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Sarah Barmak

Jouir.
En quête de l’orgasme féminin
Traduit de l’anglais (Canada) par Aude Sécheret

2019
Présentation
Libérée, la sexualité des femmes d’aujourd’hui ? On serait tenté de croire
que oui. Pourtant, plus de 50 % d’entre elles se disent insatisfaites, que ce
soit à cause d’un manque de désir ou de difficultés à atteindre l’orgasme. Si
tant de femmes ordinaires sont concernées, peut-être qu’elles n’ont rien
d’anormal et que ce n’est pas à la pharmacie qu’il faut aller chercher la
solution. Le remède dont elles ont besoin est plus certainement culturel, et
passe par une réorientation de notre approche androcentrée du sexe et du
plaisir.
Tour à tour reportage, essai et recueil de réflexions à la première
personne, cet ouvrage enquête sur les dernières découvertes scientifiques
ayant trait à l’orgasme féminin. On y apprend ainsi qu’une chercheuse en
psychologie clinique a recours à la méditation de pleine conscience pour
traiter les troubles à caractère sexuel. On y découvre aussi diverses façons
dont les femmes choisissent de redéfinir leur sexualité. Cette aventure aux
confins de la jouissance nous emmène jusqu’au festival Burning Man, où
l’orgasme féminin est donné à voir sur scène, ou encore dans le cabinet
feutré d’une thérapeute qui propose de soigner les traumatismes liés au viol
à l’aide de massages sensuels.

L’autrice
Sarah Barmak est une autrice et journaliste canadienne dont les sujets de
prédilection sont la sexualité, les études de genre, la santé des femmes et la
justice sociale. Elle enseigne le journalisme à la Munk School of Global
Affairs
Collection
ZONES
Copyright
Le label « Zones » est dirigé par Grégoire Chamayou.

Ouvrage initialement paru sous le titre Closer. Notes from the Orgasmic
Frontier of Female Sexuality aux éditions Coach House Books (Toronto) en
2016.

© Sarah Barmak, 2016.


This edition is published by arrangement with Coach House Books in
conjunction with its duly appointed agents L’Autre Agence, Paris, France.
All rights reserved.

Conception graphique : deValence.

© Éditions La Découverte, Paris, 2019, pour la traduction française.


Zones est un label des Éditions La Découverte.

En couverture : © Droits réservés.

ISBN papier 978-2-35522-145-3


ISBN numérique 978-2-35522-149-1

Composition numérique : Facompo (Lisieux), octobre 2019

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à


l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à
titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre est strictement
interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et
suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit
de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
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Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous
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retrouverez l’ensemble de notre catalogue et la plupart de nos titres,
intégralement consultables en ligne, et pas mal d’autres choses encore.

Nous suivre sur


Table
Remerciements

Préface

1. La peur du plaisir - Dans une culture obsédée par le sexe, tout le monde ne se sent
pas nécessairement à l’aise.
2. Une histoire de l’oubli - Comment des siècles d’ignorance vis-à-vis de l’anatomie féminine
ravagent encore aujourd’hui la santé des femmes – et comment l’une d’elles s’est rebiffée.
3. Un point fixe dans un monde en mouvement - Qu’est-ce qu’un orgasme, après tout ? Tout
dépend si vous posez la question à un scientifique, un poète ou un mystique.
4. Jouer - Tout ce que veulent les filles, c’est s’amuser. Elle ne font rien d’autre que s’amuser,
et cela brouille les limites entre la thérapie, le porno, la santé, le mysticisme et la prostitution.
Bienvenue dans ce monde à la fois sans gêne et sauvage, ce monde de l’underground sexuel
féminin d’aujourd’hui.
5. Le plaisir est-il nécessaire ? - L’égalité sexuelle se limite-t-elle vraiment à l’égalité face
à la jouissance ? Qu’est-ce qui se cache derrière ce droit au plaisir auquel nous aspirons ?
Bibliographie
REMERCIEMENTS

Tout d’abord, je tiens à remercier celui qui a été mon premier éditeur sur
ce projet, à savoir Jason McBride, ainsi que la directrice éditoriale de Coach
House, Alana Wilcox, dont l’empressement à laisser une jeune journaliste
s’essayer à un livre sur la base de quelques vagues intuitions était inattendu
et témoignait d’une grande générosité. Merci à Beverly et Phil, qui m’ont
gentiment prêté leur maison dans le Colorado où j’ai pu me retirer pour
écrire, ce dont j’avais grand besoin, mais aussi à Ted et Susan pour leur
cottage où j’ai passé de longues journées à écrire. Merci à Vanessa, qui m’a
confié l’histoire la plus intime qui soit. Je remercie du fond du cœur
l’Ontario Arts Council pour sa généreuse bourse « Works in Progress » qui
m’a permis de terminer ce livre.
De nombreuses personnes futées m’ont fait d’excellentes suggestions,
m’ont prêté des livres, ont répondu à des rafales de questions étranges,
m’ont fait découvrir certains sujets, offert un soutien moral et se sont
généralement manifestées pile au moment où j’en avais besoin pour me
raconter des choses utiles, ou les faire : David Hayes, Christina Berkely,
Marni Jackson, Zoe Cormier, Desmond Cole, Lori Brotto, Barry
Komisaruk, Lucy Becker, Carlyle Jansen, Tobi Hill-Meyer, Jeet Heer, Lisa
Zimmerman, Eric Holt, Julia Rosenberg, Lisan Jutras, Kelli Korducki,
Tasha Schumann, Andréa Cohen-B. et toutes les femmes talentueuses qui
figuraient dans le premier aperçu du livre. Il est probable que j’omette
certains noms ici, aussi je présente mes excuses par avance à tous ceux que
j’ai pu oublier.
Merci à ma maman Cheryl, qui m’a appris l’alphabet et a toujours
applaudi les écrits qui en ont découlé, même quand elle ne voyait pas
toujours trop de quoi il retournait. Merci à mon papa Jack pour son soutien
et sa tolérance à l’égard de mes bouffonneries. Merci à mon professeur de
lycée Lewis Fried pour sa gentillesse et ses encouragements.
Plus que tout, je remercie mon ami, coaventurier, illustrateur de vulve et
fiancé Jeff Warren, sans qui ce livre n’aurait jamais pu exister. Son soutien
amoureux et sa capacité inébranlable à discuter d’idées, écouter d’étranges
faits sexuels et donner un avis pertinent et irremplaçable font de moi la
femme la plus chanceuse, la plus heureuse du pays.

S. B.

*
* *

La traductrice remercie Mona Chollet de lui avoir recommandé ce livre,


ainsi que Cyrille Rivallan pour son aide et ses encouragements.
À Jeff
« En fait, tu vois, il y a quand même des trucs qui se passent
pas trop mal, quand on est une femme. Y en a pas des tonnes.
Juste quelques-uns. Par exemple, ahem… allez, je me lance, les
femmes, elles ont un clito-clitoris et ooh, ouuuh, ouais. Un
clitoris. Ce qui se passe, c’est que ce truc qu’elle a, ce bon
vieux clitoris, il se rappelle tranquillement à elle, il se met à la
chatouiller. Et puis à sautiller. Et puis il se met à palpiter, à
pulser, et là, !%6%4*&%*?&:$;//1 WOUUUUU ! Ce qui se
passe, c’est que t’es là, allongée, et en gros, y a plus personne,
et c’est un peu comme si, tu vois, tu gelais sur place. Comme
du Coca qui gèle, je sais pas si t’as déjà vu ça. Donc t’es
immobile, il y a plus grand monde au poste de contrôle et t’es
allongée là, et c’est comme si cette minuscule petite chose en
toi se mettait à pousser un cri vraiment pur, exquis et très aigu,
et c’est… c’est un peu comme un fil conducteur, comme un fil
que tu suis jusqu’au soleil, et le long duquel t’es projetée
malgré toi et ça t’est parfaitement égal, parce que juste, wouuu-
hou ! Tu montes très, très haut et… c’est bon, quoi. Jouir, c’est
la bombe. »
« Georgiana », interviewée par A. S. A. HARRISON dans Orgasms. Twenty-Two
Women
Talk Frankly about Their Orgasms.
PRÉFACE
PAR MAÏA MAZAURETTE

Deux cents pages sur l’orgasme : non, sérieusement ? Et puis quoi


encore ? N’avons-nous pas honte de massacrer de précieux arbres
amazoniens pour l’impression de cet ouvrage ? Surtout quand il porte sur le
seul orgasme féminin – lequel, comme chacun sait, échappe tant aux
statistiques qu’à la raison. Où va le monde ?! Les éditeurs feraient vraiment
n’importe quoi pour vendre du papier.
Sérieusement : deux cents pages pour trois secondes de spasmes
musculaires rythmiques, n’est-ce pas un peu trop ?

En matière de sexe, étrangement, c’est toujours trop. La chose (au


singulier) ne mériterait pas tant d’attentions, de décryptages, de
chiffrements (au pluriel) : sous-entendu, la sexualité est plus étroite que nos
discours.
Beaucoup de bruit, pour presque rien.
Beaucoup de cris, pour quelques chuchotements.

Cette réticence au discours sexuel1 prend la forme d’un « bon » sens


populaire rabâché à l’envi : « à un moment, on a fait le tour », « une fois
qu’on a essayé tous les angles et toutes les positions, on s’ennuie », « la
sexualité, on en fait toute une histoire, mais un pénis reste un pénis et un
vagin reste un vagin2 ».
La question est légitime : la sexualité constitue-t-elle un ensemble de
pratiques finalement répétitives, dont on ne saurait renouveler l’intérêt
qu’en renouvelant les partenaires ?
Si le champ des plaisirs érotiques nous semble parfois étriqué, tassé dans
des normes trop petites et des potentiels de jouissance finalement décevants,
cet essai constitue un fantastique antidote. Les lectrices et lecteurs y
trouveront une somme formidable d’arguments contre le fatalisme, la sacro-
sainte routine, la perte d’inspiration, les renoncements blasés, la vantardise
de ceux qui pensent avoir tout vu, la gentille condescendance des aînés
persuadés qu’il n’y a plus rien à inventer.

En l’occurrence, nous avons bien besoin de cet espoir. Sans affirmer que
nous sommes d’irrécupérables cancres sexuels (quoique le bonnet d’âne ait
toute sa place dans le monde des fantasmes de soumission ou de
fétichisme), nos scores de satisfaction n’atteignent pas précisément des
sommets. En 2014, seuls 28 % des Français·e·s étaient sexuellement
enchanté·e·s, 44 % se disaient assez content·e·s, 19 % étaient déçu·e·s, et
9 % franchement désespéré·e·s (chiffres de l’Ifop/Marianne).
Précisons en outre qu’on peut trouver de la satisfaction sans connaître
l’orgasme. Ainsi, en 2015, la moitié des Françaises avaient parfois du mal à
grimper aux rideaux, et un quart n’avaient pas eu d’orgasme lors de leur
dernier rapport (Ifop/Cam4). Enfin, au gré des études, nous retombons
toujours sur les mêmes chiffres de la simulation : les deux tiers des femmes
(et un quart des hommes) mentent sur leur plaisir, pour rassurer leurs
partenaires… mais aussi et surtout parce que « ça » ne marche pas3.
Retournons le couteau dans la plaie : on ne parle pas ici de mascarades
exceptionnelles, espacées dans le temps. 2 % des femmes simulent à tous
les coups, 9 % souvent, 24 % parfois (enquête Zavamed).
Ces chiffres, nous les connaissons, la presse les relaie amplement. On
pourrait penser qu’ils nous feraient prendre conscience de ce qu’il faut bien
appeler un manque de compétence : nous ne sommes pas nuls, mais nous
pourrions manifestement nous améliorer. J’écris « nous » car il ne s’agit pas
d’une question individuelle : des fantasmes jusqu’aux pratiques, de la
pornographie jusqu’aux pensées qui nous parasitent pendant l’acte, nous
croulons sous les codes culturels, les apprentissages conscients ou
inconscients, les figures imposées.
Si vous n’arrivez pas à jouir ou faire jouir, ça n’est pas (que) de votre
faute. L’environnement culturel joue contre vous, contre l’expression de
votre sincérité, contre votre ressenti physique (« je devrais aimer ceci,
puisque c’est comme cela qu’il faut faire »), contre les franges les plus
intimes de votre jardin secret (« je devrais avoir envie de cela – ou
l’inverse »).

Les chiffres, donc, sont connus. Mais ils restent abstraits, comme s’ils
appartenaient à une aspiration flottante, qui demande trop de boulot, ou que
nous ne méritons pas. Ils n’entraînent pas de prise de conscience, et
quasiment aucun changement de pratiques. On sait que quelque chose
coince, on a accès à une information qui nous explique comment décoincer
la situation et, pourtant, ce que nous faisons au lit n’évolue que très
lentement.
Cela non plus n’est pas (que) de votre faute. Changer une culture
demande du temps, une disponibilité dont nous manquons souvent, et puis
des reins solides.
Et la culture résiste : plutôt par inertie que par attachement profond au
missionnaire. Loin des tendances sexo-fun été/hiver que nous font miroiter
les magazines et auxquelles on aimerait se raccrocher pour renouveler notre
répertoire sexuel, le Kamasutra contemporain appartient au temps long.
Avec des constantes : des rapports strictement scriptés (la pénétration
vaginale comme alpha et oméga du plaisir), dont les modalités ne
conviennent pas aux réalités physiologiques féminines (le clitoris ne se
situe toujours pas au fond du vagin)… aboutissant sans surprise à des
femmes qui n’ont pas d’orgasme. Ou qui croient qu’elles ne peuvent pas en
avoir (les chiffres de la « frigidité » – on dit anorgasmie, en 2019 – sont
volontiers gonflés par les vendeurs de solutions miracles4).
Comment sortir de l’ornière ?
C’est là que nous en arrivons à Sarah Barmak, avec sa curiosité, sa boîte
à outils, ses errances surprenantes dans le monde des femmes qui ont décidé
de changer de script, d’explorer d’autres pratiques, de voir au-delà du gazon
de la pénétration si l’herbe est plus verte. Dans les pages qui suivent, vous
pourrez l’accompagner derrière des portes qui habituellement nous
semblent à la fois opaques et fermées (elles sont grandes ouvertes, soit dit
en passant : il suffit de demander à entrer).
Insistons un instant sur un aspect particulièrement rafraîchissant du livre
que vous vous apprêtez à lire : Sarah Barmak ne tombe jamais dans la
tentation du mystère et de l’hermétisme – des effets de manche pourtant
largement répandus dans le domaine sexuel (car non seulement « on en
parle trop », mais quand on en parle, on n’aime rien tant que baragouiner du
jargon à demi-mot en tirant le rideau au dernier moment).
Le réflexe habituel quand on aborde l’orgasme féminin consiste en effet à
botter en touche : « Ah, l’orgasme, c’est compliqué, chacun est différent, il
n’y a rien à comprendre, le mieux reste de laisser son cerveau au vestiaire et
de se noyer collectivement dans le flou artistique. »
Ou encore : « Ah, les femmes, mais les femmes sont le continent noir,
elles sont proches de la nature, de l’instinct, des bêtes – ou au contraire des
anges, des statues, des muses, les femmes c’est incompréhensible, donnez-
leur de l’amour et du chocolat noir 85 %, car pourvu qu’on soit un mardi et
que le vent souffle direction nord-est, le tour sera joué. »
Face à nos renoncements intellectuels, à notre essentialisation des
femmes, le travail de Sarah Barmak a le mérite de prendre le taureau par les
cornes, la chatte par son nom, et sans noyer le poisson. Son enquête se veut
précise, documentée ; on y découvre une incroyable diversité des approches
et des pratiques, décrites de manière concrète.
Les « héroïnes » de cet essai cherchent l’orgasme – et, à travers lui, une
certaine idée de la complétude – par le zodiaque natif-américain, par la
science, par la méditation orgasmique, par la pornographie, par les groupes
de parole, par la relaxation, par les sex toys, le twerking, le tantra, les
programmes éducatifs sur Internet, mais aussi par le clitoris, le point G, le
souffle, le cerveau, la connexion à l’autre, la solitude, le lâcher-prise, la
concentration, l’expérience… et cette quête parfois joyeusement foutraque,
parfois équipée d’électrodes, n’a rien de superficiel : ces femmes sont en
train d’inventer une nouvelle culture.
Il serait temps.
On ne s’étonnera d’ailleurs pas que cette quête s’étende au-delà du seul
contexte américain : en France, des comptes Instagram comme T’as joui,
Gang du clito, Jouissance Club, La Prédiction, ainsi que le foisonnement de
festivals spécifiques, podcasts dédiés et autres sites consacrés à la sexualité,
témoignent d’une même appropriation par les femmes de leur potentiel
sexuel. On l’a beaucoup dit au sujet du mouvement #MeToo, mais il est
impossible de le nier : la libération de la parole – politique, sexuelle,
génitale – est effectivement en marche.

Le champ ouvert se révèle immense, mais navigable : il n’est pas


question de recettes normatives, de plans en douze points, encore moins de
systèmes de pensée dans lesquels se comprimeraient tous nos espoirs. Au
contraire, ce livre offre des bases de connaissance suffisamment larges pour
que chacun trouve sa voie personnelle et unique, en piochant les idées qui
lui conviennent.
Notons au passage qu’il ne s’agit pas de promouvoir des pratiques folles,
scandaleuses ou dangereuses, nécessitant des contrats, des investissements
matériels énormes ou l’accès à des lieux réservés. Tout ce qui est décrit est
faisable. Il suffit d’en avoir envie. Et, contrairement au répertoire sexuel
habituel (missionnaire, levrette, andromaque, petites cuillères + fellation,
cunnilingus et 69 si vos cervicales se portent bien), celui-ci est inventé par
des esprits de femmes, pour des corps de femmes. Ce qui représente une
nouveauté incontestablement bienvenue.
Si cet éventail sexuel augmente le champ des possibles, il augmente aussi
celui du légitime.
Cette question de la légitimité est cruciale parce que les femmes sont
encore souvent placées dans une situation qui leur dénie une relation
autonome à leur corps et leur sexualité. Parce qu’on leur a répété que leurs
plaisirs étaient fondamentalement émotionnels ou irrationnels, parce que
Freud a déclaré qu’il n’y avait qu’un seul bon orgasme, passant par un seul
bon pénis, parce que même nos contes de fées nous montrent des princesses
attendant d’être éveillées par le désir d’un preux chevalier5, il perdure
jusqu’à nos jours l’idée que ce soit aux hommes d’apporter l’orgasme aux
femmes.
Une telle préconception n’est sympathique ni pour les femmes… ni pour
les hommes.
Si l’on pourrait croire que la société française contemporaine a dépassé
ces réflexes, douchons tout de suite ce fringant optimisme : en 2017, 26 %
des femmes ne s’étaient jamais masturbées. Seules 14 % se masturbent
toutes les semaines, contre 50 % des hommes (chiffres Ifop).
Notamment chez les plus jeunes, l’idée de se toucher – donc de se
connaître – continue de susciter le dégoût. C’est-à-dire que, encore
aujourd’hui, le mode « par défaut » des femmes, c’est : 1) la haine ou
l’ambivalence par rapport à son sexe (quand on est au courant qu’on en
possède un exemplaire…) ; 2) la passivité. Les femmes sont en effet
censées réceptionner le plaisir plutôt que de s’en emparer. Elles sont
supposées subir, plutôt que de considérer la jouissance comme une
compétence à acquérir, au même titre que se tenir sur la pointe des pieds ou
lancer un javelot.

C’est aussi pour combattre cette (relative) impuissance qu’il est crucial,
et urgent, de faire bouger les lignes d’une culture sexuelle qui entrave
l’accès des femmes à leur propre plaisir. Parce que, à ce rythme, les femmes
fouleront le sol de Mars ou Jupiter avant de disposer de leurs orgasmes, et
en termes de sens des priorités, je me permets d’être perplexe.
C’est d’ailleurs un élément abrasif de la lecture de Jouir : en creux, cet
essai révèle le manque d’ambition sexuelle, d’idéal sexuel et, bien sûr, de
culture sexuelle dont nous souffrons – ce qui interroge forcément sur la
manière dont nous nous protégeons de l’ambition, de l’utopie et de la
culture sexuelles. Est-ce de la réticence, une honte qui nous hante depuis la
nuit des temps, est-ce de l’indifférence, du renoncement ? Nous savons
toutes et tous que le tantra existe, ou les sex toys clitoridiens. Mais nous
n’avons pas toutes et tous fait le pas en avant consistant à nous emparer de
ce savoir, pour le développer et le retransmettre à notre tour.

À ce titre, je voudrais évacuer une des possibles hésitations qui


pourraient nous traverser l’esprit. Nous l’avons mentionné plus haut : en
sexualité, on est toujours accusé d’en dire trop (comme si le silence nous
avait merveilleusement réussi jusqu’à présent…).
Répondons clairement à cette angoisse : non, on ne peut pas en savoir
trop, et non, cet essai ne comporte pas trop de pages.
Déjà, parce que le savoir n’est pas fini : plus vous avancez, plus l’horizon
recule. Vous n’en saurez jamais assez, et moi non plus, et les experts
autoproclamés non plus. Il n’y a aucune chance que vous atteigniez le bout
du chemin, même en y consacrant tout votre temps6.
Ensuite, parce que, en savoir beaucoup, ce n’est pas désenchanter le
monde, mais créer les conditions de l’enchantement. C’est se donner les
moyens d’espérer le meilleur pour soi, pour une trajectoire sexuelle qui a
priori va durer quelques décennies, pour les partenaires que nous aimons
et/ou désirons. C’est se donner les moyens de donner du plaisir, d’atteindre
le plaisir et d’améliorer le plaisir que nous atteignons déjà – ce que le
manque de connaissances et de curiosité ampute sérieusement.
Par ailleurs, dans cette peur d’en savoir trop, il y a quand même anguille
sous roche (allez, baleine bleue sous caillou). Car cette ignorance,
prétendument souhaitable, est uniquement valorisée dans le domaine
sexuel, et uniquement dans le domaine sexuel féminin. Il existe une prime à
l’ignorance comme il existe une prime à la virginité (l’ignorance pouvant
être considérée comme une virginité de l’esprit).
C’est louche, non ? À part les mauvais amants, les feignasses et ceux qui
tirent leur pouvoir de notre frustration, qui a intérêt à maintenir cette
ignorance ?
Et pourtant, on continue d’entendre que le sexe serait meilleur quand il
est mystérieux, quand il consiste en un délicieux abandon à l’autre.
Typiquement, la notion d’abandon, avec son double-sens tellement
pratique, est bien souvent utilisée à mauvais escient. Lâcher-prise est
parfois nécessaire pour atteindre l’orgasme – Sarah Barmak parle même de
capitulation vis-à-vis de son propre esprit –, cette notion est généralement
victime d’un raccourci qui l’assimile, pour les femmes et pour elles seules,
au fait de « se laisser faire », de s’abandonner au savoir de l’homme, à ses
désirs à lui et à ses actes. Or cette injonction que subissent les femmes,
l’injonction de céder à cet abandon-là, les rebute pour des raisons évidentes
et peut les empêcher de s’abandonner à elles-mêmes, cette fois, dans un
contexte où elles pourraient en avoir besoin – au hasard, celui de la
montée du plaisir orgasmique.

Nous en arrivons alors au bénéfice souterrain de cet essai : il est, aussi,


un manuel d’autodéfense. Contre le désespoir. Contre les limitations que
nous percevons, mais qui sont le plus souvent imposées de l’extérieur.
Contre le détachement progressif, la sécheresse des âmes, le cynisme facile.
Contre les abus de pouvoir. Contre les solutions toutes faites, tout-en-un, à
taille unique.
Contre l’abdication qui nous éloigne à la fois des autres et de nous-
même, Sarah Barmak nous offre, enfin, une occasion de nous rapprocher.
1. Notons que notre société ne fait pas preuve des mêmes précautions lorsqu’il s’agit de donner à
voir. Bien au contraire !
2. Ce qu’on pourra contester, au troisième millénaire : l’anatomie n’est pas le destin.
3. Précisons : les pratiques, ou leur mise en œuvre, ne marchent pas – soit qu’on ne sache pas quoi
faire, ou qu’on ne sache pas comment faire, ou qu’on n’ait pas établi les bases d’une communication
de couple qui permette la découverte du plaisir et l’échange de bons conseils (parce qu’on est trop
timide, parce qu’on n’ose pas, parce qu’on craint de perdre l’estime de soi-même ou de l’autre, parce
qu’on ne veut pas blesser notre partenaire, parce qu’on a peur de ses réactions, etc.). En tout cas, je
me permets d’insister : les corps, dans l’écrasante majorité des cas, sont parfaitement fonctionnels.
Les corps, « ça » marche. Si quelqu’un vous diagnostique un trouble sexuel sans être médecin
spécialiste, vous pouvez lui rire au nez.
4. Statistiquement, les lesbiennes sont très peu « frigides ». Sauf à prétendre que ces dernières
auraient un câblage sexuel différent des hétérosexuelles, c’est bien la preuve que les pratiques
hétérosexuelles sont le problème.
5. Lequel chevalier n’a manifestement pas reçu le mémo concernant le consentement.
6. Parole d’une autrice qui travaille là-dessus tous les jours depuis quinze ans : non, vraiment
aucune chance.
1. LA PEUR DU PLAISIR
Dans une culture obsédée par le sexe, tout le monde ne se sent
pas nécessairement à l’aise.

« Il y avait quelque chose qui n’allait pas chez moi, quelque


chose d’indéfinissable qui ne pouvait être corrigé comme la
mauvaise haleine ou ignoré comme les boutons, et tout le
monde le savait, et moi aussi je le savais ; je l’avais toujours
su. »
Alice MUNRO, « Robe rouge »,
La Danse des ombres heureuses.

Des femmes se glissent au compte-gouttes à l’intérieur du sex shop. Elles


avancent lentement, l’air hésitant. À droite en entrant, des vibromasseurs
rose vif et des vendeurs tatoués attendent le chaland, mais ces dames serrent
à gauche. Tour à tour, elles empruntent un escalier étroit qui les conduit
jusqu’à une petite mansarde feutrée. De l’eau s’égoutte de leurs parapluies
trempés tandis qu’elles prennent place sur des chaises disposées en cercle,
naviguant avec maladresse en marmonnant des « excusez-moi » et des
« pardon ». Une fois assises, certaines pianotent sur leur téléphone, d’autres
ont simplement les yeux baissés, rivés sur leurs genoux. Au rez-de-chaussée
s’étale un large éventail de jouets en silicone qui, tous, promettent aux plus
aventureuses un plaisir supérieur. Et juste au-dessus, ces quinze femmes
âgées de vingt à soixante ans ont décidé de se lancer dans une quête
autrement plus audacieuse : elles sont là pour apprendre à avoir un orgasme.
Pour toutes, ou presque, ce sera leur tout premier.
Cette mansarde calme, solennelle avec ses lumières douces, tranche avec
l’ambiance débauchée du rez-de-chaussée de Good For Her, le sex shop de
Toronto spécialement conçu pour les femmes. Personne n’est là par hasard.
L’atelier durera cinq heures, et les participantes se sont inscrites il y a des
semaines de cela, bien longtemps avant ce dimanche matin d’avril. Elles
sont venues en voiture depuis les banlieues chics avoisinantes, laissant leurs
enfants aux grands-parents ou à leur mari.
Seule Carlyle Jansen reste debout. C’est la fondatrice du magasin, une
grande femme indépendante. « C’est sûrement la première fois que vous
êtes entourées de personnes qui vous comprennent », commence-t-elle
d’une voix douce. Elle invite les participantes à donner leur prénom, à
expliquer un peu pourquoi elles sont là, et à dire quelques mots sur un sujet
qu’elles étudient en ce moment.
Pendant quelques instants, on n’entend plus un bruit. Puis une femme
s’éclaircit la voix.
— Bonjour, je m’appelle Sherry. Je n’ai jamais eu d’orgasme, confie
l’une d’elles avec, semble-t-il, autant de réticence que de soulagement. Et,
euh… J’apprends la salsa.
— Merci, Sherry, répond Jansen.
— Je m’appelle Maya, annonce ensuite une jeune femme (les noms et
tous les détails permettant d’identifier les participantes ont été modifiés). Je
n’ai jamais eu d’orgasme. En grandissant, je ne me suis jamais masturbée,
ni quoi que ce soit. Je n’y prenais pas de plaisir. Le seul truc qui me venait à
l’esprit, c’était : « Mais pourquoi je fais ça ? » Bref. Et je me suis lancée
dans un programme de détox à base de jus frais.
Comme des personnes qui assisteraient à leur première réunion des
Alcooliques Anonymes, elles se présentent à tour de rôle. Il y a Denise, qui
dit avec l’air de s’excuser qu’elle vient « de banlieue ». Elle rit puis raconte,
sur le ton de l’anecdote : « J’ai été agressée sexuellement par mon cousin
quand j’avais sept ans. C’est moche, hein ? Je n’ai perdu ma virginité qu’à
vingt-huit ans. J’ai simulé. » Des larmes lui montent aux yeux.
Ces femmes sont mariées, divorcées ou célibataires. Elles sont toutes
hétérosexuelles – sauf peut-être l’une d’entre elles qui demande à plusieurs
reprises à quoi elle le verrait si elle était lesbienne. Vêtues de pull-overs et
de jeans confortables, elles ont les jambes croisées sous leur chaise. Pour la
plupart d’entre elles, on dirait qu’elles ont toujours délibérément évité de
parler de leur insatisfaction sexuelle – jusqu’à aujourd’hui.
— J’ai quarante-sept ans, annonce une femme du nom de Jill. Il y a trois
semaines, je suis allée sur OkCupid. Et avec un barman, on s’est embrassés.
Je pensais que mon vagin était mort, mais à un moment donné, quand je
parlais avec ce mec, j’ai ressenti des fourmillements à cet endroit-là. Des
rires s’élèvent dans la pièce. Je me suis dit : « Qu’est-ce qui se passe ? » Ça
ne m’était jamais arrivé de toute ma vie. Et ça me fait un peu peur, parce
que je ne veux pas… La voix de Jill se met à chavirer : Je ne veux pas être
accro à ce mec. Je ne veux pas qu’il ait ce genre de pouvoir.
— Mais non, répond Jansen avec délicatesse. Ce pouvoir, c’est le vôtre.
— Moi, je suis mariée, dit une autre femme. Aujourd’hui, notre couple
va bien, on s’aime… Mais, pendant un certain temps, notre vie sexuelle
n’était pas géniale. Après la naissance de mon fils, je n’ai pas été recousue
correctement et j’avais vraiment, mais vraiment très mal. Et mon mari, il
s’en fichait, alors il a fallu que j’aie des rapports sexuels avec lui.
Souvent…
— J’ai été agressée par mon cousin quand j’avais treize ans, révèle une
participante du nom de Kathleen. Je pense que c’est seulement quand j’étais
étudiante en premier cycle que j’ai pris conscience que j’avais un vagin. Je
croyais que j’étais frigide. Et je ne sais pas si c’est à cause de ce qui m’est
arrivé quand j’étais gamine, mais je n’ai jamais réussi à… c’est comme si
j’allais jusqu’au bord d’un précipice, mais que je n’arrivais pas à… vous
voyez ?
— Ouais, mmh mmh, répond quelqu’un.
— Ça devient, genre, trop intense, et je n’y arrive pas, renchérit une
autre.
— Est-ce qu’il y a d’autres personnes parmi vous qui ont l’impression
d’être coincées au bord de ce précipice ?, demande Jansen.
Quelques « oui » discrets se font entendre.
— J’ai l’impression que mon corps est prêt, potentiellement, mais que
c’est moi qui ne suis pas prête, propose une femme.
— Est-ce que certaines d’entre vous, parfois, ont un rapport sexuel, et ont
l’impression d’être seulement là, et de ne pas se rendre compte de ce qui se
passe ? demande Jansen. Vous ne sentez pas ce qui se passe en bas quand
vous êtes dans votre tête à vous demander : « Est-ce que je vais avoir un
orgasme ? Ou pas ? Est-ce que je mouille suffisamment ? Est-ce que j’ai
l’air sexy ? »
— Et ces bruits, renchérit Jill. « Quand on est mal à l’aise, on se dit,
direct : « Mince, un bruit bizarre. » Comment on fait pour arrêter de
penser ? Comment on fait pour arrêter de penser ?
— C’était mon anniversaire la semaine dernière, explique une femme du
nom de Michelle. J’ai cinquante-six ans. Je ne veux pas rester célibataire. Et
je pense que ça me sert d’excuse. Parce qu’on doit bien pouvoir être avec
quelqu’un, même si on n’a pas d’orgasme… Mais moi, non. Ou alors, c’est
peut-être moi qui me suis posé cette limite. Je ne sais pas trop.
— Moi, je veux avoir un orgasme. Un vrai. Enfin ! Je l’ai bien mérité. Et
c’est pour ça que je suis là.
— Je suis persuadée qu’il y a de la honte, derrière tout ça.
— Le fait d’être ici, ça m’excite autant que ça me terrifie.
— J’ai passé toute ma vie à fuir dans l’autre direction. Là, ça y est, je suis
prête à arrêter de faire ça.
— Je me suis inscrite à ce cours, vous comprenez ?, reprend Denise, en
essuyant les larmes qui coulent sur ses joues. J’ai pris ma voiture, j’ai fait le
chemin jusqu’ici… Je suis fière de moi. Tout ça me fait très peur.
— Vous vous reconnaissez dans ce que raconte Denise ?, demande
Jansen.
On murmure quelques « oui ».
Les femmes présentes ce jour-là ne sont pas issues de foyers
particulièrement violents. Pour la plupart, elles sont originaires de Toronto,
Etobicoke ou Guelph, des villes situées dans une province gouvernée par
une Première ministre lesbienne – sans doute l’un des endroits les plus
progressistes du monde pour l’éducation des filles. Certaines d’entre elles
ont subi des traumatismes et des agressions sexuels, mais pas toutes. Ce
qu’elles ont en commun, c’est un secret. Ce phénomène très particulier qui
est censé se produire dans le corps des femmes « normales » – idéalement
sous une pluie d’étoiles et d’arcs-en-ciel et de « waouh ! » – se refuse à
elles, sans qu’elles sachent vraiment pourquoi. Certaines ne peuvent pas
toucher leur sexe avec leurs propres mains. D’autres se refusent à laisser qui
que ce soit leur prodiguer des caresses bucco-génitales, parce qu’elles
pensent que leurs parties intimes sont « bizarres » et « sales ». Deux d’entre
elles ont réussi « à l’atteindre » – mais à la condition sine qua non que leur
partenaire ne soit pas présent dans la pièce.
Il n’y a pas de remède miracle ni de médecin providentiel. Et c’est un
secret qui s’aggrave avec l’âge : plus ces femmes vieillissent, plus il y a de
chances qu’elles se résignent à faire le deuil de leur satisfaction sexuelle. En
outre, la simple formulation d’un regret à ce sujet semble, pour certaines,
nombriliste et décadente. Qu’est-ce qu’un orgasme, après tout ? Juste un
pop ! momentané qui se dérobe à l’instant même où il surgit. Ce n’est pas
un vrai problème. Pourtant, toutes ces femmes très actives et manifestement
pleines de bon sens sont là.
— J’ai peur d’avoir un orgasme, explique Denise. Elle se penche en
avant, sa frange cachant un peu ses yeux rougis. J’ai peur de perdre le
contrôle… Je crois bien que je m’en suis déjà approchée. Mais je me force à
m’arrêter, parce que j’ai peur.
— Oui. Quelqu’un d’autre partage ce sentiment ?, demande Jansen.
Des mains se lèvent dans toute la pièce.
On raconte que, il y a un demi-siècle, une révolution sexuelle a eu lieu.
Les jupes ont raccourci, le rock’n’roll s’est mis à faire du bruit, et la
sexualité a été libérée de ses chaînes. Nous pourrions chercher à identifier le
moment exact où cela s’est produit. C’était peut-être en 1956, quand Elvis
Presley a fait scandale parce qu’il a remué son pelvis à la télévision en noir
et blanc : ses jetés de hanche représentaient une menace telle que les
cameramen de l’émission The Ed Sullivan Show ont reçu l’ordre de le
filmer au-dessus de la taille. Ou bien c’est peut-être dans les années 1960
que la révolution a vraiment eu lieu, quand la pilule contraceptive a été
homologuée aux États-Unis (puis au Canada), dissociant le coït de son
risque le plus commun – la grossesse. En théorie, des millions de femmes
ont enfin été libres de faire ce que les hommes avaient toujours eu le
sentiment de pouvoir faire librement.
À compter de ce moment, la sexualité humaine a pu s’émanciper pour
s’adonner à ce truc bizarre et rigolo qui la caractérise. La psychologie
freudienne et les hormones collectives des jeunes baby-boomers se sont
associées pour délivrer le sexe de la prison répressive dans laquelle on
l’avait séquestré à travers l’histoire. C’était l’époque où Ursula Andress
sortait de l’eau en bikini, où on trouvait des numéros de Playboy dans la
salle d’attente chez le dentiste, l’époque où Alfred Kinsey et Woody Allen
nous racontaient tout ce que nous avions toujours voulu savoir – et que
désormais, nous n’avions plus peur de demander.
Avance rapide deux générations plus tard : notre monde moderne est
purement sexuel. Des images parfaitement claires d’accouplements
humains (ou d’atriplements, ou d’aquintuplements) sont accessibles en un
effleurement de nos smartphones. Dans la musique, le clip lambda
comporte davantage de gros plans en haute définition sur des fessiers nus et
luisants qu’un porno des années 1970. Car le porno est devenu notre
esthétique dominante. Le corps idéal est sculpté, bronzé et intégralement
épilé – prêt à la nudité à chaque instant, comme si un réalisateur moustachu
se tenait en embuscade à chaque coin de rue, armé de son trépied et de ses
éclairages. En résumé, le monde ne pourrait pas être plus libre qu’il ne l’est
déjà, et d’ailleurs, si c’était possible, on ne voudrait pas franchement qu’il
le soit.
La réalité, cependant, se révèle plus complexe. Quand bien même nous
semblons libres en apparence (nos vêtements, notre langage et nos médias
n’ont jamais été aussi sexuellement chargés), nous sommes nombreux à
nous sentir submergés, à avoir un mal fou à trouver suffisamment de place
pour développer une sexualité individuelle au milieu de toutes ces images
idéalisées. Et si vous demandez à une femme ce que la révolution sexuelle a
fait pour elle, sa réponse ne sera peut-être pas aussi tranchée qu’on serait
tenté de le croire.
On est frappé par le nombre de femmes qui se plaignent de leur sexualité.
Dans l’Étude nationale sur les états d’esprit et les modes de vie relatifs au
sexe publiée au Royaume-Uni en 2013, plus de la moitié des femmes
sondées affirment connaître des difficultés avec le sexe. Selon la même
étude, plus d’une femme sur dix souffre de sa vie sexuelle. Jusqu’à 40 %
des femmes âgées de seize à quarante-quatre ans disent qu’elles manquent
de motivation à l’idée d’avoir un rapport sexuel. La dyspareunie, une
douleur continue ressentie durant la pénétration vaginale, affecte 8 % des
femmes, et principalement celles qui ont moins de trente-cinq ans. Cette
étude a également révélé que 16 % des femmes se plaignaient d’anorgasmie
– la difficulté ou l’incapacité à atteindre l’orgasme – et 12 % ont déclaré
qu’elles n’aimaient tout simplement pas le sexe. Les femmes n’ayant jamais
atteint l’orgasme (ou qui doutent d’y être jamais parvenues) sont plus
nombreuses encore : chez les femmes de vingt-huit ans ou moins, elles
représentent environ 16 % des sondées. Noyée dans les magazines féminins
grand public qui nous prescrivent des orgasmes « plus intenses ! », « plus
longs ! » ou « multiples ! », cette problématique semble condamnée à
passer inaperçue.
Ce qu’on appelle l’orgasm gap, ou écart orgasmique, est plus frappant
encore : seulement 57 % des femmes âgées de dix-huit à quarante ans
jouissent la plupart du temps lorsqu’elles couchent avec un homme, tandis
que leurs partenaires jouissent 95 % du temps, selon un sondage publié par
Cosmopolitan et mené par Anna Breslaw et son équipe, sur un échantillon
de plus de 2 300 femmes. Gardez bien à l’esprit que ces chiffres ont été
relevés dans des cultures que nous considérons comme relativement
libérées sexuellement – ils nous viennent du Canada, des États-Unis et de
Grande-Bretagne.
Autrement dit, beaucoup de femmes ordinaires passent un mauvais
moment au lit. Mais nous avons négligé depuis tellement longtemps
d’étudier la sexualité des femmes qu’il nous est difficile de comprendre
comment nous en sommes arrivés là. Pourtant, les années 1960 et 1970 ont
vu le nombre d’études sur la sexualité augmenter considérablement et de
nouvelles recherches ont été menées sur les problématiques sexuelles des
hommes à la suite de l’homologation du sildenafil (Viagra) par la FDA1 en
1998 pour traiter les dysfonctionnements érectiles. Or bien peu d’études ont
été effectuées, en comparaison, sur la sexualité des femmes (et encore
moins de travaux ont été consacrés au vécu, en la matière, des personnes
homosexuelles et transgenres). Une étude menée en 2006 sur le corpus de la
Bibliothèque nationale de médecine américaine a révélé qu’on pouvait y
lire 14 000 publications sur les troubles sexuels masculins, contre 5 000 sur
les troubles sexuels affectant les femmes, comme le rapporte le livre The
Science of Orgasm. C’est presque trois fois plus d’études sur les problèmes
sexuels des hommes que sur ceux des femmes, alors que, justement, de
nombreux experts affirment que la sexualité des femmes est plus complexe
que celle des hommes.
Les laboratoires pharmaceutiques couvent d’un regard cupide ces
bataillons de femmes insatisfaites qu’ils voient comme une potentielle
aubaine commerciale. Pendant des années, ils ont fait la course au
développement d’un traitement miracle pour les troubles sexuels des
femmes – un cachet, une crème, une injection ou même une intervention
chirurgicale qui pourrait donner aux femmes la capacité à éprouver un désir
ardent ou à atteindre, sur commande, un orgasme plus intense et plus
satisfaisant. L’insatisfaction a poussé certaines femmes à chercher
désespérément une solution médicale. D’aucunes prennent même le risque
de s’exposer à des interventions chirurgicales dangereuses, comme la
chirurgie du prépuce clitoridien, qui consiste à retirer au scalpel une partie
du prépuce afin d’augmenter la sensibilité du clitoris, mais aussi d’imiter
les parties génitales nettes et policées que l’on voit dans les films
pornographiques – une vulve de haute couture, en somme. Dans cette
offensive médicale, des profits inavoués entrent en jeu : les ventes annuelles
du Viagra rapportent environ 2 milliards de dollars. L’homme qui l’a en
grande partie développé, le docteur Simon Campbell, a reçu en 2014 le titre
de chevalier pour services rendus à la science et à l’humanité.
Pourtant, malgré presque deux décennies passées à chercher un « Viagra
rose », les laboratoires pharmaceutiques ont fait chou blanc. Les systèmes
sexuels des femmes semblent bien rechigner à se mettre en branle à coups
de médicaments. Cela est dû en partie à la plus grande complexité du
système nerveux et de l’anatomie des femmes. Responsable aussi, le fait
inopportun que la sexualité des femmes tende à mettre à contribution notre
être tout entier, et pas seulement notre anatomie. Comment reproduire
artificiellement cet état enivrant, cette fièvre à la fois mentale et physique,
absolument indispensable à l’excitation des femmes ? Et comment éveiller
le sentiment de sécurité et de confiance qui lui est tout aussi nécessaire la
plupart du temps ? La réponse se situe au-delà du champ d’investigation de
la pharmacologie. Jusqu’à présent, le seul médicament pour le traitement du
manque de désir chez les femmes qui ait été autorisé à la vente est la
flibansérine (commercialisée sous la marque Addyi depuis 2015), et c’est
un traitement controversé. Des médecins et des chercheurs l’ont taxé
d’inefficace – les femmes qui l’ont pris n’avaient qu’un « événement sexuel
satisfaisant » de plus par mois que les femmes ayant reçu le placebo –, voire
de dangereuse, avec un risque d’effets secondaires tels qu’une chute de la
tension artérielle ou des évanouissements. Le sexothérapeute de Vancouver
David McKenzie craint que ce médicament ait pour effet d’exposer les
femmes à des attentes encore plus grandes en matière de sexualité. « Avec
[la flibansérine], les femmes se sentent un peu obligées de se montrer à la
hauteur de ses effets supposés, et leurs partenaires masculins les y pressent
sans doute aussi », a-t-il expliqué au Globe and Mail, un quotidien
canadien. En parallèle des laboratoires, des petites entreprises de
technologie se sont développées ces dernières années, s’attelant à booster
artificiellement la sexualité féminine. On a mis au point, entre autres, des
gadgets connectés que les femmes peuvent s’insérer dans le vagin pour
récolter des données sur la tonicité de leurs parois vaginales tout en faisant
travailler le périnée (« Encore trop lâche – vous me ferez une centaine de
contractions supplémentaires ! »). Dans le même esprit, on a commercialisé
le « G-shot », une injection qui prétend décupler les sensations sur le
point G.
Il y a quelque chose qui cloche dans ce tableau. Être dysfonctionnelle est
tellement courant que c’est devenu la nouvelle norme. Si les femmes sont
tout aussi susceptibles d’avoir des raisons de se plaindre que de
« fonctionner correctement », n’est-ce pas le moment de redéfinir la notion
de bon fonctionnement ? Et si le problème, ce n’était pas la sexualité des
femmes, mais bel et bien l’idée que nous nous faisons de la « normalité » ?

« J’exige de jouir. » En 2015, la rappeuse Nicki Minaj a fait les gros titres
lorsqu’elle a déclaré à Cosmopolitan que les femmes devraient exiger du
plaisir. « J’ai une amie qui n’a jamais eu d’orgasme de sa vie. De toute sa
vie ! Ça me fend le cœur. C’est un truc de dingue. » Elle raconte qu’elle et
ses amies font souvent des « interventions-orgasme » où elles lui « montrent
comment faire, quoi » : « On se chevauche les unes les autres en
expliquant : “Il faut que tu te mettes sur lui, comme ça, et que tu fasses ce
mouvement-là.” »
Avec l’humoriste Amy Schumer, elles ont dû se passer le mot. « Il faut
bien qu’il comprenne que vous avez droit à un orgasme », assènera
Schumer dans une interview pour Glamour un mois plus tard – et c’était
loin d’être la première fois qu’elle propulsait le plaisir féminin au premier
plan.
« Moi, j’aime bien dire les choses franchement. Je vais balancer un truc
du genre : “Eh, on est deux, là, coucou”, poursuit-elle. Ou alors : “Eh mais
attends ! Il faut absolument que tu fasses connaissance avec mon clito !”
Faut surtout pas vous gêner. »
Ces apparitions du clitoris dans les médias grand public ont contribué à la
décision du site d’information Mic de proclamer 2015 l’« année de
l’orgasme féminin ».
Ce n’est pas par hasard si deux des femmes artistes les plus influentes des
États-Unis s’expriment au sujet du plaisir féminin, et ce n’est pas pour le
plaisir de choquer : c’est parce qu’elles savent bien que les femmes
ordinaires s’expriment déjà de plus en plus sur ce sujet, et en ces termes.
D’ailleurs, elles ne se contentent pas d’en discuter entre elles.
Matraquées d’images explicitement sexuelles, assoiffées d’informations
concrètes, et motivées par le désir de se passer des pilules et des « astuces
sexo » superficielles qu’on leur sert à tout bout de champ, les femmes se
renseignent avec beaucoup de sérieux, expérimentent à l’aide d’activités de
plus en plus diverses et, ce faisant, transforment leur rapport à la sexualité.
Souvent, les traitements médicamenteux aggravent les problématiques
d’ordre sexuel que peuvent rencontrer les femmes – difficile de se sentir
sexy quand on est taxée d’anormalité. Cet engouement d’un genre nouveau
stimule les ventes de toute une flopée de livres conçus comme des guides de
la sexualité féminine, comme Come As You Are d’Emily Nagoski, She
Comes First d’Ian Kerner ou encore Girl Sex 101 d’Allison Moon, qui traite
également des sexualités queer et transgenre2. Sous des étiquettes assez
diverses – thérapeutes, mères, neuroscientifiques ou encore membres de
sectes vouant un culte à l’orgasme –, de nombreuses femmes remettent en
question, chacune à sa façon, le fait d’envisager la complexité de la
sexualité féminine comme un dysfonctionnement à traiter. « Et s’il
s’agissait en fait d’une qualité ? Et s’il fallait s’en réjouir ? », se demandent-
elles.
En tant que journaliste, cela m’a donné envie de me plonger dans tous
ces courants culturels d’avant-garde qui contestent les vieilles croyances sur
la sexualité des femmes, quand bien même, souvent, les stéréotypes
demeurent et réapparaissent sous d’autres formes. Je me suis demandé
pourquoi la sexualité féminine est devenue un sujet très en vogue, alors
même qu’elle semble rarement mieux comprise qu’à l’époque où elle était
taboue. Je ne me rappelle pas la première fois où j’ai entendu dire que la
sexualité féminine était mystérieuse – que les hommes bénéficiaient d’un
équipement de série très simple et facile à manœuvrer, tandis que les
femmes étaient dotées de casse-tête alambiqués, comme des Rubik’s Cubes
charnels. Ce mystère, il me semble que j’en ai toujours eu conscience. Mais
c’est à la lecture d’un long article de psychologie publié dans le New York
Time Magazine en 2009, « What do women want ? », que cette idée m’a
frappée. L’article avait fait beaucoup parler de lui à l’époque. Quant à moi,
je l’avais lu et relu jusqu’à l’usure, l’énigme de son titre – « Que veulent les
femmes ? », cette célèbre question posée par Freud à l’une de ses
patientes – se logeant dans ma tête comme un chardon dans un pull en laine.
Que voulons-nous, au juste ? Je me suis penchée sur cette question avec des
femmes de diverses origines sociales et, rapidement, j’ai compris qu’elles
se la posaient, elles aussi. Elles m’ont donné quelques indices : tu devrais
lire ce livre sur le sexe ; tu pourrais aller voir cette thérapeute ; il y a un
événement auquel tu pourrais assister ; et si tu t’inscrivais à un cours de
tantrisme ? J’ai suivi tous ces conseils. Et, progressivement, j’ai découvert
des réseaux de femmes aimant le sexe et capables de répondre à cette
question pour elles-mêmes, d’une manière très individualisée. Ce petit livre
est le fruit de ces rencontres.
Jouir enquête sur les recherches scientifiques menées sur la sexualité
dans des laboratoires à la pointe de la technologie, notamment à travers
l’usage de l’IRMf, l’imagerie à résonnance magnétique fonctionnelle. Nous
irons à la rencontre de chercheur·e·s qui étudient la sexualité féminine
comme un tout dans lequel interagissent les nerfs complexes, les hormones,
les neurotransmetteurs, les réseaux neuronaux, les émotions, les pressions et
attentes culturelles qui participent à l’excitation, à la satisfaction et au bien-
être. Une psychologue canadienne nous expliquera notamment comment
elle explore la méditation de pleine conscience comme traitement des
troubles à caractère sexuel. Nous découvrirons aussi comment diverses
femmes choisissent de redéfinir leur sexualité, en s’aventurant jusqu’au
festival Burning Man, où l’orgasme féminin se donne à voir sur scène, ou
dans le cabinet d’une thérapeute peu conventionnelle qui soigne les
traumatismes à l’aide de massages sensuels. Inspirés par les mouvements de
femmes sex-positive des années 1970, et portés par la popularité du yoga et
de la médecine holistique, ces bruissements subculturels glissent petit à
petit du microcosme underground vers la lumière du champ mainstream.
Carnet de voyage aux confins de la jouissance – dans tous ses
frémissements et toute sa flamboyance –, ce livre envisage la sexualité
féminine moins comme science pure et dure que comme une forme
d’artisanat. C’est une plongée dans l’étrange, dans le merveilleux, et dans le
farfelu aussi, parfois.

Cet ouvrage est né d’un paradoxe. Le sexe est l’un des grands avantages
du fait d’être en vie. Comme l’écrit la journaliste scientifique Zoe Cormier,
la sexualité humaine a quelque chose d’unique. Pour beaucoup de
biologistes, nous prenons certainement plus de plaisir à la valse de la
reproduction que toute autre espèce vivante présente sur cette planète. Dans
le règne animal, la copulation a quelque chose de repoussant. Elle paraît
aussi brève que brutale. Les humains, eux, font l’amour pour s’amuser, pour
s’exprimer et pour tisser des liens émotionnels. Et nous pouvons le faire
pendant des heures. La femme humaine est dotée d’un clitoris et peut avoir
plusieurs orgasmes en un seul rapport. On serait donc tenté de croire que,
pour ces dames, la vie est une fête. Ce n’est pourtant pas exactement ce qui
se passe.
Le sexe demeure un sujet très clivant en Occident et, en ce qui concerne
les femmes, il fait l’objet de nombreux conflits. On humilie publiquement
les femmes lorsqu’elles expriment leur sexualité, comme lorsque Piers
Morgan, ancien présentateur sur CNN, a utilisé son compte Twitter pour
critiquer le fait que Kim Kardashian, star de la télé-réalité, partage sur
Instagram des photos d’elle nue. Les autorités accusent souvent les femmes
victimes d’agression sexuelle d’en être responsables. À l’université York,
en 2011, lorsqu’un officier de police de Toronto a expliqué à une salle
pleine d’étudiantes que, pour se protéger des violeurs, « les femmes
devraient éviter de s’habiller comme des salopes », il a déclenché sans le
vouloir un mouvement de protestation dans le monde entier, la SlutWalk, ou
« marche des salopes », au cours de laquelle des femmes sont descendues
dans les rues pour manifester en lingerie et, à l’occasion, vêtues de résille.
Et, en parallèle de tout cela, on exige des femmes qu’elles soient
sexuellement attirantes et qu’elles atteignent l’orgasme. Mais
l’omniprésence d’images hypersexualisées et très normées dans nos vies
quotidiennes est devenue bien plus oppressante que libératrice.
Dans le vide laissé par une éducation sexuelle moins axée sur le plaisir
que sur les risques liés à la sexualité (la grossesse et les maladies
sexuellement transmissibles), une nouvelle génération atteint l’âge adulte en
ayant appris ce qu’elle sait sur le sexe à partir d’une source très biaisée : les
films porno, où les femmes sont pénétrées brutalement par tous les orifices
sans le moindre début de préliminaire. L’application Tinder transforme les
rencontres amoureuses en une espèce de jeu en mode hyper-accéléré, dans
lequel les hommes rivalisent pour coucher avec le plus de femmes possible.
Dans un article publié en 2015 par Vanity Fair, Nancy Jo Sales relate
l’impression, ressentie par de nombreuses jeunes femmes, qu’avec cette
application les hommes ne ressentent plus tellement le besoin de les
satisfaire sous la couette : ils pourront toujours se retourner vers un nouveau
profil leur correspondant, un nouveau « match ».
— C’est comment, un vrai orgasme ? se lamentait une jeune femme.
Comment je pourrais le savoir… ?
Une autre analysait :
— C’est un concours où celui qui l’emporte, c’est celui qui en a le plus
rien à foutre. Et à ce jeu-là, les mecs gagnent souvent.
Les femmes jouissent deux fois plus lorsqu’elles sont en couple que lors
de ce qu’on appelle les « coups d’un soir », d’après une étude présentée en
2013 par Justin R. Garcia, professeur assistant en études de genre au Kinsey
Institute de l’université d’Indiana et à l’université de Binghamton. Il ne
s’agit pas là d’un plaidoyer pour un retour aux valeurs monogames –
beaucoup de femmes apprécient autant que les hommes le sexe sans
attaches. Non, il s’agit plutôt de reconnaître que les femmes sont plus
susceptibles de jouir si leur partenaire se soucie de leur plaisir et si les
participants se sentent assez à l’aise pour communiquer leurs envies, ce qui
semble plus rare lors des coups d’un soir. Certains hommes interrogés dans
le cadre de cette étude ont même dit très clairement qu’ils s’inquiétaient
moins du plaisir de leur partenaire dans le cadre d’un rapport sans
lendemain.
« Nous devons donc en conclure […] que la révolution sexuelle
occidentale est foireuse », a déclaré Naomi Wolf dans le très provocateur
Vagina : A New Biography. Elle n’a pas été à la hauteur, en tout cas pas
pour les femmes.
Il n’est pas non plus certain que notre culture sexuelle augmentée soit si
bénéfique aux hommes. Vous n’entendrez pas ça dans les publicités qui en
vantent les mérites, mais environ la moitié des hommes à qui on prescrit du
Viagra renoncent à ce traitement, pour la plupart dans les trois premiers
mois, selon une étude menée par la psychologue Ana Carvalheira.
Certains hommes déclarent par ailleurs avoir cessé de regarder des films
pornographiques parce que, selon eux, cela gangrénait leurs rapports
sexuels dans la vraie vie. Dans sa conférence TED de 2013, l’universitaire
Ran Gavrieli raconte comment le porno hardcore a déformé ses fantasmes.
Intitulé « Pourquoi j’ai arrêté de regarder du porno », ce discours a
comptabilisé presque 20 millions de vues depuis sa mise en ligne3.
Il y a fort à parier que cette culture-là dissimule un autre aspect de la
sexualité masculine, un aspect plus doux et plus bienveillant qui existe bel
et bien. Un de mes amis ne parvient généralement à atteindre l’orgasme que
lorsqu’il se sent profondément à l’aise avec une femme, ce qui peut
nécessiter des mois passés à se fréquenter sans jouir. Or, lorsqu’on vit dans
une société qui récompense les hommes qui collectionnent les coups d’un
soir, c’est sans doute un aspect de soi que l’on aura tendance à cacher. Le
plus intrigant, ce sont peut-être ces hordes de jeunes hommes qui rejoignent
OneTaste, une association qui promeut la méditation orgasmique, une
pratique sexuelle focalisée sur le plaisir féminin. Les hommes gardent leurs
vêtements et caressent les parties génitales d’une femme avec le doigt
pendant quinze minutes, sans aller plus loin. Cette pratique est censée
améliorer le sentiment de connexion à l’autre et les sensations des deux
partenaires. Perçu comme un élément de ce qu’on appelle le slow sex – un
peu comme la slow food se dresse aujourd’hui contre la malbouffe des fast-
foods –, cet exercice explose en popularité.
Ce livre n’est pas un manifeste contre la pornographie. Il n’est pas non
plus là pour démontrer que la sexualité masculine est intrinsèquement
mauvaise ou agressive. Il ne prétend pas que les femmes viendraient de
Vénus et qu’elles auraient, à ce titre, des besoins différents de ceux des
hommes, qui viendraient de Mars. Les différences entre les sexes ou,
disons, la notion de genre n’a rien de binaire. Elle s’échelonne sur un
spectre protéiforme et très vaste, et le mot « femme » peut représenter de
multiples nuances en matière d’expérience, fût-elle cisgenre, intersexuée,
queer ou transgenre. La lutte des femmes cisgenres4 pour faire toute la
lumière sur leur sexualité et la redéfinir selon leurs propres exigences est
renforcée lorsqu’elles donnent à entendre les voix des femmes les plus
marginalisées, surtout celles des femmes transgenres. Au même moment,
les adolescents affichent de façon de plus en plus décomplexée une liberté
par rapport aux normes de genre que le reste du monde n’a pas encore
commencé à imaginer. Selon une étude menée en 2016 par J. Walter
Thompson Intelligence, société d’études de marché, 78 % des adolescent·e·s
américain·e·s âgé·e·s de treize à vingt ans ont déclaré que le genre d’une
personne ne la définit plus autant que cela a pu être le cas par le passé. Si ce
livre a tendance à retomber dans ces normes binaires, avec les hommes d’un
côté et les femmes de l’autre, c’est uniquement pour me permettre
d’examiner en quoi, précisément, les besoins et les désirs des femmes
diffèrent de ceux des hommes, et comment ces écarts ont été étouffés et
discrédités pendant des milliers d’années – et pas, j’espère, pour les
enraciner de plus belle.

Le titre original de ce livre, Closer – « plus près » ou, moins


littéralement, « presque » – fait référence à un moment difficile à décrire, et
qui est sans doute très familier à tout être humain pourvu d’un clitoris. Il
s’agit de ce point de bascule, pendant un rapport sexuel, où l’on se rend
compte que l’orgasme est à portée de main, qu’il devient possible. C’est
comme si vous étiez sur le point culminant d’une montagne russe, mais que
vous étiez coincée là-haut dans un petit wagon qui refuserait de s’élancer,
nue et trempée de sueur mais avec le petit air démuni de Vil Coyote quand
il s’est fait avoir par Bip Bip. C’est un moment intense, qui peut nous
plonger dans une rage folle. S’il dure trop longtemps, il peut nous
angoisser, nous donner l’impression d’être trop lente, ou de faire perdre son
temps à notre partenaire. « J’y suis presque », vous dites-vous pleine
d’espoir. Mais plus l’inquiétude vous gagne vis-à-vis de cet objectif, plus
vous risquez de voir s’essouffler votre plaisir et disparaître la perspective
d’avoir un orgasme. D’après un sondage publié en 2015 par le magazine
Cosmopolitan, 50 % des femmes connaissent bien cette situation. Elles s’en
approchent tout près, de plus en plus près, mais sans l’atteindre.
Ce titre et sa justification peuvent paraître étranges – ils le sont. Mais
« closer » fait aussi référence à notre recherche d’une connaissance
profonde du corps des femmes – quoique timidement, nous nous en
approchons, nous y sommes presque – ainsi qu’à la manière dont la
sexualité peut aider à tisser des liens, à nous rapprocher de nous-mêmes, de
nos partenaires et de nos contemporains.
Je n’ai pas écrit ce livre comme on écrit un guide sur la sexualité. Il n’a
pas pour objectif d’aider les femmes à obtenir des orgasmes plus intenses,
plus longs ou plus divers. Il existe toutes sortes de livres très bien conçus et
très efficaces sur cette question, et ce fut un plaisir réel que de les lire pour
les besoins du présent ouvrage. Je les ai répertoriés dans la bibliographie à
la fin de ce livre, et j’encourage mes lectrices et mes lecteurs à aller fouiller
dans ces mines d’or. J’ai préféré concevoir ce livre comme une esquisse,
une provocation, une source de réflexion. Les femmes d’aujourd’hui
repensent leur sexualité de façon grandiose et irrépressible, fût-ce à travers
la pornographie engagée, la masturbation en groupe ou la redéfinition du
mot « orgasme » lui-même, et, dans un monde qui exige des filles qu’elles
se conforment à certaines normes, cette excentricité décomplexée est une
manne.
On est en droit de se demander si cette quête de l’extase dépasse, ou non,
la simple recherche de plaisir hédoniste. A-t-elle vraiment quelque chose à
nous apprendre sur la vie des femmes en général ? Est-il pertinent de la
rapprocher des écarts de salaire et d’autres inégalités ? Et, d’ailleurs, la
question se pose de savoir si le fardeau d’un emploi exigeant et de la
maternité ne nous épuise pas trop pour que nous puissions consacrer au
sexe le peu de temps qu’il nous reste pour lui ?… Ce que j’ambitionne de
prouver à travers ces lignes, c’est que la recherche de l’égalité sur le plan
sexuel participe du débat actuel sur les droits des femmes. Elle touche au
bien-être, à l’autodétermination et au consentement. Ceci étant, je tiens à
préciser que ce petit livre ne prétend nullement donner un aperçu exhaustif
de l’état de la sexualité féminine partout dans le monde en 2016. Mes
recherches ont été restreintes aux femmes de ce que l’on nomme
communément l’Occident, et plus précisément d’Amérique du Nord. Cela
ne signifie pas pour autant que nulle part ailleurs dans le monde les femmes
ne trouvent diverses stratégies pour repousser les limites de leur sexualité, y
compris dans les pays où les droits des femmes sont menacés ou
inexistants5. Je rappelle simplement que je n’ai aucune légitimité à
m’exprimer ici pour elles.
Chez Good For Her à Toronto, lors de l’atelier évoqué plus haut,
plusieurs femmes ont confié que lorsqu’elles cherchaient à atteindre
l’orgasme, une peur soudaine les paralysait. Mais comment peut-on
craindre le plaisir ? N’est-ce pas plutôt l’inverse – ne pas jouir – qui est
censé être intolérable ?
On a coutume de dire que, pour les femmes, le sexe n’est jamais un acte
isolé. La sexualité a tendance à nous affecter et à être affectée par les autres
aspects de notre vie. « Le plaisir, c’est vous tout entière », écrit Emily
Nagoski. Il naît de l’interaction entre le stress, la mémoire, l’image que l’on
a de son propre corps, le système nerveux, la confiance en soi et en l’autre,
voire les odeurs dans la pièce. C’est cela qui rend la solution
médicamenteuse quasiment impossible. Si le plaisir nous fait peur, il
vaudrait alors mieux se mettre à l’écoute de soi, plutôt que d’y aller aux
forceps. Il s’agit peut-être d’un aspect de notre sexualité plutôt que d’un
dysfonctionnement. Il peut y avoir quelque chose de très intimidant à se
sentir observée lorsque nos yeux sont révulsés par le plaisir comme ceux
d’un zombie, écoutée lorsque des cris bestiaux émanent de notre bouche, et
connue dans notre vulnérabilité la plus exquise. Dans The Ultimate Guide
of Orgasm for Women, l’autrice Mikaya Heart écrit : « Cesser d’accorder de
l’importance à ce que pensent les autres, c’est la meilleure chose que vous
puissiez faire pour améliorer votre vie, et en particulier votre vie sexuelle. »
Cette quête du plaisir, qui nécessite d’apprendre à nous libérer du regard des
autres, est donc en mesure, littéralement, de nous changer la vie en général.
Les femmes qui ont assisté à cet atelier ont passé cinq longues heures à
apprendre leur anatomie et à s’entendre dire que non, ce qu’elles avaient
entre les jambes n’était pas dégoûtant. Elles ont appris à demander ce dont
elles avaient envie au lit, elles ont ri, elles ont échangé entre elles leurs
peurs les plus ancrées. En s’écoutant parler les unes les autres, ce qu’elles
ont appris de plus libérateur était sans doute que d’autres femmes se
trouvaient dans la même situation qu’elles. Elles étaient normales, tout
compte fait.
1. Aux États-Unis, la Food and Drug Administration est l’autorité en charge des réglementations
autour des denrées alimentaires et des médicaments (N.d.l.T.).
2. En France, le sujet se fait un peu plus discret. Certaines traductions connaissent un certain
succès (comme Les Joies d’en bas, de Nina Brochmann et Ellen Stokken Dahl), mais les publications
franco-françaises sur la question sont encore rares et, surtout, leur succès n’est pas aussi net que celui
des œuvres citées par l’autrice (N.d.l.T.).
3. Cela ne signifie pas que toute pornographie soit misogyne. Certaines femmes en créent, et
certain·e·s producteur·rice·s établissent des règles strictes d’hygiène et de sécurité par rapport aux
MST sur les plateaux, et payent correctement leurs acteurs et leurs actrices. Mais ces personnes-là
sont minoritaires dans ce secteur. La majeure partie du temps, la pornographie est dégradante pour les
femmes et les filles – et pour le sexe en lui-même, elle l’est presque systématiquement. Pour décrire
le sexe tel qu’il est présenté dans le porno de base, mainstream et titanesque que nous avons à notre
disposition, Gavrieli parle de « sexe sans les mains ». Il s’agit de séances de baise irréalistes au cours
desquelles seules les parties génitales se touchent, parce que les caresses et les baisers gêneraient le
caméraman.
4. Les femmes cisgenres s’identifient au genre qui leur a été assigné à la naissance, à la différence
des femmes transgenres.
5. Pour en savoir plus sur la sexualité contemporaine au Moyen-Orient, je vous recommande
l’excellent livre de la journaliste égypto-canadienne Shereen El Feki, La Révolution du plaisir.
Enquête sur la sexualité dans le monde arabe.
2. UNE HISTOIRE DE L’OUBLI
Comment des siècles d’ignorance vis-à-vis de l’anatomie féminine
ravagent encore aujourd’hui la santé des femmes – et comment l’une
d’elles s’est rebiffée.

« La découverte de sa castration est un tournant dans le


développement de la petite fille. »
Sigmund FREUD, « La féminité »,
Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse.

Vanessa était allongée sur la table d’examen de sa généraliste. D’une


main experte, elle commençait à se masturber tandis que, dans l’autre main,
elle tenait son téléphone portable, cherchant à filmer ce qu’il se passait
entre ses jambes. Elle se redressait un peu pour vérifier que le cadrage était
bon. Dans la pièce d’à côté, la docteure attendait qu’elle ait fini.
Vanessa ne s’offrait pas un petit orgasme tranquille sous l’éclairage
chirurgical d’une salle d’examen juste pour le kif. Elle cherchait à prouver à
sa généraliste qu’un aspect controversé de son anatomie existait bel et bien.
Elle allait lui fournir la preuve en vidéo que certaines femmes éjaculent.
Cela peut paraître superflu à quiconque regarde ou a regardé un peu de
porno dans sa vie : l’expulsion de quelques gouttes de liquide ou d’une
quantité autrement plus abondante par le sexe féminin, pendant ou juste
après l’orgasme – le squirting – compte actuellement parmi les fétichismes
les plus demandés aux femmes devant les caméras indiscrètes. Mais, malgré
cette marée de vidéos de squirting qui inonde le marché, la généraliste de
Vanessa n’en avait jamais entendu parler. « Éjaculation féminine » :
l’expression ne figurait pas dans ses manuels de médecine. Il fallait que
Vanessa lui fournisse la preuve de ce qu’elle avançait. Sa santé génitale et
sa santé mentale en dépendaient.
Jeune écrivaine et réalisatrice de Toronto, la petite vingtaine, Vanessa
souffrait depuis trois ans de symptômes pelviens assez mystérieux.
D’abord, elle avait ressenti des douleurs après les rapports sexuels. Puis elle
avait enchaîné les crises de mycose vaginale. Par ailleurs, elle était assaillie
de divers ennuis de santé qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer : dépression,
anxiété, problèmes dermatologiques, prise de poids. Et surtout, il y avait
cette douleur étrange qui revenait sans cesse dans un endroit bien précis de
son corps qu’elle appelait « le point », et qui semblait aussi proche de son
vagin que de sa vessie.
Le long de la paroi vaginale passe l’urètre, ce petit tube qui permet à
l’urine de descendre de la vessie et d’être évacuée par le corps. Située en
dessous du clitoris et au-dessus de l’entrée du vagin, une toute petite
ouverture urétérale expulse l’urine. Chez certaines femmes, à peu près au
moment de l’orgasme, la même ouverture se met à goutter, à gicler ou à
couler de manière involontaire, laissant échapper un fluide d’une autre
nature. Ce phénomène angoisse depuis bien longtemps les femmes,
terrifiées à l’idée qu’il s’agisse de fuites urinaires qui surviennent pendant
les rapports sexuels. Pourtant, ce liquide est généralement transparent ou
d’un blanc laiteux, sans odeur, et sa composition propre le distingue des
autres fluides corporels. Une étude menée en 2015 par le gynécologue
Samuel Salama dans un hôpital du Chesnay en France a démontré que ce
liquide contient généralement un antigène prostatique – une enzyme
également produite par la prostate chez les hommes. Voilà de quoi se
compose le « véritable » éjaculat féminin. Le liquide qui s’échappe par
l’urètre au moment de l’orgasme ne contient parfois que de l’éjaculat, mais,
souvent, il est mélangé à de l’urine. Quoi qu’il en soit, parmi les femmes
qui éjaculent régulièrement, certaines affirment que ces orgasmes-là leur
apportent une satisfaction supplémentaire par rapport à leurs orgasmes
classiques et, disons, secs. Beaucoup de théories sont formulées sur
l’éventualité que ce réflexe du corps serve à nettoyer l’urètre après les
rapports, mais c’est un sujet qui semble n’intéresser vraiment que quelques
spécialistes de la vessie. Pour la plupart des gens, c’est encore très obscur,
et pourtant certains prétendent que presque toutes les femmes auraient la
capacité d’éjaculer.
En temps normal, Vanessa éjaculait à chaque rapport sexuel. Mais,
désormais, à mesure que la douleur s’amplifiait, il lui devenait de plus en
plus difficile d’éjaculer et de jouir. Elle éprouvait une sensation très
inconfortable de trop-plein. Quand elle parvenait à jouir, elle souffrait
encore plus, d’une douleur qu’elle décrivait comme « du plaisir qui aurait
mal tourné ». Lorsqu’elle parvenait à éjaculer, le liquide qui s’échappait de
son urètre n’avait pas la même odeur que d’habitude. Parfois, les
contractions provoquées pendant le rapport la faisaient pleurer après le
coït : elle ne comprenait pas ce qui se passait dans son corps ou pourquoi ce
qu’elle aimait tant lui faisait à présent aussi mal. Elle avait consulté une
cohorte de médecins, mais lorsqu’elle leur décrivait ses symptômes, il
apparaissait très clairement qu’ils ne savaient pas ce qu’était l’éjaculation
féminine : « Tous, ils me répétaient que j’étais en parfaite santé. »

En 2009, deux gynécologues français, Pierre Foldès et Odile Buisson, ont


réalisé, à l’aide d’un échographe, une modélisation en 3D des centres du
plaisir féminin. Au départ, leur but était de faire toute la lumière sur la
notion encore très controversée de « point G » et, à cette fin, ils ont
demandé à cinq femmes de contracter leurs muscles vaginaux pour observer
ces mouvements en direct au moyen d’une sonde échographique. Les
images produites lors de cette étude montrent la structure clitoridienne dans
sa totalité : sa petite bosse externe, qu’on appelle le gland du clitoris, sous
lequel s’étendent de longues structures comparables à des jambes ou à des
ailes et qu’on nomme piliers ou racines, ainsi que deux bulbes qui enserrent
l’entrée du vagin comme un os à vœux.
Pardon ? Des jambes et des bulbes ? Eh oui, c’est encore bien du clitoris
qu’il s’agit. Le clitoris ne se limite pas au tout petit bouton hypersensible
situé en haut de la vulve, ce petit nœud caoutchouteux auquel on le réduit
habituellement. Comme un iceberg du plaisir, le clitoris ne laisse voir
qu’une petite proportion de sa structure totale, dont la majeure partie est
dissimulée sous la surface de la peau, à l’intérieur du corps. Comparé à la
partie visible et tangible, celle qui dépasse tout en haut de la vulve, le Vrai
Clitoris est un organe très étendu qui contient à peu près autant de tissus
érectiles qu’un pénis. Avec son cou recourbé, ses ailes grandes ouvertes et
son corps charnu, le clitoris, tel qu’il est représenté depuis cette découverte,
évoque la silhouette d’un cygne. Lorsque je suis tombée pour la première
fois sur une illustration du clitoris sous sa véritable forme, je me suis sentie
comme une aveugle qui verrait pour la première fois un éléphant tout entier
alors qu’elle avait jusqu’à présent dû se contenter de lui toucher le bout de
la trompe.
En fait, le clitoris, c’est tout sauf minime. Voilà, en substance, ce que
nous disent ces piliers et ces bulbes. L’existence enfin démontrée d’une
zone sensible beaucoup plus étendue et tentaculaire dans cette région-là
explique bien des choses, notamment aux femmes ayant atteint l’orgasme
en massant seulement leurs grandes lèvres, leur pubis ou même des zones
de leur vagin autres que le point G.
À bien des égards, cette « découverte » a été un pas de géant pour les
femmes de cette planète. Cependant, le fait que cet élément – somme toute
banal – de notre anatomie soit resté aussi longtemps méconnu nous
rappelle, de manière assez déconcertante, le peu d’efforts consentis par
notre société pour étudier l’anatomie féminine lorsque celle-ci ne semble
pas indispensable à la procréation. Comme l’ont fait remarquer biologistes
et féministes, le clitoris, avec ses huit mille terminaisons nerveuses
(minimum), est sans doute le seul organe humain dont le plaisir soit la seule
raison d’être – ce n’est pas le cas du pénis, qui sert également à la
procréation et à la miction. Rien de tout cela n’est conforme à l’image de la
femme adulte telle qu’elle est véhiculée par l’Occident, encore pétri de
christianisme, et cela transparaît dans le corpus scientifique de notre
civilisation. Léonard de Vinci esquissait déjà amoureusement des coupes
transversales de l’anatomie génitale masculine en 1493. En comparaison,
l’anatomie féminine n’a vraiment pas bénéficié de la même attention. Pour
le dire autrement, nous sommes parvenus à cartographier l’intégralité du
génome humain en 2003, soit des années avant d’avoir pris la peine de faire
une échographie détaillée du clito humain ordinaire.
Mais écoutez plutôt ce qu’en dit le docteur Foldès. Ce spécialiste de la
reconstruction clitoridienne, qui a opéré plus de trois mille femmes victimes
de mutilations génitales, s’exprime en ces mots dans une citation reprise par
le Museum of Sex de New York : « La bibliographie médicale nous dit la
vérité sur notre mépris des femmes. Depuis trois siècles, on trouve des
milliers de références à la chirurgie du pénis, rien sur le clitoris, hormis
quelques cancers ou en dermatologie. Et rien pour lui rendre sa sensibilité.
L’existence même d’un organe du plaisir est niée, médicalement1. » Dans le
Journal of Urology, revue de l’American Urological Association,
l’urologue Helen O’Connell a publié en 2005 un rapport, dans lequel elle
explique que le clitoris a longtemps « été dominé par des facteurs sociaux
[…]. Certains manuels d’anatomie omettent de décrire le clitoris. En
comparaison, des pages et des pages sont dédiées à l’anatomie pénienne
[…]. Le clitoris est une structure pour laquelle peu de croquis et de
descriptions, même succinctes, sont proposés, ce qui peut nuire à sa
préservation pendant les interventions chirurgicales sur les parties
génitales ».
Mais tout n’est pas qu’affaire d’ignorance. Pendant des millénaires, nous
avons réuni tout un corpus de connaissances sur la sexualité des femmes. Le
problème, c’est que nous sommes passé·e·s maîtres dans l’art d’en faire
abstraction. Même si la structure clitoridienne complète – dont les
nombreuses connexions à l’urètre et à l’utérus ont conduit plusieurs
spécialistes à le considérer comme un élément d’un ensemble encore plus
vaste, le complexe clito-urétro-vaginal (CUV) – n’a été modélisée qu’en
2009, elle avait été décrite en détail dix ans plus tôt, dans un article publié
par O’Connell et ses trois coautrices dans le Journal of Urology. Et ce n’est
pas tout : des illustrations détaillées des structures clitoridiennes internes
sont apparues bien plus tôt, notamment dans l’œuvre classique de
l’anatomiste allemand Georg Ludwig Kobelt, De l’appareil du sens génital
des deux sexes dans l’espèce humaine et dans quelques mammifères, fruit
de son travail de dissection de cadavres… ce livre date de 1844 !
Vous avez bien lu : en 1844, on en savait plus sur le Vrai Clitoris que,
disons, en 1995. Et, malheureusement, même après toutes ces
« découvertes » isolées, tout le monde ne connaît pas le Vrai Clitoris, alors
que le nombre d’études portant sur cet organe ou sur le CUV depuis 2009
ne cesse d’augmenter, et lui confère davantage de visibilité dans les médias,
mais toujours sous l’angle de la perplexité.
L’origine de ce désaccord vieux de plusieurs siècles sur la sexualité
féminine peut être résumée par la question suivante : la vulve est-elle une
chose ou une absence ? Comment définir ce qui se trouve entre les jambes
des femmes ? Est-ce un organe définissable par tout ce qui dépasse – le
clitoris, les lèvres, les huit mille terminaisons nerveuses, et plus
généralement la chair qui le compose ? S’agit-il plutôt d’un vide, d’un
réceptacle, d’une ouverture, d’un orifice, d’un lieu qui n’existe que pour
être rempli par autre chose ? À travers l’histoire, cette dernière vision des
choses s’est accompagnée de violences envers les femmes et de
l’effacement de leur désir sexuel au profit de celui des hommes. À l’inverse,
lorsque c’était la première approche – celle qui perçoit la vulve comme un
organe à part entière – qui dominait les esprits, les femmes étaient
considérées comme des êtres sexuellement indépendants, capables
d’éprouver du désir, de ressentir du plaisir et d’accéder au pouvoir.
L’être humain a su réunir, à de multiples étapes de son histoire, des
connaissances remarquables sur la sexualité féminine, et notamment sur le
rôle du clitoris dans le plaisir féminin, sur l’orgasme féminin, voire sur
l’éjaculation féminine. Mais, fût-ce le fait du hasard ou de notre volonté,
nous avons ensuite omis ou effacé ces informations de nos tablettes. Nous
en avons occulté la richesse et le pouvoir pendant si longtemps que même
les femmes en sont arrivées à se sentir dans leur propre corps comme en
territoire ennemi – un territoire moite, muqueux, étrange, voire étranger. Le
plaisir féminin a été cycliquement oublié puis redécouvert, comme
l’observe Naomi Wolf dans Vagina, cet essai qui propose une chronologie
exhaustive du déclin de la vulve et de la structure vaginale : après avoir été
vénérées et perçues comme sacrées par les civilisations préhistoriques
pendant des millénaires, elles ont été rabaissées dans la Grèce antique, puis
considérées comme profanes et haïes dans les sociétés monothéistes
centrées autour d’une figure paternelle divine.
En résumé, la sexualité des femmes a d’abord été célébrée puis, perçue
comme trop puissante, elle a éveillé les craintes – avant d’être infériorisée,
voire niée lorsque les sciences dites « dures » se sont développées. Les
efforts consentis par tant de femmes (et d’hommes) pour comprendre la
sexualité féminine ne donnent pas seulement lieu à de multiples
découvertes : ils tiennent de la guérison et de la résurrection.
Un petit aperçu de ces évolutions cycliques, inspiré par le travail de Wolf,
nous aidera à mieux comprendre comment nous en sommes arrivé·e·s à la
situation actuelle, une situation où des avancées médicales majeures nous
aident à vivre bien plus longtemps qu’autrefois, tandis qu’un souci médical
tel que celui de Vanessa a pu rester sans diagnostic pendant plus d’un an
parce qu’il touchait une partie de son corps qui, selon ses médecins,
n’existait pas.

Au commencement était la vulve, et l’humanité lui vouait un culte.


C’était tout aussi mystique que parfaitement raisonnable : la vie humaine
était un mystère et le vagin semblait en être la source (petite précision
anatomique : la vulve, c’est la région externe des parties génitales
féminines. Elle se compose des grandes lèvres, des petites lèvres, du gland
du clitoris et de l’entrée du vagin. Le vagin, quant à lui, est simplement le
canal interne qui mène à l’utérus).
Les premiers humains gravaient des fentes vulvaires sur des pierres. Les
déesses d’autrefois, telles Astarté ou Aphrodite, n’étaient pas seulement
vénérées pour la fertilité. Comme le fait remarquer Wolf, elles étaient aussi
ouvertement adorées pour leur érotisme. Les Sumériens, qui vivaient il y a
cinq mille ans dans une région correspondant à l’Irak actuel, vénéraient la
déesse Inanna et plus particulièrement sa vulve, un « bateau du paradis »,
selon un hymne composé à l’époque. La fertilité de la terre était
culturellement liée à la sexualité : dans l’agriculture, les sillons des labours
étaient associés à la vulve et on comparait la laitue aux poils pubiens de la
déesse. Inanna était tout à fait ravie d’être pourvue d’un vagin, si l’on en
croit ce chant sumérien :
Lorsqu’Inanna s’adossa au pommier, sa vulve apparut sous un jour merveilleux.
Réjouie par sa vulve extraordinaire, la jeune femme s’applaudit elle-même.

Dans la Grèce antique, on pensait que le désir féminin était plus fort que
celui des hommes. Sous l’Empire romain, l’orgasme féminin et
l’éjaculation féminine ont été décrits par Claude Galien, médecin qui
recommandait aux femmes célibataires de se masturber pour être en bonne
santé. Hippocrate avait donné un nom au clitoris : la columella, ou « petit
pilier ». Le mot « clitoris » lui-même est issu du grec kleitoris, qui désigne
la même chose, et qui peut avoir pour origine étymologique le mot kleis, qui
signifie « clé », ou kleitorizein, verbe ayant le double sens de « toucher » et
de « chatouiller ». Même le judaïsme, qui considère le sang menstruel
comme impur, reconnaît l’orgasme féminin dans le Talmud, le texte
fondateur de la Loi juive. Il y est enseigné que les maris doivent retarder le
moment de leur éjaculation, de sorte que « l’épouse s’échauffera pour
éjaculer la première » – cela était censé assurer la conception d’un enfant de
sexe masculin. Ironie du sort : cette directive à but misogyne pouvait
apporter à ces dames une certaine forme de satisfaction (un sage connu sous
le nom de Rabbi Kattina se vante à la fin du passage en question : « Je
pourrais n’engendrer que des garçons ! » Oy gevalt – oh non, pitié…).
La civilisation arabe médiévale et cosmopolite avait une approche encore
plus libre de la sexualité féminine. Avicenne, le grand philosophe persan
qui faisait aussi figure d’autorité en matière de médecine, a produit des
écrits sur le clitoris, qu’il nommait al bathara, le « pénis ». À la fin du
Xe siècle ou au début du XIe, alors que Bagdad était à l’épicentre de l’âge
d’or islamique, un livre intitulé L’Encyclopédie du plaisir y a été publié.
Fruit du travail d’un certain Ali ibn Nasser al-Kateb, il contient quarante-
trois chapitres à travers lesquels toutes sortes d’orientations et de rapports
sexuels sont détaillés – homosexuels, bisexuels, hétérosexuels – et met en
scène d’innombrables personnages féminins qui s’adonnent ouvertement à
la luxure. À la même époque, en Europe de l’Ouest, la mise en circulation
d’un tel ouvrage aurait été inconcevable. Et même aujourd’hui, alors que
nous sommes sortis de ces heures « sombres » et « chaotiques » souvent
décrites par les historiens pour évoquer le Moyen Âge, une telle publication
aurait quelque chose de risqué2. Voici un récit des extrêmes auxquels
pouvait conduire un désir féminin sans contrainte :
Hubba al Madaniyyah, par exemple, raconte qu’un jour, elle est sortie du bain en compagnie d’un
garçon qui avait un chiot. Le chiot, en voyant sa vulve et ses lèvres vaginales, s’est glissé entre ses
jambes et s’est mis à lécher son organe. Elle s’est alors baissée pour permettre à l’animal de
réaliser sa tâche avec plus de facilité. Mais lorsqu’elle a atteint l’orgasme, elle est tombée sur lui
de tout son poids, et n’a pu se relever à temps pour éviter la mort de l’animal par écrasement3.

Même ce genre de récit peut paraître gentillet, comparé à l’adoration


profonde vouée au sexe féminin dans le tantra tel qu’il était pratiqué à ses
débuts en Asie du Sud. Le « sexe tantrique », décrit en détail il y a mille
trois cents ans, diffère radicalement de son expression occidentale actuelle
et hautement tendance : on apportait des sécrétions sexuelles masculines
(du sperme) en offrande à des déesses (ou yoginis) toutes-puissantes et
parfois terrifiantes, et les adeptes masculins du tantrisme consommaient des
excrétions sexuelles féminines (connues sous le nom de yonitattva ou
dravyam), voire du sang menstruel. La yonitattva, ou « essence vulvaire »,
était fournie par des adeptes de sexe féminin qui incarnaient les déesses lors
des rituels.
Ces pratiques ont posé les bases de ce qu’est devenu le tantra, selon les
recherches menées par David Gordon White, maître de conférences en
sciences des religions à l’université de Californie à Santa Barbara. Dans les
traditions tantriques un peu plus récentes, les tantristes pratiquants
s’adonnaient à des rituels sexuels dans le but d’atteindre, à travers
l’orgasme, des états de conscience plus élevés et plus étendus. C’est à cette
forme-là du tantrisme que les colons britanniques (plutôt scandalisés) ont
été confrontés en arrivant dans la région, et c’est donc la même version de
cette pratique qui a fini par atteindre les côtes californiennes et la scène
New Age. Mais, dans le tantra d’origine – le tantra « hardcore » –,
l’humidité vaginale était la voie royale vers la divinité et le sexe oral
constituait une excellente façon de la provoquer. Ce poème tamil de la fin
du Moyen Âge, le Kamapanacastiram4, s’apparente à une espèce de mode
d’emploi, pas à pas, du cunnilingus :
Comme un adorateur marchant lentement autour du temple,
Fais glisser ta langue sur son yoni5,
Tout autour, de gauche à droite,
En dessinant un cercle de plus en plus étroit
Jusqu’à en atteindre le centre. […]
Délicatement, délicatement, saisis entre tes dents et ta langue
Le joyau palpitant et enflé de son yoni,
Et suce-le comme un nourrisson tête au sein ;
Alors il s’élèvera hors de son enveloppe, luisant et dressé,
Enflé tel un formidable rubis.

Mais, à un moment donné, pour la vulve, la fête a été finie. Pour des
raisons aussi diverses que les cultures où elle a connu le même sort funeste,
le vent du pouvoir a tourné contre les femmes en général, et contre leur
sexualité en particulier.
Par exemple, les choses ont dégénéré assez rapidement pour les femmes
au début de la chrétienté. Beaucoup de gens parmi les premiers disciples de
Jésus éprouvaient du mépris pour le corps, et principalement à l’égard du
système reproducteur des femmes, allègrement comparé à un « cloaque »
(cloaca en latin), mot désignant l’égout. Ils le haïssaient tellement que
certains auteurs, parmi lesquels Tertullian, écrivaient au IIe siècle de notre
ère des traités complets, dans lesquels ils remettaient en question l’idée
selon laquelle le Fils de Dieu ait pu naître du corps de Marie dans sa
dimension bassement physique, avec ce placenta si impur qui suit
l’expulsion, et cette humiliation que constitue le fait d’être nourri au sein
par une femme humaine. Ils finissaient tout de même par admettre qu’ils
n’avaient pas découvert de solution alternative. Et si tous les premiers
chrétiens n’éprouvaient pas ce même dégoût pour les femmes et le sexe, il
s’est révélé très tenace.
Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, un saint et philosophe majeur de la
chrétienté, a produit une synthèse claire et précise de ces opinions : « La
femme est un être chétif et défectueux6. »
La révolution scientifique européenne et les découvertes sur l’anatomie
humaine qui l’ont accompagnée ont fait éclater au grand jour cette
ignorance du corps des femmes qui perdurait depuis si longtemps. Certains
scientifiques, comme l’anatomiste et chirurgien italien Realdo Colombo,
étaient émerveillés par les mécanismes internes du corps féminin. Colombo
prétendait avoir découvert le clitoris en 1559 et le décrivait
« principalement » comme le « siège du ravissement féminin ». Il avait
également posé la théorie selon laquelle le clitoris jouait un rôle
prépondérant dans la capacité de reproduction des femmes. « [S’il] m’est
permis un jour de nommer les choses que j’ai découvertes, il faudra appeler
celle-ci l’amour de Vénus, ou la douceur de Vénus. » Il avait même décrit
l’éjaculation féminine : « Frottez-le vigoureusement avec un pénis, ou
même touchez-le avec le petit doigt, la semence jaillit de la sorte plus
rapide que l’air, et cela à cause du plaisir, même à leur corps [le corps des
femmes] défendant7. » Malheureusement, la « découverte » du clitoris ne
s’est pas encombrée du consentement des femmes qui ont fait office de
sujets d’étude. L’anatomiste Gabriel Fallope (d’après lequel ont été
dénommées les trompes de Fallope) prétendait lui aussi avoir découvert le
clito, quelques années plus tôt.
Mais certains des esprits scientifiques les plus brillants étaient outrés à
l’idée même qu’il puisse exister un organe féminin du plaisir. L’anatomiste
flamand Andreas Vesalius, le génie considéré comme le père de la science
anatomique, écrivit à Fallope : « On peut difficilement attribuer cette
nouvelle partie inutile, comme si nous avions là un organe inconnu, aux
femmes en bonne santé. » Il déclarait ensuite qu’il s’agissait plus
certainement d’une structure pathologique qu’on ne trouvait que chez les
hermaphrodites. Ses contemporains pensaient en effet que les clitoris les
plus volumineux pouvaient conduire les femmes à s’en servir pour pénétrer
d’autres femmes lors de rapports sexuels lesbiens. Cette vision du clitoris
comme un défaut de naissance pseudo-phallique concurrençait une autre
explication souvent avancée dans la culture du XVIe siècle, selon laquelle
cette excroissance était engendrée par les femmes déviantes qui se
touchaient et se frottaient les parties génitales. Et soudain, l’habitude
populaire consistant à interdire aux filles de se toucher à cet endroit-là
trouvait sa justification scientifique – elles risquaient de voir pousser entre
leurs jambes un phallus miniature ! Comme l’écrit Naomi Wolf, depuis
cette époque, le clitoris a été oublié, redécouvert, oublié de nouveau, et
découvert encore…
Il a aussi été maintes fois amputé.
Les clitoris sont de tailles et de formes diverses (la partie visible des plus
petits fait 35 millimètres de long, et celle des plus volumineux fait jusqu’à
1 centimètre de large, d’après une étude datée de 2005), mais, en Europe, au
début de l’âge moderne, on voyait les plus gros clitoris comme un signe
clair d’hermaphrodisme ou de lesbianisme – et comme un handicap à la
mariabilité des jeunes femmes. Des médecins pratiquaient des
clitoridectomies – des mutilations génitales féminines, en d’autres termes –
sur des filles et des femmes dont les organes étaient jugés trop imposants.
Dans une affaire judiciaire des années 1560 (racontée par David Hillman et
Carla Mazzio dans The Body in Parts. Fantasies of Corporeality in Early
Modern Europe), un juge français avait annulé un mariage à la demande du
mari sous le prétexte que son épouse avait refusé qu’on lui retire son
clitoris, qui mesurait entre 2 et 5 centimètres. Ces mutilations génitales ont
longtemps perduré, notamment à l’époque victorienne où elles étaient
censées empêcher les filles de se masturber. Lorsqu’il nous arrive
d’imaginer avec horreur le calvaire enduré par tant de femmes dans
certaines sociétés africaines et arabes, nous pouvons en profiter pour nous
rappeler que, jusqu’à assez récemment, la clitoridectomie faisait partie de
l’arsenal de la médecine occidentale.
Le milieu du XVIIe siècle a vu émerger toute une terminologie médicale,
dont un terme que les médecins pouvaient utiliser pour désigner les parties
génitales externes des femmes. Il s’agit du mot pudendum qui, aujourd’hui
encore, compte parmi les synonymes du mot « vulve ». Comme la plupart
des termes médicaux, il nous vient du latin, en l’occurrence du mot
pudenda. Les pudenda membra étaient les « parties dont on a honte » – le
verbe pudere signifiait « avoir honte ». Au cours du XIXe siècle, à l’époque
victorienne, les élans libidineux des femmes étaient activement réprimés.
En matière de sexe, le rôle d’une épouse respectueuse, c’était le
consentement passif ; tout ce qui sortait de ce cadre-là était considéré
comme relevant potentiellement de la nymphomanie.
À cette époque, le racisme colonial a fourni au sexisme un outil des plus
astucieux : les corps sexualisés des esclaves africaines. Sur des tracts
pseudo-scientifiques distribués en Europe, celles-ci étaient décrites comme
pourvues d’un derrière bien plus large, de lèvres génitales plus longues, et
comme mues par un appétit sexuel dévorant. C’était la formule idéale pour
cantonner les femmes blanches dans un stéréotype à l’opposé de celui-ci :
elles, elles étaient censées être réservées, pures et asexuées. Les caricatures
ciblant tout ce qui se trouvait à l’opposé de l’idéal féminin de l’époque ont
largement contribué à sa définition. En 1810, une femme sud-africaine du
nom de Saartjie Baartman a été emmenée de force à Londres, en
Angleterre, où on l’exhibait comme une bête dans un zoo. Surnommée
« Vénus Hottentote », elle était présentée comme une attraction des plus
étrange : son corps « exotique », avec son large postérieur et ses petites
lèvres prétendument longues, déplaçait les foules. Cet exemple démontre
parfaitement comment la misogynie et le racisme se sont mutuellement
nourris et entretenus à travers l’histoire, et comment les femmes noires se
sont retrouvées à l’intersection de deux formes de préjugés : ceux qui
concernaient les femmes et ceux qui concernaient les personnes non
blanches.
C’est ainsi que ce qui n’était au départ qu’une croyance misogyne s’est
transformé en une opinion scientifique, normative, « objective ». À ce sujet,
Naomi Wolf cite William Acton, un des pontes de la gynécologie au
Royaume-Uni, qui avait écrit, en 1862 : « La majorité des femmes
(heureusement pour elles) ne sont guère troublées par des sentiments
sexuels de quelque nature que ce soit. »

Quand elle est excitée, Vanessa n’est plus en mesure de réfléchir. L’idée
même de fantasmer alors qu’on est d’ores et déjà dans un état d’excitation
lui paraît des plus invraisemblable, parce que les sensations sont si fortes
qu’elle n’est même pas en mesure de visualiser quoi que ce soit dans son
esprit. Elle explique :
J’ai l’impression de me transformer en un amas de lignes et de gribouillis. C’est comme –
comment ça s’appelle, quand les nuées d’oiseaux font des formes qui bougent dans le ciel ? – une
murmuration. Je vois une murmuration d’étourneaux. C’est vraiment la meilleure description que
je puisse en faire. La structure de la réalité s’évapore.

Il semble que, pour Vanessa, éprouver du plaisir est aussi facile que d’en
discuter. Elle aborde librement des sujets que beaucoup trouveraient
gênants, en rit parfois, et prend le temps de chercher le mot juste pour
exprimer ses idées avec clarté. Enfant, elle avait lu quelque part que les
orgasmes existaient. Elle avait donc voulu en avoir un. Et elle y est
parvenue – la première fois, elle avait onze ans. Elle avait joui grâce à une
combinaison de facteurs : le toucher d’un amant sur ses seins, ses baisers
dans son cou, une pensée fugace et la respiration qu’il fallait au bon
moment. « Je peux jouir de sept façons différentes, dit-elle avec
détachement. Certains de mes orgasmes sont silencieux, mais, avec
d’autres, je prononce des mots dans des langues qui n’existent pas, comme
les gens en transe que l’on voit dans certaines églises. » Il lui arrivait très
fréquemment de jouir quinze fois par rapport, se souvient-elle. Et elle
éjacule de grandes quantités d’un liquide tiède à chaque rapport sexuel
depuis qu’elle a vingt et un ans.
« Je jouis comme je ressens mes émotions, explique-t-elle. C’est voyant,
bordélique et gênant. »
Mais ceux qui s’imaginent que ces dons ont procuré à Vanessa une vie
sexuelle de rêve, ceux-là se trompent. « Je ne me suis jamais sentie pour
autant libérée ou particulièrement à l’aise, tempère-t-elle. J’avais
l’impression d’être bizarre. » Et le problème, ce n’était pas tant le plaisir
qu’elle ressentait, mais la manière dont les autres y réagissaient. « Un mec
m’a dit que j’étais un phénomène de foire », se souvient-elle. Parmi les
hommes avec lesquels elle est sortie, beaucoup ont fait une fixation sur sa
sexualité. Il est même arrivé que cela occulte tout le reste de sa
personnalité. Voir une femme jouir dix fois peut regonfler l’ego d’un
homme, même si cela ne dépend pas tellement de ses talents, et ça, les
hommes en veulent toujours plus. Parfois, des hommes la forçaient à
repousser ses limites pour voir jusqu’où elle pouvait aller, comme une
voiture de sport trafiquée. « Ça a l’air sexy en théorie, mais en fait non. Un
jour, un mec insistait lourdement pour qu’on continue, ça a duré huit heures,
il savait que j’aurais voulu dormir et que j’avais une réunion le lendemain
matin. Je n’ai pas l’impression d’être aux commandes de ma sexualité. »
Mais son problème de santé a changé la donne. À cause des douleurs
qu’elle ressentait après les rapports sexuels, elle a cessé de se les autoriser.
Et pourtant, ses souffrances ont empiré. Elle s’est rendue aux urgences, a vu
sa généraliste et d’innombrables spécialistes, et tout le monde avait sa petite
idée sur la question : les chlamydiae, une érosion du col utérin, une
infection urinaire récidivante. Elle s’est fait tester pour l’herpès : négatif.
Un médecin qui lui avait diagnostiqué un syndrome polykystique ovarien
lui a prescrit une contraception hormonale, ce qui n’a rien changé ni à la
douleur ni au sang dans ses urines. D’octobre 2012 à mars 2014, Vanessa a
subi six échographies par voie basse, s’est vu prescrire sept traitements à
base d’antibiotiques, et ce alors même que les examens
cytobactériologiques des urines étaient souvent négatifs. Dans un premier
temps, les médicaments atténuaient les symptômes, mais la douleur
revenait, suivie de près par le sang dans les urines.
Au début de l’année 2013, elle a rencontré C. C’était son âme sœur – il
était polyamoureux, intelligent, sensible… ils sont sortis ensemble
immédiatement. Vanessa considère que la première fois qu’ils ont fait
l’amour a été la meilleure de sa vie. Mais, ensuite, la douleur est devenue
plus violente que jamais. Elle s’est rendue dans une clinique sans rendez-
vous, pour en sortir avec une nouvelle ordonnance pour un antibiotique en
une seule prise, suivie d’un nouvel ECBU négatif. C’est là qu’elle a
commencé à expliquer aux médecins qu’elle savait que ça ne venait pas de
sa vessie. Ça vient de ce qui me fait éjaculer, assurait-elle. Elle avait
recours à une expression qu’elle avait lue dans les forums de discussion sur
le sexe qu’on trouve sur Internet, glandes du point G, ou alors elle montrait
du doigt l’endroit qui la faisait souffrir, quelques centimètres au-dessus du
pelvis, légèrement à droite. Pile à cet endroit. Elle expliquait qu’elle avait
plus de mal à éjaculer qu’avant, qu’il lui était devenu difficile de jouir, et
même que ses orgasmes étaient devenus douloureux.
Mais il y avait un problème de communication. Cette partie de son corps
qui lui faisait mal ne semblait pas porter de nom. « Quand on regarde des
représentations du vagin, il n’y a rien à cet endroit-là », déplore-t-elle.
Après une attente de six mois, Vanessa a enfin pu se rendre à un rendez-
vous qu’elle avait pris avec un gynécologue très réputé, dont le cabinet était
situé en centre-ville. Dans la salle d’attente, des femmes lisaient des
magazines assises dans des fauteuils confortables tandis qu’un écran plat
passait en boucle des rediffusions d’épisodes de Friends. Dans la salle
d’examen, un présentoir proposait des fascicules qui vantaient les mérites
de la labiaplastie – l’intervention de chirurgie esthétique controversée qui
consiste en la réduction des petites ou grandes lèvres. Vanessa a donc décrit
ses symptômes au gynécologue, un quadragénaire excessivement amical qui
lui posait des questions gênantes sur sa vie sentimentale d’un air faussement
détaché. Elle avait arrêté le sexe plusieurs mois auparavant à cause de la
douleur, ce qui avait atténué ses symptômes, mais elle voulait tout de même
obtenir des réponses. Lorsqu’elle lui a demandé si les glandes du point G
existaient, il l’a regardée d’un air consterné.
« Il pensait que c’était dans ma tête, explique-t-elle. Que j’avais juste
besoin d’entendre qu’il n’y avait rien qui clochait chez moi et que j’étais
une femme attirante. Il m’a dit que ma fouf était “très jolie”. »
C’est à ce moment-là que Vanessa a fait ce que tous les patients frustrés
font à l’ère d’Internet : elle a consulté le docteur Google. Rapidement, un
indice lui est tombé entre les mains, sous la forme d’un article médical
amplement cité : « Female urethral syndrome : a female prostatitis ? »
(« Syndrome urétral féminin : une prostatite féminine ? »). Malgré ce point
d’interrogation, cette publication semblait apporter des réponses qu’aucun
des médecins consultés par Vanessa ne connaissait. Réalisée par les
docteurs Ruben Gittes et Robert Nakamura, l’étude portait sur des glandes
microscopiques situées dans l’urètre des femmes juste à côté de la paroi
vaginale, et connues sous le nom de glandes de Skene, également appelées
glandes para-urétrales. D’après cette étude, ces glandes sont les homologues
féminines de la prostate des hommes – ce qui signifie qu’elles se
développent à partir du même tissu embryonnaire – et sont sujettes aux
mêmes infections, mais aussi aux mêmes cancers. L’article n’établit pas de
lien entre ces glandes et le point G – la région très sensible décrite pour la
première fois en 1950 par le gynécologue allemand Ernst Gräfenberg, qui a
nommé ce point d’après l’initiale de son nom. Il ne précise pas non plus
que, pour certaines personnes, cette région est érogène (comme l’est la
prostate chez l’homme), mais Vanessa avait sa réponse. Ce même article
citait une autre étude gynécologique qui estimait à 5 millions le nombre de
femmes qui se rendaient chez le médecin chaque année pour des
symptômes localisés dans cette zone mal comprise, et notamment pour des
douleurs pendant les rapports sexuels. Les auteurs de ce second article
écrivent que les patientes ont reçu pour cela une « époustouflante variété de
traitements ». Si de nombreuses femmes se sont vu prescrire toutes sortes
de tranquillisants, certaines ont subi « des excisions chirurgicales agressives
dans le tissu péri-urétral, des incisions internes de l’urètre et des
surdilatations excessives de l’urètre ». L’étude de Gittes et Nakamura
déclare en conclusion qu’il faudrait reconnaître l’existence d’un élément
anatomique particulier, la prostate féminine, afin que les maladies la
concernant puissent être diagnostiquées et traitées. Date de l’étude : 19968.
Vanessa a longuement observé les schémas en noir et blanc qui figuraient
dans cet article. À l’endroit qui l’intéressait, et que tous les schémas qu’elle
avait consultés jusqu’alors avaient laissé en blanc, ceux-là présentaient
quelque chose, une forme comparable à la cavité du sinus, un élément
d’anatomie susceptible de se remplir de liquide. « Pour la première fois,
j’avais sous les yeux un dessin qui reflétait mon anatomie », se souvient-
elle. Pleine d’espoir, elle a apporté cette étude à sa généraliste, ainsi qu’un
sac plastique dans lequel elle avait glissé deux flacons au couvercle orange :
l’un contenait de l’urine, et l’autre, de l’éjaculat. Elle a soutenu à la figure
d’autorité en face d’elle que ses glandes éjaculatoires – ou ses glandes de
Skene, ses glandes para-urétrales, sa prostate féminine, son point G, ou
autre – étaient infectées. Sa généraliste a consulté l’article. Elle a reconnu
qu’elle n’avait jamais entendu parler de ces glandes, raconte Vanessa, mais
elle n’avait pas de meilleure idée à lui soumettre (la généraliste de Vanessa
a décliné nos propositions d’interview).
— Vous pouvez vraiment faire ce truc de l’éjaculation ? lui a-t-elle
demandé. Et vous seriez d’accord pour vous filmer en train de le faire pour
me montrer ?
Et c’est ainsi que Vanessa s’est retrouvée à se toucher, pépouze, sur la
table d’examen de sa généraliste. Pour la science.
Au bout de deux minutes, c’était plié.
— Vous avez déjà fini ? s’est étonnée la professionnelle de santé lorsque
Vanessa l’a appelée pour qu’elle la rejoigne.
L’opération avait été réalisée avec maestria : la patiente s’était masturbée
jusqu’à l’orgasme, avait éjaculé et filmé la totalité du processus dans une
vidéo que sa généraliste a visionnée, les yeux écarquillés. Elles se sont alors
tournées vers les deux fioles en plastique. Ses urines étaient claires. Mais
l’autre liquide qu’elle avait apporté était trouble. La clé du problème se
trouverait dans une analyse de cet échantillon-là : il faudrait y chercher des
bactéries, des mycoses, ou quoi que ce soit qui puisse expliquer la douleur
et l’inconfort qu’elle ressentait dans ses parties génitales.
Mais il y avait un obstacle majeur à ce projet-là : il n’existait pas de
protocole d’analyse pour ce liquide produit par le corps de Vanessa : ce
n’était ni de l’urine, ni du sang, ni de la salive, ni du sperme – ce n’était rien
de ce que recevaient habituellement les biologistes pour analyse. Sa
généraliste ferait preuve d’imagination pour remplir le formulaire
d’analyse.

Carroll Smith-Rosenberg et Charles Rosenberg racontent que, à l’ère


victorienne, on voyait l’être humain de sexe féminin comme « le produit et
le prisonnier de son système reproducteur ». Le fait d’être née avec des
ovaires et un utérus était la source des qualités fondamentales d’une
femme : sa vocation nourricière, sa raison inférieure, son émotivité accrue.
Le XXe siècle a vu ce tableau fréquemment contesté et remis en cause,
mais pas toujours au profit des femmes. Le père de la psychanalyse,
Sigmund Freud, fait figure de paradoxe en la matière. Il reconnaissait
l’existence d’un plaisir clitoridien, mais le définissait comme la forme
immature et larvaire de quelque chose de beaucoup mieux : l’orgasme
vaginal. Nous savons aujourd’hui qu’un « orgasme vaginal » distinct est un
mythe ; la majeure partie des femmes (environ 70 %) ne parviennent pas à
jouir de la pénétration vaginale à elle seule et, pour celles qui y parviennent,
c’est dû au frottement indirect du pénis contre le clitoris, ou à la stimulation
de tissus érectiles profonds dans la paroi vaginale, probablement la partie
immergée de l’iceberg clitoridien (les piliers et les bulbes). En gros, c’est la
même chose (vous vous rappelez le complexe clito-urétro-vaginal ?), et la
stimulation clitoridienne se trouve être une pratique plus directe et plus
efficace pour atteindre l’orgasme.
Pourtant, Freud était persuadé que les orgasmes vaginaux étaient
normaux, contrairement aux orgasmes clitoridiens. Selon lui, les femmes
qui ne jouissaient pas grâce à la présence d’un pénis dans leur vagin
n’avaient pas franchi le stade psychologique de l’enfance, un stade
préféminin immature au cours duquel les petites filles se frottent le clitoris
– l’équivalent du pénis. Pour Freud, c’est lorsqu’elles voient pour la
première fois un pénis en vrai, sur un frère ou un cousin, qu’elles se rendent
compte que leur pseudo-pénis est insuffisant, et c’est leur frustration face à
ce constat, vécu comme une « castration », qui initie leur transition vers le
plaisir vaginal et la normalité de la vie de femme.
« Humiliée dans son amour-propre par la comparaison avec le garçon
tellement mieux pourvu, elle [la petite fille] renonce à la satisfaction
masturbatoire par le clitoris », expliquait Freud dans un cours donné en
1933 et publié sous le titre « La féminité ».
Il nous semble difficile d’imaginer aujourd’hui que cette théorie
alambiquée ait pu être jugée recevable et, pourtant, c’est bien cela qui s’est
passé : elle s’est même révélée très influente. Elle apaisait
merveilleusement l’angoisse accumulée par les hommes depuis des siècles
sur l’aspect peu féminin, hermaphrodite ou phallique du clitoris – cet
organe de femme qui refuse de rester dans l’ombre. On pourrait presque lui
donner un nom (la Clitangoisse ?), car c’est elle, probablement, qui se cache
derrière les innombrables tentatives d’occultation de la sexualité féminine –
voire derrière son refus pur et simple. Freud allait jusqu’à envisager
l’hypothèse que la clitoridectomie puisse permettre aux femmes de
« progresser ». Cette théorie freudienne de la suprématie vaginale rassurait
les hommes européens : tout compte fait, ils n’avaient pas à se soucier de
satisfaire leur épouse. Si les femmes ne jouissaient pas pendant le coït,
c’était leur problème à elles. En pratique, cette leçon sur la féminité a sans
doute annihilé en grande partie le plaisir que pouvaient prendre les femmes
de cette époque (fin XIXe-début XXe siècle), car elle exigeait d’elles qu’elles
consacrent désormais toute leur attention sur ce qu’il y a de vraiment
important dans la sexualité : le moment où intervient le pénis.
Une histoire particulièrement triste est née de ces idées freudiennes : il
s’agit du cas de Marie Bonaparte. Princesse, descendante de Napoléon,
patiente de Freud dans les années 1920 et psychanalyste, elle a marqué les
esprits pour des raisons qui n’ont pas grand-chose à voir avec son statut
impérial : elle est a priori la seule personne à avoir chirurgicalement
déplacé son clitoris sur son corps. Deux fois. Bonaparte prenait très au
sérieux la prétendue supériorité de l’orgasme vaginal, et a choisi de
résoudre son incapacité à connaître la volupté9 (l’orgasme) pendant le coït à
coups de bistouri. Elle était convaincue que son problème, c’était que son
clitoris était trop loin de son vagin. Elle avait écrit que les femmes comme
elle « restent, malgré toutes les caresses, toutes les tendresses même
comblant le cœur, d’éternelles inassouvies par le corps10 ». Et donc, plutôt
que de déplacer ces caresses vers une partie de son corps où elles pourraient
lui être plaisantes, elle a demandé à un chirurgien de découper les ligaments
de la pointe de son clitoris afin de le transplanter à l’endroit préféré du
pénis : le vagin.
Comme cela n’a pas résolu son problème de « frigidité », Bonaparte a
fait ce qui semblait alors le plus logique : elle l’a déplacé de nouveau.
Hélas, cette nouvelle opération s’est soldée par un échec. À ce jour, son
histoire demeure l’exemple parfait de ce qui se passe lorsqu’on laisse des
personnes dépourvues d’un clitoris et d’un vagin en position d’autorité sur
ces questions-là.
Avec le combat de Margaret Sanger pour le droit à la contraception et la
décontraction vis-à-vis du sexe apportée par la culture jazz, l’entre-deux-
guerres a constitué, en comparaison, une bouffée d’air frais. Après des
siècles de clitophobie, les opinions évoluaient. Comme le remarque Mary
Roach, autrice américaine spécialiste de la vulgarisation scientifique, dans
un livre qu’elle a écrit en 2008 sur le sexe, les jeunes mariés de l’époque
avaient accès à une quantité surprenante de manuels de sexualité très années
folles, qui recommandaient sans la moindre gêne des positions avec « la
femme au-dessus », voire des « baisers génitaux ». Elle cite l’édition de
1935 de Sex Practice in Marriage11 : « Dans le cas de figure où un homme
ne parviendrait pas à se retenir de jouir avant son épouse, il se doit de
continuer à stimuler son clitoris jusqu’à ce qu’elle atteigne l’orgasme. »
Amy Schumer ne l’aurait pas mieux formulé.
En 1953, Alfred Kinsey, le premier sexologue américain majeur, allait
apporter un appui scientifique aux conseils de ce genre, à travers son livre
Le Comportement sexuel de la femme, la suite très attendue d’un précédent
opus, Le Comportement sexuel de l’homme. Professeur de biologie dont les
recherches portaient sur les guêpes à galle, Kinsey n’avait pas vraiment
prévu d’étudier la sexualité humaine, jusqu’au jour où on lui a proposé de
prendre en charge le versant biologique d’un cours sur le mariage dispensé
par l’université de l’Indiana en 1938. Les questions rudimentaires posées
par les étudiants dénotaient « de [troublantes] lacunes dans nos
connaissances en la matière », a-t-il écrit. Kinsey était un drôle d’oiseau,
c’est indéniable. Par exemple, il était connu pour filmer les rapports sexuels
de ses collègues dans le grenier de sa maison – pour la science. Mais ses
méthodes de recherche étaient révolutionnaires, notamment par leur
empirisme. Les chercheurs de son équipe, spécialement formés sur ces
questions-là, se sont entretenus, en face à face et dans le détail, avec des
milliers de sujets. Datée de 1948, son étude sur les hommes avait suscité la
controverse : il y révélait que l’homosexualité était bien plus commune aux
États-Unis qu’on ne le croyait. Son projet de lever le voile sur les vies
sexuelles cachées des Américaines était donc attendu de pied ferme, à tel
point que la date à laquelle la presse a enfin été autorisée à publier des
critiques du livre, le 20 août 1953, a été surnommée le « K-Day ».
Kinsey avait fait tout son possible pour canaliser les offensives de la
presse à son encontre : plusieurs mois avant la sortie de l’ouvrage, il avait
invité soixante reporters du monde entier, triés sur le volet, pour des
sessions d’information de quatre jours, et avait exigé que les articles soient
envoyés à ses équipes avant leur publication pour en vérifier l’exactitude
scientifique. Dans les pages de magazines distribués dans tout le pays,
comme le Collier’s, le Time et Life, des Américains, le souffle coupé, ont
pris connaissance de statistiques qui faisaient voler en éclats les vieilles
idées indéboulonnables sur la sexualité féminine, comme les croyances
selon lesquelles les femmes seraient peu portées sur la chose, les lesbiennes
seraient un mythe et l’orgasme vaginal serait la norme. L’Amérique
apprenait que l’orgasme vaginal était en fait l’exception. Seulement un tiers
des 5 940 femmes interviewées avaient affirmé jouir régulièrement pendant
le coït et, même pour ce tiers-là, le pénis ou le corps du partenaire entrait en
contact, par frottement, avec le clitoris. Sur les 62 % de femmes qui disaient
se masturber, 84 % stimulaient leur clitoris et leurs lèvres, tandis que 20 %
avaient plutôt recours à une forme de pénétration vaginale. Fait hilarant :
lorsque les chercheurs en charge des entretiens expliquaient l’efficacité de
la stimulation clitoridienne à ces 20 % de femmes, elles avaient tendance à
laisser tomber leurs habitudes vaginales pour se rabattre sur le clitoris. Par
ailleurs, 50 % des femmes interviewées avaient eu des rapports sexuels
avant le mariage, 26 % avaient eu des relations extraconjugales à la
quarantaine, 64 % se servaient de fantasmes pour se stimuler lorsqu’elles se
masturbaient, 54 % des couples mariés pratiquaient le cunnilingus, et 2 % à
6 % des femmes âgées de vingt à trente-cinq ans étaient presque
exclusivement homosexuelles. Le tableau dressé par le livre de Kinsey
offrait un spectacle légèrement différent de la mère de famille américaine
archétypale des années 1950.
Dans un monde moins compliqué que le nôtre, le rapport d’étude
d’Alfred Kinsey aurait immédiatement transformé le regard posé par
l’Occident sur la sexualité des femmes. Mais on était dans l’Amérique des
années 1950. Donc, au lieu de cela, il y eut un retour de bâton immédiat et
ravageur – un backlash. Beaucoup de figures d’autorité ont rejeté ces
statistiques, arguant qu’il était impossible qu’elles soient justes, pour la
simple et bonne raison qu’aucune femme vertueuse ne saurait se comporter
de la sorte – ou alors, si c’était le cas, elle aurait au moins eu la décence de
le garder pour elle. Après tout, Kinsey avait interrogé des personnes
volontaires, et les femmes susceptibles d’accepter de répondre à des
questions sur leur vie sexuelle devaient en tout état de cause être attirées par
l’« excès », en matière de sexe. Quant à l’orgasme vaginal, ses défenseurs
campaient sur leur position : il demeurait la réponse sexuelle adéquate chez
les femmes « normales ». Dans les manuels de vie maritale publiés dans les
années 1950, le clitoris avait été rayé de la carte. C’était comme s’il
n’existait pas. Même l’équipe de recherche de William Masters et Virginia
Johnson, qui a démontré dans les années 1960 que les orgasmes vaginaux
étaient en fait des orgasmes clitoridiens déguisés (ils ont fabriqué un
godemiché pourvu d’une caméra pour filmer les réactions du vagin à la
stimulation sexuelle, révélant, littéralement, les rouages internes de la
mécanique du plaisir), concluait en faveur de la pénétration du vagin par le
pénis, avançant que cette pratique, à elle seule, devrait pouvoir apporter aux
femmes la stimulation clitoridienne dont elles avaient besoin. Comme un
eczéma récalcitrant, le freudisme de comptoir refusait de lâcher l’affaire.
À certains égards, la libération sexuelle de cette époque a démultiplié les
attentes nourries par la société à l’égard des femmes. Si on a longtemps
attendu d’elles qu’elles soient passives, il fallait désormais qu’elles
répondent de manière orgasmique à une stimulation qui ne leur convenait
pas – ou alors qu’elles s’inquiètent de leur probable frigidité. Quelque
chose de nouveau s’ouvrait à elles, quelque chose qu’elles vivent encore
aujourd’hui et que Carlyle Jansen appelle la « pression de la possibilité ».
On ne peut qu’imaginer à quel point la « simulation » était fréquente à
l’arrière des minibus Volkswagen psychédéliques et sur les tapis à poils
longs des salons de San Francisco. Ce n’est pas pour rien que cette époque a
vu produire non pas un, mais deux films à succès qui fantasmaient le
pouvoir de jouir sur commande. Dans Barbarella de Roger Vadim, film
sorti en 1968 avec Jane Fonda, une société futuriste a remplacé le désordre
du rapport sexuel par des pilules qui donnent des orgasmes. Pour jouir, il
suffit qu’un homme et une femme avalent une pilule chacun, se tiennent par
la main, assis l’un à côté de l’autre, et ferment les yeux. Dans Woody et les
robots, comédie futuriste de Woody Allen sortie en 1973, dans laquelle tout
le monde est devenu impuissant ou frigide, il suffit aux gens de se rendre
dans une espèce de capsule qu’on appelle l’orgasmatron et hop ! On jouit.
Dans les années 1970, quelqu’un a tiré la sonnette d’alarme. Élevée dans
un milieu chrétien fondamentaliste du sud des États-Unis, mais ayant
baigné dans le mouvement féministe émergent, Shere Hite n’était pas
comparable aux autres sexologues qui l’avaient précédée dans la sphère
publique. Pour commencer, c’était une femme. Ensuite, ses cheveux blonds
et son physique hyperglamour lui avaient permis de poser nue dans
Playboy, à l’époque où elle rédigeait sa thèse de doctorat à Columbia. Mais
elle a aussi posé pour une publicité pour une machine à écrire et, lorsqu’elle
a découvert l’affiche et le slogan qu’on lui avait flanqué – Une machine à
écrire tellement intelligente que votre secrétaire n’a plus besoin de l’être –,
Hite a rejoint un mouvement de protestation contre le sexisme de cette
publicité. Frustrée par la manière dont les hommes définissaient la sexualité
des femmes, elle a conçu son propre sondage sur le sexe, a envoyé par la
poste plus de trois mille questionnaires anonymes à des femmes sur leur
sexualité. En 1976, elle a sorti Le Rapport Hite sur la sexualité des femmes,
qui montrait que 70 % des femmes ne jouissent pas pendant le coït – ce qui
correspond à peu près aux données publiées par Kinsey. On pouvait y lire
que, avec la stimulation adéquate, les femmes jouissaient facilement et
qu’elles n’avaient besoin ni d’un pénis ni même d’une autre personne pour
atteindre l’orgasme. Ce rapport a eu l’effet d’une bombe et s’est vendu à
plus de 50 millions d’exemplaires. Goûtant peu le franc-parler de son
ancienne top-modèle, Playboy a surnommé le livre « Le Rapport Haine ».
Hite était méprisée et caricaturée dans la presse sous les traits d’une
sorcière misandre. Elle a écrit un deuxième livre, sur la sexualité masculine
cette fois, pour aborder la pression excessive subie par les hommes sur leurs
performances sexuelles, mais les offensives se sont poursuivies. Sans
surprise, Hite s’est retirée de la sphère publique américaine, est partie
s’installer en Europe et a fini par renoncer à sa citoyenneté américaine.
Cependant, à l’époque, quelque chose d’autre avait modifié le discours
sur la sexualité des femmes, et ce n’était ni la dernière étude officielle ni
l’opinion savante d’un quelconque penseur : c’étaient les femmes elles-
mêmes. Des groupes d’activistes lesbiennes et bisexuelles d’Amérique du
Nord et d’Europe ont lancé leurs propres débats sur la sexualité, le plaisir et
les agressions sexuelles, sans être gênées par les pleurnicheries sur
l’inutilité du pénis. Les femmes homosexuelles s’entendaient très bien sans
pénis pour agrémenter leurs rapports sexuels, et leur visibilité croissante a
produit des effets très variés sur l’avant-garde culturelle de la sexualité des
femmes. On organisait par exemple des réunions « pré-orgasmiques » – des
groupes de soutien pour les femmes qui n’avaient jamais atteint l’orgasme,
où on les invitait à contempler leur vulve à l’aide d’un miroir pour la
première fois.
Le Birth Control Handbook, ou « petit livre sur la contraception », a
envahi les campus américains en 1968. Écrit par deux étudiants de premier
cycle, Allen Feingold et Donna Cherniak, et imprimés directement dans
l’université où ils étaient scolarisés (l’université McGill à Montréal), ce
livre alors officiellement interdit avait été conçu comme un guide
underground sur la sexualité. Deux années plus tard, l’essai clitoridien
explosif de Susan Lydon, « The politics of orgasm » (« La politique de
l’orgasme »), arguait que l’expérience subjective des femmes était
invisibilisée par ce que nous pensions connaître de la sexualité :
Et les hommes définissent la sexualité des femmes d’une façon qui leur est, à eux, la plus
favorable possible. Si le vagin était nécessaire au plaisir d’une femme, alors son orgasme
dépendait complètement du pénis en érection d’un homme ; c’est l’homme à la recherche de sa
propre satisfaction qui lui permettait d’obtenir la sienne. Avec l’orgasme clitoridien, le plaisir
sexuel des femmes ne dépendait plus de celui des hommes. Elles pouvaient chercher satisfaction
avec la même agressivité que eux recherchaient la leur, une perspective qui n’enchantait pas
beaucoup d’hommes.

Ces ouvrages ont été suivis de près par deux livres : Notre corps, nous-
mêmes, écrit par un comité de femmes de Boston, et Becoming Orgasmic –
devenir orgasmique – de la sexologue Julia Heiman. Ces livres étaient
écrits par des femmes, pour les femmes, et abordaient tous les sujets les
concernant, du fantasme à la contraception. À la même époque, l’éducatrice
sexuelle Betty Dodson animait des réunions au cours desquelles des
femmes se masturbaient ensemble dans une espèce de sororité nue, hétéros
et homos confondues. Deux autres livres ont franchi une étape
supplémentaire pour la toute première fois : demander à des femmes de
décrire le sexe et le plaisir avec leurs propres mots : le surprenant et
profondément amusant Orgasms de Susan (A. S. A.) Harrison, publié en
1974, et Women Talking (Paroles de femmes) de Justine Hill, en 1977.

Vanessa en était à sa troisième fiole d’éjaculat. À sa troisième visite chez


sa généraliste. À son troisième jutage (c’est l’expression qu’elle emploie)
dans un petit pot. C’était la faute du labo, encore une fois. Ils se plantaient à
tous les coups, prenant le liquide qu’on leur apportait pour de l’urine et
partant du principe que l’erreur venait du formulaire, qui avait dû être mal
rempli.
Vanessa appela tous les urologues de Toronto pour leur poser des
questions sur la prostatite féminine. Ilia Kaploun, du Toronto Prostatitis
Care Centre, l’un des plus grands spécialistes de la prostate à Toronto, a été
le premier à la rappeler. Mais, en entendant son histoire, il a ri, avant de lui
soutenir de façon très catégorique que les femmes n’ont pas de prostate. Il a
refusé de la voir. Sans s’être concertée avec Vanessa, sa généraliste a appelé
le docteur Kaploun pour le consulter sur la pathologie de sa patiente. Il a
finalement accepté de répondre à leurs questions, mais de façon strictement
hypothétique. « Si vous vous trouviez face à un cas de prostatite masculine,
lui a demandé Vanessa, quel traitement prescririez-vous ? » Il a répondu,
toujours caché derrière la notion d’hypothèse : dans le cas d’un homme
pourvu d’une prostate, pour cette pathologie, il administrerait des
antibiotiques. Ça, Vanessa l’avait déjà essayé, souvent, même. Dans le cas
d’un échec de ce traitement, il prescrirait des analyses permettant de
déterminer si la prostatite était due à du Candida. Le Candida albicans, un
champignon qui se promène dans la bouche et dans l’appareil digestif d’à
peu près tout le monde, et qui peut profiter d’une flore intestinale
déséquilibrée – chez les personnes immunodéprimées, par exemple – pour
se développer sur la langue ou dans le vagin. Elle peut aussi atteindre la
prostate masculine. Il lui ferait passer ce test-là, a-t-il répondu (le docteur
Kaploun a refusé de commenter le cas de Vanessa pour les besoins de cet
ouvrage : « D’un point de vue anatomique, les femmes n’ont que des
glandes para-urétrales, mais pas de prostate », m’a-t-il écrit dans un
courriel).
Vanessa est revenue tout de suite chez sa généraliste avec une fiole
d’éjaculat pour vérifier s’il contenait ou non du Candida albicans. Cette
fois, le labo a accepté son échantillon. Ils l’ont testé de la seule manière
possible, comme s’il s’agissait d’un prélèvement urétral. L’analyse a révélé
une prolifération de spores de levures. Il y en avait également dans ses
urines, mais, dans l’éjaculat, le laboratoire a jugé qu’il y en avait « en
abondance ». Vanessa souffrait d’une candidose aiguë, qui avait pris la
forme d’une excroissance sur ses glandes para-urétrales, et c’était cela qui
avait donné lieu à l’inflammation de son urètre.
« Ma généraliste m’a dit : “Eh bien ! On pourra dire que j’aurai tout vu.
Vous aviez raison depuis le début” », se souvient Vanessa.
Mais la victoire était amère. Les spores n’avaient pas seulement envahi
ses glandes para-urétrales – on en trouvait également dans son sang. Les
innombrables traitements antibiotiques qu’on lui avait administrés pendant
deux ans pour soigner des infections urinaires qui n’étaient pas là avaient
décimé, dans son corps tout entier, une trop grande quantité de bactéries
dites utiles. Le champignon en avait profité pour se développer de façon
fulgurante, et se déplacer de sa vessie à son tube digestif, jusqu’à passer
dans le sang.
C’était en avril 2014. Vanessa avait enfin son diagnostic, mais le plus dur
restait à venir. Elle a pris des antifongiques pendant trente jours et s’est
lancée dans une cure pour se débarrasser du Candida. Il s’agissait d’un
traitement naturopathique qui exigeait le respect à la lettre d’un régime
alimentaire draconien : pas de sucre, de pain, de céréales, de fruits, de
pommes de terre, de produits laitiers, d’alcool et d’autres aliments de toutes
sortes qui risqueraient de favoriser la croissance du Candida albicans. Elle
mangeait des salades sans vinaigre ni citron, des blancs de poulet sans
assaisonnement, et s’interdisait toute sortie au restaurant. Le tout pendant
deux mois et demi. Pourtant, le régime n’était pas ce qu’il y avait plus
difficile dans cette affaire. Le plus insupportable, c’était le processus de
guérison en lui-même : lorsque les colonies de Candida meurent, elles
libèrent de grandes quantités de toxines, ce qui aggrave les symptômes,
avant qu’ils ne s’atténuent enfin. Vanessa n’avait jamais l’esprit clair.
« Impossible de me souvenir de ce que je venais de penser, une minute plus
tôt », raconte-t-elle. Sexuellement, il n’y avait pas d’amélioration : c’était
même de pire en pire. Ses orgasmes étaient de plus en plus faibles, jusqu’au
jour où, pour la première fois de sa vie, elle n’a pas réussi à jouir du tout.
« J’avais l’impression d’être une voiture qui n’arrive pas à démarrer »,
explique-t-elle.
Une voiture de sport trafiquée, mais sans moteur. Sa réaction
émotionnelle l’a surprise elle-même. Elle a eu l’impression qu’un élément
de sa féminité avait disparu en même temps que ses orgasmes, comme si
elle avait sacrifié une chevelure généreuse et brillante à coups de rasoir
électrique.
« Là, on se demande, putain, mais qu’est-ce que je vaux ? dit-elle. Qui va
m’aimer, maintenant ? »
Au début du mois de mai, environ un mois après le début de son régime,
Vanessa a éjecté un organisme de son corps, par voie urinaire.
« Ce truc avait glissé comme un serpent hors de mon urètre. Au fond de
la cuvette, il y avait une cuillère à soupe d’un truc blanc. »
Évidemment, Vanessa l’a pris en photo et envoyé à sa généraliste. Une
fois sa cure terminée, Vanessa se sentait mieux – au moins, ce truc était
dehors – mais un serrement étrange demeurait au même endroit.
C’est alors qu’elle s’est rappelée ce mec… ce très mauvais coup.
C’était en janvier 2011, avant que les douleurs ne se déclarent. Dans un
bar, Vanessa a rencontré un homme plus jeune qu’elle qui s’appelait Alexei.
Ils ont dansé ensemble, elle lui a donné son numéro, et puis elle est rentrée
chez elle. Plus tard dans la nuit, il lui a envoyé un texto dans lequel il la
suppliait d’accepter qu’il la rejoigne chez elle. « Dans ses SMS, il me
décrivait tous les gestes, toutes les positions sexuelles qu’il comptait faire,
ça avait l’air doux, ça avait l’air bon, et sophistiqué », se souvient-elle.
Alexei s’est montré persistant, et elle avait envie de sexe. Elle a accepté.
Mais, lorsqu’il est arrivé, elle s’est vite rendu compte qu’il était à la fois
agressif, ivre et clairement inexpérimenté – un mélange assez toxique. Il l’a
poussée sur le lit à plat ventre et lui a enfoncé les doigts dans le vagin de
façon très brutale avant de la pénétrer avec son pénis sans davantage de
ménagements. Elle s’est mise à saigner abondamment et, rapidement, ils se
sont retrouvés tous les deux couverts de sang. Quand il est parti, elle a mis
une serviette hygiénique. Elle était éberluée, fâchée, mais elle n’avait pas
mal. Elle est allée se coucher.
Le lendemain matin, sur les conseils de sa colocataire, elle est allée à
l’hôpital. Première question du docteur : « On vous a violée ? » C’était
demandé de façon abrupte, et elle s’en est trouvée prise de court. Moi ?
Victime de viol ? Je vois mal comment… Elle a répondu : « Non. » Le
docteur l’a examinée d’un geste rapide et douloureux et lui a donné des
antibiotiques, en lui expliquant que c’était « sûrement les chlamydiae ».
Pourtant, lorsqu’elle a reçu ses résultats d’analyse, ils étaient négatifs. Mais
les saignements avaient cessé, alors elle a chassé ce « mauvais coup » de sa
mémoire.
Alors qu’elle venait de terminer sa cure, elle s’en est souvenue. Vanessa
s’est rendu compte que c’était bel et bien une agression sexuelle. « Il a
bafoué mon consentement », assène-t-elle. Ce qu’il a fait ce soir-là n’avait
rien à voir avec ce qu’il lui avait décrit dans ses messages. Avec ses doigts,
il avait ouvert une plaie dans sa paroi vaginale. Pendant trois ans, cette
blessure n’avait pas été traitée de manière adéquate et, les antibiotiques
aidant, l’avait rendue malade.
Son petit ami a trouvé la plaie cicatrisée et sa généraliste a confirmé lors
d’un examen que c’était bien de cela qu’il s’agissait. Elle me l’a décrite :
Une crête en forme de larme, qui ressortait maintenant que les tissus alentours avaient dégonflé,
juste à droite de l’axe central de mon corps, dans le tissu doux qui se trouve derrière mon point G,
où il avait été masqué par tous ces spéculums systématiquement utilisés lors des nombreux
examens que j’ai subis.

C’est là que la colère l’a gagnée. Chacun de ses médecins avait lu dans
son dossier qu’elle s’était rendue aux urgences, mais, en plus de quatre ans
d’investigations, aucun d’entre eux n’avait jamais fait le lien. Même son
propre cerveau avait occulté cette information clé. Vanessa se sentait
complètement démolie.
Elle a fait une pause dans sa relation, a consulté une psychothérapeute et
une bonne kiné – une spécialiste du plancher pelvien. Au mois d’août, elle
s’est retrouvée dans une cérémonie d’ayahuasca. Cette drogue
hallucinogène vénérée par les peuples indigènes d’Amérique du Sud, qui la
considèrent comme un médicament, compte de plus en plus d’adeptes en
Occident. Elle s’est donc assise parmi d’autres personnes, qui espéraient
guérir de la dépression ou simplement explorer un nouveau degré de
conscience en vivant une expérience à la mode. Au début de la cérémonie,
chacun des participants a expliqué les raisons pour lesquelles il ou elle se
trouvait là ; Vanessa a déclaré qu’elle voulait soigner la blessure qu’elle
portait en elle. Dans une petite tasse, elle a bu cette liqueur pulpeuse et âcre,
couleur café, qui avait le goût de l’herbe et du tabac rassis. Cette nuit-là,
alors que la réalité se dissipait autour d’elle, l’une des guérisseuses qui
dirigeaient la cérémonie s’est approchée d’elle dans le noir et lui a posé la
main sur le ventre. Puis elle lui a chanté un chant de guérison traditionnel,
l’icaro, et tout le monde s’est mis à chanter avec elle, dans une harmonie
incroyable, les autres participants déracinés de leurs explorations
personnelles et projetés dans la sienne. Vanessa a pleuré longuement.
Deux mois plus tard, elle s’est rabibochée avec son petit ami et a eu, dit-
elle, un « tout petit orgasme ».

Le docteur Barry Komisaruk a répondu au tout premier courriel que je lui


ai envoyé en neuf minutes exactement. C’est Batman, mais version science
du sexe.
Il a déjà fait de nombreuses apparitions dans la petite (mais grandissante)
poignée de livres sur le désir et le plaisir féminins. Ce maître de
conférences en psychologie a accepté de me recevoir dans son bureau à
l’université Rutgers, où se trouve l’un des seuls laboratoires au monde qui
se consacrent à l’étude du cerveau au moment de l’orgasme. On y utilise
l’IRMf pour cartographier l’activité cérébrale chez les femmes et les
hommes pendant les sept secondes, en moyenne, que dure un orgasme. En
pratique, cela faisait donc des années qu’il cherchait tous les jours à faire en
sorte que les volontaires allongés dans les scanners restent aussi immobiles
que possible alors qu’ils sont au summum de l’extase. « J’ai mis au point un
dispositif d’appuie-tête très efficace qui réduit les mouvements du crâne
pendant l’orgasme à environ 1,5 millimètre », m’explique-t-il, très fier de
son invention.
Neuroscientifique de formation, Komisaruk a commencé par étudier le
comportement reproductif non pas des humains, mais des rats. Ce faisant, il
a découvert que, lorsqu’on stimule le vagin d’une rate, celle-ci sécrète des
hormones qui bloquent sa perception de la douleur. En toute logique, il a
voulu savoir si l’on pouvait observer le même phénomène chez la femme
humaine. Personne ne s’était opposé à ses études sur les rats, mais, lorsqu’il
a proposé de réaliser la même étude sur des sujets humains, il s’est heurté à
un mur : à l’époque, il faisait ses recherches dans un hôpital chrétien
évangélique et le directeur ne l’entendait pas de cette oreille. Faire passer
des scanners à des femmes qui se masturbent dans son labo ? Jamais de la
vie.
« En matière de recherche scientifique sur la sexualité, l’État ne finance
quasiment rien, explique-t-il avant de pousser un soupir. Comme si c’était
de l’argent jeté par les fenêtres. »
Une fois recruté par Rutgers, il a pu obtenir du comité d’examen
l’autorisation d’étudier les effets de l’autostimulation vaginale sur la
douleur. C’est à ce moment-là qu’il a recruté la sexologue Beverly Whipple.
Infirmière de formation, Whipple avait démocratisé le terme « point G »
grâce à un livre qu’elle avait coécrit en 1982 avec Alice Kahn Ladas et John
D. Perry, The G Spot and Other Recent Discoveries about Human Sexuality
(Le point G et autres découvertes récentes sur la sexualité humaine). On y
trouvait toutes sortes de preuves scientifiques visant à confirmer l’existence
d’un point de tissu érectile érogène dans la paroi vaginale antérieure, entre
le vagin et l’urètre. À travers un certain nombre de témoignages, ce livre
évoquait également l’éjaculation féminine et l’associait aux glandes situées
dans la région du point G. Le fait que des médecins qui faisaient figure
d’autorité dans leur domaine défendent l’existence de l’éjaculation féminine
constituait une révolution, pour toutes les femmes que l’on avait moquées
pour ces prétendues fuites urinaires qui se manifestaient pendant les
rapports sexuels, mais également pour toutes celles qui avaient subi une
intervention chirurgicale inutile pour une incontinence dont elles ne
souffraient pas. Avec ce livre, Whipple est devenue un personnage
controversé, mais pour beaucoup de gens aussi, un phare dans la nuit.
Comme elle désirait apprendre à réaliser des études scientifiques
rigoureuses, Komisaruk lui a proposé de s’inscrire en doctorat à Rutgers
sous sa tutelle. C’est alors qu’elle a décidé de reprendre comme sujet de
thèse le potentiel lien de cause à effet entre l’autostimulation vaginale et
l’inhibition de la douleur chez les femmes. Elle a travaillé sur ce sujet avec
d’autres chercheurs et, chose incroyable, ils ont fini par découvrir que ce
lien existait bel et bien. Whipple et Komisaruk ont ouvert la porte à la
possibilité d’une recherche scientifique plus poussée sur les questions
sexuelles, et sont devenus par la même occasion une dream team des études
sur la sexualité.
Depuis, ils se sont attaqués à toutes sortes de phénomènes marginaux qui
les ont aidés à bousculer les normes, à redéfinir la sexualité « normale ». Ils
ont orienté leurs recherches vers des femmes qui, comme Vanessa et
comme l’éducatrice sexuelle Annie Sprinkle, peuvent avoir des « orgasmes
par la pensée », qu’on appelle également « orgasmes énergétiques » – des
orgasmes sans contact physique, obtenus seulement par le fantasme et la
respiration profonde. Grâce à la technologie de l’IRM fonctionnelle, ils ont
pu démontrer que, au moment de ces orgasmes, le cerveau de ces femmes
prétendument hors norme présente la même activité que celui des femmes
ayant des orgasmes ordinaires. Mais c’est un cas particulièrement intrigant,
celui d’une femme atteinte d’une lésion de la moelle épinière, qui leur a
permis d’élaborer une image autrement plus détaillée de la mécanique du
plaisir féminin. Cette femme n’avait plus aucune sensation dans les jambes,
le bas du corps ou le clitoris. En théorie, ses organes génitaux et son
cerveau étaient incapables de communiquer. Pourtant, elle affirmait qu’elle
parvenait à sentir les stimulations vaginales, qu’elle avait aussi des
sensations dans le col de l’utérus, et même qu’elle pouvait jouir. Grâce à
elle, Whipple et Komisaruk ont découvert que les sensations sexuelles
empruntaient une voie qu’on ne connaissait pas : les nerfs vagues courbés
(vagus signifie « errance » en latin), qui ne passent pas par la moelle
épinière, et permettent ainsi aux organes génitaux de communiquer
directement avec le cerveau. C’est ainsi que même certaines femmes
atteintes de lésions de la moelle épinière peuvent ressentir du plaisir.
Résoudre ce mystère a incité Komisaruk à en apprendre encore
davantage sur cette espèce de câblage interne qui sous-tend la sexualité
féminine. La connexion entre les organes génitaux et le cerveau des femmes
est merveilleusement complexe. Les nerfs qui font remonter jusqu’au
cerveau les stimuli sensoriels reçus par les parties génitales ne sont pas des
voies à sens unique – c’est un foisonnement de chemins tortueux,
d’embranchements multiples, pour un total incalculable d’itinéraires
possibles. Même les femmes qui ont des rapports sexuels classiques et
purement sentimentaux peuvent canaliser des sensations de plaisir à travers
trois ou quatre paires de nerfs différentes à la fois. Pour atteindre le cerveau,
la stimulation clitoridienne passe par les nerfs pudendaux, la même paire de
nerfs qui, chez l’homme, relie le pénis au cerveau. D’ailleurs, cela tombe
sous le sens : le clitoris et le pénis sont des organes homologues, c’est-à-
dire qu’ils se développent, in utero, à partir du même tissu phallique
embryonnaire. Mais, en plus de cela, les femmes possèdent trois autres
paires de nerfs qui véhiculent jusqu’au cerveau les multiples sensations
perçues aux quatre coins de leurs organes génitaux : les nerfs
hypogastriques partent de l’utérus et du col de l’utérus, les nerfs pelviens
partent du vagin, du col de l’utérus et du rectum, et les nerfs vagues partent
de l’utérus et de la région du col.
En outre, des découvertes récentes ont montré que les hommes, bien que
communément jugés « plus simples » dans leurs préférences en matière
d’excitation et de stimulation, ne sont peut-être finalement pas simples du
tout. « Nous découvrons un peu plus tous les jours que les voies sensorielles
génitales des hommes sont peut-être aussi complexes que celles des
femmes », explique Komisaruk. Les sensations perçues par le pénis et le
scrotum remontent jusqu’au cerveau par l’intermédiaire des nerfs
pudendaux, mais les nerfs pelviens peuvent aussi véhiculer les sensations
perçues par les tissus profonds du pénis, l’urètre et le rectum, et il n’est pas
impossible que les nerfs hypogastriques et vagues remontent de la prostate.
L’idée selon laquelle la sexualité des hommes serait plus simple ne doit
peut-être sa popularité qu’à notre obsession culturelle pour le pénis, qui fait
que l’on considère comme marginaux les autres types de stimulations
sexuelles susceptibles de procurer du plaisir à la gent masculine. Mais les
hommes qui pratiquent la stimulation anale et/ou prostatique, et ceux qui
sont amateurs de stimulation urétrale (connue dans le petit monde du
fétichisme sous le terme « sounding »), ont accès à un éventail bien plus
vaste de plaisirs intenses via leurs nerfs pelviens et hypogastriques.
Le fait que le plaisir sexuel ait tant de voies possibles à disposition
explique en grande partie pourquoi toutes les femmes n’apprécient pas le
même type de stimulation. La stimulation du vagin et du col de l’utérus
peut permettre à certaines femmes d’atteindre l’orgasme et ne pas
provoquer grand-chose chez d’autres. Certaines connaissent l’emplacement
exact de leur point G, tandis que d’autres le cherchent en vain par monts et
par vaux. Et vous savez quoi ? On est toutes normales. Toutes les femmes
sont câblées un peu différemment et, d’un individu à l’autre, certains nerfs
sont plus sensibles que d’autres.
Face à cette profusion de tissus érogènes, certains experts soupçonnent
qu’une stimulation exclusivement focalisée sur le point G – ou sur
n’importe quelle zone érogène – n’est pas l’idéal. En outre, cette approche
du corps, qui laisse à penser que toutes ces zones érogènes sont isolées les
unes des autres, part d’une idée fausse. En effet, le clitoris, l’urètre et la
paroi vaginale antérieure interagissent de façon dynamique. C’est ce que
révèle une étude menée par une équipe de médecins italiens dirigée par
Emmanuele A. Jannini, qui milite pour l’adoption du terme « complexe
clito-urétro-vaginal », ou « complexe CUV », par les médecins. Jannini
avançait dans son étude de 2014 « Beyond the G-spot » (« Au-delà du
point G ») :
Bien qu’aucune structure unique correspondant à un point G distinct n’ait été identifiée, le vagin
n’est pas un organe passif mais une structure très dynamique avec un rôle actif dans l’excitation et
les rapports sexuels.

Nous voici donc face à la conclusion du débat sur le point G : celles qui
disent qu’il existe et celles qui disent qu’il n’existe pas ont toutes
officiellement raison. Le point G est donc une réalité. Mais il existe d’autres
zones très érogènes dans cette région du corps : il y a le point U, un point
sensible qui entoure l’urètre et s’étend légèrement au-dessus de lui ; le
point A, situé sur la paroi vaginale interne profonde, près du col de
l’utérus ; et certaines parlent d’un point O, et puis il y a bien sûr la
sensibilité du col utérin… et tous ces points-là produisent des orgasmes qui
paraissent distincts aux femmes qui les expérimentent. Les femmes peuvent
aussi avoir, à titre individuel, leurs propres zones sensibles. C’est à nous,
femmes, de nous retrousser les manches et d’explorer, à tâtons, nos propres
mécanismes de l’excitation et du plaisir.
Quant au débat cherchant à déterminer si les parties génitales des femmes
sont un ensemble d’éléments présents, qui prennent de la place, ou une
absence qui attend d’être comblée, la science actuelle semble pencher
davantage vers la première option. Elle décrit, en effet, quelque chose de
parfaitement tangible, un tout débordant d’existence.
Mais toutes ces découvertes ne sont pas encore vraiment connues du
grand public… ni des médecins. Et cela pose problème, car cette ignorance
nourrit la croyance selon laquelle la sexualité féminine serait mystérieuse,
sinon carrément opaque. Que veulent les femmes ? Ça, personne ne le sait,
pas même les femmes elles-mêmes ! Peut-être faut-il en fait aborder la
sexualité féminine comme un domaine qui s’apprend, se cultive, et dans
lequel on s’améliore grâce à nos connaissances – comme la cuisine ou le
jardinage. Le plaisir féminin est-il vraiment beaucoup plus compliqué que
le mode d’emploi de votre iPad ou votre déclaration d’impôts ? Le
problème ne viendrait-il pas plutôt du fait que nous ayons ignoré la
profusion de connaissances accumulées sur le corps des femmes au fil des
siècles, pour pouvoir mieux prétendre ensuite, comme l’a fait Freud en son
temps, que nous ne savons pas ce que veulent les femmes ?
Même les personnes qui écrivent sur la sexualité féminine tombent dans
ce piège. « Vous n’avez aucune idée de l’obscur imbroglio qui caractérise
l’excitation féminine », écrit Mary Roach dans Bonk, un livre qui, pourtant,
dans l’ensemble, est extrêmement progressiste et instructif. Parlons-nous
aussi d’obscur imbroglio lorsqu’il s’agit du cerveau humain, ou préférons-
nous évoquer à voix basse ses 86 milliards de neurones, impressionnés et
plutôt fiers de ne rien comprendre à son fonctionnement ? Ce que nous
disons vraiment quand nous affirmons que les femmes sont compliquées,
assène Emily Nagoski, c’est que nous voudrions qu’elles se comportent
comme des hommes, avec leurs érections sommaires. Les femmes ne sont
déroutantes que lorsque la sexualité des hommes est perçue comme la
norme, et que la sexualité féminine est envisagée comme une version
faussée de celle-ci – comme la sexualité d’un être « chétif et défectueux ».
Cependant, lorsqu’on compare la sexualité des femmes à celle d’autres
femmes, les attentes ne sont plus les mêmes.

La première fois que je reçois Vanessa dans mon salon, un après-midi


d’automne 2014, elle me demande un thé sans sucre.
« J’ai l’impression que je vais faire des cures contre le Candida,
cycliquement, jusqu’à la fin de mes jours », déplore-t-elle.
Les réactions de son corps aux stimulations sexuelles sont moins
intenses, moins explosives, et rien n’indique qu’elle retrouvera un jour les
mêmes sensations qu’autrefois. Maintenant, elle a un orgasme par rapport,
trois parfois, et craint que la douleur ne revienne un jour. À certains égards,
elle est plus empathique qu’avant : « Je me rends compte qu’il y a beaucoup
de femmes qui n’arrivent pas à avoir d’orgasme, explique-t-elle. Et j’ai
l’impression que quelque part, je les jugeais. »
Elle traîne sur Internet, sur des forums de discussion où des femmes
parlent de leurs problèmes pelviens, de leur incapacité à jouir. Elles
décrivent des douleurs inexplicables et échangent les vagues diagnostics
qu’on leur a servis jusqu’ici.
« Elles ont les mêmes symptômes que moi », me confie Vanessa.
Leurs médecins leur prescrivent des antidouleurs et leur disent : « Arrêtez
le sexe. » Elle m’explique qu’elle a trouvé bien plus d’informations justes
sur son anatomie, ses éjaculations, les glandes de Skene et l’éponge para-
urétrale (le tissu érectile du point G) en parcourant les pages de FetLife, un
forum dédié aux personnes adeptes du fétichisme, qu’à partir de n’importe
quelle source médicale dite sérieuse. Et ça, ça l’inquiète.
« En gros, quand il s’agit d’autre chose que de ce qui sert à faire les
bébés ou à aller aux toilettes, ils ne savent rien de votre anatomie de
femme », dit-elle. Comment se fait-il que nous soyons à ce point obsédé·e·s
par le sexe – en tout cas par la mécanique sexuelle des hommes – et que
nous commencions seulement à comprendre vaguement ce qui se passe
dans le corps des femmes ?
La prolifération de Candida albicans dans le corps de Vanessa était un
diagnostic très difficile à poser. Il ne s’agit pas de dire qu’un bon docteur
aurait dû ou pu le deviner à partir d’un simple examen. Mais, ce qui pose
question, c’est que les lacunes de notre littérature médicale aient mis des
bâtons dans les roues des médecins, qui ne savaient pas par où commencer.
Si un élément du corps de votre patiente n’a pas d’existence médicale
claire, c’est un problème. Le fait que l’éjaculation féminine soit encore
considérée comme un sujet d’étude scientifique très marginal (et ce malgré
les études qui se sont enchaînées depuis 1982) qui peine à trouver sa place
dans les manuels d’anatomie (et malgré son règne incontesté sur les forums
numériques) a quelque chose de franchement grotesque. Pourquoi un
phénomène corporel normal, qui concerne des millions de femmes
ordinaires, a le même statut que les OVNI ? Le statut de « mystère » qu’on
s’obstine à vouloir attribuer à l’éjaculation féminine est la preuve du
sexisme systémique qui perdure dans le milieu médical. Car,
malheureusement, l’exemple de Vanessa n’est qu’une goutte d’eau dans un
océan de diagnostics erronés.
« J’ai mon franc-parler, et je suis têtue. Si je n’avais pas été comme ça, je
n’aurais jamais pu résoudre ce problème et j’aurais dû vivre avec jusqu’à la
fin de mes jours. Et ne plus jamais faire l’amour. »

Elles sont de plus en plus nombreuses, celles qui, comme Vanessa,


refusent d’attendre que des sources officielles leur expliquent comment
fonctionne leur corps. Elles mènent l’enquête par leurs propres moyens.
Le merveilleusement nommé GynePunk, par exemple, est un collectif
féministe radical basé à Barcelone qui a monté, de bric et de broc, son
propre laboratoire de gynécologie. Déterminé à reprendre le pouvoir sur la
santé reproductive des femmes, ce collectif fait avec les moyens du bord
(spéculums imprimés en 3D et centrifugeuses bricolées à partir de vieux
moteurs de disques durs) pour entretenir ce labo qui propose gratuitement
les examens les plus courants. L’une de leurs actions a été de rebaptiser les
glandes du point G « glandes d’Anarcha ». Officiellement, elles portent
encore le nom de Skene, gynécologue du XIXe siècle, ce qui n’a aucun sens,
d’après ce collectif. Anarcha est le nom de l’une des trois esclaves noires
d’Alabama qui, dans les années 1840, ont subi jusqu’à trente opérations
chirurgicales abominables sans anesthésie, sous le bistouri de J. Marion
Sims, gynécologue et inventeur du spéculum, qui s’exerçait sur elles,
comme des brouillons humains, pour préserver le confort des femmes
blanches sur lesquelles il comptait mettre ses recherches en pratique. Même
ce petit spéculum qui n’a l’air de rien, comme ça, est le fruit d’une
désolante rencontre entre racisme et sexisme – pensez-y la prochaine fois
que vous aurez les pieds dans les étriers. « Une simple visite chez le gynéco
représente, au moins pour moi, une espèce de détour par le purgatoire, voire
par les enfers », a déclaré Klau Kinky12, membre des GynePunks, dans une
interview accordée à Vice.
En 2015, l’année de l’orgasme féminin (vous vous rappelez ?) avait
également vu le lancement d’un site Web éducatif et malin du nom de
OMGYES (Oh mon Dieu, oui !). Le but de ce site : faire disparaître
l’orgasm gap (ou écart orgasmique), cette différence monumentale entre le
nombre d’hommes ayant des orgasmes au moment des rapports sexuels et le
nombre de femmes en ayant aussi. Pour les fondateurs de ce site, cet écart
ne reflète rien d’essentiel ou d’immuable : il suffirait de trouver le clito et,
pour aider leurs usagers à y parvenir, ils exploitent toutes les informations
qu’ils ont pu trouver sur l’anatomie féminine, dans les témoignages des
femmes autant que dans les études scientifiques. Dans le sondage lancé en
2015 par le magazine Cosmopolitan sur l’orgasme féminin, 38 % des
femmes ont déclaré que le peu de stimulation clitoridienne qu’elles
recevaient ne leur suffisait pas pour atteindre l’orgasme et, pour 35 %, ce
n’était pas la quantité mais le type de stimulation qui posait problème. En
comparaison, une étude menée par Justin R. Garcia et publiée en 2014 dans
le Journal of Sexual Medicine avançait que les femmes homosexuelles – qui
sont en général plus enclines à communiquer leurs besoins à leurs
partenaires – jouissaient à peu près les trois quarts du temps avec une
partenaire régulière.
OMGYES est un programme d’entraînement en ligne où des femmes en
chair et en os montrent exactement, face caméra, ce qu’il faut faire pour les
amener à l’orgasme, et ce à l’aide de techniques spécifiques et faciles à
apprendre. Les développeurs Rob Perkins et Lydia Daniller ont interrogé
des centaines de femmes sur ce qui les excite et, avec des chercheurs en
sexologie de l’université de l’Indiana, ils ont monté un sondage auquel ont
répondu plus de mille femmes âgées de dix-huit à quatre-vingt-quinze ans,
sur la manière dont elles procèdent pour se masturber et atteindre
l’orgasme. Au bout du compte, trente femmes ont accepté de le montrer en
vidéo.
« À l’aide d’un écran tactile interactif, les internautes peuvent également
reproduire les mouvements exacts utilisés pour amener les femmes à
l’orgasme à l’écran. Grâce à cette technologie, ils obtiennent un feedback en
temps réel. En gros, c’est un cours intensif sur le plaisir sexuel féminin »,
lit-on dans un article de E. J. Dickson sur le site progressiste d’information
Mic. Jamais un écran tactile ne nous avait paru aussi utile…
« Là, on a un peu tous la gueule de bois de la génération précédente. On
se réveille à peine, et c’est pas encore facile de voir les femmes comme des
êtres sexuels à part entière, explique Daniller dans le même article.
Finalement, le fait de percevoir les femmes comme ayant leurs propres
désirs, c’est quelque chose d’assez nouveau… » Mais le corps des femmes,
poursuit-il, « n’est pas impossible à comprendre. Il est nuancé, mystérieux,
fascinant, mais pas incompréhensible ».
Bien qu’elles s’inspirent des générations précédentes de féministes dites
pro-sexe, les femmes de la génération Y ou plus jeunes encore ont tendance
à aborder la sexualité d’une manière qui leur est propre. Elles sont à l’aise
par rapport à leur corps et à leurs besoins physiques, plutôt sur le mode de
j’en-ai-rien-à-battre. Elles luttent pour les droits des travailleuses du sexe,
défendent le Planning familial, le tout au mépris d’incessantes menaces de
viol et de violences qu’elles reçoivent sur Internet. Et même s’il reste
encore beaucoup de chemin à parcourir, elles ont à cœur de renforcer les
liens entre les luttes des femmes blanches hétérosexuelles et celles des
femmes racisées et LGBTQIA+, souvent exclues par les féministes des
générations précédentes.
Elles profitent également de la tribune offerte par les réseaux sociaux
pour dire, écrire et tweeter certains mots choisis. Vagin. Clitoris. Règles.
Encore et encore. Sans réserve. Tout en majuscules. Après des siècles de
censure, le pouvoir déployé par leur simple apparition est colossal. Cela
peut paraître superficiel et, pourtant, on nous rappelle constamment le
danger qu’ils représentent. Allison Wint, enseignante dans un collège du
Michigan, a été renvoyée au début de l’année 2016 pour avoir prononcé le
mot « vagin » dans un court d’art plastique sur la peintre Georgia O’Keefe.
En 2010, une publicité télévisée pour la marque de protections périodiques
Kotex a été censurée par trois chaînes de télévision, parce qu’on osait y
prononcer le mot interdit qui commence par un V (et qui désigne l’endroit
où on insère le tampon). On entend encore peu souvent le mot « clitoris »,
d’ailleurs souvent censuré à la télévision, tandis que « pénis » ne semble
pas vraiment problématique.
Pour Vanessa et toutes les personnes possédant ou ayant possédé une
vulve, un vagin ou un clitoris, ce n’est pas tant ce qui excite les femmes qui
pose question. En revanche, le fait que le corps lui-même, dans son
anatomie pure et simple, puisse faire l’objet de tant de répression, de
désinformation et d’effacement à travers l’histoire, voilà le véritable
mystère à résoudre.
1. En France, elle figure dans un article du Monde Magazine, « La grande énigme du plaisir
féminin », 7 mai 2010 (N.d.l.T.).
2. En français dans le texte (N.d.l.T.).
3. Extrait cité dans Shereen El Feki, La Révolution du plaisir. Enquête sur la sexualité dans le
monde arabe.
4. Poème cité dans David Gordon White, Kiss of the Yogini. « Tantric Sex » in its South Asian
Contexts.
5. Dans l’hindouisme, le yoni désigne les organes génitaux féminins (N.d.l.T.).
6. Thomas d’Aquin, Somme théologique, XCII, I (N.d.l.T.).
7. Extrait traduit par Thomas Laqueur dans La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en
Occident (N.d.l.T.).
8. En 2001, le Comité international fédératif de la terminologie anatomique a accepté l’expression
« prostate féminine » pour désigner les glandes de Skene. Mais elle n’est pas encore passée dans la
langue de tous les jours.
9. En français dans le texte (N.d.l.T.).
10. Marie Bonaparte, « Considérations sur les causes anatomiques de la frigidité chez la femme »,
Bruxelles-Médical, no 42, 27 avril 1924 (N.d.l.T.).
11. « La pratique sexuelle dans le mariage » (N.d.l.T.).
12. Comme beaucoup de noms punks – en France, on pense à Cleet Boris, regretté chanteur de
L’Affaire Louis Trio –, Klau Kinky est un jeu de mots. Celui-ci est produit en ôtant les « s » du nom
Klaus Kinski, le célèbre acteur allemand, pour obtenir, avec un tour de passe-passe, le mot « kinky »,
adjectif synonyme de « fétichiste » (N.d.l.T.).
3. UN POINT FIXE DANS UN MONDE EN MOUVEMENT
Qu’est-ce qu’un orgasme, après tout ? Tout dépend si vous posez
la question à un scientifique, un poète ou un mystique.

« N’était le point, le point-repos,


Il n’y aurait nullement danse, alors qu’il n’y a rien que danse.
Je ne puis que dire : nous avons été là, mais où, je ne saurais le
dire.
Et je ne saurais dire pour combien de temps, car ce serait situer
la chose dans la durée. »
T. S. ELIOT, « Burnt Norton », Quatre Quatuors.

En 1976, les chercheurs Ellen Belle Vance et Nathaniel N. Wagner ont


monté une étude très ingénieuse sur le sexe, en n’utilisant que des mots. Ils
ont demandé à quarante-huit étudiants – hommes et femmes – de décrire ce
qu’ils ressentaient pendant l’orgasme. Les jeunes gens leur ont fourni des
comptes rendus très vivants, pétris de qualificatifs aussi peu
scientifiquement acceptables que « en paix », « des fourmillements de
partout » et « merveillosité ». Morceaux choisis :
— C’est comme tirer à la carabine sur des boîtes de conserve dans une grande prairie verdoyante,
un jour de beau temps.
— C’est des tensions qui s’accumulent, comme si on se préparait à décoller d’une rampe de
lancement, et soudain, une sensation de soulagement irradie dans le corps tout entier.
— Il y a une perte de contrôle musculaire à mesure que le plaisir augmente, et on aurait presque
besoin de s’arrêter. Presque envie, même, de s’arrêter.
— J’ai souvent comme des taches qui apparaissent devant mes yeux, pendant l’orgasme. Et la
sensation en elle-même est presque trop difficile à décrire. De toutes les expériences sensorielles,
c’est juste celle qui procure le plus de plaisir. Le mot qui décrit le mieux ce qui se passe
physiquement chez moi, c’est sans doute « palpitation ». Toutes mes terminaisons nerveuses
explosent et frémissent.
— Un orgasme, c’est un plaisir extrême, mais qui peut faire peur aussi, parce que, quand il est très
violent, la sensation de perte de contrôle est immense.
— J’ai la vue qui déraille, je ne vois plus que des motifs colorés, mais c’est souvent très difficile à
décrire parce que les mots ont été conçus pour le monde réel.

Après avoir minutieusement éliminé tous les termes susceptibles de


révéler le sexe des participants, Vance et Wagner ont réuni un jury composé
de gynécologues, de psychiatres et d’étudiants en médecine, hommes et
femmes, et leur ont demandé d’essayer de deviner le sexe des auteur·e·s à
partir de leurs descriptions hautement personnelles de l’orgasme. Mais ils
n’y sont pas parvenus, y compris sur les descriptions les plus imagées. Dès
lors que les chercheurs avaient éliminé les termes sexospécifiques tels que
« vagin » et « pénis », et abstraction faite de quelques orgasmes multiples
évoqués çà et là, le vécu des femmes en matière d’orgasme ne semblait pas
si différent de celui des hommes.
Dans l’histoire de la recherche en sexologie, la leçon à tirer de cette étude
a quelque chose de révolutionnaire. Grâce à elle, l’orgasme devient le grand
unificateur : nos orgasmes nous rapprochent. Dans notre expérience
subjective de l’orgasme classique de sept secondes, les distinctions de genre
se dissolvent comme des châteaux de sable dans le fracas d’une vague. La
passion gomme les différences – c’est d’ailleurs l’un de ses nombreux
talents. Et pourtant, paradoxalement, l’orgasme apparaît aussi comme un
moment intense où s’exprime une indescriptible individualité. Il existe bien
plus de nuances entre les orgasmes de différentes femmes – voire entre
deux orgasmes vécus par une seule femme dans la même journée – qu’entre
les orgasmes des femmes et ceux des hommes, d’après les descriptions
qu’ils et elles en font. En effet, bien qu’il y ait des points communs entre les
descriptions relevées par les chercheurs – tension croissante, plaisir intense,
immense sentiment de libération –, il n’y a pas de facteur commun. Aucune
sensation ne se retrouve systématiquement dans chaque orgasme. Aussi
incroyable que cela puisse paraître, il semble même que tous les orgasmes
ne sont pas agréables. Si l’on s’éloigne un peu des descriptions ampoulées
des prétendues vagues de joie qui font trembler la terre ou des pluies
d’étoiles et d’arcs-en-ciel qui rythment les romans Harlequin, on se rend
compte qu’il existe aussi plein d’orgasmes bizarres, voire carrément
inconfortables. Si chaque individu est unique, sachez donc que votre
orgasme compte parmi les éléments de votre individualité qui vous
distinguent le plus des autres gens.
Toute tentative de définition de l’orgasme comporte un astérisque. Même
les définitions de l’orgasme données par les scientifiques (et il y en a plus
de vingt rien que dans le corpus anglophone, comme on l’apprend dans
Bonk) ont mis à rude épreuve le langage aride et prudent de la science.
« Sensation de plaisir intense fluctuante, éphémère et aiguë, qui engendre
un état de conscience altéré » : voilà les premiers mots de la définition
proposée par la professeure de psychologie Cindy Meston et son équipe,
dans un article publié en 2004 dans la revue à comité de lecture Annual
Review of Sex Research. Celle du sexologue John Money débute en ces
termes : « Summum de l’expérience érotico-sexuelle que les hommes et les
femmes qualifient subjectivement d’extase ou de ravissement voluptueux. »
À son tour, l’autrice Emily Nagoski a formulé une définition de
l’orgasme qu’elle voulait à la fois globale et exhaustive. Une définition
simple, sans astérisque, en laquelle tout le monde se reconnaisse :
« Relâchement involontaire et soudain de la tension sexuelle. » Pourtant,
même cet essai à la fois beau et concis pourrait faire tiquer quelqu’un,
quelque part. Nous sommes tellement uniques que cela en deviendrait
presque agaçant. Une femme interviewée par A. S. A. Harrison dans
Orgasms, il y a plus de quarante ans, a d’ailleurs affirmé qu’elle ne
ressentait pas de relâchement au moment de jouir. Une autre commentait
l’orgasme en ces termes : « Physiquement, ça fait bizarre, en fait. Je sais
même pas si je trouve ça agréable. L’orgasme, c’est vraiment quelque chose
d’étrange à vivre. » Dans une chronique d’Anna Davies publiée en 2014
dans le magazine Elle, une femme annonçait que, bon gré mal gré, elle avait
toujours simulé ses orgasmes. Mettant son lectorat devant le fait accompli,
elle affirmait d’un ton de défi que cette situation lui convenait parfaitement,
merci beaucoup, parce qu’elle la libérait de l’injonction à l’épanouissement
sexuel. « Ma vie sexuelle n’a peut-être pas été aussi foisonnante de plaisir
qu’elle aurait pu l’être ; elle n’a peut-être pas été conforme aux idéaux
féministes, mais, au moins, elle a eu le mérite d’être authentique », a-t-elle
asséné, s’appropriant d’une manière assez créative la notion d’authenticité.
Ce qu’il y a de plus frappant dans l’expérience de Vance et Wagner, ce
n’est pas tant l’aspect non genré du vécu orgasmique, que les descriptions
quasi lyriques en elles-mêmes. Quelles sont donc ces expériences inouïes, à
travers lesquelles nous nous sentons plus vivants que jamais et dont,
pourtant, nous ne prenons même pas la peine de discuter – à moins qu’un
chercheur un peu têtu nous tire les vers du nez ? Quels sont, au fond, ces
instants magiques et transcendants qui semblent pourtant aussi banals que la
poussière ? Ce sont en tout état de cause des moments de bonheur intense,
que l’on peut apprécier dans le confort de son chez-soi, à une fréquence
régulière, et cependant, c’est à peine si on les évoque entre nous ou en
public. En comparaison, on gaspille mille fois plus d’encre pour décrire, par
exemple, les nuances de saveurs, de parfums et de textures d’un amuse-
gueule au bacon ou d’un cocktail au bourbon à 14 euros. A priori très
courants, les orgasmes laissent donc une question en suspens : que sont-ils
exactement ?
La réponse ne sera pas la même selon que vous poserez la question à un
scientifique, un poète ou un mystique.

Le mot orgasme est issu du grec ancien : orgasmos s’est lui-même forgé
à partir du verbe orgáô, qui signifie « enfler d’humidité, être excité, avoir
très envie ». Les Grecs de l’Antiquité n’étaient pas loin de décrire les
changements physiques précis qui se produisent quand on s’émoustille.
Comme nous l’avons dit plus haut, hommes et femmes sont pourvus de
tissus érectiles génitaux d’ampleur équivalente qui gonflent et rougissent
pendant les jeux sexuels. Chez les femmes, plutôt que d’être concentrés sur
un seul organe comme c’est a priori le cas chez l’homme, ils sont répartis à
divers endroits, du clitoris aux lèvres internes. Avec l’excitation, ces mêmes
tissus se gonflent d’humidité, rougissent, et semblent plus charnus, plus
pulpeux, plus élastiques – souvent, ils doublent de volume, d’où le terme
que les éducateurs sexuels américains ont commencé à donner à ce branle-
bas général : les herections, rencontre du pronom personnel her – elle – et
du mot erection. Car il s’agit bel et bien d’une érection féminine.
Mais ce gonflement, manifestation physique de l’excitation, décrit la
phase précédant l’orgasme bien plus que l’orgasme lui-même. Que se
passe-t-il dans notre corps au moment de l’orgasme ? Les signes extérieurs
de la jouissance féminine ont fait l’objet de débats passionnés entre divers
explorateurs intrépides, et ce depuis les manuels sexuels taoïstes de la
dynastie Han, rédigés avec beaucoup de soin il y a environ deux mille ans.
Le fait que les femmes aient besoin de plus de temps que les hommes pour
atteindre l’orgasme (entre quinze et quarante minutes en général) n’était pas
un problème dans la pensée taoïste : cela s’intégrait parfaitement dans cette
idée que l’équilibre est atteint grâce à l’opposition entre le yin et le yang.
Ainsi, les hommes, qui avaient plus de yang, étaient associés au feu : ils
s’échauffaient en très peu de temps et refroidissaient aussi sec. Les femmes,
qui avaient plus de yin, étaient associées à l’eau : il leur fallait du temps
pour s’échauffer, mais aussi pour refroidir. Ces deux énergies
s’équilibraient entre elles.
« Au moins quarante-cinq minutes de préliminaires avant la
pénétration », prescrit Anita Boeninger, une conseillère en santé holistique
basée à New York et spécialiste de la culture érotique orientale. « Les
adeptes du taoïsme savaient qu’une femme a besoin d’être stimulée, comme
on porte de l’eau à ébullition, jusqu’au moment où elle ressent le besoin
d’être pénétrée. Où elle supplie de l’être, même. »
Des dialogues courtois et fort élaborés entre l’Empereur Jaune et, tour à
tour, la Fille Pâle et la Fille Sombre, décrivaient les « Cinq Signes, Cinq
Désirs et Dix Mouvements » de l’excitation féminine, sans doute pour aider
les hommes les plus perplexes à y voir plus clair. Daniel P. Reid, auteur
d’un livre sur le taoïsme et la santé, nous donne à lire quelques-unes de ces
indications :
Des narines qui palpitent et une bouche entrouverte signifiaient qu’une femme avait envie que les
préliminaires passent à l’étape suivante, et qu’on lui touche la vulve. Une gorge sèche était le signe
que le partenaire devait aller et venir en elle plus vigoureusement ; et enfin, « des fluides glissants
coulaient de la Porte de Jade, et son essence vitale est libérée » – c’est l’orgasme qui a
officiellement eu lieu.

C’était vraiment l’âge d’or des enquêtes sexuelles.


Peut-être que nos amants ont toujours recherché des preuves visibles de
leurs talents et de leurs prouesses. Car, si tous les orgasmes sont mystérieux,
ceux des femmes le sont encore plus. L’orgasme masculin typique
s’accompagne généralement d’un signe facilement reconnaissable. Ce n’est
pas pour rien que, en anglais, le mot cum, terme argotique désignant le
sperme, vient du verbe to come, qui signifie « venir » – jouir, donc.
L’orgasme féminin, lui, ne fait pas son entrée avec son nom écrit en gros,
annonçant fièrement sa présence en salissant votre tapis. Il s’agit d’un
événement totalement subjectif, un feu d’artifice qui jaillit derrière les
paupières closes d’une seule personne. La question commence à titiller son
partenaire. A-t-elle joui, oui ou non ? Alors commence la chasse aux
preuves. À bien y réfléchir, il semble donc assez logique que l’éjaculation
féminine – le squirting – fasse l’objet d’une demande croissante dans le
monde de la pornographie : c’est une récompense bien visible, le signe
qu’on a bien travaillé, une giclée d’enthousiasme qui satisfait le désir qu’a
l’homme d’atteindre un but. C’est un Bravo ! à l’état liquide. Ironie du
sort : la popularité du squirting dans la pornographie a donné lieu à la
publication d’innombrables petits guides de l’éjaculation féminine. Ce qui
était censé être le signe d’un plaisir désinhibé se révèle finalement une
énième compétence à acquérir.
On serait tenté de penser que, comme indicateur d’orgasme, on n’a tout
de même rien trouvé de mieux que l’éjaculation féminine. Et, pourtant,
certaines femmes éjaculent avant l’orgasme, d’autres après, et d’autres
encore ne jouissent pas du tout lorsqu’elles éjaculent. D’autres signes jugés
universels se révèlent finalement incertains. Les puissantes contractions du
vagin fréquemment décrites, que l’on peut sentir sous ses doigts ou sur son
pénis lorsque jouissent certaines femmes, sont imperceptibles chez d’autres.
Certaines femmes crient lorsqu’elles jouissent, là où d’autres, justement,
n’émettent pas le moindre bruit.

Aujourd’hui, une poignée grandissante de scientifiques intrépides à


l’avant-garde de leur domaine sont partis à la recherche des manifestations
physiques de l’orgasme. Sauf que, contrairement à leurs prédécesseurs, les
auteurs des manuels taoïstes antiques, leur zone d’investigation se
concentre sur une seule partie du corps des femmes : leur cerveau.
Le docteur Barry Komisaruk de Rutgers, que nous avons rencontré un
peu plus tôt, utilise l’IRMf pour observer l’activité cérébrale au moment de
l’orgasme. Le scanner photographie en continu le cerveau de personnes
volontaires au comble de l’extase : une image toutes les deux secondes, le
tout pendant plusieurs minutes d’affilée. Ces clichés révèlent que, au
moment de l’orgasme, le cerveau est comme une symphonie qui
s’intensifie, et presque tous les instruments de l’orchestre atteignent un
crescendo au summum du plaisir. L’orgasme illumine presque toutes les
régions actives du cerveau. L’hypothalamus, tout au centre, commande à
l’hypophyse de libérer de l’ocytocine dans le sang, ce qui déclenche des
contractions musculaires dans l’utérus – phénomène plébiscité par
beaucoup de femmes. L’hippocampe, le centre de la mémoire à court terme,
s’active même dans le cerveau des femmes qui peuvent atteindre l’orgasme
« par la pensée », sans stimulation physique – ce qui laisse entendre que
l’hippocampe joue un rôle dans l’aspect cognitif de l’orgasme (eh oui,
même un moment d’abandon total comporte un versant cognitif).
Le sexe modifie aussi l’activité électrique du cerveau. Dans une étude
menée en 1976 par le chercheur H. D. Cohen, des relevés
électroencéphalographiques de personnes se masturbant en laboratoire ont
montré que leur cerveau, d’abord dominé par les fréquences bêta (ce qui est
parfaitement normal en temps d’éveil), subissait une augmentation des
fréquences thêta, avec un pic particulièrement élevé au moment de
l’orgasme. Comme les fréquences thêta sont le plus souvent observées
pendant le sommeil et les périodes de méditation profonde, cette découverte
a incité Betty Dodson, grande prêtresse de la masturbation, à écrire dans
Sex for One (grand classique de l’onanisme) que la masturbation était une
forme de méditation pratique et amusante – sous les cris d’orfraie de
certains bouddhistes1.
Dans notre cerveau, pendant la montée de l’orgasme, le
neurotransmetteur qui détient le premier rôle est aussi responsable de l’état
d’euphorie des consommateurs de cocaïne et d’amphétamines : c’est la
dopamine. Elle déferle à travers les neurorécepteurs en réaction à une
stimulation rythmée et répétitive des organes génitaux et d’autres zones
érogènes, éveillant ainsi le cerveau aux stimuli sexuels. La recherche
montre que l’action de la dopamine n’est pas vraiment comparable à une
espèce d’interrupteur imaginaire qui déclencherait l’orgasme. Elle joue
davantage un rôle amplificateur : elle exacerbe l’intensité des signaux
sexuels que reçoit le cerveau.
Cela peut expliquer, au moins en partie, les difficultés à créer un Viagra
pour les femmes. Il n’existe pas de molécule qui, à elle seule, puisse nous
« faire démarrer au quart de tour ». Sur des rates, la dopamine de synthèse a
même produit l’effet inverse : certains comportements reproductifs
habituellement observés paraissaient inhibés – délicieuse complication
propre aux individus de sexe féminin de nombreuses espèces animales.
L’action inhibitrice de la sérotonine, le « frein » du système de récompense
hédonique, permet de maîtriser le flot de plaisir engendré par la dopamine.
On pense que c’est de là que provient l’un des effets secondaires les plus
tristes de certains antidépresseurs, parmi lesquels le Prozac et le Celexa, qui
augmentent les niveaux de sérotonine disponible dans le cerveau : beaucoup
de patientes évoquent une perte de libido et une difficulté à atteindre
l’orgasme.
Alors que la stimulation sexuelle continue, de plus en plus de neurones
s’invitent à la fête du slip qui secoue le cerveau tout entier. C’est là que la
magie de la valse cerveau-corps se révèle pour de bon. Le cerveau envoie
des signaux à divers muscles dans le bas-ventre, jusque dans le plancher
pelvien, ou muscles de Kegel, qui contrôlent les contractions des parties
génitales. Leurs mouvements se propagent dans le corps tout entier. Cela
engendre encore plus de sensations, et renvoie donc encore plus de stimuli
très agréables jusqu’au cerveau. Ce cercle vertueux est connu sous le nom
« réafférence » et décrit par Komisaruk et les coauteur·e·s de son livre,
Beverly Whipple et Carlos Beyer-Flores, comme « une cascade de
stimulations sensorielles dont le débit augmente par paliers ». C’est cette
boucle de communication positive entre le cerveau et le corps qui, lorsque
tous les voyants sont au vert, accumule les plaisirs et crée cette impression
que toutes les sensations dans votre corps vont finir par exploser.
Cette découverte fait voler en éclats l’idée selon laquelle l’orgasme, sous
prétexte qu’il provoque une réaction musculaire, serait un réflexe, une
espèce d’éternuement sexuel, affirment les auteurs de The Science of
Orgasm. Ce qu’il faut retenir de la description de cette boucle
communicationnelle, c’est que la stimulation qui l’entretient doit être
agréable. L’orgasme est une perception. C’est dans l’esprit qu’il a lieu, pas
dans les muscles.
A-t-on constaté des différences entre l’activité cérébrale masculine et
l’activité cérébrale féminine pendant l’orgasme ? Étonnamment, la réponse
à cette question n’a rien d’évident. Nos cerveaux sont remarquablement
similaires au moment de l’orgasme, mais il semblerait qu’il y ait une légère
différence, liée à une petite neurohormone, l’ocytocine. Tour à tour
surnommée « hormone du câlin » ou encore « drogue de l’amour » pour le
rôle qu’elle joue lors de l’accouchement, pendant l’allaitement et dans les
liens sociaux, elle se révèle également être une hormone du sexe. Elle
provoque, par exemple, des contractions utérines. Les caresses vaginales et
la stimulation du col de l’utérus favorisent la sécrétion d’ocytocine par le
cerveau, et la science a montré que, dans la minute qui suit l’orgasme
féminin, le taux d’ocytocine dans le sang connaît une augmentation
soudaine et importante. Une étude menée en 1994 par la chercheuse Marie
Carmichael sur des femmes multiorgasmiques a montré que l’intensité de
l’orgasme était proportionnelle au taux d’ocytocine observé chez elles juste
après. Les hommes produisent également de l’ocytocine avant et pendant
l’orgasme – elle favorise même l’érection –, mais, au moment de l’orgasme,
elle est libérée de façon plus graduelle. Bien qu’il existe des théories selon
lesquelles cela pourrait influencer le sentiment de confiance en leur
partenaire ressenti par les femmes, rien n’a été scientifiquement démontré à
cet égard. Cela n’a pas empêché les journaux et les coachs relationnels de
mettre en garde les femmes contre cette fameuse montée d’ocytocine, qui
risque de les faire tomber en pâmoison devant n’importe Don Juan qu’elles
auraient ramené dans leur lit. Pour on ne sait quelle raison, les hommes
n’ont jamais droit à ce genre d’avertissements.
Il semble que c’est au niveau corporel, et non cérébral, que se situe la
plus grande différence entre hommes et femmes. Comme nous l’avons
évoqué dans le chapitre 2, la stimulation sexuelle emprunte, au choix,
quatre itinéraires nerveux pour atteindre le cerveau, quatre chemins
d’aventure qui partent du clitoris, du vagin, de l’utérus, du col de l’utérus, et
de la peau autour de la vulve. Les femmes ont accès à « tout un éventail de
sensations unique et généreusement développé », écrivent les auteurs de
The Science of Orgasm, et ces sensations peuvent être stimulées de
différentes manières : par la bonne vieille pénétration par le pénis, par le
sexe oral, par les mains et les doigts, et par les sex toys. Les orgasmes
clitoridiens sont souvent décrits par les femmes comme des formes de
jouissance particulièrement aiguës, rapides et explosives, très centrées sur
leurs parties génitales. En comparaison, les orgasmes vaginaux seraient plus
profonds, plus diffus dans le corps – un aspect que l’on trouve également
dans les orgasmes dits mixtes, qui sont provoqués par la stimulation
simultanée du vagin et du clitoris.
« Si nous voulions classer les orgasmes selon ce que les femmes
ressentent au moment où elles jouissent, écrit Emily Nagoski dans Come As
You Are, il nous faudrait une nouvelle catégorie pour chaque orgasme atteint
par chaque femme. »
Les femmes décrivent des orgasmes si abondamment variés que
Komisaruk, Whipple et Beyer-Flores en viennent à penser qu’ils ne peuvent
pas être simplement le sous-produit évolutif des orgasmes masculins – de la
même manière, par exemple, que les mamelons des hommes sont le sous-
produit évolutif de ceux des femmes. Cette idée d’un orgasme féminin
accessoire, version inutile de son pendant masculin, est la théorie actuelle la
plus communément acceptée pour expliquer l’évolution de l’orgasme
féminin. Elle part du principe que l’orgasme des hommes aide à provoquer
l’éjaculation, et donc la fécondation, et par la même occasion, la survie de
l’espèce, tandis que l’orgasme des femmes, qui n’est pas indispensable à la
conception, s’est juste incrusté dans le convoi évolutionnaire. Et cette
théorie n’a rien de fondamentalement mauvais – la biologiste Elizabeth
Lloyd, spécialiste de l’évolution, la surnomme même la théorie du « bonus
fantastique ». Certaines personnes ont le sentiment que cette idée dénigre le
plaisir féminin, mais, à bien des égards, c’est l’inverse qui se produit :
contrairement au plaisir des hommes, qui sert à faire des bébés, le nôtre ne
sert qu’à prendre son pied. Il n’existe que pour lui-même.
Certains scientifiques qui se sont penchés sur la question ont proposé
d’autres théories qui donnent à réfléchir. Komisaruk et ses amis avancent,
preuves à l’appui, que les contractions utérines de l’orgasme aident à
« aspirer » le sperme et à le faire remonter dans la cavité de l’utérus, une
idée qui viendrait confirmer la sagesse populaire selon laquelle l’orgasme
féminin favorise la fécondation. Selon une autre théorie un peu moins
alambiquée, l’orgasme donnerait envie aux femmes de faire l’amour le plus
souvent possible, ce qui ferait augmenter leurs chances de procréer.
Le débat reste ouvert.
Pour les auteurs de The Science of Orgasm, de toutes les déductions
engendrées par ces découvertes, il en est une qui se révèle particulièrement
subtile et inattendue : les orgasmes des hommes sont tout aussi mystérieux.
Du point de vue de l’évolution, les hommes nous semblent exister dans un
but évident : produire du sperme. Mais Komisaruk, Whipple et Beyer-
Flores remarquent que les hommes peuvent jouir sans éjaculer – et peuvent
éjaculer sans jouir. Ils écrivent par exemple que du sperme « viable et apte à
la fécondation » a été produit par des hommes atteints de lésions de la
moelle épinière qui ne ressentent plus le moindre plaisir d’ordre sexuel.
Les auteurs en concluent donc que « l’existence de l’orgasme masculin
ne s’explique pas davantage, même du point de vue de l’évolution, que
celui des femmes ». Il paraît logique que l’éjaculation soit devenue quelque
chose d’agréable, mais rien n’explique pourquoi elle l’est à ce point.
Malgré leurs découvertes à la pointe de leur domaine, Komisaruk, Beyer-
Flores et Whipple concèdent que ce que la neuroscience peut nous
apprendre au sujet de l’orgasme est nécessairement limité. Certes, les
représentations de ce qu’il se passe dans le cerveau au moment de
l’orgasme deviendront de plus en plus précises. Mais la science ne sera
toujours pas en mesure de nous indiquer quels neurotransmetteurs ou
groupes de récepteurs neuraux engendrent la perception d’un orgasme, car
on ne sait pas encore comment le cerveau « engendre » un état de
conscience, quel qu’il soit.
« Un neurone, c’est un sac rempli de produits chimiques. L’expérience
subjective, c’est autre chose », m’explique Komisaruk en me racontant que,
au départ, il avait voulu étudier le cerveau non pas pour comprendre
l’orgasme féminin, mais pour résoudre la plus grande énigme des
neurosciences : qu’est-ce que la conscience ? Voilà un mystère qui n’a pas
bougé d’un iota. « Il y a 50 000 neuroscientifiques dans le monde à l’heure
qu’il est, et personne n’a la moindre idée de [la manière dont un neurone
produit de la conscience] », dit-il. Komisaruk a conclu The Science of
Orgasm avec une théorie selon laquelle la conscience existe dans une autre
dimension, inaccessible à la science physique. C’est quand même assez
philosophique, pour un bouquin sur la bagatelle.
L’orgasme est un état de conscience particulier. Il suffit d’en faire
l’expérience pour s’en rendre compte. C’est aussi différent de l’état d’éveil
normal que le rêve, la transe, l’ivresse, la défonce ou la méditation
profonde. Mais le définir à travers le prisme de l’activité cérébrale nous est
pour l’instant impossible. Pourquoi, à un moment donné, telle personne
aura un orgasme qui lui donnera l’impression d’avoir quitté la terre, et qui
lui fera perdre conscience de tout ce qui l’entoure ? Pourquoi, à un autre
moment, cette même personne jouira d’un orgasme qui se ressent davantage
dans le cœur que dans le vagin, où les émotions explosent dans la poitrine
d’une façon presque douloureuse, au point de se sentir plus profondément
ancrée dans le monde qu’elle ne l’avait jamais été ? Cela, les IRM ne sont
pas encore en mesure de nous l’expliquer. Tout ce que la science peut nous
enseigner sur le moment où nous jouissons, c’est ce qui se passe dans notre
corps – dans notre matière grise, dans nos canaux internes, nos nerfs et nos
entrailles. Mais elle ne saurait encore nous raconter l’autre version de la
même histoire : ce que ce moment étrange signifie pour nous.

Dès lors qu’une question devient existentielle et que la science montre


ses limites en la matière, ce sont la littérature, la culture, la religion et le
mysticisme qui prennent le relais.
À l’ère victorienne, les anglophones ont emprunté aux Français une
expression évoquant l’orgasme : la petite mort2. Elle désigne à la fois la
perte de conscience qui semble avoir lieu au summum de la jouissance, et la
courte période d’inconscience qui peut nous emporter juste après, une fois
vidé·e·s de notre énergie vitale (peut-être plus marquée chez les hommes
que chez les femmes). Ce phénomène a souvent été perçu comme un avant-
goût de l’autre mort. La grande mort3. Il est impossible de savoir si c’est la
montée de la sérotonine (le « frein » présenté plus haut) qui est responsable
de cette mort4. Écoutons plutôt le romancier Georges Bataille nous en faire
la description :
De son regard, à ce moment-là, je sus qu’il revenait de l’impossible et je vis, au fond d’elle, une
fixité vertigineuse. À la racine, la crue qui l’inonda rejaillit dans ses larmes : les larmes ruisselèrent
des yeux […] il n’était rien qui ne contribuât à ce glissement aveugle dans la mort.
Cette superposition entre l’extase et le grotesque dont est pétri ce roman,
Madame Edwarda, n’est sans doute pas conforme à la manière dont la
plupart des gens vivent leur orgasme (et c’est tant mieux). Mais certains
ressentent bel et bien « ce glissement aveugle dans la mort ». Pour Naomi
Wolf, l’orgasme est quelque chose de bien plus positif : selon elle, il a le
potentiel d’exalter « l’euphorie, la créativité et l’amour de soi ». Elle a
d’ailleurs sa théorie bien à elle sur la question : des rapports sexuels de
qualité stimuleraient la pensée des femmes en tant que femmes, et cette
créativité-là engendrerait à son tour des rapports sexuels encore meilleurs,
et ainsi de suite. Pour elle, l’orgasme est féministe.
Décrire l’orgasme avec des mots, c’est comme essayer de gloser sur le
reflet de la lune qu’on apercevrait à la surface d’un lac à travers la brume –
difficile de parler d’une perception subjective, à laquelle seule la personne
qui l’expérimente a accès. Comme si cette impression que nous donne
l’orgasme, l’impression de ne faire qu’un avec le monde, finalement nous
isolait. Tout compte fait, les sexologues sont parfaitement à leur place parmi
les romanciers, les poètes, les phénoménologues, les bouddhistes qui
décrivent leurs états méditatifs les plus profonds, et les aventuriers des
psychotropes qui rédigent des comptes rendus de leurs trips sous LSD : tant
les uns que les autres, ils cherchent à traduire des expériences sensorielles
tout ce qu’il y a de plus exceptionnel à l’aide de mots sans relief.
L’orgasme est comparable à une petite mort car il s’agit d’un espace entre
deux instants perdus, une seconde pendant laquelle la conscience vacille
brièvement. C’est ainsi que le définit Catherine Clément, philosophe (très)
française et maîtresse de l’écriture féminine5. Pour elle, un orgasme sexuel
est une forme de « syncope », un mot chargé de sens. En médecine, la
syncope est un évanouissement, une perte de connaissance, un moment de
défaillance ou un battement de cœur oublié sous le coup de la surprise. Pour
les musiciens, il peut également s’agir d’un contretemps, ou d’un rythme
syncopé – un art que l’on retrouve aussi en poésie. Une syncope est une
absence. Le monde se dérobe sous nos pieds. C’est un moment où nous
« [perdons] la tête » et, avec elle, notre certitude d’être des sujets
autonomes ancrés dans un point précis de l’espace et du temps. C’est le
moment « où se larguent enfin les amarres qui tiennent ficelé le sujet »,
écrit-elle dans La Syncope.
Mais où nous échappons-nous donc, pendant l’orgasme ? Où se cachent
les femmes ? Est-ce que nous nous éclipsons, glissant vers un univers
empreint de mystère ?
Mikaya Heart a tenté de répondre à ces questions et, pourtant, elle n’est
pas sexologue. Elle est écrivaine. Ce menu détail ne l’a jamais empêchée
d’avancer. Lesbienne polyamoureuse, nomade dans l’âme (elle a construit
une maison de ses propres mains en Californie il y a des années de cela,
puis l’a vendue lorsqu’elle s’est aperçue que la vie de propriétaire
l’empêchait de s’épanouir), Mikaya Heart se décrit elle-même comme une
chamane. Autrice de plusieurs livres parmi lesquels When the Earth Moves.
Women and Orgasm, Heart s’intéresse aux problématiques qui dépassent le
domaine scientifique : pourquoi a-t-on l’impression que l’orgasme est une
expérience spirituelle ? Un orgasme peut-il changer votre vie ? Existe-t-il le
moindre rapport entre orgasme et amour, et, si oui, quel est-il ?
À l’heure qu’il est, la sexualité humaine en est à peu près au même stade
que les mathématiques à l’époque d’Euclide ou que la science physique à la
Renaissance : c’est un domaine d’investigation encore méconnu, et qui a été
étudié d’une manière si sporadique et brouillonne qu’une personne lambda
un brin curieuse peut encore y apporter une précieuse contribution, même
sans bagage scientifique officiel. Dans les années 1990, alors que le
féminisme reprenait des couleurs, que des guerres culturelles s’abattaient
sur les États-Unis, et que les politiques identitaires secouaient les
représentations binaires de la sexualité et du genre, Heart a voulu
comprendre pourquoi son rapport au sexe était si compliqué. Elle a
interviewé trente-trois ami·e·s et connaissances, et s’est aussi appuyée sur
un questionnaire qu’elle a fait circuler en ligne. Bon nombre de ses sujets
étaient des femmes lesbiennes, comme elle, et sans doute que, en cela, elles
étaient en moyenne plus au fait de la sexualité féminine que la plupart des
gens. Vingt ans après sa publication en 1998, son livre conserve sa fraîcheur
et sa nouveauté. Aujourd’hui sexagénaire, Heart se révèle être une des
grandes chercheuses sur la sexualité dont personne n’a jamais entendu
parler. Je ne pouvais décemment pas faire l’économie d’un coup de fil à
cette exubérante ethnographe de l’orgasme féminin.
Au moment de notre entretien, Heart se trouvait dans un petit chalet sur
les terres d’une de ses amies en Arizona. C’est le mode de vie le plus
sédentaire qu’elle puisse adopter. Au téléphone, sa voix porte encore en elle
quelques traces de son Écosse natale et sonne comme la voix d’une jeune
femme, comme si elle n’avait pas vieilli depuis ses vingt ans. Elle accepte
rarement de répondre à des interviews, me confie-t-elle, mais elle est
amusée par mon enthousiasme qui frise la monomanie. Elle commence par
me parler de son tout premier orgasme.
Enfant, elle avait été agressée sexuellement par un ami de la famille et,
pendant des décennies, il lui a semblé parfaitement inconcevable que
l’expression « faire l’amour » puisse désigner un acte aussi immonde.
Lorsqu’elle a joui pour la première fois, elle avait vingt-six ou vingt-sept
ans, vivait au Pays de Galles, et sa vie était dans un état de changement
perpétuel. Un peu plus tôt, elle s’était mise à fréquenter une femme pour la
première fois – une femme mariée à un homme.
« Évidemment, il a moyennement apprécié », dit-elle.
Plus précisément, le mari a menacé de la tuer et Heart a quitté le Pays de
Galles pour rejoindre l’Europe continentale. Alors qu’elle vivait en Suisse
chez des amies, elle a révélé à l’une d’entre elles qu’elle n’avait jamais eu
d’orgasme : les sensations lui causaient plus de gêne que de plaisir, la
forçant à s’arrêter. L’amie en question lui a vivement conseillé de se
masturber et de ne surtout pas laisser tomber.
« Une nuit, quand la tension dans mon corps s’est accumulée jusqu’à ce
point qui m’était devenu familier, j’ai serré les dents et continué », écrit-elle
dans When the Earth Moves :
Mes épaules, mon cou et mon ventre se sont tendus, comme pétrifiés, et j’ai eu l’impression que
j’allais exploser – mais que ça n’allait pas me faire du bien […]. J’avais l’intuition qu’une force
incroyable, quelque chose de bien plus puissant que moi me portait comme une vague – une vague
qui m’a projetée sur la rive […]. J’avais l’impression qu’on m’avait brûlée dans la région du
clitoris, je tremblais de toutes parts et j’avais envie de pleurer. Je me suis roulée en boule et je me
suis enveloppée dans mes propres bras, et pour me réconforter, je me répétais que rien ne
m’obligerait jamais à recommencer.

Pour Heart, la jouissance n’a pas été l’heureux dénouement qu’elle est
pour beaucoup de monde. Ce fut un supplice abominable. Et pourtant, c’est
peu de temps après son premier orgasme qu’elle s’est déclarée ouvertement
lesbienne et, dans la foulée de son coming out, elle est tombée amoureuse
d’une femme pour la première fois.
Cette expérience, cumulée aux récits des dizaines de femmes avec
lesquelles elle s’est entretenue, l’a conduite à formuler sa propre théorie sur
les raisons pour lesquelles l’orgasme féminin peut se révéler insaisissable,
une théorie à contre-courant et que je n’ai jamais entendue ailleurs. Selon
elle, certaines femmes n’ont pas d’orgasme car, pour une raison ou pour une
autre, ce n’est pas le bon moment :
En général, une femme qui bloque un flot d’énergie à un moment précis a d’excellentes raisons de
le faire […]. Peut-être que les femmes anorgasmiques ou qui jouissent avec difficulté ne sont pas
prêtes, psychologiquement, à accueillir en elles les effets de la jouissance, notamment cet instant
d’harmonie intense et bouleversante entre l’âme et le corps qui peut subvenir lors d’un orgasme
puissant.

L’orgasme comme tournant de l’existence ? « Nous avons à cœur de


vivre des vies dans la constance, des vies aussi prévisibles que possible »,
remarque-t-elle. Or un orgasme puissant est une montée d’énergie
susceptible de faire céder un barrage émotionnel. Mais cette force peut
aussi revêtir un aspect thérapeutique, permettant par exemple de prendre
conscience que certains changements sont nécessaires. On n’a aucune
raison d’exiger des femmes qu’elles jouissent, dit-elle. Elles y parviendront
quand bon leur semblera. Et si ça n’arrive jamais, ce n’est pas la fin du
monde.
Cela peut paraître fou, exprimé en ces termes. Mais si tout cela est juste,
cela permettrait d’expliquer pourquoi certaines femmes que j’ai rencontrées
pour les besoins de ce livre s’étaient familiarisées avec leurs Magic Wands
Hitachi – des sex toys très en vogue – pour finalement s’arrêter au bord du
précipice et fondre en larmes.
Robyn Red est une physiothérapeute de Toronto spécialisée dans le
massage sexuel et le toucher guérisseur. Elle partage l’avis de Heart. Elle
raconte que, pour ses clients, hommes et femmes confondus, l’orgasme est
souvent le précurseur d’une libération psychologique et émotionnelle.
« L’explosion émotionnelle qui survient au moment de l’orgasme peut faire
avancer les cheminements psychologiques d’un pas de géant », explique-t-
elle. Un de ses clients vivait, peu de temps après avoir joui, des moments de
révélation sur sa vie, son emploi sans débouchés et de vieux conflits non
résolus avec son père. Lors de son dernier rendez-vous avec elle, il lui a
annoncé d’un ton enjoué qu’il avait posé sa démission.
Les femmes que Mikaya Heart a interviewées pour son livre, lesbiennes
pour la plupart, lui ont décrit tout un éventail d’orgasmes avec une
excentricité splendide et sans artifice. Certaines ont avancé qu’il leur fallait
être amoureuses pour jouir, là où d’autres confessaient qu’elles étaient plus
excitées dans les bras d’un·e inconnu·e. Elle a consacré des pages entières
aux couleurs que voient les femmes quand elles jouissent, aux orgasmes que
l’on peut avoir en dormant et à la possibilité que l’orgasme puisse
déclencher l’accouchement (au cas où vous vous poseriez la question : oui,
ça arrive !). Il y a les « orgasmes fantômes », qui disparaissent au moment
où ils étaient censés exploser. « Il y a des orgasmes qu’on pourrait presque
qualifier de chiants mais utiles », avait expliqué l’une de ces femmes.
« C’est comme si tout mon corps s’était pris un énorme coup de batte de
base-ball. » « J’explose dans une boule de lumière bleue, d’un bleu intense
et profond. » « J’en ai généralement entre cinq et sept, et les plus puissants,
ce sont le troisième et le quatrième. » Une autre raconte qu’elle ne pouvait
pas en avoir plus d’un par rapport car ses orgasmes étaient « comme des
crises d’épilepsie » : « Ils me prennent sans prévenir et me balancent dans
tous les sens. » Une femme raconte qu’elle a joui en écoutant simplement
de la musique, et une autre, en regardant des chevaux faire la course.
À partir de ces entretiens, Heart a tenté de mettre au point une typologie
des orgasmes féminins :
Envol
Vague
Chute
Surface
Profond
Fantôme
Pleurs
Battements
Clignements
Clignotements

… mais rapidement, elle s’est rendu compte que cela ne servait à rien.
Mikaya Heart, Shere Hite et Alfred Kinsey ont, chacun à leur façon, posé
des questions aux femmes sur leur vie sexuelle passée et présente, en les
invitant à parler de leurs sentiments subjectifs. Comment se fait-il qu’une
telle démarche semble à ce point radicale ? Comment se fait-il que, dès lors
que l’on sort du voyeurisme et de la pêche aux confidences sur des parties
de jambes en l’air en état d’ébriété, poser de simples questions aux femmes
sur leur vécu sexuel soit perçu comme un acte militant ? La description des
expériences sexuelles des femmes et la mise en lumière de leur variété
encyclopédique pourront, certes, satisfaire la curiosité de quelques-uns,
mais ce n’est pas là l’objectif premier de cette démarche. Il s’agirait plutôt
de remettre en question l’idée selon laquelle il existerait en ce bas monde
une vie sexuelle « normale », et de faciliter l’aventure au-delà de ces
prescriptions normatives, de ces sentiments sur ordonnance, pour quiconque
souhaiterait franchir le pas. Nous sommes toutes des cas particuliers. Et voir
exprimée par des mots l’immense variété de l’expérience humaine en
matière de sexe, voilà qui peut nous aider à accepter la nôtre.
Vue sous cet angle, la complexité de l’orgasme féminin est un don. Elle
exige des femmes et des personnes qui les aiment d’être créatives, curieuses
et à l’écoute dans la chambre à coucher. Et la révélation de cette complexité
est une force : ce renversement culturel, qui semble promouvoir
actuellement son acceptation, est susceptible de rendre nos rapports sexuels
moins prévisibles et pornautomatiques – pour les femmes comme pour les
hommes.
Ces dernières années, la résurgence du féminisme dit pro-sexe a engendré
une nouvelle génération de naturalistes sexo-curieuses. Un blog anonyme,
lancé encore assez récemment sous le titre How To Make Me Come
(Comment me faire jouir), recueillait et publiait des essais écrits par des
femmes sur ce qui les conduit à l’orgasme (vous l’aviez deviné). Sans
mâcher leurs mots, ces femmes qui se confiaient sur leur sexualité
frappaient là où ça fait mal. Vertigineuse, la somme de ces descriptions
mettait le doigt sur cette nouvelle exigence qui semblait tyranniser un
nombre croissant de femmes : il fallait qu’elles jouissent. Et cette pression
s’était semble-t-il accrue au fil des décennies. Une femme parlait d’un petit
ami qui se mettait toujours en colère après elle parce qu’elle ne jouissait pas
assez vite à son goût. Dans son témoignage, elle s’adressait directement à
lui : « Non seulement tu me culpabilisais, mais en plus, à cause de toi,
j’avais honte de ne pas y arriver. Comme si cette frustration que tu me
renvoyais au visage allait encourager mon corps à se décider, en mode
“bon, d’accord, puisque tu as tellement l’air d’y tenir, on va jouir pour te
faire plaisir, espèce de petite enflure”. » Ce blog a percé en 2015. Il a été
relayé en masse sur les réseaux sociaux, au point que sa créatrice anonyme
se retrouve propulsée dans les colonnes du magazine New York. Interviewée
par la chroniqueuse Dayna Evans, elle a expliqué que ce qui l’avait décidée
à lancer ce blog, c’était une discussion qu’elle avait eue avec une amie sur
la question de l’orgasme. Elle avait remarqué que cette conversation, même
une fois terminée, continuait de lui occuper l’esprit, et s’était demandé à
quoi pourrait bien ressembler un échange du même type, une telle effusion
de vulnérabilité, mais à plus grande échelle. Quand la chroniqueuse lui a
demandé si elle ambitionnait de démystifier l’orgasme féminin, sa réponse
se situait à l’opposé de l’esprit très « développement personnel » qui
caractérise notre époque, toujours dans l’astuce qui change la vie ou la
solution miracle : « J’ai presque l’impression que ce blog peut au contraire
lui conférer encore plus de mystère : il prouve qu’il existe mille et une
réponses possibles à la même question. Mais s’il y a une leçon à retenir de
ce projet, c’est sans doute que “comment me faire jouir” n’appelle pas les
mêmes réponses que “comment la faire jouir”. »

En couverture de son numéro d’avril 2015, le magazine Cosmopolitan


promettait « 63 secrets pour obtenir de meilleurs orgasmes : prenez votre
envol ! ». Ces mots étaient coincés juste à côté du décolleté photoshoppé de
l’actrice américaine Hilary Duff, penchée en avant dans une posture sans
naturel. Y a-t-il quelque chose de magique dans le nombre 63 ? Est-il au
cœur d’une formule tantrique qui signifie « vulve joyeuse » ? Dans des
régions peut-être plus conservatrices, la même couverture de magazine
proposait à la place « 63 secrets pour faire durer l’amour ». Parfois, un
nombre est tellement merveilleux que le sujet importe peu.
À l’intérieur, une photo dépeignait le lectorat supposé de cet article : une
ribambelle de femmes à la mine désespérée qui portaient sur elles le
stigmate de leur dévorante envie de jouir. Vêtues comme des coureuses aux
jeux Olympiques, avec équipement d’athlétisme et dossards, elles
poussaient de toutes leurs forces vers la ligne d’arrivée, le corps tendu, les
dents serrées et les narines grandes ouvertes. La métaphore était peut-être
encore plus juste que prévu. La tristesse de ces femmes frisait le pathétique,
comme, sans doute, celle d’innombrables femmes stressées dans
d’innombrables lits, qui suent sang et eau pour en finir au plus vite avec
cette histoire de sexe. Le plus désespérant dans cette image, c’était qu’elle
donnait à penser que ces femmes concouraient les unes contre les autres :
— Eh Samantha, tu sais quoi ? On a battu le record avec Brad hier soir : cinq minutes quarante-six
secondes.
— Sans déconner ! Pfff… Moi j’arrive pas à passer sous la barre des quinze. Faut vraiment que
j’en parle à Keith.
Pour la femme moderne, le sexe n’est pas un moment vraiment agréable
où elle se libérerait du stress et des tensions accumulées, ni même
l’occasion de pouvoir faire ce qui lui chante sans qu’on vienne lui prendre
la tête. Il s’agit d’un domaine dans lequel il lui faudra évaluer ses
performances. Un de plus. Malheureusement, à la course à l’orgasme, la
plupart des hommes auront l’avantage. Il n’y a donc rien de très surprenant
à ce que les femmes disent parfois qu’elles sont trop fatiguées pour faire
l’amour.
Et c’est bien dommage, parce que l’un des grands avantages du sexe,
c’est justement de nous aider à nous détendre. Nous sommes toujours à la
recherche de nouvelles astuces pour faire taire notre esprit, avec sa tendance
à l’anxiété et aux pensées obsessionnelles. Pour ce faire, certains comatent
devant des films d’action, d’autres fument de l’herbe. Mais le plaisir,
comme la douleur, annihile la pensée. Le sexe intense, c’est la promesse
d’oublier un peu ce qui compose votre charge mentale : si tout ce que vous
arrivez à faire, c’est produire de drôles de bruits gutturaux, vous aurez sans
doute du mal à vous rappeler cette interminable to-do list. Cependant, c’est
peut-être justement ce qui rend difficile à certaines personnes le fait de
s’abandonner au sexe. Comment est-ce qu’on arrête de penser, assez, en
tout cas, pour atteindre cette espèce d’état second ? Nous pourrions, armées
de courage, essayer de nous jeter à corps perdu dans les affres de l’extase –
puisqu’il paraît que ça fonctionne bien contre le stress – mais nous passons
trop de temps à nous demander si nous faisons les choses bien, si nous
parvenons à exciter notre partenaire ou si nous sommes belles (le sondage
publié en 2015 par Cosmopolitan sur l’orgasme dévoile que 32 % des
femmes rapportent qu’elles s’inquiètent tellement de leur apparence
pendant l’amour que cela leur rend la jouissance encore plus difficile). Ou
alors, nous gardons un œil sur notre téléphone, ou sur le désordre laissé par
les enfants. La part rationnelle de notre esprit reste sur le qui-vive.
L’orgasme nous est difficile parce qu’il nécessite une forme de capitulation.
Une capitulation brève mais totale, qui n’est possible que si nous lâchons
enfin ces rênes que nous pensons devoir tenir d’une main de fer, à chaque
instant.
L’un des obstacles les plus courants à la détente nécessaire à l’orgasme
est la pression que nous subissons vis-à-vis de lui. Nous sommes passées de
la prise de conscience de son existence (il n’y a pas si longtemps, quand on
s’entendait demander « c’était bien pour toi aussi ? », il fallait s’estimer
bien lotie) à son inscription sur une liste de cases à cocher. Quelque part,
sur le chemin de la libération sexuelle, l’orgasme est devenu pour les
femmes ce que l’érection était d’ores et déjà pour les hommes : le signe
universel d’un bon fonctionnement sexuel, et la source d’un sentiment
d’insuffisance dans le triste cas où il tarderait à survenir.
Un des attraits majeurs de la méditation orgasmique réside en ce qu’elle
départit l’orgasme de sa place centrale dans la sexualité – et, en cela, elle lui
ôte toute pression associée. Pour ce faire, elle redéfinit le mot orgasme.
Pour les amateurs de la méditation orgasmique, toutes les femmes sont
orgasmiques dès lors qu’elles ressentent le moindre plaisir. Le pic de plaisir
à la fin ? On appelle ça le climax. Résultat : tout moment de plaisir,
murmure discret ou supernova explosive, est « orgasmique ». On serait
tenté de n’y voir qu’une pirouette linguistique – une novlangue sexuelle –
mais les pratiquants de la méditation orgasmique, hommes et femmes
confondus, expliquent que cela modifie leur approche du sexe. Ils ne sont
plus là pour atteindre un but qui les attend à la fin du rapport : leur
concentration se réoriente vers les sensations qui sont là, dans l’instant
présent, quelles qu’elles soient. Comme le plaisir est une perception, et pas
seulement un réflexe physique, le fait de fixer son attention sur ses
sensations peut souvent l’intensifier – et, pour beaucoup de femmes, c’est la
promesse d’atteindre plus facilement le climax. Suffirait-il donc de ne pas
se soucier de l’orgasme pour s’en saisir enfin6 ?
Voilà peut-être la clé de la jouissance – et de la sexualité en général :
laisser tomber l’orgasme. Laisser tomber les objectifs. Simplement
apprécier ce moment. Prendre son temps. D’après certains thérapeutes, c’est
de cette manière qu’une approche du sexe qui soit davantage centrée sur les
femmes – comme celle que promeut la méditation orgasmique telle que
proposée par OneTaste – peut améliorer, voire enrichir l’idée que la culture
occidentale se fait de la sexualité.

Sur le papier, Shinzen Young n’est pas une personne à qui l’on irait,
spontanément, parler de sexe. Depuis toujours, il enseigne la méditation de
pleine conscience, et sillonne les États-Unis pour animer des retraites
silencieuses où des Américains très affairés viennent s’asseoir sans bouger
du matin jusqu’au soir, en observant minutieusement chacun de leurs
souffles et chacune de leurs pensées. Dans ce contexte précis, le sexe figure
sur une liste d’actes déconseillés – les désirs sexuels peuvent obscurcir
l’esprit et le distraire vis-à-vis de la méditation. Cependant, il y a quelque
temps, lors d’une retraite, j’ai demandé à ce septuagénaire formé au Japon
dans divers monastères bouddhistes si les orgasmes pouvaient revêtir la
moindre signification spirituelle.
« C’est le joyau dans la fleur de lotus », m’a-t-il répondu sans la moindre
hésitation. « Il est dissimulé par les pétales de la fleur, mais, en son cœur,
l’orgasme est l’expérience de la fusion vide avec l’autre. C’est ce que
veulent vraiment les gens. On s’intéresse aux pétales de plaisir qui
l’entourent, il n’y a rien de mal à cela. Mais ce que nous voulons vraiment,
c’est le joyau de vide et d’unité qui se trouve en son centre. »
De prime abord, tout cela peut paraître un peu abscons, mais de tels
propos prennent sens à la lumière de la pensée bouddhiste. L’un des
enseignements au cœur du bouddhisme est que le vide est un des aspects
basiques de l’univers, et certaines pratiques méditatives visent à apprendre à
être le plus en phase possible avec ce néant. L’apprentie repère des
moments où tout bruit s’éteint, des instants où toute pensée disparaît. Elle
observe la fin de chaque souffle. Puis, un jour, elle remarque qu’elle est,
elle-même, vide – que ce « moi » dont elle avait toujours pensé qu’il menait
la danse n’existe pas. C’est une des manières choisies par le bouddhisme
pour décrire une « cessation », un moment où le moi disparaît et où la
méditante a accumulé suffisamment de précision dans sa pratique et de
clarté dans son esprit pour le remarquer. Une fraction de seconde, elle
s’échappe de l’existence, se met hors circuit et revient aussi sec. Ce
moment précis est censé libérer la bouddhiste pratiquante de toute
souffrance.
C’est très métaphysique (ou bizarre, selon votre point de vue). Mais, pour
Young, un orgasme n’est ni plus ni moins que ce que beaucoup de
méditants recherchent : du vide en grande quantité. La même chose que
Catherine Clément appelle une syncope. Un moment où l’on cesse d’exister
en tant qu’individus séparés, fonctionnels, avec nos identités propres, nos
opinions et nos feuilles d’impôts. Nul ne sait clairement ce que nous
sommes pendant ce court instant, mais une chose est sûre : nous ne sommes
plus nous-mêmes. Ou alors, nous dépassons notre être individuel. Nous
devenons, ainsi que Vance et Wagner l’ont découvert lors de leur expérience
autour de la description de l’orgasme, un être indifférencié.
« C’est pour cette raison que l’on parle de petite mort7, explique Young.
Votre espace et celui de l’autre fusionnent. »
C’est « une mort du moi à petite échelle », a déclaré Carlyle Jansen lors
de l’atelier qu’elle a animé à l’étage de Good For Her, afin d’expliquer
pourquoi l’orgasme pouvait avoir quelque chose d’à ce point terrifiant.
« La difficulté majeure du méditant, c’est de conserver suffisamment de
clarté spirituelle et de sang-froid pendant un orgasme pour remarquer cette
liberté que l’on prend vis-à-vis de son moi », remarque Young.
Selon lui, il est plus facile de méditer lorsqu’on souffre que lorsqu’on
ressent du plaisir, parce que ce dernier vous accapare davantage (on sentait
bien qu’il avait essayé).
Certains bouddhistes crieront peut-être à l’hérésie, mais Young n’est pas
le premier à faire le lien entre le sentiment mystique de fusion dans un tout
et la sexualité. « Vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin
pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, sainte Thérèse, ça ne fait pas de
doute », écrivait le psychanalyste Jacques Lacan dans Encore, au sujet de la
célèbre statue de l’Extase de sainte Thérèse. La tradition taoïste enseigne
comment transformer l’orgasme en une énergie d’une autre nature, censée
nourrir le cerveau, et met en garde les hommes contre les éjaculations trop
fréquentes, qui risquent d’entraîner un vieillissement prématuré. Les
pratiques tantristes visent des objectifs similaires lorsqu’elles expliquent
comment canaliser le plaisir sexuel jusqu’à la tête à travers la colonne
vertébrale afin d’éveiller des états de conscience supérieurs.
Cela peut paraître fantaisiste, sauf quand on réfléchit à ce que l’on ressent
au moment de jouir, cette impression de passer dans un autre univers,
comme le formule une de mes amies. Lors de mon premier orgasme, j’ai eu
l’impression que j’allais mourir, ce qui m’a propulsée dans un état de flippe
monumental. Je me sentais plus légère que l’air, tout en étant fermement
maintenue à la surface de mon lit par une force inconnue. Je ne comprenais
pas ce qui se passait, littéralement. Dès lors qu’il s’agit de sexe, tout le
monde vous prévient qu’il existe des MST et que ça n’a rien de folichon,
mais personne ne vous avertit que vous risquez également d’avoir
l’impression soudaine que vous êtes en train de passer de l’autre côté. Pour
ma part, j’étais envahie par un engourdissement exquis qui s’étendait à tous
mes membres. Je voyais le monde à travers le prisme d’une lumière bleue.
« Je suis en train de mourir, ai-je pensé, et quand les urgentistes vont me
trouver, je serai dans cet état-là. » Je ressentais à cet instant une acceptation
indifférente à l’égard de cette mort certaine. Comparées à ce sentiment-là,
les théories tantriques New Age et consorts, que j’ai découvertes depuis,
paraissent finalement assez raisonnables.
L’orgasme féminin est un animal particulièrement difficile à cerner : un
événement corporel autant porté par la nature que par la culture, un
phénomène biologique qui nécessite, pour quiconque souhaite le vivre, une
forme d’éducation, une acceptation, voire l’acquisition de compétences. De
l’adolescence à la fin de la vingtaine, je trouvais l’orgasme un brin
compliqué à atteindre, même dans les meilleures conditions possibles. Je
sais donc avec certitude que si j’étais née ne serait-ce que soixante ans plus
tôt, quand il était plus difficile de trouver la moindre information sur le
clitoris, j’aurais très certainement vécu ma vie tout entière – de la puberté à
la naissance de mes enfants en passant par le mariage, pour enfin devenir
cette vieille dame juive que je serai un jour – sans avoir joui une seule fois.
Je n’aurais pas su ce qu’était un orgasme, et je ne pense pas être à cet égard
un cas isolé. Cette expérience physique qui semble pourtant élémentaire, je
la dois, semble-t-il, à l’époque à laquelle je vis, à mon environnement
culturel – au hasard total de ma naissance.
Nous sommes-nous rapprochées de la compréhension de ce phénomène
presque universel et néanmoins universellement inexplicable ? S’agit-il
d’une perte de conscience ou au contraire d’un état fugace de conscience
plus élevé ? Un prélude à la mort ou une explosion de force de vie dans
toute sa pureté ? Un bonus fantastique ou une exigence laborieuse ?
C’est tout cela à la fois, selon votre point de vue. Mais l’idée que cette
éruption brute et viscérale nous donne un avant-goût de ce qu’il peut y avoir
au-delà de la perception physique des choses – cette idée-là me plaît. Nos
défunts ne sont plus là pour nous expliquer ce que l’on ressent lorsqu’on
meurt – en tout cas, pas ceux qui meurent complètement. Reste alors la
possibilité d’inviter les vivants à nous parler de toutes leurs petites morts.

1. Dans Sex for One. The Joy of Selfloving, Betty Dodson écrit : « Il m’est apparu clairement que
la masturbation, vécue et pratiquée comme un rituel, rétablissait l’harmonie entre mon corps et mon
esprit comme pouvait le faire la méditation. Après l’orgasme, de même qu’après une séance de
méditation, j’étais toujours plus apaisée, mieux ancrée dans mon corps, et plus détendue dans mon
esprit. »
2. En français dans le texte (N.d.l.T.).
3. En français dans le texte (N.d.l.T.).
4. En français dans le texte (N.d.l.T.).
5. En français dans le texte (N.d.l.T.).
6. Les hommes peuvent aussi avoir du mal à jouir – ce n’est pas un problème qui ne touche que
les femmes. L’idée de se mettre moins de pression peut leur être bénéfique, à eux aussi.
7. En français dans le texte (N.d.l.T.).
4. JOUER
Tout ce que veulent les filles, c’est s’amuser. Elle ne font rien d’autre
que s’amuser, et cela brouille les limites entre la thérapie, le porno,
la santé, le mysticisme et la prostitution. Bienvenue dans ce monde
à la fois sans gêne et sauvage, ce monde de l’underground sexuel
féminin d’aujourd’hui.

« Les femmes sont profondes et mystérieuses – et obscènes. »


Jane BOWLES, autrice,
dans une lettre à son mari Paul.

Couvertes de poussière et rougies par le soleil, quelque deux cents


personnes sont assises en tailleur à même le sol, sous les voiles de tissu
rouge et jaune tendues à travers les ouvertures hexagonales d’un dôme
géodésique. Sur les cartes officielles, ce dôme était situé à peu près à
l’angle de Two-Thirty et de Biggie Size, presque à la périphérie de la
métropole circulaire temporaire de Black Rock City, où des raves de
psytrance, des séminaires contre la surveillance gouvernementale ainsi
qu’un temple mystique plus imposant qu’une église de taille moyenne
jouent des coudes avec les camping-cars et les tentes esquintées des couples
de quinquas qui ont fait le déplacement. Des rangées de vélos poussiéreux
attendent, cadenassés, près de l’entrée du dôme, tous décorés dans un
enchevêtrement multicolore de lumières, de fleurs en plastique, de fausses
fourrures flashy et de fils électroluminescents qui les feront briller dans la
nuit noire. Mais, pour l’instant, il fait jour, et terriblement chaud. Le rythme
sourd d’un morceau de house se fraye un chemin jusqu’à nous, à travers les
ruelles improvisées de ce désert de sel, tandis que des chars de festivaliers,
œuvres d’art sur roues, sound systems mobiles, paradent dans le lointain en
cercles concentriques.
Je suis assise sous le dôme, dans la poussière, parmi de plantureuses
femmes vêtues de collants rayés noir et blanc burlesques, façon Beetlejuice,
de jeunes hommes minces portant quelques dreadlocks décorées de perles
pendant de leurs crânes rasés, et de vieux messieurs à la barbe blanche, le
torse nu et la nuque tannée et brûlée par le soleil. Un type au style classique,
en jean et en marcel, détonne dans le décor. Derrière moi, une femme fait
racler sa fourchette dans une boîte en métal pour attraper ses dernières
bouchées de chou kale et de quinoa.
Un jeune homme et une jeune femme, à l’opposé de l’entrée du dôme, se
présentent comme Keenan et Rachel de OneTaste (les prénoms ont été
modifiés à leur demande – le reste du temps, elle travaille dans un milieu
conservateur). OneTaste est cette entreprise basée à San Francisco qui
enseigne la méditation orgasmique, cet art très populaire et assez unique en
son genre de la caresse clitoridienne. Avec ses cours en ligne et ses centres
d’enseignement répartis dans trente villes tout autour du monde, OneTaste
prétend avoir conquis des dizaines de milliers de personnes, au point
d’attirer l’attention du New York Times et de Cosmopolitan, qui lui ont
consacré de longs articles. Tout le monde sait pourquoi Keenan et Rachel
sont ici : l’animation qu’ils proposent, c’est la présentation, en direct et en
personne, d’une femme au moment de l’orgasme, ici même, en ce jeudi
d’août 2013 à Burning Man, un festival anarchique d’arts et de musique
organisé chaque année pour 70 000 fêtards et rêveurs dans le désert du
Nevada. Dans cette ville de Black Rock, cette cité éphémère pourvue d’un
plan de rues officiel et d’arrêtés municipaux, et dont les « Burners » se
considèrent citoyens pendant la semaine que dure ce festival, Keenan et
Rachel vont essayer de retenir l’attention d’une population connue pour sa
nudité, sa consommation de drogues dures et son éventail fourni de
penchants sexuels inhabituels.
Le menton relevé et la poitrine bombée, Rachel est vêtue d’un corset et
porte un chapeau haut de forme miniature sur ses cheveux bruns. Elle scrute
la foule rassemblée. D’aucuns diraient qu’elle se pavane.
— Tout était parfaitement clair dans mon esprit, annonce-t-elle en guise
d’introduction. J’allais devenir institutrice. Et lesbienne.
Des rires et des cris d’encouragement s’élèvent.
— C’était ça, le plan ! J’avais pas vraiment envie de faire l’amour avec
des hommes. À la fin de l’adolescence et au début de la vingtaine, j’avais
vécu avec eux des expériences dont j’aurais volontiers pu me passer. Donc
je serai lesbienne. Comme ça, j’aurais pas à penser au sexe, aux liens que
l’on tisse avec les autres, ou à l’assouvissement de mes désirs profonds.
Apparemment, les lesbiennes ne réfléchissent jamais à ces choses-là. Elle
poursuit :
— L’idée était nickel. En théorie. Mais, en pratique, je m’ennuyais.
J’étais fatiguée et tendue. Je mangeais trop, je buvais trop, je faisais trop de
régimes. J’étais malheureuse, et je ne comprenais pas pourquoi. C’est là que
j’ai découvert OneTaste. Ce que OneTaste m’a apporté, c’est une attention
d’une qualité inégalable. Dans nos vies quotidiennes, on va prendre un
verre pendant l’happy hour, et on parle de la pluie et du beau temps, du
sport à la télé, mais il n’y a jamais de véritable connexion ! Grâce à
OneTaste, j’ai rencontré des gens qui se connectent entre eux d’une façon
que je n’ai jamais revue nulle part ailleurs. Et ils y parviennent grâce à cette
pratique dont je pensais au début qu’elle était grave chelou. C’est ça votre
truc, les amis ? Vous êtes tout le temps en train de vous tripoter les uns les
autres ? Sans déconner ! Mais j’ai tenté le coup. Et une fois que je me suis
lancée, j’étais assez émerveillée de ce que j’y ai trouvé. C’était une source
d’énergie et de connexion que je n’avais vue nulle part ailleurs !
Le descriptif de cette démonstration dans le guide de Burning Man
promettait qu’une femme aurait un orgasme – ici même, dans très peu de
temps. Cependant, l’une des grandes innovations de la méditation
orgasmique, c’est sa redéfinition de ce terme. Ainsi que je l’ai expliqué un
peu plus haut, comme beaucoup de femmes ont du mal à jouir ou n’y
parviennent pas du tout – surtout avec la caresse ultra légère préconisée par
la méditation orgasmique –, Nicole Daedone, la directrice un tantinet
gourou de OneTaste, a déclaré que chaque moment de plaisir ressenti par
une femme était « orgasmique » et devait être considéré comme tel. Le
fameux « climax », quant à lui, ne devait rien avoir de spécial. Il n’était
qu’une des attractions de ce voyage orgasmique. Pour les inconditionnels de
la méditation orgasmique, cette approche à l’opposé des schémas classiques
atténue considérablement la pression que l’on peut ressentir à « y arriver »,
ainsi que le sentiment d’échec associé à l’anorgasmie. Cela permet à l’esprit
de se focaliser sur le plaisir ressenti dans l’instant plutôt que sur un plaisir
imaginaire mais jugé plus légitime. Comme la méditation ordinaire, la
méditation orgasmique aide les femmes et leurs partenaires (soumis·es à la
pression de donner un orgasme) à rester dans le moment présent plutôt que
d’avoir l’esprit ailleurs, dans le fantasme d’un objectif futur parfaitement
illusoire.
— Tout comme la méditation classique, la méditation orgasmique a l’air
simple, à première vue. C’est Keenan, un homme mince âgé d’une
vingtaine d’années, qui prend la parole à son tour : Aujourd’hui, nous allons
vous en expliquer les principes fondamentaux. L’idée, c’est qu’à la fin de
cette démonstration, vous vous sentiez prêts à participer à une séance de
méditation orgasmique. Pour commencer, elle a le droit d’accepter ou de
refuser une séance de méditation orgasmique. J’ai le droit d’accepter ou de
refuser une séance de méditation orgasmique. C’est comme dire oui ou non
à une tasse de thé. Après la séance, personne ne doit rien à personne. Je ne
lui caresse pas le clito pour qu’elle couche avec moi ensuite, ni pour qu’elle
me paye à dîner. Je lui caresse le clitoris parce que j’en ai envie. Et j’en
retire, moi-même, du plaisir. Avez-vous des questions ?
L’assemblée leur demande de parler plus fort.
— Avec la méditation orgasmique, nous libérons le sexe d’une partie de
son conditionnement social, lance Rachel d’une voix puissante. Vous savez,
quand un mec vous invite à dîner, et qu’ensuite vous le raccompagnez chez
lui en pensant : « Oh non, maintenant va falloir que je m’y colle. »
Des rires s’élèvent dans l’auditoire.
— Ou alors, il vous fait un cunnilingus, et ensuite il vous regarde avec
insistance et là vous vous dites : « Bon, bah faut que je lui suce la bite
maintenant. »
Le public s’esclaffe de plus belle.
— Ben quoi ? Vous voyez très bien de quoi je parle ! Oui Mesdames.
Soyez honnêtes : combien d’entre vous ici ont sucé une teub qu’elles
n’avaient pas envie de sucer ?
On rit aux éclats et, près de moi, quelqu’un s’écrie :
— Il y en a beaucoup trop !
— Allez, levez la main ! En vérité, presque toutes les femmes devraient
avoir la main levée. On l’a toutes fait ! Peut-être qu’il y a des mecs qui l’ont
fait aussi ! Ça nous arrive à tous de faire des choses, des choses d’ordre
sexuel, parce qu’on a l’impression d’y être obligés. L’un des principes de la
méditation orgasmique, c’est le désir. Vous ne faites une séance de
méditation orgasmique que si vous en avez envie. Si vous êtes la personne
en charge des caresses, vous le faites pour votre propre plaisir. Oui
Messieurs, vous caressez pour votre propre plaisir, parce que c’est agréable
au toucher, et pas parce que vous voulez obtenir quelque chose d’elle. Et de
la même manière, une femme participe à une séance de méditation
orgasmique parce qu’elle désire être caressée, et pas parce qu’elle veut
calmer son mec ou lui faire plaisir à lui. Et, pour cette raison, vous n’allez
pas pousser de gémissements pour lui montrer qu’il se débrouille bien. Pas
de coups de hanche non plus. Vous restez allongée là et, si un soupir
s’échappe, très bien. Si vous n’avez pas envie de soupirer ou de gémir, c’est
tout aussi bien. Ça n’a aucune espèce d’importance.
Pour une activité censée être amusante, elle semble régie par une quantité
impressionnante de règles en tous genres. Où est la spontanéité quand on en
vient à se demander s’il ne faudrait pas, pour être sûr, commencer par
établir un contrat en bonne et due forme ? En outre, une critique
généralement formulée à l’encontre du nudisme peut également s’appliquer
à la méditation orgasmique : la chair à l’étalage démolit le mystère qui fait
que le sexe, c’est, pour ainsi dire, sexy. Mais les petits malins que nous
avions en face de nous avaient déjà préparé leur contre-argument : le sexe
est d’ores et déjà accablé de siècles d’obligations, d’attentes, voire
d’échanges quasi commerciaux, tous à peu près tacites et plus illogiques les
uns que les autres, et dont le poids repose en majeure partie sur les épaules
des femmes – à tel point que bon nombre d’entre elles finissent par le
rejeter en bloc. Désolée, le jeu n’en vaut pas la chandelle. On leur vend de
la spontanéité et du plaisir à n’en plus finir et, quand elles passent à la
caisse, elles s’entendent dire : « Ah oui au fait, il faut que tu te fasses
désirer, faut pas être une fille facile, faut pas que tu aies l’air d’en avoir trop
envie, mais il faut quand même que tu t’habilles sexy, enfin pas trop non
plus sinon ça fait pute, et au lit, il faut que tu donnes l’impression que tu
passes un bon moment parce que, sinon, il sera vexé, et surtout, une fois
que vous aurez couché ensemble, laisse-le renvoyer le premier texto. Allez,
amuse-toi bien, coquine, va ! »
Ce n’est donc peut-être pas une si mauvaise idée, d’inventer de nouvelles
règles qui conviennent aux femmes et qui soient, au minimum, clairement
établies. Et si la toute première de ces règles était Ne fais pas l’amour si tu
n’en as pas envie ? Dans cette absolue permission de dire non, un oui
pourrait-il émerger ?

En réaction aux indéboulonnables mythes sur la sexualité qui nuisent


encore à la santé des femmes – comme nous l’avons vu à travers l’histoire
de Vanessa dans le chapitre 2 –, des courants culturels underground
purement sexuels émergent, bouillonnants d’énergie et dominés par les
femmes. Tandis que des laboratoires pharmaceutiques dépensent des
millions dans la recherche d’une pilule ou d’une hormone de synthèse qui
incite le cerveau des femmes à désirer ces rapports sexuels qu’elles
pratiquent déjà de toute façon, certaines femmes attisent leur désir en
cherchant plutôt de nouvelles manières d’avoir des rapports sexuels – du
sexe, mais en mieux. Inspirées par les mouvements féministes et les
manifestes pour la reconnaissance du clitoris des années 1970, encouragées
par le boom du yoga et de la santé au naturel, et portées par la contre-
culture hippie des festivals de musique, des femmes à travers l’Amérique
du Nord, l’Europe et au-delà1 s’essayent à des pratiques peu
conventionnelles, assistent à des rencontres pro-sexe et laissent leur chance
à des thérapies holistiques expérimentales. Ce sont très souvent les mêmes
jeunes femmes que l’on retrouve dans les sit-in organisés contre Wall
Street, dans les marches des Salopes, et dans les discussions contre la
culture du viol qui fleurissent sur Twitter. Ces femmes s’engagent donc
également dans des actions, moins visibles mais ô combien radicales, liées
au plaisir : elles réalisent des vidéos pornographiques respectueuses des
femmes et des populations LGBTQIA+, assistent à des ateliers sur la
masturbation, et s’offrent des massages des parties génitales et des soins de
la vulve par fumigation à base de plantes (nous y reviendrons). Certaines
femmes à la recherche de partenaires sexuels d’un soir contournent Tinder
et ses avalanches de dick-pics et lui préfèrent le terrain plus sécurisé de la
méditation orgasmique, focalisée sur le plaisir des femmes, ou créent tout
bonnement leurs propres sites de rencontres. C’est comme cela qu’est né
Bumble, une application dans laquelle les femmes ont plus de contrôle.
Quand j’ai commencé à entendre parler de cela, tout s’est révélé à moi
comme un réseau secret réservé aux femmes, une girl connection, en
quelque sorte. Toutes les personnes auxquelles j’en parlais avaient un livre à
me recommander, ou une tantriste à me présenter. Et tout cela se trouve à
mille lieues du célèbre Cinquante Nuances de Grey. Les pratiques évoquées
sont clairement présentées comme étant bonnes pour les femmes, et pas
seulement intéressantes. Elles ne sont pas seulement classées X : on leur
prête également des vertus thérapeutiques (puisqu’on en parle, même ce
best-seller sadomasochiste a sa propre parodie féministe, intitulée How Not
to Fall – Comment ne pas tomber. C’est l’œuvre de la sexologue et
éducatrice Emily Nagoski, qu’elle signe de son nom de porn, Emily Foster.
Ce roman « pro-sexe et construit sur une trame scientifique » est sorti en
2016 et apporte une correction nécessaire aux mythes toxiques sur le désir
féminin véhiculés par Cinquante Nuances de Grey, tout en entretenant la
tension érotique à chaque page).
Les données accumulées à travers les sondages sur les questions de sexe
laissent seulement entrevoir comment le rapport des femmes au sexe est en
train de changer, mais les études menées grâce à ces données-là suggèrent
que la population la plus susceptible de repousser les limites de l’orientation
et de l’exploration sexuelles, c’est celle des jeunes femmes. En 2013, le
Royaume-Uni a publié l’une des études les plus complètes sur la façon dont
les attentes et les comportements en matière de sexe se sont transformés au
fil du temps. Déjà citée dans le premier chapitre de ce livre, l’Étude
nationale sur les états d’esprit et les modes de vie relatifs au sexe s’appuie
sur des données récoltées auprès de 15 000 personnes environ, et nous
apprend que, depuis l’an 2000 (date de la précédente mouture de cette
même étude), le nombre de partenaires sexuels fréquentés par les femmes
tout au long de leur vie a augmenté, de même que le nombre de femmes
ayant été en couple avec une autre femme, et que le nombre de femmes
ayant eu des rapports sexuels avec d’autres femmes (11,5 %). Sur la même
période, chez les hommes, le nombre total de partenaires féminines est resté
stable, de même que le nombre d’hommes ayant vécu une ou plusieurs
expériences homosexuelles (8 %). En outre, le nombre de femmes déclarant
avoir eu des rapports sexuels vaginaux dans les quatre dernières semaines a
diminué pendant cette grosse décennie. En cela, l’âge semble être un facteur
clé. La tranche d’âge dans laquelle le nombre de femmes se considérant
comme bisexuelles était le plus élevé était celle des 16-24 ans – 2,5 % de
ces femmes, contre une moyenne générale de 1,4 %. Et ce chiffre paraît
faible en comparaison du nombre de femmes qui déclarent avoir eu des
rapports sexuels avec une autre femme : plus de 18 % des femmes âgées de
trente-cinq ans et moins rapportent avoir eu au moins une expérience
d’ordre homosexuel, et environ 8 % des femmes de cette même tranche
d’âge déclarent avoir eu avec d’autres femmes des relations sexuelles
impliquant les parties génitales. Que veulent les femmes ? La réponse a l’air
de fluctuer selon l’époque. Et, ces jours-ci, elle a l’air de changer assez
rapidement.
« En proportion, les femmes sont désormais plus nombreuses que les
hommes à déclarer avoir eu des rapports homosexuels, au moins parmi les
populations les plus jeunes, qui sont plus nombreuses à se déclarer
bisexuelles », rapporte l’étude (qui, malheureusement, ne semble pas
s’intéresser aux questions d’identité de genre). Les femmes sont par ailleurs
peut-être plus disposées qu’autrefois à parler de sexe avec des chercheurs.
Ces changements se frayent un chemin dans le débat public, de
l’incartade d’Amy Schumer sur son clito à l’incontournable I kissed a girl
(and I liked it) d’une chanteuse ostensiblement hétéro – Katy Perry –,
succès international qui parle, tout de même, d’embrasser une fille et
d’aimer ça. Excellentes professionnelles du divertissement, elles sentent
bien que ces déclarations feront mouche, car les idées qu’elles portent sont
déjà dans l’air du temps. Au printemps 2016, la méditation orgasmique était
évoquée par Gwyneth Paltrow dans la newsletter de son entreprise, Goop.
Dans la culture populaire, les femmes initient de plus en plus souvent les
rapports sexuels, et restent aux commandes. Cette image-là gagne en
visibilité. Peut-être bien que, un de ces jours, Oprah Winfrey, papesse de la
télévision américaine, nous dira tout le bien qu’elle pense du massage
clitoridien.
La sexualité féminine fait figure de continent sauvage, encore inexploré,
ou si peu. Certaines avant-gardistes s’y aventurent, mues par un mélange de
curiosité et de nécessité. Tout le monde n’est pas fait pour ce voyage, c’est
certain. Certaines pratiques prêtent ouvertement allégeance à la culture New
Age, et d’autres ne prêteront jamais allégeance à quoi que ce soit et
l’assument dans une irrévérence hilarante et implacable. C’est une région à
la fois bouillonnante et bizarre, tapageuse et chaotique, et aussi plurielle que
les femmes sont uniques. Il s’avère que l’idée que notre culture se fait de la
sexualité féminine ordinaire dissimule toute une effervescence de non-
conformisme et d’expérimentation. Au-delà de l’injonction à jouir qui leur
échoit, et si les femmes avaient d’abord envie de jouer ?

— On va faire un petit exercice, poursuit Rachel. Je veux que tout le


monde se tourne vers son voisin ou sa voisine, et, à mon signal, la personne
avec les cheveux les plus courts demandera à l’autre : « Quel est ton
désir ? » La personne avec les cheveux les plus longs répondra à la
question, et la posera à son tour.
Rachel et Keenan se prêtent au jeu pour montrer l’exemple. Les jeux de
ce type, conçus pour engendrer un sentiment d’intimité, sont au cœur des
événements mis en place par OneTaste pour recruter de nouveaux adeptes,
comme je l’apprendrai plus tard en visitant leur siège à San Francisco. Sous
le dôme, tous ces gens trempés de sueur et à moitié nus se tournent les uns
vers les autres et commencent à comparer la longueur de leurs cheveux. Un
murmure s’élève dans l’air bouillant, comme à l’école quand, après une
assemblée générale, les premiers bruissements émergent dans la foule des
élèves réunis.
Un homme d’une soixantaine d’années se tourne vers moi.
— Tu as cheveu long.
Il a un accent russe à couper au couteau.
— C’est vrai.
— Alors ? Quel est ton désir ?
À travers les épaisseurs du pansement élaboré que j’ai posé la veille au
soir sur mon pouce (je m’étais coupée en cuisinant dans mon camp de
base), je sens la croûte de poussière qui s’est formée derrière mon genou. Je
réponds :
— J’aimerais bien prendre une douche.
— Autre chose ?
— J’aimerais en savoir plus sur la méditation orgasmique.
Bien joué, petite maligne !
— Quel est ton désir ? répète-t-il, insistant.
— Je veux danser à Robot Heart.
À Burning Man, on ne fait pas plus banal, comme réponse : Robot Heart
est une soirée clubbing gigantesque et gigantesquement snob.
— Bien. Autre chose ?
Je désire que cette conversation prenne fin. Je sentais que je me faisais de
plus en plus petite, tellement ces confidences forcées me mettaient mal à
l’aise.
— J’aimerais comprendre la nature de la sexualité féminine.
— Alors toi regarder en toi.
— Je ne suis pas toutes les femmes.
Cette réponse a réveillé le philosophe qui sommeillait en lui :
— Personne n’est tous les hommes ou toutes les femmes. Ce qui marche
pour quelqu’un ne marche pas pour l’autre.
— C’est vrai. Allez, à votre tour.
— Je veux bien bonne nuit de sommeil.
— Ça ne va pas être facile, ici. Un autre désir ?
Je ne donnais pas l’impression d’être le moins du monde intéressée par sa
réponse.
— Bon dîner pour ce soir. Et peut-être quelque chose apprendre pour
satisfaire ma femme.
Il m’explique qu’ils sont ensemble depuis quatorze ans. C’est sa fille qui
les a traînés dans ce festival. Je souris.
Rachel a repris le micro et détaille d’autres exercices qu’elle nous
propose de faire. Ils semblent avoir pour seul objectif de retarder ce pour
quoi tout le monde a fait le déplacement : regarder une femme prendre son
pied.
— Tout le monde, je veux que vous vous caressiez la paupière. Voilà. Vos
caresses sur son clitoris doivent être aussi légères que ça. Aussi légères et
aussi lentes. Quel est l’objet par excellence que les femmes utilisent pour
jouir ?
— L’homme ! s’écrie un homme.
— Le vibromasseur, on est d’accord, réplique Rachel sous les éclats de
rire. Et les hommes, qu’est-ce qu’ils utilisent pour jouir ? Ils utilisent
Internet, non ? Donc qu’est-ce qu’on peut en conclure ? On en conclut
qu’une femme peut très facilement trouver un partenaire sexuel. Si elle
veut, elle fait dix pas sur la playa et paf ! Elle trouve quelqu’un pour niquer.
Mais les femmes ont difficilement accès à ce que nous appelons
l’« orgasme direct ». En résumé, elles peuvent avoir des rapports sexuels
fréquents, mais elles en sont plus rarement satisfaites. C’est pour ça qu’elles
s’en remettent à leur vibro. Les hommes ont très facilement accès à
l’orgasme direct. Rien qu’avec leurs mains, ils peuvent jouir. Rien de plus
simple. En revanche, ils ont bien plus difficilement accès à l’« orgasme
empathique ». Personne ne leur a appris à ressentir en eux-mêmes le plaisir
de leur partenaire.
La méditation orgasmique, c’est assez radical, à vrai dire, poursuit-elle.
Là, ce qui se passe, c’est que la femme ressent son propre plaisir sans
devoir quoi que ce soit à qui que ce soit. Quant à lui, il s’exerce à jouer du
corps de sa partenaire comme on joue d’un instrument. Il acquiert des
compétences qui lui permettront de savoir ce qu’elle veut de manière
intuitive, avant même qu’elle le demande.
— Et est-ce qu’à un moment donné la femme s’occupe de l’homme ? crie
quelqu’un dans l’assemblée.
— Alors oui, nous avons un atelier de caresses masculines. On y a accès
au bout de trois ans.
Des murmures surpris et des exclamations s’élèvent sous le dôme.
— Eh oui. Après trois ans de dévouement au plaisir clitoridien pour ces
messieurs. Après trois ans passés allongées sur le dos pour ces dames !
Rachel regarde tout autour d’elle, triomphale, savourant son petit effet
comme pour l’imprimer dans sa mémoire.
— C’est seulement une fois que la femme est gavée d’orgasmes qu’elle
peut à son tour lui caresser la bite, et pour son plaisir à elle.
La foule semble étudier sa propre réaction à cette annonce. Dans un
monde où la plupart des techniques dispensées dans les manuels sexuels et
les pages « sexo » des magazines féminins promettent de le satisfaire ou de
le faire grimper aux rideaux, l’apparition soudaine d’une technique
révolutionnaire qui ignore le pénis – et qui s’en vante – a de quoi
surprendre, voire déstabiliser. Ce parti pris a des airs de manifeste, qui
pourrait être résumé en ces termes : Rendre un pénis heureux, ça n’a rien de
très compliqué. Concentrons-nous plutôt sur la zone pour laquelle nous
avons besoin de cours de rattrapage.
Rachel nous propose un dernier exercice et, dans la foule impatiente, la
perplexité devient palpable. Je me retrouve de nouveau avec Vieux Papa
Russe, mal à l’aise.
Un jeune homme assis près de moi en a ras-le-bol de toutes ces parlottes
et exprime son mécontentement dans sa barbe, juste assez fort pour qu’on
l’entende :
— Allez mais abrège. Dis-nous ce qu’on doit faire. Y a beaucoup de
monde, au cas où t’aurais pas remarqué.
Une fille assise à côté de lui répond d’une voix douce :
— Non mais je crois qu’ils essayent de nous parler des valeurs qu’il y a
là-dedans, et pas seulement…
Keenan décrit l’exercice suivant, mais Vieux Papa Russe n’entend rien,
alors je répète les instructions :
— D’abord, touchez mon bras d’une manière dont vous pensez qu’elle
me sera agréable.
J’ajoute :
— Sans doute pas d’une façon sexuelle, pas nécessairement.
Il s’exécute.
— Merci.
Nous partons tous les deux dans un éclat de rire nerveux.
— Maintenant, caressez le bras de votre partenaire d’une façon qui vous
fasse du bien à vous, poursuit Keenan. De la même manière que vous
toucheriez un tissu très fin, ou votre animal de compagnie pour que ce soit
agréable sous votre main.
Vieux Papa Russe obéit, en remontant le long de mon bras.
— OK, c’est bon, merci.
J’en ai assez. Je suis une libertine plutôt ouverte d’esprit, mais là je me
sens nerveuse. Cette… intimité me rend nerveuse, bien plus, par exemple,
que la foule de gens tout nus qui peuple ce festival. Dois-je en déduire
certaines choses sur qui je suis ? Je résiste à l’envie de sombrer dans le
mutisme le plus total, et je donne mon prénom au Vieux Papa Russe. Lui
s’appelle Alex. Et soudain, je ressens de l’empathie vis-à-vis de lui : il est
probablement encore plus gêné que moi.
Pendant ce temps-là, Rachel fonce tête baissée dans une analyse pétrie de
généralisations binaires sur les différences entre les hommes et les femmes
dans la chambre à coucher. Les hommes sont comme ci, les femmes sont
comme ça… On dirait une artiste de stand-up dans un sous-sol de
Manhattan, et la foule lui mange dans la main, impatiente d’avoir sa
récompense.
— Le caresseur ne va pas demander à la caressée si ce qu’il est en train
de faire lui plaît, parce qu’elle mentira.
— Ah mais grave ! acquiesce une femme tout près de moi, la même qui
jugeait avoir sucé plus de bites qu’elle n’aurait voulu en sucer.
— Ce désir de savoir si ça fait du bien à l’autre, il leur vient tout droit de
l’ego, explique Rachel. Mais ce que nous avons découvert, c’est que si nous
caressons une femme pour notre propre plaisir, c’est bien plus agréable
pour elle. Et apprendre à utiliser vos sensations à vous comme une
boussole, c’est l’un des…
Le rythme sourd de la house qui tempête dans le lointain maintien son
effet hypnotique. Boumtsssboumtssboumtss. Les gens commencent à planer.
Heureusement, quelqu’un pose une question :
— Est-ce que ça arrive qu’un homme jouisse pendant une séance ?
— Ce n’est pas courant, mais ça arrive, répond Rachel.
Autour de moi, on tend l’oreille.
— Parfois, le caresseur ressent un « orgasme empathique ». Parce que, en
tant que personnes, on se ressent les uns les autres. S’il se passe quelque
chose chez l’autre, on le ressent. Si une femme se met à jouir juste à côté de
vous, vous le ressentirez.
La possibilité d’avoir un mini-orgasme provoqué par l’orgasme plus
classique d’un voisin ou d’une voisine semble troubler et fasciner
l’assemblée tout entière. Si tout cela est vrai, que se passera-t-il donc
lorsqu’une femme jouira sous nos yeux d’ici quelques instants ?
— Et juste pour info, je caresse aussi, précise Rachel. Toutes les
modalités de genre sont envisageables, mais nous vous conseillons de
commencer par la caresse d’un homme sur une femme.
J’imagine que les lesbiennes devront encore enfreindre les règles et les
recommandations, comme d’habitude. Une des grandes lacunes de la
philosophie de la méditation orgasmique, c’est son hétéronormativité. Elle
pose comme schéma par défaut celui de l’homme caressant une femme, et
si d’aventure ces normes sont remises en question, elle les défend vent
debout. C’est là une critique que l’on formule assez souvent à l’égard de
certains courants du tantrisme et de certaines spiritualités axées sur le sexe.
Souvent, quand on observe un culte de l’équilibre entre le « féminin-
déesse » et le « masculin divin », les couples homosexuels sont présentés
comme un pis-aller, et les personnes transgenres et queer sont à peine
évoquées, voire pas du tout.
— Donc, dans la démonstration à laquelle on va procéder dans un instant
(soupirs de soulagement), vous allez ressentir ce que ça fait d’être dans le
même espace qu’une femme en plein orgasme. Vous le ressentirez dans
votre corps. Plus tard, si vous décidez de caresser, vous le ferez parce que
cela vous fait du bien à vous, dans votre corps. Son plaisir à elle est une
conséquence fortuite du vôtre.
Assise tout au fond, je ne vois pas très bien ce qui se passe devant, mais
je perçois vaguement un petit remue-ménage. On déplace des chaises et on
installe quelques oreillers. Une femme que je n’avais pas remarquée jusqu’à
présent s’affaire en échangeant quelques paroles avec Keenan.
— Les caresses s’effectuent avec des gants en latex, surtout à la playa,
parce que c’est bien crado…
Vieux Papa Russe me chuchote à l’oreille que tout cela n’a rien de
nouveau et que, à la fin du XIXe siècle, la médecine employait déjà cette
technique. Des patientes souffrant d’« hystérie » étaient caressées par leur
docteur. Ça pas nouveau, répète-t-il. Je hoche la tête.
— La démonstration va commencer. Vous êtes tous prêts ?
On entend quelque « wou-hou », mais, dans l’ensemble, soit les gens sont
particulièrement polis, soit ils retiennent tous leur respiration. La brigade
des machos n’est pas venue en force : les mâles bas-de-plafond qui étaient
juste venus voir une femme à poil n’allaient pas se coltiner plus d’une heure
de présentation dans laquelle il était question de sensations.
Assis en tailleur sur des matelas posés à plat sur le sol du désert, les gens
font des contorsions pour voir par-dessus l’épaule de leur voisin de devant.
Rachel reprend :
— C’est une position vulnérable dans laquelle Natalie se retrouve, donc
que vous puissiez voir ou non, ce n’est pas la priorité. Ce qui compte, c’est
ce que vous ressentez, et la sensation qui sera transmise. Ce que nous allons
créer, c’est une petite bulle d’énergie qu’elle va remplir avec son orgasme.
Et vous pourrez tous le ressentir. Maintenant, il existe plusieurs façons de
créer une bulle de ce genre et, pour aujourd’hui, nous allons le faire en
partageant à voix haute ce que nous appelons des « états ». Un état, c’est un
instant où, dans votre corps, vous ressentez quelque chose. Je ressens de la
chaleur dans ma poitrine, je ressens quelque chose dans mon visage, je sens
qu’une goutte de sueur coule sur mon bras gauche. C’est un moment de
sensation. Une des manières de rester concentré sur l’instant présent
pendant une démonstration consiste à les nommer à voix haute. Donc, ce
que je vous propose de faire, c’est d’essayer. Allez-y de façon anarchique,
vos états doivent éclater à droite à gauche comme du pop-corn.
— Chaleur sur ma nuque, propose un jeune type.
Dans l’assemblée, des chuchotements se font entendre.
— Tension derrière mes yeux, renchérit un homme.
— Vous vous débrouillez comme des pros ! C’est top. Vous continuez
comme ça tout au long de la démonstration. Nous, on va s’installer.
— Pendant cette séance, il y aura peut-être deux ou trois échanges pour
que le toucher soit parfait, prévient Keenan. Il se peut que Natalie donne
certaines indications très précises, comme : « Peux-tu caresser un peu plus
vite ? » ou : « Un peu plus fort ? »
Rachel :
— Tout le monde inspire profondément !
Bruissement d’une inspiration collective.
— Je salive, lance quelqu’un.
La femme qui avait passé la présentation assise en silence derrière Rachel
et Keenan s’allonge. J’imagine qu’elle enlève le bas et écarte les jambes,
mais je ne vois rien d’autre que la tête et les épaules de Keenan. Les
personnes autour de moi sont dans la même situation. Les gens se penchent
un peu en avant, mais, à ma grande surprise, personne ne se lève ou essaye
de se déplacer un peu pour trouver un meilleur angle. Dans cette ville de
liberté où les gens osent satisfaire leurs désirs les plus fous, toutes les
personnes présentes ont l’air de préférer rester respectueusement assises,
même si cela les empêche de voir la femme presque nue de la
démonstration. Je remarque cependant quelques silhouettes derrière nous,
penchées contre les charpentes du dôme, qui observent ce qui se passe à
l’intérieur.
— Avant de commencer, on va faire un peu d’anatomie, dit Keenan en
enfilant des gants de latex et en posant au bout de son index une noisette de
lubrifiant. Donc, tout en bas, il y a l’anus. Ça, au-dessus, c’est l’introitus, ou
entrée du vagin. Entre les deux, il y a ce qu’on appelle le périnée. Ici, un
peu plus haut, il y a les grandes lèvres, d’accord ? On les écarte, et là, les
petites lèvres apparaissent. Si on suit les petites lèvres jusqu’en haut, on
remarque qu’elles se rejoignent pour former le prépuce du clitoris, et sous
ce petit prépuce…
L’atmosphère s’épaissit, la tension monte, et ça, je le sens dans mon
corps. À cette époque, je ne savais que peu de choses de la méditation
orgasmique ou de OneTaste, mais, en me renseignant par la suite,
j’apprendrai que la plupart des présentations ont lieu dans des salles de
spectacle, sur de véritables scènes, et non pas dans ce désert si aride que ni
les insectes ni les plantes les plus sèches de la planète n’osent s’y aventurer,
paysage punitif désespérément plat et vide, situé à des kilomètres de toute
civilisation. Lors de ces démonstrations habituelles, la femme à moitié nue
s’allonge sur une plateforme légèrement surélevée et éclairée d’une lumière
indulgente ; elle y est entourée d’ami·e·s et de personnes déjà familières de
la méditation orgasmique ; la pièce dans laquelle elle se trouve est pourvue
d’entrées et de sorties ; du café et des muffins l’attendent dans un petit
vestibule tapissé de moquette. Tandis qu’ici, cette femme, Natalie, est
allongée sur une ou deux couches de tapis ou matelas à l’hygiène douteuse,
à même cette terre brunie et nue, à quelques mètres seulement de plusieurs
centaines d’inconnus couverts de crasse, avec une poignée de collaborateurs
en guise d’escorte, au beau milieu d’un festival gigantesque dont la
caractéristique principale est sa quasi-absence de règles, son chahut et son
anarchie – en leur reigle n’estoit que ceste clause : fay ce que vouldras.
En d’autres lieux et d’autres temps, dans d’autres cultures et d’autres
contextes, cette scène d’une femme à moitié nue, allongée par terre les
jambes écartées, avec un homme qui n’est pas son époux penché au-dessus
d’elle et une foule d’inconnus crasseux s’amoncelant tout autour d’eux – en
d’autres lieux, ce ne peut être qu’une scène d’horreur, de cauchemar, une
vie brisée. Cette femme allongée sur le sol, cette femme qui s’appelle
Natalie, elle a plus que des couilles, elle a des ovaires – des ovaires de
compète !
— … il y a son clitoris. D’accord ? Moi, je vais caresser son clitoris en
haut à gauche – si c’était une horloge, je la toucherais à une heure, en gros.
Et je caresse sous le prépuce, à même le gland du clito.
Le silence se fait. On n’entend que le battement des basses dans le
lointain. Il y a quelque chose de clinique dans cette mise en scène, quelque
chose qui l’emporterait presque sur l’impression de danger. C’est sans doute
dû aux gants en latex de Keenan, à sa narration très posée et à l’irruption du
mot introitus dans son discours. C’est un peu comme si nous étions tous
dans une grande galerie d’anatomie du XVIe siècle et qu’un professeur
italien à col amidonné indiquait pour notre édification les différents
éléments des parties génitales d’une prostituée blasée, juchée sur une table
d’examen, qu’il aurait embauchée pour l’occasion. Ou qu’il passait au
scalpel le cadavre d’une femme malchanceuse.
Mais vraiment, cette situation a ceci de particulier qu’elle n’a pas le
moindre équivalent, passé ou présent – rien qui lui soit comparable. Tout
événement similaire ayant pu s’en approcher par le passé se déroulait dans
un contexte où la femme à moitié nue n’était absolument pas en position de
force. Nous avons là la même configuration en apparence, mais les
dynamiques de pouvoir ont été inversées. La femme allongée au sol est,
certes, l’objet de notre attention, mais elle est aussi l’individu qui décide de
ce qu’il se passe. C’est elle qui en demande plus ou moins. Elle reçoit du
plaisir, plutôt que d’en donner. L’effet produit est inouï, et l’atmosphère est
électrisée.
— Vous pouvez déjà observer certains signes de l’orgasme, poursuit
Keenan. On remarque que ses orteils commencent à se mettre en légère
pointe.
— Comment ?
Le public ne veut pas en perdre une miette.
— Plus fort !
Alors Rachel réitère ses conseils :
— Voilà, donc je vous encourage à simplement ressentir ce qu’il se passe
dans votre corps. Ne vous inquiétez pas trop des détails, nous répondrons à
toutes vos questions juste après.
— Là, je la touche très directement sur le clitoris.
On commence à l’entendre. Un hooonnnnnnnn très bas.
Honnn, honnn. Ah.
Soudain, un type s’écrie :
— Tension dans les maxillaires.
— Tension dans ma poitrine, renchérit une femme.
— Ventre serré, ajoute une autre femme.
Oooohhh ohhhh, ohhhhhhh ohhhhh OHHHHH ohhhh, OHHH ohhhh.
Ohh ohh ohhh ohhhhhh.
— J’ai le ventre qui gonfle, dit une femme.
— J’ai comme des chatouilles dans le corps tout entier ! s’exclame une
autre femme.
— Moi aussi ! confirme une autre.
Il est maintenant devenu impossible de ne pas entendre les gémissements,
même pour nous autres, tout à l’arrière.
— J’ai le cœur qui bat vraiment très vite, reprend un homme.
— J’ai une boule au fond de la gorge, dit un autre.
Haaaahh, haaannnnn.
— Ma respiration est plus lente et plus profonde, annonce une femme.
— J’ai l’impression de tomber en avant, confesse un homme.
— J’ai la tête qui tourne un peu, dit une femme.
Hooooooooooooooooooooooonnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn.
Boum boum boum boum boum, tambourinent les basses en arrière-plan.
HAAAAAAAAANNNNNNNNNNN
HAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHHHH HANHANHANHAN HAN HAN
HAN AH AH OH OH OH OH OHHH OHHH OHHHH !
Ses gémissements montent dans les aigus.
OH OH OH OHH OHH OH ! OH ! OH ! OH ! OH ! OH ! OHH !
OHHH ! OH ! Ohhhhhhhh hmm hmm…
HAAAAAAAAHOOOONNNNNHHAAAANNNNNNNNNHAAAAAHHHAN
HAN HAN HAH HAHAaaaaaaahhhhhhhhhhhh.
Natalie vient donc d’avoir un orgasme – pardon, un climax. Personne ne
pose la question. On sait.
Les gens rient et soupirent.
Ahhhh ahhh ohhhhh ohhhhhh ohhhhhhhh ahhhhhhhhhhh-
hhhhhhhhhhhhh Ah ! Han, han, han, oh, oh.
— C’est comme si mon cœur gonflait, raconte une femme.
— Mon cœur bat la chamade, renchérit une autre.
— J’ai une sensation de plénitude dans la poitrine, dit un homme.
On rit encore.
— Je suis comme en transe, dit une femme.
— J’aimerais voir ce qui se passe, avoue une autre.
Les gémissements de Natalie sont toujours présents, quoique moins
audibles. Puis ils s’élèvent de nouveau dans un staccato de hon et de oh.
Elle est peut-être en train d’en avoir un deuxième, ou un troisième. Les sons
qui s’échappent de sa bouche sont de plus en plus intenses et de plus en plus
aigus.
— Je me sens très heureuse ! annonce une femme.
Ohhhhhhhhhhhhhhhhhhhhooonnnhanhhhhhhhhhhhan.
— J’ai les jambes qui flageolent, confie un homme.
— J’ai envie de pleurer, confesse une femme.
— Oublié de respirer, dit un type.
— Je suis jalouse, admet une femme.
— Je suis jaloux, confirme un homme.
Des gloussements. Des rires détendus.
— Suis fonce-dé, reprend un autre type.
— Du soulagement, lance une femme. Mon corps est incroyablement
détendu.
— Ça m’inspire, dit un homme.
— Nous voici donc dans les deux dernières minutes de cette séance de
méditation orgasmique, reprend Rachel. Il va la ramener sur la terre ferme,
histoire qu’elle ne se cogne pas dans les murs quand elle se relèvera. Pour
cela, il lui administre des caresses plus fermes en allant toujours du haut
vers le bas. Il va appuyer pour l’aider à retrouver son ancrage. Pour cela, il
pousse son os pubien vers le sol. Cela repousse son sang dans son corps,
afin qu’il ne reste pas dans ses parties génitales engorgées et qu’elle puisse
vaquer à ses occupations, aller faire ses courses ou autre, sans se sentir
comme possédée.
— J’ai une sensation intense dans l’anus ! lance un homme.
Natalie pousse un doux cri d’euphorie et de soulagement, à mi-chemin
entre le gémissement et le rire. En réponse, toutes sortes de bruits pleins de
compassion s’élèvent de l’assemblée. On applaudit. On fait Wou-hou ! On
acclame. Longtemps.
La séance a duré dix minutes, pile.
— À leur tour, maintenant, de partager un état avec nous, explique
Rachel.
— À un moment donné, j’ai senti une vibration dans la partie inférieure
de ma bite, et c’est remonté jusque dans mon scrotum, explique Keenan.
Natalie, pour sa première et unique remarque, nous gratifie d’un flux de
conscience tout ce qu’il y a de plus joycien :
— Il y a eu un moment où une espèce de boule de chi très dense me
brûlait et me chatouillait pile au centre de mon clitoris, et je l’ai sentie d’un
seul coup pousser tout au bout, jusqu’au bout, dans des vagues qui
chatouillaient et qui déferlaient tout au long de mes jambes et tout au long
de mes bras tout au bout.
— Merci Natalie.
— Merci Natalie, s’exclame la foule.
Ce à quoi nous venons d’assister est parfaitement réel. Pour autant, cela
demeure un spectacle. C’est du show business. Un numéro parfait. J’ai
l’impression d’être dans une église baptiste en train d’écouter Jésus Clit me
faire un argumentaire marketing.
— Donc, ce que vous avez vu, ça fait partie des choses qu’il est possible
de faire avec la méditation orgasmique. Ces deux personnes la pratiquent
depuis environ cinq ans. Donc n’allez pas vous imaginer que votre première
séance à vous ressemblera à ça ! C’est comme quand vous voyez le maître
yogi se tenir debout sur sa tête. Si on peut comparer ce que vous avez vu à
un concert, vous, vous allez juste rentrer chez vous faire des gammes. Vous
voyez ce que je veux dire ? Donc si vous sentez en vous que vous avez
vraiment envie de vous lancer dans cette pratique, si vous voulez essayer
vous-même la méditation orgasmique à Burning Man, les séances ont lieu à
18 heures et 9 h 30, dans le dôme orgasmique derrière nous. Votre
instructeur vous guidera pas à pas. Venez avec un ou une partenaire.
Trouvez quelqu’un à la playa. Les hommes, c’est comme des toutous. Ils
n’ont qu’une envie, c’est de vous faire plaisir. On a déjà eu deux cents
personnes cette année. On va en avoir deux cents de plus !
Plusieurs femmes lèvent la main, avec à l’esprit la même question : est-ce
qu’un pratiquant de chez OneTaste serait d’accord pour faire une séance
avec elles ? Non, leur répond-on. Trouver un partenaire et lui demander une
séance de méditation orgasmique, ça fait partie de l’exercice. Un peu plus
tard, un représentant de OneTaste m’explique calmement que l’entreprise
pourrait être poursuivie pour proxénétisme si elle fournissait des partenaires
sexuels à des femmes qui paieraient pour ça.
Enfin, Rachel assène son argument massue pour encourager l’assemblée
à donner des sous à OneTaste :
— Vous avez vu ce qu’était la méditation orgasmique sur la playa de
Burning Man, mais vous n’avez aucune idée de ce que cela peut être dans le
monde réel. Ce à quoi vous avez eu droit ici, c’est une formation très
sommaire, adaptée à Black Rock, mais si vous avez envie d’intégrer cette
pratique à votre vie en général, pensez bien à nous laisser votre adresse e-
mail et votre numéro de téléphone, et on vous appellera. C’est une vaste
communauté, on a des antennes partout dans le monde…
La foule est pleine d’hommes et de femmes qui ne demandent qu’à
donner leur e-mail, leur carte de crédit, et à peu près tout ce qu’on leur
demande.
— Qu’est-ce que vous avez retiré de cette séance, qu’est-ce que vous
emportez avec vous ? demande Rachel.
Des gens dans la foule lancent leurs réponses à la cantonade :
— De bonnes idées !
— De l’amour !
— De l’inspiration !
— De la communion !
— De l’énergie !
« Nous vivons un âge d’or de la sexualité féminine », affirme Isis
Phoenix (c’est son nom à l’état civil), enseignante du Massachusetts qui
s’est spécialisée dans la sexualité sacrée.
Elle compte parmi une cohorte de jeunes femmes qui ont entrepris un
voyage d’une nature assez particulière, une aventure de leur propre
sexualité. Isis, elle, en a fait sa carrière professionnelle et, maintenant, tout
le monde vient la solliciter pour ses conseils.
C’est une idée qui peut sembler difficile à accepter. Nous vivons tout de
même à une époque où les violences sexuelles font toujours rage, où le slut
shaming se porte à merveille, où la culture du viol est parfaitement ancrée
dans les esprits. Nous vivons une époque où le sexisme gangrène le milieu
des jeux vidéo (comme nous avons pu le constater lors de l’émergence de la
controverse du Gamergate), où des personnalités publiques telles que le
présentateur Jian Ghomeshi sont quasi systématiquement acquittées après
avoir été accusées d’agression sexuelle par de nombreuses femmes, où des
femmes qui expriment leur opinion en ligne reçoivent des menaces de viol
et de mort et où le porno mainstream avilit ses actrices précaires et mal
payées. Peut-on raisonnablement parler d’un « âge d’or de la sexualité
féminine » pour qualifier l’époque où nous vivons ?
Il semble que deux tendances diamétralement opposées émergent au
même moment.
Le monde, même en Occident, et même en 2016, à l’heure où j’écris ces
lignes, n’est toujours pas suffisamment sûr pour les femmes qui souhaitent
s’exprimer. Il l’est encore moins pour les femmes racisées, pour les femmes
qui n’entrent pas dans les critères physiques standard, pour les femmes
transgenres. Et rien de tout cela ne doit être minimisé.
Cependant, à l’écart des projecteurs, de nombreuses jeunes femmes
essayent des choses nouvelles sans se fermer aucune porte. Il ne s’agit pas
de plans d’un soir ou de beuveries étudiantes – les mêmes qui alimentent le
discours médiatique et terrifient les parents – mais d’expérimentations
plutôt sobres et réfléchies (avec à la limite un petit joint pour la forme). Et
les femmes qui se lancent dans ces aventures ne sont pas tant des
adolescentes que des femmes de vingt-cinq ans et plus – on est davantage
dans la tranche d’âge connue comme le pic sexuel féminin, la fin de la
trentaine. Elles sont dans l’ensemble moins complexées et se soucient
moins de ce que pensent les autres. La majeure partie des Terriens ignorent
ou dédaignent leurs sexplorations, et la plupart d’entre elles s’accommodent
très bien de ce désintérêt – leur discrétion sub rosa leur permet d’oser
davantage2. Mais, dans certains espaces de liberté, où les femmes se sentent
suffisamment protégées pour explorer – que ce soit au beau milieu d’un
festival colossal ou dans le calme d’un salon privé –, vous croiserez peut-
être des femmes audacieuses qui parlent de sexe, qui essayent de nouvelles
choses et qui s’amusent. Elles ne savent pas encore nécessairement ce
qu’elles recherchent, mais, comme Georgia O’Keeffe, elles sentent bien la
présence d’un mystère, de cette « part inexplorée de la féminité que seule
une femme peut explorer ».
Phoenix est l’une de ces femmes. Elle raconte que, dans son Oklahoma
natal, État pétri de fondamentalisme chrétien, on ne glorifiait pas vraiment
la sexualité des femmes. « Je sentais comme une faim qui grondait en
moi », se souvient-elle. Un jour, un professeur d’université lui a présenté la
sorcière de la ville. Oui oui, une sorcière. Une écrivaine locale branchée
divinités féminines, qui étudiait la manière dont les cycles menstruels
connectaient les femmes à la lune, et connaissait les plantes qui guérissaient
le ventre des femmes. La curiosité de Phoenix était piquée. Elle s’est mise
au yoga nu, une autre pratique dont la popularité explosait parmi les jeunes
femmes à l’époque. Mais, lorsqu’elle a voulu devenir enseignante de yoga
nu, sa mère s’est montrée catégorique : « Hors de question ! »
« Ma mère m’a dit : “Si tu décides de te lancer là-dedans, tu changes de
nom.” »
Ce qu’elle a fait. Melissa d’Oklahoma est devenue Isis Phoenix de New
York, puis du Massachusetts, pour enfin s’établir à Portland, dans l’Oregon.
Âgée d’environ trente-cinq ans, elle se présente comme une « chamane
sensuelle », et propose aux femmes des services mêlant guérison et éveil
sexuel. Munie d’une constellation de plantes qu’elle cultive elle-même dans
son jardin, comme l’artemisia vulgaris, ou armoise commune, utilisée
depuis des siècles dans la médecine traditionnelle pour soigner l’irrégularité
menstruelle (ou « activer l’intelligence de la matrice », explique-t-elle), elle
aménage des séances d’une heure trente de traitement personnalisé, au
cours duquel elle peut pratiquer la fumigation du yoni, une pratique
exposant les parties génitales externes à la vapeur douce d’une décoction à
base de plantes (n’essayez pas ça chez vous, sauf si vous voulez vous brûler
la vulve). Si la personne le souhaite, elle pratiquera un massage du yoni, au
cours duquel elle caressera des points sensibles de la vulve. L’objectif d’un
tel massage est triple : il s’agit de relaxer la personne, de lui permettre de
trouver ou retrouver de la sensibilité au plaisir, voire de l’aider à guérir des
effets profonds de traumatismes passés. Ces deux derniers éléments sont
souvent liés car la dissociation, le détachement de l’esprit par rapport au
corps, constitue un mécanisme de protection très courant chez les victimes
d’agressions sexuelles.
« Les femmes qui viennent me voir ont pu subir diverses agressions par
le passé, ou simplement une désensibilisation, explique-t-elle. Elles me
disent parfois : “Je ne sais pas ce que je veux parce que je ne ressens rien à
cet endroit-là.” »
Il lui arrive de faire travailler les femmes qu’elle accueille sur leur voix,
de leur proposer des exercices pour les aider à demander ce dont elles ont
envie, de leur enseigner des techniques pour prolonger l’orgasme ou de leur
expliquer quelles positions sexuelles sont les plus adaptées à leurs
éventuelles problématiques. Parfois, elle les fait marcher pieds nus dans
l’herbe, pour qu’elles se sentent plus en contact avec la terre. Tout cela se
déroule dans un espace où même la lumière, parfaitement dosée, est
apaisante. Un espace dans lequel les femmes entendent encore et encore
que leur vulve est sacrée. Des femmes achètent souvent quatre séances à
l’avance – le montant d’une séance s’élève à 160 dollars. On peut voir ces
traitements d’un œil moqueur, mais beaucoup de personnes qui les suivent
constatent un mieux-être, une confiance en elles retrouvées et un renouveau
de leur sexualité – surtout les survivantes d’agressions sexuelles qui, pour
certaines, acceptent pour la première fois depuis des décennies d’être
touchées à cet endroit-là. Elles obtiennent pour quelques centaines de
dollars ce que leur proposent médecins et thérapeutes mainstream pour
plusieurs milliers de dollars. Dans ce contexte, difficile d’émettre une
objection. Les massages et fumigations du yoni sont de plus en plus
répandus à Toronto, New York, San Francisco et dans d’autres villes du
monde entier, en cherchant bien.

Cela faisait des mois que j’en connaissais l’existence à Toronto avant de
trouver le courage de m’y essayer moi-même.
J’aime me voir comme quelqu’un qui n’a pas peur de tenter de nouvelles
choses. J’ai essayé la méditation orgasmique (verdict : la non-recherche de
résultat est assez efficace pour en obtenir) et quelques autres pratiques
aventureuses avec la personne qui partage ma vie. Mais l’idée que les doigts
gantés d’une femme inconnue viennent se promener dans mon palais de
jade me paraissait franchir mes limites personnelles. Je suis bisexuelle,
donc ce n’est pas le fait que ce soit une femme qui me gênait, c’est le fait
qu’elle me soit inconnue. Mais il est des savoirs qui ne se transmettent pas
par les mots – Carlos Castaneda a écrit quelque chose dans ce goût-là. Pour
lui, il s’agissait de se défoncer au peyotl. Quant à moi, j’enquêterai sur la
possibilité d’une élévation spirituelle par le massage de la schnek.
Viktoria Kalenteris est coach en sexualité, thérapeute holistique et se
définit elle-même comme une « fétichiste zen », adepte de la spiritualité
taoïste autant que du BDSM3. Elle est la fondatrice de Playful Loving, une
entreprise qui propose des cours et des séances de coaching dans un atelier
au premier étage d’un bâtiment de Bloorcourt, tout à l’ouest de Toronto.
Elle dispose également d’un studio à Etobicoke, et c’est là qu’elle pratique
ses massages du yoni, qui ne sont qu’un des éléments de ses traitements par
massages du corps entier inspirés du qi gong. Elle s’appuie autant sur la
médecine chinoise holistique que sur le tantrisme, et cherche à rééquilibrer
le qi dans le corps de ses patientes, le flux énergétique. Pour ce faire, elle
masse les seins, le ventre, la vulve et le vagin, autant de zones strictement
interdites chez les masseurs classiques, et pour cause : la cliente lambda
apprécierait moyennement qu’un masseur lui propose de travailler sur les
points de pression de son vagin. Mais, pour Kalenteris, les parties du corps
habituellement cachées sous une serviette blanche ne sont pas moins
sujettes aux douleurs, aux tensions et aux blessures traumatiques que les
épaules et les genoux – ni moins réceptives aux manipulations réparatrices.
Récemment, elle avait reçu une femme de cinquante-deux ans souffrant
de vaginisme, un trouble caractérisé par un resserrement très ferme et
involontaire de l’entrée du vagin, souvent associé à des douleurs. Cette
femme souffrait de ce trouble (bien plus courant qu’on ne le pense) depuis
une agression sexuelle qu’elle avait subie à l’âge de seize ans. Depuis ce
jour, le sexe avait cessé d’être envisageable – il lui était même impossible
de poser les yeux sur ses parties génitales. Les thérapies conventionnelles
ne l’avaient pas aidée outre mesure. Mais, après quelques massages du yoni
très doux et graduels, cette femme était parvenue à franchir un cap.
« Pour la première fois depuis trente-six ans, elle a pu se laisser pénétrer
par un doigt sans ressentir de douleur, raconte Kalenteris. Elle en pleurait. »
Pour certaines, ce traitement qui coûte entre 170 et 200 dollars est un
luxe, une expérience purement hédoniste. Pour d’autres, cependant, il arrive
qu’il convoque des images et des émotions inconscientes. Certaines femmes
pleurent pendant leur massage. D’autres poussent un cri primitif, ou
éructent des ribambelles de mots orduriers. D’autres encore se mettent à
rire. Kalenteris est persuadée que le toucher peut débloquer des souvenirs
d’événements traumatiques qui sont stockés jusque dans la chair, et les
apaiser. Dans un lieu protégé, ce retour sur soi peut se révéler profondément
thérapeutique.
« Pour expliquer les choses simplement, je dis aux gens qu’on reboote
leur corps, me confie-t-elle. Nous construisons des connexions entre le
corps et l’esprit. »
Elle insiste lourdement sur le fait que ce traitement ne convient pas à
toutes les victimes d’agressions sexuelles, et qu’il faut de toute façon
prendre mille précautions pour éviter tout nouveau traumatisme. Le
consentement est donné et renouvelé à maintes reprises pendant tout le
déroulement de chaque séance.
Dans sa maison impeccablement propre et aménagée avec goût,
Kalenteris m’a expliqué pas à pas tout ce qui allait se passer dans cette
pièce à la lumière douce. Pour commencer, elle procéderait à un massage du
corps entier, au cours duquel elle travaillerait sur mes points d’énergie, et
seulement après cela, elle toucherait les parties les plus intimes de mon
corps. Je serais recouverte d’une serviette de bain, de sorte que les parties
de mon corps soient découvertes à tour de rôle et que je ne me retrouve
jamais totalement à nu. Un bol tibétain serait posé sur mon corps pour
associer au massage une pincée de thérapie par le son. Enfin, Kalenteris
enfilerait des gants de latex et, après m’avoir redemandé mon
consentement, elle approcherait ses doigts de la fleur sacrée, avec en
offrande une noisette d’huile de coco bio.
Dans une partie de mon cerveau, les questions fusaient : « Est-ce que
c’est de la prostitution ? Est-ce que je suis un micheton ? »
Pourtant, dès le début de la séance, les questions rationnelles se sont
estompées. Le massage des pieds était merveilleux. Avec le temps que je
passe voûtée au-dessus de mon clavier d’ordinateur, le travail effectué sur
ma poitrine s’est révélé tout à fait nécessaire. D’une certaine manière,
c’était très similaire au relâchement que l’on peut ressentir dans une épaule
douloureuse grâce au toucher d’un masseur conventionnel. Mais, à d’autres
égards, ça n’avait rien à voir, évidemment. Des vagues de relaxation
profonde me parcouraient le corps tout entier. J’étais comme ivre. Mon
système nerveux autonome a fondu. À la moitié du massage, à peu près, je
me suis débarrassée des serviettes parce que je me sentais oppressée de ne
pas être totalement nue.
Puis le massage du yoni a débuté, petit à petit, d’abord avec l’intérieur
des cuisses et la peau autour de la vulve. Je n’avais pas imaginé que l’on
puisse caresser une vulve de tant de façons. J’étais impressionnée par
l’inventivité de ce titillement de la face antérieure de la lèvre gauche, ou de
ce toucher si élaboré du clitoris, pincé entre deux doigts tandis que l’autre
main l’effleure à peine. « Gueuh lalala h’nnnh », ai-je bredouillé, exprimant
assez fidèlement ce que j’avais à l’esprit.
Puis elle a pénétré dans mon vagin, tranquillement, en dessinant des
cercles qui pressaient doucement contre les parois vaginales.
Et soudain, ce fut tout. Cette vérité m’est apparue avec une pointe de
frustration. Enfin non, c’était plus qu’une pointe. Et je ne sais pas trop si
elle venait de moi ou d’un dragon aux yeux rouges qui vivait dans mon
vagin, et qu’on avait réveillé d’un sommeil profond : « Est-ce que je viens
de claquer la masse de biff pour une demi-branlette ? », grondait-il depuis
mon entrejambe.
Dieu merci, avant que j’aie le temps de réclamer la cerise sur le gâteau en
adaptant ma prose à cette ambiance sacrée, Kalenteris a effectué un
mouvement d’« ancrage » : elle a appuyé sur mon os pubien avec la paume
de sa main, ce qui a permis à mon sang de refluer hors de ma vulve tout en
me ramenant à la terre ferme. Ouf ! Le dragon est rentré dans son antre à
contrecœur.
Je me suis rhabillée, sonnée, dans un état de conscience altérée. J’avais
l’impression physique de prendre plus de place, comme si mon corps vibrait
en dehors de ses contours habituels. Deux heures et demie s’étaient
écoulées. Mon incrédulité se lisait sur mon visage – le massage était censé
durer une heure et demie.
— Je voyais bien que vous aviez besoin d’un peu plus, m’a-t-elle dit en
souriant.
« C’est même encore le cas », ai-je pensé. Mais un sentiment de
satisfaction calme grandissait en moi.
Manifestement consciente de l’état dans lequel je me trouvais, elle m’a
conduite jusqu’à la station de métro Kipling comme l’aurait fait une vieille
amie, ou quelqu’un qui n’était plus une parfaite inconnue. Au moment de
nous dire au revoir, nous avons échangé une accolade. D’une certaine
façon, j’ai aimé cette femme.
Dans le métro qui me ramenait à l’est, je me sentais affamée, d’une faim
puissante – j’aurais pu engloutir deux steaks. Puis j’ai envoyé un message à
la personne qui partage ma vie.
Cette séance avait été indéniablement sexuelle, mais elle m’avait aussi
fait l’effet d’un massage normal. Le sexe a ceci de particulier que c’est le
contexte qui fait tout. J’étais allongée sur une table, Kalenteris portait des
gants de latex… l’expérience était contenue. Et parfois, certains massages
conventionnels nous paraissent sexuellement chargés – mais cela, on est
censé le garder pour soi. Les masseuses ne comptent plus le nombre de
clients qui ont eu une érection sous leurs yeux, et beaucoup racontent qu’on
leur a très clairement réclamé des services sexuels. Et puis il y a les fameux
« salons de massage », où la conclusion orgasmique est de rigueur4. Ceux-là
ont de beaux jours devant eux. Donc pourquoi ne pas offrir ce service dans
un contexte où les femmes seraient les bienvenues ? Kalenteris ne présente
pas l’orgasme comme un élément clé des massages qu’elle propose.
D’autres, en revanche, en font ouvertement l’article. Et, pour moi, les deux
options – avec ou sans orgasme – peuvent présenter un intérêt pour les
femmes désireuses de prendre soin d’elles, de réveiller leurs sensations
vaginales assoupies, d’apprendre de nouveaux gestes, voire de se remettre
de traumatismes ou de résoudre des difficultés d’ordre sexuel qui ne
trouvent pas de réponses satisfaisantes dans les thérapies qui ne font appel
qu’à la réflexion. Je conçois aussi que cela puisse faire envie à des femmes
qui aimeraient, pendant une heure ou deux, se sentir comme des déesses
dont les corps sont des temples et dont les besoins passent avant tout.
Kalenteris et Phoenix ne sont pas les seules à brouiller les lignes entre la
thérapie holistique et ce que nous percevons d’ordinaire comme du travail
du sexe. Elles sont une sororité, un club tacite de femmes qui compte de
plus en plus de membres. Et, à l’inverse de Kalenteris, certaines thérapeutes
proposant les mêmes services et avec lesquelles j’ai pu m’entretenir se
considèrent comme des travailleuses du sexe – et sans les risques liés à la
législation, d’autres m’ont confié qu’elles l’admettraient ouvertement. Si
une femme s’offre une séance de traitement qui comprend un massage des
parties génitales, qu’elle se libère d’une rage qu’elle avait refoulée depuis
longtemps et finit par pleurer dans les bras de sa masseuse, cela revient-il à
dire qu’elle a embauché une prostituée ? Et si elle jouit, cela change-t-il
quelque chose ? Faut-il d’ailleurs y accorder la moindre importance ? En
tout état de cause, si ces traitements deviennent monnaie courante, ils
soulèveront des questions incroyablement compliquées que des hommes et
des femmes de loi se verront dans l’obligation de traiter sans y être
nécessairement préparé·e·s. Cela donnera certainement aussi du grain à
moudre à quelque politicien conservateur effaré (et perplexe), qui s’en
servira pour l’une ou l’autre de ses regrettables croisades.
Bientôt sur vos écrans : le débat (mal formulé) sur cette question entre
quelques députés clientélistes.

Ironie du sort : le grand malentendu le plus récent sur la sexualité


féminine a été provoqué par un médicament destiné aux hommes. Le
Viagra, le Cialis et leurs équivalents agissent sur les hommes en influant sur
deux substances produites au moment de l’excitation sexuelle, qui
détendent les muscles lisses des vaisseaux sanguins du pénis : grâce à ces
substances, les vaisseaux se dilatent et se remplissent de sang, et c’est cela
qui provoque l’érection. Les médicaments contre les troubles de l’érection
prolongent la sécrétion de ces substances et, par là même, l’érection.
L’augmentation du flux sanguin dans les parties génitales des femmes est, là
aussi, un signe clé de l’excitation. Mais le fait d’envoyer encore plus de
sang dans le vagin ne change pas grand-chose à l’envie de sexe de sa
propriétaire. D’autres hormones semblent même produire des résultats
contradictoires chez les mâles et les femelles : la dopamine, dont la
sécrétion signale chez les rats de sexe masculin l’imminence de
l’éjaculation, semble au contraire inhiber les femelles. Une étude a
démontré que des rates sous dopamine pendant la période de rut soulevaient
moins fréquemment leur postérieur pour appeler au coït que les autres.
Donc quand on a demandé à Pfizer et consorts quand ils comptaient
commercialiser un Viagra pour femmes, il s’est produit une espèce de ruée
vers l’orgasme qui a duré plusieurs décennies. Le documentaire Orgasm,
Inc. parle très bien de cette course folle. Des quantités incroyables de
traitements médicamenteux ou chirurgicaux parfois dangereux et dont
l’efficacité n’avait pas été démontrée ont émergé. Leur objectif : altérer le
corps des femmes pour qu’il s’excite plus efficacement et plus rapidement,
de sorte que les femmes et leur partenaire aient moins d’efforts à fournir de
ce côté-là. C’est à cela que ressemble le sexe dans un monde à cent à
l’heure, où personne n’a de temps pour rien et où consacrer une demi-heure
ou plus aux préliminaires, ça ne paraît pas pratique. Mais, en dehors de
l’invention du vibromasseur, les recherches consacrées à l’invention d’une
sorte de turbo pour la sexualité féminine ont fait chou blanc. Le sexe
demeure obstinément une pratique qui affecte les femmes bien au-delà de
leurs parties génitales : c’est une fonction de leur esprit, de leurs émotions
et de leur psychologie.
L’absence de Viagra pour les femmes a parfois été perçue comme une
problématique féministe. Pourquoi existe-t-il tant de médicaments pour
remédier aux dysfonctionnements sexuels des hommes, et rien pour les
femmes dans ce domaine ? Le Score, un lobby fondé en partie par le labo
pharmaceutique Sprouts Pharmaceuticals, a d’ailleurs eu recours à cet
argument pour faire pression sur la FDA afin qu’elle homologue la
flibansérine (vendue sous la marque commerciale Addyi), en 2015.
« Je doute qu’un petit cachet vienne à bout du problème », confie Lori
Brotto, docteure en psychologie clinique et maître de conférences au
département de gynécologie de l’université de Colombie-Britannique. « Je
pense que c’est une bonne chose que les femmes aient le plus d’options
possible, mais à condition qu’elles soient dans une situation ou un contexte
leur permettant de prendre ce genre de décisions, et qu’on ne leur chante
pas que ce médicament est leur unique salut. »
Comme nous l’avons vu, quelques femmes curieuses cherchent de
nouveaux « remèdes » qui ne passent pas par la pharmacopée. Un week-
end, dans un cours de sexe tantrique dispensé dans le sous-sol puis dans le
jardin d’une belle maison du quartier de Danforth, à l’est du centre-ville de
Toronto, huit personnes âgées de vingt-cinq à cinquante ans ont appris à se
regarder droit dans les yeux afin d’y chercher l’étincelle divine. Lucy
Baker, papesse du tantra à Toronto, les a guidées de sa voix calme et
mesurée.
— Ne faites pas passer d’énergie dans vos yeux, suggérait-elle.
D’un pas léger, elle se déplaçait pieds nus entre les couples, vêtue d’un
débardeur et d’une ample jupe longue.
— Laissez vos yeux se détendre, et ressentez votre partenaire avec votre
cœur, avec votre être tout entier.
Le néotantra, philosophie occidentale librement inspirée du tantra – mais
dont la plupart des universitaires spécialistes de l’Asie du Sud diraient qu’il
le trahit –, n’a rien d’un phénomène nouveau en Amérique du Nord. Cela
fait plusieurs décennies que Becker propose aux couples et aux célibataires
son très populaire week-end d’introduction au néotantra, au cours duquel
elle explique comment engendrer de l’énergie sexuelle par un travail sur sa
respiration ou comment mobiliser davantage le cœur quand on fait l’amour.
Ces dernières années, elle a vu l’âge moyen de ses étudiant·e·s baisser,
passant de quarante et quelques à trente et quelques. La jeune génération
sait ce qu’elle veut : de la connexion.
Un développeur de logiciels avait vingt-cinq ans lorsqu’il a assisté au
cours de Becker pour la première fois, il y a cinq ans. L’expérience lui a
tellement plu qu’il y est revenu très souvent et que, aujourd’hui, il est
devenu l’assistant de Becker.
« Ça m’a aidé à me découvrir en tant qu’homme, dit-il. Ça m’a beaucoup
appris sur ce qui plaît aux femmes, et sur ce qui est important pour elles
dans une relation. »
De l’autre côté de la ville, le sex shop Good For Her anime des ateliers
d’une journée entière pour les femmes anorgasmiques. À la moitié de son
intervention, la propriétaire du magasin, Carlyle Jansen, éteint la lumière et
nous demande de fermer les yeux et de respirer en rythme. Nos inspirations
sont d’abord longues et descendent au plus profond de notre abdomen, puis
elles s’accélèrent. Nous expirons un peu plus bruyamment, comme pour
faire passer des contractions d’accouchement. Protégées par la pénombre,
nous commençons à balancer nos pelvis sur nos chaises, d’avant en arrière.
— Si vous en ressentez le besoin, vous pouvez faire du bruit, précise
Jansen, qui a publié en 2015 un manuel de masturbation pour les femmes
intitulé Sex Yourself. Quel genre de bruit avez-vous envie de faire ?
Certaines gardent le silence, mais d’autres commencent à gémir
doucement – mmm, honn. Pendant une quinzaine de minutes, nous
gémissons de plus en plus fort et nous balançons de plus en plus vite.
Quand l’exercice est fini, Jansen nous demande comment nous nous
sentons. Certaines femmes disent ressentir un regain d’énergie. Même si
elles avaient gardé les bras ballants et qu’on leur avait demandé de ne pas
laisser leur esprit s’adonner au moindre fantasme, certaines affirment
qu’elles ont ressenti des sensations agréables entre leurs jambes.
Lorsqu’une participante cherche à en savoir un peu plus sur ce qui s’est
passé, Jansen lui répond que cet exercice, qu’on appelle « respiration du
feu », est issu du yoga kundalini et sert à stimuler l’énergie pelvienne. Elle
n’est pas allée plus loin dans son explication, certainement parce que cela
aurait soulevé de nouvelles questions.
La kundalini est une forme d’énergie qui, selon certaines traditions
spirituelles indiennes, se situe à l’extrémité inférieure de la colonne
vertébrale, sous la forme d’un serpent endormi. Lorsqu’elle est stimulée par
la méditation, le yoga, le sexe ou d’autres pratiques, elle peut se réveiller,
remonter dans la colonne vertébrale jusqu’au sommet du crâne dans une
cascade de lucidité. Certains sages de l’hindouisme appelaient cette énergie
féminine la shakti. C’était la puissance créatrice suprême de l’univers, qui
s’élançait vers le sommet pour rejoindre son compagnon, l’immuable dieu
Shiva, qui réside au-dessus du front. On raconte de ce phénomène, qu’on
appelle « éveil kundalini », qu’il est incroyablement déstabilisant, édifiant
et même qu’il peut constituer un tournant dans l’existence de ceux qui le
vivent.
Ces idées, qui ne sont pas monnaie courante dans un magasin de sex toys,
soulèvent une question intéressante. Des femmes ordinaires cherchent à
ressentir davantage de désir et à mieux apprécier le sexe à l’aide de
pratiques peu conventionnelles, et certaines découvrent que ce chemin-là
est balisé par des traditions orientales ancestrales, quoique édulcorées au
point de sembler méconnaissables à une personne vivant en Asie du Sud
cinq cents ans plus tôt. Le sexe est-il en passe de devenir une nouvelle
drogue de passage vers la spiritualité pour les femmes laïques occidentales,
un élément de plus dans cette pile d’échappatoires contemporaines au
même titre que le yoga, la méditation, l’acupuncture et les régimes
ayurvédiques ? Si tel est le cas, alors nous sommes peut-être en train de
vivre une transformation encore plus importante et étrange qu’on ne le
croit.
« Cette idée d’une pratique sexuelle sacrée, quelle qu’elle soit – l’idée
même que cela existe – semble de plus en plus acceptée », constate Dee
Dussault, professeure de yoga et de tantra. Les années 1970 sont derrière
nous, et il semble qu’on soit plus ouverts au New Age – et quand je dis
« nous », je parle des Américains du Nord qui ne sont pas particulièrement
portés sur la religion ou la spiritualité.
Taquine et irrévérencieuse, Dussault se soucie peu de savoir si elle aide
ses patients à être en meilleure santé, si elle réveille leur shakti ou si elle les
guide vers une extase débridée. La petite trentaine, elle a étudié la sexualité
à l’université York de Toronto, d’où elle est originaire, et vit maintenant
avec son mari à San Francisco – où les ateliers de kombucha bio fleurissent
au même rythme effréné que les start-ups du secteur technologique. Elle est
la fondatrice de Follow Your Bliss (Suis ton extase), une entreprise qui
propose aux hommes et aux femmes des cours de yoga traditionnel, de yoga
nu et de yoga tantrique, dans un but assumé d’éveil sexuel. Dussault balaye
d’un revers de main les vieux préjugés selon lesquels les remèdes les plus
efficaces sont les plus durs à avaler : l’extase est une voie vers le bien-être
qui lui semble parfaitement valable. Elle est aussi à l’aise à animer un cours
de yoga dans le Vulvatron, un char en forme de vulve géante créé pour
l’édition 2014 de Burning Man (avec une boule à facettes en guise de
clitoris, bien entendu), que dans une salle de sport classique.
Elle explique qu’elle n’était pas « très branchée spiritualité, New Age et
chakras » jusqu’à ce qu’elle assiste à un atelier pour apprendre à avoir des
orgasmes plus longs, animé à Toronto par la légendaire Annie Sprinkle,
pornographe féministe, artiste et éducatrice sexuelle :
Elle nous a fait faire une espèce d’exercice de respiration kundalini, se souvient Dussault, et c’est
comme ça que j’ai eu mon tout premier orgasme non génital. On ne se touchait absolument pas le
sexe, tout ce qu’on faisait, c’était respirer d’une certaine manière, émettre des sons et nous centrer
sur nos chakras. Et là, il y a eu cette espèce de… quelque chose de long, d’extatique, un cri qui
faisait un peu Aiii ! Iiiik ! Des bruits qui semblaient fous, et des larmes – j’en pleurais. C’était de
la folie.

C’est ainsi que le sexe est devenu son portail vers le sacré.
Sans surprise, son entreprise connaît un succès monumental. Sur ses
publicités, elle apparaît nue dans une gracieuse posture de yoga, ou bien
drapée dans des tissus légers et souriant comme en plein éclat de rire, dans
une décontraction cool et bronzée. Sur son site Web, on peut lire divers
témoignages, dont celui-ci : « J’ai pleuré. J’étais dans le désert, et cette
séance, c’était une source d’eau claire, fraîche et intarissable. »
Certains ateliers de Dussault sont le fruit de son imagination débordante.
Un jour qu’elle se trouvait au Costa Rica, dans la bourgade de Pavones,
située à quelques encablures de la frontière du Panama, alors qu’elle tuait le
temps avec cinq femmes de vingt ans et quelques qu’elle avait rencontrées
au cours de ses voyages, elle eut une idée. Elle invita ces femmes à venir
avec elle passer quelques jours dans cette maison que lui prêtait une autre
femme de sa connaissance, et dont le jardin, baigné de soleil, était orné de
sculptures parmi lesquelles, dans un recoin, une structure évoquant un
totem indien. Elle a été frappée par un éclair de génie, le même, peut-être,
qui avait frappé Betty Dodson dans les années 1970, alors qu’elle
réfléchissait à des astuces pour donner un petit coup de peps à ses
conférences nues pour l’émancipation des femmes.
« J’ai dû dire quelque chose comme “Eh, ça vous dit qu’on aille se
masturber autour du totem ?” », se rappelle Dussault.
Un de ses mots préférés, qu’elle utilise pour décrire un état vers lequel
une personne, un mouvement en vogue ou un sentiment peut s’élever, est
l’adjectif juicy – littéralement, « juteux ». Cet après-midi-là méritait
amplement ce qualificatif, selon elle.
« Je n’avais jamais fait quoi que ce soit d’approchant, de toute ma vie. »
Les jeunes femmes ont rejoint le totem d’un pas tranquille, ont ôté leurs
sarongs et se sont allongées sur le dos, la tête à la base de la sculpture et les
pieds tournés vers le monde. Quelqu’un a fait tourner un pot d’huile de
coco « qui dégageait une odeur incroyable, si fraîche », et ces dames se sont
mises à la tâche sans demander leur reste. Dussault a improvisé quelques
phrases pour accompagner l’exercice, comme si elle animait une séance de
méditation collective. L’univers n’est là que pour votre plaisir. Imaginez
que même le bruit de la terre a pour seule ambition de vous exciter. Et la
femme qui gémit à côté de vous, elle le fait pour votre propre extase. Mais,
rapidement, elle a cessé de donner la moindre instruction.
« Sans trop m’en rendre compte, je me suis moi-même prise au jeu, et là,
j’ai perdu ma casquette d’animatrice. J’ai mis ma casquette de
masturbatrice. »
Leur position tournée vers le ciel les empêchait de se voir les unes les
autres à nu, mais elles s’entendaient parfaitement.
« Nous ne formions plus qu’une cacophonie, nous étions devenues un
orchestre. Je ne sais pas si les autres restaient à l’extérieur ou si elles
allaient chercher leur point G en se baisant avec les doigts. »
Au bout d’une heure environ, les gémissements des femmes se sont faits
de plus en plus doux, « jusqu’à ce qu’on ne soit plus qu’à savourer l’état de
satisfaction dans lequel nous nous trouvions, en méditant, en respirant tout
simplement ».
« Je ne me rappelle plus qui s’est levée en disant : “Bon, c’est l’heure
d’aller manger.” »
Traditionnellement, l’hédonisme n’est pas considéré comme quelque
chose qui s’enseigne, au même titre que l’algèbre, par exemple. Les garçons
s’amusent bien à se branler entre potes sans s’encombrer d’une vidéo
explicative, non ? Mais, étrangement, pour les femmes adultes, ça ne se
passe pas de la même manière. C’est comme si elles avaient besoin que
quelqu’un leur dise : « C’est bon, tu as la permission de te lâcher grave. »
Dussault aimerait monter un vrai cours un jour, comme l’avait fait Dodson
avec ses conférences sur la masturbation, à ceci près que son approche
tiendrait un peu plus de la séance de yoga. Elle proposerait aux
participantes de « contracter ou d’ancrer le plancher pelvien dans le sol, et
de visualiser le va-et-vient de l’énergie à travers le pelvis », et de rester
pleinement conscientes à chaque instant plutôt que de s’abandonner au
plaisir.
Tout cela met en exergue un aspect bien précis du cerveau féminin, un
aspect qu’on ne peut plus feindre d’ignorer : la sexualité des autres femmes
ne nous angoisse pas, ne nous met pas mal à l’aise. Quand bien même elles
ne sont pas particulièrement attirées par les autres femmes, quand bien
même elles n’ont pas envie de faire l’amour avec elles, les femmes
hétérosexuelles semblent moins gênées que les hommes à l’idée d’être nues
à côté d’une personne du même sexe nue elle aussi, ou de parler de sexe
entre elles. Pour certaines, l’excitation d’une autre femme peut se révéler
contagieuse, un peu comme l’envie de danser nous prend quand nous nous
retrouvons sur la piste parmi les danseurs. Surtout quand personne ne nous
regarde.
« Je me perçois comme principalement hétéro, confesse Dussault, mais,
cet après-midi-là, à Pavones, avec la sexualité masculine aux abonnés
absents, je me suis sentie incroyablement libre – libre de ne pas avoir ça à
gérer. »
C’est peut-être lié à ce que des chercheurs ont pu observer sur la
plasticité de l’orientation sexuelle des femmes, qui serait apparemment plus
fluctuante que celle des hommes. « La sexualité des femmes et leur
orientation sexuelle sont potentiellement fluides, susceptibles de changer au
fil du temps ou de varier selon les contextes sociaux », ont écrit Letitia
Anne Peplau et Linda D. Garnets de l’université de Californie dans leur
article intitulé « A new paradigm for understanding women’s sexuality and
sexual orientation » (2000). Elles y démontraient notamment que la
sexualité des femmes est moins déterminée par des facteurs biologiques que
par les affinités qu’elles ressentent envers leurs partenaires et par
l’influence sociale – elles ajoutent que, à l’inverse, cela explique également
pourquoi les femmes sont si douées pour réprimer leurs pulsions sexuelles
quand leur environnement culturel a tendance à encourager les femmes à le
faire. Cela ne signifie pas pour autant que les femmes puissent décider de
leur orientation sexuelle. Publié en 2008, le livre révolutionnaire de Lisa
M. Diamond, Sexual Fluidity. Understanding Women’s Love and Desire,
expliquait très bien comment de nombreuses femmes vivaient des
modifications dans leur orientation sexuelle de manière tout à fait
involontaire.
Betty Dodson, qui se considère comme pansexuelle, a un jour lancé ce
trait d’esprit à un journaliste qui l’interviewait : « Pour ce qui est du sexe,
toutes les femmes sont homo. C’est juste qu’il y a des hommes qui les
empêchent de le voir. »
Dodson va peut-être un peu loin dans son analyse – il existe énormément
de femmes 100 % homo ou 100 % hétéro, voire une quantité non
négligeable de femmes homophobes. Mais elles sont moins nombreuses
qu’autrefois, et beaucoup d’études semblent indiquer que, en ces temps où
les modes de vie queer, bi et gay sont de mieux en mieux acceptés, les
femmes sont plus susceptibles d’accepter et même d’entretenir certains
aspects d’elles-mêmes qu’elles ont pu dédaigner ou taire par le passé.
Quel tableau peut-on dresser de cette émancipation sexuelle par le jeu,
sans tomber systématiquement sur des personnages certes hauts en couleur,
mais blancs et de classe moyenne ? Qu’en est-il si toutes les femmes sont
prises en compte ?
Étant donné les histoires de la colonisation et de l’esclavage, l’exotisation
et la violation des corps colonisés, fussent-ils indigènes d’Amérique ou
afro-américains, cette question est d’une complexité monumentale. Une
peau blanche, c’est la promesse d’obtenir certains privilèges, et ce y
compris dans des espaces de révolte plutôt underground, comme la
sexualité. « La tradition féministe noire n’a jamais complètement adhéré à
cette idée de la mouvance pro-sexe comme force politique potentielle »,
résumait Rebecca Traister dans un brillant essai publié en 2015 sur The Cut,
le site du magazine New York. « Avec l’hypersexualisation comme
stéréotype, poursuit-elle, les femmes noires ont toujours eu plus de mal à se
faire reconnaître comme victimes d’agressions sexuelles, ce qui les a
ensuite sans doute rendues plus réticentes à s’identifier à la culture pro-
sexe. » Elle cite l’universitaire féministe noire bell hooks, qui a déclaré en
2014, lors d’une table ronde à la New School, une université de New York,
qu’il vaut peut-être mieux ne rien évoquer de sexuel « lorsqu’on ne me
traite pas comme il faut, et lorsque je doute » – deux aspects qui décrivent
beaucoup de situations dans lesquelles les femmes peuvent se retrouver
dans l’intimité. « Je pose ici une théorie selon laquelle, peut-être, le célibat
serait le vrai visage de cette fameuse sexualité émancipatrice », avait lancé
hooks.
C’est une question qui requiert bien plus de temps de réflexion et
d’attention que ce livre ne peut lui en offrir et, par ailleurs, il existe pléthore
d’écrivaines noires et indigènes susceptibles de l’aborder avec bien plus de
pertinence que moi. Certaines voix s’élèvent par exemple, qui se
réapproprient les aspects stéréotypés de la culture noire, et notamment
l’objectification sexuelle de cette population, et s’en servent comme
d’autant de sources d’émancipation sexuelle.
Originaire de Buenos Aires, Fannie Sosa est à la fois universitaire, artiste
et danseuse. À l’aide de vidéos qu’elle diffuse sur Internet, elle se
réapproprie un élément de la culture noire dont elle considère qu’elle a été
spoliée : le twerking. Elle explique que cette danse, née sous l’impulsion de
la bounce music dans les années 1990 à La Nouvelle-Orléans, est cousine
des danses de la fertilité – comme la danse du ventre – que les femmes
exécutent traditionnellement dans de nombreuses cultures du monde entier.
Mais le twerking n’est pas qu’affaire de fertilité : elle explique qu’il s’agit
d’une méthode de contraception ancestrale et efficace. Le va-et-vient des
hanches qui caractérise le twerking peut empêcher l’ovule fertilisé de
s’accrocher à la paroi utérine, une idée qu’elle explique dans une vidéo
intitulée Cosmic Ass (Cul cosmique). Ce détail est introuvable dans la
version naïvement sexualisée du twerk que nous connaissons tous : un
mème de la culture mainstream blanche, le geste à la mode que l’on fait en
boîte pour choquer les parents. Les femmes blanches se sont senties
investies d’une mission : sermonner Beyoncé et ses copines parce que, tout
de même, « le twerking, c’est pas féministe », comme l’a déclaré Annie
Lennox lors d’une interview à la radio nationale américaine. « Ça ne nous
apporte ni davantage de liberté ni davantage de pouvoir. » Cet épisode
s’inscrit dans un schéma assez récurrent à travers l’histoire du féminisme,
celui de femmes blanches décidant ce qui mérite d’être considéré comme
féministe. Souvent, ce polissage s’est soldé par l’exclusion de femmes
racisées, des lesbiennes et de femmes transgenres.
« Très souvent, les gens qui clament que le twerking et le féminisme sont
incompatibles ne savent pas ce qu’est le twerking », explique Sosa dans
Cosmic Ass. Le twerk, c’est une manière pour les femmes noires et les
femmes issues de l’immigration de se rappeler d’où elles viennent, pose-t-
elle. Dans une culture qui accorde trop de valeur à ce qu’on a dans le crâne,
c’est une manière d’envoyer un peu d’amour à une zone dénigrée du corps
des femmes, de « reconnecter ce que j’appelle les “beaux quartiers” (le
visage, tout ce qui touche à l’ego) au ghetto de mon corps ». Ses vidéos
proposent toute une gamme de leçons de twerking intelligentes et drôles, le
tout sur fond de hip-hop. On l’y voit twerkant dans la rue, sur des toits
d’immeubles, et incrustée sur des vidéos de chutes d’eau et de forêts. Avec
son short taille haute moulant, son t-shirt court et ses bottes d’inspiration
militaire, elle recommande à ses visiteurs de porter des vêtements
confortables et sexy.
« Faites un pas en arrière en fléchissant les genoux, dit-elle en se
penchant en avant, jusqu’à ce que ses longues dreadlocks touchent le sol.
Imaginez qu’un stylo pendouille de votre foune. Maintenant, dessinez des
cercles avec sur le sol. »
Les vidéos de Sosa démolissent l’idée selon laquelle le twerking
n’existerait que pour attirer l’attention de ces messieurs. Elle explique que
les femmes peuvent utiliser ce geste comme un outil éducatif et s’en servir
pour proposer une nouvelle lecture de certaines situations à travers le jeu et
l’humour. Elle twerke en public, lors de soirées ou tout simplement dans la
rue, et s’engouffre volontiers dans des discussions animées avec quiconque
perçoit sa danse comme une invitation d’ordre sexuel. Souvent, des
hommes viennent se placer derrière elle et frotter leur pelvis contre son
derrière – un geste classique qu’on appelle une « hut », comme une hutte.
« Si quelqu’un vous fait ça, il suffit de vous retourner et de lui donner un
coup de reins, de face ! », explique-t-elle en joignant le geste à la parole
pour ses spectateurs. « Vous utilisez votre phallus – c’est votre yoni que
vous utilisiez pour twerker, et là, vous reprenez le phallus. Et vous verrez,
d’un seul coup ils se mettent en mode “Oh, ouh-là, ok, ok, pardon !” Moi,
ça m’amuse, ça amuse les gens qui regardent, et ça peut même se révéler
amusant pour le mec qui vous a fait une hutte un peu plus tôt. Je suis
persuadée que la leçon qu’il en retirera aura un goût moins amer. »
D’autres initiatives sont prises pour se réapproprier le twerking. Par
exemple, lors du légendaire festival d’électro Bass Coast, organisé par des
femmes chaque année à Merritt en Colombie-Britannique, des
« TwerkShops » – ou ateliers twerk – sont mis en place. Imaginez une foule
de meufs tatouées, au caractère bien trempé, qui vibrent à l’unisson dans
leurs postérieurs sur de la dancehall avec les basses poussées au max dans
une forêt verdoyante : c’est ce qui s’est passé à l’édition 2015 de ce festival.
Vous pouvez aller prendre vos billets, les filles !

« Pour moi, ça a d’abord été une quête très personnelle », raconte Jenny
Ferry.
Fondatrice de Soul Sex, un atelier qui propose de l’« éducation sexuelle
contemplative pour adultes », Jenny Ferry a longtemps été à l’opposé de ce
qu’elle est devenue. Il y a des années de cela, elle enseignait l’économie, le
développement durable et la science politique à l’université d’Arizona à
Tucson. Elle vivait sur le campus, « mais à vrai dire, je vivais surtout dans
ma tête », se souvient-elle. Puis elle a donné naissance à sa fille, une
expérience viscérale qui lui a fait prendre conscience qu’elle avait un corps,
dit-elle. Elle a compris qu’elle avait laissé s’estomper une part importante
d’elle-même : enfant, elle était plutôt du genre à passer sa vie dehors, dans
la nature. Elle s’est également rendu compte qu’elle était dans une relation
abusive avec son partenaire d’alors et a trouvé en elle la force de le quitter.
Rapidement, un sentiment nouveau a émergé en elle : il lui manquait
quelque chose.
« Six semaines après la séparation, mon sexe s’est réveillé. Avec une
fringale monumentale. »
Et que fait une mère célibataire récemment séparée pour s’envoyer en
l’air ? Quand les femmes d’aujourd’hui sentent monter une envie de sexe,
beaucoup vont chercher quelque chose de plus sécurisant et épanouissant
que OkCupid. Ferry s’est donc retrouvée chez OneTaste. Elle a étudié
auprès de Nicole Daedone et, au bout de dix mois, elle a pris son envol,
« comme rendue dingue » par son excès de motivation. Elle a conçu Soul
Sex – littéralement, Sexe de l’Âme – puis en a présenté une version pilote
en août 2012 à Victoria, en Colombie-Britannique. Elle a voyagé avec son
projet tout au long de la côte Ouest, proposant ses ateliers de Vancouver à
Los Angeles. Mère célibataire, elle a tout misé sur ce projet. Elle y a investi
tout son argent et tout son temps. Et, même si Ferry était une petite nouvelle
dans le milieu, sans le moindre début de notoriété, Soul Sex a fait un carton.
Ferry voit dans ce phénomène quelque chose de plus profond que
simplement quelques femmes qui prennent leur pied. Pour elle, il a le
potentiel de transformer une culture qui a élu le cerveau comme réceptacle
de notre humanité, une culture qui accorde à l’information, à la
connaissance et à la pensée linéaire plus de valeur qu’à tout le reste, et qui
installe cette domination à l’aide d’outils technologiques de plus en plus
rapides.
« Avec l’émergence de l’humanisme, nous sommes devenus de plus en
plus focalisés sur la science, explique-t-elle. Notre culture est
incroyablement psychologisée. Avec cette déconnexion par rapport à notre
corps, avec cette décapitation, nous oublions ce qu’être humain signifie. »
Pour elle, les femmes ont censuré ou refoulé leurs parts émotionnelles
afin d’être perçues comme les égales des hommes et admises dans des
secteurs comme le droit, la médecine, les affaires, autant de cercles depuis
toujours réservés aux hommes. C’était d’autant plus nécessaire que, pendant
des siècles, les femmes ont été dénigrées sous le prétexte fallacieux qu’elles
étaient le sexe le plus animal des deux, celui qui se laissait davantage
gouverner par ses bas instincts que par la raison.
En filigrane de toutes ces histoires d’âme et de sexe, en marge de ce
retour au corps terrestre, on aperçoit les années 1970, un peu comme la
grand-mère hippie qui porte de longues tuniques colorées et hoche la tête en
connaisseuse lorsque vous lui racontez votre premier trip sous champis.
Quand j’ai raconté à toute une assemblée d’artistes canadiennes que
j’écrivais ce livre, elles ont immédiatement dressé une liste des livres qu’il
fallait que je lise. On m’a mis A. S. A. Harrison entre les mains. Quelqu’un
m’a envoyé la version numérique d’Ours de Marian Engel, ce classique du
roman réaliste magique dans lequel une femme tombe amoureuse d’un ours
et fait l’amour avec lui dans les bois, sur fond d’une sexualité très
canadienne, très brute et forestière – ne riez pas, ce livre a remporté le prix
du Gouverneur général à sa sortie, en 1976. Quant à moi, j’avais envie de
m’entretenir avec des gens qui avaient vu de leurs propres yeux
l’émergence du féminisme pro-sexe, à cette époque-là. J’ai vraiment
regretté que Harrison ne soit plus là pour répondre à mes questions – elle a
été emportée par un cancer en 2013. Il y avait aussi deux personnages
connus de la côte Ouest des États-Unis que j’avais très envie de rencontrer,
et ceux-là étaient bien vivants.
À la fin des années 1970, la communauté de Morehouse à Lafayette, en
Californie, a accueilli deux nouveaux membres, Steve et Vera. C’est pour
des raisons différentes qu’ils avaient rejoint cette communauté tentaculaire
et ses cabanons peints en violet, et qui s’étendait sur dix hectares. Lui
voyait son mariage partir à vau-l’eau – il lui fallait un endroit où dormir.
Elle voyait son mariage péricliter, et une amie lui avait conseillé d’aller
suivre des cours sur le sexe dans ce lieu particulier. Chacun de leur côté, ils
ont fini par divorcer, et se sont finalement mariés ensemble, puis ont vécu
pendant plus de dix ans dans cette communauté d’environ cent cinquante
âmes.
Steve et Vera Bodansky ont écrit et publié en l’an 2000 un livre au titre
évocateur, Orgasme sensuel absolu, qui s’est vendu à plus de
100 000 exemplaires. Le couple estime également avoir enseigné ses
techniques orgasmiques à environ un millier de personnes. Ils avaient reçu
leur propre éducation sexuelle quelques décennies plus tôt à la Morehouse,
la communauté nommée d’après sa philosophie de l’encore, sa
déculpabilisation vis-à-vis du fait d’en vouloir plus – more. C’était un âge
d’or pour les expérimentations utopistes.
« Je n’irais pas jusqu’à dire que c’était le paradis, mais on s’en
rapprochait tout de même plus que dans la société », se souvient Steve
Bodansky, la soixantaine passée.
Morehouse était connue pour l’omniprésence de la couleur violette, pour
ses courts de tennis au luxe détonnant, pour ses bizarres moquettes
d’extérieur, pour sa population portée sur la drogue et pour son gourou peu
conventionnel, Victor Baranco. Il présentait la communauté comme un lieu
d’enseignement secondaire qu’il appelait More University, dont il avait
conçu tous les cours et qu’il dirigeait comme un patriarche bienveillant.
« Il disait qu’il était un “Bouddha du ghetto”, raconte Bodansky. Il était
du genre à se servir sans demander. Il prenait votre argent, mais il avait
aussi sa philosophie propre, un peu sur le mode de la puissance de l’instant
présent. Il avait une horloge sans le moindre chiffre inscrit sur le cadran. À
leur place, il y avait juste écrit “NOW”(maintenant). L’heure n’avait pas
d’importance. Pour lui, il fallait seulement se rappeler qu’on était
maintenant. »
Un des éléments clés de la philosophie de l’instant que prônait Baranco
était l’orgasme féminin et, plus particulièrement, le fait que le partenaire
d’une femme puisse faire durer ce frisson pendant vingt minutes, pendant
une heure, voire plus, et ce rien qu’avec les doigts. Baranco ne prétendait
pas être le seul concepteur de ses techniques ; il racontait d’un air
énigmatique qu’une sorcière les lui avait enseignées. Les Bodansky ont
travaillé dur pour obtenir leur doctorat, puis sont devenus maîtres de
conférences au département de sensualité de Morehouse. Désabusés par les
querelles qui gangrénaient la direction du camp, ils ont fini par le quitter.
Mais ils ont expliqué leurs techniques dans un livre qui présente des
illustrations hyperdétaillées des bonnes positions des doigts, et une pléthore
de vulves heureuses et poilues. Ils ont continué à enseigner le fruit de leurs
recherches, notamment à une association fondée en 1992 et vouée à
l’orgasme féminin, The Welcomed Consensus (Le consensus bienvenu). Ils
ont également compté parmi leurs élèves Nicole Daedone, qui s’est servie
de leurs méthodes pour concevoir ce que l’on connaît aujourd’hui sous le
nom de « méditation orgasmique », la base même de son empire OneTaste.
Dans un livre qu’elle a publié en 2011, Slow Sex, elle écrit qu’elle a suivi
ses premiers cours sur la sexualité à San Francisco, sans développer
davantage.
En dehors de variantes proposées à ses adhérents les plus chevronnés, la
méditation orgasmique se limite principalement à cette fameuse séance de
quinze minutes où l’on est censé caresser le clitoris en haut à gauche. Les
Bodansky enseignent quant à eux des dizaines de styles, de positions et de
techniques, exploitant des caresses plus douces ou plus appuyées, certaines
pouvant être réalisées avec les articulations des mains, y compris sur les
lèvres. Et, bien sûr, leurs méthodes permettent de faire durer le plaisir bien
plus longtemps que quinze minutes.
« La méditation orgasmique, c’est un bon préliminaire », déclare Steve.
Vera et Steve enseignent une version plus élaborée de ce qu’on appelle
l’edging. Il s’agit d’amener une femme au bord de l’orgasme, puis de faire
une pause, puis de recommencer, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle
atteigne un état d’extase étonnamment stable et pourtant élevé, intense et
légèrement fluctuant. Cela peut se conclure par un orgasme classique, ou
cinq, ou zéro. Le plaisir peut monter et redescendre indéfiniment, pendant
des heures.
Pour Steve, c’est une bonne chose que Daedone ait pu démocratiser le
plaisir féminin, et l’une des raisons pour lesquelles la méditation
orgasmique ne fait pas peur aux femmes, c’est la simplicité de sa forme, qui
leur permet de savoir exactement ce qui va se passer et pendant combien de
temps. Mais Steve et Vera jouent dans la cour des grands ; ils sont diplômés
de More University, excusez-les du peu. Ils ne se contentent pas du
minimum vital – more, vous vous souvenez ?
« Notre enseignement s’adresse à quiconque possède en lui ce désir et
cette volonté, explique Steve. Hommes compris. On s’éduque au plaisir, car
la majeure partie de tout ce potentiel est en sommeil. Plus vous pratiquerez,
plus vous en sentirez les résultats. Après, c’est vrai qu’on aime
particulièrement enseigner aux femmes, leur offrir cette expérience eurêka !
C’est fascinant de se dire qu’on a aidé quelqu’un dans ce domaine-là. Ça
reste trivial, mais c’est un miracle en soi. »
L’approche Bodansky mise à part, la contre-culture des années 1960,
1970 et 1980 a également eu son lot d’hommes qui prétendaient connaître
des techniques pour faire grimper les femmes aux rideaux, mais n’avaient
qu’un seul objectif en tête : leur donner envie de coucher avec eux (sans
doute la version hippie gentille des pick-up artists de notre génération). La
vague actuelle semble davantage axée sur l’éducation sexuelle des femmes
par les femmes, qui se confient les unes aux autres les clés pour aimer le
sexe sans les hommes aussi bien qu’avec eux. Il y a toujours eu quelque
chose d’affreusement tarte chez les hommes gourous sexuels d’autrefois,
même ceux pétris des meilleures intentions. Les femmes tantrikas et
sexologues, pour on ne sait quelle raison, paraissent moins bizarres, elles ne
donnent pas l’impression qu’elles vont vous inviter à venir les rejoindre
après la classe dans leur piaule qui pue le nag champa pour fumer un spliff
d’afghan et vous offrir un massage aux huiles essentielles. Typiquement,
pour beaucoup de femmes victimes d’agressions sexuelles, il semble plus
intuitif et moins potentiellement troublant d’apprendre d’une femme
comment retrouver le plaisir. Un couple paraît aussi une option
envisageable – cela a peut-être d’ailleurs contribué à la popularité de Steve
et Vera. Cependant, beaucoup de ces enseignements sont ouverts aux
hommes. La plupart des femmes qui se lancent dans ce domaine aimeraient
aussi, dans l’idéal, changer la manière dont les hommes perçoivent et
envisagent le sexe. Pour la plupart, elles n’ont pas envie de s’envoler vers
une espèce d’île du sexe interdite aux hommes (même si, bien sûr, certaines
en rêvent).
Cela peut être vu comme un passe-temps extrême pratiqué par des
obsédé·e·s du sexe qui ne savent plus quoi faire de leurs journées. Et il y a
sans doute un peu de vrai là-dedans (« Je suis accro à la chatte », clame
Bodansky). Mais l’idée qu’une approche du sexe qui ne soit pas axée sur le
résultat procure davantage de plaisir aux femmes est soutenue par toutes les
études portant sur la manière dont les femmes décrivent leurs propres
mécanismes d’excitation. Pendant des décennies, les femmes qui se
plaignaient d’une baisse de libido se sont vu servir des diagnostics
s’appuyant sur l’image standard d’un rapport sexuel dit « normal ». D’après
Masters et Johnson, le sexe était considéré comme une progression linéaire
qui commençait par le désir qui, lui-même, se transformait en excitation,
pour ensuite se stabiliser et, enfin, déclencher l’orgasme. On allait d’un
point A à un point B sur un chemin rectiligne au paysage distrayant.
Mais Rosemary Basson, qui est à la fois médecin, professeure de
psychiatrie et de gynécologie à l’université de Colombie-Britannique, a
remarqué que ses patientes décrivaient rarement le désir de cette façon. À
l’exception des premiers mois, voire des premières années d’une relation,
on ne peut pas dire qu’il passe à l’improviste, comme un besoin spontané
qu’il faudrait satisfaire séance tenante. Selon elle, la représentation
rectiligne du passage du désir à l’orgasme est un modèle qui s’applique
davantage aux hommes. Pour les femmes, le sexe prendrait plutôt la forme
d’un cercle. Il n’est pas proprement délimité par le désir au début et
l’orgasme à la fin. Les femmes décident de faire l’amour pour de
nombreuses raisons – il en existe précisément deux cent trente-sept, d’après
une étude menée par Cindy Meston et David Buss à l’université du Texas, à
Austin. Du besoin de contact humain et de proximité, à l’envie de se
réchauffer, en passant par le désir de se remonter le moral, les raisons
évoquées n’étaient même pas toutes d’ordre sexuel. Si un rapport sexuel se
produit et que la stimulation physique est agréable, alors seulement
l’excitation et le plaisir peuvent émerger. Et là, alors que le rapport sexuel a
déjà commencé, elles peuvent ressentir du désir. Le désir de continuer.
Enfin, le rapport sexuel s’achève sur une forme de « satisfaction », qui n’est
pas nécessairement un orgasme – mais qui peut tout à fait l’être. La satiété
sexuelle n’est cependant pas toujours l’objectif et, par ailleurs, toutes les
femmes ne marquent pas le point de départ de leur excitation au même
endroit – voilà entre autres pourquoi leur parcours est circulaire. Ce modèle
a été représenté dans la cinquième édition du Manuel diagnostique et
statistique des troubles mentaux (le DSM-5) accusant le modèle linéaire de
taxer de dysfonctionnement sexuel beaucoup de femmes qui, au bout du
compte, avaient simplement une sexualité de femme.
Ce schéma n’a pas grand-chose à voir avec ces envies de sexe
représentées dans les films – cette faim irrépressible, ces arrachages de
vêtements guidés par une libido démiurgique… En 2013, le journaliste
Daniel Bergner s’est montré assez critique de ce modèle circulaire, dans un
livre inspiré d’un article éponyme qu’il avait écrit lui-même, « Que veulent
les femmes ? », dans lequel il qualifiait cette représentation de « désuète et
prude », comme si Basson et d’autres thérapeutes privaient les femmes de
leur esprit cochon et cherchaient à dompter les femmes qui voulaient laisser
exploser leur désir. Pourtant, les patientes à qui les sexologues montrent ce
cercle n’expriment en retour que soulagement et gratitude. Elles sont
heureuses de découvrir enfin que leurs envies de sexe mues par diverses
raisons, et pas seulement par la libido, sont parfaitement normales. C’est ce
qu’on appelle le « désir réactif », une forme de désir qui naît grâce à
l’excitation et qui est plus fréquente chez les femmes que le « désir
spontané », qui semble venu de nulle part et vous frappe quand vous croisez
quelqu’un d’incroyablement canon. Et, pour le coup, prendre conscience
qu’on n’a rien d’anormal, c’est très sexy.
Il existe une théorie intrigante, appuyée sur des études relatées dans le
livre de Bergner (une lecture stimulante quoique parfois révoltante), selon
laquelle le désir des femmes n’est pas naturellement plus tempéré. Il serait
en quelque sorte émasculé par la monogamie. La femme humaine aurait
évolué pour voguer de partenaire en partenaire, selon cette théorie, pour
faire beaucoup d’enfants avec le plus d’hommes possible afin d’améliorer
le capital génétique de ses descendants. Elles seraient donc, au même titre
que les hommes, excitées par la nouveauté – nouveau partenaire, nouveau
corps, nouvelle dynamique – et par le fait de sentir le désir qu’elles
induisent chez leurs nouveaux partenaires. Ce serait pour cette raison que
les femmes en couple depuis longtemps ressentent moins de désir
spontané : nous aurions chassé de nos vies notre envie de sexe, nous nous
serions en quelque sorte civilisées, en échange d’une stabilité et d’une
assistance dans l’éducation des enfants.
Tout cela est peut-être vrai, mais l’évolution n’est pas la destinée. Nous
choisissons les relations dans lesquelles nous souhaitons nous investir, et
beaucoup de femmes choisissent des modes de vie monogames. Bien
évidemment, les femmes se sentent de plus en plus habilitées à délaisser la
monogamie et à trouver régulièrement de nouveaux partenaires pour
alimenter leur désir. Les femmes célibataires sont plus nombreuses que les
femmes mariées aux États-Unis et bon nombre d’entre elles commencent à
le revendiquer haut et fort, sans plus s’en excuser, car elles jouissent de
nombreux avantages par rapport aux femmes engagées dans des mariages
de longue durée. Le polyamour est également un choix de mieux en mieux
accepté, un progrès qui se sera longtemps fait attendre. Culturellement,
nous devrions nous montrer plus encourageant·e·s face à l’abandon de la
monogamie. Mais, pour les femmes qui souhaitent avoir des relations
monogames et engagées – et elles sont nombreuses dans ce cas –, si le sexe
débridé et irrésistible, fruit d’un désir dévorant, conserve son statut de
norme, de rapport sexuel par excellence, alors ces femmes-là courent à
l’échec.
Et si, au lieu de voir le manque de désir spontané des femmes comme un
problème et de chercher des pilules ou des thérapies pour le résoudre, nous
nous adonnions à quelques expérimentations autour de notre façon
d’aborder le sexe ? Et si nous en modifiions les objectifs ? Et si nous
révisions nos attentes vis-à-vis de lui ? Steve et Vera (la seconde a quatorze
ans de plus que le premier) sont mariés depuis plus de trente ans et, tous les
jours, il lui procure du plaisir. Lors de notre entretien, il a évoqué la chance
qu’il a d’être avec elle. Sans aller jusqu’à dire qu’il faille les prendre pour
exemple ou chercher à imiter leur relation, nous pourrions peut-être nous
inspirer d’eux pour aider les personnes investies dans des relations à long
terme à retrouver la flamme addictive et irrésistible d’une liaison
amoureuse, en les encourageant à entretenir leur complicité, fût-ce à travers
des gros câlins tout habillés ou par le biais d’une aventure de type
méditation orgasmique.

Ces lieux d’échange et d’ouverture d’esprit où l’on peut librement parler


de sexe font figure d’oasis dans un désert de tabous et d’injonctions
sociales. Car, partout dans le monde, la sexualité des femmes demeure
majoritairement ignorée ou vilipendée. Les noms donnés aujourd’hui aux
parties génitales des femmes sont bien loin de leurs qualificatifs passés, tels
que « porte de jade » ou « fleur de passion ». On parle plus volontiers de
« sac à foutre » ou de « garage à bites ». Et, à l’heure où j’écris ces lignes,
la définition de pussy – « chatte », littéralement – la mieux notée sur
l’Urban Dictionary5, c’est « boîte dans laquelle on rentre la bite ».
Il y a plusieurs siècles, quand l’aspect des parties génitales d’une femme
s’éloignait de la vulve prétendument idéale – minimaliste, blanche et
discrète –, on considérait qu’elles souffraient de malformation au point de
passer, pour certaines, sous le bistouri. Les choses ont-elles changé tant que
cela depuis ? C’est difficile à dire. Aujourd’hui, c’est dans le porno
hardcore que les gens (y compris les filles qui n’ont pas encore découvert
cette utilité-là du miroir de poche) voient une vulve pour la première fois.
Avec son esthétique bien particulière et sa forte tendance au body
shaming, le porno réalise ce dont auraient rêvé des milliers d’abominables
médecins du XIXe siècle : il a poussé une multitude de femmes ordinaires à
passer sur le billard de leur propre chef, payant de leur poche leur propre
séance de mutilation – ou obtenant de leurs parents qu’ils règlent la note.
Car, de plus en plus souvent, ces femmes sont des adolescentes dont les
parties génitales n’ont pas encore achevé leur développement. Aux États-
Unis, en 2016, l’Association nationale des médecins gynécologues et
obstétriciens a constaté une telle augmentation du nombre d’adolescentes
réclamant des interventions chirurgicales pour tailler, réduire et remodeler
leur vulve qu’elle a fait circuler une série de recommandations à l’attention
des médecins inquiets, afin de les aider à rassurer leurs patientes et à
trouver les mots pour leur recommander des alternatives et, le cas échéant,
une psychothérapie.
Le business des réductions des petites lèvres et du prépuce clitoridien
serait autrement moins juteux si l’industrie pornographique n’était pas là
pour en faire l’article. D’après un sondage mené à l’université du New
Hampshire, près de la moitié des jeunes gens âgés de dix à dix-sept ans
avaient vu une vidéo pornographique sur Internet l’année précédente. Or le
porno mainstream ne met en scène qu’un seul type de vulve : la vulve
mince, étroite, glabre, policée et symétrique, avec des lèvres fines et un
clitoris minuscule, voire invisible. Elle est généralement blanche et, dans le
cas contraire, sa couleur la range dans une catégorie spécifique – « latina »,
« asiatique », « black ». L’idéal est une fente prépubère, un trou en état de
marche mais avec le moins de chair possible à l’extérieur, et tant pis s’il y a
là une foule de terminaisons nerveuses ultrasensibles dont l’ablation peut
ôter toute sensation. Les femmes à qui l’on masse tendrement les grandes
lèvres vous le diront : c’est un geste délicieusement érotique, idéal au
moment des préliminaires, qui stimule et mobilise la structure clitoridienne
cachée sous la peau et donc moins immédiatement sensible que le gland du
clitoris.
Comme souvent dans l’histoire, nous attendons des jeunes femmes
qu’elles soient de vraies petites minettes sexualisées à outrance et qui
jouissent au quart de tour, tout en négligeant les parties de leur corps qui
sont conçues pour le plaisir – si ce n’est en les mutilant.
Grâce à la pornographie, nous avons également appris à mobiliser en
priorité la vue au moment des rapports sexuels, et ce au détriment des
quatre autres sens, tant et si bien que les stimuli érotiques reçus par le
toucher et le goût perdent de leur influence. Et nous l’avons fait avec
tellement d’application que certaines personnes en oublient tout bonnement
que le sexe n’est pas un acte principalement visuel. S’il doit être classé, il
s’apparente sans doute bien davantage à un acte de toucher à l’aveugle, à un
dialogue entre masses et postures, positions et textures, zones humides et
sèches, convexe et concave. C’est l’animal en nous qui s’éveille, ses sens
qui s’aiguisent, sa vue qui se brouille et ses yeux qui se ferment, ses mollets
qui se tendent, sa poitrine qui s’élargit. C’est le sang dans nos veines qui se
met à gronder. La vidéo nous empêche de vivre le sexe dans sa nature
profonde. Ce qu’elle nous offre, c’est du safe sex, du sexe protégé, qui se
déroule dans un laboratoire cérébral exempt de toute vulnérabilité, loin de
l’espace instable qui s’insinue entre deux corps humains. C’est du sexe
flanqué de termes comme « haute définition », « amateur » ou « caméra
cachée », qui cherchent à donner à l’affaire un semblant de vérité et
l’illusion de l’immédiateté. Mais, ce sexe-là, il ne prépare ni les hommes ni
les femmes à la rencontre avec un être humain, un être vrai et vulnérable. Il
ne les prépare ni à se révéler dans leur propre corps imparfait, ni à se
délecter de tous les plaisirs que ce même corps imparfait peut leur offrir.
Loin de nous l’idée de taxer les parties génitales plus petites de fausseté
ou d’une quelconque malfaisance. Il s’agirait plutôt de les reconnaître
comme une possibilité parmi d’autres, parmi tous les gabarits et toutes les
formes de vulves possibles, et non plus comme la norme à laquelle nous
devrions aspirer – de même que nous commençons à le faire avec les
femmes sveltes. Mais le porno mainstream présente une vision étroite et
indigente de la femme adulte – et de l’homme adulte. De même qu’il existe
des corps féminins de toutes les formes et de toutes les tailles, il existe des
vulves de toutes les formes, de toutes les couleurs et de toutes les tailles, et,
au risque de passer pour une énième gourou du développement personnel,
toutes les vulves sont belles. Comment pourrait-il en être autrement ? Elles
sont asymétriques et florales, fournies, flétries, douillettes et ridées, roses à
l’intérieur, marron à l’extérieur, et cerclées de violet. Elles ont des petites
lèvres qui débordent et qui viennent caresser le haut des cuisses. Elles ont
des grains de beauté, comme Madonna, et des cicatrices laissées par
l’accouchement. Elles attirent l’attention et ne se cachent pas. Elles n’ont
aucune raison de le faire.
Le porno alternatif – enfin ! – remet en question les représentations
féminines que l’on trouve dans le porno classique. Majoritairement produit
par des femmes queer et trans, il donne à voir des femmes et des vulves de
toutes les formes. En parallèle de cela, on assiste à l’émergence d’une
multitude de groupes d’entraide, dont l’objectif est d’amener les personnes
de toutes les corpulences à se sentir mieux dans leur peau. L’un d’eux a vu
le jour grâce à la productrice de porno queer Caitlin K. Roberts, une jeune
créatrice prometteuse de la scène porno alternative de Toronto. En plus de
diffuser du porno alternatif sur TheSpitMagazine.com, qu’elle a elle-même
fondé, elle anime des réunions semi-régulières intitulées Body Pride (Fierté
corporelle) au cours desquelles les gens ôtent leurs vêtements et passent un
peu de temps entre eux, dans cet espace où ils se sentent acceptés. Elles
sont organisées à l’attention des personnes dont le corps n’est pas de ceux
qui remplissent les critères de beauté édictés par la société actuelle : les
personnes grosses, les personnes racisées, les personnes transgenres, les
personnes non binaires, les personnes issues de la communauté queer et les
personnes porteuses d’un handicap. Le sexe n’est pas l’élément central de
ces réunions. Leur objet, c’est l’amour de soi. À la fin de certaines d’entre
elles, on organise une séance photo aux accents de triomphe, qui appuie
encore un peu plus le message général : Vous êtes beaux.
Il existe également une pratique sexuelle spirituelle qui propose une
approche différente de la fierté corporelle, faisant de la multiplicité des
formes et des gabarits génitaux un véritable enseignement. Le Quodoushka
est un ensemble de pratiques sexuelles qui se réclame des chamanismes
maya et amérindien – c’est sa fondatrice, Harley Reagan, elle-même
descendante d’Irlandais et de Cherokees, qui établit ce lien, suscitant la
controverse6. En dehors de ses origines, ce qu’il y a d’intéressant avec le
Quodoushka, c’est son zodiaque génital. De même que les astrologues
pensent que votre signe astral détermine votre personnalité, le Quodoushka
soutient que chacun naît avec un type sexuel qui correspond à la forme de
sa vulve ou de son pénis. Il existe neuf types de vulves et neuf types de
pénis, dont les caractéristiques sont détaillées et illustrées avec amour dans
un livre, The Sexual Practices of Quodoushka d’Amara Charles.
Par exemple, vous pourriez être une Femme Buffle, avec « des grandes
lèvres imposantes, protubérantes et retroussées, et qui tombent en cascade
le long des cuisses […] ; bien des amants aiment suçoter et se délecter de
ces somptueux plis ocrés […] ». Ou une Femme Loup, avec des lèvres en
forme de papillon ; celles-là « adorent pousser des gémissements et des
grondements pendant l’amour ». Ou un Homme Coyote, avec le pénis plus
court et le cœur sensible. Ce livre vous expliquera pour chaque type de
vulve le temps qu’il lui faut pour jouir, la distance entre le clitoris et l’entrée
du vagin, les positions qu’elle préfère et si elle est plutôt sur la retenue ou
sexuellement aventureuse. Si vous ne savez pas quoi faire un après-midi,
asseyez-vous avec votre amoureux·se, feuilletez le livre ensemble, enlevez
le bas et essayez de trouver à quel animal vous correspondez. Ça fonctionne
mieux en ayant bu un verre ou deux.
— Moi je suis une chatte. Ah, toi tu es un cerf… Enfin, j’ai l’impression.
Eh mais berk, on n’est même pas de la même espèce, tu crois qu’on devrait
continuer à coucher ensemble ?
— On reprend un verre ?
Je ne suis pas en train de vous dire qu’il faille prendre tout cela au
sérieux. Disons-le : c’est même n’importe quoi. Mais c’est aussi une idée
susceptible d’aider les femmes à apaiser leur rapport chaotique à leur propre
corps. D’autres livres et projets artistiques (comme Femalia, un livre de
photographies de vulves réalisé par Joani Blank et publié en 2011) ont
cherché à représenter le sexe féminin dans toute sa diversité et dans toute sa
réalité afin de combattre les mensonges de l’imagerie pornographique.
Mais, parmi toutes les initiatives de cet ordre que j’ai pu passer en revue, le
Quodoushka est le seul à lister tous les avantages que peuvent apporter, du
point de vue érotique, des lèvres longues et molles, une béance de
l’introitus ou un prépuce clitoridien qui donnera du fil à retordre au plus
patient des détectives. Dans le Quodoushka, rien de tout ça n’est anormal :
c’est le signe que vous êtes une Femme Loup, ou une Femme Danseuse, ou
une Femme Brebis. En cela, la seule amélioration qu’on pourrait lui
apporter serait d’y inclure des caractéristiques sexuelles propres aux
femmes intersexuées et transgenres.
Le simple fait de voir représentés les différents types d’anatomies peut
avoir un impact monumental. Une femme ayant suivi un cours de
Quodoushka à Chicago a été tellement bouleversée lorsqu’elle a vu la forme
de sa vulve reproduite sur un dessin qu’elle a immédiatement annulé une
intervention de chirurgie esthétique qu’elle avait planifiée pour corriger
l’asymétrie de ses lèvres, raconte Barbara Brachi, cofondatrice de l’Institut
d’études chamaniques contemporaines de Toronto, qui y enseigne le
Quodoushka. De même, lorsque j’ai montré le livre The Sexual Practices of
Quodoushka à une amie âgée d’un peu moins de cinquante ans, elle m’a
avoué que c’était la première fois qu’elle voyait le dessin d’une vulve qui
ressemble vraiment à la sienne. Elle qui avait toujours pensé que sa vulve
était difforme et laide, elle était sincèrement soulagée d’apprendre qu’elle
était normale. Pour un Buffle. « Puissant appétit sexuel », « des amants
intuitifs et généreux »… Bizarrement, sa personnalité correspondait elle
aussi à celle de la Femme Buffle du Quodoushka. Ben quoi ? N’importe qui
rêverait d’être un Buffle !

Peu de femmes ont à combattre autant que les femmes transgenres


l’agressivité contenue dans les représentations de leurs corps. Lorsqu’elles
ne sont pas tout simplement clouées au pilori, elles sont conditionnées et
consommées dans une pornographie conçue par et pour les hommes
cisgenres (étonnant, non ?). Dans le monde anglophone, des termes perçus
comme dégradants par la plupart des femmes transgenres servent depuis des
décennies à nommer officiellement certaines catégories de fétichismes :
chicks with dicks (meufs à queue), shemale (contraction de she, elle et male,
mâle, pour obtenir un mot très proche de female, femelle) ou encore
trannies (diminutif de trans). Les vidéos classées dans ces catégories sont
souvent le lieu d’un fantasme bien connu : celui d’une femme aux cheveux
longs très féminine, impeccablement maquillée, vêtue de dentelle et de
talons hauts, qui ne menace en rien l’hétérosexualité et la masculinité du
spectateur, mais qui, par le plus grand des hasards, se trouve pourvue d’un
pénis. Ces actrices doivent être capables d’éjaculer sur commande, tout
comme les acteurs cisgenres.
Le problème, c’est que la thérapie hormonale homme vers femme (MtF)
provoque souvent des troubles de l’éjaculation. Cela signifie que toutes
sortes de stratagèmes sont mobilisés pour obtenir les indispensables scènes
d’éjaculation, à base de tubes, de faux sperme, voire, parfois, d’un assistant
hors champ. Le pire, c’est que, généralement, comme les actrices
transgenres qui n’éjaculent pas sont moins bien payées, nombreuses sont
celles qui font une pause dans leur traitement hormonal les jours précédant
le tournage, alors que les variations hormonales fréquentes peuvent donner
lieu à divers ennuis de santé – elles font notamment augmenter le risque
d’ostéoporose.
Une femme transgenre qui en avait assez de jouer dans ces vidéos-là a
fini par se dire que la meilleure réponse à ces injustices serait de produire
du porno de meilleure qualité. Du porno vrai, qui comprendrait une
dimension documentaire, qui montrerait de vrais corps transgenres et
chercherait à satisfaire les désirs des femmes trans, plutôt que de renforcer
les préjugés dont elles font l’objet et les désirs qui en découlent. Autrice,
réalisatrice, experte en sexualité et défenseuse des droits des personnes
transgenres, Tobi Hill-Meyer vit à Seattle. En 2010, elle a remporté un
Feminist Porn Award (prix Porno féministe) dans la catégorie Meilleur·e
cinéaste émergent·e pour son film Doing It Ourselves. The Trans Women
Porn Project, ainsi qu’un second prix pour ses projets suivants, Doing It
Again et Doing It Online. Son court-métrage à caractère sexuel Money Shot
Blues & How to Fake Ejaculation a fait un carton dans divers festivals du
film. Elle y dépeint sa triste expérience dans le business du porno avec un
humour grinçant et dévoile moult aspects ignorés de la sexualité des
personnes trans – j’en ai moi-même beaucoup appris sur ces deux sujets
grâce à ce film. Notamment, ce commentaire qu’elle formule à un moment
donné sur le fait que, à un certain stade de leur transition, les femmes trans
éjaculent « à peu près de la même manière » qu’« une femme sur deux »
m’a ouvert les yeux.
Dans les films érotiques de Hill-Meyer figurent des scènes de sexe sans
équivoque, mais aussi, avant cela, des séquences au cours desquelles les
acteurs et les actrices discutent de ce qui leur fait envie, mais aussi de ce qui
ne leur fait pas envie, en des termes très clairs – du jamais vu dans le porno.
Il peut exister des écarts importants entre les désirs des femmes transgenres
car, selon leur identité, le degré d’avancement de leur transition et d’autres
facteurs, le type de rapports sexuels qu’elles préfèrent peut changer. Il
n’existe donc pas de scène de sexe trans par défaut, comme le rapport
vaginal l’est pour les couples hétérosexuels cisgenres. Les femmes trans
sont très douées pour la créativité, le dialogue et l’empathie, autant de
qualités qui font merveille en guise de préliminaires. Elles sont honnêtes sur
la manière dont leur histoire personnelle ou même leur origine ethnique
peut influencer leur comportement dans l’intimité. Généralement, on trouve
dans le porno mainstream des descriptifs de cet acabit : « Kim suce son
patron et se fait éclater la chatte. » Voici en comparaison un des descriptifs
de Doing It Online :
Anai ne garde pas un très bon souvenir des quelques fois où elle a couché avec des femmes
cisgenres et, lorsqu’elle a su qu’elle tournerait avec Valentine, une femme cisgenre qui n’a jamais
couché avec une femme transgenre, sa nervosité était palpable. Choisissant d’en discuter entre
elles et de partager leurs angoisses respectives, elles parviennent à trouver un terrain d’entente sur
lequel leurs désirs et leurs limites seront respectés, et prendront soin de vérifier que l’une et l’autre
restent à l’aise tout au long de la scène. Elles en retirent beaucoup de complicité et, grâce à ce
sentiment de sécurité qu’elles ont su cultiver entre elles, elles passent un très bon moment.
Voilà à quoi ressemble un espace protégé dans le genre pornographique. Voilà comment les
femmes trans peuvent voir des représentations saines d’elles-mêmes. Il est difficile d’imaginer un
meilleur exemple pour démontrer que le porno peut engendrer du progrès social – un argument qui
a plutôt tendance à susciter la perplexité. Ici, on prend le pouvoir par la représentation.
Aujourd’hui encore, les personnes transgenres sont agressées, assassinées et poussées au suicide à
cause de leur identité de genre et de leur sexualité. Les montrer en train de prendre un plaisir
véritable à travers des rapports sexuels ne relevant pas de l’exploitation, c’est puissant7.

Beaucoup de défenseurs des droits des personnes transgenres s’arrangent


pour esquiver toute discussion sur la sexualité, notamment parce que les
transphobes ont tendance à se focaliser sur cette question, souvent de
manière hautement intrusive, dans l’unique but d’utiliser les pratiques
sexuelles des personnes trans pour les vilipender – tout comme les
homophobes le font avec les pratiques sexuelles des homos. Mais Hill-
Meyer prend cette stratégie de l’évitement à contre-pied :
Comme la discrimination est due en grande partie aux stéréotypes, aux idées fausses et aux
préjugés à l’égard de la sexualité des personnes transgenres, il faut absolument que nous
parvenions à investir ce terrain-là. Si nous voulons contrecarrer la discrimination, il est crucial que
nous participions à ces conversations : à les fuir, nous avons trop à perdre. Par exemple, il y a
environ deux ans, un de mes films a fait l’objet d’une projection dans la région de la baie de San
Francisco et, le lendemain, une des personnes qui y avaient assisté m’a envoyé un long courriel
[…]. Elle avait toujours pensé que, après une transition, il lui serait impossible de retrouver une vie
sexuelle équilibrée […]. Elle me racontait que mon film avait eu l’effet d’un détonateur : soudain,
elle pouvait s’imaginer avoir une sexualité saine. Et, jusqu’à présent, elle avait toujours cru que,
pour les gens comme nous, ça n’existait pas.

Hill-Meyer a été la cible de diverses formes d’agression et de


harcèlement. Hélas, ces méfaits étaient principalement l’œuvre d’un groupe
de féministes antitrans désireux de décréter qui peut prétendre ou non au
titre de femme. Par son travail, elle combat ce type de transphobie, à sa
manière bien à elle. Et c’est une des raisons pour lesquelles elle a rédigé un
chapitre sur le thème de la sexualité des personnes transgenres dans Girl
Sex 101, un petit guide de la sexualité à destination des femmes paru en
2015.
« On a cette idée que la notion de sexualité féminine comprend
uniquement celle des femmes cisgenres », dit-elle. Alors que la sexualité
des femmes transgenres est bel et bien un versant de la sexualité des
femmes.

Certaines des expérimentations New Age que nous avons citées ont leur
lot de critiques. Les tarifs de OneTaste, par exemple, leur ont valu un
certain nombre de reproches. Il s’agit seulement de séances de quinze
minutes (et Slow Sex, le livre de la fondatrice de OneTaste, Nicole Daedone,
ne vous coûtera que 17 dollars), mais l’entreprise propose divers produits,
cours et forfaits de plus en plus chers à ses adeptes. En haut du panier, on
trouve un « cours intensif » avec Daedone elle-même qui coûte plusieurs
dizaines de milliers de dollars. D’après un ancien membre haut placé de
OneTaste avec lequel je me suis entretenue – et qui tient à conserver
l’anonymat –, les membres subissent une pression énorme pour réaliser le
plus de ventes possible. Viktoria Kalenteris considère quant à elle que
l’entreprise ne devrait pas garder aussi jalousement ce savoir-là. Au
contraire : il devrait, selon elle, être facilement accessible à toutes les
femmes. Peut-être en réaction à ces critiques, en 2016, OneTaste a posté un
communiqué de presse sur son site Web concernant son approche de la
finance, dans laquelle l’entreprise déclarait la modifier en profondeur : les
salaires des dirigeants seraient plafonnés et d’autres changements seraient
mis en place pour « être davantage dans le don, et moins dans une logique
d’accumulation ».
Beaucoup de membres de OneTaste finissent par se vouer à la méditation
orgasmique comme à une pseudo-religion, poursuit l’ancien dirigeant que
j’ai interviewé. Et cela, je l’ai moi-même constaté lors d’un événement de
recrutement auquel j’avais assisté à San Francisco, une manifestation réglée
comme du papier à musique où de jeunes et beaux garçons scandaient des
slogans accrocheurs, vêtus de t-shirts sur lesquels on pouvait lire « JE
MARCHE À L’ORGASME »8.
Il n’y a finalement peut-être rien d’étonnant à l’émergence de dogmes en
tous genres, en cette époque de sexploration. Après tout, les utopies portées
par les hippies perchés des années 1960 et 1970 avaient aussi entraîné
l’apparition d’un certain nombre de sectes. Dans le phénomène actuel, une
chose cependant donne à réfléchir : dès lors qu’il est perçu comme
socialement souhaitable, le plaisir féminin peut rassembler à lui seul des
foules d’apôtres désireux de lui consacrer du temps et de l’argent. La
plupart des sectes promettent au minimum la rédemption messianique grâce
à une échappée en soucoupe volante avec nos amis les extraterrestres… Le
seul argument de OneTaste, c’est le clitoris. Donc de deux choses l’une :
soit les humains n’ont pas besoin d’une excuse pour devenir des fanatiques
enragés, soit l’orgasme féminin débridé recèle des pouvoirs mystiques aussi
puissants que le thetan – l’âme, dans la scientologie.

Il existe plusieurs manières d’élargir notre répertoire orgasmique sans


pour autant rejoindre les rangs d’une quasi-secte. Regardez mon amie
Veronica, par exemple (j’ai modifié son prénom). Elle a vécu suffisamment
d’aventures pour écrire plusieurs volumes autobiographiques et, avec cette
audace qui la caractérise, elle n’est pas du genre à avoir besoin d’aide pour
séduire un homme et s’offrir une bonne partie de plaisir – ou quoi que ce
soit d’autre, du reste. Nous dormions dans le même camp à Burning Man en
2013, et elle s’y est tellement plue qu’elle y est retournée chaque année
depuis. Carriériste, haut placée dans le célèbre groupe médiatique qui
l’emploie et l’envoie aux quatre coins du monde, elle était de retour à la
playa en 2015, à la recherche de nouvelles aventures pour repousser ses
limites. Elle avait déjà essayé la nudité dans un sauna public – c’était
« marrant ». Un jour, elle s’était isolée dans une capsule noire conçue pour
que des inconnus puissent passer le bras dans de petites ouvertures et
toucher ce que bon leur semblait – une expérience qu’elle qualifie elle-
même d’étrange.
« J’ai aussi fait ce truc où un mec “jouait” de mon corps sur de la
musique », se souvient-elle.
C’est alors que, avec trois de ses amies, elles sont tombées sur un lieu
sans prétention affublé d’un nom évoquant pêle-mêle le vin et la fessée :
Spanky’s Wine Bar. Sur un panneau accroché à la porte d’entrée, on pouvait
lire : « SYBARITE ».
« Je suis entrée, et là, je me suis dit ouh-la, dans quoi je suis allée me
fourrer ? »
Dans une petite roulotte à l’écart, elle est tombée sur une espèce de
cheval d’arçon coupé en deux, affublé de deux barres pour se tenir et d’un
siège auquel on pouvait accéder grâce à un petit escalier. Sur ce siège, un
appareil vibratoire avait été installé. Surplombé d’une petite bosse toute
ronde, il faisait à peu près la taille d’une prune. C’est là que ces dames
étaient conviées à venir s’asseoir.
Le piège (si l’on peut appeler ça un piège), c’était que le petit engin était
contrôlé à distance par un joystick, lui-même manipulé par le « docteur ».
Le docteur était un quadragénaire marié et père de deux enfants (plutôt
attirant, se rappelle Veronica, mais pas son genre), dont l’épouse était elle
aussi présente à Burning Man et consentait totalement au projet de son
chéri. Une des règles de ce festival stipule que chacun de ses
70 000 participants doit apporter quelque chose ou fabriquer quelque chose
ou se donner en spectacle, et que cela soit un cadeau offert aux autres
festivaliers. Le cheval d’arçon amélioré, qu’il appelait le Sybarite, était la
contribution du docteur.
« Il n’était pas du tout en mode sexuel, explique Veronica. Il avait plus
l’attitude d’un infirmier qui prend soin de vous. Et d’ailleurs, il expliquait
très clairement qu’il refusait toutes les avances qu’on pouvait lui faire. »
Le docteur lui a dit que c’était à elle de choisir s’il voulait qu’il lui parle
ou qu’il garde le silence, qu’il ne la toucherait que si elle en exprimait
l’envie, et qu’elle pouvait garder une partie de ses vêtements ou se
déshabiller complètement. Veronica a choisi le silence, l’absence de contact
direct, mais elle s’est « mise toute nue, pourquoi se priver ? ». Et, pour finir,
le Sybarite était pourvu d’une fonction sécurité : « Un klaxon, au cas où on
se sentirait submergé. » Un bon vieux klaxon de moto.
Convaincue par une amie qui l’avait essayé que ça en valait la peine,
Veronica a enfourché la monture.
« Donc voilà. Six orgasmes en quarante minutes, dont un hyper chelou :
parfois, j’ai des crampes aux pieds, normal, mais là, j’ai eu une crampe à
une main et mon visage était complètement engourdi. C’était comme si
l’orgasme partait de ma taille et remontait jusqu’au sommet de mon crâne. »
Elle n’a pas klaxonné. Au bout de vingt minutes, elle a commencé à
discuter avec le docteur, et à rire avec lui.
« Il m’a dit que j’avais le rire communicatif et que c’était pour les
moments de ce genre qu’il faisait ça. Mon rire, c’était sa récompense. »
Les quatre amies ont chevauché le Sybarite à tour de rôle (lingettes
stérilisantes et nouveau préservatif sur le petit engin entre chaque passage,
évidemment), puis sortaient de la roulotte encore dans les vapes et
tremblantes de plaisir, en titubant à moitié et en riant hystériquement.
« On en est toutes ressorties avec une tête pas possible, c’était génial. Si
je pouvais le refaire, j’hésiterais pas une seconde. »
Mais se sentait-elle vraiment en confiance ? Aussi sympathique qu’ait pu
être ce type, il demeurait un homme hétérosexuel. Il en retirait forcément
quelque chose.
Veronica m’a assuré que, quoi qu’il en soit, il était impossible qu’il
apprécie le moment autant qu’elle.
« Il paraissait vraiment, totalement sincère quand il disait que son but,
c’était de procurer du plaisir aux femmes et de les remercier d’être ce
qu’elles sont, des créatures merveilleuses qui portent la vie, me répond
Vanessa. Ça peut faire un peu hippie, mais, sur le moment, on sentait que ça
lui tenait à cœur. Et c’était mignon. »
Veronica est une femme hétérosexuelle, mais, à ce moment-là, elle n’a
ressenti de désir pour aucun homme. La seule chose dont elle avait envie,
c’était de rester assise sur cette petite prune habillée d’un préservatif. Le
docteur-infirmier qui jouait du joystick n’était pas vilain, mais ce n’était pas
lui, en tant qu’individu, qui l’excitait vraiment. Ce qui l’excitait, c’était le
jeu. C’était aussi la force et la bonne santé de son propre corps, qu’elle
ressentait avec tant de clarté. C’étaient les sensations et l’engourdissement
et l’étrangeté de la situation et les rires qu’elle provoquait et les
tressautements nerveux qui couraient en elle.
Il existe un mot allemand, Funktionslust, qui n’a pas d’équivalent en
français. Il désigne le plaisir que l’on ressent à faire ce pour quoi on est fait,
comme l’oiseau qui vole – un plaisir du bon fonctionnement, en quelque
sorte. Sur le Sybarite, c’était cela que ressentait Veronica.

Au laboratoire dédié à la santé sexuelle de l’université de Colombie-


Britannique, loin de la foule déchaînée des festivals de musique et des salles
de yoga, la docteure Brotto poursuit ses recherches sur la guérison des
troubles d’ordre sexuel. Sa méthode en est au stade des essais cliniques.
C’est elle qui dirige le plus grand laboratoire du pays exclusivement
consacré à la santé sexuelle des femmes, braquant les projecteurs sur des
sujets habituellement négligés, comme l’asexualité, la chirurgie esthétique
génitale et les effets du cancer sur la vie sexuelle. Avec la docteure
Meredith L. Chivers du Sage Sexuality and Gender Laboratory, situé à la
Queen’s University de Kingston, et la docteure Laurel Paterson,
postdoctorante à l’université de Colombie-Britannique, Brotto fait partie
d’un groupe de chercheuses canadiennes pionnières en la matière et dont le
travail déconstruit les idées reçues sur la sexualité féminine. Contrairement
aux autres scientifiques les ayant précédées sur ce terrain, ces biologistes et
psychologues placent une composante nouvelle au cœur de la santé sexuelle
des femmes : le plaisir.
Pour les jeunes générations créatives et ouvertes d’esprit, qui sont déjà en
train de se laisser pousser les poils des aisselles – et de les teindre en rose –,
il ne paraît pas si difficile de se lancer dans des expérimentations, d’aller se
promener à Burning Man, de monter dans le Vulvatron et de découvrir leur
corps. L’aventure semble moins évidente pour les femmes qui pour rien au
monde n’iraient se faire tripoter par un inconnu dans un cours de méditation
orgasmique ou se faire masser le « yoni » par un « chamane ». C’est-à-dire
pour la plupart des femmes. Or Brotto est la seule à proposer à cette
majorité de femmes une solution à leur besoin, une solution qui puisse leur
sembler envisageable. Mais peuvent-elles véritablement retirer le moindre
avantage de tout cela ? – car en entendre vaguement parler dans une
newsletter de Gwyneth Paltrow, ça ne compte pas vraiment.
Brotto est persuadée que oui. Elle a passé quinze années de sa vie à
concevoir et tester une approche thérapeutique holistique pour les femmes
décrivant les difficultés les plus répandues, comme la baisse de la libido, de
l’excitation, la difficulté à atteindre l’orgasme, ou les douleurs ressenties
pendant le coït. L’un des outils centraux de sa méthode est une notion très
en vogue dans le monde du bien-être, mais plus rarement évoquée dans la
santé sexuelle : la pleine conscience. Désignée comme la solution à tous nos
problèmes de surmenage et de dispersion, la pleine conscience n’avait
jamais été sérieusement envisagée comme un palliatif aux troubles sexuels
des femmes, en tout cas, avant Brotto, pas dans un environnement clinique.
À l’heure où j’écris ces lignes, elle est à mi-chemin d’un essai clinique
portant sur six groupes de femmes atteintes de dysfonctionnements sexuels
et qui suivent des cours de pleine conscience, le tout financé par une bourse
décernée par les Canadian Institutes of Health Research. Les résultats d’un
projet pilote datant de 2013 ont montré que, avec la pleine conscience, les
femmes constataient une augmentation de leurs sensations et de leur
excitation sexuelles, voire une amélioration de leur capacité à atteindre
l’orgasme. Cette pratique aide à refréner les pensées négatives qui peuvent
surgir pendant les rapports et favorisent la concentration – deux éléments
clés du plaisir féminin. Autrement dit, elle aide les femmes à être davantage
présentes dans l’intimité, une idée familière aux adeptes de la méditation
orgasmique. Brotto a vu de tels miracles se réaliser grâce à la pleine
conscience dans le traitement des troubles à caractère sexuel qu’elle
travaille à l’écriture d’un livre de développement personnel qui permettra
au grand public d’avoir accès aux techniques qu’elle peaufine à travers ses
travaux de recherche9.
Les femmes qui participent à son étude viennent du sud-ouest de la
Colombie-Britannique. Le matin, elles prennent leur voiture ou le ferry ou
le bus pour venir assister à leur séance de méditation à l’Hôpital général de
Vancouver, dans le service de gynécologie obstétrique, où le laboratoire de
Brotto est hébergé. Certaines y sont envoyées par des cliniques spécialisées
dans la sexologie, et d’autres viennent de leur propre chef en réponse à une
annonce. Un tirage au sort désigne ensuite celles qui participeront à une
thérapie sexuelle classique sur huit semaines, et celles qui auront en plus
accès à des séances de méditation. Beaucoup de séances de méditation. Les
thérapies étaient censées ne durer que quatre semaines, mais Brotto
explique qu’elle a prolongé le temps de traitement car les participantes
réclamaient davantage de conseils pour méditer.
Les participantes sont loin des profils aventureux que nous avons pu
croiser à travers ces pages, adeptes du tantrisme ou autres. Certaines sont
mariées, d’autres célibataires, certaines ont des enfants, et certaines sont des
immigrantes débarquées au Canada depuis peu. Au beau milieu des
conversations habituelles sur le sexe, il arrive qu’on évoque un travail très
prenant ou un emploi du temps chargé. Mais elles sont prêtes à investir
beaucoup de temps – seize heures sur place, de nombreuses heures de
pratique chez elles, voire encore un peu de temps à faire leurs devoirs à la
maison une fois par semaine – dans la compréhension de ce domaine de
leur vie et des raisons pour lesquelles il s’est éteint. Certaines expliquent
que c’est une partie d’elles-mêmes qu’elles avaient toujours voulu explorer.
D’autres racontent qu’elles sont là parce qu’elles n’ont pas fait l’amour
avec leur mari depuis des années, sans savoir pourquoi.
L’idée d’utiliser la pleine conscience comme soutien à la sexualité peut
paraître farfelue. Après tout, la pleine conscience est issue d’une version
précoce de la méditation bouddhiste, la vipassana, d’abord pratiquée par
des moines célibataires dans des temples isolés et austères. N’est-elle donc
pas par essence opposée au plaisir sexuel ? Eh bien non, pas exactement. La
pleine conscience est très appréciée en ce qu’elle enseigne aux gens à
démêler la dimension sensorielle de leur vie de tous les jours (la respiration,
la vue, les sons, les sensations) des réactions qu’elle provoque chez eux
(jugements, opinions, souhaits, regrets). Cela permet à ceux qui la
pratiquent de moins souffrir des difficultés de la vie – la douleur, la peur, la
confusion et la perte.
Et même si c’est là son meilleur argument de vente (ex aequo avec les
progrès qu’elle vous permet de faire au golf), beaucoup de personnes qui la
pratiquent évoquent un autre bénéfice de la pleine conscience : elles
apprécient davantage les expériences plaisantes. Cela peut être expliqué si
nous laissons un instant le sexe de côté et que nous choisissons un sujet un
peu plus neutre, comme le chocolat. Une personne qui médite est
susceptible de prendre plus de plaisir à manger du chocolat parce qu’elle
cultive son acuité sensorielle. Son expérience chocolatée est donc plus riche
que celle des autres, un peu comme quand on améliore la résolution d’un
écran de télévision. Elle goûte donc pleinement à chaque atome de chocolat
qui lui fond sur la langue. Imaginons maintenant que la mangeuse de
chocolat nourrisse également quelques sentiments négatifs à l’égard de son
bonheur de cacao – disons par exemple une vague culpabilité liée à son tour
de taille. En même temps qu’elle essaye d’apprécier l’expérience, elle la
repousse un tout petit peu aussi. Ou peut-être qu’elle aimerait que le
chocolat soit de meilleure qualité, ou qu’il y en ait plus – la hantise montant
à mesure qu’approcherait la fin de cette expérience. Ce va-et-vient sensoriel
constant, à peine conscient, entre des sentiments d’attraction et de répulsion
nourris à l’égard de l’instant présent interfère énormément avec la
satisfaction, et peut produire cette impression que nous avons tous déjà
éprouvée après avoir fait quelque chose qui était censé être sympa – cette
impression de n’avoir pas su l’apprécier.
Si la personne qui médite peut se focaliser exclusivement sur le goût du
chocolat et dire « Oui ! » à chaque seconde qu’elle passe à le déguster
plutôt que de laisser ses réactions intérieures prendre le pas sur le reste,
l’expérience se transforme. Libéré des interférences et des distractions, le
plaisir est entièrement vécu pour ce qu’il est dans l’instant présent – pour la
sensation simple et fugace qu’il induit. C’est d’ailleurs la seule chose sur
laquelle nous puissions véritablement compter. Résultat : le chocolat est le
même, mais le plaisir est augmenté.
D’où le sexe.
Il n’existe peut-être pas d’autre expérience susceptible d’inspirer plus
d’aversion, de culpabilité, de confusion et de prise de tête que le sexe. Cela
est d’autant plus vrai chez les femmes, et des psychologues tentent de
comprendre pourquoi. On pense en général que les femmes sont plus
sensibles aux messages culturels et sociaux négatifs, plus touchées que les
hommes par l’idée que la masturbation, c’est mal, ou que les hommes
apprécient plus le sexe que les femmes, ou par les idéaux irréalistes
auxquels est soumis le corps des femmes. Pour les femmes souffrant de
troubles de la sexualité, comme une excitation ou un désir en berne, la
pleine conscience peut constituer une nouvelle manière de percevoir les
sensations agréables et la satisfaction, et de les amplifier – ainsi qu’une
astuce pour faire taire l’autodénigrement, l’anxiété et les attentes trop
élevées, toute cette friture qui encombre la ligne de notre plaisir.
Cependant, c’est un long chemin à parcourir et tout le monde n’en retire
pas les mêmes bénéfices. La plupart des participantes à l’étude de Brotto
n’ont jamais fait de pleine conscience auparavant. Et on aurait tort de croire
qu’il suffit de s’asseoir et de fermer les yeux. La méditation, ça se travaille.
Brotto, qui initie ses groupes à la réduction du stress par la pleine
conscience, conseille aux participantes de focaliser leur attention sur leur
respiration. Sur des créneaux de vingt minutes chacun, elle leur enseigne à
faire mentalement le tour de leur propre corps, à faire glisser lentement leur
attention d’une partie du corps à l’autre, des pieds à la tête.
— Concentrez-vous sur les sensations dans les orteils de votre pied
gauche, leur dit-elle. Puis sous le pied, sous la voûte plantaire, avant de
remonter progressivement jusqu’au talon.
Beaucoup de participantes trouvent l’exercice difficile, s’embrouillent
dans les instructions ou se retrouvent aux prises avec des accès de
somnolence. Pourquoi tout ce chemin pour venir se concentrer sur leurs
chevilles ?
C’est lors de leur quatrième séance que beaucoup de ces femmes ont une
révélation. Elles y apprennent une version légèrement modifiée d’un
exercice conçu par Jon Kabat-Zinn, auteur spécialiste de la pleine
conscience. Connu sous le nom de « courant de pensées », cet exercice
invite les personnes qui méditent à examiner leurs propres pensées.
— Imaginez que vous êtes assise sur la berge d’un ruisseau et que vous
regardez vos pensées partir dans le courant, leur dit-on.
On leur propose de regarder leurs pensées émerger et disparaître. Si elles
se laissent emporter par une pensée – « par le courant », en l’occurrence –,
il leur suffit de sortir du ruisseau, de remonter sur la berge et de s’y rasseoir.
Le fait de contempler les images et les mots qui leur viennent à l’esprit avec
une attention claire et bienveillante amène les participantes à prendre
conscience que leur esprit est habité par un discours incessant, et pas
toujours des plus positif, bien au contraire : il est bien davantage dans la
critique de soi. Et lorsque, un peu plus tard, elles appliquent cet exercice
dans des contextes sexuels, elles se rendent compte que cette petite voix
fielleuse continue bel et bien de s’exprimer pendant l’amour. Parfois même,
elle monte le son. Beaucoup plus fort.
« Pour beaucoup de femmes, c’est un moment clé », observe Brotto.
La permanence de ce flux de pensées est un obstacle à la satisfaction
sexuelle, surtout si lesdites pensées sont négatives. Est-ce qu’on voit mes
bourrelets ? Faudrait peut-être éteindre la lumière. Pourquoi c’est pas
agréable, ça ? Rhaa, ça me prend trop de temps, j’y arrive pas. Je vais lui
dire de terminer. Je suis sûre qu’il s’ennuie. Pourquoi je fonctionne pas à ce
niveau-là ?
« Les changements physiques qui s’opèrent dans notre corps en
accompagnement de pensées de ce type entrent directement en concurrence
avec l’excitation sexuelle », a expliqué Brotto à l’un de ses groupes.
L’excitation se situe à un autre niveau de notre cerveau, sur les systèmes
nerveux sympathique et parasympathique.
Si les femmes se laissent trop emporter par leurs pensées pendant un
rapport sexuel, il peut se produire ce que Masters et Johnson appellent le
« spectatoring » : plutôt que d’y participer vraiment, elles se retrouvent
spectatrices de leur propre rapport.
« Leur corps effectue ces gestes qu’il connaît par cœur, mais le cœur n’y
est pas car leur esprit est ailleurs », affirme Brotto.
Plus tard, les participantes auront des devoirs à faire chez elles, et
notamment un exercice bien plus difficile que le simple fait de suivre sa
respiration : rentrez chez vous, prenez un miroir et regardez entre vos
jambes, leur dit-on. Regardez vraiment. Prenez le temps de remarquer ce
qui se trouve sous vos yeux – les couleurs, les textures. Notez également
dans un coin de votre tête toute réaction négative à ce que vous voyez, toute
pensée qui juge, et ces pensées-là, essayez donc de les accepter en retour,
sans jugement. C’est difficile. Certaines femmes reviennent la fois d’après
en expliquant qu’elles ne peuvent pas faire cet exercice – se retrouver face à
face avec leurs parties génitales leur donne envie de vomir. Avec beaucoup
de diplomatie, on les encourage alors à réessayer et à décortiquer ces
fausses croyances qui émergent dans leur conscience pendant l’exercice,
« tout ce dénigrement de soi que notre culture et notre société ont inscrit en
nous », précise Brotto. Elle cherche à aider ces femmes à déconstruire ces
croyances, voire à apprécier la beauté de ce qu’elles voient.
Vers la fin de chaque séance, on explique aux participantes les devoirs
qu’elles auront à faire chez elles : touchez-vous à cet endroit-là, avec vos
mains ou avec un jouet vibrant, et utilisez vos compétences en pleine
conscience pour noter dans un coin de votre tête les sensations et les
pensées, qu’elles soient bonnes, mauvaises ou neutres. La masturbation ne
paraît pas une activité insurmontable à réaliser chez soi, mais, pour un
groupe de ce genre, c’est une véritable gageure. Ça n’a rien d’amusant.
C’est une bataille déchirante dont beaucoup de participantes sortent en
larmes. Mais cela peut donner lieu à des avancées individuelles majeures et
le format de groupe permet aux participantes de se soutenir mutuellement.
Beaucoup restent d’ailleurs en contact une fois la thérapie terminée.
Brotto pense également, preuves à l’appui, que la pleine conscience peut
favoriser ce qu’on appelle la « concordance » – accrochez-vous, on va faire
un peu de science. Des études ont démontré que l’excitation subjective (le
degré d’excitation ressenti) n’est pas toujours proportionnelle à l’excitation
génitale (l’érection ou la lubrification vaginale). On peut se sentir très
excité sans avoir vraiment d’érection ni de sécrétions vaginales
particulières, et l’inverse est également possible. Et, pour une raison ou
pour une autre, le taux de non-concordance entre les signes visibles
d’excitation génitale et l’excitation subjective est plus élevé chez les
femmes que chez les hommes.
Sur cette question de la manière dont la concordance affecte la sexualité,
l’une des chercheuses les plus compétentes au monde est la docteure
Chivers. Son nom ne vous dit peut-être rien, mais elle porte le titre de
Queen’s National Scholar, et vous avez sans doute entendu parler de ses
expériences, qui ont fait l’objet de tellement d’articles dans le New York
Times et d’autres médias internationaux qu’ils font presque partie du
folklore canadien au même titre que les bûcherons et les caribous (et non,
cela n’a nullement simplifié la vie de Chivers : les gros titres ultra-
sensationnalistes engendrés par son travail lui ont apporté beaucoup
d’attention, mais rarement pour les bonnes raisons).
Elle a réalisé ses expériences les plus célèbres à l’aide d’un gros fauteuil
La-Z-Boy et de vidéos pornographiques. Elle demande à des hommes et des
femmes, homos et hétéros, de s’asseoir dans le fauteuil et d’autoévaluer leur
degré d’excitation face à plusieurs vidéos. Pendant ce temps-là, un petit
appareil mesure leur excitation génitale10. Puis les deux bases de données
sont comparées. Les expériences très minutieuses de Chivers, ainsi que la
méta-analyse qu’elle a effectuée en 2010 sur des études similaires, montrent
que les femmes hétérosexuelles ont des taux de concordance – entre les
images qui font augmenter l’afflux sanguin dans leur vagin (ce qui
provoque la lubrification) et celles dont elles déclarent qu’elles les
excitent – plus bas que tous les autres groupes (femmes homosexuelles,
hommes homosexuels et hommes hétérosexuels). Quand bien même leurs
vagins ont tendance à s’humidifier en réponse à toutes sortes d’images
(scènes de sexe gay, lesbien, hétéro et même des images de bonobos en
train de s’accoupler), leur excitation subjective est bien plus sélective (elles
se sentent majoritairement excitées par les scènes de sexe hétéro, et plus
particulièrement par celles qui se focalisent sur le plaisir féminin).
En résumé, les femmes peuvent mouiller même quand elles ne se sentent
pas le moins du monde excitées ou l’inverse – être excitées sans mouiller
pour autant. Les hommes homos et hétéros présentent des taux de
concordance plus élevés – leur cerveau et leur pénis sont sur la même
longueur d’onde, ce qui ne surprendra personne. Les femmes
homosexuelles, curieusement, affichent des taux de concordance un peu
plus élevés que ceux des femmes hétéro, mais pas aussi élevés que ceux des
hommes.
Face à ces résultats, Chivers se montre extrêmement précautionneuse et
s’interdit de conclure à la hâte – rares sont les articles sur la question qui
peuvent en dire autant. « Les femmes mentent sur ce qui les excite
vraiment ! » « Les femmes sont des grandes malades, elles s’excitent sur
tout et n’importe quoi ! », a-t-on pu lire à droite à gauche.
Mais les données, c’est une chose. L’interprétation, c’en est une autre,
bien plus épineuse. Nous sommes en droit de poser certaines questions. Les
femmes savent-elles à quel moment elles sont excitées ? Ou alors, est-ce
donc que leur corps est excité mais pas leur esprit ? Si tel est le cas, il n’y a
pas de raison d’y voir nécessairement un problème. Ce n’est pas pour rien
qu’on a inventé le lubrifiant… L’excitation sans sécrétions vaginales
explique aussi pourquoi, à l’inverse, l’humidité vaginale ne signifie pas
automatiquement qu’une femme ait envie de faire l’amour – en dépit de cet
indéboulonnable mythe selon lequel si elle mouille, c’est qu’elle en a envie.
Comme l’explique Emily Nagoski dans Come As You Are, la lubrification
naturelle des femmes a quelque chose de pertinent, elle est contextuelle (Oh
regarde ! Du sexe !), mais cela ne signifie nullement que ce même contexte
les excite émotionnellement ou psychologiquement. En outre, les êtres
humains ne sont pas conçus pour que leurs sentiments subjectifs et leurs
réactions physiques soient toujours parfaitement synchrones, et pas
seulement dans le contexte sexuel. Peut-être que la concordance élevée des
hommes pour ce qui est de l’excitation fait figure d’exception.
Une question demeure donc : pourquoi ce léger écart entre corps et esprit
existe-t-il davantage chez les femmes (ou encore : pourquoi est-il absent
chez les hommes) ? Peut-être est-ce un trait inhérent à la condition
féminine. Mais divers facteurs sociaux jouent sans doute un rôle dans ce
décalage. Dès leur plus jeune âge, on apprend aux femmes à ne pas écouter
leur excitation génitale et leur désir. S’ajoute à cela le fait que l’excitation
des femmes est plus difficile à voir, tout simplement.
« Comment les hommes évaluent-ils leur excitation émotionnelle ?
demande Chivers. Depuis toujours, on leur a inculqué que le meilleur
indicateur dont ils disposent pour évaluer ce qu’ils ressentent, c’est leur
pénis. »
Brotto rejoint Chivers sur cette question-là : « Dès tout petits, les
hommes apprennent à évaluer leurs impressions à l’aune de leurs parties
génitales », dit-elle.
En effet, ils voient de leurs propres yeux qu’ils ont une érection :
Ils sont dans leur bain, quelques gouttes d’eau glissent sur leur pénis, ils constatent que c’est
agréable. Il n’y a rien de sexuel à cela pour l’instant, mais cette lecture de leur propre corps, cette
remontée d’information, ils l’acquièrent dès l’âge de deux ou trois ans. Tandis que les parties
génitales des femmes, elles sont cachées, c’est un premier point en leur défaveur. Et pour
couronner le tout, beaucoup de messages que les femmes entendent en grandissant, comme autant
de rengaines, peuvent contribuer au fait qu’elles soient moins sensibles à ce qui se passe dans leur
corps – Touche pas à ça. C’est sale. On met pas les mains dans la culotte.

Mis bout à bout, ces deux éléments – le regard négatif porté par la société
sur leurs parties génitales, que les filles ont vite fait d’internaliser, et leur
anatomie moins visible (elles n’ont pas d’érections) – peuvent avoir des
conséquences majeures. Il n’est pas rare qu’une fille grandisse dans
l’ignorance totale de ses propres parties génitales, exception faite des
exigences liées à la miction et aux menstrues. Bon nombre de jeunes
femmes se masturbent pour la première fois lors de leurs premières années
d’études secondaires – peu d’hommes peuvent en dire autant. Par ailleurs,
la concordance serait corrélée à d’autres indicateurs de bonne santé
sexuelle. La méta-analyse réalisée en 2010 par Chivers et ses collègues
abonde dans ce sens : on y suggère que les femmes auxquelles on a
diagnostiqué des troubles à caractère sexuel présentent un taux de
concordance moins élevé, ne serait-ce que parce que l’attention portée à ses
propres réactions génitales constitue bien souvent une source d’excitation
en soi.
Si la concordance est affectée par l’environnement et les messages qu’il
nous renvoie, il n’est apparemment pas impossible de modifier soi-même
son propre mode de fonctionnement. Et, en cela, la masturbation est une
solution très efficace. Une étude montre que les femmes qui se masturbent
fréquemment décrivent une excitation subjective plus élevée et présentent
des taux de concordance plus élevés. Cependant, Brotto et Chivers
cherchent également à savoir si la concordance peut aussi être améliorée
par, vous l’aviez deviné : la pleine conscience.
Une étude datant de 2016, réalisée par Brotto, Chivers et d’autres
scientifiques, et publiée dans les Archives of Sexuel Behavior, présente des
résultats remarquables : le taux de concordance augmente chez les femmes
après seulement quatre séances de pleine conscience. À l’aide du même
appareil servant à mesurer l’afflux sanguin dans le vagin, cette étude a
montré que la perception subjective que les femmes avaient de leur
excitation correspondait davantage à leurs réactions génitales qu’avant leur
initiation à la pleine conscience. En comparaison, les études qui
demandaient seulement aux femmes de prêter plus attention aux sensations
dans leurs parties génitales, mais sans initiation à la méditation, n’ont rien
changé pour elles. Brotto et Chivers ne savent pas encore décrire
précisément ce qui se passe dans le corps pour que de tels changements
soient constatés, mais c’est une découverte qui reste tout à fait
monumentale : avec la pleine conscience, les femmes peuvent améliorer
leur « conscience intéroceptive » – la conscience de ce qui se passe dans
leur propre corps (et cela fait écho à ce que décrivent les personnes qui
méditent depuis longtemps : la conscience améliorée de leur respiration, de
leur digestion, de leur activité cardiaque et d’autres processus internes).
Imaginez si notre état d’esprit influait sur notre degré de perception d’une
brûlure au fer rouge. Dans le contexte de la sexualité, il se passe des choses
très similaires. Si vous avez la tête ailleurs, vous ne sentirez pas aussi
intensément les sensations sexuelles, même si votre partenaire est un·e
virtuose du cunnilingus. Des études ont montré que plus une femme a un
taux élevé de concordance, plus le nombre d’orgasmes qu’elle dit avoir est
élevé.
La pleine conscience agit aussi sur la réduction du stress et la relaxation,
deux éléments qui permettent de prendre plus de plaisir pendant les rapports
sexuels – voilà encore d’autres avantages à creuser. Une pierre angulaire de
son efficacité, c’est son attachement à l’absence totale de jugement et à
l’acceptation – de soi et du reste. Pendant l’une des dernières séances de
méditation silencieuses de ses groupes d’étude, Brotto lit parfois à haute
voix un poème de Rumî intitulé « L’auberge » :
Ainsi l’être humain est une auberge.
Chaque matin, un nouvel arrivant.
Une joie, un découragement, une méchanceté,
une conscience passagère se présente,
comme un hôte qu’on n’attendait pas.
Accueille-les tous de bon cœur !
Même si c’est une foule de chagrins […]
Traite chaque invité avec honneur.
Il fait peut-être de la place en toi pour de nouveaux plaisirs11.

Brotto a vu environ sept cents femmes depuis le début de ses études sur
la question de la sexualité féminine. À la fin de leur parcours de soins,
certaines racontent qu’elles retrouvent une vie sexuelle avec leur partenaire
après des années d’abstinence. D’autres se déclarent tout simplement plus
optimistes à l’égard de leur sexualité, plus désireuses d’expérimenter un peu
dans ce domaine, rapporte Brotto, ce qui n’est pas la même chose que de
« s’engouffrer dans une relation sans espoir, avec la certitude qu’elle est
vouée à l’échec et l’impression qu’il n’y a rien à faire d’autre que d’attendre
que tout cela se termine ».
Avec ses propos inclusifs et qui s’appuient sur un solide corpus
scientifique, le livre de Brotto pourrait être utile non seulement aux femmes
qui présentent des troubles très handicapants, mais aussi à celles qui ont une
vie sexuelle plutôt épanouie mais souhaiteraient être vraiment présentes au
moment des rapports sexuels. Elle espère que, à terme, ses techniques
arrivent aux oreilles des gynécologues et des soignants, de sorte que tout le
monde puisse en bénéficier.
De prime abord, ces femmes qui s’aventurent dans une séance de pleine
conscience à petits pas prudents n’ont pas grand-chose à voir avec les
femmes comme mon amie Veronica, qui semblent vivre leur sexualité avec
grand plaisir et sans le moindre effort. Pourtant, ces deux types de femmes
testent leurs limites à leur manière. Toutes cherchent à connaître le degré
d’excitation sexuelle que leur système nerveux peut tolérer et découvrent
cette incroyable malléabilité de l’être humain – fussent-elles dans une
démarche d’autoéducation sexuelle des plus progressive, et ce pour la
première fois de leur vie, ou dans une ascension fulgurante vers les
sommets inouïs de l’extase.

1. Comme je l’ai expliqué précédemment, cette analyse porte sur des tendances que j’ai observées
parmi des femmes des sociétés occidentales démocratiques, et plus particulièrement celles
d’Amérique du Nord. Mais des modes assez fascinants de rébellion, d’expression de soi et
d’expérimentation émergent à l’heure qu’il est au sein de groupes de femmes issus de milieux
culturels très divers, et ce dans le monde entier.
2. Sub rosa est une expression latine qui signifie « sous la rose » et désigne des activités réalisées
dans le plus grand secret. Elle nous vient d’Aphrodite, déesse de la fertilité et de l’amour, qui avait
donné une rose à son fils, Éros, afin qu’il soudoie Harpocrate, le dieu du silence, pour que les liaisons
extraconjugales de sa mère ne soient pas dévoilées.
3. L’acronyme BDSM signifie « bondage, discipline, sado-masochisme », et désigne des pratiques
sexuelles contractuelles passant par l’exploitation de diverses pratiques d’humiliation et de rapports
de domination (N.d.l.T.).
4. En français dans le texte (N.d.l.T.).
5. L’Urban Dictionary est un dictionnaire en ligne participatif spécialisé dans l’argot de langue
anglaise, dans lequel les internautes peuvent entrer des mots et des définitions (N.d.l.T.).
6. Des chefs amérindiens ont copieusement critiqué Harley Reagan et d’autres personnes de son
association pour cette revendication, arguant que certains éléments de sa terminologie n’avaient rien
à voir avec quelque langue aborigène que ce soit, et que la culture cherokee ne délivrait pas le
moindre enseignement spirituel sur le thème du sexe. En outre, depuis la mort de Reagan, la plupart
des enseignants du Quodoushka sont des Blancs américains et canadiens. Barbara Brachi, qui anime
un cours de Quodoushka à l’Institut d’études chamaniques contemporaines de Toronto, raconte
qu’elle a invité des membres de la communauté amérindienne à venir voir en quoi consistait son
enseignement, ce qu’ils ont fait. « Ils ont parfaitement le droit de le faire, dit-elle. Ce qu’ils
recherchent principalement, c’est savoir s’il y a là de la sincérité et une part de vérité. Est-ce que les
personnes qui proposent cet enseignement honorent l’esprit de manière appropriée ? Voilà ce qu’ils
veulent savoir. »
7. Soit dit en passant, son travail est rendu possible grâce au financement de gens ordinaires via la
plateforme Patreon.
8. Ce n’était pas le cas à l’heure où l’autrice écrivait ces lignes, mais, en juin 2018, Bloomberg
Businessweek publiait une enquête qui révélait que OneTaste poussait les gens à s’endetter pour
s’offrir les services de l’entreprise et à couper les ponts avec les personnes de leur entourage qui
n’étaient pas membres de cette organisation. Certains dirigeants ont démissionné à la suite de ces
révélations. En octobre de la même année, l’entreprise a fermé ses bureaux de New York, San
Francisco et Los Angeles, et a cessé de proposer des retraites et des cours à ses membres, pour se
focaliser sur la diffusion de la méditation orgasmique en ligne. OneTaste ferait actuellement l’objet
d’une investigation par le FBI (N.d.l.T.).
9. Le livre est sorti au Canada en 2018 sous le titre Better Sex Through Mindfulness. How Women
Can Cultivate Desire (N.d.l.T.).
10. En 2015, lors d’une réunion de femmes autour d’un dîner informel, je commençais à parler de
cette expérience lorsqu’une de mes amies m’a tapoté l’épaule. « J’ai participé à cette étude ! », m’a-t-
elle fièrement annoncé. Puis elle a décrit son expérience avec moult détails, le fauteuil confortable, et
ses parties génitales reliées à la machine.
11. Traduction française de Claude Farny (N.d.l.T.).
5. LE PLAISIR EST-IL NÉCESSAIRE ?
L’égalité sexuelle se limite-t-elle vraiment à l’égalité face
à la jouissance ? Qu’est-ce qui se cache derrière ce droit au plaisir
auquel nous aspirons ?

« La chambre à coucher est l’ultime frontière de la justice


sociale. »
Drew DEVEAUX, star du porno transgenre.

L’hiver dernier, je me trouvais à dîner en compagnie de femmes que je


venais de rencontrer. Avec ma moitié, nous logions chez une amie qui
habite dans le Colorado, dans la Vail Valley, un paysage truffé de magasins
de marijuana et serti de montagnes recouvertes d’une belle couverture
neigeuse, si épaisse qu’on aurait dit du glaçage blanc sur un gâteau de
mariage. C’est une région plutôt progressiste des États-Unis. Nos hôtes
avaient invité des amies, toutes des femmes de la génération du baby-boom
politiquement engagées et physiquement très en forme (le ski de fond, ça
fait des merveilles). Au programme, séance de méditation et dîner à la
bonne franquette où chacun ramène un petit quelque chose à manger ou à
boire. Nous sirotions du vin en discutant de Donald Trump – les primaires
approchaient en Iowa et toutes les invitées, de la plus républicaine à la plus
démocrate, étaient unies dans leur dégoût profond à l’égard de cet homme –
quand, petit à petit, la discussion a glissé vers ma vie professionnelle.
J’ai décrit ce livre en quelques mots – à l’époque, je finissais de l’écrire.
J’ai parlé du fait que le sexe tel qu’il est pratiqué de nos jours ne satisfait
probablement pas les besoins des femmes, puis j’ai évoqué les
expérimentations auxquelles s’adonnent de nombreuses jeunes femmes,
ainsi que cette inspiration qu’elles retirent du féminisme des années 1970.
Tout le monde m’a écoutée poliment, puis il y a eu un silence.
— Euh, excusez-moi, a dit celle qui, politiquement, se situait le plus à
gauche. C’est pas un peu des problèmes de riches, tout ça ?
Des petits rires d’approbation se sont élevés tout autour de la table.
— Je veux dire, il y a des gens, des femmes, qui ont de vrais problèmes.
Partout dans le monde, il y a des femmes qui subissent des guerres, des
viols et toutes sortes d’oppressions.
Fière représentante de la génération Y, je venais de me faire remettre à
ma place en deux phrases par une femme de l’âge de mes parents. Ça
piquait. Je me suis sentie réprimandée comme une enfant, le rouge m’est
monté aux joues et j’ai commencé à balbutier en voulant me justifier.
Cependant, une partie de moi se réjouissait qu’elle ait dit exactement ce
qu’elle pensait. C’est d’ailleurs une réaction parfaitement naturelle. À bien
des égards, il n’y a rien de plus nombriliste, rien qui constitue une
démonstration aussi flagrante de tout un éventail de privilèges, que le sujet
de ce livre. Alors maintenant on se caresse le clito et on organise des teufs
où on se fout à poil pour se branler toutes ensemble ? OK, si vous voulez.
Après tout, la sexualité des femmes a été réprimée pendant des siècles et
des siècles… Mais il en va de même pour tous les autres aspects de la
féminité. Alors non, en effet, la priorité des priorités, ce n’est pas de se
battre pour que les femmes jouissent aussi souvent et aussi agréablement
que les hommes. C’est plutôt, au choix, l’égalité des revenus, l’abolition des
violences faites aux femmes, l’accès à l’avortement légal et sécurisé, les
allocations familiales, la création de crèches dans tout le pays, la fin des
discriminations envers les lesbiennes, les femmes racisées et les femmes
trans, et le secours qu’il faut porter à toutes les femmes et toutes les filles de
ce monde à qui l’on refuse les plus basiques des droits humains.
Tout cela est très vrai. Mais l’existence de besoins vitaux ne doit pas
occulter ceux qui le sont moins. Le droit de chercher son propre bonheur est
bien plus soudé aux autres droits qu’on ne le pense. Tous ces droits sont
éléments d’une même totalité. La plupart des droits pour lesquels les
féministes se battent sont liés à une forme de liberté qui se définit contre
quelque chose, par rapport à quelque chose – par rapport à la violence, au
harcèlement, aux discriminations, à une grossesse non désirée, à une
injustice salariale ou à une inégalité face à l’éducation. En revanche, quand
il est question de sexe, il s’agit bien davantage d’une liberté d’agir. On parle
de la liberté de croquer la vie à pleines dents, de profiter pleinement de ce
corps dans lequel on a vu le jour, de ressentir de la joie, de panser les
blessures amères de la vie avec le doux miel de la sensualité.
On est plus, semble-t-il, dans le domaine du plaisant. Pas de
l’indispensable. Pourtant, beaucoup d’éducateurs en sexualité que j’ai
rencontrés dans le cadre de ce projet de livre soupçonnent qu’il s’agit de
bien plus qu’un à-côté sympathique. Le sexe se limite-t-il au plaisir ? Ou
peut-on au contraire en retirer bien plus ? Du bien-être, par exemple. Et
s’agit-il d’un bien accessoire ou d’un élément à part entière de la santé
humaine ? Les femmes citées dans ce livre n’ont eu de cesse de revenir à la
même idée, qu’elles soient psychologues, éducatrices ou femmes ordinaires
bravant huit semaines de thérapie sexuelle à base de pleine conscience : la
santé sexuelle ne se limite pas à la simple satisfaction sexuelle. Une bonne
santé sexuelle permet de se sentir un être humain complet. C’est le
sentiment que chaque élément de votre corps et de votre personnalité a le
droit d’exister.
« Je me sens incomplète » est une phrase qui revient régulièrement dans
la bouche des participantes aux premières séances de pleine conscience de
Lori Brotto.
« Je l’entends tout le temps », dit-elle.
Voici ma théorie : les hommes puisent tout ce que bon leur semble dans
une source qui leur est réservée et qu’ils considèrent comme allant de soi.
L’existence même de cette source est ce qui leur permet de bomber le torse
lorsqu’ils pénètrent dans une pièce. Parmi les choses que l’on trouve
dedans, il y a le droit d’avoir une sexualité sans que cela constitue un aspect
controversé de leur existence. Il est difficile d’évaluer les innombrables
bénéfices psychologiques de cette liberté-là. Quel sentiment de force
intérieure retire-t-on du fait de savoir que l’on peut choisir d’avoir un
rapport sexuel, tout en étant certain que, dès lors que c’est entre adultes
consentants et que personne n’en sortira trompé ou blessé, personne ne s’en
servira contre vous ? Le simple fait que vous aimiez le sexe et que cela se
sache ne nuira pas à votre carrière, n’éveillera pas de regards soupçonneux
à votre égard et n’entamera nullement votre respectabilité. Il y a peu de
chances que votre ex rende publiques des photos de vous tout nu pour vous
démolir. Pour la plupart des hommes, c’est même l’effet inverse : un
homme perçu comme un « tombeur » est fortement valorisé. C’est quelque
chose qui lui fait du bien et qui le rend fier. Ça lui donne de « bonnes
vibes » et lui apporte l’approbation de ses amis. Si cela se savait au travail,
cela ne l’empêcherait nullement d’obtenir une promotion, et même, il serait
bien vu. C’est du gagnant-gagnant. Son besoin de sexe et son besoin de
réussite sont symbiotiques : ils s’imbriquent et se nourrissent mutuellement.
Pour beaucoup de femmes, les choses ne se passent pas du tout de la
même manière. Le fait d’être « portée sur la chose » oblige une femme à
mille précautions, comme un secret national : les personnes auxquelles vous
le confiez doivent être triées sur le volet, sans quoi vous risquez que l’on
dise du mal de vous dans votre dos et que l’on vous sape votre réputation.
Pour cette moitié-là de l’humanité, les élans les plus naturels sont en
contradiction totale avec leur besoin de sécurité, de réussite et d’acceptation
sociale. Cela concerne même plus de la moitié de l’humanité, à vrai dire,
car on peut inclure dans ce groupe-là toutes les personnes que l’on rabaisse
ou que l’on humilie pour leur sexualité, à savoir les femmes – les femmes
racisées subissant une double discrimination liée à leur sexe d’une part et à
leur couleur de peau d’autre part – et les populations LGBTQIA+, hommes
inclus. Tous ceux-là, on leur demande tous les jours de choisir entre leur
envie de sexe et leur sécurité. Et, lorsque nous rabaissons les femmes du fait
de leur sexualité, nous les forçons à se diviser en deux : les personnes
désirantes qu’elles sont doivent dans le même temps nier ce désir. Une
partie d’elles s’exprime, une autre partie d’elles s’efface. Cette injustice
enferme les femmes dans un carcan qui ne leur laisse d’autre choix que de
mentir, d’affabuler, de dissimuler leur nature véritable et d’apprendre à ne le
faire que trop bien.
À cause de cela, nous nous sentons incomplètes.
Dans sa puissante intervention au TEDxEuston, « Nous sommes tous des
féministes », Chimamanda Ngozi Adichie s’exprimait en ces mots :
Nous apprenons la honte à nos filles. Croise les jambes. Couvre-toi. Nous les persuadons qu’elles
sont coupables simplement parce qu’elles sont de sexe féminin. Aussi, en grandissant, deviennent-
elles des femmes incapables d’exprimer leur désir. Qui s’imposent le silence. Qui ne peuvent dire
ce qu’elles pensent. Qui ont élevé la simulation au rang d’une forme d’art1.

« Et c’est la pire des punitions que nous infligeons aux filles », ajoute-t-
elle. Quelle quantité d’énergie faut-il déployer pour devenir son propre
ennemi ?
Et donc certaines femmes se privent de sexe. Ça n’en vaut pas la peine,
affirment-elles en guise de justification.
Il paraît difficile de quantifier le sentiment d’inébranlable confiance en
soi dont se coupent les femmes dans le même temps. Ce port fier et altier
que l’on refuse aux femmes queer, aux femmes intersexuées et aux femmes
noires. Et si les femmes pouvaient se regonfler l’ego – retrouver la patate –
avec un peu de sexe, comme le font les hommes ?
Dans Vagina, Naomi Wolf avance que la créativité des femmes, leur
imagination et leur capacité à sortir de chez elles et à agir avec audace sont
assez littéralement dopées par le sexe, et plus particulièrement par du sexe
de qualité, qui tient compte de leur plaisir – le genre de sexe dont on sort
épuisée, le sourire béat, avec le sentiment d’être appréciée et la sensation
d’avoir bien baisé. Afin d’appuyer sa théorie inventive et somme toute
assez convaincante, elle cite les correspondances privées de certaines
artistes, comme Georgia O’Keeffe et Edith Warton, et remarque que leurs
plus grandes périodes de créativité et d’accomplissement sont aussi celles
qui ont été le plus érotiquement chargées, celles où elles ont entretenu des
liaisons torrides. Selon elle, le sexe les aidait à développer leur créativité et,
en retour, leur créativité améliorait leur sexualité. C’était une symbiose.
Dire que le désir d’être sexuellement comblé n’est pas très important ou
même que cela nous empêche de nous attaquer aux véritables problèmes,
c’est porter un jugement destructeur : cela soumet les femmes souffrant de
dysfonctionnements sexuels à une double contrainte, ou double bind. Les
femmes aux prises avec une baisse de libido, des douleurs pendant les
rapports ou des troubles de l’excitation souffrent doublement : elles
souffrent du sentiment de ne plus fonctionner en tant que femmes, mais
aussi de l’invisibilité de cette souffrance-là. Elles se sentent coupables de
chercher à s’en sortir. Ce n’est pas quelque chose dont elles peuvent
discuter librement, parce que leur problème est perçu comme frivole, alors
que, justement, la seule manière de résoudre ce problème est d’en parler, et
d’en parler encore et encore (pendant ce temps-là, en Amérique du Nord, de
longues heures de prime time sont consacrées à la vente de médicaments
pour compenser les dysfonctionnements érectiles des hommes).
Les femmes et les filles ont beaucoup à gagner à se documenter autant
qu’elles le peuvent sur leur sexualité. Sur les campus d’Amérique du Nord,
on observe l’émergence d’une tendance qui prône la notion de
« consentement affirmatif ». Au-delà du « non, ça veut dire non », on ajoute
au corpus éducatif sexuel l’idée qu’il faille également un « oui »
enthousiaste. « Oui, ça veut dire oui », ce qui sous-entend que l’absence de
« oui », ça veut dire « non ». D’après une loi promulguée en 2014 en
Californie, le consentement affirmatif, c’est « un accord passé en
exprimant, de manière affirmative et en toute conscience, sa volonté de
s’engager dans une activité sexuelle ». Le consentement se crie désormais
haut et fort. Il est enthousiaste. Une simple absence de « non » ne suffit
plus. Née sur les campus universitaires, cette norme plus rigoureuse a
rapidement envahi les cours des lycées.
Ce glissement social a évidemment soulevé divers débats sur la manière
dont il affecte la loi : comment les définitions légales peuvent-elles
s’adapter à l’évolution des normes socioculturelles ? Mais il oblige
également les écoles à repenser la manière dont elles parlent aux élèves du
plaisir sexuel.
Si nous considérons désormais que le consentement se fonde sur le désir
et la volonté d’une femme, faut-il que l’éducation sexuelle enseigne aux
femmes à dire « oui » de manière enthousiaste ? Les femmes ont-elles le
droit d’apprendre à cultiver les aspects positifs de la sexualité, et pas
seulement à en empêcher les potentielles conséquences négatives
(grossesse, MST et agressions sexuelles) ? La réponse est oui, parce qu’on
peut difficilement attendre des filles, sur les campus universitaires ou
ailleurs, qu’elles soient capables de déterminer avec certitude et précision
quand elles ont envie de sexe, si on ne les encourage pas dans un premier
temps à étudier ce qui les excite.
En l’absence d’une connaissance nette de ce qui leur fait du bien, le
comportement par défaut s’est longtemps résumé, pour beaucoup de filles, à
simplement accepter les exigences sexuelles des garçons, déduisant de ce
qu’elles vivaient et entendaient autour d’elles que « le sexe, ça doit être
ça ». Connaître les infinies possibilités que nous offre le sexe, découvrir ce
qui nous attire et quel type de toucher, de stimulation, et quel degré de
pression nous fait du bien, voilà des outils sans lesquels il nous est bien plus
difficile de déterminer quand un geste est déplacé, trop brutal, trop rapide
ou tout bonnement douloureux. Si on ne les encourage pas à explorer elles-
mêmes leur propre plaisir et leurs fantasmes, et à développer des
préférences claires le plus tôt possible (disons à la préadolescence), les
femmes auront bien plus de mal à déclarer haut et fort ce fameux « oui »,
Oui, c’est de cela que j’ai envie lors de leurs premières relations sexuelles –
ce consentement enthousiaste que doivent attendre désormais les personnes
désireuses de s’engager dans un rapport sexuel, comme le stipulent
certaines lois. Comme l’écrit la philosophe féministe Luce Irigaray dans sa
méditation sur l’amour, Être deux, oui et non ne doivent plus être deux
pôles isolés l’un de l’autre. Il faut qu’ils se rencontrent et qu’ils entrent en
relation.
Dans le vide créé par l’absence ou quasi-absence d’éducation sexuelle, et
par la réticence des parents à parler à leurs filles de quoi que ce soit d’autre
que les grossesses non désirées et le viol, les jeunes femmes se tournent
vers Internet pour se renseigner sur le sexe. On ne peut pas dire que le
résultat soit très probant.
« Nous avons reçu le commentaire d’une fille de treize ans qui disait :
“Le sexe, ça me fait peur, j’ai vu une vidéo de sexe sur le téléphone d’un
garçon à l’école et je savais pas que, dans le sexe, il faut que la femme elle
pleure et elle ait mal. J’en pleure presque tous les soirs depuis.” »
Ce sont les mots de Laura Bates, fondatrice du projet Everyday Sexism –
sexisme de tous les jours –, dans une interview réalisée en 2016 par le
journal britannique The Independent. Son blog fonctionne sur le principe
suivant : des femmes lui envoient leurs témoignages sur les discriminations,
le sexisme et le harcèlement qu’elles subissent afin de les voir publiés sur
Internet de manière anonyme. Cette adolescente a été traumatisée par les
contenus vidéo que ses amis consomment et dans lesquels elle s’est
retrouvée immergée. Sa propre sexualité, à peine naissante, en est ressortie
broyée.
Le porno donne aux garçons et aux filles une version déformée de ce
qu’est le sexe. L’étranglement, les claques et la coercition y sont monnaie
courante, ce qui n’est pas le cas des câlins, de la tendresse, des massages du
corps entier, des préliminaires, des caresses clitoridiennes et des cunnilingus
assez longs pour produire un orgasme. Une autre pratique très répandue
dans le porno, c’est la sodomie. Un sondage sur les comportements sexuels
mené par le Centre pour la promotion de la santé sexuelle de l’université de
l’Indiana a révélé que, pour 70 % des femmes, les relations sexuelles
comprenant un rapport anal sont douloureuses. Pourtant, le sexe anal peut
se révéler agréable pour les hommes comme pour les femmes s’il est
pratiqué lentement et en toute sécurité, avec beaucoup de communication et
encore plus de lubrifiant… mais ce n’est pas le genre d’informations que
l’on trouve dans un boulard de base. L’une des astuces employées dans le
porno consiste à « cacher », hors caméra, du lubrifiant dans le vagin ou
l’anus de la personne recevant la sodomie. Ainsi, l’apport de lubrifiant
n’interrompra pas l’action et la séquence n’aura pas l’air « mise en scène »
– les hommes n’aiment pas qu’on leur rappelle que, ce qu’ils regardent,
c’est du cinéma. Ces vidéos donnent à croire que les pratiques sexuelles
brutales (le rough sex) ne nécessitent pas de lubrifiant. Or, dans le cas des
rapports anaux, une trop petite quantité de lubrifiant peut donner lieu à des
déchirures et à des saignements. Pendant ce temps, beaucoup de femmes se
voient reprocher par leur partenaire le fait qu’elles ne prennent pas de
plaisir à la sodomie et qu’elles n’arrivent pas à « se détendre »
suffisamment pour l’apprécier à sa juste valeur. Si les stars du porno aiment
ça, pourquoi pas elles ?
Un sondage mené au Royaume-Uni sur des étudiants nous apprend que
60 % d’entre eux regardent des vidéos à caractère pornographique aussi
pour se renseigner sur le sexe, d’après Peggy Orenstein. Dans son livre
Girls & Sex : une étude américaine, elle appelle courageusement la société
américaine à faire preuve de plus d’ouverture d’esprit dans les messages
que l’on transmet aux filles sur le sexe et dans les faits qu’on leur rapporte.
Pour elle, la réponse appropriée n’est pas une guerre contre le porno, qui de
toute façon serait vouée à l’échec, mais la mise en place d’initiatives pour le
contrebalancer et rééquilibrer le débat, en s’appuyant sur des canaux de
communication institutionnels et sûrs. Dans son texte poignant, elle plaide
pour que l’éducation sexuelle accorde davantage d’importance au plaisir
féminin et à la connaissance de soi par l’exploration (ainsi qu’aux relations
homosexuelles qui sont elles aussi très marginalisées à l’heure qu’il est).
Trop de programmes d’éducation sexuelle ont tendance à poser l’érection
comme élément central du rapport sexuel, tout en proposant des schémas
censés représenter les parties génitales des femmes qui ne font même pas
mention du clitoris. Les garçons ont des envies de sexe ; les filles ont des
envies de bébé. Il faut une meilleure éducation sexuelle. C’est un besoin.
Une étude de 2005 menée sur des étudiants de premier cycle par Lisa
D. Wade à l’Occidental College a révélé que, pour découvrir l’emplacement
du clitoris, les femmes consultent rarement la source de connaissance la
plus fiable – leur propre corps – et que tous les étudiants, hommes et
femmes confondus, voient le plaisir des femmes comme secondaire par
rapport à celui des hommes.
Le fait que les filles aient vraiment besoin de développer leurs
connaissances en matière de sexe, alors qu’elles parlent de sexe très
ouvertement et traînent sur Tinder, semble difficile à croire. Mais ce n’est
pas parce qu’on est à l’aise par rapport au sexe qu’on l’est par rapport à son
propre plaisir.
Un été, j’ai rencontré une jeune femme lors d’une garden-party organisée
un midi par une amie. Elle était effrontée, extravertie et pétrie de
convictions. Lorsque je lui ai parlé du livre que j’étais en train d’écrire, elle
m’a révélé que, en parallèle de ses études de comptabilité, elle vendait des
services sexuels. Elle a accepté de me laisser l’interviewer, sous condition
d’anonymat. Nous nous sommes retrouvées quelques semaines plus tard
dans la cour intérieure d’un café de Toronto, dans le quartier de
Cabbagetown. Elle m’a parlé de sa vie et de son travail. Elle était
intelligente, pleine d’humour et indépendante. Elle paraissait également la
personne la plus sexuellement décomplexée de la terre. Pendant notre
entretien, elle a reçu un coup de fil d’un client qui voulait la voir une heure
plus tard.
« J’ai besoin d’un verre d’eau », a-t-elle lancé d’un ton jovial après avoir
raccroché.
Elle est allée demander une pinte d’eau plate, puis s’est mise à la boire en
m’expliquant que ce qu’aimait ce monsieur, c’était qu’on lui pisse dessus. Il
fallait donc qu’elle s’assure que sa vessie soit assez pleine pour qu’elle lui
en mette partout.
Et pourtant, malgré sa décontraction apparente, un acte sexuel la
culpabilisait : la masturbation. Les parties génitales de ses clients ne la
gênaient absolument pas, mais ses siennes lui semblaient « repoussantes ».
Pendant les rapports, le plaisir qu’elle prenait était minime, et les orgasmes
rares. Parfois, elle simulait pour les clients qui souhaitaient qu’elle jouisse.
Si vous êtes tenté d’en conclure qu’il est impossible d’avoir un rapport
sain à son corps lorsqu’on est une travailleuse du sexe, laissez-moi, une fois
encore, vous présenter quelqu’un : Robyn Red.
Elle aussi âgée d’une trentaine d’années, et basée à Toronto, Red est une
travailleuse du sexe d’un genre bien particulier. Elle aussi a accepté de
prendre un café avec moi, en 2015. Il faisait beau, et elle portait une longue
jupe confortable et des Doc Martens. Originaire de North Bay dans
l’Ontario, elle étudiait la littérature anglaise et les théories queer à la
Western University lorsqu’elle s’est lancée dans l’escorting pour arrondir
ses fins de mois, juste avant de soutenir son mémoire de master. Elle
raconte qu’elle appréhendait un peu cette situation et que, pour se rassurer,
elle a décidé d’adopter une approche universitaire de cette activité – en
l’étudiant. Une fois qu’elle a trouvé une agence qui lui plaisait, elle a
commencé à rencontrer des clients pour environ 300 dollars de l’heure.
« Ce n’était pas ce qu’on fantasme sur ce métier. On n’allait pas à
l’Opéra, dit-elle en souriant. Mais ça allait. »
Rapidement, elle s’est rendu compte que certains clients voulaient plus
que du sexe. Ils recherchaient de la compassion.
« J’ai toujours été ce genre de personne. Je m’assois dans un bar et les
gens viennent me parler. Certaines personnes vont chez le psy. D’autres se
payent les services d’une escort. »
Un homme lui a révélé qu’il avait été agressé sexuellement ; un autre
avait des problèmes avec son père. Il y avait quelque chose dans la
vulnérabilité que le sexe induit, qui semblait les aider à renouer avec leurs
émotions.
En 2011, Red a commencé à réfléchir à un nouveau type de services. Elle
a démissionné de son agence pour se mettre à son compte. Elle propose des
massages érotiques et thérapeutiques aux hommes et aux femmes.
Certain·e·s client·e·s viennent la voir chaque semaine. La décharge sexuelle
s’inscrit dans un lâcher-prise plus général et thérapeutique, qui passe par
l’abandon de « croyances qui nous limitent » et par l’accueil confiant de
changements de vie majeurs.
« J’utilise mon corps pour lire le leur », résume-t-elle.
Elle hésite à décrire son travail comme relevant d’une pratique tantrique,
car ce serait peut-être, selon elle, une forme d’« appropriation culturelle »,
mais les femmes qui viennent la voir ont souvent des orgasmes plus longs
que d’ordinaire.
« Et je le fais même pas exprès ! », s’amuse-t-elle.
Je pense que Marvin Gaye n’aurait pas renié ce type de travail comme
relevant du sexual healing – la guérison par le sexe –, ce phénomène qu’il
décrit avec sensualité dans la chanson du même nom. Elle explique que son
métier n’a pas eu d’effets néfastes sur sa propre vie sexuelle ou sur son
épanouissement dans ses relations amoureuses. Beaucoup de travailleuses
du sexe au profil plus classique font appel à ses services. Elles viennent la
voir pour résoudre certaines problématiques émotionnelles qui peuvent
émerger pendant leurs heures de travail.
Je n’essaye pas de faire le tri entre le « bon » et le « mauvais » travail du
sexe. Il n’y a rien de mal au travail du sexe dès lors qu’il est librement
choisi et que les personnes qui empruntent cette voie sont protégées par des
lois. Au passage, il me semble important de préciser que la possibilité de
proposer des services sexuels « respectables », de qualité prétendument
supérieure, avec une approche holistique de son métier est principalement
réservée aux personnes blanches et cisgenres. En sont généralement exclues
les personnes racisées, les personnes de classes sociales inférieures et les
personnes transgenres.
Cependant, si je prends le temps de décrire la pratique innovante de Red,
c’est pour vous donner une idée de ce à quoi pourrait ressembler le monde
dans un futur proche où le sexe ne serait plus stigmatisé, mais vu comme un
élément clé de la santé humaine. Où le travail du sexe serait perçu comme
n’importe quel autre travail autour du corps. Où les gens esseulés qui vont
chercher un peu de chaleur humaine n’auraient pas honte de le faire. Où la
guérison par le sexe serait accessible aux personnes célibataires. Red
explique que, ce futur-là, ses client·e·s l’appellent de leurs vœux.
Conseillère en santé holistique et professeure de danse, Anita Boeninger
pense que si l’on parvenait à sortir du carcan qu’est devenu le sexe
conventionnel, nous pourrions aider à guérir non seulement les gens, mais
aussi nos sociétés occidentales, gangrenées par une culture du résultat.
Fondatrice du Soma Wellness Arts à New York, un centre de thérapies
holistiques, et du groupe de femmes leader The Embodied Femme (La
femme incarnée), elle anime toutes sortes d’ateliers pour aider les femmes à
découvrir la déesse qui sommeille en elles, abordant des sujets variés,
comme le mouvement sensuel et le coaching vocal. Lorsqu’on évoque
l’idée selon laquelle un médicament pourrait être ce dont le désir et le
plaisir féminins ont besoin, elle lève les yeux au ciel.
« Ils sont tellement prévisibles avec leurs solutions à l’emporte-pièce.
“Cette partie du corps ne fonctionne pas ? Hop ! Suffit d’appuyer sur ce
bouton, et tout va mieux !” », plaisante-t-elle.
Les femmes vivent le sexe comme un élément de leur vie dans son
ensemble, et pas comme un ou plusieurs actes isolés. C’est pour cette raison
qu’elles peuvent avoir très envie de sexe pendant une journée ou pendant
une année, sans raison apparente, et soudain, plus vraiment. Le sexe est lié à
d’autres versants de leur existence, par exemple au stress qu’elles subissent.
Plus le temps passe, plus nous sommes débordées, plus on nous demande de
tout faire, de préférence en même temps. Dans un tel contexte, les troubles
de la sexualité, c’est probablement le corps qui tire la sonnette d’alarme.
« Très souvent, il n’y a rien qui cloche chez les femmes qui n’arrivent pas
à jouir », explique Boeninger. C’est juste qu’elles sont tendues, et ce n’est
pas très étonnant qu’on n’arrive pas à lâcher prise. Le sexe ne se résume pas
à l’acte sexuel. Votre vie sexuelle dépend de la manière dont vous vivez
votre vie tout entière. Si vous êtes surexposée au stress et que vous n’avez
jamais le temps de vous poser, votre corps ne sera pas sur la bonne longueur
d’onde pour faire l’amour.
« Le sexe, c’est la vie dans son ensemble », poursuit-elle. C’est notre vie
en tant qu’amant·e. Ce n’est pas un acte. C’est un domaine de la vie. Un
espace. Un état. Et je pense que cela – réhabiliter le sexe pour ce qu’il est –,
une culture plus féminine peut y parvenir.
Pour toutes les femmes qui la vivent, cette impulsion qui les amène à
transformer leur sexualité en profondeur prend racine dans le même terreau
que d’autres tendances holistiques, comme le yoga, la slow food ou les
médecines alternatives. C’est sans doute une autre manière de se libérer de
ce mode de vie qui est le nôtre, ce mode de vie machinal, écervelé, isolé et
surstimulé que personne ne semble choisir mais qui, lui, nous a bel et bien
annexés. Et si cette libération ne dure que le temps dont nous avons besoin
pour nous oublier jusqu’à la jouissance, eh bien soit. C’est une tentative de
desserrer les liens qui nous retiennent à un Moi limité, comme des
« amarres » – une tentative de devenir plus que ce que nous sommes. Et, à
cet égard, le fait que la sexualité résiste à toute simplification devrait avoir
sur nous l’effet d’un coup de semonce.
Le sexe est bien plus mystérieux que nous faisons semblant de le croire,
et bien plus chargé de sens. Et ce mystère constitue l’un de ses meilleurs
aspects. Pourquoi dépeindre le sexe comme une pâle caricature de ce qu’il
est profondément, à savoir l’opportunité de se connaître soi-même, de se
rencontrer soi-même véritablement ?

Comme je l’ai dit un peu plus haut, ce petit livre a été conçu comme une
provocation, une facétie, une source de réflexion. Il se situe dans la
description plus que dans la prescription. Il ne dresse pas la liste de toutes
les choses que nous devrions immédiatement mettre en œuvre pour tout
changer. Je ne l’ai pas écrit dans le but de voir mes lectrices s’élancer
séance tenante à la recherche du centre de fumigation vulvaire le plus
proche de chez elles ou de la prochaine session de méditation orgasmique.
Tout le monde n’a pas envie de cela ! J’ai simplement cherché à montrer
comment un aspect du monde que nous considérons comme allant de soi est
en pleine mutation, juste sous nos yeux, et sans pour autant que nous le
voyions.
J’ai pensé cet ouvrage comme une objection à l’idée selon laquelle il
n’existerait qu’une seule manière d’avoir une sexualité – une seule manière
« normale ». La sexualité participe de l’expression individuelle : il existe
autant de sexualités que de façons d’être une femme. Et d’ailleurs, à ce
propos, il existe mille et un aspects de cette discussion que j’ai à peine
évoqués. Je pense notamment aux expériences sexuelles très diverses des
femmes grosses, des femmes handicapées, des femmes qui ont donné la vie,
des femmes ménopausées, des femmes âgées, des femmes queer et
intersexuées – toutes ces femmes souvent trop rarement évoquées lors des
discussions sur le sexe. Je pense également au mouvement asexuel, en
pleine expansion, qui encourage les gens à être fiers de leur absence de
libido – ou de leur célibat, pour celles et ceux, pas nécessairement asexuels,
qui opteraient pour ce mode de vie. Avec ces mouvements LGBTQIA+, le
fait de se sentir bien dans sa peau est replacé au centre du débat, à la place
de la notion de norme, désormais perçue comme obsolète et peu pertinente.
Car, à moins qu’il existe quelque part une civilisation extraterrestre plus
évoluée sexuellement que la nôtre (ce qui, en cas de rencontre fortuite,
créerait sans doute plus de problèmes que cela n’en résoudrait), l’Homo
sapiens demeure le seul organisme vivant qui soit en mesure d’atteindre des
sommets de joie, de béatitude et d’intense satisfaction à travers un acte qui,
dans la majeure partie du monde animal, n’a d’utilité que reproductive.
« Il a fallu trois milliards d’années d’évolution à l’orgasme humain pour
apparaître, avec son extase dévorante, écrit Zoe Cormier, journaliste
scientifique. C’est un don. » Le revers de la médaille, c’est probablement
son caractère insaisissable, que l’on doit sans doute à la bizarrerie de la
condition humaine. À cause d’elle, le plaisir sexuel est un cadeau
biologique qui peut nous échapper aussi facilement qu’il nous avait été
accordé. Et si c’est la Nature qui nous l’offre, c’est bien la culture qui lui
permet de s’épanouir vraiment, à travers ce qu’elle a de meilleur à donner :
la compassion, l’intelligence, l’acceptation et l’imagination.

1. Traduit de l’anglais (Nigéria) par Sylvie Schneiter et Mona de Pracontal.


BIBLIOGRAPHIE

ŒUVRES CITÉES

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statistique des troubles mentaux, traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrice
Boyer, Marc-Antoine Crocq, Julien Daniel Guelfi, Charles Pull et Marie-
Claire Pull-Erpelding, Elsevier, Issy-les-Moulineaux, 2015.
ATAILLE G., Madame Edwarda, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1966.
ERGNER D., « What do women want ? », New York Times Magazine,

22 janvier 2009.
— Que veulent les femmes ? Les nouvelles découvertes sur la libido féminine,
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ONAPARTE M. (pseudonyme A. E. NARJANI), « Considérations sur les causes

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ROCHMANN N. et STOKKEN DAHL E., Les Joies d’en bas, traduit du norvégien

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WOLF N., Vagina : A New Biography, Ecco, New York, 2012.

CONSEILS DE LECTURE : OUVRAGES INSTRUCTIFS


SUR LE SEXE ADAPTÉS AUX FEMMES

Come As You Are. The Surprising New Science That Will Transform Your Sex
Life, de la docteure Emily NAGOSKI.
Si vous ne deviez acheter qu’un livre dans cette liste, prenez celui-là. Il est à
la fois pratique et révolutionnaire.

Girl Sex 101, d’Allison MOON et K. D. DIAMOND.


Un guide inclusif avec des informations spécifiquement dédiées au lectorat
LGBTQIA+.

ex Yourself. The Woman’s Guide to Mastering Masturbation and Achieving


Powerful Orgasms, de Carlyle JANSEN.
Conseils pratiques pour avoir des orgasmes plus puissants toute seule.

ex For One. The Joy of Selfloving, de la docteure Betty DODSON.


Le grand classique de l’amour de soi, écrit par la reine de la masturbation.

ecoming Orgasmic. A Sexual and Personal Growth Program for Women, des
docteur·e·s Julia R. HEIMAN et Joseph LOPICCOLO.
Idéal pour les femmes qui souhaitent avoir leur premier orgasme, ou qui
peinent généralement à l’atteindre.

Women’s Anatomy of Arousal, de Sheri WINSTON.


Des tonnes d’informations sur le sexe et le corps féminin.
he Illustrated Guide to Extended Massive Orgasm, des docteurs Steve et
Vera BODANSKY.
Pour celles et ceux qui souhaitent mener leurs orgasmes au-delà de ce
qu’elles ou ils connaissent déjà.

low Sex. The Art and Craft of the Female Orgasm, de Nicole DAEDONE.
Si vous êtes curieux·se d’en savoir plus sur la méditation orgasmique.

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