Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L’homme expliqué
aux femmes
L’avenir de la masculinité
Flammarion
Vincent Cespedes
L’avenir de la masculinité
Flammarion
55 591 mots
Vincent Cespedes, philosophe et écrivain, est l’auteur de plusieurs essais dont I loft you (Mille et
une nuits, 2001), La Cerise sur le béton (Flammarion, 2002), Je t’aime (Flammarion, 2003),
Mélangeons-nous (Maren Sell, 2006), Mot pour mot, kel ortograf pr 2m1 ? (Flammarion, 2007) et
Magique étude du bonheur (Larousse, 2010).
www.VincentCespedes.net
Du même auteur
Christian BOBIN,
La Femme à venir
Tout avait l’air comme avant, et pourtant tout avait changé en profondeur.
Richard RUSSO,
Un homme presque parfait
Introduction
La flemme d’aimer
La vie véritable, […] on ne peut pas s’y « entraîner » comme aux sports ou à l’étude des
langues étrangères. Elle est enracinée dans les choses fondamentales, et avant tout dans
les relations étroites, constantes, intéressantes et importantes entre hommes et femmes.
Edith WHARTON,
Où sont les hommes ? Les vrais, ceux qui se tiennent droit, parlent en
connaissance de cause, savent combler une femme et bercer un enfant ?
Où sont ces êtres denses et courageux, prompts à entrer dans la bagarre
pour qu’elle cesse, dans la discussion pour qu’elle porte, dans les méandres
du sens, dans le vif de l’amour ? Où sont ces athlètes de l’espoir, à
l’optimisme contagieux ? Où sont ces doux rêveurs à la voix grave, ces
découvreurs d’issues, ces guides étincelants, ces crieurs de joies lentes ?
Des hommes qui rient, tombent sous les charmes, bâtissent, inventent,
s’enflamment et laissent déborder d’eux de nouveaux mondes, des trésors
d’émotions et d’ingéniosité.
Il paraît que les hommes, les vrais, sont des bipèdes en voie de
disparation et que leur extinction est programmée par les suppôts de notre
société « maternante » : féministes, homosexuels, gauchistes, antiracistes,
bien-pensants castrateurs, papas mièvres et « pisse-assis ». Il paraît que les
femmes ont eu raison de l’homme ; qu’elles ont réussi à en faire un
mollasson efféminé en lui volant diaboliquement ses gosses, en lui coupant
méthodiquement les couilles.
Hommes, où en sommes-nous avec nous-mêmes ? Femmes, que
comprenez-vous encore de nous ?
Car on a assez décrypté la Femme. On a projeté sur son corps
procréateur les mille fantasmes de ceux qui n’engendrent pas. On l’a
corsetée, psychologisée, disséquée, autopsiée sous tous les angles. On a dit
qu’elle était faible donc perfide, coquette donc perverse, insatiable donc
perdue, hypersensible donc perdante. On lui a demandé de chérir son
asservissement, de ravaler ses impatiences, de contenir ses glandes. Les
docteurs l’ont baladée de médecine en régimes, d’injections pour pétrifier
son âge en injections pour faire grossir ses seins. On a théorisé sa réserve,
son manque d’Histoire, ses ambiguïtés d’amoureuse, ses failles de mère, la
peur qu’elle suscite, et même la façon avec laquelle on l’infériorise et on la
conditionne.
Si bien qu’on ne peut que souscrire à la proposition émise par la
féministe Benoîte Groult en 1977 : « Il n’y a qu’une manière d’être
féministe aujourd’hui pour un homme, c’est de se taire enfin sur la
féminité. »
Or qu’y a-t-il sur nous, les hommes ? Comparé aux millions
d’acharnements pour décortiquer les femmes, quasi rien. La psychologie
nous a taillé la part du Père. La poésie a fait dans le stéréotype, elle qui,
pour tous les autres sujets, transfigure nos visions. Conçue par nous et pour
nous, la philosophie n’a guère trouvé judicieux de nous placer sous ses
loupes et dans ses miroirs.
Le courant dit « queer », fortement homocentré, a occulté le fait
qu’être un homme, c’est d’abord une sensation : celle – merveilleuse et
frustrante, angoissante et jubilatoire – d’avoir besoin de s’enfoncer dans une
altérité fantasmée ou réelle pour se soulager.
Oui, nous devons prendre corps, à l’endroit même d’un désir que notre
corps testostéroné à mort, que notre vitalité, que notre société et notre
éducation nous ont insufflé. Il paraît que ce désir-là est en berne. Il paraît –
souvent d’ailleurs au dire des femmes – que nous avons perdu la ferveur
charnelle et que, malgré nos petites acrobaties avec ou sans Viagra, avec ou
sans âme, nous nous sommes vautrés dans la flemme d’aimer. Quelle est la
part de vérité de cette rumeur ? Quelles sont les causes de cette flemme
étrange, ce manque d’appétit qui fait préférer une branlette sous perfusion
porno à une partie de chasse, de jambes en l’air et d’amour ?
Pourquoi bandons-nous mou, passé la quarantaine, avec une
dysfonction érectile qui progresse de 25 à 30 nouveaux cas pour 1 000
habitants par an dans les pays occidentaux ? Pourquoi avons-nous peur de
nous engager dans une relation durable ? Pourquoi tant d’égoïsme et de
lâcheté ? Comment concilier la tendresse et la virilité ? la responsabilité et
la passion ? les fonctions de bon amant et de bon père, de Prince charmant
et de ménagère ?
Au fil des pages de ce livre, j’essaierai de répondre à ces questions,
révélatrices de la crise de la masculinité qui semble en perturber plus d’un,
en confondre plus d’une. Mais avant d’entrer en matière, je dois faire un
sort à l’explication la plus commune concernant ladite crise, et qui consiste
à imputer notre désorientation à des facteurs exclusivement circonstanciels.
La marche des femmes pour leur indépendance ayant fait des pas de
géant depuis les années 1970, nous, les hommes, serions totalement
dépassés par les évènements. Elles votent, gagnent de l’argent, assument
leur sexualité et choisissent quand elles veulent un enfant ; un grand
chambardement de nos habitudes millénaires, une grosse claque pour notre
« supériorité ». C’était tellement mieux avant, quand notre salaire leur
clouait le bec et leur enchaînait les jambes, quand elles accomplissaient
leurs « devoirs » d’épouse et de mère sans revendiquer ni plaisir, ni vie
sociale, ni assistance à la maison, ni augmentation de salaire, ni égalité de
droits, ni liberté, ni cajolerie, ni considération !
Cependant, croire ce scénario de la révolution-féminine-déstabilisant-
les-hommes, c’est se fourvoyer dans une illusion historique. Car la
révolution en question était déjà loin derrière les générations d’hommes
devenus adultes, comme moi, dans les années 1990, or cela ne les a pas
empêchés de traverser une crise de mâlitude aiguë, à ce qu’il paraît.
Les trentenaires et quarantenaires d’aujourd’hui ont toujours fréquenté
des femmes libérées, avec pilule (et même préservatifs – sida oblige !),
avec instruction (souvent meilleure que nous à l’école), avec travail
(gagnant parfois plus que nous), avec voiture, ordi, vibro, divorce et tout le
bataclan.
Même si elles n’ont pas toutes fait Mai-68, nos mères ont largement
profité de ses retombées émancipatrices, si bien que la femme ligotée-
muselée des années 1950 est pour nous un cliché sépia, un parfum de
grand-mère.
À vingt-cinq ans, nos amours étaient modernes, libres autant que faire
se peut, pleines d’ambition et de soif d’épanouissement, sportives, grandes
gueules, frondeuses, professionnelles, chaudes et véhiculées.
Et pourtant, nous serions bel et bien des naufragés dans une virilité
démontée, des êtres déboussolés par quelque chose de détraqué dans l’usine
à fabriquer du mâle. Qu’est-ce qui ne fonctionne plus, et pourquoi ? Peut-on
le réparer, ou faut-il rénover l’ensemble de fond en comble ? Va-t-on vers
un dépassement des genres, une apothéose unisexe, ou au contraire vers un
durcissement des différences, un repli sur une masculinité antique et
exacerbée ?
Un mâle meilleur
Un beau soir, tandis que je tchatais sur ces questions avec une amie
philosophe très au fait des errances de la gent masculine, je reçus une
réponse-couperet qui ne laisse pas de me faire sourire, et méditer : « Les
hommes sont de pauvres créatures qui ont besoin de leur maman, mais leur
maman veut qu’ils soient des héros. Et ils passent leur vie à prendre le désir
des autres pour le leur. Plus ils ont, plus ils font, plus ils baisent, plus ils se
décentrent et se perdent. Ils se vengent sur les femmes de celle qui les a
aliénés pour toujours, et ils oublient de s’en libérer… et d’aimer enfin. »
Tout y est : la maman que nous ne voudrions pas lâcher, le
fourvoiement de notre désir, notre quête de pouvoir et d’emprise qui nous
rendrait malades, notre misogynie qui découlerait d’un encouplement
invivable, notre impuissance à aimer librement.
À l’instar de beaucoup d’autres femmes, l’amie en question en avait
gravement marre de nous. De notre lâcheté, de notre égoïsme, de nos
incohérences, de notre dépendance. De notre propension à jouer aux
victimes pour faire les bourreaux. De notre manque de poésie et d’ampleur.
Que nous révèle ce diagnostic concentré, si on lui accorde le crédit des
quatre vérités lancées aux visages parce qu’on n’en peut plus ? Il dit :
« Réveillez-vous ! ». Il dit : « Vous n’êtes pas à la hauteur de vous-mêmes,
en phase avec vos aspirations authentiques ! » Ce cri du cœur veut notre
bien. Il déplore nos compromissions passées avec la facilité, la tradition, la
peur de vivre et de créer. Il esquisse l’espoir d’un mâle meilleur.
Désincarnation et frustration
Voici venu le temps de nous interroger sur ce que nous voulons être,
notre cadre spirituel ayant éclaté. J’emploie cet adjectif dans la mesure où
ce qui nous confortait dans le modèle agressif et conquérant de la virilité ne
se réduisait pas simplement à une construction sociale donnée, mais relevait
surtout d’un projet de vie, d’une voie prétracée pour accéder au sens de
notre existence propre.
Être un homme, jadis, c’était en effet suivre le chemin réservé aux
hommes, de l’école pour garçons aux responsabilités idoines, des vertus
physiques à développer (endurance, force, « instincts » protecteurs) aux
vertus morales (droiture, entregent, ambition, loyauté).
Dans notre civilisation, ce moule-là est aujourd’hui sérieusement
déformé, et notre crise est spirituelle parce que ce récent flottement
identitaire provoque un flottement de notre être, de ses aspirations, de sa
destination.
« Ne cherche pas de secours auprès d’un autre que toi-même, conseille
Rûmî, le mystique persan. Le remède de ta blessure est ta blessure elle-
même. » Qui dit flottement dit « blessure » et angoisse, certes, mais aussi
chance de se penser (panser) soi-même et liberté de se redéfinir. D’où la
nécessité de saisir les tenants et les aboutissants des mutations de la
masculinité telles qu’elles prolifèrent dans les pays occidentaux.
La localisation, justement.
De quels hommes parle-t-on ? À qui le « nous » se réfère-t-il ici ?
À une population que des peuples aux rôles bien ancrés dans la
tradition patriarcale qualifieraient volontiers de « paumée » : les hommes
des démocraties capitalistes contemporaines.
Pour ce qui nous concerne, cela signifie d’abord deux choses : l’accès
facile aux exutoires technologiques comme la pornographie, l’ordinateur et
les jeux vidéo (et donc à l’évacuation virtuelle des tensions libidinales), et
l’accès à une sexualité déconnectée de la procréation (ce qui entraîne une
crise de l’encouplement, c’est-à-dire du pacte d’exclusivité amoureuse).
Ces deux éléments clés vont si peu d’eux-mêmes qu’il convient d’en
préciser la portée.
Les hommes dont je parle ici appartiennent aux sociétés au top de la
fabrication de la consommation compulsive, avec ce que cela entraîne de
dévaluation des lenteurs et des histoires savoureusement tissées et de ruées
vers les satisfactions égoïstes et sans lendemain. Nous, ces hommes,
plaçons le sexe à la deuxième place des sources de notre plaisir, derrière les
nouvelles technologies ! En une année, nous dépensons 60 milliards de
dollars dans les achats de gadgets technologiques, soit grosso modo le
chiffre d’affaires du porno (sans compter l’économie souterraine), c’est-à-
dire deux fois les revenus ajoutés d’ABC, CBS et NBC, les trois plus
grosses chaînes de télé. Le point commun de ces mirobolances ? Le
désintérêt vis-à-vis des relations réelles, le dégoût grandissant de l’aventure
qu’elles offrent à vivre.
Aux débuts de la popularisation d’Internet (1996), l’essayiste Mark
Dery constate que « la cyberculture est hantée par le désir masculin déplacé
vers les machines ». Le geek d’alors – ce fondu de technologie – entretient
déjà une « relation de quasi-symbiose avec son ordinateur ». En quinze
années, ce déplacement libidinal semble s’être démocratisé, la pornographie
en ligne et le cybersexe aidant.
Dans les années 1920, le mariage « tenait » en partie grâce aux filles
de joie qui soulageaient le mari (l’épouse préférant l’adultère, pratiqué avec
une incomparable discrétion) ; aujourd’hui, le couple « tient » grâce à la
pornographie, livrée gratuitement à domicile, qui vidange l’encouplé d’un
trop-plein d’orages. Sur le plan du désir, pas sûr que nous en sortions
gagnants.
Plus le drainage virtuel nous assagit, plus nous éprouvons l’énergie qui
nous pousse à fricoter corps contre corps, vie contre vie, comme une
débauche de vitalité inutile et immature. La libido et la soif d’implication
sentimentale cessent peu à peu d’être les alliées de nos réjouissances : elles
nous encombrent. Elles nous détournent du confort virtuel, le confort d’être
soi sans l’autre (bien que « connectés ») – la nouvelle panacée.
« Celui qui n’a besoin de personne peut également être de trop à lui-
même », écrit Natalie Clifford Barney, si lucide amazone. Sans l’autre, plus
de problème. Sans l’autre, plus de désir. Sans l’autre, plus de
métamorphose. Rien que du trop-Moi, de la super-idiotie. Une utopie
autistique et surcommunicante dans laquelle nous batifolons.
Ne s’embrouiller qu’au téléphone, ne s’ennuyer qu’aux heures de
pointe, ne draguer qu’avec de l’écran dans les yeux. Utopie-cauchemar de
la désimplication affective et de la désincarnation prises comme des preuves
de liberté. Oui, nous, les hommes du virtuellement correct, nous souffrons
de désincarnation. Nous trions les aliments à donner à notre corps, nous
sélectionnons les émotions à vivre et nous entretenons moins de rapports
étroits avec des femmes qu’avec notre poste de télévision. Nous ne vivons
pas notre vie : nous la gérons, la consommons et la diffusons au tout-
voyant.
Nous tuons en elle ce qu’il y a d’imprévisible et d’impliquant, son
cœur pulpeux de mélanges et d’érotisme, pour n’en garder que la gangue
inerte, l’habillage agité, le clinquant de nos acquisitions et de nos
mésaventures d’ego. Technologiquement assistées, nos vies ne sont plus
que des coquilles vides, et l’on s’étonne que quelque chose dans notre être
profond ne tourne pas rond ?!
Faire l’amour rend heureux et amoureux. Nul besoin de multiplier les
études pour démontrer les vertus de cette féerie-là, naturelle et vertigineuse,
à laquelle d’ailleurs l’humanité pense sans pause dès que sont assurés le
boire, le dormir et le manger.
Peut-être avons-nous oublié les formules de la magie érotico-
amoureuse, détournés d’elle et vidés que nous sommes par la « magie »
technologique, son autisme nerveux et ses shoots de sensations froides.
Bien sûr, le sexe s’affiche aujourd’hui partout ; les centaines de
messages qui nous frappent matin et soir prennent des allures d’orgasmes.
Cependant, l’amour effectif, l’ivresse des corps et des âmes qui festoient
dans l’espace-temps des caresses et qui caracolent jusqu’au septième ciel,
ce bonheur-là ne nous est plus présent.
Nous en avons perdu l’usage et l’urgence, sans pouvoir y renoncer
pour autant – parce que la magie d’une « bonne baise » flambée à l’amour
reste indépassable. De nos hormones à nos organes, de nos fantasmes à nos
besoins, nous sommes faits pour ; reste aux novices à découvrir l’évidence,
reste aux expérimentés à jouir de leur allant.
Or, en substituant l’extase technoïde à l’extase des corps désirants,
nous entretenons notre propre pénurie sensuelle, mal sublimée par nos
prothèses électroniques, mal comblée par l’assistance gymnique des
viandards du porno.
Mon « nous » n’englobe pas seulement les hommes qui subissent, bon
gré mal gré, cette désincarnation pathétique. Il inclut aussi ceux qui font
l’amour hors de l’horizon procréatif, grâce à la pilule et au préservatif,
notamment.
« La pilule anticonceptionnelle, comprend le philosophe Henri
Lefebvre dès 1967, a plus d’importance que les fusées interplanétaires. »
Cette levée du risque de mettre enceinte une femme quand on lui fait
l’amour aurait dû permettre une levée de l’encouplement, autrement dit de
l’engagement exclusif comme préalable au plaisir.
Or, nous assistons au contraire au maintien paradoxal de l’« objectif
couple », à son affirmation sans précédent dans les médias, à son imposition
à toutes les sauces, à sa médicalisation, même. Aucune alternative proposée
aux nouvelles générations, malgré le fiasco généralisé de cette institution
devenue obsolète : « S’aimer, c’est s’engager à deux. »
Un credo tellement matraqué, tellement partagé et si peu questionné
qu’il rend impraticable (et donc urticante) la liberté acquise par les
pratiques contraceptives. Ainsi voit-on des amoureux de vingt ans
s’encoupler et se restreindre corps et âme pour se conformer au diktat en
vigueur.
Les hippies et les tentatives d’amour libre des années 1970 subissent
une entreprise de ringardisation et d’occultation systématique, tandis que
sont mises au pinacle les traditions archaïques du mariage et du flicage
jaloux, du « cocufiage » à l’ancienne et des stupides serments de
« fidélité ». Dans notre monde moderne enfin en mesure de soulager le
bonheur charnel du poids de l’enfantement, voici que l’encouplement et son
lot de culpabilisations effectuent un come-back écrasant, au moment même
où il est devenu parfaitement inutile, donc parfaitement impossible.
Du coup, l’essor sensuel enfin à portée de morale se voit contrarié par
l’essor du couple obligatoire, mais l’essor du couple obligatoire ne peut
avoir lieu dans le climat de licence sexuelle que la contraception autorise
logiquement (après des millénaires de devoirs et d’interdits), et c’est de la
lutte entre ces deux instances contradictoires que naît en nous une
frustration inédite, qui fermente de la puberté à la sénescence, et qui
s’infecte à la moindre tentation quel que soit notre degré d’encouplement.
Être nous, hommes des sociétés aux femmes libérées mais aux mœurs
encouplantes, c’est vivre une interminable frustration.
Nous traversons l’adolescence en étant nuit et jour obsédés par les
promesses du sexe à venir ou trop peu là, alors que nous en subissons une
incitation extrême, une « hypersexualisation ». À peine profitons-nous enfin
du bonheur promis : ne l’étouffons-nous pas dans un duo contraignant, fait
de persécutions et de harcèlements infimes, qui nous dissuade d’explorer les
mets délicieux et foisonnants pourtant mis à notre disposition ?
Encouplés dès que la relation devient « sérieuse » (et il faut qu’elle le
devienne, toute l’arnaque de l’encouplement réside dans cet adjectif-là !),
nous voici privés de la fantaisie et du plaisir fort qui nous émouvaient au
départ, et nous cassons pour revivre ça, et nous nous encouplons à nouveau,
et nous sclérosons l’amour, et nous cassons, etc., en serinant le catéchisme
des encouplés sans amour qui recherchent l’« âme sœur » : « Il doit bien
exister une personne avec qui la bonne baise dure et l’amour ne s’atténue
pas ! »
Mais cet être exceptionnel existe-t-il encore ? Le tourbillon du désir
émancipé n’est-il pas trop irrésistible pour s’aliéner définitivement à une
seule élue, à un seul émoi ?
La valse-hésitation nous emporterait et nous frustrerait de plus belle,
nous ferait croire que…, nous ferait « rompre » chichement, nous
esquinterait la joie. Alors que le boulevard de la libre sexualité s’ouvre
depuis plusieurs décennies à notre frétillance, les vieilles mailles de
l’encouplement nous retiennent prisonniers, énervés, salivants.
L’amour en crise
La désincarnation et la frustration que je viens d’ébaucher s’avèrent
pareillement toxiques pour les femmes, n’en doutons pas. Si elles sont peut-
être moins enclines à fétichiser la technologie et à consommer de la
pornographie, elles souffrent au même degré que nous du manque de
complicités câlines et du devoir d’encouplement. Seulement, cette
souffrance ne se manifeste pas de la même façon.
Leur séduction suscite le désir et elles comptent sur nous pour les
désirer. Elles nous attendent sans venir nous chercher frontalement, parce
qu’elles savent ce qu’il y aurait de déstabilisant pour nous dans le rentre-
dedans bulldozer. D’où le tour vexatoire que prend leur frustration actuelle :
les vacillements de notre libido sont interprétés comme des offenses faites à
leur encontre. Et, finalement, c’est sur nos épaules qu’elles font reposer leur
salut. Pour que tout aille mieux, pour que la passion recouvre ses droits et
que les sourires gagnent les cœurs, nous sommes invités à nous
« réveiller ».
Elles attendent de nous une sortie de crise, mais sans nous éclairer le
bout du tunnel, sans nous tendre la main par-delà le bourbier. Voire même
avec un soupçon d’effronterie, la petite vengeance du « À vous de jouer ! À
nous de rigoler maintenant ! » Sauf que le jeu est loin d’être drôle. Alors
elles désespèrent de nous comme nous désespérons de nous-mêmes ; elles
soulignent notre nullité, notre gaminerie, nos manquements et notre
vantardise, mais rien pour nous aider à mettre sur pied la masculinité de
demain – une masculinité qui les sortirait pourtant d’affaire. Et leur colère
face à nos doutes ne fait que les renforcer.
Intersexuels mis à part, on naît bel et bien fille, et l’on devient femme
(ou pas) ; on naît bel et bien garçon, et l’on devient homme (ou pas).
Concédons toutefois quelques nuances. Au bout du bout, c’est certain, tout
est construction, puisque « l’être humain est capable de court-circuiter les
programmes biologiques dépendants des hormones », comme le rappelle
Catherine Vidal. « Chez nous, poursuit la neurobiologiste, aucun instinct ne
s’exprime à l’état brut. La faim, la soif ou le désir sexuel sont certes ancrés
dans la biologie, mais leurs modes d’expression sont contrôlés par la culture
et les normes sociales. Nos comportements relèvent d’abord et avant tout de
constructions mentales. »
Cependant, il y a du masculin et du féminin dans la rue. Et pas
uniquement là, mais dans la vie de tous les jours – n’en déplaise aux Lee
Edelman, Judith Butler, Tim Dean et consorts : à l’école, dans l’entreprise,
dans la culture, au cinéma, dans la littérature, dans la langue, dans
l’orthographe, jusque dans les WC, les boîtes de nuit, les bateaux qui
coulent et (divine horreur !) les maternités.
Il ne s’agit pas d’un vaste complot fomenté par des hétéros sexistes
contre les lauréats du Brudner Prize, mais de la réalité quotidienne. Et la
mutation dont nous parlerons est infiniment plus modeste que la révolution
queer, ce Grand Soir où les androgynes, les transgenres et les femmes à
moustaches triompheront du XX et du XY.
Si donc, « à l’évidence, prétendre que c’est la testostérone qui fait les
hommes compétitifs et agressifs tandis que les œstrogènes rendent les
femmes émotives et sociables, relève d’une vision simpliste, bien loin de la
réalité biologique », il n’en reste pas moins qu’une femme n’est pas un
homme et qu’un homme n’est pas une femme aux yeux de nos sociétés. Que
l’on cesse de nous faire croire que n’importe qui est un transsexuel
potentiel, et que les sexes sont techniquement et théoriquement modulables
à l’envi.
La libre-sexualité contrariée
J’appelle « libre-sexualité » la sexualité humaine qui se déploierait
grâce à notre niveau de liberté sexuelle sans précédent, si elle ne rencontrait
aucune résistance, aucun frein. Or, la frustration et la désincarnation sont
des obstacles de taille. La libre-sexualité est donc potentielle dans les
sociétés sexuellement libres, mais elle est loin d’être effective.
Au contraire, la baisse de la libido constatée chez nous, cette flemme
d’aimer qui submerge des hommes jeunes et par ailleurs vigoureux, ce
« médésir » (ce désir qui ne se désire plus en tant que tel) semble indiquer
que nous sommes bien loin de la libre-sexualité épanouie. Comment
interpréter ce phénomène ?
La crise de la masculinité dans les pays occidentaux proviendrait-elle
du fait que la libre-sexualité potentielle entre en conflit avec la prégnance
(voire la résurgence) de modèles dont la fonction est précisément
d’endiguer toute forme de libre-sexualité, comme le dogme de
l’« engagement » sexuel, un néoascétisme qui préconise la modération des
plaisirs, une égolâtrie de consommation qui absorbe chaque individu dans
son propre nombril en forme de siphon ?
Nous sommes poussés à être libres-sexuels (parce que libres) et
sexuellement fliqués (parce que encouplés). Cette injonction contradictoire
nous oblige-t-elle à « suicider » notre libido, pourtant attisée de toutes
parts ? à l’étouffer pour nous conformer aux vieux rôles du compagnon
« fidèle » et de l’adulte totalement maître de ses pulsions, sommé de mettre
sa gourmandise sexuelle en veilleuse pour se consacrer à des missions
autrement plus « sérieuses » – son travail, sa famille, ses projets et ses
endettements ? La « schizophrénie » du monde occidental nous frapperait-
elle au pantalon ?
Mais comment mettre en veilleuse un désir ultrasollicité ? En le
sacrifiant, ou en feignant de le sacrifier. Il n’y a pas de demi-mesure.
Soit nous le prenons pour un ennemi à abattre, à réduire, et nous
refusons alors de lui donner libre cours ; soit nous essayons de composer
avec lui, en mentant aux autres autant qu’à nous-mêmes et en nous créant
des vies parallèles, des idylles interdites, des complications.
Le choix semble dramatique pour nous, hommes des sociétés où la
révolution sexuelle a fleuri : ou bien une sous-sexualité frustrée et
désincarnée, qui tend vers l’asexualité de façon parfois non asymptotique ;
ou bien une libre-sexualité mal assumée et hypocrite, qui nous fait souffrir
et fait souffrir celles que nous aimons.
Telle est vraiment la tragédie de l’homme contemporain, son choix
cornélien ? – S’empêcher de jouir de ses amours intensément, et du coup ne
plus jouir du tout ; ou bien les jouir en catimini, et mener du coup une
existence de bouffon glauque ? Souffrance et désamour seraient-ils des
deux côtés de l’équation ? Comment mettre en adéquation la libre-sexualité
et le libre-amour, pour faire de la première un cadeau et non un fardeau, non
un nouveau despotisme, mais un nouvel humanisme ?
Références
Nous sommes des barbares, mais nous avons devant nous la possibilité d’une culture
authentique.
Georg GRODDECK,
La Maladie, l’art et le symbole.
Quatre dimensions
Les femmes nous qualifient de « virils » dès que nous possédons ces
quatre attributs : un visage intense, un sourire latent, un aplomb naturel, une
vitalité posée. La virilité ne serait donc pas une question de physique, mais
relèverait d’une certaine qualité de présence et de sex-appeal.
Les quatre critères conjuguent en effet le potentiel et l’actuel, laissant
présager une énergie et une ampleur d’être extraordinaires derrière les
signes extérieurs de la vigilance décontractée. Les stars hollywoodiennes
offrent de beaux spécimens en la matière : Marlon Brando, Paul Newman,
Cary Grant, Burt Lancaster ou George Clooney.
Intense est le visage aux traits bien marqués, aux chairs « tenues »
(visage qu’ont rarement l’adipeux mou et le rondouillard joufflu) ; le regard
est traversé par des ombres et des fulgurances, du rire, de la gourmandise et
une pointe de scintillante mélancolie. Le visage d’un Daniel Day-Lewis ou
d’un Benicio del Toro.
Latent est le sourire qui peut toujours advenir, qui jaillit lorsqu’il
advient, et qui se loge dans l’œil lorsqu’il n’apparaît pas aux lèvres. Il
enveloppe ainsi la présence d’une atmosphère de second degré, sorte
d’amortisseur aux ondes de choc, d’ascenseur permanent éloignant des
attitudes et des croyances terre à terre. Il y a de l’intelligence dans ce
sourire-là, donc dans la virilité. Les « fronts bas » et les amputés de la
puissance souriante n’y accèdent pas, et le « brun ténébreux » est qualifié
de viril si et seulement si, par intermittence, comme une récompense, éclate
dans ses ténèbres le soleil d’un sourire. Celui d’un Jean-Paul Belmondo
jeune, ou celui d’un Denzel Washington.
Naturel est l’aplomb qui en impose sans le vouloir. Une tranquillité qui
ne se cherche pas, une générosité qui fait autorité et qui n’intimide que les
coincés du cœur. L’opposé de la fanfaronnade des fiers-à-bras. Cet aplomb
se révèle, négativement, par une absence de frayeur, comme si la
complexité des émotions éprouvées ne pouvait se satisfaire de cette émotion
primaire, de ce grossier bloc de peur, et devait, pour ne pas se trahir, déceler
dans la moindre angoisse des occasions de jouissance et d’action. C’est
l’ascendant des maîtres sur les bleu-bites, des sages sur les candides, des
corps conscients de leur force sur les baudruches et les m’as-tu-vu.
L’aplomb d’un Lino Ventura ou celui d’un Ray Liotta.
Posée est la vitalité qui part du dedans et se fait inviter avant de
s’infiltrer. La voix calme, les gestes sans parasites, l’esprit dépourvu de
torture, le corps mû depuis son centre. Une telle vitalité donne aux autres
l’envie d’en devenir les complices, mais sait se défaire souplement des
vitalités hystériques qui épuisent, des vitalités vampiriques qui sucent le feu
intérieur. Même cabossé par la vie ou pris par l’urgence, l’homme viril ne
se départ jamais d’un certain flegme, d’une pointe de jeu dans l’enjeu le
plus crucial, d’une danse de nonchalance dans le dynamisme le plus
trépidant. La vitalité d’un Sean Penn ou d’un Liam Neeson.
Il serait néanmoins bien vain de suivre des cours de « pure gueule », de
sourire, d’aplomb et de vitalité posée dans l’espoir de parvenir au comble
de la virilité.
Ces quatre dimensions ne relèvent d’aucune diététique particulière :
elles ne fabriquent pas la virilité, c’est au contraire la virilité qui les fait.
Celle-ci est première, elles n’en sont que les conséquences. Il ne suffit pas
de maigrir jusqu’aux joues un peu creuses pour intensifier notre visage, ni
de nous entraîner à mettre du rire dans nos yeux face au miroir pour cultiver
notre sourire, ni de nous faire coacher pour devenir un héros, ni de gober
des cachets pour avoir la patate. Autre chose que les ramifications
physiques de notre virilité se trouve à son fondement ; quelque chose qui la
fait croître et déployer ses effets, qui fascine et rend jaloux les hommes, qui
rassure et enivre les femmes.
C’est à la découverte de cette chose mystérieuse – la racine de
l’homme viril – que ce premier chapitre est consacré.
Virilité-pouvoir et virilité-puissance
La virilité est une notion qui sent le soufre, au temps de l’homme
sexuellement correct. Ce mot évoque le guerrier, le macho ou, moins
caricaturalement, une tendance à survaloriser les hommes au détriment des
femmes qui nous vient du fond des traditions patriarcales. Cette virilité-là,
nous avons raison de la vouer aux gémonies, et nous ne nous réjouirons
jamais assez d’assister à son déclin en ce début de millénaire.
Elle a conditionné des générations entières, emprisonnant les genres
dans des rôles, les rôles dans des hiérarchies et des conditions sociales où
les femmes sont perdantes à cinq contre un, quel que soit le domaine.
Cette virilité-là, c’est la fusion du masculin et du pouvoir. Elle lèse
évidemment les femmes en en faisant des servantes sexuelles et
domestiques. Mais elle gâche aussi les hommes en les amputant de leur
sensibilité.
Oui, cette virilité-là est également notre tourment. « Le fascisme ne
peut être que viril et la virilité fasciste », radicalisait ainsi un texte du
FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) en 1971.
Cependant, nous aimons être qualifiés d’hommes « virils ». Et la
plupart des femmes sont émoustillées en s’apprêtant à rencontrer un homme
que leurs amies qualifient comme tel. Elles l’imaginent alors non pas en
brute fasciste et misogyne, mais en homme d’envergure, gentleman,
confiant, solide – c’est-à-dire puissant.
Le terme « viril » renvoie donc aussi à une masculinité excitante. Or, à
moins de faire reposer cette connotation sur un conditionnement
hétérosexiste généralisé, il me semble nécessaire de « sauver » cette virilité.
Sans elle, reconnaissons-le, pointent le manque d’intensité sexuelle,
l’absence d’aimantation et d’originalité, l’ennui qui sent trop bon, les
instincts shampouinés.
Les laudateurs du pouvoir mâle confondent sciemment ces deux
virilités – la phallocratique et l’érotique – lorsqu’ils se lamentent sur la
« dévirilisation de l’homme occidental ». Ils surfent sur l’ambivalence du
terme, qui désigne deux réalités différentes. Que les hommes se
« dévirilisent » au sens phallocratique, il était vraiment temps ! Cela signifie
qu’ils s’humanisent enfin, qu’ils se délestent du carcan du devoir-dominer
pour accéder à une existence plus riche et plus ouverte sur les autres. Mais
que les hommes se « dévirilisent » au sens érotique, quelle mauvaise
nouvelle ! Cela signifie qu’ils perdent leur appétit des femmes, qu’ils
deviennent tous plus ou moins apathiques et insensuels.
Les néosexistes nous abusent lorsqu’ils identifient ces deux
« dévirilisations », comme si la sortie de la barbarie machiste coïncidait
logiquement avec une féminisation des hommes. Sous-entendu : ceux qui
refusent le pouvoir mâle sont des « femmelettes » et des hommes décadents.
J’aimerais leur faire un sort dans ce qui suit, en distinguant la virilité-
pouvoir, à rejeter d’urgence sous peine d’enfermement dans une masculinité
de l’onde de choc, inhospitalière et paranoïaque – sous le signe de
Parménide, le philosophe de l’unité immobile de l’être −, et la virilité-
puissance, la virilité de l’onde de charme − sous le signe d’Héraclite, le
philosophe du devenir. Le bonheur au masculin.
Le divin frottement
La virilité commence avec notre corps, et plus précisément avec un
organe que les femmes n’ont pas : notre pénis, trop peu interrogé sous
l’angle du plaisir. Il fabrique de la volupté dans le fait de pénétrer − tel est
son caractère spécifique. C’est ainsi que nous le vivons ; et que nous le
chérissons, parfois jusqu’à l’idolâtrie.
Il nous donne une volupté physique qui dépasse de loin la glissade des
doigts dans des mollesses chaudes, des textures intéressantes, ou le
plongeon de la langue dans une bouche offerte, ou l’introduction du regard
dans une âme. Notre pénis est taillé pour jouir d’entrer, de s’enfoncer,
d’aller et venir dedans, de se visser dans de la profondeur de l’autre.
Comment décrire cette jouissance-là ?
Nous chavirons par notre queue quand la matière frotte tout autour,
caresse, englobe et suce, nous contient corps et âme. Quand bien même
notre corps n’y est engagé que d’une dizaine de centimètres, cela suffit pour
que la vue se brouille et que le cœur s’emballe. C’est ce divin frottement
que les chiens tentent d’obtenir en s’agrippant aux jambes amies des
convives. C’est ce divin frottement qui pousse les jeunes garçons à souiller
d’abord leurs oreillers, des filles plein la tête, avant de se prendre en main…
Le divin frottement de notre sexe, voilà notre obsession élémentaire.
Et – bénédiction de Dame Nature ! – le sexe des femmes se révèle le
réceptacle idéal pour combler cette nécessité. L’accueil fruité suprême. Le
meilleur des systèmes D.
Fait cocasse : de nombreux hommes se touchent machinalement,
surtout quand ils ont besoin de se détendre. Et cela commence très tôt. Vous
croyez que nous tapons sur notre clavier d’une main pour garder l’autre
bien au chaud dans notre poche ? Que nenni : divin frottement ! (70 % du
surf mondial sur les sites porno a lieu pendant les heures de bureau, et 20 %
sur le lieu de travail.)
Après le repas, nous ferions la sieste la main sur la panse ? Que nenni :
divin frottement ! Les poches ont été inventées pour que nous nous palpions
quand bon nous semble. Les djellabas et autres tuniques amples ne
s’embarrassent même pas de barrière de tissu : fausse poche, accès direct au
sacré.
Les psychanalystes verraient dans notre besoin de frottement un besoin
de vérification, d’après le très freudien climat de « peur de la castration ».
Que nenni : il s’agit simplement d’un besoin d’extériorité caressante,
précisément là où nous sommes parés pour la ressentir. Un besoin loin de
toute anxiété, au contraire. Ce frottement réitéré n’est pas là pour nous
rassurer, mais pour nous relaxer. Il nous berce – petite dose de bien-être
facile, cajolerie clandestine.
À l’insu de tous, nous bandons et débandons sous nos propres
effleurements. Non pas pour nous dire : « Ouf ! tout va bien, je
fonctionne ! », mais pour un soulagement qui, à l’instar de la clope des
fumeurs, de la mèche entortillée des timides ou du crayonnage
téléphonique, nous fait rêvasser au milieu du réel et nous réchauffe au
milieu des frustrations.
Toucher notre queue ne nous console pas. Ça nous apaise et ça nous
motive. Ça dédramatise. Ça simplifie l’intime. Ça libère le sourire.
Bien sûr, il faut parfois nous remettre les choses en place. Jean trop
serré, slip mal ajusté, testicule rebelle. Les femmes incommodées par les
plis de leurs vêtements se refagottent mine de rien ; nous, nous avons
besoin de descendre en y mettant les doigts.
Mais une autre différence existe, beaucoup plus importante : les
hommes se stimulent de temps en temps, ébauchent le divin frottement
comme ils peuvent ; les femmes se stimulent sans cesse. La féministe Luce
Irigaray résume parfaitement l’affaire, dans Ce sexe qui n’en est pas un :
« Comment interdire à une femme de se toucher ? Son sexe, “en lui-même”,
se touche tout le temps ».
Le frottement est pour la femme un acquis de l’évolution. Il lui suffit
de s’asseoir, de croiser-décroiser les jambes, de marcher serré ou de s’ouvrir
aux vibrations d’un moteur quelconque. Son clitoris se tient aux aguets des
moindres trépidations.
Pour nous, en revanche, les frottements hasardeux déçoivent. Notre
hampe spongieuse réclame des pressions plus fermes, un titillement plus
minutieux. L’érection facilite le travail : prise entre nos cuisses, elle permet
d’aviver la sensation de pénétration. Mais quel manque de discrétion ! Sans
un précoce apprentissage des « bonnes manières », nous malaxerions sans
arrêt nos parties génitales comme on mâchouille un chewing-gum :
tranquillement, sans même nous en rendre compte, par instinct de
rumination.
Cet instinct trouve son origine dans notre besoin de décontraction.
Besoin vital, ressenti dès la prime enfance quand nous somnolons au bord
des rêves ou quand nous éprouvons, par le relâchement de nos tensions,
l’unité de notre corps et, partant, de notre « Je ». Même si l’enfant parle à
ses membres, se pense comme dissocié ou monte sa main gauche contre sa
main droite en les personnifiant, il se perçoit comme un tout dès qu’une
onde le parcourt de la tête aux pieds. Cette onde peut être onde de choc s’il
stresse et s’angoisse ou subit une agression du réel, mais aussi onde de
charme s’il se laisse envahir par l’amour qu’on lui porte, l’attention ou
l’enthousiasme de ses proches, la gentillesse chaleureuse ou le rire
contagieux.
L’onde de choc met son corps en crise, et lorsqu’elle atteint une
certaine intensité, elle l’unifie dans l’alerte. L’onde de charme met son
corps en extase, et l’unifie dans le délassement. C’est cette onde si
essentielle au bonheur que nous activons compulsivement en nous
autotripotant : nous occupons l’une de nos mains, façon boule antistress, et
la caresse produite nous recentre (unification) et nous relaxe
(décontraction).
Une « rumination » bienfaisante, qui câline notre identité. « Je me
touche la queue, j’existe » : le cogito masculin. Et l’on comprend que cet
acte irréfléchi a une portée existentielle.
Les vertus calmantes du sexe gentiment sollicité, les femmes les
connaissent aussi. D’ailleurs, pourvu qu’elles demeurent réceptives, elles
baignent dedans. Un fait physiologique qui les ancre davantage dans la
sensation de leur unité identitaire.
Pour nous, en revanche, les choses sont plus floues, ou demandent plus
d’effort. Un effort manuel (notre sexe ne s’autostimule pas) et un effort de
discrétion. Nous toucher mine de rien pour accompagner la détente, la
divagation, le relâchement général unifiant notre corps, cela n’a rien de
naturel. Les animaux pouvant se livrer à cette acrobatie lente n’ont pas à
s’en cacher. Aucun code moral ne freine leurs élans ; aucune gêne à se
lécher mutuellement le bout, aucune honte à y mettre la patte devant leurs
congénères.
Pour l’être humain débonoboïsé, c’est-à-dire sorti de l’instinct
sauvage, le contrôle des pulsions auto-érotiques est de rigueur. Ce contrôle
passe par trois couches de conditionnement : la pudeur, la morale et la loi.
Or la puissance réside dans la remise en jeu et en cause de ces
conditionnements, qu’il nous faut à présent examiner.
L’autonomie transgressive
Même en demeurant pudiques, moraux et dans la loi, si nous sommes
virils, nous laissons transparaître par notre attitude, nos actes, notre rire ou
même notre seul regard l’éclat trouble et tentant de la subversion.
Mus par une virilité naturelle, nous fleurons bon le hors-la-loi, le
bafoueur de normes, l’offenseur de pudeurs. Et qu’est-ce que notre main
tâtant notre queue en douce, sinon l’expression d’un incoercible fond de
virilité ? Une transgression à moindres frais. Le parfum − mille fois distillé
mais néanmoins tenace − du voyou au grand cœur et du braqueur de
banque. Une façon commode d’actualiser notre unité et notre identité, de
réveiller notre puissance, de réaffirmer notre présence. Quelques grammes
d’impudeur dans un monde policé. Sous le joug consenti de la
domestication, une microdésobéissance virile.
Telles que je les entends ici, la pudeur est un ensemble de réserves
personnelles (retenue, honte, dérangement, peur) ; la morale, un ensemble
de conventions culturelles (normes, idées, comportements) ; la loi, un
ensemble d’interdictions et de prescriptions sociales (constitutions, règles,
contrats). La pudeur sanctionne nos émotions, la morale sanctionne nos
intentions, la loi sanctionne nos actes.
Il est certain que la perte du sens de la pudeur, de la morale et de la loi
entraîne l’avilissement de l’être humain puisque, poussée à l’extrême, elle
en blesse la sensibilité, la dignité, l’intégrité. Cependant, lorsque la triade
pudeur-morale-loi forme un tout interdépendant et tyrannique qui s’impose
sans discernement dans nos jugements de valeur, le pire menace. Les
théocraties, les sectes et les doctrines totalitaires président à une telle
fusion : elles édictent la loi, prescrivent la morale et décident de la pudeur
d’un seul tenant. En régime démocratique, cette fusion peut se faire plus
insidieuse, à la manière d’un buvard, par contamination progressive de
cercles qui devraient rester autonomes.
On ne se méfie jamais assez d’une pudeur nouvelle. Elle peut
imprégner la morale ambiante, remonter les veines du pouvoir et coaguler
en loi. Exemple : la gène vis-à-vis d’une catégorie de citoyens perçus
comme « étranges » ou « étrangers » (pudeur), qui devient une
stigmatisation explicitement partagée (morale), et qui culmine en loi
officielle leur réservant un traitement spécifique.
À l’inverse, on ne se méfie jamais assez d’une loi nouvelle. Elle peut
colorer la morale et faire ployer la pudeur. Exemple : l’interdiction de fumer
dans les lieux publics (loi), qui diabolise les fumeurs (morale) et finit par
créer de nouveaux malaises à la moindre volute de fumée (pudeur).
Par conséquent, pour que la puissance soit effective, il faut préserver la
possibilité d’une digue dans la poreuse triade pudeur-morale-loi, une
séparation étanche des domaines de répression. Une pudeur qui ne soit pas
immédiatement déduite de la morale ; une morale qui ne soit pas
systématiquement traduite en loi. Maintenir des possibilités de résistances,
c’est-à-dire des fusibles qui disjonctent en cas de mise en barbarie du
monde.
Ainsi la désobéissance civile, qui brave l’autorité de la loi pour la
réinventer, l’ajuster au réel. Puissance de Gandhi (qui, malgré sa chasteté
autoproclamée, avait besoin de dormir peau contre peau avec de jeunes
femmes nues pour tenir), puissance de Nelson Mandela ou du sous-
commandant Marcos.
Ainsi la transgression des codes moraux en vigueur, qui fait vaciller les
mœurs et les mentalités. Puissance des non-alignés porteurs de scandales
inédits, des minorités qui s’insurgent.
Ainsi la subversion de la pudeur consensuelle, qui redistribue nos
rapports au corps, au sexe et à la nudité. Puissance des artistes
incandescents, des désirs qui s’assument.
Une analyse du romancier Romain Gary illustre bien ce lien entre
puissance et transgression. En 1969, l’auteur dépeint dans Chien blanc la
lutte des Noirs pour leurs droits civiques, sur fond d’émeutes raciales, de
contestations anti-guerre du Vietnam et de Mai-68. Or, d’après lui, les
« appels au meurtre » criés haut et fort par certains leaders afro-étatsuniens
servent de « soupapes d’échappement par lesquelles se libère le trop-plein
de rancœur de dix-sept millions d’hommes oubliés ».
La violence verbale, loin d’attiser la violence physique, au contraire la
réduit et la catalyse, redonnant à la jeunesse sa fierté : « Je dis que, loin
d’avoir provoqué des tueries – où sont-elles ?, les appels incendiaires des
chefs du ghetto ont peut-être évité le pire. » Transgressions de la pudeur et
de la morale par les mots. « La puissance de la parole est telle que d’avoir
osé la prononcer suffit – et libère… Ce qu’on appelle la “rhétorique du
ghetto” est un besoin d’oser. »
Ce que dit Romain Gary se résume en trois verbes : oser transgresser
libère. Et la puissance – comme aptitude mais aussi comme attitude − est
cette capacité de transgression et de libération. Puissance toujours
potentiellement érotique, au sens où Georges Bataille définit l’érotisme
comme une « infraction à la règle des interdits » : « Nous voulons le monde
à l’envers. La vérité de l’érotisme est trahison. »
Qu’elle soit masculine ou féminine, d’excès ou d’accès, d’impétuosité
virile ou d’abandon, la puissance fait tenir debout, fait faire face, fait
rayonner la ferveur par-delà celle ou celui qui l’incarne. La puissance se
partage et rend digne. Son influence fait boule de neige et mobilise les
ardeurs : onde de charme. La puissance ne saurait donc être confondue avec
le pouvoir, qui souvent domine sans élever, qui soumet, et dont l’influence
s’exerce au détriment des autres : onde de choc.
Un leader d’opprimés dont la colère sert de catharsis à sa communauté
n’use pas de pouvoir, mais de puissance, et il en confère aux siens – fierté
triomphant de l’oppression, parole triomphant des peurs. Un leader
d’opprimés qui utilise les siens, hisse son nombril sur leurs épaules, est bien
un homme de pouvoir mais pas un homme puissant. Il lui manque l’oubli de
lui-même, la gratuité du don, le tremblé spontané de la vie.
La puissance se double quand on la partage (c’est pourquoi l’amour, le
bonheur, le plaisir et la connaissance en sont les principes fertiles) ; le
pouvoir se délègue, se divise. Il nécessite un calcul, une claire conscience
des rapports de forces et des enjeux ; s’il transgresse, c’est en se posant
comme une autorité rivale.
La puissance attire et fascine précisément parce qu’elle ne calcule
rien ; elle transgresse par sa seule présence, elle n’agit jamais par souci
d’intimidation. Elle n’est pas démonstrative, mais intérieure, endogène,
souveraine, et se transmet aux autres sans s’exercer sur eux.
Lumière profonde, la puissance rend tranquille et serein, tandis que le
pouvoir clinquant (et la quête de pouvoir, car on n’en a jamais assez) rend
frénétique et arrogant. Aux yeux du puissant, le pouvoir et la fuite en avant
permanente qu’il implique n’ont aucun intérêt.
La sphère de la politique fournit de beaux spécimens en la matière :
des hommes compensant leur(s) impuissance(s) – sexuelle, physique,
relationnelle, familiale – en s’engageant hystériquement
(« testériquement », devrait-on dire) dans des luttes de pouvoir et d’ego.
C’est qu’il y a volonté de pouvoir, alors que la puissance se déploie
d’elle-même, irradie.
D’où le problème numéro un des impuissants : comment devenir
puissant ? D’où la méprise numéro un des assoiffés de pouvoir : croire que
le pouvoir mène à la puissance, alors qu’il les en éloigne un peu plus à
chaque fois qu’il enfle et s’impose en tant qu’autorité.
L’autorité, voilà justement ce que les puissants défient par leur simple
présence, sans le vouloir. En ce sens, par exemple, un militaire qui
obtempère n’est pas viril, n’est pas puissant, quand bien même serait-il
bardé d’armes. Est viril, en revanche, un militaire qui s’autorise, au nom de
ce que lui dictent sa conscience et sa dignité d’homme, à tenir tête à sa
hiérarchie et à transgresser les ordres.
La puissance, comme le pouvoir, nous permet de dire « non », mais le
« non » de qui a du pouvoir vient du portefeuille ou du statut ; le non de qui
est puissant de l’être vient du corps.
« S’autoriser », « oser », « transgresser » : ces verbes révèlent que
l’individu puissant est autonome. Il fixe lui-même la pudeur, la morale et la
loi auxquelles il obéit. Avec lui, l’autorité extérieure est puissamment
remise en question avant d’être prise en compte ou rejetée ; elle doit se
justifier, donner des preuves de sa légitimité. Impuissance pathétique –
voire pathologique – des « kapos », des bénis-oui-oui, des assis
bureaucrates et des bernard-l’ermite de l’Uniforme.
Mais autonomes, combien d’entre nous le sont vraiment ? Trop peu, au
dire des femmes !
Un défaut de virilité que corrobore notre besoin d’être assistés,
maternés, valorisés sans cesse. Une impuissance à la liberté, patente lorsque
nous usons nos compagnes en culpabilisations de toutes sortes et que nous
les laissons endosser toutes les responsabilités – gestion des finances,
élevage des enfants, organisation des emplois du temps et choix
domestiques variés.
Et c’est encore par impuissance que nous aspirons au pouvoir, à la
célébrité pour elle-même, aux femmes à acheter et aux flatteries des
lécheurs de bottes, et que nous envions ceux qui en jouissent et les étalent.
Oui, notre fascination pour le pouvoir signe notre impuissance réelle, notre
peur de la transgression et de l’autonomie. L’homme digne est celui dont on
reconnaît la puissance transgressive, autrement dit la virilité.
Et l’on comprend alors le véritable enjeu de l’outrance, de
l’irrévérence, de l’insulte et de la provocation masculines : en exerçant ainsi
notre puissance d’oser, en débordant les pudeurs, en clashant la morale, en
mimant l’infraction de la loi, nous espérons participer au défi pur de la
puissance : défier l’autorité sans se poser soi-même comme autorité, par la
seule présence. Telle est notre poursuite ; ou notre secret.
« Il se mêle à cela une trace d’Afrique », note Romain Gary en parlant
de la verve assassine des leaders du ghetto. « Mes amis africains sont les
premiers à reconnaître que, sur le continent noir, dire tient souvent lieu de
faire, la parole remplace l’action, le goût des palabres, du verbe, est encore
parfois plus fort que celui de la réalisation. Mais, dans le cas des Noirs
américains, les paroles de haine totale prononcées contre les Blancs
constituent en réalité un acte : celui de la reconquête d’un sentiment de
virilité et de dignité par le défi verbal. »
Bien sûr, nous échouons dès que nous recourons à la violence pour y
parvenir. Nous confondons alors le pouvoir (maîtriser l’onde de choc) et la
puissance (succomber à l’onde de charme), la contrainte qui nie et
l’ouverture qui libère, le muscle et la chair.
Mais la présence virile authentique ne prend pas corps dans les salles
de bodybuilding, dans les gradins des stades ni dans les regards haineux. Le
mépris ne défie pas : il écrase. Le fanatisme n’éveille pas : il brutifie.
Aucun pouvoir ne transgresse jamais : il adoube ce qu’il convoite,
valide l’esprit de conquête et de domination. La puissance, elle, rouvre les
possibles et redonne au « non » sa fertilité, au clash sa teneur. Résister, tenir
bon, défier un implacable destin, une situation intenable ou des salauds
visqueux, se tenir droit comme un I quand flanchent les échines : la voilà, la
puissance ! Et, si elle carbure au XY, la vraie virilité !
C’est aussi dans les couilles que bouillonne la vie. Dépassons là encore
la biologie fruste, pour voir au-delà de leur fabrication de semence : nos
couilles, en nous ancrant dans le tremblé du monde, nous rendent
intensément vibrants, c’est-à-dire fertiles, capables de donner la vie, de
transmettre l’onde de charme.
Leur danse perpétuelle nous fait tutoyer le tumulte extérieur, le chaos
qui engendre les beautés, fantasme les solides, bouscule les émotions. « Il y
a une couille ! » prévient-on trivialement quand les choses ne se déroulent
pas comme prévu. Les couilles posent toujours problème. L’acte « couillu »
sera toujours un acte qui contrecarre les données factuelles, les trames plan-
plan, les marches à suivre, c’est pourquoi il est séminal. Il ouvre des voies
inédites, brouillonne d’autres perspectives, invalide le connu, insulte les
supérieurs et change les accents.
Il trouble l’Ordre et la Méthode. Il imprévisibilise le présent. En cela,
par le vivant défi qu’il contient en germe, il enthousiasme et fédère les
puissances, laissant jaillir leur spontanéité créatrice, condition sine qua non
de l’art et de l’amour.
« Partir en live », « partir en vrille », « partir en couilles » : expressions
synonymes pour qualifier la sortie des processus hors des rails, l’abolition
des logistiques et le retour libérateur de l’improvisation. C’est par nos
couilles que nous jubilons de vivre. C’est par nos couilles que nous
fraternisons.
Enfin, il y a l’autre versant des couilles : la fragilité. Observez notre
grimace horrifiée quand nous voyons un frère se prendre un sévère coup de
pied dans les burnes. Nous souffrons immédiatement pour l’autre ;
empathie instinctive, même pour les plus cuirassés.
On n’a pas assez médité le paradoxe des couilles, ce mixte de fierté
triomphale et de fragilité extrême. C’est le paradoxe de la puissance même :
force et sensibilité, explosivité et rétractation tranquille. Nos couilles nous
exposent et nous imposent, ce en quoi elles dépassent de loin nos modestes
testicules. Elles nous jettent nus dans un espace à dompter, mais frémissent
dès qu’un danger les effleure. Elles changent l’hostile en aventure, les
menaces à venir en piste de décollage. Elles pensent trop tard, c’est
pourquoi elles excellent au sport, à la guerre et aux révolutions ; elles
partent trop tôt, c’est pourquoi elles nous élancent et brinqueballent dans
leur sillage instable nos prudences et notre cerveau.
Elles soutiennent fébrilement l’action d’éclat. En cas de défaite, elles
se vexent et récidivent. En cas de victoire, elles offrent à l’audace d’un seul
un prolongement vers le courage de tous – une activation massive de notre
cortex cingulaire antérieur subgénual, s’il faut une localisation cérébrale.
Pas d’humanité sans couilles, car c’est au rêve, à l’espoir, à l’utopie
qu’elles fonctionnent, fragilissimes et pourtant surgissantes, tremblantes et
pourtant centrales. Sans elles, nul ne peut aller au-devant – de son nombril,
de son confort, de sa lâcheté, de sa misère. Sans elles, nul ne ressent
l’instabilité joyeuse des ordres, la précarité des autorités branlantes. Sans
elles, l’état du monde se fige. Sans elles, pas de transgression.
Oui, c’est grâce aux couilles que l’on peut renverser la pudeur,
subvertir la morale et sortir de la loi, à tel point que les êtres humains qui en
ont le plus sont bien souvent les femmes. Ou plutôt : les qualités que nous
plaçons dans nos couilles (intrépidité, fécondité, vulnérabilité) se retrouvent
généralement dans les femmes entières.
Si cela n’était pas déplacé – mais en matière de couilles, tout se
déplace sans cesse –, on pourrait dire que la femme est une couille à elle
seule, tandis que l’homme n’en a que deux minuscules échantillons. C’est la
raison pour laquelle il ne me paraît pas judicieux de continuer à parler de
« couilles » pour qualifier un courage alliant invention, improvisation et
sensibilité.
Les couilles sonnent bien trop masculin, et c’est bien mal connaître
notre manque de sang-froid et d’autonomie que de nous affubler
sémantiquement de pareils joyaux. Les couilles se méritent, pour nous. Le
plus souvent, nous tournons de l’œil à la moindre piqûre, fuyons à la
moindre responsabilité et pestons à la moindre contrariété. N’est-ce pas
dans le fol espoir d’une greffe de couilles que nous subordonnons et
brutalisons les femmes, ou que nous fanfaronnons au plus insignifiant signe
de succès ?
Préférons par conséquent parler de « puissance » ; là, les femmes
peuvent s’y retrouver. Puissance de la femme authentiquement gracieuse,
puissance de l’homme authentiquement viril.
Avital RONELL,
American philo.
L’ordre de la cruauté
En tout, on se fixe des buts (amour, famille, travail, régime, santé,
bonheur), et l’on se ruine financièrement et moralement pour les atteindre
coûte que coûte. Professeurs, docteurs, managers, psys et coachs de tout
poil… : une ribambelle de vendeurs de performances nous assistent dans
nos poursuites de réussites, nous orientent, nous surveillent. La société
entière nous évalue, notre casting ne s’arrête jamais.
La Performance est notre religion, notre but suprême, alors qu’elle ne
devrait être qu’un moyen pour parvenir à d’autres fins. Performance
sexuelle pour du sexe performant, performance intellectuelle pour un
cerveau performant, performance scolaire pour réussir à l’école,
performance à tous les étages de la vie pour oublier la mort.
Ce culte de l’efficacité, on ne le doit pas uniquement à la mentalité
sportive, guerrière et commerciale qui a imprégné nos comportements : on
le doit surtout à une nouvelle vision de l’homme, la vision cybernétique, qui
identifie la perfection masculine sous les traits mécaniques du cyborg, mi-
homme, mi-robot.
La performance est devenue notre religion à mesure que l’homme-
machine est devenu un modèle de virilité.
Dans les années 1970, l’efficacité masculine pouvait aller de pair avec
les émotions, les fragilités et les failles humaines.
Mais, portée par ce que Félix Guattari appelait « la montée du nouvel
ordre de la cruauté et du cynisme » en décembre 1985, l’efficacité
masculine passe désormais par un assèchement du cœur, un cuirassage
affectif. Le muscle remplace la chair, le sport remplace l’amour, le
développement personnel remplace les rêves de communauté.
Avec une humanité de plus en plus dominée par les machines, la
domination masculine prenait un masque de fer dès le milieu des années
1980, des allures de droïde, de 4 × 4, de super-héros.
Le paradigme du computer des années 2000 change la donne : la
performance de l’ordinateur se substitue à celle de l’industrie lourde et les
James Bond oublient l’humour de Sean Connery pour se figer dans la
froideur poutinienne de Daniel Craig. Absence d’état d’âme et ordre de
mission à suivre mordicus, comme les soldats Stallone ou Schwarzy de la
décennie précédente, mais à la différence que l’intelligence doit désormais
se séparer de sa base animale pour suivre le déterminisme impeccable du
circuit intégré.
Ni cri de rage, ni rébellion, ni sueur, ni imprévu. On n’improvise plus :
on calibre son image, on paramètre sa réalité.
Lucide avant l’heure, Félix Guattari y décèle une « nouvelle éthique du
désengagement » : « Pas de vagues ! Juste des vogues, modulées sur les
marchés de l’art et de l’opinion, par le biais des campagnes publicitaires et
des sondages. » Et le philosophe conclut : « N’importe quel maillon social
peut se prêter, sans résistance apparente, au laminage désingularisant et
infantilisant des productions capitalistiques du signifiant. »
Dans ce contexte délétère, la performance masculine n’est plus
seulement machinique, mais programmable. Elle a quitté le camp du désir
(qui peut bugguer toujours) pour s’établir dans le camp de la volonté toute-
puissante parce que toute-prévoyante (qui ne buggue jamais). Calquée sur la
précision technologique, elle promet – ce qui n’est pas le moindre de ses
paradoxes – un autisme communautaire : une connexion au Réseau, aux
autres (écrans), à nos satellites lointains mais omniprésents.
Ce système d’interconnexion désincarnée entre parfaitement dans les
intérêts du travail parcellisé et désubstantifié par les modes de production
capitaliste. On atomise les salariés, on les « badge », on les « manage », on
délocalise, on restructure, et finalement on les coupe de leur puissance
propre.
Pour nous, les hommes, ces manœuvres de déshumanisation ne nous
font pas seulement perdre notre dignité humaine, mais aussi notre
masculinité. La pression du rendement, l’angoisse du licenciement et du
chômage, le stress et la fatigue d’un labeur sans joie qui nous plongent dans
la flemme d’aimer : tels sont les ingrédients de la « castration
managériale ».
Plus aucun espace dédié à la légèreté, plus aucun temps dédié à
l’amitié, plus aucune attention portée à la création collective du sens : sur
l’autel de la finance et de la poly-flexi-turbo-adaptabilité, nous gagnons
notre vie en sacrifiant notre sensualité.
Une vie vide où les seules émotions sont les batailles de carrières, où
la sexualité devient un argument autopromotionnel, un exutoire pour les
nerfs, et, dans le « meilleur » des cas, cette macédoine bonheuriste cuisinée
à la rubrique « sexo » des magazines. Une vie de tâcheron.
Des penseurs de gauche tels que Herbert Marcuse, Henri Lefebvre,
Cornelius Castoriadis ou Christopher Lasch ont très tôt décrit le mutant
anthropologique qui résulte de ce laminage, respectivement baptisé
« homme unidimensionnel », « cybernanthrope », « homme de
l’insignifiance » et « personnalité narcissique ».
Pour reprendre les mots utilisés par Christopher Lasch dans un
entretien de 1981, « un nouveau type de personnalité est aujourd’hui requis
par un nouveau mode capitaliste », « dominée non par la culpabilité mais
par l’angoisse ». Entre autres symptômes nouveaux, l’historien y pointe « la
perte du sens du passé », « un sentiment tout-puissant mais mal défini
d’insatisfaction, d’ennui, de désirs inassouvis », « une conscience de soi
très peu développée, qui s’accompagne d’un intense besoin de se voir
réfléchi dans l’autre », ainsi qu’« une famille non pas sur-présente, comme
au siècle dernier [le XIXe siècle] mais sur-absente. Elle se définit non par
l’éthique du travail ou de la contrainte sexuelle, mais par l’éthique de la
survie et de la promiscuité sexuelle ».
Loin de tout accomplissement de soi-même, travailler signifie
désormais survivre, et ce verbe s’applique aussi bien à la survie réelle (se
nourrir, se loger, se soigner, etc.) qu’à la survie narcissique, celle de notre
image et des gratifications virtuelles qui lui sont associées. Dans notre
système bureaucratique, poursuit Lasch, « le contenu du travail importe
moins que le réseau de relations interpersonnelles, la “représentation de la
personne”, la projection d’une certaine image de soi-même – tout ce en quoi
excellent les personnalités narcissiques ».
Un parallèle avec la littérature contemporaine peut être établi. De
même que « le roman autobiographique occupe le no man’s land entre la
fiction et le journalisme », de même « la nouvelle personnalité ne cesse de
mesurer l’impact de son charme sur autrui, afin de renforcer son sentiment
d’exister ». Tout lui sert alors de thérapie : le sport, la religion, le couple, les
enfants, les amis, le spectacle, la télévision, l’art, la culture, la politique, la
philosophie. « L’essentiel est d’apprendre à s’en sortir, continue l’auteur,
avec un minimum de stress émotionnel ».
Drôle de performance exigée ici : maintenir notre confort mental
autant que possible, y compris et surtout dans l’entreprise, laquelle fait
justement tout pour briser notre tranquillité. Cet impératif de sérénité
intérieure en milieu hostile conduit à la politique de l’autruche et, quand
nous voiler la face n’est plus possible (parce qu’on nous évalue, on nous
persécute, on nous réorganise, on nous surmène, on nous dévalorise), nous
sommes réduits à un état subsuicidaire, que des suicides commis sur le lieu
de travail rendent patent.
La performance narcissique est une ambition d’image, une
compensation de l’impuissance réelle à laquelle nous voue notre travail
aliénant. Elle supplée à l’ambition de nous réaliser dans notre travail, d’y
reconnaître et d’y exercer notre puissance.
« La clef de l’explication est la dégradation du travail – et non le
développement de l’intimité », précise Lasch. Il n’y a pas pire castration
pour nous que la corrélation – de plus en plus éprouvée – entre le fait de
travailler et la perte de dignité. Quels que soient les efforts que nous
fournissons, s’ils ne servent qu’à gonfler les jolis pourcentages
d’actionnaires anonymes sans accroître notre confiance en nous-mêmes ni
notre légitime fierté, ils nous sapent le moral au lieu de nous encourager.
La castration managériale
Subvenir aux besoins de sa famille en travaillant fit longtemps partie
de la définition même de la masculinité, de sa mission première. Notre
performance sociale en dépendait, et l’ambition en reste toujours le signe, à
tel point que l’on continue d’y voir une caractéristique essentielle de la
virilité.
« L’attraction sexuelle exercée par l’homme, critique ainsi
l’historienne des sciences Ilana Löwy, continue à être directement liée à son
succès dans les domaines compétitifs (réussite professionnelle, capacité à
gagner de l’argent, notoriété) ou, chez les plus jeunes, à la promesse d’un
tel succès. Les hommes dépourvus d’ambition peuvent donc être considérés
comme des “mauviettes”, comme peu virils. »
Malgré l’apparition des femmes sur le marché du travail et leur
présence active dans tous les domaines, nous poursuivons nos combats de
coqs comme si elles ne comptaient pas. D’ailleurs, notre androcentrisme au
travail est si compulsif qu’elles comptent effectivement moins que nous :
nous les maintenons à l’écart, le plus loin possible des décisions
stratégiques, des discussions « sérieuses » et des salaires masculins (notre
butin constitutionnel – après tout, nous n’accouchons pas).
À titre d’exemple, quelques statistiques françaises parlent d’elles-
mêmes. Les femmes partent en moyenne deux années plus tard à la retraite.
41 % d’entre elles ont effectué une carrière complète contre 86 % des
hommes. Elles perçoivent en moyenne la moitié des retraites des hommes.
Au travail, la même inégalité sévit. Seulement 7,1 % des chefs
d’entreprise de dix salariés et plus sont des femmes. Dans la fonction
publique d’État, elles constituent 50,8 % de l’effectif total et seulement
16,1 % des emplois de direction. 30,3 % des femmes actives occupent un
emploi à temps partiel contre 5,8 % des hommes. Le salaire annuel moyen
brut des femmes est inférieur à celui des hommes de 18,9 % dans le secteur
privé et semi-public.
Ces chiffres, nous les connaissons. Ils traduisent notre volonté
commune de maintenir la prérogative mâle dans le monde du travail,
comme si ce monde annihilait notre puissance masculine et que nous
espérions la retrouver. Nous nous arrogeons le travail pour qu’il nous rende
ce qu’il nous a pris : la sensation de notre puissance masculine, le sentiment
de notre dignité. Les femmes y ont tout à gagner (indépendance,
émancipation, égalités financière et symbolique) ; mais nous, nous y avons
émoussé notre virilité, et nous les mettons sur la touche en favorisant les
cooptations mâles et l’entre-mâles afin de nous revisser le phallus.
L’analyse de Christopher Lasch s’avère à ce sujet d’un grand secours.
Il fait de la division du travail le problème central de notre société, parce
qu’elle « assigne l’organisation et la planification du travail à une élite de
managers parfaitement formés, alors que les masses sont condamnées à
exécuter les ordres ». Un nouveau contrôle social se mettrait alors en place,
bureaucratique (c’est-à-dire foncièrement antidémocratique), qui
déformerait les relations et assurerait « le déclin continu de l’autonomie ».
« La séparation entre l’expertise et l’expérience » se généraliserait.
« Nous cessons d’être capables d’accomplir des tâches élémentaires sans
l’intervention d’experts autoritaires qui nous disent comment élever nos
enfants ou avoir des rapports sexuels », mais aussi quoi manger, quoi
penser, quoi vouloir. Le problème et la solution reposent d’après l’auteur
sur le contrôle démocratique.
« L’espoir se trouve dans un système décentralisé de production et de
décision, où la participation est restaurée comme élément central de l’idée
de démocratie. » Cette autogestion doit s’étendre pour contrecarrer
« l’influence centralisatrice de nos institutions », et « détruire la
bureaucratie des grandes sociétés ». Or, « c’est au cours des années 1920
que les syndicats américains abandonnent ces problèmes au patronat, qu’ils
acceptent la division entre les tâches d’organisation et d’exécution, qu’ils se
contentent de demander une plus grande part du gâteau. Cette concentration
sur les problèmes salariaux, au détriment des revendications structurelles de
décision et de pouvoir, est fatidique ».
Aujourd’hui, le déficit démocratique des grandes entreprises continue
de faire des ravages. La précarisation salariale s’envenime en précarité
existentielle. Nous avons beau nous réserver une part meilleure que celle
des femmes, la dévirilisation méthodique à laquelle se livre l’entreprise à
des fins logistiques et managériales nous pousse à des accès de rage et de
désespoir profond. Il en va plus que de notre salaire ou que de notre poste :
il en va de notre performance en tant qu’hommes. Le système capitaliste en
fait la valeur suprême, et dans le même temps nous en prive : dépourvue
d’enjeux humains, la course à la performance et au rendement est justement
ce qui nous fait échouer.
Quant à « l’élevage de l’enfant », il « est banni du domaine public,
dévalorisé puisqu’il ne produit pas de revenu, et strictement réservé aux
femmes ». « À l’organisation de la solitude s’ajoute la pression morale sous
toutes ses formes », alerte aujourd’hui la psychologue Marie Pezé. « Elle
est prescrite dans des guides de management où le neurophysiologiste,
expert en fonctionnement des souris, explique que si l’on veut mobiliser
davantage les énergies des équipes, il faut induire de la peur. » Une
idéologie qui relève d’un « choix éthique de société » : l’hyper-
productivisme.
Pour lors, ce sont donc la peur, la solitude, les cadences forcenées, le
harcèlement, la répétitivité des gestes et la désubjectivation organisée qui
règnent sur le monde de l’entreprise. Au détriment de notre puissance
créatrice – de notre féminité, de notre virilité.
C’est en cessant de « tricardiser » les femmes, mais au contraire en
leur donnant les mêmes opportunités d’avancement et les mêmes payes, les
mêmes chances et les mêmes droits, que nous pourrons instaurer une
véritable démocratie d’entreprise. Tant qu’une catégorie de salariés sera
infériorisée au nom de critères aussi peu professionnels que le sexe,
l’origine sociale ou la couleur de peau, l’autogestion ne sera qu’une utopie à
dormir debout.
L’exclusion des femmes est un résidu de la masculinité de l’onde de
choc, et poursuivre la première revient à valider la seconde. En revanche, si
les femmes deviennent des travailleurs comme les autres, la masculinité ne
pourra plus se définir par le travail. Et en se déconnectant de lui, elle ne sera
plus entamée par lui, mise en péril et en chantage. Si bien que le pouvoir
individuel (qui sévit aujourd’hui dans les luttes intestines de l’entreprise),
n’étant plus l’apanage d’un sexe, cédera la place à la puissance collective,
en laquelle chacun pourra reconnaître sa participation.
Un féminisme d’entreprise qu’il est urgent d’étendre à tous les secteurs
de la vie active, afin que la démocratie et l’autogestion puissent redonner au
travail quel qu’il soit une dimension humaine, spatialement et éthiquement
parlant.
« Mais une autre tendance du mouvement féministe cherche moins à
aborder ces problèmes qu’à les éviter en proposant le mythe d’une société
androgyne, où les relations entre hommes et femmes sont moins égalisées
qu’abolies », conclut Christopher Lasch, anticipant les élucubrations queers
qui, dans le monde du travail, n’ont pas fait avancer les choses d’un iota.
Le recul de l’agressivité
Notre réflexion sur la nature de la performance trouve dans les
nouvelles technologies une illustration inédite. Le divin frottement d’un
smartphone (statistiquement, nous sommes deux fois plus nombreux que les
femmes à nous ruer sur ce petit joujou) produit désormais plus d’effet sur
nous que le frottement d’un levier de vitesse de grosse cylindrée. Nous
frottons ce qui nous relie au monde, comme la quintessence de notre
efficacité ; l’espace et le temps dans le creux de notre main. Un nouvel
appendice techno-érogène, se charge et se décharge, se verrouille et se
déverrouille, nous réveille, nous oriente, nous éclaire, nous informe, nous
localise, nous focalise.
Comment vivre sans cette ultraperformance ?
Et nos doigts glissent sur nos contacts gravés dans le silicone, notre
agenda, nos messages et nos souvenirs. Ce pouvoir virtuel absorbe notre
esprit et s’intègre à notre corps. Par conséquent, il ne s’agit même plus de
fétichisme : il s’agit de mutation. Sortir sans ça, c’est sortir sans une partie
de nous-mêmes et, qui plus est, la partie la plus importante, celle qui nous
rend joignable et polyvalent, qui démultiplie nos actes de présence et sait
nos lendemains.
Quelle virilité pour nous, les iHommes, les ectoplasmes virtuels ? Une
virilité d’avatars.
Dans les transports en commun, nous nous tripotons frénétiquement
l’iPhone, niant par là même la présence des gens réels, les rencontres de
chair et de sang. Combien d’occasions perdues à nous exciter sur nos
joujoux portatifs, des écouteurs dans chaque oreille et les yeux obnubilés ?
À quoi bon se toucher, se flairer ou s’étreindre, avec toutes les
délicatesses que suppose le vrai mélange humain, s’il suffit d’un morceau
de plastique pour communiquer son Moi et recevoir le Moi des autres, sans
complication affective, sans implication vivante, dans la cruauté stérile du
contrôle absolu ?
La présence à nous-même appartient à la préhistoire. Nous nous
mettons sur vibreur ou sur silencieux, sur « on » ou « off », et nous
échangeons à coups d’instructions jusque dans nos mots d’amour. Notre
présence y est externalisée, et notre désir avec. Le siège de nos émotions et
de nos nervosités ne se situe plus dans notre corps (ventre, couilles, thorax,
gorge, cerveau), mais dans notre poche. L’iPhone est un iPhallus, un
pouvoir d’entrer en contact avec les autres et avec soi-même par télépathie
et désincarnation.
La bêtise de la performance rejoint la bêtise de la pornographie. Une
excitation naît ? Aussitôt, l’extirper de soi-même, manu militari. Se vider,
se vidanger, se traire soi-même. Avec les smartphones, l’onanisme se
généralise. Se livrant à une histoire de la masturbation dans Le Sexe en
solitaire, l’historien Thomas Laqueur note qu’« au cours des trois cents
dernières années aucune pratique sexuelle n’aura signifié autant, dans
autant d’endroits, pour autant de gens. Aucune forme de sexualité, aucun
vice présumé n’a jamais été plus démocratique ».
Mais cette démocratisation aboutit à notre régime pornographique, où
nous sommes harnachés à des trayeuses audiovisuelles qui nous vampirisent
virtuellement et sucent nos désirs naissants. Plus nous succombons à cette
pacification technomasturbatoire, plus notre désir nous apparaît comme une
source d’énergies parasitantes à tarir quotidiennement pour ne pas nous
sentir mal. Or, faute de ce « mal »-là – la danse assoiffée de notre désir –,
nous ne nous sentons plus mâles. Nous n’avons plus besoin de quelqu’un
pour jouer avec notre désir.
La répression pornographique nous dessoule et nous rends addicts à la
sobriété du vide, au déchargement immédiat et perpétuel d’un désir qui ne
trouve plus le temps de gonfler jusqu’aux fièvres. Continuellement
connectés en un clic au spectacle de la performance pure qui assomme le
désir, nous croyons accéder à l’autosuffisance sexuelle, qui n’est que l’autre
nom de l’impuissance à jouer. Et cette misère pornographique ne se
cantonne pas à la sexualité (à l’a-sexualité, devrait-on dire) : elle
conditionne notre nouveau rapport au monde, celui de l’automasturbation
permanente.
Un site comme Facebook en donne un panorama édifiant. Nous
sommes bien au-delà du narcissisme et de l’exhibition : pour la plupart, il
s’agit de jouir immédiatement de notre propre vie au moment même où
nous la vivons. Une consommation in live de notre désir, sans attendre qu’il
prenne corps, qu’il s’obstine ou s’opacifie.
Parfois on laisse à l’« ami » un petit commentaire, on se dit « mort de
rire », on coche la case « J’aime » ou l’on « Partage », et les contentements
masturbatoires se font alors écho, roulent les uns sur les autres
hygiéniquement, hystériquement, sans jamais se mélanger, sans
compénétration de présences. En toute impunité, en toute obscénité, en
toute transparence.
Tout le monde se branle soi-même sur Facebook, éjacule sa vie, se
vide de sa moindre émotion et se préserve ainsi du désir et de ses aléas.
Vaste étalage de performances en tout genre, qui nous prive du sens de
l’intime et du secret.
« On peut aussi devenir son propre voyeur », souligne Louis-Vincent
Thomas en parlant de science-fiction. Sauf que cet autovoyeurisme auto-
exhibitionniste n’est plus de la science-fiction, mais le lot psychologique
commun de la jeunesse big-brotherisée.
Ma vie doit passer par l’écran pour s’afficher et se faire sentir, mais
surtout pour être validée par les autres vies, se faire sa place dans leurs
jugements, trouver son sens. Mais la conséquence de cette cohésion
narcissique est surprenante : un prodigieux recul de l’agressivité.
Pas besoin d’être une horde de bonobos copulant pour calmer leurs
nerfs. Avec la masturbation existentielle en réseau, les pulsions extrêmes
(rage, haine, désir fou) s’autorégulent.
Une cybercommunauté de potes multicommunique, et chacun parle de
soi-même au tout-venant, déblatère sa vie et ses passades à qui veut
l’entendre, se défoule sur son « Mur » et dans les agoras virtuelles, bref,
dégorge sa moindre fébrilité avant qu’elle n’ait pu prendre corps, prendre
tête, prendre racine. Une grégarité doucereuse absorbe ses colères, recueille
ses cris, apaise ses doutes, assiste ses pensées fortes ou sombres. Plus
besoin de relation intense ni de tumultes profonds : dès que la pression
monte un peu trop, on se conseille, on se commente, on se câline. On
s’épaule, on s’épouille. On perd alors en paranoïa ce que l’on gagne en
infantilisme. Et cela peut durer longtemps.
Nul ne peut se rendre maître d’une cybercommunauté mouvante,
sarcastique et polycentrée sur autant de nombrils ; la volonté même de
maîtriser les autres cesse d’y avoir cours – volonté d’ascendant, jadis au
cœur de la performance virile. Idem pour l’agressivité : elle paraît à présent
totalement ridicule. Celui qui exprime de la négativité est aussitôt moqué,
tancé, bloqué, boycotté.
Or, l’agressivité est le plus important pilier de la masculinité
vindicative, ce qu’a bien mis en évidence Marilyn French dans La
Fascination du pouvoir (1985) : « En Occident, les qualités d’ordre agressif
sont associées à la “virilité”. Être un homme, dans une société patriarcale,
signifie sembler être maître de la situation. »
Sauf que les hommes de la cybercommunauté ne sont plus maîtres de
personne, même pas d’eux-mêmes, puisqu’ils baignent dans un jus
autodérisoire. Ils sont uniquement maîtres de leur image. Mais l’apparence
qu’ils renvoient n’a plus rien à voir avec l’affirmation de soi violente et
irrationnelle des mâles vintage. Internet fait office ici de purge anti-
domination, ce qui révulse d’ailleurs les intellectuels de pouvoir et les
tyrans de tout poil.
« Bien que les hommes ne soient pas autorisés, dans la plupart des cas,
à trahir leurs émotions, poursuivait la féministe, non seulement la colère
leur est permise, mais on l’attend d’eux. » Pourquoi ? « Parce qu’elle
semble être un instrument de contrôle. Elle peut venir de la peur, comme
chez les brutes despotiques, ou d’une perte de contrôle, mais, comme elle
peut avoir pour effet d’intimider, elle fait partie de la “virilité”. »
Sur les réseaux sociaux, on n’intimide pas : on communique (sur soi et
sur les autres soi). La vacuité a remplacé la cruauté ; la mise en scène plus
ou moins spontanée de son ego a remplacé l’émotion sauvage et la
confrontation héroïque. La performance y est redondance audiovisuelle et
informationnelle : se répéter sous des angles, des humeurs et des supports
différents. L’agressivité se retourne alors en obsession de soi et en petite
hystérie souffreteuse.
Après le cow-boy, le geek ; après le macho, le bisounours. Doit-on
vraiment s’en réjouir ? Oui, dans la mesure où le divorce entre virilité et
intimidation est salutaire. Il tourne la page d’une masculinité qui a duré dix
mille ans, et donne un faux air « hippie » et « peace and love » aux jeunes
hommes ainsi pacifiés. Pourtant, nous sommes encore loin de la masculinité
de l’onde de charme, troublante et circulante. Parce que le désir est
détourné des autres pour se connecter sur lui-même.
C’est le prix à payer pour le rendre « positif » et souriant à tout prix :
l’autobranchement de soi sur soi. Les autres ne sont plus qu’un
applaudimètre existentiel, des supporters de notre vie de bonheuriste, de
professionnel du Bonheur. Et la vie n’est plus qu’un match de foot, où nous
jouons seuls dans un monde d’arbitres, devenant nous-mêmes le ballon et le
but, augmentant le score à chacun de nos mouvements, chacune de nos
respirations. Sans négativité (ce qui ne veut pas nécessairement dire
agressivité et colère), notre désir se masturbe à vau-l’eau.
Qu’un homme est insupportable quand il ennuie et qu’il est persuadé de plaire !
Olympe DE GOUGES,
Le Philosophe corrigé.
Drague et séduction
Nous sommes des ratés de la séduction. Nous faisons semblant, nous
promouvons plus ou moins ouvertement nos talents, notre santé, notre petite
personne. Mais la vraie séduction qui fait jouir de désir reste l’apanage des
femmes. Le discret, le fragile, le sensible, le dévouement et la conversation
sont pour nous des pertes de temps. Nous sommes trop pressés de produire,
trop impatients de conclure, trop vexables et trop avides d’approbations
pour nous prendre au jeu.
Séduire, cela commence par transcender le réel avec de la poésie, or
nous nous arrimons trop au réel, nous avons peur d’y perdre pied. L’absurde
et la fantaisie, les tortillements du sens et les titillements des sens, tous ces
sortilèges nous pimentent bien le sang quand ils s’infiltrent en nous, mais
nous ne parvenons pas à les déclencher naturellement. Nous restons trop
« masculins » pour cela.
Et tant mieux, n’est-ce pas ?
Je veux dire que notre puissance réside peut-être dans notre extrême
perméabilité à la séduction, notre réceptivité de radar et notre soif
d’accélération. Notre gageure d’hommes civilisés consiste à mettre tout cet
emballement au tempo de l’emballement de l’autre, la femme en
l’occurrence.
Pour verser dans la simplification : la femme temporise pour séduire ;
l’homme s’avance à la frontière de l’empathie et de l’indécence, là où la
danse peut basculer, avec à l’esprit cette drôle de certitude formulée par le
philosophe José Ortega y Gasset dans ses Méditations sur la chasse : « La
seule réponse adéquate à un être qui vit obsédé par la peur d’être capturé est
de tenter de le capturer. »
Faire des « avances » ou des « propositions » à une femme, c’est oser
l’inviter à faire déborder la rencontre dans les peaux, lui donner à sentir la
possibilité d’une percolation entre son univers et le nôtre, avec le sexe en
filtre, en médium, en source évidente d’évènements forts à partager. Quelle
que soit notre finesse, nous nous offrons comme une opportunité à saisir,
une bonne occase, voilà pourquoi nous ne séduisons pas. Et les rares d’entre
nous qui séduisent, séduisent justement parce qu’ils ne savent pas séduire,
c’est-à-dire à leur insu, par leur insu, par élégance. Autrement dit, sans être
entreprenants.
Il faut distinguer la drague (qui veut jouir) et la séduction (qui veut
jouer). La première est notre lot commun : une avidité à consommer qui
utilise la tactique à cette seule fin. « Dès le premier contact, les hommes
s’attendent encore à une consommation immédiate », constate Shere Hite.
La drague ne vise que cela. Et la sexologue s’interroge : « Pourquoi les
hommes n’admettraient-ils pas qu’être sentimental n’a rien d’humiliant ? »
Parce que les sentiments fragilisent, et que l’on a appris aux mâles à devenir
durs pour résister aux duretés. La drague, même douce, met toujours en
conflit des résistances et des attaques, tandis que la séduction joue sur toute
la palette des fragilités et des sentiments.
La séduction est une stratégie de mise en défi perpétuelle – rien de plus
excitant. Quand elle réussit, elle pousse la rétention masculine à son plus
haut sommet, à la limite de l’explosion, au bord du viol. Voilà pourquoi la
séduction a besoin d’un cadre moral qui bannit l’abus de force et de
pouvoir, mais aussi d’une culture de galanterie qui laisse à la puissance
féminine la possibilité de s’épanouir sans fin.
La séduction, c’est ce qu’une jeune fille des ghettos urbains doit éviter
à tout prix ; un jeu trop dangereux dans ces territoires où le phallus est roi,
où le pouvoir fait loi, où la surveillance frise la parano. La féminité doit se
travestir en masculinité ou bien s’exercer en groupe de filles, l’union faisant
la force. Cités, lieux de drague, certes, mais de drague seulement. Séduire
ouvertement y est interdit, parce que les subtiles provocations et la
subversion des signes sexuels n’ont pas d’espace pour respirer : ils seraient
aussitôt interprétés comme des appels au sexe, appels au jouir, appels à
consommer.
Il faut pourtant que ces jeunes filles explorent la teneur de leur
puissance. Alors cela se fera clandestinement, avec des garçons
suffisamment discrets ou éloignés pour ne pas faire de vagues, pour ne pas
passer pour des allumeuses ou des « salopes », pour ne pas aggraver leur
« dossier ».
Certes, rondement menée, la séduction allume en nous des incendies.
Mais son but n’est pas là, même si c’est ce que certains veulent croire,
associant séduction et manipulation, ruse maligne, prise de pouvoir
féminine.
Le vrai but de la séduction, c’est de s’exercer comme puissance,
comme jeu, et non comme pouvoir. Une femme qui danse pour séduire est
moins séduisante qu’une femme qui danse pour danser. L’une aguiche,
l’autre savoure. L’une joue pour jouir, l’autre jouit de jouer. L’une est
résolument du côté de la masculinité, et cherche à produire un effet ; l’autre
laisse sa féminité prendre les commandes, et se plaît à séduire, à jouer avec
les apparences, les affects et les sortilèges renversants.
La séduction fonctionne non par des arguments de vente et de la
réclame de catalogue, mais en mobilisant inconsciemment tout le trouble et
l’originalité de notre être. Rien de plus éloigné d’elle que la drague gay, par
exemple, dans son aspect direct et cru. Rien de plus éloigné d’elle que les
sites de rencontres où, loin du corps, loin des actes, nous parlementons sur
nos qualités, nous affichons nos préférences, nous négocions un rendez-
vous, nous nous fabriquons des fausses beautés et des mystères. Rien de
plus éloigné d’elle que la prostitution, aussi, qui lui ôte sa gratuité et sa
lenteur. La séduction n’est pas rentable. C’est même en tant que mauvaise
affaire qu’elle enivre et fout le feu.
« Jouer n’est pas jouir », résume joliment Jean Baudrillard. « Le jeu le
plus banal de la séduction : je me dérobe, tu ne me feras pas jouir, c’est moi
qui te ferai jouer, et qui te déroberai ta jouissance. » Et le philosophe y voit,
plus qu’une stratégie sexuelle, une « stratégie de déplacement », « de
détournement de la vérité du sexe ». « La loi de la séduction, écrit-il, est
d’abord celle d’un échange rituel ininterrompu, d’un défi sans fin, d’une
surenchère où les jeux ne sont jamais faits, de qui séduit et de qui est séduit,
pour la raison que la ligne de partage qui définirait la victoire de l’un, la
défaite de l’autre, est illisible – et qu’il n’y a pas de limite à ce défi à l’autre
d’être plus séduit encore, ou d’aimer plus que je l’aime, sinon la mort.
Alors que le sexuel, lui, a une fin proche et banale : la jouissance, forme
immédiate d’accomplissement de désir. »
La séduction sécrète le chaos, l’illisible, l’éperdu. Elle paralyse nos
calculs, fait buguer nos considérations sur l’utile et le profit – d’où sa
dimension éminemment poétique, son magnétisme contagieux.
Rien de plus séduisant qu’un homme déboussolé et aimanté par la
séduction d’une femme. Il redécouvre alors sa capacité d’abandon. Il perd
la gravité, il perd l’équilibre, il perd la Raison. Il gagne l’onde de charme,
rendue accessible par celle qui le séduit – étymologiquement : qui le fait
« dévier » de l’onde de choc, l’onde des violences en cascade de la
production et de son vampire, la financiarisation. Un royaume d’intensités
nouvelles s’ouvre à lui, une transfiguration de son rapport au monde. Et les
femmes tombent sous son charme pile au moment où il se focalise sur celle
qui le déconcentre.
Ce n’est pas par rivalité féminine qu’un homme charmé par une
femme, magiquement, en attire d’autres : c’est par amour. Le charmé
devient charmant, sa fascination fascine. – L’amour fait des petits. Le poète
cubain José Marti a cette très belle formule : « La simple capacité d’admirer
la grandeur agrandit. »
Séduire : faire de notre présence un événement attirant, un objet de
désir. D’où la nécessité de l’élégance, de l’attitude, de la réversibilité des
apparences et des tournures d’esprit. Or, le cache-cache nous plaît quand
nous cherchons en bons chasseurs, mais non quand il s’agit de nous cacher,
de nous dérober aux regards qui nous veulent. Donc nous draguons, c’est
certain, mais nous séduisons peu.
La séduction concentre toute l’attention sur elle, ce pourquoi elle
n’échoue jamais vraiment : sa victoire est sa puissance de captiver, non la
proie captive. La drague échoue souvent, en revanche, comme une
surenchère en salle de ventes. Parce qu’elle reste dans la logique de la
production. Elle veut arriver à ses fins – quand la séduction jouit de les
différer. Les dragueurs restent dans le domaine commercial ; les séducteurs,
dans l’évènementiel. Les uns piègent pour jouir ; les autres jouissent d’être
pièges.
Les faux-séduits
« La puissance du féminin est celle de la séduction. » « Toute
puissance masculine est puissance de produire. » Ces assertions formulées
par Jean Baudrillard en 1979 semblent caricaturales aujourd’hui, à l’heure
des modes unisexes et de l’indifférentialisme érigé en norme du penser.
Pourtant, ce que dit le philosophe est très profond, à savoir que la puissance
masculine termine, détermine, voire extermine (elle produit, selon le
mouvement rectiligne de la certitude), tandis que la puissance féminine
indétermine (elle séduit, selon le mouvement toujours réversible de
l’incertitude).
La séduction joue sur les symboles, jongle avec les équivocités du
sens, trouble le pouvoir. Or, notait déjà Jean Baudrillard à l’époque, « toute
logique symbolique est exterminée au profit du chantage à l’érection
permanente ». L’arrivée du Viagra vingt ans plus tard promouvra ce
« chantage » en triomphe du corps mécanisé sur le corps séduit.
Une transformation déjà préparée par l’idéologie du porno des années
1980, comme le relevait Baudrillard. « Désormais la femme jouira et saura
pourquoi. Toute féminité sera rendue visible – femme emblème de la
jouissance, jouissance emblème de la sexualité. Plus d’incertitude, plus de
secret. C’est l’obscénité radicale qui commence. »
Et elle finit trente ans plus tard sur Internet où, en dehors du nudisme
existentiel et de ses avalanches de nombrils, un quart des recherches sont
pornographiques (avec le mot « sex » en tête de tous les hit-parades), 35 %
des téléchargements ont un caractère porno, près de 300 sites porno naissent
par seconde, et où, d’après l’Unicef, existent plus de 4 millions de sites
contenant des images X d’enfants (le nombre de sites pédopornographiques
a quintuplé entre 2004 et 2010).
Sans aller dans ces décomptes sordides, ce que déplore Jean
Baudrillard, c’est la victoire de la production sur la séduction. Une
production qui corrompt le féminisme lui-même en prétendant « libérer »
les femmes, parce qu’elle pense tout sur le modèle de l’offre et de la
demande. Or la séduction déjoue les demandes, exaspère les offres, sème la
zizanie dans les doléances et les identités. « C’est l’histoire actuelle du
féminin dans une culture qui produit tout, qui fait tout parler, tout jouir, tout
discourir. Promotion du féminin comme sexe à part entière (droits égaux,
jouissance égale), du féminin comme valeur, aux dépens du féminin comme
principe d’incertitude. »
Conclusion : « Voici donc venue l’ère de la pilule et de l’assignation à
jouissance. » Une jouissance désenchantée, « usufruit industriel des corps,
et à l’opposé de toute séduction : la jouissance est un produit d’extraction
des corps, produit technologique d’une machinerie des corps, d’une
logistique des plaisirs qui va droit au but, et ne retrouve que son objet
mort ». (Le langage ici utilisé rappelle celui qui sert à décrire les camps
d’extermination.) Quand l’amour aboutit à cette « jouissance » morbide et
affectivement stérile, comment ne pas contracter la flemme d’aimer, voire
la haine de l’amour ?
Cependant, il convient de travestir notre flemme en bonheur de jouir,
notre médésir en désir, pour ne pas être accusés d’impuissance à l’heure de
la jouissance obligatoire. Et la « perversion » prend ici un autre sens :
« Faire semblant d’être séduit, mais sans l’être, et en étant incapable de
l’être. »
Nous sommes ici loin du donjuanisme, qui mime l’amour intrépide
pour l’instiller et souffler sur les braises, ainsi que le relève Virginia Woolf,
en été 1927, dans le comportement de Clive Bell : « L’amour de Clive est
aux trois quarts vanité. Mais maintenant qu’il peut dire ou mentir en disant :
j’ai couché avec Valerie, son amour-propre est satisfait. Il reste Clive,
l’amoureux intrépide, le don Juan de Bloomsbury ; que ce soit vrai ou non
importe peu, pourvu que l’on croie que c’est vrai. »
Clive Bell est critique d’art, et son amour « vaniteux » a moins à voir
avec la fausse séduction qu’avec un stratagème de chasse, un attrape-
Valerie vraisemblable et/ou efficace, dans le but d’en profiter
sensuellement, esthétiquement ou narcissiquement.
La « perversion » version Baudrillard, en revanche, consiste à faire
semblant d’être séduits pour masquer notre impuissance à l’être, notre
lassitude chronique vis-à-vis des faux-semblants avec lesquels joue la
séduction (toujours en pure perte, et séduisante pour cela même). Faux-
séduits, nous faisons croire à celles qui nous font croire (= qui séduisent),
que nous y croyons. Nous neutralisons leur séduction en prenant la figure
d’hommes sous le charme – quand il n’en est rien, intérieurement. Nous
succombons par politesse, « le seul rituel du corps de la culture
occidentale ».
Jean Baudrillard oublie ici notre autre rituel : l’exploitation
« humanitaire ». Utiliser l’autre pour notre propre bien en affirmant que
c’est pour le sien. C’est où les faux-séduits que nous sommes chez nous se
transforment, grâce au tourisme sexuel, en faux-amants.
Les faux-amants
« Le touriste sexuel, c’est avant tout un “Monsieur Tout-le-Monde”,
partant de l’idée qu’un homme seul (ou “en bande”) qui voyage loin de
chez lui avec de l’argent plein les poches est un touriste sexuel potentiel,
qu’il le veuille ou non ! »
Cette réalité décrite par l’anthropologue Franck Michel démontre l’état
de frustration de Monsieur Tout-le-Monde, qui, loin de ses garde-fous,
déresponsabilisé par le voyage, donne enfin libre cours à une sexualité en
droit libre mais de fait contenue, au détriment de femmes dans le besoin,
d’enfants-esclaves, de populations financièrement aliénées à sa sexualité,
parce qu’elles en ont fait un business. Grâce à des autojustifications
oiseuses, il occulte la série de contraintes locales qui lui permettent de
soulager sa libido librement. « Cet acte est empreint d’esprit paternaliste et
néocolonial », note pertinemment Franck Michel. « Le seul crime est l’abus
sexuel, quelle que soit sa forme (prostitution ou pornographie forcée,
sévices ou maltraitances, pédophilie, etc.). »
Et l’essayiste tire la seule morale valable en matière de sexualité : « Il
n’y a pas de mal à se faire du bien, sauf si ce bien fait mal aux autres. » Or,
la sexualité soudainement « libre » de Monsieur Tout-le-Monde, faux-amant
car royal client, lui fait cautionner les abus sexuels et le « mal aux autres »,
dans des pays pauvres où la libre-sexualité est loin d’être la norme
autochtone, mais où la libre-sexualité des autres est à la fois une calamité et
un gage de survie.
Si notre libre-sexualité reste encore difficilement assumable, c’est
qu’elle implique le libre-amour, l’ultime tabou – tout le problème est là,
toute notre crise.
Des garde-fous demeurent ; des archaïsmes, distribués aux jeunes
amoureux comme des bonbons d’évidence. Ainsi, la culpabilisation
sexuelle et le devoir d’encouplement, ou l’idée qu’une sexualité foisonnante
serait psychologiquement malsaine. D’autres garde-fous ont vu le jour,
trayant copieusement notre libido pour éviter qu’elle ne révolutionne la
marche des satisfactions tarifées et des familles. Ainsi, la consommation et
la diffusion croissantes d’une pornographie totalement gratuite, la nouvelle
prostitution, le tourisme sexuel de masse…
Franck Michel date son apparition du milieu des années 1970, « avec
le rapatriement des militaires américains remplacés sur-le-champ, si l’on
peut dire, par les touristes occidentaux, surtout européens, puis japonais,
dans les bordels d’Asie du Sud-Est, notamment en Thaïlande et aux
Philippines ». Le fléau a ensuite été développé et diversifié sur l’ensemble
de la planète par « le capitalisme sauvage sur fond de mondialisation
incontrôlée ».
Dans son essai Planète sexe, l’auteur rappelle que, « selon l’Unicef, il
y aurait au début du XXIe siècle environ trois millions d’enfants concernés
par l’industrie touristique du sexe ». Face aux nouvelles femmes
occidentales, dont la liberté chèrement acquise ne les porte plus que vers les
vrais séduits et les vrais amants, « la virilité de l’Occidental est mise à mal
et du coup il s’imagine – à tort le plus souvent – qu’ailleurs, les femmes
seraient différentes, comme dans un rêve tout droit sorti d’un clip de MTV
version érotico-exotique ».
Parmi les causes du tourisme sexuel, Franck Michel relève
« l’hypersexualité des jeunes et des populations du Nord en général ».
Après l’invention de la dépression, de l’ESPT (état de stress post-
traumatique), de l’« hyperactivité » enfantine et ses dix millions de petits
étatsuniens sous psychotropes, voici une nouvelle entité nosographique,
l’hypersexualité, que le DSM (Manuel diagnostique et statistique des
troubles mentaux) avalisera dans sa révision de mai 2013. Gageons qu’une
pilule régulatrice de libido est sur le point d’être commercialisée par un
grand laboratoire pharmaceutique ! Comme l’estime Jerome C. Wakefield,
professeur de psychiatrie à l’université de New York, « pathologier
massivement les gens en vertu de ces catégories, c’est les envoyer
directement vers le traitement médicamenteux, même si leur souffrance est
normale ».
Dire que la libido est trop active ou pas assez active relève de
l’idéologie ; je n’entrerai pas dans ce genre de considérations. Il n’y a pas
selon moi de niveau « normal » concernant les pulsions sexuelles, par
ailleurs fort diversement partagées dans la population.
La libre-sexualité dont je parle ne doit donc pas être entendue dans une
acception clinique ou morale, comme un dérèglement de la libido qui
rendrait nos comportements incompatibles avec la vie sociale. Au contraire,
la libre-sexualité est de mise dans une société qui fait du sexe une valeur
quasi suprême (à côté de l’argent), un pilier de l’amour et de la vie réussis,
une preuve de bonne santé et de bonheur. Les études sur le sujet aboutissent
d’ailleurs à une conclusion unanime : plus l’activité sexuelle est fréquente
et satisfaisante, meilleure est la santé, y compris aux âges avancés de la vie.
La libre-sexualité n’a guère besoin des industries florissantes du sexe
et de la propagande commerciale pour advenir : celles-ci doivent au
contraire leurs prodigieuses expansions à celle-là. La libre-sexualité est
plutôt le fruit d’une levée des gardes-fous qui inhibaient et régulaient les
flambées de libido. Elle découle naturellement d’évolutions variées, comme
l’État de droit, le recul de la misère, le recours facile à la contraception, la
liberté des femmes à disposer de leur corps, la démocratisation de pratiques
sexuelles jusque-là réservées à une élite (par exemple changer de partenaire
ou avoir plusieurs aventures dans sa vie), la généralisation d’Internet, le
primat de la jeunesse dans les représentations du beau et du sain.
La libre-sexualité est un concours de circonstances démocratiques.
L’aboutissement d’émancipations plus ou moins corrélées, le souffle ultime
des vents de liberté, l’ambiance même du bonheur dès que l’amour cesse
d’être une affaire publique et ne concerne plus que la vie privée.
Lorsqu’elle est assumée et associée au libre-amour, la libre-sexualité ne
produit pas des satyres et des nymphomanes, ces prisonniers du sexe, mais
des hommes et des femmes qui le considèrent comme l’occasion privilégiée
d’embellir et de dynamiser la vie.
Pour réduire le tourisme sexuel, Franck Michel préconise de « lutter
contre l’actuelle dégradation des relations hommes-femmes, la banalisation
de la pornographie, la tendance à réglementer la prostitution selon un
modèle ultralibéral, etc. ». Je préconiserai pour ma part une libre-sexualité
de vrais amoureux, accomplie en régime libre-sexuel et non bassement
monnayée chez les Autres. Une libre-sexualité enfin débarrassée des
héritages puritains, des structures sociales et morales qui la contrarient et
l’angoissent, du commerce qui la vampirise et la dévoie. Une libre-sexualité
rayonnante et décomplexée, qui n’aurait plus besoin d’être combattue par
des ascétismes nouveaux inspirés des cultures où l’on baisouille du bout du
cœur. Une libre-sexualité non entravée par la peur d’être elle-même, non
frelatée par une masculinité paranoïaque, ni obligée de s’autodétruire pour
célébrer la famille durable, les relations standards, le rituel désormais
archaïque d’une sexualité sous tutelle.
D’homme à homme
Avec un tourisme sexuel féminin qui correspond à moins de 5 % du
tourisme sexuel sur le globe, nous sommes bien ces Messieurs Tout-le-
Monde, ces libres-sexuels contrariés d’Occident, ces touristes sexuels
potentiels, ces gestionnaires de l’amour qui regardent faner les saisons. Ici,
ces faux-séduits ; là-bas, ces faux-amants.
Certes, nous draguons encore les femmes, autrement dit nous
cherchons à les baiser. Mais avec la prolifération des sites de rencontres,
draguer devient même un comble d’élégance : nous leur envoyons
directement nos parties génitales en pièce jointe, nous nous faisons
marchandise intégrale sans leur consentement, et face à leur inévitable
écœurement, nous prenons vaguement conscience que les queers ont tout
faux, et que les hommes et les femmes sont psychologiquement bien
différents.
Pourtant, nous sommes capables d’une séduction véritable. Là où on
l’attend le moins : envers d’autres hommes. Y compris pour les hétéros les
moins « flexibles » d’entre nous. Pas de pièce jointe ici, mais de l’intérêt
pour l’autre, pour son mystère. Pas de déballage de Moi, mais une
recherche de complicité franche. Pas d’immédiateté, mais du tact, de
l’humour, de la joie simple à être ensemble, et mille façons de passer du
bon temps.
Dans nos rares relations d’amitiés viriles, nous faisons même preuve
d’une débauche de jeux de séduction : nous admirons, nous taquinons, nous
touchons, nous vibrons de tout notre corps et pas uniquement de sa portion
congrue, nous captivons, nous refaisons le monde. Cela parce que la pulsion
copulatoire est mise entre parenthèses et que, libérés de cette obsession,
nous laissons s’exprimer notre complète humanité.
La meilleure façon de (re)prendre goût à séduire les femmes, c’est
donc de les traiter comme nos plus chers amis : avec tout le charme et
l’attention que cela suppose. Sublimer le coït, nous défanatiser, inventer des
satisfactions nouvelles en prenant en compte la personne unique, sensible et
merveilleuse avec laquelle nous nous mélangeons déjà.
Cette nouvelle masculinité investie dans une séduction active
commence à voir le jour. Elle est l’aboutissement d’un long processus
d’insatisfaction qui s’est transmis de la génération des soixante-huitards à
celle de leurs enfants. Les premiers virent l’apparition de la libre-sexualité
comme l’accomplissement d’un miracle, et en profitèrent avec une griserie
inédite, éclatant un à un tous les tabous. Les filles étaient enfin là, à l’école,
dans la rue, dans l’usine, et vampaient, et s’offraient, et séduisaient sans
trêve.
Les seconds n’eurent pas cette chance : dans un monde saturé de
représentations sexuelles mais dépourvu de transgression autre que celle,
mortelle, de baiser sans capote, la séduction avait perdu sa portée poétique
et profonde. Nous étions condamnés à devenir les spectateurs d’une
pornographie protéiforme, réduits à la passivité du voyeur, soumis au diktat
toujours plus sournois, toujours plus virtuel de la production.
Henri Lefebvre met bien en valeur la mécanique de frustration qui a
gâché notre vingtaine : « Le spectateur de strip-tease consomme les signes
de l’érotisme. Or, l’érotisme ne se consomme pas sur signes, il se fait ; c’est
un acte, toujours différent ; c’est une œuvre, réussie ou dérisoire. La
consommation de signes, symboles et significations ne peut que laisser
insatisfait. »
Or, certains d’entre nous qui frisent aujourd’hui la quarantaine
éprouvent un violent ras-le-bol du strip-tease généralisé et de la fausse
séduction qu’il fait tourner en boucle. Nous avons soif d’avoir soif, et non
d’être abreuvés des signes de l’étanchement, jusqu’à la noyade. Nous en
avons marre de baiser « dans le vide », de pratiquer une libre-sexualité sans
âme, c’est-à-dire sans amour ni jeu, en petits besogneux de la masturbation.
Nous voulons être pris aux tripes, être bouleversés, agacés, relancés,
électrisés et rendus fous, et rendus forts.
Voici alors qu’au fil de nos inconscientes séductions d’homme à
homme (toute séduction modifie l’état de conscience de celui/celle qui
séduit et de celui/celle qui est séduit-e), nous constatons que les
observatrices de ces scènes sont séduites par ricochet, transportées de désir
face à l’amitié masculine se tissant. Et nous comprenons qu’il n’est pas trop
tard pour arrêter de faire les faux-séduits, les faux-amants.
Nous pouvons séduire les femmes comme nous séduisons les hommes,
en nouant mine de rien des complicités viscérales. Nous adonner aux joies
de la conversation et de la rhétorique ardente. Encourager, au sein des
conforts les plus sûrs, une sauvagerie sentimentale, sans jamais chercher à
l’apprivoiser. Faire de l’amitié passionnante le support de l’amour. Faire du
coït la crème superflue d’un lent enchantement. Faire extrêmement plaisir.
Faire attention. Faire illusion. Faire sensation.
Références
Une sensation de plaisir quasi sexuel envahit son esprit. Puis le contrôle se relâcha.
Arthur C. CLARKE,
2001 l’odyssée de l’espace
Mater
Dans un talk-show télévisé, l’acteur français Michel Galabru, quatre-
vingt-quatre ans de bonhomie, se met à justifier l’infidélité dans une
improvisation truculente. « Il faut comprendre ! Ce n’est pas possible,
maintenant, à notre époque !…. On connaît l’homme éruptif, l’homme qui a
le feu entre les jambes, à partir de sept ans jusqu’à soixante-seize ans et
demi exactement. Alors, comment voulez-vous résister ? “Maintenant, les
femmes se mettent des strings !!…” “On voit leur nombril, elles mettent
une perle dedans !!…” “Il y a des robes, on voit la naissance des fesses ! De
la raie !!…” “Il y a des jupes fendues jusque-là !…” “Elles sont moulées à
mort ! Tellement moulées qu’elles ne peuvent pas marcher !…” “Et l’on
demande à l’homme de ne pas avoir une érection ?!…. C’est
malhonnêêête !…” »
Sur le Net, les commentaires de femmes et d’hommes brillent
d’unanimité : l’acteur a tapé dans le mille. Sa franchise d’octogénaire sur le
paradoxe actuel de la libre-sexualité (affichée partout, pratiquée
ouvertement nulle part) lui a fait dire tout haut ce que nous pratiquons
encore tout bas. Oui, assis aux terrasses des cafés, nous matons
irrésistiblement le cul des femmes qui défilent et nous hypnotisent par leurs
cambrures, leurs déhanchés dansants, leur puissance ramassée, leurs
rondeurs. Dès que plongent les décolletés, nous matons les seins des
femmes, qui pointent dans leurs gangues de tissu, qui remuent lorsqu’elles
rient, qui nous susurrent d’inconscients « Souviens-toi ! ».
Nous ne voyons pas, nous ne regardons pas : nous matons bel et bien,
il n’y a pas meilleur mot – même les femmes entre elles font cela. Ce verbe
familier, à l’aspect de mère latine (mater), évoque à la fois la victoire du jeu
d’échecs et la surveillance du gardien de prison. Plaisir de vaincre en
contemplant, plaisir de contrôler par le regard. « Mater » rimer avec
« convoiter » : on mate ce qui s’offre à nous comme un spectacle à prendre.
On s’en rend maître, fantasmatiquement. La délectation visuelle du
« matage » est donc d’ores et déjà une délectation tactile. Mater une femme,
c’est d’ores et déjà lui faire l’amour en imagination. Nous la caressons,
nous l’étreignons, nous la prenons avec les yeux. Nous pouvons violer en
pensée la moindre passante qui passe, ou, dans une version plus soft, délirer
des strip-teases torrides et des chevauchées consenties.
C’est la raison pour laquelle les religieux les plus sectaires, au fait de
la dimension virtuellement copulatoire du matage, n’ont vis-à-vis de leurs
femmes qu’une seule hantise : les dérober aux fantasmes intempestifs qui
naissent en nous. Or, nous aurons beau camoufler nos compagnes, leur
grillager le visage, rien n’empêchera les mateurs que nous sommes de les
déshabiller et d’en jouir en pensée. L’ennemi à combattre n’est pas la
femme, mais notre propre frustration, car c’est bien à cause d’elle que nous
développons une vicelardise compulsive, avec yeux qui déshabillent et
langue qui pend.
Contre la frustration : le faire-l’amour qui euphorise ou, tout du moins,
soulage. Plus on le réfrène, plus on nous frustre, et plus on rend nos regards
salaces et insistants, à tel point qu’il faut refréner davantage pour limiter les
épanchements virtuels et les partouzes cérébrales. Cercle vicieux, au sens
propre comme au sens figuré : l’interdiction de fantasmer sur les femmes
entraîne davantage de fantasmes.
Mater : accepter la convergence du regard et du désir. Sous des
latitudes aux morales plus froides, loin de la Méditerranée, l’obsession
maladive de l’autocontrôle débouche sur une pornographie des plus crades ;
l’évitement puritain des regards conduit à des orgies de minijupes, de
nombrils piercés, de tatouages tape-à-l’œil et de cabrioles sous alcool.
Pendant la longue frustration des commencements de notre vie pubère, nous
jouissons déjà de désirer ainsi, et nous matons en vibrant de tout notre
corps. Que dévorons-nous donc si avidement, si machinalement ? Pourquoi
loucher sur les grosses poitrines ou la danse des croupes à talons ?
On a supposé que nos matages tendaient à repérer les femmes affichant
les signes physiologiques d’une maternité impeccable : la fesse dodue pour
stocker l’énergie, les hanches larges pour un accouchement sans problème,
les seins conséquents pour sustenter bébé. L’hypothèse semble quelque peu
réductrice et bestiale.
Il me paraît douteux qu’un garçon de cinq ans soit mû par un tel
instinct de vérification lorsqu’il tente de soulever la jupe des filles, et les
« mains au cul » de l’adolescence visent moins à évaluer un juste calibrage
qu’à faire prolonger le désir du regard dans la jouissance de la main – une
main qui, à l’instar du matage, se faufile le plus loin possible dans les plis,
s’implique le plus longtemps possible entre les chairs (et chaque fraction de
seconde gagnée tandis que la proie se débat signe la fulgurante victoire du
j’en suis sur le j’y suis, du rentre-dedans sur le rester dehors).
Nous matons tout ce qui fait fente chez les femmes. Ce qui se pénètre
du regard, des doigts, du corps ou seulement du rêve ; ce qui nous invite à
entrer. Et leur coquetterie si spécifique renforce notre désir de
succombance, notre sensation de plongeon. De leurs yeux ou de leurs
bouche maquillés jusqu’à leur postérieur fendu, tout y est entonnoirs de
velours. Tomber amoureux : tomber à la renverse en elles, abolir par notre
désir toutes leurs distances.
Ce qui nous ravit par exemple dans les poitrines naturellement
opulentes, c’est moins leur volume que le sillon profond se dessinant
mamelon contre mamelon – un « rendu » que les fausses poitrines ne
produisent pas, parce que trop rigides, mal-tremblantes, ce qui en révèle
l’artificialité forcément décevante.
La femme est fentes en mouvement pour les mateurs plus ou moins
décomplexés que nous sommes, les chercheurs d’immersions. Pulpeuse,
elle offre davantage de plis, de portes exploratoires. Gracieuse, elle laisse le
tremblé de la vie innerver sa matière, faire danser ses replis et ses ombres,
et nous ployons.
Le malheur advient quand nous lui disons crûment notre émoi pour
tenter l’abordage, alors qu’il aurait seulement fallu le lui faire sentir. –
C’est dans le sous-entendu qu’elles nous entendent le mieux. La suggestion
érotise et crée la connivence. Il est ainsi fort peu probable que des hymnes à
la vulve façon Pierre de Ronsard puissent la détendre : « Je te salue, ô
merveillette fente,/ Qui vivement entre ces flancs reluis ;/ Je te salue, ô
bienheureux pertuis,/ Qui rend ma vie heureusement contente ! »
Avec un peu de savoir-mater, donc, nous feignons de considérer la
femme comme une belle âme sans corps, un être humain imperméable.
Mais dans le fond, si la flamme nous brûle bien les veines en deçà de nos
manières policées, dès que des tétons pointent ou qu’un postérieur roule
devant nous, nous voyageons. Et tout l’épicurisme des polissons du
XVIe siècle semble flamber dans nos pupilles.
Le néo-ascétisme
La flemme d’aimer se signale précisément par une désaffection pour la
pénétration des fentes de l’autre. Une désérotisation de notre vitalité, tout à
fait compatible avec le sport, la forme athlétique et la normalité souriante et
confortable que nous vendent les marchands de bonheur.
Comme nous l’avons vu, la flemme d’aimer est apparue avec le devoir
de sexualité performante, au moment même où elle se libérait grâce à la
subversion tous azimuts des années 1970 (désacralisation de
l’encouplement, émancipation des femmes, pilule, expérimentations en tout
genre…). Par la convergence d’un Marché récupérant les territoires
libertaires à son compte et, en Europe, d’un psychologisme outrancier du
désir sexuel, ou, aux États-Unis, d’un retour en force du puritanisme, se mit
alors en place un « néo-ascétisme » plutôt paradoxal qui, sous des allures de
permissivité totale et d’ouverture au sexe, préconisa un usage raisonné
(réfléchi) et raisonnable (modéré) des plaisirs.
Étrange synthèse de Kâma-Sûtra et de tantrisme, de sexe olé-olé et de
sexe sublimé, de démocratisation d’une sexualité appartenant jusqu’ici à
une élite – plusieurs partenaires, recours à certains raffinements… –, et
d’encadrement de la libido dans une Normalité dévitalisée et un
individualisme désolidarisant.
Ironie de l’Histoire : l’effondrement de l’idée communiste, entre 1989
et 1991, avec tout ce que cette idéologie drainait comme espérance
fraternelle, alla de pair avec la panique défraternisante autour de la
pandémie HIV, qui conjugua le préservatif et la mort plutôt que de nous
vanter ses possibilités pratiques de libre-sexualité.
Ajoutés à cette catastrophe : les louanges du sport-pour-le-sport (pour
ses montées d’endorphine et ses vertus défoulatoires qui rendent la sous-
sexualité supportable), et les louanges de l’alimentation-qui-soigne, nous
obligeant à faire le tri dans notre assiette, selon des recommandations qui
changèrent chaque année et finirent par dire tout et son contraire.
Le néoascétisme, discipline du corps par l’esprit, remplaça ainsi le
plaisir de faire l’amour et de manger – activités pour le moins essentielles –
par l’impératif effrayant d’éviter la mort (grâce au préservatif, aux
exercices physiques et aux aliments prescrits par le docteur David
Tartampion). Tel est son terrorisme : stigmatiser nos plaisirs simples pour
nous faire accepter la déréalisation de notre désir et, au final, son évitement.
« Le désir, c’est la mort » fut le credo répandu ; désir aussitôt remplacé par
l’envie d’acheter les produits des publicités.
Le néoascétisme coupe le plaisir à sa source en faisant jouer la
jouissance contre le désir, comme si elle n’émanait pas de celui-ci mais
existait en elle-même, pur extrait de sensations fortes à consommer sur
place. Il s’agit donc d’une répression d’un genre oxymorique : cul-bénie et
obscène, puritaine (en ce qu’elle normalise le corps) et licencieuse (en ce
qu’elle feint de le libérer). Répression par le sport-santé, ce grand gaspillage
d’énergies investies seulement pour elles-mêmes. Répression par la diète
perpétuelle, ce souci du corps conforme, au lieu de se faire une ligne en
faisant l’amour, une tonicité ou une sveltesse par la communion des chairs
et l’oubli des régimes. Répression par la pornographie, cette machine à
traire les hommes pour engourdir leurs élans. Il est bon de rappeler à ce
propos que l’ensemble des productions pornographiques est à 89 %
étatsunien, produit à 90 % dans la San Fernando Valley (Los Angeles) ; une
nouvelle vidéo X se crée toutes les trente-neuf minutes aux États-Unis.
Le néo-ascétisme reste un ascétisme, c’est-à-dire un exercice de
privation visant un idéal. En l’occurrence : privation du désir (remplacé par
le pré-désiré, les faux besoins), et idéal de pouvoir (le pouvoir sur soi et sur
les autres). Sa morale : « Moins tu désires, plus tu contrôles. » Le désir est
perçu à juste titre comme une possession, au sens démonologique du terme.
Une ingérable emprise sur notre volonté. Or le but du néo-ascétisme est de
posséder sans être possédé, d’avoir le maximum de choses sous notre
emprise sans jamais être sous l’emprise de quelque chose ou de quelqu’un.
Dans le roman Disgrâce de J. M. Coetzee, brillamment porté à l’écran
par Steve Jacobs en 2008, on suit un professeur de littérature du Cap, David
Lurie, confronté à la réalité violente de son désir (pour une étudiante) et de
son pays (l’Afrique du Sud post-apartheid). Lors d’une promenade avec sa
fille Lucy, exploiteuse agricole, David s’interroge sur la nature du désir en
convoquant le souvenir d’un labrador doré. « C’était un mâle. Dès qu’une
chienne s’approchait, il s’excitait, il était incontrôlable. Avec une régularité
pavlovienne, ses maîtres le battaient. Ce scénario a continué jusqu’à ce que
le pauvre chien ne sache plus comment se comporter. Alors, dès qu’il
flairait une chienne, il courait en rond, l’oreille basse, la queue entre les
jambes, il poussait des gémissements, essayait de se cacher… »
Et David tranche : « Punir un chien pour une pantoufle mâchouillée, le
chien peut l’accepter. Mais le désir, c’est une autre histoire. Aucun animal
ne verra de justice à se faire punir pour avoir obéi à ses instincts. »
« C’est la morale ? Les mâles peuvent suivre leurs instincts,
impunément ? » lui rétorque sa fille, interloquée.
« Non, ce n’est pas ça la morale, répond David. Ce spectacle était
ignoble parce que ce pauvre chien s’était mis à haïr sa propre nature. Il
n’avait plus besoin d’être battu. Il se punissait lui-même. À ce stade, il
aurait mieux valu l’abattre. »
Lucy lui demande alors : « Tu as toujours pensé ça ? » « Non, parfois
j’ai pensé le contraire. Que le désir est un fardeau dont on aimerait se
passer. » La solution ascétique, que sa fille approuve. Elle se fera violer le
jour même par une bande de jeunes Noirs.
La vraie morale de cet échange, c’est qu’on ne peut se passer du désir
qu’en ayant le désir de s’en passer. – Un désir d’ascèse que David n’a
jamais eu, même si l’idée lui a traversé l’esprit, comme un rêve abstrait de
soulagement définitif.
Le néo-ascétisme est précisément nouveau parce qu’il s’infiltre en
nous sans qu’on le désire préalablement. Il ne dissuade plus ni ne
contraint : il persuade. Il nous incite à saborder nous-mêmes un désir perçu
non comme néfaste, mais comme inutile. Il nous incite à nous détourner de
lui, non pas en nous en dégoûtant ou en nous faisant peur (à la vieille
mode), mais en nous inculquant l’inanité de ce que notre désir vise,
autrement dit en dévaluant la jouissance. Ce qui fait que nous ne nous
haïssons pas nous-mêmes en tant qu’êtres désirants, à l’instar du labrador
battu : nous nous aimons nous-mêmes en tant qu’êtres neutralisant leurs
propres désirs.
Croisement du puritanisme et de la psychologie positive, le néo-
ascétisme embellit notre autopunition au point que nous la prenons pour une
autorécompense. Les exercices de mortification ont ainsi laissé la place aux
exercices de narcissisme. Une sauce techno-bouddhisante a remplacé la
sauce chrétienne, avec, à la place du Paradis, une multiplication de micro-
nirvanas à disposition, accessibles en un petit régime, un petit coaching ou
un clic de souris.
Un lent enrichissement
Le néoascétisme fausse notre expérience de la jouissance en en faisant
« un donné figé dans l’étroite gangue de l’instant », pour reprendre la belle
expression de Simone de Beauvoir. Or la jouissance n’est pas un plaisir
comme les autres, et ne peut être réduite au statut de bien de consommation
sans perdre par là même sa magie.
Même lorsqu’elle est d’ordre non sexuel, elle s’inscrit dans une
temporalité spéciale, celle de la rencontre entre deux devenirs. On ne jouit
jamais seul. – Même celui qui se masturbe pénètre en fantasme d’autres
présences, d’autres corps, dont la jouissance fait la sienne. Il y a jouissance
dès que deux puissances se mélangent. – Le promeneur avec la nature, le
surfeur avec la vague, le spectateur avec le comédien, le lecteur avec
l’auteur, la femme avec son amant.
« Toute jouissance est projet, écrit Simone de Beauvoir. Dans le
moment de la jouissance se rassemble tout un passé. Et je ne le contemple
pas seulement : jouir d’un bien, c’est en user, c’est se jeter avec lui dans
l’avenir. Jouir du soleil, de l’ombre, c’est en éprouver la présence comme
un lent enrichissement. » L’apparition ici de la lenteur est primordiale. Cela
ne signifie pas que la jouissance vient lentement : cela signifie que toute
jouissance est en elle-même un travail de lenteur.
Une vision contraire à la quête de satisfaction immédiate, mais aussi à
la croyance que deux présences pourraient se côtoyer sans jamais se
mélanger, quoi qu’elles fassent, quoi qu’elles veuillent. Or, toute puissance
fait de la présence un évènement. Des êtres puissants ne peuvent donc pas
se croiser sans être un évènement l’un pour l’autre, un bouleversement de
l’ordre des choses, un changement de la donne électromagnétique.
L’impuissance est justement l’état d’un être qui ne peut plus faire
évènement lui-même, et qui subit les évènements venus d’autres présences,
d’autres effectivités.
Dans notre précipitation vers l’action, l’utile, le coït, et – en cas de
lâcheté – vers la sortie, nous passons à côté du « lent enrichissement » avec
le monde, nous coupons court à l’éclosion des jouissances qu’il pourrait
nous offrir. Trop souvent, nous ne prenons le temps de la contemplation
qu’après l’orage, le temps de l’amitié qu’avec des calculs, le temps de la
parole qu’en parlant de soi, le temps de la méditation que dans le deuil ou la
maladie.
Notre activité alimentaire s’arroge le monopole de l’apport d’énergies.
Tous nos plaisirs passent par la bouche, se stockent dans notre bedaine,
masquent, en nous faisant gonfler, notre pénurie d’énergies « spirituelles » –
celles qui se mangent avec toute notre âme et tout notre corps ; celles qui,
d’ailleurs, fondent ces dimensions en une seule : notre vie.
Notre rapport réducteur au plaisir transparaît également dans notre
focalisation infantile sur la taille de notre pénis comparé aux pénis
environnants. Certains se retrouvent au bord du suicide parce qu’on s’est
moqué d’eux dans les vestiaires ou à cause du commentaire imprudent
d’une femme. La plupart en font leur unique zone érogène, le centre absolu
de toute érotisation, et les voici paniqués dès qu’il flanche, et les voici
exsangues dès qu’il ne s’active pas.
L’écrivaine Viviane Forrester se livre à une comparaison remarquable :
« L’originalité des femmes vient en partie du fait qu’elles s’investissent
dans un monde entièrement érotique et non pas partiellement dans le temps
et dans l’espace. Il n’y a pas le temps du lit, sexuel, et le reste. » Et cette
perméabilité érotique des femmes à l’onde de charme les conduit à une
sexualité héraclitéenne et polychrome, débordant largement le génital :
« C’est une forme de sexualité très subversive, très plurielle, non contrainte
par des codes et ces dogmes masculins qui sont imposés aux femmes et que
les femmes ne vivent pas bien (pas plus que les hommes peut-être). » Une
parenthèse qui recèle pour nous un secret. Notre ouverture à l’onde de
charme promet des plaisirs inédits, décuplés.
Les femmes, poursuit Viviane Forrester, « prolongent leur première
approche du monde, l’approche enfantine où le monde tout entier est
érotique, réponse. Où tout émeut, questionne, enveloppe. Mais aussi
stupéfie, scandalise, étonne ». La nouvelle masculinité passe elle aussi par
ce prolongement de l’enfance, banni par notre conditionnement aux ondes
de choc. Comme les femmes, les plus ouverts d’entre nous goûtent déjà une
« sexualité plurielle qui ne donne pas de prépondérance au coït » – cette
forme la plus étroite de la sexualité.
À l’école des femmes, en observant leur gourmandise pour tout, la
richesse inouïe de leurs plaisirs, nous parvenons à sentir que tout est
sexuel : la beauté, la pensée, les chorégraphies infimes.
« Si le porno existe, continue l’essayiste, c’est parce qu’on a fait de la
sexualité quelque chose de prohibé, donc de recommandé, de désigné, ce
qui est complètement grotesque. Pour moi, je trouve ridicule que le porno
existe, puisse exister. Il n’y a pas un livre qui ne devrait être aussi porno,
pas un film non plus. »
Contempler le monde, c’est le fantasmer, c’est le jouir. En se bornant à
reproduire la scène du coït selon le découpage masculin de la sexualité, le
porno nous reconduit à la sexualité ratatinée sur l’entre-jambe – à notre case
« départ ».
Quand il arrive quelque chose de désagréable, vous pouvez être certaine que les
hommes l’esquivent toujours.
Jane AUSTEN,
Persuasion.
Le fantasme de Superman
Féministe avant l’heure, Marie Gacon-Dufour critique la version
erronée du « courage » masculin. Mon idée est que cette aberration
commence à peine à se remarquer, après plus de deux siècles de polémique
et de déni, même si, au dire des femmes, il y aurait encore un sacré bout de
chemin à parcourir pour sortir enfin de notre lâcheté. Nous serions mous et
indécis. Des abonnés du mode « YoYo » – je veux/je veux plus, je t’aime/tu
m’étouffes, etc. –, mais doués d’une capacité ébouriffante : celle de rejeter
systématiquement nos responsabilités sur le premier « responsable » venu.
J’agis comme un minable ? La faute à mon travail, mes parents, mes
enfants, ma femme, mon caractère, mon emploi du temps. J’étais sous
influence, floué par des fausses infos, déprimé par le foot, traumatisé par
mes ex…
« Les hommes mous sont incapables d’avoir une relation suivie avec
une femme, d’élever un enfant, de prendre une quelconque responsabilité,
explique l’essayiste Élisabeth Badinter en 1992. Ils passent leur vie à fuir.
Et il y en a de plus en plus. » – Vingt ans plus tard, l’amollissement et la
lâcheté auraient-ils proliféré ? Tout se passe comme si nous étions faits pour
n’endosser aucune responsabilité, mais pour suivre au contraire la volonté
des autres, en rouspétant sempiternellement, histoire de mimer un semblant
de libre arbitre et d’initiative. D’où l’incohérence, partout constatée, entre
nos paroles et nos actes.
Nous dépenserions une hypocrisie folle pour faire passer notre
passivité pour de l’activité, notre mollesse pour de la modération, notre
cynisme pour de l’intelligence, notre cupidité pour de la générosité, notre
peur d’autrui pour du courage d’être nous-mêmes, notre machisme pour de
la puissance.
Il y a bien sûr du vrai dans ce tableau noir. Mais un tel constat ne peut
s’appliquer qu’à la masculinité paranoïaque, rivée sur la réalité de l’onde de
choc et corrompue par un pouvoir au-dessus de ses moyens. Or, plus nous
devenons puissants, en flux avec la puissance des autres, plus nous rejetons
la domination, le pouvoir sur les autres. La démocratisation de la puissance
entraîne un recul de la lâcheté masculine, un arrêt du YoYo de l’indécision.
Par « lâcheté », j’entends le fait de vivre notre liberté de façon indigne, en
ne l’assumant que partiellement afin de ne jamais être tenus pour l’auteur
d’actes peu reluisants. Le lâche assume sa liberté uniquement lorsqu’elle le
valorise. Dès que ça se corse, il se carapate, et s’il est montré du doigt il
accuse en retour ou feint de tomber des nues – et la valse des bonnes
excuses commence…
Vanter les vertus du « courage » est la grande affaire de l’époque. « Le
courage est essentiel, le courage est bien, soyez courageux, résistez à la
dépression, gardez la tête hors de l’eau, ne baissez pas les bras !… » Dès
que le climat social devient trop mortifère, une armée de sermonneurs-
confiseurs se lève pour distribuer aux malheureux des bonbons « courage »
à l’arrière-goût humanitaire. Ingrédient : beaucoup de moraline, cuite à la
sauce « care » (de l’anglais, « sollicitude », « prévenance »), qui a pour
vertu chimique de confondre politique et thérapeutique. Mais nous savons
très bien ce qu’il en est : le courage – comme l’amour, comme le bonheur –
ne se décrète pas. Il est le fruit de notre vécu, il fait partie ou non de notre
tempérament, et ce n’est pas avec de philosophiques appels au courage
qu’on peut… l’encourager.
« Dans la vie quotidienne, on croit qu’on est différent, que
l’expérience nous transforme, on se sent joyeux, maître de soi, mais
imagine qu’il arrive une crise, demande Cesare Pavese dans sa nouvelle La
Famine, on fera immanquablement comme on a fait par le passé, on
s’enfuira si on est un lâche, on résistera si on est courageux. Cela semble
une sottise mais ce n’en est pas une. » Et le romancier comprend, fataliste :
« C’est une question de goûts, et les goûts ne changent pas, c’est bien
connu. Celui qui a peur du noir aura peur du noir. »
Briser le cercle de la lâcheté nécessite bien autre chose que de la
confiserie philosophique. Il faut donner le « goût » du courage, et cela
prend du temps. Le pessimisme de Cesare Pavese s’explique aisément :
l’auteur parle aux adultes, façonnés braves ou couards par leur vécu.
Hormis de graves crises spirituelles ou un mélange avec des amis
exemplaires, il y a peu de chances de leur insuffler durablement un courage
qu’ils n’auraient pas.
Les tentatives des femmes pour curer la lâcheté des hommes se soldent
la plupart du temps par des échecs ; tout au plus parviennent-elles à leur
donner confiance en elles, mais rarement confiance en eux-mêmes et
confiance aux autres. C’est pendant l’enfance et l’adolescence que ces
courages-là s’acquièrent pour toujours. Après, nous apprenons trop bien à
manœuvrer en fonction de notre puissance ou de notre impuissance, si bien
que ces traits s’incrustent dans notre corps et notre caractère, jusque dans
les rides de notre visage, jusque dans notre façon d’aimer. Éduquer au
courage : l’éducation primordiale. Car tout le reste en découle : la bonté, la
loyauté, la présence de corps et d’esprit.
Quelle est la principale cause de notre lâcheté ? Très certainement
l’ancien idéal de la perfection virile, qui nous interdisait de montrer nos
contradictions et nos failles. Le lâche est toujours lâche en catimini.
Extérieurement, il veut faire bonne figure, et ses discours le couronnent de
lauriers. Dans le continuum ouaté du confort, ses compensations rhétoriques
fonctionnent bien, font illusion. Mais dès que surgit de la crise, de
l’explication musclée, du désagréable et de l’inattendu, c’est la panique à
bord : la lâcheté reprend ses droits et éclate au grand jour.
Le meilleur exemple se trouve dans notre réaction face à l’imprévu.
Tandis que les femmes font généralement preuve de courage et de sens
pratique, voire d’une certaine excitation due à la surprise et à la nouveauté,
nous tremblons souvent, nous maugréons, nous régressons, nous nous
posons en victimes.
Lâcheté, aussi, quand nous sommes confrontés à des femmes
puissantes. Peu d’entre nous en profitent pour prendre leur leçon de vie.
Nous préférons avoir affaire à des femmes redevables, donc manipulables,
ou bien intellectuellement et financièrement inférieures ; un fait corroboré
dans tous les pays, et par… les actrices.
Gina Lollobrigida : « Les hommes m’ont apporté beaucoup de joie
mais aussi procuré beaucoup de désillusions. Les femmes fortes et célèbres,
réussissant par leur seul mérite, les effraient. » Alice Sapritch : « Il faut
laisser à l’homme le plaisir d’attaquer, parce que c’est un être fragile et
vaniteux. Quand il est attaqué, il perd ses moyens, ce qui est très
ennuyeux. » Sharon Stone : « Les hommes sont généralement lâches. Forts
en gueule mais lâches. Si vous avez besoin d’une seule personne pour vous
soutenir, c’est d’une copine. » Isabelle Adjani : « Les hommes ont le
syndrome de Peter Pan. Ils “volent”, ils survolent. Notre intensité leur fait
peur. »
En revanche, les femmes sont généralement attirées par des hommes
puissants. Moins par « besoin de sécurité » (invention masculine pour
infantiliser les femmes) que par saine appétence pour la puissance : elles
apprennent à son contact. – Toute puissance est pédagogue.
Voici un autre exemple amusant de lâcheté masculine, donné par
Sylvain, mon ami plombier. Quand des femmes l’appellent dès qu’un
appareil dysfonctionne, les réparations sont alors faciles, car les pannes et
les fuites n’ont pas été aggravées. En revanche, les hommes refusent
d’admettre leur incompétence. Ils s’entêtent à essayer de bricoler tout par
eux-mêmes et, au final, lorsqu’ils sont bien forcés d’appeler Sylvain, c’est
la catastrophe assurée.
La même situation a lieu avec un plan à la main, quand nous nous
obstinons à jouer les guides et que nous nous égarons davantage. Ou quand
nous faisons semblant de nous y connaître en tel ou tel domaine, comme si
l’ignorance était une castration dont il faille se prémunir… Dans le registre
médical, cette attitude nous conduit à notre perte, à en croire le docteur
Askam Yassine, président de l’Institut d’urologie et d’andrologie à l’hôpital
Segeberger Kliniken à Norderstedt-Hambourg, en Allemagne : « Les
femmes prennent mieux soin de leur santé que les hommes. D’ailleurs, leur
espérance de vie est supérieure à celle des hommes de près de six ans. Le
problème des hommes, c’est qu’ils se prennent pour des héros. Par
conséquent, ils ne consultent leur médecin que lorsqu’ils se sentent mal. En
Allemagne, à titre d’exemple, les statistiques ont montré que près de 60 %
des hommes rencontrent le médecin pour la première fois en salle
d’urgence. »
Ne jamais vouloir perdre la face nous fait perdre la vie ; le déni de nos
failles est notre plus grande faiblesse. La lâcheté face à une menace
extérieure relève de l’histoire personnelle, ai-je dit ; ce n’est pas d’elle que
je parle ici, les tribunaux s’en chargent (non-assistance à personne en
danger, désertion, etc.). Ce qui m’intéresse, nous concernant, c’est la
lâcheté face à nous-mêmes.
Elle prend racine dans les vieux canons de la masculinité, hors de
portée du commun des mortels : ne jamais être faible, ne jamais être perdu,
ne jamais être vulnérable, contrôler, posséder, maîtriser, vaincre. Ces
impératifs, lorsqu’on nous les visse dans le crâne, nous obligent à être
lâches pour cacher notre impuissance à les suivre. C’est donc la honte de ne
pas réussir à être « un homme » qui nous rend hypocrite et lâche.
Mais aujourd’hui, en pleine mutation des critères de la masculinité,
« être un homme » est devenu moins important qu’« être soi-même »,
reconnaître ses baisses de régime et ses imperfections. La honte s’évapore à
mesure que le fantasme de Superman se ringardise. Et la lâcheté est de
moins en moins de mise, même s’il reste des tics et des habitudes d’un autre
temps.
Nous donner
Les jeunes hommes d’aujourd’hui semblent toutefois avoir saisi une
chose capitale : c’est pour nos failles et par nos failles que les femmes nous
aiment. (Je ne parle pas des amoureuses-infirmières avides de pouponner du
« looser ».)
C’est par nos failles que les femmes nous aiment : nos failles nous
rendent accessibles, absolument non robotisables.
C’est pour nos failles que les femmes nous aiment, parce que les
failles rendent les hommes attachants. – Y compris au lit, comme le dit
l’ancienne star de films X Brigitte Lahaie : « Je les trouve attendrissants,
car quand on les observe, comme moi, sur le plan sexuel, on ne peut ignorer
combien ils sont plus faibles que nous. » Perdre un peu les pédales charme,
dit simplement Gilles Deleuze dans son Abécédaire.
Les bébés ou les petits d’animaux poussent ainsi le pédalage et le
charme à leur paroxysme. À un moindre degré, lorsqu’un homme est
troublé par un sentiment authentique, qu’il se débat dans ses propres
contradictions ou qu’il se rebelle contre des autorités écrasantes, il ne
cherche plus à nier sa faiblesse et sa peur : au contraire, il part d’elles, il les
prend en compte et les exprime, et il crée ainsi, dans l’onde de choc qui le
malmène, une explosion de charme à partir de laquelle une onde de charme
pourra grossir.
Une lâcheté qui tombe, et c’est toute une armée de lâches qui cessent
de l’être, par propagation de courage. Une faille reconnue et assumée, c’est
un exemple offert aux autres pour reconnaître et assumer leurs propres
failles.
« Nous savons bien qu’en un sens nous sommes des fourmis », écrit le
philosophe Emmanuel Berl. « Notre tonus dépend de nous, mais également
de celui que la fourmilière nous communique. » Le courage est contagieux,
comme le charme, la puissance, l’amour, le bonheur et la vie – ses chers
synonymes. L’onde de charme est onde de tout cela, et contrairement à
l’onde de choc (parménidienne) qui passe de muscle en muscle, de dureté
en dureté, elle fluctue de chair en chair, d’être fragile en être fragile.
L’attention que je porte à quelqu’un lui donne la force d’être attentif à
quelqu’un d’autre. La tendresse, l’écoute, la parole, le don, le temps, le
sourire, idem.
Notons que l’onde de choc et l’onde de charme nous transforment
aussi au niveau cellulaire. Nos cellules perçoivent les forces mécaniques et
physiques qu’elles subissent, et elles y réagissent en se développant
différemment selon la rigidité du milieu : cellules nerveuses sur des tissus
mous, cellules musculaires sur des tissus dix fois plus fermes, matière
osseuse sur des tissus encore plus durs. Pressions intermittentes,
mouvements pulsatiles ou aspiration influencent leur devenir.
L’onde de choc est la première cause de nos cancers : elle affole nos
cellules et les pousse à proliférer en des tumeurs rigides. Tandis que l’onde
de charme régule le cycle de division cellulaire. En outre, le raidissement de
nos tissus pourrait aussi être en partie responsable des maladies
neurologiques caractérisées par une destruction de la myéline, l’enveloppe
protectrice des nerfs.
Dennis Discher, biophysicien à l’université de Pennsylvanie, à
Philadelphie, suggère qu’en cas de crise cardiaque une solution consisterait
à attendrir le tissu cicatriciel afin que les cellules saines puissent
recoloniser le cœur. De même, l’onde de charme peut attendrir les blessures
de l’enfance et permettre de réinsuffler une vitalité proliférante dans un être
sclérosé par les lésions de son parcours. L’humanité est un champ de blé
balayé par des ondes – de choc, quand les gerbes se tordent et se heurtent ;
de charme, quand elles se caressent et forment des vagues harmonieuses.
Et pour passer du choc au charme, Emmanuel Berl ne misait guère sur
les hommes : « Si, comme je le crois, le premier problème qu’ait à résoudre
notre civilisation, c’est de diminuer l’agressivité des groupes et des
individus qu’elle rassemble, une solution s’impose tout de suite à l’esprit :
confier aux femmes et retirer aux hommes le pouvoir dont ils ont abusé et
dont ils mésusent. » Près de quarante années après cet appel, sur le plan
politique, nous ne sommes même pas capables de faire respecter la parité !
Sur le plan intime, en revanche, nous avons compris que nos petites
aspérités et nos travers sympathiques sont des microtransgressions de la
Normalité, des décalages vis-à-vis des moules de la consommation et des
conformismes. Cela nous singularise. Et cela touche les femmes bien plus
que si nous étions des êtres de pure efficacité, d’irréprochables super-héros
du quotidien.
La perfection est une idée à périr d’ennui en amour. S’il n’est pas
animé par un profond courant de bargitude, le Prince Charmant n’a aucun
charme et n’a guère plus d’intérêt qu’un crapaud. C’est ce fond sexuel, ce
grain de folie douce, que les contes pour enfants escamotent dans leurs
portraits d’héroïnes sans ambiguïtés intimes.
La nouveauté, donc. La bonne nouvelle. Nous n’avons plus besoin de
jouer les matamores pour faire tomber les femmes. (Les hommes qui n’ont
pas saisi cela apparaissent terriblement vieux jeu dans leur parade de
séduction.)
Une nouvelle modernité masculine se dessine à travers l’acceptation de
ses propres défaillances : la masculinité hospitalière, héraclitéenne. En plus
de reconnaître nos propres peurs, et donc de pouvoir faire face aux
difficultés sans leurrer les autres et nous leurrer nous-mêmes, nous
acceptons enfin d’être affectivement impliqués, puisque reliés aux êtres que
nous aimons par l’onde de charme.
C’est peut-être le changement le plus spectaculaire, au vu des siècles
d’égoïsme et de mesquinerie relationnelle. Car, de même que notre
prétendue absence de peur faisait de nous des lâches, de même notre réelle
absence de courage nous interdisait tout élan désintéressé.
L’argent a été inventé pour que l’homme puisse se dire généreux. Mais
généreux de son portefeuille n’est pas généreux de sa personne. Or, sans
don de nous-mêmes, il n’y a ni amour ni sexualité possibles. Mais que
signifie « nous donner nous-mêmes » ?
Il ne s’agit pas d’une métaphore : il est véritablement question ici de
donner une partie de nous à l’autre. Donner de l’attention, c’est offrir la
lumière de nos yeux, la patience de notre cœur, l’intelligence de notre
concentration. Donner de la tendresse, c’est diffuser le charme de nos
sourires, la caresse de nos mains, la soie de nos mots, la chaleur de notre
affection. Donner du plaisir, c’est répandre notre sueur, notre frénésie
créative, notre empathie.
Il y a ainsi, dans le don de soi, une absence de calcul (« donner sans
compter ») et un oubli de soi-même (« s’abandonner ») qui ont partie liée à
la spontanéité et à une sorte de surabondance de soi ; on déborde et l’on se
transborde en l’autre, éperdument, sans rien retenir ni rien forcer. On laisse
faire la nature à travers notre désir, on laisse ployer le corps, danser les
appétits. En cela, et en cela seulement, résident la vraie richesse, la vraie
puissance.
Ceux qui ne peuvent pas se donner souffrent de l’infirmité la plus
difficile à surmonter : ils ne peuvent descendre dans les profondeurs – les
leurs, celles de l’autre, les jouissances de la chair et l’épaisseur des sens.
C’est par le don de soi que l’on quitte la fadeur des surfaces pour plonger
dans des magmas d’intensités. Pour succomber.
Le reproche majeur que les femmes nous adressent : nous nous
cramponnerions fanatiquement à notre ego et à nos intérêts personnels, au
point d’identifier la gratuité d’un élan à de la bêtise, la mêlée d’émotions à
un danger funeste. Trop peu d’entre nous se donneraient à l’autre et
succomberaient en l’autre. Trop peu posséderaient la classe de la générosité
chavirante.
Et l’on connaît le cruel portrait que les plus remontées font de nous :
un individu recroquevillé sur son nombril, incapable d’inspiration et
d’ardeur, qui pique une crise dès qu’il s’agit un tant soit peu de lâcher prise
et de considérer autrui autrement que comme un miroir ou un motif
d’autoglorification. Un triste sire sans charisme ni rayonnement, épouseur
de carrière où les chiffres, l’argent, la morgue et le sadisme se taillent la
part du lion. Un petit être mesquin qui ne plaisante jamais, avare de lui-
même et analysant tous les échanges (de bons procédés, d’énergies et
d’« amour ») avec l’œil du banquier.
De fait, un fourvoiement paradoxal pend au nez de l’égoïste. À trop
vouloir se contenir lui-même, il ne contient plus rien. Il gâche une force
inouïe pour économiser ses forces ; il dilapide des tonnes de temps pour ne
pas en perdre, brasse des kilomètres d’espaces pour ne pas se rendre. Il cède
sur tout pourvu qu’on ne touche jamais à son illusion de ne céder sur rien.
Son inflexibilité de façade cache la mollesse de caractère des gens travaillés
par l’angoisse, qui ne peuvent décoller d’eux-mêmes sous peine
d’apocalypse mentale et de perdition.
Car qui profite de l’égoïste ? N’importe quel égoïste à même de cerner
son impotence et de jouer sur ses stupides ressorts, comme le virtuose sur
son piano. D’où la remarque d’Hervé Bazin : « On croit être égoïste et on
s’aperçoit qu’on l’a été avec tant de faiblesse que tout le monde, sauf nous,
en a profité. Des dupes, voilà ce que nous sommes… » À son insu, l’égoïste
est d’abord égoïste avec lui-même. Il ne se donne jamais pour ne jamais
rien recevoir. Il bloque la circulation.
Assumer entièrement notre liberté est la seule possibilité de la vivre
courageusement et généreusement. Savoir et vouloir ce que nous désirons,
dans la clarté et dans la joie. Si c’est la reconnaissance sociale ou une
revanche sur le destin, ne pas instrumentaliser la femme en imitant le
charmé, l’amoureux. Si c’est le libre-amour et la libre-sexualité, ne pas
tourner autour du pot, mais le signifier dès que l’occasion se présente,
dignement. Si c’est souffrir et faire souffrir, comprendre de quel trauma
nous vient ce besoin d’onde de choc, et le résorber par de profus bains
d’onde de charme, pour recouvrer le sens de l’émerveillement.
Notre lâcheté, donc notre égoïsme, provient d’un rapport
symptomatique à la liberté. Nous en revendiquons le désir, mais les modes
opératoires de cette revendication nous empêchent précisément d’être libres
d’être libres. La répétition, ici, souligne que nul ne peut vivre en liberté sans
être préalablement disponible à la liberté, sans en assumer les vertiges et les
exigences.
Il ne suffit pas de se tenir à l’écart des attaches affectives et des
dépendances matérielles pour jouir de la liberté, encore faut-il s’associer à
la liberté des autres, ou chercher à les rendre libres, car toute liberté
particulière procède elle aussi d’une onde : elle s’insère dans un
bouillonnant réseau de libertés particulières interconnectées.
La liberté est un jeu d’équipe. Ceux qui préfèrent l’esclavage indolore
d’une vie médiocre font tout pour flétrir la liberté des autres et pour les en
dégoûter, parce qu’elle risque de remettre en question leurs propres choix
existentiels. Inversement, ceux qui assument leur liberté font tout pour
libérer les autres, leur insuffler le courage de penser, de désobéir et de créer,
afin de renforcer la Liberté humaine, cette Idée vivante qui s’affermit de par
le monde dès qu’un courbé se redresse, dès qu’un oppresseur se rebelle, dès
qu’un soumis dit « non ».
Références
Scénario bonobo
Il est probable que, dans les premiers âges de l’humanité, les
différences physiologiques existant entre les femmes et les hommes
distribuèrent « naturellement » les rôles.
Il est même quasi certain que les premières bribes de notion de justice
proviennent d’une nécessité, pour la survie du groupe, d’empêcher à
l’inégalité physique de dicter sa loi.
Radicalisons ces intuitions pour voir où elles nous conduisent, tout en
gardant à l’esprit le travers intellectuel pointé par André Rauch : « Rien de
plus naturel pour préserver une différence sociale que de la fonder sur le
corps. » L’historien a raison, aussi ne vais-je tirer de mon flash-back aucune
différence de rôles ou de compétences : seules les différences de
constitution physique m’intéressent ici.
Face à un homme, une femme est physiquement vulnérable – c’est-à-
dire, dans un contexte amoral proche de l’animalité : violable. Face à deux
hommes ou plus, elle n’a aucune possibilité d’échapper à leur volonté
commune, et il n’est pas besoin de gamberger beaucoup pour savoir ce
qu’une bande de jeunes hommes des bois tombant sur une femme sans
défense pourrait avoir envie de lui faire…
Or, qu’est-ce qu’un viol à l’aube de l’humanité ? Un sale quart
d’heure, sans aucun doute. Un très mauvais moment à passer, mais sans
commune mesure avec le fait d’avoir un bras cassé, de perdre un œil dans la
bagarre et, bien sûr, de perdre la vie ou celle de son enfant. Néanmoins,
pour éviter ce genre de mésaventure (qui d’ailleurs risquait de coûter cher à
leur intégrité physique, le viol pouvant s’accompagner de nombreux coups),
les femmes eurent intérêt à se lier avec des hommes qui les accompagnaient
et les protégeaient, mais surtout à appuyer de toute leur énergie l’émergence
d’une communauté garante de règles morales, dont l’interdit du viol et de la
violence.
Le groupe d’hommes continuait pourtant d’être leur lot sexuel
habituel, y compris à l’intérieur de la communauté. Protégées du viol par la
justice naissante, elles furent les proies de la loi des corps, qui veut que
nous atteignons beaucoup plus rapidement l’orgasme que les femmes ; qui
veut que nous soyons extrêmement inflammables à la vision et l’audition
d’un ébat entre une femme et plusieurs hommes ; qui veut aussi que les
hommes connaissent une période réfractaire dès qu’ils éjaculent, une perte
de motivation, voire un endormissement soudain laissant naturellement la
place aux autres ; qui veut enfin que les différents spermes sont faits pour
entrer en compétition et garantir une progéniture optimale… Bref, la liste
des découvertes scientifiques s’allonge chaque année pour dessiner un
scénario des plus inattendus concernant une sexualité préhistorique
entièrement dictée par la physiologie.
Un homme prend une femme. À peine l’excitation de celle-ci monte-t-
elle que celui-là en a fini avec la sienne et s’en retourne tout repu. Mais leur
bruyante étreinte a excité d’autres hommes, qui s’occupent à leur tour de la
belle et parviennent peut-être à la satisfaire. Que ce « gang-bang » primitif
ait réellement été le mode sexuel le plus répandu n’a pas d’importance. Ce
qui en revanche a du sens, c’est que nos corps et notre façon naturelle
d’éprouver du plaisir mènent à ce scénario bonobo.
Il nous a fallu des milliers d’années pour apprendre à ne pas éjaculer
en dix petits coups de reins afin de contenter une femme sans requérir l’aide
stimulante d’autres confrères. Et c’est de cette rétention du plaisir, dans cet
effort interne pour différer la clôture de l’orgasme, qu’est née notre
masculinité moderne.
Se retenir
« Les bons amants, ce sont les femmes qui les construisent, remarque
malicieusement l’actrice Victoria Abril. Les hommes, il faut tout leur
apprendre et surtout leur laisser croire le contraire. »
Parmi les grands chapitres de cet apprentissage : la rétention. Être un
homme, c’est apprendre à se retenir (de jouir trop vite, de ne penser qu’à
soi) au moment même où le corps en ébullition ordonne : « Lâche-toi ! »
La femme, au contraire, a d’autant plus de plaisir qu’elle se lâche en
tout instant et ne se retient pas. Elle ne redescend pas immédiatement du
septième ciel, et peut enchaîner les orgasmes.
De là suit que le faire-l’amour le plus commun aujourd’hui – l’étreinte
« contre nature » unissant une femme et un seul homme – relève d’une
culture masculine qui s’est étoffée au fil du temps, tandis que les femmes
n’ont techniquement pas besoin, pendant l’acte, de tant de science pour elle-
même, même si elles encouragent (et nous inculquent) cette culture de la
rétention, essentielle pour les satisfaire à défaut de partenaires multiples.
La culture de la rétention nous invite donc à freiner notre montée vers
l’orgasme. « Céder le passage sur la voie du plaisir, au lieu de prendre la
priorité, devient une marque de maturité et en prime un homme reçoit
l’assurance d’avoir été désiré », écrit élégamment André Rauch dans
L’Identité masculine à l’ombre des femmes.
L’erreur serait de plaquer notre fonctionnement sur celui de la femme,
erreur qui fait par exemple que son orgasme devient « un enjeu
incontournable de la puissance masculine ».
Mais la rétention réussie ne dérive pas d’une technique avec enjeu :
elle est de nature empathique. Nous attendons la femme, notre corps se met
au diapason du sien, nous imaginons ce qu’elle ressent, nous ressentons ce
qu’elle traverse.
Toute empathie est sensuelle, une plongée dans la peau de l’autre. La
culture masculine du faire-l’amour est ainsi culture d’un devenir-femme
empathique : nous devenons la femme que nous étreignons, à l’écoute de
ses signaux, ou plutôt en résonance. Nous nous projetons effectivement et
affectivement dans ses intimes montées de joie, nous sortons de nous-
mêmes en ondulant vers l’autre.
Cette extase fait que l’amour charnel nous régénère, à l’instar du
sommeil, et le rejoint d’ailleurs naturellement. Faire l’amour et dormir, se
réveiller et faire l’amour : l’étreinte côtoie le rêve parce qu’elle est de même
nature. Une dissipation du Moi, de la cérébralité toute-contrôlante, qui
laisse place aux flux oscillatoires du Je(u), la danse de la vie qui s’empare
de notre être et fusionne âme et corps.
On le voit, se retenir, ce n’est pas calculer, doser ses effets et ses
prouesses. La rétention se vit comme une habitude, une seconde nature ;
elle ne se décide pas, ou si peu. Elle est puissance (en soi, en l’autre) et non
pouvoir (sur soi, sur l’autre). Elle ne fonctionne qu’à l’amour, au don de
soi-même et à la réception éblouissante de l’autre.
Sans cette culture-là, la sexualité masculine reflirte avec la préhistoire
et redonne les pleins pouvoirs à la physiologie : avoir besoin de voir ou
d’imaginer d’autres mâles en plein coït pour trouver l’excitation, éjaculer en
quelques coups de reins, dormir.
Des scientifiques ont étudié les éjaculats de spectateurs de scènes X où
une femme se fait prendre par un grand nombre d’hommes : leurs
spermatozoïdes sont plus mobiles (donc plus fertiles) que les
spermatozoïdes de ceux qui éjaculent devant des scènes plus
« traditionnelles ». Plus fondamentalement, la pornographie en elle-même
réveille ce fond archaïque, parce qu’elle place le spectateur en présence
audiovisuelle de mâles actifs qui, loin de devenir ses rivaux, deviennent ses
complices. Nous prenons ainsi un petit shoot de l’Âge de pierre lorsque
nous contemplons nos congénères s’activer en grognant autour d’une
demoiselle, même si ce genre de films réserve des poncifs à l’usage du
consommateur contemporain, frustré et donc désireux de petites revanches
agressives – humiliation de la femme aguicheuse et victime, éjaculation
faciale de rigueur…
Rendue accessible par Internet et consommée dès la puberté, la
pornographie de masse vicie la culture de la rétention en lui substituant une
culture de la performance. Elle nous montre et nous démontre que ce qui
compte, ce n’est pas de jouer avec la montée du plaisir partagé, mais
d’obtenir ce dernier au forceps, comme un labeur harassant.
Le but du sexe, alors ? Être le meilleur pour la femme, et non goûter
au meilleur avec elle.
La rétention érotique ? Un paramètre parmi d’autres – coordination
motrice, tempo, savants pétrissages… Elle cesse d’ailleurs d’être
« érotique » (c’est-à-dire sensuelle, empathique et ludique) pour devenir
technique et relever d’une suite de décisions clairement conscientes, d’une
pragmatique sportivité. L’homme ne se retient pas en adorant l’autre, mais
pour s’adorer lui-même. Dévoiement de la culture de la rétention par la
culture physique. Retour dans la grotte préhistorique, mais tapissée de
miroirs.
La date et le talk
Je viens de décrire le dépassement de la collusion primitive par la
culture de la rétention masculine, qui rend superflu le pan le plus cocasse de
notre physiologie. La question se pose alors : en quoi ce dépassement de la
nature humaine serait-il une bonne chose ?
Pourquoi deux ? S’il est une institution millénaire, c’est bien celle de
l’encouplement. J’entends par ce terme l’obligation d’officialiser une
relation d’exclusivité sexuelle dès que deux adultes font un bout de chemin
ensemble.
Aux États-Unis, où tout se gère derrière des mœurs soi-disant libérées,
il existe un vocable pour spécifier ce moment où l’aventureux bascule dans
l’institué : le « talk », la « discussion » sérieuse, le serment d’exclusivité.
Après trois « dates » (rendez-vous galants), deux adultes font l’amour.
Après trois mois de relation libre où l’on multiplie chacun de son côté les
partenaires sexuels sans que cela pose de problème, vient le moment du
talk, qui correspond très exactement à un pacte explicite d’encouplement.
Ce reste de convention puritaine montre bien que la libre-sexualité y est
relativement acceptée, mais non le libre-amour.
Telle est la distorsion occidentale. Une dysharmonie entre libre-
sexualité permise et libre-amour prohibé. Un hiatus qui augmente le
cynisme sexuel, car en s’autorisant des entorses à la règle d’exclusivité sous
condition qu’il doit s’agir de sexe et non d’amour, on fait l’amour sans
amour, on baise dans l’anti-sentiment.
« N’importe quelle personne à deux doigts de jouir vous aime », dit la
chanteuse Madonna. Et l’effet se prolonge quand la simple présence de
l’autre devient notre jouissance.
Le caractère nihiliste ou désabusé de ceux qui accumulent les
conquêtes sans y mettre tout leur cœur devrait pourtant nous alerter : ne pas
aimer un tant soit peu celui ou celle avec qui nous faisons l’amour, c’est
injecter du vide dans notre être et le sien, mépriser tout échange
d’humanité, faire jouer l’organe contre l’émotion.
Sans le libre-amour qui en fait une fête, la libre-sexualité n’est qu’un
libre-service abrutissant.
Qu’il y ait ou non talk, l’encouplement procède toujours d’un pacte, et
si l’un des encouplés baise ou aime ailleurs, le pacte est rompu : il y a
« tromperie », « infidélité », adultère, offense. Il est bien sûr humainement
impossible de mettre le sexe et l’amour sous contrat, parce qu’ils sont
composés d’élans incontrôlables et de micro-subversions irrésistibles, mais
l’encouplement veille pourtant à imposer cet impératif-là, si bien que les
« infidèles » (en actes ou en fantasmes) se sentent coupables, et que les
« trompés » se sentent blessés, donc légitimés à culpabiliser leur moitié
jusqu’à la corde.
Cette institution rétrograde est responsable de l’amour névrosé qui sert
de liant à la famille occidentale, où la jalousie, les petites persécutions et la
peur de perdre ruinent les plus beaux commencements et causent de graves
dégâts, normalisés à grands frais par une armée de psys et de scénaristes, un
océan de médecines et de fictions convenues. L’encouplement : un devoir
de contractualiser l’amour qui va totalement à l’encontre de l’amour, et
gâche cette merveille créative et instable au nom de la procréation et de la
stabilité.
L’encouplement envenime notre puissance masculine parce qu’il n’a
plus aucune raison d’être (hors du conditionnement qui l’impose) à l’heure
de la pilule, du préservatif et des tests de paternité – c’est ce que je veux à
présent démontrer.
Et pour ne pas convaincre uniquement les convaincus, je demande à
mes lectrices et lecteurs de procéder à une autocritique sans concession de
leurs histoires d’amour. Quelque chose dysfonctionne, ne trouvez-vous
pas ? Ces exaltations sublimes qui finissent en eau de boudin. Ces années
de complicité magique qui ne mènent nulle part. Ces ex qui ne se parlent
plus, qui se pourrissent la vie ou se disputent leur progéniture à grands
coups d’avocats. Ces encouplés de l’ennui, qui ne s’électrisent plus parce
qu’ils ont plongé leur liberté d’aimer dans le formol du confort.
Quelque chose dysfonctionne. Les guérisseurs de l’amour et les
gourous du bonheur s’en frottent les mains. Les femmes s’en plaignent et
s’en replaignent, sans oser mettre en cause la mission d’encouplement que
la pression sociale leur a plantée dans le cœur. Et nous, les hommes, faute
d’oser dire vrai et de déployer sans honte notre potentiel, nous nous faisons
les soldats aigris d’une guerre perdue d’avance, et notre masculinité devient
notre fardeau.
Tout part de la physiologie, là encore. Nos lointains ancêtres ont
inventé l’encouplement pour fliquer le ventre des femmes. Au temps du
culte de la Déesse-Mère, ils n’établissaient aucun lien entre le coït et
l’accouchement et s’imaginaient que les enfants naissaient par miracle. La
femme incarnait la puissance procréatrice de la Nature, la fécondité divine
et sacrée. Les sentiments et les pulsions n’avaient pas à être bridés par des
codes de bonne conduite amoureuse et de bienséance sexuelle. « L’objectif
historique des hommes était à l’évidence de baiser un maximum de nanas
sans avoir à se mettre une famille sur le dos », résume potachement Michel
Houellebecq.
Or, au fil des observations et des expériences en tout genre, le rôle
ensemenceur de l’homme a été clairement établi. La femme fut alors non
seulement détrônée, mais mise sous étroite surveillance. Une obsession
nouvelle gagna l’engeance mâle : le besoin d’être sûr que le nouveau-né est
bien le sien, et non celui du voisin moqué, du père encore vert, du frère
envié, voire du rival haï. L’encouplement fut la réponse institutionnelle à ce
besoin du fond des âges.
Le coït devint alors l’objet d’une traçabilité de plus en plus hystérique,
qui utilisa tous les moyens pour s’exercer au détriment des corps : serments
et engagements, jalousies et délations, interdits moraux et légaux,
aliénations et châtiments, religions, superstitions, transmission du nom du
père et autres brigandages. Le plus beau tour fut de faire passer cet
appareillage tentaculaire, fait de bornes et de dressages contre nature, pour
la nature même de l’amour. Cela demanda plus de dix mille ans. Et cela
persiste aujourd’hui.
Perversion du désir
À une époque où l’encouplement n’est plus nécessaire pour savoir qui
sera le père, où cette question basique se pose d’ailleurs en dehors des
étreintes, et où les possibilités de liberté débordent, la prégnance de
l’encouplement obligatoire dans les relations amoureuses assèche
existentiellement les femmes et nous fait existentiellement débander. Notre
crise est là, n’en doutons pas. Perte d’appétit, au moment même où les
tables du festin se dresseraient sans problème. Perte de curiosité dans le
séduire et de sanguinité dans le jouir.
Errant de compagne en rupture, mentant sincèrement aux autres parce
que nous mentons à notre désir, nous ne sommes plus que l’ombre de nous-
mêmes : des mauvais rôles de soap operas. Nous sommes victimes de notre
fétichisme du Couple Obligatoire, de la perpétuation d’un modèle devenu
goulet d’étranglement. Nous refusons de voir qu’un nouvel agencement
amoureux doit émerger du chaos de l’encouplement, un agencement plus en
phase avec notre sensualité profonde et l’innocence des vrais sentiments.
Dans une solution de facilité qui s’inspire de la politique de l’autruche, nous
refusons de l’inventer.
L’encouplement fait partie de notre définition de l’amour. Aux yeux de
la société, il est notre avenir lorsqu’on est jeune, et notre défaillance (voire
notre perversité) lorsqu’on reste célibataire. Il va de soi. Peu l’interrogent.
La majorité s’y aliène avec bonne conscience et acharnement, en dépit de
l’infantilisation désopilante qu’il sous-entend : « Tu n’iras pas avec ton sexe
là où je ne veux pas que tu ailles ! »
En dépit, surtout, de notre évidente propension à goûter du nouveau,
comme en témoigne l’ancienne hardeuse Tabatha Cash dans un entretien :
« Je suis tombée sur des montagnes d’homos, d’hommes mariés, d’avocats
à la sortie du palais de justice. Bref, il y en a environ 1 % de fidèles : même
ceux que je n’intéressais pas physiquement étaient prêts à tirer un coup. »
L’encouplement compose notre mythologie collective. Il nous aveugle
sur la réalité de l’amour. Mais, surtout, il pervertit notre désir. C’est
d’ailleurs ce point qui le rend attirant, outre la collaboration pragmatique
qu’il fait passer pour le summum de la complicité.
En effet, le propre des encouplés est leur hantise d’être cocufiés. Plus
on attend de l’autre qu’il soit fidèle, plus on s’imagine ses infidélités et l’on
se représente le moindre ami un peu proche comme un cocufieur potentiel.
L’insistance sur le devoir de fidélité se situe en réalité à l’opposé de la saine
confiance, et le plaisir de posséder l’autre par encouplement provient de
l’orgueil de posséder un bien que les autres n’ont pas.
Il s’agit d’un plaisir non pas issu du désir de faire l’amour avec l’être
aimé, mais du désir de faire l’amour avec ce que d’autres désirent. L’être
aimé est ainsi totalement nié en tant qu’être : il est une chose que l’on
possède en l’agitant au nez des autres, et que l’on désire davantage posséder
à mesure que l’on fantasme une horde de concurrents. Ce que l’on désire
dans l’encouplement, ce sont les désirs des rivaux pour l’être avec lequel on
est encouplé. Désir pervers, car il a besoin de passer par les désirs des
challengers pour surgir, qu’ils soient supposés ou avérés. Sans eux, sans cet
arrière-fond paranoïde qui lui sert de tison, il s’essouffle et tombe en panne.
Une fidélité promise et absolument certaine signerait son extinction.
Il faut qu’elle soit un enjeu toujours précaire, un ordre de mission à
aboyer sans cesse. Voilà pourquoi les encouplés passent leur temps à
négocier leurs fidélités respectives, à se rappeler mutuellement les moments
où Machin ou Machinette lui faisait du gringue, et à user des paquets de
nerfs dans ce qui apparaît toujours, vu de l’extérieur, comme des chipotages
de débiles mentaux. Sans le secours fantasmatique des autres, leur
« amour » retombe comme un soufflé. Ils l’entretiennent avec un désir dont
toute la capillarité tient aux autres, ces possibles tentateurs d’infidélité qui
rendent la fidélité si cruciale, l’encouplement si nécessaire.
Bien sûr, un jour, la tentation est trop forte, et l’on cède. Patatras !
Aussitôt, le pacte se rompt. Le pseudo-amour s’inverse du jour au
lendemain en dégoût réel, et l’on ne s’explique pas pourquoi avoir perdu
tant de temps avec cette femme que l’on croyait désirer. Mais si désir il y
avait, ce n’était pas désir pour l’autre, ou bien au tout début seulement ;
c’était le désir biscornu d’une chose enviée par les autres, et qu’on leur
arrache dans un rictus de victoire parce qu’un contrat nous lie à elle à
l’exclusion de toute autre : l’encouplement.
Quand nous nous sommes encouplés, nous, les hommes, nous
revenons libidinalement à la caverne. Celle de Platon, parce que nous
vivons dans l’illusion permanente de l’amour ; et celle des représentations
de l’âge préhistorique, avec, sécrétée par notre imagination hantée, une
farandole d’hommes fondant sur notre élue, qui du coup nous excite non par
elle-même (sa grâce, sa sensualité, son attrait), mais par la chasse des
instincts primitifs dont elle serait la proie. Notre jalousie nous fait bander
sur fond d’orgie toujours possible. Notre compagne est à son insu la star de
notre film X intérieur, et plus nous lui faisons jurer fidélité, plus nous
délirons des trésors d’infidélités salaces et de duplicité affolante.
C’est jeunes et encouplés que nous consommons le plus de
pornographie, parce qu’elle attise notre caverne intérieure. Elle nous donne
le frisson de ne pas être à la hauteur, donc le plaisir torturé d’imaginer notre
femme trouvant mieux ailleurs. Elle aggrave notre frustration, notre
désincarnation et notre jalousie, mais agrémente ces gouffres d’une
excitation très spéciale : le « elle m’appartient » dans le tumulte des
pulsions, la possession dans le tourbillon des tentations extrêmes.
Toute fidélité de fait déclenche dans notre tête d’innombrables
infidélités fantasmées, et notre désir d’encouplé est moins le désir pour sa
fidélité concrète que pour ses infidélités virtuelles. Il est notre jalousie
même. Tous les encouplés le savent bien, qui identifient naïvement
l’absence de jalousie à l’absence d’amour. Or la jalousie est un mixte de
peur et de haine de la liberté de l’autre, bien incompatible avec la confiance
et la générosité de l’amour.
Perte de swing
Ce que nous montre la « caverne pornographique » de l’encouplement,
c’est la perversion d’un désir qui a besoin d’imaginer mille transgressions
pour exister, parce que le désir pour celle avec qui l’on s’encouple
longtemps (pacte fidèle-fidèle) n’est pas des plus folichons.
Le devoir de fidélité pose donc un interdit aphrodisiaque, transgressé
en pensée à la moindre occasion, et dans les deux sens : nous nous
imaginons coucher avec Unetelle et Unetelle (et nous le faisons dès que
possible), et nous imaginons notre fidélisée coucher avec Untel et Untel (et
elle le fait éventuellement). En brandissant fièrement le trophée de deux
« fidélités » qui s’accordent, nous baignons en réalité dans un flux de
tromperies chimériques et de flicages autorisés.
Loin de moi l’idée de moraliser la transgression à la source de tout
désir, au contraire. L’encouplement la moralise en la réprimant
officiellement, et la complique névrotiquement en en faisant sa drogue
intime. Il a besoin de s’imposer un code de bonne conduite à subvertir,
d’ériger des obstacles pour intensifier ce qui, sans cela, serait faiblard et
mou : le désir pour l’être aimé. Je pense que ce simple désir, si vibrant
quand on sait l’assumer, est en vérité la transgression suprême, seulement
les encouplés n’en sont plus capables et doivent hystériser leur monde pour
maintenir leur fougue. Je pense avoir suffisamment décortiqué cette
dialectique dans mon livre Je t’aime et mon projet de « contre-morale de
l’amour ». Je tiens à présent à montrer que l’amour, le vrai amour, est une
transgression en soi.
Une femme nous sourit et boit nos paroles enflammées. –
Transgression. Elle aime notre personnalité, elle a envie de la recevoir en
plein corps. – Transgression.
Nous sentons dans le nôtre l’onde magnétique qui émane d’elle et nous
aimante à tout ce qui offre une prise à l’incursion exploratoire : ses yeux,
ses lèvres, ses seins, ses fesses, son sexe, sa danse, son souffle, sa présence.
– Transgression.
Nous faisons l’amour, dans l’osmose animale faite de râles et de mots
vifs, de disparition du monde et voluptés éclatantes. – Transgression.
Nous passons du temps à nous mélanger. – Transgression.
Toute passion est transgressive ; tout bonheur. Et le désir en lui-même
est puissance transgressive : il fait fi des « non », de l’illicite et du bon sens,
pour planter son « oui » irradiant au point névralgique de notre raison
d’être. Il dissout nos entraves pour gonfler nos élans. Il nous libère des
pesanteurs et nous fait tenir malgré les désapprobations, l’adversité et les
refrains d’errance.
Produit du désir et du bonheur, l’amour est transgressif par essence. Il
agglutine nos sensibilités, double nos joies et nos douleurs, épaissit notre
vie et la transforme. Il n’a pas besoin d’un surplus de promesse et de
fidélité : il est la fidélité même, et la promesse toujours réalisée d’une
intensification du geyser d’évènements qui nous tient lieu d’existence – ou
bien il n’est pas. L’amour n’a pas besoin d’encouplement pour déployer ses
liens d’or, son printemps et ses scènes de fleurs. Quintessence du mélange
humain, il crée une complicité immortelle et donne du relief aux platitudes
ordinaires.
« On aimera toujours ceux que l’on a aimés » – vérité d’Afrique,
d’Asie, d’Ailleurs. Vérité de l’alchimie humaine. Vérité à laquelle
l’Occident rechigne encore, préférant l’oubli des serments brisés, la
décomposition décomplexée des familles quand les ex-fidèles ne peuvent
plus se sentir. Nous souffrons d’une façon d’aimer contractualiste et
anxiogène. Nous devrions garder à l’esprit que la fidélité ne se décrète pas :
elle se vit comme un choix personnel, une évidence pour nous-mêmes et
non une preuve adressée à l’autre. Dès qu’elle devient la béquille
narcissique d’une fusion organisée, elle devient autre chose que le fruit de
l’amour – un marteau pour se clouer l’un l’autre, un nœud coulant pour
étrangler les cœurs. Ce n’est alors plus de « fidélité » qu’il s’agit, mais
d’exclusivité. Nuance énorme.
Nous sommes fidèles dès que nous aimons véritablement ; un
« engagement » explicite est inutile et mensonger, car cette fidélité-là ne
peut venir que du corps. Nous répondons « présent » dès que l’être aimé a
besoin de nous, quelles que soient nos difficultés personnelles, nos
promesses antérieures. Ne pas le laisser tomber, l’épauler, nous sentir
impliqués dans les plis de son univers, devenu un peu le nôtre à force
d’échanger nos émotions, nos évènements, nos vues : c’est en cela que
consiste la fidélité authentique, c’est par ces attentions-là que se manifestent
l’amitié et l’amour.
Il n’y a que des amis et des amoureux fidèles. Tout le reste est
arlequineries – mauvais roman à l’eau de rose ou manipulation sournoise.
Avoir foi en l’institution amoureuse, d’une foi aveugle et bornée, plutôt que
de laisser à l’amour la liberté de s’épanouir en improvisant ses formes, en
se courbant vers la lumière.
En ce sens, la « fidélité » consiste à fixer notre désir sur notre
conjointe, comme si le désir pouvait faire l’objet d’une polarisation
contrôlée. Mais il ne le peut pas, il ne se commandite pas, et c’est donc un
ersatz de désir que les encouplés se promettent : une volonté de s’appartenir
badigeonnée de bonheurisme, un petit souhait foireux. Le but de cette
mascarade ? Ne pas être seulement aimé-e, ni être préféré-e, mais être
l’Unique. Devenir le dieu de l’autre, et vice versa, ou plus modestement le
collaborateur privilégié de ses avancées et de ses plaisirs, et faire reposer le
lien de confiance sur cet enlisement-là, cette interdépendance non de fait
(improvisée) mais de droit (planifiée).
Quand l’attrait pour l’être aimé est si puissant que les autres aventures
possibles nous semblent ternes, nous entretenons un rapport d’exclusivité
évident et sans nul doute réjouissant. Mais cela n’a rien à voir avec
l’exclusivité préfabriquée, véritable piège pour le couple puisqu’elle le
referme artificiellement sur lui-même dans une dynamique entropique, une
perte de swing, au lieu de le laisser jazzer.
De surcroît, ce gage de bonne foi nuit à l’amour car il agit en
exhausteur de « tentations » : les désirs non exprimés et non assumés pour
d’autres personnes s’en retrouvent décuplés, avec un zeste d’interdit qui
vient pimenter ce qui, autrement, aurait pu sembler tout à fait anodin.
Et quand bien même l’un des encouplés demeurerait irréprochable
pendant des années – fait rarissime dans notre époque licencieuse où les
ceintures de chasteté n’ont plus bonne presse –, cela n’empêchera jamais
son partenaire jaloux de se refaire un scénario grot(t)esque à chaque fois
qu’il ne répond pas au téléphone ou qu’il rentre tard pour cause de
« réunion » imprévue.
Le statut d’encouplé doit toujours faire l’objet d’une officialisation.
Nous devons l’annoncer haut et fort pour que tout le monde le sache, pour
apaiser nos craintes. « Machin est mon mari », « Machinette est sa copine »,
« Machin-Chose est mon compagnon »… Mais pourquoi les aventures
amoureuses et sexuelles qui se passent entre deux adultes ne regarderaient
pas qu’eux ? Pourquoi ce rituel d’étiquetage copulatoire ?
Parce que, dans une société régie par l’Encouplement, avec un État qui
sponsorise les encouplés et une propagande effrénée pour ce genre de duos-
là, chaque citoyen est une caméra de surveillance enregistrant et diffusant
tous les potins de couples qu’il croise sur sa route – « une communauté
d’appareil circulatoire/ d’aptitude à la peur, de regards/ est en direct entre
elle et moi », poétise Marie-Claire Bancquart.
Les gens se sentent dans leur bon droit lorsqu’ils jouent aux
inquisiteurs et fouinent dans le lit des autres, avec des questions indiscrètes
du type : « C’est ton petit ami ? » « Tu sors avec elle ? », etc. – questions
qui peuvent toutes se réduire à : « Baisez-vous ensemble régulièrement ? »
(mais le politiquement correct toussoterait…).
Les inquiétés du Net et de ses menaces big-brotherisantes feraient
mieux de commencer par opacifier leurs propres histoires d’amour et
d’arrêter de colporter celles des autres ! Mais la transparence doit être totale
côté cul, tel est le credo préhistorique du Je-dois-être-sûr-d’être-le-géniteur.
Si nous mentons sur avec qui nous couchons, c’est que nous avons quelque
chose à cacher. Nous commettons alors un crime de lèse-Encouplement, et
nous subissons aussitôt attaques et postillons. Tout le monde devient ainsi
l’encoupleur de tout le monde, et l’huissier vérifiant les bons
encouplements.
Les femmes non encouplées sont prises pour des « paumées » ou des
« salopes » ; les hommes, pour des « ours solitaires » ou des « queutards ».
La ferme volonté de ne pas s’encoupler est systématiquement interprétée
comme une peur d’aimer immature, à curer d’urgence pour « être heureux à
deux », d’après la loi qui veut que l’Encouplement soit le seul moyen
d’atteindre le bonheur. Or, quelle est la vraie raison du triomphe de
l’encouplement ?
Elle tient au fond en une phrase, valable dans presque tous les cas :
grâce à lui, nous travestissons nos problèmes personnels en problèmes
interpersonnels. Une lâcheté bien connue et bien commode, pour ne pas
avoir à ouvrir les yeux sur nos propres crapuleries et sur notre immense part
de responsabilité dans nos échecs. L’encouplement nous permet de nous
dédouaner et de nous plaindre ; de pointer un doigt accusateur (en tournant
le dos au miroir) sur notre « amour », notre marmaille, nos dettes et nos
« emmerdes ». Une tricherie qui n’a pas de prix.
Voilà pourquoi nous poursuivons le gâchis de l’amour tête baissée en
nous jurant « fidélité », puis en jetant à la poubelle nos encouplements de
pacotille parce qu’ils nous ont rendus claustrophobes, et que nous nous
sommes asphyxiés de friction en friction, de bug en bug, jusqu’à péter les
plombs, dans un monde qui tolère de moins en moins les frictions, les bugs
et les pétages de plombs.
Un monde qui décline la masculinité selon le verbe « se retenir »,
l’amour selon le verbe « obéir », la fidélité selon le verbe « fusionner ». Un
monde qui refuse de tourner la page du sexe-connecté-à-la-grossesse,
comme un enfant qui exige qu’on lui relise toujours la même histoire plutôt
que d’aller plus loin. Un monde qui prétend vouloir la paix dans les
ménages et qui, pour y parvenir, charge encore chacun d’entre nous d’en
être le gardien.
Maman veut le bien de ses enfants. Papa ne veut que le bien de Papa, il veut qu’on lui
fiche la paix, […] il veut présenter bien (le statut) et il veut contrôler et manipuler à
volonté, ce qui s’appellera « guider » s’il est un père « moderne ». Ce qu’il veut aussi,
c’est s’approprier sa fille sexuellement. Il donne la main de sa fille en mariage, le reste
est pour lui.
Valerie SOLANAS,
SCUM Manifesto.
Dénucléariser la famille ?
Ce qui m’intéresse, dans l’exposition de la première falsification
freudienne, c’est moins l’entourloupe à laquelle se livre l’ambitieux
médecin que la réalité occultée qu’il avait pointée du doigt, ne serait-ce
qu’un instant : les abus sexuels sur les enfants, plus nombreux qu’on ne
l’imagine, sont les premières sources de névroses et de pathologies. (Des
psycho-historiens auront à faire un jour l’étude des femmes et des hommes
célèbres qui furent les secrètes victimes de cette paternité pédocriminelle.)
Ce constat est capital pour comprendre comment la masculinité de l’onde
de choc se perpétue. Elle n’est pas seulement le résultat d’une propagande
sociale pour que le garçon adopte les codes de la domination virile : elle
provient surtout d’un conditionnement « maison ».
Elle s’engendre elle-même par imitation (le fils copie son père macho)
et par violence (le fils subit son père nocif). Elle cause une paternité
malsaine et abusive, l’enfant servant de faire-valoir et de défouloir au père,
de preuve de son pouvoir et d’extension du champ d’application de son
autorité. Avec un enfant de plus, il règne davantage, et il le dressera pour
que sa propre excellence soit confirmée, ce qui l’éloignera encore plus des
doutes, des failles et des remises en question. Au lieu d’étendre sa
vulnérabilité, l’enfant le blinde davantage. Il lui sert d’alibi, de justification
et de caution morale. Il a un enfant au lieu de le faire ; il s’aime et se
cherche à travers lui, au lieu de l’aimer et de le découvrir pour ce qu’il est.
Même s’il en est humainement incapable, il s’efforcera de devenir « père de
famille » pour correspondre aux standards attendus de la virilité.
Or ce besoin de se « concrétiser » dans une parentalité au forceps
provient d’une moralisation-normalisation de l’amour, ce qu’a fort bien
compris la philosophe communiste Alexandra Kollontaï : « Que l’amour
soit une grande force de liaison, la bourgeoisie en était parfaitement
consciente et elle en tenait compte. C’est pourquoi l’idéologie bourgeoise,
afin de consolider la famille, fit de l’“amour conjugal” une vertu morale ;
aux yeux de la bourgeoisie, être un “bon père de famille” était pour
l’homme une grande et précieuse qualité. » Le désastre de la paternité
nocive tient dans une inversion de la donne amoureuse : on aime pour faire
famille, au lieu de faire famille parce qu’on s’aime.
Une nouvelle masculinité implique une nouvelle paternité, infiniment
plus tendre et à l’écoute du fils qui deviendra homme. Cela nécessite surtout
une nouvelle « circulation » des enfants, plus rassurante et plus
communautaire, afin que les hommes qui ne se sentent pas d’être pères se
retiennent de devenir des pères nocifs, mais puissent malgré ça profiter de
la présence merveilleuse des enfants, pour lors cloîtrés dans leur famille,
dans un espace limité à l’école, aux grandes surfaces et aux nounous, rejetés
de la rue pleine de voitures, des lieux où vivent les adultes, bannis des cités
modernes.
Réinventer la famille en Occident, la rendre plus ouverte au monde
extérieur, y associer plus d’adultes et plus d’enfants, de façon que les
possibles névroses des parents se diluent plutôt que de se concentrer entre
les quatre murs de la maison. Cela ne se décrète pas : cela s’expérimente.
D’expérience en expérience, une nouvelle culture familiale pourrait
rapidement voir le jour, et offrir une alternative aux nouvelles générations
de parents.
Cette famille de l’onde de charme – que j’ai appelée « constellaire »
quand je l’ébauchais dans mon essai Je t’aime. Une autre politique de
l’amour (2003) – aurait comme innovation première une coparentalité
étendue aux amis intimes des parents naturels, qu’ils aient ou non des
enfants. Cela permettrait donc de prendre part à l’éducation d’un enfant
sans qu’il soit biologiquement le nôtre, de réguler les défaillances
psychologiques ou financières des autres coparents, et de se solidariser
entre adultes pour l’intendance, le suivi des « dossiers », la gestion des
problèmes. Une véritable révolution, qui libérerait d’abord les mères,
aujourd’hui encore littéralement assommées par l’ampleur de leurs tâches
professionnelles et parentales, mais aussi, grâce à l’entraide et au
développement d’une copropriété étendue (avec la générosité nouvelle que
cela suppose), constituerait le plus important préjudice fait au capitalisme
dégénérant.
Dénucléariser la famille, la rendre modulable et nomade, augmenter sa
force de partage et de joie, c’est la sauver des griffes de l’individualisme de
consommation et de l’égoïsme envieux qu’il colporte. « Le véhicule le plus
efficace du consumérisme est la famille nucléaire », écrit fort justement
Germaine Greer. « C’est la seule cible que puissent atteindre les fabuleux
rouages de notre marketing ; sa première tâche est par conséquent de la
créer. Et cela à partir de jeunes adultes qui se libèrent des entraves
familiales. » – Sitôt indépendants, sitôt encouplés, sitôt pères et mères, sitôt
dépendants du Marché : tel est en résumé le programme.
De ses banques aux multinationales, la démocratie de consommation
dirigée a besoin d’une concurrence généralisée des familles pour rendre
impossible toute solidarité matérielle entre elles. L’entraide interfamiliale va
contre ses intérêts parce qu’elle déstresse les urgences, relativise les besoins
de rendement, partage les biens de consommation et trouve dans le mélange
humain une source de bonheur bien plus intense que les promotions, les
augmentations, les achats compulsifs et les vacances organisées.
Mais je ne m’étendrai pas ici sur les avantages innombrables d’une
« smalaïsation » ou d’une « kibboutzisation » légères de la famille : le
fiasco humain du modèle bourgeois nous y reconduira inéluctablement, et
autrement que les tentatives des années 1970, souvent trop grégaires et
déconnectées du monde.
Ce qui m’intéresse pour le moment, c’est le genre de pères que produit
la masculinité paranoïaque : des pères inhospitaliers, oppressants et
néfastes. Ceux-là mêmes que la nouvelle masculinité refuse de suivre, pour
en avoir trop soupé à son corps défendant.
L’âme ouverte
Tous les esprits qui réfléchissent sur la masculinité et la paternité
devraient méditer et approfondir la première constatation de Sigmund
Freud, à savoir que ses patientes avaient presque toutes subi un traumatisme
sexuel, souvent incestueux.
S’il avait eu le courage de remonter cette « source du Nil » (c’est-à-
dire l’origine d’un grand nombre de névroses et pathologies mentales), il
n’aurait sans doute pas inventé la psychanalyse et sa fable des fantasmes
sexuels enfantins, mais plutôt une méthode pour détecter les enfants abusés
et les sauver de leurs bourreaux.
Hélas ! comme il en fait l’expérience devant l’accueil hostile de ses
collègues médecins, ces pères, en tant que pères, sont protégés par la
société et ses savants quel que soit leur degré de nocivité. La même chape
de plomb s’abattit sur une découverte plus récente, qui aurait dû faire grand
bruit.
« Albert Kinsey découvre, dans les années 1950, que plus d’un quart
des mille femmes interrogées avaient été agressées sexuellement dans leur
jeune âge », rappelle ainsi Patrizia Romito. – La bonne société s’émut
beaucoup des révélations sur la sexualité humaine du fameux « Rapport
Kinsey », mais les données du professeur concernant les abus sexuels ont
été ignorées. « Entre 1910 et 1960, ajoute la psychologue, on n’a cessé de
remodeler l’image de la fillette ou de l’adolescente victime d’abus sous les
traits d’une provocatrice, lascive et vicieuse, et, parallèlement, on a
détourné l’attention portée sur les pères ou les beaux-pères incestueux vers
les “vieux dégueulasses”, une version populaire des actuels “pédophiles”. »
Et c’est toujours le même trucage qui s’opère : « Le fait de déplacer
l’attention des abus commis à la maison sur ceux qui arrivent à l’extérieur,
dans la rue, permit non seulement de laisser le père dans l’ombre, mais
aussi de montrer la mère du doigt. »
Plus récemment, l’invention du prétendu « syndrome de la fausse
mémoire » (False Memory Syndrome) permit de jeter le doute sur les
témoignages de plus en plus nombreux de femmes ayant été agressées
sexuellement dans leur enfance, souvent par leur père, et qui s’en
ressouvenaient au cours de leur thérapie.
Une fondation vit alors le jour aux États-Unis, en 1992 (la FMSF), et
diffusa l’idée d’une épidémie de faux souvenirs et de psys malhonnêtes qui
manipuleraient leurs patientes. De nombreux médias colportèrent l’intox
sans préciser qu’elle émanait d’une association privée fondée par les pères
accusés d’incestes sur leurs filles adultes ! Ce lobby utilisa ainsi la stratégie
du discrédit de la parole des victimes.
Mais les chiffres en la matière sont indéniables, et glacent le sang.
D’après Patrizia Romito, « entre 5 et 10 % des petites filles subissent des
agressions sexuelles à caractère incestueux, sans parler des violences
d’autres natures ni des petits garçons eux aussi agressés ; ce qui veut dire
que dans chaque lieu – une classe, une troupe de scouts, un atelier de
musique, une cour de récréation – au moins une ou deux fillettes qui s’y
trouvent sont chez elles des victimes d’inceste ».
C’est parce que, traditionnellement, l’État a toujours légitimé la
violence paternelle envers les femmes et les enfants que cette violence est
restée si longtemps invisible. Les mots sont d’ailleurs truqués dans ce sens.
Le « crime d’honneur » – la possibilité pour les hommes qui ont massacré
une épouse, une fille ou une sœur, d’être acquittés sous prétexte qu’ils
défendaient leur honneur – n’a été abrogé en France qu’en 1975, en Italie
qu’en 1981, et existe encore dans le Code pénal de nombreux pays (dont
ceux du Moyen-Orient, de la Turquie et du Kosovo).
De même, l’« exception conjugale » désigne en réalité le fait que le
viol accompli par un mari sur sa femme ne soit pas considéré comme un
crime, suivant le principe selon lequel l’épouse n’a pas le droit de « se
refuser », autrement dit : ne s’appartient plus. Cette violence masculine est
restée en vigueur dans le Code pénal français jusqu’en 1980, au Royaume-
Uni jusqu’en 1994, en Allemagne jusqu’en 1997 et elle existe encore dans
33 États sur 50 aux États-Unis.
Ce que l’on appelle la « violence conjugale » ne se limite pas à des
coups, comme l’expression le laisse supposer, mais inclut souvent le viol de
la femme. Aux États-Unis, sur près de 80 % des cas, les femmes tuées par
leur conjoint l’ont été au bout d’années de violence conjugale ordinaire, et
généralement au moment où elles avaient décidé de quitter cet homme ; le
prétendu « crime passionnel » est donc un meurtre de haine jalouse, ultime
expression de la volonté de contrôle d’un homme qui voit sa femme lui
échapper.
La famille traditionnelle est par conséquent le lieu privilégié de
l’expression de la violence paternelle, expression légitimée et protégée
pendant des siècles par le Législateur, par les hommes, mais aussi par les
femmes, ainsi que le soulignent les chercheuses Natacha Chetcuti et Maria
Teresa Amaral : « La non-reconnaissance de l’ampleur des violences
physiques contre les femmes (violences sexuelles, coups, blessures) est un
appareil idéologique qui s’exprime dans les discours des femmes. Ces
discours ont pour effet que les femmes se perçoivent comme “chosifiées”
par “nature”. Parfois, elles deviennent “victimes” d’elles-mêmes, quand par
exemple des femmes sont, dans certains contextes, vecteurs de la
transmission de cette idéologie. »
Or, grâce aux luttes féministes des années 1970, à la parole de plus en
plus libérée des victimes et à l’intérêt grandissant des médias pour ces
questions, l’immunité dont jouissait la masculinité de l’onde de choc au sein
de sa famille est en passe d’être levée.
Le XXIe siècle s’ouvre, dans nos démocraties modernes, sur un refus
inédit de la paternité nocive, de la masculinité paranoïaque qui y conduit, et
de la philosophie parménidienne (anti-mélange) qui les sous-tend.
Des pas décisifs restent bien sûr à faire, notamment la déconnexion
salutaire entre le désir d’avoir un enfant et le besoin de « valider » sa
virilité, mais de jeunes pères n’attendent plus que leur enfant ait douze ans
pour se découvrir pères : ils veillent à la grossesse de la mère, sont aux
petits soins, participent activement aux tâches quotidiennes, y mettent tout
leur cœur et leur énergie.
La sortie de la nocivité paternelle s’atteste aux liens d’écoute,
d’attention, d’amour et d’émerveillement que les pères tissent avec leur
enfant dès leurs premiers jours.
De même qu’un homme merveilleux est, pour une femme, un homme
émerveillé par elle, de même, un père merveilleux est un père émerveillé
par son enfant. L’émerveillement ne se commande pas, mais nous pouvons
nous laisser aller à sa pente douce quand nous le sentons poindre.
Il implique le respect, la tendresse, le désir de protéger et de chérir,
d’être responsable parce que l’être qui nous émerveille nous est intimement
précieux, mais il ne se réduit pas à cela. Il est surtout porté par un
étonnement de bonheur, ce que j’appelle « exhilaration ». Ce terme, qui
mixe l’extase et le rire (« hilarité »), traduit l’ivresse de s’épanouir au
contact des autres, en synergie avec le monde. L’exhilaration est une
communication de puissance, la capacité de ressentir la vie dans son
onirisme et son exubérance mystérieuse – le processus même par lequel
l’onde de charme se déploie à travers les êtres singuliers qui l’accueillent et
la relancent.
La masculinité exhilare est émerveillée par les femmes, leur bonheur,
leur sensibilité, leur présence. De même, la paternité exhilare est le fait de
pères qui s’émerveillent de leurs enfants. Tandis que la paternité nocive est
le fait de pères qui peuvent entretenir un jeu de fascination-répulsion envers
leur propre paternité, éprouvant leurs enfants d’abord comme des entraves
à leur égoïsme, des boulets, et préférant laisser la mère se charger des
logistiques minutieuses et des obligations.
« La paternité, ça n’existe pas. Il y a la maternité – l’élément – la Mère
– avec un grand M. » – On pourrait croire cette assertion de la poétesse
Marina Tsvetaeva d’un autre temps. Un siècle a passé depuis, et la voici qui
brille d’un éclat nouveau.
La paternité existe bel et bien, quand elle n’est pas nocive. C’est la
maternité grammaticalement et physiquement déclinée au masculin, sans
aucune autre différence avec elle. Elle materne, elle s’émerveille, elle
protège, elle est là quand il faut.
Bien sûr la barbe du père picote, sa corpulence rassure, sa voix est plus
grave, sa main plus caleuse, mais si l’exhilaration l’anime – l’éblouissement
responsable et la passion de la vie –, alors autant d’amour le traverse que la
mère exhilare, autant de soucis pour l’autre, autant d’humilité et
d’admiration devant la beauté.
L’exhilare rend beau tout ce qu’il voit, grandit tous ceux qu’il touche.
Sa curiosité le pousse à comprendre, non à contrôler. Son optimisme l’incite
à goûter le présent, non à se réfugier dans un passé enjolivé. Ses émotions
font sa substance, son aura est musicale ; il sait bien que le cœur n’est pas
autosuffisant.
Le père de Martha Graham écrit à sa fille, au moment où elle s’apprête
à se lancer dans sa carrière de danseuse : « Martha, il faut garder l’âme
ouverte. » Dès que notre âme se referme, dès que s’éteint sa capacité
d’émerveillement, notre charme cède aux chocs, notre puissance se fige en
pouvoir, et notre masculinité tourne en poison.
Références
Je me rends compte que je suis un homme à l’instant même où je me sens troublée par
le souvenir vague d’avoir été une femme.
Siri HUSTVEDT,
Plaidoyer pour Eros.
Sans doute beaucoup d’entre nous pourraient retirer les peaux mortes
de leur mue au contact de femmes féministes et androphiles. Des femmes
dépassant la quarantaine, à qui on ne peut plus la faire, qui ne se laissent
plus manipuler.
C’est d’ailleurs le premier cauchemar des gynophobes : que leurs
jeunes « frères » se laissent influencer par ce type de femmes, et s’écartent
ainsi de la voie patriarcale. Qu’une femme quinquagénaire au bras d’un
homme de trente ans puisse être une amoureuse, et non une cliente ou une
perverse, cela est considéré comme un « phénomène » aux États-Unis, et
non comme une banalité. Les gynophobes (hommes et femmes) ont baptisé
ces femmes « cougars », autrement dit pumas, prédatrices de jeunes
hommes quant à eux baptisés « cubs », « lionceaux ». – Une offensive
terminologique rabâchée par les médias. Une tentative pour ridiculiser ce
genre d’idylle en bestialisant ceux qui s’y adonnent.
Cette pratique, parfaitement acceptée quand les hommes sont les plus
âgés, devrait être une excentricité et une vulgarité chez les femmes, comme
si les lois de l’attraction n’étaient pas les mêmes pour tout le monde.
Comme si un sein de femme moins tonique n’équivalait pas à un ventre
d’homme moins musclé. Comme si la ride de monsieur avait plus de
caractère que celle de madame.
Deux choses révulsent les gynophobes, dans cette affaire. D’une part,
ce genre de relations est évidemment centré sur l’amour et le sexe, loin de
tout enjeu procréatif, ce qui place ces femmes à la pointe de l’émancipation
féminine, et renvoie les hommes de leur âge à leur propre impuissance, leur
componction lourdingue et leur flemme d’aimer. Comme le disait Françoise
Sagan pour les femmes, il y a un âge où un homme doit être beau pour être
aimé, ensuite vient le temps où il doit être aimé pour être beau.
D’autre part, ces femmes mûres constituent la meilleure école pour
qu’un jeune homme puisse s’initier à la virilité héraclitéenne et rejeter
comme totalement has-been les courses à l’échalote de grand-papa. Elles
ont lutté contre la misogynie et pour s’affranchir des stéréotypes. Elles ont
élevé des enfants et remercié leurs pères. Elles sont indépendantes et ne
veulent que jouir, rire et s’amuser. Aucune « prédation » dans ces
intentions : juste une gourmandise de vie, de beauté et de fantaisie – et des
hommes frais et dispos, l’âme encore ouverte et le corps ébloui, les leur
offrent volontiers.
Que de telles femmes puissent faire valdinguer par leur maturité et leur
sensualité ce que des générations de machos ont implanté dans la tête des
« lionceaux », c’est ce qui dérange autant les phallocrates. Et qui dit
« cougar » dit « danger ».
« Ce qu’on attend de vous, les mecs ? Une virilité qui se marre et non
qui fasse la gueule. Un dégoût pour les concours de “grosses bites”. Un
goût pour les jeux de séduction. Aucun tabou côté plaisirs, mais de la
surprise et de l’invention. Des failles acceptées et surmontées avec courage.
Une relative indépendance affective qui vous permette de dépasser l’amour
jaloux. Et que vous soyez des pères totalement fadas de leurs enfants. »
Sans le savoir alors, mon amie Giulia venait d’énumérer les sept axes
de réflexion de ce livre. Je tiens ici à la remercier chaleureusement pour
cette étincelle, ainsi que les nombreuses amies qui ont eu à cœur de me faire
part de leurs points de vue, extrêmement concordants malgré la diversité de
leurs milieux, de leurs parcours et de leurs âges. Quant aux amis, merci
d’avoir validé la quasi-totalité de mes hypothèses par votre franc-parler
ou… vos comportements ! Reste plus qu’à assumer, maintenant !
Car qu’est-ce que les femmes attendent de nous ? Que nous les
aimions, c’est aussi simple que ça. Mais tant que nous attendrons d’elles
qu’elles supportent nos caprices et nos agissements de phacochères, tant
que nous les utiliserons comme des faire-valoir pour notre ego, des faire-
plaisir pour notre libido et des bonnes à tout faire pour nos enfants, il va
sans dire que nous ne pourrons jamais les rencontrer, les apprécier ni les
aimer vraiment.
Références