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Jean Rony GUSTAVE

Doctorant en Ethnologie et Patrimoine, Université Laval de Québec


Enseignant-Chercheur, UEH/UPAG
Membre associé au Laboratoire de Recherche LADIREP
Membre associé au CELAT

(2018)

Eléments
d’anthropologie générale
et de pensée anthropo-
sociologique haïtienne.
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES
CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 2

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 4

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi
Courriel: classiques.sc.soc@gmail.com
Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/
à partir du texte de :

Jean Rony GUSTAVE

Eléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociolo-


gique haïtienne.

Gonaïves, Haïti : Université publique de l’Artibonite aux Gonaïves (UPAG),


Gonaïves, Haïti, juin 2018, 236 pp.

[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 17 juillet 2018 de diffuser ce


livre, en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriels : Jean Rony Gustave : jean-rony.gustave.1@ulaval.ca


Ricarson DORCE, Dir. Coll. Études haïtiennes : dorce87@yahoo.fr
Florence Piron, prés. Association science et bien commun :
Florence.Piron@com.ulaval.ca

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Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 23 juillet 2018 à Chicoutimi, Québec.


Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 5

Un grand merci à Ricarson DORCÉ, directeur de la collec-


tion “Études haïtiennes”, pour nous avoir
prêté son exemplaire de ce livre afin que
nous puissions en produire une édition
numérique en libre accès à tous dans Les
Classiques des sciences sociales.

jean-marie tremblay, C.Q.,


sociologue, fondateur
Les Classiques des sciences sociales,
23 juillet 2018.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 6

Ce texte est diffusé en partenariat


a v e c l’Association science et bien
commun, présidée par Madame Flo-
rence Piron, professeure à l’Université
Laval, et l’Université d’État d’Haïti.

Merci à l’Association d’avoir permis la diffusion de ce livre


dans Les Classiques des sciences sociales, grâce à la création
de la collection : “Études haïtiennes”.

Jean-Marie Tremblay, C.Q.,


Sociologue, professeur associé, UQAC
fondateur et p.-d.g, Les Classiques des sciences sociales
23 juillet 2018.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 7

Jean Rony GUSTAVE


Doctorant en Ethnologie et Patrimoine, Université Laval de Québec
Enseignant-Chercheur, UEH/UPAG
Membre associé au Laboratoire de Recherche LADIREP
Membre associé au CELAT

Eléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.

Gonaïves, Haïti : Université publique de l’Artibonite aux Gonaïves (UPAG),


Gonaïves, Haïti, juin 2018, 236 pp.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 8

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Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.

Table des matières


Introduction générale [4]

PREMIÈRE PARTIE [8]

Chapitre I. Définition, objet et méthode de l’anthropologie [8]


Introduction [8]
1. Qu’est-ce que l’anthropologie [8]
2. Méthode de l’anthropologie [12]
2.1. La recherche quantitative et la recherche qualitative [12]
2.2. Une démarche réflexive [14]
3. Les domaines d’études de l’anthropologie [17]
Conclusion [33]

Chapitre II. Histoire de la pensée anthropologique : les grands moments [34]


Introduction [34]
1. La préhistoire de l’anthropologie [34]
2. Les pères fondateurs de l’ethnologie [40]
2.1. Frantz Boas (1858-1942) [40]
2.2. Bronislaw Malinowski [41]
3. Les premiers théoriciens de l’anthropologie [43]
3.1. Émile Durkheim [43]
3.2. Durkheim et la sociologie [44]
3.3. Durkheim : sociologue ou anthropologue de l’éducation [46]
3.4. Durkheim et l’anthropologie [48]
3.5. Lire Durkheim [49]
3.6. Marcel Mauss [53]
3.7. Lire Marcel Mauss [55]
Conclusion [57]
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 10

Chapitre III. Les grands courants de la pensée anthropologique [58]


Introduction [58]
1. L’évolutionnisme [58]
2. Le diffusionnisme [61]
3. L’anthropologie culturelle américaine ou le culturalisme [63]
4. Le fonctionnalisme [65]
5. Le structuralisme [70]
6. Anthropologie marxiste [75]
Conclusion [84]

Chapitre IV. Définitions de quelques concepts fondamentaux en anthropologie


[85]
Introduction [85]
1. Culture et Civilisation [85]
En anthropologie [86]
* Caractéristiques principales de la culture [88]
* Propositions anthropologiques de base : Peuples et Cultures [89]
2. L’Autre [93]
3. Communauté et société [94]
4. Race [97]
5. Ethnie, Ethnocentrisme, Génocide, Ethnocide [98]
6. Acculturation [101]
Conclusion [102]

DEUXIÈME PARTIE [103]

Chapitre V. Haïti dans le contexte de l’après-indépendance : entre isolement et


production de théories racistes [103]
Introduction [103]
1. Brève histoire d’Haïti [103]
2. Représentation d’Haïti sur le plan international après la proclamation de
l’indépendance et réponses idéologiques de certains chercheurs haïtiens
[106]
3. Figures emblématiques du 19e siècle haïtien [109]
* Anténor Firmin [109]
* Louis-Joseph Janvier [114]
* Hannibal Price [117]
Conclusion [122]
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 11

Chapitre VI. Haïti dans le contexte de l’occupation américaine (1915-1934) :


entre résistances physiques et résistances idéologiques [123]

Introduction [123]
1. Contexte socio-politique de l’occupation américaine en Haïti [123]
2. L’occupation américaine (1915-1934) et luttes armées en Haïti [126]
3. Présentation des idéologies et des mouvements politiques en Haïti de 1915
à 1934 [129]
3.1. Le nationalisme [129]
3.2. Le mouvement ethnologique [130]
3.3. Le noirisme [132]
3.4. Le socialisme [133]
4. Figures emblématiques du 20e siècle haïtien [134]
4.1. Jean-Price Mars [134]
4.2. Jacques Roumain [139]
4.3. Jacques Stephen Alexis [145]
Conclusion [150]

Chapitre VII. Initiation aux études du tourisme et du patrimoine [151]

Introduction [151]
1. Évolution et Définition du concept de patrimoine [152]
2. Le concept de tourisme : Définition et évolution [155]
3. Patrimoine et tourisme : analyse des impacts du tourisme sur le système
socio-culturel des populations [158]
4. Tourisme et authenticité : présentation des approches théoriques [162]
5. Tourisme et Tourisme culturel [168]
6. Tourisme et développement durable : entre pauvreté, développement so-
cio-économique des territoires et dégradation de l’environnement [170]
6.1. Tourisme : entre développement socio-économique et pauvreté des
territoires [172]
6.2. Tourisme et dégradation de l’environnement [179]
7. Tourisme et participation des communautés locales [182]
8. Tourisme, paix et représentation des communautés locales [186]
8.1. Patrimoine, tourisme et développement dans la Caraïbe : contexte
et évolution [191]
Conclusion [201]
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 12

En guise de conclusion : Pour une anthropologie d’Haïti au XXI e siècle. Le dia-


logue des cultures et/ou des classes sociales est incontournable [202]

Bibliographie [211]
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 13

[4]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

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Ce livre se propose entre autres de présenter les éléments fonda-


mentaux de l’anthropologie générale. Qu’est-ce que l’anthropologie ?
Quelles sont les grandes lignes de la pensée anthropologique ? Peut-
on parler de la mort de l’anthropologie suite à la disparition du
concept « primitif » dans le vocabulaire des sciences humaines et so-
ciales ? Qu’est-ce qui distingue l’anthropologie des autres sciences so-
ciales et humaines ? Telles sont les questions fondamentales aux-
quelles l’auteur tente de répondre de façon claire et précise en rédi-
geant ce livre, à caractère bien entendu pédagogique.
Si, au XIXe siècle, on parlait d’une anthropologie de cabinet, celle
qui étudiait les sociétés primitives de l’Afrique notamment, dites sans
écriture, sans « machinisme » ; aujourd’hui, l’anthropologie laisse le
champ du primitif pour s’orienter vers tout ce qui est société et culture
étrangère, étrangère à laquelle l’anthropologue a été formé. « Ayant
appris à respecter les coutumes et les croyances d’autrui, les anthropo-
logues n’oublient jamais que le monde est plus vaste qu’il ne paraît.
Ils savent reconnaître qu’il existe des façons de penser et d’agir autres
que les nôtres. » (Kottak, 1998 : 2) C’est pourquoi, l’unité de l’anthro-
pologie repose de nos jours sur la méthode ethnographique, c’est-à-
dire l’enquête menée par le chercheur lui-même, par opposition aux
enquêtes déléguées à des personnels subalternes, utilisées notamment
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 14

en sociologie, en science politique et en science économique. « En an-


thropologie, c’est le chercheur qui rencontre les membres des groupes
qu’il étudie. Il commence par apprendre leur langue pour communi-
quer avec eux. Puis il les observe, il les écoute et il partage leur vie
pour des périodes allant de plusieurs mois à plusieurs années. Il rédige
ensuite son analyse à partir du journal de terrain qu’il a tenu tout au
long de son enquête. » (Weber, 2015 : 12-13) Ceci dit, il y a tout un
tournant épistémologique qui s’est opérée au sein de la science anthro-
pologique afin qu’elle puisse mieux comprendre l’humain, considéré
comme un être complexe présentant différents aspects, dont le cultu-
rel.
S’adressant aux étudiants et aux professionnels qui désirent décou-
vrir la science anthropologique et/ou ethnologique, ou encore appro-
fondir leur connaissance en la matière, cet [5] ouvrage est constitué de
sept chapitres subdivisés en deux parties dont la structure organisa-
tionnelle est ainsi composée.
Dans la première partie du livre, nous avons les quatre premiers
chapitres.
Dans le premier chapitre proprement dit, nous définissons l’objet
de l’anthropologie selon les différents chercheurs, puis voyons la mé-
thode utilisée par les anthropologues dans le cadre de leur recherche.
Car, une science se définit par son objet d’étude et sa méthode. La mé-
thode permet d’étudier l’objet de façon scientifique en vue de produire
les résultats de la science dans le cadre de la recherche fondamentale
ou appliquée. La méthode représente la voie même qui conduit à la
vérité scientifique, elle constitue le fondement même de la science.
Car, sans elle, on ne saurait parler de recherche scientifique.
Le deuxième chapitre retrace l’histoire de l’anthropologie depuis
au XVe siècle jusqu’au XIXe siècle. Dans ce chapitre, la pensée des
pères fondateurs de l’ethnographie (Frantz Boas et Bronislaw Mali-
nowski) ainsi que celle des premiers théoriciens (Émile Durkheim et
Marcel Mauss) sont bel et bien abordées. Nous avons vu qu’avec les
pères fondateurs de l’ethnographie et les premiers théoriciens de l’an-
thropologie, un véritable tournant de la science anthropologique s’est
opérée dans le monde. L’anthropologie passe du statut de science des
sociétés primitives pour devenir la science de la variabilité culturelle.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 15

Le troisième chapitre fait l’objet des grands courants de la pensée


anthropologique. Les courants théoriques tels l’évolutionnisme, le dif-
fusionnisme, le fonctionnalisme, le marxisme, etc. sont bel et bien
présentés. Nous montrons les points de convergences et ceux de diver-
gence existant entre ces courants de pensée anthropologique. Si, pour
l’évolutionnisme par exemple, toutes les cultures ne sont pas égales ;
le fonctionnalisme croit plutôt en l’égalité des cultures.
Les concepts occupent une place de choix dans le discours scienti-
fique, ils sont inséparables de la science. En effet, les concepts sont
des outils utilisés par les scientifiques pour appréhender leur objet
d’étude. En anthropologie, les concepts sont nombreux, et ils sont tous
importants, d’une manière ou d’une autre. Ainsi, dans le quatrième ou
dernier chapitre de cette partie, nous n’avons pas la prétention d’expli-
citer tous les concepts-clés de la sociologie. D’ailleurs, certains sont
déjà définis dans les chapitres précédents. Toutefois, nous mettons
l’emphase sur quelques [6] concepts fondamentaux, établissons les
liens qui existent entre eux pour la compréhension des lecteurs.
Quant à la deuxième partie de notre travail de recherche, elle com-
porte les trois derniers chapitres.
Dans le premier chapitre de cette partie (chapitre V), nous procé-
dons à une brève histoire d’Haïti pour situer le contexte de l’après-in-
dépendance, faisons état de l’image d’Haïti sur le plan international,
puis abordons la pensée des principaux chercheurs haïtiens de cette
période. En effet, perçue comme une menace, une insulte pour les
puissances impérialistes au XIXe siècle, l’indépendance d’Haïti était
mal vue par les pays du Nord, qui allaient consacrer rapidement l’iso-
lement du pays sur le plan international. Mécontents de l’indépen-
dance du pays, des chercheurs occidentaux avaient produit des ou-
vrages a caractères racistes dans lesquels ils remettent en question la
capacité du peuple haïtien à se diriger lui-même. De leur côté, des
chercheurs haïtiens prenaient la plume pour redonner une autre image
d’Haïti sur le plan international, défendre la race noire humiliée, mé-
prisée, exploitée… dans le contexte de l’après-indépendance.
Dans le deuxième chapitre de cette partie (chapitre VI), nous pas-
sons en revue le contexte socio-politique et économique dans lequel
l’occupation américaine d’Haïti avait vu le jour, les courants idéolo-
giques dominants au XIXe siècle et les grandes figures intellectuelles
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 16

de ce siècle qui, d’une manière ou d’une autre, ont exercé une in-
fluence considérable sur les jeunes générations. Le XIX e siècle consti-
tue un moment fort dans l’histoire d’Haïti. C’est durant ce siècle que
les courants idéologiques défendant la race noire prenaient naissance,
au moment de l’occupation américaine notamment. Des auteurs
comme Jean Price-Mars, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis et
autres s’attaquaient aux problèmes socio-politiques auxquels faisaient
face la société haïtienne.
Enfin, dans le troisième ou dernier chapitre de cette partie (chapitre
VII), il est question pour nous d’initier les lecteurs à certains aspects
de réflexions des chercheurs sur les études du patrimoine, du tourisme
et du développement durable. Les grandes problématiques de ce tri-
nôme sont abordées tant sur le plan international que sur le plan natio-
nal. À l’échelle nationale [7] notamment, nous avons retracé l’histoire
du tourisme comme phénomène ayant pris naissance dans le contexte
de l’après-guerre dans l’objectif entres autres de favoriser le dévelop-
pement des pays du Sud pour lesquels le tourisme était vu comme une
manne.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 17

[8]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.

Première partie

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Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 18

[8]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.
PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I
Définitions, objet et méthode
de l’anthropologie

INTRODUCTION

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Une science est définie par son objet d’étude et sa méthode. La


méthode permet d’étudier l’objet de façon scientifique en vue de pro-
duire les résultats de la science dans le cadre de la recherche fonda-
mentale ou appliquée. La méthode c’est la voie même qui mène à la
vérité scientifique, elle constitue le fondement même de la science.
Car, sans elle, on ne saurait parler de recherche scientifique. C’est
pourquoi dans ce chapitre, nous définissons l’objet de l’anthropologie
selon les différents chercheurs, puis voyons la méthode utilisée par les
anthropologues dans le cadre de leur recherche.

I.1. Qu’est-ce que l’Anthropologie


ou l’Ethnologie ?

C’est au cours de la période révolutionnaire et postrévolutionnaire


que des termes nouveaux ont vu le jour pour qualifier la science de
l’homme, « entendu au sens d’étude différentielle des races, des eth-
nies et des cultures ». (Poirier, 1974 : 19)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 19

Le mot anthropologie est le plus ancien. Au cours du XVIII e siècle,


le mot a désigné un « traité sur l’âme et le corps de l’homme ». Mais
ce sont, paraît-il, les naturalistes qui ont dénommé anthropologie ce
que l’on désignait sous le nom d’histoire naturelle, dans la perspective
où s’était placé Hume : on voulait démystifier l’étude de l’homme et
réinsérer celui-ci dans les schémas biologiques de la création. Le natu-
raliste allemand J.F. Blumenbach, de Götting (celui qui a introduit
l’histoire naturelle dans le cycle des études universitaires), semble
avoir été le premier chercheur à employer le terme, en 1795, dans la
troisième édition de son ouvrage De generis humani varietate natura,
mais Kant, à peu près simultanément, lui a donné une grande enver-
gure en publiant en 1798 son ouvrage portant le titre Anthropologie
du point de vue pragmatique. « Sans vouloir faire de Kant un ethno-
logue, nous rappellerons que le grand philosophe, esprit universel, a
enseigné, entre autres, la raciologie (il a proposé une classification des
races humaines) et s’est longuement intéressé aux récits des voya-
geurs ». (Poirier, 1974 : 20)
[9]
Quant au mot ethnologie, il paraît, en 1787, sous la plume de Cha-
vannes dans un livre intitulé Essai sur l’éducation intellectuelle avec
le projet d’une science nouvelle. Érudit et philosophe, l’auteur, à ten-
dance moralisatrice, voyait dans cette discipline une branche de l’his-
toire, ou, de façon plus exacte, de la philosophie de l’histoire, consa-
crée à l’étude des étapes que l’humanité doit bruler pour arriver à la
civilisation, dans un cadre qui était évolutionniste avant la lettre.
Mais, très vite, ethnologie a pris une acception radiologique, pour de-
venir la science consacrée à l’analyse des caractères distinctifs des di-
vers types humains et à l’étude de la formation des ensembles raciaux.
Ceci étant dit, pendant longtemps l’anthropologie ou l’ethnologie
fut la science des sociétés archaïques, sauvages et exotiques pour se
transformer de façon graduelle en science des sociétés primitives, au
XIXe siècle. Le recours à ce terme primitif n’a plus pour finalité de
marquer le caractère originel et imparfait de ces sociétés qui aurait né-
cessairement précédé la société moderne mais désigne plutôt un en-
semble de caractéristiques qui les singulariserait par rapport à toutes
les autres sociétés de type historique. (Kilani, 1992). Avec la mort du
concept primitif au XXe siècle, peut-on parler de la mort de l’anthro-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 20

pologie comme science également ? Quel est son nouvel objet de l’an-
thropologie ?
Au XXe siècle, l’anthropologie va abandonner son objet qui était
celui de la société primitive pour devenir la science de l’autre. Se fo-
calisant sur l’objet de l’anthropologie comme science de l’autre, Kila-
ni (1992) pense que malgré l’hétérogénéité théorique et les ruptures
historiques que constate au sein de la discipline, il a en effet toujours
existé un point de vue spécifique de l’anthropologie sur le réel, ce
qu’il appelle un projet permanent de la discipline : celui de penser le
rapport de l’unité et de la diversité de l’humanité. L’anthropologie fait
donc des différences par lesquelles se distinguent les sociétés et les
cultures l’axe central de sa démarche. Elle fait appel, dans le cadre de
son projet, à la méthode comparative en vue de saisir sous les discon-
tinuités observables des sociétés, des invariants propres à toute l’hu-
manité. « L’anthropologie est une discipline contrastive par excel-
lence : elle ouvre les plus larges perspectives sur les sociétés dans leur
diversité géographique et historique, en même temps qu’elle tente
d’atteindre des généralisations concernant l’ensemble des comporte-
ments de [10] l’homme en société. Le projet de l’anthropologie est
d’articuler les rapports du local et du global, de penser l’autre et le
même sous leurs aspects les plus divers ». (p. 21)
Sous l’influence de son séjour aux États-Unis durant la deuxième
guerre mondiale, Claude Lévi-Strauss va, au cours des années 1950,
reprendre l’expression d’anthropologie dans le sens d’une science so-
ciale et culturelle générale de l’homme.
Considérée comme une science plus génératrice que les autres,
Jean Copans voit l’anthropologie : 1) comme ensemble d’idées théo-
riques référant aux hommes et aux œuvres, aux précurseurs, contra-
dicteurs et successeurs qui mènent des débats d’idées sur les groupes
humains et leurs cultures ; 2) comme tradition intellectuelle et idéolo-
gique propre à une discipline ayant un mode d’appréhension du
monde ; 3) comme pratique institutionnelle qui définit ses objectifs,
ses objets, ses idées ; 4) comme méthode et pratique de terrain.
Pour François Laplantine (2005), L’objet de l’ethnologie, en effet,
dans l’acception majoritairement admise de cette discipline depuis un
siècle, c’est la culture, entendue comme ensemble de valeurs spéci-
fiques comportant elles-mêmes des comportements spécifiques.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 21

Certes, les définitions de la culture ont varié selon les écoles. De ces
définitions l’auteur a rappelé ce qui suit : la culture comme ensemble
de « traits » à la fois techniques et institutionnels (l’arc et les flèches,
l’horticulture, la matrilinéarité) – la culture comme somme, coexten-
sive à l’ensemble du social – et la culture comme regroupant des va-
leurs singulières irréductibles aux déterminismes économiques et so-
ciaux d’une société – la culture comme supplément du social. Dans
tous les cas, du point de vue qui le retient ici, la culture définit une
singularité collective. Collective, elle correspond à ce qu’un certain
nombre d’individus partagent ; singulière, a ce qui les distingue
d’autres hommes.
Toujours en rapport avec la culture, Laplantine (2005 ; 2010) nous
dit que le véritable objet-sujet de l’anthropologie, c’est-à-dire d’abord
de l’ethnographie, a toujours été les émotions. Ces dernières découlent
directement de l’expérience du terrain, qui est une expérience du par-
tage du sensible. Lorsque nous observons, nous écoutons, nous par-
lons avec les autres, nous partageons leur propre cuisine, nous es-
sayons de ressentir avec eux ce qu’ils éprouvent. Seule une concep-
tion du terrain corrigée par l’anti-psychologisme défensif qui avait été
celui des [11] sciences sociales, à l’époque de leur constitution, a pu
laisser croire qu’un « nouvel objet » - le sensible – était apparu. Les
anthropologues pensent que la connaissance des êtres humains ne peut
être menée à la manière du botaniste examinant la fougère ou du zoo-
logue observant le crustacé, mais en communiquant avec eux et en
partageant leur existence d’une manière durable, ce qui s’oppose au
reportage du journaliste, au coup d’œil en passant qui peut être celui
du voyageur et même au « contact » qui peut être pris par l’intermé-
diaire d’ « informateurs »(terme et surtout pratique avec laquelle il
convient de renoncer). Dans ces conditions, le travail de l’ethno-
graphe ne consiste pas seulement, par une méthode strictement induc-
tive, à collecter une somme d’informations, mais à s’imprégner des
thèmes obsessionnels d’une société, de ses idéaux, de ses angoisses.
L’ethnographe est celui qui doit être donc capable de vivre en lui la
tendance principale de la culture qu’il étudie…
Pour Augé (1994), le sens est au cœur de l’anthropologie. Cette
dernière traite du sens que les humains en collectivité donnent à leur
existence. Le sens, c’est la relation, et en l’occurrence l’essentiel des
relations symbolisées et effectives entre humains appartenant à une
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 22

collectivité particulière. Parler du sens, dans ce contexte, c’est parler


du sens social. Le sens dont parle l’auteur ne se réfère pas à une vision
individuelle, mais à une vision collective.
Faisant partie intégrante de l’anthropologie générale, l’anthropolo-
gie sociale, telle qu’elle a été surtout définie par l’école britannique,
établit les lois de la vie en société particulièrement sous l’angle du
fonctionnement des institutions sociales telles que famille et parente,
classe d’âge, organisation politique, modes de procédure légale…
Née aux États-Unis avec Frantz Boas, l’anthropologie culturelle est
une démarche spécifique à l’intérieur d’une discipline. Elle est concer-
née par le relativisme culturel, et part des techniques, des objets, des
traits de comportement pour aboutir à synthétiser l’activité sociale.
Dans cette perspective, une importance est accordée aux traits cultu-
rels et aux phénomènes de transmission de la culture.
L’Anthropologie ou l’Ethnologie, à l’heure actuelle, se propose
d’étudier la diversité, la variabilité culturelle des groupes d’hommes.
Elle projette un point de vue scientifique sur cette variabilité culturelle
en vue de mieux appréhender l’humain à partir de ses différentes fa-
cettes, notamment [12] sa facette culturelle. Étant donné que l’homme
est un être complexe, les faits sociaux sont également complexes au
point que Marcel Mauss parle de faits sociaux totaux, l’anthropologie
ou l’ethnologie se subdivise donc en plusieurs branches pour mieux
comprendre l’humain. Nous en parlons de quelques-unes un peu plus
loin dans notre travail de recherche. Pour étudier les faits sociaux,
l’anthropologie ou l’ethnologie privilégie une démarche méthodolo-
gique basée sur l’observation et la quête de sens, laquelle démarche
méthodologique fait l’objet du point suivant.

I.2. Méthodes de l’anthropologie

Retour à la table des matières

En sciences sociales et humaines, il existe deux grandes méthodes :


méthode quantitative et celle qualitative. Pour comprendre le fonc-
tionnement de la société, les phénomènes sociaux, le sociologue uti-
lise les deux. Il convient pour nous de préciser la démarche qui carac-
térise chacune de ces méthodes de recherche.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 23

2.1. La recherche quantitative


et la recherche qualitative

La recherche quantitative et la recherche qualitative se distinguent


entre autres sur la base de la méthode en produisant soit des données
numériques ou des informations qui peuvent être converties en
chiffres dans la recherche quantitative, soit des données narratives
dans la recherche qualitative. Les recherches quantitatives et qualita-
tives ont leurs spécificités basées sur divers objectifs et leurs para-
digmes sous-jacents. L’information produite par la recherche quantita-
tive peut être évaluée à l’aide d’instruments normalisés. Cette ap-
proche consiste en un processus formel, objectif et systématique vi-
sant à décrire ou à vérifier des relations, des différences et des liens de
causalités entre deux ou plusieurs variables. Elle conduit à formuler
une question d’intérêt et à recenser les écrits en vue de déterminer ce
qui a été fait, afin de choisir ou d’élaborer un cadre conceptuel ou une
structure opérationnelle qui peuvent soutenir les concepts sur lesquels
s’appuie l’étude. La recherche quantitative vérifie la théorie suivant
une [13] démarche hypothéticodéductive 1, laquelle consiste à véri-
fier des hypothèses pour en déduire les conséquences.
Quant à la forme qualitative de la recherche, elle est plus subjec-
tive et s’accentue sur les questions qui peuvent difficilement être obte-
nues par les méthodologies quantitatives. Par ses techniques particu-
lières de collecte de données, comme l’entrevue non dirigée ou l’ob-
servation participante, la recherche qualitative s’avère particulière-
ment utile afin de comprendre les perceptions des personnes. « Sa dé-
marche inductive dérive d’une analyse minutieuse de situations indivi-
duelles et évolue vers une structure conceptuelle ou des énoncés géné-
raux pour expliquer le phénomène en cause ». (Fortin et Gagnon,
2015) La recherche qualitative vise à comprendre les visions du
monde des personnes et la façon dont elles se comportent et agissent.

1 Cette démarche consiste en la vérification des hypothèses pour en déduire


des conséquences observables (résultats attendus) permettant d’en déterminer
la véracité. Dans le cadre de cette démarche, les hypothèses sont formulées
avant le terrain, à l’aide des théories et de la littérature existante sur un do-
maine de recherche donné.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 24

Dans cette recherche, le chercheur cherche à comprendre les phéno-


mènes à partir de discours, d’actions et de documents ; cette recherche
amène le chercheur à s’interroger sur la manière dont les individus in-
terprètent et donnent sens à leurs paroles et à leurs actes, ainsi qu’à
d’autres aspects du monde avec lesquels ils sont en relation. (Groupe
de Recherche interdisciplinaire sur les Méthodes qualitatives, 1997 ;
Albarello, 2012) Le sens est au cœur de toute analyse qualitative : on
l’y cherche, on l’aperçoit, on le découvre ou on le façonne, on le
transforme, l’intériorise, le communique. (Paillé et Mucchielli, 2008)
S’il est vrai que les anthropologues utilisent ou peuvent utiliser les
deux types de méthodes que nous venons de citer dans le cadre de
leurs recherches scientifiques, la méthode qualitative s’avère néces-
saire et fondamentale pour eux. En effet, le sens, les émotions, le sen-
sible sont au cœur de la démarche anthropologique ou ethnologique.
L’anthropologue est quelqu’un qui doit être capable de vivre en lui la
tendance de la culture qu’il ou elle étudie. C’est quelqu’un qui est ca-
pable d’observer, d’écouter, de parler avec les autres, partager leur
propre cuisine, essayer de ressentir avec eux ce qu’ils éprouvent. Pour
y parvenir donc, la méthode qualitative est la voie idéale, indispen-
sable en vue de mener à bien la recherche.
[14]

2.2. Une démarche réflexive

En sciences sociales et humaines, il n’est pas toujours possible de


saisir les faits sociaux comme une chose au sens de Durkheim (1947).
Nous n’ignorons pas que le rapport sujet/objet dans les sciences so-
ciales et humaines, notamment en anthropologie, pose problème dans
la mesure où les objets sont des faits humains étudiés par des êtres hu-
mains. Le sociologue ou l’anthropologue est à la fois hors et à l’inté-
rieur de la société qu’il étudie. Comment concilier engagement et dis-
tanciation dans les sciences sociales, notamment en sociologie et en
anthropologie ? Selon Elias (1993), le problème auquel font face les
spécialistes en sciences humaines ne peut donc pas être résolu par le
simple fait qu’ils renonceraient à leur fonction de membre d’un
groupe au profit de leur fonction de chercheur. Ils ne peuvent cesser
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 25

de participer aux affaires sociales et politiques de leur groupe et de


leur époque, ils ne peuvent être évités d’être concernés par elles.
D’ailleurs, leur propre participation, leur engagement conditionne leur
intelligence des problèmes qu’ils ont à résoudre en leur qualité de
scientifique. En effet, si pour comprendre la structure d’une molécule
on n’a pas besoin de savoir ce que signifie se ressentir comme l’un
des atomes, il parait indispensable, en vue de comprendre le mode de
fonctionnement des groupes humains, d’avoir accès aussi de l’inté-
rieur a l’expérience que les hommes ont de leur propre groupe et des
autres groupes ; or on ne peut le savoir sans participation et engage-
ments actifs. Watier (1996) pense que la place du sociologue, c’est-à-
dire d’un individu socialisé qui fait en même temps profession d’ob-
servateur de la société, constitue un problème fondamental de la so-
ciologie et des représentations du lien social ; il s’agit principalement
du rapport entre ce qu’il sait comme individu socialisé participant à
des formes de socialisation, a des formes de vie, et un savoir spéciali-
sé, celui de sa discipline, qui est la sociologie. Face à ce rapport indi-
vidu socialisé et chercheur, le sociologue se trouve en l’enclume et le
marteau. Comment va-t-il se comporter pour appréhender son objet,
qui est un objet social ? Telle est la grande difficulté à laquelle font
face les spécialistes en sciences sociales et humaines.
Cliford Geetz (1973, 1988) et Pierre Bourdieu (1978), deux
grandes figures de proue de la non-neutralité et de la pluralité de l’eth-
nologue, se mettent d’accord sur le fait que celui-ci doit effectuer un
travail réflexif pour éviter les erreurs de l’intellectualisme. Selon
Pierre Bourdieu, l’intellectualisme est un objectivisme naïf qui appré-
hende l’action de l’extérieur et comme un [15] objet de connaissance,
sans prendre en considération le rapport de l’agent à son action. Pour
lui, « le sociologue n’a quelque chance de réussir son travail d’objecti-
vation que, si observateur et observé, il soumet à l’objectivation non
seulement tout ce qu’il est, ses propres conditions sociales de produc-
tion et par là les limites de son cerveau, mais aussi son propre travail
d’objectivation, les intérêts cachés qui s’y trouvent investis, les profits
qu’ils promettent ». (Bourdieu, 1978 : 68)
En Anthropologie notamment, Paul Rabinow (1977) a été l’un des
premiers à véritablement attirer l’attention sur le fait que le travail de
terrain est un travail de production de la réalité sociale. L’ethnographe
n’est pas seulement quelqu’un qui enregistre des choses. Son statut
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 26

(âge, sexe, culture, etc.) détermine sa subjectivité. Mendras (2001)


pense que le problème fondamental auquel fait face le sociologue dans
le champ de la recherche est celui de la distance entre l’observateur et
l’objet observé. Pour le biologiste, le microscope s’interpose entre lui-
même et son objet (l’objet qu’il observe). Pour sa part, le sociologue
s’étudie soi-même, en étudiant ses semblables et la société dans la-
quelle il vit. S’il n’a pas à sa disposition un corps de connaissances
scientifiques élaborées, il est en réduit à partir d’une connaissance de
bon sens, d’idées préconçues et de notions empruntées au vocabulaire
courant de la société dans laquelle il est plongé. Or il est impossible
de procéder à une étude scientifique d’une société dont on fait partie
sans être influencé par tous les problèmes psychologiques et sociaux
dont on souffre ou qui vous passionne. En ce sens, la réflexivité, le
retour sur soi et son activité sont les seuls remèdes à l’intellectualisme
et les moyens permettant d’améliorer la qualité d’une recherche.
(Ghassarian, 2003) Ceci dit, le sociologue ou l’anthropologue pour
améliorer son rapport à l’objet d’étude, pour être objectif le plus que
possible, doit s’inscrire dans une démarche réflexive. Faire partie
d’une secte vodoue par exemple, ne veut pas dire qu’on ne peut pas
étudier et comprendre le vodou de manière scientifique. Comme nous
l’avons mentionné ci-haut, le sociologue n’est pas un militant ; son
rôle comme chercheur c’est de comprendre pour pouvoir expliquer. Et
pour comprendre, il faut essayer de garder sa distance face à l’objet,
essayer de faire la démarcation entre les termes engagement et distan-
ciation, deux termes forts au sociologue Norbert Elias.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 27

[16]

L’observation participante,
comme fondement de l’anthropologie

Si l’anthropologie au 19e siècle était une anthropologie de cabinets, il fal-


lait attendre le 20e siècle pour que l’anthropologie s’affirme comme une
science de terrain. (Laplantine, 1995) C’est avec notamment Frantz Boas 2 et
Bronislaw Malinowski, les inventeurs du terrain ethnographique, que l’idée
selon laquelle le chercheur doit lui-même recueillir des données à analyser
s’impose à la discipline anthropologique. Dès lors, le terrain est devenu incon-
tournable pour les ethnologues qui s’y réfèrent très souvent en termes de pro-
priété personnelle (affective et/ou intellectuelle). Il est indissociable de la pro-
fession d’anthropologue, le substrat terrestre, matériel de la pensée anthropo-
logique. « L’ethnographie est le contraire même d’une connaissance de l’invi-
sible au sens chrétien ou platonicien. Elle est description du visible, des sur-
faces, des images telles qu’elles apparaissent. Elle est une iconologie, selon le
terme de Panovsky, et d’abord une iconographie ». (Laplantine, 2010 : 89) En
réaction contre les savants de cabinets, Malinowski révolutionne la recherche
en revendiquant l’enquête in situ, une forme moderne de terrain qui exige que
l’ethnographe soit proche de façon soutenue, intime et personnelle, de ses ob-
jets d’études. Il prône les vertus de l’observation participante, à travers l’ap-
prentissage de la langue locale, l’entrée dans la vie quotidienne des popula-
tions étudiées et la prise de notes détaillées. (Ghasarian, 2002 ; Abélès, 2002)
L’observation sur le terrain porte d’abord sur les pratiques sociales qui s’y
déploient, qu’elles soient gestuelles ou verbales. « (…) Dans l’observation du
sociologue, il y a un peu de tout cela. C’est son intention qui en fait la spécifi-
cité : rechercher ce que la pratique doit à l’immersion de son auteur dans le
monde social et ce qu’elle nous dit de son fonctionnement. Cela se passe par
une observation élargie de l’action en société ». (Arborio et Fournier, 2010 :
47) Concrètement, lorsque le chercheur observe, il s’agit pour lui de rendre
compte de pratiques sociales, de mettre au jour ce qui les oriente, ce qui
pousse les acteurs à leur donner telle forme. Cela se passe par une présentation
des dimensions normatives du contexte qui pèsent sur les pratiques et de la
mobilisation des ressources diverses que déploient les acteurs en vue de s’en
rendre maîtres ou pour s’en accommoder.

2 Frantz Boas est cité par Ghasarian (2002)


Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 28

[17]
Dans l’observation directe ou participante, il convient de saisir les pra-
tiques sociales des individus, qu’elles soient gestuelles ou verbales. Cette sai-
sie des pratiques sociales par observation directe ou participante passe par
« l’examen détaillé de scènes de la vie sociale, par la décomposition d’événe-
ments singuliers, par le repérage d’enchaînements d’actions amenant les ac-
teurs à utiliser des objets et à se mettre en relation avec d’autres acteurs dans
des interactions. La saisie du sens que les acteurs donnent à ces pratiques so-
ciales ne se fait pas seulement dans le temps et dans l’espace de la pratique.
Le sens s’exprime bien sûr dans des propos en situation, dans les mots qui ac-
compagnent la pratique, dans les attitudes d’engagement dans la pratique (le
sérieux, la décontraction…), dans les signes de sentiments éprouvés par les ac-
teurs en situation (la satisfaction, la déception…). Mais c’est souvent en de-
hors de la pratique étudiée, a l’occasion de commentaires, qu’on peut le saisir,
en prêtant attention à ce qui est dit, a qui et sur quel ton… » (Arborio et Four-
nier, 2010 : 48)

I.3. Les domaines d’études de l’anthropologie

L’anthropologie de la parenté

Retour à la table des matières

L’analyse de la parente est l’axe central et le domaine fondateur de


l’anthropologie. Depuis L. Morgan et son célèbre ouvrage Systems of
Consanguinity and Affinity of the Human Family (1871) jusqu’aux
Structures élémentaires de la parenté de C. Lévi-Strauss (1949), l’in-
vestigation sur la parente a été d’une importance capitale pour le dé-
veloppement de la théorie anthropologique. Avec l’investigation sur la
parente, plusieurs formulations conceptuelles (structure, système, réci-
procité, alliance) composant la réalité sociale, ont été élaborées.
Cette importance primordiale du domaine de la parenté s’explique
par l’objet empirique de l’anthropologie, celui d’étudier les sociétés
traditionnelles où les rapports de parenté prédominent. Dans la société
primitive, en effet, tous les langages sociaux passent par la parente : le
langage religieux (rapport avec les divinités) emprunte la voix des an-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 29

cêtres et des générations passées ; le langage politique s’articule au-


tour des systèmes de parenté et d’alliance ; enfin, le langage écono-
mique se traduit en termes de lignage et de groupe local.
[18]

L’anthropologie de la religion et du symbolique

Un autre champ de recherche privilégié est celui de l’anthropologie


du religieux et des systèmes de croyance. Dès ses débuts, l’anthropo-
logie s’est intéressée à décrire et à comprendre les phénomènes reli-
gieux des sociétés exotiques et traditionnelles. Avec l’ouvrage de E.
Tylor intitulé Primitive Culture (1871) et celui de J. Frazer Le rameau
d’or (1890), l’anthropologie a bel et bien donné lieu à des reconstitu-
tions évolutionnistes qui classent les sociétés en fonction de leurs
formes religieuses supposées. « Les trois stades : magie, religion,
science qui reprennent la triade sauvagerie, barbarie, civilisation ont
influencé jusqu’à nos jours la réflexion sur les rapports entre religion
et société, religion et science ». (Kilani, 1992 : 67)
Ces études font l’objet d’une réflexion plus générale sur les menta-
lités et les formes de pensée à travers les sociétés et les âges. Dans son
livre La mentalité primitive (1922), L. Levy-Bruhl oppose ce qu’il ap-
pelle la « mentalité primitive » à la « mentalité rationnelle ». Pour sa
part, C. Hallpike (1979) reprend les catégories élaborées par J. Piaget
(1970) de « pensée pré-opératoire » et de « pensée opératoire » afin
d’opposer la pensée symbolique des sociétés traditionnelles à la pen-
sée scientifique de la société moderne. Partant de l’opposition entre
mythe et rationalité, K. Popper (1945) parle de « société close » en
vue de qualifier la société dominée par le mythe et de « société ou-
verte » pour qualifier la société moderne marquée par la science.
L’anthropologie religieuse a été également influencée par les tra-
vaux du sociologue français E. Durkheim. Dans son ouvrage Les
formes élémentaires de la vie religieuse (1912), la religion y est analy-
sée comme un fait social (le religieux participe du social) et comme
un phénomène social total. De ce fait, le religieux est appréhendé
comme une cristallisation de comportements et d’institutions partici-
pant tout à la fois de l’éthique, du symbolique, de l’économique, du
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 30

politique et du social. Durkheim remet en question la vision passive et


négative que l’on avait jusque-là de la religion, vue comme l’« opium
du peuple », selon la célèbre formule de Karl Marx. Il en dégage par
conséquent les fonctions positives : « la religion est à l’origine de la
cohésion sociale et de son maintien. Les cérémonies religieuses
constituent un moment d’effervescence et de fusion sociales ». (Kila-
ni, 1992 : 68).
[19]
De nos jours, les intérêts de l’anthropologie religieuse se sont élar-
gis à l’étude des systèmes de représentations et des systèmes symbo-
liques, c’est-à-dire a l’étude des processus fondamentaux qui sont à
l’origine des créations culturelles. Les analyses qu’effectue Levi-
Strauss (1962a, 1962b, 1958 : 205-226) de la « pensée sauvage » (de
la logique du sensible et du « bricolage » intellectuel) et de l’efficacité
symbolique (comment le rapport aux autres et au monde passe par
l’ordre symbolique et le jeu des significations) en constituent un
exemple. De leur côté, d’autres anthropologues se sont penchés sur
l’étude des mécanismes de légitimation symbolique des institutions
sociales et de leur reproduction. M. Augé (1974) et (1977), par
exemple, analyse les rapports entre l’idéologie, les représentations que
se font les acteurs sociaux, et les pratiques sociales qui les accom-
pagnent. Ses travaux tentent de penser « l’efficacité des symboles »,
autrement dit de « dégager la part nécessairement symbolique de tout
réel social » en même temps que de mettre en évidence « les méca-
nismes de leur intervention », de construire « une logique des pra-
tiques effectives ». (Augé, 1979 : 94)

L’anthropologie du politique

L’anthropologie du politique est restée jusqu’il y a peu de temps le


champ d’étude privilégié de l’anthropologie britannique. Le contexte
de l’Indirect Rule (gouvernement indirect) dans les colonies est à
l’origine d’une réflexion sur la diversité des formes d’organisation po-
litique qu’on retrouve dans les sociétés traditionnelles et plus particu-
lièrement en Afrique, de découvrir les diverses institutions qui as-
surent le gouvernement, ainsi que les systèmes d’idées et de symboles
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 31

qui fondent et légitiment le pouvoir. Plusieurs monographies (analyses


de cas) célèbres en ont résulté, dont les travaux de E. Evans-Pritchard
(Les Nuer (1940)) ; S. Nadel (Byzance noire (1942)) ; M. Fortes et E.
Evans-Pritchard (African Political Systems (1940)) ; M. Gluckman
(Politics, Law and Ritual in Tribal Society (1965)) ; E. Leach (Les
systèmes politiques des Hautes Terres de Birmanie (1954)).
Ces études sont à l’origine de la distinction entre société a États
(sociétés modernes) et sociétés sans États (sociétés traditionnelles).
Dans ces dernières, l’organisation politique et la structure de la paren-
té sont généralement fondues. Ces études se focalisent également sur
l’importance [20] du facteur religieux dans la définition du politique,
comme dans le cas de la « royauté sacrée » en Afrique centrale par
exemple.
Récemment en France, P. Clastres (1974) et (1980) a considérable-
ment renouvelé la réflexion anthropologique sur le politique, le pou-
voir et la violence en général. Partant d’une analyse des sociétés dites
primitives qu’il désigne comme sociétés « contre l’État », Clastres
évoque une rupture fondamentale entre ces dernières et les sociétés
dites modernes à État. Si les premières se caractérisent, selon lui, par
le refus de l’État, de l’institutionnalisation de la violence et de la divi-
sion sociale, les secondes sont marquées positivement par ces carac-
tères. « L’approche que Clastres propose du politique dans les sociétés
primitives a débouché sur une mise en évidence le phénomène de
l’ethnocide (destruction des valeurs et du mode de vie d’une culture)
comme pratique spécifique de l’État-nation et des grands empires co-
loniaux. (Kilani, 1992 : 69)
Enfin, il est important de mentionner les travaux de G. Balandier
sur le pouvoir, sa symbolique et sa ritualisation (1969, 1980) ainsi que
sur sa mise en perspective moderne (1985).

L’anthropologie de l’économique

Les premières réflexions de l’anthropologie dans le domaine de


l’économie ont vu le jour avec l’analyse de la kula par Malinowski et
les développements théoriques de Mauss sur les systèmes d’échange
cérémoniel et le don. L’enseignement de ces deux maîtres a contesté
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 32

toute autonomie au domaine de l’économique dans la définition des


sociétés et à remettre en question l’idée propre à l’économie classique
suivant laquelle l’homme est un « animal politique ». Leurs travaux
consistent à insérer l’économique dans la totalité des phénomènes so-
ciaux et totaux.
Toutefois, il convient de mentionner que l’anthropologie écono-
mique n’a véritablement pris son essor qu’à partir des années cin-
quante avec le développement d’études systématiques sur le terrain,
puis avec le développement d’un débat théorique contradictoire entre
les tenants des différentes écoles au sein de la discipline.
La contribution de l’école marxiste à ce débat se révèle fondamen-
tale dans la mesure où elle a lancé la discussion sur des problèmes es-
sentiels comme ceux de la reproduction sociale et économique, des
catégories sociales ou d’âge et du degré de détermination des diffé-
rentes [21] instances sociales (le politique, le religieux, la parente,
l’économique). L’école formaliste dans le champ de l’anthropologie
économique se caractérise par l’emprunt direct qu’elle effectue aux
modèles de l’économie néo-classique et aux valeurs du marché
(comme le crédit, le capital, l’investissement, l’offre et la demande, la
maximisation des fins) en vue d’analyser des sociétés historiquement
et culturellement différentes de la société industrielle. Pour sa part,
l’école dite substantiviste, dont le représentant le plus éminent est K.
Polanyi (1944), réfute le recours à de telles notions dans le cadre de
l’analyse des sociétés précapitalistes, caractérisées, selon elle, par les
principes de la redistribution ou de la réciprocité. Quant à lui, le cou-
rant du matérialisme culturel tente d’expliquer les formes sociales et
économiques essentiellement à partir des contraintes écologiques et
démographiques qui pèsent sur les cultures.
Enfin, l’anthropologie de la signification, celle qui s’inspire des
travaux théoriques de Mauss et de la perspective adoptée par K. Pola-
nyi dans une certaine mesure, définit les phénomènes économiques
comme des phénomènes sociaux totaux incluant le social, le culturel
et le symbolique. Ils sont conçus comme le domaine d’une significa-
tion complexe qui ne se réduit pas à la seule dimension utilitaire.
L’anthropologie économique s’inscrivant dans la perspective du sym-
bolique et de la signification a ainsi pour démarche essentielle la mise
en relation systématique de la société moderne et des sociétés tradi-
tionnelles en vue d’appréhender les productions économiques à partir
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 33

de catégories universelles échappant à la surdétermination d’une seule


culture, généralement la culture capitaliste industrielle.

L’anthropologie du changement social

Il aura fallu attendre les dernières décennies pour que les anthropo-
logues accordent une importance aux problèmes du changement social
et culturel. Car les sociétés dont ils s’occupaient étaient réputées sta-
tiques, fermées, sans histoire et donc sans changement social.
Ce n’est qu’à partir des années trente que les études sur les phéno-
mènes de l’acculturation se sont développés aux États-Unis d’Amé-
rique (concernés par le problème des Indiens ou des minorités et de
leur intégration dans la société globale) et en Grande-Bretagne.
Plus tard, une substantielle littérature consacrée aux phénomènes
messianiques, millénaristes ou nativistes dans les sociétés primitives
et traditionnelles a vu le jour. Prenant des formes fort [22] diverses
d’une région à une autre (Église syncrétiques puis indépendantistes en
Afrique noire, relativisme des religions traditionnelles chez les In-
diens d’Amérique du Nord, mouvement de type millénariste au Brésil,
cultes du cargo associés aux cultes des ancêtres en Mélanésie), ces
mouvements ont généralement été rapportés à la même fonction d’ac-
culturation à la société européenne. Ils ont été considérés comme une
sorte de réponse au choc culturel ayant secoué les sociétés primitives
ou traditionnelles dans leur contact avec les structures de la société
moderne. « Expression de sociétés à mi-chemin entre l’ancien et le
nouveau, les mouvements catalogués millénaristes ou messianiques se
transformeraient progressivement, sous l’effet du processus de moder-
nisation, en mouvements séculaires de revendications sociales et poli-
tiques, à l’image des formes d’expression propres à l’expérience euro-
péenne ». (Kilani, 1992 : 73)
Fortement marquée par la conception unilinéaire du changement
social, une telle analyse, telle qu’elle prévalait alors, a été remise en
question par un certain nombre d’anthropologues. « Plusieurs études
de cas et de mises au point théoriques ont introduit une nouvelle pers-
pective centrée sur le substrat socio-culturel des sociétés en question
et ont tenté d’interroger le changement social, induit par ces mouve-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 34

ments, non plus seulement à partir des effets exercés de l’extérieur


mais aussi à partir de la logique sociale traditionnelle qui le fonde et
qu’à son tour il exprime ». (Kilani, 1992 : 73)
Dans le même courant critique, on assiste bien à une redéfinition
plus générale des études du changement social, qui consiste à appré-
hender les unités sociales restreintes dans le cadre d’une dialectique
avec la société globale, autrement dit à relier l’ensemble des détermi-
nations extérieures s’exerçant sur ces unités à la dynamique sociale et
culturelle propre à toutes les sociétés traditionnelles.
Le représentant le plus en vogue de courant rénovateur est l’an-
thropologue français G. Balandier qui a travaillé en Afrique. Dans ses
ouvrages Sociologie actuelle de l’Afrique Noire (1955), Afrique ambi-
guë (1957), Sens et Puissance. Les dynamiques sociales (1971), An-
thropologiques (1974), il évoque la notion de « situation coloniale »
qui s’accentue sur l’interaction dynamique entre structure dominante
et structure dominée. Ses ouvrages font également l’objet de formula-
tions très fines sur la dynamique des systèmes sociaux. G. Balandier
définit alors le système social [23] comme une entité approximative
toujours « en voie de se faire et de se définir ». (Balandier, 1974 : 246)
Il met l’accent sur les latitudes de choix et de potentialités dont dis-
pose chaque société et dégage l’imbrication du traditionnel et du mo-
derne.
De nos jours, le changement social est aussi appréhendé dans le
cadre de l’anthropologie du développement, un champ d’étude pre-
nant pour objets les communautés directement impliquées dans les
programmes de développement. 3

3 Pour une littérature récente sur la question, voir Olivier de Sardan (1991),
Jacob (1989).
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 35

Anthropologie et les disciplines voisines


Anthropologie et sociologie

L’anthropologie s’est constituée en rapport étroit avec sa sœur


presque jumelle, la sociologie. Au XIXe siècle, la sociologie est née
d’un besoin de réorganisation sociale après les révolutions politique et
industrielle. « Peu après, l’intérêt romantique pour l’exotique
converge avec le souhait kantien de création d’une anthropologie à
orientation philosophique et avec le projet colonial, dans la fondation
de l’ethnologie ». (Rivière, 1999 : 17)
L’anthropologie est définie traditionnellement comme la science de
l’homme et la sociologie comme la science de la société. Néanmoins,
si l’on se met d’accord sur le fait que l’homme vit en société et
n’existe qu’à travers ses semblables, c’est-à-dire a l’intérieur d’un sys-
tème de relations sociales, économiques et culturelles liant entre eux
les membres d’un même groupe, on peut considérer que l’anthropolo-
gie et la sociologie poursuivent la même finalité : les deux se foca-
lisent en effet sur l’étude de l’homme en société, ou plus précisément
à l’étude de l’ensemble des productions sociales et culturelles dont
l’homme est à l’origine. « À un niveau très général de définition, une
telle identification des deux disciplines par le même objet peut pa-
raître légitime et justifié. Cependant, à y regarder de plus près, des dif-
férences de perspectives, de démarches et même dans une certaine
mesure d’objet marquent les rapports des deux disciplines. Ces dis-
tinctions sont même constitutives des statuts respectifs de l’anthropo-
logie et de la sociologie depuis leurs débuts ».
[24]
Si au XIXe siècle, l’anthropologie s’occupait des sociétés primi-
tives et la sociologie des sociétés modernes, qu’en est-il aujourd’hui ?
Depuis les années soixante, l’anthropologie n’est plus exclusivement
l’étude des sociétés primitives puisqu’il concerne désormais l’en-
semble des situations d’altérité et de diversité, dans les sociétés dites
traditionnelles ainsi que dans les sociétés dites modernes, avancées.
Quant à elle, la sociologie ne se réduit pas seulement aujourd’hui aux
sociétés modernes, elle se pratique également dans les sociétés tradi-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 36

tionnelles et rurales du tiers monde. Si ces deux disciplines scienti-


fiques travaillent de plus en plus sur les mêmes sociétés, quel est alors
le bien-fondé d’une distinction entre anthropologie et sociologie ? En
dépit d’une certaine convergence récente entre ces deux disciplines,
certaines différences persistent néanmoins entre sociologie et anthro-
pologie. Ces dernières divergent entre autres par la perspective que
chacune d’entre elle adopte : « l’anthropologie choisit des unités res-
treintes, plus ou moins en retrait par rapport à la société globale, pour
mieux se mettre à distance de celui-ci et l’éclairer ; alors que la socio-
logie se situe d’emblée au niveau d’une perspective globale, celle de
la société majoritaire. Même quand elle étudie les phénomènes parcel-
laires (comme la famille, l’école et l’usine), la sociologie le fait à par-
tir du point de vue de la société globale qui définit la place, la fonction
et le sens de ces institutions. » (Kilani, 1992 : 92) Une dernière diffé-
rence réside dans la démarche méthodologique adoptée. S’il est vrai
que l’anthropologue peut utiliser à la fois la méthode quantitative et la
méthode qualitative, cette dernière se révèle un élément incontour-
nable dans le cadre de la démarche anthropologique. L’anthropologue
adopte le point de vue de l’observé, de l’« objet » de recherche, dans
la mesure où elle s’intéresse d’abord aux pratiques sociales (vie quoti-
dienne, sociabilité, rapports symboliques conférant un sens à la vie
d’un groupe).

Anthropologie et histoire

Il convient d’emblée de noter qu’une nette frontière a longtemps


séparé l’anthropologie de l’histoire. Une telle séparation participait,
comme dans le cas de la sociologie, du grand « partage » au XIXe
siècle dont le rôle est de rejeter hors de la tradition occidentale, c’est-
à-dire hors du temps et du discours de l’histoire de l’Europe, les
peuples et les civilisations dits « sauvages » ou « barbares » que l’ex-
pansion impérialiste contribuait par ailleurs à soumettre et à intégrer
dans les empires coloniaux européens. Pour mieux écarter ses sociétés
dites [25] « sauvages » ou « barbares » de l’histoire, et pour justifier
ainsi leur subordination aux sociétés historiques avancées, une disci-
pline spécifique, l’anthropologie – science de l’« exotique » - leur fut
entièrement consacrée. Depuis lors, l’histoire s’occupait des sociétés
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 37

« chaudes » dites avancées, et l’anthropologie s’occupait des sociétés


« froides » marquées par la stagnation matérielle et intellectuelle.
Cette différence était valable jusque dans les années cinquante. Ainsi,
l’histoire avait pour tâche de saisir le déroulement chronologique des
événements et de reconstruire les étapes de l’évolution au sein de la
« grande tradition historique », alors que l’anthropologie essayait de
comprendre la structure et la fonction des institutions dans des socié-
tés marquées par la permanence et la répétition. Cependant, à partir
des années soixante, nous assistons à un rapprochement spectaculaire
de ces deux disciplines, lequel rapprochement fait suite à leur renou-
vellement interne respectif. Lisons Rivière (2007 : 18-19) au sujet de
ce rapprochement spectaculaire :

« (…) Lorsque Lévi-Strauss, en 1958, distingue entre sociétés froides


« s’efforçant de stériliser dans leur sein le devenir historique » et sociétés
chaudes produisant une histoire « thermodynamique » et cumulative, il ac-
centue la différence primitif/civilisé au moment où les mouvements d’in-
dépendance bousculent la géographie et l’histoire politique, le Tiers
Monde devenant plus chaud que l’Europe.
L’historicité étant inhérente au social, il convient de ne pas forcer
l’opposition entre, d’un côté, l’ethnologie, caractérisée par l’oralité, la spa-
tialité, l’altérité, l’inconscient, et, de l’autre, l’histoire, délimitée par
l’écrit, la temporalité, l’identité et la conscience. Les clivages hérités du
passé deviennent caducs à mesure que l’ethnohistoire élabore l’histoire
des sociétés qu’on disait sans histoire, à mesure que l’histoire de l’Occi-
dent est traitée sous l’angle anthropologique, qu’elle étudie la vie collec-
tive et pas seulement les hauts faits et les grands hommes, les sociétés à
État et les classes dominantes. Si l’ethnologie se propose d’être générali-
sante et comparative par rapport à une ethnographie plutôt descriptive,
l’histoire conceptualisante et comparative prend de même ses distances à
l’égard d’une histoire-récit et événementielle.
Désormais l’ethnohistoire, élaborée initialement pour connaître le pas-
sé des Indiens d’Amérique, notamment dans les États aztèque et inca grâce
aux codex précoloniaux, aux chroniques espagnoles et aux archives nota-
riales, paroissiales, judiciaires, etc., combine les techniques des historiens
et des anthropologues. Elle met en relation passé et présent en examinant
les valeurs et le langage d’un groupe vue de l’intérieur. Elle utilise des mé-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 38

thodes de recherche des traditions orales, scrute la mémoire des sociétés et


tente de retrouver des chronologies. Des chercheurs africanistes comme J.
Vansina C.H. Perrot, E. Terray, M. Izard marient les deux compétences de
l’historien et de l’ethnologue. En France, l’ethnohistoire a permis de re-
trouver le passé des camisards aussi bien que la mémoire juive.
Depuis une trentaine d’années, l’anthropologie historique s’est aussi
fortement développée. En France, l’école des Annales, intéressée au quoti-
dien comme aux transformations sur la longue durée, a orienté les histo-
riens aux anthropologues comme le quotidien, le corps, les techniques, les
mythes, la parenté ont été fait leurs par les historiens s’intéressant à La Fa-
mille et la Parenté dans l’Occident médiéval (Colloque de Paris), au rap-
port entre Mythe et société en Grèce ancienne (J.-P. Vernant), à Mon-
taillou, village occitan, de 1294 à 1324 (E. Le Roy-Laudrie). [26] Anthro-
pologues et historiens travaillent main dans la main dans un champ d’acti-
vité mitoyen, avec cependant des différences dans les héritages, les ap-
prentissages, les carrières et la texture du métier. »

Anthropologie et psychanalyse

Les rapports entre l’anthropologie et la psychanalyse sont bel et


bien marqués par un paradoxe. Le fait qu’elles soient nées à la même
époque, soit la fin du XIXe siècle, qu’elles possèdent le même objet
empirique, l’homme, et qu’elles se soient trop intéressées l’une à
l’autre, n’empêche que le bilan de leurs échanges reste des plus mo-
destes. En ce qui a trait à leur convergence, on peut dire que l’anthro-
pologie et la psychanalyse forment toutes deux une psychologie. S’il
est vrai que l’anthropologie se concentre sur son expression collective
pour comprendre les phénomènes observables à l’échelle de la société,
l’école anthropologique américaine dite culturaliste définit la culture
comme un ensemble de traits présentant une certaine personnalité psy-
chologique – alors que la psychanalyse, elle, s’arrête sur son expres-
sion individuelle. « Il y a cependant, pour chacune des deux disci-
plines, la nécessité de passer d’un niveau à l’autre si elles veulent
aboutir à la construction d’une science compréhensive des comporte-
ments humains et de leurs causes, car là réside en fin de compte leur
projet ultime, qui est également celui des sciences de l’homme en gé-
néral ». (Kilani, 1992 : 121)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 39

L’homme, comme être social, individuel et sensible, intéresse aussi


bien l’anthropologue, le sociologue que le psychanalyste ou le psy-
chologue. Dans la psychanalyse, reconnue certes comme une pratique
individuelle, le social est déjà contenu dans la relation qui unit le pa-
tient à son analyste dans la cure psychanalytique, tandis que l’incons-
cient, selon l’expression du psychanalyste Jacques Lacan, constitue de
façon indéniable une instance qui relève du social.
Malgré ce rapprochement, les rapports entre anthropologie et psy-
chanalyse sont fondamentalement des rapports de divergence sur les
mêmes thèmes. Les différences entre ces deux disciplines scienti-
fiques tournent justement autour du rapport que l’une et l’autre sont
prêtes à établir entre d’une part l’histoire individuelle et d’autre part
l’histoire collective. C’est bien la façon d’articuler le rapport entre in-
dividu et société qui est à l’origine des désaccords.
[27]

Totem et tabou :
histoire individuelle et histoire collective
dans la théorie freudienne
Dans son livre « Totem et tabou » (1912), Sigmund Freud a d’emblée pla-
cé la psychanalyse au cœur de l’anthropologie. Selon Freud, la psychanalyse
peut en effet retracer l’histoire de l’humanité depuis les origines, au même
titre qu’elle le fait pour l’histoire individuelle. L’histoire de l’humanité com-
mence avec le meurtre du père par ses fils dans la horde primitive. À son tour,
l’histoire individuelle répète ce scenario originel selon un schéma universel
transcendant toutes les différences de culture et d’histoire. La psychanalyse
postule que chaque individu, quelle que soit son origine ou son lieu d’exis-
tence, revit dans son psychisme le scenario immémorial du parricide. La
forme que prend cette répétition correspond au complexe d’Œdipe, découverte
fondamentale de la psychanalyse, selon lequel il existe un désir incestueux de
la mère et la haine du père chez le fils.
En raison de l’universalité de la structuration psychique de l’individu,
Freud établit un rapport direct entre l’histoire individuelle et l’histoire de l’hu-
manité. En d’autres termes, l’ontogenèse (le principe individuel) récapitule la
phylogenèse (le principe collectif) : la société ainsi que l’individu se consti-
tuent sur le meurtre ou le désir du meurtre, celui du chef de la horde dans le
premier cas, celui du père dans le deuxième cas.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 40

En accordant une place primordiale au principe de récapitulation, Freud en


arrive à une conception évolutionniste redoublant la première analogie qu’il
pose entre l’individu et la société. Selon cette analogie, les stades de dévelop-
pement de l’individu (le passage de l’enfance à l’adolescence et enfin à l’âge
adulte) seraient eux-mêmes, en effet, la récapitulation des stades de dévelop-
pement de l’humanité. Dans la vision de Freud, il s’agit d’un parallélisme
entre l’individuel et le collectif, selon lequel les sociétés passent aussi par un
état primitif (stade infantile), un état sauvage ou barbare (stade adolescent)
pour arriver à la civilisation (stade adulte). (Voir Kilani, 1992)
Les anthropologues, dont Bronislaw Malinowski et Claude Lévi-Strauss,
ont reproché à Freud d’avoir retracé une évolution linéaire de la société. La
première critique de l’universalité du complexe d’Œdipe est venue de Mali-
nowski qui a mis en relief la relativité des cultures. Dans une culture comme
celle des îles Trobriand en Mélanésie qui ignore la paternité biologique et où
[28] l’autorité du père biologique est remplacée par celle de l’oncle maternel
(système de l’avunculat), le complexe d’Œdipe semble être impossible. La
deuxième ou la dernière grande critique sur laquelle nous nous arrêtons est
celle provenant de Claude Lévi-Strauss. Dans son livre « Anthropologie struc-
turale », Lévi-Strauss postule que l’on ne peut pas établir un rapport de cause
à effet entre le psychologique et le social, et qu’il fallait dépasser l’antinomie
entre la nature et la culture pour poser le problème de l’interdit de l’inceste en
termes de règles ou de lois. Comme le prétend Freud, les phénomènes psycho-
logiques ou psychiques ne sont pas universels, ils varient d’une société à
l’autre.

Anthropologie, Ethnologie et Ethnographie :


trois termes pour une même discipline ?

L’ethnologie, l’anthropologie et l’ethnographie sont trois termes


imbriqués l’un dans l’autre qui s’explique par de légères différences
de contenu, d’objet, de méthode et d’orientations théoriques. Qu’en
est-il d’abord de l’ethnologie ? Il y a quelques années encore l’ethno-
logie était considérée comme l’étude des sociétés primitives, sans
écriture ou sans machinisme. On caractérisait alors la spécificité de
cette discipline par son champ de recherche. Mais rapidement le terme
« primitif » a été récusé en raison de son contenu péjoratif (barbare,
sauvage…) jusqu’à parler de la mort du primitif au XX e siècle notam-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 41

ment. « L’ethnologie est donc au XIXe siècle, pour une bonne part,
une raciologie. Ce n’est qu’avec la nouvelle crise du XX e siècle que le
terme d’ethnologie drainera les acquis philosophiques de la Renais-
sance et du Siècle des Lumières – celui de la réflexivité et du compa-
ratisme – et tentera de se défaire d’un racisme plus ou moins latent ».
(Laburthe-Tolra et Warnier, 2003 : 24) Alors l’ethnologie a-t-elle dis-
paru avec la mort du primitif ? De nouvelles conceptions et une nou-
velle approche ont vu le jour en ce qui concerne le nouvel objet de
l’ethnologie. Cette dernière a déserté progressivement le champ du
« primitif » en vue de s’orienter de façon plus générale vers tout ce
qui est société et culture étrangère, c’est-à-dire « étrangère à celle
dans laquelle l’esprit a été formé » (P. Mercier cité par Lombard,
2008 : 16), pour s’intéresser aux communautés de petites dimensions,
où les relations demeurent interpersonnelles, les spécialisations écono-
miques et professionnelles moins marquées. En dehors des commu-
nautés de petites dimensions (sociétés rurales des campagnes tradi-
tionnelles, communautés plus ou moins isolées, plus ou moins homo-
gènes où les relations directes et de parenté prédominent et où les
techniques sont simples…), l’ethnologie s’intéresse également aux
[29] communautés ou collectivités urbaines où les études ethnolo-
giques se sont multipliées depuis un certain temps, communautés eth-
niques ou religieuses, groupes de voisinage et de quartier, si bien que
l’ethnologie n’a plus vraiment de champ de recherche strictement dé-
limité. (Voir Lombard, 2008) L’ethnologie est devenue une science au
même titre que les autres, même si son rôle idéologique est encore
présent. Comme l’ont si bien dit Laburthe-Tolra et Warnier (2003 :
26) :
« De nos jours, l’ethnologie parvient à une évaluation de plus en plus
précise et nuancée des divers états que connaît ou qu’a connus l’humanité
morcelée et particularisée. Le nombre des sociétés étudiées va croissant.
La quantité et la richesse des observations permettent à l’ethnologue d’af-
fermir sa place parmi les savants. Mais le rôle idéologique joué par l’eth-
nologie n’est pas évacué pour autant, dans la mesure où elle est sollicitée
de donner son avis dans les grandes controverses de l’heure : État et dé-
mocratie, famille et relations de couple, croyances et identité. Le cher-
cheur qui compare plusieurs sociétés entre elles fait aussi retour sur la
sienne propre. Il se regarde avec l’œil de l’autre. Ce « regard éloigné » lui
révèle son étrangeté ou son particularisme. L’objectivité en l’occurrence
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 42

ne consiste pas à chercher à se mettre hors société, puisque tout observa-


teur est défini par une appartenance sociale. La seule démarche possible
pour cet observateur sera de jouer le jeu d’une autre insertion sociale, qui
fasse apparaître, comme en un bain révélateur, la nature de sa socialité
propre, et les distorsions dues aux effets de situation »

Quant à l’ethnographie, la signification du terme fait à peu près


l’unanimité. Il s’agit de la partie descriptive de l’ethnologie (ethnos :
peuple, race, graphein : décrire), qui est souvent présentée sous la
forme monographique d’un groupe social ou d’une institution portant
sur plusieurs groupes (techniques, mariage, culte religieux…). Pour
Lévi-Strauss, dans son ouvrage Anthropologie structurale, l’ethnogra-
phie correspond à la première phase du travail, celle de la collecte des
données, qui exige généralement une enquête sur le terrain avec ob-
servation directe, ce que les Anglo-Saxons appellent « fieldwork ».
Les tenants de l’observation participante (au sens large) affirment que
l’étude des individus et de leur culture doit prendre place à travers
l’expérience directe. L’observation participante ou directe constitue
donc la phase fondamentale de l’ethnographie. « Dans l’observation
participante, nous dit Ghasarian (2002 : 9), le chercheur participe au-
tant que possible aux activités des personnes étudiées en s’efforçant
de se mettre dans leur peau. La typologie des rôles (qui n’existent pas
dans une forme pure) endossés par l’ethnographe comprend en fait : le
participant total, le participant comme observateur, l’observateur
comme participant, l’observateur total et le simple fait d’« être là ».
[30] La pratique ethnographique sous-entend donc l’immersion totale
de la culture étudiée, le dépaysement culturel, l’altérité. Cependant, il
faut dire que l’immersion totale a toujours des inconvénients. En effet,
les gens peuvent développer un ressentiment envers celui ou celle
dont le comportement est considéré comme inquisiteur, espion. C’est
pourquoi, dans certains cas, la démarche ethnographique nécessite ce
qu’Abélès (2002 : 37) appelle « le pacte ethnographique », l’existence
d’un accord qui permet de mener l’entreprise à bien, et d’accéder aux
individus et aux groupes qui font l’objet de la recherche. Dans ce
« pacte ethnographique » dont parle l’auteur, le dialogue avec des per-
sonnes proches et influentes au sein de la communauté étudiée est
d’une importance capitale.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 43

Ethnologie ou anthropologie

Si la description ethnographique caractérise la première étape de la


recherche, l’ethnologue pour certains, l’anthropologie pour d’autres,
est l’étape de l’explication des coutumes, des institutions, celle de la
synthèse, souvent par méthode comparative. (Lombard, 2007)
Pour Lévi-Strauss, l’ethnologie « représente un premier pas vers la
synthèse », laquelle synthèse peut être « géographique, si l’on veut in-
tégrer des connaissances à des groupes voisins ; historique, si l’on
veut reconstituer le passé d’une ou de plusieurs populations ; systéma-
tique enfin, si l’on s’isole […] tel type de technique, de coutume ou
d’initiation ». (Lévi-Strauss, 1958 : 387)
En ce qui concerne la différence entre ethnologie et anthropologie,
s’il en existe une, elle n’apparaît effectivement avec précision que
lorsqu’on envisage l’acception de ces deux termes suivant les écoles
de pensée spécifiques à chaque grand pays.
En France, sous l’influence des Anglo-Saxons qui privilégient le
terme d’anthropologie, ce dernier tend à supplanter celui d’ethnologie.
Pourtant, pour des raisons institutionnelles et académiques, l’école
française a longtemps maintenu l’usage du mot ethnologie. L’ensei-
gnement de la discipline se développe à partir de 1927 au sein de
l’Institut d’ethnologie du musée de l’Homme à Paris, lequel enseigne-
ment comprend à la fois de l’anthropologie physique, de la technolo-
gie, de la préhistoire, de la linguistique et de l’ethnologie proprement
dite.
[31]
Alors qu’en France le terme d’ethnologie n’existe que dans l’usage
académique et universitaire (Licence, certificat d’ethnologie…), le
mode de la recherche a adopté, d’une façon générale, celui d’anthro-
pologie. Ce dernier répond à deux sens différents :

- L’anthropologie au sens de l’ethnologie, comme science des


institutions, des organisations, des croyances ou des techniques,
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 44

donc dans une signification proche de celle donnée ou admise


par les Anglo-Saxons ;
- L’anthropologie, dans un autre sens plus global, celui de Lévi-
Strauss et de ses disciples, qui considèrent cette discipline
comme la dernière étape de la démarche ethnologique, après
l’ethnographie représentant la phase de la collecte des données
et de la description, et l’ethnologie, l’étape du début de la syn-
thèse explicative. (Voir Lombard, 2008)

L’anthropologie est alors « la connaissance globale de l’homme,


dans toute son extension historique et géographique ; aspirant à une
connaissance applicable à l’ensemble du développement humain de-
puis les hominidés jusqu’aux races modernes ; et tendant à des
conclusions, positives ou négatives, mais valables pour toutes les so-
ciétés humaines, depuis la grande ville moderne jusqu’à la plus petite
tribu mélanésienne ». (Lévi-Strauss, 1958 : 388) Ainsi, dans la vision
de Lévi-Strauss, l’anthropologie se consacre à l’étude des phéno-
mènes humains actuels, mais également passés, à l’étude des sociétés
industrialisées ainsi qu’à celles des sociétés techniquement sous-déve-
loppées. Elle a une vocation universelle et englobe à la fois l’ethnolo-
gie et la sociologie. Il s’agit bien d’une science humaine et non plus,
comme l’était l’ethnologie, une des branches des sciences sociales.
En Grande-Bretagne et aux États-Unis, c’est le terme anthropolo-
gie (social anthropology pour les Anglais et cultural anthropology
pour les Américains) qui est adopté. Le terme « ethnology » est peu
employé et est associé à l’étude historique (et peu scientifique) des ci-
vilisations telle qu’elle était au XIX e siècle, d’une façon très hypothé-
tique, voire péjorative. Comme le mentionne l’Anglais A. R. Rad-
cliffe-Brown, l’ethnologie fait appel à l’histoire « conjecturelle », sans
éléments historiques ou archéologiques, cherchant à expliquer une
institution par les phases de son développement. De même aux États-
Unis, l’ethnologie est liée à l’histoire des civilisations, mais aussi à
l’étude minutieuse et quasi muséographique des éléments de la
culture. Dans la [32] littérature anglaise notamment, on reproche à
l’ethnologie de ne pas être une science globale cherchant à reconsti-
tuer le fonctionnement d’une société dans son ensemble, mais se per-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 45

dant plutôt dans les conjectures historiques ou les classifications de


détail. (Voir Lombard, 2007)
Comme nous venons de le dire, l’ethnologie, l’anthropologie et
l’ethnographie constituent trois termes clés imbriqués l’un dans
l’autre. Si l’anthropologie étudiait les sociétés primitives dans le
temps, aujourd’hui l’ethnologie pour certains, et l’anthropologie pour
d’autres, se consacre de préférence à étudier les différences cultu-
relles, la diversité culturelle de l’humanité. La culture, avec tout ce
qu’elle comporte de social, d’économique et de politique, constitue
l’objet essentiel de l’ethnologie ou de l’anthropologie. Quant à l’eth-
nographie, elle se révèle un facteur indispensable dans la discipline
anthropologique depuis Frantz Boas et Bronislaw Malinowski. Il
n’existe pas d’anthropologie sans ethnographie, la discipline qui sys-
tématise l’étude sur le terrain. Désignant la transcription des données
premières sur le terrain, l’ethnographie est le plus souvent considérée
comme la phase initiale (de base) de toute recherche ethnologique.
Comme l’ont si bien dit Géraud, Leservoisier et Pottier (1998 : 14) :
« La triade ethnographie, ethnologie, anthropologie correspondrait
ainsi à des étapes méthodologiques clairement dissociées, première-
ment observation et description (ethnographie), deuxièmement inter-
prétation des données (ethnologie), enfin généralisation et comparai-
son (anthropologie) ». Le terrain se révèle important, voire incontour-
nable dans la discipline de l’ethnologie ou de l’anthropologie. Si, dans
le département d’anthropologie de l’université de Chicago, le monde
des chercheurs était divisé en deux catégories de personnes : ceux qui
avaient fait du terrain et ceux qui n’en avaient pas fait ; Rabinow
(1977) pense que ces derniers n’étaient pas de « véritables » ethno-
logues, en dépit de l’étendue de leurs connaissances en matière d’an-
thropologie.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 46

[33]

Conclusion

Retour à la table des matières

L’objet et la méthode sont deux facteurs indispensables à la


science. Ce qui définit une science même c’est son objet et sa mé-
thode. Dans ce chapitre, nous avons passé en revue les grandes défini-
tions de l’anthropologie suivant certains chercheurs, explicité la dé-
marche méthodologique de cette science en mettant l’emphase sur la
méthode qualitative, procédé à la clarification conceptuelle des no-
tions d’ethnographie, d’ethnologie et d’anthropologie, considérés
comme trois éléments interdépendants dans le cadre de la démarche
ethnologique. Si l’ethnographie débute avec le travail de description
des données de terrain, l’ethnologie et l’anthropologie continuent avec
le travail de synthèse et d’analyse de ces données. Maintenant, peut-
on parler de l’anthropologie comme science sans parler de son his-
toire ? Qu’elle est la place de cette histoire dans l’anthropologie mo-
derne ? Ce point fera bel et bien l’objet du chapitre suivant.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 47

[34]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.
PREMIÈRE PARTIE

Chapitre II
Histoire de
la pensée anthropologique :
les grands moments

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

L’anthropologie, comme toutes les sciences, a une histoire et/ou


une préhistoire. C’est cette histoire qui nous permet de bien situer les
grands moments de l’anthropologie comme science, de comprendre
les différentes perspectives théoriques de cette science, les comparer
pour saisir leurs divergences et leurs convergences. C’est cette histoire
qui nous permet également l’étape de pré-science que connaissait
l’anthropologie pour arriver à l’étape de science qu’elle est devenue.
Aussi, dans ce chapitre, focalisons-nous sur l’histoire de l’anthropolo-
gie depuis la période du XVIe siècle jusqu’au XXe siècle.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 48

II.1. La préhistoire de l’anthropologie

La découverte des différences par les voyageurs du XVIe siècle et


l’existence de la double réponse idéologique depuis cette époque jus-
qu’à nos jours

Retour à la table des matières

La genèse de la réflexion anthropologique, nous dit Laplantine


(1987), est contemporaine de la découverte du Nouveau Monde. La
Renaissance découvre des territoires jusqu’alors inconnus et com-
mence à élaborer des discours sur les habitants vivant dans ces es-
paces. La question fondamentale qui est alors posée, et qui naît de
cette première confrontation visuelle avec l’altérité est la suivante : les
habitants que l’on vient de découvrir appartiennent-ils à l’humanité ?
Le critère de base utilise pour savoir s’il convient de leur attribuer un
statut humain est, à cette époque, religieux : le sauvage possède-t-il
une âme ? Est-il concerné par le péché originel ? – « question capitale
s’il en fut par les missionnaires, puisque de la réponse dépendra le fait
de savoir si l’on peut le faire bénéficier de la Révélation. Notons que
si, au XVIe siècle, la question est posée, elle n’est nullement résolue.
Elle ne sera définitivement tranchée que deux siècles plus tard ». (La-
plantine, 1987 : 35)
C’est à cette époque que prenaient naissance les deux idéologies
contradictoires, mais dont l’une consiste dans le symétrique inversé de
l’autre : le refus de l’étranger vu comme un manque, et [35] dont le
corollaire est la bonne conscience que l’on a de lui et de sa société ; la
fascination de l’étranger, dont le corollaire représente la mauvaise
conscience que l’on a de soi et de sa société.
Les termes de cette double figure ci-dessus mentionnés, sont posés
dès le milieu du XVIe siècle dans le débat opposant le dominicain Las
Casas et le juriste Sepulvera, lequel débat devient une controverse pu-
blique et durera plusieurs mois (en 1550, en Espagne, à Valladolid).
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 49

Las Casas disait ceci :


« À ceux qui prétendent que les Indiens sont des barbares, nous répon-
drons que ces gens ont des villages, des bourgs, des cités, des rois, des sei-
gneurs et un ordre politique qui, en certains royaumes, est meilleur que le
nôtre. (…) Ces peuples égalaient ou même surpassaient beaucoup de na-
tions du monde réputées pour policées et raisonnables, et n’étaient pas in-
ferieurs a aucune. Ainsi ils égalaient les Grecs et les Romains, et même, en
certains de leurs coutumes, ils les dépassaient. Ils dépassaient aussi l’An-
gleterre, la France et certaines de nos régions d’Espagne. (…) Car la plu-
part de ces nations du monde, sinon toutes, furent bien perverties, irration-
nelles et dépravées, et firent montre de beaucoup moins de prudence et de
sagacité dans leur façon de se gouverner et d’exercer les vertus morales.
Nous-mêmes, nous fûmes pires, du temps de nos ancêtres et sur toute
l’étendue de notre Espagne, par la barbarie de notre mode de vie et la dé-
pravation de nos coutumes. » (Cité par Laplantine, 1987 : 36)

Sepulvera, de son coté, disait :

« Ceux qui devançaient les autres par la prudence et par la raison,


même s’ils ne l’emportent pas par la force physique, ceux-là sont, par na-
ture même, les seigneurs ; par contre, les paresseux, les esprits lents,
même s’ils ont les forces physiques pour accomplir toutes les taches né-
cessaires, sont par nature des serfs. Et cela est juste et utile qu’ils soient
serfs, et nous le voyons sanctionné par la loi divine elle-même. Telles sont
les nations barbares et inhumaines, étrangères à la vie civile et aux mœurs
paisibles. Et il sera toujours juste et conforme au droit naturel que ces gens
soient soumis à l’empire de princes et de nations plus cultivés et humains,
de façon que, grâce à la vertu de ces dernières et à la prudence de leurs
lois, ils abandonnent la barbarie et se conforment à une vie plus humaine
et au culte de la vertu. Et s’ils refusent cet empire, on peut le leur imposer
par le moyen des armes et cette guerre sera juste, ainsi que le déclare le
droit naturel… En conclusion : il est juste, normal et conforme à la loi na-
turelle que les hommes probes, intelligents, vertueux et humains dominent
tous ceux qui n’ont pas ces vertus. » (Cité par Laplantine, 1987 : 36-37)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 50

Plus de quatre siècles après le duel idéologique qui opposait Las


Casas à Sepulvera, les idéologies qui sous-tendent ce double discours,
même s’ils ne s’expriment pas dans des termes purement religieux,
existent encore de nos jours. Les pays occidentaux (pays du Nord) se
croient avoir le droit naturel de dominer les autres pays (ceux du Sud),
de leur imposer leur modèle de pensée, d’agir et de faire. Ils veulent
imposer entre autres aux autres peuples la démocratie, le mariage, la
religion chrétienne, l’homosexualité tout récemment. Ces pays croient
qu’il est tout à fait juste [36] et normal qu’ils imposent aux autres
peuples leur domination à la fois politique, socioéconomique, voire
culturelle. C’est dans ce contexte qu’ils ont détruit les structures éta-
tiques de bon nombre de pays africains, qui refusent de marcher dans
leur logique.

La figure du mauvais sauvage et du bon civilisé

« L’extrême diversité des sociétés humaines est rarement apparue


aux hommes comme un fait, mais comme une aberration appelant une
justification ». (Laplatine, 1987 : 38) La civilisation grecque parlait de
barbare pour designer tout ce qui ne participait pas de l’hellénéité (en
référence à l’articulation du chant des oiseaux opposé à la significa-
tion du langage humain). La Renaissance, le XVII e siècle et le XVIIIe
siècle évoquaient les termes de naturels ou de sauvage, opposant ainsi
l’animalité à l’humanité. Alors que nous optons de préférence à notre
époque pour celui de sous-développé, c’est le terme de primitifs qui
triomphait au XIXe siècle.
Dans cette perspective, sont considérés comme des sauvages, bar-
bares et naturels, tous ceux qui ne participent pas de la frange d’huma-
nité à laquelle appartiennent les Européens. Ceci dit, en dehors du cri-
tère religieux évoqué, les Européens ont utilisé un ensemble de

- l’apparence physique : les Indiens sont nus ou « vêtus de peaux


de bêtes » ;
- les comportements alimentaires : ils « mangent de la viande
crue », et c’est tout l’imaginaire du cannibalisme qui va ici
s’élaborer » ;
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 51

- l’intelligence telle qu’elle peut être appréhendé à partir du lan-


gage : ils parlent « une langue inintelligible ». (Voir Laplantine,
1987)

Durant ces périodes que nous venons de citer, tout un ensemble


d’auteurs, dont Cornelius de Pauw, Gomara dans son « Histoire géné-
rale des Indiens », Oviedo dans son « Histoire des Indes » et autres,
émettaient des jugements négatifs sur les Indiens, qui sont considérés
comme des barbares, sauvages, primitifs par la suite. De Pauw, quant
à lui, nous propose ses réflexions sur les Indiens d’Amérique du
Nord :
[37]

« Il doit exister dans l’organisation des Américains une cause quel-


conque qui hébète leur sensibilité et leur esprit. La qualité du climat, la
grossièreté des humeurs, le vice radical du sang, la constitution de leur
tempérament excessivement flegmatique, peuvent avoir diminué le ton et
le trémoussement des nerfs de ces hommes. »
Ils ont, poursuit de Pauw, un « tempérament aussi humide que l’air et
la terre où ils végètent » et qui explique qu’ils n’ont aucun désir sexuel.
Bref, ce sont « des malheureux qui supportent tout le poids de la vie
agreste dans l’obscurité des forêts, ressemblent plus à des animaux qu’a
des végétaux ». Après la dégénérescence liée à un « vice de constitution
physique », de Pauw en vient à la déchéance morale. C’est toute la cin-
quième partie du livre dont la première section est intitulée : « le génie
abruti des Américains » :
L’insensibilité, écrit notre auteur, est en eux un vice de leur constitu-
tion altérée ; ils sont d’une paresse impardonnable, n’inventent rien, n’en-
treprennent rien, et n’étendent point la sphère de leur conception au-delà
de ce qu’ils voient : pusillanimes, poltrons, énervés, sans noblesse dans
l’esprit, le découragement et le défaut absolu de ce qui constitue l’animal
raisonnable, les rendent inutiles à eux-mêmes et à la société. Enfin les Ca-
liforniens végètent plutôt qu’ils ne vivent, et on est tenté de leur refuser
une âme. » (Voir Laplantine, 1987 : 40-41)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 52

La figure du bon sauvage et du mauvais civilisé

Aux XVIIe et XVIIIe siècle notamment, la figure du mauvais sau-


vage et du bon civilisé est remplacée par celle du bon sauvage et du
mauvais civilisé. Le caractère privatif des sociétés traditionnelles sans
écriture, sans technologie, sans économie, sans religion organisée,
sans complexe d’Œdipe au XXe siècle ne va pas tout à fait à l’encontre
de ceux qu’on appelle sauvages. Le sauvage n’est pas celui qui croit.
Le discours du bon sauvage et du mauvais civilisé est encore bien
timide à l’époque où l’Occident découvre des peuples jusqu’alors in-
connus. Ce discours trouvera sa formulation la plus systématique et la
plus radicale deux siècles après la Renaissance : dans le rousseauisme
du XVIIIe siècle, puis dans le romantisme. Cette figure du bon sau-
vage et du mauvais civilisé n’en est pas moins en germe dans la per-
ception qu’ont les premiers voyageurs. À l’occasion de la découverte
d’Amérique, Amerigo Vespucci disait :
« Les gens sont nus, beaux, fonces de peaux, élégants de corps…
Aucun ne possède quoi que ce soit, car tout est mis en commun. Et les
hommes prennent pour femme celles qui leur plaisent, qu’elles soient
leur mère, leur sœur ou leur amie, entre lesquelles ils ne font pas de
différence… Ils vivent cinquante ans. Et ils n’ont pas de gouverne-
ment. » (Cité par Laplantine, 1987 : 44-45)
Dans le cas plus précis des Caraïbes, Christophe Colomb découvre
lui aussi le paradis :
[38]

« Ils sont très doux et ignorants de ce qu’est le mal, ils ne savent se


tuer les uns les autres (…) je ne crois pas qu’il y ait au monde de meilleurs
hommes, pas plus qu’il y a de meilleure terre. » (Laplantine, 1987 : 45)

En dehors des considérations des premiers voyageurs sur les sau-


vages, toute la réflexion de Lery et de Montaigne au XVIe siècle sur
les « naturels » trouve son fondement dans la notion de cruauté res-
pective des uns des autres. C’est alors pour la première fois que se met
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 53

en place une critique de la civilisation et un éloge de la « naïveté ori-


ginelle » de l’état de nature. Lery, chez les Tupinamba, s’interroge sur
ce qui se passe « par deca », c’est-à-dire en Europe. Il écrit à propos
de « gros usuriers européens » : « ils sont encore plus cruels que les
sauvages dont je parle ». Et Montaigne, à propos de ces derniers, re-
late : « Nous pouvons donc bien les appeler barbares eu égard aux
règles de la raison, mais non eu égard à nous qui les surpassons en
toute sorte de barbarie. » (Voir Laplantine, 1987 : 45).

Le temps des pionniers :


Les chercheurs-érudits du XIXe siècle

Si le XVIIIe siècle a joué un rôle important dans la constitution des


sciences de l’homme et du savoir scientifique, c’est au cours du XIX e
siècle que l’anthropologie va se constituer véritablement en une disci-
pline scientifique. Sous l’effet de la révolution industrielle anglaise et
de la révolution politique française, on constate que la société a chan-
gé et ne sera plus jamais ce qu’elle était. « L’Europe se trouve
confrontée a une conjoncture inédite. Ses modes de vie, ses rapports
sociaux connaissent une mutation sans précédent. C’est un monde qui
est en train de s’achever, et un nouveau d’apparaître ». (Laplantine,
1987 : 61) En vertu de ses progrès, des bienfaits de civilisations,
quoique critiqués par Rousseau, l’Europe paraît être le modèle à
suivre. De plus, le contexte géopolitique est radicalement nouveau :
c’est la période de la conquête coloniale, qui se débouchera sur la si-
gnature, en 1885, de l’acte de Berlin, qui règle le partage de l’Afrique
entre les puissances européennes et met fin aux souverainetés afri-
caines.
C’est dans le mouvement de cette conquête que l’anthropologie
moderne se constitue tout en suivant les pas du colon. À cette époque,
l’Afrique, l’Inde, l’Australie, la Nouvelle-Zélande se peuplent d’un
nombre important de migrants, dont les missionnaires et les adminis-
trateurs. Un réseau d’informations se met donc en place. Il s’agit de
questionnaires envoyés par les [39] chercheurs des métropoles (en
particulier de la Grande-Bretagne) aux quatre coins du monde, et dont
les réponses allaient constituer les matériaux de réflexion des premiers
grands ouvrages d’anthropologie qui vont se succéder à un rythme ré-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 54

gulier dans toute la moitié du XIXe siècle. C’est ainsi qu’en 1861,
Maine publie Ancient Law ; en 1861, Bachofen, Das Mutterrecht ; en
1864, Fustel de Coulanges, La Cité antique ; en 1865, MacLennan, Le
Mariage primitif ; en 1871, Tylor, La Culture primitive ; en 1877,
Morgan, La Société antique ; en 1890, Frazer, les premiers volumes
du Rameau d’or.
Ayant une ambition considérable, ces ouvrages ne visent qu’à dres-
ser un véritable corpus ethnographique de l’humanité, connue un
changement radical de perspective par rapport à l’époque des « Lu-
mières » : « l’indigène des sociétés extra-européennes n’est plus le
sauvage cher au XVIIIe siècle, il est devenu le primitif, c’est-à-dire
l’ancêtre du civilisé, appelé à rejoindre ce dernier. La colonisation y
veillera. Ainsi l’anthropologie, connaissance du primitif, est-elle indis-
sociablement liée à la connaissance de notre origine, c’est-à-dire des
formes simples d’organisation sociale et de mentalité qui ont évolué
vers les formes complexes de nos sociétés ». (Laplantine, 1987 : 63)
Le courant dominant dans cette période est l’évolutionnisme, qui
trouvera sa formulation la plus systématique et la plus élaborée dans
l’œuvre de Morgan et notamment dans Ancient Society (trad. Franc.
La Société archaïque, 1971). Ce livre était considéré comme un docu-
ment de référence adopté par l’immense majorité des anthropologues
de la fin du XIXe siècle. Selon ce courant de pensée, l’humanité a
connu différentes étapes (barbarie, sauvagerie) pour aboutir à la civili-
sation. L’anthropologie avait donc pour objectif d’aider les peuples
non-européens (notamment les Africains et les Indiens) à atteindre le
niveau de civilisation. Logiquement, ces peuples étaient considérés
comme des peuples non-civilisés, qui doivent laisser leurs états de
barbarie et de sauvagerie pour rejoindre les européens, considérés
comme des civilisés.
S’il est vrai que ces chercheurs étaient considérés comme des éru-
dits, des savants, ils n’étaient pas des anthropologues de terrain. Ils
étaient plutôt des ethnologues de cabinets, qui produisent des ré-
flexions à partir des données recueillies par les missionnaires et les
administrateurs des colonies. Toutefois, ces chercheurs jouent un rôle
incontournable dans le développement de [40] l’anthropologie comme
science. Mais, il fallait attendre le XXe siècle, avec des chercheurs
comme Frantz Boas et Bronislaw Malinowski, pour que l’anthropolo-
gie comme science passe de l’anthropologie de cabinet a une véritable
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 55

anthropologie de terrain. D’où la méthode de l’observation partici-


pante, indispensable à la démarche anthropologique ou ethnologique.

II.2. Les pères fondateurs de l’ethnographie

Retour à la table des matières

Si des chercheurs comme J. Frazer, E. B. Tylor, L. Morgan et


autres sont considérés comme des chercheurs érudits en anthropolo-
gie, s’il existait à la fin du XIX e siècle des hommes (généralement des
missionnaires et des administrateurs de clonies) qui avaient une excel-
lente connaissance des populations au sein desquelles ils vivaient,
l’ethnographie proprement dite ne commence à exister qu’à partir du
moment où l’on se rend compte que c’est le chercheur lui-même qui
doit effectuer sur le terrain sa propre recherche, et que ce travail d’ob-
servation directe ou participante fait partie d’emblée de cette re-
cherche. Ceci dit, dans les lignes suivantes nous allons présenter deux
grandes figures emblématiques considérés comme deux pères fonda-
teurs de l’ethnographie, deux hommes qui ont révolutionne la science
anthropologiques au XXe siècle. Il s’agit bien de Frantz Boas et de
Bronislaw Malinowski.

Frantz Boas (1858-1942)

C’est avec Boas que l’on assiste à une véritable révolution de la


science anthropologique telle qu’elle était pratiquée par les chercheurs
érudits. Il est avant tout un homme de terrain. Ses enquêtes, résolu-
ment pionnières, réalisées par dès les dernières années du XIXe siècle
(particulièrement chez les Kwakiult et les Chinook de Colombie-Bri-
tannique), sont conduites d’un point de vue qualifié aujourd’hui de
microsociologie. « Sur le terrain, nous appris Boas, tout doit être noté,
et cela dans le détail, et le détail du détail. Tout doit être l’objet de la
description la plus méticuleuse, de la retranscription la plus fidèle (par
exemple, des différentes variantes d’un mythe, ou des différents ingré-
dients entrant dans la composition d’un mets) ». (Laplantine, 1987 :
73)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 56

Boas a été l’un des premiers à revendiquer le statut de totalité auto-


nome d’une société. Formulant le premier avec ses collaborateurs la
critique la plus acerbe et la plus élaborée des notions d’origine et de
reconstitution des stades, il montre qu’une coutume n’a de sens que si
[41] elle est reliée au contexte particulier dans lequel elle s’inscrit. De
plus, Boas a été le premier à mettre l’accent sur la monographie, c’est-
à-dire la nécessité pour l’ethnologue de rendre compte scientifique-
ment d’une microsociété, appréhendée dans sa totalité et considérée
dans son autonomie théorique. Pour la première fois, le théoricien et
l’observateur sont enfin réunis. Enfin, il est un des premiers à attirer
l’attention sur l’importance, mais aussi la nécessité, pour l’ethnologue
ou l’anthropologue, d’avoir accès à la langue de la culture dans la-
quelle il travaille.
Pourtant, cela peut paraître surprenant, en dépit de tout ce qu’on
vient d’être dit, que Boas, en dehors des professionnels de l’anthropo-
logie, soit pratiquement inconnu. Deux raisons principales sont à l’ori-
gine de cela.

1. En dehors des communications et des articles, Boas n’a jamais


publié de livre à destination du public cultivé, puis les textes
qu’il a laissés sont d’une concision et d’une rigueur tout ascé-
tiques. « Rien qui annonce, par exemple, l’émotion que l’on
peut ressentir (nous allons le voir bientôt) a la lecture d’un Ma-
linowski ; ni même qui rappelle le charme désuet que possède
la prose fleurie d’un Frazer ». (Laplantine, 1987 : 75)
2. Enfin, Boas n’a jamais formulé une véritable théorie, contraire-
ment à des chercheurs comme Émile Durkheim et Marcel
Mauss. Pourtant, l’influence de Boas fut considérable par le fait
qu’il a été l’un des premiers ethnographes. Il fut, par son ensei-
gnement, le grand pédagogue, qui forma la première génération
d’anthropologues américains. Il demeure la figure incontour-
nable, le maître incontesté de l’anthropologie américaine dans
la première moitié du XXe siècle.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 57

Bronislaw Malinowski

Malinowski a sans doute dominé la scène anthropologique, de


1922, année où paraît son premier ouvrage, Les Argonautes du Paci-
fique occidental, jusqu’à sa mort en 1942. Après ses études de docto-
rat en physique (1908), il assure sa formation d’ethnologue de 1910 à
1915 à Londres (London School of Economics) avec des représentants
d’un évolutionnisme finissant, particulièrement James Frazer, auquel
il restera attaché. Sa thèse d’anthropologie intitulée La famille chez
les aborigènes d’Australie (1916), est un travail de compilation et de
réflexion qui va le marquer doublement, d’une part parce qu’il lui fera
comprendre la difficulté à entreprendre [42] une étude sérieuse et ob-
jective à partir des documents que l’ethnologue n’a pas vérifiés sur
place, et de l’autre parce qu’il éveillera en lui le sentiment que, dans
toutes les sociétés, la famille a été l’élément primordial de l’organisa-
tion sociale. (Voir Laplantine, 1987 ; Lombard, 2008)
Malinowski a révolutionné la pensée ethnologique pour les raisons
su

1. S’il n’était pas certes le premier à conduire scientifiquement


une expérience ethnographique, qui consistait d’abord à vivre
avec les populations étudiées et à recueillir ses matériaux de
leurs langues, il radicalisait cette compréhension par le dedans
tout en cherchant à rompre au maximum les contacts avec la
culture européenne. A ce sujet, personne avant lui ne faisait
mieux.
2. Instaurant une rupture avec l’histoire conjecturale (la reconsti-
tution spéculative des stades), mais également avec la géogra-
phie spéculative (la théorie diffusionniste qui prend le relais de
l’évolutionnisme et qui postule l’existence de centres de diffu-
sion de la culture par emprunts de traits culturels notamment),
Malinowski évoque l’idée qu’une société doit être étudiée
comme une totalité, telle qu’elle fonctionne au moment même
de son observation. Tandis que Frazer cherchait à répondre à la
question : « Comment notre société en est-elle arrivée à devenir
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 58

ce qu’elle est ? puis y répondait en rédigeant cette œuvre épique


de l’humanité qu’est Le Rameau d’or, « Malinowski se de-
mande ce qu’est une société donnée en elle-même et ce qui la
rend viable pour ceux qui y appartiennent, en l’observant dans
le présent au travers de l’interaction des aspects qui la consti-
tuent ». (Laplantine, 1987 : 77)
3. Afin de penser la société comme une totalité autonome avec sa
logique interne, Malinowski élabore la théorie fonctionnaliste
en s’appuyant sur le modèle des sciences de la nature selon le-
quel l’individu éprouve un certain nombre de besoins, et chaque
culture se donne pour tâche de satisfaire ces besoins fondamen-
taux. Et chacune le fait en élaborant des institutions écono-
miques, politiques, juridiques et éducatives, qui fournissent des
réponses collectives organisées permettant de satisfaire ces be-
soins essentiels de la personne humaine.
4. Une autre caractéristique de la pensée de Malinowski c’est qu’il
était l’un des premiers à penser que l’homme doit être étudié à
travers la triple articulation du social, du [43] psychologique et
du biologique. Il convient d’abord, pour lui, de repérer la liai-
son étroite existant entre le social et le biologique en mettant
l’accent sur le fait qu’une société fonctionne comme un orga-
nisme où les relations biologiques doivent être considérées non
seulement comme le modèle épistémologique permettant de
penser les relations sociales, mais comme leur fondement
même. De plus, Malinowski pense qu’une véritable science de
la société appelle, ou plus exactement inclut, l’étude des moti-
vations psychologiques, des comportements, l’étude des désirs
et des rêves de l’individu. (Voir Laplantine, 1987)

Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, Malinowski se ré-


vèle, à côté de Frantz Boas, une figure incontestable dans les sciences
humaines et sociales, notamment en anthropologie. Il a révolutionné
la science anthropologique en y introduisant la méthode de l’observa-
tion participante. Il a été l’un des premiers à penser que l’ethnologie
ne doit pas être un travail de cabinet comme le faisaient les chercheurs
érudits au XIXe siècle, mais un travail de terrain qui prescrit un en-
semble de principes, dont l’apprentissage de la langue de la popula-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 59

tion étudiée, l’altérité et le dépaysement culturel. Frantz Boas et Bro-


nislaw Malinowski constituent donc deux figures indispensables en
anthropologie.

Lire Bronislaw Malinowski

II.3. Les premiers théoriciens


de l’Anthropologie

3.1. Émile Durkheim

Retour à la table des matières

Né le 15 avril 1858 à Épinal et mort le 15 novembre 1917, Émile


Durkheim est unanimement considéré comme le père de la sociologie
française, l’un des fondateurs de la sociologie moderne. Philosophe de
formation, il a fait de la sociologie une science sociale à part entière
en posant les bases méthodologiques de cette science à travers son ou-
vrage « Les règles de la méthode sociologique », en regroupant autour
de sa revue « L’année sociologique » une équipe de recherche inter-
disciplinaire, et enfin en enseignant la sociologie à l’université.
[44]

3.2. Durkheim et la sociologie

Homme de la IIIe République, Durkheim se demande comment il


est possible de réunir et de concilier ses concitoyens. Pour ce faire, il
se propose de fonder une science ayant pour objet l’étude de « faits
sociaux » (que nous définirons un peu plus loin) afin d’éclairer les ci-
toyens sur le fonctionnement de la société et de les guider dans leur
œuvre de réformes sociales. D’où la sociologie.
La sociologie que Durkheim entendait créer est une discipline
scientifique rompant avec la métaphysique, et qui est capable d’un
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 60

progrès cumulatif de connaissances scientifiquement fondé. Ici, Dur-


kheim se situe dans une tradition positiviste.
Basée sur le modèle des sciences de la nature, la sociologie dur-
kheimienne a pour objet, comme nous venons de le mentionner,
l’étude des « faits sociaux ». Selon lui, un fait social se définit comme
étant des « manières de penser, d’agir et de sentir » existant en dehors
des consciences individuelles et qui sont dotées d’un pouvoir coercitif
en vertu duquel ils s’imposent aux individus. Dans cette logique, un
fait social est donc toute action ou pensée qui respecte deux condi-
tions. La première est que cette action ou pensée ait une origine so-
ciale. Cela sous-entend que l’individu n’agit pas en fonction de ce que
Durkheim appelle « sa conscience individuelle », mais en fonction
d’une conscience collective qui le dépasse, qui est commune à tous les
membres de la société ou du groupe social et qu’il a intériorisée. C’est
le cas par exemple de l’invité qui offre des fleurs à la maitresse de
maison. C’est le cas aussi des parents qui sont obligés de remettre les
biens qu’ils ont reçus en échange du mariage avec leur fille si
l’homme trouve que cette fille n’est pas vierge dans la société tradi-
tionnelle haïtienne.
La deuxième condition est que la société ou le groupe fasse pres-
sion sur l’individu pour imposer cette action. D’où le concept de
contrainte sociale. En cas de transgression des normes, l’individu peut
être exclu du groupe ou de la société à laquelle il est appartenu.
Durkheim va plus loin pour dire que le fait social doit respecter
deux règles fondamentales. La première c’est qu’il doive être traité
comme une chose. À l’instar du biologiste par exemple, le sociologue
doit être extérieur à son objet d’étude, s’il veut que son travail soit
scientifique. La deuxième condition c’est qu’un fait social ne soit ex-
plicable que par un autre fait social qui lui est [45] antérieur. Pour
comprendre les faits sociaux, le sociologue ne peut se contenter d’in-
terroger les individus sur leurs motivations étant donné que la
conscience collective qui se trouve à l’origine de leurs actions leur est
extérieure. De plus, le sociologue ne doit pas les expliquer en accor-
dant une place princière aux faits étrangers au domaine de la sociolo-
gie (hérédité, psychologie, etc.). C’est pourquoi, dans sa démarche de
comprendre le suicide dans la société moderne, Durkheim nie toutes
les explications ayant en rapport avec la biologie et la psychologie. Il
veut que le social soit autonome. (Durkheim, 1947)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 61

Dans la sociologie de Durkheim, la société est l’instance suprême,


intouchable. C’est cette société qui crée les individus, et ces derniers
ne sont pas autonomes en dehors de cette société. D’où la distinction
qu’il établit entre ce qu’il appelle « la conscience collective » et « la
conscience individuelle » dans son souci de l’intégration de l’individu
dans la société. Alors que la conscience individuelle est constituée des
opinions propres à un individu, la conscience collective est l’ensemble
des idées communes à tous les membres du groupe. Et c’est la
conscience collective qui prime sur la conscience individuelle. Pour
illustrer cette différence entre la conscience collective et la conscience
individuelle, Durkheim fait la différence entre le sacré et le profane.
(Voir Les formes élémentaires de la vie religieuse que nous citons
plus-bas)
Dans son ouvrage De la division du travail social, Durkheim va
analyser le passage de la société traditionnelle à la société moderne
provoqué par la révolution industrielle notamment comme un phéno-
mène social (et non pas économique) ayant pour conséquence la créa-
tion d’une nouvelle solidarité entre les membres de la société. Si dans
les sociétés traditionnelles à « solidarité mécanique » (les sociétés à
faible division du travail, à domination traditionnelle), dans les socié-
tés modernes à « solidarité organique » (les sociétés à fortes divisions
du travail), les individus exercent des fonctions différentes et sont
donc dépendants les uns des autres. La société prend alors d’un orga-
nisme biologique ou chaque institution remplit sa fonction dans le
cadre du maintien de cette société. Cependant, le développement de la
conscience individuelle dans les sociétés modernes (à solidarité orga-
nique) se traduit par un affaiblissement de la conscience collective et
débouche sur des comportements anormaux notamment le suicide,
dont les causes sont à rechercher au sein même de la société.
[46]

3.3. Durkheim :
sociologue ou anthropologue de l’éducation

L’éducation, comme facteur de cohésion sociale, occupe une place


importante dans la sociologie de Durkheim. Ce dernier a bel et bien
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 62

tracé les lignes fondamentales du courant fonctionnaliste, à la fois en


ce qui concerne la structure sociale (problème du consensus) et l’évo-
lution socio-historique (type de consensus). (Petitat, 1982).
La société durkheimienne se présente comme « un système de
fonctions différentes et spéciales qu’unissent des rapports définis ».
(Durkheim, 1893 : 138) La division du travail met en présence des
fonctions sociales. Le problème fondamental que se posait Durkheim
est celui de leur harmonisation, de leur solidarité ; les conflits sociaux
ne surgissent que là où cette harmonie est rompue. Les moyens envi-
sagés par Durkheim pour éviter « l’anomie » visent la prévention des
crises économiques, la réglementation des « rapports du capital et du
travail » dont il déplore « l’état d’indétermination juridique » (Dur-
kheim, ibid, p. 411), et l’égalisation des chances dans la compétition
des individus.
À cet effet, l’éducation semble jouer un rôle considérable dans la
cohésion sociale comme nous venons de le mentionner. Selon Dur-
kheim, l’éducation est « chose éminemment sociale ». (Durkheim,
1968 : 82) Le passage de l’individu biologique à l’individu social, se
réalise à travers le processus éducatif, car « la société ne trouve pas
toutes faites dans les consciences les bases sur lesquelles elle repose ;
elle se les fait à elle-même ». À chaque génération, la société se
trouve donc « en présence d’une table rase sur laquelle il faut
construire à nouveaux frais ». (Durkheim, 1968 : 93)
L’essentiel de la pensée de Durkheim se tourne vers l’action socio-
pédagogique qui doit inculquer aux enfants les éléments moraux et in-
tellectuels en harmonie avec le système social du moment. (Petitat,
1982) Selon Durkheim, l’éducation est l’action « des générations
adultes sur celles qui ne sont pas mûres pour la vie sociale ». Cette ac-
tion comporte deux volets distincts : intégration à la « société poli-
tique dans son ensemble » et intégration aux « milieux spéciaux de
destination ». (Durkheim, 1968 : 41) Dans cette optique, l’éducation
unifie et divise à la fois, obéissant aux exigences d’une totalité sociale
à la fois intégrée et hautement divisée. Expliquons un peu ces deux
moments du processus éducatif. La vie collective, suppose, nous dit
Durkheim, [47] « des similitudes essentielles », c’est-à-dire « un cer-
tain nombre d’idées, de sentiments et de pratiques que l’éducation doit
inculquer à tous les enfants indistinctement, a quelque catégorie so-
ciale qu’ils appartiennent ». (Durkheim, 1968 : 87) Dans les sociétés à
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 63

système d’enseignement étatique, il revient à l’État de définir sa poli-


tique éducative consistant à garantir la cohésion sociale (volet qualita-
tif). Il revient à l’État aussi de créer des écoles en grand nombre afin
d’aider les familles économiquement faibles d’envoyer leurs enfants à
l’école (volet quantitatif). Durkheim lui-même se donne pour tâche de
définir les valeurs de base qu’il convient d’inculquer aux enfants dans
une société industrielle et démocratique. Ainsi, dans son ouvrage
L’éducation morale, il retient trois dimensions : l’esprit de discipline,
c’est-à-dire l’esprit de soumission aux règles garantissant la vie col-
lective. À ce niveau, la conscience collective occupe une place de
choix ; l’attachement aux groupes sociaux, c’est-à-dire l’esprit de sa-
crifice et d’abnégation, notamment l’identification a la Nation et à ses
institutions ; enfin, l’autonomie de la volonté, c’est-à-dire la libre sou-
mission aux impératifs moraux en tant qu’ils sont fondés sur des rai-
sons sociales qui s’imposent à la raison individuelle.
Dans un second moment, l’éducation divise les générations suivant
des milieux spéciaux de destination. Il s’agit de renouveler les organes
du corps social accomplissant des fonctions essentielles à la survie de
l’ensemble : l’éducation « de la ville n’est pas seule de la campagne,
celle du bourgeois n’est pas seule de l’ouvrier. (…) Chaque profession
(…) constitue un milieu sui generis qui réclame des aptitudes particu-
lières et des connaissances spéciales, où règnent certaines idées, cer-
tains usages, certaines manières de voir les choses ; et comme l’enfant
doit être préparé en vue de la fonction qu’il sera appelé à remplir,
l’éducation, à partir d’un certain âge, ne peut plus rester la même pour
tous les sujets auxquels elle s’applique ». (Durkheim, 1968 : 86)
L’approche de Durkheim est paradoxale. Alors que l’éducation doit
unifier les gens dans la société autour des valeurs centrales, elle divise
aussi les gens en les répartissant dans la structure sociale. Comment
l’éducation peut-elle unifier et diviser à la fois ? S’il est vrai que
l’éducation prônée par Durkheim peut développer chez l’enfant l’es-
prit de patriotisme, d’appartenance à la Nation, il est aussi vrai que
cette éducation peut faire de l’enfant un conformiste, incapable de
questionner la société dans laquelle il évolue. L’éducation ne se borne
pas seulement à faire de l’enfant un [48] individu soumis aux règles
garantissant la vie sociale, mais elle doit lui permettre aussi de prendre
distance vis-à-vis du système social pour le questionner, le changer,
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 64

voire le chambarder. D’où l’existence du rapport étroit existant entre


éducation et changement social.
L’éducation dont parle Durkheim se base sur valeurs discrimina-
toires dans la mesure où chaque catégorie d’individus doit recevoir un
type d’éducation. Étant un droit inaliénable de la personne humaine,
tous les enfants (pauvres ou riches), sans distinction de races et de
couleurs, doivent recevoir la même éducation. En vue de garantir une
éducation pour tous, l’État doit transcender les intérêts individuels, se
comporter en un véritable arbitre, impartial, qui priorise les intérêts
collectifs sur les intérêts individuels. Chargée de préjugés, l’approche
de Durkheim est très limitée. Toutefois, elle est importante dans le
sens qu’elle permet aux individus de nourrir l’esprit de groupe, l’es-
prit d’appartenance à la Nation dans laquelle ils vivent.

3.4. Durkheim et l’anthropologie

L’œuvre d’Émile Durkheim avait une influence considérable sur


l’anthropologie au XIXe siècle. Les distinctions entre le sacre et le
profane, les sociétés segmentaires et organiques, la différence entre la
conscience collective et la conscience individuelle, l’existence des
faits sociaux qui transcendent les individus sont entre autres les points
forts de l’œuvre du sociologue Émile Durkheim qui dominaient ou qui
dominent encore la pensée anthropologique. Se référant à Émile Dur-
kheim, l’anthropologue britannique Rodney Needhama développe les
idées de Marcel Mauss et rappelle à plusieurs reprises que l’étude de
la parente doit tenir compte des groupes et non des individus. (Need-
ham, 1976) Quant à Ioan Lewis, il pense que l’anthropologie britan-
nique a eu pour caractéristique principale cet héritage durkheimien qui
se distingue par une certaine aversion pour la psychologie et l’indivi-
du au profit des groupes sociaux. L’anthropologie est devenue donc
sociale et c’est sans doute au legs durkheimien qu’elle doit sa défini-
tion comme l’étude des structures sociales. (Lewis, 1971) Aussi Dur-
kheim a-t-il été reconnu par des figures marquantes de l’anthropologie
comme une influence déterminante : Malinowski le faisait lire par ses
étudiants et Radcliffe-Brown se réclamait de son œuvre. (Deliège,
2013)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 65

Toutefois, Durkheim voulait faire de l’anthropologie une branche


auxiliaire de la sociologie. Ce qui va provoquer un duel intellectuel
entre lui et son neveu Marcel Mauss. Dans Les règles de la [49] mé-
thode sociologique (1894), Durkheim oppose la « précision » de l’his-
toire a la « confusion » de l’ethnographie, et se fixe pour objet d’étude
« les sociétés dont les croyances, les traditions, les mœurs, le droit, ont
pris corps en des mouvements écrits et authentiques ». Mais, dans son
livre Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), il revient sur
son jugement, pensant qu’il est non seulement important, mais néces-
saire d’étendre le domaine de recherche de la sociologie aux maté-
riaux recueillis par les ethnologues dans les sociétés primitives. Dur-
kheim considérait alors les données recueillies par les ethnologues
dans les sociétés « primitives » sous l’angle exclusif de la sociologie,
dont l’ethnologie (ou l’anthropologie) était appelée à devenir l’une
des branches. Ceci dit, l’ethnologie (ou l’anthropologie) trouve sa
place au sein de la sociologie.

3.5. Lire Émile Durkheim

Qu’est-ce qu’un fait social ?

« Avant de chercher quelle est la méthode qui convient à l’étude des


faits sociaux, il importe de savoir quels sont les faits que l’on appelle ain-
si.
La question est d’autant plus nécessaire que l’on sert de cette qualifi-
cation sans beaucoup de précision. On l’emploie couramment pour desi-
gner à peu près tous les phénomènes qui se passent à l’intérieur de la so-
ciété, pour peu qu’ils présentent, avec une certaine généralité, quelque in-
térêt social. Mais, à ce compte, il n’y a, pour ainsi dire, pas d’évènements
humains qui ne puissent être appelés sociaux. Chaque individu boit, dort,
mange, raisonne et la société a tout intérêt à ce que ces fonctions
s’exercent régulièrement. Si donc ces faits étaient sociaux, la sociologie
n’aurait pas d’objet qui lui fut propre, et son domaine se confondrait avec
celui de la biologie et de la psychologie.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 66

Mais, en réalité, il y a dans toute société un groupe déterminé de phé-


nomènes qui se distinguent par des caractères tranchés de ceux qu’étudient
les autres sciences de la nature ».

* Le fait social est extérieur à l’individu

« Quand je m’acquitte de ma tâche de frère, d’époux ou de citoyen,


quand j’exécute les engagements que j’ai contractés, je remplis des de-
voirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et
dans les mœurs. Alors même qu’ils sont d’accord avec mes sentiments
propres et que j’en sens intérieurement la réalité, celle-ci ne laisse pas
d’être objective ; car ce n’est pas moi qui les ai faits, mais je les ai reçus
par l’éducation. Que de fois, d’ailleurs, il arrive que nous ignorions le dé-
tail des obligations qui nous incombent et que, pour les connaitre, il nous
faut consulter le Code et ses interprètes autorisés ! De même, les
croyances et les pratiques de la vie religieuse, le fidèle les a trouvées
toutes faites en naissant ; si elles existaient avant lui, c’est qu’elles existent
en dehors de lui. Le système de signes dont je me sers pour exprimer ma
pensée, le système de monnaies que j’emploie pour payer mes dettes, les
instruments de crédit que j’utilise dans mes relations commerciales, les
pratiques suivies dans ma profession, etc., etc., fonctionnent indépendam-
ment des usages que j’en fais. Qu’on prenne les uns après les autres tous
les membres dont est composée la société, ce qui procède pourra être répé-
té à propos de chacun d’eux. Voilà donc des manières d’agir, de penser et
de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu’elles existent en
dehors des consciences individuelles ».
[50]

* Le fait social est contraignant pour l’individu

« Non seulement ces types de conduites ou de pensée sont extérieurs à


l’individu, mais ils sont doués d’une puissance impérative et coercitive en
vertu de laquelle ils s’imposent à lui, qu’il le veuille ou non. Sans doute,
quand je m’y conforme de mon plein gré, cette coercition ne se fait pas ou
se fait peu sentir, étant inutile. Mais elle n’en est pas moins un caractère
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 67

intrinsèque de ces faits, et la preuve, c’est qu’elle s’affirme dès que je


tente de résister. Si j’essaye de violer les règles du droit, elles réagissent
contre moi de manière à empêcher mon acte s’il en est temps, ou à l’annu-
ler et à le rétablir sous sa forme normale s’il est accompli et réparable, ou
à me le faire expier s’il ne peut être réparé autrement. S’agit-il de maximes
purement morales ? La conscience publique contient tout acte qui les of-
fense par la surveillance qu’elle s’exerce sur la conduite des citoyens et les
peines spéciales dont elle dispose. Dans d’autres cas, la contrainte est
moins violente ; elle ne laisse pas d’exister. Si je ne me soumets pas aux
conventions du monde, si, en m’habillant, je ne tiens aucun compte des
usages suivis dans mon pays et dans ma classe, le rire que je provoque,
l’éloignement ou l’on me tient, produisent, quoique d’une manière plus at-
ténuée, les mêmes effets qu’une peine proprement dite. Ailleurs, la
contrainte, pour n’être qu’indirecte, n’en est pas moins efficace. Je ne suis
pas obligé de parler français avec mes compatriotes, ni d’employer les
monnaies légales ; mais il est impossible que je fasse autrement. Si j’es-
sayais d’échapper à cette nécessité, ma tentative échouerait misérable-
ment. Industriel, rien ne m’interdit de travailler avec des procédés et des
méthodes de l’autre siècle ; mais, si je le fais, je puis m’affranchir de ces
règles et les violer avec succès, ce n’est jamais sans être obligé de lutter
contre elles. Quand même elles sont finalement vaincues, elles font suffi-
samment sentir leur puissance contraignante par la résistance qu’elles op-
posent. Il n’y a pas de novateur, même heureux, dont les entreprises ne
viennent se heurter à des oppositions de ce genre.
Voilà donc un ordre de faits qui présentent des caractères très spéciaux :
ils consistent en des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieurs à
l’individu, et qui sont doués d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils
s’imposent à lui. »

Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, P.U.F,


1947.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 68

Le suicide anomique

* L’anomie : l’homme produit des fins inaccessibles

« Quelque plaisir que l’homme éprouve à agir, à se mouvoir, à faire ef-


fort, encore faut-il qu’il sente que ses efforts ne sont pas vains et qu’en
marchant il avance. Or, on n’avance pas quand on ne marche vers aucun
but ou, ce qui revient au même, quand le but vers lequel on marche est à
l’infini. La distance à laquelle on en reste éloigné étant toujours la même
quelque chemin qu’on ait fait, tout se passe comme si l’on s’était stérile-
ment agité sur place. Mêmes les regards jetés derrière soi et le sentiment
de fierté que l’on peut éprouver en apercevant l’espace déjà parcouru ne
sauraient causer qu’une bien illusoire satisfaction, puisque l’espace à par-
courir n’est pas diminué pour autant. Poursuivre une fin inaccessible par
hypothèse, c’est donc se condamner à un perpétuel état de mécontente-
ment. Sans doute, il arrive à l’homme d’espérer contre toute raison et,
même déraisonnable, l’espérance a ses joies. Il peut donc se faire qu’elle
le soutienne quelque temps ; mais elle ne saurait survivre indéfiniment aux
déceptions répétées de l’expérience. Or, qu’est-ce que l’avenir peut donner
de plus que le passé, puisqu’il est à jamais impossible de parvenir à un état
ou l’on puisse se tenir et qu’on ne peut même se rapprocher de l’idéal en-
trevu ? Ainsi, plus on aura et plus on voudra avoir, les satisfactions reçues
ne faisant que stimuler les besoins au lieu de les apaiser. Dira-t-on que, par
elle-même, l’action est agréable ? Mais d’abord, c’est à condition [51]
qu’on s’aveugle assez pour n’en pas sentir l’inutilité. Puis, pour que ce
plaisir soit ressenti et vienne tempérer et voiler à demi l’inquiétude dou-
loureuse qu’il accompagne, il faut tout au moins que ce mouvement sans
fin se déploie toujours à l’aise et sans être gêné par rien. Mais qu’il vienne
à être entravé, et l’inquiétude reste seule avec le malaise qu’elle apporte
avec elle. Or ce serait un miracle s’il ne surgissait jamais quelque infran-
chissable obstacle. Dans ces conditions, on ne tient à la vie que par un fil
bien tenu et qui, à chaque instant, peut être rompu. »
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 69

* Seule la société peut limiter les désirs anomiques.

« Pour qu’il en soit autrement, il faut donc avant tout que les passions
soient limitées. Alors seulement, elles pourront être mises en harmonie
avec les facultés et, par suite, satisfaites. Mais puisqu’il n’y a rien dans
l’individu qui puisse leur fixer une limite, celle-ci doit nécessairement leur
venir de quelque force extérieure à l’individu. Il faut qu’une puissance ré-
gulatrice joue pour les besoins moraux le même rôle que l’organisme pour
les besoins physiques. C’est dire que cette puissance ne peut être que mo-
rale. C’est l’éveil de la conscience qui est venu rompre l’état d’équilibre
dans lequel sommeillait l’animal ; seule donc la conscience peut fournir
les moyens de le rétablir. La contrainte matérielle serait ici sans effet ; ce
n’est pas avec des forces physico-chimiques qu’on peut modifier les
cœurs. Dans la mesure où les appétits ne sont pas automatiquement conte-
nus par des mécanismes physiologiques, ils ne peuvent s’arrêter que de-
vant une limite qu’ils reconnaissent comme juste. Les hommes ne consen-
tiraient pas à borner leurs désirs s’ils se croyaient fondés à dépasser la
borne qui leur est assignée. Seulement, cette loi de justice, ils ne sauraient
se la dicter eux-mêmes pour les raisons que nous avons dites. Ils doivent
donc la recevoir d’une autorité qu’ils respectent et devant laquelle ils s’in-
clinent spontanément. Seule, la société, soit directement et dans son en-
semble, soit par l’intermédiaire d’un de ses organes, est en état de jouer ce
rôle modérateur ; car elle est le seul pouvoir moral supérieur à l’individu,
et dont celui-ci accepte la supériorité. Seule, elle a l’autorité nécessaire
pour dire le droit et marquer aux passions le point au-delà duquel elles ne
doivent pas aller. »
Émile Durkheim, Le Suicide, P.U.F.

La définition du phénomène religieux

* Première distinction : les croyances et les rites

« Les phénomènes religieux se rangent pour naturellement en deux ca-


tégories fondamentales : les croyances et les rites. Les premières sont des
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 70

états de l’opinion, elles consistent en représentations ; les secondes sont


des modes d’actions déterminées. Entre ces deux classes de faits, il y a
toute la différence qui sépare la pensée du mouvement.
Les rites ne peuvent être définis et distingués des autres pratiques hu-
maines, notamment des pratiques morales, que par la nature spéciale de
leur objet. Une règle morale, en effet, nous prescrit, tout comme un rite,
des manières d’agir, mais qui s’adressent à des objets d’un genre différent.
C’est donc l’objet du rite qu’il faudrait caractériser pour pouvoir caractéri-
ser le rite lui-même. Or, c’est dans la croyance que la nature spéciale de
cet objet est exprimée. On ne peut donc définir le rite qu’après avoir défini
la croyance. »

* Deuxième distinction : le profane et le sacré

« Toutes les croyances religieuses connues, qu’elles soient simples ou


complexes, présentent un même caractère commun : elles supposent une
classification des choses, réelles ou idéales, que se représentent les
hommes, en deux classes, en deux genres opposés, désignés généralement
par deux termes distincts qui traduisent assez bien les mots de profane et
de sacré. La division du monde en deux domaines comprenant, l’un tout
ce qui est sacré, l’autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la
pensée religieuse ; les croyances, les mythes, les gnomes, les légendes [52]
sont ou des représentations ou des systèmes de représentations qui ex-
priment la nature des choses sacrées, les vertus et les pouvoirs qui leur
sont attribués, leur histoire, leurs rapports les unes avec les autres et avec
les choses profanes. Mais, par choses sacrées, il ne faut pas entendre sim-
plement ces êtres personnels que l’on appelle les dieux ou des esprits ; un
rocher, un arbre, une source, un caillou, une pièce de bois, une maison en
un mot une chose quelconque peut être sacré. Un rite peut avoir ce carac-
tère ; il n’existe même pas de rite qui ne l’ait à quelque degré. Il y a des
mots, des paroles, des formules qui ne peuvent être prononcées que par la
bouche de personnages consacrés ; il y a des gestes, des mouvements qui
ne peuvent être exécutés par tout le monde (…).
(…) Ce qui est caractéristique du phénomène religieux, c’est qu’il sup-
pose toujours une division bipartite de l’univers connu et connaissable en
deux genres qui comprennent tout ce qui existe, mais qui s’excluent radi-
calement. Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 71

isolent ; les choses profanes, celles auxquelles ces interdits s’appliquent et


qui doivent rester à distance des premières. Les croyances religieuses sont
des représentations qui expriment la nature des choses sacrées et les rap-
ports qu’elles soutiennent soit les uns avec les autres, soit avec les choses
profanes. Enfin, les rites sont des règles de conduite qui prescrivent com-
ment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées.
Quand un certain nombre de choses sacrées soutiennent les unes avec
les autres des rapports de coordination et de subordination, de manière à
former un système d’une certaine unité, mais qui ne rentre lui-même dans
aucun autre système du même genre, l’ensemble des croyances et des rites
correspondants constitue une religion. »

Émile Durkheim, Les Formes élémentaires


de la vie religieuse, P.U.F., 1960.
[53]

3.6. Marcel Mauss

À l’instar de son oncle Émile Durkheim, Marcel Mauss (1872-


1950) naît à Épinal, quatorze ans après Émile Durkheim, dont il est le
neveu. Leurs apports respectifs à la constitution de l’anthropologie
moderne sont à la fois très proches et très différents, de par leur
conception de la science anthropologique. Si Mauss se donne pour
mission tout autant que Durkheim de fonder l’autonomie du social, il
se positionne très vite par rapport à Émile Durkheim au sujet de deux
points fondamentaux : le statut qu’il convient d’attribuer à l’anthropo-
logie comme science à part entière et plus vaste que la sociologie, et
une exigence épistémologique que l’on qualifierait aujourd’hui de plu-
ridisciplinaire.
Alors que Durkheim voulait attribuer à l’anthropologie le statut de
science auxiliaire a la sociologie en considérant les données recueillis
par l’anthropologie sous l’angle exclusif de la sociologie, Mauss va
travailler durant toute sa vie (en compagnie de Paul Rivet) afin la
science anthropologique soit reconnue comme une science à part en-
tière, et non comme une discipline annexe comme le prétendait Émile
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 72

Durkheim. Dès 1924, il écrit que la « place de la sociologie » est dans


« l’anthropologie » et non l’inverse.
Pour contrecarrer Émile Durkheim qui voulait l’autonomie du so-
cial, l’un des concepts majeurs forgées par Marcel Mauss est celui du
« phénomène social total ». Par-là, on entend l’intégration des diffé-
rents aspects (biologique, économique, juridique, historique, religieux,
esthétique…) comme des éléments constitutifs d’une réalité sociale
donnée qu’il convient de saisir dans son intégralité. Les phénomènes
sociaux sont « d’abord sociaux, mais aussi en même temps et à la fois
physiologiques et psychologiques », nous dit Mauss.
Contrairement à Émile Durkheim qui pense que le sociologue doit
être l’extérieur a l’individu, Mauss croit qu’un phénomène social doit
être appréhendée totalement, c’est-à-dire du dehors comme une
« chose », mais aussi du dedans comme une réalité vécue. On doit le
comprendre alternativement tel que l’observateur étranger (l’ethno-
logue ou l’anthropologue) le perçoit, mais également tel que les ac-
teurs sociaux le vivent.
Marcel Mauss se révélait donc un empiriste convaincu qui mani-
festait un certain mépris pour la philosophie. C’est pourquoi, il consi-
dérait Lévy-Bruhl comme un philosophe alors que Robert [54] Hertz
forçait son admiration car, chez ce dernier, les faits n’étaient pas pré-
sents comme illustration, mais ils guidaient la recherche. Dans son ou-
vrage L’Essai sur le don, le texte le plus cité selon Deliège (2013),
Mauss cherchait à comprendre l’économie dans les sociétés primi-
tives. La notoriété de cet ouvrage provient en grande partie du fait
qu’il critique la conception utilitariste d’une économie fondée sur la
recherche de l’intérêt individuel (voire égoïste) et sur le matérialisme.
Pour Mauss, contrairement à ce que l’on a souvent affirmé, la pre-
mière forme de contrat économique ce n’est pas le troc, mais le don.
Cependant, le don n’existe pas à l’état pur, il est la forme synthétique
de l’échange. D’ailleurs, le couple échange-don se manifeste à travers
trois obligations : donner, rendre et recevoir. « L’obligation de donner
est particulièrement présente dans ces économies qui ne thésaurisent
pas. Le récipiendaire a, en principe, obligation de recevoir, il ne peut
refuser le don sous peine de refuser le lien social que fonde nécessai-
rement une telle transaction. Toujours en fonction de ces principes, il
connaîtra à son tour l’obligation de donner, c’est-à-dire, en l’occur-
rence, l’obligation de rendre. L’échange don n’est pas une simple tran-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 73

saction économique, il est un fait social total, qui crée du sens entre
les individus et fonde le lien social. Le don engendre nécessairement
la réciprocité ». (Deliège, 2013 : 101) Les faits économiques ne sont
pas purement économiques, mais sociaux. Le don occupait une place
primordiale au sein de l’économie dans les sociétés primitives. On est
loin d’une conception capitaliste de l’économie, qui ne vise que le
profit en pratiquant l’exploitation de l’homme par l’homme. L’écono-
mie consistait à créer du lien social, à développer une forme de solida-
rité mécanique chez les individus.
Émile Durkheim et Marcel Mauss sont deux grandes figures de la
discipline anthropologique. Si Frantz Boas et Bronislaw Malinowski
se distinguaient par leurs démarches empiriques, Émile Durkheim et
Marcel Mauss ont posé les bases théoriques de cette discipline scienti-
fique en y élaborant des concepts fondamentaux. Et c’est grâce à ces
concepts que l’anthropologie a acquis son statut de science.
[55]

3.7. Lire Marcel Mauss

Place de la sociologie dans l’anthropologie

« La question de ces rapports réels se posera déjà fort clairement si


nous nous contentons, sans davantage définir les phénomènes psycholo-
giques et les phénomènes sociologiques, de situer simplement ces derniers
dans l’ordre des faits et dans l’ordre des sciences.
Vous verrez d’ailleurs que cette position de la question nous permettra
de résoudre provisoirement le problème si débattu de la psychologie col-
lective.
D’abord, il n’y a de sociétés qu’entre vivants. Les phénomènes socio-
logiques sont de la vie. Donc, la sociologie n’est qu’une partie de la biolo-
gie tout comme la psychologie, car vous et nous n’avons affaire qu’a des
hommes en chair et en os, vivant ou ayant vécu.
Ensuite, la sociologie comme la psychologie humaine est une partie de
cette partie de la biologie qu’est l’anthropologie, c’est-à-dire, le total des
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 74

sciences qui considèrent l’homme comme être vivant, conscient et so-


ciable.
Ici, permettez-moi, à moi, qui, dans la mesure où je dépasse les cercles
étroits de ma science, ne prétends être qu’historien ou anthropologue, et,
de temps à autre, psychologue, de dire plus précisément ce qu’il faut en-
tendre par ceci : que la sociologie est exclusivement anthropologique. Tan-
dis que la psychologie, pas plus que la physiologie, ne se borne à l’étude
de l’homme ; tandis que, par exemple, nos collègues Rabaud et Piéron
choisissent les sujets de leurs expériences dans toute l’échelle animale,
nous autres sociologues, nous ne constatons et n’enregistrons que des faits
humains.
Marquons bien ce point. Je sais que je touche ici la difficile question
des sociétés animales. Celles-ci attireront un jour, j’espère, l’attention de
jeunes savants qui lui feront sans doute faire de nouveaux progrès. Mais
en attendant, il faut procéder avec vigueur et un certain arbitraire dans
toutes ces délimitations préliminaires. Les sociétés humaines sont, par na-
ture, des sociétés animales, et tous les traits de celles-ci se retrouvent en
elles. Mais, il est d’autres traits qui les distinguent jusqu’à nouvel ordre.
Nous n’apercevons, dans le comportement des groupes d’anthropoïdes les
mieux formés, dans les troupes de mammifères les plus solides et perma-
nentes, dans les sociétés d’insectes les plus hautement évoluées, nous
n’apercevons dis-je, ni ces volontés générales, ni cette pression de la
conscience des uns sur la conscience des autres, ces communications
d’idées, ce langage, ces arts pratiques et esthétiques, ces groupements et
ces religions, - en un mot, ces institutions qui sont le trait de notre vie en
commun. Or, ce sont celles-ci qui, nous le sentons – c’est pour nous un fait
premier, une évidence, un cogito ergo sum -, nous font non seulement
homme social, mais même homme tout court. Lorsqu’on me montrera
même des équivalents lointains d’institutions dans les sociétés animales, je
m’inclinerai et dirai que la sociologie doit considérer les sociétés ani-
males. Mais on ne m’a rien montré encore de ce genre. Et d’ici là, je puis
toujours me cantonner dans la sociologie humaine. Ainsi, première diffé-
rence : la psychologie n’est pas seulement celle de l’homme, tandis que la
sociologie est rigoureusement humaine.
Mais il est d’autres différences qui proviennent d’autres caractères de
la société. Même en tant que sciences anthropologiques, la psychologie
humaine et la sociologie ont un terrain différent. Il y a, en effet, une diffé-
rence capitale entre les deux. La psychologie humaine n’étudie que des
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 75

faits observés dans le comportement de l’individu. C’est ici que nous pou-
vons prendre position dans le débat toujours ouvert, et que nous ne préten-
dons pas conclure sur cette discipline contentieuse : la psychologie collec-
tive. En particulier, nous pouvons préciser ce que nous entendons par ce
terme. Faisons-le par opposition avec M. Mac Dougall. Pour celui-ci, la
sociologie, est, au fond, une psychologie collective, et, quoiqu’il veuille
bien, de temps à autre, nous réserver quelques bribes, et quoiqu’il croie,
[56] d’autre part, que cette partie de la psychologie soit une partie fort spé-
ciale, au fond, il n’admet guère qu’elle, et la réduit a l’étude des interac-
tions individuelles. N’exposons pas plus longuement ces idées bien
connues…
Au fond, si les sociétés ne contenaient que des individus, et si, dans
ceux-ci, les sociologues ne considéraient que des phénomènes de
conscience, même de cette espèce de représentation qui porte la marque du
collectif, nous serions d’abord peut-être avec M. Mac Dougall et nous di-
rions : « La sociologie ou psychologie collective n’est qu’un chapitre de la
psychologie » ; car même les signes divers auxquels on reconnaît qu’on se
trouve en présence de la collectivité, ceux auxquels on sent que c’est elle
qui inspire la représentation : l’arbitraire, le symbolique, la suggestion ex-
térieure, la pré-liaison, et surtout la contrainte (celle-ci n’étant que l’un des
effets conscients des autres), même ces signes peuvent être interprétés en
somme par une interpsychologie. Par conséquent, il ne serait pas très utile
de construire une science spéciale si elle n’avait d’autre objet que les re-
présentations collectives et même que la multiplication des faits de
conscience par la pression des consciences les unes sur les autres. S’il n’y
avait que cela dans la société, la psychologie collective suffirait et nous en
resterions là. Mais quelque excellente que soit la description que M. Dou-
gall donne du Group Mind, de l’esprit du groupe, elle est insuffisante. Elle
procède d’une abstraction abusive. Elle sépare la conscience du groupe de
tout son substrat matériel et concret. Dans la société, il y a autre chose que
des représentations collectives, si importantes ou si dominantes qu’elles
soient ; tout comme dans la France, il y a autre chose que l’idée de patrie :
il y a un sol, son capital, son adaptation ; il y a surtout les Français, leur ré-
partition, et leur histoire. Derrière l’esprit du groupe, en un mot, il y a le
groupe qui mérite étude et par trois points ; et, par ces trois points, la so-
ciologie échappe à votre juridiction. Les voici :
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 76

1- Il y a des choses et des hommes, donc du physique, du matériel


d’abord, du nombre ensuite. En effet ces choses et ces hommes se
recensent, se dénombrent, se classent, se répartissent suivant les
lieux, les temps, etc. Les hommes et les femmes et les enfants et
les vieillards forment des générations dont les rapports numériques
varient. C’est pourquoi la sociologie et les sociologues vont et
viennent constamment du « group mind » ou « group » et du
« group » a son territoire clos de frontières, a son sentiment gré-
gaire, a sa limitation volontaire par filiation ou adoption, a ses rap-
ports entre sexes, âges, natalité, mortalité. Il y a les phénomènes
morphologiques en un mot.
2- Mais il n’y a pas que les phénomènes morphologiques qui soient
nombrés. Il y a d’autres phénomènes statistiques qui relèvent de la
psychologie, c’est-à-dire du fonctionnement de la société. Même
les notions pures, les représentations collectives prennent de ce
biais un aspect numérique extraordinaire. Par exemple, celle de la
valeur, celle de la monnaie qui sert à mesurer les prix, la mesure
économique, la seule précise, et dont Aristote disait déjà qu’elle
servait à compter : tout Français sent en ce moment durement et le
pouvoir, et l’indépendance fatale, et le caractère numérique de
cette représentation collective. Mais il y a bien d’autres faits qui
comportent l’emploi de méthodes de ce genre. On mesure statisti-
quement l’attachement à la vie, les erreurs commises à la poste, la
criminalité, l’intensité du sentiment religieux, etc. À ce point de
vue, le sociologue, soit dit en passant, dispose de tests et de me-
sures dont le psychologue est dépourvu et qu’il pourrait nous en-
vier, si le sociologue n’apportait, en bon serviteur, ces faits déjà di-
gérés, à votre jugement critique.
3- Enfin, derrière tout fait social, il y a de l’histoire, de la tradition et
des habitudes. On discute fort en ce moment toutes les questions
concernant l’emploi de la méthode historique et de la méthode so-
ciologique. Pour de fort bons esprits, et parmi eux, notre regretté
ami commun Rivers et M. Elliot Smith, ethnographie et sociologie
n’ont d’intérêt que dans la mesure où l’histoire naturelle des socié-
tés peut servir à en faire l’histoire tout court. Le débat est de taille
et cependant surtout verbal. Car les mêmes faits sociaux peuvent
être présentés dans des ordres divers, et celui des comparaisons
n’est pas exclusif de celui des filiations historiques. Mais il faut en
retenir que le sociologue doit sentir toujours qu’un fait social quel-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 77

conque, même quand il paraît neuf et révolutionnaire, par exemple


une invention, est au contraire chargée du passé. (…) »

Marcel MAUSS. [57] Sociologie et anthro-


pologie. Paris : PUF, 2013 [1950], p. 283 à 288.

Conclusion

Retour à la table des matières

Dans ce chapitre, nous avons retracé l’histoire de l’anthropologie


ou de l’ethnologie à partir du XVIe siècle jusqu’au 20e siècle. La pen-
sée des grands auteurs, des érudits, des théoriciens et des hommes de
terrain ayant marqué l’histoire de cette discipline scientifique, est bel
et bien abordée. Qu’il s’agisse des chercheurs-érudits, des théoriciens
ou des hommes de terrain comme Frantz Boas et Bronislaw Mali-
nowski, ils ont tous contribué, à leur manière, au développement de la
science anthropologique ou ethnologique. Ils ont tous contribué à faire
de l’anthropologie ou de l’ethnologie ce qu’elle est devenue aujour-
d’hui : la science qui étudie la diversité culturelle dans son ensemble.
Maintenant, qu’en est-il des grands courants théoriques en anthropolo-
gie ? Qu’elle est l’importance de ces courants dans la production de
l’anthropologie ? C’est ce que nous développons dans le chapitre sui-
vant.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 78

[58]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.
PREMIÈRE PARTIE

Chapitre III
Les grands courants de
la pensée anthropologique

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Dans certaines sciences, comme l’anthropologie, les théories


jouent un rôle fondamental, elles sont très développées. Ces théories
permettent de comprendre les différentes manières de saisir les faits
sociaux, l’évolution des systèmes culturels et sociaux. Si certains cou-
rants théoriques croient en l’inégalité des cultures, d’autres courants
pensent plutôt que toutes les cultures se valent et, par conséquent,
doivent être perçues comme une perspective de changement interne et
dynamique. Ainsi, dans ce chapitre, nous présentons les grands cou-
rants théoriques de l’anthropologie pour mieux saisir les logiques qui
en découlent.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 79

III.1. L’évolutionnisme

Présentation de l’évolutionnisme

Depuis le XVIIe siècle et surtout le XVIIIe siècle, les philosophes


pensent que l’humanité, les sociétés évoluent vers un progrès constant
et tendent à passer d’un état de relative simplicité dans leur organisa-
tion a un état de plus en plus complexe et diversifié. Pascal dans la
première partie de ses Opuscules, considère l’humanité « comme un
même homme qui subsiste de toujours et qui apprend continuelle-
ment » ; Turgot, pour sa part, avance une théorie des stades du déve-
loppement où se seraient succédé chasseurs nomades en premier lieu,
puis éleveurs et enfin agriculteurs, chacun de ces stades étant caracté-
risé par des institutions et des croyances différentes. Mais cette pro-
gression reste inégale suivant les sociétés et les cultures. (Voir Lom-
bard, 2008 ; Géraud et al, 1998 ; Rivière, 1999)
Ces affirmations vont s’appuyer sur les travaux des naturalistes,
comme Lamarck d’abord (1744-1829), qui s’est donné pour tâche de
décrire les modalités de l’évolution biologique et de montrer que le
milieu ambiant contribue à transformer les êtres vivants, qui, en
s’adaptant, modifient leur structure biologique. Mais le mérite revient
surtout à Darwin (1809-1882) qui va compléter ces théories du trans-
formisme en postulant à son tour que par ce processus d’adaptation,
nécessaire pour survivre, l’espèce animale a évolué vers des formes de
plus en plus [59] complexes. L’ouvrage de Darwin intitulé L’Origine
des espèces au moyen de la sélection naturelle (1859) en témoigne.
Ces conceptions (celles des philosophes des Lumières et des biolo-
gistes) ont donc exercé une influence majeure sur les sciences sociales
et en particulier sur des sociologues comme l’anglais Spencer (1820-
1903), père fondateur de la sociologie britannique. Dès 1852, avant
même la publication de L’Origine des espèces, Spencer développe
l’idée d’une évolution de la matière, passant d’un stade homogène à
un stade hétérogène. « La différenciation est par conséquent le facteur
du progrès, pouvant s’appliquer aux institutions humaines (hypothèses
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 80

de développements), et c’est lui qui parmi les premiers utilisera des


termes comme « corps social » ou « organes sociaux » et même celui,
si vulgarisé par la suite, de « structure » pour designer la complexité
d’un ensemble ». Cette vision organiciste du social le pousse à compa-
rer les sociétés humaines a des organismes, d’autant plus différenciés
qu’ils sont plus complexes, plus volumineux et formés d’éléments
constitutifs de plus en plus interdépendants. Vision qui marquera for-
tement non seulement ses successeurs, mais aussi la sociologie de
Durkheim ». (Lombard, 2008 : 48).

L’école évolutionniste
et les précurseurs de l’anthropologie sociale

Constituant le premier courant de pensée de l’histoire de l’ethnolo-


gie, l’évolutionnisme se développe à la fin du XIX e siècle, entre 1850
et 1910 environ. Cette école est représentée surtout aux États-Unis et
en Grande-Bretagne, moins en Allemagne ou en France.
Quels sont donc l’objet et la méthode de la science à laquelle cette
école va donner naissance ?
L’objet de cette école de pensée n’est pas différent de l’objet de
l’ethnologie au XIXe siècle. Fille de l’impérialisme et du colonialisme,
l’ethnologie se propose d’étudier les différents peuples qui se sont
succédés dans le temps et qui se retrouvent alors à travers le monde a
des stades inégaux de culture et du progrès général de l’humanité (mi-
XIXe siècle). Dans cet ordre d’idées, les évolutionnistes considèrent
l’homme contemporain des sociétés archaïques comme le reflet de
leurs ancêtres et leur société et, par conséquent, est appelé à le re-
joindre dans son mode de vie, celui de la civilisation. Si tous les
hommes sont égaux dans la démarche des évolutionnistes, toutes les
cultures ne sont pas égales. De ce fait, ils cherchent à expliquer les
différents stades [60] de l’humanité par la découverte des « lois » qui
ont permis le passage d’un stade a un autre. D’où l’objet essentiel de
leur recherche.
En ce qui concerne la méthode, en dehors de l’analogie biologique
qui reste dominante pour le schéma évolutif, les évolutionnistes font
appel également et surtout à l’histoire pour expliquer les différents
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 81

stades de l’évolution des sociétés, l’origine des institutions, etc. Mais


il s’agit d’une histoire conjecturale, hypothétique et même incertaine,
puisqu’elle ne « disposera pas pour ce type de société de ses appuis
traditionnels que sont les documents écrits, venant authentifier une
réalité historique ou un évènement ». (Lombard, 2008 : 49) L’auteur
continue pour dire que l’« évolutionnisme conjecturera des mouve-
ments de populations ayant donné naissance à tel ou tel peuple, il ima-
ginera des types de comportements ou de croyances à l’aide d’indices
fragiles, ces indices étant souvent les survivances de certaines cou-
tumes, considérées comme les reliques d’un stade précédent. C’est ce
qui fit la faiblesse de la méthode évolutionniste et focalisa l’essentiel
des critiques ». (Lombard, 2008 : 49-50)

Auteurs

Selon Rivière (2007), le plus marquant des auteurs évolutionnistes


est le juriste américain Lewis Morgan (1818-1881). Ami des Indiens,
il publie en 1877 La société archaïque, dans lequel livre il schématise
l’évolution humaine en trois grandes phases : sauvagerie, barbarie, ci-
vilisation, chacune étant divisée en période ancienne, moyenne et ré-
cente, qui débutent toutes par une invention technologique (l’agricul-
ture, à l’aube de la barbarie, le commerce et l’industrie a celle de la ci-
vilisation) et dont le développement suit celui des arts de la subsis-
tance.
Outre Louis Morgan, E.B. Tylor (1832-1917), qui donne sens à la
notion de fonction en établissant des corrélations et constatations sta-
tistiques, et J. Frazer (1854-1941), qui étudie notamment les mythes,
le totémisme et le sacrifice du roi divin, sont considérés comme les
principales figures de l’évolutionnisme anthropologique. Selon Tylor,
l’animisme avec croyance au double serait le principe de toute reli-
gion qui serait passée par les stades de mânisme, de fétichisme, de po-
lythéisme, puis de monothéisme. Pour Frazer, l’humanité est passée
par les trois phases suivantes : magie, religion, science. « La science
corrigerait la religion et celle-ci dériverait d’une magie initiale ». (Ri-
vière, 2007 : 32)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 82

[61]

III.2. Le diffusionnisme

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Dans le contexte où il est apparu, à la fin du XIX e siècle, le diffu-


sionnisme a d’abord procédé d’une critique de la théorie évolution-
niste, qui était alors prédominante. En dehors de leurs différences, les
représentants de ces deux courants de pensée partageaient le projet de
reconstituer l’histoire des sociétés dites sans écriture. Les évolution-
nistes étaient convaincus que l’universalité des lois de l’évolution joue
un rôle important dans l’existence de traits communs entre des socié-
tés parvenues au même stade d’évolution. Les diffusionnistes pensent,
au contraire, que ces traits communs sont le résultat de processus de
« diffusion » à partir d’un nombre limité de « foyers culturel ».
Cependant, il ne faut pas exagérer l’opposition entre ces deux cou-
rants de pensée. L’existence de faits de diffusion a été précocement re-
connue par les historiens et les archéologues, ainsi que par les spécia-
listes de la grammaire historique et comparée. En anthropologie, le
Britannique E. B Tylor, l’une des figures emblématiques du courant
évolutionniste, a sans doute été le premier à formuler des hypothèses
de type diffusionniste, quoique sa pensée théorique se rattache très
clairement à l’évolutionniste. En dépit du fait que l’évolutionniste
s’est constitué comme un courant de pensée autonome, des préjugés
évolutionnistes ont continué à imprégner la pensée de nombre de ses
représentants malgré leur volonté de se positionner par rapport à la
théorie évolutionniste. (Voir Géraud, 1998)

Théories et méthodes

À l’instar de l’évolutionniste, le diffusionniste croit en l’égalité des


hommes et à l’inégalité des cultures, le monde présentant des foyers
culturels plus avancés que d’autres. Mais, en revanche, ce courant de
pensée n’affirme pas la même confiance dans le génie de l’homme et
sa capacité à progresser par invention. Pour les tenants de ce courant
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 83

de pensée, les sociétés se développent beaucoup plus par l’emprunt et


l’imitation à la suite de contacts culturels entre peuples.
Loin d’étudier les sociétés et les cultures comme modèles se déve-
loppant par stades successifs dans le temps, le diffusionniste n’admet
pas l’idée de considérer l’humanité comme se développant en cellules
fermées, voire repliée sur elle-même, où chacune évolue d’une façon
autonome, au fur et à mesure des inventions (thèse de Morgan). Selon
le diffusionniste, ces [62] inventions (qui sont l’œuvre des hommes) et
les éléments de culture se répandent de sociétés à sociétés voisines,
par migrations ou guerre. (Voir Lombard, 2008)
En bref, si pour l’évolutionniste l’objet de l’anthropologie était
d’expliquer les causes de l’inégalité des cultures et des peuples, le dif-
fusionniste se préoccupe plutôt de la recherche des modes de diffusion
d’une culture a une autre. « Comment un élément culturel passe-t-il
d’une société a une autre ? La vision, si elle est toujours historique et
si elle porte sur le changement dans le temps, est devenue aussi géo-
graphique. La question n’est plus « pourquoi les cultures sont-elles di-
verses ? », mais « comment cette diversité s’est-elle réalisée ? »
(Lombard, 2008 : 86)

Les thèmes, les concepts et les auteurs

C’est le fondateur de l’anthropologie américaine, Frantz Boas


(1858-1942), qui a été le premier à critiquer les thèses évolutionnistes
et a ouvert la voie, dans une certaine mesure au diffusionnisme, qui va
se développer dans les premières années du XX e siècle, tout en restant
limité géographiquement aux États-Unis et à l’Allemagne, et plus
marginalement à la Grande-Bretagne. « L’observation des conditions
d’emprunt et du développement interne des sociétés conduit Boas à
considérer l’étude descriptive des phénomènes de diffusion comme un
stade seulement préliminaire a l’étude de l’acculturation et des chan-
gements culturels. Il propose de réfléchir sur la raison des emprunts,
le mode d’incorporation a la culture receveuse, le rôle des pionniers,
la part des rejets, assimilations, réinterprétations et innovations provo-
quées par ces emprunts. Il prend aussi compte les développements in-
ternes en tant que processus dynamiques de la culture, admet que élé-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 84

ments semblables ont pu être inventés plusieurs fois dans des cultures
différentes, et limite son analyse comparative à des secteurs géogra-
phiques restreints ». (Rivière, 2007 : 35) Avec le géographe Ratzel
(1844-1904) qui souligne l’importance des mouvements migratoires
en vue de la diffusion des inventions et des techniques, sorte de « pro-
cessus civilisateur » qui permettent à certaines cultures plus évoluées
de s’imposer à d’autres moins évoluées ou pas du tout évoluées, le
courant va rester vivace, en Allemagne surtout, jusqu’aux années
1930. Deux des disciples de Ratzel, F. Graebner (1877-1934) et L.
Frobenius (1873-1938), développèrent à leur tour ses idées à partir du
concept de Kulturkreis ou « cercle culturel ». « Ce concept peut être
défini comme un ensemble géographique, présentant [63] une simili-
tude de traits culturels, institutions, croyances et techniques, traits
culturels diffusés à partir d’un foyer ou d’un centre dans une zone de
dimensions variables ». (Lombard, 2008 : 86)

III.3. L’anthropologie culturelle américaine


ou le culturalisme

Retour à la table des matières

« Le culturalisme, qui prend son essor dans les années trente aux
États-Unis au sein de l’école d’anthropologie culturelle, et dont les
principaux représentants sont R. Linton, A. Kardiner, R. Benedict, M.
Mead, définit la culture comme système de comportements appris et
transmis par l’éducation, l’imitation et le conditionnement (encultura-
tion) dans un milieu social donné. » (Rivière, 1999 : 36) À la diffé-
rence des diffusionnistes, qui sont intéressés par le cadre culturel lui-
même, les culturalistes ont donné à leurs travaux une orientation plu-
tôt psychologique et ont cherché à savoir comment la culture influe
sur les comportements des individus. Le façonnement de la personna-
lité de l’individu est un processus inconscient ou conscient réalisé par
des institutions et par le jeu des règles ou des pratiques habituelles.
Cette catégorie de chercheurs de l’anthropologie culturelle américaine
se focalise sur le rapport entre culture et personnalité, en mettant l’ac-
cent notamment sur la psychologie comme, à la fois comme référence
et moyen de recherche de la personnalité culturelle d’un groupe, d’une
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 85

société, d’une tribu ou d’un peuple, et comme outil d’investigation,


par l’utilisation des tests psychologiques et même de la psychanalyse.
Cette orientation correspondait à deux grands courants de l’époque.
« Le développement du Behaviorism (psychologie du comportement)
a tout naturellement reçu des applications en ethnologie, car cette
technique permettait d’étudier les réponses conditionnées d’un indivi-
du, représentatif de la culture et de la formation qu’il avait reçues de
son groupe. De même, la Gestalt psychology ou psychologie des
formes mettait l’accent sur les différents éléments composant et expli-
quant l’attitude ou la réaction d’un homme et la logique culturelle de
cette réaction ». (Lombard, 2008 : 93)
En dehors du rapport entre culture et psychologie et/ou personnali-
té, les culturalistes, dont A. L. Kroeber, R. H. Lowie, P. Radin, E. Sa-
pir et M.J. Herskovits (formés par F. Boas entre 1895 et 1936), ont
établi plutôt le lien entre culture et histoire en se donnant pour objet
d’étudier les cultures dans leur globalité et dans leur histoire. Dans cet
ordre d’idées, l’histoire va permettre de constater, voire comprendre
comment les contacts historiques entre peuples ont pu modifier les
[64] cultures. Cette école, au sein de l’anthropologie culturelle améri-
caine, a reçu le nom d’« Historicisme culturel » ou d’ « Histoire et
Culture ».

Les auteurs

Frantz Boas (1858-1942)

À la manière de Mauss en France ou de Radcliffe-Brown en


Grande-Bretagne, Frantz Boas fut donc le grand initiateur de l’école
américaine ou l’anthropologie américaine. Il est d’abord de formation
scientifique, celle d’un physicien et de géographe. Après son doctorat
soutenu en Allemagne en 1881, il s’oriente vers l’ethnologie grâce à
une mission chez les Esquimaux en Terre de Baffin en 1884. Deux ans
après cette mission, il commence ses recherches en Colombie britan-
nique pour devenir professeur à Columbia quelques années plus tard.
Esprit concret et précis, il critique ouvertement l’évolutionnisme
dès 1896 et cherche à élaborer une méthode spécifique de recherche.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 86

Homme de terrain, comme le sera plus tard Malinowski, Frantz Boas


insiste sur l’importance du détail dans la description et sur la nécessité
de tout noter sur le terrain. Prenant contre-pied de toute explication de
tendance universaliste, valable pour toutes les sociétés, comme l’argu-
mentaient les évolutionnistes, il pense que toute culture présente une
certaine spécificité et, par conséquent, il sera parmi les premiers cher-
cheurs à revendiquer le relativisme culturel. Comme le feront aussi les
fonctionnalistes, il insiste sur la nécessité d’une méthode inductive,
c’est-à-dire d’une généralisation seulement après expérimentation ré-
pétée…
Enfin, Boas est un des premiers à nous avoir sensibilisés non seule-
ment sur l’importance, mais également sur la nécessité, pour l’ethno-
logue, d’avoir accès à la langue de la culture dans laquelle il travaille.
Les traditions qu’il étudie ne sauraient lui être traduites. L’anthropo-
logue ou l’ethnologue doit les recueillir lui-même dans la langue de
ses interlocuteurs. (Laplantine, 1996 : 61)
[65]

Ralph Linton (1893-1953)

Dans ses deux livres majeurs, De l’homme (1936) et Les fonde-


ments culturels de la personnalité (1945), Linton a tenté d’élaborer
une théorie des rapports entre culture et personnalité. Son originalité
réside : 1) dans le contenu psychologique qu’il donne à la culture en
se focalisant sur la transmission et la structuration des conduites grâce
à l’éducation ; 2) dans l’importance qu’il accorde aux modèles cultu-
rels, manières typiques de penser et d’agir spécifiques à une culture et
différentes des purs idéaux de conduite ; 3) dans la distinction qu’il
établit entre culture réelle, avec ses modèles intériorisés par les indivi-
dus, et culture construite à partir de fréquences maximales d’appari-
tion de certains comportements ; 4) dans l’examen des variantes indi-
viduelles par rapport aux normes établies, variantes en fonction du
sexe, de l’âge, de la profession, de l’instruction, de la fortune… Cha-
cun ne vit qu’une partie de sa propre culture et dispose de choix pos-
sibles entre différentes conduites. En effet, dans toute culture co-
existent plusieurs systèmes de valeurs. Les variantes tolérées de même
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 87

que les déviances agissent dans la dynamique de la culture ; 5) dans sa


théorie de l’acculturation, qui prône le changement du culturel par
contacts et influences, élaborée avec Robert Redfield et Melville
Herskovitz.

III.4. Le fonctionnalisme

Les origines du fonctionnalisme

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On doit sans doute chercher l’origine du fonctionnalisme en an-


thropologie dans les conceptions de quelques théoriciens du XIXe
siècle, comme H. Spencer ou A. Comte, qui, prenant au pied de la
lettre la formule organiciste (déjà utilisée par Platon, dans La Répu-
blique au Vie siècle av. J.-C.), posèrent le principe d’une identité de
nature entre les systèmes sociaux et les systèmes organiques. Toute-
fois, ce n’est pas tant cette idée que la manière dont ces deux théori-
ciens l’interprètent qui fait d’eux des précurseurs du fonctionnalisme.
Selon ces deux auteurs (à savoir H. Spencer et A. Comte), non seule-
ment les faits sociaux sont en interrelation (ce qui vérifie empirique-
ment), mais, de plus, leur existence s’explique par le rôle fonctionnel
que ces faits sociaux jouent dans « l’organisme social », ce qui, de fa-
çon épistémologique, implique une double hypothèse. « D’une part, la
société est assimilée à une totalité, a un système dont tous [66] les élé-
ments seraient interdépendants ; d’autre part, on suppose qu’une mys-
térieuse finalité interne assure la reproduction de ce système ». (Gé-
raud, Leservoisier et Pottier, 1998 : 131)
Le terme de fonctionnalisme s’est imposé en Grande-Bretagne
dans les années 1930-1950, grâce à l’apport de Bronislaw Malinowski
(1884-1942) et Alfred R. Radcliffe-Brown (1881-1955). En désaccord
avec les thèses fondamentales de l’évolutionnisme et du diffusion-
nisme, aussi bien avec l’explication par des facteurs psychologiques
(culturalisme) ou historiques contingents, le courant privilégie l’étude
empirique des faits sociaux sur le terrain et les appréhende comme to-
talité ordonnée, passible d’un traitement scientifique. « La démarche
consiste à replacer dans leur contexte social (idée durkheimienne) les
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 88

faits décrits, afin de les interpréter, puis à expliquer un phénomène so-


cial par la totalité (non entièrement structuré) dans laquelle il s’inscrit
et dans laquelle il est postulé avoir une ou plusieurs fonctions ainsi
que des relations avec chacun des éléments de l’ensemble, eux-mêmes
interdépendants et agencés en configurations ».(Rivière, 1999 : 43) Le
fonctionnalisme e été évoqué à propos de Boas et de l’école améri-
caine, l’anthropologie américaine associant à ses diverses méthodes
(diffusion, étude de la personnalité, etc.) l’idée selon laquelle toute
culture devrait être étudiée comme un tout, un ensemble et non pas
sous un seul aspect (trait culturel) détache, isole de la totalité. Boas
était parmi les premiers à avancer cette idée, et ses disciples l’avaient
appliquée dans leurs travaux. R. Benedict, par exemple, insiste sur la
nécessité « d’étudier les cultures dans leur fonctionnement ». Pour sa
part, R. Linton consacre un chapitre à la fonction et reconnaît, malgré
quelques réserves, que « les études fonctionnelles sont sûres pour l’es-
sentiel, bien que, comme toutes les techniques actuelles en anthropo-
logie, elles demandent encore à être raffinées ». Il se demande pour-
tant, comme bon nombre le feront, s’il n’y a pas parfois « des élé-
ments sans signification ou sans fonction dans la culture ». (Cités par
Lombard, 2008 : 106)
Le fonctionnalisme met l’accent sur la méthode fonctionnelle qui,
d’une part, permettra d’étudier deux ou plusieurs phénomènes en exa-
minant le rôle qu’ils jouent les uns sur les autres, et d’autre part, ten-
dra à étudier non seulement le rôle d’un phénomène sur un autre ou
sur d’autres (et réciproquement), mais également sur l’ensemble de la
société. Dans le fonctionnalisme, la fonction est à la fois interdépen-
dance et finalité. (Voir Lombard, 2008)
[67]

Les représentants du fonctionnalisme

Dans son premier livre de terrain, Les Argonautes du Pacifique oc-


cidental (1922), qui présente le grand mouvement d’échange (kula)
entre les îles d’un archipel situé à l’est de la Nouvelle-Guinée, Mali-
nowski révolutionne la recherche en accordant une place princière a
l’enquête de terrain et en élaborant la méthode de l’observation parti-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 89

cipante. (Rivière, 1999) Malinowski est sans doute « l’une des figures
les plus fascinantes de l’histoire de l’anthropologie et des plus origi-
nales, par son origine polonaise (sa ville natale est Cracovie), par sa
vie d’émigré, avec une formation scientifique dont une partie en Alle-
magne, une carrière en Angleterre et qui s’achève aux États-Unis, par
ses enquêtes dans le Pacifique et en Mélanésie, par sa sensibilité slave
enfin, mal à l’aise dans ce monde anglo-saxon qui va pourtant le
consacrer ». (Lombard, 2008 : 108)
Malinowski fut souvent considéré comme un révolutionnaire,
parce que ce fut lui qui protesta avec plus de vigueur contre les théo-
ries évolutionnistes et diffusionnistes. Il condamne :

- D’abord le goût manifeste par ces courants de pensée pour


l’exotisme, la sauvagerie conçue comme synonyme d’absurde,
de cruel, d’animalité… Malinowski montre la nécessité d’étu-
dier empiriquement les faits de la vie quotidienne, économique
et familiale de toute société, les institutions et les comporte-
ments d’hommes qui sont finalement, contrairement à ce qu’on
pense, assez proches du mode de vie occidental.
- Ensuite la vision non historique (en réalité), mais conjecturale,
incertaine, des rétrospectives évolutionnistes, et de cette
condamnation de leur démarche pseudo-historique provoque
chez lui un refus permanent de recourir à l’histoire, même au
passé le plus proche d’une société. Cette dernière doit être étu-
diée au moment présent sous ses divers aspects et en fonction
des institutions qui lui permettent de vivre et qui sont interdé-
pendantes.
- Enfin, la fameuse théorie des survivances de l’évolutionnisme
suivant laquelle tout phénomène social doit répondre à une
fonction et, s’il ne sert plus un besoin biologique ou social, sa
disparition est nécessaire. (Malinowski, 1968)

[68]
Après toutes ces condamnations, il élabore l’ensemble d’une mé-
thode dominée par la volonté de faire de la culture et de l’ethnologie
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 90

une véritable science en inventant la méthode de l’observation partici-


pante comme méthode fondamentale de l’anthropologie.
Robert, K. Merton, qui adopte un fonctionnalisme relativisé, re-
proche au fonctionnalisme absolu de Malinowski de partir de ces trois
postulats qu’il juge erronés : « 1) celui de l’unité fonctionnelle de la
société : chaque élément d’une société serait fonctionnel pour le sys-
tème entier, or les sociétés parfaitement intégrées sont très rares (toute
société complexe comporte des éléments dysfonctionnels ou a-fonc-
tionnels) ; 2) celui du fonctionnalisme universel : tout élément culturel
ou social remplit une fonction, mais Malinowski juxtapose ces fonc-
tions sans montrer leur liaison, ni la substitution possible de l’une à
l’autre ; 3) celui de nécessité : chaque élément est une partie indispen-
sable de l’ensemble social. Mais les conflits et les pathologies sociales
sont-ils indispensables ? Et puis n’existe-t-il pas partout des survi-
vances qui finissent par s’éteindre sans dommage ? ». (Rivière, 1999 :
44)
En vue de corriger ces déficiences, Merton propose les concepts
suivants : 1) concept d’équivalent ou de substitut fonctionnel : ce qui
signifie qu’un seul élément dans un système peut avoir plusieurs fonc-
tions et une seule fonction peut être remplie par des éléments inter-
changeables. Chaque besoin appelle donc plusieurs réponses (ainsi le
bien-être comme besoin fait appel à abri, protection, hygiène) et
chaque réponse correspond à plusieurs besoins ; 2) concept de dys-
fonction, qui gêne l’adaptation, l’ajustement au système (drogue,
gang, guerre) ; 3) concept de fonction latente non souhaitée par parti-
cipants, qu’il faut distinguer de la fonction manifeste et intentionnelle.
Si A.R. Radcliffe-Brown et T. Parsons se rattachent bien au courant
fonctionnaliste, ils prônent plutôt un structuralisme fonctionnaliste et
seront abordés comme précurseurs du structuralisme de Lévi-Strauss.
« Qu’il suffise ici de noter que, pour Radcliffe-Brown, la fonction
contribue certes à l’organisation et à l’action d’un ensemble mais ne
prédétermine pas l’institution qui la remplit. Il reconnaît des mutations
et des équivalents fonctionnels, s’intéresse aux systèmes de relations
entre hommes et groupes, distingue les agencements sociaux observés
et les principes non directement observables qui les régissent ». (Ri-
vière, 1999 : 44-45)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 91

[69]

Lire Bronislaw Malinowski

La culture, objet de l’enquête scientifique

« Lorsqu’il s’agit de l’anthropologie universitaire d’à présent, « Étude


de l’Homme » est une formule bien présomptueuse, pour ne pas dire sau-
grenue. Établies de longue date ou de fraiche date, récentes ou vénérables,
les disciplines sont multiples, qui explorent la nature humaine, le travail
humain, les rapports humains. Elles peuvent toutes prétendre révéler de
l’étude de l’homme. Les plus vieilles ont donné les traités de morale, de
théologie, d’histoire ou de légende, les leçons des coutumes et du droit an-
ciens. Certaines remontent à des cultures qui perpétuent l’Âge de Pierre,
elles ont certainement fleuri dans les anciennes civilisations de la Chine,
de l’Inde, de l’Égypte, du Proche-Orient. L’économie et la jurisprudence,
la science politique, l’esthétique, la linguistique, l’archéologie et l’étude
des religions comparées sont venues plus tard enrichir le patrimoine des
sciences humaines. La psychologie, étude de l’esprit humain, est apparue
il y a deux cents ans au programme officiel des études universitaires, sui-
vie de peu par la sociologie, ou étude des rapports humains.
L’anthropologie, science de l’homme-en-général, discipline sans porte-
feuille, est la plus universelle de toutes, et la dernière en date. Champ, ob-
jet, méthode – il lui a fallu tant bien que mal aborner ses terres ; elle a cou-
pé ce qui restait de libre ; elle a même empiété sur des fiefs qui existaient
déjà. Elle compte à présent la préhistoire, le folklore, l’anthropologie phy-
sique et l’anthropologie culturelle. Ces disciplines frôlent dangereusement
d’autres propriétés légitimes des sciences sociales et des sciences de la na-
ture : psychologie, histoire, archéologie, sociologie, anatomie.
La nouvelle science naquit sous le signe de la ferveur évolutionniste,
des méthodes anthropométriques, et des grandes découvertes préhisto-
riques. Aussi chercha-t-elle d’abord à reconstituer les débuts de l’humani-
té, à retrouver « l’anneau manquant », à établir des parallèles entre les dé-
couvertes préhistoriques et les données ethnographiques. A regarder les ré-
sultats acquis au siècle dernier, on ne trouverait guère, en mettant les
choses au pis, qu’un bric-à-brac d’antiquaire, où voisineraient l’érudition
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 92

ethnographique, le calibrage et l’inventaire des ossements, et une brassée


de trouvailles à sensation sur nos ancêtres pré-humains. Toutefois, ce se-
rait méconnaître les travaux d’avant-garde sur la culture comparée, menés
par de grands esprits comme Herbert Spencer, Adolf Bastian, E.B. Tylor,
L.H. Morgan, le général Pitt-Rivers et Frederic Ratzel, W. G. Summer et
R.S. Steinmetz, Émile Durkheim et A.G. Keller. Ce sont eux qui ont posé
les jalons d’une théorie scientifique de la conduite humaine, et c’est à eux
que l’on doit d’avoir mieux compris la nature humaine, la société humaine
et la culture humaine.
Ainsi donc, lorsqu’il décrit les cheminements scientifiques de l’étude
de l’homme, l’anthropologue est mis devant une tache qui, n’être pas de
tout repos, revêt quelque importance. Il a pour mission de définir les vrais
rapports qui unissent les diverses branches de l’anthropologie. Il doit dé-
terminer la place qui revient à l’anthropologie parmi les sciences hu-
maines. Il doit en outre rouvrir un vieux débat, et se demander en quel
sens les sciences humaines peuvent être des sciences.
Cet essai a pour but de montrer que le vrai carrefour de toutes les
branches de l’anthropologie est l’étude scientifique de la culture. Dès
l’instant où l’anthropologie physique reconnaît que la « race est dans ce
qu’elle accomplit », elle doit également admettre que ni les mesures, ni les
classifications, ni la description des types classiques n’ont la moindre per-
tinence, tant qu’on n’est pas à même de mettre le type physique en corréla-
tion avec la fécondité culturelle d’une race. La mission des sciences de la
préhistoire et de l’archéologie est de reconstituer dans le vif une culture
éteinte, en partant des pièces à conviction fragmentaire que livrent seuls
les vestiges matériels. L’ethnologue, qui s’inspire des cultures contempo-
raines, primitives ou non, pour reconstituer l’histoire humaine selon l’évo-
lution ou selon la diffusion, ne peut fonder sa démarche sur des données
scientifiques valides qu’à la condition de savoir ce qui est pertinent et fon-
damental, afin d’éliminer l’accessoire et le fortuit. Par [70] conséquent, la
quantité scientifique de tout travail anthropologique ressortit à la théorie
de la culture, eu égard à la méthode d’observation sur le terrain et au sens
du concept de culture comme procès et comme produit.
En second lieu, je pense que si l’anthropologie peut concourir à envi-
sager son objet légitime, c’est-à-dire la culture, sous un angle plus scienti-
fique, elle rendra aux autres sciences humaines un service inestimable. La
culture, où se tient le plus clair de la conduite humaine, est également im-
portante pour tout le monde, pour le psychologue, pour le sociologue, pour
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 93

l’historien, pour le linguiste. A mon avis, la linguistique de demain, et no-


tamment la sémantique, sera l’étude de la langue dans le contexte d’une
culture. Je ne serai pas surpris que l’économie, recherche sur les richesses
et le bien-être en tant que moyen d’échanges et de production, non
contente de considérer l’homo oeconomicus comme un être entièrement
affranchi de toute autre considération et de toute autre activité, fonde ses
principes et ses raisonnements sur l’étude de l’homme réel, hôte de l’es-
pace complexe a plusieurs dimensions qu’est le milieu des sollicitations
culturelles. Et de fait, les courants modernes de la science économique,
qu’ils s’appellent « institutionnel », « psychologique » ou « historiciste »,
complètent les anciennes théories d’économie pure en situant l’homme
économique dans son univers de pulsions, d’intérêts et d’habitudes, c’est-
à-dire l’homme tel qu’il est mis en forme par l’entour culturel, entour
complexe, fait de rationalité et d’affectivité.
Pour la jurisprudence, le juridique est en phase de perdre son privilège
de logos autonome, et prend place à côté des divers systèmes de contrôle
social ; en dehors de l’appareil strictement formel des codes, des tribu-
naux, de la police, il faut envisager les concepts de fin, de valeur, de
contrainte morale et de force d’usage. Dès lors, c’est non seulement l’an-
thropologie, mais l’étude de l’homme en général, y compris toutes les
sciences sociales, toutes les disciplines nouvelles à caractère psycholo-
gique ou sociologique qui peuvent et doivent concourir à forger un outil
scientifique de base qui devra nécessairement être commun à toutes les
sciences de l’homme. »

Bronislaw Malinowski. Une théorie scienti-


fique de la culture et autre essai. Paris : Maspe-
ro, 1968 [1944], p. 9 à 12.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 94

III.5. Structuralisme

Retour à la table des matières

Le structuralisme en anthropologie ne constitue pas, à proprement


parler, une école ou un courant de pensée, puis se confond, pratique-
ment, avec l’œuvre de C. Lévi-Strauss. En dépit de l’immense pres-
tige de cet auteur, en France comme ailleurs, et quoique ses méthodes
d’analyse aient été fréquemment imitées, rares sont, en effet les ethno-
logues qui admettent sans réserve ses positions théoriques. (Géraud,
Leservoisier et Pottier, 1998)

Origines du structuralisme

Lévi-Strauss a emprunté le modèle structural à la linguistique. Dès


ses premiers écrits, il considère la phonologie, telle qu’elle a été déve-
loppée par N. Troubetzkoy et R. Jacobson (qui s’étaient inspirés eux-
mêmes des écrits de F. de Saussure), comme la seule science sociale
« qui puisse [71] revendiquer le nom de science » (Lévi-Strauss, 1958 :
37), non seulement en fonction de la rigueur de ses méthodes, mais
également parce qu’elle est parvenue à « formuler des relations néces-
saires » (ibid. : 40). En considérant la langue comme système social et
codifié, Saussure et la linguistique structurale rejetaient les pratiques
individuelles et la diachronie en dehors du champ de la linguistique.
Comme Lévi-Strauss, Saussure va lui également se désintéresser des
agents du sociaux et du changement. Il conçoit le social comme un
système, un ensemble de relations préexistant aux individus. Dans
cette perspective, le sujet est réduit à sa plus simple expression. « De
même, l’analyse structurale ne se prête pas à l’étude des transforma-
tions, du changement ou des conflits sociaux. Ainsi que nous le ver-
rons ci-dessous, les sociétés primitives, qu’il qualifie de « sociétés
froides », ont éliminé le conflit et l’entropie, elles forment des en-
sembles harmonieux soumis à la règle et à l’échange ». (Deliège,
2001 : 33)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 95

Toutefois, les méthodes de la linguistique ne sont immédiatement


transposables à l’ethnologie que lorsque les faits étudiés sont interpré-
tables comme des « signes de pensée », et Lévi-Strauss admet volon-
tiers que certains « aspects de la réalité sociale » semblent être d’une
autre nature. (Géraud, Leservoisier et Pottier, 1998 : 148) Cependant,
il souligne que tous les phénomènes sociaux étant « imprégnés de si-
gnification », en « posant la nature symbolique de son objet », l’an-
thropologie structurale « ne se cantonne pas dans une partie de l’eth-
nologie » (ibid. : 19-20). Bien qu’elle ne constitue pas la seule ap-
proche possible, la méthode structurale a donc pour vocation d’explo-
rer le domaine entier de cette discipline. (Géraud, Leservoisier et Pot-
tier, 1998)
Une telle ambition qui s’appuie sur une conception particulière de
la réalité sociale conduit Lévi-Strauss a privilégié les faits de commu-
nications pour mieux comprendre les rapports sociaux. Selon lui, « les
hommes communiquent au moyen de symboles et de signes ; pour
l’anthropologie, qui est une conversation de l’homme avec l’homme,
tout est symbole et signe qui se pose comme intermédiaire entre deux
sujets. » (Lévi-Strauss, 1973 : 20). Dans le prolongement de la pensée
de M. Mauss dans son ouvrage « Essai sur le don », Lévi-Strauss s’ef-
force d’établir que toute société « est faite d’individus et de groupes
qui communiquent entre eux » a trois niveaux : celui du système de
parenté (« communication des femmes ») ; celui du système écono-
mique [72] (« communication des biens et des services ») ; et celui du
système linguistique (« communication des messages ». (Lévi-Strauss,
1958 : 326)

Le rôle de l’inconscient dans le structuralisme


de Claude Lévi-Strauss

Ce rôle de l’inconscient, Lévi-Strauss le souligne pour la première


fois en 1955 dans Tristes Tropiques, nous dit Lombard (2008) :

a) Il rappelle la place tenue en France entre 1920 et 1930 par la


psychanalyse, qui lui a appris à opposer « rationnel et irration-
nel, intellectuel et affectif, logique et prélogique », mais ce que
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 96

Lévi-Strauss apprend de cet apprentissage, c’est qu’au-delà du


rationnel, il existe « une catégorie plus importante et plus va-
lable, celle du signifiant qui est la plus haute manière d’être du
rationnel » (p.47). Il pense alors que ce sont les pratiques les
moins rationnelles (le plus affectif) qui sont les plus signi-
fiantes. La réalité de l’objet ne doit pas être recherchée dans ce
qui est le plus manifeste (le plus rationnel), mais dans le « sub-
jacent », ce qui est en dessous. D’où une deuxième référence,
celle de la géologie.
b) La réalité, c’est comme un paysage qui peut se présenter
« comme un immense désordre », avec ses « parois abruptes,
éboulements, broussailles, cultures ». Or, le plus important,
c’est qui a déterminé ce paysage, ce qu’on appelle le soubasse-
ment géologique, « la différence dans la nature des roches, qui
vont témoigner, par exemple, de deux époques géologiques dif-
férentes qui se sont succédé et qui auront plus d’importance
pour l’explication que la vue de l’ensemble apparent et mani-
feste de ce paysage ». (Lombard, 2008 : 173)
c) Une troisième référence est apportée par Marx, celui qui a ap-
pris à Lévi-Strauss que la « structure sociale ne se bâtit pas sur
le plan des évènements », mais à partir d’un modèle construit
(la détermination des comportements de l’homme par l’écono-
mie et l’histoire par exemple). Ainsi derrière les évènements (ce
qu’on appelle la réalité apparente), il y a quelque chose de
moins visible, de construit par l’homme de science. « Le mar-
xisme me semblait procéder de la même façon que la géologie
et la psychanalyse […] ; tous trois démontrent que comprendre
consiste à réduire un type de réalité a un autre, que la réalité
vraie n’est jamais la plus manifeste ». (Lévi-Strauss cité par
Lombard, 2008 : 50)

[73]
Se fondant sur la linguistique, la psychanalyse et la géologie, le
structuralisme de Claude Lévi-Strauss accorde une importance capi-
tale au subconscient, a l’irrationnel, au symbolique dans l’explication
des faits sociaux ou des phénomènes sociaux. Contrairement à Au-
guste Comte qui surestime la science pour comprendre les faits so-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 97

ciaux, Lévi-Strauss pense que l’irrationnel (ce qu’on pourrait appeler


le mythe), les arts, la parenté occupent une place de choix dans la so-
ciété, considérée comme un système.
S’inscrivant dans le cadre des théories holistes, le structuralisme a
mis en évidence les limites de la liberté humaine. La société est
constituée d’un ensemble de règles (formelles ou informelles) aux-
quelles s’adhèrent les individus de manière consciente ou incons-
ciente. À titre d’exemples, nous pouvons citer : l'importance de l'in-
terdit de l'inceste dans les relations entre hommes et femmes chez les
Indiens d'Amazonie dans son ouvrage « Les structures élémentaires de
la parenté ». Le structuralisme de Claude Lévi-Strauss était en opposi-
tion à l’existentialisme de Jean Paul Sartre, qui postule que l’homme
est un être sujet et maître de son propre destin.

Lire Lévi-Strauss

Race et Culture

« Parler de contribution de races humaines à la civilisation mondiale


pourrait avoir de quoi surprendre, dans une collection de brochures desti-
nées à lutter contre le préjugé raciste. Il serait vain d’avoir consacré tant de
talents et tant d’esprits à montrer que rien, dans l’état actuel de la science,
ne permet d’affirmer la supériorité ou l’infériorité intellectuelle d’une race
par rapport à une autre, si c’était seulement pour restituer subrepticement
sa consistance a la notion de race, en paraissant démontrer que les grands
groupes ethniques qui composent l’humanité ont apporté, en tant que tels,
des contributions spécifiques au patrimoine commun.
Mais rien n’est plus éloigné de notre dessein qu’une telle entreprise
qui aboutirait seulement à formuler la doctrine raciste à l’envers. Quand
on cherche à caractériser les races biologiques par des propriétés psycho-
logiques particulières, on s’écarte autant de la vérité scientifique en les dé-
finissant de façon positive que négative. Il ne faut pas oublier que Gobi-
neau, dont l’histoire a fait le père des théories racistes, ne concevait pour-
tant pas l’« inégalité des races humaines » de manière quantitative, mais
qualitative : pour lui, les grandes races qui contribuèrent à la formation de
l’humanité actuelle sans qu’on puisse les dire primitives – blanche, jaune,
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 98

noire – n’étaient pas tant inégales en valeur absolue que diverses dans
leurs aptitudes particulières. La tare de la dégénérescence s’attachait pour
lui un phénomène du métissage plutôt qu’à la position de chaque race dans
une échelle de valeurs commune a toutes ; elle était donc destinée à frap-
per l’humanité tout entière, condamnée, sans distinction de race, a un mé-
tissage de plus en plus poussé. Mais le péché originel de l’anthropologie
consiste dans la confusion entre la notion purement biologique de race (à
supposer, d’ailleurs, que, même sur ce terrain limité, cette notion puisse
prétendre à l’objectivité, ce que la génétique moderne conteste) et les pro-
ductions sociologiques et psychologiques des cultures humaines. Il a suffi
à Gobineau de l’avoir commis pour se trouver enfermé dans le cercle in-
fernal qui conduit, [74] d’une erreur intellectuelle n’excluant pas la bonne
foi, à la légitimation involontaire de toutes les tentatives de discrimination
et d’oppression.
Aussi, quand nous parlons, dans cette étude, de contribution des races
humaines à la civilisation, ne voulons-nous pas dire que les apports cultu-
rels de l’Asie ou de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Amérique, tirent une
quelconque originalité du fait que ces continents sont, en gros, peuplés par
des habitants de souches raciales différentes. Si cette originalité existe – et
la chose n’est pas douteuse – elle tient à des circonstances géographiques,
historiques et sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la consti-
tution anatomique ou psychologique des noirs, des jaunes ou des blancs.
Mais il nous est apparu que, dans la mesure même où cette série de bro-
chures s’est efforcée de faire droit à ce point de vue négatif, elle risquait,
en même temps, de reléguer au second plan un aspect également très im-
portant de la vie de l’humanité : à savoir que celle-ci ne se développe pas
sous le régime d’une uniforme monotonie, mais à travers des modes extra-
ordinairement diversifiés de sociétés et de civilisations ; cette diversité in-
tellectuelle, esthétique, sociologique, n’est unie par aucune relation de
cause à effet à celle qui existe, sur le plan biologique, entre certains as-
pects observables des groupements humains : elle lui est seulement paral-
lèle sur un autre terrain. Mais, en même temps, elle s’en distingue par
deux caractères importants.
D’abord elle se situe dans un ordre de grandeur. Il y a beaucoup plus
de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent
par milliers et les autres par unités : deux cultures élaborées par des
hommes appartenant à la même race peuvent différer autant, ou davantage,
que deux cultures relevant de groupes racialement éloignés. En second
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 99

lieu, à l’inverse de la diversité entre les races qui présente pour principal
intérêt celui de leur origine historique et de leur distribution dans l’espace,
la diversité entre les cultures pose de nombreux problèmes, car on peut se
demander si elle constitue pour l’humanité un avantage ou un inconvé-
nient, question d’ensemble qui se subdivise, bien entendu, en beaucoup
d’autres.
Enfin et surtout, on doit se demander en quoi consiste cette diversité,
au risque de voir les préjugés racistes à peine déracinés de leur fonds bio-
logique, se reformer sur un nouveau terrain. Car il serait vain d’avoir obte-
nu de l’homme de la rue qu’il renonce à attribuer une signification intel-
lectuelle ou morale au fait d’avoir la peau noire ou blanche, le cheveu lisse
ou crépu, pour rester silencieux devant une autre question, à laquelle l’ex-
périence prouve qu’il se raccroche immédiatement : s’il n’existe pas d’ap-
titudes raciales innées, comment expliquer que la civilisation développée
par l’homme blanc ait fait les immenses progrès que l’on sait, tandis que
celles des peuples de couleur sont restées en arrière, les unes à mi-chemin,
les autres frappées d’un retard qui se chiffre par milliers ou dizaines de
milliers d’années ? On ne saurait donc prétendre avoir résolu par la néga-
tive le problème de l’inégalité des races humaines, si l’on ne se penche pas
aussi sur celui de l’inégalité – ou de la diversité – des cultures humaines
qui, en fait sinon en droit, lui est, dans l’esprit public, étroitement liées. »
Claude Lévi-Strauss. Anthropologie structu-
rale deux. Paris : Plon, 1996 [1973], p. 377 à
379.
[75]

III.6. Anthropologie marxiste

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Considéré comme une philosophie de l’histoire mettant l’accent


sur la lutte des classes comme moyen de dépasser les formes an-
ciennes de société, et s’inscrivant dans une perspective matérialiste se-
lon laquelle les relations de production et les forces productives sont
les facteurs déterminants d’un groupe social et de ses inéluctables
transformations, le marxisme a exercé une influence profonde sur la
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 100

pensée intellectuelle occidentale à laquelle l’ethnologie, comme toutes


les sciences, n’a pas échappé.
Prenant le contre-pied des autres théories, notamment le fonction-
nalisme de Malinowski selon lequel le savoir anthropologique est
orienté vers une conception idéaliste du monde, et les ethnologues se
contentent souvent de valoriser les symboles, le religieux, la parente
plutôt que les formes économiques de la vie sociale, le marxisme est
bien sûr une forme de matérialisme puisqu’il considère que les idées
sont le reflet des relations de production. Ainsi, Marx s’opposait à
l’idéalisme de Hegel qui voyait dans le développement des idées la
source même du changement historique. Selon Marx, l’existence n’est
pas déterminée par la conscience, mais c’est plutôt la conscience qui
est déterminée par l’existence. « Ces éléments montrent combien le
marxisme était, par ses principes, éloigné de l’ethnologie classique et
dans la pratique cet éloignement s’est souvent fait ressentir ». (De-
liège, 2013 : 321) Dans la théorie marxiste, la société est avant tout
considérée comme un « mode de production » ou une manière de pro-
duire et ce sont les relations de production qui forment la base de tout
groupe social.
Les idées de Marx et d’Engels sur les sociétés primitives sont in-
fluencées par Lewis Morgan et la théorie évolutionniste en générale,
qui soutient l’idée d’une gradation de la société, c’est-à-dire une hié-
rarchisation allant de la sauvagerie a la civilisation. Marx adapte les
schémas des chercheurs évolutionnistes en recherchant non pas l’évo-
lution des institutions, mais de préférence l’évolution de la société
dans son ensemble. Ainsi, le premier grand stade de l’humanité, selon
lui, est le stade tribal qui lui-même se distingue par trois sous-stades
marquant les premiers temps de l’humanité : 1) la chasse et la pêche,
2) l’élevage, 3) l’agriculture. Cette progression engendre bel et bien
une augmentation de la division du travail et, dès lors, de l’inégalité.
En effet, Marx recherche les causes de l’inégalité entre les hommes
pour révéler les [76] moyens d’y mettre fin. Si, à l’origine, les gens vi-
vaient dans des familles relativement égalitaires, Marx et Engels vont
constater que l’exclusion de certaines catégories (au début les femmes
et les enfants) de la propriété privée se fait petit à petit et entraîne des
formes de propriétés qui contiennent les germes de l’exploitation, no-
tamment en ce qu’elle implique l’utilisation du travail d’autrui. Dans
L’origine de la famille, de la propriété et de l’État, Engels tente de
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 101

montrer que la propriété privée et le capitalisme ne sont pas des


formes universelles d’organisation de la société. Selon lui, la fin du
capitalisme devrait donc mettre un terme à l’inégalité et à la soumis-
sion des femmes puisqu’il consistera en l’abolition pure et simple de
la propriété privée. Engels introduit des thèmes qui resteront d’actuali-
té en anthropologie, particulièrement cette considération selon la-
quelle la première forme d’inégalité est celle opposant les hommes
aux femmes. En effet, les hommes contrôlent les moyens de produc-
tion et les femmes leur sont totalement subordonnées. Engels poursuit
pour dire que l’origine de la famille(nucléaire) correspond donc à
l’origine de la propriété et de l’exploitation économique et sexuelle
des femmes. Le mariage devient également une affaire économique et
même un enjeu majeur du maintien des inégalités. Toutefois, il sou-
ligne, dans le même temps, les limites d’une théorie marxiste du chan-
gement social découlant des conflits et contradictions entre classe qui
est inadéquate pour l’analyse des sociétés sans classe. Dans ce cas
précis, il affirme que ce serait un processus de sélection naturelle qui
expliquent les transformations de la société. D’où l’impact de l’évolu-
tionnisme sur le philosophe allemand.
L’intérêt de Marx et d’Engels pour les sociétés primitives était
double : d’une part, ils souhaitaient y trouver une confirmation à leur
théorie générale selon laquelle l’histoire de toutes les sociétés n’est
que l’histoire de la lutte des classes ; de l’autre, ils y recherchaient
également des traces de modes de vie complètement différents, qui
s’opposent aux principes mêmes de l’économie capitaliste et de l’ex-
ploitation de l’homme par l’homme afin de montrer que celle-ci
n’étaient pas inéluctables. Le « Manifeste du parti communiste » de
Marx en témoigne.
La différence importante entre le marxisme et le fonctionnalisme,
qui a longtemps fait son chemin en ethnologie, éclate au grand jour.
Alors que le fonctionnalisme considère la société comme un ensemble
structuré et intégré, le marxisme la représente, au contraire, comme
une opposition entre classes aux intérêts divergents, sinon antago-
nistes. Et l’histoire est, avant tout, [77] la genèse de la lutte entre ces
classes. « Le mouvement de l’histoire se fait, chez Marx, selon un
processus qu’il appelle « dialectique », c’est-à-dire un développement
provoqué par des conflits et des contradictions menant à des solutions
provisoires qui se transforment bientôt elles-mêmes en des contradic-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 102

tions nouvelles, devant, à leur tour, être résolues ». (Deliège, 2013 :


325)

Lire Karl Marx et Freidrich Engels

Prolétaires et communistes

« Quels sont les rapports des communistes avec les prolétaires en gé-
néral ?
Les communistes ne constituent pas un parti particulier en face des
autres partis ouvriers.
Ils n’ont pas d’intérêts séparés de ceux du prolétariat tout entier.
Ils ne se posent pas de principes particuliers selon lesquels ils veulent
modeler son mouvement.
Les communistes ne se distinguent pas des autres partis prolétaires que
sur deux points : d’une part, dans les diverses luttes nationales des prolé-
taires, ils mettent en évidence et font valoir les intérêts communs à l’en-
semble du prolétariat et indépendants de la nationalité ; d’autre part, aux
divers stades de développement que traverse la lutte entre prolétariat et
bourgeoisie, ils représentent toujours l’intérêt de l’ensemble du mouve-
ment.
Les communistes sont donc dans la pratique la partie la plus résolue
des partis ouvriers de tous les pays, celle qui ne cesse d’entrainer les
autres ; sur le plan de la théorie, ils ont sur le reste de la masse du proléta-
riat l’avantage de comprendre clairement les conditions, la marche et les
résultats généraux du mouvement prolétarien.
Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les
autres partis prolétariens : constitution du prolétariat en classe, renverse-
ment de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le
prolétariat.
Les propositions théoriques des communistes ne reposent nullement
sur des idées, sur des principes inventés ou découverts par tel ou tel uto-
piste.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 103

Elles ne sont que l’expression générale de rapports effectifs d’une lutte


de classe qui existe, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos
yeux. L’abolition de rapports de propriétés antérieurs n’est pas quelque
chose qui caractérise en propre le communisme.
Tous les rapports de propriété ont subi dans l’histoire un changement
constant, une transformation continuelle.
La Révolution française par exemple a aboli la propriété féodale au
profit de la propriété bourgeoise.
Ce qui distingue le communisme, ce n’est pas l’abolition de la proprié-
té en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise.
Or la propriété privée bourgeoise moderne est l’expression dernière et
la plus achevée de la production et de l’appropriation des produits repo-
sant sur des oppositions de classe, sur l’exploitation des uns par les autres.
En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie en cette
seule expression : abolition de la propriété privée.
[78]
On nous a reproché, à nous communistes, de vouloir abolir la propriété
personnellement acquise, fruit du travail individuel, la propriété qui, dit-
on, constitue le fondement de toute liberté, de toute activité et de toute in-
dépendance personnelle.
La propriété fruit du travail, de l’effort, du mérite personnel ! Veut-on
parler de la propriété du petit bourgeois, du petit paysan qui a précédé la
propriété bourgeoise ? Nous n’avons que faire de l’abolir, le développe-
ment de l’industrie s’en est chargé et s’en charge encore chaque jour.
Ou bien veut-on parler de la propriété bourgeoise moderne ?
Mais le travail salarié, le travail du prolétaire crée-t-il pour lui de la
propriété ? Nullement. Il crée le capital, c’est-à-dire la propriété qui ex-
ploite le travail salarié et ne peut se développer qu’à la condition de créer
encore et encore du travail salarié pour l’exploiter de nouveau. Sous sa
forme actuelle, la propriété privée a pour base l’opposition du capital et du
travail salarié. Examinons les deux termes de cette opposition.
Être capitaliste ne signifie pas seulement occuper une position pure-
ment personnelle dans la production, mais une position sociale. Le capital
est un produit collectif et ne peut être mis en mouvement que par une acti-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 104

vité commune de nombreux membres de la société, voire en dernière ana-


lyse que par l’activité commune de tous les membres de la société.
Le capital n’est donc pas une puissance personnelle, il est une puis-
sance sociale.
Si donc le capital est transformé en une puissance collective, apparte-
nant à tous les membres de la société, ce n’est pas une propriété person-
nelle qui se transforme en propriété sociale. C’est seulement le caractère
social de la propriété qui se transforme. Il perd son caractère de classe.
Venons-en au travail salarié.
Le prix moyen du travail salarié est le minimum du salaire, c’est-à-dire
la somme des moyens de subsistance nécessaires pour maintenir l’ouvrier
en tant qu’ouvrier. Ce que l’ouvrier salarié s’approprie donc par son activi-
té est tout juste suffisant pour reproduire sa pure et simple existence. Nous
ne voulons nullement abolir cette appropriation personnelle des produits
du travail nécessaires à la reproduction de la vie quotidienne, une appro-
priation qui ne laisse aucun profit net susceptible de conférer un pouvoir
sur le travail d’autrui. Nous voulons seulement abolir le caractère pi-
toyable de cette appropriation qui fait que l’ouvrier ne vit que pour ac-
croitre le capital et ne vit qu’autant que l’exige l’intérêt de la classe domi-
nante. (…)

Karl MARX et Friedrich ENGELS, Mani-


feste du Parti communiste, Flammarion, 1998,
p. 91-94.
[79]

Le marxisme après Marx et Engels

Après le règne de Marx et d’Engels, le marxisme continue de faire


son chemin dans les sciences sociales et humaines. La sociologie fran-
çaise a été particulièrement marquée par l’analyse marxiste et l’ethno-
logie n’échappait pas à cette influence. Claude Meillassoux et Mau-
rice Godelier, notamment se sont distingués comme les figures domi-
nantes du marxisme en anthropologie. Ces deux théoriciens avan-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 105

çaient des idées assez différentes quant au rapport entre la doctrine de


Marx et l’étude des sociétés primitives.
Contrairement à Godelier dont l’anthropologie restera fortement
théorique et souvent proche d’une exégèse de Marx, Meillassoux
s’imposait d’abord comme un chercheur de terrain africaniste. En
plus, concerné par les transformations contemporaines du monde,
Meillassoux prône une anthropologie qui n’est pas coupée de ces réa-
lités historiques. Se rattachant à l’anthropologie dynamique propre à
l’école de Balandier qui considère qu’il n’y a de société que dans
l’histoire, Meillassoux est sans doute nettement plus proche du maté-
rialisme historique que Godelier dont une bonne partie des activités
intellectuelles de l’époque consistait à rendre le marxisme compatible
avec le structuralisme de Claude Lévi-Strauss.
En 1964, Meillassoux publie L’Anthropologie économique des
Gouros de Côte d’Ivoire dans lequel il prend ses distances par rapport
à l’influence évolutionniste qui marquait jusqu’alors la tradition mar-
xiste. Même si l’inspiration de son ouvrage est essentiellement mar-
xiste. Dans cet ouvrage, il n’est pas question de retracer des étapes du
développement de l’humanité comme le faisaient les évolutionnistes
et les marxistes, mais au contraire de s’intéresser à une société parti-
culière. Se démarquant des ethnographies traditionnelles, l’auteur
prend pour objet les transformations mêmes de l’économie locale et,
notamment la transition d’une économie de subsistance a une agricul-
ture commerciale tournée vers les besoins du capitalisme….
Contrairement à Meillassoux qui souscrivait aux fondements maté-
rialistes du marxisme en confrontant ceux-ci aux réalités ethnogra-
phiques, Meillassoux se montrait moins orthodoxe en soulignant les
limites de l’analyse marxiste pour la compréhension des sociétés dites
primitives. Fasciné par le structuralisme de Claude Lévi-Strauss (qui
jouissait d’un grand prestige intellectuel en France), Godelier tâche de
concilier les découvertes de l’anthropologie structurale avec les [80]
écrits marxiens. Ainsi, il s’écarte de Meillassoux en atténuant l’impor-
tance des rapports de productions au sein des formations précapita-
listes et se focalisant notamment sur le rôle de la parenté qui n’est pas,
selon lui, un simple reflet des contraintes dictées dans la sphère de la
production. « Pour Godelier, les relations de parenté dans les sociétés
primitives constituent une espèce de sui generis, elles existent en tant
que telles, sans que leur existence doive être expliquée. De plus, elles
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 106

font en quelque sorte partie de ce que Marx appelle l’infrastructure de


la société. Autrement dit, l’importance de l’économie est minimisée
dans ces sociétés ». (Deliège, 2013 : 343)

L’Anthropologie dynamique :
une nouvelle approche dans la compréhension
des sociétés primitives

En réaction contre l’anthropologie classique (le fonctionnalisme


notamment) construite sur une conception du monde qui ignorait lar-
gement l’histoire et le changement social, l’anthropologie dynamique
prône une nouvelle approche consistant à ramener les sociétés primi-
tives dans l’histoire et la modernité. Evans-Pritchard fut parmi les pre-
miers à réagir contre cette mise à l’écart de l’histoire et du change-
ment social. Néanmoins, il ne remettait pas encore l’observation parti-
cipante comme méthode d’enquête de l’anthropologie. « Ce courant
dut affronter de terribles résistances : en France notamment, l’essor du
structuralisme, véritable machine à tuer le temps, dévalorisa quelque
peu les efforts de ceux qui venaient briser l’image d’un bon sauvage
vivant en toute quiétude en dehors des heures de leur siège. Pourtant,
ici plus que jamais, l’histoire jugera ! ». (Deliège, 2013 : 356) Parmi
les chercheurs qui ont marqué le courant de l’anthropologie dyna-
mique allant au-delà du fonctionnalisme, nous retenons les suivants :
[81]

Max Gluckman (1911-1975)


et l’école de Manchester

Représentée par Gluckman (spécialiste de l’Afrique), l’école de


Manchester est ainsi connue pour mettre l’accent sur une certaine
forme de changement et surtout sur l’historicité 4 des sociétés afri-
4 Dans la sociologie de Touraine, l’historicité est définie comme la capacité
d’emprise de la société sur elle-même, la capacité qu’à la société à se transfor-
mer par elle-même. Dans cette perspective, les individus sont considérés
comme des acteurs sociaux capables d’agir sur la société pour la transformer.
Ici, la société n’est pas considérée comme un ordre divin.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 107

caines. Cependant, la manière de concevoir la dynamique sociale est


très influencée par les principes généraux de l’anthropologie britan-
nique. Ainsi dans son livre Custum and Conflict in Africa (1957), Glu-
ckman introduit la notion de conflit dans l’étude des systèmes so-
ciaux, mais sans véritablement procéder à une remise en question de
ces derniers. « On n’a souvent l’impression, chez Gluckman, que le
conflit est une espèce de soupape de sécurité qui permet aux tensions
de se libérer afin de mieux préserver l’équilibre général ». (Deliège,
2013 : 359) Si Gluckman est favorable à l’idée de conflits sociaux,
mais ces derniers ne doivent pas remettre en question le système so-
cial. Gluckman apparaît à la fois comme un structuro-fonctionnaliste
et comme un marxiste. Selon les propos de Georges Balandier, « Max
Gluckman reconnaît bien la dynamique interne comme constitutive de
toute société, mais il réduit sa portée modificatrice ». (Balandier,
1969 : 24)

Melville J. Herskovits (1895-1963)


et le concept d’acculturation

Comme la plupart de ses collègues américains, Herskovitz, dans


son ouvrage Les Bases de l’anthropologie culturelle, part du concept
de culture pour prôner une défense assez classique du relativisme
culturel qu’il associe au rejet de l’ethnocentrisme. Ce qui constitue
l’originalité de l’auteur c’est le fait qu’il considère que le changement
fait nécessairement partie d’un ensemble culturel. C’est pourquoi, il
rejette la conception des cultures comme ensembles fixes. Toutefois,
Herskovits ne nie pas que les ensembles culturels doivent inévitable-
ment faire preuve d’une certaine stabilité, sous peine de ne pas exister ;
d’ailleurs le changement n’existe que par rapport à la stabilité, il est
un phénomène universel. Au bout d’un certain temps, tout observateur
pourra constater que des changements se manifestent dans les
cultures, y compris les plus conservatrices. (Herskovits, 1952 : 176)
[82]
Le changement culturel dont parle Herskovits, peut prendre deux
formes principales : il peut être provoqué par des facteurs à la fois in-
ternes et externes. La première catégorie comprend les processus de
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 108

découverte et d’invention… La seconde catégorie, quant à elle,


concerne les facteurs externes, notamment les processus d’emprunt et
de diffusion. Si les diffusionnistes ont eu le mérite de mettre en avant
les mécanismes de transmission des traits culturels, ils ont négligé
d’étudier les conséquences de ces emprunts sur la constitution même
des cultures. D’où le processus d’acculturation se distinguant du
« changement », beaucoup plus vaste, et de l’« assimilation », phéno-
mène plus restreint.

Roger Bastide (1898-1974)

En France, c’est incontestablement Roger Bastide qui va entamer


des études pionnières en matière d’acculturation (que nous aurons à
parler un peu plus loin) et, plus spécifiquement, au sujet de l’impact
du colonialisme sur les sociétés indigènes. À la fin des années 1930,
Bastide s’est rendu au Brésil où il enseignait jusqu’en 1952. Il y effec-
tuait aussi des recherches novatrices concernant la rencontre entre les
sociétés africaines et européennes sur le continent américain. Il s’inté-
ressait notamment aux phénomènes religieux qui le conduisaient vers
l’étude des maladies mentales. Avec Bastide, l’anthropologie pénètre
dans les villes et les bidonvilles et, c’est peut-être pour cela que,
comme Balandier, il se dénomme souvent sociologue. Bastide s’inté-
ressait principalement à des sociétés que l’on pourrait qualifier de so-
ciétés industrielles. Loin de considérer celles-ci comme destructrices
de cultures, il affirme que la société industrielle et capitaliste est aussi
créatrice de culture. Les sociétés et les cultures sont perçues comme
des réalités mouvantes. Il déplore le mépris de l’ethnologie pour ces
réalités nouvelles et dénonce l’ethnologie qui préfère l’homme de la
brousse à celui des villes, l’animiste au catholique. (Bastide, 1967)
« Cette position courageuse allait à l’encontre des positions domi-
nantes de l’ethnologie et elles valurent à Bastide un manque de recon-
naissance, quand ce n’était pas du dédain. L’histoire devait pourtant
lui donner raison et l’ethnologie s’est aujourd’hui engagée dans les
voies qu’il avait d’abord défrichées ». (Deliège, 2013 : 378)
Contrairement aux ethnologues qui tendent parfois à figer la tradi-
tion, les spécialistes du développement – désireux de transformer les
sociétés qu’ils étudient – constatent chez les [83] populations indi-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 109

gènes, certains freins au développement et à l’emprunt culturel. Ils


qualifient ceux-ci de « résistance au changement ». La résistance peut
se définir comme « le mécanisme de défense culturel contre les in-
fluences venues du dehors et qui menacent l’équilibre de la société
comme la sécurité affective de ses membres ». (Bastide, 1971 : 56)
Bastide fait partie de ceux se démarquant d’une science purement
théorique en soulignant l’importance du rapport entre « savoir » et
pouvoir ». S’inscrivant dans la logique de l’action, Bastide pense que
l’anthropologue doit poser les diagnostics sur l’état d’un groupe social
ou d’une communauté en crise, afin de déterminer pour chaque type
de société un « traitement » particulier (ibid, p. 10). À ce niveau, nous
pourrions parler d’une certaine forme d’anthropologie de l’action,
dont le rôle est d’activer la société afin qu’elle puisse connaître le dé-
veloppement souhaité. Les thèmes de changement et de l’histoire sont
donc au cœur de l’analyse de Bastide. L’auteur pense qu’on ne peut
pas comprendre la réalité contemporaine sans faire appel à l’histoire.

Georges Balandier

Collègue de Roger Bastide à la Sorbonne, l’œuvre de Georges Ba-


landier est, par bien des aspects, proche de Bastide. En tant qu’africa-
niste, Balandier va observer une rupture radicale avec la tendance
classique de l’anthropologie comme « science des systèmes symbo-
liques qui sombre parfois dans le culturalisme le plus facile ». (De-
liège, 2013 : 387) Loin de s’intéresser à une Afrique idéale et coupée
des réalités mondiales, Georges Balandier prône une Afrique vivante,
contemporaine, voire moderne. Contrairement à la tendance de l’an-
thropologie classique, on trouve chez Georges Balandier une concep-
tion plus générale et systématique de la société selon laquelle celle-ci
ne se réduit pas à l’équilibre et au consensus, mais le conflit et la
contradiction en sont deux éléments essentiels. La société ne cesse
d’être aux prises avec le désordre. Toutefois, la conception de l’auteur
ne se ramène pas pour autant à une nouvelle formulation des thèses
marxistes. Car, évitant largement l’économisme, Balandier s’intéresse
davantage aux rapports de pouvoir. Son anthropologie est une anthro-
pologie des conflits et des mutations. « Balandier ne réduit pas l’im-
portance des tensions à la modernisation, mais celles-ci caractérisent,
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 110

selon lui, tout système social. On les retrouve ainsi dans les sociétés
dites traditionnelles qui sont bien moins stables que ne le prétendent
les structuro-fonctionnalistes ». [84] (Deliège, 2013 : 389) Les deux
grandes premières études de Georges Balandier « Sociologie actuelle
de l’Afrique noire » et « Sociologie des Brazzavilles noires » en té-
moignent.
Qu’il s’agisse de l’anthropologie marxiste ou de l’anthropologie
dynamique, une nouvelle vision des sociétés primitives se dégage.
Contrairement aux autres courants (le structuralisme et le fonctionna-
lisme notamment) qui pensent que les sociétés primitives sont des so-
ciétés stables et sans conflits, l’anthropologie marxiste et l’anthropo-
logie dynamique croient que ces sociétés sont fascinées par l’histoire,
le changement social, et sont sources de conflits comme les sociétés
modernes. L’anthropologie développée par ces deux courants théo-
riques est une anthropologie de conflits et de mutations sociales à par-
tir de laquelle on doit appréhender les sociétés primitives. On est donc
loin d’une conception figée de ces sociétés.

Conclusion

Retour à la table des matières

Dans ce chapitre, nous avons passé en revue les grands courants de


l’anthropologie. En dépit de quelques ressemblances, chacun de ces
courants possède ses spécificités. Si pour l’évolutionnisme, les
cultures sont inégales ; pour le fonctionnalisme et le structuralisme au
contraire, toutes les cultures se valent anthropologiquement. Le mar-
xisme et l’anthropologie dynamique, de leur côté, se focalisent sur la
capacité des sociétés à agir sur elles-mêmes. Qu’en est-il des concepts
fondamentaux de l’anthropologie ? Quelle place occupent ces
concepts dans le domaine de l’anthropologie ? C’est ce qui fait l’objet
du chapitre suivant.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 111

[85]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.
PREMIÈRE PARTIE

Chapitre IV
Définition de quelques concepts
fondamentaux en anthropologie

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Les concepts occupent une place de choix dans le discours scienti-


fique, ils sont inséparables de la science. En effet, les concepts sont
des outils utilisés par les scientifiques pour appréhender leur objet
d’étude. En anthropologie, les concepts sont nombreux, et ils sont tous
importants, d’une manière ou d’une autre. Ainsi, dans ce chapitre,
nous n’avons pas la prétention d’expliciter tous les concepts-clés de
l’anthropologie. D’ailleurs, certains sont déjà définis dans les cha-
pitres précédents. Toutefois, nous nous focalisons sur quelques
concepts essentiels, établissons les liens existant entre eux pour la
compréhension des lecteurs.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 112

IV.1. Culture et Civilisation

Retour à la table des matières

La notion de culture occupe une place de choix dans les sciences


sociales et humaines au point que l’anthropologie est devenue la
science qui étudie les différences culturelles. Si l’on remonte à la pré-
histoire de l’anthropologie depuis le XVI e siècles jusqu’au 19e siècle,
la notion de culture était problématique dans le sens que certains
qu’on remettait en question la culture de certains peuples (les Indiens
et les Africains notamment) considérés comme des sauvages, barbares
et primitifs par la suite. Laplantine (1987) nous apprend que la genèse
de la réflexion anthropologique est contemporaine de la découverte du
Nouveau Monde. La grande question qu’on posait alors, et qui naît de
la confrontation visuelle avec l’altérité, est la suivante : « ceux que
l’on vient de découvrir appartiennent-ils à l’humanité ? Le critère es-
sentiel pour savoir s’il convient de leur attribuer un statut humain est,
à cette époque, religieux : le sauvage a-t-il une âme ? Est-il concerné
par le péché originel ? (…) ». (p.35)
Faisons une brève histoire du concept de culture. C’est en Alle-
magne qu’on peut retracer l’origine du concept où il commença à être
utilisé à la fin du 18e siècle dans des études que l’on peut appeler
d’« histoire universelle ». Bref, ces études, conduites par des histo-
riens, cherchaient à reconstituer une histoire générale de l’humanité et
des sociétés depuis les origines, en de grandes fresques qui en fai-
saient la synthèse… L’histoire doit permettre de discerner les périodes
[86] de l’histoire et les sociétés ayant représenté différentes étapes du
progrès humain. D’où l’histoire comparée. Ces historiens s’intéres-
saient particulièrement à l’histoire des mœurs, des institutions, des
idées, des arts et des sciences.
Le terme culture fut employé précisément pour décrire cette évolu-
tion dans le progrès. C’est ainsi que, par exemple, un des célèbres de
ces historiens, Johann Christophe Adelung (1732-1806) publia en
1872 un Essai sur l’histoire de la culture de l’espèce humaine, dans
lequel il distinguait, depuis les origines de l’homme, huit périodes his-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 113

toriques qu’il a pu identifier en les comparant aux âges de la vie hu-


maine individuelle.
Rocher (1992) pense qu’il semble assez assuré que ces historiens
aient emprunté le terme au français, où il n’avait pas vraiment ce sens.
Ils l’écrivaient d’ailleurs « Clutur » ; ce n’est qu’à la fin du 19e siècle
qu’on commença à l’écrire « Kultur ». Dans la langue française du
Moyen-Âge, le terme culture désignait le culte religieux. Les termes
couture ou coture étaient employés par contre pour désigner un champ
labouré et ensemencé. Ce ne serait qu’apparemment qu’au 17e siècle
que culture en vint à signifier le travail de la terre et, par extension ou
par analogie, il était utilisé aussi dans des expressions comme « la
culture des lettres », « la culture des sciences » ; ce n’est qu’au 18e
siècle qu’on commençait à l’utiliser pour designer de façon générale
la formation de l’esprit. À cette époque, le terme culture était utilisé
pour désigner donc le progrès intellectuel d’une personne ou encore le
travail nécessaire à ce progrès. Traduit en allemand par Von Irwing,
Adlung et leurs collègues, le terme culture a pris un sens plus étendu,
et désignait le progrès intellectuel et social de l’homme en général,
des collectivités, de l’humanité.

En anthropologie

Passant de l’allemand à l’anglais, la notion de culture va prendre


une autre dimension. C’est à l’anthropologie anglaise qu’on doit cet
emprunt, plus particulièrement à E. B. Tylor dont le volume Primitive
Culture parut en 1871. S’inspirant des travaux de Gustav Klemm qui
avait publié en dix volumes, de 1843 à 1852, une monumentale His-
toire universelle de la culture de l’humanité, suivie de deux volumes
sur la Science de la culture, Tylor en tira les éléments qu’il faut pour
composer la notion de culture, qu’il employa comme synonyme de ci-
vilisation. Dès le début de son ouvrage, Tylor définit la culture de la
manière suivante : « La culture ou civilisation, [87] entendue dans son
sens ethnographique étendu, est cet ensemble complexe qui comprend
les connaissances, les croyances, l’art, le droit, la morale, les cou-
tumes, et toutes les autres aptitudes et habitudes qu’acquiert l’homme
en tant que membre d’une société ».
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 114

La notion anthropologique de culture était née. Non utilisé par


Herbert Spencer, du moins dans ce sens, elle fut cependant reprise par
les premiers anthropologues anglais et américains, comme Sumner,
Keller, Malinowski, Lowie, Wisler, Sapir, Boas, Benedict. Aux États-
Unis, l’anthropologie en est même devenue la science de la culture ;
alors qu’en Angleterre, on fait la distinction en entre anthropologie
physique (étude du développement et de la croissance du corps hu-
main) et anthropologie « sociale », les Américains opposent plutôt
l’anthropologie « culturelle » a l’anthropologie physique. Dans la fou-
lée, Malinowski (1968 [1944] : 35-36) donne cette définition de la no-
tion de culture : « Au départ, il sera bon d’envisager la culture de très
haut, afin d’embrasser ses manifestations les plus diverses. Il s’agit
évidemment de cette totalité où entrent les ustensiles et les biens de
consommation, les chartes organiques réglant les divers groupements
sociaux, les idées et les arts, les croyances et les coutumes. Que l’on
envisage une culture très simple ou très primitive, ou bien au contraire
une culture complexe très évoluée, on a affaire à un vaste appareil,
pour une part matériel, pour une part humain, et pour une autre encore
spirituel, qui permet à l’homme d’affronter les problèmes concrets et
précis qui se posent à lui. Les problèmes sont dus au fait que le corps
humain est l’esclave de divers besoins organiques et qu’il vit dans un
milieu qui est à la fois son meilleur allié, puisqu’il fournit les matières
premières de son travail manuel, et son pire ennemi, puisqu’il four-
mille de forces hostiles ».
Herskovits, pour sa part, tente d’établir le rapport entre nature et
culture pour mieux définir cette dernière, même s’il reconnaît que la
culture dépasse le cadre d’un phénomène biologique. À ce sujet, l’au-
teur nous dit :

Une définition aussi brève qu'utile de ce concept est la suivante la


culture est ce qui dans le milieu est dû à l'homme. On reconnaît implicite-
ment par cette phrase que la vie de l'homme se poursuit dans un cadre
double : l'habitat naturel et le milieu social. Cette définition indique aussi
que la culture est plus qu'un phénomène biologique. Elle inclut tous les
éléments dans les caractères de l'homme adulte qu'il a consciemment ap-
pris de son groupe et sur un plan quelque peu différent, par un processus
de conditionnement : techniques, institutions sociales ou autres,
[88[ croyances, modes de conduite déterminés. Bref, la culture forme
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 115

contraste avec les matériaux bruts, intérieurs ou externes, dont elle dérive.
Les ressources offertes par le monde naturel sont façonnées pour satisfaire
les besoins. Les caractères innés sont, eux, modelés de telle manière qu'ils
font dériver de dons inhérents les réflexes qui dominent dans les manifes-
tations extérieures du comportement.

S’inspirant de la définition de Tylor et de plusieurs autres, Rocher


(1992) définit la culture comme étant « un ensemble lié de manières
de penser, de sentir et d’agir plus ou moins formalisées qui, étant ap-
prises et partagées par une pluralité de personnes, servent d’une ma-
nière à la fois objective et symbolique, à constituer ces personnes en
une collectivité particulière et distincte ». L’explication de cette défi-
nition lui permet de mettre en lumière les caractéristiques principales
qu’anthropologues et sociologues s’entendent pour reconnaître à la
culture.

Caractéristiques principales de la culture

Selon Guy Rocher, la formule « manières de penser, de sentir et


d’agir » est plus synthétique et aussi plus générale que l’énumération
de Tylor ; elle est par ailleurs plus explicite que la formule « manière
de vivre » qu’on retrouve dans beaucoup d’autres définitions. Elle
présente l’avantage de souligner que les modèles (valeurs, symboles)
composant la culture incluent les connaissances, les idées, la pensée,
s’étendent à toutes les formes d’expressions des sentiments aussi bien
qu’aux règles qui régissent des actions objectivement observables…
En second lieu, ces manières de penser, de sentir et d’agir peuvent
être « plus ou moins formalisées » ; elles sont très formalisées dans un
code de loi, dans des formules rituelles, des cérémonies, un protocole,
des connaissances scientifiques, etc. ; par ailleurs, elles sont moins
formalisées, et à des degrés divers, dans les arts, dans le droit coutu-
mier, dans certains secteurs de règles de politesse, surtout celles qui
régissent les relations interpersonnelles impliquant des personnes qui
se connaissent et se fréquentent de longue date…
La troisième caractéristique de la culture que comprend la défini-
tion de Guy Rocher, lui paraît absolument centrale et essentielle ; ce
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 116

qui fait d’abord et avant tout la culture, c’est que des manières de pen-
ser, de sentir et d’agir sont partagées par une pluralité de personnes.
Le nombre de personnes importe peu. L’essentiel est que ces manières
d’être soient considérées comme [89] idéales ou normales par un
nombre ne suffisant de personnes afin qu’on puisse reconnaître bien
qu’il s’agit de règles de vie ayant acquis un caractère collectif et donc
social.
Enfin Guy Rocher pense qu’un quatrième caractère de la culture,
auquel de nombreux auteurs ont accordé une importance aussi presque
égale au précédent, concerne son mode d’acquisition ou de transmis-
sion. Il n’y a rien de culturel qui soit hérité biologiquement ou généti-
quement, rien de culturel n’est inscrit à la naissance dans l’organisme
biologique. L’acquisition de la culture résulte donc des divers modes
et mécanismes de l’apprentissage….

Propositions anthropologiques de base :


Peuples et Cultures

1. L’HOMME. Étant un être social, l’homme ne peut vivre sans


culture. Il n’existe pas d’humain sans social primant toujours sur le
naturel. Tout individu élevé hors d’un cadre social devient un monstre,
pire que certains de nos animaux sauvages et domestiques.
2. TOUS LES PEUPLES ONT UNE CULTURE. Ce serait aber-
rant, voire absurde de penser qu’il existe des peuples sans culture. Il
faut partir loin de la conception aristocratique selon laquelle la culture
est réservée à une élite intellectuelle ou une classe sociale donnée.
Tous les habitants, quelle que soit leur origine sociale, ethnique ou ra-
ciale, ont une culture. Cette dernière se réfère donc à la totalité du so-
cial.
3. LA CULTURE D’UN PEUPLE EST DIFFÉRENTE DE CELLE
D’UN AUTRE. Si chaque groupe social, chaque peuple s’arrange
pour survivre dans un environnement naturel et social, cela sous-en-
tend que la diversité s’impose ouvertement. En ce sens, le monde reli-
gieux d’une culture déterminée ne peut pas ou ne doit pas entre forcé-
ment celui d’une autre culture. Et, dans une même société donnée,
tous les groupes sociaux ne doivent pas forcément partager la même
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 117

culture. C’est dans cette optique qu’on peut parler de spécificité cultu-
relle dans une même société.
4. TOUTES LES CULTURES SONT ÉGALES. Il n’existe pas de
cultures supérieures ni inférieures, de même qu’il n’existe pas de
peuples enfants, ni de peuples grands enfants. Tous les peuples sont
adultes. L’humanité est bien plurielle, comme le souligne bien Laplan-
tine. Tous les modes de vie de peuples sont divers et ils se valent du
point de vue anthropologique.
[90]
5. CHAQUE PEUPLE VIT SON IDENTITÉ À L’INTÉRIEUR DE
SA PROPRE CULTURE. Si nous plaçons un individu hors de son
contexte culturel, il se sentira humilié, dépaysé, dévalorisé et même
ignorant. Il doit apprendre beaucoup sur la culture de l’autre en vue de
s’adapter à cette culture, qui n’est pas la sienne. Ce n’est pas un ha-
sard si la culture dominante contraint un groupe dominé à se dépossé-
der culturellement pour adopter les valeurs du groupe dominant. (Voir
Blot, 2003).

Dans le vocabulaire des sciences sociales, le terme de culture


prend bien souvent un sens voisin qu’avait déjà le terme de civilisa-
tion. Cette conception est partagée particulièrement par les historiens
allemands. Par ailleurs, diverses distinctions furent donc proposées,
notamment en Allemagne ; elles peuvent presque toutes se ramener à
deux principales. La première consister à englober dans la culture
l’ensemble des moyens collectifs dont disposent l’homme, un groupe
social ou une société dans le but de contrôler et de manipuler l’envi-
ronnement physique, le monde naturel. Il s’agit donc principalement
de la science, de la technologie et de leurs applications. La civilisation
comprend l’ensemble des moyens collectifs auquel recourt l’homme
en vue d’exercer un contrôle sur lui-même, se grandir intellectuelle-
ment, moralement, spirituellement. En ce sens, les arts, la philosophie,
la religion, le droit sont des faits de civilisation.
La seconde distinction est à peu près exactement l’inverse de la
première. La notion de civilisation s’applique alors aux moyens ser-
vant de fins utilitaires et matérielles de la vie humaine collective ; la
civilisation prend un caractère rationnel, qu’exige le progrès des
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 118

conditions physiques et matérielles du travail, de la production, de la


technologie. La culture comprend de préférence les aspects plus désin-
téressés et plus spirituels de la vie collective, fruits de la réflexion et
de la pensée « pures », de la sensibilité et de l’idéalisme.
À propos de ces deux distinctions, Rocher (1992) nous dit qu’elles
ont eu en Allemagne des partisans à nombre à peu près égal ; il semble
difficile d’affirmer que l’une ait connu une plus grande faveur que
l’autre. Cependant, dans la sociologie américaine, les auteurs qui
pensent nécessaire d’adopter cette distinction ont plutôt opté pour la
seconde, probablement par suite des influences allemandes qu’ils ont
subies, notamment de la part de Ferdinand Tönnies et d’Alfred Weber.
[91]
Cependant, en général, sociologues et anthropologues ne se sont
guère préoccupés de poursuivre cette distinction, qui leur semble fac-
tice… La très grande majorité des sociologues et anthropologues,
nous dit Guy Rocher, évitent d’employer le terme civilisation, ou en-
core préfèrent utiliser celui de culture, qui leur est cher, dans le même
sens que civilisation et considèrent d’ailleurs que les deux sont inter-
changeables. C’est ainsi que l’ethnologue français Claude Lévi-
Strauss (1966 : 408) parle de « civilisations primitives », suivant en ce
sens l’exemple de Tylor, qui a donné une même définition de la
culture et de la civilisation, comme nous l’avons vu plus haut.
Toutefois, il arrive qu’on trouve chez certains sociologues et an-
thropologues contemporains les deux distinctions suivantes. Tout
d’abord, le terme civilisation est employé pour désigner un ensemble
de cultures particulières qui ont entre elles des affinités ou des ori-
gines communes ; c’est en ce sens qu’on parlera de la civilisation oc-
cidentale, dans laquelle on trouve les cultures française, anglaise, alle-
mande, italienne, américaine, etc. Ou encore, on parlera de civilisation
américaine pour se référer à l’extension dans le monde moderne du
mode de vie caractéristique de la culture américaine, c’est-à-dire état-
sunienne. Tenant compte de cette première distinction, la notion de
culture est liée à une société donnée et identifiable, alors que le terme
civilisation désigne plutôt des ensembles plus étendus, plus englo-
bants dans l’espace et dans le temps. Cette définition rejoint celle de
Durkheim et Mauss (1909-1912 : 47) qui définissent le terme civilisa-
tion de la manière suivante : « Des phénomènes sociaux qui ne sont
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 119

pas strictement attachés à un organisme social déterminé ; ils


s’étendent sur des aires qui dépassent un territoire national, ou bien ils
se développent sur des périodes de temps qui dépassent l’histoire
d’une seule société. Ils vivent d’une vie en quelque sorte supranatio-
nale ».
En second lieu, la notion de civilisation peut aussi être appliquée
en référence aux sociétés présentant un stade avancé de développe-
ment, marqué par le progrès scientifique et technique, l’urbanisation,
la complexité de l’organisation sociale, etc. On reprend la significa-
tion qu’a eue longtemps (et qu’a encore dans le langage courant) le
terme civilisation, utilisé dans le sens de civiliser ou se civiliser 5.
Ayant une connotation évolutionniste chargée de jugements de valeur,
le [92] terme civilisation a longtemps charrié avec des vocables
comme industrialisation, développement et modernisation. (Rocher,
1992) « C’est avec Marcel Mauss et surtout avec Lévi-Strauss que le
couple barbare/civilisé cesse d’être au fondement de l’anthropologie
moderne. Un bon se serait même accompli pour dégager la notion
de civilisation de son identification avec l’Occident. Chez Lévi-
Strauss en effet, l’opposition nature/culture, opérante dans toute socié-
té humaine, est un paradigme qui autorise à parler désormais d’une
multiplicité de civilisations, les unes ni plus ni moins valables que
les autres ». (Hurbon, 1988)
En principe, il n’y a pas de différence entre culture et civilisation.
Dire que cette dernière fait l’objet de sociétés développées, marquées
par le progrès technologique et scientifique…ce serait un prétexte
pour dire que tel peuple est civilisé et que tel autre n’est pas civilisé
ou peu civilisé. En ce sens, nous sommes entièrement d’accord avec
Guy Rocher quand il affirme que la notion de civilisation avait ou a
une connotation évolutionniste chargée de préjugés. La civilisation
comme la culture est l’affaire des hommes en général, et non réservée
au groupe d’homme, une élite ou une classe sociale bien définie. Cha-
cun est civilisé à sa manière. Le savoir-vivre, tel qu’il est imposé par
les occidentaux, n’a pas de sens, puisque chaque catégorie sociale à sa
manière de vivre. Les évolutionnistes ont bel et bien échoué quand ils
font croire que l’humanité a brûlé différentes étapes (barbarie, sauva-
5 On trouve des exemples pareils rapportés par Arden R. Kings au mot « Ci-
vilization » in A Julius Gould and William L. Kolb(dirs). A Dictionary of the
Social Sciences. New York : The Free Press of Glencoe, 1964, pp. 93-94.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 120

gerie) avant d’arriver à la civilisation, qui est le mode de vie occiden-


tal. Et ceux qui n’ont pas ce mode de vie ne sont-ils pas civilisés ?
Si la culture ou la civilisation, c’est le mode de vie d’un peuple ou
d’un groupe social (penser, agir, et être), la notion de culture est en-
core problématique faute de tolérance qui fait qu’on refuse d’accepter
l’autre avec son mode de vie. Dans le cas précis de notre pays, le vo-
dou fait souvent l’objet de campagne antisuperstitieuse parce qu’il est
considéré pour certains comme un culte démoniaque, voire diabo-
lique. L’acceptation de l’autre comme sujet, l’altérité, pose encore
problème dans notre société. Récemment, il y a eu une campagne
contre les vodouisants en Haïti prétextant que ces derniers fabriquent
« la poudre cholera 6 », une substance servant à tuer l’individu. Sur le
plan international, nous constatons que l’occident veut imposer de
toute sa force [93] l’homosexualité aux autres peuples, chez lesquels
reste encore une pratique culturelle déviante. Tant que l’autre n’est pas
capable de vivre sa vie comme il l’entend, la notion de culture sera
toujours problématique. La tolérance, l’altérité sont des concepts
consubstantiels a la culture. Quand ils font défaut dans une société,
l’ethnocentrisme (l’attitude qui pousse l’individu à considérer sa
culture comme le centre du monde au détriment des autres) verra le
jour. Et quand l’ethnocentrisme est en vogue, le génocide (l’attitude
qui pousse quelqu’un à détruire l’autre physiquement à cause de sa
culture) est inévitable. La grande campagne menée contre les vodoui-
sants vers les années 1941-1942 peut en témoigner.

6 Il s’agit d’une substance, dit-on, fabriquée avec les os des personnes


mortes de choléra. Ces os sont exposés au soleil pour être séchés, puis égrati-
gnés en vue de se transformer en poudre. D’où leur transformation en poisons
capables de détruire la vie des autres.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 121

IV.2. L’autre

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Étant donné qu’elle étudie les différences entre sociétés et culture,


l’anthropologie se donne pour mission de penser l’autre. Cette altérite
a été d’abord conçue comme historique (le primitif) et comme géogra-
phique (tout ce qui est hors d’Europe), et schématisée à l’aide de no-
tions ou d’expressions péjoratives : despotisme oriental, irrationalité
africaine, sauvagerie indienne…, tenaces depuis le XVI e siècle. Était
considéré comme barbare ou sauvage, l’autre qui ne participait pas de
la culture occidentale. À titre d’exemples, on peut citer les Indiens et
les Africains. Cependant, au XXe siècle notamment, dans la société
occidentale, les termes positifs et négatifs de ces préjugés ont pu
s’inverser. Les notions d’égalité, de liberté et de fraternité sont deve-
nues à l’honneur, et ont semblé davantage réalisé du côté des « bons
sauvages », à en croire les propos de Claude Rivière (1999).
Ce qui est un fait aujourd’hui, l’autre n’est pas situé comme tel ou
telle dans un cadre nécessairement lointain. L’anthropologue moderne
qui s’attache à étudier un village rural, une communauté de margi-
naux, des pratiques vodouesques, un bidonville, etc., a une distance
non plus géographique mais sociale et cognitive par rapport à son ob-
jet. Ce que Pierre Bourdieu, Cliford Geertz et Paul Rabinow, que nous
avons cités ci-haut, appellent une « démarche réflexive » dans les
sciences sociales, particulièrement en sociologie et en anthropologie.
« Appartenir à une culture étudiée n’est ni un handicap, ni une néces-
sité pour l’anthropologue, l’important est d’avoir le bagage théorique
et méthodologique qui lui permette une distanciation scientifique lors-
qu’il étudie le Bororo ou le Provençal, le Zoulou d’Afrique du Sud ou
les [94] « zoulous » d’une bande de rappeurs. Le regard porté sur
l’autre implique que soient nouées des relations, et a pour consé-
quence une meilleure connaissance de soi-même et de sa propre
culture par comparaison ». (Rivière, 1999 : 12)
Le rapport entre l’autre et moi, l’autre et nous, doit être seulement
perçu dans un but heuristique, c’est-à-dire de recherche, et non pas
pour renforcer des types idéaux souvent opposés par couples : « nèg
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 122

andeyò » (les gens en dehors) / « nèd lavil » (les citadins),


chrétiens/vodouisants, pauvres/riches, hommes/femmes, primitif/civi-
lisé, sociétés traditionnelles/sociétés rationnelles, communauté/socié-
té. Étudier l’autre suppose l’altérité, c’est-à-dire le respect de l’autre
avec ses croyances, sa foi, sa religion, bref sa culture. L’autre se révèle
donc un concept fondamental en anthropologie.

IV. 3. Communauté et Société

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Pour un auteur comme Robert Nisbet, la notion de communauté,


dont la redécouverte représente l’un des phénomènes les plus caracté-
ristiques de la pensée sociale du XIXe siècle, constitue « le plus fonda-
mental des concepts élémentaires de la psychosociologie, celui dont la
portée est la plus vaste » puisqu’il recouvre, au-delà de la nécessité et
de la contrainte, de l’intérêt et matériel et des convenances person-
nelles, tous les types de relations caractérisés à la fois par des liens af-
fectifs étroits, profonds et durables, par un engagement moral et par
une adhésion ou une appartenance à une collectivité basée non seule-
ment sur le cœur, mais également sur la semblable réciprocité entre le
droit et le devoir. Mettant en valeur l’échange et la tradition, une telle
conception présupposait chez les philosophes socratiques la recherche
d’un bien, l’existence de normes et la participation de citoyens libres
et égaux. Avec le rejet dans le domaine de l’impur des modes ter-
restres de socialisation, le primat fut accordé, au Moyen-Âge, au pou-
voir ecclésiastique dont la nature spirituelle, universelle et éternelle
était censée favoriser une communion d’essence divine. Pour sa part,
la Modernité, de Thomas Hobbes à Emmanuel Kant, s’accentue sur la
dimension contractuelle susceptible d’instituer par délégation ou re-
présentation un certain nombre de garanties tant au niveau de la sécu-
rité des personnes qu’en ce qui a trait à la propriété des biens. Un
changement de perspective voit le jour avec Edmund Burke et Louis
de Bonald : des voix se firent entendre alors pour déplorer qu’à la pa-
renté, à la [95] religion et au statut aient été substitués l’atomisation et
la laïcité, le nivellement démocratique et l’affairisme effréné. (Voir
Ferréol, 2011)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 123

Si cette nostalgie d’une unité organique et sacrée, désormais sup-


plantée par l’individualisme utilitariste, le culte de la raison et le
triomphe de l’État-nation, était également présente dans les travaux
d’Otto von Gierke ou de Numa Denis Fustel de Coulanges, c’est à
Ferdinand Tönnies en 1887 qu’on doit la célèbre distinction entre Ge-
meinschaft et Gesellschaft : « d’un côté, la famille et le voisinage, les
corporations et les compagnonnages, les Églises et les ordres spiri-
tuels ; de l’autre le marché ou la grande entreprise, publique ou privée,
basée non pas sur l’amitié ou sur un accord spontané et implicite de
consciences singulières partageant un même système de règles, de
croyances et de valeurs, mais sur une convention proclamée entre vo-
lontés réfléchies, mues par le calcul et tendues vers l’efficacité et
l’abstraction ». (Ferréol, 2011 : 40) Pour Tönnies c’est l’apparition et
le progrès de l’individualisme qui ont fait évoluer et finalement éclater
la communauté médiévale, pour donner naissance avec ce qu’on ap-
pelle la société moderne. (Voir Rocher, 1992) Allant dans le même
sens que Tönnies, Parsons (1966) considère les sociétés comme des
systèmes clos et discrets, susceptibles d’être ordonnées suivant une
perspective hiérarchique allant de l’état primitif à l’état moderne en
passant par l’état archaïque. Quant à Aberle (1950), une société est un
groupe d’êtres humains pourvu de la capacité à auto-reproduire son
existence collective en fonction d’un système de règles en vue de l’ac-
tion dont la durée de vie dépasse celle de chacun des individus qui s’y
soumet. (Voir Bonté et Izard, 2010) Il semble que la question de
conscience collective, telle qu’elle est conçue par Émile Durkheim,
joue un rôle essentiel dans la conception de l’auteur. Dans cette défini-
tion, la notion de conscience individuelle importe peu, puisque les in-
dividus doivent se soumettre au système de règles évoqué pour le bon
fonctionnement de la société.
Plus récemment, le terme de « communauté » a été utilisé dans des
contextes très différents, qu’il s’agisse de citoyenneté (Dominique
Schanapper), de justice sociale (John Rawls), de réseau (James Cole-
man), de métier ou d’identité professionnelle (Renaud Sainsaulieu), de
groupes de pairs ou d’organisation des savoirs (Thomas Kuhn), de dis-
cussion publique et d’argumentation (Karl Otto Appel et Jürgen Ha-
bermas) … (Voir Ferréol, op.cit.)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 124

[96]
Terme fréquent dans les sociétés traditionnelles, la communauté est
basée sur le partage, l’amour du prochain, le respect des valeurs tradi-
tionnelles, les principes du communisme, la solidarité mécanique au
sens durkheimien. Selon Rocher (1992), la communauté est constituée
de personnes qu’unissent des liens naturels ou spontanés, ainsi que
des objectifs communs qui dépassent les intérêts individuels, voire
égoïstes, des gens. Un sentiment d’appartenance à la même collectivi-
té domine la pensée des individus, assurant la coopération de chaque
membre et l’union du groupe. La communauté forme donc un tout or-
ganique (pas dans le sens des sociétés modernes bien entendu), au sein
duquel la vie et l’intérêt des membres se confondent à la vie et à l’in-
térêt de l’ensemble. Ce type d’organisation sociale prend trois formes
principales : la communauté du sang, que sont la famille, la parenté, le
clan, etc. Il s’agit de la communauté la plus naturelle, d’origine biolo-
gique, et par conséquent aussi la plus primitive ; la communauté du
lieu, qui se forme par le voisinage et qu’on trouve dans le petit village
ou dans le milieu ; enfin la communauté de l’esprit, fondée sur l’ami-
tié, la concorde, une certaine unanimité d’esprit et de sentiments. À
noter que la communauté de l’esprit se trouve surtout dans la petite
ville où les personnes se connaissent, dans la communauté nationale et
dans un groupe religieux.
Morgan (1871), pour sa part, établit la distinction entre ce qu’on
appelle « societas » et « civilitas », laquelle distinction permet de
comprendre la différence entre société et communauté. Par « socie-
tas », Morgan entend cette sorte de matrice domestique où les indivi-
dus se trouvent réunies et protégés par des liens tant du côté paternel
que du côté maternel. Par « societas », il entend la fonction politique
distinguant déjà les sociétés lignagères ou claniques et qui atteindra
son plein développement dans les sociétés dotées d’une structure éta-
tique. Au sujet de la différence établie entre « societas » et « civitas »,
Panoff (1977 : 76) nous dit :

« Cette distinction n’a pas seulement valeur typologique : Morgan le


conçoit et l’utilise comme indicateur principal de l’évolution sociale, le
mouvement de l’histoire allant universellement d’une prépondérance de la
« societas » dans les formes les plus anciennes à une suprématie de la « ci-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 125

vitas » dans les formes les plus industrielles modernes. Que son contempo-
rain Maine ait exprimé simultanément la même idée et ouvert la même
problématique sous une forme plus juridique avec le couple d’opposition
« statut » / « contrat » montre assurément que les temps étaient mures,
mais ne peut d’aucune façon nous fait oublier que les nombreuses re-
cherches ethnologiques et historiques poursuivies maintenant depuis
vingt-cinq ans sur la dynamique politique des sociétés segmentaires et sur
l’évolution [97] des sociétés sans État doivent leur inspiration première à
Morgan, qu’elles en aient conscience ou non, que des intercesseurs ou non
dans la réactivation de cette influence. (…) »

IV.4. Race

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Le terme de race a longtemps servi une subdivision de ce qu’on ap-


pelle l’espèce humaine fondée sur des critères biologiques. Apparues
au XVIIIe siècle, les classifications raciales à prétention scientifique
ont grandement varié suivant le nombre de races retenues et des carac-
tères jugés propres à définir chacune d’entre elles. « Ces variations
témoignent de la part d’arbitraire ayant présidé à leur élaboration puis-
qu’elles sont souvent l’œuvre d’auteurs contemporains qui ont disposé
des mêmes observations. Les classifications raciales ont été à l’origine
et durant une longue période suivant les principes de la classification
linnenne des espèces par agrégation autour de spécimens appelés
types. »
Ce qu’il convient de souligner c’est que les types principaux ont
été constitués à partir de l’opposition entre, d’une part les populations
africaines et extrême-orientales, découvertes lors du dernier grand
mouvement d’exploration de la plante, et de l’autre les peuples euro-
péens, considérés comme supérieurs aux autres. Les classifications
distinguaient communément trois races fondamentales dont le contenu
exact était variable : la race blanche (ou leucoderme, ou caucasoïde),
la race noire (ou mélanoderme, ou négroïde) et la race jaune (ou xan-
thoderme, ou mongoloïde). La démarche typologique a été plus tardi-
vement appliquée en anthropologie que dans les autres branches de la
biologie. Ce n’est que depuis environ trente ans qu’une réflexion sur
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 126

le bien-fondé des classifications raciales s’est fait jour, sur la base des
acquis de la taxonomie numérique et de la génétique des populations.
(Voir Susanne et Polet, 2005 ; Bonté et Izard, 2010)
Dans un article publié en 1950 par Le Courrier de l’Unesco
(vol. III, no 6-7), le Dr Alfred Metraux (l’un des ethnologues dont les
travaux ont porté sur le plus grand nombre de régions du globe, nous
dit Leiris (1988)) écrivait : « Le racisme est une des manifestations les
plus troublantes de la vaste révolution qui se produit dans le monde.
Au moment où notre civilisation industrielle pénètre sur tous les
points de la terre, arrachant les hommes de toutes couleurs à leurs plus
anciennes traditions, une doctrine, à caractère faussement scientifique,
est invoquée pour refuser à ces mêmes hommes, privés de leur héri-
tage culturel, une participation entière aux [98] avantages de la civili-
sation qui leur est imposée. Il existe donc au sein de notre civilisation,
une contradiction fatale : d’une part elle souhaite ou elle exige l’assi-
milation des autres cultures a des valeurs auxquelles elle attribue une
perfection indiscutable, et d’autre part elle ne se résout pas à admettre
que les deux tiers de l’humanité soient capables d’atteindre le but
qu’elle leur propose. Par une étrange ironie, les victimes les plus dou-
loureuses du dogme racial sont précisément les individus qui, par leur
intelligence ou leur éducation, témoignent de sa fausseté. » (Alfred
Metraux cité par Leiris, 1988 : 11-12)
Leiris (1988) fait une remise en question du concept de race, tel
qu’il est conçu dans les théories racistes. Selon l’auteur, un individu
de telle soi-disant race peut posséder les traits de l’une ou l’autre race.
De ce fait, on se demande à quelle race appartient l’individu. À ce su-
jet, Leiris (1988 : 17-18) nous dit :

« À l’échelle des grands groupes raciaux, malgré les cas litigieux (par
exemple : les Polynésiens sont-ils des caucasoïdes ou des mongoloïdes ?
Doit-on regarder comme blancs ou noirs les Ethiopiens, qui possèdent des
traits de l’une et l’autre race et, soit dit en passant, désignent sous le nom
méprisant de « chankallas » les noirs soudanais chez lesquels, traditionnel-
lement, ils prenaient des esclaves ?), le classement est relativement simple :
il est des peuples qui, sans conteste possible, appartiennent à l’une ou
l’autre des trois blanches ; nul ne saurait se récrier si l’on dit qu’un An-
glais est un blanc, un Baoulé un noir ou un Chinois un jaune. C’est à partir
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 127

du moment où l’on essaie, au sein de chacun des trois grands groupes, de


distinguer des sous-groupes qu’apparaît ce qu’il y a de trompeur dans
l’idée qu’on se fait communément de la race ».

IV.5. Ethnie, ethnocentrisme,


génocide, ethnocide

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Du grec ethnos peuple, nation, ethnie est un mot forgé par Vacher
de la Pouge en 1897 pour réunir race et culture en une même entité,
laquelle serait dans l’usage courant d’aujourd’hui un groupement d’in-
dividus appartenant à la même culture (même langue, mêmes cou-
tumes…), se reconnaissant, se désignant et agissant comme tels. On
parle aussi de « groupes ethniques ». Certains anthropologues se sont
particulièrement intéressés à cette notion qui devrait être fondamen-
tale en ethnologie, mais qui reçoit en fait des définitions divergentes
quant au nombre et au choix des éléments la caractérisant. Le Russe
Shirokogoroff ou l’Allemnand Mühlmann ont élaboré des « théories
de l’ethnie » pour souligner le caractère dynamique de cette entité, la-
quelle conception sera reprise et développée par Barth. En effet la dé-
finir comme une unité [99] figée peut révéler une conception ethno-
centrique ou colonialiste : parfois, le nom même du groupe (ou ethno-
nyme) fut imposé de l’extérieur, l’appartenance n’est plus reconnue
par tous, ou bien il s’est produit des scissions, des migrations…
La notion d’ethnicité-entendue comme la revendication de l’appar-
tenance à une collectivité spécifique (ethnie ou tribu) face à un groupe
social donné – est donc elle aussi ambiguë puisqu’elle reprend à son
compte une division pouvant refléter un ordre administratif, politique
(ou anthropologique) imposé ; elle est en cela comparable aux notions
de « négritude » et d’« indianité ». (Gresle et al., 1992)
Pour Lévi-Strauss (1996[1973]), l’ethnocentrisme est l’attitude la
plus ancienne, qui repose sans conteste sur des fondements psycholo-
giques solides puisqu’elle a réapparaître chez chacun de nous quand
nous sommes placés dans une situation inattendue. Cette attitude
consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles
(morales, religieuses, sociales, esthétiques), qui sont les plus éloignées
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 128

de celles auxquelles nous nous adhérons. Par exemples, nous considé-


rons l’autre comme sauvage parce qu’il n’est pas de notre culture.
C’est pourquoi l’Antiquité considérait tout ce qui ne participait pas de
la culture grecque (puis gréco-romaine) comme barbare ; quant à la ci-
vilisation occidentale a utilisé le terme de sauvage dans le même sens.
« Or, derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est
probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confu-
sion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur si-
gnifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la foret »,
évoque aussi un genre de vie animal, par opposition à la culture hu-
maine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la di-
versité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature,
tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit ». (P.
383) Allant dans le même sens que Lévi-Strauss, Rivière (1999 : 13))
définit l’ethnocentrisme, dont cherche à se débarrasser l’ethnologue
ou l’anthropologue, comme l’« attitude consistant à juger les formes
morales, religieuses, sociales d’autres communautés selon nos propres
normes et donc à juger leurs différences comme une anomalie ».
[100]
L’ethnocentrisme prend une double forme, dévalorisant ou élo-
gieux. Selon Géraud, Leservoisier et Pottier (1998), l’attitude de rejet
de l’autre elle-même renvoie à des distinctions, notamment celles que
va établir P. Clastres en définissant les termes de génocide et d’ethno-
cide.
« Si le terme de génocide renvoie à l’idée de « race » et a la volonté
d’extermination d’une minorité raciale, celui d’ethnocide fait signe non
pas vers la destruction physique des hommes (auquel cas on demeurerait
dans la situation génocidaire), mais vers la destruction de leur culture.
L’ethnocide, c’est donc la destruction systématique des modes de vie et de
pensée de gens différents de ceux qui mènent cette entreprise de destruc-
tion. En somme, le génocide assassine les peuples dans leurs corps, l’eth-
nocide les tue dans leur esprit. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit bien tou-
jours de la mort, mais d’une mort différente : la suppression physique et
immédiate, ce n’est pas l’oppression culturelle aux effets longtemps diffé-
rés, selon la capacité de résistance de la minorité opprimée […]
[L’ethnocide] partage avec le génocide une vision identique de
l’Autre : l’Autre, c’est la différence certes, mais c’est surtout la mauvaise
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 129

différence. Ces deux attitudes se séparent sur la nature du traitement qu’il


faut réserver à la différence. L’esprit, si l’on peut dire, génocidaire veut
purement et simplement la nier. On extermine les autres parce qu’ils sont
absolument mauvais. L’ethnocide, en revanche, admet la relativité du mal
dans la différence : les autres sont mauvais, mais on peut les améliorer, en
les obligeant à se transformer jusqu’à se rendre, si possible, identique au
modèle qu’on leur propose, qu’on leur impose. La négociation de l’Autre
conduit à une identification a soi. On pourrait opposer le génocide et l’eth-
nocide comme deux formes perverses du pessimisme et de l’optimisme.
En Amérique du Sud, les tueurs d’Indiens poussent à son comble la posi-
tion de l’Autre comme différence : l’Indien sauvage n’est pas un être hu-
main mais un simple animal. Le meurtre d’un Indien n’est pas un acte cri-
minel, le racisme en est même totalement évacué, puisqu’il implique en ef-
fet, pour s’exercer, la reconnaissance d’un minimum d’humanité en
l’Autre. » (P. Clastre cité par Géraud, Leservoisier et Pottier, 1998 : 84-
85)

Mot introduit vers 1970, l’ethnocide désigne un processus imposé


d’acculturation a une culture par une autre plus puissante, qui conduit
à l’effondrement des valeurs sociales et morales traditionnelles de la
société dominée, a sa désintégration puis a sa disparition. « L’ethno-
cide a été et est encore fréquemment pratiquée par les sociétés de type
industriel, conquérantes et universalistes dans le but d’assimiler, de
« pacifier », de « civiliser », bref de transformer les sociétés dites
« primitives » ou « retardées », généralement sous le couvert de la
moralité, d’un idéal de progrès ou de la « fatalité évolutionniste ».
(Gresle et al., 1994 : 120) Allant dans le même sens que Gresle, P.
Clastre (1980 : 4) nous dit que l’ethnocide est l’idée que « les autres
sont mauvais [qu’] on peut les améliorer, en les obligeant à se trans-
former jusqu’à se rendre, si possible, identiques au modèle qu’on leur
propose, qu’on leur impose. » Dans ce cas, l’individu se voit obligé de
se conformer au modèle culturel dominant sous peine d’être exclu,
persécuté, voire tué. Il s’agit bien d’une sorte d’individuation forcée
dont les conséquences sont néfastes pour l’individu en question.

[101]
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 130

IV.6. Acculturation

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L’acculturation, définie au sens large comme l’« interpénétration


des civilisations » suivant la formule de R. Bastide, est le concept fon-
damental de l’anthropologie des contacts culturels. D’origine améri-
caine, ce concept s’est développé dans la première moitié du XXe
siècle, en réaction au diffusionnisme, et dans le contexte de l’expan-
sion de la civilisation occidentale, qui a poussé un certain nombre
d’anthropologues à analyser les contacts plus ou moins forcés entre
les peuples (rapports entre colonisateurs et colonisés, situation des mi-
norités indiennes aux États-Unis, migrations, etc.)
Si les théoriciens du diffusionnisme ont eu le mérite d’être les pre-
miers à s’intéresser aux emprunts culturels, les théoriciens de l’accul-
turation leur ont reproché d’étudier et de comprendre les phénomènes
d’interprétation une fois accomplis et non en train de se produire.
C’est ainsi que les diffusionnistes ont eu recours aux emprunts pour
expliquer l’existence ou la présence de deux traits culturels similaires
dans deux groupes différents. Dès lors, il s’agira de repérer les aires
culturelles de diffusion et de retracer un parcours hypothétique de ces
traits, mais non d’analyser ce qui se fait lors de l’interpénétration. En
bref, « la diffusion est l’étude de la transmission culturelle accomplie,
tandis que l’acculturation est l’étude de la transmission culturelle en
cours ». (Herskovitz, 1967 : 218)
Roger Bastide (1971), pour sa part, établit la différence entre ac-
culturation et intégration, même si la dernière peut être facilitée par la
première. Selon lui, l’acculturation est, stricto sensu, un processus
culturel qui ne peut se confondre avec l’intégration désignant un pro-
cessus sociologique. S’il est vrai que l’intégration est facilitée par
l’acculturation comme nous venons de le mentionner, elle ne s’y li-
mite pas. En effet, on peut concevoir une intégration politique et éco-
nomique n’impliquant pas d’homogénéisation culturelle. En d’autres
termes, l’acculturation désigne avant tout les transformations de na-
ture culturelle qui résulte du contact entre groupes. Ce qu’il convient
de souligner, c’est que dans deux groupes sont en contact, la culture
du plus fort (économiquement ou politiquement) a tendance à domi-
ner. Quant aux termes d’« enculturation » ou d’« endoculturation »,
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 131

beaucoup moins usités, ils désignent la [102] transmission de la


culture à l’intérieur d’un même système social, par exemple des
adultes à la génération suivante. (Voir Deliège, 2013)

Conclusion

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Il n’y a pas de science sans concepts. Opérationnalisés, les


concepts permettent de comprendre les réalités sociales. Si on parle de
démocratie dans la société haïtienne, il faut l’opérationnaliser, voir ses
différentes dimensions pour mieux appréhender la réalité de notre
pays. Dans ce chapitre, l’essentiel était d’expliciter certains concepts
fondamentaux, les inscrire dans des approches théoriques. Les
concepts de culture, civilisation, race, acculturation…étaient plus ou
moins explicités et nuancés. Si la culture se réfère à la totalité du so-
cial pour certains, d’autres pensent que la civilisation se réfère plutôt à
un niveau élevé de progrès socioéconomique, voire matériel. Si le
terme de communauté caractérise beaucoup plus la société tradition-
nelle, le terme société se réfère davantage à la société moderne… En
dehors des grands pays qui ont créé et développé la science sociolo-
gique, n’y a-t-il pas une pensée anthropo-sociologique haïtienne ? La
pensée anthropo-sociologique a bel et bien existé depuis la période
d’après l’indépendance d’Haïti. Ce point fera l’objet des deux cha-
pitres suivants.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 132

[103]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.

Deuxième partie

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Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 133

[103]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.
DEUXIÈME PARTIE

Chapitre V
Haïti dans le contexte
de l’après-indépendance :
entre isolement et production
de théories racistes

INTRODUCTION

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Considérée comme une menace, une gifle pour les puissances im-
périalistes au XIXe siècle, l’indépendance d’Haïti était mal vue par les
pays du Nord, qui allaient consacrer l’isolement du pays sur le plan
des relations internationales. Mécontents de l’indépendance du pays,
des chercheurs occidentaux avaient produit des ouvrages a caractères
racistes questionnant la capacité du peuple haïtien à se diriger lui-
même. Pour leur part, des chercheurs haïtiens prenaient la plume pour
redonner une autre image d’Haïti sur le plan international, défendre la
race noire humiliée, méprisée, exploitée… dans le contexte de l’après-
indépendance. Dans ce chapitre, nous procédons à une brève histoire
d’Haïti pour situer le contexte de l’après-indépendance, faisons état de
l’image d’Haïti sur le plan international, puis abordons la pensée des
principaux chercheurs haïtiens de cette période.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 134

V.1. Brève histoire d’Haïti

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L’histoire d’Haïti est contemporaine de la découverte du Nouveau


Monde fondée sur des théories racistes. Bien avant les Français, les
Espagnols prenaient possession de l’Île sous prétexte d’évangéliser les
Indiens considérés comme des humains sans âmes, sans religions par
le fait qu’ils adoraient les objets, et non Dieu. Mais leur objectif impli-
cite était de les exploiter sur le plan matériel notamment, et de les ré-
duire par la suite en esclavage. Voyons un peu l’histoire de ce pays.
Les Ciboneys sont les plus anciens habitants connus, qui avaient élu
domicile dans le district actuel de Port-de-Paix et dans les montagnes
de l’intérieur. On suppose qu’ils étaient venus d’Amérique. L’île était
alors un paradis terrestre dans le sens qu’elle leur offrait des habita-
tions troglodytes et des fruits en abondance pour se nourrir de simple
cueillette. Les Arawaks furent les premiers à venir les rejoindre. « Eux
venaient du Sud, vraisemblablement du Venezuela et de la Colombie ;
c’était les Taïnos ». (Rupert, 2011 : 16) Agriculteurs, chasseurs et
[104] pécheurs, les Taïnos vivaient dans des villages dont certains
pouvaient compter jusqu’à plusieurs milliers d’habitants. Le sentiment
religieux avait une place importante pour les Taïnos. Ils croyaient que
les hommes possédaient une âme individuelle qui, après la mort, sépa-
rait du corps pour se rendre dans un pays mythique dénommé Coaïbai.
Sur le plan administratif et politique, l’île était divisée en cinq
royaumes que les Taïnos nommaient caciquats. Chacun était dirigé par
un cacique et se divisait en provinces administrées alors par des ca-
ciques subalternes, les nitaynos qui composaient le conseil du cacique.
Selon Roupert (2011), le cacique détenait le pouvoir absolu sur la vie
et les biens de ses sujets qui lui paient une tribut en poudre d’or, en ta-
bac ou en coton. En dehors des Taïnos et des Arawaks, les Caraïbes
habitaient aussi l’île. Massacrant sans pitié, les Caraïbes avaient l’ha-
bitude de manger une partie des hommes pour accomplir un rite sacra-
mental. En temps de guerres, ils massacraient les autres peuples. Les
Arawaks les désignèrent sous le nom de Canniba, qui devait donner
« cannibale ». Par leurs forces physiques, ils étaient devenus maîtres
de l’ile. À cette époque, l’île était appelée Quisqueya (« délices de vie »
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 135

ou « grande terre » ou « toit du monde ». Bohio était le nom que les


Caraïbes avaient donné à la partie occidentale de l’île.
Le 6 décembre 1492 représente la date de la première fracture des
coffres de l’île aux trésors, où les Espagnoles sous la direction de
Christophe Colomb viendront puiser des montagnes d’or et reprendre
des flots de sang. La question était d’abord religieuse, puisque les Es-
pagnols se demandaient si ces humains avaient une âme. L’humanité
que représentaient les Espagnols s’opposait à l’animalité que les habi-
tants rencontrés dans l’île (les Indiens) représentaient. Pendant
presque trente ans, les Espagnols se sont offert toutes les richesses de
l’île qu’ils appelaient Hispaniola en massacrant les Indiens, les exter-
minant par milliers. C’était la figure du mauvais sauvage (les Indiens)
et du bon civilisé (les Espagnols).
En 1697, par le traité de Ryswick, l’Espagne reconnaît à la France
la partie occidentale de l’ile, devenue la resplendissante Saint-Do-
mingue, la colonie la plus riche de la France du XVIIIe siècle. Enfin,
une période de calme et de prospérité s’ouvre et la France installe sa
colonie. Elle lui donne une organisation une organisation administra-
tive avec un gouverneur général, un intendant, puis met en place une
infrastructure qui favorise un développement rapide : canaux, ponts,
routes, plantation de canne et de campêche ; des liaisons commer-
ciales et fiables sont enfin organisées [105] entre Saint-Domingue et
la métropole. « Mais, nous dit Roupert (2011 : 50), boucaniers et fli-
bustiers ne suffisent pas à peupler l’énorme territoire dont la France
vient d’hériter de l’Espagne : ce qu’il faut maintenant à Saint-Do-
mingue, ce sont des maîtres pour penser le développement de l’île et
des bras pour accomplir les tâches serviles ». D’où l’établissement de
l’esclavage à Saint-Domingue, où les esclavages étaient considérés
comme des animaux qu’on pouvait tuer, vendre ou acheter. Toute la
base matérielle et économique de la colonie au profit de la métropole
était reposée sur le dos des esclavages. Claude Bonaparte Auguste et
Marcel Bonaparte Auguste (1979) nous informent que Saint-Do-
mingue (devenue colonie française en 1680) doit sa prospérité au
sucre et au café. À la veille de la Révolution, le chiffre d’affaires des
Colonies françaises s’élevait à 600 millions de francs dont les 2/3, soit
40 millions proviennent de Saint-Domingue. 8 500 habitations cou-
vrant quelque 500 000 hectares, 30 000 blancs, autant d’hommes de
couleur libres tiraient profit d’une situation sociale où 400 000 es-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 136

claves garantissant ce profit par leurs forces de travail n’avaient au-


cune part à la prospérité.
Suite à des mouvements menés par les esclaves pour aboutir à l’in-
dépendance (l’un des plus marquants est la cérémonie du Bois-Caï-
man), l’abolition de l’esclavage est proclamée à Saint-Domingue par
les commissaires civils Sonthonax et Polvérel en aout et septembre
1793. L’action énergétique, ainsi que les talents diplomatiques et mili-
taires de Toussaint Louverture créaient l’occasion de repousser An-
glais et Espagnols et de préparer l’autonomie dans le cadre de la Ré-
publique française. Mais la volonté sournoise de Bonaparte de rétablir
l’esclavage aux Antilles, matérialisée par la formidable expédition
confiée au général Leclerc, porte l’ensemble de la nation à se consti-
tuer contre l’armée française. Celle-ci est définitivement vaincue à
Vertières, près du Cap, le 18 novembre 1803 notamment sous la direc-
tion de Jean-Jacques Dessalines (l’un des pères fondateurs de la nation
haïtienne). Après la mort de Toussaint Louverture en 1801, Dessalines
se révélait la figure emblématique de la lutte anti-esclavagiste. Au su-
jet de la bataille de Vertières où l’armée indigène battait l’armée fran-
çaise, l’une des plus grandes armées de l’époque, Barthélemy et Gi-
rault (1993 : 7) nous disent que « la conclusion logique de cette pre-
mière guerre de libération nationale de l’époque moderne fut la pro-
clamation de l’indépendance de la République d’Haïti le 1 er janvier
1804 dans la ville des Gonaïves ». L’acte de l’indépendance est un ap-
pel à la liberté, qui est une valeur fondamentale de la démocratie.
[106] C’était une véritable révolution qui charrie derrière elle un en-
semble de significations à la fois symboliques et idéologiques. Hurbon
(2009) présente les aspects clés de cette Révolution haïtienne.

1) L’antiracisme : en opposition à l’idéologie raciste qui présidait


à l’esclavage et faisait du « nègre » un être incapable de s’éle-
ver au sens de la liberté parce que resté à l’état infantile, bar-
bare, sauvage et primitif, l’acte de l’indépendance constitue une
démonstration des capacités des Noirs à lutter pour cette valeur
fondamentale qu’est la liberté. En 1805, dans la première
constitution du pays, la hiérarchie raciale sur laquelle était fon-
dé le système esclavagiste était immédiatement contesté :
« Toute acception de couleur parmi les enfants d’une seule et
même famille, dont le chef de l’État est le père, devant néces-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 137

sairement cesser, les Haïtiens ne seront désormais connus sous


la domination générique de Noirs. »
2) L’anticolonialisme : à la proclamation de l’indépendance en
1804, le nom indien d’Ayiti est repris et l’interdiction est faite
aux Français d’être propriétaire, tandis que la nationalité haï-
tienne est attribuée aux soldats polonais de l’expédition napo-
léonienne, qui ont rejoint le camp de l’armée des indigènes.
3) L’anti-esclavagisme : le processus révolutionnaire est enclenché
à partir de nombreuses révoltes, mais celle de 1791 représente
la première révolte victorieuse d’esclaves menant à l’indépen-
dance. Dans la première constitution haïtienne, il est déclaré
que tout Africain qui touche le sol d’Haïti est automatiquement
libre. L’indépendance était donc fondée sur le refus systéma-
tique de l’institution esclavagiste.

V.2. Représentations d’Haïti


sur le plan international après
la proclamation de l’indépendance
et Réponses idéologiques de
certains chercheurs haïtiens

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Après avoir proclamé de son indépendance le 1er janvier 1804 aux


Gonaïves, Haïti était mise en quarantaine. Cela peut se comprendre
parce que l’indépendance haïtienne était considérée comme une gifle,
une menace pour les puissances impérialistes, notamment les pays eu-
ropéens, qui se considéraient à l’époque comme des conquérants nés,
des peuples de raison, des nations civilisées. Les propos de Sepulvera
selon lesquels « il est juste, normal et conforme à la loi naturelle que
les hommes probes, intelligents, vertueux et humains dominent tous
ceux qui n’ont [107] pas ces vertus » en témoignent. (Voir Laplantine,
1987 : 37). Ceci dit, c’était en fonction d’une loi naturelle que les Eu-
ropéens exploitaient les autres peuples et leur imposaient leur domina-
tion politique, sociale, économique et culturelle.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 138

Dans le contexte de l’après-indépendance, le vodou, comme élé-


ment clé de la culture haïtienne, servait de prétexte à certains intellec-
tuels racistes pour dénigrer Haïti à l’échelle internationale. Si pour
certains, le vodou était bien vu comme constitue élément faisant partie
intégrante de la culture haïtienne ; d’autres ont vu plutôt en cette reli-
gion un culte démoniaque, une superstition barbare, qui empêche au
pays de développer. Les textes du colon français Moreau de Saint-Me-
ry (1971), du médecin français Michel Etienne Decourtilz (1809), du
consul anglais Saint-John (1884) du journaliste américain John Hous-
ton Craig (1993) ont largement contribué à salir l’image du vodou
(Dautruche, 2013) Sur une Haïti trop indépendante, nous dit
Hurbon(1988), il faudra que circulent à travers toute l’Europe des ru-
meurs de cannibalisme, de sauvagerie, de despotisme propres à une
population de race noire séparée du monde blanc.
À côté du livre de Gobineau, De l’inégalité des races humaines
(1855-1855), qui reprend toutes les idées racistes de l’époque, il
convient de mentionner l’ouvrage de Sir Spencer en Europe Haïti ou
la République Noire contenant un chapitre intitulé Culte du vodou et
cannibalisme dans lequel l’auteur raconte divers procès intentés en
Haïti même contre des mangeurs d’enfants ; puis le livre de Gustave
d’Aklaux L’Empereur Soulouque et son empire(1856), montrant à
l’œuvre l’instinct meurtrier du noir, qui répand la terreur partout dans
le pays avec la complicité des masses elles-mêmes. D’un autre côté,
dans le but de protéger les autres pays colonises de la Caraïbe d’une
contamination de la barbarie haïtienne, Sousquet-Basiege a écrit un
ouvrage intitulé Le préjugé de race (1883), dans lequel les thèses de la
supériorité naturelle des Européens ayant la vocation de conduire les
Noirs sur le chemin de la civilisation.
Face à cette production d’ouvrages émanant de l’Occident qui re-
met en question la capacité de la race noire de se diriger elle-même,
l’élite haïtienne au XIXe siècle se croit alors investie d’une mission ci-
vilisatrice, celle d’être l’avant-garde du Tiers-Monde en gestation :
elle s’affirmera bientôt comme la race noire tout entière dont elle se
dira la défense et l’illustration auprès de l’Occident. « Prouver l’apti-
tude des Noirs à la Civilisation, réfuter la définition du monde noir
[108] comme lieu par excellence du développement de la tyrannie, du
cannibalisme et de la superstition, ce sera le programme d’une anthro-
pologie haïtienne naissante » (Hurbon, 1988 : 55) Ainsi pour contrer
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 139

l’image négative qu’on fait d’Haïti à travers le vodou notamment, les


intellectuels haïtiens s’acharnent à invalider les postulats sur lesquels
on fondait l’inégalité des races humaines (Anténor Firmin, 1885) ou
même de prouver qu’Haïti constituait un bel exemple pour valoriser la
race noire parmi les civilisés (Hannibal Price, 1900), car les Haïtiens
sont désormais catholiques et que la plupart des Haïtiens parlent fran-
çais. Dans son ouvrage intitulé La République d’Haïti et ses visiteurs
Louis Joseph Janvier donne la garantie aux lecteurs que tous les Haï-
tiens sont désormais catholiques ou protestants et que toute trace rele-
vant de la barbarie a disparu. Hannibal Price, dans son ouvrage De la
réhabilitation de la race noire, lui, se donne pour mission de montrer
qu’Haïti est en route vers la civilisation. Dans cet ouvrage, l’auteur
voit dans le vodou un culte d’abrutis, de charlatans, considéré comme
une sorte de survivance africaine. Et finalement, Haïti réhabilite la
race noire, non seulement pour avoir proclamé l’indépendance, mais
aussi pour avoir fait disparaître le vodou, vu comme un culte diabo-
lique. Quelques années après Louis Joseph Janvier, il a affirmé que
« la danse du tambour en général est morte en Haïti ; elle est morte,
tuée par le développement du gout de la toilette chez les femmes. S’il
existe par hasard, c’est chez « les gens de la dernière dégradation mo-
rale appartenant (…) au dernier dessous de la population » ou des
gens dépourvus de contact avec le christianisme ou la civilisation.
Si ces productions intellectuelles contribuaient à construire une
autre image d’Haïti sur le pan internationale, Dautruche (2013) pense
qu’à travers ces productions, les intellectuels haïtiens font du vodou
un culte démoniaque, méprisé, pratiqué par les gens défavorisés en
Haïti. Le vodou est vu comme une culture dominée pratiquée par les
non-civilisés, bref les barbares.
En toute logique, les intellectuels haïtiens, sans s’en rendre
compte, ne font que confirmer les théories racistes produites sur Haïti,
notamment au 19e siècle, lesquelles théories soutiennent entre autres
que le peuple haïtien est incapable de se gouverner prétextant qu’il est
un peuple noir. Si l’on veut se détacher de sa propre culture pour se
faire accepter par l’Occident, cela sous-entend qu’on accepte l’infério-
rité culturelle. Il fallait attendre des années après l’indépendance [109]
proclamée le 1er janvier 1804 pour qu’Haïti soit reconnue comme un
État libre, souverain et indépendant aux yeux de la Communauté in-
ternationale.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 140

S’adressant au vodou, Masillon Gaspar a écrit en 1906 dans le petit


Haïtien les propos suivants : « Hélas, ce peuple est plongé dans l’er-
reur et l’idolâtrie […]. Sauvons Haïti de tant d’abominations […]. Ef-
forçons-nous d’effacer jusqu’au dernier vestige les grossières supersti-
tions qui impriment la honte et la tare de la flétrissure sur nos fronts
d’Haïtiens ! ». (Cité par Regulus, 2012) Si l’on veut bien analyser la
pensée de l’auteur, le vodou est un virus, voire un danger social du-
quel nous devons nous débarrasser le plus vite que possible. Cela va
justifier la grande campagne contre le vodou dans les années 1941
pratiquée par les catholiques. Durant cette campagne, les vodouisants
étaient tués, et les objets vodou détruits. Le vodou était bel et bien
considéré comme un culte diabolique, primitif pratiqué par les
couches sociales les plus basses dans la société haïtienne. Et Hurbon
(2005) a raison de penser que, dans ce paradigme opposant « idolâtrie »
et « vraie religion », « primitif » et « civilisé » l’État, l’Église catho-
lique et les élites souhaitent un jour assister tôt ou tard à la disparition
du vodou dans la société haïtienne. (Hurbon : 2005). Le Concordat de
1860 signé entre l’État haïtien et l’Église catholique pour faciliter le
retour des prêtres français en Haïti sous le gouvernement de Fabre Ni-
colas Géffrard confirmait la pensée de Hurbon. Avec l’arrivée des
Français en Haïti, le vodou allait être réprimé. Dans nos écoles, nos
églises, il était question de renoncer à Satan, donc au vodou. Le caté-
chisme catholique a été enseigné dans toutes nos écoles, et la religion
catholique était et est reléguée au rang de religion d’État. D’où le pro-
blème de laïcité auquel fait face l’État haïtien.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 141

V.3. Figure emblématiques


du 19e siècle haïtien

3.1. Anténor Firmin


Qui est Anténor Firmin ?

Retour à la table des matières

Issu d’une famille humble, Joseph Anténor Firmin est né en Haïti


en 1883. Il réalise ses études secondaires au lycée de sa ville natale.
Dès l’âge de dix-sept ans, il se trouvait déjà dans l’enseignement sous
la direction de l’un de ses professeurs, Jules Neff, ancien élève de
l’École Normale Supérieure de Paris. On le trouve bientôt employé
d’une maison de commerce, [110] professeur, puis inspecteur des
écoles. Passionné de politique, il fonde le Parti libéral haïtien, puis un
journal intitulé Le messager du Nord au Cap-Haitien. Candidat mal-
heureux à la députation en 1879, il est chargé comme représentant de
son pays aux fêtes du centenaire de Bolivar et refusant un poste de mi-
nistre sous l’administration du président Salomon, il est parti pour
l’exile à Saint-Thomas puis à Paris (1885) où il rencontre Louis Jo-
seph Janvier et devient membre de la société d’Anthropologie. Diplo-
mate à Paris et membre de la société d’Anthropologie, il participe aux
débats sur la division de l’espèce humaine en races supérieures et
races inférieures.
C’est durant cette période qu’il rédige De l’Égalité des races hu-
maines afin de combattre les thèses racistes de Gobineau, soutenues
par beaucoup de penseurs européens et français prestigieux et in-
fluents diffusés par un secteur dominant de l’anthropologie au XIXe
siècle en Europe. Selon Hurbon (2009), cet ouvrage a réhabilité la di-
gnité de l’Afrique et montré le rôle central d’Haïti dans l’histoire du
monde moderne. Alors que Célius (2008) fixe le début de la réflexion
anthropologique en Haïti avec la parution de De l’égalité des races
humaines d’Anténor Firmin, suivi d’un tournant ethnologique amorcé
en 1928 par Jean Price-Mars avec Ainsi parla l’oncle, il est donc mal-
heureux de lire sous la plume de Pradel Pompilus, en 1961, cette
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 142

phrase sonnant comme un assassinat : « le livre De l’Égalité des races


humaines est aujourd’hui un livre périmé qu’on ne saurait lire que par
obligation professionnelle. » (Metellus, 2005 : X).
Diplomate, ministre, candidat malheureux à la présidence à la fin
du XIXe siècle, personnalité de premier plan, Firmin ne cède pas aux
chants des sirènes du protectionnisme comme bon nombre de ses
compatriotes. « Toute sa vie est marquée par cette rigueur et cette obs-
tination grâce auxquelles, ministre de Florvil Hypolyte, il peut résister
en 1891 aux manœuvres d’intimidation des États-Unis, désireux d’ins-
taller une base militaire en Haïti, au Môle Saint-Nicolas. Il fait ainsi
reculer non seulement l’amiral Gherardi qui commandait la flotte
nord-américaine, en attente dans la rade de Port-au-Prince, mais éga-
lement Frederick Douglas, ambassadeur des États-Unis ». (Metellus,
2005 : X)
Dans son ouvrage De l’Égalité des races humaines injustement
sous-estimé, Firmin se révèle le penseur nègre le plus critiqué, le plus
lucide de son époque et de sa génération. Comme l’écrit bien le pen-
seur Oruno D. Lara, « Firmin apporte au mouvement panafricain son
souci de [111] précision, sa rigueur scientifique, sa clarté, sa volonté
d’homme politique. Il est l’un des premiers à s’opposer aux élucubra-
tions racistes qui s’épanouissent et circulent dans la seconde moitié du
XIXe siècle en Europe occidentale et aux États-Unis. Haut et fort, il
affirme ses certitudes sur l’égalité des hommes et sur le développe-
ment d’Haïti, de l’Éthiopie, de l’Égypte et de l’Afrique entière. Il
ouvre de nouvelles voies à la réflexion et aux partisans modernes d’un
dialogue Caraïbes-Afrique. C’est pour toutes ces raisons qu’il est in-
dispensable d’ajouter d’Anténor Firmin à la liste de ces auteurs théori-
ciens qui ont tant fait pour circonscrire l’idéal panafricain. » (Cité par
Metéllus, 205 : X-XI)
Selon Firmin, la réussite de ce qu’on appelle l’État-nation en Haïti
sur les plans politique et social doit servir de leçon, de modèle, aux
États africains à venir et donc contribuer à la réhabilitation de l’image
du Noir dans le monde. (Voir Metéllus, 2005)
La pensée de Firmin tient une place de choix dans l’histoire de
l’anthropologie au XIXe siècle. À une époque où les théories racistes
dominaient l’anthropologie, où cette dernière avait pour objet d’étu-
dier les sociétés primitives (les sociétés nouvellement colonisées) avec
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 143

l’idée que le primitif(considéré comme l’ancêtre du civilisé) doit le re-


joindre dans son mode de vie, la pensée de Firmin s’affirme comme
un contre-courant démasquant ces théories racistes, notamment celles
de Gobinau, qui s’appuyait sur des théories biologiques pour consa-
crer l’infériorité de certaines races, dont celle des noirs. Dans son
chef-d’œuvre De l’égalité des races humaines, Firmin se faisait le
porte-parole de races humiliées, dénigrées et mises en quarantaine en
procédant à une étude scientifique pour montrer que les races, comme
les cultures, sont égales.

Lire Anténor Firmin


Les théories et leurs conséquences logiques

« Afin de se rendre compte de la somme des vérités que contiennent


certaines propositions et les théories qui en découlent, il y a un moyen
d’une application très facile. C’est de suivre le développement des idées
qui en font la base première, afin de voir à quels principes elles abou-
tissent et quelles sont les conséquences qu’elles entrainent dans l’en-
semble des lois scientifiques ou sociales. Aussi est-il nécessaire, en der-
nière analyse, d’examiner à ce point de vue les conclusions auxquelles ont
été logiquement acculées les philosophes et les savants qui soutiennent la
thèse de l’inégalité des races. Si ces conclusions sont évidemment
contraires à toutes les conceptions du progrès, de la justice et même du
simple bon sens ; si on ne peut les tenir pour possibles qu’à la condition de
renverser toutes les idées généralement reçues comme les plus correctes,
comme les plus conformes à la stabilité, à l’harmonie des [112] hommes et
des choses, aux aspirations qui sont le plus beau titre de l’humanité, ce
sera une raison de plus pour écarter comme fausse la théorie dont elles
sont déduites.
L’égalité des races généralement reconnue entraîne avec elle une
consécration définitive et supérieure de l’égalité de toutes les classes so-
ciales dans tous les peuples de l’univers ; car elle donne au principe moral,
qui en fait la force en dehors de toute considération, un caractère d’univer-
salité qui renforce et consolide son autorité. Partout où lutte la démocratie,
partout où la différence des conditions sociales est encore une cause de
compétitions et de résistances, la doctrine de l’égalité des races sera un sa-
lutaire remède. Ce sera le dernier coup porté aux conceptions du Moyen
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 144

Age, la dernière étape accomplie dans l’abolition des privilèges. C’est là


incontestablement le sens dans lequel s’accomplit l’évolution sociologique
de tous les peuples et la tendance de tous les esprits éclairés et sains ; c’est
vers cet idéal que dirige l’avenir. En est-il de même de la théorie de l’in-
égalité des races ? Au contraire, d’exclusion en exclusion, elle aboutit fata-
lement à la conception d’un petit noyau d’hommes, presque dieux par la
puissance, destinés à subjuguer le reste des humains.
Il serait curieux de voir jusqu’à quel point les faits justifient l’hypo-
thèse philosophique que je formule ici avec si peu d’hésitation. Personne
ne niera la première partie de ma proposition ; cependant on pourrait
concevoir certain doute sur le second point, à savoir que la théorie de l’in-
égalité des races conduit logiquement a un système oligarchique ou despo-
tique dans le régime intérieur et national des peuples, sans même qu’on ait
besoin d’y supposer des races franchement distinctes. Les savants et les
philosophes, qui affirment que les races ne sont pas égales, en viendraient-
ils donc à désirer un régime de distinction, l’établissement de vraies
castes, dans la nation même à laquelle ils appartiennent ? De telles
conceptions, si contraires aux aspirations modernes, ne seraient-elles pas
la meilleure preuve d’une aberration d’esprit, chute dont n’est exempt au-
cun de ceux qui plaident contre la vérité et les lois naturelles ?
Tel a été pourtant le rêve fantaisiste, que l’illustre M. Renan a formu-
lé dans ses Dialogues philosophique où il se moque si bien et si finement
de tous les principes de la philosophie moderne, jouant d’une façon ado-
rable avec le transcendantalisme de Malebranche !
M. de Gobineau, plaçant dans le passé ce que le spirituel et savant
académicien rêve pour un avenir certain, prend les choses beaucoup plus
au sérieux. Ne voyant dans la majeure partie des blancs que des êtres
contaminés, il entonne l’hymne de la désolation : « L’espèce blanche, dit-
il, considérée abstractivement, a désormais disparu de la face du monde.
Après avoir passé l’âge des dieux où elle était absolument pure ; l’âge des
héros où les mélanges étaient modérés de force et de nombre, l’âge des no-
blesses où des facultés, grandes encore n’étaient plus renouvelées par des
sources taries, elle s’est acheminée plus ou moins promptement, suivant
les lieux, vers la confusion définitive de tous ses principes, par suite de ses
hymens hétérogènes »
En négligeant de rectifier l’erreur et de prouver l’inconsistance histo-
rique de cette succession de faits imaginés par le paradoxal auteur de l’In-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 145

égalité des races humaines, on doit remarquer une préoccupation visible


dans toutes les idées qu’il exprime. Dans l’abolition de la noblesse par la
révolution française, il voit le dernier coup porté à ses idoles. Pour lui,
noble de sang, il n’était pas de la race des manants européens : le routinier
et le nègre, quoique à différents degrés, lui étaient inférieurs, tant au point
de vue organique qu’au point de vue social. Mais il va plus loin, dans son
étrange doctrine. Au lieu des larges espérances que les progrès acquis nous
autorisent à nourrir sur l’avenir, il professe le découragement le plus
sombre : il prévoit que l’humanité entière mourra d’épuisement par la pro-
miscuité des groupes ethniques. Le principe de vie étant dans la race
blanche seule, à force de l’éparpiller, elle finira par en tarir la source !
« On serait tenté, dit-il, de donner à la domination de l’homme sur la terre
une durée totale de douze à quatorze mille ans, divisés en deux périodes :
l’une qui est passée, aura vu, aura possédé la jeunesse, la vigueur, la gran-
deur intellectuelle de l’espèce ; l’autre qui est commencée, en connaîtra la
marche défaillante vers la décrépitude ».
[113]
N’est-ce pas là le signe d’un esprit malade ? Ne semble-t-il pas que
c’est le caractère distinctif de toutes fausses théories d’amener fatalement
a des conclusions aussi contraires à la logique qu’aux aspirations univer-
selles ? L’exemple que nous offrent les conceptions finales du Comte de
Gobineau et les rêves philosophiques de M. Renan est la plus haute élo-
quence ; mais quelle sera la conclusion des anthropologistes, qui sou-
tiennent ou acceptent la doctrine des races supérieures et des races infe-
rieures ? Pas plus rationnelle. Suivant la plupart, toutes les autres races hu-
maines sont condamnées à s’éteindre pour céder la place au développe-
ment de la race blanche. Voilà tout.
« Le moment est facile à prévoir, dit M. Topinard, où les races qui au-
jourd’hui dominent l’intervalle entre l’homme blanc et l’anthropoïde au-
ront entièrement disparu. » C’est aussi l’opinion de M. Dally. Il ne s’agi-
rait de rien moins que la disparition de toute la race mongolique, de toute
la race éthiopique, des races malaies [XVIIIe, malaises] et américaines !
Voit-on d’ici presque toute la surface de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amé-
rique et de l’Océanie se dépeupler pour élargir l’air de développement de
la seule et chétive race, de l’Europe exsangue ! Pour le coup, il faut décla-
rer nettement que les savants se moquent de ceux qui attendent d’eux la
vérité.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 146

Cependant, avec cette apparence scientifique dont on dore toute les


pilules quelque peu amères ou d’aspect repoussant, ces propositions arbi-
traires paraîtront s’étayer d’une théorie quelconque. « Il n’y a rien de mys-
térieux dans cette extinction, continue M. Topinard, le mécanisme en est
tout naturel. Le résultat, en somme, c’est la survivance des plus aptes au
profit des races supérieures. » C’est donc sur le darwinisme que le savant
professeur d’anthropologie s’appuie, pour s’exprimer d’une façon si affir-
mative, au sujet d’un fait dont la réalisation est si dénuée de probabilité.
Mais n’est-ce pas là un abus ? Quoi qu’en disent Mme Clémence Royer et
quelques autres savants de la même école, trouve-t-on dans les théories
scientifiques de Darwin aucun argument formel, catégorique, justifiant la
thèse de l’inégalité des races ou les autres déductions inconsidérées qu’on
se plaît à y rattacher ? Plus particulièrement, comment la concurrence vi-
tale expliquerait-elle la disparition des autres races humaines devant la
race blanche ? Parce qu’elle est supérieure aux autres, répond-on et « la
survivance est aux plus aptes ». Mais c’est confondre étrangement les apti-
tudes hypothétiquement supérieures que l’on croit particulières à la race
blanche avec les qualités organiques absolument avantageuses dans la lutte
dont parle Darwin ! Dans cette lutte, struggle for life, où l’intelligence est
sans nul doute un facteur des plus précieux, il y aura éternellement une
force naturelle qui rendra le Chinois le plus apte en Chine et le Soudanien
le plus apte au Soudan. C’est l’influence des climats. Un esprit aussi sa-
gace que celui de Darwin n’aurait pu la négliger. « Une preuve évidente,
dit-il, que le climat agit principalement, d’une manière indirecte, à favori-
ser certaines espèces, c’est que nous voyons dans nos jardins une prodi-
gieuse quantité de plantes supporter parfaitement notre climat, sans
qu’elles puissent jamais s’y naturaliser a l’état sauvage, parce qu’elles ne
pourraient ni soutenir la concurrence avec nos plantes indigènes, ni se dé-
fendre efficacement contre nos animaux. »
Cette protection salutaire que les plantes indigènes trouvent dans les
influences climatologiques, pour lutter contre une espèce étrangère et la
chasser de l’air géographique qui leur est naturelle, existe aussi bien que
pour les hommes. L’Européen portera ses pas aux confins du monde habi-
té ; par ses armes perfectionnées, par son éducation et, surtout, par la
conviction profonde qu’il a de sa supériorité ethnique, il obtiendra des vic-
toires faciles : mais il ne s’établira dans certains milieux que pour
s’éteindre ou se transformer et se confondre tellement avec la race indi-
gène, physiologiquement et corporellement, qu’on ne pourra jamais dire
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 147

lequel des deux éléments a disparu dans la confusion du sang et des croi-
sements !
La conclusion des anthropologistes est donc aussi fausse que celle des
philosophes ou des érudits, qui ont adopté et soutenu la doctrine de l’in-
égalité des races. Il faut avouer alors que la seule immixtion de cette doc-
trine, dans une branche quelconque des connaissances humaines, suffit
pour y infiltrer un principe de contradiction et d’illogisme, lequel entraîne
infailliblement les esprits les mieux faits et les plus éclairés aux idées les
plus absurdes ou les plus monstrueuses.
[114]
Anténor Firmin. De l’Égalité des Races hu-
maines. Anthropologie positive. Montréal : Mé-
moire d’Encrier (Édition présentée par Jean
Metéllus), 2005, p. 393 à 396.

3.2. Louis-Joseph Janvier

Qui est Louis-Joseph Janvier ?

Né à Port-au-Prince le 7 et mai 1855 à Port-au-Prince et mort à Pa-


ris, dans la gêne, le 24 mars 1911, « Louis-Joseph Janvier est l’un des
penseurs sociaux haïtiens les plus importants du long du XIX e siècle
haïtien, qui couvre la période 1804 à 1915. Janvier répond a plusieurs
identités intellectuelles à la fois, mais il y a une chose qui le caracté-
rise parfaitement : il fut un théoricien social, un idéologue, un doctri-
naire même. Il a produit des réflexions diverses sur l’humaine condi-
tion en Haïti » (Denis, 2015) Sa biographie, comme son œuvre,
montrent une série de paradoxes dont lui-même semble n’avoir pu dé-
passer les contradictions. Issu d’une famille protestante du Morne-à-
Tuf, il revendique un ancrage viscéral à Haïti : son grand-père fut
proche de Pétion, son père, de Soulouque et de Geffrard. Il écrit même
dans Les Antinationaux : « mon aïeule du côté paternel a du sang in-
dien dans les veines ». (Voir Auteur inconnu, 2005 ; 2015), Mais en
même temps, son œuvre prend distance vis-à-vis de la conduite des af-
faires et de la forme même de la société haïtienne. C’est ainsi qu’il
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 148

passa la majeure partie de sa vie à l’étranger. Il quitte Haïti en 1877, et


mène à Paris des études de médecine, puis de sciences politiques (en
économie, administration et diplomatie) et de droit. Membre de la so-
ciété d’anthropologie de Paris en 1882, il publie successivement,
après sa thèse de médecine consacrée à la tuberculose, des ouvrages
de sciences politiques, des romans, des programmes politiques : La
République d’Haïti et ses visiteurs (1883), Haïti aux Haïtiens, L’Éga-
lité des races, Le Vieux Piquet, Les Antinationaux, actes et principes
(1884), Les Affaires d’Haïti (1883-1884) (1885), Les Constitutions
d’Haïti (1886), Une Chercheuse (1888), Du Gouvernement civil en
Haïti (1905). L’œuvre de Janvier est sans doute aussi à l’image de ces
paradoxes et de ces chevauchements idéologiques, et du premier
d’entre eux, l’évocation d’Haïti depuis le lointain, c’est-à-dire à partir
du discours de l’autre.
[115]
En 1883, il publie un ouvrage volumineux, La République d’Haïti
et ses visiteurs, dans lequel il s’oppose ouvertement aux visiteurs qui
assimilent Haïti à un « îlot de sauvagerie » (pour reprendre le mot de
Jacques-Stephen Alexis dans L’Espace d’un Cillement). Victor Cochi-
nat, journaliste originaire des Antilles à l’époque, publiait un en-
semble d’articles dans lesquels il présente un tableau sombre, critique
et négatif de la société haïtienne, à travers les expressions suivantes :
généraux sans armée, amiraux sans navire, conseil de l’instruction pu-
blique sans lycée, etc. Janvier répond violemment, point par point, en
retournant l’ironie contre les détracteurs de son pays. Il rappelle ainsi
les origines violentes d’Haïti : « nous ne sommes pas très loin de 1804
et nous savons tous d’où nous sortons ». Il n’hésite pas à reprendre
l’argument de la Dette – qui n’est que le nom pudique de la Rançon
que doit payer le peuple haïtien : Ce lopin de terre où nous sommes
les maîtres, et que nous gardons avec un soin tant jaloux à nos arrières
neveux, nous l’avons payé trois fois. Nous l’avons d’abord acheté
dans la personne de nos ancêtres, et payé de deux siècles de larmes et
de sueur ; puis nous l’avons payé d’une immense quantité de sang, et
puis nous l’avons payé de 120 millions en argent.
Cent vingt millions d’argent ! de 1825 à 1880 ! C’est un joli denier !
Sans compter les cent mille francs par ci, les cent mille francs par-là,
que vous nous avez soutirés – après chaque révolution inutile que
vous aviez faite – vous tous, qui mangiez avec nous la veille, et qui
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 149

vous disiez nôtres, et qui le lendemain, veniez nous menacer de Bis-


marck, de Disraëli ou de Fish, ou qui disiez que vous étiez nés à la
Guadeloupe, à la Martinique ou… ailleurs.
En 1884, Janvier publie Haïti aux Haïtiens, dans lequel il reven-
dique l’interdiction de céder Haïti aux étrangers. En effet, les États-
Unis tentaient de prendre possession du Morne Saint-Nicolas et, en
Europe, l’impérialisme trouvait ses racines dans un racisme scienti-
fique désormais installé : « on a colporté partout la nouvelle que nous
étions des sauvages, afin de nous mieux intimider et de nous mieux
rançonner ; ceux qui nous léchaient la main chez nous nous appelaient
singes en Europe ». Dans ce texte paraît pour la première fois une ten-
tative de programme à la fois social et religieux qui consistait à redis-
tribuer les terres des grandes propriétés aux paysans et « protestanti-
ser » Haïti dans un contexte marqué par le mépris d’Haïti à l’échelle
internationale pour sa culture vaudou, dite traditionnelle et diabolique.
Le catholicisme concordataire est, selon [116] Janvier, un facteur de
régression sociale et économique. Ces deux axes seront par la suite
maintes fois repris.
S’il est vrai que Louis-Joseph Janvier voulait donner une autre
image d’Haïti sur le plan international dans un contexte de dévalorisa-
tion de la race noire après l’indépendance du pays, il détruisait en
même temps les éléments clés de la culture haïtienne, à savoir le vo-
dou et la langue créole. En voulant faire la promotion pour la langue
française et la religion protestante en Haïti, Louis-Joseph Janvier
s’inscrivait dans la logique occidentale. Implicitement, il validait les
thèses racistes qui, s’appuyant sur le vodou notamment, affirmaient
que le peuple haïtien est incapable de se gouverner lui-même. Louis-
Joseph Janvier ferait mieux s’il défendait plutôt la culture haïtienne
dont le vodou et la langue créole sont des éléments forts contre les dé-
tracteurs étrangers et des éléments de la culture dominante en Haïti.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 150

Lire Louis-Joseph Janvier


La vérité sur les affaires d’Haïti

20 Avril 1883.
« Il y a quelques jours, des télégrammes datés de New-York annon-
çaient qu’une révolte venait d’éclater en Haïti, contre le gouvernement
constitutionnel du général Salomon.
D’autres télégrammes datés de Washington, - mais fabriqués à Paris, -
ont porté à la connaissance du public la nouvelle de la défaite des troupes
que le gouvernement avait envoyées contre les mutins.
La petite ville de Miragoâne qui, seule, est aux mains des insurgés
n’est pas plus grande que le jardin du Luxembourg : or, d’après un avis of-
ficiel reçu d’Haïti par la voie de la Jamaïque et publié par la légation haï-
tienne de Paris, elle était étroitement cernée dès les premiers moments de
sa rébellion.
Le succès des troupes du gouvernement ne saurait être douteux.
On a aussi essayé de faire croire que le général Salomon, président
d’Haïti, était l’élu d’une fraction de la nation haïtienne et qu’il était cruel.
Double erreur ! M. Salomon a été porté à la première magistrature à la
presque unanimité des votes librement exprimés au Parlement de son pays ;
de tous ceux qui ont occupé le pouvoir en Haïti, - depuis 1804, - il est cer-
tainement un des plus cléments, un des plus proches populaires et incon-
testablement le plus instruit et, par conséquent, le plus capable de faire le
bien et de conjurer le mal.
La démocratie haïtienne, si honnête et si pleine de bon sens, toute la
masse de la bourgeoisie intelligente et sérieuse qui a des intérêts matériels
à sauvegarder, la Chambre des représentants et le Sénat de la république
antiléenne ont pleine confiance en lui ; et, si – par impossible – il venait à
descendre du pouvoir, même par un effet de sa propre volonté, avant l’ex-
piration de son septennat constitutionnel, on peut demeurer persuadé
qu’aucun autre ne saurait occuper le fauteuil présidentiel ni plus digne-
ment ni plus longtemps que lui. Le peuple haïtien sait cela, et voilà [117]
pourquoi son concours moral et son dévouement effectif le plus absolu
sont entièrement acquis au seul gouvernement qui donne et peut maintenir
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 151

une paix durable, la quiétude, la stabilité, le travail et par conséquent la ri-


chesse dans la grande république noire de la perle des Antilles.
Quant aux Haïtiens indignes de ce nom qui salissent à Paris l’honneur
de leur patrie, - aidés en cela par quelques coupe-jarrets de la finance, - ils
en seront pour la ruine de leurs espérances, aussi inavouables qu’insensés
et coupables, et leur conduite, aussi intelligente qu’elle est antipatriotique,
sera énergiquement flétrie par la nation haïtienne tout entière qui n’aime
point les traitres et qui méprise les renégats.
Et je signe :
Dr. Louis Joseph Janvier.
Les Affaires d’Haïti (1883-1884). Port-au-
Prince : Les Éditions « Panorama », 2e édition,
Sd, p. 11 à 13. (Disponible sur internet).

3.3. Hannibal Price


Qui est Hannibal Price ?

Né à Jacmel en 1843 Hannibal Price mourut à Brooklyn en 1803. Il


fit ses études primaires dans cette ville sous la direction de Monsieur
Venance Barbeyer, un ancien marin devenu instituteur, puis abandon-
na l'école à l'âge de quatorze ans. Il entra rapidement dans la vie ac-
tive et fut tour à tour commerçant, agriculteur, industriel, comblant par
un labeur opiniâtre les lacunes de son instruction. Poussé par son ar-
dent patriotisme et son attachement aux idées libérales à s'occuper de
politique militante, il se présenta aux élections législatives de 1876 et
devint de la Chambre des députés le président. Banni une première
fois par le gouvernement de Domingue, il connut de nouveau l'exil
après les événements du 20 juin 1879. Il passa de nombreuses années
à Panama, où sa connaissance pratique des affaires lui avait garanti
une excellente situation dans les bureaux de la Compagnie française
présidée par Ferdinand de Lesseps. Il fut nommé en 1890 par le Pré-
sident Hyppolyte Ministre d'Haïti à Washington, poste qu’il occupa
pendant trois ans.
Hannibal Price a écrit une « Études sur les finances et économie
des nations », en deux volumes, dont le premier seulement a été pu-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 152

blié. Son « Rapport sur les travaux de la Première conférence Panamé-


ricaine » est un travail de grande valeur qu'il eut la bonne idée de faire
paraitre en brochure. Son œuvre capitale « De la réhabilitation de la
Race Noire par la République d'Haïti », fut éditée en 1899 par ses hé-
ritiers (Imprimerie Verrolot, Port-au-Prince). L'ouvrage posthume
[118] d'Hannibal Price fit une profonde impression sur la jeunesse stu-
dieuse de 1900 parce qu'il aborde, avec sincérité et courage les pro-
blèmes fondamentaux de la société haïtienne.
Dans la première partie de son livre, l'auteur, en posant le principe
d'identité de l'homme dans la diversité des races, en arrive par la na-
ture même de son sujet, à examiner certaines des questions qui tour-
menteront éternellement la conscience humaine : « Pourquoi sommes-
nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? ». Si la philosophie en
est pas très neuve, l'écrivain ne se proposant pas de créer un système,
il passe néanmoins un grand souffle évangélique qui rappelle les plus
belles pages de Tolstoï. Mais, c'est dans la deuxième partie de l’ou-
vrage que l’auteur s’accentue sur la place que notre pays occupe dans
le monde et le rôle qu'il y doit jouer comme premier peuple noir indé-
pendant. M. Price émet sur notre état social des vérités bonnes à ré-
pandre.
Qu'avons-nous été dans le passé ? Quel usage avons-nous fait de la
liberté et de l'indépendance si chèrement acquises ? Dans quelle me-
sure subissons-nous encore l’influence de nos anciens maîtres de
France ou de nos ancêtres d'Afrique ? L'acte du premier janvier 1804,
en nous affranchissant de l'esclavage du corps, nous a-t-il, par une
sorte de vertu magique, débarrassés du même coup de toute servitude
morale ? Quelles sont nos institutions où se peut constater la survi-
vance de l'esprit africain ou celle de l'esprit français ? La société haï-
tienne a-t-elle évolué ou rétrogradé ? Quelles causes ont nui à son dé-
veloppement ou hâté sa marche vers le progrès ?... Telles sont les
questions posées par Monsieur Price et auxquelles il répond avec un
sens très avisé de l'histoire, une connaissance pratique des lois qui pré-
sident à la vie des sociétés, une vue bien nette des besoins de la socié-
té haïtienne, et toujours dans un style clair, rapide, et qui tantôt ra-
conte simplement des anecdotes spirituelles, ou fixent d'une façon pi-
quante un trait de mœurs finement observé, tantôt s'élève à la véritable
éloquence lorsque l'auteur noua rappelle les faits glorieux de notre his-
toire et nous indique les hautes destinées que nous réserve l'avenir.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 153

L'une des questions les plus irritantes qui bouleverse la vie haï-
tienne est celle du préjugé de couleur. Monsieur Price l'attaque ferme-
ment, à l'extérieur comme à l'intérieur. Appelant à son aide la science
et l'histoire il fait la guerre à l'immonde passion en des pages vibrantes
où éclate son indignation éloquente. De telles pages devraient pouvoir
être lues de tous les Hattiens s'ils [119] savaient tous lire. Malheureu-
sement, ils ne savent pas tous lire ! Les idées émises par de grands
penseurs ou de grands patriotes n'arrivent au peuple que par de lentes
infiltrations et lorsque le mal qu'elles auraient prévenu a déjà fait son
œuvre néfaste. À l'envoyé français qui venait lui proposer des hon-
neurs et de l'or s'il consentait à se remettre au service du Roi de
France, Pétion montra les nombreux citoyens présents à l'entrevue, et
lui adresse les propos suivants : « Voici le peuple. C'est lui le maitre.
C'est à lui qu'il faut parler »
C'est ce peuple, ce souverain, qu’on doit éduquer afin qu'il se dé-
barrasse de son esprit et de son cœur les idées fausses et les senti-
ments abjectes : telle est la conclusion de ce grand livre, qui place
Hannibal Price parmi les bienfaiteurs de la nation Haïtienne.

Lire Hannibal Price

Le préjugé de race ou l’obstacle volontaire à l’assimilation. Origine de


ce préjugé, en quoi il consiste et quels en sont les effets ?
« Les luttes éternelles qui ont produit entre les hommes le prétendu
droit de conquête ont appelé l’attention sur l’inégalité relative de la force
déployée par les divers combattants, soit dans l’attaque, soit dans la dé-
fense.
Le vainqueur, ayant fait preuve d’une plus grande force que le vaincu,
s’est tenu pour supérieur à celui-ci, en faisant abstraction d’ailleurs des
causes permanentes ou accidentelles de la victoire.
L’ignorance primitive de l’homme ne lui permettant, ni de découvrir la
loi du progrès d’où résulte l’effacement graduel des inégalités relatives, ni
d’apprécier ces inégalités dans les individus de chaque groupe, de chaque
race, on a conclu à la permanence du niveau moyen actuel ; et la supériori-
té, qui n’est que relative et momentanée, passa pour inhérente à la race.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 154

Ainsi sortit de l’ignorance primitive, la fausse conception de l’inégalité


naturelle et insurmontable des races humaines.
Entre race blanches en Europe, entre race noires en Afrique, entre
races jaunes en Asie, entre races rouges en Amériques, c’est toujours la
même chose : le troupeau, la tribut, la nation vaincue, est race inférieure
aux yeux du vainqueur.
Voilà le préjugé de race, tel qu’il a existé de tout temps, tel qu’il existe
à l’heure présente. Ayant son origine dans l’ignorance, c’est une notion qui
vient d’en bas et qui nous ramène en bas. De là sa ténacité, car la bête hu-
maine, on ne saurait trop le répéter, est obstinée.
Les conséquences de cette erreur sont nombreuses et variées. Il en est
qui conduisent à l’oppression, au crime. Il en est d’autres qui poussent au
progrès, à la civilisation et qui devraient ainsi arriver à l’effacement du
préjugé lui-même.
Il en serait ainsi en effet, et, à la hauteur de la civilisation contempo-
raine, tout préjugé de race aurait disparu du monde civilisé, n’était la bête
primitive avec ses vices constitutifs : l’ignorance qui croupit dans les bas-
fonds et la lâcheté morale qui se pavane dans toutes les sphères hautes et
basses de toute société.
[120]
Il a été déjà touché à cette matière dans les pages précédentes. Il y aura
lieu d’y revenir de l’épuiser, en peu de mots d’ailleurs.
Revenons aux conséquences ordinaires de cette erreur qui tourne si fa-
cilement au crime.
Noblesse. - Et d’abord, constatons ce fait que le vrai préjugé de race
n’a rien à démêler avec la fierté, légitime ou non, qu’inspire à un homme
le sentiment de sa propre valeur. Ce dont on se glorifie, c’est la gloire de
ses ancêtres. C’est la bravoure déployée dans le passé par ceux qui ont éta-
bli la prétendue supériorité de la race. Ainsi va ce malheureux préjugé
chercher sa justification dans le sang, dans la matière. On est de race supé-
rieure, on a la noblesse du sang, quand on descend d’hommes qui ont été
forts, quand on a des victoires guerrières dans l’histoire de ses ancêtres.
On est, au contraire, de race inférieure, on est vilain par le sang, quand
on descend d’hommes qui ont été vaincus et asservis.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 155

Cette forme de préjugé, qui prend ici le nom de noblesse, est encore le
résultat de l’ignorance.
On ne prend pas garde au développement graduel, à l’élévation de l’es-
prit humain d’où résulte, génération après génération, un accroissement
constant quoique inégal, de la puissance relative, de l’intensité relative de
la force, dans les hommes et dans les nations. On ignore, ou l’on mécon-
nait les effets de la perfectibilité humaine et l’on ne comprend pas que sur
le même terrain, comme l’a démontré CHARLES COMTE, tout change
avec le temps : les mœurs, le langage, la religion et jusqu’au type phy-
sique, si bien que la race, sans avoir subi aucun mélange, n’a plus rien de
commun à un moment donné, avec celle qui avait occupé le même terri-
toire quelques siècles auparavant. D’où il résulte que, par l’action même
de la loi du progrès, chaque génération nouvelle dans un même pays,
constitue une nation nouvelle et plus forte, une race supérieure à celle qui
avait existé avec les générations passées. Notons encore qu’il en est ainsi
dans toute société humaine, malgré la dégénération évidente des aristocra-
ties formées et à cause de l’élévation graduelle en intelligence et en ri-
chesses des couches sociales inférieures et par cela même toujours plus
nombreuses. De ces observations il faudrait conclure que toute pensée
aristocratique, tout préjugé social affaiblit l’homme, paralyse le dévelop-
pement de la prospérité sociale et retarde le progrès, et que finalement le
régime démocratique le plus complet, le plus absolu, est celui qui conduit
le plus sûrement les sociétés humaines au bonheur.
Mais la lumière est si lente à se faire dans l’esprit de ceux qui ont le
bénéfice du préjugé qu’ils font ombre sur l’esprit des victimes ; et que le
manant se fait le complice inconscient de la noblesse, en aspirant au par-
tage, plutôt qu’à la suppression du privilège ; à devenir noble, qu’à effacer
la notion absurde du noble et du vilain. C’est ainsi que la démocratie,
œuvre de vilains, de manants, est toujours et partout sous la menace de
l’anéantissement par l’aristocratie qui sort de son propre sein, si elle ne
sait y mettre ordre.
Ce préjugé de la noblesse, tant qu’il n’est qu’une erreur, est productif
de quelque bien en suscitant entre les hommes et entre les nations, l’ému-
lation de la force.
La supériorité se déplaçant avec la victoire, toute guerre pose et résout
une question de race. La défaite se trouve être donc quelque chose de plus
qu’un malheur : c’est une chute qui ramène le vaincu au rang de race infé-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 156

rieure c’est donc une honte ; et l’humiliation dure jusqu’à la revanche,


c’est-à-dire a la réhabilitation du vaincu par un nouveau déplacement de la
supériorité de race.
Pour éviter la défaite ou pour assurer la revanche, il faut recruter de
nouvelles forces, accomplir de nouveaux progrès, atteindre ou dépasser le
conquérant qui nous menace ou qui nous a déjà vaincu : noblesse oblige,
telle est la source de l’émulation.
[121]
Il est certain en effet qu’en présence d’une inégalité trop écrasante des
forces qui nous menacent, la mémoire des gloires du passé, pour qui en a
dans son histoire, relève le courage du faible et le sauve du désespoir.
MUSSET, le grand, le noble poète, a exprimé cet état de l’âme dans un
vers célèbre :
« Où le père a passé, passera bien le fils. »
Cette espérance dans le désespoir trouve de l’écho dans le cœur de tout
vaincu rêvant la revanche, de tout faible menacé par le fort et se préparant
à la résistance.
Qu’il me soit permis de faire à ce propos quelques réflexions à
l’adresse de ceux de mes congénères qui gémissent sous l’étreinte de
l’horrible préjugé et dont il convient de relever le courage.
Tout ce qui précède est la leçon que nous offre l’histoire des rivalités
de races en Europe.
Il en résulte que, entre nègres et blancs dans le Nouveau-Monde, la
question de race, en ce qu’elle peut avoir de sincère, n’est pas différente de
celle qui s’agite encore et trouble la conscience chrétienne, entre Français
et Allemands, entre Saxons et Latins, entre Slaves et Tartares, entre An-
glais et Irlandais.
Le préjugé de race, en dépit des progrès immenses de la civilisation
chrétienne, n’a pas encore entièrement disparu entre blancs. Il est peut-être
moins âpre, moins brutal, dans ses manifestations. Il n’est pas haineux, du
moins dans les couches sociales supérieures, car il vient d’en-bas, et à me-
sure que la lumière se fait dans l’esprit et dans le cœur de l’homme, il se
rapproche de l’humanité et s’affranchit de la haine, de l’envie, de toutes
les émotions basses de l’âme ; mais le préjugé entre races blanches existe ;
on le voit, on le sent partout, dans les livres, dans les journaux, dans les le-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 157

çons du professeur à l’enfant, et jusque sur la chaire évangélique. Hors


d’Haïti, ce préjugé pèse plus lourdement sur le nègre que sur les autres
races, parce que systématiquement, on lui a appris partout à s’isoler de
l’Haïtien, à voir avec indifférence ou hostilité, cette République noire qui
est à lui, qui est la gloire de tous les nègres, car c’est l’œuvre la plus noble,
la plus virile de notre commune mère, la Race Noire.
Pour chercher la consolation et l’espérance en détournant ses regards
d’Haïti, le nègre doit remonter trop haut dans le passé.
Quand il arrive aux Carthaginois et aux Éthiopiens, il rencontre le
doute sur l’identité de la race. En Haïti, le nègre n’a pas à aller si loin : a
une ou deux générations en arrière, il rencontre PÉTION, DESSALINES,
TOUSSAINT. Il retrouve son sang dans des nègres qui ont combattu, qui
ont vaincu : et si la bête en moi tremble devant la menace de la force, je la
rassure en lui répétant le mot du poète :
« Où le père a passé, passera bien le fils. ». (…) ».

Hannibal PRICE. De la réhabilitation de la


race noire par la République d’Haïti. Port-au-
Prince : Les Éditions Fardin, 2012[1898]. (Ver-
sion disponible sur Les Classiques des sciences
sociales.)
[122]

Conclusion

Retour à la table des matières

Après la proclamation de l’indépendance du pays en 1804, aux Go-


naïves, Haïti représentait une menace pour les puissances impéria-
listes, qui voyaient en ce petit pays une rebelle, un mauvais exemple
pour les autres pays qui n’étaient pas encore indépendants. De ce fait,
il fallait isoler Haïti sur le plan international et élaborer des ouvrages
comportant des théories racistes dont l’objectif est de salir l’image
d’Haïti à l’échelle internationale et montrer que cette bande de voyous
n’était pas habileté à se diriger eux-mêmes. En vue d’invalider ces
théories racistes faisant l’objet du discours de l’occident, des cher-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 158

cheurs haïtiens comme Louis Joseph Janvier et Anténor Firmin éle-


vaient leur voix pour prouver le contraire. Louis Joseph Janvier dans
« La République d’Haïti et ses visiteurs » s’en prend aux étrangers qui
émettaient des propos racistes à l’égard des Haïtiens. Anténor Firmin
dans « De l’égalité des races humaines » s’acharnait à montrer que
toutes les races sont égales, en réponse à Gobineau qui écrivait : De
l’inégalité des races humaines. Ceci dit, ce chapitre avait pour voca-
tion de présenter la pensée anthroposociologique issue de l’indépen-
dance d’Haïti suite à la production d’ouvrages à caractères raciste et
idéologique dont le but est de ternir l’image de la jeune nation au
XIXe siècle. Cette pensée anthroposociologique continue-t-elle
d’exister au XXe siècle haïtien ? Avec l’occupation américaine d’Haïti
de 1915 à 1934, une autre forme de pensée anthroposociologique al-
lait prendre naissance au travers des courants idéologiques et litté-
raires, dont le nationalisme. C’est ce que nous allons voir dans le cha-
pitre suivant.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 159

[123]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.
DEUXIÈME PARTIE

Chapitre VI
Haïti dans le contexte de
l’occupation américaine (1915-1934) :
entre résistances physiques
et résistances idéologiques

INTRODUCTION

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Le XIXe siècle constitue un moment fort dans l’histoire d’Haïti.


C’est au cours de ce siècle que les courants idéologiques défendant la
race noire prenaient naissance, au moment de l’occupation américaine
notamment. Des auteurs comme Jean Price-Mars, Jacques Roumain,
Jacques Stephen Alexis et autres s’attaquaient aux problèmes socio-
politiques qui rongeaient la société haïtienne. Dans ce chapitre, nous
passons en revue le contexte socio-politique et économique dans le-
quel l’occupation américaine d’Haïti avait vu le jour, les courants
idéologiques dominants au XIXe siècle et les figures emblématiques
de ce siècle qui, d’une manière ou d’une autre, ont exercé une in-
fluence primordiale sur les jeunes générations.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 160

VI.1. Contextes socio-politiques


de l’occupation américaine en Haïti

Retour à la table des matières

Suite à la mort du président Florvil Hippolyte atteint d’une attaque


d’apoplexie le 24 mars 1896, le général Tirésias Simon Sam fut choisi
comme président par l’Assemblée Nationale le 31 mars 1986. Modé-
ré, il laissa cependant toute liberté à la police qui se montra particuliè-
rement rude dans la recherche des complots, qu’ils soient vrais ou in-
ventées par elle-même. Sam tomba dans une révolte dirigée par le gé-
néral Antoine Simon, délégué militaire dans le Département du Sud.
Nommé président le 17 décembre 1908, Antoine Simon s’attira une
grande popularité en affectant des manières libérales. Mais il allait
changer vite de méthode. Durant son passage au pouvoir, son gouver-
nement contracta un emprunt de 65 millions de francs qui ne rapporta
réellement au trésor public que 47 millions et passa une convention
avec un consortium franco-allemand en vue de l’établissement de la
« Banque Nationale de la République d’Haïti devant remplacer la
« Banque Nationale d’Haïti suspendue à l’époque par Nord-Alexis.
Cet emprunt et quelques contrats signés à l’époque suscitèrent de
vives critiques, auxquelles le gouvernement appliquait de sévères
sanctions. C’est ainsi qu’une insurrection, partie du Nord, renversa
Antoine Simon et amena à la présidence, le 14 aout 1911, Cincinnatus
Leconte. Ce dernier est mort un an après, soit le 8 aout 1912, dans une
terrible explosion du palais présidentiel, « due, croit-on, à la [124] dé-
flagration spontanée des poudres qu’on avait dangereusement accu-
mulées dans les caves de l’édifice ». (Bellegarde, 1937 : 26)
Après la mort de Leconte, Michel Oreste fut élu par l’Assemblée
nationale le 4 mai 1913. Entouré d’hommes de valeur, Oreste mettait
sur pied un programme qui visait principalement à la diffusion de
l’instruction primaire agricole dans les campagnes et à la réforme mo-
nétaire que rendaient impérieuse les fluctuations du change
intérieur… Voulant séparer l’armée de la police pour rendre la pre-
mière indépendante de la politique, le gouvernement poursuivit la mo-
dernisation de l’armée commencée par Leconte et organisait par une
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 161

loi la Sûreté générale, qui était devenue une administration purement


civile.
Malheureusement, nous dit Bellegarde, l’insurrection qui avait ren-
versé Antoine Simon allait en même temps créer un état d’esprit anar-
chique dans les régions de la frontière haitiano-dominicaine du nord-
est. Les chefs militaires ayant repris l’ancien nom de Cacos dans des
révolutionnaires de 1867, entendaient faire la loi aux dirigeants poli-
tiques par leurs demandes continuelles de places et d’argent. La cam-
pagne pour les élections législatives rendait la situation plus compli-
quée, voire dangereuse. Le président était accusé d’intervenir person-
nellement dans le choix des députés : cette accusation a servi de pré-
texte d’une révolte qui provoquait la démission de Michel Oreste le 27
janvier 1914.
Suite à un choc sanglant qui se produisait entre le sénateur Davil-
mar Théodore et Oreste Zamor pour la prise du pouvoir, Oreste Zamor
sortait victorieux et se faisait élire président de la République par
l’Assemblée nationale, le 8 février 1914. En révolte contre le pré-
sident élu, les troupes de Davilmar Théodore amenèrent celui-ci
triomphant à la capitale, et l’Assemblée nationale, sans désemparer, le
consacra président le 7 novembre. À peine installé dans son fauteuil,
son propre représentant militaire dans le département du Nord, le gé-
néral Vilbrum Guillaume Sam, avait à son tour levé l’étendard de la
révolte. Le chef révolutionnaire entra, fin février 1915, à Port-au-
Prince à la tête d’une armée de 3.000 hommes et se faisait élire pré-
sident par l’Assemblée nationale, le 7 mars.
[125]
À la suite des troubles politiques 7 qui ont occasionné la mort du
président Vilbrun Guillaume Sam et la violation de la Légation fran-
çaise en Haïti, les marines prenaient possession de l’île pour rétablir
l’ordre et protéger les intérêts étrangers. (Voir Belunet, 2012). Par
7 Il convient de noter que, depuis 1846, et pendant tout le XIXe siècle, on
observe à travers les avatars des luttes de pouvoir l’affrontement périodique
entre les deux grands courants de l’histoire constitutionnelle du pays : le libé-
ral avec une certaine prédominance parlementaire, issu de 1843, et le prési-
dentialiste autoritaire inspiré des modèles de 1816 et 1846… Et jusqu’à l’oc-
cupation américaine de 1915, les classes dirigeantes et les divers clans poli-
tiques, engagés dans une perpétuelle lutte, n’ont pas réussi à équilibrer le pou-
voir de façon durable. (Voir Moïse, 2009)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 162

ailleurs, Bellegarde (1933) nous apprend que, prévoyant les troubles


qui allaient bouleverser la République d’Haïti, le gouvernement amé-
ricain avait essayé, dès 1913, d’intervenir dans la politique intérieure
du pays. M. Osborne, sous-secrétaire d’État, lors d’une visite à Port-
au-Prince, en avait profité pour faire discrètement des ouvertures à
Michel Oreste, mais elles avaient été très fermement écartées. Dans la
foulée, un projet relatif au contrôle des douanes et a une aide militaire
fut présenté le 2 juillet 1914 à Oreste Zamor, qui le repoussait. La
même tentative était renouvelée auprès de Davilmar Théodore… En-
fin, pendant l’occupation, la mainmise depuis longtemps espérée que
les Américains voulaient exercer sur les douanes et le contrôle absolu
de la Banque Nationale permet dorénavant de s’emparer totalement
les ressources de l’État haïtien. (Castor, 1988)
Le débarquement des marines en Haïti en 1915 dans le but expli-
cite de protéger les étrangers était un prétexte. Les Américains avaient
d’autres raisons non avouées, tels le contrôle de nos douanes, la main-
mise sur nos richesses naturelles et nationales. En effet, Bellegarde
(1937) nous informe qu’une aucune insulte n’avait été faite au dra-
peau américain et qu’aucun citoyen des États-Unis n’avait été molesté
dans sa personne ou lésé dans ses biens au cours des évènements mal-
heureux que le pays ait connus. Toussaint (2008), pour sa part, pense
que l’Occupation américaine en Haïti au cours du XX e siècle n’était
pas le fruit du hasard. Au début de ce siècle, certaines puissances eu-
ropéennes (Angleterre, France, Allemagne) ont vu les profits qu’elles
pouvaient tirer en Haïti…
[126]

VI.2. L’occupation américaine (1915-1934)


et les luttes armées en Haïti

Retour à la table des matières

L’installation des Américains dans le pays pendant une période de


19 ans ne se faisait pas dans la douceur. En effet, quand les Améri-
cains débarquèrent en Haïti, à Port-au-Prince le 28 juillet 1915, l’ar-
mée révolutionnaire du Nord, qui avait proclamé le docteur Rosalvo
Bobo chef du pouvoir exécutif, maintenait encore la campagne…
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 163

Même après l’élection de Dartiguenave, quelques bandes continuèrent


à parcourir les régions du Nord-est. En septembre 1915, dans le but
d’accomplir leur mission dans la paix, les autorités américaines, par
l’intermédiaire de M. Charles Zamor, signèrent un accord avec plu-
sieurs chefs Cacos (révolutionnaires du Nord), par lequel ces chefs
s’engageaient à remettre leurs armes et munitions. Si certains obéis-
saient aux ordres des autorités américaines, d’autres refusaient catégo-
riquement. C’est ainsi que les marines entreprenaient de les soumettre.
D’où l’existence d’une campagne de terreur et de massacre qui portait
le secrétaire de la marine, M. Daniels, à intervenir : dans une dépêche
du 20 novembre 1915, il déclara qu’il était « grandement frappé par le
nombre d’Haïtiens tués » et exprima la croyance que « le contrôle
pourrait être maintenu sans autres opérations offensives ». (Voir Belle-
garde, 1937 : 55-56)
Après l’intervention du Secrétaire Daniels, il faut dire que les at-
taques des Américains cessèrent et les campagnes du Nord connais-
saient une tranquillité relative. Mais l’application de la corvée allait y
mettre le feu à nouveau. En quoi consiste la corvée ? En juillet 1916,
le commandant de la brigade d’occupation, considérant que la
construction de bonnes routes entre les villes était de l’obligation mili-
taire, ordonnait à la gendarmerie d’appliquer la corvée, en vertu de la-
quelle les paysans d’Haïti peuvent être requis de travailler six jours
par an en vue de la réparation ou le maintien des routes dans les sec-
tions communales où ils vivent. Suite au mécontentement que cette loi
provoque tant du côté des paysans que du côté de certains respon-
sables étatiques qui pensent que la nation s’est trouvée divisée en
deux groupes : d’une part, ce que nous appelons l’élite, qui bénéficie
de toutes les faveurs et de tous les privilèges ; de l’autre, la grande
masse travailleuse et souffrante, le commandant de la Gendarmerie
publiait un communiqué le 2 septembre 1918 par lequel, de sa propre
autorité, il déclara abolie la prescription du code rural instituant la cor-
vée. Mais tout cela n’était que de la poudre aux yeux, comme les évè-
nements [127] allaient le montrer d’une façon tragique. Pour en savoir
plus, lisons les propos de l’historien Raymond Leslie Bruell.

… En septembre 1918, le chef américain de la gendarmerie abolit la


corvée. Néanmoins, l’ordre ne fut pas obéi pour un temps dans le Nord, -
un fait qui accrut le mécontentement des paysans… En partie comme
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 164

conséquence de régime de la corvée et du sentiment général anti-améri-


cain, une révolte de Cacos éclata en 1918, impliquant 5, 000 hommes sous
les ordres de Charlemagne Péralte. Quand la Gendarmerie d’Haïti, com-
mandée par des officiers américains, se fut révélée incapable de réduire
l’insurrection, les Marines furent appelés à prêter leur concours (mars
1919). En octobre, des officiers américains de la Gendarmerie se dégui-
sèrent en messagers attendus par Charlemagne Péralte et, grâce à cette
ruse, purent pénétrer dans son camp : ils le tuèrent avec neuf personnes de
sa garde personnelle… La révolte fut définitivement supprimée vers l’été
de 1920. Les Haïtiens ont déclaré que, pendant cette insurrection des Ca-
cos, 3,500 paysans furent tués ; que, de plus, suivant l’Union Patriotique,
4, 000 prisonniers moururent dans la prison du Cap-Haitien et 5, 475 dans
le camp de concentration de Chabert. La commission sénatoriale d’en-
quête de 1921-1922 estima le nombre des victimes haïtiennes a 1, 500 et
celui des marines tués à 12 ou 15…
À la suite de procès en cour martiale de plusieurs marines accusés
d’exécution illégale de Cacos, le major-général Barnett, commandant de
l’intérieur de marine des États-Unis, écrivit au colonel John H. Russel,
commandant de la brigade d’occupation, disant que divers témoignages lui
avaient montré « practical indiscriminate killing of natives had been going
on for some time ». Il déposa devant la commission d’enquête que ces tue-
ries avaient eu lieu pendant le temps de service du colonel Russell et que
celui-ci ne lui avait pas fait rapport. Dans une lettre confidentielle du 7 dé-
cembre 1919, le colonel Russell écrivit qu’il « était apparu que dans plu-
sieurs cas des prisonniers haïtiens avaient été sommairement exécutés sans
jugement. » (Cité par Bellegarde : 1937 : 66-67)

Mécontent de ces atrocités commises dans les régions du Nord et


du Platon Central, le gouvernement haïtien ordonna au ministre d’Haï-
ti à Washington, M. Charles Moravia, de protester contre ces actes de
barbarie. À la note éloquente et courageuse de notre représentant à
Washington, le Secrétaire d’État des États-Unis à l’époque Lansing,
dans une lettre du 10 octobre 1919, répondit sèchement : « Le Gou-
vernement des États-Unis regrette que le brigandage existe en Haïti et
que sa suppression puisse entraîner la perte de vies humaines ». (Voir
Bellegarde, 1937 : 68)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 165

L’installation des Américains en Haïti de 1915 à 1934 n’était pas


une chose facile. En dehors des luttes intellectuelles menées contre
l’occupant les luttes armées étaient aussi de taille. Dès leur embarque-
ment en Haïti, les marines font face à des luttes armées. Selon Péan
(2015) l’occupation américaine a provoqué en premier lieu la résis-
tance armée du soldat Pierre Sully, le jour même du débarquement des
marines, qui en est mort. En dehors du soldat Pierre Sully, d’autres
soldats haïtiens étaient blessés ce jour-là : Macédoine, Macius, Ledan,
Occilius, Saintilus [128] et le capitaine-adjudant Germain. Puis, c’est
le Dr. Rosalvo Bobo, chef de la révolution proclamée contre le tyran
Vilbrun Guillaume Sam, qui allait protester contre l’occupation améri-
caine dans une lettre ouverte en date du 8 septembre 1915 adressée au
Président américain. Dans le but de casser le mouvement Caco dans le
Nord, les Américains utilisent la corruption. Le 29 septembre 1915,
les chefs Cacos Antoine Morency et Pétion Jean-Baptiste signent au
Quartier Morin, un accord avec le colonel Littleton W. T. Waller, de
l’infanterie de Marine des États-Unis, avec pour témoins le colonel
américain Ely K. Cole et le général Charles Zamor, pour le désarme-
ment des Cacos.
Après la prise d’armes d’Antoine Pierre-Paul et du général Joseph
Misaël Codio dans le Sud-Ouest en 1916, ce sont les paysans Cacos
ayant à leur tête Charlemagne Péralte et Benoît Batraville qui op-
posent une résistance armée aux Américains. Après la défaite des Ca-
cos face à l’occupant, le flambeau de la lutte était repris par les Cacos
de la Plume avec l’Union Patriotique sous la direction de Georges
Sylvain, Élie Guérin, Perceval Thoby, Pauléus Sannon, Joseph Joli-
bois Fils, etc. Cette résistance a débouché sur la grève des étudiants de
Damiens de 1929 qui a mis le feu aux poudres. Ce fut la première
grève des étudiants de l’histoire d’Haïti, nous dit Péan (2015).
La lutte contre l’occupant en Haïti n’était pas seulement une lutte
intellectuelle. Elle était aussi une lutte armée menée par les masses
paysannes, les étudiants sous la direction des leaders conséquents, dé-
voués à la cause d’Haïti, la première République Nègre du Monde.
Ces hommes étaient convaincus que le changement était possible au
point de se livrer sans merci, corps et âmes, dans une lutte acharnée
contre l’occupant, beaucoup plus puissant sur le plan militaire qu’eux.
Cela peut se comprendre, puisque la violence est un facteur nécessaire
au changement social. Malheureusement plus d’un siècle après, les
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 166

soldats étrangers sont encore présents sur le territoire national. Ce qui


met en péril notre souveraineté nationale. En effet, quand l’État dans
un pays ne peut pas remplir ses fonctions régaliennes, notamment la
sécurité de son territoire tant interne qu’externe, la souveraineté est
devenue problématique. L’État haïtien est devenu de plus en plus dé-
faillant. Et vu les problèmes socio-économiques et politiques de toutes
sortes qui rongent la société haïtienne, certains chercheurs posent le
problème de l’État haïtien en termes d’échec (Honorat : 1991 ;
Étienne : 2007), de drame (Saint-Louis : 2005), de chaos (Pierre :
1997), [129] d’appel au secours (Depestre : 2004), de gestion de
conflits, de violence et de confiance (Gilles : 2008 ; 2012) jusqu'à ce
que Wargny (2004) décide tout bonnement qu’« Haïti n’existe pas ».

VI.3. Présentation des idéologies


et des mouvements politiques en Haïti
de 1915 à 1946

3.1. Le nationalisme

Retour à la table des matières

Le premier mouvement qui dominait la scène socio-politique en


Haïti durant la période de 1915 à 1946 fut le nationalisme. En réaction
contre l’occupation américaine en Haïti, et contre l’impérialisme
culturel français, les nationalistes réclamaient le retrait des forces
américaines, et le développement d’une culture endogène. Les natio-
nalistes exprimaient leurs opinions dans des journaux tels que Haïti
Intégrale, La Patrie, La Ligue et La Tribune. Elie Guérin et Georges
Sylvain faisaient partie des nationalistes de la première période. Cer-
tains groupes, dont l’Union Patriotique, se constituèrent et commen-
cèrent une longue campagne qui exigeait haut et fort le retrait des
forces américaines sur le territoire national. En 1921, l’Union Patrio-
tique avait acquis une grande ampleur, et revendiquait le chiffre de
16.000 membres ; elle disposait par ailleurs de ramifications à travers
tout le pays.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 167

Un autre groupe connu sous l’appellation de l’Union Nationaliste,


s’intéressait plus spécifiquement aux concessions de terres, aux com-
pagnies américaines, et a la dépossession qui en résultait pour les pay-
sans. En effet, sous la pression des États-Unis, la constitution de 1918
avait omis la prohibition de la propriété foncière par des étrangers,
une prohibition qui remontait pour l’essentiel à l’époque de Dessa-
lines, et qui faisait partie intégrante de toutes les constitutions haï-
tiennes depuis l’indépendance (hormis les constitutions de Christophe
en 1807 et en 1811). La nouvelle constitution, que Franklin Delano
Roosevelt se vantait d’avoir rédigé de sa propre main, contenait la dis-
position suivante : « Le droit de propriété immobilière est accordé aux
étrangers résidant en Haïti et aux sociétés étrangères, pour les besoins
de leurs domiciles, et d’entreprises agricoles, commerciales, indus-
trielles et d’enseignement (art. 5) ». Dans la foulée, Percival Thoby, de
l’Union Nationaliste, réclamait la protection du petit paysan contre les
dérives de l’occupant. Le Président Borno, qui avait succédé à Darti-
guenave en 1922, estimait nécessaire de supprimer le mouvement na-
tionaliste. En 1925, un visiteur américain remarquait que la prison
[130] de Port-au-Prince recevait suffisamment de journalistes pour
être une école de journalisme. Déjà, en 1928, Charles Moravia avait
été emprisonné quatre fois sans même avoir été jugé. (Voir Davids,
1975)

3.2. Le mouvement ethnologique

Les nationalistes contre l’occupation américaine n’avaient pas pour


seul objectif l’affranchissement politique. De la même manière qu’au
siècle précédent, les invasions napoléoniennes poussaient les Alle-
mands à exhumer les racines d’une identité nationale de leur folklore
et des traditions paysannes, le mouvement nationaliste haïtien était
étroitement lié au mouvement ethnologique. H. Pauléus Sanon le fai-
sait clairement ressortir dans un discours inaugural prononcé à l’occa-
sion d’une réunion de la Société d’Histoire et de Géographie d’Haïti
en 1925 : « Aux heures de grandes crises, tous les peuples se sont
d’instinct reportés en arrière pour chercher dans leur histoire des le-
çons de patriotisme collectifs, de nouvelles règles de conduite, soit
pour pouvoir mieux défendre leur existence menacée, soit pour se re-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 168

lever plus rapidement de leurs chutes ».(Cité par Davids, 1975 : 658)
Quant à J.C. Dorsainvil, il s’adressait directement aux élites. En 1909,
il écrivait que la société haïtienne semble composée de deux sociétés
juxtaposées : une élite égoïste d’un côté, et de l’autre une masse stag-
nante menant une vie similaire à celle des animaux. Price-Mars faisait,
a la même époque, des cours sur la vocation de l’élite, cours qui furent
publiés en 1919. Dans ses cours, il examinait les raisons du malaise
dont souffrait la société haïtienne. Bien que l’esclavage eût été aboli
avant même la proclamation de l’indépendance d’Haïti, il subsistait
une séparation rigide entre les masses et l’élite. Formant un cercle
étanche, l’élite s’occupait de la préservation de ses intérêts mesquins
que de la direction et de l’orientation des masses populaires. Et
d’autre part, les paysans haïtiens vivaient dans des conditions de
grande pauvreté, et on exigeait des femmes qu’elles accomplissent les
tâches domestiques et les travaux réservés en principe aux animaux.
Price-Mars était le premier à poser le problème des femmes en Haïti,
surtout celles en milieu rural. Il se souciait vraiment du sort de ces
femmes, qui représentent le poumon de la société haïtienne. Malgré
tout, ces paysans conservaient nombre de coutumes et des traditions
africaines, et n’avaient été touchés que superficiellement par la civili-
sation occidentale et par le christianisme. Price-Mars allait développer
ce point dans une série de cours publiés en 1928 sous le titre Ainsi
parla l’oncle. Ce [131] document, considéré comme un chef-d’œuvre,
constitue une étude du folklore et des traditions populaires haïtiennes,
et l’auteur insiste plus particulièrement sur les influences africaines de
la culture paysanne. Price-Mars s’opposait catégoriquement au dogme
avancé par la plupart des écrivains de l’élite selon lequel Haïti était
vue comme une colonie culturelle de la France. Dans cet ouvrage,
Price-Mars fait du vodou une religion à part entière, au même titre que
le catholicisme ou le protestantisme. Le vodou allait prendre une autre
tournure, il a dû subir le passage de culte démoniaque à la religion à
part entière. Même s’il n’y avait aucun texte de loi qui conférait le sta-
tut de religion au vodou. Selon Price-Mars (2009[1928] : 42), le vo-
dou est une vraie religion au même titre que les religions polythéistes
de l’Antiquité méditerranéenne. Ce statut lui est attribué parce que
tous ses adeptes croient à l’existence des êtres spirituels vivant
quelque part dans l’univers. Comme toutes les autres religions, le vo-
dou comporte un corps sacerdotal hiérarchisé, une société de fidèles,
des temples, des autels et des cérémonies. De sa tradition orale, on
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 169

peut tirer un système de représentation grâce auquel les adeptes ac-


cordent sens aux phénomènes naturels les entourant. Et, les pratiques
essentielles de ce culte se transmettent à travers cette tradition.
Dans une époque où Haïti était dénigrée sur le plan international
notamment pour sa culture traditionnelle, Price-Mars se donnait pour
mission de valoriser la race noire et sa culture. En pleine occupation
américaine (1915-1934), pas mal d’intellectuels vont défendre les
idées de Price-Mars et faire du vodou l’objet d’une littérature floris-
sante. Durant cette période, un courant littéraire connu sous le nom de
la Négritude ou de l’école indigéniste allait prendre naissance. Tou-
jours sous l’influence de Price-Mars, la pratique et l’enseignement de
l’ethnologie allaient être institutionnalisés par la création (le 31 oc-
tobre 1941) du bureau d’ethnologie, comme centre de recherche. Avec
une nouvelle équipe de départ constituée de Jacques Roumain, Kurt
Fisher, Edmond Mangones, Louis Maximilien et, par la suite, Lorimer
Denis, Emmanuel C. Paul et Jacques Oriol, on va repenser la défini-
tion de la culture haïtienne pour prendre en compte l’apport africain à
l’opposé de la définition des classes dominantes pour qui l’apport eu-
ropéen était l’élément central. (Charlier-Doucet, 2000)
[132]

3.3. Le noirisme

Le deuxième mouvement dominant de la période ci-dessus men-


tionnée fut le noirisme. C’est à la fin des années 20 qu’un groupe de
jeunes gens, qu’on appelait les Trois D, commencèrent à se rencontrer
en vue de discuter des implications du mouvement ethnologique sur
leur génération et sur leur classe. À la différence des écrivains de La
Revue Indigène, ces hommes étaient issus de familles noires n’appar-
tenant pas à l’élite. Il s’agit de Louis Diaquoi, François Duvalier et
Lorimer Denis. Né aux Gonaïves en 1907, Diaquoi était peut-être le
chef de file du groupe. Il insistait dans une série d’articles parus en
1932, sur ce dont ils étaient redevables à Price-Mars : « C’est dans son
œuvre que se trouve notre Évangile ». (Davids, 1975 : 662) Ce mou-
vement était tourné contre la domination des mulâtres sur la vie éco-
nomique, sociale et politique d’Haïti, et contre l’acceptation d’une
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 170

culture et d’une esthétique européenne. Les noiristes plaidaient pour


un pouvoir noir, et démontraient l’importance des coutumes et des
croyances africaines en Haïti. Cette oligarchie noire, nous dit Pierre-
Charles (1973), utilisait le terme de « Black Power » haïtien dans sa
lutte contre les commerçants mulâtres pour le contrôle du pouvoir po-
litique. D’ailleurs, le facteur coloriste a exercé une influence primor-
diale dans la lutte entre les minorités urbaines tout au long de l’his-
toire politique du pays. Alors que le mulâtre jouissait toujours de
toutes les prérogatives politiques, économiques et sociales dans la
structure sociale, la petite bourgeoisie intellectuelle ou commerçante y
occupait une place inférieure et, par conséquent, faisait de son mieux
afin de lui damer le pion. La question de couleur était devenue alors
une sorte de cheval de Troie contenant toutes les aspirations et frustra-
tions de la classe moyenne assoiffée de fortune, de vengeance ou sim-
plement d’une vie meilleure. Les intellectuels et les latifundistes aspi-
rant au pouvoir y trouvaient également leur part. Les écrivains noi-
ristes construisaient une théorie politique fondée sur la base de leurs
idées biologiques, psychologiques et sociales. Ils défendaient l’idée
que le pouvoir devait être arraché des mains des politiciens de l’élite,
et que devait se forger une alliance entre la classe moyenne des Noirs,
qui était en plein essor, et les masses.
En dehors de la lutte contre la domination des élites sur la vie poli-
tique et économique du pays, les écrivains noiristes insistaient lourde-
ment sur le fait que la religion vaudou était authentiquement haï-
tienne, et formait un chaînon intermédiaire entre les Noirs d’Afrique
et ceux [133] du Nouveau-Monde. « Le vodou, déclarait Bouard, est
notre seule originalité, c’est le gage certain d’une architecture, d’une
littérature et d’un mysticisme national ».
Parmi les revendications concrètes du mouvement noiriste, il
convient de citer le juste respect de la religion vaudou, un regain d’in-
térêt pour la culture africaine (musique, art et littérature), une restruc-
turation du système d’éducation et en particulier une baisse d’in-
fluence de l’Église catholique romaine dans ce domaine. Largement
dominée par le clergé européen, cette église était perçue comme
l’arme principale utilisée par l’élite mulâtre pour maintenir la supré-
matie de la culture occidentale en Haïti.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 171

3.4. Le socialisme

Le nationalisme cessait d’être une idéologie d’opposition dès le dé-


but des années 1930 : lui succédaient le noirisme et le socialisme. Les
nationalistes de l’époque des Dartiguenave et des Borno qui conti-
nuaient à faire de la politique, allaient rejoindre l’administration de
Vincent, ou alors, ils s’adhéraient à d’autres idéologies opposition-
nelles. Le nationalisme haïtien, disait Jacques Roumain en 1934,
trouve ses racines dans la pauvreté et dans les souffrances des masses
exacerbées par l’impérialisme américain ; mais ce nationalisme sin-
cère a été détourné au profit de politiciens bourgeois. Néanmoins, les
masses commençaient, selon Roumain, à se rendre compte que le
combat contre l’impérialisme n’était qu’une partie d’un combat plus
vaste, contre le capitalisme cette fois, qu’il soit local ou étranger. (Da-
vids, 1975) « C’est, écrivait-il, combattre à outrance la bourgeoisie
haïtienne et les politiciens bourgeois, valets de l’impérialisme, exploi-
teurs cruels des ouvriers et paysans. » (Roumain, 1934 : II-IV) Le Par-
ti communiste se constitua en 1934, sous l’influence de Jacques Rou-
main, et faisait de l’économie, en dehors des questions raciales et de
préjugé, son cheval de bataille. « Le préjugé de couleur, déclarait-il,
est l’expression sentimentale de l’opposition des classes, de la lutte
des classes : la réaction psychologique d’un fait historique et écono-
mique : l’exploitation sans frein des masses haïtiennes par la bour-
geoisie ». (Roumain, 1934 : V) S’inscrivant dans la logique marxiste
mondiale, Roumain associait les intérêts des masses haïtiennes à ceux
du prolétariat des pays métropolitains. Staline avait écrit en 1918 que
la Révolution russe avait créé un nouveau front prolétarien à travers le
monde, « s’étendant des prolétaires de l’Ouest, à travers la Révolution
[134] russe, jusqu’aux peuples opprimés de l’Orient ». Le marxisme
de Roumain, relate Davids, sa conception de ce qu’on appellerait le
« Tiers-Monde », et son hostilité au christianisme officiel apparaissent
dans l’une de ses poésies les plus connues. Au lieu de se complaire de
tristes mélopées, il serait mieux que le peuple haïtien s’unisse aux
« sales Arabes », aux « sales Indiens » et aux « sales Juifs » en chan-
tant l’« internationale » (Davids, 1975) :
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 172

« Non, frères, camarades,


Nous ne prierons plus,
Notre récolte s’élève comme le cri de l’oiseau de tempête
au-dessus
Du clapotement pourri des marécages,
Nous ne chanterons plus les tristes spirituels désespérés,
Un autre chant jaillit de nos gorges,
Nous déployons nos rouges drapeaux,
Tâchés du sang de nos justes,
Sous ce signe nous marcherons,
Sous ce signe nous marchons,
Debout les damnés de la terre,
Debout les forçats de la faim. » (Roumain, 1946).

VI.4. Figures emblématiques


du 20e siècle haïtien

4.1. Jean Price-Mars


Qui est Jean Price-Mars ?

Retour à la table des matières

Jean Price-Mars est né en 1876 dans une famille de notables de


Grande-Rivière du Nord. Dès 1900, Price-Mars exerçait une influence
majeure sur la scène politique en Haïti. Diplomate, il est élu député en
1905 après qu’il ait raté l’élection une première fois dans sa circons-
cription de Grande-Rivière du Nord en 1903. Au moment de l’occupa-
tion américaine d’Haïti en 1915, Price-Mars occupait la fonction de
ministre plénipotentiaire à Paris. Il était de retour en Haïti et faisait
[135] partie de ceux qui ont initié les premières formes de résistance
pacifique à l’occupation en étant membre d’une association mise en
place contre l’occupation, L’Union Patriotique. En 1919 et 1928, il
publiait respectivement La vocation de l’élite et Ainsi parla l’oncle,
qui coïncidaient avec des moments de combats intenses qu’il menait
contre l’occupant. Durant ces moments de combats, il faisait la série
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 173

de conférences qui constituent l’essentiel des textes de La vocation de


l’élite. Deux ans après la parution de Ainsi parla l’oncle, soit en 1930,
il était sénateur et candidat à la présidence. En dehors de son engage-
ment ethnologue-chercheur, l’engagement politique de Price-Mars
n’est pas à négliger. (Voir Byron, 2012)
Price-Mars est l’homme qui a marqué son temps de façon positive.
Il est l’un de ceux qui contribuent à faire du vodou un objet d’étude
scientifique. Selon Hurbon (2009), Price-Mars symbolise d’abord un
geste de rupture avec un schème de pensée d’où procèdent concepts,
théories, discours et pratiques dominants dans les années 1920 en Haï-
ti et sur Haïti à travers le monde. L’ouvrage intitulé Ainsi parla
l’Oncle de Jean Price-Mars, considéré comme son œuvre maîtresse,
ouvre ainsi une nouvelle manière de penser, un nouvel ethos, voire
une nouvelle époque. Price-Mars rédige Ainsi parla l’Oncle dans une
époque où l’occupation américaine était en vigueur en Haïti, laquelle
occupation charrie derrière elle le discours dominant sur la barbarie
africaine encore vivace sous les espèces du vodou caractérisé par le
cannibalisme, la sorcellerie, les sacrifices humains, bref le mal sous
toutes ses formes. C’est ainsi que bon nombre d’articles de presse et
d’ouvrages parus à l’étranger décrivaient le vodou. Et l’économie
d’une telle campagne contribuait à renforcer le racisme anti-noir et la
ségrégation aux États-Unis.

Lire Jean-Price Mars


Les croyances populaires

« (…) Et, d’abord qu’est-ce que la religion ?


La nature particulière de cette étude nous interdit de nous étayer lon-
guement sur les définitions que les philosophes et les théologiens ont don-
nées de la religion. Nous nous bornerons à chercher et à retenir parmi les
conceptions proposées celles qui, par des termes minima, renferment l’es-
sentiel qu’on est susceptible de rencontrer dans l’universalité du sentiment
et des phénomènes religieux. Nous entendons adopter une explication suf-
fisamment large, de façon qu’elle satisfasse tout à la fois aux exigences
des religions les plus complexes, en même temps qu’elle contienne le
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 174

simple résidu auquel on peut ramener les formes les plus élémentaires du
phénomène et des sentiments religieux.
[136]
Nous écartons d’emblée la définition qu’en en donne usuellement, à
savoir que religion vient du latin « religio, religare », c’est-à-dire relier,
afin de tirer de cette étymologie la simple conclusion que la religion est le
lieu essentiel « qui rattache la divinité a l’homme ». (Cette étymologie
nous paraît tout à fait douteuse).
L’ethnographie et l’histoire semblent nous donner raison. N’existe-t-il
pas de grandes religions, d’où l’idée de dieux et d’esprits est absente ou
tout au moins, elle ne joue qu’un rôle secondaire et effacé ? C’est le cas du
bouddhisme, notamment. Le bouddhisme, dit Burnouf, se place en opposi-
tion au brahmanisme comme une morale sans dieu et un athéisme sans na-
ture. « Il ne reconnaît point de Dieu dont l’homme dépende », dit M.
Barth. Sa doctrine est absolument athée et M. Oldenberg, de son côté,
l’appelle « une religion sans dieu ». En effet, tout l’essentiel du boud-
dhisme tient dans quatre propositions que les fidèles appellent les nobles
vérités.
La première pose l’existence de la douleur comme liée au perpétuel
écoulement des choses ; la seconde montre dans le désir la cause de la
douleur ; la troisième fait de la suppression du désir le seul moyen de sup-
primer la douleur, la quatrième énumère les trois étapes par lesquelles il
faut passer pour parvenir à cette suppression : c’est la droiture, la médita-
tion, enfin la sagesse, la pleine possession de la doctrine. Ces trois étapes
traversées, on arrive au terme du chemin, à la délivrance, au salut par le
nirvana.
Tels sont les éléments fondamentaux du bouddhisme, au moins à son
origine. On ne prétend pas que cette religion n’ait pas évolué vers un type
culturel d’adoration incarnée en un dieu personnel qui fut Bouddha lui-
même. On a voulu faire ressortir simplement que si une grande religion
comme le bouddhisme a pu naître et vivre pendant un certain temps dans
sa pureté originale d’après un concept tout à fait laïque, la définition don-
née ci-dessus de la religion, à savoir qu’elle est un lieu entre la divinité et
l’homme, exclurait le bouddhisme du cadre des religions et que cette
conclusion serait paradoxale. Donc, nous éliminerons, comme étant trop
caractéristique des religions déjà parvenues à un terme d’une haute évolu-
tion, l’acceptation qui en fait le symbole d’un rattachement de l’homme a
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 175

un être ou à des êtres spirituels dont il dépend. L’idée adoptée par l’école
sociologique de Durkheim contient la pensée minima que nous recher-
chons. Elle établit, et tout le monde est d’accord là-dessus, que « toutes les
croyances religieuses connues, qu’elles soient simples ou complexes, pré-
sentent un même caractère commun : elles supposent une classification
des choses réelles ou idéales que se représentent les hommes en deux
genres opposés, désignés généralement par deux termes distincts que tra-
duisent les mots profane et sacré. La division du monde en deux domaines
comprenant l’un, tout ce qui est sacré, l’autre, tout ce qui est profane, tel
est le trait distinctif de la pensée religieuse ; les croyances, les mythes, les
dogmes, les légendes sont des représentations qui expriment la nature des
choses, les vertus et les pouvoirs qui leur sont attribués, leur histoire, leurs
rapports les unes avec les autres et avec les choses profanes. Mais par
choses sacrées, il ne faut pas entendre simplement ces êtres personnels que
l’on appelle des dieux ou des esprits ; un rocher, un arbre, une source, un
caillou, une pièce de bois, une maison, en un mot une chose quelconque
peut être sacrée. Un rite peut avoir ce caractère ; il n’existe même pas de
rite qui ne l’ait à quelque degré. Il y a des mots, des paroles, des formules,
qui ne peuvent être prononcés que par la bouche de personnages sacrés ; il
y a des gestes, des mouvements qui ne peuvent être exécutés que par tout
le monde. En résumé, le sacré et le profane forment deux catégories dis-
tinctes dont le signe différent réside dans le caractère opposé et absolu de
l’une et de l’autre catégorie. Que ce caractère se manifeste par la représen-
tation d’un être spirituel unique ou des êtres supérieurs « tels du moins que
l’homme en dépende et ait quelque chose à craindre ou a en espérer qu’il
puisse appeler à son aide et dont il puisse s’assurer le concours », que
l’homme élève a cet être un culte d’amour et de vénération en son cœur ou
bien qu’il traduise son sentiment en un culte public et extérieur, il n’est
pas difficile de reconnaître à ces traits sommaires les manifestations de
piété qui ont abouti aux types des religions monothéistes, dont le catholi-
cisme est l’un des plus grandioses exemplaires. Que d’autre part, l’homme
trouve dans la contemplation et l’abstinence, dans la pratique de la charité,
dans l’humilité et dans l’immolation extérieure l’occasion d’aboutir à la
sainteté et à la béatitude qui l’affranchissent des misères et des servitudes
de la [137] chair sans même qu’il évoque une intervention extérieure, le
bouddhisme à sa naissance nous a donné le témoignage d’une religion
sans dieu.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 176

(…) Et maintenant, à la lumière de cette définition, nous sera-t-il per-


mis de rechercher en quoi le vaudou est satisfait aux conditions d’une reli-
gion ?
Le vaudou est une religion, parce que tous les adeptes croient à l’exis-
tence des êtres spirituels qui vivent quelque part dans l’univers en étroite
intimité avec les humains dont ils dominent l’activité.
Ces êtres invisibles constituent un Olympe innombrable formé de
dieux dont les plus grands d’entre eux portent le titre de Papa ou Grand
Maître et ont droit à des hommages particuliers.
Le vaudou est une religion, parce que le culte dévolu à ses dieux ré-
clame un corps sacerdotal hiérarchisé, une société de fidèles, des temples,
des autels, des cérémonies et, enfin toute une tradition orale qui n’est
certes pas parvenue jusqu’à nous sans altération, mais grâce à laquelle se
transmettent les parties essentielles de ce culte.
Le vaudou est une religion parce que, à travers le fatras des légendes et
la corruption des fables, on peut démêler une théologie, un système de re-
présentations grâce auquel, primitivement, nos ancêtres africains s’expli-
quaient les phénomènes naturels et qui gisent de façon latente a la base de
des croyances anarchiques sur lesquelles repose le catholicisme hybride de
nos masses populaires.
Nous présentons une objection qui s’impatiente de rester informulée.
Vous vous demandez, sans doute, quelle est la valeur morale d’une telle
religion, et comme votre éducation religieuse est dominée par l’efficience
de la morale chrétienne, vous en faites l’étalon de votre jugement. À la lu-
mière de telles règles, il ne peut surgir dans votre pensée qu’une condam-
nation irrémissible du vaudou comme religion, parce que vous ne lui re-
prochez pas seulement d’être immoral, mais plus logique, vous le déclarez
franchement amoral. Et comme il ne saurait exister de religion amorale,
vous ne pouvez accepter que le vaudou en soit une. Eh bien ! une telle atti-
tude serait pire qu’une injustice intellectuelle, elle serait une négation d’in-
telligence. Car, enfin de compte, on n’ignore pas que toutes les religions
ont leur morale, et que celle-ci est le plus souvent en relation étroite avec
l’évolution mentale du groupe où cette religion a pris naissance et s’est en-
racinée. Sans doute, on connaît telle ou telle religion – le christianisme par
exemple – qui s’est élevé d’emblée à une hauteur morale qu’il est pour le
moins difficile de dépasser. Mais sans entrer en des considérations dont le
développement eut débordé le cadre de cette modeste étude, nous savons
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 177

que le christianisme a surgi sur un terrain longuement préparé à l’épa-


nouissement de cette magnifique culture. Encore qu’à l’origine il fut prê-
ché aux humbles du peuple d’Israël, il y avait dans l’air, si l’on peut ainsi
dire, une telle fermentation religieuse déterminée notamment par cette es-
pérance messianique que la haute pensée des grands prophètes avait répan-
due dans les milieux juifs, il y avait dans les disputes des synagogues tant
de graves idées débattues par les docteurs de la loi, la philosophie grecque
avait exercé une telle influence sur les maîtres de la pensée juive que
lorsque le Christ parut, a ne considérer son avènement que du seul point de
vue historique et en dehors de toute mystique, il était en quelque sorte
l’aboutissant, le terme ultime d’un processus dont le point de départ re-
monte à la fervente piété des bédouins que Moïse eut la mission de
conduire vers la terre promise (…).
De telles contraintes, de telles obligations existent-elles dans le vau-
dou ? Qui oserait le nier ?
De la naissance au tombeau, l’adhérent du vaudou est emprisonné dans
les mailles étroites d’un réseau d’interdictions : défense de laisser périmer
un délai déterminé sans plonger le nouveau-né dans une eau lustrale soi-
gneusement composée par le hougan qui consacre l’enfant à la divinité ca-
pable de le préserver de la malfaisance des mauvais esprits et de le secou-
rir contre « l’emprise de maladies surnaturelles » ; défense de prononcer le
nom de « baptême » de l’enfant en certaines circonstances à haute voix,
surtout le soir ; interdiction de faire quoi que ce soit d’irrévérencieux aux
abords des sources où résident « les Esprits » ; respect dû aux vieillards
dépositaires des [138] traditions ; défense de tuer et de voler ; obligations
annuelles de participer par un acte quelconque aux sacrifices cultuels ; in-
terdiction de l’inceste ; interdiction aux parents de suivre le convoi de
leurs enfants morts et d’en porter le deuil public sous la forme du vête-
ment noir ; interdiction d’enterrer les cadavres sans les avoir préalable-
ment lavés à l’aide d’une composition dont le grand prêtre a seul le secret ;
interdiction d’enterrer les morts sans les munir de tels talismans dont ils
peuvent se servir contre une résurrection possible ou bien dont ils peuvent
avoir besoin dans leur survivance sous une forme quelconque, soit en qua-
lité de fantômes errants, soit par métempsychose en quelqu’autre indivi-
dualité humaine, etc. (…).
Jean Price-Mars. Ainsi parla l’Oncle suivi
de Revisiter l’Oncle. Montréal : Mémoire d’En-
crier, 2009, p. 38 à 44.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 178

Le gouvernement de Fabre Nicolas Geffrard


face au problème dominicain

Les difficultés d’une décision


L’annexion volontaire de la République Dominicaine à l’Espagne
accule le gouvernement haïtien à prendre position

L’avènement de Fabre Nicolas Geffrard au pouvoir suprême, à la suite


de l’insurrection triomphante dont il était le chef, avait amené le nouveau
gouvernement à résoudre un double problème : celui du régime intérieur et
celui de la politique extérieure. Spécifiquement, il fallait répudier ou
conserver l’empire, faire la paix ou continuer la guerre avec les Domini-
cains.
Or, l’insurrection avait été entreprise le 22 décembre 1858, non pas
seulement contre Soulouque comme chef de l’État, mais contre le régime
impérial lui-même, en tant que système de gouvernement. Aussi, le pre-
mier acte des révolutionnaires fut-il d’annuler la Constitution de 1846 qui
avait institué et organisé l’empire. Ensuite, ils rétablirent la Constitution
de 1846 qui, en son article 117, prévoyait la présidence à vie du chef de
l’État.
Et Geffrard fut proclamé Président de la République a vie. Le Senat
impérial, conservé parmi les organismes du régime déchu, le confirma
dans ces attributions.
Si l’on veut considérer que la forme démocratique de nos institutions
— Chambres législatives par délégations populaires, distinction et sépara-
tion des pouvoirs de l’État, rotation temporaire des fonctionnaires qui di-
rigent les organismes de l’État, etc.—, si l’on admet que tout cela, en défi-
nitive, n’arrive pas a limiter l’absolutisme des Chefs du pouvoir exécutif
en ce pays, absolutisme, dont l’origine est incluse dans nos mœurs autant
qu’il dérive d’une lointaine perspective historique, l’investiture constitu-
tionnelle qui confère au Président de la République la jouissance du pou-
voir pendant toute la durée de son existence en fait un souverain aussi re-
doutable que n’importe quel despote légendaire des temps anciens.
[139]
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 179

Il arrive même que lorsque des constituants, préoccupés de réagir


contre ces tendances fâcheuses, s’ingénient, par un luxe de précautions, à
limiter les Chartes, les termes du mandat présidentiel de façon expresse et
formelle a des périodes impératives, et en défendent le renouvellement im-
médiat par des clauses sévères, il arrive que des chefs du Pouvoir exécutif,
à peu d’exceptions près, et a tel moment de l’exercice de leur mandat, dé-
clenchent des mouvement de foule par toute sorte de manœuvres et en ver-
tu du principe sacro-saint de la souveraineté populaire, font plébisciter la
prolongation de leur mandat jusqu’à ce que tels et tels mouvements insur-
rectionnels précipitent leur chute.
Donc, lorsqu’en 1858, Geffrard fut élu Président de la République à
vie, il incarna « la continuation de l’empire de Faustin 1er, moins l’empe-
reur, moins la noblesse », ainsi que le remarque justement Louis-Joseph
Janvier.
On se contenta d’un simple changement d’étiquette, le contenu de la
matière sociale et politique étant restée intangible.
Il est évident que l’accumulation de lourdes fautes commises par l’em-
pire l’avait rendu impopulaire et même odieux, on crut donc que la vertu
magique d’une candide substitution d’étiquette, la République allait opérer
le redressement d’une situation mauvaise a bien des points de vue. Comme
si l’état social d’une communauté pouvait dépendre de sa dénomination
politique et n’était pas d’abord un produit des conditions historiques dont
il est l’aboutissement, une résultante de la coordination des éléments dé-
mographiques dont la communauté est formée, une adaptation de ses res-
sources économiques à la progression de ses besoins collectifs et, enfin,
une élévation subséquente et harmonieuse des diverses couches qui en
constituent l’agrégat…

Jean Price-Mars La République d’Haïti et la


République Dominicaine. Les aspects divers
d’un problème d’histoire, de géographie et
d’ethnologie. Port-au-Prince : Éditions Henri
Deschamps, Tome II, 2007 (1957), pp. 267-269.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 180

4.2. Qui est Jacques Roumain ?

Né en 1907 dans une famille de l’élite terrienne et politique haï-


tienne – un de ses grands-pères fut président de la République –,
Jacques Roumain 8 ne s’est jamais complu oisivement dans son [140]
statut d’héritier et de patricien. De retour en 1927 sur sa terre natale,
après une scolarité en Suisse et un détour par l’Espagne des corridas,
il choisit de s’engager dans le combat patriotique contre l’occupation
américaine d’Haïti, conspuant férocement la bourgeoisie qui appuyait
cette occupation en sa faveur. Volontiers polémique, il collabore à plu-
sieurs revues et signe des articles et pamphlets aux titres cristallins :
« Le drapeau haïtien n’est pas une loque ! », « Comment on traite les
nègres aux États-Unis », « Un prêtre a le droit d’être soldat quand sa
patrie est en danger », etc. (Voir Laurière, 2005 : 187-197) En ce qui
concerne son œuvre littéraire, elle est marquée dans le début des an-
nées 1930 par la publication de nombreux poèmes et de romans, dont
les Fantoches et La Montagne ensorcelée, « ce dernier contribuant à
asseoir sa notoriété en Haïti de par l’originalité du thème abordé pour
la première fois dans un roman haïtien : la vie quotidienne des pay-
sans dans les mornes ».
Activiste politique, révolutionnaire qui avait consenti le sacrifice
de sa vie à son idéal et à son peuple selon Jacques Stephen
Alexis( 1987), son statut de membre fondateur du parti communiste
haïtien en juin 1934 et de secrétaire général lui causait des difficultés
avec le président Sténio Vincent, qui le fait emprisonner et dépêche
8 Issu de l’élite créole et francophone du pays, Jacques Roumain a vécu une
existence mouvementée, notamment à cause de la conscience du rôle et de la
responsabilité qu’il avait de sa naissance privilégiée. Il a pourtant connu des
difficultés financières constantes qui ont affecté ses séjours européens et amé-
ricains ; et sa vie, son destin, ceux d’un homme, polyglotte et cosmopolite, bé-
néficiant d’une aisance sociale que lui avaient procurée ses origines, l’ont
conduit à une existence hérissée d’obstacles. Entre la Suisse, la France, l’Es-
pagne, la Belgique, Haïti, les États-Unis, Cuba et le Mexique – étapes scan-
dant ses études, son exil et, finalement, une brève carrière diplomatique –,
Roumain concevra toujours ses itinéraires comme des détours nécessaires –
prolongement spatial obligé de l’engagement pour la cause du peuple dont il
se voulait le porte-parole. (Gaetano, 2005 : 261-263)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 181

aussitôt un mandat de dépôt contre « le nommé Marx Karl, un chef-


agitateur d’origine germanique que le Komintern a infiltré en Haïti
afin d’ourdir avec le citoyen Roumain Jacques un complot contre la
Sûreté de l’État ». René Depestre rappelle que le président Vincent,
entraîné sur sa vertueuse lancée, en profita pour mettre « hors-la-loi
une liste de dix mots du Petit Larousse Illustré, tenus pour obscènes et
attentatoires à l’ordre public : capital, syndicat, cellule, parti, proléta-
riat, classe, communisme, ouvrier, grève, révolution ». (Voir Laurière,
2005 : 187-197) Cette opposition au gouvernement conduisit
d’ailleurs Jacques Roumain plusieurs fois en prison : entre décembre
1928 et juin 1936, il était déjà emprisonné durant quatre fois pour une
durée totale de trente-deux mois. Sa santé y fut durement éprouvée,
expliquant sans doute sa mort prématurée, à l’âge de 37 ans.
[141]
Contraint à l’exil après sa libération en juin 1936, il s’installe à
Bruxelles avant de se rendre à Paris à l’automne 1937. Il avait déjà sé-
journé dans la capitale en juillet de la même année, à l’occasion de la
tenue du Congrès des écrivains pour la défense de la culture. À la fin
de ce congrès, une conversation avec Léon Damas, Guyanais et ethno-
logue, le pousserait, selon ce dernier, à s’inscrire à l’Institut d’ethnolo-
gie, « ce qu’il fit avec d’autant plus d’enthousiasme que Jacques Rou-
main, haïtien de nationalité et nègre conscient, ne pouvait que mettre à
profit, pour le plus grand bien de tous, les cours des professeurs Rivet
et Mauss. » René Depestre souligne l’originalité de ce parcours, à re-
bours de ce que l’on aurait pu attendre d’un militant communiste fi-
dèle à la ligne du Komintern :

« Que fait-il à Paris ou à Bruxelles en ces temps de veillée d’armes que


nazisme, fascisme, colonialisme, communisme – sans que se recoupent
entre eux leurs forfaits – imposent aux humanités de 1937 ? À trente ans,
Roumain reprend humblement les études à l’université. […] On le voit na-
viguer à contre-courant. Pourquoi l’anthropologie à la place des « Ques-
tions du léninisme » ou du « Marxisme et la question coloniale » ? Que
pouvait-il attendre d’un savoir universitaire qui, en ces temps-là, était en-
core l’apanage d’un club fermé de gourous blancs ? […] Roumain, en in-
tellectuel imaginatif et libre, demande à la Sorbonne les outils conceptuels
de l’aventure particulière qui rendrait possible la remontée à la lumière des
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 182

millions de victimes de l’esclavage et de la colonisation ». (Voir Laurière,


2005 : 187-197)

Ce qui est important de tirer comme leçon de la vie de Jacques


Roumain c’est qu’il n’était pas seulement un homme de belles lettres,
il était aussi un homme d’action. Président fondateur de la Ligue de la
Jeunesse patriotique, Président d’honneur de la Fédération des Jeu-
nesses haïtiennes, dirigeant du Comité du Grève qui sonna le glas de
l’occupation et de la dictature de Borno, Jacques Roumain était en tête
de toutes les manifestations à l’époque et participait à l’action directe
des masses. « Jacques Roumain se présentait à la fois comme le cer-
veau et le poing de tous les combats de la nation, dressée pour recon-
quérir son indépendance aliénée, la liberté et la justice sociale. On
peut dire que Jacques Roumain a contribué de manière originale à
mettre au point la forme de lutte de prédilection des masses populaires
haïtiennes depuis plus de vingt-cinq ans : la grève générale de masse.
On peut ainsi avancer que Jacques Roumain a contribué à sa manière
aux mouvements de janvier 1946, de décembre 1956 et de ces derniers
[142] mois. Cette arme tend même à se répandre dans toute l’Amé-
rique latine sous le nom de « Grève à l’Haïtienne ». (Alexis, 1987 :
12)

Lire les propos de Jacques Stephen Alexis


sur Jacques Roumain

« (…) Envisager ici l’œuvre littéraire de Jacques Roumain est difficile.


Je n’évoquerai ici qu’un ou deux aspects qui m’ont particulièrement frap-
pé dans l’œuvre de Roumain et qui ne sont pas souvent soulignés dans
notre pays. Les pères du roman haïtien, Marcelin, Hibert, Lhérisson nous
ont par exemple laissé une formule d’art narratif qui ne semble pas avoir
retenu Roumain : celle de la description fine, circonstanciée, truculente,
caustique des mœurs et de l’agitation quotidienne haïtienne, en somme un
réalisme critique haïtien. Chez Roumain, lui, nous trouvons une sorte de
réalisme symbolique. Le roman est une espèce de grand poème populaire
aux contours classiques et aux personnages quasi symboliques. Sans sous-
estimer l’immense valeur artistique de la forme de Roumain, on doit
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 183

considérer qu’il ne continue pas et ne développe pas notre réalisme cri-


tique. Un autre aspect singulier mérite d’être souligné. Dans ce pays où les
haines, les jalousies, l’envie et les mœurs tribales ne sont pas complète-
ment liquidées, dans ce pays où l’exiguïté de la vie, l’étroitesse des
chances qui sont dévolues à l’homme sont si grandes, il est très rare de
voir un homme porter aussi loin que Roumain l’amour de ses semblables.
Jacques Roumain est le champion d’un amour tellement puissant, telle-
ment généreux qu’il nous surprend en Haïti. Dans Gouverneurs de la Ro-
sée, ce personnage de Manuel est un type unique dans notre milieu et dans
notre romanesque. Toutes ses démarques : amour de la patrie, attaches vi-
tales sont marqués au coin d’un amour de son village, amour de la terre,
amour de la vie, amour filial exemplaire, amour non-pareil pour son An-
naïse, culte de l’amitié parfaite, et même, pardon sans réserve a ses enne-
mis et à ses assassins. Peut-être est-ce ce livre qui contient le message es-
sentiel de Roumain, message que la vie ne lui a pas permis d’illustrer per-
sonnellement ? Jacques Roumain a écrit un livre qui est peut-être unique
dans la littérature mondiale parce qu’il est sans réserve le livre de l’amour.
Toute la vie, toute la doctrine, toute la passion de Jacques Roumain
semblent avoir pour dimension première l’amour ; un amour encore plus
vaste que celui de sermon sur la montagne parce que plus inséré dans le
contexte de l’action pratique. (…)
Jacques Stephen Alexis. « Jacques Roumain
vivant ». Préface de « La montagne ensorce-
lée », Paris : Éditions Messidor, 1987, p. 15-
16.

Lire Jacques Roumain


Griefs de l’Homme noir (1939)

« Vacher de Lapouge qui forme avec Gobineau et Houston Chamber-


lain la Trimûrti des racistes, saisi en 1887 d’un délire prophétique,
confiant à la Revue d’Anthropologie la singulière prédiction que voici :
« Je suis convaincu qu’au siècle prochain, on s’égorgera par millions pour
un ou deux degrés de plus ou de moins dans l’indice céphalique. C’est à ce
signe, remplaçant le shiboleth biblique et les affinités linguistiques, que se
feront les reconnaissances de nationalité et les derniers sentimentaux pour-
ront assister à de copieuses exterminations de peuples. » Il n’est personne
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 184

après les pogromes d’Allemagne et la dénonciation véhémente des « dé-


mocraties enjuivées ou négrifiées » pour oser sourire de ces phrases.
De même nous verrons que des prétextes pseudo-scientifiques, histo-
riques et… bibliques servent aux États-Unis, et plus spécialement dans le
Sud, de paravent et de disculpation à la mise en action du préjugé de cou-
leur : aux humiliations de la ségrégation, a cette violence judiciaire qui ne
constitue qu’un lynchage légal, ou au déchaînement [143] de la rage popu-
lacière, dans la volonté de « maintenir le nègre a sa place », c’est-à-dire
dans l’oppression économique et l’indignité sociale ; nous verrons encore
que les slogans sur la protection de la femme blanche, l’irrémédiable infé-
riorité de la race noire, la mission de l’homme blanc, cette mission que Ki-
pling appelait avec son imperturbable humour impérialiste : un fardeau,
the white man’s burden, dissimulent un égoïsme de classe rapace et sans
scrupule ; et enfin que le préjugé de race maniée à la fois comme un ins-
trument de division, de diversion et de dérivation, permet l’asservissement
de larges couches de la population blanche des États-Unis.
Avant d’entrer dans le vif de notre sujet, il nous faudra bien procéder à
une classification sommaire du problème au point de vue anthropologique,
et restituer leur sens véritable à certains mots employés par paresse d’es-
prit, ignorance ou calcul. C’est ainsi que l’on entend communément parler,
et ces derniers temps avec une particulière insistance, de races allemande,
italienne, française -le terme race impliquant une notion d’homogénéité,
de pureté sacrée.
Les Américains qui ne manquent pas d’originalité ont, quant à eux, in-
vente la notion nordique caucasique.
Or si nous remontons le cours du temps, nous constatons dès le Méso-
lithique la présence en Europe de deux races distinctes et qui se sont déjà
mêlées : en effet, à partir de cette phrase de transition entre le Pléistocène
et la période actuelle, que les archéologues désignent sous le nom d’Azi-
lien, une importante modification ethnique de l’Europe nous est révélée
par les fouilles de la grotte d’Ofnet située, par une ironie de la préhistoire,
en Bavière. Sur les trente-trois crâne qui y furent découverts, vingt et un
en état d’être mesurés donnèrent les indications suivantes : huit brachycé-
phales, huit mésaticéphales et cinq dolichocéphales. Ces derniers se distin-
guant de ceux du Paléolithique par l’association harmonique de la lepto-
prosopie et de la dolichocéphalie. Et Pittard a raison de voir dans ce très
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 185

ancien métissage de microcosme anthropologique ce que sera ultérieure-


ment la population de l’Europe.
Si d’autre part, on considère que depuis les temps les plus reculés jus-
qu’à notre époque, les migrations, les invasions, les guerres ont remanié et
compliqué à l’extrême la carte ethnique de l’Europe, en vertu de ce pro-
cessus que Hooton a excellemment caractérisé en disant que quand deux
races se rencontrent elles se battent parfois, mais s’accouplent toujours, on
tiendra pour rigoureusement exacte la plaisante formule de Max Muller :
pour l’ethnologue, il n’existe pas plus de race aryenne que pour le lin-
guiste de dictionnaire dolicéphale ou de la grammaire brachycéphale.
Nous serions raisonnables d’admettre que les races actuelles repré-
sentent des métissages relativement stabilisés ; et lorsque cette mise en
place s’est réalisée dans une aire géographique délimitée, dans certaines
conditions historiques, politiques, culturelles, morales, il s’est dégagé une
unité qui constitue la nation. C’est la nation que l’on confond avec la race
en parlant de races française, allemande, italienne, etc.
Ces considérations préliminaires ne m’ont qu’apparemment éloigné de
mon thème, car ce qui est vrai de l’Europe l’est encore à un plus fort degré
des États-Unis où de nombreux facteurs ethniques hétérogènes : Anglais,
Italiens, Scandinaves, Irlandais, Juifs, Slaves, Français… sont venus se
fondre dans le formidable creuset démographique de l’Amérique du Nord.
Dans l’extraordinaire chef-d’œuvre de William Faulkner, le Bruit et la
Fureur, j’ai relevé ce passage d’une saveur typique :
Certainement, dit-il, je suis Américain. Mes parents ont du sang fran-
çais. C’est ce qui explique la forme de mon nez. Mais je suis tout ce qu’il
y a de plus américain.
On peut transférer cet exemple sur chacun des groupes que je viens
d’énumérer : il faut en conclure que dans une très forte proportion, l’Amé-
ricain dit cent pour cent est le résultat de croisements complexes et s’il
prend le contraire c’est alors qu’il n’est peut-être, selon le mot de Bernard
Shaw, qu’un idiot de quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
[144]
Ce qui n’a pas empêché les thèses fanatiques de Stoddard, Brigham,
Grant, McDougal, de donner naissance aux États-Unis au mythe de
l’homme nordique ou caucasique, placé d’après une stratigraphie ingénue
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 186

au sommet de l’humanité, le nègre occupant, à peine dégagé de la bestiali-


té, l’échelon le plus bas.
Comment ce peuple admirable, - et je suis sans doute qualifié pour ex-
primer ce sentiment, ayant dans mon pays occupé par ses troupes à
l’époque de l’après-guerre impérialiste, combattu ses représentants avec
acharnement, - comment ce peuple dont chaque jour nous admirons en
Roosevelt la générosité et le courage, peut-il ainsi se mêler la lumière et
l’ombre, la démocratie et le Ku-Klux-Klan, la liberté et le lynchage, la
clairvoyance intellectuelle et le préjugé de couleur ?
Ce que les Américains nomment le « chauvinisme », nous le verrons
à l’analyse, repose sur des institutions économiques, sur les contradictions
sociales que celles-ci comportent, sur le caractère archaïque de l’économie
rurale du Sud séparée du Nord hyperindustrialisé par la transversale
Maxon-Dixon. Mais l’interdépendance de ces faits de base et du préjugé
de race, leur expression idéologique, échappe si bien, sous l’influence des
costumes, d’une propagande perfide et de la contagion sociale, au contrôle
de la raison consciente, que le mépris du nègre s’enracine dans la mentali-
té de millions d’individus comme un caractère héréditaire psycho-patholo-
gique. (…)
Jacques Roumain. La montagne ensorcelée.
Paris : Éditions Messidor, 1987, p. 117 à 124.

Lire Jacques Roumain


Préjugé de couleur et luttes de classes

« Le préjugé de couleur est une réalité qu'il est vain de vouloir esca-
moter. Et c'est du jésuitisme que de paraître le considérer comme un pro-
blème d'ordre moral. Le préjugé de couleur est l'expression sentimentale
de l’opposition des classes, de la lutte des classes : la réaction psycholo-
gique d'un fait historique et économique, l'exploitation sans frein des
masses haïtiennes par la bourgeoisie. Il est symptomatique de constater, au
moment où la misère des ouvriers et des paysans est à son comble, que la
prolétarisation de la petite bourgeoisie se poursuit à un rythme accéléré, le
réveil de cette plus que séculaire question. Le Parti communiste Haïtien
considère le problème du préjugé de couleur comme étant d'une impor-
tance exceptionnelle, parce qu'il est le masque sous lequel politiciens noirs
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 187

et politiciens mulâtres voudraient escamoter la lutte de classes. Ces jours-


ci circulent sous le manteau différents manifestes où la question est soule-
vée. Il est à retenir de ces manifestes qu'ils exposent 1° : sentimentalement
des vérités, en réalité, économiques et, par conséquent, sociales et poli-
tiques ; 2° : la paupérisation de la classe moyenne dont les raisons sont ex-
pliquées dans la critique du Manifeste de la « Réaction Démocratique ».
Mais il s'agit ici de préciser que l'avilissement social, économique et poli-
tique des [8] noirs n'est nullement dû à une simple opposition de couleur.
Le fait concret est celui-ci : un prolétariat noir, une petite bourgeoisie en
majorité noire, est opprimé impitoyablement par une infime minorité, la
bourgeoisie (mulâtre en sa majorité) et prolétarisé par la grosse industrie
internationale. 3 Il s'agit, on le voit, d'une oppression économique qui se
traduit socialement et politiquement. Donc la base objective du problème
est bien la lutte des classes. Le P.C.H. pose le problème scientifiquement
sans nier aucunement le bien-fondé des réactions psychologiques des noirs
blessés dans leur dignité par le dédain imbécile des mulâtres, attitude qui
n'est que l'expression sociale de l'oppression économique bourgeoise. Mais
le devoir du P.C.H., parti d'ailleurs à 98% noir puisque c'est un parti ou-
vrier, et où la question de couleur est vidée systématiquement de son
contenu épidermique et placée sur le terrain de la lutte des classes, est de
mettre en garde le prolétariat, la petite bourgeoisie pauvre et les tra-
vailleurs [145] intellectuels noirs contre les politiciens bourgeois noirs qui
voudraient exploiter à leur profit leurs colères justifiées. Ils doivent être
pénétrés de la réalité de la lutte de classe que le préjugé de couleur tend à
escamoter. Un bourgeois noir ne vaut pas mieux qu'un bourgeois mulâtre
ou blanc. Un politicien bourgeois noir est aussi ignoble qu'un politicien
bourgeois mulâtre ou blanc. La devise du Parti communiste Haïtien est :

CONTRE LA SOLIDARITÉ BOURGEOISE-CAPITALISTE NOIRE,


MULÂTRE ET BLANCHE : FRONT PROLÉTARIEN SANS DISTINC-
TION DE COULEUR !

La petite bourgeoisie doit se ranger aux côtés du prolétariat, car de


plus en plus rapidement l'exploitation bourgeoise et impérialiste la proléta-
rise. Le Parti communiste Haïtien, appliquant son mot d'ordre : « La cou-
leur n'est rien, la classe est tout », appelle les masses à la lutte de classes
sous sa bannière. Seul contre la bourgeoisie nationale capitaliste (jaune 4
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 188

en sa majorité, noire en sa minorité) et la bourgeoisie capitaliste internatio-


nale, un combat implacable, combat vidé de son contenu épidermique et
situé sur le terrain de la lutte des classes, est susceptible, en détruisant des
privilèges dus à l'oppression et à l'exploitation, d'anéantir, en même temps
que le préjugé de couleur, leur avilissement social, économique et poli-
tique. »
Jacques Roumain. Analyse schématique et
autres textes scientifiques 1932-1934. Port-au-
Prince : Éditions Fardin, 1934, p. 13 à 15. (Ver-
sion disponible sur internet).

4.3. Qui est Jacques Stephen Alexis ?

Jacques-Stephen Alexis est né le 22 avril 1922 à Gonaïves (Haïti).


Il est un descendant de l’empereur Jacques 1er, Dessalines, le fonda-
teur de la nation haïtienne. Son père, journaliste, historien, drama-
turge, romancier et diplomate Stéphen Alexis, auteur du Nègre mas-
qué (1933), était un des écrivains les plus en vue en Haïti. Son père,
étant nommé à un poste diplomatique en Europe, Jacques entreprend
des études au Collège Stanislas, à Paris.
De retour en Haïti en 1930, il poursuit ses études au Collège Saint-
Louis-de-Gonzague, puis à la Faculté de médecine. Il fait la connais-
sance de Roumain et de Guillen en 1942. Il fonde La Ruche, journal
d’opposition, qui joue un rôle décisif lors de la Révolution de 1946.
Membre du Parti communiste Haïtien, il conteste l’élection de Dumar-
sais Estimé. Il est emprisonné. À sa sortie, il réussit son Doctorat de
médecine et se rend à Paris. Il mène de front une triple activité : pro-
fessionnelle (il se spécialise en neurologie), politique (par les Jeu-
nesses communistes et la Fédération de Paris, il prend contact avec di-
vers partis communistes, dont celui de Chine) et littéraire (il se lie
avec Aragon, avec les écrivains de la Négritude et les écrivains latino-
américains). [146] En 1955, Gallimard publie son premier roman,
Compère général Soleil, dont le succès est immédiat. Il rentre en Haï-
ti.
En dépit des pressions de toutes sortes provenant des autorités éta-
tiques, Jacques-Stephen Alexis prend part néanmoins aux différents
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 189

débats culturels et politiques de son temps. Il apporte une contribution


importante en 1956 à Paris, au Premier Congrès des Écrivains et Ar-
tistes Noirs : Prolégomènes à un Manifeste du Réalisme Merveilleux
des Haïtiens. Il publie rapidement Les Arbres musiciens (1957), L’Es-
pace d’un cillement (1959) et Romancero aux étoiles (1960). Il parti-
cipe dans le même temps à divers congrès internationaux, dont celui
de l’Union des Écrivains Soviétiques (1959). Le pouvoir de Duvalier
accentue fortement l’atmosphère d’insécurité autour de lui, et em-
pêche certaines de ses activités. Invité en Chine en 1961, et conscient
de la déchirure qui se déclare entre les deux grands états communistes,
il tente de faciliter un dernier rapprochement. Il rencontre Ho Chi
Minh, Mao, et lance des appels remarqués pour l’unité du mouvement
communiste international. Il rentre à Cuba, avec la décision d’entrer
dans la clandestinité. En compagnie de quatre compagnons, Charles
Adrien-Georges, Guy Béliard, Hubert Dupuis-Nouillé et Max Mon-
roe, il débarque sur la plage de Bombardopolis, avec probablement
pour objectif de rallier le hounfort dédié aux loas racines des Alexis,
Souvenance. Sans doute trahis, les membres de l’expédition furent ar-
rêtés, torturés, exécutés. La mort de Jacques-Stephen Alexis n’a ja-
mais été officiellement reconnue.
Parmi les plus grands écrivains des Antilles (Aimé Césaire, Frantz
Fanon, Jacques Roumain et autres), Jacques Stephen Alexis tient fort
bien sa place. Il rêvait d’une Caraïbe unie qu’il a célébrée d’ailleurs
sous les traits du « Vieux vent Caraïbe », personnage central de son
œuvre Romancero aux étoiles. Romancier, essayiste, conteur, Jacques
Stephen Alexis était un écrivain optimiste. Considérant qu’il était lui-
même le résultat d’un syncrétisme de cultures diverses, il voyait dans
la colonisation non pas tellement une entrave, dont la révolution haï-
tienne s’était d’ailleurs débarrassée, mais la source d’une symbiose,
dont les Antillais d’aujourd’hui, puis les Haïtiens les premiers de-
vaient tirer le meilleur parti. Tel est l’axe centrale de la pensée qu’il a
développée dans son essai sur « le réalisme merveilleux des Haïtiens »
et dont on peut voir une illustration dans le Romancero aux étoiles. La
pensée de Jacques Stephen Alexis occupe une place [147] primordiale
non seulement dans la littérature haïtienne, mais dans la littérature an-
tillaise et plus spécifiquement dans celle du tiers-monde d’Amérique.
Le négrisme cubain, le negro renaissance, la négritude martiniquaise
ou l’indigénisme haïtien sont des mouvements de retour. « Retour au
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 190

pays natal, à la culture originelle, à la classe et à la race méprisées et


exploitées. On comprendra le mérite d’Alexis à vouloir se poser non
pas en terme négatif, mais de façon positive ». (Laroche et Tetu,
1978 : 7)

Lire Jacques Stephen Alexis


Lettre de Jacques Stephen Alexis au dictateur François Duvalier

« Pétion Ville, le 2 juin 1960


À son Excellence
Monsieur le Docteur François Duvalier
Président de la République
Palais national
Monsieur le Président,

Dans quelques pays civilisés qu’il me plairait de vivre, je crois pouvoir


dire que je serais accueilli à bras ouverts ; ce n’est un secret pour per-
sonne. Mais mes morts dorment dans cette terre ; ce sol est rouge du sang
de générations d’hommes qui portent mon nom ; je descends par deux
fois, en lignée directe, de l’homme qui fonda cette patrie, aussi j’ai décidé
de vivre ici et peut-être d’y mourir. Sur ma promotion de vingt-deux mé-
decins, dix-neuf vivent en terre étrangère. Moi, je reste, en dépit des offres
qui m’ont été et me sont faites. Dans bien des pays bien plus agréables que
celui-ci, dans bien des pays où je serais plus estimé et honoré que je ne le
suis en Haïti, il me serait fait un pont d’or, si je consentais à y résider. Je
reste néanmoins.
Ce n’est certainement pas par vaine forfanterie que je commence ma
lettre ainsi, Monsieur le Président, mais je tiens à savoir si je suis ou non
indésirable dans mon pays. Je n’ai jamais, Dieu merci, prêté attention aux
petits inconvénients de la vie en Haïti, certaines filatures trop ostensibles,
maintes tracasseries, si ce n’est les dérisoires avanies qui sont le fait des
nouveaux messieurs de tous les pays sous-développés. Il est néanmoins
naturel que je veuille être fixé sur l’essentiel.
Bref, Monsieur le Président, je viens au fait. Le 31 mai, soit avant-hier
soir, au vu et au su de tout le monde, je déménageais de mon domicile de
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 191

la ruelle Rivière, à Bourdon, pour aller m’installer à Pétion Ville. Quelle


ne fut pas ma stupéfaction d’apprendre que le lendemain de mon départ,
soit hier soir, mon ex-domicile avait été cerné par des policiers qui me ré-
clamaient, à l’émoi du quartier. Je ne sache pas avoir des démêlés avec
votre Police et de toutes façons, j’en ai tranquillement attendu les manda-
taires à mon nouveau domicile. Je les attends encore après avoir d’ailleurs
vaqué en ville à mes occupations ordinaires, toute la matinée de ce jour-
d’hui 2 juin.
[148]
Si les faits se révélaient exacts, je suis assez au courant des classiques
méthodes policières pour savoir que cela s’appelle une manœuvre d’inti-
midation. En effet, j’habite à Pétion Ville, à proximité du domicile de
Monsieur le Préfet Chauvet. On sait donc vraisemblablement où me trou-
ver, si besoin réel en était. Aussi si cette manœuvre d’intimidation, j’ai
coutume d’appeler un chat un chat, n’était que le fait de la Police subal-
terne, il n’est pas inutile que vous soyez informé de certains de ces procé-
dés. Il est enseigné à l’Université Svorolovak dans les cours de technique
anti-policière, que quand les Polices des pays bourgeois sont surchargées
ou inquiètes, elles frappent au hasard, alors qu’en période ordinaire, elles
choisissent les objectifs de leurs coups. Peut-être dans cette affaire ce prin-
cipe classique s’applique-t-il, mais Police inquiète ou non, débordée ou
non, je dois chercher à comprendre l’objectif réel de cette manœuvre d’in-
timidation.
Je me suis d’abord demandé si l’on ne visait pas à me faire quitter le
pays en créant autour de moi une atmosphère d’insécurité. Je ne me suis
pas arrêté à cette interprétation, car peut-être sait-on que je ne suis pas jus-
qu’ici accessible à ce sentiment qui s’appelle la peur, ayant sans sourciller
plusieurs fois regardé la mort en face. Je n’ai pas non plus retenu l’hypo-
thèse que le mobile de la manœuvre policière en question est de me porter
à me mettre à couvert. J’ai en effet également appris dans quelles condi-
tions prendre le maquis est une entreprise rentable pour celui qui le décide
ou pour ceux qui le portent à le faire. Il ne restait plus à retenir comme ex-
plication que l’intimidation projetée visait à m’amener moi-même à res-
treindre ma liberté de mouvement. Dans ce cas encore, ce serait mal me
connaître.
Tout le monde sait que pour qu’une plante produise à son plein rende-
ment, il lui faut les sèves de son terroir natif. Un romancier qui respecte
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 192

son art ne peut être un homme de nulle part, une véritable création ne peut
non plus se concevoir en cabinet, mais en plongeant dans les tréfonds de la
vie de son peuple. L’écrivain authentique ne peut se passer du contact
journalier des gens aux mains dures — les seuls qui valent d’ailleurs la
peine qu’on se donne — c’est de cet univers que procède le grand œuvre,
univers sordide peut-être, mais tant lumineux et tellement humain que lui
seul permet de transcender les humanités ordinaires. Cette connaissance
intime des pulsations de la vie quotidienne de notre peuple ne peut s’ac-
quérir sans la plongée directe dans les couches profondes des masses.
C’est là la leçon première de la vie et de l’oeuvre de Frédéric Marcelin, de
Hibbert, de Lhérisson ou de Roumain. Chez eux, les gens simples avaient
accès à toute heure comme des amis, de même que ces vrais mainteneurs
de l’haïtianité étaient chez eux dans les moindres locatifs des quartiers de
la plèbe. Mes nombreux amis de par le vaste monde ont beau s’inquiéter
des conditions de travail qui me sont faites en Haïti, je ne peux renoncer à
ce terroir.
Également, en tant que médecin de la douleur, je ne peux pas renoncer
à la clientèle populaire, celle des faubourgs et des campagnes, la seule
payante au fait, dans ce pays qu’abandonnent presque tous nos bons spé-
cialistes. Enfin, en tant qu’homme et en tant que citoyen, il m’est indis-
pensable de sentir la marche inexorable de la terrible maladie, cette mort
lente, qui chaque jour conduit notre peuple au cimetière des nations
comme les pachydermes blessés à la nécropole des éléphants. Je connais
mon devoir envers la jeunesse de mon pays et envers notre peuple tra-
vailleur. Là non plus, je n’abdiquerai pas. Goering disait une fois quand on
cite devant lui le mot culture, il tire son revolver ; nous savons où cela a
conduit l’Allemagne et l’exode mémorable de la masse des hommes de
culture du pays des Niebelungen. Mais nous sommes dans la deuxième
moitié du XXème siècle qui sera quoiqu’on fasse le siècle du peuple roi.
Je ne peux m’empêcher de rappeler cette parole fameuse du grand patriote
qui s’appelle le Sultan Sidi Mohamed Ben Youssef, parole qui illumine les
combats libérateurs de ce siècle des nationalités malheureuses. « Nous
sommes les enfants de l’avenir ! » disait-il de retour de son exil en rele-
vant son pitoyable ennemi, le Pacha de Marrakech effondré à ses pieds. Je
crois avoir prouvé que je suis un enfant de l’avenir.
[149]
La limitation de mes mouvements, de mes travaux, de mes occupa-
tions, de mes démarches ou de mes relations en ville ou à la campagne
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 193

n’est pas pour moi une perspective acceptable. Je tenais à le dire. C’est ce
qui vaut encore cette lettre. J’en ai pris mon parti, car la Police, si elle
veut, peut bien se rendre compte que la politique des candidats ne m’inté-
resse pas. La désolante et pitoyable vie politicienne qui maintient ce pays
dans l’arriération et le conduit à la faillite depuis cent cinquante ans n’est
pas mon fait. J’en ai le plus profond dégoût, ainsi que je l’écrivains, il y a
déjà près de trois ans.
D’aventure, si comme en décembre dernier la douane refuse de me li-
vrer un colis — un appareil de projection d’art que m’envoyait l’Union
des Écrivains Chinois et qu’un des nouveaux messieurs a probablement
accaparé pour son usage personnel –, j’en sourirai. Si je remarque le vi-
sage trop reconnaissable d’un ange gardien veillant à ma porte, j’en souri-
rai encore. Si un de ces nouveaux messieurs heurte ma voiture et que je
doive l’en remercier, j’en sourirai derechef. Toutefois, Monsieur le Pré-
sident, je tiens à savoir si oui ou non on me refuse le droit de vivre dans
mon pays, comme je l’entends. Je suis sûr qu’après cette lettre, j’aurai le
moyen de m’en faire une idée. Dans ce cas, je prendrai beaucoup mieux
les décisions qui s’imposent à moi à la fois en tant que créateur que méde-
cin, qu’homme et que citoyen.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes salutations
patriotiques et de mes sentiments distingués.
Jacques Stéphen Alexis. Disponible sur stan-
leypean.com. (Page consultée le 15 décembre
2016)

Extrait tiré de « Les arbres musiciens »


de Jacques Stephen Alexis

« Vorace au point de sembler vouloir avaler tout le large, cette embou-


chure béante, sensuelle, ravie, inassouvie, s’accouple avec la grande mer,
éclatant des muqueuses frissonnantes, presque charnelles sous la lune.
-… Je te dis que c’est des loups-garous-brunes !...
- Des loups-garous-brunes ?...
- À bâbord, là… Des loups-garous-brunes, je te dis ! Mais regarde !
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 194

- Quel nègre couillon, mes amis ! D’où sors-tu ?... Tu n’as jamais en-
tendu parler des loups-garous-brunes ?... C’est comme les autres loups ga-
rous, des gens comme toi et comme moi, mais qui veulent devenir riches à
tout prix… Toutefois, au lieu de faire leurs simagrées aux portes des cime-
tières, de donner des entrechats aux carrefours ou de guetter les chrétiens
vivants devant les églises, ils pêchent… Le soir venu, tout comme les
autres, ils se dévêtissent de leur peau comme d’un gant, la cachent dans un
coin de la maison, derrière le canari ou la jarre d’eau fraîche, puis ils s’en-
volent comme des oiseaux !... Le point de magie qu’ils possèdent leur per-
met de prendre tout le poisson qu’ils veulent, le plus beau. Ils n’ont qu’à
tremper leur queue dans la mer… Oui, leur queue !...
Justement des fantômes de vapeur tourbillonnent çà et là sur les eaux,
fétus d’ombres et de lumières, animant d’invraisemblables ballets surréels
sous la lune, puis décochent de soudaines pyrotechnies dans la tiédeur.
Des chuchotements froissent leurs faux-papiers sur les barques de pê-
cheurs, blotties les unes contre les autres, à l’amarre dans le havre fluvial.
[150]
Les marins comme chaque nuit, le corps endolori par les embruns et
les fatigues, enroulés dans leurs nattes de jonc, sucent un dernier bout de
canne à sucre, fument une dernière bouffarde, sommeillent déjà les en-
chantements nocturnes et les fables immémoriales de l’île fée des Ca-
raïbes. Le cœur ouvert à toutes les fantaisies, les yeux entrebâillés, sollici-
tés par mille et un phantasmes, la tête touffue de légendes, ils vont
dormir…
La terre des Tomas d’Haïti étincelle de merveilles telles que nul pas-
sant ne pourrait s’imaginer que la misère, la détresse eussent pu prendre
racine en un pareil décor. De toutes parts fulgurent, fleurissent, s’irisent,
embaument, poudroient tant de pièces de féerie que le merveilleux fuse ir-
résistiblement de chaque parcelle de terre, du ciel et du vent, vraisem-
blables, vivant, péremptoire.
Faux paradis des hommes, cette île a des accents de grandeur qui auto-
risent les plus folles équipées du rêve !
Là-bas, le pas noble sous les faix, la cohorte de paysans se hâte à la
queue leu leu vers le bourg. Le flanc talonné par la savate de son amazone,
un âne allonge le cou, se met à trottiner et brait consciencieusement dans
l’ombre déjà blême.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 195

À la ville, les vieilles dévotes, les « dédées », maintenant se lèvent


pour la messe de l’aurore.
Dans la buée marine des ports tout bleus, à Saint-Marc, à Port-de-Paix,
à Petit-Goave, au Cap, les porteurs galopent à qui mieux mieux pour char-
ger les délicats régimes à bord du navire bananier au ventre ouvert.
Le terrible baracuda borgne de Saint-Louis-du-Sud chasse parmi les
vieux canons engloutis du fort des Anglais et des Oliviers. Solennel, im-
passible, il pilote sa longue carène bleuâtre a tire-nageoire dans les fron-
daisons du corbail blanc. Il passe la revue des petits poissons-docteur, qui,
infatigablement, poursuivent leurs colloques académiques, picorant les ra-
mures. Il attend.
Dans la plaine du Cul-de-Sac, sous l’haleine chevrotante du vieux
vent caraïbe, le frisson des cannaies change d’orient et se tourne vers la
mer.
Les Tomas d’Haïti ont recommencé à peiner, d’autres dorment,
d’autres dansent encore, d’autres chantent déjà. Vers quelles rives l’an-
tique caravelle de notre histoire et le vieux bâtiment de Maître Agoué en-
traînent-ils en ce petit main tout neuf les conquistadors des temps nou-
veaux, leurs hommes liges et la forêt inapaisée des fils de trois races et de
combien de civilisations ?...
Jacques Stephen Alexis. Les arbres musi-
ciens. Paris : Gallimard, 1957, p. 11 à 13.

Conclusion

Retour à la table des matières

Le XXe siècle est l’un des siècles les plus mouvementés de toute
l’histoire d’Haïti. Contre l’occupant, la lutte n’était pas seulement ar-
mée, mais elle était aussi une lutte intellectuelle, voire idéologique. En
réponse à leur extravagance politique et militaire, les Américains fai-
saient face à de sérieuses résistances. En dehors des cacos armés, il
existait aussi des cacos à plumes qui luttaient contre l’occupant. C’est
dans cette optique des courants idéologiques et des [151] mouvements
politiques allaient prendre naissance. Ces mouvements se faisaient
dans l’optique de défendre la race noire, la culture noire humiliée, ex-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 196

ploitée par l’occident, de proposer un autre type de société basée sur


la justice sociale. Si certains se réclament de nationalistes, d’autres se
réclament de marxistes. La lutte était intense au point d’aboutir au dé-
part des Américains en 1934. Dans ce chapitre, il était bel et bien
question de présenter la pensée anthropo-sociologique qui dominait le
XXe siècle haïtien dans le contexte de l’occupation américaine d’Haïti
(1915-1934) notamment.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 197

[151]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.
DEUXIÈME PARTIE

Chapitre VII
Initiation aux études
du tourisme et du patrimoine

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Durant les dernières années, le couple patrimoine et tourisme en-


tretient des rapports indispensables, mais difficiles. Si certains consi-
dèrent le patrimoine comme un moyen permettant d’attirer les tou-
ristes, et le tourisme comme un moyen qui permet de valoriser le pa-
trimoine, d’autres considèrent plutôt le tourisme comme un moyen de
destruction du patrimoine tant matériel qu’immatériel. Lazarroti
(2011) mentionne que tourisme et patrimoine entretiennent actuelle-
ment un dialogue interrompu et entremêlé : tantôt en accord, tantôt en
désaccord, et le plus souvent les deux à la fois. Ces relations entre le
couple patrimoine et tourisme s’établissent bien à la manière d’une
dialogique, suivant la définition qu’en donne Morin (2001). Aussi,
dans ce chapitre, présentons-nous l’évolution des concepts patrimoine
et tourisme à travers le temps, et les différentes perspectives théo-
riques permettant de saisir le [152] rapport entre le couple patrimoine
et tourisme tant à l’échelle internationale que nationale ou régionale
(dans le cas d’Haïti ou des Caraïbes).
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 198

VII.1 Évolution et définition du concept


de patrimoine

Retour à la table des matières

Telle qu’elle émerge en France, à la fin du XVIII e siècle, durant la


Révolution, la problématique du patrimoine est essentiellement poli-
tique. Qu’est-ce qu’on fait des biens de la Couronne, de l’Église et des
émigres ? Les détruire, les vendre, pour en finir avec l’ancien Régime
et tourner la page de l’oppression et du fanatisme, comme le suggèrent
les plus radicaux des révolutionnaires à partir de 1792, et comme en
disposent à Paris et dans les provinces de nombreuses initiatives popu-
laires ? Ou, au contraire, comme le demandent avec force certaines
voix, plus assurées et plus écoutées après le règne de Robespierre, les
préserver pour le peuple, qui parfois, prend les devants et place sous
sauvegarde monuments et œuvres d’art ? L’enjeu était de taille, étroi-
tement lié aux évolutions politiques. Du point de vue symbolique, on
peut comprendre qu’un peuple qui guillotine son roi et rompt avec son
histoire ne s’embarrasse pas de ce qui ne laisse pas d’apparaitre
comme un signe évident de son passé. Face à ces questions, plusieurs
conceptions allaient prendre naissance, dont celle de Guizot 9 qui,
après l’indifférence de la restauration, stigmatisé par Hugo et Monta-
lembert, pense qu’il faut organiser philosophiquement et pratiquement
le rôle patrimonial de l’Etat. Il faudra attendre les lois de 1887 et de
1913 pour que monuments et objets reçoivent un statut. Le patrimoine
cessait d’être un sujet de conflit politique et la voie était ainsi dégagé
en vue du vote de la loi du 31 décembre 1913 en France. Sur le plan
international, il fallait attendre l’année 1972 pour voir apparaître une
Convention sur le patrimoine mondiale. (Béghain, 1998 ; Babelon et
Chastel, 1994). Aux fins de la présente Convention sont considérés
comme "patrimoine culturel" :

9 Historien et politique, Guizot était Ministre de l’Instruction publique en


France de 1832 à 1837. (Voir Béghain, 1998)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 199

Les monuments : œuvres architecturales, de sculpture ou de peinture


monumentales, éléments ou structures de caractère archéologique, inscrip-
tions, grottes et groupes d'éléments, qui ont une valeur universelle excep-
tionnelle du point de vue de l'histoire, de l'art ou de la science,
- Les sites : œuvres de l'homme ou œuvres conjuguées de l'homme et
de la nature, ainsi que les zones y compris les sites archéologiques qui ont
une valeur universelle exceptionnelle du point de vue historique, esthé-
tique, ethnologique ou anthropologique. »

[153]

Aux fins de la présente Convention sont considérés comme "patri-


moine naturel" :

« Les monuments naturels constitués par des formations physiques et


biologiques ou par des groupes de telles formations qui ont une valeur uni-
verselle exceptionnelle du point de vue esthétique ou scientifique,
- Les formations géologiques et physiographiques et les zones stricte-
ment délimitées constituant l'habitat d'espèces animale et végétale mena-
cées, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la
science ou de la conservation,
- Les sites naturels ou les zones naturelles strictement délimitées, qui
ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la science, de
la conservation ou de la beauté naturelle. »

Dans cette convention, il est important que le patrimoine était ré-


duit seulement à ce qui est matériel. C’est au début des années 90 que
l’UNESCO s’est penché sur l’aspect « immatériel » du patrimoine en
vue de la protection des cultures traditionnelles. La notion de patri-
moine culturel immatériel s’est véritablement enrichie depuis 2003.
La convention de 2003 (entrée en vigueur en 2006 au moment de sa
30eme ratification) pour la sauvegarde du patrimoine culturel immaté-
riel reconnaît et considère les traditions et expressions orales, danses,
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 200

pratiques sociales et rituel en qualité de patrimoine culturel majeur par


le fait qu’il permet bien la valorisation et le maintien de la diversité
culturelle. (El-Abiad, 2014) Aux fins de la présente Convention, le pa-
trimoine culturel se définit de la manière suivante :

1- On entend par "patrimoine culturel immatériel" les pratiques, repré-


sentations, expressions, connaissances et savoir-faire - ainsi que les instru-
ments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés - que les
communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent
comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel
immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en perma-
nence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur
interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment
d'identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la
diversité culturelle et la créativité humaine. Aux fins de la présente
Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immaté-
riel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits
de l'homme, ainsi qu'à l'exigence du respect mutuel entre communautés,
groupes et individus, et d'un développement durable.

2- Le "patrimoine culturel immatériel", tel qu'il est défini au para-


graphe 1 ci-dessus, se manifeste notamment dans les domaines suivants :

- les traditions et expressions orales, y compris la langue comme


vecteur du patrimoine culturel immatériel ;
[154]
- les arts du spectacle ;
- les pratiques sociales, rituels et événements festifs ;
- les connaissances et pratiques concernant la nature et l'univers ;
- les savoir-faire liés à l'artisanat traditionnel.

3- On entend par "sauvegarde" les mesures visant à assurer la viabilité


du patrimoine culturel immatériel, y compris l'identification, la documen-
tation, la recherche, la préservation, la protection, la promotion, la mise en
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 201

valeur, la transmission, essentiellement par l'éducation formelle et non for-


melle, ainsi que la revitalisation des différents aspects de ce patrimoine.
4- On entend par "États parties" les États qui sont liés par la présente
Convention et entre lesquels celle-ci est en vigueur.
5- La présente Convention s'applique mutatis mutandis aux territoires
visés à l'article 33 qui en deviennent parties, conformément aux conditions
précisées dans cet article. Dans cette mesure, l'expression "États parties"
s'entend également de ces territoires.

L’étymologie du patrimoine provient du latin patrimonium dési-


gnant les biens d’une famille à transmettre de père en fils. Le concept
évolue, le patrimoine est fondé sur l’idée d’une possession et d’une
transmission. Désormais, le terme de patrimoine désigne des biens
culturels, des modes de vie et des réalisations qui confèrent une recon-
naissance a un lieu, et, édifie une identité (nationale). (El-Abiad,
20014) Le patrimoine peut alors se définir comme un ensemble de
biens, qu’ils soient matériels ou immatériels, dont l’une des caractéris-
tiques les plus importantes, est de permettre l’établissement d’un lien
entre les générations, tant passées que futures. Le patrimoine, au sens
évoqué ici, a nécessairement une dimension collective et sa conserva-
tion relève de l’intérêt général… (Verniers, 2011 : 11). Le patrimoine,
tout comme l’identité elle-même, est une construction, qui peut être
faîte ou refaite par des acteurs sociaux. Un lieu ou une pratique tradi-
tionnelle quelconque n’est pas patrimonial en soi, il le devient. Dans
cet ordre d’idées, la patrimonialisation est vue comme un processus
complexe et changeant, qui varie dans le temps et en fonction des
groupes sociaux. De ce fait, une pratique ou un site reconnu à une
époque peut perdre son statut de patrimoine à une autre époque don-
née. (Charbonneau et Turgeon 2010 : 2)
Dans les définitions que venons de voir, nous trouvons au moins
deux sens quand on évoque le concept de patrimoine. Primo, le patri-
moine, qu’il soit matériel ou immatériel, assure la cohésion [155] so-
ciale au sein d’un groupe, voire d’une nation. Par le fait qu’il permet
d’établir un pont entre les générations passes, présentes et futures, les
questions de mémoire et d’identité ont ici un sens profond dans le sens
qu’ils permettent aux peuples de mieux vivre le présent, de mieux se
projeter dans le futur. Segoundo, le patrimoine peut être vu comme
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 202

une source de conflit dans la mesure où les individus au sein d’un


groupe social ou d’une société ne se reconnaissent pas à travers tel
lieu ou telle pratique culturelle choisi comme patrimoine par un autre
groupe en question.

VII.2. Le concept de tourisme :


définition et évolution

Retour à la table des matières

Les difficultés inhérentes à la définition d’un phénomène en évolu-


tion n’épargnent pas le tourisme vu comme une activité multiforme et
transversale pour la simple et bonne raison qu’il touche différents sec-
teurs. Face à cette difficulté de définir le concept de tourisme, nous
nous adhérons à la définition de l’Organisation Mondiale du Tourisme
(OMT) d’après laquelle le tourisme est « l’ensemble des activités dé-
ployées par les personnes au cours de leurs voyages et de leurs séjours
dans des lieux situés en dehors de leur environnement habituel pour
une période consécutive qui ne dépasse pas une année ce, à des fins de
loisirs, pour affaires et autres motifs non liés à l’exercice d’une activi-
té rémunérée dans le lieu de visite. » (OMT, 1963 ; 2000). Partant de
cette définition, nous postulons que le tourisme en soi est une activité
désintéressée dans le sens que les touristes n’ont pas pour mission de
gagner de l’argent dans les lieux visités. Au contraire, le tourisme,
comme activité, doit être favorable aux populations d’accueil, consi-
dérés comme de véritables bénéficiaires des retombées socio-écono-
miques du tourismes. À cet effet, sont exclus des activités touristiques
des migrants économiques, des travailleurs qualifiés, des experts
d’ONG et autres.
Tel que nous la connaissons, l’histoire ou la préhistoire du tou-
risme remonte à la période antique. Dès l’antiquité, des hommes ont
manifesté le désir de voyager dans le but de visiter des sites célèbres
ou de découvrir des contrées jusqu’alors inconnus. Les premiers récits
de ces aventures dont l’Odyssée, attribuée à Homère, comportaient un
grand nombre d’éléments épiques ou fabuleux auxquels se mêlent des
notions pratiques tirées de l’expérience des marins de la Méditerranée.
Hérodote (v. 484, v. 420 av. JC), grand voyageur, raconte dans ses
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 203

« Histoires » les évènements légendaires et véridiques expliquant


l’opposition du monde barbare (les Égyptiens, [156] les Medes, les
Perses) et de la civilisation grecque. Au Moyen-Age, les sanctuaires
religieux chrétiens et musulmans attiraient les pèlerins : Rome, Saint-
Jacques-de-Compostelle, Jérusalem. La raison principale du voyage
était religieuse. À partir de la Renaissance, à l’aide des progrès tech-
niques réalisés par la navigation notamment en matière de gréement,
certains navigateurs (Christophe Colomb, Vasco de Gama, Ferdinand
de Magellan) se sont lancés dans l’aventure en vue de découvrir un
nouveau monde et ramener ses richesses sur l’ancien continent. Au
XVIIe siècle, les récits de voyages prenaient une forme littéraire ou
anecdotique chez notamment François Bernier (1620-1688), qui pu-
bliait ses souvenirs de voyages en 1670-1671 après avoir parcouru
l’Orient et l’Inde. Au XVIIIe siècle, les récits de voyages s’affinent en
s’appuyant sur des découvertes inspirées par la curiosité des scienti-
fiques. C’est l’époque des expéditions nautiques entreprises autour du
monde et dans les mers du Sud par des français et des anglais. Au
XIXe siècle, les narrations des voyageurs font découvrir le continent
africain aux européens et sont parfois assortis de plaidoyers en faveur
des populations locales. (Boyer, 2005 ; Chaumet-Rifaud, 2005)
À travers ces faits que venons d’avancer ci-haut, peut-on parler de
voyage ou de tourisme ? À ce sujet, Chaumet-Rifaut (2005) nous dit
que les débuts du tourisme remontent vraisemblablement à la fin du
XVIIe siècle, quand les jeunes aristocrates anglais prenaient l’habitude
à la fin de leur période de formation, de faire ce qu’ils appellent « le
grand tour », voyage à l’étranger comprenant une visite de Rome, de
certaines villes italiennes ou françaises, parfois de sites ruraux, dans le
but de parfaire leur éducation et leur culture. (Chaumet-Rifaud, 2005).
Selon Michaud et Picard (2001), les curiosités pour les mœurs locales
et les plaisirs exotiques vont faciliter des voyages dans d’autres parties
du monde, notamment l’Amérique et l’Afrique, vers les XVIII e et XXe
siècles. Ces voyages vont créer ainsi l’occasion d’avoir un « nouveau
regard touristique » (MacCannel, 1979 : 23), autrement dit un « regard
de l’hôte sur l’autre » (Kilani, 2000 : 7), c’est-à-dire un regard du visi-
teur sur l’habitant du pays et du continent visité.
Ce regard touristique était chargé de préjugés dans la mesure où
l’hôte voulait découvrir ce qui est bizarre chez l’autre, le coloniser,
l’évangéliser et le réduire en esclavage. Toute l’histoire de l’anthropo-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 204

logie aux XVIe, XVIIe jusqu’au XIXe siècle reposait sur cette dé-
marche où l’autre était considéré comme barbare, primitif et sauvage.
Au XIXe siècle, dans les théories [157] anthropologiques, l’autre était
perçu comme l’ancêtre du civilise, qui était appelé à le rejoindre dans
son mode de vie. Pour qu’un autre soit considéré comme un individu à
part entière, il faut qu’il s’adapte au mode de vie occidental. Sinon, il
est encore dans l’état de l’animalité, en opposition à l’humanité.
Jusqu’au XIXe siècle, le tourisme était l’apanage d’une minorité de
personnes aisées issues de la haute bourgeoisie ou de la finance, en
dépit de quelques tentatives de démocratisation, telles celles de Tho-
mas Cook, missionnaire baptiste, qui organise à partir de 1841 les pre-
mières excursions collectives de jeunes et d’adultes, d’abord en An-
gleterre, puis sur le continent, et même en Egypte. Dès la fin du XIXe
siècle, la modernisation des moyens de transport et un regain d’intérêt
pour les voyages entrainent un changement dans les mentalités. Les
exploits des grands aventuriers modernes (Adolf Eric Nordenskjold,
Fridjof Nansen, Roal Amundsen, Robert Scott, Jean Charcot et autres)
vers les terres promises dans l’Himalaya font rêver et donnent des
gouts d’exotisme et de dépaysement. Les conditions sont alors réunies
pour que le tourisme puisse progressivement donner aux classes
moyennes, puis à l’ensemble des citoyens, la possibilité d’accéder aux
vacances et aux loisirs. Le XX e siècle va donner une impulsion consi-
dérable à l’industrie du tourisme avec l’ouverture de nombreux éta-
blissements accessibles aux classes moyennes et populaires. (Boyer,
2005 ; Chaumet-Rifaud, 2005)
Durant les années 1950, l’activité touristique intéressait les écono-
mistes, qui considèrent celle-ci comme un facteur de développement
économique majeur, particulièrement adaptée à la situation des pays
du tiers-monde. (Picard, 1992) Dans cette perspective, les pays vont
s’intéresser au tourisme en vue de promouvoir leur développement so-
cio-économique. Le tourisme allait être considéré comme une béné-
diction pour les pays du tiers-monde, notamment les pays antillais, qui
allaient se focaliser sur leur potentiel naturel et culturel en vue d’atti-
rer les touristes chez eux. À ce sujet, Lanquar (1995) nous apprend
que les États ont voulu connaître le tourisme international pour mieux
l’analyser et le mesurer en tant que phénomène économique. Le tou-
risme allait prendre une dimension économique dans la vision des
États. D’où la création de certains organismes internationaux, dont
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 205

l’Union internationale des Organismes officiels de tourisme (UIOOT),


devenue en 1975, l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) après
avoir fêté son cinquantenaire.
[158]
Dans la vision de ces économistes, l’ampleur économique que
prend le tourisme est d’une importance capitale surtout dans la mesure
où le tourisme est devenu un secteur-clé de l’économie permettant aux
pays de connaître le développement socio-économique. Toutefois, les
impacts négatifs du tourisme (dégradation de l’environnement, des-
truction des cultures traditionnelles, création d’une économie extra-
vertie…) sur les populations locales n’intéressaient pas ces écono-
mistes.
Vers les années 1960-1970 les anthropologues vont faire du tou-
risme un objet d’étude. Si le couple patrimoine/tourisme était bien vu
par les économistes, les anthropologues considèrent les touristes
comme des gens qui n’ont aucun respect pour les traditions locales.
Ces anthropologues ont insisté dans une certaine mesure sur les im-
pacts négatifs du tourisme sur les populations d’accueil. (Cohen,
1973 ; Cazes, 1976 ; Cazes, 1989 ; Graburn, 1976) MacCannel (1976)
explique cette arrivée tardive de l’anthropologie par le fait que le tou-
risme était perçu à l’époque comme tout le contraire de ce que cherche
à faire l’anthropologue, c’est-à-dire à respecter les cultures locales.
Dans la foulée, d’autres anthropologues allaient voir plutôt en tou-
risme un facteur positif dans la mesure où le tourisme est perçu
comme une activité permettant à certaines populations locales de va-
loriser leur identité culturelle, un facteur essentiel au développement
des territoires. Les travaux de (Picard, 1992) ; (Ramos,1999) ; (Le
Menestrel, 1999) ; (Erb, 2000) … en témoignent.
S’il est vrai que le tourisme est devenu un facteur permettant aux
populations locales de vendre leur identité culturelle dans un sens po-
sitif à l’échelle internationale, mais on se demande si cette relation
tourisme et populations locales n’est pas seulement culturelle. Le côté
économique est tout à fait négligé quand on sait que le tourisme reste
et demeure une affaire des grandes firmes nationales et internationale
qui s’accaparent de ce secteur au détriment des populations locales.
Nous postulons que, entre le couple patrimoine et tourisme, il se pose
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 206

un problème d’éthique dans le sens que le plus fort tire le plus gros du
bénéfice, pour ne pas dire tout le bénéfice.

VII.3. Patrimoine et tourisme :


analyse des impacts du tourisme
sur le système socio-culturel des populations

Retour à la table des matières

[159]
Depuis les années 1960-70, le problème du binôme patrimoine et
tourisme était posé par les anthropologues. Ces derniers considèrent le
tourisme comme un facteur de destruction des cultures locales, dites
traditionnelles. Depuis lors, ce point de vue théorique ne cesse pas de
dominer la littérature sur le tourisme. Si certains pensent que ce der-
nier est un facteur qui puisse contribuer au développement durable,
d’autres croient plutôt qu’il contribue au non-respect des principes et
de la tradition, voire à la destruction tout court des cultures dites tradi-
tionnelles. Des auteurs comme Dean MacCannell-considèrent que le
péril identitaire était prioritairement lié à une forte fréquentation tou-
ristique. À l’île Ténériffe où les communes méridionales sont les plus
touristifiées, on a recensé la prépondérance des cultures extérieures,
qui sont véhiculées par des touristes pour la plupart non espagnols
s’exprimant dans l’usage minoritaire de la langue locale, les affi-
chages, la publicité, la presse quotidienne, les revues et les médias au-
diovisuels particulièrement à travers les programmes télévisés. Dans
les cas les plus extrêmes, l’identité espagnole est menacée et passée au
second plan. De plus, la majorité de l’espace foncier est plus ou moins
directement sous le contrôle économique des sociétés immobilières,
hôtelières et touristiques (Lozato-Giotart 2006 : 107-108). La ré-
flexion de l’auteur nous permet de comprendre que le tourisme consti-
tue non seulement un obstacle à l’identité espagnole, mais aussi s’ac-
capare de l’économie du pays. Dans de nombreux pays, le tourisme
impose des installations et des méthodes qui n’ont rien à voir ni aux
coutumes ni aux besoins des habitants de ces pays, en épuisant suivant
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 207

les normes d’ailleurs, les maigres ressources qu’ils ont depuis long-
temps appris à gérer avec sagesse (Valayer 2001 : 70).
Dans certains pays, on viole même les principes de la tradition
pour répondre aux besoins des touristes de façon artificielle. C’est le
cas de la Chine où la robe traditionnelle noire d’un village a été tro-
quée contre une robe rouge, plus photogénique. En Afrique, des
danses collectives qui se prolongent rituellement pendant des heures
sont limitées à un spectacle d’un quart d’heure. La destruction cultu-
relle engendrant la crise des valeurs parmi les populations hôtes est
l’un des effets négatifs du tourisme dans les pays du Sud (voir Va-
layer 2001 : 70 ; Rozenberg 1991 : 1). À Luang Prabang, les moines
délaissent l’étude des aptitudes traditionnelles au profit des langues
étrangères, afin de pouvoir intégrer l’industrie du tourisme. (Suntikul,
2009)
[160]
Entre tourisme et patrimoine, il y a souvent des rapports fragiles
dans la mesure où les gens visent à modifier, déformer, voire faire dis-
paraître les traces de la tradition pour répondre aux besoins des tou-
ristes. Dans ce cas, les liens complexes existant entre le tourisme et le
patrimoine se révèlent dans les tensions entre la tradition et le moder-
nisme, tel qu’il est décrit par (Nuryanti, 1996 : 249-257). Quoiqu’un
segment de la population dépende de ses bénéfices économiques, le
tourisme est perçu comme un obstacle à la religion au niveau local,
dans la ville de Pèlerinage de Pushcar, en Inde. (Joseph et Kavoori,
2001 : 998). Tout en reconnaissant les impacts positifs du tourisme sur
les populations d’accueil, les impacts négatifs en termes de destruc-
tion des valeurs identitaires notamment sont à prendre en compte.
Considérant le tourisme comme un facteur d’acculturation, Breton
(2010 : 101) pense que le tourisme de masse est porteur de « germes
de destruction du fait de l’importation sans nuance de comportements
et de valeurs exogènes, en raison d’une démarche économiquement
mercantile et socialement déstructurant. Les populations locales qui y
sont confrontées tendent à perdre la maîtrise de leurs espaces et de
leurs modes de vie, et donc de leurs valeurs identitaires… »
Toutefois, les impacts positifs du tourisme sur la réduction de la
pauvreté dans les territoires d’accueil ne sont pas à négliger. Le tou-
risme peut contribuer, d’une manière ou d’une autre, à l’augmentation
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 208

des ressources au profit des plus pauvres dans les pays d’accueil.
C’est ainsi que Breton (2011) pense qu’il est important d’en apprécier
les apports positifs comme les effets pervers, en analysant la contribu-
tion qu’un tourisme maîtrisé, en fonction d’une gestion participative
des ressources patrimoniales, peut apporter à la réduction de la pau-
vreté et à la remise en cause des hiérarchies socio-économiques. S’il
est vrai qu’on peut parler de développement touristique, Créquy
(2014) pense que ce développement implante des manières de faire et
de voir qui ne sont pas propres aux sociétés visitées, et qu’elles les ac-
ceptent bon gré mal gré.
Le tourisme est également un facteur générateur de maladies
sexuellement transmissibles. Dans les pays du Sud notamment, les
touristes profitent de leur séjour pour se divertir sur le plan sexuel.
Dans certains cas, ils abusent les mineures et les femmes en situation
difficile. Michel (2005 : 145) nous apprend qu’en 2000, près de neuf
millions de touristes visitèrent la Thaïlande, [161] dont 65 à 70%
étaient des hommes. En dépit d’intenses et médiatiques campagnes de
sensibilisation menées contre le tourisme sexuel et plus encore de ba-
tailles judiciaires à l’encontre des abuseurs des enfants d’Asie et
d’ailleurs, le secteur du tourisme sexuel en Thaïlande — si prospère
pour beaucoup — ne paraît guère vouloir se tarir. En Thaïlande, les
prostituées sont jeunes et en majorité provenant de zones rurales défa-
vorisées du Nord, et dans une moindre mesure du Nord-Est.
Avec les ravages du Sida, une véritable campagne contre la prosti-
tution a vu le jour, avec des « travailleuses » provenant d’un niveau
d’éducation plus élevé et d’un milieu urbain. Le chercheur Thaïlan-
dais Phongpaichit a montré que les personnes, qu’elles soient em-
ployées ou étudiantes, qui s’adonnent à la prostitution ont d’abord le
souci d’améliorer un quotidien « moyen » et de consommer un maxi-
mum selon les préceptes de l’idéologie officielle et libérale en vigueur
dans le Royaume : les prostituées espèrent ainsi gagner entre 180 et
près de 1000 US$ par mois, soit 2 à 8 fois plus que dans un autre tra-
vail. En Thaïlande, l’épidémie du Sida liée au tourisme sexuel a tué
66000 personnes en 1999. Cette même année, on recense dans tout le
royaume 755 000 personnes atteintes du Sida, dont 13 900 enfants de
0 à 15 ans (voir Michel 2005 : 155-157). En cette fin de siècle, le tou-
risme sexuel prend en Asie une grande ampleur. Compte tenu de cette
ampleur, les timides et récentes mesures prises par certains gouverne-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 209

ments de la région pour le combattre paraissent tardives et peu effi-


caces (Michel 1998 : 208). Au Japon, des milliers de femmes du Sud-
est asiatique se prostituent dans les bars, salons de massage et autres
maisons de passe. Les Japonais sont encore nombreux à pratiquer le
tourisme sexuel en Asie du Sud-Est, à Taiwan ou en Corée du Sud
(voir Michel 1998 : 223). Des années 20 aux années 50, le tourisme
international à Cuba, nous apprend E. Dubesset, « demeure d’une
grande indignité : (…) prostitution, drogue et jeu constituent l’argu-
ment de vente des tour-opérateurs nord-américains » (cité par Mi-
chel 1998 : 254). En dehors des dérapages et des erreurs de concep-
tion du tourisme, il en est deux qui écorchent la conscience de l’huma-
nité et mérite donc d’être dénoncé avec force : la prostitution et la pé-
dophilie touristique (Hillali 2003 : 71).
Finalement, le tourisme n’a-t-il que des impacts négatifs sur les po-
pulations des pays visités ? Dire que le tourisme ne peut être vu qu’en
termes de conséquences néfastes sur les populations [162] des pays vi-
sités ce serait une affirmation hasardée. Qu’on le veuille ou non, le
tourisme est devenu une industrie favorable à beaucoup de nations
dans le monde, même les plus petites. La création d’emploi, la valori-
sation des cultures locales (telle qu’elle est mentionnée par certains
anthropologues ci-dessous cités), la quête de loisirs, la quête de l’au-
thenticité (telle qu’elle est décrite par Dean MacCannel) sont des fac-
teurs positifs, qu’il ne faut pas négliger dans la relation patrimoine et
tourisme. Par ailleurs, contrairement à ceux que pensent certains, le
tourisme n’est pas la solution à tous les problèmes auxquels fait face
un pays ou une société. C’est pourquoi, il convient de penser les rap-
ports entre patrimoine et tourisme, notamment dans les pays du Sud,
sur une base d’éthique, afin que les avantages de ce secteur soient pro-
fitables d’abord et avant tout aux populations locales, les plus margi-
nalisées vivant dans des conditions infrahumaines.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 210

VII.4. Tourisme et authenticité :


présentation et analyse des approches théoriques

Retour à la table des matières

La notion d’authenticité 10 dans les études sur le tourisme occupe


une place de choix depuis les travaux de Boorstin (1971[1961]) qui
voyait dans les touristes des gens impliqués dans les pseudo-évène-
ments, incapables de vivre l’expérience authentique en raison de leur
présence massive dans les sites. MacCannel (2011 ; 2013) s’est inspi-
rée de l’idée de Boorstin en vue de développer sa thèse sur le tou-
risme. En dehors de toutes les littératures sur le tourisme, MacCannell
pense que le touriste est essentiellement en quête de l’authentique. Et
c’est l’absence de l’authenticité dans la vie des gens dans les sociétés
modernes qui porte les touristes à voyager. À ce sujet, MacCannell
(1999) nous dit ce qui suit :

“In other words, touristic shame is not based on being a tourist but on
not being tourist enough, on a failure to see everything the way it out to be
seen. The touristic critique of tourism is based on a desire to go beyond
the other mere tourist to a more profound appreciation of society and
culture, and it is by no means limited to intellectual statements. All tourist
desires this deeper involvement with society and culture to some degree ;
it is a basic component of their motivation to travel.”

10 Saidi résume la notion d’authenticité dans les études touristiques en deux


approches majeures. La première est d’inspiration muséologique, et appré-
hende l’authenticité sous l’angle de l’objet et déplore le règne d’un monde in-
authentique provoqué par les mutations de la modernité. La deuxième, quant à
elle, s’accentue de préférence sur l’expérience du touriste et confère à l’au-
thenticité une dimension pratique par laquelle le tourisme est perçu en tant que
mobilité dans le temps permettant aux gens de sortir de la vie quotidienne (ce
qu’on appelle le monde ordinaire), pour se rendre vers le monde extraordi-
naire, qui est celui des loisirs et des vacances. (Saidi, 2010 : 468)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 211

[163]
Plus loin, MacCannel (2000) attire l’attention sur le fait que le tou-
risme de masse moderne présente de nouvelles formes ethniques, de
manière plus déterministe que durant la phase coloniale. Le tourisme
de masse moderne est devenu, pour ainsi dire, une forme de tourisme
dans lequel les cultures exotiques sont les principales attractions :
« les touristes viennent voir des costumes folkloriques utilisés dans la
vie quotidienne et acheter des produits d’artisanat traditionnel dans
des bazars authentiques ; ils sont attentifs aux particularités des au-
tochtones, la forme de leur nez, des lèvres ou des seins, ils viennent
apprendre quelques comportements locaux et peut-être quelques mots
de la langue » (p.170).
L’authenticité est au cœur de la démarche de MacCannell. Les es-
paces touristiques sont organisés même autour de ce que MacCannell
(1973) appelle « staged authenticity ». Le tourisme ne fait pas l’objet
seulement d’un tourisme de loisir attiré par les belles plages, les
grands hôtels, les beaux restaurants… En dehors du visible, les tou-
ristes cherchent l’invisible, l’arrière-scène. L’approche de MacCannell
est d’une importance capitale dans la mesure où elle permet de saisir
le tourisme sous un angle culturel. Dans cette perspective, les cultures
des indigènes sont appelées à valoriser, à être reconnues internationa-
lement. Les groupes ethniques sont devenus une sorte d’attraction tou-
ristique qui leur permet de valoriser leurs cultures, de vendre cette
culture à l’extérieur. Cependant, nous nous demandons si ces groupes
ethniques bénéficient réellement de retombées socio-économiques du
tourisme en vue du développement de leur communauté. Nous nous
demandons si les groupes ethniques deviennent des attractions touris-
tiques dans l’unique objectif de valoriser leur culture qui, autre fois,
était humilié, dominée, marginalisée. D’où l’existence d’un problème
d’éthique dans l’industrie touristique où le plus fort tire le plus gros du
bénéfice. Conscient de ce problème, MacCannel (2000) pense que le
tourisme ethnique est organisé de telle manière que le plus gros de
l’argent n’est pas dépensé dans les sites. Il souligne les dépenses fon-
damentales concernant les bagages, appareils photo, vêtements, billets
d’avion, voyage en car, etc. qui se font avant et après la visite elle-
même.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 212

En se référant aux différents effets du regard présenté par Foucault


(1975, 1977) qui pense entre autres que la folie est devenue un spec-
tacle, quelque chose qu’il faut examiner, regarder non plus comme un
monstre, mais au fond de soi-même, Urry (1999) essaie de faire res-
sortir ses équivalents dans les domaines de voyages et de loisir. En
s’inspirant de Foucault, Urry souligne [164] que le tourisme est une
activité de consommation visuelle. Ce qui est capturé par le regard des
touristes sont souvent des signes, qui indiquent des choses à regarder
dans un endroit précis et comment ces choses doivent être regardées
Graburn (1977) et Urry (1990) présentent donc le tourisme dans
une vision binaire : l’ordinaire et l’extraordinaire. Les touristes se dé-
placent en fait pour sortir de l’ordinaire, vivre une expérience extraor-
dinaire, regarder des places, des lieux habituellement différents de ce
qu’ils ont l’habitude de voir. Dans cette optique, le tourisme est vu en
tant que mobilité dans l’espace permettant aux touristes de sortir du
monde ordinaire, celui de la vie quotidienne, en vue de se diriger vers
un monde extraordinaire, celui des loisirs et des vacances. À cet effet,
Urry (1990 : 3) s’exprime en ces termes :

“Places are chosen to be gazed upon because there is an anticipation,


especially through daydreaming and fantasy, or intense pleasures, either
on a different scale or involving different senses from those customarily
encountered. Such anticipation is constructed and sustained througt a va-
riety of nou-tourist practices, such a film, TV, literature, magazines, re-
cords and videos, which construct and reinforce that gaze”.

Bref, le regard touristique, tel qu’il est conçu dans la vision d’Urry,
oppose l’ordinaire à l’extraordinaire. L’ordinaire c’est ce que le tou-
risme a l’habitude de voir chez lui, l’extraordinaire c’est ce qu’il n’a
pas l’habitude de voir. En nous appuyant sur l’approche de John Urry,
nous avançons l’idée que l’extraordinaire n’a pas rapport seulement a
des choses sophistiquées qui font rêver dans le sens positif. L’extraor-
dinaire peut bien être ce qui est bizarre, paraît même choquant pour le
touriste. Un grand bain des adeptes dans le bassin d’eaux sales à Sou-
venance (un des sites touristiques vodou en Haïti) par exemple peut
paraître extraordinaire, bizarre, voire choquant dans la mesure où le
touriste ne se familiarise pas avec cette pratique culturelle chez lui.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 213

Si Urry croit que les touristes sont intéressés à voir des choses
« hors de l’ordinaire », MacCannell pense que ce n’est pas seulement
l’extraordinaire qui attire. C’est hors de l’ordinaire dans le sens que
l’ordinaire a donné naissance à l’attraction. L’attraction est hantée,
pour ainsi dire, par l’ordinaire dans toutes ses manifestations. L’attrac-
tion dont parle MacCannell forme un système incluant le naturel, le
culturel et le technologique.
[165]
Alors que Urry (1990 ; 1992) met l’accent sur un seul regard tou-
ristique, celui qui est mis en place par les institutions et les pratiques
du tourisme commercialisé, le regard décrit par Foucault (1975) dans
la clinique, MacCannel (2000 ; 2011 ; 2013) prône un autre regard
dont l’attraction constitue son fondement. Il souligne que plusieurs
touristes cherchent à se rapprocher de la population locale, à établir un
contact privilégié avec elle dans le but de vivre une expérience enri-
chissante et authentique. Le type de touriste décrit par MacCannel est
un touriste en quête d’authenticité ; il cherche l’authenticité dans les
lieux, bref dans la vie quotidienne des gens. Les touristes vont plus
loin que ce qu’offrent les institutions, ils vont en profondeur des
choses. En ce qui concerne ce second regard, MacCannell (2001 : 36)
nous dit ce qui suit :

“The second gaze knows that seeing is not believing. Some things will
remaind hidden from it. Even things with which it is intimately familiar. It
cannot be satisfied simply by taking leave of the ordinary. The second
gaze turns back onto the gazing subject an ethical responsibility for the of
its own existence. It refuses to leave this construction to the corporation,
the state, and the apparatus of touristic representation. In possession of the
segond gaze, the human subject knows that it is a work in progress ;
knows that it can never fullfill the ego’s demands for wholeness, comple-
teness and self-sufficiency. On tour, the second gaze may be more interes-
ted in the ways attractions are presented than in the attraction themselves.
It looks for opening and gaps in the cultural unconscious. It looks for the
unexped, not the extraordinary, objects and events that may open a win-
dow in structure, a chance to glimpe the real”.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 214

Fort de l’approche de MacCannel qui prône un deuxième regard


touristique basé sur l’attraction, nous disons que les cultures des indi-
gènes, des groupes ethniques sont devenues des centres d’attraction
permettant à ces groupes de se projeter une autre image de leur
culture. Les premières réalisations de l’État haïtien vers les années
1941 qui visaient à promouvoir le tourisme, en dehors de l’agriculture,
se faisaient dans l’optique de vendre une autre image d’Haïti, qui a été
salie à cause de sa culture vodou. Alors que l’État haïtien voulait ca-
cher aux touristes les pratiques vodouesques, ces touristes deman-
daient à voir l’arrière-scène (les pratiques vodouesques). Le vodou,
en tant qu’élément authentique de la culture haïtienne, peut être vu au-
trement dans le sens qu’il puisse permettre aux touristes de vivre une
expérience enrichissante et authentique. Le vodou est devenu un élé-
ment marqueur appréciatif dans la logique de MacCannell. Mais cette
quête de l’authenticité peut déboucher sur des effets pervers dans la
mesure où l’on est venu découvrir ce qui est bizarre, voire barbare,
impensable chez [166] l’autre en vue de le dénigrer, de le marginali-
ser, de se servir de lui comme cobaille. Ce qui peut constituer un obs-
tacle au développement durable.
Pearce and Moscardo (1986) ont apporté des précisions quant à la
notion d’authenticité. Si pour MacCannel, les touristes cherchent de
l’authenticité partout. Ces auteurs soutiennent qu’il faut faire la dis-
tinction entre l’authenticité du lieu et l’authenticité des personnes
contemplées ; et de faire la distinction entre les divers éléments de
l’expérience touristique qui revêtent un sens pour le touriste en ques-
tion. Crick (1988), en revanche, fait remarquer que toutes les cultures
sont en quelque sorte mises en scène et sont dans un certain sens inau-
thentique. Les cultures sont inventées, refaites et les éléments réorga-
nisés. Par conséquent, on ne sait pas pourquoi la mise en scène appa-
remment inauthentique pour le touriste est très différente de tout ce
qui se passe dans toutes les cultures de toute façon. (Rojek and Urry,
2017)
Nous pensons que ces auteurs vont plus loin dans leur réflexion en
ce qui concerne la notion d’authenticité. Tel touriste peut choisir
d’être authentique dans tel cas, et se refuse de l’être dans tel autre cas.
La quête de l’authenticité varie avec les personnes, chacun peut choi-
sir son authenticité. De plus, ce qui est inauthentique dans un temps A
peut devenir authentique dans un temps B, grâce à un processus que
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 215

Cohen (1988) appelle l’authenticité émergente. À force de perdurer


dans le temps, un produit touristique artificiel peut devenir authen-
tique et être accepté par la population comme tel. Le cas de Disney
World aux Etats-Unis est un exemple concret.
Saidi (2010) remet en question la vision dichotomique de l’authen-
ticité (objet-expérience ; moderne-traditionnel ; matériel-immatériel)
en se basant sur l’exemple du tourisme patrimonial tel qu’il est prati-
qué et vécu par les Québécois en visite des sites patrimoniaux en Tu-
nisie. Pour défendre sa thèse, les propos de Saidi sont centrés sur le
concept d’authenticité projective qui doit beaucoup à l’idée d’authen-
ticité existentielle élaborée par Heidegger [1951 (1929) et 1986
(1927)] et approfondie dans les études sur le tourisme par des cher-
cheurs comme Wang (1999 et 2000) 11, Steiner et Reisinger (2006).
Saidi met en évidence une mise en osmose physique et [167] émotion-
nelle du touriste avec le lieu visité, laquelle osmose physique conduit
le touriste à fusionner « la matérialité du lieu et son immatérialité,
l’authenticité de l’expérience et l’originalité de l’objet, le temps pré-
sent de la visite et le temps passé des réalités humaines qui ont existé
dans les mémoires, les livres, l’éducation, les rapports sociaux, la
culture, l’art, les mythes et les significations » (p.473). Cette authenti-
cité, dont parle Saidi, permet aux touristes de se projeter dans le
temps, de s’ouvrir au monde, de se positionner sur les lignes de par-
tage entre l’objet et l’expérience, le matériel et l’immatériel, le corps
du lieu et son « esprit » et entre le passé, le présent et le futur.
L’approche de Saidi est intéressante dans la mesure où elle pourrait
permettre aux pays de vendre leur culture dans un sens positif, de
mettre en valeur leurs héros. En visitant la Citadelle Laferrière d’Haïti
par exemple, on peut se sentir Christophe pour ce que cet homme re-
présentait dans le temps. En visitant les forts Jacques et Alexandre
construits par Dessalines et Pétion pour empêcher un éventuel retour
11 “Wang criticizes the postmodern and constructivist positions because these
perspectives, with their presupposed object oriented foundation, are unable to
explain many of the motivations and experiences found in tourism. By intro-
ducing a perspective on authenticity founded in existentialism, Wang makes
an attempt to extend the clarifying force of the concept. What disappears with
this foray into existentialism is the concept’s ability to clarify how the emic
experience of authenticity is aroused in certain social contexts. Wang’s pers-
pective resembles the essentialist position by attaching authenticity to the phe-
nomenon per se”. (Olsen, 2002)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 216

des Français, on peut se sentir Dessalines et Pétion au point même de


vouloir les imiter. Mais, le problème qui peut se poser dans cette dé-
marche, et que Sadi a minimisé, c’est la crise identitaire que cela peut
provoquer. En s’inscrivant dans une telle démarche, les touristes
peuvent perdre leur identité première au profit d’une autre identité,
qui n’est pas la leur. En voulant se projeter dans le temps, on peut
vouloir s’approprier le comportement d’un homme qui a marqué l’his-
toire de façon négative. En voulant vivre dans le temps des Romains,
on peut se laisser emporter par tout ce qui est négatif que ce temps va-
lorisait (la supériorité des races, l’esclavage par exemple). De plus,
dans cette quête d’authenticité projective, les pays du Sud peuvent
être les plus touchés par ce qu’on appelle la crise identitaire. En effet,
les pays du Nord disposent de plus grands moyens économiques pour
vendre leur culture.
La notion d’authenticité est au cœur des études touristiques. Cha-
cun, à sa manière, se fait une lecture du concept d’authenticité. Dans
le cadre des rapports touristiques Nord-Sud, nous partageons le point
de vue de MacCannel selon lequel le touriste est nécessairement en
quête [168] d’authenticité. Avec la modernisation, le mouvement post-
moderne des sociétés, les traits culturels en Occident sont devenus ar-
tificiels, dépourvus d’authenticité. Face à ce manque, les touristes se
voient obligés de se rendre ailleurs pour vivre une expérience touris-
tique authentique, authentique dans le sens qu’ils veulent découvrir la
culture traditionnelle des autres peuples. En voulant découvrir la
culture de l’autre, ils veulent aussi, pour répéter ce que nous venons
de dire, découvrir ce qui est bizarre, impensable, primitif chez l’autre
en vue de le rapporter chez eux. Dans cette optique, la culture impli-
cite de l’autre est menacée. Et quand on prend des mesures pour res-
pecter l’intimité culturelle de l’autre, les touristes pensent qu’on cache
quelque chose de diabolique, qui a rapport au mal. Dautruche (2013),
en se focalisant sur le cas de Souvenance d’Haïti, a bel et bien posé ce
problème, qui est fondamental dans le rapport tourisme et vodou à
Souvenance.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 217

VII.5. Tourisme et Tourisme culturel :


quels liens ?

Retour à la table des matières

Parler de tourisme culturel a longtemps été un pléonasme. En effet,


jusqu’au tournant du XXe siècle, le tourisme était culturel par nature.
Mais depuis, les thématiques du voyage d’agrément se sont multi-
pliées - en tourisme balnéaire, tourisme de santé, tourisme de
congres… -, et le phénomène touristique s’est diffusé dans le corps
social : il n’est plus l’affaire de quelques privilégiés, mais le fait de
74% des Français (Observatoire national du tourisme, 2003). Avec la
démocratisation du phénomène touristique notamment avec le déve-
loppement des moyens de transport au XIXe siècle, le tourisme laisse
le champ du culturel (un champ réservé à une élite) pour prendre dif-
férentes formes. Le concept de tourisme est démystifié, et devenu po-
lysémique.
Qu’en est-il du tourisme culturel alors ? S’agissant d’une motiva-
tion et d’un loisir dont la qualification de culturel est devenue évolu-
tive — le sens du mot culturel s’étant étoffé de façon considérable —,
le domaine du tourisme culturel n’en est pas moins clairement identi-
fiable. On définit ici le tourisme culturel comme un déplacement (d’au
moins une nuitée) dont la motivation principale est d’élargir ses hori-
zons, de rechercher des connaissances et des émotions au travers de
la découverte d’un patrimoine et de son territoire. (Cluzeau, 2005 : 3)
Par extension, on y ajoute les autres formes de tourisme que nous ve-
nons de citer où peuvent faire l’objet de séquences culturelles, sans en
être la motivation principale, mais où le fait d’être en vacances en
[169] favorise une pratique occasionnelle. Bref, le tourisme culturel
est donc une pratique culturelle qui nécessite un déplacement ou que
le déplacement va favoriser. (Cluzeau, 2005 : 3)

The Eastern Cape Tourism Master Plan [Eastern Cape Tourism


Board(ECTB), 2003, pp.25, 32] recognizes that some of the primary fea-
tures of the Eastern Cape include its cultural tourism as “the movement of
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 218

people for essentially cultural motivations such as study tours, performing


arts and cultural tours, travel to festivals and other cultural events, visits to
sites and monuments, travel to study nature, folklore or art, and, pilgri-
mages”. (See Nuntsu, 2005 : 96) The term heritage and cultural tourism
“refers to that segment of the tourism industry that places special emphasis
on heritage and cultural attractions. Theses attractions are varied, and in-
clude performances, museums, displays, archeological sites and the like.
In developped areas, heritage and cultural attractions include art museums,
plays, and orchestral and other musical performances. Tourists may travel
to specific sites to see a famous museum or to hear a special musical per-
formance. In less developped areas, heritage and cultural attractions may
include traditional religious practices, handicrafs and cultural perfor-
mances”. (Christou, 2005 : 5)

Au fil des années, le tourisme culturel va prendre une ampleur


considérable. La question d’authenticité, telle qu’elle est conçue dans
les différents travaux ci-dessus mentionnés, va être au cœur du tou-
risme culturel. Les rapports Nord-Sud vont se développer sous l’angle
culturel. En quête d’authenticité, les habitants des pays du Nord vont
se rendre dans les pays du Sud où la culture traditionnelle joue encore
un rôle considérable. Dans cette logique, la culture des pays du Sud va
être une source de réconfort, d’authenticité pour les gens des pays du
Sud. Ceci dit, le respect de la culture de l’autre est primé au point que
les touristes doivent aider l’autre à préserver sa culture au lieu de la
détruire. Si les autres types de tourisme étaient destructeurs, les insti-
tutions internationales vont considérer le tourisme culturel comme un
modèle de tourisme à développer par les pays du Sud. Mais on se de-
mande si les dirigeants des pays du Sud disposent de moyens pour
empêcher que le tourisme culturel soit un obstacle au développement.
On se demande aussi si le tourisme culturel est tributaire de dévelop-
pement quand on sait que cela n’affecte pas vraiment l’économie dans
les pays du Sud, notamment Haïti. Si nous prenons l’exemple du site
Souvenance d’Haïti qui reçoit chaque année des milliers de touristes
(de la communauté internationale, de la diaspora et des localités avoi-
sinantes) pour [170] ses richesses culturelles immatérielles, nous pou-
vons affirmer que le tourisme(culturel) ne facilite pas le développe-
ment de cette localité. Souvenance reste et demeure une zone margi-
nalisée dépourvue d’infrastructure de toutes sortes. La population lo-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 219

cale à Souvenance ne bénéficie pas, s’il en existe, de retombées socio-


économiques des touristes qui, pour la plupart, font l’objet du tou-
risme culturel. Avec le tourisme culturel, nous pensons plutôt qu’il se
développe un rapport d’exploitation entre les pays du Nord et du Sud
dans la mesure où les habitants des pays du Sud, dits pays pauvres ne
tirent pas tout à fait profit de cette forme de tourisme dite culturel. Qui
plus est, le tourisme participe à la dégradation de l’environnement tant
physique que social des gens. En ce sens, nous partageons le point de
vue d’Amirou (2000), selon lequel le tourisme, c’est la culture – la cu-
riosité, l’envie de se cultiver, une appétence esthétique -, c’est pour-
quoi l’expression de « tourisme culturel » est par certains aspects
pléonastiques. Mais nous constatons également que l’objet esthétique
(celui qui attire les touristes) est fréquemment dénaturé, souillé et
déshabillé par ces amoureux mêmes.

VII.6. Tourisme et développement durable :


entre pauvreté, développement socio-économique
des territoires et dégradation de l’environnement

Retour à la table des matières

Face aux grands problèmes écologiques et sociaux auxquels font


face les pays du monde au XXe siècle, la Conférence de Stocholm
avait proposé, en 1972, de mettre la sauvegarde de l’environnement au
premier plan des préoccupations des Nations Unies : pour y arriver, il
fallait, selon les naturalistes, renoncer à toute forme de croissance.
(Voir Claval, 2006) Cette conférence est suivie par la Commission des
Nations Unies sur l’Environnement et le Développement qui publiait
en 1987 le rapport de Brundtland, intitulé Notre Avenir à tous. Devenu
un texte fondateur du développement durable, ce document rend
compte de l’état de la planète. On y constate que les problèmes envi-
ronnementaux les plus graves sont fondamentalement liés à la grande
pauvreté des pays du Sud et aux modes de production et de consom-
mation « non durables » du Nord. Ainsi, le développement durable y
est défini comme « un développement qui répond aux besoins des gé-
nérations actuelles sans compromettre ceux des générations futures ».
Pour que ce soit viable, le développement durable nécessite de
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 220

prendre en considération de façon harmonieuse les « trois piliers » de


la vie moderne, que sont l’économie, le social et [171] l’environne-
ment. Ainsi, l’approche économique recherche pour chaque action
(produire, vendre et acheter, travailler, se déplacer, se nourrir) les pra-
tiques et les produits qui apportent un bon rapport qualité/prix. La di-
mension sociale s’exprime lorsqu’on adopte des pratiques propices au
développement de l’emploi et respectueuses de l’intégrité et de la
culture des personnes qui travaillent à la production des biens
consommés. Enfin, sur le plan de l’environnement, le développement
durable demande de choisir des pratiques, des produits et des proces-
sus de production favorables au respect de la planète et de la santé.
(Badache, 2006 ; Badache, 2010 ; Griffon, 2003 ; Delchet, 2007 ; Ba-
ker, 2006). Bref, deux concepts sont inhérents à la notion de dévelop-
pement dans le rapport de Brundtland : le concept de besoin, et plus
particulièrement des besoins fondamentaux des plus démunies aux-
quels il faut accorder la plus grande priorité, et l’idée de limitation que
l’état de nos techniques et de notre organisation impose à la capacité
de l’environnement à répondre aux besoins présents et futurs. (Claval,
2006)
Pour arriver à atteindre ces trois objectifs, le développement du-
rable doit être la préoccupation de tous : l’État, les collectivités territo-
riales, la société civile. Ils ont chacun son rôle à jouer dans la gestion
du développement durable afin que notamment la justice sociale
puisse devenir une réalité. (Badache, 2006 ; Droz et Lavigne, 2006 ;
Pennequin et Mocilnikar, 2011 ; Gendron et Vaillancourt, 2003 ; Mer-
lin-Brogniart, Depret et Masne, 2009 ; Arnaud, 2008 ; Massiera, 2009)
Si l’idée de développement durable remonte à presque un siècle et
fait partie depuis les années 1980 d’un programme de développement
mondial comme le précise le rapport de la Commission de Brundland,
le tourisme n’y était pas traité et jusqu’en 2000, l’idée d’un équilibre
entre la conservation des ressources naturelles et culturelles, d’une
part, et le développement touristique, d’autre part, relevait d’un sujet
de discussion théorique. C’est à partir des années 2000 véritablement
que la reconnaissance du tourisme comme outil potentiel de dévelop-
pement est officialisée sur la scène internationale dans la Déclaration
des Nations Unies sur les objectifs du millénaire pour le développe-
ment. L’énoncé des principes du développement durable a accéléré la
pression sur le secteur du tourisme en raison de la nécessité d’amélio-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 221

rer la performance environnementale et contribuer à la protection du


patrimoine naturel et culturel, tout en apportant un éventail de retom-
bées socio-économiques, particulièrement pour les [172] populations
d’accueil. (Voir Priskin, 2009) Ceci dit, voyons les rapports existant
entre tourisme et économie des territoires, tourisme et environnement.

6.1. Tourisme entre développement socio-économique


et pauvreté des territoires

La littérature sur le rapport entre tourisme et développement socio-


économique des territoires, tourisme et pauvreté des populations lo-
cales, est controversée. Si certains que le tourisme contribue à faire
développer l’économie des territoires, d’autres pensent plutôt que
cette activité contribue à reculer l’économie des territoires. Le Som-
met mondial sur l’écotourisme tenu à Québec en 2002, ainsi que la
Déclaration de Québec qui s’ensuivit, reconnaît que l’écotourisme
« englobe les principes du tourisme durable en ce qui concerne les im-
pacts de cette activité sur l’économie, la société et l’environnement ».
(Gagnon : 2004). Le tourisme, comme activité, a des conséquences
sociales, économiques et environnementales importantes et com-
plexes, qui peuvent présenter à la fois des avantages et des coûts sur la
structure socio-économique des communautés locales. En Tunisie par
exemple, la plupart des travaux sur les retombées économiques du
tourisme confirment la validité de l’hypothèse d’une influence posi-
tive du secteur touristique sur la croissance économique. Cependant,
certains auteurs postulent que l’influence positive du tourisme en Tu-
nisie peut être contrebalancée par des effets négatifs en termes de
bien-être de sorte que la relation entre le développement de l’activité
touristique et la croissance économique se révèle ambiguë. (El Bekri,
2011) La relation entre tourisme et développement durable n’est peut-
être pas comprise comme une relation parfaite dans le sens qu’on peut
formuler l’hypothèse suivant laquelle le tourisme est une condition
nécessaire et suffisante au développement durable. S’il est vrai que le
tourisme peut engendrer le développement durable, ses conséquences
négatives sur les populations locales notamment sont à souligner.
En 2016, la revue « Journal of Sustenaible Tourism » consacre un
numéro spécial touchant un ensemble de questions relatives au tou-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 222

risme indigène durable. Dans les articles de ce numéro spécial de la


revue « Journal of Soustenaible Tourism », les auteurs mettent en évi-
dence la capacité du tourisme comme outil efficace pour réaliser le dé-
veloppement indigène durable. Tout au long des articles, les auteurs
rappellent les réalités positives (renforcement des capacités) [173] et
négatives (marchandisation) du développement touristique durable. À
travers certaines études de cas menées dans certaines régions, ces au-
teurs font ressortir des liens entre tourisme et qualité de vie, tourisme
et emploi, tourisme et croissance économique en mettant l’emphase
sur l’implication des populations indigènes dans cette dynamique.
Dans ces études, le tourisme est plutôt vu comme un élément positif
capable d’engendrer le développement durable. Les patrimoines,
qu’ils soient matériels ou immatériels, constituent un atout indispen-
sable au rapport entre tourisme et développement durable. Dans cette
optique, les festivités locales sont valorisées par l’État, les collectivi-
tés territoriales en vue de mesurer l’impact du tourisme sur le déve-
loppement durable des territoires. Ces auteurs font toutefois des pro-
positions pour une meilleure relation entre tourisme et développement
durable. (Whiteney-Skire, 2016 ; Hillmer-Pegram, 2016 ; Walker and
Moscardo, 2016 ; Carr, Ruhanen and Whitford, 2016 ; Blancas et al,
2016 ; Ridderstaat, Croes and Nijkamp, 2016 ; Maxim, 2016 ; Steven-
son, 2016)
La marchandisation du développement touristique, telle qu’elle est
soulignée par les auteurs, constitue un point fort de notre réflexion sur
le tourisme durable. Cette marchandisation, pratiquée le plus souvent
par les grandes firmes internationales, les secteurs de la vie nationale,
se fait au détriment des populations locales dites marginalisées, qui
devraient être de principaux bénéficiaires de retombées socio-écono-
miques du tourisme. C’est ainsi que dans bon nombre de pays dans le
monde (notamment les pays des Antilles), les grands profits des re-
tombées socio-économiques du tourisme vont dans le sens des intérêts
des grandes firmes internationales et nationales, puisque ce sont elles
qui dirigent l’industrie touristique. Pour être efficace, le tourisme du-
rable doit être basé sur l’éthique où les richesses socio-économiques
du tourisme doivent être distribuées de manière équitable entre les
membres des populations indigènes. À ce niveau, le plus fort ne tirera
pas le plus gros du bénéfice provenant de ce secteur.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 223

En 2015, un ensemble d’auteurs consacre un numéro spécial sur le


rapport entre tourisme et l’économie verte (« the green economy ». Il
faut dire que le concept d’économie verte est maintenant entré dans
les débats politiques généraux et a été approuvé par une série d'orga-
nismes des Nations Unies et d'autres organisations. La conférence de
Rio + 20 a particulièrement attiré l'attention sur l'approche de l'écono-
mie verte dans le contexte d'un développement durable pour s'éloigner
des pratiques habituelles, agir en vue d’éradiquer la [174] pauvreté,
réduire la destruction de l'environnement et construire un pont vers
l'avenir durable. Il est de plus en plus reconnu que le secteur du tou-
risme peut apporter une contribution majeure à l'économie verte à tra-
vers des pratiques plus durables, l'atténuation des changements clima-
tiques et l'écotourisme. Le rôle du secteur touristique continuera d'être
crucial pour le programme de développement durable après 2015. Ce-
pendant, il existe des ambiguïtés quant à la façon dont le tourisme et
les industries connexes peuvent maximiser leurs contributions au
bien-être humain et assurer la durabilité de l'environnement, englobant
les questions d'économie politique, de géographie et d’éthique com-
merciale. Dans ce contexte, les auteurs préconisent un consensus sur
la nature de l’économie verte, le rôle que le tourisme peut jouer dans
une économie verte, des réponses préalables de nombreux pays et des
initiatives de recherche en cours et émergentes qui permettront la tran-
sition du tourisme vers une économie verte, en se focalisant notam-
ment sur la vitalité de l’économie locale, la responsabilité des acteurs,
la diversité culturelle, l’évaluation de l’écologisation du tourisme.
Dans leurs écrits, le rapport entre tourisme et l’économie verte est
controversé, mais plutôt important en termes d’impacts positifs. Ils
mettent l’accent notamment sur le cas de Japon, Sri Lanka, Chine où
le rapport entre tourisme et économie verte est vogue. (See Reddy and
Wilkes, 2015 ; Newton, 2015 ; Holden, 2015 ; Catibog-Sinha, 2015 ;
Livina and Atstaja, 2015 ; Crawford and Sternberg, 2015 ; Ladkin and
Szivas, 2015 ; Buultjens, Ratnayake and Gnanapala, 2015 ; Welton,
2015 ; Zehetmeyer and al., Pour ne citer que ceux-la).
Le concept d’économie verte fait partie d’emblée du développe-
ment durable, puisque ce dernier englobe le social, le culturel, l’éco-
nomique et l’écologique. Dans la vision des acteurs nationaux, le tou-
risme suppose être un facteur capable d’engendrer le développement
durable dans les sociétés visitées en mettant en valeur la culture des
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 224

peuples autochtones, en protégeant l’environnement naturel et en


grandissant l’économie des peuples visités. Par ailleurs, on se de-
mande si les dirigeants des pays du Sud disposent de moyens pour
empêcher que le tourisme culturel soit un obstacle au développement.
On se demande aussi si le tourisme culturel est tributaire de dévelop-
pement quand on sait que cela n’affecte pas vraiment l’économie dans
les pays du Sud, notamment Haïti. Si nous prenons l’exemple du site
Badjo d’Haïti, qui reçoit chaque année des milliers de touristes (de la
communauté internationale, de la diaspora et des localités [175] avoi-
sinantes) pour ses richesses culturelles immatérielles, il y a lieu de
mentionner que le tourisme (culturel) ne facilite pas le développement
de cette localité. Badjo, à l’instar de Souvenance que nous venons de
parler ci-haut, reste et demeure une zone marginalisée dépourvue d’in-
frastructure de toutes sortes. La population locale à Badjo ne bénéficie
pas, s’il en existe, de retombées socio-économiques du tourisme.
Toujours en 2015, considérant le tourisme comme l’un des moteurs
de développement capable d’éradiquer la pauvreté dans le monde,
l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT) en partenariat avec l’Or-
ganisation néerlandaise de développement (SNG), a rédigé un manuel
dont l’objectif est de « décrire, dans des termes simples, les étapes
pratiques que les destinations touristiques peuvent franchir pour que le
tourisme profite davantage aux personnes et aux communautés défa-
vorisées ». S’adressant aux organisations et aux particuliers qui tra-
vaillent au niveau des destinations, dans le secteur du tourisme ou
dans un autre domaine axé sur la réduction de la pauvreté, ce manuel
montre comment intégrer la réduction de la pauvreté au choix des par-
ties prenantes et des bénéficiaires, à l’analyse des résultats actuels du
tourisme, à l’étude de son potentiel et à l’élaboration d’une stratégie et
d’un plan d’action. Il explique entre autres dans le détail comment le
tourisme peut œuvrer pour les pauvres à travers les sept mécanismes
recensés par l’OMT : emploi direct, chaînes d’approvisionnement,
vente officieuse, développement d’entreprises, impôts et taxes, dons et
bénéfices collatéraux.
Concrètement, peut-on établir le rapport entre tourisme et réduc-
tion de la pauvreté dans le monde ? D’autant plus qu’on est dans les
pays développés (pays riches) et dans les pays sous-développés (pays
pauvres), la situation est d’autant plus complexe. Si cette relation pa-
raît plus ou moins évidente dans les pays riches, elle ne l’est pas tout à
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 225

fait dans les pays pauvres. Et même dans les pays riches, le rapport
entre tourisme et réduction de la pauvreté est problématique dans la
mesure où les populations les plus marginalisées ne sont pas réelle-
ment touchées.
Soutenant l’idée que le tourisme peut lutter contre la pauvreté, Tra-
vis (2011) met l’accent sur le rôle du tourisme dans la reconstruction
de la Pologne après la Seconde Guerre mondiale. En dehors du sport,
le tourisme avait joué un rôle fondamental dans cette reconstruction,
notamment dans la période comprise entre 1960 et 1970. Le tourisme,
comme activité, a [176] contribué à relancer l’économie de la Pologne
en luttant contre la pauvreté et en créant des emplois. L’État, de son
côté, a pris tout un ensemble de mesures en faveur des touristes pour
faciliter la tâche.
Par ailleurs, Alam and Paramati (2016) étudient l’impact du tou-
risme sur l’inégalité des revenus dans les économies en développe-
ment. L’analyse utilise un ensemble équilibré de données de panel de
1991 à 2012 sur 49 pays en développement dans le monde. Parmi les
49 pays, il convient de citer : Argentine, Colombie, Chine, République
dominicaine, Brésil, Indonésie, Guatemala, Costa Rica, etc. Les résul-
tats empiriques indiquent que le tourisme augmente de façon signifi-
cative l’inégalité des revenus. En outre, les élasticités à long terme sur
les recettes touristiques au carré confirment l’existence de l’hypothèse
de la courbe de Kuznets entre revenus touristiques et inégalités de re-
venus, ce qui signifie que si le niveau actuel du tourisme devient du-
rable, il réduira significativement l’inégalité des revenus dans les éco-
nomies en développement. Compte tenu de ces constations, leur étude
offre une valeur significative à l’ensemble des connaissances sur la
question du tourisme et l’inégalité des revenus dans les économies en
développement et fournit également des implications politiques im-
portantes.
La relation entre tourisme et lutte contre la pauvreté n’est pas tou-
jours évidente. Si dans certains cas, cette hypothèse est confirmée ;
dans d’autres cas, elle est infirmée. Le développement touristique réa-
lisé dans pas mal de pays du monde, ne correspond pas vraiment aux
attentes des populations les plus marginalisées. Ce qui explique que,
dans certains cas, ces populations se montrent très hostiles aux tou-
ristes. Tout récemment, Saidi (2017) questionne le développement en-
gendré par le tourisme en Tunisie, surtout en ce qui concerne ses bien-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 226

faits pour les couches défavorisées. L’auteur utilise l’expression de


zones d’ombres, ce que nous pouvons qualifier de zones marginali-
sées, pour montrer que les populations les plus marginalisées ne béné-
ficient pas réellement de retombées socio-économiques du tourisme
en Tunisie.
Allant à peu près dans le même sens qu’Alam et Paramati, Hillali
(2011) analyse, pour sa part, les enjeux du tourisme comme facteur de
développement, comme lutte contre la pauvreté. Si le tourisme a son
avènement au siècle dernier était censé lutter miraculeusement contre
le sous-développement des pays économiquement en retard, mais doté
de potentialités touristiques [177] importantes, il y a depuis les années
1960 et 1970 (au moment des indépendances en Afrique) un renverse-
ment de situations aux plans social et économique - désorganisation
des secteurs vivriers, mutation des élites sociales et inversion des prio-
rités économiques - qui avait mis en chômage technique, dans beau-
coup de pays du Sud, les systèmes productifs communautaires, en
marginalisant du même coup les détenteurs des savoirs locaux. En tant
que secteur prioritaire dans beaucoup de pays durant les années 1960,
pour sa capacité de levier économique, le tourisme n’a pourtant pas
tenu toutes ses promesses. Il est temps de prospecter la voie du tou-
risme solidaire et durable en vue d’opérer une rupture démonstrative
qui récuse l’inaction improductive et l’exploitation abusive. Il s’agit
en somme de favoriser les porteurs locaux soucieux de : collectiviser
les dépenses en valorisant les profits pour le bien-être des communau-
tés et des acteurs locaux dans une perspective de développement local ;
mettre en place des réseaux locaux, régionaux et nationaux capables
de gérer, en partenariat avec des acteurs animés par des idéaux compa-
tibles, des projets fiables et viables ; veiller à la protection de l’envi-
ronnement, et mieux encore, à l’amélioration de celui-ci, en en faisant
un élément clé du potentiel touristique local ou régional.
Le développement qu’engendre le tourisme n’est pas égal dans
tous les pays. Ce développement dépend d’un ensemble de facteurs
internes, tels la participation pleine et entière des acteurs locaux au dé-
veloppement touristique, l’engagement du secteur privé, le rôle pré-
pondérant de l’État et des collectivités territoriales…Pour qu’il soit
porteur de développement, le tourisme doit être une activité planifiée
et gérée par les acteurs locaux, les acteurs nationaux et les acteurs in-
ternationaux sous une base éthique.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 227

Pour leur part, Li et al (2016) se focalisent plutôt sur le rapport


entre tourisme et inégalité des revenus en Chine en se basant notam-
ment sur la comparaison entre le tourisme international et le tourisme
local en termes de développement. Les résultats empiriques trouvés
par ces chercheurs prouvent que le tourisme régional ou local contri-
bue beaucoup plus au développement des régions que le tourisme in-
ternational.
La conclusion des auteurs attire notre attention sur le fait que le dé-
veloppement d’un pays peut se réaliser par son flux touristique in-
terne, par l’importance qu’il accorde au tourisme local. À ce [178] ni-
veau, nous pouvons parler d’un développement touristique endogène
réalisé par les acteurs locaux et nationaux eux-mêmes. Le tourisme lo-
cal peut être plus efficace dans la dynamique de développement que le
tourisme international. Mais, il faut créer des conditions favorables
pour que cela soit possible. La sensibilisation des communautés sur
l’importance, les valeurs des patrimoines (matériels ou immatériels)
de la société en question, est l’un des points à prendre en compte dans
le cadre de cette démarche. Dans le cas précis d’Haïti où le tourisme
local est en quelque sorte en vogue avec la présence des fêtes « chan-
pèt » notamment, nous pouvons nous en servir pour le développement
du pays.
Breton (2011) analyse les bons et les mauvais côtés du tourisme en
termes de développement durable. Il pense que l’activité touristique
est porteuse, pour les sociétés et les communautés locales, du para-
doxe d’effets socio-économiques ambivalents : d’une part, comme
facteur d’un développement économique durable, qui bénéficierait
aux populations d’accueil, à celles marginalisées en particulier, et
comme élément de redistribution des fonctions et de renforcement de
la cohésion sociale ; de l’autre, comme élément perturbateur, voire
destructeur de sociétés et de culture peu propices à l’absorption d’un
tourisme de masse non ou mal maîtrisé, cédant sous le poids d’apports
exogènes inaptes à répondre aux besoins des plus défavorisés. Selon
l’auteur, le tourisme comme d’autres secteurs d’activité, doit prendre
en considération le développement durable, en se focalisant notam-
ment sur l’effet économique du tourisme sur le développement, en
considérant le tourisme comme un facteur puissant d’« acculturation »
positive, par la rencontre des cultures de l’hôte et du visiteur, par la
découverte, la reconnaissance et donc la valorisation des cultures lo-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 228

cales, par le brassage des cultures… Le tourisme, comme activité, doit


être contrôlé. Car le tourisme incontrôlé est facteur de déstructuration
sociétale.
Le facteur de destruction de sociétés et de culture, tel qu’il est
mentionné par l’auteur, est très important pour comprendre le rapport
entre patrimoine et tourisme. Si ce dernier contribue dans certains cas
à l’amélioration de l’économie dans les pays développés, ses consé-
quences sur la vie culturelle et sociale des habitants laissent à désirer.
Dans certains endroits du monde, le tourisme est vu comme un facteur
de propagation de maladies sexuellement transmissibles, et un facteur
de destruction de cultures dans le sens que les décideurs de ce secteur
peuvent aller jusqu’à [179] modifier les pratiques culturelles des com-
munautés pour répondre aux besoins des touristes étrangers. Et quand
cela se produit, l’identité culturelle des populations locales est en dan-
ger. On procède donc à une forme de folklorisation de la culture de
l’autre à des fins rationnelles (économiques).

6.2. Tourisme et dégradation de l’environnement

Comme nous venons de le mentionner, le tourisme participe aussi à


la destruction de l’environnement physique. Ceci dit, le tourisme peut
constituer un obstacle au développement durable, puisque l’environ-
nement est l’un des éléments fondamentaux pour parler de ce dévelop-
pement. Lors de l’adhésion de l’Espagne à l’Union européenne, un
droit de subsidiarité a freiné la touristification des îles Baléares parce
que le tourisme porte atteinte aux paysages et à l’écosystème. Du
coup, la destruction des structures touristiques jugées inadaptées vu
qu’elles dégradent l’environnement, reste une arme légale utilisée
dans la stratégie de « reconquête » du territoire préalable indispen-
sable à la sauvegarde de l’identité catalane et insulaire des hommes
et de leur environnement (Lozato-Giotart 2006 : 107-110).
En Tunisie et en Thaïlande, si l’apport économique du tourisme est
indéniable, ses effets négatifs sur les environnements naturel et cultu-
rel de ces pays ne sont pas les mêmes (Hilali 2003 : 71). Les impacts
du tourisme sur l’environnement pèsent tellement fort qu’il y a lieu de
mentionner deux conventions en matière de tourisme et environne-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 229

ment : la ‘’Déclaration Mer Adriatique ‘’ signée le 13 juillet 1991 par


la Commission et les ministres des Affaires étrangères des 4 pays rive-
rains(Italie, Grèce, Yougoslavie et Albanie) dans le but de protéger le
bassin Adriatique, actuellement bloqué en raison du conflit dans l’ex-
Yougoslavie ; la ‘’Convention sur la Protection des Alpes’’(traité in-
ternational) signée à Salzbourg le 7 novembre 1991 par les représen-
tants de la Commission et des pays de l’Arc Alpin, dans le dessein de
protéger l’écosystème alpin le plus important d’Europe. (Voir Fi-
quet 1993 : 14) Ces Conventions ont été signées dans le cadre des ac-
tions communautaires visant à concilier le couple tourisme et environ-
nement en vue du développement durable, et pour éviter les conflits
entre les pays. Malgré tout, les impacts du tourisme sur l’environne-
ment en termes négatifs continuent à se faire sentir.
[180]
Dans ce même ordre d’idées, Buckley (2012) analyse les impacts
négatifs du tourisme sur l’environnement. L’auteur nous dit que les ré-
percussions, les réponses et les indicateurs sociaux et environnemen-
taux sont examinés dans le monde entier dans cinq catégories : la po-
pulation, la paix, la propriété, la pollution et la protection. Parmi les
500 publications pertinentes, très peu tentent d'évaluer l'ensemble du
secteur touristique mondial en termes d’impacts négatifs sur l’envi-
ronnement, l’un des facteurs fondamentaux de développement du-
rable. Le principal moteur de l'amélioration est la réglementation plu-
tôt que les mesures du marché. Certains défenseurs du tourisme uti-
lisent encore des approches poétiques pour éviter les restrictions envi-
ronnementales et ainsi accéder aux ressources naturelles publiques.
L’auteur pense que les priorités de recherche du futur doivent prendre
en compte : le rôle du tourisme dans l'expansion des aires protégées ;
l’amélioration des techniques de comptabilité environnementale ; et
les effets des perceptions individuelles de la responsabilité face aux
changements climatiques.
Une véritable harmonisation des relations entre tourisme et envi-
ronnement s’avère plus que nécessaire dans le cadre d’un tourisme du-
rable. En effet, l’une des caractéristiques du tourisme durable, c’est
qu’elle se soucie de l’environnement. Si le tourisme participe à la dé-
gradation de l’environnement, le développement durable est en jeu.
Car, en dehors de l’économique, le social, le culturel, l’environnement
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 230

est l’un des éléments fondamentaux pour parler de développement du-


rable.
Si Bouin (2007) reconnait que le tourisme est profitable à l’huma-
nité comme outil susceptible d’améliorer la compréhension entre les
hommes, de favoriser la paix et d’inciter au respect des droits de
l’homme et des libertés fondamentales, il s’accentue sur le fait que le
tourisme entraine aussi des problèmes de pollution des différents mi-
lieux, qu’il s’agisse de la pollution de l’air par la circulation des véhi-
cules à moteur ou de la pollution des eaux et de la terre qu’implique
l’élimination des déchets. Le problème crucial des atteintes que le tou-
risme est susceptible d’apporter à l’environnement découle d’une ca-
ractéristique fondamentale de cette activité : « sa concentration dans le
temps et dans l’espace sur des lieux rares et fragiles comme la mon-
tagne, le littoral ou encore les centres urbains, réceptacle du patri-
moine artistique, architectural et historique ». (Bouin, 2007 : 12)
[181]
Développer le tourisme dans une région ou un pays est une chose ;
le contrôler est une autre chose. Un flux important de touristes peut
occasionner des dégâts majeurs au sein des communautés locales.
Cela peut avoir des impacts négatifs sur le mode de vie des commu-
nautés locales en affectant leur environnement social et naturel. La
pollution de l’air dont parle l’auteur, est devenu un problème social (si
l’on ose le dire) au point que 196 pays et entités ont signé l’Accord de
Paris sur le climat à l’issue de la conférence COP 21, à Paris, le 12 dé-
cembre 2015. Mis au point après les négociations de la conférence
COP 21 en France, l’Accord vise à limiter le réchauffement clima-
tique planétaire à moins de deux degrés Celcius, en procédant à la ré-
duction des émissions de gaz à effet de serre. Malheureusement, près
d’un an et demi après cette conférence mondiale des parties à la
Convention cadre de l’ONU, sa mise en œuvre, pourtant peu contrai-
gnante, se fait toujours attendre. La situation est devenue encore plus
compliquée suite à la sortie des États-Unis de Donald Trump, le 1 er
juin 2017, des 196 pays et entités qui ont signé ce texte historique.
Ceci dit, la pollution de l’air causée par le tourisme dans certains en-
droits du monde, est un problème fondamental qu’il faut prendre très
au sérieux si l’on veut promouvoir le développement durable.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 231

Basset (2011), lui, questionne le rapport entre globalisation et tou-


risme en termes de développement durable. Contrairement à certains
qui pensent que la globalisation marque un tournant crucial, joue un
rôle essentiel dans la construction et la formation des idées, des
cultures et des identités, l’auteur croit que la globalisation n’engendre
pas une uniformisation économique, sociale, culturelle et politique
comme on aurait tendance à le croire. Bien au contraire, elle donne
lieu selon les contextes où elle opère, à des réponses fort variées et
même contradictoires, notamment sur le plan culturel. Dans le champ
d’étude qui l’intéresse ici, le tourisme, la réalité se définit à ce que
certains définissent comme relevant d’un impérialisme culturel. En ef-
fet, l’aménagement et le développement engendrés par le tourisme,
particulièrement dans les pays du Sud ont eu des conséquences irré-
médiables sur l’environnement et la vie sociale des autochtones.
Dans la logique de la globalisation, tous les État n’ont pas le même
poids dans la balance pour mesurer les impacts négatifs du tourisme
sur les populations d’accueil. Ce qui peut s’expliquer par la dé-
faillance ou la faiblesse étatique dans les pays du Sud notamment où
le tourisme est [182] plutôt vu comme porteur de tous les bienfaits du
monde. Pour que le tourisme ne constitue pas un obstacle au dévelop-
pement durable dans les pays du Sud, il faut que l’État, en partenariat
avec les collectivités locales, puisse être capable de mesurer les im-
pacts du tourisme sur les populations par la mise en place d’une poli-
tique culturelle au niveau des sociétés.
Volle (2011) pose le problème du tourisme en termes de dégrada-
tion écologique des milieux en Amérique latine. Pour répondre aux
exigences du tourisme international, les territoires concernés par les
initiatives rurales subissent très souvent les assauts d’un capitalisme
sauvage, basé sur l’exploitation extrême des ressources naturelles par
des entreprises généralement multinationales, qui n’ont aucune consi-
dération pour les populations et leur milieu. Dans le cas précis du Pé-
rou, en 2009, les autorités étatiques massacrent les Indiens Awajuns de
l’Amazonie, réunis à Bagua depuis des mois, refusant que les terres
ancestrales soient liquidées aux multinationales via des décrets-lois
dont ils demandent l’obligation.
Le tourisme, comme activité économique, peut contribuer à la dé-
gradation de l’environnement naturel, voire social des individus.
D’ailleurs, les approches théoriques suscitées le montrent clairement.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 232

En dehors de ses aspects positifs (son apport à l’économie locale dans


certains cas, la valorisation des cultures traditionnelles…), le tourisme
présente également des aspects négatifs qu’il faut prendre en compte
en vue de promouvoir le développement durable.
Ce qui se produisait au Pérou, tel qu’il est relaté par Volle, vient de
se produire récemment en Haïti. Dans l’objectif de transformer cer-
taines villes haïtiennes en destinations touristiques, beaucoup d’habi-
tants étaient chassés de leurs maisons, chargées pour eux d’une signi-
fication symbolique et affective, sous contrainte des forces de l’ordre.
Au lieu de bénéficier de retombées socio-économiques du tourisme,
ces habitants se voient plutôt victimes des décisions relatives à l’émer-
gence du tourisme.

VII.7. Tourisme et participation


des communautés locales

Retour à la table des matières

Durant les dernières années, la question de participation des com-


munautés locales occupe une place de choix dans les études sur le tou-
risme. La Charte du tourisme durable considère le tourisme comme
une activité bénéfique pour les pays et communautés d’accueil. Ceci
dit, les [183] populations locales doivent être associées aux activités
touristiques et participent équitablement aux bénéfices économiques,
sociaux et culturels que ces activités génèrent, et spécialement aux
créations d’emplois directes et indirectes qui en résultent. (OMT,
1995) Plus loin, la Charte internationale du tourisme culturel reconnaît
que les communautés d’accueil et les populations locales doivent par-
ticiper aux programmes de mise en valeur touristique des sites patri-
moniaux. (ICOMOS 12, 1999) Il est clair que, dans la vision des ac-
teurs internationaux, la participation des communautés locales se ré-
vèle un facteur nécessaire dans la dynamique du tourisme.
Ka-yin Lee (2016) met l’accent sur le rôle joué par les acteurs lo-
caux, la presse dans le projet de réaménagement de la route Enning à
Guangzhou ; un projet qui a fait l'objet de controverses, car le site pos-

12 Conseil international des monuments et des sites.


Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 233

sède de nombreux bâtiments vernaculaires qui ne sont pas officielle-


ment reconnus par les autorités comme étant importants, mais sont
néanmoins considérés comme importants par les acteurs non éta-
tiques. Les acteurs locaux s’organisent en vue de la conservation de
ces bâtiments vernaculaires, qu’ils estiment être primordiaux dans leur
existence comme groupes sociaux. Néanmoins, l’auteur soulève des
questions sur la soutenabilité de la mobilisation civile dans les efforts
de conservation ultérieurs, en raison d'un manque général d'enthou-
siasme. Ni les stratégies de réaménagement urbain ni le programme de
conservation n'ont fait l'objet d'une révision majeure en raison de l'im-
pact de ce projet de réaménagement individuel. Par conséquent, la
promesse de changement est au mieux un compromis tactique adopté
par les autorités municipales pour annuler les voies publiques oppo-
sées à Guangzhou.
Ce qui est intéressant dans l’approche de l’auteur c’est le rôle de la
presse dont il fait mention dans les projets touristiques. En effet, la
presse, comme institution, occupe une place de choix dans la vulgari-
sation des projets touristiques. Et, l’un des problèmes rencontrés au
niveau des sites de notre recherche, c’est l’absence des radios commu-
nautaires, qui pourraient être considérées comme de véritables sources
orales capables de nous permettre de mieux saisir l’objet de notre re-
cherche. À cause de cette absence, il se pose aussi un problème de so-
cialisation des membres des communautés locales, qui ne se font pas
toujours une bonne représentation de ces sites. À ce niveau, nous pen-
sons que l’existence des radios communautaires pourraient [184] jouer
un rôle important dans la vulgarisation des activités touristiques au ni-
veau local. Car, trop souvent, les gens ne sont pas bien informés des
activités touristiques réalisées dans les sites. De plus, ils ne sont pas
sensibilisés sur l’importance des sites. Par ailleurs, les radios commu-
nautaires peuvent aussi jouer un rôle négatif consistant à dénigrer les
sites dans lesquels les pratiques vodouesques sont à l’honneur. Au ni-
veau de certaines stations de radios à Port-au-Prince, des gens (surtout
des pasteurs) ont l’habitude de procéder à des campagnes de dénigre-
ment des cultes vodous en Haïti.
Toujours dans l’optique de souligner l’implication des communau-
tés locales dans les projets touristiques, Battilani et Sogobba (2014)
s’intéressent au rôle des acteurs locaux dans le développement d’une
forme de tourisme culturel, et l’impact du tourisme sur l’économie lo-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 234

cale, en s’accentuant notamment sur le cas d’Alberobello, une ville du


Sud de l’Italie inscrite sur la Liste du patrimoine mondial en 1996 et
qui, au cours des vingt dernières années, a enregistré une augmenta-
tion importante du nombre de nuitées touristiques. L’enquête d’une
désignation de l’UNESCO est étudiée, basée sur trois différentes en-
quêtes et entrevues réalisées entre 2007 et 2012. La principale conclu-
sion tirée de ces enquêtes de terrain est que même lorsque l’inscrip-
tion d’un site sur la liste du patrimoine mondial n’a aucune répercus-
sion à l’échelle régionale, cela contribue à la croissance économique
d’une région ou d’un territoire pourvu que la population locale
consente les efforts nécessaires et canalise les ressources matérielles et
humaines requises en vue du développement d’une forme de tourisme
culturel. Le rôle des acteurs, des activistes locaux peut se révéler un
facteur nécessaire à la construction du patrimoine, voire au passage du
patrimoine tabou (interdit par les autorités locales) au patrimoine sen-
sible (reconnu et défendu par les acteurs locaux). (Carr et Sturdy
Colls, 2016)
Le patrimoine est d’abord et avant tout celui de la communauté,
dans le sens que cette communauté revendique le patrimoine, s’en ap-
proprie, le conserve, le transmet de génération en génération pour la
pérennité de ce patrimoine en question. Le passage d’un patrimoine en
puissance ou tabou en un patrimoine reconnu ne peut pas se faire sans
l’aval de la communauté en question. Toutefois, cela peut arriver que,
pour des raisons politiques, sociales, économiques et autres, les déci-
deurs politiques peuvent choisir telle pratique culturelle ou tel lieu his-
torique comme patrimoine national sans le consentement des membres
de la communauté en question. [185] Et quand cela se produit, on
risque d’assister à des soulèvements populaires lesquels soulèvements
peuvent donner lieu à des pratiques de violence infrapolitique.
Fan (2014) se focalise sur la situation de l’engagement communau-
taire dans le secteur du patrimoine en Chine, qui fait face à une pres-
sion internationale croissante, notamment par le biais d’organismes
donateurs. On fait valoir que les comités de citoyens dirigés par les
gouvernements ne servent pas essentiellement les intérêts des commu-
nautés locales, alors que les sociétés civiles de base et les ONG sont,
dans une large mesure, réglementées par le pouvoir politique domi-
nant. Étant donné l’insuffisance de la participation communautaire
dans le secteur de la conservation du patrimoine culturel en Chine, le
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 235

gouvernement local a adopté l’approche introduite par les organismes


donateurs, mais cela n’a pas abouti à un partage du pouvoir et l’État
limite la participation de la communauté dans certains cas. Ceci dit,
sous l’influence de la communauté internationale, la participation de
la communauté locale à la gestion du patrimoine en Chine, particuliè-
rement dans la ville de Yangzhou, reste limitée.
L’étude de l’auteur nous ramène directement sur le terrain de Sou-
venance (l’un des sites culturels vodou d’Haïti). Les travaux de terrain
que nous avons y avons réalisés en 2013 nous a révélé que l’une des
raisons expliquant le désaccord de certains vodouisants quant à une
éventuelle reconnaissance de Souvenance comme patrimoine de
l’UNESCO, est la réduction de leur pouvoir dans la gestion du site. Ils
affirment clairement que les « blancs » vont leur imposer leur manière
de faire, voire changer les pratiques culturelles du site… De ce fait,
ces vodouisants s’opposaient catégoriquement à toute éventuelle patri-
monialisation internationale de Souvenance. (Voir Gustave, 2014)
Dans le cas précis de Pérou, Volle (2011) fait ressortir l’implication
des communautés locales au dans le cadre de la gestion du patrimoine
naturel et culturel. Face aux dérives des autorités étatiques et des en-
treprises multinationales dans la gestion du couple patrimoine et tou-
risme, les communautés de base ont mis en place des alternatives qui
sont donc géographiquement essentielles pour affirmer le droit des ha-
bitants sur leurs territoires, au moins pour deux raisons : d’une part,
engendrer une économie locale pour le bénéfice des communautés, et
de l’autre, gérer ce patrimoine naturel et culturel dans le respect de
l’environnement habité tel un bien [186] commun. Plus près de nous,
au Québec, Turgeon et Saint-Pierre (2009), dans le cadre d’un projet
pilote destiné à mettre sur pied une base de données numériques mul-
timédia en vue d’assurer la sauvegarde et la mise en valeur du patri-
moine immatériel religieux du Québec, ont développé une approche
participative afin de valoriser ce patrimoine sur le terrain en collabora-
tion avec les communautés par des actions culturelles diverses. L’im-
plication des communautés, surtout religieuses, a un sens profond
pour ces chercheurs dans le cadre de ce projet.
Les acteurs locaux occupent une place de choix dans les politiques
touristiques et patrimoniales. En tant qu’acteurs, leur rôle ne se réduit
pas seulement à leur participation dans des activités touristiques, soit
comme guides, soit comme membres d’accueil, soit comme agents
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 236

d’entretien ménager. Ils ont aussi un rôle important à jouer dans la


conservation du patrimoine(matériel), dans la transmission de ce patri-
moine (immatériel), mais aussi dans la mise en tourisme du patri-
moine. Un patrimoine peut ne pas être reconnu par des acteurs éta-
tiques pour des raisons politiques bien entendu, alors que les membres
des populations locales se reconnaissent à travers ce patrimoine, et
cherchent à le valoriser, le conserver, le transmettre de génération en
génération. C’est à ce niveau que les spécialistes de patrimoine parlent
de patrimoine de la communauté pour montrer comment cette com-
munauté peut s’approprier de ce patrimoine. D’où le passage du patri-
moine en puissance en un patrimoine reconnu, qui peut faire l’objet du
tourisme durable au profit de la communauté locale.

VII.8. Patrimoine, tourisme, paix


et représentation des communautés locales

Retour à la table des matières

La paix, facteur important au développement durable, trouve sa


place de plus en plus dans les études du tourisme. Ce dernier est vu
comme quelque chose profitable à l’ensemble de l’humanité, par le
fait qu’il contribue à améliorer la compréhension entre les hommes, à
favoriser la paix et à inciter au respect des droits de l’homme et des li-
bertés fondamentales. Une telle finalité est bel et bien attribuée au
tourisme par l’article 3 des statuts de l’Organisation mondiale du tou-
risme qui confère à cette organisation internationale mission d’assurer :
« la promotion et le développement du tourisme, en vue de contribuer
à l’expansion économique, à la compréhension internationale, à la
paix, à la prospérité ainsi qu’au respect universel et à [187] l’observa-
tion des droits de l’homme et des libertés fondamentales, sans distinc-
tion de race, de sexe, de langue et de religion ». (Bouin, 2007 : 11)
En se basant notamment sur le cas d’Irlande, un pays sortant du
conflit, Breen, Reid and Hope (2015) s’interrogent sur le rôle que le
patrimoine peut jouer dans la construction de la paix au sein de la so-
ciété et dans le développement d'un avenir plus durable. Des re-
cherches archéologiques récentes au château de Dunluce ont révélé
des éléments du passé gaélique de ce site et les vestiges d'une ville du
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 237

début du XVIIe siècle construite immédiatement avant l'engagement et


la sensibilisation parrainés par la Couronne qui ont créé des occasions
de travailler en groupe dans l'acte incarné de récupération du passé
physique. Le patrimoine de la région a facilité la renégociation d'his-
toires locales acceptées et de constructions d'identité existantes. Dans
ce même ordre d’idées, le tourisme peut jouer un rôle important dans
les relations diplomatiques entre deux ou plusieurs pays. C’est ainsi
que Kim, Prideaux et Timothy (2016) mettent l’accent sur le tourisme
comme facteur de consolidation historique, géographique et diploma-
tique entre Chine et Japon durant les dernières années. En dehors des
facteurs purement économiques qui influencent les rapports entre ces
deux peuples, « their study identifies the effects of history, nationa-
lism, occupation, socio-cultural and geopolitical factors on the flow of
tourists between China and Japon ».
Fort de l’approche des auteurs ci-dessus mentionnés, nous disons
que la relation entre patrimoine et construction de la paix est d’une
importance capitale. En effet, la paix est un facteur nécessaire au dé-
veloppement durable dans un pays. Toutefois, le patrimoine peut être
également un facteur de conflits sociaux en ce qui concerne surtout
l’appropriation de ce patrimoine par les acteurs locaux, et peut débou-
cher même sur des situations de guerres civiles quand la résolution
des conflits pose problème. L’étude de Becken et Carmignani (2016)
en témoigne. Ces auteurs questionnent le rapport entre tourisme, paix
et pauvreté dans certains pays du monde. Les recherches empiriques
menées par ces auteurs révèlent que le tourisme peut être un facteur
occasionnant la guerre civile et la pauvreté dans le monde.
En ce qui concerne la question de perception que les populations
locales se font du tourisme, elle est contrebalancée. Si dans certains
endroits du monde, les communautés locales se font [188] toujours
une bonne représentation du tourisme, dans le sens que celui-ci joue
un rôle positif dans l’économie locale ; dans d’autres endroits (à Bar-
celone par exemple), une bonne partie des communautés locales se
fait une mauvaise représentation du tourisme. À tort ou à raison, Fer-
nandes (2013) a décrit les impacts inhérents du tourisme culturel sur
la communauté d'accueil en termes de représentations sociales posi-
tives. Les communautés commencent souvent le développement du
tourisme en se concentrant uniquement sur les facteurs économiques,
en payant peu à d'autres facteurs essentiels, tels que les coûts cultu-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 238

rels, sociaux et environnementaux. Le tourisme est perçu comme une


option pour offrir un mode de vie amélioré, grâce à l'augmentation du
revenu et de l'emploi. Le tourisme contribue également à stimuler
l'économie locale et, en particulier, joue un rôle important dans la
création d'une chaîne commerciale à valeur ajoutée pour les produits
locaux. Les résidents sont plus ouverts à soutenir le développement
touristique quand on perçoit que les avantages personnels l'emportent
sur les pertes. Cependant, poursuit l’auteur, les communautés se
rendent rarement compte que les impacts du tourisme peuvent repré-
senter des conséquences négatives pour elles. Les communautés
peuvent ne pas être particulièrement attentives aux impacts négatifs
possibles. Il est suggéré que de tels impacts doivent être évités afin
que le patrimoine naturel et culturel dans lequel le tourisme culturel
est basé peut-être préservé et protégé pour la future génération. Cette
approche du développement incorpore le concept de durabilité.
Si Fernandes (2013) fait ressortir les représentations des commu-
nautés locales du tourisme dans un sens unilatéral s’expliquant par
une bonne manière de concevoir le tourisme, Silva (2014) analyse les
aspects négatifs et positifs de la question en s’intéressant à la percep-
tion qu’ont les résidents de l’impact de la fabrication du patrimoine et
du tourisme dans le village rural de Sorthela, au Portugal, dans le
cadre d’un programme mis en œuvre par l’État pour rénover les bâti-
ments historiques, construire des tissus sociaux et générer des béné-
fices pour la communauté locale. Sur la base des documents ethnogra-
phiques recueillis en 2003, 2009 et 2013, l’auteur démontre que la
création du patrimoine peut donner lieu à deux impacts opposés si-
multanément : la cohésion sociale et la fierté, d’une part, et la concur-
rence et l’atomisation sociale, d’autre part – et que les résidents sont
entièrement conscients de la tension entre ces deux impacts.
[189]
Pour rejoindre Fernandes dans ses analyses, nous pensons que les
communautés locales, comme acteurs du développement touristique,
doivent être bien informées des conséquences négatives que le tou-
risme peut avoir sur les populations locales afin de les éviter. Si ces
communautés se font toujours une bonne représentation du tourisme,
elles seront incapables de jouer convenablement leurs rôles comme
potentiels acteurs de développement touristique. Pour ce faire, une vé-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 239

ritable implication des communautés locales s’avère nécessaire et ur-


gente.
En ce qui concerne la question de représentations sociale, nous
partageons bel et bien le point de vue de Silva. En effet, les membres
des communautés locales peuvent ne pas avoir forcément une même
perception de la mise en valeur d’un tel lieu historique ou telle pra-
tique culturelle pour des raisons identitaires, religieuses et autres.
L’étude de terrain que nous avons menée à Souvenance en 2013 fait
ressortir clairement les désaccords de la communauté locale quant à
une éventuelle patrimonialisation de Souvenance (l’un des grands
sites culturels vodou d’Haïti). Qu’ils soient de religions chrétienne ou
vodou, les membres des populations locales ne se font pas une même
représentation de Souvenance, considérée par certains comme un lieu
diabolique. (Voir Gustave, 2014)
Pour finir, nous disons que le patrimoine joue un rôle important
dans la construction, reconstruction, voire reconnaissance de l’identité
d’un peuple ou d’un groupe social. Charbonneau et Turgeon (2010 : 1)
pensent bien avant nous qu’il est devenu même « le synonyme de
l’identité ». Poulot (1998 ; 2006) pense que le patrimoine, au tournant
des XXe et XXIe siècles, doit contribuer à révéler à chaque individu
son identité, grâce au miroir qu’il fournit de soi et au contact qu’il per-
met avec l’autre. Quand l’usage du patrimoine est en danger dans une
société ou quand les acteurs internationaux s’approprient du patri-
moine d’un pays, des conflits peuvent surgir au point de déboucher
sur des mouvements sociaux. En effet, le patrimoine participe à « la
constitution, à la reproduction et à la représentation de l’acteur alors
qu’il négocie, représente et légitime le lien social ». (Koss, 2008 : 3-
12) C’est ainsi que, se référant à des entrevues et à d'autres données
recueillies lors de travaux sur le terrain en Iran, Mozafari (2015) fait
valoir qu'il existe un mouvement héritage naissant dans le pays en op-
position à un groupe d’amateurs du patrimoine en Iran qui y est appa-
ru depuis la fin des années 1990 dans le cadre d’un terrain d’entente
avec l’État. À noter que ce groupe d’amateurs sont des ONG [190]
culturelles et sociales. Face à ce groupe d’amateurs, les communautés
locales se réclament le droit de décider de leur patrimoine en vue de
conserver leur identité iranienne. En effet, comme nous venons de le
dire, le patrimoine fait partie intégrante de l’identité d’un peuple, d’un
groupe social, d’une communauté.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 240

Comme nous venons de le dire ci-haut, le couple patrimoine et tou-


risme entretient des rapports difficiles, mais indispensables. En effet,
sans la mise en tourisme, le patrimoine manque de valeur. Toutefois, il
faut bien s’y prendre afin d’éviter les dégâts que le tourisme peut cau-
ser dans la mise en valeur des patrimoines. Pour y arriver, la participa-
tion pleine et entière des communautés locales dans les projets et/ou
activités touristiques s’avère d’une importance capitale. Le tourisme,
comme activité, doit être pensé par et pour les populations locales, qui
en sont de véritables bénéficiaires.
[191]

Patrimoine, tourisme, développement et populations locales


en Haïti : contexte et évolution

Pour comprendre le trinôme patrimoine, tourisme et développement dans


la Caraïbe, il faut remonter aux années 1947-1948 où le tourisme représentait
une manne pour les pays sous-développés, notamment les pays antillais. Cette
nouvelle idée de penser le développement par le tourisme est véhiculée en
1948 et s’inscrit dans le contexte de l’après-guerre. La croissance économique
allait gonfler les revenus des ménages américains qui découvrent de manière
progressive les charmes des Caraïbes. Dans ce contexte, le soleil, la mer et les
belles plages de sable fin, aussi bien que les cultures des îles caribéennes de-
viennent des mines inépuisables qu’il faut exploiter dans la perspective de dé-
veloppement régional. (Voir Dautruche, 2013a)
Dans ce contexte de l’après-guerre, Haïti ne restait pas indifférente. Le
président Dumarsais Estimé (16Aout 1946-10 Mai 1950) allait faire du tou-
risme le secteur clé du développement d’Haïti, à côté de l’agriculture. Pour ce
faire, une Exposition internationale allait être créée et plusieurs hôtels de luxe
ont été construits à Port-au-Prince pour attirer les touristes. Résultat : Haïti
était le premier pays en matière de destination touristique dans la Caraïbe 13.

13 Il convient de mentionner que, dans le projet de Dumarsais Estimé, on ne


se soucie pas de la participation des communautés locales dans les projets tou-
ristiques. La vision du développement d’Haïti par le tourisme ne se faisait pas
dans l’optique de lutter contre la pauvreté en faveur des populations locales en
Haïti. Ce projet était conçu à une époque où le pays était très mal vu à
l’échelle internationale se référant à sa culture traditionnelle-vodou, dite
culture de cannibales. Pour qu’Haïti se projette une autre image sur le plan in-
ternational, le président Estimé était convaincu de la nécessité de promouvoir
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 241

Sous la présidence de Paul-Eugène Magloire (1950-1956), il y avait tout


un programme de préservation et de valorisation du patrimoine qui s’étendait
vers les villes de province. Continu sur la même lancée de la Loi Vincent, ce
programme tendait à conserver quelques [192] sites historiques du pays. C’est
ainsi que les travaux de Sans-Souci, interrompus durant une dizaine d’années
seront rouverts, les ruines du Palais de la Belle-Rivière sont aménagées en
complexe administratif ; le Fort l’Islet, dans la baie de Port-au-Prince, était
transformé en accueil touristique ; le site historique de Vertière, à l’entrée du
Cap-Haitien, était doté d’une statue monumentale et agrémentée d’une prome-
nade. Ces travaux étaient réalisés principalement par les ingénieurs des Tra-
vaux Publics.
À la fin des années 50, les projets étaient abandonnés et les dispositions lé-
gales oubliées. Les troubles politiques freinent brutalement le développement
du tourisme et avec le mouvement de préservation et de mise en valeur du pa-
trimoine. Avec l’arrivée du dictateur François Duvalier au pouvoir (22 Août
1957-21 Avril 1971) notamment, le secteur touristique allait être affaibli. Ce
qui s’explique entre autres par la dégradation des relations diplomatiques de
Duvalier avec les puissances impérialistes, notamment les États-Unis. Il fal-
lait attendre le début des années 70 pour assister à une reprise du tourisme et à
son corollaire : un regain d’intérêt pour le patrimoine historique. C’est dans
cette nouvelle mouvance que l’État haïtien a pris la décision de créer l’Institut
de Sauvegarde de Patrimoine National (ISPAN) en vue de donner à la consoli-
dation du Patrimoine naturel et culturel une ampleur considérable.
Dans la foulée, le secteur du tourisme et des services s’est imposé comme
le véritable moteur des économies insulaires caribéennes. Les destinations jus-
qu’alors lointaines, onéreuses, réservées à des usages élitistes, se sont ouvertes
au tourisme de masse. Le nombre de séjours est passé de 8,7 millions en 1990
pour atteindre 19 millions en 2004 dans la Caraïbe insulaire, auxquels
s’ajoutent quelque 20 millions de croisiéristes. Par conséquent, le tourisme est
devenu le secteur d’activité pour le développement régional, le principal pour-
voyeur de devises. Ses revenus s’élèvent à 20, 4 millions USD dans la Caraïbe
insulaire en 2005 pour plus de 2,5 millions d’emplois. (Dautruche, 2013a)
Sur le plan de la croissance économique, le tourisme est très rentable,
même si ses effets ne se font pas trop sentir sur les couches les plus marginali-
sées des sociétés. Dans les situations extrêmes, nous dit Dehoome (2006 ;
2009), le tourisme procure les deux tiers [193] des emplois (Îles Vierges amé-
ricaines) et ses revenus peuvent approcher les 20.000 USD par habitant (Îles
Caïmans). Cependant, le développement touristique de ces pays s’est traduit
par une quasi-marginalisation des collectivités locales. Si le tourisme est perçu
comme une sorte de réponse aux problèmes des sociétés d’accueil (comme à
Cuba ou la République dominicaine), les enjeux sont plus complexes et

le développement du pays par le tourisme. D’ailleurs, son projet ne visait que


Port-au-Prince, et donnait lieu à un tourisme de loisir.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 242

doivent être analysés dans leurs contextes local et global. Une conjoncture in-
ternationale (tensions, guerre, croissance des inégalités) et des réalités locales
aléatoires (déliquescence de certains États, délinquance et criminalité au quo-
tidien) sont autant de facteurs qu’il faut prendre en compte dans le développe-
ment du tourisme dans la Caraïbe. Dans la plupart des cas, cette situation
s’accompagne d’une fuite des flux hors du territoire touristique (Dautruche,
2013a).
En dehors des problèmes liés à la déliquescence de certains États antillais,
à la criminalité, à la fuite des flux hors du territoire touristique, il y a lieu de
mentionner le problème de participation des populations locales dans la ges-
tion du couple patrimoine et tourisme dans les pays antillais. Alors que les po-
pulations locales devraient être bénéficiaires des retombées socio-écono-
miques du tourisme, elles sont plutôt tournées vers l’extérieur. Si les pays de
la Caraïbe constituent un des principaux exemples de développement écono-
mique basé sur le tourisme, l’activité touristique n’est pas l’affaire de tous,
comme elle devrait l’être pour assurer un développement économique durable.
Pour être durable, l’avenir du développement touristique économique des îles
de la Caraïbe dépendra en grande partie de la capacité de responsables de poli-
tiques de développement économique à associer l’ensemble de la population
aux enjeux que représente le secteur touristique en ouvrant largement le sec-
teur aux initiatives locales. Ce qui suppose que les populations locales doivent
contribuer à faire avancer le secteur touristique dans la Caraïbe tout en analy-
sant les enjeux que ce secteur représente pour le développement durable. D’où
le faible impact de certaines activités touristiques sur les économies locales
dans certaines îles, comme Aruba, Les Bahamas et Antigua. Ces activités tou-
ristiques ne contribuent pas réellement à optimiser les économies locales dans
ces îles. Qui plus est, dans le cas précis de la République dominicaine, les
énormes [194] complexes hôteliers appartiennent pour la plupart à des firmes
nationales et internationales et non locales (Sol Melia, Barcelona. Accor, Club
Med). Cela sous-entend que les communautés locales ne sont pas partie pre-
nante des projets touristiques. Du même coup, le tourisme n’est pas profitable
aux communautés locales de la République dominicaine. Étant donné que ce
sont les firmes nationales et internationales qui gèrent le secteur touristique, ce
dernier ne vise pas vraiment les intérêts socio-économiques des populations
locales dans ce pays. Les retombées socio-économiques du tourisme vont plu-
tôt aux communautés nationale et internationale. De plus, le développement
du tourisme dans les Antilles françaises particulièrement est affecté négative-
ment par des comportements qui ne sont pas fondamentalement convaincus,
chez les décideurs politiques aussi bien que parmi les opérateurs spécialisés ou
les acteurs sociaux, des bienfaits d’une mise en tourisme rationnelle et cohé-
rente, soucieuse d’efficacité économique et respectueuse des spécificités lo-
cales. (Voir Crusol et Vellas, 1996 ; Vellas, 2001 ; Théodat, 2004 ; Breton,
2011)
Hormis les problèmes de retombées économiques sur les populations lo-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 243

cales dont fait l’objet du tourisme dans les Antilles, la question de folklorisa-
tion de culture, voire de banalisation de cultures dites traditionnelles pèse
lourdement. Ce qui constitue un obstacle au développement durable. En effet,
la culture, depuis les années 2000, fait partie intégrante du développement du-
rable. Quand on affiche un non-respect vis-à-vis de la culture de l’autre, l’en-
jeu est de taille pour parler de développement durable. C’est en sens que Py
(2001) retient le phénomène d’acculturation basé sur la banalisation des arts,
de l’artisanat, des coutumes et des pratiques traditionnelles, comme l’un des
impacts négatifs du tourisme sur les sociétés d’accueil dans la Caraïbe. Ceci
dit, si le tourisme a joué un très grand rôle au niveau de la création d’emploi
dans la Caraïbe (Cazes, 1995), ses conséquences négatives sur la culture des
populations locales sont à peser dans la balance.
En nous nous focalisons sur le cas des Antilles, nous comprenons que le
couple patrimoine et tourisme en vue du développement durable ou dévelop-
pement tout court, est difficile à saisir, voire prête à équivoque. En effet, si
nous nous referons à l’approche économique [195] du développement basée
sur la croissance économique, nous pouvons dire que le tourisme représente
un atout considérable pour les pays antillais. Par ailleurs, si nous nous situons
dans l’approche philosophique du développement basée sur l’aspect humain,
le couple patrimoine et tourisme en vue du développement est à questionner
dans la mesure où le tourisme n’est pas profitable véritablement aux couches
marginalisées des populations.
Pour retourner au cas spécifique d’Haïti, il convient de mentionner que,
malgré la diminution considérable du flux touristique enregistré sous le gou-
vernement de François Duvalier dont nous avons fait mention ci-haut, le pays
a gardé et garde encore l’espoir en l’industrie touristique. À la suite de Fran-
çois Duvalier (22 Aout 1957-21 Avril 1971), plusieurs Plans Directeurs Tou-
risme(PDT), dont ceux de 1972, de 1996 et de 2007 ont été élaborés en du dé-
veloppement socio-économique du pays.
Par ailleurs, il convient de mentionner qu’à l’exception du plan de 2007,
aucun de ces plans n’avait accordé une place essentielle aux communautés lo-
cales. Le développement touristique visé par ces plans est un développement
vers « le haut » privilégiant davantage un tourisme de loisir attiré par les
belles plages, les beaux hôtels, les routes…Comme nous venons de le dire,
seul le plan de 2007 avait accordé une place aux communautés locales. Dans
l’introduction de ce plan, il est clairement dit que l’État décide de faire du tou-
risme le principal vecteur de l’économie. Pour y parvenir, l’approche est de
faire en sorte que les retombées socio-économiques du tourisme aillent direc-
tement aux membres des communautés d’accueil qui en ont le plus besoin. Le
tourisme, comme activité économique, doit contribuer à faire reculer la pau-
vreté et permettre que les membres des populations les plus marginalisées
puissent participer de manière plus directe et efficace à l’élaboration de l’offre
touristique mobilisant les importantes ressources que sont la culture et le patri-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 244

moine. (Voir Dautruche, 2013a).


Toutefois, rien n’y est dit quant à la participation pleine et entière des po-
pulations locales dans les projets touristiques. S’il est vrai que les populations
locales doivent pouvoir bénéficier de profits socio-économiques du tourisme,
il est d’autant plus vrai que [196] ces populations locales puissent pouvoir
donner leurs avis de ces projets, en présenter leurs visions et y participer de fa-
çon optimale.
À partir des années 2000, le trinôme patrimoine, tourisme et développe-
ment durable est devenue une préoccupation pour les chercheurs haïtiens et
étrangers, l’État et les institutions internationales. Les patrimoines, matériels
ou immatériels, sont vus non seulement comme un facteur capable de promou-
voir la diversité culturelle, mais aussi un facteur capable d’engendrer le déve-
loppement socioéconomique du pays, à l’aide d’une politique touristique bien
menée.
Par ailleurs en comparaison avec les autres pays de la Caraïbe, Théodat
nous dit qu’Haïti est presque nulle sur le plan touristique. En dépit de son po-
tentiel culturel et naturel autant riche que ces pays, le pays face à des troubles
politique, économique et social répétés et chroniques qui empêchent son déve-
loppement touristique. (Théodat, 2004)
Depuis un certain nombre d’années, Haïti fait partie des États défaillants,
incapable de garantir la stabilité politique et socioéconomique dans le pays du-
rant notamment les trente (30) dernières années, comparativement à la Répu-
blique dominicaine ayant relevé ce défi. Pourtant, la stabilité politique est l’un
des critères pour parler de développement touristique.
Jean Julien (2008), pour sa part, pose le problème du tourisme durable en
Haïti. Pour être durable, le tourisme doit satisfaire les conditions suivantes :
l’amélioration des conditions de vie ; la gestion efficace du riche patrimoine
culturel et naturel ; la protection de l’environnement. Ce qui nous intéresse
profondément dans la pensée de l’auteur c’est la place qu’il accorde aux inté-
rêts des populations locales, dites marginalisées.
Ne priorisant pas seulement les intérêts des investisseurs, des firmes natio-
nales ou internationales, le tourisme doit être une activité qui vise l’améliora-
tion des conditions de vie des populations locales, celles les plus marginali-
sées. Et quand le tourisme ne peut pas répondre à ce besoin, des membres de
la population locale peuvent se montrer très hostiles vis-à-vis des touristes
étrangers. C’est le cas notamment de la Tunisie où des gens [197] issus des
populations les plus marginalisées se comportent comme des terroristes pour
perturber la paix publique.
Après le séisme du 12 janvier 2010, l’idée de valoriser le couple patri-
moine et tourisme en vue du développement d’Haïti s’est renforcée. Lors de
la « Conférence des donateurs pour la culture en Haïti » tenue à Paris en avril
2011 par l’UNESCO, on a proposé, par exemple, de faire de la culture du pays
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 245

le « moteur de sa reconstruction ». En dehors de cette Conférence, il y a lieu


de mentionner que, dans le Plan d’Action pour le Relèvement et le Développe-
ment d’Haïti (mars 2010) et la Déclaration de Politique Générale de Gary Co-
nille en 2011, la culture et le patrimoine sont deux éléments majeurs que les
autorités étatiques mobilisent pour le développement du pays frappé par le
séisme du 12 janvier 2010 (Dautruche, 2013b)
Dans ce même ordre d’idées, des auteurs pensent que l’État peut se servir
du patrimoine haïtien pour le développement socioéconomique du pays. À
l’aide d’une politique culturelle bien menée, les patrimoines peuvent jouer un
rôle important dans le développement du pays frappé par le séisme. Les au-
teurs s’accentuent notamment sur le patrimoine immatériel du pays, qui est à
la fois riche et diversifié. (Hadjadj et Sancerni, 2010, Turgeon et Divers,
2010 ; Bertrand, 2011).
Si ces auteurs s’intéressent notamment à l’aspect immatériel du patrimoine
dans tout projet de développement touristique en Haïti, d’autres vont s’accen-
tuer beaucoup plus sur l’aspect matériel du patrimoine. Allant dans le même
sens de développement socioéconomique du pays après le séisme, ceux-ci
nous informent sur les actions de sauvegarde des patrimoines matériels repré-
sentant un symbole de mémoire pour le peuple haïtien, entreprises par l’Insti-
tut de sauvegarde de patrimoine national(ISPAN) et le Centre international
d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels(ICROM).
Ces auteurs pensent qu’en dehors des problèmes de toutes sortes que
confronte le pays (hébergement, santé, nourriture), il faut sauver le patrimoine
en péril, garant du développement socioéconomique. (Délatour, 2011 ; Elie,
2011 ; Tandon, 2011) Ce qui attire notre attention sur la façon d’aborder le pa-
trimoine en vue du [198] développement socio-économique du pays après le
séisme du 12 janvier 2010, c’est la mise à l’écart du rôle joué par les popula-
tions locales dans cette dynamique. Autrement dit, ces auteurs ne sont pas
conscients du fait que les populations locales sont des acteurs à part entière
dans le développement touristique du pays.
S’inscrivant toujours dans la même démarche de développement du pays
après le séisme du 12 janvier 2010, Régulus (2011), quant à lui, attire l’atten-
tion sur la nécessité de promouvoir la diversité culturelle par l’intermédiaire
du patrimoine en Haïti. Les patrimoines, matériels ou immatériels, doivent
jouer un rôle important dans cette diversité culturelle. Dans cette logique, le
vodou haïtien, considéré comme un élément culturel pervers pour plus d’un,
doit être vu autrement.
Pour promouvoir la diversité culturelle en Haïti, il faut repenser le rapport
que beaucoup d’Haïtiens ont avec le vodou, lequel rapport débouche souvent
sur des actes de génocide. La grande campagne antisuperstitieuse menée
contre les vodouisants vers les années 1941 en témoigne. Le vodou, quoi-
qu’elle jouait un rôle primordial dans les luttes menant à l’indépendance du
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 246

pays, était et est encore mal vu par plus d’un.


Dans le cas plus précis du Département de l’Artibonite, Dautruche (2013a)
pose le problème de folklorisation de culture à Souvenance. Entre le couple
tourisme et patrimoine, la question d’éthique demeure fondamentale. En effet,
trop souvent, les touristes étrangers font un usage abusif de la culture implicite
à Souvenance. Ils veulent tout voir, tout photographier…sans l’autorisation
des dirigeants.
La question d’éthique est d’une importance capitale pour harmoniser le
couple patrimoine et tourisme. En effet, dans toute culture, il y a des choses
qu’on partage et des choses qu’on ne partage pas aux étrangers, lesquelles
choses restent et demeurent l’héritage des membres de la culture en question.
Et quand on ne respecte pas l’intimité des gens, on banalise d’un coup sa
culture.
Toujours dans le cas du Département de l’Artibonite, Gustave (2014) pose
le problème du tourisme à Souvenance en termes de représentation que la
communauté locale peut [199] se faire de ce site culturel vodou. Qu’ils soient
de foi catholique, protestante ou vodouisante, les membres de la communauté
locale ne perçoivent pas de la même manière Souvenance, qui est un site
culturel vodou. Si pour les vodouisants, la mise en tourisme de ce site est per-
çue comme une bonne chose ; pour les chrétiens, ce sera très mal vu prétextant
que Souvenance est un lieu maléfique via ses pratiques vodouesques. Le pro-
blème du trinôme patrimoine, tourisme et développement durable est bel et
bien posé sous l’angle symbolique, ce qui peut s’expliquer par le rapport sub-
jectif que les membres de la communauté locale peuvent développer avec
Souvenance en tant qu’un site culturel vodou. Tout cela pour dire que toute
éventuelle patrimonialisation de Souvenance peut déboucher sur des rapports
sociaux conflictuels au sein des membres des communautés locales.
Avec l’arrivée du président Joseph Michel Martelly au pouvoir (13 mai
2011-07 février 2016), le secteur touristique allait prendre une autre tournure
dans le discours officiel, et plusieurs hôtels de standard international sont
construits. Représentée par son ministre du tourisme Madame Stéphanie Vill-
drouin, l’ambition du gouvernement de Joseph Michel Martelly c’est de per-
mettre qu’Haïti reprenne sa place sur le plan touristique dans la Caraïbe. La
ministre croit que, sans la mise en place d’infrastructure sociopolitique et éco-
nomique adéquate, les touristes ne vont pas venir en Haïti. La mise en place
d`infrastructure sociopolitique et économique est une condition nécessaire à la
valorisation touristique en vue du développement. Car sans un climat de stabi-
lité sociopolitique et économique, les chances d’un pays d’attirer les touristes
sont moindres. (Radio Canada, 2013) Pour y parvenir, plusieurs villes du pays
vont être déclarées villes touristiques, dont L’ile-à-vache. Cette dernière est
choisie pour ses charmes touristiques (beau soleil, belles plages…) Ce qui est
étonnant dans tout cela c’est qu’en voulant développer la communauté, faire
de la zone une ville touristique, RFI 14 (2014) nous [200] apprend que certains
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 247

habitants sont chassés de leurs maisons, coupés de leur vie socioéconomique


en 2012. En vue de l’aménagement du territoire, les habitants se voyaient obli-
gés d’abandonner leurs maisons chargées pour eux d’une signification particu-
lière se référant à la vie socio-affective et symbolique qu’ils y menaient. Ce
qui a finalement provoqué un désenchantement du côté de ces habitants qui
accueillaient auparavant de façon favorable ce projet dans l’espoir qu’il allait
changer leur situation socio-économique. Fort de tout cela, nous disons que le
projet touristique de Martelly a été conçu au détriment des populations lo-
cales. La question de participation des communautés locales dans les projets
touristiques, de leurs aspirations, leurs visions de ces projets, etc. n’est pas
prise en compte par les autorités étatiques.
En dépit de quelques efforts déployés par le gouvernement Martelly/La-
mothe, Marthelly/Paul, le pays occupe la dernière place au sein de la Caraïbes
en matière d’arrivées touristiques. Le développement touristique d’Haïti tant
souhaité par les autorités gouvernementales reste et demeure une illusion dans
la mesure où les médias nationales et internationales ne présentent pas une
image positive du pays à l’échelle internationale. De façon consciente, ces mé-
dias présentent toujours Haïti comme un pays où la misère, l’insécurité, la ter-
reur, les pratiques de l’État de non-Droit règnent. De plus, les vols internatio-
naux vers Haïti sont extrêmement chers que les touristes se rendent plutôt à
Cuba ou en République dominicaine qu’en Haïti. Malgré, la diversité et la ri-
chesse de notre patrimoine à la fois immatériel et matériel, le pays a du mal de
se propulser sur le plan international dans le domaine du développement tou-
ristique. Beaucoup de défis, dont les problèmes des infrastructures socio-éco-
nomiques et politiques auxquels font face le pays depuis un certain temps,
sont à relever pourque ce pays puisse connaître le développement touristique.
En dehors de tout cela, il convient de mentionner le problème de mise à
l’écart dont sont victime les populations locales dans les projets touristiques
en Haïti. Alors que les populations locales devraient être de véritables bénéfi-
ciaires des projets touristiques en Haïti, elles sont plutôt traitées en parents
pauvres. Pour que le trinôme patrimoine, tourisme et développement soit pos-
sible en Haïti, nous disons qu’il faut une participation [201] réelle et effective
des populations locales dans les projets touristiques. Pour soutenir cette idée,
nous avançons les arguments suivants : en tout premier lieu, nous considérons
l’aspect de retombées socio-économiques du tourisme sur les populations lo-
cales. Nous soutenons l’idée selon laquelle le tourisme doit être profitable aux
populations d’accueil ; en second lieu, nous mettons l’emphase sur la question

14 Radio France internationale. Le choix de RFI dans ce travail de recherche


est d’une importance capitale parce qu’elle s’intéresse à toutes les questions
d’actualité (culturelle, politique et économique) en Haïti. Elle a délégué une
journaliste connue sous le nom de Stéphanie Schuler en vue de réaliser un re-
portage sur la situation des habitants de l’île-à-vache dans le cadre du projet
de Martelly visant à transformer cette localité en un lieu touristique.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 248

de confiance établie entre les différents acteurs dans les communautés ciblées
comme préalable nécessaire à la compréhension du couple patrimoine et tou-
risme en vue du développement durable en Haïti. En effet, suite à la dé-
faillance étatique qui se fait de plus en plus sentir en Haïti, le problème de
confiance entre les différents acteurs peut constituer un handicap majeur dans
la mise en tourisme des sites en vue du développement durable ; en troisième
ou dernier lieu, nous considérons la question de participation des communau-
tés locales en tant qu’acteurs actifs dans les activités touristiques au sein des
Départements de l’Artibonite et du Centre. En tout dernier lieu, nous nous fo-
calisons sur la question de représentation que les communautés locales
peuvent se faire des sites culturels donnant lieu à des manifestations vo-
douesques. Vu l’image qu’on se faisait et qu’on se fait encore du vodou en
Haïti, nous postulons que l’appropriation des sites culturels vodou comme pa-
trimoine peut susciter des conflits interreligieux au sein des communautés
d’accueil.

Conclusion

Retour à la table des matières

Dans ce chapitre, nous avons passé en revue les grandes approches


théoriques du tourisme et du patrimoine tant dans un contexte interna-
tional que dans un contexte national. Sur le plan national ou régional
notamment, nous avons retracé l’histoire du tourisme, qui a émergé
dans le contexte de l’après-guerre où le tourisme représentait une bé-
nédiction pour les pays en développement. En d’autres termes, ces
pays ont vu en tourisme un facteur essentiel à leur développement.
C’était dans ce contexte que le pays a connu un essor à nul autre pareil
en matière de développement touristique, sous la présidence de Du-
marsais Estimé. Par ailleurs, nous avons relaté que, avec regret, le
pays va de mal en pire dans le domaine du développement touristique
au point de devenir le dernier de la Caraïbe en termes d’arrivées tou-
ristiques.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 249

[202]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.

EN GUISE DE CONCLUSION :
Pour une anthropologie d’Haïti au XXIe siècle.
Le dialogue des cultures et/ou des classes sociales
est incontournable.

Retour à la table des matières

Après plus deux siècles d’esclavage, de tortures, de misère, d’in-


justice la plus totale, les Indigènes avaient mené des luttes sanglantes,
dont la bataille de Vertières, pour sortir le pays du joug de l’esclavage.
L’Armée indigène, constituée d’hommes sans expériences militaires,
sans armes à feu, bref sans équipements matériels sophistiqués, sous
la direction des héros de l’indépendance comme Toussaient Louver-
ture, Jean-Jacques Dessalines et tant d’autres, avait abattu la plus
grande armée de l’Europe à l’époque, celle de Napoléon en vue
d’aboutir à la proclamation de l’indépendance du pays, le premier jan-
vier 1804 sur la place d’armes des Gonaïves. De ce fait, Haïti est de-
venue première République Noire du monde, et elle allait contribuer à
l’indépendance de pas mal de pays du continent américain, dont Vene-
zuela qui, de nos jours, lui est un allié sur.
Après l’indépendance, le pays était mal vu par les puissances im-
périalistes (États-Unis, France, Angleterre et autres), puisqu’il consti-
tuait un mauvais exemple pour les peuples de l’Amérique latine et de
l’Afrique notamment, qui étaient encore dans l’esclavage. Selon cer-
tains historiens, cette indépendance était considérée comme une gifle,
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 250

une menace pour les puissances impérialistes, qui ne se tardaient pas à


couper toute relations diplomatiques avec la jeune nation. Ces rela-
tions allaient reprendre des années après l’indépendance, sous le gou-
vernement d’Alexandre Pétion ayant consenti de verser une très forte
somme d’argent à la France pour la reconnaissance de cette indépen-
dance conquise dans des situations difficiles, voire infernales. Com-
ment avait été la situation d’Haïti immédiatement après l’indépen-
dance ? Pourquoi sommes-nous devenus le seul PMA (Pays Moins
Avancé) de l’Amérique, l’un des pays les plus pauvres de l’Amérique
a l’heure actuelle ? Quel est le rôle de nos élites, de la Communauté
internationale dans le devenir si triste d’Haïti de nos jours ? Ce sont
des interrogations auxquelles nous allons tenter de répondre dans les
lignes suivantes.
[203]

Situation d’Haïti après l’indépendance :


entre productions de textes racistes
et divisions de classes

Comme nous venons de le mentionner ci-haut (chapitre V), après


la proclamation de l’indépendance du pays le 1er janvier 1804 aux Go-
naïves, Haïti était mise en quarantaine. Cela peut se comprendre parce
que l’indépendance haïtienne était considérée comme une gifle, une
menace pour les puissances impérialistes, notamment les pays euro-
péens, qui se considéraient à l’époque comme des conquérants nés,
des peuples de raison, des nations civilisées. Les propos de Sepulvera
selon lesquels « il est juste, normal et conforme à la loi naturelle que
les hommes probes, intelligents, vertueux et humains dominent tous
ceux qui n’ont pas ces vertus » en témoignent. (Voir Laplantine,
1987 : 37). Par conséquent, c’était bel et bien en fonction d’une loi na-
turelle que les Européens exploitaient les autres peuples et leur impo-
saient leur domination politique, sociale, économique et culturelle.
Dans leur tête, ils étaient des conquérants nés crées à l’image de Dieu.

Dans le contexte de l’après-indépendance, comme nous l’avons


mentionné ci-haut dans notre livre, il y a toute une production de
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 251

textes internationaux dont le rôle est de dénigrer le pays en raison de


sa culture vodou, laquelle culture servait de prétexte à certains intel-
lectuels racistes pour montrer que le peuple haïtien est incapable de se
diriger, de se gouverner lui-même. Si pour certains, le vodou jouait un
rôle primordial dans les luttes aboutissant à l’indépendance du pays et,
par conséquent, constitue un élément clé de notre culture au point de
le considérer comme un facteur de développement du pays ; d’autres
ont vu plutôt en cette religion un culte démoniaque, une superstition
barbare, qui empêche au pays de connaitre le développement à tous
les niveaux. Les textes du colon français Moreau de Saint-Mery
(1971), du médecin français Michel Etienne Decourtilz (1809), du
consul anglais Saint-John (1884) du journaliste américain John Hous-
ton Craig (1993) ont grandement contribué à salir l’image du vodou
(Dautruche, 2013). Sur une Haïti trop indépendante, pense Hurbon
(1988), il faudra que circulent à travers toute l’Europe des rumeurs de
cannibalisme, de sauvagerie, de despotisme propre à une population
de race noire séparée du monde blanc. En dehors [204] du livre de
Gobineau, De l’inégalité des races humaines (1855-1855), qui re-
prend toutes les idées racistes de l’époque, il convient de mentionner
l’ouvrage de Sir Spencer en Europe Haïti ou la République Noire
contenant un chapitre intitulé Culte du vodou et cannibalisme dans le-
quel l’auteur raconte divers procès intentés en Haïti même contre des
mangeurs d’enfants ; puis le livre de Gustave d’Aklaux L’Empereur
Soulouque et son empire (1856), montrant à l’œuvre l’instinct meur-
trier du noir, qui répand la terreur partout dans le pays avec la compli-
cité des masses elles-mêmes. D’un autre côté, dans le but de protéger
les autres pays colonisés de la Caraïbe d’une contamination de la bar-
barie haïtienne, Sousquet-Basiege a écrit un ouvrage intitulé Le préju-
gé de race (1883), dans lequel il évoque les thèses de la supériorité
naturelle des Européens ayant la vocation de conduire les Noirs sur le
chemin de la civilisation.
Face à cette production d’ouvrages racistes provenant de l’Occi-
dent qui remet en question la capacité de la race noire de se diriger
elle-même, l’élite haïtienne au XIX e siècle se croit alors investie d’une
mission civilisatrice, celle d’être l’avant-garde du Tiers-Monde en
gestation : elle s’affirmera bientôt comme la race noire tout entière
dont elle se dira la défense et l’illustration auprès de l’Occident.
« Prouver l’aptitude des Noirs à la Civilisation, réfuter la définition du
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 252

monde noir comme lieu par excellence du développement de la tyran-


nie, du cannibalisme et de la superstition, ce sera le programme d’une
anthropologie haïtienne naissante » (Hurbon, 1988 : 55) Ainsi pour
contrer l’image négative qu’on fait d’Haïti à travers le vodou notam-
ment, les intellectuels haïtiens s’acharnent à invalider les postulats sur
lesquels on fondait l’inégalité des races humaines (Anténor Firmin,
1885) ou même de prouver qu’Haïti constituait un bel exemple pour
valoriser la race noire parmi les civilisés (Hannibal Price, 1900), car
les Haïtiens sont désormais catholiques et que la plupart des Haïtiens
parlent français. Dans son ouvrage intitulé La République d’Haïti et
ses visiteurs Louis Joseph Janvier donne la garantie aux lecteurs que
tous les Haïtiens sont désormais catholiques ou protestants et que
toute trace relevant de la barbarie a disparu. Hannibal Price, dans son
ouvrage De la réhabilitation de la race noire, lui, se donne pour mis-
sion de réhabiliter la race noire en montrant qu’Haïti est en route vers
la civilisation. Dans cet ouvrage, l’auteur voit dans le [205] vodou un
culte d’abrutis, de charlatans, considéré comme une sorte de survi-
vance africaine. Et finalement, Haïti réhabilite la race noire, non
seulement pour avoir proclamé l’indépendance, mais aussi pour avoir
fait disparaître le vodou, vu comme un culte diabolique. Quelques an-
nées après Louis Joseph Janvier, il a affirmé que « la danse du tam-
bour en général est morte en Haïti ; elle est morte, tuée par le dévelop-
pement du goût de la toilette chez les femmes. S’il existe par hasard,
c’est chez « les gens de la dernière dégradation morale appartenant
(…) au dernier dessous de la population » ou des gens dépourvus de
contact avec le christianisme ou la civilisation.
S’il est vrai que ces productions intellectuelles contribuaient à
construire une autre image d’Haïti sur le plan international, il est d’au-
tant plus vrai qu’à travers ces productions, les intellectuels haïtiens
font du vodou un culte démoniaque, méprisé, pratiqué par les gens dé-
favorisés en Haïti. (Voir Dautruche, 2013) Le vodou est vu comme
une culture dominée pratiquée par les non-civilisés, bref les barbares.
Ce qui est étonnant c’est que les intellectuels haïtiens, de façon in-
consciente, ne font que confirmer les théories racistes produites sur
Haïti, notamment au 19e siècle, selon lesquelles le peuple haïtien est
incapable de se gouverner prétextant qu’il est un peuple noir, héritée
d’une culture diabolique, de production de « zombis ». Si l’on veut se
détacher de sa propre culture pour se faire accepter par l’Occident,
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 253

cela sous-entend qu’on accepte la thèse de l’infériorité culturelle sui-


vant laquelle toutes les cultures ne sont pas égales, ne se valent pas du
point de vue anthropologique. Il fallait attendre des années après l’in-
dépendance proclamée le 1er janvier 1804 pour qu’Haïti soit reconnue
comme un État libre, souverain et indépendant aux yeux de la Com-
munauté internationale.
S’adressant au vodou, Masillon Gaspar a écrit en 1906 dans le petit
Haïtien les propos suivants : « Hélas, ce peuple est plongé dans l’er-
reur et l’idolâtrie […]. Sauvons Haïti de tant d’abominations […]. Ef-
forçons-nous d’effacer jusqu’au dernier vestige les grossières supersti-
tions qui impriment la honte et la tare de la flétrissure sur nos fronts
d’Haïtiens ! ». (Cité par Regulus, 2012) Si l’on cherche à bien com-
prendre la pensée de [206] l’auteur, le vodou est un virus, voire un
danger social duquel nous devons nous débarrasser le plus vite que
possible. Ce qui va justifier la grande campagne contre le vodou dans
les années 1941 pratiquée par les catholiques. Durant cette campagne,
les vodouisants étaient tués, et les objets vodou détruits. Le vodou
était bel et bien considéré comme un culte diabolique, primitif prati-
qué par les couches sociales les plus basses dans la société haïtienne.
Et Hurbon (2005) a raison de penser que, dans ce paradigme opposant
« idolâtrie » et « vraie religion », « primitif » et « civilisé » l’État,
l’Église catholique et les élites souhaitent un jour assister tôt ou tard à
la disparition du vodou dans la société haïtienne. (Hurbon : 2005). La
signature du Concordat de 1860 entre l’État haïtien et l’Église catho-
lique pour faciliter le retour des prêtres français en Haïti sous le gou-
vernement de Fabre Nicolas Géffrard confirmait la pensée de Hurbon.
Avec l’arrivée des Français en Haïti, le vodou allait être réprimé. Dans
nos écoles, nos églises, il était question de renoncer à Satan, donc au
vodou. Le catéchisme catholique a été enseigné dans toutes nos
écoles, et la religion catholique était et est reléguée au rang de religion
d’État. D’où le problème de laïcité auquel fait face l’État haïtien. Il
fallait bien attendre l’arrivée du livre de Jean-Price Mars « Ainsi parla
l’oncle » (1927) pour que le vodou s’affirme idéologiquement comme
une religion à part entière au même titre que les autres.
Les productions de textes racistes évoquées ci-haut n’ont pas man-
qué de créer et de susciter des divisions au sein des Haïtiens donnant
naissance à deux cultures différentes : une culture d’élites proche de
l’Occident et une culture de masse proche de l’Afrique. Nos élites
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 254

(économique, politique et intellectuelle), au lieu de constituer une


classe dirigeante capable d’orienter la grande masse vers le progrès
socio-économique, formaient plutôt une classe dominante dont le but
est d’exploiter la masse par tous les moyens. Ayant une vision noble
pour les masses haïtiennes, celle consistant à une répartition juste et
équitable des ressources nationales, Jean-Jacques Dessalines (l’un des
pères fondateurs de l’indépendance d’Haïti), a été assassiné par les
grands généraux de l’Armée, qui voyaient en lui un obstacle à leur
projet d’exploiter la masse. Haïti en 1804 et l’État colonial qui le pré-
cède sont des États brigands, accapareurs, insoucieux du sort des
[207] masses haïtiennes. À l’instar des compagnies commerciales du
XVIIe siècle, l’État de 1804 se déclare propriétaire de presque la tota-
lité des terres et les distribue à qui bon lui semble (particulièrement les
grands Généraux). Judicieusement, Gérard Barthelemy le qualifie
d’« État commandeur ».
Après la mort de Dessalines, le pays était divisé, et le problème de
classes ne se posait pas. Alexandre Pétion, un chef d’Etat mulâtre, ne
prenait que des mesures au détriment de la grande masse. Quelques
années après, deux grands partis politiques avec des intellectuels de
grande renommée nationale et internationale, étaient fondés : le Parti
national à tendance noiriste et le parti libéral à tendance élitiste. En
dépit de la prise de pouvoir à plusieurs reprises par les membres du
parti national, le sort des masses haïtiennes n’était pas vraiment amé-
lioré. Jean-Price Mars, dans son ouvrage « La vocation de l’élite »,
n’hésitait pas à critiquer nos élites qui se refusaient d’assumer leurs
responsabilités vis-à-vis des masses. Dans cette même veine, un mou-
vement noiriste (plus tard connu sous le nom de négritude), avec des
représentants comme François Duvalier, Jean-Price Mars, Lorimer
Denis et autres, allait être crée dans l’optique de poser le problème des
masses noire pour voir dans quelle mesure une répartition équitable
des richesses nationales était possible. Ce qui allait provoquer la révo-
lution de 1946 en Haïti et l’ascension du Dictateur démagogue noiriste
François Duvalier au pouvoir. En 1948, en collaboration avec l’ethno-
logue Lorimer Denis, il a écrit le « Problème des classes à travers
l’histoire d’Haïti : sociologie politique » dans lequel il prend position
en faveur des masses. Devenu Président de la République en 1957,
Duvalier créait une bourgeoisie noire avec quelques représentants is-
sus du milieu noir. Par ailleurs, ce dictateur-démagogue ne faisait rien
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 255

véritablement pour améliorer les conditions socio-économiques des


masses. (Voir Pierre-Charles, 1973)
Analysant le pouvoir politique en Haïti de 1957 à nos jours,
Charles (1994) pense que les dirigeants de l’appareil étatique forment,
à côté de la bourgeoisie d’affaire, un groupe particulier, et connaissent
une situation socio-économique qui les différencie nettement en classe
par rapport au reste de la population. Pour être plus clairs, l’élite poli-
tique et celle économique s’arrangent pour exploiter les masses haï-
tiennes. Ces dernières [208] connaissent de jour en jour une situation
socio-économique difficile, qui incite des milliers de jeunes à fuir le
pays en quête de meilleures conditions de vie ailleurs.
Avec l’arrivée du Président Jean-Bertrand Aristide au pouvoir en
1991, une ère d’espoir s’ouvrait pour les masses haïtiennes qui
voyaient en cet homme le « sauveur ou le messie d’Haïti ». Très cri-
tique vis-à-vis de l’élite, ce sauveur pense que, depuis plus d’un
siècle, Haïti a été gouvernée par une élite corrompue et opulente, sou-
tenue par l’armée et par la communauté internationale. Cette élite dont
parle Aristide est une classe dominante, exploiteuse des masses. En ef-
fet, « 1% de la population détient plus de 40% des richesses. Il y a
donc en Haïti d’autres riches. Ils aiment à s’appeler l’« élite ». La phi-
lanthropie n’est pas leur fort. Les habitants des bidonvilles ne sont gé-
néralement pour eux rien d’autre que des vers qui grouillent à la sur-
face de la terre ». (Aristide et Wargny, 1994 : 16-17) Malheureuse-
ment, arrivé au pouvoir à trois reprises (1991-1994-2001) Aristide n’a
pas pu s’élever à la dimension d’un vrai chef d’Etat pour sortir les
masses haïtiennes de la misère socio-économique dans laquelle elles
se trouvent. Au lieu de s’occuper réellement du sort de ces masses,
Aristide ne fait qu’offrir des avantages économiques extraordinaires à
quelques-uns d’entre eux considérés comme des bandits, des « chimè »
lavalas. La situation des masses ne fait que s’empirer de Jean-Ber-
trand Aristide à Jovenel Moise, la face cachée de la Communauté in-
ternationale et de la bourgeoisie haïtienne (le poulain de l’ex-président
Michel Joseph Marthely). Ce qui n’a pas manqué au journal de Mont-
réal de réaliser un film documentaire intitulé : « Haïti : Pays maudit »
suite au passage du cyclone Mathieu en 2016.
En dehors de l’exploitation économique dont sont victimes les
masses haïtiennes paysannes et citadines, elles sont également vic-
times d’une domination culturelle. Ces masses haïtiennes paysannes et
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 256

citadines étaient toujours contraintes à adopter le modelé culturel


et/ou religieux de l’élite. Malgré l’apport du vodou aux luttes condui-
sant à l’indépendance d’Haïti proclamée aux Gonaïves en 1804, Des-
salines était le premier à prendre des mesures drastiques contre le vo-
dou, la religion populaire des masses haïtiennes. Ce qui était égale-
ment le cas des autres pères fondateurs de la patrie haïtiennes, dont
Henri Christophe et Alexandre Pétion. Le vodou était toujours vu
comme [209] une pratique barbare et diabolique, d’autant plus qu’il y
avait ou qu’il y a encore un ensemble de textes à caractère raciste pro-
venant de l’étranger qui salissent l’image du vodou. Ce dernier se ré-
vélait une pratique diabolique, une culture dominée de laquelle il faut
se débarrasser.
En 1860, avec le Concordat de Damien signé par le gouvernement
de Louis Geffrard et le Saint-Siège pour faciliter le retour des prêtes
français en Haïti, les masses haïtiennes paysannes et citadines
s’étaient vues obligées de se déposséder culturellement pour adopter
le modèle de l’Occident, celui de la religion catholique. Dans nos
écoles, il était question de renoncer au vodou, donc au satan et au
diable. On a donné aux enfants un enseignement religieux catholique.
En 1935, la situation des masses haïtiennes allait s’empirer avec la
publication du décret-loi du 5 septembre 1935 sur les pratiques super-
stitieuses. Ce décret-loi du 5 septembre de 1935 énonce en son article
1er ce qui suit : « Sont considérées comme pratiques superstitieuses :
1) les cérémonies, rites, danses et réunions au cours desquelles se pra-
tiquent en offrandes, à des prétendues divinités, des sacrifices de bé-
tail ou de volaille. 2) le fait d’exploiter le public en faisant accroire
que, par des moyens occultes, il est possible d’arriver soit à changer la
situation de fortune d’un individu, soit à le guérir d’un mal quel-
conque, par de procédés ignorés par la science médicale… ». En son
article 2, il est dit : « Tout individu convaincu des dites pratiques su-
perstitieuses sera condamné à un emprisonnement de six mois et à une
amende de quatre cents gourdes, le tout à prononcer par le tribunal de
simple police ». En son article 3, il est dit : « Dans les cas ci-dessus
prévus, le jugement rendu sera exécutoire, nonobstant appel ou pour-
voi en cassation ». Plus loin, en son article 4, il est clairement indi-
qué : « Les objets ayant servi à la perpétration de l’infraction prévue
en l’article 3 seront confisqués ». Ce décret-loi allait occasionner la
plus grande campagne contre le vodou vers les années 1941. Au cours
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 257

de cette campagne, les vodouisants ont été tués en grand nombre, et


les objets vodou ont été détruits. Ce qui a poussé des chercheurs
comme Jacques Roumain et Jean-Price Mars à créer le Bureau d’Eth-
nologie devenu par la suite le Bureau National d’Ethnologie avec pour
mission de préserver le vodou, de valoriser cette pratique dite diabo-
lique. Dans ce [210] décret, il est clairement mentionné qu’il faut re-
noncer au vodou sous peine d’être emprisonné. L’altérité (le respect
de l’autre avec ses croyances) pose problème dans la mesure où
l’autre représente un mal dans l’exercice de ses pratiques religieuses.
La laïcité, comme fondement de tout État moderne qui accepte le plu-
ralisme religieux, reste et demeure un défi à relever. Les pratiques
d’ethnocide et de génocide sont monnaie courante. Tout récemment,
soit vers les années 2000, des vodouisants ont été tués prétextant
qu’ils sont l’auteur du « poudre » (substance toxique) occasionnant le
choléra.
En conclusion, en raison de la situation socio-politique et écono-
mique à laquelle fait face le pays actuellement, seul un dialogue
constructif est possible entre les élites et les masses. Ce dialogue, basé
sur la fraternité, l’amour, le sens de responsabilité, le patriotisme, l’en-
traide, etc., est le seul qui puisse aider ces dernières à sortir de la si-
tuation socio-économique et politique dans laquelle elles se trouvent
depuis un certain temps. La Communauté internationale ne peut rien
faire pour nous, d’autant plus qu’elle ne veut pas que le pays
connaisse un certain niveau de développement socio-économique.
C’est à nous de réaliser notre propre développement (un développe-
ment endogène) en adoptant l’approche systémique, qui permet de
prendre en considération la participation de tous les acteurs (toutes les
couches sociales) du pays (les sections communales, les communes et
les grandes villes). Sinon, tout développement fabriqué est voué à
l’échec, et le peuple haïtien périra.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 258

[211]

Éléments d’anthropologie générale


et de pensée anthropo-sociologique haïtienne.

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