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Saâda la Marocaine / Elissa

Rhaïs

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Rhaïs, Élissa (1876-1940). Auteur du texte. Saâda la Marocaine /
Elissa Rhaïs. 1930.

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Saâda la Marocaine. Roman. 28e édition. Un vol.


Le Café chantant. — Noblesse arabe. —
Kerkeb. Trois contes aràbes. 16° édition. Un vol.
Les Juifs ou la Fille d’Eléazar. Roman.
20e édition Un vol.
La Fille des Pachas. Roman. 16e édition. Un vol.
La Fille du Douar. Roman. 17 e édition. Un vol.
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L’Andalouse. Roman. 21 e édition Un vol.

Chez Flammarion
Le Sein blanc. Roman.
Petits Pachas en exil. Roman.
La Riffaine. Nouvelles.

Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1930.


BIBLIOTHÈQUE RELIÉE PLON
81
— —

SAADA

PAR

FELISSA RHAÏS

H-P

L I B RA 1 RLEPEON
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
IMPRIMEURS-ÉDITEURS, 8, RUE GARANCIÈRE, 6’

Tous droits réservés


DERNIERS PARUS DANS LA MÊME COLLECTION
(Novembre 1930)

23.A.D3fl»15, Les Rois en exil. 55. J. et J. THARAUD, Dingley, l’il-t


24. L. Tolstoï, Katia. lustre écrivain. (Prix Goncourt
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33. P. Bourget, Un Drame dans le vertus bourgeoises.
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35. F. Mistral, Mes Origines, Mé Silence.
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mon Curé. à Jérusalem.
37. Th. Gautier, La Belle-Jenny.
66. P. Bourget, Les Détours du
38. J. Kessel et ISWOLSKY, Les Rois
aveugles. cœur.
39. E. Jaloux, Le Reste est silence.* 67. E. Feydeau, Fanny.
40. Th. Gautier, Le Roman de la 68. A. Daudet, La petite paroisse.
Momie. 69. C. Silvestre, Aimée Villard, fille
41. G. Chérau, Champi-Tortu. de France.
42. F. Barclay, La Châtelaine de 70. Th. DOSTOIEVSKY, Le Joueur.
Shensione. 71. M. Constantin-Weyer, Un Homme
43. J. et J. THARAUI, Marrakech ou se penche sur son passé.
les Seigneurs de l’Atlas. 72. H. de Montherlant, Le Songe.
44. M. Larrouy, L’Odyssée d’un 73. J.-L. Vaudoyer, La Reine éva
transport torpillé. nouie.
45. P. Bourget, La Geôle. 74. H. Bordeaux, Les Roquevillard.
46. J.Balde, La Vigne et la Mai 75. E. Jaloux, L’Ami des Jeunes
son. (Prix Northcliffe 1923). Filles.
47. P. Morand, Rien que la terre. 76. P. Bourget, Un divorce.
48. H. de Montherlant, Les Bes 77. A. Dumas, Ascanio I.
tiaires. 78. A. Dumas, Ascanio II.
49. H. Bordeaux, La Croisée des 79. J. et J. Tharaud, La randonnée
Chemins. de Samba Diouf.
50. H.ARDEL, La Faute d’Autrui. 80. G. ANDRÉ-CUEL, L’Homme fra
51. E.-M. de Vogué, Jean d’Agrève. gile.
52. M. PIÉCIAUD, Vallée heureuse. 81. E. RHAIS, Saâda la Marocaine.
53. D. Lesueur, Flaviana, princesse. 82. P. Bourget, Cruelle énigme.
54. J. London, Croc Blanc. 83. M. Barrés, La Colline inspirée.

Copyright 1919 by Plon-Nourrit et de.


Droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous pays.
SAADA, LA MAROCAINE

Par un glacial après-midi de janvier 1915, le


long de la rue du Bey, une des plus tranquilles de
Blidah, montait une procession d’étrangers arrivés
à l’heure des trains. C’étaient, pour la plupart, des
Espagnols. Les femmes, courtes et grasses, au teint
huileux, étaient vêtues de châles jaunes et de robes
très amples, ornées de mille petits volants aux bords
crottés. Elles portaient sous leurs bras d’énormes
paquets bruns, des seaux rouillés pleins d’ustensiles
de cuisine, qu’elles soutenaient contre leurs hanches
épaisses. Autour de leurs jupes, des grappes d’enfants
piaillaient, avortons misérables, à figures jaunes, dont
les grands yeux noirs luisaient.
Les hommes étaient maigres, secs, nerveux. Ils
avaient des visages rasés, des traits amincis, des yeux
malades, des mines farouches de montagnards et de
contrebandiers. En larges sombreros, ceintures de
laine rouge, pantalons de velours à côtes, ils por
taient sur leurs épaules de lourdes malles sombres
étoilées de taches de graisse.
Des adolescents, le buste tordu, les genoux flé
chissants, soulevaient à grand’peine des couffins d’alfa
gonflés à éclater de raisins secs et d’arachides
Une fillette de douze ans, à la taille longue, habillée
d’un jupon rouge et d’un corsage jaune, serrait entre
ses bras un petit chat barbu qui miaulait éperdu
ment...
Tout ce monde arrivait à Blidah pour chercher
du travail. Les femmes étaient nourrices ou bonnes
à tout faire. Leurs places étaient déjà retenues dans
les familles de la petite ville, les conditions réglées
à l’avance, soit par correspondance, soit par l’inter
médiaire de la tante Barbara 1.
Les hommes, en attendant une place de jardinier,
surveilleraient la marmite et garderaient les enfants
en bas âge, qu’il n’était pas encore possible d’ex
ploiter...
Et c’était sale.. repoussant et hideux, cette bande
ininterrompue de paysans qui grimpaient par la
petite rue orientale, entre les maisons mauresques
toutes closes, sur la neige tachée de boue, sous le
ciel noir, la bise sifflante et comme irritée qui pous
sait en avant hommes, femmes, enfants, emportait
les sombreros, faisait claquer les châles, houspillait
les jupes aux couleurs criardes...
Venait ensuite une petite smala de Marocains :
la mère, le fils, le gendre, la fille. Ils avançaient en
file indienne, tous quatre chaussés de larges sandales
de cuir jaune.

i. La tante Barbara : sobriquet générique de la vieille


entremetteuse espagnole.
La vieille mère, longue et osseuse, portait une
gandoura de lustrine verte, dont les échancrures
découvraient, autour des bras et du cou, un cafetan
de velours noir. Par-dessus, elle était drapée d’une
ksa 1 de coton rouge à rayures jaunes. Et elle s’en
allait, courbée sous le poids d’un sac.
Son fils était un enfant de douze à treize ans,
vigoureux, gras et rose. Ses petits yeux gris, les
narines ouvertes de son nez retroussé, le coin de ses
lèvres gourmandes décelaient une nature vive et
malicieuse. Il portait une tellissa 2 de toile bleu
foncé et une minuscule chéchia noire. A chaque pas,
d’un mouvement agacé, il retirait son pied blanc de
sa sandale trop large, qui s’enlisait dans la neige.
Puis venait le gendre, un petit homme maigriot,
anguleux, très brun, horriblement laid; borgne, au
surplus, et boitant de la jambe droite. Ses cheveux
étaient tondus ras autour d’une chéchia déchiquetée
par endroits et qui se souvenait à peine d’avoir été
rouge, tant elle reluisait de crasse. Il se traînait péni
blement, haletait, suffoquait, suait à grosses gouttes,
malgré le froid, sous la charge d’un énorme ballot,
une ferracbïa 3 rayée de noir et de vert 4 qui conte
nait sans doute la literie de toute la smala.
Derrière eux, la jeune épouse marchait d’un pas
traînant. C’était une femme de vingt ans à peine :
un corps voluptueux et puissant, un profil aux grands

i. Ksa : sorte de haïk.


2. Tellissa : doublet marocain de gandoura.
3. Ferracbïa : couverture marocaine.
4. Le Maroc affectionne particulièrement la rayure dans
les couleurs vives de toutes les étoffes
traits réguliers et hautains. Sa djellaba 1 de satin
rouge, négligemment entr’ouverte, laissait voir un
sein rond, où un enfant de trois mois était sus
pendu. On apercevait, entre les petites lèvres roses,
le mamelon à peine formé, mais irrité par le suçon
de la fillette. La mère, de temps à autre, la soulevait
à la hauteur de sa poitrine, mais mollement, d’un
air las, découragé. Ses bras semblaient refuser de
soutenir plus longtemps le petit être, acharné à
la sucer jusqriaux veines. Son pur visage était un
peu pâli. De chaque côté, près des oreilles ourlées
en fins coquillages de mer, partaient deux tresses
noires, si longues que la jeune femme avait dû les
replier en plusieurs torsades, et si lourdes que, sous
leur poids, elle paraissait courber la tête. Ses yeux
noirs, immenses, brillants de larmes, semblaient
voilés de rêve. Parfois, elle s’arrêtait, ramenait non
chalamment sa ksa blanche et jaune qui lui glissait
à chaque instant des épaules. Puis elle reprenait sa
marche, indolente et navrée...
Saâda songeait avec un regret amer à Fez, sa
ville natale, sa patrie tant aimée, Fez qu’elle venait
de quitter pour toujours!... Elle revoyait la cité
marocaine, avec ses maisons blanches en gradins
sur les collines sombres, ses minarets et ses cou
poles étincelants parmi les rochers et les crevasses,
sous le ciel bleu. Elle revoyait surtout sa petite mai
son à elle, sur l’âpre colline de Djnah Meksour, ses
deux larges chambres badigeonnées à la chaux rouge,

i. Djellaba ; sorte de kimono qui constitue le vêtement


essentiel des Marocaines.
sa courette de terre battue, avec son puits et ses
-deux palmiers géants, dont les branches supportaient,
pendant la bonne saison, des régimes de dattes aux
couleurs de miel... Et leur petite chèvre blanche,
Semeha, qui dormait au soleil après avoir brouté
le thym de l’enclos... Quel regard triste, quel bêle
ment déchirant ne leur avait-elle pas lancé, lorsque,
l’ayant vendue avec la petite maison, ils s’étaient
éloignés d’elle!...
La vision était déjà lointaine! Douze jours bientôt
que Saâda ne voyait plus l’horizon vierge et lumi
neux des hautes montagnes du Moghreb, l’ardente
immensité de ses solitudes, et Fez, la ville blanche,
dans sa paix patriarcale! Douze jours qu’elle avait
quitté là maison où elle était née, elle et son petit
frère Sadik, la maison où son père était mort, en
passant sur le cou de sa femme un doigt mouillé de
sa salive d’agonisant, pour la conjurer de ne jamais
abandonner le logis des ancêtres, humble et béni;
cette maison où Saâda à son tour se maria, où elle
mit au monde cette petite fille qui était naguère son
bonheur, alors qu'aujourd'hui, dans cette ville étran
gère, elle ne lui était qu’une charge. Elle soulevait
avec humeur cette enfant énorme qui lui cassait
les bras et lui vidait la poitrine. Ah! que ne donne
rait-elle pas pour rencontrer un abri où elle s’affais
serait à l’aise et prendrait enfin quelque repos.
Ce voyage de Fez à Blidah avait été si long, si
pénible!...
Mais aussi pourquoi ce voyage? Pour quelle raison
s’étaient-ils arrachés à tant de choses si chères, pour
traverser des centaines et des centaines de kilo-
mètres, par les monts rudes et les plaines désolées?...
La guerre, toujours la guerre fatale!
A Fez, le mari de Saâda, Messaoud, exerçait le
métier de ressemeleur chez un cordonnier français
établi depuis de longues années dans le pays. Allah,
certes, ne lui avait réservé qu’une condition fort
modeste, misérable même. Mais il semblait avoir
soustrait cet homme aux inquiétudes de l’ambition.
Son patron l’employait depuis dix ans bientôt. Il
s’était attaché à cet ouvrier soumis, calme, sobre,
habile et intègre comme un marabout. Il avait aussi
pitié de ses infirmités, et il le payait honnêtement.
Chaque semaine, il joignait à sa paye une petite
gratification. « Ça, c’est pour ton tabac, mon vieux
Messaoud », lui disait-il. Il l’aimait.
Messaoud lui avait rendu en échange toute l’affec
tion dévouée de son cœur simple. Il ressentait à la
fois de l’amitié et dé la vénération pour ce Roumi
généreux, tellement habitué à la vie marocaine qu’il
avait fini par en prendre lui-même les mœurs et les
usages.
Et c’était plaisir de voir les deux hommes toujours
ensemble, travaillant ferme dans la petite échoppe
de Fez-el-Bahli, enfonçant d’un même mouvement
Phalène luisante dans le cuir bariolé des sandales
marocaines, et parfois s’interrompant pour tremper
leurs lèvres à une même tasse de thé aux épices,
ou tirer une bouffée l’un après l’autre à la même
pipe de tombak.
Et Messaoud eût pu vivre ainsi, longtemps encore
parmi les siens, avec sa femme qu’il chérissait, son
enfant superbe « comme un don d'Allah », son
taquin petit beau-frère Sadik, et sa bonne vieille
belle-mère Friha, heureux dans leur paisible maison
blanche, contre la montagne de Djnah Meksour 1
,
qui formait au-dessus de leur vie comme une grande
aile protectrice, et qui les regardait, du haut de sa
cime majestueuse, d’un regard tendre et familier...
Mais la guerre arriva. Le patron de Messaoud,
fut brusquement rappelé dans son pays.
encore jeune,
Il dut fermer boutique et partir aussitôt. Et Mes
saoud, un matin, se trouva seul dans les rues de
Fez, le cœur meurtri, sans ressources.
En cherchant un peu dans les échoppes de la
ville, chez les cordonniers ou les tanneurs, il eût
fini sans doute par trouver un emploi. Mais, après
avoir été l’apprenti du père Mathieu, Messaoud
ne voulait plus être commandé par un patron maro
cain, qui l’aurait, disait-il, rudoyé et mal payé. Il
s’était habitué à la bonté joviale de ce Roumi, à
sa franchise, à sa douceur. Et avec cette naïve
spontanéité des êtres primitifs, il avait bien vite
étendu sa sympathie reconnaissante et sa vénération
à tous les Roumis, quels qu’ils fussent. Il ne voulait
plus désormais s’employer que chez un Roumi. Or,
après le départ du père Mathieu, il n’y avait plus
à Fez de cordonnier européen. Messaoud décida de
quitter le pays. Il irait chercher du travail dans les
environ d’El-Djezaïr, où il savait qu’il y avait
beaucoup de Roumis, croyant dur comme fer qu’il
trouverait chez tous les patrons roumis un père

i. Djnah Meksour signifie l'Aile cassée, par allusion à la


forme même de cette colline.
Mathieu charitable et bénévole. On lui avait affirmé
d’autre part que, depuis cette guerre, dans la région
de Blidah en particulier la main-d’œuvre était deve
nue si rare qu’elle avait quintuplé de prix...
La vieille Friha et sa femme avaient essayé de
le dissuader. « Ne quitte jamais ce que tu connais
pour ce que tu ne connais pas’ », lui avaient-elles
rappelé. Saâda avait même juré sur l’âme de ses
ancêtres qu'elle ne ferait pas un pas en dehors de
Fez.
Mais Messaoud était têtu, aussi têtu parfois qu’il
était soumis et affectueux à l’ordinaire. Il avait
menacé sa femme et sa belle-mère de les laisser
mourir de faim, si elles ne s’associaient à son projet.
De son côté, il avait rappelé le proverbe : « Beddel
tessâd! Change, eu gagneras! » Avec une confiance
sans bornes, le naïf petit homme avait étalé sous
les yeux des deux femmes l’espoir des gros profits,
des ripailles prochaines... Et, qu’elles y crussent ou
non, Saâda et sa mère avaient dû céder...
La réalité se chargeait déjà de faire crouler toutes
ces illusions Chez Saâda surtout et dès les premiers
instants, la déception fut cruelle. Lorsqu'elle se rendit
compte des difficultés que présentait un tel voyage,
lorsqu’il lui fallut être ballottée des journées et des
nuits dans de vieilles guimbardes ou des wagons
enfumés, les jambes ankylosées, le ventre vide, son
enfant lui tiraillant le sein; lorsqu’elle s'aperçut
qu’ils n’étaient pas les seuls à aller chercher for
tune dans la banlieue d’Alger, mais qu’à chaque
gare, des aventuriers de tous les pays et de toutes les
races, autrement taillés à la besogne que son chétif
époux, se joignaient à eux; lorsqu’elle se trouva enfin
jetée dans cette ville de Blidah, si peu accueillante
aux étrangers, par cet après-midi de janvier bru
meux et glacial, elle sentit son cœur frissonner de
détresse. De sombres appréhensions la saisirent Elle
se prit à regretter amèrement la vie de Fez. misé
rable et monotone, mais sûre, insouciante et libre.
Elle sentit aussi croître en elle la rancune et la
colère contre son mari, une colère à prendre au cou
cet odieux petit homme, à lui enfoncer ses ongles
dans la chair, à le piétiner de tout le poids de son
corps de sultane. Et tandis qu’elle ramenait une
fois de plus sa ksa blanche et jaune qui lui avait
glissé des épaules, qu’elle soulevait encore son enfant
contre sa poitrine épuisée, elle lança vers Messaoud
un regard de haine, Je haine exaspérée.
« Allah ikheudâkl ikheudâkl /kheridâk Allah te
1

trahisse! te trahisse' te trahisse! » murmura-t-elle.

Il

Aussitôt descendue destrains, l’innombrable cohue


des Espagnols s’occupa de dénicher une habitation.
Ce leur fut chose relativement facile. Les uns avaient
déjà leur logement et leurs places retenus par la
tante Barbara, les autres furent hébergés momen
tanément chez tante Barbara elle-même; d’autres
enfin, connus dans la ville pour y avoir fait anté
rieurement de fréquents passages, furent accueillis
sans trop de difficultés dans les maisons des alen
tours.
Il n’en fut pas ainsi pour la pauvre famille maro
caine. Les petites villes d’Algérie sont peu hospita
lières aux étrangers en général; mais, on y voue
aux Marocains une haine particulière. Antipathie de
race qui va parfois jusqu’à la persécution. Et puis,
les temps étaient durs. Les propriétaires devenaient
méfiants à l'excès. Ils dévisageaient les arrivants
inconnus d’un œil sournois, en leur demandant trois
mois de loyer d’avance, sinon une année entière!
Partout où les malheureux égarés s’adressèrent,
ils furent reçus comme des maudits. Le concierge
obèse, assis devant sa porte, en voyant arriver ces
miséreux si bizarrement accoutrés, se dressait d’un
bond sur ses courtes jambes. Et sans même donner
aux pauvres diables le temps de franchir le seuil
de la maison qu’ils auraient souillée, il les raccom
pagnait vivement jusqu’au milieu de la rue, en
répondant à leurs questions tremblantes qu’il n’y
avait rien, rien, absolument rien à louer ici! Il
suivait quelque temps d’un regard méprisant la
petite smala bigarrée qui s’en allait, courbant la
tête; puis il s’enfonçait dans les ténèbres de son
corridor, en ronchonnant que sa maison n’était pas
une niche à chiens ni une poubelle à décombres, et
toutes sortes d’injures contre « ces bandes de sau
vages qui venaient infecter le pays!... »
Repoussée, insultée partout, la pitoyable famille
marocaine continuait de tourner dans la petite ville
inhospitalière et froide, parmi les rues désertes, dont
les portes restaient closes...
— Allons, marche, Saâda, disait de temps à autre
la vieille Friha à sa fille qui demeurait en arrière,
mon œil, marche !
Mais Saâda n’en pouvait plus.

La nuit était complètement tombée quand Mes-


saoud, à bout de recherches, à bout de vains efforts,
imagina de se présenter avec les siens au bureau
du cadi. La démarche ne fut pas infructueuse. A
force de salamalecs, de bénédictions, de supplica
tions larmoyantes, le magistrat indigène voulut bien
leur accorder un mot de recommandation pour le
propriétaire d’une petite maison construite à la
française, d’assez bonne apparence, mais dont l’inté
rieur tombait en ruines. Le propriétaire, un Arabe,
d’abord tout aussi méfiant que les autres, à la vue
de la signature du cadi Ben Redouane, consentit à
prendre comme locataires le cordonnier marocain
et sa famille. Il avait, par hasard, une chambre
vide à l’entresol. Encore exigea-t-il d’avance le
payement du mois courant.
C’était une chambre longue, étroite comme un
couloir, avec un carrelage descellé, une cheminée
décrépie, des murs de chaux suintant l'humidité, un
plafond bas aux poutres moisies. Ni air, ni lumière.
Le jour arrivait par une lucarne tendue d’un
grillage éventré. Une porte branlante, faite de trois
planches disjointes, donnait sur la cage d’un escalier
obscur.
Ils pénétrèrent à tâtons, surpris par l’ombre
épaisse. Il leur fallut longtemps pour parvenir à
.
distinguer quelque chose dans ce taudis puant et
glacé.
La vieille Friha laissa tomber sur le parquet son
sac bourré de linge. Puis, levant les yeux, elle aper
çut les poutres du plafond. Selon l’usage, elle se mit
à les compter. C’est le premier soin d’un Arabe lors
qu’il pénètre dans une maison qu’il doit habiter.
' Friha leva son index ridé vers les vieilles solives, et
à mi-voix, elle prononça la formule consacrée : Koul,
Cbreb ou Ahreb! Koul, Chreb ou Ahreb! « Mange,
bois et sauve-toi! Mange, bois et sauve-toi! » Si la
dernière poutre correspond à l’un des deux premiers
mots, l’augure est favorable; si elle tombe sur le
dernier, il n’y a pas d’hésitation possible : la maison
portera malheur à celui qui l’habitera. Il faut partir
sans tarder.
Le sort, hélas! fut contraire au calcul de la vieille
Friha. Son cœur se serra brusquement. Anéantie,
elle baissa la tête, laissa tomber ses deux bras le
long de son corps. Pourtant, il ne fallait pas songer
à partir!... Il n'y avait qu’à accepter le mauvais
présage, d’une âme résignée et prête à tout...
Friha songea même qu’elle devait remercier Allah
de leur avoir enfin procuré un abri! Elle avait vu
l’instant où sa fille et elle seraient obligées de pas
ser la nuit dans la rue, sous l’auvent d’une porte,
par ce temps de neige. Son fils et son gendre, avec
quatre sous, auraient pu trouver au bain maure un
matelas de laine et une salle chaude. Mais deux
femmes, perdues dans une ville nouvelle, avec un
enfant sur les bras, que seraient-elles devenues?
L’hôtel européen?... Deux Mauresques?... Elles
eussent préféré crever de froid plutôt que d’effleu
rer le seuil de ces lieux suspects, où ne se rendent,
dit-on, que les gens de mauvaise vie...
Saâda, exténuée de fatigue, les nerfs malades,
s’était écroulée avec son enfant sur le sac de linge.
Immobile, sombre, elle contemplait sur ses genoux
sa chère petite Aouïcha qui s’était endormie profon
dément. Peu à peu, son irritation céda, une langueur
envahit tout son être, son cœur se brisa. De grosses
larmes lui venaient aux yeux. Mais non! non! elle
était trop fière pour pleurer, pour faire la fillette
abattue, quand il y avait lieu de se montrer une
femme, de jeter l’anathème et le défi. Elle se redressa
aussitôt, prête à éclater...
Mais Messaoud n’était pas là. Il était allé aux
provisions, avec Sadik. Elle s’en prit à sa mère,
elle fit supporter à la pauvre vieille le débordement
de sa révolte. Elle s’écria tout à coup, de cette voix
sauvage, rude et sourde, qui n’avait eu pour maître
que les échos des montagnes marocaines :

Mère, crois-tu dans ta pensée que je vais pou
voir vivre, moi, dans cette caverne des Béni Mzab 1
,
dans cet antre à tonneaux d’huile? Ni mon père ni
mes ancêtres n’ont habité ici... Ils ne m’ont pas
laissé ce tombeau pour héritage?... '
Elle tut, frémissante. La vieille Friha, stupéfaite
se
de voir sa fille à ce point insolente, elle d’ordinaire
si calme, n’osait rien répondre, craignant d’accroître
sa colère.

Et cette petite, reprit Saâda en montrant son

i. Tribu sauvage du cœur de l’Algérie.


enfant, comment vais-je l’élever, sans air ni soleil,
dans ce trou de taupes? Vous voulez donc l’enterrer
vivante?...
La mère poussa un soupir, tourna vers le plafond
ses paupières et murmura timidement :
— Allah, ma fille. arrangera notre chance! Allah
ya benti isseggem sâdna! Dieu ne resserre pas notre
sort avant de se préparer à l’élargir! Rebbi ma idïq
hatta ioussâ! Dieu ne ferme pas une porte avant
d’ouvrir une porte! Rebbi ma ighleq bab hatta
iheul bab!
Dieu ! Dieu ! répéta Saâda sur un ton sec, Dieu

contemple notre misère et s’en amuse! Il ne se soucie
guère de nous en tirer!
— Ma fille, ma fille, ne blasphème pas ainsi, avec
un ange sur tes genoux! Tu n’es donc pas Musul
mane, et notre règle de vie n’est-elle pas de se plier
en toute chose à la fatalité?... Attendre... ma fille...
attendre patiemment la délivrance!
Saâda souleva les épaules et détourna la tête.
Friha était demeurée appuyée au manteau de la
cheminée, et de chagrin, la vieille mère se sentait
fondre comme une bougie.
— J’ai déjà trop attendu, répliqua aigrement la
jeune femme, et je ne la vois pas venir, cette déli
vrance! Au contraire, plus je patiente, et plus je
m’aperçois que la corde fait de nouveaux tours à
mon cou!...
La mère ne dit plus rien. Elle pensait que sa fille
était pour le moins pardonnable de se révolter ainsi,
et que le malheur était bien lourd pour une tête
de vingt ans! Et elle plaignit Saâda en silence, de
toute la pitié douloureuse de son cœur maternel.
Elle quitta la cheminée. Il lui fallait s’occuper
de déballer leurs hardes.
Il pouvait être sept heures. La chambre s’était
emplie rapidement d’une obscurité dense. Le ballot
de Messaoud, contenant deux matelas, des couver
tures et quelques ustensiles, faisait dans un coin une
tache plus sombre. La lucarne ne permettait d’aper
cevoir au dehors qu’un tout petit morceau de ciel
bleu, du bleu clair des nuits neigeuses. On n’enten
dait rien, que la bise s’engouffrant dans la cage
d’escalier, et parfois secouant la vieille porte dis
jointe.
Friha délia le ballot. Elle étendit les deux matelas
de feuilles de maïs sur un hembel 1 et les aligna
l’un après l’autre contre la muraille. Puis, malgré
l’obscurité, malgré sa vue faible, elle essaya de
mettre un peu d’ordre dans la chambre, de donner
une place à chaque objet.
Cependant, elle songeait. Elle pensait qu’elle avait
été peut-être coupable pour sa part d’avoir cédé si
vite aux désirs néfastes de son gendre, à cette réso
lution insensée de quitter ainsi, du jour au lende
main, pour l’inconnu, la Patrie divine, les pierres
et les eaux sacrées qui les avaient vus naître tous!
Friha crut sentir à nouveau passer sur sa nuque le
doigt froid et humide de son mari agonisant, qui
lui faisait jurer de demeurer jusqu’à la fin de ses
jours une Musulmane digne de ce nom, fidèle coûte

1.Hembel ; tapis marocain d’espèce grossière, ordinaire


ment de gris rayé de noir.
que coûte aux traditions des ancêtres! Un frisson
parcourut tout son vieux corps cassé. Cet œil vitreux
la poursuivait de son reproche, ce doigt raidi lui
montrait le châtiment!... Le châtiment, c’était ce
dahlù 1 glacé, noir et puant, c’était toute sa famille
jetée un soir de neige dans une ville étrangère,
repoussée, injuriée de tous! Allah seul savait si le
châtiment s’arrêterait là!...
Mais, bientôt, le petit Sadik fut de retour. Il
apportait un fagot de bois d’olivier et quelques
bûches d’eucalyptus.
Friha aussitôt s’agenouilla devant la cheminée
et se mit à disposer quelques branches mortes au
milieu de l’âtre. Bientôt le feu pétilla. La chambre
s’éclaira de grandes lueurs soudaines. Elle parut
plus hideuse encore avec ses grosses taches d’humi
dité, son plâtre éraillé, son soubassement gluant de
crasse, et les poutres noircies de son vieux plafond
lézardé. La cheminée engorgée de suie tirait à
grand’peine. Des bouffées de fumée se répandaient
dans le réduit, refoulées par le vent qui grondait
dans la hotte avec des bruits sinistres.
Friha approcha du feu un petit pot de terre jaune,
de forme carrée, à deux anses mobiles. Elle s’apprêta
à faire bouillir un peu de thé pour réchauffer leurs
corps transis.
Sadik s’était accroupi auprès de sa sœur. Il ramena
ses genoux jusqu’à son menton, présenta ses doigts
rougis d’engelures à la chaleur de la bonne flambée.

L Cave.
— Où est allé Messaoud? demanda Saâda à son
petit frère.
— Je l’ai laissé à la boutique d’un cordonnier,
au coin de cette rue, répondit l’enfant sans lever
la tête, ni détacher son œil malicieux et avide des
flammes léchant la théière marocaine qui commen
çait à faire entendre sa chanson.
Sans s’inquiéter de Saâda qui poussait des soupirs
d’impatience, il se mit à fredonner :

A ch iqoul elma fi ghelianou


Hine kent ma ou djrit
Al elhard enngebbit
Elôd elli rebbit
Bih neukouït...

« Que dit l’eau quand elle bouillonne?


— Quand j’étais ruisseau et que je courais
Sur la terre je me déversais.
L’arbre que j’ai nourri
Par lui je suis brûlée... »

Friha tira du trois tasses minuscules, en


sac
faïence rouge bordée d’un filet d’or effacé par l’usure.
Elle découvrit quatre de ces fendjal, soigneusement
enveloppés parmi les haillons.
Elle plaça le premier devant Saâda, quand Mes
saoud entra. Il claquait des dents. Il retira ses san
dales trempées de boue, et, sans rien dire, vint les
déposer contre la cheminée. Friha lui servit son thé.
Il prit place auprès de Saâda qui, elle, boudait
devant son fendjal.
Puis il tira du capuchon de son burnous un pain
arabe, un kilo de figues sèches enveloppées dans un
papier gris... Il étala le tout devant sa femme...
Mais Sadik écarquillait les yeux de convoitise.
Avant que personne pût y. toucher, il tira à lui le
pain croustillant, piqué d’anis noirs, et s’en taillait
un énorme morceau II tapa ensuite dans le papier
gris, saisit une poignée de figues, et, lorsqu’il eut
avalé son feudial de thé, il alla, comme un chacal
qui vient de trouver un os, manger gloutonnement sa
portion sur le coin de son matelas. Quand il eut
fini, sans se déshabiller, il se roula sous les couver
tures, et, au bout de quelques minutes, le petit dahlis
s’emplit de ses ronflements réguliers.
Saâda ne voulut pas manger. Selon l’usage, per
sonne d’abord ne l’invita. Sa part demeura intacte
sur un coin du papier qui servait de meïda A .
Un pénible silence pesait sur le réduit. Messaoud
et sa belle-mère mangeaient en hésitant, avec gêne...
Au dehors, le vent s’était apaisé. Mais à travers
la lucarne on distinguait, dans l’immensité bleue,
comme un fourmillement de pétales, comme un papil-
lotement d’insectes de nuit. La neige, interrompue
depuis le matin, recommençait à tomber. Elle tom
bait, lente et silencieuse, étouffant les moindres
bruits, ouatant les sons les plus légers. C’est à peine
si l’on percevait, loin, très loin, l’aboiement d’un
chien dans la campagne, et plus loin encore, l’écho
perdu d’une flûte arabe, pauvre mélodie gémissante

i. Table basse.
échappée de quelque gourbi solitaire de Sid-El-
Kebir...
Après un instant, Saâda se leva. Laissant son
mari et sa mère devant leurs figues, elle alla déposer
sur son matelas la petite Aouïcha endormie. Elle
étendit l’enfan avec précautions au milieu de la
couche, la couvrit de sa propre ksa blanche et jaune,
et prononça sur sa tête un Bis-mi Allah 1 de tendre
sollicitude.
Libre enfin, elle se redressa. Elle posa ses poings
sur les hanches. Elle commença d’arpenter la
chambre à grands pas.
Elle en fit trois fois le tour. Puis elle vint se
camper en face de son époux. Dans une attitude
décidée, sur un ton tranchant :
— Eh bien! Qu’as-tu fait tout à l’heure avec ton
cordonnier?
Messaoud s’était arrêté de manger. Il examinait
Saâda depuis un moment, de son œil unique. Il ne
reconnaissait plus dans cette femme violente, hardie,
sa douce Saâda de Fez. Il ne retrouvait plus le
timbre de sa voix toujours gaie, toujours rieuse,
dans cet éclat subit de colère et de défi hautain...
Il lui répondit humblement, avec une caresse sup
pliante dans le regard :
— Mais... ma chérie
(a^ti)... ma reine dalla)...
que veux-tu qu’un homme puisse faire... le soir, en
une demi-heure, dans une ville qu’il ne connaît
pas?... Je n’ai encore rien fait avec le cordonnier
dont tu me parles... Seulement... seulement, il m’a

i. Au nom de Dieu.
26 SAADA LA MAROCAINE

promis que demain matin, au premier rayon d’Allah,


il m’indiquerait l’adresse d’un ami qui est à la
recherche d’un bon ouvrier et qui m’embauchera
sûrement...
Pendant qu’il parlait, d’une main hésitante il
attira Saâda par un pan de sa djellaba rouge... Il
tremblait devant cette femme qu’il chérissait, tout
entière raidie d’orgueil et de courroux.
Saâda, à demi calmée par les paroles d’espérance,
se laissa tomber sur sa ferrachïa repliée. Messaoud
prit sa main blanche, soyeuse comme un flocon
d’ouate, et la porta à ses lèvres noirâtres.
N’aie pas peur... n’aie pas peur! Celui qui

nous a créés ne peut pas nous laisser périr! Elli
Kbleqqna ma idïal...
Il se pencha, déposa sa petite tête brune, bossuée,
presque chauve, sur le large sein nu de son épouse.
Je t’en prie, mange un peu... Ma petite mère,

mange! Tu en as tellement besoin! Tout le jour,
Aouïcha suce ta poitrine! Tu as plus besoin de te
nourrir que nous tous, toi! Goûte à ce pain chaud,
il est savoureux comme un beignet au miel...
Saâda se décida à manger, du bout des lèvres.
Sa faim était pourtant bien vive, son estomac bien
creux! Mais les larmes l’étouffaient. Elle avala avec
effort deux ou trois figues sèches et une mie de
pain.
...Sans ajouter un mot, elle se leva, se débarrassa
de sa djellaba de satin rouge. Son corps splendide
apparut, dans sa nudité presque entière, aux lueurs
mourantes de la cheminée. Elle ramena autour de
ses épaules la ferrachïa qui lui avait servi de siège,
et alla s’allonger auprès de sa fille, sur son matelas
de feuilles de maïs, où elle ne tarda pas à s'endor-
mir...

III

Le lendemain matin, de très bonne heure, Mes-


saoud sortit à la recherche d’un emploi.
Peu après, Sadik rentra, l’épaule chargée d’une
amphore en bois pleine d’eau. Saâda, enfouie sous
sa ferrachïa, lui demanda :
— Comment est le temps, mon frère? Cette
chambre toujours obscure ne laisse rien deviner de
ce qui se passe au dehors... Impossible de savoir
l’heure qu’il est, si c’est le jour ou la nuit, si l’on
est au ciel ou sur la terre!...
Le temps est beau, très beau même! répondit

Sadik. Seulement, tu sais, il fait un froid, un froid
à se fourrer dans le ventre d’un bœuf, à cracher
par les narines toute l’huile que notre corps a
absorbée le septième jour de notre naissance 1 ! J’en
ai goûté quelque chose pour ma part de ce sem
(venin) qui souffle des montagnes, moi qui reviens
nu-pieds de la fontaine!...
Saâda s’assit sur le bord de son matelas. Elle

1. Allusion à cette coutume qui veut que, le jour du bap


tême, les nourrissons arabes soient frottés d’huile de la tête
aux pieds. Dans certaines régions, on les expose ensuite tout
nus au grand soleil. Cela, dit-on, pour donner à leurs muscles
de la fermeté et de la vigueur.
croisa ses mains blanches, étira contre sa nuque
ses beaux bras nus. Elle demeura un instant pensive,
étourdie... Elle tourna la tête dans tous les sens,
essaya encore de percer du regard l’ombre de la
petite chambre...
— Mais je vais perdre la raison, se dit-elle, à
écarquiller les yeux sans cesse pour distinguer
quelque chose dans ce dahlis!... Et cette odeur
d’humidité qui vous prend à la gorge!... Ya rebbi!
O mon Dieu!...
Machinalement, elle avait passé la paume de sa
main sur sa ferrachïa. La couverture de laine était
entièrement mouillée comme si elle avait été étendue
toute la nuit sur une terrasse...
Alors, de nouveau, l’image de leur petite maison
lointaine, au flanc de Djnah Melksour, si saine, si
gaie en toute saison, passa devant ses yeux. Là-bas,
elle était réveillée le matin par des flots de lumière,
par de grands courants d’air pur, par le roucoulis
amoureux des tourterelles au fond du bois voisin et
l’aboiement des sloughis qui gambadaient le long
de la rivière!... Ses yeux ne rencontraient autour
d’elle que charme et que splendeur. L’hiver surtout,
quelle majesté au dehors, sur la nature âpre et
magnifique! Quelle douceur de contempler de son
lit, dans les aubes indécises, la pluie, ce levain
d’Allah, tomber au loin sur la plaine féconde, net
toyer les maisons blanches parmi la verdure, crépi
ter alentour contre les rochers abrupts, et, dans le
silence, d’écouter là-bas la rivière gémir, se gonfler
en torrent et dégringoler du haut des monts inac
cessibles !.
Un chagrin navrant étreignit le cœur de la maro
caine. Des larmes emplirent ses yeux. Mais, comme
la veille, elle ne voulut pas les laisser couler. A la
tristesse succéda la révolte.
Elle se leva, se vêtit en un tournemain, jeta sur
ses épaules sa ksa blanche et jaune, prit sa fille tout
endormie dans ses bras, et dit à sa mère :
« Berkani meunn had elqber! J’en ai assez de ce
tombeau! Neukhreudj nettmeuriah chouia, nchouf
oudj Allah! Je sors m’éventer un peu, voir la face
d’Allah! Tu me retrouveras sur le trottoir...
— Va, ma fille, acquiesça Friha, que Dieu apaise
ton djenn 1 calme ton cœur et ta raison! Va, ma
,
fille, poursuivit-elle tout bas, se parlant à elle-même,
toi si belle, si jeune, toi qui étais faite pour un
homme de bien!...
La mère allait continuer ainsi ses lamentations...
Mais aussitôt elle regretta son mouvement d’humeur
contre le destin. Il lui vint au cœur de la pitié pour
le malheureux Messaoud...
— Cet homme aussi est à plaindre! pensa-t-elle.
Il fait ce qu’il peut. Est-ce sa faute si le sort lui
est contraire? C’est peut-être Saâda, après tout, qui
ne lui a pas apporté dans sa jambe la veine heu
reuse?... Il aime sa femme. Il n’est pas paresseux. Je
ne me rappelle pas l’avoir vu un seul jour oisif à
la maison. Depuis que je lui ai donné ma fille, il
nous a toujours procuré, grâce à Dieu, notre pain

1. Divinité tutélaire qui naît, vit et meurt avec lindi-


vidu, préside à toutes ses actions et à ses moindres pensées.
30 SAADA LA MAROCAINE

et son huile.Maudit soit celui qui ment ou qui


oublie! Hram elli ikdeb oulla innsa!...
« Mais maintenant, depuis cette guerre, tout a
changé. Son patron a dû partir de Fez, notre ville
d’abondance! Et il nous a laissés tous aveugles,
sans soutien, comme des couffins sans anses!... »
Et tout en secouant les ferrachïat à rayures
bariolées, en rangeant les maigres matelas, la pauvre
vieille se prit à songer aux hasards de l’avenir dans
ce pays étranger... Ce qu’elle redoutait, c’était le
chômage pour Messaoud. S’il devait durer longtemps,
que deviendrait-on, dans cette ville où ils venaient
d’arriver, où les habitants leur apparaissaient si peu
hospitaliers, si farouches.
— Blad echcherr! Pays de misère! bougonna
Friha. Je n’ai pas encore vu la face d’un de nos
voisins, ni même aperçu une lueur filtrer au travers
d’un mur! Chacun entre en fermant sa porte, sort
en refermant sa porte! De cette manière, pas de
connaissances possibles, et nous pourrions agoniser
un soir que personne ne viendrait à notre
secours...
« Comme nous voilà loin de notre pays de lar
gesses! Là-bas, certes, on pouvait dire : Mieux vaut
un voisin proche qu’un frère éloigné!
« Pour ne parler que de nos amis les Djelloul...
Ils habitaient encore assez loin de nous, de l’autre
côté de la rivière... Que de fois ne nous ont-ils pas
enlevé la puanteur de notre bouche, offert de nous
prêter le pain d’une journée, la semoule de couscous
pour toute une semaine, et l’argent même pour ache
ter un quartier de mouton, lorsque passaient les
dje^arinn 1 } Et chaque fois qu’ils faisaient le beurre,
ne nous envoyaient-ils pas une gargoulette de cher-
chell 2 remplie de petit lait, en nous priant de ne
pas nous presser pour la leur rendre? Et pour les
fêtes, à la récolte, le couffin de figues « sein de
négresse » 3 qu’ils envoyaient à Saâda ! Car Saâda
était leur chérie, leur œil! Ils l’appelaient Nedjma 4
,
tant ils la trouvaient belle!...
« De notre côté, lorsqu’ils avaient besoin d’une
aide, soit pour faire sécher le couscous d’hiver, soit
pour rentrer les caroubes, nous nous empressions de
leur rendre leurs bienfaits, Je leur lisais l’avenir
dans un œuf, ainsi que me l’a appris ma pauvre
mère, et je faisais cela avec la sincérité de mon
cœur, comme je l’aurais fait pour ma propre famille...
« Ah! j’ai peur que Saâda, tout en étant la plus
jeune, ait été la plus sage de nous! Elle ne voulait
pas quitter notre pays ni notre maison. Elle aurait
mieux aimé, disait-elle, aller faire plus de journées
chez nos voisins riches, à rouler la mhamsa 5 pendant
l’automne, et l’hiver charger sa quenouille plus lour
dement encore que les années précédentes! Je la
revois, mon adorée (a^tï), durant la longue saison,
assise près de notre seuil, berçant Aouïcha de son
pied nu, et de ses mains habiles tissant les burnous

i. Bouchers ambulants.
2. Sortes d’amphores de dimensions ovales, qu'on doit
appuyer à un coin pour les faires tenir droit.
3. Figures noires, longues et molles, qui ont la forme d’un
sein noir et avachi.
4. Etoile,
5. Sorte de gros couscous dont on fait provision pour
l’hiver.
somptueux de laine jaune, verte, rouge pour les
caïds de la contrée. Pendant qu'elle travaillait, elle
regardait dans la cour nos deux palmiers qui deve
naient si verts, si reluisants sous la rincée de la
pluie, et notre puits, au milieu, s’emplissant à vue
d’œil de cette eau douce qui lavait si bien notre
linge qu’il n’était pas besoin de savon!...
« Oui, là-bas, nous n’étions pas riches, mais nous
avions notre coin de terre, nous avions notre petite
basse-cour, notre mouton élevé pour chaque fête sans
qu’il nous en coûtât un sou! Notre Semeha nous
fournissait assez de lait pour notre soupe de
beghrôle... 1 Et même, si nous n’avions pas mangé
tout un jour, ce qui nous arriva plus d’une fois,
nous avions vu au moins la face d’Allah, et cela
suffisait pour entretenir notre humeur joyeuse!... »
Pendant que Friha, dans le dahlis obscur, rou
lait ses pensées tristes, Saâda, assise dehors sur le
trottoir, respirait largement le vent du matin, mor
dant et glacé, qui descendait du djbel. Le ciel n’était
point sombre. Des lambeaux d’azur apparaissaient
entre les nuages floconneux. Un pâle soleil brillait
par instants sur les terrasses des maisons mauresques.
Saâda avait relevé jusqu’aux genoux sa djellaba
rouge, pour ne pas la souiller aux dalles boueuses
de la rigole. Puis elle s’était installée, son .enfant
sur les bras, sans gêne aucune, sur le bord du trot
toir. Elle laissait voir, impudique, ses jambes décou
vertes, d’une blancheur laiteuse...
Les passants s’arrêtaient et regardaient, surpris,

i. Soupe marocaine faite de blé dur, de lait et de beurre,


cette jeune femme à l’aspect farouche et superbe,
au corps à demi nu, si étrangement habillée dans
cette simple gaine de satin rouge...
Saâda se laissait contempler, sans interrompre leur
examen curieux ni d’un geste, ni d’un regard. Elle
poursuivait, elle aussi, une vision lointaine... Son
cœur retournait sans cesse au Maroc natal!...
Elle se revoyait là-bas, heureuse, partant le matin
de la maison pour quelque escapade, gambadant
par les montagnes comme une biche en liberté, les
pieds nus, les bras nus, la tête nue, ses longues
tresses noires piquées de fleurs d’arbouses... Elle
traversait la rivière du Fassi, remontait un vallon,
s’engageait dans un fourré de caroubiers. Elle grim
pait aux arbres avec l’agilité d’un écureuil. Elle mor
dait les fruits marrons, gras et sucrés, qui pendaient
aux branches, pareils à d’énormes haricots bruns.
Et elle courait dans la brousse après un chat sau
vage... jusqu’à ce qu’elle l’atteignît d’un coup de
pierre. Elle le dépeçait, tout palpitant encore et,
revenue chez elle, le jetait sur un feu de brindilles
sèches, au milieu de la cour. Bientôt, l’alléchante
odeur du méchoui emplissait la maisonnette. Elle
lui revenait encore à la bouche, la saveur de cette
chair sauvage, saveur de montagnes, de rocs, de
terre âpre et brûlée...
Longtemps peut-être, Saâda eût continué de s’eni
vrer de souvenirs, lorsqu’elle fut interpellée par une
voix, — la voix basse d’un Arabe. C’était un homme
d’une trentaine d’années environ, au visage fin, à
la taille svelte sous une paire de burnous de laine
blonde.
Depuis un grand moment déjà il contemplait
Saâda de son œil noir, sensuel et langoureux. Il
était à la fois étonné et mécontent de voir cette
femme de sa race, jeune, belle, tentante, s’exhiber
ainsi, découvrir ses jambes fermes sous sa djellaba.
Il était tenté de jeter sur cette nudité provocante
un de ses burnous...
— D’où viens-tu? lui demanda-t-il, mi-intrigué,
mi-grondeur.
— Et que t’importe d’où je viens, si tu me vois
plantée dans ta ville comme un drapeau?
La réplique prompte et inattendue fit sourire le
Sidi, piqua au vif sa curiosité. De nouvelles questions
lui montaient aux lèvres...
A ce moment, Aouïcha s’éveilla sur les genoux
de sa mère. Elle se mit à geindre. Les petites lèvres
gloutonnes réclamaient le sein. Saâda, d’un geste
vif, dégrafa le col de sa djellaba. Sans se soucier le
moins du monde de l’Arabe qui la dévorait du
regard, elle mit à nu sa poitrine éclatante, puis
son sein, dont elle tendit le bout à sa fillette. Pas
le moindre mouvement d’hésitation ou de pudeur.
L’Arabe demeura stupéfait.
Puis il pensa :
« Peut-être une fille des montagnes, vierge comme
ses rochers... Son esprit libre n’a pas encore été
touché par la malice des villes... »
Il poursuivit :
— Tu es Marocaine, ma sœur?
Il le savait, que cette femme était Marocaine!
A défaut du costume et de la physionomie, cet
accent dur, fortement guttural, aux inflexions nasil-
lardes très accentuées, où les djim sont transformés
en jim et les alif prononcés la bouche grande ouverte,
si différent en somme du doux accent algérien,

avait indiqué surabondamment à cet homme qu’il

était en présence d’une fille du Moghreb. Mais il
voulait faire parler Saâda.
— Nâm! Oui! accorda distraitement celle-ci, toute
occupée à soutenir entre ses doigts sa mamelle gon
flée de lait contre les lèvres de son enfant.
— Et de quelle ville?
De Fez, ville de croyants!

L’Arabe allait ajouter :
— Qui t’a menée à Blidah?
Il n’en eut pas le temps. Saâda venait d’aperce
voir, au tournant inférieur de la rue, son mari. Elle
n’eut point peur. Mais elle savait Messaoud jaloux,
comme tous les Marocains. Peu soucieuse d’un scan
dale gratuit, elle se leva précipitamment et disparut
derrière sa porte, laissant l’Arabe perplexe, rêveur,
les mains derrière le dos, fixant de son œil déçu la
place vide sur le trottoir...

IV

Messaoud entra quelques instants après sa femme.


Il se déchaussa, déposa ses sandales contre la che
minée. à la même place que la veille. Puis il remit
à sa belle-mère deux douzaines de sardines fraîches
enveloppées dans un morceau de journal.
Friha tâta de sesdoigts maigres les petits poissons
bleus, et tels quels les jeta sur un peu de braise qui
couvait dans l’âtre. Depuis la veille nul n’avait
encore rien mangé et chacun était affamé.
Messaoud s’avança vers Saâda. Il s’assit auprès
d’elle devant la cheminée. Il vida sur ses genoux
son capuchon bleu rempli de gros glands noirs.
— Et pour boire, tu ne nous as rien apporté?
demanda Saâda presque rieuse, sans quittei toute
fois le ton de la bouderie.
— Si, si, mon amie! J’ai payé deux litres de petit
lait chez le mozabite d’en face, mais je n’avais pas
de vase pour les prendre... Sadik va aller les cher
cher...
— Je n’y vais pas, moi! bougonna Sadik. que
l’odeur des poissons sur la braise alléchait déjà.
Mais un coup de poing que Messaoud lui asséna
sur l’épaule le décida à quitter le coin de la che
minée où il était accroupi et à prendre le djabdjaq 1
de terre rouge que lui tendait sa mère.

— Va, mon fils, lui dit Friha conciliante, sois rai


sonnable... Tu seras à peine de retour quand je
commencerai à les retirer du feu...
Et du menton, elle montrait les petits poissons
bleus qui, parmi la cendre, se tordaient, prenaient
des reflets de nacre, se gonflaient de cloques hui
leuses...
Sadik ne fut pas long à revenir. Il dégringola
l’escalier en trois enjambées, pressa et secoua le
mozabite à lui faire perdre la tête, et au bout d’une

I. Sorte de bocal marocain.


demi-minute, il était là. Rouge, essoufflé, il plaça
devant sa sœur le djabdjaq plein de lbenn1 où flot
taient des bulles de beurre. Et il se hâta de reprendre
sa place au coin de la cheminée. Friha, sur une
grande assiette verte, s’occupait d’aligner les sar
dines fumantes, saupoudrées de sel...
A la fin du repas, Saâda interrogea son mari
sur ce qu’il avait fait avec l’ami du cordonnier dont
il avait parlé la veille.
— Mon amie, répondit Messaoud en baissant
la tête, ce cordonnier avait déjà trouvé son affaire...
D’ailleurs, il exigeait un travail que je ne connais
pas la chaussure des femmes françaises!
:

Cependant, tout à côté, on me dit qu’il y avait


une menuiserie qui demandait un ouvrier. Je me
suis offert. C’est un travail qui me plaira : des
qebqab 2 de Mauresques ou pour les Arabes du
hammam, des malles à feuilles d’or et des garni
tures d’étagères. Je saurai faire cela mieux que le
patron même, car je remplacerai le décor algérien,
plaqué et bariolé, par le décor marocain original
et harmonieux... Seulement... voilà... le salaire est
médiocre... médiocre à notre mesure (âla qeddna)...3
Un moment de réflexion, et Messaoud poursui .
vit :

— Un franc et demi par jour... et le repas de


midi... Depuis la guerre, le patron ne ferme plus à

1. Nom arabe du petit lait.


2. Savates grossières faites d’une simple semelle de bois
et d’une lanière de cuir sous laquelle passent seulement les
orteils.
3. A l’image de notre personne.
midi, de peur de manquer quelques commandes. Par
ailleurs, il doit employer cette heure de la journée
à courir les marchands de la ville
pour se procurer
du bois... Je resterai, moi, pour garder le magasin,
et je puiserai au couffin du patron... Je prendrai la
place d’un fils qu’il avait, et que la guerre lui a
enlevé...
Ce Roumi m’a même proposé de me céder son
petit fonds. Il n’a plus assez de patience pour aller
tous les jours solliciter les marchands de bois devenus
aujourd’hui si fiers de leurs planches, alors qu’avant
la guerre, ils venaient eux-mêmes le supplier d’ac
cepter la marchandise à des prix dix fois moindres...
« Cette guerre! Cette guerre! m’a-t-il dit, il y a
des moments où j’en suis malade, où je préférerais
mourir que de continuer cette vie tourmentée, fati
gante, pour manger un morceau de pain!... »
Ah! soupira Messaoud, si j’avais seulement trente
douros!... J'aurais profité du.dégoût qui aveugle en
ce moment cet homme...
— Trente douros! Trente douros!... interrompit
Saâda blême de colère.
Il y eut un instant de silence. Saâda regardait son
mari avec une indignation croissante.
— Alors, reprit-elle, tu as refusé la journée à
un franc et demi en attendant que tu sois mercanti?
— Non, non, je n’ai rien refusé du tout! Demain
j’entre en place...
— Demain! Demain! Et la journée d’aujourd’hui,
qu’est-ce que tu vas en faire? Qu’est-ce que nous
mangerons, demain? De la corne?
— Mais, femme, ce n’est pas ma faute si je ne
peux pas entrer auparavant... Le patron n’avait pas
de bois pour me faire travailler aujourd’hui...
Saâda, exaspérée, avait envie de lui crier :

« Vraiment, c’était pour un salaire pareil que tu


nous as fait quitter notre cher pays! Je suis sûre
qu’à Fez, dans la plus pauvre échoppe, tu aurais
trouvé une place plus lucrative que celle-là! Sans
compter que la vie est vingt fois plus chère, dans ce
Blidah de famine! C’est là, la main-d’œuvre quintu
plée de prix, les Roumis larges et généreux?.. C’est
là, la vérité du proverbe : Change, tu gagneras?...
C’est là, l’argent coulant bientôt à flots, les ripailles
prochaines?... »
Mais Saâda pensa qu’entamer une telle discussion,
ce serait faire trop d’honneur à ce visage de male-
chance! (oudj el kabss}. Elle souleva les épaules,
froissa d’une main crispée le satin de sa djellaba, et
se tut.
Messaoud devinait les reproches prêts à sortir des
lèvres de sa femme. Il essaya de la gagner douce
ment :
— Mais, ma vie [ya âmri), lui dit-il, si aujour
d’hui je n’ai trouvé que cet emploi modeste, demain,
ce soir peut-être, j’en trouverai un autre plus avan
tageux. Je ne suis pas lié avec ce menuisier.. Mon
Dieu! comme ce voyage t’a changé le caractère! Je
ne te reconnais plus! C’est à croire que les génies
de cette maison ne veulent pas de toi, qu ils sont
jaloux de tes charmes...
Ce disant, Messaoud consulta sa belle-mère du
regard.
— Ah! oui, ricana Sadik qu’on croyait assoupi
au coin du feu, voilà le refrain qui revient :
change,
tu gagneras!
Friha leva lentement sur son gendre ses vieilles
paupières rougies.
— II se peut que tu aies raison, Messaoud Pour
moi, tout à l’heure, juste avant que tu ne rentres,
j’ai lu dans un œuf votre avenir dans cette ville.
J'ai vu la face de Saâda pâle comme une lune
entourée de nuages! Ces nuages, en crevant, ont
versé toutes leurs larmes! Elle aura sans doute de
gros chagrins, de graves tourments! Mais, à la
deuxième phase de l’horoscope, la figure tout à coup
a changé d’aspect. Elle est apparue rouge comme
un soleil. Et autour de ce soleil, des papillons, des
abeilles voltigeaient parmi des fleurs. C’était le prin
temps. Ainsi sa misère se changera en fortune et ses
larmes en joie!
— Heureusement! murmura Saâda peu crédule,
avec un petit rire forcé.
Car elle était, Saâda, la fille d’un paysan, d’un
rude paysan de la rude terre marocaine. Elle avait
hérité l’âme de son père. Lui ne croyait qu’à Allah,
et il battait sa femme chaque fois qu’il la surprenait
en machinations superstitieuses, sur son œuf cassé
dans un bol d’eau.
— Oui, ma fille, insista Friha avec conviction. Tu
vivras encore de mauvais jours. Mais ils passeront.
Ils seront remplacés, un peu tard il est vrai, par
du bonheur!
Messaoud suivait attentivement, religieusement,
de son œil unique, le mouvement des lèvres de la
vieille femme. Il buvait les paroles prophétiques.
Tant mieux, tant mieux! conclut-il. Qu’Allah

t’entende, ô ma mère! La souffrance, pendant la
jeunesse, est comme une rose sur la branche! El
bem fessgber, ki elourda jel gbsenn! Pour naître,
pour se développer, il faut que la fleur pâtisse, lutte,
il faut qu’elle force les écailles du bourgeon, qu’elle
repousse les tiges, qu’elle écarte les épines. Après
bien des efforts, bien des combats, elle apparaît
enfin toute vermeille, la tête superbe et triomphante!
C’est juste, approuva Friha. Il ne faut redou

ter la misère ou toute autre infortune qu’à la vieil
lesse, à l’âge où l’homme goûte le mieux la valeur
de la vie!..
Saâda, que tous ces discours agaçaient, se sentit
incapable de garder plus longtemps son mutisme
dédaigneux. Elle leur cria :

— Mais ne voyez-vous pas, lâches, que tous ces


proverbes, et tous ces dictons, et tous ces horoscopes
n’ont été inventés que pour les pauvres? Les misé
rables comme nous les connaissent, afin de tromper
leur misère. Allez visiter les heureux! Vous verrez
si leur ventre est rempli de paroles vaines... et de
glands noirs!
Et elle montra sur ses genoux ce qu’il lui restait
des gros fruits sauvages apportés par Messaoud...
A ces paroles amères, nul ne trouva de réplique.
Un silence douloureux s’établit dans le dahlis. Le
vent d’hiver soufflait dans la cheminée presque
éteinte. Quelques tisons, qui couvaient sous la cendre,
parfois se rallumaient, jetaient des reflets rouges...
42 SAADA LA MAROCAINE

Un matin, Sadik rentra de la fontaine, la tellissa


déchirée, le visage égratigné. Il déposa avec humeur
son amphore de bois, renversa la moitié du contenu
sur le carreau, et tendant un poing vers sa mère,
il s’écria :
Que ce pays soit maudit, tu m’entends? Cent

fois maudit et mille fois maudit! Qu’Allah lui apporte
un tremblement de terre qui l’engloutisse! (Allah
idjiblha rehba redma.') Je n’irai plus à la fontaine
vous chercher de l’eau! Ce travail m’énerve, me rend
fou! Je me tue pour disputer mon tour aux petits
Arabes d’ici! Maudite race ^aune! 1 Ils se mettent
.
tous contre moi, ils me bousculent, ils me volent mon
tour, ils me traitent de sale Marocain ! Va-t’en dans
ton bled, m’ont-ils dit, va-t’en manger ton pain de
son et tes caroubes à chacals! Je me suis battu avec
l’un d’eux, et, sur Allah, il avait beau avoir cinq
ans de plus que moi, je l’ai empoigné par les fesses
et je l’ai fait rouler comme une toupie!... « Va-t’en
dans ton bled! Va-t’en dans ton bled!... » Sur Allah,
j’y retournerais dans mon bled, si je pouvais!...
Un sanglot emplissait sa gorge. Du revers de sa

1. Injure courante des Marocains à l’adresse des Algé


riens, qu’ils considèrent comme des êtres chétifs, de muscles
flasques et de sang pâle. Le petit Sadik pouvait se payer
cette injure. Il était puissant comme un jeune taureau.
main, il essuya ses narines irritées par le froid.
Puis, découragé, anéanti, il se laissa tomber devant
la cheminée.
Sa mère, occupée à trier une poignée de blé dur
pour le beghrôle, l’observait du coin de l’œil. Elle
ne répondait pas. Elle ne trouvait aucun mot pour
apaiser le chagrin de son enfant.
Sadik, reprenant sa pose coutumière, remonta ses
genoux jusqu’au menton et pencha son front sur ses
bras croisés.
H ouf! Stafir Allah! soupira-t-il.

Et son œil s’embuait de larmes, qu’il ravalait
aussitôt avec rage, à la pensée des insultes encore
cuisantes à son cœur
« Sale Marocain!
Ouais! Sale Marocain! grom
melait-il entre ses dents. C’est eux, oui, les sales
Algériens, qui se débarbouillent la trogne dans leurs
terrines de couscous, et qui décrassent leur linge dans
des gamelles de bois! (C’est ainsi qu’il appelait les
baquets à lessive.) Tandis que nous, au Maroc, nous
nous lavons dans l’eau qui court, dans l’abondance
de Dieu, dans la grande rivière!... Ah! Blidah de
malheur! Blidah de famine! Tu nous as tués!... »
Et lui aussi, le petit Sadik, il se prit à regretter
la vie de là-bas... Il revit leur petite maison blanche,
et la rivière d’El Fassi, qui coulait non loin de leur
porte... Là-bas, on n’avait qu’à se baisser pour pui
ser l’eau! Pas besoin de descendre et de monter des
escaliers, de prendre son tour à coups de poing...
On l’avait là, l’eau à ses pieds, fraîche et claire, à
volonté!...
— Ah! Fez! Où est Fez? murmura Sadik, Fez
44 SAADA LA MAROCAINE

l’Orgueilleuse. où nous étions avec le bonheur! Je


gardais les moutons du caïd Ben Ouda. Ce mercanti
généreux me donnait chaque jour un pain de seigle,
une mesure de petit lait et remplissait mon capuchon
de figues sèches... Et par an, une peau de mouton
toute neuve, qui me tenait si chaud l’hiver... Et puis!
un agneau de la dernière portée, que le Sidi me
permettait de faire paître avec son troupeau jusqu’à
ce qu’il devienne gras! Je marquais ses petites cornes
en rouge avec de la debra 1 , pour le reconnaître
parmi les autres... Et les promeneurs français, qui
s’étaient aventurés jusqu’au Fassi, et s’étaient
égarés... Je leur montrais leur chemin, et ils me
donnaient des pièces. Cela n’arrivait pas tous les
jours, bien sûr! Mais n’importe! Je les cachais, ces
pièces, et lorsqu’arrivait le Mouloud ou la Grande
Fête, je descendais à la foire de la ville et j’achetais
des {labïa... 2 Et les bonnes cueillettes que je faisais!
Je grimpais aux arbousiers, et j’en mangeais, des
arbouses! à m’enfler le ventre et me saouler la tête!
Et les gros caroubes, plus doux que le miel!.... Et
les flûtes que je taillais dans les roseaux verts! Je
m’asseyais à l’ombre d’un olivier, je me grisais de
sahli s et je faisais chanter les arbres, pleurer la
,
terre, s’agenouiller autour de moi mes moutons en
bataille!...
Ça oui, c’était la vie, la vie musulmane, comme
«
Allah veut qu’elle soit vécue! Ici, il n’y a que des

i. Teinture spéciale.
2. Gâteaux au miel en forme de gros macaronis recourbés.
3. Airs de complainte marocains.
adorateurs du démon! On est entouré, surveillé,
excité par les chitanes!... »
A bout de réflexion, le cœur gros, Sadik releva
la tête. Sa mère avait fini de trier son blé dur.
Maintenant, elle raccommodait pour Messaoud un
vieux gilet marocain, à la lueur d’une chandelle.
Mamma, dit l’enfant, j’ai faim. Il n’y a pas

un morceau de pain?
Non, mon fils. pas une mie! Va faire un tour

sur les marchés. Tu trouveras, j’en suis sûre, quelque
travail. Tu peux aider à déballer les marchandises,
portei les paniers aux Roumïate 1 , faire une ou deux
commissions... Tu gagneras toujours une pièce de
cinq à six sous pour casser ton jeûne...
Mais Sadik s’était dressé tout d’un jet. Une main
sur sa poitrine découverte, l’œil furibond :
— Moi, hurla-t-il. moi, je vais encore me frotter,
me soumettre aux gens de ce pays? Tu te trompes,
vieille! J’aime mieux mourir de faim!...
Il frappa du pied en accentuant les derniers mots.
Friha demeura interdite. Sadik, lui aussi, prenait
le ton de la révolte? Lui aussi voulait l’accabler
de paroles mauvaises?...
Elle cessa de coudre. Elle croisa ses longs bras
sur ses genoux osseux et dit à son fils :
— Tu ne veux pas chercher un petit travail?
Je veux travailler, oui, mais pas dans ce

pays!
Fais comme tu voudras... Tu te repentiras bien

vite du conseil que te souffle ta jeune raison...

i. Européennes.
Friha décroisa les bras, et reprit son ouvrage,
résignée à tout.
Sadik, frémissant de rage, alla dans un coin de
la chambre, chaussa ses sandales et se dirigea vers
la porte.
Cependant, au moment de sortir, il pensa qu’il
n’avait pas encore rafraîchi son cœur. Il revint sur
ses pas, et fonça vers sa mère :
— Mais enfin, lui demanda-t-il, qu’est-ce que
nous faisons, dans ce Blidah, à fondre de faim?
Qu’est-ce qui nous retient, dans ce pays de mal
chance?
— El Chtâdl La Destinée! répondit Friha, tran
quillement, sans lever les yeux de son ouvrage.
— La Destinée! La Destinée!... Et pourquoi ne
nous ramènerait-elle pas à Fez, la Destinée?
— Va chercher l’argent que t’a laissé ton père,
et tu seras le chef de la caravane...
— Alors, vociféra Sadik que ce ton calme exas
pérait, alors, à aucun prix, vous ne voulez partir
d’ici?... Eh bien! vous pouvez compter sur moi
pour aller chercher de l’eau! Sur la tête de mon
père et de mon grand-père, vous pourrez agoniser
devant mes yeux que je ne vous apporterai pas
une lampée, vous m’entendez, une lampée! Et puis,
tenez, je vais vous en donner, de l’eau, et pour
toute votre vie!
Il avait saisi l’amphore qu’il venait d’apporter.
Il la balança un moment au-dessus du sol, puis,
tout à coup, il envoya l’eau qu’elle contenait en
douche contre le mur, inondant la moitié de la
chambre, un matelas, le sac de linge et les usten-
siles de cuisine. Et il se précipita vers la sortie, cla
quant à la briser la vieille porte derrière lui
il descendit les escaliers, hurlant à tue-tête :
— Maudits soient Blidah et ceux qui l’habitent!
Maudits soient Blidah et ceux qui l’habitent! Mau
dits! Maudits!...
Les voisins, attirés par ce vacarme, sortirent de
leurs logis. De vieilles Mauresques apparurent sur
les paliers. Ayant entendu les malédictions jetées
sur leur ville et sur elles-mêmes, elles se mirent à
crier en apercevant Sadik qui dégringolait vers la
rue :

— Ala rassek! Ala rassek! Sur ta tête! Sur ta


tête!...
De nouveaux cris bientôt se firent entendre,
étouffés par les murs. C’étaient d’autres Mau
resques, des jeunes, celles-là... Derrière leurs portes,
elles agitaient leurs bras, se débattaient elles aussi
contre la malédiction :

— Ala rassek! Ala rassek!...

Saâda, elle, n’avait pas fait un geste ni pro


noncé une parole pour retenir Sadik. L’enfant avait
exprimé des regrets, crié des chagrins qui étaient
trop les siens pour qu’elle tentât de lui fermer la
bouche!...
Assise sur le coin d’un hembel, en chemise courte,
elle était occupée à sa coiffure. Elle détressait ses
lourdes nattes, pour la première fois depuis son
arrivée. A mesure qu’elle les dénouait, les cheveux
noirs apparaissaient, touffus, et tombaient en ondu-
lations luisantes autour de ses épaules découvertes.
Lorsqu’ils furent entièrement étalés sur son dos, elle
les lissa à l’huile de cumin.
Friha, silencieuse, réparait les dégâts causés par
Sadik. Elle essuya le parquet, déplaça le sac de
linge, fit sécher les ustensiles. Elle prit l’amphore
vide, et descendit elle-même à la fontaine rempla
cer l’eau, — qui était destinée à la toilette de sa
fille.
Saâda avait devant elle un grand récipient de
cuivre rouge, à fond bosselé et grossièrement soudé
de plomb en maints endroits. Lorsqu’il fut plein
d’eau, elle y plongea son visage. Puis elle y trempa
ses pieds, qu’elle retira pareils à deux morceaux
de neige, et qu’elle glissa dans ses sandales Elle
prit enfin dans ses bras la petite Aouïcha déjà
emmaillotée, la mangea de baisers. Elle s’apprêtait
à sortir, quand on entendit encore la voix de Sadik
résonner dans l’escalier...
— Nos auf lis :pouvres... Nos avons lis tuyous
larges... Tôt y passe... Rien quii fait y nos donn
di couliques...
Un instant après, Sadik pénétra en coup de vent.
Il referma la porte avec fracas.
Il tenait sous l’aisselle une maîtresse botte de
carottes, qu’il dévorait une à une, jusqu’à la moitié
de la tige.
Friha, inquiète, lui demanda :
— Qu’est-ce, yaouled? Avec qui tu te disputes
encore?
— Fié! marmotta Sadik, la bouche pleine, c’est
une Maltaise, maigre comme un hameçon, une poi-
trinaire, je crois!... Elle montait du travail à nos
voisins, un gros ballot de chemises de soldats. Et
elle mangeait un petit pain chaud dont l’odeur, je
vous le jure m’a passé par le nez et frappé à la
tête. Et elle me dit (ici, Sadik abandonna le langage
arabe pour le baragouin français, imita une voix
cassée et chevrotante) :

— Ti manges di carottes croues! Y vont t’fire di


mal à l’stomaq! On voit bien q’vos ites encor, di sau
vages !
Je lui ai répondu :

Parfit’ment, madame, nos sommes di seuvages,


nos mangeons pas di pain cboud, nous mangeons di
carottes croues, nos habitons dans ine cbam dé bouit
francs, mis grâce à Diou, nos nos portons comme di
âfrite 1 jamis l’toubib y rentri cbiç nous 1
, ...
(Semmerteba dinn imbâ! Je lui ai cloué la religion
de sa mère.)
Assez! assez! dit Friha, finis d’être insolent

avec les gens comme tu l’es avec nous! Laisse-nous
tranquilles dans notre misère! Elle nous suffit pour
nous occuper...
— Et d’où vient ce paquet de carottes? demanda
Saâda à son frère, faisant un pas vers lui.
— ...Au moutcbou 2 d’en face... chanta Sadik.
Saâda sourit.
Donne m’en quelques-unes...

Plaoub! fut la réponse.

i. Nègres.
2. Doublet vulgaire de m^abi (mozabite).
50 SAADA LA MAROCAINE

Et Sadik fit à sa sœur, sous le nez, le vilain geste


si familier aux Arabes.

— Si j’avais pris un coup de poing sur le crâne,


poursuivit-il, tu ne serais pas venue en prendre
la moitié, hein? Et pourquoi partagerais-je mes
carottes?...
Saâda l’injuria :
— Itiah saâdek! Que ta chance tombe, fit-elle.
Elle ajouta :
Sur Allah, rien de plus vrai que ce proverbe :

Le Marocain, tranche-lui la t.ête avant qu’il ne
parle! S’il a ouvert la bouche, il a sauvé sa peau!
El Mgherbi, qtâlou rassou qbel ma iabderl Ida bal
femmou, sellek rassou!...
Elle sortit Elles descendit à son tour les degrés
branlants et poisseux, maudissant sa chance noire,
le jour de sa naissance, et Celui qui l’avait créée...

VI

Assise sur le trottoir, à la même place que la


semaine précédente et que tous les jours désormais.
Saâda suivait distraitement des yeux les raies pas
sants. A cette heure, des ouvriers espagnols reve
naient du travail Ils descendaient un à un serrés
dans leur gilet de velours à grosses côtes et leur
ceinture de coton rouge, le sombrero sur l’oreille,
une gibecière d’alfa en bandoulière, qui contenait
les restes du casse-croûte. Tous ces hommes avaient
le pas traînant, l’œil terne. Ils passaient devant
Saâda, l’effleuraient presque, contemplaient, stu
pides, cette beauté provocante, puis, tout en roulant
une cigarette, ils pénétraient en face, dans un petit
débit de vins.
Saâda, de sa place, pouvait les apercevoir, accoudés
au comptoir, lampant à petits coups leur verre de
miquette. La porte était basse, la salle humide; pour
tout matériel, deux tréteaux supportant une grosse
planche rabotée, quatre tabourets qui avaient été
blancs jadis, une étagère à trois rayons où s’ali
gnaient, à distance inégale, quelques bouteilles. Le
débit sentait l'abandon depuis que la jeunesse de
Blidah était partie pour la guerre et que les bois
sons alcoolisées faisaient défaut.
Serré dans un chandail, un tablier bleu autour des
reins; le patron, derrière le comptoir, essuyait son
zinc. Il échangeait avec les clients quelques paroles
à mi-voix, sur un ton goguenard et hypocrite.

— Qui c’est, celle-là? chuchota un Espagnol, cli


gnant de l’œil vers le dehors.
— De Fez, à ce qu’il paraît... Une Marocaine...
Arrivée il y a huit jours...
— Carambâ! Quelle pièce, hein? Et elle ne se
gêne pas pour nous montrer ses cuisses, ô mon frère!...
Le patron sourit à la boutade, risqua un œil à
son tour vers la rue, et se détourna aussitôt.
L’horloge du café s’ébranla. Saâda, un coude
contre le genou, regardait Aouïcha qui s’était
endormie. Le premier coup de l’horloge la fit tres
sauter. Elle prêta l’oreille, elle écouta tout au long
l’égrènement des heures dans la salle sombre...
52 SAADA LA MAROCAINE

« Midi! pensa-t-elle, midi seulement, jusqu’à


six heures où doit rentrer Messaoud, j’ai le temps
de mourir de faim! Et encore... avec son franc
..
et demi!... nous apportera-t-il de quoi délayer notre
salive? »
Elle retomba dans ses rêveries, les yeux noyés,
la tête bourdonnante...
Cependant, les Espagnols quittaient le débit. La
ruelle ne tarda pas à devenir déserte, à tomber dans
le calme profond du milieu du jour. Un soleil écla
tant, doré, comme on n’en voit l’hiver qu’aux cieux
d’Afrique, baignait de sa lumière prestigieuse les
petites maisons mauresques.
En face, vers le bas de la rue, on apercevait la
boutique du moutchou. Devant sa porte garnie de
paniers d’alfa, de toupies, de babouches multicolores,
le moutchou se tenait debout, les bras croisés der
rière le dos, rêvant au ciel bleu, dans sa geccbabïa 1
de toile grise. Son ventre dissimulait à demi un
grand fourneau de terre cuite, où des patates gril
laient sur la braise...
Un peu plus loin, entre deux maisons européennes,
on remarquait une façade droite, trouée d’une ouver
ture noire et informe C’était l’antre d’un pileur de
café maure. Dans l’intérieur obscur, la silhouette du
pileur se détachait plus sombre, trapue, habillée d’un
sac, et soulevant de ses bras noueux un énorme pilon

i. Sorte de gaine très simple et assez ample .avec des


trous aux endroits des manches et une échancrure sur la
poitrine. Elle constitue le vêtement à peu près unique des
Mozabites et des Bédouins. On la retient à la taille par
une lanière de cuir.
au-dessus d’un mortier pierre de taille. Par
en
moments, on entendait un petit cri rauque. Le pileur
scandait les coups de masse d’une interjection ner
veuse, issue de sa gorge crispée : Hin! Hin! Hin!
Et le pilon s’abattait contre le café en grains, sourd,
pesant, régulier. De temps à autre, l’homme s’arrê
tait, mettait le nez vers la rue. Il montrait alors son
torse nu, sa face chafouine, barbouillée d’une pous
sière brun-rouge... Il regardait si personne ne l’épiait
du dehors et ne jetait le mauvais œil sur son café 1
...
Un passant apparut à l’autre bout de la ruelle :
un vieux Juif, habillé d’un seroual et d’une calotte
brune. Il portait sur l’épaule un sac vide, et cla
mait :

— Kanchi braqa Ibîf Y a-t-il du brûlage 2 à


vendre?...

I. C’est une superstition très courante dans l'Islam afri


cain. Il ne faut pas qu’une personne étrangère vous observe,
tandis que vous êtes occupé à un travail quelconque. Cette
personne pourrait être envieuse, elle pourrait jeter le
mauvais œil sur votre travail, qui s’accomplirait dans de
mauvaises conditions. Une Mauresque roulant son couscous
ou faisant cuire des gâteaux ne voudra pas être approchée,
même par un membre de sa famille. La semoule de son
couscous resterait en boules, la pâte de ses gâteaux tour
nerait... Mais nul n’est susceptible à cet égard comme Le
pileur de café maure. Vous arrêteriez-vous une seconde sur
son seuil, il vous lance aussitôt des yeux pleins de colère,
lorsqu’il ne sort pas vous menacer de son pilon et vous
accabler d’injures. Sous votre regard malfaisant, son café
pourrait demeurer vert dans le brûloir, ou ne se piler
qu’à moitié dans le mortier...
2. Les brocanteurs cherchent à acheter des robes orien
tales usagées et brodées d’or. L’étoffe brûlée, il leur reste
l’or pur qu’ils façonnent ensuite ou vendent au poids. C’est
ce que l’on appelle braqa, du brûlage.
54 SAADA LA MAROCAINE

Et c’était triste déchirer l’âme, cette chanson


à
nasillarde, dans cette petite rue déserte, par ce midi
de grand soleil...
Le Juif passa près de Saâda sans la regarder. Il
renouvela son appel :
— Kancbi braga Ibî?...
Les petites maisons mauresques demeurèrent
closes. Personne ne lui répondit.
Saâda cependant avait relevé la tête. Mais elle
n’aperçut pas que le brocanteur... Plus discret, quel
qu’un se tenait là, tout près d’elle... C'était l'Arabe,
à l’œil langoureux, et qui la saluait tout bas..

— Bssel kbir alik, murmura-t-il.


— Bssel kbir, Sidi, répondit Saâda en souriant.
L’Arabe se tut un instant. Il voyait Saâda sourire
pour la première fois. Il admira cette bouche qui
s’entr’ouvrait comme une bague d’or dans la rose
de ce visage...
— Ta fille dort bien, la pauvrette! Elle n’a pas
froid? reprit-il, afin de dissimuler son émotion.
Saâda, pour toute réponse, souleva les épaules.
Elle porta sur Aouïcha un regard triste, un de ces
regards comme en ont seules les mères pour leurs
enfants malheureux. Dans ce regard et ce hausse
ment d’épaules, on pouvait lire : « Que veux-tu que
je lui fasse, si elle a froid ici? Dans notre dahlis, il
fait bien plus humide encore... »
La conversation languit. La gêne grandissait entre
l’Arabe et Saâda...
Mais voici qu’on perçut une odeur particulière,
un fort relent d’épices et de pain chaud... Saâda
redressa la tête. Un Kabyle débouchait dans la
n ruelle, portant sur l’épaule une planchette de biiâ
li ambulant, chargée de pains ronds à la semoule, de
plusieurs assiettes que garnissaient des sardines frites,
1 des poivrons grillés baignant dans le vinaigre, le
poivre rouge et le cumin. Il descendait la rue à
pas pressés et semblait se diriger vers Bab-Es-
t Sebt...
Saâda, qui n’avait rien mangé depuis la veille,
2 suivait le vendeur kabyle d’un regard obstiné, plein
d’une telle convoitise que l’Arabe comprit son désir.
,
il lui demanda timidement :
— O femme, veux-tu goûter au pain de notre
pays, fait à la maison par nos citadines?
— Oh! oui, oui, dit vivement Saâda.
:
Elle ne quittait pas des yeux le bel étalage qui
venait à elle, et allait bientôt lui passer sur la langue.
1
— D’autant, ajouta-t-elle, que la chose gratuite
est aussi douce que le miel! El Batel ki lâssell...
Elle sourit, mais cette fois d’un sourire où éclatait
la satisfaction de la bête affamée sur le point d’être
assouvie...
— Et te donner une chose à toi n’est pas un
dommage! C’est pour nous, sois-en sûre, plus doux
que le miel!
Saâda porta la main à sa poitrine, en signe de
remerciement.
Comme le Sidi faisait signe au vendeur d’appro
cher, celui-ci fit non de la tête et prononça fleg
matiquement : « Mebiô! Vendu! » Et il continua
son chemin.
Mais Saâda s’était levée. Elle retint le vieux
Kabyle par un pan de sa gandourah et lui murmura
56 SAADA LA MAROCAINE

quelques mots à l’oreille... Elle lui débita le men


songe traditionnel, dont les femmes arabes usent
volontiers en pareille circonstance...
Je suis prête à être mère! lui souffla-t-elle. Le

crime que tu commets retombera sur toi et sur tes
enfants !...
Le Kabyle s’arrêta, interdit. Il hésita... Il rougit...
Puis, sur un ton de repentir qui s’efforçait d’être
brutal :

— Mais... je ne savais pas... moi!... Je ne suis


pas liseur de livres... Je me hâte... parce que je
dois descendre à la gare, vendre aux turcos qui
partent pour la guerre... J’ai peur d’arriver après
l’heure du train, et alors... toute cette marchan
dise me resterait sur l’estomac...
Saâda n’écoutait déjà plus. Elle interrogeait du
regard le Sidi.
Donc, tu me paies des pains de semoule?...

Elle dit aussi, malicieusement :
— Beaucoup, tu sais, car...
Prends, prends, femme sacrée, prends tout ce

qu’a désiré ton cœur..
Le Sidi crut, lui aussi, à la situation respectable
de Saâda... Sa complaisance en redoublait. Il ferait,
en même temps que générosité d’adorateur, une
bassana (action bénie).
Saâda choisit quatre pains ronds, les plus dorés.
Elle prit dans une assiette des sardines, dans une
autre des poivrons rouges, tout ce que sa grande
main pouvait contenir. Et sans attendre que le Sidi
eût payé, sans autre curiosité, elle tourna les talons.
Elle regagna le trottoir, emportant contre son sein
ce qu'elle croyait le meilleur au monde en ce moment
pour elle...
Pourtant, lorsqu’elle parvint au seuil de sa mai
son, elle se ravisa. Sa mère et Sadik aussi étaient
à jeun depuis la veille... Elle s’apitoya.
Elle pénétra dans le corridor. Elle poussa un cri
familier, un de ces grands cris sauvages dont elle
se servait au Maroc pour appeler Sadik du fond
des vallées jusqu’aux sommets des monts :

— Obi' Ohi! Obi'...


De leur chambre retentit aussitôt un cri pareil :
— Ohi! Ohi! Obi'....
Mais l’appel entre ces murs étroits demeura terne
et sans charme... Ce n’était plus l’écho des rochers
de Eez, des immenses solitudes marocaines...
Sadik s’élança vers l’escalier et dégringola le petit
étage aux marches vacillantes.
Saâda lui tendit trois pains ronds, quatre sar
dines, deux poivrons, mais ne lui donna pas le
temps de mettre le nez vers la porte.
Tiens, porte tout cela à mamma!

Sadik avait ouvert des yeux ébahis. Il claqua
la langue contre son palais. Il fit des compliments
à sa sœur sur la façon dont elle avait suivi son
exemple et son conseil.
— Après toi, on peut aller se coucher!...
Il arrondit le bras, pour lui montrer le soin qu’il
prenait des précieuses victuailles. Et il tourna les
talons, sans demander son reste...
Saâda reparut sur le seuil. Le vendeur kabyle
s’éloignait en hâte, pendant que le Sidi remettait
son tesdam dans sa poche.
S’étant rassise sur le trottoir, elle ouvrit son pain
avec ses deux pouces. Elle y enfouit ce qui lui
restait de poivrons et de sardines, et, ne se souciant
de rien ni de personne, elle dévora.
Le Sidi la contemplait, les yeux pleins de joie.
Cet appétit franc lui faisait plaisir. Il suivait
anxieux et ravi, les gestes de cette femme, qui
semblait ne pas avoir la notion même de ce qu’on
est convenu d’appeler la décence... ou la coquetterie.
Plus il l’examinait, plus il la trouvait captivante,
dans sa brutalité naïve et sans apprêts. Sa beauté
physique, d’ailleurs, reflétait ce caractère, beauté

semblable à aucune autre, splendide et farouche.

Tu veux boire, lalla? lui demanda-t-d, lors
qu’elle eut presque achevé son pain taché d’huile
rouge.
Saâda, de la tête, fit signe que oui.
— Bière ou limonade?

Oh! ni l’un ni l’autre! Je n’ai jamais bu de
ces breuvages de Roumis! J’aime mieux aller à
la fontaine prendre une poignée d’eau...
— Tu boiras l’eau après. Moi, il me plaît de te
faire goûter à quelque chose pour la première fois.
Saâda fut très étonnée de l’affabilité, du désinté
ressement avec lesquels cet homme lui offrait toutes
ces choses. Elle pensa : Ce n’est peut-être pas au
Maroc seulement qu’il y a des cœurs charitables...
Elle s’essuyait la bouche à l’envers de sa djel
laba, et dit à l’Arabe, qui insistait avec une douceur
timide :

Eh bien! va me chercher... ya Allah...



Le Sidi se dirigea vers le petit débit d’en face.
11 sortit, tenant à la main une bouteille,
en de l’autre
un verre qu’il tendit à Saâda.
Saâda repoussa le verre, s’empara de la bouteille.
D’un coup de pouce, elle fit sauter le bouchon,
et porta le goulot à sa bouche, à sa belle bouche
aux lèvres gourmandes. Et elle but jusqu’à la der
nière goutte. Lorsqu’elle reposa la bouteille sur le
seuil, avec un bouf ! de bien-être :
Saha! Saha! lui souhaita l’Arabe, tu trouves
.


cette boisson bonne?
Saâda se contenta de baisser ses paupières aux
longs cils. Elle les releva ensuite vers le Sidi, qu’elle
fixa droit dans les yeux.
— Iketter kbirek! Qu'Allah augmente ton bon
heur!
Ce regard profond de gratitude, qu’accompagnait
ce doux souhait, émut si vivement le Sidi qu’il ne
put le soutenir.
Il dit, très bas :
— Tu avais faim, ma sœur?...
— Oh! j’avais bien faim!... Des jours ont coulé
depuis que je n’avais si bien mangé! Nous sommes
neufs dans le pays... Qui ne te connaît pas te
méprise... Mon mari est resté deux jours sans tra
vailler, et maintenant...
Elle s’interrompit Elle se demanda si elle faisait
bien de tout dévoiler à cet étranger, s’il ne valait
pas mieux garder pour elle son sort malheureux et
l’étouffer dans son cœur... ~
Mais l’Arabe demanda :
— ...Et maintenant?.,.
Et il y avait dans sa question un accent d’intérêt
60 SAADA LA MAROCAINE

si sincère, de compassion si bienveillante que Saâda


n'hésita plus. Elle dit tout : leur vie à Fez, les
motifs de leur émigration, les tourments de leur
voyage, enfin et surtout la misère qui les attendait
dans ce Blidah inhospitalier...
— Mon mari, ajouta-t-elle, n’a pu trouver qu’une
place maigre, si maigre que j’aurais été plus con
tente s’il n’avait rien trouvé du tout! Il gagne un
franc et demi par jour, et nous sommes quatre à
nourrir! Et tu sais comment aujourd’hui tout brûle,
tout brûle!
— Quel est le « travail » de ton mari?
— Mon mari, dit Saâda, sait tout faire : sept
métiers... auxquels il ne manque que le gain. Il
court, mais la chance court plus vite que lui, l’évite
et le dépasse! Ainsi, il est entré chez un menuisier,
à un franc et demi par jour. Il fait presque tout.
Le patron, vieux et fatigué, lui propose de lui céder
son fonds : établi, marchandise, clientèle, tout cela
à un prix... tu ne devineras jamais combien? Trente
douros! Il me disait : Femme, si j’avais cette somme,
j'aurais pu profiter de l’occasion... Avec ce petit
magasin, je vous aurais fait vivre aisément tous,
nous aurions été pour toujours dans la protection
d’Allah...
Il y eut un nouveau silence. Une négresse passa,
emportant au four sur un tamis d’alfa d’énormes
pains bombés. Elle s’attarda devant eux, arrêta un
moment leur entretien Ce fut le Sidi qui reprit :
— Tu connais la menuiserie où ton mari tra
vaille?
«—
Oui, ya Sidi, elle se trouve dans la rue...
(Saâda fouilla dans mémoire), dans la rue... des
sa
Kouloughlis!... près d’une fumerie de kif...
L’Arabe rapprocha ses fins sourcils, réfléchit une
seconde.
.
Ce n’est pas chez Sid Fanchez, le Fils du

Héron?
Oui, Sidi, c’est chez lui-même!

— Je vois, je vois! Je connais bien Sid Sanchez...
Tiens, poursuivit-il, comme se parlant à lui-même,
j’essaierai, demain, d’arranger un accord entre eux...
Je tâcherai de faire obtenir ce fonds à cet homme...
Oh! Sidi, si tu faisais cela!... s’exclama Saâda

devenue subitement tendre, oh! Sidi, Allah te le ren
drait en bénédiction et en bonheur!...
Sa physionomie farouche avait revêtu comme une
candeur douce et soumise. Une émotion tremblante
emplissait sa prière...
Mais le Sidi pensait que la meilleure récompense
qu’il désirait, lui, de toute son âme, ce n’était pas
la vague bénédiction du Tout-Puissant, ni le sou
hait des bonheurs futurs...
C’était bien plutôt d’avoir les grâces de cette
splendide Marocaine, de pouvoir serrer cette taille
somptueuse, et de baiser, oh! de baiser ces yeux de
flamme et d’innocence. Déjà il la voyait vaincue
entre ses bras, se renversant comme une sultane en
détresse... C’est maintenant qu’il la voulait tout
de suite! Il laisserait s’écouler sa vie par une veine
de son bras, mais il la posséderait sans retard, il
l’étreindrait palpitante sur une couche somptueuse.
Il songeait d’ailleurs qu’il n’avait qu’à lui montrer
les quelques douros tant convoités pour l’achat de
la petite menuiserie, et Saâda était’ à lui, infailli
blement! Il croyait à un marché déjà conclu. Il
s’apprêtait à dire à cette biche au sang chaud qu’il
la désirait avec le feu de son cœur... Il cherchait
ses mots pour faire comprendre à Saâda le prix
qu’il attendait du service qu’il allait lui rendre...
Saâda avait détourné la tête... Depuis un ins
tant, elle semblait fixer, avec attention, quelque
chose, là-bas, tout au bout de la ruelle... Elle avait
distingué une petite forme noire qui montait, dans
l’éblouissante lumière...
— Tiens, s’écria-t-elle tout à coup en se levant,
mon mari! Il vient à propos. Il te sera facile de
le reconnaître demain...
Le Sidi retomba brutalement de son rêve d’amour.
Il parut agacé, mécontent. Il suivit néanmoins le
doigt tendu de Saâda.
— Qui? interrogea-t-il avec surprise. Oui? ton
mari... ce petit homme qui monte, en savates jaunes
et gandoura de Fez!
— Oui... C’est lui... mon mari... dit Saâda, sans
avoir seulement la pensée qu’elle dût rougir
— Je me sauve, ajouta-t-elle, reste avec le bon
heur Si tu peux aller voir, demain.,,, et nous faire
1

obtenir ce que tu m’as promis...


Et Saâda, pour la seconde fois, laissa là le Sidi
perpléxe, le cœur inassouvi, plein des choses qu’il
n’avait pu lui dire...
Resté seul, l’Arabe rentra d’abord au débit d’en
face. Il rendit la bouteille de limonade et le verre
vides. Puis il redescendit lentement la ruelle. Il
regarda s’avancer vers lui le mari de la belle Maro-
caine. Il vit de près le petit homme, noirâtre et
hideux. Il le vit s’en aller, traînant une jambe, tête
baissée, l’air abattu, les bras pendant le long de son
corps maigre, écarquillant son œil unique pour
reconnaître son chemin... Le Sidi passa près de
lui. Il effleura, de ses burnous de laine blonde, la
tellissa du misérable. Il jeta un dernier regard sur
cet homme qu’il aurait pu avoir pour rival Et peu
à peu, son âme noble, son âme de Musulman, repa
rut en lui. Lui, le fils d’un marabout, il eut honte
d’avoir voulu un instant ravir son épouse à un
être de sa race, déjà dépouillé de tous les dons de
la fortune. Sa conscience faisait entendre sa voix,
et elle lui disait :
« O Musulman, Allah te trahirait d’avoir cher
ché à trahir cet homme! Ne viens-tu pas de le
voir, laid, infirme, abruti, comme une vivante image
de la misère? Dieu lui a donné seulement cette
femme à la beauté de reine. Elle scintille comme
un croissant de lune dans les ténèbres de sa vie.
Qu’as-tu donc, toi, l’homme heureux, à envier ce
mortel? Les pièces d’or sonnent dans ton tesdam,
ton corps est réchauffé sous des burnous de laine,
ton cœur bat sa mesure dans l’ombre de ta maison
blanche, ta femme est gardienne de l'honneur... Quel
droit possèdes-tu, pour un caprice de chitane, de
souiller la maison de ton frère malheureux? »
Alors, le Sidi s’éloigna, se méprisant lui-même.
Le remords étreignait son cœur. Il quitta la ruelle
se jurant de n’y plus jamais repasser, de ne plus
jamais revenir vers cette créature fascinante qu’il
avait un instant désirée sans connaître son nom...
64 SAADA LA MAROCAINE

VII

Messaoud rentra, les mains vides, découragé. Son


patron venait de lui déclarer qu’à l’avenir, il ne pour
rait plus le payer le soir de chaque journée comme
il l’avait fait jusque-là. Il ne voulait plus de « ces
sortes de comptes »! Il réglerait son ouvrier comme
tout le monde, le vendredi, — fin de semaine. On
n’était que mardi. Comment allait-on faire pour
manger pendant ces quatre jours?
Messaoud était passé chez le moutchou, espérant
faire à Saâda une surprise. Il lui avait demandé quel
ques figues à crédit, en attendant le jour de sa paye.
— Je ne te connais pas assez, avait dit le mout
chou. Peut-être, quand vous serez plus anciens dans
la ville...
Et Messaoud appréhendait la mine boudeuse, le
ton aigre ou indifférent dont Saâda allait le rece
voir...
A son grand étonnement, Saâda ne lui fit aucun
reproche. Elle lui posa quelques questions, et avec
un demi-sourire :
Quel âne est mort? Comment se fait-il que tu

arrives à cette heure?
Je devais faire une commission dans' le voi

sinage, je suis passé voir comment vous vous por
tiez... Tout un jour sans se pencher sur sa famille,
c’est parfois bien long!...
SAADA LA MAROCAINE 65

La vieille Friha. accroupie dans le coin le plus


retiré de la chambre, n’avait pas entendu rentrer
son gendre. Elle paraissait absorbée profondément.
Son profil rabougri plongeait sur un grand bol
marocain à fleurs rouges. Pour la vingtième fois,
elle déchiffrait leur avenir à tous dans cette ville
de Blidah. Ne pouvant acheter un œuf pour cha
cune de ces graves consultations, comme il eût été
convenable, elle utilisait le même œuf depuis sept
jours, et du bol commençait à s’échapper une vio
lente odeur.
Quant à Sadik, voyant son beau-frère qui reve
nait, une main vide et l’autre qui n’avait rien, il
remua les hanches, tortilla le buste, et fredonna le
refrain populaire des intérieurs de Fez :
Ya benti, ya bemti,
Ach ijiblek errajel?
Y a benti, y a benti,
Ach ijiblek errajel?
— Ekhkhbiiç ka ijibou
On ettonïdj ka ikerqou.
Ya benti, y a benti,
Ach ijiblek errajel?
O ma fille, ô ma fille,
« Que t’apporte ton mari?
O ma fille, ô ma fille,
Que t’apporte ton mari?
— Le petit pain, il me l’apporte!
Et la petite marmite, il me la remue... •

O ma fille, ô ma fille,
Que t’apporte ton mari?
Ayant chanté, Sadik passa sa main sur son ventre,
pour montrer que, lui, il avait bien mangé
Messaoud écarquilla le plus possible son œil
unique. Il essaya de saisir ce que Sadik voulait dire,
à travers les paroles ambiguës et les gestes narquois.
Il ne comprit pas 11 fut bien loin de soupçonner
que. sans lui chacun avait copieusement déjeuné, —
Sadik surtout qui n’avait même pas attendu d’arri
ver au dahlis pour goûter aux victuailles que sa sœur
lui avait confiées dans le corridor.
Messaoud ressortit presque aussitôt. L’après-midi
passa tristement. Mais Saâda était convaincue que
le Sidi à l’œil langoureux tiendrait sa promesse,
et que Messaoud une fois patron, l’étranglement
de leur situation se relâcherait quelque peu Avec
cette pensée, avec cet espoir, elle fut calme pour le
reste de la journée. Elle endura également sans la
moindre révolte la journée du lendemain, où elle se
contenta pour toute nourriture d’un morceau de
galette du Maroc qu’elle découvrit au fond du sac
de linge. Elle était sûre. Elle patienterait.
Hélas! Messaoud rentra le lendemain aussi décou
ragé aussi morne que la veille! Aucun événement
n’était suruvenu au cours de la journée? Rien de
nouveau? Personne n’était venu à la menuiserie?
Saâda eut beau prendre tous les détours, poser à
son mari les questions les plus adroites et les plus
pressantes, elle ne surprit aucun indice. Il ne s’était
rien passé, rien qu’un jour encore de dénuement et
de douleur. Le mystérieux personnage n’avait point
paru à la rue des Kouloughlis...
Alors Saâda se replia sur elle-même.
De ce jour, pour jamais, elle étouffa dans son
cœur son sort de misère...

VIII

Seule dans la chambre, ses longs bras croisés sur


ses genoux, Friha songeait. La misère se faisait
chaque jour plus noire. On côtoyait l’abîme de la
détresse. Du fait de la guerre, les vivres ne ces
saient de renchérir. Dans ces petites villes d'Algérie,
où, à l’ordinaire, on nourrissait aisément une famille
avec trente sous par jour, on n’avait plus assez de
ces trente sous pour acheter son pain.
En deux ou trois jours, la paye de Messaoud était
dépensée. Le reste de la semaine se passait à crier
famine..
Et le loyer, qui devait échoir le surlendemain?...
Le sang reflua aux joues de Friha La vieille
fille des montagnes sentit ses flancs secoués, comme
une chamelle languissante sous la Hissa du chef de
caravane.
« Je voudrais faire quelque chose de mes mains,
pensa-t-elle, il faut que j’aide un peu ce pauvre
Messaoud à nous tirer de ce lacet qui nous étrangle '
Qu’est-ce que je pourrais bien faire? Aller ans les
ménages français?... Je ne sais rien des Français,
ni leur cuisine, ni leur façon d’arranger les hoses »,
ni même laver leur lessive qu’on dit si compliquée!
Et puis, Saâda ne voudra pas me remplacer ici ! Elle
nous en veut de lui avoir fait quitter son pays.
Elle nous en voudra toujours. Elle ne fera rien pour
nous alléger la tâche Elle ressemble à son père et
à tous les Beni-Moussa 1 elle est rancunière comme
:

une Grecque et têtue jusqu’à la bêtise. En ce moment


surtout, je n’ose rien lui dire. Je la vois de si mau-
vaise humeur’.
« Si je reprenais le métier que professait ma vieille
mère et qu’elle m’avait appris?... Je le ferais bien,
avec mon cœur. J’aime déchiffrer et lire l’avenir des
hommes dans un œuf C’est si curieux, si passion
nant!
« Toute petite déjà, je m’intéressais au travail de
ma mère. Je ne désirais qu’une chose au monde :
pouvoir faire un jour comme elle! Je l'admirais,
penchée depuis l’aurore sur son grand bol bleu
enduit de goudron pour détourner le mauvais œil.
Elle murmurait entre ses lèvres pâles des phrases
de mystère. Assise dans le coin le plus obscur de
sa chambre, avec son costume noir, ses yeux bril
lants cernés de kohl elle m’apparaissait comme une
âme bienfaisante qui sortait du mur flamboyant de
chaux rouge...
« Les clients affluaient. Ils la vénéraient comme
un marabout. Ils recherchaient son estime, ils redou
taient sa malédiction
« Aussi bien, magnifiques étaient les ouâdat (pré
sents) que chacun apportait sous son voile Nous
avions un long oreiller de soie bourré de pièces
d’argent. Trente moutons couchaient au soleil de

1. Nom d'une tribu marocaine.


notre enclos. Des monticules d’étoffes lamées do
satin ou d'or s’entassaient dans nos coffres
« Ah' soupira Friha, celui qui n’a pas de chance
ne finit pas son pain! Elli ma ândou sàâd ma ikew
mel kbebça!
« A quoi m'ont servi tous les efforts de ma
pauvre mère pour m’apprendre ce métier. si délicat
si lucratif? A quoi m’a servi de me faire ouvrit
tout au long la peau de mon bras droit et de me
faire introduire dans la chair des amulettes de toutes
sortes? A quoi m’a servi'de rester des mois et des
mois couchée sur un bembel, souffrant mille tortures,
bondissant de fièvre chaque fois que l’opération
recommençait? Et elle recommença sept fois!... »
Friha porta une main à son bras droit. A travers
la manche de son cafetan, elle tâta une à une
les amulettes de cuir et de carton incrustées et cou
sues dans sa chair. A mesure, elle prononçait pieu
sement les noms des marabouts marocains qui étaient
les auteurs de ces sachets miraculeux.
Chacun de ces saints, elle en était convaincue, lui
avait transmis son don prophétique.
Si je connaissais au moins nos voisins je me

serais proposée Mais depuis un mois bientôt que
nous voilà ici, je n’ai encore vu personne! Y sait-on
seulement ce que c’est qu’interroger l’avenir? Ont-
ils notre âme de croyants, les Musulmans de Blidah?
«
Que faire, mon Dieu?... Attendre, patienter
encore... Cela vaut mieux, peut-être... Ce nuage doit
voler sur nos têtes. Il est écrit. Mais il passera... »
Et la vieille Friha avait encore, au fond de
son cœur, un rayon d’espoir...
70 SAADA LA MAROCAINE

IX

La journée du lendemain fut épouvantable. Il


faisait grand froid. La cheminée était nue Sadik,
à jeun depuis quarante-huit heures, hurlait. Saâda,
sur son matelas, languissait. Elle souffrait mille
morts chaque fois que son enfant lui tirait le sein.
Et l’enfant tirait, avec d’autant plus d’achainement
que la mamelle était vide. Parfois, de guerre lasse,
il abandonnait le sein et poussait des cris terribles.
Puis il revenait à la charge et, bourreau innocent,
il recommençait de torturer sa mère, de harceler les
nerfs de sa poitrine en feu.
Devant tant de misère. Friha n’hésita plus. Elle
décida, coûte que coûte, d’aller frapper chez les
voisins. Dût-elle supporter un affront, elle leur pro
poserait de tirer l’horoscope...

Bah! se dit la pauvre vieille, que pourront-ils
me faire? Plus que la mort, il n’y a rien au monde!
Ktsr meunn elmout. ma kench feddennïa!...
Elle chaussa ses longues savates, noires de
crasse, et sans souffler mot, elle sortit de la
petite chambre obscure. Sa tête s’égarait, ses
genoux chancelaient du jeûne absolu de deux jours
d’hiver...
il était environ quatre heures de l’après-midi. Au
dehors, le jour déclinait déjà. Elle demeura un
moment hésitante. Personne dans le couloir enténé-
bré. Pas un bruit, sauf les cris étouffés d’Aouïcha
Le reste de la maison semblait désert.
Elle suivait à tâtons le mur humide, promena sa
main sur le plâtre rugueux des parois décrépites
puis elle heurta un loquet. Sans hésiter, elle recourba
son index bosselé de rhumatismes, et donna trois
coups secs à la petite porte.
Elle attendit quelques secondes et perçut le pas
glissant de quelqu’un qui arrivait, pieds nus, de
l'intérieur. Un grincement de vieilles ferrures Enfin
la petite porte s’entre-bâilla. Un visage de jeune
fille mauresque apparut, un charmant visage au
teint de lait, aux grands yeux bleus, avec une che
velure dorée.
— Meunnhou? Qui est-ce murmura une voix
douce.
Friha entrevit, par la mince ouverture de la
porte, un intérieur modeste. Une veilleuse d’huile
mettait une lueur pâle sur des nattes jaunes, des
matelas de calicot rose, des coussins de toutes cou
leurs. Un fourneau de terre cuite, rempli de braise,
répandait une chaleur douce.
Elle répondit, timidement :
— C'est moi... votre voisine...
— Et que veux-tu? interrogea la jeune Mau
resque.
La voix soudain était devenue farouche. La porte
allait se refermer.
— Tirer l'horoscope exact et vrai... Je ’is dans
un œuf le sort heureux ou triste des hommes...
Friha balbutiait. Elle perdait son assurance. Mais
aussitôt, l’atroce tableau qu’elle venait de laisser,
à côté, dans la chambre obscure, se représenta à sa
vue. Elle poursuivit, un peu vite, pour ne pas lasser
la jeune fille qui maintenait avec impatience la porte
entrebâillée :
Je te dirai ton avenir, d’où viendra ton époux,

de la ville ou du village, par terre ou par mer, je
te dirai s’il sera prince ou artisan, fils de famille
ou fils d’Allah...
A ce moment, du fond de la pièce, une voix aigre
appela :
— Ya Ourida! Qui est là? Que fais-tu à la
porte?
C’était la mère, qui s’inquiétait de cette conversa
tion à voix basse.
— Ge^ana, ya imma! C’est une devineresse, ô
ma mère, dit la jeune fille. Elle lit l’avenir des
hommes dans un œuf Quelque chose de surnaturel!
Abandonne un instant ton ouvrage!
Friha avait touché juste. Elle avait caressé chez
la vierge son rêve intime et le plus doux. La jeune
fille lui était acquise. Maintenant, elle écartait
franchement la porte.
La mère piqua son aiguille dans son métier et
vint les rejoindre. Friha vit une femme encore jeune.
Sa physionomie était agréable. Elle respirait la vertu
et la candeur.
Cependant, la devineresse ne s’était pas inter
rompue. Mais elle s’adressa en même temps à la
mère et à la fille :
— ...Je vous dirai des nouvelles de l’absent, si le
voyageur rentrera, si le malade guérira, si le pri
sonnier s’évadera, et si le combattant sera vain-
queur!... Je vous dirai ceux qui vous aiment et
ceux qui vous haïssent... Je vous parlerai sur l’air 1
de la maison et sur l’air de la rue, sur celui qui
passe et celui qui repasse, sur celui qui entre et qui
sort... Nqoulhoum âla abouat eddar ou âla abouat
e^enqa, âla elli diaï{ ou elli radjâ, âla elli dakbel
ou elli kbaredj... Je vous parlerai sur celui qui appor
tera le bonheur et sur celui qui vous l’annoncera...
N qoulkoum âla elfatab ou âla elfalab...
La mère et la fille se rendirent bien compte que
la vieille voisine était une femme experte Elles
furent séduites par le tour étrange de ses paroles et
intriguées par cet art singulier de lire l’avenir dans
un œuf. Elles firent' entrer Friha. Elles l’invitèrent
à s’asseoir sur un des matelas de calicot rose, devant
le petit fourneau de terre cuite.
Elles lui demandèrent :
— D’où viens-tu, ma mère?
— Du Maroc, dit Friha.
— De quelle ville?
De Fez, ville du bonheur. Je suis votre voisine

depuis un mois, et je n’avais pas encore vu la couleur
de vos yeux...

— Cela, c’est l’habitude de nos villes! Surtout


dans une maison à la française, les uns ne connaissent
pas les autres...
Et comment tires-tu cet horoscope? Ou kif

tedreb had elkbet? interrompit la jeune flle qui
craignait de voir le bavardage s’éterniser. Elle avait
hâte d’apprendre la révélation du troublant mys-

i. C’est-à-dire l’ambiance, ce qui se passe autour de vous.


tère.. Quel pouvait être le Bey tant désiré, et d’où
pourrait-il venir?..
Eh bien! commença Friha, voici de quelle

manière il faut procéder Ce soir, en vous couchant,
vous prendrez chacune un œuf. Vous tiendrez cet
œuf à la hauteur de vos lèvres. Vous penserez à la
chose que vous désirez voir s’accomplir. Vous pen
serez surtout à la personne pour qui la chose doit
s’accomplir. Bien entendu, la personne peut être
vous-même, comme elle peut être un parent ou un
ami. Vous prononcerez le nom de la chose et de la
personne, de la même façon que si vous parliez à
l’œuf, mais assez haut cependant pour que votre
oreille le perçoive. Vous placerez enfin votre œuf
sous votre oreiller et vous vous endormirez dans la
confiance d’Allah. Demain matin, dès que vous pour
rez, vous viendrez m’apporter les deux œufs Vous
n’avez qu’à frapper à la porte qui est au fond du
couloir...

Et que prends-tu pour cela? interrogea la mère
avec inquiétude.
— Oh! ce que vous me donnerez sera bien! Pourvu
que je touche ce soir quelque chose pour le sel de
mes mains 1 (âla melh iddi), pour l’engagement de
mon esprit et de mon âme... Un demi-franc chacune,
cela me suffira... Lorsque le travail sera fini, si vous
êtes contente, vous me donnerez ce que voudra votre
cœur... Et vous serez satisfaite de mon travail Vous
verrez qu’il est différent de celui des ge^^anat du

i. On dirait en français, dans un sens beaucoup plus fort :


pour la sueur de mon front.
Zaccar qui viennent vous conter des mensonges sur
des fèves et des * morceaux de charbon, ou des
Bédouines qui divaguent et délirent sur le sable
du désert
..
La mère détacha de sa tête un des nombreux fou
lards qui s’enroulaient à ses cheveux. De ses doigts
rougis au henné, elle tâta l’endroit où se trouvaient
amassées ses petites économies de travailleuse. Len
tement, elle défit une dizaine de nœuds successifs,
puis elle tendit à Friha deux petites pièces d’argent,
— non sans un regret visible II fallait que la curio
sité fût bien vive. Ces quelques pièces blanches ser
rées dans le coin d’un foulard représentaient des
privations de toutes sortes, le produit du travail le
plus ingrat, pour lequel les pauvres mauresques
sont exploitées par de vieilles rabatteuses espa
gnoles qui abusent odieusement de leur ignorance de
la vie.
La sorcière serra la monnaie dans ses mains
avides. Elle demanda encore :
Mes sœurs, ne connaissez-vous pas quelques

voisins à qui vous pourriez me recommander et qui
auraient besoin de connaître l’issue d’une entreprise
avant qu’elle ne soit achevée?
— Non, non, répondit la mère en hochant la
tête, nous ne connaissons personne ici, personne!
Nous n’en avons pas le temps. Et puis, mon mari
n’aime pas que nous voisinions, surtout avec les
gens qui habitent dans cette caserne. Car ici n’est
pas notre place. C’est seulement depuis cette guerre
— Allah fasse tomber la tête de ceux qui l’ont
voulue! — que nous logeons à la ville. On nous a
76 SAADA LA MAROCAINE

pris notre fils qui aidait son père à travailler dans


notre petit domaine Nous n’avions pas assez
d'argent pour lui donner un remplaçant. Et depuis
ce jour nous sommes comme des aveugles nous
sommes des têtes sans couronne...

Oui, dit Friha. que Dieu fasse tomber la tête
de ceux qui ont voulu cette guerre? Sans elle, qui
nous eût obligés à quitter notre terre d’abondance,
pour venir nous jeter dans une ville où nul ne
nous connaît? Et le proverbe dit vrai : Celui qui
ne te connaît pas te méprise! Elli ma arfek
kbesrek!...
La conversation tomba. Friha se retira. Avant
qu’elle eût franchi le seuil, la mère et la fille s'étaient
rassises à leurs métiers, reprenant précipitamment
l’ouvrage pour rattraper le temps perdu...

Friha retourna chez elle, croyant tenir entre ses


mains la fortune. Sadik, aussitôt, courut acheter
de quoi « casser le jeûne » un pain arabe et deux
:

litres de lait. La pitance était bien maigre pour


trois personnes, après deux jours de famine.. Cha
cun pourtant se sentit renaître...
A six heures, Messaoud rentra. Bien qu'on ne
fût pas encore à la fin de la semaine, il apportait,
lui aussi quelques provisions. Un fagot de bois
blanc ramassé sous l’établi à l’insu du patron, un
pain bis et un paquet gris dont le contenu ne se
devina, pas dès l’abord.
— Conn ent avez-vous passé la journée me
amis? demanda-t-il Mal, sans doute... A mon repa
de midi avec le patron, ma gorge s'étiangiait
J’oubliais à chaque instant mon morceau le pair
auprès de mon assiette, et lorsque je m'en aper
cevais. des pressentiments me tordaient le cœur.. 1

Me voyant les yeux pleins de larmes, le pat. on s'est


décidé à m’avancer trente sous sur ma paye. Et je
vous ai acheté ces petites choses...
— Oui, répondit Friha, nous avons passé une
journée entre les journées, froide et sèche de tout!...
Elle raconta à son gendre les tortures de Saâda
et de Sadik, les cris d’Aouïcha, enfin sa visite chez
leurs voisines et les vingt sous qu’elle avait gagnés
pour casser leur jeûne...
Sadik, lui, n’avait vu qu’une chose : le paquet
gris apporté par Messaoud. Il se demandait anxieu
sement ce qu’il pouvait bien contenir. Peut-être des
figues sèches, peut-être de gros glands noirs, peut-
être de belles dattes mielleuses...
Tandis que Messaoud écoutait le récit pitoyable
de sa belle-mère, Sadik s’avança sournoisement
atteignit le paquet posé sur le hembel, le déplia sans
bruit, avec des précautions comiques. Son œil mali
cieux s’allumait de désir. Sa langue rose passait et
repassait entre ses lèvres...

1.Encore une superstition d’Islam. Le fait que, au cours


d’un repas, nous oublions notre morceau de pain à côté
de notre assiette pour en chercher un autre, est un signe
que quelqu’un de nos parents souffre pendant ce temps.
Mais son désappointement fut cruel, quand, au
lieu des figues sèches, des gros glands noirs, ou des
dattes mieilleuses, il découvrit... une petite poignée
de tmer lâdal 1, un tas de vieilles dattes pourries,
mêlées à de la terre, à des pierres et à des
cheveux! Il ne put garder pour lui sa déconvenue. Il
.

s’écria :
— B ali ach meunn kerma ou kermous!
Dik saâ kbra ou fiha namous!
« J’imaginais un figuier et des figues!
Ce n’était qu’une crotte et des moustiques par
dessus!... »
Saâda ne souffla mot. Elle était abattue, désolée.
Elle songeait une fois de plus à Fez l’Orgueilleuse,
au passé qui fuyait, fuyait tous les jours, et lui
apparaissait plus divin par delà les ténèbres de leur
vie présente...
Messaoud vint à sa femme.
Y a amri! Ma vie! lui dit-il bien bas.

Il s’assit à son côté, sur le matelas. Saâda bou
deuse, ne daigna même pas tourner vers lui son
regard. Alors il fit mine de s’adresser à tout le
monde, et les mains rapprochées •

— Que voulez-vous que nous fassions, mes sidis?


Notre sort, tous les pauvres en ce moment le par
tagent avec nous! Avec cette guerre, la vie s’est
faite plus pénible à tous les fils d’Adam ! Ah ! si

i. Tmer lâdal : mot à mot dattes des couffins. Dattes


:

trop mûres qui tombent des palmiers, que l’on ramasse,


que l’on écrase, que l’on pétrit, et qu’on envoie vers les
villes dans de grands couffins grossiers (âdal), d’où leur
nom. Ce produit est l'aliment courant de l’Arabe pauvre.
On l’appelle aussi : tmer mâdjona (dattes pétries).
ce netait pas la guerre!Aurions-nous quitté notre
cher pays? Mais, aujourd’hui, même à Fez. notre
vie n’aurait pas été meilleure. Mon salaire de là
bas? S’il avait fallu de quoi nous réchauffer, il
.
n’aurait pas brûlé!.
Messaoud essayait d'obtenir le pardon de Saâda
C’était la preuve que lui-même se sentait gagné par
le repentir. Il parla encore, il parla longtemps. On
le laissa parler. Personne ne lui répondait plus...

XI

Le lendemain matin, la misère recommença, le


dénuement sombre et glacé. Plus une bouchée de
pain, plus un sou, plus rien! Et ce fut à nouveau
la question angoissante : que mangerons-nous aujour
d’hui? L’un de nous ne va-t-il pas succomber ?
Friha cependant attendait la visite de ses voisines
pour déchiffrer leur avenir dans les œufs quelles
avaient dû préparer selon ses instructions. Elle tou
cherait bien encore quelque monnaie. Mais ce qu’on
lui devait ne serait guère supérieur à l’acompte
qu’elle avait reçu la veille. On lui avait fait une
avance de vingt sous, et vingt sous, c’était déjà plus
que des Mauresques ne sacrifient d’ordinaire à un
horoscope. A une ge^ana quelconque, on tend quatre
ou cinq sous d’une main hésitante. Il fallait bien
que la chose fût peu commune pour que les parci
monieuses voisines aient consenti à délier les nœuds
80 SAADA LA MAROCAINE

de leurs foulards. Il n’y avait pas lieu de s’attendre


à de nouvelles largesses. Friha toucherait tout juste
de quoi ôter la puanteur à leurs bouches...
Et puis il y avait le loyer à payer, à payer le
jour même, au plus tard le lendemain, sous menace
d’expulsion! Pour s’acquitter de cette dette, on ima
gina de vendre le seau de cuivre qui servait à la
toilette de Saâda. Probablement rapporterait-il les
huit francs indispensables, bien qu’il eût servi à
plusieurs générations, qu’il fût bosselé et soudé en
maints endroits.
Messaoud fut chargé d’aller proposer l’ustensile
à un brocanteur. Il laissa les siens désolés dans le
dahlis obscur, et se rendit rue des Kouloughis Près
de la menuiserie logeait un vieux Bédouin, qui s’oc
cupait de ferraille...
Messaoud avait le cœur plein de chagrin. Che
min faisant, il se disait : « Ma pauvre Saâda ne
mangera pas encore aujourd’hui ' Notre petite Aouï-
cha va encore crier et pleurer! Dis-le-moi, mon Dieu!
où est la délivrance?...
« Notre bonne Friha ne pourrait-elle faire de
nouvelles connaissances, gagner quelques sous et
m’aider à conjurer ce mauvais sort jusqu’à ce que
cette guerre finisse que mon ancien patron revienne
de son pays, et que nous retournions à Fez... Oh'
oui. nous retournerons à Fez, nous reprendrons notre
vie d’insouciance et de douceur!... »
Si Messaoud n’avait pas été absorbé par ses
pensées, s’il avait tant soit peu détourné la tête,
il eût aperçu derrière lui... sa femme. Saâda mar
chait sur ses pas, l’air décidé, provocateur... Elle
était sortie peu après lui, son enfant sur les bras,
toujours suspendue à son sein vide. Elle avait résolu
de s’échapper tout le jour de ce quartier de kahs
(de malchance) et d’aller goûter le vent vers la haute
ville. Elle verrait... Quelque chose de nouveau sur
viendrait assurément sur sa route... Elle « essaie
rait sa chance »...
Elle avait assez, en tout cas, de souffrir le froid
et la faim dans le dahlis. On l’avait trompée. Avec
un morceau de pain et d’infectes dattes écrasées,
on la faisait patienter, patienter encore Voici main
tenant qu’on commençait à vendre! On vendait
aujourd’hui son seau de cuivre, son geb à quoi elle
tenait tant! Et le mois suivant, que serait-ce? Leurs
couvertures? Leurs matelas? Elle en avait assez.
Elle allait devant elle Elle « essaierait sa chance »...
Sadik aussi était sorti. Mais il marchait de' son
côté, et avec d’autres sentiments. Il se rendait à
la fontaine. Malgré le serment orageux qu’il avait
fait de n’y plus retourner jamais, il allait, docile et
souriant Sa mère, en effet, l’avait mis au courant
de la visite des voisines, et lui avait promis de lui
donner une pièce pour s’acheter des patates douces
chez le moutchou d’en face.
Ah! ces patates douces! Comme Sadik en avait
envie! Chaque fois qu’il passait devant la boutique
du mozabite, le parfum qui s’échappait du grand
fourneau noir, ronflant près de la porte, flattait son
odorat aiguisé par la faim. Sadik avait bien tenté
d’ouvrir la petite porte du foyer rouge, — au risque
de se brûler les doigts, puis de s’enfuir avec

une patate fumante! Mais le terrible moutchou avait
82 SAADA LA MAROCAINE

l’œil partout. Il le guettait du fond de sa boutique


et lui courait derrière avec une matraque énorme,
jurant de l’assommer. Sadik filait comme un zèbre
vers le haut de la rue, et quand il était sûr de lui
avoir échappé, il se retournait et lui criait :
— Haoub, ya batta, baoub badt oudni! Nkhel-
lihalik! Tiens, ô batta 1 attrape mon oreille! Je te
,
l’abandonne!
Le moutchou avait autre chose à faire que de
continuer à poursuivre le voyou. Il regagnait sa
boutique, cramoisi de rage, en l’insultant :
— Ha! ya brami! Ah! bâtard! Ha, ya mqemmel!
Ah! pouilleux! Ha, ya elli bemlek eloued! Ah! toi
que l’oued a rejeté! Ha! ya elli im-mek tâtib fi sbâ
loïaî! Ah! toi que ta mère donne aux sept tour
nants! Ab! ya elli oudjek megbsotil beboul.leqbab!
Ah! toi dont la face est lavée de l'urine des grues!...
Il n’en finissait plus de pester contre le « sale
petit Marocain » et toute sa famille, qui était venue
mettre sens dessus dessous ce quartier tranquille...
Sadik était donc content ce matin-là. D’abord, il
mangerait ce que son cœur désirait depuis long
temps. Et puis, et surtout, il jubilait par avance
en pensant au moutchou... Il retournerait chez lui,

i. Injure courante que l’on jette à la face des mozabites.


Batta signifie proprement renégat, hors la religion. Les
mozabites n’observent pas dans les mêmes conditions que
les telliens, les préceptes de la religion musulmane. En
particulier, ils ne font pas le Ramadan à la même époque.
Il n’en reste pas moins que cette injure de batta leur est
particulièrement cuisante et qu’elle provoque chez eux
des éclats de colère où ils vomissent un répertoire d’obscé
nités dont ils ont la spécialité.
et il le narguerait avec les gros sous qu’il ferait
sonner dans sa poche. Il ne lui en fallait pas plus
pour être heureux. Il appuya son amphore de bois
contre sa poitrine comme un gnibri et se rendit à
la fontaine, en parodiant de sa voix fluette une très
vieille chanson du Moghreb :

Y a Remmana, ya Remimina,
Ya sekkour lesmer ma ndjina...

O Remmana (grenade), O Remimina (petite gre


nade).
O [toi qui ressembles à du] sucre brun avec de
la gomme...

Imma ya hœnna
A ch âmelt a na
Ennaes elkella ^aoudjou
Ma bgit ghir ana.

O ma mère, ma tendre mère.


Qu’ai-je donc fait?
Tout le monde s’est marié,
il n’est resté que moi...

Essber ya benti
H ad elgmrra tdjou^
Nbîou eddouïra
Ndjibou elârons
Ndjibou elmachta
Tâmel lhergous
84 SAADA LA MAROCAINE

Patience, ô ma fille!
Cette guerre passera,
Nous vendrons la maisonnette,
Nous ferons venir l’époux,
Nous ferons venir la machta 1 ;
Elle nous « fera » les sourcils.

Ya Remmana ya Remimina..

O Remmana, O Remimina...

Kberdjet Remmana
Techri leblabi
Qallha elmçabi
Hiya qeddami
Kherdjet Remmana
Tecbri lemâdnous
Qallha elm^abi
Nhab nânneq ou nbous...

Remmana est sortie


Acheter des pois chiches.
Le mozabite lui dit :
Viens près de moi!
Remmana est sortie
Acheter du persil.
Le mozabite lui dit :
Je veux enlacer et baiser...

Ya Remmana, ya Remimina...

I. Machta, la « peigneuse ». Ainsi s’appelle la vieille


femme que l'on fait venir dans les grandes fêtes pour la
toilette de la mariée et des parents.
XII

Friha venait de terminer le ménage de la chambre.


Un coup discret se fit entendre à la vieille porte.
C’étaient les voisines. Elles arrivaient, la mère et
la fille, en serouals blancs, souliers vernis et haïks
de laine. On eût cru des étrangères venues de l’autre
bout de la ville, et non pas des voisines habitant sur
le même palier.
Des salamalecs furent échangés. Friha souhaita
bonne chance et beaucoup de bonheur à ses hôtesses
pour les premiers pas qu’elles faisaient dans son
logis. A quoi les hôtesses répondirent en souhaitant
bonne chance et beaucoup de bonheur à Friha et
à toute sa famille pour leur installation dans Blidah.
Puis elles défirent chacune leur âdjar, et prirent
place sur un matelas recouvert d'une ferrachïa que
Friha avait préparée pour la circonstance. Et elles
attendirent anxieuses leur bonne aventure, se deman
dant de quelle façon la vieille Marocaine allait pro
céder.
Friha, par convenance, s'adressa d’abord à la
mère. Celle-ci lui remit son œuf, un œuf superbe, à
coquille jaune, marqué au charbon d’un signe en
forme de croissant, selon la coutume des Mauresques,
pour reconnaître la date de la ponte. Il semblait
chaud, lourd du travail de toute une nuit et plein
de troubles prophétiques.
Friha tenait d’une main son grand bol à fleurs
rouges, rempli d’eau. Elle prit l’œuf, le fendit d’un
coup sec contre le bord de la tasse, et le déversa
dans l’eau. Elle avait à sa portée un minuscule
fourneau de terre cuite où elle jeta un peu' de poudre
d’encens. Des étincelles jaillirent. Une vapeur s’éleva
odorante et mystérieuse.
La devineresse cependant balbutiait des paroles
incompréhensibles. Au fur et à mesure, l’œuf pre
nait des tons singuliers, affectait des courbes, des
sinuosités étranges. Il blanchissait par endroits, en
d’autres se faisait orange, rouge pourpré. Il gonflait,
oscillait, virait, montait à la surface de l’eau, et se
détachait lentement.
Cette évolution singulière représentait pour Friha
tout un monde. C’était le schéma de toute une vie
qui s’étalait sous ses regards, en son grouillement
et sa diversité.
On voyait Friha pâlir, ses traits se crisper, tout
son vieux corps se tendre, cherchant à pénétrer le
mystère complexe des prophéties. Son regard pour
suivait une vision secrète, s’animait d’une flamme
inconnue. Elle plaça sa main en éventail autour
de son bol. Elle tourna et retourna l’ustensile dans
tous les sens. Ses joues flasques s’empourpraient. De
grosses gouttes de sueur perlaient à son front. *
Cela dura dix minutes. Puis le visage de la devi
neresse parut se détendre. Son œil trembla. Elle arti
cula, d’une voix blanche qui semblait monter d’un puits :
— Ma sœur, ô malheureuse... Je vois l’agneau
de ton cœur étendu à terre... Le sang coule comme
un oued de son flanc.
A ces mots, la mère poussa un cri. Elle devint
jaune comme du safran.
Friha tressaillit comme si elle se réveillait d’un
somme.
O femme aux entrailles chaudes, dit-elle. Ne

me dérange pas de la sorte par tes cris inutiles,
ou je ne lirais plus bien... Et puis, tu n’as pas à
t’épouvanter. De cet homme que j’aperçois, aux
moustaches noires, la mort est écartée. Elle est
loin, très loin de lui. Sa tête est soulevée par des
mains tendres. Son lit est moelleux. Sa plaie est
pansée par des larmes et de l’amour...
Là, Friha releva la tête. Elle fixa droit dans
les yeux la pauvre femme qui faisait mille efforts
pour contenir ses sanglots.
— Tu as un fils à la guerre, alors? Andek ouled
fel guirra, immola?
Nâm, ya mâllma! Oui, ô maîtresse! répondit

la mère hypnotisée.
Eh bien! rafraîchis ton cœur. Je vois le che

min de ce Musulman tout tracé. Le voici blanc et
beau. Il est debout. Son bagage est devant sa porte.
Il prend le bapor. Il se dirige vers ta maison. Ton
djinn l’attire et le tient. Une seule pensée l’occupe :
après qu’il s'est battu comme un afrite, il veut revoir
sa mère, sa mère, sa mère!...
A part cela, tout autour de toi, il n'y a que la
paix et le calme... Hi! choup! Hé! regarde!...
Friha montra du doigt le blanc de l’œuf, qui sur
nageait dans le bol autour du cercle jaune, s’étendait
lisse, pareil à un lac.
Un jour, l’aisance chez toi sera bien assise. Ton

88 SAADA LA MAROCAINE

fils sortira sauf de la tourmente du monde, et tu es


aimée avec un cœur pur d’un homme maître de ton
seuil... Alikoum essalam! Sur vous soit le salut! Ta
bonne aventure est terminée...
— Amine! fit la mère.
Elle respirait. Elle sentait même de la joie. Après
le tableau sombre tracé d’une main rude, la devi
neresse lui faisait entrevoir un mirage de divin bon
heur.
— Saha! Merci! ajouta-t-elle, j’aime mieux tout
savoir, le mal et le bien. Celui qui a souffert et qui
guérit est comme celui qui a combattu et triomphé!
Elli mret ou strah, ki elli tared ou rbab!...
Heureuse d’avoir satisfait sa première cliente,
Friha se tourna vers la deuxième.
— A ton tour, gazelle...
La jeune fille sortit son œuf de dessous son haïk
et le tendit.
— Ecoute attentivement et crois ce que je vais
te dire!
Et Friha recommença la même opération. Elle
fit à nouveau brûler de la poudre d’encens, prononça
les même paroles cabalistiques, s’abîma dans la
même tension de tout son être pour s’élever au-
dessus des humains, s’enfoncer au sein des djinns et
leur arracher leurs secrets infernaux. •

Repose ton esprit et crois avec ton âme, répéta-



t-elle.
La jeune fille frémit, plus crédule encore que sa
mère.
— La foi triomphe, reprit Friha, la foi et le cœur
innocent !
Elle sepencha encore une fois sur le bol :
O Dieu des Musulmans, toi qui aimes les

vierges de la terre comme les midikat qui t’entourent
au domaine des cieux, sur l’une d’elles je te conjure,
sur son présent, sur son avenir, sur ceux qui entrent
et sortent dans sa maison, sur ses parents et ses
amis, sur tous ceux qui vivent auprès d’elle et sur
elle-même...
Friha plaça sa main en éventail autour du bol.
Elle dit tout haut :

— Fille de l’Islam, ta chance est blanche, blanche


comme l’aile de la colombe et comme les pétales du
jasmin. Ton avenir est plus haut que ne l’espèrent
pour toi tes parents et tous ceux qui t’aiment. Ton
entrée dans la vie sera heureuse. Ton époux sera
fils d’une grande maison aux grands couloirs de
marbre. Il aura « les richesses de son père » et du
prestige sur les hommes. Par lui tu seras adorée
comme la lumière de son œil. Tes biens couvriront
la terre... Toutefois... Mais...
Friha s’interrompit. Elle hésita avant de dévoiler
ce qu’un aspect de l’œuf lui découvrait, le malheur
dans le bonheur.
Mais..., continua-t-elle en soupirant, mais ton

bonheur sera parfait, trop parfait, si bien que tu
languiras d’un souffle de douleur. Car tes entrailles
seront sèches. Jamais le vagissement d’un enfant ne
sortira d’un berceau pour troubler ta vie paisible,
faire résonner les grands murs de ta maison somp-
tueuse...
La jeune fille blêmit autant que sa mère tout à
l’heure. En une phrase, Friha venait d’anéantir son
go SAADA LA MAROCAINE

plus beau rêve. Elle était née mère avant toute


chose, et en vierge qui avait reçu une éducation
toute musulmane, elle n'avait jamais vu dans le
mariage que l’occasion divine d’être mère, de dor
loter un enfant contre son sein d’amour. Oh! la mau
dite Ma Settout, qui venait de lui plonger un poi
gnard au fond du cœur!...
Les deux femmes se levèrent sans rien dire. Elles
glissèrent dans la main de la devineresse une pièce
de vingt sous, et sur la pointe des pieds, elles se
retirèrent comme deux ombres tristes...
Pendant la séance, Sadik était rentré de la fon
taine. Il s’était accroupi silencieusement dans un
coin, avait observé et écouté. Pour la première fois,
il assistait à pareil événement. Il voyait bien tous
les jours sa mère penchée sur son bol, mais il n’y
avait guère prêté attention, la supposant occupée à
une pratique sans intérêt. Lorsqu’il vit ce qui
pouvait résulter de l’affaire, il demeura ébahi.
Sa mère revêtit soudain à ses yeux émerveillés un
air de mystère, de créature planant au-dessus du
monde...
II n’oublia pas pour cela ses patates douces. Quand
les voisines eurent quitté la chambre, sa mère étant
encore sur le seuil de la porte, il la tira par un pan
de sa gandoura.
— Mamma, lui dit-il, les sous que tu m’as promis
pour mes patates?... Mamma!...
Friha dut s’exécuter, bien que son salaire fût
maigre, si maigre qu’elle aurait à peine de quoi
acheter un pain de semoule et quelques légumes.
Mais elle exigea de Sadik qu'il irait d’abord cher-
cher une seconde amphore d’eau, et qu’il l’accom
pagnerait ensuite au marché européen...

XIII

Pendant ce temps, la belle Saâda errait dans les


rues de Blidah... Elle allait nonchalamment, droit
devant elle, sans but ni pensée.
Elle allait... Elle trouvait Blidah banale avec ses
bâtisses européennes à un étage, remplaçant peu à
peu les minuscules maisons mauresques; ses maga
sins bariolés à vitrines étincelantes qui se substi
tuaient par endroits aux vieilles échoppes ombreuses,
si exiguës que, selon le dicton, une souris eût été
obligée de laisser sa queue dehors. L’intrusion des
choses d’Occident la choquait; le voisinage du passé
mystérieux et du présent sans âme, qui ne se
côtoyaient que pour accentuer leur désaccord, lui
semblait hideux.
Seul, demeurait immuable le soleil d’Afrique. Sous
l’azur intense, dans l’air lumineux, la petite ville
des roses gardait toujours l’aspect d’une cité de
rêve. Ses minarets éclatants, par-dessus les terrasses,
le déploiement de ses orangers centenaires, rappe
laient quand même le vieil islam. Là-bas, à l’hori
zon, les collines de Chréa, féerie magique d’or, de
vermeil et de pourpre, rappelaient la gloire de
l’antique capitale des fêtes, des plaisirs et des par
fums...
92 SAADA LA MAROCAINE

Saâda traversa la rue d’Alger, l’artère centrale de


la ville, pleine de bruits à cette heure de la journée.
Sur le bord du trottoir, des gitanes brunes à la
face grêlée vendaient de la dentelle dans des cor
beilles à bras.
— Hé! dentilles! Hé! les dentilles!...
les
Leur appel était nasillard et sans grâce.
Des Espagnols, un mouchoir jaune autour du cou,
tenaient contre la hanche de grands plateaux en fer-
blanc garnis d’une omelette rousse. Ils criaient :
— Ralentita! Ralentit a!
Et ils frappaient avec la lame d’un canif contre
le bord de leurs plateaux.
Un aveugle Maltais tirait d’un énorme accordéon
une mélodie ressassée et glapissante.
Un Juif vêtu d’un cache-poussière offrait sur
une petite table des gâteaux ronds aux amandes
et du nougat aux arachides.
Cependant, la foule refluait vers la place d’Armes
toute proche, où un tambour de ville clamait à la
population blidéenne un « avis municipal ». On
entendait distinctement le roulement des baguettes
contre la peau sonore, la voix creuse du héraut
annonçant aux administrés des restrictions alimen
taires...
Autour d’une fontaine, un groupe de yaouleds
était formé. Ils demeuraient, eux, d’une indifférence
toute musulmane pour ces sortes de manifestations.
Ils s’étaient disposés en un cercle, et, leur chéchia
râpée sur l’oreille, leur amphore de cuivre sous
l'aisselle, ils entonnaient en chœur une de ces chan
sons sabir, — nées de la guerre :
Aïe! Aïe! Ki nâmellou?
El Hadj Guillaume issououd saâdou!

« Aïe! Aïe! Comment nous allons faire?


Le Saint Guillaume, qu’Allah lui noircisse sa
chance! »

N'a l’vi li class' di dix-buit ans!


C'ist pas dis boummes, cist dis enfants!
Y sont partis aux Dardanelles,
Y s ont lissi leurs dimotsilles!

Les petits yaouleds battaient la mesure en tapant


des mains sur leurs amphores de cuivre...

Quand ji toche l’alloucationne,


La concirge monnte à la misonne,
J’U dis : y a rien à fire,
J'vos piyeri apris la guirre!

Et le refrain reprenait :

Aïe! Aïe! Ki nâmellon?


El Hadj Guillazime issououd saâdou!

« Aïe! «Aïe? Comment nous allons faire?


Le Saint Guillaume qu’Allah lui noircisse sa
chance!... »

Saâda s'était arrêtée pour entendre les yaouleds...


Elle repartit, monta la rue de l’Hôpital, une voie
large et tranquille. Une grande façade d’un rouge
terne, avec sa porte bardée de fer, indiquait la « cité
dolente ».
Un peu plus haut, la porte ciselée d’un bain maure
projetait sur l’allée le miroitement de ses mosaïques.
C’était le Hammam Es-Soultan, le Bain du Sultan,
dont l’entrée est interdite à quiconque ne prouve
pas sa qualité de Musulman. Dans l’antichambre,
sur un banc, quelques Arabes à l’allure aristocratique
étaient allongés. Leurs burnous en laine de soie se
détachaient somptueux sur le chatoiement pâli des
faïences anciennes.
Encore quelques pas, et Saâda aperçut à sa gauche
une ruelle blanche et tortueuse, resserrée comme un
boyau. Là commençait le quartier Bécourt, un quar
tier tout oriental. Dans la pénombre, on distinguait
un entassement ininterrompu de maisons mau
resques, des murs blanchis, des lucarnes grillagées,
des portes basses à marteau de cuivre. Sur le seuil
de ces portes, Saâda vit quelques belles Fathmas,
assises, chamarrées d’or et de satin. La cigarette à
la bouche, le poing sur la hanche, elles riaient entre
elles, faisaient des gestes étranges de leurs mains
fardées et alourdies de bijoux. Elles avaient de gros
traits sensuels, des chairs pâles, avachies par le
plaisir...
Mais Saâda approchait du marché arabe. Elle
percevait déjà les appels, les conversations animées,
tout un bourdonnement qui se précisait à mesure
qu’elle avançait. Elle découvrait bientôt, entre les
arbres, la place de Rahba.
C’était un rond-point assez vaste, en deçà des
remparts de la ville. Des platanes y mettaient une
Ombre claire. Elle regorgeait d'Arabes. Les burnous
blancs grouillaient parmi les quecbcbabïat sombres.
Sur le sol recouvert de nattes les marchandises étaient
amoncelées et formaient des dômes blancs, verts,
jaunes... Il y avait là des carottes et des navets
arabes, ventrus, à la queue courte, des carabasses
affectant la forme de gargoulettes fantastiques, des
topinambours bosselés, des cardons charnus de
Médéah... Il y avait des jujubes luisantes à la peau
d’acajou, des culs-de-singe vermillon qui venaient
du djbel, des figues sèches et des raisins secs de
Bougie, des pamplemousses obèses et dorées, des
poires d’hiver « tête d’âne », ainsi surnommées pour
leur forme et leur grosseur, des têtes de petits pal
miers sauvages, dont les Arabes sont si friands, et
des herbes aromatiques de toutes provenances. Ces
fruits, ces légumes se vendaient au couffin ou à la
mesure. Des œufs, des noix fraîches se débitaient par
centaine.
Mais tout cela disparaissait, se noyait au milieu
d’une mer d’oranges. Il y en avait partout, de ces
oranges grasses et sanguines qui font la gloire de
Blidah. Il y en avait sur des nattes, dans des voi
tures, sur des ânes, sur des mulets, sur des chameaux,
à terre, comme abandonnées. Elles couvraient tout,
tel un envahissement irrésistible. C’était un éblouis
sement de jaune et de rouge.
Çà et là, de petites tentes en poil roux abritaient
des volailles : pigeons, poules, coqs, lapins de
garenne. Des moutons reposaient sur le ventre, les
quatre pattes garrottées. Leur toison était marquée
d’une tache de henné ou d’encre rouge. De petits
96 SAADA LA MAROCAINE

pâtres les gardaient, assis en carré auprès d’eux,


contemplant la foule de leurs yeux rêveurs. On voyait
enfin de grosses amphores de Cherchell pleines de
beurre frais ou de miel de ruches, au-dessus des
quelles voltigeaient des nuées d’abeilles...
Sur cet ensemble bigarré, le soleil lançait à flots,
du haut de l’azur, la lumière de son disque d’or...
Les vendeurs criaient :
— Aïaou left elâssel! Voilà des navets au miel!
Arma be^oudj! Le tas deux sous! Zoudj armai
betlatal Deux tas trois sous!
— Aïaou elgraâ! Voilà de la courge! Tria ki
elbbeg! Fraîche comme du basilic! Rbïa! Rbïa!
Dix sous! Dix sous!
— Aïou eldjadj es Soultna! Voilà des poules du
poulailler du Sultan! Aïaou IBou Rkbiss! Venez
au Père du Bon marché! Aïa tich ya gellil! Viens
te nourrir, ô pauvre!...
La foule des acheteurs se composait d’Arabes,
de vieilles Mauresques, de Juives et d’Espagnoles.
On y remarquait peu de Françaises. Le marché
indigène leur répugnait. Elles étaient dégoûtées de
voir toute cette marchandise jetée pêle-mêle sur des
nattes malpropres, ces vendeuses de la montagne
avec leurs mollets nus et brûlés, ces chameaux pou
dreux et ces mulets couverts de pelade. Elles préfé
raient le marché européen, avec ses fruits anémiques
minutieusement posés dans des corbeilles, ses poulets
faisandés et ses légumes vieux de trois jours pré
sentés par des fruitières dodues au tablier blanc et
à la bouche en cœur...
Par contre, Juives et Espagnoles se trouvaient là
S AAD A LA MAROCAINE 97

dans leur cadre. Elles allaient et venaient avec une


aisance nonchalante, les unes sous leurs cafetans
sombres, dans leurs sandales dorées, les autres sous
leurs châles jaunes, dans leurs espadrilles de corde.
Elles tournaient et retournaient sur la place, entre
les dômes de victuailles qui s’affaissaient. Elles se
rencontraient, s’oubliaient à bavarder. Elles com
mentaient bruyamment les événements de la guerre,
la cherté de l’huile et de la semoule, les malheurs
survenus à leurs parents ou connaissances...
Des Kabyles traversaient la foule. Ils offraient
de grosses fèves cuites à la vapeur dans des réchauds
de tôles tout pareils à de petites lessiveuses.

— Malah ou Bnine! Malah ou Bnine! Salées et


savoureuses! Salées et savoureuses!...
Avec une cuillère en bois trouée, ils tiraient les
fèves fumantes de l’eau brunâtre où elles mijotaient
et les servaient aux acheteurs dans des exemplaires
fanés du journal officiel.
On remarquait aussi un grand nègre au corps
mince, à la tête fine, vêtu d’une gandoura imma
culée, qui balançait d’un bras un petit fourneau
suspendu à un fil de fer, où brûlaient quelques
charbons saupoudrés d’encens. Il arrêtait les
Juives et les Mauresques qui passaient, et pro
menait autour de leur tête la fumée bénie de son
instrument.

Aïaou eldjaoui! Innfâ ou idaoui! Voilà de
l’encens! Il protège et il guérit! Aïaou elfassoukb!
Jfssekb amalKoum! Voilà du fassoukh! Il dissout
les ensorcellements.
Les femmes passaient; ne prenaient pas garde à r—
98 SAADA LA MAROCAINE

lui. Elles l’évitaient. Elles le repoussaient, lorsqu’il


montrait de l’insistance.

Allah iftah! ya Baba M’Barek Allah iftah!
Allah te donnera, Baba M’Barek, Allah te don
nera !
Mais Baba M’Barek ne se rebutait pas pour si
peu. Il allait de l’une à l’autre, enfumant chacune
envers ou contre son gré, jusqu’à ce que l’âme de
la baraka finît par lui donner deux sous pour son
travail sacré.
Les yalouleds se trouvaient en grand nombre sur
la place de Rahba. Munis de couffins d’alfa, ils
s’offraient aux ménagères pour porter leurs emplettes.
Ceux qui n’avaient pas trouvé de travail ou pré
féraient n’en pas chercher du tout déambulaient
par groupes, suçant sans les ouvrir de grosses oranges
fendues {sfafate} qu’ils avaient volées autour des
nattes. Et ils s’amusaient à répondre aux cris des
vendeurs par des quolibets. Quand un vendeur
annonçait :

Aïaou Zâterl Voilà de la menthe!
Plusieurs voix ensemble, fluettes et moqueuses,
répliquaient :

Tettmechcha ou tâter! Tu marches et tu te
cognes ! !


Aïaou lebssel! Voilà des oignons! 1

— Fr gaâk ihssel! Ils se prennent dans ton der


rière !
— Aïaou elgernounech ! Voilà du cresson!
— Ala înek itârrech! Sur ton œil il fera une
treille! (Il t’aveuglera!)...
Cependant, l’heure avançait. Les voix des ven-
deurs s’élevaient. Les prix diminuaient. Les concur
rents baissaient sur le prix du voisin.
— Arma be^oudj! Le tas deux sous!
— Zoudj armat betlaïa! Deux tas trois sous!
— Arma bssourdi! Le tas un sou!
— Zoudj armat bssourdi! Deux tas pour un sou!
Ces clameurs se croisaient d’une natte à l’autre,
sur un ton de défi. Chacun voulait en finir, se débar
rasser de la marchandise qui lui restait. Fruits et
légumes descendaient bientôt à des prix invraisem
blables. Un cent d’oranges arrivait à deux sous.
L’usage voulait que les vendeurs ne rapportassent
rien chez eux de ce qu’ils avaient destiné à être
vendu. Et puis, ils avaient à faire des provisions
dans la ville et à remonter vers leurs tribus avant le
coucher du soleil...

XIV

Saâda, son enfant sur les bras, était demeurée


immobile dans un coin de la place. Elle regardait
la foule s’agiter sous ses yeux, égoïste, insouciante.
Elle regardait la profusion des victuailles couler de
mains en mains...
Que fais-je, moi, ici? se dit-elle. Je tiens com

pagnie à ces vivants, parce que je vois la lumière
du jour. Mais je ne vis qu’à demi. Je suis une
morte vivante...
Mon Dieu! soupira-t-elle, je ne sais plus... Je lève
mon œil vers le ciel. Je trouve le ciel trop haut. Je
baisse mon œil vers la terre. Je trouve la terre trop
proche. Ntlâ îni lessma, nsibha bîda! Nbabbet îni
lelbard, nsibba griba! Je ne sais plus... Maudites
soient ma vie et l’heure de notre arrivée dans ce
pays de keffar (profanes)...
1
.
Comme elle se lamentait, Saâda remarqua tout
près d’elle, sur une vieille natte rayée de vert et
de noir, comme les ferrachïat marocaines, un petit
tas de belles noix fraîches, avec leurs brous verts
et âpres. Il pouvait y en avoir une centaine. Elle
les dévora du regard.
Saâda aimait les noix fraîches. Elle en mangeait
souvent naguère, au Maroc. Elle se souvint des
noyers de Fez, lourds et sombres, de leurs fruits gros
comme des oranges...
Là-bas, on n’avait qu’à hausser la main pour
satisfaire sa faim ou son caprice. Oh! comme la vie,
là-bas, était facile! Oh! comme le regret était amer
au fond du cœur brûlant!...
Tout en songeant, Saâda fixait de sa place le tas
de noix qui reposait sur un coin de la natte, l’autre
coin était déjà roulé, prêt à être enlevé. C’était tout
ce qui restait de marchandise au vendeur qui les
avait apportées. Aussi, cherchait-il à s’en défaire à
n’importe quel prix. Il cria :
— Pour quinze sous tout ce qui reste! Qui le
prend?
Il aperçut Saâda fixant obstinément ses noix. Il
s’adressa à elle :
— Va, pour dix je te les laisse! RMa! Prends-les!
Et qu'Allah te fasse victorieuse! Ou Allah inssrek!..
Ce vendeur était un Maure assez jeune, sec, au
teint bronzé de soleil. Ses membres, hors de la
qebhchabïa, apparaissaient maigres et nerveux. Des
yeux noirs, étrangement vifs, des moustaches tom
bantes, un nez droit, donnaient à sa face le caractère
puissant des Berbères nomades.
Le débraillé de Saâda, l’éclat de sa beauté avi
vèrent son regard. Il contempla le sein à demi nu,
la gorge de lait. Il écarta ses narines dures et sen
suelles.
Voyant que Saâda ne lui répondait pas, il
lui parla plus doucement, sur un ton de confi
dence :

0 femme, achète, achète mes dernières noix!
Je te les laisse à huit sous! Il y en a encore plus
d’un cent!...
Saâda ne l’entendit pas, assourdie qu’elle était par
le vacarme grandissant du marché, et surtout perdue
dans sa songerie où elle revoyait des noyers gigan
tesques courbant leurs branches fécondes sur la
monotonie des rochers marocains...
Le jeune marchand renouvela son offre, à voix
haute, cette fois. Et il ajouta :
— Allons, fille de mon pays, de mon pays de
Fez! Achète-moi mes dernières noix! Je te les lais
serai... ce que tu voudras... pour finir!...
Saâda entendit le nom de sa chère ville natale.
Elle releva vivement la tête, surprise d’être ainsi
reconnue. Elle avança vers le marchand :

Tu es de Fez, toi? lui dit-elle, intriguée.
Oui, ma sœur, je suis de Fez! Mais je suis

venu si jeune à Blidah, que je me rappelle tout juste
mon Oued El Fassi, son cours limpide comme l’eau
de tes yeux!...
Saâda sourit, trouva la comparaison flatteuse et
intelligente.
Elle se rapprocha pour mieux entendre, le fracas
de la fin du marché se faisant de plus en plus assour
dissant, les vendeurs braillant à tue-tête, se débattant
comme des possédés pour parvenir à liquider leur
marchandise.
— A khi! Abki! Raconte! Raconte! demanda-
t-elle, de quoi te souviens-tu encore?
L’Arabe hocha la tête.
— Oh! de rien, ma sœur, sinon d’une blancheur
rose autour du faîte de nos montagnes! murmura-
t-il, ses prunelles luisantes pleines d’un rêve sou
dain.
— Et qui t’a obligé de quitter ce pays de lar
gesses où Dieu t’avait semé, pour cette planche de
misère ?
L’Arabe haussa les épaules, ferma les yeux.
— Ouâd! répondit-il, ouâd Rebbi elli rmani
lekeiffar! Le destin, c’est le destin de Dieu qui m’a
jeté parmi les profanes!
— Raconte-moi, raconte-moi ton ouâd, ô fils de
mon pays!
Devant cette insistance, l’Arabe eut un mouve
ment agacé. Il ramassa le capuchon de son burnous,
le rejeta par-dessus son épaule :
— Ah! femme, je t’en conjure, tes questions,
abrège-les! Car quand je pense à l’aventure de mon
enfance, une flamme s’élève de mon cœur, me brûle
la gorge...
— Raconte, ordonna Saâda avec sa belle audace
inflexible, je veux savoir!
L’Arabe fut entièrement désarmé par cette crâ-
nerie peu commune. Il regarda Saâda au fond des
yeux. Il reprit :
— Tu le veux, fille à, la tête, dure, tu le veux?
Je le veux! répéta Saâda anxieuse.

— Eh bien! que le bon ange souffle sur le chi-
tane et écoute :
J’avais quatre ans. Je dormais un soir dans

le giron de ma mère, sous notre grande tente de
Djnah Meksou. Soudain je fus brusquement soulevé
de terre, comme par la main d’un djinn. Puis je
sentis qu’un cheval m’emportait, rapide comme
l’éclair qui déchire la nuit aux clous de diamants.
Il me sembla entendre longtemps, longtemps et très
loin, les sanglots cuisants et les lamentations de ma
bonne mère...
Ah! que cet homme soit pardonné, car chaque
fois que me revient ce souvenir, mon souffle
s’étrangle!... Il est d’ailleurs, depuis des années, dans
la Maison de Justice...
Cet homme cruel était mon oncle. Il avait laissé
dans notre enclos une génisse à paître parmi celles
que nous possédions. Un jour, au bout d’un an, il
voulut reprendre sa génisse, mais sans rien payer à
mes parents, ni pour l’herbe qu’elle avait broutée,
ni pour les soins qu’on lui avait prodigués. Il ne
consentit même pas à nous abandonner un rejeton,
la génisse étant.pleine et prête à mettre bas.
Mon père refusa de lui rendre sa génisse.
Alors, voulant rentrer dans son bien quand même,
mon oncle me fit enlever ce soir-là par des brigands
de sa tribu. Il pensait me rendre à mes parents
lorsque ceux-ci lui auraient rendu sa génisse. Tu
sais que la chose arrive bien souvent entre familles
du pays.
Mais mon père ne l’entendait pas ainsi. Il guetta
le lendemain son frère à un détour de la vallée, et
lui plongea son poignard entre les épaules.
Seulement si la vengeance de mon père fut satis
faite, il ne revit plus jamais son enfant. Mon oncle
n’avoua rien avant de mourir. Les brigands à qui
j’avais été confié m’emmenèrent dans leurs péré
grinations loin du pays. Je vécus parmi eux une
vie dure. Tu connais le proverbe : Elli ma oueldoub
ma hennen fib! Celui qui ne l’a pas engendré n’a
pas d’attendrissement pour lui! Pendant toute ma
jeunesse, j’ai souffert ma chance. J’ai connu tous les
pays et tous les malheurs...
Grâce à Dieu, aujourd’hui, tous mes ennemis sont
morts. Le Tout-Puissant — Lui seul existe! — m’a
conservé la santé et sa bénédiction!...
— Et pourquoi ne retournes-tu pas sous ta tente,
près de ton père et de ta mère, aujourd’hui que tu
es libre? interrogea Saâda.
— Ah! répondit l’Arabe en soulevant les épaules,
aujourd’hui, avec le secours d’Allah, c’est ici que j’ai
planté ma tente! A Bit-Mimech, près de Blidah,
j’ai ma « maison » 1 j’ai mes intérêts, j’ai pris
,
l’habitude de vivre. Je suis devenu un Ouled-Beni-
Salah. Des Ouled-Beni-Salah, mes frères, j’ai pris

i. Ma famille.
toutes les coutumes. Je me suis confondu avec eux.
Le croirais-tu, ma sœur? j’ai même honte d’avouer
aujourd’hui ma patrie première, de dire que je suis
Marocain...
A ces derniers mots, Saâda avait bondi.
— Tu as honte! s’écria-t-elle, tu as honte d’avouer
que tu es Marocain?
Le marchand sourit, répliqua paisiblement :
— Ah! ma sœur, bientôt tu reviendras de ta fran
chise! Lorsque tu auras vécu quelques mois dans
ce pays, tu verras, tu verras! Ici on n’aime pas le
Marocain, on le méprise, on l’abhorre, on attribue à
notre race toutes sortes de vices!
— Lâche! rugit Saâda. Au lieu de défendre ta
race, tu te caches comme Bliss 1 , tu te joins aux
calomniateurs, tu te ranges du côté des ennemis!
Qu'Allah te maudisse alors, maudisse tes parents qui
ont mis au monde un « tourné »! Celui qui renie
sa Patrie est un bâtard!...
Et Saâda s’éloigna, indignée.
Le jeune marchand tenta de la rappeler :
Ecoute, écoute, ô femme au sang chaud et

qui tache! Apaise ton sang. Je suis le fils de ton
pays! Le seul peut-être que tu rencontreras ici... O
créature d'Allah!...
A ce moment, une dispute terrible venait de s’élever
entre marchands bédouins et acheteurs mozabites.
Les mozabites, voulant abuser de la précipitation des
vendeurs, avaient offert trois sous pour un millier
d’oranges. Les vendeurs, surexcités, avaient répondu
%

i. Le diable.
par une insulte. Le branle-bâs était épouvantable.
De nouveaux mozabites s’étaient rangés du parti de
leurs coreligionnaires insultés. Des vociférations
éclataient :

Ha' y a klab bem leklab! Ah! chiens! fils de
chiens!
Ha! ya serragine! beni serragine! Ah! voleurs!

fils de voleurs!

Ha! ya khamsïa! ya kbardjin eddin! ya
lebatta!... Ah! cinquièmes de la race maudite! Hors
la religion!
Les poings se tendaient, les yeux brillaient. Des
planches volaient en l’air. La marchandise roulait
et s’écrasait sur le sol. Des yaouleds, enivrés par le
spectacle, ajoutaient encore au vacarme. Ils cognaient
à tour de bras sur leurs amphores de cuivre et hur
laient en dansant :

Aïe! Aïe! Ki nâmellou!


El Hadi Guillaume issououd saâdou!...

« Aïe! Aïe! Comment nous allons faire?


« Le Saint Guillaume, que Dieu lui noircisse sa
chance! »...

Ce tohu-bohu empêcha Saâda de percevoir l’appel


de son compatriote. Elle continua de s’éloigner et
se dirigea vers l’endroit où la rixe battait son plein.
L’Arabe, désespérant de se faire entendre, n'hésita
pas longtemps. Il ramassa ses noix, les fourra dans
le capuchon de son burnous, confia sa natte et son
mulet à un yaouled, et courut vers la belle Marc
caine qui allait se perdre dans la foule des qech-
chabïat et des burnous. Il ne tarda pas à la rejoindre.
Sa djellaba de satin rouge ressortait sur le blanc
et le gris des laines flottantes.
Tiens, tiens, mon amie, lui cria-t-il, prends

ces noix! Pour rien! Tu veilleras avec elles et tu
refroidiras ton sang! Tgesser biboum tberred dem-
mek!...
Saâda détacha ses regards de la foule. Elle les
reporta sur le jeune marchand avec un air de
mépris qui glaça le pauvre Arabe. Mais lorsqu’elle
aperçut la guelmonna pleine de noix fraîches tendue
vers elle, elle se contint. Elle garda sur le bout de
la langue une injure qu’elle se préparait à lâcher La
faim la torturait.
Elle dit enfin :
— Hatel Donne!
Et elle présenta un coin de sa ksa jaune...
Cependant, elle ne put étouffer son dépit au fond
d’elle-même. Elle ajouta :
— El mbouondj ma andou nit! Celui qui a besoin
de son prochain n’a pas de nez 1 !
L’Arabe, pour vider ses noix, se pencha vers elle,
frôla son flanc. Il aspira le parfum de sa chair
grasse, fraîche et sauvage, pareil à la senteur d’une
pomme d’hiver aux jours de l’été. Sous la djellaba
largement échancrée, il plongea des regards de con
voitise. La poitrine du mâle haleta, ses dents pointues
mordirent sa lèvre, toute sa face se tendit de désir...
Saâda le laissa faire. Elle allait pouvoir apaiser

1. De fierté.
sa faim avec ces beaux fruits qu’elle adorait... Le
lait remonterait à ses mamelles nourricières. Cette
pensée la rendait heureuse. Elle cassait déjà une noix
entre ses deux pouces et dégageait l’amande brune et
savoureuse.
L’Arabe coulait vers elle des yeux de plus en plus
ardents.
— 0 fille de mon pays, lui murmura-t-il enfin, ô
fille de mon pays, dis-moi, quel est ton nom?
— Saâda Zenzenn, fit la jeune femme, la bouche
pleine, les yeux sur une noix qu’elle s’efforcait
d’ouvrir.
Voulant qu’elle levât vers lui son regard, l’Arabe
lui dit encore :
Saâda, Sultane entre les Sultanes, écoute

encore... pardonne à ton frère ce qu’il va te dire!...
Saâda le dévisagea, hautaine :
— Ya Allah, parle! Qu’est-ce que tu veux?
Ce que je veux, balbutia l’Arabe, ce que je
. —
veux... c’est avec toi une heure de la vie... toi sans
gandoura... Je te posséderai avec mon âme... Je te
donnerai la somme entière que j’ai gagnée aujour
d’hui, trois douros au moins, et à mon retour du
djbel, je t’apporterai du beurre de mes vaches et une
amphore du miel de mes abeilles... Veux-tu, toi?...
Saâda, surprise d’une telle générosité, regarda
l’homme avec plus d’intérêt. Elle réfléchit un instant.
Le jeune homme, encouragé par cette hésitation,
l’entretenait toujours avec plus de flamme!
Baya, Étoile, tu me plais, tu me plais!...

Allons, veux-tu que nous nous associions pour le
plaisir du chitane?...
Saâda soupesa les propositions tentantes de
l’Arabe. Elle pensa qu’en retournant chez elle, si
elle refusait, elle retrouverait la misère et la déso
lation. Elle fixa dans les yeux son adorateur. Pour
la première fois, il lui vint à l’esprit d’établir une
comparaison entre son mari et un étranger. Elle
trouva le jeune marchand infiniment plus beau que
Messaoud.
A cette idée, elle sourit, et, le plus simplement du
monde :
— Allah inâl elli idour! Allah maudisse celui qui
revient sur son idée! déclara-t-elle.
La bagarre s’était apaisée. Le marché touchait à
sa fin. De nombreux vendeurs roulaient leurs nattes
et chargeaient leurs montures.
Ils s’en allèrent...

XV

Saâda se donna, sans conscience ni remords, comme


une enfant
L’Arabe avait abandonné tout son matériel sur
la place de Rahba. Il dut quitter presque aussitôt
le dahlis, et la plus belle femme au monde qu’il eût
jamais vue et possédée.
Pourtant, il s’arrêta un moment sur le seuil. Il
s’éloigna à regret de tant de voluptés rares, trop
vite évanouies. Avec nonchalance, il rajusta ses bur
nous contre sa poitrine.
Saâda maintenait la porte entr’ouverte. Dans
l’ombre du réduit se détachait son corps adorable,
ses jambes nues, sa chemise courte chiffonnée par
l’étreinte d’amour. Elle avait remis à la hâte, négli
gemment, sa djellaba de satin rouge...
Son amant lui murmura quelques mots, très bas.
Il lui fixa le jour de marché de la semaine suivante
pour une nouvelle rencontre. Il lui apporterait le
beurre et le miel qu’il lui avait promis, et d’autres
choses encore, un bracelet de pièces d’argent et de
perles nacrées, et des galettes de semoule incrustées
d’œufs à la coquille teinte de chaux de couleur,
comme on en faisait à Bit-Mimech pour les fêtes qui
approchaient...
Ils chuchotaient tous deux, dans l'entre-bâille-
ment de la porte, quand, au milieu de l’escalier,
apparurent Friha et Sadik !...
Ils revenaient de chez le moutchou d’en face.
Friha tenait à la main un pain de semoule et son
djabdjaq rempli de petit lait; Sadik charriait sur
l’épaule une amphore d’eau...
D’un même mouvement, la vieille mère et l’enfant
s’arrêtèrent. Ils demeurèrent figés au milieu de l’es
calier. Qui était cet étranger à la mine cossue qui
parlait à Saâda, d’un air familier, dans l'entre-bâil-
lement de la porte?...
L’Arabe avait aperçu les deux importuns. A leurs
attitudes hésitantes, confuses, il devina aussitôt qui
ils pouvaient être. Il reconnut leur accoutrement
marocain. Il s’éloigna à pas précipités.
Il était trop tard. Friha avait compris ce que signi
fiait la présence de cet étranger devant leur taudis...
La mère et la fille n'échangèrent pas une parole
Elles se toisèrent du regard. La mère pâlissait à
mesure que la chose affreuse, irréparable, se faisait
à ses yeux évidente, certaine, précise.
Saâda, de son côté, rougissait de colère à la pensée
que sa mère allait lui faire des reproches, lui jeter
sa faute au visage. Tout ce qui était arrivé, et arri
verait encore, n’avait-il pas été voulu ou consenti
par sa mère? Si sa mère avait retenu son mari et
ne l’avait pas encouragé à quitter leur pays natal,
Saâda n’aurait pas eu faim, elle n’aurait pas eu la
pensée de « fouiller sa chance et de descendre au
fonds du puits pour en remonter embourbée... »
Saâda ne ferait donc rien pour essayer de cacher
son crime... Elle n’avait même pas essayé de ramener
sa djellaba sur sa nudité impudique.

Friha garderait désormais pour sa fille une aiguille


de fiel envenimé au fond du cœur. Elle lui vouerait
une rancune éternelle de les avoir salis...
C’en était fait du semblant d’union familiale qui
avait malgré tout persisté jusque-là. Dans le dahlis,
à la misère vinrent s’ajouter la honte des déchéances,
l’aigreur sourde des désaccords irrémédiables...
1 12 SAADA LA MAROCAINE

XVI

Quand Messaoud rentra le soir, il trouva le dahlis


transformé. Dans le réduit d'ordinaire lamentable,
régnait un air de fête. La famille était déjà réunie
autour d’un plat de bekbouka, où des fèves, des
carrés de gras double, des tranches de carabasse
baignaient au milieu d’une sauce épaisse. La fumée
alléchante montait en nuage au-dessus du tebsi de
terre cuite décoré de fleurs. Un grand feu clair flam
bait dans l’âtre. Deux bougies éclairaient la pièce.
Dans un coin, gisaient quelques noix fraîches, parmi
un tas de coquilles vides et de brous noircis...
Cependant, malgré cette abondance inusitée, l’air
de fête n’était pas absolument pur. Rien de cette
gaieté franche, de cette libre réjouissance des cœurs
unis et légers. Quelque chose comme un malaise
répandait sur ce bien-être une ombre pareille à la
buée qui montait du plat marocain et voilait la lueur
des bougies...
Messaoud fut insensible à ce détail. Il n’eut qu’un
mouvement de surprise :
Grâce à Allah! Grâce à Allah! balbutia-t-il,
d’où vient ce bien de Dieu? D’où vient-il. mes
amis?
Saâda et son frère continuèrent de manger sans
se soucier de lui répondre. Ils avalaient par poi
gnées les tranches de carabasse ou le gras double
englué qui tombaient sous leurs doigts dégouttants
d’huile.
Seule, Friha tourna lentement son regard vers
Messaoud. Avec un effort visible de sa voix trem
blante, elle lui déclara qu’elle avait fait une très
bonne journée en « lisant l’avenir » à quelques voi
sins de la maison. Et elle baissa la tête aussitôt,
pour ne pas que son gendre la vît rougir, jusqu’aux
tempes, de son mensonge...
— Amine! Amine! répondit Messaoud tout
joyeux, Dieu vous aide, mes amis! Que voulez-vous?
Il n’est pas indécent aujourd’hui que la femme
seconde quelque peu, surtout lorsque les moyens
sont honnêtes et discrets...
Le matin, comme il avait été convenu, Mes
saoud avait vendu la kesâa de cuivre. Il était par
venu à tirer de l’ustensile centenaire huit francs
et quelques centimes. Il avait payé le loyer au pro
priétaire de la maison. Avec les neuf sous qui lui
restaient, il avait acheté une livre de figues sèches
qu’il apportait au fond d’une vieille outre de peau
de bouc.
Il déposa son léger fardeau dans un coin de la
chambre. Il se frotta les mains, vint prendre place
auprès de Saâda toujours absorbée dans sa bekbouka.
Il prononça un Bismi Allah, porta le premier mor
ceau à sa bouche. Il hocha la tête, écarta les sourcils.
—Hé! voilà longtemps que nous n’avions mangé
du chaud! Une bekbouka véritable (ntâ essah), une
bebkouka de Marocains!...
Et il commença à dévorer...
Lorsqu’ils eurent presque épuisé le tebsi, Friha,

1 14 SAADA LA MAROCAINE

malgré les sanglots qui l’étouffaient, avait mangé


aussi pour ne pas éveiller les soupçons de son gendre,
— Sadik se pencha vers Messaoud et lui souffla, sur
un ton de confidence :
—: O mon frère, tu vois... là-bas... les belles noix
fraîches?... Eh bien! tu ne sais pas?... Nous, nous
allons manger les « noix du piéton », et toi... tu
conserveras soigneusement les écorces... Tu iras les
vendre au teinturier bédouin de la rue de l’Hôpital.
Seulement, tu te poseras d’abord comme échantil
lon, pour faire de la réclame! Car tu n’ignores pas
que ta peau est d’un jaune chinois éclatant, incom
parable et sans rival!... {Ma ândou metlou!)...
Messaoud donna à Sadik une tape amicale sur
l’épaule. Il rit avec l’enfant. Et, soit par indulgence,
soit pour dissimuler sa confusion, il répéta :
— Djabba! Djabba!... Il l’a apporté! Il l’a
apporté!... 1 ‘

XVII

Un proverbe arabe dit :


— Djat tetell, kherdjet elkell! Elle est venue
pour se pencher, elle est sortie tout entière!
Ce fut bien le cas de Saâda. Elle avait tendu le
cou à la fenêtre des jardins défendus... Toute sa
personne y passa, — corps et âme.
Désormais. Saâda ne voulait plus souffrir de la

i. Il a apporté le mot juste.


faim. Elle avait trouvé le remède facile. Elle en
usa et en abusa.
Tous les jours, elle faisait un client nouveau.
Elle se vendait à n’importe qui, sans marchander,
sans hésiter et goûtait à s’avilir une jouissance âcre,
comme une ivresse de vengeance. Elle était contente
de faire rejaillir la fange où elle se vautrait sur ceux
qu’elle croyait les auteurs de sa chute.
Aussi bien Saâda laissait-elle éclater pour sa mère
de la haine. Elle lui voulait du mal. Elle la rendait
responsable de tout ce qu’elle avait souffert, et
s’ingéniait à la torturer.
Elle faisait ouvertement, sous ses yeux, son métier
de courtisane. Elle rentrait à toutes les heures dans
le dahlis avec des Arabes qu’elle avait appelés au
souk ou simplement sur le bord du trottoir. Elle
trouvait sa mère toujours assise dans son coin, acca
blée. Elle ne se gênait nullement pour lui crier :
— Allons, vieille, retire-toi! J’ai besoin de gagner
mon pain!
La malheureuse Friha obéissait. Tête baissée, elle
sortait de la chambre. Elle allait se blottir dehors,
contre le cadre de la porte qui venait de se refermer
sur elle. De temps à autre, elle risquait vers la
cage d’escalier un œil plein d’épouvante. Elle trem
blait, implorait Allah pour que son gendre n'appa-
rût pas à l’improviste. Dans ce couloir décrépi,
contre cette petite porte, Friha, longue et livide dans
sa gandoura verte, les mains jointes, semblait une
statue effrayante de l’angoisse...
Cependant, le dahlis ne paraissait plus si sombre.
Tous les soirs, devant la cheminée flambante, on
se livrait à desrégals de mets marocains que Friha
devait accommoder sans broncher, la cendre sur la
tête. Quelques ustensiles nouveaux s’étaient intro
duits. Une grande cuvette de faïence à fleurettes rem
plaçait la vieille ksaâ vendue, — et servait pour la
toilette de Saâda. Une petite jarre d’huile était sus
pendue au plafond, dans laquelle on avait mis à dis
soudre des graines de cumin — pour les soins de la
chevelure de Saâda. Une petite lampe à huile brû
lait en permanence sur une étagère dorée...
Au milieu de sa vie nouvelle, Saâda paraissait
tous les jours plus belle, tous les jours plus désirable.
Elle devenait en même temps indifférente à tout.
Elle mangeait à sa faim, buvait à sa soif. Elle fai
sait son métier sans rendre compte de rien à per
sonne, et paraissait le trouver tout naturel, comme
si elle l’eût pratiqué depuis la puberté.
Friha, de son côté, pâlissait et maigrissait à vue
d’œil. Mais sa propre souffrance ne lui était rien
auprès de la 'crainte que le crime de sa fille ne se
découvrît quelque jour! Elle songeait constamment
au dicton des ancêtres : « Kbelfet essma ou elbard
ma tkbebbi la serga la ^na! Le ciel et la terre ont
juré qu’ils ne dissimuleraient ni le vol, ni l’adul
tère! »
L’audace lui manquait pour mentir tous les soirs
à Messaoud, pour soutenir son regard honnête.

— Il comprendra tôt ou tard! se disait-elle, tandis


qu’une sueur froide couvrait ses tempes. Il finira
bien par se convaincre que ce n’est pas avec le pro
duit de mes horoscopes, — quand j’aurais pour clients
tous les Musulmans du quartier! — que je pour-
rais acheter toutes ces choses, mettre d’un jour à
l’autre l’abondance dans notre taudis!...
La nuit et le jour, Friha était dans les transes.
Elle surveillait les moindres attitudes de son gendre.
Chaque soir, lorsqu’il rentrait, son premier mouve
ment était pour épier, haletante, l’aspect de sa face,
le jeu de son visage. Elle se disait :
— Allons, ce n’est pas encore pour ce soir!...
Mais elle était sûre que cet homme simple et bon,
quand il apprendrait qu’il était trompé dans sa
confiance, sentirait se réveiller en lui les instincts
vindicatifs de sa race, et qu’il se livrerait à tous les
crimes...

XVIII

Messaoud cependant revenait tous les soirs plus


désolé. Il était las du maigre gain que lui rappor
taient ses longues journées de travail. Cette vie ne
pouvait plus continuer...
La bonne Friha, il est vrai, semblait se dépen
ser à l’aider de son mieux. Elle arrivait vraiment à
réaliser parfois des journées magnifiques. Depuis
qu’elle avait entrepris de pratiquer son métier dans
cette ville, on ne souffrait plus du tout de la faim
à la maison. On y mangeait même souvent mieux
qu’on n’avait pu le faire au Maroc.
Pourtant, Messaoud ne s’en réjouissait pas. Au
contraire, il trouvait là encore une occasion de cha
grin. Cette pensée qu’une femme, cassée par l’âge,
se multipliait nourrir toute sa famille et à entre
à
tenir le ménage, lui était douloureuse.
Un soir, il songeait à tout cela en regagnant sa
demeure. Il allait, tête basse, rasant les murs des
ruelles...
Çà et là, entre les maisons mauresques, une lueur
se prolongeait sur le pavé. La porte ogivale d’un
café maure se dessinait dans l’ombre. Des silhouettes
blanches se détachaient à l’intérieur, parmi les murs
roses, les étagères garnies de petites tasses bariolées,
les fours rougeoyant sous des arches de mosaïques.
Sur le seuil, quelques Arabes étaient assis. Immo
biles, les jambes croisées sur leurs nattes, silencieux,
ils semblaient des divinités hindoues dans la nuit.
La petite ville des roses reposait sous le scintille
ment des étoiles, et le croissant de lune qui brillait
très haut, comme une lampe d’or translucide.
On était aux premiers jours d’avril. Une brise
tiède et molle, dispersant les parfums des orangers
et des jasmins, annonçait la renaissance du prin
temps...
Messaoud allait, de son pas boiteux, sous sa gan
doura en lambeaux. II serrait dans sa peau de bouc
un petit paquet de jujubes ratatinées qu’il avait
achetées aux laissés pour compte du marché euro
péen, et un menu pain bis, tout juste de quoi ras
sasier l’appétit d’un enfant...
Il arriva- devant sa maison. Dès le seuil. il fut
saisi par une odeur familière, une odeur exquise de
méchoui... D’où venait-elle?... Le parfum emplissait
la cage d’escalier ténébreuse...
Ah! il y avait longtemps que Messaoud n’y avait
plus goûté,- au succulent méchoui!... Depuis que
son cher patron de Fez les avait quittés pour la
guerre, il était privé de tout cela, de beaucoup de
ces choses du pays qui sont la moitié de la vie d’un
fils de Mahomet! Ah! combien il regrettait le passé!
Combien il regrettait Fez, la vie de Fez, monotone,
mais divine!... Mais l’homme se lasse du bonheur!...
Ben Adem imel meurtri elkhir!...
A mesure que Messaoud gravissait les marches,
l’exquis parfum s’accentuait, dilatait ses narines,
fondait son cœur. Il ne pouvait plus douter... Cela
venait... de leur chambre!
Il poussa la porte du dahlis. Il demeura un
moment sur le seuil avant d’entrer, comme ébloui.
Le dahlis semblait illuminé. Sur le hembel, au milieu
de la pièce, une lampe à pétrole étincelait, montée
sur un pied de marbre vert. La cheminée crépitait
d’une flambée de bois de souches. Et au-dessus des
flammes, oh! miracle, rôtissait un énorme quartier
de mouton, dont la peau croustillante apparaissait
déjà toute rose.
Friha était occupée.à verser par-dessus, goutte
à goutte, du beurre fondu, avec
une louche neuve.
Deux hautes amphores remplies de petit lait sem
blaient attendre les convives à la ripaille...
— Oh! oh! s’exclama Messaoud, Allah tbarek!
Allah îbarekl Allah bénisse! Allah bénisse!
Il ajouta dans sa pensée:

« Décidément, ma belle-mère a fait fortune


aujourd’hui! Je crois que son métier lui réussit à
Blidah mieux que le mien* Had elblad djatha mer-
houba! Ce pays lui est devenu chanceux!.
Et il se sentit humilié, gêné de la pauvre part
qu’il apportait, lui, le « maître de la chambre »,
au festin de famille. Il eut honte de la petite poignée
de jujubes ratatinées et du pain de seigle qui pesaient
si légèrement au fond de sa peau de bouc. Il poussa
un soupir navré.
Il avança vers Saâda.
Le bonheur sur toi, ma reine!

Saâda était assise sur son matelas, le dos tourné
à la porte. Elle était penchée sur un ouvrage qui
paraissait l’absorber profondément. Elle avait feint
de ne pas remarquer l’entrée de son mari. Elle ne
répondit pas à son salem.
Elle continua son ouvrage, — un collier de grosses
perles jaunes et rouges qu’elle enfilait en les faisant
alterner.
Ses épaules étaient couvertes d’un fichu de laine
blanche dont les larges mailles laissaient apparaître
des étoiles de chair. Sa djellaba était retroussée jus
qu’à mi-jambes, découvrant ses pieds nus, fraîche
ment rougis au henné. Autour de ses chevilles s’en
roulaient en serpents des anneaux argentés.
Ces anneaux, ce fichu de laine, ce collier de perles,
Messaoud ne les lui connaissait pas.
Il en éprouva une rage qu’augmenta le dédain
de sa femme. Il fut sur le point de lui crier :
Ces bijoux et ce fichu, d’où te viennent-ils? Je

veux le savoir.
Et puis, il eut honte de son mouvement. Il s’aper
çut que Saâda portait encore, crasseuse et luisante,
sa djellaba rouge avec quoi elle était arrivée à Bli-
dah. Elle ne possédait pas encore le nécessaire dont
sa beauté était digne. Avait-il le droit, lui qui
n'apportait pas le pain quotidien, de demander des
comptes, d’exiger des explications? Saâda portait un
fichu. Quelque moyen qu’elle eût employé pour se
le procurer, Messaoud osait à peine avoir

de mauvais soupçons
— Saâda pourrait répondre
à ses reproches qu’il fallait accuser son sort
malheureux, si elle ne s’en prenait pas à lui-
même.
Il pensa qu’il devait plutôt de la reconnaissance
à sa femme qui n’exigeait plus rien de lui, et sur
tout des bénédictions à sa belle-mère, qui se mon
trait si dévouée.
Alors, il prononça un nouveau : El kbir alikoum,
mais cette fois il s’adressa à toute la famille.
Seule, Friha lui rendit son salem. Elle se détourna
de la cheminée, et, sa louche de beurre à la main,
elle murmura : El kbir alik, ya sidi! d’une voix
faible.
Saâda se contenta de lever légèrement la tête,
puis elle rabaissa sur son ouvrage ses beaux yeux
insolemment allongés de kohl...
Sadik se promenait dans la chambre, de long en
large, les mains derrière le dos. Il frémissait d’impa
tience. Le méchoui, à son gré, mettait du temps!...
Des yeux, il engloutissait par avance le quartier de
mouton dont la peau se plissait, roussissait à la
flambée des souches ardentes.
Il vint à Messaoud. Il tendit une main en avant,,
la lui appliqua brutalement sur l’épaule.
— Et toi, ^deq (le fort), qu’as-tu apporté dans
ta gerba (outre), gonfle, gonfle!...
122 SAADA LA MAROCAINE

Sadik enfla sa joue, et tout d’un coup, la fit péter


comme un ballon.
Sbâ meun oudnou, fi balî?... Le lion par

l’oreille... je crois?...
Il accompagna son ironique insulte de cligne
ments d’yeux et de regards obliques.
Messaoud était écarlate. La colère lui montait au
cerveau. Mille sentiments mauvais bouillonnaient
dans son cœur. Il aima mieux toutefois faire contre
mauvaise fortune bon cœur.
Il vint s’asseoir humblement auprès de la splen
dide Saâda.
Qu’est-ce que tu travailles là, ma baya? lui

murmura-t-il.
Il se pencha vers elle, avança une main craintive,
fit le geste de vouloir lui prendre la sienne pour la
porter à ses lèvres.
Mais Saâda le repoussa.

Laisse-moi, lui cria-t-elle agacée, méprisante.
Elle bougonna entre ses lèvres :

Erradjel mekbous
E bal kielbernous
Ma iâref gbir ibous!

L’homme sans chance


Est noir comme le burnous,
il ne sait prodiguer que les baisers!...

Messaoud crut que la mort descendait sur lui.


Il poussa un nouveau soupir déchirant, pareil à
un râle. Il se leva, alla se tapir dans un coin de la
chambre, et tomba dans un mutisme absolu.
Ah! comme la vie avait changé pour lui! Sa
femme, son bien unique au milieu de ses misères,
était perdu pour toujours! Ah! comme il regrettait
sa folie, ce qu’il avait accompli pour le caprice d’une
heure !
— Bou! Bou! Bou! soupirait-il, ce que j’ai fait
de mon âme! Je l’ai brisée moi-même, par ma faute,
par ma bêtise, par mon entêtement de chien!
« A cette heure, là-bas, à Djnah-Meksour, ma
femme m’attendait sur le seuil de notre petite mai
son! Je l’apercevais de loin entre nos palmiers. Elle
me souriait avec son sourire de gazelle! Elle tenait
Aouïcha dans ses bras. Elle semblait couver notre
enfant avec son foie!... »
Maintenant, la petite maison de Djénah-Mek-
sour, sa tranquillité et son bonheur, reposaient au
fond de son cœur comme une mosquée et son mara
bout!
Oui, c’était tout ce qui lui restait de sa vie de
Fez, un souvenir! Désormais, il n’existait plus pour
sa Saâda, pour sa vierge des montagnes!
— Bou! Bou! Bou! répétait-il en lui-même, ce
que j’ai fait de mon âme, de mon trésor, de ma vie!...
Le méchoui, dans l’âtre, achevait de rôtir. Son
odeur enivrait. Friha posait le grand tebsi de terre
cuite sur le hembel. Sadik avait pris sa place aussi
tôt, suivi de près par Saâda.
Messaoud demeura dans son coin. Il ne demanda
pas à manger. Pensif, sombre, il regarda au dehors,
par la lucarne, la lune dorée dans le ciel nocturne,
124 SAADA LA MAROCAINE

les choses de la nature immuables et superbes au


milieu des tourments affreux des créatures...

XIX

Désormais Messaoud se renferma dans un mu


tisme amer et sombre. Il sortait, rentrait, n’apportant
plus rien dans sa vieille peau de bouc. Il n’adressait
plus la parole à personne, ni à Saâda qu’il com
mençait à soupçonner, ni à Friha, dont les manières
tristes et affectueuses à son endroit lui semblaient
des manœuvres hypocrites, ni à son exécrable petit
beau-frère à qui il vouait une rancune sourde.
Pendant le temps qu’il demeurait à la maison,
il prenait quelquefois sa petite fille dans ses bras,
essayait de se distraire de ses pensées en l’amusant.
Mais le plus souvent, dès qu’il rentrait, il allait
à son coin, s’y blottissait, posait son front entre ses
genoux, et restait ainsi jusqu’au lendemain. Parfois,
il se levait, lorsque tout le monde était endormi, et
dans l’obscurité, il mangeait sa part du souper que
Friha lui laissait toujours sur un coin du hembel.
Souvent, au milieu de la nuit, de gros soupirs
s’échappaient de sa poitrine, accompagnés de gron
dements sourds, de jurons contre des êtres que l’on
croyait imaginaires...
La pauvre Friha s’éveillait en sursaut. A entendre
Messaoud se lamenter ainsi, puis se dresser tout
endormi dans des accès de fureur, elle s’épouvantait.
Elle croyait par moments que le chagrin chez son
gendre avait porté atteinte à la raison.
Hélas! ils n’existaient que trop, les êtres contre
lesquels, en ses cauchemars, Messaoud brandissait
son poing et crachait des injures! Il n’en avait que
trop entendu, lui, tout à l’heure, dans le petit caba
ret d’en face!...
Chaque soir, en revenant de son travail, Messaoud
devait passer près de l’estaminet qui faisait vis-à-
vis à la maison, celui-là même devant lequel Saâda
venait s’asseoir tous les jours et d’où elle recrutait
nombre de ses galants.
Or, comme il arrivait à la hauteur de la guin
guette, Messaoud avait cru percevoir, à l’intérieur,
des éclats de rire, des calembours ironiques où l’on
parlait de lui, mêlés au bruit des verres qui s’entre
choquaient, aux propos bruyants des consommateurs
espagnols.
Tout d’abord, il n’était pas bien sûr qu’il s’agissait
de lui. Il s’arrêtait derrière la porte, prêtait l’oreille
un moment. Les rires continuaient à résonner, coupés
de reparties sarcastiques. Puis, dans le brouhaha, il
croyait encore entendre son nom, associé cette fois
au nom de sa femme!... Il croyait voir de sa place
des bras se tendre, désigner le seuil de sa maison,
et esquisser des gestes obscènes...
Alors son sang bouillonnait, ses tempes battaient,
sa vue se voilait, il se prenait à grelotter de tous
ses membres. Fallait-il avancer ou reculer? La honte
le clouait sur place.
Ensuite, il réagissait, il faisait appel à toute son
énergie, et, résolument, d’un pas qu’il essayait de
rendre ferme, il pénétrait dans le cabaret. Le regard
décidé, il défiait les groupes de consommateurs. Mais
ceux-ci, à sa vue, avaient feint de baisser les yeux,
ou dissimulaient leur rire.
Messaoud, sans preuve contre l’un ou l’autre de
ces lâches, ne pouvait provoquer personne. Peut-être,
après tout, avait-il mal entendu!... Non cependant...
ces regards moqueurs qui le dévisageaient par-des
sous, ces sourires pincés ne le trompaient pas, ne
pouvaient pas le tromper! On se gaussait de lui et
de son rôle...
Il avait envie de se jeter tout à coup sur l’un
de ces hommes, de lui enfoncer dans la chair ses
griffes de singe. Mais il devait se contenir... Savait-
il qui l’avait injurié plus particulièrement? Et puis,
était-il de taille, lui, le petit Marocain anémique,
tout en nerfs, à se mesurer avec ces colosses de
matadors, endurcis au travail de la terre, au manie
ment de la bêche ou du marteau?
A la pensée de son impuissance, un désespoir le
prenait, des larmes lui montaient aux yeux, qu’il
refoulait aussitôt.
Il approchait d’un pas incertain vers le comptoir,
et, la gorge serrée, il commanda, coup sur coup, des
verres de miquette.
Le cabaretier, malgré l’interdiction de guerre,
savait encore se procurer de l’anisette qu’il servait
prestement à ses consommateurs sous l’étiquette de
« Sirop Limon ».
Et puis, en homme avisé et vieux dans le métier,
il devinait fort bien la pensée de son nouveau client.
Il connaissait Messaoud pour le voir entrer et sortir
de la maison d’en face, il savait que cet homme
était le mari de la belle Marocaine, dont il suivait
le manège tous les jours sur le trottoir. Il venait en
outre d’assister aux conversations de ses pratiques,
et plus d’un avait vanté, pour les avoir éprouvés, les
charmes de la créature.
Il avait compris que Messaoud était entré pour
chercher querelle aux. buveurs. Il l'avait compris à
son œil courroucé, au geste rageur de sa main, qui,
lorsqu’elle reposait le verre sur le zinc, semblait
vouloir le briser.
Et cette querelle serait préjudiciable à lui, caba-
retier. Elle ferait prendre aux habitués quelques
verres de moins, sans compter le scandale possible,
les dégâts et l’intervention de la police.
Il fallait éviter tout cela. Aussi, prenait-il Mes
saoud à part, et, pour le calmer, tout en lui versant
son anisette, il lui disait, avec une douceur affectée :
— Tu sais, mon ami, c’est à toi seul que je sers
de la miquette! Parce que je sais que tu es un homme
sérieux, un voisin! Nous n’avons jamais entendu ta
voix dans le quartier! Je te le jure, tiens, ajouta-t-il
en s’accoudant lui aussi au comptoir, et en prenant
un air confidentiel, je te le jure, hein, c’est la seule
bouteille qui me reste d’une commande que j’avais
faite avant la guerre! Tu sais que maintenant, celui
qu’on surprendrait à vendre de l’alcool peut attra
per jusqu’à cinq cents francs d’amende, de la prison
et avoir son café fermé! Vois-tu. mon ami, comme
la vie est dure aujourd’hui? Car enfin, que veux-tu
que je donne à mes clients si je n’ai pas d’alcool? Ce
ne sont pas des enfants qui viennent dans mon. café,
à qui je puisse servir une grenadine ou un sirop de
sucre...
Messaoud écoutait distraitement, hochait la tête
en signe d’approbation. Mais au fond de son cœur,
il écoutait fermenter sa colère, en même temps que
s’exaspérait sa souffrance :

— Verse, verse encore, disait-il.


Et il consommait ainsi quelquefois les trente sous
qu’il avait si péniblement gagnés. Il savait bien que
trente sous ne feraient pas faute à la maison. C’était
une misère auprès de ce qui s’y dépensait chaque
jour en festins et en objets de luxe...

Et maintenant, non, il ne croyait plus, il ne pou


vait plus croire aux adroits mensonges de sa belle-
mère! Ah! comme elle portait le masque, la vieille!
Comme elle savait se servir de son métier de sorcière
pour couvrir sa fille et l’encourager au mal!
Messaoud ne s’étonnait plus des ripailles de plats
marocains. Seulement, il ne demandait plus aucun
compte, ne questionnait plus personne. Il attendait
d’avoir une preuve certaine, et alors il se venge
rait, comme son cœur le désirait, — dans les
larmes!
En attendant, il ne pouvait rien dire, il ne pou
vait rentrer chez lui qu’en baissant la tête, car il
n’était qu’un intrus entre la fille et la mère com
plices, et le gamin qui profitait de ce qu’il ne se
trouvait plus sous sa dépendance pour le railler tous
les soirs, pour le tuer de ses moqueries, pour l'humi-
lier et le rabaisser au niveau de l’animal stupide...
XX

Un soir, Saâda ne rentra pas à la maison.


Friha et Sadik l’attendirent longtemps pour le
souper. Assis devant un plat de gbendour, que Saâda
avait commandé, ils demeurèrent fort tard, s’inter
rogeant seulement du regard... Puis Sadik cria qu’il
avait faim et qu’il tombait de sommeil. Friha vit
qu’au dehors, il faisait tout à fait noir; plus un bruit
ne montait des rues désertes. Ils se décidèrent à
manger sans Saâda, puis à aller s’étendre sur leurs
matelas...
La petite Aouïcha avait beaucoup pleuré. Elle
avait demandé à grands cris sa « mamma Saâda ».
Mais Friha, par sa douceur et sa patience, était
parvenue à calmer l’enfant et à l’endormir. Elle lui
avait chanté maintes ballades marocaines, lui avait
monté maintes légendes où l’on parlait de démons
malicieux, d’une souris fille de roi, d’une chatte et
d’une femme en couches, de beaucoup d’êtres et de
choses étranges... Et l’enfant, sans dégager claire
ment le sens des phrases, s’était laissé gagné peu à
peu par le rythme mystérieux et triste des chansons
du Moghreb, par le débit somnolent des contes de
fées. Elle avait fini par abaisser ses petites pau
pières et par s’assoupir comme un oiselet dans les
bras de sa bonne mamma...
Quant à Messaoud, il n’était pas rentré non plus.
Mais depuis une semaine, on avait pris l’habitude
de ne le voir revenir au dahlis qu’au lever du jour,
et dans un état d’ivresse ignoble. Il errait mainte
nant toutes les nuits dans les rues de Blidah, roulait
de cabaret en cabaret, essayant de noyer sa détresse
dans l’alcool. Il avait goûté une fois au terrible
poison, il y avait trouvé l’oubli à ses malheurs, et
rapidement, il devenait un ivrogne avéré, perdait le
sentiment de son honneur, les fiers instincts de sa
race, abandonnait ses désirs de vengeance, tout ce
qui lui restait d’énergie et de volonté. Il ne voulait
plus demeurer au dahlis, à s’y morfondre de rage
et de douleur. Il aimait mieux battre le pavé, courir
les bouges, s’enivrer comme un fou, jusqu’à ce qu’il
oubliât tout, oh! tout, jusqu’à ce qu’il s’évanouît du
monde!
Lorsqu’il avait passé par tous les assommoirs, que
tous les cabaretiers l’avaient poussé dehors comme
un paquet d’ordures, il rentrait le matin, titubant
contre les becs de gaz éteints dans les rues étroites.
Il ne parvenait pas à retrouver son matelas parmi
l’ombre du oahlis. Il avait peur de tomber sur
Aouïcha endormie, de l’écraser de son poids, car
l’amour paternel restait toujours vivace en son âme
brouillée. Il s’écroulait tout près de la porte...

Ce matin-là, quand Saâda rentra, à pas furtifs,


elle trouva son mari acagnardé contre la cheminée
éteinte, les lèvres entr’ouvertes, l’œil écarlate et demi-
clos, — plongé dans ce sommeil quasi léthargique
des ivrognes. Sa face était ensanglantée. A la lueur
de la veilleuse, on voyait de grosses taches de bile
violacées couler sur sa gandoura...
Devant cet écœurant spectacle qui se renouvelait
depuis plusieurs nuits sous ses yeux, Saâda avait
perdu toute crainte, tout respect de son mari, et se
permettait maintenant des escapades nocturnes...
Elle se détourna de Messaoud avec dégoût. Elle
marcha sur la pointe des pieds le long du hembel.
Elle se dévêtit sans bruit, avec des mouvements de
biche. Elle ôta avec précaution sa djellaba et le fichu
qui enveloppait ses cheveux. Puis elle vint s’allon
ger parmi les siens...

Pressée contre sa petite fille, Saâda sentait peu à


peu un bien-être délicieux lui détendre les nerfs.
L’enfant lui soufflait au visage sa petite haleine
chaude et douce. Saâda l’embrassait avec amour et
lui entourait la tête de son bras nu.
Elle était étendue depuis un long moment déjà,
et le sommeil ne parvenait pas à clore ses paupières
lourdes...
Saâda était allée, cette nuit, avec un amant de
rencontre, dans un caché-chantant de la ville. On
avait voulu l’enivrer de boissons et de chants
d’amour. Elle s’était laissée entraîner, ignorant ce
que pouvaient être ces Qahouat ez Zahou, ces con
certs mystérieux...
C'avait été pour elle un éblouissement. La fille
des montagnes de Fez était demeurée saisie dès le
seuil, en voyant la salle étincelante de lumière. de
glaces et de dorures. De jeunes Arabes à la figure
pâle et fine, aux longs burnous de drap sanglants,
aux bottes de fil ali incrustées d’arabesques d’or, —
pour la plupart de riches caïds venus des villes civi
lisées dans la petite cité des fêtes pour se griser
de musique amoureuse, assistaient ce soir en foule
à la nbita 1. Leurs yeux passionnés lançaient des
éclairs de convoitise vers un point de la salle, plus
lumineux encore, vers le madar 2 où des femmes
,
aux costumes resplendissants de pierreries évoluaient
parmi un orchestre oriental. Elles exécutaient des
danses souples, où leurs formes de panthères se tor
daient sous des voiles, pendant que d’autres tiraient
de leurs voix suaves, à l’accompagnement du tam
bour de basque, des sons plaintifs et voluptueux.
Des parfums de roses et de jasmins d’Arabie
emplissaient la salle. Des boissons aux nuances
inconnues ruisselaient dans les verres de cristal. On
entendait le cliquetis des pièces d’argent et d’or
que les spectateurs faisaient sonner pour les baya-
dères. On voyait les beaux caïds se lever, tirer de
leurs sacoches des loùi^ flamboyants, les humecter
de salive, et venir les appliquer contre le front des
danseuses qui avaient eu la chance de leur plaire.
Ces petites pièces jaunes, qui scintillaient comme
des étoiles, étaient un premier gage de l’amour que
les Sidis leur témoignaient ce soir. Elles sentaient
l’haleine enflammée de ces hommes les atteindre, les
envelopper... Et tout à l’heure, elles partiraient avec

i. La n’bita est une sorte de soirée de gala au café-


chantant. On ajoute la danse au chant, qui est d’ordinaire
l’unique agrément du concert.
2. Scène.
eux, elles seraient serrées dans leurs burnous, pres
sées contre leurs sacoches bourrées de louis d’or...
La vision surgissait devant les yeux de Saâda,
dans l’ombre matinale du dahlis. Et Saâda, étendue
sur son petit matelas, suivait encore, par l’imagina
tion, les couples d’amoureux après leur sortie du
café-chantant. Elle les voyait, dans des pièces longues
et mystérieuses du quartier Bécourt, s’étreignant sur
de lourds tapis, parmi des fleurs...
Alors, Saâda pleurait de rage. Elle enviait ces
femmes heureuses. Elle voulait devenir elle aussi,
quelque jour, danseuse ou chanteuse au Qahouat ez
Zahou. Elle voulait être remarquée et choisie par
les plus beaux caïds, entraînée elle aussi vers des
chambres somptueuses. Oh! avoir pour elle ces grands
seigneurs, avec leurs costumes de pourpre, leurs
manières délicates, leurs paroles caressantes et leurs
visages de cire!...
- Et pourquoi pas? se disait-elle. Que me
manque-t-il pour égaler toutes ces femmes? Allah
m’a donné un visage de bonheur oudj el Kirh, et si
j’avais un de leurs diadèmes sur mes cheveux de
deuil, un de leurs costumes sur mon corps de sul
tane, je suis sûre que pas une fille au monde ne pos
séderait mon charme! Et cependant je reste là, dans
ce puits sans fond, à mener une vie de chienne!..,
Saâda rouvrit les yeux. La veilleuse agonisait,
jetant par instant, à travers l’obscurité, des lueurs
furtives où le dahlis apparaissait, avec ses murs
suant l’humidité, son âtre noir, à moitié démoli,
auprès duquel Messaoud sommeillait sous ses hail
lons déchirés.
Saâda éprouva un frisson d’horreur. Pour la pre
mière fois, elle eut vraiment conscience de l’infério
rité de l’homme à qui elle appartenait, de sa laideur
repoussante.
Oh! pourquoi souffrirais-je plus longtemps,

quand Dieu — soit béni! — m’a donné un visage
de lumière aussi beau que la lune?...
Et cette pensée de devenir un jour chanteuse ou
danseuse au café-chantant hantait son esprit. Mal
gré le sommeil qui maintenant la terrassait, elle
réfléchissait encore, elle comptait et recomptait sur
ses dix doigts combien un costume oriental pouvait
à peu près coûter par ces temps de guerre...
Et elle ne s’endormit qu’en imaginant le moyen
de se le procurer au plus tôt, pour se présenter au
tenancier du café et solliciter une place sur son
madar...

XXI

Ce fut désormais un projet irrévocable. Saâda


avait décidé de sortir une fois pour toutes de sa
misère, de se dégager de tous les liens qui pouvaient
la retenir à sa vie présente. Réflexion faite, elle pen
cha pour le métier de chanteuse, se sentant peu
d’aptitudes pour les contorsions savantes des baya-
dères.
Mais, ce n’était pas chose facile que de se faire
admettre dans un café-chantant. Les candidates
étaient nombreuses, et rivalisaient de dons rares,
quant à la puissance du chant et à la séduction des
attraits.
Tout d’abord, il fallait posséder au moins deux ou
trois costumes, afin de ne pas paraître chaque nuit
sous le même aspect, alors que la plupart des chan
teuses changeaient plusieurs fois de serouals dans
la même soirée
Il fallait également quelques bijoux de prix, pour
ne pas être effacées par ses compagnes.
Mais ce n’était point là le plus pénible effets
:

et parures pouvaient se louer assez aisément, moyen


nant deux ou trois douros par jour, ou bien encore
s’acheter à crédit en empruntant « à la petite
semaine » chez les usuriers de la rue des Juifs.
Ce qu'on exigeait surtout, c’était une voix harmo
nieuse. une voix cultivée par une pratique assez
longue; la connaissance de différents chants algé
rois et une certaine habileté à manier le tambour
de basque.
Et Saâda ne connaissait rien de tout cela. Elle
n’avait jamais eu entre les mains le moindre instru
ment de musique, elle n’avait aucune notion du
chant arabe d’Alger, aux harmonies douces et
nuancées. Sa voix inculte, aux inflexions nasillardes,
n’avait guère exhalé que des onomatopées, pareilles
à de grands cris d’animaux sauvages, là-bas,
sur les
montagnes de Fez, et que répétait l’écho des soli
tudes. Et puis, quelques berceuses primitives, que
lui chantait sa mère dans son enfance.
Saâda n’avait en somme pour elle qu’un corps
splendide et un visage adorable, privilège essentiel,
certes, mais insuffisant...
Saâda était tenace. Une idée s’était implantée
dans son cerveau. Il fallait, coûte que coûte, qu’elle
la mît à exécution. Aucun obstacle ne la rebuterait.
Elle avait assez de souffrir. On avait voulu l’arra
cher à son cher pays natal où elle n’exigeait rien
pour son bonheur, on l'avait leurrée, on l’avait jetée
dans ce taudis noir, eh bien! elle allait essayer d’en
sortir et de se créer elle-même dans cette ville
une existence heureuse! On lui avait fait chan
ger une colombe pour une chauve-souris, elle se ven
gerait...
Elle ne pouvait pas cependant se payer un maître
musicien. Que faire?...
On lui avait dit que, dans certains lieux secrets
de la ville haute, dans les mehchachats, fréquentaient
des amateurs de musique orientale, de jeunes Arabes
pour la plupart, qui étaient souvent plus habiles
et plus artistes que les « cheikh » les plus réputés
du métier. On lui avait indiqué, au cours de ses
rôderies nocturnes, une de ces mehchachats, dans une
rue étroite, très renommée pour ses boulettes d’opium
et ses sebsi parfumés, et surtout pour ses clients de
choix, pour les chansons rares qui s’y chantaient
dans le mirage de l’ivresse, et les contes originaux
qui s’y disaient pendant le repas des guitaristes.
Saâda songea à s’introduire dans cette petite réu
nion, à y faire son éducation musicale.
Le malheur voulait qu’on n’acceptât là que des
hommes, que ces réunions fussent très fermées, très
jalouses de leur isolement et de leur calme.
N’importe! Saâda résolut d’aller trouver le patron
de la mehchacha, un certain Sid Kaddour, et se jura
d'obtenir l'autorisation de venir veiller quelques
heures, chaque soir, parmi ses habitués.
Sid Kaddour Oulid El Kilaï Ben Mohammed
tenait, dans la rue des Remparts, une étroite bou
tique, où, tout le jour, il était, aux yeux du monde,
marchand de peaux fines pour les derboukas et les
tambours de basque. Une jolie boutique, toujours
fraîche, proprement blanchie comme un dôme de
mosquée, tendue de nattes jusqu’à mi-hauteur des
murs, agrémentée de pots de jasmin et d’aquaria de
poissons rouges. Dans un coin, on remarquait un
grand paillasson jaune, invariablement roulé, parais
sant hors d’usage.
Le soir, après le coucher du soleil, la porte de la
boutique s’abaissait, des bougies s’allumaient à
l’intérieur, le grand paillasson jaune se déroulait sur
le sol, des guitares apparaissaient et des assiettes
de toutes couleurs contenant des têtes de mouton
dans de la sauce rouge, une riche diversité de mix
tures enivrantes et prohibées : boulettes d’opium et
de miel, confiture au haschisch, pipes de chira...
Et quand la nuit était tout à fait venue, quand
la ville entière était endormie, les clients arrivaient
à pas de loup, par une porte secrète dissimulée
dans la muraille. Ils devaient se trouver tous pré
sents à une heure convenue, après quoi la petite
porte se refermait impitoyablement.
Les baschaïschïa s’étendaient alors en cercle sur
le paillasson et s’adonnaient à toutes les ivresses phy
siques et amoureuses. Tout cela dans le plus grand
calme, dans le plus grand mystère, pour ne pas éveil
ler l’attention de la police française...
On comprend que Sid Kaddour n’admît pas de
nouveaux compagnons à la légère, qu’il fût toujours
méfiant à l’endroit des espions et des traîtres...
Lorsque Saâda eut découvert la mebcbacba, elle
vit un petit homme, brun, maigre, assis en carré
sur une natte parmi des derboukas et qui savourait
un café turc dans une tasse de filigrane. Il portait
le costume ordinaire des gens du peuple, avec la
chéchia entourée d’un turban de soie rose. Mais son
œil noir, luisant et vif, en disait long sur sa con
naissance des choses de la volupté.
Saâda lui exposa clairement, brutalement, l’objet
de sa visite. Sid Kaddour, sans s’émouvoir, admira
d’abord la mâle et singulière beauté de cette femme.
Il lui demanda son origine et son nom. Il goûta
vivement aussi son genre de franchise, sa crânerie
de caractère. En un mot, elle lui plut. Cela suffisait
à un homme de sa race pour qu’il ne refusât point.
Sans trop d’hésitation, il accorda à Saâda la per
mission de se joindre tous les soirs à ses habitués.
Toutefois, ce ne fut pas sans quelques conditions,
que Saâda dut au préalable jurer d’observer.
Saâda ne révélerait son sexe à aucun des hommes
parmi qui elle désirait s’introduire. Elle arriverait
en burnous et chéchia. Elle garderait le plus pos
sible lé silence, se contenterait d’écouter. Pour tout
le monde, elle serait un homme. Elle aurait des gestes
d’homme, une âme d’homme, ce qui ne lui serait
point impossible, étant donné le caractère viril de
sa nature...
Saâda dut promettre que, au cas où elle serait
découverte, elle ne tenterait point de mettre le trouble
dans la petite société, ne se laisserait aller à devenir
la maîtresse d’aucun des habitués...
Le pacte fut conclut. Saâda et Sid Kaddour se
touchèrent le bout des doigts qu’ils portèrent ensuite
à leurs lèvres, en signe qu’ils étaient d’accord...

XXII

Le lendemain, dès la tombée de la nuit, Saâda


sortait de la boutique d’un dellal, sous le déguise
ment convenu : burnous blanc, sandales en peau de
chameau, chéchia rouge abaissée sur les yeux. Elle
se dirigea lentement vers la ville haute.
Dans son impatience, elle avait quitté le dahlis
beaucoup trop tôt. Sid Kaddour ne l’attendait qu’à
dix heures et demie pour l’ouverture de la mehcha-
cha, et neuf heures venaient de sonner à la grande
horloge de la place de Rahba.
Elle allait donc errer à l’aventure jusqu’à l’instant
fixé du rendez-vous. Peut-être d’ici là ferait-elle
quelque conquête, qui lui assurerait son pain du
lendemain...
C'était une nuit de mai. Un calme doux planait
sur la ville. Une tiédeur flottait parmi les ruelles,
entre les maisons mauresques et les minarets endor
mis sous la lune.
Alentour, jusqu’à l’horizon limpide, se déployaient
la campagne, les jardins odoriférants, les édens algé
riens fondus dans une ombre légère traversée de
grands reflets magiques. De loin en loin, sous la
clarté lunaire, jaillissait une éminence rocheuse,
dominée par un rideau de cyprès noirs.
Blidah était presque déserte. Rares étaient les
passants que Saâda rencontrait sur son chemin :
quelque haute négresse revenant du four banal, sa
planche à pains sur la tête, quelque rêveur attardé
par hasard, ou encore un yaouled dormant contre
sa boîte à cirer sous la voûte d’une porte basse...
Le son triste d’une flûte arabe montait des coteaux
lointains. Une sorte d’alanguissement tombait sur
ces rues vides, et passait entre les murs blanchis,
devant les petites portes closes, sur les dalles bordées
de mousse...
Était-ce là cette Blidah qui, avant la guerre fatale,
était fameuse pour le plaisir de ses nuits. Une vie
prodigieuse emplissait le soir ces ruelles parfumées,
qui retentissaient des cris de toute une jeunesse
aujourd’hui disparue!
La troupe surtout y répandait une animation
tumultueuse. Il fallait les voir, les braves tirailleurs
à la face de bronze, se répandre dès cinq heures sous
les orangers, dans les cafés maures et les boutiques.
Ils allaient et venaient, se promenaient en bandes,
chantant des refrains sabir, riant aux éclats du grand
rire de leurs dents blanches. Ils envahissaient les
échoppes, se munissaient de tresse, de ficelle, de
blanc de guêtres, de panne pour assouplir la peau
de leurs souliers à clous. Ils s’arrêtaient devant l’étal
des marchands de pains d’anis, de sardines au poivre
rouge et de poivrons frits au vinaigre. Ils achetaient,
sans marchander, jusqu’à ce qu’ils eussent vidé les
souks et qu’il ne restât plus une pièce au fond de
leurs larges poches.
Les rues étaient toutes bleues du fourmillement
de leurs uniformes, que tachait le rouge cramoisi de
leurs chéchias neuves. D’un bout à l’autre de Blidah
ce n’était que rires, chansons et danses bédouines.
Puis, lorsqu’ils s’étaient saoulés de tout cela, ils
refluaient en masse vers la ville haute.
Les belles Fathmas, pour les recevoir, s’étaient
parées de leurs plus beaux costumes. Le visage peint
de céruse, de carmin et de kohl, les membres alourdis
de clinquant, la fouta d’or drapant leur taille cam
brée, elles les attendaient, le poing sur la hanche,
devant le seuil de leurs portes, pour donner à ces
grands enfants robustes leur part de plaisir.
Et c’étaient alors, dans les vieilles cours dallées
de mosaïques, dans les petites chambres obscures
du quartier Bécourt, des orgies qui ne finissaient
qu’avec la nuit, par des batailles.
De leurs portes, les vendeuses d’amour assistaient,
impassibles, aux rixes souvent sanglantes qui allaient
se dérouler pour elles. Les anciennes bayadères, aux
gros bras chargés d’or, riaient à pleine gorge devant
ces jeunes fous qui s’entretuaient pour un baiser.
Les novices, à la simple gandoura de zéphyr, s’effa
raient, chaque fois qu’elles voyaient un turco, le
crâne fendu, rouler contre le seuil de leurs mai
sons. Elles se frappaient la poitrine, elles criaient,
éperdues :

Bout Bon! Sergoub! Sergoub! « Bou! Ils l’ont
assommé! Ils l’ont assommé!... »
N’importe, c’était la vie, ces batailles, après les
nuit d'ivresse, ces corps-à-corps, ces crânes fendus
et ces cris d’épouvante...
Aujourd’hui, elles sommeillent, les belles Fath-
mas, sur leurs seuils poudreux, sous leurs costumes
fanés, leurs bijoux ternis... Elles sommeillent, le
long des ruelles désertes, parmi l’ombre et le silence
des nuits indifférentes et splendides. L’une d’elles,
parfois, sort de son assoupissement, et dit à sa voi
sine :
— Ma sœur, pas une feuille ne bouge aux arbres.
Pas un être ne passe qui nous demande de lui
gratter la tête. Nous nous habillons, nous nous far
dons pour les murs. Nous jouerions aussi bien du
rabab sur le cul d’un chameau!... On dirait que le
souffle du désert a passé, et qu’il a rendu cendres
toutes les vies qui emplissaient Blidah!...
La voisine, languissamment, réplique par un pro
verbe :
— ’ Allah! ikkellina chaqiin aouida baqtîn!
Qu’Allah nous laisse plutôt à la peine qu’à l’aban
don !...
Oui, femmes, toutes les jeunes vies qui emplis
saient votre Blidah de plaisirs ont été brûlées! Elles
ont été brûlées et fondues à un souffle bien plus
ardent et bien plus néfaste que celui du Désert!...
Elles ne reviendront plus vers vous, elles ne se bat
tront plus dans vos ruelles blanches pour un de vos
baisers! Elles se sont battues, là-bas, dans un pays
qui est très loin et que vous ne connaissez pas, où
il y a du sable, de la neige et beaucoup de brume.
Elles y dorment pour toujours!
Et dors aussi, toi, Blidah la Sensuelle et la Par-
tumee! Tes enfants sont morts. Le Destin les a
engloutis dans le sacrifice universel. Toi aussi, petite
cité ignorée et lointaine, petite rose d’Afrique, tu
auras donné ta part de jeunesse, ta part de larmes
et de deuil. Plus un cri de gaieté ne brisera désor
mais le silence de tes maisons blanches, de tes
jardins embaumés au clair de lune!...

XXIII

Saâda rôdait toujours, sous son habit d’emprunt,


dans la désolation de la ville haute. Son impatience
grandissait : l’ennui de ces quartiers vides commen
çait à glacer son cœur...
Soudain, comme la demie de neuf heures sonnait
à l’horloge de Rahba, elle entendit monter de la
ville basse une sorte de tumulte fait de cris, de rou
lements de tambours...
Elle prêta l’oreille, le cœur battant. Elle distingua
les pas sourds d’une troupe en marche. Que se passait-
il dans le quartier européen? Excédée du silence des
ruelles, elle courut vers la place d’Armes.
Dans la nuit, plusieurs bataillons de tirailleurs
défilaient par la ville. Partis des casernes du Jardin
Bizot, ils se dirigeaient vers la gare. Ils gagnaient
Alger, d’où ils seraient embarqués avant le matin
pour la France.
Ils allaient, par centaines et par centaines, qu’es
cortait la foule sortie des maisons pour les acclamer.
Des hurrahs éclataient : « Vivent les turcos! Vive la
France!... »
Ils étaient vêtus de l’uniforme de guerre brun
sombre, au lieu des tuniques et des serouals d’un
bleu vif qu’ils portaient aux beaux jours de la paix.
Leurs dos étaient chargés d’un lourd et étrange
fourniment. On voyait dans l’ombre reluire les canons
de leurs fusils courts, et, par intervalles, l’épée d’un
officier à cheval. A leur tête, une petite clique s’épou
monait à souffler la nouba, à rythmer la marche des
hommes aux accents de la Marseillaise.
Ils allaient vers la gloire, les braves turcos, dans
l’obscurité de la nuit africaine. Une sorte de gra
vité marquait leurs faces de bronze, assombrissait
leurs grands yeux noirs.
En bas, derrière les remparts, le sifflet d’une loco
motive déchirait l’air tiède.
Saâda les regarda défiler jusqu’au dernier. Puis,
l’heure de la mehchacha étant encore éloignée, elle
voulut les suivre jusqu'à la gare.
On passa la place d’Armes, sous les acclamations
grandissantes des badauds et les cris joyeux des
enfants. On descendit l’avenue de la Gare, dont la
double bordure d’orangers en fleurs exhalait ses par
fums et c’était comme un adieu du pays aux pauvres
turcos qui s’en allaient vers l’inconnu...
La porte massive de Bab-Es-Sebt une fois fran
chie, on atteignit rapidement les quais de la petite
gare.
Là, toute une kyrielle de marchands ambulants
attendait les tirailleurs, jetaient leurs appels rauques
aux quatre vents de la nuit. C’étaient des Arabes,
pour la plupart. Ils vendaient des pains plats de
semoule. des collations, de menus objets de toilette.
Des Kabyles offraient de petites cassettes en euca
lyptus sculpté, des montres de métal, des bijoux de
pacotille. Des Bédouins portaient suspendus à de
longs bâtons des barres de sucre de toutes couleurs
et criaient de leurs voix nerveuses :

El Amber! El Amber! De l’ambre! De
l’ambre!...
Les femmes européennes entouraient leurs enfants.
On se jetait dansles bras des jeunes recrues, on
s’embrassait avec des larmes, on se souhaitait
mutuellement courage, on formait des vœux pour la
victoire prochaine...
Plus éplorées, plus exubérantes, les Musulmanes
s’étaient réunies en un groupe blanc dans un coin de
la gare; et, balançant frénétiquement leurs corps,
hochant la tête, elles chantaient en chœur de funèbres
lamentations.
— Adieu ! gémissaient-elles, adieu la peine de toute
notre vie, nos espoirs et nos fiertés! Qu'est devenue
notre patience pour vous élever, ô enfants, nos dou
leurs secrètes, nos larmes ravalées? Rien, plus rien
qu’un souffle pareil au vent! Des coups de lames
tranchantes lacèrent nos gorges et nos cœurs. Vous
êtes comme si vous ne nous aviez jamais appartenus!
Désormais, la guerre est votre père et votre mère,
vos frères et vos enfants! Comment cela est-il pos
sible? Jusques à quand, ô mon Dieu, ta malédiction
va-t-elle se prolonger? O mon Dieu, toi qui vois
tout et qui es la vengeance, ne dois-tu pas punir
ce Guillaume dont parlent les Roumis, cet assassin
du monde? Oui, tu lui assombriras ses jours comme
il nous assombrit les nôtres, tu lui ensanglanteras sa
vie comme il nous ensanglante la nôtre, tu lui feras
avaler notre fiel, et il n’aura pas notre patience pour
upporter le poids de ta main vengeresse! Il s’assoira
comme nous, il boira de notre boisson amère comme
le laurier rose!... »
Les lamentations s’élèvent, grandissent s'exas-
pèrent. parviennent à la furie de la douleur. Les échos
les collines répètent à travers la nuit la plainte des
œurs en sang, les malédictions venimeuses au sou
verain sanguinaire de l’ennemi.

Isououd saâdou! Que Dieu noircisse sa chance!
Isououd blaïsou! Que Dieu endeuille ses haillons!
Ea mout alibi El mout alibi La mort sur lui! La
mort sur lui!...
Mais voici que quelques tirailleurs, sergents, offi-
ziers indigènes, sortent des rangs. Ils sont exaspérés
de ce vacarme. Ils rougissent de cette exubérance de
leurs femmes devant leurs compagnons d’armes rou-
mis. Ils viennent à elles, et sans lever les yeux, d’une
voix irritée :
C’est assez faire remarquer notre race par vos
iou leurs bruyantes, vos cris affreux et vos malédic-
ms sans fin! Tout cela est vain et stupide. Il est
acile de voir que vous êtes des filles du Marché
ibnat et Blaça), que vous n’avez point de race! [ma
andkoumch elassel!} Allez donc voir si les filles
d’Alger ou des autres villes donnent un pareil spec
tacle’ Vos enfants vous reviendront, ô femmes, la
guerre ne doit pas durer toujours! Dès qu’ils seront
là-bas, ils vous enverront de leurs nouvelles, et quand
vous recevrez leurs lettres pleines d'argent, vous
sécherez bien vite vos larmes, hein! enfants de chi-
tane !

Non, non, non, lala, lala, lala, répliquent les
femmes toutes ensemble, nous ne voulons pas d’ar-
gent! Nous n’en avons pas besoin!... Atiouna geftna,
ma nstabgou âneb! Donnez-nous notre couffin. nous
ne demanderons pas de raisin!...
— Bon! Bon! Que cela soit! Mais pourquoi noir
cissez-vous les derniers instants que vos enfants
passent auprès de vous? Pourquoi ces lamentations?
Pourquoi ces asùbat sur vos fronts? Savez-vous ce
qui est chez Dieu? Ce qui est chez Dieu n’est pas
loin... Elli and Rebbi macbi bid...
Les Mauresques qui étaient là portaient toutes,
en effet, sous le âbrouq, un étroit bandeau de tulle,
qui a nom asisba, et que l’on ne met que dans les
grandes circonstances, en signe de deuil brûlant.
— Allons, taisez-vous, ô femmes, disent les
hommes avec autorité.
Les femmes finissent par se calmer.
Mais, à ce moment, un second coup de sifflet part.
La locomotive fait entendre son souffle monstrueux
et saccadé. Des grincements se perçoivent parmi les
roues étincelantes.
Des ordres s’élèvent. Les tirailleurs avec précipi
tation ramassent leur fourniment, brisent le faisceau
des fusils.
Les Mauresques, un instant maîtrisées, n’y tiennent
plus. La douleur de la séparation est trop forte!
Elles se reprennent à hurler comme des lionnes
blessées :
« Ya bni! O mon fils!... Ya khouia! O mon frère!...
Ya do înia! O lumière de mes yeux!... Ya âmri! O
ma vie!... »
Quelques instants s’écoulent. Les familles euro
péennes embrassent désespérément leurs enfants.
On ne veut plus se détacher de la dernière
étreinte...
Les tirailleurs envahissent les wagons. Les por
tières claquent. Les coups de sifflet se répètent et
frémissent. Des têtes bronzées apparaissent au dehors.
Des adieux encore s’échangent, des mouchoirs flottent,
des bras s’agitent. Le train s’ébranle
C'est fini!
Les wagons roulent, tressautent sur les rails et
bientôt s’enfoncent dans le lointain ténébreux...
Chacun reste un moment stupéfait, regarde d’un
œil fixe la grosse chose sombre qui peu à peu dis
paraît, emportant vers le néant peut-être des affec
tions et des jeunesses. Puis la foule se disperse...
Tristes, l’œil baissé, les familles européennes
remontent vers la ville, par l’avenue bordée d’oran
gers...
Les Mauresques brusquement se sont tues. Les
pleurs après le mort sont funestes. Muettes, elles se
redressent. ramènent leurs voiles blancs sur leurs
visages brûlés de larmes, et, par petits groupes, elles
regagnent la haute ville et les campagnes par des
chemins sinueux.
Et la petite gare redevient déserte et morne sous
la lune, en attendant de nouvelles troupes formées
pour le combat, de nouveaux départs bruvants et
douloureux...
Saâda avait assisté à tout cela d’un œil sans
trouble. Elle s’était promenée le long des quais, les
bras ballants sous son burnous. Cet attirail de guerre,
ces embrassades, ces effusions de douleur la tou
chaient peu. Une pensée l’absorbait tout entière la :

mehchacha, dont l’heure d’ouverture approchait, où


elle goûterait bientôt chants d’amour et voluptés
rares, où elle apprendrait le métier prestigieux
d’artiste orientale. A toutes les minutes, elle levait
les yeux vers le cadran de la gare, maudissant la
lenteur des grandes aiguilles noires...
Lorsque le train disparut, lorsque dix heures un
quart enfin sonnèrent, elle remonta, elle aussi, par
l’avenue aux orangers, et d’un pas pressé, dans la
nuit splendide, elle se dirigea vers la boutique de
Sid Kaddour...

XXIV

Ils étaient là, ce soir, dans le réduit de Sid Kad


dour, cinq ou six adolescents, assis en carré sur la
natte de paille jaune que le premier arrivé, selon
l’usage, avait déroulée sur le sol. Ils s’étaient suivis
de près, s’étaient salués en se touchant légèrement
le bout des doigts, puis chacun avait ôté sa gechcha-
bïa ou son burnous pour prendre place...
Ils étaient silencieux, pensifs, curieux sans doute
de connaître le nouveau compagnon d’ivresse que
Sid Kaddour leur avait mystérieusement annoncé.
Personne ici ne le connaissait, ce « Sid Moussa de
Fez, à la taille haute, aux yeux noirs, à la peau fine
et blanche »...
Un grand calme régnait. Une lumière douce rayon
nait de la lampe à pétrole posée au milieu de la
pièce, sous un abat-jour de feuillage.
La petite mehchacha semblait en fête. Sid Kad-
dour, ce soir, avait mis à la parer tous ses soins. Sid
Kaddour prétendait en imposer à son nouveau
client. Il voulait que sa mehchacha méritât aux
yeux de l’inconnu la réputation qu’on lui avait faite
d’être la mieux tenue, en même temps que la mieux
fréquentée.
Les soubassements avaient été rebadigeonnés en
bleu le matin même, les fleurs renouvelées dans leurs
vases dorés, — de grosses touffes de lilas blancs et
mauves et des piquets de fleurs d’oranger. Les aqua-
ria de cristal étincelaient, avec leurs rougets d’eau
douce aux somptueuses écailles.
Çà et là, sur la natte jaune, des assiettes d’argile
décorées de fleurs peintes, qui contenaient d’eni
vrantes mixtures : du kif, du tombak, des boulettes
de haschisch, et surtout de la mad-jona, une pâte
brune, faite de beurre, de miel, d’opium et de has
chisch. Il y avait aussi, dans une petite marmite,
basse {touidjenn), des portions d’une tête de mou
ton. nageant dans une sauce fortement pimentée.
Des narguilehs à la carafe rouge et bleue, au
tuyau de cuir annelé, s’alignaient sur une table
ronde, parmi des verres et des flacons d’alcool. Les
longs et fins sebsi 1 gisaient pêle-mêle parmi les gros

i. Sorte de pipes minces et très longues.


bouri 1 confectionnés avec des noix de coco. Les gui
tares et les dioitaq 2 étaient jetées pêle-mêle sur un
matelas de mérinos où couraient des chimères à
têtes de femmes brunes... Tout cela, disposé avec un
laisser-aller, un désordre savant, pour inviter les
compagnons au plaisir sous ses multiples formes...
Une théière de cuivre, sur un fourneau de terre
cuite, faisait entendre un ronron pareil au miaule
ment assourdi d’une chatte, — là-bas au fond de
l’arrière-boutique, sous les regards vigilants de Sid
Kaddour.
Sid Kaddour avait l’œil à tout. Il était ici le
maître et le doyen, le chikh. Il tenait à ce que la
réunion fût parfaitement réglée, que les produits
d’ivresse fussent purs et que l’accord régnât parmi
les compagnons. Il connaissait les caprices de cha
cun et s’efforçait de les satisfaire. Il veillait surtout
à ce que la mâdjona fût consommée avec modération,
et, usant de son autorité, il empêchait ses habitués
de se livrer à des folies. Enfin, il avait l’oreille sans
cesse aux aguets, et il fallait sa ruse, son expérience,
pour que depuis cinq ans la mehchacha n’eût pas
été découverte par la police française.
N’allez point croire que ce fût par esprit, de lucre
que Sid Kaddour tînt ce dangereux établissement.
C’est à peine s’il faisait ses frais, en recueillant le
contenu de cette assiette où les clients jetaient une
pièce de deux sous chaque fois qu’ils prenaient une
nouvelle boulette narcotique ou un nouveau sebsi

i. Narguilehs primitifs.
2. Flûtes arabes.
parfumé. Bien des soirs il arrivait même que Sid
Kaddour en fût de sa poche.
Les compagnons qui l’entouraient, ces bascbaïs-
cbïa, dont il avait lui-même autrefois fait partie,
forment dans l’Islam une caste à part. Grands
rêveurs, vrais poètes, et ils n’ont de cœur et d’esprit
que pour la volupté. Sans souci de nulle sorte, ils
ont voué leur existence au kif, au haschich, au culte
de la musique orientale et des légendes d’amour. IL
n’ont point de famille et ne gardent aucun des pré
jugés de l’Islam.
Eux-mêmes, en quelques aphorismes célèbres, ont
exprimé l'originalité de leur nature :

Aïcbna en-nda ou bekb elourd.


Notre vie est au serein et à la rosée.

Sebsi terki ou mâdjona,


Houa goutna
Le sebsi turc et la mâdjona,
Voilà notre nourriture.

Aqelna metlouq ou Klamua me/qoud...


Notre esprit est calme et nous parlons rarement...

L’amour de l’indépendance est ce qu’il y a en


eux de plus profond. Aussi sont-ils plus curieux des
subtilités de l’amour que de l’amour même.
Enfin, ils ont des manies singulières, dont la
moindre consiste à rejeter le nom qu’ils ont reçu
de leur mère, et à s’affubler d’épithètes dans le genre
de celles-ci :
Hhibi ou bbib ennass.
Mon ami et l’ami des gens.

Qtitat ou klibat..
Petits chats et petits chiens

Ourda meskia âla cbacbia tounsia...


Rose musquée sur une chéchia de Tunis...

Pour toutes ces raisons, les haschaïschïa sont


exclus de la société musulmane pieuse. Ils sont con
sidérés comme des kbardjin eddin, des « hors la
religion », des êtres d’un autre monde, qu’on aban
donne à leurs rêveries sacrilèges. Un dicton popu
laire chez les Juifs dit, de façon pittoresques, en
quelle estime ils sont généralement tenus : Ida gal-
lek lioum essebt, gbir châl ennar! « S’il t’a dit que
c’est aujourd’hui samedi, tu peux sans crainte allu
mer ton feu ! »... 1 .
Les compagnons qui se trouvaient, ce soir-là chez
Sid Kaddour étaient de tout jeunes hommes, de seize
à vingt ans. Ils portaient avec aisance le costume
des haschaïschïa, car il y a un costume des has-
chaïchïa : pantalon de laine marron collant aux
jambes (au lieu du seroual bouffant ordinaire), avec
de longues poches soutachées de quita'n noir, et
tunique de toile grise ou bleue. Ils avaient, en outre,
la chéchia inclinée sur l’oreille et une branche de
basilic piquée dans le turban de soie rose. Leurs

i. On sait que la coutume hébraïque interdit l’usage du


feu le samedi.
«54 SAADA LA MAROCAINE

visages étaient jolis et pâles. Leurs yeux luisaient


comme des braises.
Déjà ils commençaient à manifester leur impa
tience du plaisir qui tardait, lorsque Sid Kaddour
claqua de la langue et prononça un :
En/nda!

Et du menton, il fit signe à Sid Mustapha, un
jeune musicien fort élégant sous sa gandoura de
soie et qui tenait un gnibri entre
ses beaux bras
blancs.
Son visage devint tout rose au commandement
du chikh Kaddour. Il porta le gnibri plus près de
son oreille, ses yeux fermèrent lentement puis sa
se
voix, douce comme celle d’une femme, aux accords
le l’instrument d’amour, s’éleva dans l’air embaumé
Et les amis, étendus autour de lui en de noncha
lantes poses, tout en suçant de la mâdiona, en dégus
tant des boissons fortes, savourèrent sur sa bouche '
le chant de YAchoué :

Hine tesfar elachia


Netouhache elbebaïb...

« Quand la soirée jaunit,


« Je languis plus fortement de revoir ceux que
j’aime... »

Les paroles brûlantes arrachèrent à ces passionnes


de poésie des soupirs et des sanglots. Sid Mustapha
fut comblé de :

« Sabîte. ya hbibi! Merci, ô mon ami!


Sahite, ya legh^al! Merci, ô gazelle! »
et les pièces tombèrent de toutes les mains dans le
plateau de cuivre posé devant lui...
La mélopée, assez courte, mourait sur ses lèvres,
lorsque, à la petite porte du fond, un coup discret
se fit entendre.
Aussitôt, le musicien déposa son gnibri. Tous les
compagnons tournèrent des regards anxieux vers
l’arrière boutique. Sid Kaddour, qui s’était levé, alla
ouvrir.
Sid Moussa » parut, un peu émue, gênée, sous
«
son costume algérien. Elle considéra furtivement
l’ensemble de la mehchacha, et fut émerveillée.
C’était à dessein que Sid Kaddour l’avait convo
quée pour une heure en réalité plus tardive que
celle de l’ouverture, afin qu’elle trouvât la pièce
entièrement parée, alors que la réunion battait son
plein.
Toute rougissante, « Sid Moussa » s’avança vers
l’assemblée, tendit à chacun le bout de ses doigts, et
ne prononça pas une parole, levant à peine les yeux.
Cela n’empêcha point qu’au premier instant, dès
la première seconde, « Sid Moussa » fût deviné
femme. L’attouchement des doigts, si léger fût-il,
acheva de les édifier. Ils aspirèrent de plus près, phy
siquement, l’odeur de la femme.
Pourtant, aucun d’entre eux ne broncha, n’essaya
de protester auprès de Sid Kaddour par quelque
allusion plus ou moins indiscrète. Ils avaient le res
pect de leur chikh. Ils connaissaient aussi son expé
rience, et ils se demandaient s’il n’avait pas eu
quelque raison secrète pour oser une tentative qui
paraissait si imprudente.
Cette femme qu’il introduisait parmi eux n était
certainement pas commune. Le seul fait qu’elle avait
demandé ou consenti à pénétrer ici en témoignait.
Elle possédait en tout cas un corps splendide, que
leur instinct découvrait sous le burnous, et des yeux
à rendre fous.
Non seulement ils feignirent tous de prendre Sid
Moussa pour un homme, mais dans leur cœur una
nime s'éleva pour cet étrange compagnon un souhait
sincère de bienvenue.
Sid Kaddour, sans y paraître, épiait le jeu de
toutes les physionomies. Il remarqua le regard baissé
de chacun, les dents serrant les lèvres.. Et il se dit
une fois de plus que ses jeunes disciples étaient intel
ligents comme l’encre, âghn ki elhber...
Quant à Saâda, elle comprit, elle aussi... Elle se
sentit déshabillée par ces yeux luisants qui coulaient
vers elle par dessous les turbans. Elle se rendit bien
ompte que le costume masculin, pour ample et
enveloppant qu’il fût, n’avait pas suffi à dissimuler
ses formes à ces voluptueux raffinés. Cependant, elle
garderait le silence, elle ne détacherait point ses yeux
du sol, comme elle l’avait promis au chikh de la
m hchacha.
Sid Kaddour lui indiqua un petit coussin jaune
où prendre place. Elle l’écarta du pied, s’y allongea,
enfonça davantage sa chéchia sur son front, fit glis-
er son burnous autour de ses épaules, passa ses
deux bras sous sa nuque, et, dans cette pose, qui
laissait parler sa beauté toute seule, la jeune Maro
caine sembla plus adorable encore.
Le musicien alluma une cigarette turque à celle
SAADA LA MAROCAINE 1
57

qu il tumait déjà. En signe d’amitié, il la tendit à


Sid Moussa.
— Ma tbcbemcb, ktif, bana dar eloualt! N'aie
point honte, fume, c’est ici la demeure des Esseulés...
Saâda porta la cigarette à sa bouche avec un geste
lent. Puis, essayant de raffermir sa voix :

Saba, rana arfme’ Merci, nous savons! fit-elle.



Son œil noir se leva instinctivement vers le jeune
homme.
Sid Mustapha détourna la tête. Il soupira, tei
gnant de fredonner une chanson connue :

Nehmel degget etme^raq


Aouida chouftha bermaq...

« Je supporterais un coup de stylet


« Plutôt que son regard étincelant... »

Saâda entendit un autre haschaïschi qui murmu


rait :

Sabara djat lina ou qseftna chbabna!


— Gbe^la
Une gazelle du Sahara nous est venue, qui a écourté
notre jeunesse!

Un troisième, enfin, simula de s’adresser à son voi


sin, et dans une crispation de tout son être :

— Zin âla eddefta, ou eddefta merral


La beauté est sur le laurier-rose, et le laurier-rose
est amer!...
I58 SAADA LA MAROCAINE

Sid Kaddour, tout en surveillant sa théière, ne


cessait d’observer malicieusement les visages et lisait
sur chacun d’eux l’ardeur d’un désir douloureuse
ment contenu. Et, comme Saâda avait promis de
ne point défaillir, il songea au refrain d’une romance
fameuse :

Alach bad elâdab, ya hbabi


Qloubkoum andkoum irtab
Ouslis ma teqrabou...

« Pourquoi toutes ces souffrances, ô mes amis?


« Que vos cœurs s’apaisent dans vos poitrines,
« De ma possession vous n’approcherez jamais...

Saâda se sentait enveloppée de toutes parts de fré


nésie et d’amour. Comme en un rêve, elle regardait
la fumée bleue de sa cigarette monter en spirales
dans l’air de la mehchacha, elle aspirait le parfum
des fleurs d’oranger et des lilas... Dans ce réduit her
métiquement clos, où se heurtaient autour de sa
personne tant d’ardeurs passionnées, où tout mani
festait l’exaltation des sens et de l’âme, elle éprou
vait des sensations indicibles, qu’elle n'avait jamais
soupçonnées jusque-là,
— comme la joie de se voir
brusquement reine au milieu d’un palais enchanté...
L’exaltation fut à son comble quand Sid Musta
pha, qui contemplait à la dérobée ce corps splendide
étendu près de lui, entreprit de le chanter. Il savait
« Sid Moussa » originaire de Fez, du beau pays de
Fez, dont flottait ici le parfum sauvage et sacré.
Il n’attendit point que s’écoulât l’habituel quart
d’heure du repos. Il reprit son gnibri encore tout
vibrant des derniers accords, et, sans que personne
l’y invitât, il entonna, pour Sid Moussa et pour
lui seul, l’ardente mélopée marocaine des Trois
Voluptés du Monde :

T lata {aboua ou mraba *


Bebaouaboum mani sahi
Rkoub elkbil ou elbnat
Ou kissane erraba...

Il trois passions et voluptés.


est
De leur amour je ne suis jamais rassasié :

Le cheval, les femmes


Et les verres d’oubli...
Acbqi fe^inn ennsaba
Gbiouanou {ad djrabi
Ou sbabi ya ia abal lebaoua
Zinat eddououab.
Mon amour est pour la beauté puissante.
Ses douleurs ont élargi ma plaie.
Et la cause, ô assemblée des amoureux,
Ce sont ces beautés qui brillent!

lommenn batjozi bennsaha


Djaou i^ourou merkabi
Sabouni menu liât elbaoua
Sekrann bla raba.

Un jour, elles sont arrivées à l’improviste, avec


un air provocateur,
160 SAADA LA MAROCAINE

Elles sont venues visiter ma demeure.


Elles m’ont trouvé de la brûlure de l’amour
Saoul sans liqueur.

Qoultlhoum sebt erraba


Bebaouakoum^ tab frahi
Ellila asidi nredrou
Kissann erraba.

Je leur ai dit J’ai trouvé mon repos.


:
Par votre amour ma joie est à l’extrême.
Ce soir, nous ferons déborder
Les verres d’oubli...

Tlata ^aboua ou mraba


Bebaouabouin mani sabi

11est trois passions et voluptés.


De leur amour je ne suis jamais rassasié...

Tabet essigba ou Itab essqam


Y a sâd menn saâd sâdou
Ou blegb fel monna qesdou
Rebbi bennser ouddou.

La musique s’est élevée et mes souffrances se sont


apaisées...
O la chance de l’homme qui arrive à posséder la
femme de sa Destinée!
Et qui s’épanouit dans la fête de ses désirs satis
faits !
Dieu l’a rendu victorieux!
SAADA LA MAROCAINE 161

Ibat fel bsat mselli fi raha


Ma isba menn el mouabi
Hatta iâfou khalqi
Djououad ou Semmab.

Il passe ses soirées sur des tapis, dans la béati


tude du repos,
il ne cesse de s’enivrer de liqueurs,
Jusqu’à ce que Dieu le réveille,
Dieu le Fort et le Miséricordieux.

Tlata ^aboua ou mraba


Behaouaboum mani sahi

Ilest trois passions et voluptés.


De leur amour je ne suis jamais rassasié...

Rkoub elkhil srâta ou kious meunn elmdam


Ou bnate elbaoua ou elhal
Ou eloualâte bel qemsal
Hadi Idik tqoul gh^al.

Oh! monter les chevaux rapides! Oh! les verres


pleins de liqueurs!
Et les femmes de l’amour et du bonheur.
Les passionnées des vases de fleurs!
Celle-ci à celle-là dit : gazelle!

Ala khdoudhoum iaqouta ouddaba


Où elqmer fi lilat ouahi
Oouella chems eddba
Taget âla elbitab.
162 SAADA LA MAROCALNE

Sur leurs joues, des diamants lumineux,


Et la lune dans son premier soir,
Ou le soleil à son couchant
Qui s’étend sur les terrasses

Tiata çaboua ou mraba


Bebaouaboum mani sahi

Il trois passions et voluptés.


est
De leur amour je ne suis jamais rassasié...

Lebnat kal araïs iddeldjou fel kbiam


Lebsou cbbal memm tidjann
Idderdjou kem elghi^lann
Ferriad seltni me^iann.

Les femmes, comme des mariées, s’alignent en


gradins dans la maison.
Elles ont revêtu combien de diadèmes?
Elles s’alignent en gradins comme des gazelles,
Dans un jardin magnifique comme un jardin de
sultan.

Fi qebt ennser itbekbtrou bennsaha


Ou elâdra ^abou elmabi
Touget be^m ou lebba
Ann s air elmlab.

Sous ce dôme victorieux, elles s’amusent, pro


vocatrices.
La plus puissante est la joie de ma vue.
SAADA LA MAROCAINE 163

Elle est forte de sa beauté et de sa prestance,


Elle a triomphé de toutes les beautés.

T lata ^aboua ou mraba


Bebaouaboum mani sabi

II est trois passions et voluptés.


De leur amour je ne suis jamais rassasié...

Houmann enn^aïah eddenriia ma fiba klam


Houm essrour ou essilouane
Houm lebnat ou elkissann
Oueddif binboum soultan.

Ce sont elles qui égaient le monde.


Ce sont elles, la joie et le bonheur, ’
Ce sont les femmes, et les verres,
Et l’hôte parmi elles est un sultan!

Elôud ou errabab idjaoueb befsaba


Ou elmaïa ou elgebbahi
Tesmà heuss lettiar
Fouq mnaber ledouab

La guitare et le rabab se répondent avec har


monie,
Le « maïa » et le « gebbahi »1;
On entend le chant des oiseaux
Sur les autels dans la verdure.

i. Noms de deux modes de la musique marocaine.


Tiata ^ahoua ou mraba
Bebaouaboum mani sabi

II est trois passions et voluptés.


De leur amour je ne suis jamais rassasié...

Cbefna meunn ^baou ou nçalah chella inqamou


Mada cbrebna meunn kissann
Mada âcbeqna meunn hissann
Ou mada gberna meunn jersann.

Nous avons eu des ivresses et des instants de


volupté inestimables,
Combien n'avons-nous pas bu de verres.
Combien n’avons-nous pas aimé de beautés,
Combien n’avons-nous pas combattu de cavaliers?

loum mcbalia kbiouli tefjaba


Rakeb ôudi ou slabi
Ou bnat elbaï ka tbaïâli
Meun elbitab.

Le jour de la bataille, il y avait des chevaux frin


gants.
J’étais monté sur mon cheval, mes armes au vent,
Et les filles de Dieu me saluaient toutes
De leurs terrasses...

Tiata ^aboua ou mraba


Bebaouaboum mani sahi

Ilest trois passions et voluptés.


De leur amour je ne suis jamais rassasié...
Ou gbramboum fi bcbaïa dairm mqam
Audi chaboudou tedri
Djicb elgbram daïr bib
Ou anaya ît ma nekbfih

Leur passion a assiégé mon cœur comme une cita


delle.
J’ai des témoins qui pourraient vous le dire
Ils sont une armée de voluptueux autour de moi
Et moi je me suis fatigué à cacher ma passion,

Lakinn sal nass elmâna ou fsaba


lourriouek ânn tefsaht
Hada ouegt lemledà
Diedd bgbir m^ah

Demandez aux gens experts et qui savent,


ils vous montreront ce que je sens.
C’est le bonheur suprême.
Cela est vrai et sans mensonge.

- T lata ^aboua ou mraba


Bebaouaboum mani sabi

II est trois passions et voluptés.


De leur amour je ne suis jamais rassasié...

Hafed. elmâm kboud enndam


Gbenm ou goulha bedjhar
Gal lefsib Ben Omar
Tergi ou sabab eliedmar
O toi qui retiens le sens, prends la broderie de la
poésie,
Chante et dis-la avec clarté,
A dit le poète Ben Omar,
Le droit et l’ami de la vérité

Hadi mrouti via nerda begbaba


Ouella vâmel gbir slabi
Amel tkah fel krivi elgbani elfettab...

Adresse-toi à ma bonté, je ne consentirai à rien


par la force,
Ou je ne ferai que ce qui pourrait me convenir.
Mets ton espoir en Dieu, Celui qui donne, Celui
qui réjouit...

La mélopée suscita les soupirs et les larmes. Les


compagnons la burent comme un philtre. Ils lan
çaient en même temps à la belle Marocaine des
regards qui lui faisaient comprendre que cette chan
son ne leur parlait que d'elle, qu’elle exprimait ce
que leurs cœurs à tous éprouvaient sans qu’ils
pussent le lui dire. Et pour exaspérer leur ivresse
ils prenaient de l’alcool, mâchaient de la viâd-
jona au delà de toute mesure. Et Sid Kaddour
n’essaya point de les contenir, car il s’était grisé
lui-même.
Parfois, l’un des compagnons criait au musicien,
dans un spasme :
— Hada boua djrabi! C'est elle, ma blessure!
Un autre :
— Tem tsibou âmri! Là, vous trouvez ma vie!
Ou bien, ils reprenaient en chœur l’enivrante can-
tilène :

il trois passions et voluptés.


est
De leur amour je ne suis jamais rassasié;
Le cheval, les femmes
Et les verres d’oubli...

Saâda, elle, s’émerveillait de cette voix de Sid


Mustapha, si voluptueusement tendre, et jouissait
du charme inconnu des couplets d’amour. Cette
poésie la prenait toute, réveillait des instincts encore
assoupis dans son cœur. Cette atmosphère d’hommes
énamourés jusqu’à la folie l’enchantait. Oh! vivre
désormais, vivre toujours parmi de tels êtres, chez
qui tout n’était qu’adoration de la beauté! Oh! se
voir toujours admirée, aimée, désirée jusqu’au
paroxysme- de la douleur!
Sa vie passée, sa détresse au dahlis lui apparais
saient soudain dans toute leur hideur. Elle n’en vou
lait plus, de cette désolation de tous les jours, de cet
époux difforme et stupide... Dieu l’avait créée pour
le plaisir. Plus que jamais, elle voulait devenir chan
teuse au café-chantant. Elle serait admirée et aimée
comme elle méritait de l’être, et mieux qu’ici encore,
dans des salles merveilleuses, par les caïds des
grandes villes.
Et Saâda écoutait avec une sorte de fièvre, s'effor
çant de retenir les paroles de cette mélopée pas
sionnée, de distinguer les nuances singulières du
rythme, l’alternance complexe des strophes, les inter
jections rauques et qui reviennent à de réguliers
intervalles, et jusqu’aux notes graves et mourantes
des soupirs de la fin (tiba')...
Cependant, l’heure avançait. Les tabacs et les bou
lettes narcotiques diminuaient sensiblement dans les
assiettes.
La lampe vacillait. C'était d’ordinaire, pour les
compagnons le signal du départ.
Mais les haschaïschïa n’étaient point encore assou
vis, ce soir. Ils ne pouvaient s'arracher à de si rares
voluptés.
Sid Kaddour le comprit. Il alla prendre dans
l’arrière-boutique une ferrachïa épaisse, et, sans rien
dire, la tendit contre la petite porte qui donnait
sur la rue, afin que les compagnons ne fussent pas
troublés par la lumière du jour qui ne tarderait
pas à paraître.
Puis il vint regarnir la lampe, la jolie lampe à
laquelle il parla, comme à un frère :
— Toi aussi, lui dit-il, tu avais soif ce soir, et
tu as bu comme les hommes forts! Enta dagba kenti
âtchana ellila, ou cbrebti ki lefbal!...
Sid Mustapha avait déposé son gnibri sur la natte.
Il secoua son bras engourdi, et passa une nouvelle
cigarette à « Sid Moussa ».
« Sid Moussa » paraissait plongée dans une pro
fonde méditation. Les paupières baissées, le front
grave, elle reçut la cigarette et la porta à sa bouche
sans rompre son silence pensif.
Sid Mustapha l’interpella :
Voyons, Sid Moussa, à quoi rêves-tu? Dis-le,

que nous rêvions avec toi? Ya Sid Moussa, acb rak
tnoum? Qoul ina, nenoumou mak^...
Sid Moussa » regarda le musicien dans les yeux :
— Toi qui nous fais rêver, comment peux-tu nous
demander à quoi nous rêvons? Tu nous as percés
de part en part, et tu nous as laissés comme des mou
tons assoiffés auprès d’un ruisseau sec! Feqqestna
ou kbellitna ki lekbacb âtcbanin hda ouahad el oued
nachef!
Sid Mustapha sourit à l’allusion, la trouva bonne.
Il se tourna vers Sid Youssef, le conteur de la réu
nion, que l'on surnommait Bois de Santal (Od leq-
mari), à cause de sa taille mince et de sa peau par
fumée.
— Bois de Santal, c’est ton tour maintenant!
Veux-tu nous tirer quelque chose de ta cassette d’or,
et nous faire rire après que nous avons pleuré?
Sid Youssef était un bel homme brun, aux traits
délicats, à l’œil de noisette dorée. Il était le plus
vieux des haschaïschïa de céans, et possédait dans sa
mémoire un nombre inépuisable de légendes de
guerre et d’amour.
Il hésitait néanmoins.
— Après la poésie marocaine, il ne reste plus de
bdjaiat vibrantes, murmura-t-il, en considérant « Sid
Moussa ».
Mais « Sid Moussa » le pria à son tour ;
— Allah fasse triompher les bouches qui savent
chanter ou conter, que ce soit en algérien ou en
marocain! Celui qui sait chanter est un poète, et
celui qui sait dire est un savant. Je les aime tous les
deux! Je les voudrais penchés sur moi l’un et l’autre,
soir et matin! Allons, Bois de Santal!...
Vaincu par le souhait voluptueux de la femme,
170 SAADA LA MAROCAINE

Bois de Santal quitta sa pose alanguie. Il s’assit en


carré, croisa ses mollets chaussés de bas blancs, et,
dans le silence de la mehchacha, sa voix s’éleva,
fluette et gracieuse, pour dire une de ces histoires
du désert, à la fois tendres et sensuelles, qui acheva
de les enivrer...
Lorsque Saâda sortit de la mehchacha, après avoir
mangé avec ses nouveaux amis la tête de mouton
pimentée, qui « fait passer » les narcotiques et
l’alcool, il était grand matin. La vie s’éveillait dans
les ruelles de la ville haute. La journée s’annonçait
brûlante. Là-bas, par delà la campagne, l’astre du
jour surgissait en sa gloire, chantait l’hymne de la
lumière africaine sur les maisons blanches et les
orangers fleuris...

XXV

Saâda passait maintenant toutes les nuits dehors,


soit qu’elle errât en quête d’aventure dans les quar
tiers de la haute ville, soit qu’elle se rendît à la
mehchacha de Sid Kaddour.
Elle n’avait désormais qu’un but, qu’une ambi
tion, qu’une pensée : se faire admettre un jour comme
chanteuse au café-chantant de Sid Beggar!...
Hélas! plus elle caressait ce rêve, plus elle se
rendait compte des obstacles qu’elle devrait sur
monter!
Les temps étaient de plus en plus durs dans la
petite ville des fêtes. La mobilisation, appliquée avec
une rigueur croissante, touchait l’un après l’autre
tous les hommes valides. Il ne se passait pas de
semaine que des centaines de paysans arabes, de
ceux qui faisaient la richesse et la vie de Blidah,
ne quittassent la gechchabïa pour l’uniforme des
tirailleurs, Blidah et ses plaisirs pour le pays des
Roumis et la terrible guerre!
Ceux-là qui demeuraient ne descendaient plus
guère de leurs djbal pour s’amuser dans la haute
ville. L’esprit de restriction et d’épargne avait gagné
tout le monde, et le temps était passé où l’argent se
répandait à flots dans Blidah, après la rentrée des
moissons ou la récolte des olives!...
Il fallait pourtant que Saâda gagnât sa vie, sa
vie et celle de son frère, de sa mère, de son mari!
Il fallait qu’elle pût louer deux costumes de rechange,
un simple de soie molle, un autre de brocart. Car les
amants riches ne se présenteraient pas dès le soir où
elle paraîtrait pour la première fois sur la scène du
café-chantant. Elle devrait louer aussi quelques
bijoux, des foulards de soie, des ceintures dorées, des
escarpins de velours. Et tout cela ne coûterait pas
moins de quatre douros par soirée.
Et la grosse somme était pénible à amasser, d’au
tant que Saâda n’était pas rouée; elle se donnait
sans marchandage et sa réputation de tcbektcbaka
meskina, de ribaude pauvre, était faite désormais.
Ignorante comme une fille des montagnes, elle s’était
livrée à son métier, ouvertement, follement, sans
prudence. Et maintenant, ne lui disait-on pas que
des hommes de la police française étaient à ses
trousses, la pourchassaient secrètement comme une
bête dangereuse. Oh! les fantômes rusés, adroits et
fourbes! Déguisés en Arabes, en magistrats, en
femmes, ils se mêlent à tous les milieux. s’adaptent
à tous les genres de vie, suivent patiemment la fille
perdue, l’attirent vers le piège, où, un jour, elle
doit tomber sûrement! Oh! l’angoisse de Saâda!
Ces fantômes sinistres, elle croyait les voir partout,
au souk, parmi les passants croisés au coin des
ruelles, et jusque dans la mehchacha! Elle restait
des heures aux aguets sous les porches, ne s’aventu
rait plus dans la rue qu’en rasant les murs et à la
nuit noire!
Saâda avait deux raisons pour ne pas se laisser
prendre : elle serait marquée au fer rouge, et son
rêve, en un instant, s’écroulerait. La porte du café
Beggar lui serait fermée impitoyablement. Pour être
admise dans un café-chantant, il ne fallait pas que
la candidate fût trop connue. A plus forte raison
repoussait-on la fille publique!
Mais pour Saâda, il y avait plus pénible encore :
cultiver sa voix et connaître ce répertoire nombreux
qu’on exige des chanteuses? Sans aucune omission,
elle devait retenir pour le moins le Chant du Matin,
le Sebbobé :

Ya sabah el Kbir âlimemn sabab


Alik y a malikb ouida alia?
;

Sabah elouerd elmoujatik lelbitah...

O l’être de bonheur sur qui se lève le matin,


Est-ce sur toi, reine de beauté, ou bien sur moi?
Les fleurs se réveillent et éclosent aux terrasses...
Le Chant de l’Après-midi :

•Ya bnate elbahdja..

O Filles de la Cité Somptueuse (Alger)...

La Mélopée du Soleil Couchant (Acboué) :

Hine tsfar elâchïa


Netouhacbe elhbaïb...

Quand la soirée jaunit,


Je languis plus fortement de revoir ceux que
j’aime...

Et enfin l’Hymne à Minuit :

Qoum ya hbibî tsmâ elotare.

Réveille-toi, ô ma bien-aimée, pour entendre la


guitare...

Hymne unique pour l’ampleur du rythme, la


richesse des images, et que l’on ne chante que dans
le silence recueilli des cours arabes, sous les nuits
étoilées au son du rabab, mais qu’il faut plusieurs
heures pour réciter seulement.
A combien d’obstacles la pauvre Saâda ne se heur
tait-elle pas!
N’importe! Avant de partir pour la mehchacha,
chaque soir, elle prenait sa petite fille dans ses bras,
174 SAADA LA MAROCAINE

et, pour exercer sa voix autant que pour se rendre


libre, elle l’endormait en lui chantant les berceuses
marocaines de son enfance :

Becboui, Becbout, ya boebbi!


Hemma ennass issemôu bina!
Al esstoub enndaf
Djiranna erqoud
Saâa nctlaqou àla berdi elâli
Netbekbtrou tabt elahlal eddaoui!..

Doucement, doucement, ô mon bien-aimé!


Que les gens ne nous entendent pas!
Sur les terrasses magnifiques
Nos voisins vont s’endormir,
Tout à l’heure nous nous rencontrerons sur la
maison la plus haute,
Nous nous enlacerons sous le croissant de lune...

Mais plus souvent encore Saâda chantait une autre


chanson qui, celle-là, disait sa propre histoire, les
misères qu’elle souffrait dans cette ville, sa rancune
contre ses parents coupables... Elle regardait d’un
œil oblique sa vieille mère immobile en un coin de
la chambre et, tout en berçant Aouïcha, elle pronon
çait avec force 1 :

i. Les berceuses (therbirat). en Algérie ou au Maroc, ne


se disent la plupart du temps qu’en manière de calembours.
Tout en berçant leurs enfants, les Mauresques se commu
niquent par ces chansons courtes, d’une maison à l'autre,
leurs sentiments d’estime et de haine...
Ma kountou mennkozzm ilikoum
Fassertou berrani
Oua kountou fi sef ellouel
Oua sertou fi sef ettani
la radUn echcberq
Ooulou Isoultanz
Eddel ma nbemloucb
Ou elôeu% houa rebbani...

Je n'étais ni de vous ni pour vous!


Je suis devenue une étrangère.
J’étais au premier rang,
Je suis passée au second rang!
O vous qui partez vers l’Occident
Dites à mon bien-aimé :

La douleur, je ne puis la supporter!


C’est le bonheur qui m'a élevée!...

Et le matin, lorsqu’elle rentrait de la mehchacha,


l’âme saoule des violentes mélopées, elle fredonnait
encore, elle s’essayait à répéter tout bas les mots,
les airs qu’elle avait retenus, parmi le silence des
aurores naissantes, au fond de la petite chambre
endormie...
Elle trouvait invariablement Messaoud qui venait
à peine de rentrer et qui sommeillait ivre-mort,
accroupi à la même place, dans un coin de la che
minée Quelquefois il entendait vaguement Saâda
qui chantait... Il prêtait l’oreille, essayait de saisir
le rythme... Et bientôt, Saâda voyait ce corps abruti
de sommeil, qui se mettait à battre la mesure, en
claquant la langue, en remuant sa tête alourdie...
176 SAADA LA MAROCAINE

XXVI

Un soir, Messaoud rentra au dahlis assez tôt, ce


qui n’était guère, depuis longtemps, son habitude.
Saàda n’était pas sortie encore. Elle finissait de
bercer sa fille sur ses genoux...
Messaoud semblait moins ivre que de coutume.
Son regard était presque clair, sa démarche à peine
chancelante. Et puis, à l’étonnement de chacun, il
portait sous le bras un objet singulier, un petit gnibri,
un vieux gnibri tout gris de poussière, dont les deux
cordes paraissaient fraîchement remplacées. Qu’al
lait-il faire, ce soir, d’un pareil instrument...?
Dans la matinée, à la menuiserie, son patron lui
avait ordonné d’ouvrir une caisse où gisaient, depuis
des années, des débris de toutes sortes, qui, faute
de bois neuf, allaient servir à l’exécution d’une com
mande urgente de sabots de bain maure. Or, Mes
saoud, parmi ce fouillis, entre des morceaux d’éta
gères et de grands clous touillés, avait découvert une
carcasse de tortue, munie d’un manche en bois d’oli
vier. Il avait tourné, retourné l’objet entre ses doigts
et s’était aperçu qu’il tirait de la poussière la
« poitrine » d'un gnibri. Il n’y manquait que les
cordes...
A Fez, quand il était enfant, Messaoud possédait
un gnibri, et il s’en allait, avec des compagnons,
apprentis cordonniers comme lui, jouer des ballades
marocaines, les soirs d’été, sur la rive de l’Oued
Fassi...
Et puis Messaoud s’était souvenu que sa femme,
chaque soir, fredonnait dans le dahlis des airs
d’amour... Quelques paroles, un début de cadence
s’étaient levés dans sa mémoire, à travers les vapeurs
de ses ivresses nocturnes...
Et il s’était dit que l’harmonie du gnibri serait
bonne pour accompagner Saâda dans ses chansons...
Il l’accompagnerait, cette nuit, sans rien dire, pour
lui seul... Et cela, peut-être, lui « ouvrirait » ce
cœur si sombre...
Aussi Messaoud avait-il demandé à son patron
de lui laisser emporter la carcasse de tortue.
Et voilà pourquoi il arrivait dès la nuit tombante,
après avoir acheté deux cordes de boyau chez un
brocanteur, et ne s’être attardé qu’une heure au caba
ret d’en face...
Lorsqu’il vit paraître son beau-frère, avec cet
instrument sous le bras, Sadik partit d’un grand
éclat de rire :

Ha! Ha! Ha! Tu reviens de ta leçon mon
petit? Tu as bien travaillé pour mériter le sou
de dattes qu’on t’a caché? Dépêche-toi, dépêche-
toi d’apprendre!... Tu ne connais pas la nouvelle?...
Et comme Messaoud ne répondait pas :
Eh bien! je vais te l’apprendre, par Allah!

Ce matin. en me promenant, je me suis arrêté devant
le café-chantant de la rue du Bey. Sid Mohammed
El Beggar était assis devant sa porte Oui ne l’eût
reconnu avec son gros ventre, son burnous de soie
et ses doigts chargés de diamants? Il buvait un
café, et il disait tout haut groupe d'amis qu’il
à un
n’était pas content de son chef d’orchestre, et qu’il
cherchait à le remplacer au plus tôt... Pourquoi
n’irais-tu pas te proposer, mon frère?.. Tu attirerais
les clients, même si ton archet n’est pas encore bien
sûr, rien que par ta beauté!... Et cela te rapporterait
plus que de scier et de raboter toute la journée la
religion de ta mère...
Messaoud perçut à peine l’ironie des mots.
.
Il articula d’une bouche pâteuse un « Bssel khir »
et se laissa glisser contre le coin de la cheminée.
Sa belle-mère, toujours bonne pour lui, mais tou
jours plus triste et plus abattue, elle aussi, se leva
péniblement du matelas où elle était accroupie, et
lui servit sa part de couscous dans une petite
kesaâ.
Il repoussa la cuiller plantée au milieu du plat,
cala la kesaâ entre ses jambes, et se mit à manger
avec ses doigts, la tête toute plongée dans le réci
pient de terre cuite, renversant les grains de semoule
sur sa gandoura déchirée.
Saâda avait endormi Aouïcha. Avec mille précau
tions, elle étendit l’enfant sur son-matelas, la couvrit
avec précaution, appela sur elle la sollicitude des
anges... Puis elle s’apprêta à sortir.
Elle était vêtue, ce soir, d’une belle djellaba de
satin, toute neuve, couleur de fraise écrasée Elle
jeta un dernier coup d’œil sur sa toilette, essuya ses
petites dents de souris avec le coin d’un mouchoir
de tulle.. Tout en égalisant son fard, elle chantonna
une romance d’Égypte qu’elle'avait entendue la veille
à la mehchacha :
Noussik ya elli ma ândek khouk echqiq
Khouk echqiq houa eddourou...
Houa elli issellek elghareq meun elghriq...
Houa hacha ihkem...
Houa elli iàmel triq fel lebhar...
Houa elli iqerrehek Imoul elkersi...
Noussik ya elli ma ândek khouk echqiq
Khouk echqiq houa eddouron...

Je t’avertis, ô toi qui n’as pas de frère vrai,


Ton frère vrai, c’est le douro...
C’est lui qui sauve le naufragé du naufrage...
Lui est un pacha et il commande...
C’est lui qui fait une route à travers la mer...
C’est lui qui te rapproche du Maître du Trône...
Je t’avertis, ô toi qui n’as pas de frère vrai.
Ton frère vrai, c’est le douro...
s

9
Les vers étaient débités sur un rythme incer
tain, au hasard du souvenir. Chacune des paroles
n’en était pas moins une raillerie cruelle à l’adresse
de Messaoud...
Lorsque sa toilette fut achevée, Saâda poussa du
doigt la petite porte. Superbe, sans détourne! tête,

elle sortit.
Messaoud s'arrêta de manger. Les mains subite
ment immobiles dans son couscous, il considéra sa
femme qui s’en allait ainsi... Mais son œil était
terne... Il semblait regarder tristement vers la porte,
et pourtant ne point voir...
Cette disparition audacieuse, hautaine, ne le trou-
blait-elle pas, ou bien n’avait-il plus la force, plus
aucune volonté?
Il écarta sa petite kesaâ inachevée. Comme un
homme qui n’en peut plus, il laissa aller sa tête
contre le, chambranle démoli de l’âtre. Un instant,
il contempla les quelques braises encore rouges, qui
avaient servi à cuire le souper...
Puis il avisa son gnibri. C’était la seule conso
lation qui lui demeurât dans sa détresse. Il souleva
l’instrument à la hauteur de son oreille, fit crier les
« petits oiseaux » 1 ... Et peu à peu, sous l’attouche
ment des doigts qui grelottaient, la « poitrine »
rendit des sons assourdis, graves, d’une harmonie
singulière...
Sadik se disposait à se coucher. Sa mère alluma
la veilleuse. Et elle aussi alla s’étendre, après avoir
jeté un dernier regard sur Aouïcha, et avoir rajusté
la ferrachia au niveau du menton de l’enfant. Elle
était pitoyable à voir, la pauvre Friha, desséchée,
rabougrie, comme un vieux roseau vide...
La nuit descendait rapidement, une nuit de juin,
lourde. Par la lucarne du dahlis, on apercevait le
ciel haut des étés d’Afrique. Le profil d’un cèdre se
balançait parmi l’air bleu, tel un jet d’eau sous la
féerie des étoiles...
Messaoud avait jeté sa chéchia sur le sol, tiré
de sa poche une brindille de jonc, et commençait à
tirer du gnibri une mélopée triste, comme son des
tin...

1. Chevilles.
Sadik s’impatientait. Ce bourdonnement continu
l’empêchait de dormir.

Allons! fit-il. Voilà qu’il vient taire pleurer
sur sa grand-mère, maintenant!
Le chant du gnibri graduellement s'exaltait De
la petite carcasse de tortue sortaient des airs pure
ment marocains, mystérieux, âpres et désolés... Mes-
saoud, les yeux brûlés de larmes, sous l’inspiration
de la nuit, et de sa douleur, sentait remonter à ses
lèvres une ballade de Fez, une de ces ballades d’au
trefois qui, selon la paroles du poète, font se sou
venir et laissent saigner les plaies des cœurs...
Et c’était sa complainte à lui que chantait Mes-
saoud... C’était l’amertume de son propre sort qu’il
exhalait dans ces paroles, au rythme déchirant...
C’était sur lui qu’il se lamentait, sur son âme, sur
sa misère, sur sa Saâda adorée et perdue...
A la longue, les notes plaintives berçaient son
cœur, endormaient sa souffrance. La ballade « qui
fait se souvenir » exerçait ses sortilèges. Et, devant
ses yeux, à travers ses larmes, un voile s’entr’ou-
vrait sur le lointain passé...
Il revoyait sa mère. Elle était assise sur le seuil
de leur petite maison de Fez, devant une large pierre
bleue, luisante d’usure, où s’emmanchait un bâton
de buis. Elle tournait, tournait la pierre depuis
l’aube, et c’est alors qu’elle fredonnait cette chan
son...
Elle était une rehbaïa. Elle moulait le blé ou
le poivre pour les gens de la ville, et de ce métier
ils vivaient, la mère et l’enfant, depuis le jour où
la rivière avait mangé la tête du « maître de la
chambre », un jour de tempête que Sid Ellouan
s’était aventuré sur le Fassi avec son âne chargé de
bois vert.
Et Halima moulait, moulait tout le jour, sur sa
grande pierre bleue. De temps à autre, elle bourrait
la « bouche » en entonnoir, faisait passer le manche
de buis de sa main gauche dans sa main droite, de
sa main droite dans sa main gauche, et reprenait
sa chanson triste...
Elle était vêtue d'une peau de bouc qui faisait
peur à Messaoud, car elle lui rappelait l’histoire du
loup et des petits moutons... Il voulait s’assurer que
c’était bien sa mère qui était cachée sous cette toison
noirâtre. Il allait se pencher sur elle et lui criait :
Mamma! Mamma! jusqu’à ce que sa mère eût inter
rompu sa chanson et lui eût répondu : OulidE
Ouhdi! Mon petit enfant! Mon petit enfant!...
Halima portait aussi un grand bandeau de chiffon
jaunâtre qui lui recouvrait le menton, la bouche et
les narines. Ce bandeau surtout irritait Messaoud.
A maintes reprises, il avait essayé de l’arracher à
sa mère, mais sa mère chaque fois l’arrêtait d’une
tape sur la main, en lui disant

Kbich! Ebram! Ne touche pas! Péché! C’est
cela qui me garantit la cervelle des poussières cui
santes du poivre et de la semoule!...
Puis elle remettait en marche sa meule, reprenait
aussi sa chanson et la double et lente mélopée ne
finissait qu’avec le jour..
Cette chanson, Messaoud la chantait, la rechan
tait aujourd’hui, avec des larmes de sang... Tout
ce qu’elle évoquait en lui, l’image de sa mère patiente
et calme, son enfance auprès d'elle, comme cela était
doux à son pauvre cœur... Et sa voix, tout à l’heure
frémissante et lugubre, peu à peu se faisait alanguie
et triste seulement...
Par instant, un soupir étouffé s'entendait au fond
du dahlis :

— Alik ou âhna, bad et gbenia! Altk ou aima!


C’est sur toi et sur moi, cette chanson! C’est sur toi
et sur moi!...
Et cette plainte, jointe à sa plainte par une voix
cassée, disait à Messaoud qu’il n’était pas le seul à
confier sa douleur à l’harmonie languissante de la
mélopée marocaine...

XXVII

Minuit. L’air brûlant. Les maisons mauresques


est
et les minarets dorment d’un sommeil appesanti sous
la voûte immense. Les cafés maures sont déjà clos,
leurs bancs entassés devant le seuil, sous les treilles
de jasmin. Les hammams seuls gardent leurs portes
entr’ouvertes, afin que s’aèrent, par les vestibules
de mosaïques, les cours intérieures où les meskine
sommeillent en masse. Pas une âme sur les chemins
inondés de lune, où les touffes rêveuses 1 de fleurs
d’orangers répandent leur parfum dans la nuit
ardente...

1. Ainsi se nomment les fleurs tardives. On dit d’une


fleur tardive qu’elle rêve, qu’elle s’attarde sur la branche...
Pourtant, voici une ombre qui passe, rasant les
murs de la rue de l’Hôpital... Une silhouette haute,
dans la laine de son burnous...
Elle paraît inquiète, semble vouloir se mêler à
l’ombre des murailles, et, par instants, s’évanouit
dans les recoins obscurs des maisons closes...
Puis, la voilà qui se met à courir, d’une allure
éperdue. Au bas de l’avenue, elle s’arrête, jette à
droite, à gauche, des regards anxieux. Et elle reprend
sa course, plus folle encore...
Exténuée, elle fait halte sous le porche d’un maga
sin. Une minute s’écoule. Saâda reprend haleine, une
main sur son cœur. Elle essuie du revers de son bur
nous le flot de sueur qui ruisselle à sa gorge.
Elle écoute, retenant son souffle... Mais elle croit
quelle n’entendra pas bien ainsi... Elle se jette à
plat ventre, colle l’oreille contre la terre, comme elle
faisait jadis Djnah Meksour, lorsqu'elle croyait
à
percevoir, par delà les monts, le cri des dromadaires
des caravanes...
Hélas! au lieu du cri des dromadaires, signe
d’abondance et de joie dans les villages du Maroc,
c’était bien autre chose quelle entendait, ce soir,
au tournant d’une ruelle de Blidah...
Soudain, Saâda se relève, épouvantée. Elle vient
de reconnaître certains bruits, pour toute autre
qu’elle insaisissables, mais qui ne peuvent échapper
à une fille des montagnes. Elle ne peut plus douter
que les pas se dirigent vers elle...
Elle rejette en arrière ses tresses noires, qui se sont
dénouées pendant sa course; elle retrousse en un tour
de bras sa djellaba jusqu’aux reins, et elle repart,
les
comme une flèche. Elle franchit l’espace avec une
te, furie que rien n’arrête, ni les accidents de terrain,
ni les chiens et les chats effarés qui surgissent des
à maisons et se jettent dans ses jambes. Saâda les cul
it bute, les écrase. Elle eût aussi bien renversé un
vieillard ou un enfant. Elle ne prend garde à rien,
e ne voit rien, qu’une chose : fuir, échapper à ces
à traqueurs de femmes qui la poursuivent...
d Saâda, comme à l’ordinaire, s’était, ce soir-là,
rendue à la mehchacha de Sid Kaddour. Il y avait
eu du nouveau. C’était elle qui avait ouvert
e l’orchestre. Pour la première fois, on lui avait cédé
la place du milieu et elle s’était essayée à chanter.
Sid Mustapha l’accompagnant à la guitare, elle
gazouillait déjà quelques couplets faciles, tel un oise
let qui commence à bruire des ailes, irefreh bledmah.
Et les amis d’applaudir, de se griser de ses premières
chansons, comme d’une jeune liqueur.
La nuit était avancée, l’on s’enivrait, la lampe de
Sid Kaddour faisait mine de vaciller... Sid Musta
pha entonnait le chant de la séparation :

Abgaou âli khir


H as el mouedden
Fessma isiiah...

Restez sur le bonheur.


La voix du muezzin
Dans les cieux va jeter son appel...

A ce moment, on avait entendu des bruits dans


l’arrière-boutique. Sid Kaddour avait changé de
visage.
— Qtoï edlam! Les chats des ténèbres, s’était-il
écrié. Etkbedna! Nous sommes surpris!...
Les six compagnons s’étaient dressés d’un coup.
Abandonnant leurs chaussures autour de la natte,
ils avaient poussé la porte qui donne sur la rue,
et avaient glissé entre les mains des agents...
Saâda avait cherché à fuir avec eux. Mais c’était
elle surtout qu’on devait guetter. A peine avait-elle
mis le pied sur le trottoir, qu’elle avait été assaillie,
saisie par un pan de son burnous...
Saâda n’était pas femme à se laisser prendre au
premier coup. Elle avait tiré à elle son burnous
d’un geste si violent que le Roumi avait lâché prise.
Et elle avait réussi à s’échapper, non à faire perdre
sa trace aux policiers qui s’étaient mis à sa pour
suite.
Elle continuait à fuir dans la nuit chaude, par
les rues désertes. Sa poitrine haletait à se rompre.
Elle traversa pour la troisième fois la rue d’Alger,
la rue du Bey, dans un silence de mort... Un moment,
elle ralentit sa course. Elle crut qu’elle n’entendait
plus les pas derrière elle... elle ne percevait plus
rien dans l’immobilité d’alentour... Plus rien... Les
sinistres traqueurs auraient-ils « lâché »?...
Elle se trouvait aux approches de la rue Saâdi.
Les agents étaient distancés d’assez loin pour qu’elle
pût atteindre sa maison. Elle s’y dirigea décidément.
Elle venait de poser le pied sur le seuil, quand
elle ne sut d’où, deux ombres se dressèrent devant
elles, lui barrèrent le passage!
Saâda se rend compte aussitôt qu’elle est perdue.
Plus aucun moyen d’échapper.
Seulement, Saâda est brave. Elle disputera chère
ment sa vie.
Elle réunit toutes ses forces, dans un élan suprême.
Elle ramène ses poings en avant, et sur les deux
ombres, sans distinguer, elle fond, telle un éboulis
de roc.
Le premier agent se disposait déjà à la prendre
par la nuque. Saâda lui assène, en pleine poitrine, un
coup de poing si formidable que le malheureux,
étourdi. lève les bras en l’air et va s’abattre sur
le trottoir.
Le second, à la vue de son camarade étendu sans
connaissance, demeure un instant interdit, terrifié
par la résistance de cette gueuse... /
Saâda en profite pour s’élancer dans le corridor;
comme une biche, elle escalade le petit étage...
Sans tâtonner, elle peut atteindre sa porte, et
pénètre dans le dahlis, où pleurent encore les sons
alanguis de la carcasse de tortue.
Aussitôt, elle se jette dans les bras de Messaoud,
lui souffle à l’oreille :
Mon mari, que Dieu te laisse! Sauve-moi!

Sauve-moi !...
Voyant que Messaoud tarde à se réveiller, elle
lui passe les bras autour du cou, lui fait lâcher
son gnibri, et lui répète, toute tremblante :

— Sur la tête de notre enfant, Messaoud. remets-


toi! Comprends-moi! Sauve-moi de cet homme qui
me poursuit! Dis-lui que je suis ta femme, et que
j’allaite notre enfant!...
Messaoud reste de plus en plus stupide. Il ne com
prend rien à ce brusque retour de Saâda, à ces
paroles de soumission et d’amour, à ces bras noués
autour de son cou maigre...
Saâda à genoux se presse contre lui plus fortement
encore. Elle appuie sa tête contre son épaule. Elle
lui murmure, défaillante cette fois :
— Messaoud, oh! Messaoud, sur l’âme de tes
ancêtres, sauve-moi!...
Messaoud commence à peine à se dégriser. Il fait
un grand effort pour arriver à dégager le sens de ces
mots.
« Elle veut que je la sauve? Mais de qui, et
de donc quoi? Qui est cet homme dont elle me
parle? »
Messaoud ne voit rien venir... Il n’entend rien non
plus...
Il ne voit, ne sent que Saâda, sa femme, qu’il
croyait perdue à jamais, toute parfumée, toute fré
missante entre ses bras!... Était-ce bien là le miracle
d’un de ces génies bienfaisants dont la bonne Friha
parlait naguère, ou bien Dieu tout à l’heure avait-il
entendu la plainte déchirante de son âme, et consen
tait-il à lui pardonner?...
Messaoud se penche sur Saâda, il respire sa chair
à travers la djellaba neuve, il la berce, il laisse courir
sa main osseuse sur tout son corps pour s’assurer
qu’il ne tient pas contre lui la forme menteuse d’un
songe...
Bientôt il sent que les forces lui reviennent Tout
son sang se remet à bouillonner, impétueux. La joie
renaît en lui, illumine à nouveau son cœur. Il se
redresse. Il serait capable d’abattre un tigre pour que
ne lui échappe plus son bonheur retrouvé
Ya rouibsi, ma petite âme, ya âmirti, ma petite

vie, ma tkhafich, n’aie pas peur!... Qui, qui veut te
faire du mal?...
Il s’exalte, il balbutie des mots incohérents ne
sait plus comment dire son ivresse, l’ardeur de son
désir...
Mais Saâda ne répond pas. Le cou tendu vers la
porte, elle écoute... Elle commence à respirer car .

elle n’entend plus aucun bruit dans l’escalier.. Que


s’est-il passé?... Le second agent aurait-il craint de
s’aventurer dans la maison?... La loi française peut-
être lui interdit-elle d’y pénétrer?... En tout cas,
elle a beau prêter l’oreille, elle n’entend absolument
rien derrière la porte...
Le deuxième policier s’était, en effet, engagé à
la poursuite de Saâda dans le corridor... Mais l’obscu
rité du boyau humide l’avait arrêté un instant II
ne distinguait pas l’escalier en escargot qui montait
le long du mur... Il ne connaissait ni le quartier ni
la maison... Ne devait-il pas, après tout, se méfier
de cette gueuse qui venait de lui fournir la preuve
d’une audace et d’une vigueur inouïes? Ne l'aurait-
elle pas attiré dans quelque guet-apens? 11 pensa
qu'il était plus sage d’abandonner l’affaire pour ce
soir. Son camarade étendu au dehors avait besoin
de soins urgents... Et le policier avait rebroussé che
min. s’affirmant à lui-même que la partie n’était pas
perdue...
Saâda prête toujours l’oreille, mais son cœur bat
moins fort.
Messaoud, maintenant, est sûr qu'il ne rêve pas,
qu’il tient entre ses bras sa femme. sa Saâda désirée
depuis si longtemps... Il prend une de ses mains
glacées de sueur, la porte à sa bouche.
Petite mère, moi, moi j’emporte ton moindre

mal, je le souffre à ta place...
Saâda le laisse faire, tout occupée qu’elle est à
épier les moindres bruits 11 lui baise la joue Tout
son petit corps maigre tressaille contre ce corps
puissant et voluptueux Messaoud voit l’instant où
il pourra renverser Saâda. rafraîchir enfin son djinn
exaspéré par l’abstinence et par la chaleur de la
nuit.. Il avance sa bouche, lui lèche l’oreille de sa
salive gluante..
A ce contact Saâda se réveille soudain. Elle
s'arrache avec brutalité des bras de Messaoud.
Elle est rassurée, maintenant, hors de tout dan
ger.. Elle ne sent plus que le dégoût d’avoir appro
ché son corps de la carcasse sordide du misérable.
Elle a repris son air hautain Elle va au matelas
où repose sa fille ôte prestement son burnous et la
djellaba de soie neuve que la poursuite a fripée Et,
frémissante d’orgueil, elle se glisse parmi la ferra-
chia. serre contre elle sa petite Aouïcha endormie...
Friha. de son coin sombre. avait- assisté à toute
la scène Elle avait bien compris que sa fille courait
un danger grave pour se jeter ainsi suppliante dans
les bras de Messaoud. Elle avait voulu se lever,
mais, comme Saâda ne s’adressait pas à elle elle
s’était contentée de retenir de ses deux mains son
vieux cœur qui battait d’angoisse...
Puis, lorsque à la lueur de la veilleuse elle avait
vu Saâda pressée, bercée par Messaoud, qu elle avait
entendu murmurer des mots tendres, elle s’était un
peu rassurée. Elle avait cru, elle aussi, à un retour
de Saâda vers son mari, et ce retour allait la sauver,
les sauver tous. Elle se rappela Fez la maison de
Djnah Mektour, leur ancienne vie d’union. le jour
de leur mariage... Et toute seule, elle fit « you
you » en elle-même. Oh! les douces et dernières
larmes de bonheur qui arrosèrent ses pauvres joues
ravagées!...
Messaoud était demeuré immobile, stupide, contre
la cheminée. Comme une bête sans force il regardait
sa Saâda dédaigneuse, qui le repoussait si durement
après l’avoir enlacé. Quoi? Au moment où il croyait
qu’il la tenait enfin, qu’il la possédait, voici qu’elle
lui échappait à nouveau!... C’était bien un rêve, un
cauchemar... C’était bien vrai que la vie mauvaise
ne lui réservait plus que déceptions? Hélas! Lorsque
la chance arrive, dit le proverbe, elle est conduite
par un cheveu; si elle nous abandonne, elle a brisé
des câbles de fer! Ida djat, gououtha. châra; omda
mcbat, getâat snassel!.
Le silence s’était refait dans le dahlis. Chacun som
meillait dans l’obscurité chaude.
Mais Messaoud ne pouvait dormir. Cette chair
de femme qui s’était collée contre sa chair et puis
s’était dérobée avait remué son sang. Il se rua de
nouveau sur son gnibri. Il lui arracha les accents les
plus frénétiques, les plus exaspérés que pût lui
suggérer son cœur. Et jusqu’au jour naissant, il joua
les hymnes furieuses des sauvages du Moghreb d’où
monte chaud et cru tout le déchaînement du désir...
192 SAADA LA MAROCAINE

Avec l’aube, la chaleur semblait se faire plus


intense encore. Par la lucarne, pénétraient dans le
dahlis des effluves de plus en plus brûlants, comme
le halètement d’une poitrine géante secouée d’un feu
inextinguible...

XXVIII

Un midi de juin à Blidah, c’est-à-dire une pluie


de feu qui s’abat sur les maisons blanches et les
chemins, une atmosphère de bain maure qui règne
parmi les cours de mosaïques et aux tournants des
rues sinueuses, une torpeur qui tombe du grand ciel
voilé, assommant bêtes et hommes.
La vie s’interrompt. C’est l’heure de la sieste.
Des émanations âcres passent dans l’air embrasé.
On n’entend rien que le bourdonnement d’une cigale
sur un oranger, le chant lointain d’un coq dans la
campagne...
Personne sur les chemins... inattendue, dans la
lumière éblouissante, passe la blanche silhouette
d’une Mauresque se rendant au Hammam, suivie
d’une négresse qui porte sur la tête une corbeille
d’argent...
Les cafés maures sont mi-clos. Dans l’intérieur
plein d’ombre, autour des vasques d’eau, les Arabes
sommeillent, étendus de tout leur long sur les nattes,
pieds nus, en gandouras blanches, le chapeau kabyle
contre la joue.
Par la fente de sa porte, un épicier mozabite, en
gechchabia bleue, chasse les mouches de sa bou
tique, avec une branche d’eucalyptus. Un cordon
nier somnole sur son établi, entre un morceau san
glant de pastèque et un djabdjaq rempli d’eau, qu’en
toure un linge mouillé. Plus loin, derrière une mous
tiquaire de tulle, parmi des cafetans et des fremias
de velours doré, un tailleur obèse, assis à la turque,
évente d’un geste continu ses joues cramoisies et
ruisselantes, secoue ses bras énormes qui collent
aux manches de sa gandoura, et souffle, souffle,
comme un cheval poussif...
Dans la rue des Kouloughlis, au fond de la petite
menuiserie, Messaoud aussi sommeille... Son patron
est allé à ses courses habituelles et lui a confié la
garde de la boutique. Il a fermé la porte à demi,
et s’est étendu sur un lit de copeaux. La chaleur, les
verres d'alcool qu’il a bus depuis le matin sans
parvenir à se désaltérer, les émotions de la veille,
l'ont complètement terrassé. Il dort, presque nu, sous
sa gandoura en lambeaux...
Messaoud fait un rêve... C’est dans leur petite
maison de Djnah Meksour, toute rouge à l’intérieur,
par une journée ardente... C’est au creux d’une
alcôve, sur un matelas moelleux à fleurs marocaines...
On aperçoit au dehors les palmiers et le puits de la
petite cour, et un grand pan de ciel enflammé...
Comme autrefois, dans l’alcôve, Saâda est étendue à
côté de lui. Il serre entre ses bras son beau corps
frais, il ne se rassasie pas de l’étreindre... Saâda,
sans se dérober, demeure immobile, et sourit avec
une indifférence étrange... Elle semble se moquer...
Lui s’épuise à la presser, mais il ne parvient pas à
émouvoir cette indifférence, à chasser ce sourire qui
l’irrite... Saâda reste insensible, dans sa nudité splen
dide et provocante... Alors, Messaoud se déchire, il
pleure, il suffoque, il écume, sa poitrine se brise,
un sanglot véritable éclate dans sa gorge...
Il se débattait ainsi parmi les fantômes sensuels de
ce cauchemar qui lui brûlait le sang, lorsqu’il sentit
passer contre son visage une main mignonne, en
même temps qu’une voix grêle lui murmurait :
— Ikho mio, donam ouna migioua dè borombaliès!
Ikbo mio!...
Messaoud battit des paupières avec effort. A tra
vers un épais voile, il aperçut auprès de lui une petite
Espagnole, debout, qui tenait d’une main un couf
fin d’alfa, et de l’autre un petit chat marron... Qui
était cette fillette?... Messaoud ne la reconnaissait
pas...
L’enfant renouvela sa demande :
— Ikbo mio, vol donar mè ouna migiona di borom
baliès per el dinar? O mon frère, veux-tu me donner
un tout petit peu de copeaux pour le dîner? O mon
frère...
Messaoud essaya de rouvrir les yeux. Il vit de
plus près la fillette maigre, à la taille trop longue,
sa jupe rouge et son corsage jaune, ses cheveux
filasses autour de son cou, ses yeux noirs bridés dans
son visage hâve... Mais il la connaissait, cette petite...
Mal éveillé, il se rappelait pourtant qu’elle était
venue déjà, comme aujourd’hui, demander des
copeaux à son patron... C’était cette même petite
qu’il avait vue assise à côté de lui, il y avait long
temps, dans le wagon du chemin de fer qui les ame-
nait, pauvres émigrés, comme un troupeau, vers le
pays inconnu... Ce petit chat marron, elle le tenait
aussi dans ses bras, et il n’avait cessé de miauler de
faim pendant tout le voyage...
Mais ses yeux étaient trop lourds pour demeurer
ouverts, sa bouche trop empâtée pour qu’il pût
répondre... L’image de Saâda entre ses bras l’atti
rait irrésistiblement... Il se replongea dans son som
meil, dans son rêve interrompus...
L’enfant désespérait d’obtenir une réponse. Sa
mère l’attendait pour faire griller les sardines du
dîner. Alors, elle s’agenouilla devant l’apprenti.
— Ikbo mio! Ikho mio! lui répéta-t-elle. O mon
frère! O mon frère!
L’odeur de sueur et de crasse qui émanait de sa
chair huileuse vint frapper les narines de l’ivrogne.
Oh ! à ce moment, dans l’excitation de son rêve, dans
l'ardeur de ce midi, comme cet approche l’enivra!
Il étendit le bras, rencontra la taille mince de la
fillette qui attendait toujours à genoux, son couf
fin à la main. Il se jeta sur elle...
Le petit chat effarouché sauta des bras de sa maî
tresse et s’enfuit pour se blottir sous un coin de
l’établi...
La fillette, muette d’effroi, se défendit mollement.
Et dans le silence torride de l’atelier, où rôdait le
djinn du milieu du jour, le crime se consomma...
XXIX

Vers une heure, le patron de Messaoud, de retour


à la menuiserie, trouva devant sa porte une foule
qui hurlait, gesticulait, entourant une fillette en
larmes, les joues pourpres, les cheveux collés de
sueur.
Un homme, en paletot de velours noir, qui avait
l’air d’être le père, brandissait une énorme matraque,
jurait par « El Creou », par « Maria Santissima »
et toutes les madones d’assommer « el criminal »...
Deux femmes, au nez retroussé, à la bouche méchante,
la mère et la sœur aînée, sans doute, poussaient des
cris aigus vers l’intérieur de la boutique :
— Miserablé! Kotchino roïn! Marrano!
Elles se débattaient sous leurs châles, pareilles à
des ogresses en délire.
Deux agents de police contenaient la foule,
essayaient de défendre le coupable contre les poings
tendus, les gourdins frémissants, tandis qu’un bri
gadier arrachait Messaoud de son lit de copeaux, et
lui passait les menottes.
Le misérable Messaoud, brusquement dégrisé,
se frappait la poitrine, maudissant l’heure fa
tale :
— Ce n’est pas moi, gémissait-il en pleurant, ce
n’est pas moi, mes frères, c’est une Bliia, c’est une
Ghelba!
La cohue européenne, exaspérée par le lâche men
songe, vociférait de plus belle contre lui.
A distance, des Arabes, par petits groupes, les
mains derrière le dos, regardaient. C’étaient pour
la plupart des boutiquiers que le vacarme avait
arrachés à leur voluptueuse sieste. Ils ne s’émou
vaient guère et trouvaient la chose presque naturelle.
D’aucuns pardonnaient déjà à Messaoud devant son
repentir sincère. D’autres, voyant la petite Espagnole
passablement ronde et formée, murmuraient entre
eux :

Est-ce que nos femmes sont plus vieilles, quand



on nous les apporte en mariage?...
C’étaient des Kabyles qui parlaient ainsi, et ils
ouvraient des yeux luisants, montraient à nu leurs
dents pointues et blanches, étincelantes de désir.
D’autres, — les plus nombreux, — pinçaient les
lèvres, heureux au fond de voir souillée la créature
d’une race maudite.
Seuls étaient indignés deux pileurs de café maure,
surgis de leur antre, le torse nu. Ils écumaient de
se voir dérangés, au moment où ils allaient reprendre
leur travail, par ce Marocain ignoble :
— Allah inâlek, y a chmata! Allah te maudisse, ô
lâche, grognaient-ils, ne g gît bladek on djit thechche-f
bina fi blad ennsara! tu as nettoyé ton pays et tu
es venu nous faire honte dans le pays des chré
tiens !
— Qlebt âlîna eddar on e^ennga! Tu as renversé
sur nous la maison et la rue! Konna gaâdin fi
bamane Allah! Nous étions tranquilles dans le repos
de Dieu!...
198 SAADA LA MAROCAINE

Et voici qu’une bande de yaouleds se mettait de


la partie. Réunis en cercle parmi la foule, ils
mimaient une danse obscène, tortillaient les hanches,
battaient des mains, et chantaient en chœur un
refrain de circonstance :

Qoum techtab ya imersfar


Nâtik eddoua bach tebmar
Ouida dj’atek elita
Qoum tecbtab bedjlilita.

Lève-toi pour danser, ô jaune,


Je te donnerai un remède pour rougir
Si la crise t’est venue,
Lève-toi pour danser avec la porteuse de petite
jupe.

la inia in inia
la inia in inia
la inia in inia
Essemra bloua teu{ âlia :

O mon œil, ô mon œil, ô mon œil,


O mon œil, ô mon œil, ô mon œil,
O mon œil, ô mon œil, ô mon œil,
La brune douce se refuse à moi...

Et ils chantaient, les petits yaouleds, et ils brail


laient, et ils frappaient des mains, pendant que la
foule grossissait et vociférait autour d’eux. Et le
soleil magique enflammait les petites chéchias cras
seuses, les petits bras et les petits mollets de bronze,
qui sedémenaient, frénétiques, en dehors des gan
douras...
Soudain apparut un nouvel Arabillon, tout pareil
aux autres yaouleds, mais qui semblait plus vigou
reux, plus joufflu. Il arrivait au pas de course, d’une
ruelle adjacente, essoufflé, rouge comme une grenade
éclatée...
Il veut tout savoir, tout voir. Il joue des coudes
et des poings, bouscule tout le monde, se fraie un
passage jusqu’à la porte de la menuiserie assiégée.
Il veut à tout prix examiner de plus près le cou
pable, comme s’il se fût agi d’un sultan ou d’un bey,
dont la vue dût lui porter bonheur...
Le brigadier dressait le procès-verbal. Il secouait
le pauvre Messaoud qui restait muet, tandis que
deux agents se multipliaient pour contenir le flot
de la populace...
La honte, la confusion de Messaoud ne connurent
plus de bornes, quand il aperçut en face de lui...
Sadik! Celui-ci accouru d’une fontaine de la rue
d’Alger où il s’amusait avec des yaouleds, demeura,
lui aussi, frappé de stupeur, quand il vit son beau-
frère aux mains de la police et quand il comprit
que c’était lui, Messaoud, la cause d’un tel rassem
blement.
— Tiens! s’écria-t-il en se frappant les genoux,
tiens, c’est toi, le fort? Par Allah, tu as eu une
-bonne idée! Dans ton atelier aussi bien que dans
notre dahlis, il faisait trop chaud, en vérité? Voilà
que tu vas te reposer à la campagne, passer l’été
à la petite maison de Montpensier, hospitalière aux
sages? Hein, frère?...
Messaoud, tête baissée, les bras ballants sous ses
chaînes, était dans un état pitoyable. Il ne répondit
pas plus à Sadik qu’au brigadier qui le fatiguait
de bourrades, pour lui arracher des bredouillements
convulsifs, inintelligibles.
Sadik continuait avec cynisme :
Et regarde, toute cette foule, et ces trois janis

saires pour t’accompagner jusqu’à ta maison de cam
pagne, comme on escorterait à son palais le Bey de
Tunis... Que Dieu te bénisse pour ton intelligence!
Ekbbecb âla badi! Tope sur celle-là!...
Et Sadik tendit sa main à Messaoud, pour mieux
faire sentir au misérable qu’il était garrotté et ne
pouvait remuer un doigt.
Personne ne comprit les gestes et les paroles du
Marocain. Seuls, derrière la foule, quelques Arabes
pouffaient...
Cependant, autour de la menuiserie, sous la cha
leur méridienne, la cohue grossissait sans cesse. Toute
la colonie espagnole était là, tous les sombreros et
toutes les espadrilles de Blidah. Des cris de : Mato
loi A muerto el Marrod... jaillissaient des bouches
haineuses, aux éclats nasillards.
On entraîna Messaoud, plus mort que vif.
Et jusqu’au bureau du commissaire, ce fut une
procession épique, sous une forêt de matraques et de
poings, sous une grêle de cailloux. Tout Pepète
déchaîné à la suite du Marocain satyre...
Les Arabes, eux, reprirent tranquillement le che
min de leurs boutiques, les mains derrière le dos,
sans un mot de commentaires.
Le patron de Messaoud, qui s’était dissimulé pen-
dant toute la scène pour n’avoir pas l’ennui de
témoigner, rentra dans sa menuiserie, se remit à
son établi, songeant, avec un sourire d'indulgence,
que « son atelier avait servi de chambre nuptiale
à une sardine d’Espagnolette et à son ivrogne
d’apprenti... »

XXX

— Vous ne connaissez pas la nouvelle? annonça


Sadik, en rentrant le soir, à la belle Saâda et à sa
vieille mère, qu’il trouva assises chacune dans un
coin du dahlis, inoccupées et tristes.
Quelle nouvelle? demanda Saâda, et elle releva

vivement la tête, comme au sortir d’un songe.
Sadik d’abord ricana, selon son habitude et frappa
les paumes de ses mains contre ses genoux.
Puis il s’assit à terre, et commença à narrer l’his
toire avec force détails, mais sans nommer personne,
affectant le ton détaché dont il eût rapporté une
aventure peu banale, mais qui leur fût absolument
étrangère.
Saâda écouta, d’une oreille distraite. Lorsque
Sadik conclut, en la regardant de travers :
— Le bon Messaoud croyait sans doute qu’il était
encore à Fez, qu’il aurait pu se cacher dans les
cornes de sa montagne, et qu’après s'être couvert
d’un quintal de boue, il se serait lavé avec une once
de savon!...
Saâda fronça les sourcils. Son sang bouillonna.
Elle répéta en elle-même les dernières paroles du
polisson, afin de mieux se rendre compte qu’elle
avait bien entendu.
Puis elle se dressa, se jeta sur Sadik, et lui saisit
le bras à le faire crier :
— Tu mens, misérable bâtard, rugit-elle, la face
blême et les dents serrées, ce n’est pas Messaoud,
mon mari, qui a fait cela? C’est un Messaoud qui
ne nous touche point, que nous ne connaissons pas?...
— Je te jure, ma sœur, que c’est ton Messaoud
à toi, ton borgne, ton boiteux... Nous n’en trouve
rions pas deux comme lui, je suppose, dans le monde
entier, même si nous cherchions dans les coins
les plus reculés de la terre avec une lampe à
huile...
Sadik débita ces mots avec un tel sang-froid que
Saâda fut convaincue sur-le-champ. Elle laissa tom
ber ses bras le long de son corps. Son beau visage
exprima un instant la douleur...
Mais presque aussitôt, elle eut un sursaut
d’épaules. Un rire amer contracta ses lèvres. Elle
tourna le dos à Sadik qui jouait du tambourin contre
sa savate, et, dirigeant vers sa mère un regard
oblique, d’une voix aigre et dure, elle s’écria :
— Il n’y a pas que moi, alors, qui aie vendu .
l’honneur au pays des Roumis!
La vieille Friha avait tout entendu, et elle demeu
rait immobile sous son cafetan crasseux. Elle parais
sait impassible et lointaine. Nul n’aurait pu se douter
de la détresse de son âme, du chagrin qui achevait
de briser son vieux cœur.
Lorsque ce fut fini, elle soupira seulement, comme
pour elle-même :
C’est dommage! Un homme est toujours un

homme dans la maison. Borgne comme il était, il
remplissait son rôle de bâton pour les chiens et de
poids à la porte (assa lelklab ou rekka lelbab). Mieux
que cela, aveugle, il aurait porté l'eau...

XXXI

L’été brûlant a vite passé. Déjà les vents humides


secouent aux arbres les premières feuilles mortes,
qui s’en vont rouler contre les maisons blanches,
le long des rigoles encore poudreuses des ardeurs de
la saison agonisante. Les orangers et les rosiers
pleurent leurs enfants par les chemins. Leurs
silhouettes presque nues, sous le vent qui les courbe,
ont l’air de femmes désespérées qui auraient perdu
les yeux...
L’air bleu sevoile d’une brume légère. Par-dessus
les minarets, les hirondelles passent en bandes, avec
leur cri d’adieu...

On leur a dit que le soleil, leur amant, était malade.


Et qu’il allait mourir...
En hâte, elles sont montées sur leurs mules,
Lui ont apporté un cercueil
D'or* avec une clef d’argent...
Quand la passion à nouveau fermentera,
Les planches du cercueil éclateront soudain,
Et le soleil lumineux remontera dans l’a^ur...

Mais aujourd’hui, elles partent les hirondelles et'


elles laissent la petite Blidah triste, comme une fleur
bientôt fanée sous la pluie froide.
A la sortie des mosquées, les burnous se font plus
rares. Devant les péristyles blanchis, on ne voit
guère que des vieillards, de grands vieillards majes
tueux et pensifs... Sur leurs épaules, les années, les
douleurs du présent ont déposé une barre de fer...
Les voici qui, dans l’ombre des soirs de brume,
le long des chemins, s’en vont vers leurs demeures
lointaines...
Beaucoup, depuis longtemps déjà, avaient cédé
la place à leurs aînés, et croyaient finir leurs jours
dans le calme des champs, assis sous le figuier ances
tral, à surveiller la vache qui paît au bord de
l’oued, à enseigner aux petits enfants, sur une planche
de buis, les commandements du Prophète, et à puri
fier leur âme en égrenant un chapelet, pour le jour
prochain où ils entreraient dans la béatitude des
jardins éternels...
— Hélas! disent-ils, nous sommes des têtes qui
ont perdu leurs couronnes, nous sommes des couf
fins qui n’ont plus d’anses... Où sont nos fils? Partis
pour le combat de Dieu, et nous, nous sommes
retournés à nos boutiques, comme le mauvais sou
de cuivre à la main qui l’a tendu...
Et la route que nous remontons maintenant sans
eux, non seulement est déserte, non seulement est
silencieuse, mais elle nous paraît longue, longue
comme une corde que nous tirerions et qui s’allon
gerait à mesure, longue comme cette guerre, dont on
dirait que la vie de son chitane ne veut plus finir.
D’autres vieillards ne parlent pas. Le pas traînant,
l’œil baissé, ils songent seulement combien leur ren
trée à la maison sera pénible. Depuis la guerre, c’en
est fait de cette blancheur réjouissante de la chaux
toujours fraîche aux petits murs des bâtisses de
toub, de cette propreté lumineuse des jolies cours de
mosaïques, de l’exquis fumet des couscous au lait
aigre et des méchouis qui allait le soir au-devant du
maître, de l'écho des chants d’amour qui lui parve
nait dès le seuil et qui lui annonçait des femmes
en liesse, sortant d’un bain, toutes reluisantes, leurs
cheveux teints de henné sous le foulard à franges
d’or, le corps parfumé à l’eau de roses, drapé de
mousselines et de satins aux nuances vives... Tout
cela est du passé... Le fils est parti, parti ou déjà
mort... Et tout à l’heure, quand va rentrer le maître,
sa petite maison ne résonnera d’aucun bruit. Parmi
les murs poudreux et les mosaïques ternies d’aban
don, ses femmes vont lui apparaître pâles, toutes
blanches, semblables à des revenants du monde des
morts... Blanc, leur costume de deuil, blancs, leurs
pieds et leurs mains, et leur chevelure qui ressemble
à la toison ébouriffée d’une brebis, car elles ne
doivent plus toucher au henné, non plus qu’à la
chaux, qui sont des symboles de la joie et du bon
heur... Au lieu des rires et des chansons, ce sera la
douleur résignée marquant - leurs visages amaigris
et peut-être, à la brûlure du souvenir, des larmes
silencieuses à leurs yeux rouges... Et cela va percer
le cœur du maître, ce soir plus que tous les autres
soirs, car le ciel est sombre, et .l’orage menace, et les
chemins sont couverts de brume...
D’autres enfin se lamentent sur la cherté sans
cesse croissante des vivres :

— Il n’y a plus sur notre meïda que de la semoule


cuite à la vapeur de l’eau... Le petit lait, le beurre
et la viande nous brûlent les doigts... Pour une poi
gnée d’argent, on nous donne une poignée de pois
chiches...
Ce disant, ils regardent d’un œil confus le petit
couffin de provisions, presque vide, qu’ils tiennent
à la main... Les vieux Musulmans souffrent dans
leur dignité de ne plus pouvoir apporter à la mai
son l’abondance et la bonne chère. Et ils murmurent :
— Non, ce maigre paquet de légumes ne nous fait
pas honneur...
Malgré l’heure tardive, une jeune femme passe
qui porte sur la tête un ballot de gros drap brun
qu’elle est allée mendier à la ville pour confection
ner chez elle des uniformes de tirailleurs. Des
enfants la suivent, pieds nus et gandoura déchirée,
soutenant tant bien que mal entre leurs petits bras
des chemises ou des capotes... Pauvre mère qui pas
sait autrefois sur ce même chemin, suivie d’une
négresse au haïk de soie rouge, revenant du bain
ou d’une noce, et qui aujourd’hui, son mari mort
au pays des Roumis, a dû rompre brusquement le
charme mystérieux et noble de son bonheur pour
gagner sa vie et celle de ses enfants, courir jusqu’à
la nuit les villes et les grand’routes...
Le groupe silencieux des vieillards suit des yeux
cette femme qui s’en va, résignée sous son fardeau...
Et du fond de leur mémoire monte le dicton des
ancêtres :

« Combien est douce la propreté à la maison,


combien est douce la femme qui ne sort pas dans la
ville, combien est doux l’homme qui rentre. chargé
de provisions!... »

XXXII

Il y avait dans Blidah un Musulman au moins


à qui l’aspect assombri du ciel et de la terre et la
misère grandissante des hommes importaient peu.
C’était Sadik. o
Sadik se trouvait être le plus heureux du monde.
Pendant que sa sœur gagnait — de quelle atroce
façon! — le pain quotidien, et que sa mère se mor
fondait au dahlis, lui passait ses journées entières à
s’amuser avec les yaouleds des souks.
Il avait bien vite oublié Fez, Djnah-Meksour et
ses béatitudes.
Pourquoi les eût-il regrettés? Il y avait à la mai
son une table régulière et abondante, matin et
soir des plats de Fez, et Sadik savait y faire hon
neur!...
Et en outre, point de travail, pas le moindre,
ennui... Pas même les moutons du caïd Ben Ouda
à garder... Lorsque, le matin, il avait charrié l’eau
nécessaire aux besoins du ménage, on ne lui deman
dait plus rien, on ne faisait même plus attention
à lui...
Sa vieille mère avait à peine le temps de s’occuper
de Saâda, qui devenait de plus en plus exigeante.
Entre les soins de sa toilette qui se renouvelaient
plusieurs fois dans la journée, la cuisine marocaine
qui réclamait des soins compliqués et patients, le
ménage du réduit qui s’encombrait chaque jour
d’objets nouveaux, entre tout cela et ses chagrins,
le peu de forces qui restait à la pauvre vieille
s’épuisait vite...
Sadik se levait dès l’aurore, remplissait preste
ment la grande jarre neuve qui occupait un coin du
dahlis, mangeait à sa faim, buvait à sa soif, et,
sans se soucier du reste, s’enfuyait par les ruelles
encore grises rejoindre les yaouleds. Et jusqu’à la
nuit, il vagabondait à travers la ville, faisait mille
tours pendables, mettait Blidah sens dessus dessous,
de concert avec ces Oulad El Blaça, plus malicieux
que des chacals et vicieux à quatre ans comme des
haschaïschia...
L’accord ne s’était pas établi du premier coup
entre eux et Sadik. Tout d’abord, on avait repoussé
avec mépris « le sale Marocain », on l’avait ren
voyé à « son bled, manger son pain de son et ses
caroubes à chacal... ».
Mais, comme il était très beau, plein de grâce,
les petits Blidéens s’étaient peu à peu rapprochés
de lui; ils se contentaient de blaguer sa tellissa
bleue, ses savates jaunes, son accent nasillard. Ils
s'amusaient en particulier de son inaptitude de race
à prononcer nettement les djim. Ils lui demandaient,
le sourire moqueur au coin des lèvres :
O Sadik, saurais-tu dire comme nous :

essdjadj 1 e^adj 2 ou eldjadj 3?
,
Sadik, très sérieux, ne voulant pas avouer son
infériorité, tendait tous les nerfs de sa langue pour
prononcer ces mots distinctement. Il ne parvenait
jamais qu’à prononcer d’une manière uniforme : ejaj,
ejaj, ejaj... Et les petits Blidéens de s’esclaffer...
Et Sadik, s’acharnant à ne pas lâcher la partie,
bafouillait éperdument : ejaj, ejaj, ejaj!... s’éner
vait, devenait blême de dépit, perdait la tête, et, en
fin de compte, fonçait sur tous les yaouleds à bras
raccourcis...
Sa force physique avait bientôt mis un terme à
ces railleries, et l’avait fait rapidement redouter.
Sadik possédait dans les veines un sang plus jeune,
plus vigoureux que ces marmots algériens, tout en
nerfs, aux joues caves, au teint de safran...
Et puis le Marocain dépassait en fourberie tous
les enfants du bled, depuis Lalla-Marnia jusqu’à
Tunis. Il trichait sans cesse et à tous les jeux : aux
billes, à saute-pierre, au carré arabe, à pile ou
face...
Un matin, on jouait à saute-mouton. C’était à
Sadik de « faire le dos ». Mais avant de se mettre
en position, il déclara :
Périsse le père de celui qui fera l’éperon!

i. Verre.
2. Sulfate.
3. Poulet.
Les yaouleds, superstitieux, ne s’y hasardèrent
point. Ils se contentèrent, du premier au dernier, de
sauter simplement par-dessus le dos de leur cama
rade. Lorsque vint le tour de Sadik, Sadik ne se
gêna point pour lancer un coup de talon de dro
madaire.
— Comment! s’écrièrent à la fois les yaouleds
indignés, il y a à peine une minute tu viens de
souhaiter la mort de son père à celui qui..
Bien sûr, répondit tranquillement Sadik. mais

mon père à moi, il y a des années et des années qu’il
est mort!...
Et les yaouleds ne purent rien répliquer à la
parole du plus fort...
Sadik ne s’était pas seulement fait craindre, Sadik
surtout s’était fait aimer, parce qu’il avait le carac
tère libre, joyeux et insouciant, et aussi, parce qu’il
apportait de son ardent pays de Fez tout un trésor
de nouveautés originales et piquantes, qui enchan
tait les petits compagnons.
D’abord des devinettes marocaines, dont les Arabes
sont si friands. Sadik les leur servait à tout propos,
accentuant parfois l’outrance des allusions équi
voques. Il fallait voir si cela enivrait les yaouleds!
Puis des contes du Moghreb, que Sadik leur disait
sur le bord des trottoirs et autour des fontaines..
Contes étranges où défilent les types les plus sau
grenus et les actions les plus inimaginables : des
vieillards célébrant l’anniversaire de la mort de leur
virilités, des jeunes filles exposant à leurs pères leurs
appréhensions du mariage, des mégères de quatre-
vingts ans encore tressautantes de volupté..
Et les petits vicieux riaient, riaient aux éclats.
— Ya Sadik! Ya Sadik! Tu es un conteur sans
pareil! Une seule de tes histoires vaut la fortune du
monde! Il faudrait mettre des cercles de fer à ses
reins pour s’asseoir tous les jours auprès de toi!...
Sadik enfin les initiait aux jeux marocains, plus
animés, plus spirituels que ceux d’Algérie. Les
yaouleds les goûtaient fort. Ils finirent même par
ne plus jouer qu’à ceux-là, au grand désespoir des
habitants de Blidah...
Un exemple :
Deux partenaires assis l’un en face de l’autre se
regardent dans les yeux. Le premier interroge :
— Qui a volé la pioche, ô Hssaïnn?
Je ne sais pas, répond l’autre.

C’est toi qui l’as volée!

— Moi, je l’ai volée?
— Et qui, l’a volée?
— C’est toi qui l’as volée!
— Moi, je l’ai volée?
— Et qui, l’a volée?
Et ainsi de suite... Mais il fallait dire cela vite,
vite, et il arrivait fatalement, avant cinq minutes,
que l’un des partenaires se trompât.
Sadik alors infligeait les punitions les plus invrai
semblables. Le délinquant devait arrêter une vieille
Mauresque qui passait, et lui demander son nom
et son adresse, ce qui ne manquait de lui attirer les
pires insultes de la pauvre femme indignée. Ou bien,
il fallait entrer chez le forgeron arabe, lui demander
un peu de limaille de fer « pour soigner un bou
ton », et lorsque le forgeron bougonnait : « Où, ce
bouton? » lui montrer son postérieur et décampei
au plus vite... Ou encore, chez Sid Ali, le vieux
tenancier du four commun :
— Sid Ali, mon pain est cuit?
— Quel pain? Quelle marque porte ce pain?
— Les deux trous de ma maîtresse...
Et le gamin de déguerpir pour échapper à la
colère du vieillard qui le poursuit avec sa grande
pelle à enfourner...
Telle était la vie de Sadik. Ni le crime, ni l’arres
tation de Messaoud ne l’avaient troublé dans l’insou
ciance de ses joies espiègles...

XXXIII

Au dahlis, depuis quelque temps, Saâda était visi


blement inquiète. Elle sortait moins souvent —
jamais plus au cours de la journée. Elle demeurait
de longues heures assise à l’écart, sur un coin de
son matelas, le front contre le genou, dans une
sorte d’accablement morne. Puis, c’étaient des accès
d’humeur nerveuse, pendant lesquels on ne pouvait
l’approcher. Elle refusait de se nourrir, repoussait
avec brutalité Sadik qui essayait de plaisanter, acca
blait d’injures sa mère qui lui demandait timidement
la raison de son chagrin.
Saâda avait reçu de Messaoud, à quelques jours
d’intervalle, trois lettres, trois lettres pleines de san
glots et de prières, qui eussent apitoyé le cœur le
plus farouche. Messaoud implorait son pardon. Il
invoquait sa destinée mauvaise, il criait les affres
de son isolement noir, et la brûlure de son repentir.
Saâda ne le reconnaîtrait plus. « Sifti tid mhaïnti,
disait-il. Ma face raconte pour moi mes souffrances. »
Enfin il suppliait Saâda de lui conduire sa fille, sa
petite Aouïcha bien-aimée. Son cœur sortait de sa
poitrine pour la voir...
Et chaque fois qu'une nouvelle lettre arrivait,
Friha avait joint ses supplications à celles de son
gendre malheureux :
Que Dieu épargne Aouïcha, ô ma Saâda chérie,

balbutiait-elle de sa voix presque éteinte. Tu gagne
ras si tu pardonnes. Tu sortiras victorieuse de tous
les combats. Attendris ton cœur pour un musulman
entre les mains des profanes. Va lui apporter, comme
il te le demande, une « égratignure » de lumière
dans son cachot. Un homme à qui tu as ouvert ta
ceinture, avec qui tu as conçu la fleur de ton cœur,
le père de ton enfant, ma fille, ne l’oublie pas!
Saâda ne répondait point et haussait les épaules.
Elle voulait paraître dédaigneuse et agacée.
En réalité, un changement profond s’opérait en
elle. Quelque avilissant qu’eût été le crime de Mes
saoud, en dépit même de l’aversion qu’elle avait
montrée jusque-là pour ce mari difforme, Saâda ne
pouvait maîtriser un élan de pitié vers lui.
Bien plus, l’absence de Messaoud l’attristait. Sans
oser se l’avouer à elle-même, quelque chose lui man
quait, comme un appui qui se serait brusquement
effondré, et que rien ne parvenait à remplacer. Cet
homme qu'elle avait méprisé, qu'elle avait écrasé
de son dégoût, aujourd’hui lui semblait moins
repoussant. Un homme est toujours un homme à la
maison, avait dit Friha. Et Saâda éprouvait la
vérité de ces mots qu’elle raillait naguère. Enfin Mes-
saoud n’était-il pas le père de son enfant, encore
qu’elle se refusât à lui depuis si longtemps? N’était-
il pas un être de sa race, de cette race perdue dans
Blidah, bafouée, foulée aux pieds. Saâda qui reven
diquait si fièrement son nom de Marocaine, ne
devait-elle pas s’apitoyer sur le sort d’un Maro
cain, fût-il le plus coupable, et qui, comme elle,
était tombé dans la boue des villes profanes? Ne
devait-elle pas lui venir en aide, ne fût-ce que par
défi pour les Roumis qui le condamnaient? Messaoud
n’était-il pas, lui aussi, un musulman de Fez, de ce
pays de Fez où ils avaient été heureux, un frère
associé à tous ses souvenirs de là-bas.
En y songeant, son âme altière inclinait insensi
blement à la douleur du pardon...
Et puis, quelques instants après, Saâda se rai
dissait. Ses affections meurtries, son orgueil brisé,
sa vie déchue, tout ce qu’elle avait souffert par
Messaoud lui remontait au cœur. Non, elle ne vou
lait pas pardonner!... Qui donc l’avait arrachée à
son pays natal, qui l’avait jetée un soir de neige,
elle et son enfant, dans cette ville maudite, qui
l’avait plongée dans la plus sombre misère et dans
la fange, qui avait violé une enfant de douze ans?
Non, elle ne lui pardonnerait jamais, elle ne devait
pas lui pardonner! L’ayait-il écoutée, lorsqu’elle le
conjurait de ne point quitter Djnah-Meksour, de ne
point traîner sa smala à l’aventure des chemins
défendus, comme un troupeau de renégats? Cela, elle
ne l’oublierait ni dans ce monde, ni dans l’autre...
Non, elle ne lui pardonnerait pas, elle n’irait pas
lui porter Aouïcha dans sa prison, elle le laisserait
mourir comme il le méritait, dans les ténèbres, la
solitude et le remords...
Et elle cherchait à s’enhardir, elle s’enfonçait dans
ses souvenirs amers jusqu’à ce qu’une heure de
recueillement la ramenât, malgré elle, à des senti
ments moins âpres, qui la laissaient indécise et trou
blée...

XXXIV

A quelque temps de là, un après-midi de dimanche,


un mois peut-être après l’arrestation de Messaoud,
Saâda, son enfant sur ses bras, se trouvait devant
la porte de la prison de Montpensier. Qui l’avait
enfin décidée? C’était le secret d’Allah! Saâda venait
seulement montrer Aouïcha à son père, et libérer sa
conscience d’un mauvais scrupule...
En attendant l’heure de l’entrée, Saâda regardait
avec mélancolie la campagne, les bosquets d’orangers
fanés sous le grand ciel d’automne. Elle regardait
cette petite prison, isolée sur la route, ses murs gris,
sa porte basse égayée de clématites. Elle était presque
jolie, cette porte orientale et ne ressemblait guère
aux portes des prisons. Elle rappelait à Saâda
l’entrée du marabout El H ali, sur le versant de la
colline de Djnah-Meksour, où elle se rendait jadis
chaque vendredi, parmi la théorie éblouissante des
visiteuses marocaines. A ce souvenir déjà lointain,
son âme frissonnait...
Pour chasser ces images elle se mêla, sans ver
gogne, aux miséreuses qui attendaient comme elle,
des deux côtés de la porte... De vieilles Mauresques,
pour la plupart... Elles s’étaient installées sans gêne
aucune, le dos appuyé au mur de la prison. Leur
bâton noueux auprès d’elles, leurs pieds gris de
poussière, un mouchoir multicolore sur leurs genoux,
garni de miettes de pain et de quelques nèfles trop
mûres, indiquaient qu’elles venaient toutes de loin
et qu’elles avaient déjeuné là...
Il faisait très chaud, une de ces chaleurs torrides
d’arrière-saison. Le ciel rayonnait d’une ardeur
lourde, moite et blafarde.
Elles semblaient n’y point prendre garde. Le crâne
protégé seulement par leurs foulards, elles caque
taient bruyamment.
Elles se racontaient l’une à l’autre les moindres
incidents de leur vie triste. La guerre surtout fai
sait les frais de ces bavardages...
Saâda se prit à les écouter. Une de ces femmes
retenait son attention : une grande brune, aux yeux
noirs pétillants sous le voile et dont le visage déjà
flétri avait quelque chose de noblement douloureux.
Elle disait à ses compagnes qu’elle habitait Souma,
un village voisin, et elle contait de façon si atta
chante sa vie pénible depuis ces temps troublés, elle
parlait dans un langage si pur, si calme et si imagé,
que Saâda oublia un instant ses propres malheurs
pour compatir aux siens.
Mes amies, disait-elle, cette guerre nous a fait

répandre le safran et ramasser le kba^ama!... 1.
Fessel klamek. Découpe tes paroles, interrom

pit Saâda. Moi, je ne puis vous comprendre avec
votre habitude de glisser sur les mots!...
La Mauresque ne s’émut point de cette brutale
intervention. Elle leva les yeux vers la Marocaine,
soupira, hocha la tête.
Ce proverbe, ô fille des gens, s’applique à

ma destinée! Mon safran, mon or, c’était mon fils!
Je ne possédais que lui et ma croyance en Dieu!
Ha! La guerre est venue, elle me l’a enlevé!
Que Dieu l'en fasse sortir vainqueur! dit une

autre.
Et puis, continua-t-elle, la guerre m’a laissé

entre les mains d'un mari indigne, d’un homme
sans « nez », .qui ne sait que s’enivrer du soir au
matin, jusqu'à ce que la terre s’évanouisse pour lui!
Et maintenant, il s’enivre plus que jamais, avec l’ar
gent qu’il va toucher tous les mois au baylik pour sa
femme et nos deux filles encore vierges! Il met
tout cet argent dans sa poche, sort d’un café pour
entrer dans un autre, et lorsqu’il a dépensé jusqu'au
dernier sou, nous le voyons à la maison... Il vaut
mieux que je me taise! Il me faut une demi-livre
de savon pour le nettoyer, et encore, pendant ce
temps, il frappe, il hurle comme un chitane, il tire
mes pauvres parents de leurs tombeaux... Mais cela
ne lui a pas suffi... Il y a huit jours, il a frappé
de son couteau un malheureux gahouadji, le mari

i. Chiendent.
de ma voisine, qui avait voulu lui faire une remon
trance!... Et le voilà en prison!
Qu’Allah ne l’en fasse plus sortir! conclut

Saâda indignée.
Le souhait parut de fort mauvais goût à l'assis
tance, qui dévisagea la Marocaine d’un œil oblique.
Il heurtait le sentiment de toutes ces Algériennes
sur la vertu conjugale. La Mauresque elle-même, qui
semblait se plaindre de son époux, protesta :
— La, la, ya, khtil Non, non, ma sœur! dit-elle
à Saâda d’un ton aigre, ma tqoulch bakda! Ne parle

pas ainsi! Hadouk el Kelmat Rebbt ma ihoebboumcb!


Ces paroles, Dieu ne les aime pas! Tu penses déjà
que j’ai dit : Mon mari, la mer soit sur lui? Ce que
je t’ai raconté, c’est une aventure de son sort, un
malheur de sa destinée... Si gâté qu’il soit, mon mari
est mon mari, la couronne de ma tête, le père de
mes enfants! Tu voudrais déjà que ma maison soit
privée de son maître, et que mes deux vierges, mon
fils chéri, on les montre du menton, et que moi, je
m’en aille dans la rue avec ma chemise sur ma tête?
Bout Allab ister-na! Bou! Qu’Allah nous protège!
Non, non, ma fille. continua-t-elle, en se radou
cissant un peu, il faut dire au contraire Mon mari,
:

que Dieu me le rende ! Que Dieu le prenne en


pitié! Que Dieu le fasse sortir! Que Dieu délivre sa
tête!...
Elle n’en finissait plus de formuler des souhaits de
bonheur, afin de conjurer le souhait de Saâda, qu’elle
considérait comme une malédiction.
Saâda pinça les lèvres, ne dit plus rien.
Mais déjà, à l’autre bout du groupe, une seconde
Mauresque élevait la voix pour conter, à son tour,
ses misères :

— Ah! soupirait-elle, cette guerre a renversé le


monde sur sa face! Le malheur est dans chaque
douar, et le malheur de l'un ne ressemble pas au
malheur de l’autre! Moi, c’est mon mari qui était
bon et que la guerre m’a pris! Mes enfants me sont
restés, mais ils ne m’obéissent plus! Je les envoie à
la Médersah, ils se sauvent du lieu saint pour aller
jouer sur les marchés avec les Oulad El Blaça! Les
petits rats ont grandi, il leur a poussé une queue.
— Et qu’ont-ils fait, tes enfants? interrogèrent
les femmes.
Ils ont volé, ma sœur, volé! Et ce n’est pas

la première fois, depuis cette guerre! Sous notre
tente, je n'ai rien pour les occuper. Je leur dis :
« Vous ne voulez pas lire à la Médersah, allez
demander quelque travail chez nos voisins, les pro
priétaires de bœufs. » Ils me font un geste... celui
qui est dans ton esprit!... et ils répondent : « Toi,
si tu veux, donne-nous des bœufs à faire paître et
des terrains à piocher! Mais nous, nous placer? La!
Notre père était un blanc! Il n’était pas un noir
comme ton père, pour que nous prenions sa place
et que nous allions nous vendre aux autres! » — Et
ils relèvent le pan de leur gandoura, pour me mon
trer la chair de leurs cuisses : « Regarde, nous
sommes plus blancs que toi! »
Le plus jeune, qui n’a pas encore huit ans, savez-
vous ce qu’il m'a dit? « Nous, ô ma mère, nous
sommes faits pour porter des chéchias de Tunis
avec des « cinq » en or et des glands, des souliers
vernis et des pantalons de drap! Nous sommes des
enfants de Sid Mhammed Essbaïhi, ô femme! Tu
oublies que notre tente est la plus grande du douar? »
Allons, mes sœurs, que voulez-vous que je réponde
à ces enfants qui parlent mieux que des hommes?
Ce que peut répondre le mort à son laveur? Moi,
ils m’étouffent ! A côté d’eux, je ne suis qu’une
bègue!...
Saâda, son enfant sur les bras, écoutait toujours.
L’une après l’autre, avec force soupirs et hoche
ments de tête, toutes ces femmes ne racontaient que
déboires et qu’infortuné. Et cependant, à mesure
qu’elles se plaignaient, Saâda leur lançait à toutes
des regards mauvais, des regards d’envie et de haine.
Oui, Saâda enviait toutes ces femmes.
« Et moi, se disait-elle, que raconterais-je? Mon

sort de maudite, ou le crime de mon époux? »


Ce qui ulcérait l’âme de Saâda, c’était que toutes
ces femmes, quels que fussent les crimes de leur mari
ou de leurs enfants, n’avaient point déchu. Elles
pouvaient avouer que la chair de leur chair avait
volé ou assassiné, elles pouvaient se trouver là,
devant la porte d’une prison, elles conservaient
intacte, incontestée, leur dignité de mère et d’épouse...
Et la fille perdue, la musulmane avilie se prenait
de nouveau à regretter le passé.
Ah! si on ne l’avait pas arrachée à Fez, elle serait
encore, elle aussi, une femme qu’on estime' Elle
pourrait goûter la satisfaction d’aimer un mari au
delà du respect, d’adorer des enfants jusqu’au sacri
fice!...
Cependant, les caqueteuses brusquement se sont
tues. Un mouvement se produit parmi les groupes.
La petite porte de la prison vient de s’ouvrir.
Les Mauresques se sont levées. Elles secouent leurs
serouals, ramassent placidement dans leurs mou
choirs les quelques nèfles qui restent de leur déjeu
ner, puis, ayant épousseté leurs pieds poudreux, elles
tirent de leurs haïks de petits escarpins noirs enve
loppés dans un linge blanc. Elles sont arrivées à
pied, car fi redjli aouila fessebbat, « les heurts valent
mieux à mon pied qu’à mon soulier », dit le pro
verbe, mais maintenant, il faut qu’elles se chaussent,
pour ne pas que le gardien roumi de la porte sacrée
les méprise.
Elles présentent à tour de rôle le hideux papier
que la guerre leur a fait voir, et, d’un pas gêné,
le cœur battant, elles pénètrent dans la petite cour
de la prison.
— là Allah! prononcent-elles à mi-voix, sellek kel
mennou hussel ham\ O Allah, délivre quiconque
est enlisé ici !
Ce sont leurs premières paroles.
La petite cour est sévère et triste. Une propreté
de caserne, “un silence de sépulcre. Au milieu de
larges dalles, un carré de jardin. Deux prisonniers
kabyles, sans tourner les yeux, travaillent à repiquer
des pieds de piments et de concombres, entre des
rosiers arabes et des citronniers nains. Dans un
coin, assis en carré, un Bédouin, la tête rasée comme
une. courge, cherche le long de sa gandoura terreuse
des poux qu’il écrase un à un, sans répugnance, avec
l’impassibilité d’un sage.
Pas un murmure, pas un mouvement des lèvres.
A gauche de la cour, une petite porte troue la
muraille. Elle ouvre sur une sorte de préau, long
et ombreux, divisé en deux compartiments par une
cloison de toile métallique. Les visiteurs y sont
appelés à tour de rôle. On leur permet de causer
quelques minutes à peine, avec les « numéros »
qu’ils ont demandés.
...C’est le tour de Saâda. Saâda est pâle. Son
enfant contre sa poitrine, elle se tient immobile, près
d’un banc, devant le grand treillis de fer.
Une minute s’écoule...
Tout à coup, on entend un grincement de ser
rures, le bruit d’une lourde porte qui roule sur ses
gonds. En face, une cellule s’ouvre. Messaoud appa
raît. Il avance entre deux gardiens, les mains der
rière le dos.
Saâda, tout d’abord, ne le reconnaît pas. Mes
saoud, en effet, a bien changé! Il porte l’uniforme
de grosse bure. Pieds nus, tête, barbe, moustaches
entièrement rasées, la face jaune, les joues creuses,
quelque chose de diabolique dans le regard.
Saâda s’est avancée vers la grille. A la vue de
sa femme et de son enfant, Messaoud’ s’est mis à
trembler de tous ses membres. On dirait qu’il va
pleurer et rire en même temps. Il veut parler, mais
son souffle s’étrangle. Il a beau se débattre, sa gorge
n’émet aucun son...
Saâda, sans prononcer une parole, soulève Aouïcha
dans ses bras et la tend à son père. L’enfant, d’abord,
est attirée par ce grand grillage de fer dont les
mailles reluisent dans la pénombre comme une nuée
de papillons. Elle fait le geste de vouloir les attra-
per, accroche ses petites mains à la toile métallique...
Messaoud, soudain, éclate en sanglots. Il se jette
sur son enfant. Il vient aplatir contre la grille ses
lèvres noirâtres. Il voudrait embrasser son Aouïcha
chérie, il voudrait l’étreindre, mais il y a cette grille
impitoyable, et Messaoud a les mains liées.
Mon petit œil, s’écrie-t-il enfin, ma petite mère,

ma vie, mon adorée, ma petite âme! Je vis encore
assez pour te revoir. O mon Dieu! que je meure à
ta place, que mon deuxième œil se crève, plutôt que
tu souffres d’un bobo à ton petit doigt de pied!...
Mais Aouïcha recule vivement, retire ses mains,
se cramponne à sa mère, et se met à pousser des cris
terribles. Aouïcha n’a pas reconnu son père. Elle a
peur de cette bête qui semble vouloir s’échapper de
sa cage et la dévorer. Elle veut s’en aller de cette
chambre noire, elle pleure, hurle, fait pester les gar
diens.
Messaoud, en larmes, supplie maintenant Saâda :
— Saâda, ma sœur! Rappelle à notre Aouïcha
que je suis son père! Dis-le-lui! Saâda, ma sœur,
pardonne-moi Dis quelque chose pour me défendre,
!

pour que je vienne mourir auprès de vous, parmi des


Musulmans! Que je ne rende point mon souffle au
milieu des profanes! Car je vais mourir, Saâda!
L’odeur du cadavre est déjà sur moi!...
Saâda est très pâle. Elle cherche à apaiser les
cris d’Aouïcha. Son cœur bat avec violence. Pour
tant, elle ne prononce toujours pas une parole. Mes
saoud continue de gémir :

— Saâda! Ma foi! Ma tête! Mes yeux! Tu ne


me réponds pas? Tu ne veux donc pas pardonner?
Tu ne veux pas? Saâda! Saâda! Écoute-moi! Je n’ai
plus longtemps à vivre!... »
Messaoud se tait brusquement, épuisé. Il se laisse
tomber haletant sur un banc, et cache sa tête entre
ses genoux.
Saâda, elle aussi, n’en peut plus. Elle profite de cet
instant pour se glisser vers la porte, serrant contre
sa poitrine Aouïcha qui tremble de tout son petit
corps.
Sur le seuil, elle s’arrête. Une dernière fois avant
de s’en aller, elle regarde le pauvre Messaoud. Il est
toujours dans la même attitude. Mais maintenant, il
pleure doucement. Ses deux bras pendant contre son
corps écroulé...

XXXV

Malgré tous ses ennuis, tous ses chagrins, Saâda


n’avait pas abandonné le projet de chanter un jour
au café Beggar. Sa voix peu à peu s’était faite pleine
et nuancée, sa mémoire s’était ornée de la riche
poésie des mélopées arabes. Par sa persévérance, sa
volonté obstinée et par son assiduité à la petite meh-
chacha de Ben Youssef (qui n’était autre que celle
de Sid Kaddour, changée de nom et de quartier
depuis la malencontreuse aventure de police), Saâda
serait bientôt une chanteuse très honorable. Les has-
chaïschïa, ses amis, lui avaient promis d’obtenir les
bonnes grâces de Sid Mehmoud, le chef d’orchestre
du café-chantant. L’examen aurait lieu dès qu’on la
jugerait prête, sans doute à la rentrée de l’hiver...
Mais elle devait se hâter. Sa visite à la prison
avait réveillé en elle l’horreur de sa situation, et le
désir d’une prompte délivrance. Elle avait assez de
souffrir. Elle ne savait plus souffrir. Son cœur s’était
desséché comme un citron... Il n’y restait plus rien,
— ni patience pour elle-même, ni
pitié pour les
autres.
Et puis, Messaoud avait déjà fait deux mois de
prison préventive. L’heure du procès allait bientôt
sonner. Il y avait lieu d’être inquiète. Saâda crai
gnait que la condamnation de son mari ne lui portât
préjudice...
Il fallait qu’elle fût
admise chez Sid Beggar avant
le jugement. Et pour cela, elle devait non seule
ment s’appliquer à travailler sa voix, à enrichir sa
mémoire, mais aussi à réaliser des économies, le plus
d’économies possible. La somme était encore mince
qu’elle possédait pour l’achat de ses costumes et la
location de ses bijoux! Il fallait qu’elle amassât
beaucoup et vite, si elle voulait arriver à temps...
Elle commença à dépenser avec moins de lar
gesse. Les repas se firent plus maigres. Les plats de
Fez rapidement disparurent. On revit les pitances
d’autrefois : le pain d’orge et les figues sèches,

comme aux premiers temps de leur arrivée à Blidah.
Saâda achetait tout elle-même, distribuait la nour
riture avec parcimonie et regret.
En même temps, son caractère s’aigrissait encore.
Elle s’irritait de plus en plus contre sa vieille mère.
« qu’elle était obligée de garder sur son cœur »,
contre Sadik qu’elle ne cessait d’injurier, lui repro-
chant ce que coûtait son entretien, « sans qu’il
portât un gland amer à la maison »! -Lorsqu’ils
mangeaient, elle leur lançait des regards obliques.
Chacune des bouchées qu’ils absorbaient, c’était une
pièce qu’elle aurait pu ajouter à son pécule, c’était
un retard à sa délivrance...
Elle n’ouvrait plus la bouche que pour cracher
des injures...
Une haine sourde régnait dans le dahlis. Un abîme
plus profond et plus sombre se creusait chaque
jour entre la fille et la mère, la sœur et le frère.
Friha courbait la tête sous ce nouveau coup du
sort...
Quant à Sadik, il n’essayait plus de railler. Il
savait bien que ni ses plaisanteries ni ses rires n’au
raient d’écho. D’ailleurs, il perdait lui-même sa
gaieté. La noire tristesse du réduit commençait à
le gagner. Les maigres pitances succédant aux plats
de Fez le rendaient de mauvaise humeur, et plus
que tout, les injures de Saâda!... Ah! ces injures de
Saâda! Comme elles étaient cruelles!... Au début,
Sadik n’y avait guère prêté attention, se bouchant
les oreilles, haussant les épaules. Mais maintenant,
elles devenaient si aiguës et si dures que, malgré
toute l’insouciance de sa nature, Sadik ne pouvait
plus ne pas les entendre. Elles commençaient à
lui mordre le cœur, à blesser sa fierté de petit
homme...
Sa mauvaise humeur le suivait presque partout.
Il perdait le goût du jeu. Il n’allait plus rejoindre
les yaouleds. Il les trouvait aujourd’hui trop naïfs
et trop simples. Il ne daignait plus rien leur conter,
ni se mêler à leurs ébats. Peu à peu, il déserta leur
camp.
Il
s’en allait seul, les mains dans les poches, le
long des murs de la petite ville, songeant aux mille
insultes reçues à la face... Il rageait de n’avoir pu
répondre, de n’avoir pas rafraîchi un peu son cœur...
Et qu’aurait-il répondu? A la première riposte, Saâda
peut-être les eût jetés dehors tous les deux, sa vieille
mère et lui, les eût chassés du dahlis!...
Chassés du dahlis!... A cette pensée, Sadik sen
tait son cœur se serrer plus encore. Oh! ce n’était
pas qu’il y tenait tant, au dahlis! Ce n’était ni
le morceau de pain qu’on lui laissait, ni l’accueil
qu’il recevait qui pouvaient le retenir!
Seulement, dans le réduit sombre, il avait laissé
une petite perle qui brillait, un petit être bien cher!
C’était Aouïcha.
Ah! certes, « si ce n’était pour la figure d'Aouï-
cha », jamais Sadik ne rentrerait plus au dahlis!...
Dans les premiers mois de sa naissance, Aouïcha
avait été d’abord indifférente à Sadik. Il la trou
vait bête, avec sa physionomie sans expression, ses
yeux qui ne se fixaient sur rien, et sa bouche qui
ne savait s’ouvrir que pour faire : Ouâ! Quand sa
mère ou sa sœur voulaient lui donner à garder
un instant, il leur tournait le dos et prenait la
porte.
Mais aujourd’hui, Aouïcha était la joie de sa vie.
Elle était devenue si gracieuse et si vive!... Oh’ com
bien était joli son petit corps rempli et lisse comme
de la soie, ses menus bras potelés, entourés de bra
celets de djamous pour la préserver du mauvais œil.
228 SAADA LA MAROCAINE

ses cuisses bouffies émergeant de la gandourah


retroussée et sa tête mignonne, avec ses cheveux
noirs, coiffée d’une minuscule chéchia de Fez, qu’elle
portait inclinée sur l’oreille!...
Maintenant, Sadik l’adorait. Il lui faisait sa toi
lette, et elle n’était docile qu’avec lui...
Elle lui faisait mille grâces dès qu’il rentrait.
Elle reconnaissait son pas, courait vers lui et l’appe
lait Didick! Didick!...
:

Elle singeait toutes ses manières. Elle serappe


lait si bien les grimaces qu’il lui avait enseignées la
veille, elle les refaisait avec une telle précision que
Sadik devenait fou de joie!
Il la prenait sur ses genoux et voulait lui apprendre
d’autres choses encore. Il lui disait : Ya mi! Amel
khniferl... Le commandement était à peine achevé
qu’Aouïcha retroussait son petit nez, et imitait la
personne qui ronfle...
Il lui disait encore : Amel cbola cbolala! Amel
cbola ya mamma! Et Aouïcha battait aussitôt des
mains vite, vite, et riait aux éclats, et balançait son
corps au rythme de l’amusette.
Et encore, il lui enseignait des petits refrains maro
cains qui l’enchantaient :

Karam Karamouni
Khoukbi ou Remnam
Tefla me^iana
Habtet lesagia
Tremtba âïana
Qrestba debbana...
Karam Karamouni...
Elle est de pêche et de grenade,.
C’est une belle fille,
Elle est descendue au ruisseau,
Son derrière à nu.
Une mouche l’a piquée...

Enfin, dans sa large poche nouée aux endroits


déchirés, il avait pour elle caché plus d’une sur
prise : des noyaux de pêche, de grosses billes de cou
leur, des cailloux nacrés ramassés pour elle le long
de l'Oued-El-Kebir. Et parfois même, domptant sa
gourmandise, il lui apportait un bonbon, sauvé de
la dizaine achetée chez le moutchou.
Aussi bien Sadik ne pouvait-il plus sortir du
dahlis sans qu’Aouïcha voulût aller avec lui, et s’il
refusait, elle se mettait à verser toutes les larmes de
son petit corps! Sadik parfois renonçait à sortir;
mais il devait charrier l’eau de la fontaine, il était
attendu par les yaouleds... Alors, il essayait de lui
faire prendre patience. Il lui jurait, en frappant du
pied le sol :
— Mais, sur ta tête, je vais revenir tout de suite,
sur ta tête! J’emporte ton mal, mon petit œil! Amo
papa, tchitcbi fersada! Tiens, mange le painpain
et assieds-toi sur le petit tapis... Je vais revenir!...
L’enfant prenait docilement le croûton de pain
que lui tendait son oncle, le portait d’une main hési
tante à ses lèvres et regardait s’éloigner Sadik avec
un air suppliant.
Sadik se détournait brusquement, comme pour
s’arracher à un regret, et à toutes jambes, dégrin
golait l’étage.
Une fois dans la rue, il était repris par les yaou-
leds, par le jeu, et bien vite, il avait oublié sa
petite nièce et ses serments. Souvent, au milieu de ses
ébats, il arrivait qu’il pensât à elle. Un violent
désir le prenait de la revoir... Il échappait à ses
camarades et courait au dahlis. Les yaouleds, le
regardant s’enfuir, demeuraient stupéfaits d’un
abandon si soudain. Ils se demandaient l’un à
l’autre:

— Qu’a-t-il, Sadik?
— Ma nâref! Ouagila kleb! Je ne sais pas! Je
crois qu’il est enragé!
Sadik trouvait Aouïcha endormie sur les genoux
de sa mamma bbiba, le cœur plein de chagrin, sa
petite main repliée sous sa joue, comme une per
sonne qui pense... Ou bien, assise à la même place,
elle jouait avec le croûton qu’il lui avait donné,
et attendait patiemment son retour. A sa vue, elle
abandonnait tout pour se précipiter dans ses bras,
sautait, gesticulait, ne contenait plus sa joie, lui
donnait des gifles, lui tirait les oreilles...
Sadik songeait à tout cela, en s’en allant seul, le
long des murs de la petite ville... Comme il lan
guissait de revoir Aouïcha! A tout instant, il avait
envie de retourner jouer avec elle! Maintenant, il n’y
avait plus les yaouleds pour l’occuper. Mais il y
avait Saâda qui ne manquerait pas de l’accueillir
par une injure, de lui lancer quelque cruauté pour
lui brûler le foie! Pauvre Aouïcha! Comme elle
devait être seule, comme elle devait s’ennuyer et
comme elle devait attendre tristement son oncle
Didik!...
A cette pensée, Sadik avait des larmes qui lui
montaient aux yeux. Il les essuyait aussitôt du revers
de sa main grasse. Et il continuait son chemin,
errant à l’aventure, les mains dans les poches, mau
dissant en un soupir « Celui qui leur faisait tant
de mal!... »

XXXVI

Sadik avait beau adorer Aouïcha, le dahlis était


devenu trop sombre. Il ne pouvait plus supporter
cette atmosphère haineuse. Il la détestait « comme
le sang de ses dents »!...
Le soir venu, il craignait le retour. Il ne se déci
dait à franchir le seuil du dahlis qu’à la nuit noire,
tout juste pour manger le morceau de pain qu’on
avait bien voulu lui garder, et se coucher aussitôt.
Il risquait un œil navré vers Aouïcha, qui sommeil
lait depuis longtemps déjà, après la journée solitaire
et triste, puis il enfouissait sa tête sous sa ferrachïa,
essayait de boucher ses oreilles aux discussions
amères que sa rentrée tardive faisait naître. Saâda
saisissait ce prétexte pour maugréer à nouveau contre
l’insouciance et la fainéantise de « cette tête noire,
qui ne savait qu’arriver au cul du jour, et dévorer
en trois coups de mâchoires ce qui lui coûtait, à elle,
la sueur du sang »!
Le matin, dès l’aube, Sadik fuyait le dahlis. Il
n’était heureux que dans la rue. Là, bien qu’il ne
mangeât pas toujours à sa faim, il pouvait encore
chanter, siffler, dire une bêtise à un enfant qui
passe. Là, au moins, il n’entendait plus geindre ni
criailler à ses oreilles!...
La rue devenait de plus en plus son domaine, le
seul endroit où il se sentît loin de toute tracasserie.
Il commençait à se demander s’il retournerait au
dahlis, même le soir!
— A quoi bon? Pour recevoir des insultes, ou pour
voir souffrir cette vieille qui me créa?... Pour ce
que l’on me donne à manger?...
Il aimait bien Aouïcha, il la chérissait comme la
prunelle de son œil, mais on le faisait trop souf
frir au dahlis!
De plus en plus dégoûté, livré à lui-même, il essaya
de ne point rentrer pendant quelques nuits. Il lui
parut que ses absences étaient à peine remarquées
Saâda montra pour lui une indifférence hautaine, un
mutisme qui blessèrent Sadik plus que les pires
insultes. Sa mère ne manifesta aucun étonnement,
ne lui posa pas même de question... Alors Sadik se
persuada que, sur la terre, il n’y avait plus un
cœur tendre pour lui. On conspirait pour le chasser
du dahlis. Sadik se jura de ne plus revenir, ni le
jour, ni la nuit. Et il tint parole.
La pauvre Friha subit cette nouvelle épreuve sans
une plainte. Chaque nuit, à la lueur de la veilleuse,
elle regardait le morceau de pain d’orge et les
quelques figues qu’elle avait réservés pour son enfant
et qui restaient sur le bord de la natte jusqu’au jour...
A grands efforts, elle se levait de sa couche, la tête
lourde, les yeux rougis par les veilles et les larmes,
et allait ramasser le petit repas intact.
— Espérons qu’il reviendra ce soir! disait-elle
en un soupir.
Le soir, Sadik ne revenait pas... Alors, elle dépo
sait le pain durci et les figues contre le coin de la
cheminée. Elle étouffait un sanglot.
— Que Dieu te pardonne, ô mon fils, tout ce que
tu ajoutes de douleurs à mon cœur en deuil!
Et, en elle-même :

— Ce sera encore mon repas d’aujourd’hui ! Saâda


sera contente, elle dépensera moins... Ah! mon Dieu!
que tous nos ennemis restent ainsi entre les mains
des autres!...
Et puis, lorsqu’elle avait réfléchi :
— Après tout, il fait bien de chercher à gagner
sa vie et de manger dehors! Maintenant, le voici
grand, il est presque un homme... Qu’AlIah me fasse
réjouir en lui... Mais s’il venait seulement se pencher
sur moi, une fois dans la journée, que je sache qu’il
est en vie! C’est tout ce que je te demande, ô mon
fils!... Mon fils, l’auréole de ma tête, la lumière de
mes yeux, la fleur de mon cœur!...
Et la vieille mère tombait à genoux, les mains
jointes levées à la hauteur du front, et se mettait à
prier Allah pour Sadik :
— Allah ! montre-lui le chemin droit, arrange-lui
sa chance! Prépare-lui le remède avant la blessure!
Aie pitié de l’orphelin! Protège-le. Il est sans épaules,
il prend froid! Il est sans cuiller, ses doigts se brû
leront... Épargne-lui le mauvais œil, les épidémies,
et, plus que tout, les mauvais conseils...
234 SAADA LA MAROCAINE

Et Friha, toute tremblante, essayait dedresser


se
sur ses pauvres jambes pour vaquer au ménage du
petit dahlis abandonné...
Sadik, cependant, vivait comme il pouvait, cher
chant un peu de travail, beaucoup de repos. Il était
décidé à ne travailler que pour son ventre, à contra
rier le moins possible son goût de la paresse.
Il faisait quelques commissions sur les marchés.
Son beau visage lui attirait les clients... Il aimait
surtout à garder les étalages des marchands de
légumes, pendant que ceux-ci devaient s’absenter.
Cela ne lui coûtait pas trop de peine, lui prenait
peu de temps et lui rapportait, car, outre la récom
pense, Sadik faisait belle recette qu’il ne rendait pas
toujours intacte.
La nuit, Sadik dormait sous la voûte d’un porche
au fond d’une rue tranquille, sur un banc de place
publique, ou encore devant une boulangerie, contre
le soupirail du four, lorsque les soirées étaient
froides et qu’il ne pleuvait pas.
Ainsi il continuait à vivre à la porte d’Allah!...
Entre temps, il avait complètement abandonné
les yaouleds. Il n’allait plus les rejoindre. Il ne pen
sait même plus à eux...
Mais les yaouleds pensaient toujours à lui.
Et lorsque l’un d’eux rencontrait Sadik :
— Eh bien! Sadik, tu nous as oubliés? Où
es-tu depuis quelque temps? Dans la ville, ou
dehors?
Sadik regardait le gamin par-dessus l’épaule :
— Ah! maintenant je suis un homme! moi. Je ne
peux plus jouer avec des queues de pipes!...
Le yaouled, d’un air piteux, regardait l’ancien
camarade qui s’éloignait...
— Hi-i-i-ik! soupirait-il, outernik kbdana fi
nsa!
Alors, il nous a pris pour des femmes!...
Les mains dans les poches, sifflotant un air maro
cain, Sadik s’en allait continuer sa vie libre comme
l’air, chercher un peu de travail et beaucoup de
repos, en attendant de rencontrer une société nou
velle qui l'amusât...

XXXVII

Une nuit, Sadik sommeillait le long d'un banc de


la place d’Armes, la chéchia inclinée sur le front,
les bras croisés sous la tête.
Soudain, il fut frôlé du coude par un jeune
Kabyle, qui rôdait depuis quelques instants autour
de lui.
— Qu’as-tu? s'écria Sadik courroucé, pourquoi
me touches-tu ainsi? Tu crois que je suis une...?
— Non, mon ami, répondit le Kabyle d’un ton
mielleux, je voulais tout simplement prendre une
petite place à ton côté...
Sadik, à demi rassuré, se recroquevilla et fit mine
de se rendormir aussitôt.
La nuit était froide, humide. La lune paraissait et
disparaissait entre des nuages lourds, prêts à crever.
La place était déserte...
Le Kabyle s’assit d’un air las, posa une jambe
236 SAADA LA MAROCAINE

sur l’autre, prit son menton dans la paume de sa


main, et sembla méditer profondément.
Sadik l’épiait, sous ses paupières mi-closes...
« Qu’est-ce qu’il a ce mekbloug? pensa-t-il. On
dirait qu’il est comme moi! fagbid gbarib meqtâ
meun sedjra ou mermi âla bedjra! seul, abandonné,
arraché d’un arbre et jeté sur une pierre!...
Après un long silence, le Kabyle à nouveau frôla
Sadik de son coude.
— Frère, lui dit-il, tu connais bien la ville?
— Oui.
— Tu veux m’accompagner jusqu’aux remparts,
jusqu’à Bab-Es-Sebt?
Sadik demeura interdit :
— Et pourquoi veux-tu que je me dérange? Que
j’aille manger la moelle de mes talons jusque là-bas,
pour une main vide et l’autre qui n’a rien?
— Je te payerai ta course, mon ami!
Sadik ne répondit pas. Il regarda franchement son
homme. C’était un adolescent de dix-sept à dix-
huit ans, proprement vêtu, membres nerveux, face
osseuse et bronzée, yeux noirs d’une vivacité extra
ordinaire, inquiétante.
— Ya Allah!, combien me donnes-tu, répond tout
à coup Sadik.

— Kbamsa sourdit Cinq sous!


Sadik, pour toute réponse, envoya une tob^i^a à
l’oreille du Kabyle, et se rallongeant sur son banc,
referma les paupières.
Le Kabyle reprit :
— Six sous, tu veux?...
Sadik le laissa parler.
— Sept sous... Huit... Dix, allez, tu veux?
Sadik brusquement se rassit, arracha sa chéchia
de la tête, la frappa dans sa main gauche en signe
de mauvaise humeur, et d’un jet, il fut debout.
— Si tu as des jambes, prépare-les!
— C’est loin? interrogea le Kabyle d’une voix
feinte.
— Non. Mais tu as l’air fatigué... Il me semble...
— Oui et non, répondit le mystérieux personnage
en hésitant un peu.
Il se leva à son tour, lentement, d’un air toujours
las, et suivit Sadik.
Ils passèrent la place d’Armes, longèrent des ave
nues silencieuses et désertes. Rapidement, la conver
sation s’engagea.
— Tu es Marocain?
— Oui, de Fez... Et toi?
— Moi, Kabyle, de Tizi-Ouzou... Mais je n’habite
pas ma ville natale. Il y a longtemps que je l’ai
quittée...
— Comme moi! soupira Sadik.
— J’ai élu domicile au café de Sid Slimann, à
mi-chemin de la route d'Oued-El-Alleug... Tu con
nais?
— Lan! répondit Sadik.
— Nous sommes là quelques amis qui nous réu
nissons, quand nous n’avons rien à faire, ou quand
nous sommes fatigués de cette vie méprisable. Nous
buvons du café tout le jour, nous contons les ennuis
de la guerre, les histoires de nos ancêtres qui ont
bu le vin et nous ont laissé la lie... Enfin, nous
passons nos journées le plus agréablement possible,
tranquilles dans ce coin de Dieu... Viens un
jour, en te promenant... Tiens, viens demain...
..
Précisément, nous venons de finir un travail, moi
et mes amis, et nous nous reposons cette semaine...
Tu viens?...
Sadik réfléchit un instant.
— C’est loin?
— Aouat! Cinq kilomètres à peine... Le premier
café sur la route, en partant de Bab-es-Sebt... Tu as
peur de la marche, un ^deq comme toi?
Sadik souleva une épaule, et d’un accent dédai
gneux :
— Tu me prends pour un lâche? Si on me disait :
Marche pendant douze mois sans t’arrêter, et au
bout de ta route, tu retrouveras une kbima pleine
de cœurs tendres et de provisions, je te ferais voir
où sont les hommes! Mais tu me dis : Viens, et tu
crois que mon père m’a laissé un cheval et du
terrain? Il ne m’a laissé, oui, que deux grelots et
un plat de levain, comme le père du petit nègre...
Et tu ne penses pas qu’avant d’aller prendre un
café avec des amis, il faut d’abord que je mange
mon pain, et avant de le manger, qu’il faut que je
le gagne!
— Oh! pour un jour, tu le mangeras avec nous!...
Sadik fixa de nouveau son interlocuteur, et avec
ironie :

— Alors, tu fais l’hospitalité des trois jours,


comme sous les grandes tentes?
Le Kabyle sourit, et ne répondit pas.
Il trouvait le petit Marocain à son goût, intelli
gent, vif, discret, adorant la paresse par-dessus tout
11 se félicita en lui-même de son coup d’œil et de sa
main heureuse...
Comme il faisait froid, nos amis avaient allongé
le pas, et se trouvèrent en peu de temps à Bab-
Es-Sebt.

Voilà, dit Sadik, lorsqu’ils eurent atteint la
grande porte massive qui se profilait dans la nuit.
Tiens, mon frère! Qu'Allah t’accorde le salut!

Et le Kabyle tendit à Sadik une pièce blanche.
— Je n’ai pas de monnaie. Tu me rendras le reste
demain, en venant passer ta journée avec nous...
Rappelle-toi bien le premier café sur le chemin de
:

l'Oued...
L’adolescent posa une dernière fois sur l’enfant
un regard amical, où il y avait une insistance affec
tueuse...
Sadik remercia, empocha le franc si vite gagné,
souhaita l’heureux soir à son compagnon, et promit
qu’au petit jour il prendrait le chemin de « la mai
son des amis... »

XXXVIII

La maison des amis ne s’éloigne jamais.


Dès l’aube, la tellissa au vent, Sadik suivait d’un
pas allègre le cours de l’Oued-El-Alleug. Le temps
était gris. Une volée de nuages fuyait sur le faîte
des collines.
L’Oued-El-Alleng coulait droit, entre deux rem-
parts de roc que dissimulait presque entièrement un
grouillement innombrable de sangsues.
Un silence de mort pesait sur la vallée.
Pour se donner du courage, Sadik mordait dans
un petit pain de semoule imprégné d'huile d’olives.
Et il essayait de rire, en pensant qu’Allah lui avait
envoyé un Kabyle, pour qu’il se moquât de lui. Car
Kabyle est synonyme de fourbe et heureux celui qui
parvient à tromper cette race!
Sadik marchait depuis longtemps. Mais les nuages
là-haut s’assombrissaient, le peuple des sangsues
fuyait éperdument, et quelques grondements au-des
sus de sa tête lui firent murmurer :
Allah Settar!
Dieu protecteur !
S’aidant des indications du Kabyle, Sadik ne tarda
pas à découvrir un petit sentier qui grimpait dans
l’épaisseur des remparts, parmi des cactus, et abou
tissait à l’orifice d’une grotte... Un banc de bois indi
quait l’entrée d’un café maure. En arrivant sur le
seuil, il tendit le cou, et aperçut à l’intérieur l’homme
qui l’avait abordé la veille, assis au milieu d’une
compagnie bizarre et recueillie. Il parlait haut d’un
ton tranchant, dans un dialecte fait de monosyllabes
que Sadik ne comprenait pas. Il avait d’ailleurs
peine à le reconnaître. Ses gestes étaient ceux d’un
caïd qui harangue les sujets de sa tribu, et l’on
ne pouvait subir la flamme de son regard, l’accent
de sa parole, sans un mouvement de terreur.
De sa place, il aperçut Sadik. Pas un de ses traits
ne bougea. Il se contenta de fixer son hôte, droit dans
les yeux.
Sadik se décida à pénétrer dans la grotte obscure.
Les parois étaient couvertes de sangsues. Elles cou
raient sur le sol, montaient sur les pieds, sur le dos
même des compagnons. Certains, brusquement
réveillés de leur extase, portaient une main à leur
nuque pour en arracher l’affreuse bête, qu’ils écra
saient froidement entre leurs pouces...
L’arrivée de Sadik ne les étonna pas plus qu’elle
n’étonnait leur chef. Ils levèrent à peine vers lui
leurs yeux fuyants soulignés de khol. Seul, un
kaouadji noir, muet comme un garçon de four, se
dirigea vers le nouveau venu et déposa devant lui
un café fumant dans une petite carcasse de tortue.
Le Kabyle, ’ sans s’interrompre, poursuivait sa
harangue qu’il ponctuait de gestes autoritaires. Les
huit ou dix adolescents, qui semblaient ses coreli
gionnaires, demeuraient fascinés comme s'ils étaient
sous un charme.
Sadik les observa de plus près : corps maigres,
faces glabres, cheveux en ficelles huileuses, spé

cimens d’une race qui n’engendre de père en fils
que des bandits. Sadik se sentit frémir. Il se rap
pela l’innocente compagnie des yaouleds. A cet ins
tant, il comprit combien son âme était sœur de la
leur... Mais au dehors, la foudre tonnait, un déluge
s’abattait sur les cactus, et le proverbe remontait
aux lèvres du petit Marocain : Si on a su ton arrivée,
continue ta nuit...
242 SAADA LA MAROCAINE

XXXIX

Essif dif, ou chta moulate elbit! L'été est une


hôtesse, l’hiver est la maîtresse de la maison! L’été a
été brûlant, l’hiver sera glacé! Sur les marchés, les
fruits de décembre apparaissaient déjà. Si tu as vu
les pêches et les grenades, prépare tes vêtements,
ô meskine! Dans les rues, ces dictons volaient de
bouche en bouche. Les femmes se les lançaient vite,
et passaient sous la rafale. Les Arabes s’en allaient,
paisibles et majestueux, laissant claquer leurs bur
nous et continuant d’échanger leurs pensées sereines
« Au moins, si cette guerre finissait! Si nous étions
vainqueurs... Dieu sait ce qu’il fait! La Terre est
sa terre, et le Ciel est son ciel!... »
La misère s’annonçait terrible. La semoule, cette
manne de l’Arabe, brûlait, et le charbon n’appar
tenait plus qu’à la légende. Que sera-ce en plein
hiver, se disait-on, lorsque la neige clouera nos
portes? Menna Item, Rebbi terni D’ici là, Dieu sera
là! répondent les croyants...
Dans le dahlis, il faisait plus noir que jamais.
Mais là, on ne discutait plus rien. La désertion de
Sadik rendait les conversations plus rares encore.
L’approche de l’examen musical au café Beggar, la
crainte de ne pas posséder la somme indispensable
à sa parure poussaient Saâda à des excès de parci

monie et de mauvaise humeur.


La pauvre Friha était devenue l’ombre d’elle-
même. Sadik ne revenait plus. Saâda la rendait res
ponsable de tout! Elle demeurait des heures entières,
penchée sur son vieux bol aux bords goudronnés,
à lire l’avenir de Sadik, à questionner Hadouk Ennass
sur les moindres faits et gestes de l’enfant. Elle
disait et redisait si souvent les mêmes choses qu’elle
en devint presque folle. Elle ne songeait plus à elle-
même, et confondait le jour avec la nuit...
Un matin pourtant, elle fut tirée de sa léthargie
par une visite. On donna à sa porte un coup discret.
Elle tressaillit. Si c’était Sadik! Tremblante, elle alla
ouvrir. Ce n’était que sa voisine, à qui elle avait
« frappé » naguère l’horoscope pour son fils.
Elle était accompagnée d’un grand gars de tirail
leur, la poitrine constellée de médailles, un bras en
écharpe, l’autre s’appuyant sur une canne. Ils
venaient apporter à la devineresse la ouâda d’usage.
Le turco lui tendit une pièce d’argent et lui baisa
le creux de la main.

— Nous rendons grâce à ta science et à Dieu,


dit-il en s’inclinant et en portant une main à sa poi
trine. Tout ce que tu as dit à ma mère était exact,
tout, comme si tu avais assisté avec tes yeux au
champ des combats!
Friha reçut distraitement la pièce, la jeta sur la
cheminée sans un remerciement.

Maintenant, ma mère, ajouta le turco respec
tueux, veux-tu me dire à moi-même quel sera mon
avenir? Voici l’œuf qui a passé la nuit sous mon
oreiller, selon tes indications...
Mais Friha hocha la tête.
244 SAADA LA MAROCAINE

— Mon fils, j’ai perdu ma science. L’heure est


passée. Je ne peux plus frapper l’horoscope à per
sonne...
— Pourquoi, mère?
— Demandez-le à Dieu, et pardonnez-moi!
Et elle tendit son doigt qui grelottait vers les
solives moisies du plafond.

XL

Un soir que Saâda traînait dans les rues de la


ville son pas de courtisane fatiguée, elle crut entendre
au seuil d’une boutique des injures à son adresse.
— Ouais... La belle Marocaine... O toi plus vani
teuse qu’un héron... Tu ferais mieux de baisser tes
yeux sur ta djellaba qui est maculée de boue...
Se retournant, Saâda aperçut le moutchou. E115
le toisa, haussa les épaules et passa.
Mais le moutchou continua de vider son fiel.

Tu peux faire la dédaigneuse, fille des cornes
des montagnes... Demain, le quartier et la ville, la
maison et la rue seront tranquilles! Imi Cba Allah!
A ces mots, Saâda revint sur ses pas. La tête
haute, l’œil en feu :
Redis ta parole, cinquième de la race mau

dite?...
— Je la redirai vingt fois, murmura le moza-
bite en se sauvant au fond de sa boutique, où il
se retrancha derrière le comptoir.
Sa face grêlée était cramoisie. Son gros œil noir
étincelait d’une joie sadique.
Saâda pénétra après lui. Un instant, ils se mesu
rèrent du regard.
— Oui, dit le moutchou, ton frère me volait tous
les jours... Dieu m’a vengé... J’ai assez attendu...
Saâda jeta son châle à terre. Elle apparut splen
dide et provocante. Ses manches de tulle retroussées
aux aisselles, les poings sur les hanches :
— Ah ! si je ne voyais ta peur d’homme manqué,
je te renfoncerais ton souhait dans la gorge! Mais tu
me fais pitié, moitié d’homme. Dis-moi ce qui est
arrivé à mon frère!...
Grelottant de frayeur, le moutchou se gratta la
tête, repoussa sa chéchia en arrière :
— Eh bien! va le demander au commissaire... Ce
que fait Dieu est bien fait...
Saâda demeura interdite, atterrée. Elle songea une
fois encore que depuis le départ de Fez, la chance
avait brisé pour eux ses cordes de fer, et que leur
vie à tous était vouée sans retour à une malédiction
impitoyable.
— Mais toi, reprit-elle, tu n’iras pas mettre encore
ton couteau dans la chair du taureau abattu? Tu es
capable de témoigner contre un enfant malheureux?
Ses pieds seuls sont coupables... Ses mains ne sentent
que le blé et les fleurs...
— Et mes patates douces, murmura le moutchou.
Saâda ramassa son châle.
•—
Alors, tu es comme le chitane qui se nour
rit du malheur des autres?... Mais la vie est
longue, cinquième de la race maudite, et il faut
246 SAADA LA MAROCAINE

attendre la nuit pour dire que le jour a été beau!...


Elle recouvrit ses épaules nues, cracha à la face
du mozabite et sortit frémissante.

XLI

Saâda annonça la nouvelle à sa mère sans précau


tion, presque sèchement.
Friha ne répondit rien. Elle demeura un instant
abasourdie, comme sous un coup de pilon de cuivre.
Puis elle leva Vers la lucarne poudreuse ses vieilles
paupières ulcérées, et dans un faible soupir :
— Son Grand Juge sera bon pour lui!
Depuis ce jour, la pauvre Friha perdit la parole
pour s’adresser aux humains. Elle n’ouvrit plus la
bouche que pour prier, le soir, devant la lueur
sanglotante de la petite veilleuse bleue. Rien ne
devait plus interrompre la monotonie, de ses journées
solitaires et de ses nuits sans sommeil. On eût dit
qu’insensiblement elle rentrait dans le néant éternel,
tandis qu’au dehors, des éclairs sillonnaient le firma
ment noir, la bise sifflait plus aigre, et sur les ter
rasses des maisons mauresques, des coulées de soleil
livides annonçaient à nouveau l’approche des neiges...
XLII

Sadik, lui aussi, suivait sa destinée. Un grand


vapeur l’emportait loin de la côte d’Afrique.
Le mystérieux Kabyle rencontré un soir sur le
banc de la place d’Armes était le chef d’une bande
de jeunes malfaiteurs, et le café de Sid Sliman,
où il avait attiré Sadik, un repaire depuis longtemps
traqué par la police. L’amour de Sadik pour la
paresse, son dégoût de la vie familiale l’avaient fait
accueillir leurs propositions alléchantes. Un mois
durant, tout alla bien. On vécut tous comme un
même doigt de miel. On opérait un soir dans les
boutiques du quartier Bécourt, mal surveillées
depuis la guerre, ou dans les fermes d’alentour dont
les propriétaires étaient absents. Le produit du vol
était dépensé le reste de la semaine chez Sliman, à
savourer des méchouis succulents et des cafés du
plus pur arôme, enfoncés dans une nonchalante béa
titude. Et puis, un matin, un étranger drapé d’un
grand burnous était venu demander un café sur le
seuil du petit établissement. Accroupi contre la
porte, le capuchon rabaissé jusqu’au nez, il prêtait
une oreille attentive aux conversations de l’intérieur.
Soudain, un coup de sifflet retentit dans la cam
pagne. Une nuée d’agents déferla sur le café maure,
et ce fut une lutte terrible, des corps-à-corps déses
pérés; il y avait eu du sang, des yeux crevés, des
mâchoires défoncées... Le chef avait trouvé la mort.
Le reste de la, bande, traîné devant les juges, fut
condamné à plusieurs années de réclusion dans un
pénitencier de France...
Sadik avait d’abord envisagé ce départ avec sa
bonne humeur ordinaire. Il avait ri de cet embar
quement pareil à celui des moutons. Il avait ri de
la soupe qu’on leur avait servie dans des gamelles
de bois. Il se sentait soigné et, sur Allah, il n’était
pas malheureux... Avec cela, une belle miche de
pain à la croûte dorée!...
Mais si la première bouchée lui sembla miel, la
seconde noisette, la troisième fut goudron!...
C’était le soir. Assis sur un banc, près d’une petite
lucarne noire comme sa chance, il laissa aller sa
tête sur l’épaule de son compagnon endormi. Et il
écouta ce que disait le bruit des machines, pendant
que le grand vapeur s’éloignait lentement de la
patrie. Oh! cette patrie d’Afrique! Maintenant qu’on
l’arrachait à elle, combien il l'aimait!... Il sentait
que la grande maison flottante s’enfonçait peu à
peu dans l’eau bleue-grise, et que bientôt, lui
et ses compagnons et tout le monde allaient
périr...
Son cœur se serra. Il pensa à sa sœur, à cette vieille
qui le créa, à son « petit œil » d'Aouïcha.
Comment ferait-il patienter son cœur pendant dix
années d’absence? Lui qui languissait déjà de ces
visages chéris? Comment supporterait-il cette sépa
ration plus déchirante que la mort?
Son cœur se serra. Les larmes commencèrent à
couler une à une, silencieuses, sur ce petit paletot
%

SAADA LA MAROCAINE 249

bleu qu’il avait volé naguère à la devanture d’un


magasin de la rue des Numides. Et ces premières
larmes de remords étaient brûlantes, amères comme
les fleurs du laurier-rose...
Il pleura longtemps. Puis ses yeux s’habituèrent
à la petite chambre noire, plus noire que le dahlis
ses oreilles au fracas des flots et des machines, et
il s’endormit. Il rêva qu’il tenait Aouïcha sur ses
bras, là-bas, dans la chambre rouge de Djnah-Mek-
sour, qu’il la caressait, qu’il la mordait, qu’il s’eni
vrait d’elle... et puis tout à coup, un vautour aux
ailes déployées survolait leurs têtes, et la chambre
tout entière s’obscurcissait de sa grande ombre
sinistre...

XLIII

Un glacial après-midi de janvier. Blidah est ense


velie sous la neige et la boue. La bise hurle dans
les rues désertes, entre les .portes closes..
Le long de la rue du Bey, un petit paysan arabe
remonte, pieds nus, gandourah au vent :

T eldj bouriqa
Keberrai fettouiqa
Echchta tsoub âlib
Ouana nboul âlib...

La neige en petites feuilles


S’entasse sur les fenêtres.
La pluie tombera dessus,
Et moi je pisserai dessus...

Le refrain goguenard s’étrangle dans la rafale...


Le sifflet d’une locomotive retentit. En bas, der
rière la petite gare, la lourde machine fait un brusque
arrêt, halette un moment, impatiente, et puis repart.
Un nuage de fumée se prolonge par delà la bordure
des orangers, de nouveaux coups de sifflet reten
tissent... et tout se disperse dans la furie du vent...
Bientôt débouche dans la rue toute une armée
d’immigrants espagnols. La vie, la vie toujours
pareille reparaît sous l’espèce de ces vagabonds en
quête de travail, de ces bonnes à tout faire et de
ces jardiniers avec leurs bidons rouillés, leurs usten
siles de cuisine et leurs lourdes malles étoilées de
taches de graisse... La rue est balayée en peu de
temps par la bise qui pousse en avant hommes,
femmes, enfants, emporte les sombreros, fait claquer
les.châles, houspille les jupes aux couleurs criardes...
Seule, le long des maisons mauresques, une femme
s’attarde, une femme superbe, portant un enfant.
Elle semble ne point se soucier du vent furieux qui
soulève sa ksa blanche .et jaune, cingle ses épaules
à demi nues. Son pas est accablé, son regard vague...
C’est Saâda.
Elle tend l’oreille au bruit sourd du train qui
fuit, elle s’arrête, et voici qu’elle se remet à sanglo
ter. Aouïcha pleure de la voir pleurer. Elle entoure
sa mère de ses petits bras potelés, et toute une
muette supplication passe dans cette caresse...
Saâda vient d’assister au convoi qui emmène Mes-
saoud aux travaux forcés. Elle lui a dit un dernier
adieu de sa main blanche, elle a élevé Aouïcha dans
ses bras au-dessus de la rangée des gardiens sévères,
afin que le forçat pût voir sa fille jusqu’à la minute
suprême. Oh! comme Messaoud était encore amaigri,
soumis à sa destinée, et comme, dans son œil unique,
l’expression du repentir était émouvante!... Il avait
essayé de s’avancer, de tendre les lèvres à sa fille
chérie, mais les gardiens l’avaient tiré brutalement
par ses chaînes et l’avaient poussé vers le wagon.
Alors, il avait crié : « Le bonheur soit sur vous, mes
chéries! Ici, je ne reviendrai plus, et là-bas je n’arri
verai pas! »
Et Saâda n’avait pu retenir ses sanglots. Le
remords la prenait, elle aussi, d’avoir laissé condam
ner son mari, un être de sa race, de n’avoir pas
essayé une seule fois de le défendre au cours de
cet affreux procès, de n’avoir pas eu pour le maudit
un seul geste de pitié...
Elle reprend son chemin à l’aventure, alourdie
de douleurs, comme un corps sans âme. Elle ne
ne s’aperçoit pas que deux individus, à la mine
mauvaise, la suivent depuis un moment. Soudain,
l’un d’eux vient se planter devant elle, la saisit par
un bras, tandis que l’autre veut s’emparer de
l’enfant.
— Tu vas nous suivre!
Saâda laisse échapper un petit cri. Elle recon
naît les deux agents qui l’ont poursuivie, le soir
de la première séance à la mehchacha de Sid
Kaddour.
Mais elle n’a plus peur, cette fois. D’un geste
énergique, elle se dégage de leur étreinte. Elle enve
loppe tendrement son enfant effarouchée.
Vous suivre?...

Un éclair de joie passe dans ses grands yeux
rougis. Les deux hommes se dévisagent l’un l’autre,
et leurs regards triomphants semblent se dire : Nous
la tenons enfin!
Elle a mis la main à son sein. Elle en tiré un
rectangle de carton bleu, qu’elle met sous le nez des
policiers. Ils lisent, et sur leur visage se peint la
surprise, le désappointement. Saâda est depuis huit
jours chanteuse au café Beggar. Elle leur lance à
la face un long rire amer, cynique, et s’éloigne.
Elle rentre à la maison, le cœur navré, malgré la
victoire qu’elle vient d’obtenir. Ses épaules sont
brisées par tant d’émotions. Elle pousse la porte du
dahlis avec humeur. Ses yeux ne distinguent rien
encore des objets qui emplissent le « trou de
taupes... » Elle devine seulement sa mère, assise là-
bas, près de la cheminée, toujours à la même place.
Oh! mère, assez, lui crie-t-elle, je t’en prie,

assez, avec ce bol de soucis où tu es penchée tout le
long du jour! Assez! Tu me portes malheur!...
Elle tend un bras pour secouer la vieille et la
faire sortir de son silence... Mais ses yeux se sont
habitués à l’ombre. Elle voit que sa mère est courbée
en deux, renversée sur le front. Le bol a été brisé
sous la chute de la face. Elle est morte.
Saâda reste « la tête des chagrins ». L’obscurité
à nouveau s’épaissit dans le dahlis, autour de ce
cadavre bizarre, le long des murs où suinte l'humi-
dité, contre le plafond bas aux poutres moisies —
ces vieilles poutres qui, dès leur arrivée, les avaient
prévenus de leur noire destinée, et cette destinée
s’était accomplie pour tous, jusqu’au bout, impi
toyablement...

FIN

IMPRIMERIE FRANÇAISE DE L'EDiziOn, 12, RUE DE L'ABBE-DE-L'EPEE — PARis V*.


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