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 Bartolomé Bennassar, La guerre d’Espagne et ses lendemains, Paris, Perrin, coll.

Pour
l’Histoire, 2004, 548 p.
L’auteur, spécialiste du Siècle d’Or espagnol, s’était déjà essayé à l’histoire
contemporaine de la Péninsule par une biographie nuancée du Caudillo1. La mise à la
disposition des chercheurs de ressources documentaires inédites (notamment les archives de
l’ex-URSS) donne lieu à une nouvelle synthèse de la Guerre civile de 1936-1939, dans un
refus clairement revendiqué du « politiquement correct ».
B. Bennassar brosse d’abord la « préhistoire de la tragédie » à travers le long XIXe
siècle hispanique : déclin international avec la perte des derniers lambeaux de l’Empire
colonial et l’enlisement au Maroc, insoluble question agraire, échec quasi général de la
Révolution industrielle. À l’égoïsme borné des nantis répond longtemps une contestation
populaire violente, sous les masques « jumeaux » du carlisme et de l’anarchisme. La
monarchie connaît un discrédit croissant (qui culmine avec Alphonse XIII), tandis que les
gouvernements sont instables, à la merci de pronunciamientos répétés, toujours plus
déconnectés du « pays réel ».
Pour lui, l’instauration de la République en 1931 ne fait qu’exacerber ce processus.
« Les cinq années de la IIe République balisent une marche presque irrésistible vers ce conflit
sanglant » (p. 27). L’extrême gauche, notamment anarchiste, fait de la surenchère, tandis que
républicains, socialistes et radicaux bafouent la légalité en ostracisant une droite catholique
(Acción Popular et CEDA), qui, malgré quelques ambiguïtés, ne méritait pas l’étiquette de
« fasciste ». Leur anticléricalisme exacerbé se double d’une volonté de revanche à l’égard
d’une Armée perçue comme à la fois réactionnaire et dépassée (suite à l’échec piteux du
putsch de Sanjurjo en 1932). De plus, si elle s’acharne contre ses adversaires « traditionnels »,
la République mécontente ses partisans, par sa lenteur à procéder à la réforme agraire comme
par sa volonté répressive (massacre de Casas Viejas en janvier 1933, « pacification » des
Asturies confiée à l’Armée d’Afrique en 1934). Dès lors, des groupes fascistes commencent à
s’organiser, alors que la droite revenue au pouvoir en 1934 applique une politique
réactionnaire et que des aspirations séparatistes se font jour en Catalogne et au Pays Basque.
Dès l’été 1935, les deux extrêmes en appellent à une solution violente !
En février 1936, le Front Populaire remporte une victoire étriquée, et la relance des
réformes ne peut masquer son impuissance à maintenir l’ordre (p. 65). Le général Mola, exilé
en Navarre, y prépare un putsch, noyautant l’armée (p. 76-78) et s’attirant les bonnes grâces
de Mussolini. Franco, lui, hésite longtemps avant de rallier le mouvement et de lui apporter le
soutien de l’Armée d’Afrique et des jeunes officiers. Dès le 17 juillet, le protectorat marocain
se révolte, et le lendemain les Canaries, la Galice, la Navarre et la majorité de la Vieille
Castille se déclarent pour la rébellion, qui conquiert Séville et les ports de l’Andalousie
atlantique. Les Deux Espagnes deviennent une réalité géographique.
L’étude de la Guerre civile suscite une série d’analyses thématiques, à la fois états de
la question et expression de choix épistémologiques. La première phase de la guerre (juillet 36
mars 37) s’illustre par sa cruauté dans les deux camps. Des logiques antagonistes
d’extermination selon le statut social ou la fonction (p. 109-129) par épuration ou haine
sociale, firent au moins 120 000 morts (p. 111) dont de nombreux religieux en Catalogne et à
Valence. Le souci d’impartialité de l’auteur le pousse en effet à minorer la différence entre
violence préméditée des nationalistes et « terreur rouge », contrairement à d’autres historiens2.
L’internationalisation rapide du conflit s’explique surtout par le manque d’armes (p. 130). La
République s’en procure en livrant son or à Staline dès octobre 1936, donc au prix de sa
subordination à l’URSS (p. 135) ; les nationalistes s’équipent à crédit !

1
B. Bennassar, Franco, Paris, Fayard, 1995.
2
Comme F. Godicheau, La guerre d’Espagne. République et révolution en Catalogne (1936-1939), Paris, Odile
Jacob, 2004, p. 109.
Par ailleurs, s’il existe des dissensions potentielles parmi les nationalistes (vétérans et
néophytes, monarchistes, carlistes et phalangistes…) Franco parvient à s’imposer comme
arbitre et construit un régime composite. Chez les républicains, une lutte fratricide oppose le
PCE, soutenu par la puissance soviétique et devenu un « parti de l’ordre », au POUM et aux
anarchistes dès décembre 1936. La crise politique et idéologique s’avère en fait plus
complexe, dans la mesure où F. Godicheau a montré combien le courant anarchiste catalan fut
déchiré entre l’imitation du modèle soviétique (centralisme autoritaire, priorité à la
discipline…) et la fidélité aux principes fondateurs 3. Sur le plan militaire, l’effondrement
progressif du bloc républicain est bien décrit, de même que le mélange d’archaïsme et de
modernité du conflit (p. 271). Cependant, Bennassar semble surestimer les capacités
d’adaptation allemandes en matière de matériel (chars, aviation d’assaut…) comme de
tactique (les batailles de Brunete ou Belchite préfigurant la guerre-éclair, p. 267). S’il faut en
croire K. H. Frieser, la campagne de Pologne fut plus déterminante à cet égard 4. En revanche,
les pages concernant propagande, désinformation ou fabrication des Héros (Franco ou la
Pasionaria) sont particulièrement éclairantes.
Puis vient la partie la plus novatrice, nourrie de recherches dans les archives
départementales françaises et les fonds espagnols, consacrée à l’exil républicain en France 5, à
la répression franquiste et à la résistance intérieure. B. Bennassar souligne la diversité des
exodes, l’évolution du sort des réfugiés et les variations de l’opinion française, pour rejeter
finalement la vision noire de l’intégration (p. 401), aujourd’hui consensuelle. Il s’appuie pour
cela sur les résultats de sondages départementaux approfondis (notamment pour le Gard).
L’étude de la répression, toujours en cours, demande une objectivité que la quête mémorielle
récente (longtemps écartée par les nécessités de la Transition démocratique) ne permet pas
toujours. Enfin, l’examen du premier antifranquisme suscite une typologie pertinente (p. 473
et suiv.) : clandestins par force (taupes), guérilleros sans espoir et réduits à la survie, exilés
divisés et manquant de reconnaissance internationale.
Au total, nous avons là une synthèse très complète, sinon définitive, qui trace de
surcroît de nouvelles pistes à explorer. Chez son auteur, il faut surtout louer le sens de la
mesure, la recherche d’impartialité et le refus constant de l’anachronisme, renforcés par
l’expérience vécue de longs séjours dans l’Espagne franquiste et postfranquiste. Une telle
attitude semble exemplaire quand se multiplient de toutes parts des historiens (souvent
autoproclamés), véritables inquisiteurs enclins à juger le passé selon des catégories morales à
l’évidence inadéquates.

Jean-Marc Lafon,
Agrégé et docteur en Histoire
ATER à Montpellier III

3
Ibid., p. 330 et suiv.
4
K. H. Frieser, Le mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, Paris, Belin, 2003 (1ère édition
Munich, 1995).
5
Chantier historiographique en plein essor, qu’on peut d’ailleurs compléter par F. Guilhem, L’obsession du
retour. Les républicains espagnols (1939-1975), Toulouse, PU du Mirail, 2005.

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