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Quiet
The Power of Introverts in a World that Can’t stop Talking
publiée par Crown Publishers,
un département de Crown Publishing Group,
une division de Random House, Inc., New York
ISBN : 978-2-7096-4627-7
www.editions-jclattes.fr
À ma famille d’enfance
« Une espèce dont tous les membres seraient le général Patton ne
pourrait prospérer, de même si elle ne comptait que des Van Gogh.
Je préfère penser que cette planète a besoin d’athlètes, de
philosophes, de sex-symbols, de peintres, de scientifiques. Elle a
besoin de tempéraments chaleureux, endurcis, impitoyables, et
faibles. Elle a besoin de ceux qui sont capables de consacrer leur
vie entière à étudier combien de gouttes sont sécrétées par les
glandes salivaires d’un chien sous certaines conditions, et aussi de
ceux qui savent capturer la magie évanescente des fleurs de
cerisiers dans un poème de quatorze syllabes, ou encore de
disséquer sur vingt-cinq pages les sentiments d’un petit garçon
allongé dans le noir et qui attend que sa maman vienne lui donner
son baiser du soir…
L’existence même de ces forces exceptionnelles présuppose que
l’énergie requise ailleurs ait été canalisée pour leur permettre de
s’exprimer. »
Allen Shawn
TABLE
Couverture
Page de titre
Page de copyright
Dédicace
Exergue
Note de l’auteur
Introduction
I. L’IDÉAL EXTRAVERTI
5. Au-delà du tempérament
Conclusion
Remerciements
Note de l’auteur
Je travaille à ce livre officiellement depuis 2005, et officieusement
depuis toujours. J’ai écrit ou parlé à des centaines, voire des milliers de
personnes pour approfondir les questions que j’aborde ici et j’ai lu au
moins autant de livres, d’articles universitaires ou de magazines, de
discussions sur des forums et de posts sur des blogs. J’en mentionne
certains dans ce livre ; les autres nourrissent chacune de mes phrases. La
force des Discrets est redevable à beaucoup de monde, notamment aux
universitaires et aux chercheurs qui m’ont tant appris. Dans un monde
parfait, j’aurais cité chacune de mes sources, de mes mentors et des
personnes que j’ai interrogées. Mais pour rendre cet ouvrage plus lisible,
certains noms n’apparaissent que dans les remerciements.
Pour les mêmes raisons, je n’ai pas fait d’ellipses ni utilisé de crochets
dans les citations, mais je me suis assurée que les mots ajoutés ou
supprimés ne changent rien aux propos de leur auteur.
J’ai modifié les noms et les détails personnels de quelques
interlocuteurs dont je raconte l’histoire, ainsi que dans les récits de mon
expérience d’avocate ou de consultante. Pour protéger la vie privée de
certains personnages, qui n’avaient pas prévu de se retrouver dans un
livre, j’ai mélangé plusieurs récits en un (dans le cas de Greg et Emily,
plusieurs entretiens avec des couples différents). Dans les limites de ma
propre mémoire, toutes les autres histoires apparaissent telles qu’elles se
sont déroulées, ou qu’on me les a rapportées. Je n’ai pas vérifié les faits
que les gens me racontaient, mais n’ai inclus dans ce livre que ceux qui
me paraissaient vrais.
Introduction
S’il est évident que notre vie est déterminée par notre genre sexuel et
notre origine ethnique, elle l’est tout aussi profondément par notre
personnalité. Et l’aspect le plus important de la personnalité – « le nord et
le sud du tempérament », comme l’a exprimé un scientifique – c’est le
score sur l’échelle introversion-extraversion. Il influe en effet sur nos
choix amicaux et amoureux, sur notre manière de mener une
conversation, de résoudre nos différends et d’exprimer notre amour. Il a
un impact sur notre carrière, et sur la réussite rencontrée dans la branche
choisie. Le niveau d’introversion-extraversion définit aussi si un individu
aura une nature sportive, s’il sera enclin à l’adultère, quelle sera sa
résistance au manque de sommeil, sa capacité à tirer les leçons de ses
erreurs, son penchant à jouer gros en Bourse, ou encore la gratification
qu’il récoltera de ses efforts. Il déterminera s’il fera un bon chef, s’il aura
tendance ou non à revenir sur le passé pour se demander « Et si…? ».
Tout cela se reflète dans nos circuits cérébraux, nos neurotransmetteurs et
les recoins infimes de notre système nerveux central. De nos jours,
l’introversion et l’extraversion sont parmi les sujets les plus étudiés en
matière de psychologie de la personnalité et suscitent la curiosité de
centaines de scientifiques.
Avec l’aide des nouvelles technologies, ces derniers ont d’ailleurs fait
des découvertes fascinantes qui s’inscrivent dans une longue tradition. En
effet, poètes et philosophes s’interrogent sur les introvertis et les
extravertis depuis la nuit des temps. Ces deux types de personnalité
apparaissent également dans la Bible ainsi que dans les œuvres des Grecs
et des Romains. Certains représentants de la psychologie évolutionniste
affirment que cette dichotomie remonte bien plus loin encore dans
l’Histoire : dans le règne animal aussi, comme nous aurons l’occasion de
le voir, on distingue des « introvertis » et des « extravertis », de la
drosophile à la perche dorée en passant par le singe rhésus. Comme c’est
le cas pour les autres paires complémentaires – masculin et féminin,
Orient et Occident, libéral et conservateur –, l’humanité serait
méconnaissable, et bien moins riche, sans ces deux versants de la
personnalité.
Prenons par exemple l’alliance entre Rosa Parks et Martin Luther King
Jr. : un orateur exceptionnel refusant de céder sa place dans un bus où
sévissait la ségrégation raciale n’aurait pas produit le même effet qu’une
femme modeste et réservée qui aurait visiblement préféré ne pas se faire
remarquer si la situation ne l’avait pas exigé. Et si elle avait décidé
d’annoncer au monde qu’elle « avait un rêve », Parks n’aurait pas eu
l’étoffe pour galvaniser une foule. Mais avec l’aide de King, ce n’était
plus nécessaire.
Pourtant, aujourd’hui, l’éventail des personnalités qui nous est offert
est incroyablement étroit. On nous serine qu’il faut avoir de l’audace, être
heureux et sociable. Nous nous considérons comme une nation
d’extravertis – ce qui signifie que nous avons perdu de vue qui nous
sommes réellement. En réalité, si l’on en croit la moyenne des études sur
le sujet, entre un tiers et la moitié des Américains seraient introvertis. Or,
puisque l’on estime que les États-Unis sont parmi les nations les plus
extraverties, cela signifie que ce chiffre est au moins égal, voire
supérieur, dans d’autres parties du monde. Si vous n’êtes pas introverti
vous-même, vous êtes sans nul doute le parent, le conjoint ou le patron de
l’un d’eux.
Ces statistiques peuvent vous surprendre, sans doute parce que
beaucoup de gens s’autoproclament extravertis. Pour en avoir le cœur
net, évoquez le sujet de ce livre avec votre entourage, et vous verrez se
dévoiler les introvertis les plus improbables.
Si tant d’introvertis se cachent de l’être, même à leurs propres yeux, ce
n’est pas un hasard. Nous vivons dans un système de valeurs que
j’appellerai ici l’Idéal extraverti – c’est-à-dire la croyance omniprésente
que l’être idéal est sociable, dominant, et à l’aise lorsqu’il se retrouve sur
le devant de la scène. L’archétype de l’extraverti préfère l’action à la
contemplation, la prise de risque à la circonspection, la certitude au
doute. Il est enclin aux décisions hâtives, quitte à s’exposer à l’erreur. Il
travaille bien en équipe et s’intègre facilement aux groupes – c’est le
genre qu’on admire parce qu’il sait se mettre en avant. Certes, notre
société montre une certaine indulgence à l’égard des petits génies des
nouvelles technologies, ces solitaires qui créent leur entreprise depuis
leur garage – à ceux-là, on accorde le droit d’avoir la personnalité qu’ils
veulent –, mais ils sont l’exception qui confirme la règle et notre
tolérance ne s’applique en réalité qu’à ceux qui remportent un succès
immense et amassent une fortune colossale, ou qui en tout cas promettent
de réussir.
Tout comme ses acolytes la sensibilité, la gravité et la timidité,
l’introversion est devenue une qualité de seconde classe, quelque part
entre malchance et pathologie. Les introvertis vivant dans le monde de
l’Idéal extraverti sont comme des femmes dans un monde d’hommes,
bafoués pour un trait de caractère indissociable de leur identité profonde.
L’extraversion est incroyablement séduisante, mais nous en avons fait
une norme oppressante à laquelle la plupart d’entre nous se sentent
contraints de se conformer.
L’Idéal extraverti a fait l’objet de nombreux ouvrages même s’il
manque encore une étude unique qui résumerait toutes les recherches.
Les gens bavards, par exemple, sont considérés comme plus intelligents,
plus beaux et plus intéressants ; leur amitié est alors plus recherchée. La
vitesse d’élocution compte autant que le volume : ceux qui parlent vite
sont perçus comme plus compétents et plus aimables que ceux dont le
débit est plus lent. La même dynamique s’observe dans les groupes où,
d’après les recherches, les individus plus volubiles paraissent plus
intelligents – bien qu’il n’existe aucune corrélation entre le bagou et la
qualité des idées. Le terme même d’introverti est stigmatisé – la
psychologue Laurie Helgoe a découvert que les introvertis décrivaient
leur propre apparence physique avec des mots très vivants (« yeux bleu-
vert », « allure exotique », « pommettes saillantes ») mais, qu’au
contraire, lorsqu’on leur demandait de qualifier les introvertis en général,
ils en dressaient un portrait terne et déplaisant (« gauches », « fades »,
« avec une peau à problèmes »).
La théorie de la gravité
La théorie de la relativité
Le poème « La Seconde venue »
Les Nocturnes
À la Recherche du temps perdu
Peter Pan
1984 et La Ferme des animaux
Le Chat chapeauté
Charlie Brown
La Liste de Schindler, E.T., et Rencontres du troisième type
Google
Harry Potter
Lorsque je dis que Laura est une introvertie, qu’est-ce que j’entends
par là ?
Au moment où je me suis attelée à l’écriture de ce livre, le premier
éclaircissement que je voulais avoir, c’était la définition que les
chercheurs donnent de l’introversion et de l’extraversion. Je savais
qu’en 1921 le grand psychologue Carl Jung avait publié un ouvrage,
Types psychologiques, qui fit l’effet d’une bombe et dans lequel il
popularisa les termes introverti et extraverti comme étant les deux
fondements de la personnalité humaine. Les introvertis sont attirés par le
monde intérieur de la pensée et des émotions, nous dit Jung, alors que les
extravertis vont vers la vie extérieure, celle des rencontres et de l’action.
Les introvertis se concentrent sur le sens qu’ils donnent aux événements
qui les entourent pendant que les extravertis plongent au cœur de ces
événements. Les introvertis rechargent leurs batteries dans la solitude ;
c’est s’ils n’ont pas assez d’interactions sociales que les extravertis ont
besoin de les recharger. Si vous avez déjà passé un test de personnalité de
Myers-Briggs, qui se fonde sur la pensée de Jung et est un outil privilégié
de la plupart des universités et des compagnies de Fortune 100 (les cent
premières entreprises américaines, classées selon leur chiffre d’affaires
par le magazine Fortune), alors peut-être êtes-vous déjà au fait de ces
notions.
Mais qu’ont à ajouter les chercheurs d’aujourd’hui ? Je me suis vite
rendu compte qu’on ne trouvait pas de définitions fourre-tout de
l’introversion et de l’extraversion. Il y a autant de définitions possibles
que de psychologues spécialisés dans la personnalité, qui passent alors
une grande partie de leur temps à débattre. Certains estiment que les
idées de Jung sont dépassées ; d’autres ne jurent encore que par son
œuvre.
Pourtant, il existe une réalité sur laquelle tous les psychologues
s’accordent ; ils reconnaissent qu’introvertis et extravertis diffèrent quant
à leurs besoins en matière de stimulation extérieure. Les introvertis sont
en équilibre avec peu de stimulations, alors que les extravertis ont besoin
d’être beaucoup plus sollicités.
Bon nombre de psychologues admettent en outre qu’introvertis et
extravertis ne travaillent pas de la même manière. Les extravertis ont
tendance à s’atteler vite à leurs obligations. Ils prennent des décisions
rapides (parfois même hâtives), aiment courir des risques et être
multitâches. Ils apprécient l’adrénaline et sont en quête de récompenses
comme l’argent ou le statut social.
Les introvertis œuvrent en général plus lentement et de façon plus
raisonnée. Ils aiment se concentrer sur un problème à la fois et ont
souvent de grandes capacités de concentration. Ils restent relativement
insensibles aux sirènes de la richesse et de la célébrité.
Notre personnalité influence aussi notre comportement en société. Les
extravertis mettent de la vie dans les soirées auxquelles ils participent et
rient de bon cœur aux blagues de l’assistance. Ils sont en général pleins
d’assurance, dominants et ont un grand besoin de compagnie. Les
extravertis pensent à voix haute et ont les pieds sur terre ; ils préfèrent
parler à écouter, se retrouvent rarement sans voix et font parfois des
gaffes en s’exprimant trop vite. Ils sont à l’aise dans les situations de
conflit, mais pas avec la solitude.
Les introvertis, au contraire, peuvent avoir une grande aisance sociale
et apprécier les dîners ainsi que les réunions professionnelles, mais assez
vite ils n’ont qu’une envie, c’est de rentrer chez eux. Ils préfèrent
réserver leur énergie à leurs amis proches, à leurs collègues et à leur
famille. Ils écoutent plus qu’ils ne parlent, réfléchissent avant
d’intervenir et ont souvent l’impression de s’exprimer plus librement par
écrit. Ils n’aiment généralement pas le conflit. Souvent, ils détestent les
conversations futiles et recherchent les discussions profondes.
Quant à ce que les introvertis ne sont pas… le terme introverti n’est
pas synonyme d’ermite ou de misanthrope. Bien sûr, certains introvertis
le sont, mais la plupart d’entre eux sont parfaitement amicaux. En outre,
les introvertis ne sont pas nécessairement timides. La timidité est la peur
de la désapprobation ou de l’humiliation sociale alors que l’introversion
est une préférence pour des environnements qui ne soient pas sources de
stimulation. Certains psychologues ventilent ces deux tendances sur un
diagramme dont l’axe horizontal représente l’échelle introverti-extraverti,
et l’axe vertical l’échelle anxieux-stable. On se retrouve donc avec quatre
zones correspondant à autant de types de personnalités : les extravertis
calmes, les extravertis anxieux (ou impulsifs), les introvertis calmes, et
les introvertis anxieux. Autrement dit, on trouve des extravertis timides,
comme Barbra Streisand qui déborde de vitalité mais souffre atrocement
du trac, et des introvertis non timides, comme Bill Gates qui aime la
solitude mais ne redoute pas le jugement des autres.
On peut bien sûr être à la fois timide et introverti. T. S. Eliot était une
âme éminemment réservée qui écrivit dans La Terre vaine qu’il pouvait
« vous montrer de la peur dans une poignée de poussière ». Beaucoup de
gens timides se replient vers l’intérieur, en partie pour trouver un refuge à
la surstimulation sociale qui les rend si anxieux. Bon nombre sont
timides parce qu’ils ont reçu le message que quelque chose chez eux ne
tournait pas rond, et aussi parce que, sur le plan physiologique, ils sont
contraints de se protéger des environnements qui les sollicitent trop.
En dépit de toutes leurs différences, la timidité et l’introversion ont un
point commun profond. L’état mental d’un extraverti timide
tranquillement assis à une table de réunion peut être très éloigné de celui
d’un introverti calme – le timide redoute de parler alors que l’introverti
souffre simplement d’hyperstimulation. Pourtant, aux yeux du monde
extérieur, leurs attitudes paraissent identiques. Ceci démontre bien, tant
pour les introvertis que pour les extravertis, combien le culte des fortes
personnalités nous aveugle sur les comportements intelligents et sages.
Pour des raisons très distinctes, les timides comme les introvertis
choisissent souvent des activités dans lesquelles ils se placent en retrait –
la création, la recherche ou encore le soutien aux malades –, ou alors,
quand ils occupent des postes de direction, ils exercent leurs compétences
de manière discrète. Ils ne se trouvent pas dans des rôles de dominants,
mais n’en demeurent pas moins des modèles.
Si vous n’êtes toujours pas certain de votre position sur l’axe
introversion-extraversion, voici quelques questions qui vous aideront à
mieux vous repérer. Ce questionnaire est informel, il ne s’agit pas d’un
test de personnalité agréé ; il se fonde cependant sur les caractéristiques
de l’introversion définies par la plupart des chercheurs. Répondez par
« vrai » ou « faux » aux affirmations suivantes :
Plus vous aurez répondu « vrai » à ces propositions, plus vous pourrez
vous considérer comme introverti. Si les « vrai » et les « faux »
s’équilibrent, vous êtes peut-être un ambivert (ce mot barbare existe bien
en anglais).
Mais que vous soyez introverti ou extraverti, cela ne signifie pas pour
autant que votre comportement soit prévisible. Comme Jung le disait
avec bonheur, « l’extraverti pur et l’introverti pur n’existent pas. Un
homme pareil serait à l’asile de fous ».
La raison en est que nous sommes tous des individus puissamment
complexes, mais aussi qu’il y a différentes sortes d’introvertis et
d’extravertis. L’introversion et l’extraversion interagissent avec nos
autres traits de caractère, notre histoire personnelle… Ainsi, si vous êtes
un homme à tempérament artistique, que votre père essayait de vous
mettre de force au football et que vos frères vous ont chahuté pendant
toute votre enfance, vous serez un introverti très différent d’une femme
d’affaires finlandaise dont les parents étaient gardiens de phare (la
Finlande est notoirement une nation d’introvertis comme le prouve cette
blague populaire : « À quoi voit-on qu’un Finlandais vous aime bien ? Il
regarde vos chaussures plutôt que les siennes. »).
Beaucoup d’introvertis sont également « hypersensibles », mot qui
peut paraître poétique, mais qui est en fait un terme technique de
psychologie. Si vous appartenez à ce profil, vous serez particulièrement
transporté par la « Sonate au clair de lune » de Beethoven, et aussi plus
rapidement écœuré que la moyenne par la violence ou la laideur. Enfant,
on vous disait sans doute « timide », et aujourd’hui encore, les situations
d’évaluation vous rendent nerveux. Ces deux aspects (hypersensibilité et
introversion) sont parfois reliés, comme nous l’explorerons dans ce livre.
Toute cette complexité a pour conséquence que tout ce que vous lirez
dans La force des Discrets ne s’appliquera pas nécessairement à votre
cas, même si vous vous considérez comme un introverti pur et dur. C’est
parfait. Prenez ce qui vous concerne, et servez-vous du reste pour
améliorer vos relations avec les autres.
Cela dit, nous essaierons de ne pas vous assommer de définitions, mais
de nous concentrer plutôt sur le fruit des recherches scientifiques. Les
psychologues d’aujourd’hui, rejoints par les neuroscientifiques et leurs
machines à scanner le cerveau humain, ont mis au jour des indices très
éclairants qui changent notre manière d’envisager le monde – et nous-
mêmes. Ils répondent à des questions du genre : Pourquoi certains
individus sont-ils bavards et d’autres mesurent-ils leurs paroles ?
Pourquoi certains se réfugient-ils dans leur travail quand d’autres
préfèrent organiser des fêtes ? Pourquoi y a-t-il des gens qui n’ont pas de
problème pour exercer leur autorité alors que d’autres ne veulent ni
diriger, ni être dirigés ? Les introvertis peuvent-ils faire de bons chefs ?
Notre préférence culturelle pour l’extraversion est-elle dans l’ordre
naturel des choses, ou bien s’agit-il d’un conditionnement social ? Du
point de vue de l’évolution, si l’introversion a survécu à la sélection, il
doit y avoir une raison ; quelle est-elle ? Si l’on est introverti, doit-on se
dédier aux activités qui nous viennent naturellement, ou faut-il se
contraindre ?
Les réponses à ces questions vous surprendront sans doute.
Si vous ne devez retenir qu’une chose de ce livre, j’espère que ce sera
de nouvelles et solides raisons d’être vous-même. Et je peux témoigner
personnellement des effets miraculeux de cette décision. Vous vous
souvenez de cette première cliente dont je vous ai parlé en la nommant
Laura afin de préserver son identité ?
Cette histoire était la mienne. J’ai été ma toute première cliente.
I.
L’IDÉAL EXTRAVERTI
1.
La citoyenneté
Le devoir
Le travail
Les actions d’éclat
L’honneur
La réputation
Le sens moral
Les manières
L’intégrité
Magnétique
Fascinant
Époustouflant
Attirant
Rayonnant
Dominant
Convaincant
Énergique
Pas étonnant que, dans les années 1920 et 1930, les Américains se soient
passionnés pour les stars de cinéma. Qui mieux qu’une idole sur grand
écran pouvait incarner le magnétisme personnel ?
Que cela leur plaise ou non, les Américains recevaient aussi des conseils
sur leur manière de se présenter de la part de l’industrie publicitaire. Si les
premières campagnes sur papier vantaient clairement les qualités d’un
produit donné (« Choisissez Eaton’s Highland Linen, le papier à lettres le
plus frais et le plus propre »), les nouvelles publicités orientées vers la
personnalité présentaient les consommateurs comme des artistes de scène
ayant le trac, et que seul pouvait soulager leur produit miracle. Le leitmotiv
obsessionnel de ces messages était l’hostilité du regard extérieur. « Tout
autour de vous, on vous juge en silence », prétendait ainsi en 1922 une
réclame pour le savon Woodbury. « Les regards critiques sont sur vous en
ce moment même », renchérissait la mousse à raser Williams.
Les publicitaires s’adressaient ainsi directement aux angoisses des
représentants de commerce et des cadres moyens. De même, d’autres
campagnes rappelaient bien aux femmes que leurs chances de succès sur le
marché de la séduction ne dépendaient pas seulement de leur apparence,
mais aussi de leur personnalité. Pour résumer, sans l’aide du bon savon,
n’importe quelle beauté était vouée à l’échec social.
Cette description du jeu de la séduction comme un numéro de
composition aux enjeux extrêmement élevés reflétait bien les nouvelles
mœurs introduites par la culture de la personnalité. Sous les codes sociaux
restrictifs (et, parfois, répressifs) de la culture du caractère, les deux sexes
faisaient preuve d’une certaine réserve quand ils se faisaient la cour. Les
femmes trop provocantes ou qui échangeaient des regards inappropriés avec
des inconnus étaient considérées comme effrontées. Les femmes de la haute
société avaient plus de liberté de parole que leurs homologues des classes
inférieures ; elles étaient même jugées sur leur sens de la repartie mais,
même d’elles, on attendait qu’elles soient rougissantes et les yeux baissés.
Les manuels de bonne tenue les mettaient d’ailleurs en garde : une « froide
réserve » était plus admirable chez une femme qui désirait se faire épouser
que la plus infime tentative de familiarité, perçue comme déplacée. Les
hommes, quant à eux, pouvaient adopter une attitude réservée à condition
qu’elle exprime une maîtrise de soi et une puissance tellement évidente
qu’il n’y avait pas lieu d’en faire étalage. Si la timidité était en soi
inacceptable la réserve, en revanche, était la marque d’une bonne éducation.
Cependant, avec l’avènement de la culture de la personnalité, la froideur
est une valeur qui a rapidement décliné, pour les femmes autant que pour
les hommes. On n’attendait plus de ces messieurs des visites cérémonieuses
ponctuées de déclarations d’intentions austères, mais plutôt qu’ils se lancent
dans une cour verbale sophistiquée dans laquelle ils glisseraient un bon
mot, suggestif et bien tourné. Un homme trop discret en présence des dames
risquait de passer pour homosexuel – profil qu’un guide de 1926 décrivait
dans ces termes : « Les homosexuels sont invariablement timides, craintifs
et repliés sur eux-mêmes. » Les femmes aussi devaient désormais trouver
un juste milieu délicat entre les convenances et l’audace. Si elles
répondaient par trop de modération aux avances romantiques, on les
qualifiait parfois de « frigides ».
Le champ de la psychologie commença également à s’intéresser à cette
obsession d’exprimer la confiance en soi. En 1921, Carl Jung fit mention du
nouveau statut précaire de l’introversion. Lui-même considérait les
introvertis comme « des éducateurs et des promoteurs de la culture » qui
montraient la valeur de « cette vie intérieure qui fait si cruellement défaut à
notre civilisation ». Mais il reconnaissait cependant que « leur réserve et
leur embarras visiblement sans fond attirent naturellement sur les individus
de ce type tous les préjugés habituels ».
En matière de psychologie, l’expression de ce diktat de la confiance en
soi fut surtout résumée dans le tout nouveau concept de complexe
d’infériorité, notion théorisée dans les années 1920 par un psychologue
viennois du nom d’Alfred Adler pour décrire ce sentiment d’inadéquation et
ses conséquences. « Vous manquez d’assurance ? », demandait la
couverture de son ouvrage le plus populaire, Connaissance de l’homme,
« Vous êtes timoré ? D’un naturel soumis ? » Adler expliquait que tous les
nourrissons et les jeunes enfants se sentaient naturellement inférieurs dans
un monde d’adultes et de frères et sœurs plus âgés qu’eux. Puis que dans un
processus normal de développement, ils apprenaient à mettre leurs
sentiments au service de l’accomplissement d’objectifs. Mais, en cas de
perturbations lors de l’apprentissage, il était possible qu’ils se trouvent
plombés par ce fameux complexe d’infériorité – un handicap de taille dans
une société de plus en plus compétitive.
L’idée d’emballer toutes leurs angoisses sociales dans un seul et même
concept séduisit bon nombre d’Américains. Le complexe d’infériorité
devint une explication fourre-tout à des problèmes touchant tous les
domaines, de la vie amoureuse à la maternité, en passant par la carrière
professionnelle. On aurait subitement dit que tout le monde souffrait d’un
complexe d’infériorité ; paradoxalement, c’était devenu un signe de
distinction – Lincoln, Napoléon, Theodore Roosevelt, Edison et
Shakespeare en avaient tous été victimes.
Néanmoins, les professionnels de l’éducation des années 1920 se mirent
pour leur part à encourager chez les jeunes enfants le développement d’une
personnalité de gagnant. Alors qu’on ne s’était jusque là préoccupé que des
adolescentes sexuellement précoces et des jeunes délinquants, les
psychologues, travailleurs sociaux et médecins se concentrèrent désormais
sur l’enfant ordinaire doté d’une « personnalité inadaptée » – et plus
particulièrement sur le timide. La timidité pouvait en effet conduire à des
extrémités regrettables, depuis l’alcoolisme jusqu’au suicide, tandis qu’une
personnalité extravertie promettait la réussite sociale et financière. Les
experts recommandaient alors aux parents de bien socialiser leurs enfants,
et aux écoles de changer leurs priorités d’enseignement en mettant l’accent
non plus sur le savoir livresque, mais sur « les moyens d’aider et de guider
le développement de la personnalité ». Les professionnels de l’éducation
assumèrent ce nouveau rôle avec enthousiasme pour coller au nouveau
slogan officiel dicté par la Maison-Blanche en 1950 : « Une personnalité
saine pour chaque enfant. »
Les parents bien intentionnés du milieu du siècle étaient tous d’accord
pour considérer l’introversion comme inacceptable et la sociabilité idéale,
tant pour les garçons que pour les filles. Certains décourageaient leur
progéniture de pratiquer des passe-temps solitaires ou sérieux qui pouvaient
les rendre impopulaires, comme la musique classique, et ils envoyaient
leurs enfants de plus en plus jeunes à l’école, avec pour premier objectif
d’apprendre à se faire des amis. Les petits introvertis étaient vus comme des
cas à problèmes (situation familière aux parents d’un introverti) aujourd’hui
encore. Hormis quelques pères et mères isolés, la plupart étaient heureux
que l’école leur signale les tendances à l’introversion de leurs enfants, et
autres « anormalités ».
Ceux qui étaient pris dans ce système de valeurs n’étaient pas sans cœur
ni même obtus, ils se contentaient simplement de préparer leurs petits « au
monde réel ». En prenant de l’âge, lorsque ces jeunes gens abordèrent des
études supérieures, puis la vie active, ils se retrouvèrent confrontés aux
mêmes exigences de sociabilité. Les recruteurs universitaires n’étaient pas à
la recherche des candidats les plus exceptionnels, mais des plus extravertis.
À la fin des années 1940, Paul Buck, doyen de Harvard, déclarait que
l’université rejetterait les profils « sensibles et névrosés » ou encore « en
surstimulation intellectuelle » au profit de garçons « sains du type
extraverti ». En 1950, le président de Yale, Alfred Whitney Griswold,
annonçait quant à lui que l’idéal de son université n’était pas « l’étudiant
renfrogné, très spécialisé dans un champ intellectuel restreint, mais un jeune
homme harmonieux ». En somme, il y avait peu de place dans ce tableau
pour l’introverti brillant.
Voilà qui résume bien le profil de l’employé modèle du milieu du xxe
siècle – même celui dont la tâche ne l’exposait que très rarement aux
contacts avec le public, comme par exemple le chercheur dans un
laboratoire privé – un solide extraverti avec une personnalité de
représentant de commerce et non un grand penseur. Même aux postes les
plus obscurs, il fallait être capable de faire bonne impression.
Le travail d’un scientifique ne consistait donc pas seulement à faire de la
recherche mais aussi à aider à en vendre le produit, ce qui impliquait d’être
capable de se montrer jovial et familier. Chez IBM, compagnie qui incarnait
l’idéal de la culture d’entreprise, les membres de la force de vente se
réunissaient tous les matins pour clamer la devise de la société, « Toujours
de l’avant », et chanter de bon cœur la chanson « On vend de l’IBM » sur
l’air de « Chantons sous la pluie » : « On vend de l’IBM, on vend de l’IBM.
Quel sentiment splendide, le monde est notre ami. » Et la chansonnette
s’achevait sur cette chute pleine d’enthousiasme : « On est tous en forme,
heureux de travailler. Parce qu’on vend, oui on vend, de l’IBM. »
Et ces vendeurs débutaient ensuite leur démarchage quotidien, donnant
sans doute raison, du même coup, aux recruteurs de Yale et Harvard : il
fallait un profil particulier pour aimer commencer la journée de cette
manière.
Le reste de la chaîne devait faire face comme il pouvait. Et si l’on se
réfère aux chiffres de la consommation pharmaceutique, nombreux étaient
ceux qui cédaient sous la pression. En 1955, un laboratoire nommé Carter-
Wallace commercialisa un tranquillisant du nom de Miltown en présentant
l’angoisse ambiante comme le produit naturel d’une société
ultracompétitive et de plus en plus tournée vers les relations
interpersonnelles. La cible de ce produit était les hommes et Miltown devint
immédiatement le médicament dont les ventes furent les plus rapides de
toute l’histoire de l’industrie pharmaceutique américaine. En 1956, un
Américain sur vingt l’avait essayé. En 1960, les prescriptions de Miltown
(ou de son homologue l’Equanil) représentaient un tiers des ordonnances
rédigées par les médecins du pays. Les années suivantes, le tranquillisant
Serentil prit la suite en misant ouvertement sur l’amélioration de la
performance sociale en déclarant apporter la solution à « l’anxiété de ceux
qui ne se sentent pas adaptés ».
Il va de soi que l’Idéal extraverti n’est pas une invention moderne. Selon
certains psychologues, l’extraversion serait même inscrite dans notre ADN.
Ce trait de caractère est en effet moins répandu en Asie et en Afrique qu’en
Europe et en Amérique, continents dont les populations descendent en
majeure partie des grandes migrations mondiales. Pour les chercheurs, il
paraît crédible que les grands voyageurs aient eu un naturel plus extraverti
que les groupes rapidement sédentarisés – et que cette particularité se soit
transmise de génération en génération.
On peut aussi faire remonter notre admiration pour les extravertis à
l’Antiquité – chez les Grecs, pour qui les talents oratoires revêtaient une
importance considérable, et chez les Romains, pour qui la punition suprême
était d’être banni de la cité et de sa vie sociale trépidante. De même, sur le
plan religieux, nous vénérons les pères fondateurs pour leur capacité à
transporter les foules et à les sortir de leur réserve.
Depuis les origines, les Américains révèrent l’action et se méfient de
l’intellect, associant la vie de l’esprit à l’aristocratie européenne qu’ils ont
laissée derrière eux, et qu’ils voyaient comme languissante et inefficace.
Lors de la campagne de l’élection présidentielle de 1862, qui opposait un
ancien professeur d’Harvard – John Quincy Adams – à un fringant héros
militaire – Andrew Jackson –, le camp de Jackson illustra d’ailleurs
clairement cette dichotomie : « Un homme qui sait écrire contre un homme
qui sait se battre. »
Qui en sortit vainqueur ? Le soldat battit le penseur, et John Quincy
Adams fut considéré par les spécialistes de psychopolitique comme l’un des
rares introvertis de l’histoire de l’Amérique à avoir été candidat à la
présidence.
L’essor de la culture de la personnalité imposa ses préjugés non
seulement aux dirigeants politiques et religieux mais aussi à l’homme de la
rue. Et, si ce mouvement parut profiter aux marchands de lessive, il ne fut
pas sans susciter des réactions moins enthousiastes. « Le respect de
l’individu a atteint son point le plus bas, résumait un intellectuel en 1921, et
c’est là une ironie particulièrement savoureuse pour une nation qui ne cesse,
comme nous, de vanter les mérites de la personnalité. Nous avons des
écoles spécialisées dans “l’expression de soi” et “le développement
personnel”, même si nous semblons entendre par là l’expression et le
développement d’une personnalité d’agent immobilier performant. »
D’autres critiques s’en prirent à l’engouement servile des Américains pour
le divertissement au sens large, dont les magazines faisaient la publicité. À
peine vingt ans plus tôt – en pleine culture du caractère –, ces sujets qui
occupaient alors la plus grande part de la vie sociale, toutes classes
confondues, auraient paru inconvenants.
Même « La Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock », célèbre poème
composé en 1915 par T.S. Eliot, semble être un cri du cœur contre les
nouvelles exigences de la comédie sociale : le personnage s’y lamente en
effet de devoir « se fabriquer un visage pour rencontrer les visages que l’on
rencontre ». Alors que les poètes du siècle précédent erraient, solitaires, tel
un nuage dans la campagne (comme Wordsworth en 1802) ou bien se
repliaient dans la solitude à Walden Pond (comme Thoreau en 1845), le
Prufrock d’Eliot s’inquiète surtout de se faire dévisager « par des yeux qui
vous jugent en une seule phrase » et qui vous clouent ainsi au mur.
Lorsque la musique s’arrête enfin, Tony s’adresse à nous d’une voix qui
tient du Muppet Show et de l’émission de radio sexy pour nous présenter sa
théorie de « Psychologie pratique ». Le message-clé, c’est que la
connaissance ne sert à rien tant qu’elle n’est pas associée à l’action. Je suis
frappée de constater à quel point, pour Tony, tout tourne autour de la
réussite dans les affaires – après tout, c’est un séminaire sur le
développement personnel, pas sur les techniques de vente. Et c’est alors que
je me rappelle que Tony n’est pas seulement coach personnel, mais aussi un
homme d’affaires hors du commun. Après avoir débuté sa carrière dans la
vente, il préside aujourd’hui sept compagnies privées. L’hebdomadaire
Business Week a estimé ses revenus à quatre-vingts millions de dollars par
an. Il paraît donc logique qu’il essaie de nous inculquer, par le biais de sa
puissante personnalité, ses « trucs » de vendeur. Il veut non seulement que
nous nous sentions bien, mais aussi que nous irradiions de l’énergie ; non
seulement qu’on soit aimés, mais surtout qu’on soit bien aimés. En somme,
il veut que nous sachions nous vendre. J’ai déjà été informée par les
compagnies Anthony Robbins, à travers un rapport personnalisé de
quarante-cinq pages qui faisait suite à un test de personnalité que j’ai rempli
en ligne en préambule à ce week-end, que « Susan » devait « travailler sur
sa tendance à dire, et non à vendre, ses idées » (le compte-rendu était rédigé
à la troisième personne, comme s’il s’adressait à un employeur fictif
évaluant mon profil).
Tony nous invite à pratiquer des exercices de présentation par deux afin
de démontrer combien notre état physiologique influence notre
comportement et nos émotions, et à quel point les techniques de vente
gouvernent jusqu’aux interactions les plus insignifiantes. Pour lui, chaque
rencontre est un jeu crucial dans lequel on gagne ou perd les faveurs de son
interlocuteur. Il faut donc combattre sa peur sociale en se montrant aussi
extraverti que possible, dynamique et confiant, sans jamais paraître
hésitant ; il faut sourire pour obtenir un sourire en retour. Ces mesures
simples nous feront nous sentir bien – et mieux on se sent, mieux on se
vend.
Tony est à l’évidence le candidat idéal pour cette démonstration. Ce qui
m’interpelle chez lui, c’est son tempérament « hyperthermique » – le genre
extraverti sous stéroïdes qui se caractérise tout au long de sa vie, selon les
psychiatres, par « un caractère exubérant, optimiste, débordant d’énergie et
suffisant » ; un cocktail reconnu comme un atout certain dans les affaires, et
surtout la vente. Les profils de ce type sont souvent d’excellente
compagnie, comme Tony sur scène.
Mais comment faire si, tout en admirant ceux d’entre nous qui sont
hyperthermiques, on aime aussi sa propre personnalité calme et posée ? Que
faire si l’on apprécie la connaissance en soi, et pas nécessairement comme
moyen d’action ? Ou si l’on est du genre à souhaiter qu’il y ait plus
d’individus réfléchis dans ce monde ?
Tony a visiblement anticipé ce genre de questions comme le montrent ses
propos au début du séminaire. « “Mais je ne suis pas extraverti !” me
rétorquerez-vous. Et alors ? Pas besoin d’être extraverti pour se sentir
vivant ! »
C’est juste. Mais selon son discours, il semblerait qu’il vaille mieux se
comporter comme tel si l’on ne veut pas courir à l’échec.
Mais le crédit n’en revient pas à Wozniak seul ; il faut rendre son dû à
Homebrew. Wozniak identifie cette première réunion comme le
commencement de la révolution informatique et l’une des soirées les plus
importantes de sa vie. Si on voulait reproduire les conditions qui le
rendirent tellement productif, on devrait se tourner vers Homebrew et ses
membres dévoués à une même cause. On pourrait même arriver à la
conclusion que le cas Wozniak est l’illustration parfaite d’une approche
collaborative de la créativité, et que pour espérer faire partie des
innovateurs, il faut commencer par travailler dans des lieux très fréquentés.
Et l’on aurait peut-être tort.
Revenons sur ce qu’a fait Wozniak juste après cette réunion à Menlo
Park. Est-ce qu’il s’est joint à un petit comité du club pour travailler à son
projet ? Non (même s’il continua à se rendre à toutes les réunions le
mercredi soir). Est-ce qu’il a cherché un grand bureau ouvert et fourmillant
dans l’espoir que les idées migreraient dans l’air ? Non. Lorsqu’on lit
comment il s’est attelé à la création de son premier PC, ce qui frappe le
plus, c’est qu’il était toujours tout seul.
L’essentiel du travail, Wozniak l’a accompli dans son box chez Hewlett-
Packard. Il arrivait vers 6 h 30 du matin et, dans la solitude du jour naissant,
il lisait des magazines d’ingénierie, il étudiait des manuels de puces
électroniques et il concevait des dessins. Après sa journée de travail, il
rentrait chez lui, se préparait rapidement une assiette de spaghettis ou un
plateau-télé, puis il retournait au bureau où il restait jusque tard dans la nuit.
Il décrit cette période de tranquillité nocturne et de levers de soleil solitaires
comme « le plus grand pied de sa vie ».
Ses efforts payèrent le 29 juin 1975 quand, vers 22 heures, il acheva la
fabrication de son prototype. Il appuya sur quelques touches du clavier, et
des lettres apparurent sur l’écran en face de lui. Ce fut l’un de ces instants
extraordinaires où tout bascule, ce moment que la plupart d’entre nous
n’imaginent qu’en rêve. Là encore, il était seul lorsque cela se produisit.
Volontairement seul. Dans ses mémoires, il délivre des conseils aux
gamins qui aspirent à libérer leur créativité.
La majorité des inventeurs et des ingénieurs que j’ai rencontrés sont
comme moi – ils sont timides et vivent dans leur tête. Ils sont quasiment
comme des artistes. En fait, les meilleurs d’entre eux sont des artistes.
Et les artistes travaillent mieux seuls, quand ils peuvent maîtriser tout le
processus d’invention, sans l’intervention d’une foule de gens du
marketing ou d’un autre service. Je crois que rien de révolutionnaire n’a
jamais été inventé par un comité quelconque. Si vous faites partie de
ces rares individus qui sont à la fois des inventeurs et des artistes, je
vais vous donner un conseil qui sera peut-être difficile à suivre :
Travaillez seul. C’est en travaillant seul que vous serez le plus à même
d’imaginer des produits ou des idées révolutionnaires. Pas au sein d’un
comité. Pas dans une équipe.
Entre 1956 et 1962, période surtout réputée pour son abrutissante
philosophie de la conformité, l’Institut de recherche et d’évaluation de la
personnalité de l’université de Berkeley, en Californie, mena une série
d’études sur la nature de la créativité. Les chercheurs tentèrent d’identifier
des individus à la créativité la plus spectaculaire possible pour établir
ensuite ce qui les différenciait du commun des mortels. Ils dressèrent une
liste d’architectes, de mathématiciens, de scientifiques, d’ingénieurs et
d’écrivains qui avaient apporté une contribution majeure dans leur domaine,
et ils les invitèrent à Berkeley pour un week-end consacré à des tests de
personnalité, des expériences de résolution de problèmes et des
questionnaires très poussés.
Puis, ils en firent autant avec des membres de ces mêmes professions
dont la contribution avait été clairement moins brillante.
L’une des conclusions les plus intéressantes de cette expérience,
confirmée par des études ultérieures, fut que les personnalités plus créatives
avaient tendance à être posées et introverties sur le plan social. Elles étaient
aptes aux relations interpersonnelles mais « d’un tempérament ni
particulièrement sociable, ni particulièrement participatif ». Ces individus
se décrivaient eux-mêmes comme indépendants et individualistes. Un grand
nombre d’entre eux avaient d’ailleurs été des adolescents timides et
solitaires.
Ce constat n’implique pas que les introvertis soient toujours plus créatifs
que les extravertis ; mais il suggère qu’au sein d’un groupe d’individus qui
ont été intensément créatifs toute leur vie, il est probable que l’on trouvera
une grande proportion d’introvertis. Pourquoi cela se vérifie-t-il ? Une
personnalité réservée va-t-elle nécessairement de pair avec une qualité
indéfinie qui décuplerait la créativité ? Peut-être, comme nous le verrons au
chapitre 6.
Mais il existe une explication moins évidente et pourtant très
convaincante à cet avantage des introvertis en termes de créativité ; une
explication riche d’enseignements pour tous : les introvertis préfèrent
travailler de manière indépendante, et la solitude peut être un catalyseur de
l’innovation. Comme le souligne l’éminent psychologue Hans Eysenck,
l’introversion « concentre l’esprit sur la tâche à accomplir, en empêchant
que son énergie se disperse dans des préoccupations sociales ou sexuelles
sans relation avec le travail ». Autrement dit, si l’on se tient tranquillement
assis sous un arbre dans le jardin pendant que les autres trinquent dans le
patio, on est plus susceptible de prendre une pomme sur la tête (Newton
était l’un des plus grands introvertis que cette terre ait porté. Le poète
William Wordsworth le décrivait comme « Un esprit éternellement/
Voguant sur d’étranges mers de Pensée pure »).
Osborn croyait farouchement que les groupes – une fois libérés des
entraves du jugement social – apportaient plus d’idées, et de meilleures
idées, que les individus travaillant dans la solitude ; et il vanta largement les
mérites de sa méthode.
Sa théorie eut un impact important, les patrons adoptèrent le
brainstorming avec enthousiasme. Aujourd’hui encore, lorsqu’on travaille
en entreprise, il est courant de se retrouver avec ses collègues dans une salle
avec des tableaux blancs, des marqueurs et un animateur bien sous tous
rapports encourageant tout le monde à s’associer.
Le seul problème de cette méthode révolutionnaire, c’est qu’elle ne
fonctionne pas. L’une des premières études à démontrer l’échec du
brainstorming de groupe remonte à 1963. Marvin Dunnette, professeur de
psychologie à l’université du Minnesota, réunit quarante-huit chercheurs en
sciences et quarante-huit cadres publicitaires de sexe masculin, tous
employés de la Minnesota Mining and Manufacturing (aussi connue sous le
nom de 3M, l’inventeur du post-it). Il leur demanda de participer à des
séances de brainstorming en solitaire et en groupe. Dunnette était certain
que les cadres tireraient profit du processus collectif. Il en était moins
convaincu concernant les scientifiques qu’il considérait comme plus
introvertis.
Les résultats furent éloquents. Dans vingt-trois des vingt-quatre groupes
qu’il avait constitués les membres eurent plus d’idées en travaillant seuls
qu’en groupe. En outre, les idées étaient de qualité égale, voire supérieure.
Les cadres, eux, ne se révélèrent pas plus doués pour le travail d’équipe que
les chercheurs.
Depuis, quarante années de recherches en sont arrivées à une même
conclusion surprenante. Les études prouvent que la performance décline à
mesure que le groupe croît, et que les employés talentueux et motivés
devraient impérativement être encouragés à travailler seuls lorsque la
créativité ou l’efficacité sont les priorités de leur employeur.
La seule exception est le brainstorming en ligne. Les recherches montrent
que, correctement encadrés, les groupes qui réfléchissent ensemble par voie
électronique font non seulement mieux que des individus isolés, mais que
leur performance augmente proportionnellement au nombre de membres.
Cette règle s’applique également à la recherche universitaire – les
professeurs qui travaillent ensemble par Internet depuis des lieux différents
ont tendance à produire des ouvrages plus marquants que leurs homologues
travaillant seuls ou à plusieurs dans le même lieu. L’erreur consiste à ne pas
voir que le travail collaboratif en ligne est en lui-même une forme de
solitude. On se trompe en croyant pouvoir répliquer ce processus dans
l’interaction en face à face.
Néanmoins, après toutes ces années prouvant que le brainstorming
conventionnel en groupe ne fonctionne pas, le procédé reste tout aussi
populaire. Les participants à ces sessions sont généralement persuadés que
leur groupe s’est montré bien meilleur que ce qu’il a été en réalité, ce qui
nous renseigne sur la véritable raison du succès de cette pratique : le
brainstorming en groupe crée des liens entre les gens. Or, c’est un but
louable tant que l’on ne perd pas de vue que, dans ce cas, c’est le lien social
et non la créativité qui en est le principal bénéfice.
L’IMPACT DE LA BIOLOGIE
4.
Eh bien depuis, j’en ai fait des tas. Je n’ai pas complètement réussi à
dépasser mon anxiété, néanmoins, au fil des ans, j’ai découvert des
stratégies qui peuvent aider tous ceux qui sont frappés de trac au moment de
parler en public. Je les détaille au chapitre 5.
Cette terreur que j’ai ressentie fait partie de mes questions les plus
pressantes concernant l’introversion. Car au fond, ma peur de prendre la
parole en public semble reliée à d’autres aspects de ma personnalité que
j’apprécie, notamment mon amour pour tout ce qui est discret et cérébral.
Mais ces traits sont-ils réellement en rapport les uns avec les autres ? Et si
oui, comment ? Sont-ils le résultat de ma « culture » – de la manière dont
j’ai été élevée ? Mes deux parents sont plutôt réservés, avec une nature
réfléchie ; ma mère déteste elle aussi s’exprimer en public. Ou dépendent-
ils de ma « nature » – en gros, de mon schéma génétique ?
Ces questions m’obsèdent depuis que je suis adulte. Heureusement, elles
intéressent aussi des chercheurs d’Harvard, où des scientifiques sondent le
cerveau humain dans l’espoir de découvrir les origines biologiques du
tempérament humain.
Parmi eux, un homme de quatre-vingt-deux ans nommé Jerome Kagan,
l’un des plus grands psychologues du développement du xxe siècle. Kagan a
consacré sa carrière à l’observation du développement émotionnel et
cognitif des enfants. Dans une série d’études longitudinales
révolutionnaires, il a suivi un certain nombre d’entre eux depuis le berceau
jusqu’à l’adolescence, sur le plan de la physiologie et de la personnalité.
Les recherches de ce genre, menées sur le long terme, sont gourmandes en
temps et en moyens, ce qui les rend donc rares – mais lorsqu’elles paient,
comme ce fut le cas pour celles de Kagan, elles rapportent gros.
Pour l’une de ces études, lancée en 1989 et qui court toujours, le
professeur Kagan et son équipe réunirent cinq cents nourrissons âgés de
quatre mois dans son laboratoire dédié au développement infantile à
Harvard. Ils affirmaient qu’ils seraient en mesure de prédire, après une
évaluation de quarante-cinq minutes, lesquels parmi ces bébés étaient
susceptibles de devenir introvertis ou extravertis. Je ne sais pas si vous avez
récemment vu un petit de quatre mois, mais je peux vous assurer que cette
affirmation pouvait paraître audacieuse. Néanmoins, Kagan étudiait le
tempérament depuis longtemps déjà, et il avait une théorie.
Ces nouveau-nés furent donc exposés à une série très précise
d’expériences de la nouveauté (depuis des enregistrements de voix jusqu’à
l’odeur d’alcool sur un morceau de coton) et les réactions à ces stimuli
furent incroyablement variées. Environ 20 % des bébés crièrent ou
pleurèrent abondamment en agitant les bras et les jambes. Kagan considéra
que ce groupe était « à réactivité haute ». Approximativement 40 %
restèrent relativement placides et ne bougèrent qu’occasionnellement les
bras et les jambes. Ceux-là, le professeur les qualifia de sujets « à réactivité
basse ». Les 40 % restants se situaient entre ces deux extrêmes. Par une
hypothèse qui allait clairement à l’encontre des projections intuitives,
Kagan prédit que c’étaient les nourrissons à réactivité haute qui étaient les
plus susceptibles de devenir des adolescents réservés.
Lorsqu’ils eurent deux, sept et onze ans, une grande partie de ces enfants
revinrent au laboratoire pour être de nouveau testés sur leurs réactions à des
rencontres et des événements nouveaux. À l’âge de deux ans, ils furent mis
en présence d’une dame vêtue d’une blouse blanche et d’un masque à gaz,
d’un clown et d’un robot téléguidé. À sept ans, on leur demanda de jouer
avec des enfants qu’ils voyaient pour la première fois. À onze ans, un adulte
qu’ils ne connaissaient pas leur posait des questions sur leur vie
personnelle. L’équipe de Kagan observa leurs réactions, le langage de leur
corps, leur façon de rire, de sourire et de parler. Ils interrogèrent également
les enfants et leurs parents sur le comportement de ces petits sujets à
l’extérieur du laboratoire. Préféraient-ils avoir un ou deux amis proches, ou
bien être entourés d’une bande ? Aimaient-ils visiter de nouveaux lieux ?
Étaient-ils du genre casse-cou, ou prudents ? Se considéraient-ils comme
timides, ou audacieux ?
La grande majorité des enfants évoluèrent exactement comme l’avait
prédit Kagan. Les nourrissons à réactivité haute qui s’étaient manifestés
bruyamment avaient en général développé une personnalité sérieuse et
consciencieuse. Les petits à réactivité basse, en revanche, avaient plutôt
mené à des profils confiants et détendus. Autrement dit, les réactivité haute
et basse correspondaient respectivement à l’introversion et à l’extraversion.
Comme Kagan le résuma en 1998 dans son ouvrage La Part de l’inné, « la
description par Carl Jung de l’introverti et de l’extraverti, datant de plus de
soixante-quinze ans, s’applique avec une précision étonnante à une large
proportion de nos adolescents à réactivité haute et basse ».
Les psychologues débattent souvent de la différence entre tempérament
et personnalité. Le premier fait référence aux schémas émotionnels et
comportementaux innés et induits par la biologie de l’individu dans les
premières années de la vie. La seconde est le résultat complexe qui émerge
de l’influence culturelle et de l’expérience personnelle. Certains affirment
que le tempérament est les fondations, et la personnalité la maison. Les
travaux de Kagan ont aidé à relier certains tempéraments de nourrissons à
des types de personnalités d’adolescents.
Pour finir, suis-je introvertie parce que j’ai hérité de la haute réactivité de
mes parents, ai-je copié leurs comportements, ou bien est-ce un mélange
des deux ? N’oublions pas que les statistiques sur l’hérédité, tirées des
études sur les jumeaux, montrent que l’introversion ou l’extraversion ne
sont héréditaires qu’à 40 ou 50 %. Ce qui signifie que, dans un groupe
donné, la moitié des cas d’introversion ou d’extraversion en moyenne sont
dus à des facteurs génétiques. Pour rendre les choses encore plus
complexes, les gènes impliqués sont sans doute très nombreux, et
l’approche de Kagan par l’étude de la réactivité n’est qu’une des lectures
physiologiques possibles. Gardons à l’esprit que les moyennes sont
trompeuses. Un taux d’hérédité de 50 % ne signifie pas nécessairement que
mon introversion provient à 50 % de mes parents, ou que la moitié de la
différence entre ma meilleure amie et moi en termes d’introversion est
d’origine génétique. Il est possible que 100 % de mon introversion soit
inscrite dans mes gènes, ou bien zéro – le plus probable, c’est qu’il s’agisse
d’une interaction complexe entre l’atavisme et l’expérience. Chercher à
savoir si c’est de l’inné ou de l’acquis, cela revient selon Kagan à se
demander si ce qui cause une tempête de neige, c’est la température ou
l’humidité. C’est la combinaison étroite de ces facteurs qui fait de nous qui
nous sommes.
Peut-être n’ai-je pas choisi le bon angle d’approche. Peut-être la question
de savoir quel pourcentage de notre personnalité tient de l’inné et quel
pourcentage tient de l’acquis n’est-elle pas aussi importante que de
comprendre comment notre tempérament inné interagit avec notre
environnement et notre libre arbitre. Dans quelle mesure notre tempérament
induit-il notre destinée ?
Si l’on en croit la théorie de l’interaction gènes-environnement, lorsqu’on
hérite de certains traits de caractère, on a tendance dans sa vie à rechercher
des expériences qui renforcent ces traits. Par exemple, les enfants dont la
réactivité est la plus faible flirtent avec le danger dès leur plus jeune âge ;
une fois adultes, plus rien ne les fait frémir. « Ils escaladent des barrières, ce
qui les désensibilise, et ils finissent par grimper sur le toit », résumait feu le
psychologue David Lykken. « Ils tenteront des expériences auxquelles les
autres enfants ne se risquent pas. Si Chuck Yeager, le premier pilote à avoir
franchi le mur du son, a été capable d’un pareil exploit, ce n’est pas parce
qu’il était né différent de vous et moi, mais parce que au cours des trente
premières années de sa vie, son tempérament l’avait poussé à grimper de
plus en plus haut aux arbres, à la recherche de toujours plus de danger et
d’excitation. »
De même, les enfants à forte réactivité auront tendance à devenir artistes,
écrivains, scientifiques ou penseurs car leur aversion pour la nouveauté les
poussera à passer plus de temps au sein de l’environnement familier – et
intellectuellement fertile – de leur propre tête. C’est pour cette raison que le
milieu universitaire grouille d’introvertis, et que le stéréotype du professeur
réservé est assez réaliste : les universitaires aiment lire, rien ne les motive
tant que le monde des idées. Et c’est en partie dû à la façon dont ils ont
grandi. Si l’on passe sa vie à foncer dans tous les sens, on a moins de temps
pour lire et pour apprendre. Le temps n’est pas extensible.
D’un autre côté, il existe aussi pour chaque tempérament un large
éventail d’évolutions possibles. S’ils sont élevés dans une famille attentive
et un environnement stable, les enfants extravertis à faible réactivité
peuvent réussir des carrières fortes et énergiques. Mais, sous la garde de
personnes négligentes ou dans un quartier violent, ces mêmes enfants
peuvent, selon certains psychologues, devenir de petites brutes, des
délinquants juvéniles, voire des criminels. Dans une formule controversée,
Lykken a qualifié les psychopathes et les héros de « brindilles se trouvant
sur la même branche génétique ».
Considérons le mécanisme par lequel l’enfant acquiert le sens du bien et
du mal. Pour beaucoup de spécialistes, il développe une conscience
lorsqu’il se fait gronder par ses parents après avoir fait une bêtise. La
désapprobation crée en lui de l’anxiété, et comme c’est un sentiment
déplaisant, il apprend à s’en protéger en évitant tout comportement
antisocial. C’est le processus bien connu d’intériorisation des injonctions
parentales, dont le cœur est l’anxiété.
Cependant, que faire si l’enfant en question est moins enclin à l’anxiété
que les autres, comme c’est le cas pour la plupart des petits à faible
réactivité ? Souvent, le meilleur moyen d’enseigner des valeurs à ces
enfants est de leur donner des modèles positifs et de canaliser leur témérité
par des activités productives. Imaginons néanmoins un tel profil grandissant
dans un quartier dangereux, sans infrastructures pour pratiquer un sport ou
juguler son intrépidité. Il n’est pas difficile de visualiser comment il
pourrait plonger dans la délinquance. Il est possible que certains enfants
défavorisés qui s’attirent des ennuis ne soient pas seulement victimes de la
pauvreté et de la négligence, mais aussi de la tragédie de ne pas avoir
d’exutoire sain à leur tempérament aventureux.
Le destin des enfants à forte réactivité est lui aussi influencé par le
monde qui les entoure – peut-être même encore plus que pour l’enfant
moyen, selon une toute nouvelle théorie baptisée « hypothèse de
l’orchidée ». David Dobbs la décrit dans un article de la revue Atlantic ; elle
soutient que la plupart des enfants sont comme des pissenlits, capables de se
développer dans n’importe quel environnement. D’autres pourtant, y
compris les profils à réactivité haute mis en évidence par Kagan,
ressemblent plus à des orchidées : ils se fanent facilement mais, dans de
bonnes conditions, ils peuvent devenir forts et splendides. Pour résumer, les
enfants orchidées sont plus profondément affectés par toute expérience,
positive ou négative.
Les scientifiques savent depuis longtemps qu’avoir un tempérament à
réactivité forte augmente les facteurs de risque. Il s’agit d’enfants plus
vulnérables face aux difficultés de la vie (tensions conjugales, perte d’un
parent, mauvais traitements). Ils auront plus tendance que leurs semblables
à répondre à ces événements par la dépression, l’anxiété et la timidité.
Environ un quart de ces profils étudiés par Kagan souffrent à des degrés
divers d’un malaise appelé « trouble de l’anxiété sociale », une forme
chronique et invalidante de timidité.
Ce que les chercheurs n’ont mesuré que récemment, c’est que ces
inconvénients pouvaient devenir un avantage. Autrement dit, force et
sensibilité ne vont pas l’une sans l’autre. Les chiffres montrent que les
enfants hautement réactifs qui ont la chance d’avoir de bons parents, une
enfance pleine d’attention et un environnement familial stable présentent
moins de problèmes émotionnels et plus de compétences sociales que leurs
congénères moins réactifs. Souvent, ils sont incroyablement compréhensifs,
aimants et coopératifs. Ils travaillent bien en équipe. Ils sont gentils,
conscients des autres et facilement déroutés par la cruauté, l’injustice et
l’irresponsabilité. Ils réussissent dans les domaines qui leur importent. Ils
ne deviennent pas forcément délégué de classe ou vedette de la pièce de
théâtre de l’école, encore que cela puisse arriver.
Les avantages de ce tempérament font l’objet d’études dont on
commence seulement à voir paraître les résultats. L’une des découvertes les
plus marquantes provient d’un travail sur les singes rhésus, une race qui
partage environ 95 % de son ADN avec l’homme et qui a des structures
sociales élaborées qui rappellent les nôtres.
Chez ces singes comme chez les humains, un gène connu sous le nom de
transporteur de la sérotonine, ou 5-HTT, aide à réguler la transformation de
la sérotonine, un neurotransmetteur qui affecte l’humeur. On estime qu’une
variation particulière – ou allèle – de ce gène, parfois appelée allèle court,
est associée à une forte réactivité et à l’introversion, ainsi qu’à un risque
accrû de dépression chez les individus ayant une vie difficile. Lorsqu’on
soumet les bébés singes porteurs de cet allèle à un stress élevé – dans l’une
des études, ils étaient retirés à leur mère et élevés comme des orphelins –, le
traitement de la sérotonine est moins efficace chez eux (ce qui augmente le
risque de dépression et d’anxiété) que chez les singes dotés d’un allèle long
et exposés aux mêmes conditions. Mais pour un même profil génétique
risqué, les jeunes singes élevés par une mère très présente s’en sortent aussi
bien, voire mieux que leurs semblables dotés d’un allèle long (même ceux
élevés dans un environnement tout aussi sûr) dans des tâches sociales clés
comme trouver des compagnons de jeu, former des alliances et gérer des
conflits. Ils deviennent souvent chefs de leur groupe. Et ils transforment
plus efficacement la sérotonine.
Stephen Suomi, le chercheur qui a mené ces expériences, émet
l’hypothèse que ces singes à forte réactivité doivent leur réussite au temps
infini qu’ils ont passé à observer plutôt qu’à participer à la vie du groupe, et
ainsi à absorber en profondeur la dynamique sociale (cette hypothèse
parlera sans doute aux parents qui voient leurs enfants hésiter pendant des
semaines, voire des mois, en observant un groupe qui les tente, jusqu’au
moment où ils s’y intègrent sans difficulté).
Les études réalisées sur les hommes ont montré que les adolescentes
dotées de l’allèle court du gène 5-HTT avaient 20 % de risque en plus que
celles dotées d’un allèle long de souffrir de dépression lorsqu’elles étaient
exposées à un environnement familial angoissant, mais 25 % de risque en
moins lorsqu’elles étaient élevées dans un foyer stable. À quatre ans, les
enfants à réactivité élevée ont plus de réponses pro-sociales que les autres
lorsqu’ils se retrouvent face à un dilemme moral – mais cette différence ne
subsiste à l’âge de cinq ans que si leur mère a fait preuve d’une discipline
douce, et non agressive. Ces enfants sont même plus résistants que les
autres aux rhumes et autres affections respiratoires, bien qu’ils tombent plus
souvent malades s’ils sont élevés dans des conditions éprouvantes. L’allèle
court du gène 5-HTT est aussi associé à des performances supérieures dans
un large éventail de tâches cognitives.
Ces résultats sont tellement spectaculaires qu’il est étonnant que
personne n’y soit arrivé plus tôt. Et pourtant, cela s’explique. Les
psychologues sont formés pour soigner, aussi, leurs recherches se centrent-
elles naturellement sur les problèmes et la pathologie.
« Les parents d’enfants à haute réactivité ont beaucoup de chance »,
affirme Jay Belsky, professeur de psychologie et expert en éducation de la
petite enfance à l’université de Londres, car « le temps et les efforts qu’ils
investiront dans leur éducation feront réellement la différence. Au lieu de
considérer ces enfants comme vulnérables face à l’adversité, leurs parents
devraient les envisager comme malléables – pour le pire mais aussi pour le
meilleur ». Il se lance ensuite dans la description du parent idéal pour un
enfant à réactivité haute : quelqu’un qui « sache déchiffrer les signaux et
respecter l’individualité de l’enfant ; qui soit chaleureux et ferme dans ses
exigences, sans se montrer ni dur ni hostile ; qui encourage la curiosité, la
réussite à l’école, les efforts même s’ils sont récompensés tardivement, et le
sang-froid ; qui ne soit enfin jamais ni rude, ni négligent, ni incohérent ».
Ces recommandations valent bien sûr pour tous les parents, elles sont
toutefois particulièrement cruciales si on élève un enfant très réactif (si vous
pensez que tel est votre cas et que vous vous demandez ce qu’il faut faire
d’autre, le chapitre 11 offre d’autres réponses).
Néanmoins, les enfants orchidées peuvent également supporter
l’adversité, ajoute Belsky. Prenons l’exemple du divorce. En théorie, il les
affecte très profondément. « Si les parents se déchirent et qu’ils mettent leur
enfant dans la bataille, vous verrez – c’est l’enfant qui paiera. » Alors que si
les parents réussissent à se mettre d’accord, s’ils fournissent à leur enfant le
soutien psychologique dont il a besoin, dans ce cas, même un enfant
orchidée peut bien s’en tirer.
Il me semble que la plupart des gens apprécieront ce message porteur
d’espoir ; il est rare de rencontrer quelqu’un qui ait eu une enfance sans
problèmes.
Mais ce n’est pas la seule forme de flexibilité qui nous fasse rêver et que
nous voudrions appliquer à ce que nous sommes dans le présent, et à ce que
nous deviendrons à l’avenir. Nous désirons la liberté de tracer notre propre
destinée. En d’autres termes, nous souhaitons préserver les aspects
avantageux de notre tempérament, et améliorer, voire nous débarrasser de
ceux qui nous déplaisent – comme par exemple la phobie de parler en
public.
Ainsi, outre notre tempérament inné, au-delà de la loterie des expériences
traversées dans l’enfance, nous aimons à penser – nous autres adultes – que
nous pouvons modeler notre personnalité et faire ce que bon nous semble
de notre vie.
Est-ce vraiment le cas ?
5.
Au-delà du tempérament
La réticence des introvertis à foncer tête baissée n’est pas seulement une
protection contre le risque ; elle leur profite également dans les tâches
intellectuelles, notamment la résolution de problèmes complexes. En
moyenne, les extravertis ont de meilleurs résultats que les introvertis à
l’école primaire, mais ces derniers les dépassent au lycée et à l’université. À
ces niveaux, l’introversion permet de plus grandes performances que les
compétences cognitives. Une étude, comparant les connaissances de cent
quarante et un étudiants dans vingt domaines différents (depuis l’art jusqu’à
l’astronomie en passant par les statistiques), a révélé que les introvertis
obtenaient les scores les plus élevés sur tous les sujets. Ils excellent dans ce
que les psychologues appellent « la résolution pénétrante de problèmes ».
La question est : pourquoi ?
Les introvertis ne sont pas plus doués que les extravertis. Les tests de QI
montrent que les deux types sont également intelligents. Sur un grand
nombre de tâches, notamment celles effectuées en temps limité, sous la
pression sociale ou qui demandent des compétences multiples, les
extravertis s’en tirent même mieux. Ils sont plus compétents que les
introvertis pour gérer la surcharge d’informations. Selon Joseph Newman,
le caractère réfléchi des introvertis mobilise une grande proportion de leurs
capacités cognitives. Pour une mission donnée, dit-il, « sur 100 % de
capacité cognitive, un introverti n’affectera en moyenne que 75 % à cette
activité pour 25 % utilisés ailleurs, là où un extraverti canalisera 90 % sur la
mission ». Cela est dû au fait que la plupart des tâches sont orientées vers
un but précis. Les extravertis semblent dédier la majeure partie de leur
capacité cognitive à l’objectif qui les occupe tandis que les introvertis en
dépensent une partie à observer comment se déroulent les choses.
Les différences ne s’arrêtent pas là. Les introvertis réfléchissent avec plus
de soin que les extravertis, qui ont tendance à adopter une approche rapide
et grossière des problèmes, négligeant la précision au profit de la vitesse,
multipliant le nombre d’erreurs, et abandonnant le navire lorsque l’affaire
leur paraît finalement trop compliquée. Les introvertis, quant à eux,
réfléchissent avant d’agir, digèrent l’information en profondeur, se
concentrent plus longtemps sur une tâche, baissent moins facilement les
bras et travaillent avec plus de finesse. Les deux profils font également un
usage différent de leur attention : si on les laisse faire, les introvertis
resteront assis à méditer, à se remémorer leur passé et à élaborer des projets
pour l’avenir alors que les extravertis seront plus centrés sur ce qui les
entoure.
Il arrive que les introvertis fassent mieux que les extravertis sur des
tâches sociales, pourvu qu’elles exigent de la persévérance. Selon une étude
menée par le professeur Adam Grant (que nous avons cité dans le
chapitre 2 au sujet du leadership) auprès des employés de centres d’appel,
alors qu’il prévoyait que les extravertis seraient plus doués pour le
télémarketing que les introvertis, il s’est trouvé qu’il n’y avait aucune
corrélation entre le niveau d’extraversion et la qualité des résultats. Les
seuls extravertis à réellement se démarquer étaient ceux dont la conscience
d’autrui (mesurée en parallèle) était particulièrement forte. Autrement dit, la
persévérance des introvertis prenait largement l’avantage sur l’agitation
positive des extravertis, même dans des activités où les compétences
sociales pouvaient être considérées comme un atout.
La persévérance n’est pas une qualité très séduisante. Si le génie est
constitué pour 1 % d’inspiration et pour 99 % de transpiration, alors notre
culture a tendance à porter aux nues ce petit pour cent. Nous en aimons les
paillettes. Mais c’est dans les quatre-vingt-dix-neuf autres que réside la
vraie puissance.
« Ce n’est pas que je sois particulièrement intelligent, disait Einstein. Je
passe simplement plus de temps sur les problèmes. »
Aucun de ces constats n’a pour but de dénigrer ceux qui abattent des
montagnes, ou de glorifier aveuglément les méditatifs et les prudents. La
réalité, c’est que l’on surévalue l’agitation positive tout en sous-estimant le
danger de la sensibilité à la récompense : il nous faut trouver un juste
équilibre entre action et réflexion.
Par exemple, lorsqu’on doit embaucher pour une banque
d’investissement, m’a expliqué le professeur Kuhnen, il vaut mieux engager
non seulement des profils sensibles à la récompense, qui sauront tirer profit
des marchés à la hausse, mais aussi des éléments capables de plus de
neutralité émotionnelle, afin de s’assurer que les décisions importantes à
l’échelle de la compagnie reflètent la synergie entre les deux profils et non
l’influence d’un seul. Il est rassurant de savoir que, quelle que soit leur
sensibilité à la récompense, tous les membres de l’équipe ont conscience de
leurs propres positionnements émotionnels et peuvent les tempérer pour
s’accorder aux conditions du marché.
Néanmoins, les employeurs ne sont pas les seuls à qui il serait bénéfique
de prêter un peu plus d’attention à leurs employés. Nous avons tous à
gagner au fait de nous écouter nous-mêmes. Savoir se situer sur l’éventail
de la sensibilité à la récompense donne le pouvoir de bien mener sa vie.
Si vous êtes un extraverti motivé par l’agitation positive, vous avez de la
chance car vous ressentez toutes sortes d’émotions vivifiantes. Tirez-en le
meilleur parti possible : bâtissez, inspirez les autres, voyez large. Montez
une entreprise, lancez un site Internet ou construisez une superbe cabane
pour vos enfants. Cependant, sachez aussi que vous fonctionnez avec un
talon d’Achille que vous devez apprendre à protéger. Entraînez-vous à
centrer votre énergie sur ce qui compte vraiment au lieu de privilégier des
activités qui promettent de vous rapporter rapidement de l’agitation
positive, de l’argent ou du prestige.
Quand des signaux d’alarme semblent indiquer que tout ne se passe pas
comme vous l’espériez, apprenez à ralentir pour réfléchir. Tirez des leçons
de vos erreurs. Entourez-vous de gens complémentaires (qu’il s’agisse de
votre conjoint, d’amis ou de collègues) qui pourront vous aider à vous
remettre sur les rails et à compenser vos lacunes.
Et lorsqu’il s’agit d’investir, ou de faire tout autre engagement qui
nécessite un équilibre savant entre risque et récompense, surveillez-vous
bien. Pour ce faire, dans les moments cruciaux de décision, veillez à ne pas
vous entourer d’images de récompense. Kuhnen et Brian Knutson ont
prouvé que les hommes à qui l’on montre des images à caractère érotique
juste avant qu’ils jouent de l’argent prennent plus de risques que s’ils
visionnent des images neutres, de mobilier par exemple. La raison en est
que l’anticipation de la récompense – n’importe laquelle – excite nos
réseaux pilotés par la dopamine et nous pousse à agir de manière plus
brutale (ce qui pourrait être l’argument de choix pour bannir la
pornographie des lieux de travail).
Et si vous êtes un introverti relativement immunisé contre les excès de la
sensibilité à la récompense ? À première vue, il semble à travers la
recherche sur la dopamine et l’agitation positive que les extravertis, et eux
seuls, soient poussés à travailler dur par l’excitation du but à atteindre. En
tant qu’introvertie, je dois avouer que la première fois que j’ai lu cette
conclusion je suis restée perplexe car elle ne reflétait pas mon expérience
personnelle. J’adore mon travail depuis toujours. Je me réveille le matin
tout excitée à l’idée de m’y mettre. Alors, qu’est-ce qui motive les gens
comme moi ?
Même si la théorie de l’extraversion fondée sur la sensibilité à la
récompense se révèle correcte, on ne peut affirmer pour autant que tous les
extravertis soient systématiquement plus sensibles à la récompense et
inconscients des risques ou, à l’inverse, que tous les introvertis restent de
marbre devant les incitations et se montrent vigilants face aux menaces.
Depuis Aristote, les philosophes n’ont cessé de constater que ces deux
modes d’être – être attiré par ce qui promet de procurer du plaisir et éviter
ce qui pourrait causer de la souffrance – sont au cœur de toute activité
humaine. Si les extravertis en général sont plus tendus vers la recherche de
la récompense, chaque être humain présente sa propre combinaison de
pulsions et de répugnances qui varie parfois selon les situations. Nombreux
sont les psychologues de la personnalité qui diraient même que la vigilance
à la menace est plus caractéristique d’un trait appelé « tendance à la
névrose » que de l’introversion au sens strict. Les systèmes de gratification
et de menace du corps humain semblent en outre fonctionner
indépendamment l’un de l’autre, de sorte qu’un même individu peut être
sensible, ou bien insensible, aussi bien à l’une qu’à l’autre.
Pour déterminer si vous êtes motivé par la récompense ou par la
menace – ou par les deux –, voyez si les affirmations suivantes vous
correspondent :
L’ironie veut que, parmi les gens qui ont le plus de mal à croire à cette
vérité, il y ait des gamins d’origine asiatique de Cupertino. Une fois sortis
de l’adolescence, quand ils quittent les confins de leur ville natale, ils se
retrouvent catapultés dans un monde où pour être populaire et réussir
financièrement il faut parler haut et fort. Ils finissent par vivre avec une
double conscience – moitié asiatique, moitié américaine – dont les deux
facettes se remettent mutuellement en question. Mike Wei, l’élève de
terminale qui me disait préférer étudier plutôt que sortir, est l’illustration
parfaite de cette ambivalence. À notre première rencontre il était encore au
lycée, bien au chaud dans son cocon de Cupertino.
« On est tellement concentrés sur les études, m’avait-il alors dit au sujet
des Asiatiques en général, que la vie sociale ne tient pas une grande place
dans notre personnalité. »
Lorsque je l’ai retrouvé l’automne suivant, il était en première année à
Stanford, à seulement vingt minutes en voiture de Cupertino mais aux
antipodes de cette ville sur le plan démographique. Il paraissait déstabilisé.
Nous nous étions donné rendez-vous à la terrasse d’un café et avions pris
place non loin d’un groupe d’athlètes de la fac qui n’arrêtaient pas d’éclater
de rire. Mike les avait salués d’un signe de tête ; ils étaient tous blancs. Pour
lui, les Occidentaux « craignaient moins d’être jugés sur ce qu’ils disaient,
et ne redoutaient pas que les autres les trouvent trop braillards ou
stupides ». Il était frustré par la superficialité des conversations au
réfectoire et par le « déballage de conneries » qui tenait souvent lieu de
débat lors des cours de travaux pratiques de première année. Il passait la
majeure partie de son temps libre avec d’autres Asiatiques, notamment
parce qu’ils étaient « aussi extravertis » que lui. En présence des non-
Asiatiques, il avait le sentiment de devoir « être en permanence surexcité,
même si ce n’était pas fidèle à ce qu’il était ».
« Dans ma résidence, sur cinquante, on est quatre Asiatiques, ajouta-t-il.
Je me sens plus à l’aise avec eux. Il y a aussi ce type, Brian, il est du genre
discret. Je vois bien qu’il a cette caractéristique des Asiatiques, cette espèce
de timidité, et c’est pour cette raison que je me sens en confiance avec lui.
J’ai l’impression de pouvoir être moi-même. Je n’ai pas à faire des trucs
sous prétexte de devoir avoir l’air cool. En revanche, dans des groupes plus
nombreux où il n’y a pas d’Asiatiques, ou bien où ça parle fort, je me sens
toujours obligé de jouer un rôle. »
Mike avait l’air de dédaigner les modes de communication occidentaux,
cependant, il admettait par ailleurs qu’il regrettait de temps en temps de ne
pas être plus bravache ou désinhibé lui-même. « Ils sont plus à l’aise avec
ce qu’ils sont », disait-il de ses camarades blancs. « Les Asiatiques ne sont
pas mal à l’aise avec ce qu’ils sont, mais avec le fait d’exprimer qui ils sont.
Ici, dans un groupe, il y a toujours la pression de se comporter en extraverti.
Quand ils ne se montrent pas à la hauteur, ça se lit sur leurs têtes. »
Alors qu’il me racontait les débordements d’un bizutage, je compris qu’il
n’était pas gêné pour ceux qui s’étaient ridiculisés. En réalité, il se montrait
critique à son propre égard. « Lorsque les gens font des choses de ce genre,
il y a un moment où je me sens mal à l’aise. C’est la preuve de mes propres
limites. Parfois je trouve qu’ils valent mieux que moi. »
Mike se faisait renvoyer le même genre de messages par ses professeurs.
Quelques semaines après la rentrée, sa conseillère pédagogique – professeur
à l’école de médecine de Stanford – reçut un groupe d’étudiants chez elle.
Mike espérait faire bonne impression, pourtant, il ne trouva rien à dire. Les
autres semblaient n’avoir aucun problème à blaguer ou à poser des
questions intelligentes. « Mike, tu m’as vraiment cassé les oreilles,
aujourd’hui », le taquina-t-elle au moment des au revoir. Il repartit penaud.
« Ceux qui ne parlent pas sont considérés comme faibles ou demeurés »,
conclut-il avec regret.
Néanmoins, ces sentiments n’étaient pas totalement nouveaux pour Mike.
Il en avait eu un avant-goût dès le lycée. À Cupertino, on avait beau suivre
une éthique quasi confucéenne du calme, de l’étude et du respect de la
relation, on n’en était pas moins soumis à l’influence de l’Idéal extraverti.
Bien que profondément dévoués aux valeurs de leurs parents, les gamins de
Cupertino semblaient diviser le monde en deux groupes : les Asiatiques
« traditionnels » contre les Asiatiques « superstars ». Les premiers gardaient
la tête baissée et faisaient leurs devoirs. Les seconds s’en sortaient bien en
cours mais savaient aussi blaguer en classe, défier leurs professeurs et se
faire remarquer.
« Bon nombre d’étudiants essaient volontairement d’être plus extravertis
que leurs parents, me renseigne Mike. Ils les trouvent trop réservés et ils
tentent de compenser en étant eux-mêmes excessivement expansifs. » Le
glissement de valeurs se fait aussi sentir chez certains parents. « Les parents
asiatiques commencent à voir que ça ne paie pas d’être trop discret, alors ils
encouragent leurs gosses à s’inscrire aux cours de rhétorique et de débat
dont le but est de donner aux élèves l’opportunité de parler fort et de
manière convaincante. »
Pourtant, la première fois que j’ai vu Mike à Cupertino, ses valeurs et sa
perception de lui-même étaient quasiment intactes. Il avait conscience de ne
pas faire partie des « superstars » asiatiques – sur une échelle de 1 à 10, il
estimait sa propre popularité à 4 –, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir l’air
bien dans sa peau. « Je préfère traîner avec des gens qui ont une
personnalité plus authentique, m’avait-il dit à l’époque. Du coup, j’ai
tendance à rencontrer des gens plutôt discrets. C’est difficile d’être sans
cesse surexcité quand en même temps on essaie de faire preuve de
sagesse. »
Il est évident que Mike a eu de la chance de profiter aussi longtemps du
cocon de Cupertino. Les jeunes Américains d’origine asiatique grandissant
dans des communautés plus typiquement américaines sont en général
confrontés bien plus tôt aux problèmes que Mike n’a aperçus qu’en
première année de fac. Une étude comparant les adolescents américains
d’ascendance européenne aux Sino-Américains de deuxième génération sur
une période de cinq ans révéla que les sujets d’origine chinoise étaient
nettement plus introvertis que leurs homologues américains durant toute
leur adolescence – et le payaient de leur amour-propre. Si à douze ans les
Américains d’origine chinoise introvertis se sentaient parfaitement bien
dans leur peau – sans doute parce qu’ils se jaugeaient toujours selon le
système de valeurs traditionnelles de leurs parents –, à l’âge de dix-sept ans,
ayant été plus exposés à l’Idéal extraverti américain, ils souffraient d’une
grave dégradation de l’opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes.
Pour les jeunes d’origine asiatique, le prix de cette difficulté à s’intégrer,
c’est le malaise social. Mais une fois adultes, le préjudice est parfois même
matériel. Comme l’explique le journaliste Nicholas Lemann qui, pour son
livre The Big Test, a interrogé un groupe d’Américains d’origine asiatique
sur le sujet de la méritocratie, « le sentiment qui émerge toujours, c’est que
la méritocratie s’arrête le jour du bac. À partir de ce moment-là, les
Asiatiques se retrouvent derrière parce qu’ils n’ont pas le style culturel pour
foncer : ils sont trop passifs, pas assez “rentre dedans” ».
À Cupertino, j’ai moi-même fait connaissance avec des gens aux prises
avec ce problème. Une femme nantie au foyer m’a confié que tous les maris
de son cercle social avaient récemment accepté des postes en Chine et
faisaient désormais la navette entre Cupertino et Shanghai, en partie parce
que leur discrétion les empêchait de grimper sur l’échelle sociale
américaine. Dans le même esprit, un ingénieur en informatique me raconta
combien il se sentait oublié au bureau en comparaison de ses collègues. « Si
je pouvais m’améliorer en communication, regrettait-il, mes efforts seraient
beaucoup mieux reconnus. Mon supérieur m’apprécie, cependant il ne sait
pas pour autant le travail extraordinaire que je fais. »
Il me confia ensuite avoir cherché des cours d’extraversion à
l’américaine et avoir trouvé ceux de Preston Ni, un professeur en
communication d’origine taïwanaise. À l’école de Foothill, à la sortie de
Cupertino, Ni anime des séminaires intitulés « Les clés de la
communication pour les professionnels d’origine étrangère », dont un
groupe local pro-extraversion vantait les mérites sur Internet.
Par curiosité, je me suis donc inscrite à l’un des cours et me suis
retrouvée un samedi matin dans une salle moderne et austère au milieu
d’une quinzaine d’autres élèves dont beaucoup d’origine asiatique et
certains venant d’Europe de l’Est et d’Amérique du Sud.
Le professeur Ni, un homme à l’allure joviale en costume classique et
cravate dorée à motifs de cascade, commença le cours en nous faisant une
présentation de la culture américaine des affaires. Il nous mit en garde en
nous disant qu’aux États-Unis, si l’on voulait progresser, il fallait de la
forme tout autant que du fond. Ce n’était peut-être pas juste, ni le meilleur
moyen de jauger la valeur réelle d’une personne « néanmoins, sans
charisme, même la personne la plus brillante au monde ne se fera pas
respecter pour autant ».
Ni souligne que c’est une culture très différente des autres. En Chine,
lorsqu’un dirigeant communiste prononce un discours, il ne le lit même pas
sur un prompteur, il se contente du papier. « Si c’est lui le chef, tout le
monde doit l’écouter. »
Ni fit appel à des volontaires et choisit Raj afin que celui-ci s’avance.
Âgé d’environ vingt-cinq ans, Raj était indien, concepteur de logiciels dans
une entreprise de Fortune 500. Il portait l’uniforme décontracté de la
Silicon Valley – chemise et pantalon en toile beige –, pourtant, ses postures
étaient plutôt celles d’un homme sur la défensive. Il se tenait debout, les
bras croisés sur sa poitrine comme un bouclier, et frottait ses semelles au
sol. Plus tôt dans la matinée, nous avions fait un tour de table pour nous
présenter, et, depuis sa chaise au dernier rang, il nous avait appris d’une
voix chevrotante qu’il était là pour apprendre « à avoir plus de
conversation » et à « s’ouvrir aux autres ».
Le professeur Ni demanda à Raj de dire au groupe quels projets il avait
pour la fin du week-end.
« Je vais dîner avec un ami », répondit-il d’une voix à peine audible en
regardant fixement son interlocuteur, « et peut-être que demain j’irai faire
de la randonnée. »
Ni le fit recommencer.
« Je vais dîner avec un ami, répéta Raj, et peut-être que mmmlmlmlllml
faire de la randonnée.
— L’impression que j’ai en vous regardant, intervint le professeur d’une
voix douce, c’est que je pourrais vous confier une grosse somme de travail
sans avoir à faire attention à vous. Rappelez-vous que dans la Silicon
Valley, même la personne la plus intelligente et la plus compétente ne sera
pas appréciée à sa juste valeur si elle n’est pas capable de s’exprimer
autrement que par son travail. De nombreux professionnels d’origine
étrangère en font l’expérience. Ils deviennent des employés modèles, mais
pas des leaders. »
Tous les membres opinèrent du chef d’un air compatissant.
« Cependant, il existe un moyen d’être vous-même, poursuivit Ni, et de
mieux faire apparaître votre personnalité à travers votre voix. Souvent, les
Asiatiques ne se servent que d’une petite partie de leurs muscles lorsqu’ils
parlent. Nous allons donc commencer par travailler la respiration. »
Sur ces bonnes paroles, il invita Raj à s’allonger sur le dos et à énoncer à
voix haute les cinq premières voyelles. « A… E… I… O… U, chanta la
voix de Raj, A… E… I… O… U… A… E… I… O… U… » Jusqu’au
moment où le professeur estima que son élève était prêt à retenter
l’expérience. Il lui proposa donc de se relever.
« Maintenant, dites-nous ce que vous avez prévu d’intéressant après ce
cours », l’encouragea-t-il en frappant dans ses mains pour le motiver.
« Ce soir, je vais dîner chez un ami, et demain j’irai faire de la randonnée
avec un autre. » La voix de Raj avait gagné en puissance, et tout le groupe
l’applaudit avec enthousiasme.
Ni lui-même est un exemple parfait de ce à quoi on peut arriver avec du
travail. Après l’atelier, je lui ai rendu visite dans son bureau, et il m’a décrit
combien il était timide à son arrivée aux États-Unis – tout seul, il s’était
entraîné à jouer les extravertis, aussi bien en colonie de vacances qu’en
école de commerce, et cela avait fini par payer. Aujourd’hui, il dirige cette
entreprise de conseil florissante et compte parmi ses clients Yahoo, Visa ou
encore Microsoft. Il y enseigne les compétences que lui a eu tant de mal à
acquérir.
C’est quand il s’est mis à parler du concept asiatique de « pouvoir par la
douceur » – ce qu’il appelait « diriger par l’eau au lieu du feu » – que j’ai
commencé à voir qu’il n’était pas tant impressionné par les modes de
communication occidentaux que cela. « Dans les cultures d’Asie, précisa
Ni, il y a souvent une manière subtile d’obtenir ce que l’on veut. Ce n’est
pas toujours agressif, mais il y a beaucoup de détermination et d’habileté.
Et en fin de compte, on peut accomplir beaucoup, de cette façon. Avec la
méthode agressive, l’autre est assommé ; avec le pouvoir par la douceur, il
est conquis. »
Je lui ai alors demandé des exemples concrets de ce pouvoir par la
douceur. Ses yeux se sont mis à briller et il m’a cité des clients à lui dont la
force reposait dans leurs idées et dans leur cœur. Pour la majorité, ils étaient
organisateurs de groupe de personnes – des collectifs de femmes, des
rassemblements divers – qui avaient réussi à rallier les foules à leur cause
plutôt par la conviction que par le dynamisme. Il évoqua aussi des
structures comme celle des mères contre l’alcool au volant – montrant
qu’une poignée de gens peut changer des vies non pas par la puissance de
leur charisme mais par leur attention à l’autre. Leurs compétences en
communication suffisent alors à faire passer leur message, cependant, leur
force réelle provient du fond.
« À long terme, concluait Ni, si l’idée est bonne, les gens finiront par
bouger. Si la cause est juste et qu’on y met tout son cœur, c’est presque une
loi universelle : on attirera des gens qui voudront la partager. Le pouvoir par
la douceur, c’est la persévérance tranquille. Les gens dont je vous parle sont
très persévérants, chaque jour et dans chacune de leurs relations à l’autre.
C’est ainsi qu’ils réussissent à fonder une équipe. » Et à travers l’histoire,
cette manière d’être a été défendue par des figures admirées : Mère Teresa,
Bouddha, Gandhi.
Lorsque j’avais demandé à tous les lycéens de Cupertino que je
rencontrais de me nommer un personnage qu’ils admiraient, la grande
majorité avait justement mentionné Gandhi. Qu’y avait-il dans cet homme
qui les inspirait tant ?
Plus vous avez tendance à répondre « oui » à cette seconde série, plus
vous vous situez bas sur l’échelle d’auto-surveillance.
Le jour où le professeur Little a introduit le concept d’auto-surveillance
dans ses cours de psychologie, certains étudiants se sont violemment
opposés les uns aux autres sur la dimension éthique de cette question. Pour
les individus à score haut, les individus à score bas peuvent paraître rigides
et maladroits en société. Par ces derniers, les premiers sont vus comme
conformistes et trompeurs – « plutôt dotés de pragmatisme que de
principes », pour citer Mark Snyder. Ceux qui avaient obtenu des scores
élevés se sont révélés être des menteurs plus expérimentés que les autres, ce
qui viendrait conforter la position morale prise par les scores bas.
Mais Little, dont le sens éthique et le capital sympathie ne peuvent être
remis en question bien que son score soit haut, voit les choses
différemment : pour lui, l’auto-surveillance est un acte de modestie
puisqu’il s’agit de s’adapter à une situation ou à un interlocuteur au lieu de
tout plier à ses propres besoins ou exigences. Il décrit une version plus
introvertie de l’auto-surveillance qui serait moins motivée par le feu des
projecteurs que par le besoin d’éviter de commettre des impairs en société.
Si le professeur prononce de brillants discours, c’est en partie parce qu’il est
en auto-surveillance tout le long et qu’il est en permanence à l’affût du
moindre signe d’ennui ou de plaisir de son public pour pouvoir ajuster son
intervention en fonction des besoins qu’il perçoit.
Le fossé de la communication
Est-ce qu’il y a quelque chose qui cloche chez moi ? Pas étonnant que
cette interrogation soit au cœur de l’incompréhension entre une introvertie
et un extraverti. Le plus grand malentendu concernant ces types de
personnalité consiste à croire que les introvertis sont asociaux et que les
extravertis sont naturellement sociables. Nous avons vu qu’aucune de ces
deux vérités n’en est une : introvertis et extravertis sont sociables, mais
différemment. Ce que les psychologues appellent le « besoin d’intimité » se
manifeste chez les deux groupes. Pour tout dire, les individus qui accordent
le plus d’importance à l’intimité ne sont pas les extravertis qui mettent
l’ambiance partout où ils passent, ce sont des personnes ayant un petit
cercle d’amis choisis et préférant les conversations sincères en petits
comités aux fêtes débridées. Quelqu’un comme Emily, en somme.
Inversement, les extravertis ne cherchent pas nécessairement la proximité
dans leurs relations sociales. Comme me l’a expliqué le psychologue
William Graziano, « les extravertis semblent avoir davantage besoin des
autres comme d’une tribune pour combler leur besoin d’impact social, tout
comme un général aura besoin de soldats pour combler son besoin de
commander. Quand un extraverti arrive à une fête, tout le monde sait qu’il
est là ».
Le degré d’extraversion semble influencer le nombre d’amis que l’on a
sans déterminer si l’on est un bon ami pour eux. Dans une étude menée à
l’université d’Humboldt, à Berlin auprès de cent trente-deux étudiants, les
psychologues Jens Aspendorf et Susanne Wilpers ont entrepris de
comprendre les effets de différents traits de personnalité sur la relation de
ceux qui les possèdent avec leurs semblables et leur famille. Leur travail se
concentra sur cinq caractéristiques en particulier : l’introversion-
extraversion, la gentillesse, l’ouverture aux nouvelles expériences,
l’attention aux autres et la stabilité émotionnelle (critères qui, pour bon
nombre de psychologues du comportement, résument la personnalité
humaine).
Aspendorf et Wilpers avaient prédit que les extravertis auraient plus de
facilité à se faire de nouveaux amis que les introvertis, et tel fut bien le cas.
On aurait pu en déduire, compte tenu des préjugés à l’égard de ces deux
types de personnes, que ce serait ceux ayant le plus haut score
d’extraversion qui entretiendraient les relations amicales les plus
harmonieuses. Ce n’est pas vrai. Les résultats prouvèrent que c’étaient les
individus dotés d’un score élevé en gentillesse qui y parvenaient. Ce trait se
répartit également chez les introvertis et les extravertis ; il n’y a pas de
corrélation entre la gentillesse et l’extraversion. Tout ceci explique pourquoi
certains extravertis aiment la stimulation sociale du groupe mais ne
s’entendent pas nécessairement bien avec leurs proches.
Cela explique aussi pourquoi certains introvertis – comme Emily, dont le
talent pour l’amitié suggère qu’elle a elle-même un très bon score en
gentillesse – donnent sans compter toute leur attention à leur famille ainsi
qu’à leurs amis proches, et n’aiment pas les discussions futiles. Aussi,
quand Greg accuse Emily d’être « asociale », il se trompe. Emily se
concentre sur son mariage comme n’importe quel introverti gentil, faisant
ainsi de Greg le centre de son univers.
Sauf dans certains cas. Emily fait un travail exigeant, et parfois, en
rentrant le soir, elle n’a plus beaucoup d’énergie. Elle est toujours heureuse
de revoir Greg, cependant, elle préfèrerait rester lire à côté de lui plutôt que
de sortir dîner ou d’avoir une discussion animée. Être en sa compagnie lui
suffit. Pour Emily c’est parfaitement naturel ; Greg, lui, est blessé qu’elle
fasse un effort pour ses collègues et pas pour lui.
C’est une dynamique malheureusement courante au sein des couples
introverti-extraverti : l’introverti ne rêve que de repos et de compréhension
tandis que l’extraverti aimerait voir du monde et en veut à son conjoint de
réserver le meilleur de lui-même aux autres.
Les extravertis peuvent avoir du mal à comprendre à quel point les
introvertis ont besoin de recharger leurs batteries après une longue journée.
Nous sommes tous capables de compatir lorsque l’autre manque de
sommeil et rentre trop épuisé pour discuter, il est néanmoins plus difficile
de mesurer combien la surstimulation sociale peut être elle aussi éreintante.
Quant aux introvertis, ils ne se rendent pas toujours compte du mal qu’ils
font avec leur silence. J’ai interrogé une femme dynamique au tempérament
pétillant du nom de Sarah, professeur d’anglais au lycée. Elle était mariée à
Bob, doyen introverti d’une université de droit qui passait ses journées à
lever des fonds pour s’écrouler d’épuisement quand il rentrait chez lui.
Lorsque Sarah m’a parlé de leur mariage, c’est en versant des larmes de
solitude et de frustration.
« À la fac, il est incroyablement aimable, me racontait-elle. Tout le
monde me dit combien il est drôle, et quelle chance j’ai d’être sa femme.
Moi, je n’ai qu’une envie, c’est de les étrangler. Chaque soir, dès qu’on a
fini de dîner, il bondit de sa chaise pour ranger la cuisine. Puis il veut lire
son journal seul et travailler sur ses photos. Vers 21 heures, il vient dans la
chambre pour regarder la télé et être avec moi. Pourtant, même là il n’est
pas vraiment présent. Ce qu’il veut, c’est que je pose ma tête sur son épaule
pendant qu’on fixe l’écran. Il m’arrive d’avoir l’impression qu’on est
seulement colocataires. » Sarah essaie de convaincre Bob de changer de
voie professionnelle. « Je pense qu’on aurait une belle vie s’il avait un
boulot dans lequel il pourrait rester assis devant son ordinateur toute la
journée plutôt que d’être constamment en train de collecter des fonds »,
explique-t-elle.
Dans les couples où c’est l’homme qui est introverti et la femme
extravertie, on confond souvent les conflits de personnalité et la différence
homme-femme. On tombe alors dans les clichés du genre : « Mars » a
besoin de se retirer dans sa grotte et « Vénus » préfère l’interaction. Mais
quelle que soit la raison de ces différences en termes de besoins sociaux –
qu’il s’agisse de genre ou de tempérament –, le plus important, c’est qu’il
est possible d’améliorer les choses. Par exemple, dans L’Audace d’espérer,
le président Obama confie que les premières années de son mariage avec
Michelle, il travaillait à son premier livre et « passait souvent la soirée terré
dans son bureau au fond de leur appartement au bord de la voie ferrée ; pour
lui c’était normal alors que Michelle se sentait souvent seule ». Il attribue
cette tendance chez lui aux exigences de l’écriture et au fait d’avoir été
élevé comme un enfant unique. Il ajoute qu’avec les années, Michelle et lui
ont appris à mieux entendre les besoins de l’autre et à les considérer comme
légitimes.
Joyce est à l’évidence une mère très aimante ; elle a pourtant eu du mal à
comprendre sa fille à cause d’une différence de tempérament. Aurait-ce été
plus facile si elle avait elle-même été introvertie ? Rien n’est moins sûr. En
effet, ces parents-là aussi doivent relever des défis. Parfois, des souvenirs
d’enfance difficiles leur compliquent la tâche.
Emily Miller, assistante sociale à Ann Arbor dans le Michigan, m’a ainsi
fait part de l’histoire d’une petite fille dont elle s’est occupée, Ava. Sa
timidité était telle qu’elle n’arrivait ni à se faire des amis, ni à se concentrer
en classe. Elle avait récemment fondu en larmes à la chorale lorsqu’on lui
avait demandé de passer devant. C’est alors que sa mère, Sarah, avait
décidé de demander l’aide d’Emily. Au moment où Miller demanda à
Sarah, brillante journaliste, de participer au traitement d’Ava, ce fut son tour
de s’effondrer. Elle aussi avait été une enfant timide et elle se sentait
coupable d’avoir transmis ce fardeau à sa fille.
Selon l’assistante sociale, la réaction de Sarah n’a rien d’inhabituel pour
le parent pseudo-extraverti d’un enfant introverti. Non seulement cette mère
revit sa propre enfance mais elle projette sur sa fille ses pires souvenirs. Ce
qu’elle doit comprendre, c’est qu’Ava et elle sont deux personnes distinctes
même si elles semblent avoir hérité de tempéraments semblables. Et puis
Ava est aussi influencée par son père et par un grand nombre de facteurs
environnementaux ; elle est donc appelée à se développer différemment. La
détresse de Sarah n’a pas à être celle de sa fille. Avec des conseils
appropriés, Ava arrivera peut-être un jour à considérer sa timidité comme
un simple petit inconvénient.
Cependant, même les parents qui ont encore du travail à faire pour se
réconcilier avec eux-mêmes peuvent être, selon Miller, d’une grande aide
pour leurs enfants. Les conseils d’un parent qui comprend intimement ce
que traverse son enfant sont éminemment précieux. Il est utile de dire à son
fils ou à sa fille qu’on avait aussi très peur, la veille de la rentrée scolaire, et
que cela s’améliore avec le temps. Qu’il vous croie ou non, il aura entendu
que vous le comprenez et l’acceptez. De plus, vous pourrez vous servir de
votre empathie pour savoir à quel moment pousser votre enfant et jusqu’où,
sans risquer de le brusquer. Par exemple, Sarah pourrait imaginer que se
produire du jour au lendemain devant toute sa classe, c’est vraiment trop
demander à sa fille. Un premier pas consisterait à la faire chanter devant un
petit groupe d’intimes ou une amie proche, même si Ava commence par
protester. Autrement dit, Sarah gagnera donc bien à comprendre quand
encourager sa fille, et dans quelles limites.
Pouvoir choisir son école est un luxe qui n’est pas donné à toutes les
familles. Mais, quel que soit l’établissement, vous pouvez faire beaucoup
pour aider votre petit introverti à bien pousser. Repérez les sujets qui le
motivent le plus et encouragez-le à les approfondir dans des cours à
l’extérieur, ou bien dans d’autres contextes comme les concours
scientifiques ou les ateliers d’écriture. Quant aux activités de groupe,
apprenez-lui à trouver un rôle qui lui convienne au sein de l’équipe. L’un
des avantages du travail collectif, même pour les introvertis, c’est qu’il
offre de nombreuses voies différentes. Votre enfant participera plus
naturellement s’il sait exactement en quoi consiste sa contribution.
Vous pouvez aussi l’aider à s’entraîner à prendre la parole. Expliquez-lui
qu’il n’y a rien de mal à prendre le temps de rassembler ses idées avant de
s’exprimer, même si les autres font différemment. Et encouragez-le tout de
même à intervenir le plus tôt possible dans la discussion pour que la tension
ne l’en dissuade pas une fois que tous les autres auront parlé. Aidez-le à
jouer de ses points forts. Il a tendance à poser des questions sérieuses ?
Valorisez cette qualité, et apprenez-lui que les bonnes questions sont
souvent plus utiles que les réponses hâtives. Il considère les choses d’un
point de vue atypique ? Dites-lui combien c’est précieux, et poussez-le à
partager sa vision avec les autres.
N’hésitez pas à avoir recours au dialogue concret. Par exemple, les
parents de Maya pourraient chercher avec elle comment elle aurait pu agir
pour mieux vivre cet exercice d’éducation civique. Le jeu de rôles peut se
révéler utile, en choisissant des situations aussi spécifiques que possible.
Maya aurait ainsi la possibilité de s’entraîner à dire, avec ses propres mots :
« C’est moi qui prends les notes ! », ou bien « Et si on posait comme règle
que ceux qui salissent la classe passeront les dix dernières minutes de la
récréation à ramasser les détritus ? »
Une autre difficulté sera peut-être de l’amener à vous raconter sa journée
de classe. Même d’un naturel communicatif, la plupart des enfants sont
réticents à partager des expériences qui leur ont fait ressentir de la honte.
Plus l’enfant est jeune, plus il sera susceptible de se confier. Aussi faudrait-
il engager ce processus le plus tôt possible dans sa scolarité. Posez-lui avec
douceur et patience des questions bien précises. Plutôt qu’un simple
« Comment ça s’est passé à l’école ? », optez pour une phrase du genre
« Qu’est-ce que tu as fait en cours de maths aujourd’hui ? » Laissez ensuite
toujours à votre enfant le temps de répondre. En outre, évitez de lui imposer
le sempiternel « Tu t’es bien amusé à l’école ? » lancé d’une voix toute
guillerette. Il sentirait combien il est important pour vous qu’il réponde oui.
S’il ne veut toujours pas parler, attendez-le. Parfois, il aura besoin de
plusieurs heures pour décompresser et préférera se livrer dans des moments
de détente, à l’heure du bain ou du coucher. Réservez donc un espace à ces
occasions-là. Et, s’il fait confiance à sa nounou, sa tante ou son frère aîné,
ravalez votre fierté et demandez-leur de l’aide.
Pour finir, essayez de ne pas vous alarmer si votre enfant introverti n’a
pas l’air d’être le gamin le plus populaire de son école. Il est crucial pour
son équilibre émotionnel et social qu’il ait une ou deux amitiés solides,
mais il n’est pas indispensable qu’il soit apprécié de tous. Bon nombre
d’enfants introvertis développent plus tard une grande aisance sociale bien
que leur manière de rejoindre le groupe soit particulière, ou bien qu’ils n’y
restent que peu de temps. Tout va bien. Votre enfant doit simplement
acquérir les bases de la communication et se faire des amis, pas devenir la
star de son école. Il y a mille moyens d’arriver à une vie satisfaisante.
Se découvrir et pratiquer une passion peut changer le cours d’une vie, pas
seulement pour la durée de l’enfance, mais bien au-delà. Penchons-nous sur
l’histoire de David Weiss, batteur et journaliste musical. David est un bon
exemple d’enfant ayant grandi comme Charlie Brown et s’étant ensuite bâti
une vie créative, constructive et riche. Il adore sa femme et son bébé. Il est
passionné par son travail. Il a un vaste cercle d’amis et vit à New York, ville
qu’il considère comme l’endroit idéal pour un fou de musique. Si l’on
mesure la réussite d’une vie à l’aune de l’amour et du travail, alors celle de
David est incroyablement grande.
Pour autant, tout n’a pas toujours été si rose pour lui. Enfant, il était
gauche et timide. Ce qui l’intéressait, la musique et l’écriture, était
déconsidéré par les gens qui comptaient à l’époque : ses camarades. « On
n’arrêtait pas de me répéter : “Profites-en, ce sont les plus belles années de
ta vie”, et moi je me disais : J’espère bien que non ! Je détestais l’école ; je
n’avais qu’une hâte, c’était de m’échapper de là. Lorsque le film Les
Tronches est sorti, on aurait dit qu’ils s’étaient inspirés de moi pour les
personnages. Je savais que j’étais intelligent mais j’ai grandi dans la
banlieue de Detroit et, là-bas, c’est comme dans 99 % du pays : si on est
mignon et sportif, on ne se fait pas embêter. À l’inverse, si on a l’air trop
intelligent, on n’est pas respecté pour ça chez les gosses. Les autres essaient
plutôt de vous casser la figure. »
Alors comment en est-il arrivé là où il est aujourd’hui ? Pour David, ce
qui a tout bouleversé, c’est de jouer de la batterie. « Je sais très bien quand
j’ai dépassé toutes mes difficultés d’enfant : c’est le jour où je me suis mis à
la batterie. La batterie, c’est ma muse, mon Yoda. Au collège, j’ai assisté à
un concert du groupe de jazz du lycée et le gars le plus cool de la bande,
c’était vraiment le batteur, et de loin. Pour moi, les batteurs étaient un peu
comme des athlètes, des athlètes musicaux. Et la musique, j’adorais ça. »
Au départ, c’était surtout une validation sociale. Il ne se faisait plus jeter
des fêtes par des brutes deux fois plus larges que lui. Bientôt, cela devint
plus profond : « J’ai compris un jour que c’était une forme d’expression
créatrice et ça m’a totalement retourné. J’avais quinze ans. C’est là que j’ai
commencé à vraiment m’engager là-dedans. Toute ma vie a changé grâce à
la batterie, et ça dure encore. »
David se souvient très bien comment il se sentait à neuf ans.
« Aujourd’hui, je suis en contact avec ce gosse. Dès que je fais un truc que
je trouve chouette, par exemple interviewer Alicia Keys, j’envoie un
message à ce petit pour lui dire que tout va bien se passer. J’ai le sentiment
que, lorsque j’avais neuf ans, je recevais ce genre de signaux de l’avenir et,
à l’époque, c’est une des choses qui m’ont donné la force de m’accrocher.
J’ai réussi à créer cette boucle entre qui je suis et qui j’étais avant. »
L’autre élément qui a donné de la force à David, ce sont ses parents. Ils se
sont moins préoccupés de développer sa confiance en lui que de
l’encourager à trouver des moyens d’être productif. Peu importait ce pour
quoi il se passionnait du moment qu’il tenait bon et s’amusait. Son père
était un grand fan de foot mais il aurait été le dernier à le forcer à aller sur
un terrain. Pendant un temps, David fit du piano, puis du violoncelle.
Lorsqu’il annonça qu’il voulait se mettre à la batterie, ses parents furent
surpris. Cependant, ils ne flanchèrent pas. Ils accueillirent sa nouvelle
passion. Ils soutinrent leur fils.
Z-Access
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