Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
[† 1944-2010]
Docteur en géographie et Licencié en Lettre, en Droit et en Sciences sociales
de l’Université de Strasbourg
Fondateur du département de géographie de l’UQÀM.
(1982)
ATLAS CRITIQUE
D’HAÏTI
AVEC 18 PLANCHES COULEURS
Politique d'utilisation
de la bibliothèque des Classiques
Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site
Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classi-
ques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif com-
posé exclusivement de bénévoles.
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, profes-
seur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Georges ANGLADE
Courriel : anglade.georges@uqam.ca
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Georges ANGLADE
[† 1944-2010]
Docteur en géographie et Licencié en Lettre, en Droit et en Sciences sociales
de l’Université de Strasbourg
Fondateur du département de géographie de l’UQÀM.
Le livre est accessible, en versions numériques, sur le site Les Classiques des
sciences sociales.
Voir.
Les planches couleurs sont aussi accessibles au format JPG haute définition,
en taille réelle.
Voir.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 6
1. Cadre théorique
2. Méthode
3. Discours
PREMIÈRE PARTIE :
De l'évolution de l'espace à sa métropolisation
DEUXIÈME PARTIE :
De l'articulation de l'espace à sa dégradation
TROISIÈME PARTIE :
De l'organisation de l'espace à sa décentralisation
INTRODUCTION
FÉRALTE
C'est vraiment un signe que depuis plus d'une dizaine d'années l'ensemble des
sciences sociales recourent à des métaphores spatiales pour se dire. L'espace est
en pleine effervescence de définitions qui cherchent à produire une théorie de sa
relation à la société. C'est à une renaissance du géographique que nous assistons
dans cette conjoncture de convergence de discours qui, dépassant l'enfermement
dans le paysage accessible aux sens, s'ouvrent à l'espace socialement construit 1
pour travailler ses abstractions principales que sont les formes, les structures, et la
dynamique. Tel est aussi notre objet dans cet Atlas critique d'Haïti où nous cher-
chons plus particulièrement les éléments d'une politique de l'espace haïtien ; quête
qui s'intègre à une triade 2 dans laquelle Espace et liberté poursuit les perspecti-
ves de cette politique de l'espace haïtien, et Hispaniola situe le contexte de cette
politique de l'espace haïtien.
Cet essai introductif constitue un bilan d'étape dans lequel nous tentons de
donner une réponse articulée à un ensemble de questions de la littérature géogra-
phique actuelle. Les trois parties sont reliées les unes aux autres par des proposi-
tions de construction d'un champ de concepts jusqu'à la pièce maîtresse des entités
structurantes d'espace qui donnent à penser la dynamique d'espace dans son rap-
port à la dynamique sociale et circonscrivent les éléments capables de porter une
alternative sociétale en Haïti.
1. Cadre théorique
d'exercice des pouvoirs. Les formes géographiques sont celles du contrôle écono-
mique et de la gestion politique telles qu'elles se réalisent dans une société don-
née.
La formation d'un marché actuellement national est passée par trois phases.
C'est d'abord la multitude des marchés locaux de la période coloniale du XVIIIe
siècle. Il y a autant d'unités qu'il y a de plantations directement reliées à la métro-
pole. À la limite, il n'y a pas de marché saint-dominguois mais seulement des ex-
tensions saint-dominguoises des lieux d'approvisionnement du marché des pro-
duits des colonies en France. Chacune des unités de production agricole obéit à
l'ordre colonial d'autarcie, d'exclusive et de dépendance à un négociant consigna-
taire de France.
La seconde forme 3 est celle de l'exercice des pouvoirs. C'est d'abord au lieu
de chaque plantation coloniale que s'érige un système privé pour maintenir l'ordre
d'esclavage. Il y a bien une garnison de soldats métropolitains et un pouvoir re-
présentatif du Roi de France, mais c'est autant pour prêter main forte aux polices
des plantations que pour parer aux velléités autonomistes des colons et défendre
Saint-Domingue de la convoitise des puissances coloniales dans la Caraïbe. La
maille de base pour l'exercice de la violence coloniale est celle que tissent les 5
000 plantations.
tion locale en terre nouvelle est et doit être reliée directement à une entreprise
métropolitaine avec le minimum de liaisons sur place d'une implantation à l'autre.
C'est l'ordre spatial de morcellement, le vouloir, de l'Amérique des plantations à
celle des mines et des comptoirs, d'une fiction de Nouveau Monde à bâtir comme
une infinité d'entreprises autarciques transférant leurs valeurs directement, et cha-
cune pour soi, sans palier de regroupement. Les mouvements autonomistes des
colons, les révoltes d'esclaves, l'émergence des indépendances mettront un terme
aux espaces morcelés qui, tôt commencés fin du XVe siècle, s'achèvent au XIXe
siècle.
d'espace, en scandant les rythmes d'une histoire propre à l'espace, fonde le géo-
graphique sur cette capacité de construire à chaque moment l'articulation des for-
mes entre elles et de travailler, d'une structure à l'autre, ces passages qui permet-
tent d'accéder à la dynamique spécifique de l'espace.
1.3 De la dynamique
au capital structuré et centralisé et, d'autre part, et c'est cela le raccourci d'alterna-
tive, le renforcement volontaire de ces noyaux dans leur capacité de collusion en
contraignant le capital et les pouvoirs à s'articuler à ces regroupements.
2. Méthode
Pour dire les formes, les structures et la dynamique, nous avons essayé de
mettre la carte au centre de la démarche géographique en chargeant l'expression
d'atlas, habituellement limitée à un recueil de cartes elles-mêmes inscription car-
5 Sur la morphogénèse, aussi bien les analyses américaines "in radical geogra-
phy", Antipode et l'Union des géographes socialistes,.., que le débat dans les
Écoles françaises sur le Marxisme en Géographie, Hérodote, L'Espace géo-
graphique,.., postulent l'inclusion du géographique dans le matérialisme histo-
rique sans réellement proposer une sortie de ces pétitions de principes et sans
vraiment dépasser l'étape de souligner qu'il serait intéressant de faire émerger
un nouveau discours en l'illustrant d'exemples d'applicabilité. Une théorisation
du géographique fait toujours défaut, d'où cette lourdeur dogmatique et quel-
ques naïvetés au moment même où l'ensemble des sciences sociales amorcent
une vigoureuse critique du réductionnisme du marxisme. Que l'on reprenne
cette bonne vieille leçon des méthodes et pratiques qui ont fondé le géogra-
phique, dont les plus méconnues de toutes, celles de Moreau de Saint Méry
c'est dans "l'analyse concrète de situations concrètes", l'approfondissement
théorique de cas, que naîtra le cadre d'analyse souhaité pour le courant criti-
que, hors des généralisations abusives, par delà l'économisme globalisant et en
rupture d'avec la pratique dominante de plaquer des concepts empruntés sur le
géographique. L'essai de 1974 de Paul Vieille sur cette question nous semble
encore un modèle de l'imagination sociale qui fait défaut en géographie,
"L'espace global du capitalisme d'organisation" Espaces et Sociétés, n° 12, p.
3-32.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 17
Le mode de recherche a été tout autant le chemin suivi pour aboutir à une pré-
sentation du produit que le chercheur dans ce produit de la recherche. Cette imbri-
cation du protocole de recherche et de la pratique personnelle du processus me-
nant aux résultats nous laisse avec des questions sans réponses. Est-ce le sujet
traité qui, pour nous, est bien plus qu'un débat académique ? Est-ce l'effet d'exil,
ce discours à distance qui porte le retour ? Toujours est-il que nous ne sommes
pas toujours arrivé à démêler ces niveaux dans la démarche et l'exposé. Fallait-il y
arriver ?
compte et commandent à l'atlas, comme totalité qui transcende les cartes, sa ma-
nière d'être l'intersection de ces dimensions.
Notre résultat du moment, tel qu'il se trouve ramassé dans la murale d'Hispa-
niola, donne la carte comme une construction qui pose l'hypothèse de production
de l'espace, les formes du contrôle économique et de la, gestion politique, et la
structure dominante de l'espace. Un lexique des éléments retenus du paysage pour
dire les formes et les structures, permet d'accéder aux agencements qui, sur la
carte proprement dite, médiatisent hypothèses et thèses pour en faire la démons-
tration.
Quant aux échelles d'analyse qui font depuis peu en géographie l'objet d'un
déblayage, leur choix ne semble pas se fonder sur une théorie scientifique précise.
Il nous est apparu que la pratique d'échelle devrait découler du cadre théorique
adopté et, plus précisément, des entités structurantes d'espace. Dire Saint-
Domingue, c'est d'abord dire ce qu'est une plantation et construire ensuite l'en-
semble comme articulation des différents types de plantations dans leur modalité
de regroupement spécifique ; dire Haïti au XIXe siècle, c'est d'abord dire ce qu'est
la région, ses composantes, ses modes d'organisation et construire ensuite l'en-
semble comme articulation des différents types de régions ; dire Haïti aujourd'hui,
c'est aborder la totalité comme une construction ayant la métropole comme carre-
four principal de l'espace et choisir ensuite d'autres échelles de ce patron général,
notamment les noyaux et réseaux, pour en préciser les composantes.
que groupe social avait une expérience et une perception différente des éléments
du paysage à partir de sa propre pratique d'espace, comme ces paysans boat-
people des Bahamas qui ne voyaient que les marchés comme noeuds jusqu'à don-
ner la capitale pour une concentration de vingt-cinq marchés, ce qu'elle est aussi.
C'est du rapport entre ces constructions différentielles des groupes sociaux que se
sont agencés les éléments pour la construction des deux formes principales du
contrôle économique et de la gestion politique. De cette première étape nous
pourrions dire qu'elle est descriptive, dans un mouvement allant de la sélection
sous grille d'éléments des pratiques spatiales du paysage jusqu'à une construction
théorique des formes.
Quant au texte qui fait route avec les cartes, il porte aussi bien le chemin suivi,
les résultats, que l'esquisse du souhaitable. Cette parole aux trois niveaux de l'ob-
jet, du sujet et du projet nous la sentons souvent au bord de la polémique en ré-
ponse à l'agression et à la violence qui ont façonné le produit de l'étude, l'espace
haïtien. Polémikos, étymologiquement "relatif à la guerre", car, ce ne sera pas une
mince affaire que celle de créer les conditions minimales d'internalités et d'exter-
nalités pour viabiliser l'espace de tous les Haïtiens, en contre-marche des prati-
ques qui ont abouti à en faire le "paradis" des uns et "l'enfer" des autres.
3. Discours
Deux grands manuels des années 60 caractérisent globalement les deux pre-
mières manières d'être du géographique. D'une part, La géographie humaine de
Max Derruau, sorte de vade-mecum des pratiques du type des écoles françaises
jusqu'au tournant des années 70, et d'autre part, le Spatial analysis in human geo-
graphy de Peter Haggett, compendium des analyses du type des écoles anglo-
saxonnes. Le plan de chacun de ces manuels est hautement révélateur des deux
discours géographiques.
Des années 70 aux années 80, aussi bien dans les Amériques du Nord d'un An-
tipode que dans la France d'un Espaces et sociétés et surtout, pour ce qui est de
notre univers, dans le foisonnement autour de la dépendance, de l'État, du politi-
que, de l'espace dans les Amériques du Centre et du Sud et au Québec, émerge un
nouveau discours qui se dotera certainement d'ici dix ans d'un manuel qui se vau-
dra l'épithète de "critique" par sa systématique des percées de cette troisième ma-
nière de faire géographie 9 .
Notre essai touche ici aux analyses critiques et à l'organisation logique qui
profilent quelques traits de ce que pourrait être ce troisième condensé d'une prati-
que géographique dialectiquement liée et en rupture avec les deux premières. Six
thèmes nous semblent regrouper les organes essentiels de la nouvelle problémati-
que et nous les avons reliés deux à deux pour approfondir leurs imbrications.
9 La comparaison des deux premiers courants est plus riche pour les éditions
d'avant 1970. quand les deux tendances s'ignoraient encore. La quatrième édi-
tion du Derruau (Armand Colin 1967. la première date de 1961) contemporai-
ne de la quatrième édition du Haggett (Edward Arnold 1968, la première date
de 1965) qui a servi à établir la traduction de 1973 chez Armand Colin, per-
mettent de distinguer la quête du façonnement du premier et la recherche de
l'ordre dans la description du second. Les différences sont grandes et grandes
aussi leurs richesses respectives, mais les réponses proposées aux mêmes
questions d'échelle, de région, etc., sont deux formes raffinées d'une percep-
tion empirique de l'espace. Les troisièmes pratiques qui convergent lentement
en troisième courant explorent les ruptures possibles d'avec l'empirisme sans
encore pouvoir les consommer.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 23
Les trois premières cartes sont un essai sur les structures spatiales dominantes
de la situation coloniale à cette conjoncture de fin XXe siècle et les trois cartes
suivantes s'attachent, à trois échelles différentes, aux phénomènes les plus mar-
quants de la centralisation : La "République" de Port-au-Prince, l'espace social de
la ville de Port-au-Prince, le bòdmè, centre-ville de Port-au-Prince.
L'étude des bourgs-jardins (p1. 7), des marchés (p1. 8), des circuits de com-
mercialisation (p1. 9), essai sur les fondements de ce qu'est le territoire haïtien,
introduit les questions d'une géographie sociale de la Terre et de la Nature
(p1. 10) en preuve que sont encore à portée les savoir-faire d'un équilibre humain
des Eaux et climats (pl. 11), des Sols et de la végétation (pl. 12). Pour dire l'arti-
culation de l'espace, nous avons recherché les modalités de la distribution de la
population, les centres de cette distribution et les flux qui parcourent la distribu-
tion en reliant les centres. À un pôle de la société s'organisent des réseaux de pré-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 24
Essai sur les modalités du Contrôle politique (p1. 13), de la Gestion économi-
que (pl. 14) et de l'environnement idéologique par la Présence étrangère (p1. 15).
Cette géographie des pouvoirs en continuelle réalisation livre passage à la logique
des différenciations et des inégalités que nous illustrons par l'Économique du
Nord-Ouest (p1. 16), l'Écologique du Nord-Ouest (p1. 17) et le Politique du Nord-
Ouest (p1 18).
Première partie
de l’évolution de l’espace
à sa métropolisation
I
Problématique de l’évolution
de l’espace
À quelle nouvelle lecture du Temps peut nous convier l'Espace ? Quel est le
découpage de notre Histoire qui soit propre à notre Géographie ? Quelle est la
part d'explication que peuvent fournir les concepts d'espace dans la dynamique
des sociétés ? Comment une société produit-elle sa catégorie d'espace et comment
cette dernière participe-t-elle à la construction de la société ? Ne peut-on pas po-
ser l'hypothèse que l'espace est le concept oublié qui comble la compréhension du
social jusqu'à maintenant fragmentaire ? L'espace n'est-il pas à la fois l'aval et
l'amont du social, déterminé et déterminant ?
part, les structures dominantes d'espace sont orientées par les principales influen-
ces internationales, la dépendance coloniale (XVIIIe siècle), la dépendance au
capitalisme commercial (XIXe siècle), la dépendance au capitalisme industriel et
financier Me siècle), et d'autre part, elles se réalisent suivant les conditions
concrètes d'utilisation et d'appropriation de l'espace par les groupes sociaux au
long des XVIlIe. XIXe et XXe siècles.
Il n'existe pas de formule qui figerait la part respective des niveaux d'externa-
lités et d'internalités dans l'explication des phénomènes d'espace. À chaque échel-
le et à chaque moment, l'objet d'espace est historiquement produit. À la géogra-
phie de développer ses notions et concepts, de préciser ses hypothèses, d'affiner
ses analyses par échelle, de parfaire ses techniques et méthodes pour rendre
compte de notre société en continuelle évolution. À ce titre d'ailleurs, la géogra-
phie d'Haïti ne sera jamais achevée ; mais, elle sera significative dans la mesure
où elle participe au déblayage de l'interprétation et de la transformation du sous-
développement en assumant la perspective qui lui est propre pour dire le rapport
de l'espace à la société dans l'économique, le politique, l'idéologique, le culturel,
le juridique. Aucune question sociale ne peut prétendre être sans rapport avec
l'espace, les questions actuelles de classes et de couleurs, de pouvoir et de libérali-
sation, de développement et de démocratisation... comprises.
Le morcellement 1664-1803
Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et pendant tout le XVIIIe siècle, les
principales relations se nouent avec la France. Dès 1664, par la nomination de
Bertrand d'Ogeron comme gouverneur de Saint-Domingue et le choix de la com-
pagnie des Indes occidentales pour le peuplement de l'île, se trouvent posés, pour
150 ans, les termes d'une politique coloniale d'occupation agricole de l'espace.
Les objectifs visés et les moyens pour y parvenir sont contrôlés par la métropole
qui assure l'exploitation intensive des ressources par une administration directe et
la souveraineté politique.
Par la traite de main-d'oeuvre noire tirée d'Afrique, la France produit aux An-
tilles des, épices dont le sucre et le café. Les denrées saint-dominguoises ont re-
présenté plus de la moitié du commerce atlantique français au XVIIIe siècle. Cet
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 29
La régionalisation 1804-1915
Les anciennes masses esclaves ont été contraintes de travailler sur les proprié-
tés dont s'étaient emparés les dirigeants issus de la guerre d'indépendance. Toute
une imposante armature législative, les règlements du "Caporalisme agraire", a été
bâtie par les différents gouvernements de la première moitié du XIXe siècle. Elle
consacrait l'asservissement personnel du paysan au propriétaire foncier et pré-
voyait de lourdes et sévères sanctions contre les contrevenants à cet ordre nou-
veau dans l'agriculture. Sans cette violence directe et soutenue, les Grandon n'ar-
riveraient pas à consacrer leurs droits de propriété, obliger les paysans à travailler
pour eux et combattre la menace permanente de marronnage de la main-d'oeuvre.
L'oligarchie qui prend naissance au cours du XIXe siècle a pour fondement les
redevances agricoles et les bénéfices de commercialisation des denrées d'exporta-
tion ; rentes et profits assurés par la mainmise sur l'appareil d'État qui est aussi
source importante de prévarications.
agissent aussi bien aux niveaux politique et militaire qu'aux niveaux commercial
et économique.
Les "provinces" sont plus ou moins fortes. Leurs groupes hégémoniques s'al-
lient, s'opposent, se combattent, et chacun d'eux se singularise par une combinai-
son originale de l'importance des factions foncières rurales, foncières urbaines,
commerçantes, politiques, et par l'étendue de la dispersion de ces factions dans le
spectre des couleurs locales, du noir au mulâtre.
La centralisation 1915-1980
Dès la fin du XIXe siècle, les E.U.A. éliminent la France du marché haïtien,
réorientent à leurs profits le commerce extérieur et disposent de la force de travail
paysanne pour leur développement industriel, particulièrement dans les planta-
tions sucrières américaines de Cuba et de la République Dominicaine. L'occupa-
tion d'Haïti par les Marines de 1915 à 1934 ouvre l'ère de la dépendance au capi-
talisme financier et industriel, l'impérialisme en réalisation. La spatialité nouvelle,
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 32
Il est probable que la phase de transition régionale en Haïti au XIXe siècle ait
été l'une des plus longues et des plus achevées de toute la Caraïbe. Ainsi va s'ex-
pliquer en début du XXe siècle l'originalité haïtienne du parcellaire agricole, la
"difficulté" d'établissement des plantations capitalistes, la "facilité" de créations
d'une diaspora et l'affermissement d'une civilisation paysanne dont les modèles
remarquables de production, de commercialisation, de distribution.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 33
II
Le projet colonial
de morcellement
Les informations traitées sont celles de la conjoncture 1789, des années char-
nières qui permettent de saisir Saint-Domingue à ses derniers moments de produc-
tion coloniale, en période d'éclatement de l'ordre esclavagiste. Les données de
base proviennent du dépouillement systématique de l'oeuvre de Moreau de St-
Méry complétée par des documents d'archives coloniales, dont une vingtaine
d'État Généraux de la Colonie de Saint-Domingue.
l'extraction du sucre était vieille d'une vingtaine d'années dans les petites antilles
1803, fin de période, s'impose comme année de conquête de l'indépendance natio-
nale haïtienne.
*
La figure de la structure dominante morcelée évoque le compartimentage des
plantations coloniales dont les produits sont acheminés à des points d'embarque-
ment pour leur transfert en métropole. Les carrés, symbole des unités de produc-
tion que sont les Habitations, sont disposés côte à côte, sans liaison, autarciques
dans la réalisation de leur fonction que marque la flèche tournée vers l'extérieur.
Les densités, regroupées en cinq catégories, sont les variables les plus signifi-
catives pour conduire à la compréhension des phénomènes d'espace saint-
dominguois. La population représentée, exception faite des agglomérations de
plus de 750 habitants, est d'environ 458 000 personnes se répartissant sur 16 500
km'. Les densités de 10 habitants/km2 en moyenne couvrent 45.5% du territoire
occupé (7 500 km2) avec 17% de la population (78 000 personnes). C'est la tran-
che des densités faibles qui traduisent le front pionnier du café, la poussée de dé-
frichement sur les pentes des mornes, les zones d'agriculture difficile par manque
d'eau ou par salinité des sols, les terres de hatte d'élevage ; en somme, les marges
coloniales en périphérie des lieux de fortes productions de denrées.
tales qui jouissait d'un monopole. Il y eut "âge du café" vers 1750, et même "fré-
nésie du café" vers 1775 ; un cycle semi-séculaire dont les nombreuses phases de
croissance se lisent dans l'espace par une fine gradation des densités d'occupation.
Île à sucre et café qu'au tournant des années 1789, les contestations des
blancs, les réclamations des affranchis et les agitations des noirs allaient précipiter
dans plus d'une décennie d'affrontements, finalement scellés d'une alliance contre
l'ordre colonial blanc, pour éclater définitivement le morcellement des plantations
par l'émergence d'un ordre nouveau de régionalisation nationale ; 1er janvier
1804, proclamation de l'indépendance.
*
La carte fait immédiatement ressortir les ensembles régionaux où s'observe la
gradation des ceintures brunes, rouges, jaunes.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 37
PLANCHE 1.
L’espace morcelé 1664-1803.
Espace haïtien
Retour à la table des matières
LE NORD-EST
LE NORD-OUEST
L'ARTIBONITE
Sur les pentes environnantes, du côté de la Chaîne des Matheux au sud, 313
caféteries produisent ce qui deviendra, à l'échelle mondiale, le café-étalon de
Saint-Marc.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 39
PORT-AU-PRINCE
LE SUD-EST
Les nombreuses vallées des rivières dévalant les montagnes sont en places-à-
vivres et indigoteries, et les proches versants occupés par 310 manufactures ca-
féières de petite taille. Il faut signaler qu'il n'y eut au Sud-est qu'une seule sucre-
rie.
LA PRESQU'ÎLE DU SUD
Cloisonnée, coupée des centres où bat la vie coloniale, elle n'a longtemps reçu
que les "queues de cargaisons". Il s'y était développé une liberté de négoce avec
les Anglais, le commerce interlope. Le peuplement faisait problème, au point que
toutes les mesures incitatives (prime de 200 livres Tournois, en 1786, pour l'intro-
duction de chaque tête de nègre) se révélant inopérante, un arrêté autorisa l'inter-
lope jusqu'au rappel de la mesure le 9 mai 1789.
Aux Cayes, la gradation complète des densités rend compte de la plaine su-
crière arrosée de nombreux canaux qu'alimentent la Ravine du Sud. Les versants
caféiers des platons produisant 75 000 livres de café par année. Les faibles densi-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 41
tés sont rares car les marches pionnières s'étaient arrêtées aux contreforts du mas-
sif de la Hotte.
De part et d'autre des Cayes, dans l'ensemble des vallées de Tiburon à Aquin,
de petites entreprises sont tenues par une classe de modestes planteurs dont beau-
coup n'ont pas 10 esclaves. Environ 70 000 personnes peuplent cette façade sud.
Privilégier ainsi des objets d'espace d'échelles différentes ne signifie pas que
les autres échelles englobées ou englobantes soient à rejeter. Elles fournissent
d'autres niveaux d'explication en procédant à des regroupements ou des décompo-
sitions des objets principaux d'études. Nous dégageons cependant ceci à chaque
structure dominante d'espace, une échelle particulière devient déterminante pour
la construction de l'ensemble des phénomènes d'espace d'une société.
À ce stade, nous devons remarquer que chacune des figures d'espace corres-
pond à une organisation sociétale particulière. La relation entre espace et société
est à ce point importante que l'on s'interdit de comprendre l'un si l'on ne tient pas
compte de l'autre. Il va alors de soi que tout nouvel espace inclut aussi un nouvel
ordre de société.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 43
III
La fédération des provinces
du XIXe siècle
Les données traitées sont celles de la conjoncture 1890, des années charnières
marquant les affrontements du Parti national et du Parti libéral, la fin de la supré-
matie française, le début des 25 années de rivalités actives entre les quatre puis-
sances mondiales (E.U.A., Angleterre, Allemagne, France) pour la prépondérance
sur l'île, jusqu'à la victoire finale des E.U.A. qui évincent leurs concurrents, et
impose leur tutelle en 1915.
Nous avons retenu cinq indices d'activités régionales en 1890, les plus perti-
nents de la réalité globale des régions, et ceux pour lesquels nous possédions des
séries complètes de données. À chacune des régions et pour chacune des activités,
nous avons affecté le pourcentage de l'indice par rapport à l'ensemble "national"
compté 100%. Le poids relatif et le poids spécifique de chaque région ressortent
ainsi de l'observation des graphiques placés à côté du port ouvert au commerce
extérieur.
L'indice "livres de campêche exportées" a été sélectionné parmi les cinq ou six
types de bois faisant l'objet d'exportation pendant le long cycle qui va de la fin de
la période coloniale aux années de la dépression de 1930, et même encore actuel-
lement où il s'exporte, comme au Nord-Ouest, des centaines de milliers de livres
de bois de campêche annuellement. C'était le bois tinctorial d'importance jusqu'à
l'invention des colorants chimiques de remplacement. Ce cycle de bois d'exporta-
tion est fondamental pour comprendre le désastre écologique de l'espace haïtien.
Jusqu'à présent, on y a très peu porté attention, et pourtant, sur le long terme de la
période nationale, c'est à l'irresponsabilité de la coupe à blanc de campêches, bois
jaunes, bois de galacs, brésillets,... au rythme de centaines de millions de livres
par année, au profit des exportateurs de bois campés dans chacun des ports, que
nous devons la dégradation du milieu naturel (que traitent les planches 10-11-12).
D'une part, on a trop souvent incriminé le paysan de ce désastre écologique au-
quel, tout au contraire, il essaye depuis toujours de remédier par ses techniques de
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 48
compagnonnage ; d'autre part, les études haïtiennes n'ont privilégié que le cycle
du café manifestement partiel pour une approche globale de l'espace. C'est pour-
quoi nous avons donné à l'indice d'exportation du campêche une teinte sombre
pour fixer ce point majeur.
Viennent ensuite les "livres de café exportées" pour lesquelles nous possédons
des séries chronologiques complètes. Parmi les denrées, le café remplacera le su-
cre, quand l'activité économique des plantations en plaine cédera le pas à la pro-
duction parcellaire du café des versants. L'opposition morphologique entre plaine
et morne s'était enrichie en dimension sociale au XVIIIe siècle : la plaine des
grands blancs sucriers se distinguant des versants de petites caféteries des moyens
planteurs. Au XIXe siècle, plaine et morne marqueront encore une opposition
sociale entre le bas pays du "caporalisme agraire" de la première moitié du siècle,
et l'arrière-pays montagneux. C'est le triomphe du parcellaire agricole sur les vel-
léités de reconstitution des plantations de canne par le servage des agriculteurs.
Au XXe siècle, le café est demeuré une denrée des mornes celle par laquelle pé-
nètre un peu de numéraire dans les jardins.
Planche 2
L'ESPACE RÉGIONALISÉ 1804-1915
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
LES DENSITÉS
Les plaines du golfe de Port-au-Prince ont conservé leur situation de fort peu-
plement, tandis que les versants de Léogane et de Jacmel se sont couverts de jar-
dins.
Dans la pointe sud, Cayes est resté de densité moyenne alors que tout le pour-
tour des plaines et vallées côtières des Côteaux et de Tiburon a fait l'objet d'occu-
pations intensives. La densité faible de Jérémie cache les fortes densités des bas-
ses vallées et des premiers versants que prolongent les étendues vides des nom-
breux sommets de la Hotte.
Chacun des indices retenus pour dresser les histogrammes d'activités des onze
régions totalise 100%. Les cinq indices cumulent ainsi 500 points de pourcentage.
Le classement des scores régionaux nous livre des indications sur l'importance de
chacune des régions dans l'ensemble national.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 51
Port-au-Prince mène avec 134 points, suivi du Cap qui en compte 80. Gonaï-
ves 60, Jacmel 55, Cayes 44, forment un groupe moyen. Petit-Goâve 20, Jérémie
25 et Saint-Marc 24 constituent un autre groupe d'arrondissements aux importan-
ces voisines, tandis que Aquin 6 et Miragoâne 6 ferment le classement avec des
résultats modestes.
Il est intéressant de projeter, près d'un siècle plus tard, ce que seront les rangs
de ces villes au recensement de 1971. Port-au-Prince s'impose évidemment en
tête, mais alors qu'elle ne représentait même pas le double du Cap en 1890, elle
cumule plus de dix fois son pointage en 1971. C'est le changement majeur de la
centralisation. Le Cap et Les Gonaïves conservent leur place deux et trois. Jacmel
baisse au 8e rang et les Cayes vient occuper la quatrième place. Port-de-Paix, Pe-
tit-Goâve, Jérémie, Saint-Marc se suivent encore en permutant de place de façon
mineure. Miragoâne et Aquin régressent considérablement aux 24e et 44e rangs.
Les migrations vers Port-au-Prince se feront suivant des rythmes, des tendan-
ces et des époques différentes pour le Nord et le Sud et chacune des provinces...
Nous croyons que les développements du concept d'espace régionalisé seront por-
teurs des contributions de la Géographie aux analyses sociales du XIXe siècle.
1890-1891. Les activités d'importations regroupent onze rubriques telles que les
taxes de tonnage des voiliers, de visite sanitaire, de visa consulaire, de warfage.
Les activités d'importation en cumulent six dont les taxes d'échelle, de pilotage,
de 30% sur la valeur d'achat des marchandises. Les recettes publiques contiennent
10 rubriques.
Le Cap offre l'ensemble le plus équilibré, les composantes sont toutes repré-
sentées à des pourcentages moyens : importation 16%, exportation 13%, recettes
publiques 12%, café 13%, campêche 25%.
Bien des traits sont communs aux Antilles au point que chaque aspect de la
société haïtienne se retrouve à des degrés divers dans l'une ou l'autre des îles.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 53
L'originalité vient ici d'un agencement proprement local des éléments qui créent
ainsi une construction profondément différente des autres. Le XIXe siècle en a été
le creuset. Alors qu'en général la plantation moderne succède à la plantation colo-
niale, l'espace morcelé se prolongeant et s'accommodant même au XXe siècle
d'une centralisation, en Haïti, il y a eu coupure. La régionalisation est l'espace de
la réalisation de cette différence.
C'est un temps long entre le morcelé et le centralisé : plus tôt commencé par le
fait d'indépendance en 1804, et plus tard terminé par la difficulté de pénétration
du capitalisme dans le parcellaire agricole. De 1791 à 1804, les hostilités de la
guerre de libération des esclaves ravagèrent l'infrastructure des plantations. Les
problèmes posés à l'indépendance sont de trois ordres : d'abord le partage des
plantations, ou plus exactement leur accaparement par les nouvelles oligarchies en
formation ; ensuite la réalisation d'un nouveau rapport entre le travail agricole et
une main-d'oeuvre maintenant libre et artisane de la victoire ; enfin la remise en
état des moyens de production qu'il avait été nécessaire de détruire pour vaincre
ou, à défaut, l'adoption d'autres moyens. Au seuil du XIXe siècle, cette conjonctu-
re est d'autant plus unique dans l'Amérique des plantations que la société en for-
mation est coupée des influences externes directes.
Le XIXe siècle n'a jamais été abordé comme la période constitutive de l'État
haïtien et de la nation haïtienne à partir de onze entités territoriales juxtaposées.
Le morcellement est à l'opposé du centralisme actuel, et l'histoire de la période
intercalaire est celle d'une structure fédérale de fait, l'espace régionalisé, qui s'est
épuisé dans des rivalités de domination des provinces, jusqu'à la victoire de l'une
d'elle et le complet démantèlement des autres.
pace du moment ? Dans cette voie, qui est à creuser, quel est l'espace de nos es-
poirs pour sortir du sous-développement et des dominations étrangères ?
Le XIXe siècle de la régionalisation n'existe pas encore, tout est à faire : re-
constituer l'organisation de chacune des régions ; retracer la genèse des oligar-
chies des provinces et les fondements de leurs pouvoirs économiques, culturels,
sociaux et politiques ; analyser le jeu des alliances des factions constitutives des
blocs Nord, Sud et Ouest ; faire l'histoire de la paysannerie qui se forme ; démar-
quer les revendications proprement populaires de leur exploitation politicienne
par les dominants ; suivre les étapes de la mise en place du compagnonnage ; dé-
gager les spécificités de la commercialisation ; bref, dire les rapports entre les
différentes composantes de la civilisation en gestation.
IV
Le processus de centralisation
au XXe siècle
anéantissements du cyclone de 1928), pour que s'achève la longue agonie des ré-
gions. Les fils de leurs oligarchies émigrent alors massivement à Port-au-Prince.
Voilà donc une longue période de transition à laquelle ne rend pas justice la
démarcation tranchée de 1915. Le moment actuel, est l'objet principal de cet
atlas ; et ceci, d'autant plus délibérément que les sciences sociales à l'École haï-
tienne s'échinent, quasi exclusivement depuis longtemps, sur des distinguos du
genre des "pompons rouges" et des "pompons blancs" qu'arboraient autonomistes
et royalistes des crises coloniales de 1790 ; 1980 ouvre ainsi, résolument, aux
deux décennies de cette fin de siècle.
Tout passe par un lieu obligé la capitale. Les principales flèches d'échanges
avec l'extérieur partent de / aboutissent à Port-au-Prince, et les modestes exporta-
tions et importations des anciennes capitales de provinces se font au bénéfice du
centre qui se réserve les transactions financières et les prélèvements. C'est la
transformation des ports secondaires en succursales.
sait que les canaux et flux de ponction des profits connaissent bien ces haltes de
prélèvements.
Planche 3
L'ESPACE CENTRALISÉ 1915-1980
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
De Port-au-Prince partent cinq grandes voies qui vont innerver les différentes
parties du pays. Le carrefour national est le noyau en étoile qui irradie par ses
branches les impulsions de commande du territoire, et reçoit en retour par les
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 60
mêmes canaux, la quote-part de chacune des régions. Ces allers-retours sont les
mouvements de base de la centralisation.
La Gonâve, avec plus de 55% du trafic des voiliers, est la deuxième ligne ma-
ritime. Les autres ports ont un trafic plus irrégulier avec des pointes saisonnières
et des liaisons occasionnelles venant d'aussi loin que Saint-Louis du Nord ou des
Cayes.
LA ROUTE DU NORD
Le Cap et les Gonaïves sont les deuxième et troisième villes du pays. La route
qui les relie au centre port-au-princien est animée d'un trafic considérable que
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 61
traduisent malles flux des vivres. La région du Cap, organisée pour la desserte de
son propre centre qui réclame plus d'un million de livres de nourriture par semai-
ne, a une participation réduite aux besoins vivriers de Port-au-Prince. Près de 150
véhicules utilitaires, grands camions, camions moyens, camionnettes, autobus,
sillonnent les plaines et vallées du Nord pour créer l'arbre de communication
d'une quarantaine de carrefours, petites villes, bourgs, marchés principaux, animés
par le Cap. C'est la région à avoir conservé le plus d'autonomie relative dans la
débâcle des provinces, quand s'est imposée la structure dominante centralisée.
LE CENTRE-EST
LE SUD-EST
LA ROUTE DU SUD
La route nationale 200 prend en écharpe la presqu'île du sud pour relier les
Cayes à Port-au-Prince. Ce collecteur reçoit la participation de la zone côtière de
Jacmel, Baînet, Côtes-de-Fer, par deux routes faisant jonction à Fauché et Léoga-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 62
Gonaïves, dans le Sud, l'Ouest ou le Nord, s'est posée tout au long de la période
de régionalisation différemment qu'au XXe siècle.
La centralisation est aussi le bâillon des masses qui ne sont plus utilisées sur
les champs de bataille des provinces en luttes. Le nouvel ordre d'espace confine, à
Port-au-Prince et aux jeux de coulisses, la succession des gouvernements. On ne
se parle plus par paysans en armes interposés, mais au nom des paysans désarmés.
On se garde bien de remettre en question le nouveau contrat d'espace et société,
mais on quête les nuances de couleur pour prétendre à une plus grande légitimité
de représentation des masses noires ou pour ceinturer d'une symbolique mulâtre
les privilèges en croissance de l'oligarchie (port-au-princienne) sortie victorieuse
du siècle de la guerre des provinces. Le verbe noiriste et mulâtriste occupera dans
l'espace centralisé le vide des masses dans ce nouveau rapport du social à l'espa-
ce.
L'espace dit le chemin des ruptures possibles, le débordement des limites assi-
gnées aux masses pour leur résurgence sur une scène où l'on parle en leur nom,
après les en avoir chassées. L'espace donne à voir ce qui longtemps est resté insai-
sissable. De nouvelles possibilités de constructions s'offrent ainsi à l'alternative de
développement grâce aux concepts d'espace dont le caractère opératoire fonde les
apports particuliers de la géographie.
L'espace, découverte récente des analyses du social, est appelé à devenir pro-
gressivement lui aussi, aux côtés des dimensions principales déjà connues d'une
société, un levier fondamental du développement.
*
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 65
La dégradation de l'espace (pi. 10, pi. 11, pl. 12) introduira aux dimensions
écologiques. Les planches "Terre et Nature", "Eaux et climats", "Sols et végéta-
tion" diront la signification sociale du milieu naturel. Nous y verrons comment
dépasser la contradiction actuelle entre le compagnonnage du jardin, réponse op-
timale à l'environnement aux échelles locales, et la désertification de l'échelle
nationale. Nous éclairerons ainsi les fondements d'une politique du support physi-
que de l'espace.
L'organisation de l'espace (pi. 13, p1. 14, p1. 15) regroupera l'ensemble des
thèmes du contrôle politique, de la gestion économique et des interventions. La
présence étrangère assume pour le moment la plupart des activités d'intervention.
C'est la forme de tutelle que prennent actuellement en Haïti les projets de déve-
loppement. Nous tirerons de ces analyses les éléments nécessaires à l'administra-
tion de l'espace.
La marginalisation de l'espace (p1. 16, p1. 17, pl. 18) abordera la situation ac-
tuelle des "régions" en période de centralisation. Nous étudierons le Nord-Ouest,
comme cas le plus extrême, pour tester la validité des outils conceptuels que nous
aurons mis au point dans les parties précédentes. Trois cartes synthèses, l'écono-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 66
Planche 4
LA « RÉPUBLIQUE » DE PORT-AU-PRINCE
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 67
Planche 5
L'ESPACE SOCIAL DE PORT-AU-PRINCE
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 68
V
Économie politique
de la métropolisation
Planche 6
LE CENTRE-VILLE
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Port-au-Prince c'est l'émergence après 46 d'une faction plus modeste que la pre-
mière. Ajoutons le rôle que va jouer la diaspora (ce que nous disons plus particu-
lièrement dans la murale Hispaniola) comme mécanisme de promotion d'autres
groupes qui n'ont plus à se plier à l'ancien "passage-obligé" de Port-au-Prince. Du
côté des masses, la situation s'est notablement dégradée, jamais auparavant une
telle concentration de misère n'avait été réalisée, une telle propension à la fuite par
tous les moyens aussi chose quotidienne. Et nous avons là les enjeux et les agents
pour lesquels il va falloir dire le "raccourci" permettant d'atteindre à un pays nor-
mal dans les vingt-cinq prochaines années.
Pour aller plus loin dans l'ébauche d'une alternative, questionnons les planches
pour ce qu'elles nous disent du présent et nous suggèrent pour le futur. Le premier
élément à faire ressortir de la planche 6 du centre-ville est la représentation du
commerce des trottoirs. La littérature courante le désigne de l'épithète de "com-
merce parallèle" ou de "secteur informel" alors que pour nous il est fondamental
et très formel : c'est l'expression de la modalité de survie de plus de 80% des habi-
tants de la ville. Ceci n'est pas spécifique à Port-au-Prince, mais c'est la ville de la
Caraïbe où ce phénomène prend une ampleur tellement considérable, qu'il nous
faudrait plutôt apprendre à considérer le commerce des magasins comme l'excep-
tion, et nous attacher à penser l'articulation de la distribution des biens, services et
vivres à partir d'une amélioration des pratiques actuelles, spatiales et sociales, des
classes défavorisées de Port-au-Prince.
Le centre-ville comprend deux parties que sépare l'axe nord-sud, rue du Peu-
ple - rue de la Révolution. À l'Ouest, le front de mer s'articule en trois zones. Au
Nord, l'espace vivrier, un immense marché que délimitent les tons rouges de la
planche. Au Sud, petits commerces et métiers de services courants, et au centre,
les magasins d'importation qui se prolongent jusqu'au port par les édifices à bu-
reaux des "maisons de la place". La partie Est est plus spécifiquement quartiers
d'habitats moyens et d'édifices à vocation administrative, politique ou policière...
Ce bòdmè est à l'image du contrat social qui fonde l'ordre de centralisation. Les
choix fondamentaux de l'actuelle orientation nationale s'y retrouvent par la
concentration dans ce quadrilatère des pouvoirs commerciaux, financiers, politi-
ques, culturels. Quelle est finalement la question que pose le bòdmè ? On peut
déployer les analyses de morphologie, de fonctions, de structures... que ces répon-
ses ne seront toujours pas une question. Il me semble qu'une prise en charge de
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 75
Deuxième partie
de l'articulation de l'espace
à sa dégradation
Deuxième partie :
de l’articulation de l’espace à sa dégradation
I
Problématique de l’évolution
de l’espace
Notre hypothèse est que la dynamique de l'espace ainsi créée se trouve dans
l'articulation entre les réseaux de prélèvements qui vont permettre l'accumulation
des richesses à un pôle de la société et les noyaux construits par les masses pour
résister et survivre aux prélèvements. Nous allons mettre au travail les maîtres-
mots haïtiens de lakou, bitasion, marché, madan sara, vivres à la recherche d'une
définition rigoureuse des expressions clés de l'analyse d'espace en Haïti.
Les bourgs-jardins
Les images que charrie habitat dispersé sont celles d'une population de quatre
millions de paysans éparpillés et solitaires, vivant sans aucun lien les uns avec les
autres et survivant dans une autarcie presque complète. La perspective d'aména-
gement qui découle de cette conception va nécessairement prôner des modèles de
regroupement de cette population dans des agglomérations à créer ; mais il est
particulièrement difficile de déplacer et de réunir une population de paysans par-
cellaires cultivant chacun des jardins très éloignés les uns des autres. Le problème
devient vite insurmontable et le paysan est accusé d'être le seul responsable de son
extrême pauvreté, de son incapacité à accueillir des services sociaux, à recevoir
un encadrement minimal, compte tenu de son habitat dispersé. Tel est le discours
de laisser-faire, lese-grennen, et la commode justification que fournit cette notion
à travers la littérature sur le monde rural haïtien.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 81
L'habitat rural dispersé n'a jamais existé sur terre haïtienne en tant que forme
prédominante. La case-à-nègres des ateliers du XVIIIe siècle, le lakou familial du
XIXe siècle, le lieu-dit du XXe siècle sont des noyaux communautaires dans les-
quels se déroulent production, consommation, commercialisation, et aussi tous les
entrelacs du culturel, du politique et du social. En tant qu'ensemble, le bourg-
jardin déploie un système collectif d'assurance et d'entraide de ses membres. Pour
survivre, car les prélèvements outranciers posent le problème en termes de survie,
le bourg-jardin réagit en qualité de macro-unité d'espace pour donner priorité aux
vivres sur les denrées, secourir la victime d'un cataclysme, contrer les famines par
le partage des ressources déjà maigres, démultiplier les intrants par un système de
prêt de semences, offrir garantie par l'utilisation de plusieurs variétés d'un même
produit.
La résistance est quotidienne, tenir le coup, être encore en vie, malgré les
ponctions de l'ordre de 60% de la valeur des produits sous les multiples formes de
taxes, de loyers, de prêts usuraires. Lors du morcellement, il fallait nourrir les
ateliers d'esclaves, les loger, leur donner le minimum nécessaire pour qu'ils pro-
duisent le travail réclamé ; en régionalisation, il est laissé au paysan de quoi pro-
duire et vendre vivres et denrées aux oligarchies des provinces à un prix minimum
pour que le travail puisse continuer ; la logique des prix de la centralisation est
encore la même : le minimum vital pour fournir des marchandises sur lesquelles
chaque groupe d'intermédiaires et l'État haïtien vont prélever leurs parts substan-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 82
Les marchés
Le noyau de résistance est un objet d'espace localisé, défini comme une orga-
nisation collective de survie des masses confrontées aux rigueurs des prélève-
ments de toutes sortes de réseaux qui innervent l'espace haïtien.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 84
Les circuits
Par les places centrales des bourgs-jardins que sont les marchés, passent diffé-
rents canaux dans lesquels circulent des marchandises (vivres et denrées, biens de
fabrication locale et d'importation), des prélèvements (profits, taxes, usures, ren-
tes), et des informations de tous ordres. Ces courants continuels, ces mouvements
permanents assurent un certain assemblage des bourgs-jardins et des marchés aux
villes et bourgs. Telle est l'articulation à la base du façonnement de l'espace dans
lequel se réalise la société.
Il nous faut donc dire cette dynamique des circuits qui mettent en relation le
plus lointain jardin ou le plus petit marché au centre port-au-princien. La caracté-
ristique fondamentale d'un circuit, en tant que principe actif de cohérence territo-
riale et de production d'espace, est sa convergence progressive et continuelle vers
Port-au-Prince, à travers des relais le long des différentes branches de centralisa-
tion. Nous avons choisi d'illustrer l'analyse des circuits par l'étude, en dix points
de l'espace, des variations saisonnières, régionales et annuelles du prix des deux
vivres de base de l'alimentation populaire : le maïs moulu et les haricots rouges.
L'évolution des prix est l'indice le plus pratique pour saisir la conjoncture spa-
tiale des dix dernières années et dégager le sens des transformations en cours. Au
début des années 1970, après deux décennies de relative stabilité du prix des vi-
vres, ou d'un taux de croissance faible en année normale, nous assistions à l'émer-
gence d'une crise inflationniste, de 16.5% par année du prix des vivres. Les signes
avant-coureurs de la crise, augmentation des paysans sans terre, exode rural, pau-
périsation paysanne, famines périodiques, se sont manifestés avec une virulence
accrue dès 1950.
Nous sommes dans l'une des phases les plus aiguës de la crise de l'espace cen-
tralisé haïtien, celle qui se répercute aussi bien :
Les nombreux circuits des vivres forment le réseau des vivres. L'ensemble des
circuits de toutes les circulations au pays forme les réseaux auxquels nous acco-
lons l'épithète prélèvements pour signifier la logique profonde qui les meut.
Voir l'espace comme la résultante d'une dynamique qui articule des noyaux de
résistance et des réseaux de prélèvements, nous donne trois séries d'outils et de
perspectives de travail. Il y a d'abord l'ensemble des notions et concepts qui vont
se mouvoir pour la construction du réel haïtien avec des hypothèses suffisamment
définies pour que les procédures de démonstration deviennent pertinentes. Il y a
ensuite l'interprétation du réel qui fait place, et c'est une nouveauté, à la propre
conception que les masses ont de l'espace, les faisant ainsi passer du rôle de figu-
rants qu'elles ont joué dans la géographie à celle d'acteurs principaux. Il y a enfin
les alternatives de transformation de ce réel d'espace qui vont puiser, dans l'accu-
mulation locale de pratiques adéquates de survie et d'adaptation, les éléments via-
bles pour asseoir un développement en rupture des recettes actuelles d'importa-
tion.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 86
Deuxième partie :
de l’articulation de l’espace à sa dégradation
II
Une re-lecture de l'habitat :
les bourgs-jardins
L'établissement de cette carte a été une longue suite d'essais. Le point de dé-
part est une carte par points sur fond de 27 feuilles de la carte topographique au
1 :100.000 pour guider la localisation de l'habitat rural au recensement de 1950.
Le recensement de 1971 fournissait un terme de comparaison pour prendre en
considération la croissance projetée des sections rurales pour 1980. L'adoption de
larges fourchettes de densités sur un carroyage de 100 km2 permettait de réduire
considérablement la marge d'erreur.
aussi une vie de relations apparentées à celle des bourgs. Le bourg-jardin devient
ainsi la forme propre de répartition et d'organisation des ensembles de fermes de
la paysannerie haïtienne.
Planche 7
LES BOURGS - JARDINS
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
On est ainsi passé des liens de servitude (atelier de l'espace morcelé), aux re-
groupements familiaux (lakou de l'espace régionalisé) pour en arriver aux rela-
tions de voisinage (bourg-jardin de l'espace centralisé).
Le graphique donne également à voir deux phénomènes qui naissent des situa-
tions d'extrêmes pressions sur les communautés : le marronnage du XVIIIe siècle
et la diaspora du XXe siècle. Ce sont des similitudes frappantes qui se partagent la
même flèche.
Les sept classes de densité de ces années 1980 sont regroupées en trois caté-
gories : les faibles densités de moins de 100 habitants/km2 ; deux classes de densi-
tés moyennes de 100 à 200 habitants/km2 ; deux tranches de fortes densités supé-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 90
rieures à 200 habitants/km2. Nous avons tenu à pousser l'analyse des densités jus-
qu'au raffinement d'une grille de 277 cases différentes pour bien marquer la diver-
sité des situations des bourgs-jardins. Chaque unité de densité de 100 km2 traduit
un niveau particulier de concentration des habitats ruraux. C'est une trame d'iden-
tification des types d'agrégation de l'habitat /jardin. Les faibles densités en jaune
occupent environ 60% de la superficie avec 20% de la population. Les densités
moyennes en vert s'étendent sur 30% de la superficie avec 40% de la population.
Les fortes densités en rouge concentrent sur environ 10% de la superficie, 30% de
la population. Ce classement des densités relatives (faibles-moyennes-fortes)
permet de comparer les variations de l'occupation du sol à chacune des périodes
d'espace, planches 1, 2 et 7.
Des régions vides ou des faibles densités sont devenues de fortes densités
comme les hautes terres de la presqu'île du sud, l'arrière pays montagneux de
Port-au-Prince, la "fenêtre" de Savanette Grand-Bois, l'arrière pays de Jérémie.
Des régions de fortes densités sont restées de fortes densités comme la plaine
de Léogane, la plaine des Cayes, la vallée de Jérémie, tandis que le Cul-de-Sac
passe de fortes densités à des densités moyennes pour près de la moitié de sa su-
perficie, la plaine du nord devient largement de moyennes densités après avoir
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 91
connu de fortes, densités, les versants montagneux du nord conservent leurs den-
sités moyennes, les rives de l'Artibonite passent de fortes à de moyennes densités,
le Plateau Central vide devient de densités faibles et moyennes... et ainsi de suite,
chaque région accusant des transformations plus ou moins considérables.
C'est en cela que la lecture d'une carte sert aussi bien à faire le point' actuel de
la situation qu'à fournir les indices d'une gamme d'hypothèses sur l'avenir.
Dans l'étude des lieux en Haïti on fait habituellement intervenir trois critères :
les formes, les effectifs, les fonctions. Dans le premier cas, on distingue l'habitat
urbain de l'habitat rural et l'on divise ce dernier en habitat groupé ou habitat dis-
persé, habitat régulier ou habitat irrégulier. Dans le second cas, l'effectif des popu-
lations sert à différencier la grande ville de la petite ville et du bourg. Dans le troi-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 93
Cette grille générale facilite la description des phénomènes, mais, là sont ses
limites, elles ne permet pas d'accéder à l'explication fondamentale de l'articulation
des objets d'espace. Nous avons en effet concrètement vu qu'à chaque structure
dominante d'espace, une échelle se trouvait privilégiée : au morcellement, la plan-
tation à grande échelle ; à la régionalisation, la province à échelle moyenne ; à la
centralisation, le pays entier à petite échelle. Les classifications précédentes fonc-
tionnent hors histoire, dirait-on, toutes échelles confondues à tout moment sans
tenir compte de la dynamique du rapport de l'espace à la société qui se construit
sur des objets différents, de taille différente, au cours de son évolution. De plus,
ces typologies semblent tout à fait étrangères aux luttes de la société, elles se su-
rimposent à de virulents affrontements d'appropriation et de prélèvements, de dé-
possessions et de résistance. Une lecture des lieux devrait pouvoir aller au-delà de
la description culturaliste des formes, quantitative des effectifs ou fonctionnaliste
des rôles pour atteindre à la dialectique (celle-là même du social) des objets d'un
espace lu comme un projet social, un enjeu de la lutte des classes, une condition et
un moyen de réalisation de la société.
La théorie des noyaux et des réseaux pourrait restituer à l'espace son authenti-
cité très largement méconnue et confondue avec la description des territoires.
*
Le bourg-jardin est un noyau de résistance comme l'avaient été les ateliers du
morcellement et les lakou de la régionalisation. Chacune de ses formes de regrou-
pement de la paysannerie offre, dans son fonctionnement, une assurance collecti-
ve à ses membres contre les prélèvements et l'exploitation spécifique de chaque
période, et un cadre commun pour trouver les parades aux types de pressions par-
ticulières de chaque moment : du marronnage à la fuite en diaspora, de la révolte
d'esclaves aux jacqueries paysannes, en passant par les Cacos et les Piquets ; de la
place-à-vivres coloniale à la domination des cultures vivrières contemporaines ;
des communautés marronnes aux bidonvilles de Port-au-Prince ; des marchés
vivriers des esclaves au XVIIIe siècle aux marchés de rues de la capitale... C'est la
même contradiction de deux objets d'espace : un ensemble de noyaux de résistan-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 95
Le bourg-jardin est une collectivité qui oblige les sciences du social haïtien à
redéfinir leurs problématiques et hypothèses en précisant de nouveaux objets et
outils de recherches. À la sociologie de s'armer pour questionner la composition
des noyaux, à l'économie de se trouver les moyens d'approfondir les activités de
ces macro-unités d'un type nouveau... et à la géographie d'explorer son espace.
Deuxième partie :
de l’articulation de l’espace à sa dégradation
III
Les carrefours de l'espace haïtien
La carte des marchés tente de faire le point des données actuellement disponi-
bles en recherchant surtout les bases théoriques nécessaires à une nouvelle orien-
tation des recherches et des interventions.
Les marchés devraient être le sous-titre de la carte des carrefours, comme les
bourgs-jardins devraient être le sous-titre des distributions de la population. En
faisant des marchés les carrefours de l'espace, nous prenons un maître-mot de la
vie paysanne pour lui chercher une définition rigoureuse par l'inventaire de ses
multiples dimensions. Trois ordres de considérations concourent à cette réalisa-
tion. C'est d'abord le choix de dépasser la représentation traditionnelle des villes
comme uniques noeuds de l'espace, la perception des dominants urbains, pour
atteindre à la propre vision des paysans, marchandes et djobeurs qui vivent le
marché comme le carrefour principal de leurs activités économiques, sociales,
culturelles et politiques. C'est ensuite la critique qui porte à prendre en compte le
phénomène de marché comme une priorité de l'aménagement du territoire ; l'objet
d'espace à partir duquel penser la fourniture des services sociaux et sanitaires (par
unité mobile desservant le "jour de marché" s'il le faut) et à partir duquel évaluer
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 97
La légende est une grille des quinze possibilités de classement des marchés et
des voies de communications. Les marchés sont de trois types, régional, local et
urbain et il y a quatre classes de tailles de 50 à 500, de 500 à 1 500, de 1 500 à
2 500, et plus de 2 500 personnes par jour de marché. Les sentiers principaux oc-
cupent une place à part tandis que les routes nationales, départementales et de
pénétration se partagent en bonnes et mauvaises. Pour insister sur la division entre
les voies du tronçon rural de ramassage, par opposition aux routes du tronçon
d'acheminement à Port-au-Prince, nous avons traité en tireté noir et violet les sen-
tiers et voies secondaires de pénétration des campagnes, tandis que le réseau rou-
tier du transport motorisé est en rouge et bleu.
Dans une même région, les marchés locaux ont lieu à des jours différents de
façon à assurer une continuité d'activités dans une aire délimitée. On peut dire que
le centre commercial se déplace chaque jour pour desservir un autre sous-
ensemble de la communauté. Pour se rendre compte du système des marchés
d'une zone, il faut accompagner les artisans ambulants qui offrent leurs services
d'un marché à l'autre pour toujours bénéficier de la concentration de la demande
certains jours à certains endroits précis. La commerçante colporteuse, madan sara
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 98
Les marchés urbains ont une activité quotidienne du commerce entre des in-
termédiaires-revendeurs et des consommateurs de la ville. La fourniture des pro-
duits, des marchés régionaux aux marchés urbains, est assurée par les circuits de
liaison dont les agents principaux sont les madan sara et les transporteurs motori-
sés.
Planche 8
LES MARCHÉS
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 100
Le marché urbain est ainsi un carrefour campagnard dans la ville, animé par
des agents proches des bourgs-jardins et desservant, à côté d'une clientèle aisée,
les masses populeuses des bidonvilles aux attaches rurales encore fraîches.
Il nous faut, pour lire la planche 8 des marchés, tenir compte des planches 7 et
9, bourgs-jardins et circuits pour bien faire ressortir que les distributions spatiales
des phénomènes sont organiquement liées. Il y a plusieurs méthodes possibles de
lecture de ces cartes. Nous pouvons procéder en suivant les légendes par l'étude
séparée des trois catégories de marchés en cherchant leur degré de corrélation
avec les trois tranches de densités relatives. Nous pouvons également aborder la
lecture des cartes par le biais "régional" en rendant compte des particularités loca-
les des répartitions de populations et de marchés. L'une et l'autre méthode a pour
objet de nous conduire aux questions d'adéquations entre marchés, bourgs-jardins,
circuits et aux relevés des cas suffisamment particuliers pour exiger des appro-
fondissements complémentaires aux explications générales fournies pour l'ensem-
ble. Nous nous proposons de passer immédiatement à ce troisième niveau d'analy-
se pour dire l'amplitude des variations de certaines situations par rapport à une
normale de ces phénomènes d'espace.
Les régions du Cap et des Cayes qui sont ceinturées de fortes densités (plan-
che 7) n'ont pratiquement pas de marchés régionaux dans leur zone d'influence.
Ceci révèle la présence de sous-systèmes de marchés (locaux) qui alimentent prio-
ritairement une ville d'importance régionale. La quote-part des Cayes et du Cap
dans le volume des biens acheminés à Port-au-Prince est très faible (planche 9).
De ceci nous pouvons dresser des constats et émettre des hypothèses : un système
centralisé de marchés est compatible avec des sous-systèmes régionaux fortement
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 101
À considérer les axes nord et sud de la centralisation, il semble bien que l'hy-
pothèse des marchés régionaux se plaçant sur les voies principales se vérifie. Il y
a un alignement remarquable des marchés le long de ces deux routes.
L'analyse des marchés nous conduit à revoir notre conception des centres de
distributions de populations paysannes et marchandes. Nous ferons d'abord un
relevé critique de la classification des centres avant d'extraire les lignes de force
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 103
La représentation habituelle des noeuds de l'espace haïtien est la carte des vil-
les et bourgs, ou celle, à plus grande échelle, qui ne retient dans la ville que les
magasins et points de commerce stables. Les agglomérations et les immeubles
fixes et permanents sont les références communes aux analyses. Il y a dans ces
choix la volonté sous-jacente de ne prendre en considération que des lieux dans
lesquels se reconnaissent les groupes dominants. La vision de l'espace est ainsi
doublement orientée par un point de vue de classe et un parti pris des faits d'ob-
servation immédiate.
L'analyse des marchés nous montre le chemin à suivre pour tenir compte des
constructions paysannes et marchandes. Le marché est aussi une agglomération,
un carrefour cyclique des activités matérielles, culturelles et sociales des bourgs-
jardins. Le marché de ville, déversant dans les rues son trop-plein de marchandes
et de clientes, est aussi un carrefour des zones populeuses, bidonvilles et lakou-
foumi. Il est intéressant de constater que la pratique de l'espace a devancé sa
théorie ; résistance politique et oppression politique se disputent depuis toujours
le contrôle des marchés, espace privilégié des agitations, des kouri (panique col-
lective donnant lieu à une course effrénée), des revendications populaires. Et
pourtant, l'effort de théorisation en géographie ne s'est jamais arrêté à ces carre-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 104
fours et noyaux, les reléguant au folklore des objets subalternes d'un monde subal-
terne.
Pour fonder l'expression de marché sur des données de plus en plus précises
qui permettent la construction du système général des marchés haïtiens, il nous a
fallu bâtir une typologie en tenant compte des agents et du volume des transac-
tions, analyser leur périodicité et les moyens de communication qui les relient,
dégager leurs fonctions sociales, politiques et culturelles dans les communautés
paysannes et enfin, situer le marché comme le lieu et le moment des prélèvements
de rentes, de profits, de taxes et d'usure.
*
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 105
Pour rendre justice aux quelque 500 centres d'une paysannerie abusivement
donnée pour non articulée, il nous faut bâtir une théorie générale des marchés en
intégrant tous les éléments qui en font les carrefours de l'espace national. Un pro-
jet, réalisable... un jour, nous permettrait de concrétiser cette perspective : un atlas
des marchés haïtiens. À titre indicatif, nous y verrions les planches suivantes :
pour chaque jour d'une semaine, les cartes des marchés en activité afin de cerner
le cycle hebdomadaire d'une région et les relations de la périodicité et du type de
marché ; l'ensemble des cartes d'évolution et de localisation des marchés en se
basant sur les bassins de population ; essais sur les marchés comme centres de
communautés rurales ; réseaux routiers, modes de transport, détermination des
tronçons propres aux mouvements de concentration des produits et des tronçons
spécifiques à l'acheminement vers Port-au-Prince, le Cap haïtien ou les Cayes ;
analyse à grande échelle de l'organisation interne de plusieurs marchés, notam-
ment les marchés urbains et régionaux ; flux d'achalandage des marchés en vivres
et biens de consommation durables ; le système des marchés ; les circuits des ma-
dan sara, des marchandes et des colporteuses ; clientèles urbaines et marchés de
villes ; les types de produits et leur provenance par marché et région ; les agents
en présence pour chaque type de marché ; la distance-temps entre les marchés ;
les mesures de surface du rayonnement des marchés ; en bref, l'analyse du rapport
spatial/social la plus complète possible du phénomène de marché.
Ces quelques thèmes montrent que nous n'avons actuellement des marchés
qu'une connaissance fort incomplète et que l'importance de ces centres exigent des
approfondissements pour cerner leur contribution dans la production de l'espace
haïtien.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 106
Deuxième partie :
de l’articulation de l’espace à sa dégradation
IV
Les mécanismes de la cohésion
d'espace
En mars 1975, l'IICA publiait le résultat de la compilation des prix des pro-
duits agricoles sur les marchés haïtiens. Dix étudiants pendant six mois furent
employés à organiser les données et à calculer les moyennes de dix années de
relevés effectués par les agents de l'IDAI et de l'IHPCADE.
Dès l'été 1975, j'ai entrepris avec l'assistance de Jean-Claude Neptune le trai-
tement mathématique de cette moisson de 450 pages de tableaux détaillés. Il en
est sorti une méthode de calcul du taux annuel de croissance des prix dont j'ai
utilisé les résultats dans Mon pays d'Haïti en 1977 et deux matrices fort complètes
des variations saisonnières et régionales des prix de la livre de maïs moulu et de
haricots rouges pour la période quinquennale 1970-1974 dans trois marchés ur-
bains, sept marchés régionaux et dix-sept marchés locaux.
saye depuis 1974, (l'Espace haïtien), rendait possible l'illustration des circuits
d'espace par la sélection du cas particulier des vivres.
Les circuits procèdent du rural à l'urbain pour le ramassage des produits agri-
coles et de l'urbain au rural pour la circulation des produits manufacturés. Ce
double mouvement, dont le centre d'animation est Port-au-Prince, est le mécanis-
me par lequel s'effectuent les prélèvements au niveau de la circulation des mar-
chandises. Les rentes foncières urbaines et agricoles, le crédit usuraire en ville et à
la campagne, la plus-value salariale sont tributaires des circuits qui sont à la base
de l'accumulation de richesse à un pôle de la société et de la paupérisation subsé-
quente à l'autre pôle. Ce sont sur ces prélèvements originels dans les circuits de
commercialisation que se greffent les autres activités lucratives rendues possibles
par l'investissement des valeurs recueillies dans ces fonctions premières.
La particularité d'un circuit est de relier les centres (marchés) des distributions
de population (bourgs-jardins) au point de centralisation (Port-au-Prince). Pour en
rendre compte, il nous faut dégager les fondements des quatre rubriques de la
légende : agents, prélèvements, carrefours et prix.
Le circuit des vivres a cessé d'être "indifférent" aux classes dominantes. Main-
tenant que les prix augmentent, s'est installé un groupe de spéculateurs en vivres
qui trafiquent des monopoles de distribution de certains produits et créent des
raretés artificielles par stockage... pendant que se développe une course aux terres
vivrières pour également tirer profit de la production.
du prix de vente à Port-au-Prince, ce qui, bien que féroce, est encore une chance
en comparaison de sa quote-part dans le prix des denrées, ou ce qu'il doit payer de
profits aux intermédiaires pour les biens manufacturés.
Planche 9
LES CIRCUITS
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Le circuit des vivres est un circuit d'avenir. Il faut bien faire face aux problè-
mes de l'alimentation d'une population urbaine en augmentation rapide et d'une
population rurale au taux de croissance élevé. La commercialisation des vivres
telle qu'elle a lieu actuellement, avec des mécanismes endogènes lentement mis
en place au cours d'un long processus de sélection, se révèle adaptée au milieu. Il
y a certes place pour des améliorations, des réductions draconiennes de prélève-
ments, des contrôles serrés des extorsions abusives.., mais il n'y a pas de meilleur
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 110
choix de système de distribution que celui des bourgs-jardins, des marchés, des
madan sara, des marchandes, etc., avec évidemment la conquête d'un niveau de
revenu décent.
Lire, c'est d'abord situer le cadre d'analyse des prix pour ensuite entreprendre
l'étude de leurs variations annuelles, régionales et saisonnières.
Le circuit des vivres n'a été, en fait, ni "indifférent" aux classes dominantes, ni
"moins oppressif" pour les producteurs. Il a joué un rôle particulier dans l'ensem-
ble des circuits. La structure des vivres (dont les bas prix de vente, les prélève-
ments moins féroces, l'organisation endogène) était la condition essentielle pour
surexploiter les circuits des denrées, des importations et des biens manufacturés
localement. Les masses haïtiennes devaient pouvoir se nourrir à bon compte pour
que fonctionnent les extorsions forcenées dans les autres secteurs d'activités. On a
donc assisté à la réalisation, avec les moyens du bord, d'un système optimal de
commercialisation des vivres, tout comme le compagnonnage est le système op-
timal de production de ces vivres. Nous sommes là en présence d'adaptations qui
se raccrochent aux tréfonds de la civilisation paysanne d'Haïti.
La théorie de l'ordre social (du parcellaire agricole) et de l'ordre spatial (de ré-
gionalisation puis de centralisation) repose aussi sur l'hypothèse d'une production
et d'une commercialisation de biens alimentaires qu'il fallait maintenir aux coûts
les plus bas. La crise générale actuelle vient de l'incapacité, après plus d'un siècle,
de continuer à faire plafonner le prix des vivres. Le système cherche alors dès les
années 1970, à s'adapter aux contraintes nées de la crise, par la mise en place de
nouveaux aménagements capables de continuer à garantir les prélèvements. Il
s'ensuit une réaction en chaîne augmentation des paysans sans terre et constitution
de moyennes et grandes propriétés et plantations ; famines annuelles et accrois-
sement des migrations sauvages ("boat people" en diaspora) ; augmentation rapide
de tous les coûts en ville et appauvrissement continuel des couches moyennes et
défavorisées ; enrichissement accéléré des groupes aux pouvoirs politiques, éco-
nomiques, techniques et culturels. Les distorsions, déjà bien grandes, entre des
masses pléthoriques et pauvres et une mince couche de dominants aisés et parfois
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 111
De l'évolution récente du prix des vivres, nous avons surtout étudié la premiè-
re période quinquennale 1970-1974. L'augmentation pour l'ensemble des vivres
étant de 16.5% par année, les prix doublent en cinq ans. Il sera particulièrement
intéressant de connaître le temps de doublement des prix avant 1970 et après
1975. Malgré l'absence d'enquêtes systématiques (nous avons dit combien les
données ont été longues à recueillir et à traiter pour la planche 9) les informations
partielles d'évaluation tendraient à faire croire qu'il fallait de 15 à 30 ans pour que
les prix doublent avant la crise et de 15 à 30 mois pour le même résultat après
1975. Certains prix ont en effet une croissance de 200 à 400% dans la période
1975-1979. La conjoncture est, à l'évidence, celle d'une inflation galopante du
prix des vivres.
Dans l'analyse régionale des prix, la première hypothèse est que le prix des
vivres à Port-au-Prince est plus élevé que partout ailleurs. Si l'hypothèse est
confirmée en général, il est significatif que ce ne soit pas toujours le cas. Là où
existent des sous-systèmes régionaux de marchés, le prix des vivres dans un mar-
ché urbain de province peut être plus élevé, comme au Cap où le prix de la livre
de maïs moulu est de 44¢ par rapport à 41¢ à Port-au-Prince ; également, dans les
régions d'agriculture difficile, on relève des moyennes supérieures à celles de la
capitale. Ainsi, sur le marché d'Aquin, la livre de haricots rouges est à 86¢ com-
parativement à 80¢ pour Port-au-Prince.
La deuxième hypothèse est que les prix des marchés urbains devraient être
plus élevés que ceux des marchés régionaux qui eux seraient supérieurs aux prix
des marchés locaux. La première partie de l'hypothèse se vérifie tandis que la
deuxième partie n'apparaît pas comme vraiment significative. Toujours pour les
séries complètes de 60 mois d'observations dans 27 marchés, les prix moyens de
la livre de maïs moulu pour chacune des catégories de marchés est de 43.6¢,
31.8¢, 29.4¢, et pour la livre de haricots rouges, 79¢, 67.8¢, 67.1¢.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 112
La planche 9 est une sélection du comportement des prix dans quelques mar-
chés de catégories différentes sur les quatre principaux axes de centralisation. Il
ressort que les variations annuelles des prix sont en moyenne moins fortes à Port-
au-Prince que dans l'ensemble des marchés. Les moments de récoltes et de raretés
sont plus ressentis dans les localités qu'au centre qui est un marché bénéficiant
d'un ensemble de sources d'approvisionnement aux calendriers de productions
variables.
La troisième hypothèse de travail est que les prix devraient être fonction de la
distance au marché de Port-au-Prince ; plus on s'éloigne de la capitale plus les
prix baissent. Mais, l'existence de sous-systèmes, les modes particuliers de liai-
sons (Jérémie à Port-au-Prince, ou Port-de-Paix à Port-au-Prince), les catégories
différentes de marchés..., ont montré dans l'analyse d'une situation concrète com-
bien les mesures territoriales de distances, de surfaces..., étaient très limitées, ne
serait-ce que pour décrire. La spatialité d'une société donne à construire des phé-
nomènes d'espace non réductibles à des simplifications territoriales.
L'exemple du circuit des vivres introduit à l'analyse des objets d'espace dont la
logique profonde est d'opérer des ponctions pour leur accumulation entre les
mains des groupes dominants. Les liaisons sont des circuits qui passent par les
noyaux pour leur contrôle politique (planche 13) et leur gestion économique
(planche 14). Nous regroupons l'ensemble de ces réalisations sous le vocable de
réseau de prélèvements. Nous dirons d'abord leur rôle fondamental dans la dyna-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 113
Le moteur de l'espace est la lutte que se livrent noyaux et réseaux. Leur oppo-
sition est radicale puisque les uns tendent à favoriser le plus possible de prélève-
ments tandis que les autres permettent d'y résister le plus possible. Le développe-
ment de ces objets d'espace, leurs reproductions et mutations doivent se lire com-
me une succession d'adaptation sous la pression de ces finalités contradictoires.
Au passage de l'atelier au lakou puis au bourg-jardin correspond le passage par
trois réseaux différents, colonial, régional, national. La constitution dans les villes
de noyaux de résidence, de commercialisation, de service, de consommation...,
pallie la férocité des prélèvements de rentes par les loyers, de profits par le com-
merce, de taxes par l'administration, d'honoraires par les services... L'utilisation en
rotation d'une chambre par deux ou trois groupes de "dormeurs", répartit sur un
groupe l'impact des coûts. La mise en place du compagnonnage est l'invention
d'un système d'assurance de survie. Les circuits sont donc les moyens par lesquels
se font les liaisons de collecte des redevances imposées et perçues dans des lieux
devenus les noyaux de résistance.
L'analyse du comportement des prix des biens et services est essentielle dans
les réseaux. C'est par les mécanismes de leur fixation que vont se réaliser les
transferts aux groupes dominants. L'exemple des prix des vivres, que nous avons
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 114
abordé dans cette planche a permis d'illustrer ce propos. Il est reconnu que jus-
qu'aux années 1970, les prélèvements dans le circuit des vivres étaient très modes-
tes et que les prix s'étaient maintenus à un niveau très bas sur une longue période.
Il pouvait sembler, à première vue, que les ponctions étaient enfin faibles quelque
part. Cependant, à l'analyse de l'ensemble des réseaux que poursuivra la planche
14 de la gestion économique, il apparaîtra que le bas prix des vivres était la condi-
tion indispensable pour la réalisation d'un maximum de prélèvements dans les
autres secteurs d'exportations, d'importations, de transformations et des services.
L'ordre social, spatial, économique... du parcellaire agricole, né au milieu du siè-
cle dernier, avait pour fondement le maintien au plus bas du prix des vivres. La
crise de cette décennie, venant justement de l'incapacité de contenir ces prix aux
plancher, ouvre une conjoncture d'adaptations, de mutations.
Les circuits sont des mécanismes qui forment la maille d'espace en reliant les
différents points du territoire. Nous avons beaucoup insisté sur leur fonction de
prélèvements. Cependant, ce projet économique du circuit ne peut se réaliser sans
une mise en condition idéologique et sans des appareils de répression capables de
garantir les lourdes ponctions qui sont effectuées. Dans les branches des circuits
circule donc une somme de communications diffusant les règles de fonctionne-
ment de la société, et aux noeuds des circuits s'implantent des forces de police,
des tribunaux, des administrations, etc.
*
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 115
Le domaine de la distribution des services est aussi une composante des cir-
cuits. La localisation des écoles, des centres d'alphabétisation, des dispensaires,
etc., est tributaire des mouvements qui se déroulent au pays. Il nous faut donc
nous atteler à l'étude de la répartition générale des phénomènes (exemple des
bourgs-jardins), de leurs types de centres (exemple des marchés) et des liaisons
dans la hiérarchie des centres (exemple du circuit des vivres).
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 116
Deuxième partie :
de l’articulation de l’espace à sa dégradation
V
Économie politique
de la dégradation
Pour analyser les dégradations des sols par l'érosion, de la végétation par le
déboisement, des eaux par le tarissement, il faut replacer ces phénomènes dans la
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 117
Planche 10
TERRE ET NATURE
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
aux déterminismes les plus vulgaires, mais aussi aux réussites les plus spectacu-
laires de la discipline. La distinction de la méthode d'étude à chaque échelle d'ana-
lyse s'impose.
Aux questions Comment produit-on la fertilité des sols, la sélection des plan-
tes, la résistance aux sécheresses ? Pourquoi est-on parvenu à la crise d'érosion, de
déboisement, de tarissement des eaux ? En quoi la désertification est le projet des
11 Terre et Nature sont dites Mòn ak plenn (Montagnes et plaines) pour marquer
l'importance reconnue du social dans le façonnement du milieu. Les rapports
d'opposition et de complémentarité entre mornes et plaines sont, certes,
d'abord de l'ordre de ta nature, mais ils débordent largement de ce champ
strict. Moon rnàn marquera différence sociale comme te frèt se distingue de tè
cho, aliments froids d'aliments chauds ; symbolique des "Hauts" froids, in-
cultes, et des "Bas" chauds, fertiles. "Descendre en ville" s'entend comme
monter dans l'échelle sociale et le fèk deeann sera insulte. "L'arrière-pays" tou-
jours paysan, montagneux, difficile, froid, noir... s'oppose à un "devant-pays",
toujours présent et jamais nominé puisque vrai-pays, urbain, chaud, côtier,
clair, riche... Cette topographie sociale fait toujours "monter" au Palais et à
Port-au-Prince, toujours descendre en "province". Du plus haut des sommets
c'est encore l'obsession de "monter" à la ville jusqu'à la rupture qui délivre des
lieux locaux ; alors, dans un ailleurs lointain et pensé meilleur, le "partir-la-
bas" replace dans d'autres coordonnées, hors de la contrainte des mornes et
plaines, ta diaspora. Illusion, môn ak plenn voyagent aussi, comme les Loa...
Nous pourrions dire que les "noyaux" sont dominés, froids, perçus mauvais,
de mornes même en ville et les "réseaux" dominants, chauds, données pour
bons, de villes même en morne. À la racine de toutes ces constructions, il y a
le couple de base mòn ak plenn, maître-mot de la langue haïtienne que la tra-
duction littérale en mornes/plaines appauvrit par son incapacité à faire enten-
dre le discours social de la conception de la Terre et de ta Nature qui s'y trou-
ve. À l'évidence, dèyè mòn gen mòn !
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 120
Les planches 10-11-12 traitent l'information requise pour dresser le cadre gé-
néral aux études et interventions locales. "Terre et Nature" 12 présente les "mi-
lieux" de la pratique haïtienne. Ce découpage renvoie certainement à des concor-
dances avec les courbes de niveaux mais il faut résolument déborder cette lecture
des altitudes et des pentes pour accéder à la propre conception d'une paysannerie
de son vécu, de ses rapports à sa terre ; ceux-ci sont trop chargés, pour un réduc-
tionnisme de type topographique. Plaine et vallée, plateau, montagne renvoient à
mòn ak plen.
Les six flèches à double sens représentent les interrelations continuelles entre
les différentes composantes du milieu, et leurs rapports constituent ainsi des fon-
dements écologiques ; toute modification de l'un des termes se répercute sur cha-
cun des autres et sur la totalité qu'ils forment ensemble. Les interventions d'amé-
nagement ne peuvent qu'être globales, s'appuyant sur une conception de l'interdé-
pendance des éléments de l'environnement.
coucher la forêt, harnacher l'eau, bâtir la fertilité et créer le sucre besogne consi-
dérable pour trouer la végétation tropicale d'un millier de plantations.
Pour reculer le plus loin possible ces échéances, l'agriculture traditionnelle ré-
alise des prouesses écologiques sur les lopins mis en valeur. Indiscutablement,
dans le jardin traditionnel se trouvent le système, la méthode et les techniques de
base d'un développement de l'agriculture haïtienne. Mais il se pose un problème
d'échelle et d'orientation : si le jardin paysan est tellement remarquable de possibi-
lités de conservation des ressources de la Terre et de la Nature comment se fait-il
que nous constatons un état déplorable et généralisé d'érosion, de déboisement et
de tarissement des eaux, conduisant à une extension continuelle des aires déserti-
fiées ? Nous touchons là l'une des limitations du parcellaire agricole. Le jardin est
de l'ordre du millier de mètres carrés et le plus souvent il est inférieur à 10 000 m2
qui est la surface de 1 hectare de terre. On ne peut protéger un lopin si petit, si
tout ce qui l'entoure est en dégradation. Il faudrait des actions de conservation à
l'échelle du million de m2 (1 km2 = 1.000.000 m2) pour que subsistent les îlots
fertiles que sont ces jardins. Ces actions ne sont pas à la portée du paysan limité à
sa parcelle et à une part minimum de la valeur de sa production. L'action au ni-
veau des 28 milliards de mètres carrés du pays, dégradés par trois siècles d'expor-
tation de produits, ne peut relever que d'une politique globale se donnant les
moyens de reconstruction de l'environnement.
"Eaux et climats" (planche 11) dégage les caractéristiques des provinces cli-
matiques dont les particularités posent le type de contraintes communes aux loca-
lités de chaque province. Ce sont encore de grandes lignes d'ensemble que fixent
"Sols et végétation" (planche 12). La combinaison des trois planches débouche
sur les dimensions écologiques générales de l'espace haïtien et la possibilité de
délimiter des aires d'homogénéité. Cette macro-analyse offre le degré de globali-
sation utile à la comparaison caraïbéenne et au tracé d'un cadre directeur d'inter-
vention. Mais c'est aussi à l'échelle de la microanalyse, l'échelle du Conseil com-
munautaire, de la parentèle étendue, de l'association de travail, des différents
groupes d'action, que réussiront ou qu'échoueront les tentatives de contrer la dé-
gradation.
une fois, les transformations ne conduiront pas à l'une des formes habituelles de
surexploitation ou de dépossession.
Planche 11
EAUX ET CLIMATS
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 126
Planche 12
SOLS ET VÉGÉTATION
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 127
Troisième partie
de l'organisation de l'espace
à sa décentralisation
Troisième partie :
de l’organisation de l’espace à sa décentralisation
I
Problématique de l'organisation
de l'espace
Il nous faut donc étudier les modalités de ce contrôle politique exercé par
l'État à travers ses institutions, dégager les particularités de cette gestion écono-
mique que supervisent les groupes dominants de la société, et sonder cette omni-
présence étrangère qui garantit à l'État et aux groupes dominants la continuité de
leurs pouvoirs.
En second lieu, le problème posé par la gestion de l'espace nous amène à l'or-
ganisation des carrefours. À l'exemple des marchés traités en planche 8, l'interro-
gation déborde la fonction strictement commerciale pour tendre vers d'autres di-
mensions, comme le symbolique et le culturel, intimement liées à l'économique.
La gestion procède à la liaison de tous les centres qu'ils soient villes, bourgs, mar-
chés, ou "autres choses" que nous ignorons. C'est donc sur le traitement des
échanges qui se font entre différents carrefours d'espace que débouche la recher-
che de ce deuxième groupe d'éléments de l'organisation.
En troisième lieu, le problème posé par les projets d'aménagement renvoie aux
interventions étrangères. N'ayant pas cette volonté politique suffisamment puis-
sante pour contrer la débâcle par un sursaut et une mobilisation nationale, on lais-
se faire les missions étrangères qui travaillent en toute liberté et séparément à des
objectifs de tous ordres, sans aucune coordination. Les carences de ce troisième
élément de l'organisation de l'espace nous portent à évaluer la situation actuelle de
la présence multiforme de l'étranger et ses notables conséquences idéologiques
sur la démission collective au pays.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 130
Le contrôle politique
L'espace régionalisé du XIXe siècle compte, dans chacune des onze provin-
ces, de véritables armées régulières que renforce la tradition de mobilisation géné-
rale de tous les hommes valides. Les pouvoirs politique, administratif et policier
s'organisent sur une base régionale. Dans chacune des villes-ports, les factions
hégémoniques disposent de centres de décisions et de moyens de contrôle de leur
territoire respectif qui est de dimension suffisamment petite pour qu'une garnison
centrale pousse être rapidement opérationnelle dans n'importe quelle partie.
La gestion économique
Aux trois périodes d'espace, les liaisons entre centres ont la même finalité
d'accumulation des prélèvements à un pôle, mais les formes créées sont différen-
tes. Le morcellement saint-dominguois est une somme de mouvements entre deux
points, de la plantation au lieu d'embarquement. Les échanges entre centres lo-
caux sont réduits au minimum nécessaire à la réalisation des exportations. Les
grandes plantations traitent directement avec un négociant-consignataire en mé-
tropole. La maison de commerce de France entretient si nécessaire un employé en
colonie.
décennies malgré les moyens considérables mis en jeu et le nombre élevé d'exper-
tises sollicitées.
Troisième partie :
de l’organisation de l’espace à sa décentralisation
II
Les mythes fondateurs
du politique
décalage entre mes exercices académiques et les aléas de leurs applications était
tel que longtemps j'ai caressé l'envie de faire une publication autonome de ces
témoignages "Nous, juges dit de paix...".] J'y ai trouvé et la perspective que je
cherchais et les questions nouvelles qui devaient me guider sur le terrain par la
suite. La bibliographie des essais sur les sections rurales étant mince, un seul arti-
cle de P. Lahav, je dois plutôt à beaucoup d'informateurs
Le contrôle politique n'est pas la prise en considération des seules rivalités en-
tre factions aisées noires ou mulâtres, commerçantes ou industrielles, terriennes
rurales ou foncières urbaines, commis de l'État ou professions libérales, techni-
ciennes en diaspora ou techniciennes au pays, factions au pouvoir ou factions
dans l'opposition, etc..., rivalités qui semblent occuper toute la scène du politique
à en croire les analyses traditionnelles les plus répandues. Comme si l'histoire
d'une société pouvait s'écrire en omettant les travailleurs paysans, marchandes,
djobeurs, ou en les reléguant aux rôles de spectateurs d'une dynamique sociale se
déroulant hors d'eux ! Le pays profond est autre chose, la coupure principale passe
ailleurs, entre les dominants qui depuis toujours procèdent aux prélèvements, et
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 137
les masses dominées qui fournissent la richesse nationale par leur travail agricole,
industriel, commercial.
devant lui. Le chef transmet et applique les ordres de l'exécutif dont il est le repré-
sentant. Son discours en sa qualité de "L'État" (Leta) débute par "Président dit
que...". Cette invocation est plus qu'une phrase rituelle, elle situe pour l'assemblée
le chef comme le dernier palier après lequel il n'existe que le halo présidentiel,
mythique et lointain. D'ailleurs, pour la grande majorité des populations des sec-
tions rurales, le chef est l'ultime pouvoir accessible. Seuls les paysans aisés, les
madan sara d'envergure régionale, les gens scolarisés, au total moins de 5% de la
population, peuvent passer par dessus le chef pour régler directement un différent
au tribunal de paix, recourir à un sous-district militaire, intervenir auprès du ma-
gistrat, solliciter le préfet et le pouvoir civil, engager notaire, avocat, arpenteur.
Bien que notre connaissance des sections rurales soit encore manifestement
élémentaire, il demeure évident que c'est l'appareil le plus significatif de contrôle,
celui qui fait barrage à l'émergence des contestations populaires rurales sur le de-
vant de la scène politique depuis l'avènement de la structure d'espace centralisée.
Les 555 sections rurales trament la carte des 9 départements. Il faut remettre
sur ses pieds la théorie de l'État qui a trop été évoquée, la tête en bas, à partir de
la haute hiérarchie des appareils du pouvoir en escamotant le niveau de la section
rurale, là où s'effectue le contrôle des dominés par les dominants. Les 555 chefs
de sections rurales disposent de plus de 150 000 agents polyvalents pour encadrer
près de 4 millions de paysans, marchandes et djobeurs.
Le code rural centenaire de 1864, qui au fond a précédé celui de 1962, consi-
gnait la pratique d'une police rurale affectée notamment à l'inspection des cultu-
res. La structure d'espace régionalisée ne commandait pas un appareil identique à
celui actuellement en place. C'est dans la période de l'occupation américaine que
les besoins de la centralisation donnent naissance à cette grille de contrôle de la
population rurale après les derniers éclats de la Guerre des patriotes. Les affron-
tements pour le pouvoir, par paysans interposés dans des armées provinciales,
avaient conduit à cette autonomie non prévue des sans-grades. Il fallait donc cou-
per court au retour de pareilles surprises et restreindre la succession gouverne-
mentale à des jeux qui ne fassent plus recourir aux masses populaires rurales. Res-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 141
Sur la carte, l'espace délimité par le tracé des sections rurales est sous la dé-
pendance de l'anneau rouge de la légende, tandis que les plages de couleurs dépar-
tementales sont du ressort de l'anneau noir. La partie commune aux anneaux dé-
limite la construction faisant muraille entre les deux. De part et d'autre de cette
barrière, dissuasion et persuasion se réalisent par des mécanismes différents, par
des appareils différents. Le vodou, la musique coutumière, la danse populaire, la
médecine traditionnelle, etc., forment l'armature culturelle propre à l'espace de la
section rurale. Par exemple, en l'absence d'école dans ses milieux dominés, l'édu-
cation est globale et continue dans la participation aux activités familiales et col-
lectives, dans la transmission des habiletés et des valeurs. Le savoir-faire ancestral
et l'ordre sociétal sont aux programmes de la quotidienneté d'apprentissage des
campagnes. Il n'y a pas deux mondes distincts au pays, mais une discrimination
qui assigne à chaque groupe sa part d'espace et ses appareils propres.
sections rurales. Une commune, contre l'évidence première, n'est pas une somme
de sections rurales ; ce sont deux réalités distinctes et discontinues. Par contre, un
arrondissement est bien composé de communes et un département est effective-
ment une somme d'arrondissements. Communes, arrondissements et départements
sont grilles de même nature dans la hiérarchie administrative, tandis que les sec-
tions rurales forment une grille distincte jouant couvercle pour verrouiller l'espace
des masses sur lequel pèse la pyramide des subdivisions classiques. L'illusion de
continuité des découpages administratifs a longtemps interdit de penser les rela-
tions des pouvoirs à l'espace parce qu'on n'arrivait pas à faire émerger la boucle
commune aux anneaux qui, mieux que sur ses pieds, remet la théorie de l'État
dans son espace.
Les troisièmes affrontements sont ceux propres aux organisations rurales dans
le déroulement de leur vie communautaire. Ils sont tout aussi complexes, nom-
breux et discriminatoires que les précédents.
Il faudrait pouvoir orienter l'étude géographique des contrôles sur les sections
rurales qui en sont les centres de gravité au lieu du partage entre le système admi-
nistratif pour dominants et le système administratif pour dominés. En dehors du
texte de P. Lahav "The chef de section, structures and fonctions of Haïti's basic
administrative institution" (p. 51-83 Working paper in haïtian society and culture,
1975, Yale University) et des notes de J. Commaire "The haïtian chef de section"
(p. 620-624, American Anthropologist, 1957) étudiant deux sections rurales, les
données relatives à cette subdivision territoriale sont éparses et fragmentaires, et
rares sont les informateurs capables de reconstruire l'organisation d'une section
rurale pour y avoir séjourné suffisamment. Un pacte tacite des groupes dominants
maintient toutes formes de travaux dans les périmètres facilement contrôlables des
phénomènes urbains et péri-urbains, ou sur des thèmes développementistes pro-
pres à renforcer l'accumulation des prélèvements.
Il nous faudra partir des finalités des sections rurales, lieux où se réalisent la
coupure principale du social par la mise en place de mécanismes travaillant à la
dissuasion et à la persuasion. Le questionnement des finalités et des mécanismes
permettra d'approfondir le façonnement des distributions de bourgs-jardins, de
leurs centres et des liaisons entre ces centres. En somme, tout est à faire, car nous
avons besoin de connaître des dizaines de sections rurales. Ces recherches urgen-
tes et considérables devront se compléter d'une analyse des finalités, des méca-
nismes et du façonnement des découpages dans lesquels prennent place les mas-
ses populeuses urbaines. Nous ne sommes qu'au seuil d'un champ d'investigation
riche, mais justement sous contrôle politique.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 144
Planche 13
LE CONTRÔLE POLITIQUE
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 145
Troisième partie :
de l’organisation de l’espace à sa décentralisation
III
Les réalités de l'économique
la raison que les vrais bénéficiaires de ces études et interventions sont les groupes
nationaux et étrangers qui sont en situation de pouvoir. Il m'a été donné de consta-
ter avec quel opportunisme la majorité des thèses, rapports, travaux, rivalisaient
d'à-propos pour voler au secours des sources premières de prélèvements. Leurs
conclusions sont non moins unanimes : c'est à qui fournirait le meilleur moyen de
faire éclater le compagnonnage des jardins pour la croissance des denrées, en al-
lant jusqu'aux suggestions de monocultures et de retour aux plantations ! Dans
cette bousculade de centaines de textes et d'essais d'application, le café, détenant
depuis longtemps le record de sollicitude des expertises, a été élevé au rang de
mythe fondateur de l'économie nationale, vu la masse des prélèvements qu'il auto-
rise. Malgré cela, aucune étude n'a poussé
Les noyaux et réseaux sont tout aussi bien de villes que de campagnes. Il faut
se distancer des analyses géographiques du rural et de l'urbain toutes classes et
fractions de classes, tous groupes et fractions de groupes confondus dans ces deux
notions. On voit se dresser des villes exploitant des campagnes, des quartiers ri-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 147
ches vivant de quartiers pauvres dans une spatialisation inadéquate des mécanis-
mes et façonnements d'espace. S'il faut, à un premier niveau d'analyse, tenir enco-
re aux expressions ville et campagne, on doit bien vite passer à la reconnaissance
d'un social discriminant qui investit le territoire : il y a des paysans aisés, moyens,
pauvres, sans terre, dans une section rurale, un bourg-jardin, un marche, il y a des
groupes aisés, moyens, pauvres, dans les villes. Il devient dès lors difficilement
justifiable de regrouper les activités, distributions-centres-liaisons, de ces catégo-
ries dans un tandem économie urbaine/économie rurale ou d'établir une variante
quelconque de dualisme entre deux systèmes économiques. L'analyse de la ges-
tion d'espace doit aller par-delà ce descriptif pour dire la dynamique que fondent
la poursuite des prélèvements et l'articulation effective des objets noyaux/réseaux,
les uns et les autres en réalisation continuelle aussi bien à Port-au-Prince, dans les
régions, que dans chacun des jardins et marchés.
Les marchés, divisés en local et régional, sont chargés de leur rôle de centre
des distributions des bourgs-jardins par des barbules dont chaque extrémité va se
localiser dans un regroupement de 500 habitants. Il se crée ainsi des figures qui
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 148
Planche 14
LA GESTION ÉCONOMIQUE
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Les trois encadrés du haut de la légende livrent ainsi les éléments de base de
l'économique. On y trouve les unités de production agricole, les carrefours de
transactions, les voies de la commercialisation interne et les moyens de participa-
tion au commerce mondial. La structure dominante centralisée qui donne sens à
l'ensemble est attestée sur la carte par la convergence à Port-au-Prince des canaux
intérieurs et extérieurs.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 149
venues de l'étranger. Certes, une petite quantité se rend dans les principales villes
de province et de la pacotille circule d'un marché à l'autre, mais ces mouvements
sont insignifiants compte tenu de la misère générale des classes paysannes, mar-
chandes, travailleuses à qui il n'est laissé, par les mécanismes de fixation des prix
et salaires, que des moyens dérisoires de survie.
D'autres activités donnent également lieu à des circuits atrophiés par l'utilisa-
tion du pays comme un simple lieu d'assemblage ou d'extraction. Ce sont les
quelques centaines d'industries de transformation, les "manufactures", qui reçoi-
vent de l'extérieur leurs matières premières et les ré-expédient après des manipu-
lations plus ou moins sommaires. Ce sont les moyens d'extraction de la bauxite
dont moins de 2% de la valeur reste au pays après la destruction de l'environne-
ment. Ce sont les forêts donnant encore lieu à une mise en coupe poussée pour
l'exportation, le bois de campêche s'exporte toujours à partir du Nord-Ouest.
Quant au tourisme, c'est une enclave économique d'importance mineure condui-
sant à des consommations symboliques. Les investissements étrangers ont pour
caractéristiques actuellement d'être surimposés.
Le principe actif du circuit est la colonne centrale des prélèvements qui sont
de trois ordres : les profits des intermédiaires, le loyer de l'argent à un taux usurai-
re, la fiscalité d'État frappant de fortes taxes les produits agricoles d'exportation.
Les intermédiaires, les "maisons", prélèvent jusqu'à 50% des profits en laissant
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 151
Jusqu'à la crise actuelle des années 1970, le prix des vivres ayant été maintenu
à un plancher très bas, seules les denrées pouvaient fournir au moment de la récol-
te une rentrée d'argent qui, si minime soit-elle, permettait de faire face aux obliga-
tions monétaires pour conserver la terre et éventuellement taire aussi face à des
besoins élémentaires.
Comment le prix des vivres a-t-il été maintenu au minimum ? Trois groupes
de facteurs y ont concouru :
Cette conjonction de facteurs, maintenant bas le prix des vivres toute l'année,
empêche de dégager une épargne dans ce secteur. Par contre, les denrées saison-
nières offrent des rentrées d'argent aux récoltes. Sans ce minimum de numéraires
que seules les denrées ont pu assurer, la terre elle-même ne pourrait pas rester
dans le patrimoine du paysan. Et c'est cela la menace : faire des denrées ou deve-
nir un paysan sans terre, car le marché des terres agricoles est très actif et les lots
changent rapidement de mains, compte tenu du coût des obligations culturelles.
Sans les 10% de la valeur des denrées, la possibilité d'acquérir ou de conserver
une parcelle de terre est infime.
Le prix des vivres était déterminant dans la fixation des bas salaires à Port-au-
Prince. Cette faible rémunération du travail maintenait la demande de biens à un
minimum. À la limite, l'ordre économique et social mis en place depuis un siècle
reposait sur la capacité de plafonner le prix des vivres alimentaires.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 153
• à l'offre des vivres qui a diminué sur le marché par augmentation de la part
auto-consommée dans les campagnes de plus en plus populeuses ;
que, dont il urgeait de produire une théorie pour inventer l'alternative de dévelop-
pement.
Nous ignorons ce que sera le nouvel équilibre à naître de cette crise d'ici la lin
de siècle, mais nous pouvons déjà constater avec certitude que sa genèse est une
hécatombe et que, de loin, c'est la mutation la plus meurtrière de l'espace haïtien.
Je crois qu'il faut résister par l'exploration des savoir-faire des paysans, des
marchandes, des travailleurs. Concrètement cela veut dire, ici et maintenant, défi-
nir des objectifs d'études et de recherches de sauvegarde d'un patrimoine. Beau-
coup de questions sont encore sans réponses. Au chapitre des noyaux, ce sont
toutes les interrogations relatives aux bourgs-jardins et marchés comme places de
production et de commercialisation, et pour lesquelles nous n'avons qu'un début
de réponse. Au chapitre des réseaux, ce sont les connaissances concrètes des cir-
cuits de chacun des produits pour chacune des régions qui font défaut. L'on pour-
rait allonger indéfiniment cette liste de nos lacunes à combler pour bâtir une ex-
plication des prix, des prélèvements, des hiérarchisations d'agents, des carrefours
de transactions, etc. Pour chacun de ces thèmes, nous avons besoin de faire naître
l'intérêt de ceux à qui il incombe et incombera d'y consacrer leurs travaux, mé-
moires, thèses, rapports, interventions.
S'il doit un jour y avoir une prise en charge nationale de cette débâcle, car c'en
est une poussée à l'extrême, il y aura un urgent besoin de cette production de
connaissance soucieuse des savoir-faire qui ont permis aux masses de survivre.
Troisième partie :
de l’organisation de l’espace à sa décentralisation
IV
Les mystifications de l'aide
J'ai procédé (en 1972 et 1974) à une tournée de toutes les administrations lo-
cales et l'on m'a partout présenté, à deux exceptions près, des initiatives venues
d'ailleurs et auxquelles on essayait tant bien que mal de prêter main forte. Cinq
ans après, la tendance s'est encore renforcée au point qu'il faille y reconnaître une
tutelle et une occupation de fait.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 157
La carte devait donc dire les aires forcées dans lesquelles se déroulent les in-
terventions imposées. Cette construction porte un signe : à chacune des étapes,
des ébauches à la mise au net de l'atlas, cette planche a toujours été la dernière
complétée ! Je me demande si la résistance de ce thème à se livrer, tout au long
d'années de travail, ne le désigne pas en fin de compte comme l'obstacle majeur à
une alternative.
*
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 159
Planche 15
LES OPÉRATIONS ÉTRANGÈRES
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Pour désigner dans la légende les aires d'interventions et les lieux d'implanta-
tion, nous avons choisi de recouper trois cercles. Les sept combinaisons dominan-
tes sur la carte peuvent ainsi être traduites à partir de trois agrégats rendant comp-
te des multiples formes qu'adoptent les présences étrangères : charité chrétienne,
assistance internationale et aide humanitaire.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 160
Les actions communautaires des églises sont nées des avatars d'une pastorale
des âmes et d'une formation des esprits dans des corps sous-alimentés par surex-
ploitations. Un puissant mouvement d'interventions dans la production et la com-
mercialisation est ainsi venu renforcer les pratiques évangéliques. Presque partout
au pays, catholiques et protestants tentent d'améliorer le sort des paysans par des
actions concrètes. Des thèmes extraits de la bible exaltent les valeurs capables de
soutenir l'effort pour répondre aux multiples besoins à l'échelon local. Il s'y dé-
ploie quotidiennement un missionnariat qui force l'admiration. Ce n'est donc pas
cela qui est en cause, mais l'inconsistance nationale qui laisse à des centaines
d'initiatives religieuses le champ libre pour réaliser la prise en charge des com-
munautés locales à partir de la conception propre à chaque groupe de ce que de-
vrait être l'homme idéal haïtien. Il y a, dans ce foisonnement actuel de bonne vo-
lonté sur le terrain, une pagaille de perspectives les plus diverses, dont beaucoup
sont incompatibles avec le minimum de respect dû à la différence d'une réalité
paysanne. Il est facile de faire encore plus de torts, de détruire une culture par sa
dévalorisation, de croire archaïques des structures riches d'adaptations ingénieu-
ses, d'imposer des valeurs en échange d'une aide alimentaire.., d'autant plus rapi-
dement que les médias les plus modernes de conditionnement sont mis à profit, et
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 161
ORGANISMES INTERNATIONAUX
La FAO s'est donné des objectifs très amples en y consacrant des moyens par-
fois impressionnants. Par exemple, de 1963 à 1967. la seule étude préalable, très
classique et peu originale, sur Les terres et les eaux de la plaine des Gonaïves et
du Nord-Ouest (5 tomes publiés) a coûté quelque deux millions de dollars avant
que ne soient entrepris les travaux d'irrigation et de conservation des sols de 1967
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 162
à 1970. Ensuite, un service public était réputé prendre la relève. Dix ans après, le
bilan est très modeste pour la simple raison que le volontarisme de modernisation
est campé sur deux illusions : on fait fi des contraintes et possibilités propres du
parcellaire agricole en s'évertuant à vouloir apprendre à cultiver à des paysans
passés maîtres du compagnonnage des jardins, et l'on postule que les administra-
tions locales vont subitement rompre avec leur propre logique pour adopter l'effi-
cacité nouvelle qui leur est proposée. La FAO s'est aussi dépensée dans la plaine
des Cayes pour l'Enquête et démonstration agricole de la péninsule sud d'Haïti
(EDAPS). D'autres institutions spécialisées de l'ONU comme l'UNESCO, l'Orga-
nisation mondiale de la santé (OMS), interviennent également en Haïti dans le
champ qui leur est propre et ont ainsi contribué ces dix dernières années à bâtir
des rapports, somme toute parfois utilisables, pour la construction et l'explication
du réel haïtien.
GOUVERNEMENTS ÉTRANGERS
Haïti fait figure actuellement de champ clos des luttes de prééminences entre
les puissances étrangères. Le pays est devenu un laboratoire d'expérimentations et
un modèle réduit pour essais des rapports de force dans la Caraïbe. Entre les des-
seins de politiques générales de cette hégémonie étrangère (beaucoup de cher-
cheurs ne sont que les agents d'exécution des projets de prestige politique com-
mandités par leur ambassade), et l'embrigadement de tous les nationaux sur le
terrain, il y a des marges que quelques-uns mettent à profit pour contribuer à d'au-
thentiques travaux de valorisation des savoir-faire locaux. Tout comme les Amé-
ricains de l'IICA, l'équipe d'agronomes français installés à Madian-Salagnac parti-
cipe au renouveau de valorisation du jardin haïtien, comme encore certaines thè-
ses doctorales de Québécois du Centre de recherches caraïbes de Montréal sont
des apports inestimables à la connaissance du réel. Cette triple conjonction des
plus originales et des meilleures pratiques d'Américains, de Français, de Québé-
cois, est porteuse d'éléments pertinents pour la construction nationale d'outils de
recherches et d'interventions adaptés à nos réalités, à nos besoins et à nos possibi-
lités.
ORGANISATIONS PRIVÉES
résultats mitigés de la FAO tout au long de la période ; car enfin, à l'échelle natio-
nale, tout cela ne rime pas à grand-chose, le développement du sous-
développement s'accélère. Nous ferons toujours les nuances d'échelles, s'il est
positif et responsable de secourir un individu, une famille, un bourg-jardin par la
charité, l'aide, l'assistance, il demeure qu'il y a cinq millions de défavorisés, plus
d'un million de parcelles, dix mille bourgs-jardins auxquels il est impensable de
généraliser les méthodes actuelles de secours. Il nous faut donc revoir la théorie
de la relation de l'espace au social pour y explorer d'autres voies alternatives de
développement pour le pays tout entier.
Il faut tirer parti des données accumulées, des expériences déjà faites, des es-
sais infructueux ou réussis. Le bilan des interventions depuis les années d'après-
guerre est à dresser. Ce qui nous fait cependant le plus cruellement défaut est une
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 166
Planche 16
L'ÉCONOMIQUE DU NORD-OUEST
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 167
Planche 17
L'ÉCOLOGIQUE DU NORD-OUEST
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 168
Troisième partie :
de l’organisation de l’espace à sa décentralisation
V
Économie politique
de la décentralisation
Il est possible que ce soit là le thème le plus important de la géographie par les
exigences qu'il pose d'embrasser la totalité des préoccupations de la discipline
pour déboucher sur les transformations radicales que porte l'expression de décen-
tralisation. Aussi, faut-il avant tout questionner les fondements théoriques quant à
l'objet, la méthode et le projet impliqués dans cette expression qui annonce le ren-
versement de la centralisation actuellement dominante. Comment reconstruire la
chaîne des concepts au bout de laquelle on débouche sur "décentralisation" ?
Comment procéder à la synthèse de la démarche en cours, des planches 1 à 15,
pour atteindre aux dimensions principales de l'espace ? En quoi ces dimensions,
qui sont des constructions abstraites, sont-elles des leviers très concrets du chan-
gement ?
tions locales, une certaine uniformité, car l'identification des lieux de première
appartenance de la population est plus proche du bourg, du marché, du quartier de
ville, de la section rurale que de l'abstraite Nation où se dilue toute responsabilité.
Dans "l'Écologie" nous tentons la synthèse des trois planches "Terre et nature"
(p1. 10), "Eaux et climats" (p1. 11), "Sols et végétation" (pi. 12) avec la préoccu-
pation de globalement dessiner les contraintes et les potentiels. Dans ce jeu de
dépendance aux aléas d'un environnement, entre le subi et le bâti, le Nord-Ouest
accuse fortement des conditions au départ plus difficiles. Toutes les stratégies
alternatives de survie sont ici condensées jusqu'aux premières pratiques contem-
poraines de la plus extrême d'entre elles la résignation au bord du suicide collectif
qu'est l'embarquement en boat people ; on joue sa vie à pile ou face, une chance
sur deux de ne pas s'en sortir.
Il nous fallait cependant généraliser cette étude par une comparaison, pour dé-
border le spécifique haïtien en évitant un discours d'enfermement dans des parti-
cularismes locaux ; et aussi tenter en une seule carte de traiter des dimensions
principales de l'espace. Nous faisons ici référence à la murale d'Hispaniola qui est
le prolongement et l'aboutissement de la démarche. Cette macro-analyse compara-
tive d'espace nous était indispensable pour centrer notre démonstration, en révi-
sant les lectures des planches de l'atlas, et rédiger les six textes qui prennent date
en 1982 pour positionner les éléments d'une politique de l'espace haïtien : l'intro-
duction de Espace et liberté en Haïti, l'introduction et la conclusion de l'Atlas
critique d'Haïti, et les trois essais pour une économie politique de l'espace, sa mé-
tropolisation, sa dégradation et sa décentralisation.
de bourgs-jardins reliés les uns aux autres... Jusque-là il n'y a rien de bien diffé-
rent à ce qu'ont révélé les planches de l'articulation de l'espace ; mais justement, il
faut partir de ce qui est et travailler à ce que ces formes, appelées à disparaître par
effet de centralisation, soient les bases, les fondements à réanimer dans la poursui-
te d'une société nouvelle, dans laquelle l'État et les Institutions ne seraient plus de
serviles outils procédant aux prélèvements pour leur accumulation entre les mains
d'une minorité.
Inutile d'en préciser davantage, car ce dire bien localisé et bien concret sert dé-
jà de ligne de partage entre les deux tendances principales qui s'affrontent et s'af-
fronteront dans ces années '80 : d'une part, le développementisme technocratique
et centralisateur, d'autre part, l'alternative du pays profond. Le débat est à mainte-
nir ici sur cette orientation générale ou nos choix seront d'abord nationaux, et
comme collectivité nous avons les ressources matérielles et humaines pour en
opérationnaliser les détails, ou ils ne le sont pas, et nous allons nous enferrer dans
une dépendance accrue.
Lecture peut-être inattendue, mais nous nous résignons mal à céder aux leur-
res des "révolutions vertes", des "campagnes de reboisement", de la "fête de l'ar-
bre"... et tous autres rituels incantatoires et parades techniques à un problème
principalement social d'accès à la terre et aux moyens de la travailler, et de protec-
tion nécessaire du paysan qui doit en être le principal bénéficiaire.
Sur cette première esquisse se greffe le rôle indéniable que joue la diaspora
depuis près de vingt ans. Hors territorialité s'est constituée la deuxième concentra-
tion nationale qu'il serait irresponsable de ne pas chercher à utiliser dans un projet
de société nouvelle. C'est une réalité qui, produite au XXe siècle, a franchi actuel-
lement le seuil nécessaire au développement de sa propre dynamique, dans sa
propre logique. Il serait farfelu de penser à un retour massif, quels que soient les
changements opérés. Mais il est raisonnable de penser que son articulation au
pays peut se renforcer. Un exemple peut rapidement montrer les exigences d'ima-
gination sociale que requiert la conjoncture : l'utilisation des enseignants haïtiens
en diaspora.
Notre calendrier scolaire fait coïncider les "grandes vacances" avec la saison
chaude et sèche. Son articulation à la réalité de notre diaspora pourrait comman-
der des adaptations en complémentarité du rythme suivi par nos quelques milliers
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 173
tous ses marchés pour la desserte des services ; et ce sont des unités mobiles qui
pourront atteindre ces lieux-centraux en attendant l'érection de structures perma-
nentes. Il ne faudrait pour commercer qu'une centaine d'unités, multifonctionnel-
les, de conception locale, pour qu'à chaque jour de marché, dans chacun des 500
marchés du pays, il y ait cette présence qui annonce et porte la rupture. Tout cela
coûtera l'équivalent des transferts actuels d'une semaine de la diaspora ! Combien
de médecins, mécaniciens, techniciens, volontaires divers, seraient-ils prêts à
s'engager dans les unités mobiles pour les étapes d'un circuit ? Gageons qu'ils
seraient nombreux au pays et en diaspora à vouloir apporter leur contribution en
fonction de leur disponibilité.
choise" à forger sur cette ligne frontalière du centre ; "La Port-au-princienne" qui
va de soi, avec un statut particulier à la ville même ; "La Cayenne" et "La Jéré-
mienne" aux personnalités à renforcer dans la pointe de la presqu'île du Sud.
Planche 18
LE POLITIQUE DU NORD-OUEST
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 177
CONCLUSION
Au tournant des années 70, les sciences sociales explorent par-delà l'acquis
des modes de production, des rapports de production, un renouvellement des théo-
ries du changement social et des mouvements sociaux. Les travaux des Touraine,
Castoriadis,... et, plus proche de nous ceux d'un Lëannec Hurbon, confluent vers
le dépassement du strict économisme antérieur 13 . Par contre, c'est le moment que
choisit
13 De 1970 à nos jours, il faudrait une longue liste d'auteurs dans toutes les dis-
ciplines se consacrant au travail d'effilochement de la gaine qu'avait posée la
mise en relation des concepts infrastructure-superstructure pour rendre compte
de tout le culturel et de son rapport aux formes de résistance actuelle. Alain
Touraine dans La production de la société, Seuil, 1973, Cornelius Castoriadis
dans l'Institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, ... et plus précisément
Laënnec Hurbon. De ses travaux nous privilégions ici Culture et dictature en
Haïti - l'imaginaire sous contrôle, L'Harmattan, 1979, lecture de l'imaginaire
et du symbolique dans la lutte des classes et les défis dressés aux discours sur
la culture populaire, dont le vodou, le créole, la question de couleur. Nous de-
vons renforcer les dénonciations de L. Hurbon sur l'incapacité actuelle de tou-
tes les tendances ethnocentriques en sciences sociales de concevoir la paysan-
nerie haïtienne autrement qu'en position d'attente, mais jamais comme porteu-
se de sa propre parole, de sa propre part de solution.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 178
C'est par les entités structurantes d'espace que nous avons cherché réponses
pour cette construction qui devrait répondre de la pratique sociale et spatiale ef-
fective de la société haïtienne d'aujourd'hui et de demain.
Au colonial, l'atelier d'esclaves, les cases à nègres, les places à vivres, les
marchés aux vivres, la langue commune en émergence, le vodou dans sa constitu-
Entre l'État et les Institutions, il faut que soient renforcés ces éléments essen-
tiels qui sont à l'échelle de la participation effective de la communauté puis-
qu'échelle de la spatialité de la structuration sociale.
L'enjeu de décentralisation ou
l'espace de la démocratisation
d'origine commune de leurs membres, pour reconnaître qu'il y a là une parole qui
refuse de se taire. Une prise en charge populaire, démocratique et nationale de
l'État et de ses Institutions passe par l'articulation de paliers intermédiaires de re-
groupement des noyaux communautaires, différents dans leur spécificité port-au-
princienne, provinciale, rurale, agricole, de quartiers, d'usines, de femmes, etc.
Démarquons immédiatement le projet de la nostalgique province des oligarques
du XIXe siècle pour le situer dans le rapport entre le centre et les sociétés locales,
les revendications personnalisées des parties de l'ensemble, la société civile versus
l'État. Les luttes matérielles et les attentes populaires ont toujours eu ces colora-
tions concrètement locales, et ce, jusqu'à la pratique politique où se tient aussi
tradition régionale. L'enjeu de régionalisation porte la critique du centralisme gé-
néralisé et de l'ordre des réseaux de prélèvements.
Georges Anglade
1982
Fin du texte