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Francine DESSAIGNE

JOURNAL
D'UNE
M È R E D E F A M I L L E

P I E D - N O I R
ALGER 1960-1962
Avant-Propos du Professeur Louis ROUGIER

ÉDITIONS CONFRÉRIE CASTILLE


Du même auteur :

Journal d'une Mère de Famille Pied-Noir (Éd. Esprit Nouveau, 1962)


Les Déracinés (Éd. du Fuseau, 1964)
Jean Brune, Français d'Algérie (Éd. L'Albatros, 1983)
Le Saint Hommede Tours (Éd. S.O.S., 1984)
Charles Brouty,peintre algérois (Éd. Africa Nostra, 1987)
Sonis, mystique et soldat (N.E.L., 1989)
Bordj BouArreridj, l'Insurrection de 1871 (Éd. de l'Atlanthrope, 1989)
La paix pour 10 ans - Sétif- Guelma mai 1945 (Éd. Gandini, 1990)
La Résistance Fondamentale ou la Revanche de l'Armée d'Afrique
(Éd. Confrérie Castille, 1991)
Barré, cet inconnu (Éd. Confrérie Castille, 1992)
et, en collaboration avec Marie-Jeanne Rey :
Un Crime sans assassins (Éd. Confrérie Castille, 1994)

©Éditions Confrérie Castille 1996


Tous droits de reproduction même partielle ou d'adaptation audio-visuelle réser-
vés pour tous pays
Note de l'Éditeur

FrancineDessaigne,néeenDordogne,arrive enTunisieavecsesparents
en 1930. Ellefait ses études au lycéeArmand Fallières où elle passe le
baccalauréat.
Son mariage avec un ingénieurJean Dessaigne,la conduit deTunisen
Algérieenjanvier 1946.Dechantierenchantier,pendantseizeans,ilspar-
ticipentau développementtechnique et économiqueduPaysdans le cadre
d'Électricité et Gaz d'Algérie.
Ils apprendront à connaître cepays et à l'aimer. Quatre enfants, tous
pieds-noirs, l'attachent définitivement à cette terre oùelle nepossède rien.
C'est douloureusement commetous les autres qu'elle va vivre l'Exode en
1962. Elle ramène son «Journal» né de son angoisse de chaque instant
fixée aujour lejour. Elle témoigne simplement de la vie quotidienne des
familles àAlgerpendantlesdeuxdernières annéesdel'Algérie Française.
EnMétropole,elle écrit desarticles surl'œuvrefrançaise enAlgérie, les
drames de la transplantation; sur les disparus tant qu'il reste encore un
minceespoirdeles sauver, surla situation lamentablefaite auxFrançais-
Musulmans,mais aussidès 1963,surles dangersdel'immigration incon-
trôléedesautressurlesprisonnierspolitiques. Pourcesderniers,àpartir de
1964, elle devient conférencière du S.P.E.S. (Secours populaire pour
l'Entraide et la Solidarité), afin d'aider leprofesseur La Hargue et son
équipepourla longuebataillepourl'amnistie. Enjuin 1963,àla demande
de«L'Esprit Public»,ellerevientàAlgeretà Oranpourdonnersesimpres-
sionssurl'Algérie un an après.
En 1972«Carrefour»luidemandedesuivre unpèlerinagesurles traces
de Charles deFoucauldqui la conduit à El Golea - Tamanrasset- l'As-
sekrem.
L'Algérie représentesonsujet majeur, cela nel'empêchepas d'en traiter
d'autres totalement différents : Le Tibet et Alexandra David-Neel,
Jacques Chardonne, la parapsychologie, la place des Femmes dans notre
Société,etc.
1962- 1996 =34 ans decombat.
LOUIS ROUGIER:«Princedela Pensée», c'est encestermes
plus qu'élogieux,queMauriceAllais, PrixNobel, qualifieLouis
Rougier (Les Terrasses deLourmarin, 1990).
Il faudrait denombreuxtomespourprésenterLouis Rougier.
Retenons simplementle fait essentiel desa carrière politique
internationale :«Dans les mois dramatiques qui ont suivi notre
défaite dejuin 1940,Louis Rougierajoué unrôle principal lors
de sa mission secrète àLondres comme émissaire duMaréchal
Pétain auprès du Premier Ministre Winston Churchill et du
Secrétaire d'État au Foreign Office Lord Halifax...
... Ce n'est que récemment, en 1978, qu'un nouveau docu-
ment des archives britanniques, à vrai dire décisif, a été divul-
gué, confirmant pour l'essentiel les assurances données depart
et d'autre par les gouvernements anglais et français au cours
desmoisd'octobre àdécembre 1940...»AccordsPétain-Churchill.
AVANT-PROPOS

Ce livre ne prétend être qu'un témoignage, mais de


quelle portée et de quel style!
Témoignage d'un des drames trop négligés de la
décolonisation : celui des mères qui s'interrogent, en
dehors de toute préoccupation politique, sur l'avenir
de leurs enfants grandis dans un climat de violence,
où le meurtre et la mort leur tenaient lieu de spectacle
quotidien. Climat obsessionnel qui accapare les jeunes
esprits, les détourne de leurs études, substitue à la dou-
ceur des joies du foyer, la rue ensanglantée, les rafales
de fusils-mitrailleurs, les tirs de bazooka, les explosions
en cascade de plastic, les embrasements qui incendient
le ciel nocturne. Angoisse lancinante des mères qui ne
peuvent voir partir leurs enfants pour l'école, sans
appréhender la balle perdue qui les couchera peut-être
sur la chaussée. Anxiété morale des mères, se deman-
dant ce qu'il adviendra de leurs fils en les entendant
parler, comme d'événements tout naturels, d'accro-
chages, de fusillades, dressant le bilan des morts de la
journée, des morts qui évoquent les visages d'un ami
de la famille, d'un camarade d'études, du commerçant
du coin assassiné sur le pas de sa porte, du petit musul-
man victime des ratonnades. Tout le cortège lamen-
table des « morts pour rien ».
A l'école, les enfants parlent de grenades et de
bombes, d'attentats et d'égorgements, avec la froide
indifférence que l'on accorde aux objets trop familiers.
Comment leur apprendre après cela le respect de la
vie !
« Que deviendront nos enfants à dix-sept ou à dix-
huit ans ? Des blousons noirs ? Des anarchistes ? Des
hommes ayant perdu tout sens moral ? Comment susci-
ter le respect de l'être humain, alors qu'on arrête,
emprisonne, torture ou meurt ici à tout instant ?...
Qui écrira les soucis des parents pour l'avenir moral
de leurs enfants ? Les adolescents, vifs et généreux,
rêvent des maquis où l'on tient haut le drapeau. Leur
sens de l'honneur les jette dans l'indiscipline, le mépris
de l'autorité, mais surtout celui plus total de leur ave-
nir. Comment travailler pour des examens ? Comment
vider son esprit de tout ce présent de sang et de vio-
lence, mais aussi d'héroïsme et de gloire, pour suivre
un cours d'algèbre ou une expérience de chimie ? »
Tout le drame du largage de l'Algérie est là : un gou-
vernement qui, pour en finir coûte que coûte, à n'im-
porte quel prix, inverse ses positions et fait des amis
de la veille des suspects et de ses ennemis des protégés.
Alain demande à sa mère : « Mais, maman, les soldats
étaient avec nous puisqu'ils nous défendaient contre
les fellaghas. Pourquoi sont-ils maintenant contre
nous ? »Pourquoi les patrouilles, les perquisitions, les
arrestations, les déportations, les emprisonnements, les
procès ? Pourquoi le siège de Bab-El-Oued, la fusillade
de la rue d'Isly, contre une foule désarmée que l'auteur
raconte en témoin ? Pourquoi les Français reçoivent-ils
l'ordre de tirer sur d'autres Français ? Pourquoi le
pied-noir est-il devenu l'ennemi public ? Pourquoi l'offi-
cier décoré au péril de sa vie, lié par la parole donnée,
qui veut maintenir un patrimoine que ses parents, ses
aïeux ont fertilisé de leur travail, de leur sueur, de leur
peine, est-il proclamé un « soldat perdu »? L'auteur
se refuse à faire de la politique. Mais dans le désarroi
général, les klaxons qui scandent Algérie française, le
chant des Africains, l'attente hypnotisée devant la
radio à l'affût des émissions-pirates qui versent le lini-
ment de l'espoir contre toute raison, tout cela, dans la
réclusion des appartements aux persiennes baissées,
aux portes cadenassées, aux lumières éteintes, fait par-
tie de la vie quotidienne d'une famille pied-noir.
Paris s'obstine à faire basculer l'armée pro-française
par des mutations, des dégagements, des emprisonne-
ments, des promotions, et voilà que sévissent les C.R.S.,
les Barbouzes contre les inconditionnels de l'honneur.
Et alors sous la plume de cette mère désespérée surgit
le cri de l'Homme révolté de Camus : « A quoi bon
chercher à ajouter à la vie un peu de beauté, de poésie,
de charme, pour que tout soit un jour saccagé par la
haine et la folie des hommes ?... Pourquoi faut-il que
nous soyons le dernier bastion d'un empire qui croule,
le dernier rempart d'un pays qui se meurt ?... Quelle
volonté démoniaque nous poursuit, nous détruit froide-
ment, systématiquement. Pourquoi nous ? Nos familles
éclatées, nos enfants dévoyés par tout ce qu'ils voient
et entendent. Comment leur parler de Patrie si la nôtre
nous persécute ? Comment leur faire aimer le sol natal
si on les en chasse ? Comment leur donner le sens de
l'honneur si l'on piétine tous les serments, et celui de
l'homme si on l'écrase ? »
L'auteur, M Francine Dessaigne, mariée à un ingé-
nieur-électricien, est mère de quatre enfants, de cinq
à quinze ans. Métropolitaine, elle a passé son enfance
en Tunisie. De 1946 à 1954, elle a vécu les dernières
belles années de l'Algérie. Après deux ans d'absence,
c'est l'Algérie tragique qu'elle nous conte de 1956 jus-
qu'à son départ fin juin 1962. Elle a commencé à écrire
son Journal pour elle-même, pour y déverser les émo-
tions trop fortes qui la suffoquaient, sans songer au
public. C'est ce qui en fait la réussite parfaite. Ne
visant qu'à être sincère, notant spontanément ses réac-
tions au jour le jour, elle met le lecteur en prise directe
avec la réalité. Mais, ayant reçu une formation litté-
raire poussée, qu'elle nous conte le bled, la Kabylie,
l'œuvre des colons de 1830 à nos jours, l'histoire de
l'Algérie en raccourcis, les affres de sa vie familiale ou
le déchaînement du terrorisme, un écrivain né se
révèle.
Sa vive sensibilité trouve toujours l'expression forte,
qui s'élève parfois sous la violence de sa douleur, jus-
qu'à une grandeur pathétique.
Si elle publie son Journal, c'est qu'elle a compris
qu'il avait valeur de témoignage pour toutes les mères,
ses sœurs qui, sur la terre ensanglantée d'Afrique,
vécurent le même calvaire. C'est aussi qu'il a valeur
de message. M Dessaigne appartient à cette famille
d'esprits qui assignent comme fin à la politique de ne
jamais sacrifier ces réalités vivantes que sont les êtres
humains, les hommes, les femmes et les enfants à des
entités abstraites, à ces monstres froids qu'on appelle
« les intérêts supérieurs de l'Etat ». Elle s'indigne des
ruses que l'on justifie au nom du sens de l'histoire.
Elle clame son indignation avec les accents d'un chœur
antique : « Au souvenir de ma jeunesse studieuse
entremêlant les drames mesurés de Corneille, les sup-
plications d'Andromaque... Oui, avec Camille, je crie
contre tout ce qui ruine notre vie; oui, avec Andro-
maque, je pleure nos fils menacés; oui, je hurle l'hor-
reur d'un monde inhumain avec toute les voix des
crématoires, des pelotons d'exécution, des tortures et
des crimes impunis! » Et toujours, comme un leit-
motiv obsédant, revient le même thème : celui des
enfants traumatisés par le spectacle démesuré de la
violence; témoins, tantôt lucides, tantôt effarés de la
décomposition de leur univers.
Des excellences dans les palais gouvernementaux
peuvent se congratuler. Une voix inflexible, qui n'a
jamais connu une modulation humaine, peut déclarer :
« L'affaire algérienne est réglée quant au fond » et
tourner la page. Il reste ces enfants blessés, ces ado-
lescents, intransigeants et fiers, qui ont vu bafouer
toutes les valeurs que leurs parents leur avaient appris
à vénérer : quelle hypothèque quand ils seront à l'âge
d'homme! Il reste ces mères douloureuses qui, pour
avoir sauvé la vie de leur fils, se demandent avec
anxiété si elle verront se dénaturer leur âme.
Untémoignage, une stèle, un message, mais aussi un
acte d'accusation, tel est ce livre, le plus humain, le
plus poignant, le plus beau que l'on ait écrit sur le
drame de l'Algérie perdue.
INTRODUCTION

AAlger,dedécembre 1960àjuin 1962,j'ai tenu aujour lejour, cequi


allait devenir en novembre 1962 : «LeJournal d'une Mère de Famille
Pied-Noir».LesAlgéroisy retrouvèrentdesmomentsdeleurviequ'ils crai-
gnaientd'oublier,ettouslesFrançais d'Algériel'expressiondecolèresetde
malheurs communs.
Parmitantd'autres, j'aireçulalettreémouvanted'unpère. Ilmedeman-
daitdedédicacermonouvrageà sonfils quivenaitdenaîtreenMétropole,
pourqu'il sachela vérité surcequenousavionsvécu. Cejeune inconnu a
aujourd'hui trente-quatre ans!
Pendant ces trente-quatre ans,je mesuis efforcée,par des articles, des
ouvrages, des conférences deprouver la valeur de l'œuvre poursuivie sur
cette terrependant 132 ans, et de quelle manière nous avions été sacrifiés
à unevisiondela «raisond'État». Leshistoriens impartiauxfiniront bien
par en dénoncerles erreurs et les abus.
Danslemêmetemps,commenosenfantsetpetits-enfants,cejeunehomme
a appris à l'Université, aprèsle Lycée,et dans les Émissions dites «Histo-
riquesdelaTélévision»,laversionofficielledesdramesvécusparsesparents.
Version caractériséepar les omissions decequigêne, voire les hainespar-
tisanes, rien quipuisse susciter l'estime et la compassion. Version desur-
croît,propre à détruire l'indispensableFiertépoursesracines, d'unepopu-
lationforgéepar le travail et les sacrifices, depuis 1830. Ils ignorent ainsi
d'où leur vient laforce spécifique deleur nouvelenracinement.
J'avais décidé de neplus mebattre et voilà qu'on mepropose la réédi-
tion decelivre écritsanspenserqu'ilserait éditéet tellementlu à l'époque.
Letempsestpeut-être venu dese remettre en mémoirela vie quotidienne,
trop oubliée, desfamilles lorsqu'elles se trouvent soudain broyées par
l'HISTOIRE.
Francine DESSAIGNE
JOURNAL

Lorsque j'ai commencé ce « Journal », je ne pensais


pas le soumettre au public. Je voulais garder trace de
cette étrange période pour mes enfants. L'idée de le
présenter à des lecteurs inconnus ne m'est venue que
plus tard. Il me semble que je n'aurais pas perdu mon
temps, si je pouvais transmettre un message. J'ai tenté
d'être objective, mais la relation du moindre fait paraît
chargée de passion. Je voudrais que l'on comprenne
nos souffrances, notre angoisse, les difficultés de notre
vie. D'autres, plus illustres que moi, se sont attaqués
au problème sous plusieurs aspects. J'ai choisi le côté
le plus ordinaire, le plus quotidien. J'aurais pu don-
ner à mon récit le titre d'une collection célèbre : La
Vie quotidienne à Alger en 1961. J'ai pris notre famille
comme type d'Européens moyens. Nous ne sommes
pas des fanatiques, ni des illuminés. J'ai voulu montrer
ce que l'ambiance pouvait apporter de peines et de
difficultés en surimpression des soucis normaux dont
chaque vie est chargée. Nous payons les fautes graves
d'un passé lointain ou récent et nous nous deman-
dons : Pourquoi nous ?
Nous sommes trop souvent douloureusement sur-
pris par l'indifférence des Métropolitains. Je ne leur
demande pas de faire de l'économie politique ou de
l'histoire, je leur demande de penser à nos vies gâ-
chées : surtout à nos enfants. Et je serais pleinement
satisfaite si je pouvais susciter, ne serait-ce que chez
un petit nombre, un peu d'amitié pour les « Pieds-
Noirs ».
Mais qu'est-ce qu'un Pied-Noir ? L'origine de ce vo-
cable est obscure. On dit que c'est le terme employé
par les indigènes pour désigner les soldats qu'ils virent
pour la première fois en 1830. Les indigènes qui mar-
chaient pieds-nus ou en babouches colorées furent
surpris par les gros « godillots » de l'armée française.
De nombreux soldats ayant fait souche, l'habitude a
été prise de désigner ainsi tous les Européens nés en
Algérie.
Maintenant, quelle que soit la patrie de ses ancêtres,
le Pied-Noir se sent Français de toutes ses fibres. Il
forme cette population neuve, colorée, vigoureuse qui
lutte pour conserver le droit de vivre française sur une
terre française.

MARDI 20 DÉCEMBRE 1960. — Nous voici en Alger.


Nous emménageons dans un immeuble du boulevard
du Telemly qui domine la baie. Je rêvais de ce jour
depuis quinze ans que je parcours l'Algérie à la suite
d'un mari ingénieur, bâtisseur et électricien, traînant
périodiquement un gosse de plus avec nos bagages.
Alger était pour moi parée de toutes les séductions. Sa
beauté naturelle d'abord, qui scintille le soir de
multiples lumières, la grande ville enfin, après les
djebels et les bleds, avec tous les reflets de Paris. Des
vitrines, le long de la rue Michelet, étalent avec art les
griffes de Balmain ou de Dior; les dernières nouveau-
tés à portée de la main, sorties en même temps qu'à
Paris. Ce jumelage spirituel est ici un symbole auquel
nous sommes tous sensibles. La gamine de Bab-El-
Oued, aux jambes brunes et aux pieds nus dans ses
sandales est fière d'avoir Paris chez elle, Paris chez lui.
Les commerçants ont fait un concours de vitrines :
« Le printemps à Paris. » Paris encore dans les troupes
qui passent et les noms prestigieux des grands acteurs.
Paris sur les écrans où l'on retrouve la même semaine
les mêmes noms à l'affiche du « Rex » ou du « Gau-
mont ».
Entre deux déballages de caisses, je me repose au
balcon. Imposant balcon d'angle qui domine le parc de
Galland. A droite, de grands immeubles étagés sur les
pentes, montent vers El-Biar. En face, un point trico-
lore dans une masse de verdure : le drapeau du Palais
d'Eté. On voit le mur du jardin au bout du boulevard.
Agauche, la baie harmonieuse et changeante, avec, au
premier plan en contre-bas, les grands arbres du parc
et les derniers immeubles de la rue Michelet.

SAMEDI24 DÉCEMBRE1960. —Nous emmenons les en-


fants au cinéma. C'est Noël. Il nous faut échapper au
désordre, à cette fatigue particulière qui tire le dos,
bat aux tempes, et semble sortir des caisses avec les
papiers et la paille qui enveloppent les objets.
Dehors il fait presque doux. La guerre n'est pas trop
présente, mais elle est là tout de même, dans sa
septième année. Les patrouilles sillonnent les rues. On
craint toujours les jours de fête. Mais nous y sommes
tellement habitués que nous n'y faisons plus attention.
Nous avons des réflexes de circonstance. En entrant
dans les magasins, on ouvre manteaux et sacs. On lève
les bras, et les mains des fouilleurs glissent le long du
corps. C'est devenu un rite dépouillé de tout sens. Je
ne pense pas qu'un fouilleur ait ainsi trouvé une
bombe ou une arme. C'est une séquelle de la bataille
d'Alger. A cette époque on ne fouillait pas mais des
bombes éclataient dans les lieux publics semant la
panique et la mort. Depuis, le F.L.N. ne met plus de
bombes dans les magasins. L'action de l'armée a été
efficace et la guerre a changé de forme. Lorsqu'on
monte dans les trolleys, on regarde instinctivement si
tous les sacs ou paquets sont tenus à la main. Au
moindre bruit insolite tout le monde sursaute. On voit
des suspects partout; dans l'homme qui se penche,
celui qui s'appuie contre un mur, l'auto qui hésite ou
le paquet qui traîne. Personne ne court ni ne crie dans
les rues, par crainte des méprises. Malgré l'apparence
de vie normale, la guerre est derrière la façade et nous
taraude les nerfs.

DIMANCHE 25 DÉCEMBRE 1960. — A Oran, des Musul-


mans dirigés par des meneurs pillent des magasins,
blessent des Européens et en tuent. Beaucoup d'atta-
ches nous lient à Oran et nous imaginons la surprise
des Oranais devant ces actes de violence. Des atten-
tats isolés, imperceptibles dans la masse, ne leur ont
pas montré ce qu'était la guerre. Oran, ville gaie qui vit
la nuit à la mode espagnole. Oran où les filles sont élé-
gantes et sèment les trottoirs de toutes les couleurs.
MARDI 3 JANVIER 1961. — Effervescence au quartier
Montplaisant.
MERCREDI 4 JANVIER 1961. — Effervescence à Saint-
Eugène.
SAMEDI 7 JANVIER 1961. — Effervescence à Notre-
Dame d'Afrique. Les youyous habituels ont réveillé
toutes les collines. M B... qui habite Climat de France
nous dit que ces cris sont impressionnants. La ville est
calme mais on sent dans l'ombre ce bouillonnement
qui nous encercle, chargé de menaces et de violences.
Des coups de feu claquent vers Belcourt. De notre bal-
con, nous les entendons nettement. Nous sommes très
sensibilisés à tous les bruits et pour un rien nous nous
précipitons aux fenêtres.
Uneforte explosion, c'est une charge de plastic. Cette
arme est employée exclusivement par des tenants de
l'Algérie Française groupés en une Organisation de
l'Armée Secrète (O.A.S.). Ils s'ingénient à déposer les
charges de plastic de telle sorte qu'elles ne fassent pas
de victimes en dépit de dégâts matériels généralement
très importants. Demain c'est le référendum. Bien que
ce soit un dimanche, nous ne sortirons pas. Les gens
sont énervés et inquiets.

DIMANCHE8JANVIER1961. —La France a voté « oui »,


qu'allons-nous devenir ?

JEUDI 12 JANVIER 1961. — Effervescence à Hussein-


Dey et à Maison-Carrée. Les quartiers périphériques
occupés en majorité par des Musulmans se sont agités
presque toute la nuit. Les quelques Européens qui les
habitent sont très inquiets. Nous-mêmes, bien que très
loin, sentons monter une angoisse insidieuse.

MARDI 17 JANVIER 1961. — Cette fois-ci c'est très


grave. Trois automobilistes européens ont été tués à
Baraki, à coups de barres de fer, et huit autres ont été
blessés. Effervescence à Léveilley et à Birmandreis. La
presse, sur ordre des autorités, a dû différer la publi-
cation de ces incidents. Mais à Alger les nouvelles vont
vite de bouche à oreille. Elles s'amplifient et se défor-
ment en suivant les trottoirs. Les précautions prises
par les autorités irritent tout le monde et augmentent
l'angoisse.
Dire qu'il y a des villes où l'on dort calmement, des
villes sans soldats, sans plastic, sans grenades!... En
1956 nous sommes arrivés à Constantine venant de
Paris. Mon fils Alain avait cinq ans et entrait à l'Ecole
maternelle. La rentrée, tristement originale, se fit sous
le signe des barbelés et des patrouilles. Une dizaine de
soldats, l'arme braquée, surveillait l'entrée de l'école.
Précaution utile, puisqu'au même moment une gre-
nade, heureusement sans effet, éclatait dans la cour
d'un autre établissement. Les mères étaient silencieuses
et nerveuses. Les enfants, impressionnés et ravis, regar-
daient avec admiration ces anges gardiens modernes.
—« Dis, maman, ne trouves-tu pas qu'il y a plus de
soldats ici qu'à Paris ? » dit Alain après une longue
méditation.

DIMANCHE22 JANVIER 1961. —Nous passons l'après-


midi chez la marraine d'Alain; surprise d'une évasion
en Berry. Nos amis ont réuni quelques Berrichons. Un
vielleux nous offre une jolie leçon de bourrée. Notre
ami est président de la société régionale : le Berry.
Toutes les provinces de France sont groupées en socié-
tés très actives. Elles recherchent les traits de leur
folklore particulier, retrouvent les costumes, les danses
et les coutumes du terroir originel. Les membres se
réunissent régulièrement, organisent des sorties cham-
pêtres où l'on parle patois et rêve du pays. Liens sub-
tils pieusement conservés, pèlerinage sentimental aux
sources de la Patrie lointaine mais présente pour ces
déracinés qui en fait n'en sont pas, tant ce sol d'Al-
gérie est maintenant devenu le leur. En juin, c'est
l'apothéose : la fête des Provinces à la salle Pierre
Bordes. Envol de coiffes, danses rythmées, sabots
légers et tous les costumes paraissant sortis d'une
vitrine, virevoltent au son de la vielle ou du biniou. La
poésie se mêle à l'image d'Epinal comme souvent ici
où l'idée de Patrie frémit à fleur de chair. Emotion tou-
jours renouvelée devant une cocarde, un hymne ou un
drapeau, et les grands rubans d'une petite Alsacienne.
L'Alsace, province particulièrement aimée ici par tous
ses fils qui ont fait souche, et par les autres parce
qu'elle est le symbole de la fidélité.

DIMANCHE 12 FÉVRIER 1961. — Nous venons de faire


une promenade en voiture le long du littoral. Partis en
début d'après-midi, nous rentrons vers 17 heures.
Détente chichement mesurée, mais il n'est pas bon de
rentrer trop tard. Mercredi dernier des voitures ont
été lapidées en traversant Clos-Salembier. Il fallait
pourtant faire prendre l'air aux enfants. Tous ces
dimanches nous n'étions pas sortis craignant des
troubles, pour le référendum, pour l'anniversaire du
24 janvier, à cause de cette agitation endémique qui
tient éveillés chaque nuit certains quartiers où fusent
les « you ! you ! ».
Cris qui marquent aussi bien la joie dans les ma-
riages que l'encouragement de l'homme à la guerre ou
au pillage. Cris stridents, hystériques des femmes qui
traduisent là les craintes, la lassitude et une peur qu'on
voudrait voir crever et se dissoudre dans l'action.
Comme ils sont à plaindre, les pauvres, les simples,
ballottés et meurtris par des événements qui les
dépassent. Ils ne savent plus quoi faire pour que cela
finisse.
Certains nous haïssent de nous devoir tant, et même
les raisons (ou qu'ils croient telles) de leur révolte; où,
sinon dans nos écoles, ont-ils puisé dans notre histoire
le sens des mots : Nation, Liberté. Pour les avoir saisis
trop vite, trop tôt, et mal compris, ils se sont lancés
dans une lutte vaine dont ils seront les premières vic-
times même s'ils croient l'avoir gagnée. Mais la majo-
rité nous conserve en secret la reconnaissance du
calme passé et du travail assuré. Ceux-là savent que la
présence française est un signe de stabilité économique
et d'évolution sociale. Ils craignent les maîtres futurs
sortis de leurs rangs, sachant combien en terre d'Is-
lam, le « meskine » (pauvre) compte peu. Mais ils
craignent encore plus ses coups et se taisent en cachant
soigneusement l'espoir secret de voir la France se res-
saisir et reprendre en main fermement les destinées
de l'Algérie. On ne rendra jamais assez hommage à
ces fidélités secrètes. Par une étrange perversion du
jugement, on préfère accorder toute son attention à
ceux qui ont choisi de nous dénigrer ou de nous porter
de mauvais coups.

SAMEDI25 FÉVRIER 1961. —Je viens de retrouver un


texte que j'ai écrit à Paris où nous étions de 1954 à
1956. Il a sa place dans ce « journal » que je me pro-
pose de tenir.

En septembre 1956, nous avons retrouvé l'Algérie,


pour ne plus la quitter, du moins de notre propre ini-
tiative.
Au moment où le drame algérien bouleverse les
esprits, où tout le monde s'accorde à penser que « quel-
que chose va changer » là-bas, où des propagandes
opposées se lancent des phrases venimeuses souvent
mensongères, est-il possible de fixer à la manière d'ins-
tantanés photographiques, la vie en Algérie ces dix
dernières années ? C'est ce que je veux essayer de faire
ici. Je ne prétends pas fournir les raisons ou les justi-
fications du drame, je n'en suis pas capable. D'autres
mieux informés l'ont fait et je ne sais pas si leurs
arguments ont été convaincants mais je le souhaite.
Pour ma part, je veux être beaucoup plus simple, et
raconter l'Algérie au fil des jours que j'y ai passés.
Métropolitaine, j'ai vécu mon enfance en Tunisie. Je
suis arrivée en Algérie en 1946, avec mon mari, et nous
y avons séjourné jusqu'en juin 1954. Ces précisions
sont nécessaires pour montrer que j'ai vécu ce que je
nomme les neuf belles dernières années de l'Algérie.
Je note pour mémoire que les troubles ont commencé
le 1 novembre 1954.
Durant ces neuf années de vie nomade à travers ce
beau pays, j'ai appris à l'aimer assez pour souffrir
maintenant de ce qui s'y passe, et bien souvent ne pas
le comprendre. Je voudrais arriver à transmettre mes
expériences et susciter le même amour chez ceux qui
me liront. Je vais parler de l'Algérie pour essayer d'ou-
blier un peu cette folie meurtrière qui la défigure, et
en parler vite pour fixer des souvenirs sans passion
avant un retour qui va sans doute me porter à de
cruelles comparaisons.

FÉVRIER 1946. —Nous devons être à Alger le 10. La


Compagnie Générale Transatlantique n'a pas encore
rétabli de services réguliers pour l'Afrique du Nord.
Par chance, le Chanzy va sur Oran. On nous propose
des places que nous acceptons, pensant à juste titre
que la distance sur mer est la plus difficile à franchir.
Après une traversée un peu agitée, nous accostons par
une belle journée froide et ensoleillée. Mon premier
contact avec Oran n'a pas marqué dans mon souvenir.
Par la suite, j'ai eu le loisir de connaître mieux la
ville, mais je ne l'ai jamais beaucoup appréciée. Du
port, on la voit en éventail, moins gracieuse qu'Alger,
dominée par la masse rectiligne et sombre de l'Aïdour,
qui porte sur sa crête la statue de la Vierge de Santa-
Cruz. C'est une ville moderne, d'aspect riche, percée de
belles avenues et ornée de jardins. Des dessins du
XIXsiècle, conservés au musée, nous montrent un gros
village de part et d'autre d'un oued. Maintenant il
n'en reste plus trace. L'oued a été comblé et les mon-
tées raides de certaines petites rues témoignent seules
des pentes oubliées. Oran était aussi la ville de l'eau
saumâtre. Il fallait spécifier « à l'eau douce » en
commandant le café; le dentifrice prenait un goût
bizarre et le savon ne moussait pas. Depuis trois ans,
une très longue conduite amène de l'eau ordinaire
qu'elle prend à plus de deux cents kilomètres.
Après un tour en ville, nous passons au marché. Les
étalages hauts en couleur mêlent l'orange au vert des
poireaux, avec la note sombre et luisante des choux
rouges. Les marchands crient, proposent, vantent leurs
produits et vous mettent de force un quartier de fruit
juteux dans la main : « Goûte, elle est mûre, bien
sucrée. » Nous repartons avec des oranges qui distrai-
ront notre voyage en chemin de fer cette nuit.
La gare d'Oran est un très imposant édifice en style
néo-mauresque qui domine le boulevard avec une réelle
majesté. L'animation y est intense, la foule bigarrée.
Le fiacre à deux chevaux maigres, de plus en plus
rare, côtoie le taxi. Nous voyageons en seconde classe.
Nous assistons du quai à des entassements criards et
invraisemblables dans les compartiments de troisième.
Le calme revenu, les burnous plus ou moins crasseux
se frottent à des couvertures sombres fendues à hau-
teur des yeux en des plis habiles, tandis qu'un gosse
morveux glisse sur le plancher et qu'une poule terro-
risée, passant sa tête hirsute par le trou d'un couffin,
lance du filet un cri d'agonie.
Nous cherchons notre compartiment et nous nous
installons. Peu avant le départ, un indigène d'aspect
cossu et respectable s'assoit en face de nous. Vêtu de
la traditionnelle djellabah et d'un burnous immaculé,
il a cet air digne et noble que l'on trouve chez les
représentants de certaines grandes familles. Il nous
salue et dépose son burnous au porte-manteau. Le train
part. Notre homme, pour être plus à l'aise, croise ses
jambes sous lui « en tailleur ». Il caresse ses orteils
d'un doigt voluptueux et distrait, tandis que la jeune
femme qui nous accompagne contemple d'un œil scan-
dalisé les chaussures béantes marquées d'un grand fai-
seur.
La nuit passe et nous voilà à Alger. Alger la Blanche,
ville où je n'ai pas pu vivre et dont je conserve la nos-
talgie. De la gare, on ne voit pas grand-chose de sa dis-
position harmonieuse. Il faut arriver par bateau, le
matin de bonne heure, pour savourer la beauté des
arcades, des maisons étagées, et de la couronne de ver-
dure sur les collines. Ou bien la voir du Rond-Point
Saint-Raphaël dans les brumes du crépuscule, lorsque
les lumières s'allument, que les sons et les couleurs
s'estompent dans le calme du parc. Les grandes rues
modernes, les beaux immeubles, les jardins publics
d'une part et d'autre part les arcades sombres, les
venelles tortueuses, les maisons vétustes de la vieille
ville forment deux mondes distincts dont les popula-
tions s'interpénètrent. Les nécessités du travail de cer-
tains, la curiosité des autres, favorisent les échanges.
J'ai toujours aimé flâner dans les pittoresques quar-
tiers indigènes. Ruelles étroites, enchevêtrées, souvent
malodorantes, où une porte entrebâillée offre la sur-
prise d'un patio tout blanc ; où l'échoppe sombre recèle
un artisan penché sur son ouvrage; où les enfants en
grappes vous suivent, mendiant quelques sous ; et tout
à coup le café maure près de la fontaine où Fromentin
aimait rêver. Partout les rues sont animées, les races
se mêlent, se chicanent, se supportent ou s'injurient
dans un espéranto coloré par la chaleur méridionale.
On boit l'anisette ou le café, on mange la « kémia »
de poissons frits et d'olives dans les bistrots de Bab-
El-Oued ou de la Marine, corsé d'odeurs d'huile rance
et d'égouts bouchés, tandis qu'à la même heure, de
grands établissements offrent l'élégance parfumée des
« cinq à sept ».

En fait, je n'aurais pas connu grand-chose de la vie


en Algérie si j'étais restée à Alger. La grande ville
oblige à des contacts, à une forme de vie qui modèlent
les caractères initiaux. Pourtant, lorsque je l'ai quittée,
j'en ai conçu un regret que je traîne encore. Mais un
matin, il fallut mettre les meubles sur un camion, le
bébé sur les genoux et partir pour Maillot. Maillot,
haut Djurdjura, l'expérience kabyle commençait, elle
devait durer deux ans.
De ma jeunesse en Tunisie, j'avais conservé du
« bled » le souvenir de maisons blanches, cubiques,
à terrasse, et, au long de la route, celui de l'indiffé-
rence (lorsque ce n'était pas de l'hostilité) des indi-
gènes rencontrés au hasard. Cette hostilité se manifes-
tait souvent par des pierres sournoises que lançaient
les gosses, ou des gestes obscènes. Les routes kabyles
devaient m'apprendre la sympathie et me faire décou-
vrir des villages aux tuiles rouges évoquant de loin
la France.
Je voudrais me dégager du présent, mais c'est très
difficile. La Kabylie est justement le pays qui s'est le
plus tristement distingué depuis deux ans. Les jour-
naux nous disent que les terroristes descendus des
maquis kabyles sévissent dans des villages proches
d'Alger. On parle de la vallée pourrie de la Soummam.
Pour moi, la Kabylie est faite de villages aimables,
d'hommes hospitaliers, d'une nature sauvage et gran-
diose; la Soummam, c'est Akbou, avec ses maison-
nettes pressées sur la colline, ou Tazmalt à l'écart de
la route cachée par les champs d'oliviers.
Une amie m'écrit : vous avez dû lire dans les jour-
naux métropolitains l'assassinat d'un vieux ménage et
de leur jeune nièce. Les cadavres étaient horriblement
mutilés et on a trouvé jusqu'au chat coupé en mor-
ceaux... Que les âmes de ces pauvres gens me par-
donnent, si c'est surtout leur chat qui m'a surprise
comme une deuxième trahison. Ce chat détruit, point
d'orgue de l'horreur, tire de mon souvenir des images
qui s'accumulent en une douloureuse interrogation.
Qu'un fellagha détruise un chien, il tue l'ennemi héré-
ditaire, le gardien de sa victime principale, ou peut-
être cet inconnu qu'est l'animal domestique sensible et
obéissant. L'Arabe ne sait pas domestiquer. Les chiens
des douars sont des bêtes semi-sauvages et qu'il terro-
rise. Il ne s'en fait ni aimer ni obéir. Il craint plus que
l'homme le grand chien-loup dressé et vigilant.
Qu'un terroriste détruise un cheptel, il essaie de por-
ter atteinte à un patrimoine ou à une source de reve-
nus. Mais un chat ? C'est de la barbarie gratuite, le
geste sanguinaire sorti de la nuit des temps. J'essaie
de recréer l'homme qui en est capable. Malgré moi ce
sont les visages connus, amis, qui sortent de mon
passé.
Deux ans de bled intégral, de 1947 à 1949, dans un
site sauvage et très beau, un isolement presque total
qui m'a arraché bien des larmes, m'ont offert un autre
visage de la Kabylie. Nous y étions, parce qu'il fallait
construire des ouvrages d'art qui seraient une pros-
périté pour la région et un fleuron de plus à la vie
économique de l'Algérie. Mes souvenirs se pressent,
souvenirs à visages d'hommes ou de femmes différents
de nous, certes, mais attachants. Tous ceux que j'ai
connus sont peut-être en ce moment dans ces maquis
kabyles dont on parle. Je ne peux y croire, comme on
recule devant une monstruosité.
Lorsque le chantier a installé ses Nissen et ses
baraques sur un piton aride au flanc du Leïla-Khé-
didja, tous les hommes sont descendus. Le fameux
« téléphone kabyle » qui, sans fils ni poteaux, trans-
porte les nouvelles à de grandes distances, nous avait
sans doute signalés avant que nous ayons franchi le
col, à quinze kilomètres de là. Peut-être même que,
prévoyant cette source inespérée de rémunérations
régulières, avaient-ils tout organisé à l'avance. Au vil-
lage, les vieux et les très jeunes surveilleraient les
femmes et les aideraient au labourage des parcelles ou
à la récolte des olives. C'est pourquoi nous avons
trouvé sur place un rassemblement mieux réussi qu'un
conseil de révision. Puis ce fut l'embauche. Il y eut
beaucoup d'élus à cause de l'importance des travaux.
Pour aider le sort, ils avaient apporté la poule ou le
bidon d'huile, geste sorti du passé, et je suis sûre qu'ils
n'ont pas compris la colère du chef, ni leur retour le
soir au village, embauchés et non dépossédés de leurs
présents. Tous les Européens pourvus d'un léger grade
n'avaient pas nos scrupules. Les Kabyles les compre-
naient mieux, mais nous respectaient davantage.
D'un seul coup, le budget familial des Kabyles envi-
ronnants s'est trouvé considérablement augmenté de
façon régulière et sûre. Je précise que sur les chan-
tiers, à grade égal, le personnel indigène recevait le
même salaire que le personnel européen. Leur esprit
n'en a pas été grisé pour autant. Ils ont continué de
vivre chichement d'un morceau de galette arrosé
d'huile forte, de faire garder les moutons par des
gosses en haillons, d'aller pieds nus et de coucher sur
une natte à même le sol. L'argent gagné s'est accumulé
dans l'équivalent de notre bas de laine. Il y a eu quel-
ques moutons de plus, mais surtout, un jour, l'homme
triomphant a pu descendre dans la plaine. C'est ainsi
que mon domestique pourtant avare en manifestations,
n'a pu me cacher sa fierté : il avait acheté un terrain
« dans la plaine ». Il faut savoir ce qu'elle représentait
pour ces hommes durs. Lorsque de leur village accro-
ché au flanc sud du Leïla-Khedidja, ils regardent
devant eux, tournant le dos à la montagne, ils devinent
la plaine à quarante kilomètres de là, avec ses beaux
oliviers, sa terre fertile et son irrigation facile. C'est un
rêve raisonnable que sans notre chantier ils n'auraient
jamais pu réaliser. Sans leur endurance aussi. Mais
lorsque je revois les galettes dures et grises comme des
pierres, les haillons des enfants, le travail rude des
femmes vieillies dès l'âge le plus tendre, je pense qu'il
est facile de parler de « misère ». Pauvre Lakdar, tu
aurais été bien surpris si on t'avait suggéré que cet
argent pouvait te permettre de mieux nourrir tes gosses
ou d'acheter un pinceau pour que ta femme ne s'use
plus les mains à passer sur les murs de votre chau-
mière, le plâtre qu'elle avait fabriqué elle-même.
Où es-tu maintenant, Lakdar, et te souviens-tu ? Je
parle de toi et je pense à tous les autres auxquels tu
ressembles, hommes simples qui vous trouvez mainte-
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Dépôt légal : Avril 1996


ISBN 2907 862 510
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