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La sagesse du chat
L’âge venant
Quel âge avez-vous ?
Autobiographie et ethnologie de soi
La classe
Images d’Épinal
Faire son âge
L’âge des choses et l’âge des autres
Vieillir sans âge
Nostalgies
Tout le monde meurt jeune
L’auteur
La Librairiec du XXIe siècle
La sagesse du chat
La question de l’âge étant vécue par tous sous tous ses aspects… et à tout
âge… elle est l’expérience humaine essentielle, le lieu de rencontre entre soi et
les autres commun à toutes les cultures, mais un lieu complexe et contradictoire,
dans lequel chacun d’entre nous pourrait, s’il en avait la patience et le courage,
prendre la mesure des demi-mensonges et des demi-vérités dont sa vie est
encombrée. Chacun est amené un jour ou l’autre à s’interroger sur son âge, d’un
point de vue ou d’un autre, et à devenir ainsi l’ethnologue de sa propre vie.
1.
Manon Gauthier-Faure pour Le Monde , 9 août 2013.
L’âge venant
« Ô vieillesse ennemie !… »
Corneille, Le Cid , acte I, scène IV
L’âge venant, mieux vaut bien l’accueillir car l’animal est susceptible et
pourrait être tenté de faire payer cher son silence à qui affecterait de ne pas le
reconnaître. Ce ne sont pas les moyens de manifester sa présence qui lui
manquent ; mieux vaut le caresser dans le sens du poil et le tenir à l’œil. L’âge
venant, en somme, proclamer qu’il est le bienvenu, ravaler sa fierté et, toute
honte bue, énumérer avec enthousiasme les cadeaux que, tel le Père Noël, il
sortirait généreusement de sa hotte : pour l’essentiel, et en vrac, la sagesse née de
l’expérience, la tranquillité succédant aux tourments de la libido, les joies de
l’étude, et la saveur des petits plaisirs du quotidien. Bref, traiter l’âge comme les
Anciens faisaient avec les Érinyes, déesses de la vengeance, en les appelant
« Euménides », « Bienveillantes » : éliminer la peur de l’âge en évoquant ses
prétendus bienfaits.
C’est le message que Cicéron, alors âgé de soixante-trois ans, essayait de faire
passer à son ami Atticus, soixante-six ans, en écrivant De la vieillesse, son
De senectute, tout en y ajoutant une promesse qui n’était pas la moindre : celle
de l’immortalité. Tous les grands hommes, prétendait-il, ont cru à l’immortalité.
Sans doute pour ne pas paraître trop ostensiblement se ranger lui-même dans
cette catégorie, Cicéron avait choisi la forme littéraire du dialogue et placé
l’essentiel de son propos dans la bouche de Caton l’Ancien à l’âge de quatre-
vingt-quatre ans. Son De senectute est donc doublement une fiction : il met en
scène un personnage disparu depuis un siècle ; et, si lui-même prend plaisir à se
réfugier dans l’écriture, sa vie, à l’époque, est loin de correspondre à l’idéal de
sérénité dont il dessine l’ébauche : deux divorces en deux ans, la mort de sa fille
Tullia entre les deux, la passion politique, enfin, qui entraînera sa perte, quelques
mois plus tard ; après les ides de mars, il prend le parti d’Octave et, au
lendemain du triumvirat, sera assassiné, âgé de soixante-quatre ans, par les
soldats d’Antoine.
Cela dit, le texte de Cicéron comprend deux indications intéressantes qui
peuvent introduire utilement à tout débat sur l’âge et la vieillesse. La vieillesse,
fait-il d’abord dire à Caton, n’a pas le monopole de la faiblesse et de la mauvaise
santé ; celles-ci peuvent affecter des gens jeunes. Quant aux gens âgés, ils
doivent prendre soin de leur santé physique et intellectuelle ; ceux qui retombent
en enfance dans leur grand âge étaient naturellement pauvres d’esprit. Certes, le
grand âge freine certaines activités, mais il n’exerce aucune action nuisible sur
l’esprit de celui qui n’a pas négligé d’en entretenir la vitalité. En somme : dis-
moi comment tu vieillis, je te dirai ce que tu étais.
Sophocle, dans son extrême vieillesse, composait encore des tragédies ; on
l’accusait de négliger son patrimoine pour cultiver la poésie, et ses fils
l’appelèrent en justice pour le faire interdire comme fou, au nom d’une loi
semblable à celle de Rome, qui ôte la gestion de leurs biens aux pères qui
les dissipent. On dit que le vieillard lut aux juges son Œdipe à Colonne ,
qu’il tenait à la main et qu’il avait tout récemment composé, et leur
demanda ensuite si c’était là l’œuvre d’un fou. Il fut renvoyé absous après
cette lecture 1.
La seconde indication prolonge l’inspiration aristocratique de la première. Si
les vieillards sont moins propres que les plus jeunes à « la vie active », ils sont
naturellement plus aptes qu’eux à la diriger. Caton, tel que l’imagine Cicéron,
n’est pas loin de plaider pour une gérontocratie. Du même coup, se trouve
soulignée la contradiction qui subvertit tout débat sur l’âge : la fragilité accrue
du grand âge d’un côté, la grande expérience dont il serait détenteur de l’autre.
Cette contradiction, on le sait, n’est qu’apparente et recouvre en fait une
opposition de classe que Cicéron ne songeait pas à dissimuler, même s’il
n’utilisait ni le mot ni le concept, et que Simone de Beauvoir aura beau jeu de
souligner en 1970 dans son livre La Vieillesse.
Tous les attendus et présupposés des propos tenus par Cicéron il y a plus de
deux mille ans ne nous sont pas vraiment étrangers aujourd’hui, y compris dans
leurs apparentes contradictions. L’actualité nous offre de temps à autre des
exemples de conflits familiaux dans la gestion des grandes fortunes, même si
ceux ou celles que l’on tente de mettre sous tutelle ont du mal à suivre l’exemple
de Sophocle et ne présentent plus d’œuvres littéraires à l’appui de leur défense.
Plus généralement, il faut toujours admettre que, malgré l’allongement moyen de
la durée de vie, on ne devient pas vieux au même âge selon son origine sociale et
son type d’activité. Le rapport à l’âge traduit l’inégalité sociale. De ce point de
vue, il faut reconnaître que la seule solution au problème de la dépendance serait
à terme l’éducation de tous – utopie qui ne résoudrait pas tous les accidents de la
vie, mais conférerait aux plus nombreux une chance effective d’exercer leur libre
arbitre.
L’espérance de vie est aussi un marqueur des inégalités entre les continents et
un indicateur du développement. Comme ethnologue et voyageur, je n’ai cessé
de rencontrer des vieillards dont j’ai pu parfois vérifier qu’ils étaient plus jeunes
que moi alors même que je n’étais pas encore très vieux. En Afrique noire,
atteindre un âge relativement avancé est un signe de force. La première fois
qu’on m’a appelé « Vieux ! » en Côte d’Ivoire, je n’avais pas quarante ans et j’ai
été flatté de cette marque de considération. Tout le contraire de la consternation
furibarde qui m’est tombée dessus, beaucoup plus tard, le jour où un malheureux
jeune homme, dans le métro, a cru bon de faire mine de se lever pour me céder
sa place.
1.
Cicéron, Caton l’Ancien ou De la vieillesse , VII, 22, trad. sous la dir. de M. Nisard, Paris, Firmin
Didot, 1864.
Quel âge avez-vous ?
« Quel âge avez-vous ? » La question est encore plus gênante dans une langue
comme l’anglais où c’est l’auxiliaire « être » qui lui sert de relais : « How old
are you ? » Et plus encore la réponse : « I am… » Suis-je vraiment ces quarante,
cinquante, soixante années ou plus par lesquelles je me trouve ainsi condamné à
me définir ? En un sens, oui ; et ce sont les autres, la société et ses règles, qui
décident de ce sens. Des limites d’âge sont instaurées en tous domaines :
majorité, départ à la retraite ou possibilité de se présenter à l’Académie
française, comme si, passé un certain âge, on ne pouvait plus prétendre à
l’immortalité, mais aussi bien, fixée par les banques de sperme, limite d’âge de
la femme et de son partenaire pour pouvoir prétendre à la procréation
médicalement assistée. Un cardinal ne peut plus participer au conclave et élire le
pape dès lors qu’il atteint quatre-vingts ans. Bref, ce que j’ai au fond de plus
personnel, mon degré d’avancement dans le temps, qui me rapproche de la mort,
de ma mort, est enregistré, encadré, soumis à règlements, dérogations et
exceptions : si je suis mon âge et ne suis que mon âge, je suis un être
essentiellement social et culturel, étroitement défini par des règles
collectivement reconnues. Mais l’amoncellement de ces règles me concerne-t-il
vraiment ? Étais-je vraiment devenu « majeur » à l’âge de vingt et un ans ? Cette
mutation se produit-elle vraiment trois ans plus tôt de nos jours ? Suis-je devenu
un autre une fois mis à la retraite ? N’ai-je plus rien à dire à partir de soixante-
cinq, soixante-dix ou quatre-vingts ans ? Problème de la liberté, d’autant plus
que, l’espérance de vie augmentant, le nombre des mises hors circuit risque de
s’accroître.
Danger de ces règles : quand va-t-on interdire les vieillards de vote ?
En sens inverse, ne voit-on pas la part d’enfance rétrécir ? Un criminel de
moins de seize ans est-il vraiment mineur ou témoigne-t-il de façon
particulièrement tragique de l’érosion qui affecte de manière plus générale les
rivages de l’adolescence ? Il reste pourtant vrai qu’en cours d’existence on
franchit des frontières, même si on n’en prend conscience que rétrospectivement,
même si elles varient en fonction des individus et aussi des domaines d’activité :
on peut être simultanément un vieux tennisman et un jeune cadre ou un jeune
ministre.
J’ai entendu une vieille dame me dire un jour, dans son langage et avec un
sourire charmant, qu’elle avait gardé « son âme de jeune fille ». Je crois avoir
compris ce qu’elle voulait dire. Que derrière les rides et la fatigue du corps il y
avait le même regard, la même sensibilité, une forme de permanence. Peut-être
est-ce cette discordance entre le vieillissement du corps et le temps long de la
psychologie subjective qui a poussé à établir une distinction entre corps et âme,
qui paraît évidente et naturelle à beaucoup et leur fait croire, plus ou moins
vaguement, à l’immortalité d’un principe spirituel.
« Quel âge avez-vous ? » Cette question, depuis quelque temps, me plonge
dans l’embarras. D’abord pour ceux ou celles qui me la posent, parce qu’elle me
semble témoigner d’une forme d’indélicatesse dont je ne soupçonnais pas
l’existence. Ensuite parce que je dois réfléchir avant de répondre. Comment
dire ? Je connais mon âge, je peux l’énoncer, mais je n’y crois pas. Deux
précisions toutefois. La sourde irritation que me cause cette question, je ne la
ressens pas lorsque ce sont de vieux complices qui la posent : nous avons peu ou
prou le même âge et ils connaissent déjà la réponse ; mais nous prenons plaisir
parfois à raffiner sur les détails, à chercher l’aîné de quelques semaines, voire de
quelques jours, à faire comme si nous rivalisions et cherchions à définir l’ordre
des préséances. Nous jouons et, d’une certaine manière, cette mise en dérision
correspond à notre état d’esprit : nous sommes vieux mais nous ne nous en
rendons pas toujours compte, comme si, nous déplaçant tous ensemble
parallèlement et dans le même sens, nous avions perdu la conscience du
mouvement. Seconde précision : ce trouble devant l’énoncé de mon âge est
relativement récent, au moins sous cette forme. Après mes trente-cinq ans,
l’approche de la quarantaine m’avait inquiété quelque temps ; une fois sorti de
cette zone de turbulence, de ce trou d’air, j’ai repris de l’altitude et de l’âge sans
émoi particulier. C’est lorsque je suis devenu l’aîné de mon père, mort à
soixante-quatre ans, que j’ai commencé à me sentir « hors d’âge » et que, sans
angoisse particulière ni la moindre volonté de déni, je ne me suis plus identifié à
mon âge, qu’il fût, selon la subtile distinction de l’INSEE, l’âge « atteint dans
l’année » ou l’âge « en années révolues ».
L’âge est la durée écoulée depuis la naissance. Il peut être calculé selon
deux définitions :
– l’âge par génération ou âge atteint dans l’année,
– l’âge en années révolues.
L’âge généralement utilisé est l’âge atteint dans l’année. Il correspond à la
différence entre l’année de l’événement et l’année de naissance de
l’individu.
L’âge en années révolues est l’âge au dernier anniversaire. Aussi, à la date
de l’événement, dans une même génération, l’âge en années révolues n’est
pas le même pour toutes les personnes.
Par exemple, un individu né le 10 octobre 1925 décède le 18 avril 1999. Il a
74 ans en âge atteint dans l’année : 1999 moins 1925 égale 74. Mais il a
73 ans en années révolues : 18 avril 1999 moins 10 octobre 1925 égale
73 ans 6 mois et 8 jours 1.
Ces précisions de l’INSEE sur son site Internet peuvent sembler relever de
l’évidence, mais elles correspondent à des possibilités stratégiques diverses pour
ceux ou celles auxquels on demande leur âge. Mon grand-père avait une manière
de dire son âge, qui était une sorte de synthèse des deux modes de calcul de
l’INSEE. Il prenait pour base l’anniversaire de l’année suivante et utilisait un
décompte ordinal. « Je suis à la veille d’entrer dans ma quatre-vingt-unième
année, a-t-il déclaré le jour de ses soixante-dix-neuf ans. » Il avait deux
ambitions : survivre à ses belles-sœurs et devenir le doyen du village. Il les a
réalisées toutes les deux, mais sa propension à se vieillir m’a toujours semblé
répondre à une sorte de vertige humoristique devant l’accélération des dernières
années.
1.
Définition de l’âge par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE).
2.
Charles Baudelaire, « Spleen II », « Spleen et idéal », Les Fleurs du mal , 1857.
Autobiographie et ethnologie de soi
L’écriture qui se donne le temps pour objet essaie d’en restituer les voluptés
spécifiques : non le passé, en tant que tel, mais les raffinements du souvenir ou
de l’oubli, non l’enfance, mais ce qu’elle annonçait déjà des incertitudes de
l’adulte, non l’histoire, mais les rares moments où elle a pu sembler frôler ou
engloutir celle de l’écrivain, non la guerre, mais, comme dans Un balcon en
forêt, les expériences inédites de l’attente dont elle a été l’occasion.
Quand l’écriture est davantage concernée par l’âge (chez un auteur comme
Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, par exemple),
l’influence de l’histoire s’exerce plus directement sur le récit de vie ; la
chronologie, les étapes de l’existence, marquent plus nettement le parcours
personnel. La littérature selon l’âge est plus sensible au tragique de l’existence et
plus nostalgique des paradis perdus. Quand Zweig évoque, en 1940, le Paris
qu’il a découvert en 1904, ses pages sont émouvantes pour plusieurs raisons.
D’abord parce que, en 1940, « le drapeau à croix gammée flotte sur la tour
Eiffel » ; Zweig, exilé au Brésil, va se suicider quelques mois plus tard. Ses
Mémoires sont une récapitulation d’événements qui ont compté pour lui, un peu
comme, dit-on parfois, certains mourants voient défiler le déroulement accéléré
des principaux épisodes de leur existence. Le Paris qu’il se rappelle, celui de sa
jeunesse, celui de 1904, a tout d’un monde idéal – les distinctions de classe y
sont atténuées, celles de race n’existent pas, les femmes sont libres, tout le
monde est joyeux : « Chinois et Scandinaves, Espagnols et Grecs, Brésiliens et
Canadiens, tous se sentaient chez eux sur les rives de la Seine. » Le tableau
enchanteur de ce Paris de rêve émeut pour deux raisons contradictoires : parce
qu’il représente un rêve perdu et parce que, tout idéalisé qu’il soit à l’évidence, il
contient certainement une part de vérité qui, aujourd’hui plus que jamais, éveille
les regrets. Les êtres vieillissent et les villes aussi. Le Paris de 1904 que revoit
Zweig est sans doute une illusion, mais il a existé un Paris susceptible de faire
naître cette illusion et je ne suis pas sûr que le Paris d’aujourd’hui possède
encore ce pouvoir poétique.
J’éprouve fugitivement une illusion du même ordre quand je repense au Paris
d’après la Libération. Tout le monde m’y paraissait heureux et joyeux. J’avais
dix ans en 1945. On sifflait dans les rues (qui siffle encore dans les rues de nos
jours ?). J’ai encore mille refrains de chansons de l’époque en tête. C’était
l’époque des radio-crochets et Saint-Granier animait dans différents coins de
Paris une émission qui s’appelait « On chante dans mon quartier » (« Ploum
ploum tralala, voilà c’qu’on chante chez moi »). À mes yeux, l’euphorie était
générale ; les enfants couraient après les soldats américains de toutes couleurs
pour leur demander du « chewing-gum » et du « chocolate » que les libérateurs
distribuaient à profusion en souriant. Ce tableau d’un Paris de rêve où je suis sûr
d’avoir vécu est la meilleure illustration que l’on puisse donner du passé comme
définitivement passé : au croisement d’un moment de ma vie et d’un moment
d’histoire, il ne se reproduira plus. C’est donc moins le caractère partiellement
illusoire et subjectif de l’impression d’euphorie générale que je ressentais à
l’époque qui me frappe aujourd’hui, que la certitude de sa disparition définitive.
Quand Zweig rêve Paris, ce point lumineux donne de la profondeur à son
tableau des années passées et en souligne l’épaisseur infranchissable,
irrémédiable ; il est rattrapé par l’évidence de l’âge, par l’actualité sinistre et par
le caractère jugé irréversible de son expérience de l’exil. 1904 ne reviendra pas.
L’objet de ses « Mémoires » n’est pas prioritairement la quête de soi, mais le
passage du temps, qui, dans ce siècle tragique, et pour certains plus que pour
d’autres, se confond avec l’histoire – l’histoire ponctuée de pauses, de coups de
théâtre et d’accélérations.
Telle qu’il la résume dans son dernier livre, la vie de Zweig est pourtant
romanesque, au sens où il y a toujours une part de passivité dans le romanesque :
une forme d’attente qui peut s’apparenter, selon les circonstances, à la
fascination, à la terreur, à la curiosité ou à l’espoir. Passivité vis-à-vis de l’âge
qui survient comme une fatalité :
Ainsi les années se passaient à travailler et à voyager, à apprendre, à lire, à
collectionner et à jouir. Un matin de 1931, je me réveillai : j’avais
cinquante ans 3.
Passivité vis-à-vis du succès, une sorte d’étonnement devant l’ampleur de
l’œuvre dont il est l’auteur et devant l’audience dont elle est l’objet. Impatience,
aussi, de connaître la suite, présentée en l’occurrence à la fois comme
personnelle (elle se situe du côté de l’œuvre à produire) et comme déclenchée
par un événement extérieur, par l’histoire :
C’est ainsi qu’en ce jour de mon cinquantième anniversaire je ne formai au
plus profond de moi-même que ce seul vœu téméraire : que quelque chose
se produisît qui m’arrachât à ces sécurités et à ces commodités, qui
m’obligeât non pas simplement à poursuivre, mais à recommencer.
Lorsqu’il écrit ces lignes, en 1941, Zweig a déjà décidé de se donner la mort
et il se demande d’où lui venait, quelques années plus tôt, son souhait d’une vie
différente et plus dure, qui a été exaucé, mais dont il admet qu’il n’a jamais
relevé d’une volonté consciente :
Ce n’était qu’une pensée fugitive qui venait m’effleurer comme un souffle,
peut-être pas du tout ma propre pensée, mais une autre, surgie de
profondeurs qui m’étaient inconnues.
On pourrait être tenté de supposer que la mention de cette « pensée fugitive »
a une dimension rétrospective, qu’elle prend acte d’une fatalité d’ordre
historique et que la prémonition dont elle fait état s’identifie plutôt à une prise de
conscience dans l’après-coup du caractère irrémédiable de la solidarité nouée
tragiquement entre une histoire personnelle et l’histoire tout court.
Bien sûr, par définition, les Mémoires ne sont jamais contemporains des
événements qu’ils rapportent et leur vision rétrospective conditionne la manière
dont ils évoquent le temps, l’âge… et l’avenir, mais il y a des écrivains qui
choisissent d’écrire leurs Mémoires, d’autres de tenir un journal, d’autres qui se
veulent expressément autobiographes, et d’autres qui se tiennent éloignés de
toute référence explicite et consciente à leur biographie.
Simone de Beauvoir a combiné les deux modes d’enregistrement du temps
que sont le journal et les Mémoires en utilisant pour La Force de l’âge, qui relate
des épisodes de l’immédiat avant-guerre et de la guerre, les carnets sur lesquels,
à l’instar de Sartre, elle notait événements et impressions. À partir de septembre
1939 (la guerre est déclarée, Sartre mobilisé), elle tient même durant quelques
mois un journal dont elle intègre certaines pages à son récit (« Et puis un matin
la chose arriva. Alors, dans la solitude et l’angoisse, j’ai commencé à tenir un
journal… »). D’où le double tempo du livre dans son ensemble : en fond de
tableau, la guerre, dont, comme ses lecteurs, elle connaît en 1960, année de
publication du livre, les horreurs et les conséquences, mais, avant tout, à l’avant-
scène, l’histoire vécue au quotidien individuel, qui garde quelque chose
d’anecdotique et d’innocent. Pour l’essentiel, Beauvoir est du côté du temps, non
de l’âge. Double suspense : l’issue de la guerre, bien sûr, mais d’une guerre
vécue, au milieu d’une sorte de grande vacance, comme un drame dont elle
croise certains acteurs, dont certains disparaissent soudain (Lautman, Cavaillès,
Nizan, Desnos…), happés par une autre histoire que la sienne ; mais aussi, et
plus encore, son propre devenir, sans doute parce que, comme pour Leiris,
rencontré lui aussi dans ces années-là, et pour Sartre, bien évidemment,
l’aventure intérieure est, malgré tout, la plus prenante (que vais-je écrire ? que
vais-je devenir ?), sans que, malgré le contexte, se profilent jamais, du moins en
traits accusés, la tentation d’un risque à courir ni l’idée d’une mort possible.
Les deux inflexions du temps et de l’âge sont présentes chez tous les auteurs,
en proportions variables : ceux-là mêmes qui tiennent ou ont tenu un journal
éprouvent le besoin, parfois, de prendre leurs distances avec la manière dont ils
ont rendu compte de la succession des jours pour faire le point et s’interroger,
passant par exemple du sentiment de jouissance que leur inspirait le fait
d’« épouser leur temps » à une réflexion plus ou moins sereine ou inquiète sur le
fait qu’il a passé et qu’ils ont pris de l’âge. On pense ici, notamment, à la reprise
par Claude Mauriac de son journal de plusieurs décennies, Le Temps immobile.
Ou, encore une fois, à Simone de Beauvoir, qui dans le prologue à La Force de
l’âge donne son âge précisément (cinquante ans) pour se justifier à la fois
d’avoir écrit, dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, le récit de ses vingt
premières années, et de lui avoir donné, avec ce nouveau livre, une suite à
laquelle elle ne pensait pas initialement. Dans le premier cas, il s’agissait, dit-
elle, de redonner vie à une adolescence qui sinon disparaîtrait à tout jamais :
Je n’ai jamais oublié les appels que j’adressais, adolescente, à la femme qui
allait me résorber en elle, corps et âme : il ne resterait rien de moi, pas
même une pincée de cendres ; je la conjurais de m’arracher un jour à ce
néant où elle m’aurait plongée. Peut-être mes livres n’ont-ils été écrits que
pour me permettre d’exaucer cette ancienne prière 4.
Dans le deuxième cas, ajoute-t-elle, il s’agissait de donner un sens à cette
histoire en forme de genèse :
Inutile d’avoir raconté l’histoire de ma vocation d’écrivain si je n’essaie pas
de dire comment elle s’est incarnée.
Comme chez Leiris, l’observation du temps est avant tout l’instrument d’une
enquête sur soi ; la mention de l’âge n’est qu’un repère dans l’observation de soi.
Propos délibéré, conscient et volontaire :
Je sens que je deviens quelque chose de bien défini : je vais avoir trente-
deux ans, je me sens une femme faite, j’aimerais savoir laquelle,
s’interroge Simone de Beauvoir dans son journal le 4 novembre 1939.
Il reste que, Mémoires ou journal, le récit de la vie des autres retient
l’attention de nombreux lecteurs. Sans doute, justement, à cause de ce double
tempo, ou, si l’on veut, de ce double langage, sans exclure la part de duplicité à
laquelle fait allusion l’expression, parce qu’il est aussi le leur et qu’ils le
retrouvent sous la plume d’autrui avec, au double sens du terme, un sentiment de
reconnaissance : ils s’y retrouvent – ou, à tout le moins, y retrouvent quelque
chose de leur propre ambivalence dans l’appréhension du temps – et ils en
savent gré à l’auteur. Double langage ? Il y a en effet en chacun de nous une
voix intérieure, qui s’extériorise parfois en murmures, grommellements,
onomatopées, contractions du visage ou, plus rarement (quand « nous parlons
tout seuls »), sous forme de quelques paroles articulées : elle commente notre
actualité la plus banale, nous interpelle, nous juge parfois en termes crus (Quel
crétin je fais !) ; bref, elle est l’expression verbalisée de notre conscience « hors
d’âge », de cette réflexivité ordinaire qui a toujours accompagné le cours de
notre existence et nous met à distance de nous-mêmes, préserve en chacun de
nous cette part d’attention flottante qui échappe à la fatalité, à l’accident et à
l’âge. Si je me dis, un peu désabusé : « Eh bien, mon vieux, tu ne rajeunis
pas… », je me reconnais sans m’identifier, je me mets sur le côté comme si
j’étais l’auteur de ce personnage qui m’échappe un peu mais que je ne perds pas
de vue pour autant. La présence de cette conscience dédoublée explique peut-
être que nous ne soyons pas surpris par l’artifice habituel dont procède la
littérature romanesque (d’un auteur omniscient qui transcende la subjectivité de
ses créatures), mais que, au contraire, nous soyons tentés de percevoir dans
beaucoup de récits romanesques une métaphore plus ou moins approximative de
notre propre vie.
Relisant Simone de Beauvoir, évoquant Sartre et Leiris, j’y associe
spontanément un quartier de Paris où j’ai longtemps vécu, et un morceau
d’histoire qui m’a marqué pour la vie, même si j’étais enfant lorsque ces auteurs
accédaient à la maturité. Plus tard, il m’est arrivé de les entrevoir, mais l’image
que je m’en suis faite à travers leurs écrits, si incertaine qu’elle puisse être, reste
la plus tenace. Elle a presque le statut d’un souvenir, mais cela en dit long sur ce
qu’est un souvenir. Cet ensemble composite, où je retrouve aussi bien des lieux
fréquentés à diverses époques, des détails d’une étonnante précision sur la vie
dans les années 1940, et l’énergie que m’avait inoculée, quand j’avais vingt-cinq
ans, la lecture vivifiante de La Force de l’âge, parle bien de moi, en un sens,
mais il n’en parle qu’à moi ; encore faut-il s’entendre sur le mot « parler » : si je
suis incapable de transcrire cette parole, c’est qu’elle ne relève pas du langage
syntaxiquement articulé. Peut-être s’agit-il plutôt d’une intuition d’ordre
poétique, qui établit un contact imprévu entre des éléments éloignés que rien ne
semblait destiner à un tel rapprochement. Mais ce poème ne sera jamais écrit
ni lu. Je serai seul à l’entendre, incapable même de le fredonner. Nous sommes
tous porteurs de tels poèmes, qui résistent à l’âge parce qu’ils ne sont faits que
de temps.
C’est le temps comme matière qui est alors en cause, le temps que l’on
modèle à son gré, que l’on compose et recompose, le temps avec lequel on joue
pour le plaisir. Quand de vieux amis se retrouvent et échangent des souvenirs, ils
savent bien qu’ils ne restitueront jamais la saveur des jours passés et que c’est
d’ailleurs une chance : elle était souvent bien fade. Mais ils retrouvent quelque
chose du plaisir de l’échange, quelque chose qui les situe à distance du
vieillissement et du temps qui passe :
– C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric.
– Oui, peut-être bien ? C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit
Deslauriers 5.
Ils évoquent, on s’en souvient, leur piteuse expédition de jeunesse au bordel
de la Turque, à Nogent. La fin de L’Éducation sentimentale traduit,
littéralement, le désenchantement des deux amis, l’un revenu de l’illusion
politique, l’autre de l’illusion amoureuse, mais qui se retrouvent l’un comme
l’autre, par défaut en quelque sorte, dans cette double désillusion. L’éducation
sentimentale, n’est-ce pas d’abord l’expérience du côté formateur de l’oubli,
égoïste si l’on veut, qui permet de se retrouver soi-même – une expérience du
temps qui ne se confond pas avec celle de l’âge ? Avec, en outre, le sentiment
d’une complicité dans le désenchantement qui l’apparente à des « retrouvailles »,
c’est-à-dire à la renaissance d’une relation. Ce n’est ni glorieux ni vraiment
désespéré. Un bilan en forme d’échec, mais le début possible d’une autre
histoire.
Leiris et Beauvoir ne sont pas si loin. Ni Rousseau et ses Rêveries du
promeneur solitaire. L’écriture de l’autobiographie ou des Mémoires est
comparable au travail du temps sur les ruines : elle travaille par soustraction et
sélection. Elle suggère ainsi que derrière toute création originale il y a une part
d’oubli ou, tout au moins, une relation avec le temps qui ôte toute pertinence à la
distinction entre mémoire et oubli, quelque chose comme une redécouverte ou,
comme c’est le cas du rite quand il est réussi, un re-commencement. Sans doute
l’écriture joue-t-elle vis-à-vis de la vie qui passe et s’en va, c’est-à-dire vis-à-vis
de l’âge, le rôle du rituel quand il est efficace et parvient à donner à ceux qui y
participent ou y assistent le sentiment qu’il rouvre le temps.
Que ne puis-je aller finir mes jours dans cette île chérie sans en ressortir
jamais, ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui me rappelât le
souvenir des calamités de toute espèce qu’ils se plaisent à rassembler sur
moi depuis tant d’années ! […] Délivré de toutes les passions terrestres
qu’engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s’élancerait
fréquemment au-dessus de cette atmosphère, et commercerait d’avance
avec les intelligences célestes dont elle espère aller augmenter le nombre
dans peu de temps. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si
doux asile où ils n’ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m’empêcheront pas
du moins de m’y transporter chaque jour sur les ailes de l’imagination, et
d’y goûter durant quelques heures le même plaisir que si je l’habitais
encore. Ce que j’y ferais de plus doux serait d’y rêver à mon aise. En rêvant
que j’y suis ne fais-je pas la même chose ? Je fais même plus ; à l’attrait
d’une rêverie abstraite et monotone je joins des images charmantes qui la
vivifient. Leurs objets échappaient souvent à mes sens dans mes extases, et
maintenant plus ma rêverie est profonde plus elle me les peint vivement. Je
suis souvent plus au milieu d’eux et plus agréablement encore que quand
j’y étais réellement. Le malheur est qu’à mesure que l’imagination s’attiédit
cela vient avec plus de peine et ne dure pas si longtemps. Hélas, c’est quand
on commence à quitter sa dépouille qu’on en est le plus offusqué 6 !
Rousseau a écrit ses Rêveries à partir de 1776, à Paris et à Ermenonville où il
est mort en 1778. La fin de la cinquième promenade récapitule plusieurs
mouvements mentaux, plusieurs élans de l’âme, que la réflexion de l’auteur, au
moment même où il écrit, semble faire jaillir les uns des autres : le regret
d’abord, au souvenir de l’île de Saint-Pierre et, plus précisément, des moments
de fuite dans la rêverie qu’il y a connus ; le constat, presque simultané, qu’il se
livre toujours à cette rêverie – même s’il ne revit plus que par l’imagination le
flux et le reflux des eaux du lac qui lui donnaient alors le sentiment physique de
son existence ; aussitôt après, la remarque que sa rêverie est plus complète au
moment où il écrit que dix ans plus tôt, puisqu’elle ajoute au sentiment mêlé de
présence et d’évasion à quoi se résumaient ses « extases » les « images
charmantes » du lieu d’accueil et de ses hôtes ; enfin l’évocation du
vieillissement du corps, qui, au contraire, limite et affaiblit la force de
l’imagination et la vivacité de la mémoire.
Malgré cette dernière évocation, faite d’ailleurs sur un ton presque allègre, et
malgré les blessures dont il garde la marque, l’auteur des Rêveries fait montre ici
d’une remarquable sérénité ; c’est le calme après les tempêtes, l’embellie du soir,
le sentiment, peut-être, que, malgré tout, quelque chose a été accompli. Deux
références à l’âge (le souvenir des persécutions dont il a été l’objet « depuis tant
d’années » et l’approche du moment où il lui faudra « quitter sa dépouille »)
encadrent ainsi l’évocation d’un temps non linéaire, où l’après peut être plus
riche et plus exact que l’avant ; d’un temps qui reste, face au temps qui passe ;
d’un temps source de plaisir et de bonheur.
Rousseau écrit. L’écriture est l’instrument qui lui permet de substituer le
temps à l’âge. Les Rêveries sont, comme l’on dit, une œuvre inachevée, la mort
l’a prise de vitesse, mais c’est le destin de toute grande œuvre de n’être jamais
achevée : elle s’offre à des lecteurs auxquels elle fait expressément appel et dont
la seule existence relativise l’importance de l’âge. Au fil du temps, leurs lectures
successives l’interrogeront et l’enrichiront ; ainsi l’œuvre n’appartiendra plus à
l’auteur, il en sera dépossédé. On pourrait même dire que l’auteur ne
s’appartiendra plus – ce qui correspond au rêve le plus modeste et le plus
ambitieux qu’il soit en mesure de formuler, et à l’illusion la plus sage et la plus
folle qu’il puisse entretenir : ignorer l’âge et laisser faire le temps.
Écrire, c’est mourir un peu, mais un peu moins seul.
1.
Michel Leiris, L’Âge d’homme , Paris, Gallimard, « Folio », 1973.
2.
Walter Benjamin, Gesammelte Briefe, Band VI : 1938-1940 , Berlin, Suhrkamp, 2000. Lettre à Max
Horkheimer, 23 mars 1940, in Critique , « Georges Bataille. D’un monde l’autre », nº 788-789,
janvier-février 2013, p. 106.
3.
Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen , Paris, Le Livre de Poche, 1996.
4.
Simone de Beauvoir, « Prologue », La Force de l’âge , Paris, Gallimard, « Folio », 1986.
5.
Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale , Paris, Gallimard, « Folio », 2005.
6.
Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire , « Cinquième promenade », 1776-
1778.
La classe
1.
Denise Paulme (dir.), Classes et associations d’âge en Afrique de l’Ouest , Paris, Plon, 1971.
Images d’Épinal
Le thème des âges de la vie peut toutefois inspirer d’autres réflexions. Les
âges de la vie se succèdent comme les saisons. C’est là ce que suggère
l’expression. Son pluriel invite, certes, à considérer le vieillissement comme
inéluctable, mais la métaphore des saisons a des résonances particulières : le
printemps succède à l’hiver, on le sait. Elle suggère donc soit qu’une partie de
celui qui disparaît revient – thème qui fait souvent l’objet des représentations
polythéistes et païennes –, soit que de nouvelles générations prennent la relève
des précédentes – thème qui peut d’ailleurs parfaitement se conjuguer avec le
premier et auquel nous sacrifions volontiers dans les conversations un peu
paresseuses qu’il nous arrive d’avoir sur ce sujet. Il y a donc dans l’emploi
pluriel du mot « âge » un fond d’optimisme en fort contraste avec son emploi au
singulier, qui l’apparente à une fatalité, à un destin sans avenir. Suggérer que les
générations se succèdent comme les saisons, c’est sous-entendre qu’elles ont en
commun l’appartenance au genre humain, affirmer un humanisme de l’héritage
qui peut s’affranchir de toute référence à l’hérédité, pour peu qu’on ne lui
assigne pas comme limite le cadre étroit de la famille et de la reproduction
biologique.
Entre ce singulier et ce pluriel, entre l’âge et les âges, il y a au fond une
différence absolue et une intime complémentarité. Les âges de la vie peuvent
être évoqués indépendamment de l’enchaînement que suppose l’avancée en âge,
par le biais de l’anticipation qui esquisse l’avenir ou du souvenir qui recrée le
passé, dans tous les cas en laissant l’imagination jouer avec le temps.
1.
Michel Leiris, L’Âge d’homme , op. cit.
Faire son âge
Les mots, les expressions toutes faites, comme on dit, en disent long, comme
on dit aussi. Trop long sans doute pour ne pas se contredire avec l’assurance des
naïfs ou des trop rusés. « Tu ne fais pas ton âge » : voilà une affirmation que l’on
entend parfois ; elle est censée rendre heureux ou heureuse celui ou celle à qui
elle s’adresse. Aussi bien la formule au positif (faire son âge) est-elle plus
souvent employée à la troisième personne, sur le ton de la confidence apitoyée, à
propos d’un tiers absent : il ou elle « fait son âge » ; ou, plus insistant : il ou elle
« fait bien son âge ». Le verbe « faire » semble, appliqué à l’âge, employé à
contre-sens. Fait son âge celui qui le subit, qui supporte passivement l’action du
temps, dont l’apparence physique accuse le poids du temps, l’exprime
directement ou même l’anticipe. Qui fait son âge se laisse faire par lui. Faire son
âge, c’est lui laisser prendre les commandes. Qui fait est passif et subit. Qui ne
fait pas est présumé, au contraire, avoir une vie active, saine, une énergie qui
atténue ou ralentit les effets de l’âge. Je fais de l’exercice pour ne pas faire mon
âge. Je rentre le ventre, je fais un régime, une thalassothérapie ; je fais appel aux
crèmes et au fond de teint, je me maquille pour faire jeune, plus jeune, c’est-à-
dire plus jeune que mon âge.
On ne prend pas de l’âge comme on prend le large, comme on prend courage
ou comme on prend son destin en main. Plutôt comme on prend froid ou comme
on prend peur. Les deux principaux verbes d’action, « faire » et « prendre », sont
ambivalents et il suffit de changer leur complément d’objet pour les faire passer
sémantiquement à la voix passive. Ce jeu sur le passif et l’actif se retrouve, plus
franchement, dans d’autres expressions, avec d’autres verbes : on avance en âge,
comme on avance vers quelqu’un, mais, quand on arrive, c’est l’âge lui-même
qui est dit « avancé », comme s’il s’agissait d’un moyen de transport privé :
« Votre voiture est avancée. » La combinaison de deux métaphores aboutit
presque à l’image d’une collision lorsque nous disons de quelqu’un qu’« il a
atteint un âge avancé ».
« Combien tu lui donnes ? Cinquante, cinquante-cinq ans. » Le vocabulaire,
ici, par une étrange alchimie, substitue l’offrande à l’estimation. Nous nous
exprimons souvent de la sorte quand nous nous livrons machinalement à des
appréciations spontanées, et non pas nécessairement perfides, de l’âge de nos
interlocuteurs. En sens inverse, nous avons conscience d’être toujours exposés
au regard d’autrui. « Combien tu lui donnes ? » Il n’est pas certain que le
destinataire de l’offre, s’il en était informé, en apprécierait le contenu, si par
hasard ou par l’effet de la malignité de l’expert l’estimation était trop élevée. Il
souhaiterait qu’on ne soit pas trop généreux dans l’attribution des années :
« On ne lui donnerait pas plus de cinquante ans, on ne lui donnerait pas son
âge. » Voilà ce qu’un homme vieillissant aimerait peut-être entendre. Mais on ne
lui demande pas son avis. Le don est sans appel. Il n’est que l’écho d’une vérité
imposée par la nature et le temps, et qu’un témoin est censé déchiffrer sur le
corps de celui à propos duquel il s’exprime. Ce témoin n’est que le porte-parole
de l’irrémédiable ; il joue le rôle du chœur dans la tragédie antique. Il ne donne à
l’autre que ce qu’il lui vole : son image. Ce faux échange n’est jamais si cruel
que lorsqu’il prend la forme d’une interpellation. « Quel âge me donnes-tu ? » a
parfois la faiblesse et l’imprudence de demander un individu trop sûr de son
apparence à celui ou celle qu’il croit surprendre et séduire. Et la réponse, si elle
est exacte, le frappe comme une gifle. Oui, il « fait son âge », son âge est
avancé : il n’a plus qu’à embarquer.
Il ne s’agit pas ici de jeux de mots. Ou plutôt ce sont les mots qui se jouent de
nous et non l’inverse. Ils nous enferment dans un système binaire du type « to be
or not to be » et nous laissent osciller sans fin du réel à l’apparence, du naturel à
l’artificiel, du maquillage à la nudité ou de la vérité au mensonge, comme si, en
matière d’âge, il n’était jamais possible d’avoir le dernier mot.
Les usages de la langue sont subtils ; ils expriment nos doutes, nos illusions et
nos angoisses. Vouloir ce que l’on sait subir ou simplement l’accepter : entre
l’héroïsme et la sagesse, la nuance est infime et essentielle ; ce dilemme est au
principe des grandes options morales des sociétés humaines, et il n’est peut-être
pas vain d’en retrouver les traces éparpillées dans les mots de la langue. En
outre, celle-ci évolue, le vocabulaire change et certains mots vieillissent ; il nous
arrive même d’estimer l’âge de quelqu’un d’après les mots qu’il utilise. En la
matière tous les coups sont permis, mais ce sont souvent des coups fourrés : on
parle jeune comme on s’habille jeune. Nous parlons avec des mots, mais les
mots parlent de nous, même, ou surtout, quand ils mentent. Les mots « font leur
âge », et c’est sans doute la raison pour laquelle ils parlent si contradictoirement
du temps.
C’est bien entendu dans le langage du temps lui-même qu’ils prennent
facilement un coup de vieux. Le mot « passe-temps » tout le premier a du plomb
dans l’aile : qui oserait ravaler la navigation ou le surfing sur Internet au rang de
passe-temps ? Les « jeux de patience » ont-ils encore de l’avenir ? Qui oserait
encore parler de l’« âge bête » ? Qui oserait évoquer « la femme de trente ans »
dans ses connotations balzaciennes ? Il y a fort à parier que des expressions
courantes dans mon enfance ne feront plus long feu : on ne cassera bientôt plus
sa pipe et l’on ne bouffera plus longtemps les pissenlits par la racine ; les lois
antitabac, la crémation et les défoliants mettront de l’ordre dans le vocabulaire.
Qui ne voudrait pas, aujourd’hui, aller plus vite que la musique ? Patience et
longueur de temps sont-elles encore des vertus ? Beaucoup de proverbes ont fait
leur temps, démentis par l’expérience : « Tout vient à point à qui sait attendre. »
Lorsque l’on dit ou pense sans le dire que des mots, des expressions ou des
locutions sont « datés », cela signifie que ceux qui les emploient expriment ou
revendiquent une sorte de « retour d’âge » (comme on ne dit plus non plus)
linguistique, social et historique. Effet de l’âge, du snobisme ou de la dérision,
ces écarts de langage ont, en tout état de cause, une valeur de provocation vis-à-
vis du langage dit contemporain. Ce qui entraîne que si quelqu’un d’un peu âgé
veut éviter de passer pour un attardé ou un contestataire, il a intérêt à changer de
vocabulaire, à l’enrichir, certes, de tous les mots nouveaux qu’apportent les
technologies d’usage courant, mais aussi à le dépouiller des mots désuets et des
formules démodées qui font vieux jeu. Ce à quoi s’emploient d’ailleurs souvent
sans trop de mal, et même avec zèle, en s’en amusant, beaucoup de personnes
d’un certain âge, les relations entre grands-parents et petits-enfants jouant à cet
égard un rôle non négligeable.
L’âge des choses et l’âge des autres
« Malraux a vieilli.
– Moins que Gide ! »
Nous avons parfois le sentiment que l’âge vient d’ailleurs, qu’il nous est
extérieur, que les choses ont changé sans nous demander notre avis et que c’est
la raison pour laquelle nous ne les reconnaissons pas. « Ce livre a vieilli »,
disons-nous ou entendons-nous dire parfois. Ou encore, plus sévèrement : « Il a
mal vieilli. » Un tel propos est relativement fréquent et nous transforme en juges
immobiles et implacables des œuvres et des auteurs. Un peu de réflexion nous
conduit vite à inverser cette image : le texte du livre n’a pas bougé, les images
du film n’ont pas changé. Le cinéma est, de ce point de vue, le témoin inexorable
des dérives de la mémoire. J’ai le goût des films anciens, notamment
américains ; il y en a que j’ai vus un nombre incalculable de fois, profitant de
mon privilège de Parisien tant qu’il existe. J’ajoute, par parenthèse, que voir un
film en salle est une tout autre expérience que celle du DVD ou de la télévision :
elle n’est pas immédiatement reproductible et n’est jamais solitaire, même dans
les salles parfois peu fréquentées en semaine du Quartier latin. Ce n’est donc pas
le film seul qui est en cause au cours des séances de cinéma, c’est un décor et un
rituel qui ont très peu changé. Eh bien, l’expérience des fantaisies de la mémoire
est toujours la même : il y a toujours quelque chose de plus ou de moins dans le
spectacle réel que dans le souvenir, même quand celui-ci est relativement récent.
À peine abandonnée à elle-même, la mémoire s’est empressée d’effacer certains
détails et d’en rajouter quelques autres – infimes variations souvent, mais qui
suffisent à me démontrer que ce n’est pas le film qui a changé, encore moins
vieilli, mais moi. La pellicule est le témoin irrécusable de l’étonnante capacité de
la mémoire à oublier et à inventer.
Pourtant il est peut-être trop facile d’imputer aux seules fantaisies de la
mémoire et de l’oubli le vieillissement apparent des choses de la vie. Ces choses
de la vie sont de trois ordres : des paysages, des œuvres et des êtres ou, plus
exactement, des corps. Et elles sont à l’origine de relations – les relations qui
nous lient à des lieux, des livres, des parents, des amis ou des animaux.
Sans doute la relation que l’on entretient avec un paysage n’est-elle pas
comparable avec celle que l’on entretient avec un être vivant, qui suppose une
réciprocité. Pour évoquer la permanence supposée de la nature, Lamartine est
obligé de la personnifier :
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir 1 !
Ce que Victor Hugo se garde bien de faire lorsque, dans « Tristesse
d’Olympio », il voit dans les changements du paysage une confirmation du
caractère irréversible du passé : « Nos chambres de feuillage en halliers sont
changées. » Il faut dire que les paysages ne sont jamais vraiment naturels et que
leurs changements sont imputables à l’action des hommes. Si vous ne retrouvez
plus le paysage dont vous aviez gardé le souvenir, c’est que vous ne vous y
retrouvez plus, qu’il vous est devenu étranger (il s’agit bien d’une relation), mais
si le paysage a changé objectivement (on a construit, rasé une forêt, fait passer
une route), c’est que d’autres hommes sont intervenus. Il s’agit donc bien, d’un
certain point de vue, d’une intervention dans votre intimité personnelle et c’est
sans doute ce qui explique la virulence de certaines protestations contre les
projets qui impliquent un bouleversement du paysage. Il s’agit moins d’écologie
alors que d’une sorte d’atteinte à la vie privée.
Reste le cas du paysage qu’aucune intervention extérieure n’a affecté mais qui
semble avoir rétréci avec le temps. Lorsque Proust revient à Illiers, tout, y
compris la rivière, lui semble plus petit. Mais comment oublier que dans
l’enfance tout était objectivement plus grand, les êtres (les « grandes
personnes ») comme les paysages ? J’ai toujours pensé que le miracle du cinéma
en salle c’était la taille des personnages, immenses sur l’écran, qui par leur seule
apparition nous restituent une vision d’enfant, le temps où le monde des adultes
était composé de géants qui faisaient deux fois notre taille.
Pour le reste, les changements que nous pouvons attribuer au temps ne sont
pas nécessairement le signe d’une dégradation. Lorsque nous disons qu’un livre
ou un film « a vieilli », nous parlons en fait, c’est entendu, d’un changement qui
est le nôtre, mais si nous prêtons attention au fait qu’au point de départ du
souvenir il y a une relation (entre le livre ou le film et nous), il faut bien
reconnaître que c’est la relation qui a changé et non pas nécessairement l’œuvre
ou nous. Et cette relation peut s’être enrichie, avoir acquis une vitalité nouvelle,
loin de signifier une perte de sens ou de substance. Je prendrai comme exemple
deux auteurs d’intérêt bien inégal : la comtesse de Ségur et Alexandre Dumas.
Ma mère avait lu, enfant, la comtesse de Ségur dans la « Bibliothèque Rose »,
dorée sur tranche, et elle avait disposé dans ma chambre l’essentiel de son
œuvre, des Malheurs de Sophie aux Mémoires d’un âne, en passant par Les
Petites Filles modèles et Les Vacances. J’ai dévoré les romans de la comtesse,
née Rostopchine, dès l’âge de six ans, et je dois avouer que jamais par la suite
aucune œuvre n’a éveillé en moi des émotions comparables ni suscité d’images
aussi prégnantes. On me croira sans peine si je déclare n’avoir jamais relu,
depuis une éternité comme on dit, la comtesse de Ségur et avoir presque fait
reproche à ma mère, beaucoup plus tard, de m’avoir mis entre les mains une
littérature de classe où les bons sentiments (les gestes de charité envers les
pauvres bien honnêtes) voisinaient avec les engagements politiques les plus
réactionnaires (la dénonciation des « hordes » de Garibaldi marchant sur Rome,
dans Après la pluie le beau temps), un racisme spontané et presque innocent
(le nègre Ramor, dans le même récit, a un dévouement de chien fidèle pour son
maître, « Moussu Jacques », et s’engage à son côté dans les zouaves pontificaux
pour sauver le pape et le Vatican) et une tendance peu maîtrisée au sadisme
sexuel (les scènes de fouet appliqué sur les fesses nues sont récurrentes, des
Malheurs de Sophie au Général Dourakine en passant par Un bon petit
diable…). Seulement voilà : la comtesse de Ségur avait du talent ; elle savait
éveiller la sensibilité des jeunes enfants et solliciter leur imagination.
Évidemment, je suis sûr que ses livres me tomberaient des mains si je m’avisais
aujourd’hui d’y remettre le nez. D’ailleurs, c’est inutile : ma mémoire, s’agissant
des premiers textes que j’ai lus, est excellente, alors qu’elle se révèle souvent
défaillante lorsque je cherche des références plus récentes. Je crois m’être remis
des émois vagues et inavoués que faisaient naître en moi les scènes de fessées.
Mais longtemps, lorsqu’il m’arrivait de parcourir en voiture les routes
départementales de France, j’ai cherché, à la tombée de la nuit, le carrefour où
surgirait soudain la silhouette accueillante et chaleureuse d’une auberge
analogue à celle où les deux orphelins de L’Auberge de l’Ange gardien devaient
trouver refuge. Cette image aux contours flous mais insistants ne m’a jamais
quitté et il arrive encore qu’elle donne fugitivement à des paysages
crépusculaires que je découvre par hasard un air inachevé de déjà-vu.
Ma relation avec la comtesse s’est ainsi réduite et amplifiée, réduite à un peu
moins qu’une image, un petit rien, mais qui me reste fidèle et que je peux
retrouver inopinément, à l’occasion, n’importe où, sous la forme récurrente d’un
désir inassouvi.
Alexandre Dumas est un auteur d’une richesse inépuisable. Tous les dix ou
quinze ans, je relis Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Le Vicomte de
Bragelonne et aussi Le Comte de Monte-Cristo, qui sont des œuvres,
précisément, dont l’âge est le thème et le temps la matière. Je prends toujours
plaisir à suivre les intrigues qui s’y développent et j’apprécie plus que jamais
l’énergie qui s’y déploie, mais il est vrai que, le temps passant, j’ai mieux perçu
la mélancolie discrète qui ombre la suite des Trois Mousquetaires, lorsque
chacun vit sa vie et que les liens se distendent, au début imperceptiblement, du
fait de l’âge et des occupations qui s’y attachent, entre les quatre amis. Certes,
cette vaste suite romanesque est un hymne à la fidélité, et les rebondissements de
l’histoire, l’histoire de France telle qu’Alexandre Dumas l’imagine et la récrit,
permettent à ses héros de la réaffirmer, de la remettre à l’épreuve et d’en
témoigner jusqu’à la mort, mais l’autre versant de l’histoire, c’est ce qui n’est
pas raconté, les longues années sans plus d’aventures partagées où l’âge se
faisait sentir plus lourdement et où, sans l’ingéniosité romanesque de l’auteur,
l’oubli aurait tout englouti ou presque. La chose est dite dans Le Comte de
Monte-Cristo : au terme de sa vengeance, le comte comprend, et le lui fait sentir
avec une politesse cruelle, qu’il y a belle lurette qu’il n’aime plus Mercédès et
qu’elle appartient, comme Edmond Dantès lui-même, à un passé disparu. On
assiste presque, à la fin du récit, à une course de vitesse entre l’oubli et le désir
de vengeance. La menace de l’oubli reste virtuelle dans Vingt ans après et
Le Vicomte de Bragelonne, mais sa présence mélancolique hante leurs plus
belles pages. Elle ne m’a certes pas attendu pour exister et je ne l’ai pas
inventée ; vingt ou quarante ans plus tard, on trouve dans Vingt ans après des
harmoniques nouvelles qu’il fallait attendre. Il faut savoir lire et relire ; la
relation avec un texte est vivante. Un livre qui ne vieillit pas, c’est un livre dont
le lecteur peut toujours attendre quelque chose, où il peut toujours découvrir
quelque chose, un livre qui lui démontre ainsi qu’il est toujours vivant, que leurs
sorts sont liés et qu’ils sont tous deux unis « à la vie, à la mort ».
1.
Alphonse de Lamartine, « Le Lac », Méditations poétiques , 1820.
Vieillir sans âge
La relation n’est pas plus simple avec son propre corps, avec soi-même. Nous
n’avons pas tous les jours l’occasion de nous regarder dans une glace. Quand
cela se produit, il arrive que nous fuyions le contact et nous éloignions après un
bref coup d’œil inexpressif ou indifférent. Parfois au contraire nous nous
attardons, soit pour rectifier quelque détail (« se refaire une beauté », disait-on
jadis) en passant la main dans les cheveux, en rectifiant un nœud de cravate ou,
pour les dames, un détail du maquillage – dans l’hypothèse d’un homme cravaté
ou d’une femme maquillée –, soit, tout simplement, si je puis dire, pour
contempler notre image sans commentaire, dans un acte, littéralement, de pure
réflexion. C’est notre corps, alors, que nous retrouvons, ce corps qui est à la fois
comme un paysage par son apparence (nous aimons d’ailleurs le revoir sur des
photographies plus ou moins « posées », dans un paysage souvenir, familier ou
exotique – image de vacances…), comme une œuvre dont nous revendiquerions
la responsabilité, tel le peintre qui apporte des retouches à son tableau, et comme
un être indépendant, qui vit sa vie, laquelle se trouve être aussi la nôtre. La
relation avec soi-même, dans ces conditions, procède par une série de
dédoublements qui sont l’occasion de créations verbales : mon corps et moi
(il me joue des tours ou me procure des satisfactions), ma conscience et moi
(le moi de l’étage au-dessus, le surmoi qui me domine et me réprime, ou celui du
dessous, celui des bas instincts), moi et moi (je est un autre), la diversité d’un
moi imprévisible qui semble se répéter et se reproduire à l’identique, mais peut
aussi me prendre de vitesse et m’échapper par surprise.
Pourtant, lorsque je me regarde dans la glace et me dis que j’ai vieilli, même
si j’interpelle mon reflet en le tutoyant, je rassemble et réunifie dans une
soudaine prise de conscience mon corps et mes différents moi. Ce retour au stade
du miroir, paradoxalement, me débarrasse des apories de la conscience réflexive.
Je vieillis, donc je vis. J’ai vieilli, donc je suis.
Il faut dire que la question de la relation avec soi-même, avec le corps propre,
n’a rien d’évident et que celle de l’âge la complique encore.
Dans l’Afrique traditionnelle, le corps était considéré comme une surface
d’inscription sur laquelle étaient gravés, dès la naissance, quelques signes,
déchiffrables par les spécialistes, traduisant la présence d’un élément hérité
(l’autre et le passé coexistaient dans le même dès le départ), mais sur laquelle se
manifestaient aussi, par la maladie ou diverses infortunes physiques, les attaques
subies de l’extérieur : là encore, des spécialistes étaient censés décrypter
l’origine et le sens de ces atteintes en s’aidant d’une grille symbolique variable
d’une culture à l’autre, mais toujours existante. Deux constantes dans cette grille
symbolique : le non-dualisme – une indistinction systématique entre le corps et
l’esprit – et une conception persécutive de l’événement, notamment des
accidents du corps toujours considérés comme imputables à la volonté délibérée
d’un ou d’une autre. On a souvent souligné l’importance de ces conceptions
persécutives, pour les mettre en regard des conceptions plus intégrées du moi
spécifiques de la modernité.
Mais, dans les sociétés les plus modernes, le corps fait l’objet d’une
surveillance aussi attentive que dans les sociétés lignagères africaines. Au nom
de la bonne forme physique, de la santé et du bien-être, ce sont les signes du
vieillissement que l’on traque et que l’on cherche d’abord à expulser. On
voudrait éliminer du même coup tous les signes qui sont aussi ceux de la
pauvreté : ainsi, l’obésité est dans les pays développés considérée comme un
signe de sous-développement intellectuel et économique qui se manifeste
aujourd’hui de plus en plus fréquemment. Il reste que, même pour ceux et celles
qui s’échinent leur vie durant à faire de l’exercice, du jogging ou de la corde à
sauter tout en surveillant leur alimentation, c’est toujours, en fin de compte, le
corps qui dit l’âge. Il s’agit donc, si l’on veut « rester jeune », de lui apprendre à
dissimuler ou à mentir. Mentir à qui ? Aux autres et à soi-même. À soi comme
autre. Comme s’il y avait un autre du corps, un autre que le corps.
Les regards les plus exercés reconnaissent tout de suite les artifices grâce
auxquels la peau paraît plus tendue, le cou moins ridé ou les cheveux moins
rares. Il reste que c’est de l’intérieur que le combat se mène et que, comme dans
la campagne de France de Napoléon après Waterloo, il conduit de victoire en
victoire jusqu’à la défaite finale. Arrive en effet un moment où les masques
tombent, où la vérité crue de l’âge se manifeste spectaculairement, un peu plus
tôt, un peu plus tard, c’est selon, mais inexorablement. Depuis longtemps déjà,
bien avant la déchéance finale, les hommes avaient renoncé progressivement à
leur virilité, les femmes à leur féminité, ou tout au moins à certains de leurs
aspects les plus spectaculaires ; le vieillissement se fait souvent sentir tôt, et
l’effondrement physique associé à l’extrême vieillesse est l’aboutissement d’une
longue histoire. Le corps, à la fois par son aspect extérieur et par ses
dysfonctionnements internes, « trahit » celui ou celle qui, prenant conscience de
cette déconfiture, se sent d’abord victime de son corps et refuse d’admettre que
cette fragile dépouille en voie d’extinction résume son être et son identité. La
conscience « persécutive » reste toujours présente et active, elle se retourne
contre les maladies qu’elle personnalise (le cancer, le crabe) ou la fatalité sans
visage (l’âge comme puissance funeste) dont elles sont l’instrument.
Deux remarques à ce propos. La déchéance physique plus ou moins avancée
est vécue par celui qui la subit, témoin de lui-même en quelque sorte, comme
une double souffrance, physique et morale, inexplicable car elle ne traduit que
l’indifférence de la nature. Elle est là, c’est tout, de même que le passé n’est
plus. Mais cette déchéance, d’autres l’ont connue beaucoup plus tôt, parfois
enfants, et cette pensée pourrait et devrait tempérer l’amertume de ceux qui ne
veulent pas se reconnaître dans le corps souffreteux qui les encage et les humilie.
La fréquentation des hôpitaux pour enfants et adolescents malades devrait être
recommandée aux adultes inquiets : ils comprendraient que, quoi qui puisse leur
arriver, ils auront échappé au pire et, dans le langage moral et persécutif qui est
encore le nôtre, au plus injuste.
La conscience de l’autre, la conscience du fait que l’autre existe, et non pas
seulement comme persécuteur éventuel, est là encore l’instrument le plus
efficace de la prise de conscience de soi. Car lorsqu’il s’agit d’un autre, nous
n’avons aucun mal à l’identifier pleinement à son corps et aux signes qu’il
produit (sourires ou larmes, et leurs nuances infinies, de l’enthousiasme à la
peur), jusqu’au moment, justement, où ce corps ne donne plus signe de vie et où
nous devons bien constater que ce qui était n’est plus, que celui ou celle qui
existait avec tous les attributs de la vie n’existe plus.
L’illusion qui nous pousse à nous distinguer de notre corps, à l’interpeller, à le
maudire ou à le flatter, ne cesse de se défaire sous nos yeux. Les ruses de la
conscience réflexive, l’illusion d’exister hors et indépendamment de son propre
corps, échouent devant l’évidence de la disparition soudaine et définitive de
l’autre lorsqu’il meurt : elle instaure une coupure radicale entre l’avant et l’après.
Loin des yeux, loin du corps, il n’y a rien, il n’y a plus rien ; et les mots que les
humains ont inventés pour se faire croire qu’il y avait quelque chose, en premier
lieu le mot « Mort » lui-même, avec sa charge de terreur ou d’espérance, ne
dissimulent que le néant.
On dit que la solitude est l’un des maux les plus cruels du grand âge. De fait,
plus le temps passe, plus se dénouent ou à tout le moins deviennent plus lâches
les liens qui nous tenaient arrimés au rivage. La retraite, à laquelle certains
aspirent pourtant, impose d’un seul coup une mise à distance des familiarités
quotidiennes qui peut troubler, tant elle ressemble à une espèce de mort. On la
célèbre parfois dans une cérémonie qui évoque des funérailles, avec ses discours,
ses fleurs et l’émotion sincère de quelques-uns.
Le problème, avec la solitude de l’âge, c’est qu’elle s’impose non seulement
comme une évidence intime, mais par le fait des autres, ceux qui trahissent, qui
désertent, se retirent, sombrent dans la maladie ou meurent. On ne peut pas
vieillir longtemps sans voir s’éloigner ou disparaître beaucoup d’amis proches.
Le pire, c’est qu’on s’y habitue. Ou qu’on semble s’y habituer. Comme si, non
par indifférence, mais par pudeur, on refusait de juger exécrable un sort que l’on
sait commun. Existe aussi, parallèlement, cette indifférence grandissante à
l’égard de l’histoire en cours, à l’égard des autres, parfois même de ses plus
proches, que Léo Ferré a chanté : « Et l’on se sent tout seul peut-être mais
peinard… »
Solitude subie, imposée par le départ de ses compagnons d’âge et par le regard
des autres, solitude voulue, comme par un réflexe de défense ou une forme de
défi. Toutes ces solitudes sont-elles la rançon inéluctable de la vieillesse ?
Ce n’est pas certain. Que nous le « fassions » ou pas, nous avons notre âge,
bien sûr ; nous l’avons, mais c’est lui qui nous tient. Pour autant, avoir son âge,
c’est vivre, et les signes de l’âge sont aussi des signes de vie. Derrière les
prétextes avancés par ceux qui se montrent très attentifs à leur corps, on peut
déceler, au-delà de la coquetterie, une envie de vivre pleinement, comme y
invitait Cicéron. Vivre pleinement est un idéal auquel beaucoup n’ont pas eu
accès au cours de leur existence dite « active », du fait des diverses contraintes
qui pesaient sur eux. Il arrive donc que la retraite soit effectivement considérée
comme une libération et une renaissance, comme l’occasion de prendre enfin le
temps de vivre – de vivre sans compter, de prendre son temps sans plus se
soucier de l’âge.
Question de chance, pour une part : certains sont moins affectés que d’autres
par les maux de l’âge, ou plus tardivement. Du coup, ils acquièrent
spontanément la sagesse du chat et ne demandent à leur corps que ce qu’il peut
leur fournir. Ils s’y identifient et s’économisent avec sagacité. Ils constituent de
ce fait un exemple que l’on peut opposer à tous les constats pessimistes qui
évoquent le naufrage du grand âge. Nous sommes parfois surpris de la bonne
humeur non feinte de certains vieillards qui semblent avoir attendu jusqu’au bout
pour pouvoir jouir de la vie. Ce que résume à sa manière l’aphorisme souvent
cité comme l’exemple type de lapalissade : « Cinq minutes avant sa mort,
Monsieur de La Palisse vivait encore. » Il avait bien raison.
Nostalgies
Il y a deux sortes de nostalgies : celle qui porte sur le passé qu’on a vécu et
celle qui porte sur le passé qu’on aurait pu vivre. La première se conjugue au
conditionnel présent (« J’aimerais retrouver ces jours heureux ») ; la seconde au
conditionnel passé (« Si j’avais osé agir, j’aurais réussi »). La première, relayée
et alimentée par une mémoire plus ou moins fidèle ou infidèle, se heurte de plein
fouet à l’irréversibilité du temps. La seconde ne veut pas seulement revenir en
arrière, mais changer l’histoire (« Si j’avais écouté mes parents…, si je ne
m’étais pas laissé convaincre…, si j’étais parti…, si j’étais resté…, la vie aurait
pu être différente »). Elle se conjugue à l’irréel du passé, c’est-à-dire, du point de
vue du présent, à une sorte de double irréel puisque, substituant le reproche au
regret, elle porte non sur ce qui a été et ne reviendra pas, mais sur ce qui aurait
pu être et n’a jamais été.
Nous exprimons parfois l’idée symétrique et inverse lorsque nous pensons aux
petits incidents – rencontres, coups de tête, hasards divers – qui ont infléchi
notre existence, et qui auraient pu ne pas se produire : « Si j’étais arrivé cinq
minutes plus tard, si je n’avais pas retardé mon départ en vacances, ma vie
n’aurait pas pris le tour qu’elle a pris. »
La nostalgie ou le comble de la mauvaise foi : quand elle s’attaque au temps,
elle opère une sélection féroce ; l’oubli est son arme secrète et particulièrement
efficace, une arme tranchante qui taille à qui mieux mieux dans l’épaisseur des
souvenirs et invente un passé qui n’a jamais existé. Nous savons bien, au fond de
nous, que le paradis n’était pas si vert au temps des amours enfantines ; ce que
nous souhaiterions, tout en sachant la vanité de ce souhait, c’est nous y retrouver
maintenant avec nos manques, nos désirs et notre imagination. Ce que nous
regrettons n’a jamais eu d’existence puisque c’est au contraire notre projection
actuelle, la projection de notre désir présent, qui lui en donne une. En fin de
compte, les deux nostalgies se rejoignent et la seconde, qui suscite sûrement les
consciences les plus malheureuses, a au moins le mérite d’une certaine lucidité,
non lorsqu’elle évoque ce qui aurait pu être, mais par le constat qu’elle fait des
manques et des carences qui ont marqué le passé effectivement vécu.
Dans les deux cas, la nostalgie parle de notre présent et se complaît à jouer
avec le temps. D’où son ambivalence, car, si elle peut exprimer des regrets, elle
est souvent l’occasion d’une véritable jouissance, analogue sans doute à celle de
l’écrivain qui invente le passé imaginaire de son héros en empruntant à ses
souvenirs et à son imagination. Vis-à-vis de notre passé, nous sommes tous des
créateurs, des artistes, nous avançons à reculons pour ne cesser d’observer et de
recomposer le temps passé. C’est dire aussi la fausseté du proverbe : la vieillesse
ne sait rien de plus que la jeunesse, elle sait que les éventuelles timidités de
celle-ci ne sont pas dues à l’ignorance. Ce que reconnaissent les vieillards, c’est
qu’ils savaient déjà et qu’ils n’ont pas osé. C’est bien là le fond de la seconde
nostalgie.
Les refrains des chansons populaires, ces refrains que nous ne considérons pas
nécessairement comme de grandes œuvres, mais que nous fredonnons volontiers
intérieurement quand nous entendons un musicien de fortune les écorcher à la
terrasse d’un café ou dans un wagon de métro, nous évoquent moins le passé
qu’une forme de permanence – la permanence des désirs apaisés auxquels il
suffit de quelques notes de musique pour que, l’espace d’un instant, ils
reprennent vie – aussi vains, aussi troublants qu’hier, intacts.
Illusion consciente, délicieux vague à l’âme qui ne se limite pas au sentiment
amoureux ou aux souvenirs affectifs, mais réveille au fond de nous,
fugitivement, la conscience d’un manque : elle ne se manifeste pas chez les plus
âgés, comme dans leur jeunesse, par des rêves d’avenir ou des projets – encore
qu’il y ait des jeunes gens trop sages et des vieillards un peu fous –, mais c’est
bien toujours la même conscience. Conscience heureuse d’un inachèvement
bénéfique qui entretient le désir de création, le désir d’autre chose ou d’ailleurs,
signe de vie par excellence, où se mêlent passé et avenir, signe du temps qui
passe et qui revient comme un refrain de chanson, signe sans âge.
La nostalgie est une force puissante et, pour cette raison, éventuellement
dangereuse. Elle peut être l’aliment des passions les plus folles et les plus
réactionnaires. On trouve aujourd’hui quelques « nostalgiques » du IIIe Reich
chez des jeunes gens qui n’en ont évidemment qu’une image induite par
d’autres. Le passé que l’on n’a pas connu est le plus facile à revendiquer et à
reconstruire. Les nostalgies politiques, de manière plus générale, sont des
nostalgies du troisième type qui se distinguent aussi bien de celles qui portent
sur le passé vécu que de celles qui portent sur le passé qu’on aurait pu vivre.
Traditionalistes et réactionnaires sont des combattants de l’imaginaire, des
utopistes d’un passé aussi illusoire que l’utopie des progressistes, mais qui, plus
hypocritement, fondent l’ordre nouveau auquel ils aspirent sur un passé
inexistant ou inavouable. Plus largement, il y a dans la vie politique un recours
ambigu au passé recomposé qui joue ou essaie de jouer sur l’évocation du temps
passé, des grands exemples et des grands hommes pour suggérer que tout
pourrait redevenir possible : tout est dans ce préfixe « re- », qui semble postuler
l’existence d’une histoire réelle que nous n’aurions plus qu’à retrouver, comme
si le virtuel d’aujourd’hui était le réel d’hier. Ainsi naissent des dates mythiques,
dont l’efficacité varie selon les sensibilités politiques et dont, en tout état de
cause, la force symbolique excède le contenu objectif : 1936, 1945, mai 68…
Aucune de ces dates ne m’est indifférente : j’associe comme tout le monde la
première aux images cinématographiques des départs en vacances des premiers
congés payés ; j’ai vécu dans l’allégresse la Libération, puis la Victoire ; comme
pour beaucoup, ma vie n’a plus été tout à fait la même après 1968. Il reste que, si
l’on s’en tient à l’histoire réelle, elle était certainement en chaque occurrence
plus complexe que l’image associée à la date, et que, s’agissant de la force
symbolique, elle s’étiole à l’usage, surtout si l’on en abuse, notamment vis-à-vis
des générations les plus jeunes.
L’influence du passé sur les vies individuelles porte divers noms.
« Nostalgie » est l’un d’eux. « Routine » en est un autre. La routine, c’est
l’habitude sans accident, une continuité qui n’éprouve pas le besoin de se penser,
une fidélité inconsciente, une paresse. La nostalgie vient miner la routine,
éventuellement la mettre à l’épreuve en réintroduisant la notion du possible dans
l’évidence du train-train sans problèmes ni questions.
La rencontre de l’autre – l’amour, y compris l’amour-passion – est avant tout
l’occasion d’éprouver intensément sa solitude et le « désert » qui l’entoure : tel
est le thème mélancolique, presque désespéré, d’un auteur comme le Japonais
Haruki Murakami (Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil). Shimamoto-san, le
chaste amour d’adolescent du héros, dont il n’a cessé de rêver, revivant par le
souvenir les scènes de leur intimité de cœur et d’esprit, et que la vie a séparés
sans qu’il ait pu ou osé y remédier (les deux types de nostalgie travaillent en lui),
réapparaît soudain, femme mystérieuse, après quelques années d’absence. Elle
redisparaîtra après une nuit d’amour, sans qu’il ait rien appris de sa vie actuelle.
Il se retrouve alors seul avec sa femme Yukiko et se rend compte qu’il ne lui a
jamais vraiment parlé (« C’était vrai, je ne lui demandais jamais rien »). On
n’apprend jamais rien (« Il me semblait être redevenu l’adolescent que j’étais,
impuissant et perdu »). Sinon, peut-être, à essayer, faute de savoir qui l’on est,
d’apprendre à sortir de soi : « Désormais il me faudrait tisser des rêves pour
quelqu’un d’autre, pas pour moi. »
Sortir de la nostalgie, ce serait ainsi retrouver l’autre pour se retrouver soi-
même. Tâche ardue, à moins que, comme certaines pages du roman invitent à en
faire l’hypothèse, le héros ait déjà décidé, après avoir eu l’imprudence de
soumettre la première à l’épreuve d’un véritable retour, de changer de nostalgie.
Il est sans doute difficile de changer de nostalgie à son gré. Cependant, nous
avons tous des images qui nous traînent dans la tête et surgissent de temps en
temps de façon inopinée, sans raison, par hasard. Elles ne correspondent pas
nécessairement à des événements marquants ; nous ne saurions pas les dater
précisément. Elles sont là, simplement. Ce ne sont pas des obsessions ; elles sont
discrètes et n’insistent pas si nous ne voulons pas les retenir ; mais elles
reviennent, un jour ou l’autre, comme pour nous assurer qu’elles restent
disponibles : fragments de paysage, visages entrevus, bords de route, bord de
mer… Même quand une anecdote peut les étayer, elles lui échappent, moins
précises mais plus fidèles ; certaines émergent d’une enfance lointaine et presque
oubliée. Plutôt que de s’acharner à en chercher la signification dans les arcanes
de la psyché, en se demandant ce qu’elles masquent, peut-être pourrait-on y
reconnaître des signes du temps qui ne veut pas mourir, des passerelles entre un
passé perdu et un futur inconnu, des nostalgies de rechange, prêtes à l’emploi.
Tout le monde meurt jeune
J’ai eu plusieurs chats dans ma vie, des chattes le plus souvent, qu’une
intervention chirurgicale privait vite, après une première et unique expérience,
des plaisirs de l’accouplement et des émotions de la reproduction. Avec chacune
d’elles, c’était la même histoire qui recommençait : l’espièglerie des premiers
mois, la maturité conquérante, la très progressive érosion des forces et, toujours,
la même sérénité. Les âges de la vie défilaient à rythme accéléré. L’une des
vertus des animaux domestiques, aux yeux des humains, c’est sans doute leur
aptitude à se remplacer les uns les autres : leur succession rapide dispense du
travail du deuil, et, lorsqu’une personne d’un certain âge décide de ne pas
remplacer le dernier disparu, c’est peut-être parce que, cette fois-ci, leurs destins
risqueraient d’être parallèles.
La mort du dernier chat ou du dernier chien, celui qu’on ne remplacera pas,
soit du fait des circonstances matérielles, soit par lassitude, marque, de toute
manière, un changement de point de vue. Jusqu’alors l’animal existait à nos yeux
comme un mortel en face d’immortels. Nous considérions chiens et chats avec le
regard que les dieux d’Homère portent sur les humains : avec sympathie mais
aussi avec la conscience attristée de ne rien pouvoir changer à leur destin. Mais
nous ne sommes pas des immortels, à peine des demi-dieux, vis-à-vis de nos
animaux. Renoncer à remplacer le dernier disparu, c’est admettre que, comme
les animaux, nous sommes mortels. C’est nous rapprocher d’eux. C’est aussi
l’occasion de nous interroger sur le secret de leur sérénité, sur leur proximité de
la nature, ce que Bataille appelait l’« intimité », suggérant que, à la limite, elle
était incompatible avec l’individualité. De fait, c’est à l’âge où nous prenons une
conscience plus vive de la proximité du moment où cette individualité se
dissoudra, que nous devenons plus particulièrement sensibles à tout ce qui, dans
la sagesse du chat, semblait de longue date en avoir anticipé la survenue.
Le problème des humains, toutefois, c’est que ce sont des consciences
individuelles qui ont besoin des autres pour exister pleinement. Rousseau doit
reconnaître que les moments heureux vécus sur les rivages du lac de Bienne
n’étaient pas dus seulement à sa fusion dans la nature ambiante, mais à la
présence amicale de ses hôtes. L’amitié, l’amour, le chagrin sont des signes de
vie liés à la présence des autres. Prendre de l’âge permet d’explorer d’autres
rencontres et d’autres relations – ou oblige à les subir parfois. C’est une
expérience qui ne cesse de se diversifier avec l’allongement de la durée de vie,
comme en témoignent avec candeur les expressions maintenant usuelles de
troisième et quatrième âge.
Mais la conscience de soi ne suit pas toujours le mouvement : si j’ai du mal à
me baisser pour ramasser la clé que j’ai fait tomber, j’ai toujours en moi l’image
de celui auquel ce geste ne coûtait aucun effort. Je proteste si l’on veut m’aider –
un peu plus mollement, il est vrai, au fur et à mesure que ma raideur progresse.
Après tout, est-il si contradictoire de faire de l’exercice pour garder un tant soit
peu de souplesse et de ne pas rougir d’avoir à demander de l’aide pour monter sa
valise dans le train ? Prendre de l’âge, c’est expérimenter de nouveaux rapports
humains ; c’est un privilège que beaucoup n’auront pas connu et dont il est bon
d’avoir conscience ; c’est l’occasion aussi, pour certains, de vivre ce qu’ils
n’avaient fait qu’imaginer en se demandant ce que ressentaient leurs grands
aînés, de les rejoindre, en un sens, et donc de relativiser la distance entre
générations. La vieillesse sait peut-être quelque chose en définitive : c’est qu’il
n’y a pas de quoi en faire un plat, comme on disait dans mon enfance. La
vieillesse, c’est comme l’exotisme : les autres vus de loin par des ignorants. La
vieillesse, ça n’existe pas.
Le temps dans lequel baigne le grand âge n’est pas la somme cumulée et
ordonnée des événements du passé. C’est un temps palimpseste ; tout ce qui s’y
est écrit ne se retrouve pas et il arrive que les écritures les plus anciennes soient
les plus aisées à mettre au jour. La maladie d’Alzheimer n’est qu’une
accélération du processus naturel de sélection par l’oubli au terme duquel il
apparaît que les images les plus tenaces, sinon les plus fidèles, sont souvent
celles de l’enfance. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, car ce constat
comporte une part de cruauté, il faut donc bien l’admettre : tout le monde meurt
jeune.
L’auteur
Marc Augé est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences
sociales. Il en a été président de 1985 à 1995.