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WILLIAM MARX

UN SAVOIR GAI

LES ÉDITIONS DE MINUIT


© 2018 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier

© 2018 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique


www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN 9782707344144
Table des matières

PRÉAMBULE. SEXE ET PENSÉE

ALTÉRITÉ

CABINET SECRET

COMMUNAUTÉ

COMMUNION VIRILE

CONTINGENCE

COUPLES

DÉSASTRE

ÉGALITÉ LIBERTÉ

ESPÉRANCE DE VIE

ESTHÉTIQUE

ÉTRANGEMENT

ÉVANGILE

FASCINATION

FAUX DÉPARTS

HYPERSEXUALISATION

INVISIBILITÉ

LIBIDO SCIENDI

LITTÉRATURE
MATHÉMATIQUES

MIMÉTISME

MODÈLES

PÉDOPHILIE

PERMUTABILITÉ

PROSTITUTION

REFUGES

SCEPTICISME

SIGNES ET SYMÉTRIE

SURFACE / PROFONDEUR

TAILLE

TERREUR

URGENCE

ZEUS

INDEX

TABLE DES ILLUSTRATIONS

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

Du même auteur
À mon seul désir

La Dame à la licorne
Musée de Cluny, Paris

Fortifié par la théorie et l’étude,


je ne redouterai pas mes passions comme un lâche.

Constantin Cavafy, « Dangers »

En hommage à Georges Hérelle (1848-1935)


PRÉAMBULE

SEXE ET PENSÉE

Le sexe est « chose mentale », comme eût dit Léonard. Il colore notre
vision du monde, il transforme la connaissance que nous en avons. Il fait
plus encore : pourquoi le considérer comme un simple filtre ? Pourquoi
ne créerait-il pas un savoir propre ?
Savoir sur le sexe et la sexualité, d’abord : le sexe est objet de pensée.
Les médecins, les psychologues, les philosophes, les historiens, les
sociologues s’y intéressent depuis longtemps. La psychanalyse en a fait
son apanage. Mais savoir par le sexe également : l’expérience sexuelle, en
particulier celle du désir, est d’ordre mental.
Que la physiologie y joue un rôle essentiel, certes. Mais, comme le
souligne Aristote – et tu es aristotélicien sur ce point comme sur tant
d’autres –, il n’est aucun changement corporel qui ne s’accompagne
d’une modification psychique, et réciproquement (De l’âme, 403 a 15-
b 19). La sexualité informe ton esprit : elle lui donne forme. Elle
contribue à la singularité de ton point de vue sur le monde.
Il se trouve par ailleurs, comme tu le racontes en ces pages, que tu es
venu tard à l’expérience sexuelle : ton intellect déjà mûri eut le temps
d’appréhender cette évolution et d’en mesurer les effets sur ta vie et sur
lui-même.
Ce n’est pas tout le sexe qui sera pensé ici, ni tout le sexe qui pensera.
Plutôt la partie désir de la vie sexuelle, la façon dont elle informe
l’individu, et dont elle l’informe sur le monde. Sur la culture et sur la
société, en particulier.
La sexualité implique un rapport particulier au vrai, au beau, au bien,
autrement dit, une épistémè, une esthétique, une éthique, une politique.

Un hasard, ni heureux ni malheureux, t’a fait naître ou devenir amant


de ceux de ton propre sexe. Si tu veux montrer que le sexe influe sur la
pensée, tu le pourras d’autant mieux en t’appuyant sur cette différence
qui te sépare du plus grand nombre. Elle est le levier par lequel tu mettras
en évidence l’imbrication du sexuel et de l’intellectuel. Toute
connaissance t’arrive transformée par cette orientation différente.
Trois mille ans de littérature occidentale ont exploré l’intellect
hétérosexuel et la vision du monde qui l’accompagne. Il est temps
d’explorer une autre face.
Tu te réclames de grands ancêtres, depuis Platon, le premier à avoir
développé une pensée spécifiquement inspirée et structurée par le désir
homosexuel, jusqu’à Proust, Hirschfeld, Hérelle, Foucault et tous ceux
qui depuis plus d’un siècle s’efforcent de poser la question gaie et celle du
genre. Cela fait du monde, et cette foule t’intimide, mais ils seront
toujours beaucoup moins nombreux que ceux qui, en face, dans le camp
ultramajoritaire, ont développé un savoir hétérosexuel partout diffusé –
inconscients le plus souvent du caractère sexualisé de leur réflexion, car
c’est le privilège et handicap de toute pensée dominante : elle ne se
connaît pas comme située dans une condition particulière.

Tu es gai, c’est ainsi, sans en savoir le pourquoi. Tu en connais


toutefois le comment. C’est de lui que tu veux parler. Diogène
démontrait le mouvement en marchant. On rappelle moins souvent qu’il
faisait de même pour le besoin sexuel – en se masturbant en public. Toi
aussi, quoique d’une façon moins brutale sans doute, tu veux diogéniser.
Tu ne prétends pas expliquer aux autres l’homosexualité, même si ton
livre pourra avoir en partie cette utilité.
À tout prendre, tu prétends davantage expliquer aux hétérosexuels
l’hétérosexualité, par le simple jeu des différences : on ne se connaît
singulier que par la comparaison. Le monde autour de toi est tellement
univoque que les hétérosexuels n’ont guère l’occasion, à moins de la
chercher, de se confronter à l’altérité. Tu as failli intituler ce livre :
Introduction à l’hétérosexualité, mais as trouvé le paradoxe trop fort. Le
principe n’en reste pas moins.

Parler de savoir gai, c’est par euphémisme. Ignorance gaie vaudrait tout
aussi bien. Bien des choses te semblent obscures dans le monde
hétérosexuel qui t’entoure. Comme tu n’en comprends pas
immédiatement le fonctionnement, tu fais effort pour le comprendre.
C’est cet effort qui te permet d’avancer en compensant ton ignorance.
Mais pour savoir il fallait d’abord ignorer, être perdu, désorienté.
La note fondamentale de ton expérience, c’est l’étrangement.

Une phénoménologie de l’homosexualité ? Peut-être, mais à


condition d’entendre, à rebours de la tradition phénoménologique
classique, que cette phénoménologie est historiquement et socialement
située, au XXIe siècle, dans une démocratie libérale occidentale. La société
t’a fait, tu n’en sors pas : penser contre elle, c’est encore penser avec elle.
Tout ce que tu sais de la façon dont se vivait le désir homosexuel chez
les combattants d’Homère, dans l’Athènes du Ve siècle, dans la Rome
classique, au Moyen Âge, en Chine ou au Japon, c’est qu’il n’entrait pas
dans le cadre de la condition dite gaie telle qu’elle s’est définie au cours
des XXe et XXIe siècles en Europe et en Amérique, et encore avec de
nombreuses différences régionales. Tu ne prétends pas généraliser, ni à
tes ancêtres ni même à tes contemporains, où qu’ils se trouvent. Mais
l’extrapolation est néanmoins parfois possible, dans de certaines
conditions et avec tous les ajustements qui s’imposent.

Tu dis ici : tu, ou bien les gais, car ton rapport au monde, tel que tu le
décris ici, est celui d’un individu masculin attiré sexuellement par
d’autres individus masculins. Ce tu pourrait être un il. Ce pourrait être
un je ou un nous.
Il va de soi cependant qu’une large part des réflexions tirées de ton
expérience ne vaut pas seulement pour les gais, mais aussi pour les
femmes sexuellement attirées par des femmes. Pour éviter d’alourdir la
rédaction non moins que pour rester dans le domaine le plus voisin de
ton propre vécu, tu ne t’es pas risqué à mentionner explicitement les
lesbiennes ou à doubler chaque pronom personnel masculin de son
équivalent féminin. Souvent, donc, quoique cela puisse froisser des
susceptibilités ou ne pas sembler d’une parfaite correction politique, gai
pourra se lire comme gai et lesbien (et trans, et queer, etc.).
À chaque lecteur et chaque lectrice d’effectuer ses propres
généralisations. Tu ne veux pas (et ne peux pas) dicter la lecture de ton
texte. Sans doute, au fil de ces pages, parce que t’y invitent et le fil du
discours et l’ordre de la langue et les us de la pensée, seras-tu amené à
faire ponctuellement ce que tu réprouves en principe, en universalisant
de façon indue certaines propositions. Des concepts seront introduits,
tout droit sortis de la collision de ton désir avec la société et avec la
culture (car c’est cela que tu veux penser) : le limes, l’ionisation,
l’étrangement.
Tu n’en dois pas moins réaffirmer ici avec force combien tu répugnes à
fixer des conduites, à dessiner des cadres, à construire des théories (tu
t’en expliques en ces pages, du reste). Toute thèse ne sera qu’hypothèse,
tentation ou défi. Que chacun se retrouve, s’excite ou s’agace à lire les
présentes réflexions, tant mieux : elles sont là pour ça, pour éveiller la
pensée de la lectrice et du lecteur, sinon leur opposition.

Qu’il y ait de l’exhibitionnisme dans ce projet et qu’il rencontre l’une


de tes pulsions intimes, peut-être. Mais c’est aussi l’exhibitionnisme
d’Augustin, Montaigne, Descartes, Rousseau, Leiris, Sartre ou Lévi-
Strauss. Ajoutes-y Marc Aurèle, pour faire bonne mesure. Toutes choses
inégales par ailleurs, tu ne te trouves pas en si mauvaise compagnie.
Que cette mise à nu s’accompagne d’un certain plaisir, quoique non
dénué de gêne : tu ne veux pas le nier. Voilà déjà un aveu de plus.
Les Fragments d’un discours amoureux de Barthes t’ont servi de modèle,
inaccessible.
Tu dois beaucoup à Catherine Millet, qui écrivit l’un des livres les plus
stupéfiants de ces vingt dernières années (La Vie sexuelle de Catherine M.).
Tu es loin d’entrer dans autant de détails de ta vie sexuelle qu’elle pour la
sienne : tu n’as certainement ni le même courage, ni la même franchise,
ni surtout une sexualité aussi variée et aventureuse. Le lecteur
s’ennuierait. Or, il ne faut pas. (N’ennuie pas le lecteur.) Ce sera ici autre
chose.
Le livre drôle et beau d’Arthur Dreyfus, Histoire de ma sexualité, parut
au moment où tu t’engageais dans le tien : tu le pris comme un
encouragement à aller de l’avant. Pour cela, tu l’en remercies.

Abécédaire, dictionnaire, encyclopédie, ce livre n’est pas ce qu’il


paraît : il peut se lire dans tous les sens, par tous les bouts, et veut surtout
être complété par chacun, qui y apportera ses propres références, ses
propres expériences. Il n’y sera pas seulement question d’amour, de
drague, de fantasmes, de pornographie et de taille du pénis, mais aussi de
Vélasquez, Kant, Proust, Oshima et Cat Stevens, des chauffeurs de taxi,
des colonies de vacances, du mariage pour tous, d’algèbre et de la
longévité des chats et des baleines bleues. De la vie érotique de Jésus,
également. Et de la vie tout court.

Tu sais que ce livre que tu écris te condamne. Tu sais qu’ailleurs on


t’emprisonnerait, on te tuerait pour avoir parlé ouvertement de pratiques
jugées abominables. Tu sais que ce livre risque de te fermer des portes, de
te barrer des frontières, de t’interdire des possibles. Tu y brûleras peut-
être tes vaisseaux. C’est précisément pour cette raison que tu devais
l’écrire : pour témoigner, pour que l’ennemi se projette en toi, pour qu’il
sache au moins à qui il s’attaque plutôt que de se construire un adversaire
imaginaire et bien trop facile. L’ennemi, tu lui dis tu.
ALTÉRITÉ

Grandissant dans un monde désespérément hétéronormé, où, dans ton


enfance, l’homosexualité n’avait de figure qu’en tant que déviance,
seulement susceptible de trois réactions non exclusives l’une de l’autre :
dégoût, rire ou pitié (jamais tu ne pus t’identifier aux folles de La Cage du
même nom : elles n’y sont que des clowns, objets d’une mise à distance
insurmontable), tu compris très vite que ta vie avait quelque chose de
singulier, qu’elle n’était pas superposable à l’expérience d’autrui et que tu
devrais, à travers le commun et malgré lui, frayer un chemin qui te serait
propre. Afin d’accepter ce que tu étais, qui tu étais, il te fallut reconnaître
le droit à l’existence d’une singularité, la tienne, au sein d’une structure
sociale dont la norme ne pouvait pas s’appliquer à toi puisqu’il t’était
décidément impossible de t’y adapter. Tu t’es construit avec la société –
et contre elle.
Ce sentiment de singularité se décline diversement selon les situations
et les individus. Il prend une forme douloureuse et destructrice dans les
sociétés qui institutionnalisent l’homophobie : le rejet dont y sont
victimes les gais les confine à ce que Didier Éribon nomme un « ghetto
mental » ou « invisible », c’est-à-dire « la mise au secret [...] à laquelle sont
contraints de nombreux individus qui ne peuvent ou n’osent pas vivre
leur homosexualité autrement que derrière l’écran de la dissimulation1 ».
Tu as la chance de vivre non pas dans un tel environnement, mais dans
une société libérale moderne, qui accorde un statut officiel aux couples
de même sexe. Tu apprécies à sa juste mesure ce privilège (acquis
néanmoins au prix de hautes luttes, et parce qu’avec une multitude de
camarades avant toi vous avez combattu pour que les homosexuels
jouissent des mêmes droits que les hétérosexuels, ni plus ni moins), et tu
en goûtes les avantages. Pourtant, même dans une société si
accommodante, la plupart des gais ont la conscience claire d’une
singularité et d’une mise à l’écart.
Être gai, c’est vivre par principe dans un monde qui t’est étranger :
l’acceptation de l’altérité est consubstantielle à ta propre existence. Sans
éprouver toi-même aucun désir hétérosexuel, tu n’en peux ignorer
l’existence. Tu sais l’hétérosexualité infiniment majoritaire dans le
monde où tu évolues, et peux d’autant moins le méconnaître que tu as
passé ton enfance dans une famille parfaitement normée, avec un père et
une mère. Aurais-tu même grandi avec deux papas ou deux mamans,
l’école ne t’en aurait pas moins inculqué que tu es le produit de la
fécondation d’un gamète femelle par un gamète mâle (du moins tant que
des procédures fiables de parthénogénèse n’auront pas été développées).
En tant que gai (par quoi il faut entendre : en tant que gai qui se
reconnaît et s’accepte comme tel), tu sais qu’il existe au moins une
norme devant admettre une exception : la norme de l’hétérosexualité, à
laquelle tu déroges forcément. L’exception à l’hétérosexualité est la
condition même de ton existence.
Une telle expérience te conduit à remettre en cause le principe même
de toute norme : si tu vois en effet une norme prétendument aussi
fondamentale que celle de l’hétérosexualité souffrir une exception, la
tienne propre, si tu fais toi-même exception dans le grand ordre
universel, c’est peut-être bien qu’il n’y a pas de norme du tout, ou que
toute norme présentée comme telle est illusoire, inutile ou néfaste.
L’hétérosexualité passe ainsi du statut de norme absolue, telle qu’on s’est
évertué à la présenter durant les derniers siècles, à celui de cas général, la
différence entre une norme et un cas général étant que le second souffre
des exceptions. Distinction non négligeable, et de beaucoup de
conséquences pour penser ta propre vie – comme pour la vivre.
(On objectera que l’hétérosexualité est un peu plus qu’un cas général,
puisque sans elle l’espèce humaine ne se fût pas perpétuée – et l’on aura
raison. Mais se fût-elle également perpétuée sans l’homosexualité ?
Question moins saugrenue qu’il ne paraît, si tu songes à tout ce
qu’apportèrent à l’humanité tant de penseurs, savants, artistes et hommes
d’État attirés par leur propre sexe : Sophocle, Socrate, Platon, Alexandre,
César, Virgile, Jésus – à en croire Stendhal2 –, Léonard, Michel-Ange,
Shakespeare, Descartes, Newton, Schubert, Lincoln, Proust,
Wittgenstein, Keynes, Turing, Foucault, pour ne citer que ces exemples
plus ou moins confirmés, sans parler des homosexuels infiniment plus
nombreux, anonymes ou moins connus, qui eurent aussi leur rôle à
jouer. Sans eux, l’humanité fût peut-être toujours là, mais elle fût
différente assurément, et probablement pire.
Par ailleurs – second argument –, si l’hétérosexualité a été et reste
nécessaire à la survie de l’espèce, elle n’a pas pour autant vocation à
s’instituer comme la norme de tout comportement. Use ici d’une de ces
analogies naturalistes chères au Corydon d’André Gide – et un peu
ridicules sans doute, comme si pour justifier ton existence tu avais besoin
de tes frères animaux, comme si tu ne pouvais déterminer ta vie que par
référence à des modèles extra-humains, mais tes adversaires t’y obligent,
car ils font de même pour essayer de te disqualifier. Prends donc
l’exemple des abeilles. Les reines sont indispensables à leur survie
puisqu’elles seules en assurent la reproduction, mais toutes les abeilles
n’ont pas vocation à devenir reines : si toutes étaient reines, la ruche
mourrait. Il faut ainsi admettre que, dans une société florissante comme
celle des abeilles, l’hétérosexualité n’est pratiquée que par une infime
minorité de la population. Les reines et l’hétérosexualité forment des
conditions nécessaires, parmi d’autres, à la perpétuation de l’espèce
humaine et de celle des abeilles ; mais une condition nécessaire ne
constitue pas une condition suffisante et encore moins une norme. Que
vaut alors cette loi prétendument naturelle, sous laquelle certains penseurs
d’inspiration thomiste déguisent les normes de comportement qu’ils
veulent imposer, en ne choisissant dans la nature, humaine ou animale,
que les exemples susceptibles de la conforter ?)
C’est pourquoi l’on a tort d’opposer comme deux symétriques
absolues l’homosexualité et l’hétérosexualité. Il n’y a là qu’une fausse
symétrie. Un gai n’est pas l’envers d’un hétérosexuel (contrairement à ce
que voudrait faire croire le terme heureusement désuet d’inverti). Le
point de vue gai n’est pas l’opposé ou le complémentaire du point de vue
hétérosexuel. Il en serait plutôt la généralisation ou l’extension.
De prime abord, en effet, un hétérosexuel ne connaît rien à
l’hétérosexualité : elle se donne à lui comme une disposition innée, une
pratique universelle, sans qu’il ait à remettre cette dernière en question.
Dans un second temps, lorsqu’il observe l’existence d’autres pratiques
non concordantes, il est tenté de penser comme norme ce qui lui
semblait d’abord relever de la seule nature. Il peut vouloir l’imposer aux
autres : c’est le moment de l’homophobie. En un troisième temps, il peut
également reconsidérer cette élévation de l’hétérosexualité au rang de
norme universelle et la désavouer, en prenant en compte le point de vue
de celles et ceux qui sont attirés par les personnes de leur propre sexe
(d’où l’importance historique, mais aussi philosophique, des
mouvements de militantisme homosexuel).
Bref, il faut à un hétérosexuel beaucoup d’efforts pour s’extraire de l’un
et du même, et pour reconnaître la légitimité d’une pratique qui ne
correspond pas à la sienne.
Toute différente est ta situation en tant que gai. Tu vis dès le départ
sous le signe de l’altérité. Dès que tu perçois les premiers indices de ton
orientation sexuelle, l’altérité du monde se révèle à toi, ou bien – c’est
presque la même chose, la gêne ou la souffrance en plus – ta propre altérité
(dans ce dernier cas, tu peux être tenté de juger ta vie un échec, au lieu
de considérer que l’échec est celui d’une société qui te refuse toute
place). Une faille gigantesque s’ouvre pour toi, devant toi, à tes pieds, et
te sépare du reste du monde.
N’en déplaise à quelques psychanalystes et philosophes simplistes ou
abusés par l’étymologie, l’homosexuel n’est pas condamné au même
(homoios, en grec), sauf à considérer dogmatiquement que la différence
des sexes serait la seule valide et que ne compteraient pour rien les autres
différences physiques ou sociales : on ne sache pas que les communautés
ou ghettos homophobes, qui pratiquent volontiers l’endogamie de tout
poil – géographique, religieuse, sociale, ethnique, familiale –, aient un
souci particulier de l’autre, sinon pour l’accabler. Il serait absurde de
considérer l’appariement d’un homme et d’une femme comme une
garantie d’altérité absolue, alors qu’en réalité la différence sexuelle ne sert
souvent qu’à préserver une homogénéité sociale en mal de perpétuation.
Le même constat s’impose également, mutatis mutandis, dans les
politiques de discrimination positive fondées sur la différence des sexes :
les diverses lois sur la parité dans les institutions, si bénéfiques qu’elles
puissent être à maints égards, te paraissent souvent n’avoir qu’un effet
d’affichage facile (quoi de plus visible que la distinction d’un homme et
d’une femme ?) sans toucher véritablement au fond du problème, c’est-à-
dire à l’uniformité persistante des origines et des vécus de celles et ceux
qui administrent, décident et gouvernent. Pour dire les choses de façon
plus critique encore, il arrive que l’exigence de parité ne soit que le
cache-sexe du maintien des inégalités existantes : tu n’es pas persuadé
qu’une femme bourgeoise blanche hétérosexuelle apporte un point de
vue fondamentalement différent de sa contrepartie masculine. On
atteindrait plus aisément à la diversité nécessaire en relativisant ou en
pondérant par d’autres critères celui de la différence des sexes, qui n’est
sans doute pas le plus pertinent ni le plus apte à obtenir la pluralité
recherchée.
Inversement, le vécu homosexuel fut pour toi celui d’une altérité
radicale : la norme se révéla à toi en tant que norme au moment même
où la faillite de celle-ci fut pour toi évidente. S’il y a une identité propre
aux gais, elle ne se situe pas ailleurs que dans ce point de vue extérieur
dont les dote malgré eux leur orientation sexuelle comme un don venu
du ciel – ou une malédiction.

1. Didier Éribon, Réflexions sur la question gay (1999), Paris, Flammarion, « Champs »,
2012 (nouv. éd.), p. 156.

2. D’après Prosper Mérimée, H. B. (1850). Voir plus bas le chapitre « Évangile ».


CABINET SECRET

Il se trouve au cœur du musée archéologique de Naples un cabinet


secret dont l’accès fut longtemps restreint à de rares privilégiés, quand les
puissants ne s’en réservaient pas tout bonnement l’usage exclusif. Ils y
pouvaient jouir sans témoin d’œuvres antiques que réprouvent la décence
et la morale chrétienne : couples en plein coït, satyre forniquant avec une
chèvre, phallus ailés volant en escadrille. Si le cabinet est désormais
ouvert à tout visiteur adulte, le limes1 séparant de la société moderne la
civilisation romaine antique n’en prend pas moins la forme d’une simple
porte barrée d’un panneau « Accès réservé ». Elle donne sur un autre
monde : passant qui entres ici, dans cette salle close, tu pénètres dans un
autre système de valeurs et de représentations, celui de la Rome
classique. Ne ris pas, ne rougis pas, ne bande pas : ceci a une autre
fonction que celle à laquelle tu penses de prime abord.
Ton cabinet secret à toi est ouvert à tous. Il s’offre à tous les yeux, bien
que tu sois avec les autres gais le seul à en pouvoir profiter. Le limes a cet
avantage de t’offrir une zone de jouissance privée au cœur de l’espace
public. Torses exhibés, bras musclés, jambes finement velues sortant des
bermudas, barbes naissantes et courtes moustaches, bosses s’arrondissant à
l’entrejambe : les occasions ne manquent pas dans la rue, dans les
boutiques, à l’université, en bibliothèque, de puiser aux réserves
d’énergie sexuelle.
Les hétérosexuels en font de même en regardant les filles, et les filles
les garçons ? Certes, mais leur regard est prévu, préparé, contrôlé
socialement. Le tien passe par-dessous les barrières : on ne s’y attend pas,
sauf dans les milieux communautaires. Tu prends un plaisir clandestin.
Tu empruntes un escalier dérobé.
Les lieux se chargent de vertus connues de toi seul. Ils dégagent une
aura dont toi seul a la perception. Les urinoirs, par exemple. Quoi de
plus naturel que de les utiliser quand le besoin s’en fait pressant ? Il n’y a
là rien qui te distingue des autres hommes, et tu n’en uses pas
différemment. Tu n’as pas même coutume d’y traîner pour y draguer. Tu
ne t’y attardes pas : le glauque n’est pas à ton goût. Pourtant, chaque fois
que tu en pousses la porte, c’est comme une aventure qui commence.
L’excitation monte à ton insu, quels que soient le lieu ou le moment. La
simple éventualité (quoique dans les faits rarement réalisée, car tu te
refuses à en susciter l’occasion) d’y entrapercevoir le sexe d’un voisin ou
que le tien y soit brièvement lorgné, voilà qui t’émoustille en toute
candeur.
Quand tu y songes, il y a quelque chose de merveilleux à ce que la
société ait prévu de pisser collectivement, dans des bacs placés les uns à
côté des autres, comme un petit privilège qu’elle t’aurait malgré elle
accordé et dont tu serais le seul ou presque à savoir profiter.
Tu te souviens de cet ami scout et chrétien, à Cambridge, dans le
Massachusetts, qui vous avait avoué publiquement, avec une parfaite
innocence, être dans l’incapacité de pisser en commun. Il préférait s’isoler
dans une cabine. Tu ne pus t’empêcher de prendre cela comme un aveu
inconscient : bander interdisant physiologiquement de pisser, cet ami
vous disait en fait qu’il avait une érection chaque fois qu’il allait à l’urinoir
avec d’autres hommes. Seule son ingénuité toute charmante l’empêchait
de comprendre le sens profond de sa confidence, de même que seule une
société profondément hétérosexuelle peut permettre de telles ingénuités :
celle de ton ami comme celle des concepteurs d’urinoirs publics.
Pour le pire comme pour le meilleur, la nudité masculine ne bénéficie
pas aujourd’hui de la même attention que la féminine. Pour le pire, parce
que les représentations de nus masculins sont dans l’espace public traitées
de façon moins privilégiée et sont moins mises en valeur. Pour le
meilleur, parce que cette relative discrétion te permet de jouir du nu
masculin de façon plus intime, comme en un cercle de connaisseurs. Tu
peux y prendre ton plaisir sans qu’en soient alertés les autres. Le nu
masculin est pour eux fondamentalement chaste2 (ou du moins il l’était :
le caractère de plus en plus banal de l’homosexualité dans les sociétés
libérales est en train de modifier cette façon de voir) ; il est pour toi de
nature fondamentalement sexuelle.
Antoine Bourdelle, Héraklès archer (ombre)
Musée national d’art occidental, Tokyo

D’où la possibilité qui t’est donnée de te constituer dans chaque musée


que tu visites ton cabinet secret personnel, accessible à tous, mais où nul
à part toi et quelques privilégiés ne sait qu’il est entré. Cela va du David
de Michel-Ange jusqu’à l’Héraklès archer de Bourdelle, au sexe si massif,
auquel s’aimante invinciblement ton œil, en passant par les académies les
plus ordinaires.
L’une des pièces maîtresses de ta collection est un tableau non pas
méconnu de Vélasquez (y en a-t-il ?), mais moins célébré, à tout prendre,
que Les Ménines ou le portrait d’Innocent X : Les Forges de Vulcain. Le
jeune Apollon y vient annoncer à Vulcain, surpris en plein travail, que
son épouse Vénus le trompe avec Mars. La scène est sans exemple ou
presque : l’habitude est plutôt de représenter un épisode postérieur du
mythe, les deux amants pris dans les filets du mari trompé, prétexte à une
figuration assez commune de copulation hétérosexuelle.

Vélasquez, Les Forges de Vulcain (223 × 290 cm)


Musée du Prado, Madrid
Ici, au contraire, tu te retrouves devant un monde non pas de cyclopes,
ce qui eût été plus conforme à la légende, mais d’hommes, et d’hommes
à la tâche, presque nus, un simple linge jeté sur la ceinture. L’air de rien,
Vélasquez transgresse tous les codes : le torse de Vulcain va jusqu’à se
hérisser de quelques poils follets, contraires à toutes les représentations
classiques du masculin, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un dieu. Dans cet atelier
où tu crois respirer la sueur et où brille dans un coin l’unique sensualité
un tant soit peu féminine d’une cruche en céramique blanche posée sur
le linteau de la cheminée, peinte avec une telle virtuosité que tu en
éprouves physiquement, par la seule vue, la sensation qu’elle donnerait
dans la main, le poids, la forme douce et ronde, le lissé du glaçage, le
froid qui s’en transmet à la peau, tu te laisses moins fasciner par le corps
pâle et adolescent du dieu solaire, irradiant un charme juvénile un peu
trop limpide, que par celui, plus hâlé, plus modelé et plus viril, du
deuxième forgeron à partir de la droite, avec sa mine tellement
sympathique, bouche bée, barbe de trois jours, cheveux en broussaille : le
type de garçon finalement assez ordinaire, mais non pas dénué de
séduction simple et franche, que tu aimerais croiser en sortant du musée,
dans le métro ou sur une plage, ou qu’il t’est arrivé de rencontrer en tel
ouvrier ou artisan venu travailler chez toi. Il n’est là que pour toi,
érotique et torride, mais ne le sait pas et continue de s’activer
consciencieusement sous ton regard intéressé.
Vélasquez, Les Forges de Vulcain (détail)

Le plaisir que tu prends dans cette société à observer certains êtres du


même sexe que toi, réels ou figurés, t’apparaît comme clandestin, comme
volé à un ordre qui n’a pas prévu ton existence. (Inversement, il est vrai,
tu dérobes aux femmes que tu rencontres le plaisir qu’elles pourraient
éventuellement éprouver à être considérées par toi de façon sexuelle : ici
aussi, il s’agit d’un vol ou d’une déception, mais d’un autre ordre.) Dans
la plupart des cas, pourtant, le vol n’est pas constaté : ni les uns ni les
autres ne perçoivent en général le sens de ton regard. Quand tes yeux
vaguent ici ou là, qui saurait y reconnaître leur intention véritable ? Ce
garçon sur lequel s’attarde ton regard un peu plus souvent qu’à son tour
s’en rend-il même compte ? Pour lui, tu n’existes pas, tu lui es invisible –
à moins qu’il ne soit gai lui-même, auquel cas lui sont données les clés
pour interpréter ton comportement dans le sens approprié.
Le cabinet secret n’est pas fait pour la consommation, mais pour la
contemplation et la rêverie. Autrement, il ne resterait plus secret. Il
émane cependant de cette porte fermée des rayons qui traversent l’espace,
exercent sur toi leur pouvoir magnétique et polarisent toute ton
existence, structurant ce monde où tu vis, respires, médites et jouis.

1. Voir plus bas le chapitre « Mathématiques ».

2. Voir Luke David Nicholson, Anthony Blunt and Nicolas Poussin : A Queer Approach, thèse de
doctorat, Montréal, Concordia University, 2011, p. 148-149.
COMMUNAUTÉ

La première fois que tu rejoignis une Gay Pride (ou Marche des
fiertés), ce fut comme un éblouissement, non démenti les fois suivantes.
La joie particulière qui ce jour-là t’anime, tu ne la ressens à nul autre
moment de l’année. C’est une jubilation intérieure, une vibration
presque mystique de tout ton être.
Elle devrait pourtant ne t’attirer en rien, cette immense piste de danse
à l’air libre, avec ses chars tonitruants où se déhanchent les fêtards et ses
armées de drag-queens toisant la foule du haut de talons himalayens : tu
ne fréquentes pas les discothèques, tu n’apprécies que moyennement
cette musique, l’extraversion n’est pas exactement ton ordinaire.
Pourquoi donc ne passer pas ton chemin ? Pourquoi te joindre volontiers
au cortège ? Pourquoi en revenir toujours revigoré ? Il ne s’agit pas tant
d’excitation au spectacle de tous ces corps plus ou moins dénudés, des
muscles saillants, des torses dessinés, d’une jeunesse dont la floraison
coïncide avec l’effeuillage. Autre chose se passe, où paradoxalement le
sexuel, du moins pour sa partie libidinale, ne joue pas un rôle
prépondérant.
Certains, tout en rejetant avec vigueur le plus infime soupçon
d’homophobie, n’en critiquent pas moins cette débauche colorée sur la
voie publique, cet étalage de paillettes, de strass et de vulgarité, et
préféreraient que les gais et lesbiennes, si vraiment ils y tiennent,
marchassent plus sobrement sans se faire trop remarquer. La Gay Pride
donnerait, à les entendre, une image déplorable de la communauté
qu’elle veut illustrer.
C’est ne rien comprendre à l’existence gaie. C’est faire comme si un
gai n’était qu’un homme qui aime les hommes en lieu et place des
femmes, et rien de plus. Comme si cette différence était du même ordre
qu’une préférence alimentaire ou esthétique, et qu’il ne s’agît que de
préférer les poires aux pommes, le jaune au vert ou les romans policiers
aux récits psychologiques. Comme si cela n’engageait pas une myriade de
décalages qui font de cette vie tout autre chose que la vie d’un amateur de
polars, de jaune canari ou de poires conférence.
Il y a bien des manières de défendre la Gay Pride. Tu n’en veux choisir
qu’une, la plus personnelle, et dire seulement le besoin qu’elle comble
dans ta vie. Il s’exprime en deux mots : faire société. Voire en un seul :
communiquer.
364 jours par an, tu vis dans le monde, heureux sans doute, bien
intégré apparemment, mais te sens séparé de lui par ce limes invisible dont
toi seul es conscient : tu sais ne pouvoir tout dire autour de toi de ce que
tu ressens, de tes émotions, de tes désirs. Tu as appris depuis tout jeune à
les cacher, à les mettre en réserve, à ne les ressortir que lorsque le permet
la situation.
Non seulement tu ne peux parler sans précaution, mais pour comble
de malchance les gens autour de toi se figurent que tu penses et ressens
comme eux. Les amateurs de poires, de polars et de jaune canari ne
rencontrent guère ce genre de problème : nul ne présuppose que son
prochain préfère les poires aux pommes, Simenon à Duras ou le jaune au
vert. Si besoin est, avant d’offrir un livre, un fruit ou un chandail, on
posera la question. Jamais en revanche on ne te demande, de but en
blanc, si tu préfères les hommes ou les femmes. Tu es embrigadé d’office
parmi les hétérosexuels.
Tu te souviens de cette scène, désagréable sur le coup, quoiqu’au fond
plutôt cocasse, lors d’un voyage professionnel à Pékin. Pour vous faire
plaisir, votre hôte vous avait offert une séance dans des thermes
accompagnée de massages. Tu te réjouis naïvement : tu aimes tant les
bains. Te voici en mince peignoir. Une charmante jeune fille en pyjama
rose s’avance vers toi et commence à te masser, distraitement pour
débuter, sur tout le corps, puis en concentrant peu à peu ses gestes autour
de tes parties intimes. Soudain tu comprends où elle veut en venir : tu es
tout bonnement en train de te faire violer. Au risque de froisser cette
jeune personne qui faisait de son mieux pour flatter ton épiderme, tu es
bien obligé de la remercier et de lui dire que tu préfères arrêter là les frais
et sortir. Le plus marri dans cette histoire fut ton guide, lorsqu’il dut pour
te suivre quitter sa propre masseuse, dont il savait mieux que toi
apprécier les prévenances.
Cette tentative de viol en pyjama rose te laissa longtemps un souvenir
pénible : certes, ce fut peu de chose, mais cette expérience te sert à
mesurer, toutes proportions gardées, le traumatisme entraîné par un viol
véritable. Surtout tu en voulus à votre hôte de ne t’avoir pas laissé le
choix : un jeune masseur n’eût pas été pour te déplaire. Peut-être te
serais-tu laissé faire. Pourquoi t’avoir imposé d’office une masseuse, sinon
parce que ce genre de question ne se pose pas ?
Tel est le type de malentendu auquel tu es perpétuellement exposé. S’il
est rare d’en arriver aux extrémités que tu viens de décrire, cette situation
d’incommunicabilité ne s’en reproduit pas moins à toute occasion.
Au musée, au cinéma, au restaurant, peux-tu dire impunément que
cette statue de nu masculin, cet acteur ou ce serveur, tu les trouves
bandants ? S’il s’agit de femmes, tes contemporains mâles ne se gênent
pas, en termes plus ou moins délicatement apprêtés. Il est socialement
acceptable de louer en public la séduction féminine – les femmes en
souffrent elles-mêmes. Les élections de Miss France et de Miss Univers
font la une des journaux. Quid des Chippendales ? À la télévision, les
journalistes sportifs commentent à l’envi l’apparence physique de telle
joueuse de tennis ou de telle patineuse, mais l’incroyable puissance de
séduction de ce gymnaste russe1 qui hanta durablement tes rêves, nul
n’en souffle mot.
Bien sûr, en certaine compagnie bien choisie, tu peux dire ces choses,
tu peux t’exprimer librement, décrire ce que tu ressens. Mais le reste du
temps tu es bien obligé de te censurer pour ne pas jeter le trouble. Tu vis
dans une sorte de coque, de bulle transparente, enfermé à l’intérieur de
ton limes, avec tes proches, celles et ceux qui te connaissent intimement.
Mais t’exprimer sur ces sujets et les mettre en commun avec des
inconnus, ce qui est proprement faire société avec eux, voilà qui est trop
risqué. Tu préfères t’abstenir, voire simuler lorsque la simple abstention
elle-même serait trop dangereuse.
Tu ne diras jamais assez l’importance des amis gais. Tu en as
d’hétérosexuels, bien sûr, et qui savent que tu es gai : tu peux avec eux
tout te permettre. Pourtant la communion ne sera jamais aussi complète
qu’avec des gais, quand les sous-entendus et les implicites partagés
autorisent la compréhension parfaite, celle qui n’a pas besoin de mots et
se contente d’un rire ou d’un regard complice. Toute zone d’ombre a
d’un coup disparu : vous vivez alors, le temps d’une soirée, dans une
transparence nouvelle, celle-là même dont vous avez soif le reste du jour
et de la semaine. Ces moments-là sont délicieux.
Les amis ont beau t’être chers, ce ne sont que des amis, peu nombreux,
triés sur le volet. La Gay Pride, c’est la société tout entière. Elle en donne
du moins l’illusion, avec ses dizaines, ses centaines de milliers d’inconnus
marchant comme toi dans la rue, avec lesquels tu peux, si tu le souhaites,
tout partager de tes désirs les plus intimes. C’est l’unanimisme retrouvé
de Jules Romains. Ici, nul besoin de tricher ou de mentir par omission :
ce jour-là et lui seul, tu fais corps avec autrui, simplement, directement,
totalement, comme le font sans le savoir les hétérosexuels 365 jours par
an. Seraient-ils assez avares de leur royaume et de leurs privilèges pour te
refuser ces quelques heures, ces avenues et ces carrefours ? Est-ce là trop
demander ?
Alors, si cette joie d’être ensemble s’exprime bruyamment, si ce
monde renversé prend des allures de saturnales et de carnaval, quoi de
plus naturel ? La vraie joie, la jubilation profonde est moins celle d’être
ensemble que d’être enfin soi, pour soi-même et pour les autres, de
n’avoir rien à cacher, d’avoir aboli le limes qui te séparait du monde.
Il y a là un moment d’importance vitale, où tu puises les ressources qui
te permettront, le reste de l’année, de faire face aux contraintes de
l’étrangement. Il n’est de communauté que par besoin de communion.
Ce que réalise un jour par an la Marche des fiertés, les bars gais le
proposent tous les jours à une échelle réduite. Que le jeune homosexuel
échappé de sa province y puisse faire l’expérience encore inédite d’un
monde partagé, ce n’est qu’utilité publique. Cette communauté gaie,
parfois vilipendée, rend aux exclus et aux marginaux le sens de l’humain.
Loin de séparer du reste des hommes, elle donne la force de vivre en leur
compagnie. Elle répare la perte du commun en rémunérant un certain
défaut d’humanité.

1. Alexei Nemov (note de l’éditeur).


COMMUNION VIRILE

Dans le taxi qui t’emmène à l’aéroport de Toulouse, le chauffeur te


signale telle jeune femme qu’il manque d’écraser : « Ce qu’il y a de bien à
Toulouse, c’est toutes ces étudiantes. Au printemps, elles se découvrent
les bras, elles mettent des bas résille, c’est chaud. » Texto.
Dans un monde idéal, tu lui rétorquerais ceci : « Moi, ce qui m’excite,
c’est plutôt les jeunes gens en bermuda. Rien n’est plus bandant que les
jambes des garçons, bien dessinées, velues juste comme il faut. » Réponse
du berger au berger. Et pourquoi non ? Donnant, donnant : si ton
chauffeur peut t’infliger ses fantasmes, pourquoi n’en ferais-tu pas
autant ? As-tu moins de droits à étaler tes obsessions ?
(La réponse à cette question est évidente : le mariage pour tous n’a rien
changé à l’ordre du discours, ou si peu. Les usages ne sont guère touchés
par la réglementation. Il y a un discours acceptable et relevant du
commun, et un autre qui ne ressortit, au mieux, qu’au tolérable.)
Pour éviter tout embarras, tu te contentes de garder un silence de bon
aloi, à valeur ambiguë : complice ou réprobateur, c’est selon. Tu aurais
voulu paraître moins guindé, sans parvenir à trouver la bonne formule.
Un peu plus tôt, le chauffeur t’indiquait en passant l’ancien internat de
lycéennes, avec dans la voix une émotion perceptible, grosse de souvenirs
et de désirs. Des fenêtres entrouvertes de ce bâtiment abandonné
s’échappaient sans doute encore des effluves de phéromones auxquelles
ce petit hétéro méridional devait être particulièrement sensible. Tu avais
beau ne rien ressentir, tu n’en étais pas moins censé communier à cette
excitation de mâle. « Oui, Toulouse est une grande ville universitaire »,
opinas-tu seulement, restant à l’évidence en deçà de son attente. Ta
réserve t’aura trahi.
Qu’eût-il fallu dire ? Sans doute quelque chose comme : « Merci de
m’avoir indiqué l’adresse. » Un peu plat, peut-être. Plus entreprenant :
« Vers quelle heure valait-il mieux y rôder ? Vous en avez séduit
beaucoup ? » Tant qu’à faire, mieux valait la solution de l’empathie
parfaite : « Et elles sont bonnes, les Toulousaines ? Arrêtez-moi ici : je ne
pars plus, cette ville est trop chaude, etc. »
Il semble finalement que ta retenue et ta discrétion ne l’aient pas
refroidi, puisqu’à présent le voici qui convoque à ton intention la vision
de toutes ces étudiantes en résille. Vas-tu lui dire que ce tableau moderne
à la manière d’Ingres ne te fait ni chaud ni froid ? Une pin-up entrerait en
ce moment dans le taxi par la porte droite, tu sortirais illico par la gauche.
C’est plutôt sur lui, le chauffeur, qu’à tout prendre tu préférerais
fantasmer, petit mec d’une petite trentaine, à l’accent chantant, pas très
beau, un côté gueule cassée, mais pas trop mal foutu non plus, sans doute
un peu frustré dans ses relations avec les filles alors qu’il aurait en fin de
compte toutes ses chances avec les garçons. Tu l’imagines se masturbant
sur des images pornos de copulation hétéro ou de couples saphiques.
Évidemment, ce n’est pas à ce type de vision qu’il te convie. Ses propos
prennent dans ton esprit une tournure particulière dont tu n’oses lui faire
part.
Plus tard, tu songeras que tu aurais dû entrer méticuleusement dans
son fantasme, lui demander des détails, feindre de ton côté des fantasmes
du même genre, évoquer des scènes, des lieux, des images, qui auraient
fait monter son excitation à un point tel qu’il n’aurait pu se retenir. Qui
sait où cela vous aurait menés ? À un scénario très improbable de porno
gai : un chauffeur hétéro se soulageant sur les sièges de son taxi avec
l’assistance bienveillante de son client homo, mais hypocrite. Pas très
confortable ni si excitant. Ou bien à un quelconque scénario de porno
hétéro : le chauffeur emmène son client voir les filles de plus près, et tout
ce qui s’ensuit. Bref, l’horreur. Tu tenteras l’expérience une autre fois, si
le cas se présente et que tu aies le courage ou la présence d’esprit.
En attendant, tu as un avion à prendre, et surtout il t’est difficile dans
l’instant, confronté à un fantasme si différent du tien, de concevoir la
possibilité même de feindre l’acquiescement. L’enthousiasme de ton
chauffeur pour les jeunes femmes dévêtues suscite chez toi une réaction
de repli, et tu te sens désolé de n’y pas répondre de façon plus
chaleureuse. Aura-t-il perçu ta réticence ? Tu la dissimules pourtant du
mieux que tu peux.
Plus tard, il te désigne une grosse voiture, une allemande massive, avec
tu ne sais combien de cylindres et de pots d’échappement. Il ouvre la
fenêtre de ton côté pour que tu en puisses savourer le vrombissement. Tu
t’extasies poliment, sans cesser intérieurement de t’étonner : d’abord, les
femmes ; maintenant, les belles mécaniques ; la totale, quoi. En montant
dans ce taxi, tu croyais aller à l’aéroport : tu as pris en fait un billet pour
Macholand, ses attractions, ses merveilles à la portée de tout hétéro. Sa
convivialité, surtout. Bienvenue dans leur monde.
Ah, la grande fraternité des mecs entre eux : on dirait des chasseurs à
l’affût d’une proie, passant le temps à se raconter des histoires de
chasseurs, en attendant le passage du gibier. Te voici admis malgré toi
dans ce cercle de communion virile auquel d’habitude tu ne te soucies
guère d’avoir accès. Entré par effraction dans un club dont tu n’as pas la
carte, tu y vois des choses que tu n’imaginais pas : cette intimité exhibée,
cette impudeur de bons camarades de chambrée, le sentiment de partager
des valeurs, des affects, des désirs.
Tu y comprends mieux la fraternité républicaine autour d’une
Marianne dénudée, modelée sur Laetitia Casta : après tout, elle est bien
chaude également, la Liberté selon Delacroix, généreusement
dépoitraillée avec tant d’hommes à ses basques !
D’un coup, le monde se révèle à toi dans sa sexualisation massive et
sans complexe. Tu participes à la grande communion des mecs, à la
complicité des prédateurs rassemblés en bande. Les femmes n’ont qu’à
bien se tenir : vous les regarderez passer le soir sur le trottoir, vous
scruterez leur sillage chaloupé, vous les impressionnerez par vos grosses
bagnoles, puis vous les embarquerez sans autre forme de procès. Quand
elles vous auront bien fatigués, vous regarderez des matchs de football,
vous chercherez la balle ensemble, vous crierez de joie lorsque vous
l’aurez poussée jusqu’au fond du filet, vous sauterez les uns sur les autres,
vous vous embrasserez.
C’est vous, les hommes, les maîtres du monde.
Enfin, c’est eux. Tu descends du taxi.
CONTINGENCE

Les gais sont aux hétéros un rappel inquiétant de leur contingence. Ils
leur signalent qu’eux, les hétéros, pourraient être autres qu’ils ne sont,
qu’ils pourraient, hommes, aimer les hommes plutôt que les femmes et,
femmes, aimer les femmes plutôt que les hommes. Ils incarnent un
possible de leur existence que beaucoup d’entre eux jugent ignoble – et
jugent d’autant plus ignoble qu’il leur semble trop proche, trop aisé à
faire advenir d’une simple pichenette, comme un risque permanent, un
abîme ouvert à leurs pieds dans lequel ils pourraient trébucher s’ils n’y
prenaient garde au dernier moment. « Je ne suis pas pédé » : voilà le
mantra où s’agrippent tant de mâles incertains de leur statut, le dernier
roc auquel s’accrocher pour s’assurer d’être encore à flot.
L’homosexualité met à nu tout ce que les hétéros ne veulent pas voir
de leur propre vie et de leur propre sexualité, et qui se cache en général
sous les oripeaux flatteurs de la coutume et de la tradition.
En 2015, la titulaire d’une chronique de psychologie dans un journal
de Westphalie conseilla à un père de ne pas emmener ses deux filles,
âgées de six et huit ans, au mariage gai de leur oncle afin de n’avoir pas à
leur parler de sexualité à cette occasion. Les parents avaient en effet
jusqu’ici appris à leurs filles que le mariage concernait un homme et une
femme ; les emmener aux noces de leur oncle et d’un autre homme
aurait conduit à traiter la question différemment. Il ne faut pas
« désorienter » les enfants, insista la psychologue.
Devant le tollé provoqué par l’article, la journaliste fut aussitôt
licenciée. Interrogée quelques jours plus tard, elle ne comprenait
toujours pas la raison de son licenciement. Son texte n’avait, d’après elle,
rien d’homophobe : il s’agissait seulement de protéger de jeunes enfants
d’une discussion sur la sexualité.
Comme si en lui-même le mariage dit traditionnel n’avait rien de
sexuel. Comme si en expliquant à leurs filles que le mariage concernait
un homme et une femme les parents ne leur avaient pas en fait déjà parlé
de sexualité et n’avaient pas commencé à fixer implicitement pour leurs
enfants le cadre de ce qui est licite et de ce qui ne l’est pas. Le père,
Bernhard, 43 ans, ne disait rien d’autre dans son courrier : « Mon frère et
son ami sont des êtres merveilleux, mais un mariage me paraît
inopportun. » Il s’agissait bien du permis et de l’interdit1.
Voici ce que tu aurais répondu à ce lecteur si tu avais eu la charge de
cette chronique de psychologie westphalienne :
« Mon cher Bernhard, vous parlez du risque de désorienter vos filles.
Mais en réalité c’est vous qui me paraissez quelque peu déboussolé : si
votre frère et son ami sont des êtres merveilleux, comme vous le dites,
pourquoi ne les pas laisser vivre cet amour selon les formes dont votre
femme et vous avez eu la chance de bénéficier, c’est-à-dire dans les liens
du mariage, puisque cela leur fait plaisir ? En quoi votre mariage souffre-
t-il de celui de votre frère ? Qu’y perd-il ? En serez-vous moins
heureux ? C’est justement l’occasion rêvée de montrer à vos filles, sans
entrer dans aucun détail scabreux, que la réalité est toujours plus
complexe qu’on ne se l’imagine et que l’amour peut prendre de multiples
formes. Voilà une belle leçon d’humanité accessible à tous les âges. Vous
pouvez sans danger laisser vos filles jeter des fleurs sous les pas des jeunes
mariés, etc. »
Tu n’es pas certain que Bernhard aurait suivi tes conseils, mais au
moins d’autres eussent-ils entendu la leçon.
Pour les hétérosexuels, l’homosexualité a toujours quelque chose de
profondément et ouvertement sensuel, qui les gêne. Ils oublient
seulement de voir que cette sexualité est déjà partout présente dans les
institutions et, en particulier, dans le mariage. La norme de
l’hétérosexualité leur dissimule la dimension sexuelle des pratiques
communes, que l’usage finit par recouvrir d’un voile de décence, et que
démasque au contraire le caractère marginal et proprement extraordinaire
de l’homosexualité.
Pour ta part, tu fus toujours frappé de l’obscénité littérale du mariage
en tant qu’institution : il met sur la scène publique un rapport privé,
intime, érotique, et convoque toute la famille, enfants compris, pour en
témoigner. Si Bernhard et la chroniqueuse croient cette sexualisation le
propre de l’homosexualité, ils se trompent : l’homosexualité se contente
de divulguer la face sexuelle de la société, contre le processus
d’institutionnalisation, lequel fonctionne comme un véritable cache-
sexe.
On reproche parfois à des gais de vouloir sortir du placard : « Mais je
n’en ai rien à faire qu’un tel soit gai ou non ! Je me fiche bien de savoir
avec qui il couche. L’essentiel, c’est qu’il fasse bien son boulot. » Il faut
alors rappeler que la sortie du placard n’est pas plus sexuelle que
l’implicite hétérosexuel dans lequel on veut t’enfermer ; simplement elle
rend évidente la sexualisation latente de la société où tu vis.
On refuse la visibilité sociale de l’homosexualité au motif qu’elle
mettrait du sexuel là où il n’y en a pas. Elle le fait seulement réapparaître
là où l’on ne le voyait plus. Elle réintroduit du contingent et de la
variation dans des coutumes et des institutions qui semblaient avoir été
fixées pour l’éternité.
Pourquoi l’amour d’un homme et d’une femme serait-il beau,
romantique et dicible à des enfants, et celui de deux hommes ou de deux
femmes obscène, sexuel et innommable ? La contingence fait soudain
affleurer à la surface ce qui était stable et constant, mais invisible, à savoir
le sexuel, resté longtemps enfoui sous l’habitude. Tu ouvres à autrui le
champ des possibles et lui poses implicitement la question de savoir
pourquoi il est ce qu’il est et fait ce qu’il fait, en remettant en cause ce qui
semblait acquis et donné. Voilà le vrai scandale, et celui qu’on n’aimera
guère pardonner à toi et aux tiens.

1. Sur l’affaire Barbara Eggert, voir Florian Gontek, « “Erschreckend !” », « Westfalen-Blatt-


Gruppe trennt sich von Kolumnistin », « “Ich kann nichts Homophobes an meinem Text
finden” », Süddeutsche Zeitung, 19, 21 et 22 mai 2015.
COUPLES

Tu te demandes encore pourquoi tant de gens s’acharnèrent contre la


reconnaissance officielle des couples de même sexe et y dénoncèrent
l’abomination de la désolation, comme si les gais n’avaient droit qu’aux
backrooms, aux parcs nocturnes, aux tunnels sordides, aux zones de
drague les plus risquées, comme si l’obscurité convenait par nature à ce
qui est publiquement ou implicitement présenté comme un vice ou un
péché. Quand il s’est agi de créer un mariage pour tous, certains
opposants se déclarèrent favorables au partenariat civil, qui leur paraissait
bien suffisant. Fallait-il les croire ? Les mêmes, quinze ans plus tôt,
étaient descendus dans la rue pour refuser aux gais ce même partenariat.
L’homophobie la plus insidieuse se dissimule sous des dehors mielleux.
Lors du débat sur le mariage, tu lus ceci sous la plume d’un prolifique
intellectuel d’obédience catholique :
nous ne sommes pas « homophobes ». Nous sommes émerveillés par les gays vraiment
gais, les « folles » sans cage, les sages de l’inversion. L’amour de la différence sexuelle, si
fondamentale, avec celui de la différence générationnelle (parents / enfants), nous
apprend à accueillir toutes les différences secondaires. Si moi, homme, j’aime les femmes,
si étrangères à mon sexe, comment n’aurais-je pas de la sympathie, sinon de l’amitié pour
les homos, qui me sont, au final, beaucoup moins étranges. D’ailleurs il y en eut toujours
qui n’avaient pas peur d’affirmer leur différence, d’assumer une certaine excentricité, un
travail dans les marges. Aussi croyons-nous que ce qui est vraiment « homophobe », c’est
le pseudo- « mariage gay ». Il y va d’une tentative d’embourgeoisement, de normalisation
de l’homophilie, d’écrasement de son incivilité sous le code civil. Quel cadeau que ce
« mariage » qui n’est plus qu’un aménagement patrimonial ou un divorce ajourné !
Pourvu que les homos rentrent dans le rang, et qu’ils soient stérilisés, surtout, dans leur
fécondité propre. Car qui ignore leur fécondité artistique, politique, littéraire,
compassionnelle ? Les anciens Grecs l’entendaient ainsi : libérés des devoirs familiaux, ils
pouvaient se consacrer davantage au service de la Cité. Ils savaient que leurs amours
avaient quelque chose de contre nature, mais ils n’en méprisaient pas pour autant la
nature (de là, très souvent, cet amour pour leur mère – voir Proust ou Barthes), et y
trouvaient des ressources pour l’art1.

Tant de sollicitude à ton égard, une telle magnanimité, une telle


sympathie te vont droit au cœur : on te repousse à grand renfort
d’embrassades charitables dans la backroom dont tu avais voulu sortir ; on
veut bien t’accepter si tu habites « seul avec maman dans un très vieil
appartement » ; on te laisse le droit d’être artiste et d’être un homo,
« comme ils disent2 » ; Proust, Barthes et les anciens Grecs sont même
convoqués, pour montrer l’exceptionnelle largeur de vue de l’auteur, qui
a des lettres. Que peux-tu souhaiter de plus ? Cette belle âme ne veut
que ton bien.
Évidemment, avec un ami de cette trempe tu n’as pas besoin
d’ennemis. Tu n’es d’accord avec rien de ce qu’il avance, et tu n’as que
faire de son « émerveillement », qui n’est que façon de te ranger dans une
case et de t’enfermer à double tour dans le placard. Tu ne crois pas que
« les homos », comme il dit, lui soient « au final », comme il dit aussi,
beaucoup moins étranges que les femmes (tu écris même ce livre pour
démontrer le contraire). Tu ne crois pas que le bonheur conjugal et
familial nuise à l’intelligence et à l’excellence artistique (tu n’aurais pour
sérieuse raison de le penser que le fait que ton adversaire se vante d’être
marié et père d’une famille nombreuse) et, même si c’était le cas, tu ne
crois pas que les gais doivent sacrifier à la société leur désir de bonheur,
fût-il conjugal, pour lui faire le don obligé de leur hypothétique
fécondité intellectuelle. Tu ne crois pas enfin qu’un gai embourgeoisé et
marié, non plus qu’un hétéro, en aime moins sa mère, ou alors ce serait
toute la société bourgeoise qui serait devenue « contre nature » et qu’il
faudrait réformer – mais pourquoi pas, finalement ?
Toute la question porte sur l’« embourgeoisement » des gais, que
l’auteur repousse avec une sainte horreur, comme l’hôpital se moquant
de la charité. Car si les gais veulent s’embourgeoiser et rentrer dans le
moule de la famille nucléaire inventée il y a un peu plus de deux cents
ans en Europe occidentale, au nom de quoi les en empêcher ? Seuls les
hétérosexuels auraient-ils le droit de bourgeoisie, c’est-à-dire de
notabilité, de respectabilité, voire de citoyenneté ? Le premier ministre
du Royaume-Uni, David Cameron, déclara qu’il était favorable au
mariage homosexuel non pas bien qu’il fût conservateur, mais parce qu’il
l’était3 : seule chose intelligente à dire sur le sujet.
On peut trouver absurde la volonté de certains gais de se marier quand
tant d’hétéros divorcent ou refusent le mariage. On peut trouver plus
romantique ou plus exaltant l’amour sauvage ou clandestin. Mais pour
pouvoir refuser le mariage, encore faut-il avoir la liberté de le choisir.
C’est cette liberté-là qui est demandée.
Tu suspectes également les arguments religieux contre le mariage gai
de ne servir que de prétexte à l’expression d’une homophobie viscérale.
Alors que l’avortement constitue dans l’échelle des valeurs officielle de
l’Église catholique un acte infiniment plus grave que l’union de deux
hommes ou de deux femmes, pourquoi cette même Église ne mobilisa-t-
elle pas en quarante ans contre la loi autorisant l’avortement en France le
dixième des foules qu’elle déplaça en quelques mois contre le mariage
pour tous ? Quelle effrayante et coupable contradiction dans les
principes ! Tu dois croire malheureusement la pulsion homophobe plus
puissante que la volonté affichée de chérir et défendre la vie et les êtres
humains – ou, pour le dire plus crûment, la haine des pédés plus
mobilisatrice que la pitié pour les embryons. À moins que l’éducation
d’un enfant par deux hommes ou deux femmes ne soit un crime plus
horrible que son meurtre in utero ? Telle fut la morale réellement défendue
par les manifestants pour tous, telle fut sa violence objective, à rebours de
leurs beaux discours d’apparat, et l’on en vit tous les jours l’application
dans les actes homophobes qui se multiplièrent après les manifestations.
Tu t’indignes d’autant plus de ce refus d’octroyer aux gais le droit au
mariage que tu connais quantité de couples gais qui vivent ensemble
depuis des années et te paraissent, à bien des égards, plus stables et
durables que bien des couples hétéros autour de toi. Tu ne connais pas de
statistiques sur le sujet, et ton point de vue est forcément limité, mais tu
ne t’en interroges pas moins sur les raisons de cette longévité au moins
apparente.
Il y a d’abord sans doute le sentiment qu’ont les hétéros d’une facilité
ambiante, d’une norme qui les protège : ils peuvent changer de
partenaire, ils en trouveront dix autres. Le choix est tellement facile,
n’est-ce pas, puisqu’ils sont majoritaires. Les gais n’ont pas cette facilité,
l’échantillon étant plus restreint.
L’âge aussi fonctionne différemment dans les deux cas. Le vieux mâle
hétéro doté d’une certaine aura de prestige et de réussite sociale trouve
sans trop de peine une nymphette disponible, tant le rapport de
domination s’amalgame à l’économie hétérosexuelle du désir. Sans même
penser aux chefs d’État qui arborent à leur côté pour preuve de réussite
une actrice ou un mannequin, combien de professeurs connais-tu qui
épousèrent en secondes noces une de leurs élèves ! Combien de fois fus-
tu toi-même poursuivi et harcelé par tes propres étudiantes : tu n’aurais
eu qu’à te laisser faire. Rare, en revanche, est la fascination des jeunes gais
pour leurs congénères plus âgés. La situation des hommes gais est, de ce
point de vue, assez comparable à celle des femmes hétéros, qui ne
bénéficient elles aussi qu’à titre exceptionnel, l’âge venu, d’un surcroît
d’attractivité.
Enfin, les couples gais n’ont pas en général à passer par l’épreuve des
enfants, dont les couples hétéros sortent, quant à eux, radicalement
transformés : ce n’est pas la même chose de s’aimer d’une folle passion à
vingt ans et de gérer une petite famille à trente ou quarante. Comme si le
papillon devenait chenille. Beaucoup de couples n’y survivent pas.
Ces hypothèses sont fragiles, mais ne valent pas moins, à tout prendre,
que l’émerveillement cauteleux d’un intellectuel trop charitable. Tires-en
l’imparable conclusion : il n’est pas impossible, en définitive, que le
couple soit une institution mieux adaptée aux gais qu’aux hétéros. Ce
n’est pas une raison pour imposer aux premiers le mariage, ce n’en est pas
une pour l’interdire aux seconds.

1. Fabrice Hadjadj, « Pour un manifeste des émerveillés », 2013,


http://www.ndlourdes.fr/index.php/2012-03-10-09-39-18/271-pour-un-manifeste-des-
emerveilles-fabrice-hadjadj.

2. Charles Aznavour, Comme ils disent, 1972.

3. David Cameron, discours final du meeting du Parti conservateur, Manchester,


5 octobre 2011.
DÉSASTRE

Pour les gais, le désastre a déjà eu lieu. Il est encore là, discret,
sournois, juste une odeur qui rôde. Mais là encore, obsessivement. Il a
nom : sida.
Tu arrivas à maturité sexuelle en même temps que se développait
l’épidémie. Fusses-tu né quelques années plus tôt, peut-être aurais-tu été
emporté, toi aussi, avec ces autres gais partis par millions, inconnus et
célèbres, artistes, penseurs, écrivains, anonymes. Comme une guerre qui
serait passée par là et aurait soigneusement choisi ses victimes parmi la
population. Une première guerre mondiale sans obus et sans fusil.
L’Europe ne s’est jamais remise des saignées de Verdun et du Chemin
des Dames, qui anéantirent le meilleur de sa jeunesse. Est-il sûr que
l’humanité se soit remise du sida ? Ces êtres qui manquent, qui sait ce
qu’ils nous eussent apporté ? N’étaient-ils pas plus libres, plus joyeux,
plus insouciants, plus hédonistes, plus indépendants que les autres ? Leur
présence eût peut-être changé le monde. Elle l’eût éclairé d’une autre
lumière. Il eût été plus doux, plus ouvert, plus accueillant.
Tu pris tes précautions, sagement, bourgeoisement, et te voici encore
là parmi les vivants, aussi jeune et aussi vieux qu’une épidémie avec
laquelle tu grandis et qui, en te privant de la spontanéité sexuelle qui
aurait dû être ton lot, ne réussit qu’à te vieillir prématurément. Te voici,
ni pire ni meilleur que les disparus. Certainement pas meilleur. Juste plus
chanceux et plus prudent. M. Prudhomme dans la backroom – mais il
n’y va guère.
Tu te souviens de cette conversation, dans une voiture, à la fin des
années 1980 (le soir tombe, les réverbères s’allument, le port défile sous
tes yeux) : « Les malades du sida n’ont que ce qu’ils ont cherché, ni plus
ni moins que les fumeurs chez qui se déclare un cancer du poumon. » Tu
t’insurges : « Mais enfin, pour avoir le cancer, il faut fumer paquet sur
paquet, des années durant. Pour attraper le sida, une seule fois suffit, la
moindre imprudence peut être fatale. Et personne ne savait au début que
ces pratiques étaient risquées. Rien à voir avec la cigarette, dont les
dangers sont connus depuis longtemps. »
Les imprudences, tu sais qu’elles sont aisées à commettre dans le feu de
l’action : on se laisse aller, on fait ce qu’on n’avait pas prévu de faire, et
hop, tu es fichu. Il est trop facile de commenter cela de loin, bien carré
dans son fauteuil, comme si la rationalité gouvernait à tout moment et en
tout lieu les conduites humaines. Les gais ne cessent de côtoyer un
précipice où les peut faire tomber le moindre faux pas, un pied qui glisse,
un geste brusque, un caillou mal identifié sur le chemin. Dans cette
voiture, tu t’égosilles et t’étouffes en vain et sens bien que, pour qui te
parle, c’est la sexualité gaie en elle-même qui est moralement
condamnable, et donc condamnée : ce désastre, elle le mérite.
La gorge te serre lorsque tu penses à toutes ces vies brisées, ces couples
amputés de leur moitié, ces jeunes gens fauchés dans leur fleur, pour
nulle autre raison que le sexe et l’amour. Tu feuillettes les magazines gais
des années 1970 et 1980 comme des recueils de nécrologies à la
polychromie euphorique et sulpicienne. Les gais qui aujourd’hui ont dix,
vingt, trente ans de plus que toi te semblent les témoins d’un âge
héroïque, presque mythique.
Te voici rescapé d’un combat que d’autres livrèrent pour toi. Coupable
peut-être de sentir que de cette horreur tu as profité – le paradoxe étant
que la vie devint pour les gais plus facile après le sida qu’avant, et ce grâce
au sida lui-même. Quelques-uns se mobilisèrent, se coalisèrent, une
communauté naquit, grossit, lutta, manifesta, scandalisa et parvint
finalement à faire reconnaître par les gouvernements et par la société des
droits fondamentaux, dont tu jouis aujourd’hui sans presque y songer.
Admirables furent les mouvements militants, capables d’arrêter, sinon
d’inverser le cataclysme qui s’annonçait. Rien de tout cela n’eût eu lieu
peut-être sans le désastre initial.
Beaucoup, du haut de leur chaire et au tréfonds de leur cœur, auraient
voulu vous voir tous périr dans cette catastrophe et la planète purgée de
ce qu’ils jugeaient une abomination, beaucoup l’espèrent encore, et
beaucoup périrent en effet. Mais l’horreur de ces morts finit par créer son
contrepoison, dont tu bénéficies à présent.
Mince consolation : ces morts ne sont pas morts pour rien. Tu
aimerais juste être à leur hauteur.
ÉGALITÉ LIBERTÉ

Tu ne voudrais pas donner du monde gai une image idyllique. Les


gens n’y sont ni pires ni meilleurs que les autres. Juste différents –
quoique non pas sur un seul point, comme on le croit communément,
mais selon une multitude de paramètres, car cette orientation engage
toute une série de choix plus ou moins conscients, de croyances, de
représentations, dont la totalité finit par modifier sensiblement ta vie. Du
moins essaies-tu de le démontrer en ces pages.
Ainsi ne peux-tu t’empêcher de penser que les gais sont moins enclins
à mener leur vie affective sur le mode de la domination. Il te semble –
illusion de ta part, peut-être – que la relation gaie contemporaine, entre
deux hommes ou deux femmes, est fondée par principe (tu n’oses dire :
par nature) sur l’égalité des conditions, des droits et des statuts. Que cette
égalité ne soit pas toujours respectée dans les faits et que des effets de
domination puissent à l’occasion s’observer, sans doute : il s’en pourra
toujours citer des exemples particuliers. Du moins cette égalité
constitutive de l’amour gai n’est-elle nullement parasitée par la différence
des sexes, c’est-à-dire par tout l’appareil d’attentes et de représentations
qui s’attache socialement à chacun d’eux et induit de la part des acteurs,
volontairement ou non, des comportements eux-mêmes différents.
Tu ne veux certes pas généraliser : autant de couples, autant de
situations. Il est évident toutefois que la relation hétérosexuelle se
débarrasse plus difficilement des préjugés les moins conscients liés à la
différence des sexes et à la construction sociale des genres, toutes choses
qu’annule forcément le rapport entre deux femmes ou deux hommes.
Tu vois là l’origine du grand malentendu concernant la prostitution.
Pour certaines féministes, tout rapport sexuel est nécessairement de
domination – unilatérale, bien sûr : de l’homme sur la femme. À ce titre,
la prostitution apparaît comme l’aliénation suprême : celle où la femme
perd dans la relation son statut de sujet et se mue en simple marchandise.
L’amour tarifé devrait donc être interdit, et le client pénalisé comme
auteur d’un crime de même gravité que l’esclavagisme, qui dénie à l’être
humain sa conscience et sa liberté.
Tu t’expliques ailleurs dans ces pages de ta propre conception, sinon de
ton expérience, fort différente, de la prostitution. Elle se fonde sur le fait
qu’aujourd’hui (il n’en allait pas de même dans d’autres sociétés ou en
d’autres temps) le rapport sexuel entre deux hommes ou deux femmes
n’a pas la dissymétrie de principe propre à l’hétérosexualité. La
domination peut certes y surgir, elle peut parfaitement s’y inventer ou s’y
réinventer, mais elle n’y est pas prescrite selon un mode socialement
prédéterminé. (Même la très protocolaire relation pédérastique grecque
entre l’éraste, mûr, et l’éromène, adolescent, n’interdisait pas une
certaine autonomie de l’un et de l’autre ainsi qu’un équilibre des
pouvoirs, l’éromène étant toujours par principe, en tant que citoyen
libre, dans la capacité de se refuser à l’éraste.) Voilà une liberté
caractéristique de la relation gaie, et une bonne raison de reconsidérer à
nouveaux frais cette condamnation de la prostitution.
Une telle annulation de la domination sexuelle profite paradoxalement
aux femmes hétérosexuelles, lesquelles trouvent chez un gai la possibilité
d’une relation autre. Les médias, les fictions populaires et les
psychologues de comptoir aiment à mettre en scène cette fameuse figure
de la « fille à pédés », résurrection contemporaine de la confidente des
tragédies raciniennes (ou du confident, le rôle étant en l’occurrence
équitablement distribué entre les deux parties). Leur fascination n’a
d’égale que leur incapacité à concevoir une relation entre homme et
femme hétérosexuels qui ne soit pas marquée du sceau de la domination.
La « fille à pédés » incarne cette utopie d’une amitié entre les sexes non
teintée par le désir et préservant l’indépendance de chacun, où la femme
ne se sentirait pas systématiquement considérée comme une proie
potentielle.
Il n’est pas jusqu’aux hétérosexuels les mieux intentionnés qui ne
promènent malgré eux sur le monde un regard profondément
phallocratique. Tu t’es toujours étonné de voir le grand Albert Camus se
complaire à décrire Alger et l’Algérie du seul point de vue d’un homme
hétérosexuel (et européen, qui plus est, mais c’est une autre histoire –
quoique peut-être pas tout à fait, en vérité...), où les femmes ne peuvent
jamais être mentionnées que comme unique objet du désir masculin, sans
avoir d’existence pour elles-mêmes en tant qu’êtres autonomes. Il ne
s’agit pas seulement de ces inconnues qu’il croise en ville et qu’il relègue
au rang de potiches dans le décor, juste bonnes à susciter le désir des
jeunes gens. Même ses propres compagnes, à Pise et à Tipasa, celles avec
qui il a le bonheur de découvrir ces lieux grandioses, il les escamote
autant qu’il peut de son récit, et mythifie ses copulations en ivresses
métaphysiques solitaires, celles du mâle hétéro macho néonietzschéen1.
Cette incapacité de Camus à donner aux femmes qui l’entourent une
voix, un regard ou ne fût-ce que l’ombre d’une incarnation, lui qui ne
cessa par ailleurs de vouloir se poser comme la conscience morale de son
époque, voilà qui t’agace souverainement dans les textes pourtant si
exaltants de Noces et L’Été et que tu crois assez typique du biais
hétérosexuel masculin, à défaut de pouvoir l’expérimenter toi-même.
Or, si Camus lui-même en est là, quid des autres, qui valent sans doute
moins que lui ? Tu finirais presque par comprendre les féministes de tout
à l’heure.
Lorsque des couples hétérosexuels se rassemblent pour une sortie ou
un dîner, tu as souvent constaté avec amusement que chaque sexe tend à
rester entre soi, les femmes ensemble, les hommes de même. Cette
recomposition marque assez bien la différence genrée des rôles sociaux,
différence que surmonte seulement l’obligation conjugale – mais c’est
une obligation où chacun a sa place prévue.
Point de modèle préexistant dans la relation gaie : non que les rôles y
soient toujours indifférenciés, mais ils ne sont pas écrits à l’avance. Égalité
de fait, d’où liberté. Tu comprends alors que tant de conservateurs se
soient opposés ou s’opposent encore à l’instauration et à la légalisation du
mariage pour tous : ils pressentent confusément que cet
embourgeoisement de la sexualité gaie, cette revendication d’une
apparence de normalité, risque de subvertir par les marges l’institution
conjugale traditionnelle et les rapports entre les sexes, en proposant un
autre modèle de vie à deux. Le couple gai pourrait bien être, après tout,
l’idéal du couple hétérosexuel.

1. Albert Camus, « Noces à Tipasa », « L’Été à Alger », « Le Désert », « Petit Guide pour des
villes sans passé », dans Noces, suivi de L’Été (1939-1954), Paris, Gallimard, « Folio », 1971, p. 16,
35-36, 42, 58, 128.
ESPÉRANCE DE VIE

Un chien domestique peut vivre une douzaine d’années, voire un peu


davantage. Un chat près de vingt ans. Une mouette trente. La baleine
bleue dépasse le siècle, certaines tortues les deux cents ans.
La Bible attribue à l’homme une longévité de soixante-dix ans. Si elle
ne parle guère de la longévité des gais, c’est que le lecteur ordinaire de cet
ouvrage est supposé les avoir tués, lapidés, massacrés bien avant qu’ils
n’atteignent cet âge respectable (Lévitique, XX, 13).
On rencontre encore de ces lecteurs dans certaines contrées réputées
civilisées : plusieurs pasteurs américains se réjouirent publiquement de la
tuerie perpétrée dans une discothèque gaie d’Orlando, regrettant
toutefois que les tueurs se fussent arrêtés trop tôt et les exhortant à
continuer le travail ; d’autres recommandent de noyer les enfants, une
meule accrochée au cou, plutôt que de leur faire lire Harry Potter, qu’ils
accusent de faire l’apologie de l’homosexualité ; quant aux gais parvenus à
l’âge adulte, s’ils réussissent à échapper par on ne sait quel miracle à ces
mesures d’hygiène, une balle tirée dans le crâne suffira dans la plupart des
cas à résoudre le problème1. L’Afrique a cet avantage que de tels discours
sont portés non par des prédicateurs marginaux, mais par les autorités
elles-mêmes. Bienheureux continent !
Tu te félicites personnellement que tant de gens s’intéressent à ton
espérance de vie et s’emploient à la réduire par les moyens et les
arguments les plus sophistiqués. Tu constates toutefois que le dispositif
n’a pas encore atteint le niveau de perfection requis et que leurs soins
attentionnés ont laissé passer un certain nombre de tes congénères :
Platon, mort à quatre-vingts ans ; Sophocle, à quatre-vingt-dix. Ceux-là
avaient sans doute quelque excuse : ils vivaient à des époques et dans des
lieux que n’éclairaient pas encore les sacrées lumières de l’Ancien et du
Nouveau Testament. Mais E.M. Forster, mort à quatre-vingt-onze ans,
et qui à cet âge encore laissait traîner sous son fauteuil des revues
pornographiques ? Mais le ténor Hugues Cuénod, dont la voix sobre et
claire t’enchanta dans l’interprétation de la Mort de Socrate, disparu à l’âge
scandaleux de cent huit ans ? Le jour de son cent cinquième anniversaire,
n’osa-t-il pas même, le drôle, faire enregistrer officiellement un
partenariat avec celui qui partageait sa vie depuis un quart de siècle ?
Tant d’exceptions à la sollicitude générale envers le sort des gais
bouleversent hélas les statistiques : tu ne peux que le regretter. Pose donc
la question crûment, scientifiquement : quelle est l’espérance de vie d’un
gai ? L’étude en a-t-elle été jamais faite ?
Qu’autrui s’emploie à réduire la durée de ta vie et celle de tes
congénères : la chose est entendue. Mais si tu fais abstraction de cette
belle charité, quelle serait ton espérance, votre espérance ?
La question paraît-elle absurde ? Que non pas. Avec le stress que fait
subir aux gais tout au long de leur existence une société qui n’est pas faite
pour eux (sans même aller jusqu’à les occire purement et simplement), tu
pourrais t’attendre qu’ils vécussent moins longtemps que les autres, qu’ils
nourrissent des névroses macabres et que leur taux de morbidité fût plus
élevé que la moyenne. Songe à tous ces jeunes qui se donnent la mort,
faute d’une orientation sexuelle conforme : c’est chez eux la première
cause de suicide.
Un gai doit toujours s’inventer, trouver sa propre voie, puisque sa
famille ne la lui donne pas, ni le monde autour de lui. Les autres
minorités forment des communautés, religieuses, ethniques, nationales,
dont elles relèvent par le seul don de la naissance. Les gais, en revanche,
naissent isolés, en milieu hostile, privés de communauté naturelle. Les
associations, quand elles existent, leur servent de refuge, ainsi que les
lieux dédiés. Les réactionnaires parlent de lobbys, mais comment les gais
pourraient-ils survivre sans ces associations et prétendus lobbys ? Si
encore la société se souciait de leur mieux-être ! Mais c’est toujours sous
la pression qu’elle finit par accepter les avancées juridiques les plus
minimales.
Sans la lutte, sans Stonewall, sans Act Up, sans Aides, sans la Gay
Pride, sans les milliers de militants qui de par le monde tentent
d’améliorer la condition des gais, tu continuerais de raser les murs en
attendant de te faire fracasser le crâne dans un recoin obscur ou sur la
place publique. Ce livre même n’existerait pas, attendant d’être écrit dans
quelque cervelle rêvant à un monde meilleur.
Mais aujourd’hui encore, dans la société libérale où tu as la chance de
vivre, toute hostilité a-t-elle entièrement disparu ? Tes semblables ne la
rencontrent-ils pas, plus ou moins masquée, à visage plus ou moins
découvert, dans leur propre famille, à l’école, sur leur lieu de travail,
parmi leurs camarades, leurs collègues de bureau, leurs frères, leurs sœurs,
leurs cousins et cousines, et chez leurs propres parents ? Édouard Louis
en fit l’amère expérience, et il est ton contemporain. Combien d’autres
ne disent rien ou n’ont pas même la conscience de souffrir, se contentant
d’encaisser les coups et les injures, d’accumuler les blessures physiques et
morales, au mépris de la santé de leur corps et de celle de leur esprit ?
Quelle espérance de vie, dans ces conditions, et l’espérance de quelle
vie ? Tu jalouses parfois les chiens, les chats, les mouettes, les baleines et
les tortues, qui vivent librement leur vie sexuelle, tout seuls ou avec qui
ils veulent, parce qu’elle n’intéresse personne.
1. Tu te refuses à immortaliser en ces pages le nom de ces hommes de foi : ton lecteur, s’il en a
la curiosité et le courage, sera bien capable de les retrouver lui-même sur la Toile.
ESTHÉTIQUE

Peu de sculptures attirent autant les regards que la Vénus de Milo.


Accourus du monde entier, les visiteurs se pressent au Louvre pour
l’admirer. Toi aussi, tu y venais, montais les escaliers, te frayais un
chemin parmi la foule murmurante et élevais tes regards vers ce visage en
style d’énigme, vers le galbe de ce corps réduit à sa plus simple
expression, vers ce vide désignant la forme pure. Comme une initiation à
la beauté idéale. Comme la plus proche actualisation sur cette terre du
concept kantien du beau désintéressé.
« Le goût est la faculté de juger d’un objet ou d’un type de
représentation, par une satisfaction ou une insatisfaction, sans aucun
intérêt », lis-tu dans la troisième Critique. « L’objet d’une telle satisfaction
est dit beau1. »
De fait, tu n’éprouves toi-même aucun intérêt personnel à cette
satisfaction. En tant que personne, la Vénus de Milo t’importe peu. Tu
n’en rêves pas. Tu ne fantasmes pas sur elle. Tu n’y toucherais pas. Elle
est le beau dans toute sa pureté. Et te voici parfaitement kantien.
Or la foule elle-même est-elle kantienne ? Tu n’es pas tout à fait
certain que les autres admirateurs éprouvent à l’égard de cette sculpture
des sentiments aussi purs que les tiens. Regarde plus précisément : la
poitrine de cette femme de marbre arbore des seins, et ceux-ci, bien
dessinés, sont mis en valeur par l’absence de bras. Ce détail physique
t’avait échappé : les seins ne sont pas en général ce qui t’intéresse. As-tu
laissé ton regard suivre l’harmonieuse courbe de la hanche jusqu’au point
où le vêtement s’est arrêté de glisser, voilant sous le drap cette moitié
inférieure du corps que tant d’autres que toi seraient bien aises de voir
dénuder ?
Vénus de Milo
Musée du Louvre, Paris
Comment le tissu peut-il demeurer dans cette position ? Voilà le vrai
miracle, puisque aucune main ne retient l’étoffe. Son handicap fait toute
la séduction : il est trop clair qu’en dépit de tous ses efforts la déesse ne
pourra jamais empêcher la chute. Le vêtement n’est-il pas justement en
train de tomber ? Tant de gens fascinés autour de toi n’attendent-ils pas
de voir le drap finir sa descente en dévoilant les jambes et le bas-ventre ?
Le vrai génie de ce morceau de sculpture perfectionné par les outrages du
temps est d’avoir immortalisé dans le marbre une banale scène de strip-
tease telle qu’en propose n’importe quel cabaret parisien. Tu te croyais au
milieu d’un public d’esthètes et découvres qu’en chacun d’eux sommeille
un voyeur. Tu te croyais au Louvre et te retrouves au Moulin-Rouge.
Exagères-tu ? Non pas, comme en témoigne Prosper Mérimée : « Il est
impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette
Vénus ; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours ; rien de
plus élégant et de plus noble que sa draperie. » Ou bien : « Ce qui me
frappait surtout, c’était l’exquise vérité des formes, en sorte qu’on aurait
pu les croire moulées sur nature, si la nature produisait d’aussi parfaits
modèles. » Et encore : « Si le modèle a jamais existé, [...] et je doute que
le ciel ait jamais produit une telle femme, que je plains ses amants ! Elle a
dû se complaire à les faire mourir de désespoir2. »
Certes, Mérimée ne décrit pas ici la Vénus de Milo, mais la Vénus d’Ille,
dans la nouvelle du même nom composée dix-sept ans après la
découverte du chef-d’œuvre antique et son arrivée à Paris. Les
commentaires pourraient cependant valoir pour les deux, et ce qui
frappe, à la lecture, c’est la sexualisation de l’impression : un homme aussi
érudit et détaché que le narrateur ne peut voir cette Vénus sans
s’imaginer son amant, fût-il malheureux. On sait ce qu’il adviendra dans
la nouvelle de Mérimée : la statue semblera s’animer, descendra de son
socle et violera un jeune homme jusqu’à le faire mourir. Du moins est-ce
laissé à entendre comme l’explication la plus plausible, quoique
totalement irrationnelle, du drame qui se déroule.
Le récit fantastique exprime ainsi sous son appareil fictionnel le refoulé
de tout jugement esthétique, l’inconscient de tout amateur d’art, tout le
non-dit de la critique kantienne. Le fantastique consiste précisément à
donner une réalité au fantasme érotique des antiquaires de tout poil et
des passionnés de nu classique.
Nietzsche mettra tout cela au clair un demi-siècle plus tard, en
dressant dans La Généalogie de la morale un violent réquisitoire contre
l’« ascétisme » insidieux et délétère de l’esthétique de Kant. On pourrait
dire aussi : son puritanisme. Non, écrit Nietzsche, le sentiment du beau
n’est pas de nature désintéressée : il est sensuel, il est voluptueux, il est
même « sexuel ». Et de citer Stendhal – l’ami de Mérimée, justement :
« La beauté n’est que la promesse du bonheur3. » Rappelle-toi que, selon
Stendhal, le bonheur n’a rien d’un sentiment mièvre et plat : c’est la
jouissance, ni plus ni moins, ou la petite mort.
Ose donc dire la chose en des termes moins honnêtes : la beauté fait
bander. Rien ici de la pureté que tu croyais trouver dans la belle
apparence de la Vénus de Milo. Nietzsche, Stendhal et Mérimée dévoilent
sans barguigner le pot aux roses de la sensualité inhérente à toute
expérience esthétique, à l’encontre de la tradition issue de la philosophie
kantienne, avec son puritanisme quiétiste sous-jacent. Et ils récupèrent
ainsi la tradition platonicienne qui faisait du désir, au plein sens de ce
terme, y compris physiologique, le mouvement fondamental de
révélation du beau, du vrai et du bien.
Tu t’expliques mieux par là pourquoi, au XVIIIe siècle, Winckelmann
n’eut pas de mots assez exaltés pour décrire son émotion à la vue de
l’Apollon du Belvédère, conservé au Vatican, qui représentait à ses yeux le
sommet de la beauté grecque, « le plus haut idéal de l’art parmi toutes les
œuvres de l’Antiquité4 » : « J’oublie tout à regarder cette merveille de
l’art, je prends moi-même une noble pose pour la contempler avec
dignité. Ma poitrine semble s’élargir avec respect et se soulever comme
celle que je vois gonflée par l’esprit prophétique, je me sens transporté à
Délos et dans les bois de la Lycie qu’Apollon honora de sa présence : car
mon image semble s’animer et se mettre en mouvement comme la
beauté de Pygmalion5. »
Apollon du Belvédère
Musées du Vatican, Rome
Transparente est l’allusion au mythe de Pygmalion, tombant amoureux
de la statue qu’il a sculptée : la révélation du beau le plus idéal est
toujours de caractère érotique. Si l’occasion en était pour Winckelmann
une statue d’Apollon, et non pas la Vénus de Milo, ce n’est pas seulement
parce que cette dernière n’avait pas encore été découverte : d’autres
statues féminines auraient pu faire l’affaire. Mais Winckelmann aimait
ceux de son propre sexe, et seul un corps masculin pouvait éveiller en lui
de manière aussi nette l’idée du beau absolu, avec la transformation
profonde, physique, voire physiologique qu’elle provoque : la promesse,
pour paraphraser Stendhal, d’une jouissance éternelle et sublime. Cette
« poitrine » qui s’élargit et qui gonfle a tout l’air d’une métonymie
sexuelle.
Winckelmann du moins dissimulait peu son exaltation : il savait sans
doute à quoi s’en tenir pour lui-même, et devinait les motivations
profondes de son expérience. Il n’en alla pas de même pour ses lecteurs :
la plupart n’étant pas gais, ils ne pouvaient percevoir la dimension
sexuelle de son admiration pour l’Apollon du Belvédère. La révélation de
cette beauté leur parut d’autant plus désintéressée qu’ils n’étaient pas
eux-mêmes sensibles à la force érotique émanant d’un corps mâle.
De là put sortir la notion d’un beau idéal, détaché de toute sensualité et
de tout intérêt personnel : par l’effet d’un simple quiproquo entre un
esthète gai et des lecteurs qui ne l’étaient pas. La mise au jour de la Vénus
de Milo en 1820 put enfin leur donner un chef-d’œuvre de la sculpture
grecque apte à satisfaire leur appétit sensuel sans pour autant qu’ils
osassent toujours se l’avouer. Nietzsche interviendrait plus tard, mais
presque trop tard, car entre-temps l’esthétique du beau désintéressé avait
posé toutes ses bases et s’était répandue à travers le monde.
Quant à toi, tu fus devant la Vénus de Milo dans la même position que
les lecteurs de Winckelmann devant l’Apollon du Belvédère : longtemps tu
l’admiras sans savoir pourquoi, pour faire comme les autres, et crus à la
suite de Kant que cette absence de motivation s’identifiait à la beauté
elle-même, puisque par principe la beauté devait être désintéressée. Te
voici maintenant détrompé, grâce à Nietzsche, Stendhal et Mérimée, et
devenu plus platonicien que kantien – du moins sur ce sujet. Les esthètes
kantiens sont des nietzschéens qui s’ignorent : il ne leur manque que
d’avoir creusé jusqu’à la source la plus secrète de leur jugement
esthétique.
Accessoirement, tu n’es plus très sûr d’aimer autant la Vénus de Milo,
victime collatérale de ton platonisme retrouvé. Tu l’aimais par imitation,
et la trouves toujours aussi énigmatique. Mais tu sais que tu l’aimerais
davantage si les femmes étaient l’objet de ton désir.
Heureusement, cet exercice de projection dans la psyché
hétérosexuelle t’est depuis longtemps familier, comme à tous les gais.
Autrement vous ne pourriez pas survivre dans une société qui n’est pas
faite pour vous.

1. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790), chap. 13, § 5 : « Geschmack ist das
Beurteilungsvermögen eines Gegenstandes oder einer Vorstellungsart durch ein Wohlgefallen,
oder Mißfallen, ohne alles Interesse. Der Gegenstand eines solchen Wohlgefallens heißt schön. »
Kant souligne.

2. Prosper Mérimée, « La Vénus d’Ille » (1837), dans Théâtre de Clara Gazul. Romans et nouvelles,
éd. Jean Mallion et Pierre Salomon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 738-
739.

3. Stendhal, De l’amour (1822), chap. XVII. Stendhal souligne. Cité par Friedrich Nietzsche,
Généalogie de la morale (1887), III, 6. La formule reparaît dans Rome, Naples et Florence (1826) à la
date du 28 octobre 1816 : « La beauté n’est jamais, ce me semble, qu’une promesse de bonheur. »
4. Johann Joachim Winckelmann, Histoire de l’art dans l’Antiquité (1764), 2e partie, trad.
Dominique Tassel, Paris, Livre de poche, 2005, p. 552 (« das höchste Ideal der Kunst unter allen
Werken des Altertums »).

5. Ibid., p. 556.
ÉTRANGEMENT

It’s not time to make a change


Just relax, take it easy
You’re still young, that’s your fault
There’s so much you have to know
Find a girl, settle down
If you want you can marry
Look at me, I am old, but I’m happy

Le voilà, le refrain éternel que te susurre à l’oreille le monde entier


depuis que tu es en âge de comprendre ce qu’il cherche à te dire,
chanson, livres, cinéma, télévision, publicité, tous sans exception :
« Trouve-toi une fille, installe-toi. Si tu veux, tu peux te marier.
Regarde-moi, je suis vieux, mais je suis heureux. » Et si, toi, tu ne veux
pas ? Si tu ne peux pas entrer dans ce moule ? Si tu n’es pas fait pour ça,
comment tenter de t’expliquer ?

How can I try to explain ?


When I do he turns away again
It’s always been the same, same old story
From the moment I could talk
I was ordered to listen
Now there’s a way
And I know that I have to go away
I know I have to go

Oui, c’est bien toujours la même rengaine, la même vieille histoire,


qu’on veut te raconter et qu’on veut te persuader de vivre à ton tour.
Sitôt que tu as su parler, on t’a ordonné d’écouter. Mais il y a maintenant
un autre chemin qui s’ouvre à toi : tu sais que tu dois partir, tu sais que tu
dois y aller.

All the times that I’ve cried


Keeping all the things I knew inside
It’s hard, but it’s harder to ignore it
If they were right I’d agree
But it’s them they know, not me
Now there’s a way
And I know that I have to go away
I know I have to go

Toutes les fois que tu as pleuré en ne laissant rien paraître de ce que tu


savais, en le gardant pour toi ! Mais c’eût été tellement plus dur de
l’ignorer et de faire comme si de rien n’était. Si les autres avaient raison,
tu serais d’accord avec eux. Mais ils ne connaissent qu’eux-mêmes, ce
n’est pas toi qu’ils connaissent. Maintenant, il y a un autre chemin, et tu
sais que tu dois le prendre.

Tu écoutes Cat Stevens, et entends dans ce dialogue entre un père et


son fils bien autre chose sans doute que ce que l’auteur y voulut mettre.
Non point un fils hétéro qui veut tout plaquer et partir faire la
révolution, mais ta propre histoire, celle d’un gai à qui la société a
toujours dit, sur tous les tons : « Tombe amoureux d’une fille, marie-toi,
fais des enfants », et qui découvre que ce n’est pas ainsi que sa vie doit
s’écrire. C’est un autre récit qu’il t’appartient d’inventer et de vivre, loin
du récit officiel que tous voulurent t’imposer.
Tu écoutes Father and Son comme tu écoutes toutes les chansons, lis
tous les livres, vois tous les films. Tu ne t’y reconnais pas, ce n’est pas ton
histoire qu’on y raconte, tu n’as jamais hésité entre une fille et la
révolution. Et pourtant tu es bien obligé de t’y intéresser, tu n’as pas le
choix, c’est la seule rengaine qu’on te propose – celle-là ou une autre :
toujours la même histoire d’un garçon et d’une fille. Tu ne peux
t’empêcher de t’y investir d’une manière ou d’une autre.
Te voilà donc partagé entre, d’un côté, un total étrangement (pour
reprendre à l’anglais ce beau substantif français), un sentiment
d’aliénation par rapport à la culture où tu as grandi et où tu ne peux te
reconnaître, et, de l’autre, une acclimatation nécessaire, un investissement
forcé, un système complexe de projection et d’identification, qui te
conduit à revenir dans les œuvres et dans leur monde de significations par
une voie dérobée, que tu dois inventer et ouvrir toi-même. Tu pénètres
dans la culture comme un voleur. Elle n’est pas à toi, pas faite pour toi,
mais tu dois néanmoins te l’approprier de toutes les manières : oscillation
permanente entre l’éloignement complet et la réappropriation
idiosyncrasique.
La culture est métastable, telles ces figures d’illusion d’optique où tu es
invité à reconnaître tantôt un canard, tantôt un lapin : soit tu te laisses
imposer par les productions culturelles leur hétérosexualité toujours
réaffirmée, sans échappatoire, enfermé dans un monde qui ne veut pas
prendre en compte ton existence ; soit tu y retrouves une figure cachée
de l’homosexualité, qui te parle directement. Les premiers chrétiens
n’agissaient pas autrement lorsqu’ils cherchaient chez les poètes païens,
Homère ou Virgile, l’annonce ou la préfiguration du Christ.
(Tu crois pouvoir retrouver dans cette posture fondamentale
d’étrangement l’origine de ton rapport professionnel et critique à la
littérature, fait d’interrogations sur sa nature et sa fonction, comme si tu
la découvrais de l’extérieur, venu d’un autre monde ou d’une autre
planète, tant le désir sexuel informe jusqu’à tes prises de position les plus
abstraites et apparemment les plus éloignées de ta vie charnelle.)
Il t’est presque impossible de te reconnaître dans le chant d’un homme
pour sa bien-aimée. Jamais tu ne te sentis plus exclu que lors de ces
interminables slows des boums de ta jeunesse, où une voix grave et
sirupeuse déversait de l’hétérosexualité ad nauseam : le Only You des
Platters figure aisément à ton top 5 des chansons les plus détestées (de
manière un peu injuste, tu dois l’avouer, car tu te rends compte
aujourd’hui que les paroles en sont moins genrées qu’elles ne te
paraissaient alors). Le rockabilly, de façon générale, te paraît insauvable :
la romance hétéro y sue par tous les pores.
Les choses ont changé : lorsqu’aujourd’hui Alex Beaupain laisse
soigneusement indéterminé le genre de la personne dont il parle, tu as
l’impression de respirer enfin, d’exister tout simplement, d’échapper à
cette aliénation permanente. Tu retrouves un monde.
Sans doute y a-t-il pour toi des œuvres plus faciles à récupérer : quand
Piaf chante La Vie en rose, quand elle décrit ce légionnaire mince et beau
qui « sentait bon le sable chaud », il n’est pas compliqué de te couler dans
ses paroles et d’y épeler tes propres fantasmes. Les cris de Tosca
découvrant le corps inanimé de son amant t’ont toujours percé le cœur :
tu franchis avec elle sans hésiter le parapet du château Saint-Ange.
Rien à voir avec une quelconque féminité qui sommeillerait en toi,
comme on le dit parfois. Qu’il y ait du féminin en tout homme, du
masculin en toute femme, soit ; mais l’orientation sexuelle est un peu
plus complexe qu’une question de déséquilibre dans les dosages (Balzac
n’eut pas tort de faire de son personnage homosexuel phare, Vautrin, au
cœur de La Comédie humaine, un parangon d’énergie et de virilité). Dans
le désir, c’est l’objet du désir qui compte, c’est lui qui fournit une
identité, et tu ne peux toi-même t’identifier qu’aux chants du désir pour
un mâle, même si ce désir est mis dans la bouche d’une femme.
(A contrario, le caractère admirablement analytique, sinon alambiqué,
de la psychologie amoureuse proustienne ne te semble pas étranger à
l’origine contre nature de son entreprise : que le narrateur de La Recherche
aime les femmes, voilà qui oblige l’auteur homosexuel à bien des
contorsions mentales. L’œuvre sort tout droit d’un effort de simulation
poussé jusqu’à son point extrême.)
Tu ne voudrais pas dresser de ta situation un tableau plus sombre
qu’elle ne le mérite : si tu trouves rarement ton bonheur dans la chanson,
forcément populaire, c’est-à-dire marquée par la tyrannie de la majorité,
et trop souvent simplificatrice, il existe aussi des œuvres qui entrent
directement en résonance avec tes désirs. Hors chanson et hors opéra, la
musique est asexuelle, elle ne t’impose aucune représentation, aucun
désir : tu y jouis d’une liberté totale. La sculpture et la peinture n’ont
jamais lésiné sur les figurations masculines : tu leur en sais gré. La
sensualité s’y cache partout, dans les recoins les plus inattendus : il n’est,
dans leur douceur et leur fragilité, jusqu’aux saints de Fra Angelico qui ne
recèlent pour toi plus de charme que bien des modèles bodybuildés de
photographies érotiques à toi destinées.
La littérature abonde en textes où tu ne te sens point étranger et
auxquels tu peux participer de plain-pied. Inutile d’en proposer ici le
palmarès. Mais tu n’en connais aucun qui dépeigne la situation
d’étrangement dans laquelle tu te démènes avec autant de justesse et de
précision que Mishima dans Les Amours interdites. Observant des
publicités pour des destinations touristiques, le jeune protagoniste du
roman, Yûichi, éprouve une sorte de dégoût :
Une des publicités représentait une femme nue en ombre chinoise sur
un mur et un cendrier d’où montait doucement une fumée de cigarette.
Le slogan disait ceci : « Gardez le souvenir d’une nuit d’automne dans
notre hôtel ! » Ces publicités faisaient souffrir Yûichi. Elles l’obligeaient
inévitablement à admettre que cette société fonctionnait sur le principe
fondamental de l’hétérosexualité, ce principe ennuyeux, éternel de la
voix de la majorité1.
Fra Angelico, Saint Dominique (détail du Christ aux outrages)
Couvent Saint-Marc, Florence

Ailleurs c’est le refus de jouer la mascarade hétérosexuelle qui s’impose


au héros :
Le dimanche des homosexuels est toujours lugubre. Car ils s’aperçoivent alors que le
monde du jour, qui n’est pas leur domaine, règne sans réserve.
Où qu’ils aillent, au théâtre, au café, au zoo, dans un parc d’attractions, dans un
quartier quelconque de la ville, en banlieue, partout c’est le principe de la majorité qui
avance triomphalement. C’était une procession de couples, vieux, entre deux âges,
jeunes, amants, de familles, et d’enfants, d’enfants, d’enfants, d’enfants, d’enfants et, pour
couronner le tout, de ces maudites poussettes ! C’était un défilé qui avançait sous les
vivats. Il aurait été très facile pour Yûichi de les imiter en se promenant en compagnie de
Yasuko [son épouse]. Mais quelque part au-dessus de sa tête l’œil de Dieu le surveillait
dans le ciel limpide : les faux seront nécessairement découverts2.

C’est le roman par excellence de l’étrangement, le seul où tu vois


méticuleusement mis en scène et diagnostiqué le problème que tu
t’essaies à décrire en ces pages : comment peux-tu être gai dans un
monde hétérosexuel ? Si être gai, c’est en effet forcément vivre dans un
monde qui ne l’est pas, l’étrangement est ta condition naturelle non
moins que celle du poisson volant, qui désire follement l’air libre et le
ciel, mais ne le retrouve que lors de rares moments d’extase au-dessus de
la surface de l’eau ; le reste du temps, il le passe dans la mer avec les autres
poissons, qui ignorent tout de sa vie aérienne. Entre le poisson volant et
les autres habitants de la mer, entre toi et autrui, se déploie l’invisible
paroi du limes, écran fait seulement d’air et d’eau, que la transparence ne
rend pas plus facile à franchir.
Il est trop aisé de se moquer de la tendance, courante chez les gais, à
promouvoir dans la culture des figures majeures d’artistes
universellement admirés et à l’orientation gaie plus ou moins attestée,
quoique généralement dissimulée par l’histoire officielle : Michel-Ange,
Dürer, Schubert, Tchaïkovski, Eisenstein, par exemple. Il y a là une
tentative désespérée qui te touche profondément, non moins qu’une
entreprise salutaire. C’est façon de remédier à l’étrangement et de se
raconter une histoire qui finalement n’est pas plus fausse que l’autre, à
savoir que les gais ont toujours fait partie de la culture et qu’ils ont
contribué au patrimoine de l’humanité par des œuvres majeures, même si
la majorité s’est efforcée de les y rendre invisibles3. Il y a plus de poissons
volants que les autres poissons ne veulent le croire.
I was once like you are now

dit le père dans la chanson de Cat Stevens. Tu veux aussi que la culture
ne fasse pas semblant de l’oublier.

1. Yukio Mishima, Les Amours interdites (Kinjiki, 1951-1953), trad. René de Ceccatty et Ryôji
Nakamura, Paris, Gallimard, 2012, p. 81.

2. Ibid., p. 244. L’auteur souligne.

3. Tu songes en particulier au livre pionnier de Dominique Fernandez, Le Rapt de Ganymède,


Paris, Grasset, 1989.
ÉVANGILE

D’autres que toi, d’une orientation sexuelle semblable à la tienne, mais


n’acceptant ni cette condition ni ce désir, ont élaboré des constructions
conceptuelles complexes pour justifier l’existence d’un monde dont ils
n’avaient pas les clés et pour y légitimer leur propre existence. Ainsi des
innombrables prêtres catholiques à travers les siècles, qui crurent trouver
dans l’agapê, cet amour chrétien idéalisé, le moyen de faire épanouir leur
désir gai privé d’objet.
Si tu as un désir, en effet, mais ne peux faire advenir à la claire
conscience son objet ou ne peux l’admettre comme tel, quoi de plus
expédient que de faire de cet épanchement sans but un mouvement
complet en soi, une affection vide, une vertu n’ayant d’autre récompense
qu’elle-même ? Certains veulent chercher en cette sublimation le sens de
leur propre existence, en convertissant cette ardeur déracinée ou
décapitée en un sentiment généralisé, étendu à tous les humains. Du
moins veut-il s’en donner l’apparence.
Dans une société ou un milieu qui ne tolèrent pas le désir gai, le célibat
consacré, avec tout le discours valorisant qui l’accompagne
traditionnellement, peut apparaître comme une solution admissible. Au
moins un tiers des prêtres catholiques et des religieux consacrés seraient
des gais plus ou moins refoulés. En ce domaine, les enquêtes sont
difficiles, mais les chiffres n’ont rien d’improbable. Probable aussi le fait
que, dans les pays occidentaux, la crise des vocations dont souffre l’Église
catholique soit directement liée à la plus grande tolérance dont jouit
désormais dans ces mêmes pays l’existence gaie assumée comme telle :
nul besoin de prononcer des vœux si l’objet véritable du désir est connu,
acceptable et accessible. Le mouvement de libération gaie a vidé le
réservoir de frustration et de refoulement où l’Église aimait à puiser une
bonne partie de son clergé.
Si le christianisme est ainsi devenu, de façon non explicite, un asile
offert aux gais, cela ne relève pas du simple accident. Il t’a toujours
semblé qu’il y avait dans l’Évangile une attaque frontale contre la
sexualité dominante et, en particulier, contre la relation hétérosexuelle.
Que depuis le XIXe siècle l’Église catholique se soit complu à défendre la
cellule familiale dite traditionnelle quoique d’invention récente, centrée
autour du couple parental et des enfants, voilà qui te paraît difficilement
conciliable avec le culte de la Sainte Famille, ce contre-modèle absolu de
tous les conservatismes familiaux.
Un mari qui ne couche pas avec sa femme, une femme qui enfante
après une insémination assistée, un enfant qui déserte le foyer dès qu’il le
peut pour fréquenter d’autres adultes et qui, adulte, renie explicitement
tout lien familial biologique et appelle ses disciples à en faire autant : est-
ce là l’une de ces familles contemporaines dégénérées que les opposants
au mariage pour tous aiment tant à dénoncer et à insulter lors de
bruyantes et peu charitables manifestations ? Mais non. Il ne s’agit que de
Joseph, de Marie, qui conçoit par l’Annonciation angélique, et de Jésus,
ce Jésus qui fuit ses parents pour discuter avec les docteurs du Temple,
qui refuse de voir sa mère et ses frères pour se consacrer à ses disciples,
nommés par lui sa vraie mère et ses vrais frères, et qui enjoint à ces
derniers de haïr en son nom leur père, leur mère, leurs frères et sœurs, et
jusqu’à leurs propres enfants1.
Le système sexuel proposé par l’Évangile est proprement monstrueux
ou prodigieux : il échappe à toutes les normes établies. Le message
central est d’abord celui du refus de la sexualité pour se consacrer à Dieu
seul. Quand d’autres religions, le judaïsme et l’islam, promeuvent la
procréation comme une poursuite de l’œuvre de Création et un
hommage au Créateur, le message évangélique primitif se veut
infiniment plus radical et difficile à entendre : il exhorte à ne pas procréer
et à se faire eunuque pour le Royaume des Cieux2. Les mouvements
chrétiens dits de défense de la famille n’en ont évidemment cure : les
textes évangéliques sont de peu de poids face à l’idéologie haineuse et
réactionnaire qui les anime.
Mais il y a plus. Tu as toujours eu le sentiment, dans l’Évangile, de
quelque chose qui te parlait à toi précisément, en tant que gai. Hasard, si
dans ces textes les seules expressions de l’amour, en dehors des
commandements généraux, vont de Jésus vers d’autres hommes, et
jamais vers des femmes ? Tel le jeune homme riche que Jésus aime du
premier regard parce qu’il respecte les commandements, mais qui s’en va
malgré tout, incapable de se séparer de ses richesses : voilà comme une
histoire d’amour avortée3. Tel surtout « le disciple que Jésus aimait », qui
apparaît tant de fois dans l’Évangile de Jean, et qu’on identifie
traditionnellement à Jean lui-même : lors du repas final, il laisse reposer
sa tête « sur le sein de Jésus4 ». Alors qu’au Moyen Âge les peintres
n’hésitent pas à figurer très littéralement ce moment singulier de
tendresse, il est significatif qu’à partir de la Renaissance les
représentations de la Cène fassent semblant d’oublier ce passage clé du
texte évangélique : omission qui signe le début de la grande période de
l’homophobie moderne.
Certes, les contresens doivent être évités : il ne s’agit dans le texte grec
que de l’agapê, c’est-à-dire d’une affection théoriquement sans portée
sexuelle. Cette tendresse a néanmoins quelque chose de trouble. Elle
n’est dirigée que vers quelques personnes, toujours de jeunes gens. Une
fois même, c’est bien le verbe phileîn qui est employé, désignant l’amour
comme l’amitié5 : de la tendresse à l’amour, la frontière est ténue.
Il n’est pas jusqu’à ces commandements d’amour et de tendresse
universels réciproques (« Aimez-vous les uns les autres », « Lavez-vous les
pieds les uns des autres », « Aime ton prochain comme toi-même ») qui
ne te paraissent dictés dans une certaine mesure par une expérience du
désir homosexuel, fondé sur une réciprocité et une égalité absolues et sur
une connaissance de l’autre inséparable de la conscience de soi.
Il y a enfin cette scène étrange, inexpliquée, à la fin de l’Évangile de
Marc, qui te laisse toujours songeur. On vient arrêter Jésus sur le mont
des Oliviers. Tous les disciples l’abandonnent, et Marc de préciser, seul
parmi les évangélistes :
Un jeune homme l’accompagnait, nu sous un simple drap. On le saisit. Mais lui,
abandonnant le drap, s’enfuit tout nu.6

Étrange vision, qui introduit un érotisme fugitif à l’intérieur d’une


scène si dramatique. Érotisme à tes seuls yeux, peut-être : un regard
hétérosexuel y sera sans doute moins sensible. Mais on ne peut guère nier
le caractère incongru de la chose. Quel est ce jeune homme ? Que faisait-
il là ? Pourquoi était-il nu ?
Les exégètes ont souvent vu en ce jeune homme Marc lui-même, se
mettant en scène pour signer discrètement son Évangile, comme Jean le
fera plus tard en parlant du « disciple que Jésus aimait ». Cela n’explique
pas pourquoi le jeune homme est nu.
D’autres ont vu dans ce drap laissé aux mains des soldats la
préfiguration du linceul qu’abandonne Jésus au tombeau après avoir
soustrait son corps aux forces de la mort : c’est en effet le même mot en
grec pour drap et pour linceul (sindôn). Le problème, cependant, est que
Marc ne fait nulle mention d’un linceul subsistant au tombeau après la
Résurrection ; seul Jean mentionne ce détail, et encore n’emploie-t-il pas
le même terme que Marc.
Ta propre hypothèse est que ce jeune homme et celui qu’aima Jésus
d’un seul regard ne font qu’un. Il faut imaginer qu’après s’en être
retourné fort chagriné chez lui, illuminé par le regard d’amour de Jésus,
le jeune homme riche se soit finalement décidé à abandonner tous ses
biens, à ne plus garder sur lui qu’un seul drap en signe de pauvreté
radicale et à accompagner Jésus dans tous ses déplacements. Rien
n’empêche également que cet homme soit Marc lui-même, ce qui
justifierait l’insistance de l’évangéliste sur la tristesse du jeune homme
après la rencontre avec le maître.
Voilà un bien joli roman d’amitié chrétienne à la manière de Quo
vadis ? ou de Marius l’épicurien, à peine plus osé que les interprétations
usuelles des exégètes. Tu lui adresses l’unique reproche de défaire un peu
de sa charge érotique cette nudité incongrue de la nuit de Pâques, qui ne
devient plus d’après ton hypothèse qu’une expression d’engagement
radical dans la pauvreté façon François d’Assise.
Tu en étais là de tes réflexions jusqu’à ce que tu tombes sur l’une des
pages les plus fascinantes et les plus mystérieuses de la littérature
chrétienne primitive : l’Évangile secret de Marc. À en croire Clément
d’Alexandrie, Marc avait écrit un autre Évangile, secret celui-là, à
destination des seuls initiés. Clément cite deux extraits de ce texte, dont
l’Église d’Alexandrie conservait un exemplaire. Dans l’un d’eux, il est
question d’un jeune homme que Jésus ressuscite, à l’instar du Lazare de
l’Évangile de Jean – ou de la Belle au bois dormant :
Jésus s’approcha et fit rouler la pierre qui fermait le tombeau. Il entra aussitôt là où était
le jeune homme, tendit la main et l’éveilla en lui saisissant la main. Le jeune homme
l’aima du premier regard et se mit à le supplier de vivre avec lui. Sortant du tombeau, ils
allèrent à la maison du jeune homme, car il était riche. Le sixième jour, Jésus lui donna
un ordre : le soir venu, le jeune homme vient auprès de lui, nu sous un simple drap ; et il
demeura avec lui durant cette nuit-là, car Jésus lui enseignait le mystère du Royaume de
Dieu7.

Te voici bien attrapé avec ton roman à l’eau de rose de tout à l’heure,
trop timide que tu étais ! Sous la plume de Marc l’évangéliste, la scène se
charge d’un érotisme autrement plus puissant. Il existait aussi d’après
Clément une version de cet Évangile où le jeune homme et Jésus passent
la nuit ensemble « nus l’un et l’autre ». Version naturellement
mensongère, selon le même Clément. Or, elle ne fait après tout
qu’expliciter un peu plus la teneur érotique de la relation entre le jeune
homme et Jésus, déjà présente dans le texte original, sans en trahir le
fond.
Selon l’Évangile secret, il y aurait eu ainsi au cœur du christianisme
primitif un rite mystérieux, réservé aux initiés les plus avancés,
impliquant une relation de type homoérotique. Ce rite s’est-il conservé
dans l’Église ? Est-il encore pratiqué aujourd’hui ? Tu aimes à y rêver :
l’idée qu’une telle initiation ait pu se transmettre de façon cachée dans les
plus hautes sphères de l’Église n’est pas pour déplaire à ton esprit
romanesque.
Après tout, plusieurs écoles philosophiques et religieuses ont distingué
entre un enseignement exotérique, adressé à la masse, et un autre de
nature ésotérique, réservé à une élite. Platon et Bouddha enseignèrent de
cette manière, ainsi que Jésus lui-même. Les Évangiles canoniques
insistent déjà suffisamment sur les différences entre son enseignement
public, exprimé sous la forme de paraboles, et les explications précises
qu’il fournit à ses disciples les plus proches. Pourquoi cet ésotérisme de
Jésus n’aurait-il pas été poussé plus loin ? Clément d’Alexandrie en est
lui-même convaincu.
Morton Smith, l’universitaire américain qui découvrit en 1958 le
manuscrit de Clément au monastère de Saint-Sabas, à vingt kilomètres au
sud-est de Jérusalem, suppose que le véritable baptême donné par Jésus à
ses disciples les plus proches consistait en une sorte d’union avec le
maître, laquelle faisait entrer dans le Royaume de Dieu. On en trouve
encore des traces dans les épîtres de Paul. Assez vite, ce baptême secret,
avec son caractère de libération totale, sinon de libertinage, fut oublié au
profit du seul baptême public, au moyen de l’eau, tel que Jean le Baptiste
l’avait institué8.
À moins que ce rite ne se soit perpétué de manière occulte au sein de
l’Église. Évidemment, aucun texte officiel ne fait allusion à un tel rite,
caractérisé par une si forte dimension homoérotique. Bien au contraire,
en 2005, le pape Benoît XVI interdit formellement aux homosexuels
même chastes et vierges l’entrée au séminaire et le sacerdoce, dénonçant
par là une tradition immémoriale qui attirait au séminaire les hommes
que n’attirait pas le mariage.
Cette interdiction pontificale a justement indigné les défenseurs des
gais, et elle t’indigne également. Elle te paraît tellement aberrante et
scandaleuse, et contraire au message évangélique lui-même, que tu es
tenté de l’interpréter de façon conspirationniste, comme l’ultime ruse
d’une hiérarchie ecclésiale inquiète de dissimuler au plus grand nombre,
au moment où elle risquait d’être révélée, l’orientation, voire le rite
homoérotique qui structure secrètement les plus hauts échelons de
l’Église catholique. Par une telle interdiction, l’Église ne chercherait qu’à
faire taire les rumeurs les plus folles sur l’homosexualité de Jésus et sur
celle, éventuellement, du souverain pontife.
Manœuvre de diversion, donc, non moins que celle qui consista à faire
mine de s’indigner du Da Vinci Code, paru deux ans plus tôt, où Dan
Brown attribuait à Jésus une liaison amoureuse avec Marie-Madeleine,
dont il aurait eu une descendance. Le mariage de Jésus y était dévoilé
comme le secret ultime, celui que, des siècles durant, l’Église aurait
cherché à dissimuler à tout prix. Quel scandale !
Mais en était-ce bien un, malgré les vitupérations des cardinaux ? Et si
tout n’avait été qu’une mise en scène visant à renforcer la grille de lecture
hétérosexuelle des Évangiles, celle-là même que l’institution cherche à
imposer pour faire oublier l’homoérotisme latent de ses textes
fondateurs ? Il n’est moyen plus expédient de faire accroire un mensonge
que de le présenter comme un secret et le rendre ainsi désirable. Malgré
les apparences, le succès planétaire de ce roman servit les intérêts de
l’Église. À complot, complot et demi : la divulgation de cette
conspiration prétendue pourrait bien n’avoir été employée qu’à
dissimuler une autre conspiration, bien réelle celle-là et infiniment plus
obscure, destinée à dérober aux regards la nature profondément
homoérotique des livres sacrés et de la structure ecclésiale.
Est-ce un hasard si le manuscrit où Clément d’Alexandrie parlait de
l’Évangile secret de Marc, celui que découvrit Smith, disparut quelques
années après avoir été révélé au monde9 ? Il y avait bien des raisons de
vouloir escamoter le témoignage le plus indubitable de l’homoérotisme
régnant dans le groupe de Jésus et de ses disciples, et la disparition de ce
manuscrit paraît très opportune, preuve tangible qu’autour des ces trois
pages se joue quelque chose de beaucoup plus mystérieux que les
énigmes de pacotille déchiffrées par le héros du Da Vinci Code.
Complot par-ci, complot par-là : tu te prends à rêver à une réalité qui
correspondrait à ta vision du monde et ferait de ton orientation sexuelle
l’arcane suprême du christianisme, renversement carnavalesque idéal et
savoureux pied de nez à l’ordre dominant.
Trêve de complots : le conspirationnisme n’est qu’une pauvre
satisfaction par le fantasme, et tu préfères ici t’accrocher au réel. Laisse
aux spécialistes la discussion sur l’authenticité de la lettre de Clément
d’Alexandrie et de l’Évangile secret de Marc (bien qu’en ces matières ils ne
se soient pas toujours montrés plus objectifs que toi). Une chose est
certaine : personne n’a encore songé à faire un roman de cet Évangile
secret, de la découverte de ce manuscrit et de sa disparition mystérieuse,
ni Umberto Eco, ni Dan Brown, ni leurs épigones. Une extraordinaire
matière romanesque se trouve pourtant là, à portée de main.
Un tel silence est révélateur, non pas d’un complot (tu décides une fois
pour toutes de ne plus recourir à ces facilités), mais d’une réalité évidente
et toute simple : présenter Jésus comme un gai n’intéresse pas grand
monde. Le succès planétaire du Da Vinci Code montre au contraire le
profond désir du public d’hétérosexualiser la figure de Jésus afin de
pouvoir s’identifier davantage à lui, notamment par la vie sexuelle.
Qu’importe si la représentation d’un Jésus aimant les femmes a moins de
vraisemblance historique que celle d’un Jésus affectionnant les hommes ?
Il convient justement de recouvrir au plus vite d’un voile pudique et
trompeur cette orientation sexuelle minoritaire, qu’on ne saurait le plus
souvent évoquer que comme une impertinence et une absurdité. Ainsi la
majorité transforme-t-elle la réalité historique à son bénéfice, au mépris
de tous les témoignages. Ce n’est ni la première ni la dernière fois.
Le succès du Da Vinci Code est une chose, mais le christianisme lui-
même eût-il pu s’imposer de par le monde s’il n’eût assez tôt effacé de sa
mémoire l’homoérotisme troublant qui colore les relations de Jésus avec
ses disciples ? Il fallut surmonter ce handicap. Paul de Tarse et la plupart
des Pères s’y employèrent du mieux qu’ils purent : que d’accusations ils
proférèrent contre la mollesse, les efféminés et les amours de même sexe,
menacés des pires châtiments10 ! Le triomphe de l’Église se fit au prix de
cette trahison initiale du message évangélique. Tu préfères pour ta part
retourner aux Évangiles, secrets ou non, et au jeune homme nu.

1. Matthieu, X, 35-37 ; XII, 46-50. Marc, III, 31-35. Luc, I, 26-38 ; II, 41-50 ; VIII, 19-21 ; XIV,
26. Voir Pierre-Emmanuel Dauzat, Les Sexes du Christ : essai sur l’excédent sexuel du christianisme,
Paris, Denoël, 2007.

2. Matthieu, XIX, 10-12.

3. Marc, X, 21. Marc, comme Luc (XVIII, 18), ne dit rien de l’âge de cet homme riche : le terme
employé est très vague (heîs). Matthieu (XIX, 20) est le seul à préciser qu’il s’agit d’un « jeune
homme » (neanískos).

4. Jean, XIII, 23 ; XIX, 26 ; XX, 2 ; XXI, 7 et 20.


5. Jean, XX, 2.

6. Marc, XIV, 51-52.

7. Tu traduis le texte grec procuré par Morton Smith, Clement of Alexandria and a Secret Gospel of
Mark, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1973, p. 452. Voir également la
traduction de Jean-Daniel Kaestli, dans Écrits apocryphes chrétiens, t. I, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 55-69.

8. Voir M. Smith, The Secret Gospel : The Discovery and Interpretation of the Secret Gospel According
to Mark, New York, Harper & Row, 1973, p. 97-138.

9. Voir Guy Stroumsa, « Introduction », dans Morton Smith et Gershom Sholem,


Correspondence 1945-1982, Leyde, Brill, 2008, p. XX-XXI.

10. S’agissant de Paul, voir Romains, I, 27 ; 1 Corinthiens, VI, 9 ; 1 Timothée, I, 10.


FASCINATION

Être gai, cela change ta perception du monde, de la vie, des livres – et


des films aussi. Ainsi de L’Empire des sens (1976), ce film de Nagisa
Oshima que tu tiens pour un chef-d’œuvre, contre maint avis éclairé.
Longtemps tu n’en connus que le titre et la réputation, trop jeune pour
entrer dans les salles où on le projetait. Tu te souviens encore de tes
parents parlant entre eux de la fameuse scène conclusive, avec sa mise à
mort et son émasculation sanglante, qui les avait fort impressionnés.
Aussi, quand licence légale t’en eut été donnée, ne fus-tu d’abord guère
tenté de voir ce film, effrayé d’avance par les récits qu’on en faisait.
Il faut croire que la curiosité fut un jour plus forte que la menace
fantasmatique de la castration : n’en alla-t-il pas de même au Paradis
terrestre, quand Ève préféra la connaissance du bien et du mal malgré le
châtiment dont elle était menacée ? Bien t’en prit (quant à Ève, tu ne
sais).
Simple, voire dénudée (à tous les sens du terme), l’intrigue s’inspire
d’un fait divers qui défraya la chronique japonaise dans les années 1930 :
la relation passionnée entre une servante d’auberge, ancienne prostituée,
Sada, et son patron, Kichizo. Avec force détails, le film rapporte la
frénésie érotique qui s’empare des personnages, incapables de se séparer
l’un de l’autre et se détachant progressivement du reste du monde pour
vivre sans retenue leur passion. À la fin, découvrant que lui est procurée
une meilleure excitation si on le strangule pendant l’acte, l’homme se fait
garrotter jusqu’à ce que mort s’ensuive, en pleine jouissance. Son amante
tranche ensuite son pénis pour conserver un gage de leur union. Tombée
du rideau. Soleil cou coupé.
On ne fait guère plus racinien : les personnages vivent une passion
jusqu’à la mort, et c’est le seul sujet. Peut-il y en avoir d’autre ? Bérénice
a-t-elle avec Titus connu d’autres plaisirs ? Mais ici nulle Rome pour
séparer les deux amants : c’est eux qui abandonnent l’univers pour se
consacrer à eux-mêmes.
L’unité de lieu est respectée, non point spatialement, puisque les
chambres à coucher se succèdent, à la fois diverses et toujours semblables
par leurs tatamis et leurs cloisons de papier interchangeables, mais
humainement, pour ainsi dire : il n’est d’autre lieu que celui où s’unissent
les deux amants, arène unique du plaisir, axe autour duquel tourne le
monde, éternel ici et maintenant de l’amour et de la jouissance. Même
dans la rue, sous la pluie, ils reconstituent une chambre en réduction : la
scène est admirable, qui les montre en plongée se serrant sous leur
ombrelle rouge, dont ils se servent pour attaquer par jeu une passante
apeurée – souvenir transparent d’illustres estampes japonaises (ailleurs
dans le film, ce sont plutôt citations d’estampes érotiques).
Point d’intrigue annexe, sinon l’éloignement graduel des personnages
secondaires, dont les amants ne veulent plus. La structure n’est pas
dramatique, mais orgasmique : montée en puissance du désir, plateau de
l’excitation avec répétition des mêmes jeux, orgasme final et petite mort.
C’est le Liebestod d’Isolde porté à la dimension d’un film entier :
recherche, nécessairement vouée à l’échec, de la fusion totale et définitive
de l’amante avec l’amant. Tu retrouves cette même logique orgasmique
et suicidaire dans bien des films de Peter Greenaway, dont le trop
méconnu Zoo, où deux frères jumeaux biologistes, pour étudier le
mécanisme de putréfaction, partent des objets les plus anodins (une
pomme) pour finir par eux-mêmes.
N’y eût-il eu que cela, l’œuvre eût été magnifique et d’un classicisme
absolu. Autre chose fit scandale, jusqu’à l’interdiction dans nombre de
pays : loin de toute simulation, les scènes érotiques étaient montrées de
manière explicite, le sexe de la femme comme celui de l’homme – ce
dernier de façon plus systématique, avec au moins une éjaculation réelle à
l’écran – sans compter les séquences plus singulières, comme celle où un
œuf est introduit dans la vulve de la servante.
Il y a là d’abord une date dans l’histoire du cinéma : aucun film destiné
à la diffusion grand public n’était allé si loin dans la représentation des
organes génitaux et des actes sexuels. Telle était la volonté du producteur
français, Anatole Dauman, pour des raisons commerciales – mais pas
seulement : puisque tout le film tourne précisément autour de cette
possession charnelle et du désir pour les organes de l’autre, n’eût-ce pas
été trahir ce désir que de n’en point montrer l’objet ? Quelle
pudibonderie malvenue aurait pu justifier ce voile ultime jeté sur les
instruments mêmes de l’amour physique ? Dans cette dévoration
sexuelle, le film ne fait que reproduire à l’image le vécu des personnages,
ni plus ni moins.
Assez vain en général, et d’une hypocrisie moralisatrice exaspérante, le
débat entre érotisme et pornographie est ici encore moins pertinent
qu’ailleurs : si les sexes sont montrés tels quels et en gros plan dans
L’Empire des sens, ce n’est ni érotisme ni pornographie, seulement
réalisme et sincérité d’artiste, ainsi que cohérence de la forme et du sujet.
Mais il y a plus. Tu l’as déjà dit : c’est à reculons que tu allas voir ce
film, non tant à cause de la scène finale que parce qu’en général tu
n’éprouves guère d’intérêt pour le visionnage de copulations
hétérosexuelles à répétition. Telle n’est pas ta tasse de thé, et tu eusses
préféré une histoire entre deux samouraïs (qu’Oshima du reste finirait par
tourner, quoique de façon bien plus chaste). Or, tu te surpris toi-même à
éprouver du plaisir – d’ordre voluptueux – à regarder ce film.
La chose ne tient pas seulement au pouvoir de séduction de l’acteur
principal, Tatsuya Fuji, et à la fine moustache qui court avec nonchalance
le long de sa lèvre supérieure. Elle a quelque chose de plus sexuel
encore : pour le dire clairement, c’est son sexe à lui, et non pas à elle, qui
focalise l’attention du film. Et si le pénis occupe ainsi dès les premières
minutes le devant de la scène, avec l’ivrogne dormant tunique retroussée,
c’est qu’il est l’unique objet du désir et du regard de la servante et qu’avec
cette dernière coïncide le point de vue principal du récit.
Te voilà donc convié au spectacle de ce désir où l’homme est
progressivement réduit à un pur objet sexuel, jusqu’à l’amputation finale
conçue comme un rite à la gloire du sexe masculin : moins mise à mort
que devenir-trophée, c’est-à-dire accomplissement suprême. Toi que
laisse de marbre l’exaltation conventionnelle de la plastique féminine
dans les films érotiques destinés au tout-venant, pouvais-tu n’être pas
fasciné, hypnotisé, ensorcelé par cette célébration furieuse du membre
viril ? Les Latins ne le nommaient pas fascinum par hasard. De ce point de
vue, L’Empire des sens est exactement l’anti-Emmanuelle, cet ennuyeux
catalogue, sorti deux ans plus tôt, des stéréotypes de l’érotisme
hétérosexuel.
S’il y a dans le désir de la servante Sada une insatiabilité couramment
associée à la sexualité féminine, et aussi quelque chose qui relève à
certains égards du fantasme masculin de la vagina dentata, tu ignores
absolument si le désir féminin tourne autant autour du pénis : il semble
plutôt, d’après ce que tu en as lu, qu’il soit plus général et moins focalisé.
Quoi qu’il en soit, cette focalisation exclusive, sans que le désir masculin
pour le corps de la servante soit montré avec une égale acuité, aboutit
paradoxalement à faire de L’Empire des sens une sorte de film gai dont l’un
des rôles serait joué par une femme : du moins l’as-tu vu ainsi, si tu te fies
à tes propres sens.
Le film te paraît infiniment plus phallocentré que ces médiocres
pornos hétéros qu’avec une impatiente curiosité tu allas mater dès tes
dix-huit ans dans les salles classées X afin d’y mieux étudier l’anatomie
masculine entre deux gros plans féminins – et pour accessoirement y
laisser entre deux fauteuils étudier la tienne : le spectacle était partout,
souvent plus dans la salle et les toilettes que sur l’écran.
La perversité de L’Empire des sens t’est moins évidente qu’au spectateur
hétérosexuel ordinaire, homme ou femme – a fortiori si c’est un homme.
Lui s’étonne (du moins peux-tu l’imaginer) de l’exhibition permanente
de ce sexe masculin et de ne pas contempler davantage de parties
féminines ; il s’effraie de voir cet amant traité en objet et se comporter de
façon passive, loin de toute attitude macho ; il perd tous ses moyens
devant la castration finale.
Autant de caractéristiques qui te font entrer au contraire, confronté
strictement aux mêmes images, dans un scénario assez classique de la
fantasmatique gaie, où le pénis est manipulé comme un objet autonome :
la scène finale apparaît alors non pas comme le pire des cauchemars, mais
comme une consécration rêvée (à laisser néanmoins à l’état de simple
idéal, de préférence).
Quelle est la bonne lecture ? Celle de l’hétérosexuel moyen,
qu’ébranlent tant de tabous accumulés ? Ou bien ton ravissement serait-il
la bonne clé ? Faut-il être choqué ou séduit ? Les deux peut-être : c’est la
séduction même qui est choquante.
Tous les films d’Oshima portent la marque de la provocation.
Provocation politique : les deux héros de L’Empire des sens s’abandonnent
à la passion alors même que le Japon se livre à une militarisation effrénée,
et tu te souviens de la scène où l’amant remonte, hagard, la rue étroite
que descend à pas cadencé tout un régiment en armes ; à rebours des
discours officiels, Furyo (1983) offre une critique radicale de la cruauté
des camps japonais pendant la seconde guerre mondiale. Provocation
sexuelle également, avec les amours interdites d’un commandant de
camp japonais pour son prisonnier britannique (Furyo), d’une femme
élégante de diplomate pour un chimpanzé (Max mon amour, 1986), de
toute une milice de samouraïs pour le plus jeune d’entre eux (Tabou,
1999).
Plus précisément, dans ces quatre films d’Oshima qui firent sa
réputation en Occident – hasard de l’exploitation commerciale ou
symptôme ? –, l’envie de pénis (ou Penisneid pour parler comme Freud)
court comme un motif de plus en plus explicite. Dans deux films, Furyo
et Tabou, ce désir pour le sexe masculin relève de l’homosexualité,
expressément thématisée. Dans L’Empire des sens et dans Max mon amour,
le désir est porté par une femme : le chimpanzé avec lequel couche
Margaret fait clairement office de substitut viril, animal et sensuel, au
diplomate lisse et fade qui lui sert de mari.
Le plus grand commun dénominateur de ces quatre films n’est donc
pas la passion interdite ou taboue en général, mais très exactement celle
pour un mâle, homme mûr, adolescent – ou chimpanzé. (Ce que cela
signifia pour Oshima, tu l’ignores : il fut marié et eut des enfants – ce qui
bien sûr ne veut rien dire, au Japon moins qu’ailleurs.)
Tabou, en particulier, transporte parmi les samouraïs de Kyoto
l’argument mythique du Théorème de Pasolini : l’arrivée dans la troupe
d’un jeune rônin beau comme un dieu bouleverse tous ces virils guerriers
et suscite tensions et rivalités à double fond, jusqu’au meurtre. La
musique de Ryûichi Sakamoto, qui recouvre le récit d’une glace
inquiétante, ne laisse pas de désigner par contraste le tumulte incontrôlé
des sentiments selon une ironie et un classicisme à nouveau tout
raciniens, sans que jamais l’intériorité des personnages ne se dévoile
directement. À l’inverse de L’Empire des sens, Tabou joue de la litote et de
l’ambiguïté : rien ne s’y montre, tout est suggéré, et la scène finale (la
décapitation d’un cerisier en fleurs) prête à toutes les interprétations. Elle
n’est pas sans lien avec la conclusion de L’Empire.
Le dernier film d’Oshima semble ainsi clore un cycle de la fascination
pour le mâle, en recouvrant de voiles multiples ce que L’Empire des sens
avait osé dévoiler dans une crudité alors sans exemple : le totem devient
tabou, refermant l’œuvre du maître comme tels linceuls qui dessinent
trop bien le sexe du dieu.
FAUX DÉPARTS

L’été de tes douze ans, en colonie de vacances dans le sud de


l’Allemagne. Vous êtes quatre dans votre chambre. La nuit venue, dans le
noir, chacun raconte ses premières expériences sexuelles. Manque de
chance, tu n’as rien à raconter. Tes camarades te pressent : non, rien,
vraiment.
Tu ne mens pas : tu n’as aucune expérience de ce genre. Non que tu
n’y connaisses rien : tu as lu un manuel d’éducation sexuelle pour
adolescents avancés et jeunes adultes. Tu sais comment les choses se
passent, et dans le détail, mais rien n’y fait : tu ne réussis pas à appliquer
cette connaissance théorique à ton propre corps, dont le fonctionnement
semble retardé. La mise en service est en effet programmée pour plus
tard.
Suite de la conversation : tes camarades se mettent à se masturber,
chacun sur son lit. Les ressorts grincent. Tu écoutes avec attention,
ennuyé de ne pouvoir participer à l’excitation générale, désintéressé
également de tout ce raffut alors que tu voudrais dormir. Chacun jouit,
puis s’endort. Tu t’endors à ton tour.
L’histoire eût pu s’arrêter là, épisode assez banal d’une chronique
adolescente. Elle se poursuit le lendemain ou le surlendemain d’une
manière imprévue. L’après-midi, alors que chacun vaque à l’extérieur et
que les chambres sont vides, te voici rattrapé dans les couloirs par cinq ou
six camarades, parmi lesquels un de ta chambrée, bien décidés, disent-ils,
à te « faire gicler ». Tu ne sais pas ce dont il s’agit, mais n’as pas l’intention
pour autant de te laisser faire. Tu te dégages de leur emprise, passes dans
ta chambre, sautes par la fenêtre (heureusement située au rez-de-
chaussée, mais assez haute tout de même), atterris sans trop d’encombre
dans les plates-bandes et t’enfuis sans te retourner.
En fait, personne ne t’a suivi dans le retranchement où tu finis par
t’isoler. Tu ne retourneras au bâtiment qu’à l’heure du dîner, non sans
appréhension. À tort : tout est redevenu calme, et nul ne t’inquiétera
plus. De l’incident il ne sera plus jamais question. Tu n’en parleras à
personne, sauf au voisin de chambrée qui participait à l’expédition (il te
dira qu’il s’agissait juste de plaisanter). Prudemment, tu passeras le reste
du séjour à jouer aux échecs avec ta monitrice.
La bourrasque repartit comme elle était venue, sans raison apparente,
et jamais tu n’auras su précisément ce qui s’était tramé. Tu le devines
pourtant. Ton silence, ta singularité lors de cette soirée de masturbation
collective, auront déplu. On aura voulu te faire rentrer dans le rang lors
d’une séance de frénésie collective, comme il en arrive dans les
communautés adolescentes. Musil n’en décrit pas d’autre dans son
Törless.
Ce ne fut pas un événement agréable pour toi, et le souvenir ne le fut
pas davantage. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il s’est teinté d’une
couleur fantasmatique inédite, voire d’une once de regret.
Ton lecteur l’aura en effet compris d’emblée en lisant le récit de
l’incident : ceux qui, selon leurs propres termes, cherchaient à te « faire
gicler » avaient entrepris de te branler pour te contraindre à jouir, puisque
tu t’étais refusé à ce jeu collectif la veille ou l’avant-veille (tu doutes
cependant qu’ils y fussent parvenus). Mais toi, étrangement, il te fallut
des années pour saisir ce dont il retournait, alors même (ton lecteur
voudra bien sur ce point te croire sur parole) que tu avais perdu depuis
longtemps l’ingénuité sexuelle de tes douze ans.
Le traumatisme initial bloqua sans doute la parfaite intellection de
l’événement, qui s’apparentait dans les faits à une tentative de viol
collectif. Maintenant pourtant que s’est dissipée l’impression
traumatique, tu ne peux t’empêcher de regretter que la chose ne soit pas
allée jusqu’au bout : de façon purement rétrospective, tu t’imagines sans
déplaisir participer à cette séance de masturbation collective à laquelle on
t’invitait, ou te laisser aller entre les mains de ces camarades
entreprenants. C’est évidemment refaire l’histoire et trahir le garçon que
tu étais à l’époque. Libre à ton fantasme d’aujourd’hui d’explorer les
possibles d’hier.
Tu n’étais pourtant pas sans fantasme à douze ans, mais ta curiosité te
portait vers des garçons plus âgés que toi ; ceux de ton âge, dans ta classe
ou dans cette colonie, ne présentaient pour toi nul intérêt. Le désir
sexuel précède de loin la mise en route proprement physiologique de
l’appareil génital.
Un ou deux ans plus tôt, dans une autre colonie de vacances (ces
collectivités temporaires sont sans égales pour l’initiation sexuelle), dans
la Loire cette fois, tu t’étais lié d’amitié avec un garçon légèrement plus
âgé. Un soir, il te raconta comment en rentrant de l’école l’un de ses
camarades, plus vieux et plus grand que lui, l’avait entraîné dans un
champ et contraint à lui prodiguer une fellation. Ton ami en était horrifié
et traumatisé – en apparence tout au moins, car, comme il prenait un
évident plaisir à entrer dans les moindres détails de l’épisode, tu finissais
par te demander s’il n’avait pas simplement inventé cette histoire pour se
faire valoir. De ton côté, ce récit exerçait un effet inverse de celui que
proclamait ton ami : tu n’eusses pas détesté que la même chose t’arrivât et
te promettais bien, si l’occasion se présentait, de profiter de ce moment
exceptionnel. Tu étais dévoré de curiosité, et c’était là peut-être le but
recherché par ton camarade. Des relations épistolaires se poursuivirent
quelque temps après la fin de la colonie, puis s’estompèrent.
Remonte encore dans le temps. Tu avais six ou sept ans. Un jour, lors
de la récréation, un ami t’entraîne avec un petit groupe dans un coin de la
cour et là, subitement, défait sa culotte et vous montre son pénis. Ce
comportement te parut étrange, et tu dois avouer n’y avoir pris aucun
intérêt.
Ce fut différent, en revanche, à peine deux, trois ou quatre ans plus
tard, tu ne sais plus, lorsque tu rendis visite de manière impromptue à un
autre ami et que sa mère, sans hésiter, t’introduisit dans la salle de bains
où il était en train, précisément, de prendre son bain. Il en fut un peu
gêné, mais pas trop (cette famille était de mœurs très libérales), et tu sus
goûter ce moment d’intimité inattendue, sans oser pourtant jeter les yeux
plus qu’à la dérobée sur l’entrejambe de ton ami. Tu en restas longtemps
troublé et comme charmé, et le demeures encore.
À la même période, votre classe, uniquement composée de garçons (ce
qui déjà était une curiosité pour l’époque), allait à la piscine pour des
cours de natation. Vous vous déshabilliez tous ensemble dans un
vestiaire, votre maître avec vous, un sportif portant moustache.
Aujourd’hui, sans doute, aucun maître d’école primaire n’oserait se
dévêtir devant ses élèves, mais les années 1970 avaient moins de
scrupules. La nudité de ton maître t’intéressait, et tu trouvais qu’il vous
proposait là un bel exemple de développement du corps jusqu’à sa
maturité. Sans doute le pensait-il aussi, et il n’avait pas tort. Cette leçon
ne fut pas l’une des moins utiles qu’il t’eût données.
Naît-on gai ou le devient-on ? Tu n’en sais fichtre rien. Une chose est
certaine : aussi loin que tu remontes dans tes souvenirs, tu ne fus attiré
sensuellement que par des garçons. Ainsi ce camarade d’école primaire
dont le visage et l’allure te plaisaient tant, son teint mat, ses cheveux
bruns, ses yeux noirs : tu te désolas de le perdre de vue et cherchas
souvent, des années plus tard, d’en retrouver des équivalents.
Tu eus des copines, sans doute : au collège ou en vacances, tes amies
les plus proches étaient des filles, avec lesquelles tu discutais plus
librement qu’avec des garçons. Avec ces derniers, tu ne te sentais presque
aucun point commun. Confusément, tu devinais que vous n’aviez pas les
mêmes désirs, et rien à partager. Tu te sentais étranger. C’est seulement
lorsque la libido se fit plus ardente que tu finis par franchir la barrière et
te rapprocher d’eux : dès le lycée, tu fantasmas sur plusieurs garçons de ta
classe. Tu n’en dresseras pas la liste ici.
Avant cette période, ton enfance et ton adolescence furent pour toi des
âges non point asexuels, mais présexuels, où les désirs n’arrivaient à ta
conscience que de manière obscure. La société ne t’aidait guère à les
formuler ou à les rendre plus clairs, et tu crois pouvoir imputer à ce
décalage entre tes désirs et l’ordre dominant le remarquable retard de ton
développement sexuel, alors qu’autour de toi tes camarades se montraient
si précoces. Tu profitas de ce temps à sexualité latente pour lire et pour
penser et, d’une certaine manière, ne peux aujourd’hui être en mesure
d’écrire ce livre que par la grâce maintenant récompensée de l’ancien
silence de tes désirs.
HYPERSEXUALISATION

À force de te projeter dans la psyché des hétérosexuels, tu commences


à comprendre dans ce monde certaines choses qui te restaient obscures.
De cet univers où tu évoluais, longtemps tu n’eus pas les clés. Tu n’en
savais pas interpréter les signes. Mais à présent que tu connais ta
différence et sais la prendre en compte, te voici capable d’un effort
nouveau de compensation intellectuelle, susceptible de te faire voir le
monde précisément comme le voit un hétérosexuel. C’est un voile qui se
déchire. En ionisant ta perception et tes sentiments, tu franchis le limes qui
te séparait de ce monde où tu vivais, mais où en même temps tu ne vivais
pas ; où tu étais, tout en étant à côté. Tu passes de l’autre côté du miroir,
et alors que de découvertes !
Derrière le miroir, Alice trouve un monde organisé comme un
échiquier, où les pièces vont et viennent selon certaines règles et dont la
fin ultime est la domination d’un camp sur un autre. C’est un échiquier
que tu découvres aussi, mais d’une autre sorte. Sexuel.
Longtemps tu crus vivre dans un monde désexualisé, presque puritain.
Les images d’hommes nus qui te plaisaient et t’excitaient, tu n’en voyais
guère autour de toi. Il fallait les chercher à grand renfort d’ingéniosité et
d’opiniâtreté (Internet a heureusement changé tout cela). Que de
manuels de dessin ou de traités d’anatomie compulsés dans cette
intention ! Les bibliothécaires et les libraires durent s’étonner de cette
vocation précoce d’anatomiste chez un si jeune lecteur, à moins qu’ils
n’en eussent vite compris les ressorts : après tout, tu n’étais pas le seul
dans ta situation, et d’autres jeunes gens devaient avoir recours aux
mêmes expédients – mais cela, tu ne le sus que plus tard. En revanche, tu
passais par-dessus les représentations féminines généreusement
prodiguées dans les médias et dans la réclame comme sur des choses
parfaitement indifférentes. Monde puritain, donc, où l’excitation
sexuelle n’était procurée qu’avec parcimonie.
À présent que te voici passé de l’autre côté du miroir et que tu t’essaies
à voir le monde comme le voit un hétérosexuel, tout est différent. Dans
le monde hétérosexuel, c’est-à-dire dans le monde tout court, la sexualité
est omniprésente, partout exposée, offerte à tous les regards masculins,
par le biais des images multipliées, des corps, des attitudes, du vêtement,
du maquillage féminins, et pourtant, paradoxalement, partout latente.
Les signaux sexuels sont tellement nombreux que se produit un effet de
saturation du système herméneutique.
À l’instar de la lettre volée dont parle Edgar Allan Poe, la sexualité est à
la fois évidente, affichée sur tous les murs et sur toutes les places, et
pourtant invisible aux yeux de ceux qui passent tous les jours devant elle.
Il faut être un immigré de fraîche date, venu d’une société
particulièrement répressive au niveau sexuel (elles ne manquent pas,
hélas), pour s’abuser à voir dans le port d’une jupe plus ou moins courte
une invitation à la consommation sexuelle immédiate. Tu es
heureusement à l’abri de telles équivoques.
De tels malentendus eurent cours en tout temps : au débarqué de leur
prude Amérique, les héros de Henry James croient voir dans la vieille et
licencieuse Europe une sorte de bordel permanent. Ils n’ont pas tout à
fait tort : Lambert Strether, le héros des Ambassadeurs, se défie d’abord de
ses propres impressions d’Américain mal dégrossi ; il veut croire que ses
sens le trompent et que les apparences de liberté sexuelle qu’il rencontre
à Paris ne sont que des apparences ; il sera finalement détrompé à ses
propres dépens.
Le malaise de Strether au sein de la société libérale européenne n’est
que celui de James lui-même, confronté à l’hypersexualisation
hétérosexuelle du monde dans lequel il évolue, alors que lui-même,
refoulant plus ou moins son désir homosexuel, vit dans une bulle de
continence forcée. L’étonnement des héros de James lorsqu’ils
découvrent les charmes sensuels de l’Europe et manquent de s’y laisser
gagner reflète le propre étonnement de l’écrivain devant la liberté
sexuelle dont jouissent, sans toujours en être eux-mêmes conscients, les
mâles hétérosexuels dans le monde commun – non pas le propre monde
de James, mais celui à côté duquel il vit. La frontière culturelle entre
l’Europe et l’Amérique, si fortement thématisée par le romancier, fait
fonction de transposition narrative et littéraire d’une autre frontière,
indicible celle-là, mais existentielle, vécue par James lui-même, à savoir
le limes séparant les gais et les hétérosexuels : un limes pour un autre.
Si Proust et James apparaissent tous deux comme les romanciers par
excellence du dévoilement des apparences, du passage transgressif des
barrières et du déchiffrement d’un monde dont les masques finissent par
tomber à leurs yeux éberlués, si la question du point de vue et de sa
limitation est chez eux fondamentale, en tant que cette limitation peut
aussi paradoxalement se révéler source d’un savoir inattendu, ce n’est pas
chose fortuite : c’est leur propre expérience du limes qu’ils s’efforcent de
transcrire, parce qu’elle les a rendus sensibles, comme toi-même, à des
réalités restées autrement inaperçues au commun de leurs
contemporains. Voilà peut-être « l’image dans le tapis » si
complaisamment évoquée par James dans la nouvelle du même nom,
comme la source ultime de son imagination et comme un appât jeté à la
critique.
Quelle est au juste cette révélation ? Tu pourrais la résumer d’un mot :
ce monde-ci est hypersexualisé, en insistant dans ce terme à la fois sur hyper
et sur sexualisé. Sexualisé, parce que la sexualité est partout exposée.
Hyper, parce que le caractère excessif de cette sexualisation aveugle les
sens et maintient les acteurs sociaux dans une ignorance naïve des forces
qui sous-tendent le fonctionnement du monde.
Ainsi de l’institution du mariage, qui mélange sans réserve l’intime et
le public. Les familles les plus prudes, celles qui pour rien au monde
n’oseraient parler de sexualité à leurs enfants, celles qui défilent la bonne
conscience portée fièrement en bannière contre le mariage pour tous,
n’ont pourtant jamais hésité à costumer ces mêmes enfants en filles et en
garçons d’honneur pour faire cortège à la mariée, alors même qu’il ne
s’agissait que de la mener à l’accouplement, comme une vache au
taureau. Dans sa version bourgeoise contemporaine, le contenu sexuel
du mariage est la chose à la fois la plus manifeste et la plus cachée. Voiles
de tulle, jaquettes grises, jolies boîtes à dragées, fleurs et grains de riz
n’ont d’autre fonction que d’ensevelir sous la solennité et la bienséance le
signifiant sexuel de la cérémonie. Il en va différemment dans les
traditions populaires qui subsistent parfois dans les campagnes et
maintiennent un tant soit peu d’explicite.
Dans la nouvelle de « La Vénus d’Ille », où Mérimée démonte si bien le
caractère sexuel inhérent à l’admiration esthétique, le narrateur ne cache
pas non plus sa gêne à l’égard du mariage qui se prépare sous ses yeux et
auquel il est invité à son corps défendant : « Un garçon », écrit-il (par
quoi il faut entendre un célibataire), « un garçon joue un sot rôle dans une
maison où s’accomplit un mariage1. » Le dévoilement de cette sexualité
généralisée, omniprésente, sensible aussi bien dans la statue de Vénus que
dans l’excitation familiale qui accompagne la cérémonie, ne va pas sans
provoquer de malaise chez celui dont les yeux s’ouvrent enfin.
C’est avec l’invocation à cette même Vénus, « volupté des hommes et
des dieux », que Lucrèce ouvre son grand poème philosophique, comme
à la divinité et au principe suprême, comme à celle qui préside au
fonctionnement du cosmos et de la société, et au bon vouloir de laquelle
sont soumis, non moins que les bêtes, les humains et les dieux. La
révélation matérialiste par excellence est celle de la souveraineté du
désir – et du désir sexuel – à l’œuvre dans tous les recoins de ce monde et
jusqu’aux sphères les plus hautes.
Longtemps tu fus la dupe de la comédie sociale, car pour toi cette
sexualité était encore plus implicite et plus cachée que pour tes amis
hétéros. Ton orientation sexuelle te privait de la clé qui t’eût permis de
comprendre les ressorts des événements et des sentiments dont tu étais le
témoin, comme cette excitation générale autour du mariage, ou bien
cette grave admiration pour le beau, et en particulier pour la beauté du
corps féminin, le seul jugé digne de représentation. Tu finis donc par
croire à ces fables d’un beau idéal, distinct du désir et de l’intérêt sexuel,
et l’on te persuada que ton goût pour les corps masculins serait dévoyé,
indigne d’être affiché. Tu étais ainsi condamné à idéaliser le monde,
parce que tu n’en connaissais pas le moteur secret.
Souvent tu as entendu dire que les gais useraient d’un signe discret
pour se reconnaître, et sans doute y a-t-il un peu de vrai là-dedans (tu en
traites ailleurs dans ces pages). Mais quel secret mille fois plus
fondamental partagent entre eux les hétérosexuels, qui ont construit le
monde dans lequel tu vis ! Dans telle de ses nouvelles, Jorge Luis Borges
décrit une société dont les membres se transmettraient en catimini un
secret
Faune Barberini
Glyptothèque, Munich
infâme, pourtant nécessaire à la survie de cette société : « Il n’existe pas de
mots honnêtes pour le nommer, mais il est sous-entendu que tous les
mots le désignent ou, plutôt, qu’ils y font inévitablement allusion2. »
Cette société-là, c’est la tienne, et ce secret est celui de la sexualité – de
l’hétérosexualité, plus précisément.
Or, longtemps tu as ignoré qu’il y eût un tel secret, privé que tu étais
de l’initiation qu’aurait dû te fournir le désir hétérosexuel. Tu avais beau
vivre dans ce monde, tu ne le connaissais que de l’extérieur. Tu voyais les
choses, mais ne savais pourquoi elles étaient là ni ce qu’elles signifiaient.
Maintenant tu sais, et quand tu vois la Vénus de Milo, tu songes à l’Apollon
du Belvédère ou au Faune Barberini : tu désires, tu éprouves et tu
comprends.
Tu comprends que le monde est bien plus sexualisé que tu ne le
pensais. Tout dans la société est sujet d’érotisme, mais cet érotisme n’est
pas dirigé vers toi. Il t’oublie, ne te concerne pas. Tout ce que tu croyais
savoir du réel, du sensible et du beau était faux. Te voici à présent
démystifié.

1. P. Mérimée, op. cit., p. 752.

2. Jorge Luis Borges, « La Secte du Phénix » (« La secta del Fénix », 1952), trad. Paul
Verdevoye, dans Fictions, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1999, p. 552.
INVISIBILITÉ

Dans l’avion, retour de Berlin. Un sympathique et beau Libanais est


assis entre sa compagne et toi. Vous échangez quelques mots. Tu aimes
de ta jambe à frôler son genou. Pour un contact plus précis, tu poses
négligemment la main sur ton propre genou : l’épaisseur de l’articulation
en est en quelque sorte augmentée, diminuée d’autant la distance entre
vos deux jambes et accrues les chances que la sienne heurte ta main. À
chaque contact, si furtif soit-il, même à travers l’étoffe, tu perçois comme
une force qui passe de son corps dans le tien – une décharge érotique.
D’un seul coup tu comprends ce que recherchait cette femme, dans
l’Évangile, qui voulait à toute force toucher les franges du manteau de
Jésus. Lorsqu’à l’insu du Maître elle y parvint, il sentit une force sortir de
lui. En va-t-il de même pour ton voisin ? Tu souhaites vivement que sur
ce point au moins l’Évangile ait raison.
Tu en doutes pourtant. La relation homosexuelle fait si peu partie de la
norme, même dans une société libérale comme celle où tu vis, que des
actes qui, sous leur forme hétérosexuelle, seraient considérés comme
répréhensibles ou, du moins, peu recommandables (par exemple,
effleurer, pour un homme, les genoux de sa voisine dans les transports en
commun) passent au contraire inaperçus sous leur forme homosexuelle –
simplement parce que leur dimension érotique n’est pas sensible au
commun des mortels quand il en est l’objet ou le spectateur.
Le jeune homme dont tu effleures subrepticement le genou ne saurait
imaginer le plaisir que tu en retires : ce qui pour lui est anodin se charge
pour toi d’une force incommensurable.
Pour les gais, les vestiaires des salles de sport sont des lieux de
perdition, dont la charge érotique est inaccessible à la plupart de leurs
autres usagers. Comme si les gais évoluaient dans un monde où les actes,
les lieux, les gestes, les êtres avaient une valeur précise, une aura
singulière, totalement imperceptibles aux autres. Tels les chiens, qui,
paraît-il, ne voient pas le monde comme les hommes et vivent dans un
univers d’odeurs et de parfums insensibles à leurs maîtres.
Seuls les autres gais te voient, te repèrent : d’où ces coups d’œil furtifs
en vous croisant. Longtemps tu t’es demandé comment vous vous
reconnaissiez, échouant à analyser intellectuellement les causes de cette
reconnaissance alors même que tu sais à l’occasion en tirer les
conséquences pratiques.
Vos actes, votre apparence, leurs détails les plus anodins sont marqués
de significations particulières, accessibles seulement à ceux qui en
partagent l’expérience et les codes : à qui la sait déchiffrer, une insistance
dans le regard pendant un fragment de seconde suffit à dénoncer une
sexualité, quand elle s’accompagne de signes congruents (attitude,
vêtements, coupe de cheveux).
Le narrateur de Proust en fait l’épreuve à la fois comique et
ethnologique, incapable qu’il est d’abord de comprendre les signaux
adressés par Charlus, avant de parvenir à apprendre ce langage. (Ce que
Proust oublie de préciser, c’est que l’apprentissage de ce langage est
réservé en principe à ceux qui le pratiquent : la lucidité du narrateur
quant aux signaux homosexuels émis par Charlus est le signe obligé
d’une ambiguïté chez le narrateur lui-même. Est-ce un non-dit ou bien
une incohérence de La Recherche ? Peut-être n’est-il pas si facile, pour un
écrivain homosexuel même de la trempe de Proust, de contrefaire sans se
trahir un narrateur hétérosexuel au long de plusieurs milliers de pages.)
Tu ignores si les hétéros se font signe de même. Tu en doutes : quel
besoin auraient-ils de se reconnaître, puisqu’ils sont partout ? Pour ceux-
là, tu restes invisible, plus invisible encore que l’homme noir dont Ralph
Ellison fit le roman. Les autres ne voient que l’apparence de tes actes sans
la plupart du temps en pénétrer l’intention ni la valeur.
Il t’arrive d’envier la façon dont un homme peut engager de façon
directe un flirt avec sa voisine, qui semble se laisser faire et même y
prendre un certain plaisir, alors qu’une telle insistance et une approche si
ouverte te sont interdites en tant que gai, sauf dans un lieu dévolu à la
drague ou bien quand l’autre t’envoie des signaux de réciprocité.
La sexualité, qu’en raison de ta propre expérience de l’homosexualité
tu as longtemps crue dissimulée et refoulée par la société, transpire en
vérité par tous les pores des hétérosexuels. L’obsession érotique et
sexuelle générale t’échappe dans la plupart de ses dimensions, et ton
érotisme à toi est invisible au reste du monde.
Passager clandestin sur un bateau qui ne serait pas fait pour toi, mais où
tu es embarqué malgré tout – comme sur cet avion. Tu ne veux pas
changer l’organisation du bateau. Juste avoir la possibilité de t’y faire une
petite place dans un canot de sauvetage. Pouvoir rencontrer de tes pareils
dans les soutes ou la salle des machines. Toucher le genou ou la jambe de
ton voisin. Avoir le droit de temps en temps de te promener sur le pont
supérieur en cajolant un autre clandestin, en le tenant par la main ou par
la taille, comme le font sans vergogne les passagers réguliers, de façon
ostentatoire, comme l’affirmation publique de leur virilité, sinon de leur
bonheur.
LIBIDO SCIENDI

La théorie platonicienne de la connaissance est-elle une théorie gaie ?


(Tu entends par théorie platonicienne de la connaissance une théorie qui
fait du désir une condition de la connaissance. Une théorie où le désir du
vrai est inséparable de celui qui a pour objet le beau et le bien. Une
théorie où le beau ne serait qu’une image du vrai.)
Dans la société athénienne des Ve et IVe siècles avant notre ère, quand la
subordination sociale des femmes justifiait l’état d’ignorance dans lequel
on les maintenait, il était difficile de considérer le désir masculin pour
une femme comme le vecteur d’une quelconque élévation intellectuelle.
La relation avec les femmes était cantonnée à la sphère privée.
En revanche, le désir pour un garçon de naissance libre s’accomplissait
dans l’espace public, agora ou gymnase, et prenait par là une double
dimension émancipatrice : émancipation du garçon, qui devenait par
cette relation homme et citoyen ; émancipation de l’amant, qui se libérait
de la sphère domestique et accédait à une dimension supérieure de
l’existence. La libido était mise au profit de l’action civique.
Sur les vases grecs, on voit l’amant offrir au garçon un lièvre ou bien
tendre la main vers son entrejambe : pour comprendre de telles scènes de
cour, il faut accepter d’y voir un rite de sociabilité comparable à la
fin’amor médiévale ou bien à la galanterie des salons d’Ancien Régime –
autant de situations où l’intellect était concerné non moins que les sens.
Tu ignores si la théorie platonicienne vaut hors de son contexte
historique et social. Ce que tu sais, c’est que, pour toi comme pour
Socrate, la libido sciendi se sépare non sans mal de la libido amandi : c’est la
même énergie qui se manifeste dans les deux domaines de façon
concurrente et concomitante.
Longtemps pour toi les deux ordres se confondirent, et la libido sciendi
recouvrit la libido amandi jusqu’à dissimuler à tes propres yeux les
manifestations de la seconde. Étrangement, il te souvient d’avoir éprouvé
tes premières jouissances sexuelles en résolvant au lycée des problèmes de
mathématiques ou en concluant des dissertations de philosophie :
l’excitation montait lentement avec la complexification progressive des
calculs et des raisonnements, et la décharge avait lieu de façon spontanée
à l’instant suprême, lorsque, dans une frénésie de caractère exclusivement
platonique, l’ultime exposant de l’équation finale et les derniers mots de
la conclusion étaient jetés sur la page. Mystère des intégrales et des
syllogismes !
Tu avais beau être parfaitement informé du fonctionnement de tes
organes, tu te demandais ce qui t’arrivait et en étais le premier surpris. Tu
ne maîtrisais pas les occurrences de ces plaisirs. Des plaisirs, du reste, ce
n’en était pas vraiment : tu y voyais plutôt des désagréments. La nature
sexuelle de la chose t’échappait tellement que tu n’en éprouvais devant
tes camarades nulle autre gêne que la crainte d’avoir mouillé ton pantalon
comme un petit enfant et le désagrément pratique de sentir cette glu
bizarre adhérer à ton corps et à tes sous-vêtements en embarrassant tes
mouvements. Il te fallut quelque temps avant de te rendre compte que
ces manifestations spontanées de ton corps pouvaient avoir d’autres
usages, tant il y a loin de la théorie à la pratique.
Tu rattrapas, depuis, ton retard sans défaire pour autant le lien occulte
unissant les deux libidos. Non que tu ressentes encore les mêmes
manifestations physiologiques dans les mêmes circonstances : il y a bien
longtemps, hélas, que tu n’es plus contraint par les examens de résoudre
des problèmes mathématiques et de rédiger des dissertations de classe
terminale sur l’utilité de l’art ou les paradoxes de la liberté. Les tensions
psychologiques sont moindres, mais non les plaisirs, et ton activité
sexuelle s’est suffisamment étendue et diversifiée pour qu’elle n’aille pas
s’immiscer de façon incongrue dans ton travail intellectuel (ce qui ne
l’empêche pas, comme ici, de le nourrir explicitement).
Néanmoins, tu as toujours ressenti les affinités du plaisir intellectuel
avec le désir charnel. Les sujets de recherche et de pensée t’attirent
comme des êtres de chair, avec lesquels tu aurais envie de commercer. Il
en va de même pour les penseurs et les savants : l’estime et l’admiration
intellectuelles se doublent pour toi d’une aura sexuelle.
Les bibliothèques forment de hauts lieux de la libido et du désir plus
ou moins refoulé. Assis côte à côte, les lecteurs se scrutent les uns les
autres, s’observent du coin de l’œil, entendent malgré eux les bruits que
font leurs voisins, le froissement d’une page tournée, le cliquetis d’un
clavier, un raclement de gorge, une respiration. Tu pénètres dans
l’intimité du lecteur placé en face de toi comme par une porte dérobée,
t’interrogeant sur ce qu’il écrit comme sur ce qu’il lit.
Rien n’éveille plus le désir que la concentration intellectuelle. Il y a là
une beauté de l’acte pur et gratuit, qui évoque l’enfance, comme une
jeunesse éternellement renouvelée. Les chercheurs concentrés sur leurs
ouvrages te fascinent autant que des enfants jouant dans leur monde avec
leurs bâtons et leurs cailloux et s’y absorbant complètement. Ce lecteur à
ta gauche, dont tu connais le nom pour l’avoir vu sur des bulletins de
prêt, à quoi travaille-t-il ? Quels manuscrits consulte-t-il ? S’est-il rendu
compte que tu t’intéressais à lui ?
Tu as constaté que tu t’engages moins facilement dans le travail
intellectuel quand ta libido est en panne. Plus crûment : tu fous, donc tu
penses, donc tu es. Amour et pensée vont de pair.
Dans le monde hétérosexuel, en revanche, il te semble que les deux
forces sont exclusives l’une de l’autre, comme sous l’effet de vases
communicants. Depuis toujours, le discours culturel occidental
dominant fait de la société des femmes l’antithèse de la culture et du
savoir : qui se perd avec l’autre sexe est réputé perdu pour la science.
Dans les monastères, dans les universités, les hommes se regroupent en
communautés de célibataires afin d’élever leur esprit et leur âme aux
réalités plus hautes – quitte à entretenir au sein de ces sociétés
exclusivement masculines des relations sexuellement ambiguës. L’abbaye
de Thélème imaginée par Rabelais renverse ce lieu commun :
l’hétérosexualité y est la règle – mais il s’agit précisément d’une utopie et
d’un renversement carnavalesque des réalités.
Sur le fond, tu ne prétends pas décider si l’amour hétérosexuel est
moins compatible avec le savoir que l’amour gai. Tu n’en sais strictement
rien. Tu aurais même tendance à en douter. Il t’amuse toutefois, tout en
t’en inquiétant quelque peu, que ta propre expérience consonne avec une
tradition plurimillénaire de la pensée occidentale.
Hors de cette tradition, tu songes également à Confucius. Dans l’un
des plus beaux passages des Entretiens, le Maître interroge ses disciples :
« Oubliez un instant que je suis plus âgé que vous. Vous êtes à présent sans emploi et
vous dites : “Personne ne reconnaît nos mérites”. Et si quelqu’un les reconnaissait, que
feriez-vous ? »

Chacun répond tour à tour en révélant par sa réponse une aspiration


plus ou moins dissimulée à assumer les plus hautes charges de l’État.
Confucius se contente de sourire, puis se tourne vers Zeng Xi :
Celui-ci, pendant tout ce temps, a joué doucement sur sa cithare dont les notes
s’éteignent peu à peu. Il la pose et se lève : « J’ai bien peur que mon choix ne soit très
différent. »
Le Maître : « Quel mal y a-t-il à cela ? Nous sommes ici pour dire chacun nos projets. »
Zeng Xi : « Mon plus grand désir est d’aller, à la fin du printemps, lorsque les
vêtements de fête sont prêts, en compagnie de cinq ou six jeunes gens en âge de porter la
coiffe et de six ou sept jeunes garçons, me purifier dans les eaux de la Yi, jouir de la brise
aux Autels de la Pluie, puis rentrer en chantant.
Le Maître, avec un profond soupir : « Je suis d’accord avec Zeng Xi. »1

Ainsi la fin de l’éducation n’est-elle pas pour Confucius de régir un


État, d’en conduire l’armée, d’en assurer les rites, mais de pouvoir passer
un moment agréable avec quelques jeunes gens, de se baigner en bonne
compagnie, de boire et de chanter avec des camarades avec qui l’on se
sent en parfaite égalité. La finalité de la connaissance consiste à créer une
relation d’amitié – ce qu’on nomme une société. Corollairement, il n’est
pas d’amitié qui ne se fonde sur une relation intellectuelle.
Hasarde-toi à une tautologie qui n’en est pas vraiment une : dans une
relation entre personnes de même sexe, la différence sexuelle ne joue par
principe aucun rôle. C’est-à-dire que l’autre y est vu comme un égal,
avec qui la discussion et l’échange intellectuels ne connaissent aucune
frontière que celles de la patience et de la bonne volonté.
Il va de soi que de tels échanges sont également possibles dans une
relation hétérosexuelle, et encore plus dans les sociétés occidentales
modernes, qui affirment l’égalité sociale entre les sexes et tentent de la
mettre en pratique. Mais les reliquats plus ou moins conscients de
discriminations et de différences liées au sexe viennent parfois contredire
cet idéal d’égalité parfaite et corrompre la relation intellectuelle, ne serait-
ce que parce que chaque sexe reste empêtré dans des goûts et des
habitudes genrés. Aussi longtemps que par tradition les femmes
préféreront les romans sentimentaux et les hommes les films d’action,
aussi longtemps que de tels stéréotypes et d’autres de même acabit
resteront valables dans les faits, la communication entre les sexes ne
pourra pas s’établir sur une base de réciprocité complète : il restera
toujours à chacun un espace laissé hors de l’échange.
Au sein d’un couple de même sexe, en revanche, il en va autrement : la
base de l’échange est plus large, et tu as plus de chance de partager les
goûts de ton partenaire puisque la différence des genres ne vient pas
troubler la relation ni la parasiter. Des esprits chagrins pourraient y voir
un appauvrissement ; tu y trouves plutôt la possibilité d’un
approfondissement et d’une intimité intellectuelle et esthétique plus
difficilement accessibles aux couples hétérosexuels.
Nul désir d’autrui qui ne soit désir de le connaître complètement et de
pénétrer son intelligence, et nulle intelligence sans amour : sur ce point
au moins tu t’avoues assez platonicien.

1. Confucius, Les Entretiens de Confucius (Lun yu), trad. Anne Cheng, Paris, Le Seuil, 1981,
p. 93 (XI, 24 ou 25, selon les éditions).
LITTÉRATURE

Bien des obstacles s’opposent à la création d’une littérature gaie :


sociaux, politiques, religieux, notamment. On songe moins aux obstacles
linguistiques.
Il est tellement plus facile d’écrire un roman hétérosexuel grâce à la
sexualisation des pronoms : on confond moins il et elle qu’il et il. Il
faudrait une langue qui distinguât des il1 et des il2 (et des il3, bien sûr,
aussi : pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?). On les suivrait tout au long
du récit sans crainte de se tromper.
Ainsi telles phrases de Flaubert : Elle se leva pour partir. Il la saisit au
poignet. Elle s’arrêta1. La belle rapidité que se permet le romancier ! Mais
elle n’est possible que parce qu’il s’agit d’un homme et d’une femme
(Rodolphe et Emma, en l’occurrence).
Imagines-tu la même chose avec deux hommes ? Il se leva pour partir. Il
le saisit au poignet. Il s’arrêta. Te voici tout embrouillé, et bien en peine de
savoir qui fait quoi. Veux-tu recourir à ta solution miracle ? Il1 se leva pour
partir. Il2 le1 saisit au poignet. Il1 s’arrêta. Voilà que toi aussi tu dois t’arrêter,
à cause du mal de tête que t’inflige cette algèbre des pronoms.
En anglais ou en allemand, la difficulté d’écrire un roman homosexuel
est augmentée par la sexualisation des possessifs : le romancier gai se prive
délibérément de la distinction si aisée des his et des her. When John and
Mary first met, he liked her face at once : tu sais parfaitement ce qui se passe.
Compare maintenant avec : When John and Paul first met, he liked his face at
once. Ici, tu interromps ta lecture et interroges le romancier dans ton plus
bel anglais : Excuse me, please. Who liked whose face ?
Outre les obstacles linguistiques, il en est de physiologiques et
d’anatomiques : la similitude des organes génitaux entre les partenaires
complique toute prétention à l’obscénité.
Avec une régularité imperturbable, la queue allait et venait dans la chatte :
aucun problème, on voit bien qui fait quoi.
Regarde maintenant ceci : Il saisit sa queue et la durcit en un tour de main.
Dans un roman hétérosexuel, une telle phrase ne produit nulle
équivoque : Jean a besoin de se stimuler manuellement avant de procéder
à une pénétration ; pendant ce temps, Marie patiente comme elle peut.
Dans un roman gai, au contraire, te voici plongé dans un abîme de
perplexité. Qui est cet il ? Pierre ou Paul ? Et s’il s’agit de Pierre, est-ce la
queue de Paul ou bien celle de Pierre lui-même ?
Il revient au romancier soit de jouer de cette ambiguïté, soit de
l’évacuer par des précisions et des répétitions qui alourdissent et
ralentissent le récit : Pierre et Paul s’embrassèrent furieusement. Pierre saisit la
queue de Paul et la durcit en un tour de main. Paul prit celle de Pierre, etc. Tu
crains que le lecteur ne résiste guère à cet abus de nominations. Ô
bienheureux romanciers hétérosexuels, s’ils savaient leur bonheur !
Conséquence secondaire : la facilité de ces romanciers à utiliser
l’anaphore (à savoir, la reprise d’un nom par un pronom) permet une
meilleure identification du lecteur avec les personnages, car on s’identifie
plus facilement à un simple il, dont on adopte ainsi le point de vue, qu’à
un Pierre ou un Paul.
Gustave Flaubert usa et abusa de cette technique, qui fonde le roman
moderne : grâce à l’effet déictique que permet le pronom, tu t’appropries
d’un seul coup la perception de chaque personnage, comme ici, où
Emma et Rodolphe rentrent à cheval à Yonville :
Rodolphe, de temps à autre, se penchait et lui prenait sa main pour la baiser.
Elle était charmante, à cheval ! Droite, avec sa taille mince, le genou plié sur la crinière
de sa bête et un peu colorée par le grand air, dans la rougeur du soir2.
Il est clair que le second paragraphe exprime le point de vue de
Rodolphe observant sa compagne : il la voit « droite, avec sa taille
mince », etc.
Maintenant, imagine que Rodolphe soit gai et qu’il sorte non plus avec
Emma, mais avec, disons, Léon (ce qui pourrait assez bien expliquer,
après tout, pourquoi Emma se retrouve à chaque fois si malheureuse en
amour) : Rodolphe, de temps à autre, se penchait et lui prenait sa main pour la
baiser. Ici, pas de problème – même si le baisemain entre deux hommes
paraît un peu étrange.
Le récit se gâte ensuite : Il était charmant, à cheval ! Droit, avec sa taille
mince, le genou plié sur la crinière de sa bête et un peu coloré par le grand air, dans
la rougeur du soir. Allons bon ! De qui s’agit-il donc ? Rodolphe,
évidemment. Mais ce pourrait bien être Léon aussi. Comment le savoir ?
La seule manière de s’en assurer serait d’utiliser le prénom. Reprends
donc : Rodolphe, de temps à autre, se penchait et lui prenait sa main pour la
baiser. Léon était charmant, à cheval ! Droit, avec sa taille mince, le genou plié sur
la crinière de sa bête et un peu coloré par le grand air, dans la rougeur du soir.
Voilà qui est plus clair, certes, mais le problème à présent est que la
nomination du personnage atténue l’effet de point de vue recherché par
Flaubert : il est moins évident que Léon soit ici vu par les yeux mêmes de
Rodolphe. La représentation est maintenant déconnectée de toute
subjectivité, et tu retombes dans le roman de type balzacien, avec ses
descriptions et ses évaluations pour ainsi dire tombées du ciel (ou
assumées par un narrateur omniscient).
La technique littéraire du point de vue aurait-elle donc pu être
inventée par un romancier gai ? Rien n’est moins sûr. Balzac, bisexuel
comme on sait, ne se soucia guère de tels raffinements stylistiques. Quant
à Henry James, quoique gai selon toute probabilité, il reprit, pour ainsi
dire, la recette à Flaubert et la transposa ou la réinventa en anglais en se
contentant sagement de l’appliquer à des intrigues mettant en scène un
homme et une femme. S’il ne s’en servit pas pour des histoires d’amour
entre hommes, ce fut peut-être moins pour des raisons de bienséance,
après tout, que pour une simple question de technique littéraire,
conscient comme il pouvait l’être que l’auteur de romans gais ne dispose
pas de ces facilités verbales réservées aux intrigues hétérosexuelles.
Pour couper court à cette difficulté, toi-même as choisi le tutoiement
pour raconter tes histoires, plutôt que de les narrer à la troisième
personne et de rencontrer ces problèmes de confusion pronominale (ou
pornominale, oserais-tu dire).
C’est la langue elle-même qui handicape la littérature gaie. Roland
Barthes la disait fasciste. La voici du moins hétérosexiste, et toi contraint
de ruser avec elle.

1. Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857), II, IX, dans Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 2013, p. 291.

2. Ibid., p. 292-293.
MATHÉMATIQUES

Indécelable dans ce monde apparemment commun, tu tends tes


propres réseaux à l’insu de tous. Cette invisibilité n’a rien du fameux
placard, par lequel se nomme la situation d’un gai faisant silence : de ce
placard tu es sorti il y a longtemps (même s’il est vrai que les placards sont
multiples : ils surgissent à chaque nouvelle rencontre, puisqu’à chaque
personne nouvelle dont tu fais la connaissance, tu dois te demander s’il
vaut ou non la peine de laisser entendre que tu es gai et de sortir du
présupposé général qui t’assigne à un rôle hétérosexuel – calcul difficile
des avantages d’un tel aveu comme des risques qu’il pourrait te faire
courir1). Les portes de ce placard, tu ne cesses – dans cet avion, par
exemple, où tu te trouves – de vouloir les ouvrir en produisant, à
l’intention de ton voisin de siège, les signes de ton désir pour lui. Il ne les
comprend pas, toutefois, ou fait mine de ne les pas comprendre. C’est lui
qui t’enferme dans un placard.
Autre chose se joue donc ici, qu’il faut nommer d’un autre nom.
Appelle-le limes (rime avec paresse), qui désigne en latin la frontière, la
bordure ou la limite : il s’agit de la barrière érigée entre ta propre vision
du monde et celle des personnes qui t’entourent, barrière qui est d’abord
de type interprétatif ou herméneutique avant que de produire un effet sur
le comportement.
Les gens autour de toi ne comprennent pas les signes que tu émets ; ils
ne saisissent pas la portée de tes allusions ; ils se méprennent sur le sens de
tes mots ou de tes gestes, ou tout simplement n’y font pas attention, car
ces mots et ces gestes n’ont pas dans leur système de signes la même
valeur que pour toi, voire n’ont pas de valeur du tout. Souvent le limes
reste insensible ; il joue un rôle négligeable dans tes échanges avec les
autres. Mais il y a des situations où son infranchissabilité se révèle d’un
coup. Ou alors il faudrait mettre les points sur les i et dire tout de go, par
exemple à ton voisin, que tu le désires et ne détesterais pas d’échanger
avec lui quelques caresses – ce qui ne se fait guère dans une situation
normale de séduction.
Le limes peut se franchir – tu vois par quels moyens extrêmes. Pour
autant, à la différence du placard, qui n’existe plus une fois que tu en es
sorti, le limes ne s’abolit pas : une fois révélé la différence entre les deux
visions du monde, celle-ci ne s’efface pas ; elle devient simplement
visible des deux côtés, pour toi et pour tes interlocuteurs, qui sont
capables de traduire dans leur système la signification de tes gestes et
paroles. Révéler le limes, ce n’est pas le faire disparaître, mais le signaler
par des bornes bien évidentes de manière à permettre sa traversée.
Chacun porte en lui tout un système de valeurs et de désirs qu’il
partage ou non avec d’autres individus. Dans ce système, chaque être ou
chaque objet du monde est doté d’une charge d’attraction qui lui est
propre. Ainsi, dans ton système, une charge positive est-elle attribuée à
ton voisin ; sa copine n’a qu’une charge nulle, voire négative. Il est clair
en revanche que ton voisin voit les choses différemment : sa petite amie
est très positivement chargée, tandis qu’au mieux tu ne représentes rien
pour lui. Le limes mesure la divergence d’attentes et de représentations
entre deux acteurs sociaux donnés, groupes ou individus.
Le passage d’un côté à l’autre de ce limes s’effectue par un processus
d’ionisation, à savoir de transformation des charges affectées à tel ou tel
ensemble d’objets : ton voisin pourrait comprendre le sens des frôlements
dont son genou est l’objet s’il ionisait sa vision du monde pour attribuer
aux hommes la charge d’attraction positive que lui-même affecte en
général aux femmes.
La chose pourrait se représenter mathématiquement par des vecteurs et
des tableaux. À tout individu x correspond une vision du monde f(x) =
X, laquelle assigne à chaque objet du monde a1, a2,..., un vecteur de
charge d’attraction , ..., sous la forme d’un tableau :

L’ensemble des représentations du monde existant au sein d’une


société S peut s’exprimer à l’aide d’un tableau tridimensionnel F (S), ou
tableau de tableaux, faisant correspondre à chaque individu x, y, ..., sa
vision du monde X, Y, ..., sous la forme :

Dans le tableau de tableaux F (S), on peut définir des sous-ensembles


dont les éléments sont réunis par des caractéristiques communes : le
sous-ensemble des représentations hétérosexuelles du monde, par
exemple, ou celui des représentations gaies.
L’ionisation est l’opération mentale qui permet à l’individu x d’obtenir
une représentation de la vision du monde de l’individu y par
transformation de sa propre vision du monde X. Cette opération est
exprimable sous la forme d’une fonction G :

G (X) = f(y) = Y

L’ionisation opère par transformation de la seconde colonne du tableau


X, en laissant la première colonne inchangée :
Par l’effet d’une ionisation, il peut arriver que l’orientation de tel
vecteur s’inverse totalement, par exemple lorsqu’on passe d’une vision
hétérosexuelle à une vision gaie du monde : la charge érotique respective
des hommes et des femmes prend alors des valeurs opposées. L’écart
entre les deux représentations est en ce cas d’une ampleur telle que, sans
préparation, l’individu x ne peut se faire aucune idée des sentiments de
l’individu y : ceux-ci lui sont proprement inconcevables. Le degré
d’invisibilité du limes est proportionnel à l’écart séparant les deux visions
du monde concernées.
Tu as en principe sur ton voisin un certain avantage : tu sais ce qu’il
pense et ressent puisque, dans l’immense majorité des cas, il est
hétérosexuel. Lui, en revanche, ignore ton orientation sexuelle. Il fait
même pis que de l’ignorer : il ne sait pas qu’il l’ignore ; il te croit
hétérosexuel comme lui.
Or, cet avantage reste de nature purement théorique : tu n’en peux
tirer aucun bénéfice concret. Dans la pratique, en effet, le limes t’écarte de
ce monde : l’ionisation par laquelle tu pourrais pénétrer dans les
sentiments majoritaires de la société est coûteuse en énergie mentale, sans
pour autant toucher à tes affects profonds, qu’elle laisse inaltérés. Elle ne
t’est que d’une faible utilité, et tout ou presque t’échappe dans ce monde
censément partagé : tu n’éprouves pas la charge érotique des gestes des
femmes, de leurs vêtements, des talons aiguilles. Tu ne la connais, quand
tu la connais, que de façon purement intellectuelle, non vécue, non
ressentie. Tu as lu des livres, vu des films, mais cette chair, pour toi, est
triste : elle ne signifie rien de profond, rien de viscéral. Ta connaissance
du monde commun est de nature algébrique.

1. Voir Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard (Epistemology of the Closet, 1990), trad.
Maxime Cervulle, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 86.
MIMÉTISME

Selon René Girard, le désir est mimétique. Pourquoi pas ? Le désir


hétérosexuel fonctionne ainsi. Tu n’as qu’à voir ces jeunes enfants qui,
dès l’école maternelle, se choisissent des amoureuses, jouent aux petits
maris et aux petites femmes et miment les couples adultes qu’ils ont sous
les yeux. Ils font comme leurs parents, désirent comme eux, et les parents
encouragent cette imitation purement mécanique, rassurés que leur
progéniture, tels de petits singes savants, s’entraîne déjà aux gestes de la
reproduction de l’espèce.
Or, en ce qui te concerne, le désir ne t’a longtemps appris que
l’expérience de la singularité et de la solitude. Personne ne te l’a enseigné,
tu ne l’as copié sur personne, ni sur le désir de ton père ni – et encore
moins – sur celui de ta mère : comment aurais-tu pu t’identifier à elle sur
ce plan, toi qui, si loin qu’il t’en souvienne, eus toujours conscience nette
de la différence des sexes ?
(Tu crains que les psychanalystes n’inversent la chaîne des causalités :
c’est le désir homosexuel qui crée de la proximité entre le petit garçon et
sa mère, et non le contraire.)
Tu as dû longtemps cacher ce désir, non point par honte, mais parce
qu’il t’était d’abord caché à toi-même, qui n’avais pas de modèle à quoi le
référer. Sans exemple autour de toi, comment penser, comment faire
advenir à la conscience quelque chose qui restait encore de l’ordre de
l’informe ? Non qu’il n’y eût des désirs et des attractions – puisque si loin
que tu remontes, jusqu’à tes cinq ou six ans, tu crois n’avoir jamais été
attiré ou fasciné que par des camarades du même sexe que toi. Mais des
désirs et des attractions ne forment pas un désir ou une identité, quelque
chose en quoi te reconnaître.
Les adultes n’étaient pas seuls en cause : tes camarades également te
renvoyaient à ta propre ignorance. Tu te souviens de ce copain d’école
qui, à l’âge de onze ou douze ans, te demanda si tu « sortais » avec une
fille. Tu avais beau ignorer le sens exact de ce mot, sortir, tu compris
soudain qu’il y avait là une pratique commune qui t’était inconnue et
dont tu te retrouvais de fait exclu. Tu te souviens encore de la scène, de
son lieu exact. Vous rentriez ensemble du collège, vous vous trouviez
alors devant le magasin de meubles qui bordait l’avenue non loin de chez
toi : scène fondatrice d’une identité. C’est le moment où tu appris
confusément l’existence d’une certaine étrangeté qui t’était propre, une
extériorité par rapport à l’ordre commun. Il te fallut encore du temps
pour en tirer toutes les conséquences.
Il s’agissait des années 1970. Aujourd’hui, dans les sociétés occidentales
contemporaines, la visibilité des amours de même sexe est infiniment
plus grande, leur acceptabilité sans commune mesure avec l’époque de tes
dix ans, les modèles d’identification tellement plus présents. Tout est plus
facile pour les jeunes gais, et c’est tant mieux.
Cela change-t-il pour autant la donne ? Tu en doutes. Dans sa famille,
dans son milieu, un enfant, un jeune qui se découvre attiré par ceux de
son propre sexe constituera toujours l’exception : jamais il ne sera porté
par la société comme le sont ses camarades hétérosexuels. Il y aura
toujours une part essentielle de lui-même qu’il lui faudra assumer seul
avant de rencontrer, dans son entourage proche ou ailleurs, celles et ceux
qui pourront l’y aider. Il y aura toujours cette crise à vivre, ce moment de
décision solitaire qui consiste à accepter sa propre différence par rapport
aux parents, aux frères et sœurs, aux amis.
Il n’est pas facile d’être un autodidacte, de s’être donné à soi-même son
propre désir, d’assumer cette responsabilité. Tu admires
rétrospectivement cette force, chez tous les gais et lesbiennes adultes,
d’être passés par cette épreuve et de l’avoir surmontée – force qui n’est
pas assez reconnue par leur entourage. Il est rare que la société leur en
sache gré, même si elle tire une partie de sa vitalité, qu’elle le veuille ou
non, de ces individualités littéralement sans exemple ou sans modèle, qui
se sont construites dans l’indépendance et dans une créativité à chaque
fois renouvelée.
Un gai se trouve de fait hors de la chaîne du désir mimétique qui
structure la société à partir du rapport entre parents et enfants. Il remet en
cause la transmission et la tradition en provoquant une coupure à
l’intérieur même de la famille.
Jamais il ne peut se dire d’emblée : je ferai tout comme mon père, je vais
continuer la tradition familiale, puisque lui fait défaut par principe la force
constitutive de la cellule familiale traditionnelle née au XIXe siècle, à
savoir le désir sexuel d’un homme pour une femme. Une telle différence
vient chez lui miner à la base toute volonté de perpétuation.
Non que cette différence soit absolument insurmontable : l’hypocrisie,
la mauvaise foi, le mensonge à soi-même et à autrui purent dans le passé
contribuer – et contribuent encore parfois – à atténuer, voire à annuler
cette différence. Il y eut toujours des gais dans le placard pour fonder une
famille hétéronormée.
Inversement, et de façon plus positive et libératrice, un gai déclaré peut
aussi vouloir transmettre et construire différemment, et non pas dans la
pure et simple reproduction immédiate d’un modèle hérité (pour autant
qu’une telle reproduction immédiate soit à la portée même d’héritiers
hétérosexuels). La conscience gaie joue en ce domaine un rôle
essentiellement subversif et critique : celle d’une force d’innovation
salutaire pour la famille et pour la société en général.
Le modèle familial apparu au XIXe siècle servait précisément à
permettre la transmission de l’héritage avec le minimum de perte de
patrimoine. Que l’homosexualité remette en question ce modèle, c’est
un fait que reconnurent parfaitement les participants à la Manif pour tous
lorsqu’ils promurent comme logo la silhouette naïvement caricaturale et
tellement significative d’un père et d’une mère accompagnés de leurs
deux enfants, un garçon et une fille, chaque génération reproduisant à
l’identique la précédente, à l’infini. Comment pouvaient-ils mieux
signifier la volonté bourgeoise que rien ne change, ni dans la famille, ni
dans la société, ni, bien sûr, dans la répartition des richesses ? Il s’agit
effectivement du modèle de la copie du même par le même.
(Pourtant, quand tu vois que les familles hétérosexuelles produisent
des gais malgré tous les freins opposés par la société, tu ne doutes pas qu’a
contrario, avec l’aide de cette même société, les familles homosexuelles
produiront une immense majorité d’enfants hétérosexuels : il n’y a pas de
tyrannie du même.)
Tu songes avec tristesse à tous ces enfants, futurs gais ou lesbiennes,
qui durent défiler contre eux-mêmes sans le savoir ou, pire, en le
sachant, exhibés qu’ils étaient par leurs parents comme des gages de
normalité rassurante.
La présence d’un gai ou d’une lesbienne parmi les enfants vient rompre
le schéma de cette transmission idéale. L’homosexualité casse un certain
schéma patrimonial, et cette rupture du lien mimétique est perçue
comme une menace. Rien d’étonnant si les gais s’offrent malgré eux
comme des boucs émissaires idéaux : les autodidactes font peur aux
héritiers et aux simples imitateurs.
MODÈLES

La plupart des minorités sont déjà constituées en communautés : un


juif naît de parents juifs, un noir de parents noirs. Toute femme (autre
type de minorité) a au moins été élevée par sa mère. Les modèles sont là,
présents dans la famille. Nul besoin de les chercher ailleurs. L’hostilité
extérieure éventuelle ne franchit pas le seuil du foyer. Le refuge est tout
proche, à portée de main. L’enfant et l’adolescent sont entourés de
soutiens inébranlables.
Un gai en revanche naît dans une famille non gaie, parfois hostile à sa
propre existence, et dont la haine se découvre à lui brusquement – ou
peu à peu. Le voici plongé en milieu étranger comme dans un
cauchemar. Ses semblables lui deviennent dissemblables. Il leur arrive de
se muer en ennemis et de le chasser de la maison, cas aujourd’hui encore
hélas trop fréquent. Sans aller jusqu’à de telles extrémités, les parents
peuvent manifester une incompréhension trouble qui, même animée des
meilleures intentions, n’en a pas moins des effets délétères.
Cette expérience unique d’isolement oblige à chercher des modèles
ailleurs que dans les cercles les plus proches. Tu te souviens avoir été
fasciné, adolescent, par certains jeunes gens un peu plus âgés que toi qui
te semblaient dégager l’assurance souveraine qui te manquait (et te
manque toujours, possiblement). Ainsi de ce lycéen du même
établissement que toi, quand tu étais collégien, que tu croisais de temps à
autre près des grilles du lycée. Sa prestance et son aisance apparentes
t’impressionnaient tant que tu voulus porter les mêmes chaussures
marron que lui. Tu les obtins – ou d’approchantes, en tout cas. Tu crois
avoir gardé de ce temps-là une vague fascination pour les chaussures de
cette couleur, où entre sans doute une part indistincte de charge
érotique. Tel oncle aussi exerça brièvement sur toi ce pouvoir de
fascination, ou bien tel mari d’une jeune amie de tes parents, dont tu ne
pus t’empêcher d’aller flairer les sous-vêtements traînant dans sa
chambre, lorsque sa femme et lui vinrent passer une nuit chez vous. De
lui, que tu ne vis pourtant qu’une fois, tu conserves encore le souvenir
flou, mais puissant, d’un des jeunes hommes les plus séduisants que tu
aies connus.
Le point commun à ces modèles de ton adolescence devenus objets de
fascination érotique, c’est qu’ils étaient tous, autant que tu le pusses
savoir, hétérosexuels. Faut-il s’étonner qu’un jeune gai se choisisse un
modèle hétéro ? Fausse est la symétrie de l’hétérosexualité et de
l’homosexualité : le parallélisme lexical ne suffit pas à placer les deux
orientations sur un pied d’égalité. Tous les homosexuels connaissent
autour d’eux des hétérosexuels (ne fût-ce que pour avoir grandi en
général dans une famille de ce type), tandis que l’inverse n’est pas vrai.
L’adolescent que tu étais ne pouvait pas trouver directement autour de
lui des modèles homosexuels auxquels s’identifier : tu devais bien te
rabattre sur les hétéros de ton entourage, fussent-ils, ces modèles,
impuissants par principe à donner à ta vie le sens clair et complet que tu
souhaitais découvrir.
Il arriva, certes, que le responsable d’une colonie de vacances à laquelle
tu participais fût ouvertement gai : tu l’appréciais, mais il ne te fascinait
pas. Une autre fois, tes parents te parlèrent d’un musicien gai de leur
connaissance, qu’ils estimaient beaucoup. Tu n’eus malheureusement pas
l’occasion de le rencontrer. D’autres, tu l’espères, eurent plus de chance
que toi en rencontrant dans leur cercle familial ou amical ces modèles
dont ils avaient besoin. La visibilité gaie contemporaine, notamment dans
les médias, rend aujourd’hui l’identification plus facile : tant mieux.
Le problème n’en reste pas moins aigu de la construction
psychologique du jeune gai par la rencontre de modèles positifs proches
et accessibles. La formation à l’existence gaie procède nécessairement
d’une démarche en grande partie solitaire. À la différence de sa
contrepartie hétérosexuelle, partout illustrée dans la famille et la société,
partout posée en exemple apparemment insurpassable, la façon gaie de
vivre sa vie ne s’apprend pas, ne se transmet pas, ne se communique pas –
ou si peu. Il revient à chaque gai d’inventer sa propre vie et d’être le
premier gai sur cette terre – homo novus, comme le disait Cicéron dans
une toute autre intention, mais tu oses ici jouer sur les mots.
À toi comme à tant d’autres, il ne restait finalement que la culture et
l’instruction. Le recours aux arts et à la littérature te permit de sortir de
cet environnement un peu trop uniforme. David Halperin a
magnifiquement montré comment l’existence gaie passe par des pratiques
culturelles spécifiques, non superposables aux usages hétérosexuels1. La
culture, c’est la seconde famille d’un gai, celle qui lui pourra prodiguer les
exemples et contre-exemples nécessaires à son apprentissage de la vie et
que ne lui peut fournir son premier entourage.
Quoique tard découvert, Törless fut ton premier, presque ton seul
ami, bien qu’un peu froid et distant, ton double, ton amant peut-être
aussi, celui qui te conduisit sur les chemins troubles de l’adolescence, ses
indécisions et ses ambiguïtés – sa face lumineuse aussi, avec le
rayonnement du jeune Mathieu Carrière, dont le visage ornait la
couverture de l’édition allemande du roman de Musil. Tu n’ouvres pas ce
livre aujourd’hui sans trembler, de peur d’y retrouver tes incertitudes et
tes angoisses d’alors. Découvrir ton désir, y céder ou le refuser, penser le
monde et sa complexité, philosopher et mathématiser : tout cela, tu le fis
avec l’élève Törless dans ce sévère internat militaire de la partie la plus
orientale de l’Empire austro-hongrois. Ses désarrois devinrent tellement
les tiens qu’une quinzaine de jours durant tu ne pus aller en classe,
inquiet de savoir ce que tu deviendrais et si tu pourrais jamais être à la
hauteur de ce personnage de papier, si à cette aristocratie du sentiment et
de l’intelligence que tu lui devinais tu pourrais un jour avoir part. Tu
revins au monde finalement, faible et fragile encore, mais décidé à suivre
les voies que te réserverait l’existence.
Törless, comme Ulrich, du reste, son aîné de L’Homme sans qualités, te
fut autant un modèle qu’un compagnon d’apprentissage. Que l’amour
des garçons se présentât à lui comme une possibilité à ne pas exclure
d’office, qu’il y pût céder sans savoir qu’en penser sur le fond, et au risque
de renforcer son propre trouble, voilà qui te plut et en quoi tu te
reconnus. Aller à l’expérience : cette ouverture proposée par le roman
permettait à ta vie de demeurer ouverte également. La lecture
t’introduisait à une herméneutique de ta propre existence et t’autorisait
au même moment à la vivre.
Telle fut pour toi la face périlleuse, mais exaltante, de la littérature, qui
t’accompagna dans les moments difficiles. Autrement plus joyeuse et
charnelle fut ta rencontre avec Querelle. Le rayonnement sexuel du
personnage de Genet ensoleilla longuement tes nuits. Certes ce beau
matelot qui fait tomber les cœurs et lever les queues n’en est pas moins
un assassin, certes Genet cherche désespérément à le rendre inquiétant :
tu ne t’en souciais guère. La volupté emportait le reste. Tu ne voyais que
l’obscénité toute sensuelle du désir décrit par le romancier : ces corps
souples et vigoureux, ces sexes massifs brandis et soupesés sans vergogne,
ces humeurs et sécrétions dont tu faisais en même temps l’inépuisable
découverte.
Si dissemblable qu’il fût de toi, Querelle fut étrangement le frère
lumineux de Törless : il te désignait l’espace chatoyant et miroitant vers
lequel peut-être pourrait s’acheminer l’existence du lycéen autrichien, et
la tienne propre, si tu laissais à ta vie la possibilité de l’expérience. Et si à
cette expérience tu décidas finalement de ne jamais te refuser, et si tu ne
le regrettes pas, tu dois cette leçon à la littérature, et à elle seule.
1. Voir David Halperin, L’Art d’être gai (How to Be Gay, 2012), trad. Marie Ymonet, Paris,
EPEL, 2015.
PÉDOPHILIE

Tu devais avoir sept ou huit ans. Tu allais à l’école tout seul. Un matin,
sur le chemin, un homme t’aborda (tu ne saurais lui donner d’âge, mais il
pouvait avoir à peu près celui que tu as aujourd’hui) et t’offrit une barre
de chocolat de la marque Toblerone. Quelque appréhension te retint
(sans doute la bizarrerie du geste, ou la crainte obscure que cette friandise
ne fût empoisonnée : longtemps tu gardas quelque méfiance à l’endroit
de tous les cadeaux de bouche qu’on offrait à tes parents) : tu refusas
poliment et poursuivis ta route. L’affaire n’alla pas plus loin.
Sitôt rentré chez toi, tu racontas ce qui t’était arrivé, et tes parents te
mirent en garde contre tous les inconnus qui pourraient t’aborder. Plus
jamais tu ne revis cet individu, plus jamais tu n’entendis parler de lui,
mais tu n’en conservas pas moins de l’incident tu ne sais quelle
répugnance instinctive à l’égard des produits de marque Toblerone :
encore aujourd’hui, la simple idée d’en acheter et d’en consommer
provoque en toi un léger malaise. Ils ont été rayés tout bonnement de ta
carte mentale, quelque réclame qu’on t’en puisse faire.
Ce traumatisme à bas bruit, si persistant pour une cause si dérisoire (le
simple fait de te voir offrir une friandise par un inconnu), te permet de
mesurer par contraste celui que provoque chez un enfant un viol
véritable ou quelque attouchement sexuel non désiré. Ne t’étonne pas
que, devenu adulte, il en garde des séquelles autrement plus sérieuses.
Pour autant, tu ne saurais te joindre sans réserve à cette chasse
frénétique aux pédophiles, déclenchée depuis la fin des années 1990 par
les médias, les gouvernements et certains mouvements familiaux plus ou
moins respectables, en réaction à des affaires criminelles au
retentissement mondial1.
Cette poursuite sans discernement engagée contre tous les prétendus
délinquants pédophiles eut au moins deux graves conséquences. Elle
entretint en premier lieu une confusion plus ou moins volontaire entre
pédophilie et homosexualité, comme si les deux réalités étaient liées.
Elles ne le sont pas : les pédophiles sont aussi bien des femmes que des
hommes, hétérosexuels ou homosexuels. L’usage du terme de pédérastie,
qui longtemps désigna par abus de langage ce qu’on nomme aujourd’hui
homosexualité, facilita une telle confusion, au nom de laquelle, par
exemple, l’Église catholique interdit désormais officiellement à tout
homosexuel même chaste l’accès au sacerdoce, au prétexte de se
prémunir contre tout futur scandale relatif à des crimes pédophiles –
mesure à la fois absurde, inefficace et profondément injuste, voire
contraire aux valeurs chrétiennes que prétend défendre l’institution.
La seconde conséquence de cette chasse indiscriminée aux pédophiles
est plus grave encore et plus dangereuse : c’est la confusion des fantasmes
avec les actes, de la fiction avec les faits, des représentations avec la réalité.
On a exposé à la vindicte publique des collectionneurs d’images d’enfants
nus, qu’ils avaient glanées ici et là. On a accusé une photographe célèbre,
Sally Mann, d’avoir présenté des portraits nus de ses propres enfants.
Or, tu dois rappeler une vérité simple : des images ne sont que des
images. Si elles ne sont pas le produit d’un crime, si leur acquisition n’est
pas liée à un crime, si elles ne lèsent personne dans la vie réelle, faire de
leur possession ou de leur usage personnel un crime revient à créer
autour d’elles une aura sacrée qui n’a sa place que dans la sphère
religieuse, non dans l’univers juridique. Aujourd’hui bien des images
sont obtenues par des artifices électroniques, sans aucun support objectif,
sans aucun modèle : elles n’en sont pas moins susceptibles d’envoyer un
innocent en prison2.
Dessiner, de façon purement imaginaire, un enfant nu, a fortiori dans
une situation sexuelle, peut suffire à ruiner votre vie si jamais la police,
s’introduisant chez vous, découvre le dessin. Où est le crime pourtant ?
L’esprit n’a-t-il le droit de divaguer ? Faudra-t-il interdire les fantaisies
masturbatoires ? Les plaisirs solitaires sont-ils soumis au contrôle social ?
Ou alors il faudrait interdire également la vision de toutes ces
violences, ces massacres, ces bains de sang que la télévision et le cinéma
proposent sans restriction et sans la moindre condamnation. Les amateurs
de films de guerre ou d’horreur sont-ils des criminels en puissance ?
Pourquoi ceux d’images pédophiles le seraient-ils davantage ?
Faire la police des fantasmes te paraît une aberration et une ignominie.
C’est confondre la rêverie sexuelle et l’acte criminel. C’est ouvrir la porte
à toutes les directions de conscience, à toutes les censures, à toutes les
inquisitions. C’est faire de la pensée même un crime.
Or, la libido n’est que de la pensée. Où arrêtera-t-on le contrôle ? Tu
sais trop combien les pouvoirs ont toujours été tentés de réglementer les
désirs, tout particulièrement les tiens. Aussi veux-tu dresser une barrière
nette entre le monde du for intérieur et de l’intimité consentie, et le
reste : c’est la meilleure façon de préserver ta propre liberté et celle
d’autrui.
Tu répugnes à devoir te justifier de tenir de tels propos, comme si
défendre le bon sens et la simple justice ne constituait pas en soi une
raison suffisante pour intervenir dans ce scandale, comme si ta prise de
parole devait immanquablement t’exposer au soupçon d’un intérêt
personnel, comme si tu ne pouvais prêcher que pour ta propre paroisse.
Et quand bien même ! Un pédophile aussi aurait le droit d’être écouté et
pris au sérieux, même si dans le contexte actuel de suspicion permanente
tu crains que peu d’entre eux n’osent parler ouvertement de leur
condition et de leurs droits.
Quant à toi, tu n’as pas ce souci : tu parles de ces choses-là avec
d’autant plus de franchise et de liberté que tu ne te connais nulle
inclination de ce genre. Enfant, déjà, tu n’appréciais guère les enfants, tu
n’aimais pas trop les fréquenter ni jouer avec eux, et, adulte, tu n’as pas
changé sur ce point. Tu reprendrais volontiers à ton propre compte la
plaisanterie selon laquelle un homme qui déteste les chiens et les enfants
ne saurait être foncièrement mauvais.
On confond sous le terme de pédophile trois types de personnes, trois
types de comportements fondamentalement différents. Il y a d’abord
ceux, de très loin les plus nombreux, qui se contentent de fantasmes
sexuels faisant intervenir des enfants et ne passent jamais à l’acte : ils ne
sont ni plus ni moins innocents et inoffensifs que ceux qui rêvent de
coucher avec des licornes, de sucer des zombies et d’enculer des dragons.
Laissons-les tranquilles ou bien n’envoyons à leur poursuite que la
brigade de protection des êtres chimériques.
Il y a ensuite ceux qui passent à l’acte avec des enfants réels, lors de
contacts sexuels plus ou moins poussés, plus ou moins sollicités ou
forcés. Il y a enfin ceux, rarissimes, qui torturent et assassinent des
enfants : ceux-là mériteraient plutôt d’être appelés pédophobes que
pédophiles. Seules les deux dernières catégories, naturellement, devraient
être justiciables de sanctions pénales et d’un contrôle social.
L’homme qui t’aborda en te tendant une barre de Toblerone lorsque
tu avais sept ans ne commit contre toi aucun crime. Pour ce qui te
concerne, il n’appartenait pas aux dernières catégories. Peut-être relevait-
il simplement d’une classe intermédiaire entre la première et la
deuxième : les adultes qui aiment fréquenter les enfants et se lier d’amitié
avec eux. Lewis Carroll, qui fut de ceux-là, ne commit à ta connaissance
nul autre crime que de manifester une affection un peu trop insistante
auprès de ses petites amies, qui s’en agacèrent et en furent, pour certaines,
troublées, comme tu le fus toi-même à ta manière.
Dès que le consentement sexuel est psychologiquement et légalement
possible (en France, à partir de quinze ans), l’affaire prend une toute autre
tournure. Tu te souviens d’avoir vu dans un restaurant de Lyon un prêtre
en soutane dîner en tête-à-tête avec un jeune homme plein de charme et
d’élégance, sans doute à peine majeur. Tu te serais cru transporté dans
une scène des Amitiés particulières ou de La Ville dont le prince est un enfant,
sauf qu’ici, à l’évidence, c’était le jeune homme qui flirtait et minaudait,
comme pour attiser les espérances de son mentor. Le désir n’a pas d’âge,
et il souffle où il veut.

1. Tu t’abstiens de nommer ici l’odieux criminel belge qui défraya la chronique en 1996 : la
damnatio memoriæ paraît seule adaptée.

2. Voir Françoise Lavocat, Fait et Fiction : pour une frontière, Paris, Le Seuil, 2016, p. 297-302.
PERMUTABILITÉ

« Ma femme », « mon mari », disent les couples hétérosexuels. Tu as


beau savoir que ces formules ne sont que d’usage et dénuées de
signification forte, tu ne peux t’empêcher d’y entendre l’énoncé d’une
possession : cette femme est la mienne, ce mari est le mien (ou celui à qui
j’appartiens). Le mari va à cette femme, cette femme à ce mari. Tout
homme est censé avoir une femme : c’est celle-ci qui est à moi. Toute
femme doit avoir un mari : le voici.
Certaines disent même : « mon homme », comme si elles étaient enfin
pourvues de cet appendice relationnel ou physiologique qui leur
manquait pour être vraiment complètes ou présentables. La langue
allemande impose littéralement cette dénomination : mein Mann, disent
les épouses traditionnellement condamnées aux trois K des enfants
(Kinder), de la cuisine (Küche) et de l’église (Kirche).
Quand un gai dit « mon compagnon », voire « mon mari », ou une
lesbienne « ma compagne », « ma femme », c’est autre chose qui se joue,
te semble-t-il : une réciprocité, une égalité des relations, la liberté d’une
permutation, une fraternité plus qu’une possession ou une soumission.
Car l’autre du compagnon, c’est encore un compagnon ; l’autre de la
compagne, une compagne. Les rôles sont entièrement équivalents et
permutables.
Certes, ils ne le sont pas nécessairement dans la pratique de la vie
commune, où tâches et fonctions se partagent et se différencient comme
partout. Mais ce partage s’inscrit dans l’empirisme d’une relation
singulière, qui n’est superposable à nulle autre et ne se voit pas imposer
de l’extérieur une quelconque détermination de type social, exigeant, par
exemple, de la femme qu’elle s’occupe des tâches ménagères et des
enfants quand le mari part bichonner sa voiture.
Chaque couple gai ou lesbien doit inventer sa relation, et l’invente de
façon plus libre qu’un couple hétérosexuel (non absolument libre
toutefois, car les différences d’origine sociale, d’éducation, de métier,
etc., jouent un rôle dans cette relation comme elles le font également
chez les couples hétérosexuels). Chez les gais, le langage n’impose rien. Il
ne vient pas légitimer un ordre a priori.
Tu te souviens d’avoir entendu à la radio un couple hétérosexuel
raconter ses soirées de libertinage dans un club privé : ils avaient beau se
considérer fièrement comme des modèles de libération sexuelle, la
femme avouait avec beaucoup d’ingénuité demander toujours l’accord de
son mari avant de se livrer à un autre homme, tandis que le mari, lui,
forniquant de-ci de-là, n’avait aucun de ces scrupules – exemple flagrant
du principe d’inégalité qui structure le lien hétérosexuel. Tu conçois mal
que dans des circonstances semblables un couple gai ou lesbien puisse
suivre une règle de caractère si dissymétrique : sauf exception, ce qui vaut
pour l’un vaut aussi pour l’autre ; les droits et devoirs du premier sont
aussi ceux du second ; la permutabilité des rôles n’est pas limitée par la
langue.
Permutabilité, toutefois, ne signifie pas identité : dans ces couples de
même sexe, il s’agit non pas de l’effrayante dictature du même, que
brandirent les opposants au partenariat civil et au mariage pour tous
comme une menace pour l’ensemble de la société, mais de la liberté
conférée par l’égalité et la fraternité – une libération par rapport à tous les
rôles sociaux, plus facile ici que dans les couples hétérosexuels.
Une telle liberté et une telle indifférenciation des rôles sont difficiles à
admettre de l’extérieur. Pour en dissimuler la force subversive, il s’est
donc imposé dans l’usage une représentation hétéronormée de la relation
homosexuelle, selon laquelle tout couple de même sexe consisterait en
l’union d’un homosexuel plus masculin et d’un autre plus féminin, d’un
actif et d’un passif, comme s’il devait forcément reproduire en son sein la
dissymétrie fondamentale du couple hétérosexuel. Ce modèle
hétéronormé va jusqu’à s’imposer aux représentations habituelles de la
sexualité homosexuelle : la pénétration y est proposée comme l’alpha et
l’oméga de toute activité sexuelle, comme si les partenaires de même sexe
étaient condamnés à mimer (en moins bien, évidemment) la pratique
hétérosexuelle commune.
Telle est la prégnance de ces représentations qu’elle s’est répandue chez
les gais eux-mêmes : la production pornographique destinée à leur usage
privilégie le plus souvent les scènes de pénétration, avec ses rôles bien
définis et en général non interchangeables, alors même que la réalité des
pratiques sexuelles entre partenaires de même sexe est infiniment plus
variée que ne le laissent concevoir la plupart des films pornographiques,
et alors même que ces pratiques sont bien plus permutables qu’on ne se
plaît communément à l’imaginer, et n’engagent pas de différenciation
nette des rôles. Tu ne peux t’empêcher de reconnaître dans cette
représentation standardisée des relations sexuelles gaies l’influence
pernicieuse du modèle hétérosexuel dominant, à laquelle en définitive les
gais échappent plus difficilement qu’ils ne voudraient.
La permutabilité des rôles, c’est cela qui gêne le monde,
fondamentalement.
PROSTITUTION

Il arriva parfois que, dans la discussion préludant à une rencontre, on te


proposât de l’argent, sans que tu le demandasses. On t’offrait de te payer.
Tu fus parfois tenté par cet argent de poche imprévu, que tu aurais
aussitôt dépensé pour quelque caprice sortant de l’ordinaire (vêtement
chic, repas fin, curiosité artistique ou bibliophilique). Jamais tu n’acceptas
cependant, te contentant de trouver l’offre amusante et, finalement, assez
flatteuse, puisque l’on ne croyait pas que tu pusses te donner
gratuitement : tu avais un prix ou, du moins, le rendez-vous que tu
proposais en avait un.
Il est vrai qu’en acceptant cet argent tu aurais eu l’impression de te
priver d’une liberté essentielle dans la relation : celle de dire non à tout
moment et de partir si l’envie t’en prenait. Tu ne voulais pas être lié par
un contrat. Et puis tu n’avais pas besoin de ce revenu supplémentaire.
Néanmoins, tu n’as jamais trouvé dégradante une telle proposition et
n’eusses pas cru, en l’acceptant, déchoir à tes propres yeux. Tu regrettes
même de n’avoir pas accepté au moins une fois, pour le seul plaisir de te
dire – ou de pouvoir dire à d’autres, ici par exemple – qu’une fois au
moins tu aurais été payé pour un acte sexuel. Toute expérience est bonne
à prendre. Toute fanfaronnade également. En tout cas, la frontière qui
sépare une relation tarifée d’une relation gratuite t’a toujours semblé
extrêmement ténue, et tu fus bien près de la franchir.
Aussi as-tu souvent du mal à comprendre les arguments contre la
prostitution, visant à l’interdire comme une relation en soi dégradante
pour celle ou celui qui se prostitue.
La seule fois où tu eus recours à la prostitution en tant que client, tu
avais à peine plus de vingt ans. Tu voulais tester une relation sexuelle
avec une femme, et il te semblait plus honnête et plus commode d’avoir
recours à une professionnelle. Sans entrer dans des détails grivois, il te
faut avouer que, ce jour-là, jeune blanc-bec confronté à une
péripatéticienne plus âgée que toi, tu n’en menas pas large et que, s’il y
eut exploitation, tu en fus moins l’auteur que la victime. Si l’on t’eût dit,
aux termes de l’absurde et scandaleuse loi française en vigueur
aujourd’hui, qu’en tant que client tu étais coupable, forcément coupable,
tu aurais volontiers ri au nez de tes accusateurs (si tu en avais eu le
courage).
Car ce n’est pas parce que tu paies que tu es en situation de supériorité.
Bien au contraire, tu éprouvas souvent l’inverse avec ceux qui
souhaitaient te rémunérer : c’était toi qui en imposais et eux qui étaient
demandeurs. Tu aurais pu avec eux obtenir beaucoup. Les relations de
domination sont infiniment plus complexes que les modèles imposés par
certaine sociologie.
Les adversaires de la prostitution se laissent abuser par une vision
limitée des relations entre les sexes et oublient qu’au moins un
cinquième du commerce sexuel est de type gai. Envisager la prostitution
comme un simple problème de relation entre les hommes et les femmes,
c’est donc forcément caricaturer la situation et se condamner à ne rien
comprendre à sa complexité.
Dans une relation tarifée entre hommes, le rapport de force est plus
équilibré qu’entre un homme et une femme : preuve que le problème
n’est pas la prostitution en tant que telle, mais la protection des femmes
prostituées dans l’exercice de leur métier. La prohibition de la
prostitution ne fait qu’aggraver le problème, puisqu’elle crée une
clandestinité plus difficile à traquer, comme cela s’est vu en Suède, et
rend presque impossible la prévention médicale.
Plus grave, quand le législateur fait mine d’ignorer l’existence d’une
prostitution de type gai ou la compte, contre toute évidence, comme
quantité négligeable, il pratique une fois encore une discrimination à
l’égard des gais en leur retirant, au nom de la protection des femmes
prostituées, un droit fondamental : celui de la libre disposition de leur
corps. Tous du reste sont lésés, puisque tous, hommes et femmes, gais et
hétérosexuels, sont alors privés de cette capacité de disposer librement de
leur corps.
De quoi s’agit-il en effet ? Tu as une relation sexuelle consentie avec
un ou une inconnue : libre à toi. Tu l’accompagnes d’un échange de
monnaie : te voici passible de deux mois d’emprisonnement. La
disproportion de l’acte et de la peine a quelque chose de risible.
Quel crime as-tu donc commis ? Non pas sans doute celui de la
commercialisation en soi : les autorités ont depuis longtemps
marchandisé sans s’émouvoir bien des services autrefois publics ou
gratuits. Or, si tout peut être commercialisé sauf la sexualité, même entre
deux adultes consentants, c’est qu’il y aurait en elle ce qu’il faut bien
appeler du sacré. Libre à chacun de le croire, mais est-ce à une république
laïque de s’en faire l’apôtre ? Jusqu’à nouvel ordre, un péché n’est pas un
crime.
« Oui, te dira-t-on, mais on n’a pas le droit de vendre son corps. »
Nuance : les prostitués, hommes et femmes, ne vendent pas leur corps ;
ils vendent un service rendu avec leur corps. Ce n’est pas la même chose.
Les acteurs, les danseurs, les sportifs en font autant, de même que les
déménageurs ou les ouvriers du bâtiment, chacun selon des modalités
propres. Cela peut aller jusqu’au sacrifice de la santé, voire de la vie : ainsi
des cascadeurs, ainsi des militaires. Sera-t-il permis de gagner de l’argent
en faisant la guerre, mais pas l’amour ?
« Oui, mais les femmes prostituées ne sont pas libres de leurs actes. »
Sont-elles plus aliénées que ces femmes de ménage qui vont tous les jours
à quatre heures du matin nettoyer les bureaux des grandes entreprises ?
Nombreuses sont les prostituées à revendiquer le droit de pratiquer
leur métier librement : au nom de quel principe oseras-tu leur dénier la
responsabilité de leurs actes ? Existerait-il une catégorie de personnes (des
femmes et des gais, comme par hasard) qui ne seraient pas considérées
comme majeures et responsables ? Les bourgeois de Maupassant ne s’y
prenaient pas autrement pour refuser à Boule de suif son honneur et sa
dignité. Au prétexte de protéger les femmes, on les met sous tutelle, et
l’on te vend en réalité une loi d’ordre moral.
Bien sûr, il y a des réseaux criminels qu’il importe à toute force de
démanteler : il n’y faut que de l’argent et des moyens humains, qu’une loi
n’a ni vocation ni capacité à remplacer. On ne réprime pas un abus en
supprimant une liberté.
Où s’arrêtera le processus ? Si la prostitution est interdite, la
pornographie doit l’être également, ainsi que la nudité sur les affiches,
dans les livres, les médias et les expositions : acteurs et mannequins ne
font pas moindre commerce de ce corps désormais légalement sacralisé.
Une nouvelle brigade des mœurs prendra au piège les clients potentiels
par des offres trompeuses d’amours tarifées. Voilà donc déjà la police
entrée dans les chambres et les têtes, au mépris des valeurs fondamentales
de la République et de la démocratie. Pour en arriver là, quels prêtres ou
quels imams as-tu donc sans le savoir élus au Parlement ?
Or, elle provoqua finalement très peu de débats, cette loi de
prohibition sexuelle et morale visant à l’interdiction de la prostitution et
à la pénalisation des clients. Tous les élus eurent l’air tétanisés, dans la
crainte de paraître complices de crimes horribles. Seules quelques
femmes osèrent contester le projet1, mais la parole sembla là-dessus
interdite aux hommes – comme s’ils se fussent rangés d’office du côté des
coupables et qu’il n’y eût pas également des prostitués masculins.
Lorsque toi-même pris la parole publiquement2, c’est parce qu’en tant
que gai tu pouvais avoir sur la question un sentiment particulier, distinct
du point de vue hétérosexuel. Non suspect de volonté de domination sur
les femmes, tu jouissais d’une liberté interdite aux hommes hétéros. Las,
la loi scélérate n’en fut pas moins votée finalement. La société aurait tout
à gagner à prendre en compte de temps à autre le savoir gai sur le monde.

1. Notamment, Élisabeth Badinter, Régine Deforges, Caroline Eliacheff, Élisabeth de


Fontenay, Claude Habib, Nathalie Heinich, Véronique Nahoum-Grappe et Céline Spector, avec
lesquelles tu signas (ainsi que quelques hommes : Claude Lanzmann, Philippe Raynaud et
Georges Vigarello) « L’interdiction de la prostitution est une chimère », Le Nouvel Observateur,
no 2494, 23 août 2012, p. 34.

2. « Non à la police des consciences et des corps. Contre la loi sur l’abolition de la
prostitution », Le Monde, 22 décembre 2011, p. 21.
REFUGES

Étranger à ce monde, tu en cherches d’autres plus hospitaliers. Tu


abordas le Japon plein d’émerveillement devant cette culture où
l’homosexualité jouit d’une visibilité traditionnelle, qu’il s’agisse des
mangas yaoi, représentant des amours entre garçons, ou, plus
lointainement, de ce classique de la littérature du XVIIe siècle, Le Grand
Miroir de l’amour mâle, d’Ihara Saikaku, où sont célébrées les passions
homoérotiques d’acteurs et de samouraïs. Il n’est jusqu’aux phallus adorés
dans certains rites shintoïstes qui n’exercent leur pouvoir de fascination.
Rien de comparable pourtant à ce que fut pour toi la découverte de
l’Antiquité classique : une seconde naissance. Tu te pris très tôt de
passion pour la mythologie grecque et romaine, dévoras tout ce que tu
trouvais sur le sujet, appris au collège et au lycée le grec et le latin,
poursuivis ces études jusqu’à l’université, ne cesses d’écrire et de réfléchir
sur ces matières et, encore aujourd’hui, ne peux guère t’endormir sans
avoir lu une page ou deux de littérature ancienne – dans le texte, tu y
tiens : le contact quotidien et pour ainsi dire physique avec ces langues
t’est devenu un besoin d’ordre presque vital.
Cette passion à laquelle ne prédisposaient ni ta famille ni ton entourage
doit tout à un magazine pour la jeunesse auquel tu étais abonné. Tu te
souviens encore de ce dossier spécial consacré à la mythologie. Tu avais
neuf ans. Les dessinateurs n’avaient pas hésité à représenter les dieux et
les faunes totalement nus : c’était la liberté des années 1970, sensible
jusque dans ce journal d’inspiration catholique. Sur beaucoup de dessins,
les parties génitales masculines étaient bien visibles, quoique juste
esquissées, et ce détail anatomique décida curieusement de toute ton
orientation intellectuelle ainsi que de ta carrière future.
C’est un univers nouveau qui s’ouvrait à toi. Tu découvrais un monde
étrange où les hommes vivaient nus, dans une sorte de sexualité sans
contrainte, et ce monde avait droit de cité dans ton propre monde, on
pouvait l’étudier à l’école, c’était même valorisé. Quel vent de liberté !
Quel espace à explorer ! Encore maintenant, quarante ans plus tard, tu ne
peux guère songer à ce moment exaltant de découverte sans en ressentir
comme les arrière-secousses. Et pourtant tu sais aujourd’hui que les
représentations et les usages sexuels en cours dans l’Antiquité étaient
loin, en fait, de cette émancipation absolue que tu croyais y trouver
lorsque tu avais dix ans : ils obéissaient à des règles précises, quoique
différentes des nôtres. Ce monde n’était pas plus libre que le nôtre, juste
diversement organisé. Mais cette illusion de liberté sexuelle, cette
omniprésence de la nudité, surtout masculine, cette place donnée aux
amours de même sexe, tout cela nimbait et nimbe encore pour toi cette
période de l’histoire et cette civilisation d’une aura et d’un magnétisme
auxquels tu ne peux te soustraire. Tu t’y sens irrésistiblement aimanté,
avec le sentiment que ce monde lointain ouvre sur une proximité,
comme une intimité. Quelque chose qui te touche au plus profond de
tes désirs. Ces absents, ces disparus te sont plus familiers que tes
contemporains.
Les hétérosexuels sont forcément plus en phase avec le temps présent,
puisque ce temps est celui de l’hétérosexualité triomphante, sinon
oppressive (et cette période a beau durer depuis quelques siècles déjà,
plusieurs s’emploient sous des bannières plus ou moins avouables à la
vouloir prolonger de quelques autres siècles encore). Pour trouver sa
place, un gai n’a d’autre ressource que de se projeter dans un passé rêvé
ou bien dans le futur. Le futur, c’est le militantisme, la volonté de
transformer le monde et d’entretenir l’espoir. Le passé, c’est la possibilité
de récupérer une légitimité perdue : sans conférer aucun droit par lui-
même, il donne une histoire. Et l’histoire, c’est la légitimité sensible à
l’imagination.
L’Antiquité classique te propose la diversité sexuelle à laquelle tu
aspires, et te la propose – c’est cela qui est remarquable – non pas dans les
marges, mais au cœur même de la culture dominante. Bien utilisée, cette
dernière te fournit les armes pour faire évoluer la société, voire la
combattre.
Frédéric II de Prusse trouva dans la référence antique la force de vivre
une sexualité différente. Promène-toi dans le parc du château de Sans-
Souci : toi aussi, tu eusses voulu élever à l’amitié, caché sous les arbres, ce
gracieux temple monoptère, avec ses médaillons dédiés aux grands
couples masculins de la mythologie, Achille et Patrocle, Héraclès et
Philoctète, Thésée et Pirithoüs, Nisus et Euryale. Comme tant d’autres
générations d’étudiants avant et après eux, les héros de Maurice, le roman
de Forster, trouvent dans la lecture de Platon l’éloge bienfaisant de
l’amour des garçons. Fasciné par le matelot Billy Budd, le capitaine Vere,
lui, se tourne vers Plutarque : « Plutarque... les Grecs et les Romains...
leurs problèmes et les nôtres sont les mêmes. » La poésie atemporelle de
Cavafy ne dit pas autre chose.
Temple de l’Amitié
Parc de Sans-Souci, Potsdam

Qu’importe s’il s’agit ici d’interprétations faussées de ce qu’était


réellement la pédérastie grecque. Il y a pour les jeunes gais un usage
émancipateur de l’Antiquité : elle propose d’autres modèles de
comportement, d’autres visions du monde, d’autres systèmes de valeurs.
Elle apprend à fuir la domination parfois insupportable subie par
l’adolescent lorsqu’il découvre son orientation sexuelle différente. Quand
Homère, Pindare, Sophocle, Platon, Virgile, Pétrone, Martial, Apulée
montent à la barre pour te défendre, tu n’as plus rien à craindre : te voici
paré pour la vie.
D’autant plus absurdes et criminelles furent les réformes qui visèrent
dernièrement en France à réduire presque à néant l’enseignement des
langues anciennes au collège et au lycée. Était-ce bien le moment, en
pleine période d’attentats fanatiques, de priver la jeunesse de la
confrontation à une altérité salutaire, où les monothéismes ne faisaient
pas encore régner la terreur et où les mœurs ne s’étaient pas encore figées
dans un hétérosexualisme oppresseur ? La leçon de grec et de latin est
d’une utilité démocratique et républicaine sans égale. Quelle ignorance
faut-il au sommet de l’État pour que les puissants voient en cette matière
la perpétuation d’une domination de classe, alors que c’est tout le
contraire : ces études sont les plus subversives qui soient, celles qui,
comme les mathématiques, donnent aux marginaux le moyen de mettre
le monde à distance pour le réinventer.
Sans doute les hétéros s’attachent-ils moins à l’Antiquité que tu ne le
fais. Tu peux le comprendre. Tu y tiens, quant à toi, comme à une
caution vitale, le gage de ton existence, la source en ce monde de ta
propre légitimité, la possibilité toujours ouverte, toujours à saisir,
d’inventer des formes de vie nouvelles.
SCEPTICISME

Longtemps, tu n’as pas su que tu étais gai.


Du moins en as-tu douté, alors même que tu as toujours été attiré par
les jeunes gens un peu plus âgés que toi. Tu voulais les imiter dans leur
façon de s’habiller. Tu cherchais les occasions de voir des corps masculins
nus. Leurs organes sexuels te fascinaient. Par ailleurs, tu n’éprouvais
aucun de ces sentiments à l’égard des jeunes filles et des femmes, qui te
laissaient indifférent.
Pour autant, tu ne croyais pas que ton attirance pour les hommes et les
jeunes gens fût en rien sexuelle. À tes yeux, cette attirance montrait
justement que tu n’étais pas encore entré dans le monde de la sexualité,
avec ses désirs et ses besoins propres.
Très tôt, en effet, vers l’âge de onze ou douze ans, tes parents t’avaient
offert un manuel d’éducation sexuelle, le meilleur disponible à l’époque.
Il en existait diverses versions, déclinées en fonction de l’âge du lecteur,
mais, plutôt que de te donner celle qui correspondait à ton âge, tes
parents, confiants en ton intelligence et ta maturité, t’avaient donné celle
qui était destinée à des adolescents plus âgés, voire à de jeunes adultes. Tu
lus le livre en entier, le relus, et y regardas avec plaisir les photos
d’hommes nus, auxquelles tu retournas plus souvent qu’à leur tour.
Le manuel était fort clair sur un point en particulier, qui te marqua
profondément : le désir homosexuel et la sociabilité homoérotiques ne
constitueraient qu’une étape de la formation de l’adolescent avant qu’il
ne s’engageât sur la voie saine et normale de l’hétérosexualité ; s’il arrivait
que certains individus s’arrêtassent en chemin à ce stade élémentaire du
développement, jamais ils ne connaîtraient la sexualité mûre et épanouie
de l’adulte ; ils deviendraient des homosexuels, les pauvres. Tout cela dit
avec beaucoup de commisération pour ces êtres anormaux et mal
arrangés par la nature, moins dignes de reproches que de soins et de pitié.
Bref, la vulgate freudienne sur la question.
La chose était donc claire pour toi : ton attirance pour les individus de
ton propre sexe prouvait que ton développement sexuel était en cours et
que tu n’avais pas encore atteint la maturité.
Il n’est pas impossible que cette conviction ait freiné l’épanouissement
de ta sexualité physiologique. Tu ne découvris en effet la masturbation
que vers la fin de ta dix-septième année, bien que tu en connusses
l’existence théorique justement par ce livre d’éducation sexuelle. Mais tu
ne savais pas comment procéder malgré tes efforts (il faut dire que tu ne
fus jamais très doué pour les mouvements du corps), et puis sans doute ce
besoin organique ne se manifestait-il pas avec suffisamment de force pour
t’obliger à trouver la solution. Celle-ci ne t’apparut que fort tard, donc, et
tu te souviens encore très bien du lieu et du moment de cette découverte
de toi-même par toi-même.
Longtemps tu crus que ce retard était dû à ta suractivité intellectuelle,
au fait que ta vie disparaissait tout entière dans les livres que tu lisais avec
boulimie, arrêtant ainsi ton développement physiologique. C’est bien
possible.
Mais il est possible également que ton refus d’un désir qui te paraissait
impropre et immature, à en croire ton manuel d’éducation sexuelle, ait lui-
même arrêté ton développement sexuel, et que cette énergie restée
disponible n’ait pu se divertir que dans l’activité intellectuelle. Auquel cas
c’est ton refus de l’homosexualité qui aurait favorisé le développement de
ton intellect pendant l’adolescence.
Une fois découvert le plaisir sexuel, tu sus alors fort bien que ton désir
te portait vers ceux de ton sexe, puisque c’étaient les seuls qui excitassent
ta sensualité. Mais longtemps encore tu n’osas croire à la réalité et au
caractère définitif de ton propre désir. À l’instar de tels jeunes adultes de
petite taille, qui se persuadent que leur croissance n’est pas terminée et
que le temps finira par leur apporter les quelques centimètres qu’ils
espèrent, tu pensas longtemps que ton développement sexuel ne se
terminerait pas là et que tu finirais par aimer les femmes.
À l’âge de vingt-deux ans, pour en avoir le cœur net, tu voulus voir ce
que donnerait l’amour avec une femme : l’acte fut accompli, et par deux
fois même, mais sans désir et sans plaisir particulier. Ce fut la preuve que
tu attendais : tu n’aimais et ne désirerais jamais que des hommes, et tu en
pris ton parti. Tu crus enfin en ton désir.
Ta vision du monde en fut changée. Quelques semaines plus tard, tu
déclaras ta flamme à celui qui deviendrait le compagnon de ton existence,
et autour duquel tu tournais depuis de longs mois déjà.
Pendant toutes ces années d’adolescence où tu vis en toi monter un
désir que les livres dits scientifiques à ta disposition, même les mieux
intentionnés, présentaient comme mal engagé et anormal, ta méfiance
envers la psychanalyse ne fit également que croître. Simple était
l’alternative : soit faire crédit à ton désir et l’assumer pleinement ; soit te
considérer, à la lumière de cette doctrine freudienne des
années 1970 et 1980, comme un être difforme et voué à une vie
incomplète. Tu te rappelles que ce manuel d’éducation sexuelle, même
s’il décrivait l’homosexualité, s’adressait toujours à son lecteur comme à
un hétérosexuel : déjà, tu étais exclu.
Pour toi, l’apprentissage de la sexualité gaie coïncida avec celui d’un
scepticisme généralisé. Scepticisme à l’égard de ton propre désir, d’abord,
auquel tu n’osais pas accorder ta confiance. Scepticisme à l’égard des
discours, ensuite. De tous les discours, de tous les maîtres, même les plus
autorisés ou, plus exactement, surtout ceux-là, c’est-à-dire surtout ceux
qui prétendent dicter ta vie : maîtres et discours politiques, religieux,
philosophiques, scientifiques, dont, même si certains peuvent t’attirer, tu
te sens toujours séparé comme par une cloison mince quoique
infranchissable. À la base de tout discours sur le monde, tu perçois une
illégitimité. Tu te méfies des autorités. Tu te méfies des théories, de
toutes les théories.
Mais tu te méfies également de toi-même, de ce que tu peux penser.
Tu n’es pas certain de détenir une vérité. À chaque phrase que tu écris, tu
voudrais apporter un correctif, une concession, parfois même écrire la
phrase inverse.
Écrire, c’est s’engager dans une instabilité profonde : tu dois croire au
moins un instant à ce que tu penses pour pouvoir l’écrire, or pour toi le
moteur de l’écriture réside au contraire dans la méfiance à l’égard de ce
qui est jeté sur le papier, dans le besoin d’ajouter pour corriger et
compléter, et ainsi avance le texte, parce que, tu en as le sentiment
profond, aucune phrase ne dit jamais la vérité – même celle-ci.
SIGNES ET SYMÉTRIE

Tu descends l’escalier et arrives sur le quai du métro. Lui sort au même


moment du train qui était là et qui repart. Vous vous croisez en vous
dévisageant. Tu te retournes : il est là, attendant sur les premières
marches de l’escalier, avec sa valise, que tu fasses quelques pas en arrière
vers lui. Tu hésites. Il attend toujours. Toute tierce personne s’étonnerait
sans doute de vous voir tous les deux pratiquer un tel jeu, mais le quai est
quasiment désert et la disposition des lieux est telle que nul ne peut
apercevoir ton interlocuteur silencieux ni savoir vers qui ou vers quoi tu
te retournes. Tu hésites encore, ne parviens pas à te décider, ne peux
t’empêcher néanmoins de trouver la situation d’une franche drôlerie.
Mais tu entends le train suivant qui arrive. Tu abandonnes la partie et fais
signe au jeune homme d’y aller. Il monte finalement les marches, avec un
regret égal au tien, tu le supposes, tandis que les portes du train se
referment derrière toi.
Jamais tu ne sauras exactement ce qui se fût produit si tu avais fait les
quelques pas en arrière sollicités. Tu peux néanmoins le deviner :
échange d’adresses et de coordonnées, puis rendez-vous non pas le soir
même (tu étais attendu), mais dans les jours suivants.
Les choses se passent-elles ainsi dans les relations hétérosexuelles ? Tu
as du mal à imaginer qu’une femme puisse avoir avec un homme le
même comportement que ce voyageur avec toi, ou que toi avec lui.
Évidemment, tu ne parles pas par expérience directe, et ce que tu penses
à ce sujet en dit sans doute plus long sur toi et sur tes propres
représentations du monde que sur la réalité des relations entre les sexes.
Cette réserve faite, il te semble que le monde hétérosexuel pratique
davantage la nuance, la prudence et la progressivité de l’approche.
Ici, au contraire, tout est plus direct. Les signaux sont clairs de part et
d’autre : aucune ambiguïté. Il s’arrête, tu t’arrêtes, vous vous retournez :
que demander de plus ? Chacun sait ce que ressent l’autre, et le désir, sauf
accident, débouche très vite sur la rencontre et la consommation. Nulle
raison de retarder inutilement l’échéance. L’exacte symétrie de la relation
permet la transparence du désir.
À l’inverse, il y a dans la relation hétérosexuelle une asymétrie
fondamentale qui complique et perturbe la communication (l’enrichit
peut-être, aussi). Il faut à l’homme apprendre ce qui plaît à une femme, et
vice-versa. Ce n’est pas facile.
Rien de tel chez les gais : quand tu sais ce qui te plaît, tu sais
généralement ce qui plaît à l’autre. Quand tu maîtrises tes propres
signaux, tu maîtrises aussi ceux de ton partenaire : cela fait un code de
moins à apprendre. Plus claires sont les intentions, plus rapide leur
réalisation.
Tout n’est pas toujours si simple, cependant, car encore faut-il
connaître ton propre désir : ce n’est pas donné à tous tout le temps. Il y a
ceux également qui, tout en lisant fort bien les signaux reçus et en faisant
mine d’envoyer les réponses attendues, commettent en réalité une
tromperie caractérisée et ne se prêtent au jeu de la séduction que pour
jouir du seul plaisir narcissique d’être désirés, sans intention réelle de se
donner à l’autre (il t’est arrivé, tu l’avoues, de jouer à ce jeu pervers trop
répandu). Les obstacles à l’accomplissement sexuel du désir sont donc
nombreux, comme dans la relation hétérosexuelle. Mais ils se dressent
sur le fond d’une symétrie essentielle, qui renforce le sentiment de
connivence et de communauté.
SURFACE / PROFONDEUR

Actif / passif, top / bottom : les discours sur les gais, ceux qui les
décrivent de l’extérieur comme ceux qui émanent des gais eux-mêmes,
veulent à toute force t’imposer une catégorisation binaire structurée
autour de la pratique de la pénétration. Il y aurait ceux qui pénètrent,
d’un côté, et ceux qui se font mettre, de l’autre : on dirait une boutique
de bricolage, avec son rayon électricité divisé entre des étagères, à droite,
pour les prises mâles et, à gauche, pour les prises femelles. Soit l’un, soit
l’autre, on n’en sort pas, le monde tourne bien rond, et voici le bon
peuple rassuré.
Il existe en outre, dans les rubriques des petites annonces et des
réseaux de rencontre, ceux qu’on nomme versatiles, lesquels pratiquent les
deux positions. Ceux-là ne changent rien à l’économie générale du
discours, fondée sur la structure de l’emboîtement, électrique ou non : ils
ne font qu’alterner les deux pratiques (ou les mêler, dans le cas de
relations entre plusieurs partenaires simultanés), sans remettre en cause la
dichotomie fondamentale. Si la versatilité constitue une catégorie
intermédiaire, elle ne fait que confirmer l’existence de deux pôles
principaux entre lesquels se peut définir une position médiane.
Que les hétérosexuels se représentent les relations sexuelles entre deux
hommes en s’en tenant à ce schéma duel simpliste, tu ne saurais trop leur
en vouloir, tant leur univers mental est marqué durablement par l’image
de la copulation. Celle-ci demeure, malgré mille autres pratiques
possibles, l’acte sexuel de base entre un homme et une femme, le seul en
tout cas qui permette la reproduction. Qu’un hétérosexuel ne puisse se
figurer une relation sexuelle entre deux hommes que sur le mode de la
copulation, simulée, feinte, piètrement imitée bien sûr, voilà qui va de
soi. La sexualité gaie serait condamnée à proposer au mieux une parodie
ou un succédané de la pénétration hétérosexuelle. Sodomie, faute de
mieux.
Par un effet de simplification supplémentaire, les représentations
populaires font de tous les gais des « enculés », alors que la logique pure
voudrait qu’il y en eût aussi d’« enculeurs », comme le sait n’importe quel
usager du réseau électrique : pas de prise femelle sans son équivalent
mâle. Tu vois bien comment cette réduction abusive des gais au rôle
passif fonctionne à la fois comme une insulte homophobe et un jugement
misogyne, fondée comme elle l’est sur une dévalorisation du rôle
féminin, réputé indigne d’un homme véritable. Un hétéro de ta
connaissance avouait par plaisanterie se mettre dos au mur chaque fois
qu’il croisait tel collègue gai : voilà au moins un homophobe qui avait
compris la complexité de la situation. Il faut croire qu’ils ne sont pas tous
stupides.
Tu comprends moins facilement pourquoi les gais eux-mêmes ont
adopté cette bipartition simplificatrice entre actifs et passifs, sinon parce
qu’ils sont dominés par les représentations majoritaires. L’hétérosexualité
habite leurs esprits et leur vision du monde à défaut d’orienter leurs
désirs.
Il n’y a pas de raison, autrement, que la sexualité gaie suive le modèle
hétérosexuel. Le plaisir s’obtient de tant de façons, les organes ont tant
d’usages, le corps propose une surface d’une telle flexibilité, où tout peut
devenir enjeu sexuel pour peu que tu y veuilles bien prêter quelque
attention. La sexualité gaie, telle que tu la connais, se pratique
singulièrement en surface : la peau n’est rien qu’un vaste empire dont
l’exploration peut se poursuivre de toutes les manières et presque sans
limite. Le monde hétérosexuel ne l’ignore pas, mais il restreint
ordinairement l’usage de la caresse à la fonction de préliminaire avant
pénétration, simple mise en appétit avant la pièce maîtresse obligée.
Que la pénétration ne soit nullement requise dans la sexualité gaie
libère cette dernière et l’ouvre à une réjouissante variété d’expériences. Il
s’agit d’un jeu de l’esprit et de la parole non moins que du corps. La
véritable dichotomie est celle non pas de l’actif et du passif, mais entre les
sexualités de surface et les sexualités de profondeur, entre l’exploration et
l’invasion, entre le toucher et la pénétration, entre la bidimensionnalité
de l’étendue et l’unidimensionnalité de la hauteur. Point d’échelle de
valeur, ici : juste l’intérêt de décrire au plus près les usages.
Tant d’autres dichotomies artificielles devraient être déconstruites, la
première étant sans doute celle de l’hétérosexualité et de l’homosexualité,
alors qu’existent tant de variations et de nuances individuelles, bien au-
delà de ces structurations conceptuelles imposées par la médecine et la
psychologie du XIXe siècle. Quatre catégories se sont récemment
imposées : les lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres. C’est sans doute
encore trop peu. On oppose aux sexualités queer les straight : le risque est
toujours de rigidifier une antinomie trop facile.
(Pendant que tu écris ces lignes, tes voisins hurlent à la mort lors d’une
séance de domination sadomasochiste que tu n’oses trop te représenter,
invitant dans ton livre une sexualité supplémentaire que tu n’avais pas
songé à y faire figurer de prime abord : tu remercies le réel et les fenêtres
ouvertes1.)
Chaque individu est lui-même multiple, divers, ondoyant. Tu ne
cesses de découvrir en toi des aspects nouveaux qui n’entrent pas dans les
cases prédéterminées. Ainsi es-tu le premier surpris de constater qu’un
film pornographique bisexuel, c’est-à-dire mêlant des hommes et des
femmes dans des postures variées, produit sur toi plus d’effet qu’un film
purement gai, alors même que tu n’éprouves strictement aucun désir de
type hétérosexuel, même à regarder ces scènes. Quelque chose d’autre se
passe, que tu ne saurais trop définir, mais qui accroît ton intérêt – le
sentiment, illusoire ou non, que dans ces films les garçons manifestent
une complicité masculine en se donnant entre eux plus de plaisir qu’avec
les filles, le souvenir peut-être des premiers films pornographiques que tu
vis dans des salles classées X ta majorité venue. (Chacun ses madeleines :
tu n’es pas particulièrement fier de celle-ci, mais Proust, après tout, ne
s’est pas non plus privé d’intégrer dans La Recherche ses fantasmes
intimes.)
Dans quelle case nouvelle et inconnue vas-tu devoir te placer ? Les
GTBSO (gais à tendance bi et straight occasionnelle) ? Seras-tu plutôt
sud-est ou sud-sud-est ? La rose des vents de la sexualité connaît presque
autant de nuances que de personnes et de moments. Il te paraît plus
sérieux de ne pas multiplier les catégories à l’infini. Le rasoir d’Ockham
doit s’appliquer en ce domaine aussi, et la plurivalence des termes et des
concepts être reconnue.
Longtemps tu t’es demandé comment une camarade de lycée avait pu
utiliser l’adjectif bandant pour qualifier tel garçon de ta connaissance. Tu
ne comprenais pas même ce qu’elle avait voulu dire : si une femme ne
peut pas bander au sens physiologique du terme, tu ne croyais pas qu’en sa
bouche le mot pût garder le même sens littéral qu’en la tienne. Outre
que tu étais mal renseigné sur la physiologie féminine, c’était surtout
méconnaître la versatilité non pas des hommes, mais des termes et des
concepts, et leur absence de congruence avec la réalité : les affects et les
sentiments sont plus nombreux que les mots du vocabulaire, et les limites
entre eux ne passent pas nécessairement là où on les attendrait. Ta
camarade de lycée te donnait sans le savoir ta première leçon de remise
en question des préjugés et des fausses dichotomies en matière de
sexualité. Et sans doute même la distinction de la surface et de la
profondeur, que tu viens pourtant de poser, mériterait d’être nuancée à
son tour. Tu lui trouves au moins l’avantage de rebattre les cartes et de
perturber les représentations toutes faites.
1. Tu remercies également Jean-Philippe Toussaint, dont l’étonnant Made in China, que tu lis
en ce moment, t’a inspiré cette métalepse audacieuse.
TAILLE

Le réparateur de ta bicyclette est un jeune homme tout à fait charmant,


qui te montre avec grâce et dextérité comment remplacer une chambre à
air. Tu l’écoutes et le regardes, intéressé, sans lui avouer que, si tu savais
toi-même réparer ton pneu, tu n’aurais plus besoin de lui rendre visite, ce
qui serait un crève-cœur. Enfin, si, tu te résous à le lui dire, mais te
bornes à lui indiquer que si tous ses clients bénéficiaient comme toi de
ses conseils, ils finiraient par faire eux-mêmes les réparations et par
déserter sa boutique : tu crois sage de maintenir ainsi la discussion au
niveau purement professionnel.
Pendant ce temps, sur la station de radio périphérique diffusée dans
son atelier, un animateur parle des méfaits des films pornographiques et
des inhibitions rencontrées par les hommes quand ils veulent se mesurer
aux stars du genre. On cite le nom d’un acteur célèbre pour la taille de
son pénis. Aussitôt, quittant le sujet passionnant de la chambre à air, ton
réparateur se met à commenter ce qui se dit à la radio, avec un petit
ricanement : « Il n’y a que les hommes complexés qui ont de ces
problèmes. »
Tu n’en reviens pas : alors que tu hésitais tantôt à donner une tournure
sexuelle à la conversation, voici que ton interlocuteur aborde le thème de
front. Tu brûles de lui poser une question du genre : « Ah bon, parce que
vous n’êtes pas complexé, vous ? Mais moi non plus, vous savez. J’ai des
arguments à faire valoir. Voyons voir : elle fait combien ? Comparons,
etc. » Tu te retiens toutefois, non par inquiétude sur tes propres attributs,
mais parce que vous n’êtes pas seuls et que le collègue de ton réparateur,
un vrai ours, est assis juste derrière vous.
Tu te contentes de prendre un air entendu, bien marri toutefois de
n’avoir pas plus de repartie et de ne savoir pas embrayer d’une manière
dégagée et plaisante, comme si de rien n’était, sur un sujet si prometteur.
La radio d’ailleurs passe à un autre thème, et vous retournez au pneu et à
sa chambre à air, aussi plate que tes espérances.
Plus tard, sur ton vélo regonflé, la scène repasse en ton esprit, et tu te
dis que tu avais décidément fort mal compris ce qui se passait. Tu ne
comprendras jamais rien aux hétérosexuels, tu le crains, et ne décodes
leur fonctionnement qu’avec difficulté.
Reprends donc l’incident par le menu : contrairement à ce que tu as
cru, la scène que tu as vécue n’avait rien de sexuel. Si ton réparateur a si
librement évoqué avec toi un sujet de cet ordre, c’était non pas comme
une ouverture ou un préliminaire, ainsi que tu l’as cru avec autant
d’espoir que de naïveté, mais précisément parce que de son point de vue
il n’y avait entre vous strictement rien de sexuel. Entre hommes, il était
en sécurité et pouvait te faire partager son intimité. Mieux encore : entre
hommes, il pouvait jouer au jeu si hétéro du mâle dominant, du mâle
alpha, et faire allusion avec assurance à la taille de son sexe en une belle
démonstration de virilité.
Voici ce que fût entre vous devenu ce concours de rodomontades si tu
avais poursuivi sur cette lancée et explicité ce qui en général reste de
l’implicite :
– Moi, j’ai la plus grosse.
– C’est la preuve que tu ne m’as pas vu.
– De toute façon, moi, je couche avec les plus canons.
– Charrie toujours. Tu ne sais pas qui j’ai emballée hier : tu vois la
meuf, là-bas ? Et puis de toute façon c’est moi qui ai la plus grosse
bagnole, etc.
Virgile, dans les Bucoliques, présente ainsi de ces chants amébées où
deux bergers luttent à enchérir entre eux par des fanfaronnades :
fonctionnement ordinaire de deux mâles hétérosexuels placés l’un en face
de l’autre.
Bref, tu n’as pas vécu une scène sexuelle, mais un rituel de
domination.
Ce qui s’engage ici, c’est une différence fondamentale entre gais et
hétéros concernant la représentation et l’importance des organes sexuels.
Pour toi, un sexe masculin n’est d’abord qu’un sexe, un organe, c’est-à-
dire un objet concret, matériel, cristallisant le désir. S’il peut
éventuellement acquérir une signification symbolique, c’est dans un
second temps seulement. Tu considères la taille plus comme un élément
de curiosité, d’excitation ou de fascination que comme un enjeu de fierté
virile tel que voudrait l’imposer la civilisation d’aujourd’hui.
(Il n’en allait pas de même chez les Grecs et les Romains, où les petits
gabarits étaient valorisés : étonnement des visiteurs de collections de
sculptures antiques dans les musées. Les anatomies à la Rocco Siffredi ou
à la Jeff Stryker sont toujours présentées par les Anciens comme des
contre-modèles.)
La taille du sexe n’est que l’un des paramètres de sa matérialité. Le désir
n’est pas proportionnel à la longueur : cet organe est complexe, d’aspect
contourné, formé de diverses parties aux usages divers, et bien des détails
entrent en ligne de compte dans l’appréciation, auxquels en général ne
songent guère les hétérosexuels. Au fond, tu te fiches bien de la taille en
tant que telle : elle ne fut jamais pour toi un critère très déterminant.
À l’occasion de ta rencontre avec le réparateur de bicyclette, tu
découvres au contraire que, aux yeux d’un homme hétérosexuel, à la
fonction reproductive et de jouissance du sexe viril se superpose une
autre fonction, d’ordre symbolique, qui recouvre et oblitère
complètement la fonction organique : le sexe viril devient phallus, arme
de guerre et de défi.
Il te vient à l’esprit ce poème de jeunesse de Paul Valéry, où un jeune
prêtre ensommeillé fait le rêve d’une lourde épée qu’il brandit pour
combattre les mauvais anges :

Sous les calmes cyprès d’un jardin clérical


Va le jeune homme noir, aux yeux lents et magiques.
Lassé de l’exégèse et des chants liturgiques
Il savoure le bleu repos dominical.

L’air est plein de parfums et de cloches sonnantes !


Mais le séminariste évoque dans son cœur
Oublieux du latin murmuré dans le chœur
Un rêve de bataille et d’armes frissonnantes.

Et – se dressent ses mains faites pour l’ostensoir,


Cherchant un glaive lourd ! car il lui semble voir
Au couchant ruisseler le sang doré des anges !

Là-haut ! il veut, nageant dans le Ciel clair et vert,


Parmi les Séraphins bardés de feux étranges,
Sonnant du cor, choquer du fer contre l’Enfer !...

Peut-on rêver plus phalliquement ? Apparu subitement au cours du


rêve entre les mains dressées du séminariste, ce « glaive lourd » ne laisse
guère de doute : l’équivoque est trop concertée pour être ignorée par le
lecteur.
Et pourtant il fut possible à Valéry de publier ce poème sans gêne
aucune, car, dans un monde où triomphe l’ordre phallocratique, la virilité
excuse tout. Elle rend même acceptable l’exhibition des organes sexuels,
puisque le sexuel se dissout dans le viril. Tu ne devais pas espérer de ton
réparateur de bicyclette davantage de scrupules. Tu le croyais
entreprenant ; il n’était que conquérant.
TERREUR

Rêve cette nuit (29 novembre 2015 – la date importe). Dans un


paquebot, avec les officiers du commandement. Ils sont jeunes,
sympathiques, sérieux (un peu le physique d’Orlando1, que tu vis il y a
deux jours). Le commandant, 30 à 35 ans, prend sa retraite (retraite bien
précoce, mais le rêve est ainsi fait). Son second, même âge, le remplace.
Une fête est organisée à cette occasion. Tu t’y trouves. Tu vois le
nouveau commandant assis à une table avec son copain. Tu te rends
compte alors que tout l’équipage est gai. Un sentiment de familiarité, de
connivence, de joie tendre, d’excitation t’envahit.
Mais tu n’as pas le temps de profiter de ce bonheur. Tout à coup, les
lumières s’éteignent au fond de la salle, puis de plus en plus près de toi,
comme si des rangées de néons étaient mises successivement hors circuit.
Tu entends des cris angoissants. L’ombre avance vers toi. Elle va bientôt
tout recouvrir. Au dernier moment, sur le point d’être atteint par la
nappe d’obscurité, tu vois dans le noir une silhouette masquée poignarder
chaque participant à la fête, l’un après l’autre. Elle se précipite sur le
nouveau commandant et son copain, les assassine, avance vers toi et te
donne un coup de couteau dans le ventre. Tu te réveilles.

Le récit de ce rêve, que tu relis, te terrorise encore.


Tu y trouves beaucoup d’échos de la journée précédente, où tu avais
écrit un texte comparant la Cité radieuse de Le Corbusier à un paquebot
sans commandant ni équipage ; tu y évoquais le souvenir d’un bal masqué
organisé sur le toit-terrasse. La veille au soir, tu avais également aperçu au
théâtre le beau Tancrède avec son copain, assis juste derrière toi. Tout ce
vécu du jour d’avant explique parfaitement le rêve – jusqu’à la scène
finale exclusivement.
À partir de ce moment, le rêve a associé spontanément la vie gaie à la
menace homophobe, aux terroristes du 13 novembre 2015, quinze jours
plus tôt, à la Troisième Intifada (celle des couteaux), et il a tourné
instantanément au cauchemar. La perception d’un bonheur gai idéal a créé
d’elle-même son négatif, cédant la place à un sentiment de terreur.
Ce songe effrayant te révèle une peur que tu croyais ignorer : sans que
tu t’en rendes compte, tu as assimilé confusément l’idée d’une menace
planant sur les gais. La terreur a gagné à ton insu. Le sentiment
d’insécurité triomphe alors même que tu ne te savais pas en danger. Les
terroristes de novembre ont pris ton inconscient en otage : tu découvres
qu’il y a, tapie au fond de toi, la peur d’être visé en tant que gai, parce que
gai.
Tu te souviens d’un soir dans ton quartier, il y a quelques années, où
tu rentrais du cinéma en compagnie d’Erwan. Il était tard, il n’y avait
personne, croyiez-vous, et vous vous teniez par la main. Tout d’un coup,
dans le noir, des cris, des insultes : c’était un groupe de jeunes au fond de
la rue, que vous n’aviez pas vus. Vous vous êtes lâché la main, vous avez
pressé le pas, vous vous êtes demandé s’ils allaient vous poursuivre.
C’était en plein Paris.
Il y a toujours pour les gais, dans le noir, une menace qui rôde,
invisible, prête à surgir au dernier moment, à l’instant où ils s’y attendent
le moins.
Les couples hétéros éprouvent-ils cette peur ? Se retiennent-ils de se
donner la main par crainte de susciter la moquerie ou l’hostilité ? Ils
ignorent le bonheur de vivre en paix avec le monde. Tout leur est donné.
C’est leur monde à eux, même s’ils ne le savent pas. Ou plutôt, parce
qu’ils ne le savent pas : ils ne se posent pas même la question – tranquille
possession qui s’ignore.
Vous, vous savez que ce monde ne vous appartient pas. Vous n’en êtes
pas. La liberté dont vous jouissez, vous l’avez arrachée. On pourrait tout
aussi bien vous la reprendre. Même montrés sur les écrans, même affichés
sur les murs, ces plaisirs que vous prenez gardent malgré vous encore un
peu de la furtivité d’avant – sentiment de voler une joie autrefois
défendue et maintenant permise.
Au cas même où vous l’oublieriez, il se trouve toujours des gens de
haute moralité pour vous rappeler que vous vivez sous un régime
d’excessive tolérance : ils défilent parfois sous des bannières à la gloire de
la famille dite traditionnelle.
Tu as presque honte d’écrire cela en France aujourd’hui, dans cette
ville et ce pays où deux hommes ou bien deux femmes peuvent se marier
devant madame ou monsieur le maire, où chacun peut vivre sa sexualité
plus librement que presque partout ailleurs dans le monde. Tu l’écris
comme soulagé d’avoir échappé à la traque, avec l’espoir que le
cauchemar ne reste qu’un cauchemar.
À ta grande surprise la peur t’a rattrapé.

1. Le 11 juin 2016, alors que tu récrivais le présent chapitre, tu choisis pour cet ami le
pseudonyme d’Orlando. Le lendemain, dans la ville du même nom, en Floride, se produisit
l’atroce massacre qui fit une cinquantaine de victimes dans une discothèque gaie. Elles eurent le
malheur de vivre pour leurs derniers instants ce que tu t’étais contenté de rêver et de raconter.
Avais-tu pressenti leur mort violente ? La leur avais-tu préparée à ton insu ? Tu ne peux
t’empêcher de te demander, par un absurde sentiment de culpabilité, si tu ne fus pas la source
invisible et inconsciente de leur destin et si, en choisissant un autre pseudonyme, tu n’aurais pas
détourné, voire annulé le sort – à supposer, bien sûr, que tu n’eusses pas dénommé ton ami
Austin, Pâris ou Francisco. Et si l’écrivain ne prédisait pas l’avenir, mais le provoquait purement et
simplement ? oserais-tu souffler au Pierre Bayard du Titanic fera naufrage.
URGENCE

La compréhension de l’expérience gaie est parasitée par des


oppositions et des parallélismes trompeurs. Hétérosexualité,
homosexualité : un changement de préfixe, et tu changes de sexualité.
Les normaux, les anormaux. Les straight, les queer. Il suffit d’invertir : les
hommes hétéros seraient des hommes-hommes ; les hommes gais des
hommes-femmes (prétendument divisés en actifs, hommes-femmes-
hommes, et en passifs, hommes-femmes-femmes). Idem pour les
femmes-femmes et les femmes-hommes. Il n’y aurait qu’à tourner le
bouton et à actionner l’aiguillage : miracle de la symétrie et de la
dichotomie !
Ce qu’on oublie dans le processus, c’est l’importance du nombre : il y a
une sexualité majoritaire et une autre minoritaire. Une sexualité
dominante, qui modèle l’ensemble de la société, et une autre, ou de
multiples autres, qui doivent se ménager une place au sein d’une société
longtemps aveugle, sinon hostile, à la diversité des orientations et des
expériences sexuelles.
De là quantité de conséquences pratiques et parfois inattendues, que tu
t’essaies à répertorier dans ces pages. Le sentiment d’urgence en fait
partie.
Urgence à rattraper le temps perdu, quand tu vois que depuis des
siècles les gais ont été maltraités, emprisonnés, torturés, mis à mort ou
simplement mis au ban de la société. Tu ne peux te contenter du devoir
de discrétion que voudraient t’imposer certaines institutions. « Faites
profil bas, et nous vous laisserons tranquilles » : tel serait le message. Non,
tu veux bénéficier des mêmes droits que tes voisins hétéros, même les
plus anodins.
Tu ne vois pas pourquoi on trouve charmants un homme et une
femme enlacés dans un jardin public, alors que dans le même temps l’on
condamne comme exhibition honteuse et scandaleuse deux hommes ou
deux femmes dans la même occupation. Tels ces maires qui, en France,
en 2016, exigèrent, au nom de la protection de l’enfance, le retrait
d’affiches de prévention du sida représentant un couple d’hommes.
La décision de ces maires relève autant de la censure que de
l’oppression, oppression non seulement des gais, mais des enfants,
lesquels sont, dès les années d’école, les premières victimes de
l’homophobie. Tu te demandes en quoi les écoliers en seraient plus
choqués que d’affiches montrant un homme et une femme s’embrassant,
ou bien d’une réclame pour une marque de lingerie présentant une
femme en sous-vêtements.
C’est justement aux enfants, dès le plus jeune âge, au moment où se
déclarent les premiers signes de l’orientation sexuelle, qu’il faut révéler en
urgence la diversité des situations et des pratiques amoureuses et déclarer
leur acceptabilité sociale, car c’est à ce moment-là que risquent de se
former les premières blessures et les premiers traumatismes. Tu songes à
ces malheureux jeunes gais, déjà conscients de l’être ou bien sur le point
d’accéder à cette conscience, qui furent traînés par leurs parents aux
manifestations contre le mariage pour tous : après une telle expérience, si
contraire à leur vraie personnalité, quels adultes deviendront-ils ? À quels
refoulements seront-ils exposés ? Enfance, que de crimes on commet en
ton nom !
D’où une deuxième urgence : celle de construire ta propre vie après
tant d’années passées et perdues à reconnaître et à accepter qui tu étais.
Sans doute n’ignores-tu pas le bénéfice secondaire de ces interrogations
existentielles : elles t’ont isolé de tes semblables, rejeté vers les livres et
mûri précocement, ont développé ton intelligence et affiné ton jugement
critique.
Tes camarades hétéros n’ont eu ni tels avantages ni tels inconvénients :
ils ont plongé sans arrière-pensée dans la vie qui s’offrait à eux, toute
tracée par le discours hétérosexuel ambiant. Ils ont profité en toute
simplicité des premiers flirts, des opportunités qui s’offraient à eux et
fondé successivement couple, foyer, famille.
(Tu schématises, évidemment, et sais bien que tout ne fut pas pour eux
toujours si rose : chacun eut aussi à résoudre ses propres problèmes. Du
moins la norme hétérosexuelle ne joua-t-elle pas frontalement contre
leurs propres intérêts, comme dans ton cas.)
Ton destin fut autre, et tu ne le regrettes pas. Mais tu sais qu’il te fallut
batailler pour inventer une vie qui n’était pas prédéterminée par les
traditions familiales et sociales, et que cette bataille a pris du temps, sans
compter qu’elle est toujours à recommencer. Te voilà donc dans
l’urgence : celle de profiter d’une vie que tu as passé plus de temps qu’il
ne faudrait à aménager et à mettre en ordre.
S’il y a une sagesse propre à l’existence gaie, elle se situe dans cette
volonté de tirer parti de chaque occasion arrachée à l’ordre hétérosexuel
pour en extraire la dose d’excitation, de jouissance et de bonheur que la
société a précisément cherché à te refuser. Le sentiment d’urgence est
directement lié à celui d’appartenir à une minorité opprimée : la menace
qui plane sur chaque instant que tu vis vaut injonction à multiplier ces
instants et à profiter de chacun d’eux plus que ne le ferait ton voisin
hétéro. Tu sais le prix qu’il a fallu payer pour vivre ces occasions et ne
veux pas qu’il ait été payé pour rien.
En cela tu es aidé par une troisième urgence. Ton voisin hétéro se
repose sur la force de la majorité : il sait ou il croit qu’il rencontrera à
chaque coin de rue une partenaire à sa convenance. Les occasions pour
lui ne manqueront pas.
Toi, en revanche, tu te sais minoritaire. Ton voisin gai le sait aussi.
Vous deux savez qu’il est moins probable à deux gais de se rencontrer et
de se plaire qu’à un homme et une femme hétérosexuels. Ces derniers
n’ont que l’embarras du choix. Vous ne pouvez pas vous permettre d’être
si difficiles. Autant saisir au vol l’occasion qui passe. Les calanques de
Marseille t’offrirent cette leçon de vie, de sagesse et de liberté.
De ce point de vue, la fameuse promiscuité sexuelle gaie n’est pas un
mythe. Quand bien même les gais n’auraient pas plus de partenaires en
moyenne que les hétéros, comme semblent l’indiquer des statistiques
récentes, il faut rapporter les chiffres à la taille générale de la population
concernée. Admets en effet que les gais et lesbiennes représentent 5 % de
la population générale. Un gai doit trouver un partenaire parmi
seulement 5 % de la population masculine, tandis qu’un homme hétéro
peut faire son choix parmi 95 % de la population féminine, et
réciproquement (cela certes sans prendre en compte ni les sexualités bi ni
les expériences homosexuelles d’un soir, plus nombreuses qu’on ne
l’imagine, mais la disproportion n’en serait pas radicalement changée). À
nombre de partenaires égal, il faut donc que les gais soient moins
difficiles et moins sélectifs que les hétéros. Ce n’est ni manque de goût ni
perversion, mais sentiment d’urgence. L’existence les presse. Les bars et
les plages, Internet et les réseaux de drague ne font que multiplier les
occasions à saisir.
Lorsque tu rencontres un gai dans les couloirs du métro ou dans une
bibliothèque, lorsque vos regards se croisent, le hasard de cette rencontre
et sa faible probabilité en font tout le prix. Tu t’arrêtes. Tu te retournes.
Tu cueilles le jour et te fies le moins possible au jour suivant : il y a
urgence.
X

Voir « Fascination », « Permutabilité », « Surface / profondeur ».


ZEUS

Avoue-le : tu triches un peu. Tu voulais terminer ton abécédaire du


désir et de la pensée sur quelque transcendance salutaire et n’as rien
trouvé pour ce faire que Zeus ou zéro. Zeus l’a emporté, de peu.
La question est toute simple : si pour toi la pensée s’origine en grande
part dans le désir, et dans un désir particulier, le désir pour les garçons, si
tu ne peux imaginer d’entreprise intellectuelle qui ne trouve sa source
dans quelque affection sensuelle, immédiate ou sublimée, qu’y a-t-il au-
delà de ce désir ? Qu’advient-il à la fin ? Est-ce la disparition même de la
pensée ?
Il y a deux fins du désir : son accomplissement et son extinction. Le
premier ouvre sur la satisfaction, un apaisement non dénué d’une
certaine mélancolie, mêlé de regret et d’étonnement : regret d’être déjà
passé par-dessus la barrière et de n’en être pas encore au moment d’avant,
celui d’une excitation qui paraissait pouvoir croître indéfiniment ;
étonnement de te retrouver là, en ce lieu, dans ces bras, dans ces draps,
par cette lumière, plutôt que d’être ailleurs à faire autre chose. Passage de
la limite qui est toujours un événement cognitif, où le monde t’apparaît
différemment. Tu redescends l’escalier autre que tu ne l’avais monté, plus
souple, plus léger, prêt à reprendre ta vie et tes activités sur un autre
mode. Sentiment voisin de celui que tu éprouvais après une confession,
du temps où tu te confessais : une vie nouvelle commence, énergique et
fraîche comme au premier matin. Zeus regagne l’Olympe. Le vrai travail
peut reprendre. Tel est l’accomplissement du désir.
Autre est son extinction. Tu la devines, tu la pressens déjà. L’âge
venant, le désir se fait, se fera moins aigu, moins lancinant. Le désir du
désir se substituera peu à peu au désir. Il parviendra parfois à ressusciter
par quelque effort fructueux, quelque défi personnel, le désir lui-même.
Puis ce désir indirect et au second degré s’évanouira à son tour, et c’est le
désir du désir du désir qui prendra sa place, voué également à
l’extinction. Le souvenir du désir se fera de plus en plus lointain, dans un
amenuisement progressif. Puis, après le désir du désir du désir, plus rien.
L’escalade exponentielle de la récursivité du désir s’arrête net : pas de
terme suivant. Quand disparaîtra le désir du désir du désir, il n’y aura plus
de désir du tout. Ce sera la sagesse (une autre sagesse plutôt, car tu ne
crois pas le désir antinomique de celle-ci), le nirvana ou la mort. Zeus
(ou Wotan) à la fin des temps, las de ce monde, laissant l’univers
s’embraser. Zeus devenant Bouddha.
L’extinction du désir est-elle négativité pure ? Rentreras-tu dans le
rang ? Ta vision du monde s’éteindra-t-elle avec ta libido ? Si oui, cela
voudrait dire qu’un gai sans désir deviendrait semblable absolument à un
hétérosexuel sans désir. Le limes, tu en es persuadé, sera toujours là : tu
auras trop longtemps vécu avec un désir différent et mal compris par le
reste du monde pour qu’il n’en reste pas quelque chose lorsque tout désir
aura disparu. La pensée sera encore là, mise en forme, modelée par une
vie entière passée dans l’étrangement. Si le désir s’éteint, demeure
néanmoins le concept formé par le désir. Tu penseras encore longtemps
sur cette lancée, mille regards, mille gestes, mille expériences qui auront
forgé ton corps et ton âme. On ne se déprend pas aisément de cela. Du
moins veux-tu le croire, comme ceux qui croient à une immortalité
personnelle de l’âme et l’espèrent dotée dans l’au-delà des mêmes qualités
et caractères qu’elle avait durant la vie, comme de ses souvenirs.
Il y a peut-être autre chose, que tu ne fais qu’entrevoir. La possibilité
d’un désir différent, à jet continu, sans perte ni diminution. Quand tout
est comblé, quand il n’y a plus rien à compléter, quand tout est parfait, il
ne reste plus de place que pour l’invisible, qui vient remplir l’absence
d’espace. La grâce est cette feuille de papier à cigarette qui se glisse là
même où plus rien ne parvient à passer, là même où la somme des choses
semblait ne pouvoir plus être surmontée. Au-delà du désir, il y a l’au-delà
du désir.
Zeus passa par mille aventures charnelles : Io, Europe, Alcmène,
Ganymède. Il s’ingéra dans les affaires des Grecs et des Troyens. Il
s’efforça de faire régner la justice sur le champ de bataille, alors même
qu’il éprouvait un faible pour les défenseurs de Troie. Puis il fit encore
plus d’efforts, se spiritualisa toujours davantage, devint le dieu des
philosophes, de Platon, Aristote, Cléanthe, Plotin, le moteur immuable
de l’univers, le garant de la loi universelle, l’auteur de toute concorde,
sans désir (puisque la divinité ne saurait rien désirer), mais non sans cette
force qui, dans la vision ultime du Paradis de Dante, « meut le soleil et les
autres étoiles ».
Au-delà du désir reste peut-être, forgé et initié par lui, mais devenu
désormais autonome et volant de ses propres ailes, aveugle mais
déterminé, nu mais bardé de flèches, jeune quoique sans âge, celui que tu
n’oses nommer qu’en tremblant, lui qui selon Virgile triomphe de tout et
survit aussi, espères-tu, au désir lui-même : l’amour.
INDEX

abeilles, 17
acclimatation, 64-65
actif / passif, 128, 145-146, 157
Act Up, 53
Afrique, 51
Aides, 53
Alexandre le Grand, 17
Alger, 48-49
Allemagne, 87, 97
amitié, 29-30, 48, 73, 75, 89, 104, 137
Amitiés particulières (Les), 126
amour, 36-37, 41, 44, 47, 71, 73-74, 103, 105, 163-165
Angelico (Fra), 66-67
Antiquité, 135-138
Apollon du Belvédère, 58-60, 96
Apulée, 138
Aristote, 9, 165
asymétrie, 17, 120, 127-128, 143-144, 157
Augustin d’Hippone, 12
autodidacte, 116, 118
avion, 32, 97, 99, 111
Aznavour (Charles), 40

backroom, 39-40, 43
Badinter (Élisabeth), 134
baleine, 13, 51, 53
Balzac (Honoré de), 66, 109
bandant, 21-22, 29, 31, 58, 148
Barthes (Roland), 13, 40, 110
bateau, 99, 153-154
Bayard (Pierre), 153
Beaupain (Alex), 65
Benoît XVI, 76
Berlin, 97
bibliothèque, 21, 91, 103, 160
bicyclette, 149-152
Billy Budd, 137
Borges (Jorge Luis), 95-96
Bouddha, 76, 164
Boule de suif, 133
Bourdelle (Antoine), 23-24
Brown (Dan), 77-79

Cage aux folles (La), 15, 39


Cambridge (Massachusetts), 22
Cameron (David), 41
Camus (Albert), 48-49
Carrière (Mathieu), 121
Carroll (Lewis), 91, 126
Casta (Laetitia), 33
Cavafy (Constantin), 7, 137
César, 17
chanson, 40, 63-67, 69
chat, 13, 51, 53
chaussure, 119
chien, 51, 53, 98, 125
Cicéron, 121
Cléanthe, 165
Clément d’Alexandrie, 75-78
colonie de vacances, 13, 87-89, 120
communauté, 18, 27-30, 44, 52-53, 88, 103, 144
Confucius, 104
couple, 15, 39-42, 44, 47-50, 68, 72, 93-94, 105, 115, 127-129, 137,
154-155, 158
Cuénod (Hugues), 52
Dante Alighieri, 165
Dauman (Anatole), 82-83
Dauzat (Pierre-Emmanuel), 72
Da Vinci Code, 77-79
Deforges (Régine), 134
Delacroix (Eugène), 33
Descartes (René), 12, 17
Diogène de Sinope, 10
domination, 10, 42, 47-50, 91, 132, 134, 138, 147, 150
dragon, 126
drague, 13, 22, 39, 97-98, 111, 143-144, 160
drap, 56-57, 74-75, 163
Dreyfus (Arthur), 13
Duras (Marguerite), 28
Dürer (Albrecht), 68

échiquier, 88, 91
Eco (Umberto), 78
Eggert (Barbara), 35-37
Églises, 17, 39-42, 51, 71-79, 124, 135, 163
Eisenstein (Serguei), 68
Eliacheff (Caroline), 134
Ellison (Ralph), 98
Éribon (Didier), 15
étrangement, 11-12, 30, 63-69, 164

faune, 95-96, 135


Fernandez (Dominique), 68-69
fille à pédés, 48
film, 29, 64, 81-86, 105, 114, 121, 125, 129, 147, 149
Flaubert (Gustave), 107-110
Fontenay (Élisabeth de), 134
Forges de Vulcain (Les), 24-25
Forster (E. M.), 52
Foucault (Michel), 17
François d’Assise, 75
Frédéric II, 136-137
Freud (Sigmund), 9, 85, 115, 139-141
Fuji (Tatsuya), 83

Ganymède, 69, 164


Gay Pride, 27-30, 53
Genet (Jean), 122
genou, 97, 99, 108-109, 112
Gide (André), 17
Girard (René), 115
Gontek (Florian), 36
Greenaway (Peter), 82

Habib (Claude), 134


Hadjadj (Fabrice), 39-40, 42
Halperin (David), 121
Harry Potter, 51
Heinich (Nathalie), 134
Hérelle (Georges), 7, 10
Hirschfeld (Magnus), 10
Homère, 11, 65, 137-138
homme (jeune), 31, 44, 49, 57, 73-75, 79, 91, 97, 104, 119, 126, 139,
143, 149, 151
homophobie, 18, 27, 35-37, 39-41, 73, 119, 146, 153-155, 157-158

ionisation, 12, 91, 112-114

jambe, 21, 31, 57, 97, 99


James (Henry), 92-93, 109
Japon, 11, 81-86, 135
jardin public, 157
Jérusalem, 76
Jésus de Nazareth, 13, 17, 65, 72-79, 97
jouissance, 21-22, 26, 58, 60, 81-82, 87-88, 102, 151, 159

Kant (Emmanuel), 13, 55, 58, 60-61


Keynes (John Maynard), 17

Lanzmann (Claude), 134


Lavocat (Françoise), 124
Le Corbusier, 154
Leiris (Michel), 12
Léonard de Vinci, 9, 17
Lévi-Strauss (Claude), 12
Lévitique, 51
licorne, 7, 126
Liebestod, 82
lièvre, 101
limes, 12, 21, 28-30, 63-69, 91-96, 111-114, 164
Lincoln (Abraham), 17
lobby, 52-53
Loire, 89
Louis (Édouard), 53
Louvre (musée du), 55-57
Lucrèce, 94
Lyon, 126

macho, 31-33, 49, 84


Manif pour tous, 39-41, 72, 93, 117-118, 136, 155, 158
Mann (Sally), 124
Marc (évangéliste), 72-79
Marc Aurèle, 12
Marche des fiertés, 27-30, 53
mariage, 13, 31, 35-42, 47-50, 72, 76-77, 93-94, 128, 158
Marseille, 159
Martial, 138
masturbation, 10, 32, 87-88, 125, 140
mathématiques, 13, 102, 111-114, 121, 138, 159-160
Maupassant (Guy de), 133
Mérimée (Prosper), 17, 57-60, 94
métro, 25, 143, 160
Michel-Ange, 17, 23, 68
Millet (Catherine), 13
Mishima (Yukio), 66-67
Montaigne (Michel de), 12
Mort de Socrate, 52
mouette, 51, 53
moustache, 21, 83, 89
Musil (Robert), 88, 121-122

Nahoum-Grappe (Véronique), 134


Naples, 21
Nemov (Alexei), 29
Newton (Isaac), 17
Nicholson (Luke David), 23
Nietzsche (Friedrich), 49, 58-61

organes génitaux, 13, 22-24, 81-86, 89, 91, 102, 108, 122, 135, 139,
146, 149-152
Orlando (Floride), 51, 153
Oshima (Nagisa), 13, 81-86
Paris, 92, 153-154
parité, 19
Paul de Tarse, 76, 79
pédérastie, 48, 101, 124, 137-138
Pékin, 28-29
Pétrone, 138
Piaf (Édith), 65
Pindare, 138
piscine, 89
Pise, 49
placard, 37, 40, 111-112, 117
Platon, 10, 17, 52, 58-61, 76, 101-102, 105, 137-138, 165
Platters (The), 65
Plotin, 165
Poe (Edgar Allan), 92
pornographie, 13, 32, 52, 83-84, 108, 110, 129, 133, 147, 149, 161
prêtre, 71, 124, 126, 134, 151-152
promiscuité, 159-160
pronom, 12, 107-110
Proust (Marcel), 10, 13, 17, 40, 67, 93, 98, 147
psychanalyse, 9, 18, 85, 115, 139-141
pyjama rose, 28-29

Querelle de Brest, 122

Rabelais (François), 103


Raynaud (Philippe), 134
rêve, 29, 55, 125-126, 151-154
Romains (Jules), 30
roman, 27-28, 57, 67-68, 75, 77-78, 92-94, 105, 107-110, 121-122,
137
Rousseau (Jean-Jacques), 12

Saikaku (Ihara), 135


Sakamoto (Ryûichi), 85
Sartre (Jean-Paul), 12
satyre, 21
Schubert (Franz), 17, 68
Sedgwick (Eve Kosofsky), 111
Shakespeare (William), 17
sida, 43-45, 158
Siffredi (Rocco), 151
Simenon (Georges), 28
Smith (Morton), 75-78
Socrate, 17, 52, 101
Sophocle, 17, 52, 138
sous-vêtement, 102, 120, 158
Spector (Céline), 134
Stendhal, 17, 58, 60
Stevens (Cat), 13, 63-64, 69
Stonewall, 53
Stroumsa (Guy), 77-78
Stryker (Jeff), 151
Suède, 132
suicide, 52, 81-82

taxi, 13, 31-33


Tchaïkovski (Piotr), 68
Tipasa, 49
Toblerone, 123, 126
Tosca, 65-66
Toulouse, 31-33
Törless, 88, 121-122
Toussaint (Jean-Philippe), 147
Turing (Alan), 17
urinoir, 22

Valéry (Paul), 151-152


Vélasquez, 13, 24-25
Vénus de Milo, 55-61, 96
versatilité, 145
vestiaire, 89-90, 97
Vigarello (Georges), 134
Vie en rose (La), 65
Ville dont le prince est un enfant (La), 126
viol, 28-29, 57, 87-88, 123
Virgile, 17, 65, 138, 150, 165

Winckelmann (Johann Joachim), 58-60


Wittgenstein (Ludwig), 17
Wotan, 164

yaoi (manga), 135

Zeng Xi, 104


zombie, 126
TABLE DES ILLUSTRATIONS

Antoine Bourdelle, Héraklès archer (ombre). Musée national d’art


occidental, Tokyo. Photo W.M, 23

Vélasquez, Les Forges de Vulcain (223 × 290 cm). Musée du Prado,


Madrid. Photo D. R, 24

Vélasquez, Les Forges de Vulcain (détail). Musée du Prado, Madrid. Photo


D. R, 25

Vénus de Milo. Musée du Louvre, Paris. Photo D. R, 56

Apollon du Belvédère. Musées du Vatican, Rome. Photo


Livioandronico2013, 59

Fra Angelico, Saint Dominique (détail du Christ aux outrages). Couvent


Saint-Marc, Florence. Photo D. R, 67

Faune Barberini. Glyptothèque, Munich. Photo Matthias Kabel, 95

Temple de l’Amitié. Parc de Sans-Souci, Potsdam. Photo W. M, 137

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

Une première version du chapitre « Fascination » a paru dans la revue Le


Courage, Paris, Grasset, no 1, 2015, p. 97-110.
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions de Minuit

L’ADIEU À LA LITTÉRATURE. Histoire d’une dévalorisation (XVIIIe-XXe siècle), 2005


VIE DU LETTRÉ, 2009. Prix Montyon de l’Académie française
LE TOMBEAU D’ŒDIPE. Pour une tragédie sans tragique, 2012
LA HAINE DE LA LITTÉRATURE, 2015

Chez d’autres éditeurs

NAISSANCE DE LA CRITIQUE MODERNE. La littérature selon Éliot et Valéry (1889-1945), Artois


Presses Université, 2002
LES ARRIÈRE-GARDES AU XXe SIÈCLE. L’autre face de la modernité esthétique (direction), Presses
universitaires de France, 2004 (collection « Quadrige », 2008)
JEAN PRÉVOST AUX AVANT-POSTES (direction avec Jean-Pierre Longre, préface de Jérôme
Garcin), Les Impressions nouvelles, 2006
LE RÉCIT (direction). Numéro 4 d’ACTES DE SAVOIRS, Presses universitaires de France, 2008
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE. Les colloques du centenaire (Paris, Bourges, Caen) (direction
avec Alban Cerisier, Marie-Odile Germain, Anne-Rachel Hermetet, Pascal Mercier et Claire
Paulhan), Gallimard, 2013
PAUL VALÉRY, EN THÉORIE (direction). Numéro 172 de LITTÉRATURE, Larousse, 2013
CAHIERS 1894-1914 de Paul Valéry (édition avec Nicole Celeyrette-Pietri), tome XIII, Gallimard,
2016
Cette édition électronique du livre Un savoir gai de William Marx a été réalisée le 13 novembre
2017 par les Éditions de Minuit à partir de l'édition papier du même ouvrage
(ISBN 9782707344137, n° d'édition 6131, n° d'imprimeur 1703245, dépôt légal janvier 2018).

Le format ePub a été préparé par Isako.


www.isako.com

ISBN 9782707344144

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