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(2018)
Eléments
d’anthropologie générale
et de pensée anthropo-
sociologique haïtienne.
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES
CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 2
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En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-
versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.
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composé exclusivement de bénévoles.
Introduction [123]
1. Contexte socio-politique de l’occupation américaine en Haïti [123]
2. L’occupation américaine (1915-1934) et luttes armées en Haïti [126]
3. Présentation des idéologies et des mouvements politiques en Haïti de 1915
à 1934 [129]
3.1. Le nationalisme [129]
3.2. Le mouvement ethnologique [130]
3.3. Le noirisme [132]
3.4. Le socialisme [133]
4. Figures emblématiques du 20e siècle haïtien [134]
4.1. Jean-Price Mars [134]
4.2. Jacques Roumain [139]
4.3. Jacques Stephen Alexis [145]
Conclusion [150]
Introduction [151]
1. Évolution et Définition du concept de patrimoine [152]
2. Le concept de tourisme : Définition et évolution [155]
3. Patrimoine et tourisme : analyse des impacts du tourisme sur le système
socio-culturel des populations [158]
4. Tourisme et authenticité : présentation des approches théoriques [162]
5. Tourisme et Tourisme culturel [168]
6. Tourisme et développement durable : entre pauvreté, développement so-
cio-économique des territoires et dégradation de l’environnement [170]
6.1. Tourisme : entre développement socio-économique et pauvreté des
territoires [172]
6.2. Tourisme et dégradation de l’environnement [179]
7. Tourisme et participation des communautés locales [182]
8. Tourisme, paix et représentation des communautés locales [186]
8.1. Patrimoine, tourisme et développement dans la Caraïbe : contexte
et évolution [191]
Conclusion [201]
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 12
Bibliographie [211]
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 13
[4]
INTRODUCTION GÉNÉRALE
de ce siècle qui, d’une manière ou d’une autre, ont exercé une in-
fluence considérable sur les jeunes générations. Le XIX e siècle consti-
tue un moment fort dans l’histoire d’Haïti. C’est durant ce siècle que
les courants idéologiques défendant la race noire prenaient naissance,
au moment de l’occupation américaine notamment. Des auteurs
comme Jean Price-Mars, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis et
autres s’attaquaient aux problèmes socio-politiques auxquels faisaient
face la société haïtienne.
Enfin, dans le troisième ou dernier chapitre de cette partie (chapitre
VII), il est question pour nous d’initier les lecteurs à certains aspects
de réflexions des chercheurs sur les études du patrimoine, du tourisme
et du développement durable. Les grandes problématiques de ce tri-
nôme sont abordées tant sur le plan international que sur le plan natio-
nal. À l’échelle nationale [7] notamment, nous avons retracé l’histoire
du tourisme comme phénomène ayant pris naissance dans le contexte
de l’après-guerre dans l’objectif entres autres de favoriser le dévelop-
pement des pays du Sud pour lesquels le tourisme était vu comme une
manne.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 17
[8]
Première partie
[8]
Chapitre I
Définitions, objet et méthode
de l’anthropologie
INTRODUCTION
pologie comme science également ? Quel est son nouvel objet de l’an-
thropologie ?
Au XXe siècle, l’anthropologie va abandonner son objet qui était
celui de la société primitive pour devenir la science de l’autre. Se fo-
calisant sur l’objet de l’anthropologie comme science de l’autre, Kila-
ni (1992) pense que malgré l’hétérogénéité théorique et les ruptures
historiques que constate au sein de la discipline, il a en effet toujours
existé un point de vue spécifique de l’anthropologie sur le réel, ce
qu’il appelle un projet permanent de la discipline : celui de penser le
rapport de l’unité et de la diversité de l’humanité. L’anthropologie fait
donc des différences par lesquelles se distinguent les sociétés et les
cultures l’axe central de sa démarche. Elle fait appel, dans le cadre de
son projet, à la méthode comparative en vue de saisir sous les discon-
tinuités observables des sociétés, des invariants propres à toute l’hu-
manité. « L’anthropologie est une discipline contrastive par excel-
lence : elle ouvre les plus larges perspectives sur les sociétés dans leur
diversité géographique et historique, en même temps qu’elle tente
d’atteindre des généralisations concernant l’ensemble des comporte-
ments de [10] l’homme en société. Le projet de l’anthropologie est
d’articuler les rapports du local et du global, de penser l’autre et le
même sous leurs aspects les plus divers ». (p. 21)
Sous l’influence de son séjour aux États-Unis durant la deuxième
guerre mondiale, Claude Lévi-Strauss va, au cours des années 1950,
reprendre l’expression d’anthropologie dans le sens d’une science so-
ciale et culturelle générale de l’homme.
Considérée comme une science plus génératrice que les autres,
Jean Copans voit l’anthropologie : 1) comme ensemble d’idées théo-
riques référant aux hommes et aux œuvres, aux précurseurs, contra-
dicteurs et successeurs qui mènent des débats d’idées sur les groupes
humains et leurs cultures ; 2) comme tradition intellectuelle et idéolo-
gique propre à une discipline ayant un mode d’appréhension du
monde ; 3) comme pratique institutionnelle qui définit ses objectifs,
ses objets, ses idées ; 4) comme méthode et pratique de terrain.
Pour François Laplantine (2005), L’objet de l’ethnologie, en effet,
dans l’acception majoritairement admise de cette discipline depuis un
siècle, c’est la culture, entendue comme ensemble de valeurs spéci-
fiques comportant elles-mêmes des comportements spécifiques.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 21
Certes, les définitions de la culture ont varié selon les écoles. De ces
définitions l’auteur a rappelé ce qui suit : la culture comme ensemble
de « traits » à la fois techniques et institutionnels (l’arc et les flèches,
l’horticulture, la matrilinéarité) – la culture comme somme, coexten-
sive à l’ensemble du social – et la culture comme regroupant des va-
leurs singulières irréductibles aux déterminismes économiques et so-
ciaux d’une société – la culture comme supplément du social. Dans
tous les cas, du point de vue qui le retient ici, la culture définit une
singularité collective. Collective, elle correspond à ce qu’un certain
nombre d’individus partagent ; singulière, a ce qui les distingue
d’autres hommes.
Toujours en rapport avec la culture, Laplantine (2005 ; 2010) nous
dit que le véritable objet-sujet de l’anthropologie, c’est-à-dire d’abord
de l’ethnographie, a toujours été les émotions. Ces dernières découlent
directement de l’expérience du terrain, qui est une expérience du par-
tage du sensible. Lorsque nous observons, nous écoutons, nous par-
lons avec les autres, nous partageons leur propre cuisine, nous es-
sayons de ressentir avec eux ce qu’ils éprouvent. Seule une concep-
tion du terrain corrigée par l’anti-psychologisme défensif qui avait été
celui des [11] sciences sociales, à l’époque de leur constitution, a pu
laisser croire qu’un « nouvel objet » - le sensible – était apparu. Les
anthropologues pensent que la connaissance des êtres humains ne peut
être menée à la manière du botaniste examinant la fougère ou du zoo-
logue observant le crustacé, mais en communiquant avec eux et en
partageant leur existence d’une manière durable, ce qui s’oppose au
reportage du journaliste, au coup d’œil en passant qui peut être celui
du voyageur et même au « contact » qui peut être pris par l’intermé-
diaire d’ « informateurs »(terme et surtout pratique avec laquelle il
convient de renoncer). Dans ces conditions, le travail de l’ethno-
graphe ne consiste pas seulement, par une méthode strictement induc-
tive, à collecter une somme d’informations, mais à s’imprégner des
thèmes obsessionnels d’une société, de ses idéaux, de ses angoisses.
L’ethnographe est celui qui doit être donc capable de vivre en lui la
tendance principale de la culture qu’il étudie…
Pour Augé (1994), le sens est au cœur de l’anthropologie. Cette
dernière traite du sens que les humains en collectivité donnent à leur
existence. Le sens, c’est la relation, et en l’occurrence l’essentiel des
relations symbolisées et effectives entre humains appartenant à une
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[16]
L’observation participante,
comme fondement de l’anthropologie
[17]
Dans l’observation directe ou participante, il convient de saisir les pra-
tiques sociales des individus, qu’elles soient gestuelles ou verbales. Cette sai-
sie des pratiques sociales par observation directe ou participante passe par
« l’examen détaillé de scènes de la vie sociale, par la décomposition d’événe-
ments singuliers, par le repérage d’enchaînements d’actions amenant les ac-
teurs à utiliser des objets et à se mettre en relation avec d’autres acteurs dans
des interactions. La saisie du sens que les acteurs donnent à ces pratiques so-
ciales ne se fait pas seulement dans le temps et dans l’espace de la pratique.
Le sens s’exprime bien sûr dans des propos en situation, dans les mots qui ac-
compagnent la pratique, dans les attitudes d’engagement dans la pratique (le
sérieux, la décontraction…), dans les signes de sentiments éprouvés par les ac-
teurs en situation (la satisfaction, la déception…). Mais c’est souvent en de-
hors de la pratique étudiée, a l’occasion de commentaires, qu’on peut le saisir,
en prêtant attention à ce qui est dit, a qui et sur quel ton… » (Arborio et Four-
nier, 2010 : 48)
L’anthropologie de la parenté
L’anthropologie du politique
L’anthropologie de l’économique
Il aura fallu attendre les dernières décennies pour que les anthropo-
logues accordent une importance aux problèmes du changement social
et culturel. Car les sociétés dont ils s’occupaient étaient réputées sta-
tiques, fermées, sans histoire et donc sans changement social.
Ce n’est qu’à partir des années trente que les études sur les phéno-
mènes de l’acculturation se sont développés aux États-Unis d’Amé-
rique (concernés par le problème des Indiens ou des minorités et de
leur intégration dans la société globale) et en Grande-Bretagne.
Plus tard, une substantielle littérature consacrée aux phénomènes
messianiques, millénaristes ou nativistes dans les sociétés primitives
et traditionnelles a vu le jour. Prenant des formes fort [22] diverses
d’une région à une autre (Église syncrétiques puis indépendantistes en
Afrique noire, relativisme des religions traditionnelles chez les In-
diens d’Amérique du Nord, mouvement de type millénariste au Brésil,
cultes du cargo associés aux cultes des ancêtres en Mélanésie), ces
mouvements ont généralement été rapportés à la même fonction d’ac-
culturation à la société européenne. Ils ont été considérés comme une
sorte de réponse au choc culturel ayant secoué les sociétés primitives
ou traditionnelles dans leur contact avec les structures de la société
moderne. « Expression de sociétés à mi-chemin entre l’ancien et le
nouveau, les mouvements catalogués millénaristes ou messianiques se
transformeraient progressivement, sous l’effet du processus de moder-
nisation, en mouvements séculaires de revendications sociales et poli-
tiques, à l’image des formes d’expression propres à l’expérience euro-
péenne ». (Kilani, 1992 : 73)
Fortement marquée par la conception unilinéaire du changement
social, une telle analyse, telle qu’elle prévalait alors, a été remise en
question par un certain nombre d’anthropologues. « Plusieurs études
de cas et de mises au point théoriques ont introduit une nouvelle pers-
pective centrée sur le substrat socio-culturel des sociétés en question
et ont tenté d’interroger le changement social, induit par ces mouve-
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3 Pour une littérature récente sur la question, voir Olivier de Sardan (1991),
Jacob (1989).
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Anthropologie et histoire
Anthropologie et psychanalyse
Totem et tabou :
histoire individuelle et histoire collective
dans la théorie freudienne
Dans son livre « Totem et tabou » (1912), Sigmund Freud a d’emblée pla-
cé la psychanalyse au cœur de l’anthropologie. Selon Freud, la psychanalyse
peut en effet retracer l’histoire de l’humanité depuis les origines, au même
titre qu’elle le fait pour l’histoire individuelle. L’histoire de l’humanité com-
mence avec le meurtre du père par ses fils dans la horde primitive. À son tour,
l’histoire individuelle répète ce scenario originel selon un schéma universel
transcendant toutes les différences de culture et d’histoire. La psychanalyse
postule que chaque individu, quelle que soit son origine ou son lieu d’exis-
tence, revit dans son psychisme le scenario immémorial du parricide. La
forme que prend cette répétition correspond au complexe d’Œdipe, découverte
fondamentale de la psychanalyse, selon lequel il existe un désir incestueux de
la mère et la haine du père chez le fils.
En raison de l’universalité de la structuration psychique de l’individu,
Freud établit un rapport direct entre l’histoire individuelle et l’histoire de l’hu-
manité. En d’autres termes, l’ontogenèse (le principe individuel) récapitule la
phylogenèse (le principe collectif) : la société ainsi que l’individu se consti-
tuent sur le meurtre ou le désir du meurtre, celui du chef de la horde dans le
premier cas, celui du père dans le deuxième cas.
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ment. « L’ethnologie est donc au XIXe siècle, pour une bonne part,
une raciologie. Ce n’est qu’avec la nouvelle crise du XX e siècle que le
terme d’ethnologie drainera les acquis philosophiques de la Renais-
sance et du Siècle des Lumières – celui de la réflexivité et du compa-
ratisme – et tentera de se défaire d’un racisme plus ou moins latent ».
(Laburthe-Tolra et Warnier, 2003 : 24) Alors l’ethnologie a-t-elle dis-
paru avec la mort du primitif ? De nouvelles conceptions et une nou-
velle approche ont vu le jour en ce qui concerne le nouvel objet de
l’ethnologie. Cette dernière a déserté progressivement le champ du
« primitif » en vue de s’orienter de façon plus générale vers tout ce
qui est société et culture étrangère, c’est-à-dire « étrangère à celle
dans laquelle l’esprit a été formé » (P. Mercier cité par Lombard,
2008 : 16), pour s’intéresser aux communautés de petites dimensions,
où les relations demeurent interpersonnelles, les spécialisations écono-
miques et professionnelles moins marquées. En dehors des commu-
nautés de petites dimensions (sociétés rurales des campagnes tradi-
tionnelles, communautés plus ou moins isolées, plus ou moins homo-
gènes où les relations directes et de parenté prédominent et où les
techniques sont simples…), l’ethnologie s’intéresse également aux
[29] communautés ou collectivités urbaines où les études ethnolo-
giques se sont multipliées depuis un certain temps, communautés eth-
niques ou religieuses, groupes de voisinage et de quartier, si bien que
l’ethnologie n’a plus vraiment de champ de recherche strictement dé-
limité. (Voir Lombard, 2008) L’ethnologie est devenue une science au
même titre que les autres, même si son rôle idéologique est encore
présent. Comme l’ont si bien dit Laburthe-Tolra et Warnier (2003 :
26) :
« De nos jours, l’ethnologie parvient à une évaluation de plus en plus
précise et nuancée des divers états que connaît ou qu’a connus l’humanité
morcelée et particularisée. Le nombre des sociétés étudiées va croissant.
La quantité et la richesse des observations permettent à l’ethnologue d’af-
fermir sa place parmi les savants. Mais le rôle idéologique joué par l’eth-
nologie n’est pas évacué pour autant, dans la mesure où elle est sollicitée
de donner son avis dans les grandes controverses de l’heure : État et dé-
mocratie, famille et relations de couple, croyances et identité. Le cher-
cheur qui compare plusieurs sociétés entre elles fait aussi retour sur la
sienne propre. Il se regarde avec l’œil de l’autre. Ce « regard éloigné » lui
révèle son étrangeté ou son particularisme. L’objectivité en l’occurrence
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Ethnologie ou anthropologie
[33]
Conclusion
[34]
Chapitre II
Histoire de
la pensée anthropologique :
les grands moments
INTRODUCTION
gulier dans toute la moitié du XIXe siècle. C’est ainsi qu’en 1861,
Maine publie Ancient Law ; en 1861, Bachofen, Das Mutterrecht ; en
1864, Fustel de Coulanges, La Cité antique ; en 1865, MacLennan, Le
Mariage primitif ; en 1871, Tylor, La Culture primitive ; en 1877,
Morgan, La Société antique ; en 1890, Frazer, les premiers volumes
du Rameau d’or.
Ayant une ambition considérable, ces ouvrages ne visent qu’à dres-
ser un véritable corpus ethnographique de l’humanité, connue un
changement radical de perspective par rapport à l’époque des « Lu-
mières » : « l’indigène des sociétés extra-européennes n’est plus le
sauvage cher au XVIIIe siècle, il est devenu le primitif, c’est-à-dire
l’ancêtre du civilisé, appelé à rejoindre ce dernier. La colonisation y
veillera. Ainsi l’anthropologie, connaissance du primitif, est-elle indis-
sociablement liée à la connaissance de notre origine, c’est-à-dire des
formes simples d’organisation sociale et de mentalité qui ont évolué
vers les formes complexes de nos sociétés ». (Laplantine, 1987 : 63)
Le courant dominant dans cette période est l’évolutionnisme, qui
trouvera sa formulation la plus systématique et la plus élaborée dans
l’œuvre de Morgan et notamment dans Ancient Society (trad. Franc.
La Société archaïque, 1971). Ce livre était considéré comme un docu-
ment de référence adopté par l’immense majorité des anthropologues
de la fin du XIXe siècle. Selon ce courant de pensée, l’humanité a
connu différentes étapes (barbarie, sauvagerie) pour aboutir à la civili-
sation. L’anthropologie avait donc pour objectif d’aider les peuples
non-européens (notamment les Africains et les Indiens) à atteindre le
niveau de civilisation. Logiquement, ces peuples étaient considérés
comme des peuples non-civilisés, qui doivent laisser leurs états de
barbarie et de sauvagerie pour rejoindre les européens, considérés
comme des civilisés.
S’il est vrai que ces chercheurs étaient considérés comme des éru-
dits, des savants, ils n’étaient pas des anthropologues de terrain. Ils
étaient plutôt des ethnologues de cabinets, qui produisent des ré-
flexions à partir des données recueillies par les missionnaires et les
administrateurs des colonies. Toutefois, ces chercheurs jouent un rôle
incontournable dans le développement de [40] l’anthropologie comme
science. Mais, il fallait attendre le XXe siècle, avec des chercheurs
comme Frantz Boas et Bronislaw Malinowski, pour que l’anthropolo-
gie comme science passe de l’anthropologie de cabinet a une véritable
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 55
Bronislaw Malinowski
3.3. Durkheim :
sociologue ou anthropologue de l’éducation
Le suicide anomique
« Pour qu’il en soit autrement, il faut donc avant tout que les passions
soient limitées. Alors seulement, elles pourront être mises en harmonie
avec les facultés et, par suite, satisfaites. Mais puisqu’il n’y a rien dans
l’individu qui puisse leur fixer une limite, celle-ci doit nécessairement leur
venir de quelque force extérieure à l’individu. Il faut qu’une puissance ré-
gulatrice joue pour les besoins moraux le même rôle que l’organisme pour
les besoins physiques. C’est dire que cette puissance ne peut être que mo-
rale. C’est l’éveil de la conscience qui est venu rompre l’état d’équilibre
dans lequel sommeillait l’animal ; seule donc la conscience peut fournir
les moyens de le rétablir. La contrainte matérielle serait ici sans effet ; ce
n’est pas avec des forces physico-chimiques qu’on peut modifier les
cœurs. Dans la mesure où les appétits ne sont pas automatiquement conte-
nus par des mécanismes physiologiques, ils ne peuvent s’arrêter que de-
vant une limite qu’ils reconnaissent comme juste. Les hommes ne consen-
tiraient pas à borner leurs désirs s’ils se croyaient fondés à dépasser la
borne qui leur est assignée. Seulement, cette loi de justice, ils ne sauraient
se la dicter eux-mêmes pour les raisons que nous avons dites. Ils doivent
donc la recevoir d’une autorité qu’ils respectent et devant laquelle ils s’in-
clinent spontanément. Seule, la société, soit directement et dans son en-
semble, soit par l’intermédiaire d’un de ses organes, est en état de jouer ce
rôle modérateur ; car elle est le seul pouvoir moral supérieur à l’individu,
et dont celui-ci accepte la supériorité. Seule, elle a l’autorité nécessaire
pour dire le droit et marquer aux passions le point au-delà duquel elles ne
doivent pas aller. »
Émile Durkheim, Le Suicide, P.U.F.
saction économique, il est un fait social total, qui crée du sens entre
les individus et fonde le lien social. Le don engendre nécessairement
la réciprocité ». (Deliège, 2013 : 101) Les faits économiques ne sont
pas purement économiques, mais sociaux. Le don occupait une place
primordiale au sein de l’économie dans les sociétés primitives. On est
loin d’une conception capitaliste de l’économie, qui ne vise que le
profit en pratiquant l’exploitation de l’homme par l’homme. L’écono-
mie consistait à créer du lien social, à développer une forme de solida-
rité mécanique chez les individus.
Émile Durkheim et Marcel Mauss sont deux grandes figures de la
discipline anthropologique. Si Frantz Boas et Bronislaw Malinowski
se distinguaient par leurs démarches empiriques, Émile Durkheim et
Marcel Mauss ont posé les bases théoriques de cette discipline scienti-
fique en y élaborant des concepts fondamentaux. Et c’est grâce à ces
concepts que l’anthropologie a acquis son statut de science.
[55]
faits observés dans le comportement de l’individu. C’est ici que nous pou-
vons prendre position dans le débat toujours ouvert, et que nous ne préten-
dons pas conclure sur cette discipline contentieuse : la psychologie collec-
tive. En particulier, nous pouvons préciser ce que nous entendons par ce
terme. Faisons-le par opposition avec M. Mac Dougall. Pour celui-ci, la
sociologie, est, au fond, une psychologie collective, et, quoiqu’il veuille
bien, de temps à autre, nous réserver quelques bribes, et quoiqu’il croie,
[56] d’autre part, que cette partie de la psychologie soit une partie fort spé-
ciale, au fond, il n’admet guère qu’elle, et la réduit a l’étude des interac-
tions individuelles. N’exposons pas plus longuement ces idées bien
connues…
Au fond, si les sociétés ne contenaient que des individus, et si, dans
ceux-ci, les sociologues ne considéraient que des phénomènes de
conscience, même de cette espèce de représentation qui porte la marque du
collectif, nous serions d’abord peut-être avec M. Mac Dougall et nous di-
rions : « La sociologie ou psychologie collective n’est qu’un chapitre de la
psychologie » ; car même les signes divers auxquels on reconnaît qu’on se
trouve en présence de la collectivité, ceux auxquels on sent que c’est elle
qui inspire la représentation : l’arbitraire, le symbolique, la suggestion ex-
térieure, la pré-liaison, et surtout la contrainte (celle-ci n’étant que l’un des
effets conscients des autres), même ces signes peuvent être interprétés en
somme par une interpsychologie. Par conséquent, il ne serait pas très utile
de construire une science spéciale si elle n’avait d’autre objet que les re-
présentations collectives et même que la multiplication des faits de
conscience par la pression des consciences les unes sur les autres. S’il n’y
avait que cela dans la société, la psychologie collective suffirait et nous en
resterions là. Mais quelque excellente que soit la description que M. Dou-
gall donne du Group Mind, de l’esprit du groupe, elle est insuffisante. Elle
procède d’une abstraction abusive. Elle sépare la conscience du groupe de
tout son substrat matériel et concret. Dans la société, il y a autre chose que
des représentations collectives, si importantes ou si dominantes qu’elles
soient ; tout comme dans la France, il y a autre chose que l’idée de patrie :
il y a un sol, son capital, son adaptation ; il y a surtout les Français, leur ré-
partition, et leur histoire. Derrière l’esprit du groupe, en un mot, il y a le
groupe qui mérite étude et par trois points ; et, par ces trois points, la so-
ciologie échappe à votre juridiction. Les voici :
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 76
Conclusion
[58]
Chapitre III
Les grands courants de
la pensée anthropologique
INTRODUCTION
III.1. L’évolutionnisme
Présentation de l’évolutionnisme
L’école évolutionniste
et les précurseurs de l’anthropologie sociale
Auteurs
[61]
III.2. Le diffusionnisme
Théories et méthodes
ments semblables ont pu être inventés plusieurs fois dans des cultures
différentes, et limite son analyse comparative à des secteurs géogra-
phiques restreints ». (Rivière, 2007 : 35) Avec le géographe Ratzel
(1844-1904) qui souligne l’importance des mouvements migratoires
en vue de la diffusion des inventions et des techniques, sorte de « pro-
cessus civilisateur » qui permettent à certaines cultures plus évoluées
de s’imposer à d’autres moins évoluées ou pas du tout évoluées, le
courant va rester vivace, en Allemagne surtout, jusqu’aux années
1930. Deux des disciples de Ratzel, F. Graebner (1877-1934) et L.
Frobenius (1873-1938), développèrent à leur tour ses idées à partir du
concept de Kulturkreis ou « cercle culturel ». « Ce concept peut être
défini comme un ensemble géographique, présentant [63] une simili-
tude de traits culturels, institutions, croyances et techniques, traits
culturels diffusés à partir d’un foyer ou d’un centre dans une zone de
dimensions variables ». (Lombard, 2008 : 86)
« Le culturalisme, qui prend son essor dans les années trente aux
États-Unis au sein de l’école d’anthropologie culturelle, et dont les
principaux représentants sont R. Linton, A. Kardiner, R. Benedict, M.
Mead, définit la culture comme système de comportements appris et
transmis par l’éducation, l’imitation et le conditionnement (encultura-
tion) dans un milieu social donné. » (Rivière, 1999 : 36) À la diffé-
rence des diffusionnistes, qui sont intéressés par le cadre culturel lui-
même, les culturalistes ont donné à leurs travaux une orientation plu-
tôt psychologique et ont cherché à savoir comment la culture influe
sur les comportements des individus. Le façonnement de la personna-
lité de l’individu est un processus inconscient ou conscient réalisé par
des institutions et par le jeu des règles ou des pratiques habituelles.
Cette catégorie de chercheurs de l’anthropologie culturelle américaine
se focalise sur le rapport entre culture et personnalité, en mettant l’ac-
cent notamment sur la psychologie comme, à la fois comme référence
et moyen de recherche de la personnalité culturelle d’un groupe, d’une
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 85
Les auteurs
III.4. Le fonctionnalisme
cipante. (Rivière, 1999) Malinowski est sans doute « l’une des figures
les plus fascinantes de l’histoire de l’anthropologie et des plus origi-
nales, par son origine polonaise (sa ville natale est Cracovie), par sa
vie d’émigré, avec une formation scientifique dont une partie en Alle-
magne, une carrière en Angleterre et qui s’achève aux États-Unis, par
ses enquêtes dans le Pacifique et en Mélanésie, par sa sensibilité slave
enfin, mal à l’aise dans ce monde anglo-saxon qui va pourtant le
consacrer ». (Lombard, 2008 : 108)
Malinowski fut souvent considéré comme un révolutionnaire,
parce que ce fut lui qui protesta avec plus de vigueur contre les théo-
ries évolutionnistes et diffusionnistes. Il condamne :
[68]
Après toutes ces condamnations, il élabore l’ensemble d’une mé-
thode dominée par la volonté de faire de la culture et de l’ethnologie
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 90
[69]
III.5. Structuralisme
Origines du structuralisme
[73]
Se fondant sur la linguistique, la psychanalyse et la géologie, le
structuralisme de Claude Lévi-Strauss accorde une importance capi-
tale au subconscient, a l’irrationnel, au symbolique dans l’explication
des faits sociaux ou des phénomènes sociaux. Contrairement à Au-
guste Comte qui surestime la science pour comprendre les faits so-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 97
Lire Lévi-Strauss
Race et Culture
noire – n’étaient pas tant inégales en valeur absolue que diverses dans
leurs aptitudes particulières. La tare de la dégénérescence s’attachait pour
lui un phénomène du métissage plutôt qu’à la position de chaque race dans
une échelle de valeurs commune a toutes ; elle était donc destinée à frap-
per l’humanité tout entière, condamnée, sans distinction de race, a un mé-
tissage de plus en plus poussé. Mais le péché originel de l’anthropologie
consiste dans la confusion entre la notion purement biologique de race (à
supposer, d’ailleurs, que, même sur ce terrain limité, cette notion puisse
prétendre à l’objectivité, ce que la génétique moderne conteste) et les pro-
ductions sociologiques et psychologiques des cultures humaines. Il a suffi
à Gobineau de l’avoir commis pour se trouver enfermé dans le cercle in-
fernal qui conduit, [74] d’une erreur intellectuelle n’excluant pas la bonne
foi, à la légitimation involontaire de toutes les tentatives de discrimination
et d’oppression.
Aussi, quand nous parlons, dans cette étude, de contribution des races
humaines à la civilisation, ne voulons-nous pas dire que les apports cultu-
rels de l’Asie ou de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Amérique, tirent une
quelconque originalité du fait que ces continents sont, en gros, peuplés par
des habitants de souches raciales différentes. Si cette originalité existe – et
la chose n’est pas douteuse – elle tient à des circonstances géographiques,
historiques et sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la consti-
tution anatomique ou psychologique des noirs, des jaunes ou des blancs.
Mais il nous est apparu que, dans la mesure même où cette série de bro-
chures s’est efforcée de faire droit à ce point de vue négatif, elle risquait,
en même temps, de reléguer au second plan un aspect également très im-
portant de la vie de l’humanité : à savoir que celle-ci ne se développe pas
sous le régime d’une uniforme monotonie, mais à travers des modes extra-
ordinairement diversifiés de sociétés et de civilisations ; cette diversité in-
tellectuelle, esthétique, sociologique, n’est unie par aucune relation de
cause à effet à celle qui existe, sur le plan biologique, entre certains as-
pects observables des groupements humains : elle lui est seulement paral-
lèle sur un autre terrain. Mais, en même temps, elle s’en distingue par
deux caractères importants.
D’abord elle se situe dans un ordre de grandeur. Il y a beaucoup plus
de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent
par milliers et les autres par unités : deux cultures élaborées par des
hommes appartenant à la même race peuvent différer autant, ou davantage,
que deux cultures relevant de groupes racialement éloignés. En second
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 99
lieu, à l’inverse de la diversité entre les races qui présente pour principal
intérêt celui de leur origine historique et de leur distribution dans l’espace,
la diversité entre les cultures pose de nombreux problèmes, car on peut se
demander si elle constitue pour l’humanité un avantage ou un inconvé-
nient, question d’ensemble qui se subdivise, bien entendu, en beaucoup
d’autres.
Enfin et surtout, on doit se demander en quoi consiste cette diversité,
au risque de voir les préjugés racistes à peine déracinés de leur fonds bio-
logique, se reformer sur un nouveau terrain. Car il serait vain d’avoir obte-
nu de l’homme de la rue qu’il renonce à attribuer une signification intel-
lectuelle ou morale au fait d’avoir la peau noire ou blanche, le cheveu lisse
ou crépu, pour rester silencieux devant une autre question, à laquelle l’ex-
périence prouve qu’il se raccroche immédiatement : s’il n’existe pas d’ap-
titudes raciales innées, comment expliquer que la civilisation développée
par l’homme blanc ait fait les immenses progrès que l’on sait, tandis que
celles des peuples de couleur sont restées en arrière, les unes à mi-chemin,
les autres frappées d’un retard qui se chiffre par milliers ou dizaines de
milliers d’années ? On ne saurait donc prétendre avoir résolu par la néga-
tive le problème de l’inégalité des races humaines, si l’on ne se penche pas
aussi sur celui de l’inégalité – ou de la diversité – des cultures humaines
qui, en fait sinon en droit, lui est, dans l’esprit public, étroitement liées. »
Claude Lévi-Strauss. Anthropologie structu-
rale deux. Paris : Plon, 1996 [1973], p. 377 à
379.
[75]
Prolétaires et communistes
« Quels sont les rapports des communistes avec les prolétaires en gé-
néral ?
Les communistes ne constituent pas un parti particulier en face des
autres partis ouvriers.
Ils n’ont pas d’intérêts séparés de ceux du prolétariat tout entier.
Ils ne se posent pas de principes particuliers selon lesquels ils veulent
modeler son mouvement.
Les communistes ne se distinguent pas des autres partis prolétaires que
sur deux points : d’une part, dans les diverses luttes nationales des prolé-
taires, ils mettent en évidence et font valoir les intérêts communs à l’en-
semble du prolétariat et indépendants de la nationalité ; d’autre part, aux
divers stades de développement que traverse la lutte entre prolétariat et
bourgeoisie, ils représentent toujours l’intérêt de l’ensemble du mouve-
ment.
Les communistes sont donc dans la pratique la partie la plus résolue
des partis ouvriers de tous les pays, celle qui ne cesse d’entrainer les
autres ; sur le plan de la théorie, ils ont sur le reste de la masse du proléta-
riat l’avantage de comprendre clairement les conditions, la marche et les
résultats généraux du mouvement prolétarien.
Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les
autres partis prolétariens : constitution du prolétariat en classe, renverse-
ment de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le
prolétariat.
Les propositions théoriques des communistes ne reposent nullement
sur des idées, sur des principes inventés ou découverts par tel ou tel uto-
piste.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 103
L’Anthropologie dynamique :
une nouvelle approche dans la compréhension
des sociétés primitives
Georges Balandier
selon lui, tout système social. On les retrouve ainsi dans les sociétés
dites traditionnelles qui sont bien moins stables que ne le prétendent
les structuro-fonctionnalistes ». [84] (Deliège, 2013 : 389) Les deux
grandes premières études de Georges Balandier « Sociologie actuelle
de l’Afrique noire » et « Sociologie des Brazzavilles noires » en té-
moignent.
Qu’il s’agisse de l’anthropologie marxiste ou de l’anthropologie
dynamique, une nouvelle vision des sociétés primitives se dégage.
Contrairement aux autres courants (le structuralisme et le fonctionna-
lisme notamment) qui pensent que les sociétés primitives sont des so-
ciétés stables et sans conflits, l’anthropologie marxiste et l’anthropo-
logie dynamique croient que ces sociétés sont fascinées par l’histoire,
le changement social, et sont sources de conflits comme les sociétés
modernes. L’anthropologie développée par ces deux courants théo-
riques est une anthropologie de conflits et de mutations sociales à par-
tir de laquelle on doit appréhender les sociétés primitives. On est donc
loin d’une conception figée de ces sociétés.
Conclusion
[85]
Chapitre IV
Définition de quelques concepts
fondamentaux en anthropologie
INTRODUCTION
En anthropologie
contraste avec les matériaux bruts, intérieurs ou externes, dont elle dérive.
Les ressources offertes par le monde naturel sont façonnées pour satisfaire
les besoins. Les caractères innés sont, eux, modelés de telle manière qu'ils
font dériver de dons inhérents les réflexes qui dominent dans les manifes-
tations extérieures du comportement.
qui fait d’abord et avant tout la culture, c’est que des manières de pen-
ser, de sentir et d’agir sont partagées par une pluralité de personnes.
Le nombre de personnes importe peu. L’essentiel est que ces manières
d’être soient considérées comme [89] idéales ou normales par un
nombre ne suffisant de personnes afin qu’on puisse reconnaître bien
qu’il s’agit de règles de vie ayant acquis un caractère collectif et donc
social.
Enfin Guy Rocher pense qu’un quatrième caractère de la culture,
auquel de nombreux auteurs ont accordé une importance aussi presque
égale au précédent, concerne son mode d’acquisition ou de transmis-
sion. Il n’y a rien de culturel qui soit hérité biologiquement ou généti-
quement, rien de culturel n’est inscrit à la naissance dans l’organisme
biologique. L’acquisition de la culture résulte donc des divers modes
et mécanismes de l’apprentissage….
culture. C’est dans cette optique qu’on peut parler de spécificité cultu-
relle dans une même société.
4. TOUTES LES CULTURES SONT ÉGALES. Il n’existe pas de
cultures supérieures ni inférieures, de même qu’il n’existe pas de
peuples enfants, ni de peuples grands enfants. Tous les peuples sont
adultes. L’humanité est bien plurielle, comme le souligne bien Laplan-
tine. Tous les modes de vie de peuples sont divers et ils se valent du
point de vue anthropologique.
[90]
5. CHAQUE PEUPLE VIT SON IDENTITÉ À L’INTÉRIEUR DE
SA PROPRE CULTURE. Si nous plaçons un individu hors de son
contexte culturel, il se sentira humilié, dépaysé, dévalorisé et même
ignorant. Il doit apprendre beaucoup sur la culture de l’autre en vue de
s’adapter à cette culture, qui n’est pas la sienne. Ce n’est pas un ha-
sard si la culture dominante contraint un groupe dominé à se dépossé-
der culturellement pour adopter les valeurs du groupe dominant. (Voir
Blot, 2003).
IV.2. L’autre
[96]
Terme fréquent dans les sociétés traditionnelles, la communauté est
basée sur le partage, l’amour du prochain, le respect des valeurs tradi-
tionnelles, les principes du communisme, la solidarité mécanique au
sens durkheimien. Selon Rocher (1992), la communauté est constituée
de personnes qu’unissent des liens naturels ou spontanés, ainsi que
des objectifs communs qui dépassent les intérêts individuels, voire
égoïstes, des gens. Un sentiment d’appartenance à la même collectivi-
té domine la pensée des individus, assurant la coopération de chaque
membre et l’union du groupe. La communauté forme donc un tout or-
ganique (pas dans le sens des sociétés modernes bien entendu), au sein
duquel la vie et l’intérêt des membres se confondent à la vie et à l’in-
térêt de l’ensemble. Ce type d’organisation sociale prend trois formes
principales : la communauté du sang, que sont la famille, la parenté, le
clan, etc. Il s’agit de la communauté la plus naturelle, d’origine biolo-
gique, et par conséquent aussi la plus primitive ; la communauté du
lieu, qui se forme par le voisinage et qu’on trouve dans le petit village
ou dans le milieu ; enfin la communauté de l’esprit, fondée sur l’ami-
tié, la concorde, une certaine unanimité d’esprit et de sentiments. À
noter que la communauté de l’esprit se trouve surtout dans la petite
ville où les personnes se connaissent, dans la communauté nationale et
dans un groupe religieux.
Morgan (1871), pour sa part, établit la distinction entre ce qu’on
appelle « societas » et « civilitas », laquelle distinction permet de
comprendre la différence entre société et communauté. Par « socie-
tas », Morgan entend cette sorte de matrice domestique où les indivi-
dus se trouvent réunies et protégés par des liens tant du côté paternel
que du côté maternel. Par « societas », il entend la fonction politique
distinguant déjà les sociétés lignagères ou claniques et qui atteindra
son plein développement dans les sociétés dotées d’une structure éta-
tique. Au sujet de la différence établie entre « societas » et « civitas »,
Panoff (1977 : 76) nous dit :
vitas » dans les formes les plus industrielles modernes. Que son contempo-
rain Maine ait exprimé simultanément la même idée et ouvert la même
problématique sous une forme plus juridique avec le couple d’opposition
« statut » / « contrat » montre assurément que les temps étaient mures,
mais ne peut d’aucune façon nous fait oublier que les nombreuses re-
cherches ethnologiques et historiques poursuivies maintenant depuis
vingt-cinq ans sur la dynamique politique des sociétés segmentaires et sur
l’évolution [97] des sociétés sans État doivent leur inspiration première à
Morgan, qu’elles en aient conscience ou non, que des intercesseurs ou non
dans la réactivation de cette influence. (…) »
IV.4. Race
le bien-fondé des classifications raciales s’est fait jour, sur la base des
acquis de la taxonomie numérique et de la génétique des populations.
(Voir Susanne et Polet, 2005 ; Bonté et Izard, 2010)
Dans un article publié en 1950 par Le Courrier de l’Unesco
(vol. III, no 6-7), le Dr Alfred Metraux (l’un des ethnologues dont les
travaux ont porté sur le plus grand nombre de régions du globe, nous
dit Leiris (1988)) écrivait : « Le racisme est une des manifestations les
plus troublantes de la vaste révolution qui se produit dans le monde.
Au moment où notre civilisation industrielle pénètre sur tous les
points de la terre, arrachant les hommes de toutes couleurs à leurs plus
anciennes traditions, une doctrine, à caractère faussement scientifique,
est invoquée pour refuser à ces mêmes hommes, privés de leur héri-
tage culturel, une participation entière aux [98] avantages de la civili-
sation qui leur est imposée. Il existe donc au sein de notre civilisation,
une contradiction fatale : d’une part elle souhaite ou elle exige l’assi-
milation des autres cultures a des valeurs auxquelles elle attribue une
perfection indiscutable, et d’autre part elle ne se résout pas à admettre
que les deux tiers de l’humanité soient capables d’atteindre le but
qu’elle leur propose. Par une étrange ironie, les victimes les plus dou-
loureuses du dogme racial sont précisément les individus qui, par leur
intelligence ou leur éducation, témoignent de sa fausseté. » (Alfred
Metraux cité par Leiris, 1988 : 11-12)
Leiris (1988) fait une remise en question du concept de race, tel
qu’il est conçu dans les théories racistes. Selon l’auteur, un individu
de telle soi-disant race peut posséder les traits de l’une ou l’autre race.
De ce fait, on se demande à quelle race appartient l’individu. À ce su-
jet, Leiris (1988 : 17-18) nous dit :
« À l’échelle des grands groupes raciaux, malgré les cas litigieux (par
exemple : les Polynésiens sont-ils des caucasoïdes ou des mongoloïdes ?
Doit-on regarder comme blancs ou noirs les Ethiopiens, qui possèdent des
traits de l’une et l’autre race et, soit dit en passant, désignent sous le nom
méprisant de « chankallas » les noirs soudanais chez lesquels, traditionnel-
lement, ils prenaient des esclaves ?), le classement est relativement simple :
il est des peuples qui, sans conteste possible, appartiennent à l’une ou
l’autre des trois blanches ; nul ne saurait se récrier si l’on dit qu’un An-
glais est un blanc, un Baoulé un noir ou un Chinois un jaune. C’est à partir
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 127
Du grec ethnos peuple, nation, ethnie est un mot forgé par Vacher
de la Pouge en 1897 pour réunir race et culture en une même entité,
laquelle serait dans l’usage courant d’aujourd’hui un groupement d’in-
dividus appartenant à la même culture (même langue, mêmes cou-
tumes…), se reconnaissant, se désignant et agissant comme tels. On
parle aussi de « groupes ethniques ». Certains anthropologues se sont
particulièrement intéressés à cette notion qui devrait être fondamen-
tale en ethnologie, mais qui reçoit en fait des définitions divergentes
quant au nombre et au choix des éléments la caractérisant. Le Russe
Shirokogoroff ou l’Allemnand Mühlmann ont élaboré des « théories
de l’ethnie » pour souligner le caractère dynamique de cette entité, la-
quelle conception sera reprise et développée par Barth. En effet la dé-
finir comme une unité [99] figée peut révéler une conception ethno-
centrique ou colonialiste : parfois, le nom même du groupe (ou ethno-
nyme) fut imposé de l’extérieur, l’appartenance n’est plus reconnue
par tous, ou bien il s’est produit des scissions, des migrations…
La notion d’ethnicité-entendue comme la revendication de l’appar-
tenance à une collectivité spécifique (ethnie ou tribu) face à un groupe
social donné – est donc elle aussi ambiguë puisqu’elle reprend à son
compte une division pouvant refléter un ordre administratif, politique
(ou anthropologique) imposé ; elle est en cela comparable aux notions
de « négritude » et d’« indianité ». (Gresle et al., 1992)
Pour Lévi-Strauss (1996[1973]), l’ethnocentrisme est l’attitude la
plus ancienne, qui repose sans conteste sur des fondements psycholo-
giques solides puisqu’elle a réapparaître chez chacun de nous quand
nous sommes placés dans une situation inattendue. Cette attitude
consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles
(morales, religieuses, sociales, esthétiques), qui sont les plus éloignées
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 128
[101]
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 130
IV.6. Acculturation
Conclusion
[103]
Deuxième partie
[103]
Chapitre V
Haïti dans le contexte
de l’après-indépendance :
entre isolement et production
de théories racistes
INTRODUCTION
Considérée comme une menace, une gifle pour les puissances im-
périalistes au XIXe siècle, l’indépendance d’Haïti était mal vue par les
pays du Nord, qui allaient consacrer l’isolement du pays sur le plan
des relations internationales. Mécontents de l’indépendance du pays,
des chercheurs occidentaux avaient produit des ouvrages a caractères
racistes questionnant la capacité du peuple haïtien à se diriger lui-
même. Pour leur part, des chercheurs haïtiens prenaient la plume pour
redonner une autre image d’Haïti sur le plan international, défendre la
race noire humiliée, méprisée, exploitée… dans le contexte de l’après-
indépendance. Dans ce chapitre, nous procédons à une brève histoire
d’Haïti pour situer le contexte de l’après-indépendance, faisons état de
l’image d’Haïti sur le plan international, puis abordons la pensée des
principaux chercheurs haïtiens de cette période.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 134
lequel des deux éléments a disparu dans la confusion du sang et des croi-
sements !
La conclusion des anthropologistes est donc aussi fausse que celle des
philosophes ou des érudits, qui ont adopté et soutenu la doctrine de l’in-
égalité des races. Il faut avouer alors que la seule immixtion de cette doc-
trine, dans une branche quelconque des connaissances humaines, suffit
pour y infiltrer un principe de contradiction et d’illogisme, lequel entraîne
infailliblement les esprits les mieux faits et les plus éclairés aux idées les
plus absurdes ou les plus monstrueuses.
[114]
Anténor Firmin. De l’Égalité des Races hu-
maines. Anthropologie positive. Montréal : Mé-
moire d’Encrier (Édition présentée par Jean
Metéllus), 2005, p. 393 à 396.
20 Avril 1883.
« Il y a quelques jours, des télégrammes datés de New-York annon-
çaient qu’une révolte venait d’éclater en Haïti, contre le gouvernement
constitutionnel du général Salomon.
D’autres télégrammes datés de Washington, - mais fabriqués à Paris, -
ont porté à la connaissance du public la nouvelle de la défaite des troupes
que le gouvernement avait envoyées contre les mutins.
La petite ville de Miragoâne qui, seule, est aux mains des insurgés
n’est pas plus grande que le jardin du Luxembourg : or, d’après un avis of-
ficiel reçu d’Haïti par la voie de la Jamaïque et publié par la légation haï-
tienne de Paris, elle était étroitement cernée dès les premiers moments de
sa rébellion.
Le succès des troupes du gouvernement ne saurait être douteux.
On a aussi essayé de faire croire que le général Salomon, président
d’Haïti, était l’élu d’une fraction de la nation haïtienne et qu’il était cruel.
Double erreur ! M. Salomon a été porté à la première magistrature à la
presque unanimité des votes librement exprimés au Parlement de son pays ;
de tous ceux qui ont occupé le pouvoir en Haïti, - depuis 1804, - il est cer-
tainement un des plus cléments, un des plus proches populaires et incon-
testablement le plus instruit et, par conséquent, le plus capable de faire le
bien et de conjurer le mal.
La démocratie haïtienne, si honnête et si pleine de bon sens, toute la
masse de la bourgeoisie intelligente et sérieuse qui a des intérêts matériels
à sauvegarder, la Chambre des représentants et le Sénat de la république
antiléenne ont pleine confiance en lui ; et, si – par impossible – il venait à
descendre du pouvoir, même par un effet de sa propre volonté, avant l’ex-
piration de son septennat constitutionnel, on peut demeurer persuadé
qu’aucun autre ne saurait occuper le fauteuil présidentiel ni plus digne-
ment ni plus longtemps que lui. Le peuple haïtien sait cela, et voilà [117]
pourquoi son concours moral et son dévouement effectif le plus absolu
sont entièrement acquis au seul gouvernement qui donne et peut maintenir
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 151
L'une des questions les plus irritantes qui bouleverse la vie haï-
tienne est celle du préjugé de couleur. Monsieur Price l'attaque ferme-
ment, à l'extérieur comme à l'intérieur. Appelant à son aide la science
et l'histoire il fait la guerre à l'immonde passion en des pages vibrantes
où éclate son indignation éloquente. De telles pages devraient pouvoir
être lues de tous les Hattiens s'ils [119] savaient tous lire. Malheureu-
sement, ils ne savent pas tous lire ! Les idées émises par de grands
penseurs ou de grands patriotes n'arrivent au peuple que par de lentes
infiltrations et lorsque le mal qu'elles auraient prévenu a déjà fait son
œuvre néfaste. À l'envoyé français qui venait lui proposer des hon-
neurs et de l'or s'il consentait à se remettre au service du Roi de
France, Pétion montra les nombreux citoyens présents à l'entrevue, et
lui adresse les propos suivants : « Voici le peuple. C'est lui le maitre.
C'est à lui qu'il faut parler »
C'est ce peuple, ce souverain, qu’on doit éduquer afin qu'il se dé-
barrasse de son esprit et de son cœur les idées fausses et les senti-
ments abjectes : telle est la conclusion de ce grand livre, qui place
Hannibal Price parmi les bienfaiteurs de la nation Haïtienne.
Cette forme de préjugé, qui prend ici le nom de noblesse, est encore le
résultat de l’ignorance.
On ne prend pas garde au développement graduel, à l’élévation de l’es-
prit humain d’où résulte, génération après génération, un accroissement
constant quoique inégal, de la puissance relative, de l’intensité relative de
la force, dans les hommes et dans les nations. On ignore, ou l’on mécon-
nait les effets de la perfectibilité humaine et l’on ne comprend pas que sur
le même terrain, comme l’a démontré CHARLES COMTE, tout change
avec le temps : les mœurs, le langage, la religion et jusqu’au type phy-
sique, si bien que la race, sans avoir subi aucun mélange, n’a plus rien de
commun à un moment donné, avec celle qui avait occupé le même terri-
toire quelques siècles auparavant. D’où il résulte que, par l’action même
de la loi du progrès, chaque génération nouvelle dans un même pays,
constitue une nation nouvelle et plus forte, une race supérieure à celle qui
avait existé avec les générations passées. Notons encore qu’il en est ainsi
dans toute société humaine, malgré la dégénération évidente des aristocra-
ties formées et à cause de l’élévation graduelle en intelligence et en ri-
chesses des couches sociales inférieures et par cela même toujours plus
nombreuses. De ces observations il faudrait conclure que toute pensée
aristocratique, tout préjugé social affaiblit l’homme, paralyse le dévelop-
pement de la prospérité sociale et retarde le progrès, et que finalement le
régime démocratique le plus complet, le plus absolu, est celui qui conduit
le plus sûrement les sociétés humaines au bonheur.
Mais la lumière est si lente à se faire dans l’esprit de ceux qui ont le
bénéfice du préjugé qu’ils font ombre sur l’esprit des victimes ; et que le
manant se fait le complice inconscient de la noblesse, en aspirant au par-
tage, plutôt qu’à la suppression du privilège ; à devenir noble, qu’à effacer
la notion absurde du noble et du vilain. C’est ainsi que la démocratie,
œuvre de vilains, de manants, est toujours et partout sous la menace de
l’anéantissement par l’aristocratie qui sort de son propre sein, si elle ne
sait y mettre ordre.
Ce préjugé de la noblesse, tant qu’il n’est qu’une erreur, est productif
de quelque bien en suscitant entre les hommes et entre les nations, l’ému-
lation de la force.
La supériorité se déplaçant avec la victoire, toute guerre pose et résout
une question de race. La défaite se trouve être donc quelque chose de plus
qu’un malheur : c’est une chute qui ramène le vaincu au rang de race infé-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 156
Conclusion
[123]
Chapitre VI
Haïti dans le contexte de
l’occupation américaine (1915-1934) :
entre résistances physiques
et résistances idéologiques
INTRODUCTION
3.1. Le nationalisme
lever plus rapidement de leurs chutes ».(Cité par Davids, 1975 : 658)
Quant à J.C. Dorsainvil, il s’adressait directement aux élites. En 1909,
il écrivait que la société haïtienne semble composée de deux sociétés
juxtaposées : une élite égoïste d’un côté, et de l’autre une masse stag-
nante menant une vie similaire à celle des animaux. Price-Mars faisait,
a la même époque, des cours sur la vocation de l’élite, cours qui furent
publiés en 1919. Dans ses cours, il examinait les raisons du malaise
dont souffrait la société haïtienne. Bien que l’esclavage eût été aboli
avant même la proclamation de l’indépendance d’Haïti, il subsistait
une séparation rigide entre les masses et l’élite. Formant un cercle
étanche, l’élite s’occupait de la préservation de ses intérêts mesquins
que de la direction et de l’orientation des masses populaires. Et
d’autre part, les paysans haïtiens vivaient dans des conditions de
grande pauvreté, et on exigeait des femmes qu’elles accomplissent les
tâches domestiques et les travaux réservés en principe aux animaux.
Price-Mars était le premier à poser le problème des femmes en Haïti,
surtout celles en milieu rural. Il se souciait vraiment du sort de ces
femmes, qui représentent le poumon de la société haïtienne. Malgré
tout, ces paysans conservaient nombre de coutumes et des traditions
africaines, et n’avaient été touchés que superficiellement par la civili-
sation occidentale et par le christianisme. Price-Mars allait développer
ce point dans une série de cours publiés en 1928 sous le titre Ainsi
parla l’oncle. Ce [131] document, considéré comme un chef-d’œuvre,
constitue une étude du folklore et des traditions populaires haïtiennes,
et l’auteur insiste plus particulièrement sur les influences africaines de
la culture paysanne. Price-Mars s’opposait catégoriquement au dogme
avancé par la plupart des écrivains de l’élite selon lequel Haïti était
vue comme une colonie culturelle de la France. Dans cet ouvrage,
Price-Mars fait du vodou une religion à part entière, au même titre que
le catholicisme ou le protestantisme. Le vodou allait prendre une autre
tournure, il a dû subir le passage de culte démoniaque à la religion à
part entière. Même s’il n’y avait aucun texte de loi qui conférait le sta-
tut de religion au vodou. Selon Price-Mars (2009[1928] : 42), le vo-
dou est une vraie religion au même titre que les religions polythéistes
de l’Antiquité méditerranéenne. Ce statut lui est attribué parce que
tous ses adeptes croient à l’existence des êtres spirituels vivant
quelque part dans l’univers. Comme toutes les autres religions, le vo-
dou comporte un corps sacerdotal hiérarchisé, une société de fidèles,
des temples, des autels et des cérémonies. De sa tradition orale, on
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 169
3.3. Le noirisme
3.4. Le socialisme
simple résidu auquel on peut ramener les formes les plus élémentaires du
phénomène et des sentiments religieux.
[136]
Nous écartons d’emblée la définition qu’en en donne usuellement, à
savoir que religion vient du latin « religio, religare », c’est-à-dire relier,
afin de tirer de cette étymologie la simple conclusion que la religion est le
lieu essentiel « qui rattache la divinité a l’homme ». (Cette étymologie
nous paraît tout à fait douteuse).
L’ethnographie et l’histoire semblent nous donner raison. N’existe-t-il
pas de grandes religions, d’où l’idée de dieux et d’esprits est absente ou
tout au moins, elle ne joue qu’un rôle secondaire et effacé ? C’est le cas du
bouddhisme, notamment. Le bouddhisme, dit Burnouf, se place en opposi-
tion au brahmanisme comme une morale sans dieu et un athéisme sans na-
ture. « Il ne reconnaît point de Dieu dont l’homme dépende », dit M.
Barth. Sa doctrine est absolument athée et M. Oldenberg, de son côté,
l’appelle « une religion sans dieu ». En effet, tout l’essentiel du boud-
dhisme tient dans quatre propositions que les fidèles appellent les nobles
vérités.
La première pose l’existence de la douleur comme liée au perpétuel
écoulement des choses ; la seconde montre dans le désir la cause de la
douleur ; la troisième fait de la suppression du désir le seul moyen de sup-
primer la douleur, la quatrième énumère les trois étapes par lesquelles il
faut passer pour parvenir à cette suppression : c’est la droiture, la médita-
tion, enfin la sagesse, la pleine possession de la doctrine. Ces trois étapes
traversées, on arrive au terme du chemin, à la délivrance, au salut par le
nirvana.
Tels sont les éléments fondamentaux du bouddhisme, au moins à son
origine. On ne prétend pas que cette religion n’ait pas évolué vers un type
culturel d’adoration incarnée en un dieu personnel qui fut Bouddha lui-
même. On a voulu faire ressortir simplement que si une grande religion
comme le bouddhisme a pu naître et vivre pendant un certain temps dans
sa pureté originale d’après un concept tout à fait laïque, la définition don-
née ci-dessus de la religion, à savoir qu’elle est un lieu entre la divinité et
l’homme, exclurait le bouddhisme du cadre des religions et que cette
conclusion serait paradoxale. Donc, nous éliminerons, comme étant trop
caractéristique des religions déjà parvenues à un terme d’une haute évolu-
tion, l’acceptation qui en fait le symbole d’un rattachement de l’homme a
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 175
un être ou à des êtres spirituels dont il dépend. L’idée adoptée par l’école
sociologique de Durkheim contient la pensée minima que nous recher-
chons. Elle établit, et tout le monde est d’accord là-dessus, que « toutes les
croyances religieuses connues, qu’elles soient simples ou complexes, pré-
sentent un même caractère commun : elles supposent une classification
des choses réelles ou idéales que se représentent les hommes en deux
genres opposés, désignés généralement par deux termes distincts que tra-
duisent les mots profane et sacré. La division du monde en deux domaines
comprenant l’un, tout ce qui est sacré, l’autre, tout ce qui est profane, tel
est le trait distinctif de la pensée religieuse ; les croyances, les mythes, les
dogmes, les légendes sont des représentations qui expriment la nature des
choses, les vertus et les pouvoirs qui leur sont attribués, leur histoire, leurs
rapports les unes avec les autres et avec les choses profanes. Mais par
choses sacrées, il ne faut pas entendre simplement ces êtres personnels que
l’on appelle des dieux ou des esprits ; un rocher, un arbre, une source, un
caillou, une pièce de bois, une maison, en un mot une chose quelconque
peut être sacrée. Un rite peut avoir ce caractère ; il n’existe même pas de
rite qui ne l’ait à quelque degré. Il y a des mots, des paroles, des formules,
qui ne peuvent être prononcés que par la bouche de personnages sacrés ; il
y a des gestes, des mouvements qui ne peuvent être exécutés que par tout
le monde. En résumé, le sacré et le profane forment deux catégories dis-
tinctes dont le signe différent réside dans le caractère opposé et absolu de
l’une et de l’autre catégorie. Que ce caractère se manifeste par la représen-
tation d’un être spirituel unique ou des êtres supérieurs « tels du moins que
l’homme en dépende et ait quelque chose à craindre ou a en espérer qu’il
puisse appeler à son aide et dont il puisse s’assurer le concours », que
l’homme élève a cet être un culte d’amour et de vénération en son cœur ou
bien qu’il traduise son sentiment en un culte public et extérieur, il n’est
pas difficile de reconnaître à ces traits sommaires les manifestations de
piété qui ont abouti aux types des religions monothéistes, dont le catholi-
cisme est l’un des plus grandioses exemplaires. Que d’autre part, l’homme
trouve dans la contemplation et l’abstinence, dans la pratique de la charité,
dans l’humilité et dans l’immolation extérieure l’occasion d’aboutir à la
sainteté et à la béatitude qui l’affranchissent des misères et des servitudes
de la [137] chair sans même qu’il évoque une intervention extérieure, le
bouddhisme à sa naissance nous a donné le témoignage d’une religion
sans dieu.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 176
« Le préjugé de couleur est une réalité qu'il est vain de vouloir esca-
moter. Et c'est du jésuitisme que de paraître le considérer comme un pro-
blème d'ordre moral. Le préjugé de couleur est l'expression sentimentale
de l’opposition des classes, de la lutte des classes : la réaction psycholo-
gique d'un fait historique et économique, l'exploitation sans frein des
masses haïtiennes par la bourgeoisie. Il est symptomatique de constater, au
moment où la misère des ouvriers et des paysans est à son comble, que la
prolétarisation de la petite bourgeoisie se poursuit à un rythme accéléré, le
réveil de cette plus que séculaire question. Le Parti communiste Haïtien
considère le problème du préjugé de couleur comme étant d'une impor-
tance exceptionnelle, parce qu'il est le masque sous lequel politiciens noirs
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 187
son art ne peut être un homme de nulle part, une véritable création ne peut
non plus se concevoir en cabinet, mais en plongeant dans les tréfonds de la
vie de son peuple. L’écrivain authentique ne peut se passer du contact
journalier des gens aux mains dures — les seuls qui valent d’ailleurs la
peine qu’on se donne — c’est de cet univers que procède le grand œuvre,
univers sordide peut-être, mais tant lumineux et tellement humain que lui
seul permet de transcender les humanités ordinaires. Cette connaissance
intime des pulsations de la vie quotidienne de notre peuple ne peut s’ac-
quérir sans la plongée directe dans les couches profondes des masses.
C’est là la leçon première de la vie et de l’oeuvre de Frédéric Marcelin, de
Hibbert, de Lhérisson ou de Roumain. Chez eux, les gens simples avaient
accès à toute heure comme des amis, de même que ces vrais mainteneurs
de l’haïtianité étaient chez eux dans les moindres locatifs des quartiers de
la plèbe. Mes nombreux amis de par le vaste monde ont beau s’inquiéter
des conditions de travail qui me sont faites en Haïti, je ne peux renoncer à
ce terroir.
Également, en tant que médecin de la douleur, je ne peux pas renoncer
à la clientèle populaire, celle des faubourgs et des campagnes, la seule
payante au fait, dans ce pays qu’abandonnent presque tous nos bons spé-
cialistes. Enfin, en tant qu’homme et en tant que citoyen, il m’est indis-
pensable de sentir la marche inexorable de la terrible maladie, cette mort
lente, qui chaque jour conduit notre peuple au cimetière des nations
comme les pachydermes blessés à la nécropole des éléphants. Je connais
mon devoir envers la jeunesse de mon pays et envers notre peuple tra-
vailleur. Là non plus, je n’abdiquerai pas. Goering disait une fois quand on
cite devant lui le mot culture, il tire son revolver ; nous savons où cela a
conduit l’Allemagne et l’exode mémorable de la masse des hommes de
culture du pays des Niebelungen. Mais nous sommes dans la deuxième
moitié du XXème siècle qui sera quoiqu’on fasse le siècle du peuple roi.
Je ne peux m’empêcher de rappeler cette parole fameuse du grand patriote
qui s’appelle le Sultan Sidi Mohamed Ben Youssef, parole qui illumine les
combats libérateurs de ce siècle des nationalités malheureuses. « Nous
sommes les enfants de l’avenir ! » disait-il de retour de son exil en rele-
vant son pitoyable ennemi, le Pacha de Marrakech effondré à ses pieds. Je
crois avoir prouvé que je suis un enfant de l’avenir.
[149]
La limitation de mes mouvements, de mes travaux, de mes occupa-
tions, de mes démarches ou de mes relations en ville ou à la campagne
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 193
n’est pas pour moi une perspective acceptable. Je tenais à le dire. C’est ce
qui vaut encore cette lettre. J’en ai pris mon parti, car la Police, si elle
veut, peut bien se rendre compte que la politique des candidats ne m’inté-
resse pas. La désolante et pitoyable vie politicienne qui maintient ce pays
dans l’arriération et le conduit à la faillite depuis cent cinquante ans n’est
pas mon fait. J’en ai le plus profond dégoût, ainsi que je l’écrivains, il y a
déjà près de trois ans.
D’aventure, si comme en décembre dernier la douane refuse de me li-
vrer un colis — un appareil de projection d’art que m’envoyait l’Union
des Écrivains Chinois et qu’un des nouveaux messieurs a probablement
accaparé pour son usage personnel –, j’en sourirai. Si je remarque le vi-
sage trop reconnaissable d’un ange gardien veillant à ma porte, j’en souri-
rai encore. Si un de ces nouveaux messieurs heurte ma voiture et que je
doive l’en remercier, j’en sourirai derechef. Toutefois, Monsieur le Pré-
sident, je tiens à savoir si oui ou non on me refuse le droit de vivre dans
mon pays, comme je l’entends. Je suis sûr qu’après cette lettre, j’aurai le
moyen de m’en faire une idée. Dans ce cas, je prendrai beaucoup mieux
les décisions qui s’imposent à moi à la fois en tant que créateur que méde-
cin, qu’homme et que citoyen.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes salutations
patriotiques et de mes sentiments distingués.
Jacques Stéphen Alexis. Disponible sur stan-
leypean.com. (Page consultée le 15 décembre
2016)
- Quel nègre couillon, mes amis ! D’où sors-tu ?... Tu n’as jamais en-
tendu parler des loups-garous-brunes ?... C’est comme les autres loups ga-
rous, des gens comme toi et comme moi, mais qui veulent devenir riches à
tout prix… Toutefois, au lieu de faire leurs simagrées aux portes des cime-
tières, de donner des entrechats aux carrefours ou de guetter les chrétiens
vivants devant les églises, ils pêchent… Le soir venu, tout comme les
autres, ils se dévêtissent de leur peau comme d’un gant, la cachent dans un
coin de la maison, derrière le canari ou la jarre d’eau fraîche, puis ils s’en-
volent comme des oiseaux !... Le point de magie qu’ils possèdent leur per-
met de prendre tout le poisson qu’ils veulent, le plus beau. Ils n’ont qu’à
tremper leur queue dans la mer… Oui, leur queue !...
Justement des fantômes de vapeur tourbillonnent çà et là sur les eaux,
fétus d’ombres et de lumières, animant d’invraisemblables ballets surréels
sous la lune, puis décochent de soudaines pyrotechnies dans la tiédeur.
Des chuchotements froissent leurs faux-papiers sur les barques de pê-
cheurs, blotties les unes contre les autres, à l’amarre dans le havre fluvial.
[150]
Les marins comme chaque nuit, le corps endolori par les embruns et
les fatigues, enroulés dans leurs nattes de jonc, sucent un dernier bout de
canne à sucre, fument une dernière bouffarde, sommeillent déjà les en-
chantements nocturnes et les fables immémoriales de l’île fée des Ca-
raïbes. Le cœur ouvert à toutes les fantaisies, les yeux entrebâillés, sollici-
tés par mille et un phantasmes, la tête touffue de légendes, ils vont
dormir…
La terre des Tomas d’Haïti étincelle de merveilles telles que nul pas-
sant ne pourrait s’imaginer que la misère, la détresse eussent pu prendre
racine en un pareil décor. De toutes parts fulgurent, fleurissent, s’irisent,
embaument, poudroient tant de pièces de féerie que le merveilleux fuse ir-
résistiblement de chaque parcelle de terre, du ciel et du vent, vraisem-
blables, vivant, péremptoire.
Faux paradis des hommes, cette île a des accents de grandeur qui auto-
risent les plus folles équipées du rêve !
Là-bas, le pas noble sous les faix, la cohorte de paysans se hâte à la
queue leu leu vers le bourg. Le flanc talonné par la savate de son amazone,
un âne allonge le cou, se met à trottiner et brait consciencieusement dans
l’ombre déjà blême.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 195
Conclusion
Le XXe siècle est l’un des siècles les plus mouvementés de toute
l’histoire d’Haïti. Contre l’occupant, la lutte n’était pas seulement ar-
mée, mais elle était aussi une lutte intellectuelle, voire idéologique. En
réponse à leur extravagance politique et militaire, les Américains fai-
saient face à de sérieuses résistances. En dehors des cacos armés, il
existait aussi des cacos à plumes qui luttaient contre l’occupant. C’est
dans cette optique des courants idéologiques et des [151] mouvements
politiques allaient prendre naissance. Ces mouvements se faisaient
dans l’optique de défendre la race noire, la culture noire humiliée, ex-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 196
[151]
Chapitre VII
Initiation aux études
du tourisme et du patrimoine
INTRODUCTION
[153]
logie aux XVIe, XVIIe jusqu’au XIXe siècle reposait sur cette dé-
marche où l’autre était considéré comme barbare, primitif et sauvage.
Au XIXe siècle, dans les théories [157] anthropologiques, l’autre était
perçu comme l’ancêtre du civilise, qui était appelé à le rejoindre dans
son mode de vie. Pour qu’un autre soit considéré comme un individu à
part entière, il faut qu’il s’adapte au mode de vie occidental. Sinon, il
est encore dans l’état de l’animalité, en opposition à l’humanité.
Jusqu’au XIXe siècle, le tourisme était l’apanage d’une minorité de
personnes aisées issues de la haute bourgeoisie ou de la finance, en
dépit de quelques tentatives de démocratisation, telles celles de Tho-
mas Cook, missionnaire baptiste, qui organise à partir de 1841 les pre-
mières excursions collectives de jeunes et d’adultes, d’abord en An-
gleterre, puis sur le continent, et même en Egypte. Dès la fin du XIXe
siècle, la modernisation des moyens de transport et un regain d’intérêt
pour les voyages entrainent un changement dans les mentalités. Les
exploits des grands aventuriers modernes (Adolf Eric Nordenskjold,
Fridjof Nansen, Roal Amundsen, Robert Scott, Jean Charcot et autres)
vers les terres promises dans l’Himalaya font rêver et donnent des
gouts d’exotisme et de dépaysement. Les conditions sont alors réunies
pour que le tourisme puisse progressivement donner aux classes
moyennes, puis à l’ensemble des citoyens, la possibilité d’accéder aux
vacances et aux loisirs. Le XX e siècle va donner une impulsion consi-
dérable à l’industrie du tourisme avec l’ouverture de nombreux éta-
blissements accessibles aux classes moyennes et populaires. (Boyer,
2005 ; Chaumet-Rifaud, 2005)
Durant les années 1950, l’activité touristique intéressait les écono-
mistes, qui considèrent celle-ci comme un facteur de développement
économique majeur, particulièrement adaptée à la situation des pays
du tiers-monde. (Picard, 1992) Dans cette perspective, les pays vont
s’intéresser au tourisme en vue de promouvoir leur développement so-
cio-économique. Le tourisme allait être considéré comme une béné-
diction pour les pays du tiers-monde, notamment les pays antillais, qui
allaient se focaliser sur leur potentiel naturel et culturel en vue d’atti-
rer les touristes chez eux. À ce sujet, Lanquar (1995) nous apprend
que les États ont voulu connaître le tourisme international pour mieux
l’analyser et le mesurer en tant que phénomène économique. Le tou-
risme allait prendre une dimension économique dans la vision des
États. D’où la création de certains organismes internationaux, dont
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 205
un problème d’éthique dans le sens que le plus fort tire le plus gros du
bénéfice, pour ne pas dire tout le bénéfice.
[159]
Depuis les années 1960-70, le problème du binôme patrimoine et
tourisme était posé par les anthropologues. Ces derniers considèrent le
tourisme comme un facteur de destruction des cultures locales, dites
traditionnelles. Depuis lors, ce point de vue théorique ne cesse pas de
dominer la littérature sur le tourisme. Si certains pensent que ce der-
nier est un facteur qui puisse contribuer au développement durable,
d’autres croient plutôt qu’il contribue au non-respect des principes et
de la tradition, voire à la destruction tout court des cultures dites tradi-
tionnelles. Des auteurs comme Dean MacCannell-considèrent que le
péril identitaire était prioritairement lié à une forte fréquentation tou-
ristique. À l’île Ténériffe où les communes méridionales sont les plus
touristifiées, on a recensé la prépondérance des cultures extérieures,
qui sont véhiculées par des touristes pour la plupart non espagnols
s’exprimant dans l’usage minoritaire de la langue locale, les affi-
chages, la publicité, la presse quotidienne, les revues et les médias au-
diovisuels particulièrement à travers les programmes télévisés. Dans
les cas les plus extrêmes, l’identité espagnole est menacée et passée au
second plan. De plus, la majorité de l’espace foncier est plus ou moins
directement sous le contrôle économique des sociétés immobilières,
hôtelières et touristiques (Lozato-Giotart 2006 : 107-108). La ré-
flexion de l’auteur nous permet de comprendre que le tourisme consti-
tue non seulement un obstacle à l’identité espagnole, mais aussi s’ac-
capare de l’économie du pays. Dans de nombreux pays, le tourisme
impose des installations et des méthodes qui n’ont rien à voir ni aux
coutumes ni aux besoins des habitants de ces pays, en épuisant suivant
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 207
les normes d’ailleurs, les maigres ressources qu’ils ont depuis long-
temps appris à gérer avec sagesse (Valayer 2001 : 70).
Dans certains pays, on viole même les principes de la tradition
pour répondre aux besoins des touristes de façon artificielle. C’est le
cas de la Chine où la robe traditionnelle noire d’un village a été tro-
quée contre une robe rouge, plus photogénique. En Afrique, des
danses collectives qui se prolongent rituellement pendant des heures
sont limitées à un spectacle d’un quart d’heure. La destruction cultu-
relle engendrant la crise des valeurs parmi les populations hôtes est
l’un des effets négatifs du tourisme dans les pays du Sud (voir Va-
layer 2001 : 70 ; Rozenberg 1991 : 1). À Luang Prabang, les moines
délaissent l’étude des aptitudes traditionnelles au profit des langues
étrangères, afin de pouvoir intégrer l’industrie du tourisme. (Suntikul,
2009)
[160]
Entre tourisme et patrimoine, il y a souvent des rapports fragiles
dans la mesure où les gens visent à modifier, déformer, voire faire dis-
paraître les traces de la tradition pour répondre aux besoins des tou-
ristes. Dans ce cas, les liens complexes existant entre le tourisme et le
patrimoine se révèlent dans les tensions entre la tradition et le moder-
nisme, tel qu’il est décrit par (Nuryanti, 1996 : 249-257). Quoiqu’un
segment de la population dépende de ses bénéfices économiques, le
tourisme est perçu comme un obstacle à la religion au niveau local,
dans la ville de Pèlerinage de Pushcar, en Inde. (Joseph et Kavoori,
2001 : 998). Tout en reconnaissant les impacts positifs du tourisme sur
les populations d’accueil, les impacts négatifs en termes de destruc-
tion des valeurs identitaires notamment sont à prendre en compte.
Considérant le tourisme comme un facteur d’acculturation, Breton
(2010 : 101) pense que le tourisme de masse est porteur de « germes
de destruction du fait de l’importation sans nuance de comportements
et de valeurs exogènes, en raison d’une démarche économiquement
mercantile et socialement déstructurant. Les populations locales qui y
sont confrontées tendent à perdre la maîtrise de leurs espaces et de
leurs modes de vie, et donc de leurs valeurs identitaires… »
Toutefois, les impacts positifs du tourisme sur la réduction de la
pauvreté dans les territoires d’accueil ne sont pas à négliger. Le tou-
risme peut contribuer, d’une manière ou d’une autre, à l’augmentation
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 208
des ressources au profit des plus pauvres dans les pays d’accueil.
C’est ainsi que Breton (2011) pense qu’il est important d’en apprécier
les apports positifs comme les effets pervers, en analysant la contribu-
tion qu’un tourisme maîtrisé, en fonction d’une gestion participative
des ressources patrimoniales, peut apporter à la réduction de la pau-
vreté et à la remise en cause des hiérarchies socio-économiques. S’il
est vrai qu’on peut parler de développement touristique, Créquy
(2014) pense que ce développement implante des manières de faire et
de voir qui ne sont pas propres aux sociétés visitées, et qu’elles les ac-
ceptent bon gré mal gré.
Le tourisme est également un facteur générateur de maladies
sexuellement transmissibles. Dans les pays du Sud notamment, les
touristes profitent de leur séjour pour se divertir sur le plan sexuel.
Dans certains cas, ils abusent les mineures et les femmes en situation
difficile. Michel (2005 : 145) nous apprend qu’en 2000, près de neuf
millions de touristes visitèrent la Thaïlande, [161] dont 65 à 70%
étaient des hommes. En dépit d’intenses et médiatiques campagnes de
sensibilisation menées contre le tourisme sexuel et plus encore de ba-
tailles judiciaires à l’encontre des abuseurs des enfants d’Asie et
d’ailleurs, le secteur du tourisme sexuel en Thaïlande — si prospère
pour beaucoup — ne paraît guère vouloir se tarir. En Thaïlande, les
prostituées sont jeunes et en majorité provenant de zones rurales défa-
vorisées du Nord, et dans une moindre mesure du Nord-Est.
Avec les ravages du Sida, une véritable campagne contre la prosti-
tution a vu le jour, avec des « travailleuses » provenant d’un niveau
d’éducation plus élevé et d’un milieu urbain. Le chercheur Thaïlan-
dais Phongpaichit a montré que les personnes, qu’elles soient em-
ployées ou étudiantes, qui s’adonnent à la prostitution ont d’abord le
souci d’améliorer un quotidien « moyen » et de consommer un maxi-
mum selon les préceptes de l’idéologie officielle et libérale en vigueur
dans le Royaume : les prostituées espèrent ainsi gagner entre 180 et
près de 1000 US$ par mois, soit 2 à 8 fois plus que dans un autre tra-
vail. En Thaïlande, l’épidémie du Sida liée au tourisme sexuel a tué
66000 personnes en 1999. Cette même année, on recense dans tout le
royaume 755 000 personnes atteintes du Sida, dont 13 900 enfants de
0 à 15 ans (voir Michel 2005 : 155-157). En cette fin de siècle, le tou-
risme sexuel prend en Asie une grande ampleur. Compte tenu de cette
ampleur, les timides et récentes mesures prises par certains gouverne-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 209
“In other words, touristic shame is not based on being a tourist but on
not being tourist enough, on a failure to see everything the way it out to be
seen. The touristic critique of tourism is based on a desire to go beyond
the other mere tourist to a more profound appreciation of society and
culture, and it is by no means limited to intellectual statements. All tourist
desires this deeper involvement with society and culture to some degree ;
it is a basic component of their motivation to travel.”
[163]
Plus loin, MacCannel (2000) attire l’attention sur le fait que le tou-
risme de masse moderne présente de nouvelles formes ethniques, de
manière plus déterministe que durant la phase coloniale. Le tourisme
de masse moderne est devenu, pour ainsi dire, une forme de tourisme
dans lequel les cultures exotiques sont les principales attractions :
« les touristes viennent voir des costumes folkloriques utilisés dans la
vie quotidienne et acheter des produits d’artisanat traditionnel dans
des bazars authentiques ; ils sont attentifs aux particularités des au-
tochtones, la forme de leur nez, des lèvres ou des seins, ils viennent
apprendre quelques comportements locaux et peut-être quelques mots
de la langue » (p.170).
L’authenticité est au cœur de la démarche de MacCannell. Les es-
paces touristiques sont organisés même autour de ce que MacCannell
(1973) appelle « staged authenticity ». Le tourisme ne fait pas l’objet
seulement d’un tourisme de loisir attiré par les belles plages, les
grands hôtels, les beaux restaurants… En dehors du visible, les tou-
ristes cherchent l’invisible, l’arrière-scène. L’approche de MacCannell
est d’une importance capitale dans la mesure où elle permet de saisir
le tourisme sous un angle culturel. Dans cette perspective, les cultures
des indigènes sont appelées à valoriser, à être reconnues internationa-
lement. Les groupes ethniques sont devenus une sorte d’attraction tou-
ristique qui leur permet de valoriser leurs cultures, de vendre cette
culture à l’extérieur. Cependant, nous nous demandons si ces groupes
ethniques bénéficient réellement de retombées socio-économiques du
tourisme en vue du développement de leur communauté. Nous nous
demandons si les groupes ethniques deviennent des attractions touris-
tiques dans l’unique objectif de valoriser leur culture qui, autre fois,
était humilié, dominée, marginalisée. D’où l’existence d’un problème
d’éthique dans l’industrie touristique où le plus fort tire le plus gros du
bénéfice. Conscient de ce problème, MacCannel (2000) pense que le
tourisme ethnique est organisé de telle manière que le plus gros de
l’argent n’est pas dépensé dans les sites. Il souligne les dépenses fon-
damentales concernant les bagages, appareils photo, vêtements, billets
d’avion, voyage en car, etc. qui se font avant et après la visite elle-
même.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 212
Bref, le regard touristique, tel qu’il est conçu dans la vision d’Urry,
oppose l’ordinaire à l’extraordinaire. L’ordinaire c’est ce que le tou-
risme a l’habitude de voir chez lui, l’extraordinaire c’est ce qu’il n’a
pas l’habitude de voir. En nous appuyant sur l’approche de John Urry,
nous avançons l’idée que l’extraordinaire n’a pas rapport seulement a
des choses sophistiquées qui font rêver dans le sens positif. L’extraor-
dinaire peut bien être ce qui est bizarre, paraît même choquant pour le
touriste. Un grand bain des adeptes dans le bassin d’eaux sales à Sou-
venance (un des sites touristiques vodou en Haïti) par exemple peut
paraître extraordinaire, bizarre, voire choquant dans la mesure où le
touriste ne se familiarise pas avec cette pratique culturelle chez lui.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 213
Si Urry croit que les touristes sont intéressés à voir des choses
« hors de l’ordinaire », MacCannell pense que ce n’est pas seulement
l’extraordinaire qui attire. C’est hors de l’ordinaire dans le sens que
l’ordinaire a donné naissance à l’attraction. L’attraction est hantée,
pour ainsi dire, par l’ordinaire dans toutes ses manifestations. L’attrac-
tion dont parle MacCannell forme un système incluant le naturel, le
culturel et le technologique.
[165]
Alors que Urry (1990 ; 1992) met l’accent sur un seul regard tou-
ristique, celui qui est mis en place par les institutions et les pratiques
du tourisme commercialisé, le regard décrit par Foucault (1975) dans
la clinique, MacCannel (2000 ; 2011 ; 2013) prône un autre regard
dont l’attraction constitue son fondement. Il souligne que plusieurs
touristes cherchent à se rapprocher de la population locale, à établir un
contact privilégié avec elle dans le but de vivre une expérience enri-
chissante et authentique. Le type de touriste décrit par MacCannel est
un touriste en quête d’authenticité ; il cherche l’authenticité dans les
lieux, bref dans la vie quotidienne des gens. Les touristes vont plus
loin que ce qu’offrent les institutions, ils vont en profondeur des
choses. En ce qui concerne ce second regard, MacCannell (2001 : 36)
nous dit ce qui suit :
“The second gaze knows that seeing is not believing. Some things will
remaind hidden from it. Even things with which it is intimately familiar. It
cannot be satisfied simply by taking leave of the ordinary. The second
gaze turns back onto the gazing subject an ethical responsibility for the of
its own existence. It refuses to leave this construction to the corporation,
the state, and the apparatus of touristic representation. In possession of the
segond gaze, the human subject knows that it is a work in progress ;
knows that it can never fullfill the ego’s demands for wholeness, comple-
teness and self-sufficiency. On tour, the second gaze may be more interes-
ted in the ways attractions are presented than in the attraction themselves.
It looks for opening and gaps in the cultural unconscious. It looks for the
unexped, not the extraordinary, objects and events that may open a win-
dow in structure, a chance to glimpe the real”.
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 214
fait dans les pays pauvres. Et même dans les pays riches, le rapport
entre tourisme et réduction de la pauvreté est problématique dans la
mesure où les populations les plus marginalisées ne sont pas réelle-
ment touchées.
Soutenant l’idée que le tourisme peut lutter contre la pauvreté, Tra-
vis (2011) met l’accent sur le rôle du tourisme dans la reconstruction
de la Pologne après la Seconde Guerre mondiale. En dehors du sport,
le tourisme avait joué un rôle fondamental dans cette reconstruction,
notamment dans la période comprise entre 1960 et 1970. Le tourisme,
comme activité, a [176] contribué à relancer l’économie de la Pologne
en luttant contre la pauvreté et en créant des emplois. L’État, de son
côté, a pris tout un ensemble de mesures en faveur des touristes pour
faciliter la tâche.
Par ailleurs, Alam and Paramati (2016) étudient l’impact du tou-
risme sur l’inégalité des revenus dans les économies en développe-
ment. L’analyse utilise un ensemble équilibré de données de panel de
1991 à 2012 sur 49 pays en développement dans le monde. Parmi les
49 pays, il convient de citer : Argentine, Colombie, Chine, République
dominicaine, Brésil, Indonésie, Guatemala, Costa Rica, etc. Les résul-
tats empiriques indiquent que le tourisme augmente de façon signifi-
cative l’inégalité des revenus. En outre, les élasticités à long terme sur
les recettes touristiques au carré confirment l’existence de l’hypothèse
de la courbe de Kuznets entre revenus touristiques et inégalités de re-
venus, ce qui signifie que si le niveau actuel du tourisme devient du-
rable, il réduira significativement l’inégalité des revenus dans les éco-
nomies en développement. Compte tenu de ces constations, leur étude
offre une valeur significative à l’ensemble des connaissances sur la
question du tourisme et l’inégalité des revenus dans les économies en
développement et fournit également des implications politiques im-
portantes.
La relation entre tourisme et lutte contre la pauvreté n’est pas tou-
jours évidente. Si dans certains cas, cette hypothèse est confirmée ;
dans d’autres cas, elle est infirmée. Le développement touristique réa-
lisé dans pas mal de pays du monde, ne correspond pas vraiment aux
attentes des populations les plus marginalisées. Ce qui explique que,
dans certains cas, ces populations se montrent très hostiles aux tou-
ristes. Tout récemment, Saidi (2017) questionne le développement en-
gendré par le tourisme en Tunisie, surtout en ce qui concerne ses bien-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 226
doivent être analysés dans leurs contextes local et global. Une conjoncture in-
ternationale (tensions, guerre, croissance des inégalités) et des réalités locales
aléatoires (déliquescence de certains États, délinquance et criminalité au quo-
tidien) sont autant de facteurs qu’il faut prendre en compte dans le développe-
ment du tourisme dans la Caraïbe. Dans la plupart des cas, cette situation
s’accompagne d’une fuite des flux hors du territoire touristique (Dautruche,
2013a).
En dehors des problèmes liés à la déliquescence de certains États antillais,
à la criminalité, à la fuite des flux hors du territoire touristique, il y a lieu de
mentionner le problème de participation des populations locales dans la ges-
tion du couple patrimoine et tourisme dans les pays antillais. Alors que les po-
pulations locales devraient être bénéficiaires des retombées socio-écono-
miques du tourisme, elles sont plutôt tournées vers l’extérieur. Si les pays de
la Caraïbe constituent un des principaux exemples de développement écono-
mique basé sur le tourisme, l’activité touristique n’est pas l’affaire de tous,
comme elle devrait l’être pour assurer un développement économique durable.
Pour être durable, l’avenir du développement touristique économique des îles
de la Caraïbe dépendra en grande partie de la capacité de responsables de poli-
tiques de développement économique à associer l’ensemble de la population
aux enjeux que représente le secteur touristique en ouvrant largement le sec-
teur aux initiatives locales. Ce qui suppose que les populations locales doivent
contribuer à faire avancer le secteur touristique dans la Caraïbe tout en analy-
sant les enjeux que ce secteur représente pour le développement durable. D’où
le faible impact de certaines activités touristiques sur les économies locales
dans certaines îles, comme Aruba, Les Bahamas et Antigua. Ces activités tou-
ristiques ne contribuent pas réellement à optimiser les économies locales dans
ces îles. Qui plus est, dans le cas précis de la République dominicaine, les
énormes [194] complexes hôteliers appartiennent pour la plupart à des firmes
nationales et internationales et non locales (Sol Melia, Barcelona. Accor, Club
Med). Cela sous-entend que les communautés locales ne sont pas partie pre-
nante des projets touristiques. Du même coup, le tourisme n’est pas profitable
aux communautés locales de la République dominicaine. Étant donné que ce
sont les firmes nationales et internationales qui gèrent le secteur touristique, ce
dernier ne vise pas vraiment les intérêts socio-économiques des populations
locales dans ce pays. Les retombées socio-économiques du tourisme vont plu-
tôt aux communautés nationale et internationale. De plus, le développement
du tourisme dans les Antilles françaises particulièrement est affecté négative-
ment par des comportements qui ne sont pas fondamentalement convaincus,
chez les décideurs politiques aussi bien que parmi les opérateurs spécialisés ou
les acteurs sociaux, des bienfaits d’une mise en tourisme rationnelle et cohé-
rente, soucieuse d’efficacité économique et respectueuse des spécificités lo-
cales. (Voir Crusol et Vellas, 1996 ; Vellas, 2001 ; Théodat, 2004 ; Breton,
2011)
Hormis les problèmes de retombées économiques sur les populations lo-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 243
cales dont fait l’objet du tourisme dans les Antilles, la question de folklorisa-
tion de culture, voire de banalisation de cultures dites traditionnelles pèse
lourdement. Ce qui constitue un obstacle au développement durable. En effet,
la culture, depuis les années 2000, fait partie intégrante du développement du-
rable. Quand on affiche un non-respect vis-à-vis de la culture de l’autre, l’en-
jeu est de taille pour parler de développement durable. C’est en sens que Py
(2001) retient le phénomène d’acculturation basé sur la banalisation des arts,
de l’artisanat, des coutumes et des pratiques traditionnelles, comme l’un des
impacts négatifs du tourisme sur les sociétés d’accueil dans la Caraïbe. Ceci
dit, si le tourisme a joué un très grand rôle au niveau de la création d’emploi
dans la Caraïbe (Cazes, 1995), ses conséquences négatives sur la culture des
populations locales sont à peser dans la balance.
En nous nous focalisons sur le cas des Antilles, nous comprenons que le
couple patrimoine et tourisme en vue du développement durable ou dévelop-
pement tout court, est difficile à saisir, voire prête à équivoque. En effet, si
nous nous referons à l’approche économique [195] du développement basée
sur la croissance économique, nous pouvons dire que le tourisme représente
un atout considérable pour les pays antillais. Par ailleurs, si nous nous situons
dans l’approche philosophique du développement basée sur l’aspect humain,
le couple patrimoine et tourisme en vue du développement est à questionner
dans la mesure où le tourisme n’est pas profitable véritablement aux couches
marginalisées des populations.
Pour retourner au cas spécifique d’Haïti, il convient de mentionner que,
malgré la diminution considérable du flux touristique enregistré sous le gou-
vernement de François Duvalier dont nous avons fait mention ci-haut, le pays
a gardé et garde encore l’espoir en l’industrie touristique. À la suite de Fran-
çois Duvalier (22 Aout 1957-21 Avril 1971), plusieurs Plans Directeurs Tou-
risme(PDT), dont ceux de 1972, de 1996 et de 2007 ont été élaborés en du dé-
veloppement socio-économique du pays.
Par ailleurs, il convient de mentionner qu’à l’exception du plan de 2007,
aucun de ces plans n’avait accordé une place essentielle aux communautés lo-
cales. Le développement touristique visé par ces plans est un développement
vers « le haut » privilégiant davantage un tourisme de loisir attiré par les
belles plages, les beaux hôtels, les routes…Comme nous venons de le dire,
seul le plan de 2007 avait accordé une place aux communautés locales. Dans
l’introduction de ce plan, il est clairement dit que l’État décide de faire du tou-
risme le principal vecteur de l’économie. Pour y parvenir, l’approche est de
faire en sorte que les retombées socio-économiques du tourisme aillent direc-
tement aux membres des communautés d’accueil qui en ont le plus besoin. Le
tourisme, comme activité économique, doit contribuer à faire reculer la pau-
vreté et permettre que les membres des populations les plus marginalisées
puissent participer de manière plus directe et efficace à l’élaboration de l’offre
touristique mobilisant les importantes ressources que sont la culture et le patri-
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 244
de confiance établie entre les différents acteurs dans les communautés ciblées
comme préalable nécessaire à la compréhension du couple patrimoine et tou-
risme en vue du développement durable en Haïti. En effet, suite à la dé-
faillance étatique qui se fait de plus en plus sentir en Haïti, le problème de
confiance entre les différents acteurs peut constituer un handicap majeur dans
la mise en tourisme des sites en vue du développement durable ; en troisième
ou dernier lieu, nous considérons la question de participation des communau-
tés locales en tant qu’acteurs actifs dans les activités touristiques au sein des
Départements de l’Artibonite et du Centre. En tout dernier lieu, nous nous fo-
calisons sur la question de représentation que les communautés locales
peuvent se faire des sites culturels donnant lieu à des manifestations vo-
douesques. Vu l’image qu’on se faisait et qu’on se fait encore du vodou en
Haïti, nous postulons que l’appropriation des sites culturels vodou comme pa-
trimoine peut susciter des conflits interreligieux au sein des communautés
d’accueil.
Conclusion
[202]
EN GUISE DE CONCLUSION :
Pour une anthropologie d’Haïti au XXIe siècle.
Le dialogue des cultures et/ou des classes sociales
est incontournable.
[211]
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que 1928 est la date de la première édition de l’ouvrage « Ainsi parla
l’Oncle »)
Éléments d’anthropologie générale et de pensée anthropo-sociologique haïtienne. (2018) 272
Fin du texte