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Rhaïs
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Chez A. Fayard
L’Andalouse. Roman. 21 e édition Un vol.
Chez Flammarion
Le Sein blanc. Roman.
Petits Pachas en exil. Roman.
La Riffaine. Nouvelles.
SAADA
PAR
FELISSA RHAÏS
H-P
L I B RA 1 RLEPEON
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
IMPRIMEURS-ÉDITEURS, 8, RUE GARANCIÈRE, 6’
Il
L Cave.
— Où est allé Messaoud? demanda Saâda à son
petit frère.
— Je l’ai laissé à la boutique d’un cordonnier,
au coin de cette rue, répondit l’enfant sans lever
la tête, ni détacher son œil malicieux et avide des
flammes léchant la théière marocaine qui commen
çait à faire entendre sa chanson.
Sans s’inquiéter de Saâda qui poussait des soupirs
d’impatience, il se mit à fredonner :
i. Table basse.
échappée de quelque gourbi solitaire de Sid-El-
Kebir...
Après un instant, Saâda se leva. Laissant son
mari et sa mère devant leurs figues, elle alla déposer
sur son matelas la petite Aouïcha endormie. Elle
étendit l’enfan avec précautions au milieu de la
couche, la couvrit de sa propre ksa blanche et jaune,
et prononça sur sa tête un Bis-mi Allah 1 de tendre
sollicitude.
Libre enfin, elle se redressa. Elle posa ses poings
sur les hanches. Elle commença d’arpenter la
chambre à grands pas.
Elle en fit trois fois le tour. Puis elle vint se
camper en face de son époux. Dans une attitude
décidée, sur un ton tranchant :
— Eh bien! Qu’as-tu fait tout à l’heure avec ton
cordonnier?
Messaoud s’était arrêté de manger. Il examinait
Saâda depuis un moment, de son œil unique. Il ne
reconnaissait plus dans cette femme violente, hardie,
sa douce Saâda de Fez. Il ne retrouvait plus le
timbre de sa voix toujours gaie, toujours rieuse,
dans cet éclat subit de colère et de défi hautain...
Il lui répondit humblement, avec une caresse sup
pliante dans le regard :
— Mais... ma chérie
(a^ti)... ma reine dalla)...
que veux-tu qu’un homme puisse faire... le soir, en
une demi-heure, dans une ville qu’il ne connaît
pas?... Je n’ai encore rien fait avec le cordonnier
dont tu me parles... Seulement... seulement, il m’a
i. Au nom de Dieu.
26 SAADA LA MAROCAINE
III
i. Bouchers ambulants.
2. Sortes d’amphores de dimensions ovales, qu'on doit
appuyer à un coin pour les faires tenir droit.
3. Figures noires, longues et molles, qui ont la forme d’un
sein noir et avachi.
4. Etoile,
5. Sorte de gros couscous dont on fait provision pour
l’hiver.
somptueux de laine jaune, verte, rouge pour les
caïds de la contrée. Pendant qu'elle travaillait, elle
regardait dans la cour nos deux palmiers qui deve
naient si verts, si reluisants sous la rincée de la
pluie, et notre puits, au milieu, s’emplissant à vue
d’œil de cette eau douce qui lavait si bien notre
linge qu’il n’était pas besoin de savon!...
« Oui, là-bas, nous n’étions pas riches, mais nous
avions notre coin de terre, nous avions notre petite
basse-cour, notre mouton élevé pour chaque fête sans
qu’il nous en coûtât un sou! Notre Semeha nous
fournissait assez de lait pour notre soupe de
beghrôle... 1 Et même, si nous n’avions pas mangé
tout un jour, ce qui nous arriva plus d’une fois,
nous avions vu au moins la face d’Allah, et cela
suffisait pour entretenir notre humeur joyeuse!... »
Pendant que Friha, dans le dahlis obscur, rou
lait ses pensées tristes, Saâda, assise dehors sur le
trottoir, respirait largement le vent du matin, mor
dant et glacé, qui descendait du djbel. Le ciel n’était
point sombre. Des lambeaux d’azur apparaissaient
entre les nuages floconneux. Un pâle soleil brillait
par instants sur les terrasses des maisons mauresques.
Saâda avait relevé jusqu’aux genoux sa djellaba
rouge, pour ne pas la souiller aux dalles boueuses
de la rigole. Puis elle s’était installée, son .enfant
sur les bras, sans gêne aucune, sur le bord du trot
toir. Elle laissait voir, impudique, ses jambes décou
vertes, d’une blancheur laiteuse...
Les passants s’arrêtaient et regardaient, surpris,
IV
i. Teinture spéciale.
2. Gâteaux au miel en forme de gros macaronis recourbés.
3. Airs de complainte marocains.
adorateurs du démon! On est entouré, surveillé,
excité par les chitanes!... »
A bout de réflexion, le cœur gros, Sadik releva
la tête. Sa mère avait fini de trier son blé dur.
Maintenant, elle raccommodait pour Messaoud un
vieux gilet marocain, à la lueur d’une chandelle.
Mamma, dit l’enfant, j’ai faim. Il n’y a pas
—
un morceau de pain?
Non, mon fils. pas une mie! Va faire un tour
—
sur les marchés. Tu trouveras, j’en suis sûre, quelque
travail. Tu peux aider à déballer les marchandises,
portei les paniers aux Roumïate 1 , faire une ou deux
commissions... Tu gagneras toujours une pièce de
cinq à six sous pour casser ton jeûne...
Mais Sadik s’était dressé tout d’un jet. Une main
sur sa poitrine découverte, l’œil furibond :
— Moi, hurla-t-il. moi, je vais encore me frotter,
me soumettre aux gens de ce pays? Tu te trompes,
vieille! J’aime mieux mourir de faim!...
Il frappa du pied en accentuant les derniers mots.
Friha demeura interdite. Sadik, lui aussi, prenait
le ton de la révolte? Lui aussi voulait l’accabler
de paroles mauvaises?...
Elle cessa de coudre. Elle croisa ses longs bras
sur ses genoux osseux et dit à son fils :
— Tu ne veux pas chercher un petit travail?
Je veux travailler, oui, mais pas dans ce
—
pays!
Fais comme tu voudras... Tu te repentiras bien
—
vite du conseil que te souffle ta jeune raison...
i. Européennes.
Friha décroisa les bras, et reprit son ouvrage,
résignée à tout.
Sadik, frémissant de rage, alla dans un coin de
la chambre, chaussa ses sandales et se dirigea vers
la porte.
Cependant, au moment de sortir, il pensa qu’il
n’avait pas encore rafraîchi son cœur. Il revint sur
ses pas, et fonça vers sa mère :
— Mais enfin, lui demanda-t-il, qu’est-ce que
nous faisons, dans ce Blidah, à fondre de faim?
Qu’est-ce qui nous retient, dans ce pays de mal
chance?
— El Chtâdl La Destinée! répondit Friha, tran
quillement, sans lever les yeux de son ouvrage.
— La Destinée! La Destinée!... Et pourquoi ne
nous ramènerait-elle pas à Fez, la Destinée?
— Va chercher l’argent que t’a laissé ton père,
et tu seras le chef de la caravane...
— Alors, vociféra Sadik que ce ton calme exas
pérait, alors, à aucun prix, vous ne voulez partir
d’ici?... Eh bien! vous pouvez compter sur moi
pour aller chercher de l’eau! Sur la tête de mon
père et de mon grand-père, vous pourrez agoniser
devant mes yeux que je ne vous apporterai pas
une lampée, vous m’entendez, une lampée! Et puis,
tenez, je vais vous en donner, de l’eau, et pour
toute votre vie!
Il avait saisi l’amphore qu’il venait d’apporter.
Il la balança un moment au-dessus du sol, puis,
tout à coup, il envoya l’eau qu’elle contenait en
douche contre le mur, inondant la moitié de la
chambre, un matelas, le sac de linge et les usten-
siles de cuisine. Et il se précipita vers la sortie, cla
quant à la briser la vieille porte derrière lui
il descendit les escaliers, hurlant à tue-tête :
— Maudits soient Blidah et ceux qui l’habitent!
Maudits soient Blidah et ceux qui l’habitent! Mau
dits! Maudits!...
Les voisins, attirés par ce vacarme, sortirent de
leurs logis. De vieilles Mauresques apparurent sur
les paliers. Ayant entendu les malédictions jetées
sur leur ville et sur elles-mêmes, elles se mirent à
crier en apercevant Sadik qui dégringolait vers la
rue :
i. Nègres.
2. Doublet vulgaire de m^abi (mozabite).
50 SAADA LA MAROCAINE
VI
—
cette boisson bonne?
Saâda se contenta de baisser ses paupières aux
longs cils. Elle les releva ensuite vers le Sidi, qu’elle
fixa droit dans les yeux.
— Iketter kbirek! Qu'Allah augmente ton bon
heur!
Ce regard profond de gratitude, qu’accompagnait
ce doux souhait, émut si vivement le Sidi qu’il ne
put le soutenir.
Il dit, très bas :
— Tu avais faim, ma sœur?...
— Oh! j’avais bien faim!... Des jours ont coulé
depuis que je n’avais si bien mangé! Nous sommes
neufs dans le pays... Qui ne te connaît pas te
méprise... Mon mari est resté deux jours sans tra
vailler, et maintenant...
Elle s’interrompit Elle se demanda si elle faisait
bien de tout dévoiler à cet étranger, s’il ne valait
pas mieux garder pour elle son sort malheureux et
l’étouffer dans son cœur... ~
Mais l’Arabe demanda :
— ...Et maintenant?.,.
Et il y avait dans sa question un accent d’intérêt
60 SAADA LA MAROCAINE
VII
O ma fille, ô ma fille,
Que t’apporte ton mari?
Ayant chanté, Sadik passa sa main sur son ventre,
pour montrer que, lui, il avait bien mangé
Messaoud écarquilla le plus possible son œil
unique. Il essaya de saisir ce que Sadik voulait dire,
à travers les paroles ambiguës et les gestes narquois.
Il ne comprit pas 11 fut bien loin de soupçonner
que. sans lui chacun avait copieusement déjeuné, —
Sadik surtout qui n’avait même pas attendu d’arri
ver au dahlis pour goûter aux victuailles que sa sœur
lui avait confiées dans le corridor.
Messaoud ressortit presque aussitôt. L’après-midi
passa tristement. Mais Saâda était convaincue que
le Sidi à l’œil langoureux tiendrait sa promesse,
et que Messaoud une fois patron, l’étranglement
de leur situation se relâcherait quelque peu Avec
cette pensée, avec cet espoir, elle fut calme pour le
reste de la journée. Elle endura également sans la
moindre révolte la journée du lendemain, où elle se
contenta pour toute nourriture d’un morceau de
galette du Maroc qu’elle découvrit au fond du sac
de linge. Elle était sûre. Elle patienterait.
Hélas! Messaoud rentra le lendemain aussi décou
ragé aussi morne que la veille! Aucun événement
n’était suruvenu au cours de la journée? Rien de
nouveau? Personne n’était venu à la menuiserie?
Saâda eut beau prendre tous les détours, poser à
son mari les questions les plus adroites et les plus
pressantes, elle ne surprit aucun indice. Il ne s’était
rien passé, rien qu’un jour encore de dénuement et
de douleur. Le mystérieux personnage n’avait point
paru à la rue des Kouloughlis...
Alors Saâda se replia sur elle-même.
De ce jour, pour jamais, elle étouffa dans son
cœur son sort de misère...
VIII
IX
s’écria :
— B ali ach meunn kerma ou kermous!
Dik saâ kbra ou fiha namous!
« J’imaginais un figuier et des figues!
Ce n’était qu’une crotte et des moustiques par
dessus!... »
Saâda ne souffla mot. Elle était abattue, désolée.
Elle songeait une fois de plus à Fez l’Orgueilleuse,
au passé qui fuyait, fuyait tous les jours, et lui
apparaissait plus divin par delà les ténèbres de leur
vie présente...
Messaoud vint à sa femme.
Y a amri! Ma vie! lui dit-il bien bas.
—
Il s’assit à son côté, sur le matelas. Saâda bou
deuse, ne daigna même pas tourner vers lui son
regard. Alors il fit mine de s’adresser à tout le
monde, et les mains rapprochées •
XI
Y a Remmana, ya Remimina,
Ya sekkour lesmer ma ndjina...
Imma ya hœnna
A ch âmelt a na
Ennaes elkella ^aoudjou
Ma bgit ghir ana.
Essber ya benti
H ad elgmrra tdjou^
Nbîou eddouïra
Ndjibou elârons
Ndjibou elmachta
Tâmel lhergous
84 SAADA LA MAROCAINE
Patience, ô ma fille!
Cette guerre passera,
Nous vendrons la maisonnette,
Nous ferons venir l’époux,
Nous ferons venir la machta 1 ;
Elle nous « fera » les sourcils.
Ya Remmana ya Remimina..
O Remmana, O Remimina...
Kberdjet Remmana
Techri leblabi
Qallha elmçabi
Hiya qeddami
Kherdjet Remmana
Tecbri lemâdnous
Qallha elm^abi
Nhab nânneq ou nbous...
Ya Remmana, ya Remimina...
XIII
Et le refrain reprenait :
—
Aïaou lebssel! Voilà des oignons! 1
XIV
i. Ma famille.
toutes les coutumes. Je me suis confondu avec eux.
Le croirais-tu, ma sœur? j’ai même honte d’avouer
aujourd’hui ma patrie première, de dire que je suis
Marocain...
A ces derniers mots, Saâda avait bondi.
— Tu as honte! s’écria-t-elle, tu as honte d’avouer
que tu es Marocain?
Le marchand sourit, répliqua paisiblement :
— Ah! ma sœur, bientôt tu reviendras de ta fran
chise! Lorsque tu auras vécu quelques mois dans
ce pays, tu verras, tu verras! Ici on n’aime pas le
Marocain, on le méprise, on l’abhorre, on attribue à
notre race toutes sortes de vices!
— Lâche! rugit Saâda. Au lieu de défendre ta
race, tu te caches comme Bliss 1 , tu te joins aux
calomniateurs, tu te ranges du côté des ennemis!
Qu'Allah te maudisse alors, maudisse tes parents qui
ont mis au monde un « tourné »! Celui qui renie
sa Patrie est un bâtard!...
Et Saâda s’éloigna, indignée.
Le jeune marchand tenta de la rappeler :
Ecoute, écoute, ô femme au sang chaud et
—
qui tache! Apaise ton sang. Je suis le fils de ton
pays! Le seul peut-être que tu rencontreras ici... O
créature d'Allah!...
A ce moment, une dispute terrible venait de s’élever
entre marchands bédouins et acheteurs mozabites.
Les mozabites, voulant abuser de la précipitation des
vendeurs, avaient offert trois sous pour un millier
d’oranges. Les vendeurs, surexcités, avaient répondu
%
i. Le diable.
par une insulte. Le branle-bâs était épouvantable.
De nouveaux mozabites s’étaient rangés du parti de
leurs coreligionnaires insultés. Des vociférations
éclataient :
—
Ha' y a klab bem leklab! Ah! chiens! fils de
chiens!
Ha! ya serragine! beni serragine! Ah! voleurs!
—
fils de voleurs!
—
Ha! ya khamsïa! ya kbardjin eddin! ya
lebatta!... Ah! cinquièmes de la race maudite! Hors
la religion!
Les poings se tendaient, les yeux brillaient. Des
planches volaient en l’air. La marchandise roulait
et s’écrasait sur le sol. Des yaouleds, enivrés par le
spectacle, ajoutaient encore au vacarme. Ils cognaient
à tour de bras sur leurs amphores de cuivre et hur
laient en dansant :
1. De fierté.
sa faim avec ces beaux fruits qu’elle adorait... Le
lait remonterait à ses mamelles nourricières. Cette
pensée la rendait heureuse. Elle cassait déjà une noix
entre ses deux pouces et dégageait l’amande brune et
savoureuse.
L’Arabe coulait vers elle des yeux de plus en plus
ardents.
— 0 fille de mon pays, lui murmura-t-il enfin, ô
fille de mon pays, dis-moi, quel est ton nom?
— Saâda Zenzenn, fit la jeune femme, la bouche
pleine, les yeux sur une noix qu’elle s’efforcait
d’ouvrir.
Voulant qu’elle levât vers lui son regard, l’Arabe
lui dit encore :
Saâda, Sultane entre les Sultanes, écoute
—
encore... pardonne à ton frère ce qu’il va te dire!...
Saâda le dévisagea, hautaine :
— Ya Allah, parle! Qu’est-ce que tu veux?
Ce que je veux, balbutia l’Arabe, ce que je
. —
veux... c’est avec toi une heure de la vie... toi sans
gandoura... Je te posséderai avec mon âme... Je te
donnerai la somme entière que j’ai gagnée aujour
d’hui, trois douros au moins, et à mon retour du
djbel, je t’apporterai du beurre de mes vaches et une
amphore du miel de mes abeilles... Veux-tu, toi?...
Saâda, surprise d’une telle générosité, regarda
l’homme avec plus d’intérêt. Elle réfléchit un instant.
Le jeune homme, encouragé par cette hésitation,
l’entretenait toujours avec plus de flamme!
Baya, Étoile, tu me plais, tu me plais!...
—
Allons, veux-tu que nous nous associions pour le
plaisir du chitane?...
Saâda soupesa les propositions tentantes de
l’Arabe. Elle pensa qu’en retournant chez elle, si
elle refusait, elle retrouverait la misère et la déso
lation. Elle fixa dans les yeux son adorateur. Pour
la première fois, il lui vint à l’esprit d’établir une
comparaison entre son mari et un étranger. Elle
trouva le jeune marchand infiniment plus beau que
Messaoud.
A cette idée, elle sourit, et, le plus simplement du
monde :
— Allah inâl elli idour! Allah maudisse celui qui
revient sur son idée! déclara-t-elle.
La bagarre s’était apaisée. Le marché touchait à
sa fin. De nombreux vendeurs roulaient leurs nattes
et chargeaient leurs montures.
Ils s’en allèrent...
XV
XVI
XVII
XVIII
Erradjel mekbous
E bal kielbernous
Ma iâref gbir ibous!
XIX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
i. Narguilehs primitifs.
2. Flûtes arabes.
parfumé. Bien des soirs il arrivait même que Sid
Kaddour en fût de sa poche.
Les compagnons qui l’entouraient, ces bascbaïs-
cbïa, dont il avait lui-même autrefois fait partie,
forment dans l’Islam une caste à part. Grands
rêveurs, vrais poètes, et ils n’ont de cœur et d’esprit
que pour la volupté. Sans souci de nulle sorte, ils
ont voué leur existence au kif, au haschich, au culte
de la musique orientale et des légendes d’amour. IL
n’ont point de famille et ne gardent aucun des pré
jugés de l’Islam.
Eux-mêmes, en quelques aphorismes célèbres, ont
exprimé l'originalité de leur nature :
Qtitat ou klibat..
Petits chats et petits chiens
XXV
XXVI
9
Les vers étaient débités sur un rythme incer
tain, au hasard du souvenir. Chacune des paroles
n’en était pas moins une raillerie cruelle à l’adresse
de Messaoud...
Lorsque sa toilette fut achevée, Saâda poussa du
doigt la petite porte. Superbe, sans détourne! tête,
•
elle sortit.
Messaoud s'arrêta de manger. Les mains subite
ment immobiles dans son couscous, il considéra sa
femme qui s’en allait ainsi... Mais son œil était
terne... Il semblait regarder tristement vers la porte,
et pourtant ne point voir...
Cette disparition audacieuse, hautaine, ne le trou-
blait-elle pas, ou bien n’avait-il plus la force, plus
aucune volonté?
Il écarta sa petite kesaâ inachevée. Comme un
homme qui n’en peut plus, il laissa aller sa tête
contre le, chambranle démoli de l’âtre. Un instant,
il contempla les quelques braises encore rouges, qui
avaient servi à cuire le souper...
Puis il avisa son gnibri. C’était la seule conso
lation qui lui demeurât dans sa détresse. Il souleva
l’instrument à la hauteur de son oreille, fit crier les
« petits oiseaux » 1 ... Et peu à peu, sous l’attouche
ment des doigts qui grelottaient, la « poitrine »
rendit des sons assourdis, graves, d’une harmonie
singulière...
Sadik se disposait à se coucher. Sa mère alluma
la veilleuse. Et elle aussi alla s’étendre, après avoir
jeté un dernier regard sur Aouïcha, et avoir rajusté
la ferrachia au niveau du menton de l’enfant. Elle
était pitoyable à voir, la pauvre Friha, desséchée,
rabougrie, comme un vieux roseau vide...
La nuit descendait rapidement, une nuit de juin,
lourde. Par la lucarne du dahlis, on apercevait le
ciel haut des étés d’Afrique. Le profil d’un cèdre se
balançait parmi l’air bleu, tel un jet d’eau sous la
féerie des étoiles...
Messaoud avait jeté sa chéchia sur le sol, tiré
de sa poche une brindille de jonc, et commençait à
tirer du gnibri une mélopée triste, comme son des
tin...
1. Chevilles.
Sadik s’impatientait. Ce bourdonnement continu
l’empêchait de dormir.
—
Allons! fit-il. Voilà qu’il vient taire pleurer
sur sa grand-mère, maintenant!
Le chant du gnibri graduellement s'exaltait De
la petite carcasse de tortue sortaient des airs pure
ment marocains, mystérieux, âpres et désolés... Mes-
saoud, les yeux brûlés de larmes, sous l’inspiration
de la nuit, et de sa douleur, sentait remonter à ses
lèvres une ballade de Fez, une de ces ballades d’au
trefois qui, selon la paroles du poète, font se sou
venir et laissent saigner les plaies des cœurs...
Et c’était sa complainte à lui que chantait Mes-
saoud... C’était l’amertume de son propre sort qu’il
exhalait dans ces paroles, au rythme déchirant...
C’était sur lui qu’il se lamentait, sur son âme, sur
sa misère, sur sa Saâda adorée et perdue...
A la longue, les notes plaintives berçaient son
cœur, endormaient sa souffrance. La ballade « qui
fait se souvenir » exerçait ses sortilèges. Et, devant
ses yeux, à travers ses larmes, un voile s’entr’ou-
vrait sur le lointain passé...
Il revoyait sa mère. Elle était assise sur le seuil
de leur petite maison de Fez, devant une large pierre
bleue, luisante d’usure, où s’emmanchait un bâton
de buis. Elle tournait, tournait la pierre depuis
l’aube, et c’est alors qu’elle fredonnait cette chan
son...
Elle était une rehbaïa. Elle moulait le blé ou
le poivre pour les gens de la ville, et de ce métier
ils vivaient, la mère et l’enfant, depuis le jour où
la rivière avait mangé la tête du « maître de la
chambre », un jour de tempête que Sid Ellouan
s’était aventuré sur le Fassi avec son âne chargé de
bois vert.
Et Halima moulait, moulait tout le jour, sur sa
grande pierre bleue. De temps à autre, elle bourrait
la « bouche » en entonnoir, faisait passer le manche
de buis de sa main gauche dans sa main droite, de
sa main droite dans sa main gauche, et reprenait
sa chanson triste...
Elle était vêtue d'une peau de bouc qui faisait
peur à Messaoud, car elle lui rappelait l’histoire du
loup et des petits moutons... Il voulait s’assurer que
c’était bien sa mère qui était cachée sous cette toison
noirâtre. Il allait se pencher sur elle et lui criait :
Mamma! Mamma! jusqu’à ce que sa mère eût inter
rompu sa chanson et lui eût répondu : OulidE
Ouhdi! Mon petit enfant! Mon petit enfant!...
Halima portait aussi un grand bandeau de chiffon
jaunâtre qui lui recouvrait le menton, la bouche et
les narines. Ce bandeau surtout irritait Messaoud.
A maintes reprises, il avait essayé de l’arracher à
sa mère, mais sa mère chaque fois l’arrêtait d’une
tape sur la main, en lui disant
—
Kbich! Ebram! Ne touche pas! Péché! C’est
cela qui me garantit la cervelle des poussières cui
santes du poivre et de la semoule!...
Puis elle remettait en marche sa meule, reprenait
aussi sa chanson et la double et lente mélopée ne
finissait qu’avec le jour..
Cette chanson, Messaoud la chantait, la rechan
tait aujourd’hui, avec des larmes de sang... Tout
ce qu’elle évoquait en lui, l’image de sa mère patiente
et calme, son enfance auprès d'elle, comme cela était
doux à son pauvre cœur... Et sa voix, tout à l’heure
frémissante et lugubre, peu à peu se faisait alanguie
et triste seulement...
Par instant, un soupir étouffé s'entendait au fond
du dahlis :
XXVII
XXVIII
la inia in inia
la inia in inia
la inia in inia
Essemra bloua teu{ âlia :
XXX
XXXI
XXXII
i. Verre.
2. Sulfate.
3. Poulet.
Les yaouleds, superstitieux, ne s’y hasardèrent
point. Ils se contentèrent, du premier au dernier, de
sauter simplement par-dessus le dos de leur cama
rade. Lorsque vint le tour de Sadik, Sadik ne se
gêna point pour lancer un coup de talon de dro
madaire.
— Comment! s’écrièrent à la fois les yaouleds
indignés, il y a à peine une minute tu viens de
souhaiter la mort de son père à celui qui..
Bien sûr, répondit tranquillement Sadik. mais
—
mon père à moi, il y a des années et des années qu’il
est mort!...
Et les yaouleds ne purent rien répliquer à la
parole du plus fort...
Sadik ne s’était pas seulement fait craindre, Sadik
surtout s’était fait aimer, parce qu’il avait le carac
tère libre, joyeux et insouciant, et aussi, parce qu’il
apportait de son ardent pays de Fez tout un trésor
de nouveautés originales et piquantes, qui enchan
tait les petits compagnons.
D’abord des devinettes marocaines, dont les Arabes
sont si friands. Sadik les leur servait à tout propos,
accentuant parfois l’outrance des allusions équi
voques. Il fallait voir si cela enivrait les yaouleds!
Puis des contes du Moghreb, que Sadik leur disait
sur le bord des trottoirs et autour des fontaines..
Contes étranges où défilent les types les plus sau
grenus et les actions les plus inimaginables : des
vieillards célébrant l’anniversaire de la mort de leur
virilités, des jeunes filles exposant à leurs pères leurs
appréhensions du mariage, des mégères de quatre-
vingts ans encore tressautantes de volupté..
Et les petits vicieux riaient, riaient aux éclats.
— Ya Sadik! Ya Sadik! Tu es un conteur sans
pareil! Une seule de tes histoires vaut la fortune du
monde! Il faudrait mettre des cercles de fer à ses
reins pour s’asseoir tous les jours auprès de toi!...
Sadik enfin les initiait aux jeux marocains, plus
animés, plus spirituels que ceux d’Algérie. Les
yaouleds les goûtaient fort. Ils finirent même par
ne plus jouer qu’à ceux-là, au grand désespoir des
habitants de Blidah...
Un exemple :
Deux partenaires assis l’un en face de l’autre se
regardent dans les yeux. Le premier interroge :
— Qui a volé la pioche, ô Hssaïnn?
Je ne sais pas, répond l’autre.
—
C’est toi qui l’as volée!
—
— Moi, je l’ai volée?
— Et qui, l’a volée?
— C’est toi qui l’as volée!
— Moi, je l’ai volée?
— Et qui, l’a volée?
Et ainsi de suite... Mais il fallait dire cela vite,
vite, et il arrivait fatalement, avant cinq minutes,
que l’un des partenaires se trompât.
Sadik alors infligeait les punitions les plus invrai
semblables. Le délinquant devait arrêter une vieille
Mauresque qui passait, et lui demander son nom
et son adresse, ce qui ne manquait de lui attirer les
pires insultes de la pauvre femme indignée. Ou bien,
il fallait entrer chez le forgeron arabe, lui demander
un peu de limaille de fer « pour soigner un bou
ton », et lorsque le forgeron bougonnait : « Où, ce
bouton? » lui montrer son postérieur et décampei
au plus vite... Ou encore, chez Sid Ali, le vieux
tenancier du four commun :
— Sid Ali, mon pain est cuit?
— Quel pain? Quelle marque porte ce pain?
— Les deux trous de ma maîtresse...
Et le gamin de déguerpir pour échapper à la
colère du vieillard qui le poursuit avec sa grande
pelle à enfourner...
Telle était la vie de Sadik. Ni le crime, ni l’arres
tation de Messaoud ne l’avaient troublé dans l’insou
ciance de ses joies espiègles...
XXXIII
XXXIV
i. Chiendent.
de ma voisine, qui avait voulu lui faire une remon
trance!... Et le voilà en prison!
Qu’Allah ne l’en fasse plus sortir! conclut
—
Saâda indignée.
Le souhait parut de fort mauvais goût à l'assis
tance, qui dévisagea la Marocaine d’un œil oblique.
Il heurtait le sentiment de toutes ces Algériennes
sur la vertu conjugale. La Mauresque elle-même, qui
semblait se plaindre de son époux, protesta :
— La, la, ya, khtil Non, non, ma sœur! dit-elle
à Saâda d’un ton aigre, ma tqoulch bakda! Ne parle
XXXV
Karam Karamouni
Khoukbi ou Remnam
Tefla me^iana
Habtet lesagia
Tremtba âïana
Qrestba debbana...
Karam Karamouni...
Elle est de pêche et de grenade,.
C’est une belle fille,
Elle est descendue au ruisseau,
Son derrière à nu.
Une mouche l’a piquée...
— Qu’a-t-il, Sadik?
— Ma nâref! Ouagila kleb! Je ne sais pas! Je
crois qu’il est enragé!
Sadik trouvait Aouïcha endormie sur les genoux
de sa mamma bbiba, le cœur plein de chagrin, sa
petite main repliée sous sa joue, comme une per
sonne qui pense... Ou bien, assise à la même place,
elle jouait avec le croûton qu’il lui avait donné,
et attendait patiemment son retour. A sa vue, elle
abandonnait tout pour se précipiter dans ses bras,
sautait, gesticulait, ne contenait plus sa joie, lui
donnait des gifles, lui tirait les oreilles...
Sadik songeait à tout cela, en s’en allant seul, le
long des murs de la petite ville... Comme il lan
guissait de revoir Aouïcha! A tout instant, il avait
envie de retourner jouer avec elle! Maintenant, il n’y
avait plus les yaouleds pour l’occuper. Mais il y
avait Saâda qui ne manquerait pas de l’accueillir
par une injure, de lui lancer quelque cruauté pour
lui brûler le foie! Pauvre Aouïcha! Comme elle
devait être seule, comme elle devait s’ennuyer et
comme elle devait attendre tristement son oncle
Didik!...
A cette pensée, Sadik avait des larmes qui lui
montaient aux yeux. Il les essuyait aussitôt du revers
de sa main grasse. Et il continuait son chemin,
errant à l’aventure, les mains dans les poches, mau
dissant en un soupir « Celui qui leur faisait tant
de mal!... »
XXXVI
XXXVII
l'Oued...
L’adolescent posa une dernière fois sur l’enfant
un regard amical, où il y avait une insistance affec
tueuse...
Sadik remercia, empocha le franc si vite gagné,
souhaita l’heureux soir à son compagnon, et promit
qu’au petit jour il prendrait le chemin de « la mai
son des amis... »
XXXVIII
XXXIX
XL
XLI
XLIII
T eldj bouriqa
Keberrai fettouiqa
Echchta tsoub âlib
Ouana nboul âlib...
FIN