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Georges ANGLADE

[† 1944-2010]
Docteur en géographie et Licencié en Lettre, en Droit et en Sciences sociales
de l’Université de Strasbourg
Fondateur du département de géographie de l’UQÀM.

(1982)

ATLAS CRITIQUE
D’HAÏTI
AVEC 18 PLANCHES COULEURS

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca
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Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"


Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
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Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 2

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, profes-
seur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Georges ANGLADE

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI.

Montréal : ERCE & CRC. Groupe d'Études et de Recherches Critiques d'Es-


pace Département de Géographie, Université du Québec à Montréal. Centre de
Recherches Caraïbes de l'Université de Montréal, 1982, 79 pp. Livre au format
tabloïd (11" x 17").

[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 12 octobre 2009 de diffuser


toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriel : anglade.georges@uqam.ca

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 12 points.


Pour les citations : Times New Roman, 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition numérique réalisée le 7 février 2010 à Chicoutimi, Vil-


le de Saguenay, province de Québec, Canada.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 4

Georges ANGLADE
[† 1944-2010]
Docteur en géographie et Licencié en Lettre, en Droit et en Sciences sociales
de l’Université de Strasbourg
Fondateur du département de géographie de l’UQÀM.

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI

Montréal : ERCE & CRC. Groupe d'Études et de Recherches Critiques d'Es-


pace Département de Géographie, Université du Québec à Montréal. Centre de
Recherches Caraïbes de l'Université de Montréal, 1982, 79 pp. Livre au format
tabloïd (11" x 17").
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Le livre est accessible, en versions numériques, sur le site Les Classiques des
sciences sociales.

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Les planches couleurs sont aussi accessibles au format JPG haute définition,
en taille réelle.

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Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 6

Table des matières


Introduction : Espace et Société en Haïti

1. Cadre théorique
2. Méthode
3. Discours

PREMIÈRE PARTIE :
De l'évolution de l'espace à sa métropolisation

Problématique de l'évolution de l'espace


Le projet colonial de morcellement
La fédération des Provinces du XIXe siècle
Le processus de centralisation au XXe siècle
Économie politique de la métropolisation

Planche 1. L'espace morcelé 1664-1803


Planche 2. L'espace régionalisé 1804-1915
Planche 3. L'espace centralisé 1915-1980
Planche 4. La "République" de Port-au-Prince
Planche 5. L'espace social de Port-au-Prince
Planche 6. Le centre-ville de Port-au-Prince

DEUXIÈME PARTIE :
De l'articulation de l'espace à sa dégradation

Problématique de l'articulation de l'espace


Une relecture de l'habitat : les bourgs-jardins
Les carrefours de l'espace haïtien
Les mécanismes de la cohésion d'espace
Économie politique de la dégradation

Planche 7. Les bourgs-jardins


Planche 8. Les marchés
Planche 9. Les circuits
Planche 10. Terre et nature
Planche 11. Eaux et climats
Planche 12. Sols et végétation
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 7

TROISIÈME PARTIE :
De l'organisation de l'espace à sa décentralisation

Problématique de l'organisation de l'espace


Les mythes fondateurs du politique
Les réalités de l'économique
Les mystifications de l'aide
Économie politique de la décentralisation

Planche 13. Le contrôle politique


Planche 14. La gestion économique
Planche 15. Les opérations étrangères
Planche 16. L'économique du Nord-Ouest
Planche 17. L'écologique du Nord-Ouest
Planche 18. Le politique du Nord-Ouest

Conclusion : Les ruptures nécessaires


Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 8

Le Programme d'aide financière aux chercheurs (PAFAC) de l'Université du


Québec à Montréal et l'Association des Universités partiellement ou entièrement
de langue française (AUPELF) ont fourni une aide à l'édition de l'Atlas critique
d'Haïti.

Le graphisme de la couverture est de Renée COHEN. Le lettrage est de André


PARENT. La composition typographique est de Composition F enr.

Dans l'établissement des cartes (été 1978) j'ai eu la collaboration de l'étudiante


Jacinthe Aubin. La mise au propre des planches a été assurée à l'Atelier de carto-
graphie de l'Université du Québec à Montréal (été 1979) par les étudiantes Johan-
ne Couture, Guylaine Hébert, Lise Leclerc et Odile Reiher.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 9

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

INTRODUCTION

ESPACE ET SOCIÉTÉ EN HAÏTI

Au souvenir de François Borgia Charlemagne

FÉRALTE

1er prix de Géographie d'Haïti 1901 *

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C'est vraiment un signe que depuis plus d'une dizaine d'années l'ensemble des
sciences sociales recourent à des métaphores spatiales pour se dire. L'espace est
en pleine effervescence de définitions qui cherchent à produire une théorie de sa
relation à la société. C'est à une renaissance du géographique que nous assistons
dans cette conjoncture de convergence de discours qui, dépassant l'enfermement
dans le paysage accessible aux sens, s'ouvrent à l'espace socialement construit 1

* Lire Roger Gaillard Premier écrasement du cacoïsme 1915, Le Natal, 1981,


chapitre IV "Les Péralte", page 67.
1 Sur l'espace social, Henri Lefebvre assume depuis deux décennies un dé-
blayage théorique au carrefour de la sociologie et de la philosophie, notam-
ment son chapitre II "L'espace social" dans La Production de l'espace, An-
thropos, 1974, p. 83-195. Georges Condominas dans sa longue introduction
sur "L'espace social" dans L'espace social à propos de l'Asie du Sud-Est.
Flammarion, 1980. p. 11-94, condense l'apport de l'anthropologie par un essai
sur les systèmes de relations caractéristiques d'un groupe. L'économie spatiale
cherche des voies de débordement de la perception empirique d'un espace
homogène et neutre (de Löcsh et von Thunen à Alonso), cc qu'explore Alain
Lipietz dans Le Capital et son espace, Maspéro, 1977. En géographie j'ai es-
sayé de faire le point des apports disciplinaires dans "L'Émergence d'une géo-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 10

pour travailler ses abstractions principales que sont les formes, les structures, et la
dynamique. Tel est aussi notre objet dans cet Atlas critique d'Haïti où nous cher-
chons plus particulièrement les éléments d'une politique de l'espace haïtien ; quête
qui s'intègre à une triade 2 dans laquelle Espace et liberté poursuit les perspecti-
ves de cette politique de l'espace haïtien, et Hispaniola situe le contexte de cette
politique de l'espace haïtien.

Cet essai introductif constitue un bilan d'étape dans lequel nous tentons de
donner une réponse articulée à un ensemble de questions de la littérature géogra-
phique actuelle. Les trois parties sont reliées les unes aux autres par des proposi-
tions de construction d'un champ de concepts jusqu'à la pièce maîtresse des entités
structurantes d'espace qui donnent à penser la dynamique d'espace dans son rap-
port à la dynamique sociale et circonscrivent les éléments capables de porter une
alternative sociétale en Haïti.

1. Cadre théorique

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C'est dans une mise en relation de l'espace à la formation de l'État et de la Na-


tion que se donne le géographique. Deux processus sont à la base de cette liaison :
les étapes de la construction d'un marché national et l'évolution des modalités

graphie critique", York University, Toronto, Lecture series no 5, 1980-1981,


repris au chapitre III, "La raison d'espace", dans Espace et liberté en Haïti,
ERCE 1982. Signalons quatre autres textes pour leur apport théorique et leur
perspective originale sur l'espace social : Lo geografico, Vadell, 1977. de Ra-
mon A. Tovar sur la liaison du social au pédagogique en géographie ; Le Vau-
dou, un espace pour les "voix", Galilée, 1976, de Willy Apollon, une incur-
sion dans le religieux et l'oralité ; "Sobre la construccion social del espacio"
CENDES, 1976, de Sonia Barrios pour son insistance sur la place de la "natu-
re" dans le social ; et finalement Philippe Rouzier, sur le façonnement de l'es-
pace commercial entre les nations (The shaping of the exchange space) no-
tamment son texte en français Échanges et développement, Presses de l'Uni-
versité d'Ottawa, 1981.
2 Volume 1 - Atlas critique d'Haïti, ERCE & CRC, 1982.
Volume 2 - Espace et liberté en Haïti, ERCE & CRC, 1982.
Volume 3 - Hispaniola, ERCE & UCMM de Santiago R.. 1982.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 11

d'exercice des pouvoirs. Les formes géographiques sont celles du contrôle écono-
mique et de la gestion politique telles qu'elles se réalisent dans une société don-
née.

Ces formes principales s'articulent de manière différente dans le temps sous


l'influence de la dynamique interne d'une société qui. elle, répond des conditions
de son insertion dans un ordre politique et économique englobant. À chaque mo-
ment, une structure dominante d'espace livre passage à une organisation particu-
lière des formes.

Ces structures dominantes d'espace ayant la caractéristique d'évoluer (la rela-


tion Espace/Temps), se pose alors la question de ce qui fait spécifiquement la
dynamique d'espace et son autonomie relative dans le tout social. La dynamique
d'espace répond du mode d'existence des rapports sociaux tels que médiatisés en
spatialités.

À chaque moment, c'est au niveau de l'entité structurante d'espace que se dé-


ploient les contradictions de base de la société.

1.1 Des formes

La formation d'un marché actuellement national est passée par trois phases.
C'est d'abord la multitude des marchés locaux de la période coloniale du XVIIIe
siècle. Il y a autant d'unités qu'il y a de plantations directement reliées à la métro-
pole. À la limite, il n'y a pas de marché saint-dominguois mais seulement des ex-
tensions saint-dominguoises des lieux d'approvisionnement du marché des pro-
duits des colonies en France. Chacune des unités de production agricole obéit à
l'ordre colonial d'autarcie, d'exclusive et de dépendance à un négociant consigna-
taire de France.

Le nouvel ordre qui émerge de l'indépendance, en 1804, regroupe les entités


précédentes en onze marchés centrés chacun sur une ville-port d'exportation de
produits agricoles et chacun de ces onze centres est le siège d'une oligarchie qui
vit de son arrière-pays. Ces villes, marchés centraux de zones d'approvisionne-
ment bien découpées, sont à la fois l'affirmation des classes dominantes en émer-
gence et la condition de leur existence en tant qu'oligarchies régionales.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 12

Au XXe siècle, Port-au-Prince achève de gagner sa course à la centralité en


remodelant l'ensemble en un marché national dans lequel toutes les unités de pro-
duction de tous les lieux sont reliées, plus ou moins directement, à Port-au-Prince.

Ce marché actuel, point d'aboutissement de trois siècles d'évolution, est une


totalité de lieux de production, de réseaux de commercialisation et de rapports de
production et de commercialisation.

La seconde forme 3 est celle de l'exercice des pouvoirs. C'est d'abord au lieu
de chaque plantation coloniale que s'érige un système privé pour maintenir l'ordre
d'esclavage. Il y a bien une garnison de soldats métropolitains et un pouvoir re-
présentatif du Roi de France, mais c'est autant pour prêter main forte aux polices
des plantations que pour parer aux velléités autonomistes des colons et défendre
Saint-Domingue de la convoitise des puissances coloniales dans la Caraïbe. La
maille de base pour l'exercice de la violence coloniale est celle que tissent les 5
000 plantations.

Au XIXe siècle, l'État qui surgit de l'indépendance ne peut immédiatement ré-


aliser son projet de centralisation, il lui faut le construire. Passant par des étapes
de sécession, le modus vivendi qui finit par s'imposer est celui d'une fédération de
provinces dans laquelle des partenaires, jouissant d'une autonomie relative, s'al-
lient et se combattent au rythme d'une histoire qui voit la centralisation se renfor-
cer de plus en plus. L'occupation américaine de 1915-1934 renforce et parachève
la tendance en cours par l'élimination des armées régionales, des budgets régio-
naux, des marchés régionaux, des ports d'exportation des provinces au profit d'un
centre unique, Port-au-Prince. C'est dans le cadre d'un découpage hiérarchisé que
vont s'implanter les appareils de légitimation et de défense du nouvel ordre social
et spatial strictement centré sur la capitale.

3 Ces formes d'espace à construire théoriquement à partir d'éléments du paysage


peuvent aussi bien faire l'objet d'une analyse fonctionnelle, canalisation des
prélèvements et légitimation de l'ordre de chaque moment, d'une analyse sé-
miologique, perceptions et symboles, imaginaire et projections, que d'une ana-
lyse environnementale, le rapport du milieu physique au social dans la techno-
logie des transformations de la nature. C'est donc dire que ces formes relèvent
d'un processus de production que le culturel cimente et fonde. La focalisation
économique n'est qu'un départ obligé, puisque ces formes sont tout autant le
lieu du vodou et du créole, du noir et du mulâtre, de la mémoire d'esclavage et
de marronnage.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 13

En somme, la dynamique de création de la société et de l'espace haïtien s'est


accomplie par deux processus, celui de la formation d'un marché avec ses réparti-
tions, ses carrefours et ses liaisons, et celui de la pratique des pouvoirs par décou-
page territorial et implantation d'un complexe d'institutions hiérarchisées pour le
contrôle et le conditionnement. Deux formes principales dont la conjugaison des
effets propres à chacune assure concrètement à une histoire de l'espace haïtien ses
perspectives de connaissance diachronique et synchronique de l'objet à étudier, et
permet de retracer dans les internalités la part prise par les externalités 4 .

1.2 Des structures

La relation de l'espace au projet colonial des Amériques est de prolonger l'Eu-


rope de territoires sous la dominance d'un Pacte qui postule que chaque implanta-

4 La théorie de la dépendance a pratiquement orienté vingt ans de travaux sur


les Amériques latines en donnant la priorité aux externalités, les relations
d'échange avec le marché international, dans cette tradition d'une approche to-
talisante qui s'embarrasse fort peu des études de cas ou de la particularité des
situations nationales. À partir de 1975, la critique de cette tendance globali-
sante s'affirme pour suggérer un renversement de trajectoire du discours qu'on
ferait alors partir des cas concrets. Ce sont les souhaits plus ou moins claire-
ment formulés par Antonio Carlos Peixoto dans "La théorie de la dépendance,
bilan critique", Revue française de sciences politiques, vol. 27, n° 4-5, pages
601-629, 1976 ; du encore Salomon Kalmanovitz dans "Notes critiques théo-
rie de la dépendance ou théorie de l'impérialisme ?", Sociologie du travail,
janvier-mars 1975. pages 78-104 ; et même le géographe David Slater dans
"critique de la géographie du sous-développement", Cahiers internationaux de
sociologie, vol. LX, 1976, pages 59-96. Ces trois textes donnent une idée des
insatisfactions qui commencent à poindre vers 1975. Notre choix est, depuis
dix ans, à contre-courant général dans le pari d'approfondissement de cas
(conflits sociaux et spatiaux haïtiens) ; une théorie de géographie générale du
sous-développement doit dire un jour ce qui est commun dans les agence-
ments internes des cas de l'ensemble de nos Amériques : "Dans la géographie
d'un pays sous-développé, l'objet d'étude n'est pas la dépendance et ses indica-
teurs de dominations économiques, politiques, idéologiques, culturelles, tech-
nologiques, etc., mais bien plutôt la production de l'espace en tant qu'objet fa-
çonné par les conditions concrètes de réalisation interne d'une société, elle-
même influencée par des relations de dépendance", disions-nous déjà dans La
géographie et son enseignement, P.U. Québec, 1976.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 14

tion locale en terre nouvelle est et doit être reliée directement à une entreprise
métropolitaine avec le minimum de liaisons sur place d'une implantation à l'autre.
C'est l'ordre spatial de morcellement, le vouloir, de l'Amérique des plantations à
celle des mines et des comptoirs, d'une fiction de Nouveau Monde à bâtir comme
une infinité d'entreprises autarciques transférant leurs valeurs directement, et cha-
cune pour soi, sans palier de regroupement. Les mouvements autonomistes des
colons, les révoltes d'esclaves, l'émergence des indépendances mettront un terme
aux espaces morcelés qui, tôt commencés fin du XVe siècle, s'achèvent au XIXe
siècle.

Du local on passe à la réalisation de marchés régionaux dans le cadre de cha-


que territoire qu'un nouvel État doit assumer en se consolidant d'abord comme
alliance régionale avant d'être pôle centralisateur. Le nouvel ordre du XIXe siècle
d'un capitalisme d'importation-exportation se réalise concrètement dans la structu-
re dominante de régionalisation des caudillos et des tierratenientes, de la guerre
des provinces, de l'identification aux régions qui façonnent les Amériques en
Mauricie et en Estrie, Costa montafia et Llanos, Cibao, Sud et Nord d'un même
pays.

Au XXe siècle, la centralisation et son processus d'unification des marchés


régionaux en un marché national permet la mise au pas des velléités fédératives
sous la coupole d'une oligarchie triomphante. Celle-ci rallie et intègre les forces
régionales pour créer un centre métropolisateur, et se créer par cette "république
dans la République", "La-capital" tout court, comme on dit en hispanité.

Le passage au XXIe siècle s'annonce déjà houleusement pour le sixième siècle


d'une Amérique ayant broyé ses Amériques entre les meules d'un marché en
continentalisation et sa violence déjà continentalisée. Les hiérarchies des centres
nationaux bourgeonnent pour créer hors territoire national des diasporas. Ces mil-
lions d'émigrés et de réfugiés aux influences économiques et politiques obligent à
penser la structure spatiale nationale en intégrant les noyaux hors frontières à la
hiérarchie des centres nationaux.

En conclusion, ces trois moments des structures spatiales, morcellement, ré-


gionalisation et centralisation répondent de la relation Temps/Espace et de la
relation de la dynamique sociétale interne aux effets de son intégration comme
élément de l'ensemble plus vaste du projet impérial des tuteurs. La périodisation
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 15

d'espace, en scandant les rythmes d'une histoire propre à l'espace, fonde le géo-
graphique sur cette capacité de construire à chaque moment l'articulation des for-
mes entre elles et de travailler, d'une structure à l'autre, ces passages qui permet-
tent d'accéder à la dynamique spécifique de l'espace.

1.3 De la dynamique

À chacun des moments historiquement déterminés de l'organisation de l'espa-


ce, il y a une entité structurante d'espace qui est l'unité de base de cette organisa-
tion. Au morcellement colonial, c'est au niveau de la plantation que prend siège la
contradiction principale de la société et c'est aussi l'échelle des phénomènes qui
permettent de construire Saint-Domingue comme une organisation de quelque 5
000 éléments. Dans ce cadre, l'opposition de base se joue entre le système de
plantation qui fonctionne au prélèvement et l'atelier de main-d'oeuvre esclave qui
fonctionne à la résistance. La résolution du conflit s'est d'abord vécue au niveau
de chaque plantation dans un mouvement de collusion de ces forces d'ateliers jus-
qu'au renversement de l'ordre de morcellement.

À la régionalisation, c'est dans le cadre des onze provinces en situation de fé-


dération que s'opposent fondamentalement onze oligarchies en émergence et leur
onze paysanneries en réalisation. Construire l'espace du XIXe siècle, c'est prendre
en compte l'échelle des régions, découpage qui permet d'accéder à la contradiction
de base intra-régionale et à la rivalité inter-régionale. La résolution du conflit est à
ce double niveau : une oligarchie arrive à recentraliser l'ensemble des prélève-
ments à son profit exclusif par réduction graduelle du rôle des dix autres et par la
réarticulation des paysanneries en une paysannerie unique.

À la centralisation, l'échelle devient celle du pays entier, d'un État centralisé et


d'une nation affirmée au long de cette histoire. Le lieu de la contradiction princi-
pale de cette formation sociale se situe dans l'ensemble complexe des réseaux de
prélèvements de produits et de forces de travail et des noyaux de résistance en
création continuelle de stratégies de survie à la campagne et en ville, lieux-sièges
de tous les mouvements sociaux. Les deux voies de résolution du conflit sont,
d'une part, la tendance en cours à la désarticulation des noyaux comme palier de
regroupement pour une confrontation directe d'une force de travail émiettée face
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 16

au capital structuré et centralisé et, d'autre part, et c'est cela le raccourci d'alterna-
tive, le renforcement volontaire de ces noyaux dans leur capacité de collusion en
contraignant le capital et les pouvoirs à s'articuler à ces regroupements.

En somme, de la colonie à nos jours, c'est au niveau des entités structurantes


d'espace, qui sont aussi les cadres obligés de la dynamique sociale, que se déploie
la séquence répétitive conflit-résolution-équilibre de la dynamique spatiale 5 . Aux
trois paliers de la séquence et aux trois grands moments des structures dominantes
d'espace, morcellement-régionalisation-centralisation, travaillent des noyaux qui
fonctionnent à la résistance et des réseaux qui fonctionnent au prélèvement.

2. Méthode

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Pour dire les formes, les structures et la dynamique, nous avons essayé de
mettre la carte au centre de la démarche géographique en chargeant l'expression
d'atlas, habituellement limitée à un recueil de cartes elles-mêmes inscription car-

5 Sur la morphogénèse, aussi bien les analyses américaines "in radical geogra-
phy", Antipode et l'Union des géographes socialistes,.., que le débat dans les
Écoles françaises sur le Marxisme en Géographie, Hérodote, L'Espace géo-
graphique,.., postulent l'inclusion du géographique dans le matérialisme histo-
rique sans réellement proposer une sortie de ces pétitions de principes et sans
vraiment dépasser l'étape de souligner qu'il serait intéressant de faire émerger
un nouveau discours en l'illustrant d'exemples d'applicabilité. Une théorisation
du géographique fait toujours défaut, d'où cette lourdeur dogmatique et quel-
ques naïvetés au moment même où l'ensemble des sciences sociales amorcent
une vigoureuse critique du réductionnisme du marxisme. Que l'on reprenne
cette bonne vieille leçon des méthodes et pratiques qui ont fondé le géogra-
phique, dont les plus méconnues de toutes, celles de Moreau de Saint Méry
c'est dans "l'analyse concrète de situations concrètes", l'approfondissement
théorique de cas, que naîtra le cadre d'analyse souhaité pour le courant criti-
que, hors des généralisations abusives, par delà l'économisme globalisant et en
rupture d'avec la pratique dominante de plaquer des concepts empruntés sur le
géographique. L'essai de 1974 de Paul Vieille sur cette question nous semble
encore un modèle de l'imagination sociale qui fait défaut en géographie,
"L'espace global du capitalisme d'organisation" Espaces et Sociétés, n° 12, p.
3-32.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 17

tographique de données habituelles, d'une autre dimension : l'enchaînement des


maillons d'un nouveau discours géographique.

Le mode de recherche a été tout autant le chemin suivi pour aboutir à une pré-
sentation du produit que le chercheur dans ce produit de la recherche. Cette imbri-
cation du protocole de recherche et de la pratique personnelle du processus me-
nant aux résultats nous laisse avec des questions sans réponses. Est-ce le sujet
traité qui, pour nous, est bien plus qu'un débat académique ? Est-ce l'effet d'exil,
ce discours à distance qui porte le retour ? Toujours est-il que nous ne sommes
pas toujours arrivé à démêler ces niveaux dans la démarche et l'exposé. Fallait-il y
arriver ?

Le mode d'exposition reconstruit la démonstration des thèses et hypothèses


jaillissant çà et là au cours du déroulement du travail. D'abord les cartes, et ensui-
te le texte pour les rectifier et les déborder en ouvrant de nouvelles pistes de re-
cherche, si vrai qu'il n'était d'autre objectif que celui d'avoir encore plus de ques-
tions.

2.1 Espace et carte

À l'ancienne image du géographe dressant des cartes s'est substituée, en trois


décennies, l'image d'un spécialiste de plus en plus en pratique d'analyse sociale et
pour qui la carte est de moins en moins un moyen d'expression. Pour redresser le
bâton, on l'a tordu dans l'autre sens, car je crois encore signifiante une pratique
millénaire du support le plus remarquable qu'ait produit cette longue aventure de
fondation des sciences sociales. Mais à nouvelle géographie, nouvelle carte !

Dans la démarche de l'élaboration du géographique en science, il y a actuel-


lement cinq piliers essentiels qui sont travaillés : la définition qui cherche à cerner
l'objet avec exactitude, les concepts qui en expriment les composantes et les
contradictions qui font la dynamique, la méthode d'étude de cet objet par opéra-
tionalisation des concepts qui, menant aux lois fondamentales d'évolution de l'ob-
jet, ouvre à sa maîtrise en théorie et en pratique, puis débouche sur l'intervention
de transformations au profit de telle ou telle classe. Définition, concepts, méthode,
lois et intervention bâtissent aux cartes les dimensions dont elles devront rendre
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 18

compte et commandent à l'atlas, comme totalité qui transcende les cartes, sa ma-
nière d'être l'intersection de ces dimensions.

Notre résultat du moment, tel qu'il se trouve ramassé dans la murale d'Hispa-
niola, donne la carte comme une construction qui pose l'hypothèse de production
de l'espace, les formes du contrôle économique et de la, gestion politique, et la
structure dominante de l'espace. Un lexique des éléments retenus du paysage pour
dire les formes et les structures, permet d'accéder aux agencements qui, sur la
carte proprement dite, médiatisent hypothèses et thèses pour en faire la démons-
tration.

Quant aux échelles d'analyse qui font depuis peu en géographie l'objet d'un
déblayage, leur choix ne semble pas se fonder sur une théorie scientifique précise.
Il nous est apparu que la pratique d'échelle devrait découler du cadre théorique
adopté et, plus précisément, des entités structurantes d'espace. Dire Saint-
Domingue, c'est d'abord dire ce qu'est une plantation et construire ensuite l'en-
semble comme articulation des différents types de plantations dans leur modalité
de regroupement spécifique ; dire Haïti au XIXe siècle, c'est d'abord dire ce qu'est
la région, ses composantes, ses modes d'organisation et construire ensuite l'en-
semble comme articulation des différents types de régions ; dire Haïti aujourd'hui,
c'est aborder la totalité comme une construction ayant la métropole comme carre-
four principal de l'espace et choisir ensuite d'autres échelles de ce patron général,
notamment les noyaux et réseaux, pour en préciser les composantes.

Ainsi, un ensemble de pratiques scientifiques en géographie autour des no-


tions d'échelle, de région 6 trouvent leurs assises dans le cadre théorique qui,

6 Par exemple, Yves Lacoste 'nomme" le problème de région et d'échelle dans


La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre, Maspéro, 1976, p. 49 et 64,
et s'essaye (Unité et diversité du Tiers Monde I, Maspéro, 1980) dans une ap-
plication de ces notions sans déboucher cependant sur les exigences théori-
ques qui fondent objectivement un choix d'échelle d'analyse capable d'être la
même pour tous à partir d'une base théorique reconnue. Le choix d'échelle
d'analyse des formes géographiques est commandé par la structure dominante
d'agencement de ces formes. La notion de région est une notion-clé du mo-
ment des structures dominantes régionalisées. En moment de centralisation,
parler de "région" n'a plus du tout la même signification, le concept renvoie à
une autre réalité, et les schémas de "spatialité différentielle à différents ni-
veaux d'échelle", p. 177, n'ont toujours pas d'ancrage théorique et ne tiennent
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 19

poursuivant la définition la plus exacte possible de l'objet d'étude, bâtit le champ


de concepts, ce vocabulaire de la géographie dont l'imprécision nous faisait telle-
ment tort.

La carte comme méthode s'est révélée d'une richesse exceptionnelle, le mode


de recherche ayant été la séquence formes-structures-dynamique tandis que le
mode d'exposition inverse la séquence pour donner dynamique-structures-formes.

2.2 Mode de recherche 7

L'établissement des dix-huit cartes de l'atlas s'est réalisé simultanément. Les


difficultés rencontrées et les solutions retenues ponctuent les trois moments de
notre démarche. Nous partions d'un certain niveau de connaissance du terrain et
de sa littérature ainsi que d'une hypothèse de géographie générale de cas qui se
précisait à mesure 8 . Notre travail nous avait vite mis devant l'évidence que cha-

aucun compte du tempe. À chaque structure dominante l'articulation des


échelles change.
7 Sur la méthode, il faut encore revenir à ce texte de base de Henri Lefebvre,
"Perspectives de sociologie rurale", Cahiers internationaux de sociologie,
1953, repris dans Du rural à l'urbain, Anthropos, 1970, p. 63-78. C'est l'une
des plus riches lectures du presque unique texte méthodologique de Marx dans
L'Introduction à la critique de l'économie politique sur "La méthode de l'éco-
nomie politique". J. P. Sartre dans Critique de la raison dialectique (1960) p.
40-43 devait se réclamer de cette lecture "simple et irréprochable" de H. Le-
febvre pour mieux s'en prendre au "marxisme paresseux", p. 43, enfermé dans
la vulgate formaliste. Reste que "L'analyse concrète d'une situation concrète"
requiert une imagination sociale de toue les instants et que les trois moments
de la méthode, le descriptif informé, l'analytico-régressif et l'historico-
génétique sont aussi difficiles à séparer que sont difficiles à éviter les risques
d'obscurité et de répétition propre à cette méthode ; Marx et Lefebvre eux-
mêmes en ont été les premières victimes, La Production de l'espace, Anthro-
pos, 1974, p. 79-81.
8 La base nos longues randonnées d'adolescence avec un père que sa charge
amenait è parcourir provinces, notamment l'aquinoise, et de là aussi nos pre-
mières intuitions qu'il était un "âge d'or" des régions d'autrefois. Puis, le creu-
set, L'École Normale Supérieure de Port-au-Prince, 1962-1965, nos premières
années d'enseignement, en plein dans l'exigence du moment qui poussait à re-
faire les chemins qui nous avaient valu le document de travail en géographie
d'Haïti, Le paysan haïtien de Paul Moral, Maisonneuve et Larose 1961, ce
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 20

que groupe social avait une expérience et une perception différente des éléments
du paysage à partir de sa propre pratique d'espace, comme ces paysans boat-
people des Bahamas qui ne voyaient que les marchés comme noeuds jusqu'à don-
ner la capitale pour une concentration de vingt-cinq marchés, ce qu'elle est aussi.
C'est du rapport entre ces constructions différentielles des groupes sociaux que se
sont agencés les éléments pour la construction des deux formes principales du
contrôle économique et de la gestion politique. De cette première étape nous
pourrions dire qu'elle est descriptive, dans un mouvement allant de la sélection
sous grille d'éléments des pratiques spatiales du paysage jusqu'à une construction
théorique des formes.

L'analyse de cette première élaboration des formes du présent nous obligeait


d'en faire l'histoire pour les comprendre et les dater. Ce recours renouvelé à la
vieille complicité entre Histoire et Géographie nous livrait le rythme particulier
d'évolution de chacun des éléments du paysage, comme celui du découpage terri-
torial des cinquante-deux paroisses coloniales aux cinq cent cinquante-cinq sec-
tions rurales actuelles ou encore le passage du portulan colonial aux cent ports
d'exportation, à la carte des onze ports de 1890, jusqu'à la réduction à un port uni-
que actuellement, le Port-au-Prince. De cette interaction de rythmes différents
émergeait un rythme général qui, rendant compte des variations de l'ensemble,
scandait les structures dominantes d'espace, sorte de totalité des structures particu-
lières.

La succession des structures dominantes posait le problème de leur dynami-


que, histoire et genèse. Si le problème et la question sont clairement énoncés, no-
tre réponse actuelle, la contradiction des noyaux/réseaux d'espace, suppose une
validation par une pratique sociétale de rupture de tendance qui se fonde sur les
entités structurantes d'espace. Cette formulation a permis de reprendre en les recti-
fiant l'ensemble des formes et des structures pour aboutir à une explication du
présent tout en faisant sourdre les fondements d'une politique d'espace pour une
société à enrichir de rapports nouveaux, démocratiques, égalitaires.

dont nous nous sommes acquitté consciencieusement pendant trois ans en


coccinelle. Toute la systématique d'après, études et travaux, trois "retours" au
pays, longue pratique d'entrevues en diaspora... renvoie à cette base.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 21

2.3 Mode d'exposition

Chaque carte au cour des trois moments de la démarche construit continuel-


lement sa part des formes, des structures et de la dynamique en convergence vers
ce point, non atteint, qu'une seule carte puisse dire l'espace. La mise en ordre des
concepts sous forme de discours démonstratif donne à chacune des cartes son
mode d'exposition, un effort pour expliciter la thèse, l'hypothèse ou parfois sim-
plement le point de vue que l'on cherche à valider. Bilan d'étape que celui-ci, car,
tellement imbu de l'inachèvement de la tentative, nous en avons nous-même si-
gnalé les manques tout au long de l'exposition.

Quant au texte qui fait route avec les cartes, il porte aussi bien le chemin suivi,
les résultats, que l'esquisse du souhaitable. Cette parole aux trois niveaux de l'ob-
jet, du sujet et du projet nous la sentons souvent au bord de la polémique en ré-
ponse à l'agression et à la violence qui ont façonné le produit de l'étude, l'espace
haïtien. Polémikos, étymologiquement "relatif à la guerre", car, ce ne sera pas une
mince affaire que celle de créer les conditions minimales d'internalités et d'exter-
nalités pour viabiliser l'espace de tous les Haïtiens, en contre-marche des prati-
ques qui ont abouti à en faire le "paradis" des uns et "l'enfer" des autres.

Légende réduite à un lexique des éléments du paysage, construction des for-


mes par organisation de ces éléments, périodisation des structures par articulation
des formes, repérage des oppositions créant la dynamique de succession des struc-
tures, proposition d'orienter la dynamique pour une société, différente dans son
option de prendre démarrage sur ses propres racines ; tels sont les chaînons et tel
est leur enchaînement.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 22

3. Discours

Retour à la table des matières

Deux grands manuels des années 60 caractérisent globalement les deux pre-
mières manières d'être du géographique. D'une part, La géographie humaine de
Max Derruau, sorte de vade-mecum des pratiques du type des écoles françaises
jusqu'au tournant des années 70, et d'autre part, le Spatial analysis in human geo-
graphy de Peter Haggett, compendium des analyses du type des écoles anglo-
saxonnes. Le plan de chacun de ces manuels est hautement révélateur des deux
discours géographiques.

Des années 70 aux années 80, aussi bien dans les Amériques du Nord d'un An-
tipode que dans la France d'un Espaces et sociétés et surtout, pour ce qui est de
notre univers, dans le foisonnement autour de la dépendance, de l'État, du politi-
que, de l'espace dans les Amériques du Centre et du Sud et au Québec, émerge un
nouveau discours qui se dotera certainement d'ici dix ans d'un manuel qui se vau-
dra l'épithète de "critique" par sa systématique des percées de cette troisième ma-
nière de faire géographie 9 .

Notre essai touche ici aux analyses critiques et à l'organisation logique qui
profilent quelques traits de ce que pourrait être ce troisième condensé d'une prati-
que géographique dialectiquement liée et en rupture avec les deux premières. Six
thèmes nous semblent regrouper les organes essentiels de la nouvelle problémati-
que et nous les avons reliés deux à deux pour approfondir leurs imbrications.

9 La comparaison des deux premiers courants est plus riche pour les éditions
d'avant 1970. quand les deux tendances s'ignoraient encore. La quatrième édi-
tion du Derruau (Armand Colin 1967. la première date de 1961) contemporai-
ne de la quatrième édition du Haggett (Edward Arnold 1968, la première date
de 1965) qui a servi à établir la traduction de 1973 chez Armand Colin, per-
mettent de distinguer la quête du façonnement du premier et la recherche de
l'ordre dans la description du second. Les différences sont grandes et grandes
aussi leurs richesses respectives, mais les réponses proposées aux mêmes
questions d'échelle, de région, etc., sont deux formes raffinées d'une percep-
tion empirique de l'espace. Les troisièmes pratiques qui convergent lentement
en troisième courant explorent les ruptures possibles d'avec l'empirisme sans
encore pouvoir les consommer.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 23

3.1 Évolution et Métropolisation : planches 1 à 6

Les trois premières cartes sont un essai sur les structures spatiales dominantes
de la situation coloniale à cette conjoncture de fin XXe siècle et les trois cartes
suivantes s'attachent, à trois échelles différentes, aux phénomènes les plus mar-
quants de la centralisation : La "République" de Port-au-Prince, l'espace social de
la ville de Port-au-Prince, le bòdmè, centre-ville de Port-au-Prince.

Le thème de l'évolution, succession des structures dominantes de morcelle-


ment, de régionalisation et de centralisation, nous livre une clé d'ordonnancement
des différents éléments constitutifs de la société se réalisant dans l'espace. Ressor-
tent alors et le poids des externalités (la mondialisation du mode de production
capitaliste) et le poids des internalités (la dynamique des rapports locaux entre
classes dominantes et dominées dans le façonnement de l'espace).

Le thème de la métropolisation, le corollaire de la structure centralisée, nous


introduit au phénomène port-au-princien. S'y déploie également la créativité des
noyaux, par l'émergence de formes d'adaptation dans l'habitat, le commerce, le
transport, la consommation, etc. Ce sont des constructions destinées à tempérer
l'impact d'un prélèvement féroce de rentes foncières et immobilières, et à immuni-
ser partiellement contre l'inflation.

3.2 Articulation et Dégradation : planches 7 à 12

L'étude des bourgs-jardins (p1. 7), des marchés (p1. 8), des circuits de com-
mercialisation (p1. 9), essai sur les fondements de ce qu'est le territoire haïtien,
introduit les questions d'une géographie sociale de la Terre et de la Nature
(p1. 10) en preuve que sont encore à portée les savoir-faire d'un équilibre humain
des Eaux et climats (pl. 11), des Sols et de la végétation (pl. 12). Pour dire l'arti-
culation de l'espace, nous avons recherché les modalités de la distribution de la
population, les centres de cette distribution et les flux qui parcourent la distribu-
tion en reliant les centres. À un pôle de la société s'organisent des réseaux de pré-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 24

lèvements, à l'autre se créent les noyaux de résistance collective aux prélève-


ments.

Le thème de la dégradation dévoile la souplesse d'adaptation des noyaux face


au désastre écologique causé par la demande toujours croissante de prélèvements
dans une formation sociale fondée sur la rente agricole. Les masses paysannes ont
fait face à la dégradation de la terre et de la nature par l'intervention magistrale du
compagnonnage agricole pour au moins sauvegarder et améliorer le potentiel de
leur parcelle en jardinage.

3.3 Organisation et Marginalisation : planches 13 à 18

Essai sur les modalités du Contrôle politique (p1. 13), de la Gestion économi-
que (pl. 14) et de l'environnement idéologique par la Présence étrangère (p1. 15).
Cette géographie des pouvoirs en continuelle réalisation livre passage à la logique
des différenciations et des inégalités que nous illustrons par l'Économique du
Nord-Ouest (p1. 16), l'Écologique du Nord-Ouest (p1. 17) et le Politique du Nord-
Ouest (p1 18).

Le thème de l'organisation nous livre l'inscription dans l'espace de la dynami-


que oppositionnelle du couple réseaux de prélèvements/noyaux de résistance ;
comment s'effectue le contrôle politique des noyaux pour l'acheminement des
prélèvements par l'imposition des biens et services ? La présence étrangère n'in-
tervient-elle pas à la fois pour renforcer les réseaux de prélèvements et pour faire
éclater les noyaux de résistance ?

L'exemple du Nord-Ouest nous sert pour l'analyse de la marginalité, division


inégale du développement des parties d'un espace national. Ce découpage du terri-
toire en parties individualisées montre comment s'agencent localement les réseaux
de prélèvements et noyaux de résistance. Les trois cartes témoignent d'une démar-
che de synthèse qui regroupe en thèmes économiques, écologiques et politiques la
mise en application des concepts précédemment travaillés.

La murale d'Hispaniola prolonge encore cette démarche par l'essai comparatif


Haïti-République Dominicaine en une seule planche de synthèse des dix-huit car-
tes de cet atlas.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 25

En privilégiant ainsi un certain nombre d'éléments, de formes, de structures,


de dynamique, nous procédons certainement à une réduction du réel. Mais, au
terme de ces travaux, nous nous demandons si vraiment ce ne sont pas les élé-
ments fondamentaux du présent, les assises d'une alternative de développement,
voire la charpente de base à partir de laquelle ré-assembler de nombreuses obser-
vations pertinentes restées éparses dans la littérature scientifique sur Haïti.

Georges Anglade 1982


Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 26

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Première partie
de l’évolution de l’espace
à sa métropolisation

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Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 27

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Première partie : de l’évolution de l’espace à sa métropolisation

I
Problématique de l’évolution
de l’espace

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À quelle nouvelle lecture du Temps peut nous convier l'Espace ? Quel est le
découpage de notre Histoire qui soit propre à notre Géographie ? Quelle est la
part d'explication que peuvent fournir les concepts d'espace dans la dynamique
des sociétés ? Comment une société produit-elle sa catégorie d'espace et comment
cette dernière participe-t-elle à la construction de la société ? Ne peut-on pas po-
ser l'hypothèse que l'espace est le concept oublié qui comble la compréhension du
social jusqu'à maintenant fragmentaire ? L'espace n'est-il pas à la fois l'aval et
l'amont du social, déterminé et déterminant ?

Ces questions d'une mise en relation de l'espace à la société au long de son


évolution touchent au problème fondamental de la construction d'une théorie
scientifique de la géographie. Sans une thèse d'évolution, nous ne pourrions que
renforcer la conjoncture actuelle d'émiettement de la géographie, traitant de tout et
de rien, allant partout et nulle part.

De la Saint-Domingue coloniale à l'Haïti contemporaine, se succèdent trois


structures spatiales dominantes : le morcellement 1664-1803, la régionalisation
1804-1915, la centralisation 1915-1980. Les facteurs d'explication du morcelle-
ment, de la régionalisation, de la centralisation relèvent à la fois du type de dé-
pendance que subit le pays, c'est le niveau des externalités, et de l'organisation
locale de la société et son rapport à l'espace, c'est le niveau des internalités. D'une
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 28

part, les structures dominantes d'espace sont orientées par les principales influen-
ces internationales, la dépendance coloniale (XVIIIe siècle), la dépendance au
capitalisme commercial (XIXe siècle), la dépendance au capitalisme industriel et
financier Me siècle), et d'autre part, elles se réalisent suivant les conditions
concrètes d'utilisation et d'appropriation de l'espace par les groupes sociaux au
long des XVIlIe. XIXe et XXe siècles.

Il n'existe pas de formule qui figerait la part respective des niveaux d'externa-
lités et d'internalités dans l'explication des phénomènes d'espace. À chaque échel-
le et à chaque moment, l'objet d'espace est historiquement produit. À la géogra-
phie de développer ses notions et concepts, de préciser ses hypothèses, d'affiner
ses analyses par échelle, de parfaire ses techniques et méthodes pour rendre
compte de notre société en continuelle évolution. À ce titre d'ailleurs, la géogra-
phie d'Haïti ne sera jamais achevée ; mais, elle sera significative dans la mesure
où elle participe au déblayage de l'interprétation et de la transformation du sous-
développement en assumant la perspective qui lui est propre pour dire le rapport
de l'espace à la société dans l'économique, le politique, l'idéologique, le culturel,
le juridique. Aucune question sociale ne peut prétendre être sans rapport avec
l'espace, les questions actuelles de classes et de couleurs, de pouvoir et de libérali-
sation, de développement et de démocratisation... comprises.

Le morcellement 1664-1803

Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et pendant tout le XVIIIe siècle, les
principales relations se nouent avec la France. Dès 1664, par la nomination de
Bertrand d'Ogeron comme gouverneur de Saint-Domingue et le choix de la com-
pagnie des Indes occidentales pour le peuplement de l'île, se trouvent posés, pour
150 ans, les termes d'une politique coloniale d'occupation agricole de l'espace.
Les objectifs visés et les moyens pour y parvenir sont contrôlés par la métropole
qui assure l'exploitation intensive des ressources par une administration directe et
la souveraineté politique.

Par la traite de main-d'oeuvre noire tirée d'Afrique, la France produit aux An-
tilles des, épices dont le sucre et le café. Les denrées saint-dominguoises ont re-
présenté plus de la moitié du commerce atlantique français au XVIIIe siècle. Cet
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 29

énorme transfert des valeurs créées sur place va contribuer au développement du


capitalisme en France. S'expliquent dès lors, au seul profit de la bourgeoisie
commerçante métropolitaine et des colons, le superlatif de "Perle des Antilles" et
la réalisation d'une des structures spatiales les plus achevées de la Caraïbe : l'es-
pace morcelé de Saint-Domingue.

L'unité de base de la mise en valeur de la colonie est l'habitation autarcique ;


chacune d'elles possède ses moulins, ses meules, ses séchoirs, ses cuves. La bonne
marche des travaux se réalise par un atelier d'esclaves logés à même la plantation
dans l'aire des cases-à-nègres. Dans les mornes comme dans les plaines, les mil-
liers d'habitations, grandes ou petites, sont toutes individuellement reliées à un
port d'embarquement pour l'exportation de leur production au négociant consigna-
taire avec qui elle traite d'affaire en France.

L'organisation de l'espace est faite de milliers de flux indépendants reliant les


unités de production à leurs ports d'embarquement éparpillés le long des côtes. La
carte de Saint-Domingue est un portulan tout en baies, anses, criques, promontoi-
res, jetées, embouchures, caps. Saint-Domingue est la juxtaposition de 5 000 habi-
tations, chacune directement reliée à la France par un chemin, un port, un bateau.

La ville coloniale est le lieu de transit des produits, siège de l'administration


gardienne du morcellement, résidence secondaire de colons propriétaires et refuge
de marginaux de toutes sortes vivant hors d'une plantation, hors de la norme colo-
niale.

Le morcellement, spatialité du Pacte colonial, est une production d'enclaves,


une représentation de chaque plantation comme appendice individualisé de la
France, un territoire clos condamné à dégorger ses produits par un goulot unique
et orienté vers la métropole. Ce rattachement de l'habitation coloniale à la France
par fiction de prolongement, ce morcellement de l'espace comme fondement d'or-
ganisation, confine la force de travail, bien meuble, à l'isolement de chaque ate-
lier. La rupture révolutionnaire éclate les espaces fermés pour une fusion totale,
création d'une organisation ouverte, espace de l'État-Nation aux mouvements de
marchandises d'une localité à l'autre, aux flux de vivres vers les lieux de marchés,
noeuds de convergence des rencontres, réseau des contacts culturels, économiques
et politiques.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 30

La régionalisation 1804-1915

Par l'indépendance en 1804, Haïti se coupe de la domination coloniale pour


bâtir des relations d'importation et d'exportation avec le capitalisme commercial
européen. La naissance de l'État s'accompagne de la création de groupes sociaux
qui se constituent par l'appropriation des terres agricoles, le contrôle des circuits
de commercialisation et l'accaparement de l'appareil d'État.

Les anciennes masses esclaves ont été contraintes de travailler sur les proprié-
tés dont s'étaient emparés les dirigeants issus de la guerre d'indépendance. Toute
une imposante armature législative, les règlements du "Caporalisme agraire", a été
bâtie par les différents gouvernements de la première moitié du XIXe siècle. Elle
consacrait l'asservissement personnel du paysan au propriétaire foncier et pré-
voyait de lourdes et sévères sanctions contre les contrevenants à cet ordre nou-
veau dans l'agriculture. Sans cette violence directe et soutenue, les Grandon n'ar-
riveraient pas à consacrer leurs droits de propriété, obliger les paysans à travailler
pour eux et combattre la menace permanente de marronnage de la main-d'oeuvre.

Vers le milieu du XIXe siècle s'achève en bonne partie la consolidation du


droit de propriété sur les domaines privés et publics et sur les parcelles distri-
buées, acquises ou occupées par les paysans. Entre temps d'autres factions se sont
constituées dans le négoce par le contrôle des circuits de commercialisation.

L'oligarchie qui prend naissance au cours du XIXe siècle a pour fondement les
redevances agricoles et les bénéfices de commercialisation des denrées d'exporta-
tion ; rentes et profits assurés par la mainmise sur l'appareil d'État qui est aussi
source importante de prévarications.

Il se développe une intense activité régionale axée sur un port d'exportation.


Les onze chefs-lieux d'arrondissements financiers sont des villes côtières ouvertes
au commerce extérieur. Ce sont les sièges locaux des oligarchies régionales
contrôlant la production et la vente de leur zone respective. C'est la période histo-
rique au cours de laquelle chaque "province" fait sentir son influence. Les grandes
divisions entre Nord, Sud, Ouest se subdivisent en particularismes locaux qui
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 31

agissent aussi bien aux niveaux politique et militaire qu'aux niveaux commercial
et économique.

L'organisation de l'espace devient régionale ; chacune des onze villes portuai-


res abrite de puissants groupes de propriétaires terriens, de commerçants et s'acti-
ve dans l'importation et l'exportation. Les réseaux de transport du café ou des bois
convergent aux villes régionales. Les bourgs et les zones de production sont ani-
més par leur port respectif.

La régionalisation est au XIXe siècle la structure d'aboutissement du partage


de l'espace entre onze oligarchies nées autour de onze villes-ports, nœuds de
contact obligé pour le commerce international. Chacun des onze groupes dispose
d'arrière-pays fait d'un réservoir de paysans secrétant rentes, profits, taxes, et à
l'occasion troupes de guerre.

Les "provinces" sont plus ou moins fortes. Leurs groupes hégémoniques s'al-
lient, s'opposent, se combattent, et chacun d'eux se singularise par une combinai-
son originale de l'importance des factions foncières rurales, foncières urbaines,
commerçantes, politiques, et par l'étendue de la dispersion de ces factions dans le
spectre des couleurs locales, du noir au mulâtre.

Port-au-Prince, accumulant les valeurs de centralité, distance progressivement


les autres pour aborder le tournant du siècle, substitution du capitalisme industriel
au capitalisme marchand, en position centrale. La composition de son oligarchie,
commerçante, foncière urbaine, latifundiaire, mulâtre et immigrante... sera doré-
navant, elle aussi, un objet de la politique nationale ; les exacerbations des évincés
de province y trouveront des thèmes de revendications.

La centralisation 1915-1980

Dès la fin du XIXe siècle, les E.U.A. éliminent la France du marché haïtien,
réorientent à leurs profits le commerce extérieur et disposent de la force de travail
paysanne pour leur développement industriel, particulièrement dans les planta-
tions sucrières américaines de Cuba et de la République Dominicaine. L'occupa-
tion d'Haïti par les Marines de 1915 à 1934 ouvre l'ère de la dépendance au capi-
talisme financier et industriel, l'impérialisme en réalisation. La spatialité nouvelle,
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 32

la centralisation port-au-princienne, déjà perceptible dans le précédent cycle, est


précipitée par un train de mesures politiques et administratives et leurs mécanis-
mes afférents.

De 1915 à 1921, l'occupant doit affronter sa première guérilla d'envergure au


XXe siècle. Il lui faudra toutes les ressources de destruction du moment, notam-
ment l'aviation, pour venir à bout des paysans en armes sous la conduite de chefs
locaux dont certains grands propriétaires terriens. Les guerres Caco et Piquet sont
inscrites dans la structure de régionalisation et la nouvelle centralisation devait en
saper les bases par affaiblissement de la puissance politique et militaire des ré-
gions. L'objectif politique de la spatialité en formation est de restreindre les af-
frontements pour le pouvoir aux seules factions (contrôlables) de la capitale en
gestation de la "république" de Port-au-Prince. Les champs de bataille feront pla-
ce aux jeux de coulisses.

L'ordre nouveau, administratif et économique, politique et militaire, vient


étayer le projet d'espace : élimination des budgets communaux au profit d'un bud-
get national, fermeture des ports régionaux au commerce extérieur, tarifs préfé-
rentiels à Port-au-Prince, création d'une force de police à hiérarchie militaire, la
Garde d'Haïti, suppression de toute autorité locale des généraux "ancien temps",
prise en charge par l'occupant des principaux appareils publics, banques, douanes,
contributions. Les mécanismes de la centralisation sont brutalement imposés pour
les décennies à venir.

L'énorme réservoir de main-d'oeuvre paysanne est nécessaire comme proléta-


riat des industries nouvelles. Les campagnes sont vidées des cultivateurs au profit
des centrales sucrières de la Caraïbe ; déplacement de population sans précédent
historique puisqu'il implique en 10 ans, de 1920 à 1930, plus du quart d'une popu-
lation totale de deux millions d'habitants. Une retombée notable de ces migrations
forcées est de mettre fin au potentiel de guérilla paysanne.

Il est probable que la phase de transition régionale en Haïti au XIXe siècle ait
été l'une des plus longues et des plus achevées de toute la Caraïbe. Ainsi va s'ex-
pliquer en début du XXe siècle l'originalité haïtienne du parcellaire agricole, la
"difficulté" d'établissement des plantations capitalistes, la "facilité" de créations
d'une diaspora et l'affermissement d'une civilisation paysanne dont les modèles
remarquables de production, de commercialisation, de distribution.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 33

L'attraction cumulative des services à Port-au-Prince vide les provinces des


fils des oligarchies en déclin ; 1946 est aussi leur rentrée sur la scène politique
circonscrite à l'urbain macrocéphale. L'origine régionale tisse encore des liens de
provenance commune dans les populations métropolitaines et dans la diaspora.

La centralité est l'espace de la dépendance au capitalisme industriel et finan-


cier. Économie d'agglomération, centre de consommation, réservoir de main-
d'oeuvre… tels sont les attributs indispensables à la réalisation des rentes fonciè-
res urbaines, des profits commerciaux, de la plus-value salariale, aux mains des
factions dominantes. Les transferts d'argent de la diaspora, la plus importante ru-
brique du produit national, est de l'ordre de 200 millions de dollars ! année ; ils
sont récupérés pour la plus grande part à Port-au-Prince par les loyers, les profits
de commerce, la fourniture des services privés d'école, de santé, d'administration.

La "république" de Port-au-Prince s'est affirmée.


Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 34

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Première partie : de l’évolution de l’espace à sa métropolisation

II
Le projet colonial
de morcellement

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Les informations traitées sont celles de la conjoncture 1789, des années char-
nières qui permettent de saisir Saint-Domingue à ses derniers moments de produc-
tion coloniale, en période d'éclatement de l'ordre esclavagiste. Les données de
base proviennent du dépouillement systématique de l'oeuvre de Moreau de St-
Méry complétée par des documents d'archives coloniales, dont une vingtaine
d'État Généraux de la Colonie de Saint-Domingue.

Le titre Espace morcelé 1664-1803 comporte deux éléments ; d'une part, la


thèse d'une modalité particulière d'organisation de l'espace de la société coloniale,
le morcellement (nous postulons d'ailleurs que ce concept d'espace peut rendre
compte du projet territorial de l'ensemble des colonies des Amériques) ; d'autre
part, une périodisation qui fait véritablement commencer la prise en charge de
Saint-Domingue en 1664. Avant cette date, elle était la moins développée des
possessions antillaises de la France. La Martinique et la Guadeloupe, dès 1625,
connaissaient l'implantation de colons pratiquant une agriculture de vivres, héri-
tière de celle des Caraïbes, et de denrées, tabac et indigo. Saint-Domingue n'a
pratiquement pas connu le cycle du tabac et de l'indigo de la première moitié du
XVIIe siècle. L'exploitation débute effectivement en 1664 avec d'Ogeron. Lors,
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 35

l'extraction du sucre était vieille d'une vingtaine d'années dans les petites antilles
1803, fin de période, s'impose comme année de conquête de l'indépendance natio-
nale haïtienne.

*
La figure de la structure dominante morcelée évoque le compartimentage des
plantations coloniales dont les produits sont acheminés à des points d'embarque-
ment pour leur transfert en métropole. Les carrés, symbole des unités de produc-
tion que sont les Habitations, sont disposés côte à côte, sans liaison, autarciques
dans la réalisation de leur fonction que marque la flèche tournée vers l'extérieur.

Le traitement de l'information sur la carte témoigne aussi de ce compartimen-


tage par la juxtaposition de carrés ayant en commun d'occuper un même territoire
mais en formant des modules autonomes.

Le lettrage évoque les cartes du XVIIIe siècle, le portulan de description des


ports et des côtes, préoccupé de fournir information sur le relief littoral, de cette
écriture appliquée des ingénieurs de la Marine du XVIIIe siècle. Le bateau à voile
avait besoin de repères pour remplir sa tâche de fournisseur d'esclaves et de trans-
bordeur d'épices dans tous les rivages susceptibles d'accueillir un comptoir d'éco-
nomie coloniale.

Les densités, regroupées en cinq catégories, sont les variables les plus signifi-
catives pour conduire à la compréhension des phénomènes d'espace saint-
dominguois. La population représentée, exception faite des agglomérations de
plus de 750 habitants, est d'environ 458 000 personnes se répartissant sur 16 500
km'. Les densités de 10 habitants/km2 en moyenne couvrent 45.5% du territoire
occupé (7 500 km2) avec 17% de la population (78 000 personnes). C'est la tran-
che des densités faibles qui traduisent le front pionnier du café, la poussée de dé-
frichement sur les pentes des mornes, les zones d'agriculture difficile par manque
d'eau ou par salinité des sols, les terres de hatte d'élevage ; en somme, les marges
coloniales en périphérie des lieux de fortes productions de denrées.

Les deux tranches suivantes de densités, 26 et 45 habitants /km2 en moyenne,


couvrent 42.5% de la superficie (7 000 km2) avec 48% de la population (220 000
personnes). Ce sont principalement les terres à café, versants propices du pays
montagneux que l'on mettait en valeur à partir de 1736, quand le café des Îles eut
droit d'entrée en France pour concurrencer celui de la Compagnie des Indes orien-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 36

tales qui jouissait d'un monopole. Il y eut "âge du café" vers 1750, et même "fré-
nésie du café" vers 1775 ; un cycle semi-séculaire dont les nombreuses phases de
croissance se lisent dans l'espace par une fine gradation des densités d'occupation.

Les fortes densités de 60 et 100 habitants ! km2 couvrent 12% de la superficie


(2 000 km2) avec 35% de la population (160 000 personnes). Elles rendent compte
des concentrations des ateliers d'esclaves pour le sucre des plaines. Ces planta-
tions d'abord circonscrites "au vent" des alizés, allaient, à partir de 1740 sous Lar-
nage et Maillart, s'affranchir des contraintes d'eau par de grands travaux d'irriga-
tion qui firent s'étendre les carrés de canne de la Plaine du Nord, permirent l'arro-
sage de 25 000 hectares dans le Cul-de-Sac et rendirent possible 48 sucreries à
I'Arcahaie, là où ne poussaient que coton et tabac entre des hattes d'élevage.

La planche de Saint-Domingue donne à voir la charpente coloniale de l'espa-


ce, trois ceintures en trois étages : des noyaux de canne à sucre de teintes brunes
en plaines, enveloppés du café des teintes rouges des versants, que prolonge le
jaune des marches pionnières.

Île à sucre et café qu'au tournant des années 1789, les contestations des
blancs, les réclamations des affranchis et les agitations des noirs allaient précipiter
dans plus d'une décennie d'affrontements, finalement scellés d'une alliance contre
l'ordre colonial blanc, pour éclater définitivement le morcellement des plantations
par l'émergence d'un ordre nouveau de régionalisation nationale ; 1er janvier
1804, proclamation de l'indépendance.

*
La carte fait immédiatement ressortir les ensembles régionaux où s'observe la
gradation des ceintures brunes, rouges, jaunes.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 37

PLANCHE 1.
L’espace morcelé 1664-1803.
Espace haïtien
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LE NORD-EST

En 1789, on divisait la région capoise en paroisses de plaines et paroisses de


mornes, comptant d'une part 288 sucreries et d'autre part 2 009 caféteries. L'in-
ventaire accusait également 443 indigoteries dans les zones les moins arrosées et
66 cotonneries sur les marges les plus sèches.

Ce résultat considérable est le cumul du travail de quatre générations d'es-


claves : la première a défriché, la seconde a entrepris les grands travaux d'irriga-
tion, la troisième a érigé les édifices et consolidé les plantations, la quatrième a
monté les grandes manufactures.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 38

De la côte à la montagne s'observe un étagement de l'occupation du sol : la


culture intensive de la canne dans la plaine ; le coton et l'indigo aux limites de
l'irrigation ; les premiers versants vivriers et caféiers ; les zones caféières en ex-
ploitation intensive et extensive ; les nouvelles caféteries et les marges pionnières
au contact des éleveurs espagnols. On peut dater chacune des tranches de densités
à Saint-Domingue car cette superposition rigoureuse est l'aboutissement des va-
gues successives de conquête du territoire. Le réseau routier est perpendiculaire à
la côte ; plusieurs chemins parallèles aboutissent aux rivages. Le cabotage relie
tout le littoral au port du Cap-Français.

LE NORD-OUEST

Très faiblement peuplé de quelque 4 000 personnes, la façade atlantique du


Nord-Ouest concentre, dans la vallée de Jean Rabel et le long de la rivière La
Gorge sur le plateau de Bombardopolis, de petites indigoteries, cotonneries, pla-
ces à vivres, caféteries et des hattes. Les plantations sucrières souffraient du man-
que d'eau. La presqu'île opposait en somme à l'occupation coloniale, des condi-
tions naturelles que l'on n'était pas parvenu à maîtriser pour un développement de
grandes Habitations. En 1789, la structure démographique du Nord-Ouest, 40%
de blancs, 57% d'esclaves et 3% de libres est encore à l'image des premiers mo-
ments de la colonisation, vers 1670.

L'ARTIBONITE

Le long du fleuve, l'abondance d'eau nuit au rendement et à la qualité de la


canne : seulement une cinquantaine de sucreries. Par contre, 1 044 indigoteries et
297 cotonneries profitent des bourrelets des levées alluviales. On surnomma
"franges fertiles" les 256 km2 de la vallée et des rives des Verrettes aux Salines.
Dans ce couloir, les densités culminent aux plus fortes tranches.

Sur les pentes environnantes, du côté de la Chaîne des Matheux au sud, 313
caféteries produisent ce qui deviendra, à l'échelle mondiale, le café-étalon de
Saint-Marc.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 39

Remontant des Verrettes à Mirebalais, les densités faibles traduisent l'occupa-


tion extensive des hattes d'élevage. Le front de colonisation du café les fera recu-
ler au point que Saint-Domingue dépendra presque exclusivement des élevages
espagnols du Plateau Central pour la fourniture des "bêtes à cornes et cavales".

Dans le prolongement sud-est de l'artibonite, la vallée du Fer-à-cheval, 192


2
km aux densités moyennes, concentre 300 indigoteries, 218 cotonneries, 47 café-
teries. La région des Gonaïves, "sous-le-vent" des alizés n'a que trois sucreries.
Les densités faibles du bassin de la Quinte témoignent de la dispersion, par man-
que d'eau, de 135 indigoteries, 15 cotonneries et 50 caféteries.

PORT-AU-PRINCE

Les plaines du golfe de Port-au-Prince sont I'Arcahaie au nord-ouest, le Cul-


de-Sac au centre, et Léogane à l'ouest. À partir de 1735, les travaux d'irrigation les
transforment en terres sucrières. L'Arcahaie, reliée à Port-au-Prince par cabotage,
développe 48 sucreries en plaine, 60 caféteries en montagne, 49 indigoteries et 25
cotonneries. Bilan fort appréciable pour une région "sous-le-vent" dans la diago-
nale sèche.

Le Cul-de-Sac, masse de fortes densités équivalant à celle de la plaine du


Nord, s'est construit sur un intense réseau de canaux dont les ruines harnachent
encore, plutôt mal, les dérivations du chevelu hydrographique. La Rivière Grise
arrosait 10 000 hectares et les autres cours d'eau environ 4 500 hectares. Il s'y
produisait 50 millions de livres de sucre brut par année, notamment dans 118
grandes sucreries parmi les nombreuses manufactures de moyenne et petite tailles
qui se partageaient la plaine. Les premières pentes de la Selle, tout l'arrière-pays
montagneux de Port-au-Prince, étaient couvertes de 173 caféteries.

Léogane, arrosée par la Rivière Momance, compte 67 sucreries. Les parties


hautes étaient réputées pour la qualité des vivres et du café. La gradation des den-
sités de la côte aux sommets continue à s'observer partout à Saint-Domingue.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 40

LE SUD-EST

Le peuplement est côtier comme le suggère l'expression coloniale de "bande


de Jacmel". La mise en valeur de la première frange littorale avait été gênée par
l'existence des communautés marronnes dans les montagnes. En 1789, la conquê-
te se préparait activement par des concessions de 100 carreaux, en si grand nom-
bre, que le plateau continental y passait !

Les nombreuses vallées des rivières dévalant les montagnes sont en places-à-
vivres et indigoteries, et les proches versants occupés par 310 manufactures ca-
féières de petite taille. Il faut signaler qu'il n'y eut au Sud-est qu'une seule sucre-
rie.

La diffusion de conquête de Saint-Domingue s'est faite par vagues et la "ban-


de de Jacmel" offre l'image d'une mise en place avant l'afflux des capitaux et des
grands planteurs.

LA PRESQU'ÎLE DU SUD

Cloisonnée, coupée des centres où bat la vie coloniale, elle n'a longtemps reçu
que les "queues de cargaisons". Il s'y était développé une liberté de négoce avec
les Anglais, le commerce interlope. Le peuplement faisait problème, au point que
toutes les mesures incitatives (prime de 200 livres Tournois, en 1786, pour l'intro-
duction de chaque tête de nègre) se révélant inopérante, un arrêté autorisa l'inter-
lope jusqu'au rappel de la mesure le 9 mai 1789.

La façade sud comprend le liseré côtier allant de la paroisse de Tiburon à celle


de Port-au-Piment ; la plaine et les platons des Cayes ; le prolongement de Cavail-
lon et d'Aquin aux populations regroupées dans les "basses côtes".

Aux Cayes, la gradation complète des densités rend compte de la plaine su-
crière arrosée de nombreux canaux qu'alimentent la Ravine du Sud. Les versants
caféiers des platons produisant 75 000 livres de café par année. Les faibles densi-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 41

tés sont rares car les marches pionnières s'étaient arrêtées aux contreforts du mas-
sif de la Hotte.

De part et d'autre des Cayes, dans l'ensemble des vallées de Tiburon à Aquin,
de petites entreprises sont tenues par une classe de modestes planteurs dont beau-
coup n'ont pas 10 esclaves. Environ 70 000 personnes peuplent cette façade sud.

La façade nord, deux paroisses de 25 000 habitants, Dame-Marie et Jérémie,


est consacrée à une dizaine de sucreries en plaine et à une vigoureuse extension de
petites caféteries sur les pentes de la Hotte. L'originalité de la région tient dans la
production cacaoyère. Les 9/10 de cette denrée proviennent encore de nos jours
de la façade nord.

De la côte au massif, les densités décroissent régulièrement : fortes densités de


la plaine et des basses vallées de la Voldrogue et de la Grand-Anse ; densités
moyennes des hautes vallées et des versants caféiers et cacaoyers ; densités faibles
du front de défrichage des petites plantations qui trouent la forêt.

Cette lecture de l'espace morcelé invite à creuser la relation entre structures


dominantes d'espace et échelles d'analyse. À chacune des périodes d'espace nous
constatons qu'un objet de taille différente devient l'unité de base de la structure.
Au morcellement il s'agit de la plantation d'échelle locale (la grande échelle) ; à la
régionalisation de la province d'échelle régionale (la moyenne échelle) ; à la cen-
tralisation du pays entier d'échelle nationale (la petite échelle). Dans la recherche
d'une alternative de développement on doit définir des objets d'une taille donnée
comme éléments de base d'une structure dominante de remplacement.

Dans la période coloniale, la perspective d'étude est de comprendre l'organisa-


tion de la plantation qui est l'unité de base. C'est le niveau privilégié d'agrégation
auquel il faut d'abord ramener l'analyse de toutes les dimensions sociales et éco-
nomiques. Les échelles "régionale" et "nationale" ont une importance secondaire
pour la définition de ce qui fait la singularité de cette période.

Au temps de la régionalisation, la province devient le niveau fondamental de


la structuration de l'espace. La grande échelle perd sa prééminence au profit de
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 42

l'échelle moyenne. Le problème devient alors celui de la compréhension des par-


ticularités de chacune des régions. Tout le champ des analyses sociales et écono-
mique n'est accessible qu'en recourant à l'unité d'espace propre au XIXe siècle, les
provinces en fédération.

À la centralisation la petite échelle devient la référence. Toutes les analyses


exigent une vision de l'ensemble national comme nouvelle unité de base. Les ex-
plications ont pour obligation de rendre compte d'une totalité propre à la structure
d'espace du moment. Port-au-Prince, la région (planche 4), la ville (planche 5), le
centre-ville (planche 6), organise tout le territoire.

Concrètement, s'il nous fallait construire un atlas saint-dominguois, notre


perspective serait de particulariser les plantations en travaillant à grande échelle.
Le même projet pour le XIXe siècle donnerait priorité aux études de chaque région
d'échelle moyenne. L'atlas contemporain de la centralisation doit prendre en
considération la petite échelle.

Privilégier ainsi des objets d'espace d'échelles différentes ne signifie pas que
les autres échelles englobées ou englobantes soient à rejeter. Elles fournissent
d'autres niveaux d'explication en procédant à des regroupements ou des décompo-
sitions des objets principaux d'études. Nous dégageons cependant ceci à chaque
structure dominante d'espace, une échelle particulière devient déterminante pour
la construction de l'ensemble des phénomènes d'espace d'une société.

Ces considérations qu'introduit l'analyse de l'espace morcelé se prolongent de


questions que nous devrons nous poser par la suite. S'il existe un objet de taille
privilégiée à chaque structure dominante d'espace, nous devrons essayer de dé-
terminer pour l'époque actuelle le niveau d'agrégation le plus pertinent pour la
formulation d'une structure de remplacement de la centralisation. Ce ne sera pas
un retour à l'une des trois formes connues mais des propositions devant déboucher
sur une forme nouvelle, aux unités de base nouvelle.

À ce stade, nous devons remarquer que chacune des figures d'espace corres-
pond à une organisation sociétale particulière. La relation entre espace et société
est à ce point importante que l'on s'interdit de comprendre l'un si l'on ne tient pas
compte de l'autre. Il va alors de soi que tout nouvel espace inclut aussi un nouvel
ordre de société.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 43

L'alternative recherchée sera une relation entre deux termes, espace/société,


dans une perspective de développement. À la succession plantation XVIIIe siècle,
provinces XIXe siècle, pays du XXe siècle, nous suggérons noyaux pour le XXIe
siècle. Vivant actuellement une période de transition, 1980-2000, il est de bonne
politique de lui chercher une issue optimale.

Les fondements du morcellement tiennent du Pacte Colonial, mainmise politi-


que, commerciale, financière et policière. Il fait obligation à chacune des unités de
production de dépendre d'entreprises en métropole pour la fourniture des intrants
(main-d'oeuvre noire), pour le financement du matériel et des activités, pour la
commercialisation des denrées produites. La fonction politique de l'administration
déléguée est de veiller à la "non transformation" des produits, d'assurer à la Fran-
ce la valeur ajoutée de la finition (rendant ainsi impossible l'accumulation sur
place), d'interdire le commerce interlope avec les puissances rivales. Le contrôle
financier se réalise par l'assujettissement de chaque colon à un bailleur de fonds
qui se rembourse largement par la mise en marché en Europe. L'univers, décrété
clos, de chaque habitation, devait par ailleurs faciliter le contrôle policier de l'or-
dre esclavagiste.

Il s'en fallut de beaucoup que la pratique saint-dominguoise du Pacte fût aussi


monolithique. Petits planteurs et grands planteurs, sucriers et caféiers, gens de
couleur libres et petits colons, esclaves marrons... conjuguèrent leurs intérêts
contraires pour distendre la maille de morcellement jetée de France sur chaque
plantation de la colonie. Blancs, libres et esclaves tirèrent chacun de leur côté
jusqu'à déchirer l'espace morcelé.

Le XVIIIe siècle saint-dominguois est encore à inventer. Nous ignorons la dy-


namique de conquête des terres et la diffusion des innovations, nombreuses en
cette période. Nous voyons bien sur le terrain les vestiges des aménagements co-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 44

loniaux mais nous n'avons jamais retracé l'infrastructure hydraulique et manufac-


turière des régions. Aucun site, aucune habitation n'a encore livré aux fouilles les
connaissances que recèlent leurs restes. Les archives et papiers de famille, en
bonne partie localisés, n'ont pas vraiment fait l'objet d'analyses en sciences de
l'espace et de l'économique.

Un certain déblayage politiciste a été réalisé, des monographies précieuses de


plantations ont été constituées, des chroniques bibliographiques ont l'avantage
d'exister... mais enfin, aucune de ces oeuvres ne s'écarte vraiment de la compila-
tion empirique. Saint-Domingue est toujours une grande inconnue qui attend pour
se livrer le travail de production de théories de plusieurs équipes de scientifiques.
Il reste à créer en Haïti le cadre propice pour leurs formations et leurs recherches,
car, ce XVIIIe siècle est essentiel à notre devenir ; y sont enfouies les racines de
ce qui allait forger la civilisation paysanne haïtienne.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 45

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Première partie : de l’évolution de l’espace à sa métropolisation

III
La fédération des provinces
du XIXe siècle

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Les données traitées sont celles de la conjoncture 1890, des années charnières
marquant les affrontements du Parti national et du Parti libéral, la fin de la supré-
matie française, le début des 25 années de rivalités actives entre les quatre puis-
sances mondiales (E.U.A., Angleterre, Allemagne, France) pour la prépondérance
sur l'île, jusqu'à la victoire finale des E.U.A. qui évincent leurs concurrents, et
impose leur tutelle en 1915.

Le principal témoignage de l'époque est le Dictionnaire géographique de Se-


méxant Rouzier, un monumental guide alphabétique des lieux en Haïti qui offre
plus de 1 500 pages de descriptions, d'annotations, et les États de comptes des
arrondissements financiers. J'ai fait choix des données se rapportant à 1890 com-
me le "tableau de population par communes", il y en avait 86 à l'époque, et l'en-
semble des indices d'activités de l'exercice financier 1890-1891. Le premier trai-
tement que j'ai fait subir à ces sources tendait à rendre comparable les phénomè-
nes de population aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles.

Le titre Espace régionalisé 1804-1915 tente de qualifier une période de transi-


tion entre l'espace morcelé colonial et l'espace centralisé contemporain, deux
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 46

structures dominantes d'espace très nettes et assez convaincantes. La difficulté de


traiter de cette période intermédiaire vient de ce qu'en Haïti, la conquête de l'indé-
pendance ayant longuement précédé la libération nationale des autres colonies de
la Caraïbe, et surtout, ayant radicalement éliminé les colons européens, nous nous
trouvons devant un cas d'espèce difficilement comparable à d'autres réalités.

Le Pacte colonial rendait impossible l'accumulation du capital nécessaire à


l'indépendance financière des Habitations. Les mouvements autonomistes blancs,
dans un capitalisme commercial en développement, reçurent vers le milieu du
XIXe siècle les conditions pour passer de sociétés esclavagistes en sociétés de
plantations, le colon devenant planteur. Cette transformation est cependant trop
liée aux métropoles et trop proche de la dynamique de centralisation de la fin du
XIXe siècle pour donner naissance à la forme achevée de l'espace régionalisé qui
s'observe en Haïti.

La structure dominante régionalisée serait en somme le véritable projet spatial


d'une société (de plantations) indépendante, génératrice d'autant d'oligarchies ré-
gionales qu'il y aurait d'entités régionales viables pour le commerce d'exportation
de denrées et pour une autonomie relative des provinces, ensemble de micro-
sociétés associées.

La figure de structure dominante régionalisée réalise les transformations


d'une période à l'autre. Les plantations coloniales, anciennement autarciques, ont
cédé la place à un ensemble de regroupements régionaux animés d'un port princi-
pal. Les flèches, maintenant à double sens, symbolisent l'échange commercial
d'importation et d'exportation qui est la source première d'enrichissement des
bourgeoisies de province. Ce sont d'abord les prélèvements sur les denrées d'ex-
portation, les rentes foncières, les taxes et les bénéfices de commercialisation à la
sortie ; et ensuite, les taxes et les bénéfices de reventes à l'entrée. Sur ce mouve-
ment de base de l'économie du XIXe siècle, se greffent les prélèvements dérivés,
rendus possibles par le capital recueilli, tels que le prêt usuraire aux producteurs
pour récoltes à venir, la rente foncière et immobilière urbaine par investissement
de capitaux dans le bâti.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 47

La figure rend compte des caractéristiques déterminantes de l'espace du XIXe


siècle un réaménagement du morcellement en régionalisation, et des canaux aux
noeuds desquels se font les prélèvements des valeurs créées par les paysans, mar-
chandes et djobeurs.

Le lettrage de la carte délaisse la description détaillée du relief littoral de la


planche précédente pour ne s'attacher qu'aux onze ports d'exportation devenus les
lieux significatifs de cette structure. Les onze régions intérieures, leur servant
d'arrière-pays producteurs, sont séparées les unes des autres par un trait noir assez
fort pour marquer l'autonomie relative. Dans les subdivisions de chacune d'elles,
les 27 arrondissements militaires, nous avons reporté les trois tranches de densités
faibles, moyennes et fortes pour faciliter la comparabilité de ces indices avec la
même typologie adoptée dans la planche 1 du XVIIIe siècle et la planche 7 des
bourgs-jardins du XXe siècle.

Nous avons retenu cinq indices d'activités régionales en 1890, les plus perti-
nents de la réalité globale des régions, et ceux pour lesquels nous possédions des
séries complètes de données. À chacune des régions et pour chacune des activités,
nous avons affecté le pourcentage de l'indice par rapport à l'ensemble "national"
compté 100%. Le poids relatif et le poids spécifique de chaque région ressortent
ainsi de l'observation des graphiques placés à côté du port ouvert au commerce
extérieur.

L'indice "livres de campêche exportées" a été sélectionné parmi les cinq ou six
types de bois faisant l'objet d'exportation pendant le long cycle qui va de la fin de
la période coloniale aux années de la dépression de 1930, et même encore actuel-
lement où il s'exporte, comme au Nord-Ouest, des centaines de milliers de livres
de bois de campêche annuellement. C'était le bois tinctorial d'importance jusqu'à
l'invention des colorants chimiques de remplacement. Ce cycle de bois d'exporta-
tion est fondamental pour comprendre le désastre écologique de l'espace haïtien.
Jusqu'à présent, on y a très peu porté attention, et pourtant, sur le long terme de la
période nationale, c'est à l'irresponsabilité de la coupe à blanc de campêches, bois
jaunes, bois de galacs, brésillets,... au rythme de centaines de millions de livres
par année, au profit des exportateurs de bois campés dans chacun des ports, que
nous devons la dégradation du milieu naturel (que traitent les planches 10-11-12).
D'une part, on a trop souvent incriminé le paysan de ce désastre écologique au-
quel, tout au contraire, il essaye depuis toujours de remédier par ses techniques de
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 48

compagnonnage ; d'autre part, les études haïtiennes n'ont privilégié que le cycle
du café manifestement partiel pour une approche globale de l'espace. C'est pour-
quoi nous avons donné à l'indice d'exportation du campêche une teinte sombre
pour fixer ce point majeur.

Viennent ensuite les "livres de café exportées" pour lesquelles nous possédons
des séries chronologiques complètes. Parmi les denrées, le café remplacera le su-
cre, quand l'activité économique des plantations en plaine cédera le pas à la pro-
duction parcellaire du café des versants. L'opposition morphologique entre plaine
et morne s'était enrichie en dimension sociale au XVIIIe siècle : la plaine des
grands blancs sucriers se distinguant des versants de petites caféteries des moyens
planteurs. Au XIXe siècle, plaine et morne marqueront encore une opposition
sociale entre le bas pays du "caporalisme agraire" de la première moitié du siècle,
et l'arrière-pays montagneux. C'est le triomphe du parcellaire agricole sur les vel-
léités de reconstitution des plantations de canne par le servage des agriculteurs.
Au XXe siècle, le café est demeuré une denrée des mornes celle par laquelle pé-
nètre un peu de numéraire dans les jardins.

"Importations, exportations et recettes publiques" en 1890 sont des rubriques


générales indispensables pour traiter de régionalisation de l'espace, et ce sont des
thèmes généraux qui ont l'avantage d'englober un ensemble considérable d'activi-
tés économiques.

La carte appelle trois niveaux de commentaires les variations régionales des


densités de l'espace morcelé à l'espace régionalisé ; l'importance relative de cha-
cune des régions dans la hiérarchie des provinces ; les champs d'activités écono-
miques de chacune des régions.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 49

Planche 2
L'ESPACE RÉGIONALISÉ 1804-1915
ESPACE HAÏTIEN
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LES DENSITÉS

De 1790 à 1890, la population a triplé pour atteindre un effectif compris entre


1.2 et 1.5 million d'habitants sur un territoire de 27.700 km2. Sa répartition à la
superficie des 27 arrondissements militaires conduit à des densités faibles de 25
habitants/km2, à des densités moyennes de 50 habitants/km2, à des densités fortes
de l'ordre de 75 habitants/km2.

À comparer ces densités relatives (faibles-moyennes-fortes) à celles de la car-


te coloniale d'il y a un siècle, on constate que la région du Nord-est a conservé son
peuplement. Un noyau de fortes densités entourant le port capois est ceinturé des
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 50

densités moyennes de Fort-Liberté, Vallières, Marmelade, Plaisance. Au Nord-


ouest, l'arrondissement de Port-de-Paix est de densité moyenne, tandis que le reste
de la presqu'île est de densité faible. Pour toute la partie nord de l'île, la situation
n'a pas changé de manière significative.

La partie médiane du pays enregistre, par contre, des transformations majeu-


res. Le Plateau-Central fait maintenant partie du patrimoine national. Lascahobas,
Mirebalais, Dessalines, englobant en densités moyennes l'enfilade des vallées du
centre, sont flanqués de trois arrondissements de faibles densités, Hinche, Saint-
Marc, Gonaïves. Les versants de la chaîne des Matheux se sont dégarnis et le port
des Gonaïves prend prééminence sur celui de Saint-Marc.

Les plaines du golfe de Port-au-Prince ont conservé leur situation de fort peu-
plement, tandis que les versants de Léogane et de Jacmel se sont couverts de jar-
dins.

Dans la pointe sud, Cayes est resté de densité moyenne alors que tout le pour-
tour des plaines et vallées côtières des Côteaux et de Tiburon a fait l'objet d'occu-
pations intensives. La densité faible de Jérémie cache les fortes densités des bas-
ses vallées et des premiers versants que prolongent les étendues vides des nom-
breux sommets de la Hotte.

En somme, à l'échelle de tout le pays, s'est développée une dynamique de


conquête des terres hautes, notamment dans le centre et le sud, et une accumula-
tion dans les terres agricoles privilégiées de Saint-Domingue. Cette double carac-
téristique de peuplement témoigne des affrontements auxquels s'est livrée pendant
tout le XIXe siècle, une paysannerie en marronnage des plantations que tentaient
d'imposer les oligarchies régionales.

LA HIÉRARCHIE DES PROVINCES

Chacun des indices retenus pour dresser les histogrammes d'activités des onze
régions totalise 100%. Les cinq indices cumulent ainsi 500 points de pourcentage.
Le classement des scores régionaux nous livre des indications sur l'importance de
chacune des régions dans l'ensemble national.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 51

Port-au-Prince mène avec 134 points, suivi du Cap qui en compte 80. Gonaï-
ves 60, Jacmel 55, Cayes 44, forment un groupe moyen. Petit-Goâve 20, Jérémie
25 et Saint-Marc 24 constituent un autre groupe d'arrondissements aux importan-
ces voisines, tandis que Aquin 6 et Miragoâne 6 ferment le classement avec des
résultats modestes.

Il est intéressant de projeter, près d'un siècle plus tard, ce que seront les rangs
de ces villes au recensement de 1971. Port-au-Prince s'impose évidemment en
tête, mais alors qu'elle ne représentait même pas le double du Cap en 1890, elle
cumule plus de dix fois son pointage en 1971. C'est le changement majeur de la
centralisation. Le Cap et Les Gonaïves conservent leur place deux et trois. Jacmel
baisse au 8e rang et les Cayes vient occuper la quatrième place. Port-de-Paix, Pe-
tit-Goâve, Jérémie, Saint-Marc se suivent encore en permutant de place de façon
mineure. Miragoâne et Aquin régressent considérablement aux 24e et 44e rangs.

L'économie régionale du XIXe siècle offre des concordances remarquables


avec les affrontements politiques des provinces. Le Sud et l'Ouest totalisent 300
points contre 200 au Nord en 1890. Ce moment de la carte est une étape qui fait
suite d'une part, aux rivalités antérieures du Cap et de Port-au-Prince jusqu'à ce
que la seconde affirme son avance, et d'autre part, aux rivalités des blocs Nord,
Ouest et Sud, jusqu'au moment où se creuse l'avantage des seconds. En 1890,
Port-au-Prince 134, d'importance équivalente à Gonaïves et Cap 140, livre une
lutte encore indécise sur le terrain politique. À ne pas perdre de vue Jacmel dont
le poids de 55 éclaire l'importance de sa participation et de ses alliances au XIXe
siècle.

Les migrations vers Port-au-Prince se feront suivant des rythmes, des tendan-
ces et des époques différentes pour le Nord et le Sud et chacune des provinces...
Nous croyons que les développements du concept d'espace régionalisé seront por-
teurs des contributions de la Géographie aux analyses sociales du XIXe siècle.

LES ACTIVITÉS DES RÉGIONS

Les recettes des arrondissements financiers, exprimées en dollars américains,


s'élèvent à 9 millions ; 27 rubriques composent le tableau pour l'année fiscale
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 52

1890-1891. Les activités d'importations regroupent onze rubriques telles que les
taxes de tonnage des voiliers, de visite sanitaire, de visa consulaire, de warfage.
Les activités d'importation en cumulent six dont les taxes d'échelle, de pilotage,
de 30% sur la valeur d'achat des marchandises. Les recettes publiques contiennent
10 rubriques.

Au cours de l'exercice 1890-1891, le total des livres de café exportées est de


79 millions et celui du campêche 165 millions. Ces deux séries de données sont
extraites du tableau des 20 principales denrées d'exportation.

Les recettes d'importations et d'exportations de Port-au-Prince ne sont que de


34% et de 20% de l'ensemble national. Ce sont des résultats assez modestes qui
passeront en 1970 à 97% et 46%, encore que ce dernier pourcentage devrait
s'augmenter des 32% d'exportation des enclaves de bauxite et de cuivre de Mira-
goâne et des Gonaïves. Les recettes publiques, papiers-timbrés, timbres-poste,
enregistrements, hypothèques.., de 53% soutiennent que les activités d'urbanités
sont déjà pour moitié port-au-princiennes. Le café et le campêche sont de 22% et
4%.

Le Cap offre l'ensemble le plus équilibré, les composantes sont toutes repré-
sentées à des pourcentages moyens : importation 16%, exportation 13%, recettes
publiques 12%, café 13%, campêche 25%.

La lecture des activités de chacune des régions peut se poursuivre en mesurant


l'indice sur l'échelle ; le total de 100% est représenté par 5 centimètres de lon-
gueur. On retrouve facilement ainsi le pourcentage recherché.

L'analyse de l'espace régionalisé conduit à s'interroger sur la relation entre


structure dominante d'espace et spécificité haïtienne dans l'aire américaine des
plantations. Après une période commune aux îles d'espaces morcelés et de socié-
tés esclavagistes, il faut travailler à dégager les particularités qui naissent de l'évo-
lution sociale et spatiale d'Haïti au XIXe siècle.

Bien des traits sont communs aux Antilles au point que chaque aspect de la
société haïtienne se retrouve à des degrés divers dans l'une ou l'autre des îles.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 53

L'originalité vient ici d'un agencement proprement local des éléments qui créent
ainsi une construction profondément différente des autres. Le XIXe siècle en a été
le creuset. Alors qu'en général la plantation moderne succède à la plantation colo-
niale, l'espace morcelé se prolongeant et s'accommodant même au XXe siècle
d'une centralisation, en Haïti, il y a eu coupure. La régionalisation est l'espace de
la réalisation de cette différence.

C'est un temps long entre le morcelé et le centralisé : plus tôt commencé par le
fait d'indépendance en 1804, et plus tard terminé par la difficulté de pénétration
du capitalisme dans le parcellaire agricole. De 1791 à 1804, les hostilités de la
guerre de libération des esclaves ravagèrent l'infrastructure des plantations. Les
problèmes posés à l'indépendance sont de trois ordres : d'abord le partage des
plantations, ou plus exactement leur accaparement par les nouvelles oligarchies en
formation ; ensuite la réalisation d'un nouveau rapport entre le travail agricole et
une main-d'oeuvre maintenant libre et artisane de la victoire ; enfin la remise en
état des moyens de production qu'il avait été nécessaire de détruire pour vaincre
ou, à défaut, l'adoption d'autres moyens. Au seuil du XIXe siècle, cette conjonctu-
re est d'autant plus unique dans l'Amérique des plantations que la société en for-
mation est coupée des influences externes directes.

Le processus endogène qui s'engage crée un schéma général d'adaptations


dans lequel co-existent des variations régionales plus ou moins prononcées. Des
groupes se forment sur une base locale ayant centre aux villes-ports d'exportation.
La course aux grandes plantations s'accompagne de l'accession à la petite proprié-
té des travailleurs. Les dispositions légales ne permettront ni la reconstruction des
habitations coloniales, ni la constitution d'un prolétariat d'ouvriers agricoles. Une
authentique paysannerie parcellaire émerge pendant que prennent corps les grou-
pes dominants, commerces et profits, rentes et terres, armées et administrations.

Dans chacune des provinces en situation de fédération, les tendances généra-


les sont les mêmes, mais la grande propriété se maintiendra plus facilement là où
les oligarchies sont les plus fortes, comme dans les régions du Cap et de Port-au-
Prince, que là où elles sont les plus faibles, comme dans les régions d'Aquin et de
Miragoâne. Gonaïves-Jacmel-Cayes, groupe moyen supérieur, auront des solu-
tions voisines, comme Petit-Goéve- Jérémie-Saint-Marc, groupe moyen inférieur,
vivront des adaptations assez proches. La structure d'espace régionalisé est aussi
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 54

le moment de construction de onze paysanneries en résistance aux prélèvements


organisés dans chaque province.

La Nation n'a pas jailli toute constituée et uniformisée, la paysannerie non


plus. Sur un fond commun de vodou, de musique, de pratiques communautaires,
de structure familiale,.., se tissent des variations régionales qui ont le temps de se
fortifier avant que n'intervienne la centralisation du XXe siècle. Tel est à la fois,
la genèse d'une civilisation ayant eu un temps et un espace de plénitude, et l'origi-
ne des variations locales encore signifiantes.

L'espace régionalisé pose le problème du passage du morcellement à la centra-


lisation. Entre ces deux structures dominantes d'espace colonial et contemporain,
se développe une véritable fédération de provinces. La nation et l'État haïtien ne
sont pas nés tout d'un coup, le 1er janvier 1804. L'une et l'autre se forgeront len-
tement, et difficilement, tout au long du XIXe siècle.

Les oligarchies régionales se sont violemment opposées jusqu'à des scissions


en plusieurs républiques, et des affrontements dressant des armées régionales les
unes contre les autres. Des guerres populaires ont contesté les pouvoirs des villes-
ports capitales des provinces, et des guerres territoriales ont momentanément uni-
fié les provinces dans la conquête de la partie Est de l'île, la future République
Dominicaine.

Le XIXe siècle n'a jamais été abordé comme la période constitutive de l'État
haïtien et de la nation haïtienne à partir de onze entités territoriales juxtaposées.
Le morcellement est à l'opposé du centralisme actuel, et l'histoire de la période
intercalaire est celle d'une structure fédérale de fait, l'espace régionalisé, qui s'est
épuisé dans des rivalités de domination des provinces, jusqu'à la victoire de l'une
d'elle et le complet démantèlement des autres.

Je me demande si ce n'est pas l'Espace qui structure le Temps ; si les modali-


tés de production et de reproduction de l'espace morcelé-régionalisé-centralisé, ne
fondent pas la dynamique du social ; si finalement la condition d'une transforma-
tion sociétale n'est pas la transformation préalable de la structure dominante d'es-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 55

pace du moment ? Dans cette voie, qui est à creuser, quel est l'espace de nos es-
poirs pour sortir du sous-développement et des dominations étrangères ?

Le XIXe siècle de la régionalisation n'existe pas encore, tout est à faire : re-
constituer l'organisation de chacune des régions ; retracer la genèse des oligar-
chies des provinces et les fondements de leurs pouvoirs économiques, culturels,
sociaux et politiques ; analyser le jeu des alliances des factions constitutives des
blocs Nord, Sud et Ouest ; faire l'histoire de la paysannerie qui se forme ; démar-
quer les revendications proprement populaires de leur exploitation politicienne
par les dominants ; suivre les étapes de la mise en place du compagnonnage ; dé-
gager les spécificités de la commercialisation ; bref, dire les rapports entre les
différentes composantes de la civilisation en gestation.

Nous ne connaissons actuellement que la succession des hommes au pouvoir,


et l'imaginaire qu'ils se sont créé pour prétendre aux positions politiques. Une fois
loin de ces élites de surface, nous n'avons que peu d'échos de la vie quotidienne
des masses, des rythmes et fluctuations des campagnes, de l'ordonnancement local
des activités, des effets de la régionalisation, polarisée sur des villes-ports, et de la
mutation au centralisme port-au-princien.

Et pourtant, nous vivons actuellement de ce XIXe siècle, charriant une somme


de mythes, de lieux-communs, d'approximations, et aveugles aux prix lourds
qu'ont dû payer les masses pour que naissent Le pays et la Patrie.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 56

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Première partie : de l’évolution de l’espace à sa métropolisation

IV
Le processus de centralisation
au XXe siècle

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Les données sont celles de la conjoncture des années 1980. Le problème de


documentation d'une période contemporaine est différent de celui des cartes pré-
cédentes. J'ai accédé au terrain d'enquête au pays même, et depuis ces dernières
années, le million d'Haïtiens en diaspora m'offre un champ varié d'approfondis-
sements, notamment ces villages, yard-cour-batey, constitués presque entièrement
de paysans, marchandes, djobeurs, rescapés de traversées périlleuses. On est, de
plus, littéralement submergé de données depuis 10 ans, et l'on s'approche proba-
blement du millier d'Études et Expertises ; il est vrai redondantes et de valeur iné-
gales. La difficulté était donc de tracer les lignes de force d'une théorie de ces
accumulations, empiriques.

Le titre Espace centralisé 1915-1980 propose une périodisation allant fausse-


ment de soi ; 1915 est certes le choc de débarquement des Marines américaines
pour une vingtaine d'années, traumatisme aux effets d'externalités et d'internalités
de taille. Mais, non seulement la centralisation est un processus bien engagé déjà
25 ans plus tôt (les troupes d'occupation apporteront une technologie de renfor-
cement de la tendance) mais encore faudra-t-il attendre, 15 ans plus tard, la gran-
de dépression des années 1930 (qui débute dans la mémoire des provinces par les
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 57

anéantissements du cyclone de 1928), pour que s'achève la longue agonie des ré-
gions. Les fils de leurs oligarchies émigrent alors massivement à Port-au-Prince.

Voilà donc une longue période de transition à laquelle ne rend pas justice la
démarcation tranchée de 1915. Le moment actuel, est l'objet principal de cet
atlas ; et ceci, d'autant plus délibérément que les sciences sociales à l'École haï-
tienne s'échinent, quasi exclusivement depuis longtemps, sur des distinguos du
genre des "pompons rouges" et des "pompons blancs" qu'arboraient autonomistes
et royalistes des crises coloniales de 1790 ; 1980 ouvre ainsi, résolument, aux
deux décennies de cette fin de siècle.

La figure structure dominante centralisée inscrit le deuxième éclatement de


l'espace, l'effritement des régions maintenant subordonnées à Port-au-Prince qui
réaménage tout l'espace en assurant sa primauté sur les mouvements, les carre-
fours et les distributions du territoire national.

Tout passe par un lieu obligé la capitale. Les principales flèches d'échanges
avec l'extérieur partent de / aboutissent à Port-au-Prince, et les modestes exporta-
tions et importations des anciennes capitales de provinces se font au bénéfice du
centre qui se réserve les transactions financières et les prélèvements. C'est la
transformation des ports secondaires en succursales.

La signification des villes littorales a changé d'une structure à l'autre. Au


temps du morcellement, toutes les possibilités d'accostage étaient exploitées pour
le transport du sucre et du café des proches plantations. La régionalisation a sélec-
tionné onze ports pour en faire les centres d'animation d'autant de provinces et la
centralisation ne retient qu'un seul carrefour international pour l'ensemble du
pays. Les villes, lieux de transbordement au XVIIIe siècle, deviennent des sièges
d'oligarchies régionales au XIXe siècle, pour n'être plus que des relais, d'impor-
tance variable, sur la route des flux convergeant à Port-au-Prince au XXe siècle.

Il se développe plusieurs axes de pénétration à l'intérieur des terres. Le lettra-


ge, discret sur le territoire dans les planches 1 et 2, s'affirme pour localiser les
places où s'opèrent les concentrations de marchandises ; elles sont devenues les
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 58

centres d'animation des populations environnantes. Le marché est le bòdmè des


bourgs-jardins ruraux. Sur la figure apparaissent les nouveautés que sont les dia-
gonales de liaisons à Port-au-Prince, et les triangles symbolisant les marchés ré-
gionaux promus noeuds de la structure de centralisation.

Le carrefour port-au-princien est le premier élément de la centralisation. Ce


choix s'imposait. Mais, la difficulté immédiate était de donner à cette superficie
réduite une image de son rôle énorme. La représentation à trois dimensions suggè-
re le poids réel de la capitale, tout en permettant que les symboles à deux dimen-
sions des marchés et des villes soient assez grands pour donner à voir l'importance
des carrefours secondaires de l'espace.

Les flux partant de/aboutissant à Port-au-Prince sont multiples :informations,


marchandises, denrées, vivres, idées, modes, ordres... ; ils empruntent des voies
différentes : routes, sentiers, passes de cabotage, ondes des médias, couloirs aé-
riens, câbles téléphoniques... Il nous fallait donc choisir le type de flux capable de
simultanément témoigner des réalités du présent et de nous ouvrir aux transforma-
tions du futur. Le mouvement des vivres de consommation locale nous a semblé
répondre à cette double exigence. Mieux que les denrées d'exportation qui n'enri-
chissent qu'une minorité du négoce et de la politique, les vivres ont l'avantage
d'être l'activité quotidienne des paysans et marchandes, le secteur d'emploi de plus
de 80% de la population active. De plus, le système de commercialisation par
madan sara, le rôle global des marchés, les modalités de production de vivres par
compagnonnage..., demeurant les fondements de la civilisation paysanne haïtien-
ne, sont donc les bases d'une alternative de développement.

Les villes régionales et les marchés régionaux reçoivent un traitement identi-


que : les triangles et les cercles ont une présence équivalente sur la carte. C'est une
manière de rompre avec le traditionnel point de vue des cartes d'Haïti. Les mar-
chés de premier ordre sont aussi des centres régionaux, ceux de la paysannerie
productrice. Une savane, un terrain vague, le bas côté d'une route ou un bord-de-
mer, symboliquement chargé, se gonfle de 10 000, de 20 000 personnes une ou
deux fois par semaine, et redevient "vide" pour le regard non habitué aux signes
du peuplement de ce carrefour rural. Il nous fallait prendre nos distances de ces
cartes où les noeuds ne sont que villes et bourgs. Elles sapent sournoisement toute
valorisation des lieux centraux de nos campagnes. Il y a dans le refus manifeste de
voir les marchés sur une carte un brouillage de l'idéologie dominante, quand on
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 59

sait que les canaux et flux de ponction des profits connaissent bien ces haltes de
prélèvements.

Les six éléments de la centralisation correspondent aux six symboles de la fi-


gure de structure dominante centralisée. Dans les planches 1, 2 et 3, les deux par-
ties des légendes sont ainsi imbriquées de manière à permettre aux cartes de che-
miner les démonstrations des hypothèses des figures.

Planche 3
L'ESPACE CENTRALISÉ 1915-1980
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières

De Port-au-Prince partent cinq grandes voies qui vont innerver les différentes
parties du pays. Le carrefour national est le noyau en étoile qui irradie par ses
branches les impulsions de commande du territoire, et reçoit en retour par les
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 60

mêmes canaux, la quote-part de chacune des régions. Ces allers-retours sont les
mouvements de base de la centralisation.

LES AXES MARITIMES

Pour l'année 1975, 72 voiliers et 6 bateaux à moteur assurent le transport de


14% des vivres nécessaires à la capitale ; soit un tonnage de l'ordre de 1.5 million
de livres de nourriture. Les voiliers, affectés aux courtes distances de la Gonâve et
de Léogane, transportent quelque 600 personnes par semaine, tandis que les ba-
teaux à moteur desservent les ports éloignés de la presqu'île avec un trafic de l'or-
dre de 1 500 passagers par semaine.

La liaison principale est celle de la Grand-Anse. La pointe sud-est concentre


quatre embranchements terrestres et un trafic de cabotage sur Jérémie d'où partent
les bateaux à moteur qui font 8 fois par semaine la navette.

La Gonâve, avec plus de 55% du trafic des voiliers, est la deuxième ligne ma-
ritime. Les autres ports ont un trafic plus irrégulier avec des pointes saisonnières
et des liaisons occasionnelles venant d'aussi loin que Saint-Louis du Nord ou des
Cayes.

LA ROUTE DU NORD

La plus importante des branches de communications longe la façade littorale


du golfe de la Gonâve en poussant des bretelles secondaires qui remontent les
plaines et vallées débouchant sur la côte. Elle se divise après Gonaïves en deux
réseaux qui vont collecter au Nord-Ouest et au Nord-Est.

Port-de-Paix, par où passe le trafic en provenance de Jean Rabel, est principa-


lement relié par la route qui suit la vallée des Trois-Rivières. Ces régions de la
presqu'île du nord-ouest nous serviront d'exemples pour l'analyse de la marginali-
sation de l'espace haïtien.

Le Cap et les Gonaïves sont les deuxième et troisième villes du pays. La route
qui les relie au centre port-au-princien est animée d'un trafic considérable que
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 61

traduisent malles flux des vivres. La région du Cap, organisée pour la desserte de
son propre centre qui réclame plus d'un million de livres de nourriture par semai-
ne, a une participation réduite aux besoins vivriers de Port-au-Prince. Près de 150
véhicules utilitaires, grands camions, camions moyens, camionnettes, autobus,
sillonnent les plaines et vallées du Nord pour créer l'arbre de communication
d'une quarantaine de carrefours, petites villes, bourgs, marchés principaux, animés
par le Cap. C'est la région à avoir conservé le plus d'autonomie relative dans la
débâcle des provinces, quand s'est imposée la structure dominante centralisée.

LE CENTRE-EST

Les hautes vallées de la chaîne du Trou d'Eau et de la route du Plateau Central


convergent sur Mirebalais les activités d'une douzaine de grands marchés régio-
naux. Il y a là de fortes concentrations de populations paysannes dont l'implanta-
tion date du XIXe siècle, dans le mouvement de conquête du pays nouveau par
des travailleurs en rupture de l'ordre des plantations caporalisées. Les traditions
paysannes, la vie des marchés, la commercialisation des vivres et des denrées, en
font un sanctuaire rural dont les carrefours sont Rosec, Baptiste, Dos Bois Rouge,
Boc Banic, Nan Poste ; noms inconnus d'un monde à connaître.

LE SUD-EST

La branche la moins active au sud-est contourne le plateau frontalier de Sava-


ne Zombi d'où descendent les populations animant les marchés riverains de l'uni-
que route à Fonds Verrettes, Forêt des Pins, Thiotte, Therlonge, Mapou.

LA ROUTE DU SUD

La route nationale 200 prend en écharpe la presqu'île du sud pour relier les
Cayes à Port-au-Prince. Ce collecteur reçoit la participation de la zone côtière de
Jacmel, Baînet, Côtes-de-Fer, par deux routes faisant jonction à Fauché et Léoga-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 62

ne. Un peu plus de 19% des vivres consommés à Port-au-Prince empruntent la


voie du sud.

De part et d'autre de cette ligne principale de pénétration, une dizaine de bar-


bules mènent aux micro-terroirs incrustés dans les hautes terres du Sud.

La lecture de l'espace centralisé conduit à s'interroger sur la relation entre


structure dominante d'espace et perspectives nouvelles d'analyse. Aussi long-
temps que les moments successifs seront perçus comme des étapes d'évolution
d'une structure inchangée depuis trois siècles, on s'interdira de comprendre la ge-
nèse et la dynamique des structures dominantes d'espace et le caractère spécifique
des contradictions qui accompagnent le morcellement, la régionalisation, la cen-
tralisation. Pour faire la démonstration de ce point de méthode, nous allons nous
essayer à une contribution du concept d'espace à la "question de couleur" en Haïti.
Le choix de La question (sic) s'impose par son actualité toujours grande, par le
traitement et l'utilisation pratiquement inchangés qui lui sont réservés depuis la
centralisation, et par l'échec des tentatives de bâtir son rapport à la lutte des clas-
ses. On ne s'engagera dans un processus de maîtrise et de dépassement de ces af-
frontements qu'à partir du moment où on aura appris à leur formuler un cadre
d'analyse scientifique.

Au sortir de la guerre d'indépendance, les luttes d'influences sont vives pour


l'accaparement des sources et des moyens de pouvoir. Le morcellement d'espace
ayant muté en régionalisation d'espace, les oligarchies des provinces se construi-
sent par la mainmise sur les terres des anciennes habitations, le contrôle du com-
merce d'exportation et d'importation, la gestion administrative, politique et mili-
taire. Les onze régions fédérées ont à leur tête onze groupes dominants aux répar-
titions différentes des couleurs. Certains sont presque complètement mulâtres ou
noirs, d'autres présentent des combinaisons variables » L'importance de chacune
de ces provinces sur l'échiquier fédéral du XIXe siècle varie en fonction des al-
liances des blocs supra-régionaux, et de la position relative de chaque groupe par
rapport aux autres. La question de couleur à Jérémie ou au Cap, aux Cayes ou aux
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 63

Gonaïves, dans le Sud, l'Ouest ou le Nord, s'est posée tout au long de la période
de régionalisation différemment qu'au XXe siècle.

Les mécanismes de la centralisation amèneront la prééminence de Port-au-


Prince. Son oligarchie, au profit de laquelle se réalise le nouvel agencement d'es-
pace, est majoritairement mulâtre et d'immigration étrangère blanche récente. Sur
ce caractère visible qui sert aux noirs et aux mulâtres à marquer les différences, va
se concentrer l'exacerbation. Aux conjonctures de crises, comme en 1946, il est
autant (sinon plus) question d'une prise de participation au pouvoir central des fils
des oligarchies des provinces évincées, que d'un partage de contrôle de l'appareil
d'État entre factions dominantes, petites-bourgeoises et bourgeoises, noires et mu-
lâtres. Cette nouvelle perspective d'analyse, un mouvement qui aurait également
présenté ce caractère de revendications des originaires des anciennes régions fédé-
rées, montés à Port-au-Prince aux environs de la grande dépression des années
1930, permettrait d'accéder à l'un des axes les plus forts de regroupements politi-
ques, et à l'un des fondements implicites des revendications, aussi bien de noirs
que de mulâtres "de province".

La centralisation est aussi le bâillon des masses qui ne sont plus utilisées sur
les champs de bataille des provinces en luttes. Le nouvel ordre d'espace confine, à
Port-au-Prince et aux jeux de coulisses, la succession des gouvernements. On ne
se parle plus par paysans en armes interposés, mais au nom des paysans désarmés.
On se garde bien de remettre en question le nouveau contrat d'espace et société,
mais on quête les nuances de couleur pour prétendre à une plus grande légitimité
de représentation des masses noires ou pour ceinturer d'une symbolique mulâtre
les privilèges en croissance de l'oligarchie (port-au-princienne) sortie victorieuse
du siècle de la guerre des provinces. Le verbe noiriste et mulâtriste occupera dans
l'espace centralisé le vide des masses dans ce nouveau rapport du social à l'espa-
ce.

L'historiographie contemporaine se trompé lourdement quand elle considère


une structure unique d'espace du XVIIIe siècle à nos jours, et quand elle postule
une "uniformisation nationale" qui justement n'a pas existé au XIXe siècle ! Les
traitements de la question de couleur ont servilement obéi aux impératifs de la
centralisation, en enfermant leurs discours dans la "république" de Port-au-Prince,
et en présentant ces luttes des factions dominantes des petites-bourgeoisies et
bourgeoisies comme la dynamique de la société ; impasse totale étant faite sur les
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 64

paysans, marchandes, travailleurs. Les effets d'occultation propre à la structure


dominante centralisée sont à l'origine de ces outrances méthodologiques, de ces
divagations épidermiques, et de ces luttes erratiques. Pointent maintenant d'autres
pratiques, d'autres discours aux assises plus conséquentes.

L'espace dit le chemin des ruptures possibles, le débordement des limites assi-
gnées aux masses pour leur résurgence sur une scène où l'on parle en leur nom,
après les en avoir chassées. L'espace donne à voir ce qui longtemps est resté insai-
sissable. De nouvelles possibilités de constructions s'offrent ainsi à l'alternative de
développement grâce aux concepts d'espace dont le caractère opératoire fonde les
apports particuliers de la géographie.

La structure dominante centralisée fait de Port-au-Prince le corps central d'où


rayonnent cinq tentacules qui pompent tout le territoire. Cette construction, qui
définit l'espace des années 1980, est la grille de lecture donnant sens au politique,
au culturel, à l'économique, à l'administratif.., du pays d'Haïti.

La question que soulève cette conjoncture d'espace est celle de la transforma-


tion de la centralisation en un espace autre, capable de porter un nouveau projet
de société, un nouvel ordre de développement collectif.

L'esquisse de cette "autre chose" d'espace nécessite des approfondissements


auxquels nous allons nous essayer dans la suite de l'Atlas ; mais, nous pouvons
d'ores et déjà soutenir que sans transformation de la structure dominante d'espace,
les velléités de transformation des autres instances du social se heurteront à la
force de l'organisation centralisée pour conduire à l'échec les projets les meilleurs.

L'espace, découverte récente des analyses du social, est appelé à devenir pro-
gressivement lui aussi, aux côtés des dimensions principales déjà connues d'une
société, un levier fondamental du développement.

*
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 65

C'est à partir de la centralisation contemporaine que l'on peut procéder à la


décomposition de l'espace en ses éléments constitutifs. Les cinq parties qui sui-
vent tentent d'analyser de quoi est fait notre espace actuel, tout en identifiant les
pratiques capables de porter une alternative de développement.

La métropolisation de l'espace (pl. 4, p1. 5, p1. 6) traitera du phénomène port-


au-princien aux trois échelles de l'espace métropolitain, de l'espace urbanisé et du
centre-ville. Cette lecture des trois paliers de fonctionnement du carrefour natio-
nal nous livrera les voies d'un aménagement urbain conforme aux exigences des
masses dans la cité.

L'articulation de l'espace (p1. 7, p1. 8, p1. 9) approfondira les trois thèmes de


la distribution des phénomènes sur le territoire, des centres que se donnent ces
distributions et des liaisons qui s'établissent d'un centre à l'autre. Les planches des
bourgs-jardins, des marchés, des circuits nous feront comprendre l'imbrication de
deux objets d'espace aux projets contraires, les réseaux de prélèvements et les
noyaux de résistance, dont l'articulation produit la dynamique de l'espace.

La dégradation de l'espace (pi. 10, pi. 11, pl. 12) introduira aux dimensions
écologiques. Les planches "Terre et Nature", "Eaux et climats", "Sols et végéta-
tion" diront la signification sociale du milieu naturel. Nous y verrons comment
dépasser la contradiction actuelle entre le compagnonnage du jardin, réponse op-
timale à l'environnement aux échelles locales, et la désertification de l'échelle
nationale. Nous éclairerons ainsi les fondements d'une politique du support physi-
que de l'espace.

L'organisation de l'espace (pi. 13, p1. 14, p1. 15) regroupera l'ensemble des
thèmes du contrôle politique, de la gestion économique et des interventions. La
présence étrangère assume pour le moment la plupart des activités d'intervention.
C'est la forme de tutelle que prennent actuellement en Haïti les projets de déve-
loppement. Nous tirerons de ces analyses les éléments nécessaires à l'administra-
tion de l'espace.

La marginalisation de l'espace (p1. 16, p1. 17, pl. 18) abordera la situation ac-
tuelle des "régions" en période de centralisation. Nous étudierons le Nord-Ouest,
comme cas le plus extrême, pour tester la validité des outils conceptuels que nous
aurons mis au point dans les parties précédentes. Trois cartes synthèses, l'écono-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 66

mique du Nord-Ouest, l'écologique du Nord-Ouest, le politique du Nord-Ouest


suffiront pour profiler la méthode d'analyse des aires marginalisées.

L'atlas propose ainsi un nouvel aménagement des thèmes d'étude de l'espace,


pour que la géographie devienne significative dans le débat et le combat du déve-
loppement.

Planche 4
LA « RÉPUBLIQUE » DE PORT-AU-PRINCE
ESPACE HAÏTIEN
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Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 67

Planche 5
L'ESPACE SOCIAL DE PORT-AU-PRINCE
ESPACE HAÏTIEN
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Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 68

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Première partie : de l’évolution de l’espace à sa métropolisation

V
Économie politique
de la métropolisation

Retour à la table des matières

La centralisation est l'affirmation de la prééminence de l'oligarchie port-au-


princienne. Quels sont les fondements de cet ordre nouveau du XXe siècle ? Cette
question de départ nous invite à démêler la complexité de ces transformations de
la relation espace /société à différentes échelles pour dire en quoi pourrait consis-
ter une problématique de la métropolisation (haïtienne). Nous regroupons notre
lecture des trois planches, "La république de Port-au-Prince", "L'espace social de
Port-au-Prince", "Le centre-ville de Port-au-Prince" autour des thèmes du contrôle
économique et de la gestion politique. Le réaménagement de l'espace haïtien
conduisant à la polarisation port-au-princienne renvoie, en effet, à ces deux
grands éléments : la création d'un marché et l'exercice des pouvoirs. Tout le
commerce extérieur va faire accumulation à la capitale et tous les circuits inté-
rieurs doivent y converger ; ensuite, toute la dynamique de la politique haïtienne
doit aussi se comprendre par la mutation de la configuration régionale à la confi-
guration centralisée. Cette prise en charge de la spatialité fournit un nouvel éclai-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 69

rage à bon nombre des questions du politique, de l'économique, du culturel et du


symbolique haïtien.

Dans chacune des trois parties de l'atlas, le niveau de lecture de la métropoli-


sation (p. 28-33), de la dégradation (p. 50-55) et de la décentralisation (p. 72-77)
diffère du mode utilisé dans les thèmes de l'évolution, de l'articulation et de l'or-
ganisation en ce qu'il s'agit d'essais d'économie politique de l'espace, donc au
coeur de la relation du scientifique au politique. Les neuf planches (4-5-6 ; 10-11-
12 ; 16-17-18), servant de support à ces discours, positionnent l'information pou-
vant servir de point de départ au travail de construction d'un cadre directeur de
développement.

L'espace économique de la domination port-au-princienne comprend quatre


éléments que se partagent les sous-groupes constitutifs de l'oligarchie de la capita-
le. Les trois cartes de la métropolisation sont aux échelles qui permettent juste-
ment d'appréhender les bases spatiales de leur pouvoir économique. La planche 4
tente de donner un contenu à cette expression courante de "république" de Port-
au-Prince en y dégageant les trois lieux principaux : "la-plaine", "la-ville", le
"bord-de-mer". Le premier est le siège du prélèvement de la rente agricole, le se-
cond celui de la rente foncière et immobilière et le troisième le noeud du commer-
ce d'exportation des denrées et du commerce de redistribution intérieure des pro-
duits d'importation. Les planches 5 et 6 développent les espaces de la ville et du
bord-de-mer. Ainsi le choix de ces trois échelles pour dire la métropolisation ren-
voie à la relation de base espace/société telle que vécue dans cette situation
concrète.

"La-plaine", c'est le pourtour agricole de Montrouis à Léogane. Les planta-


tions et propriétés familiales se suivent en rangs serrés et les variations de densités
peuvent nous servir de guide dans l'analyse des types d'occupation sociale du sol.
Un exercice simple peut nous porter au fond de la question de cette planche : on
peut "habiller" la carte en y superposant les noms des familles propriétaires depuis
plus d'un siècle. Historiquement, c'est là que le noyau des plus anciennes familles
de Port-au-Prince a sa base depuis cinq générations. La rente agricole, les premiè-
res transformations du sucre, du sisal, la proximité du plus grand marché vivrier
du pays assurent une rentabilité de ces terres couvertes d'un chevelu d'irrigation
développé. La rente faisant l'assise de ce groupe est du même ordre que celle des
différentes oligarchies provinciales du Me siècle, mais la centralisation au profit
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 70

de Port-au-Prince y a rajouté ce qu'on pourrait appeler une "rente de centralité"


créée au détriment des dix autres factions régionales qui ont vu décliner d'autant
leur capacité d'accumulation par régression de leur capitale régionale.

Proche du premier groupe, avec qui il constituera à la longue le second volet


de la bourgeoisie traditionnelle de Port-au-Prince, est cette faction qui émerge en
trois générations par accumulation de rentes immobilières et foncières urbaines.
La planche 5 de l'espace social donne à voir les lieux de la spéculation sur le sol
urbain. C'est, jusqu'aux années 50, le mouvement d'achat systématique des terres
urbaines, notamment par le petit groupe restreint des professions libérales capa-
bles d'accumuler un surplus, mais incapables d'accéder aux terres de "la-plaine".
C'est plutôt cette aile qui se diversifiera par exemple dans le tourisme d'après-
guerre.

La genèse de cette bourgeoisie traditionnelle du "nom", les "deux-cents-


familles" comme il se disait il y a quarante ans, c'est un peu l'histoire du contrôle
de la rente agricole et foncière urbaine que le processus de centralisation va dé-
multiplier. Avec le temps, les deux autres groupes impliqués dans le commerce
vont prendre une part active et importante dans ces secteurs fonciers. Les plan-
ches 4 et 5 donnent à voir aussi les regroupements des défavorisés en fortes densi-
tés rurales et urbaines. Le processus de centralisation les a provoqués à mesure
que s'approfondissaient la désarticulation des anciennes régions et la déconstruc-
tion des assises agricoles des paysanneries.

Le troisième espace de la domination est celui du commerce de redistribution


intérieure des produits d'importation. Il s'est développé aux mains d'un groupe
d'immigration, principalement originaire du Levant, au centre-ville de Port-au-
Prince, le bòdmè. La réarticulation des circuits de commercialisation des régions,
en un seul arbre centré sur la capitale, coulait les grandes "maisons" haïtiennes
des provinces au profit de l'émergence et du renforcement d'un groupe d'exporta-
tion à Port-au-Prince, lui aussi de fraîche immigration en ce début de siècle. L'ex-
portation des denrées et les mécanismes du contrôle de ramassage des produits à
pignon au "bord-de-mer". En somme, les quatre factions constitutives des pou-
voirs économiques de la métropole, le "carré" port-au-princien, façonnent leurs
espaces d'intervention de manière assez indépendante jusqu'aux années 30 ; puis
en alliance deux à deux, ceux de la rente et ceux du commerce, coupure qui ren-
voie aussi à d'autres symboliques telles mulâtres versus étrangers ; ces oppositions
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 71

sont encore bien réelles quoique s'estompant de générations en générations. Le


moment actuel a d'autres brassages les nouvelles générations "d'héritiers" doivent
composer avec d'autres "héritiers" de la politique pour pousser au développemen-
tisme de zones franches et d'industrialisation locale. Cette conjoncture de l'éco-
nomique et du politique en 1980 requiert l'ébauche du rapport du Centre des an-
ciennes oligarchies régionales.

La centralisation casse l'ordre de régionalisation en ruinant certains groupes


de province et en affaiblissant tous les autres. Notre thèse est que les fils de ces
oligarchies de provinces développeront sur 60 ans une stratégie en deux temps
pour se faire une place dans la centralisation. D'abord une première tranche de 30
ans dans laquelle ils "montent" à Port-au-Prince et s'adjugent une participation à
la sphère politique (1915-1946), et, de cette position consolidée, ils arrivent à pé-
nétrer le "carré" port-au-princien de l'économique (1946-1975). Deux générations
auront suffi pour nous amener à la conjoncture des années 1980, le nouveau tour-
nant, la crise de centralisation.

De l'occupation américaine (1915) à la dépression des années 1930, c'est le


mouvement de la jeune génération des provinces pour aller se "refaire" à Port-au-
Prince. Entre temps, le pouvoir politique est aux mains des factions port-au-
princiennes qui ont gagné la bataille des régions du XIXe siècle. Les "provin-
ciaux" seront incapables de prendre place dans les quatre bastions économiques
des factions hégémoniques de Port-au-Prince. Ils s'allieront à la petite bourgeoisie
de la capitale pour réclamer participation dans la sphère politique, la seule qui leur
soit accessible. La stratégie qui se développe sur 30 ans est celle de l'accumula-
tion de savoir, d'alliances matrimoniales, de constitution de "clubs", bref, tout ce
qui va rendre possible 1946. Ce vouloir gouverner de la petite bourgeoisie (en
alliance avec les bourgeoisies qu'on laisse "régner", puisque la deuxième phase
visée est une prise de participation dans ses bases économiques) s'enrobe dans une
symbolique complexe qui renvoie évidemment à la structure de la domination du
"carré" port-au-princien. Un arrière-pays producteur sera opposé au bord-de-mer
commercial d'importation et d'exportation, et les masses noires du "pays-profond"
seront opposées aux fonciers mulâtres. Un déferlement symbolique va supporter
ce nouveau contrat entre les héritiers des oligarchies des provinces et de la capita-
le. On y verra pêle-mêle, les mises en opposition du parcellaire agricole et de la
grande propriété, du noir et du mulâtre, du métèque et de l'haïtien, du national et
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 72

de l'étranger, de l'indigénisme et du bovarisme, etc. On a beaucoup écrit sur l'al-


liance du pouvoir politique avec les agents spéculateurs en denrées et les proprié-
taires fonciers des provinces, jusqu'à se perdre en deux clans d'explication, les
tenants du "néo-féodalisme" et les tenants du "compradorisme". Les concepts
d'espace nous semblent fournir une explication globale nettement plus adéquate
de ces alliances. Venant des régions d'autrefois, ayant racine dans cette fédération
passée des provinces, les "provinciaux", pour négocier le droit de gouverner, doi-
vent s'allier aux forces de leurs sources pour contrer le "carré" port-au-princien.
Cette alliance est inscrite dans le processus de conquête et de maintien du pouvoir
politique de part et d'autre de la charnière de 1946. Incidemment cette perspective
éclaire également le sort fait aux candidatures "anachroniques" des conjonctures
de 1946 et de 1957. D'une part E.N. Numa n'arrivera pas à imposer un retour aux
oligarchies des provinces quand leurs propres fils à Port-au-Prince réclamaient le
pouvoir pour eux-mêmes, et d'autre par L. Déjoie portant projet du "carré" fera
face à une alliance dont la logique fut celle du "tout, sauf cela". À preuve de notre
lecture des conséquences du passage de la structure régionalisée à la structure
centralisée, que l'on reprenne sous cet angle l'étude attentive du personnel politi-
que de 1946 et de 1957 et l'on trouvera que globalement il se ventile par la logi-
que d'opposition provinces/ capitale, dans les deux moments de sa stratégie de
conquête politique jusqu'en 1946, et de pénétration du "carré" après 1946.
Qu'aient joué, et de manière significative au devant de la scène, d'autres coupures,
nous le reconnaissons volontiers ; mais, nous soutenons la thèse que le champ des
concepts d'espace nous fait accéder à des dimensions, elles aussi, principales et
complémentaires aux autres. Et mieux, la mise en relation de la société à l'espace
nous ouvre les chemins de l'alternative de manière plus marquée que toute autre
mise en relation par sa capacité d'embrasser l'économique, le politique, le culturel,
le symbolique... concrètement dans les formes et les structures du court, moyen et
long termes.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 73

Planche 6
LE CENTRE-VILLE
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières

La conjoncture de 1982 n'est réductible à aucune des crises précédentes. Les


éléments du problème haïtien actuel sont différents quand on prend en considéra-
tion les enjeux et les agents. Près de quatre décennies se sont écoulées depuis
1946, les fils des premiers "provinciaux" se sont fortement "port-au-princianisés"
par les mêmes mécanismes de socialisation (et de promotion : religion, école,
mariage, armée, prêtrise...) que les fils/filles du "carré" qui sortaient en même
temps de leur univers plus ou moins clos. Une deuxième vague est venue de la
province après 1946, en même temps que se propulsait une deuxième vague de
petite bourgeoisie port-au-princienne. Les positions des "régionaux" d'avant 46 et
d'après 46 sont différentes sur l'échiquier de la capitale ; globalement, la première
vague était bourgeoise de province et la deuxième petite bourgeoise, tandis qu'à
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 74

Port-au-Prince c'est l'émergence après 46 d'une faction plus modeste que la pre-
mière. Ajoutons le rôle que va jouer la diaspora (ce que nous disons plus particu-
lièrement dans la murale Hispaniola) comme mécanisme de promotion d'autres
groupes qui n'ont plus à se plier à l'ancien "passage-obligé" de Port-au-Prince. Du
côté des masses, la situation s'est notablement dégradée, jamais auparavant une
telle concentration de misère n'avait été réalisée, une telle propension à la fuite par
tous les moyens aussi chose quotidienne. Et nous avons là les enjeux et les agents
pour lesquels il va falloir dire le "raccourci" permettant d'atteindre à un pays nor-
mal dans les vingt-cinq prochaines années.

Pour aller plus loin dans l'ébauche d'une alternative, questionnons les planches
pour ce qu'elles nous disent du présent et nous suggèrent pour le futur. Le premier
élément à faire ressortir de la planche 6 du centre-ville est la représentation du
commerce des trottoirs. La littérature courante le désigne de l'épithète de "com-
merce parallèle" ou de "secteur informel" alors que pour nous il est fondamental
et très formel : c'est l'expression de la modalité de survie de plus de 80% des habi-
tants de la ville. Ceci n'est pas spécifique à Port-au-Prince, mais c'est la ville de la
Caraïbe où ce phénomène prend une ampleur tellement considérable, qu'il nous
faudrait plutôt apprendre à considérer le commerce des magasins comme l'excep-
tion, et nous attacher à penser l'articulation de la distribution des biens, services et
vivres à partir d'une amélioration des pratiques actuelles, spatiales et sociales, des
classes défavorisées de Port-au-Prince.

Le centre-ville comprend deux parties que sépare l'axe nord-sud, rue du Peu-
ple - rue de la Révolution. À l'Ouest, le front de mer s'articule en trois zones. Au
Nord, l'espace vivrier, un immense marché que délimitent les tons rouges de la
planche. Au Sud, petits commerces et métiers de services courants, et au centre,
les magasins d'importation qui se prolongent jusqu'au port par les édifices à bu-
reaux des "maisons de la place". La partie Est est plus spécifiquement quartiers
d'habitats moyens et d'édifices à vocation administrative, politique ou policière...
Ce bòdmè est à l'image du contrat social qui fonde l'ordre de centralisation. Les
choix fondamentaux de l'actuelle orientation nationale s'y retrouvent par la
concentration dans ce quadrilatère des pouvoirs commerciaux, financiers, politi-
ques, culturels. Quelle est finalement la question que pose le bòdmè ? On peut
déployer les analyses de morphologie, de fonctions, de structures... que ces répon-
ses ne seront toujours pas une question. Il me semble qu'une prise en charge de
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 75

cet espace dans un cadre de transition démocratique changerait radicalement la


"vocation" du bòdmè, sa signification dans l'ensemble national, son organisation.
Alors la question ne serait-elle pas au bout de la chaîne du comment chaque sous-
groupe, fraction de classe, lakou urbains, parentèles et autres modes d'agrégation
assument survie ? Quelles sont les valeurs sur lesquelles s'appuient leurs stratégies
d'adaptation ? Quelle est la relation de tous ces noyaux de résistance au centre-
ville ? En quoi consiste concrètement la justice sociale et la justice spatiale sou-
haitées ? Quelles "formes d'espace" peuvent porter le projet ?

De l'échelle du bòdmè à l'échelle de la ville on voit déjà mieux comment la


spéculation foncière, l'inflation des loyers, les fortes densités humaines... font de
cet espace de la planche 5 une source d'accumulation pour ceux qui contrôlent la
terre. La logique de déploiement de la ville obéit à un façonnement que schémati-
se le graphique, de même qu'à chaque type de densité correspond une morpholo-
gie particulière de quartier. Des densités aux structures, des formes aux symboles,
des paysages aux fonctions, il nous faut arriver à clairement nommer le choix qui
s'offre pour rompre avec la métropolisation désastreuse (celle de la misère qui
s'est installée sur les trottoirs, dans les bidonvilles et de la dégradation de l'envi-
ronnement urbain) au profit d'un nouveau Port-au-Prince, centre d'un pays et
d'une nation équilibrée.

L'enjeu de la crise de la métropolisation dans ce tournant des années 1980


peut déjà s'ébaucher, mais avant il faut fermement souscrire au fait que sa formu-
lation ne sera qu'une réalisation collective ; ici et maintenant, qu'une piste à explo-
rer plus en profondeur.

Deux pôles d'attraction semblent attirer les forces et potentiels de la conjonc-


ture. D'une part la tendance dominante du développementisme d'industrialisation
de sous-traitance, l'érection de zones franches, la survalorisation technocratique...
bref, une cosmétique pour rendre acceptable la promesse de normalisation de la
pénétration du capital et du "rattrapage" des retards. Quant au "statu quo" que
prône la "vieille garde", il est tout aussi anachronique dans cette évolution que la
tentative de bloquer en 1946 l'émergence des jeunes des "provinces" sur la scène
politique port-au-princienne par une manoeuvre régionaliste. Le courant "gestion-
nel" devient lors l'une des réponses à la crise. Mais il ne portera, une fois de plus,
que le projet des dominants avec cette dose de modernisme qu'insuffle chaque
nouvelle génération dans la conduite des héritages.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 76

D'autre part il y a cette force d'attraction qu'exerce le vouloir de prendre une


direction différente pour conquérir en ce lieu même de notre environnement ca-
raïbéen et américain (à distinguer d'étatsunien) une marge plus grande d'indépen-
dance économique et politique en prenant appui sur les ressources matérielles et
humaines proprement nôtres (pays diaspora interreliés) et l'accumulation locale
des savoir-faire des paysans, marchandes, périphériques urbains et ruraux ; car
enfin ce pays a déjà vécu sans la mendicité internationale, et peut encore mieux le
faire en situation démocratique. Il est même fort possible que plus de gens que
l'on ne croit voudront y faire leur part si l'on convainc, sans l'ombre d'un doute,
que taxes et impôts sont destinés à oeuvre collective de justice sociale. De toute
façon, et de manière impérative, la gestion des échelles de la métropolisation sup-
pose que soient repensés le rapport au Centre de tout le pays, et l'articulation in-
terne des éléments de la "république" de Port-au-Prince.

Concrètement cela peut vouloir dire de nouvelles préoccupations aux quatre


plans suivants :

• Échelle de la centralisation nationale la décentralisation de l'arbre conver-


geant sur Port-au-Prince (planche 3) par le renforcement des sous-
systèmes d'une régionalisation comme celle que présente la murale d'His-
paniola pour la partie haïtienne.

• Échelle de la métropolisation : la ceinture agricole de la capitale (planche


4) à intégrer à la dynamique et aux besoins de la ville pour donner à cet
espace un fonctionnement moins parasitaire.

• Échelle de l'urbanisation l'espace social de la planche 5 à viabiliser par une


imposition et une redistribution des rentes actuellement en stricte accumu-
lation.

• Échelle de la concentration : l'espace de la planche 6 à réévaluer dans son


engorgement multifonctionnel pour questionner sa réorientation, plus
conforme à un projet de démocratisation.

Penser la métropolisation à ces différentes échelles c'est aborder l'imbrication


du politique et de l'économique à l'aune de l'espace qui prend la mesure de ce qui
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 77

existe, et de ce qui pourrait exister. La métropolisation port-au-princienne restera


encore longtemps un phénomène dominant ; l'enjeu d'un polycentrisme signifie un
ré-équilibrage, un repartage qui débouche sur l'animation des entités de la structu-
ration spatiale, du bourg-jardin et du marché aux villes à vocation de centres se-
condaires. C'est possible d'y arriver, si un jour le politique se donne pour objet
d'édifier "un pays pour tous les Haïtiens e kote tout moun se moun".
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 78

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Deuxième partie
de l'articulation de l'espace
à sa dégradation

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Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 79

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Deuxième partie :
de l’articulation de l’espace à sa dégradation

I
Problématique de l’évolution
de l’espace

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Il y a un support physique de terre et de nature de 27.700 km'. Les modalités


sociales particulières de son appropriation et son remplissage de structures et de
sens à chaque moment crée un espace (... haïtien). Le support physique est un
donné de longue période, sa réalisation sociale en espace est historiquement datée
dans une succession d'organisation, morcellement-régionalisation-centralisation.
Qu'est-ce qui crée actuellement la cohérence de l'espace national ? Comment
s'effectue la mise en relation de toutes ses parties et de tous ses éléments ? Quelles
sont les articulations qui produisent, dans ces années 1980, la dynamique de l'es-
pace haïtien ?

La recherche d'une réponse à ces questions de l'espace contemporain conduit à


une démarche en trois étapes. Il s'agit d'abord d'analyser les modalités de distribu-
tion de la population en groupes de formes hiérarchisées (planche 7 : les bourgs-
jardins) ; ensuite, d'étudier les carrefours par lesquels passent les liaisons entre ces
regroupements (planche 8 : les marchés) ; enfin de déterminer les mouvements
qui animent cet ensemble (planche : les circuits).
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 80

La cohérence d'un territoire, la construction d'un pays, la production conti-


nuelle de l'espace se réalisent à travers les fermes paysannes par leur type de loca-
lisation et d'agrégation ; à travers les marchés par leurs rôles de centre de ces dis-
tributions ; à travers la circulation des marchandises et des idées par la mise en
relation de tous ces éléments constitutifs de l'espace. Il y a des lieux, des centres
de ces lieux et des échanges d'un centre à l'autre.

Notre hypothèse est que la dynamique de l'espace ainsi créée se trouve dans
l'articulation entre les réseaux de prélèvements qui vont permettre l'accumulation
des richesses à un pôle de la société et les noyaux construits par les masses pour
résister et survivre aux prélèvements. Nous allons mettre au travail les maîtres-
mots haïtiens de lakou, bitasion, marché, madan sara, vivres à la recherche d'une
définition rigoureuse des expressions clés de l'analyse d'espace en Haïti.

Les bourgs-jardins

Pour poser correctement les problèmes de distribution de la population haï-


tienne, nous devons préalablement interroger la notion d'habitat dispersé qui a
servi jusqu'à présent à caractériser l'habitat rural tout en marquant la différence
d'avec habitat groupé en villes et bourgs.

Les images que charrie habitat dispersé sont celles d'une population de quatre
millions de paysans éparpillés et solitaires, vivant sans aucun lien les uns avec les
autres et survivant dans une autarcie presque complète. La perspective d'aména-
gement qui découle de cette conception va nécessairement prôner des modèles de
regroupement de cette population dans des agglomérations à créer ; mais il est
particulièrement difficile de déplacer et de réunir une population de paysans par-
cellaires cultivant chacun des jardins très éloignés les uns des autres. Le problème
devient vite insurmontable et le paysan est accusé d'être le seul responsable de son
extrême pauvreté, de son incapacité à accueillir des services sociaux, à recevoir
un encadrement minimal, compte tenu de son habitat dispersé. Tel est le discours
de laisser-faire, lese-grennen, et la commode justification que fournit cette notion
à travers la littérature sur le monde rural haïtien.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 81

Or, le monde rural ne se perçoit pas en situation de dispersion, il se donne


pour aggloméré, situant son ménage, sa case, ses parcelles, de l'échelle du lieu-dit
à celle de la section rurale ou de la zone d'influence du marché principal de la
localité. Si l'habitat rural est réellement dispersé, quelle est alors la signification
des densités de centaines d'habitats au kilomètre carré de plusieurs vastes régions,
de la densité rurale moyenne supérieure à 150 habitants km2, de la densité supé-
rieure à 500 habitants par kilomètre carré cultivé ?

L'expression de bourg-jardin rend compte des agglomérations rurales déjà


produites par les exigences de la vie rurale le long des vallées, dans les plaines,
sur les versants des mornes. Les bourgs-jardins sont les cités rurales dont les cen-
tres commerciaux sont les marchés hebdomadaires où des milliers de personnes
vont traiter d'affaires et échanger avec les membres de leur communauté, et ceux
des autres communautés venus pour la rencontre aux multiples facettes.

L'habitat rural dispersé n'a jamais existé sur terre haïtienne en tant que forme
prédominante. La case-à-nègres des ateliers du XVIIIe siècle, le lakou familial du
XIXe siècle, le lieu-dit du XXe siècle sont des noyaux communautaires dans les-
quels se déroulent production, consommation, commercialisation, et aussi tous les
entrelacs du culturel, du politique et du social. En tant qu'ensemble, le bourg-
jardin déploie un système collectif d'assurance et d'entraide de ses membres. Pour
survivre, car les prélèvements outranciers posent le problème en termes de survie,
le bourg-jardin réagit en qualité de macro-unité d'espace pour donner priorité aux
vivres sur les denrées, secourir la victime d'un cataclysme, contrer les famines par
le partage des ressources déjà maigres, démultiplier les intrants par un système de
prêt de semences, offrir garantie par l'utilisation de plusieurs variétés d'un même
produit.

La résistance est quotidienne, tenir le coup, être encore en vie, malgré les
ponctions de l'ordre de 60% de la valeur des produits sous les multiples formes de
taxes, de loyers, de prêts usuraires. Lors du morcellement, il fallait nourrir les
ateliers d'esclaves, les loger, leur donner le minimum nécessaire pour qu'ils pro-
duisent le travail réclamé ; en régionalisation, il est laissé au paysan de quoi pro-
duire et vendre vivres et denrées aux oligarchies des provinces à un prix minimum
pour que le travail puisse continuer ; la logique des prix de la centralisation est
encore la même : le minimum vital pour fournir des marchandises sur lesquelles
chaque groupe d'intermédiaires et l'État haïtien vont prélever leurs parts substan-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 82

tielles. Depuis trois siècles, les travailleurs de la terre vivent misérablement et il


est partout reconnu que cette pauvreté, à l'échelle mondiale, est une extrême criar-
de.

Les marchés

Les marchés sont les carrefours hebdomadaires et les centres de convergence


des bourgs-jardins. Plus que des jours d'achat et de vente de produits, ce sont les
moments d'un cycle d'échanges multiples dans le monde rural ; plus que des lieux
de vente et d'achat de produits ce sont les points de soudure de la charpente
paysanne du pays ; plus que des mouvements locaux pour l'achat et la vente des
produits, ce sont les événements principaux de toute une aire territoriale.

Le passage de l'espace régionalisé à l'espace centralisé réoriente l'ensemble


des marchés vers Port-au-Prince. Cette convergence est le résultat d'une combina-
toire de techniques mises au service du nouvel ordre spatial : amélioration des
routes, perspectives hygiénistes, concentration des services à la capitale, fermetu-
re des ports des provinces, suppression des budgets communaux, érection d'une
administration centrale, perception des taxes en un lieu unique, recherche du seuil
minimum de consommateurs pour la rentabilisation du capital, introduction de
l'automobile. Il se déploie ainsi, au seul profit de Port-au-Prince, l'arsenal classi-
que des moyens de cumul des valeurs de centralité.

Aux noeuds des nouveaux canaux de la centralisation, les marchés se hiérar-


chisent en rang de premier, de second ou de troisième ordre. Ce sont les points de
confluence qui grossissent les flux vers Port-au-Prince. Les marchés se localisent
aux carrefours du monde rural, en position centrale d'une zone où l'accessibilité
est adéquate pour l'ensemble des populations desservies. L'espacement d'un mar-
ché à l'autre, la distance-temps entre deux marchés, dépendra de la densité du
bassin de la clientèle des producteurs et des consommateurs, du type et du rôle
des marchés, des moyens de transport utilisés. L'augmentation de l'offre et de la
demande cumulées en un point conduira à une répétition des jours de marché, ou
à la création d'un nouveau marché.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 83

Le marché n'est pas un simple mécanisme d'échanges commerciaux, mais un


élément fondamental de la vie rurale. Chaque marché et sa zone d'influence fonc-
tionnent comme une communauté, un centre ou se transmettent les ordres et les
mots d'ordre du pouvoir politique et administratif par le chef de section rurale,
justement surnommé Leta. C'est aussi le lieu et le moment de l'organisation des
fêtes communautaires, la place publique de la diffusion des informations, le siège
des organisations secrètes. En somme, le marché est le noyau des distributions
rurales des bourgs-jardins, ce "centre-ville" dont l'animation périodique réunit des
milliers de personnes, certains jours, dans un espace autrement déserté.

La place du marché est pleine de centralités, c'est le potomitan chargé de si-


gnes et la croisée de toutes les circulations marchandes et symboliques. Le mar-
ché est le noeud des circuits de prélèvements s'y collectent les rentes, s'y déroule
la réalisation des profits, s'embauche la force de travail disponible, se récupèrent
les avances de fonds par livraison des produits. C'est aussi un goulot d'étrangle-
ment, un passage obligé sur les marges duquel campent les professionnels de la
chicane et de l'usure, à côté des spéculateurs chargés de recueillir pour l'État haï-
tien les taxes qui seront versées à la douane de Port-au-Prince, à la toute fin des
circuits.

Le marché est aussi un noyau de résistance du monde rural. Alors que le


bourg-jardin a juridiction sur les phénomènes liés à la production, le marché est
plutôt le lieu des phénomènes liés à la commercialisation. La collectivité rurale va
créer un nombre infini de petits intermédiaires qui se partageront les miettes lais-
sées aux campagnes ; marchandes, revendeuses, courtiers, porte-faix, artisans
vont besogner pour recueillir quelques centimes. Les activités sont éclatées pour
donner ressources au plus grand nombre possible de personnes, notamment les
paysans sans terre qui s'emploient également pour de menus travaux dans les
bourgs-jardins.

Le noyau de résistance est un objet d'espace localisé, défini comme une orga-
nisation collective de survie des masses confrontées aux rigueurs des prélève-
ments de toutes sortes de réseaux qui innervent l'espace haïtien.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 84

Les circuits

Par les places centrales des bourgs-jardins que sont les marchés, passent diffé-
rents canaux dans lesquels circulent des marchandises (vivres et denrées, biens de
fabrication locale et d'importation), des prélèvements (profits, taxes, usures, ren-
tes), et des informations de tous ordres. Ces courants continuels, ces mouvements
permanents assurent un certain assemblage des bourgs-jardins et des marchés aux
villes et bourgs. Telle est l'articulation à la base du façonnement de l'espace dans
lequel se réalise la société.

Il nous faut donc dire cette dynamique des circuits qui mettent en relation le
plus lointain jardin ou le plus petit marché au centre port-au-princien. La caracté-
ristique fondamentale d'un circuit, en tant que principe actif de cohérence territo-
riale et de production d'espace, est sa convergence progressive et continuelle vers
Port-au-Prince, à travers des relais le long des différentes branches de centralisa-
tion. Nous avons choisi d'illustrer l'analyse des circuits par l'étude, en dix points
de l'espace, des variations saisonnières, régionales et annuelles du prix des deux
vivres de base de l'alimentation populaire : le maïs moulu et les haricots rouges.

L'évolution des prix est l'indice le plus pratique pour saisir la conjoncture spa-
tiale des dix dernières années et dégager le sens des transformations en cours. Au
début des années 1970, après deux décennies de relative stabilité du prix des vi-
vres, ou d'un taux de croissance faible en année normale, nous assistions à l'émer-
gence d'une crise inflationniste, de 16.5% par année du prix des vivres. Les signes
avant-coureurs de la crise, augmentation des paysans sans terre, exode rural, pau-
périsation paysanne, famines périodiques, se sont manifestés avec une virulence
accrue dès 1950.

Nous sommes dans l'une des phases les plus aiguës de la crise de l'espace cen-
tralisé haïtien, celle qui se répercute aussi bien :

• dans le monde rural sur la structure agraire, les systèmes de culture et de


commercialisation ;
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 85

• dans le monde urbain sur la croissance de misère à Port-au-Prince, la bais-


se du volume d'affaires des exportateurs, le commerce des trottoirs, la dé-
gradation des villes de province ;

• dans la diaspora sur la fuite de milliers de paysans, de marchandes, de djo-


beurs.

Les nombreux circuits des vivres forment le réseau des vivres. L'ensemble des
circuits de toutes les circulations au pays forme les réseaux auxquels nous acco-
lons l'épithète prélèvements pour signifier la logique profonde qui les meut.

Les réseaux qui doivent assurer la croissance de revenus substantiels à l'État et


aux groupes dominants augmentent à mesure leurs pressions de prélèvements sur
les bourgs-jardins et les marchés. Les prix des denrées arbitrairement déterminés
par les "maisons" d'exportation sont maintenus au plancher minimum pour laisser
une confortable marge de profits ; les prix des vivres en augmentation constante
provoquent l'appropriation des terres paysannes pour l'érection de grandes planta-
tions et de grandes propriétés en produits vivriers ; les prix des biens manufactu-
rés localement et des biens d'importation répercutent à la hausse la conjoncture
inflationniste.

Voir l'espace comme la résultante d'une dynamique qui articule des noyaux de
résistance et des réseaux de prélèvements, nous donne trois séries d'outils et de
perspectives de travail. Il y a d'abord l'ensemble des notions et concepts qui vont
se mouvoir pour la construction du réel haïtien avec des hypothèses suffisamment
définies pour que les procédures de démonstration deviennent pertinentes. Il y a
ensuite l'interprétation du réel qui fait place, et c'est une nouveauté, à la propre
conception que les masses ont de l'espace, les faisant ainsi passer du rôle de figu-
rants qu'elles ont joué dans la géographie à celle d'acteurs principaux. Il y a enfin
les alternatives de transformation de ce réel d'espace qui vont puiser, dans l'accu-
mulation locale de pratiques adéquates de survie et d'adaptation, les éléments via-
bles pour asseoir un développement en rupture des recettes actuelles d'importa-
tion.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 86

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Deuxième partie :
de l’articulation de l’espace à sa dégradation

II
Une re-lecture de l'habitat :
les bourgs-jardins

Retour à la table des matières

L'établissement de cette carte a été une longue suite d'essais. Le point de dé-
part est une carte par points sur fond de 27 feuilles de la carte topographique au
1 :100.000 pour guider la localisation de l'habitat rural au recensement de 1950.
Le recensement de 1971 fournissait un terme de comparaison pour prendre en
considération la croissance projetée des sections rurales pour 1980. L'adoption de
larges fourchettes de densités sur un carroyage de 100 km2 permettait de réduire
considérablement la marge d'erreur.

Restait à dégager la signification de cette distribution puisque les notions


d'habitat dispersé et d'habitat groupé étaient manifestement déficientes. Je dois à
nos communautés paysannes de Bahamas d'avoir pu traduire la propre perception
du monde rural sur lui-même : "Nous ne sommes pas dispersés mais organisés en
bourgs-jardins", expressions heureuse de Timac Télisma.

"Les bourgs-jardins" veulent d'abord dire la modalité particulière de distribu-


tion de la population rurale en Haiti. Ce maître-mot tente de différencier le re-
groupement en lieu-dit du bourg au nom établi, tout en spécifiant qu'il s'y déroule
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 87

aussi une vie de relations apparentées à celle des bourgs. Le bourg-jardin devient
ainsi la forme propre de répartition et d'organisation des ensembles de fermes de
la paysannerie haïtienne.

Le bourg-jardin n'est pas une simple expression à valeur descriptive. De ce


terme, comme de chaque notion et de chaque concept, découlent trois ordres de
perspectives. C'est d'abord un choix de rendre compte des fondements du monde
rural en lui donnant la parole pour se dire. Le travail de recherche devenant alors
la traduction et la formalisation du discours du paysan. C'est ensuite une critique
des pratiques actuelles d'interventions qui sont conviées à reconsidérer leurs ap-
proches à la faveur d'une nouvelle conception de l'habitat rural. C'est enfin une
hypothèse sur la société et son évolution pour arriver à identifier les alternatives
qui s'offrent pour un choix d'avenir.

Parler de bourgs-jardins, c'est inviter à l'éveil des particularités de la paysan-


nerie pour que les interventions éventuelles soient soucieuses de l'originalité de ce
phénomène de civilisation et des nécessaires ruptures et créativités qu'impliquent
les choix d'aménagement.

Le graphique triangulaire reprend pour chacune des périodes à structure do-


minante d'espace spécifique, les modalités particulières de distribution de l'habi-
tat. Dans la Saint-Domingue coloniale, l'espace morcelé crée sur chaque planta-
tion un regroupement de cases destinées aux esclaves : les cases-à-nègres. Pour
nourrir cette force de travail, les colons durent même faire venir des salaisons de
France. La solution trouvée à ce problème d'entretien de la main-d'oeuvre a été de
leur concéder des superficies pour la production des vivres : les places-à-vivres.
Ainsi, place-à-vivres et case-à-nègres seront les premiers noyaux habitat/jardin
d'une population constituée au fil des ans par l'adjonction de nouveaux esclaves
achetés, et secondairement par la reproduction naturelle du groupe. On évitait
scrupuleusement à Saint-Domingue de constituer des ateliers d'esclaves de même
origine pour empêcher des collusions de révolte. Le fondement des premiers re-
groupements étaient donc le matelotage d'atelier, participation forcée à une com-
munauté concentrationnaire à laquelle aboutissait l'esclave au hasard du marché
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 88

des bossales. L'atelier de l'univers clos du morcellement est aussi le premier


noyau de résistance donnant les marrons en rupture d'esclavage, les avortements
volontaires des négresses aux mémoires de liberté, les empoisonnements... jus-
qu'au jour où tambours et lambis ne rythmèrent plus le travail de chaque atelier,
mais la révolte générale de tous les ateliers.

En période d'espace régionalisé au XIXe siècle, ce sont les liens de consan-


guinité qui vont relier des générations cultivant la même terre. Le lakou est ce
regroupement habitat/jardin de paysans partageant la ferme familiale souvent re-
çue en concession par l'ancêtre qui servit aux armées de l'indépendance. Les pa-
rentèles étendues des lakou se constituent en tant que noyaux de résistance au
travail des plantations et aux pouvoirs de prélèvement des onze villes-ports. Le
lakou est une modalité d'organisation née de la régionalisation. L'hypothèse pre-
mière est qu'il manquait à chacune des provinces fédérées la force de coercition
d'un État fort pour maintenir les travailleurs en système de plantation. Le parcel-
laire agricole paysan doit probablement à l'espace régionalisé d'avoir réussi à
s'imposer aux oligarchies qui privilégiaient les plantations.

Lorsqu'à la fin du XIXe siècle les liens de consanguinité se dissolvent par


éclatement des lakou, ils cèdent la place aux liens de territorialité des bourgs-
jardins fondés sur le voisinage dans un même lieu-dit. Des relations généalogi-
ques existent encore certainement dans les bourgs-jardins, et elles sont importan-
tes, mais le lakou, communauté de trois à quatre générations d'une même lignée,
est une forme spécifique de l'espace régionalisé.

Le bourg-jardin est-il une création de la centralisation ? La pression démogra-


phique en augmentation et le partage des terres à chaque génération ont semblé
être les causes principales de la transformation des lakou au moment ou s'impose
la prééminence port-au-princienne. Cette concomitance n'est pas fortuite ; avec la
centralisation s'affaiblissent les relations de clientèle tissées entre villes et arriè-
res-pays des onze provinces, et s'amenuisent aussi les fonctions de la famille élar-
gie. C'est l'espace centralisé qui enlève au lakou les assises nécessaires à sa repro-
duction.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 89

Planche 7
LES BOURGS - JARDINS
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières

On est ainsi passé des liens de servitude (atelier de l'espace morcelé), aux re-
groupements familiaux (lakou de l'espace régionalisé) pour en arriver aux rela-
tions de voisinage (bourg-jardin de l'espace centralisé).

Le graphique donne également à voir deux phénomènes qui naissent des situa-
tions d'extrêmes pressions sur les communautés : le marronnage du XVIIIe siècle
et la diaspora du XXe siècle. Ce sont des similitudes frappantes qui se partagent la
même flèche.

Les sept classes de densité de ces années 1980 sont regroupées en trois caté-
gories : les faibles densités de moins de 100 habitants/km2 ; deux classes de densi-
tés moyennes de 100 à 200 habitants/km2 ; deux tranches de fortes densités supé-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 90

rieures à 200 habitants/km2. Nous avons tenu à pousser l'analyse des densités jus-
qu'au raffinement d'une grille de 277 cases différentes pour bien marquer la diver-
sité des situations des bourgs-jardins. Chaque unité de densité de 100 km2 traduit
un niveau particulier de concentration des habitats ruraux. C'est une trame d'iden-
tification des types d'agrégation de l'habitat /jardin. Les faibles densités en jaune
occupent environ 60% de la superficie avec 20% de la population. Les densités
moyennes en vert s'étendent sur 30% de la superficie avec 40% de la population.
Les fortes densités en rouge concentrent sur environ 10% de la superficie, 30% de
la population. Ce classement des densités relatives (faibles-moyennes-fortes)
permet de comparer les variations de l'occupation du sol à chacune des périodes
d'espace, planches 1, 2 et 7.

La population rurale représentée a globalement triplé ses effectifs à chaque


siècle. Elle part de 450 000 vers 1789, atteint 1.3 million vers 1890 et s'établit aux
alentours de 4 millions dans ces années 1980. Il est fondamental de saisir les
transformations dans l'occupation du sol avant de formuler une explication de la
diffusion de conquête territoriale en deux siècles, émettre des hypothèses sur la
signification actuelle des modalités de répartition de la population, et dégager les
conditions de réalisation de différents scénarios d'évolution de la situation.

Certaines régions sont restées de faibles densités tout au long de la période


étudiée la presqu'île du nord-ouest, la partie frontalière du nord-est, les montagnes
du Trou d'Eau et la chaîne des Matheux, l'extrême ouest de la presqu'île du Sud,
les îles adjacentes de la Tortue et de la Gonâve.

Des régions vides ou des faibles densités sont devenues de fortes densités
comme les hautes terres de la presqu'île du sud, l'arrière pays montagneux de
Port-au-Prince, la "fenêtre" de Savanette Grand-Bois, l'arrière pays de Jérémie.

Des régions de fortes densités sont restées de fortes densités comme la plaine
de Léogane, la plaine des Cayes, la vallée de Jérémie, tandis que le Cul-de-Sac
passe de fortes densités à des densités moyennes pour près de la moitié de sa su-
perficie, la plaine du nord devient largement de moyennes densités après avoir
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 91

connu de fortes, densités, les versants montagneux du nord conservent leurs den-
sités moyennes, les rives de l'Artibonite passent de fortes à de moyennes densités,
le Plateau Central vide devient de densités faibles et moyennes... et ainsi de suite,
chaque région accusant des transformations plus ou moins considérables.

Le problème est d'identifier les facteurs qui interviennent dans l'explication


des variations observées. En premier lieu, les régions que la technologie coloniale
d'irrigation n'avaient pas pu maîtriser ne le sont toujours pas. D'ailleurs, le chevelu
de canaux et de prises d'eau de Saint-Domingue est nettement plus dense que le
système actuel d'arrosage. Les situations extrêmes, comme celles du Nord-Ouest
ou de la Gonâve, sont à mettre au compte de ce manque de contrôle de l'eau. En
second lieu, les concentrations de fortes densités des ateliers de plaine au Cap,
dans l'Artibonite ou le Cul-de-Sac ont fait place à des densités moyennes. Le mi-
lieu naturel n'est plus en cause mais bien l'organisation sociétale qui favorise ou
non les concentrations d'hommes.

Il n'y a pas de déterminisme de la Terre et de la Nature, pas plus qu'il n'existe


dans l'absolu une Haïti qui serait pauvre ou surpeuplée. Dans le Nord-Ouest, tant
et aussi longtemps que l'on ne domestiquera pas l'environnement, l'implantation
humaine sera précaire, mais, tout cela peut changer par l'acquisition d'une maîtrise
des conditions écologiques. La pauvreté est réelle et rendue au point ultime d'une
surmortalité annuelle par manque de nourriture. Il y a beaucoup de bouches à
nourrir, et il faut reconnaître que cela devrait être l'objectif d'une mobilisation
nationale pour la fin de siècle ; mais, que se transforment les conditions de répar-
tition du revenu national, et qu'augmentent les parts des producteurs et des travail-
leurs, on risquerait alors, pour un temps, de manquer de bras et, pour longtemps,
de manquer de main-d'oeuvre qualifiée. Qu'il y ait une personne à travailler par
famille et la situation nationale change du tout au tout.

L'espace, en longue période, a des structures dominantes qui se reproduisent et


se transforment. Sur de courtes périodes, il se réalisent des ajustements aux
conjonctures sociales. La distribution actuelle des bourgs-jardins et leur concen-
tration variable dans chaque localité est une réponse optimale de résistance et de
survie. L'exode contemporain est aussi une adaptation par fiction de prolongement
de l'espace haïtien qui s'adjoint des ghettos dans les Amériques du nord et la Ca-
raïbe. Le bourg-jardin s'adapte et se reproduit en terre étrangère, comme les for-
mes collectives de logements urbains des travailleurs. La répartition des densités
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 92

de population informe le social des contraintes de localisation territoriale du mo-


ment.

À quoi pourrait ressembler la distribution future de la population haïtienne ?


Elle sera ce qu'en feront les conditions sociales de chaque moment. À l'échelle
nationale, sachant maintenant que chaque structure dominante d'espace crée sa
propre manière de regroupement, nous devrions d'abord nous interroger sur l'es-
pace envisagé et les moyens à prendre pour y arriver. S'agit-il de renforcer la cen-
tralisation ou de débattre des formes possibles de décentralisation ? Retenons de
toute façon que certains phénomènes de répartition sont devenus permanents,
comme l'existence d'une diaspora d'un million d'hommes, ou sont très lentement
transformables, comme le poids acquis par la "république" de Port-au-Prince.

À l'échelle des localités, il faudra tenir compte de ce qui existe actuellement le


bourg-jardin. On peut tenter de simuler son devenir ; quelles seraient les mesures
les plus adéquates de développement de la vie communautaire rurale ? Existe-t-il
(c'est une hypothèse générée par la trame des 277 cases de densités par surface de
100 km'), des formes différentes de regroupement de plusieurs bourgs-jardins ?

C'est en cela que la lecture d'une carte sert aussi bien à faire le point' actuel de
la situation qu'à fournir les indices d'une gamme d'hypothèses sur l'avenir.

L'analyse des bourgs-jardins invite à évaluer les possibilités de généralisation


de cette méthode nouvelle de lecture. Nous ferons d'abord une révision critique
des classifications courantes de l'habitat avant de dégager et de souligner les li-
gnes maîtresses de l'étude de la planche 7. Nous verrons ensuite quelques applica-
tions de ces enseignements à un renouveau de l'approche des phénomènes locali-
sés (lieux) et des modalités de leur répartition (distribution).

Dans l'étude des lieux en Haïti on fait habituellement intervenir trois critères :
les formes, les effectifs, les fonctions. Dans le premier cas, on distingue l'habitat
urbain de l'habitat rural et l'on divise ce dernier en habitat groupé ou habitat dis-
persé, habitat régulier ou habitat irrégulier. Dans le second cas, l'effectif des popu-
lations sert à différencier la grande ville de la petite ville et du bourg. Dans le troi-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 93

sième cas, on retient la métropole port-au-princienne et les métropoles régionales


comme places centrales, puis les places d'autres rangs en fonction de l'importance
décroissante des activités commerciales. Ces critères peuvent être utilisés séparé-
ment ou donner lieu à des combinaisons variables.

Cette grille générale facilite la description des phénomènes, mais, là sont ses
limites, elles ne permet pas d'accéder à l'explication fondamentale de l'articulation
des objets d'espace. Nous avons en effet concrètement vu qu'à chaque structure
dominante d'espace, une échelle se trouvait privilégiée : au morcellement, la plan-
tation à grande échelle ; à la régionalisation, la province à échelle moyenne ; à la
centralisation, le pays entier à petite échelle. Les classifications précédentes fonc-
tionnent hors histoire, dirait-on, toutes échelles confondues à tout moment sans
tenir compte de la dynamique du rapport de l'espace à la société qui se construit
sur des objets différents, de taille différente, au cours de son évolution. De plus,
ces typologies semblent tout à fait étrangères aux luttes de la société, elles se su-
rimposent à de virulents affrontements d'appropriation et de prélèvements, de dé-
possessions et de résistance. Une lecture des lieux devrait pouvoir aller au-delà de
la description culturaliste des formes, quantitative des effectifs ou fonctionnaliste
des rôles pour atteindre à la dialectique (celle-là même du social) des objets d'un
espace lu comme un projet social, un enjeu de la lutte des classes, une condition et
un moyen de réalisation de la société.

Ces questions posées, comment alors y répondre ? L'analyse des bourgs-


jardins est un essai sur les réponses possibles. Partant de l'espace morcelé dans
lequel les cases-à-nègres des ateliers forment le niveau de base d'agrégation des
habitats, et de l'espace régionalisé dans lequel le lakou familial est le regroupe-
ment significatif, nous avons interrogé l'espace centralisé contemporain sur les
unités spatiales et sociales qui sont propres à cette période. Nous avons également
retenu, comme conditions de construction, que ce devraient être non seulement
des objets communautaires ayant des formes, des effectifs et des fonctions, mais
encore des objets dont les dimensions matérielles, culturelles et sociales, liées à la
dynamique générale de la société haïtienne, puissent témoigner des situations
concrètes de paysans, des marchandes, des travailleurs en 1980. Le maître-mot de
bourg-jardin a recouvert ce choix d'un ensemble d'agglomérations rurales, cette
critique de dépassement du descriptif vers l'articulation, et cette hypothèse pour
une alternative de développement pensée à partir de nouveaux objets d'espace. De
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 94

l'exemple des bourgs-jardins, et de manière plus abstraite, l'expression de noyaux


de résistance tente de regrouper l'ensemble des lieux portant signification de ré-
sistance des masses dans leurs activités matérielles, culturelles et sociales sous
oppression des groupes dominants.

Quels sont alors ces lieux-noyaux de la résistance aux prélèvements ? On peut


répondre qu'ils se construisent et se construiront en tant que bourgs-jardins, jar-
dins en compagnonnage, commerces de trottoirs et de rues, marchés, lakou-foumi
des villes, villages de réfugiés ("boatpeople") en diaspora. C'est un ensemble d'ob-
jets d'espace dont la définition s'écarte de la simple description pour tendre vers
une jonction du social et du spatial. Ainsi, à l'intérieur de la notion vague de quar-
tier nous nous demanderons si la rue n'est pas plutôt le premier niveau d'agréga-
tion à partir duquel reconstruire l'espace social urbain, et notamment si le lakou-
fourmi, cette rue intérieure, n'est pas le noyau particulier des zones défavorisées.
Dans le centre-ville commercial, nous interrogerons le micro-commerce des rues
et trottoirs pour lui chercher une définition qui rende justice à sa structure de
noyau de résistance. Il y a, en général, un mouvement d'accaparement des lieux
publiques par les masses qui débordent les limites qui leur sont assignées dans les
villes et campagnes.

La théorie des noyaux et des réseaux pourrait restituer à l'espace son authenti-
cité très largement méconnue et confondue avec la description des territoires.

*
Le bourg-jardin est un noyau de résistance comme l'avaient été les ateliers du
morcellement et les lakou de la régionalisation. Chacune de ses formes de regrou-
pement de la paysannerie offre, dans son fonctionnement, une assurance collecti-
ve à ses membres contre les prélèvements et l'exploitation spécifique de chaque
période, et un cadre commun pour trouver les parades aux types de pressions par-
ticulières de chaque moment : du marronnage à la fuite en diaspora, de la révolte
d'esclaves aux jacqueries paysannes, en passant par les Cacos et les Piquets ; de la
place-à-vivres coloniale à la domination des cultures vivrières contemporaines ;
des communautés marronnes aux bidonvilles de Port-au-Prince ; des marchés
vivriers des esclaves au XVIIIe siècle aux marchés de rues de la capitale... C'est la
même contradiction de deux objets d'espace : un ensemble de noyaux de résistan-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 95

ce des masses et une armature de réseaux de prélèvements dont l'articulation fa-


çonne l'espace et produit sa dynamique.

Le bourg-jardin est une collectivité qui oblige les sciences du social haïtien à
redéfinir leurs problématiques et hypothèses en précisant de nouveaux objets et
outils de recherches. À la sociologie de s'armer pour questionner la composition
des noyaux, à l'économie de se trouver les moyens d'approfondir les activités de
ces macro-unités d'un type nouveau... et à la géographie d'explorer son espace.

En partant de la métaphore d'un pays de dix mille bourgs-jardins, nous pou-


vons tracer un certain nombre de nouvelles pistes de recherche. On commence à
creuser le système des jardins en compagnonnage depuis (l'Espace haïtien) l'hy-
pothèse que la mise en valeur agricole de la parcelle paysanne répondait à un or-
donnancement à trois dimensions particulièrement remarquable dans la situation
actuelle. Il nous faut maintenant analyser les liaisons entre exploitations ; les rap-
ports entre les types d'agglomérations des habitats et les modes de tenure des ter-
res des communautés ; retracer les liens généalogiques entre membres d'un même
groupe ou de groupes voisins ; identifier les formes locales des échanges entre les
membres d'un même noyau ; devenir attentif aux multiples manifestations cultu-
relles qui cimentent les pratiques collectives de production, de commercialisation,
de consommation.

Le bourg-jardin est une unité, comme ailleurs un village. Il possède en Haïti


des caractéristiques propres encore très peu connues et à partir desquelles il faudra
repenser toutes les interventions. La vie des communautés paysannes est en ce
moment sous la férule du chef de section rurale et de groupes (étrangers) implan-
tés localement. D'ailleurs, la concurrence que se livrent ainsi des pouvoirs civils et
militaires pour le contrôle de l'espace, provoque des pressions supplémentaires sur
les bourgs-jardins et les marchés.

Une perspective communautaire nouvelle pourrait naître de la décentralisation


aux dix mille bourgs-jardins des pouvoirs d'animation collective de leur territoire.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 96

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Deuxième partie :
de l’articulation de l’espace à sa dégradation

III
Les carrefours de l'espace haïtien

Retour à la table des matières

La carte des marchés tente de faire le point des données actuellement disponi-
bles en recherchant surtout les bases théoriques nécessaires à une nouvelle orien-
tation des recherches et des interventions.

Les marchés devraient être le sous-titre de la carte des carrefours, comme les
bourgs-jardins devraient être le sous-titre des distributions de la population. En
faisant des marchés les carrefours de l'espace, nous prenons un maître-mot de la
vie paysanne pour lui chercher une définition rigoureuse par l'inventaire de ses
multiples dimensions. Trois ordres de considérations concourent à cette réalisa-
tion. C'est d'abord le choix de dépasser la représentation traditionnelle des villes
comme uniques noeuds de l'espace, la perception des dominants urbains, pour
atteindre à la propre vision des paysans, marchandes et djobeurs qui vivent le
marché comme le carrefour principal de leurs activités économiques, sociales,
culturelles et politiques. C'est ensuite la critique qui porte à prendre en compte le
phénomène de marché comme une priorité de l'aménagement du territoire ; l'objet
d'espace à partir duquel penser la fourniture des services sociaux et sanitaires (par
unité mobile desservant le "jour de marché" s'il le faut) et à partir duquel évaluer
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 97

les implantations fixes d'écoles communautaires, de pépinières collectives, de


salles communes, etc. C'est enfin l'hypothèse sur l'alternative de développement
qui devra faire une place déterminante aux marchés, lieux privilégiés pour la prise
en charge des entités locales par elles-mêmes. Le marché n'est donc pas un simple
mot, mais un choix, une critique et une hypothèse visant à réaliser l'assemblage
des différents aspects que l'expression évoque pour arriver à en faire un outil de
construction, d'interprétation et de transformation de la réalité actuelle de l'espace
haïtien.

La légende est une grille des quinze possibilités de classement des marchés et
des voies de communications. Les marchés sont de trois types, régional, local et
urbain et il y a quatre classes de tailles de 50 à 500, de 500 à 1 500, de 1 500 à
2 500, et plus de 2 500 personnes par jour de marché. Les sentiers principaux oc-
cupent une place à part tandis que les routes nationales, départementales et de
pénétration se partagent en bonnes et mauvaises. Pour insister sur la division entre
les voies du tronçon rural de ramassage, par opposition aux routes du tronçon
d'acheminement à Port-au-Prince, nous avons traité en tireté noir et violet les sen-
tiers et voies secondaires de pénétration des campagnes, tandis que le réseau rou-
tier du transport motorisé est en rouge et bleu.

Le marché local où se rencontrent principalement des producteurs-vendeurs et


des acheteurs-consommateurs, a généralement lieu une fois par semaine, le même
jour. Cette périodicité hebdomadaire est habituellement suffisante pour répondre à
une demande faible des habitants situés dans une aire limitée par les moyens de
transport à tête d'hommes ou à dos d'animaux.

Dans une même région, les marchés locaux ont lieu à des jours différents de
façon à assurer une continuité d'activités dans une aire délimitée. On peut dire que
le centre commercial se déplace chaque jour pour desservir un autre sous-
ensemble de la communauté. Pour se rendre compte du système des marchés
d'une zone, il faut accompagner les artisans ambulants qui offrent leurs services
d'un marché à l'autre pour toujours bénéficier de la concentration de la demande
certains jours à certains endroits précis. La commerçante colporteuse, madan sara
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 98

"locale", s'adapte aussi à cette organisation du cycle pour proposer marchandises


manufacturées et produits agricoles en des lieux qui diffèrent chaque jour pour lui
permettre d'accumuler le commerce de différentes communautés.

De marchés locaux en marchés locaux, il se fait une concentration de mar-


chandises qui seront négociées au marché régional où se rencontrent principale-
ment des producteurs-vendeurs locaux et des madan sara "nationales". Ces der-
nières recueillent les produits pour les marchés urbains, prioritairement ceux de
Port-au-Prince.

Le marché régional est donc un rassemblement d'importance permettant des


transactions sur des produits dont la circulation débordera la zone immédiate du
marché.

Les marchés urbains ont une activité quotidienne du commerce entre des in-
termédiaires-revendeurs et des consommateurs de la ville. La fourniture des pro-
duits, des marchés régionaux aux marchés urbains, est assurée par les circuits de
liaison dont les agents principaux sont les madan sara et les transporteurs motori-
sés.

De la mise en relation de la périodicité et de la typologie des marchés, il se


dégage les premiers contours du modèle des marchés. Au premier niveau, les
marchés locaux ayant lieu une fois par semaine en rotation dans une zone pour
desservir la population locale et permettre une amorce de concentration des mar-
chandises ; au second niveau, les marchés régionaux, achalandés une fois par se-
maine, sont de véritables places centrales de transactions d'où partent les flux de
produits vers les marchés urbains ; au troisième niveau, les marchés de Port-au-
Prince qui sont quotidiennement alimentés, par l'ensemble des marchés régionaux,
suivant un calendrier qui assure, chaque jour, à la capitale, près de 2 millions de
livres de nourritures transportées par quelques 1 500 madan sara.

Un marché ou un groupe de marchés s'écartera plus ou moins des lignes géné-


rales du modèle ébauché. Un marché régional peut avoir lieu deux fois par semai-
ne comme Pont l'Estère dans la basse Artibonite ; ou être d'une périodicité irrégu-
lière comme le marché de Brach qui n'a lieu que les jours de paye, irréguliers, des
ouvriers de la Hasco ; ou encore, un même marché quotidien urbain peut devenir
une fois par semaine le marché local de sa zone et s'amplifier en marché régional
un autre jour pour des transactions d'envergure nationale.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 99

Le médaillon des marchés quotidiens à Port-au-Prince complète l'information


de distribution des marchés sur le territoire. C'est la pénétration des campagnes
jusqu'aux tréfonds de la ville. Le commerce des vivres est de loin le plus impor-
tant secteur d'activité de la population de Port-au-Prince avec ses dizaines de mil-
liers de marchandes et de petites boutiques alimentaires. Les mouvements de per-
sonnes dans la ville sont pour une notable part des déplacements liés à la vente et
à l'achat d'alimentation ; ce qui se conçoit aisément dans cette conjoncture de cri-
ses et de famines dans laquelle manger, irrégulièrement d'ailleurs, est la préoccu-
pation permanente de la grande majorité des citadins.

Planche 8
LES MARCHÉS
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 100

Le marché urbain est ainsi un carrefour campagnard dans la ville, animé par
des agents proches des bourgs-jardins et desservant, à côté d'une clientèle aisée,
les masses populeuses des bidonvilles aux attaches rurales encore fraîches.

Il nous faut, pour lire la planche 8 des marchés, tenir compte des planches 7 et
9, bourgs-jardins et circuits pour bien faire ressortir que les distributions spatiales
des phénomènes sont organiquement liées. Il y a plusieurs méthodes possibles de
lecture de ces cartes. Nous pouvons procéder en suivant les légendes par l'étude
séparée des trois catégories de marchés en cherchant leur degré de corrélation
avec les trois tranches de densités relatives. Nous pouvons également aborder la
lecture des cartes par le biais "régional" en rendant compte des particularités loca-
les des répartitions de populations et de marchés. L'une et l'autre méthode a pour
objet de nous conduire aux questions d'adéquations entre marchés, bourgs-jardins,
circuits et aux relevés des cas suffisamment particuliers pour exiger des appro-
fondissements complémentaires aux explications générales fournies pour l'ensem-
ble. Nous nous proposons de passer immédiatement à ce troisième niveau d'analy-
se pour dire l'amplitude des variations de certaines situations par rapport à une
normale de ces phénomènes d'espace.

Au départ, on s'attend à ce que les plus fortes concentrations de marchés ré-


gionaux correspondent aux plus fortes densités de population et que les marchés
régionaux soient placés sur les axes de centralisation. La vérification de ces deux
hypothèses oblige en effet à recourir aux trois cartes de l'articulation de l'espace
pour mettre les marchés en rapport avec les populations environnantes et en rap-
port avec les flux de marchandises vers Port-au-Prince.

Les régions du Cap et des Cayes qui sont ceinturées de fortes densités (plan-
che 7) n'ont pratiquement pas de marchés régionaux dans leur zone d'influence.
Ceci révèle la présence de sous-systèmes de marchés (locaux) qui alimentent prio-
ritairement une ville d'importance régionale. La quote-part des Cayes et du Cap
dans le volume des biens acheminés à Port-au-Prince est très faible (planche 9).
De ceci nous pouvons dresser des constats et émettre des hypothèses : un système
centralisé de marchés est compatible avec des sous-systèmes régionaux fortement
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 101

indépendants et fonctionnant avec des marchés locaux. Il semble que l'existence


de marchés régionaux soit surtout liée aux circuits de centralisation. Le Cap et les
Cayes vivent ainsi de l'organisation de petits marchés locaux des environs et d'un
système local de transport. Leur production régionale de vivres est en grande par-
tie consommée localement.

Le cas des marchés de Jérémie confirme ces hypothèses. On y trouve un grand


nombre de marchés régionaux (planche 8), de bonnes densités d'occupation (plan-
che 7) et une participation relativement grande au commerce vivrier de Port-au-
Prince (planche 9). On peut considérer Jérémie comme un (unique) exemple de
forte intégration des trois éléments marchés ! densités ! circuits. Encore faudrait-il
savoir pourquoi, car nous ne possédons pas actuellement d'analyse différentielle
des sous-systèmes de marchés et de commercialisation pour nous dire les fonde-
ments du cas jérémien. Serait-ce un surplus de production de vivres qui crée les
marchés régionaux fournisseurs de la liaison maritime vers Port-au-Prince ? Une
configuration régionale particulière fait-elle de Jérémie un point de passage obli-
gé... ? Ces questions resteront posées jusqu'aux nouvelles études.

Un ensemble d'une dizaine de marchés régionaux fait problème entre le lac de


Péligre et l'Étang Saumâtre dans la région frontalière des hautes vallées du Trou-
d'eau et du Fer-à-cheval. Les densités (planche 7) y sont très élevées, mais la par-
ticipation au circuit des vivres (planche 9) est très faible. Il y aurait donc là infir-
mation de l'hypothèse des marchés régionaux liés en priorité à la centralisation
port-au-princienne. Serait-ce le cas d'un sous-système plus orienté vers le com-
merce avec la République Dominicaine ? Depuis plus de dix ans nous signalons
les difficultés d'explication que pose cette région qui n'a encore fait l'objet d'aucu-
ne étude systématique. Dans la murale d'Hispaniola, travaillant le côté frontalier
dominicain, nous sommes arrivés à préciser les hypothèses des flux d'échanges à
étudier.

Port-au-Prince crée dans sa zone immédiate un vide de marchés régionaux du


type jérémien ou frontalier. Les plaines avoisinantes de fortes densités sont quoti-
diennement reliées à la capitale par un système de transport motorisé qui rend
inutile les concentrations de marchés régionaux, à l'exception de Croix-des-
Bouquets. Le grand marché régional de toute la zone (la "république" de Port-au-
Prince, planche 4) ne serait-il pas l'immense carrefour de transactions CROIX-
DES-BOSSALES-VALLIÈRES, toute la partie Est du centre-ville (planche 6), où
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 102

plus de 15 000 marchandes commercialisent plus de 1 million de livres de vivres


par jour (Mon pays d'Haïti, leçon 17, p. 92-98) ? La puissance d'attraction de cette
zone centrale ne tolérerait que des marchés locaux jusqu'aux confins de Jacmel.

À considérer les axes nord et sud de la centralisation, il semble bien que l'hy-
pothèse des marchés régionaux se plaçant sur les voies principales se vérifie. Il y
a un alignement remarquable des marchés le long de ces deux routes.

En conclusion de lecture faisons le point des enseignements : la corrélation,


forte densités / importants circuits / nombreux marchés régionaux ne se justifie
pleinement que dans la région de Jérémie ; les Cayes et le Cap donnent à voir
l'influence de sous-systèmes régionaux relativement autonomes et à faible partici-
pation à l'alimentation de Port-au-Prince ; la région frontalière semble donner lieu
à un important trafic commercial avec la république voisine ; les marchés régio-
naux tendent à s'accoler aux routes nationales allant au Cap et aux Cayes ; le mar-
ché central de Port-au-Prince tient lieu de supermarché-régional pour toute la
zone métropolitaine.

À l'aide de cette grille de lecture, la distribution des bourgs-jardins, la réparti-


tion des catégories de marchés, l'importance de chacune des branches du circuit
des vivres, se trouvent organiquement liées dans une construction nécessaire et
préalable à une théorie d'un système général des vivres de consommation locale
en Haïti.

De ces connaissances concrètes, l'étape suivante est de théoriser l'articulation


en noyaux de résistance et réseaux de prélèvements, et de dégager la signification
(du prix) des vivres dans l'évolution et l'organisation de l'espace. L'ordre de cen-
tralisation, en crise d'adaptation nouvelle, y trouve des hypothèses d'explications
et livre des éléments pour bâtir une alternative sociale et spatiale de développe-
ment.

L'analyse des marchés nous conduit à revoir notre conception des centres de
distributions de populations paysannes et marchandes. Nous ferons d'abord un
relevé critique de la classification des centres avant d'extraire les lignes de force
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 103

de l'étude de la planche 8. En second lieu, nous évaluerons les possibilités d'appli-


quer à différentes échelles ce cadre de lecture des carrefours.

La représentation habituelle des noeuds de l'espace haïtien est la carte des vil-
les et bourgs, ou celle, à plus grande échelle, qui ne retient dans la ville que les
magasins et points de commerce stables. Les agglomérations et les immeubles
fixes et permanents sont les références communes aux analyses. Il y a dans ces
choix la volonté sous-jacente de ne prendre en considération que des lieux dans
lesquels se reconnaissent les groupes dominants. La vision de l'espace est ainsi
doublement orientée par un point de vue de classe et un parti pris des faits d'ob-
servation immédiate.

À ces descriptions que permettaient les géographies officielles, s'opposent les


démarches d'une géographie critique qui conteste la perspective d'occulter des
objets d'espace, particuliers aux groupes dominés, et ne relevant pas des données
territoriales courantes. Nous avons en effet vu que le marché, bien que non per-
manent, et le commerce des rues et trottoirs, bien que non stable, sont des phéno-
mènes d'importance considérable. C'est d'ailleurs ce refus de construire des objets
propres aux masses qui interdisait d'accéder à la compréhension de la dynamique
de l'espace. Les noyaux de résistance des dominés ont manqué aux réseaux de
prélèvements des dominants pour que s'explique enfin l'articulation de l'espace
haïtien. Tant et aussi longtemps que l'on n'a fait que décrire des territoires (plaine,
vallée, montagne, ville, campagne...), on ne pouvait comprendre l'espace qui est
une théorie de la réalisation de la société. Les noyaux et les réseaux sont des ob-
jets de la dynamique du social et du spatial.

L'analyse des marchés nous montre le chemin à suivre pour tenir compte des
constructions paysannes et marchandes. Le marché est aussi une agglomération,
un carrefour cyclique des activités matérielles, culturelles et sociales des bourgs-
jardins. Le marché de ville, déversant dans les rues son trop-plein de marchandes
et de clientes, est aussi un carrefour des zones populeuses, bidonvilles et lakou-
foumi. Il est intéressant de constater que la pratique de l'espace a devancé sa
théorie ; résistance politique et oppression politique se disputent depuis toujours
le contrôle des marchés, espace privilégié des agitations, des kouri (panique col-
lective donnant lieu à une course effrénée), des revendications populaires. Et
pourtant, l'effort de théorisation en géographie ne s'est jamais arrêté à ces carre-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 104

fours et noyaux, les reléguant au folklore des objets subalternes d'un monde subal-
terne.

La re-lecture des lieux faisait des bourgs-jardins les noyaux de la résistance


collective des masses. Les marchés, en tant que centres des distributions des
bourgs-jardins sont aussi à ranger dans la catégorie des noyaux. Comme le rural,
l'urbain est aussi articulé en noyaux et réseaux. De la plus grande à la plus petite
échelle, il doit exister des constructions d'objets répondant à des logiques contra-
dictoires de résistance et de prélèvements. Ces hypothèses permettent de dépasser
les descriptions habituelles du territoire pour atteindre à l'explication de l'espace.
De la dynamique ainsi mise à nu s'ouvrent les possibilités d'alternative.

Pour fonder l'expression de marché sur des données de plus en plus précises
qui permettent la construction du système général des marchés haïtiens, il nous a
fallu bâtir une typologie en tenant compte des agents et du volume des transac-
tions, analyser leur périodicité et les moyens de communication qui les relient,
dégager leurs fonctions sociales, politiques et culturelles dans les communautés
paysannes et enfin, situer le marché comme le lieu et le moment des prélèvements
de rentes, de profits, de taxes et d'usure.

L'analyse de ces dimensions a permis de préciser les mécanismes et les façon-


nements d'espace auxquels concourt le marché. Cependant, la signification du
marché comme du bourg-jardin, et de dizaines d'autres objets d'espace, doit don-
ner lieu à des hypothèses qui tentent de replacer l'objet à l'étude dans l'articulation
d'ensemble du pays. Nous avançons que le marché trouve sa signification en tant
que noyau investi par les dominés pour résister aux réseaux de prélèvements des
dominants. La dynamique de ce couple oppositionnel noyau/réseau livre une ex-
plication acceptable de l'ordonnancement de l'espace contemporain et laisse en-
trevoir les alternatives de transformations souhaitables par choix d'un nouveau
contrat social.

*
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 105

Pour rendre justice aux quelque 500 centres d'une paysannerie abusivement
donnée pour non articulée, il nous faut bâtir une théorie générale des marchés en
intégrant tous les éléments qui en font les carrefours de l'espace national. Un pro-
jet, réalisable... un jour, nous permettrait de concrétiser cette perspective : un atlas
des marchés haïtiens. À titre indicatif, nous y verrions les planches suivantes :
pour chaque jour d'une semaine, les cartes des marchés en activité afin de cerner
le cycle hebdomadaire d'une région et les relations de la périodicité et du type de
marché ; l'ensemble des cartes d'évolution et de localisation des marchés en se
basant sur les bassins de population ; essais sur les marchés comme centres de
communautés rurales ; réseaux routiers, modes de transport, détermination des
tronçons propres aux mouvements de concentration des produits et des tronçons
spécifiques à l'acheminement vers Port-au-Prince, le Cap haïtien ou les Cayes ;
analyse à grande échelle de l'organisation interne de plusieurs marchés, notam-
ment les marchés urbains et régionaux ; flux d'achalandage des marchés en vivres
et biens de consommation durables ; le système des marchés ; les circuits des ma-
dan sara, des marchandes et des colporteuses ; clientèles urbaines et marchés de
villes ; les types de produits et leur provenance par marché et région ; les agents
en présence pour chaque type de marché ; la distance-temps entre les marchés ;
les mesures de surface du rayonnement des marchés ; en bref, l'analyse du rapport
spatial/social la plus complète possible du phénomène de marché.

Ces quelques thèmes montrent que nous n'avons actuellement des marchés
qu'une connaissance fort incomplète et que l'importance de ces centres exigent des
approfondissements pour cerner leur contribution dans la production de l'espace
haïtien.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 106

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Deuxième partie :
de l’articulation de l’espace à sa dégradation

IV
Les mécanismes de la cohésion
d'espace

Retour à la table des matières

En mars 1975, l'IICA publiait le résultat de la compilation des prix des pro-
duits agricoles sur les marchés haïtiens. Dix étudiants pendant six mois furent
employés à organiser les données et à calculer les moyennes de dix années de
relevés effectués par les agents de l'IDAI et de l'IHPCADE.

Dès l'été 1975, j'ai entrepris avec l'assistance de Jean-Claude Neptune le trai-
tement mathématique de cette moisson de 450 pages de tableaux détaillés. Il en
est sorti une méthode de calcul du taux annuel de croissance des prix dont j'ai
utilisé les résultats dans Mon pays d'Haïti en 1977 et deux matrices fort complètes
des variations saisonnières et régionales des prix de la livre de maïs moulu et de
haricots rouges pour la période quinquennale 1970-1974 dans trois marchés ur-
bains, sept marchés régionaux et dix-sept marchés locaux.

J'ai poursuivi au cours de l'année 1976-1977 avec la collaboration de O. Rei-


her et M. Duquesnoy la réalisation des histogrammes et les premières ébauches
d'analyse spatiale des prix. Le couplage de la série des histogrammes et des flux
proportionnels de vivres avec leur schématisation graphique, à laquelle je m'es-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 107

saye depuis 1974, (l'Espace haïtien), rendait possible l'illustration des circuits
d'espace par la sélection du cas particulier des vivres.

Les circuits procèdent du rural à l'urbain pour le ramassage des produits agri-
coles et de l'urbain au rural pour la circulation des produits manufacturés. Ce
double mouvement, dont le centre d'animation est Port-au-Prince, est le mécanis-
me par lequel s'effectuent les prélèvements au niveau de la circulation des mar-
chandises. Les rentes foncières urbaines et agricoles, le crédit usuraire en ville et à
la campagne, la plus-value salariale sont tributaires des circuits qui sont à la base
de l'accumulation de richesse à un pôle de la société et de la paupérisation subsé-
quente à l'autre pôle. Ce sont sur ces prélèvements originels dans les circuits de
commercialisation que se greffent les autres activités lucratives rendues possibles
par l'investissement des valeurs recueillies dans ces fonctions premières.

En période de centralisation, il nous était impossible de représenter l'ensemble


des circuits, car il y en a de spécifiques pour chacune des dimensions du social, le
politique, l'économique, le culturel (les réseaux). C'est l'importance de la crise
actuelle qui nous a fait choisir les Prix et circuit des vivres alimentaires. Aupara-
vant, les prélèvements s'opéraient en majorité dans le commerce des denrées d'ex-
portation. Mais avec la baisse tendancielle des denrées au profit des vivres et la
flambée inflationniste du prix des vivres, l'analyse de ce circuit porte la plus gran-
de part d'explication des mutations rurales et urbaines en cours : on se jette sur les
terres vivrières paysannes maintenant qu'augmentent les prix des vivres ; on ré-
ajuste à la hausse rentes, services et loyers urbains aux taux de croissance du prix
des vivres ; on renforce les prélèvements anciens, et on en invente d'autres, pour
maintenir la croissance de revenus des groupes aisés. Vu d'un autre angle, c'est
aussi le circuit des vivres qui est porteur du plus grand nombre de pratiques à
prendre en considération pour le devenir national.

Le circuit des vivres est le système d'acheminement des produits de consom-


mation locale et des prélèvements effectués par chaque catégorie d'agent en char-
ge des différentes étapes. Sa crise est devenue évidente au début des années 1970
quand les situations de famines devinrent partout une menace annuelle, la décrois-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 108

sance des denrées d'exportation alarmante, les besoins de Port-au-Prince de plus


en plus volumineux, le déficit de la production alimentaire de 50% et les prix en
augmentation rapide.

La particularité d'un circuit est de relier les centres (marchés) des distributions
de population (bourgs-jardins) au point de centralisation (Port-au-Prince). Pour en
rendre compte, il nous faut dégager les fondements des quatre rubriques de la
légende : agents, prélèvements, carrefours et prix.

Les agents du commerce des vivres appartiennent à trois catégories. On trouve


d'abord les petits intermédiaires, courtier rural, secrétaire, marchande ambulante
et revendeuse de ville, détaillant occasionnel... dont les bénéfices moyens sont de
l'ordre de 5 à 10% sur de petites quantités de produits ; c'est le groupe le plus
considérable à survivre aux marges de ce commerce, sans d'autre alternative
d'emploi. La seconde catégorie d'agents sont d'un niveau plus élevé, madan sara,
marchande en gros... dont les marges bénéficiaires peuvent monter jusqu'à 20%
sur des quantités moyennes de marchandises. Le dernier groupe à faire commerce
des vivres sont les transporteurs, les propriétaires de dépôts et maîtres des mou-
lins.., dont les bénéfices s'établissent sur des quantités considérables de produits ;
dans l'analyse de la commercialisation des vivres, on a porté une attention insuffi-
sante à ce groupe qui contrôle finalement le circuit et en tire les principaux béné-
fices. C'est une catégorie qui prend avantage de sa position d'intermédiaire puis-
sant d'un circuit indispensable. C'est à elle que porte attention le pouvoir politi-
que. Par exemple, l'abolition de la taxe des marchés en 1974 a profité presqu'ex-
clusivement à ce groupe qui a majoré la rémunération de ses services, tandis que
le producteur continuait à recevoir le même prix, le consommateur à payer les
mêmes sommes. Dans le "contrôle des prix" on ne s'en prend de surcroît qu'aux
groupes inférieurs.

Le circuit des vivres a cessé d'être "indifférent" aux classes dominantes. Main-
tenant que les prix augmentent, s'est installé un groupe de spéculateurs en vivres
qui trafiquent des monopoles de distribution de certains produits et créent des
raretés artificielles par stockage... pendant que se développe une course aux terres
vivrières pour également tirer profit de la production.

Il demeure cependant, de tous les circuits de marchandises, celui des vivres le


"moins oppressif" pour le producteur paysan. Il reçoit en moyenne plus de 50%
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 109

du prix de vente à Port-au-Prince, ce qui, bien que féroce, est encore une chance
en comparaison de sa quote-part dans le prix des denrées, ou ce qu'il doit payer de
profits aux intermédiaires pour les biens manufacturés.

Planche 9
LES CIRCUITS
ESPACE HAÏTIEN
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Le circuit des vivres est un circuit d'avenir. Il faut bien faire face aux problè-
mes de l'alimentation d'une population urbaine en augmentation rapide et d'une
population rurale au taux de croissance élevé. La commercialisation des vivres
telle qu'elle a lieu actuellement, avec des mécanismes endogènes lentement mis
en place au cours d'un long processus de sélection, se révèle adaptée au milieu. Il
y a certes place pour des améliorations, des réductions draconiennes de prélève-
ments, des contrôles serrés des extorsions abusives.., mais il n'y a pas de meilleur
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 110

choix de système de distribution que celui des bourgs-jardins, des marchés, des
madan sara, des marchandes, etc., avec évidemment la conquête d'un niveau de
revenu décent.

Lire, c'est d'abord situer le cadre d'analyse des prix pour ensuite entreprendre
l'étude de leurs variations annuelles, régionales et saisonnières.

Le circuit des vivres n'a été, en fait, ni "indifférent" aux classes dominantes, ni
"moins oppressif" pour les producteurs. Il a joué un rôle particulier dans l'ensem-
ble des circuits. La structure des vivres (dont les bas prix de vente, les prélève-
ments moins féroces, l'organisation endogène) était la condition essentielle pour
surexploiter les circuits des denrées, des importations et des biens manufacturés
localement. Les masses haïtiennes devaient pouvoir se nourrir à bon compte pour
que fonctionnent les extorsions forcenées dans les autres secteurs d'activités. On a
donc assisté à la réalisation, avec les moyens du bord, d'un système optimal de
commercialisation des vivres, tout comme le compagnonnage est le système op-
timal de production de ces vivres. Nous sommes là en présence d'adaptations qui
se raccrochent aux tréfonds de la civilisation paysanne d'Haïti.

La théorie de l'ordre social (du parcellaire agricole) et de l'ordre spatial (de ré-
gionalisation puis de centralisation) repose aussi sur l'hypothèse d'une production
et d'une commercialisation de biens alimentaires qu'il fallait maintenir aux coûts
les plus bas. La crise générale actuelle vient de l'incapacité, après plus d'un siècle,
de continuer à faire plafonner le prix des vivres. Le système cherche alors dès les
années 1970, à s'adapter aux contraintes nées de la crise, par la mise en place de
nouveaux aménagements capables de continuer à garantir les prélèvements. Il
s'ensuit une réaction en chaîne augmentation des paysans sans terre et constitution
de moyennes et grandes propriétés et plantations ; famines annuelles et accrois-
sement des migrations sauvages ("boat people" en diaspora) ; augmentation rapide
de tous les coûts en ville et appauvrissement continuel des couches moyennes et
défavorisées ; enrichissement accéléré des groupes aux pouvoirs politiques, éco-
nomiques, techniques et culturels. Les distorsions, déjà bien grandes, entre des
masses pléthoriques et pauvres et une mince couche de dominants aisés et parfois
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 111

richissimes, s'accentuent encore plus. Ces crises et ces transformations vont de


pair du moment où le principal verrou de sécurité, le prix des vivres, a sauté.

De l'évolution récente du prix des vivres, nous avons surtout étudié la premiè-
re période quinquennale 1970-1974. L'augmentation pour l'ensemble des vivres
étant de 16.5% par année, les prix doublent en cinq ans. Il sera particulièrement
intéressant de connaître le temps de doublement des prix avant 1970 et après
1975. Malgré l'absence d'enquêtes systématiques (nous avons dit combien les
données ont été longues à recueillir et à traiter pour la planche 9) les informations
partielles d'évaluation tendraient à faire croire qu'il fallait de 15 à 30 ans pour que
les prix doublent avant la crise et de 15 à 30 mois pour le même résultat après
1975. Certains prix ont en effet une croissance de 200 à 400% dans la période
1975-1979. La conjoncture est, à l'évidence, celle d'une inflation galopante du
prix des vivres.

Dans l'analyse régionale des prix, la première hypothèse est que le prix des
vivres à Port-au-Prince est plus élevé que partout ailleurs. Si l'hypothèse est
confirmée en général, il est significatif que ce ne soit pas toujours le cas. Là où
existent des sous-systèmes régionaux de marchés, le prix des vivres dans un mar-
ché urbain de province peut être plus élevé, comme au Cap où le prix de la livre
de maïs moulu est de 44¢ par rapport à 41¢ à Port-au-Prince ; également, dans les
régions d'agriculture difficile, on relève des moyennes supérieures à celles de la
capitale. Ainsi, sur le marché d'Aquin, la livre de haricots rouges est à 86¢ com-
parativement à 80¢ pour Port-au-Prince.

La deuxième hypothèse est que les prix des marchés urbains devraient être
plus élevés que ceux des marchés régionaux qui eux seraient supérieurs aux prix
des marchés locaux. La première partie de l'hypothèse se vérifie tandis que la
deuxième partie n'apparaît pas comme vraiment significative. Toujours pour les
séries complètes de 60 mois d'observations dans 27 marchés, les prix moyens de
la livre de maïs moulu pour chacune des catégories de marchés est de 43.6¢,
31.8¢, 29.4¢, et pour la livre de haricots rouges, 79¢, 67.8¢, 67.1¢.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 112

À procéder à un bilan d'étape, on constate que globalement, les prix à Port-au-


Prince ne sont pas de beaucoup supérieurs aux prix dans les marchés régionaux et
locaux. L'ordre de grandeur est de 20 à 30% de majoration. Pour nourrir Port-au-
Prince, le circuit fait participer l'ensemble des localités, mais le principal bassin
d'alimentation est formé des régions périphériques limitées au golfe de Port-au-
Prince. Par ailleurs, il faudra aussi revoir et préciser la classification générale des
marchés pour clarifier les "perturbations" dues aux sous-systèmes des métropoles
régionales.

La planche 9 est une sélection du comportement des prix dans quelques mar-
chés de catégories différentes sur les quatre principaux axes de centralisation. Il
ressort que les variations annuelles des prix sont en moyenne moins fortes à Port-
au-Prince que dans l'ensemble des marchés. Les moments de récoltes et de raretés
sont plus ressentis dans les localités qu'au centre qui est un marché bénéficiant
d'un ensemble de sources d'approvisionnement aux calendriers de productions
variables.

La troisième hypothèse de travail est que les prix devraient être fonction de la
distance au marché de Port-au-Prince ; plus on s'éloigne de la capitale plus les
prix baissent. Mais, l'existence de sous-systèmes, les modes particuliers de liai-
sons (Jérémie à Port-au-Prince, ou Port-de-Paix à Port-au-Prince), les catégories
différentes de marchés..., ont montré dans l'analyse d'une situation concrète com-
bien les mesures territoriales de distances, de surfaces..., étaient très limitées, ne
serait-ce que pour décrire. La spatialité d'une société donne à construire des phé-
nomènes d'espace non réductibles à des simplifications territoriales.

L'exemple du circuit des vivres introduit à l'analyse des objets d'espace dont la
logique profonde est d'opérer des ponctions pour leur accumulation entre les
mains des groupes dominants. Les liaisons sont des circuits qui passent par les
noyaux pour leur contrôle politique (planche 13) et leur gestion économique
(planche 14). Nous regroupons l'ensemble de ces réalisations sous le vocable de
réseau de prélèvements. Nous dirons d'abord leur rôle fondamental dans la dyna-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 113

mique de l'espace haïtien pour ensuite faire ressortir l'importance théorique et


pratique de l'étude des prix dans le fonctionnement des réseaux.

Le moteur de l'espace est la lutte que se livrent noyaux et réseaux. Leur oppo-
sition est radicale puisque les uns tendent à favoriser le plus possible de prélève-
ments tandis que les autres permettent d'y résister le plus possible. Le développe-
ment de ces objets d'espace, leurs reproductions et mutations doivent se lire com-
me une succession d'adaptation sous la pression de ces finalités contradictoires.
Au passage de l'atelier au lakou puis au bourg-jardin correspond le passage par
trois réseaux différents, colonial, régional, national. La constitution dans les villes
de noyaux de résidence, de commercialisation, de service, de consommation...,
pallie la férocité des prélèvements de rentes par les loyers, de profits par le com-
merce, de taxes par l'administration, d'honoraires par les services... L'utilisation en
rotation d'une chambre par deux ou trois groupes de "dormeurs", répartit sur un
groupe l'impact des coûts. La mise en place du compagnonnage est l'invention
d'un système d'assurance de survie. Les circuits sont donc les moyens par lesquels
se font les liaisons de collecte des redevances imposées et perçues dans des lieux
devenus les noyaux de résistance.

Une question s'impose : l'espace médiatise-t-il aussi parfaitement les luttes


d'une société, et ne force-t-on pas en postulant cette adéquation avec la dynami-
que de la société ? La réponse nécessite avant tout une clarification de ce que l'on
entend par espace. S'il ne s'agissait que du territoire, du support physique, de la
terre, de la nature..., des géographies descriptives, il y aurait vraiment lieu de s'en
inquiéter. Mais justement, l'espace (dans cette géographie que nous faisons) n'est
pas cette surface donnée, mais un concept qui ne se définit que dans le remplissa-
ge du territoire par le social. L'espace n'est pas plus visible et d'évidence immédia-
te qu'une fuite de capitaux que personne n'a jamais vue, qu'une lutte de classe
qu'on n'a encore jamais surprise traversant la grand-rue à Port-au-Prince, qu'une
dépendance nationale qui s'observerait mieux du haut d'une montagne ! L'espace
est la condition nécessaire à la construction d'une société et le produit de cette
construction. Le rapport de l'espace à la société est constitutif de l'existence du
social et du spatial.

L'analyse du comportement des prix des biens et services est essentielle dans
les réseaux. C'est par les mécanismes de leur fixation que vont se réaliser les
transferts aux groupes dominants. L'exemple des prix des vivres, que nous avons
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 114

abordé dans cette planche a permis d'illustrer ce propos. Il est reconnu que jus-
qu'aux années 1970, les prélèvements dans le circuit des vivres étaient très modes-
tes et que les prix s'étaient maintenus à un niveau très bas sur une longue période.
Il pouvait sembler, à première vue, que les ponctions étaient enfin faibles quelque
part. Cependant, à l'analyse de l'ensemble des réseaux que poursuivra la planche
14 de la gestion économique, il apparaîtra que le bas prix des vivres était la condi-
tion indispensable pour la réalisation d'un maximum de prélèvements dans les
autres secteurs d'exportations, d'importations, de transformations et des services.
L'ordre social, spatial, économique... du parcellaire agricole, né au milieu du siè-
cle dernier, avait pour fondement le maintien au plus bas du prix des vivres. La
crise de cette décennie, venant justement de l'incapacité de contenir ces prix aux
plancher, ouvre une conjoncture d'adaptations, de mutations.

Les circuits sont des mécanismes qui forment la maille d'espace en reliant les
différents points du territoire. Nous avons beaucoup insisté sur leur fonction de
prélèvements. Cependant, ce projet économique du circuit ne peut se réaliser sans
une mise en condition idéologique et sans des appareils de répression capables de
garantir les lourdes ponctions qui sont effectuées. Dans les branches des circuits
circule donc une somme de communications diffusant les règles de fonctionne-
ment de la société, et aux noeuds des circuits s'implantent des forces de police,
des tribunaux, des administrations, etc.

Dans l'articulation de l'espace, résultante du façonnement par les circuits d'une


trame aux jointures de marchés et de bourgs-jardins, le politique, l'économique et
le culturel ont partie liée. Ces trois dimensions de l'organisation de l'espace
concourent à favoriser le développement des circuits. Des symboles, des signes et
des images circulent pour asséner une justification de l'ordre sociétal tel qu'il est
et faire accepter pour allant de soi le droit que se sont octroyés quelques-uns de
disposer du travail des autres.

*
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 115

Des circuits de liaison, nous ne connaissons actuellement que des éléments


partiels, mais en nombre suffisant pour nous permettre de soupçonner l'ampleur
des phénomènes de mouvement d'un espace. La circulation des vivres de
consommation locale, des denrées d'exportation, des biens de fabrication locale,
des biens d'importation sont relativement définis avec cette hypothèse que leur
principe de fonctionnement est le prélèvement massif et extrême au profit de
l'État et de certaines catégories d'agents. Sur ces fondements dont nous possédons
l'esquisse, se greffent d'autres mouvements qui sont à répertorier et à analyser.

Dans le champ de la communication des idées, quel est le mode de diffusion


et d'impact des relais traditionnels et des nouveaux médias, notamment la radio en
créole ? Comment et par quels moyens les informations parties du centre port-au-
princien atteignent marchés et bourgs-jardins ? Quelles sont les limites d'exten-
sion des activités culturelles des localités rurales ? Peut-on travailler l'hypothèse
d'une organisation nationale du vodou, avec ses particularités régionales et son
mode propre de communication ? En somme, comment poser le problème de la
relation des dimensions matérielles, culturelles et sociales dans un circuit ?

Le domaine de la distribution des services est aussi une composante des cir-
cuits. La localisation des écoles, des centres d'alphabétisation, des dispensaires,
etc., est tributaire des mouvements qui se déroulent au pays. Il nous faut donc
nous atteler à l'étude de la répartition générale des phénomènes (exemple des
bourgs-jardins), de leurs types de centres (exemple des marchés) et des liaisons
dans la hiérarchie des centres (exemple du circuit des vivres).
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 116

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Deuxième partie :
de l’articulation de l’espace à sa dégradation

V
Économie politique
de la dégradation

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À l'horizon 2000, la population haïtienne pourrait bien atteindre les 10 mil-


lions de personnes, 3 millions en diaspora et 7 millions au pays dont près de 3
millions dans la capitale ! Gérer cette première ressource nationale exige de dé-
battre de son rapport à nos 27 700 km2. La dégradation actuelle du milieu peut se
combattre et l'on peut même arriver en vingt ans à en régénérer le potentiel, mais
cela suppose des fondements théoriques au projet et des pistes d'intervention et de
recherche.

Dans cette société à l'investissement capital faiblement développé, et dans la-


quelle l'agriculture est la racine des rapports sociaux, l'architecture du territoire
joue un rôle de base. Dans l'archipel antillais, Haïti donne à voir le plus ramassé
des enlignements d'arêtes montagneuses séparées de profondes vallées et liserées
d'étroites plaines. Trois siècles de caraïbéanisation des populations qui y ont fait
souche ont produit une civilisation paysanne haïtienne qui témoigne de cette pe-
sance écologique.

Pour analyser les dégradations des sols par l'érosion, de la végétation par le
déboisement, des eaux par le tarissement, il faut replacer ces phénomènes dans la
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 117

question générale du rapport Homme/Nature et, plus largement, dans la relation


entre sciences de la nature et sciences humaines. Ce thème nous fait toucher à une
ambiguïté de fond de la géographie dont le concept central d'espace peut s'enten-
dre aussi bien comme "espace naturel" relevant des sciences de la nature que
comme "espace social" relevant des sciences humaines. Or, on ne peut facilement
définir un objet d'étude qui soit à la fois des sciences de la nature et des sciences
humaines, sans courir les inévitables risques d'errances théoriques et méthodolo-
giques qui piègent encore la géographie dès qu'elle veut parler de "Nature". Il
nous faut donc définir préalablement la position adoptée pour traiter de l'objet
Nature et de son articulation à l'objet Homme.

Notre perspective de relation trans-disciplinaire tient dans cette proposition :


"Faire une géographie sociale de la Terre et de la Nature", ce qui veut dire prendre
en compte les forces productives et les rapports de production de la formation
sociale haïtienne pour l'explication des transformations du milieu naturel à chacun
des moments des structures dominantes de morcellement, de régionalisation et de
centralisation. C'est en somme affirmer la géographie comme science humaine en
précisant que l'espace est une construction sociale qui intègre la nature comme
élément.

Notre objet d'étude devient alors les différentes modalités d'organisation de la


nature en tant qu'élément du social haïtien et le concept d'espace qui en rend
compte s'entend comme les formes et les structures de l'investissement de la Natu-
re par l'Homme.

Le thème de la dégradation pose un problème d'échelle 10 car il faut répondre


de l'ampleur du désastre écologique de l'ensemble national (macro-échelle) alors
que les principes d'organisation du jardin paysan (micro-échelle) sont remarqua-
bles d'ingéniosité de survie dans la conservation des ressources végétales et ani-
males.

10 J'emploie macro-échelle et micro-échelle en lieu et place de "petite échelle"


(niveau macro) et de "grande échelle" (niveau micro) ; ce vocabulaire, numé-
riquement fondé, des géographes introduit des confusions carrément inutiles
de perpétuer. De plus, notre proposition a l'avantage de se rapprocher de la
terminologie des sciences humaines.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 118

Planche 10
TERRE ET NATURE
ESPACE HAÏTIEN
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À la macro-échelle nationale, les grands traits de l'architecture territoriale


dressent un cadre général des eaux et climats, des sols et de la végétation, aux
caractères étudiés plus particulièrement par les sciences de la terre et de la nature.
À la micro-échelle des bourgs-jardins, des parcelles, le savoir-faire séculaire obli-
ge plus particulièrement aux méthodes des sciences humaines pour accéder au
"compagnonnage" qui est une prise en charge culturelle des eaux et climats, des
sols et de la végétation dans chaque jardin du territoire. On ne saurait promouvoir
à la macro-échelle les cyclones caraïbéens au rang des phénomènes sociaux, mais
l'impuissance à maîtriser leurs effets aux micro-échelles locales est un phénomène
social. Le passage du discours géographique d'une échelle à l'autre, en somme
deux niveaux de complexité à la fois antagoniques et complémentaires, a conduit
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 119

aux déterminismes les plus vulgaires, mais aussi aux réussites les plus spectacu-
laires de la discipline. La distinction de la méthode d'étude à chaque échelle d'ana-
lyse s'impose.

L'étude du milieu débouche également sur la mise en relation de l'écologique


et du culturel comme dimension négligée du rapport Nature/Culture en débat de-
puis longtemps. Eaux et climats, sols et végétation se retrouvent médiatisés dans
le champ des croyances, des pratiques symboliques, des rituels, des mythes. Le
rapport de l'Homme à la Terre et à la Nature est pris en charge par un savoir-faire
qui est une accumulation et un entrelacs à la fois écologique et culturel. C'est là
une seconde perspective méthodologique de l'analyse sociale de la Nature ; le
vécu environnemental est à plusieurs registres et le vocabulaire local pour en ren-
dre compte déborde les limites disciplinaires. 11

Aux questions Comment produit-on la fertilité des sols, la sélection des plan-
tes, la résistance aux sécheresses ? Pourquoi est-on parvenu à la crise d'érosion, de
déboisement, de tarissement des eaux ? En quoi la désertification est le projet des

11 Terre et Nature sont dites Mòn ak plenn (Montagnes et plaines) pour marquer
l'importance reconnue du social dans le façonnement du milieu. Les rapports
d'opposition et de complémentarité entre mornes et plaines sont, certes,
d'abord de l'ordre de ta nature, mais ils débordent largement de ce champ
strict. Moon rnàn marquera différence sociale comme te frèt se distingue de tè
cho, aliments froids d'aliments chauds ; symbolique des "Hauts" froids, in-
cultes, et des "Bas" chauds, fertiles. "Descendre en ville" s'entend comme
monter dans l'échelle sociale et le fèk deeann sera insulte. "L'arrière-pays" tou-
jours paysan, montagneux, difficile, froid, noir... s'oppose à un "devant-pays",
toujours présent et jamais nominé puisque vrai-pays, urbain, chaud, côtier,
clair, riche... Cette topographie sociale fait toujours "monter" au Palais et à
Port-au-Prince, toujours descendre en "province". Du plus haut des sommets
c'est encore l'obsession de "monter" à la ville jusqu'à la rupture qui délivre des
lieux locaux ; alors, dans un ailleurs lointain et pensé meilleur, le "partir-la-
bas" replace dans d'autres coordonnées, hors de la contrainte des mornes et
plaines, ta diaspora. Illusion, môn ak plenn voyagent aussi, comme les Loa...
Nous pourrions dire que les "noyaux" sont dominés, froids, perçus mauvais,
de mornes même en ville et les "réseaux" dominants, chauds, données pour
bons, de villes même en morne. À la racine de toutes ces constructions, il y a
le couple de base mòn ak plenn, maître-mot de la langue haïtienne que la tra-
duction littérale en mornes/plaines appauvrit par son incapacité à faire enten-
dre le discours social de la conception de la Terre et de ta Nature qui s'y trou-
ve. À l'évidence, dèyè mòn gen mòn !
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 120

réseaux de prélèvements ? Quelle est la réponse écologique des noyaux de résis-


tance ?

Nos hypothèses La Terre et la Nature haïtienne ont été historiquement produi-


tes au cours du morcellement du XVIIIe siècle, de la régionalisation du XIXe
siècle, de la centralisation du XXe siècle ; la maîtrise des eaux et des climats se
construit ou se détruit années après années, générations après générations ; les
sols et la végétation sont l'objet de l'activité humaine et le produit de cette activi-
té ; l'érosion, le déboisement, le tarissement des eaux, la désertification ne sont
pas des calamités naturelles mais l'aboutissement spatial de la surexploitation de
la paysannerie.

Les planches 10-11-12 traitent l'information requise pour dresser le cadre gé-
néral aux études et interventions locales. "Terre et Nature" 12 présente les "mi-
lieux" de la pratique haïtienne. Ce découpage renvoie certainement à des concor-
dances avec les courbes de niveaux mais il faut résolument déborder cette lecture
des altitudes et des pentes pour accéder à la propre conception d'une paysannerie

12 Un problème théorique hante le discours de ta géographie : comment nommer


le terrain originel, la matière première d'avant l'Homme ? Certainement pas
Nature puisque cette dernière est toujours un produit social ; encore moins
Territoire puisque cet élément constitutif de base de l'état dans le droit consti-
tutionnel est une production d'administration et de gestion (Paul Alliès "L'in-
vention du territoire", Collection critique du droit, P. U. Grenoble 1980) mais
aussi de prise en charge symbolique et culturelle ; non plus Espace qui est une
abstraction de formes, structures et dynamique. Il manque là un terme pour di-
re cette réalité, concevable, mais qu'aucune expression actuelle n'arrive à sai-
sir. Pourtant, nommer cette "Substance originelle" aiderait à fournir un point
de départ commode pour positionner les concepts de la géographie. Ceci ren-
voie donc à l'urgence de construire un jour l'arbre terminologique de la géo-
graphie pour systématiser les accumulations réalisées dans la discipline. Plu-
sieurs entrées sont possibles dont celle de ventiler les expressions les plus cou-
rantes, de la Substance originelle, point de départ théorique qui devient Nature
dans sa relation à l'Homme, différenciée en Paysages accessibles aux sens,
promus Territoires quand les États les découpent, susceptibles de construction
en Formes abstraites, historiquement agencées par des Structures qui portent
leur Dynamique, etc. (la murale "Hispaniola" illustre cette proposition d'arbre
terminologique). Le géographique antérieurement maintenu dans nature-
paysage-territoire du monde "visible" déborde dans le travail des concepts de
formes-structures-dynamique pour dire l'Espace, dimension constitutive du
Social au même titre et en même abstraction que lutte de classes, capitaux,
marchés, rapports de production, croyances, culture.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 121

de son vécu, de ses rapports à sa terre ; ceux-ci sont trop chargés, pour un réduc-
tionnisme de type topographique. Plaine et vallée, plateau, montagne renvoient à
mòn ak plen.

Le graphique triangulaire veut introduire à l'explication sociale des phénomè-


nes de la Terre et de la Nature. Au centre du graphique l'énoncé des contraintes
créées par les réseaux de prélèvements occupe une place déterminante pour l'ex-
plication de la situation actuelle de l'environnement. Leurs effets (déboise-
ment/érosion/tarissement) relient deux à deux les éléments sols, végétations, eaux
sur lesquels agissent ces types spécifiques de dégradations ; le déboisement affec-
tant plus particulièrement les sols et la végétation ; l'érosion, les sols et les eaux ;
le tarissement, les eaux et la végétation.

Les six flèches à double sens représentent les interrelations continuelles entre
les différentes composantes du milieu, et leurs rapports constituent ainsi des fon-
dements écologiques ; toute modification de l'un des termes se répercute sur cha-
cun des autres et sur la totalité qu'ils forment ensemble. Les interventions d'amé-
nagement ne peuvent qu'être globales, s'appuyant sur une conception de l'interdé-
pendance des éléments de l'environnement.

Les modalités d'appropriation du sol agricole, les prélèvements effectués sur


la production paysanne, la spéculation sur les sols urbains et péri-urbains... ne
permettent pas de faire face aux contraintes écologiques. L'exploitation de la Ter-
re et de la Nature étant tributaire des conditions sociales de leur mise en valeur,
les problèmes de dégradation de l'environnement ne peuvent se comprendre de
manière satisfaisante que dans leur mise en relation aux conditions actuelles de la
production, de la circulation et du partage des biens agricoles. Ainsi le triangle
schématise la perspective que nous adoptons pour traiter des cinq éléments carto-
graphiés dans les trois planches au I :1 000 000 de la macro-analyse.

La conjoncture actuelle a une histoire : de la forêt de 1664 aux mornes pelées


de 1982. La mise en valeur des plaines de Saint-Domingue avait accrédité une
formule lapidaire : la première génération des colons défriche, la seconde entre-
prend les travaux d'irrigation, la troisième les édifices et plantations, la quatrième
monte les grandes manufactures et la cinquième génération invente l'absentéisme.
Conception linéaire des étapes qui souligne cependant qu'il a fallu un siècle pour
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 122

coucher la forêt, harnacher l'eau, bâtir la fertilité et créer le sucre besogne consi-
dérable pour trouer la végétation tropicale d'un millier de plantations.

Au mitan du siècle, la "frénésie du café" conquiert les hauteurs. L'essor vigou-


reux de la mise en valeur des mornes contraste avec la lente réalisation des sucre-
ries qui exigeaient beaucoup de capitaux. Les pratiques culturales du café au
XVIIIe siècle est une atteinte significative au couvert forestier, mais le bilan éco-
logique à l'indépendance (1804) n'a pas dû être alarmant, même si les plaintes des
grands colons de la plaine contre les dégradations des mornes ont été nombreuses
les dernières années de la colonie.

Le temps de l'espace régionalisé (1804-1915) est celui de la conquête des


mornes par la paysannerie, du triplement de la population qui passe d'un demi
million à un million et demie de personnes, de la mise en place du parcellaire
agricole défini comme une structure agraire majoritairement composée de petites
exploitations d'une ou de plusieurs parcelles distinctes que cultivent des paysans
aidés de leur famille. Le parcellaire agricole se renforce à mesure du développe-
ment de l'espace centralisé (1915-1980) et le dernier recensement de 1971 est
celui d'un bilan d'émiettement poussé : 91% des exploitations agricoles ont moins
dé 3 hectares et elles sont subdivisées en parcelles égales ou inférieures à 1 hecta-
re. Ces exploitations couvrent 62% de la superficie totale cultivée, regroupent
88% de la population agricole et comptent 84% du total des parcelles en culture.
Cette pulvérisation conditionne le système de culture qui doit s'accommoder de
superficies réduites.

Le problème essentiel de la dégradation de l'environnement vient de la struc-


ture économique au paysan parcellaire il est d'abord demandé de fournir des den-
rées agricoles aptes à satisfaire la demande étrangère afin que les multiples prélè-
vements de commercialisation puissent fournir des revenus à l'État et aux groupes
dominants. Dans ces conditions, avec la mince partie qui lui revient de son travail,
la masse paysanne va ingénieusement inventer un système de culture qui lui per-
met de reproduire le sol de ses parcelles, sa végétation et ses animaux. Épuisante
gageure de conservation de son jardin quand la structure économique le presse de
fournir de plus en plus de valeurs à d'autres groupes sociaux et d'autres secteurs
de l'économie. L'aide, l'assistance, et la présence étrangère en contribuant au dé-
veloppement de sa production exportable ajoutent aux pressions de dégradation.
La menace de désertification de chaque jardin se précise d'année en année et, fau-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 123

te de terres nouvelles, se rapproche l'échéance pour le paysan, d'aller grossir le


rang des paysans sans terre, de sombrer dans l'aventure d'une émigration sauvage,
d'échouer dans les bidonvilles de Port-au-Prince.

Pour reculer le plus loin possible ces échéances, l'agriculture traditionnelle ré-
alise des prouesses écologiques sur les lopins mis en valeur. Indiscutablement,
dans le jardin traditionnel se trouvent le système, la méthode et les techniques de
base d'un développement de l'agriculture haïtienne. Mais il se pose un problème
d'échelle et d'orientation : si le jardin paysan est tellement remarquable de possibi-
lités de conservation des ressources de la Terre et de la Nature comment se fait-il
que nous constatons un état déplorable et généralisé d'érosion, de déboisement et
de tarissement des eaux, conduisant à une extension continuelle des aires déserti-
fiées ? Nous touchons là l'une des limitations du parcellaire agricole. Le jardin est
de l'ordre du millier de mètres carrés et le plus souvent il est inférieur à 10 000 m2
qui est la surface de 1 hectare de terre. On ne peut protéger un lopin si petit, si
tout ce qui l'entoure est en dégradation. Il faudrait des actions de conservation à
l'échelle du million de m2 (1 km2 = 1.000.000 m2) pour que subsistent les îlots
fertiles que sont ces jardins. Ces actions ne sont pas à la portée du paysan limité à
sa parcelle et à une part minimum de la valeur de sa production. L'action au ni-
veau des 28 milliards de mètres carrés du pays, dégradés par trois siècles d'expor-
tation de produits, ne peut relever que d'une politique globale se donnant les
moyens de reconstruction de l'environnement.

"Eaux et climats" (planche 11) dégage les caractéristiques des provinces cli-
matiques dont les particularités posent le type de contraintes communes aux loca-
lités de chaque province. Ce sont encore de grandes lignes d'ensemble que fixent
"Sols et végétation" (planche 12). La combinaison des trois planches débouche
sur les dimensions écologiques générales de l'espace haïtien et la possibilité de
délimiter des aires d'homogénéité. Cette macro-analyse offre le degré de globali-
sation utile à la comparaison caraïbéenne et au tracé d'un cadre directeur d'inter-
vention. Mais c'est aussi à l'échelle de la microanalyse, l'échelle du Conseil com-
munautaire, de la parentèle étendue, de l'association de travail, des différents
groupes d'action, que réussiront ou qu'échoueront les tentatives de contrer la dé-
gradation.

À tout ceci il y a un préalable les interventions n'auront de chance de réussite


que si sur le court, moyen et long terme, il y a de fortes présomptions que, pour
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 124

une fois, les transformations ne conduiront pas à l'une des formes habituelles de
surexploitation ou de dépossession.

Le parcellaire agricole est certes à bout de souffle. Pour reprendre F. Braudel,


dites "montagne"... et l'écho répond "austérité". La pauvreté fondamentale et cette
frugalité ne sont pas vertus mais nécessités. Et que dire de la maladie, la malaria à
la quinine toujours inaccessible, l'infection à l'antibiotique hors de portée, la fami-
ne endémique qui amoindrit avant de tuer, lentement ; "Perle des Antilles" dont
l'environnement fait l'objet d'ahurissants textes de maquillage pour touristes,
quand le mouvement obligé d'émigration menace plus de 80% des paysans, et
qu'au point d'arrivée, il n'y a rien ! Ce n'est quand même pas le modeste rythme de
créations d'emplois de manufacture ou de salariat agricole, qui peut prétendre
absorber la force de travail disponible. La dégradation de l'espace haïtien en tant
que résultante du mode de métropolisation, d'articulation et d'organisation de l'es-
pace haïtien ne peut se résoudre que par la prise en charge de ce qu'il y a actuel-
lement de potentiels locaux à privilégier, renforcer, développer.

Concrètement, avec 90% de notre population directement impliqué dans la


production agricole et sa commercialisation, il serait irresponsable que la priorité
soit autre. Alors la question devient quel type de perspective agricole peut contrer
le processus de dégradation ? La réponse suppose que soient identifiées les lignes
directrices quant à la propriété de la Terre, les moyens de travail de la Terre, les
relations de travail de la Terre, la répartition des revenus de la Terre. Quels se-
raient alors les éléments positifs des pratiques culturales traditionnelles capables
de servir de support à une rénovation de l'espace agricole ? Passer de la conserva-
tion écologique du jardin à la régénérescence de l'environnement national, de la
micro-échelle à la macro-échelle et toute la gamme intermédiaire d'échelles, sup-
pose la mise en place d'interventions aux niveaux des bourgs-jardins, des mar-
chés, des circuits, des sections rurales, des régions. Le plus court chemin (le rac-
courci) pour viabiliser l'agricole, en rendant possible une rétention des popula-
tions rurales, étant de partir avec réalisme des potentiels locaux, savoir-faire et
pratiques sociales. De toute façon, c'est à l'échelle de chaque localité que doit
s'obtenir un renversement des tendances de la dégradation.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 125

Planche 11
EAUX ET CLIMATS
ESPACE HAÏTIEN
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Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 126

Planche 12
SOLS ET VÉGÉTATION
ESPACE HAÏTIEN
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Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 127

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Troisième partie
de l'organisation de l'espace
à sa décentralisation

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Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 128

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Troisième partie :
de l’organisation de l’espace à sa décentralisation

I
Problématique de l'organisation
de l'espace

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Le thème de l'organisation interroge les relations de l'espace aux pouvoirs. Le


politique contrôle une maille hiérarchisée de 9 départements, 35 arrondissements,
126 communes, 46 quartiers et 555 sections rurales ; l'économique gère des ré-
seaux passant par les centres, une capitale nationale, 10 villes régionales, 37 peti-
tes villes, 79 bourgs, 519 marchés ; le conditionnement idéologique se fait de ma-
nière diffuse, notamment par les multiples opérations étrangères qui découpent
des zones d'influence aux puissances de tutelle.

Comment se réalisent en espace les pouvoirs politique, économique, idéologi-


que, administratif, juridique, policier, culturel ? Quelles sont les structures diffé-
rentielles de contrôle, de gestion, de conditionnement dans les villes et campa-
gnes ? Que poursuit l'occupation de fait du territoire par ces "missions" de tout
acabit venant de tous azimuts ?

L'organisation de l'espace haïtien se réalise par deux systèmes d'institutions,


l'un "rural" et l'autre "urbain", imbriqués l'un à l'autre afin d'assurer d'une part, le
contrôle politique (planche 13) des villes, bourgs et bourgs-jardins, et d'autre part,
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 129

la gestion économique (planche 14) de la production et du commerce, avec l'aide


des opérations étrangères (planche 15).

Il nous faut donc étudier les modalités de ce contrôle politique exercé par
l'État à travers ses institutions, dégager les particularités de cette gestion écono-
mique que supervisent les groupes dominants de la société, et sonder cette omni-
présence étrangère qui garantit à l'État et aux groupes dominants la continuité de
leurs pouvoirs.

Faire la géographie des pouvoirs suppose une triple démarche. En premier


lieu, le problème posé par le contrôle de l'espace nous conduit à l'organisation
différentielle des deux faces d'un même objet ; cette image soulignant que le réel
est d'une richesse plus grande que les simples oppositions rural/urbain, vil-
le/campagne habituellement considérées. Les inter-pénétrations de l'un par l'autre
(quoi de plus rural que le système des marchés urbains et quoi de plus urbain que
les circuits de commercialisation du rural ?) obligent à déborder le cadre de ce
classement dichotomique pour rechercher l'articulation en noyaux et réseaux d'es-
pace qui nous fournit une piste nouvelle d'exploration.

En second lieu, le problème posé par la gestion de l'espace nous amène à l'or-
ganisation des carrefours. À l'exemple des marchés traités en planche 8, l'interro-
gation déborde la fonction strictement commerciale pour tendre vers d'autres di-
mensions, comme le symbolique et le culturel, intimement liées à l'économique.
La gestion procède à la liaison de tous les centres qu'ils soient villes, bourgs, mar-
chés, ou "autres choses" que nous ignorons. C'est donc sur le traitement des
échanges qui se font entre différents carrefours d'espace que débouche la recher-
che de ce deuxième groupe d'éléments de l'organisation.

En troisième lieu, le problème posé par les projets d'aménagement renvoie aux
interventions étrangères. N'ayant pas cette volonté politique suffisamment puis-
sante pour contrer la débâcle par un sursaut et une mobilisation nationale, on lais-
se faire les missions étrangères qui travaillent en toute liberté et séparément à des
objectifs de tous ordres, sans aucune coordination. Les carences de ce troisième
élément de l'organisation de l'espace nous portent à évaluer la situation actuelle de
la présence multiforme de l'étranger et ses notables conséquences idéologiques
sur la démission collective au pays.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 130

Le contrôle politique

C'est par le compartimentage du pays que se réalisent les contrôles du territoi-


re. L'ensemble actuellement le plus important est cette maille de 555 sections ru-
rales qui est la charnière entre la grille des départements, arrondissements, com-
munes et l'ordonnancement des campagnes en bourgs-jardins, marchés, circuits de
commercialisation et canaux de communications. La section rurale est le fléau de
balance portant, d'une part, les subdivisions classiques auxquelles on nous a habi-
tués, et d'autre part, les subdivisions du monde rural que l'on nous a cachés. Il y a
donc deux groupes d'appareils administratifs dont les sections rurales sont, pour
les uns, la fin de la hiérarchie construite par les administrations successives, et
pour les autres, le sommet de la hiérarchie des institutions créées au long de deux
siècles par la paysannerie. La section rurale participe à la fois de deux systèmes
en tant que pivot de contrôle doté de pouvoirs exorbitants dans les domaines poli-
cier, juridique, administratif.

L'organisation de l'espace aux temps du morcellement, de la régionalisation et


de la centralisation obéit à la même logique de division territoriale pour le contrô-
le des phénomènes d'espace, mais chacun de ces moments engendre une combi-
naison spécifique des moyens de répression, de gestion et de conditionnement.

Au XVIIIe siècle saint-dominguois, chaque colon fait la police de son atelier


avec droit de vie ou de mort pour maintenir l'esclave dans l'isolement nécessaire à
l'ordre colonial cloisonné. Il y a autant de centres autonomes de répression qu'il y
a d'habitations, ce qui est un caractère propre à l'espace morcelé. Le regroupement
en 52 paroisses des unités de production permet de coiffer ces dernières de mili-
ces paroissiales capables de prêter main forte aux garnisons dans les cas qui dé-
bordent une habitation : poursuivre des marrons, mater une révolte inter-atelier,
défendre la colonie des incursions anglaises et espagnoles. En somme, l'appella-
tion saint-dominguoise d'espace morcelé atteste d'une infinité de plantations qui
incrustées côte à côte, conduisent à une délégation des moyens de contrôle à cha-
que entité participante de l'ensemble.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 131

L'espace régionalisé du XIXe siècle compte, dans chacune des onze provin-
ces, de véritables armées régulières que renforce la tradition de mobilisation géné-
rale de tous les hommes valides. Les pouvoirs politique, administratif et policier
s'organisent sur une base régionale. Dans chacune des villes-ports, les factions
hégémoniques disposent de centres de décisions et de moyens de contrôle de leur
territoire respectif qui est de dimension suffisamment petite pour qu'une garnison
centrale pousse être rapidement opérationnelle dans n'importe quelle partie.

La centralisation du XXe siècle porte avec elle l'accumulation en un lieu uni-


que de tous les appareils antérieurement répartis entre les onze centres provin-
ciaux. Il n'est de pouvoir qu'à Port-au-Prince. Cependant, le territoire à contrôler
devient très vaste puisqu'il est la réunification nationale des provinces fédérées. Il
faut donc assurer un contrôle à la base diffuse des bourgs-jardins et des marchés.
Les sections rurales prennent de l'importance avec la centralisation. Dans cette
fine maille de découpage du territoire, une seule fonction concentre les pouvoirs
répartis entre plusieurs hiérarchies distinctes dans une ville. Le chef de section
rurale jouit à la fois de prérogatives policières, judiciaires, législatives et politi-
ques.

Les modalités de contrôle de l'espace dépendent des structures dominantes.


Elles furent morcelées au XVIIIe siècle entre chaque habitation, régionalisées au
Me siècle entre chaque province, et centralisées au XXe siècle à Port-au-Prince
avec délégation aux sections rurales d'un droit général de contrôle du monde rural.
Cependant, ces lignes générales sont à nuancer, car le chef de section rurale n'a
juridiction que sur les groupes défavorisés. Port-au-Prince qui est liseré de sec-
tions rurales permet de vérifier qu'aux marges de la ville, un domestique échoit à
la justice du chef de section, tandis que le maître de maison relève de la haute
hiérarchie des appareils d'État. Il en va de même à la campagne en fonction du
groupe spatial et social auquel on appartient. Le contrôle de territorialité inclut
ainsi une discrimination sociale. C'est pourquoi l'articulation en noyaux (des défa-
vorisés) et réseaux (des dominants) répond des nuances territoriales et sociales de
l'espace.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 132

La gestion économique

Le thème de l'organisation recouvre aussi la gestion économique de l'espace.


Les centres sont reliés par la commercialisation de la production intérieure et des
biens d'importation. Le circuit économique de biens d'importation et d'exportation
s'appuie sur la hiérarchie des villes et bourgs, tandis que le circuit interne vivrier a
pour noeuds la hiérarchie des marchés. Le projet de la gestion économique est de
constituer les réseaux de prélèvements. Pour atteindre cet objectif, il lui faut la
collusion des autres paliers de l'organisation de l'espace. Les appareils de contrôle
assurent et surveillent le bon déroulement des activités économiques, et les projets
d'aménagement poursuivent le renforcement des réseaux et l'éclatement des
noyaux par une théorie développementiste à base de dévalorisation des pratiques
paysannes et marchandes.

Aux trois périodes d'espace, les liaisons entre centres ont la même finalité
d'accumulation des prélèvements à un pôle, mais les formes créées sont différen-
tes. Le morcellement saint-dominguois est une somme de mouvements entre deux
points, de la plantation au lieu d'embarquement. Les échanges entre centres lo-
caux sont réduits au minimum nécessaire à la réalisation des exportations. Les
grandes plantations traitent directement avec un négociant-consignataire en mé-
tropole. La maison de commerce de France entretient si nécessaire un employé en
colonie.

Avec la régionalisation, l'intermédiaire-exportateur local devient indispensa-


ble. Ainsi se renforcent les oligarchies régionales constituées par l'appropriation
des anciennes plantations coloniales, le contrôle des rouages politiques et le
commerce d'exportation. Des circuits de ramassage s'organisent dans chaque pro-
vince mais le plus grande part de la production est livrée directement par le pro-
ducteur à l'exportateur. S'il existe des courtiers achetant pour les maisons locales
d'exportation, le nombre d'étapes à franchir est réduit. Il est probable que le lakou
du XIXe siècle entretenaient des rapports directs de pratik avec une fraction de
l'oligarchie propriétaire ou exportatrice. Cette base de relation, constitutive et es-
sentielle au lakou, devient caduque en structure dominante centralisée. Le pratik
survit actuellement, comme le konbit ou le lakou en certains endroits, mais sans
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 133

plus avoir la signification déterminante du XIXe siècle dans l'ordonnancement de


l'espace.

La centralisation est l'institutionnalisation de différents types d'agents-


intermédiaires entre le producteur et l'exportateur. Les circuits, d'abord réduits à
une liaison directe et simple au XVIIIe siècle, s'enrichissent au XIXe siècle d'une
étape principale ayant siège dans une ville-port d'exportation et se complexifient
au XXe siècle en de nombreuses ramifications passant par les différents carre-
fours de l'espace avec des agents spécialisés dans chaque étape de concentration.
Le producteur n'a plus aucun contact direct avec l'exportateur. La chaîne des in-
termédiaires locaux s'est démesurément allongée pour relier chaque parcelle de
terre et chaque marché à Port-au-Prince.

Les opérations étrangères

Ce qui devrait être le champ fondamental des projets de développement et


d'aménagement se réduit à une quête de fonds de l'assistance internationale et un
appel à l'implantation de capitaux étrangers à des conditions abusives. L'une et
l'autre de ces formes de présence étrangère participent de surcroît à un condition-
nement idéologique néfaste.

Actuellement en Haïti, on retrouve des centaines de groupes religieux et


quasi-religieux, privés et para-privés, publics et pseudo-publics, gouvernementaux
et multi-gouvernementaux, nationaux et transnationaux ! Ils sont tous au rendez-
vous du cas le plus extrême de pauvreté des Amériques. On vient de loin, des
principales puissances mondiales, de nombreuses universités et de pratiquement
tous les organismes internationaux, s'occuper de recherches et de projets. L'am-
pleur de cette présence étrangère et les actives rivalités qu'elle crée conduisent à
une tutelle et une occupation de fait. Il faut donc interroger ces pratiques d'inter-
ventions qui ont transformé le pays en terrain d'expérimentation.

Au sortir de la dernière guerre mondiale, l'UNESCO inaugurait en Haïti la


ballade des experts pour le développement d'une agriculture dont on découvre tout
juste la complexité. Leur refrain est l'éducation moderne d'une paysannerie dont
on pressent à peine la richesse de civilisation. L'échec est manifeste depuis trois
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 134

décennies malgré les moyens considérables mis en jeu et le nombre élevé d'exper-
tises sollicitées.

L'ignorance des fondements de la réalité propre d'Haïti est le commun déno-


minateur de beaucoup trop de ces rapports. Quelques contributions méritent ce-
pendant d'être signalées sans cacher que ces travaux remarquables devraient plutôt
être la norme que l'exception des expertises.

Quant aux entreprises privées d'assemblage, de tourisme, d'extraction, d'agro-


alimentation, d'exportation de ressources végétales et animales.., elles bénéficient
de conditions extravagantes d'exonérations, de rapatriement des bénéfices, de mo-
nopoles... et de l'absence de normes minimales de sécurité, de pollution, de cons-
truction, d'hygiène. À toute fin pratique, ce genre d'opérations s'apparente encore
aux flibustes besognes. Nous n'exagérons rien, il suffit de scruter les retombées
locales de ces installations ou de se rappeler que certaines firent très officielle-
ment commerce d'exportation de sang et de cadavres pour se convaincre que c'est
un bien triste bilan de commerce international que n'arrivent pas à effacer quel-
ques démarches valables de négoces.

Pire encore, cette substitution de la présence étrangère aux initiatives locales a


fini par faire croire qu'il n'est de salut qu'extérieur, quelle que soit par ailleurs la
bonne volonté du coopérant, de l'expert, du touriste ou de l'évangéliste.

C'est la démission collective, l'attente d'une quelconque générosité d'un bloc


de droite ou de gauche, bailleur de fonds. Ce conditionnement idéologique imprè-
gne l'éventail actuel des solutions développementistes proposées par les fractions
de classes dominantes au pouvoir ou dans l'opposition.

Oser penser l'alternative c'est justement repérer, définir et analyser l'accumula-


tion locale des possibles, et contrer ces conditionnements de dévalorisation, car il
existe sur place les ressources et le savoir-faire pour agir autrement.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 135

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Troisième partie :
de l’organisation de l’espace à sa décentralisation

II
Les mythes fondateurs
du politique

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Le 7 octobre 1976, Le Moniteur publiait la loi de subdivision du territoire que


devait expliciter le vote pris le 19 septembre 1978 par la Chambre législative sur
"L'aménagement du territoire national". Ce sont les dernières manifestations de
trois siècles de découpages administratifs. J'ai interrogé cette succession de lois
pour lui trouver des facteurs d'explications les unités de base englobent toujours
un même effectif de population ; les sections rurales sont dix fois plus nombreu-
ses que les paroisses coloniales quand la population s'est multipliée par dix... C'est
au départ sous cet angle que j'essayais, pour différentes périodes, de mettre à nu
les fondements quantifiables de cette évolution du découpage administratif. La
perspective était incomplète et j'avais du mal à sortir de la description en accumu-
lant indices et agrégats. Une nouvelle orientation s'avérait nécessaire et je repris le
problème en commençant par fouiller l'enseignement que j'avais reçu en Faculté
de droit sur la distinction entre les textes de lois et la quotidienneté du métier
d'avocat. Des informateurs, ayant notamment fait carrière de juge de paix, m'ini-
tièrent longuement à la réalité du législatif, du juridique, du militaire et de l'exécu-
tif en sections rurales en me racontant leurs années passées à dire le droit. [Le
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 136

décalage entre mes exercices académiques et les aléas de leurs applications était
tel que longtemps j'ai caressé l'envie de faire une publication autonome de ces
témoignages "Nous, juges dit de paix...".] J'y ai trouvé et la perspective que je
cherchais et les questions nouvelles qui devaient me guider sur le terrain par la
suite. La bibliographie des essais sur les sections rurales étant mince, un seul arti-
cle de P. Lahav, je dois plutôt à beaucoup d'informateurs

paysans en diaspora caraïbéenne cette formalisation du contrôle politique axé


sur le rôle essentiel joué par la section rurale comme charnière des univers diffé-
rents des noyaux et des réseaux d'espace. Cette thèse offre une nouvelle grille de
lecture des législations et des pratiques de gérance d'espace qui ont toujours opéré
la ségrégation des travailleurs de la terre haïtienne, du Code noir de 1685 au Code
rural contemporain de 1962.

Choisir de commencer par la planche du contrôle politique pour dire l'organi-


sation de l'espace est une prise de position sur le poids considérable à reconnaître
à l'appareil d'État dans le politique de l'espace. Pas de cette politique des factions
politiciennes aux champs de batailles des généraux-candidats à la régionalisation,
aux jeux des assemblées des autonomistes blancs de la colonie ; mais du politique
entendu comme le pouvoir des groupes dominants d'assurer leur domination sur
l'ensemble de la société et d'en tirer profit par le contrôle des activités et des oeu-
vres de tous les travailleurs de la communauté.

Le contrôle politique n'est pas la prise en considération des seules rivalités en-
tre factions aisées noires ou mulâtres, commerçantes ou industrielles, terriennes
rurales ou foncières urbaines, commis de l'État ou professions libérales, techni-
ciennes en diaspora ou techniciennes au pays, factions au pouvoir ou factions
dans l'opposition, etc..., rivalités qui semblent occuper toute la scène du politique
à en croire les analyses traditionnelles les plus répandues. Comme si l'histoire
d'une société pouvait s'écrire en omettant les travailleurs paysans, marchandes,
djobeurs, ou en les reléguant aux rôles de spectateurs d'une dynamique sociale se
déroulant hors d'eux ! Le pays profond est autre chose, la coupure principale passe
ailleurs, entre les dominants qui depuis toujours procèdent aux prélèvements, et
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 137

les masses dominées qui fournissent la richesse nationale par leur travail agricole,
industriel, commercial.

Le contrôle politique est la recherche des modalités d'organisation des appa-


reils ayant pour fonction de faire régner l'ordre tel que défini par les groupes do-
minants. Le titre de la planche renvoie à cette opposition essentielle qui fait voir
que les antagonismes entre factions d'un même groupe sont des affrontements
secondaires. Il faut questionner ce clivage principal qui passe par les sections ru-
rales pour en faire les lieux privilégiés de la division de la société.

Deux anneaux s'entrecroisent en délimitant des champs respectifs de contrôle.


La partie supérieure en noir comprend les découpages verticaux de la hiérarchie
des départements, arrondissements, communes, et la partie inférieure en rouge les
phénomènes horizontaux de localité, de carrefour, de liaison. Les sections rurales
occupent la boucle centrale en participant aux deux systèmes comme base de l'un
et sommet de l'autre. La place faite ici aux sections rurales est l'apport principal de
cette analyse du contrôle politique.

Trois hiérarchies distinctes prennent source à Port-au-Prince où se trouvent


leurs centres de commandement : la hiérarchie militaire et de police militaire, la
hiérarchie gouvernementale et de police gouvernementale, la hiérarchie des insti-
tutions publiques et privées. Au niveau de la section rurale, elles se rejoignent
pour ne plus très clairement se distinguer. L'identification de trois hiérarchies, le
militaire, le gouvernemental, l'institutionnal, conteste la traditionnelle vision entre
militaire et civil qui n'est plus opérante dans l'espace actuel, et la traditionnelle
division du gouvernemental en exécutif, judiciaire, législatif qui n'est plus perti-
nente, compte tenu de leur amalgame de fait. Il nous faut chercher à dire la réalité
nouvelle que ne traduisent point le Constitution, les lois, décrets-lois et les codes.

L'organisation du militaire s'est définie au sortir de l'occupation américaine


comme une force de police locale à connotations d'armée régulière au chapitre des
grades, des corps, des dénominations d'immeubles, de centres de formation, etc.
Les états-majors sont concentrés à Port-au-Prince ; des colonels dirigent les huit
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 138

départements militaires, des capitaines les districts, des lieutenants et sous-


lieutenants les sous-districts et des "chefs" les sections rurales.

La hiérarchie gouvernementale s'organise autour du président de la république


qu'assiste un cabinet ministériel en titre de certains des principaux champs d'acti-
vité nationale. Des représentants régionaux du gouvernement supervisent les en-
sembles territoriaux en puisant leur pouvoir dans une allégeance poussée à la fac-
tion présidentielle ; ce sont les "grands chefs locaux", sortes d'éminences grises
des provinces, émanation directe de la présidence.

Le législatif, le judiciaire, l'exécutif sont en fait confondus par leur titularisa-


tion partisane ; les postes sont pourvus par nomination ou désignation pour appro-
bation électorale. Les sections rurales terminent la hiérarchie gouvernementale en
cumulant les pouvoirs de toutes les branches.

La troisième hiérarchie de contrôle de l'espace regroupe les institutions publi-


ques et privées, religieuses et étrangères. Elles sont plus ou moins inféodées, plus
ou moins autonomes du gouvernemental. L'Église et l'École en sont les exemples
les plus achevés. De la section rurale au centre port-au-princien, ces deux appa-
reils procèdent à des subdivisions que dirigent des agents ayant un rang donné à
chaque niveau de responsabilité.

Certaines institutions culturelles, notamment la radio, jouent un rôle non né-


gligeable par leur capacité de diffuser de l'information à partir d'une localisation
unique.

Alors que les deux premières hiérarchies, le militaire et le gouvernemental,


procèdent au contrôle politique par dissuasion, la hiérarchie des institutions sco-
laires, religieuses, culturelles participent au maintien de l'ordre par persuasion.
D'un côté, l'emploi de la force, et la menace de la force, est le principal outil d'in-
tervention, de l'autre côté, les apprentissages des règles de la société, un entraîne-
ment quotidien à les respecter, et l'appel constant à ne pas y déroger conditionnent
le citoyen et la population à accepter l'ordre en cours. Le gouvernemental tend à
conserver sa dominance en maintenant la dépendance de ses éléments juridiques
et législatifs, et en assurant sa mise en tutelle du militaire et des institutions.
L'exécutif développe une force centripète de contrôle absolu en ramenant à lui
tous les pouvoirs, tandis que les éléments législatifs et juridiques, la hiérarchie du
militaire et des institutions manifestent des tendances centrifuges d'autonomie
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 139

plus grande pouvant conduire jusqu'au remplacement de la faction exécutive. La


section rurale est à la fois un lieu où se répercutent les tiraillements internes aux
administrateurs de l'espace, le lieu d'affrontements entre les deux systèmes cir-
conscrits par les anneaux de la légende et le lieu des antagonismes du monde rural
et des défavorisés.

Chaque section rurale a un "chef", assisté de deux adjoints assermentés for-


mant son bureau, et autant d'adjoints qu'il y a de subdivisions de la section. Le
chef de section est nommé et ce dernier doit faire approuver la liste de ses ad-
joints. Les adjoints recrutent des polis qui sont aidés par des assistants. Le ratio
d'encadrement de la population rurale est de 1 policier pour 200 à 300 personnes
dans une structure hiérarchique à cinq niveaux d'agents. Seul le chef reçoit une
rémunération inscrite au budget de l'État. Les revenus des autres agents consistent
en biznis multiples pour le fait de délivrer un laisser-passer, procéder à un constat,
effectuer des déplacements, émettre des actes, juger des parties en cause. Chaque
mois les adjoints versent au chef sa part des frais collectés et ce dernier en verse
une partie au "gouvernement". Cette organisation est codifiée par la coutume. Il
est des actes que seul le chef peut poser et des actes de la compétence des adjoints
et des polis d'autres rangs. La contribution exigée pour procéder aux actes requis
est également réglementée, 2 gourdes pour frais de plainte, 7.50 gourdes pour
jugement, 2 gourdes pour vendre et acheter un animal, etc. Il s'agit là de la struc-
ture la plus complexe d'administration du pays, celle qui compte le plus grand
nombre d'agents et le ratio le plus grand entre administrateurs et administrés.

La fonction du "gouvernement" rural est multiple. Il existe à ce niveau un


cumul et un amalgame considérables de responsabilités ailleurs différenciées en
hiérarchies militaire, gouvernementale et institutionnelle. Le chef juge avec une
grande liberté en respectant le droit coutumier et la procédure de sa région, et non
le droit écrit des tribunaux. Le chef veille à la police de sa section et fait consigner
les rondes effectuées. Le chef est réputé tenir registre d'État civil en consignant les
événements démographiques de natalité et de mortalité. Le chef donne acte nota-
rié de ventes, achats, locations, ententes... devant obligatoirement se conclure par
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 140

devant lui. Le chef transmet et applique les ordres de l'exécutif dont il est le repré-
sentant. Son discours en sa qualité de "L'État" (Leta) débute par "Président dit
que...". Cette invocation est plus qu'une phrase rituelle, elle situe pour l'assemblée
le chef comme le dernier palier après lequel il n'existe que le halo présidentiel,
mythique et lointain. D'ailleurs, pour la grande majorité des populations des sec-
tions rurales, le chef est l'ultime pouvoir accessible. Seuls les paysans aisés, les
madan sara d'envergure régionale, les gens scolarisés, au total moins de 5% de la
population, peuvent passer par dessus le chef pour régler directement un différent
au tribunal de paix, recourir à un sous-district militaire, intervenir auprès du ma-
gistrat, solliciter le préfet et le pouvoir civil, engager notaire, avocat, arpenteur.

Bien que notre connaissance des sections rurales soit encore manifestement
élémentaire, il demeure évident que c'est l'appareil le plus significatif de contrôle,
celui qui fait barrage à l'émergence des contestations populaires rurales sur le de-
vant de la scène politique depuis l'avènement de la structure d'espace centralisée.

Les 555 sections rurales trament la carte des 9 départements. Il faut remettre
sur ses pieds la théorie de l'État qui a trop été évoquée, la tête en bas, à partir de
la haute hiérarchie des appareils du pouvoir en escamotant le niveau de la section
rurale, là où s'effectue le contrôle des dominés par les dominants. Les 555 chefs
de sections rurales disposent de plus de 150 000 agents polyvalents pour encadrer
près de 4 millions de paysans, marchandes et djobeurs.

Le code rural centenaire de 1864, qui au fond a précédé celui de 1962, consi-
gnait la pratique d'une police rurale affectée notamment à l'inspection des cultu-
res. La structure d'espace régionalisée ne commandait pas un appareil identique à
celui actuellement en place. C'est dans la période de l'occupation américaine que
les besoins de la centralisation donnent naissance à cette grille de contrôle de la
population rurale après les derniers éclats de la Guerre des patriotes. Les affron-
tements pour le pouvoir, par paysans interposés dans des armées provinciales,
avaient conduit à cette autonomie non prévue des sans-grades. Il fallait donc cou-
per court au retour de pareilles surprises et restreindre la succession gouverne-
mentale à des jeux qui ne fassent plus recourir aux masses populaires rurales. Res-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 141

taient évidemment les masses urbaines, notamment port-au-princiennes, qu'un


autre type de quadrillage devra contenir (bien que de même nature que celui de la
section rurale). Le chef de section rurale et le chef de quartier populeux urbain
sont les réponses institutionnelles à ce problème posé par la structure d'espace
centralisée. La continuité d'évolution des paroisses du XVIIIe siècle, des sections
rurales du XXe siècle est factice car chaque structure dominante d'espace produit
un nouveau rapport au découpage administratif. La section rurale dans sa signifi-
cation actuelle est une production de la centralisation.

Cette lecture nouvelle que permet la thèse de l'évolution d'espace, se complète


par la thèse de l'articulation d'espace. La section rurale a juridiction sur les noyaux
des dominés, bourgs-jardins, marchés, liaisons. Les réseaux de prélèvements qui
procèdent à l'accumulation à un pôle de la société relèvent de la haute hiérarchie
différenciée en militaire, gouvernementale, institutionnelle. Sur le terrain, noyaux
et réseaux sont articulés en des lieux qui leur sont communs, mais chaque groupe
social est de la compétence d'une strate particulière des appareils d'État. Le spécu-
lateur en denrées et le producteur de café n'échoient pas aux mêmes agents de
dissuasion et de persuasion. L'espace, remplissage d'un territoire par le social,
affiche ainsi plusieurs dimensions.

Sur la carte, l'espace délimité par le tracé des sections rurales est sous la dé-
pendance de l'anneau rouge de la légende, tandis que les plages de couleurs dépar-
tementales sont du ressort de l'anneau noir. La partie commune aux anneaux dé-
limite la construction faisant muraille entre les deux. De part et d'autre de cette
barrière, dissuasion et persuasion se réalisent par des mécanismes différents, par
des appareils différents. Le vodou, la musique coutumière, la danse populaire, la
médecine traditionnelle, etc., forment l'armature culturelle propre à l'espace de la
section rurale. Par exemple, en l'absence d'école dans ses milieux dominés, l'édu-
cation est globale et continue dans la participation aux activités familiales et col-
lectives, dans la transmission des habiletés et des valeurs. Le savoir-faire ancestral
et l'ordre sociétal sont aux programmes de la quotidienneté d'apprentissage des
campagnes. Il n'y a pas deux mondes distincts au pays, mais une discrimination
qui assigne à chaque groupe sa part d'espace et ses appareils propres.

Cinq ou neuf départements ? communes ou quartiers ? Ce ne sont que détails,


car ces découpages ne renvoient en fait qu'à des modalités mineures de juridiction
d'administration, mais ne constituent en aucun cas un regroupement différent de
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 142

sections rurales. Une commune, contre l'évidence première, n'est pas une somme
de sections rurales ; ce sont deux réalités distinctes et discontinues. Par contre, un
arrondissement est bien composé de communes et un département est effective-
ment une somme d'arrondissements. Communes, arrondissements et départements
sont grilles de même nature dans la hiérarchie administrative, tandis que les sec-
tions rurales forment une grille distincte jouant couvercle pour verrouiller l'espace
des masses sur lequel pèse la pyramide des subdivisions classiques. L'illusion de
continuité des découpages administratifs a longtemps interdit de penser les rela-
tions des pouvoirs à l'espace parce qu'on n'arrivait pas à faire émerger la boucle
commune aux anneaux qui, mieux que sur ses pieds, remet la théorie de l'État
dans son espace.

La section rurale est un lieu privilégié d'affrontements de trois ordres. Les


premiers concernent la totalité sociétale ; la section rurale existe pour empêcher
que ne déborde de ses limites une remise en cause de l'ordre des dominants ; c'est
sa fonction fondamentale que de maintenir la division principale de la société. Les
seconds concernent les factions en luttes d'influences. Le militaire et le gouver-
nemental y sont à couteaux tirés pour établir leur prééminence, mais ils font bloc
commun contre l'institutionnel privé et public. L'accès à une section rurale nous
apparaît comme un délit presqu'impossible (j'en parle d'expérience... 1974) tant
est serré son quadrillage de contrôle et grande la méfiance du militaire et du gou-
vernement envers la moindre variation de l'ordinaire ; ces remarques valent pour
l'Haïtien, l'étranger y est admis. On peut par contre accéder à l'espace d'une com-
mune, d'un arrondissement, d'un département mais c'est l'espace de la section ru-
rale qui est frappé d'interdiction. Sur un même territoire, on participe à des ni-
veaux et à des plans d'espace qui sont différents.

Les troisièmes affrontements sont ceux propres aux organisations rurales dans
le déroulement de leur vie communautaire. Ils sont tout aussi complexes, nom-
breux et discriminatoires que les précédents.

Je me demande si la section rurale ne formule pas un projet d'espace clos,


comme furent les plantations coloniales, une manière d'enfermement dans 555
cellules, tandis que les réseaux puisent dans chacune de ces alvéoles matière à
concentration vers Port-au-Prince. Si tel est le cas, il nous faudrait travailler les
structures dominantes d'espace pour vérifier si elles ne sont pas toujours formées
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 143

d'éléments clos (noyaux de résistance) et d'éléments de liaisons (réseaux de prélè-


vements) dans des agencements qui varient.

Il faudrait pouvoir orienter l'étude géographique des contrôles sur les sections
rurales qui en sont les centres de gravité au lieu du partage entre le système admi-
nistratif pour dominants et le système administratif pour dominés. En dehors du
texte de P. Lahav "The chef de section, structures and fonctions of Haïti's basic
administrative institution" (p. 51-83 Working paper in haïtian society and culture,
1975, Yale University) et des notes de J. Commaire "The haïtian chef de section"
(p. 620-624, American Anthropologist, 1957) étudiant deux sections rurales, les
données relatives à cette subdivision territoriale sont éparses et fragmentaires, et
rares sont les informateurs capables de reconstruire l'organisation d'une section
rurale pour y avoir séjourné suffisamment. Un pacte tacite des groupes dominants
maintient toutes formes de travaux dans les périmètres facilement contrôlables des
phénomènes urbains et péri-urbains, ou sur des thèmes développementistes pro-
pres à renforcer l'accumulation des prélèvements.

Il nous faudra partir des finalités des sections rurales, lieux où se réalisent la
coupure principale du social par la mise en place de mécanismes travaillant à la
dissuasion et à la persuasion. Le questionnement des finalités et des mécanismes
permettra d'approfondir le façonnement des distributions de bourgs-jardins, de
leurs centres et des liaisons entre ces centres. En somme, tout est à faire, car nous
avons besoin de connaître des dizaines de sections rurales. Ces recherches urgen-
tes et considérables devront se compléter d'une analyse des finalités, des méca-
nismes et du façonnement des découpages dans lesquels prennent place les mas-
ses populeuses urbaines. Nous ne sommes qu'au seuil d'un champ d'investigation
riche, mais justement sous contrôle politique.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 144

Planche 13
LE CONTRÔLE POLITIQUE
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 145

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Troisième partie :
de l’organisation de l’espace à sa décentralisation

III
Les réalités de l'économique

Retour à la table des matières

Devant rendre compte de la gestion économique de l'espace, j'ai d'abord tra-


vaillé à partir des informations qui conduisaient aux planches 3, 7, 8, 9, L'espace
centralisé, Les bourgs-jardins, Les marchés, Les circuits, à la recherche d'une
synthèse de leurs composantes principales. Je voulais dire l'ensemble des distribu-
tions, des centres et des liaisons pour atteindre, de façon plus abstraite, au fonc-
tionnement des noyaux et réseaux dans cette période de centralisation. J'avançais
avec l'impression de pouvoir faire le tour de la gestion économique dans un mou-
vement tenant compte de toutes les activités, notamment celles du circuit du
commerce d'exportation, le plus significatif des prélèvements majeurs opérés par
l'État et les factions dominant le négoce des denrées.

Il me manquait des réponses : pourquoi le paysan produit-il des denrées sur


lesquelles on prélève 60% de leur valeur ? La finalité de la gestion économique
n'est-elle pas justement d'arriver à faire produire ces denrées ? Quels en sont les
mécanismes ? À quel façonnement donnent-ils lieu ?... Jusqu'alors, je m'étais sur-
tout attardé à la commercialisation des vivres de consommation interne. Je me mis
donc à explorer le circuit des denrées. La difficulté immédiate a été de faire le
point de la documentation. Ce thème a toujours été favorablement accueilli pour
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 146

la raison que les vrais bénéficiaires de ces études et interventions sont les groupes
nationaux et étrangers qui sont en situation de pouvoir. Il m'a été donné de consta-
ter avec quel opportunisme la majorité des thèses, rapports, travaux, rivalisaient
d'à-propos pour voler au secours des sources premières de prélèvements. Leurs
conclusions sont non moins unanimes : c'est à qui fournirait le meilleur moyen de
faire éclater le compagnonnage des jardins pour la croissance des denrées, en al-
lant jusqu'aux suggestions de monocultures et de retour aux plantations ! Dans
cette bousculade de centaines de textes et d'essais d'application, le café, détenant
depuis longtemps le record de sollicitude des expertises, a été élevé au rang de
mythe fondateur de l'économie nationale, vu la masse des prélèvements qu'il auto-
rise. Malgré cela, aucune étude n'a poussé

la logique jusqu'à aborder ces objectifs de prélèvements comme la voie pour


l'explication des mécanismes de la gestion économique et du façonnement de l'es-
pace. Je m'attachai donc à ces lacunes tout en faisant une place à la critique des
fondements idéologiques des pratiques scientifiques en Haïti. (Espace et liberté
en Haïti, pages 74-75, 81-85...) Dans cette démarche, j'ai aussi cherché à donner
la parole aux sans-voix pour qu'ils disent leur vécu et leur perception de la gestion
économique. Là encore, cette perspective de travail et de terrain m'a conduit à des
résultats qui remettent en cause les certitudes habituellement véhiculées par la
littérature sur l'économie nationale.

La gestion économique traite de la mise en relation des phénomènes de pro-


duction, de commercialisation, de consommation qui ont pour cadre le territoire
national. Alors que les analyses déjà faites proposaient une démarche sectorielle
pour cerner le sous-développement, ce titre s'entend plutôt comme la recherche de
l'articulation des objets d'espace propres aux dominants (réseaux de prélèvements)
et ceux propres aux dominés (noyaux de résistances).

Les noyaux et réseaux sont tout aussi bien de villes que de campagnes. Il faut
se distancer des analyses géographiques du rural et de l'urbain toutes classes et
fractions de classes, tous groupes et fractions de groupes confondus dans ces deux
notions. On voit se dresser des villes exploitant des campagnes, des quartiers ri-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 147

ches vivant de quartiers pauvres dans une spatialisation inadéquate des mécanis-
mes et façonnements d'espace. S'il faut, à un premier niveau d'analyse, tenir enco-
re aux expressions ville et campagne, on doit bien vite passer à la reconnaissance
d'un social discriminant qui investit le territoire : il y a des paysans aisés, moyens,
pauvres, sans terre, dans une section rurale, un bourg-jardin, un marche, il y a des
groupes aisés, moyens, pauvres, dans les villes. Il devient dès lors difficilement
justifiable de regrouper les activités, distributions-centres-liaisons, de ces catégo-
ries dans un tandem économie urbaine/économie rurale ou d'établir une variante
quelconque de dualisme entre deux systèmes économiques. L'analyse de la ges-
tion d'espace doit aller par-delà ce descriptif pour dire la dynamique que fondent
la poursuite des prélèvements et l'articulation effective des objets noyaux/réseaux,
les uns et les autres en réalisation continuelle aussi bien à Port-au-Prince, dans les
régions, que dans chacun des jardins et marchés.

Le titre désigne donc un rapport d'espace et d'économique qui fait intervenir


une organisation qui prend en charge les éléments symboliques dans la légende
pour leur réalisation telle que figurée sur la carte.

LA LÉGENDE DES CIRCUITS

Le but de la légende est de montrer la cohérence profonde du pays en ce que


tous les habitants de tout le territoire sont intégrés par la gestion économique de la
production, de la commercialisation et de la consommation.

La représentation des routes nationales, départementales et de pénétrations


donne à voir les canaux principaux de la circulation des marchandises, des idées,
des informations.., par un choix de couleurs et de dimensions suggérant une hié-
rarchisation des flux qui les empruntent.

Les marchés, divisés en local et régional, sont chargés de leur rôle de centre
des distributions des bourgs-jardins par des barbules dont chaque extrémité va se
localiser dans un regroupement de 500 habitants. Il se crée ainsi des figures qui
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 148

rendent compte de la modalité de répartition des populations rurales et de l'agen-


cement de leurs marchés.

Les flèches d'importation et d'exportation symbolisent l'échange des valeurs


sur le marché international en proportion de la quote-part de chacun des ports.

Planche 14
LA GESTION ÉCONOMIQUE
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières

Les trois encadrés du haut de la légende livrent ainsi les éléments de base de
l'économique. On y trouve les unités de production agricole, les carrefours de
transactions, les voies de la commercialisation interne et les moyens de participa-
tion au commerce mondial. La structure dominante centralisée qui donne sens à
l'ensemble est attestée sur la carte par la convergence à Port-au-Prince des canaux
intérieurs et extérieurs.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 149

Dans cette organisation générale, il y a quatre types de production en circula-


tion : les vivres pour lesquels la planche 9 a dégagé toute l'importance dans la
structure interne du pays, les denrées d'exportation dont cette planche 14 propose
une lecture, les produits de transformation interne, et finalement les produits
d'importation.

La première question est celle de la relation des vivres et denrées. Du morcel-


lement à la centralisation, la fonction dévolue aux uns et aux autres est pratique-
ment restée inchangée. Les denrées agricoles et forestières ont été acheminées aux
ports d'exportation, les vivres ont assuré une inégale distribution de nourriture aux
diverses catégories sociales. Les denrées ont toujours suscité intérêts et interven-
tions des groupes nationaux et étrangers qui détiennent les pouvoirs politique,
économique et culturel, tandis que les vivres réalisaient dans "l'indifférence" des
pouvoirs la survie de la paysannerie et des travailleurs en créant un modèle excep-
tionnel de mise en valeur agricole par compagnonnage.

La conjoncture des années 1980 pose différemment le problème de la relation


des vivres et des denrées. Si ces dernières continuent à être une des principales
sources de prélèvements, il faut néanmoins que les vivres nourrissent plus de cinq
millions de personnes dont Port-au-Prince qui s'approche du million d'habitants.
Les superficies cultivées n'ayant pas augmenté de manière significative, les mé-
thodes culturales étant les mêmes, la pression au profit des denrées allant toujours
croissant, la situation est vite devenue catastrophique : moins de 50% de la cou-
verture vivrière est assurée et chaque année des milliers de personnes meurent de
faim. Les denrées et vivres sont en situation de concurrence ; on ne peut en même
temps réclamer plus de denrées, plus de prélèvements, et plus de vivres pour la
subsistance d'une population croissante et maintenir les mêmes rapports de pro-
duction, de circulation et de répartition des biens agricoles et les mêmes sollicitu-
des pour les denrées en négligeant complètement les vivres.

La deuxième interrogation porte sur les produits d'importation. Taxes et pro-


fits sur les denrées créent la capacité de payer des produits d'importation qui génè-
rent à leur tour d'autres taxes, d'autres profits. Les produits d'importation s'adres-
sent prioritairement à la mince clientèle qui dispose du pouvoir d'achat créé par
les prélèvements. Le circuit de distribution de ces biens est embryonnaire et
concentré aux lieux d'approvisionnement des groupes dominants. Le centre-ville
de Port-au-Prince est pratiquement l'unique point d'accessibilité aux marchandises
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 150

venues de l'étranger. Certes, une petite quantité se rend dans les principales villes
de province et de la pacotille circule d'un marché à l'autre, mais ces mouvements
sont insignifiants compte tenu de la misère générale des classes paysannes, mar-
chandes, travailleuses à qui il n'est laissé, par les mécanismes de fixation des prix
et salaires, que des moyens dérisoires de survie.

D'autres activités donnent également lieu à des circuits atrophiés par l'utilisa-
tion du pays comme un simple lieu d'assemblage ou d'extraction. Ce sont les
quelques centaines d'industries de transformation, les "manufactures", qui reçoi-
vent de l'extérieur leurs matières premières et les ré-expédient après des manipu-
lations plus ou moins sommaires. Ce sont les moyens d'extraction de la bauxite
dont moins de 2% de la valeur reste au pays après la destruction de l'environne-
ment. Ce sont les forêts donnant encore lieu à une mise en coupe poussée pour
l'exportation, le bois de campêche s'exporte toujours à partir du Nord-Ouest.
Quant au tourisme, c'est une enclave économique d'importance mineure condui-
sant à des consommations symboliques. Les investissements étrangers ont pour
caractéristiques actuellement d'être surimposés.

Le mouvement des marchandises des jardins au centre port-au-princien est


nettement plus considérable que le mouvement des produits manufacturés en di-
rection des campagnes. En somme, la figure qui donne la cohérence du pays par la
gestion économique de l'espace est ce double circuit de produits agricoles d'expor-
tation et de consommation, et la localisation à Port-au-Prince de l'unique marché
des biens manufacturés.

LE CIRCUIT DES DENRÉES

La deuxième partie de la légende qui s'attache aux circuits d'exportation traite


des finalités et des mécanismes du commerce des denrées dont le façonnement est
rendu par le contenu de la carte.

Le principe actif du circuit est la colonne centrale des prélèvements qui sont
de trois ordres : les profits des intermédiaires, le loyer de l'argent à un taux usurai-
re, la fiscalité d'État frappant de fortes taxes les produits agricoles d'exportation.
Les intermédiaires, les "maisons", prélèvent jusqu'à 50% des profits en laissant
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 151

une partie de ce pourcentage, de l'ordre de 10% à 15%, à leur cohorte de spécula-


teurs qui écument les provinces à la recherche du produit désiré.

Le crédit institutionnel à l'exploitant étant inexistant, obligation lui est donc


faite de recourir au crédit usuraire, le "coup de poignard" dont le taux est de 50%
à 100% du capital pour un délai de 90 jours. Le bailleur de fonds est généralement
le spéculateur qui a reçu les sommes dont il dispose de la "maison" de Port-au-
Prince qui s'assure ainsi d'une partie de la récolte nationale. Aux prélèvements
usuraires s'ajoutent les pesées abusives, le "coup de balance" tarée.

L'État prélève en moyenne 30% du prix de vente à l'exportation. Haïti détient


ainsi le record mondial de taxation des denrées paysannes. Ces taxes aux produc-
teurs sont perçues par les agents du secteur privé qui les restituent, en fin de cir-
cuit, à la douane de Port-au-Prince.

À ces prélèvements légaux qui cumulent à plus de 80% du prix à l'exportation,


s'ajoutent les prélèvements occultes, les "primes de protection" dans les sections
rurales. En somme, la part laissée au paysan producteur dans le commerce des
denrées est tellement insignifiante qu'il faut trouver, pour les trois périodes d'es-
pace, une explication de la continuité de la production de ces denrées d'exporta-
tion.

Pourquoi produire des denrées qui sont presque totalement prélevées ? On


conçoit bien que le système esclavagiste imposait par la force l'obligation de tra-
vailler les plantations alors que l'esclave ne recevait en retour que sa survie. En
période de régionalisation, il y a deux moments : dans la première moitié du siè-
cle, l'usage de la force par la coercition du "caporalisme agraire" assure une pro-
duction de denrées ; à partir de la deuxième moitié du siècle jusqu'à nos jours, il
s'opère une médiatisation de la répression physique en un "autre chose" qui per-
met d'obtenir les mêmes résultats : le travailleur est obligé comme par le passé de
produire des denrées qui ne lui rapportent presque rien de leur valeur et servent de
ressources premières à l'État et aux groupes dominants.

La réponse à cette question permettra d'accéder à la logique profonde de La


gestion économique, organisation qui contraint le paysan parcellaire à produire et
à livrer des denrées.

Un travailleur est obligé de vendre sa force de travail pour recevoir un salaire


qui est son seul moyen d'existence. Mais, le paysan sur sa terre aurait pu ne pro-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 152

duire que des vivres. Comment la structure économique arrive-t-elle à le contrain-


dre à faire des denrées pour une quote-part de 10%, 20% ? Nous allons esquisser
un ensemble d'hypothèses sous forme de réponses.

Jusqu'à la crise actuelle des années 1970, le prix des vivres ayant été maintenu
à un plancher très bas, seules les denrées pouvaient fournir au moment de la récol-
te une rentrée d'argent qui, si minime soit-elle, permettait de faire face aux obliga-
tions monétaires pour conserver la terre et éventuellement taire aussi face à des
besoins élémentaires.

Comment le prix des vivres a-t-il été maintenu au minimum ? Trois groupes
de facteurs y ont concouru :

• une offre forte et éparpillée venant de centaines de milliers de jardins pour


une demande concentrée à Port-au-Prince

• un étalement continu de la production des vivres au long de l'année et une


stabilisation des coûts de production ;

• un système de prélèvement remarquablement modéré sur les vivres jusqu'à


la crise des années 1970.

Cette conjonction de facteurs, maintenant bas le prix des vivres toute l'année,
empêche de dégager une épargne dans ce secteur. Par contre, les denrées saison-
nières offrent des rentrées d'argent aux récoltes. Sans ce minimum de numéraires
que seules les denrées ont pu assurer, la terre elle-même ne pourrait pas rester
dans le patrimoine du paysan. Et c'est cela la menace : faire des denrées ou deve-
nir un paysan sans terre, car le marché des terres agricoles est très actif et les lots
changent rapidement de mains, compte tenu du coût des obligations culturelles.
Sans les 10% de la valeur des denrées, la possibilité d'acquérir ou de conserver
une parcelle de terre est infime.

Le prix des vivres était déterminant dans la fixation des bas salaires à Port-au-
Prince. Cette faible rémunération du travail maintenait la demande de biens à un
minimum. À la limite, l'ordre économique et social mis en place depuis un siècle
reposait sur la capacité de plafonner le prix des vivres alimentaires.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 153

La crise naît de l'augmentation du prix des vivres suite :

• à la demande de Port-au-Prince qui a augmenté parallèlement à la crois-


sance rapide de la population ;

• à l'offre des vivres qui a diminué sur le marché par augmentation de la part
auto-consommée dans les campagnes de plus en plus populeuses ;

• à l'injection par la diaspora dans le marché d'une dizaine de millions de


dollars par mois renforçant ainsi la demande de vivres ;

• à la pulvérisation des parcelles agricoles de plus en plus petites.

Cette structure centenaire atteint son point d'explosion en 1970. Il se déclen-


che une inflation de doublement des prix dans la période quinquennale (70-74).
Immédiatement, la famine menace et sévit, les salaires longtemps inchangés
amorcent une croissance plus lente de doublement pour la période décennale (70-
79), les loyers suivent à la hausse, le mouvement d'augmentation des coûts de-
vient général.

On a pu longtemps maintenir le monde des paysans, des marchandes et des


travailleurs dans un encerclement où tout était stable et très pauvre. Le bas prix
des vivres en était le moyen. La conjoncture est porteuse de mutations. Produire
des vivres devenant de plus en plus lucratif, les denrées sont et seront progressi-
vement abandonnées à moins de relèvement de la quote-part paysanne. Le circuit
des vivres fait et fera l'objet de convoitises nouvelles puisqu'on peut de plus en
plus y prélever des sommes importantes. Les terres à vivres sont et seront recher-
chées pour investissements. Il s'ensuit déjà une augmentation des paysans sans
terre, des émigrations massives, une vulnérabilité plus grande des populations des
noyaux, un déclassement des paysans passant des groupes aisés à moyens, de
moyens à pauvres, de pauvres à sans terre.

La gestion économique a poursuivi la gérance des deux circuits des vivres et


denrées, et d'un secteur de transformation et de consommation d'importation for-
tement concentré à Port-au-Prince. Sa logique a été de maintenir au plus bas le
prix des vivres et des denrées. La crise présente, cette poussée inflationniste
continue du prix des vivres, est porteuse d'un nouvel ordre, d'une nouvelle logi-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 154

que, dont il urgeait de produire une théorie pour inventer l'alternative de dévelop-
pement.

Les planches du contrôle politique et des opérations étrangères révèlent la


cohérence de l'organisation de l'espace où tout concourt à asseoir les pouvoirs des
groupes dominants.

La crise contemporaine qui s'impose par l'augmentation croissante du prix des


vivres est de nature à charrier des transformations. Nous sommes en plein coeur
d'une mutation dont la tendance principale est le renforcement des privilèges ac-
quis par une déstructuration systématique de l'organisation des défavorisés. Les
noyaux de résistance et de pauvreté des masses subissent une pression accrue des
réseaux de prélèvements. L'ordre des misères du parcellaire qui avait succédé à
l'ordre esclavagiste et sa variante nationale des "règlements de culture", tait place
à un nouvel ordre de famines et de fuites éperdues.

Nous ignorons ce que sera le nouvel équilibre à naître de cette crise d'ici la lin
de siècle, mais nous pouvons déjà constater avec certitude que sa genèse est une
hécatombe et que, de loin, c'est la mutation la plus meurtrière de l'espace haïtien.

L'ébauche, en pleine crise de transformation, d'une prospective de gestion


économique de l'espace est une sollicitation à prendre position sur le souhaitable.
Je ne teindrai pas la fausse neutralité qui sied si bien aux discours scientifiques,
quand des dizaines de milliers de personnes meurent chaque année dune conjonc-
ture dont rien n'annonce la fin prochaine. La grande saison sèche des difficiles
soudures revient chaque année et je ne ferai pas semblant d'ignorer le tribut d'en-
fants, de femmes et d'hommes qui lui est régulièrement versé. J'ai même le senti-
ment d'avoir été, au cours de ces années de travaux et de terrains, le témoin de la
mise à mort d'une civilisation condamnée par les forces en jeu actuellement.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 155

Je crois qu'il faut résister par l'exploration des savoir-faire des paysans, des
marchandes, des travailleurs. Concrètement cela veut dire, ici et maintenant, défi-
nir des objectifs d'études et de recherches de sauvegarde d'un patrimoine. Beau-
coup de questions sont encore sans réponses. Au chapitre des noyaux, ce sont
toutes les interrogations relatives aux bourgs-jardins et marchés comme places de
production et de commercialisation, et pour lesquelles nous n'avons qu'un début
de réponse. Au chapitre des réseaux, ce sont les connaissances concrètes des cir-
cuits de chacun des produits pour chacune des régions qui font défaut. L'on pour-
rait allonger indéfiniment cette liste de nos lacunes à combler pour bâtir une ex-
plication des prix, des prélèvements, des hiérarchisations d'agents, des carrefours
de transactions, etc. Pour chacun de ces thèmes, nous avons besoin de faire naître
l'intérêt de ceux à qui il incombe et incombera d'y consacrer leurs travaux, mé-
moires, thèses, rapports, interventions.

S'il doit un jour y avoir une prise en charge nationale de cette débâcle, car c'en
est une poussée à l'extrême, il y aura un urgent besoin de cette production de
connaissance soucieuse des savoir-faire qui ont permis aux masses de survivre.

L'alternative sera impérativement une théorisation et une pratique de ces adap-


tations ou bien elle ne sera pas viable.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 156

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Troisième partie :
de l’organisation de l’espace à sa décentralisation

IV
Les mystifications de l'aide

Retour à la table des matières

Une fois traité du contrôle politique et de la gestion économique, il me fallait


aborder le champ des politiques et projets d'aménagement comme troisième com-
posante de l'organisation de l'espace. Il s'est opéré dans le cas d'Haïti une substitu-
tion. En termes clairs, je me trouvais devant le fait que le devenir se bâtissait hors
du contrôle national. La surcharge de la présence étrangère se fait partout au pays.
Malgré, ou plutôt à cause de l'évidence de ces opérations de prise en charge par
d'autres des interventions, je n'ai trouvé nulle part un répertoire des activités, une
coordination des actions, ni une évaluation de ce qui se fait réellement en dessous
des intentions affirmées.

J'ai procédé (en 1972 et 1974) à une tournée de toutes les administrations lo-
cales et l'on m'a partout présenté, à deux exceptions près, des initiatives venues
d'ailleurs et auxquelles on essayait tant bien que mal de prêter main forte. Cinq
ans après, la tendance s'est encore renforcée au point qu'il faille y reconnaître une
tutelle et une occupation de fait.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 157

J'avais donc deux questions à me poser, la finalité de l'aide et sa manière d'in-


vestir le territoire. Dans le premier cas, le détournement de sens de la coopération
internationale auquel s'est livré un humanisme néo-colonial et développementiste
s'impose. Il fallait sortir du conditionnement des théories de l'assistance, non point
sous la forme d'un rejet de principe, incantatoire et académique, cette littérature a
plus de vingt ans, mais en répondant concrètement aux questions des modalités de
façonnement de l'espace.

D'esquisses en brouillons, a émergé la taille géométrique du partage des zones


d'influences entre les puissances en présence. "Des contours arbitraires qui se su-
rimposent aux trames locales", telle me semble être la marque de ces opérations,
aussi bien par ce manque d'ancrage qui conduit aux tracés de formes régulières,
que par l'arrogance territoriale d'une présence délimitant des zones réservées aux
agissements de chacun. Je crois que pris un à un, chaque projet poursuit des ob-
jectifs dont certains sont défendables, mais c'est l'ensemble qui fait problème.
L'échelle nationale n'est pas la somme des cas particuliers ponctuels. On déborde
ici le niveau des bonnes volontés individuelles pour atteindre à la signification de
la totalité d'une présence qui crée, par son ampleur, un redoutable appareil de do-
minations étrangères et de dépendance nationale.

La carte devait donc dire les aires forcées dans lesquelles se déroulent les in-
terventions imposées. Cette construction porte un signe : à chacune des étapes,
des ébauches à la mise au net de l'atlas, cette planche a toujours été la dernière
complétée ! Je me demande si la résistance de ce thème à se livrer, tout au long
d'années de travail, ne le désigne pas en fin de compte comme l'obstacle majeur à
une alternative.

Le titre de la planche aurait dû être "Les interventions de développement",


"Les projets d'aménagements" ou "L'encadrement de l'espace" pour signifier que
le troisième volet de l'organisation de l'espace fait référence aux pratiques volon-
taires de transformations, de rectifications, d'améliorations pour l'avenir. Cepen-
dant, nous avons été obligés d'adopter le titre "Les opérations étrangères" telle-
ment cette particularité s'impose actuellement comme modalité principale. En
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 158

somme, un sous-titre, une caractéristique secondaire vient faire figure dominante


en occupant presque exclusivement tout le champ des interventions.

Le titre prend également une connotation d'activités de provenance extérieure.


Il va de soi que la plupart de ces actions, dont certaines ont réussi ailleurs, ne vont
pas automatiquement générer le développement haïtien. Il y a des préalables, dont
ceux d'approfondir les éléments propres et particuliers d'une réalité sans aucun
doute originale dans la Caraïbe et le Tiers-Monde. Bien des recettes d'interven-
tions recommandées ne valent strictement rien. Il faut dénoncer les expertises
pour ce qu'elles sont parfois une accumulation par centaines de rapports qui se
chevauchent, se recoupent, se ressemblent. Quant aux actions sur le terrain, leurs
perspectives humanistes ne vont pas souvent jusqu'à reconnaître le savoir-faire et
la puissance d'adaptation des masses paysannes, marchandes, travailleuses. Les
apports les plus intéressants des dernières années sont justement les études et pra-
tiques qui permettent de mieux comprendre les villes, les régions... Ce n'est mal-
heureusement pas une contribution que l'on puisse mettre à l'actif de beaucoup de
projets.

La troisième dimension du titre laisse entendre une participation très modeste


des administrations locales dans les projets. Les départements ministériels dispo-
sent de budgets couvrant à peine les salaires de leur personnel. Les quelques rares
expériences tentées, dont celles de Damien, ont sombré dans les solutions techni-
ques les plus traditionnelles de mécanisations, de produits chimiques, de semen-
ces hybrides, etc., alors que le parcellaire agricole, unique en son genre, réclamait
de la créativité et de l'originalité. Restent les organismes comme l'IDAI, l'IHP-
CADE, l'ONAAC dont les actions, souvent méritoires, ne couvrent cependant
qu'un pourcentage dérisoire des besoins. En somme, le niveau local, ne disposant
pas d'une politique d'ensemble, est à toutes fins utiles, absent des programmes de
développement et d'aménagement, absent de leur supervision et coordination,
absent de leur contrôle et évaluation.

*
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 159

Planche 15
LES OPÉRATIONS ÉTRANGÈRES
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières

Pour désigner dans la légende les aires d'interventions et les lieux d'implanta-
tion, nous avons choisi de recouper trois cercles. Les sept combinaisons dominan-
tes sur la carte peuvent ainsi être traduites à partir de trois agrégats rendant comp-
te des multiples formes qu'adoptent les présences étrangères : charité chrétienne,
assistance internationale et aide humanitaire.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 160

ORDRES ET SECTES CHRÉTIENS

L'Église chrétienne en Haïti, représentée par une trentaine d'ordres catholiques


et une centaine de sectes protestantes, dispose de quelque 5 000 religieux et pas-
teurs. Leur mission première d'évangélisation du peuple haïtien s'exprime par la
parole aux lieux des églises et temples. Ce projet se heurte, dans le monde des
noyaux, à la pratique d'une religion proprement locale : le vodou. Cette mise en
présence de croyances différentes donne lieu à des affrontements continuels qui se
vivent sur des modes variés allant jusqu'à la double appartenance au vodou et à la
chrétienté. Les croyances d'un peuple ne sont pas mécaniquement dissociables des
dimensions culturelles et matérielles de sa vie. Vodou, rara, agriculture, commer-
ce, créole, danse, musique, rente, semaille, tiré-baton, résistance, marché... sont
intimement liés. L'offre de religiosité, à la demande d'espérances, est certainement
une réponse partielle.

Les actions communautaires des églises sont nées des avatars d'une pastorale
des âmes et d'une formation des esprits dans des corps sous-alimentés par surex-
ploitations. Un puissant mouvement d'interventions dans la production et la com-
mercialisation est ainsi venu renforcer les pratiques évangéliques. Presque partout
au pays, catholiques et protestants tentent d'améliorer le sort des paysans par des
actions concrètes. Des thèmes extraits de la bible exaltent les valeurs capables de
soutenir l'effort pour répondre aux multiples besoins à l'échelon local. Il s'y dé-
ploie quotidiennement un missionnariat qui force l'admiration. Ce n'est donc pas
cela qui est en cause, mais l'inconsistance nationale qui laisse à des centaines
d'initiatives religieuses le champ libre pour réaliser la prise en charge des com-
munautés locales à partir de la conception propre à chaque groupe de ce que de-
vrait être l'homme idéal haïtien. Il y a, dans ce foisonnement actuel de bonne vo-
lonté sur le terrain, une pagaille de perspectives les plus diverses, dont beaucoup
sont incompatibles avec le minimum de respect dû à la différence d'une réalité
paysanne. Il est facile de faire encore plus de torts, de détruire une culture par sa
dévalorisation, de croire archaïques des structures riches d'adaptations ingénieu-
ses, d'imposer des valeurs en échange d'une aide alimentaire.., d'autant plus rapi-
dement que les médias les plus modernes de conditionnement sont mis à profit, et
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 161

qu'il se déroule à longueur de journée en Haïti de multiples campagnes de prosé-


lytisme par radio confessionnelle en créole.

ORGANISMES INTERNATIONAUX

L'assistance internationale vient de l'Organisation des Nations Unies (ONU)


par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) à travers
ses institutions spécialisées comme l'organisation des Nations Unies pour la
Science et la Culture (UNESCO). L'Organisation des États Américains (OEA) et
la Banque Interaméricaine de Développement (BID) sont également très actives
au pays.

Les organisations internationales interviennent en employant des méthodes


ayant fait ailleurs leurs preuves. Ceci ne préjuge en rien de leur possibilité d'ap-
plication en Haïti. Un exemple montrera rapidement les problèmes du simple
transfert des pratiques étrangères. Pour le développement institutionnel du pays, la
modernisation de l'administration, l'efficacité de la gestion, plusieurs rapports,
guides, formulaires, cours ont été proposés et quelques recommandations mises à
l'essai. Cependant, on ne trouve nulle part la moindre allusion aux sections rura-
les dont la planche 13 a voulu montrer l'importance et la singularité dans le cas
haïtien ! Il y a là un double manque d'une part, l'absence de théories de l'espace,
de la société et du développement construites à partir d'une analyse concrète des
situations locales, et d'autre part, la rigidité des perspectives modernistes et déve-
loppementistes qui s'enferment dans des schémas laissant peu de place à l'origina-
lité de ce cas particulier. Pourtant, les prémisses de ces travaux et interventions
sont verbalement justes, elles stipulent toutes la quête d'un renouveau. Mais, les
analyses et pratiques restent prisonnières d'un moule d'uniformisation. Il n'y aura
d'alternative de développement qu'au prix d'un travail d'émergence des particulari-
tés de l'espace et de la société haïtienne.

La FAO s'est donné des objectifs très amples en y consacrant des moyens par-
fois impressionnants. Par exemple, de 1963 à 1967. la seule étude préalable, très
classique et peu originale, sur Les terres et les eaux de la plaine des Gonaïves et
du Nord-Ouest (5 tomes publiés) a coûté quelque deux millions de dollars avant
que ne soient entrepris les travaux d'irrigation et de conservation des sols de 1967
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 162

à 1970. Ensuite, un service public était réputé prendre la relève. Dix ans après, le
bilan est très modeste pour la simple raison que le volontarisme de modernisation
est campé sur deux illusions : on fait fi des contraintes et possibilités propres du
parcellaire agricole en s'évertuant à vouloir apprendre à cultiver à des paysans
passés maîtres du compagnonnage des jardins, et l'on postule que les administra-
tions locales vont subitement rompre avec leur propre logique pour adopter l'effi-
cacité nouvelle qui leur est proposée. La FAO s'est aussi dépensée dans la plaine
des Cayes pour l'Enquête et démonstration agricole de la péninsule sud d'Haïti
(EDAPS). D'autres institutions spécialisées de l'ONU comme l'UNESCO, l'Orga-
nisation mondiale de la santé (OMS), interviennent également en Haïti dans le
champ qui leur est propre et ont ainsi contribué ces dix dernières années à bâtir
des rapports, somme toute parfois utilisables, pour la construction et l'explication
du réel haïtien.

Parmi des organisations internationales, l'OEA a surtout concentré son action


sur l'étude de projets de l'animation de recherches menant à des rapports. En 1972.
la publication de sa Mission d'assistance technique intégrée menée sous la super-
vision d'une douzaine de scientifiques a permis de faire le point des données et
connaissances du moment. Son service spécialisé de l'IICA. Institut interaméri-
cain des sciences agricoles de l'OEA, grâce à la perspective remarquable de cer-
tains chercheurs et directeurs de recherche, a contribué à la réalisation de travaux
dont certains sont dignes de servir de modèles internationaux aux études et orga-
nisations de recherches des sociétés dépendantes. Il n'existe que peu d'exemples
d'une problématique aussi attentive et respectueuse d'un ordre de misères porteur
de ses propres possibilités de ruptures.

GOUVERNEMENTS ÉTRANGERS

L'assistance bilatérale vient principalement des États-Unis, de la France et du


Canada. Ces trois pays ont mis en place leurs propres modes et conditions de fi-
nancement de projets et de recherches. Leurs secteurs d'interventions, leurs zones
d'activités et leurs organismes d'actions sont tellement nombreux et variés qu'il
nous faut simplement tenter de saisir leurs apports et leurs limites. Cette forme
d'assistance n'est pas étrangère aux objectifs d'implantations commerciales, indus-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 163

trielles et touristiques, et à la recherche d'influences politiques capables de les


garantir. L'assistance gouvernementale est la plupart du temps tellement liée à des
négociations économiques qu'il faudrait tout simplement renvoyer ces investisse-
ments gouvernementaux de l'aide bilatérale rejoindre les investissements privés et
les agissements des multinationales dans la planche 14 de la gestion économique
de l'espace.

Haïti fait figure actuellement de champ clos des luttes de prééminences entre
les puissances étrangères. Le pays est devenu un laboratoire d'expérimentations et
un modèle réduit pour essais des rapports de force dans la Caraïbe. Entre les des-
seins de politiques générales de cette hégémonie étrangère (beaucoup de cher-
cheurs ne sont que les agents d'exécution des projets de prestige politique com-
mandités par leur ambassade), et l'embrigadement de tous les nationaux sur le
terrain, il y a des marges que quelques-uns mettent à profit pour contribuer à d'au-
thentiques travaux de valorisation des savoir-faire locaux. Tout comme les Amé-
ricains de l'IICA, l'équipe d'agronomes français installés à Madian-Salagnac parti-
cipe au renouveau de valorisation du jardin haïtien, comme encore certaines thè-
ses doctorales de Québécois du Centre de recherches caraïbes de Montréal sont
des apports inestimables à la connaissance du réel. Cette triple conjonction des
plus originales et des meilleures pratiques d'Américains, de Français, de Québé-
cois, est porteuse d'éléments pertinents pour la construction nationale d'outils de
recherches et d'interventions adaptés à nos réalités, à nos besoins et à nos possibi-
lités.

ORGANISATIONS PRIVÉES

L'aide humanitaire vient d'organisations privées non gouvernementales com-


me CARE, Coopérative for American Relief Everywhere, HACHO, Haïtian Ame-
rican Community Help Organisation, l'Organisation catholique canadienne pour le
développement et la paix, communément appelée Développement et Paix (CWS)
Church World Service, localement appelée SCH, service chrétien d'Haïti, l'hôpital
Albert Schweitzer, de multiples fondations, etc. Dans leurs actions communautai-
res elles offrent des services de santé, distribuent de la nourriture, encouragent des
travaux collectifs pour l'amélioration de la production et de la commercialisation,
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 164

prennent l'initiative de coopératives, suppléent en province à la concentration à


Port-au-Prince des techniciens nationaux de la santé, de la terre, de la nature, du
social, de l'économique, de l'administratif. Le nombre de leurs projets ponctuels
est de plusieurs centaines, certains arrivant à terme quand d'autres démarrent. Le
mode de financement des organismes non gouvernementaux est multiple, allant
de la campagne annuelle de souscription au Canada et aux États-Unis, à la partici-
pation d'agences gouvernementales comme l'Agence Canadienne de Développe-
ment International, ACDI. Là aussi, il n'est pas possible de tout embrasser dans un
commentaire unique. Certains cherchent avec respect une manière d'être utile en
évitant de trop polluer un environnement culturel et social, telle nous est apparue
la démarche de Développement et Paix, d'autres imbus de leur missionnariat ne
font nettement que du tort.

Les problèmes d'alimentation quotidienne sont si graves que la plupart des


travaux effectués sous supervision des groupes d'origine américaine le sont en
échange de nourriture fournie au titre de la loi PL480 par le gouvernement des
États-Unis. Ce "food for work" nous semble un exemple de pratiques discutables,
imposées il est vrai par l'incapacité locale à gérer sans bavures une aide alimentai-
re que certains détournaient à leur profit personnel. Nous croyons que la re-
conquête d'une dignité collective passera obligatoirement par une sélection des
formes acceptables "d'aides humanitaires".

Il n'y aura de réussite des projets d'organisation de l'espace que quand on


comprendra que l'intervention doit être l'expression de la volonté et du savoir-
faire, du potentiel et des limites des communautés locales et que le préalable est
de reconnaître que bourgs-jardins et marchés, paysans et marchandes, sections
rurales et circuit de vivres.., sont les composantes d'une civilisation remarquable
poussée jusqu'aux bords de l'effondrement. Quand on se sera modestement mis à
l'écoute du monde des noyaux, à l'observation de leurs systèmes de résistance, on
découvrira peut-être la manière d'agir concrètement pour mettre fin à trois décen-
nies d'échecs des interventions les plus massives, de l'UNESCO à Marbial à la fin
des années 1940, à la DRIPP contemporaine des années 1980, en passant par les
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 165

résultats mitigés de la FAO tout au long de la période ; car enfin, à l'échelle natio-
nale, tout cela ne rime pas à grand-chose, le développement du sous-
développement s'accélère. Nous ferons toujours les nuances d'échelles, s'il est
positif et responsable de secourir un individu, une famille, un bourg-jardin par la
charité, l'aide, l'assistance, il demeure qu'il y a cinq millions de défavorisés, plus
d'un million de parcelles, dix mille bourgs-jardins auxquels il est impensable de
généraliser les méthodes actuelles de secours. Il nous faut donc revoir la théorie
de la relation de l'espace au social pour y explorer d'autres voies alternatives de
développement pour le pays tout entier.

Les opérations étrangères, charité, assistance, aide, sont finalement ambiguës.


La débâcle actuelle en fait, à l'échelon des individus qui en bénéficient, un sauve-
tage appréciable, mais leur ampleur contrecarre également l'émergence d'une so-
lution proprement nationale au problème. On prône un vouloir d'aider les plus
faibles et le résultat le plus communément atteint est de renforcer les pouvoirs des
plus forts. On met de l'avant la libération de l'homme et concrètement on assiste à
une dévalorisation de sa culture. On lui répète qu'il lui faut compter sur ses pro-
pres forces quand le spectacle est celui d'une absence de projet national que pallie
l'étranger.

Le tableau serait franchement négatif n'étaient-ce ceux, nationaux et étrangers,


qui s'adonnent à des études utiles et valables et recherchent honnêtement dans
l'action les solutions aux problèmes rencontrés. Ils ne sont pas légion, mais ils
existent en nombre suffisant pour ne pas désespérer d'une collaboration interna-
tionale et d'un sursaut national.

Il faut tirer parti des données accumulées, des expériences déjà faites, des es-
sais infructueux ou réussis. Le bilan des interventions depuis les années d'après-
guerre est à dresser. Ce qui nous fait cependant le plus cruellement défaut est une
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 166

conception générale de l'organisation de l'espace, préalable nécessaire pour dres-


ser une liste des priorités et déterminer les objectifs à atteindre. Il faudra donc
construire les éléments pour la mise en place de plusieurs scénarios d'interven-
tions parmi lesquels choisir. Ces dimensions de niveaux théoriques et techniques
sont possibles en faisant le point des dossiers et des actions des années passées, et
une clarification des options d'avenir.

Planche 16
L'ÉCONOMIQUE DU NORD-OUEST
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 167

Planche 17
L'ÉCOLOGIQUE DU NORD-OUEST
ESPACE HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 168

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

Troisième partie :
de l’organisation de l’espace à sa décentralisation

V
Économie politique
de la décentralisation

Retour à la table des matières

Il est possible que ce soit là le thème le plus important de la géographie par les
exigences qu'il pose d'embrasser la totalité des préoccupations de la discipline
pour déboucher sur les transformations radicales que porte l'expression de décen-
tralisation. Aussi, faut-il avant tout questionner les fondements théoriques quant à
l'objet, la méthode et le projet impliqués dans cette expression qui annonce le ren-
versement de la centralisation actuellement dominante. Comment reconstruire la
chaîne des concepts au bout de laquelle on débouche sur "décentralisation" ?
Comment procéder à la synthèse de la démarche en cours, des planches 1 à 15,
pour atteindre aux dimensions principales de l'espace ? En quoi ces dimensions,
qui sont des constructions abstraites, sont-elles des leviers très concrets du chan-
gement ?

La décentralisation est la composante spatiale de la démocratisation qui est un


processus de démarginalisation. Il nous faut donc partir de cette dernière expres-
sion pour remonter à la première.

C'est au point de convergence de la métropolisation et de la dégradation que


se situe la marginalisation : le processus de centralisation a réorganisé au profit de
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 169

la capitale les flux de contrôle économique et les hiérarchies de gestion politique,


tout en accentuant les mécanismes d'inégal développement des anciennes provin-
ces du XIXe siècle. De la macro-échelle nationale aux micro-échelles locales et
intra-urbaines jouent des forces centrifuges qui "périphérisent" des quartiers dans
Port-au-Prince, des villes dans le réseau urbain, des régions dans le pays.

La marginalisation peut ainsi s'énoncer : elle procède de l'effet de centralisa-


tion ; elle est un état social et spatial de dégradation ; elle se réalise à toutes les
échelles. Pour contrer cette marginalisation qui est donc une distance économique,
sociale et politique des différents pouvoirs, il faut une perspective de démarginali-
sation réalisable par la décentralisation, elle-même spatialité de la démocratisa-
tion.

La décentralisation est essentiellement une nouvelle répartition des pouvoirs


entre l'État d'échelle nationale et les collectivités aux formes multiples, locales et
régionales ; c'est donc avant tout une révision politique qui suppose aussi les révi-
sions financières et économiques de sa réalisation. En aucun cas il ne s'agit d'une
simple relocalisation administrative de services, ou un déplacement territorial des
appareils concentrés à Port-au-Prince, mais plutôt le fait de penser la démocratisa-
tion de la société dans les instances et paliers efficaces d'organisation qui sont
actuellement là, sédimentés par la vie collective en Haïti.

Le processus de centralisation au détriment de la fédération des provinces a


concentré tous les pouvoirs aux mains de l'État et des dominants en un pôle uni-
que entraînant ainsi l'isolement local, l'effritement des responsabilités locales et
l'évacuation systématique hors du pays d'une fraction de population socialement,
politiquement et économiquement encore enracinée au pays, au point de produire
ce phénomène de diaspora haïtienne qui diffère du phénomène des millions
d'émigrés dominicains, colombiens ou mexicains de nos Amériques.

Au pays même il s'agit d'abord de donner à la société civile des collectivités


locales les moyens de gestion et d'intervention démocratique de leur vie collecti-
ve. Du marché au bourg-jardin, de la petite ville aux voies de communication, de
la définition des besoins et priorités du groupe à leurs réalisations.., il y a tout un
champ d'action d'échelle réduite qui devrait relever de structures communautaires
régulièrement élues et responsables. Ce réajustement du rôle de l'État conduit à
une réévaluation de sa sphère d'intervention : garantir dans la diversité des solu-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 170

tions locales, une certaine uniformité, car l'identification des lieux de première
appartenance de la population est plus proche du bourg, du marché, du quartier de
ville, de la section rurale que de l'abstraite Nation où se dilue toute responsabilité.

La démocratisation est une dynamique sociale, politique, économique à la-


quelle l'espace fournit les conditions de sa réalisation par le repérage et la cons-
truction de ces entités que se donnent les multiples manières de regroupement de
la population.

À ce point de notre démarche, le problème est de construire le géographique, à


chaque échelle choisie, en retenant les éléments qui permettent d'accéder à son
organisation. Les trois planches du Nord-Ouest sont un essai d'utilisation des élé-
ments des quinze planches précédentes pour dresser un inventaire d'espace. Ce
procédé devrait nous armer d'une méthode d'analyse pouvant s'appliquer rapide-
ment à d'autres parties du territoire national. "L'Économique" retient du processus
de centralisation (p1. l-2-3) ses flux, reprend les. "bourgs-jardins" (p1. 7) par les
densités, les "circuits" (p1. 9) et les "marchés" (p1. 8) auxquels sont reliées les
configurations (p1. 14) de distribution de population qu'ils desservent. Le degré
de participation du Nord-Ouest aux courants de convergence vers la capitale est
faible dans le cas de Port-de-Paix, et insignifiant dans la pointe de la presqu'île.
La marginalisation d'une localité se mesure d'abord par cette mise à l'écart de la
dynamique de l'ensemble.

Dans "l'Écologie" nous tentons la synthèse des trois planches "Terre et nature"
(p1. 10), "Eaux et climats" (p1. 11), "Sols et végétation" (pi. 12) avec la préoccu-
pation de globalement dessiner les contraintes et les potentiels. Dans ce jeu de
dépendance aux aléas d'un environnement, entre le subi et le bâti, le Nord-Ouest
accuse fortement des conditions au départ plus difficiles. Toutes les stratégies
alternatives de survie sont ici condensées jusqu'aux premières pratiques contem-
poraines de la plus extrême d'entre elles la résignation au bord du suicide collectif
qu'est l'embarquement en boat people ; on joue sa vie à pile ou face, une chance
sur deux de ne pas s'en sortir.

Dans "Le politique du Nord-Ouest", activités des organismes internationaux


de suppléance à l'intervention nationale sur maille des sections rurales du pays
profond, on retrouve "Le contrôle politique" (pl. 13) et "Les opérations étrangè-
res" (pl. 15) étant entendu que les trois planches de la métropolisation (p1. 4-5-6)
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 171

sont partout présentes comme horizon, pour la mesure de la "distance" du Nord-


Ouest. Ainsi, toute la démarche antérieurement suivie (pi. 1 à 15) se retrouve en
intersection dans cette présentation du Nord-Ouest.

D'entrée, la planche 16 "L'Économique du Nord-Ouest" se caractérise par les


migrations de misères et de famines au point qu'il faille en faire le problème cen-
tral de la vie locale ; hordes de populations en mouvement sur les routes quand
ont frappé les famines causant, dans cette décennie même, plus de 10 000 morts
par mois ; mouvement continuel de boat people en fuite du Nord-Ouest vers les
Bahamas depuis plus de vingt ans. La planche 17 "L'Écologique du Nord-Ouest"
dit un potentiel qu'il n'est pas impossible de développer, et dans "Le politique du
Nord-Ouest" de la planche 18, reviennent globalement les mêmes modalités de
gestion partout présentes au pays. Mais le Nord-Ouest est la plus creuse des dé-
pressions d'un ensemble national, lui-même classé comme le seul des Amériques
dans les pays "les plus pauvres du monde". C'est donc un bon exemple que ce
Nord-Ouest pour tester "aux extrêmes" une démarche, et ce sera le bon exemple,
plus tard, pour valider ou infirmer les interventions préconisées.

Il nous fallait cependant généraliser cette étude par une comparaison, pour dé-
border le spécifique haïtien en évitant un discours d'enfermement dans des parti-
cularismes locaux ; et aussi tenter en une seule carte de traiter des dimensions
principales de l'espace. Nous faisons ici référence à la murale d'Hispaniola qui est
le prolongement et l'aboutissement de la démarche. Cette macro-analyse compara-
tive d'espace nous était indispensable pour centrer notre démonstration, en révi-
sant les lectures des planches de l'atlas, et rédiger les six textes qui prennent date
en 1982 pour positionner les éléments d'une politique de l'espace haïtien : l'intro-
duction de Espace et liberté en Haïti, l'introduction et la conclusion de l'Atlas
critique d'Haïti, et les trois essais pour une économie politique de l'espace, sa mé-
tropolisation, sa dégradation et sa décentralisation.

Concrètement, en quoi des hypothèses de la production de l'espace, deux for-


mes principales à chaque moment, des structures dominantes en évolution et la
dynamique de ces formes et structures, permettent "d'apprivoiser l'utopie" de la
décentralisation ?

Réponse au centre le marché, lieu-carrefour de la desserte des services, des


transactions, de la participation. Chaque marché est en charge d'un certain nombre
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 172

de bourgs-jardins reliés les uns aux autres... Jusque-là il n'y a rien de bien diffé-
rent à ce qu'ont révélé les planches de l'articulation de l'espace ; mais justement, il
faut partir de ce qui est et travailler à ce que ces formes, appelées à disparaître par
effet de centralisation, soient les bases, les fondements à réanimer dans la poursui-
te d'une société nouvelle, dans laquelle l'État et les Institutions ne seraient plus de
serviles outils procédant aux prélèvements pour leur accumulation entre les mains
d'une minorité.

Inutile d'en préciser davantage, car ce dire bien localisé et bien concret sert dé-
jà de ligne de partage entre les deux tendances principales qui s'affrontent et s'af-
fronteront dans ces années '80 : d'une part, le développementisme technocratique
et centralisateur, d'autre part, l'alternative du pays profond. Le débat est à mainte-
nir ici sur cette orientation générale ou nos choix seront d'abord nationaux, et
comme collectivité nous avons les ressources matérielles et humaines pour en
opérationnaliser les détails, ou ils ne le sont pas, et nous allons nous enferrer dans
une dépendance accrue.

Lecture peut-être inattendue, mais nous nous résignons mal à céder aux leur-
res des "révolutions vertes", des "campagnes de reboisement", de la "fête de l'ar-
bre"... et tous autres rituels incantatoires et parades techniques à un problème
principalement social d'accès à la terre et aux moyens de la travailler, et de protec-
tion nécessaire du paysan qui doit en être le principal bénéficiaire.

Sur cette première esquisse se greffe le rôle indéniable que joue la diaspora
depuis près de vingt ans. Hors territorialité s'est constituée la deuxième concentra-
tion nationale qu'il serait irresponsable de ne pas chercher à utiliser dans un projet
de société nouvelle. C'est une réalité qui, produite au XXe siècle, a franchi actuel-
lement le seuil nécessaire au développement de sa propre dynamique, dans sa
propre logique. Il serait farfelu de penser à un retour massif, quels que soient les
changements opérés. Mais il est raisonnable de penser que son articulation au
pays peut se renforcer. Un exemple peut rapidement montrer les exigences d'ima-
gination sociale que requiert la conjoncture : l'utilisation des enseignants haïtiens
en diaspora.

Notre calendrier scolaire fait coïncider les "grandes vacances" avec la saison
chaude et sèche. Son articulation à la réalité de notre diaspora pourrait comman-
der des adaptations en complémentarité du rythme suivi par nos quelques milliers
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 173

d'enseignants hors-pays. En instituant une session universitaire et technique inten-


sive de quatre mois, de mai à août, on se trouverait en possibilité d'utiliser au
moins cinq cents spécialistes, crélophones, en "session de recherche" de quatre
mois, disponibles pour un encadrement et un enseignement avancé. Simple pro-
blème d'organisation de calendrier, de report de l'épreuve d'un baccalauréat uni-
que en janvier, et d'ouverture de la session intensive début mai, pour avoir subi-
tement à disposition d'un pays, en processus de normalisation politique évidem-
ment, un nombre impressionnant de candidats aux postes de "professeurs invi-
tés" ; et en cela, rejoignant la décentralisation, prêt à prendre charge n'importe où
au pays, à des conditions vraiment minimales.

De ce point, les problèmes secondaires trouveraient solutions, sauf un, qui


exige un changement de perspective politique la double nationalité. Il est aberrant
qu'un pays de forte émigration, ayant produit une diaspora, n'adopte pas les règles
de la double nationalité partout en application même dans les cas moins extrêmes
que le nôtre. Pour vivre ailleurs, l'ouvrier ou le professionnel a un besoin impéra-
tif de s'adapter à son environnement et l'acquisition de la seconde nationalité s'im-
pose. D'ailleurs, dans la pratique, c'est ce qui se fait à près de 100%, dès que cela
devient possible. Sauf un dernier carré qui vit sur les mythes d'antan, sans se ren-
dre compte qu'une nouvelle spatialité est créée, et que le temps des "apatrides" du
XIXe siècle et d'avant '46 a bel et bien vécu. Les choses sont actuellement autres
pour les 3 millions de diasporins projetés pour l'an 2000.

Une économie politique de la décentralisation exige de prendre en compte cet-


te diaspora qui d'ailleurs fournirait, avant les années 1990, des rentrées de devises
de l'ordre des 500 millions de dollars par année. Autant s'habituer à la considérer
dès maintenant comme une de nos régions fortement productives. Tous les corps
de métiers et corporations professionnelles peuvent ainsi être mis à profit par
adaptation des calendriers et la stricte définition des priorités nationales dans les-
quelles ils sont appelés à contribuer. Il revient au pays de récupérer un peu de ces
ressources humaines fournies au développement des Amériques.

Un deuxième exemple peut nous mettre de plain-pied dans cette construction


du possible. Dans un premier temps il sera urgent d'amorcer la démarginalisation
sur tous les fronts avec des ressources réduites. Les solutions devront forcément
être collées au réel haïtien, avec des moyens proches du savoir-faire local. Dès les
premiers moments, il faudrait que chaque palier d'organisation puisse atteindre
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 174

tous ses marchés pour la desserte des services ; et ce sont des unités mobiles qui
pourront atteindre ces lieux-centraux en attendant l'érection de structures perma-
nentes. Il ne faudrait pour commercer qu'une centaine d'unités, multifonctionnel-
les, de conception locale, pour qu'à chaque jour de marché, dans chacun des 500
marchés du pays, il y ait cette présence qui annonce et porte la rupture. Tout cela
coûtera l'équivalent des transferts actuels d'une semaine de la diaspora ! Combien
de médecins, mécaniciens, techniciens, volontaires divers, seraient-ils prêts à
s'engager dans les unités mobiles pour les étapes d'un circuit ? Gageons qu'ils
seraient nombreux au pays et en diaspora à vouloir apporter leur contribution en
fonction de leur disponibilité.

L'alternative requiert d'abord l'imagination sociale qui prend en charge et re-


valorise ce qu'est le pays et sa diaspora comme point d'un nouveau départ. Il reste
qu'il faudra veiller aux nostalgies des privilèges, et réglementer "l'effet de dé-
monstration" des diasporins, pour que se vivent démocratisation, décentralisation,
démarginalisation ; les deux béquilles du politique haïtien devant être l'audace
conceptuelle et l'audace organisationnelle.

Les éléments d'espace utilisables étant en place, se pose le comment de la ré-


gionalisation, une question épineuse aussi bien dans les théories que dans les pra-
tiques d'interventions. Tout d'abord existe-t-il des régions en Haïti ? Interrogation
faussement naïve qui nous a obligé à terminer la murale d'Hispaniola pour dispo-
ser d'un début de réponse. La structure de régionalisation du XIXe siècle est, par
essence, génératrice de régions, mais il n'est pas du tout évident que le processus
de centralisation les conserve. En effet, il y a une uniformisation tellement pous-
sée et si peu de différence d'un point à l'autre du pays, qu'actuellement il n'existe
que des formes héritées des provinces d'autrefois. Le concept de région n'est ap-
plicable en Haïti que pour le siècle passé, et peut-être le siècle à venir, par une
plus grande diversification dans la décentralisation.

Les paliers de regroupements régionaux ne peuvent être qu'un projet d'inter-


vention à justifier, notamment par le sentiment d'appartenance forgé au XIXe siè-
cle, des considérations administratives de participation populaire, et les implica-
tions de la partition de Vile d'Hispaniola entre deux républiques. Ces trois séries
de facteurs nous porte en première approximation à voir six régions à bâtir. "La
Capoise" dont le sous-système actuel est déjà un peu individualisé ; le regroupe-
ment dans "La Gonaïvienne" de la basse Artibonite et du Nord-Ouest, "La Hin-
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 175

choise" à forger sur cette ligne frontalière du centre ; "La Port-au-princienne" qui
va de soi, avec un statut particulier à la ville même ; "La Cayenne" et "La Jéré-
mienne" aux personnalités à renforcer dans la pointe de la presqu'île du Sud.

Ce premier niveau de partage des pouvoirs de gestion entre un État en décen-


tralisation et des instances régionales est encore trop globale pour assurer concrè-
tement la démocratisation. Il faut des paliers à micro-échelles où la distance du
citoyen aux pouvoirs assure sa participation effective. Le niveau de la commune
remembrée, certes, mais c'est surtout au lieu des 550 sections rurales que doit
prendre forme cette animation. Il faut aussi avoir les moyens d'une politique, et ce
sera tout le problème du financement de la décentralisation par l'autonomie relati-
ve pour chaque instance d'un budget propre, annuellement réalimenté par des im-
positions spécifiques. Il est également élémentaire que des élections régulières
assument la dynamique de représentativité des options locales.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 176

Planche 18
LE POLITIQUE DU NORD-OUEST
ESPACE HAÏTIEN
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Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 177

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

CONCLUSION

LES RUPTURES NÉCESSAIRES

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Au tournant des années 70, les sciences sociales explorent par-delà l'acquis
des modes de production, des rapports de production, un renouvellement des théo-
ries du changement social et des mouvements sociaux. Les travaux des Touraine,
Castoriadis,... et, plus proche de nous ceux d'un Lëannec Hurbon, confluent vers
le dépassement du strict économisme antérieur 13 . Par contre, c'est le moment que
choisit

13 De 1970 à nos jours, il faudrait une longue liste d'auteurs dans toutes les dis-
ciplines se consacrant au travail d'effilochement de la gaine qu'avait posée la
mise en relation des concepts infrastructure-superstructure pour rendre compte
de tout le culturel et de son rapport aux formes de résistance actuelle. Alain
Touraine dans La production de la société, Seuil, 1973, Cornelius Castoriadis
dans l'Institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, ... et plus précisément
Laënnec Hurbon. De ses travaux nous privilégions ici Culture et dictature en
Haïti - l'imaginaire sous contrôle, L'Harmattan, 1979, lecture de l'imaginaire
et du symbolique dans la lutte des classes et les défis dressés aux discours sur
la culture populaire, dont le vodou, le créole, la question de couleur. Nous de-
vons renforcer les dénonciations de L. Hurbon sur l'incapacité actuelle de tou-
tes les tendances ethnocentriques en sciences sociales de concevoir la paysan-
nerie haïtienne autrement qu'en position d'attente, mais jamais comme porteu-
se de sa propre parole, de sa propre part de solution.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 178

la géographie pour s'enfoncer dans la plus étroite lecture du marxisme, bien


que par ailleurs elle soit pleine de "luttes urbaines", de "collectivités locales", de
"mouvements sociaux et spatiaux", de la "question nationale" à la "question ré-
gionale" ou la "question urbaine" qui disent pourtant l'urgence d'autres construc-
tions que ce dogmatisme. Dans la pratique d'espace des géographes, on aborde
bien la "justice spatiale", la ghettoïsation... mais la théorie de cette pratique plane
en fait loin de ces questions concrètes que posent le social au spatial. Plus grave,
dans un même mouvement, on a rejeté l'héritage accumulé de cette approche plu-
rielle des paysages, des articulations en formes, des structures particulières.., dont
Paul Claval dresse pour la géographie le bilan érudit depuis vingt ans. Ceci ren-
voie à une incapacité de trouver la part qui échet à la géographie de construire
dans la question de démocratisation de la société.

C'est par les entités structurantes d'espace que nous avons cherché réponses
pour cette construction qui devrait répondre de la pratique sociale et spatiale ef-
fective de la société haïtienne d'aujourd'hui et de demain.

Par-delà l'économisme ou l'espace total

Que le processus de formation du marché national fasse l'articulation de l'es-


pace et que le découpage territorial dessine la maille administrative et politique
d'implantation des institutions, ce sont là sans doute les deux formes principales.
Mais leur reconnaissance est loin d'épuiser la richesse du réel. Le procès social
dans son déroulement ne limite pas l'État à être seul en charge du politique et ne
réduit pas non plus la Nation à une combinatoire d'éléments de la production pour
le plus grand profit de la bourgeoisie. Que faire du Verbe et de la Geste qui sont là
présents à éclater nos modèles ? L'imaginaire collectif se donne 1804, le vodou, le
créole... comme creuset de la socialisation de notre vie de peuple ; on a beau tra-
vailler la question de couleur à toutes les grilles de démystification économique
qu'elle nous renvoie encore son refus de céder une miette de sa capacité à s'actua-
liser à tout moment. Ce peuple est nègre, se donne pour noir et se perçoit frustré
par le positionnement historique de sa composante mulâtre. La question de cou-
leur est ce combat que perdra et qui perdra l'économisme et son projet dévelop-
pementiste. Si le politicisme, dans son réflexe de facilité, a dévoyé la question en
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 179

noirisme/mulâtrisme au lieu de l'analyser et de tracer les voies de son lent dépas-


sement, cela ne nous dispense nullement de l'obligation de l'aborder frontalement
et de lui trouver son raccourci 14 .

Que disent le vodou, le créole, la peinture et la musique, la mémoire et les ar-


chives de l'oralité, les proverbes et les contes, les sosiete et les ras ? La même
parole, que l'identité nationale et régionale, le symbolique et l'imaginaire, le vécu
et le perçu... porteront la démocratisation du pays profond haïtien au lieu de pas-
sage obligé des entités structurantes de l'espace actuel et du nouvel espace à bâtir.

Entre l'État et les Institutions ou


les noyaux d'espace

Entre ces deux leviers de la responsabilité politique d'intervention s'intercalent


ce que la démarche suivie donne pour les entités structurantes d'espace, lieux et
formes de base de chaque moment d'histoire. Pour rendre compte de ces entités
nous recourons au terme de noyau en spécifiant que sa manière dominante est la
résistance et, â l'autre bout, nous identifions par réseau la logique des prélève-
ments, ce pouvoir d'orienter l'économique et le politique aux mains d'une alliance
de dominants.

Au colonial, l'atelier d'esclaves, les cases à nègres, les places à vivres, les
marchés aux vivres, la langue commune en émergence, le vodou dans sa constitu-

14 Sur ces voies à explorer puisqu'on ne saurait réduire à "un épiphénomène - si


important qu'on veuille bien le reconnaître -la conscience qu'une société a d'el-
le-même" (Louis Dumont, Homo hiérarchicus, Gallimard, 1966, dans le péné-
trant "appendice A" sur "Caste, Racisme et Stratification" pages 305-323),
nous avons l'exemple de la grille d'analyse qui se met au point au Québec pour
rendre compte de la question nationale ("centre de ses interrogations théori-
ques et de ses incertitudes politiques"), face à l'inadéquation des théories
étrangères à la pratique sociale concrète du peuple dans son quotidien, ses
élections, ses crises. Cet effort original ("Ouvrages québécois sur la question
nationale" Halary Charles, Pluriel-Débat, 1980, n° 24, pages 79-96) nous dé-
signe le chemin à prendre pour vider, en théorie et en pratique, la question de
couleur qui me semble mériter un déblayage de cette envergure avec le même
souci de ne point évacuer allusivement, ou faire semblant d'être "en-dehors"
d'une production symbolique de cette taille.
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 180

tion... définissent au lieu de chaque plantation la forme réceptacle et le creuset des


mouvements sociaux qui s'enflammeront un jour. Le social saint-dominguois est
structuré comme un ensemble morcelé de plantations.

Au régional, dans le cadre de chacune des onze provinces, le rejet du "capora-


lisme agraire", la formation du lakou, les vivres et denrées, les pratiques collecti-
ves de travail, etc., tout cela tissé par et dans la langue, la religion, le souvenir
encore récent du collectif d'indépendance.., se construisent les multiples commu-
nautés qui s'articulent à chacune des onze villes-ports.

À la centralisation et son moment actuel, les noyaux sont multiples en luttes


rurales et urbaines, pour le travail, la terre, le logement, la nourriture, les droits de
parole, d'association, bref "les libertés citoyennes" comme il se dit si joliment en
Haïti ; sourd grondement partout tapi et fractionné en un grand nombre de regrou-
pements portant revendications. Ce sont les formes dernières prises par les entités
structurantes d'espace en centralité.

Entre l'État et les Institutions, il faut que soient renforcés ces éléments essen-
tiels qui sont à l'échelle de la participation effective de la communauté puis-
qu'échelle de la spatialité de la structuration sociale.

Le projet de démocratisation se vivra dans la stimulation de ces noyaux, l'acti-


vation de leur prise de parole, leur autonomie respectée.

L'enjeu de décentralisation ou
l'espace de la démocratisation

La charpente de contrôle économique et la maille de gestion politique se com-


binent pour créer le découpage de parties individualisées où se donne la régionali-
sation. À société démocratique, un espace de démocratisation ; là, la centralisation
est l'obstacle par sa production de développement inégal et de marginalisation des
périphéries du centre métropolisateur. La question régionale est au coeur du nou-
vel espace de liberté. Ainsi, à Montréal, il suffit d'entendre la pratique de rien
moins que onze associations régionales (Bottin de la Communauté haïtienne de
Montréal, 1982, page 11) aux objectifs de participation concrète aux régions
Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 181

d'origine commune de leurs membres, pour reconnaître qu'il y a là une parole qui
refuse de se taire. Une prise en charge populaire, démocratique et nationale de
l'État et de ses Institutions passe par l'articulation de paliers intermédiaires de re-
groupement des noyaux communautaires, différents dans leur spécificité port-au-
princienne, provinciale, rurale, agricole, de quartiers, d'usines, de femmes, etc.
Démarquons immédiatement le projet de la nostalgique province des oligarques
du XIXe siècle pour le situer dans le rapport entre le centre et les sociétés locales,
les revendications personnalisées des parties de l'ensemble, la société civile versus
l'État. Les luttes matérielles et les attentes populaires ont toujours eu ces colora-
tions concrètement locales, et ce, jusqu'à la pratique politique où se tient aussi
tradition régionale. L'enjeu de régionalisation porte la critique du centralisme gé-
néralisé et de l'ordre des réseaux de prélèvements.

Peut-être la Géographie prendra-t-elle l'initiative de fournir au projet pluriel


de remodelage sociétal la manière concrète et pratique de mesurer les avancées de
tout l'ensemble social.

Georges Anglade

1982

Fin du texte

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