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Alternatives Sud

Fondateur
François Houtart

Rédaction et administration
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Bernard Duterme (directeur), Vincent Forest, Aurélie Leroy,
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Yves Alexandre Chouala (Cameroun), Abdelnasser Djabi (Algérie), Leonard Gentle
(Afrique du Sud), Pablo Gonzalez Casanova (Mexique), Laura Hurtado (Guatemala),
Lau Kin Chi (Chine), Jude Lal Fernando (Sri Lanka), Edgardo Lander (Venezuela),
Cristian Parker G. (Chili), Andres Pérez Baltodano (Nicaragua), Emir Sader (Brésil),
Pablo Stefanoni (Bolivie), Maristella Svampa (Argentine), Mahaman Tidjani Alou (Niger),
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Diffusion et distribution en librairies


SOFÉDIS et SODIS (Paris, France)

Graphisme
Signélazer (Bruxelles, Belgique)

Illustration de couverture
Plantón madres de Abril, Managua - Jorge Mejía Peralta.
Alternatives Sud
Volume 30-2023 / 4

Amérique latine :
les nouveaux conflits
Points de vue du Sud
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Alternatives Sud

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Éditeur responsable : Bernard Duterme, CETRI


Avenue Sainte Gertrude 5,
B-1348, Louvain-la-Neuve
Sommaire

Éditorial
7. Amérique latine : poussées progressistes, réactions conservatrices
Bernard Duterme
Points de vue du Sud

Forces de gauche, sociétés de droite

27. Amérique latine : des anciennes aux nouvelles gauches


José Natanson
39. Les deux gauches latino-américaines : développement vs « buen
vivir » ?
Alexis Cortés
45. Trois regards sur les poussées réactionnaires latino-américaines
Claudio Katz, Javier Tolcachier, Irene León
57. La militarisation croissante et multiforme de l’Amérique latine
Alejandro Frenkel
71. Oligarchies et hommes de paille : le capital en Amérique latine
Mariana Heredia
83. Couleurs de peau et privilèges sociaux en Amérique latine
Hugo Cerón Anaya
Mouvements à visée émancipatrice

99. Conflits socio-environnementaux et tournant éco-territorial en


Amérique latine
Maristella Svampa
113. Amérique latine : pluralité des autonomies indigènes face au
capitalisme
Edgars Martínez Navarrete et Richard Stahler-Sholk
129. Réflexions décousues sur les mouvements populaires en Amérique
latine
Jorge Alonso et Carlos Alonso Reynoso
141. Face au capitalisme, des peuples latino-américains en mouvement
Raúl Zibechi
153. Les féminismes intersectionnels et le protagonisme des peuples
en Abya Yala
Jessica Visotsky
6 / amérique latine : les nouveaux conflits

165. La « marée verte » ou l’espoir féministe de démocratie en Amérique


latine
Luciana Peker
171. Index

173. Liste des Alternatives Sud parus


alternatives sud, vol. 30-2023 / 153

Les féminismes intersectionnels et le


protagonisme des peuples en Abya Yala

Jessica Visotsky1

Les féminismes afrodescendants et indigènes en


Amérique latine, à travers leurs réflexions et leurs
praxis, ont développé des expériences intégrant
une perspective intersectionnelle et décoloniale,
se fondant sur le protagonisme et la participa-
tion des femmes depuis la base. Ce faisant, ces
dynamiques féministes ont contribué plus large-
ment à revigorer et à « faire vivre » la démocratie
autrement.

Une majorité de pays latino-américains sont confrontés


à des dérives antidémocratiques ou aux limites de certains pro-
gressismes qui échouent à garantir une vie digne aux majorités. La
« stratégie du choc » s’est traduite, en termes économiques, par des
réformes rapides et brutales. Au niveau politique, des stratégies judi-
ciaires et médiatiques ont été entreprises pour neutraliser les orga-
nisations progressistes, pour destituer (Paraguay), interdire (Brésil)
ou tenter d’assassiner (Argentine) des présidents. Des coups d’État
et des auto-coups d’État ont été fomentés. Et au Brésil, au Chili et
en Argentine, le néofascisme prône la discrimination et la ségréga-
tion à l’encontre des peuples autochtones et afrodescendants.
Dans cet article, nous aborderons la diversité des féminismes
contemporains de l’Abya Yala (« Terre de vie », formule kuna utilisée
par les autochtones du continent pour nommer l’Amérique latine),

1. Historienne, éducatrice populaire, professeure et chercheuse en « éducation et droits


humains » à l’Universidad Nacional del Sur à Bahía Blanca en Argentine, directrice de la
revue Nuestramérica.
154 / amérique latine : les nouveaux conflits

en particulier les féminismes indigènes et afrodiasporiques, ainsi


que ceux résultant de mouvements sociaux récents.

Féminismes intersectionnels
Les expériences et les luttes des féministes, des peuples au-
tochtones, des travailleur·euses, des peuples afrodiasporiques,
des migrant·es, des mouvements socio-environnementaux doivent
être comprises au regard d’une perspective intersectionnelle qui
analyse l’imbrication des différentes oppressions. Cette approche
issue des femmes afrodescendantes aux États-Unis a été reprise
par les féministes du sous-continent pour rendre compte de leurs
réalités. Aujourd’hui, des femmes issues des diversités afro-latino-
américaines, des indigènes des périphéries des villes, ainsi que
des minorités racisées se la sont appropriée. À cette approche, doit
s’ajouter une réflexion critique du colonialisme, développée à par-
tir d’une praxis décoloniale, inspirée de la pensée de Silvia Rivera
Cusicanqui (2010) qui affirme « qu’il ne peut exister de pensée dé-
coloniale sans un projet décolonisateur ».
Aujourd’hui, le paradigme intersectionnel tend à s’affirmer dans
les sciences sociales, dans les politiques publiques, dans les mou-
vements sociaux et même dans les organismes financiers interna-
tionaux. Certains usages parfois contradictoires de ce paradigme
poussent à réfléchir et à en discerner les risques – un peu à la
manière de ce que Francesca Gargallo a fait pour le genre, lorsque
celle-ci a distingué l’usage descriptif adopté par le monde acadé-
mique par opposition à l’usage explicatif des inégalités et surtout
l’usage politique du genre par les féministes de la seconde vague.
Gargallo (2000) soutient que le monde académique a adopté le
genre pour rendre visible, dans tous les domaines de la connais-
sance, les tâches assignées historiquement aux femmes et aux
hommes, la hiérarchisation des sexes et la division sexuelle du tra-
vail. Elle affirme toutefois qu’en dehors du féminisme, le concept
de genre a été couramment repris sans que ne soient intégrées les
dimensions essentielles d’inégalités ou de rapports de pouvoir. Les
organismes gouvernementaux et internationaux ont ainsi détourné
le genre de son sens premier, pour justifier des politiques telles que
le contrôle de la fertilité féminine ou l’incorporation des femmes
dans le monde du travail afin de réduire les coûts.
Dans la même logique, nous distinguerons les usages descrip-
tifs et critiques de l’intersectionnalité. Dans cet article, nous nous
les féminismes intersectionnels et les peuples en abya yala / 155

référerons à Catherine Walsh (2010) qui a développé plusieurs


perspectives et niveaux d’appropriation de la notion d’intercultura-
lité (relationnelle, fonctionnelle et critique), tous ne prenant pas en
compte les asymétries et les inégalités sociales et culturelles. Le
paradigme de l’intersectionnalité est central pour la théorie sociale
contemporaine. Il permet de réfléchir aux imbrications des catégo-
ries de classe, de genre, de race/ethnicité, d’handicap, d’âge, de
nationalité, etc. Un débat en cours actuellement porte sur l’opportu-
nité de formaliser ce paradigme.
Patricia Hill Collins (2000) a été la première à parler de formali-
sation de l’approche intersectionnelle et Hanakok soutient, elle aus-
si, cette perspective. D’autres estiment au contraire que son poten-
tiel réside dans sa non-formalisation (Davis dans Viveros Vigoya,
2016), dans la mesure où la force de cette perspective réside pré-
cisément dans son caractère flou qui lui permet de regrouper deux
importants courants féministes soucieux de la différence : le black
feminism et la théorie postmoderniste/poststructuraliste.
Le concept d’intersectionnalité est apparu dans les milieux so-
ciologiques à la fin des années 1960, au début des années 1970,
en même temps que le mouvement féministe multiracial « Black
Power », mais on considère que les femmes et le féminisme se sont
reconnus dans ce modèle bien avant l’apparition du terme inter-
sectionnalité. Bien que le concept soit né de la critique du fémi-
nisme radical qui a mis en doute l’idée que le genre était le facteur
principal qui déterminait le destin d’une femme, c’est le mouvement
des femmes afrodescendantes qui a critiqué l’idée selon laquelle
les femmes constituaient une catégorie homogène partageant les
mêmes expériences de vie.
En termes de niveaux d’analyse, l’intersectionnalité est parfois
abordée d’un point de vue microsociologique et/ou macrosociolo-
gique. Dans un cas, l’articulation des oppressions considère les ef-
fets des structures d’inégalités sociales sur les vies individuelles et
se produit dans des processus microsociaux qu’on appelle « inter-
sectionality » ; dans l’autre cas, elle est liée à des processus macro-
sociaux qui problématisent la manière dont les systèmes de pouvoir
produisent, organisent et maintiennent des inégalités. On l’appelle
alors « interlocking systems of oppression » (Viveros Vigoya, 2016).
Les deux points de vue, envisagés comme s’excluant mutuellement,
ont entraîné des critiques sur le fait de se centrer à l’excès sur des
156 / amérique latine : les nouveaux conflits

récits d’identités ou, à l’inverse, sur les structures au détriment de


dimensions plus subjectives.
Vigoya affirme que cette distinction est sans doute liée à la
double filiation de l’intersectionnalité, le black feminism et la pensée
postmoderne/poststructuraliste. Pour Hill Collins, une des théori-
ciennes majeures du black feminism, l’intersectionnalité constitue
un paradigme alternatif à l’antagonisme positivisme / postmoder-
nisme qui fait partie des dichotomies qui structurent l’épistémologie
occidentale.
Selon ce modèle, les schémas classiques d’oppression au sein
de la société, tels que ceux fondés sur le racisme, le sexisme, la
religion, la nationalité, l’orientation sexuelle, la classe ou le handi-
cap n’agissent pas indépendamment les uns des autres, mais au
contraire, interagissent et créent un système d’oppression qui reflète
l’« intersection » de multiples formes de discrimination. Ce concept
a également une relation historique et théorique avec le concept de
« simultanéité » utilisé dans les années 1970 par les membres du
Combatee River Collective de Boston.
À l’heure actuelle, la perspective intersectionnelle est abordée
pour réfléchir aux oppressions multiples, en reprenant les apports
du féminisme antiracial et des luttes indigènes, qui sont resignifiés
par les mouvements afro-latino-américains et autochtones, les mou-
vements de jeunes et les mouvements socio-environnementaux du
continent, notamment. Selon Esther Pineda, féministe vénézué-
lienne, « le féminisme traditionnel a insisté pendant des siècles sur
le fait que la principale oppression qui pèse sur les femmes est celle
fondée sur le sexe, et que par conséquent, l’attention des féministes
devait se concentrer sur celle-ci ; cependant, comme l’ont démontré
les femmes noires et ouvrières de diverses époques, la réalité et
l’oppression sexiste d’une grande partie des femmes est traversée,
conditionnée et renforcée par leur appartenance ethno-raciale et
leur classe sociale » (Pineda, 2020).
Les perspectives afro-latino-américaines sont issues des résis-
tances, de la vie quotidienne et de la culture des femmes, filles et
petites-filles de la diaspora africaine. Les mouvements Soy porque
Somos en Colombie, le féminisme noir au Brésil, au Venezuela, en
Haïti et les leaders féminines telles que Francia Marquez, Marielle
et Anielle Franco font référence aux luttes de leurs ancêtres, à leurs
souffrances et à leurs pratiques, reflétant la pensée « Ubuntu ».
Dans la philosophie africaine, ce concept témoigne de notre
les féminismes intersectionnels et les peuples en abya yala / 157

humanité partagée, le « je suis parce que nous sommes », lié aux


ancêtres, et est également compris comme une règle éthique axée
sur la loyauté des personnes et les relations entre elles.
En fin de compte, les mouvements de femmes brésiliennes, co-
lombiennes, vénézuéliennes, haïtiennes ont en commun de dénon-
cer les causes profondes du racisme environnemental, juridique et
structurel, et de s’intéresser aux revendications culturelles, intellec-
tuelles, artistiques et politiques et à la vie quotidienne des femmes
qu’elles ont eues pour ancêtres.
Les féministes communautaires indigènes ont aussi mis sur la
table les relations entre le territoire et le corps des femmes. Les
travaux de Julieta Paredes (2010, 2011), Adriana Guzman (2015),
Lorena Cabnal (2010, 2012), Francesca Gargallo (2014) ont contri-
bué à la construction de catégories qui ont permis de penser les re-
lations entre les corps, les espaces de vie et de résistance. Depuis
le point de vue du féminisme communautaire, Gargallo a analysé la
« jonction patriarcale » (entroque patriarcal) comme la conséquence
de deux systèmes de domination sur les corps des femmes : le
capitalisme et le patriarcat. Les perspectives que ces autrices ont
ouvertes suggèrent un déplacement de la femme universelle pour
attirer l’attention sur la singularité des luttes des femmes indigènes.

Contre-hégémonies et hégémonies alternatives


Nous avons recensé, dans cette section, des expériences
contre-hégémoniques et d’hégémonies alternatives et les avons
organisées en deux catégories. La première traite de féminismes
nés dans des systèmes politiques indigènes préexistant à la coloni-
sation, dans des systèmes politiques de la diaspora africaine issus
de la traite des esclaves vers l’Amérique, et dans des organisations
politiques nées de leur fuite ou après leur libération. Ces féminismes
sont essentiels pour considérer la réalité des femmes et aborder
une autre épistémologie. La seconde catégorie étudie, quant à elle,
les féminismes qui ont émergé de mouvements sociaux caractéri-
sés comme « modernes ».

Les féminismes précoloniaux ou afrodiasporiques


Le peuple mapuche est un cas emblématique qui permet de pen-
ser l’organisation politique en tant qu’alternative aux organisations
modernes. Il existe au Chili, quelque 3 814 communautés mapuches,
entre les régions de Biobio et de Los Lagos (www.conadi.gob.cl).
158 / amérique latine : les nouveaux conflits

L’Instituto Nacional de Asuntos Indígenas (INAI) en dénombre plus


de 400 en Argentine. Les communautés – ou lof – s’intègrent poli-
tiquement dans des mouvements de résistance plus larges, à des
fins stratégiques. Les femmes occupent des positions de porte-pa-
roles, de dirigeantes et d’opposantes au sein du peuple mapuche, à
l’instar de Machi Francisca Linconao et Natividad Llanquileo au Chili
et Moira Millán en Argentine.
Le mouvement zapatiste au Mexique est un autre cas embléma-
tique pour réfléchir à des formes d’organisation alternatives à celles
proposées par les démocraties modernes. Si l’Armée zapatiste de
libération nationale (EZLN) est une organisation militaire depuis
1983, date de sa création, onze ans avant le soulèvement de 1994,
elle a parallèlement donné naissance à un mouvement politique qui
a intégré la pensée indigène des peuples mayas, la pensé d’Emi-
liano Zapata, le marxisme et le socialisme libertaire.
Mais il faut souligner la place qu’ont occupée les femmes depuis
le début du mouvement zapatiste, avant même l’insurrection du
1er janvier 1994. La « loi révolutionnaire des femmes » par exemple
a été débattue pendant plusieurs mois et votée par consensus au
sein des communautés indigènes membres de l’EZLN dès 1993, à
la faveur notamment d’une tournée des commandantes Ramona et
Susana. Bref, avant même l’apparition de la rébellion zapatiste sur
la scène publique, les droits des femmes étaient déjà un principe
bien ancré. Elles occupent, tant au sein de l’armée rebelle que du
mouvement, des postes d’autorité et de direction. Elles ont d’ailleurs
organisé régulièrement des rencontres nationales et internationales
centrées sur les luttes des femmes et sur le féminisme dans leur
pays et au-delà.
Les féminismes dans les organisations politiques de la diaspora
africaine, notamment des peuples noirs en Colombie, au Brésil et
au Venezuela sont aussi une référence en termes d’alternatives
aux organisations politiques héritées de la colonisation, des États
libéraux modernes et des États néolibéraux. Dans le contexte de
l’esclavage, toutes les colonies du continent d’Abya Yala ont connu
des espaces de résistance. Au Brésil dans le Rio de la Plata, des
esclaves en fuite ont créé des sociétés cachées appelées quilom-
bos, ailleurs sur le continent, on les nommait palenques ou encore
mambices, cumbes, ladeiras ou rochelas. Ces modalités organisa-
tionnelles persistent toujours aujourd’hui.
les féminismes intersectionnels et les peuples en abya yala / 159

Au Brésil, par exemple, le féminisme noir quilombola étudie le


protagonisme des femmes dans les processus organisationnels des
quilombos et cherche à rendre visible les luttes et le savoir de ces
femmes. « Historiquement, les femmes noires de descendance afri-
caine ont contribué à la construction et à la transformation de la so-
ciété. Pour autant, en dépit de l’importance de leur représentativité
politique, sociale, économique et culturelle, en général, les femmes
noires quilombolas restent confrontées à d’importants défis en lien
avec la couleur de leur peau et l’héritage colonial » (Lozano, 2022).
Lozano a contribué à l’émergence de voix historiquement silen-
cieuses, qui s’expriment depuis leur corporéité subordonnée, ce qui
a permis de rendre audible une diversité de points de vue, de théo-
riser leurs propres expériences et de trouver des solutions à des
problèmes vécus. Ce type d’approche a contribué à la réflexion sur
la singularité de la pensée et de la praxis politique en Abya Yala, en
se nourrissant de la pensée féministe noire, en approfondissant le
passé et le présent des femmes dans les contextes de l’esclavage
et du marronnage, de la vie dans les quilombos.

Les féminismes issus de mouvements sociaux « modernes »


Le Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) consti-
tue l’une des expériences démocratiques construite depuis la base,
qui permet de réfléchir aux rôles des peuples en Abya Yala. Le MST
est considéré par nombre d’intellectuel·les latino-américain·es et
par Noam Chomsky (2022) comme « le mouvement social le plus
important et le plus grand du monde ». Cristina Vargas (2014) le
décrit comme « un mouvement social qui a vu le jour au Brésil, au
début des années 1980, sous la dictature militaire, organisé au ni-
veau national et présent actuellement dans vingt-quatre États, avec
plus de 370 000 familles installées et plus de 100 000 campements.
Ses objectifs sont la lutte pour la terre, la réforme agraire et la trans-
formation sociale ».
La prise de décision au sein du mouvement est basée sur le
protagonisme de chaque activiste et de chaque famille installée. Il
existe des espaces de formation, de réunions (régionales et natio-
nales) pour des prises de décision et des débats politiques. Le MST
est une des principales forces motrices de la Via Campesina et de
la Coordinadora Latinoamericana de Organizaciones del Campo
(CLOC), deux organisations paysannes internationales. Un fémi-
nisme paysan et populaire est né du MST et de la Via Campesina. Il
160 / amérique latine : les nouveaux conflits

se caractérise par la « centralité du travail, la lutte contre la violence


à l’égard de la femme, la défense de l’agroécologie et de la souve-
raineté alimentaire, l’imbrication des luttes de genre, de classe et de
race, l’importance des processus d’auto-organisation dans la lutte
pour l’autonomie et la défense du socialisme » (Lanzzaretti, 2021).
Les femmes rurales partent de leurs réalités, de leurs pratiques
et de leurs luttes pour ensuite seulement s’articuler à des préoccu-
pations défendues par la CLOC, la Via Campesina ou des universi-
taires, permettant ainsi de briser les murs qui peuvent exister entre
les femmes paysannes et le féminisme. Cette démarche qui part
« de l’intérieur vers l’extérieur » vise ainsi à plus de souveraineté et
d’autonomie (Pulga, 2018).
Le MST remet en cause l’idée de l’universalité de la catégorie
des femmes et insiste sur la situation que chaque femme occupe
historiquement sur base de la « race », de la classe et de la sexua-
lité. Les femmes paysannes du Mouvement sont coordonnées
avec le collectif « LGBTQ Sin Tierra », pour dénoncer les oppres-
sions patriarcales produites par la société et reproduites au sein
de l’organisation. Les espaces de formation et de prise en charge
des violences de genre se sont développés dans les différentes ins-
tances. Une réflexion et des transformations se sont opérées depuis
vingt ans à l’intérieur du MST, afin d’œuvrer de façon cohérente à la
construction d’une société socialiste qui est, à la fois, l’objectif et le
quotidien du mouvement.
Le mouvement des usines récupérées en Argentine est un autre
mouvement qui propose comme pratique politique, le protagonisme
et la participation sociale « d’en bas ». Le processus a débuté dans
un contexte de crise économique sans précédent que l’Argentine a
connu en 2001-2002 et qui a donné lieu à de multiples initiatives et
formes d’organisation. Plusieurs auteur·trices (Cantamutto, 2007 ;
Trinchero, 2009 ; Ruggeri, 2011 ; Aiziczon, 2009, 2014, 2021) se
sont penché·es sur ces expériences contre-hégémoniques et d’hé-
gémonie alternative.
Le mouvement est né des faillites, souvent frauduleuses, de
propriétaires d’entreprises. Face à la fermeture de celles-ci, des
ouvrier·ères ont pris la décision en assemblée de « récupérer »
l’usine, en la plaçant sous gestion ouvrière et selon le mode juri-
dique de la coopérative. 400 usines ont connu ce scénario en 2001.
Bien que peu de recherches aient été menées sur la participation
féminine aux expériences des usines récupérées en Argentine,
les féminismes intersectionnels et les peuples en abya yala / 161

dans l’étude de Bancali et col. (2008), des voix de femmes ont sou-
ligné qu’en dépit de nouvelles pratiques politiques, les hiérarchies
de genre et les stéréotypes sexistes n’avaient pas disparu.
Aujourd’hui, l’économie féministe s’intéresse aux réalités des
femmes travaillant dans les usines récupérées, mais beaucoup
reste à faire. Il existe peu de littérature sur leurs expériences, et
encore moins sur la relation entre le colonialisme, les territoires et
les corps féminins, en rapport aux dépossessions vécues par les fa-
milles et les travailleuses d’usines récupérées. Il est indispensable
de plonger dans l’histoire des luttes de ces femmes ouvrières afin
de réfléchir à la condition féminine en Amérique latine et à l’hété-
rogénéité de cette catégorie politique. Des femmes peuvent lutter
contre les expulsions et lier leurs combats à des luttes contre la
pauvreté, pour la survie quotidienne, et aussi contre l’oppression
masculine dans différents contextes.
Les femmes qui ont participé à ces processus ont dû relever des
défis féministes, en particulier celui des violences de genre et de
la ségrégation des rôles dans les usines. Ces dimensions ont été
documentées (Calgaro, 2015 ; Visotsky et Aizikson, 2016 ; Visotsky,
2017) et ont fait l’objet d’interventions de la part des travailleuses
des usines récupérées, notamment lors des Rencontres nationales
qui ont lieu depuis plus de quarante ans en Argentine, réunissant
des milliers de femmes de tout le pays. Nombre de ces processus
sont traversés par des expériences et des apports indigènes qui
sont encore trop peu abordés. Dans le cas des frabriques Zanon
et Incob par exemple, de nombreux ouvriers et ouvrières y nour-
rissent des liens ancestraux avec le peuple mapuche. Ils sont les
enfants ou les petits-enfants de familles indigènes déplacées ou qui
ont quitté leur communauté pour aller à la ville.
Traduction de l’espagnol : Pascale Pieters

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