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HGGSP / Thème 3 / AXE 1 / jalon 2

Histoire et mémoires d’un conflit de décolonisation : la guerre d’Algérie

La guerre d'Algérie fut une période particulièrement tragique, une guerre sans nom, longue de 1954 à 1962
qui a laissé des traces profondes dans les sociétés française et algérienne : violences, tortures, terrorisme,
guerre fratricide se soldant par l'indépendance de l'Algérie et le rapatriement de 1 million de pieds-noirs.
Les historiens ont pu retracer l'évolution des 2 côtés de la Méditerranée de ces mémoires et des enjeux
qu'elles portent. Comment les mémoires se sont-elles construites et quels en sont leurs enjeux ?

A) En France : du silence à la reconnaissance des mémoires plurielles (1962 à nos jours)

1) La mémoire occultée d'une guerre sans nom (1954-1975)

En 1962, la fin de la guerre (jamais nommée ainsi) marque le recul de la puissance française. Son image
de grand pays démocratique porteur de valeurs universelles est entachée dans le monde (la torture
pratiquée par l'Armée français a été rendue publique dès 1958 avec le livre autobiographique du journaliste
Henri Alleg, la Question, livre immédiatement censuré)

La « mémoire officielle » de cette guerre est donc impossible en France. Les évènements de cette guerre
sont alors refoulés. Dans les années 60, l'opinion française et les gouvernants (de Gaulle est au pouvoir
depuis 1958) veulent tourner la page. Cette guerre ne suscite aucune reconnaissance ni commémoration
officielle. « La guerre est ensevelie » écrit l’historien Benjamin Stora.

Ainsi, l'Etat organise une véritable amnésie officielle : à partir de 1962 jusqu'en 1982, différentes lois
d'amnistie sont promulguées. Ces lois stipulent que les actes commis pendant la guerre (notamment les
actes de torture) ne seront pas poursuivis par la justice. Ces mesures sont présentées comme des outils
de réconciliation nationale.

Les Historiens et les cinéastes français qui s'intéressent à cette guerre font à l'époque un travail difficile.
Cependant :

- en 1972, l’historien Pierre Vidal-Naquet publie La Torture dans la République.


- Les films sur la guerre d'Algérie provoquent de vifs débats dans l'opinion française. La Bataille
d'Alger (relatant la bataille urbaine de 1957 orchestrée par les Parachutistes Français) de Gillo
Pontecorvo reçoit le Lion d'Or au festival de Venise (1966), mais il ne sort pas dans les salles de
cinéma car les exploitants renoncent à le programmer à la suite de menaces émanant
d'associations de Pieds Noirs et d’anciens combattants (film diffusé pour la 1ère fois à la télévision
en 2004)
L'armée française est à nouveau ciblée par le cinéaste René Vautier dans son film « Avoir 20 ans
dans les Aurès » sorti en 1972 qui met en scène un groupe d'appelés du contingent qui sombre
dans l'escalade de la violence.

Les difficultés à parler de la guerre d’Algérie sont liées à l’existence de mémoires cloisonnées et
conflictuelles. La guerre d'Algérie a laissé des traces profondes dans les mémoires de ses acteurs, des
mémoires souvent concurrentes.

2) des mémoires concurrentes qui s’éveillent dans les années 1980-1990

Les principaux groupes mémoriels sont :

- Les rapatriés d'Algérie (1 million de personnes, d'Européens qui étaient installés depuis parfois 5
générations dans ce pays) et qui ont fui après la victoire des indépendantistes du FLN. Beaucoup de
Pieds noirs ont tout perdu. Ils se considèrent comme mal accueillis en France. Porteurs de la mémoire
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de l'Algérie française, ils idéalisent ce territoire perdu (oubliant les discriminations de la période
coloniale envers les colonisés). Ce sentiment est désigné par la «nostalgérie». Ils réclament la
reconnaissance de leur drame (victimes de guerre, exil forcé) et surtout des compensations
financières. Par exemple la loi d'indemnisation votée en 1970 est jugée insuffisante. Dans le sud de la
France, les rapatriés d'Algérie forment des groupes de pression auprès des élus locaux. Ils jouent un
rôle majeur sur le projet de loi de 2005 voulant faire apprendre aux enfants le rôle positif de la
colonisation en Afrique du Nord (Loi finalement abandonnée)

- les Anciens Combattants de l'armée française qu'on peut subdiviser entre les engagés (comme les
parachutistes) et les appelés du contingent qui ont fait leur service militaire pendant cette guerre (de 1954
à 1962, 2 millions de Français ont servi en Algérie) Les militaires de carrière dans l'armée française
publient des ouvrages au lendemain du conflit pour expliquer et justifier leur action pendant la guerre. Ils
veulent défendre le rôle joué dans l'armée en Algérie (une guerre efficace contre le FLN). Cependant les
appelés du contingent, faute de la reconnaissance de la guerre par l'Etat, ne peuvent obtenir le statut
d'anciens combattants. Ils forment de nombreuses associations mais taisent le plus souvent leur
expérience de combattants car beaucoup se considèrent comme victimes d'une guerre qu'ils n'ont pas
choisi de faire : ils ont le sentiment d'avoir été une « génération sacrifiée »

- Les Harkis, les soldats algériens musulmans engagés dans l'armée française. Après 1962, ils ont été
considérés comme des traitres par le FLN (de nombreux Harkis ont été exterminés en Algérie au moment
de l'indépendance, d'autres ont pu fuir en France) A partir des années 80, les Harkis et leurs enfants
réfugiés en France se révoltent contre leurs conditions de vie et la relégation sociale dont ils sont victimes
(ils vivent toujours depuis 20 ans dans des camps d'internement ).Eux aussi réclament la reconnaissance
officielle de leur drame (Algériens ayant combattu pour les Français). Lié à des mouvements antiracistes
qui émergent face à l'extrême-droite, des manifestations permettent à ces Harkis et aux descendants
d'immigrés algériens de faire parler d'eux dans l'opinion

Souvent organisé en associations, ces groupes sont tous en quête de reconnaissance même s'ils
défendent une vision partielle du conflit.

3) Vers une reconnaissance officielle des mémoires en France

Dans les années 80 les historiens engagent un important travail scientifique sur la guerre d'Algérie.

En 1983, l’enseignement de la guerre d’Algérie entre dans les programmes scolaires.

En 1988 est organisée le premier colloque universitaire sur la guerre d'Algérie en France regroupant les
historiens Benjamin Stora et Mohammed Harbi(historien algérien exilé en France à partir de 1975).

Des évènements occultés sont étudiés comme le 17 octobre 1961.

En juin 1999, les événements d'Algérie sont officiellement nommés « guerre d'Algérie » par un vote
à l'unanimité de l'Assemblée nationale. Les soldats ayant servis en Algérie ont alors le droit à
l'appellation « anciens combattants »

Au début des années 2000, des témoignages-chocs sur la torture paraissent dans la presse accompagnés
par le travail de l'historienne Raphaëlle Branche sur la torture et l'Armée pendant la guerre d'Algérie

Après une longue période d'occultation la guerre d'Algérie s'inscrit durablement dans le paysage quotidien
français : des monuments, des plaques, des noms de rue rendent visibles la mémoire du conflit

MAIS des mémoires qui ne sont toujours pas apaisées


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Près de 60 ans après la guerre la concurrence des mémoires reste vive. Cette concurrence se traduit par
l'impossibilité de trouver une date consensuelle pour commémorer la guerre :

- La date du 19 mars (accords d’Evian) est défendue par les anciens combattants mais considérée
comme inacceptable par les Pieds noirs et les Harkis en raison des massacres qui ont eu lieu après
cette date.
- Le Mémorial national du quai Branly à Paris inauguré par le Président J. Chirac le 5 décembre
2002 a pour but d’apaiser les conflits mémoriels autour de la commémoration de la guerre d’Algérie.
- En 2012, la volonté du président Hollande de commémorer le 17 octobre 1961 a soulevé des
oppositions, certains hommes politiques refusant le terme de crime d'Etat (on ne touche à l'honneur
de l'Etat , de sa police ou de son armée)
- En 2018, Emmanuel Macron a reconnu que l’armée française et donc l’Etat étaient responsables de
la disparition et de la mort de militant communiste pro-indépendantiste Maurice AUDIN.
- En janvier 2021, Benjamin Stora remet un rapport au président Emmanuel Macron sur les questions
mémorielles de la colonisation et de la guerre d’Algérie, preuve que ces questions restent un sujet
de préoccupation politique.

4) L’historiographie française récente sur la guerre d'Algérie :

Aujourd'hui, cette histoire est construite par une nouvelle génération d’historiens n'ayant pas connu le
conflit. De plus, davantage d'archives sont disponibles (ouverture des archives à partir de 1992). Les
historiens français tentent aujourd’hui de montrer la complexité des engagements et des expériences
vécues.

De nouveaux objets d’étude apparaissent

Exemples : TramorQuemeneur travaille sur l'histoire des réfractaires, de jeunes Français qui ne
voulaient pas faire la guerre. Florence Dosse dans les Héritiers du silence (2012) fait émerger la
parole des appelés et de leur famille qui vécurent cette expérience traumatisante de la guerre et du
silence lors du retour.

Certains travaux établissent également des faits qui viennent contredire parfois une partie de la
mémoire de groupe. Yann Scioldo-Zürcher montre que contrairement au sentiment exprimé par les
pieds noirs de n'avoir pas été bien accueillis sur le sol français en 1962, l'Etat avait pris des mesures
décisives pour leur intégration.

En fait, les historiens sont plutôt réticents au travail de mémoire (laquelle privilégiée ?) et préfèrent le
devoir d'histoire : ils revendiquent un travail à distance du pouvoir politique et de groupes mémoriels.

Cette indépendance des historiens par rapport au pouvoir politique reste très difficile en Algérie.

B) L'Historien et les mémoires de la guerre en Algérie

1) Une mémoire officielle dominante pour unifier la jeune nation algérienne.

En Algérie, la guerre est considérée comme une guerre de libération qui donne naissance à une nouvelle
nation.

Le FLN (Front de libération nationale) principale force politique indépendantiste prend la tête de l'Algérie
indépendante en 1962. Le FLN restreint tout de suite les libertés démocratiques en instituant un régime à
parti unique. L'Algérie devient une sorte de dictature.
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Certains faits sont tus (comme la répression du FLN envers les Harkis ou les autres partis
indépendantistes comme le MNA de Messali Hadj).

La Guerre de 1954-1962 est nommée guerre de libération et présentée comme une révolution fondée sur
l'opposition entre 2 communautés antagonistes : les Algériens et les Français.

Le pays se couvre de monuments à la gloire des martyrs morts (combattants du FLN). Le parti FLN impose
le mythe du « un million et demi de martyrs ». Les manuels scolaires se font l'écho de cette histoire
manipulée par le pouvoir en place

A partir de 1965, les commémorations se multiplient : en 1982, le monument national des martyrs à Alger
est inauguré. L'Etat organise ainsi ce que l'Historien Guy Pervillé appelle une « hyper-commémoration »

2) Depuis les années 1980, l'émergence de mémoires plurielles sous surveillance de l'Etat

Dans les années 1980, les émeutes en Kabylie marquent un tournant dans le rapport des Algériens avec
leur histoire. Les Kabyles (de culture berbère) contestent la politique d'arabisation menée par le FLN
depuis 1962 et le discours tenu par le parti sur l'histoire du pays. Les jeunes qui se soulèvent en 1988
contestent également le FLN et son soi-disant passé héroïque (révolte sur les difficultés sociales et le fait
que le FLN dirige le pays d'une façon dictatoriale)

MAIS les mémoires et l'histoire peinent à se dégager de l'emprise étatique. Les archives sont toujours
difficilement consultables. Cependant la presse algérienne rend davantage compte des rencontres et des
colloques d'historiens autour notamment de Messali Hadj réhabilité par le président Bouteflika. Mais
certains sujets restent tabous comme la violence du FLN envers ses opposants, les massacres des Harkis.
Ces derniers sont toujours présentés comme des traitres

3) Entre l'Algérie et la France, des mémoires sous tensions

Une histoire commune est difficile à mettre en œuvre car c’est aussi une question géopolitique.

La période coloniale et la guerre d'Algérie sont des sujets au cœur des relations entre les 2 pays. Le
gouvernement algérien réclame des excuses officielles sur ce qu’il considère comme « des crimes d’Etat ».
Il demande aussi régulièrement des réparations. De son côté, l’Etat français reconnaît sa responsabilité
(Chirac, Hollande en 2012, Macron en tant que candidat parle de crime contre l’humanité pour évoquer la
colonisation) mais se refuse à tout ce qui pourrait ouvrir sur d'éventuelles poursuites judiciaires.

Ainsi, les 2 pays coopèrent sur le plan économique ou dans la lutte contre le terrorisme mais des tensions
mémorielles persistent et altèrent régulièrement les relations diplomatiques entre l’Algérie et la France. La
réconciliation est difficile.

Depuis quelques années, des historiens des deux pays dialoguent (2004, publication de La Guerre
d’Algérie, ouvrage co-écrit par Benjamin Stora, historien français, et Mohammed Harbi). Mais actuellement,
les pressions des États et des groupes mémoriels demeurent trop fortes pour qu’existe une véritable
histoire transnationale du conflit.

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