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Les esclaves du pacha d'Aïdin

: roman d'aventures inédit /


A. H. de Longpré

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Longpré, A. H. de. Auteur du texte. Les esclaves du pacha d'Aïdin :
roman d'aventures inédit / A. H. de Longpré. 1930.

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1
A.-H. de LONGPRÉ

LES ESCLAVES
DU
PACHA D’AÏDIN

ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

J. FERENCZI & FILS, ÉDITEURS


9 f Rue Antoine-Chantin, PARIS (XIV*)
(1930)
Volumes parus
1. Le* Mystère* de l’AHantiqae, roman inédit,
par Max-André DAZERGUES.
2. La Forêt Sanglante, roman inédit, par René THÊVENIN.
3. La Drague aux Millions, roman tnédit, par Noël GUY.
4. Prisonnier* des Démons Noirs, roman inédit,
par René POUPON.
5. L’Oc ident d’Or, roman inédit, par René MOTTA.
6. Le Rqi du Pacifique, roman inédit, par Georges SIM.
7. La Roue Fulgurante, roman inédit, par Jean de la HIRE.
8. Les Écumeurs des Placer*, roman inédit,
par Harry de la MASSANE.
9. Sandragor le Maudit, roman inédit, par Paul DARGENS.
10. Les Pirates du Texas, roman Inédit, par Christian BRULLS.
11. La Fille aux Yeux de Ciel, roman inédit,
par Félix LEON NEC.
12. La Déesse d’Argent, roman inédit,
par Max-André DAZERGUES.
13. Le Fils de la Mort, roman inédit, par René POUPON.
14. L’Ile des Maudits, roman inédit, par G. SIM.
15. L’Homme qui Fabrique de la Chair, roman inédit,
par Jean LESCAP.
16. Les Bandits de Paramaribo, roman inédit,
par Jean de la HIRE.
17. Peggy White, Reine des Flibustiers, roman inédit,
par Joë TR AVELLER.
18. Jacques d’Antifer, Roi des Iles du Vent, roman inédit,
par Christian BRULLS.
19. Le Trésor du Trappeur, roman inédit,
par Max-André DAZERGUES.
20. Les Hommes sans Yeux, roman inédit, par Jean de la HIRE.
21. Nez d’argent, roman inédit, par GEORGES SIM.
22. Du Sang sur les Nuages, roman inédit, par ANDRÉ MAD.
23. Le Vengeur de Brahma, roman inédit, par L MOTTA.
24. Le Cercueil de Nacre, roman inédit, par Jean de la HIRE.
25. Le Maître de la Jungle, roman inédit, par Guy VANDER.
26. L’Héritière du Far-West, roman inédit, par G. LE FAURE.
27. La Belle du souterrain d*or, roman inédit,
par Max-Marc MIDDER.
28. Le mystère du “Parana”, roman inédit, par Jean de la HIRE
29. Le Cercle de Jade, roman inédit,
par Max-Andié DAZERGUES.

Envoi franco contre 2 francs par volume, adressés aux


Éditions J. FERENCZ1 et FILS, 9, rue Antoine-Chantin, Paris (14‘)
Il n’est pas fait d’enooi contre remboursement.
Les esclaves du Pacha d’Âïdin

A mes petits-fils :
Gérard et Jçan Berdoidat.

PREMIERE PARTIE

L’EXIL

CHAPITRE PREMIER
Halte!
— Halte!
— double injonction claqua
La comme des coups
de pistolet, de chaque côté d’un sentier malaisé,
courant à flanc de montagne dans les environs des
sources de la Sègre, avant que cette rivière, quit
tant le territoire français, ne pénètre en Espagne.
Le voyageur auquel ce cri s’adressait, s’immobi
lisa un instant.
Il scruta les buissons d’arbousiers qui bordaient
le chemin, ne distingua rien, haussa les épaules et
se remit en route.
C’était un jeune homme, grand, bien découplé,
qui semblait n’avoir qu’à peine dépassé la première
vingtaine d’années. De jolie figure régulière, ses
yeux étaient vifs et des boucles brunes se glissaient
hors du foulard qui lui entourait la tête.
Il portait un vêtement de velours à côtes, des
Sont réservét tous droits de traduction, d’adaptation, de mise
au théâtre et au cinématographe.
Copyright J. FERENCZl ET FILS. 1930.
souliers ferrés et des guêtres montant au-dessus
des genoux.
Une ceinture lui ceignait les reins, dans laquelle,
pour être plus libre dans sa marche, il avait passé
son manteau.
Malgré la simplicité de son vêtement un obser
vateur ne' se serait pas mépris sur son rang et ne
l’aurait certainement jamais confondu avec un de
ces sans-culotte qui, en cette fin de printemps 1793,
prétendaient exercer sur tout le pays une sanglante
autorité.
Ayant repris sa marche, il retomba bientôt dans
les pensées pénibles qui semblaient l’assaillir avant
cette halte imprévue.
Cependant, de*temps à autre, il ralentissait, glis
sait les mains aux poches de sa veste de chasse où
il portait des pistolets, tournait la tête de chaque
côté pour essayer de surprendre dans les taillis les
mouvements qui suivraient le double appel impé
rieux.
Mal lui prit, d’ailleurs, de ne pas surveiller plus
attentivement le sol sur lequel il avançait car, a un
moment où il tentait de percevoir des bruits sous
les arbustes, il trébucha contre une corde tendue
en travers du sentier et tomba de tout son long, la
face en avant.
Quelqu’un bondit sur lui. Un genoux dur lui
comprima les reins. Ses coudes furent tirés en ai-
iière et fixés par des cordes.
On le remit sur ses pieds.
Deux hommes l’encadraient. ^
Us avaient des figures farouches et étaient vêtus
tous deux d’une sorte de chemise passée dans une
culotte de cuir et maintenue à la taille par une cein
ture rouge faisant plusieurs fois le tour et dans la
quelle étaient glisses deux pistolets.
Aux pieds, ils portaient des sandales à semelles
de corde et des jambières en grosse laine rude
maintenues par les lanières croisées des sandales.
LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN 5

Ils avaient la tète couverte d’un bonnet dont la


pointe et le pompon tombait le long de leur joue
gauche et sur leurs épaules flottait un manteau
léger, chaud d’aspect, toutefois, et sans manches.
Outre les pistolets, ils avaient à la ceinture un
couteau à lame longue, pointue et forte cependant.
Ils tenaient chacun une escopette d’une main.
Sans dire un mot, ils firent avancer notre jeune
homme.
Celui-ci ne savait que penser de cette aventure.
Il lui semblait qu’il était attendu et que cette récep
tion, pour n’être pas aussi bienveillante que les
autres, reçues les jours précédents dans les fermes
qu’il avait visitées, n’en avait pas moins été, pré
parée à l’intention d’un personnage, qu’il ne pen
sait pourtant pas être.
Il crut à une erreur.
Il voulut parler à ses guides et geôliers. Mais
ceux-ci, sans répondre, lui nouèrent un bâillon sur
la bouche.
Marchant alors docilement, il résolut d’attendre
les événements et comme il ne lui semblait pas
que ses agresseurs fissent partie des bandes de ré
volutionnaires, il se laissa aller à son destin, sans
résistance.
Ceux qui l’avaient arrêté, d’ailleurs, avaient plu
tôt l’air de gens n’aimant pas à être dérangés et
jaloux de ne laisser pénétrer dans leur pays qu’avec
leur autorisation.
Dans ces conditions, malgré l’aspect terrible des
assaillants, notre jeune homme estima que sa si
tuation devenait plutôt meilleure. Pour le moins,
après des explications, le remettrait-on sur la route,
lesté de provisions nouvelles, qu’il demanderait et
paierait, bien entendu.
Et qui sait? Peut-être ces gardiens farouches le
conduiraient-il exactement à l’endroit où il dési
rait aller.
Il n’y avait qu’à attendre.
Après quelques quarts d’heure de marche, le
petit groupe arriva par une sente abrupte — où les
gardes, d’ailleurs, aidèrent le prisonnier dans son
ascension — sur une sorte ae petite plateforme
adossée à un mur naturel à pic.
Des rocs protégeaient cette plateforme de la vue
des hauteurs avoisinantes.
On était là dans un fortin naturel perché sur les
pentes pyrénéennes comme une aire d’aigle au haut
d’un rocher.
Nul doute que de là on devait dominer la plaine,
être maître des défilés et surveiller invisible toutes
les voies d’accès vers les cols neigeux qui mènent
en Espagne.
A la sentinelle fut soufflé un mot de passe.
Le compagnon s’effaça dans un réduit et laissa
le chemin libre.
Il n’y avait personne sur la plateforme mais,
néanmoins, des présences se devinaient et l’on avait
l’impression que pesaient sur soi les regards d’yeux
invisibles.
Le jeune homme, non rompu à ces exercices de
montagne, reprenait peu à peu sa respiration. Ses
bras attachés dans le dos par les coudes l’avaient
d’ailleurs fortement gêné dans l’ascension et, si ce
n’avait été du secours de ses gardes, il fut souvent
tombé, au risque parfois de rouler sur des pentes
abruptes.
Ses compagnons l’avaient débarrassé du bâillon :
averti par sa tentative, le jeune homme n’ouvrait
plus la bouche, ne posait aucune question et com
mençait à s’exercer à une patience dont il avait re
connu dès les premiers pas de sa course aventu
reuse qu’il aurait souvent à en faire usage.
Ses deux compagnons, muets, attendaient aussi.
Sur cette plateforme qui ne semblait pas avoir
d’autre issue que la sente abrupte par laquelle ils
étaient arrivés, un rendez-vous était certainement
fixé. Il verrait bien.
LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN 7

Tout à coup, une chouette hulula à proximité,


A cette heure — la matinée était fort avancée —--
le chant de cet animal de nuit ne laissait aucun
doute quant à la réalité de son origine. Ce hulule
ment, aussi parfait qu’il eut résonné dans la mon
tagne, sortait certainement d’une bouche humaine.
D’ailleurs, l’action qu’il provoqua immédiatement
chez les guides prouva rapidement qu’il s’agissait
d’un signal.
Ils s’approchèrent du jeune homme et, du même
mouchoir qui avait servi pour le bâillonner lui ban
dèrent les yeux.
Puis, le prenant par les bras, ils le firent tourner
plusieurs fois sur lui-même et le conduisirent. Le
sentier qu’ils suivaient faisait des détours. Tantôt
le prisonnier sentait sur sa joue droite la chaleur
du soleil, tantôt il la sentait dans son dos.
On montait, le sol rocailleux était semé de petits
morceaux de roches qui roulaient sous les pieds.
A un moment, le soleil disparut; tout au moins,
le prisonnier ne sentant plus sa chaleur pensa que
le sentier s’enfoncait dans une gorge, ou qu’il con
tournait un pic. Il avait essayé de compter les pas,
de se souvenir de quel côté il avait dû se tourner,
mais il y renonça bientôt.
Il s’était aperçu, un instant, au changement des
sons que faisaient les pas, que l’on n’était plus en
plein air. Puis, de nouveau, la résonance s’était
modifiée. Ils avancèrent ainsi pendant un certain
temps puis des voix se firent entendre, des bruits
de pieds, de sabots d’animaux.
A son grand étonnement, notre héros sentit
qu’on le hissait sur une selle. Il supposa que sa
monture était une mule par le poil plus long qu’il
sentit contre sa joue au moment où on l’appro
chait. Il lui sembla entendre une voix de femme.
Tous s’exprimaient en un jargon qui mélangeait
le catalan, le français, l’espagnol et qui sait encore
quel autre langage.
8 l.ES ESCLAVES DU PACHA d’AÏDIN

Il serésigna à son sort et, comme jusqu’alors


sa course aveugle l’avait fait — avait-il cru recon
fnaître
— s’élever sur les pentes de la montagne il
s’en remit à son destin heureux, persuadé que ce
lui-ci le ferait arriver bientôt où il souhaitait aller.
La caravane, dont il ne pouvait reconnaître l’im
portance, marcha longtemps sur des sentiers grim
pants. Vers le milieu du jour on lui délia les cou
des et on lui mit dans la main un quignon do
pain bis avec un morceau de fromage.
Sa jeunesse, malgré la fatigue, lui lit honorer ce
frugal repas. Il mangea de fort bon appétit. On glissa
entre ses mains la peau de bouc qui contenait une
eau fraîche encore et qui sentait la résine.
Puis, on le jucha de nouveau sur sa selle et la
course continua. On lui avait défendu, avec des
menaces, de détacher son bandeau, mais on ne lui
avait pas lié de nouveau les bras.
Au surplus, il n’avait qu’à se laisser aller. Le
pied sûr de sa monture ne nécessitait aucune
guide. Il entendait devant et derrière lui résonner
les sabots d’autres bêtes.
Il n’y avait rien, à tenter pour recouvrer sa
liberté et, de plus en plus, l’idée s’ancrait dans sa
tète que cette mésaventure tournerait à son avan
tage.
Et, pendant que sa bête marchait du même pas
égal, il songeait à tout ce qu’il avait quitté, à ses
parents, à leur captivité, au sort terrible qui les
guettait peut-être, et souhaita d’avoir de leurs nou
velles sans savoir, cependant, comment elles lui
parviendraient.
Il eut alors un instant de découragement. Puis,
il se remémora l’accent de dévouement ardent qui
résonnait dans les dernières paroles d’une amie au
moment où il la quittait, et des larmes lui vinrent
aux yeux.
Son bandeau se mouilla légèrement.
l’occupation anglaise de ces provinces y a laissé
quelques traces du flegme britannique? — le jeune
voyageur se dirigea vers ses deux ravisseurs.
Ceux-ci, qui s’étaient déjà assis devant un des
feux, mais sans perdre de vue leur prisonnier, s’a
vancèrent à sa rencontre.
— Pardon! fit le jeune homme poliment, que
voulez-vous faire de moi? Vous plairait-il de me
l’indiquer?
Non! répondit l’un.
— ajouta le second.
Nous ne pouvons
— Quand serai-je fixé? pas,
— Bientôt peut-être.
—Il comprit qu’il n’apprendrait rien d’autre. Très
fatigué, il s’enroula dans son manteau, s’allongea
par terre non loin de l’un des foyers et s’endormit.
Il fut bientôt réveillé par quelqu’un qui posa
une écuelle en fer, pleine de soupe brûlante, par
terre, devant lui.
Il mangea, repoussa l’écuelle, s’étendit de nou
veau et se rendormit.
Il faisait encore nuit noire lorsqu’il fut tiré de
son sommeil par un certain remue-ménage.
Des hommes, des bêtes nouvelles grossissaient
la bande.
On les voyait sortir des rochers comme les
personnages des contes des mille et une nuits dans
la traduction de Galland. Notre voyageur se rendit
compte, cependant, qu’il n’y avait rien de féérique
dans ces agissements et que seule la nuit réduisait
à une muraille inviolable un enchevêtrement de
rochers que traversaient sans doute des sentiers
dissimulés.
Un de ses gardiens s’approcha :
Venez, fit-il,
— prisonnier bondit voilà le chef.
Le sur ses pieds.
Il songea, cependant, aussitôt, que l’affectation
de calme qu’il s’était contraint d’observer, ne pou
vait lui nuire, au contraire, et qu’il convenait quoi-
LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN 11

qu’il entendit, de conserver cette dignité dont il


ne s’était pas encore départi et qui est une des
armes les plus puissantes que les esprits forts peu
vent employer contre des adversaires plus frustes.
Il plia donc son manteau avec soin, et le posa
sur son bras, puis, levant les yeux et sans laisser
paraître sur ses traits autre chose que la plus par
faite indifférence, il suivit ses geôliers.
Ceux-ci le conduisirent un peu à l’écart du reste
de la troupe, vers un feu où, dans une poêle, quel
ques tomates « réduisaient > parsemées d’un ha
chis d’ail dont la forte senteur n’eut certes réjoui
les habitants d’aucune région de France autre que
celles du Midi.
Un homme assis sur un ballot mangeait un croû
ton de pain qu’il frottait d’une gousse du même
condiment.
Une peau de bouc reposait à son côté. De temps
en temps, dévissant le bouchon de corne, il portait
le « bicouloun » au-dessus de sa tête, renversait
celle-ci en arrière et pressant sur la petite outre en
faisait jaillir un filet de vin rouge qui, raide, ve
nait frapper le fond de son palais.
Tout en continuant son repas, il jeta un coup
d’œil sur notre héros.
Sans sourciller, et sans affecter aucun air de bra
vade, celui-ci supporta ses regards et continua
d’inspecter les lieux, son hôte et la scène pitto
resque qui s’étalait sous ses yeux.
Les mules et quelques petits chevaux béarnais,
infatigables, et aussi sûrs sur leurs pieds que des
chèvres, étaient parqués dans un enclos formé par
des ballots, des caisses, des sacs rebondis et des
paquets allongés qui contenaient de toute appa
rence des armes.
Deux ou trois gardiens, le fouet à la ceinture, les
surveillaient.
D’autres hommes, assis sur des fragments de
rochers, sur des ballots plus petits, achevaient de
12 LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN

manger la nourriture que leur distribuaient les


femmes.
Celles-ci, brunes, l’œil noir et brillant, souriant
de toutes leurs dents saines, circulaient entre les
groupes, agiles et silencieuses. De temps en temps,-
cependant, une main trop libre était rabrouée
d’une tape bruyante et un éclat de rire répondait
parfois à la plaisanterie d’un des hommes.
Une sévère discipline semblait régner et souvent,
lorsqu’un rire fusait plus haut que les autres, un
simple regard du chef ramenait l’ordre sans ex
clure totalement la gaieté.
Ce chef, devant lequel le prisonnier se tenait
muet, était un homme dans toute la force de l’âge.
De taille moyenne, mince, sans excès de muscles
apparents, on sentait, cependant, au moindre de
ses mouvements que son agilité devait être incroya
ble, que sa force était remarquable et que dans un
moment de colère ou de passion, cet homme pou
vait être un héros ou un monstre de férocité.
Eh bien! jeune homme, fit-il, que venez-vous
— ici?
faire
Monsieur! répondit l’autre...
— Vous m’appelerez citoyen ! interrompit le

chef.
Le prisonnier remarqua le mélange du mot « ci
toyen » et du « vous » ; il n’en laissa rien paraître
et reprit :
— Citoyen! vous et il
— droits appuya sur le vous —
acquerreriez quelques a ma reconnaissance
si vous vouliez bien me dire où je suis, et pourquoi
vos hommes m’ont amené ici un peu rudement...
— Rudement? fit le chef. On vous a rudoyé?
— Je ne saurais dire — rudoyé — mais le pre
mier contact avec vos envoyés, par l’intermédiaire
d’une corde tendue dans le chemin, n’a pas été très
doux. C’est là seulement ce que je voulais expri
mer; pour le reste, je n’ai à me plaindre de rien.
De la pointe du couteau, le chef remua les to-
LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN 13

mates dans la poêle. Suffisamment « revenues », il


ajouta de l’eau et attendit un instant que la cuis
son eût repris, régulière...
.*— Vous répondez à ma question par une ques
tion. Si vous le voulez. Répondez a ceci : Pour
quelle raison, en venant dans ces parages, m’avez-
vous forcé à vous faire conduire ici?
— Monsieur... pardon, citoyen! peut-être qu’en
vous disant mon nom, je satisferai d’un seul coup
à toutes vos curiosités. Je suis le vicomte André
de Verneilhac.
Ceci était une manœuvre hardie. Dans cette
époque troublée où l’énoncé d’une simple particule
suffisait parfois à conduire un homme entre les
bras de la « veuve à Guillotin », il pouvait être
téméraire de s’affirmer ainsi non seulement « de
noblesse », mais encore de revendiquer bien haut
un de ces titres abhorés.
Mais André avait été frappé par l’air de fran
chise passionnée de son interlocuteur. Il avait re
marqué en outre la parfaite discipline qui régnait
dans la troupe.
En aucune circonstance il n’avait surpris un de
ces jurons impies qu’affectaient alors les sans-
culottes; il croyait même avoir aperçu sur la poi
trine d’une ou deux femmes quelques croix d’or
que dans les provinces et dans les villes on n’osait
plus alors, porter ostensiblement.
De plus, ces gens, visiblement, se livraient à des
occupations qui ne pouvaient être considérées
comme légales par aucun régime.
Le fait qu’aucune note révolutionnaire ne l’avait
frappé dans les agissements de cette bande lui lais-
lait supposer que pour la raison de son nom, de
son titre même, il ne lui adviendrait rien de fâ
cheux.
L'air de franchise du chef l’avait décidé. Il lança
donc sa réplique avec assurance, mais sans forfan
terie, et à voix suffisamment modérée pour qu’elle
—Tonnerre! fit le chef en se levant brusque
ment, vous êtes un freluquet bien osé, mon garçon,
de venir me conter ces sornettes sans hésiter, sans
trembler. Et si je vous faisais reconduire du côté
de Toulouse ou de Perpignan, Chailot ne serait
pas long à, vous raser de très près.
Et qu’auriez-vous voulu m’entendre vous

dire, monsieur? Vous m’avez annoncé que c’est sur
votre ordre que j’ai été conduit ici. Vous avec donc
été renseigné sur mes pas et mes marches des der
niers jours. Vous avez su — vos émissaires ne se
seront pas fait faute de vous le dire — que j’ai
évité les villages et même les hameaux, que j’ai
voulu vendre mon cheval et qu’ensuite reculant
devant la suspicion que cela semblait faire naître,
je l’ai abandonné. Cela doit facilement se traduire
dans votre esprit par la vérité, une vérité que vous
pouvez énoncer comme cela : « Jeune homme trop
ami de la solitude pour son âge, doit avoir quelque
chose à dissimuler ou poursuit un but peu hon
nête. *
Eh là! vous êtes vif. D’ailleurs il y a du vrai

dans vos remarques. Mais il y a aussi des faibles-
ses dans votre raisonnement.
Toutes marques de sévérité avaient disparu du
visage du chef. Il s’était assis de nouveau et regar
dait tantôt le prisonnier avec un visage un peu
railleur, tantôt surveillait attentivement sa cui
sine.
Vous vous cachiez! c’était visible. Donc vous

ne deviez pas être en règle avec les lois du pays.
« Premier wint. Vous êtes un ci-devant? et il
accentuait le lissement rieur de ses yeux en arti
culant ces mo. .
« Mais il n’y a pas que des
ci-devant qui se ca
chent; il y a aussi les voleurs, et ceux-là sont peu
recommandables sous tous les régimes, et voila le
deuxième point. »
Il fit signe à André de s’asseoir et continua :
Mais il y a encore un troisième point : Si
— aviez été
vous un de ces agents lancés par le gou
vernement de la République une et indivible. Il
ôta son bonnet et l’on ne pouvait, sur sa figure, lire
exactement ce que ce geste comportait de sérieux
ou de moquerie.
« Car, enfin, je ne vous
connaissais pas et je ne
vous connais pas encore. »
André se redressa, sur ses gardes. L’autre con
tinua :
Oui! si vous étiez un agent du gouvernement?
— auriez
Vous pu, également, sachant que j’ai des
espions partout, vous arranger pour éveiller ma
méfiance ou même ma bienveillance, et pour m’in
citer à vous introduire, moi-même, dans mes repai
res, où vous pensiez pouvoir recueillir tous vos
renseignements...
Je n’avais pas songé à cela et vous avez rai
— c’est
son; une supposition plausible.
— Mais, je vous crois lorsque vous dites que
vous voulez passer les Pyrénées. Un espion de la
police n’aurait probablement pas été franc comme
vous l’avez été.
« Il n’aurait pas proclamé, du premier coup, et
sans hésiter, que son nom était à particule et qu’Un
titre même s’y ajoutait. Cependant, quelles preir
vcs pourriez-vous me donner de votre véracité.
fit André, et il se leva de nouveau
— Aucune,livrer
et sembla se encore une fois au bon vouloir
de son hôte et préparer ses bras aux liens qui les
avaient déjà une fois enserrés.
— Allons, fit le chef, j’aime votre franchise ou
ce qui me semble chez vous être de la franchise.
Vous êtes libre. Nous venons d’Espagne, ces mar
chandises vont entrer en France. Dans quelques
jours, nous repartirons par delà les monts. Vous
nous accompagnerez.
« D’ici là, vous resterez dans ce camp. Pour vo
tre sauvegarde, autant cependant que pour celle
que je dois conserver à ma troupe, si vous voulez
quitter ce cirque pour chasser dans les environs,
deux hommes vous accompagneront.
« Vous n’êtes plus mon prisonnier, vous êtes
mon invité. Vous partagerez un repas que je pré
pare d’ordinaire moi-même; je suis gourmand,
c’est pour cela, peut-être, peut-être aussi parce que
je suis né un peu plus au nord, en Gascogne,
comme vous me semblez l’être, et que je préfère le
« touraing » à la « garbure ».
Il tendit la main à André.
Celui-ci s’était levé, il regarda le chef dans les
yeux, y lut la franchise et la cordialité.
— Acceptez mon amitié, chef, et mon dévoue
ment. Si ce n’avait été que des nouvelles doivent
me parvenir à Barcelone, nouvelles que j’attends
avec impatience, je vous aurais demandé de demeu
> rer avec vous.
— Non petit, fit le contrebandier avec une
LES ESCLAVES DU PACHA D'AlDIN 17

pointe d’émotion dans la voix. Tu ne dois pas par


tager nos dangers. Je ne me fais pas d’illusions
sur la profession que j’exerce. J’ai beau la remplir
avec courage et franchise, et croire servir une
cause, ce n’en est pas moins une profession mal
honnête, une sorte de vol. Ce n’est pas pour toi.
Et comme André se récriait :
— Mais si, fit-il, mais si, une sorte de vol...
Et du bout du couteau il tournait pensif le tou-
raing dans la poêle.

CHAPITRE III
La vie avait coulé sans heurt au château de Ver-
neilhac, où était né notre héros, pendant les pre
mières années de la Révolution.
C’était au-dessus d’un paysage verdoyant sur un
éperon rocheux, la masse sombre de deux tours
coiffées en poivrières, reliées par un mur d’en
ceinte en mauvais état, au delà duquel pointaient
les hautes cheminées historiées et le toit en pente
d’un logis renaissance.
De cette retraite, on dominait la vallée de la
Garonne un peu en amont de Langôn.
Le village se blotissait au pied du contrefort,
tranquille et gai, sous un ciel clément qui donnait
du soleil assez pour sucrer les grains de la vigne
et de la pluie en quantité suffisante pour grossir
les épis de maïs.
Mais Bordeaux était malheureusement proche.
Et l’esprit exalté des clubs enflammait d’honnêtes
convaincus et des gredins avides.
Heureux ceux qui n’avaient affaire qu’aux pre
miers.
Quelques semaines avant que ne commence no-
tre histoire, deux hommes cheminaient un matin
sur la route mal entretenue que l’on nommait en
core « le Pavé du Roi ».
La. chaleur excusait peut-être le débraillé de leur
mise et la sueur coulait sur leur front mélangée à
la poussière pour tracer sur les visages des sillons
hideux qui complétaient les stigmates que les vices
y avaient déjà creusés.
Au bout d’un bâton, un baluchon de peu de
poids se balançait sur leur épaule. Ils étaient vê
tus d’une carmagnole et d’un pantalon rayé. Au
tour de leur tète était enroulé un foulard.
Tels qu’ils étaient, ils représentaient l’écume
des bas quartiers de Bordeaux. Las d’opérer —
conviction révolutionnaire — dans cette ville
sans
riche, où la plupart de leurs dénonciations profi
taient davantage à de plus puissants, ils avaient
pris la campagne pensant bien arriver à d’autres
résultats, dans des endroits où ce seraient eux qui
crieraient le plus fort.
Tandis qu’ils avançaient, dans la poussière, ils
aperçurent de la route le château de Verneilhac.
Tu as vu? fit Tun d’eux en poussant du coude

son camarade.
Quoi?... Et puis n’y vas pas si fort, eh! Musa

raigne, tu m’esquintes!
Le château!
— Què château?
— tè, celui-là vois-tu pas, vieux Passe-
— Et
Boules?
Vrai de vrai, c’en est un!
— ...Et des cheminées qui fument...
— ...Et village au pied.-
un
— deux compères
Les se regardèrent :
Si qu’on irait? firent-ils tous deux à la fois.
—S’engageant sur un chemin de traverse, ils se
dirigèrent vers le malheureux village.
La première maison qu’ils rencontrèrent était
naturellement l’auberge. La porte était encadrée
de vignes et des bancs étaient disposés de chaque
côté, le long du mur.
Ils y entrèrent en conquérants :
— Salut et Fraternité! crièrent-ils dès le seuil.
Cette formule de politesse, bien qu’on ne l’igno
rât point, était d’un usage assez rare dans le pays,
pour qu’elle frappât l’aubergiste, occupé, dans un
réduit voisin, à rincer des bouteilles.
Il s’avança vivement, tenant à la main sa toque
et malgré qu’il eût été impressionné défavorable
ment par l’aspect de ses hôtes, il omit de changer
la formule ordinaire de sa profession et demanda:
Que puis-je vous servir, Messieurs?
Les deux individus s’arrêtèrent, se tournèrent
l’un vers l’autre, hochèrent la tête :

Musareigne! fit Passe-Boules, Musareigne,
m’est avis que nous n’avons rien à faire dans ce
sacré pays.
L’autre hocha la tête d’un air dubitatif :
— Voire! fit-il.
— Eh quoi! poursuivit Passe-Boules, tu ne vois
donc pas que les gens — il prononçait ginsses —
ici, ils ne connaissent pas les bienfaits de l’Ega
lité. Ils gémissent encore sous le joug des tyrans...
Et tu veux frayer avec — il prononçait aoè — ces
esclaves...
— Passe-Boules! Passe-Boules! Tu ne veux
donc pas répandre les bonnes idées. Ces gens, ils
ne savent pas et tous les champs, ils sont de bonne
terre. Tu ne voudrais donc pas en arracher la mau
vaise herbe.
— Mon petit Musareigne, tu as peut-être raison.
Arrive ici, esclave, continua-t-il en s’adressant à
l’aubergiste.
- Pendant ce dialogue, l’aubergiste inquiet tour
nait entre ses doigts sa toque blanche.
' Il pesait alternativement sur chaque pied en ap
puyant la pointe et en levant le talon, ce qui lui
donnait l’air de danser à la façon des ours des Py-
20 LES ESCLAVES DU PACHA D'ANDIN

rénées, qui passent souvent dans ces parages an


bout d’une chaîne pendant à l’anneau qu’ils ont
dans le nez et que tiennent d’autre part des gitanes
venant d’Espagne.
Tandis que le pauvre homme peureux ne savait
quelle contenance garder, les deux fâcheux clients
continuaient leur dialogue, laissant transparaître
l’horreur que leur causait un tel état d’ignorance
des bienfaits qu’avait apporté la Révolution.
Quelles façons! s’écriait Passe-Boules.
— Ancien régime! sussurait Musareigne.
— Marat! Tallien bien fait de nous en
— Par a
voyer par ici...
Porter la bonne parole, continuait Musa-

reigne.
Cependant l’aubergiste, qui se nommait Dunlas
et était l’un des principaux du village, n’osait ou
vrir la bouche et continuait devant les deux indi
vidus à sauter d’une jambe sur l’autre.
Ne sais-tu pas, hôtelier du diable! s’écria en
—Passe-Boules,
fin que « môssieu » — et il cracha
par terre avec dégoût — est un mot qui salit la
bouche d’un honnête citoyen.
« C’est bon pour les aristocrates — que
sainte
Guillotine les embrasse! — et mauvais pour les
bougres comme toi.
Dumas pâlit. C’était un de ces braves hommes,
peureux, qui craignent leur ombre et sont de l’avis
du plus fort.
Un caractère sans consistance, qui réprouvera le
mal qu’on lui fait faire et le fera néanmoins de
crainte qu’il lui en soit fait à lui-même.
Il balbutia quelques excuses.
mes...! pardon, citoyens! ne prenez pas
— Mais sais...
offense. Je je crois savoir... j’affirme que mes
sentiments patriotiques sont purs. Je... je... hais
les tyrans tout comme vous... et... et... je ne
souhaite qu’une chose... voir... voir... voir... tomber
la... la... dernière tête des affameurs du peuple..
A cemoment, sortant du chais, portant avec soin
la poussiéreuse bouteille, maître Dumas parut.
Les deux hommes mis en joie avaient saisi Ma
rie, chacun par un poignet, et l’attiraient vers la
table.
Elle riait, se débattait pour la forme et s’avan
çait vers eux.
Dumas, de saisissement, faillit laisser choir le
délicat breuvage qu’il avait choisi, dans le meilleur
coin de sa cave, pour contenter ses hôtes indési
rables.
Il faisait une telle figure que les deux compères
éclatèrent de rire :
— Eh là, vois donc la face de hibou de ton hôte
lier maudit, firent-ils èn s’adressant à Mar... par
don à Egalité.
— Allons, viens ici, ci-devant! Apporte le pivoi,
continuèrent-ils.
Tremblant, l’hôtelier obéit.
— Et les verres? cornu! ajoutèrent les drôles.
L’autre s’affaira, atteignit deux verres, en laissa
tomber un qui s’écrasa sur le sol, en reprit un
autre, le reposa sur l’étagère, et finalement en
porta deux sur la table.
— Comment! figure à éternuer dans le son! tu
vois bien que nous sommes trois à cette table.
— Mais l’interrompit
Marie... Mais ma fem...
Celle-ci :

— Combien de fois, fit-elle avec une mine sé


rieuse, t’ai-je défendu de m’appeler de ce nom de
l’ancien temps? Ne sais-tu pas que je me nomme
Egalité?
Dumas fléchit sur les genoux, comme frappé
d’un grand coup. Les bras tombèrent le long de son
corps, sa bouche s’ouvrit toute grande et ses yeux
s’écarquillèrent, comme s’ils avaient contemplé le
grand dragon de l’Apocalypse.
Habile, Marie Dumas rompit les chiens.
23
LES ESCLAVES DU PACHA d’AÏDIN

Voilà, fit-elle, l’efTet que produisent les hôtes


—•
'Je marque sur mon idiot d’époux.
Et comme celui-ci faisait mine de protester :
Mais oui, continua-t-elle, tu as toujours l’air

de tomber de la lune. Voici d’honnêtes citoyens qui
m’offrent de trinquer avec eux à la santé de la
République, Une et Indivisible, et tu as l’air aussi
horrifié que si tu te trouvais devant un chien at
teint de mâle rage.
En même temps, la rusée commère s’était levée
et le poussait par les épaules.
— Va! fit-çlle, va faire mon ouvrage.
Et comme elle l’avait suffisamment repoussé, elle
lui murmura gentiment aux oreilles :
Laisse-moi faire, ils sont dangereux...
— elle revint s’attabler
Et avec les pourvoyeurs de
la guillotine.

CHAPITRE IV
Cependant, dans le village, le bruit s’était ré
pandu que deux étrangers de mauvaise mine ve
naient d’entrer à l’auberge.
Le petit apprenti du forgeron s’était dissimulé
près de la porte, derrière un des pieds de vigne qui
encadraient celle-ci, et avait été témoin de toute la
scène.
Bientôt chacun fut au «ourant de l’événement
et se demanda ce qui pourrait bien en découler.
Les langues se mirent de la partie. On chuchota
entre soi. Les commères s’en mêlèrent.
Verneilhac était assez loin du trafic pour s’être
à l’abri de tous les ennuis les dangereux
cru —
régime.
ennuis — que créait le nouveau
Ses habitants se félicitaient d’être en sûreté —
ils le croyaient, les pauvres! — et espéraient conti
nuer leur vie paisible.
24 LES ESCLAVES DU PACHA 4>’AÏDIN

Us n’avaient jamais souffert des exactions de


leurs seigneurs. Au contraire, le vieux comte de
.Verneilhac était aiiné. Quelques hommes avaient
servi le roi avec lui. Il était brave, il était juste et
traitait familièrement ses soldats lorsque le service
le permettait.
Mme de Verneilhac et sa fdle Geneviève soi
gnaient les malades et prodiguaient leurs conseils
et leurs dons.
Il n’y avait pas de misère dans le pays. Une mau
vaise récolte avait-elle causé un moment de gène,
ou la grêle ou l’orage mutilé les vignes, les bon
nes fées intervenaient.
Si la bourse n’était que peu garnie, le peu que
l’on donnait l’était au moins de très bon cœur.
Quant à André, les loisirs que lui laissait le curé
du village qui lui servait de précepteur, il les pas
sait à courir avec les fils des paysans, à jouer à la
guerre, à organiser des expéditions de pêche et à
forcer, armés de bâtons, les bêtes fauves et même
les lièvres grâce à leur agilité développée et l’endu
rance qüe la régularité des exercices augmentait
chaque jour.
Un vieux paysan qui avait été prévôt d’armes
aux gardes-françaises, lui avait appris Fescrime
non seulement de l’épée, mais du sabre, et l’élève,
jeune, agile, robuste et d’un souffle inépuisable,
avait dépassé le maître et était réputé comme la
plus fine lame de la province.
Cette amitié déférente qui unissait si parfaite
ment le village au château allait être mise à
l’épreuve.
Aux nouvelles qu’apporta l’apprenti du forgeron,
les langues, ainsi qu’il a été dit, se mirent à mar
cher.
Puis deux ou trois des anciens se risquèrent.
Us entrèrent à l’auberge.
Marie-Egalité était toujours à table avec les che
napans. Outre la boisson elle avait servi à manger.
LES ESCLAVES DU PACHA d’a'iDIN 25

Elle leur faisait raison, esquivant de-ci, de-là,


une rasade, remplissant les verres dès qu’ils
étaient vides, répandant sur le sol le contenu du
sien.
Passe-Boules et la Musareigne tenaient bien le
vin...
Quatre bouteilles déjà étaient vides et les deux
compères ne s’en portaient pas plus mal.
Le vin avait cependant délié un peu les langues
des drôles.
Marie avait appris d’eux-mêmes qui ils étaient et
en partie ce qu’ils venaient faire dans le pays.
Elle s’adressa aux nouveaux venus :
présente, lit-elle sérieusement, le
— Je vous Isidore
digne citoyen Capdenac. C’est un pur, un
aini de Tallien, et le nom qu’il préfère est Passe-
Boules. C’est ainsi qu’il appelle la guillotine et
qu’il salue les têtes des artistos qui tombent...
Les braves gens du village se regardèrent un
peu éberlués. Cependant, comme ils connaissaient
bien la femme de l’aubergiste et qu’ils la savaient
pleine de finesses, ils la laissèrent continuer sans
l’interrompre, persuadés qu’elle avait de bonnes
raisons d’agir ainsi.
— Celui-là, c’est le citoyen Mazaniel. Aussi un
pur, un membre important des clubs...
— Et, interrompit Passe-Boules, il est finaud le
bougre, si fin que les belles filles de la porte des
Salignières l’ont surnommé Musareigne. Visez un
peu le nez pointu et fouinard. Il n’a pas son pareil
pour dénicher les ci-devants.
Un silence accueillit ces paroles. Les habitants
du village laissaient dire. Cependant ils étaient in
quiets. Où voulait en venir Marie Dumas?
Jamais, dans le pays, on n’avait exprimé de pa
reilles idées.
Les aristos, les ci-devants...
Certes, aucun des habitants de Verneilhac
n’ignorait ces mots et les sanctions révolutionnai
res qu’ils comportaient.
Mais de les entendre sortir de la bouche de Marie
Dumas ne laissait pas d’étonner grandement ses
compatriotes.
Comment, Marie Dumas, si attachée — comme
ils l’étaient tous — aux seigneurs, pouvait-elle pac
tiser avec des galvaudeux de cette piètre espèce?
Etait-ce qu’elle avait été frappée de démence ou
3 u’une âme tortueuse et basse se fut, jusqu’alors,
issimulée sous des dehors aussi simples et char
mants.
Et Marie elle-même, quel était son but? Savait-
elle où la conduisait la voie qu’elle avait choisie?
Interrogée, elle eut été bien en peine de répondre.
Tout d’abord, son impulsion généreuse l’avait
{>or,tée à gagner du temps. Elle s’était mise à hur-
er avec les loups.
Elle supposait bien que les habitants du village,
lui faisant crédit, ne prendrait sa conduite actuelle
que pour ce qu’elle était : un leurre.
Tous connaissaient son affection pour la famille
des châtelains. Tous peut-être, — sauf son mari,
certes, — avaient peut-être lu mieux qu’elle au
fond d’elle-même et n’ignoraient pas que le gros
lourdaud de Dumas, qui l’avait choisie pour sa jeu
nesse et sa beauté, ne pouvait pas remplir le cœur
de cette belle fille et que le jeune seigneur, André
était...
Elle pensa d’abord à amener les gens du village
à faire disparaître, ou même seulement à rendre
incapables de nuire les deux oiseaux de mauvais
augure qui s’étaient abattus sur son auberge.
Puis, à la réflexion, elle se douta bien que sans
pouvelles, les gens du Club de la Montagne s’iii-.
quiéteraient du sort dé leurs deux délégués...
Elle pensa, avec juste raison, qu’une disparition
pareille, sans sauver ceux qu’elle voulait protéger,
ne ferait qu’aggraver leur sort et entraînerait aussi
dans leur ruine le village riant où elle était née et
tous ses habitants, qui étaient ses parents et amis.
Elle résolut de ruser avec ces figures de hiboux
et de leur jouer un tour de sa façon.
La journée se passa donc à boire, à pérorer et à
manger.
Peu à peu, le cabaret s’était rempli. Les travaux
de la moisson n’étaient pas commencés et c’était
un dimanche.
Depuis quelques mois déjà le curé de la paroisse,
qui n’avait pas voulu prêter le serment, s’était en
fui, aidé par ses ouailles. Le prêtre assermenté ne
l’avait pas encore remplacé.
Pour cette raison l'église était fermée et aucune
n’avait été célébrée. L’auberge en profitait.
messe
Vers le soir, cependant, les deux indésirables
compères ayant jeté leur bonne parole dans toutes
les oreilles qui les écoutaient, furent recrus de fa
tigue, rassasiés de vin et de nourriture.
Prévenante, aimable, Marie-Egalité qui, grâce à
subterfuges avait gardé toute sa raison, les fit
ses
coucher dans la meilleure chambre.
Puis, elle redescendit en hâte, appela le petit ap
prenti forgeron toujours aux écoutes, le posta
dans le corridor sur lequel donnaient toutes les
chambres des voyageurs, et lui recommanda de
faire bonne garde.
Puis, elle redescendit dans la salle commune.
Les paysans, frappés par cet événemenMnattendu
qu’était l’arrivée de ces deux chasseurs de têtes, se
demandaient ce qui allait arriver.
Ce premier soir, ils n’hésitaient certes pas entre
leur amitié si ancienne et les dangers tout nou
veaux et encore mal définis.
Cependant, Marie, fine comme l’ambre et qu’une
phrase peureuse de son mari avait frappée, ne dit
rien de ses projets. Elle se réserva pour plus tard,
résolut de mûrir un plan et annonça dès mainte
nant que les deux hommes passeraient quelques
jours au village à se reposer, qu’ils étaient puissants
et qu’il importait de ne pas les contrarier.

Le lendemain matin, elle guetta le réveil de ses


hôtes, les invita et les lit recommencer à boire. En
même temps, elle leur annonça que son mari (celui-
ci en fut suffoqué) les invitaient à rester chez lui
autant de temps qu’ils le voudraient et qu’il les
hébergerait sans bourse délier.
Les deux hommes se regardèrent. Un sourire leur
fendit la bouche jusqu’aux oreilles. Ils firent cla
quer leur langue comme des connaisseurs, et se
levant, chacun de son côté, se trouvèrent tous deux
près de Marie qu’ils saisirent par la taille et vou
lurent embrasser.
— Goulus! s’écria-t-elle en éclatant de rire.
En même temps, elle les repoussait gentiment.
— Comme vous êtes pressés, ajouta-t-elle avec
des coups d’œil prometteurs.
... Et son mari, aubergiste peureux, ne savait
plus quelle contenance garder.

CHAPITRE V
Marie-Egalité s’était aisément rendu compte
qu’avec des hommes de mentalité aussi basse, qui
11e connaissaient que la haine, surtout l’envie, rai
sonnaient à faux aux noms des principes sacrés, et
ne savaient tirer des plus belles utopies que des
conclusions de sectaires, il était inutile de chercher
à faire prévaloir les lois d’amour du prochain et
(le reconnaissance pour les bienfaits
Elle avait résolu, en conséquence, reçus.
de paraître
abonder dans le sens de leurs desseins cachés,
d’arranger avec eux la persécution qui leur donne
rait satisfaction et. lorsque l’action serait mûre.
LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN 29

d’en empêcher l’effet par un moyen qu’elle ne


voyait pas encore clairement dans son esprit, mais
que les circonstances — elle en était persuadée —
ne manqueraient pas de lui suggérer au dernier
moment.
Isidore Capdenac, dit Passe-Boules, et Mazaniel,
dit la Musareigne, s’installèrent donc à l’auberge où
ils se figurèrent bientôt être les maîtres.
Le pauvre Dumas, l’aubergiste, à chaque heure
du jour, s’apercevait que l’autorité n’était plus sa
chose et qu’il devait en passer par les volontés de
ses indésirables clients.
Sa femme avait eu beau lui expliquer, grosso
modo, ce qu’elle entendait faire et qu’il n’avait qu’à
agir dans le sens qu’elle lui indiquerait, il ne com
prenait pas pourquoi ces individus étaient traités
en hôtes de marque, pourquoi il devait les héber
ger sans bourse délier, pourquoi enfin, Marie — de
son nouveau nom Egalité — faisait la coquette
avec eux.
Encore que sa femme eût toujours eu, dans la
maison, une voix prépondérante, qu’il eût toujours
reconnu en elle un bon sens, une conception des
affaires et une habileté de direction étonnants, il
était profondément vexé d’être aussi ouvertement
réduit à l’obéissance passive, rabroué à tout bout
de champ, non seulement par ses onéreux pension
naires, mais encore et plus vertement encore par
son aimable compagne.
Chaque fois qu’il pouvait, dans le village, trouver
une oreille complaisante, il se plaignait.
Les autres habitants, le forgeron Capdeville
entre autres, se rendait bien compte qu’un danger
menaçait Verneilhac. Ils ne pouvaient cependant
définir entièrement la nature de ce danger, et si
eux, habitants du village, en étaient directement
menacés.
Passe-Boules et Musareigne ne se faisaient pas
faute, de leur côté, de prêcher des Droits de
30 LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN

l’Homme biscornus à toutes les oreilles qui s’ou


vraient à leurs discours.
Ceux-ci, par crainte, étaient écoutés religieuse
ment. L’incertitude dans laquelle les malheureux
paysans étaient plongés les soumettait à l’emprise
des deux révolutionnaires.
Petit à petit, ceux-ci, après avoir fait briller aux
yeux des paysans le couperet égalitaire, les rem-
{)lissaient d’une terreur mystérieuse en accumu-
ant contre eux des méfaits imaginaires et qui se
résumaient non en des accusations exactes de
contre-révolution, mais surtout en un manque d’ac
tion pour la révolution :
— Qu’avez-vous fait pour la République, Une
et Indivisible? demandait Passe-Boules.
— Oui, qu’avez-vous fait? ajoutait Musareigne
d’une voix doucereuse.
Et comme tous les habitants du village se tai
saient.
— Vous êtes des tièdes, clamait le même Passe-
Boules.
— Oui, vous êtes des tièdes, vous ne servez pas
la nation, ajoutait en glapissant le sinistre Mazaniel.
— Mais nous sommes d’honnêtes citoyens, nous
nous sommes toujours conformés aux lois.
Capdenac et son compagnon prenaient des airs
offensés :
— Alors, nous devons croire que vous êtes tous,
ici, d’honnêtes citoyens, fidèles à la cause de la
République, ennemis des fauteurs de désordre et
des traîtres à la nation.
— Oui, oui, oui, répondaient hardiment les habi
tants, qui, trompés par la duplicité de l’affirmation,
croyaient avoir cause gagnée.
— Il n’y a donc, ici. aucun tiède partisan de la
cause du peuple.
— O certes non!
— Et quels sont ces gens que nous avons pu
apercevoir, mon compagnon et moi, dans le viL
31
LES ESCLAVES DU PACHA D'AIDES

lage : ce vieillard à tête blanche, cette citoyenne


en robe de soie et cette jeunesse qui l’accompa
gnait? Quel est ce petit freluquet que nous avons
vu passer à cheval?
Mais ce sont les habitants du château, répon
— naïvement les
daient paysans.
Du château? reprenait Passe-Boules avec
— ...
des mines d’étonnement.
Oui, quel château? Quel repaire criminel?
— ... Musareigne
ajoutait en sussurant.
Mais, le château, là-haut, répondait-on en dé

signant du bras les deux tours et leurs toits pointus.
Et quoi, ce nid d’aigle, ce gite à rapaces est

habité?
— Certes!
Ce n’est donc pas la Nation qui y réside?
— Ce n’est donc le peuple qui y loge après
— être emparé, pas
s’en comme il a fait pour la Bastille!
Nous croyions, ajoutaient les compères, que,
«
soucieux de montrer leur courage civique, le peuple
avait, dès les premiers jours bénis de l’ère nou
velle, aboli tout ce qui pouvait lui rappeler le passé
maudit et chassé tous les aristos!
Et les deux sinistres compagnons hochaient la
tête d’un air peiné. Ils se regardaient, l’un, l’autre,
compatissantes.
en prenant des mines
Et l’on s’étonne, après des choses pareilles,
—des conspirations éclatent à chaque instant et
que mal
que les tyrans conservent partout des suppôts
intentionnés qui appellent l’étranger pour massa
crer le peuple.
Marie-Egalité, qui survenait alors, essayait de
...
diminuer les conséquences de ces paroles :
Les citoyens ont raison, lançait-elle mux

paysans étonnés. Cependant, nous ne sommes pas
coupables de tiédeur révolutionnaire, les aristos de
là-haut sont paisibles...
Hum? faisaient les acolytes du bourreau.
— Mais oui. ils sont paisibles. Le vieux est un

tions de jeune homme. Je dois dire — ce dont je
suis fort satisfait — qu’André ne m’a encore donné
aucune inquiétude, aucune raison d’intervenir dans
ses faits et gestes.
— O J mon père!
— Aujourd’hui, André, — continua-t-il en
s’adressant à son fils, — vous êtes libre. Je veux
par cela dire que je comprendrais très bien si votre
besoin d’activité, votre intelligence et votre force
se trouvaient un peu à l’étroit dans les limites que
les difficultés de la vie assignent chaque jour plu?
réduites à notre domaine.
c Je ne sais si j’ai vu clair dans votre esprit,
mais, tout en adorant votre mère, votre sœur, en
me portant un attachement filial, vous vous trouvez
un peu gêné parmi nous et vous voudriez voif le *
monde au delà du cercle de famille.
« Notre modeste gentilhommière est un cadre
qui ne convient pas à votre sang jeune et bouillant.
J’étais de même à votre âge.
« Notre époque est bien troublée. Cette révolu
tion qui menace le cours paisible de notre vie, quels
changements va-t-elle apporter dans notre patrie,
dans le monde?...
« Je ne méconnais pas que des abus n’aient pu
justifier quelques-uns des événements qui vien
nent d’abattre la royauté, mais enfin ces cruautés,
ces massacres, ces exécutions...
D’un geste de la main passée sur son front, il
sembla vouloir écarter d’horribles visions.
— Vous savez tous ces choses aussi bien que
moi, continua-t-il. Ici même, j’ai remarqué des dif
férences. De mauvais drôles sont arrivés de Bor
deaux. Ils ont apporté l’esprit des clubs. Ils péro
rent, ils s’agitent. Déjà des habitants du village,
quand ils sont réunis, nous ignorent. On ne me
salue plus comme avant. Les bonnes femmes ne
viennent plus trouver ta mère qu’en cachette. Nous
étions trop heureux.
34 LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN

Il prit un temps, et comme André lui deman


dait :
Enfin, mon père, à quoi voulez-vous en venir?
— répondit
Il :
Ta mère et ta sœur sont des anges. Personne
— mal ici, du moins je le crois. Moi,
ne leur fera de
je suis trop vieux, je n’ai jamais joué au tyran, je
suis battu pour la Liberté avec La Fayette...
me
Et puis, ajouta-t-il avec un sourire, la philoso
«
phie enseigne à se tenir prêt à tout.
« Mais toi,
André, tu es le dernier de notre nom.
Ta jeunesse est impatiente, tu ne supporteras pas
longtemps d’entendre les calomnies injustes que
l’on débite et débitera de plus en plus sur les nobles
en général alors que quelques brebis égarées seules
'ont justifié toutes ces injures.
« Tu dois
partir, André! pour éviter le pire. Tu
à ta race pour que
es trop attaché à ton pays et
j’aie à te défendre de rejoindre l’armée des princes,
mais pars! Pars aujourd’hui! Dans ma chambre,
j’ai préparé un sac — oh! un tout petit sac — d’or.
Emporte-le. Prends également les pistolets qui...
Au même moment, le vieux domestique Jean se
précipita dans la pièce. Il montrait une face ter
reuse, la bouche grand ouverte et les yeux hagards.
Et comme M. de Verneilhac, les sourcils levés
d’étonnement, interrogeait son vieux serviteur,
celui-ci, à bout de souffle, s’écria :
Fuyez! Fuyez! Monsieur André! on vient
—•
vous arrêter!
Le jeune homme recula sa chaise violemment en
se dressant d’un bond.
Dehors, un bruit confus de voix se faisait
entendre. Quelques commandement éclatèrent
comme des coups de feu...
CHAPITRE VII

Les conversations entre les séides de la guillo


tine et les habitants de Verneilhac s’étaient multi
pliées au village, ainsi que fort justement l’avait
fait remarquer le châtelain.
Les émissaires de Tallien s’étaient sans peine
aperçus que l’arrestation du vieuxn’était
seigneur, de sa
guère du
femme et de la jeune Geneviève
goût des habitants du village.
Ils s’étaient convaincus qu’à trop vouloir étrein
dre on n’embrasse rien, et avaient reconnu que
l’inculpation de toute la famille n’irait pas sans
quelques difficultés... Au fait, mieux valait ne pas
partir les mains vides... et puis... qui sait?...

!•’
Armés de
• • ...
Ils avaient créé une milice.
fourches, de lléaux, de pistolets rouil-
lés, de sabres ébréchés, les plus jeunes villageois
avaient été embrigadés sous les ordres de Passe-
Boules et de Musareigne.
Les exercices de cette valeureuse cohorte se ter
minaient le plus souvent chez Dumas, aux frais
du pauvre hôtelier.
Marie-Egalité présidait toujours ces agapes. Elle
qui avait pensé diriger le mouvement, ne permettre
que ce qu’elle voulait, se trouvait surprise, dépas
sée par les événements.
Le jour où, poussés par l’éloquence redondante
des deux soi-disant envoyés des clubs, les villa
geois acceptèrent de se saisir enfin du jeune André
de Verneilhac, c’est à peine si quelques minutes
seulement avant l’arrivee de la troupe qui inter
rompit la fête familiale, elle put faire prévenir le
jeune homme par le vieux serviteur.
i*i • ;* • • • i lt: i». *“
LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN 37

— Je l’ignore. voilà
-
Cependant, son couvert...
— 11 est vrai. Mais il est vrai, aussi, qu’il a
aujourd’hui vingt et un ans et qu’il y a un instant
je viens de lui ordonner de voyager pour acquérir
de l’expérience.
— Ah! Ah! firent le deux drôles. Cologne...
...
Aix-la-Chapelle... Cobourg... le vieux Brunswick...
— Vous mentez! s’écria le'seigneur.
— La preuve? demandèrent tout doucement
...
Capdenac et Mazaniel.
M. de Verneilhac courba la tète. Des larmes mon
tèrent aux yeux de la comtesse et de sa fille.
— ... Eh bien! la preuve... répétèrent les argou-
sins.
— Ma parole d’honneur!
Une...cascade de rires secoua ses adversaires. Les
paysans, eux, n’étaient plus aussi convaincus que
M. de Verneilhac disait la vérité.
Marie-Egalité commençait à craindre que sa ruse
n’ait pas le résultat qu’elle avait espéré.
Elle se rendait compte, un peu tard peut-être,
qu’il faudrait des victimes à ces bandits assoiffés
de sang.
Elle n’osa pas pleurer, mais, au dernier rang, ses
mains derrière son dos se tordaient de désespoir.
Pendant ce temps, sur des ordres de Capdenac,
on fouillait le château de fond en comble. On ne
trouva personne.
— Eh bien, puisque le jeune louveteau n’est pas
là, c’est toute la nichée que nous allons emmener
pour l’interroger.
Sans brutalité, toute la famille, entourée des
paysans qui baissaient les yeux devant les regards
francs de leurs victimes, fut conduite à la maison
de ville et enfermée.
— On les interrogera plus tard, firent Capdenac
et Mazaniel.
— Us seront envolés, pensa Marie-Egalité.
525Ç

LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN

Et elle se mit à la recherche d’André de Ver-


neilhac.

CHAPITRE VIII

Dès que le vieux serviteur eût apporté la nou


velle qu'une troupe d’hommes armés venaient arrê
ter le jeune seigneur, celui-ci, tout bouillant, pro
posa de défendre le château. d’ailleurs,
Mais il n’était plus temps; son père
ne le voulait pas.
Va, André, va, mon fils, ce que je craignais

arrive plus tôtqu'à que je ne le pensais, mais toutdans est
prêt, tu n’as partir, un cheval t’attend
derrière le château, dans les rochers
la caverne
où aboutit le souterrain.
Toutes les issues doivent être gardées, mais je
«
suis persuadé que l’orifice du souterrain, que peu
de gens connaissent, est libre.
Va, mon fils! et il lui ouvrit ses bras.
«
Après avoir tendrement embrassé son père, sa
mère et sa sœur, le jeune homme disparut.
Passant par la chambre de son d'un père, il y prit le
d’or et les pistolets, regarda œil attendri
sac
les portraits de ses ancêtres, poussa un long soupir,
et pressant sur un bouton dissimulé dans les boi
series, fit glisser un pan de la muraille qui décou
vrit un couloir secret.
Après avoir refermé le panneau, il s’avança en
tâtonnant dans le passage sombre, descendit un
escalier droit ménagé dans la muraille, suivit une
longue galerie qui longeait les douves et aboutit à
grotte, sur l’autre versant de l’éperon rocheux
une
Un cheval y était attaché.
Des broussailles en dissimulaient l’orifice.
Il s’assit d’abord sur un bloc de rocher et. les
LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN 39
_

coudes sur les genoux, la tête dans ses mains, il


songea.
Ainsi se terminait sa jeunesse. Ainsi, brusque
ment, se fermaient les heures heureuses.
Qu’allait-il faire?
D’abord, attendre la nuit. S’assurer ensuite qu’il
n’était rien arrivé de fâcheux à son père, à sa mère,
a sa sœur.
Pour le reste, à la grâce de Dieu!
Quelques heures se passèrent dans ces sombres
réflexions.
Puis, lorsqu’arriva le crépuscule, il sortit de sa
cachette.
Avec précaution, il inspecta les alentours et com
mença de descendre vers le village.Quelqu’un
Brusquement, il s’immobilisa. mon
tait vers lui. 11 se dissimula derrière des buissons.
C’était une femme.
Marie, appela-t-il, car il lui avait bien semblé

reconnaître la silhouette de la femme de l’auber
giste.
Ah! Monsieur André! Enfin, vous voilà. Il y

quelques instants seulement que je me suis sou
a
venue du souterrain et je montais vers l’orifice
pour vous y trouver.
Et mon père, et ma mère, et ma sœur?
— Ils sont tous bonne santé. On ne leur veut
en
— de mal, je crois. C’est moi qui avait arrangé
pas
toute cette affaire. J’ai dissimulé mon affection
pour votre famille. J’ai rusé avecl’énergieces malandrins.
Je n’étais pas assez certaine de des gens
du village et j’ai cru ainsi déjouer les desseins de
ces bandits. Je crois y être arrivée.
Votre famille est enfermée dans la maison
«
commune. Piètre prison pour des gens déterminés.
c On a mis quelques sentinelles, il est vrai, mais
les connaissez, ce sont des gens de Verneiibac,
vous
ils n’oseront pas s’opposer à ce que nous délivrions
vos parents.
PACHA D’AÏDIN
40 LES ESCLAVES DU •
installé Passe-Boules et Musareigne à l’au
« J’ai J’espère qu’ils trou
berge, devant des bouteilles. y
joie de vivre et le sommeil réparateur.
veront la close, nous descen
Dès que la nuit va être
«
dissimulant avec soin. Nous arrive
drons en nous sente qui
à la maison commune par la con
rons nous verra.
tourne le village, personne neseront-elles assoupies.
Peut-être les sentinelles
«
éveillées, je leur parlerai, je les con
Si elles sont emploierons la force, et
vaincrai. S’il le faut, nous
qu’aussi qu’aussi égoïstes que
je suis sûre peureux,
Verneilhacquais, ils ne tenteront rien
sont les
contre nous. quelques instants.
Attendons encore remontés vers la
«
Pendant ce temps, ils étaient
assirent le même bloc rocheux.
grotte. Ils s’y sur
André était songeur. l’ombre.
Marie pleurait doucement dans portait à toute la
La grande affection qu’elle
avait dicté tous actes, se chan
famille, et qui d’André,
ses
sentiment
geait, quand il s’agissait en un
plus tendre. fait attention à elle, il est
Jamais André n’avait
comme à une camarade.
vrai, autrement que qu’elle
Jamais l’honnêteté de cette femme, encore
mari, l’avait portée à être co
n’aimât pas son ne
vis-à-vis du fils de ses seigneurs.
quette
avait-elle espéré que sa beauté —
Peut-être qu’aucune femme
qu’elle n’ignorait pas, pas plus
puissance de charmes — atti
belle n’ignore la ses
n’avait jamais pensé
d’André.
rerait les regards survenir alors. Elle
à ce qui aurait pu
tandis qu’ils étaient assis, muets, l’un
Ce soir, beau rêve devait
près de l’autre, elle comprit que le
voulut point éveiller les regrets
mourir. Elle ne profita
dans le cœur du jeune homme. Elle ne pas
l’obscurité tenter un geste de coquette,
de pour explication, créer
tendre pour
pour provoquer une
41
LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN

un irréparable dont il souffrirait peut-être autant


qu’elle.
Avertie dans ces circonstances douloureuses que
son amitié pour le jeune homme était depuis long
temps devenue de l’amour, elle eut le grand cou
rage de se taire.
André réiléchissait toujours. Lorsqu’il estima
assez avancée, il se leva :
... l’heure était
que
— Allons, fit-il, il est temps.
Marie le suivit en silence. Ils descendirent sans
bruit dans le village. Tout était calme. Aucun cri,
aucune lumière.
Ils arrivèrent à la maison commune. Personne.
Les sentinelles n’y étaient plus.
Ils atteignirent le perron. Toutes les portes
étaient ouvertes. Toutes les salles vides.
— Attends-moi, fit-elle.
Dans son trouble, elle tutoyait André.
Arrivée à l’auberge, elle trouva son mari qui s’in
quiétait de son absence.
— Où étais-tu? les seigneurs?
Où sont
— Et, partis, partis depuis des heures avec les

faillis fils de chiens que tu m’as imposés depuis
des jours.
Partis! Mais pour où, parle, voyons, mais

parle donc!
Et pour Bordeaux, probablement.
— Des soldats à cheval sont passés. Les indivi
«
dus leur ont montré des papiers. Ils ont parlé avec
les officiers. Un détachement s’est répandu dans
la campagne pour chercher le louveteau...
— Le louveteau... idiot!...
Eh bien quoi? Et puis les autres ont réquisi

tionné une charrette et quatre bons chevaux. Les
Verneilhac ont été mis en voiture, les deux bougres
les escortent avec les soldats. En route pour Bor
deaux, et qu’ils se débrouillent!
2
42 LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN

Capdenac et Mazaniel n’étaient donc pas



ivres?
Eh lù! je ne suis pas aussi généreux que toi,

je ménage mon vin...
Misérable imbécile! Tout est perdu par ta
les bras
Et comme l’aubergiste, sur le seuil, regardait
levés, la bouche ouverte, les yeux fixes,
la nuit.
sans comprendre, elle s’enfuit dans
Parlez, André! Partez! disait-elle quelques

instants plus tard. On vous cherche. Restez libre.
Passez à Barcelone, pour un temps. Je vous y ferai
tenir des nouvelles, ici, vous ne pourriez rien. Moi,
de mon côté, je vais à Bordeaux. J’agirai. Theresa
Cabarrus est bonne, je la verrai. Tallien l’aime...
I
Mais partez, je vous en prie, partez!
«
Il lui prit les mains, les serra dans les siennes,
les baisa comme si c’étaient celles d'une grande
dame.
Adieu, Marie. Merci!
— détournait la tète vit point
Elle pour qu’il ne la
pleurer.

CHAPITRE IX

I La chasse, qu’il avait pratiquée depuis sa jeu


nesse et qui constituait en somme l’unique distrac
tion des longues journées que les de Verneilhac
passaient sur leurs terres, avait donné à André une
connaissance parfaite de tous les environs du châ
teau.
A des lieues à la ronde, il n’ignorait aucune
route, aucune sente dans les petits bois de châ
taigniers, aucune coulée dans les boqueteaux.
Les passages entre les vignes lui étaient fami
liers. Il savait toutes les huttes où s’attardent les

I
%>

LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN 43

chasseurs à l'aflut des canards, au piégeage des


palombes.
Il connaissait les habitants des fermes isolées,
des métairies...
Il avait été pénible à son sang bouillant d’aban
...
donner ses parents chéris et la jeunesse tendre et
rougissante de sa sœur entre les mains de ces
bandits.
Dès que Marie lui eut communiqué la terrible
nouvelle de l’enlèvement de sa famille, son cou
rage s’était révolté contre ce conseil de fuite qu’elle
lui avait donné.
Puis, devant l’offre de cette femme dévouée de
se rendre à Bordeaux et de protéger son père, sa
mère et sa sœur, il avait cru trouver la seule solu
tion acceptable et avait résolu de fuir vers l’Es
pagne.
Mais, dès qu’il fut seul, dès que par une marche
lente et pensive il eut regagné la caverne où était
attaché son cheval, la fougue de ses jeunes ans se
cabra de nouveau contre ce qu’il se reprit à nom
mer de la lâcheté.
Avec décision, il fixa dans les fontes de sa selle
les pistolets que son père lui avait donnés.
Il trouva dans ces fontes quelques charges de
poudre et des balles. Quelques provisions, aussi, y
avaient été glissées par les soins dévoués du vieux
domestique.
Il pensa à ce dernier et voulut le voir avant de
...
partir.
De nouveau, dans l’autre sens, il refit le chemin
souterrain.
Mais, arrivé à l’endroit où le couloir secret abou
tissait dans la chambre de ses parents, il lui fut
impossible de faire glisser le pan de mur, et force
lui fut de revenir sur ses pas.
Il réfléchit ensuite que fort probablement aucune
sentinelle n’avait été laissée devant les portes d’une
cage dont les oiseaux avaient été dénichés.
Il voulut rentrer dans le château par une des
poternes, mais, à peine avait-il fait quelquesbruitpas
le plateau, qu’il fut immobilisé par le
sur
d’une troupe à cheval qui longeait l’éperon rocheux
et se dirigeait vers le même but que lui.
Il pensa également que les domestiques avaient
dû fuir, que pour cette nuit, tout au moins, il ne
pourrait rencontrer aucun de scs amis, que, seul, qui
il lui serait impossible de rattraper le convoi
entraînait ses parents, et que seul, malheureuse
ment, il ne pourrait rien tenter contre les soldats,
contre Passe-Boules, contre Musareigne...
Il se ferait tuer! Mais cela n’arrangerait rien,
au contraire.
De conserver la vie lui permettrait, certes, d’être
plus utile à sa famille que de disparaître prématu
rément dans une action d’éclat, dans une manifes-
tion d’un vain courage.
Il résolut donc de s’éloigner.
Au surplus, l’activité des patrouilles qui avaient
été laissées pour le rechercher était indéniable.
Il en avait déjà rencontré une. D’autres par
couraient encore le pays.
Il faudrait jouer serré, profiter de tous ses avan
tages pour leur échapper.
Cette perspective de lutte rusée occupa son esprit
et le détourna un moment de son premier projet
insensé de courir siis aux ravisseurs.
Il revint vers la caverne et rélléchit alors, seule
ment, qu’il avait déjà échappé d’un rien à la cap
ture...
Si, en effet, un des chevaux des soldats avait
henni, certainement le sien eût repondur
Il décida de s’éloigner sans perdre de temps.
Comme il n’avait point d’étoffes pour envelopper
les pieds de son cheval et éviter le bruit des lers
sur les rochers, il lui arrangea des bottes de fou
gères et de feuilles.
Il n’avait d’ailleurs que quelques pas à faire sur
46 LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN

Ce fut
en vain.
Cette bête aimait son maître. Celui-ci s’éloignait,
le cheval suivait.
André ne voulait pas le frapper, mais il faisait
devant le quadrupède des grands gestes pour
l’elTrayer.
L’animal ne comprenait plus. Son maître, avec
sollicitude, s’était occupé de lui depuis le départ de
Verneilhac, pourquoi, aujourd’hui, voulait-il le
chasser? Pourquoi ne voulait-il plus de lui? Des
yeux ronds, il fixait tristement le jeune homme.
Celui-ci, enfin, parvint à s’enfuir, grimpa à tra
vers des rochers, dans une sente impraticable à
son compagnon de route.
Le cheval s’elTorça d’abord de suivre; puis, ne
pouvant continuer, il redescendit.
Regardant en l’air, il vit André qui grimpait tou
jours.
Pensant que ce n’était là qu’un jeu, que son
maître allait bientôt redescendre, lui remettre son
mors et sa selle, il chercha quelques touffes d’herbes
et se mit à brouter.
Cependant, André continuait son ascension.
Parvenu à une certaine hauteur, il s’arrêta et
se dissimula entre les rochers.
Le cheval continuait son repas. De temps à autre,
il se rapprochait de l’endroit où s’amorçait le sen
tier qu’avait suivi le jeune homme, il grattait un
peu la terre du sabot, hennissait, comme pour un
appel, attendait un instant, puis retournait arra
cher quelques touffes d’herbes.
Cependant, de sa cachette, André aperçut, de loin,
un paysan qui suivait le sentier.
Celui-ci, les mains dans ses poches, marchait
allègrement en sifflant.
Le cheval leva la tète et hennit.
L’attention du paysan fut ainsi attirée sur la
bête.
11 s’approcha. Le cheval ne bougea pas.
Le paysan regarda tout autour de soi. Personne.
A qui pouvait bien être cet animal?
Le paysan poussa des appels :
— Holà! Oùrépondit.
êtes-vous?
L’écho seul
L’animal,, un peu effrayé de cette voix inconnue,
avait bronché légèrement.
Le paysan le saisit par le licol.
Puis, comme personne ne paraissait, comme
...
personne ne répondait à ses appels, il tlutta de la
main les flancs de la bête apeurée, il lui caressa le
museau.
La bête hennit doucement.
André, de sa cachette, avait suivi toutes les péri
péties de la rencontre.
Il se réjouit que son cheval ait trouvé un nou
veau maître qui ne semblait pas brutal.
La traversée des Pyrénées devait être pénible et
fertile en incidents.
André, là, allait complètement à l’aventure. Il
ignorait les chemins, essayait bien de s’orienter
d’après le soleil, mais les pistes qu’il suivait étaient
peu marquées, et il se retrouva quelquefois, le
matin, revenu, après avoir marché toute la nuit,
à l’endroit qu'il avait quitté la veille.
Il se rendit bientôt compte qu'il lui serait impos
sible de traverser sans un guide, ou tout au moins
sans de précises indications.
Cependant, il se souvint qu’un des métayers
chez lesquels il avait séjourné lui avait parlé de la
contrebande, qui était alors très active et qui fai
sait passer en Espagne tout l’argent monnayé qui
restait dans les campagnes et rapportait de Cata
logne des eaux-de-vie, des cuirs, du tabac et d’au
tres richesses que la désorganisation de la vie cau
sée par la tourmente révolutionnaire rendaient
précieuses.
Où rencontrer cependant ces bandes? Comment
éviter les miquelets qui y faisaient la chasse, pour
leur propre compte, sur le versant français; pour
le compte du Gouvernement royal, sur le versant
espagnol, où ces partisans étaient déjà enrégimen
tés par les provinces, comme ils le furent, plus tard,
sur le versant français, par Napoléon.
C’étaient là maints dangers auxquels il fallait
échapper.
A ceux-ci s’ajoutaient encore les risques de mou
rir de faim, si André ne sortait au plus tôt de cet
impasse, car ses provisions diminuaient chaque
jour.
Il résolut de redescendre dans la plaine.
Là, il se dirigea vers l’Est.
Il ne connaissait plus personne dans un pays
aussi éloigné du sien, il n’osait pas toujours en
trer dans les fermes qui se présentaient à sa vue.
Cependant, partout où il se hasardait à deman
der soit l’hospitalité, soit un renseignement, on
affectait de le traiter avec déférence.
Ceci finit par lui sembler suspect. Eh quoi! dans
un moment aussi troublé que celui que traversait
son pays, on semblait attendre sa venue à lui,
pauvre fugitif, on semblait aller au devant de ses
désirs.
Que pouvait bien signifier tout cela?
II n’en avait aucune idée et cela ne laissait pas
que de l’inquiéter...
C’est alors qu’arriva l’événement par lequel
commence notre récit et qui entraîna André de
Verneilhac dans le camp des contrebandiers.

CHAPITRE X
Après deux jours passés en préparatifs, la bande
repartit au milieu de la troisième nuit pour des
cendre vers la France.
Le camp restait presque vide.
Quatre ou cinq hommes seulement demeuraient,
autant de femmes. grande partie du
Les hommes jouaient la plus
temps aux dés.
Les femmes mettaient de l’ordre, raccommo de
daient des hardes, préparaient des conserves
viandes.
Chaque jour, des bandes composées de quatre
cinq contrebandiers revenaient d’expéditions
ou
diverses ou partaient.
Souvent on emportait des ballots; d’autres ve
naient les remplacer.
Des chasseurs rapportaient des isards, des pa
lombes prises au filet dans des passes étroites de
la montagne.
Souvent aussi, ils revenaient chargés de lièvres.
C’était une activité méthodique qui régnait en
ce lieu. très stricte était
Il était évident que la disciplinebonne volonté.
cependant douce et acceptée de
On sentait la main d’un chef.
Et André était fier d’avoir serré cette main, qui
s’était loyalement tendue vers lui.
Il lui avait raconté son histoire. Un moment, il
avait cru que l’autre aurait répondu à sa con
fiance par une confiance pareille, mais effusion le chef
arrêta sur ses propres lèvres la cordiale
des paroles.
Non, fit-il, je ne dois pas. Appelle-moi Louis,

c’est tout ce que je puis te dire. Louis, ici sur la
terre de France, don Luis en Espagne. Tous me
connaissent. C’est-à-dire qu’ils connaissent cela de
moi, mon prénom, pas plus. Ils savent que ce que
je dis est la vérité, que ma parole est sacrée, et
cela suffit.
Un vrai gentilhomme, avait murmuré André.
— Ne croire..., mais Louis n’avait pas
— va pas
achevé sa pensée.
La bande principale revint au bout de huit jours.
En rentrant au camp, dans le cirque de la mon- •
tagne, Louis paraissait soucieux.
Il serra la main d’André en le regardant d’un air
pensif.
Puis il activa les préparatifs de l’expédition :
Dépêchez, dépêchez, il faut partir la nuit pro

chaine.
Tous y mirent une telle ardeur qu’à l’heure fixée
pour le départ chacun était à son poste, les sacs
répartis dans les cacolets, les bêtes non chargées
attachées entre elles par des cordes, les armes four
bies et les provisions prêtes.
On partit par une nuit sans lune.
André marchait près du chef.
On suivait des sentes dissimulées qui doublent
les passes trop connues et trop fréquentées qui
suivent le cours de la Sègre et conduisent direc
tement de France près d’Urgel, en terre espagnole,
en passant à l’est d’Andorre.
Louis était toujours soucieux.
J’ai eu de mauvaises nouvelles, se bornait-il
— à André.
à dire
Celui-ci, par discrétion, n’insistait pas.
Toutes les heures passées auprès de ce contre
bandier augmentaient l’estime qu’André avait res
sentie pour lui dès la première entrevue.
Il eût aimé s’attacher à cet homme, apprendre
de lui à être sur terre un chef digne d’admiration
et de respect.
Ce hors la loi, hors les lois sous tous les régimes,
lui semblait un modèle comme ceux qui figuraient
dans cette galerie de beaux caractères, dont l’abbé,
son précepteur, lui avait fait lire en latin les vies
illustres.
Il n’était jusqu’au mystère de cette existence qui
n’ajoutât un charme à sa compagnie.
Tout le long des sentiers, lorsque les difficultés
LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN 51

de la route n’absorbaient pas toutes leurs facultés,


ils devisaient entre eux.
Et chacun contait des épisodes de sa vie.
,
Celle, courte encore, d’André, était toute lumière.
Il ne semblait pas que celle de Louis ait coulé
aussi douce et aussi simple.
Au surplus, ses réticences ne permettaient pas
que l’on pût l’enchaîner facilement, et les épisodes
que Louis narrait étaient si détachés était les uns des
autres, si impersonnels, presque, qu’il impos
sible à son compagnon, en les coordonnant de son
mieux, de remonter dans le temps et de savoir du
chef des contrebandiers autre chose que ce que
celui-ci voulait bien lui dire.
André le regrettait; cependant, respectant son
compagnon, il ne le questionnait point.
Dnilleurs, le chef avait fort à faire. Son front,
loin de se rasséréner, s’était encore embrumé.
A plusieurs reprises, des hommes postés dans la
montagne ou surgissant à l’improviste dans les en
droits les plus invraisemblables avaient fait leur
rapport avant de prendre de nouveau place dans
la caravane.
Le peloton de tête, qui avançait directement der
rière le chef, s’était renforcé de toutes les escopettes
qui se joignaient ainsi à l’expédition.
Les hommes étaient attentifs et surveillaient avec
soin toutes les cimes environnantes.
A voix basse, ils se confiaient leurs appréhen
sions.
André s’était arrêté un instant pour vérifier une
courroie de son harnachement, surpris le mot « mi-
quelet » prononcé par les hommes.
Ceux-ci, dans leur jargon, le disaient à la façon
d’Espagne : « Mii/uelette ».
On eût dit un diminutif bénin, la désignation
d’une jolie femme, et pourtant ce nom qualiliait
alors en terre française des brigands, peu nom
breux, il est vrai, mal organisés, mais féroces.
Sur le sol d’Espagne, c’étaient de redoutables
bandes enrégimentées par les Gouverneurs de Ca
talogne et d’Aragon, des bataillons entiers de sol
dats, montagnards, portant rapières et mousquets,
tricornes et justaucorps, aguerris et entraînés et
fort dangereux pour des expéditions comme celles
dont André faisait alors partie.
Le jeune homme se rapprocha du chef. Il ne
voulut pas l’interroger.
Le soir tombait. Le soleil déclinant incendiait les
sommets neigeux du côté de l’Ouest.
Un esprit libre se serait extasié devant les magni
ficences de ce tableau. Les neiges rutilaient. A l’Est,
le ciel entier se teintait d’un vert tendre, passait
lentement aux nuances les plus douces du violet
avant d’étendre un voile uniforme de bleu presque
noir.
Un froid vif piquait la peau; la marche, cepen
dant, devenait plus lente. L’obscurité rendait les
sentiers plus difficiles, et l’on dut bientôt se ré
soudre à la halte.
Nous sommes en Espagne, fit Louis.

Malgré la gravité de l’heure et tout le souci que
reflétait la figure de son compagnon, André ne put
s’empêcher de pousser un soupir de satisfaction.
Réjouis-toi, mon petit, dit Louis avec un sou
— forcé, pendant qu’il est temps encore,
rire — en
ajouta-t-il à voix basse.
André n’entendit point la menace.
Il s’étonna un peu de voir que l’on ne déchar
geait pas les bêtes et qu’on ne préparait aucun feu.
Les hommes sortirent des sacoches des quignons
jle pain qu’ils se partagèrenL
André reçut sa part de ce maigre festin.
Tous mangèrent en silence.
Puis, dans la nuit tombée, chacun s’enroula dans
son manteau et se prépara à dormir.
En avant, en arrière, sur les hauteurs qui sur-
53
LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN

plombaient le sentier des hommes se postèrent sans


bruit sur des rochers.
Les heures s’écoulèrent.
André, d’abord, ne put dormir. Il songeait que
la première étape de sa route était finie.
Il n’avait plus rien à craindre de ses compa
triotes.
Puis il se demanda ce que devenait sa famille.
Sa jeunesse, la fatigue eurent raison de son
anxiété. Il s’endormit. Louis reposait à ses côtés.
Au matin, il s’éveilla lentement. Les dernières
étoiles s’éteignaient dans l’aube naissante.
Il étendit la main vers son ami.
Déjà les hommes réveillés resserraient les sangles
et se préparaient au départ.
Bonjour, fit-il. La place était vide.
— chef redescendit du poste élevé où il avait
Le
passé la dernière heure de veillée.
En avant, fit-il, et rapidement.
— la
Et caravane se mit en mouvement.
Le sentier descendait vers une gorge, que l’on
apercevait, s’ouvrant, encore sombre, en contre-bas.
On avança avec plus de précautions. Des hommes
sc détachèrent en avant-garde.
D’autres filèrent, de* chaque côté, sur les pentes
escarpées.
Sans aucun doute, une embuscade était à
craindre.
Cependant, aucun des éclaireurs ne revenant,
déjà la tête de la caravane s’engageait dans la
gorge lorsque des coups de feu éclatèrent derrière.
Tous déjà faisaient halte et commençaient à
d’abriter derrière les animaux, lorsque don Luis
comprit le danger' de cette manœuvre.
En avant! En avant! s’écria-t-il. Au galop!
:—
Epargnez vos munitions.
Et sautant sur un bloc de rocher, il s’effaça pour
laisser passer la colonne.
André sauta à ses côtés.
54 LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN

— Va-t’en! lui cria-t-il.


— Non!
La réplique tomba, brève, décisive.
Don Luis jeta un coup d’œil sur son ami.
— C’est bien! lui fit-il, et il continua à hurlei
ses ordres qui dominaient le fracas de la fusillade.
Déjà quelques hommes étaient tombés. Des bêtes
avaient roule par terre, obstruant le sentier.
Les hommes qui suivaient bondissaient par
dessus.
Dès que le dernier de ceux-ci fut passé, don Luis
sauta en bas du rocher sur lequel il s’était perché.
André le suivit. Il avisa un mourant et prit son
escopette ainsi que la poire à poudre et le sac aux
balles.
Louis, son fusil au poing, faisait face aux assail
lants tirant son coup de feu sur tout tricorne im
prudent, puis se retournant il bondissait pendant
quelques toises en chargeant son arme, s’arrêtait
pour faire jouer la baguette, visait, tirait, et bon
dissait de nouveau.
André l’imitait de son mieux. Il regrettait la ca
rabine à long canon qui lui servait dans ses chasses
à Verneilhac. Cette arme nouvelle ne lui plaisait
pas. Mais, à ces courtes distances, dans ce pays où
se dissimuler est chose facile, le nombre des pro
jectiles, leur écartement, leurs ricochets, servaient
aussi bien que la justesse dans le tir.
En tiraillant ainsi, ils étaient presque arrivés
l’un et l’autre à l’extrémité de la gorge qu’il fallait
franchir lorsque Louis poussa un cri sourd en por
tant la main à son côté gauche.
Il trébucha en avant et se redressa avec peine.
Puis il continua son tir avec autant de calme
qu'auparavant.
Cependant, André remarqua que les bonds de son
compagnon étaient moins rapides.
— Qu’as-tu? fit-il.
Le danger, la crainte de voir tomber celui qui
D’aÏDIN 55
LES ESCLAVES DU PACHA

rapidement lui était devenu si cher, faisait fleurir


lèvres le tutoiement de l’atTection.
sur ses
Ce n’est rien, va, ne t’occupe pas de moi.
Mais cet homme courageux ne pouvait continuer.
...
Ses genoux faiblirent. André se précipita et le sai
sit dans ses bras.
Laisse-moi, mais laisse-moi donc!
— s’évanouit.
Il André se
Hurlant : En avant! comme un forcené,
précipita. Il posa le corps sur un des animaux et
retraite.
le soutenant d’une main, il hâta lacontournait
On sortit de la gorge. Le sentier une
roche. Les miquelets qui avaient fait un détour
barrer la sortie à la caravane arrivaient trop
pour
tard.
qui ne fit pas
Ils saluèrent d’une dernière salve embusqués
de victimes. Quelques bons tireurs les
continrent de leur feu pendant qu’hommes et bêtes
se défilaient.

CHAPITRE XI

Ce fut presque en chef qu’André poussa la re


traite. Il ne savait certes pas le but de l’expédition,
ni la route à suivre, mais il comprenait sans peine
là n’était pas la difficulté; qu’avant tout et dé
que
finitivement il fallait d'abord échapper à ces dam
nés miquelets, mettre le chef en sûreté, aviser aux
soins à lui donner.
D’autres hommes blessés avaient également été
recueillis. D’autres étaient morts. Des jurons écla
taient sur les lèvres des contrebandiers et des poings
se tendaient.
On avait vu, en compensation, que de nombreux
soldats étaient tombés de l’autre côté et il était
à prévoir que la poursuite ne serait pas poussée
avec vigueur.
En tous cas, la première chose à faire semblait,
ù André, d’atteindre le plus rapidement possible
le lieu préparé, où aurait dû se faire la halte de la
nuit et que les difficultés du chemin n’avaient pas
permis d’atteindre, par suite de l’importance du
convoi. André apprit, en cfTet, que les mauvaises
nouvelles apportées de France par Louis avaient
incité celui-ci à renforcer ses défenses et à aug
menter le nombre de ses fusils.
La troupe était plus de deux fois supérieure à
celle qui faisait d’ordinaire ce trajet.
Cet excès de précautions avait probablement nuit
à la réussite de l’expédition, à sa rapidité, en tous
cas.
Pouvait-on, cependant, en blâmer le chef?
Personne ne pensait ainsi.
Ayant pris langue avec les lieutenants de Louis,
qui dirigeaient la troupe, André revint vers son
ami.
Celui-ci, assis tant bien que mal dans un des ca-
colets, n’avait pas repris connaissance.
Les yeux clos, les traits tirés, sa figure avait la
teinte cireuse des cierges que l’on brûle devant les
images de la Vierge.
André, tout en avançant rapidement, s’efforçait
de ranimer son compagnon, mais en vain.
Le soleil était déjà haut lorsqu’on atteignit la
halte préparée.
C’était un cirque, comme celui où le jeune hom
me avait été amené tout d’abord et d’où était par
tie l’expédition.
On y accédait par deux ou trois sentes étroites,
faciles à défendre et l’endroit semblait assez forti
fié, naturellement, pour qu’une poignée d’hommes
Résolus y tint aisément une armée en échec.
On descendit le chef de la bête de bât sur la
quelle il avait été juché. Le blessé, un peu à l’écart
des autres, fut étendu avec soin à l’ombre et de
suite on s’occupa de le soigner.
les hommes avaient quelque con
Presque tous primitive la vie
naissance de cette chirurgie que
dangereuse qu’ils menaient leur avait apprise par
l’expérience.
déshabilla soigneusement le blessé.
On au-dessous du
Une large plaie apparut un peu
s’était coagulé et avait collé
eein gauche. Le sang qu’avait fait la balle du mi-
la chemise sur le trou
quelet. femme, grand géant
Avec des délicatesses de un
l’aspect féroce, décolla la toile.
roux, à de couler. Une mousse ro
Le sang recommença
sâtre apparut aux lèvres du chef. Il ouvrit lente
ment les yeux. fit-il. C’est la dernière fois
Inutile, Hyacinthe!
— je commanderai.
que vous pansement pour arrêter
Hyacinthe improvisa un
l’hémorragie. chirurgien im
Le chef sourit en regardant son
provisé. heure,
Comme cela, j’en ai encore pour une
— C’est bien cela, n’est-ce pas?
fit-il. terminé, répondit pas. Il se
Hyacinthe ayant ne
lentement et détourna la tête. Il était devenu
releva
tout pale.
Hyacinthe, continua Louis, laisse-moi parler dire
— après vous viendrez tous me
à ce garçon,
adieu. lourd. A
L’homme s’éloigna d’un pas ses cama
quelques mots. Ce fut un silence
rades, il glissa joues rudes.
navré. Des larmes coulaient sur ces
Verneilhac! lit le chef. André, ajouta-
M. de
—plus
t-il doucement. Approchez, écoutez...
André s’était agenouillé près de lui,
Et, comme
il continua :
Ecoute, c’est la Providence qui t’envoie pourà
—je puisse dire à l’un de mes pairs ce que j’ai
que devant Dieu.
dire avant de paraître Confession je te ferai.
« Ce n’est pas une que
\
mon ami, non, c’est le récit de ma vie, que personne
ici n’a su... que personne ne saura jamais...
Il s’arrêta, fixa André dans les yeux avec une
interrogation muette et anxieuse.
le jure! fit celui-ci.
— JeLuis
Don parut soulagé. Il pria André de l’ar
ranger un peu plus commodément et commença
son récit.
— Tu avais raison, André, je suis gentilhomme.
Je descends d’une race aussi noble que toute autre,
en France et mes aïeux étaient déjà d’anciens sei
gneurs à l’époque des Croisades.
« Nous avons des alliances dans toutes les bonnes
familles et quelques gouttes de notre sang cou
lent même dans des veines royales. Et voici que je
finis mes jours, moi, le dernier de ma maison, dans
un cirque sauvage des Pyrénées, frappé à mort par
une balle qu’un miquelet pour obéir à son roi, à
ses lois, m’envoya dans un combat où lui faisait
son devoir.
« Un de Capferac terminer ainsi son existence.
Qui donc eut pu croire cela possible? Et voilà pour
tant que cela est.
« Je suis Louis-Basile-Sosthène de Capferac de
La Palus. Tu connais ce nom, je pense? comme je
connaissais le tien. Je crois même, mais ceci est
fort ancien, qu’un Capferac épousa une de Ver-
neilhac. C’était avant le temps du roi Henri, bien
avant, et les dates m’échappent.
André approuva.
— Ma mcre est morte lorsque je naquis. Mon
père l’aimait. Il reprit du service pour distraire son
chagrin. 11 était à Fontenoy et partout, d’ailleurs,
où l’on s’est battu. Il fut maintes fois blessé, mais
put toujours continuer à guerroyer et le roi ne
donnait guère de loisir à ses serviteurs, sur ce
point.
« Toutefois, avec l’âge, les rhumatismes vinrent
et mon père dut se retirer. Il revint à Capferac où
trouva Louis grand garçon de vingt ans,
il son un cheval comme un
leste comme un singe, montant à
M. de Lafayette, tirant l’épée
de ces Indiens qu’a vu
maître d’arme célèbre et habile aux ar
comme un plusieurs braconniers des Lau
mes à feu comme
des. livres, le cha
qui est de la science des
« Pour ce m’avait essayé d’enseigner ce
pelain du château
savait, mais je dois dire que je dressais mieux
qu’il Tacite et j’étais plus
mordais
un chien que je ne les murailles du château qu’à
à
adroit à escalader langage.
atteindre les sommets du beau
savais cependant, pour avoir le loi
« J’en assez,
des esprits cultivés dis
sir de comprendre ce que
réunions où j’étais convié, dans
cutaient dans les
les châteaux des environs.
Tout cela eut été fort bien et mon père revenu,
«
loisible d’aller occuper sa place aux
il m’eut été
pris quelques habitudes de
armées, mais j’avais
dissipation...
parlerai franc, comme il sied lorsque l’on va
« Je amis et n’étaient pas
mourir. J’avais choisi des ce
meilleurs garçons du voisinage. Nous courrions
les des
les filles et surtout les tripots et les revenus
Capferac étaient fortement grignotés par
terres de valeureuse et
le dernier descendant de cette race
loyale.
'« Lorsque mon père eut revu les comptes avec
intendant, il fut impossible de lui dissimuler
son de fortune se trouvait bien di
que notre situation
minuée.
C’est encore un des traits de notre race gas
«
folie de actions s’arrête à la bourse
conne que la nos
moins, parfaite
et que, en général du nous savons
intérêts notre imagination
ment concilier nos avec
désordonnée.
que l’on dit mortifié, fit enten
A ce moment, André, un peu
dre une sourde exclamation.
Eh! ne prends pas cela en mauvaise part.

ami! continua Louis de Capferac, je ne veux pas
dénigrer noire sang et je n’exclus pas tjue nous
soyions capables de tous les dévouements du cœur,
du corps et des biens.
« Mais, dans le cours ordinaire de la vie, nous
savons compter, et nous ne gaspillons pas, par
habitude.
« Livré à moi-même, cependant, je n’avais point
suivi les conseils de notre brave homme d’inten
dant. Contre sa volonté, avec violence, parfois,
j’avais puisé dans le coffre, sans m'inquiéter com
ment il se remplissait.
< Mon père entra dans une colère indicible. Il
maltraita je crois notre vieux serviteur et celui-ci,
désespéré, s’enfuit — c’était en hiver dans la

neige où son corps fut retrouvé quelques jours
après, à demi dévoré par les loups...
« J’étais absent de la maison lors du retour de
mon père. Lorsque je revins, j’eus à subir ses jus
tes remontrances et sa fureur. Ayant toujours vécu
libre, je ne supportais pas les manifestations de la
puissance paternelle; je répondis; la discussion
s’envenima et, comme mon père me menaçait d’une
lettre de cachet, je m’oubliais... je m’oubliais... jus
qu’à lever la main sur lui. »
Les larmes coulaient maintenant sur les joues du
mourant. André souleva doucement sa tête et les
sécha.
— Merci! fit faiblement don Luis.
« Mon père suffoquant d’indignation, continua-
t-il, perdit, en me voyant faire ce geste impie,
l’usage de la parole. Passant du rouge éclatant à la
pâleur d’un cadavre, il me montra la porte d’un
seul geste et s’écroula dans un fauteuil.
« L’esprit du diable me possédait, au lieu de me
précipiter à genoux près de lui, d’appeler au se
cours, de le soigner, je sortis de la salle raidi par
l’orgueil, étouffant de fausse dignité offensée.
LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN 61

« J’allais droit à l’écurie, je sellais mon cheval


et partit sans détourner la tête.
« J’ai su, depuis, que mon père n’est pas mort,
qu’il fut longtemps malade, il est vrai, arraché au
tombeau par les soins dévoués des vieux serviteurs
du château.
« Ceci se passait il y a quinze ans.
« Je n’avais pas d’argent. Je passais en Espagne
et y pris du service. L’orgueil me tenait éloigné de
la maison et de mon père. Cependant l’orgueil, éga
lement, m’empêchait de retomber dans les erreurs
passées.
« Je fus exact dans mon devoir. Mes chefs m’es
timèrent, je montais en grade, mais j’avais changé
de nom. Je ne voulais pas qu’un de Capferac fut
connu dans une armée étrangère.
« On m’appelait simplement don Louis Palus.
« Alors vinrent les événements qui ont boule
versé la France. Le sang des vieux serviteurs des
rois bouillonna dans mes veines. Je voulus franchir
la frontière et revenir mourir aux côtés de mon sou
verain. Mais le temps pendant lequel j’avais passé
pour un bourgeois m’avait appris la valeur de l’ar
gent et que l’on ne peut rien faire en ce monde —
même être utile à sa cause — si l’on a pas en poche
quelques doublons de bonne frappe ou des louis
tintant clairs.
« J’avais fait quelques économies. Je sus d’autre
part qu’en France les événements avaient rendu la
vie très dure et que beaucoup de choses man
quaient. J’achetais une paccotille. Je pris quelques
bons garçons dans ma compagnie, qui me connais
saient et m’estimaient et, un beau matin, nous fran
chîmes les Pyrénées avec un train de mules char
gées de tout ce qui pouvait faire défaut de l’autre I
côté des monts... I
A ces mots, le chef des contrebandiers s’arrêta.
Il demanda à boire. Comme André lui apportait une
gourde, il fit signe qu’il ne boirait pas.

I
62 LES ESCLAVES DU PACHA
d’aÏDIN

Non! fit-il. Je veux terminer mon récit. J’ai



déjà vu des hommes ainsi blessés, qui se sont mal
trouvés d’avoir bu. Humecte-moi la bouche seu
lement.
André versa de l’eau sur un linge, mouilla co
pieusement les lèvres du blessé, lui rafraîchit les
tempes, don Luis parut soulagé. Il reprit :
Ma première intention était de réaliser les

marchandises que je portais, puis, de me rendre à
Paris et de chercher à sauver le roi et la reine. Mais,
mettant le pied en France, j’appris l’horrible
en
exécution du 21 janvier, les etTorts vains de ceux
qui tentaient de faire évader le dauphin et sa mère.
J’appris aussi la fuite des princes et des grands,
«
leur alliance avec l’étranger, le manifeste de Bruns
wick.
Or, si la vieille tradition de ma race me fait
«
servir le roi jusqu’à la mort, cette vieille tradition
également me fait aimer, par-dessus tout, la France
qu’un grand roi gascon a unie et faite grande.
Je crus de mon devoir de continuer à appro
«
visionner toutes les populations du Midi de ce qui
leur était nécessaire. Je n’ai rien voulu garder de
tous les gains que j’ai réalisés. J’ai mis de côté les
quelques pièces d’or que j’avais engagé dans l’en
treprise. Tu les trouveras, André, chez don Jaime
Salas y Canipeor. C’est un hidalgo de Barcelone.
Tous te diront sa.demeure. Tu lui feras connaître
lorsqu’il sera seul, que tu viens de la part de Luis
Palus, que tu lui apportes son dernier souvenir et
qu’il veuille bien t’aider par amitié pour moi. Il te
donnera l'argent, si tu en manques, emploie-le. Si
tu peux le faire parvenir à mon père, fais-le! Mais
seulement si tu n’en as pas besoin ou quand tu
n’en auras plus besoin... car j’ai su que mon père
avait rétabli notre patrimoine.
Don Luis retomba épuisé sur sa couche. Ses yeux
fermèrent. Inquiet, André se pencha vivement
se
sur sa figure...
LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN 63

— Non, fit Luis avec un sourire fané. Pas en


core... Laisse-moi reposer un instant, mon récit
n’est pas fini.
André s’éloigna. Les hommes de la bande l’en
tourèrent avec des exclamations angoissées.
— Non! mes amis! fit le jeune homme... Ce n’est
pas fini. Hélas! il n’y en aura plus pour longtemps.
Des pleurs montaient aux yeux de ces braves
gens et ils jetaient sur le corps étendu de leur chef
des regards noyés de chagrin.

Au bout de quelques instants don Luis fit un


signe.
André se précipita à ses côtés.
— Dépêchons. Je sens la fin qui vient...
Sa voix était coupée, sa respiration haletante.
Déjà les ombres de la mort s’étendaient sur son
visage.
— Si jamais tu vois mon père, André! Dis-lui
que j’ai vécu honnête et repentant et qu’il me par
donne... et maintenant... écoute : chez don Jaiine,
tu verras sa fille... Inez — et en disant ces mots un
sourire d’amour fleurissait sur ses lèvres — je l’ai
me et elle m’aime. C’est la pureté même. Elle seule
savait mon histoire et mon nom et elle m’a soutenu
dans mes épreuves... Dis-lui que ma dernière pen
sée fut pour elle... et que... mon seul .regret... en
quittant cette terre... c’est... de ne plus la revoir.
Donne-lui ce souvenir.
En même temps il fit glisser une bague dans les
mains d’André.
— Et maintenant, amis!... fit-il d’une voix plus
claire.
Il s’était redressé sur sa couche et faisait des
deux bras un geste d’appel et d’embrassement.
— Et maintenant... amis!... adieu!... Je vous ai
aimés, estimés. Vous êtes honnêtes et braves... Quit
tez ce métier... Peut-être, par la suite, il vous con
duirait hors de la voie droite... Nous servions une
(54 LES ESCLAVES DU PACHA
d’aÏDIN

noble cause... ne la souillez pas. Conduisez mon aini


à Barcelone... Séparez-vous... Soyez heureux... Et
quelquefois à Louis, votre chef, à don Luis
pensez
Palus, votre capitaine. Adieu! Adieu!
D’un brusque mouvement il retomba en arrière.
Ses lèvres s’entr’ouvrirent :
Mon Dieu! mon père! ma France! Inez! mur

mura-t-il, et il mourut.
Toute la troupe était tombée à genoux. L’un après
l’autre les compagnons s’approchèrent. Ils baisèrent
les mains de ce cadavre qui avait été un chef juste,
désintéressé, patient et bon.
Tous pleuraient.
André était anéanti par la douleur. Cet homme,
qu’il ne connaissait pas huit jours avant était mort.
11 se figurait qu’un morceau de
lui-même venait
d’ètre brusquement arraché.
Dans la soirée, ils l’enterrèrent, roulèrent des
blocs de rochers sur sa tombe et récitèrent les der
nières prières...
Le lendemain, a l’aube, ils se mirent en route
pour Barcelone.

CHAPITRE XII

Sans encombres, les débris de la troupe arrivè


rent à Barcelone en contournant Berga, Manrasa et
Sabadell.
Les nouvelles du comhat les avaient précédés et
l’on savait que de chaque côté les adversaires
avaient subi des pertes importantes.
Comme les miquelets avaient vu tomber le chef,
mais egalement l’avaient vu ramasser, on connais
sait sa blessure, mais on ignorait sa (in.
Des amis, en cachette, s’étaient portés au-devant
des survivants de l’échaulïourée.
Ce sont ces alliés qui aidèrent le convoi à péné
trer en ville. Par petits paquets, comme de braves
paysans venant porter au marché leurs récoltes
maraîchères, tous entrèrent. Il y eut, au lieu ordi
naire des rassemblements, une dernière réunion.
L’argent qui était disponible fut partagé équita
blement et André admira ces hommes qui obéis
saient ainsi aux paroles d’un mort et connut alors
combien avait dû être grand l’ascendant de celui-
ci sur ces êtres frustes.
Il en regretta davantage encore son ami.
Lors du partage, les hommes avaient voulu le
compter comme un des leurs et le faire participer
à la répartition.
Mais il refusa, ne trouvant pas juste qu’ayant
été aidé par tous dans son dessein, la part qu’il
avait pris dans le combat put être considérée au
trement qu’un paiement du service que tous lui
rendaient.
Il fit des adieux touchants à ces braves, car la
fraternité sous le feu de l’ennemi cimente plus
d’amitié que vingt années de paisible fréquenta
tion.
Quelqu’un le mena chez don Jaime Salas y Cam-
peor.
L’accueil qu’il reçut, attristé par les nouvelles
qu’il apportait, fut celui d’un fils tendrement aimé
et impatiemment attendu.
Don Jaime était un homme dans la force de l’âge;
plein de la noblesse innée de cette vieille race espa
gnole qui a retenu du sang maure la dignité de l’at
titude et la grandeur dans l’hospitalité.
En Espagne, comme en France, a cette époque,
la noblesse ne dérogeait pas à trafiquer avec les
colonies et à s’occuper de négoce d’outre-mer.
La maison de don Jaime participait donc à la
fois de la résidence d’un « noble homme j> et de
l’entrepôt d'un marchand.
Une grande entrée charretière, à vantail double.
donnait accès au patio, entouré d’une colonnade
où s’ouvçaient les portes des magasins.
Au centre, cependant, une vasque et un jet d’eau
lui rendaient l’aspect et le charme d’une habitation.
Des glycines aux troncs tordus et noueux alter
naient avec des jasmins et des clématites, grim-
le long des colonnes, couraient le long de la
foient cjui
oggia entourait le patio à l’étage et sur laquelle
s’ouvraient les pièces de l’habitation.
Don Jaime avait la coquetterie de ne tolérer dans
sa cour aucune marchandise. Aussitôt
renfermées
dans les entrepôts, elles ne révélaient leur présence
que par leur parfum.
Le poivre et la cannelle mariaient leurs âcres
odeurs à la vanille et au tabac.
Au printemps et une grande partie de l’été, le
jasmin et la clématite noyaient sous leurs senteurs
tous les autres parfums.
André de Verneilhac auquel don Salas y Cam-
peor faisait visiter son domaine était anxieux de
rencontrer la jeune liiez et redoutait de ne pouvoir
la voir seule et que la nouvelle lui soit annoncée
d’une manière brutale.
Il fut bientôt rassuré, cependant... La jeune fille
était absente, ainsi le lui dit don Jaime. Elle ne de
vait rentrer que quelques jours après. André réso
lut de se préparer des alliés dans la maison dans
laquelle le maître lui avait aimablement oll'ert l’hos
pitalité.
Don Jaime s’exprimait élégamment en français
mais la plupart des serviteurs ignoraient notre lan
gue, cependant tous, ou à peu près, entendaient
quelques mots des patois du Languedoc, si voisins
de ceux de Gascogne, qui tous différent mais se
comprennent.
Il avisa une vieille femme qu’il sut avoir été la
nourrice de la jeune fille...
Lorsque celle-ci eut entendu qu’il s’agissait
d’Inez elle commença par prendre un air renfro-
LES ESCLAVES DO PACHA D'AiDIN 67

gné, mais, au fur et à mesure que comprenant un


mot de-ci, un mot de-Ià, elle construisait un sens,
elle comprit la délicatesse du jeune homme et corn
naissant d’ailleurs l’amour d’Inez pour don Luis,
elle s’entendit avec André pour ménager les senti
ments de la jeune fille.
Celle-ci ne devait revenir que le surlendemain.
L’heure du retour n’était pas très exactement fixée,
mais la vieille nourrice, pour éviter la brusque émo
tion à sa « nina » s’employa à la connaître.
Elle y réussit assez facilement et s’arrangea pour
qu’André, prévenu, put rencontrer la jeune fille
avant que don Jaime ignorant la pure affection qui
avait uni ces deux êtres, ne la vit et ne risquât de
la blesser durement par une annonce trop brutale
encore que pleine de chagrin.
A l’heure attendue, la nourrice envoya André
dans la calle Saint-Jacques de Composlellc, qui pre
nait son nom de l’image incrustée dans le mur près
de la porte de la demeure de don Jaime. Devant
cette image du saint fils de Zébédé, qui évangélisa
l’Espagne, derrière les grilles, des lampes brûlaient
nuit et jour.
La rue était assez étroite comme elles l’étaient
presque toutes à cette époque dans cette ville. Elle
descendait vers le port sans y aboutir directement,
et, dans son prolongement, on apercevait la masse
verdoyante de la colline couverte d’arbustes de
Monjuich, au sommet de laquelle se dressait la
sombre et redoutée forteresse qui domine la mer.
André musait le long de la voie où, par-dessus
les murs, tombaient des nappes de la lumière du
soleil.
A l’entrée de la rue, il fut rejoint par la nourrice.
Au bout d’un instant, la jeune tille parut.
Elle arrivait de la campagne, descendant de San
Servasio, où elle était restée chez sa tante. Juchée
sur une mule, ses pieds tantôt reposaient sur une
68 LES ESCLAVES DU PACHA d’àÏDIN

petite planchette, tantôt se balançaient joyeuse-*


ment.
La mule, à cause des mouches, portait une résille
agrémentée de pompons et de sonnailles claires qui
tintinubulaient gaiement.
La jeune fille, brune et belle, avec de grands yeux
noirs dans un teint mat, montrait ses dents dans
un rire et gourinandait un grand escogrilïe de ser
viteur qui, monté, lui aussi sur une mule capara
çonnée, grommelait les lèvres fermées, Pair maus
sade, à cause du soleil, à cause de la poussière, à
cause du bagage qu’il soutenait maladroitement
d’une main, à cause de la guitare qu’il portait en
bandoulière et qui bougeait à chaque pas de sa
monture.
— Allons, Pedro! un peu de courage! nous som
mes arrivés.
Puis, apercevant sa nourrice, elle poussa un cri
de joie et continua :
— Tiens, voilà Mercédès, ne te plains plus, sans
cela elle rira de toi...
Que le diable emporte la vieille commère, gro
— Pedro et,
gna en même temps il se signa, en bai
sant l’ongle de son pouce.
André contemplait le tableau gracieux de cette
belle jeune fille et maudissait de devoir ternir à
jamais peut-être la joie de vivre qui resplendissait
sur sa figure.
Cependant, Mercédès s’était élancée. Elle cueillit,
en quelque sorte son Inez sur la mule, et l’embrassa
avec elTusion :
— Un senor francez est venu, mon hirondelle.
U apporte des nouvelles de don Luis.
Le ton, cependant, démentait ce que la nouvelle
pouvait comporter de joie.
L’union de ces deux êtres était si secrète que la
jeune fille s’effraya immédiatement de voir un étran
ger mêlé à ses chastes amours.
Elle pâlit et murmura le nom de la Vierge. Puis
s’avançant vers André elle se raidit et lui dit à voix
basse, en lui tendant la main :
Soyez le bienvenu, vous qui vous présentez au

nom d’un ami cher.
André prit la main tendue et s’inclina silencieu
sement, d’abord. Puis, lentement, il se redressa :
Je suis André de Verneilhac, fit-il, j’arrive de

France. J’ai rencontré don Luis dans la montagne...
Il cherchait ses mots bien que s’exprimant en
français qui était la langue dans laquelle l’avait ac
cueilli la jeune Tille. Il continua :
J’ai rencontré Louis... et il a bien voulu
— ...
m’accepter comme compagnon... Nous sommes pres
du même pays... et... un peu parents. J’ai che
que
miné avec lui et sa troupe... Nous nous sommes dit
notre histoire... et puis...
La jeune fille le fixait avec des yeux anxieux sur
lesquels il n’osait arrêter les siens. Il détourna lé
gèrement la tête...
Vite! fit-elle, j’ai peur! Qu’est-ce qui est ar

rivé?
Oh! rien, balbutia-t-il, tout au moins... pas..
— Un accident?
Un accident!... c’est-à-dire... une rencontre
— quelques soldats...
avec
Une rencontre avec quelques soldats... une

escarmouche... une embuscade peut-être?
Le sein de la jeune fille soulevé par l’émotion bat
tait précipitemment.
Pedro s’était approché de Mercédès. Celle-ci con
tait la nouvelle sobrement. Si toute la maison de
don Jaime, comme don Jaime lui-même, ignorait
les amours tendres et partagées de don Luis et
d’Inez, toute la maison cependant savait qu’une
amitié très vive régnait entre les deux jeunes gens.
Mercédès seule au courant entraîna Pedro vers
la demeure. A pas lents, derrière, André suivait
avec Inez. fut une
-— En effet! reprit le jeune homme, ce
70 LES ESCLAVES DU PACHA ü’AÏDIN

embuscade, mais elle n’a pas complètement réussi


— U y a des blessés?
•— Oui!... il y a quelques blessés.
...
— Louis?,
André baissa la tête.
— Grièvement?
André demeura silencieux.
Oh! vite! vite! courons. Allons, menez-moi
— lui.
vers Je dirai à mon père, oui, je dirai à mon
Eère combien je l’aime. Lui aussi il l’aime. Jamais
ouis ne lui a tout dit, comme à moi...
En même temps, elle avait saisi André par la
main et s’elTorçait à l’entraîner. Lui se raidissait,
résistait doucement, essayait de faire entendre
quelques paroles... Tout à coup, Inez s’immobilisa.
Sa pâleur augmenta comme si le sang d’un coup
s’était écoulé de son corps. Ses yeux s’ouvrirent
comme à un spectacle d’horreur, elle balbutia...
— Mais, j’y songe... Pourquoi êtes-vous là...
Vous ...
l’avez abandonné... vous... un parent. Ce n’est
pas possible! Où est-il... voyons... dites... où est-il?
Et comme André restait muet devant ces accu
sations, comme il ne répondait pas à ces questions
pressantes elle eut tout a coup un sursaut, un haut-
le-corps, comme devant un cadavre. Alors d’une
voix blanche elle fit :
— Alors... Alors... il est mort?
André baissa la tcte et la jeune fille, oubliant
dans son chagrin qu’elle était dans la rue, qu’elle
ne connaissait pas ce jeune homme, enfouit sa tête
dans son épaule.
DEUXIEME PARTIE

L’ESCLAVAGE

CHAPITRE PREMIER
La vie suit sa course implacable.
André a emporté Inez dans ses bras. Don Jaime,
qui attendait sa Fille, a vu le jeune homme entrer
dans le patio avec le cher fardeau. Muet d’étonne
ment, il a maîtrisé ses paroles sur un signe de Mer-
cédès. Celle-ci a porté celle qui pour elle est tou
jours un bébé dans sa chambre. Pendant des jours
la jeune Fille s’est débattue dans les affres de la
fièvre et dans'la douleur de son amour défunt.
Pendant des jours la vieille a veillé son enfant.
Pendant des jours elle a calmé don Jaime qui s’in
quiète et André qui ne peut se consoler d’avoir été
le terrible messager.
Don Jaime a compris que l’amitié vive ne régnait
F as seule entre la jeune Fille et don Luis. Devant
inévitable il n’a élevé aucune plainte et n’a point
retiré au souvenir de Louis l’estime qu’il avait pour
ce garçon dont il connaissait le grand cœur. Il n’a
pas interrogé André.
Et puis, un jour, la fièvre s’est apaisée. Dolente,
la jeune fille a promené dans le gai soleil une figure
amaigrie, des yeux au cerne violet, un nez pincé
par le chagrin.
Et dans la lumière vive, les abeilles butinaient
les fleurs et emplissaient la cour d’un bourdonne
ment. Le jet d’eau relancé jasait fraîchement.
Après quelques pas soutenus par Mcrcédès, Inez
s’est assise dans la lumière.
Don Jaime s’est précipité vers sa fille bien-aimée
et lui a pris les mains. Il a penché son front et de
grosses larmes ont coulé sur ses joues. La jeune
fille a appuyé sa tête sur celle de son père.
Au bout de quelques instants, brisée de fatigue,
la jeune fille s’est retirée dans sa chambre, toujours
soutenue par sa fidèle nourrice.
Les sorties se sont répétées. Ses forces, peu à
revenues, la jeunesse a triomphé. Mais
{>eu, sonttoujours
nez est faible. Le rire a disparu de ses
yeux, sa bouche ne s’entrouve plus joyeusement
sur l’émail pur de ses dents. l’habitera désormais...
Inez sait que le chagrin
Pendant toute la maladie de la jeune fille et pen
dant sa convalescence, André avait évité de se pré
senter devant ses yeux. Il avait eu la vision de cette
enfant frappée durement par l’injustice du sort et
avait souffert de n’avoir pu lui épargner celte peine.
L’obéissance a un mort est sacrée et, d'ailleurs,
n’était-if pas mieux qu’il eût lui-même porté la
pénible, la terrible nouvelle plutôt que d’exposer la
douloureuse enfant à l’entendre sans précaution
aucune d’une bouche qui eût ignoré les tendres
liens d’amour qui l’unissait à l'infortuné don Luis.
Pendant les premiers temps de la convalescence,
Inez ne fit aucune allusion à André, elle ne pro
nonça jamais son nom.
Puis lorsque quelques forces furent revenues
elle demanda un jour à Mercédès s’il se trouvait
toujours dans la maison de son père. Sur la réponse
affirmative de sa nourrice :
Tu lui diras de venir me parïer, fit-elle.

André vint le lendemain.
Inez d’abord sans voix, lui fit d’une main signo
de s’asseoir près d’elle.
Après un instant de silence, cependant, elle parla
Sa voix n’avait plus ce clair éclat qu’il avait si peu
entendu avant de le briser pour toujours. Elle ré
sonnait sourdement comme un instrument qu’uu
choc aurait fêlé.
Je ne vous en veux pas, fit-elle, et ses mots

tombaient lentement de ses lèvres comme poussés
avec effort.
C’est une triste mission que vous avez eue à

remplir et je n’ai pas eu de courage ni de force
devant l’éclatement imprévu de ce malheur.
Elle étouffa quelques sanglots, sans larmes, ce-
tendant qu’Anaré assis près d’elle, de biais et sur
Ï taisait, la tête baissée et ses
e bord du banc se
deux mains croisées entre ses genoux.
Puis elle continua :
Mais maintenant, je suis plus forte, fit-elle
— triste sourire. Je suis aussi forte que je
avec un
serai jamais. Je peux tout entendre. Dites-moi
tout!...
Et André dit leur rencontre et combien, à
...
première vue, il avait eu d’estime pour lui. Il recom
mença, pour elle, le récit de sa vie tel qu’il l’avait
fait à Louis. Il dit à la jeune fille son séjour dans
le camp, le retour soucieux de Louis. Le départ de
la caravane. Sa marche retardée par les précau
tions. Il raconta l’embuscade et comment, par son
par sa décision. Louis avait sauvé toute
j ugement, d’un
a troupe désastre certain.
Elle suivait le récit les mains jointes et les yeux
noyés de larmes; de temps en temps, elle poussait
un soupir qui semblait un gémissement étoufTé.
André continuait. Il racontait le combat, le cou
rage de Louis et son calme et comment alors quo
tout presque était terminé, comment Louis avait
été frappé.
Elle gérait doucement et murmura :
— Mon Dieu !
Et puis ce fut le récit de la retraite; l’arrivée
dans le cirque des montagnes; les soins prodigués
en vain et la confession. Il conta la douleur des
hommes, les pleurs qu’ils versaient et le dernier
adieu qu’ils firent à leur chef.
— Louis de Capferac est mort en prononçant vo
tre nom. Il m’a dit tout l’amour qu’il avait pour
vous et combien vous l’aviez soutenu dans ses
épreuves. Il m’a donné pour vous ce souvenir.
En môme temps, il passait la bague de Louis au
doigt de la jeune fille.
Celle-ci, d’abord, la regarda d’un air étonné, puis
elle la porta à ses lèvres d’un mouvement rapide et
éclatant en sanglots elle s’enfuit.
Pendant quelques jours, elle ne parut pas dans
le patio.
À André qui l’interrogeait, son père répondit
qu’elle était encore un peu souffrante.
Puis elle revint. Elle recommença à s’asseoir à
table avec eux.
La première fois que tous trois se trouvèrent
ensemble, elle se tourna vers son père et lui dit en
montrant André ;
de Verneilhac a été un douloureux
— Monsieur
messager. 11 m’a rapporté les dernières paroles de
don Luis. Nous nous aimions, mon père, et nous
voulions vous demander de nous unir. Le destin
a été différent. Que la Vierge du Pilier l’aide et me
protège.
Comme elle avait appuyé sur le nom de don Luis,
Quelques mois s’écoulèrent.
André, dans la maison de don Jaime travaillait
comme un fils dans la maison de son père, mettait
la même application à accomplir ses devoirs, pre
nait les mêmes soins à soutenir les intérêts du
maître.
Don Jaime le traitait d’ailleurs comme un iils.
Inez le regardait comme un frère.
Toujours vêtue de noir, elle continuait à vivre
Silencieuse dans ce patio qu’elle emplissait jadis
de ses rires et de scs chants.
Et les serviteurs et les commis respectaient cette
douleur. Ils semblaient avoir oublié toute joie. Rien
ne troublait le travail et l’aspect de cette maison
triste dans le soleil et sous le ciel bleu faisait mal.
On sentait que les douleurs y avaient élu domi
cile et que rien ne ferait déloger ces hôtes indési
rables.
Cela ne déplaisait pas à André. Dans son état
d’esprit, le rire et la gaieté l’eussent gêné, car il
n’aurait pu s’y donner tout entier.
Il était jusqu’alors resté sans nouvelles du pays.
Il avait bien songé à envoyer des messages, mais à
quel messager se fier.
Un jour, pourtant, don Jaime avait dû faire por
ter des comptes à des correspondants, à Toulouse,
Sur la prière d’André, don Jaime avait consenti à
ce que le courrier poussât jusqu’à Y; erneilhac.
Il était revenu sans précision sur le sort de son
père et de sa famille.
Il avait su, seulement, que le château, devenu
bien communal, était administré par un conseil
composé des habitants.
Sur la prière d’inez, André avait demandé secrè
tement à l’envoyé de don Jaime de passer au retour
par Capférac.
Uà, on avait su que le vieux seigneur demeurait
dans l’antique demeure sous les soins vigilants de
ses serviteurs. Rien, jusqu’alors, ne lui était arrivé
de fâcheux et il était à supposer que jusqu’au réta
blissement de l’ordre il n’en serait pas autrement.
Inez avait appris la nouvelle sans manifester au j
sentiment. Toutefois, elle avait doucement com
cun
pati à l’incertitude d’André.
Don Jaime, lui, avait, avec effusion, serré les
mains du jeune homme.
Voyons, soyez raisonnable, avait-il dit. Puis
— Verneilhac, même, on n’a pu fixer mon mes
qu’il
sager sur le sort de vos parents, il est à supposer
les habitants eux-mêmes l’ignorent. Or, si l’ir-
que
rémédiable était accompli, ce qu’à Dieu ne plaise!
nouvelles
croyez-vous qu’ils l’eussent ignoré. Les l’exécution de
sont ailées, croyez-vous que celle de
parents n’eut pas volé en un clin d’œil de Bor
vos
deaux à Verneilhac.
D’ailleurs, ces habitants muets, qui peuvent
«
craindre une enquête de %’otre part — or, mon
homme est habile et je doute qu’il se soit dévoilé
à ce point — n’auraient pas manqué de proclamer
le moindre soupçon qu’ils auraient eu d’un tel fait?
N’ont-ils pas intérêt à fixer dès maintenant que le
château dont ils se sont rendu acquéreurs ne peut
plus avoir d’autres maîtres qu’eux?
Non! Non! André, ne soyez pas inquiet! Pour
moi, Marie Dumas dont vous m’avez conté l’histoire
«

est une mâtine experte en roublardise. Elle vous a


dit qu’elle irait trouver Mme Tallien. Elle y sera
allée. Theresa Caharrus est Espagnole — et il eut
pointe d’orgueil en ajoutant — elle est intel
une
ligente. Elle aura su agir. Probablement par des
voies détournées.
On n’arrache pas le morceau de viande au
«
chien. Tallien? J’ignore qui il est et son caractère.
Mais par sa situation même il est obligé peut-être
d’être plus cruel qu’il le voudrait.
Theresa Cabarrus dû s’arranger avec Marie,
« a
probablement, car ces deux femmes ont dû s’enten-
78 LES ESCLAVES DU PACHA D'ANDIN

dre à faire disparaître le ou les dossiers de Ver-


neilhac.
« Vos parents sont enterrés dans quelque vague
prison. Marie les soigne, probablement, les voit
peut-être, les console sûrement. Ayez confiance,
André!
— Ayez confiance! répétait Inez.
Et de fait la confiance renaissait, pour un temps
tout au moins, au cœur d’André.
La logique de l’homme pondéré qu’était don
Jaime, encore qu’elle ne reposât que sur des sup
positions, calmait les anxiétés de l’exi'ié...

Et la vie continuait plus calme...

CHAPITRE II
C’est vers cette époque qu’André de Verneilhac,
dans une posada où il buvait une cervoise, un jour
de chaleur, rencontra une bande de jeunes gens
avec lesquels il lia conversation.
Tous étaient français et ils reconnurent aisé
ment un compatriote.
Ils causèrent, se communiquèrent des nouvelles
du pays qui n’étaient d’ailleurs pas abondantes.
La reine était morte et Madame Elisabeth. Tous
s’étaient levés et découverts en prononçant ces deux
noms. Il courait d’ctranges bruits sur le dauphin
et les armées des princes se renforçaient chaque
jour.
Les jeunes gens prirent l’habitude de se retrou
ver à intervalles réguliers pour parler de l’état des
affaires de la couronne.
C’étaient tous de jeunes nobles du Midi qui
avaient fui la guillotine et toutes leurs histoires,
D’aÏDIN 79
LES ESCLAVES DU PACHA

qu’ils contèrent, avaient la même origine ou une


se
raison similaire. paternel
l'envahissement du château
Pour tous dénon
la demeure familiale ou encore une
ou de déterminés passçr la frontière
ciation les avaient à
et à prendre le chemin de l’exil.heureux, les terres
Tous regrettaient les temps l’aisance
où ils vivaient libres pas toujours dans
—pain du jour était assuré avec
il est vrai — et où le
du bon vin de France sans fatigue et chez
un verre
soi.
Injustes comme tous les Français à l’étranger, peuples
ils ne reconnaissaient aucune qualité aux
qui les admettaient gracieusement. l’éloignement
Ils étaient pleins de souvenirs quetarissaient
forcé faisaient plus beaux et ils nehabitants de pas la
de griefs imaginaires contre les
mépris des métiers qu’ils exerçaient et dont
ville, de
quelques-unes étaient infimes, de moqueries à
l’égard des braves gens qu’ils coudoyaient chaque
jour.
Quelques-uns ne parlaient pas de la patrie, ni de
France. Pour ceux-là, la patrie n’était que la pe
la regrets
tite parcelle où ils avaient vu le jour. Leurs
n’allaient pas aux malheurs du pays, ils ne voyaient
malheurs de la famille royale ou tes leurs,
que les chose rejoindre l’armée
et n’aspiraient qu’à une :
Condé et tourner leur épée contre leurs frères
de
de sang.
Ce n’était, il est vrai, qu’une minorité, mais com
toujours, cette minorité parlait haut dans les
me
réunions amicales et ce faisant, elle entraînait tes
faibles.
Comme André, tout en compatissant aux souf
frances terribles que la famille royale avait sup
portées, parlait néanmoins toujours des malheurs de
la France, de la honte de porter les armes contre
opinions paraissaient tièdes à ses
son pays, ces conversations
compagnons qui l’auraient exclu des
sérieuses; mais, comme cependant tous
jugées la
avaient reconnu la droiture de son caractère,
franchise de ses propos, ils ne l’écartèrent point dé
libérément de toutes les discussions qu’ils eurent.
Celles-ci se résolurent bientôt en un complot.
d’une barque,
Ils décidèrent tous de s’emparer aborder du côté de
de quitter l’Espagne, d’aller
plus sud encore s’il en était besoin.
Naples ou au blancs
De là, il serait facile dé joindre les habits
Kaiserliks, qui ils n’en doutaient guère et
des — d’en douter leur serait
d’ailleurs l’idée même ne
pouvaient fairje autrement que de
f>as accueillir
venue — ne
dans leurs rangs comme des envoyés
es
les couvrir d’honneurs et de les combler
du ciel, de
de grades et de faveurs.
André se souvenait des sages leçons defûtlibéra
lisme de son père et, tout attaché qu’il aux
concevait de l'horreur à l’idée
traditions, ne que
de porter les armes contre son pays.
Il essaya de faire entendre raison à ces cœurs
généreux mais à ces cervelles vides :
Arrêtez! Arrêtez! je vous prie mes amis! fit-
— lancez à l’aventure dans une action
il. Ne vous pas repré
pareille. Avez-vous réfléchi? Vous êtes-vous actions.
senté la conséquence de toutes vos
n’êtes les seuls Français de cette
« Vous pas
parler du reste de la Catalogne et
ville même, sans
de toute l’Espagne. barque,
Que voulez-vous faire? Prendre une
«
la voile. Fort bien tout cela, et après?
mettre à
n’est-ce
Avez-vous de quoi payer ce vaisseau. Non,
pas? Aussi votre équipée va-t-elle commencer par
dis-je vol? Etes-vous sûrs de ne
un vol; que un
Que le propriétaire lésé ne se
pas être surpris?
défendra pas? Vous ne comptez pas votre vie! C’est
dès que
très bien, vous croyez servir votre Roi
votre action commence. Ne voyez-vous pas que
risquez de tuer un de ceux qui vous ont
vous
libéré.
Philosophe! interrompit un des jeunes gens

du ton méprisant qu’il aurait pris pour crier :
Sans-culotte! Pas d’omelette sans œufs cassés.
Philosophe si vous voulez, continua André.

Je crois que cela veut dire ami de la sagesse. Je ne
suis pas sage, je suis prudent...
Prudent s’écrit 1, â, c,...

Arrêtez! fit André tout pâle et se contenant
— peine. Je vous l’ai dit le premier jour. Je ne
avec mot
sers pas ma patrie — et il appuya sur ce — en
battant contre elle dans les rangs de l’étranger
me
mais je veux vous mettre en garde contre...discours.
Eh! mon cher! au diable tous vos
— nous? C’est très bien! Lais-
Vous ne venez pas avec
sez-nous tranquilles. empêcher de nuire à tous
Mais je
—amis, à toutesveux vous
les femmes françaises qui vont
vos
rester ici...
— En quoi voulez-vous que cela leur soit nui
sible.

Et l’on passa outre.


L’expédition partit. Ils étaient une vingtaine qui
la composaient. Ainsi qu’il avait été comploté, on
s’empara d’une barque...
Ainsi qu’André l’avait prévu, malheureusement,
le propriétaire voulut défendre son bien...
laissé pour mort,
Il lui en cuisit. Bàtonné, blessé, après.
il mourut en effet quelques jours le
Une enquête fut ordonnée par gouverneur.
André continuait à vivre sa vie ordinaire. Jus
qu’au dernier moment il avait adjuré ses amis de
à projets funestes. Jusqu’au dernier
renoncer ces
moment, il ne fut pas écouté. Plein d’abnégation,
ignorant les outrages, les insultes, les raisons igno
minieuses que l’on donnait de sa conduite, ne vou
lant pas entendre que l’on entachait sa prudence
de lâcheté, il subit les sarcasmes sans sourcillier.
?
Les conjurés lui cachèrent le jour et l’heure de
l’exécution du complot.
Il apprit leur départ, le lendemain de la mort
du malheureux batelier.
Il en fut navré.
Cependant l’enquête continuait.
Le gouverneur n’avait point voulu, pour la faute
de quelques-uns, nuire à tous les Français de la
ville, mais il faisait rechercher si les conjurés n’a
vaient point de complices qui fussent demeurés.
Les alguazils n’eurent aucune peine à apprendre
qu’André connaissait les jeunes fous et qu’il était
courant de leurs intentions.
au
Peut-être surent-ils aussi qu’il les avait com
battus?
Toujours est-il qu’un jour, le gouverneur convo
Don Jaime, dont il était l’ami.
qua
Excellence ! fit celui-ci en entrant dans le

cabinet. l’huissier,
Le gouverneur, d’un geste congédia
puis, se levant, il s’avança vivement vers Don Salas
y Campeor. cher ami! asseyez-vous. Ne
— Mon ami! mon
craignez rien.
Et comme Don Jaime le regardait toujours, sans
comprendre.
Ecoutez, vous avez chez vous un jeune Fran

çais?...
Parfaitement! Un garçon excellent, plein de
— plein de courage et que j’aime comme un
cœur, refusé.
fils, comme le fils qui m’a été
Eh bien! jeune homme... l’enquête que j’ai
— ce
ordonnée sur la mort du malheureux Pacheco...
Oui! quoi André de Verneilhac est-il mêlé
— histoire?en
à cette
Il connaissait le complot.
— Mais il n’est pas parti? Alors?... Et d’abord il
ma table, et même il n’est pas
— chez moi, à
était
sorti ce soir-là...
i

!
Va! André, fit Inez de sa voix sans timbre.

Il serra les mains du vieillard qui l’attira sur sa
poitrine.
Il se pencha sur les mains d înez.
Adieu mon père! Adieu ma sœur!
— bondit
Il sur la mule et sortit du patio.
Don Jaime et Inez le suivirent jusqu’à la rue.
Lorsqu’arrivé au bout de la calle Saint-Jacques
il se retourna, il distingua la haute d’adieu...
silhouette de
Don Jaime qui lui faisait des signes
Dans les pâles lueurs des lampes, devant
l’image, une forme noire était agenouillée et priait.
Le lendemain, dans le sillage d’une barque, un
homme lisait un nom, un seul nom...
Au loin, la terre d’Espagne s’estompait dans les
buées du matin.

CHAPITRE III
Assis sur un rouleau de cordages, il regardait
fuir l’Espagne. Il pensait à l’aimable hospitalité
dont il avait joui chez Don Jaime Salas y Campeor.
Il revoyait les travaux dans le port : la surveillance
des débardeurs rapides sous le soleil; l’entrain, la
joie dans la peine de tout ce peuple et son indus
trie; cette habileté à se servir de toutes les circons
tances et à les tourner à son profit qui fait dire du
Barcelonnais — et ce dicton est devenu proverbe
que Des pierres même il tirerait du pain. »
—André songeait à
: «
ses retours vers la calle San
Joachim de Compostelle, à l’accueil que lui réser
vait toujours ce patio frais et parfumé.
Les odeurs qui émanaient des dépôts eussent pu
flatter une ardeur juvénile et l’inciter à courir les
pays, mais le souci d’être présent lorsque vien-
LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIV 85

lirait le problématique émissaire de Marie le fixait


en ce lieu.
Du moins c’est ainsi qu’alors il traduisait l’at
tachement qu’il éprouvait pour cette maison où
l’accueil l’avait touché^ si profondément dans son
cœur.
Il se voyait fixé là sous les ordres paternels de
Don Jaime. II y attendait la fin de la tourmente;
il y attendait qu’une occasion lui permit de revenir
à Verneilhac. Là il retrouverait ses parents, sa
sœur serait mariée; il aurait des petits-neveux et
puis Don Jaime viendrait le voir et lui reviendrai
passer quelques jours dans le patio fleuri.
Toujours lorsque l’on fait des projets d’avenir
et que l’on imagine des visions de ce que sera le
futur, la chose à laquelle sans se l’avouer l’esprit
songe le plus est cependant celle qui reste la plus
voilée.
Inez chaque soir passait à ses côtés, s’asseyait
à la même table. Depuis sa douleur, elle était pres
que toujours silencieuse. Elle vivait, certes, la vie
de la maison, s’intéressait à tout, gouvernait les
servantes et les serviteurs, mais semblait prendre
à tâche de faire tout cela avec le moins de paroles
possible.
Inez accompagnait donc sa vie d’une présence.
Mais il ne se rendait pas exactement compte de la
grande place qu’elle occupait dans son existence.
Parfois, partie pour passer quelques jours dans
la torra d’une tante dans les sierras voisines, il
remarquait son absence. Mais, il n’ignorait point
où elle se trouvait; il connaissait la date, presque
l’heure de son retour. La présence d’Inez conti
nuait donc. Il savait qu’elle ne courait aucun dan
ger, que malgré leur aspect barbare, les torres avec
leurs tours, d’où elles tirent leur nom, ne sont plus
des forteresses menacées par les Arabes pillards
ou les audacieux barbaresques osant des expédi
tions à l’intérieur du pays. Ce n’étaient plus, main-
d’aÎDIN
86 LES ESCLAVES DU PACHA

tenant, que des résidences campagnardes des mon


chercher
tagnes où les riches Barcelonnais vont
la fraîcheur.
Cette absence de la jeune fdle n’en était pas une
quelque sorte pour lui. Etant donné le silence
en âme désolée, aucun
presque continuel de cette
bruit ne manquait à André. La conversation se
poursuivait avec Don Jaime, roulait sur les affaires,
la politique, sur les nouvelles de France. Il sa
sur
vait les décrets proclamés contre les émigrés et ne
pouvait douter d’avoir été porté sur les listes et de
risquer sa tète à rentrer au pays. Et d’ailleurs, sans
s’en rendre compte, il n’en éprouvait nullement
le désir immédiat.
Ainsi coulait la vie, douce comme le miel que les
abeilles butinent dans les sierras, calme comme la
ride lorsque la chaleur en fait lever une
mer sans
buée transparente. Pourquoi fallait-il que des écer
velés se soient laissés aller à des actes répréhen
sibles, sans se souvenir de l’aimable hospitalité
leur avait donné la Catalogne? Pourquoi fal
que
lait-il que lui ait été au courant de leurs desseins?
Un souffle de vent et voici que la mer calme de
existence était ternie. Le voile diaphane se dé
son
chirait dans son esprit. Il était parti. Il aborde voguait
maintenant sur l’immensité des Ilots. Où
rait-il? Quelle allait être sa vie?
Au premier relai de sa route vagabonde, il avait
rencontré des êtres chers et voici qu’il les perdait.
Louis de Capférac était tombé frappé par une
balle. Il lui avait révélé des secrets. André de Ver-
neilhac avait-il bien compris que le mort lui avait
confié le soin de veiller sur Inez, de la protéger au
besoin?
André réalisait, maintenant, assis sur ce rou
leau de cordage, surveillant la chute du soleil, que
l’affection qu’il ressentait pour Inez n’était pas
simplement le sentiment du devoir qu’il avait im
plicitement accepté auprès d’elle.
Il rendait compte qu’un homme jeune, de
se
bonne santé, auquel est confié le soin de garder
une jeune fille, ne supporte pas longtemps impu
nément ce rôle de tuteur et, qu’inconsciemment
Une ardeur plus tendre se substitue au devoir. -
C’est ce départ si prompt qui lui avait révélé le
secret de son cœur. C’étaient ce brusque lancement
dans l’inconnu, cette séparation brutale qui lui 1
avaient ouvert les yeux.
Ainsi, toute cette affection qu’il croyait frater
nelle, qu’était-ce, sinon de l’amour?
Il se repentait d’avoir si mal obéit à Louis, de
l’avoir trahi en quelque sorte.
Et pourtant, Louis, beaucoup plus âgé qu’André,
n’aurait-il pas dû savoir qu’un jeune homme ne
reste pas longtemps amical seulement envers une
jeune fdle qu’il voit chaque jour? Qu’un senti
ment plus doux est forcé de fleurir?
Au surplus, en quoi avait-il trahi Louis? Avait-il
jamais dit à Inez son amour? Comment l’aurait-il
pu puisqu’il ne le connaissait pas? Puisqu’il ne se
l’était pas avoué?
Et puis, cet amour inavoué n’était pas partagé.
Inez avait l’âme trop pleine du souvenir de Louis
pour avoir remarqué le jeune Français qui s’as
seyait chaque jour à la même table qu’elle, qui par
lait chaque jour des choses du négoce paternel.
Etait-ce si vrai tout cela?
Etait-il si sûr qu’Inez le considérât seulement
comme un frère affectionné?
Le dernier tableau du départ demeurait en sa
mémoire. La vue de la jeune fille abimée dans la
prière au pied de saint Jacques...
Ses mains ne tremblaient-elles pas lorsqu’il les
avait baisées?
Dans le sillage, le nom s’inscrivait : « Inez »,
« Inez » !

I
88 ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN
LES

Cependant les heures coulaient, les nuits succé


daient aux jours.
Ceux-ci étaient beaux. La tartane, vent en poupe,
filait gracieusement, sous toutes ses voiles : la
grande latine, la flèche, le grand couteau qui éti
rait sur le côté un beaupré secondaire, le foc et la
polacre. Lés matins s’éclaircissaient à l’est, puis pre
naient des teintes mauves, tournaient au rosesoleil.
s’enflammaient soudain et faisaient pâlir le
Les brumes repoussées, se perdaient à
l’arrière
du petit vaisseau. si quel
Une buée diaphane montait de l’eau et
barque paraissait, elle semblait voguer au-des
que
sus de l’horizon. Ils
Les dauphins joyeux s’ébattaient en bandes.
sautaient au-dessus des flots, luttaient entre eux ils
de vitesse. Puis soudain, filant entre deux eaux,
venaient bondir sous l’étrave. chauds,
Le jour vieillissait. Les zéniths étaient
si chauds que rien ne respirait plus à bord et sur
la mer.
Les dauphins, qui le matin bondissaient joyeux
autour du navire, disparaissaient, engloutis par
les frais abîmes.
Les nuits resplendissaient de toutes les étoiles.
Après avoir admiré la mort quotidienne du soleil,
la nuit étalait sur l’immensité son manteau cons
tellé.
La brise fraîchissait, activait la course du na
vire, et délassait les gens des ardeurs des midis.
Les étoiles lançaient sur la mer leurs lumières
qui y sinuaient comme des serpents.
Au sein de sa douleur, André se félicitait cepen
dant de cette course rapide. Il aspirait après la
terre où le travail, les soins humains, le besoin de
pourvoir aux nécessités le forceraient à oublier ses
songes ou sinon à les oublier, empêcheraient qu’ils
soient éternellement dansants devant ses yeux.
Il parlait au patron de l’arrivée prochaine, louait
la marche du bateau, la pureté du ciel et jusqu’aux
divertissements que lui offrait le spectacle de la
mer.
Mais le patron ne semblait pas partager sa con-
liance.
Instruit par l’expérience des surprises de la mer,
il citait des proverbes qui tous tendaient à prouver
qu’il ne faut se réjouir d’une chose que lorsqu’elle
est entre vos mains, et qu’on ne doit se féliciter
d’une heureuse navigation que Iorsqu’amarré au
quai ou ancré dans le port que l’on doit atteindre,
on n’a plus rien à craindre des vents et des flots.
Il semblait dans ses discours appréhender quel
que changement d’humeur de cette Méditerranée,
si belle certains jours, si subitement terrible à
d’autres heures.
Déjà, la nuit, il ne courait plus que sous son
hunier volant et sa polacre.
Il avait manifestement peur et sa prudence fut
récompensée en ce sens qu’il ne fut point surpris
outre mesure d’un grain qui éclata subitement,
déchira la voile de hune, et se changeant en oura
gan emporta le petit navire comme un fétu.
Les souflles étaient chauds comme I’haleine de
l’enfer, la pluie qui tombait à grosses gouttes ne
rafraîchissait en rien l’atmosphère et dans cette
fournaise la sueur coulait sur tous les fronts.
Pendant trois nuits et deux jours le bâtiment
courut presqu’à sec de toile conservant juste ce
qu’il fallait pour gouverner dans le sens du vent.
Les vagues monstrueuses ondulaient sous la
coque. De l’Ouest, elles accouraient forcenées, ter
ribles, levant des dos hérissés comme des hordes
de bisons sauvages. Elles soulevaient le navire, le
suspendaient haut dans le ciel, puis s’effondraient,
creusant derrière lui des abîmes sans fond.
Quelques-unes, croyant saisir leur proie, sem
blaient s’arrêter, prendre du champ pour s’écrou
ler furieuses dans le vide.
Attaché au mât, le patron surveillait tout : indi
quait le fléchissement d’un hauban, l’effort fau
chant d’une drisse détachée qui était le jouet des
vents; l’outil, le bloc de bois, le rouleau de cordes
qui, lancés sur le pont, menaçait les jambes. 11 en

tremêlait ses commandements de prières dont les


hommes hurlaient les répons.
André, qui n’avait point voulu descendre dans le
poste et qui la plupart du temps demeurait ferme sur le
pont, s’agrippait à tout ce qui lui paraissait
ment fixé. était
Il admirait le spectacle qui certes gran
diose, et s’émerveillait de la fureur des éléments
déchaînés.
Cependant, les plus grands efforts s’épuisent. Un
matin, la tartane se retrouva sur une mer calmée. elle
Ayant fuit sans résistance devant le vent,
n’avait que peu souffert de l’ouragan, mais le pa
tron ignorait où il se trouvait.
Sachant à peu près, cependant, sa position lors-
qu’avait éclaté la tempête, ayant essayé d’appré
cier la vitesse du vent et sa direction, il estimait
qu’on devait sous peu atteindre l’extrémité sud de
la Sardaigne.


A • •
l’aube du
••»•••••••••••
Il ne l’atteignit jamais...
/
deuxième jour, la vigie, grimpée sur
l’enfléchure du hunier, signala, au Sud, faisant la
même route, une voile. qu’ils
Il hurlait les détails au fur et à mesure
se
manifestaient à ses yeux.
Deux voiles latines... une galère... Ils roulent
—tentes qui abritent la chiourme la nuit... aux
les
antennes de mestre et du trinquet des flammes Pi de
des flammes vertes... Sainte Vierge du
guerre...
lier! une enseigne rouge... avec du blanc... sur les
loup gris... les Barbaresques ! les Barba-
voiles, un
resques!
Et il dégringola sur le pont, tout pâle.
LES ESCLAVES DU PACHA D'ANDIN 91

C’était là la plus terrible des nouvelles. Cela re


présentait le massacre ou l’esclavage. Peu de chan
ces d’échapper à la capture, d’abord! Peu de chan
ces, ensuite, d’échapper à la mort ou aux fers éter
nels!
Triste sort!
André eut un sourire amer. Avoir fui l’expul
sion, la captivité possible dans son pays, la mort
peut-être et être la proie d’infidèles barbares, écu
meurs des mers, pourvoyeurs de tous les bagnes
du Levant!
Qu’est-ce que le couperet rapide de la guillo
tine contre le fouet terrible du comité? contre l’es
clavage perpétuel?
Déjà la galère se rapprochait. Encore que la tar
tane bien entoilée filât à bonne allure, le même vent
favorisait les barbares. En outre, ils avaient l’avan
tage de nombreuses paires de rames.
On les voyait, à bord, se préparer au combat.
Par-dessus la rambarde avant, sans masquer le
coursier, le gros canon de chasse, les hommes
ayant cargué les voiles, disposaient les deux lon
gues antennes comme un pont par-dessus l’éperon.
En effet, les rames empêchent les bords à bords
et ces vaisseaux attaquent toujours les ennemis
par l’avant.
Par les antennes, les agresseurs se précipitent
sur le pont de la victime, et en avant le carnage...
Tout semblait prêt. On distinguait sur le car
rosse, qui est le château arrière dans les galères, la
captan commandant la manœuvre. Paisible, il
égrenait son chapelet.
Scandant la nage sur un rythme égal, un esclave
battait le davoul comme pour une danse : tara ta
tata! tara ta tata!
Les comités, courant sur la coursie, marquaient
à coups de fouet la mesure sur les dos ahanants.
Les galioundjis, massés à l’avant, se préparaient
à l’abordage.
A bord de la tartane, c’était la terreur. Terreur
du nombre, terreur de la force, terreur de l’hor
reur. Que pouvaient, en effet, les dix ou quinze
hommes de l’équipage, tous gens paisibles, contre
les sacripants qui les menaçaient. Il n’y avait au
cune chance de salut, il n’y avait aucune chance
d’échapper à ce sort funeste. Avant une heure-
une heure? bien moins sans doute, tous seraient
morts on enchaînés.
André s’étonnait de l’inactivité de ses compa
gnons; il aurait voulu qu’on se défendit, qu’on
luttât.
Que faire? répondait le patron. Ils ont le

nombre, ils ont la force; si nous nous rendons,
nous éviterons toujours d’être massacrés. Après,
nous verrons...
Contre ce raisonnement, il n’y avait lien à ob
jecter. Beau courage que de se faire tuer. 11 est
plus courageux de se réserver pour d’autres ac
tions, lorsque votre honneur n’est pas en péril et
pouvez invoquer contre vous la puissance
que vous
du nombre. Et puis, lorsqu’il y a de la vie, il y
toujours de l’espoir disent tous les peuples de la
a
terre dans toutes les langues du monde.
Mais pour un Français comme l’était André,
valeureux comme celui des de Ver-
pour un sang
neilhac, il était dur de s’avouer vaincu sans
combat.
Il aurait voulu se battre, tous le supplièrent de
se rendre sans résistance.
Il céda. Il tira de ses chausses les pistolets qu’il
avait repris lors de son départ, les lança pur des
sus bord et attendit.
Il y eut un choc. Des antennes de la galère, qui
surplombaient maintenant le pont de la tartane,
des grappes d’hommes armés se précipitèrent.
Sans motif, quelques Espagnols furent égorgés
milieu des rires, des invocations à Allah.
au
André, à l’arrière, attendait. Deux galioundjis se
précipitèrent vers lui, cimeterre haut.
Ils ne frappèrent point, mais empoignèrent le
jeune homme aux épaules.
Ceci dépassait les limites de ce que pouvait sup
porter André. Ses poings se détendirent à la fois;
les heidonques frappés au visage, reculèrent un
instant, puis se précipitant de nouveau, ils se saisi
rent violemment du jeune homme et sous les coups
nombreux qu’ils lui portaient, celui-ci perdit entiè
rement connaissance.

CHAPITRE IV

André ne sut jamais combien de temps il de


meura dans cet état d’inconscience.
Quand il revint à lui, ce qui fut une opération
fort longue sans doute, il se réveilla graduellement
et ne fut point surpris de se trouver en un réduit
obscur, ^ans la cale jugea-t-il.
D’étendu qu’il était, il se mit péniblement sur
son séant. Ses membres endoloris ne lui permet
taient de mouvements qu’au milieu d’atroces souf
frances. Celles-ci furent si vives qu’il retomba rapi
dement prostré au fond de son cachot.
Pas plus que la première fois, il ne sut mesurer
la fuite du temps. Cependant, lorsque dans le noir
il ouvrit les yeux, il eut la sensation que plusieurs
jours s’étaient écoulés.
Il avait grand’faim et se sentait faible. Jus
qu’alors il n’avait perçu aucun bruit du dehors,
mais maintenant il distinguait, outre des cris, un
bruit de balancement régulier.
La mémoire lui revint. Il pensa à la chiounne et
frissonna. Il vit sa jeunesse s’enfuir, lui, attaché
à son banc vieillissait. Ses cheveux blanchissaient
et puis, un jour, le comité levait son fouet sur lui
et lui, incapable d’un effort plus énergique, s’af
faissait sur son banc...
On le jetait dans un coin de la cale et voici que
bientôt, se frottant les yeux, il se réveillait...
Le rêve se mêlait à la réalité. Mais cette fois la
conscience lui revenait tout entière...
La chiourme n’était plus un songe fugitif. Il
entendait le bruit de l’eau sur les parois du navire.
Il entendait les claquements du fouet et le ronron
nement de tous les efforts. Des pieds déplacés,
doute, au-dessus de sa tète, faisaient tinter
sans
des chaînes et puis, régulier aussi, il percevait
bruit d’arrachement suivi d’un bruit de
comme un
chute de gouttelettes serrées, le bruit des pales des
avirons s’évadant d’un même ahan! hors des flots
et l’eau qui en ruisselait...
Il distingua des battements de tambour.s’accrou Il vou
lut se lever, se cogna rudement la tête et
pit de nouveau.
Autour de lui, il y eut des bruissements furtifs
et comme il reprenait son souffle, une bête courut
sur une de ses mains...
De surprise, il poussa un cri.
Alors s’ouvrit la porte de son cachot. Un homme
apparut dans le chambranle. Il parlait dans une
langue inconnue. Puis, comme André ne bougeait
point, le galioundji se baissa brusquement, le saisit
bras et violemment le tira hors du réduit,
par un
dans une coursive faiblement éclairée.
André se redressa. La colère avait fait plus pour
le faire rentrer dans ses esprits que les soins mer
veilleux d’un médecin. Au surplus, il n’avait au-
blessure, simplement une courbature généra
i cune
lisée qui lui venait des coups dont l’avaient roué
les deux soldats de la galère, lors de la prise de la
tartane.
11 toisa l’homme. C’était un gaillard bâti en
force.
Il portait une robe assez longue, ouverte sur des
LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN 95

pantalons bouffants sénés à la ceinture par une


étoffe brillante dans laquelle était glissé un long
poignard recourbé. Ses jambes jusqu’aux genoux
étaient prises dans des bottes de peau très souple,
sans semelles, et il chaussait par-dessus des galo
ches en cuir dur, avec couture sur le dessus du
pied et recourbées au bout. Sa tête était entur-
bannée.
L’homme recommença à parler. Il accompagnait
son discours de gestes dont André comprit la si
gnification. Il s’avança dans la coursive vers une
échelle. Le jour tombait de l’ouverture. André se
tourna vers son guide et geôlier. D’un geste celui-
ci l’invita à grimper.
Ils accédèrent sur le pont, au bas du carrosse.
André se raidit. L’orgueil le força à surmonter les
douleurs qu’il endurait encore à chaque mouve
ment.
Autour de lui, accroupis dans toutes les posi
tions, fumant de courtes chibouques, les galiound-
jis, les soldats jouaient avec des cartes crasseuses.
Quelques-uns, presque étendus sur des rouleaux
de cordages, fredonnaient en sourdine des mélo
pées languissantes, avec des reprises plus aiguës
qu’ils poussaient en relevant la tête et en portant
la main, paume en avant, sous l’oreille et sous la
mâchoire. D’autres, deux à deux, poussaient ^es
pions sur un tableau et semblaient jouer aux
dames.
Des marins, pieds nus, chemise déchirée serrée
à la taille dans un pantalon fermant par une cou
lisse, grimpaient aux cordages et aux échelles,
comme des chats. Un mouchoir, fortement lié en
bandeau autour de leur front, était leur coiffure.
Sans se retourner, placé devant le carrosse où
le ^geôlier était allé chercher des ordres auprès du
captan, André put observer ces détails.
On lui fit signe de grimper à son tour auprès du
maître du navire
LES ESCLAVES DU PACHA D A1DIN

Celui-ci, vêtu d’étofTes plus riches, avec des cuirs


plus fins et un turban volumineux de blanches
mousselines, se tourna vers André.
Le salut d’Allah soit sur toi! fit-il en fran-

A voir l’étonnement se peindre sur le visage du


jeune homme, le capitaine eut un sourire empli de
satisfaction et de malice.
Je parle ta langue, continua-t-il, et tu pour

ras me répondre. Mais que l’esprit du Prophète
t’anime et t’évite de parler d’une langue fourchue...
« Qui es-tu? Que
faisais-tu sur cette tartane, au
milieu des misérables Ispagniols?
Je suis un pauvre voyageur, forcé de quitter

l’Espagne et je me rendais en Sardaigne...
Un pauvre voyageur! Et tu portes de belles

étoffes; ton caftan est fin. Ta langue n’aurait-elle
ta
pas exprimé ce que pense ton esprit?
Si monsieur.
— Misérable insolent, Allah t’a donc frappé de

cécité que tu ne vois pas que je suis le maître.
Apprends que lorsque je permets que l’on me
parle, on doit me nommer Excellence, et s’incliner
respectueusement.
André ne répondit point. Le capitaine continua :
Tes vêtements sont tissés de fines étoffes et
— galioundjis ont trouvé
mes sur toi des pièces d’or.
Par la barbe du prophète tu mens en te disant un
pauvre voyageur.
C’est la
—respectueuse vérité, Excellence — mais l’inclinai
son que rédamait le capitaine fut ré
duite par André à un simple mouvement de tête
L’or que vous avez trouvé est toute ma fortune.
»—
J’ai quitté mon pays. Je ne sais où sont mes pa
rents, mon château ne m’appartient plus, et si je
suis un Seigneur par la naissance, je suis un pau
vre voyageur par la suite de mes malheurs.
— Que la pitié d’Allah t’accompagne. Tes mains
sont trop douces pour t’atteler à la rame, comme
a
J ,*f

98 LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN

tuient à l’obscurité. Il avança la main vers le plat


qu’on venait de lui apporter et la retira vivement...
Il venait de toucher une autre main.

La première surprise passée, il regarda autour


de lui, mais il ne vit rien. Au surplus, la lumière
était si imparfaite que les parois étaient invisibles
et que, pour autant qu’il en pouvait juger, sauf à
l’endroit où il était appuyé, où il touchait par con
séquent le mur, les autres limites du cachot pou
vaient être assez éloignées.
Alors il parla. D’abord à voix basse, puis un peu
plus haut. Un sanglot lui répondit. Puis, entre
coupés des hoquets de la douleur, ces mots en espa
gnol :
— Seigneur! Seigneur! est-ce qu’ils vont nous
faire du mal?
Qui
— José. es-tu? fit André dans la même langue.
— José? Ah oui! Le
— mousse.
De Verneilhac se souvint de sa figure. C’était un
enfant de douze à treize ans, petit, trapu, intelli
gent, mais non encore endurci aux fatigues des
traversées, à la lutte contre les éléments.
Cette succession de malheurs, la tempête d’abord
et ses horreurs, puis l’arrivée de la galère, son
attaque et ce qui s’en était suivi, tout cela faisait
un ensemble sinistre dont l’enfant avait été pro
fondément frappé et dont il restait encore apeuré
— Où es-tu? fit André.
— Ici, murmura la voix.
Dans le coin sombre d’où partait cette réponse,
il était impossible de distinguer quoi que ce fut
— Approche!
Vous ne me ferez pas mal?
— ...
— Mais non, voyons, bêta. Tu sais bien qui je
suis : l’employé de don Jaime Salas y Campeor.
LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN 99

Celui qui a rejoint la tartane juste au moment de


partir.
— Ah oui! fit la voix de José.
Et l’on entendit quelque chose glisser sur le sol.
Puis, quand l’enfant se fut rapproché d’André, il
lui saisit la main pour la porter à ses lèvres.
Voyons, petit, il faut être brave. Nous sommes

dans une situation difficile. Pénible même et très
dangereuse. Raconte-moi ce qui est arrivé depuis
que les forbans se sont précipités sur la tartane.
O Monsieur! je ne sais pas, je ne pourrai

pas-
André ne renouvela pas de suite sa demande,
mais, caressant l’enfant, flattant ses joues, lui par
lant avec douceur, il parvint à calmer son anxiété,
à apaiser ses sanglots, â diminuer sa peur.
Il se souvenait de ce mousse, sur le pont de la
tartane, courant avec entrain pour exécuter les
ordres, soumis, obéissant, et, malgré tout, fin, futé.
André lui avait parlé ù plusieurs reprises.
José lui avait répondu avec déférence et vivacité,
riant largement, poli, mais non obséquieux.
De retrouver le jeune mousse en de semblables
circonstances parut à André de bon augure. Il se
vit moins seul, moins abandonné au milieu des
mécréants, et résolut de tout faire pour conserver
avec lui la plus jeune victime de l’océan et des
pirates.
La peur cependant avait été si forte, le désespoir
si violent, que cela prit longtemps à notre jeune
homme pour apaiser l’esprit de José.
Petit à petit, cependant, celui-ci se délivra de ses
craintes. Remis en confiance, il se redressa, sécha
ses larmes. Dans sa voix une note reparut, une
note moins lugubre.
— Ah! les coquins! Que la Sainte Mère de Dieu,
la Vierge du Pilier nous protège et que le diable
grille en enfer les tripes de ces scélérats.
—-
Qu’est-ce qui est arxivé? fit André. J’étais
100 LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN

sans connaissance presque dès le commencement...


— Eh bien, voila! Vous savez, quand la galère
s’est approchée, elle a frappé notre pauvre bateau...
— Oui! acquiesça André. Les soldats barbares
ont dégringolé sur le pont, après...
— Ce ne sont pas des pirates, paraît-il.
— Ah?. des soldats de celui qui est le
— Non, ce sont
grand chef, très loin, dans une grande ville qu’ils
appellent... qu’ils appellent... voyons... Estain... non
Ist... ah! voilà : Istamboul.
— Istamboul... Mais alors, ce sont des Turcs-
Don Jaime avait des clients à Istamboul qu’on
appelle aussi Constantinople.
Oui, c’est cela, approuva José.
— Après!
— Alors, ils ont tué Lopez et Raffaelito et Garcia,

qui ne se défendaient pas. Les bourreaux riaient
en les égorgeant. Les autres et moi, ils nous emme
nèrent. Ils se moquaient de nos signes de croix.
Nous avons été lancés à ceux qui étaient restés
sur la galère et nous avons été traînés, à l’arrière,
à l’endroit où le pont est très haut, où il y a le
tambour. Un grand bonhomme était là, avec une
robe et un grand morceau roulé sur la tête... il avait
une grosse barbe,..
André sourit à cette description du captan.
Celui-là, il a parlé dans son langage qu’on
—comprend
...
ne pas. Y a des autres hommes, deux,
avec des grands fouets, qui sont venus. Le grand
bonhomme y leur a dit quelque chose et les hommes
au fouet ont tâté nos bras et nos jambes... Alors,
moi, on m’a écarté. J’ai compris que j’étais pas
assez fort... On a traîné le patron et les autres vers
les bancs où il y a les rameurs. On les a attachés,
et ils rament maintenant...
Pauvres diables, murmura André.

— Moi, j’ai eu peur. Y a des hommes qui ont
voulu me jeter dans la mer! J’ai crié. Quelqu’un
D’AÏDIN 101
LES ESCLAVES DU PACHA

est venu et j’ai été traîné ici, et je suis resté tout


seul. Y a des rats. J’ai pleuré, j’ai sangloté, j’ai
de mourir... Mais vous êtes venu. Alors,
eu peur
ça va mieux. J’ai faim, maintenant.
La naïveté de ces paroles et de cette description
faisait sourire André. Malgré la gravité de leur
situation, son sang-fioid gascon regagnait, sa maî
trise.
— Résumons,
fit-il; la tartane?...
Au fond de l’eau. La galère, en abordant, a

fait un trou. La tartane est restée accrochée. Quand
ramé en
nous avons été à bord, les rameurs ont soldats
arrière; mais, en même temps que nous, les
ont transporté à bord toute la cargaison qui se
mange et qui se boit.
Prévoyance, murmura André en souriant.
— Quand la galère été dégagée, la tartane a
— a
coulé... Pauvre tartane...
Cependant, André continuait. Il parlait comme
pour lui. José écoutait :
Nous sommes prisonniers des Turcs. Ils ne

nous ont pas tués; donc ils ont besoin de nous.
Les matelots et le patron, qui sont robustes, rem
placent des rameurs malades ou morts. Le petit,
parce qu’il est trop faible, moi, parce que j’ai de
beaux habits — ici André tâta ses vêtements, les
regarda dans la très faible lumière du cachot et
eut un petit rire moqueur à l’endroit de ses beaux
habits. — Le petit et moi, nous serons vendus si
l’on ne nous rachète pas. Les autres aussi peut-
être.
S’ilsjreulent nous vendre, ils n’ont aucun inté
«
rêt à nous déprécier. Ils nous traiteront sinon bien,
du moins pas mal... Et d’abord, moi aussi, j’ai
faim, qu’est-ce qu’ils nous donnent? -
Il tendit la main vers la bassine que l’on avait
apportée et posée près de lui.
Le petit était déjà occupé à manger.
André du doigt chercha une cuiller. Il n’y en
avait point.
José lui tendit la bassine :
— Mangez, fit-il.
— Pouah! fit André connue il avait porté à sa
bouche, avec ses doigts, une pincée de la bouillie
qui était dans le récipient, que c’est mauvais.
C’était compact et gluant, une farine il ne

savait de quoi — délayée dans de l’eau. Il repoussa
la bassine.
José recommença à manger.
André se recula contre la cloison et se reprit à
réfléchir : « Donc,, pas de danger immédiat. Où
était-on? Où allait-on? Combien de temps durerait
le voyage? On était, il ne savait où; on allait pro
bablement à Smyrne; et cela durerait... ce que cela
durerait. »
Il n’y avait rien à faire qu’attendre. André s’al
longea sur le plancher et se disposa à dormir.
Déjà, près de lui, étendu sur le dos, à côté de
la bassine vidée, l’enfant donnait déjà d’un calme
sommeil.
Une respiration régulière entr’ouvrait ses lèvres.
Un petit bruit l’accompagnait. Ce bruit berçait
André. La douleur de ses membres endoloris s’ap-
paisait et la fatigue l’endormit.

CHAPITRE V

La traversée fut longue. André et l’enfant la


passèrent presqu’entièrement dans le réduit à
l’avant du bateau. Une ou deux fois seulement on
les en fit sortir pour les mener sur le pont respirer
l’air.
La marche de la galère était régulière. Il y eut
peut-être cependant des incidents, mais dans le
LES ESCLAVES DU PACHA d’AÏDIN 103

trou noir où ils étaient enfermés, ils ne les con


nurent point. En tous cas, la mer fut douce.
On les traitait sans brutalité, on leur apportait
régulièrement la même bouillie fadasse qu’ils
avaient eue le premier jour. André avait fini par
en manger. Il ne fallait point dépérir. Il fallait se
tenir le corps prêt à toutes éventualités.
Sans souci du jour et de la nuit, ils dormaient
tous deux quand ils s’en sentaient l’envie.
André, dans la lumière restreinte qui venait,
d’ailleurs, il ne savait d’où, avait exploré à tâtons
leur prison.
C’était une pièce de dimensions réduites, qui
épousait la forme de l’avant de la galère. Au delà,
était sûrement l’éperon. Au-dessus de leurs têtes,
la batterie des canons, avec le coursier qui est celui
du milieu, et tout autour, la rambarde.
Dans la plus grande partie de cette prison flot
tante, André se tenait très facilement debout. Il
profita de cette circonstance pour se livrer, à chaque
réveil, aux mêmes exercices des jarrets que lui
avait, dans le temps, enseignés son maître d’armes.
Il espérait ainsi conserver la souplesse de ses mem
bres qui, sans cela, se fussent ankylosés.
Bien plus, profitant de ce qu’il avait un compa
gnon, il chargea le mousse de le frictionner régu
lièrement. Ainsi, peu à peu, sa courbature disparut,
les douleurs s’atténuèrent. Il lui fut bientôt pos
sible de se remuer, sans que certains mouvements
lui arrachassent dès cris imprévus.
Ces occupations eurent encore un autre résultat :
c’est que José se familiarisa avec le jeune homme,
qu’il perdit la notion aiguë et douloureuse de la
situation, qu’il eut en un mot moins le temps de
penser à ce qui allait arriver.
Dans de pareilles circonstances, il est inutile de
ressasser toujours la même chose et de se lamenter
d’avance sur les injustices du sort.
Si André et José avaient su. à peu près, ce qui
allait advenir d’eux et de quelle façon les choses
se passeraient, il eût pu être profitable — tout en
laissant naturellement une large part à l’imprévu
— d’étudier à fond les circonstances et de prépa
rer avec soin, soit des paroles soit des actions qui
répondraient aussi bien que possible aux événe
ments.
Mais que savaient-ils? Rien au delà du fait brutal
que la galère se rendait à Smyrne et qulils allaient
y être vendus.
Au surplus, même pour André, Smyrne n’était
qu’un nom qui avait déjà frappé son oreille. Don
Jaime y achetait à un marchand italien des figues,
des raisins et du tabac.
A cela se bornait ses connaissances. Il n’y avait
donc pas lieu de se creuser la tête à imaginer des
événements. Le mieux était d’être prêts à tout et
d’attendre, en reprenant des forces et de l’élasti
cité.

Ils avaient pu être une dizaine de jours à bord


de la galère, lorsqu’un matin un galioundji ouvrit
' orte du réduit et fit signe à André de le suivre.
André voulut emmener José avec lui, mais le
soldat repoussa le gamin et referma la porte.
Aux protestations de de Verneilhac, l’homme
haussa les épaules et, sans répondre, poussa André
dans la coursive.
Anxieux de ce qui allait suivre, le jeune homme
avançait en baissant la tête. Il arriva ainsi devant
le carosse où on le fit monter.
Le capitaine y était assis sur des coussins. Il
tenait d’une main un long chibouque au bout
d’ambre et en tirait des bouffées régulières.
André s’inclina poliment.
Mohamed captan le regardait et semblait éva
luer le prix qu’il en obtiendrait lorsqu’il le ferait
vendre à Smyrne.
LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN 105

— Allah nous a fait la grâce d’une bonne tra


versée, fit-il en français.
Le jeune homme acquiesça d’un signe de tête.
Je t’ai fait monter pour te montrer la terre
—vrais
des croyants. Allah — que son nom soit béni]
— l’a choisie pour être l’antichambre du Paradis...
André ne répondait toujours pas.
— Comprends-tu ta langue lorsque je la parle?
Un baba — que Dieu lui enseigne la voie droite! —
me l’a apprise. Beaucoup d’esclaves la compren-.
lient...
Il était satisfait de soi-même, sa figure rayonnait
et, de fait, il parlait la langue assez purement.
André lui en fit compliment et comme c’était la
yérité, il ne pensa point qu’il s’abaissait en recon
naissant le fait.
Le captan continua :
— Ce soir, nous serons à Smyrne. C’est la perle
de l’Anatolie, Guzel Ismir, dit-on en turc. La Belle
Smyrne. Mais il y a trop de Grecs, de ces damnés
orthodoxes, que l’enfer confonde et que Cheitan
écrase. Vois! là, derrière nous, à droite, c’est Chio,
devant nous, à gauche, Metelin. Le padre, le baba
qui m’apprit le français, racontait une histoire
d’une sultane, dans cette île. Je ne me souviens
plus, et puis j’ai demandé aux hodjas, ils n’ont pas
su ce que je voulais dire. Alors j’ai compris que
le baba avait fait un conte mensonger, car tout ce
qui est, est dans le Livre et le Livre c’est le Coran
qui est la parole d’Allah — que son nom soit béni!
André saisissait peu de chose à ce discours. Il
ignorait l’histoire de Sapho, car le vénérable curé
de Verneilhac ne lui en avait jamais parlé, et peut-
être pour cause...
Le captan, lui, continuait son soliloque.
Il avait nommé Métélin et File boisée avait défilé
sur la gauche de la galère; maintenant, celle-ci fai
sait route dans un large estuaire.
— Kara Bouroun. le nez noir. C’est là que bien
106 LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN

des flottes qui ont voulu attaquer Smyrne sont


venues se briser... Là, Tchoustan et les autres îles,
dans le fond, Vourla...
Il parlait, il parlait toujours. Du doigt il dési
gnait des îles, des montagnes, il les nommait, il
étalait de son pays un orgueil manifeste.
André regardait.
Certes, l’ensemble était beau, la claire lumière
qui baignait toutes ces côtes, toutes ces îles, en ren
dait brillant l’aspect, mais si parfois un nuage mas
quait le soleil, on ne voyait plus que bords escar
pés, dépouillés de toute verdure, des saignées de
terre rouge, inculte, et l’antichambre du Paradis,
comme le nommait le captan, ne semblait guère
fait, pensait André, pour engager les vrais croyants
à pousser plus avar»t.
Mais l’on vante toujours, devant n’importe
quelles oreilles, le coin de terre où l’on est né.
André se demandait dans quel but on l’avait tiré
de sa prison. Il ne comprenait pas...
Après Vourla, on laissa à droite les deux frères,
deux pics jumeaux. Sur un promontoire, un petit
fortin barrait la rade. Dans le fond de la baie,
Smyrne s’élevait sur les pentes.
A cette heure, le soleil qui déclinait incendiait
les vitres de la ville.
Là, le spectacle était beau. Les maisons brunes
s’étageaient sur les contreforts des montagnes. Des
cyprès nombreux étiraient leurs fins fuseaux. Des
minarets montraient le ciel.
C’était l’Orient et tout ce charme prenant qui
vous enveloppe au premier regard, et dont les tares
innombrables ne se révèlent qu’ensuite.
Malgré que notre héros, dans sa situation pré
caire, ne fût pas à même de goûter entièrement
l’aspect merveilleux, il ne laissait pas cependant,
oubliant un instant la gravité de l’heure, d’admirer
le spectacle nouveau.
Tu connais les chevaux? jeta à brûle-pour

point le capitaine.
André fut abasourdi de l’étrangeté de la demande.
11 était si loin de penser qu’un navigateur put
avoir à connaître quelque chose des chevaux qu’il
ne répondit point sur-le-champ.
Serais-tu devenu sourd subitement? continua

Mohamed d’une voix acerbe.
Excellence, j’admirais la ville.
— Cheitan t’écrase! De quel droit l’esclave
— Que
ne répond-il pas à son maître?
Connais-tu les che
vaux, je répète?
Oui, Excellence!

Là-dessus, Mohamed, qui s’était dressé majes
tueux, abandonna son chibouque, se détourna, fit
un signe. On entraîna de Verneilhac qui, de nou
veau, fut enfermé dans le réduit, à l’avant du
bateau.
José l’interrogea.
Pourquoi il m’a fait monter sur le pont? Ma

foi, je ne sais guère. Peut-être pour me montrer
son pays! Pour me faire admirer son
savoir! En
tout cas, pour me demander si je connais les che
vaux.
Et il sourit :
Drôle de manière de poser les questions.

Enfin, qui vivra verra. Nous ne sommes pas très
bien ici. Nous voilà arrivé à Smyrne. Nous essaye
rons d’être mieux.
Et il continua de réfléchir sur l’incident.
Beaucoup de paroles oiseuses pour une ques

tion, de l’amabilité, puis de la sévérité aussitôt.
Drôle de bonhomme! José, ajouta-t-il, il va falloir
.faire attention, car, si nous ne sommes pas pru
dents, nous serons enterrés ici, à moins qu’on ne
nous laisse pourrir dans un coin...
On entendait sur le pont les manœuvres de l’ar
rivée et des cris qui venaient du navire et des bar
ques qui commençaient à entourer celui-ci.
CHAPITRE VI
La galère que commandait Mohamed captan était
une de celles qu’armait le vali de Smyrne pour le
compte des pachas d’Aïdin.
Ces pachas, qui étaient de la grande famille des
tvara Osman Oglou, princes de Karamanie, étaient
bien, à cette époque, les vassaux du Grand Sei
gneur, Chef des Croyants, qui régnait à Constan
tinople, mais en fait ils étaient souverains presque
absolus dans toute cette province d’Aïdin, dont
Smyrne est la principale ville.
Leur autorité s’étendait d’ailleurs presque jus
qu’à la Syrie.
C’étaient des seigneurs superbes, px-otégeant les
artistes et raffinés comme les sultans des Mille et
une Nuits. C’étaient également des hommes cruels
pour qui la vie humaine ne comptait que pour peu
de choses et dont le despotisme était effroyable.
Ils régnaient sur le plus riche pays de l’Asie
Mineure, vivaient dans le faste, au milieu d’une
cour nombreuse, et levaient des impôts et des sol
dats dans les tributs avoisinantes. Leur gai'de par
ticulière était composée de Zeibecks qui veut

dire princes — et qui sont d’une race farouche fiè
rement attachée à ses coutumes, et en particulier à
son vêtement traditionnel et de Yourous.
La galère, au moment où elle avait capturé la
tartane, revenait de porter au dey d’Alger des
esclaves circassiennes que le pacha régnant d’Aïdin
envoyait en échange d’esclaves nubiennes dont il
lui avait été fait don.
Mohamed captan s’était donc vanté en se pré
tendant le maître des prisonniers qu’il avait fait.
Il en devait compte, et un compte exact, au vali,
qui, lui-même, en était responsable vis-à-vis de son
suzerain.
LES ESCLAVES DU PACHA D’AÜUN 109

Lu délation et l'espionnage étaient, et sont encore


en Turquie des choses trop oxdinaires pour que
Mohamed captan, d’abord, et le vali, ensuite, se
soient hasardés à distraire pour leur propre compte
un des prisonniers.
Les malheureux matelots et le patron de la tar
tane étaient venus fort à propos pour combler quel
ques vides sur les bancs de la chiourne. Leur sort
se trouvait par là immédiatement réglé.
Dès que le vaisseau eût été amaré à son poste
ordinaire, une partie des galériens fut débarquée
et logée dans le bagne.
Celui-ci se trouvait à droite du konak ou palais
du vali gouverneur. Les Espagnols étaient au
nombre des rameurs débarqués. Jamais plus ils ne
revirent André de Verneilhac et le mousse José.
Pour ceux-ci, Mohamed attendit la nuit close
avant de leur faire prendre la terre. C’était prudent,
pensait-il.
En effet, il y avait alors à Smyrne, comme dans
toutes les villes de l’empire ottoman, des quartiers
dans lesquels étaient établis les Européens et des
cendants d’Européens qui n’étaient nullement su
jets du Grand Turc et vivaient là sous leurs lois
spéciales de la même vie dont ils auraient vécu
dans leurs pays respectifs.
Les consuls des diverses nations qui peuplaient
les Echelles du Levant, ainsi que se nommaient
ces colonies — étaient tout-poissants et les valis ou
gouverneurs de ville, de même que les pachas ou
gouverneurs de provinces cédaient toujours visi
blement devant leurs réclamations ou même leurs
exigences, quitte à se rattraper d’une autre manière.
Or, de même que les autorités musulmanes entre
tenaient des espions nombreux dans les quartiers
francs, de même les consuls avaient également des
yeux et des oreilles partout où cela pouvait sembler
nécessaire.
Mohamed captan n’ignorait rien de tout cela. Il
110 LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN

tenait d’autre part à recevoir la récompense qu’il


croyait bien méritée par la capture du jeune sei
gneur qu’il ramenait et ne voulait pas, au dernier
moment, se voir frustrer d’un profit si légitime par
l’intervention d’un de ces chiens de giaour, d in
fidèle, qui aurait pu apprendre l’arrivée d’André et
du jeune José.
La nuit tombée et les premiers moments passés
de l’effervescence que l’arrivée de la galère avait
produite sur les basses populations du port, une
troupe de galioundjis débarqua. Au milieu, André
et José, vêtus comme des soldats, furent conduits
vers le palais du gouverneur.
Celui-ci entretenait justement un envoyé du
pacha d’Aïdin. Au milieu du festin et des danses
que des Circassiennes expertes et belles exécutaient,
un serviteur s’approcha du vali et lui glissa quel
ques mots à l’oreille.
— Par le Prophète qui est l’envoyé de Dieu!
voici une agréable nouvelle. Je suis l’esclave du
pacha, fit-il en se tournant vers son hôte, et voici
qu’une galère vient de rentrer au port, qui a
turé sur le chemin du retour cap
— Loué soit Dieu
pour la gloire de nos armes! — qui a capturé une
tartane portant un riche seigneur qui est expert
au maniement et au dressage des chevaux. Pacha,
vous plairait-il de le conduire à nos princes pour
s’occuper là-bas de ces magnifiques chevaux du
Yemen dont vous me parliez il y a un instant?
En finissant ces mots, il s’inclina vers son hôte.
Celui-ci lui rendit le salut.
— Gloire à Dieu pour cette pensée qui sera fidè
lement rapportée au pacha mon maître. J’emme-
nerais ces esclaves cette nuit.
C’est ainsi qu’André et José, juchés
^ sur un petit
cheval des Balkans, suivirent l’escorte de l’envoyé
du pacha d’Aïdin qui allait être leur maître.
Les pachas d’Aïdin habitaient dans cette ville
un
LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN 111

konak ou palais divisé, comme dans tous les pays


musulmans, en haremlik et en selamlik.
Le selamlik, habitation des hommes, était séparé
de l’habitation des femmes par une passerelle, gar
nie de croisillons en bois de frêne, qui permettait
aux épouses et servantes du harem de se rendre
de l’une à l’autre des habitations sans s’exposer
aux regards des curieux.
En outre, les croisées du harem étaient égale
ment garnies des mêmes croisillons de bois. Les
femmes pouvaient voir sans être vue, et leur dignité
était ainsi sauvegardée.
Ces deux habitations étaient construites en bois,
milieu d’un parc immense, clôturé de murs épais
au
et hauts. A l’extérieur, des hommes de la garde des
pachas, la plupart appartenant aux tribus zeibecks
des environs, exerçaient leur surveillance.
Les logements des esclaves étaient situés à l’in
térieur du parc, tout autour de l’enceinte.
Il y avait plusieurs sortes d’esclaves, les plus
nombreux appartenaient aux pachas depuis des
générations. Les autres, comme André et José, pro
venaient de rapts exécutés sur mer ou dans d’autres
circonstances.
On profitait de toutes les connaissances de ces
derniers pour leur faire remplir des emplois parti
culiers, les autres n’étant que de simples serviteurs.
C’est ainsi qu’André, sur la simple affirmation
qu’il connaissait les chevaux, se vit confier le soin
de dresser des bêtes superbes mais un peu sauvages
qu’un pacha du Yemen avait envoyé en présent à
Aïdin.
Le prédécesseur d’André dans cette tâche avait
été victime d’une plaisanterie un peu forcée d’un
des parents du pacha. Comme ce parent croyait
avoir quelques raisons de se plaindre, il était entré
subrepticement dans les écuries et, déjouant les
surveillances, il avait coupé l’oreille droite à cha
cun des chevaux.
Le palefrenier, à la suite de cette mésaventure,
subissant le ressentiment du pacha, avait disparu,
un jour, sans laisser de traces. On murmurait que
le pacha l’avait fait enfermer dans un
sac de cuir
et jeter dans un précipice.
Ce n’est que plus tard qu’André apprit
ces détails.
Quand il arriva, les chevaux avaient été remplacés.
Le pacha du Yemen avait de nouveau rempli les
écuries de ces bêtes magnifiques qui sont les perles
des bazaars de tout l’Orient.
André les soignait avec cœur, sans cesser d’avoir
présent à l’esprit le désir de s’enfuir,
José était demeuré avec lui.

Plusieurs mois s’écoulèrent. Les deux compa


gnons, maintenant, se faisaient comprendre en
turc. Ils avaient même lié quelques relations avec
des Zcibecks de la garde et les avaient trouvés bons
compagnons, assez attachés à leurs maîtres, mais
conservant toutefois une grande indépendance et
restant fidèles à leurs coutumes et à leurs manières
de se vêtir.
Leur costume était fort pittoresque : un pantalon
collant sur les cuisses et bouffant à gros plis der
rière, tenu par des ceintures de soie ou de laine
voyante fixées à la veste courte brodée et rebrodée
d’or et d’argent. Fiers d’une peau très blanche et
de fines attaches, ils gardaient les genoux
nus. Les
jambes étaient serrées dans des guêtres de grosse
laine de mouton et de chèvre; aux pieds, des sou
liers de peau de mouton très échancrés, fixés par
des lanières croisant sur les mollets.
La pièce principale de leur costume était le
silaklik ou ceinturon d’armes, dans lequel étaient
passés tout ensemble des pistolets, un yatagan, des
poignards, la pipe et le sac à tabac, une pincetle
pour cueillir la braise rouge. Une gourde et une
poire à poudre, ainsi qu’un sac à balles pour leur
D’aÏDIN 113
LES ESCLAVES DU PACHA

fusil, étaient suspendus par des cordonnets de fil


d’or.
Leur coiffure était composée de plusieurs calottes
de couleurs éclatantes, particulièrement rouges,
toutes entourées d’un voile ou kéfié à franges de
soie.
André et José se rencontraient parfois avec eux
dans le service, par contre, ils n’avaient jamais vu
le pacha régnant, celui-ci se trouvant à l’époque
dans une autre de ses résidences.

CHAPITRE VII

La vie était assez facile à Aïdin. André et José


accomplissaient fidèlement leur tâche. La disci
pline était assez douce et les esclaves, somme toute,
n’étaient point maltraités.
Lorsque les femmes du harem et leurs servantes
voulaient profiter d’un beau jour pour prendre
leurs ébats dans le parc, les eunuques du palais
écartaient de l’endroit choisi tous les autres seiv
viteurs ou esclaves mâles. Pendant une journée,
telle ou telle autre partie du parc se trouvait donc
entièrement réservée.
Le lendemain, on y trouvait des lambeaux de
gazes légères, des écorces de fruits, oranges ou pas
tèques, parfois des ornements féminins.
Un jour — une pareille récréation ayant eu lieu
la veille — André ramassa dans l’herbe une bourse
de soie. Elle contenait quelque menue monnaie et
un papier, écrit en français.
Dès qu’il fut seul, André lut :
Mieux vaut la mort que de subir plus long
«
temps cet esclavage. Qui que tu sois qui liras cette
supplique, ne durcis pas ton cœur, écoute moi.
« Je suis chrétienne. Si tu es musulman et peu
généreux, porte ce message à l’intendant. Je con
naîtrai alors le lacet et serai pour toujours déli
vrée de mes misères. Si, au contraire, un noble
esprit t’anime, fais un signe, je te connaîtrai et je
S arviendrai jusqu’à toi. Enlevée aux miens à la
eur de mon âge, je gémis dans les fers et soupire
après ma délivrance. Aide-moi, ô mortel que j im
plore, et aie pitié de Lucile que l’on nomme ici
Saïmé. >
Ayant lu, André, assis dans un coin de l’écurie,
songeait. Il ne pensait pas à détruire la lettre. Il la
tenait entre ses doigts et avait laissé retomber son
bras le long de sa cuisse. Les regards perdus, il
revoyait le passé, et se troublait à la pensée de l’in
fortunée compatriote, liée aux memes endroits par
la même infortune.
José survint. André d’un sursaut reprit ses
esprits.
— Connais-tu quelqu’un au harem? lui de
manda-t-il.
— J’ai vu Osman Agha, le chef des eunuques.
Il est aimable et me fait faire parfois des commis
sions.
— As-tu entendu parler d’une femme nommée
Saïmé?
— Non. Je sais seulement que la princesse favo
rite est appelée Nilufer.
— Ah!
André retomba dans sa songerie.
Cependant, José, par sa jeunesse, par ses rires,
par son caractère heureux qu’il avait recouvré au
fur et à mesure qu’il oubliait ses souffrances, jouis
sait d’une liberté assez grande.
En principe, il devait aider André dans le soin
des chevaux, et, en fait, il lui rendait le plus de
service qu’il pouvait, mais cela lui laissait du temps
sans emploi, dont il profitait pour fureter dans tous
les coins. Il connaissait donc parfaitement les sen
tiers du parc, les couloirs de selamlick où l’absence
115
LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN

du prince laissait un accès plus facile, les loge


ments des autres esclaves.
Un matin, alors qu’André ayant brossé les che
les ayant menés à l’abreuvoir, leur avait
vaux,
donné la ration journalière et finissait de nettoyer
l’écurie, José s’approcha de lui.
Je connais Saïmé, fit-il.
I —André, qui depuis qu’il avait posé la question à
José, n’avait jamais plus parlé de cette femme, tres
saillit; il tapota la joue de José :
Tu es un bon compagnon, fit-il.
— Voilà! la vieille Zeïneb qui fait les commis

sions des dames et ne porte plus le voile, est mon
amie.
Petit coquin! s’écria André en riant.
— Oh! Monsieur! Zeïneb me fait faire des
— Elle est vieille et elle aime rester étendue
courses. qui fait
sur les coussins. Alors c’est moi les com
missions pour les princesses. L’autre Jour, elle
devait aller chercher un vieux juif qui venait de
Syrie avec des voiles brodés, des abricots confis de
Damas et des peignoirs tissés de fils d’or. Zeïneb
est sortie. Elle a fait quelques pas sur la place. Elle'
n’a vu personne, et comme le soleil était chaud, elle
n’a pas voulu aller plus loin.
Je suis passé à ce moment. Elle m’a appelé et
«
m’a demandé d’aller chercher le marchand. Mais
le tchavouche, le gardien de la porte, ne voulait pas’
me laisser sortir. Alors elle lui a dit quelque chose
et le tchavouche et elle éclatèrent de rire. Il m’a
fait signe de sortir et m’a crié de faire vite.
« Au bazaar, vous savez que
je suis déjà allé
plusieurs fois. Personne n’a peur que je me sauve,
je suis trop petit, pensent-ils, et puis, vous les con
naissez, ils sont tellement persuadés que nous
sommes heureux ici et que le manque de liberté ne
nous est pas lourd à supporter, qu’ils ne peuvent
vraiment pas penser que nous désirions nous en
fuir... Comme nous ne nous plaignons jamais, ils
116 LES ESCLAVES DIT PACHA DAÏDIN

nous croient non seulement résignés, mais con


tents de notre sort.
— Qui t’a dit cela?
— Le tcliavouche lui-même, il y a quelque temps.
Je n’avais pas songé à vous le répéter.
— Continue.
— Au bazaar, j’ai trotté partout, j’ai trouvé le
juif et je l’ai ramené.
« Zeïneb nous attendait avec impatience. Elle
a pris le juif avec elle et ils sont entrés dans L'an
tichambre du bâtiment des femmes.
« Lâ Zeïneb a pris la marchandise pour la mon
trer...
— Où est Saïmé dans tout cela?
pas impatient. Si vous ne me laissez
— Ne soyezl’histoire
pas raconter comme je peux, je ne sau
rai plus rien vous dire.
-— Bien, petit, continue,
je serai sage.
Pendant que Zeïneb était chez la princesse, le
—attendait
juif sur le pas de la porte. Il m’a raconté
son histoire et j’ai écouté ses lamentations. Il faisait
bon, j’étais à l’oinbre, le vieux parlait son mauvais
espagnol. Moi, je me reposais.
— Mais tu deviens Turc pour la paresse.
Tous deux rirent et José continua :
— Alors uneparlé femme est entrée dans l’anti
chambre, elle a au juif en turc, lui faisant des
reproches. Celui-ci répondait par des courbettes,
des salamalecs comme ils disent, et protestait de sa
bonne foi. A la fin, il a écarté son caftan crasseux
et, de sa ceinture, il a sorti un tout petit sac. « Voilà,
Saïmé hanoum. Voilà, Madame Saïmé. »
« Vous pensez comme j’ai regardé. C’est une
jeune femme. Comme elle était voilée, je n’ai pas
vu son visage, mais sa voix est douce. Elle a ouvert
le petit sac et s’est écriée : « Oh! les belles perles!
C’est bien de m’avoir appris votre langue, j’ai com.
pris. Je ne voulais pas parler devant le juif, alors
j’ai chanté la petite chanson « Au clair de la lune ».
118 LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN

On servit des boissons fraîches, des pâtisseries


aux amandes et au miel, des fruits, des melons
oblongs et jaunes, véritable sucre fondant, des pas
tèques rafraîchissantes, des grenades mûres, des
jujubes, des pommes, des poires.
Puis les divertissements commencèrent. Parmi les
esclaves, parmi les suivantes, il y avait des chan
teuses, il y avait des danseuses. Les unes et les
autres firent valoir leurs talents.
Les eunuques qui, d’abord, montaient une garde
sévère, s’étaient peu à peu approchés du groupe
joyeux et prenaient plaisir à assister au spectacle.
Ils dodelinaient de la tête à mesure que l’on chan
tait et accompagnaient les danses de battements ré
guliers de leurs mains.
Cependant, quelques suivantes s’écartaient du
centre principal des divertissements. Elles se réu
nissaient à part et commençaient ces discours sans
fin dont se réjouissent les Turquesses. Elles les
ponctuaient d’exclamations, de louanges et de petits
saluts. D’autres, plus rares, s’éloignaient lentement,
errant sans but sous les arbres du parc, cueillant
une fleur par ci, une autre par là, et composant sans
hâte de petits bouquets.
L’une de ces dernières, absorbée en apparence
par cette occupation, s’approcha du kiosque près
duquel était caché André.
Elle avait relevé son voile et montrait une figure
douce, ovale, des yeux bruns, un nez fin, un teint
légèrement coloré. Elle portait sur la tête un petit
bonnet rond, orné de sequins et d’où pendaient les
mousselines dont elle se servait pour dissimuler ses
traits.
André siffla doucement les premières notes de
« Au clair de la lune >. Sans
paraître obéir à autre
chose qu’à une nouvelle fantaisie, la promeneuse se
rapprocha de l’endroit où était caché le jeune
homme.
— Vite, qui êtes-vous? fit-elle.
LES ESCLAVES DU PACHA D A1DIN 119


André de Verneilhac, pour le moment esclave
du pacha.
Moi, Lucile Lauvijoux, enlevée presque sur la
— de
côte Port-Vendres.
— Que puis-je faire pour vous’
— M’aider à fuir.
correspondre?
— Comment petit Tous les soirs, je
— Par votre compagnon.
descends à la fontaine devant l’appartement des
femmes. Qu’il me guette, et qu’il s’approche lorsque
j’aurais une fleur dans la bouche. Il est petit, on le
connaît, la vieille Zeïneb lui fait faire des commis
sions. CJn ne le remarquera pas. Je lui parlerai ou
je lui donnerai un billet. Il est de France?
Non. Esnagnol, de Barcelone, et ne sait presque

Je parlerai catalan.
— Parfait.

Lucile s’éloigna lentement et rejoignit un groupe
de suivantes. André attendit la nuit. Une fois les
princesses revenues dans leurs appartements, le parc
se vida.
André fut libre de revenir vers les écuries.

CHAPITRE VIII

Hussein Agha était le chef des Zeibeks qui four


nissaient les soldats de la garde particulière au
pacha d’ATdin.
C’était un homme jeune encore, noble d’allure,
mais un peu fruste. Il possédait toutes les qualités
et tous les défauts des gens de sa race, était fidèle
à sa parole, observateur rigoureux de toutes les
clauses du contrat verbal qui le liait ainsi que ses
partisans au représentant du Sultan de Constanti
nople, mais chatouilleux sur le point d’honneur, ne
120 LES ESCLAVES DU PACHA D’aÎDIN

supportant pas le manque d’égards et se souvenant


toujours des bienfaits et gentillesses comine des
affronts ou même des simples manquements à la
courtoisie.
Il haïssait, ainsi que cela est naturel, l’homme
qui, en l’absence du pacha, représentait l’autorité
de ce dernier.
C’était, ainsi que cela se rencontre toujours, une
créature ordinaire, sans foi et sans honneur, qui
dévait sa haute situation qu’à la facilité avec
ne
laquelle il courbait l’échine, rampait devant plus
puissant que lui, mentant pour décerner un com
pliment, mentant également pour dénoncer la faute
d’un autre.
Ce triste sire se nommait Irfan, était comme le
bouffon du pacha d’Aïdin. Celui-ci, avec l’inscfu-
ciance d’un grand seigneur qui ne faisait au fond
aucun cas de son ministre et avait pour lui le plus
grand mépris, lui avait cependant confié avant son
départ la conduite des affaires.
C’était laisser en bien mauvaises mains une admi
nistration difficile.
Bien souvent, le pacha, violent, coléreux, mais
droit et sans duplicité, avait pu dire devant son ser
viteur à tout faire qu’Hussem agha était trop fier,
qu’il avait trop de morgue, que le fait de conserver
au service du prince les costumes de sa
nation dis
tinguait trop les Zeibecks du reste des troupes de
suite, auxquelles, pour imiter Constantinople, il
sa
avait donné des uniformes calqués, ou à peu près,
sur ceux de la garde des sultans. Irfan bey, dans son
zèle, se souvenait des désirs de son maître, et, sans
soucier du caractère de Hussein agha, dont le
se
pacha, au contraire, ne manquait jamais de mettre
en balance la susceptibilité,
résolut de réussir cette
réforme avant le retour de Kara Osman Oglou.
Comme il arrive toujours, ce maître flagorneur
avait sous ses ordres un plus flagorneur que lui, qui,
le complimentant sans cesse et vantant ses mérites
bien au delà de la réalité, le rendait plus orgueilleux
que le paon.
Midhat effendi, ayant donc connu le dessein
d’Irfan, commença d’en parler aux serviteurs. Ces
conversations, naturellement, n’étaient nullement
l’expression de la vérité. Il ne disait pas : « Irfan
l)cy désirerait beaucoup réaliser le vœu du pacha
d’Aïdin, qui voudrait rendre uniformes les vête
ments et l’armement de sa garde. » Non, on disait :
« Irfan bey va habiller les
soldats de la garde par
ticulière du pacha selon le goût du sultan de Cons
tantinople. »
Ainsi, ce qui n’était qu’un désir exprimé devenait
une menace.
Hussein agha ne manqua naturellement pas d’être
informé de ces propos. Or, dans la convention,
dans le pacte verbal — entre hommes d’honneur,
la parole vaut un écrit — qu’il avait avec le pacha
d’Aïdin, il était bien convenu que les Zeibecks con
serveraient toujours le costume de leur clan, et, en
conséquence, la moindre atteinte à cette entente de
vait rompre la bonne harmonie qui régnait entre le
suzerain et le vassal.
Si le pacha d’Aïdin s’était alors trouvé dans son
gouvernement, Hussein agha, qui connaissait sa
droiture, fût allé le trouver, et la question, remise
sur son véritable terrain, eût été facilement résolue.
Hussein agha aurait dit :
— Mon pacha, j’entends dire que vous avez l’idée
de nous imposer un uniforme.
— Camarade, aurait répondu le pacha, ce n’est
qu’un désir.
— Et notre convention?
— Tu y tiens. Entendu, rien ne sera changé, les
Zeibecks conserveront les habits de leur tradition.
Mais le pacha d’Aïdin était absent. Irfan bey
administrait en ses lieu et place et Midhat effendi
mentait.
122 LES ESCLAVES DU PACFIA D'aÏDIN

Ce fut ce dernier que vit Hussein agha et auquel


il posa la question :
En elTet, répondit le cauteleux personnage,

j’ai entendu parler d’une chose comme celle-là.
C’est impossible, fit Hussein.
— Et pourquoi, agha, cela serait-il impos
— mon
sible?
Parce que le pacha a donné sa parole.
— Mais enfin, le pacha est le maître! Et puis,

vraiment, voyons, pourquoi n’accepteriez-vous pas?
Vous savez le bel elTet que font tous ces beaux uni
formes de la garde du sultan?...
Et les promesses?
— Mais il
ne s’agit pas de promesses, il s’agit

d’uniformes.
C’est la même chose!
— Mais si acceptiez, comme cela, gentiment,
— vous
le pacha serait si heureux!
On dit le pacha va donner un uniforme aux

Zeibecks, il n’est pas question de nous faire accep
ter un uniforme.
C’est vrai! acquiesçait timidement Midhat, et

il jetait un coup d’œil de coin sur le chef des Zei
becks.
Celui-ci rougissait de colère, se croyant lésé dans
scs accords.
voir Irfan bey, criait-il véhémente
— Je veux
ment.
Or, tous les encenseurs du pouvoir sont gens qui
aiment pêcher en eau trouble. Tout en flagornant
Irfan bey, Midhat ne manquait jamais de lui sus
citer, d’une manière adroitement détournée, toutes
les difficultés possibles. Quand il vit Hussein agha
suffisamment irrité, il parut se ranger à l’avis de
ce dernier. Il prétendit voir si
Irfan pouvait rece
voir le chef et revint bientôt répondre d’un air em
barrassé — faussement embarrassé :
Irfan bey est absent.

Hussein insista.
LES ESCLAVES DU PACHA
d’aÏDIN 123

Mon agha, je vous dis qu’il n’est pas là.


— chien, fit l’autre en le prenant à la
— Tu mens,
gorge.
Ach! Oh! Epargnez-moi! Epargnez-moi!
— Irfan bey?
— Pas visible!

— Il est là?
— Oui! glissé dans
Ce fut un soupir. Déjà la face de
Midhat bey bleuissait. Hussein le lâchant, il tomba,
mais un sourire passa sur ses lèvres.
L’entrée chez Irfan bey de Hussein en fureur fut
terrible. Les objets suspendus à sa ceinture clique
taient. Ses yeux lançaient des éclairs. Sur sa face
brune, des plaques rouges se montraient, attestant
tous les ravages que les paroles perfides de Midhat
efTendi avaient produits sur la nature droite de
Hussein.
Que le salut d’Allah soit sur toi et sur les

tiens! fit Irfan bey.
L’habitude de se composer une attitude et de ne
laisser paraître sur son visage aucun des sentiments
qui pouvaient l’agiter, permit à Irfan de prononcer
cette phrase d’accueil sans faire remarquer sur ses
traits le trouble et la peur dont son âme était pleine.
Il connaissait la violence de Hussein agha, qui
était d’ailleurs proverbiale dans la région, et il sa
vait que si le chef des Zeibecks pouvait voir qu’il son
inquiétude cela augmenterait encore le danger
courait.
Et, de fait, le simple énoncé de cette phrase paci
fique et rituelle troubla profondément l’homme
furieux.
Il s’arrêta net, comme cloué au sol, et portant
sa main droite au sol, à la poitrine et au front, selon
la coutume, il balbutia :
Et qu’avec... qu’avec toi soit le salut!

recommença plusieurs fois
... décontenancé, il
Puis,
précipitamment le salut coranique.
124 LES ESCLAVES DU TACHA d’aÏDIN

Irfan bey sentit passer en son coeur l’apaisement.


Sa peur était partie, il envisageait maintenant la
situation avec confiance, sûr de sa dialectique per
fide, de la finesse de ses ruses, qui triompheraient
— il en était certain — de la rudesse, somme toute
naïve, de son interlocuteur.
— Encore une fois le salut, fit-il, cordial. Prenez
place, mon agha.
Et d’un geste large, il lui montra des coussins
sur le divan auprès de lui.
Mais cette démonstration d’affabilité n’eut pas le
résultat qu’il en croyait obtenir. Le fait de consi
dérer Hussein agha comme son égal et de le lui
montrer en le faisait asseoir à côté de soi rendit à
ce dernier son assurance. Sa colère abattue, la
finesse de sa race reprit le dessus sur la chaleur du
sang. Il s’assit, croisa les jambes, se courba de
nouveau dans un salut cérémonieux et commença
de tirer sur la chibouque que l’un des serviteurs
lui avait apportée.
Quelques instants s’écoulèrent en silence, puis
Irfan bey parla :
— Beau temps, fit-il. Bonne saison, bonne ré
colte...
Et, ponctuant ses phrases d’un petit salut, Hussein
agha répéta :
— Beau temps, bonne saison, bonne récolte...
— Comment Allah a-t-il traité les fils de ton
sang, ô mon agha?
— Allah est grand et miséricordieux, et Maho
met est son prophète! Je suis l’indigne serviteur de
l’un et de l’autre.
Ce fut au tour du bey de saluer avec componction.
La conversation se continua de la même manière
pendant quelques instants. Les phrases banales
alternaient avec les silences polis, durant lesquels
on n’entendait que le bruit régulier des pipes. Enfin,
l’agha commença :
— Je suis venu...
LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIM 125

— Oh! immense est le plaisir que me donne ta


visite.
— J’ai cru devoir venir...
—- Tu
sais que tu seras toujours le bienvenu chez
le pacha, dont je ne suis que le bien indigne repré
sentant.
Cependant, le soin que mettait Irfan bey à recu
ler le plus possible le moment de l’explication dont
il soupçonnait fort bien le motif, contribuait à
rendre à Hussein agha tous ses esprits.
— Connais-tu, lit-il soudain, ô Irfan bey, cette
histoire du saint homme Nasr’eddine Hodja?
Ton talent de conteur est admiré, ô mon

agha! et si même je connaissais l’histoire, les paroles
fleuries qui tomberont de ta bouche lui prêteront
certainement une saveur nouvelle. J’écoute, ô mon
agha, c’est du miel comme celui que butinent les
abeilles sur le Gumuck Dagh, sur la Montagne d’Ar-
gent, qui va couler de tes lèvres.
Et le représentant du pacha se cala sur ses cous
sins, comme quelqu’un disposé à jouir, sans aucune
gêne, du régal d’une histoire nouvelle narrée par un
conteur réputé.
Qu’Ailah me guide dans le choix de mes mots!
— advint
Or, il une fois que Nasr’eddine Hodja, .que
chacun révérait dans son village et dans le vilayet
et dans le gouvernement même et plus loin encore,
il advint donc que le saint homme fut convié à un
repas de noce. Or, les invités étaient nombreux,
choisis, et gais. Ils étaient venus de longues dis
tances, chevauchant ces petits chevaux rah’van, qui
ne connaissent que le pas et le galop et marchent
l’amble, ce qui rend les chevauchées plus douces.
Béni soit Allah pour tous les biens dont II nous a
gratifiés!
« Et les invités étaient nombreux, les serviteurs
occupés à prendre soin des chevaux, d’autres à gar
nir les tables de tous les plats du festin, personne
ne lit attention au hodja lorsqu’il pénétra dans la
126 LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN

maison, modestement vêtu de son caftan ordinaire


et d’un turban vert dont la couleur avait jauni au
soleil et aux pluies.
« Facétieux, comme
il lui plaisait souvent de
l’être — la joie est la pureté de l’âme et comme
telle agréable à Allah — le hodja s’assit, à l’écart,
sur un banc et attendit. Il attendit longtemps, très
longtemps, puis, un serviteur s’approcha :
« — Allons, sors-toi de là, fit-il au saint homme,
que personne n’avait reconnu. Qui vient dans la
maison de la joie avec un aussi pauvre habit! Vite,
file!
« Le hodja obéit. Souriant malicieusement, il
revint chez lui, endossa son manteau doublé de four
rure, et coiffa un superbe turban nouvellement
enroulé.
« Dès le
seuil, ayant attiré l’attention par son
magnifique accoutrement, il fut conduit à la meil
leure place et tout le monde lui prodigua les plus
profond égards.
« Cependant, le
maître de la maison, de sa main,
entassait devant lui les plats les mieux accommodés,
les moutons rôtis entiers, les carpes farcies, les pou
lets cuits dans les noisettes, à la mode circassienne,
les cerises sures, les pâtisseries au miel, les crèmes
aux blancs de poulets.
« Et le hodja avant
de porter la main aux plats,
relevait le pan de son bel habit et le trempait dans
les sauces, en murmurant d’une voix engageante :
« — Mange, mon
petit, mange!
« Chacun s’étonna de ces manières. Quelle pouvait
hien être la raison de ceci? On le demanda au saint
homme?
« — Eh quoi?
répondit-il. C’est juste, je recon
nais les mérites.
« — Vous reconnaissez les mérites?
Quels mérites
a votre manteau?
« — Quels mérites? Mais tous.
« — Comment cela tous?

« Mais oui. Je suis venu déjà ce matin. Je suis
resté assis sur le banc, là-bas. Personne n’a fait at
tention à moi. Un serviteur, même, m’a chassé...
« — Un serviteur vous a chassé? Lequel, vite, le
quel?
« — Eh là! Doucement. Il m’a chassé parce que
je n’avais pas mes habits de fcte.
« -— Mais, hodja, pourquoi n’aviez-vous pas mis
vos habits de fête?
« — Parce que, comme vous me voyez tous les
jours ainsi, j’avais pensé que vous me reconnaîtriez
mieux.
« — ...
« — Maintenant que
je suis revenu avec mon
caftan fourré et mon beau turban, vous me prodi
guez les honneurs et les grâces. C’est donc à mon
habit que je dois vos bons soins. Il est bon qu’il en
profite. »
Hussein se tut. Depuis le commencement de
l’histoire qu’il connaissait de longue date, Irfan bey
se demandait où le Zeibeck voulait en venir. Puis
il saisit.
— Belle histoire, mon agha. Et contée par un
maître. Allah a meublé ta bouche de fleurs d’or et
d’argent.
Hussein agha S’inclina devant le compliment.
— Et, cela n’a pas un sens spécial, caché, que
moi, très inintelligent serviteur d’Allah — que son
nom soit béni — n’aie pas pu comprendre?
— Non! Cela indique, simplement, que l’habit
est une chose qui compte.
— Ah!
Et Irfan bey comprit.
Déjà, Hussein agha se levait et prenait congé
avec toutes les nuances du respect qu’il devait à
celui qui représentait le pacha.
— Allahsmaladik! Que Dieu soit avec vous!
— Gulé Guler! Allez en joie!
«n t#. •
128 LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN'

Mais lorsqu’il fut sorti du palais, il maugréait


des injures en regagnant son logis. Sur sa route, il
trouva José.
— Bonjour, petit! fit-il.
Il aimait cet enfant comme il aimait André de
Verneilhac dont il avait compris la nature droite.
S’adressant à José, il lui demanda où se trouvait
André.
Aux écuries, mon agha, répondit le jeune

mousse.
Tu lui diras de venir me voir. Très vite.

Puis, noble, le bras appuyé sur un de ses pisto
lets, il continua sa route, sifflottant un air de danse
de ces danses de sa tribu, gracieuses et souples com
me des passes d’arme blanche.
Le lendemain, André vit Hussein agha.
Le chef des Zeibecks ne traitait pas le jeune hom
me comme un esclave, mais comme un égal. Il
avait compris que celui-ci, dans son pays, avait un
rang bien supérieur à sa condition actuelle et il
savait lui marquer la différence.
Connaissez-vous Midhat elîendi, fit-il, abor

dant la question sans détour.
Oui, mon agha! un méchant homme!
— Avez-vous entendu dire le pacha, ou plu
— que
tôt Irfan bey — qu’Allah le fasse rôtir dans les
flammes de l’enfer — veut changer nos costumes?
— En effet. Soyez certain qu’il ne changera rien. Je
Bien.
— aime, jeune homme, et je vous dis ceci : dans
vous
quelques jours, je partirai avec mes hommes. Le
pacha s’est engagé à respecter nos coutumes et nos
vêtements. Si lui, ou son représentant rompt l’ac
cord, je suis libre, mes hommes aussi.
Vous, vous êtes fier. Vous êtes un chef dans
«
votre pays. Voulez-vous venir avec nous? Il n’y
aura plus d’esclavage pour vous.
André réfléchit un instant puis il répondit :
CHAPITRE IX

Sortant de la cour qui précédait l’appartement


des femmes, José avait conduit Lucile vers les écu
ries où André les attendait.
Bien que fort court, le voyage n’était pas sans
dangers possibles et, en fait, il fut à deux doigts de
se terminer malencontreusement.
En effet, au milieu du chemin, avant d’atteindre
le parc où la dissimulation était plus facile, la vieille
Zeïneb parut... José, bravement, alla à elle et lui
demanda de ses nouvelles :
Je viens du haremlike,
— n’as besoin de rien,
fit-il, pour m’informer
si tu car, ô mon œil, tu m’es
aussi chère que ma pauvre maman qui doit soupi-
rer après mes caresses.
Allah sera miséricordieux à ceux qui hono

rent les vieillards.
Zeïneb se pencha vers le gamin et lui flatta dou
cement les joues.
Pendant ce temps, Lucile s’était dissimulée der
rière une touffe de lauriers roses. José continua
tranquillement sa route. Lucire attendit que Zeïneb
soit rentrée dans l’appartement des femmes et sui
vit le jeune mousse.
Il n’y eut plus d’autre alerte et ils rejoignirent
bientôt André.
Celui-ci, devant la jeune fille, ne savait quelle
contenance garder. Il avait depuis sa première en
trevue réfléchi longuement aux conséquences de
son acte. Lucile était une jeune fille charmante,
digne d’être l’objet de l’affection d’un honnête hom
me, mais l’image d’Inez habitait le cœur de notre
héros. Il se tranquillisa donc et ne pensa pas un
instant que son amour pour la jeune Espagnole
fut exposé à la moindre attaque.
C’est donc en toute franchise et avec la camara
derie serviable d’un jeune homme aidant une jeune
fille en danger qu’il fit ce qu’il y avait à faire.
Dans un coin des écuries, il y avait des paquets
de vêtements. Déjà, José, avait presque complète
ment revêtu le sien. Il vint aider Lucile à achever
de s’habiller.
Sous ce costume pittoresque, plus encore que
sous ses vêtements féminins, la jeune fille était dé-
Cependant, dans l’appartement des femmes, les
princesses demandaient leurs suivantes.
On s’étonna, d'abord, sans s’inquiéter, que Saline
ne soit pas là. Quelqu’un fit remarquer qu’elle sor
tait ainsi chaque soir. Peut-être quelque chose, ce
soir-là, l’avait retenue plus longtemps qu’à l’ordi
naire.
’Zeïneb, pourtant, songeait à sa rencontre avec
José. Bien que ne soupçonnant encore aucun sub
terfuge, une nuance de méfiance hantait son esprit.
Elle sortit dans la cour du haremlike où Saimé-
Lucile avait l’habitude de se promener. Elle ne vit
personne. Elle poussa plus loin, sous les premiers
arbres du parc. Personne non plus n’était là. Elle
eut l’intuition que Saïrné avait fuit et comme il
n’était guère admissible qu’une femme, une chré
tienne, bien que parlant couramment le turc, ait
osé s’aventurer seule, elle fut bientôt persuadée que
la jeune esclave était allée retrouver ses compa
triotes.
Sa première impulsion fut de dénoncer sa pen
sée. A la réflexion, cependant, elle eut peur d’être
accusée de complicité. Or, comme à l’heure où
Saïmé avait disparu, Zeïneb n’était pas de service,
elle jugea préférable de se taire.
Grâce à sa crainte, plusieurs instants se passè
rent encore à attendre le retour de la retardataire.
Mais à la fin, il fallut se décider. La princesse à
laquelle Saïmé était plus particulièrement affectée,
fit appeler le chef des eunuques.
Celui-ci accourut. Sous sa haute coiffure en pain
de sucre, ses bajoues blafardes tremblaient un peu.
On l’avertit de l’absence de l’esclave, il leva les bras
au ciel :
— Allah kerim, fit-il, que Dieu me soit clément!
Et rassemblant rapidement les autres eunuques,
ilcommença les recherches.
Deux groupes se formèrent. Tous les serviteurs
furent rassemblés, on les munit de lanternes en
LES ESCLAVES DU PACHA d’aÎDIN 133

toile huilée. Les uns explorèrent le parc, les autres


visitèrent toutes les dépendances.
Les esclaves furent interrogés. Ils n’avaient rien
vu, ne savaient rien, mais tous tremblaient, crai
gnant les conséquences de cette fuite et les rigueurs
nouvelles qu’elle allait leur attirer.
La troupe qui explorait le parc revint bientôt
n’ayant rien trouvé qui put donner une indication.
Elle se joignit à l’autre escouade de chercheurs.
Parvenus aux écuries, ils y entrèrent. Là, per
sonne ne se trouva pour les recevoir et les rensei
gner. Ils visitèrent les écuries à fond. Dans un coin,
ils découvrirent en tas les hardes de José. D’abord
ils n’y prêtèrent qu’à demi attention, mais dans un
autre coin, des voiles sur le sol se dessinèrent sous
les lueurs troubles des lanternes, des voiles, un pan
talon d’étolfe légère, la petite veste brodée et le
petit bonnet dépouillé de sa parure de sequins.
La défroque de Saïmé.
...
— Allah kerim, répéta le chef des eunuques en
levant de nouveau les bras au ciel, que Dieu me soit
clément!
Et trottinant, la tête baissée comme sous le
poids de toutes les malédictions célestes, il revint
tristement rendre compte de sa mission.
La troupe de ses satellites suivait.* Ceux qui
avaient été de service au moment de l’événement,
ne dissimulaient guère leurs craintes. Les autres
ne dissimulaient pas davantage la joie que leur
causait la mésaventure qui accablait leurs cama
rades.
Les serviteurs et quelques esclaves partageaient
l’hilarité de ces derniers.
Au bout d’un instant, on entendit des cris. Dans
la cour, sous la lueur falote des lanternes, la face
au sol et les jambes levées tournant vers le ciel la
plante de leurs pieds, le chef des eunuques et une
demi-douzaine de ceux-ci chantaient sur des tons

i
suraigus la complainte de ceux que le bâton cha
touille un peu trop durement.
Pendant quelques semaines, la moitié des gar
diens de l’appartement des femmes se traînaient
plutôt qu’ils ne marchaient. Ce qui ne les empêchait
pas de redoubler de surveillance et d’exercer leur
autorité hargneusement...
Midhat elfendi avait été averti des événements.
Si la colère d’Hussein lui avait été une chose
agréable parce qu’elle présageait des ennuis con
sidérables à Irfan bey, la fuite de Saïmé et de l’es
clave franc chargé du soin des chevaux ne laissait
pas d’être, elle, parfaitement désagréable, par con
tre, à ce consciencieux serviteur.
Il n’ignorait pas, en effet, que Saïiné plaisait con
sidérablement au pacha d’Aïdin et que si le prince
de Caramanie n’avait pas encore élevé celle-ci au
rang de concubine, c’est qu’il s’était réservé de la
faire complètement éduquer à la mode des femmes
d’Orient et lui faisait enseigner le chant, la danse
et les poètes.
Midhat effendi présageait donc que l’orage qui
allait éclater de ce fait risquait d fatteindre plus
d’une tête, et qu’il serait bon de déployer le zèle
le plus actif pour réparer, si possible, ce fâcheux
accident.
Mettant immédiatement ces bonnes résolutions
en action, il envoya avertir Irfan bey et, sans at
tendre, monta à cheval aussitôt.
Passant d’abord par les écuries, il s’y arrêta,
examina lui-même si d’autres détails ne lui donne
raient pas d’indications nouvelles. La défroque de
José, à laquelle on n’avait, jusqu’alors, attaché
qu’une attention très passagère, attira ses regards.
Il se demanda quel costume avait bien pu revê
tir le jeune mousse, et, passant d’un des acteurs
de cette tragi-comédie à l’autre, sous quels vête
ments la jeune fille s’était enfuie.
~~——

LES ESCLAVES DU PACHA D AID IN

Il parcouru de nouveau les écuries et dans un


autre coin, dissimulés sous de la paille, il trouva
un autre tas de haillons que l’on reconnut être ceux
que portaient ordinairement André.
Ce fut alors une triple question qui se posa à son
esprit.
Midhat effendi était un fripon. On peut dire d’un
fripon qu’il est peu recommandable, qu’il est dan
gereux même, sans crainte de se tromper. Il est bien
rare — si même cela existe — que l’on puisse dire
d’un fripon que c’est un imbécile.
Une triple question, au sujet de vêtements, de
costumes devait s’associer rapidement, dans l’es
prit de Midhat avec le cas Hussein agha.
Sans rien dire de ce qu’il soupçonnait, il tourna
son cheval vers la demeure d’Irfan bey.
On pourra s’étonner que lancé par le raisonne
ment sur une piste qu’il avait tant lieu de croire
bonne, Midhat ne l’ait pas immédiatement suivie
jusqu’au bout.
Suivre jusqu’au bout cette piste, l’aurait mené,
certainement, aux esclaves fugitifs, mais à côté de
ceux-ci, n’aurait-il pas aussi trouvé Hussein agha?
Or, Hussein agha n’était pas, à tout prendre, un
homme à dédaigner. 11 pouvait bien avoir quelques
égards pour Irfan bey qui, somme toute, représen
tait le pacha, mais lui Midhat, que représentait-il?
Quelquefois, et la plupart du temps, pour de basses
besognes, il ne représentait seulement qu’Irfan, per
sonnellement. Or, Irfan, en tant qu’Irfan, c’était
pour Hussein agha moins que rien.
La prudence s’imposait. Il arriva chez Irfan bey.
Celui-ci, prévenu, attendait des nouvelles. Il ne
doutait pas que ces esclaves ne fussent immédia
tement rejoint par tous les serviteurs lancés à leur
poursuite. Il ne se faisait donc aucun souci de ce
départ clandestin et méditait déjà de quelle ma
nière il pourrait les châtier lorsqu’on allait les ra
mener devant lui.
136 LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN

Ignorant encore les déductions subtiles de Mi-


dhat effendi, sa tranquillité n’était guère troublée
et c’est assis sur les coussins de son sofa d’appa
rat que Midhat le trouva fumant amoureusement
sa chibouque.
— Qu’Allah soit un père pour toi, ô mon bey!
fit ce dernier en saluant dévoticusement.
— Et qu’il t’accorde le salut! répondit Irfan.
— Les sourcils du Très Haut — que son saint
nom soit béni — se sont froncés en regardant vers
nous, continua Midhat.
Irfan ne répondit pas. Une marque légère d’éton
nement se dessina sur son front.
— Dieu — et Mahomet son prophète — ont dé
tourné de nous leurs regards bienveillants!
— Que veux-tu dire, parle?
— O mon maître! Tu sais combien je te suis dé
voué et de quel soin j’entoure ta gloire...
— Vite! Dis ce que tu as vu...
-— J’ai vérifié le travail de tes serviteurs. Dans
les écuries, j’ai trouvé en tas trois guenilles...
— Eh bien! vite...
— Il y avait les voiles et le pantalon bouffant et
la petite veste brodée de §aïrae.
— Elle ne s’est pourtant pas enfuie toute nue?...
— Non! mon maître. Ecoute encore! Un autre
tas était visible. C’était une défroque que l’on m’a
dit être celle du jeune garçon attaché au service des
jécuries, celui qu’on appelle je ne sais comment —
ces noms chrétiens sont infâmes — Gossé... Rossé...
Rozé... je ne sais...
— Et après?
— Et j’ai découvert un troisième tas de loques.
Elles étaient sous de la paille, les serviteurs ne les
avaient point vues — qu’Allah leur crève vérita
blement les yeux — c’étaient celles de cet esclave
franc que tu as ramené de Smyrne, ô mon maître!
— Alors ces trois chiens, fils de chien, se sont sau
vés tout nus?
LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN 137
138 LES ESCLAVES DU PACHA D’aÎDIN

— Tu soupçonnes et tu ne parles pas. Quel est


le misérable qui les a aidés?
— Peut-être qu’Hussein agha n’est pas étranger
à cette fuite... insinua Midhat.
Un éclat de rire l’interrompit. Quelle bouffonne
rie Midhat inventait-il là?
Ah! cela
— Espérons fait du bien de rire! fit Irfan.
— moi que vous aurez raison, à la fin, de
rire de et que mes craintes sont dignes, en effet,
de toutes vos moqueries.
— Mais enfin, ô prunelles de mes yeux, continua
Irfan toujours joyeux et sarcastique, tu ne prétends
pas croire, toi-même, à ce que tu racontes?
Midhat baissa la tête sans répondre.
Irfan se rapprocha, soudain calme.
— C’est sérieux, tu soupçonnes Hussein?
— LaOui...
— Voilà raison?
— : Vous avez voulu enlever aux Zeibecks
leurs costumes traditionnels...
Et, en disant cette phrase, Midhat appuyait vo
lontairement sur le vous.
— Après?
-— Lorsqu’Hussein est venu, l’autre jour, il était
furieux. Lorsqu’il est entré, de force, dans votre
chambre... Me permettez-vous, ô mon maître, de
vous aemander ce qu’il vous a dit?
Midhat mentait en prétendant ignorer la conver
sation qui avait eu lieu entre Hussein et Irfan.
Comme tout bon serviteur soucieux des intérêts du
maître, il avait tout entendu par un trou percé
dans la muraille et qui se trouvait dissimulé, par
ironie, derrière une superbe inscription sur par
chemin, dans laquelle, au milieu des mille fiori
tures de l’écriture arabe, l’écrivain coranique avait
commenté une parole qui rappelait le verset bi
blique :
« Ils ont des oreilles et n’entendent point. »
Irfan réfléchit un instant puis il expliqua :
que l’agha était parti inspecter les postes de ses
soldats.
— Continuons, fit Irfan.
Il ne manquait pas de courage, au surplus, on ne
peut dénier aux Turcs, en général, d’être coura
geux. Pour être courageux, il est besoin surtout de
ne pas réaliser entièrement ce à quoi l’on s’expose
ou d’être dominé par le fatalisme. Tous les turcs
croyants sont courageux. Le courage qui raisonne,
se rend compte et agit, est la qualité supérieure de
cette vertu. Il ne faut pas être fataliste pour être
courageux de cette façon.
La petite troupe arriva bientôt à l’un des postes.
Elle ralentit en approchant. Irfan se détacha et
s’avança seul. Il se préparait à répondre aux sen
tinelles. Plus loin, dans l’ombre, un feu allumé fai
sait danser les piliers de bois, qui soutiennent le
premier étage, sur les murs rougis à la chaux du
karakol.
Le rouge est la couleur impériale.
Mais aucune sentinelle ne l’interpella. Il fit en
core quelques pas... Personne autour du feu, per
sonne dans le poste.
Le karakol était abandonné.

CHAPITRE X

Ce futau galop que la petite troupe couvrit la


distance qui séparait le poste qu’elle venait de visi
ter, du plus proche.
Celui-là était également vide. Le feu y était
éteint. pres
que
Un troisième, également visité, s’avéra aussi
abandonné que les autres.
La situation se compliquait. L’évasion des trois
esclaves disparaissait maintenant derrière
ce scan-
LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN 141

dale épouvantable que représentait la désertion des


Zeibecks.
Les zaptiés de l’escorte, qui, d’abord, en tant que
gendarmes, détestaient les membres de tous les
autres corps de la garde du pacha, se réjouissaient
également dé la flétrissure — ne connaissant qu’im-
parfaiteinent les raisons de la désertion; ce fait par
lui-même devenait pour eux une flétrissure — qui
atteignait les membres d’une tribu rivale. ^Les gen
darmes, en effet, étaient presque entièrement re
crutés chez les Yourus.
C’était un événement considérable. Quelles con
séquences allait-il engendrer? L’absence du pacha
n’était pas une raison d’espérer quoi que ce soit
de sa générosité, de sa magnanimité.
La désertion d’un corps de la garde! L’abandon,
en pleine nuit, de tous les postes! Quelle honte!
Et pour qui tant de honte? Serait-ce pour Hussein
agha? Irfan bey savait bien que non. Il savait bien
que la convention de celui-ci avec le pacha était
formelle. 11 savait bien que partout on avait dit, on
avait affirmé que lui, Irfan, n’était pas seulement
désireux d’amener les Zeibecks à abandonner leurs
costumes, mais avait déclaré que ces costumes se
raient interdits et qu’un uniforme serait donné à
cette partie de la garde.
Et, au fond, Irfan avait-il été si formel dans ses
déclarations? Mais non. A la lettre, qu’avait-il dé
claré? Qu’il voulait faire plaisir au pacha et essayer
de réaliser la réforme... Essayer... Entre essayer et
faire il y a un monde. Avec de la diplomatie, on
f ieut tout essayer, on peut même réussir, quelque-
ois... Mais, si l’on ne réussit pas eh bien... rien n’est
perdu... Les choses restent en l’état... La discussion
n’a pas abouti... Voilà tout.
Pourquoi ce ridicule imbécile de Midhat avait-il
été proclamer partout que la décision d’Irfan était
{>rise. C’était une allégation mensongère. Jamais
rfan n’avait été au-delà du souhait. Il était bien
trop fin pour avoir ainsi dévoilé ses batteries. Qui
pouvait témoigner d’ordres semblables? Personne...
Au fait : agir sans ordre, qu’est-ce (jue cela veut
dire? Ce ne signifie-t-il pas méconnaître la puis
sance de ses supérieurs? Cela n’indique-t-il pas du
mépris pour ceux qui ont la charge de les donner,
ces ordres?...
Méconnaissance, mépris des supérieurs, cela frise
la trahison, si toutefois ce n’est pas la trahison
même... Au premier chef...
Irfan chevauchait toujours en tête. A quelques
foulées, derrière lui, suivait Midhat.
Le chef des zaptiés, un yusbachi, commandant
d’une compagnie de cent hommes, chevauchait à la
hauteur de Midhat.
Irfan lui fit un signe. D’un effort de l’éperon, il
s’avança. Irfan murmura quelques mots à son
oreille. Le yuzbachi ralentit pour attendre scs hom
mes.
Il prononça quelques paroles. Aussitôt, le pelo
ton manœuvra et avant de s’être aperçu de quoi
que ce fut, Midhat se trouva encadre par des gaii
lards à fortes moustaches et à raines patibulaires.
Il voulut pousser son cheval à la hauteur de ce
lui d’Irfan. Les gendarmes l’en empêchèrent.
mon bey, s’écria-t-il, ô mon maître!...
— O Irfan
Mais ne prêtait aucune attention à ces im
plorations.
C’est ainsi qu’ou revint au palais du pacha.
Devant le perron, Irfan descendit de cheval. Les
zaptiès de l’escorte attendaient des ordres. Leur
commandant mit pied à terre et suivit Irfan bey.
Pendant ce temps, les hommes ayant mis pied
à terre faisaient démonter également Midhat ef-
fendi.
Deux gendarmes emmenant les chevaux s’éva
nouirent dans la nuit.
Midhat effendi, après avoir lancé vers Irfan bey,
qui disparaissait au haut des marches, des appels
éplorés, le rappel de tous les services passés et des
phrases, qui, sans rien préciser, ne laissait pas de
doute quant aux sentiments intimes du malheureux
homme à tout faire à l’égard de son patron, de
meura muet, la tête basse.
11 jetait des coups d’œil en dessous sur ses gar
diens, s’imaginait un instant qu’il pourrait les cor
rompre, un autre instant qu’il allait pouvoir fuir,
puis retombait ensuite dans la certitude absolue
que tout était fini pour lui.
Bientôt, cependant, le yusbaclii revint vers ses
soldats. Il avait la démarche légère d’un homme
jeune encore et, qui plus est, d’un homme content.
C’est toujours un contentement pour un gendarme
de pouvoir exercer une autorité incontestée sur une
victime.
Midhat fut entraîné dans l’ombre et jeté dans un
cachot.

Pendant ce temps, Irfan bey était rentré dans


appartements. Passant devant des serviteurs, il
ses
avait eu l’impression désagréable que ceux-ci ne le
saluaient déjà plus au passage avec la même véné
ration. Il lui sembla qu’un peu de disgrâce lui cour
bait déjà les épaules.
Accroupis dans les coussins de son sopha, il ré
fléchit à la situation. Que faire?
Si je m’enfuis, se disait-il, il n’est pas bien

certain que je puisse aller bien loin. Les distances
sont longues, les sentiers souvent impraticables. Je
vais partir seul, bien entendu, où irai-je : tout le
sud est soumis aux princes de Caramanie,
pays au
à mon pacha, par conséquent. Me rendre à Smyrne?
C’est la même chose. Mon ami le vali me mettra
immédiatement la main dessus et, pour faire sa
cour au pacha me renverra ici.
« D’autre part, rester ici, j’y risque ma tête. Je
sais bien, Midhat est enfermé, c’est lui qui a tout
fait. Est-ce que le pacha va croire ça? J’en doute,
et puis, d’ailleurs, qu’il le croie ou non, c’est la
même chose. Dans sa colère, il perdra la raison...
et moi la tête.
« Peut-être pourrais-je essayer autre chose. En
somme, les Zeibecks ne sont pas loin, quelqu’un
peut les rattraper... Essayer de les ramener... Ça
coûter cher... très cher... Bah! je suis riche... Mi-va
dhat ne doit pas manquer d’argent non plus. Je
pourrais l’envoyer... Faut-il l’envoyer? S’il 'réus
ne
sit pas... il est sûr de ne plus jamais rien désirer
ici-bas.
Il rit dans sa barbe à cette pensée macabre.
— Moi, je peux peut-être m’en tirer. Le pacha...
Le pacha est loin; quand il reviendra, il y aura déjà
longtemps qu’il aura appris la nouvelle et il
aura
eu le temps de se calmer. A son retour, quelques
bonnes histoires, des compliments et je
regagne
rai facilement sa coniiance... Avec sa confiance,
l’argent que l’affaire Hussein va me coûter.
« Essayons donc Midhat.
Un serviteur fut envoyé quérir le prisonnier.
L’entrevue des deux hommes fut un chef-d’œu
vre de comédie : Irfan bey jouait les potentats, il
écrasait Midhat effendi de sa supériorité, de cette
supériorité que les inférieurs partout, et peut-être
davantage encore en Orient, assument vis-à-vis de
ceux qui sont soumis à leurs ordres.
Irfan gourmandait, menaçait, ordonnait. Midhat
effendi s’excusait, cherchait d’autres coupables,
priait, promettait d’obéir. Au fond, ni l’un ni l’au
tre n’était absolument certain de la vérité du rôle
qu’il tenait.
Irfan n’était pas absolument certain que Midhat
ne connut pas des détails de sa conduite qui, ré
vélés au pacha, n’obtiendraient
pas de celui-ci une...
approbation complète et n’entraîneraient
tains inconvénients dont le moindre serait pas cer
une en-
LES ESCLAVES DU PACHA D’ANDIN 145

flure considérable de la plante des pieds, consécu


tive à une bonne bastonnade.
Midbat, en s’excusant, se jurait en son for inté
rieur qu’il aurait sa revanche; en cherchant d’au
tres coupables, laissait entendre qu’il savait plus
de choses qu’il n’en voulait bien dire; en promet
tant d’obéir et d’accomplir la mission, il avait ré
solu que cette mission lui serait profitable.
Il partit donc, plein d’espoir, avec tous les pou
i
voirs d’Irfan. Mais il avait compté sans la droiture
d’Hussein.
Celui-ci, une fois convaincu que l’accord passé S
avec le pacha avait été violé, rien ne pouvait ré
duire sa décision. Il était parti. C’était fini. Ni or,
ni belles promesses ne pouvait le ramener.
Sur le chemin du retour, Midhat méditait sur sa
déconvenue.
Il nelui souciait guère de rentrer auprès d’Irfan
et d’y retrouver tout au moins sa prison, sans pré
judice de tous les inconvénients qui pouvaient l’at
tendre plus tard, au retour du pacha.
Il résolut de parer le coup autant qu’il le pour
rait en prévenant le pacha en sa faveur. Il dépêcha
donc au prince un fidèle serviteur.
Tout fidèle serviteur, en Orient, peut servir plu
sieurs maîtres. Celui de Midhat connaissait aussi
la générosité d’Irfan.
Irfan, immédiatement averti, fit son profit du
renseignement. Le serviteur fut bien envoyé au pa
cha, mais le contenu de sa missive fut changé.
En outre, dès son arrivée au palais d’Aïdin, Mi
dhat se présenta devant le remplaçant du maître.
L’entrevue fut brève.
Quelques explications de Midhat ne servirent à
rien. Irfan, conservant un visage souriant, le ren
voya dans sa prison. Le lendemain matin, des gen
darmes se présentèrent, accompagnant un tsigane.
A ce signe — les Turcs musulmans ne remplissent
jamais l’office de bourreau — Midbat comprit que

•a .

I
140 LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN

sa dernière heure était arrivée. 11 geignit, se plai


gnit, fut parfaitement abject de lâcheté et fit pas
ser sur les traits des spectateurs une grimace de
mépris.
Il fut conduit sur la place publique de la ville.
Là, trois perches liées par le sommet formaient
un trépied, au milieu duquel pendait une corde avec
un nœud coulant. On avait revêtu Midhat d’une
longue chemise blanche.
Le bourreau le hissa sur un escabeau, en dessous
du nœud coulant. Midhat s’était débattu avec vio
lence, il avait fallu tant de force pour le traîner
jusqu’au gibet que ce fut prostré, presque sans
connaissance qu’on lui passa la corde au cou.
Et lorsque le tzigane, remplissant son office, don
na un coup de pied dans l’escabeau, la besogne de
la mort était à moitié faite et ce fut un inconscient
qui tomba dans le vide.
Dérision : le bourreau criait, suivant la coutume:
— C’est ainsi que finiront tous les ennemis de
notre père, le pacha; et il ajoutait : s’il plaît à Dieu!
Pendant ce temps, un muezzin, c’est ainsi que
l’on nomme le religieux chargé d’appeler les fidèles
à la prière, tournait sur le petit balcon qui orne
le sommet des minarets et jetait aux quatre coins
de l’horizon la phrase rituelle qui est le début du
Coran et ouvre tous les actes de la vie :
— Il n’y a de Dieu que Dieu et Mahomet est son
prophète!
Cependant, le messager de Midhat ayant fait re
voir sa missive par Irfan bey, chevauchait à bride
abattue pour rejoindre au plus tôt le pacha, leur
maître à tous.
C’est d’ailleurs à peu d’heures de marche de la
ville d’Aïdin que la rencontre eut lieu. Le pacha, à
son habitude, cheminait sans avertir de ses dépla
cements. Il surprenait ainsi les gouverneurs qui
dépendaient de lui et prétendait exercer ainsi une
surveillance plus active. C’était un esprit plein de
LES ESCLAVES DU PACHA ü’AÏDIN 147

bonne volonté, prompt à la colère comme au rire,


terrible et bon a la fois, mais qui ne revenait que
fort rarement sur une décision prise.
Ayant, après une histoire comique, racontée par
Irfan, voulut faire preuve de générosité envers ce
lui-ci, il l’avait nommé pour gérer les affaires de
son gouvernement pendant son absence.
Le lendemain, il avait regretté son acte, mais son
orgueil lui avait interdit de révoquer la nomina
tion de la veille. Au surplus, il avait grand mépris
pour l’humanité en général, pour ses administrés
en particulier, et au-dessus de tous, pour ceux qui
le servaient en le flagornant — et jusqu’alors il
n’avait remarqué personne qui ne soit dans ce cas.
Il s’était déjà absenté souvent, étant d’humeur
voyageuse. Tous ceux qu’il avait laissés en sa place
avaient fait des bêtises, selon lui, soit en essayant
de faire quelque chose, soit en négligeant de faire
quoi que ce soit, pensant ainsi ne pas se tromper.
C’est donc rempli de la certitude qu’il aurait des
fautes à déplorer à son retour à Aïdin, qu’il reve
nait vers son palais. Il voyageait malgré cela à pe
tites journées, visitait les villages, suggérait par
tout qu’il accepterait volontiers les cadeaux... spon
tanés et laissait comprendre que si ces cadeaux
n’étaient pas offerts gracieusement, ils seraient ob
tenu, beaucoup plus copieusement, d’une autre ma
nière.
C’était donc un prince sage et bon, plein de res
sources et dont les sujets appréciaient les bonnes
manières. Il aurait pu en avoir d’autres et combien
pires.
Chaque soir on dressait le camp aux abords
d’une source, près d’un village si possible, en tous
cas dans un endroit abrité des vents. Le prince ne
craignait point l’attaque des brigands qui n’étaient
pas rares dans le pays, pour la raison que la plu
part des bandes, sans être à sa solde, touchaient
de lui des contributions volontaires. Il s’était ainsi
assuré la liberté de voyager partout sans grande es
corte et l’assurance de voir ses messagers partout
respectés et même aidés dans des moments diffi
ciles.
Le courrier le trouva dans d’excellentes dispo
sitions d’esprit lorsqu’il se présenta et délivra les
notes qu’il apportait et les commissions verbales
qu’il avait à remplir.
Aussi préparé, cependant, qu’il fut le pacha de
meura sans voix à l’audition de ces nouvelles.
11 n’avait jamais espéré d’irfan que celui-ci se
conduisit de manière à se voir attribuer le surnom
de « grand » par la postérité, mais cependant il
était loin de s’attendre à un résultat pareil.
Il avait au surplus pour Hussein de l’estime et
même de l’amitié. Il connaissait la droiture du chef
des Zeibecks et regrettait non seulement la déser
tion d’une partie de sa garde, mais encore le départ
d’un ami.
Recouvrant peu à peu la parole, il bondit sur
ses pieds et s’élança vers le messager.
Celui-ci, qui craignait le sort habituel en Turquie
^ ceux qui apportent les mauvaises nouvelles et
(Te
qui, en générai, n’en _rapp ortent jamais plus nulle
Îiart, s’était d’abord réjouit de voir le pacha muet.
1
ne s’était pas rendu compte de la colère qui mon
tait en ce seigneur et qui éclata comme la foudre.
Au poteau central de la tente étaient accrochées
les armes du pacha. En passant, ce prince arracha
son cimeterre et avant que le malheureux messager
fut revenu de son erreur, sa tête s’était, dans une
grande volée, séparée du reste de son corps.
Celui-ci demeura un instant debout, vacillant,
puis s’abattit de tout son long vers le pacha, inon
dant celui-ci d’un jet de sang.
Cela apaisa un peu le courroux du seigneur.

Au petit jour, la caravane reprit la route d’Aïdin.
Mais cette, fois l’on ne s’amusa plus en route, on
força l’étape et dans la nuit qui suivit le pacha
rentra dans son palais, surprit Irfan bey d’une ma
nière si brutale que celui-ci fut jeté en prison, à
moitié nu.
Kara Osman Oglou, prince de Caramanie, avait
la justice prompte. Il fit chercher Midhat, voulant
s’assurer une double exécution, et fut un peu désap
pointé de se voir devancé.
('.'est à ce moment qu’un envoyé du Grand Sei
gneur de Constantinople, accompagnée du drog-
man de l’Ambassade de France, fit annoncer sa vi
site. C’était là une complication imprévue. Quel
pouvait être le motif de cette visite? Quelle conte
nance fallait-il tenir? que dire pour expliquer la
désertion de ses gardes?
C’est en se maîtrisant avec peine que le pacha
monta à cheval pour sc rendre au-devant de l’envoyé
du Grand Seigneur

CHAPITRE XI

La ville de Smyrne est un pays dont l’histoire


présente la plus horrible succession de calamités.
Sans rappeler rien de ce qui appartient aux
temps contemporains, on peut tout de même citer
la destruction complète que cette malheureuse cité
subit, par deux fois, à une centaine d’années d’in
tervalle, du fait du tremblement de terre et de l’in
cendie qui en résultât.
En 1778, c’est-à-dire une vingtaine d’années avant
l’époque de t’hisioire que nous avons entrepris de
raconter, eut lieu la seconde de ces destructions.
Des scènes d’horreurs, dont le simple récit, naï
vement conté dans les chroniques du temps, fait
dresser les cheveux sur la tête, eurent lieu au cours
de ce cataclysme. Les secousses se prolongèrent
150 LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN

pendant plus de quarante jours. Ebranlés par la


première, fort violente, qui eut lieu le 16 juin, vers
sept heures du soir, la plupart des édifices ne résis
tèrent pas aux suivantes et particulièrement à celle
— la plus terrible qui ait été enregistrée — qui se
produisit dans la nuit du 2 au 3 juillet.
Les mosquées s’écroulèrent ainsi que la calhédralp
orthodoxe et la basilique arménienne. Nombre de
Musulmans périrent écrasés dans les boutiques cl les
caravansérails où ils se trouvaient.
Pour comble de malheur, le feu qui naît presque
toujours sur les ruines causées par un tremble
ment de terre, prit dans une maison grecque voisine
du Consulat de France et poussé par un violent vent
du nord, rendit sans espérance la plupart des mal
heureux habitants.
Si le konak ou palais du gouverneur, où nous
avons vu se rencontrer au cours de notre récit, le
vali et l’envoyé du pacha d’Aïdin, avait été en
grande partie conservé et restauré depuis l’événe
ment, il n’en était pas de même du reste de la ville
où les ruines ne disparaissaient que bien lentement.
La maison consulaire de France avait été complè
tement détruite au grand dam du Consul, Monsieur
Peyronnet, dont tous les biens avaient été la proie
des flammes ou celle des pillards qui ne manquent
jamais dans des circonstances pareilles de complé
ter avec clairvoyance l’œuvre aveugle de la nature
Mais les archives consulaires et les dépôts pu
blics avaient pu être sauvés. Depuis lors, tous les
services du Consulat et de la Chancellerie avaient
été installés, non pas à Boudja comme cela avait
eu lieu après le tremblement de tepre de 1688, mais
dans une maison, qui avait été épargnée par les
secousses et l’incendie, qui se trouvait dans le voi
sinage du Couvent des Pères Capucins de la
Franque. rue
Un soir, quelques semaines après l’arrivée de la
151
LES ESCLAVES DU PACHA D'AIDES

galère, un homme se glissait dans l’ombre des murs


et frappait doucement à la porte du couvent.
Le frère portier, entr’ouvrant le judas, ne recon
nut pas le visiteur.
Qui êtes-vous? fit-il.
— voudrais parler au Supérieur, lui fut-il ré
— Je
pondu en turc.
Mais qui êtes-vous?
— inconnu. Ouvre, mon frère, car le livre a
— Un
dit : le voyageur est l’envoyé de Dieut’enquérir
— que son ni
saint nom soit béni — et tu ne dois
de son nom, ni de sa mission, ni de sa race.
De pareilles visites, pour n’être pas entièrement
inusitées, n’étaient cependant pas très fréquentes.
Il y avait peu de rapports directs entre les Turcs et
les chrétiens de la ville franque.
Cependant, l’insistance du visiteur fit céder le
Frère portier. Il avisa un des Pères les plus anciens
de la communauté et celui-ci reçut le visiteur noc
turne.
Le salut d’Allah soit sur toi, mon Père fit le

Turc.
Ainsi soit-il, répondit le Père.
—Le Capucin était rompu à toute la diplomatie
dont il faut user avec les fidèles du prophète. Il
désigna au Turc des coussins et le pria d’y pren
dre place :
Excuse-moi, mon Frère, ajouta-t-il, si je ne

puis t’offrir du tabac, mais je ne fume pas et je suis
pauvre.
Le visiteur, portant les yeux tout autour de lui
vit en effet point de luxe, mais la force des murs
ne
et l’étendue du couvent qu’il connaissait, la richesse
de la chapelle dont il avait entendu parler, tout
cela contredisait certainement la modestie de l’af
firmation du Capucin. Il s’inclina néanmoins, noya
un sourire dans sa barbe et dit : tenue Allah
L’intention de donner est par

comme un don.
152 LES ESCLAVES DU TACHA D’aÏDIN

Le silence habituel des conversations sérieuses


enveloppa les deux hommes. Puis vinrent les ordi
naires réflexions sur le temps.
— Il fait beau...
Il fait beau et il fera beau. Les deux frères sont
entièrement dégagés.
— Il fait bien chaud!
— Il fait bien chaud, en effet.
— C’est le vent du nord!
— C’est le vent du nord en effet. Heureusement
que l’embat souffle du large vers le coucher du so
leil et tempère la chaleur.
— Il aide aussi les vaisseaux à gagner le port.
— Tous les vaisseaux, en effet, ne sont pas des
galères...
Cette phrase, que le Père prononça au hasard,
ouvrit la porte à l’objet principal de la visite :
-— A ce propos, mon Père, as-tu entendu parler
d'une galère qui est revenue d’expédition, fl y a
quelques semaines...

— Oui, il y a quelques semaines, une galère est


revenue.
— Ah!
— Même, elle avait transporté des esclaves cir-
cassiennes que le pacha d’Aïdin envoyait dey
d’Alger. au
— En effet, j’ai entendu parler de ce voyage.
— Mais tu n’as pas entendu parler du retour?
— Non.
Le visiteur bomba la poitrine et eut l’air satisfait.
Si André de Verneilhac s’était trouvé dans la pièce
à écouter cette conversation, il n’eut été peu
pas
surpris de reconnaître dans le Turc si satisfait,
Mohamed le capitaine de la galère qui avait
turé la tartane. Celui-ci n’était pas fâché de cap voir
que toutes les précautions qu’il avait prises au dé
barquement ne l’avaient pas été en vain et la
nation franque, tout entière, ignorait qu’unque sujet
LES ESCLAVES DU PACHA D'AÏDIN
153

précieux, un seigneur, avait été ramené par lui.


Mais, cela ne lui suffisait pas. Il avait escompté le
rachat de son prisonnier. Il avait espéré toucher
bonne partie de la somme et, par la décision
une
rapide du vali, qui avait provoqué le départ immé
diat d’André et du mousse, il n’avait plus été ques*
tion de rançon et de commission sur celle-ci.
Mohamed avait résolu de s’en venger.
D’abord, il avait pensé envoyer quelqu’un aviser
le Consul des événements, mais cela était dange
certai
reux. A qui se fier? A ses corréligionnaires,
nement non. A des Grecs, à des Arméniens à tout
faire, comme l’empire ottoman en était rempli?
encore moins.
Aller au Consul, soi-même? Les Francs, en géné
ral, respectent la parole donnée, mais, qui sait? Il
là des serviteurs. S’il allait être reconnu?
ya
Le mieux, alors, n’était-il pas d’aller trouver les
Capucins.
Ces Capucins! Tout le monde sait que l’on peut
fier à leur parole. Jamais ils n’ont trahi les gens
se
qui leur ont fait confiance.
Alors, mon Père, continua Mohamed en fran
— je vais
çais, vous instruire.
Le Père, en entendant le Turc s’exprimer cou
ramment dans une langue étrangère, ne manifesta
surprise. Il s’inclina simplement vers son
aucune
hôte et lui fit compliment de l’aisance avec laquelle
il conversait.
Mohamed eut un sourire faussement modeste. Il
salua le compliment, par trois fois, ainsi que l’exige
la politesse turque et continua.
La galère a quitté Alger. Elle a essuyé une
— de tempête et s’est trouvée, un matin, bord
queue
à bord, avec une tartane...
Mais le Grand Seigneur n’est en guerre avec

personne?
Non! aussi est-ce une tartane... barbaresque

154 LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN

que la galère a arrêtée ou du moins nous la croyons


telle.
Le père ne releva pas l’hésitation. Il savait
la vérité orientale soulTre parfois de faiblessesqueet
que malheureusement il n’est pas très certain que
l’humanité ne soit partout aussi exposée à des
reurs. er
— ... Nous avons trouvé à bord des Espagnols
et un Français... un seigneur français...
— Ah!
— ... Le seigneur devait écrire pour se libérer
contre rançon...
— Pourquoi une rançon? Le Grand Seigneur,
...
à Constantinople, n’est pas en guerre avec la
France?
— Nous ne savons pas! N’avez-vous pas entendu
parler de cet homme... un homme de rien...
ce Boo-
napourte... qui est devenu le premier parmi les
miers. Ne dit-on pas qu’il a voulu nous nuire...pre
à
nous Turcs... en prenant l’Egypte?

— C’est pour cela que le seigneur français devait


fournir une rançon, mais, le vali de Smyrne
Dieu le garde — parce que ce jeune homme — que
naissait bien les chevaux... l’a envoyé con
d’Aïdin — que Dieu soit miséricordieux àau pacha jeune
seigneur — et il n’a plus été question de ce
Et rançon.
— que veux-tu que je fasse? fit le Capucin.
— Ce que te dictera ton âme droite.
— Et quelle sera ta récompense?
— D’avoir proclamé la vérité Allah aime la

vérité et est la vérité et Mahomet est
son prophète.
Sur ces mots, le captan se leva, fit les salutations
d’usage en reprenant la langue turque
:
Allahsmaladikt
— Gulé
— Guler.
Et très digne il sortit.
***.*
Le Capucin resta un instant
* * *
pensif.
*
Il• r*’ '•
compre-
155
LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN

naît fort bien qu’il n’avait été informé que d’une


partie de la vérité, que cette tartane n’avait jamais
rien eu de barbaresque; que, en l’espèce, c’était la
galère qui avait joué le rôle d’un de ces pillards qui
empoisonnaient toute la partie occidentale de la
Méditerranée; que cette délation, inattendue, devait
provenir d’un personnage qui avait été frustré par
l’attribution au pacha d’Aidin, du jeune seigneur
sur lequel on comptait pour encaisser une impor
tante rançon.
Si, se basant sur les indications fournies, on ten
tait une action auprès du vali, à quel résultat allait-
on arriver?
Il était bien difficile de le prévoir.
Si l’on parvenait simplement à rétablir les choses
comme elles avaient été conçues précédemment, il
n’y aurait point de mal. Une rançon? Plaie d’argent
n’est pas mortelle, dit la sagesse des nations.
Sauf dans le cas où la rançon ne pourrait être
payée — et alors il serait toujours temps d’agir.
Le Capucin résolut donc de rapporter la conver
sation au Père Supérieur. Il le fit sans tarder.
Le Père l’écouta avec la plus vive attention et
l’autorisa à faire part au Consul de l’entretien qu’il
venait d’avoir.
En ce temps-là, les Consuls des diverses nations
étaient des puissances dans l’Etat ottoman, mais
le Consul français jouissait peut-être encore d’une
autorité plus grande. On se sopvenait que les capi
tulations avaient été signées par François I". Les
nations étaient établies en Turquie, mais elles y
étaient chez elles. Dans les villes franques des
Echelles, les Turcs étaient plus tolérés qu’acceptés.
Un Consul qui parlait, parlait en maître, mais il
restait aux valis et aux gouverneurs des provinces
mille moyens, surtout dans les petites choses com
me celles dont il s’agissait alors, de contrevenir à
la pression franque, d’accueillir les réclamations
avec bienveillance et de se faire obliger par les cir-
I
monter la pusillanimité de la Sublime Porte. Il fut
décidé qu’EUe enverrait une ambassade auprès du
pacha.
Le représentant de la France était un fin matois.
Il exigea qu’un de ses drogmans, l’un de ses col
laborateurs versé dans les langues du pays, accom
pagnerait l’ambassade.
La Porte ne fit aucune difficulté. Elle estimait
par là pouvoir facilement se justifier auprès du
pacha.
A l’époque, il y avait loin de Constantinople à
Aïdin. On passa par Smyrne. Puis, par mer on ga
gna Scala Nova qui était le port d’Ephèse depuis
qu’Ephèse, par suite de l’apport considérable de
limon charrié par le Méandre a reculé à plus de
quatre heures de marche du bord de la mer.
Puis on traversa les montagnes. Toutes ces chaî
nes aboutissent perpendiculairement au rivage et
laissent couler dans leurs vallées les fleuves les
plus importants de l’Asie Mineure. On franchit le
Bech Parmak, les Cinq Doigts; le Boz Dagh, le
Mont Gris. Après une expédition pénible, que re
tardait encore la lenteur native et l’inertie voulue
de l’envoyé du Grand Seigneur; après avoir, dans
chaque village, subi les harangues du Conseil des
Anciens, accepté des cadeaux et sacrifié le mouton
gras, on arriva enfin à Aïdin.

L’expédition fit halte aux environs de la ville.


Le pacha à peine revenu dans son gouvernement
s’avança lui-meme au-devant de l’ambassade de son
suzerain.
Pour une fois, le secret avait été gardé sur l’ob
jet principal de l’expédition.
Dans l’incertitude et peu convaincu au fond d’a
voir exactement rempli son devoir, le pacha avait
voulu se rendre compte, lui-même, du motif d’un
tel déploiement de pompe.
CHAPITRE PREMIER
Hussein et ses protégés chevauchaient botte à
botte dans les montagnes. L’agha était un gai com
pagnon. Le tour qu’il avait joué à Irfan bey et à
Midhat le rendait de plus d’humeur charmante. Il
contait sans relâche les récits extraordinairement
merveilleux que les Arabes ont répandu sur
l’Orient et qui en ont fait la belle légende.
Toutes les féeries, tous les génies des mille et
une nuits, dont on dit encore les contes autour des
feux de bivouacs, dans toute l’Asie musulmane,
passaient par ses lèvres. Quelquefois, d’ailleurs, il
mélangeait ces histoires. Aladin pouvait être enlevé
par l’oiseau Roc et le calife Haroun al Raschid être
étouffé dans l’huile bouillante comme l’un des qua
rante voleurs sans que, pour cela l’attrait soit en
rien diminué. l
On connaissait peu ces contes, à cette époque. «
en Europe, et c’était pour les esclaves délivrés, une
(leur inconnue dont ils respiraient le parfum pour
la première fois.
José, comme tous les gamins, ami du fabuleux,
se promettait bien d’étonner Barcelone de ces ré
cits qu’il se répétait, le soir, avant de s’endormir,
pour ne pas les oublier.
Il avait perdu de vue que Barcelone était loin,
qu’il errait sur les montagnes d’Asie Mineure, que
des hommes étaient probablement à sa poursuite
et qu’il n’avait encore aucune raison immédiate de
se croire sauvé.
André, plus réfléchi, mûri par les malheurs
qu’il avait eu à supporter, acceptait ces récits avec
des sourires et eût été incapable de les redire,
en ayant oublié la fin alors qu’il n’avait peut-être
même pas entendu le commencement.
Il n’appréhendait rien de la part d’Hussein agha
ni de ses hommes, mais craignait Irfan, les Yarous
de la garde, l’arrivée possible du Pacha et les pour
suites.
Lucile ne lui avait pas caché la recherche dont
elle était l’objet de la part de Kara Osmanoglou et
elle avait appris suffisamment à connaître l’obstina
tion des Turcs dans les questions de sentiment, pour
ne pas craindre que le Pacha s’acharnât à la
poursuite. La reconnaissance qu’elle avait pour
André, qu’elle nommait son sauveur, était im
mense. Le temps qu’elle était restée dans le harem
lui avait appris les mille prévenances par lesquel
les une femme peut signaler l’attachement qu’elle
éprouve. Cette reconnaissance prenait une forme
maternelle. C’est elle qui préparait le repas des pri
sonniers ou qui, tout au moins, arrangeait d’une
manière plus présentable la nourriture que les
hommes apportaient pour le chef et pour André et
ses compagnons.
Hussein, d’abord, n’avait point voulu s’asseoir
autour du même plat avec une femme.
I.F.S ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN 161
André n’avait pas insisté et était allé s’installer
a l’écart avec José et Lucile, mais Hussein agha
que la docilité de ses auditeurs enchantait, regretta
d’avoir laissé passer une telle occasion de conti
nuer à charmer leurs oreilles et, petit à petit, il se
rapprocha.
Sans avoir l’air d’insister, il fit au surplus la ré
flexion qu’une femme en habits d’homme, n’est
plus une femme, et qu’en outre une infidèle n’est
jamais — ou ne doit jamais être — une femme
pour un vrai croyant.
Ce raisonnement spécieux lui avait permis de ne
plus se séparer de ses compagnons et obligés.
Les hommes d’Hussein avaient probablement
deviné le sexe de Saïmé-Lucile, mais soit que l’agha
leur eût parlé, soit simplement par dévouement à
leur chef, leur discipline ne leur permettait pas
d’ouvrir la bouche pour poser une question ou
hasarder une réflexion.
Et c’est ainsi que la jeune fille avait été amenée
à s’occuper de tous les soins par lesquels elle pou
vait améliorer les conditions de la vie rude qu’ils
étaient obligés de mener dans cette expédition.
Cependant, sans qu’il le remarquât, elle entou
rait André de plus de prévenances. Tout était fait
si naturellement, sans affectation, que le jeune
homme acceptait simplement, sans s’apercevoir
d’une différence.
Tous d’ailleurs, sauf Hussein, dont la dignité
de chef empêchait qu’il prit part à quelques tra
vaux qui l’eussent amoindri devant ses hommes, et
dont le fatalisme s’étonnait en outre que l’on put
faire quelque chose pour améliorer une situation,
concouraient au bien-être général.
André avait conté ses aventures à Lucile. Lucile
avait dit les siennes. Elles étaient brèves, au sur
plus. Passant de Port-Vendres à Marseille, dans
une forte barque, une tempête avait écarté le na
vire de sa route. La même chose lui était alors
LES ESCLAVES DU PACHA D'Aïoli 163
Des cours d’eau coulent dans les vallées. La plu
part sont des torrents presque à sec pendant l’été ;
d’autres, cependant, comme le petit Méandre, ont
un cours régulier.
Le pays est aride. Des crêtes déboisées, lavées
par les pluies de printemps, par la fonte des nei
ges. Peu d’habitants y vivent. Comment y subsis
teraient-ils?
Cependant, autour des rares agglomérations,
moitié campement sous des tentes, moitié huttes
rudimentaires, quelques épis de maïs mûrissent,
quelques courges. Des moutons à grosse queue, des
chèvres en petit nombre arrachent péniblement le
maigre chiendent.
Les petits chevaux du pays, sobres de nature, se
contentent également de cette peu savoureuse pro
vende. Cela ne les empêche pas d’être infatigables.
C’est dans ces régions qu’Hussein menait sa
troupe. Il regagnait les territoires où vivaient les
tribus zeibecks. Celles-ci se fixaient pour la belle
saison dans un endroit frais, près des sources, vi
vaient sur le pâturage et émigraient en hiver dans
des lieux voisins, mieux abrités des vents. On ne
pouvait dire d’elles qu’elles étaient nomades, mais
elles n’étaient pas non plus exactement fixes. Les
hommes d’un clan se louaient avec leurs chefs au
près des pachas. Ils avaient la réputation d’être
tous gens d’honneur, fort orgueilleux et très hospi
taliers.
On les accuse bien parfois, lorsqu’ils étaient sans
emploi, d’avoir surveillé les pistes où passaient les
caravanes, ces riches caravanes qui venaient de
Perse, apportant à Smyrne des soies, des drogues,
des toiles, des laines de chèvres et des tapis.
Dans un pillage, beaucoup de richesses étaient
perdues, détruites, foulées aux pieds. Cependant les
villages s’approvisionnaient et quelques pièces d’or
étaient enfouies sous les cendres du foyer ou soi
gneusement enveloppées de chiffons, déposés sous
LES ESCLAVES DD PACHA D A1DIN

la garde des femmes dans les grands coffres qui


meublaient la tente du chef.
Pendant les expéditions des hommes ou pendant
le temps qu’ils servaient les pachas, les femmes de
meuraient, surveillant les troupeaux, fabriquant
des fromages.
C’est dans un de ces villages à demi-sauvage
qu’Hussein et ses compagnons arrivèrent.
Ils furent salués par les glapissements des fem
mes qui poussaient les ya-ya traditionnels de la
joie et esquissaient ces danses pour lesquelles les
Zeibecks sont réputés.

I Des chiens à poil jaune, issus de toutes races et


croisés de chacals et de loups, hurlaient mena
çants. Les coups de triques ne les faisaient guère
reculer, et sauf les pierres ils ne craignaient rien.
Ils avaient, et ils ont d’ailleurs encore, conservé de
leurs ancêtres et parents sauvages l’habitude de
tourner sur eux-mêmes tout d’une pièce afin de
présenter toujours à l’assaillant une gueule formi
dablement armée.
Les femmes de la tribu ne furent pas longues à
reconnaître en Litcile une personne de leur sexe.
Cependant, grâce à son costume d’homme, celle-ci
ne fut pas inquiétée de vivre si proche des hom
mes. Au surplus, Hussein avait parlé et sorti de
vant les mégères les raisonnements spécieux qu’il
s’était tenu à lui-même.
La vie s’organisa donc, assez facilement : les
hommes, André, José même, partaient de temps en
temps pour des expéditions de chasse. Ils avaient
bien soin, cependant, de ne pas s’écarter trop du
campement, car Hussein était persuadé que le pa
cha d’Aïdin ne renoncerait pas aussi facilement à sa
proie.
On atteignit ainsi les derniers jours de l’au
tomne. C’est vers cette époque que Hussein put se
réjouir de s’être tenu sur ses gardes. Il venait de
rentrer d’une expédition de chasse lorsqu’un pâtre
accourut. Il signalait l’arrivée d’un détachement
de guerriers avec bannières, enseignes et grand dé
ploiement d’apparat.
L’agha ne douta pas un seul instant que le but
de cette visite indésirable était la restitution des
1 >risonniers. 11 ne douta pas un seul instant éga-
ement que les pourparlers n’amenassent pour lui
des conditions avantageuses et qu’il n’avait qu’à
accepter les termes du pacha pour exiger, par con
tre un engagement sur des bases nouvelles et beau
coup supérieures.
On doit à la vérité de dire qu’il ne lui vint pas à
l’idée à cet instant de céder et qu’ayant promis la
liberté à ses compagnons, il ne pensa pas, à
l’énoncé de cette nouvelle, que son intérêt pouvait
être d’agir à l’encontre de ce qu’il avait promis.
Hussein désigna quelques hommes et les char
gea d’emmener les anciens esclaves francs dans un
repli de la montagne où ils seraient à l’abri des
regards indiscrets des envoyés du seigneur d’Aïdin.
Ceux-ci firent en grande pompe leur entrée dans
le campement. A leur tête marchait Irfan, un Irfan
rempli de nouveau de son importance, certain de
réussir dans sa mission et assuré, de par son titre
d’envoyé de Son Excellence le Pacha, de ne subir
de la part de son ancien ennemi aucune molesta
tion.
Hussein fit pénétrer Irfan dans sa tente. Des ta-
fiis et des coussins avaient été étendus sur lesquels
es envoyés et l’agha s’assirent à la mode du pays,
les jambes repliées sous eux. De longs ebibouques
furent distribués, chargés de ce tabac de Smyrne
qui avait déjà une grande réputation dans l’Em
pire. " »
— Avec toi! Irfan bey! le bonheur est venu jus-
3 u’à moi, fit Hussein. Puisse ton maître, le prince
e Caramanie, recevoir toutes les bénédictions d’Al
lah. Que son saint nom soit béni.
— Heureuse rencontre. Mon maitre t’aime, ô
166 LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN

Hussein, et moi-même, je suis heureux et honoré


de te revoir, après tant de temps.
Chacun, en exprimant ces formules de politesse,
saluait cérémonieusement son interlocuteur. Puis,
après s’être plusieurs fois congratulés, chacun se
tut.
Au dehors, les femmes, pendant ce temps, pré
paraient le festin que l’on devait servir aux en
voyés du Pacha.
Cependant, à l’intérieur de la tente, le silence
continuait, pointé de temps en temps par une re
marque de l’un ou de l’autre, concernant la tempé
rature, la santé des moutons, le nombre de pou
lains nés pendant la saison.
A la fin, cependant, les pipes étant terminées,
Irfan reprit la conversation sur des bases plus sé
rieuses.
mon aglia! fit-il, tu es au pacha, aussi cher
— O prunelles
que les de ses yeux. Il est ton ami et le
proclame. Et il prodame ai^si que de plus vieil
ami que toi H n’a pas sur la t*re.
— Je suis tout reconnaissance à mon maître et
attaché à lui comme une de sot oreilles.
— Et moi-même, je voudrais dissiper le nuage
qui a troublé l’horizon que nous contemplions en
commun.
« Comment as-tu pu croire, ô mon agha! que
j’aie voulu — par mes yeux, je dis la vérité — que
j’aie voulu te priver de tes droits et t’enlever le
costume de tes ancêtres.
Hussein agha salua sans répondre.
— Une langue fourchue — que Dieu la brûle
en son enfer — a jeté entre nous les paroles traî
tresses. Cette langue ne parlera plus. Les charo
gnards l’ont déchirée de leurs becs recourbés com
me ils ont crevé les yeux du fils de Satan qui a
menti et dont les os pourrissent maintenant au
bout d’une corde.
— Je suis heureux, 6 mon bcy! des paroles de
paix qui tombent de tes lèvres, plus douces
miel, et je suis l’esclave du Pacha. que le
— Et le Pacha veut honorer ton retour. Il te
confirme que les vêtements de tes frères feront l’or
nement de sa garde. En outre, il désire
le plus heureux des aghas et tes hommes que tu sois
les plus
heureux des soldats et il augmentera le nombre
des ducats de la solde.
— Que Dieu soit loué et donne au Pacha mille
satisfactions.
Ce fut au tour d’Irfan de s’incliner. Il continua
Je rapporterai :
— au Pacha la joie que te cause
cette nouvelle et il se réjouira de ton retour
chain. pro
L’essentiel, apparent, de la conversation étant
terminé, les serviteurs apportèrent dans im
un
mense récipient de bois la tchorba, la soupe, que
tous les assistants puisèrent avec des cuillerées
bois. Seul, Irfan avait été honoré d’une cuillère en
ivoire, richement sculptée et ornée de corail. en
Les hommes mangeaient, l’épaule droite proje
tée en avant, à grand renfort d’aspirations bruyan
tes.
Après furent servis deux moutons rôtis entiers, __
dont chacun déchira le morceau à sa convenance,
puis un immense chaudron plein de riz bouilli. Des
pains plats et mous, cuits à la hâte, servaient d’as
siettes et de serviettes.
Les reliefs du festin furent enlevés, les convives
se lavèrent les mains et la barbe et Irfan parla de
départ.
A ce moment, comme l’attendait Hussein, le
présentant du Pacha aborda, d’une manière déta re
chée, le principal objet de sa visite.
— Ah! mon esprit est infirme, vraiment, ô
agha! J’allais oublier une petite chose. mon
—Il n’est point de chose de peu d’importance
qui sorte de ta bouche, ô mon bey!
— Si, mais si, ô Hussein — d’ailleurs juges-en [
le Pacha demande, lorsque tu reviendras — c’est-
à-dire demain, après-demain au plus tard — que
tu ramènes, avec toi, les esclaves qui se sont en
fuis... et que tu as rattrapés.
Il omettait soigneusement de mentionner l’inter
vention de la Sublime Porte.
Mais, ô mon bey! comment les ramènerai-je

alors qu’ils ne sont plus avec moi?
Mais, ô Hussein! comment pourrais-je dire
—Pacha de telles choses. Il
au me tirera la harbe et
me fera donner du bâton.
Cependant, mon bey...
—- agha! réfléchis. Ces escla
Cependant, mon
— peuvent être loin et l’amitié du Pacha est
ves ne
si douce...
J’essaierai de les trouver; dis au Pacha que

je suis son serviteur.
Là-dessus Irfan et l’escorte montèrent à cheval.
Irfan était persuadé de la réussite de sa démarche.
Hussein était songeur. Les avantages proposés par
le Pacha étaient bien alléchants, oui! mais il y
avait sa parole. Il poussa un soupir et écarta de
son esprit la pensée qui l’avait un instant effleuré.

CHAPITRE II

Cependant, dans le réduit de la montagne, An


dré, Lucile et José, sous la garde des hommes
d’Hussein demeuraient déjà depuis quelques jours.
Ils s’étonnaient un peu d’être tenus éloignés si
longtemps, mais ils avaient confiance en Hussein
et se divertissaient autant qu’ils le pouvaient en
complétant les uns pour les autres le récit de leurs
aventures.
Shakespeare a montré la blanche Desdémono
tombant amoureuse d’un Maure au cœur généreux.
mais au visage de suie, à la suite du récit qu’il
avait fait de ses malheurs.
Il y a d’autres exemples dans l’histoire légen
daire," de femmes s’éprenant d’hommes, même
laids, à seulement les entendre parler.
Il n’est point étonnant que Lucile, retrouvant
quelqu’un de sa race, agréable à regarder, intéres
sant à entendre et qui, en outre, lui avait presque
sauvé la vie, en tous cas l’avait délivrée d’un pre
mier esclavage, sé sentit bientôt animée pour lui
d’un tendre sentiment.
Mais, ce qui eût pu être un bonheur, fut pour la
jeune fdle une aggravation de ses souffrances.
André, trop heureux de trouver une oreille atten
tive, avait narré par le menu tout ce qui lui était
arrivé. Il n’avait eu garde d’omettre de dire com
bien il aimait Inez. Il réunissait les détails les plus
minces dont il pouvait se souvenir, les exposait à
Lucile, interrogeait celle-ci et cherchait à discer
ner, dans ses réponses, jusqu’à quel point elle était
elle-même certaine de toutes les rassurantes affir
mations qu’elle lui donnait.
Lucile, voyant l’amour du jeune homme, es
sayait de le convaincre, de lui montrer que cet amour
était partagé, qu’il n’avait aucune crainte à avoir,
qu’Inez l’aimerait, qu’elle l’aimait déjà, qu’il n’y
avait là de la part de l’une comme de la part de
l’autre, aucune trahison envers Don Luis.
Les femmes, d’instinct et quel que soit leur âge,
sont expertes aux choses de l’amour lorsqu’il s’agit
d’autres personnes qu’elles-mêmes.
En donnant à André tous ces apaisements, Lu
cile avait l’impression de se sacrifier et elle se lan
çait dans le dévouement à corps perdu. Il n’est pas
certain, toutefois, qu’en son for intérieur elle n’en
trevit pas quelque espoir de vaincre à la longue
Vamour de l’absente et de voir le sien partagé.
Au plus fort de son abnégation, toute femme
conserve, non avoué, un sentiment égoïste.
Cependant André, rendu joyeux par la consoli
dation de ses espérances, faisait des projets. Il les
énonçait et ne s'apercevait pas que chacune de scs
paroles était un poignard nouveau planté dans la
plaie vive de son infortuée compagne.
José était trop jeune pour remarquer quoi que
ce soit de ces sentiments contraires. Au surplus, il
était fruste et son dévouement à André et à Lucile
n’avait guère de clairvoyance lorsqu’il s’agissait
d’un conllit passionnel.
C’est en débattant ainsi qu’ils arrivèrent au jour
où Hussein les fit rentrer au camp.
Le chef leur parut avoir changé d’humeur. Bien
que toujours bienveillant à leur égard, on sentait
en lui l’homme tiraillé entre plusieurs sentiments.
D’autre part, les hommes, qui jusqu’alors
avaient été indifférents, lançaient aux esclaves dé
livrés des regards, d’abord de reproche, puis, peu à
peu de colère et de menace.
Les femmes, plus exubérantes, crachaient par
terre, de mépris en passant près de Lucile. Elles
murmuraient entre leurs dents des exécrations en
la voyant, et l’une d’elles, un jour, après avoir ba
vardé avec ses compagnes, discuté violemment et
finalement hurlé de rage, s’élança vers la pauvre
jeune fille et tendant vers le visage de celle-ci ses
cinq doigts écartés, elle cria : « Pfoui! » ce qui est
le plus énergique des gestes injurieux en usage
chez les Turcs.
André, témoin de cette scène, alla s’en plaindre
à Hussein.
Le premier mouvement de celui-ci fut brutal. Un
geste, un murmure qui signifiait : « Qu’y puis-je?
C’est ta faute! *
André en fut frappé et voulut se retirer, mais
Hussein le retint :
— Ami, fit-il, excuse-moi. Hussein n’a qu’une
parole. Tu es mon hôte et tu es libre. Tu resteras
mon hôte et conserveras ta liberté.
I-ES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN 171

André ne comprit pas. Il essaya d’avoir une ex


plication, mais Hussein écarta ses questions com
me s’il se fut agi de choses sans importance.
Le jeune homme toutefois ne fut pas convaincu,
mais il ne pouvait saisir le sens des menaces. Les
bouches se taisaient à son approche, mais les yeux
étaient éloquents. On y lisait maintenant la haine.
On eut dit que l’approche de l’hiver attisait celle-ci.
Ce fut José qui apporta l’explication de ce bou
leversement dans les sentiments des Zeibecks.
Il avait pris l’habitude, pour occuper la longueur
des journées, d’accompagner les pâtres qui me
naient les troupeaux.
Entre garçons du même âge et jeunes, les diffé
rences de race sont plus atténuées. Il apprenait
d’eux à jouer du galoubet, qui est l’instrument fa
vori de toute l’Anatolie. Il savait maintenant les
complaintes, les amanées smyrniotes, qui sont de
plaintives romances, des légendes et des airs tra
ditionnels de danse.
Par contre, il enseignait aux jeunes pâtres à
à la façon des marins, a tresser
nouer des cordes d’autres*
des sandales, et petits talents qu’ont les
enfants au bord de la mer catalane.
L’harmonie avait toujours régné entre eux.
Mais, au retour des trois malheureux, après la
visite d’Irfan, José avait retrouvé des compagnons
muets, qui l’évitaient, qui affectaient de parler en
tre eux, rapidement et indistinctement ayant re
marqué qu’ainsi il ne les comprenait pas.
Les Catalans, et les Barcelonnais en particulier,
n’ont pas précisément la réputation d’être indiffé
rents aux façons d’agir à leur égard. José patienta
d’abord. Il crut s’être mépris, mais devant ces ma
nières répétées, il n’y tint plus et attrapant le plus
grand de la bande, il posa la question :
— Que t’ai-je fait?
L’autre voulut se débattre, le faire lâcher prise
et ne pas répondre.
172 LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIX

Mais José tenait bon. 11 répéta, en appuyant sur


chaque mot :
— Que-t’ai-je-fait?
Impuissant il se dégager, le jeune pâtre finit par
répondre :
Voleur! tu es un voleur!
— surprise, José ouvrit les mains. L’autre s’en
De
fuit et, à bonne distance de José, il continua :
Oui, voleur! les trois, des voleurs! —
— volezun pain —femmes!
Vous le aux — Vous volez les
ducats aux hommes!
José, incapable de comprendre, planté les jam
,
bes écartées au milieu du pâturage, ouvrait la bou
che et les yeux sans rien voir de ce qui l’entourait...
Il se ressaisit cependant et rentra en courant au
camp. Il se précipita sur André :
Voilà fil m’a dit...
— ce qu
Qui? U?
— Bekir, le pâtre...
— Qu’est-ce qu’il t’a dit?

José répéta textuellement.
André réfléchit longuement. Il laissa passer lu
nuit sur l’incident et se rendit compte que tons les
trois devaient être une gêne pour la tribu. Il ne
comprenait pas exactement de quelle manière,
mais il sentait, après la visite d’Irfan que leur pré
sence devait être un empêchement à la
réalisation
du désir de tous.
Dès le matin, il marcha droit à Hussein :
Agha! fit-il, je suis ton serviteur. As-tu. dit

toute la vérité lorsque tu m’as répondu l’autre
jour... Parle... Voyons...
Et comme Hussein se taisait en détournant les
veux...
Voilà ce qu’un des fils de ta race a dit à José...

Et il répéta la phrase.
— Nousdire;ne comprenons pas exactement ce que
cela veut mais je sais une chose, toutefois.
LES ESCLAVES DU PACHA d’AÎDIN 173

c’est que nous ne voulons pas être une charge pour


la tribu...
« Dis-nous ce que nous devons
faire.
— Tu es mon hôte et tu es libre! fit Hussein à
voix basse.
Alors André s’approcha de lui, lui passa le bras
autour du cou et parlant doucement lui dit :
O Hussein! ô mon frère! Je te prie, reprend

la parole que tu nous as donnée. Je le sais, ton
cœur est droit et tu ne nous trahiras jamais, mais
ton peuple est ton peuple; ce sont les enfants de ta
race, tu es leur chef. Ils sont courroucés envers
nous, parle. Qu’y a-t-il? que devons-nous faire?
Hussein baissa la tête. Il eut l’air accablé et heu
reux à la fois. Il donna l’accolade au jeune homme.
O toi ! fit-il, le plus généreux des amis, le plus

loyal des frères, tu m’as délié de mon serment.
Voici ce qui est arrivé :
« Irfan, tu le sais, a la langue
maudite — qu’il
crève comme un chien assoiffé au bord de la mer —
Irfan est venu. De la part du Pacha il nous a fait
de grandes promesses. Nous conserverons les ha
bits de nos pères, nous aurons des ducats en grand
nombre et j’ai promis de revenir. Mes hommes ont
entendu ces promesses et se sont réjouis, mais, au
moment du départ, Irfan a déclaré, devant tous,
que le Pacha desirait que je vous ramène à Aïdin.
« J’ai juré que vo'us
n’étiez plus là. Ai-je menti?
André admira la duplicité prévoyante de son
ami.
Ai-je menti? Vous n’étiez plus dans le camp.
— Irfan n’en rien
Mais a cru. Il a déclaré que le Pacha
voulait que nous nous mettions en route de suite.
« Aux regards de mes hommes
j’ai compris
qu’eux n’avaient pas fait de serment. Je vous ai
laissé plusieurs jours dans la montagne, toi et tes
compagnons. J’ai pensé que mes hommes s’apaise
raient. Ils m’ont semblé plus calmes. Je vous ai fait
revenir. Alors, ce sont les femmes qui ont été dé-
174 LES ESCLAVES DU PACHA d’AÏDIN

chaînées. A la suite de ce que tu m’as raconté l’au


tre jour, j’ai crié, j’ai parlé de mon serinent et de
la honte qui en résulterait pour tout ce qui porte
le nom de Zeibeck.
« Les hommes connaissent l’honaieur; ils ont
compris.
« Les femmes, Pfui! — il eut un geste de mé
pris — des femmes.
« Maintenant ce sont les enfants. On a encore
parlé de cela autour des foyers...
« ...Et tu viens aujourd’hui me rendre ma pa
role. Qu’allez-vous faire, tous trois, car je ne veux
pas vous emmener à Aïdin.
— Nous partirons, avec des provisions; nous at
teindrons la côte. Peut-être trouverons-nous un ba
teau qui nous prendra.
— Tu songes aux fatigues? Tu songes aux lon
gues marches dans la montagne, à cette fleur de
jeunesse qui t’accompagne? Souviens-toi : la femme
est la joie de l’homme, mais une épine dans son
pied.
— Si elle retournait au harem du Pacha, elle-'
mourrait!
Qu’il soit fait selon ton désir, ô le plus géné
— des
reux frères, et qu’Allah te donne mille pros
pérités!
Sous sa tente, Hussein fit préparer dos provi
sions. Il donna à André ses propres pistolets garnis
d’argent et un long poignard à José. Lucile devait
emporter les armes qu’elle avait glissées dans sa
ceinture en quittant les écuries à Aïdin.
Hussein leur décrivit à peu près la route qu’ils
devaient suivre.
Ils devaient rejoindre la vallée prochaine et ne
plus la quitter jusqu’à la mer.
Comme Hussein ne voulait pas que ses hommes
les vissent partir ainsi, ils se mirent en route au
milieu d’une nuit. L’agha les accompagna un mo-
ment. Puis, ils se quittèrent. A l’instant de la sépa
ration, le chef des Zeibecks saisit les mains d’An
dré, s’inclina et les porta à son front.
Cette marque inusuelle de servitude de la part
de l’agha étonna André et l’émut :
— Tu m’as permis, expliqua Hussein, de ne pas
manquer à ma parole. Sois béni! ô mon frère, et
qu’Allah marche devant toi.
Ils disparurent bientôt dans la nuit...

CHAPITRE III

Les premières étapes furent relativement faciles.


Ils n’avaient pas voulu prendre les chevaux qui
leur avaient été offerts pour la raison que leurs pre
mières marches devaient être effectuées de nuit
afin, autant que possible, d’éviter les rencontres.
En arrivant plus près de la côte, ils se hasarde
raient à voyager de jour, mais pour commencer et
tant qu’ils devaient traverser les territoires occu
pés par les tribus Zeibecks, il était préférable pour
eux de procéder le plus secrètement possible.
André et José, aguerris par leurs tribulations
passées, marchaient d’un pas alerte dont ils de
vaient d’ailleurs modérer la rapidité pour que Lu-
cile pût les suivre.
Celle-ci, que les loisirs du harem n’avaient guère
entraînée aux fatigues, était soutenue par son cou
rage, le désir d’échapper pour toujours au pacha
d’Aïdin et la crainte d’être une entrave à ses com
pagnons.
Tous avaient abandonné le costume des Zei
becks, dont ils n’avaient conservé que le pantalon
et les bottes. Par-dessus, ils portaient le grand caf
tan de bure épaisse et avaient entouré leurs têtes
de turbans.
Ils étaient — même Lucile, malgré sa fatigue —
d’humeur joyeuse, espérant épreuve serait
que cette
la dernière et bien qu'encore séparés de leur pays
par des distances considérables, ils avaient foi en
tière en la réussite.
Lucile, continuait à entourer André de soins dis
crets. Lui et José s’efforçaient de lui éviter un sur
croît de fatigue, avaient pris toutes les charges de
vivres qu’ils emportaient et se mettaient en colère
lorsqu’arrivés au campement, à la fin des étapes, la
jeune fille s’efforçait de concourir de son mieux
aux apprêts du repas et à la préparation des litiè
res qu’ils confectionnaient, lorsqu’ils le pouvaient,
avec les branches feuillues qui restaient aux buis
sons, malgré la saison avancée, les herbes d'eau plus
hautes, les roseaux coupés au long des cours
desséchés ou les feuilles mortes.
La température était fraîche, l’air humide les
transperçait souvent durant leurs marches, la nuit;
mais il ne plut pas pendant leurs premières étapes.
Puis, comme il arrive parfois dans ces régions,
où le beau temps se maintient en général fort
avant dans la saison, la neige tomba sur les mon
tagnes, brusquement.
Les marches devinrent alors pénibles; ils durent
abandonner les courses de nuit.
Ils ne trouvèrent plus rien pour garnir la terre
et se reposer mieux. Rarement, dans une caverne,
un sol sec leur permit de se réchauffer. Ils purent
rarement, tant les matériaux étaient humides, réus
sir à allumer un feu.
Des hurlements, la nuit, leur annoncèrent que
les loups étaient en campagne. Autour d’eux, dans
l’ombre, ils voyaient parfois la forme fugitive d’un
chacal et ils tressaillaient à son cri qui n’est guère
différent du vagissement d’un enfant. Ils virent
même sur la neige des traces d’ours.
Ils s’efforçaient de se hâter. La pauvre Lucile,
sans se plaindre, souffrait des intempéries, de la
LES ESCLAVES DU PACHA D’AÏDIN 177 *

fatigue, de la nourriture toujours froide et peu


substantielle formée de viande salée conservée avec
de l’ail et des aromates et des galettes molles du
pain du pays. Ils n’avaient d’ailleurs pu se charger
outre mesure. Hussein avait estimé que leur mar
che durerait dix jours. Ils avaient pris pour une
quinzaine de jours de nourriture. Il y avait déjà
autant qu’ils allaient et iis n’apercevaient aucun
signe qui leur indiquât qu’ils approchaient de la
côte. Prudents, ils s’étaient rationnés dès les pre
miers jours et bien leur en avait pris, car ils avan
çaient depuis deux semaines et avaient encore plu
sieurs rations de vivres.
André cependant était soucieux. Il remarquait
les efforts de Lucile et ses forces déclinantes. La
jeune fille niait l’évidence, se prétendait apte à con
tinuer jusqu’au bout, sans plus de repos, mais, dès
le départ, au début des matinées, elle restait en ar
rière. André la força bientôt à se laisser porter.
Elle refusa d’abord, se raidit, puis dut bientôt con
venir qu’elle n’en pouvait plus. Le jeune homme la
prit sur son dos. Comme elle était légère! Elle pas
sait ses bras autour du cou d’André, s’agrippait
aux bords du caftan pour ne pas étrangler son
compagnon. D’abord dressée raide, tomme un che
valier brandissant sa lance se dresse sur ses étriers,
elle ne pouvait maintenir longtemps la tension de
ses nerfs, s’affaissait graduellement et finissait par
imposer sa tête sur celle d’André.
Pauvre Lucile! Un bien-être adorable l’envahis
sait alors. Elle fermait les yeux, se laissait aller au
bercement de la marche, songeant à son amour
ignoré, à cette Inez qui était une rivale heureuse.
Elle, elle serait toujours malheureuse. Que seraient
devenus ses parents lorsqu’elle reviendrait? Si elle
revenait...
Des larmes lui montaient aux yeux. Du dépit,
une jalousie triste et qui n’était pas de l’envie
mais du regret. Elle se souvenait des bonheurs
qu’èlle avait vus, dans son enfance, et qu’elle ne
comprenait pas alors. •
Comme elle les comprenait aujourd’hui!
L’état de la pauvre enfant allait en empirant.
Elle ne pouvait môme plus, le matin, lorsqu’ils re
prenaient leur marche, se tenir debout.
En outre, les provisions s’épuisaient. Comme ils
avaient un soir rencontré une caverne bien sèche,
André décida d’y demeurer quelque temps pour
que Lucile put reprendre quelques forces. Il profi
terait de cette halte pour remplir de nouveau leurs
besaces de provisions fraîches. La jeune fille fut
étendue à l’endroit le plus abrité. On trouva quel-
3 ues feuilles mortes pour adoucir la couche. Elle
ormit. Pendant ce temps André erra aux alen
tours. Il eut la chance de rencontrer sur la neige
des gélinottes qui n’osaient bouger. Il put les cap
turer, sans user de ses pistolets, dont il craignait,
avec juste raison, que le bruit n’alertât quelque
ennemi proche et caché.
Rentré à la caverne, il réussit à allumer un feu
suffisant pour faire rôtir ces oiseaux. Ils se trouvè-
rnt ainsi pourvu de nouveau de nourriture pour
quelques jours.
Mais le lendemain, Lucile ne pouvait bouger. Elle
restait allongée, sans mouvement, le souffle court
et oppressée comme si tous les chagrins de sa vie
encore brève s’appesantissaient sur sa poitrine.
André surveillait l’entrée de la caverne. Infati
gable, il allait et venait sans cesse; Lucile le suivait
tristement des yeux. José s’était éloigné pour ra
masser, s’il le pouvait, de quoi refaire du feu.
Dehors, il faisait froid.
André s’approcha de Lucile pour voir si elle
n’avait besoin de rien. Elle avait les yeux fermés
et semblait dormir. La respiration sifflait entre ses
dents presque serrées. Le malheureux jeune homme
eut l’impression que les derniers moments de la
pauvre enfant étaient arrivés. Il eut une révolte
LES ESCLAVES DU PACHA
D’aÏDIN 179

contre la Providence et s’accusa de porter malheur


•à tous les compagnons qui traversaient sa route.
A peine a-t-il rencontré Don Luis que Don Luis
est tué. Il s’embarque à bord de la tartane. Vingt
fois déjà elle a fait ce voyage de Sardaigne. Vingt
fois elle a essuyé des tempêtes dans cette Médi
terranée capricieuse. Cependant, ayant mis le pied
sur ce bateau, voici que celui-ci est en péril; voici
qu’il est poussé bien loin de sa route ordinaire.
Voici qu’une galère le rencontre!
Que sont devenus ses compagnons? Des forçats
rivés au banc de la chiourlne! Que Dieu leur donne
bientôt le repos!
Il arrive à Aïdin. Une jeune fille se fie à lui. Il
l’aide et voici la jeune fille étendue, ici, à ses pieds,
luttant péniblement contre une mort inexorable.
Lucilc ouvrit les yeux : comme si elle avait pu
lire ses pensées elle souleva péniblement une main
longue et blanche et la posa sur le bras du jeune
homme agenouillé près d’elle.
Il ne faut pas être triste André, fit-elle. Je
— je vais mourir, c’est vrai, mais, croyez-
pense que
moi, c’est pour le mieux. Dieu est bon en me rap
pelant à lui. Il m’épargne des souffrances; non
seulement les souffrances corporelles, mais celles
qui m’attendaient, plus tard, dans la vie, même si
j’avais pu regagner mon pays.
Taisez-vous Lucile! il ne faut pas vous fati
— il faut reprendre des forces. Bientôt nous ar
guer,
riverons à la côte. Nous trouverons un bateau. J’ai
accepté d’Hussein quelques pièces d’or. Nous nous
embarquerons et nous serons sauvés...
Elle eut un triste sourire :
Vous serez sauvé. Tant mieux, fit-elle, je suis

contente, très contente, croyez-moi, à cette pen
sée. Pour moi, c’est sûr, je vais mourir, je sens
que mes forces s’épuisent. Voici deux jours que
je suis étendue, je ne peux plus bouger. Ma poi
trine et comprimée comme si une montagne pesait
180 LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN

sur moi. Je vais mourir, André! C’est mieux, soyez-


en certain. Les miens, depuis des années, ont ac
cepté ma disparition. N’allez pas les voir, ils me
croient morte, vous renouvelleriez leur chagrin et
il faut éviter les chagrins aux personnes qui vous
sont chères.
Elle s’arrêta quelques instants, respirant avec
peine. Puis, elle continua :
— Vous, André, vous reverrez la France. Vous
irez à Barcelone. Une jeune fille vous y attend.
Croyez-moi, l’approche de la mort rend clair
voyants ceux qui sont irrémédiablement touchés...
même les petites âmes folles des jeunes filles qui
ont souffert. Vous épouserez Inéz. Vous lui par
lerez de moi. Vous lui direz que j’avais pour vous
une grande reconnaissance... Pour vous et pour
José... une grande reconnaissance et une grande
affection...
Elle respirait de plus en plus difficilement.
Naturellement, ajouta-t-elle, d’une manière
— légère,
plus en ayant l’air, un peu, de se moquer
de ce qu’elle disait — naturellement, cette affection
n’a rien de comparable à la sienne, à son amour.
Comment une pauvre malheureuse petite esclave
pourrait-elle aimer? Inéz n’a aucune raison d’être
jalouse. Vous serez heureux... Si vous avez une pe
tite fille, vous la nommerez Lucile. Plus tard, vous
lui raconterez mon histoire, elle versera peut-être...
quelques larmes, en l’écoutant....
Elle se tut, sa main pesa un peu plus lourde
ment sur le bras d’André. Elle avait les yeux fer
més; le jeune homme la crut endormie. Douce
ment, avec mille précautions, il allongea le bras
inerte le long du corps qui reposait, se souleva sans
bruit et marcha avec précaution vers l’entrée de
la Caverne.
Comme il atteignait celle-ci, il aperçut José qui
revenait précipitamment. Il paraissait essoufflé,
n’avait l’air d’avoir trouvé aucune brindille, au-
cune feuille sèche, aucune mousse, rien en un mot
avec quoi faire du feu.
Lorsque le jeune garçon l’eût rejoint, il cria :
— Les voilà! les voila!
— Qui? voyons, mais qui?
— Les gardes du Pacha!...
André jeta un coup d’œil dans la Caverne. Lucile
semblait dormir.

CHAPITRE IV

L’envoyé du Sultan et le Drogman de l’Ambassade


de France attendaient à Aïdin l’arrivée d’Hussein.
Le pacha après la première explosion de co
lère, songea à satisfaire les désirs de son suzerain.
Comme on ne parlait d’ailleurs pas de Lucile il
lui était assez indifférent de perdre un ou deux
esclaves palfreniers qu’il lui serait loisible de rem
placer facilement. Quant à Saïmé-Lucile, il espé
rait bien pouvoir la faire entrer directement au
harem en la dissimulant à tous les yeux et comp
tait sur l’affairement des premiers moments et la
hâte de partir qu’éprouverait certainement l’en
voyé du Sultan, en voyant sa mission heureuse
ment remplie, pour empêcher qu’il en soit fait
mention.
Une fois en route, il savait que malgré les priè
res, malgré les menaces même du délégué de l’am
bassadeur de France, celui-ci ne pourrait décider
l’envoyé de la Sublime Porte à outrepasser les or
dres de son Souverain qui ne mentionnaient qu’An-
dré de Verneilhac.
Mais le pacha éprouva cependant quelques dif
ficultés à trouver, dans son eutourage, un person
nage assez connu, assez qualifié, assez astucieux
182 LES ESCLAVES DU PACHA D'AUHN

même pour mener à bien la mission de persuader


Hussein Agha.
Il regretta qu’Irfan fût en prison. D’abord, il
repoussa l’idée de l’en faire sortir, puis, personne
n’etant capable à scs yeux de réussir, et le temps
pressant, d se résigna à surseoir à sa vengeance
et fit appeler Irfan bey.
— Misérable traître! 11e crois pas que la colère
n’obscurcit plus ma face...
— Commandez, Seigneur! Je suis votre esclave,
fit l’autre en s’inclinant.
Et le pacha chargea son ancien homme de con
fiance de la mission que l’on connaît, en ajoutant
ce qui devait être d’un grand poids dans la réus
site, l’intervention de l’ambassade et les exigences
de l’envoyé du Sultan et que l’esclave palfrenier
devait recouvrer immédiatement sa liberté.
En cas d’insuccès, Irfan devait retourner en pri
son, sans préjudice des supplices dont le courroux
de Kara Osman Oglou pourrait décider.
Il est difficile de comprendre comment Irfan no
s’acquita qu’à demi de sa mission.
Bien persuadé qu’Hussein gardait encore les
prisonniers, pour quelle raison négligea-t-il d’in
former l’agha de la présence d’un envoyé de la
Sublime Porte et du représentant de l’Ambassade
de France?
On ne sait. Les âmes orientales sont tortueuses.
Probablement qu’Irfan, persuadé de son pouvoir
sur le Pacha, pensa amener de cette manière la
confusion d’Hussein...
Toujours est-il qu’il revint à Aïdin proclamant
qu’Hussein avait accepté, qu’il allait arriver d’un
instant à l’autre avec sa troupe, ramenant les es
claves fugitifs.
Mais les jours passèrent. La colère du Pacha
grandissait. Irfan se cantonnait dans des affirma
tions si outrecuidantes, qu’elles finissaient par in
fluencer le seigneur d’Aïdin...
Enfin, un matin, la troupe parut Elle regagna
les Karakols qu’elle avait précédemment occupés et
Hussein se rendit à l’audience du Pacha.
— O mon agha! ô mon ami, fit celui-ci après
les salutations d’usage. Tu ramènes les prison
niers, je t’en remercie.
— Quels prisonnier? fit Hussein pris de court.
— Ceux que ta diligence a arretés dans leur
fuite.
il y a longtemps que je ne les ai plus,
— Maisl’aglia.
répondit Encore un traître qui s’est glissé
entre nous, ô mon Pacha. Irfan! — que la colère
d’Allah l’écrase — J’ai dit à ton envoyé, ô mon
maître! que sur ce point je ne pouvais satisfaire
tes désirs, les prisonniers m’ayant depuis long
temps échappé.
— Je perds la face! Les envoyés du Grand Sei-
gner et de l’ambassadeur franc attendent un
des esclaves — qui est paraît-il un Seigneur dans
son pays — Irfan a annoncé que tu le ramenais.
O le traître ! Qu’on le trouve qu’on le pende immé
diatement.
Mais Irfan fut introuvable. Déçu en voyant
qu’Hussein n’était accompagné d’aucun des escla
ves, il avait jugé bon de prendre la fuite, se réser
vant pour plus tard, lorsque la colère du pacha
serait calmée, de revenir faire sa cour et d’essayer
de rentrer en grâce, en prouvant que c’est lui qui
avait été joué.
Il avait cependant compté sans Hussein. Celui-
ci, après avoir quitté le pacha, lança immédiate
ment quelques-uns de ses hommes à la poursuite
du fugitif.
Quelques jours plus tard ceux-ci revinrent. Hus
sein s’en fit accompagner et demanda audience au
Pacha.
Il fut reçu froidement.
D’un geste Hussein démasqua sans dire un mot
les hommes qui l’accompagnaient. Ceux-ci ouvri
rent un sac de cuir qu’ils portaient et tirent rouler
au pied du pacha une tête exsangue... La tête d'Ir-
fan bey.
— Mon pacha! ta justice est satisfaite, fit Hus
sein.
...
Et, sans ajouter une parole, il se retira noble
ment.

Cependant, dans l’intervalle, furieux du délai et


de la déconvenue, l’envoyé du Sultan avait quitté
la place.
Le cortège s’était reformé, aussi cérémonieux
qu’à l’aller, mais personne ne jouissait plus de
cette pompe. Le drogman allait, pensif, songeant à
ce compatriote inconnu, dont, au demeurant, ne
voyant point clair à travers toutes ces intrigues, il
ignorait complètement le sort.
L’envoyé du Grand Seigneur boudait. Au fait,
il en avait quelques raisons. Il n’était pas dou
teux qu’il ne dût supporter les frais de la décon
venue. Le Sultan, certainement, recevrait des récla
mations de l’Ambassade de France. Le drogman
en rendant compte ne manquerait pas, c’était chose
sûre, d’insister sur les délais apportés à l’aller, à
l’accomplissement de cette mission.
Il faudrait expliquer ces délais. On mentionne
rait, sans aucun doute les arrêts prolongés à cha
que village, les présents volontaires exigés des con
seils des anciens. Ces présents, il faudrait en rendre
compte. L’affaire devenait sérieuse. Suivant l’hu
meur de l’ambassade, le compte se réglerait par
l’abandon de tous ces gains ou par d’autres exi
gences.
L’envoyé du sultan, à cette pensée, se passait
la main autour du cou. La corde ou le glaive. A
Ils avaient déjà chevauché depuis plusieurs
jours, lorsqu’un matin, dix janissaires qui allaient
devant en éclaireurs, revinrent précipitamment
vers le gros de la troupe.
Ils rendirent compte que s’étant avandés —
comme c’était leur devoir — ils avaient aperçu un
jeune paysan qui semblait chercher des herbes sè
ches et qui, à leur vue, avait détalé comme un ani
mal sauvage surpris par les chasseurs.
Sur le point de le poursuivre, ils avaient néan-.
moins cru préférable de venir prendre des ordres.
— Continuez la route, dépêchons, dépêchons, ré
pondit l’envoyé hargneux du Sultan.
— Un instant, permettez, mon pacha, intervint
le drogman, ces hommes disent « un jeune pay
san », N’y avait-il pas un jeune homme parmi les
esclaves que nous attendions.
Un grognement fut la seule réponse.
— Alors, continua le drogman, une demi-heure
perdue, en plus, n’ajoutera rien à la longueur de
notre route...
La voix était douce, mais l’insinuation était fla
grante, le pacha comprit la menace et s’exécuta..,
— Qu’on rattrape cet homme, fit-il.
Les janissaires s’élancèrent. La recherche fut
brève. Les traces étaient visibles, elles menèrent les
soldats à la caverne où la pauvre Lucile agonisait.
Devant l’orifice. André et José, pistolets au poing,
18(j LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN

étaient postés, résolus à se défendre jusqu’à la


mort plutôt que de retomber dans les fers.
Prudents, les soldats, voyant la décision peinte
sur le visage de ces deux hommes, se dissimulè
rent non loin de là, surveillant la grotte, et dépê
chèrent l’un d’eux vers la caravane pour expliquer
qu’au lieu d’un homme, ils en avaient trouvé deux,
que l’un de ceux-ci pouvait bien être le jeune sei
gneur, esclave échappé, que l’on recherchait.
L’émissaire, essoufflé, parvint devant le pacha
et fit son rapport.
L’envoyé du Grand Seigneur sentit l’espoir re
naître en lui. Il se tourna triomphant vers le
drogman :
— Vous voyez, Excellence, comme j’avais raison
de vouloir encore perdre une demi-heure.
Le drogman connaissait bien le pays et ses habi
tants, il inclina la tête, avec un sourire moqueur,
et ne répondit pas.
La petite troupe tout entière se dirigea vers la
grotte.
Maintenant, c’était le drogman qui marchait en
tête. Dès qu’il fut en vue des deux hommes armés,
il s’avança seul, criant en français :
— Drogman de l’Ambassade de France près la
Sublime Porte.
André laissa tomber ses pistolets et s’avança :
— André de Verneilhac, fit-il.
— Je vous cherchais, monsieur.
L’étonnement se peignit sur le visage d’André.
— Vous me cherchiez.
Oui! Toute cette expédition avait été dirigée
—Aïdin,
sur où vous vous trouviez, n’est-il pas vrai?
— C’est exact.
Le drogman rendit compte de toute l’affaire de
puis la dénonciation faite au Capucin par un
inconnu jusqu’aux incidents qui s’étaient produits
à l’arrivée de Hussein.
— Brave Hussein, murmura André.
EPILOGUE

Il fait beau, c'est le printemps, un printemps


avancé déjà, qui laisse mesurer les présents de l’été
qui va venir.
Les Heurs couvrent les vignes. Les arbres frui
tiers laissent s’envoler les derniers pétales de leur
grâce printanière. Déjà commencent à onduler les
récoltes futures, encore d’un vert tendre.
Au ciel, la lumière d’un beau jour. De petits
nuages blancs, légers, subtils, jouent. Des hiron
delles bruyantes, avec des cris de joie, tracent de
rapides paraphes.
Déjà les papillons voltigent.
Le monde entier est plein d’une joie immense,
nouvelle et pure.
Pourquoi faut-il que sur la terre la douceur ne
se sépare jamais du malheur.
Sur le bord du chemin qui de la grand’route con
duit à Verneilhac, un homme est assis, prostré. Cet
homme, en costume de voyage, botté, le teint bronzé,
l’air mâle, malgré toute la force de caractère dont,
d’après ces signes, on peut le croire capable, semble
cependant abîmé dans la plus profonde douleur.
De temps en temps, relevant la tête, il fixe les
yeux dans la direction du village.
Il n’en est certes plus bien éloigné, si c’est là
le but de son voyage, car au-dessus d’un proche
boqueteau pointe le clocher de l’église, et plus loin.
190 LES ESCLAVES DU PACHA D’aÏDIN

sur l’éperon rocheux, le château dresse ses deux


mêmes tours pointues, ses murailles tapissées de
lierre et de vignes grimpants au delà desquelles
fument les cheminées historiées.
C’est là la demeure des anciens seigneurs de
Verneilhac.
Et c’est André de Verneilhac qui revient vers
son foyer, mûri par les épreuves, attendri par le
souvenir et angoissé par l’incertitude.
Depuis Barcelone, depuis que le brave don Salas
y Campeor a bien voulu envoyer quelqu’un quérir
des nouvelles, André n’entendit plus jamais parler
de sa famille...
Le château... et que lui importait le château?
Propriété communale, administrée par un conseil
composé des habitants... Que grand bien leur fasse,
à ces traîtres qui, malgré les bienfaits de sa famille
depuis des siècles, malgré les prévenances et les
bontés des siens mêmes, dans les années encore
encloses dans le souvenir d’un homme, n’avaient
pas hésité à se ranger sous les ordres des tristes
sires qui, en quelques jours, par l’injure et la me
nace, leur avaient fait renier les traditions sécu
laires.
Mais ses parents? Son père, sa mère, sa sœur?
Marie avait-elle réussi? Au fait... N cette Marie...
n’était-elle pas au premier rang des envahisseurs
du château. Cette histoire qu’elle lui a racontée?...
Jusqu’à ce jour, il est vrai, il ne l’a point soup
çonnée d’avoir menti lorsqu’elle lui a avoué
qu’elle avait voulu faire, mais enfin, en réfléchis ce
sant, tout cela est enfantin. Quelqu’un voulant se
débarrasser de gens gênants n’agirait pas autre
ment :
— ... On ne veut pas de mal à votre père, à votre
mère, à votre sœur... je crois. C’est moi qui avait
arrangé toute cette histoire. J’ai dissimulé mon
affection pour votre famille...
Comme tous ces mots sont jolis, comme ils son
nent le dévouement...
— ... J’ai rusé avec ces malandrins...
Voilà l’habileté, maintenant...
— ... Jedun’étais pas assez certaine de l’énergie
village...
des gens
Et la suspicion adroitement semée...
— J’ai cru ainsi déjouer les desseins de ces
...
bandits... Je crois y être arrivée!
Et voilà! La fin couronne l’œuvre. — Je crois
y être arrivée! — Est-ce une interrogation, est-ce
une affirmation?
Ces paroles, André se les est souvent répétées. Il
n’a jamais voulu douter de Marie, mais aujour
d’hui, alors qu’il va savoir — mais oui, dans un
instant, dès qu’il en aura le courage, il va savoir, —
mais aujourd’hui, voici que d’autres lueurs les
éclairent.
— Je crois y être arrivée... Eh bien oui : voici
M. de Verneilhac, sa femme, leur fille en prison...
Piètre prison pour des gens déterminés...

Certes oui, cette prison de village ne soutien
drait pas un siège, mais encore, pour qu’on l’as
siège, faudrait-il qu’elle eût continué à abriter ses
hôtes.
Mais que non pas. Ce misérable avare de mari,
...Dumas, cet hôtelier du diable
ce —: décidément,
ce sont toujours les autres qui ont tort, — n’a pas
saoulé Passe-Boules et Musareigne, et les deux tru
culents suppôts de tous les bouges de Bordeaux ont
continué a jouer leur petit rôle.
Toute la famille est embarquée. La comédie est
finie. A nous le drame!...
— Partez, André! Partez... moi, je jevais à Bor
deaux... Tlieresa Cabarrus est bonne, la verrai,
Tallien l’aime...
Et il est parti. Porté sur la liste des émigrés. Sa
famille, disparue...
Peut-être que Marie trône maintenant au eliù

Il décide :
se
•— Madame! fait-il.

%
— Pour vous servir. Monsieur!
L’aubergiste est accorte. Elle a pour ce jeune
homme si bien tourné, mais si triste, un sourire
engageant.
André continue :
Madame, ce n’est donc plus l’auberge de

Dumas? Et l’ancienne maîtresse de cette maison,
Marie Dumas, elle n’est donc plus là?
Oh! on voit, mon pauvre Monsieur, que vous

n’êtes pas venu ici depuis longtemps... Mon pauvre
oncle, Dumas, est mort... C’est toute une histoire,
d’ailleurs... Il est mort de chagrin, parce que sa
femme était partie... partie par sa faute... C’est
une histoire très compliquée... Alors, comme son
mari était mort, ma tante n’a plus voulu rester
seule dans cette auberge, et elle nous a fait venir
de Bazas, où nous étions. Mon mari... c’est celui
qui sortait quand vous êtes entré, s’occupe main
tenant de la maison, et moi je...
Mais, vous ne m’avez pas dit où était main
— Marie Dumas, votre tante?
tenant
Mais elle est au château maintenant.

L’aubergiste eut un air d’extrême satisfaction
en disant ces mots qui percèrent le cœur d’André.
Au château, répéta-t-il à voix basse... Je re
— fit-il à haute voix. Je laisse
viens, mon cheval et
mon manteau.
Comme vous voudrez. Monsieur.
—n’y qu’au château vraiment qu’André
Il a pourra
satisfaire sa douloureuse curiosité.
La grimpette qui conduit vers le pont-levis est
dure. C’est pour le jeune homme un véritable cal
vaire.
Franchissant le fossé sur le pont, la herse étant
levée, il entre dans la cour.
Il appelle.
Un vieil homme se précipite, qui, à sa vue, pâlit
et joint les mains.
— Monsieur André!
C’est le serviteur dévoué de famille, celui qu’il
sa
a toujours connu, qui l’aima dans enfance et
son
que lui, André, a tant aimé.
— Parle! voyons, où est Marie, où sont mes
parents, parle... Mais parle donc.
Tant d’impétuosité suffoque le vieux serviteur.
Il essaye de parler. André qui l’a saisi par la veste,
le secoue, le secoue. Cependant, sourire naît sur
un
le visage ridé... Avec un effort, il appelle
Madame :
— Marie!
Ainsi maintenant, c’est Madame Marie...
Et voiqj qu’en effet, dégringolant les marches,
une dame en noir se précipite :
— André!... Pardon! Monsieur André!
La figure du jeune homme est sérieuse, sévère
même.
— Vous voilà revenu enfin!
— Où sont mes parents?
— Mais là, dans le château! fait Marie
sourire. avec un
•— Là! Là! O mon Dieu!
Tant d’émotions ont raison de ce caractère si
énergique, de ce corps si endurci
défaillerait presque. aux fatigues. 11
Marie le prend par le bras et l’entraîne. Ils
tent les marches conduisant à la grande salle. mon
vieux serviteur suit en trottinant. Le
— Geneviève! appelle Marie.
Et Geneviève paraît, se préepite dans les bras de
son frère. C’est maintenant une belle jeune fille.
Mon père? Maman?
— Doucement,
— il faut les préparer à tant de joie.
Attends ici. J’y vais avec Marie.
Les deux femmes le laissent Le vieux serviteur
qui suivi,
a s’approche.
— Un ange, cette Mme Marie. C’est elle qui
tout fait. a
•— Explique! Explique! je ne sais rien.
•— Eh bien! à Bordeaux, c’est elle qui est allée
J9G LES ESCLAVES DD PACHA d’aÏDLV

Et, tout à coup, une pensée lui vint, elle soupira


et regarda Marie. Celle-ci, toute droite, était blanche
comme un lys. Ses lèvres étaient closes, ses yeux
se fermaient à demi.
-,—
Comme l’espoir en vous quittant fait mal, se
murmura Genevieve.
— En débarquant, continua André, José est
parti pour Barcelone. Il doit revenir ici. Dans quel
ques jours, il sera là. J’aurai des nouvelles. Ensuite
— et il se tourna vers ses parents, — si vous le
voulez bien et si elle y consent, elle viendra vivre
ici, auprès de vous, et vous aurez une autre Glle.
Pour moi, mon devoir est tout tracé. Les lettres de
l’ambassadeur m’accréditent près du Directoire. La
carrière militaire m’est ouverte. J’y porterai vail
lant le nom de Verneilhac.

Quelques jours s’écoulèrent dans la joie et dans


les projets d’avenir. Seule, Marie, tout en dissimu
lant sa tristesse, soutirait et souffrait sans espoir.
Un matin, José revint. Il était triste. André l’ac
cueillit avec une joie que les regards peinés de l’an
cien mousse éteignit aussitôt.
— Ma mère voir est morte, fit José. Morte de chagrin
de ne pas me revenir. Si vous le voulez. Mon
sieur, je resterai toujours près de vous.
André serra José sur sa poitrine.
— O mon fidèle compagnon, fit-il, tu ne me quit
teras plus.
Il n'osait poser d’autres questions. José ne sem
blait pas vouloir parler davantage. A la fin, n’y
tenant plu*s André parla :
Et don Jaime? fit-il.

José le fixa un instant dans les yeux.
— Don Jaime aussi est mort...
Sa voix sonnait lugubre, André le regardait,
comme pétrifié. Il attendait... anxieux... la suite...
la suite du récit.
198 LES ESCLAVES DU PACHA d’aÏDIN

Capférac reflétaient la sérénité et le bon sens. Un


sourire de joie consciente courait sur ses lèvres,
et il tendait ses bras à André.
— Vous me voyez surpris, Monsieur, de votre
accueil. Je venais ici pour accomplir un triste de
voir et en même temps, peut-être, pour rassurer
l’orgueil de votre race et vous apprendre que votre
fils mort sans déchoir est digne du respect de
tous, et voilà que je vous trouve m’attendant, alors
que vous ne devriez pas me connaître, que vous
devriez ignorer mon existence.
Le vieillard continuait à sourire. Les ans et les
chagrins avaient labouré ses traits, certes, mais
sa figure auréolée de cheveux blancs était noble et
belle. On y retrouvait, sereins, les traits de Louis.
Les cheveux avaient la même ondulation, la bouche
le même modelé, affaibli seulement par l’âge. On
voyait que ce vieillard, au demeurant en parfaite
santé, s 5 éteignait paisiblement et sans souffrances.
Il eut un sourire malicieux et força André à
s’asseoir.
— Ecoute, fit-il, écoute, mon fils. Permets que
je te donne ce nom. Tu as combattu avec Louis;
tu l’as aidé à bien mourir. Tu le remplaceras près
de moi... Oh! ne refuse pas, je te prie, sous pré
texte que tu as un père et que ton père sera jaloux.
« On n’est pas jaloux d’un vieillard de près de
cent ans et on a pour lui toutes les indulgences.
C’est comme pour un enfant...
Son sourire se marqua davantage sur ses traits.
Il semblait apprécier sa propre ironie. André
l’admira.
— Tu t’étonnes de me voir te connaître si bien,
d’être aussi instruit que je le suis de ce que tu as
fait jusqu’à ton départ de Barcelone. Permets que
je t’intrigue un moment encore et narre-moi le res
tant de tes aventures.
André s’exécuta. Il refit le récit de ce qui lui
était arrivé. Lorsqu’il fut sur le point de terminer,
I.ES ESCLAVES DU PACHA D'AÎDIN 199

il s’aperçut que le vieillard fixait ses regards au


delà de lui, André, avec de l’anxiété dans les yeux.
Il se retourna. Appuyée, le bras levé, la main
étreignant le bois, contre le chambranle d’une porte,
Inez, pâle dans ses vêtements de deuil, fermait les
yeux et avait l’air près de s’évanouir. Son autre
main, toute blanche, se crispait sur son cœur.
André se dressa comme mû par un ressort. Ce
pendant, cramponné au dossier de sa chaise, il ne
bougeait pas. Ses lèvres articulaient le nom d’Inez,
mais aucun son ne se faisait entendre.
M. de Capférac s’était levé. Péniblement, il
s’avançait vers les deux jeunes gens. Au passage,
il saisit la main d’André :
— Viens, fit-il. Allons, mes enfants, mes chers
enfants... Mais embrassez-vous donc...
Les deux jeunes gens se précipitèrent dans les
bras l’un de l’autre. Ce fut une étreinte passionnée,
terrible, puis, tout à coup, ils prirent conscience
de l’endroit où ils se trouvaient, de l’ombre de
Louis de Capférac qui flottait peut-être, jalouse,
autour d’eux. Ils se séparèrent brusquement.
Le vieillard s’avança entre eux, et, prenant leurs
mains, les joignit.
— Soyez sans remords, soyez heureux, mes en
fants, je vous bénis en mon nom comme vous béni
rait un père. Je vous bénis au nom de mon fils
qui vous aimait et qui vous aime et qui, du mo
ment où il fut blessé à mort, vous a sûrement des
tinés l’un à l’autre.
« Toi, ma fille, qui es venue m’apporter tes
soins et me sacrifier ta vie, après la mort de ton
digne père, ne crois-tu pas que, dans tes récits,
dans toutes tes paroles, le cœur clairvoyant d’un
vieillard n’ait pas lu que ton grand amour pour
Louis, tu l’avais reporté sur André, sans rien dire.
« Et toi, André, emporté par un destin contraire,
dans tout le récit que tu viens de me faire et dans
tes regrets de l’insuccès de José dans la mission
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LES SERPENTS NOIRS


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