont le travail est centré sur
une analyse critique de l’histoire récente de l’Italie, indique son point de vue
dès l’épigraphie de son ouvrage (« Les révolutions matérielles réussissent dès
lors que leur idée motrice est déjà devenue populaire »). Sans aucun doute,
l’étincelle initiale a été donnée par la Révolution française. Mais en Italie,
l’effort de la bourgeoisie qui voulait représenter la nation a été très particulier :
16. Giuseppe Budini avait adhéré très jeune à une secte de carbonari de Faenza. Il fut arrêté en
juillet 1821 et contraint à errer de villes en villes jusqu’au moment où il ne fut condamné en
1825 à la détention au fort de Civita Castellana. Libéré en 1831, il renoue avec son action
patriotique qui le contraint à s’exiler d’abord en France puis en Angleterre où il fit la connais-
sance de Mazzini et où il apprit le métier de compositeur typographe, activité qu’il exerça
ensuite à Paris dans le circuit de la presse libérale. En 1843 il publie Alcune idee sull’Italia dans
lequel il aborde la question de la guerre de bandes, soutenant l’idée que seule l’adhésion des
masses paysannes est susceptible de garantir le succès des tentatives insurrectionnelles : l’as-
pect social pouvait donner la victoire à la cause de la liberté, par exemple en concédant aux
anciens combattants les terres appartenant aux ordres religieux. Pour Budini, l’initiative mili-
taire devait donc se développer dans le sud de l’Italie afin d’éviter l’intervention de l’Autriche
au départ. Comme tous les exilés que nous évoquons, Budini combattit durant la première
guerre d’Indépendance, comme volontaire aux côtés de Durando. Après la chute de Vicence, il
se rendit à Florence où se trouvaient ses frères, puis revint en Romagne où il fut de nouveau
arrêté. Condamné à vingt ans de prison, il obtint de voir sa peine commuée en une peine d’exil
(Cf. Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 14).
17. Carlo Decristoforis était capitaine d’une compagnie des chasseurs des Alpes puis de la légion
Anglo-Italienne après la défaite de 1848, et également directeur à Londres d’un collège
militaire. En présentant son Che cosa sia la guerra : metodo pratico di studio, il écrivait : « Je
me suis souvent demandé à moi-même pourquoi de tant d’officiers qui sortent des écoles
militaires dans toute l’Europe, personne (personne pour parler vite, tre`s peu pour parler dans la
vérité arithmétique), personne en sortant de l’école ne serait sûr de lui-même si on lui confiait
le commandement d’un peloton où une maison à prendre d’assaut. Cela est très étrange,
disais-je, qu’après tant de fatigue, le jeune officier puisse encore s’entendre dire : un jour de
bataille vaut plus qu’une année d’étude. Et je cherchais en même temps les raisons pour
lesquelles tous les étudiants de mathématiques savent sans hésiter résoudre une équation de
second degré qu’on viendrait à leur présenter et qui équivaut pour eux à leur maison à
prendre d’assaut. J’ai cru un jour avoir résolu la question en pensant : l’officier qui a tout
étudié, ne sait rien faire, parce qu’on ne lui enseigne pas les principes de sa science, comme on
le fait pour le mathématicien. Croyant alors avoir trouvé dans l’étude des principes la vraie
méthode de l’instruction militaire, j’écrivis ce livre. Il ne s’agit donc pas d’un traité (personne
ne peut en faire sans avoir beaucoup vu et réalisé), mais d’une méthode. Il n’est donc par la
planimétrie révélée, mais la boussole pour la révéler » (Londres, septembre 1858).
18. F. Della Peruta, Le teorie militari della democrazia risorgimentale, dans F. Mazzonis, Garibaldi
condottiero... cité n. 14, p. 61-80, p. 76.
19. C. Pisacane, Guerra combattuta in Italia negli anni 1848-49, Gènes, 1851, mais daté Lugano
25 ottobre 1850, Les citations se trouvent aux pages 8, 49, 51, 53, 362.
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De son sein sortirent des philosophes, des conspirateurs, des martyrs. Mais
opprimés par le despotisme, ils n’eurent pas d’espace suffisant pour déployer leur
talent et ne purent être de grands penseurs. Ils furent les partisans de la révolu-
tion de 1789, mais sans verser leur sang, et en proclamant des formules vieilles
de dix-huit siècles, maquillés avec d’autres mots. Ils ont enfin prêché, et ils
prêchent encore le progrès en proposant comme moyen d’action les vieilles
formules de l’Évangile et comme but la Constitution de 1789, transformée
entre-temps en tyrannie. Ces doctrines stériles ne purent générer aucun
concept, mais ornées de belles paroles, réduites à de poétiques formules, elles
marquèrent les cœurs sensibles de la jeunesse italienne qui dans ces déclamations
mystiques n’apprenait que la haine du passé qui était résumé dans l’importance
des abus et était représenté par les différents gouvernements. Ils se mirent à
conspirer, et déployèrent comme conspirateur une majeure habilité qu’ils n’en
avaient témoignée comme philosophes. [...] Ainsi les Italiens, divisés par le
despotisme, étaient unifiés par la haine qu’ils en éprouvaient. En l’absence
d’idées motrices, ils étaient poussés à l’insurrection par la pression que les
tyrans exerçaient sur eux.
Il me semble fondamental de citer encore une partie de ses réflexions
proches de notre thème et dédiées à l’art de l’insurrection, seul moyen qu’en-
visage Pisacane pour briser les chaı̂nes qui emprisonnent l’Italie.
Pour vaincre, une armée a besoin de discipline, d’instruction et de nombreux
hommes. La discipline est pour elle le point d’ancrage de sa cohésion. En vertu de
cette force, les masses supportent les privations avec patience et courent affronter
la mort à l’appel du général. Pour obtenir cet indispensable résultat, le soldat doit
passer par une longue et douloureuse formation qui doit réussir à détruire en lui
sa propre volonté pour finir par ne plus former qu’une simple molécule d’un
corps n’obéissant qu’à la seule volonté du chef. Mais peut-on obtenir cette force
de cohésion sans détruire le sentiment individuel du soldat et donc sans la
nécessité d’un si long apprentissage ? Il semble que oui. Tournons les yeux vers
une ville insurgée, et nous la verrons couverte de barricades hissées par le travail
spontané des citoyens, fourmillant d’un peuple nombreux qui affronte volontai-
rement la mort ; un peuple détendu qui jeûne et qui souffre sans qu’aucune force
coercitive ne l’oblige à autant de sacrifices ; nous voyons dans ces jours de lutte
disparaı̂tre les conflits dont toutes les villes sont infestées à l’état normal ; on peut
en définitive dire sans exagération que chaque citoyen devient un héros, et
quiconque est assez hardi et entreprenant pour proposer une action devient le
chef temporaire des nombreux hommes qui le suivent et lui obéissent avec la plus
aveugle des disciplines. Voyez au contraire le représentant du despote dans la
même ville, mu par la seule peur et mené de force au combat ; s’il peut se
soustraire un instant au regard vigilant de ses nombreux supérieurs, il fuit le
combat pour s’adonner au contraire au vol et au carnage ; il n’attend rien de la
victoire, puisque le même sévère régime monastique l’attend après la lutte ; c’est
pourquoi dès qu’il aperçoit une certaine impunité il s’abandonne aux féroces
impulsions de la nature humaine, excitée à ce moment précis par la colère,
l’exaltation et l’exacerbation de son être, produit par le danger continu dans
lequel se trouve son existence. Tout l’opposé du citoyen qui espère voir se
résumer dans la victoire tous les avantages du futur ; et le plaisir de vaincre
passe en lui devant tout autre plaisir. Donc une armée populaire, animée de
cette fièvre révolutionnaire aura la même force de cohésion que peut en avoir
une armée disciplinée. Un général qui aurait à la fois de vastes connaissances
scientifiques et la capacité d’entretenir de telles passions pourrait, dans les quatre
ou cinq premiers jours d’une insurrection, réaliser sans aucun doute de grandes
choses. Mais si la victoire vient à tarder, la défaite est inévitable. On peut
facilement déduire de ce que nous venons de dire que le peuple qui prend les
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armes pour conquérir un nouvel état social est discipliné par l’intérêt de chaque
individu qui s’accorde avec l’intérêt général. Le mot instruction pour une armée
comprend une infinité de choses, mais hélas on attache la plus grande impor-
tance à celles qui en méritent le moins. L’instruction d’une armée peut prati-
quement se résumer en entier dans la valeur de ses généraux. Et le succès qu’un
chef peut obtenir au cours d’une bataille d’une masse de citoyens prenant spon-
tanément les armes pour défendre leurs intérêts ne diffère guère de ce qu’il
obtiendrait avec une armée régulière. C’est comme une bonne ou une mauvaise
lame entre les mains d’un escrimeur. Mais si dans les premiers moments d’une
insurrection la fièvre révolutionnaire et le génie d’un général peuvent suppléer au
manque de discipline et d’instruction, le nombre des hommes n’en demeure pas
moins une condition indispensable à la victoire. Les pages de l’histoire nous
offrent des exemples qui confirment ce qui semble logiquement démontré. [...]
Mais la force matérielle ne suffit pas à faire triompher une révolution. Il faut
qu’elle soit guidée par une Idée, qui ayant fait défaut au peuple n’avait rien
d’autre à proposer une fois que les Autrichiens avaient été chassés. La future
constitution tant politique que sociale n’était d’aucun intérêt pour le peuple, qui
pu donc être facilement leurré et balayé par l’abondance d’intrigues menée par
un groupe de personnes à la fois perfides et dépourvues d’idées.
Ses réflexions finales viennent clore le cycle ouvert par celles de Bianco et
avec lesquelles j’ai commencé ma réflexion :
« République » veut dire substitution de la volonté et de l’intérêt général sur
l’individuel ; « République » veut dire égalité, alors que les bandes qui veulent
s’émanciper du reste des citoyens ne représentent que les privilèges. En France
la Convention faisait arrêter ses généraux aux milieux de leurs armées et les
envoyait à l’échafaud sans que l’armée ne se soulève pour autant ; elle n’était
pas constituée par les soldats de Hoche, de Dumouriez et de Kellermann, mais
par les soldats de la République française ; et la liberté expira du jour où devin-
rent les soldats de Bonaparte. Le peuple peut remporter une bataille, mais en
ordre régulier et compact, et non en détachement ou isolé comme les sauvages.
Non contente d’avoir montré la véracité des idées que nous venons d’exposer,
l’expérience de ces deux dernières années a fait justice à la bravoure des Italiens.
Les tristes événements de 1815 et de 1821 valurent la réputation de piètre
guerrier à un peuple qui domina le monde de ses armes et de ses lois, à un
peuple qui ressuscita à l’époque des glorieuses guerres de la Ligue lombarde, à
un peuple enfin qui, dans des temps peu éloignés, laissa dans toute l’Europe des
glorieuses traces sur les champs de bataille dans la lutte pour une cause qui
n’était pas la sienne. Mais outre l’indifférence naturelle de ce peuple à faire
couler son sang avec facilité, la fausseté de cette opinion a été démontrée d’abon-
dance par ces mêmes événements. Voyez ce peuple pratiquement désarmé de
Milan qui chasse l’orgueilleux ennemi, qui élève un cri de malédiction contre
l’armistice de Salasco, qui veut résister à Rome et à Venise bien que les autorités
sentent la nécessité de céder ; ce peuple qui se bat à Bologne en dépit de tous les
moyens utilisés pour le décourager, qui à Brescia et à Messine s’ensevelit sous les
ruines de la ville ; ce peuple dont les soldats de Pastrengo, de Goito, de Volta, de
Custoza montrent qu’il est né pour faire la guerre. Si les Italiens sont moins
disciplinables que les autres peuples, cette qualité passive est doublement com-
pensée par l’ardeur dont ils sont capables et par leur admirable facilité d’appren-
tissage. Pour un despote, pour une guerre dynastique, une armée de Russes sera
beaucoup plus utile qu’une armée d’italien ; mais pour une guerre nationale,
dans laquelle le soldat comprend qu’il se bat pour son propre intérêt, une
armée d’Italiens peut se rendre invincible. Le peuple italien a toujours vaincu
lorsque la seule valeur au combat pouvait décider de la victoire ; il a été vaincu
lorsqu’une ferme direction était indispensable. Les gloires de Goito, de Pas-
trengo, de Rome, de Venise, etc. sont dues à la valeur et à la persévérance du
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peuple ; les tristes faits de Custoza, de Volta, etc., les funestes événements de
Murazzone et de San. Marino sont dus à l’impéritie des chefs. [...] Le rappel à la
Nationalite´ suffit pour lancer l’insurrection, mais il ne suffisait pas pour rempor-
ter la victoire. Les riches indiquent au peuple une armée et un prince prêt à
mettre un terme à la lutte ; et le peuple qui ne désire que chasser l’étranger
s’abandonne au roi-soldat.
Et ceci explique une autre erreur : « L’absence de principes les faisait s’ac-
crocher aux individus. Au lieu d’inspirer des idées, ils se démenaient pour
créer les popularités. » C’est pourquoi il faut impitoyablement proclamer la
vérité révolutionnaire dans la critique de l’action :
Les maux des nations ne dépendent pas des hommes, lesquels ne sont que le
fruit de leurs constitutions sociales, et desquels il ne faut pas attendre une
abnégation jusqu’ici rêvée par absence de principes. Tant qu’un gouvernement
se contentera de diriger au lieu d’administrer, tant qu’il commandera au lieu de
suivre la voie que l’intérêt collectif lui désigne, tant qu’il ordonnera au lieu de
servir le peuple, il ne pourra jamais y avoir de garanties possibles. Il dirigera
toujours les intérêts individuels en fonction de ses propres intérêts et jamais en
fonction du bien collectif. Quels sont les causes de ces maux et les moyens que le
gouvernement possède ? La force, la corruption et la science ; autrement dit
l’armée, les instruments du travail et l’éducation. Quel est le but vers lequel
tend la révolution future ? À démocratiser ces forces. L’art de la guerre ne
devra plus être le monopole de quelques-uns, mais la nation tout entière devra
être guerrière ; les instruments du travail, collectifs ; l’éducation, universelle,
commune, gratuite et obligatoire. Que les systèmes exposés jusqu’ici par les
plus hauts esprits soient déclarés utopiques ne change rien à la question. La
finalité de la révolution future est clairement formulée. Les nombreuses légions
du peuple ne pourront avoir d’autre drapeau que celle-là. La mise en pratique de
cette idée viendra du tourbillon de la révolution elle-même.
20. Gramsci, Caratteri popolareschi del Risorgimento... cité n. 3, p. 1165 (c’est ici le nom de la
revue).
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P ARTIE 2
Figures de
l’exil politique
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IVAN BROVELLI
1. Sur l’action politique de Manin à Paris, se référer à A. Levi, La politica di Daniele Manin,
Milan-Gênes-Rome-Naples, 1933.
2. M. L. Lepsky-Mueller, La famiglia di Daniele Manin, Venise, 2005.
3. Pour replacer l’exil de Daniele Manin dans le contexte plus général des relations diplomati-
ques et des représentations politiques entre France et Italie, se référer à P. Finelli,
G. L. Fruci, « Que votre re´volution soit vierge ». Il « momento risorgimentale » nel discorso politico
francese (1796-1870), dans A. M. Banti, P. Ginsborg (dir.), Il Risorgimento, Turin, 2007
(Storia d’Italia. Annali 22), p. 747-776.
4. Sur la mémoire de 1848 et celle de Manin dans la Venise italienne de la fin du XIXe siècle,
voir E. Cecchinato, La rivoluzione restaurata. Il 1848-1849 a Venezia fra memoria e oblio,
Padoue, 2003.
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5. Expression de Daniele Manin dans une lettre citée par Henri Martin dans son Daniel Manin,
Paris, 1859, p. 360.
6. P. Ginsborg, Daniele Manin e la rivoluzione veneziana del 1848-1849, Milan, 2007 (1978),
p. 87-88.
7. Ibid., p. 100.
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12. Pour le récit du voyage et du séjour sur ces ı̂les, voir M. L. Lepsky-Mueller, La famiglia...
cité n. 2, p. 171-200.
13. Lettre citée dans H. Martin, Daniel Manin... cité n. 5, p. 360.
14. Biblioteca Museo Correr di Venezia (BMCV), Mss. Manin (Pellegrini), b. 14/6. Au sujet du
colonel Frapolli, on apprend dans Le Sie`cle du 22 octobre 1849, qu’il a été le représentant
pendant dix-huit mois de la République romaine, de la Lombardie et de la Toscane à Paris.
15. BMCV, Mss. Manin (Pellegrini), b. 14/8, fragment de journal de l’année 1849 (octobre-
décembre). Sauf mention contraire, les citations suivantes sont extraites de ce journal.
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suivants il laisse des cartes de visite à Jules Bastide et Émile de Girardin. En fin
de semaine il s’adresse à l’avocat Ed. Martin, auprès duquel il a été recom-
mandé par l’avocat Negri de Marseille. La nouvelle de l’arrivée de Manin à
Paris commence à se répandre dans la capitale 16, aussi le Vénitien reçoit-il ses
premières visites. Le 26 octobre, il accueille chez lui le « citoyen Jolly », repré-
sentant du peuple à la Montagne, accompagné d’un camarade en partance
pour Londres et qui lui demandait s’il avait un message particulier à transmet-
tre à Ledru-Rollin. Manin écrit qu’il discuta longuement avec Jolly, discussion
qui fut l’occasion pour Manin de se placer politiquement, puisqu’il lui dit
clairement qu’il n’est « ni socialiste, ni républicain rouge ». Auparavant il avait
été très bien reçu par Émile de Girardin (1806-1881), le fondateur du journal
La Presse en 1836, avec lequel il s’entretient durant deux heures. Bien que les
futurs contacts entre Manin et Girardin soient très peu documentés, cette
rencontre est fondamentale pour comprendre la stratégie de l’exil de Manin.
Girardin est un journaliste novateur, puisqu’il invente un quotidien dont le
prix de l’abonnement est divisé par deux grâce aux insertions publicitaires. Il
est également le premier, avec Armand Dutacq, directeur du Sie`cle, quotidien
qui naı̂t la même année, à insérer dans les colonnes de son journal les célèbres
romans-feuilletons dont le succès sera considérable 17. Par cette visite rendue
dès la première semaine de son séjour parisien, Manin fait preuve d’une
étonnante intuition médiatique, dont il ne perçoit pas encore tous les contours,
mais dont il ressent l’incroyable potentiel. Paris est en effet à cette époque,
dans son fourmillement culturel et politique, un formidable laboratoire d’op-
portunités médiatiques et d’instruments de communication que lui-même, en
tant que célébrité politique contribue à développer, en devenant un sujet
d’actualité, mais dont il saura user au moment de son retour sur la scène
politique, six ans plus tard 18. Le 27 octobre 1849, il rencontre Ferdinand de
Lesseps, le 29, Odillon Barrot – qui, entre autres, finance le Sie`cle –, Louis-
Marie de Cormenin et Giacomo Alessandro Bixio, frère du plus célèbre Nino.
Cormenin, catholique libéral, avait écrit en 1848 le Pamphlet sur l’inde´pendance
de l’Italie, texte en faveur de l’Italie et pour que l’indépendance se fasse d’après
un modèle italien et non pas imposé par les puissances européennes, dont la
France de Guizot. Il envisage une fédération démocratique, dont l’avènement
devait être lié à l’insurrection de chaque province, une vision très proche donc
de celle de Manin à la même époque 19. Le 4 décembre, enfin, il rencontre le
16. La nouvelle de l’arrivée du Vénitien paraı̂t dans les journaux le 14 octobre 1849. Le Sie`cle
écrit : « L’ex-président du gouvernement de Venise, Daniel Manin, est arrivé samedi à Paris,
accompagné de plusieurs autres proscrits » ; La Presse : « Le chef du gouvernement républi-
cain de Venise, M. Manin, est arrivé samedi à Paris. Il est accompagné de quelques-uns de
ses collègues. M. Manin paraı̂t âgé de 45 à 50 ans. »
17. M.-E. Therenty, A. Vaillant, 1836. L’an I de l’e`re me´diatique. Analyse litte´raire et historique de
« La Presse » de Girardin, Paris, 2001.
18. G.-L. Fruci, « Un contemporain ce´le`bre ». Ritratti e immagini di Manin in Francia fra rivoluzione
ed esilio, dans M. Gottardi (dir.), Fuori d’Italia : Manin e l’esilio. Atti del convegno nel 150o
anniversario della morte di Daniele Manin 1857-2007, Venise, 2009, p. 149.
19. L.-M. Cormenin, Pamphlet sur l’inde´pendance de l’Italie, Paris, 1848. Il y exhortait les Italiens
à éviter de créer « un gouvernement unitaire, vigoureusement constitué et armé, hérissé de
toutes parts, comme le nôtre, de vaisseaux, de soldats, de sbires, de tribunaux, de gendar-
mes, de canons et de prisons. [...] La Confédération italique sera aussi compacte dans son
esprit que souples dans ses mouvements ». Cité dans F. Venturi, L’Italia fuori d’Italia, dans
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général Cavaignac, une figure à laquelle il sera parfois comparé dans les his-
toires de la révolution de Venise parues en France.
Manin reste fidèle à sa nouvelle résidence 20 et, contrairement à d’autres
exilés politiques, il ne cherche pas à changer de domicile, ni à voyager. Les
raisons de cette faible mobilité sont d’ordre familial, liées à la santé fragile de sa
fille Emilia 21, victime de crises d’épilepsie de plus en plus fréquentes et aussi
aux études de son fils Georges. Toutefois, cette première semaine de présence
dans la capitale française prouve que Manin entend exploiter le potentiel
culturel, politique et médiatique de Paris. Plus tard, le choix du quartier
dans lequel il fixe sa demeure définitive, après avoir quitté l’appartement de
la rue des Petites-Écuries les 11 et 12 août 1850 est loin d’être anodin. Il
s’installe en effet au numéro 70 de la rue Blanche, près de Montmartre 22, à
proximité du triangle formé par la rue des Petits-Champs, le boulevard des
Capucines – boulevard des Italiens et la rue Montmartre, en d’autres termes le
cœur de la vie sociale du Second Empire 23. La sociabilité de Manin est par-
faitement intégrée à ce quartier. À deux reprises, Manin aurait pourtant pu
quitter Paris au profit de Londres et de Turin. Il part en effet pour la capitale
anglaise, avec son fils Giorgio, du 20 juin au 11 juillet 1854, mais refuse de s’y
installer malgré les conseils d’amis italiens et anglais, arguant la piètre qualité
du climat. Quant à la possibilité de poursuivre son exil au Piémont, Pallavicino
avait même réussi à obtenir l’aval de Cavour 24. Mais le refus de Manin s’ex-
plique en partie par le fait que sa stratégie parisienne commence à porter ses
fruits.
Storia d’Italia. III. Dal primo Settecento all’Unità, Turin, 1973, p. 1319-1321. Voir également
P. Bastid, Un juriste pamphle´taire, Cormenin. Pre´curseur et constituant de 1848, Paris, 1848.
20. La Presse, 16 novembre 1849 : « On assure que M. Manin, l’ex-président de la république de
Venise, est décidé à fixer son séjour à Paris. Il refuse le mandat qui lui a été confié par les
électeurs de Gênes, afin de ne pas se trouver peut-être dans l’alternative de faire fléchir ses
convictions ou de faire de l’opposition au gouvernement sarde, dont les réfugiés vénitiens
n’ont eu qu’à se louer. »
21. Voir le chapitre 9, « Osservazione medica e preoccupazione paterna : il diario della malattia
(1849-1854) », dans M. L. Lepsky-Mueller, La famiglia... cité n. 2, p. 242-277.
22. Ibid., p. 221.
23. G.-L. Fruci, dans « Un contemporain ce´le`bre »... cité n. 18, p. 149, fait remarquer que dans ce
quartier se concentrent également les premiers ateliers photographiques, qui à la même
période élargissent leur clientèle à la bourgeoisie urbaine.
24. Le 19 mai 1854 Pallavicino informe Manin qu’il a vu Cavour et qu’il est d’accord pour
accueillir à « bras ouverts » Manin au Piémont. A. Levi, La politica di Daniele Manin... cité
n. 1, p. 54.
25. S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, 2010, p. 179.
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26. Sur le rôle des exilés italiens, cf. M. Isabella, Risorgimento in Exile. Emigre´s and the Liberal
International in the Post-Napoleonic Era, New York-Oxford, 2009 et A. Bistarelli, Gli esuli del
Risorgimento, Bologne, 2011.
27. M. L. Lepsky-Mueller, La famiglia... cité n. 2, p. 221.
28. Voir lettre du 7 février 1856, de Georges Manin à sa tante Giovanna Perissinotti, citée dans
M. L. Lepsky-Mueller, ibid., p. 290-291, ainsi que p. 293.
29. BMCV, Mss. Manin (Pellegrini), b. 22/82-83, s. d.
30. BMCV, Mss. Manin (Pellegrini), b. 23/199, lettre du 23 mai 1852, Choloy, par Toul.
31. A.-M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle orgini dell’Italia unita,
Turin, 2000, p. 45.
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32. BMCV, Mss. Manin (Pellegrini), b. 18/8, 9, 11. Voir aussi M. L. Lepsky-Mueller, La fami-
glia... cité n. 2, p. 217-221.
33. M. d’Agoult, Me´moires (1833-1854), Paris, 1927, p. 219-225. Sur la vie de Marie d’Agoult,
voir C. Dupêchez, Marie d’Agoult, Paris, 1989, 405 p.
34. M. d’Agoult, Florence et Turin : e´tudes d’art et de politique (1857-1861), Paris, 1862, p. VII-VIII.
35. M. d’Agoult, Florence et Turin... cité n. 33, p. VI-VII. Victor Hugo lui-même joue de cette
personnification de l’Italie dans la figure du grand écrivain, dans une lettre de 1865,
adressée au gonfalonier de Florence à l’occasion de l’anniversaire de la naissance du
poète : « L’Italie en effet s’incarne en Dante Alighieri. Comme lui, elle est vaillante,
pensive, altière, magnanime, propre au combat, propre à l’idée. Comme lui, elle amal-
game, dans une synthèse profonde, la poésie et la philosophie. Comme lui, elle veut la
liberté. Il a, comme elle, la grandeur, qu’il met dans sa vie, et la beauté, qu’il met dans
son œuvre. L’Italie et Dante se confondent dans une sorte de pénétration réciproque qui
les identifie ; ils rayonnent l’un dans l’autre. Elle est auguste comme il est illustre. Ils ont
le même cœur, la même volonté, le même destin. Elle lui ressemble par cette redoutable
puissance latente que Dante et l’Italie ont eue dans le malheur. Elle est reine, il est génie.
Comme lui, elle a été proscrite ; comme elle, il est couronné », Victor Hugo, Œuvres
comple`tes.Actes et paroles, Paris, J. Hetzel, A. Quantin, 1883, t. 2, p. 354.
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36. M. Brunetti, P. Orsi, F. Salata (dir.), Daniele Manin intimo : lettere, diari e altri documenti
inediti, Rome, 1936, p. 358.
37. M. Kolb, Ary Scheffer et son temps (1798-1858), thèse de doctorat ès lettres, Université de
Paris, Paris, 1937, p. 246-322.
38. I. Brovelli, Daniele Manin-Anatole de La Forge : dall’azione politica al discorso storico (1849-
1853), dans M. Gottardi (dir.), Fuori d’Italia : Manin e l’esilio... cité n. 18, p. 111-128. Après
des études au collège Louis-le-Grand et à la faculté de droit, il entre dans la carrière diplo-
matique et en 1846 est chargé d’une mission spéciale en Espagne. En 1848 il se lance dans le
journalisme, comme rédacteur au Sie`cle où il traite des questions de politique étrangère et
rédige la chronique parlementaire. Le 4 septembre 1870 il est nommé préfet de l’Aisne,
s’installe à Saint-Quentin, y organise la défense de la ville, combat avec les gardes nationaux
et est blessé. Le gouvernement de la Défense nationale le promeut officier de la Légion
d’honneur. En février 1871 il est nommé préfet des Basses-Pyrénées puis directeur de la
presse au ministère de l’Intérieur. Ayant donné sa démission, n’étant pas d’accord avec les
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préliminaires de paix, il retourne au Sie`cle. En 1881 il est élu député de la Seine, mais en 1889
ayant voulu s’opposer au boulangisme, il trouve en face de lui un candidat plus efficace, Jules
Joffrin, à qui il laisse sa place. Il avait été un temps vice-président de la Chambre des députés.
Il était membre des loges de l’Étoile polaire et La Constante amitié à l’Orient de Paris.
39. I. Brovelli, Daniele Manin-Anatole de La Forge... cité n. 37, p. 117.
40. Son projet s’intitulait I diciassette mesi di Venezia. Storia per documenti posti in ordine di causa ed
effetto. Voir I. Brovelli, ibid., p. 114-115.
41. M.-A. Canini, Vingt ans d’exil, Paris, 1868.
42. A. de La Forge, Histoire de la re´publique de Venise sous Manin, II, Paris, 1852-1853.
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ampleur considérable durant l’exil et qui en fait déjà un anti-Mazzini aux yeux
de de La Forge. En effet l’auteur insiste sur les scènes de familles dans
lesquelles Manin est la figure paternelle emplie d’amour et de générosité
envers ses enfants. Pour expliquer cet attachement à la vie familiale, il rapporte
les propos de Manin :
Il nous l’a souvent répété depuis, il ne se croyait pas destiné à diriger les
affaires de son pays. Une répugnance instinctive le portait à fuir tout ce qui
ressemblait à l’éclat et à la pompe du pouvoir. Il avait l’ambition d’être libre, il
n’avait pas celle de gouverner les autres. Cette qualité modeste se retrouve dans
tous ses actes ultérieurs 43.
Cette attitude paternelle s’exprime également dans sa relation avec les
Vénitiens, qui l’appellent « père », un fait relaté par de La Forge mais attesté
également par les documents d’archives. La figure du père est indissociable de
celle du rédempteur, conformément à la rhétorique religieuse dont cette figure
est tout naturellement issue. D’un point de vue politique, enfin, elle a l’avan-
tage de rendre plus accessible celle du rédempteur. Dans le récit de de La
Forge, la dimension paternelle confère ainsi à la figure de Manin une humanité
qui s’oppose au mysticisme quelque peu désincarné d’un Mazzini. C’est pour-
quoi de La Forge fait de Manin une figure politique à opposer à celle de
Mazzini. Il convient de souligner qu’il s’agit ici d’une étonnante anticipation
faite par le Français, puisqu’il écrit entre 1850 et 1851 et que la vraie rupture
politique entre Manin et Mazzini n’interviendra qu’en 1855. Pour de La
Forge, Manin diffère des autres révolutionnaires par son réalisme et de ce
réalisme découle sa modération, ce que de La Forge nomme « le bon
sens 44 ». Mais l’opposition n’est pas seulement formelle et il est troublant de
retrouver en toutes lettres dans l’essai de de La Forge, les concepts que Manin
affirmera entre 1854 et 1857 au sujet de la manière de réaliser l’Unité ita-
lienne, et qui l’opposeront justement à Mazzini, en particulier le choix du
mot « union » au lieu d’« unité ». « Le tort de l’école de Mazzini, à nos yeux,
écrit de La Forge, c’est le point de départ qui s’appuie sur une idée grande,
mais fausse et à jamais impraticable, l’unité absolue de l’Italie ! Cette idée, qui
n’est qu’un rêve, a été érigée en dogme et a perdu tout simplement le parti
démocratique en 1849. » Et il précise plus loin que seulement « l’union contri-
buera au développement de la prospérité et de la grandeur italiennes. L’unité,
en exigeant l’impossible, fera retomber immédiatement la péninsule sous le
joug étranger 45 ».
Ces anticipations sur ce que sera la pensée politique de Manin cinq ans
plus tard confirment à la fois l’implication directe de Manin et le rôle straté-
gique qu’il veut conférer aux prosateurs du parti républicain français dans
l’élaboration et la diffusion de sa propre figure politique. Son attention à ce
que celle-ci serve directement sa politique se confirme lorsque Manin prend le
soin de clarifier sa position vis-à-vis de l’œuvre de de La Forge dans une lettre
adressée au Sie`cle, en expliquant quel a été son rôle dans l’élaboration de ce
récit et en prenant ses distances au sujet de certaines analyses propres à de La
Forge, notamment à propos du rôle du roi Charles-Albert :
46. Lettre du 20 juin 1853, citée dans F. Planat de La Faye, Documents et pie`ces authentiques...
cité n. 9, II, p. 421-422. Les italiques sont de nous.
47. Sur la condition du maı̂tre de langue en exil, voir S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et
proscrits de 1789 à la Commune, Paris, 2010, p. 217-220.
48. Montanelli, le général Ulloa, Cernuschi, De Lugo, Ary Scheffer, Émile Girardin, Jules
Bastide, Eugène Pelletan, Ferdinand de Lesseps, Garnier-Pagès, Goudchaux, Chambolle,
Carnot, Charton, Jules Simon, Henri Martin, Alexandre Rey, Duclerc, Viardot, Geoffroy
Saint-Hilaire, Béranger, Madier, Montjau, mais également Sirtori, Amarin Maestri,
Mozzoni, Avesani, Camozzi, Galletti, Sterbini, Marini, Mazzucchelli, Bellinato, Degli
Antoni, Rognetta (médecin d’Emilia et Daniele), Carini, Canuti, Arghinti, Caimi, Nani,
De Filippi, Maffei, Hendle, Niccoli, Morpurgo, Bixio, Planat de La Faye, Marie d’Agoult,
Adèle et Julie Guaita. M. L. Lepsky-Mueller, La famiglia... cité n. 2, p. 272.
49. S. Aprile, Le sie`cle des exile´s... cité n. 46, p. 184-185.
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fille qu’il connaissait assez bien, ce qui en fait un texte sincère et non pas de
simple convenance, il met également en avant le lien étroit qui associe Italiens
et Français autour de la fraternité démocratique :
Ne perdons pas courage pour cela. Notre consigne est de lutter. [...] Il n’y a
d’immortalité ici-bas que l’idée éternelle que nous servons et qui nous emporte à
notre heure dans son éternité. S’il n’y avait pas, en effet, cette idée éternelle et
commune partout à tout cœur haut placé, chaı̂ne électrique de l’âme avec l’âme à
travers l’espace, ou plutôt âme des âmes, qui fait de Manin le compatriote de toute
aspiration, notre compatriote, pourquoi viendrons-nous aujourd’hui prendre la
parole sur le cercueil de sa fille ? [...] Mais un rayon de la démocratie l’a
frappée au front en passant. Cela suffit. Enne nous appartenait désormais par
la sympathie. La douleur de son père est notre douleur 50.
Cet appel à la lutte commune ne se fait pas sans une rapide évocation de la
figure de Daniele Manin :
Manin arriva ainsi à Paris. Et lui, hier encore le dernier Romain, le héros de
toute âme bien placée, le cri d’enthousiasme universel de la démocratie, l’homme
aussi grand que l’homme peut être grand à a lumière du siècle, car il faut mesurer
la grandeur à l’idée et non à la patrie, pauvre désormais, isolé, battu de la
tempête, réduit à donner des leçons pour vivre...
Le moment des funérailles de Manin, au-delà du drame personnel particu-
lièrement profond, marque également une étape importante dans la stratégie
de l’exil de Daniele Manin, puisque la cérémonie funèbre rassemble les per-
sonnalités françaises et italiennes prêtes à soutenir la cause de Manin, et à faire
vivre – le texte de Pelletan le prouve – la figure du patriote vénitien, faite de
grandeur d’âme, d’abnégation et de sacrifice, de douleur et d’espérance. Le
terme de « compatriote » choisi par Pelletan est ici particulièrement révélateur
du lien étroit établi entre Manin et les républicains français et qui témoigne
d’une appropriation réciproque au nom des idéaux démocratiques. La figure
de Manin, en quelques années, est donc devenue un point de ralliement pour
les démocrates français, une occasion métaphorique de parler de leurs idéaux
dans un contexte de censure politique. Mais en s’appropriant Manin et en
luttant contre Napoléon III qui, en 1854, est encore et seulement le défenseur
des États pontificaux, la cause italienne devient par la même occasion leur
propre cause, au nom d’une fraternité latine dont Henri Martin se fera le
chantre après la mort de Manin.
À partir de 1854, parallèlement au combat indirect de Manin, par le biais de
l’enseignement donné à ses élèves qui se chargeaient d’élaborer sa propre figure
en soutenant sa politique italienne, Manin décide de passer au combat direct
en prenant place dans le débat international sur la question italienne. Manin
retourne dans l’arène politique avec une lettre publiée dans le journal La Presse
du 21 mars 1854 pour protester contre les propos tenus par lord Russell dans
le Times, puis répercutés dans les journaux français. Ce dernier reprochait aux
habitants de Lombardie-Vénétie de vouloir fomenter des insurrections, alors
qu’ils devraient essayer de demander des réformes. Manin réplique en disant
qu’il n’est pas question de réformes mais d’indépendance pure et simple 51. La
50. E. Pelletan, Emilia Manin, dans Le Sie`cle, 30 janvier 1854. L’italique est de nous.
51. Sur cette question et le retour de Manin sur la scène politique, voir A. Ventura, L’opera
politica di Daniele Manin per la democrazia e l’unità nazionale, Venise, 2002, p. 277-297.
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Entre 1854 et 1857, Manin revient donc sur le devant de la scène poli-
tique, après avoir su préparer le terrain en France et s’attirer le soutien des
Français qu’il guide dans la création de sa propre légende. Mais ces démocra-
tes français, amis de la cause italienne, sont-ils prêts pour autant à s’engager
directement et indépendamment pour la cause italienne ? Un roman de
George Sand, en 1857, donne l’occasion aux amis de Manin de se mobiliser
en faveur de la cause italienne, le roman intitulé La Daniella. La querelle
politico-littéraire de La Daniella éclate donc en 1857 à l’occasion de la paru-
tion, en feuilletons, du roman homonyme de George Sand dans le journal La
Presse à partir du 6 janvier 54. Ce roman, que la postérité n’a pas retenu, trouve
sa source d’inspiration dans un voyage que George Sand a effectué Rome en
1855. Il met en scène l’amour du jeune peintre Jean Valreg pour Daniella, une
repasseuse de Frascati, une relation compliquée par la jalousie de la belle miss
Medora. Le sujet est classique, mais se veut le prétexte pour dresser un tableau
historique de l’Italie contemporaine et en particulier de la Rome des papes.
Toutefois la querelle à laquelle il donne lieu se déroule bien au-delà de la
question de l’anticléricalisme de George Sand. Sous le masque d’un « lecteur
bienveillant », de La Forge reproche à George Sand certains propos du prota-
goniste, Valreg. La phrase incriminée, parue dans le feuilleton du 30 janvier,
est la suivante : « L’Italie, vierge prostituée à tous les bandits de l’univers,
immortelle beauté que rien ne peut détruire, mais qu’aussi rien ne saurait
purifier 55. » En réponse aux remarques du journaliste, George Sand fait
publier une note en date du 6 février dans le feuilleton du 13 février, adressée
à « un lecteur bienveillant », dans laquelle elle rappelle une caractéristique
propre au genre romanesque, « qu’il ne faut pas lire un roman comme un
60. Nicolas Louis Planat de La Faye (1784-1864) était militaire de carrière, aide de camp des
généraux Lariboisière et Drouot, puis officier d’ordonnance de Napoléon Ier. Lui et sa
femme, furent parmi les premiers amis des Manin. Frédérique Planat, l’épouse de Nicolas
Louis s’occupa tout particulièrement d’Emilia à Paris.
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61. F. Planat de La Faye, Vie de Planat de La Faye, aide de camp des ge´ne´raux Lariboisie`re et
Drouot, Paris, 1895, p. XVIII. En 1861, lors de l’inauguration de la statue, les comités
italiens et français sont composés des personnes suivantes : pour le comité italien, Sebas-
tiano Tecchio, président (n’assista pas à l’inauguration à cause d’un accident familial),
Niccolò Tommaseo (absent pour raisons de santé) Carlo Mezzacapo, Giorgio Trivulzio
et Giovanni Minotto ; pour le comité français, Planat de La Faye, président (absent à
cause de son âge et pour raisons de santé), Louis Havin, directeur du Sie`cle, Félix
Mornand, rédacteur de l’Opinion nationale, Auguste Dumond, ancien directeur de l’Esta-
fette, Henri Martin, Anatole de La Forge, Taxile Delord, Ferdinand de Lasteyrie, Jules
Simon, Lanfrey, et Sénard.
62. Ibid., p. XVIII.
63. Ibid., p. 631.
64. Ibid.
65. Ibid., p. 634.
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66. Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze (BNCF), Fondo Tommaseo, b. 113/87, lettre du
23 avril 1858.
67. À Daniele Manin Vénitien / Dictateur dans sa patrie / Plus que dictateur dans l’exil /
Prémédita l’Italie future / Italiens et Français / En l’an MDCCCXLVI / Érigèrent.
68. Discorsi italiani e francesi pronunciati nella inaugurazione del monumento a Daniele Manin sul
giardino pubblico di Torino, Turin, 1861, p. 31-33.
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69. Dans l’introduction de La Ve´ne´tie devant l’Europe on peut lire, p. 6 : « Ces diverses pièces
sont tirées d’un recueil inédit de documents pour servir à l’histoire de Manin et de Venise en
1848-1849, recueil où ont été puisés en grande partie les éléments du récent ouvrage de
M. Henri Martin sur Manin. »
70. BNCF, Fondo Tommaseo, b. 113/87, lettre du 6 septembre 1859.
71. G.-L. Fruci, « Un contemporain ce´le`bre »... cité n. 18, p. 132.
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72. Sur la question mémorielle de Manin à Venise, voir E. Cecchinato, La rivoluzione restau-
rata... cité n. 4, p. 81-129.
73. Le dernier usage français de la figure de Manin dans la politique française remonte à 1978,
lorsque Michel Vauzelle fait un Éloge de Daniele Manin dans son discours de premier
secrétaire de la Cour des avocats de Paris. Ce texte a été publié par D. Soulez-Larivière
dans Paroles d’avocats, Paris, 2001 (1994).
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I S A B E L M A R Í A P A S C U A L S A S T R E
El exilio voluntario
¿ una manifestación
de fraternidad polı́tica ?
Marliani y su lucha por la nación
y la monarquı́a liberal
1. Citado por J. Canal, Los exilios en la historia de España, en Id. (ed.), Exilios, Madrid, 2007,
p. 17-18.
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2. « Y por esto cada hombre entre vosotros pronuncia con audacia o susurra sometido ese santo
nombre : Patria. Por esto los mejores entre vosotros mueren desde hace medio siglo, mártires de
una idea, en el patı́bulo, en los calabozos o en la lenta agonı́a del exilio, con la sonrisa en el rostro
de quien entrevé el futuro, con la palabra Italia en los labios ». G. Mazzini, Ai giovani d’Italia, I.
3. J. F. Fuentes Aragonés, Imagen del exilio y del exiliado en la España del siglo XIX, en Ayer, 47,
2002 (ejemplar dedicado a : Los exilios en la España contemporánea), p. 35-56.
4. G. Rueda Hernánz, España, 1790-1900. Sociedad y condiciones econo´micas, Madrid, 2006.
5. Una de las primeras poesı́as conocidas al respecto, fruto de la deportación, es el Salmo 137 :
« A orillas de los rı́os de Babilonia / estábamos sentados y llorábamos, / acordándonos de
Sión ; en los álamos de la orilla / tenı́amos colgadas nuestras cı́taras. / Allı́ nos pidieron /
nuestros deportadores cánticos, / nuestros raptores alegrı́a : [...] / ¿ Cómo podrı́amos cantar /
un canto de Yahveh / en una tierra extraña ? [...] ».
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 97
6. G. Marañón, Luis Vives (Un español fuera de España), Madrid, Espasa-Calpe, 1942. Citado
por J. Canal, p. 20.
7. Mazzini hablaba de « los pactos de hermandad concluidos en el exilio entre hombres unidos
por desventuras y esperanzas comunes », G. Mazzini, Ai giovani d’Italia, XIV.
8. Como advierte M. David, Fraternite´ et Re´volution française, 1789-1799, Parı́s, 1987. Ver más
recientemente A. Domènech, El eclipse de la fraternidad. Una revisio´n republicana de la tradicio´n
socialista, Barcelona, Crı́tica, 2004.
9. J. Ratzinger, La fraternidad cristiana, traducción de J. Collado, Madrid, 1962 [tı́tulo original :
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EL EXILIO VOLUNTARIO . 99
Ahora bien, este testimonio tendrı́a como fin, a la vez, confirmar unos lazos
de pertenencia o identidad. En un mundo contemporáneo, en el que las
relaciones naturales o consanguı́neas de pertenencia habrı́an sido sustituidas
por otros modos de relación, como son la libertad y la igualdad, el ciudadano
libre querrı́a dar testimonio fehaciente de su opción (pues todo comprometido
con una causa tiene la posibilidad de elección) y lo harı́a por mediación de la
fraternidad, ocasión para demostrar sus vı́nculos electivos y afectivos. Ası́ pues,
pasemos a nuestro caso.
En la historia de España hallamos multitud de exilios 17, que van desde el
siglo XV al siglo XX, es decir, desde el momento mismo en que se constituye
el Estado moderno. En esa época moderna, judı́os, moriscos, austracistas,
jesuitas e ilustrados sufrieron el destierro. Luego, entre finales del siglo
XVIII y principios del XX 18 : afrancesados, liberales, carlistas, progresistas,
demócratas y republicanos. Y para terminar, monárquicos y derechas en 1931
y 1936, y republicanos e izquierdas en 1939. Un largo rosario cuyo conoci-
miento permite ofrecer una comprensión más ajustada y compleja del pasado
español.
El exilio de 1939 es el más conocido merecidamente ; sin embargo, esto no
debe ocultar otras luchas fratricidas anteriores. Con todo, por lo que se refiere
a la emigración del primer tercio del siglo XIX, la de los liberales 19, la histo-
riografı́a coincide en considerar que fue beneficiosa para España, en cuanto
ésta, a través de sus emigrados, pudo conocer los avances logrados en otros
paı́ses, no sólo en las técnicas, sino también en las ideas. No hay duda de que,
en general, ası́ fue. Sin embargo, éste no fue el caso de Marliani, pues antes de
su emigración ya habı́a transitado frecuentemente por el extranjero y conocı́a a
fondo sus luchas. Veamos, pues, su trayectoria.
Emanuele Marliani Cassens 20 nació en Cádiz en 1795 y murió en Floren-
cia, 1873. Su vida activa cubre, por tanto, el arco que va del final de la Guerra
de la Independencia al fracaso de la primera experiencia de monarquı́a demo-
crática en España.
Su padre, natural de Milán, era un súbdito austriaco que se hallaba en paı́s
extranjero por motivo de comercio. De hecho habı́a creado un próspero esta-
17. Cfr. J. Canal (ed.), Exilios. Los e´xodos polı´ticos en la historia de España, siglos XV-XX, Madrid,
2007.
18. Cfr. J. B. Vilar, La España del exilio : las emigraciones polı´ticas españolas en los siglos XIX y XX,
Madrid, 2006. Para Italia, M. Isabella, Risorgimento in Exile. Italian Émigre´s and the Liberal
International in the Post-Napoleonic Era, Oxford, Oxford University Press, 2009. A. Bistarelli,
Gli esuli del Risorgimento, Bologna, Il Mulino, 2011.
19. A. Rojas Friend, J. F. Fuentes Aragonés y D. Rubio, Aproximación sociolo´gica al exilio liberal
español en la De´cada Ominosa (1823-1833), en Spagna contemporanea, 13, 1998, p. 7-20.
Análisis de la composición social de los liberales españoles en el exilio entre 1823 y 1833,
rastreando en la enorme cantidad de material archivı́stico conservado, en su mayorı́a, en los
Archivos Nacionales (serie F7) en Parı́s y en el Archivo Histórico Nacional en Madrid. Los
resultados de esta investigación evidenciaron, entre otras cosas, la relevancia de las clases
bajas entre los exiliados liberales ; por consiguiente, ofrecieron una imagen más compleja de
la base social del primer liberalismo español.
20. Ver sus esbozos biográficos recientes en los respectivos diccionarios italiano y español. F. Di
Giuseppe, Marliani, Emanuele, en Dizionario Biografico degli Italiani, LXX, Roma, 2008,
p. 602-605. I. M. Pascual Sastre, Marliani Cassens, Manuel, en Diccionario Biográfico
Español, Madrid, en prensa.
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21. Archivo Provincial de Cádiz, ca 1686, ca 1701 (testamento de su padre de 1791), ca 1702.
22. A. Ramos Santana, La burguesı´a gaditana en la e´poca isabelina, Cádiz, Cátedra Alfonso de
Castro-Fundación Municipal de Cultura, 1987.
23. C. N. Sánchez, Manuel Marliani : un progresista desconocido, en Trienio. Ilustracio´n y Libera-
lismo. Revista de Historia, 54, noviembre 2009, p. 25.
24. El vicealmirante Gravina, « ferito mortalmente, morı̀ qualche tempo dopo in casa de’ genitori
di chi scrive queste linee », E. Marliani, Trafalgar (21 ottobre 1805) e Lissa (20 luglio 1866),
Florencia, 1867, p. 36.
25. M. Marliani, Combate de Trafalgar. Vindicacio´n de la Armada Española contra las aserciones
injuriosas vertidas por Mr. Thiers en su « Historia del Consulado y del Imperio », Madrid, 1850.
26. M. Marliani, Trafalgar..., o. cit. n. 24.
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27. Archivio di Stato di Milano, Archivio postale, Archivio postale lombardo, cart. 229, nº 9845 ;
cart. 230, nº 446.
28. Como cuenta el propio Marliani en una carta al Ministro de Estado Eusebio de Bardaxı́ y
Azara, Madrid, 24.VII.1821, Archivo Histórico del Ministerio de Asuntos Exteriores
(Madrid), Personal, signatura P154, expediente 08036.
29. V. Lledó Martı́nez-Unda, D. Eusebio Bardaxı´ y Azara (1766-1844). Vida de un polı´tico y
diplomático del siglo XIX, Gijón, Vicente Lledó Martı́nez-Unda, 1982. I. M. Pascual Sastre,
Bardaxı´ y Azara, Eusebio, en Diccionario Biográfico Español, Madrid, Real Academia de la
Historia, 2010, vol. VII, p. 27-31.
30. G. Spini, Mito e realtà della Spagna nelle Rivoluzioni italiane del 1820-21, Roma, 1950 ;
G. Brutrón Prida, Nuestra Sagrada Causa : el modelo gaditano en la revolucio´n piamontesa de
1821, Cádiz, 2006.
31. Luego en Parı́s se casarı́a con una belga, con la que tendrı́a dos hijas, la mayor de las cuales
serı́a la futura reina de España consorte, Marı́a Victoria, duquesa de Aosta.
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32. Carta de Marliani al Ministro de Estado Bardaxı́, Madrid, 24.VII.1821, Archivo Histórico
del Ministerio de Asuntos Exteriores (Madrid), Personal, signatura P154, expediente 08036.
33. Archivio di Stato di Milano, Processi politici (1821-22), cart. 33 (nº 304, 309, 321, 327, 334,
339, 341 y 373), cart. 34 (nº 351, 354-355, 359, 416 [1-2]), cart. 35 (nº 466 [1-8]).
34. Cfr. con A. S. Fernández, Viage a Cádiz de un miliciano nacional de Madrid en 1823, Madrid,
1835.
35. G. Brutrón Prida, La ocupacio´n francesa de España, 1823-1828, Cádiz, 1996 ; Id., La inter-
vencio´n francesa y la crisis del absolutismo en Cádiz, 1823-1828, Huelva, 1998.
36. N. Sánchez, Manuel Marliani..., o. cit. n. 23, p. 25.
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37. Charlotte de Folleville (La Vespière, Calvados, c.1790-Parı́s, 2.VIII.1850). Hija de Louis-
Jean-André y de Caroline-Pétronille Aupoix de Mervilly. Charlotte estuvo casada en prime-
ras nupcias con Alexandre, barón de Laporte, entre 1827 y 1829. Ya viuda, se casó con
Manuel Marliani el 14 de octubre de 1830. Conoció a George Sand probablemente en la
primavera de 1836, quien le dedicó en 1838 su novela La Dernie`re Aldini. Fue su amiga fiel y
entusiasta, una confidente muy mezclada con su vida privada durante 15 años, pero también
indiscreta
38. Louis-Jean-André de Folleville (nacido en Morainville [Eure], 12.XI.1765 y muerto en
Lisieux [Calvados], 8.VII.1842), era consejero en el parlamento de Rouen antes de la
Revolución francesa. Emigró y se quedó en el extranjero hasta la época del Consulado. Se
casó de regreso a Francia, manteniéndose retirado durante el Imperio. Designado por el rey
Luis XVIII, en 1815, como presidente del colegio electoral de Lisieux, fue elegido diputado
el 22.VIII.1815 por este colegio del departamento de Calvados y obtuvo su reelección el
4.X.1816, continuando en la bancada de la extrema derecha de la cámara. Dio su sufragio a
leyes restrictivas de las libertades y habló varias veces sobre cuestiones hacendı́sticas. En
1818, se opuso a una enmienda que tenı́a como fin obligar a los ministros a rendir cuentas
del empleo de fondos extraordinarios. Votó a favor del mantenimiento de los derechos de
importación sobre los algodones, como único medio de impedir que esta mercancı́a inva-
diera el consumo en detrimento de las sedas y lanas. Combatió la petición de los fabricantes
de Rouen para reclamar la disminución de este derecho y, por el contrario, apoyó la de los
fabricantes de Bernay, que pedı́an el aumento, o al menos el mantenimiento, de este derecho
como necesario para la conservación de sus establecimientos. Dejó la Cámara de los dipu-
tados en 1821.
39. E. Marliani, L’Espagne et ses re´volutions, Paris, 1833, p. V.
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constitution qui leur avait rendue une patrie » 40 y para prevenir una nueva
intervención francesa, ası́ fuera en forma de consejos venidos de las Tulle-
rı́as 41.
J’espère mieux de ma patrie ; ses malheurs auront fini avec l’existence de
Ferdinand. Certaine de ne plus être attaquée par la France, l’Espagne peut
faire revivre une liberté sage et nationale. Sans vouloir prédire un avenir si
incertain, j’espère des jours meilleurs [...]
Les espagnols, dignes de leurs ancêtres, sauront intervenir dans cette lutte
malheureuse et déplorable par une assemblée générale des députés de la nation ;
et là, proclamant le roi appelé au trône par le suffrage national, ils lui diront
comme les fiers Arragonnais : « Sire, nous dont chacun en particulier est autant
que vous, et qui réunis sommes plus que vous, nous vous faisons notre roi et
seigneur afin que vous conserviez nos franchises et nos libertés, et sinon non... »
Alors, entre la royauté et les députés de la nation, tout se fera par l’Espagne et
pour l’Espagne. 42
Al año siguiente, en 1834, publicó en Marsella, de forma anónima, un
folleto que circuló clandestino, titulado Apuntes sobre el Estatuto Real 43, que
le encuadrarı́a dentro del progresismo exaltado. ¿ Qué obligación tenı́a de
hacer esa vindicación desde el exilio ? ¿ Quién se lo agradecerı́a ? ¿ Quién finan-
ció esas ediciones ?
En 1833 morı́a Fernando VII y dos años después Marliani regresaba a
España, en plena guerra carlista. Aquel mismo año de 1835, el famoso perio-
dista y literato Mariano José de Larra, partidario acérrimo de la causa liberal,
escribı́a precisamente : « Por poco liberal que uno sea, o está uno en la emi-
gración, o de vuelta de ella, o disponiéndose para otra » 44.
Al año siguiente del regreso de Marliani a España, en 1836, la Reina
Regente Marı́a Cristina llamaba a los progresistas a formar gobierno. En este
contexto, el presidente del Consejo y ministro de Estado José Mª de Calatrava
envió a Marliani a Parı́s con una misión especial y confidencial cerca del
gobierno del rey Luis Felipe, iniciando ası́ su tarea diplomática en plena
guerra civil carlista. En Parı́s, a través de la prensa de oposición, respondió a
las hostilidades del gabinete francés contra el gobierno y la nación española,
que incluı́an infracciones del tratado de la Cuádruple Alianza.
Su casa parisina 39, Rue St. Dominique y, al menos, desde 1838 en 15,
Rue de la Grange batelière y, a partir de 1842, en 5, Square d’Orléans era un
45. E. Marliani, Eclaircissements sur ma mission en Allemagne aupre`s des cours de Berlin et de Vienne,
Paris, 1839.
46. M. de Marliani, De la influencia del Sistema Prohibitivo en la agricultura, industria, comercio y
rentas públicas, Madrid, 1842.
47. M. de Marliani, Histoire politique de l’Espagne moderne, suivie d’un aperçu sur les finances, Parı́s-
Londres, 1840, 2 vols, 2a ed. aumentada con un capı́tulo sobre los acontecimientos de 1840,
Parı́s, 1841, 2 vols.
48. Marx « No pudo, es verdad, consultar los archivos ni las bibliotecas españolas, pero la
riqueza de las bibliotecas inglesas le permitió acceder a numerosos textos originales : escritos
de Jovellanos, decisiones de la Junta Central de 1808, debates de las Cortes de Cádiz
(demasiado a menudo conocidos parcialmente) y la Constitución que salió de ellos : memo-
rias sobre las revoluciones de 1820. En fin, para el siglo XIX, Marx escogió un guı́a intere-
sante, demasiado olvidado, Manuel Marliani, italiano de origen, pero patriota español,
senador en Madrid, Cónsul General de España en Parı́s, que criticó severamente las afir-
maciones de Martignac y de Chateaubriand sobre los sucesos de 1823 (crı́tica que gustó
tanto a Marx que la transcribió ı́ntegramente en una carta a Engels) y que se atrevió a
escribir, frente a la virtuosa indignación de la prensa francesa ante el caos español : ‘‘En vez
de reconocer el triste legado de desórdenes, de inmoralidades, de reacciones que nos ha
dejado el pasado, se achaca a los innovadores la responsabilidad de la nueva situación. El
orgullo y los intereses de ciertas clases, su pretensión cuando creen ser las únicas en saber lo
que conviene a la nación, impiden la regeneración de un paı́s, más que la ‘ignorancia’ de los
pobres’’. Se comprende que a Marx le haya gustado Marliani como guı́a en el ‘caos
español’ », P. Vilar, Marx ante la historia de España, en Revolucio´n española, 14, marzo 1983.
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49. Archivo Histórico del Senado (Madrid), Leg. HIS-0268-06, nº 1-8, expediente personal de
Marliani.
50. Con Combate de Trafalgar es posible afirmar que Marliani puso las bases de un « canon » de la
nación española, luego seguido por otros, en el sentido del canone risorgimentale de la nación
italiana que Alberto M. Banti ha explorado detenidamente, A. M. Banti, La nazione del
Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Turı́n, 2000, cap. I.
51. Si bien volverı́a de viaje.
52. E. Marliani, 1854 et 1869 : un changement de dynastie en Espagne ; la maison de Bourbon et la
maison de Savoie (Memorandum fechado en Bolonia, 3.VIII.1854 ; con una introducción
dirigida a los españoles fechada en Florencia, 22.X.1869), Florencia, 1869, p. 33.
53. « Dieu, la providence, la fatalité a frappé cette descendance d’un sceau de réprobation
visible, manifeste, dans les trois derniers règnes, types, l’un de la plus déplorable imbécillité,
et de la plus cynique impudicité sur le trône, l’autre de la cruauté féroce, et d’une ingratitude
criminelle, et le troisième est celui que chacun voit et peut juger », ibid., p. 16.
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Senado fue sobre la ley de las garantı́as, en el que se declaró contrario a hacer
grandes concesiones a la Iglesia, que desarmaran el gobierno civil. Tras la
guerra de 1866 entre Italia y Austria, Marliani publicó el folleto antes citado,
comparando la derrota naval de Trafalgar con la de Lissa.
Cabrı́a preguntarse cómo podı́a ser que Marliani hubiera arrostrado un
total de 18 años de exilio por la nación española y luego pasara a impulsar la
nación italiana. Sin embargo, esta paradoja es sólo aparente, fruto de un
planteamiento presentista. Pues para Marliani se trataba de la lucha por los
mismos principios ideales en un sitio o en otro ; para él se trataba del intento
por compatibilizar la forma monárquica con la libertad :
Les vicissitudes de ma vie politique m’ont fait accepter en 1860 avec une
profonde reconnaissance la généreuse et honorable adoption que l’Italie a bien
voulu m’accorder. Bologne m’a honoré trois fois de ses suffrages pour la repré-
senter à l’assemblée des Romagnes et au parlement italien : S.M. à daigné me
rendre le rang de sénateur que j’avais en Espagne : mon dévouement, mon
affection, mes liens avec l’Espagne sont restés inaltérables, c’est par une inspira-
tion de cet inébranlable dévouement que je rédigeai en 1854 le projet d’un
changement de dynastie. Ce fut, hors d’Espagne, comme l’écho de mes senti-
ments et de mon ardent désir de combiner la monarchie et la liberté 59.
[...]
Le grand mérite de la monarchie constitutionnelle git dans cette maxime : le
Roi règne et ne gouverne pas 60.
De hecho, cuando la patria era algo todavı́a in fieri, y no definida por
criterios de pertenencia, sino como espacio común de libertad, era imaginable
la movilidad.
En septiembre de 1868 estallaba la revolución « Gloriosa » en España, que
destronarı́a a la reina Isabel II. Ya aquel otoño, Espartero habı́a escrito desde
Logroño una importante carta a Marliani en Bolonia que exigı́a una urgente
respuesta 61. La nueva España democrática se constituyó como monarquı́a, a
través de la constitución de 1869. Quedaba la tarea de coronar la revolución.
En otoño de aquel año de 1869, cuando se reabrió oficialmente la candidatura
del duque de Génova para el trono vacante español, Marliani retomó su viejo
proyecto de 1854 y publicó por fin, tanto en Madrid como en Florencia, su
memoria para el cambio dinástico en España, donde aseguraba que la Casa de
Borbón en dicho paı́s « no tuvo nada de nacional ». En calidad de senador regio
italiano, Marliani envió un ejemplar de su publicación al rey Vı́ctor
Manuel II 62.
63. No hay que descartar que Marliani trabajara directamente (aunque de forma completa-
mente reservada) aquel otoño de 1869 a favor de la candidatura Génova al trono español,
en concreto mientras el gobierno español la impulsó. Esto se podrı́a deducir de las palabras
de un informe final que el Ministro Plenipotenciario español en Florencia dirigió a su
gobierno, cuando quedó descartada dicha candidatura. « Escuso decir á V.E. que al ver
acrecerse las dificultades en los ultimos momentos, apelé al auxilio de cuantos elementos
podia contar en nuestro favor, para que no me quedara el menor escrupulo de no haberlos
utilizado todos.
Reservado es todo ó casi todo lo que tengo el honor de referir á V.E., pero lo es mucho mas,
que conté con el Sr. Conde de Menabrea, el cual a pesar de su posicion dificil, despues del
cambio de Ministerio, dió pasos muy convenientes : que apelé á otras personas de inferior
categoria, pero utiles tambien por el auxilio que podian prestarme ; y por ultimo que llamé al
Sr. General Cialdini que se hallaba en Pisa y vino al momento, despues de enviar un
telegrama al Rey y tuvo con él una larga conferencia, sin resultado, pero en la que confirmó
toda la gravedad de la resolucion. [...]
No debo terminar mi despacho sin manifestar á V.E. que ha habido otros Italianos, verda-
deramente amantes de España, que me han ausiliado poderosamente ; que no me han
abandonado un solo dia y á los cuales estoy vivamente reconocido. » ¿ No serı́a uno de
estos el propio Marliani ? Florencia, 2.I.1870. Informe reservado del Ministro Plenipoten-
ciario Montemar al ministro de Estado. Archivo Histórico del Ministerio de Asuntos Exte-
riores (Madrid), Polı´tica interior, Candidaturas al trono, leg. H-2878.
64. M. Marliani, La Regencia de D. Baldomero Espartero, Conde de Luchana, Duque de la Victoria y
de Morella, y sucesos que la prepararon, Madrid, 1870.
65. V. Balaguer, Memorias de un constituyente. Estudios histo´ricos y polı´ticos, Madrid, 1872, p. 170.
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66. E. Marliani, La Spagna nel 1843 e nel 1872, en Nuova Antologia, vol. 19, fasc. IV, aprile
1872, p. 830-844.
67. Él mismo ası́ lo reconocı́a desde el exilio francés en 1833, al decir de sı́ mismo : « Libre,
indépendant, ne craignant aucune des atteintes du despotisme », E. Marliani, L’Espagne et
ses re´volutions, Parı́s, 1833, p. VII.
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acto personal tengo que defender o que explicar ; la parte que tomé en los
negocios públicos, fue colectiva. Senador, formé parte de aquella patriótica
mayorı́a que mereció los primeros golpes que descargó la contra-revolución
triunfante. No se pudo conseguir extraviar aquella mayorı́a antes del pronuncia-
miento ; no se tuvo esperanza de seducirla después del triunfo, y se la disolvió.
Obra fue ésta del gobierno provisional. Para acometer este atentado fue preciso
arrancar una página de la Constitución : muy luego cayeron todas una tras otra, y
la Constitución de 1837 desapareció. [...]
Tranquila mi conciencia por haber buscado escrupulosamente la verdad en
toda su pureza, ası́ respecto a los hombres como respecto a las cosas, defiendo a
un partido a que no he debido favor alguno, como tampoco a los gobiernos en
cuya caı́da he sido envuelto. Me alejé en 1823 y en 1843 de España por no
presenciar las exequias de la libertad, y de ninguna manera huyendo de com-
promisos que tenı́a. Mi ostracismo fue voluntario y desinteresado. Invariable en
mis principios, cuando éstos han sucumbido no he querido vivir bajo el absolu-
tismo, cualquiera que fuera su forma. El dı́a en que fuera de nuevo llamado a la
lucha parlamentaria por el voto de mis conciudadanos, aceptarı́a con gratitud y
alegrı́a tan peligroso honor 73.
Dos décadas después de haber escrito esto, volvı́a a dar otro testimonio de
su segundo exilio, durante el cual se habı́a consagrado a reivindicar con la
pluma y defender la trayectoria de su partido en la historia de España :
Cuando el vendaval coalicionista hubo en 1843 derribado la Regencia del
Duque de la Victoria, una proscripción general cogió en masa a los que le fuimos
fieles. [...] Proscritos o emigrados vivı́amos en el extranjero, a donde llegaba el
eco de las desgracias que se agolpaban sobre el Reino : entonces nació en mı́ el
pensamiento de que habı́a de llegar el dı́a en que el gobierno de la Regencia y del
partido progresista fuera un enigma para la posteridad. En mi opinión cumplı́a al
honor de ésta demostrar que habı́a sido el mejor de los gobiernos que habı́a
regido la monarquı́a desde su cuna, y que habı́a sido reemplazado por uno de los
peores que habı́a tenido España. Urgió por lo mismo recoger los documentos de
esta época [...] Llevado de esta patriótica inspiración, allá en los años de la
emigración me entregué afanoso a esta empresa, y sin consultar más que mi
pundonoroso instinto, hice esfuerzos inauditos para conseguir la recopilación
de documentos y obtener declaraciones que hoy serı́a imposible alcanzar. [...]
Mi propósito ha sido y es, como he dicho, la vindicación de la Regencia del
Duque de la Victoria y del partido progresista ; [...] si mi trabajo merece la
aprobación nacional, publicaré su traducción, para que por do quiera se reco-
nozca la honradez y el patriotismo del partido progresista español, que desde el
año 1810 no ha cesado de luchar por la libertad patria sin cejar jamás, por largo
que haya sido el martirologio de los que han sucumbido combatiendo por tan
sublime causa 74.
Es más, en un tercer y último testimonio de esta segunda experiencia de
exilio, además de recordar los puntos en común en las dos emigraciones
vividas (el odio al despotismo y el destierro voluntario), Marliani subrayaba
que la principal diferencia entre ambas habı́a sido justamente que la segunda
vez marchó con sus amigos polı́ticos (fieles compañeros, amigos ı́ntimos) :
Membre du sénat Espagnol, en 1843 je faisais partie de cette courageuse
majorité qui sût prévoir le sort qui était réservé au parti libéral, [...], comme
cela ne pouvait manquer d’arriver ; je ne voulus pas être témoin des malheurs qui
nous menaçaient et qui ont été bien au delà de ce qu’on pouvait prévoir ; je fus
rejoindre l’illustre Duc de la Victoire devant Séville, et quand il se fut embarqué
sur le Malabar, je me rendis à Cadix, d’où je partais à l’Angleterre et je rejoignis à
Londres le noble vainqueur des Carlistes et ses fidèles compagnons, tous mes
amis intimes.
C’était la seconde fois que je partais de Cadix pour l’exil en haine du des-
potisme. J’avais émigré en 1823, j’émigrai en 1843 : à ces deux époques mon
éloignement a été volontaire, je n’avais aucun compromis personnel qui s’opposa
à ma demeure ni à ma rentrée en Espagne et en effet j’y suis retourné en 49 et
50 ; mais voyant l’impossibilité du triomphe légal de la liberté, et de reprendre
ma place dans les Cortes, je vins en Italie en 1851.
Les événements de 1854 me trouvèrent établi à Bologne : je n’eus aucune
confiance dans leur résultat, je sus résister à toutes les instances qui me furent
faites pour rentrer [...]
Alors livré aux méditations solitaires 75 de ma retraite de Bologne je tins plus
que jamais à l’opinion que je m’étais formée dès 1841, et j’arrivais à cette
conclusion que le seul et unique remède aux malheurs de l’Espagne était un
changement de dynastie 76.
Hasta aquı́ sus testimonios personales del destierro. Habiendo intentado
dar luz sobre lo que significó para él el exilio en las dos experiencias que tuvo ;
ahora todavı́a puede ser revelador detenerse, aunque sea brevemente, en el uso
–poco frecuente- que Marliani hizo de la propia palabra fraternidad : en qué
ocasiones, con qué significados la utilizó y qué otras expresiones utilizó para
referirse a ella.
Si es cierto que durante la Revolución Francesa se utilizaron, entre otros
muchos lemas, sobre todo el de libertad e igualdad ; y que sólo en la revolución
de 1848 se adoptarı́a el término fraternidad, como nueva categorı́a polı́tica,
uniéndolo al binomio anterior, y sólo entonces se proyectarı́a hacia atrás tras-
ladándolo en una interpretación histórica sobre la revolución de 1789, en tal
caso, habrı́a que sondear en busca del término fraternidad en especial a partir
precisamente de 1848. Y éste es el caso de Marliani.
Hasta el momento, no tenemos noticia de que Marliani utilizara esta
palabra antes del 48. En efecto, muy a principios de ese año revolucionario,
justamente durante su exilio voluntario, a los 52 años, le encontramos escri-
biendo ası́ : « recordemos que no basta apoderarse del mando, sino que para
conservarlo hay que mostrarse dignos de dirigir a una nación poderosa, y para
ello hay que atenerse a la aplicación de los principios eternos de la justicia, de
la verdad y de la fraternidad » 77. Parecı́a estar esperando una revolución o
algún tipo de cambio en España y se permitı́a aconsejar a quienes quisieran
hacerse con el poder, acerca de la fórmula para mantenerse legı́timamente en
él. La libertad la daba por supuesta ; en lugar de igualdad hablaba de justicia ;
75. Viudo de su primera esposa, quien habı́a fallecido hacı́a poco (en agosto de 1850), no
sabemos cuándo Marliani contrajo matrimonio con su segunda esposa, Giulia Mathieu
(nacida en 1837), cuarenta y dos años más joven que él, dama filantrópica romano-
saboyana, hermana del general Mathieu. De formación francesa, muy ligada a la patria
italiana y a la Casa Saboya, fue amiga y traductora de Maxime du Camp, La charite´ prive´e
à Paris. Conocida como Donna Giulia Marliani, tenı́a en Roma un elegante salotto en el
Esquilino, « uno de los pocos en los que aún se conversa genialmente », escribı́a a finales del
siglo XIX Angelo de Gubernatis, Piccolo dizionario dei contemporanei italiani, 1895, p. 85.
76. E. Marliani, 1854 et 1869 : un changement de dinastie, o. cit. n. 52, p. V-VI.
77. Prólogo, 3 de enero de 1848. M. Marliani, La Regencia..., o. cit. n. 64, p. XII.
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una generosidad mayor y por eso la necesidad de hacer sentir a los beneficia-
dos el agradecimiento a largo plazo.
En 1867, ahora ya como senador del Reino de Italia, a los 71 años, pre-
tendiendo comparar la batalla naval de Lissa con la batalla naval de Trafalgar y
hablando de la Armada británica, aseguraba de Nelson y Collingwood que :
« La corrispondenza di quei due grandi uomini di mare è un modello di fra-
ternità militare, di espansione di affetto, che dovrebbe essere tipo, modello e
guida di tutti coloro che hanno de’ comandi nella gerarchia militare in faccia al
nemico » 82. En esta ocasión, la expresión « fraternidad militar » apeları́a a la
unidad en los mandos del ejército nacional, a la comunidad de objetivos, a fin
de llevar a buen puerto las batallas que se tuvieran que librar por la patria, por
encima de rivalidades personales o de carrera. Es decir, también entre los
mandos de un ejército patriótico debı́a primar esta « fraternidad militar », que
les hacı́a hermanos en una patria común.
Por último, en 1869, como conocido senador, a los 74 años, en lugar de
usar la palabra fraternidad, Marliani hablaba continuamente de « mes amis
intimes », « mes amis de Madrid », « des amis politiques » 83. Ejemplos, en este
sentido, pueden encontrarse multitud en sus obras. Además de tratarse de
manifestaciones de una fraternidad claramente afectiva, lo que entendemos
relevante hacer notar es el cambio restrictivo que se habı́a operado en dicho
ideal polı́tico, al pasar de una hermandad que unı́a a una variada comunidad
de patriotas, a otra que sólo reunı́a fraternalmente a los miembros de una
misma agrupación polı́tica. Y esta transformación se habrı́a producido
siempre antes de o en torno a las revoluciones del 48.
Si esto fuera ası́ en general, más allá del caso Marliani, cabrı́a justamente
preguntarse qué significarı́a el inicio del uso del lema de la fraternidad a partir
del 48, cuando ésta precisamente se habrı́a transformado de un principio
polı́tico de carácter universal inclusivo a otro discriminatorio o diferenciador.
La fraternidad ya no pondrı́a en evidencia lo que hay de común en todo
ciudadano y lo que les unirı́a en el espacio público, sino que apuntarı́a y
señaları́a las identidades polı́ticas que los distinguirı́an. Por lo demás, el
exilio habrı́a servido para aclarar de quién se es hermano a fin de apoyarse
en él (experiencia de fraternidad) y a quién se tiene por hermano para ayudarle
en la desdicha (exigencia de fraternidad) ; o lo que es lo mismo, el exilio
habrı́a constituido una ocasión propicia para revisar, contrastar y reafirmar la
fraternidad.
82. Y a continuación ponı́a un fragmento de una carta del 9 de octubre de 1805 : « Caro
Collingwood, fra noi due non vi possono essere meschine rivalità. Non abbiamo avuto in
tutta la nostra vita che un solo e medesimo scopo, abbattere il nemico, ed ottenere la piu
gloriosa pace per la nostra patria. Nessun uomo al mondo ebbe mai pari fede in un altro
uomo come ho fiducia in voi, e nessuno rende più giustizia al vero merito ed ai vostri servigi
che il vostro antico amico Nelson », M. Marliani, Trafalgar..., o. cit. n. 24, p. 26-27.
83. « Aux espagnols » (Florence, 22 octobre 1869), E. Marliani, 1854 et 1869 : un changement de
dinastie, o. cit. n. 52, p. V, VI, VII.
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LUCY RIALL
L’exil de Garibaldi
des écrivains dont Atto Vannucci, qui voyait dans l’expérience de l’exil un acte
de martyre. L’exil se transforma en un acte héroı̈que, en un glorieux sacrifice
accompli par les patriotes italiens pour libérer et construire leur nouvelle
nation. Selon Maurizio Isabella, « au travers de Dante, de Foscolo et de
Mazzini, l’histoire italienne se fit l’histoire de personnages exceptionnels,
d’une suite de héros exilés qui conservèrent... vivante par leur conduite l’idée
de la nation italienne 2 ».
En d’autres termes, la référence de Garibaldi à l’exil était bien plus qu’une
évocation littéraire. C’était, en tout premier lieu, une position politique, une
manière de ranger Cavour parmi les oppresseurs de l’Italie tout en le rendant
responsable de la discorde et de la dissension qui régnaient alors parmi les
Italiens 3. En s’associant à Foscolo, Garibaldi affirmait aussi sa propre place
dans la tradition de l’exil. De fait, lors de son séjour à Turin en 1861, il
s’appliqua à souligner sa situation d’exilé illustre : sa soudaine apparition
depuis l’ı̂le où il s’était retiré, son costume et son discours – tout semblait
tendre à démontrer son identité spécifique en tant qu’exilé, et l’expérience plus
générale qu’il avait d’en être un. C’est de ces aspects de Garibaldi en exil, et de
ses conséquences politiques, que je traiterai ici.
AMÉRIQUE DU SUD
2. M. Isabella, Exile and Nationalism : the Case of the Risorgimento, dans European History
Quarterly, 36/4, 2006, spéc. p. 493-506.
3. Sur les tentatives de Garibaldi de poursuivre sur cette voie au travers de ses écrits, cf. L. Riall,
Garibaldi... cité n. 1, p. 447-452.
4. F. J. Devoto, Liguri nell’America australe : reti sociali, immagini, identità, dans A. Gibelli et
P. Rugafiori (dir.), Storia d’Italia, Le regioni dall’Unità a oggi. La Liguria, Turin, 1994,
p. 653-688.
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5. F. Conti, Storia della Massoneria in Italia. Dal Risorgimento al Fascismo, Bologne, 2006.
6. E. Franzina, M. Sanfilippo, Garibaldi, i garibaldini e l’emigrazione, dans Archivio Storico
dell’Emigrazione Italiana, 4/1, 2008, p. 25.
7. G. M. Trevelyan, Garibaldi’s Defence of the Roman Republic, Londres, 1907, p. 24.
8. Il legionario Italiano, no 1, 27 octobre 1844.
9. L. Riall, Garibaldi... cité n. 1, p. 29, 38-39, 50-51.
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dans des guerres lointaines, et fut particulièrement bien perçu dans les
milieux d’émigrés à la faveur des révolutions en Amérique latine 10. Pour
Garibaldi, le volontariat était un autre héritage important de ces années-là.
Ses discours et ses actes au Brésil comme en Uruguay montrent qu’il avait
complètement intégré l’ethos du volontariat : il insiste sur le fait que les
hommes ne devaient accepter aucune récompense en échange de leurs
actes, s’engage dans la cause de la liberté uruguayenne et met l’accent sur
l’enthousiasme à servir sous les armes et sur la reconnaissance de la popu-
lation civile 11.
Selon son secrétaire et biographe, Giuseppe Guerzoni, l’Amérique fut pour
Garibaldi « un’eccellente palestra per l’educazione militare 12 ». C’est au cours
de cette période qu’il devint un combattant : au Brésil, il apprit l’art de la
guérilla et à monter à cheval ; en Uruguay, il perfectionna cette formation et
se découvrit des aptitudes remarquables de chef naval et militaire. Lorsqu’il
revint en Italie au début de 1848, il y introduisit l’appel au volontariat et les
tactiques de la guérilla, deux éléments qui devaient devenir centraux dans la
constitution du garibaldinismo. Surtout, ses victoires les plus éclatantes étaient
caractéristiques du type de guerre que Garibaldi avait appris en Amérique
latine. Il dirigeait ses hommes depuis le front et par l’exemple, en se fiant
totalement à leur enthousiasme et à leur dévotion. Ceux-ci se déplaçaient
vite, légèrement, et l’emportaient sur leurs ennemis à la faveur d’attaques
surprises ; lorsqu’ils étaient encerclés, ou devaient affronter une armée plus
nombreuse – que ce soit à San Antonio del Salto en 1846, à Rome en 1849 ou
à Calatafimi en 1860 –, ils se livraient à des attaques frontales pour intimider et
disperser leurs adversaires.
L’influence des révolutions latino-américaines sur Garibaldi ne se limitait
pas aux aspects militaires. Cuneo en témoigne également lorsqu’il écrit dans
son journal, L’Italiano, publié à Montevideo en 1841 :
Lontani della Patria noi viviamo in una terra straniera [...] Qui sciolti dai mille
ostacoli, e in salvo dalle persecuzioni, con cui c’opprimono i tiranni nelle nostre
contrade, perché noi che siamo figli d’una medesima madre non ci stenderemo
una mano fraterna nell’esiglio, per animarci a vicenda a sopportare le amarezze,
ed a sperare concordi il gran giorno, in cui la Patria farà un appello a tutti i suoi
figli 13 ?
La combinaison entre sociabilité d’émigrant et volontariat militaire contri-
bua à insérer Garibaldi dans un vaste réseau cosmopolite de libéraux et de
républicains ; à Rio de Janeiro, il rallia un mouvement assez diffus mais
influent, « libéral international », ancré en partie sur le cercle de Mazzini à
Londres, mais qui s’étendait aussi en France, en Espagne, en Grèce et aux
10. L. Riall, Eroi maschili, virilità e forme della guerra, dans A. M. Banti et P. Ginsborg (dir.), Il
Risorgimento, Turin, 2007 (Storia d’Italia. Annali 22), p. 259-265 ; G. Pécout, Philhellenism
in Italy : Political Friendship and the Italian Volunteers in the Mediterranean in the Nineteenth
Century, dans Journal of Modern Italian Studies, 9/4, 2004, p. 405-427.
11. Comme le souligne, par exemple, la lettre de Mazzini au Times de Londres à propos de
Garibaldi, du 30 janvier 1846.
12. G. Guerzoni, Garibaldi, I, Florence, 1882, p. 211.
13. L’Italiano, avril 1841, p. 2.
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14. Les historiens travaillent actuellement à restituer ce réseau : cf. M. Isabella, Risorgimento in
Exile : Italian Émigre´s and the Liberal International in the Post-Napoleonic Era, Oxford, 2009 ;
C. Bayley et E. Biagini (éd.), Giuseppe Mazzini and the Globalisation of Democratic Nationa-
lism, 1830-1920, Oxford, 2008 ; M. Ridolfi (dir.), La democrazia radicale nell’Ottocento
europeo, Milan, 2003 ; S. Freitag (dir.), Exiles from European Revolutions. Refugees in Mid-
Victorian England, New York-Oxford, 2003.
15. L. Riall, Garibaldi... cité n. 1, p. 39-54.
16. J. Myers, Giuseppe Mazzini and the Emergence of Liberal Nationalism in the River Plate and
Chile, 1835-1860, dans C. Bayley et E. Biagini (éd.), Giuseppe Mazzini... cité n. 14, p. 323-
346 ; E. J. Palti, Rosas come enigma. La ge´nesis de la fórmula « Civilizacio´n y Barbarie », dans
G. Batticuore, K. Gallo et J. Myers (dir.), Resonancias románticas. Ensayos sobre historia de la
cultura argentina (1820-1890), Buenos Aires, 2005, p. 71-84 ; N. Shumway, The Invention of
Argentina, Berkeley (Ca.), 1991.
17. Discussion dans A. Filippi, Simón Bolı´var e la nascita delle nuove repubbliche ispanoamericane
nel pensiero politico italiano dell’Ottocento, dans Pensiero Politico, 18, 1985, p. 182-207 ;
cf. aussi J. Lynch, Caudillos in Spanish America, 1800-1850, Oxford, 1992, p. 6-9.
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L’expérience vécue alors par Garibaldi l’a aidé à donner une expression
politique au bruit et à la fureur qui l’habitaient. Il adopta notamment les
vêtements exotiques et non conventionnels des milices gauchos du Brésil et
d’Uruguay ; s’il est évident que c’est pour des raisons pratique qu’il conserva
les cheveux longs, une chemise rouge, un poncho et des pantalons amples, il
est clair que cette apparence permettait de l’identifier immédiatement. Ces
vêtements sont devenus un lieu commun si répandu dans les représentations
de Garibaldi qu’il nous est facile d’oublier où il les avait empruntés, leur
charge de provocation pour l’époque, ainsi que leur importance en tant que
signe politique. Il devint, selon un officier naval britannique qui le connaissait
à Montevideo, un type de « beau ide´al achevé de chef de troupes irrégulières 20 ».
Tout dans cette apparence de gaucho évoquait la rébellion à ses contempo-
rains européens : ses vêtements proclamaient un état de rejet de la politique
18. Le Museo del Risorgimento de Gênes conserve deux tableaux figurant Garibaldi, datés
entre 1841 et 1842, ainsi qu’un troisième, peint par Gaetano Gallino à Gênes en 1848.
Tous le représentent de cette manière.
19. B. Mitre, Ricordi dell’assedio di Montevideo (1843-1851), Florence, 1882, p. 13 et 15.
20. H. F. Winnington-Ingram, Hearts of Oak, Londres, 1889, p. 93.
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24. New York Tribune, New York Herald, The Evening Post, 8 août 1850 (la lettre est datée du
7 août) ; La Concordia, 2 septembre 1850 ; La Repubblicano della Svizzera Italiana, 5 sep-
tembre 1850. La version italienne de cette lettre figure dans Giancarlo Giordano (éd.),
Epistolario di Giuseppe Garibaldi, III, Rome, 1981, p. 27-28.
25. 19 sept. 1853, dans Epistolario, III, p. 51.
26. H. Tuckerman, Garibaldi, dans North American Review, 92, 1861, p. 34.
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27. Tribune, 8 août 1850 et 28 avril 1851 ; Herald, 27 août 1850 ; Evening Post, 28 juin 1859 ;
T. Dwight, The Roman Republic of 1849 ; with Accounts of the Inquisition and the Siege of Rome,
New York, 1851, p. 94.
28. Discussion dans M. S. Miller, Rivoluzione e liberazione. Garibaldi e la mitologia americana,
dans Giuseppe Garibaldi e il suo mito. Atti del LI congresso di storia del Risorgimento italiano,
Rome, 1984, p. 220 et 229 ; plus généralement, C. Smith-Rosenberg, The Republican Gent-
leman : the Race to Rhetorical Stability in the New United States, dans S. Dudnik, K. Hage-
mann et J. Tosh, Masculinities in Politics and War. Gendering Modern History, Manchester,
2004, p. 61-76.
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CAPRERA
CONCLUSION
H E L È N E B E C Q U E T
1. Les études sur l’éducation royale à l’époque moderne se sont renouvelées ces dernières
années. Elle demeure pétrie de morale chrétienne et prend ses racines dans les « miroirs des
princes » médiévaux. Voir notamment L’institution du prince au XVIIIe sie`cle [actes du huitième
colloque franco-italien des sociétés françaises et italiennes du XVIIIe siècle, Grenoble
1999], Lyon, 2003 ; P. Mormiche, Devenir prince : l’e´cole du pouvoir en France XVIIe-
XVIII e sie`cles, Paris, 2009.
2. Voir à ce sujet, L. Bély, La socie´te´ des princes XVIe-XVIIIe sie`cle, Paris, 1999 ; F. Cosandey, La
reine de France. Symbole et pouvoir, Paris, 2000, p. 55-82 notamment.
3. On connaı̂t notamment l’importance de la correspondance échangée par l’impératrice-reine
Marie-Thérèse d’Autriche avec ses enfants, surtout ses filles, qui était un moyen de les
rappeler à ce qu’ils devaient à la maison d’Autriche. Voir Aus mütterlicher Wohlmeinung,
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dans Kaiserin Maria-Theresia und ihre Kinder : eine Korrespondenz, éd. S. Perrig, Weimar,
1999 ; voir aussi, sur des périodes plus anciennes, K. Keller, Les re´seaux fe´minins : Anne de
Saxe et la cour de Vienne, dans I. Poutrin et M.-K. Schaub (éd.), Femmes et pouvoir politique.
Les princesses d’Europe XVe-XVIIIe sie`cles, Rosny-sous-Bois, 2007, p. 164-180 ; et B. Lecar-
pentier, La reine diplomate : Marie de Me´dicis et les cours italiennes, dans ibid., p. 182-192.
4. Il y a plusieurs exemples de rois déchus à l’époque moderne qui sont dans ce cas : ainsi de
Christian II de Danemark détrôné en 1523 et soutenu par son beau-frère Charles Quint. Sa
fille unique est mariée dans les cercles souverains mais lui-même ne retrouve jamais son trône.
Le cas des Stuarts est le plus proche de celui des Bourbons au XIXe siècle, tant par la
longévité du phénomène que par la création d’une véritable mouvance politique, le jaco-
bitisme – parallèle dont légitimistes comme libéraux sont éminemment conscients.
Accueillis comme parents en France (Jacques II était le cousin germain de Louis XIV et
le beau-frère de Monsieur), où Louis XIV met à leur disposition Saint-Germain-en-Laye,
ils y restent jusqu’à la fin du règne de Louis XIV puis s’installent à Rome. La France
soutient néanmoins leurs ambitions jusqu’à la guerre de Sept Ans. Mais si Jacques-
Edouard, fils de Jacques II, a été reconnu par le pape et par la France comme seul roi
légitime de Grande-Bretagne, ce n’est plus le cas de son fils Charles-Edouard. La mort de
ce dernier laisse pour ultime prétendant direct son frère, Henry, qui est cardinal et meurt
en 1807. Le sujet a été profondément renouvelé ces dernières années. Voir notamment,
N. Genet-Rouffiac, Le Grand Exil. Les jacobites en France, 1688-1715, Paris, 2007 ; et les
travaux d’E. T. Corp dont The Stuarts in Italy, 1719-1766 : a Royal Court in Permanent
Exile, Cambridge, 2011.
5. Au début de l’été 1793 tout d’abord, quand Lebrun et Danton tentent de négocier la
libération de Marie-Antoinette avec la cour de Naples pour se servir de cette dernière
comme intermédiaire avec la cour d’Autriche. Deux ans plus tard ensuite quand la Conven-
tion libère la fille de Louis XVI, Marie-Thérèse, espérant que les négociations ouvertes à cette
occasion puissent aboutir à la paix. Voir A. Sorel, L’Europe et la Re´volution française, III, Paris,
1887, p. 423-425 ; S. Seymour Biro, The German Policy of Revolutionary France, I, Harvard,
1953, p. 166-173 ; H. Becquet, Royaute´, royalismes et re´volutions : Marie-The´re`se-Charlotte de
France (1778-1851), thèse de doctorat de l’université Paris 1, 2008, p. 140-143 et 205-211.
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Les Bourbons de France ont connu deux grandes périodes d’exil. La pre-
mière, de 1789 à 1815 concerne tous les membres de la dynastie, la branche
aı̂née comme les branches cadettes. Le plus jeune des frères de Louis XVI, le
comte d’Artois, sa femme et ses fils et la famille de Condé au complet ouvrent
la marche en quittant la France dès le mois de juillet 1789. Puis c’est au tour
des tantes de Louis XVI, Mesdames, en 1791, suivies de près par le comte de
Provence, l’autre frère de Louis XVI, et sa femme. Louis-Philippe, duc de
Chartres, futur duc d’Orléans, quitte l’armée révolutionnaire en 1793 avec
Dumouriez. Il est rejoint par ses frères deux ans plus tard. En 1795, enfin, la
fille de Louis XVI, Marie-Thérèse de France rejoint sa famille en exil. En tout,
une quinzaine de personnes ont pris les routes de l’exil à la suite des événe-
ments révolutionnaires. Nous nous intéresserons plus particulièrement au par-
cours de Louis XVIII. Parti, en même temps que son frère Louis XVI, de
Paris dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, il atteint la Belgique où il ne s’attarde
guère. Il rejoint son frère Artois à Coblence jusqu’à ce que l’avancée des
troupes françaises les oblige à quitter la ville. Il séjourne ensuite un an à
Hamm puis passe quelque temps à Turin, dans la famille de sa femme. Au
printemps 1794, il est à Vérone d’où il est expulsé en 1796. Il se rend alors à
Blankenbourg, dans le duché de Brunswick, où il ne reste que deux ans avant
de devoir chercher un nouvel asile. Il le trouve à Mitau, en Courlande, alors
sous domination russe, pendant près de trois ans. Chassé une fois de plus, il se
réfugie à Varsovie jusqu’en 1804, retourne à Mitau jusqu’en 1807. Enfin, il
demeure en Grande-Bretagne, dans le château d’Hartwell de 1807 à 1814 7.
Ces longs exils ne furent possibles que grâce aux appuis que les princes de
la maison de Bourbon trouvèrent auprès des autres souverains européens. On
peut distinguer trois types d’aide aux souverains exilés. Tout d’abord, une aide
financière, en particulier au cours du premier exil. L’Angleterre a pensionné
presque tous les princes Bourbons de 1789 à 1815. La Russie, pour sa part,
s’est montrée très généreuse avec Louis XVIII, même si les sommes accordées
ont baissé considérablement après 1807 et le traité de Tilsitt. Le roi d’Espagne
a aidé ses cousins jusqu’à sa dépossession par la France impériale. Le Portugal
et l’Autriche ont également contribué à l’entretien des Bourbons, même si cela
a été de manière plus sporadique. Les sommes reçues par les exilés varient
considérablement d’une année sur l’autre et ne parviennent pas à couvrir
toutes les dépenses 9. Néanmoins, elles permettent aux princes de continuer
à pensionner leurs serviteurs et leurs « ambassadeurs » et espions.
Les puissances européennes ont également fourni un toit aux Bourbons
exilés, mais le prestige des lieux a été très variable. De manière générale, quand
un palais convenant au rang des hôtes était disponible, c’est celui-là qu’on leur
a donné. Holyrood en Écosse où le comte d’Artois a séjourné lors de son
premier et de son second exil, le palais de Mitau en Courlande, le Hradschin
à Prague, sont des demeures royales. Les contemporains ont beaucoup glosé
sur leur état de délabrement. Certes, Holyrood ou Mitau nécessitaient des
travaux, en partie faits d’ailleurs pendant le séjour des princes, mais les mémo-
rialistes ont fait rétrospectivement de ces lieux des symboles d’un exil solitaire
et quelque peu misérable, ce qui biaise considérablement leur représenta-
tion 10. Il faut en outre souligner que, lors de leur dernier séjour en Autriche,
ce sont les Bourbons eux-mêmes qui ont quitté Prague pour une fort modeste
résidence à Gorizia. Ce n’était pas une volonté expresse du gouvernement
autrichien qui, à cette période au moins, considérait la famille royale française
comme une parente de la famille impériale et lui rendait les honneurs dus à
son rang 11.
Enfin, plus exceptionnellement, les puissances européennes ont pu fournir
aux Bourbons un soutien armé. L’Angleterre a livré des armes dans l’ouest de
la France en 1795 et 1799 et organisé un débarquement à Quiberon en
8. Les légitimistes ont fait de ces lieux des lieux de mémoire des « stations d’exil ». Voir d’H. Ar-
sac, Goritz, Frohsdorf ou les Stations de l’exil, Nancy, 1884. Pour une vue d’ensemble de ce
second exil des Bourbons voir J.-P. Bled, Les lys en exil ou la seconde mort de l’Ancien Re´gime,
Paris, 1992.
9. P. Mansel, Louis XVIII... cité n.7, p. 93-94.
10. H. Becquet, Pe`lerinage aux lieux d’exil : Le´gitimisme et Romantisme, dans Romantismes et Re´vo-
lution(s). Les entretiens de la fondation des Treilles, Paris, 2008, p. 251-275.
11. Id., Royaute´, royalismes et re´volutions... cité n. 5, p. 475-478.
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1795 12. De la même façon, l’armée du prince de Condé a été soldée alterna-
tivement par la Russie et l’Angleterre 13.
L’aide apportée aux princes exilés est donc loin d’être négligeable. Elle
n’est néanmoins pas sans ambiguı̈tés. Elle est souvent subordonnée à la discré-
tion politique des princes errants. Ils sont ainsi contraints de prendre l’inco-
gnito, qui permet d’éviter les querelles de protocole avec les gouvernements
français en place et les autres souverains. Louis XVIII prend le nom de comte
de l’Isle pendant une grande partie de son exil. Le duc de Bordeaux utilise le
nom de comte de Chambord quand il commence à voyager et décide à son
« avènement » de le conserver, tant qu’il ne régnera pas effectivement. Par
ailleurs, à l’exception de l’Angleterre pendant la Révolution et l’Empire,
aucune puissance n’envisage sérieusement de rétablir les Bourbons sur leur
trône par les armes. En apparence, l’aide apportée aux souverains exilés se
limite donc à une aide « fraternelle », entendue comme une forme de charité
due à un proche parent.
Pourtant, en dépit de ses faiblesses, elle va s’avérer politiquement efficace.
En offrant un abri et des ressources aux princes exilés, les puissances euro-
péennes leur offrent aussi, plus ou moins volontairement sans doute, une
possibilité de se rétablir. Disposant d’un point d’ancrage fixe, et cela est parti-
culièrement clair lors du séjour des Bourbons à Frohsdorf, les exilés peuvent
recevoir qui bon leur semble et entretenir une abondante correspondance
avec des agents en France et à l’étranger. Autrement dit, les exils royaux ont
été de formidables moments d’élaboration idéologique et de propagande.
Louis XVIII a été très actif dans ces domaines jusqu’à son exil anglais. Il
écrit énormément, fait publier ses déclarations (celle de Vérone en 1795,
véritable programme politique de Restauration, de Calmar en 1804, qui pro-
teste contre l’avènement de l’Empire), des brochures (la Lettre du comte d’Ava-
ray, qui raconte le pénible voyage du prétendant et de sa nièce de Mitau à
Memel en 1801) et des estampes (le portrait de Marie-Thérèse de France par
Füger) 14. Si le comte de Chambord s’est moins directement prêté à ce genre
d’activité, les légitimistes qui venaient lui rendre visite s’empressaient ensuite
de rédiger des comptes rendus et de reprendre ses bons mots réels ou suppo-
sés 15. Par ce biais, l’idée monarchique en France a pu survivre à l’exécution de
Louis XVI et à ses échecs successifs. Sans une forme de fraternité souveraine,
cela aurait été impossible. On peut en distinguer deux fondements : les liens du
sang et les affinités idéologiques.
12. J. Félix, Angleterre, dans J.-C. Martin (dir.), Dictionnaire de la Contre-re´volution, Paris, 2012,
p. 54.
13. J.-P. Bertaud, Arme´es du roi, dans ibid., p. 71.
14. P. Mansel, Louis XVIII... cité n. 7, p. 121-148 ; H. Becquet, Marie-The´re`se de France.
L’Orpheline du Temple, [Paris], 2012, p. 148-163.
15. H. Becquet, Pe`lerinage aux lieux d’exil... cité n. 10.
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dont l’organisation dynastique est clairement patrilinéaire : les liens qui unis-
sent les membres de la maison de Bourbon entre eux et les liens qui unissent
les Bourbons avec les autres maisons européennes.
Louis XVI, puis ses successeurs putatifs, sont les chefs de la maison de
Bourbon qui comprend à la fois la famille royale, la maison royale (c’est-à-dire
les princes du sang) et les différents rameaux régnant à l’étranger, autrement
dit, les descendants du duc d’Anjou devenu Philippe V, roi d’Espagne : les
Bourbons d’Espagne, de Parme et de Sicile. Si ce lien n’entraı̂ne aucune
dépendance politique des Bourbons d’Espagne et d’Italie envers ceux de
France, il est cependant l’un des principes de la politique étrangère des rois
de France depuis la signature du pacte de famille en 1761. Il y a une politique
Bourbon en Europe qui consiste à défendre les intérêts de toutes les couronnes
de la famille. À la mort de Louis XVI, le roi d’Espagne déclare fort logique-
ment la guerre à la République. En outre, s’il n’accueille pas les frères de
Louis XVI, il réclame avec beaucoup de constance, la libération du jeune
Louis XVII et de sa sœur, allant jusqu’à en faire une question sine qua non
du traité de paix qu’il doit signer avec la France en 1795 16. La mort du jeune
prince suivie du départ de sa sœur pour l’Autriche règlent de fait le problème.
En 1815, pendant les Cents-Jours, l’Espagne est de nouveau une terre d’ac-
cueil pour le duc et la duchesse d’Angoulême qui y rassemblent des volontaires
sur la frontière avec la France 17. Le royaume des Deux-Siciles joue un rôle
sensiblement identique. Ferdinand IV donne asile aux filles de Louis XV,
Mesdames Adélaı̈de et Victoire, qui restent dans ses États jusqu’au départ de
la famille royale pour la Sicile en raison de l’avancée des troupes françaises. Il
accueille également le duc d’Orléans, allant jusqu’à lui donner en mariage sa
fille Marie-Amélie 18. En 1832 encore, Marie-Caroline, duchesse de Berry y
trouvera refuge. L’idée de « maison de Bourbon » n’est pas un vain mot. Le
réseau est solide et ne se disloque qu’en 1830 avec l’apparition d’un clivage
politique au sein même de la dynastie.
La famille au sens le plus strict du terme est ainsi le premier recours en cas
d’exil des princes. En particulier, lors du premier exil des Bourbons (1789-
1815), le réseau familial a très bien fonctionné jusqu’à ce que les armées
françaises entrent en lice et repoussent les alliés des Bourbons hors de leurs
frontières. Cela montre la force de la conscience lignagère des dynasties
régnantes au cours du XIXe siècle, conscience constitutive de la fraternité
souveraine.
22. L’échec de cette intégration est pour partie conjoncturel, tenant essentiellement au refus de
compromis de Napoléon et à la ténacité de la Grande-Bretagne qui refuse de voir un
équilibre continental trop favorable à la France. Il est en outre partiel : Eugène de Beauhar-
nais, devenu duc de Leuchtenberg, demeure dans le cercle des familles souveraines et, par la
suite, Napoléon III, même s’il refuse pour lui-même une alliance dynastique prestigieuse,
parviendra à intégrer ses parents dans le réseau dynastique européen.
23. En Espagne, les partisans d’une Contre-révolution monarchique se regroupent à partir de
1830 derrière le frère du roi Ferdinand VII, don Carlos. Il s’oppose à sa nièce, la reine
Isabelle II, qui monte sur le trône en vertu de la Pragmatique de 1829 qui abolit la loi
salique. Au Portugal, don Miguel, fils cadet du roi Jean VI, apparaı̂t comme le champion
d’une forme d’absolutisme qui lui vaut l’exil de 1824 à 1827. De retour comme régent et
comme futur époux de sa nièce Maria da Gloria, reine de Portugal, en 1828, il confisque le
pouvoir à son profit et révoque la Charte constitutionnelle qu’il avait juré de respecter. Après
deux ans de guerre civile, il quitte le Portugal en 1834. Sur le carlisme voir notamment
J. Canal, El carlismo. Dos siglos de contrarevolucio´n en España, Madrid, 2000. Pour une syn-
thèse commode sur les deux courants, voir J. Canal, Carlisme, dans Dictionnaire de la Contre-
re´volution... cité n. 12, p. 136-140 ; et M. F. Sá et M. Ferreira, Miguelisme, dans ibid.,
p. 382-384.
24. Il entretient une très abondante correspondante avec les conseillers de Charles X puis de
son fils, le duc de Blacas et le comte de Montbel. H. Becquet, Royaute´, royalismes et re´volu-
tions... cité n. 5, p. 475-478.
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Les Bourbons en exil se sont ainsi appuyés sur une forme de fraternité
souveraine dont les traits se sont modifiés entre la fin du XVIIIe et celle du
XIXe siècle. D’un système reposant sur une solidarité générale entre des
familles souveraines, tempérée essentiellement par la question religieuse,
on passe à un système où la souveraineté peut être théorique et où la
ligne de fracture est plus idéologique que religieuse 25. Cependant, d’un
bout à l’autre de la période, subsiste l’idée que les dynasties européennes
dans leur ensemble sont les garantes de l’ordre européen. Même le clivage
politique ne brise pas totalement la conscience d’appartenir à la même
fraction de l’humanité. À la fraternité des peuples que l’on va voir exploser
véritablement en 1848, s’oppose une fraternité souveraine qui voit dans
l’union politique et dynastique des têtes couronnées la garantie de l’équi-
libre européen. Sans aucun doute, cette idée s’érode après 1848. L’instau-
ration en France d’un Second Empire dont l’empereur a une politique de
prestige dynastique intermittente, celle d’une République pacifique y
contribuent largement. Mais il faut sans doute dater de 1914 la mort défi-
nitive de ce système d’équilibre européen dont la guerre va démontrer
l’inanité et l’archaı̈sme 26.
P ARTIE 3
Fraternités imaginaires,
fraternités épineuses :
l’exil comme révélateur
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ESTER DE FORT
L E T H È M E D E L A F R A T E R N I T É , qui
Risorgimento 1, demeura d’actualité
avait dominé le débat au cours du
après les défaites de 1848-1849, y
compris dans les correspondances privées, fût-ce avec des accents souvent
lointains de l’emphase et de la rhétorique caractéristiques du discours public.
On en trouve un exemple dans une lettre écrite en avril 1849 par Massimo
d’Azeglio au peintre florentin Lorenzo Aliani, après l’échec de l’insurrection de
Gênes, à laquelle avaient participé activement de nombreux exilés réfugiés
dans le royaume :
L’affaire de Gênes est terminée... Il nous reste six ou sept mille frères lombards
qui sont à Chiavari, et voulaient se colleter avec les frères piémontais, au bénéfice
des frères génois – ce sont de petites discussions en famille –, mais le frère La
Marmora possède certains canons qui les persuadent de venir plutôt donner l’ac-
colade aux frères de la Spezia pour rendre ensuite visite aux frères toscans 2...
Avec son humour habituel, qui frôle le sarcasme, le futur président du
Conseil s’attaquait ainsi à la principale figure rhétorique qui avait servi à
justifier l’intervention des Savoie dans la guerre d’Indépendance, dont il
mettait ainsi en évidence les contradictions les plus évidentes.
Adepte d’une politique dictée par la raison, et non par les passions, comme
il le fit écrire au roi dans la proclamation de Moncalieri, il n’était pas le seul à
se montrer sceptique à l’égard de ce mot d’ordre dont il percevait les dange-
reuses implications révolutionnaires. Plus qu’une réalité tangible, la fraternité
apparaissait plutôt comme un idéal à la lumière des violents conflits qui avaient
marqué les rapports entre Turin et Milan, entre l’armée et les classes dirigean-
tes sardes, d’un côté, et le reste du mouvement national de l’autre mais aussi, à
l’intérieur de ce dernier, entre modérés et républicains : conflits qui resurgirent
dès lors que la population lombardo-vénète et les soldats de la division lom-
barde se déversèrent en masse sur le territoire subalpin, après la défaite de
Custoza et la chute de Milan.
1. Le renvoi à A. M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini
dell’Italia unita, Turin, 2000, est ici presque superflu.
2. Massimo d’Azeglio à Lorenzo Aliani, Spezia, 12 avril 1849, dans M. d’Azeglio, Epistolario (1819-
1866), IV, 1o gennaio 1848-6 maggio 1849, G. Virlogeux (éd.), Turin, 1998, n. 281, p. 346.
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3. Costanza d’Azeglio, Lettere al figlio (1829-1862). II. 15 juin 1849-14 avril 1849, D. Maldini
Chiarito (dir.), Rome, 1996, p. 1009 (18 juin [1849]).
4. F. Lorenzini, I militi lombardi in Piemonte dopo il 6 agosto 1848, ossia Seguito alle considerazioni
del 1848 in Lombardia, Turin, 1850, p. 47.
5. Les lois qui avaient décrété et réglementé la réunion de la Lombardie et des provinces vénètes
aux États sardes furent abrogées par celle du 22 janvier 1850, mais elles étaient restées sans
effet à la suite de la défaite.
6. M. d’Azeglio à Tommaso Grossi, Turin, 24 juillet 1849, dans M. d’Azeglio, Epistolario... cité
n. 2, V, 8 maggio 1849-31 dicembre 1849, Turin, 2002, n. 114, p. 166.
7. G. Pierantoni Mancini, Alla vigilia (1858-1859), Turin, 1896, p. 166.
8. Archivio di Stato di Torino [cité plus loin AST], Sezioni Riunite [cité plus loin SR], Emigrati,
Serie I, m. 6, f. Barbiano di Belgioioso Annibale, copies de lettres de Cameroni au ministre de la
Guerre, Turin, 30 mars 1849.
9. C. d’Azeglio, Lettere al figlio... cité n. 3, I. 26 juin 1829-27 mai 1849, p. 907 (9 août 1848).
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Les émigrés, de leur côté, s’appliquaient tout aussi activement à attiser les
discordes. Ils prirent la tête des manifestations pour la reprise de la guerre,
considérée par beaucoup de Subalpins comme une malédiction, et participè-
rent aux désordres de Gênes après l’armistice Salasco, causant ainsi des affron-
tements entre monarchistes et républicains, et l’insurrection de la ville ;
toutefois, les troupes lombardes commandées par Fanti et stationnées à Chia-
vari évitèrent d’intervenir, pour ne pas prendre part à une guerre opposant
« des frères à des frères 10 ».
D’Azeglio éprouvait une vive indignation contre ces émigrés que le gou-
vernement avait accueillis, armés et habillés au cours des derniers mois de
1848, et qui désertaient à présent avec armes et bagages pour rejoindre d’au-
tres théâtres de la révolution, ou bien cherchaient à déclencher une guerre
civile 11. Contre ces « professeurs girovagues de révolution », il menaçait d’uti-
liser la manière forte, pour éviter que le Piémont ne tombe aux mains d’abso-
lutistes et de démagogues 12.
15. Pour les débats parlementaires sur le projet de loi Chiò, qui visait à concéder la citoyenneté
aux personnes issues des provinces concernées par les lois d’union, étendue ensuite par la
Commission relatrice de la Chambre (avec Correnti, Depretis et Rattazzi) à « tous les Italiens
demeurant dans l’État », à condition qu’ils puissent prouver qu’ils avaient des moyens, et
soient de bonne conduite, voir G. B. Furiozzi, L’emigrazione politica in Piemonte nel decennio
preunitario, Florence, 1979 ; B. Montale, L’emigrazione politica in Genova ed in Liguria (1849-
1859), Savone, 1982.
16. G. Briano, Le tasse e il popolo piemontese, Turin, 1857 ; Id., I Piemontesi e gli Emigrati, Turin,
1857.
17. G. Briano, Le tasse... cité n. 16, p. 26.
18. La maison Bonafous, par exemple, consentait aux émigrés des réductions sur le billet de ses
diligences. Sur les protestations de l’entrepreneur Antonio Costa, constructeur de la galerie
de Valenza, à la suite de l’expulsion signifiée à plusieurs de ses employés, voir AST, Corte,
Gabinetto Ministero Interni [cité plus loin GMI], m. 9.
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l’émigration étaient nombreux dans les différentes provinces, avec une pré-
sence plus importante, apparemment (les données à cet égard ne sont pas
nombreuses), à l’est du pays, où les relations et la communauté d’intérêts
avec la Lombardie voisine étaient mieux ancrées 19. Et ces initiatives paraissent
avoir été exemptes des discriminations de caractère politique qu’on a pu
relever à propos de la charité britannique envers les exilés arrivés en Angleterre
après 1848 20.
La solidarité fut en outre à la base d’une sociabilité patriotique croissante,
comme en témoignent les modalités pour la récolte des fonds : loteries, repré-
sentations théâtrales, académies de poésie, banquets, organisés même dans de
petites agglomérations, offraient aux émigrés et aux locaux l’occasion de se
rencontrer, de sympathiser et de s’échanger de « sincères expressions de
fraternité 21 ».
De nombreux comités comptaient des femmes, en général les épouses et les
filles des notables locaux, administrateurs, avocats, pharmaciens, notaires,
cette bourgeoisie de province qui était à présent devenue la classe dirigeante
et qui héritait, en les réinterprétant à sa manière, les devoirs sociaux dont
l’aristocratie était auparavant la dépositaire.
L’activisme féminin en matière de bienfaisance, seule forme d’engagement
public reconnue aux femmes, n’était certes pas une nouveauté : son exercice
était considéré comme typique de ce sexe. Tout en se posant comme l’expres-
sion d’un principe de solidarité humaine que l’on considérait comme inhérent
au monde féminin, cet activisme trouvait dans les comités l’opportunité d’ac-
quérir une visibilité nouvelle, au nom d’une sororité patriotique. Dans ce cas
aussi, cependant, on peut relever la manière particulière dont cette idée fut
interprétée. Plutôt que de sororité, on peut peut-être parler ici de maternage,
pratique typique de l’Ancien Régime, mais récupérée par ces femmes de la
moyenne ou de la haute bourgeoisie 22. En s’érigeant en protectrices des exilés,
elles cherchaient à souligner leur propre prestige et leur position sociale, à
l’imitation des coutumes de l’aristocratie, vis-à-vis de laquelle elles voulaient
cependant marquer leur distance – or, le terrain patriotique se prêtait particu-
lièrement bien à souligner cette différence 23.
19. C’est précisément dans ces zones que devait s’enraciner profondément la Società Nazionale
Italiana, née en 1857 avec pour objectif de donner une forme organisée, avec de sections
réparties dans toute l’Italie, au mouvement unitaire modéré lancé par Daniele Manin,
Giuseppe La Farina et Giorgio Pallavicino Trivulzio, respectivement exilés à Paris et dans
le royaume de Sardaigne.
20. B. Porter, The Asylum of Nations : Britains and the Refugees of 1848, dans S. Freitag (dir.),
Exiles from European Revolutions. Refugees in Mid-Victorian England, New York-Oxford, 2003,
p. 43-56.
21. AST, SR, Emigrati, S. I, m. 5, f. Barbatti Angelo.
22. Voir aussi L. Guidi, Donne e uomini del Sud sulle vie dell’esilio.1848-1860, dans A. M. Banti et
P. Ginsborg (dir.), Il Risorgimento, Turin, 2007 (Storia d’Italia. Annali 22), p. 225-252.
23. Les émigrées furent aussi les premières à chercher à renouveler à des fins patriotiques les
modalités et la pratique de l’activité caritative. En 1861, la duchesse Felicita Bevilacqua,
mariée au Sicilien Giuseppe La Masa, qui avait organisé des comités féminins pour soutenir
la seconde guerre d’Indépendance et l’expédition des Mille, fonda à Turin avec la marquise
Anna Koppmann (mariée au Lombard Giorgio Pallavicino, elle fut également membre de la
Società Nazionale Italiana, qui fut présidée par ce dernier), l’Associazione Nazionale Filan-
tropica delle Donne Italiane, qui comptait parmi ses membres Costanza d’Azeglio et Luigia
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Piria, sœur d’un autre exilé, Enrico Cosenz. Cette association se proposait d’élever, par le
biais de l’éducation, le degré de civilisation des classes inférieures, et choisit le Mezzogiorno
comme principal terrain d’action : E. Sodini, Il Fondo Bevilacqua : un itinerario tra famiglia,
patriottismo femminile ed emancipazione, dans L. Guidi (dir.), Scritture femminili e Storia,
Naples, 2004, p. 340.
24. Sur le Comité et ses origines, voir E. De Fort, Esuli in Piemonte nel Risorgimento. Riflessioni su
di una fonte, dans Rivista storica italiana, 115, août 2003, p. 648-688.
25. La commission était composée de Piémontais, comme le chanoine et avocat Giovanni
Baracco, ami de Gioberti, et d’émigrés, au nombre desquels le marquis Pietro Araldi
Erizzo, ancien podestat de Crémone, ainsi que de Cameroni lui-même : voir La Gazzetta
del Popolo, 16 août 1848.
26. Le comte Enrico Martini, le duc Antonio Litta, Emilio Broglio, Giuseppe Miani, Angelo
Fava et Cristoforo Negri en étaient les administrateurs. Les rapports entre la commission
gouvernementale et la société ne sont pas clairs ; celle-ci connut à peu près un an d’exis-
tence, durant lequel elle distribua une somme importante (40 000 lires) en subsides : AST,
SR, Emigrati, S. I, m. 3, f. Avigni Leonardo ; G. Pallavicino, Memorie, II, Turin, 1886,
p. 191-192.
27. Le projet de loi Provvedimenti di pubblica sicurezza relativa ai profughi delle province unite al
Piemonte e rioccupate dall’Austria, présenté peu après la réouverture du Parlement, le
16 octobre, prévoyait le placement de tous ceux qui ne pouvaient prouver posséder leurs
propres moyens d’existence dans des lieux de dépôt auprès de différents centres mineurs du
Piémont (Atti del Parlamento Subalpino, Sessione del 1848, Documenti, p. 181). Mais la
Chambre réagit vigoureusement, et obtint des modifications importantes.
28. Adresse de l’Émigration lombarde au Parlement subalpin, 14 décembre 1848, dans
F. Curato, 1848-1849. La consulta straordinaria della Lombardia (2 agosto 1848-28 maggio
1849), Milan, 1950, p. 370-371.
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tuant même une caisse noire avec des fonds soustraits à la bienfaisance et mis à
la disposition du gouvernement à des fins politiques spécifiques 34, alors que
beaucoup de ceux qui y avaient théoriquement droit en étaient privés 35. Ceux
qui recevaient ces subsides trouvaient du reste difficile de vivre avec des
sommes qui oscillaient entre 250 et un peu plus de 500 lires par an 36, à
peine plus s’ils devaient entretenir une famille.
Tout le mécanisme de la bienfaisance conçu par le gouvernement et par
son abbé de confiance fut conçu de manière à orienter les émigrés en faveur de
la politique piémontaise, à récompenser les « bons » et à contraindre au départ
les « méchants », auxquels on refusait même le statut de réfugiés. Ces derniers
étaient tous ceux qui n’étaient pas alignés politiquement, surtout s’ils partici-
paient à des débats politiques au travers de la presse indépendante, les oisifs, et
tous ceux dont le comportement était considéré comme répréhensible, si peu
soit-il.
Le Comité disposait d’un système d’espionnage et de fichage capillaire des
exilés ; alimenté par les notices recueillies par les questures et par des informa-
teurs généralement recrutés dans les milieux de l’émigration, il permit la com-
pilation de quelque 20 000 fascicules individuels 37 : ce fichage, qui était une
initiative personnelle de Cameroni, ne présentait aucun caractère officiel, mais
le ministère de l’Intérieur y puisait pour évaluer la moralité et la fiabilité
politique des exilés, et décider de leur expulsion éventuelle.
Le lien étroit entre surveillance et assistance n’était pas une nouveauté en
Europe, non plus que l’échelonnement des subsides en fonction de la classe
sociale, l’arbitraire dans leur distribution, ou encore la distinction entre « vrais »
et « faux » réfugiés, comme le montrent bien les recherches de Gérard Noiriel
sur la politique française vis-à-vis des réfugiés politiques, particulièrement
nombreux à partir des révolutions de 1830, avec l’arrivée de plus de
10 000 Polonais. Toutefois, à la différence du royaume de Sardaigne, dans
le cas français, c’était le ministère de l’Intérieur et la police qui contrôlaient les
exilés et accordaient les subsides, sans l’intermédiaire de membres de l’émi-
gration elle-même, et essentiellement sur la base de considérations humanitai-
res et d’ordre public, plutôt que politiques 38. La défense de la « cause sacrée de
la liberté », invoquée par les députés républicains français, fut reléguée au
second plan, et l’on n’éprouvait pas le besoin de lier les exilés au régime en
vigueur par lequel le gouvernement sarde cherchait à atteindre ses objectifs
nationaux. C’est à cette fin, sur le conseil de Cameroni, qu’il concentra la
34. Pour la lettre du 12 août 1856, par laquelle Rattazzi se vit offrir non moins de 30 000 lires
de « caisse noire », voir G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, p. 68-78.
35. La somme allouée descendit à 80 000 lires en 1851, pour arriver à 60 000 lires en 1858,
dont 30 % servaient à payer les frais administratifs, tandis que le nombre des bénéficiaires
des subsides se réduisait à 96 personnes seulement, ibid., p. 77.
36. Pour comparaison, le salaire d’un employé aux écritures auprès de l’administration centrale
de l’État, en 1854, allait de 500 a 2 000 lires par an : G. Felloni, Stipendi e pensioni dei
pubblici impiegati negli Stati Sabaudi dal 1825 al 1859, dans Archivio economico dell’unificazione
italiana, Turin, 1960, vol. X, fasc. 2, p. 59-60.
37. Voir à cet égard E. De Fort, Esuli, migranti, vagabondi nello Stato sardo dopo il Quarantotto,
dans M. L. Betri (dir.), Rileggere l’Ottocento. Risorgimento e nazione, Turin, 2010, p. 227-
250.
38. G. Noiriel, La tyrannie... cité n. 13.
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39. Le maire de Novi, dans la province d’Alessandria, se plaignit en effet de ce qu’aucun des
nombreux exilés réfugiés dans sa ville ne reçoive de subsides : AST, SR, Emigrati, S. I, m. 5,
f. Baratti Giovanni, lettre à Cameroni du 29 novembre 1850.
40. B. Montale, L’emigrazione... cité n. 15. Voir aussi F. Poggi, Sardegna (Emigrazione politica
italiana nel Regno di), dans M. Rosi (dir.), Dizionario del Risorgimento nazionale. Dalle origini a
Roma capitale. Fatti e persone. I. I fatti, Milan, 1931 p. 964-972.
41. Le Relazioni diplomatiche fra l’Austria e il Regno di Sardegna, III serie : 1848-1860, III.
13 de´cembre 1849-30 de´cembre 1852, F. Valsecchi (dir.), Rome, 1963, p. 170-171 et 187-
190 (décembre 1850-janvier 1851). Les comtes Francesco Annoni, Livio Benintendi et
Ercole Oldofredi Tadini comptaient parmi ses créateurs.
42. Il fournit du travail à une centaine de personnes, presque toutes émigrées, occupées à des
travaux de menuiserie, de couture et de peinture. En activité début février, il était déjà fermé
au mois d’août : Archivio Storico del Comune di Torino, Gabinetto del Sindaco, 1851/4
XVIII. Sur la manufacture, voir aussi G. A. H. De Reiset, Torino 1848 : ricordi sul Risorgi-
mento del diplomatico francese conte De Reiset, R. Segala (dir.), Milan, 1945, p. 365.
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Antonio Litta aux jeunes filles qui accepteraient d’épouser des émigrés pauvres
étaient inspirées par la bienfaisance d’Ancien Régime. C’est Cameroni lui-
même qui avait sollicité les nobles lombards, convaincu, comme il l’écrit
dans une lettre à Francesco Annoni, qu’il était nécessaire de renouer dans le
Piémont les « liens affectueux » qu’ils conservaient dans leur patrie à l’égard des
pauvres 43.
Les sanctions prises par Radetzky contre le patrimoine des réfugiés politi-
ques, ainsi que les contributions extraordinaires imposées aux territoires
lombardo-vénètes à partir de la proclamation du 11 novembre 1848, contri-
buèrent à freiner leur générosité : ces mesures anticipaient celles qui allaient
suivre, plus connues, de séquestre des biens par lesquelles l’Autriche réagit au
soulèvement de Milan du 6 février 1853 44.
43. AST, SR, Emigrati, S. I, m. 70, f. Vago Achille, lettre du 30 janvier 1855.
44. Sur ces différentes mesures punitives, voir A. Bianchi-Giovini, L’Austria in Italia e le sue
confische. Il conte di Ficquelmont e le sue confessioni, Turin, 1853, p. 388-393 et suiv.
45. L’histoire de la SEI a été reconstruite par Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, grâce à la
documentation laissée par son dernier président, le Pérugin Ariodante Fabretti, conservée à
la Biblioteca Augusta de Pérouse.
46. B. Gera, D. Robotti (dir.), Cent’anni di solidarietà : società di mutuo soccorso piemontesi dalle
origini. Censimento storico e rilevazione delle associazioni esistenti, VII, Turin, 1989.
47. A. Loero, Gli emigrati politici in Genova nell’epoca del Risorgimento, 1852-1860 : « la Solidarietà
nel Bene », Bologne, 1911 ; B. Montale, L’emigrazione... cité n. 15, p. 92 et suiv. Parmi sa
centaine de membres, au départ, on compte les plus importants représentants de la démo-
cratie en exil, comme Giacomo Medici, Enrico Cosenz, Luigi Mercantini, Agostino Bertani,
Gabriele Camozzi, les frères Bronzetti, Achille Sacchi.
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48. N. Rosselli, Carlo Pisacane nel Risorgimento Italiano, Turin, 1977, p. 154.
49. Selon Furiozzi, ce n’est qu’avec la nomination de Raffaele Conforti comme président effectif
que la Societé joua un rôle politique plus affirmé : G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15,
p. 145 et suiv.
50. Pour les « distinctions de caste et de sexe » dans la concession des subsides, et pour les
accusations adressés à Cameroni, qui aurait privilégié ses compatriotes lombards, voir
AST, SR, Emigrati, S. I, m. 30, f. Garioni Luigi.
51. Cameroni au ministre de l’Intérieur [Rattazzi], 17 juin 1854, dans AST, Corte, GMI,
m. 18.
52. Cameroni au ministre de l’Intérieur [Rattazzi], Confidentiel, Turin 7 février 1855, dans
AST, SR, Emigrati, S. I, m. 54, f. Predella Quintilio. L’abbé se montrait également irrité
lorsque les expulsions se produisaient sans lui avoir été préalablement soumises. Comme on
le sait grâce à la lettre du chargé d’affaire autrichien au ministre des Affaires étrangères Buol
Schauenstein, du 8 mars 1854, il avait reçu du gouvernement « l’ordre de dresser une liste de
ceux des mazziniens qui lui paraissent les plus dangereux », dont beaucoup avaient déjà été
expulsés : Le Relazioni diplomatiche... cité n. 41, IV, 3 janvier 1853-27 mars 1857, p. 161.
53. La Gazzetta del Popolo, 157, 18 juin 1853.
54. Italia e Popolo, 11 juillet 1851, cité dans B. Montale, L’emigrazione... cité n. 15, p. 57.
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55. Voir la note qui signalait les membres de la SEI à la conduite morale douteuse figurant dans
AST, SR, Emigrati, S. I, m. 1, f. Abati.
56. Catullo Rogier de Beaufort à Cameroni, 13 octobre 1853, ibid., m. 6, f. ad nomen. Beaufort
était un exilé originaire d’Este, naturalisé sarde, chirurgien de profession et auteur de
l’opuscule La prostituzione considerata nei suoi rapporti con la società, Turin, 1851.
57. E. Casanova, L’emigrazione siciliana dal 1849 al 1861, dans Rassegna Storica del Risorgimento,
11, 1924, p. 779-873, ici p. 820-821.
58. Ibid., p. 823-826.
59. G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, p. 147.
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60. Je me réfère ici aussi bien à la Società del Tiro a Segno de Gênes qu’à la plus modeste
Società dei Carabinieri Italiani de Turin, créée par Luigi Torelli et par le député Simonetta,
qui voulaient l’implanter dans tout le royaume de Sardaigne, et travailler ainsi à l’indépen-
dance italienne : B. Montale, Antonio Mosto. Battaglie e cospirazioni mazziniane (1848-1870),
Pise, 1966 ; S. Giuntini, Il tiro a segno a Torino e in Piemonte nell’Ottocento e la « Nazione
Armata », dans Studi Piemontesi, 27, 1998, p. 151-157 ; Le Relazioni diplomatiche... cité n. 41,
IV, p. 142.
61. Cité dans ibid., p. 141.
62. La lettre du 22 septembre 1851, qui fait allusion au duel auquel participa Pisacane, est citée
dans N. Rosselli, Carlo Pisacane... cité n. 48, p. 105.
63. Giuseppe Soler, exilé par Venise à l’arrivée des Autrichiens, était l’auteur de l’opuscule Una
giustizia di Daniele Manin e suoi portamenti in Venezia, Turin, 1850, dans lequel il accusait
Manin de graves méfaits, raison pour laquelle il fut provoqué en duel par Damiano Assanti.
Voir à son sujet C. Arrigoni, Drammatica vicenda dell’abate Cameroni di fronte a un libello
contro Manin e al suo autore avvocato Soler, dans Rassegna Storica del Risorgimento, 41, 1954,
p. 243-257.
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64. N. Bianchi, Vicende del Mazzinianismo politico e religioso dal 1832 al 1854, Savone, 1854 ;
L. C. Farini, Lo Stato romano dall’anno 1815 all’anno 1850, Turin, 4 vol., 1850-1853 ; G. La
Masa, Documenti della Rivoluzione siciliana del 1847-49 in rapporto all’Italia, Turin, 2 vol.,
1850 ; E. Lavelli et P. Perego, I misteri repubblicani e la ditta Brofferio, Cattaneo, Cernuschi e
Ferrari, Turin, 1851.
65. Lettre de Francesco Crispi à Cesare Correnti, 22 septembre 1853, dans F. Crispi, Lettere
dall’esilio (1850-1860), réunies et annotées par T. Palamenghi-Crispi, Rome, 1918, p. 55.
66. Rosalino Pilo, Lettere, éd. G. Falzone, Rome, 1972, p. XLVII.
67. La nouvelle de V. Imbriani, Auscultazione, dans Id., Per questo Cristo ebbi a farmi turco,
F. Spera (dir.), Turin, 1981, p. 128, ironisait sur les repas à prix fixe de 50 centimes, et
sur l’aversion suscitée par le menu monotone à base de bœuf bouilli et de riz au bouillon.
68. F. Poggi, Sardegna... cité n. 40, p. 971. Certains dirigeants étaient accusés de « s’engraisser
avec l’argent reçu des provinces d’Italie ».
69. Ibid., p. 968. Bien des réfugiés les plus pauvres se déplaçaient d’une ville à l’autre, d’un
comité à l’autre, en demandant des subsides.
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SEI montrent que le tiers environ de ses membres étaient des travailleurs
manuels, c’est-à-dire des artisans employés à de petits métiers, et que les
bénéficiaires de subsides étaient nombreux.
Le secours était souvent non seulement demandé, mais aussi exigé, au nom
d’une fraternité qui tendait à franchir les barrières sociales. Si les premiers
comités et le Comité gouvernemental lui-même, comme on l’a vu, visait à les
entretenir, en privilégiant les plus illustres et en dosant les aides selon la
position que chacun avait perdue, ceux qui se créèrent par la suite affichaient
l’impartialité la plus absolue, « en abhorrant les distinctions arbitraires face à
l’égalité manifeste de l’infortune et de l’exil 70 ». La naissance même de la SEI
représentait un pas en avant vers une solidarité d’un type nouveau et vers des
relations plus égalitaires, qui ne se fondaient plus seulement sur le ressort
traditionnel de la fidélité en échange de la protection. Cela ne suffisait pourtant
pas à éviter des disputes sur la répartition des subsides, et « l’esprit systéma-
tique d’opposition à la direction » dénoncé par le vice-président Timoteo
Riboli, qui rappelait que le conseil de direction de la société était « composé
d’individus venus de toute l’Italie, précisément pour démontrer à tous qu’il ne
s’agissait pas d’une caste ; ce n’est pas une secte qui désire votre bien, mais des
hommes véritablement italiens, dépourvus de toute ambition 71 ».
Ces mésaventures remettent en question l’image édulcorée de l’émigration,
groupe soudé, solidaire, animé de nobles sentiments patriotiques, qu’offraient
ses principaux représentants, ainsi que différents journaux du royaume
(comme la Gazzetta del Popolo), qui construisirent un mythe repris et perfec-
tionné par la suite dans les mémoires rédigées par ses protagonistes. Ce mythe
se concrétisait surtout au travers des rites collectifs auxquels les émigrés parti-
cipaient en masse, en particulier les funérailles, où les divisions se taisaient un
instant et où prévalait un recueillement solennel, une manifestation presque
ostentatoire d’unité, la représentation d’une communauté nationale en
devenir. Mais les funérailles assuraient aussi une autre fonction, comme le
relève ironiquement Herzen :
Il faut dire qu’au milieu de l’existence languissante et ennuyeuse des exilés les
fune´railles d’un camarade font presque figure de fête, c’est l’occasion de faire un
discours, de porter ses drapeaux, de se réunir, de défiler dans les rues, de noter
qui est présent et qui ne l’est pas 72.
Le monde des exilés était une réalité hétérogène, au sein de laquelle abon-
daient les aventuriers, les profiteurs, les hommes sans scrupule, ou réduits à
exploiter leur condition pour survivre. Comment eût-il pu, du reste, en être
autrement, aussi bien en raison de la précarité particulière de la vie en exil que
70. Manifeste du Comitato di Soccorso de Gênes, 16 janvier 1850, cité dans E. Casanova,
L’emigrazione siciliana... cité n. 57, p. 820.
71. Cité dans G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, p. 141. Ses dirigeants accomplissaient
une tâche difficile et ingrate, en s’exposant aussi à des risques personnels, comme en
témoigne l’attentat subi par le président Benvenuti de la part d’un émigré qui l’accusait de
lui avoir préféré un autre pour un poste de gardien : Gazzetta del Popolo, 22 août 1853.
72. A. Herzen, Passe´ et me´ditation, IV, Lausanne, 1981, p. 38. Aux funérailles de Gioberti, qui
furent alors l’une des plus solennelles de Turin, les représentants de la SEI se tenaient aux
premiers rangs, derrière le cercueil, avec des députés, des sénateurs, et le drapeau de la garde
nationale : Gazzetta del Popolo, 24 novembre 1852.
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73. Lettre à sa mère du 13 mars 1843, dans Scritti editi ed inediti di Giuseppe Mazzini. Epistolario,
vol. XII, Imola, 1916, p. 73.
74. Lettre du 3 mars 1850, citée dans E. Casanova, L’emigrazione siciliana... cité n. 57, p. 821.
Le Comité génois coopérait aussi avec la questure, à laquelle il signalait les comportements
considérés comme indignes : L. L. Barberis, Dal moto di Milano del febbraio 1853 all’impresa
di Sapri, dans L’emigrazione politica... cité n. 10, III, p. 489-627, ici p. 499.
75. C’est dans les salles de la Confederazione Operaia génoise, d’inspiration mazzinienne, créée
en 1853, que se préparèrent les expéditions de Pisacane et des Mille. À Turin, la SEI
comptait parmi ses membres Francesco Siliprandi, qui devait se distinguer comme promo-
teur de sociétés paysannes inspirées par des positions internationalistes et socialistes :
E. Costa, Associazionismo e mutuo soccorso a Genova (1850-1892), dans L. Morabito (dir.),
Il mutuo soccorso. Lavoro e associazionismo in Liguria (1850-1925), Gênes, 1999, p. 55-71, ici
p. 56 ; M. Bertolotti, Le complicazioni della vita. Storie del Risorgimento, Milan, 1998, p. 108
et suiv.
76. Manifeste de la Società della Emigrazione Italiana de Vercelli, 14 décembre 1852, cité dans
G. B. Furiozzi, L’emigrazione... cité n. 15, p. 199. Un autre manifeste précisait que ceux qui
s’étaient adonnés au vol, aux jeux de hasard ou au vagabondage ne pouvaient en devenir
membres (ibid., p. 201).
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C’est ainsi que s’expliquent les critères rigides introduits par la SNB,
notamment l’interdiction de discuter dans les salles de réunion « de personna-
lités, de propos indécents, de questions politiques brûlantes », et les enquêtes
intrusives sur la vie privée et la moralité de ses membres qui suscitèrent les
protestations d’Alberto Mario, parce qu’il les jugeait en contradiction avec la
liberté au nom de laquelle les exilés avaient abandonné leur patrie d’origine 77.
77. B. Montale, L’emigrazione... cité n. 15, p. 94. L’un des objectifs moralisateurs de la SNB
était de lutter contre les duels.
78. L. Gasparini, Rapporti della polizia segreta austriaca in Piemonte nel 1857 e nel 1858, dans
Rassegna storica del Risorgimento, 25, 1938, p. 1685-1721.
79. Sur les 140 personnes compromises dans le soulèvement de Gênes, non moins de 43 étaient
des exilés : B. Montale, Agostino Bertani tra gli emigrati politici a Genova, dans Bollettino della
Domus Mazziniana, 1, 1988, p. 5-21.
80. Lettre à Giuseppe Piolti de’ Bianchi, Gênes, 21 décembre 1858, dans A. Bargoni, Risorgi-
mento italiano. Memorie di Angelo Bargoni (1829-1901), Milan, 1911, p. 64.
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DELPHINE DIAZ
1. The´dore Morawski et The´ophile Morawski, dans J. Straszewicz (dir.), Les Polonais et les Polonaises
de la Re´volution du 29 novembre 1830, Paris, 1832, p. 1 et suiv.
2. « La famille Jelovicki », dans J. Straszewicz (dir.), Les Polonais et les Polonaises..., cité n. 1,
p. 10.
3. M. Cadot, La Russie dans la vie intellectuelle française, Paris, 1967, p. 27 et suiv.
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4. Voir les travaux de S. Aprile sur les proscrits français sous le Second Empire : S. Aprile, Le
sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, 2010, p. 152 et suiv., où elle
évoque la « grande famille de l’exil », qui se reconstitue par exemple dans le quartier de Soho à
Londres sous le Second Empire.
5. J. Grandjonc, Les e´migre´s allemands sous la monarchie de Juillet. Documents de surveillance poli-
cie`re 1833-1848, dans Études germaniques, 1, 1972, p. 115-249 ; Id., Les e´migrations allemandes
au XIXe sie`cle (1815-1914), dans J. Grandjonc (dir.), Émigre´s français en Allemagne, e´migre´s
allemands en France (1685-1945), Paris, 1983, p. 82-115.
6. C. Mondonico, L’asile sous la monarchie de Juillet : les re´fugie´s e´trangers en France de 1830 à
1848, thèse d’histoire sous la direction du professeur Gérard Noiriel à l’EHESS, Lille, Atelier
national de reproduction des thèses, 1996, 2 microfiches ; Id., Les re´fugie´s en France sous la
monarchie de Juillet : l’impossible statut, dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 47-4,
2000, p. 731-745.
7. Un rapport parlementaire de septembre 1831 estime que 2 867 réfugiés espagnols sont
secourus par le gouvernement à cette date. Voir Archives nationales (AN), C 749, dossier
no 32, note sur la situation et la résidence des réfugiés étrangers en France.
8. Ibid.
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miques dont il s’avère souvent difficile de les distinguer. C’est surtout l’arrivée
massive des réfugiés polonais de la « grande émigration » à partir de la fin de
l’année 1831 qui modifie en profondeur les origines géographiques des réfu-
giés subventionnés par le ministère de l’intérieur français, tout en modifiant les
dimensions du groupe des étrangers secourus.
Les liens de fraternité symbolique entre exilés peuvent être analysés à partir
de l’exemple de ces deux communautés étrangères : la communauté alle-
mande, étudiée par plusieurs historiens tels que Michel Espagne et Michaël
Werner, et la « grande émigration » polonaise, sur laquelle l’historiographie
française n’a sans doute pas encore apporté un éclairage suffisant. L’étude
comparative des réfugiés allemands et polonais permettra ainsi de souligner
la grande variété des comportements suivis par les groupes en exil en France,
mais aussi d’insister sur la permanence de traits spécifiques, propres à chaque
groupe national. Seront mises en lumière les différentes manifestations exté-
rieures par lesquelles se matérialise la solidarité idéologique qui relie les exilés
dans la France de la monarchie de Juillet. Mais il n’en reste pas moins que ces
liens de fraternité tissés entre réfugiés d’une même nation et d’une même
tendance politique peuvent se fissurer progressivement dans l’exil, du fait de
rivalités personnelles, mais aussi de dissensions politiques croissantes. On peut
ainsi parler d’une recomposition des fraternités en exil : si les liens de solidarité
nationale, reposant sur le partage d’une même origine géographique et cultu-
relle, tendent à s’émousser peu à peu, l’exil en France est aussi pour les
Allemands et les Polonais l’occasion de tisser de nouvelles formes de fraternité
véritablement transnationales.
La fraternité symbolique qui relie les exilés appartenant à une même nation
d’origine a besoin de se dire pour exister. Les manifestations de fraternité des
proscrits allemands et polonais installés en France visent à la fois à préserver la
culture du pays d’origine et à ressouder un groupe géographiquement dispersé.
Trois exemples archétypaux de manifestations symboliques de cette fraternité
politique seront ici envisagés : d’abord, les pratiques générales de sociabilité,
puis les preuves de solidarité financière et matérielle, et enfin les manifestations
de soutien à l’occasion des funérailles des frères morts en exil.
Les pratiques de sociabilité communes constituent la première manifesta-
tion symbolique par laquelle la fraternité des proscrits peut se matérialiser.
Organisation de banquets, fréquentation de salons, de salles de spectacle ou
de cabinets de lecture, chaque communauté tend à privilégier un type de
sociabilité. La préférence de la « colonie allemande » va aux réunions dans les
nombreux cabinets de lecture de la capitale, tandis que les Polonais se retrou-
vent volontiers autour de banquets qui permettent de recréer de manière
temporaire et symbolique la fraternité des armes vécue en Pologne en 1830-
1831. Les exilés allemands prisent la fréquentation des cabinets de lecture, qui
constituent à la fois un lieu de loisir et un cadre collectif où s’expriment
diverses formes de politisation. Comme l’ont montré les travaux d’Helga Jean-
blanc 9, les exilés allemands s’y retrouvent exclusivement entre eux, et peuvent
également se tenir régulièrement au courant des affaires d’outre-Rhin grâce à
9. H. Jeanblanc, Des Allemands dans l’industrie et le commerce du livre à Paris (1811-1870), Paris,
1995.
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15. AN, centre des archives de l’outre-mer, F80 607, dossier no 1, 1834-1835.
16. Voir E. Fureix, La France des larmes : deuils politiques à l’âge romantique, 1814-1840, Paris,
2009.
17. Ibid., p. 323.
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telle prise de risque montre ainsi que les exilés sont parfois prêts à se mettre
eux-mêmes en danger pour rendre un dernier hommage aux proscrits qui ne
reverront jamais la terre natale.
Cependant, la volonté qu’ont les exilés de manifester symboliquement la
cohésion de leur communauté, à la fois par le biais de la sociabilité et de
l’entraide économique, financière et symbolique, ne doit pas faire illusion sur
le degré de cohésion des groupes d’exilés. Malgré l’importance de ces mani-
festations de solidarité, les proscrits allemands et polonais, qui partagent pour-
tant une même origine et un même combat politique initial, finissent souvent
par se déchirer dans l’exil. C’est pourquoi l’on peut parler d’une difficile
fraternité en exil, qui s’illustre à la fois par les inimitiés qu’éveille la situation
de l’exil et par l’établissement de lignes de clivage politiques entre les diverses
organisations fondées par les réfugiés dans le pays d’asile.
Le contexte de l’exil en France tend d’abord à créer des rivalités person-
nelles entre exilés qui pourtant partageaient les mêmes valeurs et les mêmes
combats en arrivant en France. Nous pouvons ainsi revenir sur l’exemple de la
rivalité qui oppose peu à peu Heinrich Heine et Ludwig Börne, arrivés en
France au début des années 1830. Leur relation, qui a été étudiée par
Michaël Werner 18 et Michel Espagne 19, est particulièrement emblématique
des failles de la solidarité entre exilés en territoire étranger. Avant d’arriver en
France, Heinrich Heine et Ludwig Börne se sont rencontrés à plusieurs repri-
ses à Francfort, en 1815 et en 1827. La solidarité qui rapprochait initialement
ces deux hommes repose sur leurs communes origines juives et prussiennes,
puisque tous deux ont été confrontés en Prusse aux obstacles opposés aux
intellectuels d’origine juive dans leur carrière professionnelle, et ce même si
Heine s’était converti au protestantisme en 1825. Mais cette fraternité symbo-
lique est aussi liée aux études qu’ils ont menées, puisqu’avant de partir en exil,
Heine a obtenu un doctorat en droit et Börne, en philosophie. Tous deux se
sont engagés dans la difficile carrière d’hommes de lettres et de journalistes, à
un moment de net durcissement de la censure politique prussienne.
C’est l’influence du « soleil de Juillet », selon la formule chère à Heinrich
Heine 20, qui explique leur décision commune de s’exiler volontairement vers
la France 21, migration qui marque un tournant dans leurs carrières respecti-
ves, mais aussi dans leurs conceptions de la politique. Avec l’exil – Börne arrive
en France en septembre 1830, son compatriote Heine le suivant de peu en
mai 1831 –, s’ouvre à eux tout un champ de possibles qu’ils n’entrevoyaient
pas auparavant. Mais les relations qu’entretiennent ces deux libéraux se dégra-
dent peu à peu une fois qu’ils sont installés à Paris. Leur rivalité croissante
explique ainsi qu’en 1840, trois ans après la mort de Ludwig Börne dont nous
18. M. Werner, Fre`res d’armes ou fre`res ennemis ? Heine et Bo¨rne à Paris (1830-1840), dans
Francia : Forschungen zur westeuropäischen Geschichte, VII, Munich, 1979, p. 251-270.
19. M. Espagne, Postface, dans H. Heine, Ludwig Bo¨rne, suivi de Ludwig Marcus, éd. M. Es-
pagne, Paris, 1993, p. 149-154.
20. Voir L. Calvié, « Le Soleil de la liberte´», Henri Heine (1797-1856). L’Allemagne, la France et les
re´volutions, Paris, 2006.
21. L’exil politique pouvait être conçu au XIXe siècle comme un geste volontaire. En témoigne
la définition donnée par la 6e édition de 1835 du Dictionnaire de l’Acade´mie française qui
intègre dans l’article « exil » une mention de l’« exil volontaire ».
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24. Voir AN, BB18 1408, lettre du procureur général près la cour royale de Paris, 13 janvier
1843, et J. Grandjonc, ibid., p. 122.
25. Manifeste de la section de la Société démocratique polonaise du dépôt de Poitiers signée par
2 208 réfugiés, cité par F.-V. Raspail, De la Pologne sur les bords de la Vistule et dans l’e´mi-
gration, Paris, 1839, p. 103.
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Si les anciennes fraternités nationales ont tendance à voler en éclats une fois
les réfugiés arrivés dans le pays d’asile, il n’en reste pas moins que la situation
même de l’exil est propice à la formation de nouvelles fraternités, que l’on peut
qualifier de transnationales. L’exemple de la Société démocratique polonaise
est caractéristique de ces nouvelles solidarités qui se tissent à la faveur de l’exil :
les compagnons d’armes polonais, qui peuvent s’entre-déchirer en France,
nouent des relations de fraternité avec certains membres de la société fran-
çaise, mais aussi avec des réfugiés politiques venus d’autres pays et qui parta-
gent un même combat idéologique.
Nombreux sont les contacts noués par les membres de la Société démo-
cratique polonaise avec la société française. Certains républicains français
apportent directement leur soutien à la Société en y adhérant, comme le
prouve une liste de membres de la Société datant de 1834 envoyée par le
ministère de l’Intérieur aux préfets de départements, qui fait état de la pré-
sence de plusieurs membres français dans la section locale, dont celle d’un
élève français de l’École polytechnique 27. Certains républicains français vont
jusqu’à servir d’interfaces entre la Société démocratique polonaise et les socié-
tés secrètes françaises. C’est notamment le rôle joué par Théophile de Kersau-
sie, ancien officier de hussards qui a aidé François-Vincent Raspail à diriger la
Société des droits de l’homme. Lorsque Raspail consacre un petit opuscule à la
cause polonaise en 1839, il dédie son livre à Kersausie, qui a participé comme
volontaire à l’insurrection de Varsovie en 1830. Dans l’exorde, Kersausie est
présenté comme un frère d’armes des réfugiés polonais, étant donné qu’il a
non seulement partagé leur combat politique, mais aussi leur condition d’exilés
après sa propre expulsion de France vers le Royaume-Uni :
La loi française [...] t’a dépouillé de tous tes titres [...]. Tu fus riche en
naissant, capitaine des hussards à vingt ans, décoré sur le champ de bataille à
vingt-cinq ans, soldat de l’insurrection populaire en 1830 [...] ; aujourd’hui tu
n’as plus droit de cité en France ; tu ne vis que fictivement devant la loi ; tu es
mort civilement ; tu es mort pour tout, si ce n’est pour la haute surveillance de la
police.
J’ai l’autorisation de parler de toi, de ton vivant même, comme en parlera la
postérité ; [...]. Citoyen polonais, par ton enrôlement sous les drapeaux de l’in-
surrection polonaise, il te reste un synonyme du titre de citoyen français 28.
26. Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Pologne, vol. 35,
rapport de la préfecture de police de Paris, 7 juillet 1846.
27. Archives départementales de la côte-d’Or, 20 M 1259, février 1834.
28. F.-V. Raspail, De la Pologne... cité n. 25, p. 1.
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d’Allemagne et d’Italie. Lié à Nancy avec les ennemis les plus acharnés du
gouvernement, il ne dissimulait pas sa haine contre le Roi 31.
Même si l’analyse des rapports de police doit toujours être prudente, un tel
document suggère néanmoins combien l’exil politique en France est propice à
la formation de nouveaux liens de fraternité idéologique et politique, d’am-
pleur véritablement transnationale, entre réfugiés de différentes origines. Ces
contacts transversaux sont permis par le regroupement des réfugiés politiques
dans certaines grandes villes du royaume telles que Paris, Lyon, Bordeaux ou
Marseille, mais aussi dans les foyers urbains proches des frontières comme
Besançon. Joue également en la faveur de ces nouveaux liens de fraternité
transnationale la politique d’internement des proscrits étrangers dans les
dépôts de réfugiés, pratique qui s’est intensifiée au début des années 1830,
avant d’être peu à peu remise en cause par le gouvernement au milieu de la
décennie.
LAURE GODINEAU
1. J. Vallès, L’Insurge´, chap. XXXV, édition présentée, établie et annotée par M.-Cl. Bancquart,
Paris, 1975, p. 333-334.
2. Ibid., p. 39.
3. Notice Jules Valle`s, dans Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron, Dictionnaire biographique du
mouvement ouvrier français, Paris, 1997 ; R. Bellet, Jules Valle`s, Paris, 1995.
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La proscription suscita une solidarité réelle entre exilés. Celle-ci fut avant
tout matérielle. En Grande-Bretagne, par exemple, ceux des communards qui
avaient trouvé une place pouvaient favoriser l’embauche d’un ou de plusieurs
autres proscrits. Des exemples existent donc de concentration locale d’anciens
insurgés, reposant sur cette solidarité matérielle. Ainsi, En Suisse, Paul Pia 6,
chargé de la liquidation de la société s’occupant de l’exploitation du réseau de
la Compagnie des chemins de fer de la Suisse occidentale, fit recruter plus
4. Sur l’exil au XIXe siècle, voir S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la
Commune, Paris, 2010. Sur l’exil et l’attente du retour chez les communards, voir
L. Godineau, Retour d’exil. Les anciens communards au de´but de la Troisie`me Re´publique,
thèse de doctorat d’histoire de l’université Paris 1, janvier 2000.
5. La Nouvelle-Calédonie fut établie comme lieu de déportation par la loi du 23 mars 1872. La
presqu’ı̂le Ducos était destinée à la déportation en enceinte fortifiée, l’ı̂le des Pins à la
déportation simple. Les condamnés aux travaux forcés seraient transportés également en
Nouvelle-Calédonie, au bagne de l’ı̂le Nou. Le bilan numérique considéré comme quasi-
définitif et quasi-complet est celui que donne le général Appert, commandant la subdivision
de Seine-et-Oise, dans son rapport présenté à l’Assemblée nationale le 20 juillet 1875.
6. Voir notice Paul Pia, dans Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3. Né en 1831, Paul
Pia était directeur du trafic à la compagnie du chemin de fer d’Orléans avant la guerre. Sous la
Commune, il fut contrôleur général des chemins de fer. Il fut condamné par contumace à la
déportation dans une enceinte fortifiée.
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d’une dizaine de communards 7. Les frères Bonnet, qui tenaient une fabrique
de caractères en bois, employèrent aussi plusieurs de leurs camarades 8. En
Alsace, deux figures de la Commune, Augustin Avrial et Camille Langevin,
chargés d’une usine de constructions mécaniques à Schiltigheim, réunirent
autour d’eux un groupe de combattants de 1871, de 1874 à leur expulsion
et donc leur dispersion en 1876 9. Il s’agit là d’exemples connus, que Lucien
Descaves reprendra dans son roman sur les « vieux de la vieille 10 ». Mais il
existe sans doute une solidarité plus générale et en même temps plus discrète,
qu’on peine certes à retrouver dans les sources mais qui reposerait sur la
fréquentation commune des lieux propres à la proscription. On sait qu’il
existe à Londres des quartiers « français » où les anciens de 1871 se regroupe-
ront, quartiers ayant d’ailleurs accueilli les vagues précédentes de réfugiés 11.
La proximité géographique, de tradition, a certainement joué pour accroı̂tre
une solidarité qui pouvait par ailleurs reposer sur les liens politiques, nationaux
et linguistiques, ou sur le sentiment d’appartenir à une même communauté de
destin 12.
Cette solidarité a néanmoins dû composer avec les inimitiés de l’exil, habi-
tuelles dans les communautés de proscrits, mais qui mettent à mal l’entraide,
pouvant être perçue comme un devoir fraternel. Les querelles intestines sont
légions, avivées par l’attente de l’amnistie et le repli du groupe sur lui-même,
paradoxalement entretenu en partie – mais pas seulement – par la proximité
géographique mentionnée ci-dessus. La Commune de Paris ne fut pas une, les
divisions idéologiques furent nombreuses. En exil, ces querelles anciennes,
7. Pia fit notamment employer Lefrançais, Clémence, Jules Montels, Jaclard. « Il [un des direc-
teurs de l’exploitation] donna carte blanche à Paul Pia pour le recrutement de son personnel,
si bien qu’une douzaine de communards purent être occupés concurremment avec autant de
Vaudois. C’était pour nous la vie assurée pendant un an. J’accourus », déclare un ancien
communard dans le roman très documenté de Lucien Descaves, Phile´mon vieux de la vieille,
Paris, 1913.
8. Charles et Victor Bonnet se réfugièrent à Genève après 1871 et le premier fut actif dans la
proscription.
9. Augustin Avrial, ouvrier mécanicien, membre de l’Internationale, fut élu au Conseil de la
Commune le 26 mars. Il fut condamné à mort par contumace. Camille Langevin, lui aussi
ouvrier mécanicien et membre de l’Internationale, était également membre du Conseil de la
Commune. Il fut condamné par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée. À
Schiltigheim, ils employèrent notamment comme comptable un autre ancien du Conseil de la
Commune, Jourde, ancien délégué aux Finances ainsi que, par exemple, Sincholle, directeur
du Service des eaux et des égouts pendant l’insurrection. Voir les notices Augustin Avrial et
Camille Langevin, dans Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3. Voir aussi APP BA
943, dossier « Avrial » et APP BA 1140, dossier « Langevin ».
10. L. Descaves, Phile´mon... cité n. 7. Voir aussi la collection Descaves, qui contient toutes les
notes, lettres et archives relatives aux anciens communards, Internationaal Instituut voor
Sociale Geschiedenis (IISG), Amsterdam.
11. P. K. Martinez, Paris Communards Refugees in Britain, 1871-1880, PhD, University of
Sussex, 1981 ; S. Aprile, Le sie`cle des exile´s... cité n. 4. À Londres, la plupart des réfugiés
se trouvent autour d’Oxford Street, Fitzroy Square, Soho, quartier français depuis l’émigra-
tion des huguenots en Angleterre. Beaucoup partagent d’ailleurs leur logement.
12. S. Aprile, Le sie`cle des exile´s... cité n. 4, p. 265-266, a par ailleurs montré qu’à Londres, le
club La Fraternelle, société de secours mutuels fondée par les exilés du Second Empire, sert
toujours à procurer des fonds pour les réfugiés de la Commune. Il a pour lieu de réunion The
Spread Eagle à Charles Street. Malgré cet exemple d’action commune, la solidarité entre les
deux proscriptions est assez rare, notamment du fait de la différence générationnelle.
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13. P. K. Martinez, Paris Communards Refugees... cité n. 11, chap. VII, p. 201-229.
14. Chambre des députés de Sénat, séances des mois de février et mars 1871, Journal officiel,
p. 1096-1550.
15. Chambre des députés, séance du 11 février 1879, Journal officiel, p. 1096.
16. « Au président de la République », signé Jules V., La Re´volution française, 10 février 1879.
17. Voir M. Ozouf, Fraternite´, dans F. Furet, M. Ozouf et alii, Dictionnaire critique de la Re´volu-
tion française. Ide´es, Paris, 1992, p. 198-215 ; M. David, Fraternite´ et Re´volution française,
1789-1799, Paris, 1987.
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18. Voir Le Proscrit, correspondance avec Arthur Arnould, dans Jules Vallès, Œuvres comple`tes, éd.
L. Scheler, IV, Paris, 1950, p. 222-234 ; G. Delfau (éd.), Jules Valle`s. L’exil à Londres (1871-
1880), Paris, 1971, p. 322-323 ; R. Bellet, Jules Valle`s... cité n. 3, p. 471.
19. Le Prole´taire, 5 avril 1879 ; Le Re´volte´, 5 avril 1879 ; voir aussi APP BA 1516 (Comités d’aide
aux amnistiés / Société de secours aux proscrits).
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culière 20. C’est aussi à cette particularité que renvoie Élisée Reclus. Néan-
moins, il faut ici voir une assertion largement répandue dans les écrits des
exilés, à savoir que tous, condamnés ou non, déportés ou non, font partie de
la même communauté. Bien sûr, le sort des déportés est pire mais ce qui est
mis en avant est le destin commun et la fraternité entre tous, quelle que soit
leur situation. C’est ce qui apparaı̂t notamment dans les discours lorsque sont
lancées parmi les exilés des souscriptions en faveur des familles de déportés. Il
faut aider les déportés compte tenu de la dureté de leur condamnation mais
aussi parce que tous les anciens insurgés de 1871 sont frères en douleur. Entre
les souffrances du bagne et de la déportation en Nouvelle-Calédonie et celles
des exilés, il y a juste une différence de degré, non de nature. Nombre d’écrits
cherchent surtout à mettre l’accent sur un collectif. Ainsi en est-il de plusieurs
poésies d’Eugène Pottier, en particulier La Commune de Paris qui fait se suc-
céder trois strophes, une sur les exécutions de Satory et les cadavres de 1871,
une sur la Nouvelle-Calédonie et une sur l’exil :
Parce que déportant dans la Calédonie
Tes vaincus par milliers et toujours, et sans fin,
Tu laisses torturer leur sinistre agonie
Par l’argousin du bagne, et la soif, et la faim ;
Parce que tu nous tiens, nous, morts par contumace
Dispersés dans l’exil, sans pain et sans travail
Et qu’affolant le riche et pelotant la masse
Tu nous montres de loin comme un épouvantail,
lit-on dans la pièce de vers 21. À la déportation répond la dispersion en
différents pays-refuges, dispersion de la famille des communards, dispersion
des frères d’idéal et de combat. À l’agonie répond la mort par contumace, ainsi
se fait le rapprochement dans la souffrance, le même destin prenant des visages
différents. La répression engendre donc un mouvement qui provoque la désa-
grégation de la communauté communarde mais conduit, in fine, à la réalisation
d’une fraternité dans la douleur.
20. Élisée Reclus, garde national sous la Commune, fut capturé par les troupes versaillaises lors
de la « sortie » du 4 avril 1871. Il fut condamné à la déportation simple en novembre 1871 et
sa peine fut commuée en dix ans de bannissement. Il ne rentra en France qu’en 1890. Il n’y
resta pas, s’installant en Belgique en 1894. Voir notice Élise´e Reclus, dans Cl. Pennetier
(dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3.
21. La Commune de Paris, dans E. Pottier, Œuvres comple`tes, rassemblées, présentées et annotées
par P. Brochon, Paris, 1966, p. 118.
22. H. Bauër, Me´moires d’un jeune homme, Paris, 1895, p. 302-303. Âgé de 20 ans en 1871,
Henry Bauër fut major de place à la VIe légion sous la Commune. Il fut amnistié en 1879 et
devint, après son retour de Nouvelle-Calédonie, un critique dramatique et un chroniqueur
connu. Voir notice Henry Baue¨r, dans Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3.
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TRACES DE L ’EXIL
28. Alexis Trinquet, ouvrier cordonnier, et Raoul Urbain, instituteur, furent membres du
Conseil de la Commune, élus respectivement dans les XXe et VIIe arrondissements. Ils
furent tous les deux condamnés aux travaux forcés et furent envoyés au bagne de l’ı̂le
Nou. Voir Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3.
29. APP BA 1288, dossier « Trinquet », rapport du 5 février 1882.
30. Voir Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom Maitron... cité n. 3 ; APP BA 1211, dossier « Ostyn » et
APP BA 1013, dossier « Clémence ».
31. IISG Amsterdam, collection Descaves, Pf 21, répertoires et notes de travail, cahier « Berch-
told ».
32. L. Michel, Me´moires de Louise Michel e´crits par elle-meˆme, Paris, 1977, p. 143 (1886).
33. Albert Theisz, ciseleur en bronze, et Frédéric Cournet, journaliste, furent membres du
Conseil de la Commune et s’exilèrent à Londres. Voir Cl. Pennetier (dir.), CD-Rom
Maitron... cité n. 3.
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prêtaient sur gages, c’est-à-dire sur souvenirs 34. » Le trait est forcé, le retour est
essentiellement caractérisé chez Descaves par les difficultés. À L’Intransigeant,
la collaboration pouvait de plus être de courte durée, soumise aux réactions de
Rochefort. Mais le sentiment, l’affectif sont privilégiés, plus que la solidarité de
devoir ; dans cette perspective, les « souvenirs » sont encore une fois autant et
sans doute plus ceux de la répression que ceux de la Commune.
Ce sont les funérailles d’anciens de 1871 dans les années 1880 et, dans ce
cadre, les oraisons funèbres, qui perpétuent le plus cet imaginaire d’une fra-
ternité dans la souffrance et dans la douleur. De fait, plusieurs membres de la
Commune, notamment parmi les plus connus, s’éteignirent dans la dizaine
d’années qui suivit les amnisties. Par leur présence aux enterrements des
« leurs », les communards contribuèrent à l’élaboration d’une mémoire parti-
culière de l’insurrection, toute faite de souffrance et de mort et donnèrent à
voir un groupe uni qui n’existait pas par ailleurs. L’enterrement de Jules Vallès
en février 1885 est un des plus connus. Il laissa à tous, des journalistes aux
officiers de paix et hommes politiques, en passant par les Parisiens, une forte
impression et rassembla, selon les sources, plusieurs milliers de personnes. Le
convoi partit du boulevard Saint-Michel pour rejoindre le Père-Lachaise, avec
à sa tête plus de vingt anciens membres de la Commune, réunis et unis pour
l’occasion 35. Les discours prononcés au cimetière sont extrêmement stéréoty-
pés. Ils ne dérogent pas à la règle. De façon générale, les oraisons insistent sur
les vertus des communards. Elles font aussi une large place au rappel des
souffrances de la proscription et de la déportation, à la vie de condamnés
plus qu’à la vie d’acteurs et de combattants de 1871. La mort dans les
années 1880 est montrée comme la conséquence des années hors de France,
dans les pays-refuges ou en Nouvelle-Calédonie. « On ne guérit pas de l’exil »,
lit-on dans La Justice en janvier 1881 lors de la mort d’Albert Theisz 36.
Les oraisons funèbres orientent donc la mémoire de la Commune vers la
répression. Celle-ci va de 1871 et de la Semaine sanglante à l’exil et à la
déportation et, pour finir, à leurs conséquences funestes après le retour.
Dans la dispersion réelle de la réinstallation, les souffrances unissent les
morts de 1871, ceux des années d’absence et ceux des années postérieures à
l’amnistie. Les morts de la Semaine sanglante, victimes d’une cruauté som-
maire, sont rejoints par ceux de l’exil et de la déportation, qui ne reverront pas
leur pays, et enfin par ceux des années 1880, qui paient à leur tour la cruauté
d’une condamnation, d’une attente et d’une « survie » douloureuse de presque
dix ans. Alors que les communards ne furent jamais unis, ni en 1871, ni
entre 1871 et 1879/1880, ni après le retour, ce « martyre » commun permet
34. L. Descaves, Phile´mon... cité n. 7, p. 293-294. Ernest Vaughan, directeur d’une usine d’im-
pression et de teinture près de Rouen en 1871, membre de l’Internationale, sympathisant de
la Commune, fut condamné en novembre 1871, par contumace, par la cour d’assises de la
Seine-Inférieure à deux ans de prison. Il s’était réfugié en Belgique. Il fut gérant-adminis-
trateur de L’Intransigeant en 1881, puis se brouilla avec Rochefort. Voir Cl. Pennetier (dir.),
CD-Rom Maitron... cité n. 3.
35. Voir par exemple Charles Chincholle, Les survivants de la Commune, Paris, 1885, p. 293-
303. Charles Chincholle est journaliste au Figaro. Voir aussi Le Cri du Peuple, 18 février
1885.
36. La Justice, 12 janvier 1881.
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de recréer une union sentimentale entre tous les insurgés, de retrouver une
communauté sentimentale, une famille où tous, les vivants et les morts, les
anciens exilés et les anciens déportés, les lettrés et les manuels, les amis et les
ennemis politiques, sont réunis. Et c’est par l’exil, au sens large d’absence hors
de France, que s’élabore cette communauté de destin, cette « grande fédération
des douleurs ».
F A B R I C E J E S N É
1. Parmi de nombreux exemples, on citera celui d’une figure du Risorgimento, Vincenzo Gior-
dano Orsini, officier dans l’artillerie napolitaine, conspirateur mazzinien, qui dut fuir la Sicile
en 1849 pour gagner la Turquie. C’est de Constantinople qu’il partit en mars 1860 pour se
joindre à l’expédition des Mille au cours de laquelle il s’illustra : Archivio di Stato di Napoli,
Ministero degli Affari Esteri (désormais ASN-MAE), b. 259, f. Mene mazziniane, r. 309
secret du chargé d’affaires napolitain à Constantinople, Winspeare, au ministre des Affaires
étrangères Carafa di Traetto, Constantinople, 7 mars 1860.
2. Pontificaux et Napolitains, notamment, trouvèrent en Albanie un refuge immédiat. Les fuyards
ne restaient guère, toutefois, dans ces contrées inhospitalières, et gagnaient généralement
Corfou d’où ils pouvaient partir de nouveau pour l’Italie, l’Europe ou l’Orient. E. Michel,
Esuli italiani in Albania (1821-1859), dans Rivista d’Albania, l-4, 1940, p. 345-353.
3. O. J. Schmitt, Les Levantins. Cadres de vie et identite´s d’un groupe ethno-confessionnel de l’Empire
ottoman au « long » XIXe sie`cle, Istanbul, 2007.
4. Collectif, La politisation des campagnes au XIXe sie`cle. France, Italie, Espagne, Portugal, Rome,
2000.
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mesure où son accueil par les Italiens d’outre-mer serait révélateur de leur
réception des mots d’ordre du Risorgimento. En particulier, il convient de
s’interroger sur les usages de la catégorie de « fraternité » au sein des « colonies »
italiennes d’outre-mer 5. On peut notamment se demander si un lien fraternel
est revendiqué au sein de ces colonies, qu’il soit considéré comme un héritage
du passé pré-national ou comme le ciment d’une communauté nationale en
devenir. Il faut également identifier les éventuels promoteurs de la fraternité,
qui pourront être recherchés parmi les membres éminents de ces « colonies »,
mais aussi parmi leurs administrateurs et surtout parmi les exilés, dont le
militantisme au service de la cause nationale doit s’exercer en terre étrangère ;
il ne s’agit pas là, bien entendu, de catégories étanches, et il conviendra de
s’interroger sur les interactions entre notabilité et militantisme. Comme pour
la métropole, la question de la réception du discours sur la fraternité devra en
outre être posée : les diverses entreprises de promotion de cette catégorie
politique recueillent-elles le succès, ou bien sont-elles condamnées à la margi-
nalité, à l’entre-soi de l’exil politique et de la conspiration ? Ces questions ne
trouveront pas toutes réponse dans la présente réflexion, dans la mesure où
cette dernière reflète des travaux qui se trouvent en leur commencement. La
présente étude concerne notamment la période qui précède immédiatement
l’Unité. Compte tenu du contexte oriental, nous avons choisi de la faire
débuter au moment de la guerre de Crimée, et s’achever au début des
années 1860. En deçà de cette période cruciale pour la question du sentiment
national de ces communautés, la séquence quarante-huitarde apparaı̂t d’ores
et déjà également comme un moment d’intense activité révolutionnaire qui
jette les producteurs potentiels de discours sur la fraternité par dizaines sur les
routes et les mers de l’Orient. A contrario, le début des années 1850 semble
constituer un moment de creux, au cours duquel les exilés se font discrets et
s’installent dans un Orient qui paraı̂t offrir un minimum d’opportunités maté-
rielles pour des exilés souvent d’extraction bourgeoise et qui trouvent à s’em-
ployer comme médecins, négociants, officiers ou autres dans une société où la
modernisation est assez largement confiée aux étrangers et à certaines mino-
rités nationales 6.
5. Les administrations italiennes désignent par le terme de « colonies » les communautés regrou-
pant leurs ressortissants à l’étranger : « Dans les pays proches et lointains, nos nationaux
forment des colonies industrieuses qui créent, développent et entretiennent des relations
fructueuses avec la Mère Patrie » (« noi abbiamo nei vicini e nei lontani Paesi Colonie
operose di nazionali nostri che creano, sviluppano e intrattengono proficue relazioni con la
Madre Patria »), extrait de la conclusion du rapport de la commission pour la réorganisation
des services consulaires sardes (1856-1859), citée dans R. Moscati, (dir.), Le scritture della
Segreteria di Stato degli affari esteri del Regno di Sardegna, Rome, 1947, p. 38.
6. E. de Leone, L’Impero ottomano nel primo periodo delle riforme (tanzıˆmât) secondo fonti italiane,
Milan, 1967.
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7. Dans les grands emporia d’Orient, les postes étaient généralement tenus par des membres du
corps consulaire. En revanche, l’essentiel des réseaux était composé d’agents, la plupart du
temps des marchands locaux. J. Ulbert (dir.), Consuls et services consulaires au XIXe sie`cle,
Hambourg, 2010, p. 11-16.
8. B. Braude, B. Lewis, Christians and Jews in the Ottoman Empire. The Functioning of a Plural
Society. I. The Central Lands, New York-Londres, 1982.
9. Cf., par exemple, pour le cas sarde : Ministero degli Affari Esteri, Ordinamento consolare.
Istruzioni ai consoli di S. M. il Re di Sardegna, Turin, 1859, art. 22.
10. M. H. Van den Boogert, The Capitulations and the Ottoman Legal System. Qadis, Consuls and
Beraths in the 18th Century, Leyde-Boston, 2005, p. 8.
11. F. Contuzzi, La istituzione dei consolati ed il diritto internazionale europeo nella sua applicabilità
in Oriente, Naples, 1885, p. 236-237. La Sardaigne octroyait notamment sa protection aux
nombreux émigrés politiques, notamment italiens, qui ne pouvaient se placer sous la pro-
tection de leur propre consul : C. Trasselli, Esuli italiani in Turchia nel dodicennio 1849-60,
dans La Sicilia nel Risorgimento italiano, 1-1, 1933, p. 3-9, ici p. 3.
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viennent y commercer et pour que des ouvriers du nord aillent y louer leurs
bras, notamment dans la sériciculture 12.
On peut enfin s’interroger sur la nature des sentiments d’appartenance aux
États pré-unitaires, et faire l’hypothèse de leur effacement derrière une identité
culturelle forte, celle de la communauté italienne tout entière. Les sources que
nous avons pour l’heure consultées retiennent la terminologie officielle dans la
mesure où elles émanent d’agents des États italiens. Le personnel consulaire
qualifie ainsi de « Sardes », « Pontificaux », « Siciliens », « Toscans » les commu-
nautés relevant des différentes juridictions italiennes ; on remarquera égale-
ment l’existence du qualificatif de « Lombards » renvoyant aux ressortissants
du royaume lombard-vénitien au sein de l’empire d’Autriche, ou encore, au
sein de la communauté sarde, celui de « Génois », renvoyant à l’héritage de
l’ancienne repubblica marinara, absorbée par le Piémont en 1815 seulement.
Un récent colloque de la Société italienne d’histoire des institutions (Società
Italiana per gli Studi di Storia delle Istituzioni) a montré que de nouveaux
modèles d’identification collective voient le jour dans l’espace culturel italien
au XVIIIe siècle 13. Il est apparu, à l’issue des travaux de ce colloque, que
l’identité nationale à naı̂tre au siècle suivant trouve en partie sa source dans
des innovations juridiques que l’on peut inscrire dans le trend des Lumières.
Si les identités locales et civiques prédominaient dans le monde italien, de
nouveaux modèles d’appartenance collective virent le jour partout dans la
péninsule : souveraineté contributive à tendance physiocratique en Lom-
bardie et en Toscane, « nation régionale » dans le royaume de Naples,
« société transnationale de l’argent » à Gênes, nation bureaucratique « à
l’ombre du pouvoir dynastique » en Piémont, etc. Il est vain, sans doute,
d’évaluer la diffusion de ces modèles auprès des différentes communautés
italiennes d’Orient : la tutelle symbolique exercée par le personnel consu-
laire semble avoir été longtemps très ténue.
À la veille de l’Unité, on peut toutefois distinguer des formes de représen-
tation institutionnelle, mais aussi symbolique, de la collectivité nationale expa-
triée. Dans son rapport final, la commission pour la réorganisation des services
consulaires sardes faisait en 1858 le bilan des œuvres caritatives sardes à
l’étranger. Elles étaient en réalité fort peu nombreuses et concentrées dans
les grands ports d’Amérique latine. En Europe, elles émanaient surtout de
l’émigration italienne dans l’aire francophone. De telles institutions n’exis-
taient ailleurs qu’à Trieste, avec un fonds pour les indigents dirigé par le
consul, et à Constantinople, qui abritait une communauté nombreuse, essen-
tiellement plébéienne mais forte aussi d’une élite de négociants prospères 14.
12. F. Jesné, Les nationalite´s balkaniques dans le de´bat politique italien, de l’Unite´ au lendemain des
guerres balkaniques (1861-1913). Invention scientifique, solidarite´ me´diterrane´enne et impe´rialisme
adriatique, Université Paris 1, 2009, p. 43 sq.
13. Les actes de cette manifestation scientifique ne sont pas encore publiés. On peut toutefois en
consulter un compte rendu : L. Mannori, Nazione e nazioni tra Sette e Ottocento. Il Convegno
della Società a Napoli nel 2009, dans Le Carte e la Storia, 1, 2010, p. 199-206.
14. Archivio Storico del Ministero degli Affari Esteri (désormais ASMAE), SS, b. 208, « Rela-
zione sullo stato dei consolati e sui lavori della divisione consolare e commerciale », 5 janvier
1858. Sur la communauté italienne d’Istanbul, cf. A. de Gasperis, R. Ferrazza (dir.), Gli
italiani di Istanbul. Figure, comunità e istituzioni dalle riforme alla Repubblica. 1839-1923, Turin,
2007.
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15. ASMAE, SS, b. 254, « Programma per la fabbrica di un’ospedale e d’un liceo-convitto ».
16. A. Cherubini, Beneficenza e solidarietà : assistenza pubblica e mutualismo operaio : 1860-1900,
Milan, 1991, p. 7-8.
17. « Dopo maturi riflessi, e fatti i calcoli più cauti sull’avvenire dell’impresa, il Comitato ha
l’onore d’invitare tutti quei generosi che amano il progresso dell’umanità, l’onore nazionale
e le benedizioni dei presenti e dei posteri a concorrere solleciti alla erezione di un Liceo-
convitto capace di no 130 allievi e di uno spedale sufficiente per no 100 ammalati », dans
ASMAE, SS, b. 254, « Programma per la fabbrica di un’ospedale e d’un liceo-convitto ».
18. M. Isabella, Risorgimento in Exile : Italian Émigre´s and the Liberal International in the Post-
Napoleonic Era, Oxford, 2009, p. 1.
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L’Empire ottoman a constitué une terre d’asile privilégiée pour les Italiens
contraints à la fuite après la répression de 1848-1849. Le sultan avait refusé de
livrer aux Russes et aux Autrichiens les exilés de toutes nationalités qui
s’étaient réfugiés sur son sol, avec le soutien de la France et du Royaume-
Uni, lesquels avaient envoyé des navires devant les Détroits 19. L’exil peut être
envisagé comme un terreau de la fraternité, conçue à la fois comme idéal
mobilisateur, but à atteindre et forme du combat. Encore une fois, les
sources consulaires permettent de collecter de précieux renseignements sur
les individus et les groupes d’exilés et leur insertion dans la société locale des
communautés italiennes d’outre-mer. Certainement, l’exercice trouve ses
limites dans l’éparpillement et le caractère parfois lacunaire de ces sources,
et surtout dans le fait que les consuls, la plupart du temps observateurs
inquiets du phénomène, ne faisaient pas leurs les mots d’ordres fraternels, à
moins que ces agents ne fussent eux-mêmes proches des subversifs, ce dont ils
ne se vantaient évidemment pas dans leurs rapports 20. Notre propre enquête
sur l’exil en Orient à travers les sources consulaires s’insère toutefois dans un
projet de recherche collective plus vaste visant à constituer une base de
données relative à l’exil italien en Méditerranée au XIXe siècle. Il devrait être
ainsi possible de croiser les types de sources et de dégager des parcours
individuels et collectifs qui sont par définition transnationaux 21.
Arrivés en nombre en Orient à la suite de la chute des républiques véni-
tienne et romaine en 1849 22, les exilés paraissent la plupart du temps s’être
faits discrets durant une bonne partie des années 1850 ; souvent d’extraction
bourgeoise, ils avaient pu refaire leur vie en Grèce ou dans l’Empire ottoman 23.
C’est ainsi le cas de Gaspare Genna, un Sicilien originaire de Trapani, qui
servait comme lieutenant dans l’armée napolitaine, et avait dû s’exiler en
1848. Il s’était fixé à Gallipoli, où il exerçait le métier de commerçant et avait
19. P. Louvier, Bachi-bouzouks et gentlemen : les troupes irre´gulie`res anglo-ottomanes durant la guerre
de Crime´e (1854-1856), dans Cahiers du CEHD, 30, 2007, p. 9-27, p. 12.
20. Le vice-consul sarde à Athènes, le Modénan Malavisi, était ainsi considéré par le vice-consul
napolitain comme un proche du chef des émigrés libéraux, ce dont nous n’avons pas trouvé
trace dans la correspondance de Malavisi avec Turin. ASN-MAE, b. 2669, r. 32 très secret
du vice-consul napolitain, Carlo Gallian, au ministre des Affaires étrangères Carafa di
Traetto, Athènes, 4 février 1859. Les Balkans font exception dans la mesure où la Sardaigne
y mène par intermittence une politique d’alliance de revers avec les nationalités hostiles à
l’Autriche ; la Realpolitik l’emporte toutefois bien vite et les agents sardes les plus compromis
sont vite rappelés ou mutés. Cf. le cas de Marcello Cerruti dans F. Jesné, Les nationalite´s
balkaniques dans le de´bat politique italien, op. cit., p. 65 ; et celui de R. Benzi dans Id., « Tout
de´pend de Paris » : la « question des principaute´s » vue par la diplomatie italienne (1856-1861),
Actes du colloque « La politique exte´rieure de Napole´on III », Iasi, muse´e de l’Union, 4-5 juin 2009,
à paraı̂tre.
21. Un groupe de recherche informel consacré à l’exil italien en Méditerranée a d’ores et déjà
été constitué sous la direction de Simon Sarlin (École française de Rome).
22. L’exil politique avait commencé dès la chute de la république parthénopéenne en 1799 :
S. La Salvia, La comunità italiana di Costantinopoli tra politica e società, dans G. De Gasperi,
R. Ferrazza (dir.), Gli italiani di Istanbul. Figure, comunità e istituzioni dalle riforme alla Repub-
blica. 1839-1923, Turin, 2007, p. 15-44, ici p. 15.
23. À tel point que l’on peut parler d’une « revitalisation » des colonies italiennes en terres
ottomanes, à la fois démographiquement et culturellement : ibid.
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acquis une certaine aisance et une position influente dans cette place, puisqu’il
était l’agent des messageries françaises et fut recommandé par le consul sarde à
Constantinople pour exercer les fonctions de délégué consulaire à Gallipoli 24.
D’autres n’avaient jamais abandonné la lutte : le comte Delfico Trojano de
Filippis avait fui en Grèce après la chute de la république romaine qu’il avait
servie. Il était surveillé par le consul napolitain qui le considérait comme « par-
ticulièrement exalté » et le soupçonnait d’être en relation avec Mazzini 25. Cer-
tains des exilés étaient si bien insérés dans la société ottomane qu’ils choisirent
de se fixer en Orient ; c’est le cas d’Anacleto Cricca, un émigré de 1849 qui
devint le doyen de la colonie italienne de Smyrne, finissant toutefois sa vie dans
la pauvreté à la suite de plusieurs revers de fortune 26. Pour Antonio Gramsci,
les exilés furent bien souvent moins les illustres représentants de l’italianité à
l’étranger que des immigrés contribuant au développement de leur pays d’ac-
cueil 27. Cette constatation est sans doute très vraie dans le cas de l’Orient : les
réformes dites du tanzıˆmât engagèrent un processus de modernisation accélé-
rée, laquelle nécessita le recours à des savoir-faire occidentaux qui furent
fournis, pour une part non-négligeable, par des Italiens, essentiellement dans
le cadre de migrations de travail, mais aussi à la faveur de l’exil, les deux
phénomènes finissant dans bien des cas par se confondre. Nous n’avons pu
procéder pour le moment à une étude systématique faisant apparaı̂tre la socio-
logie des exilés italiens en Orient. Toutefois, le médecin italien émigré émerge
des premières analyses comme une figure familière. Citons ainsi le cas de
« Massimino Allé, docteur en médecine et ex-député à la constituante
romaine de 1849 émigré en Grèce », qui était parvenu à obtenir une importante
fonction dans l’ı̂le grecque d’Hydra 28. L’émigration politique italienne en
Orient semblait quelque peu assoupie à la veille de l’Unité, en dehors de
quelques cercles mazziniens, à moins que ces derniers ne s’adonnassent, si
l’on en croit les rapports consulaires, à l’extorsion de fonds et au meurtre
plutôt qu’à l’activisme politique. Au printemps 1856, Cavour avait ainsi
demandé des renseignements sur un émigré mantouan, Marcello Cesare
Bologni. Aux dires du consul sarde, cet homme dirigeait depuis 1848 les
« factieux » de Constantinople, lesquels terrorisaient et rançonnaient la commu-
nauté italienne. On ne sait quel crédit accorder à ces affirmations, d’autant que
le fonctionnaire sarde admettait que Bologni tirait l’essentiel de ses revenus de
ses relations d’affaires avec Trieste et Smyrne 29.
Toujours est-il que la guerre austro-franco-piémontaise de 1859 semble
sonner le réveil parmi les exilés, les représentants des Bourbons signalant
24. ASMAE, SS, b. 254, r. 60 du consul sarde à Constantinople, Della Torre, au président du
Conseil et ministre des Affaires étrangères Cavour, Constantinople, 12 septembre 1860.
25. ASN-ME, b. 2669, r. 24 du vice-consul napolitain à Athènes, Gallian, au ministre des
Affaires étrangères Carafa di Traetto, Athènes, 28 janvier 1859.
26. « Ersilio Michel », ad nomen dans Michele Rosi (dir.), Dizionario del Risorgimento Nazionale,
II, Milan, 1930, p. 770.
27. A. Gramsci, Gli intellettuali e l’organizzazione della cultura, Turin, 1949, p. 26-67, cité dans
C. Morandi, Per una storia degli italiani fuori d’Italia. A proposito di alcune note di Antonio
Gramsci, dans Rivista storica italiana, 61, 3, 1949, p. 379-384, ici p. 379.
28. ASMAE, SS, b. 250, r. 37 du consul sarde à Athènes, Giuseppe Malavasi, au président du
Conseil et ministre des Affaires étrangères Cavour, Athènes, 8 juin 1860.
29. ASMAE, SS, b. 254, r. conf. 1 du consul sarde à Constantinople, Capello, au président du
Conseil et ministre des Affaires étrangères Cavour, Constantinople, 5 juin 1856.
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30. Une étude vingtièmiste, mais à notre avis valable pour cet aspect du problème qui nous
occupe, distinguait ainsi le « noyau dur » des exilés qui demeurent des militants fidèles,
l’« arrière-garde » renonçant à la lutte et le reste de la diaspora susceptible de basculer :
A. Iwaǹska, Exiled Governments : Spanish and Polish. An Essay in Political Sociology, Cam-
bridge, 1981, p. 43-44, cité dans Y. Shain, The Frontier of Loyalty. Political Exiles in the Age of
the Nation-State, Hanovre-Londres, 1989.
31. Même si l’appareil de surveillance du royaume de Naples est incomparablement moins
fourni que celui de la France impériale, la condition du « mouchard » dépeinte par Sylvie
Aprile se retrouve dans le cadre de l’exil italien en Orient : l’indicateur, ou l’agent provoca-
teur, est très difficile à différencier des exilés dont il partage la condition et la sociabilité ; en
outre, tant l’informateur que le consul qui recueille – en payant – ses dires auront tendance
à grossir les faits observés. S. Aprile, Le sie`cle des exile´s. Bannis et proscrits de 1789 à la
Commune, Paris, 2010, p. 157 et suiv.
32. « Malgrado che, secondo gli ordini del governo toscano, gli agenti austriaci abbiano dovuto
cessare dal proteggere i toscani, in Costantinopoli stessa molti sudditi toscani si sono tenuti
sotto la protezione dell’Austria, e con dispiacere noterò fra questi alcuni delle principali case
di commercio come Stepanovitch, Stefano Mavrocordato, ecc. », dans ASMAE, SS, b. 254,
r. 9 du consul sarde à Constantinople, Della Torre, au ministre des Affaires étrangères,
Constantinople, 3 janvier 1860.
33. « Mostrate al mondo che l’italiano non degenera, e che né la lontananza né la posizione non
può mai indebolire il sentimento patrio che lo distingue. Unitevi alla gran sottoscrizione
apertasi per favorire il gran cimento e per soccorrere quei Grandi che tanto han meritato
dalla Patria, che il vostro nome adorni quella corona d’amore che risplende foriera della
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libertà e indipendenza italiana e a micidiale livore dei tiranni », ASMAE, SS, b. 262,
f. Consolato Salonicco, pièce jointe au r. conf. 8439 du consul de Sardaigne à Salonique,
Fernandez, au président du Conseil et ministre des Affaires étrangères Cavour, Salonique,
2 juillet 1860.
34. Dans ce discours, l’Italie salonicienne s’écarte donc du « Canone del Risorgimento » analysé
par Alberto Banti : A. M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle
origini dell’Italia unita, Turin, 2000, p. 56 et suiv. notamment. À Salonique comme en
« métropole », la communauté nationale est menacée par l’étranger ; ici le « sentiment » est
toutefois mis en avant, la « race » ne pouvant être convoquée dans un contexte ottoman. On
ne peut toutefois établir de conclusion relative à la nature du sentiment national ou de la
fraternité en Orient sur la foi de ce seul document, et nous espérons pouvoir confirmer ou
infirmer cette hypothèse au terme de recherches supplémentaires.
35. ASMAE, SS, b. 262 Smyrne, r. 97 du consul sarde Luigi Pinna 24 juillet 1860. Suite aux
événements de Sicile, 17 volontaires avaient quitté Smyrne. On trouvait parmi eux le prince de
San Martino, un Sicilien qui s’était exilé à Smyrne avec le général Pepe après la chute de Venise.
36. Après la deuxième guerre d’Indépendance, les volontaires de la « légion italienne » de
Hongrie avaient été accueillis par la population de Cagliari aux cris de « Evviva la legione
Monti ! Vivano i nostri fratelli italiani ! Viva il Re, Viva l’Italia ! » à leur retour après une
odyssée à travers les Balkans : E. Michel, Il colonnello Alessandro Monti e la « Legione italiana »
da Vidino a Cagliari : 1849-1850, Cagliari, s. d. [1929], p. 13.
37. « Nel mentre che in Italia si combatte la santa guerra dell’indipendenza, e che da tutti i posti i
miei fratelli accorrono sotto il nazionale Vessillo innalzato dal Magnanimo Re Vittorio
Emanuele, vorrei bene non essere ultimo all’appello », ASMAE, SS, b. 250, f. Atene,
l. p. del dottore Massimino Allé au consul sarde à Athènes, Giuseppe Malavasi, Athènes,
8 juin 1859, jointe au r. 37 de Malavasi au président du Conseil et ministre des Affaires
étrangères Cavour, Athènes, 8 juin 1860.
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38. « Risposi che la gioja che si manifestava intorno a me con slancio sı̀ vivo e spontaneo per il
grande e felice avvenimento che veniva di compiersi in Italia mi commuoveva l’animo
dolcissimamente ; che al fremito concorde de’nostri cuori, più ancora che al loro aspetto
ed al loro accento io ben riconosceva i rumeni come fratelli, figli essi pure di quella gran
madre l’Italia. [...] E quando disse che io aveva chiamato i rumeni fratelli nostri, un grido
immenso s’elevò ed un prolungatissimo evviva al Console d’Italia. Dovetti allora per porre
termine alla dimostrazione affacciarmi al balcone e ringraziare colla mano, ripetendo un’Ev-
viva alla Romania. La folla quindi se ne andò, e fatte ancora alcune passeggiate per le strade
colla musica, le fari, le bandiere e le grida ripetute di viva l’Italia, viva Vittorio Emanuele,
viva l’Unione, ecc. tranquillamente si sciolse », dans ASMAE, Arch. Gab., b. 252, r. 4104
conf. du consul sarde à Bucarest, Strambio, au président du Conseil et ministre des Affaires
étrangères Cavour, Bucarest, 26 mars 1860 ; cf. également F. Jesné, « Tout de´pend de
Paris »... cité n. 20.
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rique du fait accompli, car si l’annexion de l’Italie centrale par le Piémont est
acquise, l’unification de la Roumanie est encore à venir, et la revendication par
les Roumains et les Italiens de leur fraternité vaut soutien politique réciproque.
Les images de la communauté italienne se déploient ainsi en Orient à des
échelles très diverses, depuis celle des identités individuelles jusqu’à celle des
nations inventées comme parentes, en passant par les réseaux du militantisme
nationalitaire et celui des représentations consulaires.
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Index
INDEX . 197
INDEX . 199
Ce volume
publie´ par le
Centre de Recherche
en histoire europe´enne compare´e
de l’Universite´ Paris Est Cre´teil
a e´te´ re´alise´ et acheve´
en avril 2013
par les soins des
E´ditions Bie`re
33370 Pompignac – France
No éditeur : 043
Imprime´ en France