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Selon l'historien Pierre Nora, l'histoire a tendance à unir les individus, tandis que la

mémoire a plutôt le pouvoir de diviser (Les Échos, juillet 2007). Par le terme "mémoire",
on entend l'ensemble des souvenirs, qu'ils soient collectifs ou individuels, liés aux
événements marquants du XXe siècle tels que les Première et Seconde Guerres
mondiales, ainsi que la guerre d'Algérie, entre autres. Ces souvenirs sont souvent
commémorés, mais ils peuvent aussi être à l'origine de revendications, souvent motivées
par des enjeux idéologiques, politiques ou culturels contemporains. Le travail de
l'historien consiste alors à minimiser les dimensions affective et idéologique liées aux
mémoires afin de rechercher avec objectivité et rationalité la vérité et la réalité des faits
du passé. Ce travail est d'autant plus ardu pour les historiens, car les mémoires peuvent
être affectées par des amnésies, de la sélectivité, voire des mythes et des légendes. Entre
opposition et complémentarité, nous examinerons dans cet essai les relations entre
l'histoire et les mémoires des conflits. Nous commencerons par discuter de la
manipulation de l'histoire pendant les conflits pour justifier la guerre et du défi que cela
représente pour le travail historique. Ensuite, nous aborderons la prédominance de
l'histoire des vainqueurs après les conflits, malgré l'émergence progressive de travaux
historiques plus objectifs. Enfin, nous analyserons le processus de recherche de la vérité
et de l'apaisement, marqué par des débats historiques en évolution.

Dès le début des conflits, les gouvernements manipulent le récit historique pour
attribuer la responsabilité des hostilités à l'ennemi, légitimant ainsi leurs actions
militaires. En 1914, la France se présente comme la victime de l'agression allemande,
tandis que l'Allemagne affirme mener une guerre préventive contre une menace
russo-française. Le révolutionnaire russe Lénine accuse le système impérialiste et
capitaliste, suggérant que la guerre aurait été orchestrée par les puissants pour accroître
leur domination. Pendant la Grande Guerre, chaque camp cherche à déplacer la
responsabilité sur l'autre : Paris insiste sur le fait que l'Allemagne a déclaré la guerre,
tandis que Berlin souligne le début de la mobilisation russe une semaine avant sa propre
déclaration de guerre, attribuant ainsi l'embrasement général à l'action russe. En temps
de guerre, les explications simplistes remplacent souvent les analyses complexes pour
attiser la haine envers l'ennemi.

Pendant les conflits, les autorités exercent un contrôle strict sur l'information et
propagent une propagande qui entrave le travail des historiens sur les événements en
cours. Ces derniers manquent souvent de recul et d'accès aux archives nécessaires pour
mener à bien leurs recherches. Chaque pays cherche à promouvoir la version qui lui est
favorable. Par exemple, lors de la Première Guerre mondiale, l'Empire allemand se
présente comme étant encerclé par des ennemis et justifie ainsi son intervention pour
contrer cette menace perçue. De son côté, la Russie met en avant son devoir d'assistance
envers la Serbie, tandis que le Royaume-Uni souligne que l'Empire allemand a violé la
neutralité belge.

Pendant la guerre d'Algérie, les opposants français au conflit font l'objet de répression,
comme le journaliste communiste Henri Alleg, enlevé en juin 1957 et soumis à la torture
par l'armée française. Son ouvrage, "La Question (1958), est interdit. De plus, la presse est
soumise à un contrôle strict et les informations défavorables aux intérêts français sont
censurées.

Peut-on, à la fin des conflits, rédiger une histoire impartiale tout en permettant
l'expression des mémoires conflictuelles ?
Après la fin des conflits, les vainqueurs ont souvent le pouvoir d'imposer leur
interprétation des événements. Par exemple, suite à l'armistice du 11 novembre 1918,
l'Allemagne, bien que profondément affaiblie, est contrainte de reconnaître sa
responsabilité dans le déclenchement de la guerre, ainsi que celle de ses alliés, en vertu
de l'article 231 du traité de Versailles signé le 28 juin 1919. Toutefois, malgré la ratification
du traité, l'opinion publique allemande ne comprend pas la sévérité des termes du traité
et le perçoit comme un diktat. De même, après la guerre d'Algérie, le Front de Libération
Nationale (FLN) se présente comme le principal architecte de l'indépendance algérienne,
occultant la contribution à la lutte contre la France d'autres mouvements nationalistes
tels que le Mouvement National Algérien (MNA) dirigé par Messali Hadj.

Ensuite, ce sont les historiens qui entament leurs premières études. Par exemple,
l'historien et ancien combattant Pierre Renouvin se penche sur les causes principales de
la guerre. Dès 1925, dans son ouvrage intitulé "Les origines immédiates de la guerre", ce
spécialiste des relations internationales explore ce qu'il désigne comme les "forces
profondes" ayant mené au conflit. Il met particulièrement en lumière le puissant
complexe militaro-industriel en Allemagne, mais également son influence en France et
en Grande-Bretagne, suggérant ainsi l'existence d'une responsabilité collective dans le
déclenchement de la guerre.

L'enseignement du conflit revêt également une importance capitale. Alors que les jeunes
Allemands sont éduqués dans un esprit de revanche à l'égard du traité de Versailles à
partir de 1983, en France, l'historien Jules Isaac prend conscience de l'impérieuse
nécessité de ne pas inculquer aux jeunes Français une haine envers l'Allemagne. Il
souligne que bien que les responsabilités soient inégalement réparties, elles sont
néanmoins partagées, et que la France doit assumer sa part de responsabilité aux côtés
des empires allemand et austro-hongrois dans le déclenchement du conflit. Il faudra
ensuite attendre les années 1980 pour voir véritablement émerger un travail scientifique
cohérent sur la guerre d'Algérie.

Dévoiler les moments douloureux des conflits constitue un processus long et compliqué.
Comment parvenir à une narration historique véridique et à des mémoires pacifiées ?

Dans le contexte des conflits, l'étude historique repose largement sur les archives
officielles. En France, les historiens ont pu consulter les documents relatifs à la guerre
d'Algérie à partir de 1992, tandis qu'en Algérie, ces archives demeurent confidentielles. En
attendant l'ouverture de ces archives, les historiens français, à l'instar de Benjamin Stora,
se sont principalement appuyés sur les témoignages. Au fil du temps, les témoins sont
parfois désireux de laisser une trace et offrent ainsi un regard personnel sur le conflit.
On peut se questionner si le déclin progressif des participants aux conflits ne contribue
pas à faciliter la tâche des historiens, en permettant une pacification des mémoires. Au fil
du temps, les recherches historiques s'améliorent grâce à l'accès accru aux archives, à
l'utilisation des travaux précédents et à la corroboration des sources. Diverses thèses
émergent alors, parfois remettant en cause les certitudes de la société. Par exemple, en
1961, l'historien allemand Fritz Fischer, malgré son passé de membre du parti nazi,
avance l'idée que l'Empire allemand aspirait à devenir une puissance mondiale, prenant
le risque calculé et assumé de déclencher la guerre. La confrontation entre les travaux
des historiens français, allemands et algériens permet progressivement de dépasser les
interprétations partisanes et nationalistes.

En 1999, une loi en France reconnaît la guerre d'Algérie comme un conflit armé, rejetant
ainsi les termes précédemment utilisés par les autorités françaises qui minimisent son
caractère. Cette reconnaissance se manifeste également à travers des initiatives telles que
la prolifération de monuments commémoratifs comme le mémorial de la guerre
d'Algérie en 2002 et la place Maurice Audin en 2003. De plus, certains hommes politiques
assument la responsabilité des actions de leurs prédécesseurs, comme Emmanuel
Macron qui a admis l'existence systématique de la torture ordonnée par l'État français
pendant le conflit en Algérie. Cependant, en Algérie, les archives demeurent inaccessibles
et c'est le Front de Libération Nationale (FLN) qui contrôle le récit historique. Dans
d'autres cas, les relations entre pays permettent de surmonter les divisions et d'adopter
une mémoire collective, comme en témoigne la commémoration du centenaire de la
bataille de Verdun où Français et Allemands se sont réunis, malgré les quelque 300 000
vies perdues de chaque côté.

La tâche des historiens n'a jamais été facile, et elle demeure complexe à ce jour. Outre la
difficulté inhérente à l'écriture de l'histoire immédiate des conflits, les historiens sont
confrontés depuis plusieurs décennies à une demande sociale croissante d'histoire. Cette
demande émane du grand public, notamment des victimes et de leurs descendants, et
vise à mettre en lumière des faits longtemps occultés ou oubliés, délibérément ou non.
Par exemple, la révélation de l'usage de la torture par l'armée française lors de la guerre
d'Algérie. Les historiens sont parfois sollicités en tant que témoins experts dans certains
procès et se retrouvent involontairement impliqués dans des polémiques fortement
médiatisées concernant les revendications de certains groupes de mémoire sur la guerre
d'Algérie. On peut légitimement se demander dans quelle mesure l'écriture d'une histoire
commune entre anciens ennemis reste un enjeu diplomatique, susceptible d'être utilisée
tour à tour par l'un ou l'autre des États pour servir des discours politiques.

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