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Alternatives Sud

Fondateur
François Houtart

Rédaction et administration
Laurent Delcourt, Christophe Douxchamps,
Chloé Dusaussoy, Bernard Duterme (directeur), Liliane Kabugubugu,
Aurélie Leroy, François Polet,
Frédéric Thomas, Nathalie Vanhumbeeck
Centre tricontinental - CETRI
Avenue Sainte Gertrude, 5
B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique
Tél. : 32 (0) 10-48-95-60
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Conseil éditorial (Afrique, Amérique latine, Asie)


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Yves Alexandre Chouala (Cameroun), Abdelnasser Djabi (Algérie), Leonard Gentle
(Afrique du Sud), Pablo Gonzalez Casanova (Mexique), Laura Hurtado (Guatemala),
Lau Kin Chi (Chine), Jude Lal Fernando (Sri Lanka), Edgardo Lander (Venezuela),
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Pablo Stefanoni (Bolivie), Maristella Svampa (Argentine), Mahaman Tidjani Alou (Niger),
Antonio Tujan (Philippines)

Diffusion et distribution en librairies


SOFÉDIS et SODIS (Paris, France)

Graphisme
Signélazer (Bruxelles, Belgique)

Illustration de couverture
Le Marron inconnu, Port-au-Prince, Kristina Just
Alternatives Sud
Volume 30-2023 / 3

Anticolonialisme(s)
Points de vue du Sud
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Alternatives Sud

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© 2023, Centre tricontinental et Éditions Syllepse


ISBN : 979-10-399-0157-4

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F-75020 Paris (France)
edition@syllepse.net

Centre tricontinental
Avenue Sainte Gertrude 5
B-1348 Louvain-la-Neuve (Belgique)
cetri@cetri.be

Éditeur responsable : Bernard Duterme, CETRI


Avenue Sainte Gertrude 5,
B-1348, Louvain-la-Neuve
Sommaire
Éditorial
7. Luttes anticoloniales : hier et aujourd’hui
Frédéric Thomas
Points de vue du Sud
Afrique

25. Le panafricanisme, un projet inachevé d’émancipation sociale


Issa Shivji
41. Le franc CFA : instrument de développement ou symbole de
servitude ?
Demba Moussa Dembélé
51. Colonisation énergétique du Sahara occidental
Joanna Allan, Mahmoud Lemaadel, Hamza Lakhal
Amérique latine

65. Amérique latine : essor et déclin de la doctrine Monroe


Claudio Katz
79. Impérialisme et luttes anti-impérialistes en Haïti
Sabine Manigat
Asie

95. Résistance anticoloniale en Asie du Sud


Conversation avec Priyamvada Gopal
107. Pakistan : impérialismes contemporains et « caractéristiques
chinoises »
Aasim Sajjad Akhtar
119. Palestine-Israël : accumulation coloniale par dépossession
Areej Sabbagh-Khoury
Transversales

133. Les BRICS ou la « schizophrénie » du sous-impérialisme


Patrick Bond
147. Critique voyageuse : l’anti-impérialisme, le genre et les droits
Hoda Elsadda
165. Lutter contre l’impérialisme multipolaire
Promise Li
179. Index

181. Liste des Alternatives Sud parus


alternatives sud, vol. 30-2023 / 7

Éditorial
Luttes anticoloniales : hier et aujourd’hui

Frédéric Thomas1

Objet d’instrumentalisations, soumis à une mé-


moire désaccordée, l’anticolonialisme connut son
point d’incandescence au mitan du siècle dernier.
S’il croise les théories décoloniales et anti-impé-
rialistes, c’est à partir d’un autre ancrage dans
l’histoire et dans l’espace social, qui invite à se
décentrer de l’État-nation et du narratif identitaire.
Son actualité tient à l’inachèvement de la décolo-
nisation et à la pertinence des espoirs qu’il nourrit.

Le 20 juin 2022, une dent de Patrice Lumumba était


restituée par la Belgique à la République démocratique du Congo
(RDC). L’ancien premier ministre congolais fut assassiné, le 17 jan-
vier 1961, par les autorités congolaises de concert avec des res-
ponsables belges. Son corps, démembré, fut dissous dans l’acide.
Un policier belge, qui participait à l’opération, lui avait arraché des
dents et découpé deux doigts, en guise de trophée.
La restitution constituait-elle une opportunité, non de tourner la
page, mais d’analyser à nouveaux frais la situation actuelle, qui est
aussi le résultat du passé colonial ? Las, ce fut, du côté d’un pou-
voir congolais régulièrement secoué par des affaires de corruption,
l’occasion de tractations opportunistes, tentant de capter une part
du prestige de l’icône anticolonialiste, qui avait affirmé qu’« entre la
liberté et l’esclavage, il n’y a pas de compromis ! ». Du côté belge, la
commission spéciale chargée « d’examiner le passé colonial de la

1. Docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.


cetri.be).
8 / anticolonialisme(s)

Belgique et ses conséquences » devait, quelques mois plus tard, en


aboutissant à un échec, enterrer – provisoirement – toute perspec-
tive d’excuses et de réparations.
Le 7 avril 2023, à l’occasion du 220e anniversaire de sa mort, un
hommage était rendu au Panthéon à Toussaint Louverture, ancien
esclave devenu l’une des grandes figures de l’anticolonialisme.
Reconnaissance – enfin – de la révolution haïtienne et des respon-
sabilités de la France. Mais reconnaissance partielle et partiale,
saturée de contradictions. Ainsi, Haïti était représenté par son am-
bassadeur, porte-parole d’un gouvernement illégitime, en voie de
gangstérisation rapide, appelant la « communauté » internationale
à intervenir militairement sur le territoire haïtien, pour prétendument
lutter contre les gangs et, plus sûrement, assurer son pouvoir.
La France, elle, était représentée par le ministre de l’éducation
Pap Ndiaye, auteur d’ouvrages sur la « condition noire » et disciple
du président Macron, qui, malgré ses déclarations initiales, a très
vite repris à son compte la logique de la « Françafrique » et du déni
des responsabilités de l’État français quant à la dette imposée à
Haïti, en 1825, pour dédommager les anciens colons. Pendant ce
temps, la population haïtienne continuait à affronter, seule, la vio-
lence et l’impunité, entretenues par un gouvernement soutenu à
bout de bras par Washington et Paris.
Aussi différents que soient ces deux cas, ils sont révélateurs
des enjeux et antagonismes à l’œuvre, des tensions et décalages
historiques et géographiques – entre le passé et le présent, entre
les enjeux au Nord et au Sud –, ainsi que du brouillage des lec-
tures. Décalages d’autant plus marqués que ces cérémonies font
l’objet d’instrumentalisations divergentes de la part des autorités pu-
bliques, à des fins de (re)légitimation, et que la mémoire des luttes
anticoloniales est fragmentée, désaccordée et disputée.

Anticolonialisme(s)
Cette livraison a pour titre « Anticolonialisme(s) » – avec un « s »
entre parenthèses, qui renvoie à la multiplicité des luttes à l’en-
contre des sources et des formes variées de colonialismes – et non
« décolonial », qui est dans l’air du temps. C’est aussi la distance
entre les deux concepts – qui est également une distance avec
l’histoire – que ce numéro d’Alternatives Sud entend interroger.
De même, sont éclairés la proximité et l’écart entre la notion
d’anticolonialisme et celle d’anti-impérialisme. Cette dernière peut
éditorial /9

s’appuyer sur un corpus important, qui trouve ses racines, au dé-


but du siècle passé, dans le giron des écrits marxistes (Hilferding,
Lénine, Luxemburg, etc.). Ces analyses ancrent la réflexion dans
les mutations d’un capitalisme mondialisé. Mais leur filiation s’est en
partie reconfigurée pour se focaliser sur la géopolitique, l’impéria-
lisme étant davantage appréhendé désormais au prisme des rela-
tions internationales et centré sur le rôle dominant des États-Unis.
La focale est mise dans ces pages sur les résistances popu-
laires et l’ancrage des conflits dans le temps long des combats anti-
coloniaux, qui connurent leur point d’orgue dans les années 1940-
1970 ; de la proclamation de l’indépendance de l’Indonésie en 1945
à l’indépendance du Zimbabwe en 1980, en passant par la révolu-
tion cubaine de 1959, pour prendre quelques dates clés.
L’anticolonialisme se conjugue-t-il au passé ou son actua-
lité se confond-elle avec l’opposition au projet impérial ? Quelle
charge – mémorielle, mais aussi matérielle –, ce passé fait-il
peser sur notre présent ? Et devons-nous passer de « l’anti » au
« post » – pour postcolonialisme – ou l’échanger pour le décolonial,
afin d’être en phase avec le discours contemporain ? Autant de
questions qui traversent les onze articles réunis ici.
La majeure partie des discussions autour de l’(anti-)impéria-
lisme, réactivées ces derniers mois par l’invasion de l’Ukraine, est
fixée sur les rapports de force entre États sur la scène mondiale,
attentive à l’ingérence continue des États-Unis et, depuis le début
de ce siècle, à la montée en puissance des pays dits émergents, en
général, et de la Chine, en particulier. Cette nouvelle reconfiguration
géopolitique marque-t-elle la résurgence du mouvement des non-
alignés et l’avènement d’un monde multipolaire ?
Si ce débat demeure largement limité aux contours des relations
interétatiques, les pensées décoloniales, elles, développent une cri-
tique des conditions symboliques et intellectuelles d’une « colonia-
lité des pouvoirs », intrinsèquement liée à la modernité occidentale
et à l’eurocentrisme. D’où l’inflation des appels à décoloniser : la
coopération, l’université, la langue, etc.
Interrogeant l’héritage et la permanence de la logique coloniale
à partir d’horizons distincts, voire symétriques, ces deux perspec-
tives semblent pourtant faire l’économie d’une réflexion plus déve-
loppée sur les rapports conflictuels ou antagonistes entre les États
du Sud et les populations qui leur sont assujetties et entre ces
dernières et des catégories de personnes au Nord. Les rapports
10 / anticolonialisme(s)

sociaux de race, la participation à une histoire commune du colonia-


lisme – mais justement, jusqu’à quel point est-elle commune ? – et
le racisme seraient déterminants. Plus en tous les cas que les an-
crages sociaux et territoriaux (Thomas, 2023).
Au risque de la fétichisation de l’État d’un côté, répond celui de
la fétichisation des identités de l’autre. Dès lors, la représentation
des peuples du Sud – qu’elle soit le fait de leurs gouvernements ou
de leurs « frères et sœurs » au Nord – paraît s’apparenter à un bloc
homogène, débarrassé de dissonances et de conflits, faisant peu
de cas de l’hybridation d’identités mobilisées de manière contradic-
toire par les divers acteurs et actrices. Par ailleurs, dans les deux
cas, le capitalisme demeure quelque peu hors-champ. La focale
est mise soit en amont, sur le « métarécit » occidental, soit en aval,
sur la realpolitik. Enfin, l’histoire située des décolonisations et de
leurs prolongements semble se dissoudre dans la systématicité de
l’occidentalisation, moderniste et « blanche », ou de l’impérialisme
états-unien.

Néocolonialisme
Au lendemain des indépendances, au fur et à mesure que le
processus de décolonisation se confrontait aux manœuvres des
anciennes puissances coloniales et à l’architecture asymétrique
des échanges commerciaux, l’enjeu de la souveraineté économique
allait s’affirmer avec toujours plus d’évidence. Et de frustration. De
manière concomitante, la critique du néocolonialisme se développa.
C’est en grande partie à cette source que puisent les articles de ce
numéro.
Dans l’un de ses livres phares, L’Afrique doit s’unir (1963), le
dirigeant ghanéen Kwame Nkrumah écrit que le néocolonialisme,
« dernier stade de l’impérialisme », est « le plus grand danger que
court actuellement l’Afrique » et que « son principal instrument est
la balkanisation ». En conséquence, « les jeunes États africains ont
besoin d’une nation forte et unie, capable d’exercer une autorité
centrale ». D’où la défiance envers toute affirmation « catégorielle »,
régionale ou communautaire, perçue comme une façon d’affaiblir
l’État-nation et toujours suspecte d’être manipulée en sous-main
par les ex-puissances coloniales, afin de diviser pour régner.
Les deux voies principales qui ont été empruntées pour résis-
ter au néocolonialisme furent l’industrialisation et l’internationa-
lisme. La première a cherché à arracher ces territoires à leur place
éditorial / 11

subordonnée dans la division internationale du travail. Ils avaient


été réduits à offrir des ressources naturelles et de la main-d’œuvre à
bas prix pour la métropole. Les rares infrastructures mises en place
pendant la période coloniale étaient tournées vers l’exportation, bé-
néficiant d’abord, sinon uniquement, à la puissance coloniale.
On chercha donc à créer un marché local, à tirer plus et mieux
parti des matières premières, en tentant de les transformer sur
place, à complexifier et à diversifier l’économie, en même temps
qu’à former les travailleurs et travailleuses. Il fallait s’approprier le
levier économique pour s’assurer une souveraineté réelle, ne pas
échanger la dépendance contre une indépendance sans moyens, et
échapper ainsi à la sujétion que la double configuration du marché
international et des rapports Nord-Sud imposait.
Plutôt que de voir dans le projet modernisateur de l’indus-
trialisation le simple marqueur de l’empreinte coloniale dont les
dirigeant·es du Sud auraient été incapables de se défaire, il faut
le comprendre comme la tentative de relever le double défi du
développement et du recouvrement d’une liberté d’action véritable
(Adesina, 2022). À soixante ans de distance, il est facile d’en relever
l’échec, les fourvoiements, voire le mirage du concept même de
développement. Encore faut-il reconnaître que celui-ci continue à
avoir une résonance dans nombre de pays du Sud, et ne pas passer
à côté, quelles que soient ses faiblesses et limites, de ce qui fut,
selon les mots de Lumumba, « la lutte de tous les jours, […] ardente
et idéaliste ».
Enfin, contrairement à certains présupposés, la plupart des lea-
ders « modernistes » du Sud luttaient également contre la domina-
tion culturelle des anciennes puissances coloniales. Ainsi, Thomas
Sankara (1986) appelait à faire « d’abord la toilette de nos mentali-
tés pour nous débarrasser des réflexes de néocolonisés ». Mais, ils
associaient le plus souvent cette colonisation culturelle à certaines
classes sociales (bourgeoisie et petite bourgeoisie).
L’autre voie fut celle de l’internationalisme, centré sur le Sud :
panarabisme, panafricanisme, Tricontinentale, etc. La conférence
de Bandung en Indonésie, en 1955, marqua l’entrée sur la scène
diplomatique mondiale des ex-pays colonisés et le début du mou-
vement des non-alignés, qui refusaient de s’affilier à l’un des deux
blocs, Est ou Ouest. Se dessine, selon Mohammed Bedjaoui, alors
conseiller juridique du Front de libération nationale (FLN) algérien,
« un concept géopolitique fondé à la fois sur l’appartenance à une
12 / anticolonialisme(s)

aire géographique, l’hémisphère Sud, à une période historique, la


colonisation, et à une situation économique, le sous-développe-
ment » (cité dans Blanc, 2022). Mais, cette triple conjonction n’effa-
çait ni l’hétérogénéité, ni les intérêts divergents ni, enfin, les évolu-
tions dissemblables.
La conférence de Bandung fut avant tout « une affaire d’États
en général, et d’États asiatiques et moyen-orientaux en particulier »
(l’Afrique n’étant représentée que par cinq pays). Elle représenta
moins une stratégie commune qu’un choc symbolique et un coup
médiatique, les pays participants s’accordant davantage sur ce à
quoi ils s’opposaient : la colonisation, l’ingérence et la dépendance.
La guerre froide – qui fut souvent « chaude » au Sud – restrei-
gnait les contours du non-alignement. De plus, la balance penchait
en faveur du monde communiste, qui soutenait le mouvement de
décolonisation. Mais l’alignement sur le monde libre fut pour nombre
de gouvernements du Sud, en manque de ressources et de légiti-
mité, un moyen – pragmatique, idéologique ou opportuniste – d’as-
seoir leur pouvoir. La solidarité internationale du Sud prit dès lors un
tour light, comme en témoigne la création en 1963 de l’Organisation
de l’union africaine (OUA, ancêtre de l’Union africaine actuelle), qui
révisait nettement à la baisse les ambitions du panafricanisme (voir
l’article de Shivji dans cet Alternatives Sud).
Cette perte d’élan internationaliste se répercutait en retour sur
les stratégies de développement mises en place, en laissant chaque
État, seul, aux prises avec un marché international dont l’organisa-
tion lui était défavorable, et avec le néocolonialisme, qui, en minant
la souveraineté économique, bornait davantage encore la marge
de manœuvre des gouvernements du Sud. L’autoritarisme étatique,
qui correspondait aussi à des facteurs endogènes, en fut renforcé. Il
constitua de ce fait un catalyseur plutôt qu’un frein à l’endettement
et à la vague néolibérale qui s’imposa à partir de la décennie 1980
et finit par hypothéquer largement la souveraineté de ces pays.

Un nouvel impérialisme ?
Il y a vingt ans, le 20 mars 2003, débutait l’invasion de l’Irak
par une coalition internationale menée par Washington. Quinze
mois plus tôt, l’Afghanistan avait été attaqué. Cette « guerre au
terrorisme » marquait-elle une nouvelle ère ? D’un néocolonialisme
opérant souterrainement, au niveau de l’écheveau de rapports éco-
nomiques, sous l’édifice de gouvernements indépendants, était-on
éditorial / 13

passé à un interventionnisme armé autrement plus démonstratif ?


S’agissait-il là d’un nouvel impérialisme (Harvey, 2010) ?
Le débat s’est développé et intensifié en fonction et à la mesure
des interventions militaires, des multiples ingérences directes ou
indirectes et des bouleversements dans l’architecture mondiale.
David Harvey (2010) y a vu à l’œuvre deux logiques impériales :
celle, géopolitique, de pouvoirs étatiques cherchant à maîtriser des
territoires et celle, plus diffuse, de l’accumulation capitaliste qui
consacre la captation des espaces par les agents internationaux
du capital.
Ces deux dynamiques, distinctes mais étroitement entrelacées
selon Harvey, peuvent-elles se superposer ou entrer en tension et
même en contradiction ? L’accès aux ressources naturelles et le
contrôle des points de passage stratégiques constituent-ils leur axe
commun et la (seule) clé d’interprétation ? La logique de « l’impéria-
lisme capitaliste » s’est-elle néolibéralisée au point de se dégager
de l’emprise des États, de ne se reconnaître aucune loyauté natio-
nale et d’imposer ses propres intérêts, y compris aux États-Unis ?
Quelles que soient les réponses données à ces questions, la
continuité de cette double logique impériale paraît s’imposer : l’im-
périalisme ne représente pas une phase passée et dépassée de
l’histoire du capitalisme, mais bien une modalité qui lui est intrin-
sèque, « le caractère permanent de son expansion globalisée »
(Amin, 2005).
Si les États-Unis demeurent la première puissance financière,
politique et militaire mondiale – et de loin –, son hégémonie est en-
trée en crise. Et la multiplication de ses interventions en est à la fois
la cause et la conséquence. L’article de Katz sur la difficulté grandis-
sante de Washington à appliquer la doctrine Monroe à l’Amérique
latine et aux Caraïbes – pour ne rien dire du reste du monde – en
fait la démonstration.
Les relations internationales se réduisent-elles pour autant aux
aléas des stratégies impériales du géant nord-américain ? À l’heure
où s’affirment de plus en plus, sur la scène internationale, la Chine
et des pouvoirs (au moins) régionaux – les BRICS, mais aussi la
Turquie, le Mexique, le Nigeria, l’Arabie saoudite, etc. – comment
lire les tensions et rivalités interétatiques ? Comme l’émergence de
contre-pouvoirs et le passage à un monde multipolaire ?
Les auteurs et autrices de ce numéro expriment des vues diver-
gentes à ce sujet, mais tous et toutes se montrent particulièrement
14 / anticolonialisme(s)

critiques envers l’idéalisation de cette multipolarité par certains cou-


rants de gauche. Investir les BRICS d’un esprit de rébellion relève
du fantasme, selon Patrick Bond. En raison de leur poids géopo-
litique, des pays émergents exercent une hégémonie régionale et
s’apparentent à des États sous-impérialistes. Bond montre à la fois
les asymétries qui divisent ceux-ci et leur convergence avec les
puissances impérialistes, au sein d’un « multilatéralisme néolibéral
ancré en Occident », dont les élites du Sud tirent profit.
De son côté, Promise Li voit dans la mise en place actuelle du
monde multipolaire une « reconfiguration impériale », qui donne lieu
à une « concurrence interimpérialiste » entre « autoritarismes capi-
talistes concurrents ». Non seulement la montée en puissance de la
Chine et d’autres pays, à même de défier l’hégémonie de Washington,
n’est pas automatiquement synonyme d ­ ’anti-impérialisme et d’anti-
néolibéralisme, mais, dans les faits, elle s’en est accommodée, voire
en a reproduit les logiques. Par ailleurs, comme le dénonce avec
force la féministe communiste indienne Kavita Krishnan (2022), en
devenant « la boussole qui oriente la compréhension de la gauche
dans les relations internationales », la multipolarité ne permet pas
de résister aux projets fascistes et/ou autoritaires de régimes qui
ont fait du monde multipolaire leur mantra pour mieux « déguiser
leur guerre contre la démocratie en guerre contre l’impérialisme ».
Loin donc d’avoir disparu, les logiques impériales et coloniales
se sont renouvelées et démultipliées. Leurs dynamiques d’ingé-
rence étrangère, d’appropriation et de contrôle des ressources
locales, de sujétion et de clientélisme, de division internationale du
travail asymétrique et racialisée continuent de se manifester à dif-
férents niveaux : de la santé – cela fut particulièrement flagrant à
l’heure de la production de vaccins contre le covid – à internet, en
passant par le tourisme et les politiques migratoires.
Ainsi parle-t-on de colonialisme « vert » et « des frontières », pour
dénoncer les tentatives de l’Europe d’externaliser la charge de sa
transition énergétique et de sa gestion des migrations sur les pays
du Sud, par le biais de « partenariats » particulièrement inégaux.
Mais, l’insistance sur la réactualisation et la diversification des rap-
ports coloniaux ne doit pas occulter la persistance des formes « tra-
ditionnelles » de la colonisation de peuplement, toujours à l’œuvre
au 21e siècle, notamment au Cachemire, au Tibet, au Sahara occi-
dental et en Palestine.
éditorial / 15

Ces deux derniers cas sont abordés dans ce numéro. Les ar-
ticles montrent que la situation actuelle plonge ses racines dans le
passé colonial et mettent en avant la double imbrication, politique
et économique, nationale et internationale, de l’occupation – et de
la résistance qu’elle soulève. Les auteur·trices insistent par ailleurs
sur la nécessité de partir des acteurs et actrices sur place pour pen-
ser les luttes anticoloniales.

Rhétoriques anticolonialistes et autoritarisme


Défendre les valeurs africaines et la souveraineté contre les
pressions impérialistes et les impositions néocoloniales. Projet
décolonial ? Oui. Mais, c’est aussi la harangue du président ougan-
dais, Yoweri Museveni, pour justifier l’édiction de lois criminalisant
l’homosexualité, présentée comme une importation occidentale.
L’amère ironie tient à ce que l’homophobie en Ouganda (et ail-
leurs en Afrique) ait ses racines dans la législation coloniale – alors
que les sociétés précoloniales se montraient autrement plus ou-
vertes – et qu’elle ait été partiellement entretenue depuis par les
évangélistes nord-américains (Cheeseman et Smith, 2023).
Au pouvoir depuis trente-six ans, Museveni fait de l’anticolo-
nialisme et de l’homophobie un usage cynique, afin de détourner
l’attention de la population des problèmes sociaux et de la faillite
démocratique du régime. Il incarne jusqu’à la caricature un phé-
nomène général : la mobilisation et l’instrumentalisation de la rhé-
torique anticolonialiste par des gouvernements autoritaires, « qui
confèrent à leurs projets réactionnaires une légitimité par le biais
d’une revendication artificielle, mais toujours percutante » (Valluva
et Kapoor, 2023).
Cette rhétorique cherche à couvrir l’incohérence de politiques
étatiques. En son temps, Samir Amin (2005) avait critiqué la distor-
sion des stratégies de nombre d’États du Sud, qui rejetaient l’impé-
rialisme mais adhéraient au néolibéralisme. Cette antinomie entre
le politique et l’économique prit rapidement un tour plus organique
dans ce qu’il synthétisa en une formule : « parler à gauche, marcher
à droite ». Bond va jusqu’à parler de schizophrénie. Or, cette contra-
diction a des causes structurelles et des conséquences lourdes de
sens.
Certes, cette instrumentalisation n’invalide pas la pertinence de
la notion d’anticolonialisme, mais il invite à davantage de rigueur
dans son utilisation et à une prise en compte critique de ses usages.
16 / anticolonialisme(s)

Or, c’est souvent là que le bât blesse au sein de larges courants


décoloniaux et anti-impérialistes. Ceux-ci développent un « méta-
narratif » empreint d’oppositions totalisantes et figées – Occident/
Sud global, moderne/tradition, etc. –, qui se prêtent facilement aux
manipulations de toute sorte, en tendant à reconduire l’essentia-
lisation, d’origine coloniale, des valeurs, identités, épistémologies
et pensées du Sud, nécessairement hybrides et faisant l’objet de
constants réaménagements. De plus, la convergence entre leurs
argumentaires et celui de voix conservatrices n’est pas interrogée
et parfois même ignorée.
Une telle vision opère une critique sélective des exactions impé-
riales et n’offre aucune résistance aux manifestations autoritaires
au Sud qui se parent d’un projet anti-impérialiste, alors même que
celles-ci n’ont cessé de prendre de l’ampleur ces dernières années
(Krishnan, 2022). Pire même, elle en arrive à les légitimer au nom
d’une classification entre ennemis principal/secondaire ; classifica-
tion dont les peuples font toujours les frais.
Paradoxalement, alors que les pensées anti-impérialistes et dé-
coloniales se montrent (à juste titre souvent) obsédées par la mau-
vaise foi et l’instrumentalisation des critiques faites envers les États
du Sud, elles témoignent d’une étonnante cécité à l’égard des mani-
pulations du discours anticolonialiste par ces mêmes États. Au point
de régulièrement préférer la rhétorique à la critique réelle – fût-elle
l’œuvre des citoyen·nes du Sud –, le « carnaval et [les] flonflons »
aux luttes sociales (Fanon, 2001).
Faute de prendre en compte les situations concrètes, d’être
attentif à « la géopolitique des relations de pouvoir » et à la dyna-
mique voyageuse des théories, ainsi qu’aux capacités des acteurs
et actrices du Sud de se les réapproprier, d’en suivre les « réverbé-
rations » (voir l’article de Hoda Elsadda ici même), on en vient dès
lors – au nom même de l’anti-impérialisme – à redoubler l’oppres-
sion des États ou forces conservatrices, en contribuant à disqualifier
certaines luttes dont le langage et les modalités seraient (encore)
trop marquées par l’« universalisme » et à réduire au silence celles
et ceux qui les portent.
Si l’anti-impérialisme rhétorique est si généralisé, c’est qu’il cor-
respond à des frustrations bien réelles et répond à une colère légi-
time face à des relations internationales marquées par l’ingérence
et les inégalités. De plus, comme on l’a vu, il fonctionne et se prête
aisément à un usage élastique, sans rapport avec la pratique. Mais,
éditorial / 17

c’est aussi qu’il offre à bon compte aux intellectuel·les pressé·es


une confirmation de leurs présupposés et aux gouvernements du
Sud en mal de légitimité, une manière commode de dissimuler leur
despotisme et leur ineptie sous un voile héroïque.

Agents locaux
Les lendemains désenchantés des décolonisations s’expliquent
par l’opposition obstinée des anciennes puissances coloniales et
par la structuration des échanges commerciaux, mais aussi par les
dynamiques endogènes. Dès 1961, dans Les damnés de la terre,
Frantz Fanon a consacré des pages magnifiques – magnifiques et
terribles – à l’essor des proto-bourgeoisies au cours des luttes de
libération nationale (Fanon, 2001 ; Thomas, 2023).
La reprise tel quel de l’appareil étatique colonial peu ou mal
décolonisé – Gopal évoque à propos de l’Inde, dans l’entretien re-
produit ici, « un simple transfert du pouvoir vers les élites » –, la dé-
fiance envers les organisations populaires qui étaient à la tête de la
lutte, l’influence du modèle soviétique, la concentration du pouvoir
pour pallier les manœuvres néocoloniales et les caractéristiques de
la classe sociale qui vient à gouverner sont autant d’éléments qui
convergent dans la mise en place de régimes autoritaires.
De nombreux·euses dirigeant·es populaires qui ouvraient une
voie émancipatrice furent assassiné·es par les forces impérialistes
ou avec leur complicité. Il faut cependant reconnaître que même de
réels leaders anticolonialistes et panafricanistes, comme Nkrumah
au Ghana par exemple, recoururent à l’autoritarisme. Plutôt que de
parler de trahison ou de malédiction, il convient de prendre acte
du fait que l’accaparement du pouvoir correspond aux modalités
de ces nouvelles classes dominantes à la tête d’États voulus forts,
qui vont très vite s’arranger avec les anciennes puissances colo-
niales et s’accommoder de leur place subordonnée sur la scène
internationale.
Samir Amin concluait, en 2005, que « la collusion entre les
classes dirigeantes africaines et les stratégies globales de l’im-
périalisme est donc, en définitive, la cause ultime de l’échec [de
l’Afrique] ». Or, cette collusion a été facilitée et catalysée par la forme
étatique et par la nature de la classe dirigeante. Il apparaît dès lors,
comme le cas haïtien étudié ici par Sabine Manigat le démontre
avec évidence, que, bien souvent, loin d’être uniquement victimes
ou de subir passivement l’impérialisme, les États du Sud en sont les
18 / anticolonialisme(s)

agents locaux proactifs, sans que cela ne les empêche de recourir


à une rhétorique anticoloniale.
Les classes dirigeantes du Sud sont ainsi régulièrement inscrites
dans une forme de partenariat inégal dans lequel elles trouvent
d’autant plus leur compte que cette place subordonnée est source
de profits et d’avantages, mais aussi de pouvoir, qui leur permet
d’asseoir leur domination sur les populations. Leur sort est donc
lié à celui des puissances impérialistes. Ruy Marini avance même
qu’il existe une « coopération antagonique » entre États impéria-
listes et sous-impérialistes, qui témoigne de leurs intérêts communs
(Valencia, 2021). Or, nombre d’analyses décoloniales et anti-impé-
rialistes paraissent ignorer cette convergence d’intérêts et ces ac-
commodements réciproques, la substitution d’États autocratiques
et corrompus aux mouvements de libération nationale, ainsi que ce
que Samir Amin (2005) nomme « la “compradorisation généralisée”
des classes dominantes et des pouvoirs dans toutes les régions du
Sud ».
De même, la vague autoritaire et conservatrice qui a submergé
une grande partie des sociétés et des États ces dernières années
est très insuffisamment prise en compte, y compris dans le Sud : de
Modi en Inde à Ortega au Nicaragua, en passant par Erdogan en
Turquie et Ferdinand Marcos Jr. aux Philippines. Promise Li prend
au sérieux cette montée des autoritarismes, dans laquelle il voit « un
symptôme de la concurrence interimpérialiste entre États-nations »,
tandis qu’Aasim Sajjad Akhtar étudie le cas pakistanais au prisme
de cette concurrence.

Reprises des luttes


L’actualité des luttes anticoloniales répond à un fait majeur :
l’inachèvement de la décolonisation. Et cette incomplétude est
particulièrement marquée aux niveaux de l’appareil étatique et du
marché mondial. Bien souvent, comme le notent Manigat pour le
cas haïtien, et Gopal pour l’Inde, l’État colonial, singulièrement ses
aspects les plus centralisés, les plus autoritaires et les plus répres-
sifs, ne fut pas véritablement démantelé. Gopal en conclut qu’en
Asie du Sud, « nous sommes donc les dépositaires du colonialisme :
nous n’avons jamais rompu avec le régime colonial ».
Par la suite, le néolibéralisme, en désossant davantage les pré-
rogatives sociales des institutions publiques, n’a fait que renforcer la
dimension autoritaire des États (Harvey, 2010). En outre, l’ancrage
éditorial / 19

circonscrit des luttes à l’espace des États-nations, reprenant les


frontières coloniales et, au-delà, les divisions et assignations iden-
titaires héritées de ou recodifiées par la colonisation, fut source de
conflits. Loin de se superposer, les logiques étatiques, nationales et
populaires entrèrent en tension ; à la mesure également des tenta-
tives d’aligner ou de fondre le peuple et la nation au sein des struc-
tures d’un État centralisé.
L’enjeu central des luttes de libération nationale était celui de
la souveraineté, y compris – surtout ? – de la souveraineté écono-
mique. Pour que l’indépendance ne soit pas qu’un mot et les États
de simples clients des anciennes puissances coloniales, il fallait re-
voir radicalement la division internationale du travail et l’inscription
des États décolonisés dans le marché mondial ; ce qui revenait, en
fin de compte, à bouleverser celui-ci. Ce fut un échec.
Le cadre des États-nations ne se prêta qu’imparfaitement à cette
appropriation et fut affecté en retour par la permanence et l’accen-
tuation de l’asymétrie des échanges sur la scène mondiale. La lutte
contre le franc CFA, étudiée dans ces pages par Demba Moussa
Dembélé, constitue à la fois un marqueur de cet enjeu et de la dis-
tance qui demeure encore aujourd’hui par rapport à cette ambition.
L’internationalisme et la solidarité du Sud, dont le panafrica-
nisme fut l’une des expressions importantes, devaient tout à la
fois susciter la coopération entre États-nations, et créer un rapport
de force à même de transformer le système mondial des rapports
marchands. Mais, orientés par les intérêts étatiques, ils perdirent
une grande partie de leur force. Et l’anti-impérialisme fut largement
recyclé en une forme de repositionnement face à l’hégémonie états-
unienne (et occidentale), au sein d’un marché capitaliste largement
inchangé.
Le choix ne se décline pas entre la Pax America et l’autoritarisme
chinois (ou autre). Comme le dit Chenoy (2022), les pays du Sud
« ne sont pas des parangons de vertu normative ». Ils « privilégient
avant tout des intérêts nationaux, et même des intérêts particuliers
à la stabilité de leur propre régime ». Une stabilité qui les entraîne
régulièrement à réprimer les mouvements sociaux qui, eux, sont
bien davantage et plus souvent porteurs de valeurs émancipatrices.
Mettre prioritairement la focale sur les mouvements so-
ciaux – dans leurs spécificités, mais aussi dans leurs contradictions
et potentialités – est peut-être la principale conclusion qui ressort
des articles de ce numéro. Cela suppose de réviser les narratifs
20 / anticolonialisme(s)

décoloniaux et anti-impérialistes qui donnent des images biaisées


des luttes passées, au nom des configurations théoriques actuelles
(Adesina, 2022). Et de reprendre l’anticolonialisme à ses racines.
Celui-ci est tout entier en prise avec la question de la souveraineté.
Une souveraineté pas seulement nationale, encore moins étatique,
mais aussi économique et, surtout, populaire.
D’où la nécessité d’un double décentrement : de la dimension
étatique et de la libération nationale, afin de faire prévaloir l’éman-
cipation sociale, en mettant en avant, comme nous y invite Shivji,
les dynamiques et enjeux croisés des classes sociales et du fémi-
nisme. En y rajoutant la question écologique ô combien centrale
également. Et en (re)donnant aux luttes anticoloniales un caractère
(plus) libertaire.

Bibliographie
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Nyerere and Nkrumah », Africa Development, vol. 47, n° 1.
Amin S. (2005), Pour un monde multipolaire, Paris, Syllepse.
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phobia in Africa », The Africa Report, 17 avril, www.theafricareport.com/.
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Oui ! », Discours du 4 août 1986, www.thomassankara.net/.
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de Ruy Mauro Marini, Buenos Aires, Clasco.
Valluvan S. et Kapoor N. (2023), « Sociology after the postcolonial : Response to Julian
Go’s “thinking against empire” », The British Journal of Sociology, janvier.
Points de vue du Sud
Afrique
alternatives sud, vol. 30-2023 / 25

Le panafricanisme, un projet inachevé


d’émancipation sociale1

Issa Shivji2

Le panafricanisme historique doit être repris,


­redéfini et réimaginé. Et sa tâche inachevée
de ­
libération nationale menée à son terme. Un
changement de paradigme est nécessaire, afin
de déplacer la focale de l’État vers les classes
laborieuses. Nous devons concevoir le panafri-
canisme comme une pensée de l’émancipation
sociale, ancrée dans la lutte des classes et étroi-
tement liée à la lutte contre le patriarcat.

L’histoire des quelque cinq cents ans qui nous séparent


de Vasco de Gama est essentiellement le récit « De l’Ouest et du
Reste ». L’Occident en est l’auteur, tout comme il est à l’origine
de celui du « Reste ». C’est une histoire de pillages, de privations,
d’invasions et de destructions, de guerres permanentes et de paix
passagères. C’est aussi l’histoire de l’éradication des civilisations
pré-européennes, des Incas d’Amérique à la civilisation swahili
d’Afrique orientale.
Ce récit ne peut être compris qu’à condition de l’inscrire dans la
trajectoire de l’accumulation capitaliste mondiale. Bien sûr, il s’agit
là d’une histoire complexe mêlant construction et destruction de
cultures et de coutumes, l’exercice d’un pouvoir brutal et la mise en

1. Version réduite d’un article paru dans The Elephant (www.theelephant.info), 26 juin
2021, sous le titre : « Pan-Africanism and the Unfinished Tasks of Liberation and Social
Emancipation : Taking Stock of 50 Years of African Independence ».
2. Auteur et universitaire tanzanien, expert en droit et en développement, ancien titu-
laire de la chaire Mwalimu Julius Nyerere d’études panafricaines de l’Université de Dar
es-Salaam.
26 / anticolonialisme(s)

œuvre de politiques plus subtiles, de mythes épiques et d’idéolo-


gies grandioses. Cette histoire ne se réduit pas mécaniquement au
mode de production capitaliste, pas plus qu’elle ne peut être expli-
quée par de vulgaires théories conspirationnistes ou des processus
économiques. Je ne suggère rien de tel. Reste que derrière cette
complexité et cette variabilité apparente, ces continuités et ces rup-
tures, un même schéma se dessine. On devine un fil rouge : celui de
l’accumulation capitaliste sur la longue durée.
Si nous devons, par tous les moyens, résister aux trajectoires
linéaires, en ce compris les périodisations par étapes proposées par
les vulgates marxistes, qui essentialisent la marche vers le progrès
de la soi-disant civilisation occidentale, nous ne pouvons pas non
plus céder à l’agnosticisme et à l’éclectisme – ces pensées selon
lesquelles le monde restera à jamais méconnaissable et inexpli-
cable. C’est donc bien dans le contexte de l’accumulation capitaliste
que je souhaite situer la genèse du discours nationaliste et panafri-
caniste. Pour l’intelligibilité du propos, je me pencherai d’abord sur
les quatre premiers siècles qui ont suivi la rencontre entre l’Afrique
et l’Europe, que je qualifie d’ère de l’accumulation primitive ou, si
l’on s’en tient à un vocable plus récent, d’ère de l’accumulation par
appropriation.

L’ère de l’accumulation par appropriation


On peut diviser cette ère en deux sous-périodes. La première
est celle du pillage systématique des richesses sous la bannière
d’un commerce intrinsèquement inégal. C’est l’époque du déman-
tèlement systématique des voies commerciales par une Europe
avide d’établir son hégémonie maritime et mercantile. Les sys-
tèmes d’échange, tant sur la côte Est que sur la côte Ouest, étaient
alors gouvernés par les préceptes islamiques. Le commerce de l’or
traversait Tombouctou à l’Ouest et Kilwa à l’Est, deux épicentres
de la civilisation et de la connaissance islamiques. Tous deux ont
brutalement été détruits par les corsaires portugais. Les missions
envoyées sur place avaient pour instruction de christianiser les « lo-
caux », après l’élimination des marchands musulmans.
Tandis que les corsaires portugais saccageaient les côtes afri-
caines, les Espagnols « découvraient » le « Nouveau monde ».
Vasco de Gamma jeta les bases de l’invasion européenne en
Afrique ; Christophe Colomb sema les graines de l’extermination
des peuples indigènes dans les Amériques et dans les Caraïbes – le
le panafricanisme, un projet inachevé d’émancipation sociale / 27

premier génocide de l’histoire humaine. Le Portugal a ouvert la voie


à l’hégémonie blanche, l’Espagne à la colonisation blanche. Aussi,
le destin des trois continents s’est-il trouvé inextricablement lié.
Son expression la plus immédiate fut le commerce triangulaire des
esclaves.
La seconde sous-période, qui s’étend du 16e au 19e siècle, a
de fait été marquée par l’effroyable traite atlantique. Des millions
d’hommes, de femmes et d’enfants ont été arrachés à leur terre
pour connaître un dur labeur dans les plantations de canne à sucre
des Caraïbes et celles de coton dans les États sudistes aux États-
Unis, afin d’approvisionner les usines du Lancashire, le berceau de
la révolution industrielle. Alors qu’au cours de la première sous-pé-
riode, le continent africain s’est vu déposséder de ses richesses,
pendant la seconde, il a perdu une partie de sa population, ce qui
a entraîné la destruction de son tissu social. Nous avons là un cas
emblématique d’accumulation par appropriation : l’appropriation
des richesses dans un premier temps, l’appropriation de la main-
d’œuvre dans un second temps.
Parallèlement, en Europe, le capitalisme se débarrassait peu à
peu de ses carcans pour mieux les redéfinir. D’une part, le capita-
lisme n’a jamais pu fonctionner en autarcie, confiné à l’intérieur des
limites de ses propres territoires ; les richesses d’autres continents
ont alimenté en continu le processus d’accumulation – l’Afrique
ayant été le continent qui a souffert le plus de ses effets dévasta-
teurs. D’autre part, les idéologies, les religions, les cultures et les
coutumes construites pour rationaliser, légitimer et expliquer les
processus d’accumulation ont fini par reposer essentiellement sur le
principe construit de la « race », qui établissait une distinction entre
« le moi » blanc et « l’autre » noir.
Cette construction raciste associait essentiellement l’autre à
l’esclave, vu comme un objet sans âme, dépersonnalisé et dés-
humanisé. Durant cette période, la traite et l’asservissement des
esclaves n’ont jamais été remis en question. Ne comptaient que
les énormes profits générés par le commerce humain et le surplus
colossal produit par cette main-d’œuvre gratuite. C’est sur cette
base que les idéologies universelles, les conceptions globales et
les vues totalisantes de la civilisation occidentale que nous connais-
sons aujourd’hui ont vu le jour.
28 / anticolonialisme(s)

L’ère de l’accumulation par capitalisation


Vers la fin du 18e siècle et le début du 19e, le capitalisme sombre
dans les affres de la révolution industrielle, ouvrant une période
d’accumulation primitive à l’intérieur même des frontières de l’Occi-
dent. Au sens premier et originel, le concept d’accumulation primi-
tive se limitait en effet au processus d’expropriation des serfs et des
paysan·es de leur terre, pour alimenter les usines en main-d’œuvre.
Marx s’y réfère comme étant « la préhistoire du capitalisme ». Il a
ainsi théorisé le système capitaliste comme s’il était autonome,
comme s’il était sa propre force motrice. En disséquant la société
marchande, Marx a montré comment le surplus était subtilisé aux
classes ouvrières et accumulé en vue d’engranger davantage de
surplus, quand bien même, en apparence, l’échange commercial
semblait mutuel et équivalent, sans tricherie ni abus. L’accumulation
basée sur un échange « supposément » équivalent est ce que nous
appelons l’accumulation par capitalisation.
Le postulat de l’échange équivalent est au fondement de l’idéo-
logie légale (juridique) et de la vision philosophique de la bourgeoi-
sie. Le système juridique occidental repose tout entier sur cette
idée d’individus « atomisés », détenant des droits équivalents. On
trouve ici les bases du concept de citoyenneté selon laquelle être
citoyen·ne signifie d’abord avoir des revendications et des droits
égaux les un·es par rapport aux autres et par rapport à l’État.
Plus tard, les marxistes, à commencer par Rosa Luxemburg,
ont remis en question la théorie de l’accumulation capitaliste fon-
dée sur l’hypothèse d’un système autonome. Ils ont soutenu que
l’accumulation dite primitive n’était pas simplement la préhistoire du
capitalisme, mais qu’elle était inhérente à son histoire. Le centre
capitaliste a toujours besoin d’une périphérie non capitaliste pour
se l’approprier, ce qui se traduit par l’invasion. Le capitalisme est
donc intrinsèquement prédateur et belliqueux. Lénine, partant d’un
point de vue différent, soutenait quant à lui que le capitalisme finan-
cier était devenu impérialiste dans le dernier quart du 19e siècle,
le capital financier monopolistique cherchant de nouveaux espaces
d’investissement rentables.
Lors de la conférence de Berlin en 1885, les puissances capita-
listes ont découpé le continent africain et s’en sont distribué les mor-
ceaux comme autant de nouvelles possessions exclusives, annon-
çant ainsi le début de quelque soixante-quinze nouvelles années
de colonialisme. L’idéologie raciste du « moi » blanc (le maître) et
le panafricanisme, un projet inachevé d’émancipation sociale / 29

de l’« autre » noir (l’esclave) s’est avérée très utile dans la création
de ces colonies. Elle s’est répandue dans la littérature religieuse,
anthropologique et même dans les romans, tandis que les mission-
naires, les forces armées et une kyrielle d’anthropologues se mobi-
lisaient pour « pacifier » les « indigènes », décrits comme sans âme
et indolents.
Le « moi » était désormais le colon blanc et l’« autre », l’indigène.
Cette ligne de partage établie entre couleurs avait ainsi sa propre
logique et sa propre dynamique. Elle déterminait la vie même des
colons et celle des « indigènes ». La ville de colons, comme l’a dé-
crite Fanon, est une ville « en dur », « illuminée », « bien nourrie ».
C’est une ville de « blancs, d’étrangers ». La ville du colonisé, elle,
« est une ville mal famée, peuplée d’hommes mal famés. On y naît
n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, de n’im-
porte quoi. […] La ville du colonisé elle est une ville affamée, affa-
mée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière [...]
c’est une ville de nègres, une ville de bicots » (Fanon, 1967).
La rhétorique raciste des intellectuel·les coloniaux·ales s’est
progressivement généralisée. Les différences de coutumes et de
cultures entre les indigènes sont devenues des divisions immuables
que l’on a appelées « tribus ». Celles-ci ont été commodément sé-
parées et parquées dans des ghettos, de peur, comme l’affirmait
le paternalisme colonial, qu’elles ne s’entretuent en raison de leur
propension à la violence. Cette ségrégation s’imposait, du point de
vue colonial, dans l’intérêt des indigènes, dans le but de préserver
la paix et l’ordre. En fait, pour mieux les gouverner. Diviser pour
mieux régner. Des institutions de gouvernance politique indirecte
et des régimes de droit coutumier dictés par les colons ont été
créés. Les définitions coloniales de races et de tribus se sont en-
suite répandues, au point d’être intériorisées dans une dynamique
d’autoidentification.
Pendant ce temps, le processus d’accumulation continuait de
plus belle : l’accumulation par capitalisation dans la métropole ; par
appropriation dans les colonies. Certes, ce processus s’est mani-
festé d’une tout autre manière, à travers de nouvelles institutions
politiques, économiques, culturelles et sociales. Le capitalisme de
1942 était sans commune mesure avec celui de 1492, pas plus que
celui des années 2000 ne s’apparente à celui du siècle précédent.
En dépit de changements radicaux, le noyau dur du système a
subsisté. De nouvelles formes d’accumulation primitive ont fait leur
30 / anticolonialisme(s)

apparition. Les minerais ont été exploités par une main-d’œuvre


migrante ; les plantations ont été cultivées par des personnes déra-
cinées ; les femmes sont devenues cultivatrices ; les enfants se sont
abîmé les mains dans les champs.
Aucun·e n’était rémunéré·e à la hauteur de son labeur, pas
même pour subvenir à ses besoins, comme le prescrivaient les lois
égalitaires de la société marchande. Le salaire des travailleurs et
des travailleuses était payé en espèces et en nature. L’argent perçu
couvrait tout juste la taxe de vote, le prix des cigarettes et celui de la
bière locale. À cela s’ajoutait le rationnement alimentaire. Le capi-
taliste colonial rationnait chaque gramme de farine et chaque grain
de haricot dans le seul but de maintenir le corps des travailleurs et
travailleuses migrant·es en vie, sans considération aucune pour la
survie de leur famille.
La prison et le travail forcé ont servi à bâtir les artères du com-
merce colonial, pour transporter matières premières et denrées
alimentaires vers la métropole et satisfaire ainsi l’appétit vorace
des industries du maître et les goûts luxueux de son aristocratie
et de ses classes moyennes. Le plus souvent, étaient jetés en pri-
son celles et ceux qui n’avaient pas payé la taxe de vote ou l’impôt
sur les épouses. Un impôt forfaitaire était également prélevé sur
tous les adultes de sexe masculin âgés de plus de dix-huit ans.
Les producteur·trices étaient arraché·es à leurs terres, afin qu’ils
et elles travaillent dans les plantations et les mines et soient ainsi
en mesure de payer l’impôt ; tout ceci dans le but de générer les
recettes nécessaires au fonctionnement de la machine administra-
tive et répressive coloniale.
Les économistes politiques occidentaux·ales, qui avaient l’ha-
bitude de théoriser pour le « Reste », ont longuement débattu des
théories de l’échange inégal et de la paysannerie insoumise, pour
justifier la pauvreté et le sous-développement dérivés du modèle
colonial. Rares étaient celles et ceux qui étaient prêt·es à admettre
que le strict contrôle imposé aux « indigènes », jusque dans leur
consommation, sclérosait leur existence, en entraînant sous-ali-
mentation chronique, mortalité infantile élevée, privations et mala-
dies. Ce n’était rien de moins qu’une accumulation des plus pri-
mitives que Marx lui-même n’avait pas envisagée. Il pensait plutôt
que la marche du capitalisme amènerait les indigènes arriérés et
retranchés dans leurs traditions dans le giron de la civilisation par la
voie du capitalisme, étape obligée vers le socialisme.
le panafricanisme, un projet inachevé d’émancipation sociale / 31

Certes, le capital colonial, par sa nature même, a introduit des re-


lations marchandes, semant ainsi les germes de l’accumulation par
capitalisation. Les théoricien·nes du développement postindépen-
dance – occidentaux·ales eux/elles aussi – ont qualifié ces poches
de relations capitalistes de « moteur de la modernisation ». Seul·es
quelques érudits minoritaires issu·es du « Reste » proposaient alors
une théorie du sous-développement, de la relation entre les deux
modèles d’accumulation capitalistes et de leurs contradictions.
Pour eux et pour elles, le moderne n’était pas moderne, pas
plus que le traditionnel n’était rétrograde. Au contraire, tous deux
contribuaient à un tout capitaliste, dans une relation symbiotique qui
pérennisait le drainage des richesses et des surplus du continent
au profit de leur capitalisation en Occident. Bref, l’accumulation par
appropriation dominait le capitalisme colonial sous l’hégémonie de
l’impérialisme. Les capitalistes indigènes issus de ces échanges
étaient tantôt compradores tantôt inféodés, liés à et agissant sous
la tutelle des bourgeoisies impériales.

La naissance du panafricanisme
Comme souvent dans l’histoire, les idéologies de résistance
sont construites à partir d’éléments empruntés aux idéologies do-
minantes (James, 1989). Le panafricanisme est une telle idéolo-
gie, née des affres de l’impérialisme. À l’image du discours raciste
prédominant, le mouvement d’opposition remonte aux débuts de
la traite des esclaves. Pendant deux cents ans, les esclaves de
Haïti ont entonné leur chant de liberté : « Nous jurons de détruire
les Blancs, et tout ce qu’ils possèdent ; que la mort nous prenne si
nous faillons à notre vœu ». C’était la préhistoire d’un des courants
du panafricanisme : le nationalisme racial.
La préhistoire de l’autre courant, le nationalisme territorial,
trouve quant à lui son expression dans la révolution haïtienne de
1791. Rien de tout cela à l’époque, bien sûr, ne portait ce nom.
La révolution haïtienne était en avance sur son temps. Elle annon-
çait avant l’heure la conclusion logique du nationalisme territorial
et de la citoyenneté, ainsi que leur crise sous l’impérialisme, tout
ce dont nous sommes encore témoins dans les États africains
postindépendance.
Le chant libertaire haïtien transpire la rhétorique raciale. Il ne
pouvait en être autrement. Lors du lancement de son livre Les
âmes du peuple noir, en 1903, William E. B. Du Bois déclarait :
32 / anticolonialisme(s)

« Le problème du 20e siècle est le problème de la ligne de partage


des couleurs. » Le panafricanisme est né au tournant de ce siècle
comme une idéologie raciale antiraciste. C’est aux États-Unis que
l’idéologie suprémaciste blanche a montré son visage le plus bru-
tal et le plus déshumanisant. C’est aussi là que le panafricanisme
trouve son origine.
Deux noms sont à retenir : William E. B. Du Bois et Marcus
Garvey. Les aïeux de Du Bois étaient originaires des Antilles ;
Garvey, lui, venait de Jamaïque. Les deux hommes s’opposaient
dans leur vision et leurs méthodes. Ils représentaient les deux pôles
du nationalisme panafricaniste, l’un défini par la race et la culture,
l’autre par la géographie. Garvey refusait toute adaptation aux
structures héritées des Blancs et prônait un mouvement de retour
vers l’Afrique, « Back to Africa ». En d’autres termes, il luttait pour
un chez-soi territorial. Du Bois, lui, militait pour un traitement racial
égalitaire aux États-Unis. Il revendiquait donc l’égalité de traitement
et la citoyenneté.
Il va sans dire que ces deux positions exprimaient des vues poli-
tiques divergentes, même si elles ne se présentaient pas comme
telles. Paradoxalement – ou devrait-on dire logiquement –, leurs
pensées étaient limitées par les réalités politiques et sociales prédo-
minantes : la suprématie blanche dans un cas, les frontières tracées
par les colons dans l’autre.
Durant l’entre-deux-guerres, les congrès panafricanistes promus
par Du Bois se résumaient à de modestes rassemblements réunis-
sant des Afro-Américains, des Afro-Caribéens et quelques Africains
originaires des colonies françaises. Leurs demandes se focalisaient
sur l’équité raciale, l’égalité de traitement et l’intégration au sein des
structures existantes. Dans la mesure où le colonialisme et l’oppres-
sion impérialiste se concevaient en termes de suprématie blanche,
les discours et les revendications raciales antiracistes des panafri-
canistes étaient anti-impérialistes. Il est important de garder à l’es-
prit cette dimension : dans sa genèse et son évolution, l’idéologie du
panafricanisme était avant tout politique et surtout anti-impérialiste.
Le 5e congrès de Manchester, tenu en 1945, a été un moment
charnière dans la construction du mouvement. L’événement a été
porté par deux figures : George Padmore et Kwame Nkrumah.
Leurs demandes étaient sans ambiguïté : l’« Afrique aux Africains »,
l’« émancipation des peuples colonisés ». En a résulté un mouve-
ment de libération nationale. En un mot, le panafricanisme a enfanté
le panafricanisme, un projet inachevé d’émancipation sociale / 33

le nationalisme africain. La principale question était de savoir s’il


s’agissait d’un nationalisme territorial fondé sur des frontières…
créées par la colonisation ou d’un nationalisme panafricain. Dans
un sens, la bifurcation entre le nationalisme racial et le nationalisme
territorial, symbolisés par Du Bois et Garvey dans l’entre-deux-
guerres, semblait refaire surface. Dans un contexte bien différent
cependant.
Deux nouveaux facteurs sont en effet intervenus : les indépen-
dances en Afrique et dans les Caraïbes, et la lutte pour les droits
civiques aux États-Unis. Le premier a introduit la souveraineté éta-
tique dans l’équation territoriale, le second la notion de citoyenneté
dans l’équation mondiale. Cette nouvelle donne a, semble-t-il, re-
défini les cadres d’exclusion et d’inclusion, d’identité et d’apparte-
nance. En un mot, la lutte triangulaire entre citoyenneté, identité
raciale et nationalisme territorial a défini les paramètres du discours
panafricaniste.
Vint ensuite l’indépendance du Ghana, en 1957, que C.L.R.
James décrit comme une révolution. De fait, pour un peuple qui
avait été humilié pendant cinq siècles, l’indépendance apparais-
sait comme une authentique révolution. Cependant, aux yeux de
Nkrumah, l’émancipation restait incomplète sans libération du conti-
nent tout entier. Et cette libération elle-même ne pouvait réellement
aboutir sans unifier d’abord le continent. Aussi, sur les conseils
et avec le concours de Padmore, Nkrumah a lancé deux grandes
conférences : la Conférence des États indépendants d’Afrique (au
nombre de huit à ce moment-là) et la Conférence des peuples afri-
cains, réunissant les mouvements de libération nationale, les syndi-
cats et quelques leaders.
Les résolutions qui y ont été prises ont posé les bases de la
« nouvelle » bifurcation au sein de l’idéologie panafricaniste : le
panafricanisme étatique, d’une part, indissociable du nationalisme
d’État, et le panafricanisme social basé sur la solidarité et l’iden-
tité africaine, d’autre part. Le premier a atteint son apogée avec la
création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), tandis que le
second a progressivement été éclipsé par le nationalisme territorial.
La dissension entre les deux branches du panafricanisme a
été décrite par un panafricaniste de premier plan, Julius Nyerere,
comme un véritable dilemme idéologique. Au moment où Nyerere
écrivait ses pensées, en 1966, l’Afrique comptait trente-six États
indépendants. Tous s’efforçaient de consolider et de développer
34 / anticolonialisme(s)

leur propre État-nation. « Le panafricanisme peut-il survivre à ces


réalités ? L’unité africaine peut-elle s’ériger sur les bases d’un na-
tionalisme en pleine expansion ? », s’interrogeait Nyerere. Sa ré-
ponse était sans équivoque : « Je crois que le panafricanisme fait
face à un réel dilemme. D’une part, le panafricanisme implique une
conscience et une loyauté africaines ; de l’autre, il se doit de lut-
ter pour la liberté et le développement de chaque nation africaine.
Il se pourrait que ces deux tendances entrent en conflit. En toute
honnêteté, reconnaissons qu’elles s’opposent déjà l’une à l’autre »
(Nyerere, 1968).
En fait, il y avait là bien plus qu’un « conflit ». Le rêve panafrica-
niste a été étouffé par les ambitions étatiques d’unification africaine
et d’intégration/désintégration régionale. Les nationalistes les plus
avisés, comme Nyerere, estimaient que les gouvernements indé-
pendants avaient une double tâche : la construction de la nation et
le développement national. En l’absence d’une bourgeoisie locale
digne de ce nom, la mission d’ériger la nation et d’insuffler un vent de
développement retombait inexorablement sur les épaules de l’État.
En attendant, l’impérialisme continuait d’œuvrer dans l’ombre. Les
assassinats et coups d’État orchestrés par les puissances impéria-
listes étaient monnaie courante. Patrice Lumumba a été brutale-
ment exécuté, tandis que Kwame Nkrumah a été déposé, à la suite
des machinations de la CIA. De son côté, Nyerere n’avait alors plus
d’autre aspiration que de celle de survivre.

L’accumulation par capitalisation postindépendance


Le demi-siècle d’indépendance africaine peut être clairement
subdivisé en deux périodes : vingt-cinq ans de nationalisme, sui-
vis de vingt-cinq années de néolibéralisme. Les programmes et les
politiques mis en œuvre au cours de la sous-période nationaliste,
qu’ils aient été motivés par une idéologie de modernisation ou une
idéologie socialiste (autrement dit une réinterprétation du capita-
lisme étatique) visaient à renforcer l’accumulation par capitalisation.
L’accumulation par appropriation n’en a pas moins continué à
s’affirmer sous la houlette du capitalisme. En utilisant le capital mar-
chand local, étatique et privé, comme intermédiaire, et le commerce,
les financements et les dettes comme instruments, les ressources
naturelles furent avidement ponctionnées et la main-d’œuvre sou-
doyée, voire soumise, afin qu’elle cède les surplus, lesquels ont
le panafricanisme, un projet inachevé d’émancipation sociale / 35

inévitablement trouvé leur chemin dans les circuits de capitaux des


centres impérialistes.
De même que le pillage, l’appropriation abusive et le commerce
triangulaire, caractéristiques des siècles précédents, avaient grais-
sé les rouages de la révolution industrielle, l’appropriation des res-
sources et des excédents des travailleurs et travailleuses africain·es
alimentaient désormais l’âge d’or du capitalisme (1945-1971). Les
tentatives nationalistes de bâtir une économie autosuffisante, et
d’inaugurer ce que Samir Amin appelle le développement autocen-
tré, ont essuyé de terribles revers face au système impérialiste,
quand elles n’ont pas été réinterprétées et absorbées par celui-ci.
Le combat fut courageux, mais vain. Il s’est finalement montré
impuissant à contrer les assauts du néolibéralisme. Le nationalisme,
étiqueté « ethnique » par l’Ouest, a échoué, faute de moyens, de
temps ou d’opportunités historiques pour dompter la force motrice
de la construction du « moi » en Occident, à savoir l’accumulation.
L’accumulation par capitalisation aurait requis, d’une part, un es-
pace économique relativement autonome pour pouvoir fonctionner
et, d’autre part, une certaine autodétermination politique pour pou-
voir être contrôlée. En d’autres mots, et pour paraphraser Cabral, la
libération nationale impliquait le recouvrement du droit des peuples
d’écrire leur propre histoire, de « récupérer le droit, usurpé par la
domination impérialiste » et de libérer « le processus de développe-
ment des forces productives nationales » (Cabral, 1969).
Pour ce faire, une reconstruction structurelle de l’économie et
une réorganisation de l’État étaient indispensables. Rien de tout
cela n’a pu être réalisé avec succès sous la domination capitaliste
occidentale de l’économie et l’hégémonie des idéologies et poli-
tiques impérialistes transmises par les proto-bourgeoisies locales,
si bien caricaturées par Fanon. Les quelques courageux·euses qui
s’y sont risqué·es ont fini assassiné·es, déposé·es ou sommaire-
ment écarté·es. Les autres n’ont eu d’autre choix que de se confor-
mer ou de céder pour survivre.
Le problème était que ces idéologies anti-hégémoniques
de résistance – et les institutions chargées de les mettre en
œuvre – avaient été élaborées en s’appuyant sur les ressources
intellectuelles et culturelles de l’Occident, dominant et dominateur.
Les nationalistes africain·es n’ont jamais su proposer d’idéologies
et d’institutions alternatives. Bien sûr, plusieurs ont essayé depuis
l’aube de la résistance, mais, encore une fois, ces tentatives ont
36 / anticolonialisme(s)

été étouffées dans l’œuf. Amilcar Cabral considérait « [qu’il] n’y a


que deux voies possibles pour une nation indépendante : le retour
à l’autorité impérialiste (néocolonialisme, capitalisme, capitalisme
étatique) ou la voie du socialisme » (Cabral, 1969).
Las, il n’a pas vécu assez longtemps pour voir l’indépendance
de son pays ou pour mettre en pratique ses idées. Chris Hani, qui
aspirait à une Afrique du Sud démocratique et socialiste, a lui aussi
été tué. Steve Biko, qui a redéfini l’identité noire comme un mar-
queur positif des opprimé·es au-delà de la distinction de couleur, a
quant à lui été torturé à mort par les sbires de l’apartheid. Et John
Garang, qui militait pour un nouveau Soudan uni, sans ségréga-
tion entre couleurs, cultures et langues, s’est attiré les foudres des
éléments racistes et sécessionnistes tant au Nord qu’au Sud, ainsi
que celles de leurs mécènes impérialistes. Il serait mort dans un
crash d’hélicoptère. La vérité restera à jamais ensevelie sous les
décombres.
Le projet nationaliste a dès lors sombré tandis que ses éléments
constitutifs ont volé en éclats. L’offensive néolibérale fut avant tout
un assaut idéologique contre le nationalisme radical. En l’espace
de deux décennies, l’Afrique a traversé trois générations de pro-
grammes d’ajustement structurel, victime d’une orgie de libérali-
sation, de privatisation, de marchandisation et de financiarisation.
Les poches de développement fondées sur l’accumulation par ca-
pitalisation ont été détruites les unes après les autres et les pays
d’Afrique se sont désindustrialisés. Les rares succès en matière de
sécurité sociale, dans les secteurs de l’éducation, de la santé, de
l’eau, des pensions et autres prestations sociales, ont été balayés.
Les instruments fiscaux et les institutions chargées de l’élaboration
des politiques, comme les banques centrales, ont été rendus auto-
nomes, les banques commerciales ont été privatisées.
Les politiques mises en place ont suivi les recommandations
émises par les institutions financières internationales et les dona-
teurs. Elles se sont tout simplement imposées aux politicien·nes et
parlementaires sous forme de promesses (prêts, aides, soutiens
budgétaires, etc.), sinon de menaces, notamment celles de la sus-
pension des aides. Pendant ce temps, le capital impérialiste conti-
nua à s’approprier les terres, les minéraux, l’eau, la flore et la faune
du continent, avec le concours des États et de la soi-disant « com-
munauté des donateurs ».
le panafricanisme, un projet inachevé d’émancipation sociale / 37

En résumé, la tension caractéristique de l’ère nationaliste entre


accumulation par capitalisation et accumulation par appropriation
a été résolue en faveur de l’accumulation primitive néolibérale.
Certes, le processus d’expropriation a pris de nouvelles formes,
mais n’a pas changé dans son essence. L’identité projetée du
« moi » en Occident est aujourd’hui celle du bienfaiteur, de l’huma-
nitaire, de l’investisseur, du conseiller, de l’entrepreneur, du dona-
teur, tandis que celle de « l’autre » se confond avec l’image d’une
victime désœuvrée, opprimée par le dirigeant ethnique corrompu et
irresponsable. Nul doute que le capitalisme, au centre de tout, a fait
peau neuve lui aussi.

Revisiter le projet panafricaniste


Le continent est en crise, tout comme le système capitaliste-im-
périaliste élaboré par l’Occident au cours des cinq derniers siècles.
Certain·es ont fait valoir que la chute de Lehman Brothers et la crise
financière consécutive marquent le début de la fin du capitalisme tel
que nous le connaissions. D’autres sont d’avis que son épicentre
hégémonique migre de l’Occident vers l’Orient, que le capitalisme
cherche à se réinventer dans de nouveaux centres. Le débat est
ouvert.
En attendant, beaucoup d’intellectuel·les africain·es s’accordent
à dire que le projet national africain a échoué. Certains attribuent
cet échec à la crise de la citoyenneté, d’autres à l’incapacité de libé-
rer le continent des griffes de l’impérialisme. À mes yeux, les deux
points de vue se valent. La crise de la citoyenneté est sous-jacente
à l’incapacité à maîtriser le processus d’accumulation par capitalisa-
tion, en raison notamment de la domination impérialiste, alliée aux
classes compradores locales.
Quoi qu’il en soit, les érudit·es, intellectuel·les et militant·es
africain·es sont aujourd’hui contraint·es de revoir le projet panafri-
caniste, tandis que les vieux débats sur les nationalismes raciaux
et territoriaux refont surface. Qui est Africain·e dans la définition du
panafricanisme ? Et, par extension, qui constitue la nation dans le
cadre de la libération nationale ? Pour les uns, « l’Africain·e » se dis-
tingue par sa couleur, sa culture et ses traditions. Pour les autres,
être « Africain·e » ou « Noir·e » n’est pas une question de couleur, de
race, de biologie ou de morphologie, mais une construction sociale
et politique qui devrait être historicisée.
38 / anticolonialisme(s)

De l’avis de nombre d’entre eux et elles, la reconstruction du


projet panafricain est un passage obligé pour accomplir la tâche
inachevée de libération nationale face à l’impérialisme. Au-delà,
ce projet devra aussi – surtout – s’atteler à délivrer les travailleurs
et travailleuses africain·es de l’hégémonie du capitalisme. Pour
ce faire, il faudra certes puiser dans les ressources intellectuelles
et culturelles de l’humanité et s’inspirer des luttes vécues par les
peuples du continent. Mais, ce projet de reconstruction d’un « pa-
nafricanisme » capable de dépasser les frontières nationales et
de couleur nécessitera aussi un changement de paradigme. En
d’autres mots, il devra s’appuyer à la fois sur les acquis du panafri-
canisme historique, quitte à les réviser, et sur de nouvelles bases.
Gardons d’abord à l’esprit que le panafricanisme historique a
toujours été, depuis sa création, une idéologie politique anti-impé-
rialiste. À aucun moment, le panafricanisme n’a été une théorie ou
une idéologie de l’intégration économique régionale. « La politique
d’abord » était son précepte fondamental. La politique commandait,
l’économie suivait, et non l’inverse. Dans son approche progressive
et pragmatique de la construction de l’unité panafricaine, Nyerere
défendait l’idée que l’intégration régionale pouvait devenir l’élément
constitutif de cette unité. Nkrumah s’y opposait, craignant une bal-
kanisation à grande échelle. L’histoire a donné raison à Nkrumah.
Retenons ensuite que l’anti-impérialisme panafricaniste s’est
jusqu’à présent toujours exprimé en termes raciaux ou nationaux, ja-
mais en termes de classe. La libération nationale a toujours prévalu
sur l’émancipation sociale. Qu’au sortir de la Seconde Guerre mon-
diale, la priorité a été accordée à la nation et à l’édification de celle-
ci dans le cadre des luttes anticoloniales n’étonnera bien sûr per-
sonne. La priorité était à la construction, en Afrique, ­d’États-nations,
à l’image des États-nations européens. Nyerere le reconnaît ouver-
tement : « Je n’envisageais pas Ujamaa [le socialisme] en dehors de
l’État-nation. J’ai questionné beaucoup de choses venues d’Europe,
mais je n’ai jamais remis en question l’État-nation » (Sutherland et
Meyer, 2000). Finalement, il aura fallu une attaque frontale du néo-
libéralisme contre l’État-nation et le nationalisme pour exposer au
grand jour la fragilité du premier.
Le projet postcolonial de construction nationale était donc voué à
l’échec. Tant que l’impérialisme existera, il va sans dire que la ques-
tion nationale persistera. Mais, celle des classes sociales et de la
lutte des classes devrait trouver sa juste place au cœur du nouveau
le panafricanisme, un projet inachevé d’émancipation sociale / 39

panafricanisme. La tâche inachevée de libération nationale devrait


être clairement et audacieusement définie comme anti-impérialiste
et s’inscrire dans le cadre de la lutte des classes.
En Afrique, ce sont les femmes qui représentent la composante
la plus active de la classe laborieuse – qu’elles soient paysannes,
ouvrières du bâtiment, marchandes ou vendeuses, à la campagne
ou en ville. Elles subissent le double fardeau de l’oppression et de
l’exploitation, capitalistes et patriarcales. Elles subventionnent aussi
le capital à la fois en tant que productrices de marchandises et re-
productrices de leurs familles. C’est pourquoi la lutte des travailleurs
et des travailleuses contre le capital ne peut qu’être étroitement liée
à la lutte contre le patriarcat.
Rappelons enfin que l’idéologie panafricaniste s’est jusqu’à pré-
sent toujours focalisée sur l’État ; l’État-nation a été au centre de
l’imaginaire et des discours politiques et intellectuels panafricains.
Et est toujours considéré comme la force motrice du panafrica-
nisme. Un changement de paradigme, de l’État vers les classes
laborieuses est donc primordial : les travailleurs et travailleuses
doivent impérativement devenir le fer de lance de l’idéologie pa-
nafricaine. Et les intellectuel·es africain·es sont appelé·es à pro-
mouvoir un tel changement. Dans cette entreprise de redéfinition
du panafricanisme, nous devons concevoir ce dernier comme une
idéologie de l’émancipation sociale et, par extension, une idéologie
ancrée dans la lutte des classes.

Conclusion
L’humanité est à la croisée des chemins. Elle réclame des chan-
gements fondamentaux. Nous avons besoin d’une utopie alterna-
tive vers laquelle tendre, pour continuer à vivre et à lutter, au risque
sinon de finir consumés par la mort et la destruction d’un système
barbare vieux de cinq siècles. Cette barbarie s’est surtout exprimée
et se fait encore sentir en Afrique. En redéfinissant le panafrica-
nisme, l’Afrique convie l’humanité « au banquet de la victoire » dont
parlait Aimé Césaire : « [car] aucune race ne détient le monopole de
la beauté, de l’intelligence, de la force, et il y a une place pour tous
au banquet de la victoire ».
Traduction de l’anglais : Olivier Peeters
40 / anticolonialisme(s)

Bibliographie
Cabral A. (1969), Revolution in Guinea : African People’s Struggle, Londres, Stage I.
Fanon F. (1967), The Wretched of the Earth, Londres, Penguin Books.
James C. L. R. (1989), The Black Jacobins : Toussaint L’Ouverture and the San Domingo
Revolution, Londres, Vintage Books.
Nyerere J. (1968), Freedom and Socialism, Oxford, Oxford University Press.
Sutherland B. et Meyer M. (2000), Guns and Gandhi in Africa : Pan African Insights on
Non-Violence, Armed Struggle and Liberation in Africa, Trenton, Africa World Press.
alternatives sud, vol. 30-2023 / 41

Le franc CFA : instrument de développement ou


symbole de servitude ?

Demba Moussa Dembélé1

Dans nombre de pays africains, les indépen-


dances formelles n’ont pas entraîné de ruptures
sur le plan économique et monétaire avec les an-
ciennes puissances coloniales. La France conti-
nue ainsi de contrôler les secteurs clés des éco-
nomies de ses anciennes colonies, par le biais no-
tamment du franc CFA, qui joue un rôle clé dans
le dispositif néocolonial français. L’enjeu est de
recouvrer une réelle souveraineté.

« La France est le seul pays au monde à avoir réussi


l’extraordinaire exploit de faire circuler sa monnaie – rien que sa
monnaie – dans des pays politiquement libres… Le franc CFA n’est
la création d’aucun État africain : il est la créature de l’État français, il
n’est donc que le franc français lui-même », Tchundjang J. Pouémi.
Le franc des colonies françaises d’Afrique (CFA) fut créé le
26 décembre 1945. L’objectif était de rétablir la souveraineté fran-
çaise sur l’ensemble de ses possessions africaines et créer ainsi
une zone protégée contre la concurrence étrangère dans le cadre
de la politique de reconstruction d’après-guerre.
À l’heure actuelle, en Afrique, la zone franc est composée de
quinze pays : huit en Afrique de l’Ouest, regroupés dans l’Union
économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) – le Bénin, le
Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger,

1. Directeur du Forum africain des alternatives, membre du conseil du Forum social afri-
cain à Dakar, collaborateur du CETRI et codirecteur de Sortir l’Afrique de la servitude
monétaire. À qui profite le franc CFA ?, Paris, La Dispute, 2016.
42 / anticolonialisme(s)

le Sénégal et le Togo –, six en Afrique centrale – le Cameroun, le


Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale, la République centrafri-
caine et le Tchad –, qui forment la Communauté économique et mo-
nétaire d’Afrique centrale (CEMAC), et les Comores. Par ailleurs,
la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis-et-Futuna
utilisent le franc Pacifique (Pigeaud et Sylla, 2018).
De nos jours, le sigle CFA a changé de signification. Pour
les pays membres de la Banque centrale de l’Afrique de l’Ouest
(BCEAO), il a pris le nom de franc de la « Communauté financière
africaine », tandis que pour les pays membres de la Banque centrale
des États de l’Afrique centrale (BEAC), on l’appelle « Coopération fi-
nancière en Afrique centrale ». Mais dans le code international ISO,
le CFA n’existe pas. Ainsi, plus de soixante ans après les « indépen-
dances » formelles, quatorze pays africains continuent-ils d’aliéner
leur souveraineté et leur indépendance en utilisant une monnaie qui
n’est pas la leur. En outre, depuis la dévaluation de 1994, les deux
monnaies CFA ne sont plus interchangeables.
Plusieurs pays utilisant le franc CFA (Congo, Gabon, Guinée
équatoriale) sont situés dans le golfe de Guinée, où se trouveraient
les plus grandes réserves de pétrole de l’Afrique. Et, récemment,
du pétrole et du gaz ont été découverts au Sénégal. Enfin, d’autres
pays détiennent des produits stratégiques, comme l’uranium au
Niger, exploité par la firme française AREVA. Les abondantes res-
sources naturelles de ces États et leur position géographique ex-
pliquent l’importance qu’ils représentent pour la France. C’est pour-
quoi elle cherche coûte que coûte à les garder le plus longtemps
possible sous son contrôle et à mettre leurs économies au service
de celle de la métropole.
Les mécanismes de fonctionnement du système CFA sanc-
tionnent la servitude des pays africains. En effet, ils ne peuvent
prendre aucune décision sur le plan monétaire sans l’aval de la
France. Celle-ci a des représentant·es au sein des Conseils d’admi-
nistration et des Comités de politique monétaire (CPM) des Banques
centrales africaines. Dans la zone BCEAO, c’est désormais le CPM
qui définit la politique monétaire, à la place du Conseil des ministres
de l’UEMOA. Le/la représentant·e français·e au sein du CPM a une
voix délibérative, tandis que le président de la Commission de l’UE-
MOA n’a qu’une voix consultative : il ne peut pas voter2 !

2. Comme on le verra plus loin, le système CFA a subi certaines modifications.


le franc cfa : instrument de développement ou symbole de servitude ? / 43

Bilan du système CFA


Pour la France et pour celles et ceux qui soutiennent le maintien
du franc CFA, celui-ci comporterait plusieurs « avantages » pour les
économies africaines, parmi lesquels la « stabilité », découlant du
taux de change fixe et du ciblage de l’inflation. Cette stabilité était
censée favoriser les investissements étrangers et donc stimuler la
croissance. La stabilité résulte du maintien de l’inflation autour de
3 %, afin de défendre le taux de change fixe du franc CFA avec
l’euro. Or, cette stratégie a coûté cher aux économies africaines :
les Banques centrales ont été obligées d’adopter des politiques
monétaires restrictives, calquées sur celles de la Banque centrale
européenne (BCE).
Depuis 2010, la BCEAO a décidé de donner la priorité à la « sta-
bilité des prix », en supprimant le concours qu’elle accordait aux
États membres à hauteur de 20 % de leurs recettes budgétaires de
l’année précédente. Cela s’est traduit par un contrôle étroit du crédit
et le refus de financer les déficits budgétaires, obligeant les États
à recourir aux marchés financiers régionaux ou internationaux, et
contribuant de la sorte à aliéner davantage leur souveraineté et à
renforcer leur dépendance extérieure.
La dette commerciale a explosé ces dernières années, avec
les conséquences que l’on observe aujourd’hui. Selon la Banque
africaine de développement (BAD), la part de la dette commerciale
dans la dette extérieure de l’Afrique a plus que doublé entre 2000
et 2019 : passant de 17 % à 40 % de la dette totale ! Les bailleurs
privés sont devenus les principaux créanciers du continent (BAD,
2021). La pertinence du ciblage de l’inflation a été remise en cause,
surtout dans des pays en développement, et au vu du contre-
exemple de pays comme le Ghana, le Nigeria ou l’Éthiopie qui ont
enregistré des taux de croissance plus élevés que ceux des pays
CFA, malgré une inflation atteignant les deux chiffres.
Si la priorité à la stabilité des prix coûte cher aux pays africains,
en revanche, elle bénéficie largement aux entreprises de la France
et des autres pays de la zone euro. En effet, celles-ci ne sont pas
exposées au risque de change, ce qui préserve le pouvoir d’achat
de leurs investissements. En outre, la libre transférabilité des capi-
taux entre les pays africains et la France évite à ces entreprises le
contrôle des changes. Cela leur confère un accès privilégié aux res-
sources des pays du franc CFA. Ces privilèges expliquent l’achar-
nement de la France à maintenir en vie le franc CFA, sous une
44 / anticolonialisme(s)

forme ou une autre, et à torpiller le projet monétaire des pays de la


CEDEAO, comme on le verra plus loin.
Sur les quatorze pays africains utilisant le franc CFA, dix sont
classés comme « pays les moins avancés » (PMA). Certes, le franc
CFA n’est pas le seul facteur explicatif, mais il n’a en rien contribué
au développement de ces pays. Au contraire, il en est l’un des obs-
tacles majeurs.

Symbole de servitude
La publication du livre collectif Sortir l’Afrique de la servitude
monétaire. À qui profite le franc CFA ? (Kako et col., 2016) avait re-
lancé le débat sur la nature et le rôle du franc CFA en Afrique. Mais
celui-ci ne date pas d’aujourd’hui, comme le montre surtout le livre
de Joseph Tchundjang Pouémi, publié il y a plus de quarante ans :
Monnaie, servitude et liberté : la répression monétaire de l’Afrique
(Jeune Afrique, 1981).
La monnaie est fondamentalement une question politique, au
cœur des luttes pour l’indépendance et la souveraineté des nations,
comme le reconnaissait Édouard Balladur, ancien Premier ministre
français et architecte de la dévaluation du franc CFA : « La monnaie
n’est pas un sujet technique mais politique, qui touche à la souve-
raineté et à l’indépendance des Nations ». À sa création, le franc
CFA était un des instruments du « Pacte colonial », l’un des piliers de
l’empire colonial français en Afrique. Selon le professeur Tchétché
N’Guessan (2001), « Dans le pacte colonial, la colonie devient un
moyen d’enrichir la métropole ainsi qu’un atout pour lui donner
poids et prestige dans le concert des pays les plus forts ».
Après les « indépendances » formelles, le pacte colonial s’est mué
en pacte néocolonial. Les relations de domination sont restées les
mêmes, à la différence que les nouveaux·elles administrateur·trices
des néocolonies sont des Africain·es, souvent choisi·es par la
France ou ayant sa bénédiction. Les économies africaines restent
extraverties, c’est-à-dire tournées vers les besoins de l’ex-métro-
pole, et leurs secteurs clés contrôlés par les entreprises de celle-ci.
Ainsi, le franc CFA et les accords commerciaux continuent-ils de
jouer le même rôle que pendant le pacte colonial. C’est pour mettre
fin à cette situation que la bataille a été engagée depuis de nom-
breuses années pour promouvoir une monnaie souveraine. Et cette
bataille s’est faite dans le cadre du projet de monnaie unique de la
CEDEAO.
le franc cfa : instrument de développement ou symbole de servitude ? / 45

Bataille pour la souveraineté monétaire


La souveraineté monétaire est aujourd’hui au cœur des luttes
pour l’indépendance économique de l’Afrique. L’Union africaine
(UA) a lancé son projet de monnaie unique africaine, à laquelle ad-
hère la quasi-totalité des banques centrales du continent. Mais cette
bataille a surtout connu des avancées significatives en Afrique de
l’Ouest, dans le cadre du projet de monnaie unique de la CEDEAO.
Le succès de ce projet permettrait de mettre fin à la tutelle de la
France sur les économies de ses anciennes colonies.
Dans un de ses ouvrages de référence, l’ex-président du Ghana,
Kwame Nkrumah (1973), éminent leader visionnaire et figure de
proue du panafricanisme, disait : « Notre indépendance sera dénuée
de sens si nous ne nous en servons pas pour obtenir l’indépen-
dance et le libre gouvernement économique et financier. Pour y par-
venir, la création d’une banque centrale par le gouvernement est
une nécessité absolue. »
Ainsi, sans souveraineté économique et monétaire, l’indépen-
dance politique est une indépendance formelle, fictive, voire un
leurre. Dans plusieurs pays africains, les politiques économiques et
sociales sont pratiquement dictées par des institutions et des puis-
sances extérieures, appelées « partenaires du développement ». On
a encore en mémoire les désastres économiques et sociaux causés
par les programmes d’ajustement structurel de la Banque mondiale
et du Fonds monétaire international (FMI) ; deux institutions qui
continuent d’orienter les politiques économiques de plusieurs pays
africains.
En réalité, la souveraineté économique doit être le soubasse-
ment de la vraie indépendance politique. Et la souveraineté mo-
nétaire est un des éléments clés de la souveraineté économique,
qui permet de servir les objectifs de développement. La monnaie
constitue donc un symbole de pouvoir et de souveraineté, dont elle
est, au même titre que l’hymne national ou le drapeau, l’un des attri-
buts. Or, comme le dit si bien Rémy Herrera (2022), les francs CFA
« ne sont que des extensions actuelles de l’euro en terre africaine,
comme elles l’étaient auparavant pour le franc français… ».
Les pays africains n’ont aucun contrôle sur le franc CFA. Ils ne
peuvent pas l’utiliser comme instrument de politique économique
en cas de chocs exogènes ou de fluctuations des prix des matières
premières. Ils n’ont aucun pouvoir sur le changement de parité du
franc CFA, comme l’a illustré la dévaluation de 1994, décidée à
46 / anticolonialisme(s)

Paris et imposée aux États africains impuissants. Ces derniers n’ont


pas non plus de pouvoir sur le contrôle des changes, du fait de la
libre transférabilité avec la France.
En outre, la formulation des objectifs de politique monétaire au
sein de la BCEAO est désormais entre les mains « d’expert·es »
coopté·es au sein du CPM. Auparavant, c’étaient les ministres,
représentant leurs gouvernements, qui définissaient la politique mo-
nétaire. Ainsi, même le semblant de souveraineté qui appartenait
aux États leur a été arraché.

Projet de monnaie unique de la CEDEAO


La CEDEAO a été créée le 28 mai 1975. Son but est de promou-
voir la coopération et l’intégration avec, pour objectif ultime, de créer
une union économique et monétaire ouest-africaine. Elle compte
aujourd’hui quinze États membres3. En 2020, selon la BAD le pro-
duit intérieur brut (PIB) global de la CEDEAO était de 675 milliards
de dollars [628 milliards d’euros], dont 63,6 % venant du Nigeria !
L’économie de la CEDEAO représentait environ 28 % de celle du
continent.
En 2021, la population de la CEDEAO était d’environ 384 mil-
lions – presque le tiers de la population africaine –, dont 211 mil-
lions, soit 55 %, vivaient au Nigeria. C’est pour accélérer son in-
tégration économique que le projet de monnaie unique avait été
lancé au milieu des années 1980. L’un des avantages de la mon-
naie unique est d’éliminer l’obstacle monétaire – les coûts de tran-
sactions dans le commerce intrazone – au processus d’intégration
régionale et de faciliter l’expansion des échanges entre les États.
Un autre avantage est d’être un instrument au service de l’industria-
lisation, en permettant d’envisager des politiques de transformation
structurelle des économies locales.
Pour les pays utilisant le franc CFA, la monnaie unique consti-
tuerait la solution pour mettre fin à tous les liens de sujétion et de
domination de la France. Mais le chemin est parsemé d’embûches.
Il y a des obstacles sur le plan économique, avec les critères de
convergence, et sur le plan politique, avec les manœuvres de la
France et de ses laquais, comme le président ivoirien Alassane
Ouattara.

3. Bénin, Burkina Faso, Cap-Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée-Bissau, Guinée,
Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo.
le franc cfa : instrument de développement ou symbole de servitude ? / 47

Les critères de convergence macroéconomique, inspirés de


ceux de l’UE pour le passage à l’euro, se sont avérés en déphasage
complet avec les économies africaines, dont le niveau de dévelop-
pement est très différent de celui de l’Europe. Les pays membres
de la CEDEAO n’ont jamais réussi à se conformer aux critères de
convergence, qui ont été suspendus quand la pandémie du corona-
virus a affecté leurs économies.
Un autre obstacle majeur a été l’instabilité politique de plusieurs
États, qui s’est illustrée par des guerres civiles et des coups d’État.
Mais, il y a surtout le manque de volonté politique, qui s’est mani-
festé à deux niveaux : l’absence de courage de faire le pas vers
une monnaie unique, avec tout ce que cela implique comme ajuste-
ments, et la non-reconnaissance, compte tenu de son poids écono-
mique et démographique, du leadership du Nigeria.
Un pas décisif cependant semblait avoir été franchi lors du som-
met d’Abuja de juin 2019. Lors de ce sommet, une série de déci-
sion furent adoptées à l’unanimité : la future monnaie unique serait
l’« éco » et entrerait en vigueur au cours de l’année 2020 ; la future
Banque centrale serait de type fédéral et le régime de change serait
flexible, avec un ciblage de l’inflation globale, comme cadre de la
politique monétaire.
Ces décisions furent bien accueillies par l’opinion publique, au-
delà même des frontières de l’Afrique de l’Ouest. Mais l’espoir fut
de courte durée, avec l’accord signé à Abidjan en décembre 2019
entre le président ivoirien, Alassane Ouattara, et le président fran-
çais, Emmanuel Macron. Selon cet accord, le CFA s’appellerait
l’« éco » en 2020, il garderait un taux de change fixe avec l’euro
et la France jouerait le rôle de garant. En outre, il serait mis fin
au dépôt des réserves de change de la BCEAO au Trésor fran-
çais, les représentant·es de la France au sein des instances de
la BCEAO partiraient et seraient remplacés par des « expert·es
internationaux·ales », choisi·es par la France, la BCE et la BCEAO.
En fait, avec cet accord, la France cherche à empêcher ou re-
tarder l’avènement de la monnaie unique de la CEDEAO, en élar-
gissant le cercle des pays utilisant le franc CFA à quelques États
anglophones, et en tentant d’isoler le Nigeria des autres pays de
la CEDEAO. Au vu de son poids économique et démographique,
aucun processus d’intégration en Afrique de l’Ouest n’est possible
sans le Nigeria. D’ailleurs, l’accord Macron-Ouattara avait suscité
48 / anticolonialisme(s)

une vive condamnation de la part des pays non-CFA et une certaine


tension entre États CFA et non-CFA.
Le 10 décembre 2020, l’Assemblée nationale française a adopté
le projet de loi entérinant la nouvelle convention monétaire entre
la France et les pays de l’UEMOA. Ce projet de loi vise, dit-on, à
« rénover » les relations entre la France et ses anciennes colonies ;
c’est-à-dire à « rénover » la servitude des pays africains.

Quel avenir pour le projet de la CEDEAO ?


Les manœuvres de la France et les conséquences de la pan-
démie du coronavirus ont entraîné le gel des décisions prises par
la CEDEAO en juin 2019. La nouvelle date pour l’adoption de
la monnaie unique a été renvoyée à 2027. Mais, il n’est pas sûr
que cette échéance soit respectée. La plupart des économies de
la Communauté sont dans une situation de plus en plus difficile :
l’inflation est à son plus haut niveau et s’accompagne de déficits
budgétaires de plus en plus élevés. En outre, le contexte mondial
se complique davantage, se montrant peu favorable aux économies
africaines.
Lors du colloque international organisé à Lomé en mai 2021, les
participant·es ont clairement indiqué qu’une monnaie commune est
la meilleure option pour la CEDEAO. Par ailleurs, le combat pour
la souveraineté monétaire n’est pas limité à l’Afrique de l’Ouest.
L’Afrique de l’Est envisage également une monnaie commune à
l’horizon 2026. Ces initiatives régionales vont toutes dans le sens
du renforcement et de l’accélération de l’intégration continentale, qui
représente l’un des grands objectifs de l’Agenda 2063 de l’UA, visant
à construire « l’Afrique que nous voulons », c’est-à-dire « une Afrique
intégrée, prospère et pacifique, dirigée par ses propres citoyens et
représentant une force dynamique sur la scène internationale ».
Dans cette perspective, la monnaie de la CEDEAO donnerait
une grande impulsion aux projets monétaires de l’UA. Un projet
de coopération monétaire a déjà été lancé en 2002 entre quelque
quarante banques centrales africaines, dans le but de créer une
Banque centrale continentale et un Fonds monétaire africain.
Parallèlement, un système de paiements et de règlements panafri-
cain a été mis en place en 2022 par la Banque export-import afri-
caine, plus connue sous le nom d’Afreximbank. Ce système vise à
encourager l’utilisation des monnaies africaines pour renforcer le
commerce intra-africain.
le franc cfa : instrument de développement ou symbole de servitude ? / 49

Ces initiatives vont contribuer au processus de « dédollarisa-


tion » en cours à l’échelle mondiale. En effet, parmi les obstacles
majeurs à l’intégration africaine se trouve la dépendance à l’égard
des devises étrangères, en ce compris dans les échanges entre
pays africains. Si cet obstacle était levé, l’Afrique pourrait mettre en
œuvre, dans de meilleures conditions, son Agenda 2063

Conclusion
La question de la souveraineté et de l’indépendance est au cœur
du débat sur la monnaie. Cela explique le combat mené depuis plu-
sieurs années contre le franc CFA, héritage colonial et symbole de
servitude pour les pays africains.
Certains médias et politiques en France ont tendance à mettre
ce combat sur le compte de la montée de « sentiments antifrançais »
en Afrique. Cela relève de la propagande. Et, pour corser celle-ci,
ils attribuent cette lutte ou le rejet de l’intervention militaire française
au Burkina Faso et au Mali à l’influence croissante de la Russie en
Afrique. Voir les choses ainsi est une grossière erreur ! Ce qui se
passe dans le Sahel est plutôt l’expression du rejet de la politique de
domination et d’arrogance de l’État néocolonial français, incarnée
par le président Emmanuel Macron.
Quelles que soient les manœuvres de la France et de ses
laquais, les jours du franc CFA sont comptés. D’autant plus que
le combat contre celui-ci s’insère dans une lutte plus large, sur le
plan régional et continental, visant à recouvrer la souveraineté de
l’Afrique.

Bibliographie
BAD (2021), Annuaire statistique 2021, Abidjan, Côte d’Ivoire.
Colloque de Lomé (2021), Déclaration de Lomé : Une feuille de route pour la création de
la monnaie ECO/CEDEAO.
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Genève, éditions CETIM.
Kako N. et col. (2016), Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc
CFA ?, Paris, La Dispute.
N’Guessan T. (2001), « La zone franc : essai de bilan économique et institutionnel », dans
H. Ben Hammouda et M. Kassé. (dir.), L’avenir de la zone franc, Codesria/Karthala,
Dakar-Paris.
Nkrumah K. (1973), Le néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme, Paris, Présence
africaine.
Pigeaud F. et S. Ndongo Samba (2018), L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire
du franc CFA, Paris, La Découverte.
alternatives sud, vol. 30-2023 / 51

Colonisation énergétique du Sahara occidental1

Joanna Allan, Mahmoud Lemaadel, Hamza Lakhal2

L’énergie renouvelable a contribué à la reprise de


la guerre au Sahara occidental. Son exploitation
et l’infrastructure nécessaire ont affecté le quoti-
dien des Sahraoui·es et consolidé l’occupation,
en créant des liens de dépendance matériels entre
le Maroc, les pays extérieurs et leur pays. L’« éner-
gopolitique », soit l’interconnexion de l’énergie et
du pouvoir, s’est traduite par la prise en main du
territoire par et pour l’énergie.

Le Sahara occidental fut colonie espagnole jusqu’en


1975, date à laquelle l’Espagne le vendit au Maroc et à la Mauritanie,
en échange d’un accès continu aux pêcheries du pays et du par-
tage des bénéfices tirés des mines de phosphate. Le Maroc af-
firme qu’avant la colonisation espagnole, le « Sahara espagnol »
lui appartenait ; une affirmation réfutée par les Sahraoui·es et par
la Cour internationale de justice en 1975. Lors de l’invasion des
troupes marocaines, les civil·es sahraoui·es fuirent vers des camps
de réfugié·es en Algérie. C’est là que le mouvement de libération, le
Front Polisario, créa un État en exil : la République arabe sahraouie
démocratique. Quelque 180 000 personnes y vivent aujourd’hui.
Les Sahraoui·es qui n’ont pu fuir vivent sous occupation ma-
rocaine depuis quarante-cinq ans. Les ONG des droits humains

1. Version réduite d’un article paru dans Antipode (https://onlinelibrary.wiley.com/


journal/14678330), vol. 54, n° 1, sous le titre : « Oppressive Energopolitics in Africa’s Last
Colony : Energy, Subjectivities, and Resistance ».
2. Respectivement chercheuse au Center for International Development de l’Université
de Northumbria et militante auprès du Western Sahara Resource Watch ; chercheur indé-
pendant et militant, cofondateur de la Fondation Nushatta pour les médias et les droits
humains ; poète sahraoui et militant, doctorant en anthropologie à l’Université de Durham.
52 / anticolonialisme(s)

décrivent cette zone occupée comme l’un des pires endroits au


monde en matière de libertés politiques. Les Sahraoui·es qui y
vivent sont séparé·es des Sahraoui·es des camps de réfugié·es par
un mur construit par le Maroc. Aucun mur militaire n’a été aussi
longtemps actif. Le Polisario et le Maroc ont été en guerre jusqu’en
1991. Un cessez-le-feu a ensuite été négocié par l’ONU, tout comme
la promesse d’un référendum d’autodétermination. Mais aujourd’hui
encore, le Maroc y est opposé, afin de pouvoir exploiter les énormes
ressources naturelles du Sahara occidental, comme le phosphate,
la pêche, le sable, les produits agricoles, les énergies renouvelables
et le pétrole.
Le Polisario a demandé, à de multiples reprises, une interven-
tion onusienne, afin de mettre fin à ce pillage des ressources. En
2002, un avis juridique des Nations unies a établi que cette exploi-
tation, sans le consentement des Sahraoui·es, était illégale. Ces
cinq dernières années, la Haute Cour de justice d’Angleterre et
du Pays de Galles, la Cour de justice de l’Union européenne – à
quatre reprises – et la Haute Cour d’Afrique du Sud sont arrivées à
la même conclusion. Des recherches (Kingsbury, 2015) et des aver-
tissements formulés par la population n’ont pas été pris en compte
et c’est, sans surprise, que le 13 novembre 2020, la guerre entre
le Polisario et le Maroc a repris, après que l’armée marocaine ait
ouvert le feu sur des manifestant·es sahraoui·es du côté du mur
contrôlé par le Polisario, dans une zone démilitarisée.
L’énergie, notamment renouvelable, a contribué à la reprise
de la guerre au Sahara occidental. Son exploitation et l’infrastruc-
ture qui lui est nécessaire (les câbles, les lignes de distribution, les
câbles sous-marins, etc.) ont affecté le quotidien des Sahraoui·es et
consolidé l’occupation, en créant des liens matériels entre le Maroc,
le Sahara occidental et d’autres pays extérieurs.

Recherches sur l’énergie, le pouvoir et le colonialisme


Des études récentes ont démontré comment l’énergie influence
la politique et les rapports de pouvoir à l’échelle mondiale (Luque-
Ayala et Silver, 2016). Dans certains contextes, les mouvements so-
ciaux militent pour l’émancipation énergétique (Angel, 2017), mais
un grand nombre de recherches révèlent l’utilisation peu progres-
siste qui est faite de l’infrastructure énergétique. En s’appuyant sur
le cas du Mozambique, Kirshner et col. (2020) soulignent comment
colonisation énergétique du sahara occidental / 53

les perceptions des paysages énergétiques reflètent les rapports


sociaux de domination.
Power et Kirshner (2019) considèrent les technologies et les
infrastructures électriques comme un « terrain politique ». Ils sou-
tiennent que leur développement à grande échelle est un moyen
pour l’État de démontrer sa présence et d’enrôler des citoyen·nes
dans des projets de modernisation et de développement. Plus préci-
sément, les auteurs affirment que l’électrification permet à l’État de
s’assurer la participation de la population, comme consommatrice,
dans le cadre d’un développement capitaliste néolibéral. Les notions
de citoyenneté et d’identité sont intégrées dans l’infrastructure et
l’infrastructure publique est une représentation locale de l’État. De
même, les interactions quotidiennes des usager·ères avec l’infras-
tructure électrique influencent leur positionnement critique à l’égard
de l’État et affectent leurs conditions de citoyen·nes.
D’autres études axées sur les pays du Sud soulignent les impli-
cations coloniales de telles politiques de pouvoir. Enns et Bersaglio
(2020) affirment que les grands projets d’infrastructure en Afrique
de l’Est reproduisent des héritages coloniaux. De la même façon,
Power et col. (2016) considèrent que les développements d’infras-
tructures énergétiques, socialement et spatialement inégaux, au
Mozambique et en Afrique du Sud, risquent de perpétuer une géo-
graphie coloniale du réseau électrique, car ils favorisent les entre-
prises et les élites au détriment des ménages et des communautés.
Au Mexique, le développement des énergies renouvelables
mené par des conglomérats d’entreprises affecte les vies et les
terres des communautés indigènes et démontre que l’« énergie
verte » n’est pas « propre » en matière de droits humains (Dunlap,
2019). Les « solutions » au changement climatique reposent souvent
sur la dépossession et la violence. C’est ce que Meredith DeBoom
(2021) nomme la « nécropolitique climatique ».
Notre article se base sur cette littérature qui analyse la puis-
sance coloniale et étatique des systèmes énergétiques, mais se
concentre sur un sujet qui a reçu moins d’attention : la façon dont la
population colonisée vit et perçoit le système énergétique et com-
ment cela influence, à son tour, sa position vis-à-vis de ce système.
Le concept d’« énergorégime » s’avère utile dans la poursuite de
telles réflexions.
Le concept d’« énergopouvoir » de Boyer (2017) peut être dé-
fini comme « une généalogie alternative du pouvoir moderne » qui
54 / anticolonialisme(s)

« repense le pouvoir politique à travers la double analyse de l’élec-


tricité et des combustibles ». Tout comme le biopouvoir de Foucault
est une manière d’exercer le pouvoir pour assujettir les corps et
contrôler les populations, l’énergopolitique va au-delà de l’analyse
de la seule politique énergétique pour explorer la manière dont
l’énergie, les combustibles et l’électricité sont utilisés pour gouver-
ner les populations et produire des subjectivités.
Avec le passage au pétrole comme combustible, qui nécessite
une force de travail moins importante et dont l’infrastructure est
moins vulnérable au sabotage, les possibilités d’action ont disparu.
De plus, les Sahraoui·es, victimes de discriminations sur le marché
du travail et minoritaires dans leur propre pays, ne disposent pas
des outils des travailleur·euses historiques du charbon. Pourquoi et
comment résister ? Les régimes énergopolitiques coloniaux et op-
pressifs – tel que le Sahara occidental occupé – favorisent l’émer-
gence de subjectivités antagonistes qui résistent au régime.

Politique étrangère du régime « énergopolitique »


En 2015, la société britannico-irlandaise San Leon a été la pre-
mière à forer au Sahara occidental à la recherche de pétrole. Les
compagnies n’en ont pas, à ce jour, trouvé de quantités suffisantes
pour un usage commercial. Le Maroc dépend presque entière-
ment des importations énergétiques en provenance d’Espagne ou
­d’Algérie, mais prévoit toutefois d’atteindre l’autosuffisance tant
désirée grâce aux énergies renouvelables. Pour cela, il se rend – et
nous soulignons l’utilisation de la forme réflexive du verbe – dépen-
dant du Sahara occidental occupé.
Cette situation fait écho à des situations similaires dans d’autres
contextes coloniaux. Gaza est ainsi liée à Israël à travers les infras-
tructures électriques et hydrauliques (Jabary, 2011). Cependant,
tandis qu’Israël force la dépendance de Gaza par la violence in-
frastructurelle, le Maroc se rend lui-même partiellement dépendant
du Sahara occidental. L’énergie joue un rôle diplomatique pour le
Maroc et prolonge le colonialisme marocain au Sahara occidental
en termes matériels et imaginaires.
Le Sahara occidental est raccordé au réseau marocain via une
interconnexion dans sa capitale Laâyoune. Une ligne électrique à
très haute tension entre Laâyoune et la ville de Dakhla (également
au Sahara occidental) est aussi en construction. Le Maroc espère
ainsi que son réseau sera connecté à celui de la Mauritanie. À l’aide
colonisation énergétique du sahara occidental / 55

de ces artères électriques, le Maroc prévoit d’exporter des énergies


renouvelables vers l’Afrique de l’Ouest.
Le transport vers le marché intérieur européen (une feuille de
route a été signée à la COP22) passera par les connexions sous-
marines existantes et futures vers l’Espagne, le Portugal et peut-
être le Royaume-Uni. Pour ce dernier, un câble sous-marin de 3
GW serait installé entre ce pays et « le Sahara », ce qui permettrait
de produire assez d’énergie pour répondre à 6 % de la demande du
Royaume-Uni (Boulakhbar et col., 2020).
Les implications pour le droit à l’autodétermination des
Sahraoui·es sont énormes. Outre les bénéfices financiers pour le
Maroc, ces exportations rendraient non seulement le Maroc, mais
aussi les marchés européens et ouest-africains dépendants de
l’énergie produite au Sahara occidental occupé. Cette dépendance
fabriquée est politiquement chargée. Comme l’a fait remarquer
Klinger (2017) à propos des enjeux politiques de l’extraction des
terres rares, ces développements énergétiques vont au-delà de la
production d’énergie : ils renforcent une revendication coloniale sur
des terres contestées et impliquent des puissances étrangères. En
d’autres termes, le régime marocain utilise l’énergie pour recruter
des alliés pour son projet colonial.
En ce qui concerne la connexion à la Mauritanie, celle-ci consti-
tue une porte d’entrée vers le marché africain. L’énergie est au cœur
de la politique étrangère du Maroc en Afrique. Le royaume marocain
a rejoint l’Union africaine en 2017. Il cherche désormais à accroître
son rôle sur la scène africaine et se sert de l’énergie comme un
soft power (Bennis, 2019). Dans le même temps, le Maroc plani-
fie de construire un gazoduc vers le Nigeria, reliant ainsi tous les
pays de la côte ouest-africaine au gaz nigérian. Cette perspective
a conduit ce pays partenaire à adoucir sa position pro-Polisario. En
outre, l’ONEE, l’entreprise publique marocaine d’électricité et d’eau,
a fourni de l’assistance technique et une expertise dans le cadre de
projets d’infrastructure électrique au Sénégal, en Gambie, au Sierra
Leone, en Guinée Conakry, au Cap-Vert, au Tchad et au Mali.
La publication présentée par le Maroc à la COP22, ONEE au
Maroc et en Afrique, souligne la place prise par l’énergie dans les
efforts diplomatiques du pays pour obtenir un soutien à son occu-
pation dans les pays africains traditionnellement favorables au
Polisario et à l’indépendance du Sahara occidental (ONEE, 2016).
Si la définition la plus répandue de la « diplomatie énergétique »
56 / anticolonialisme(s)

est l’utilisation par les exportateurs de la politique étrangère pour


sécuriser les marchés énergétiques à l’étranger (Goldthau, 2010),
on observe, dans le cas du Maroc, une promesse de contributions
futures à l’approvisionnement énergétique des régions voisines en
échange de la reconnaissance de son occupation illégale.
Les énergies renouvelables jouent également un rôle diploma-
tique en faveur de l’occupation illégale du Maroc, et ce bien au-delà
des pays qui bénéficieront de ces exportations. En effet, le Maroc
est régulièrement félicité d’être un pionnier dans la transition éner-
gétique. Le roi Mohammed VI ne se sert-il pas du développement
des énergies renouvelables pour « greenwasher » son occupation
militaire du Sahara occidental ? En matière de relations internatio-
nales, les investissements du Maroc dans les énergies renouve-
lables sont une source de soft power qui lui permet d’y jouer un rôle
plus affirmé.
Que l’énergie produite au Sahara occidental occupé soit issue
de sources renouvelables ou de combustibles fossiles ne change
pas fondamentalement la donne quant à la colonialité et à la nature
oppressive de l’énergorégime. Toutefois, les énergies renouvelables
contribuent à donner une image positive du Maroc (Dunlap, 2019).
Le Maroc vise, d’ici 2030, à tirer 52 % de son énergie de sources
renouvelables, grâce au Plan solaire marocain et au Programme
éolien intégré (ONEE, 2016). Des centrales implantées dans le
Sahara occidental occupé fourniront 30 % de la capacité envisagée
du Plan solaire marocain (WSRW, 2016). En outre, deux parcs éo-
liens fourniront la moitié de la capacité prévue du Programme éolien
intégré (WSRW, 2020b). Une enquête est en cours pour vérifier le
potentiel de production d’énergie géothermique de la région.
Sur cinq parcs éoliens situés au Sahara occidental, quatre ap-
partiennent à la compagnie Nareva du roi du Maroc, dont le parc de
Foum el Oued (50 W). Tout comme en Inde, où des parcs éoliens
alimentent la centrale nucléaire contestée de Kudankulam (Kaur,
2021), ce parc éolien fournit actuellement 100 % de l’énergie néces-
saire à la mine voisine de Phosboucraa (OCP, 2020), une source
majeure de phosphate à l’échelle mondiale.
Les entreprises clientes sont clairement favorisées en ce qui
concerne l’énergie produite par les parcs éoliens existants, comme
c’est le cas pour les grands projets énergétiques au Mozambique et
en Afrique du Sud (Power et col., 2016). Le lieu d’implantation pré-
vu pour la nouvelle infrastructure solaire est Dakhla. Cette centrale
colonisation énergétique du sahara occidental / 57

sera construite à côté de serres industrielles appartenant au roi, à


des membres du makhzen et à des conglomérats français (Africa
Intelligence, 2020). Ces serres sont responsables de l’assèchement
à grande échelle des puits sous-marins, vitaux pour les nomades
sahraoui·es.
Comme Ojeda García et Suárez Collado (2016) le font remar-
quer, le Maroc investit dans les infrastructures publiques au Sahara
occidental pour légitimer son occupation. En effet, les autorités re-
prennent à leur compte la vieille rengaine européenne qui consiste
à justifier le colonialisme en développant des infrastructures au pro-
fit des populations indigènes. « Le Maroc est bienveillant, il déve-
loppe ses provinces du sud », voici ce qui est couramment entendu.
Les entreprises étrangères du secteur s’alignent sur ce discours,
ainsi que des centaines d’autres impliquées dans l’exploitation des
ressources naturelles.
Siemens, qui participe activement au développement des cinq
parcs éoliens, adhère à cette rhétorique de la modernité pour jus-
tifier ses activités. Sur son site web, on peut lire : « Le Maroc se
prépare pour l’avenir grâce à un plan de développement durable
qui rendra le pays plus autonome sur le plan énergétique. » Ou
encore : « Siemens aide le Maroc à tirer le meilleur parti de ses res-
sources pour produire, soutenir et développer des projets, allant des
parcs éoliens et des centrales solaires aux industries manufactu-
rières ainsi qu’au développement durable d’infrastructures vitales.
L’ingéniosité au service de la vie. »
Comme Jabary Salamanca (2011) l’explique, les réseaux de
distribution d’énergie jouent un rôle crucial dans la construction
discursive d’un territoire, car ils relient des régions à la fois politi-
quement et physiquement. Ainsi, Siemens contribue à la colonisa-
tion du Sahara occidental par le Maroc d’un point de vue matériel
et discursif. L’énergie joue un rôle diplomatique clé et s’entremêle
avec la politique dans un régime énergopolitique qui repose sur
des entreprises étrangères alliées. Ce régime peut être considéré
comme oppressif car, d’une part, il porte préjudice aux Sahraoui·es
en leur imposant une occupation militaire et, d’autre part, il privilégie
un autre groupe, les citoyen·nes marocain·es.
58 / anticolonialisme(s)

Perception du régime énergopolitique et violences


physiques
La question énergétique a gagné en visibilité et est désormais
perçue par les Sahraoui·es comme un dangereux vecteur de poli-
tiques coercitives. Elle renvoie à la présence d’un régime énergo-
politique oppresseur au Sahara occidental occupé. Les personnes
interrogées sont unanimes : ces développements énergétiques ne
présentent aucun avantage pour les Sahraoui·es. Les bénéfices de
l’exploitation des ressources naturelles reviennent au Maroc (sur-
tout à des colons aisés, à d’anciens militaires de haut rang et à
des membres du gouvernement), ainsi qu’à une minorité de riches
familles sahraouies qui entretiennent des liens étroits avec les
autorités marocaines. L’infrastructure énergétique est considérée
comme un moyen pour financer des réseaux de patronage, afin de
s’assurer l’allégeance des élites au roi et à l’occupation marocaine.
De manière générale, les personnes questionnées ont exprimé
une opinion positive à l’égard des énergies renouvelables en géné-
ral, mais s’opposent à leur développement au Sahara occidental
occupé, en raison du « colonialisme et de l’occupation du Maroc ».
Plusieurs d’entre elles désignent le roi comme étant à l’origine des
développements énergétiques, ce qui en dit long car, lorsque l’in-
frastructure est liée à l’État, elle apparaît souvent comme un sym-
bole du pouvoir gouvernemental. En identifiant aussi les promoteurs
comme des « multinationales étrangères », les Sahraoui·es pointent
la colonialité de l’énergorégime.
Les problèmes d’approvisionnement et les coûts prohibitifs de
l’énergie ont entraîné une « altérisation » des Sahraoui·es et un
rejet, de leur part, de la citoyenneté marocaine. Le développement
des énergies renouvelables est accueilli avec dédain, en grande
partie pour des raisons nationalistes sahraouies. Et les promoteurs
de ce développement sont vus comme des coloniaux, perpétuant
l’occupation. Par conséquent, le régime énergopolitique oppressif
alimente les questions d’identité et de résistance. Des opposant·es
ont été la cible de violences physiques, ont perdu leur emploi ou
ont vu leur salaire baisser, ont reçu des menaces ou encore ont
été interdits de voyager. Cette violence est révélatrice d’une situa-
tion de nécropolitique climatique (DeBoom, 2021) par laquelle les
Sahraoui·es subissent des violences au nom de la lutte contre le
changement climatique (Allan, 2016).
colonisation énergétique du sahara occidental / 59

Conclusion
Cet article a défini le système énergétique marocain au Sahara
occidental occupé comme un « énergorégime » oppressif et colo-
nial, qui vise à discipliner les citoyen·nes et favoriser un certain type
de subjectivités. Les Sahraoui·es qui vivent sur ce territoire sont
conscient·es que l’infrastructure énergétique est un vecteur de pou-
voir de l’occupation marocaine et de ses entreprises partenaires.
L’occupation s’immisce dans le quotidien des foyers sahraouis
et façonne les conditions d’existence par le biais (ou l’absence)
des câbles électriques. Les Sahraoui·es considèrent les coupures
d’électricité comme une sanction du régime vis-à-vis de leur com-
munauté ; régime qui maintient l’ignorance de ses manœuvres mili-
taires, qui combat toute affirmation d’identité nationale, qui pratique
l’intimidation, qui applique un blocus médiatique de telle sorte que
les « nouvelles » du Sahara occidental n’atteignent pas « le monde
extérieur », etc.
Des milliers de Sahraoui·es n’ont pas les moyens de payer leur
accès au réseau énergétique. Certain·es, grâce à des branchements
pirates, arrivent à exploiter de façon opportuniste les faiblesses du
réseau à leur propre avantage, ce qui peut être considéré comme
une forme individuelle de réparation ou comme un appel collectif
en faveur d’une énergie gratuite pour les personnes marginalisées.
Pour celles et ceux dont les habitations sont connectées légale-
ment au réseau, l’« accès » ne signifie pas pour autant « utilisation
libre ». Les coûts sont prohibitifs et provoquent des manifestations.
En outre, les discriminations ethniques font que les emplois dans
le secteur de l’énergie sont presque exclusivement réservés aux
colons marocains, attisant plus encore la contestation.
La justice énergétique est inextricablement liée à l’autodétermi-
nation. Les fournisseurs d’énergie, étroitement liés à l’État et au roi
du Maroc, sont considérés comme des mandataires de l’occupa-
tion marocaine. Les promoteurs étrangers sont méprisés, car vus
comme des agents du colonialisme et de l’occupation. Le combat
quotidien du peuple sahraoui en matière d’énergie témoigne de son
attitude critique à l’égard du régime marocain et de ses conditions
de vie en tant que peuple occupé.
Le régime énergopolitique oppressif suscite un rejet de la
citoyenneté marocaine, tout en nourrissant simultanément les re-
vendications nationalistes et la résistance des Sahraoui·es. Mais,
pour les Sahraoui·es, contester le fonctionnement de ce régime en
60 / anticolonialisme(s)

protestant contre les entreprises étrangères qui le soutiennent, c’est


risquer la dépossession économique et les violences physiques ; la
prison à vie pour les récidivistes. Prison où l’électricité de ce régime
énergopolitique sert aussi à torturer les corps.
Traduction de l’anglais : Jennyfer Colle et Larissa Tabruyn

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Amérique latine
alternatives sud, vol. 30-2023 / 65

Amérique latine : essor et déclin de la doctrine


Monroe1

Claudio Katz2

Précepte défensif, ferment de la croisade anti-


communiste pendant la guerre froide, la doctrine
Monroe fut aussi le principe directeur des États-
Unis pour évincer ses concurrents et bétonner
sa domination continentale. Mais, au 21e siècle, à
l’heure de la présence chinoise en Amérique la-
tine, l’efficacité de cette doctrine tend à décroître
et Washington ne parvient pas à trouver la for-
mule pour rétablir son hégémonie.

Pendant deux siècles, la doctrine Monroe a assuré la


domination des États-Unis sur tout le continent américain. Elle
synthétise la stratégie des fondateurs de la plus grande puissance
contemporaine pour contrôler la région. Ce principe impose la ges-
tion du territoire par le Nord et l’éviction de tout concurrent au leader
yankee. Tous les responsables de la Maison blanche ont appliqué
et perfectionné cette approche.
Cette doctrine fut conçue à l’origine comme un outil défensif de
la puissance émergente pour contrer les ambitions du colonialisme
européen. Elle est née, en 1823, du rejet par le président des États-
Unis, James Monroe, d’une proposition d’action conjointe de son
pays, de la Grande-Bretagne et de la France pour bloquer les ten-
tatives espagnoles de reconquête. Ce rejet incluait déjà un principe

1. Article paru sur www.alai.info, 14 mars 2023, sous le titre : « Auge y ocaso de la doctrina
Monroe ».
2. Professeur à l’Université de Buenos Aires, chercheur au Conicet, membre de la Red de
Economistas de Izquierda, auteur notamment de La teoría de la dependencia, cincuenta
años después, Buenos Aires, Batalla de Ideas, 2019.
66 / anticolonialisme(s)

de suprématie sur le reste du continent, codifié sous la curieuse


appellation l’« Amérique aux Américains ». Cette expression n’impli-
quait pas la souveraineté de la population autochtone sur son ter-
ritoire, mais bien la substitution de la domination européenne par
l’administration états-unienne.
Cette proposition a conduit à la transformation de cette nation
émergente en puissance dominante dans la région. Monroe a pos-
tulé la légitimité de ce droit en raison du rôle initial joué par les
États-Unis dans l’indépendance du continent. Il a considéré que
cette antériorité conférait à son pays la responsabilité de comman-
der l’ensemble du développement régional. Au cours de la première
moitié du 19e siècle, la Grande-Bretagne, la France et l’Espagne
ont contesté cette prétention. Ils ont tenté d’empêcher l’expansion
du territoire états-unien ou de forcer sa partition, mais ils ont perdu
la bataille, qui s’est déroulée aux quatre coins de l’Amérique latine.

Début impérial
La doctrine Monroe a inspiré la définition même des fron-
tières des États-Unis par l’absorption de territoires appartenant à
la sphère hispano-américaine. Dès l’origine, cette dépossession a
constitué l’impulsion majeure à l’extension du nouveau pays vers
le sud, le poussant à considérer l’ensemble du continent comme
son propre espace. Le premier moteur de cette expansion états-
unienne a été la conquête de terres par les planteurs esclavagistes.
Ceux-ci avaient besoin en permanence d’étendre leurs champs,
afin d’accroître un mode de culture intrinsèquement extensif. Cette
forme d’exploitation précapitaliste remplaçant l’augmentation de la
productivité agricole par la simple multiplication des surfaces culti-
vées, l’acquisition de nouvelles terres était essentielle à la survie
des États confédérés du Sud des États-Unis.
Cet expansionnisme a accéléré la dépossession du Mexique,
qui a fini par perdre la moitié de son espace territorial originel. Cette
amputation a commencé par une révolte séparatiste et l’annexion du
Texas (1845), entraînant une guerre qui s’est réglée par la cessation
de territoires mexicains contre de l’argent. La puissance émergente
du Nord s’appropria, pour très peu de dollars, les vastes étendues
du sud-ouest qui ont donné leur forme définitive aux États-Unis.
Cette prise a déterminé les contours des frontières, mais n’a pas
entamé les ambitions du nouveau colosse à l’égard de son voisin
affaibli. Dans la seconde moitié du 19e siècle, les forces yankees
amérique latine : essor et déclin de la doctrine monroe / 67

sont entrées à d’innombrables reprises au Mexique pour neutraliser


les expéditions des rivaux européens. Ces incursions ont permis
de contrecarrer les prétentions espagnoles de reconquête et une
aventure française d’appropriation.
Au cours des premières décennies du siècle dernier, les Marines
sont également intervenus pour faire face aux conséquences de
la révolution mexicaine (1910-1917). Le centre de gravité de ces
incursions résidait moins dans la prétention expansionniste que
dans la volonté de réprimer les actions rebelles à la frontière du
nouvel empire. De la sorte, les troupes yankees anticipèrent le rôle
de gendarme international que le Pentagone allait jouer tout au long
du 20e siècle.
Un processus similaire était en cours à la même époque dans la
mer des Caraïbes. Après la prise de Porto Rico (1898) et les occu-
pations successives de Cuba (1906-1909), d’Haïti (1915-1934) et
de la République dominicaine (1916-1924), le géant du Nord s’ap-
prochait du rêve impérial d’une Méditerranée états-unienne. Cet
objectif ne fut cependant que partiellement atteint par l’absorption
de quelques îles et la domination effective d’une vaste configuration
maritime.
Washington s’empara des bureaux de douane de plusieurs
pays pour faire valoir des créances douteuses, s’appropria des
plantations sucrières et imposa sa gestion administrative des ports.
L’envahisseur assura également une présence militaire permanente
et s’associa à diverses élites pour encourager des affrontements
locaux et étouffer les soulèvements populaires dans les îles occu-
pées. Ces interventions confirment le caractère précoce et fulgu-
rant du projet expansionniste états-unien. Le nouvel empire mêle
d’anciennes formes de domination coloniale à de nouveaux méca-
nismes d’assujettissement semi-colonial. La doctrine Monroe fait la
synthèse de ces deux dimensions.
Un autre versant de cet expansionnisme fut mis en œuvre en
Amérique centrale, après la tentative de prise de contrôle par le
flibustier Walker (1855-1856). L’invasion du Nicaragua par cet aven-
turier texan, qui s’autoproclama président, échoua, mais ouvrit la
voie à une série d’occupations perpétrées par les Marines jusqu’en
1925. Cette combinaison d’actions armées privées et d’interven-
tions militaires formelles a esquissé une autre modalité qui est
réapparue à de nombreuses reprises depuis lors. Il suffit de pen-
ser à l’implication des mercenaires engagés par le Pentagone en
68 / anticolonialisme(s)

Afghanistan ou en Irak pour constater la continuité de cet assem-


blage d’hommes en uniforme et d’hommes armés au sein des incur-
sions états-uniennes.
Comme au Mexique et dans les Caraïbes, la présence active
des Marines, au cours des premières décennies du 20e siècle, a
renforcé le déplacement des rivaux qui résistaient à la primauté
des États-Unis. Les Britanniques n’ont pas réussi à consolider leurs
bases fragiles au Honduras, et le différend avec plusieurs puis-
sances européennes sur la construction du canal de Panama a
commencé à se résoudre. Cette bataille pour le contrôle du transit
interocéanique a révélé la force du nouvel impérialisme face à ses
homologues du « Vieux continent ». Le principe Monroe s’en trouva
renforcé.
La menace militaire des États-Unis envers leurs concurrents
européens en Amérique du Sud s’est également confirmée. Elle
s’est manifestée au cours de plusieurs conflits portant sur l’exploi-
tation des ressources naturelles, au Chili, au Pérou, en Bolivie et
au Paraguay. Ce protagonisme yankee fut particulièrement impor-
tant lorsqu’en 1902, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie blo-
quèrent les côtes vénézuéliennes pour imposer le recouvrement
d’une dette. Washington imposa son arbitrage en avertissant qu’il
ne tolérerait pas l’incursion de navires européens. Cette intervention
musclée montra qui avait le dernier mot dans le Nouveau monde.
Theodore Roosevelt a rendu cette prédominance explicite avec
sa politique des canonnières et en transformant les ambassadeurs
yankees en fonctionnaires dominants de la politique locale en
Amérique latine. Cette primauté a entériné la prééminence du prin-
cipe Monroe au sein des instances nationales du continent.

Décollage économique
La consolidation économique des États-Unis en tant qu’impéria-
lisme ascendant s’est achevée en Amérique latine au cours des pre-
mières décennies du siècle dernier. C’est sur ce territoire que leurs
entreprises ont commencé à se développer et à profiter pleinement
de tous les avantages des investissements étrangers. La nouvelle
puissance a disputé, avec succès, aux rivaux européens le contrôle
des mers et le butin des ressources naturelles. L’Amérique latine a
représenté un marché important pour une économie en pleine crois-
sance. Entre 1870 et 1900, la population des États-Unis a doublé,
le PIB a triplé et la production industrielle a été multipliée par sept.
amérique latine : essor et déclin de la doctrine monroe / 69

Au sud du Rio Grande, les routes maritimes nécessaires au


déchargement des excédents et à la captation des matières pre-
mières tant prisées ont été forgées. La région a accueilli 44 % de
l’ensemble des investissements yankees, qui se sont concentrés
sur les transports (routes, canaux, chemins de fer) et les activités
les plus rentables de l’époque (mines, sucre, caoutchouc, bananes).
La prééminence a été accordée au modèle des enclaves d’expor-
tation, ainsi qu’au processus de recolonisation. Les États-Unis ont
combiné l’occupation de territoires (Porto Rico, Nicaragua, Haïti,
Panama) avec l’appropriation des douanes (Saint-Domingue), la
gestion du pétrole (Mexique), le contrôle des mines (Pérou, Bolivie,
Chili) et des équipements de réfrigération (Argentine) et la gestion
des finances (Brésil).
En très peu de temps, la nouvelle puissance prit les devants et
transforma les requêtes initiales de Monroe en une réalité tangible.
La souveraineté des pays d’Amérique latine fut soudainement res-
treinte par cet assujettissement économique. L’émancipation poli-
tique précoce – que l’Amérique latine avait obtenue en s’alignant
sur les États-Unis – a été radicalement inversée. L’Amérique cen-
trale a été balkanisée, aliénée et envahie à volonté par le grand
frère, tandis que l’Amérique du Sud est entrée dans un partenariat
subordonné avec le géant du Nord.
Le projet panaméricain résume l’ambition yankee de domination
sans restriction. L’idée initiale d’une grande union douanière sous
le commandement de Washington (1881) a été promue lors de trois
conférences successives. Elle comprenait la construction d’un che-
min de fer transcontinental et divers contrats destinés à assurer la
primauté états-unienne par le biais d’une cour d’arbitrage contrôlée
par les États-Unis. Ce plan échoua en raison de la convergence de
la remise en cause du secteur le plus protectionniste du capitalisme
yankee, des objections d’économies plus autonomes (comme l’Ar-
gentine) et du recul des pressions du Royaume-Uni dans la région.
Cet échec précoce du panaméricanisme révéla le poids du secteur
industriel au nord du Rio Grande, hostile au commerce sans restric-
tion, dans un scénario très favorable aux exportateurs états-uniens.
Un siècle plus tard, cette même opposition a bloqué plusieurs
tentatives nord-américaines de concurrencer la Chine sur le front
du libre-échange. Ce qui est passé comme un épisode mineur
de la montée en puissance des États-Unis au début du 20e siècle
70 / anticolonialisme(s)

représente aujourd’hui une manifestation de la crise à laquelle est


confrontée la première puissance mondiale.

Déplacement des concurrents européens


Le profil nettement offensif de la doctrine Monroe a commencé
à prendre forme lors de la guerre contre l’Espagne (1898-1899).
Ce conflit consacra un virage dans la politique nord-américaine : le
développement d’opérations agressives dans toute la région. Par
un stratagème qu’il répéta dans d’innombrables épisodes ultérieurs,
le département d’État orchestra une agression extérieure pour
s’emparer des anciennes colonies espagnoles dans les Caraïbes et
réussit à transformer toutes les îles de cet ensemble en protectorats
yankees.
L’étape suivante consista à déloger les rivaux britanniques de
l’Amérique centrale, par une combinaison d’interventions militaires,
de prise de contrôle géopolitique et d’accords économiques avan-
tageux. L’appropriation du Panama indiqua qui sortit vainqueur du
conflit. Après l’échec des tentatives britanniques (et franco-alle-
mandes) de construire un canal à travers le Nicaragua, les États-
Unis achetèrent une concession pour la construction d’un passage
interocéanique plus au sud (1903). À cette fin, ils firent du Panama
une colonie soumise à leur stricte domination. Ils relièrent ainsi les
deux côtes et assurèrent le commerce du Pacifique qu’ils avaient
précédemment ouvert en acquérant les Philippines.
La Grande-Bretagne perdit la prééminence qu’elle détenait de-
puis le début du siècle dernier et qu’elle avait maintenue grâce à
des investissements plus importants que ceux de son concurrent
états-unien. Cet équilibre s’est inversé avec la grande expansion
manufacturière des États-Unis, qui a d’abord égalé (1880) puis dou-
blé (1894) la production industrielle britannique. C’est sur cette base
économique que s’est construite la domination yankee en Amérique
centrale, avant la Première guerre mondiale, et en Amérique du
Sud, après celle-ci.
La victoire sur la Grande-Bretagne fut entièrement consommée
à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La grande supériorité des
États-Unis provenait de sa propre arrière-garde territoriale, qui lui
permettait, à l’encontre de ses concurrents du Vieux monde, de
s’appuyer sur un immense territoire que peuplèrent des flots d’im-
migrants. Ce territoire malléable et diversifié a nourri un modèle
économique autocentré (domestique) bien supérieur au modèle
amérique latine : essor et déclin de la doctrine monroe / 71

extraverti (dépendant du marché mondial) de ses concurrents. La


nouvelle puissance a eu le temps d’étendre ses frontières agricoles,
puis de développer une industrie protégée, et, enfin, de créer un
puissant système bancaire qui a facilité sa conquête du monde.
Alors que la Grande-Bretagne a dû rapidement se tourner vers
l’extérieur (pour écouler ses excédents industriels élaborés avec
des matières premières importées), les États-Unis sont devenus un
exportateur majeur de ces deux ressources. Au lieu d’expulser la
main-d’œuvre excédentaire, ils ont absorbé des masses de popula-
tions étrangères, attirées par une grande mobilité sociale. Le géant
nord-américain a également acquis une supériorité militaire que la
Grande-Bretagne n’avait jamais atteinte, même à son apogée. Il
put exercer un contrôle territorial bien supérieur à la maîtrise des
mers par l’empire britannique et, grâce à cela, appliqua la doctrine
Monroe à tout le continent américain.

Consolidation politico-militaire
Dans l’entre-deux-guerres, la Maison Blanche a commencé à
pratiquer une stratégie commune aux républicains et aux démo-
crates, à l’égard de l’Amérique latine. Elle a perfectionné l’utilisation
de la carotte et du bâton, alternant menaces et cooptation. La viru-
lence agressive de Theodore Roosevelt, président de 1901 à 1909,
s’articula aux messages de bon voisinage de Franklin Roosevelt,
président de 1933 à 1945. Ce jeu mêlant agressivité et ména-
gement a toujours suivi un scénario établi par l’establishment de
Washington pour s’assurer le contrôle de l’hémisphère.
La primauté des États-Unis s’est encore renforcée dans la
seconde moitié du 20e siècle. Leur domination est devenue incon-
testable, tant en raison du déclin économique de l’Europe que du
fait de la transformation de l’Amérique latine en zone de confron-
tation Est-Ouest dans le contexte de la guerre froide. Le voisin
nord-américain a fait valoir son contrôle du système impérial, afin
de réaffirmer que toute la région demeurait soumise à ses diktats.
Washington a clairement établi sa domination sur les oppresseurs
locaux comme une garantie de sa protection contre le danger du
socialisme. L’Amérique latine a été définie comme l’arrière-cour du
gendarme, luttant contre les soulèvements populaires dans tous les
coins du monde. Le Pentagone a assuré cette croisade mondiale en
exerçant une oppression politique illimitée sur le continent.
72 / anticolonialisme(s)

Cette domination a pris la forme d’un contrôle militaire direct


après l’imposition du pacte de guerre TIAR (1947) et la création
en 1948 de l’Organisation des États américains (OEA) afin d’ali-
gner l’ensemble de la région sur une campagne fanatique contre le
communisme. L’Amérique latine a été transformée en une impor-
tante arrière-garde de la guerre froide, exposée aux interventions
flagrantes du département d’État nord-américain pour contenir le
péril rouge. Cette escalade d’agressions a déstabilisé structurelle-
ment toute la région.
Afin d’assurer la prééminence de gouvernements serviles, les
États-Unis ont eu recours à la collaboration de dictatures impi-
toyables. Entre 1962 et 1968, ils ont organisé quatorze coups
d’État, tantôt sous le masque de la CIA (Guatemala, 1954), tantôt
par le biais d’interventions de Marines (République dominicaine,
1965). La guerre froide fut une période de tyrannies sanglantes
entrecoupées de pauses constitutionnelles de simple façade. La
croisade anticommuniste représenta la couverture utilisée par l’im-
périalisme nord-américain pour consolider sa domination absolue
dans la région.
L’utilisation du bâton (Truman, Eisenhower) a de nouveau été
combinée à des messages de coopération (Roosevelt, Kennedy),
anticipant l’agencement de prépotence (Reagan, Bush, Trump) et
de considération (Carter, Clinton, Obama). La domination impériale
des États-Unis sur l’Amérique latine fut naturalisée, au cours de
cette période, comme une caractéristique de la scène régionale.

Doctrine persistante mais inefficace


Le principe Monroe fut, au cours de la seconde moitié du
20e siècle, la boussole du département d’État pour l’Amérique la-
tine. Aucun rival européen n’a défié Washington et, dans tous les
conflits, la subordination à la Maison blanche, quelle que soit l’admi-
nistration, a prévalu. Lors de la guerre des Malouines, par exemple,
Thatcher a agi en consultation constante avec son homologue
états-unien.
Dans le contexte de plus grande adversité du nouveau millé-
naire, Obama a fait mine de révoquer la doctrine Monroe. Il a an-
noncé le début d’une nouvelle « relation d’égal à égal » avec les
pays de la région. Son vice-président a même explicitement déclaré
la fin du principe en vigueur depuis 1823. Toutefois, ce virage a été
enterré au cours de la décennie suivante par Trump, qui a ravivé
amérique latine : essor et déclin de la doctrine monroe / 73

la doctrine pour faire face à la Russie et à la Chine. Cette norme a


été rétablie avec la même intensité que l’ensemble du lexique de la
guerre froide.
En réalité, le magnat n’a fait que réaffirmer la continuité d’un
principe qui n’a jamais été abandonné. La soumission de l’Amérique
latine aux diktats de Washington n’a été sérieusement reconsidérée
par aucun président à la Maison blanche. Le harcèlement systéma-
tique du Venezuela est la preuve la plus récente de cette constance.
Tous les dirigeants états-uniens ont soutenu les complots visant
à écraser les gouvernements bolivariens. La doctrine Monroe a
bloqué la présence de toute autre puissance dans la région, afin
d’étouffer toute velléité de souveraineté latino-américaine.
Biden a également confirmé la validité de cette doctrine lors du
dernier sommet des Amériques. Il a ordonné l’exclusion de Cuba,
du Nicaragua et du Venezuela de la réunion, appliquant ainsi ce
principe de suprématie impériale. Cette discrimination illustre à
quel point la norme Monroe continue de déterminer la politique de
Washington. Mais ce sommet a aussi montré que le département
d’État ne peut plus manipuler l’Amérique latine comme une marion-
nette. Lors du sommet, Biden n’a réussi à mettre en œuvre aucune
de ses initiatives. Il a été isolé, discrédité et affaibli, car la doctrine
Monroe ne permet plus de soumettre aussi naturellement que par
le passé. Ce principe n’est pas non plus efficace pour contenir le
nouveau défi asiatique.

Impuissance face au nouveau rival


Le camp trumpiste a réagité la bannière Monroe contre la pré-
sence économique de la Chine en Amérique latine. Prônant une
géostratégie « néomonroïste » pour le 21e siècle, ses représentants
ont appelé à une mise à jour urgente de ce principe, afin de chasser
le géant asiatique de l’arrière-cour. Dans les cas les plus extrêmes,
cette agressivité s’est accompagnée d’un langage issu du milieu
des gangsters. Mais personne n’a été capable de transformer cette
rhétorique brutale en actions effectives. Les fonctionnaires de Biden
ont répété avec plus d’élégance les mêmes appels, avec des résul-
tats identiques.
Cette impuissance des deux versants de l’establishment nord-
américain est très symptomatique du recul de la première puis-
sance mondiale. Pour la première fois en deux siècles, le principe
Monroe est simplement ignoré par un rival. La cause de cet échec
74 / anticolonialisme(s)

est évidente : Washington est en train de perdre la suprématie éco-


nomique sur l’Amérique latine, au profit de la puissance commer-
ciale et financière chinoise.
La région latino-américaine n’a jamais revêtu l’importance pour
le géant asiatique qu’elle a eue pour son concurrent. Et, dans un
premier temps, ce sont les marchés asiatiques qui ont soutenu
l’expansion chinoise ; pas le géant nord-américain. Compte tenu
de cette place secondaire pour la Chine et cruciale pour les États-
Unis, le différend sur l’Amérique latine illustre doublement l’avancée
orientale et le recul occidental.
La doctrine Monroe a d’abord servi à asseoir l’économie états-
unienne naissante face à l’Europe, puis à repousser le Vieux conti-
nent. Au cours de cette période de concurrence intense, les États-
Unis ont imposé des accords de commerce et d’investissement
adaptés à leurs avantages. Pour protéger leur immense marché
intérieur, ils ont évité d’appliquer pleinement le libre-échange, mais
ont utilisé tous les mécanismes du libéralisme pour renforcer leur
contrôle sur l’Amérique latine.
C’est cette carte que la Chine joue aujourd’hui dans la région,
en signant des traités au détriment du leader yankee. Elle conclut
une grande variété d’accords de libre-échange avec plus de rapidité
et d’efficacité, confirmant que le changement vertigineux en cours
repose sur la perte de compétitivité des États-Unis. L’appartenance,
postulée par la doctrine Monroe, de « l’Amérique » (l’Amérique la-
tine) aux « Américains » (du Nord) a toujours appuyé l’économie des
États-Unis par la menace militaire. Ce pilier militaire reste inchangé,
mais il doit désormais soutenir une économie en recul face à un
adversaire qui déroute Washington.
Dans le passé, les Marines ont affirmé la prééminence des États-
Unis dans la région par des guerres meurtrières (Espagne), par des
déboursements expéditifs (France) ou par des manœuvres de lea-
dership (Grande-Bretagne). D’autres prétendants moins influents
(Japon, Allemagne) n’ont jamais osé marcher sur les platebandes
de l’impérieux yankee. Mais, au 21e siècle, la Chine a débarqué
en Amérique latine avec des objectifs commerciaux ambitieux, qui
attisent la convoitise des partenaires locaux, tout en évitant un quel-
conque conflit avec le Pentagone. La doctrine Monroe n’a pas de
réponse face à un tel défi. Il suffit de regarder ce qui s’est passé au
Panama.
amérique latine : essor et déclin de la doctrine monroe / 75

Le bastion que l’impérialisme nord-américain avait construit


autour du canal a été érodé par les relations financières et com-
merciales privilégiées que Pékin a établies avec les dirigeants de
l’isthme. Sans envoyer un seul gendarme, la Chine menace le
contrôle historique de Washington sur un carrefour clé entre les
océans. Dans le passé, la Maison blanche aurait répondu à cette
adversité par un avertissement militaire majeur. Le Pentagone envi-
sage désormais une telle option, mais ses marges d’intervention ont
été considérablement réduites.
Ce changement fondamental se manifeste également dans le
comportement des classes dirigeantes latino-américaines. Toutes
les pressions exercées par le département d’État pour annuler les
accords que ce secteur signe avec le gouvernement chinois ont été
vaines. Aucun pays n’a renoncé à augmenter ses exportations ou
les investissements fournis par Pékin. Contrairement à ce qui se
passait auparavant, Washington exige une subordination géopoli-
tique sans offrir de contreparties économiques.
Cela explique la réticence des grands capitalistes latino-améri-
cains à se conformer passivement aux exigences du département
d’État. Face à la guerre en Ukraine, la plupart des dirigeants de la
région ont opté pour la langue de bois ou le soutien diplomatique,
évitant ainsi de voter les sanctions contre Moscou. Cette réponse
est bien loin de l’envoi de troupes qui a prévalu pendant la Première
ou la Seconde Guerre mondiale. Elle ne correspond pas non plus
à la soumission totale des élites latino-américaines à la croisade
anticommuniste durant la guerre froide. Une fois de plus, la doc-
trine Monroe n’a pas dissuadé les classes dirigeantes de faire des
affaires avec le rival asiatique.

Repli idéologique
La doctrine Monroe est également défectueuse d’un point de vue
idéologique. Elle soutient les concepts promus par les théoriciens
de l’impérialisme qui postulent la supériorité des Anglo-Saxons du
Nord sur les Latinos du Sud. Ce principe repose sur l’idée d’un
hémisphère occidental séparé de la matrice européenne, incarné
par le nom « Amérique » que les hommes politiques états-uniens ont
adopté comme synonyme de leur propre pays. Cette appropriation
présuppose d’emblée l’inexistence (ou la disqualification) du reste
du continent.
76 / anticolonialisme(s)

Cette identification linguistique a renforcé le sens de « l’Amérique


aux Américains », faisant de l’ensemble du continent la propriété des
États-Unis. Et cette association s’est consolidée davantage par une
autre généralisation linguistique : l’ancienne appellation « Amérique
hispanique » ou « Ibéro-Amérique » (avant les indépendances) a été
remplacée par « Amérique latine », appellation française qui oppo-
sait l’univers latin-romain à son pendant anglo-saxon. Cette dési-
gnation, inspirée par une distanciation critique par rapport au co-
losse du Nord, a conduit par la suite à l’appropriation états-unienne
du terme Amérique (sans plus) en vue d’un usage propre et exclusif.
Ces vicissitudes linguistiques eurent de sérieuses connotations
idéologiques quant au sens de chaque terme. Dans la vision impé-
riale, l’Amérique était clairement identifiée à la prospérité, au bien-
être et au parrainage du Nord. En revanche, l’Amérique latine était
identifiée au sous-développement, à la corruption et à l’incapacité
de se gouverner. Au cours des deux siècles de montée en puis-
sance et d’expansionnisme yankee, cette opposition a été promue
par les idéologues de l’empire et acceptée par les élites du conti-
nent. Le déclin actuel de la première puissance érode cet héritage.
L’Amérique est toujours un synonyme courant des États-Unis, mais
sans l’admiration et le respect d’antan.
D’autres concepts ont connu le même déclin. Ainsi en va-t-il de
la « destinée manifeste » qui a justifié l’expansion territoriale des
États-Unis. Cette notion a été introduite au milieu du 19e siècle pour
valider, au nom d’un mandat divin, l’expansion violente de la fron-
tière par le biais du génocide des Indiens, l’esclavage des Noirs
et l’assujettissement des Latinos. L’appropriation de territoires est
présentée comme une mission divine pour promouvoir la supériorité
de la blancheur anglo-saxonne et des croyances protestantes. La
même mythologie a été utilisée pour glorifier les massacres perpé-
trés par les Marines à l’étranger dans la seconde moitié du siècle.
Cette idéologie impériale associait des expressions de supé-
riorité à des messages paternalistes de domestication du Latino-
Américain, souvent stéréotypé comme sauvage ou non civilisé. Le
panaméricanisme visait à corriger ces obstacles précoloniaux grâce
au libéralisme culturel apporté par les investisseurs, les fonction-
naires et les intellectuels que les États-Unis mettaient à disposition
de leurs voisins.
Aucune de ces caractérisations ignominieuses ne persiste
aujourd’hui avec autant de brutalité que par le passé. Leurs
amérique latine : essor et déclin de la doctrine monroe / 77

propagateurs les édulcorent ou les dissimulent pour masquer leur


obsolescence. Le déclin économique enlève de la crédibilité à l’au-
tocélébration états-unienne. De même, il n’est plus aussi facile de
stigmatiser les Latinos avec les mêmes étiquettes que celles utili-
sées auparavant pour dénigrer les peuples indigènes. Le contraste
entre l’entrepreneur anglo-saxon prospère et le salarié du Sud
incompétent est en contradiction avec l’incapacité manifeste du
capitalisme états-unien à faire face à un concurrent asiatique très
éloigné du prototype occidental.

Sans formule pour dominer


Jusqu’à récemment, les Chinois occupaient une place similaire
à celle d’autres groupes ethniques sous-estimés par le dominateur
occidental. La défaite économique des États-Unis en Amérique la-
tine face à leur rival asiatique a fait voler en éclats tous les vestiges
de l’identification du capitaliste anglo-saxon à la réussite mercantile.
Cette régression ayant affecté le système politique états-unien, la
ploutocratie bipartite (démocrates et républicains) ne peut répéter
les erreurs du passé. Après l’assaut du capitole par les partisan·es
de Trump, les moqueries impériales sur les « républiques bana-
nières » d’Amérique latine ont perdu leur sens. Les États-Unis
abritent eux aussi putschistes et factions mafieuses.
Les affrontements entre américanistes de l’intérieur et mon-
dialistes des côtes accentuent également l’érosion de la mytho-
logie états-unienne. Ces tensions, liées aux intérêts qui opposent
l’énorme économie domestique aux affaires à l’étranger, ont toujours
affecté le géant du Nord. Mais cette fracture a été atténuée dans
l’après-guerre par une synthèse qui a créé un programme commun
de domination économique mondiale. Cette convergence a récon-
cilié l’isolationnisme rural et industriel du Midwest avec l’internatio-
nalisme financier des côtes. Et les richesses créées dans d’autres
pays augmentaient les profits de tous les secteurs nationaux.
Toutefois, au cours des dernières décennies, la vieille division a
refait surface à la suite de revers économiques, et ce clivage s’est
reflété à l’étranger. Les discours et les attitudes de personnalités
telles que Trump brisent l’ancienne vénération des élites latino-
américaines pour le grand frère. Cela étant, l’idéologie impériale
états-unienne a été plus durable que son pendant européen, parce
qu’elle a remplacé l’ancien discours colonialiste par la simple exal-
tation du capitalisme. Comme son prédécesseur, elle a exalté la
78 / anticolonialisme(s)

supériorité de l’homme blanc, renforcé les préjugés eurocentristes


et vanté les vertus de l’Occident.
Cependant, elle a remplacé le message de la primauté coloniale
par un culte vide de la liberté, cherchant à susciter des identifica-
tions emblématiques avec les idéaux du développement et de la
démocratie. Elle a remplacé le culte désuet du colonisateur par une
illusion de bien-être, associée à l’expansion du capitalisme états-
unien. Ce mythe s’est répandu dans d’innombrables coins du globe,
mais, en Amérique latine, il s’est toujours heurté aux modalités
acerbes de l’oppression de Washington. Ainsi, la singularité « non
coloniale » de l’impérialisme yankee s’est manifestée de façon très
limitée dans son arrière-cour qui a subi une série d’occupations,
d’interventions et de coups d’État.
L’idée d’un empire états-unien purement informel – avec de
brèves et limitées interventions militaires – et d’une base structu-
relle pour la domination économique ne s’applique pas tout à fait à
la région. L’Amérique latine a toujours constitué la scène sur laquelle
s’est appliquée la doctrine Monroe contre les rivaux étrangers et les
rébellions anti-impérialistes. Le caractère unique de l’arrière-cour
en tant que domaine privilégié de la supériorité états-unienne est
actuellement confronté à une remise en question inédite. La pré-
sence de la Chine a ébranlé ce postulat bicentenaire, poussant la
Maison blanche à chercher une manière de conserver l’ancienne
hégémonie. Jusqu’à présent, aucun président n’a trouvé la formule.
Traduction de l’espagnol : Carlos Mendoza
alternatives sud, vol. 30-2023 / 79

Impérialisme et luttes anti-impérialistes en Haïti

Sabine Manigat1

L’expérience haïtienne de l’impérialisme et de


l’anti-impérialisme s’inscrit dans le temps long de
la révolution (1804) et le temps court marqué, à
partir du coup d’État de 1991, par une véritable
surenchère interventionniste. La mainmise états-
unienne s’explique aussi par l’implication active,
l’incitation même, d’agents locaux. La résis-
tance du mouvement social haïtien est à la me-
sure du contrôle et de l’oppression exercés par
l’international.

Parler aujourd’hui, en Haïti, d’(anti-)impérialisme relève


avant tout d’une rhétorique. Celle-ci s’appuie sur un passé de luttes
et de mythes dans lesquels s’entremêlent des épisodes de luttes
populaires et le souvenir de gestes authentiquement anti-impéria-
listes de l’État et/ou du peuple haïtien. Par « peuple », nous enten-
dons simplement ici l’opinion publique s’exprimant massivement,
par-delà les clivages sociaux, sur une problématique d’ordre natio-
nal : cession ou occupation du territoire, droit des étrangers, etc.
En marge et parfois à l’encontre de la position de l’État et/ou du
gouvernement, le peuple haïtien a su, en effet, faire montre d’un
anti-impérialisme perspicace.
La rhétorique en tant que telle concerne certains courants, orga-
nisés ou non, de la gauche modérée et radicale, héritière des luttes
révolutionnaires des années 1950-1960, et qui, pour des raisons
idéologiques ou historiques, se positionne contre les menées impé-
rialistes des grandes puissances qui pèsent sur la vie de la nation

1. Féministe, sociologue et politologue, professeure et chercheuse à l’Université


Quisqueya, Port-au-Prince, Haïti.
80 / anticolonialisme(s)

haïtienne2. Ces positionnements pèsent bien peu en comparaison


des forces internes et externes qui contrôlent littéralement l’État
haïtien. Cependant, la persistance (encore que par à-coups) et la
mémoire des luttes témoignent de la vigueur et peut-être du poten-
tiel de l’expérience haïtienne au regard des nouvelles tournures que
prennent les luttes anti-impérialistes aujourd’hui dans le monde.
Dans cet article, nous camperons d’abord la réalité actuelle du
poids de l’impérialisme en Haïti : ses agents, manifestations et moti-
vations. La présence et le contrôle presque absolu des puissances
étrangères font de Haïti un laboratoire parmi les plus « ouverts » au
monde, en ce sens que toutes les expériences, toutes les outrances
sont possibles et admises3. L’impérialisme états-unien est le seul
maître à la tête de ce laboratoire.
Dans un deuxième temps, nous montrerons qu’une telle main-
mise ne se comprend pas sans l’implication active, l’incitation
même, d’agents locaux, en soutien à ces actions dont ils bénéficient
à un titre ou à un autre. L’État haïtien est aujourd’hui dénationalisé,
au sens propre du terme, c’est-à-dire téléguidé directement par des
intérêts qui ont fini par le réduire à sa plus simple expression : un
appareil bloqué dont les gérant·es appellent à l’aide sous peine de
disparaître.
Ensuite, nous aborderons les luttes anti-impérialistes qui ja-
lonnent l’histoire de Haïti depuis sa genèse. Les manifestations en
dents de scie qui s’y déroulent renvoient à la mémoire des luttes
anticoloniales. Elles positionnent d’emblée Haïti comme pionnier
certes, mais surtout comme une sorte de « lanceur d’alerte » sur
les perspectives – et les dérives ? – d’un anti-impérialisme de plus
en plus acéphale ; un anti-impérialisme revendiqué par les mouve-
ments sociaux, mais orphelin de l’État qui devrait aussi le porter et
le matérialiser en politiques et en stratégies diplomatiques. Enfin,
nous terminerons en interrogeant ce que peut l’anti-impérialisme,
aujourd’hui, en Haïti.

2. À partir de 1940, surgissent des organisations politiques d’inspiration marxiste ou


patriotique qui, dans les années 1960-1970, développent la lutte sur le terrain de l’anti-
impérialisme. L’échec et l’évolution postérieure de ces organisations expliquent qu’elles
ont considérablement perdu leur impact sur la scène politique et dans l’opinion publique.
3. « C’est Haïti » disait l’envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU, Juan Gabriel
Valdés, en parlant de la tolérance des puissances tutrices envers les manipulations, pres-
sions et autres fabrications politiques exercées sur le gouvernement haïtien en 2010-2011
(Peck, 2013).
impérialisme et luttes anti-impérialistes en haïti / 81

L’impérialisme et Haïti aujourd’hui


Il est nécessaire d’expliciter le concept tel qu’il est employé ici
dans la mesure où il conditionne l’analyse elle-même. Nous mettons
en avant deux notions propres au concept d’impérialisme : l’asymé-
trie entre des pays et la lutte des peuples. D’emblée, le choix assu-
mé suppose donc de ne pas mobiliser la définition historique et clas-
sique énoncée par les marxistes, centrée sur l’économie et l’évo-
lution du capitalisme. L’impérialisme tel que nous le comprenons
concerne au premier chef les États et renvoie aussi directement aux
nations, dans la mesure où il s’agit non seulement de rapports de
domination fondés sur des intérêts, mais aussi d’une idéologie qui
se greffe sur ces intérêts nationaux et imprègne dès lors l’opinion
nationale, les mouvements sociaux et les options politiques.
Cet abordage conceptuel, quelque peu éclectique, n’est pas
nouveau et assume que « la problématique de la dialectique impé-
rialisme-mouvements nationaux est bien au cœur du monde réel de
notre temps », mais, « la pensée des mouvements engagés, depuis
un siècle et demi, contre le colonialisme, ou l’archéo-impérialisme,
et l’impérialisme, est pratiquement absente » (Anouar, 1971).
C’est du moins ce qui ressort de certaines analyses qui privi-
légient le choc entre les appareils, les personnalités et les institu-
tions au détriment des luttes des peuples et de leur articulation au
niveau international. D’importants enjeux géopolitiques découlent
de ces choix conceptuels. Ainsi, les débats actuels sur la décolo-
nialité semblent parfois déborder la démarche théorique critique
qui déconstruit les discours et les représentations pour les « dé-
barrasser » de la vision occidentaliste de l’histoire (Quijano, 2007 ;
Stavenhagen, 1972) et suggérer plutôt un regard culturaliste, voire
communautariste.
Or, les luttes populaires comme les débats politiques ont promu
les notions d’identité, mais aussi d’intersectionnalité qui ont l’avan-
tage de relativiser, voire de réfuter, dans les écoles latino-améri-
caines, des accents communautaristes venus parfois de loin4. Quoi
qu’il en soit, la notion d’impérialisme garde toute sa pertinence à
l’heure d’analyser les articulations entre domination des pays et
oppression des peuples.

4. On pense ici à la notion de « colonialisme interne », apparue au début du 21e siècle,


mais développée en Amérique latine dans les années 1960 par des auteurs comme Pablo
González Casanova ou Rodolfo Stavenhagen.
82 / anticolonialisme(s)

L’impérialisme pèse de tout son poids dans la vie de la nation


haïtienne et l’impact de ses manifestations est multidimensionnel.
Ses agents forment un groupe « à étages », chapeauté, au plus haut
niveau, par les États-Unis suivis du Canada, de l’Union européenne
(UE) et de la France. Le coup d’État, perpétré le 30 septembre
1991, contre le gouvernement de Jean Bertrand Aristide – coup
d’État orchestré par les États-Unis – marque un nouveau palier
dans l’interventionnisme impérialiste en Haïti. Depuis lors – avec la
« restauration » de 1994 (le retour d’Aristide au pouvoir… soutenu
par les États-Unis) –, la mainmise sera directe, sans fard, et avec
une présence physique multinationale permanente.
Cette présence prend la forme de missions internationales,
onusiennes ou interaméricaines (par le biais de l’Organisation des
États américains – OEA), qui agissent à un second niveau. Trois
dates clés ponctuent ce parcours : 2004, avec l’installation de la
Mission des Nations unies pour la stabilité en Haïti (Minustah), qui
a duré treize ans ; 2010, avec la création de la Commission inter-
nationale pour la reconstruction de Haïti (CIRH), créée pour faire
face aux conséquences du séisme, confiée à l’ex-président Bill
Clinton – alors que sa femme, Hillary Clinton, était secrétaire d’État
des États-Unis – et dont les résultats désastreux sont désormais
connus ; et 2021, avec l’assassinat du président Jovenel Moïse.
Moins d’une semaine après ce meurtre, le « Core Group » – véri-
table « syndicat » diplomatique, constitué dès 2003 à l’initiative du
Canada et qui réunit, outre ce pays, les États-Unis, l’Allemagne,
l’Espagne, le Brésil, la France, l’UE, l’OEA et la représentante spé-
ciale du secrétaire général des Nations unies – nomme Ariel Henri,
l’un des deux prétendants au poste, premier ministre par intérim. Il
bénéficie depuis du soutien inconditionnel de la communauté inter-
nationale et le Core Group fait figure de commandeur.
Enfin, il faudrait mener une réflexion sur les moyennes puis-
sances des pays émergents et leur rôle dans la réorganisation du
monde en termes multipolaires. En effet, de nouveaux appétits se
déclarent en leur sein. Et, depuis les années 1990, ils jouent un
rôle visible, parfois spectaculaire, dans la politique envers Haïti.
La place du Brésil dans la Minustah – il a dirigé le volet militaire
de la mission, dont il était par ailleurs le plus grand contributeur
financier –, de même que le rôle de la chancellerie brésilienne
dans les élections présidentielles de 2006 – elle a « départagé » les
votes blancs pour annuler la perspective d’un second tour – doivent
impérialisme et luttes anti-impérialistes en haïti / 83

alerter sur les possibles conséquences inattendues de l’émergence


des BRICS pour des petits pays opprimés comme Haïti.
À partir de 1990, les manifestations de la mainmise impérialiste
sur Haïti touchent les principales institutions de l’État. Dès 1997,
la restructuration de la police incombe aux forces et expert·es
étranger·ères. Puis, les élections, en particulier celles de 2010-
2011, deviennent un exercice de sélection du personnel politique
inféodé aux intérêts internationaux. À mesure que les institutions de
l’État s’effondrent, les intromissions étrangères se font plus expli-
cites. Les exemples abondent. Pour n’en citer que quelques-uns
parmi les plus récents : un « dossier Haïti » a été monté et fait l’objet
d’innombrables démarches visant la prise en charge du pays par
une instance étrangère quelconque. Au cours du premier semestre
2023, il a fait l’objet d’au moins trois séances spécifiques du Conseil
de sécurité des Nations unies, deux de la Caricom et une de l’OEA.
Une politique dite de sanctions prétend démontrer l’engagement
des puissances tutrices auprès de Haïti dans sa lutte contre la crimi-
nalité. Alors qu’elle n’a démontré aucune incidence sur la criminalité
ou l’impunité, cette politique fait la une de l’actualité. Finalement,
des débats et fora (en Louisiane, en janvier 2023 ; à Kingston,
en juin 2023) ont prétendu favoriser un rapprochement entre les
tenants du gouvernement de facto et les larges regroupements
civiques et politiques qui revendiquent un changement de pouvoir
par et pour la transition. Toutes ces initiatives ignorent largement
la volonté et les revendications d’acteurs et d’actrices qui, depuis
maintenant cinq ans, luttent pour un réel changement.
Par ailleurs, comme nombre d’autres États, Haïti s’inscrit dans
un maillage global qui structure l’intervention impérialiste, en fonc-
tion de blocs de pays. Les objectifs à moyen terme de ces dispositifs
sortent du cadre de cet article, mais leur existence doit être men-
tionnée au vu des questions que soulève leur composition même.
Ainsi, dans la sphère d’influence états-unienne, le Global Fragility
Act, programme voté par le Congrès fin 2019 et qui vise la préven-
tion et la résolution des conflits, regroupe neuf pays « fragiles », au
profil pour le moins disparate : Haïti, la Libye, le Mozambique, la
Nouvelle-Guinée et cinq pays d’Afrique de l’Ouest : le Bénin, la Côte
d’Ivoire, le Ghana, la Guinée et le Togo.
Pire, l’Organisation des Nation unies pour l’alimentation et l’agri-
culture (FAO) et le Programme alimentaire mondial (PAM) ont défini,
le 29 mai 2023, un nouveau quatuor de pays en crise sévère – le
84 / anticolonialisme(s)

Mali, le Soudan, le Burkina Faso et Haïti –, qui « nécessitent désor-


mais une attention “urgente” de la part de la communauté interna-
tionale » (AFP, Le Monde, 2023). Il est impossible de décrypter les
motivations de ces nouveaux classements. Cependant, par-delà les
besoins humanitaires réels mis en avant, on peut questionner le
ciblage de ces quatre pays dont les peuples – par le biais de leurs
gouvernements ou par leurs propres mobilisations – contestent clai-
rement l’intervention impérialiste. Plus généralement, ce ciblage et
ces classements ne sont pas sans rappeler les shitholes – « pays
de merde » – de Donald Trump. Représentent-ils une esquisse de
découpage impérialiste du Sud ?
L’impact de la véritable surenchère impérialiste en Haïti est mul-
tidimensionnel. Sur le plan politique, l’interventionnisme électoral a
délégitimé le vote aux yeux des citoyen·nes. Le taux de participa-
tion aux élections de 2016 n’a pas atteint 20 %. La désaffection du
politique est d’ailleurs l’un des éléments qui ont facilité la mainmise
directe des puissances impérialistes sur l’appareil d’État.
Au niveau économique, l’ouverture intégrale du marché haï-
tien profite essentiellement à deux voisins : les États-Unis et la
République dominicaine, et affecte principalement la production
agricole locale. Ainsi, la production de riz qui couvrait auparavant
l’essentiel des besoins nationaux n’en satisfait plus aujourd’hui que
16 à 18 %. D’autres éléments peuvent être considérés comme des
outils de contrôle associés à cette domination économique. C’est le
cas de la politique migratoire qui, certes, répond à des logiques et
à des intérêts bien plus globaux que celles du contrôle impérialiste
stricto sensu, mais qui, dans certains cas comme celui de Haïti,
pèse directement sur toute l’organisation sociale et économique du
pays.

Les agents locaux, supports de l’impérialisme


Une telle inféodation des gouvernements, depuis 2011 en parti-
culier, ne se comprend pas sans une analyse des forces internes qui
s’articulent aux puissances internationales. Les éléments manquent
cependant pour une telle analyse : les informations sont rares, la
gestion des ressources comme les canaux de décision, opaques.
Ce que l’on sait en revanche, c’est que l’oligarchie locale a façonné
la structure économique du pays selon ses intérêts : ouverture à
outrance, économie extravertie. Une poignée d’importateur·trices
de riz états-unien contrôlent le marché de ce produit devenu, en
impérialisme et luttes anti-impérialistes en haïti / 85

deux générations – le temps de l’effondrement de la production na-


tionale –, le premier article de consommation alimentaire du pays.
L’industrialisation de Haïti5 se résume aujourd’hui principale-
ment aux entreprises de la sous-traitance textile, orientées vers la
réexportation et directement bénéficiaires d’une loi spécifique – la
loi HOPE –, qui protège leur accès au marché états-unien. Par ail-
leurs, si le contrôle des douanes (et de leurs recettes) par quelques
oligarques est un secret de polichinelle, l’identité des quelques
familles qui contrôlent les principaux ports – pratiquement privati-
sés – est, elle aussi, bien connue.
Les politicien·nes dont la carrière dépend des accointances
gouvernementales qui peuvent leur attirer les faveurs des vrai·es
décideur·euses constituent une autre manifestation des connexions
entre agents haïtiens et contrôle impérial sur l’État. Depuis la fin du
siècle dernier, ont défilé au sommet du pouvoir des politicien·nes
sans attache ou appartenance organisationnelle connue, hormis
leur soumission explicite aux intérêts et aux diktats étrangers.
Depuis 2004, aucun chef d’État ou de gouvernement n’est arrivé
au pouvoir en Haïti sans l’aval du Core Group. En 2022, le pas
a été franchi : « Et la communauté internationale de renouer avec
ses vieux réflexes d’ingérence. […] Haïti, ce pays maudit, ne s’en
sortirait pas sans l’intervention d’une force extérieure ; intervention
d’ailleurs demandée par le gouvernement haïtien en octobre der-
nier » (Thomas, 2023).
À tout cela, il faut encore ajouter le financement des gangs. Des
intérêts économiques et politiques troubles s’entremêlent dans ce
dossier qui concerne et la sécurité citoyenne et la sécurité nationale.
Après des années de rumeurs et de dénonciations non documen-
tées, le voile se soulève peu à peu. Ainsi, « le Canada multiplie les
sanctions – dont le principe a été voté au Conseil de sécurité des
Nations unies – envers les hommes d’affaires et politiques – dont
l’ancien président Michel Martelly (2011-2016) et deux anciens mi-
nistres d’Ariel Henry – pour leurs liens avec les bandes armées »
(Thomas, 2023).
Les États-Unis ne sont pas en reste : ils ont ciblé entre autres
l’ancien premier ministre de Michel Martelly, Laurent Lamothe, les

5. L’histoire de l’industrialisation manquée de Haïti reste à faire. On mentionnera seule-


ment que les trente ans de dictature duvaliériste ont grandement contribué à saper les
bases d’une industrie nationale qui émergeait dans les années 1940-1950.
86 / anticolonialisme(s)

ex-parlementaires Hervé Fourcand et Rony Célestin, ainsi que


l’homme d’affaires multimillionnaire, Bigio, pour trafic de drogue.
Mais ces mesures ne touchent en rien les véritables pions de la poli-
tique interventionniste dans le pays. Et rien n’est dit sur les articu-
lations de ces trafics avec l’industrie états-unienne de l’armement.

Des luttes anti-impérialistes ?


Temps court, temps long… les luttes anti-impérialistes jalonnent
l’histoire de Haïti, mais elles ont pris parfois des voies souterraines.
Le temps long se manifeste par un parcours en dents de scie : 1801,
avec Toussaint Louverture ; 1803, avec la victoire de Verrières ; 1920-
1930, avec le combat contre la première occupation états-unienne ;
de 1957 à 1986, avec la résistance à la dictature duvaliériste ; puis
de 1986-1994, avec le mouvement démocratique. Le temps long
de l’anti-impérialisme constitue bien sûr l’exception haïtienne. Et
cette exception naît de la transformation de l’antiesclavagisme en
un authentique anticolonialisme. La révolution de Saint-Domingue
amorce une véritable mutation des luttes antiesclavagistes, alors en
cours et vivaces, à partir de la racine même de l’esclavage et de la
traite atlantique.
Le parcours qui va du refus d’un système d’oppression, repré-
senté par le marronnage, à la construction d’une alternative à ce
système, qu’est Haïti, s’est radicalement infléchi durant la période
louverturienne de la révolution – en mai 1794, à la suite de l’appel
des autorités françaises aux insurgé·es pour sauver la colonie, cer-
née par les forces espagnoles et britanniques, Toussaint Louverture
rétablit l’autorité de la France – et la construction de l’État qui en est
le produit.
Fin 1801, Saint-Domingue est doté d’un gouvernement, d’une
assemblée parlementaire, d’une constitution, d’une cour de cassa-
tion et surtout d’une armée. C’est un État constitué (Manigat, 1980).
Et c’est bien le chef d’État, militaire vainqueur de deux affrontements
avec des armées impériales – celles de l’Angleterre et de l’Espagne
qui tentent de conquérir Saint-Domingue –, qui déclare en 1802 :
« Nous sommes libres aujourd’hui parce que nous sommes les plus
forts. Le consul maintient l’esclavage à la Martinique et à Bourbon ;
nous serons donc esclaves quand il sera le plus fort. »
Cette veine anti-impérialiste fait certes partie de l’exception haï-
tienne, mais la question du nationalisme n’est pas posée d’emblée.
L’État louverturien n’est pas national ; c’est la lutte révolutionnaire
impérialisme et luttes anti-impérialistes en haïti / 87

pour l’indépendance qui est porteuse de la nation. Cette indépen-


dance précoce, qui succède à un État construit avant le creuset
national de la guerre d’indépendance, soutenant néanmoins l’éten-
dard de l’État national par excellence, soulève d’importantes ques-
tions. Quoi qu’il en soit, la politique extérieure résolument solidaire
de Haïti (le jeune État né en 1804 apporte son soutien aux luttes
d’indépendance du continent sud-américain menées par Simon
Bolivar) porte l’empreinte de son destin exceptionnel.
Cependant, au 20e siècle, avec l’affirmation de la doctrine
Monroe, Haïti est inséré dans la stratégie régionale des États-
Unis. Jusqu’alors, la domination impérialiste sur l’État haïtien était
surtout exercée par un groupe de pays opérant à partir de leurs
ressortissant·es en Haïti et chapeauté par la France, détentrice
d’une créance énorme sur le pays avec la dette de l’indépen-
dance acceptée en 1825. Les interventions états-uniennes dans la
région se traduisent, de 1915 à 1934, par la première occupation
de Haïti. L’État est confisqué et l’anti-impérialisme se manifeste
dans les résistances populaires et citoyennes, dont le militaire
Charlemagne Péralte et le journaliste Georges Petit sont des figures
emblématiques.
Ces dix-neuf années d’occupation ont cassé durablement la tra-
dition anti-impérialiste de la politique extérieure haïtienne. La mé-
moire des luttes se loge désormais dans les mouvements sociaux et
politiques qui jalonnent le 20e siècle et Haïti rejoint momentanément
l’histoire latino-américaine d’opposition des peuples à la thèse de
la « destinée manifeste », selon laquelle Washington a pour mission
d’étendre son territoire et son influence sur tout le continent. Ainsi,
au milieu des luttes politiques qui, dans les années 1950 et 1960,
précèdent et marquent l’avènement de la dictature des Duvalier, des
organisations politiques et citoyennes de gauche – certaines inspi-
rées par la révolution cubaine – portent le flambeau anti-impérialiste.
À partir de la chute de la dictature en 1986 cependant, on note
une inflexion, voire un changement d’axe dans le sentiment anti-im-
périaliste en Haïti. Les débats sur la transition sont centrés sur les
questions de démocratie et d’inclusion, dans un contexte de polari-
sation sociale. En dépit des discours, la question de l’impérialisme
est reléguée au second plan, traitée en « mal nécessaire », et ne fait
plus en tous les cas partie de l’ordre du jour – sauf pour les courants
minoritaires de gauche.
88 / anticolonialisme(s)

Le « retour à l’ordre constitutionnel » de Jean Bertrand Aristide,


en 1994, pourrait être lu comme un résultat de cette ambivalence.
Pourtant, dix ans plus tard, le deuxième renversement d’Aristide et
le débarquement de la Minustah ont réveillé, au sein de l’opinion
publique, la mémoire des luttes contre l’occupant. Celle-ci a pris
pour cible les institutions étrangères et internationales ; courroies de
transmission et bras exécuteurs de la politique des grandes puis-
sances sur le terrain. Cette mémoire a récemment refait irruption
dans la demande de « récupération de la souveraineté », dont le
mouvement citoyen et politique connu sous le nom d’Accord de
Montana (https://akomontana.ht), s’est fait le champion.
Mais un constat lucide s’impose. Aujourd’hui, au regard des ma-
nifestations populaires (en Irak), étatiques (au Mexique, au Mali, au
Burkina Faso), régionales (en Afrique de l’Ouest et en Amérique du
Sud) qui remettent explicitement en cause la domination impéria-
liste, il est difficile de parler de luttes anti-impérialistes en Haïti. Ni
les institutions ni les mouvements sociaux dans le pays ne mettent
en avant un tel objectif. Pourtant, tous les maux contre lesquels
proteste la population ont un lien direct – quand ils n’y ont pas leur
source – avec la totale soumission du pays. Il ne s’agit pas d’un pa-
radoxe, mais bien d’un résultat historique qui s’inscrit dans le temps
long de l’inféodation.
Cela commence par la dette de l’indépendance bien sûr. Mais,
au long du 19e siècle, des gouvernements et des politicien·nes
recourent à des représentant·es de puissances étrangères pour
tenter d’accéder au pouvoir ou pour le garder. « Libéraux » comme
« nationaux » ont tenté d’exploiter leur position pour offrir à l’interna-
tional (souvent les États-Unis) une portion du territoire en conces-
sion ou en possession. Le cas du Môle Saint-Nicolas, qui contrôle
l’accès à l’Amérique centrale et à la zone du canal de Panama est
emblématique : en 1891 – sept ans avant le contrôle états-unien de
Guantánamo –, Washington fait pression pour installer une base
militaire sur la baie du Môle. L’échec de la cession du Môle serait dû
principalement à l’hostilité déclarée de l’opinion publique.
Mais, c’est à partir de 1915 que se consolide l’inféodation des
gouvernements, et très vite de l’État lui-même, à l’impérialisme
états-unien. Cette occupation a façonné durablement les appareils
de l’État, entre autres l’armée, pour les domestiquer au profit de
l’occupant. Elle a aussi favorisé, sur des bases racistes, l’influence
et le pouvoir d’une catégorie d’Haïtien·nes de migration récente,
impérialisme et luttes anti-impérialistes en haïti / 89

qui vont intégrer et modifier la composition des classes dominantes


traditionnelles. Après cette première occupation, l’État haïtien ne
retrouvera plus sa voix propre face à l’international. Ce sont les ma-
jorités exclues qui continuent à porter la mémoire des luttes et qui,
aujourd’hui encore, invoquent ses héros, de Dessalines à Jacques-
Stephen Alexis, en passant par Péralte.

Que peut l’anti-impérialisme en Haïti aujourd’hui ?


La scène politique internationale est complexe et la scène régio-
nale en pleine redéfinition. L’impérialisme et les luttes anti-impé-
rialistes prennent des formes qui appellent à de nouveaux débats
conceptuels, mais aussi politiques. Sur le continent latino-améri-
cain, des régimes de gauche tentent de redéfinir la donne entre les
oligarchies et les majorités populaires. Il est intéressant de relever
l’expérience récente de la coopération Sud-Sud du Mexique et du
Brésil. Des initiatives aux échos régionalistes se manifestent aussi
dans les Caraïbes, autour de deux résolutions : l’une sur les répa-
rations liées à l’esclavage et à la colonisation ; l’autre sur le trafic
d’armes qui alimente l’insécurité. À l’évidence, Haïti est concerné
au premier chef par ces deux questions. D’où l’intérêt objectif à ce
qu’Haïti puisse renouer avec la coopération Sud-Sud et s’associer à
la Caricom dans sa quête de réparation et de sécurité.
Mais le pays – tous secteurs considérés – a-t-il les moyens de
tels objectifs ? Le niveau de détérioration atteint à tous les niveaux
n’hypothèque-t-il pas les chances de Haïti de (re)devenir un acteur
à part entière ? Le contexte actuel témoigne d’une dégradation ac-
célérée des capacités de gestion, de contrôle, de survie du pays et
de ses habitant·es. On ne peut pas nier la réalité de cette « fiche
signalétique ». Ce qui, en revanche, doit changer dans le narratif
concernant Haïti, c’est l’ignorance et, pire, l’effacement systéma-
tique voulu par les dominant·es (aux niveaux local et international)
des forces vives qui, avec entêtement, protestent depuis juillet 2018
(Manigat, 2020) et ont refusé le chaos programmé avec le magni-
cide du 7 juillet 2021. Des forces vives qui continuent de réclamer le
retour à la sécurité et la remise en ordre de l’État.
Face aux demandes de ces secteurs, majoritaires dans l’opi-
nion, le Core Group, appuyé par l’ONU, impose à bout de bras
un gouvernement incompétent et irresponsable – dont l’illégitimité
n’est plus à démontrer – et dont la feuille de route comprend juste-
ment plusieurs de ces revendications, à commencer par la sécurité.
90 / anticolonialisme(s)

On ne saurait d’un revers de main condamner le pays aux oubliettes


de l’humanitaire, en disqualifiant une force aussi importante et vitale
que le peuple citoyen.
Le potentiel de relèvement et la résistance démontrée malgré
tout par le mouvement social haïtien sont à la mesure du contrôle
et de l’oppression exercés par l’international. Plusieurs quartiers
envahis par les gangs armés ont récemment (en avril 2023) initié un
mouvement de résistance et de reprise en main de leur territoire. Il
y a certes eu des débordements inacceptables – et très médiatisés.
Cependant, malgré les cris d’orfraie des un·es et des autres, Haïti
n’est pas devenu « le Rwanda de 1994 » prédit.
Cette maturité indéniable du mouvement social haïtien doit inter-
peler. Elle reflète par contrecoup la timidité réelle des secteurs pro-
gressistes, encore très attachés à la politique de « bargaining » – de
négociation et d’arrangements – avec celles et ceux qui sont vu·es
comme les maîtres incontestables du jeu et du monde. Et en ce
sens, elle peut affecter l’élan revendicatif face à l’oppression impé-
rialiste. Mais, elle dit aussi la détermination à ne pas céder aux pro-
vocations qui peuvent justement précipiter le pays dans un enfer
déjà décrit mais non (encore ?) matérialisé.
En Haïti aujourd’hui, on n’a pas vu de hordes affamées ni de
pillages, malgré les désastres qui ont récemment frappé le Sud du
pays en particulier. Mais aucun média international ne relaie les ré-
clamations (pas la mendicité) des producteurs et productrices dont
on refuse de rétablir les moyens de commercialiser leurs produits
ou les grèves (et non les émeutes) des travailleurs et travailleuses
de l’électricité, non payé·es depuis près de six mois ou encore les
marches (pas les « manifestations émaillées de violences ») de com-
mémoration nationales. L’isolement est hermétique. Or, à l’heure où
la communication charrie le pire, mais aussi le meilleur des relations
entre les institutions, entre les États et entre les peuples, enfermer
un pays dans le silence est la pire forme d’oppression que pouvait
concevoir l’impérialisme.
Cependant, les hésitations que montre l’international à la perspec-
tive d’une intervention armée en Haïti, le ballet de facilitateur·trices,
négociateur·trices et autres médiateur·trices, initié depuis près d’un
an, et qui implique les forces vives incontournables, indiquent que
l’international, comme ses allié·es locaux·ales, savent qu’ils et elles
ont affaire à des acteurs et actrices lucides du mouvement social.
impérialisme et luttes anti-impérialistes en haïti / 91

Et, comme le disait Thomas Sankara, « les peuples conscients as-


sument eux-mêmes la défense de leur patrie ».

Bibliographie
AFP, Le Monde (2023), « Faim dans le monde : Haïti, le Mali, le Burkina Faso et le Soudan
placés en alerte maximale par l’ONU », 29 mai.
Anouar A.M. (1971), « Pour une sociologie de l’impérialisme », L’Homme et la société,
n° 20.
Manigat S. (1980), Le premier modèle, Mexico, FLACSO.
Manigat S. (2020), « Haïti : mobilisations antisystème et impasse politique », Alternatives
Sud, Soulèvements populaires, vol. 27, n° 4, CETRI/Syllepse.
Peck R. (2013), Assistance mortelle, Velvet film.
Quijano A. (2007), « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, n° 51.
Stavenhagen R. (1972), Siete tesis equivocadas sobre América Latina. Sociología y
subdesarrollo, Mexico, Nuestro Tiempo.
Thomas F. (2023), « Haïti le choix de l’aveuglement », LVSL (https://lvsl.fr/haiti-le-choix-
de-laveuglement/), 4 avril.
Turnier A. (1982), Avec Mérisier Jeannis, Port-au-Prince, Le Natal.
Asie
alternatives sud, vol. 30-2023 / 95

Résistance anticoloniale en Asie du Sud1

Conversation avec Priyamvada Gopal2

Contestée à juste titre, la notion d’impérialisme


demeure un concept utile, à condition de l’adapter
aux réalités changeantes des relations internatio-
nales. De la même manière, les stratégies de dé-
connexion sont illusoires si elles ne se doublent
pas d’un regard critique sur les États du Sud et
d’une dénonciation de l’instrumentalisation du
« décolonial » par certains gouvernements, à l’ins-
tar de l’Inde de Narendra Modi.

Jamhoor. Pour commencer, nous souhaiterions que vous nous


donniez votre propre définition de l’impérialisme. Certain·es,
comme David Harvey par exemple, affirment que l’impérialisme
n’est plus une catégorie analytique adéquate, compte tenu de
l’émergence de nouveaux acteurs tels que l’Inde, la Chine et
d’autres États-nations qui s’approprient une part des surplus.
D’autres, comme Utsa et Prahat Patnaiks [auteurs de Capital
and Imperialism : Theory, History, and the Present, Monthly
Review Press, 2021], soutiennent que la notion d’impérialisme
demeure utile, car le Nord continue à puiser dans le Sud global
la plus grande partie de ses richesses. Alors, comment défini-
riez-vous l’impérialisme aujourd’hui ?
Priyamvada Gopal. Ma définition brute, historique et actuelle,
de l’impérialisme est qu’il s’agit d’abord d’un capitalisme racial.
C’est l’émergence racialisée du capitalisme, ou l’émergence du

1. Version réduite d’un entretien paru dans Jamhoor (www.jamhoor.org), 2 août 2022,
sous le titre : « Empire and its Enemies : A Conversation with Priyamvada Gopal ».
2. Professeure d’études postcoloniales à l’Université de Cambridge, membre du Churchill
College, autrice notamment de Insurgent Empire : Anticolonial Resistance and British
Dissent, Londres, Verso, 2019.
96 / anticolonialisme(s)

capitalisme parallèlement aux idéologies raciales. De ce point de


vue, tant Harvey que les Patnaiks ont raison. Concilier ces deux
positions est donc nécessaire pour appréhender actuellement le
phénomène. Les Patnaiks ont raison de dire que nous n’avons pas
encore totalement quitté l’ère des grands empires européens : le
régime post-1492 subsiste toujours à bien des égards. Mais il est
nécessaire aussi de reconnaître l’émergence de nouveaux acteurs
tels que les BRICS : le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine plus
particulièrement.
Ces deux éléments ne sont pas contradictoires. L’ancien ré-
gime continue d’exister, mais de nouveaux acteurs étatiques évo-
luent aujourd’hui dans le cadre de cette ancienne configuration.
Considérant le processus de décolonisation au cours des soixante-
dix ou soixante-quinze dernières années, à savoir le système post-
Bandung, ce qui me frappe en réalité le plus, c’est leur incapacité
(et c’est un euphémisme) à sortir du cadre du capitalisme racial. Je
ne dis pas que ces nouveaux acteurs utilisent les mêmes idéologies
raciales, mais plutôt que l’ordre mondial est toujours profondément
racialisé et géré dans l’intérêt du capital. Cela n’a pas changé. Il n’y
a pas eu, pour ainsi dire, de réelle rupture épistémologique avec
l’ancien ordre.
Pour moi, les deux positions énoncées précédemment ne sont
donc pas incompatibles. Nous devons reconnaître – contrairement
à certains courants de la gauche – que l’ordre mondial actuel n’est
pas tout à fait le même que celui qui a émergé en 1945, même si ce
dernier n’a pas totalement disparu. Dans le même temps, suggérer,
comme le font certain·es, que l’émergence de la Russie, de la Chine
et de l’Inde n’a pas changé la donne est pour le moins probléma-
tique. Cela renvoie à quelque chose qui me tient particulièrement
à cœur en ce moment, au vu de ce qui se passe en Ukraine. À
gauche, nous pratiquons parfois un anti-impérialisme campiste et
caricatural, comme si nous étions encore en 1955. Ce n’est évidem-
ment plus le cas. Nous devons en tenir compte.
Certains membres de la gauche en Asie du Sud pensent qu’il
est possible de tirer parti des contradictions entre les différentes
rivalités impérialistes pour faire avancer un projet de gauche.
Comment la gauche en Asie du Sud devrait-elle se positionner
dans ce contexte de rivalité interimpérialiste ?
résistance anticoloniale en asie du sud / 97

C’est là une question importante. Mais tout d’abord, je ferais une


légère distinction entre « la gauche » au sens large et les peuples
qui sont confrontés à une agression, une oppression ou une oc-
cupation. Lorsque des personnes vivent dans ces contextes, elles
recherchent ou créent des alliances, deviennent des actrices à
part entière qui entrent en dispute. C’est une démarche pragma-
tique compréhensible que nous devons analyser d’un point de vue
historique.
Cependant, si nous envisageons une analyse globale de la
gauche au sens large, de la situation et si nous réfléchissons à
l’organisation de la gauche dans ce contexte, nous devons nous
rappeler que, même si différents camps existent, leurs positions
ne cessent d’évoluer. On pourrait par exemple dire qu’il existe une
opposition irréductible entre la Chine et les États-Unis, mais cette
forme de campisme ne tient pas compte des liens profonds qui
existent entre ces économies et leurs politiques, entretenus par le
capitalisme.
Poutine, aujourd’hui vouée aux gémonies par presque tout le
monde, était encore considéré comme un allié il n’y a pas si long-
temps. Mais il pourrait encore le devenir. Ainsi, selon mon point de
vue quelque peu privilégié, académique ou intellectuel, je dirais
qu’une analyse de gauche doit reconnaître qu’il n’y a ni opposition
ni affiliation permanente. La question qui doit être posée est la sui-
vante : d’un point de vue éthique, quelle position la gauche devrait-
elle adopter ? La gauche doit s’attaquer aux désordres qui habitent
ces camps, à leurs alliances et à leurs oppositions temporaires,
car, en fin de compte, ce dont les gens sont victimes, c’est bien du
capital international et des diverses formes prises par les idéologies
raciales, religieuses et de caste.
Voici la position éthique : on ne peut pas vraiment se permettre
de dire aujourd’hui la Chine, demain la Russie, hier peut-être les
États-Unis. Je comprends que cela puisse être un impératif poli-
tique pour les personnes qui mènent des luttes existentielles sur
le terrain, mais je ne suis pas sûre qu’une analyse de gauche, une
morale de gauche si vous voulez, puisse seulement se contenter
d’un jeu pragmatique. En dernière analyse, cela nous mène dans
une impasse.
Prenons le cas de l’Asie du Sud. Vu l’essor économique de
l’Inde, le retrait des États-Unis d’Afghanistan et le rôle très
98 / anticolonialisme(s)

interventionniste de la Chine au Pakistan, comment voyez-vous


évoluer la dynamique impérialiste dans cette région ?
Dans un sens, il existe de multiples impérialismes et de multiples
acteurs étatiques. Je dirais que la position officielle de la gauche,
en quelque sorte, consiste à soutenir l’émergence de la Chine, en
la considérant comme un élément central de la décolonisation ; en
Inde en particulier, où la droite hindoue et divers courants nationa-
listes craignent la Chine et s’affirment en opposition à elle. Il est
assez facile, pour la gauche, de considérer la Chine comme la solu-
tion, la puissance émergente dans le Sud qui enterre définitivement
le système post-1492.
Mais cette position me dérange, car elle ne tient pas compte
du fait que la Chine est une puissance impériale montante et per-
manente. Certains peuples sont actuellement sous le joug de la
Chine, et je ne parle pas seulement des Tibétains. Je suis aba-
sourdie quand des gens de gauche prétendent que l’oppression
actuelle des Ouïghours est un fantasme et un mythe occidental, ou
qu’il s’agit simplement d’une forme de réhabilitation ou d’éducation.
J’ai entendu des membres de la gauche soutenir de tels propos. Je
trouve tout à fait horrible que l’on puisse adopter de tels points de
vue.
Comme je l’ai dit précédemment, je ne vois pas nécessairement
d’opposition réelle entre l’autoritarisme indien tel qu’il émerge ac-
tuellement et l’autoritarisme de l’État chinois. Je ne suis pas sûre,
même aujourd’hui, qu’il n’y ait pas de liens importants entre le capital
indien et le capital chinois, les élites indiennes et les élites chinoises
(les élites politiques). Il s’agit donc à nouveau d’une fausse opposi-
tion. Encore une fois, c’est un campisme qui, à mon sens, ne nous
mènera nulle part à long terme, tant sur le plan de la critique de
l’impérialisme que sur celui de l’adoption de ce que nous pourrions
appeler la « décolonisation ».
Dans votre livre, Insurgent Empire, vous retracez les liens entre
le colonialisme et le fascisme au 20e siècle. Comment voyez-
vous ces liens entre le colonialisme, le fascisme et l’impérialisme
aujourd’hui ? Comment le fascisme dans le Sud, représenté par
des personnes comme Narendra Modi par exemple, s’appuie-t-il
sur ces liens impérialistes plus larges ?
La question est de savoir pourquoi le fascisme a émergé dans un
contexte postcolonial, ou dans un contexte historique anticolonial.
résistance anticoloniale en asie du sud / 99

Une réponse simple à cette question est que le processus de déco-


lonisation a très tôt pris fin en Asie du Sud : au Pakistan, en Inde et
au Bangladesh. Dès le départ, il a été étouffé. Le projet de redistri-
bution, d’émancipation, d’égalité radicale… rien de tout cela ne s’est
véritablement mis en place.
En Inde, il s’est passé exactement ce que B.R. Ambedkar3 avait
prédit : un transfert de pouvoir. En Inde comme au Pakistan, on a
en effet pu observer un simple transfert du pouvoir vers les élites
qui, dans les deux cas, n’ont pas vraiment démantelé l’État colonial
et ses aspects les plus centralisés, les plus autoritaires et les plus
répressifs. C’est pourquoi, comme l’a affirmé Gyan Prakash4, l’état
d’urgence peut être considéré comme un élément constitutif de tout
État n’ayant pas réellement rompu avec le régime colonial.
Ainsi, ce que nous diagnostiquons comme étant du fascisme ou
du protofascisme en Inde à l’heure actuelle renvoie essentiellement
à l’incapacité – originelle – de rompre avec un modèle dans lequel
le colonialisme demeure imbriqué dans les idéologies raciales, le
capitalisme racial et un État autoritaire centralisé et puissant.
En Asie du Sud, nous sommes donc les dépositaires du colo-
nialisme : nous n’avons jamais rompu avec le régime colonial. Nous
avons hérité d’une situation identique à celle de la première par-
tie du 20e siècle, quand le colonialisme et le fascisme étaient alliés
avant de s’opposer. Nous voici à nouveau lié·es au système colo-
nial. La conférence de Bandung [1955], qui mettait en avant la sou-
veraineté et la centralité de l’État-nation, était en quelque sorte une
arme à double tranchant. D’une part, nous savons qu’il est très im-
portant pour les peuples opprimés et colonisés d’invoquer l’État-na-
tion comme un moyen d’émancipation – nous ne pouvons donc pas
nous passer de l’État-nation. Mais, d’autre part, nous devrions être
conscients que l’État-nation d’après-guerre, même lorsqu’il cher-
chait à être pluriel et égalitaire, a fini par privilégier certaines majo-
rités linguistiques, religieuses, raciales ou ethniques. Bien ­ancré en
Inde, au Pakistan et dans plusieurs États-nations ­postcoloniaux, ce
« majoritarisme » a fini par nourrir, au fil des ans, ce que nous obser-
vons dans des pays comme l’Inde aujourd’hui.

3. Ministre de la justice dans le premier gouvernement de l’Inde indépendante et principal


rédacteur de la Constitution indienne.
4. Historien, auteur entre autres de Another Reason : Science and the Imagination of
Modern India, Princeton, Princeton Press, 1999.
100 / anticolonialisme(s)

L’Inde a vu le jour alors que de nombreuses questions demeu-


raient en suspens. Le majoritarisme s’est fait sentir dès le début.
Prenons, par exemple, la situation non résolue du Cachemire. L’État
indien a choisi de rester dans une stase heureuse et de suivre la
logique de l’annexion. Ce que l’on observe actuellement là-bas,
c’est, d’une part, une logique de majorité et, d’autre part, l’utilisa-
tion par les élites indiennes de toutes les armes de l’État colonial
britannique.
Si vous remontez à la logique de l’État colonial, cela signifie
que le Congrès a également joué un rôle dans ce qui arrive au-
jourd’hui en Inde ?
Ce que je veux dire, c’est que l’État n’a jamais été décoloni-
sé. L’appareil d’État a été confié au Congrès en premier lieu, et le
Bharatiya Janata Party (BJP) est né, en quelque sorte, d’une sec-
tion dissidente du Congrès. Au départ, ils faisaient donc tous partie
de la même structure. Ils n’étaient que des groupes de pression
différents au sein de la même formation.
Dans les années 1940, Ambedkar s’est opposé à ce qu’il appelle
un simple transfert de pouvoir, conscient du fait que le Congrès était
dirigé par les élites indiennes et se montrait particulièrement auto-
ritaire en ce qui concerne la question des castes. Particulièrement
autoritaire, notamment, en refusant (et Gandhi en fut totalement
complice) l’autoreprésentation et l’autoémancipation des castes les
plus opprimées. Au moment où l’État-nation indien émerge et se
qualifie de pluriel et d’inclusif, l’on peut constater l’existence d’une
« inclusivité autoritaire ». Il s’agit de l’inclusivité et du pluralisme de
la majorité. C’est la majorité qui accepte d’être plurielle et inclusive.
Si la problématique de la décolonisation suscite aujourd’hui un
regain d’intérêt, on assiste également à une remise en ques-
tion de ce qu’elle signifie. Des gens comme Walter Mignolo et
Arturo Escobar, qui parlent d’un point de vue latino-américain,
soutiennent par exemple que la décolonisation, au sens du
20e siècle, en tant que processus centré sur l’État et empreint
d’épistémologie occidentale, était vouée à l’échec. Selon eux,
la décolonisation doit être remplacée par la « décolonialité », qui
implique le rejet de l’étatisme et, plus généralement, de l’épisté-
mologie occidentale. Comment vous positionnez-vous dans ce
débat ?
résistance anticoloniale en asie du sud / 101

Je suis, et ce n’est pas un secret, assez sceptique à l’égard de


Walter Mignolo et col. Ils ont beaucoup à offrir dans leur critique
de la violence de la modernité. La tradition latino-américaine, en
général, a beaucoup à apporter dans sa critique fondamentale du
colonialisme. Après tout, l’Amérique latine a été le premier foyer de
colonisation dans les Amériques et ce qui vient de ce continent, y
compris ce qui vient de W. Mignolo et col., est précieux. Je dois
cependant souligner que la tradition décoloniale a également été
critiquée en Amérique latine, notamment par l’anthropologue Sylvia
Rivera Cusicanqui, qui lance un défi indigéniste à certaines des
affirmations de W. Mignolo et col.
Mais sans entrer dans les détails, je suis sceptique pour deux
raisons. Il est juste de dire que l’État, l’État-nation en particulier,
a joué un rôle beaucoup trop central dans notre engagement en
faveur de la décolonisation, et que nous devons réfléchir à ce que
cela a impliqué. C’est ce que je suggérais lorsque je parlais de
l’utilisation systématique de l’État colonial en Asie du Sud. Mais je
suis perplexe à l’égard des théories qui appellent, pour reprendre le
terme de Mignolo, à « se déconnecter » de l’épistémologie occiden-
tale ou à « se déconnecter » de la modernité. Et ce, parce que je ne
considère pas la modernité comme une simple oppression pure ou
un simple colonialisme.
La modernité émerge certainement du projet colonial et le co-
lonialisme est nécessaire pour produire ce que nous appelons la
modernité dans un sens matériel et discursif. Mais la modernité finit
également par devenir une construction très désordonnée et contra-
dictoire dans laquelle les personnes colonisées et les esclaves, à
mon sens, ne sont pas simplement des victimes. Ils et elles sont
également des agent·es qui participent à la production de cette
modernité.
Je trouve qu’il est par ailleurs discutable d’abandonner l’épis-
témologie et la modernité à l’Occident. Bizarrement, certains
membres des partis libéraux et de droite en Occident sont heureux
de dire : « Nous avons fait la modernité, nous avons produit l’épisté-
mologie, nous sommes ceux qui ont pensé à l’égalité radicale ou à
l’émancipation. » Mais ce n’est tout simplement pas vrai. Ce que j’ai
essayé de faire ressortir de mon livre Insurgent Empire, c’est que la
résistance des esclaves et des colonisé·es est également au cœur
de l’émergence des idées de liberté et d’égalité. Alors, pourquoi
102 / anticolonialisme(s)

devrions-nous abandonner ces idées à l’Occident ? Cela n’a aucun


sens pour moi.
Je ne pense pas non plus être d’accord avec W. Mignolo et col.
lorsqu’ils abandonnent l’émancipation à l’Occident. Oui, nous de-
vons faire une distinction entre l’émancipation paternaliste et la libé-
ration, mais celles-ci n’appartiennent pas à l’Occident. Je ne suis
donc pas sûr que cette « déconnexion » ait beaucoup de sens. Ce
que nous devrions plutôt faire c’est rendre visibles les contributions
du Sud global, des colonisé·es ou des esclaves, et les reconnecter
à l’Occident. Bien entendu, Haïti occupe une place centrale dans
cette configuration.
Et puis, deuxième chose, qu’entend-on exactement par épisté-
mologie occidentale ? L’Occident est une formation plutôt hétéro-
clite. Prenons Nietzsche et Marx, Freud et Jung ou encore Spinoza
et Fukuyama. Nous ne pouvons pas affirmer qu’il n’existe pas d’im-
portantes différences entre eux. Il s’agit d’une grande tradition épis-
témologique qui, comme toutes les autres, a ses propres combats,
ses propres partis, désaccords et contradictions. Je ne partage
donc pas l’idée d’épistémologie occidentale qui est pour moi plutôt
tendancieuse.
Qui plus est, à supposer qu’existe cette épistémologie occiden-
tale, comment en définirions-nous les limites ? Y a-t-il une différence
à faire entre l’Occident et les idées provenant d’Afrique du Sud, de
Turquie et du monde arabe ? La tâche devient de fait moins aisée
lorsque l’on se demande ce qu’est l’« Occident », ce qui lui précède
et si ce concept n’émerge pas lui-même de la rencontre impériale.
Selon moi, il est contre-productif et intellectuellement indéfendable
d’enfermer les choses dans la « modernité occidentale » et l’« épisté-
mologie occidentale ». Je ne dis pas par là qu’il n’existe pas d’autres
épistémologies et d’autres corpus de connaissances qui n’aient été
marginalisés, offensés et supprimés. Bien entendu, ils l’ont été. Et
cela fait partie des tâches que nous avons à relever en réfléchissant
à la décolonisation.
Je voudrais ajouter une dernière chose. Il y a quelques mois,
un livre est sorti tout droit des entrailles de la droite hindoue qui a
adopté, non pas la décolonisation, mais l’idée de « décolonialité ».
Et qui insiste sur le fait que l’Inde a besoin d’un retour à l’épisté-
mologie hindoue, à la connaissance hindoue, lesquelles renvoient
précisément à l’épistémologie et la connaissance brahmaniques. Et
nous avons le professeur W. Mignolo qui a approuvé ce livre, écrit
résistance anticoloniale en asie du sud / 103

par un militant très actif de la droite hindoue qui affirme que l’Occi-
dent a été nuisible, que l’Ouest est l’oppresseur, et qu’il faut revenir
aux sources indiennes.
Bien que Mignolo soit revenu en arrière après le tollé suscité
par ce soutien, la question qui pour moi demeure en suspens est :
pourquoi a-t-il agi ainsi au départ ? Ce n’est pas seulement dû à une
méconnaissance des origines de l’auteur. N’y a-t-il pas plutôt dans
l’idée du « décolonial » – faire appel à un autre corpus de connais-
sances, se tourner vers le précolonial, prendre quelque chose qui
n’est pas occidental pour remplacer ce qui vient d’Occident – rien
de plus qu’une recette toute faite pour rendre compte du passé ?
Une recette traduisant en réalité l’absence de questionnement sur
ce que représentent ces soi-disant épistémologies non occiden-
tales, et ce qu’elles contiennent réellement ?
Encore une fois, il s’agit là de traditions très hétérogènes : elles
ont des dimensions émancipatrices et libératrices et des dimen-
sions réactionnaires, très néfastes et profondément oppressives. Je
ne pense donc pas que nous puissions nous en remettre à ce que
l’on appelle le « décolonial » sans nous heurter à des difficultés. Il
ne s’agit pas simplement d’opposer une tradition épistémologique à
une autre. Certes, la décolonisation est nécessaire. Certes, l’Occi-
dent a méprisé les traditions non occidentales. Mais le travail de
décolonisation ne consiste pas en un simple remplacement. Le tra-
vail de décolonisation, comme je le dis à mes étudiant·es, doit être
mutuel. La critique et l’introspection que vous exigez de l’Occident
doivent également être appliquées à vos propres traditions.
Si Mignolo ignore généralement cet aspect, certain·es s’inté-
ressent à la matérialité de la décolonisation, comme Eve Tuck
et K. Wayne Yang, qui affirment que, si les préoccupations épis-
témologiques sont importantes, la décolonisation est en fin de
compte (et ils tiennent au terme décolonisation) un processus
matériel, principalement axé sur la reconquête des terres. Mais
cette approche exclut le marxisme, suggérant que ce dernier
relève d’un projet occidental. C’est très différent de la façon
dont la décolonisation a été imaginée par les acteurs et actrices
anticoloniaux·ales du 20e siècle, qui se sont souvent engagé·es
explicitement dans le marxisme. Que perd-on lorsque l’on retire
le marxisme d’une pratique anticoloniale ou « décoloniale » ?
104 / anticolonialisme(s)

Je partage en grande partie l’avis de Tuck et Yang ; il est très


salutaire, en particulier dans les colonies de peuplement de Blancs,
de dire que la décolonisation n’est pas qu’une question d’épistémo-
logie, qu’il s’agit d’une question de dépossession assez directe qui
nécessite une restitution. Parallèlement, les colonies caribéennes
soulèvent la question des réparations, et disent : « Voici la facture
pour les dommages occasionnés. » Je suis tout à fait d’accord avec
cela.
Là où je m’éloigne de Tuck et Yang, et où ils sont curieusement
sur la même longueur d’onde que les théoricien·nes de la « déco-
lonialité », c’est lorsqu’ils affirment que les différents engagements
en matière de décolonisation sont incommensurables. Or le colo-
nialisme n’a pas pris qu’une seule forme. Dans certains endroits, il
s’agissait de dépossession de terres, dans d’autres, d’esclavage,
d’extraction de ressources, de suppression de l’économie. Notre
engagement en faveur de la décolonisation doit tenir compte de cet
éventail et des multiples formes prises par le colonialisme. Je ne
pense donc pas, par exemple, que le projet de récupération des
terres soit incommensurable ou incompatible avec d’autres formes
de décolonisation.
Concernant la question du marxisme : comme vous venez de le
souligner, ce courant est au cœur de nombreuses initiatives anti-
coloniales. Et il est très difficile de penser à des combats sérieux
contre le colonialisme qui ne s’appuient pas, à un certain moment,
sur le marxisme. Mais nous devons également garder à l’esprit
que les personnes qui se sont intéressées au marxisme (comme
C. L. R. James, George Padmore et d’autres plus tard) ont aussi
adopté un regard critique sur ce courant. Elles ont mis en cause
notamment l’aveuglement du marxisme et sa propension à penser
en termes racialisés.
Alors oui, tout engagement en faveur de la décolonisation ne
peut pas mettre de côté le marxisme, mais cet engagement, qui a
longtemps été critique, doit continuer à l’être. La tradition marxiste
et, plus largement, la tradition de gauche ont commis des erreurs
et répété des exclusions : sur des critères raciaux ou de genre, ou
sur des questions de sexualité, de religion, etc. La décolonisation
consiste donc également à maintenir la tradition marxiste critique et
vivante, et à ne pas la laisser se muer (comme je le crains parfois)
en une posture campiste ou alignée sur le parti.
résistance anticoloniale en asie du sud / 105

L’une des choses qui me dérangent dans certaines formes de


marxisme, c’est leur caractère national-étatiste et leur manque de
projection internationale. Or, certaines situations requièrent l’inter-
nationalisme. À la place de construire un internationalisme du Sud
dont le monde a vraiment besoin aujourd’hui, nous sommes tombés
dans la critique – à juste titre – de l’OTAN et de l’Occident pour son
invocation tendancieuse de la soi-disant « communauté internatio-
nale ». Mais nous n’avons pas répondu à cela par un internationa-
lisme significatif qui aurait, par exemple, quelque chose à dire et à
faire au sujet des despotes, du despotisme, de l’autoritarisme et de
la violence religieuse dans nos pays. C’est l’une des conséquences
négatives de Bandung.
La conférence de Bandung en 1955, plutôt que d’avoir été axée
sur l’émergence du Sud global, s’est concentrée sur la souveraineté
nationale et la non-ingérence. Mais qu’en est-il des situations qui
nécessitent une véritable communauté internationale ? Un véritable
internationalisme ? Une véritable intervention ? Lorsque des peuples
entiers sont sous le joug d’États ou d’acteurs étatiques violents, que
faisons-nous ? Nous contentons-nous de dire « désolé, pas d’inter-
vention » ? Ou essayons-nous de trouver une solution créative qui
tienne compte de la complexité ?
Traduction de l’anglais : Célia Cappelle
alternatives sud, vol. 30-2023 / 107

Pakistan : impérialismes contemporains et


« caractéristiques chinoises »1

Aasim Sajjad Akhtar2

La montée en puissance de la Chine est-elle sy-


nonyme de recul de la domination impérialiste ?
Le cas du Pakistan invite à la nuance. Non seu-
lement les infrastructures liées aux « nouvelles
routes de la soie » accentuent les tensions in-
ternes, mais l’expansion des intérêts chinois
reproduit les formes classiquement capitalistes
d’accumulation par expropriation. Cette évolution
ne peut être envisagée sous le seul prisme de
l’antiaméricanisme.

De quoi parlons-nous quand nous parlons d’impéria­


lisme(s) et d’empire en cette troisième décennie du 21e siècle ? Les
inégalités dans les échanges, les relations de pouvoir et la diffu-
sion culturelle sont-elles toutes de nature impérialiste ? Comment
analyser les complexités du pouvoir impérial dans un État rentier
comme le Pakistan, où le bloc dirigeant s’est donné plusieurs par-
rains étrangers ?
Il n’y a pas de réponse simple à ces questions, en particulier si
l’on tient compte des variations historiques et géographiques. Cet
article porte sur la problématique de la Chine en tant que super-
puissance émergente et sur le renforcement de ses intérêts capi-
talistiques et territoriaux au Pakistan depuis le début du millénaire.

1. Article paru dans Jamhoor (www.jamhoor.org), n° 7, 11 août 2022, sous le titre :


« Imperialism in Our Time : Making Sense of “Chinese Characteristics” ».
2. Professeur associé d’économie politique au National Institute of Pakistan Studies de
l’Université Quaid-i-Azam à Islamabad, auteur de The Struggle for Hegemony in Pakistan :
Fear, Desire and Revolutionary Horizons, Londres, Pluto Press, 2022.
108 / anticolonialisme(s)

En mettant l’empreinte grandissante de la Chine en regard du


rôle historique joué par le Pakistan en tant qu’État « en première
ligne » de l’empire américain, il s’agit d’examiner dans quelle me-
sure les relations sino-pakistanaises portent la marque d’un impé-
rialisme chinois. Ce faisant, l’enjeu est de contribuer aux débats
théoriques sur l’influence du pouvoir impérial au sein de la structure
de pouvoir pakistanaise.
Pour saisir pleinement la nature et le fonctionnement du ou des
impérialismes dans la conjoncture actuelle, il est fondamental de
surmonter le recours pavlovien aux formules marxistes canoniques
ou, à tout le moins, d’avoir une approche dynamique des concepts
classiques et, en particulier, des formulations léninistes du début du
20e siècle. Identifier l’impérialisme contemporain exige de prendre
en considération différents moments et ses interactions dialec-
tiques. Ce n’est qu’en reconnaissant ces moments interdépendants
que nous pourrons analyser la nature des relations multiples du
Pakistan avec diverses puissances régionales et mondiales.

Un regain d’antiaméricanisme
Il vaut la peine de revenir brièvement sur les événements dé-
clenchés par le retrait états-unien d’Afghanistan en août 2021. Alors
que, pour les grands médias outre-Atlantique, ce retrait clôt le cha-
pitre de la « guerre contre le terrorisme », il est fort probable que le
« terrorisme » continue à être un croque-mitaine utile pour l’empire
nord-américain et ses sbires. Vingt ans d’effusion de sang et de
guerres impérialistes en Afghanistan, en Irak, au Yémen, en Syrie,
en Libye, en Palestine et au-delà ont renforcé les forces politiques
de droite dans la majeure partie du monde musulman. Au Pakistan,
l’antiaméricanisme, même de droite, est aujourd’hui très souvent
assimilé à de l’anti-impérialisme.
Ainsi, Imran Khan, alors premier ministre du Pakistan, a com-
menté le départ des dernières troupes états-uniennes de Kaboul
en soulignant que le peuple afghan avait brisé ses chaînes, assi-
milant la reconquête du pays par les Talibans à une victoire contre
l’impérialisme. Deux décennies plus tôt, en 2001, lors de l’invasion
de l’Afghanistan (Imran Khan n’était pas encore ce mégalomane
installé au sommet du pouvoir), la droite religieuse dirigée par le
Parti islamique (Jamaa’t-e-Islami - JI) et l’Assemblée des clercs isla-
miques (Jami’at-e-Ulema-e-Islam - JUI) avait organisé des manifes-
tations contre le dictateur militaire de l’époque, le général Pervez
pakistan : impérialismes contemporains et « caractéristiques chinoises » / 109

Musharraf, et sa décision de soutenir la « guerre contre le terro-


risme ». Une alliance de six partis religieux, dont le JI et la JUI, avait
bénéficié d’un gain de popularité considérable, pour finir par triom-
pher dans la province de Khyber Pakhtunkhwa lors des élections
générales de 2002.
L’examen détaillé des relations obscures entre l’establishment
militaire pakistanais et la droite religieuse dépasse le cadre de cet
article. Il faut néanmoins savoir que l’appareil militaire d’État a sys-
tématiquement soutenu le militantisme religieux depuis le début des
années 1970 au moins. Cette trajectoire linéaire des rapports entre
généraux pakistanais et organisations religieuses a donc été inter-
rompue par la guerre contre le terrorisme.
Quoi qu’il en soit, depuis le tournant du millénaire au moins,
l’antiaméricanisme porté par différents acteurs et actrices de droite
domine le paysage politique pakistanais. Imran Khan a cependant
poussé la rhétorique antiaméricaine à un niveau jamais atteint au-
paravant, pendant et après la chute de son gouvernement à la suite
d’une motion de censure. Il a explicitement accusé Washington de
conspirer avec ses opposants pour une opération de changement
de régime à Islamabad, supposément motivée par la visite de Khan
en Russie, à la veille de l’invasion de l’Ukraine.
Dans les semaines et mois qui ont suivi, des millions de ses
sympathisant·es, au Pakistan et ailleurs, se sont délecté·es de cha-
cune de ses paroles. Il faut remonter aux déclarations du premier
ministre Zulfiqar Ali Bhutto, à la fin des années 1970, alors qu’il était
dans le couloir de la mort, pour retrouver un tel niveau de critique de
l’empire américain de la part d’un homme politique de cette impor-
tance. Mais, à la différence d’Imran Khan, Bhutto se réclamait d’une
politique de gauche, ne fût-ce que rhétoriquement, à une époque où
l’idéologie socialiste avait le vent en poupe.
Qu’en tenant un discours antiaméricain, Imran Khan ait été ca-
pable de recueillir un soutien populaire significatif illustre la rela-
tive invisibilité de la gauche progressiste au Pakistan. Les discours
superficiels et culturalistes prospèrent au sein de la classe politique
pakistanaise et dans la société en général. Une partie importante de
la population se méfie des manœuvres de Washington, mais le rôle
de l’impérialisme américain est délibérément occulté par ceux-là
mêmes qui se posent en champions de la souveraineté nationale et
« du peuple ». Pour faire court, l’expression populaire du sentiment
110 / anticolonialisme(s)

antiaméricain reste piégée dans le registre civilisationnel du « eux


contre nous ».
Pour revenir à la question de la Chine, il est important de sou-
ligner que, durant ses trois années et demie de mandat, Imran
Khan n’a pas spécialement approfondi les liens entre Islamabad et
Beijing. Ni d’ailleurs avec Moscou. La visite de l’ex-premier ministre
en Russie à la veille de l’invasion de l’Ukraine a fait polémique en
raison de son calendrier provocateur (et fortuit) et non parce qu’elle
témoignait d’un resserrement notable des liens russo-pakistanais.
En réalité, le gouvernement Khan a traîné des pieds pour
mettre en œuvre les projets-phares du Corridor économique Chine-
Pakistan3, sans pour autant chercher à répondre aux mécontente-
ments suscités par les coûts sociaux et environnementaux de ce
programme de développement, qui s’intensifient dans les régions
périphériques, notamment dans la province insurrectionnelle du
Baloutchistan.
Pour autant, force est d’admettre que l’opinion publique pakis-
tanaise demeure largement acquise à la Chine et en particulier au
Corridor économique. Face aux États-Unis jugés versatiles à l’égard
de leur pays, la Chine est perçue comme un ami authentique, sou-
cieux de la prospérité du Pakistan autant que de la sienne propre.

La nécessité d’une approche nuancée


Les possibilités d’émergence d’un leadership chinois sur la
scène mondiale dépendront des effets concrets d’initiatives telles
que le Corridor économique et les autres projets qui composent « la
nouvelle route de la soie ». Pour en saisir correctement la portée, il
faut à la fois rejeter ce que Samir Amin appelait le « Chine bashing »
des médias occidentaux et l’analyse simpliste selon laquelle le défi
lancé par la Chine à la domination états-unienne du système-monde
transcende la logique capitaliste.
Conceptualiser l’impérialisme d’aujourd’hui exige de ne pas igno-
rer les contradictions patentes du « socialisme aux caractéristiques
chinoises », mais également de ne pas sous-estimer ce que de plus
en plus de gens au sein de la gauche occidentale nomment la « nou-
velle guerre froide » contre la Chine. Deux articles d’auteurs chinois
publiés en 2021, dans la revue progressiste Monthly Review, offrent
des points d’appui pour développer une telle approche. Cheng et Lu

3. Ci-après « Corridor économique ».


pakistan : impérialismes contemporains et « caractéristiques chinoises » / 111

(2021) proposent une reformulation succincte de la théorie léniniste


de l’impérialisme, en identifiant cinq traits majeurs de ce qu’ils ap-
pellent le « néoimpérialisme contemporain », qui se caractérise par
la « mondialisation économique et la financiarisation du capitalisme
monopoliste ».
Le monde qu’ils décrivent est dominé par les États-Unis et son
vaste réseau de vassaux : « Une alliance internationale du capita-
lisme monopoliste entre un hégémon et plusieurs autres grandes
puissances. » La domination financière repose sur le dollar amé-
ricain en tant que monnaie de réserve mondiale, garantissant que
le reste du monde, et la Chine en particulier, finance la dette de
chaque ménage américain, le déficit états-unien cumulé s’élevant
à plusieurs dizaines de trillions de dollars. La domination culturelle
s’exerce par l’exportation universelle des « valeurs occidentales ».
Et, lorsque les différentes branches de cette structure de pou-
voir hégémonique ne suffisent pas à maintenir un niveau adéquat
de consentement, la puissance militaire est déployée librement et
fréquemment (par le biais d’alliances du type OTAN). Faire la guerre
est à la fois une forme d’accumulation de capital et une méthode de
coercition destinée à maintenir l’alliance internationale du capita-
lisme monopoliste.
Là où Cheng et Lu ne font que survoler rapidement la question
de la position de la Chine dans cet ordre néoimpérialiste – essen-
tiellement pour soutenir que la Chine et sa population en sortent
perdantes –, un autre auteur chinois, Minqi Li, l’attaque de front
(2021). Il examine jusqu’à quel point la Chine a été intégrée au
centre capitaliste et manifeste des tendances impérialistes. Son
argument est simple. D’un côté, les investissements chinois dans
des régions non occidentales – sous couvert de projets comme le
Corridor économique – reflètent des tendances impérialistes, en ce
qu’ils augmentent le poids de la dette des pays bénéficiaires et « ex-
ploitent les ressources naturelles et la force de travail des peuples
d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ». De l’autre, les transferts de
capitaux vers ces régions périphériques ne représentent qu’une
faible proportion des investissements chinois à l’étranger.
Plus fondamentalement, Li souligne qu’« un État peut à la fois
exploiter certains pays et être exploité par d’autres ». Il montre qu’à
l’ère de la mondialisation néolibérale, l’externalisation et la délo-
calisation ont, dans l’ensemble, renforcé les schémas historiques
112 / anticolonialisme(s)

de l’échange inégal au bénéfice des États-Unis et des autres pays


impérialistes occidentaux.
En résumé, la Chine n’est plus une économie de la périphérie
dans le système-monde capitaliste, dès lors qu’elle a développé des
rapports d’exploitation avec de nombreux pays d’Asie et d’Afrique
et que « les termes de l’échange du travail » avec les pays du centre
se sont relativement améliorés (les travailleur·euses chinois·es per-
çoivent aujourd’hui une plus grande part du revenu mondial qu’au
début de la période néolibérale).
Toutefois, Li défend avec conviction l’idée que la Chine n’a pas
dépassé le statut de « semi-périphérie ». Enchâssée dans des rela-
tions d’interdépendance complexes avec les pays capitalistes du
centre, et en particulier avec les États-Unis, dont elle achète des
centaines de milliards de dollars de bons d’États, la Chine subit
dans l’ensemble une perte nette de plus-value au profit des régions
métropolitaines occidentales.
Comme toujours, la question est de savoir si les bénéfices de
l’accumulation de capitaux en Chine et par des capitalistes chinois
à l’étranger vont, au fil du temps, ruisseler vers la masse de la popu-
lation chinoise. Dans ce cas, écrit Li, nous nous dirigerions vers
une situation où la majorité de la planète exploite une minorité – un
équilibre théorique qu’il serait insensé d’appeler impérialisme. Mais,
pour atteindre cet équilibre dans le contexte des modèles de déve-
loppement existants, la Chine doit rester l’un des plus grands impor-
tateurs mondiaux d’énergie non renouvelable et de minerais ; une
contradiction pour un pays dont le parti dirigeant prétend construire
une « civilisation écologique ».

Le cœur du problème
Ceci nous amène aux spécificités des projets de développement
chinois au Pakistan, qui ont largement exacerbé les tensions de
classes et ethniques, sans parler des dégâts écologiques. Fin no-
vembre 2021, ces conflits ont éclaté au grand jour lorsqu’un mouve-
ment, connu sous le nom de Haq Do Tehreek, a fait descendre des
dizaines de milliers de personnes dans les rues de la ville côtière
de Gwadar, au Baloutchistan, qui abrite le port en eau profonde
considéré comme le joyau de la couronne du Corridor économique
sino-pakistanais.
Cette manifestation sans précédent a mis en lumière, d’une part
la façon dont les chalutiers des grandes entreprises de pêche – pour
pakistan : impérialismes contemporains et « caractéristiques chinoises » / 113

beaucoup chinoises – évincent les pêcheur·euses locaux·ales et


détruisent l’écologie marine, d’autre part la répression et les extor-
sions commises par le personnel paramilitaire pakistanais dans la
région. Alors que le mouvement enregistrait quelques succès tem-
poraires, la colère et le ressentiment des travailleur·euses et de
la jeunesse éduquée de la région se sont intensifiés pour culmi-
ner, en avril 2022, dans un attentat-suicide retentissant contre des
enseignant·es chinois·es à Karachi, perpétré par une enseignante
baloutche.
Le séparatisme baloutche laïque conserve donc une place im-
portante dans la politique du Baloutchistan. En revanche, c’est par
un religieux et non par un nationaliste baloutche que la mobilisation
Haq Do Tehreek était dirigée, ce qui a poussé certain·es à pen-
ser que l’appareil militaire pakistanais avait laissé ce mouvement
prendre de l’ampleur, afin d’endiguer l’influence chinoise et de ne
pas contrarier l’empire américain. Quand bien même ces spécula-
tions seraient exactes, les griefs à l’encontre des projets de déve-
loppement chinois sont bien réels et tous les indicateurs suggèrent
qu’ils devraient s’intensifier.
Ces jeux géopolitiques secrets, sur fond de régimes d’accumula-
tion et d’expropriation des biens communs, confirment la tragédie de
la politique pakistanaise contemporaine. Tandis qu’une puissance
impérialiste détruit le cœur de la société et brutalise les damné·es
de la terre, notre vie politique est dominée par des intrigues internes
à la classe dirigeante autour de supposées « conspirations en vue
d’un changement de régime ».
Il faut néanmoins garder à l’esprit que la majorité de la popula-
tion soutient la répression aveugle de la nation baloutche par l’État
pakistanais, comme le prouve l’épidémie de disparitions forcées qui
y sévit de longue date, ce qui est à la fois la cause et la consé-
quence d’une société et d’une politique baloutches de plus en plus
violentes et fragmentées.
Dans un tel contexte, les principes progressistes et internatio-
nalistes ont tendance à briller par leur absence, dans les centres
urbains comme dans les campagnes pakistanaises. Pourtant,
c’est précisément parce que les politiques de haine venues d’en
haut se reflètent de plus en plus dans le bas de la société que les
progressistes doivent se rassembler autour d’une nouvelle vision
anti-impérialiste ; une vision qui accorde la priorité à la délicate
question nationale pakistanaise, tout en proposant des imaginaires
114 / anticolonialisme(s)

d’émancipation de classe, de régénération écologique et d’un au-


delà du patriarcat.
Il doit être possible de tenir compte à la fois de la force structu-
rante du complexe militaro-industriel et médiatique nord-américain
au Pakistan et du déploiement du capital chinois à l’heure de définir
une position politique pertinente. La politique de gauche au Pakistan
ne doit pas être uniquement appréhendée à travers le prisme de la
géopolitique régionale et mondiale. Par exemple, soutenir aveuglé-
ment un bloc sino-russe supposé s’opposer à l’empire américain
est naïf, en particulier parce que, concrètement, rien ne prouve, que
le « socialisme aux caractéristiques chinoises » entraîne le reste du
monde dans une lutte révolutionnaire décisive contre l’impérialisme
occidental.
Quelques exemples supplémentaires des projets du Corridor
économique sont très instructifs à cet égard. Une large part des
fonds initiaux de l’initiative chinoise ont servi à la construction de
centrales à charbon au Pendjab et au Siraiki Wasaib, ou encore à
l’ouverture de mines de charbon dans les régions reculées du Thar
et du Sindh. Non seulement cela contredit les déclarations de la
Chine sur la sortie du charbon – le président Xi Jinping a explicite-
ment annoncé aux Nations unies en septembre 2021 que Pékin ne
soutiendrait plus la production de charbon à l’étranger –, mais cela
revient également à externaliser les coûts environnementaux de
l’accumulation de capital dans un pays satellite, ce qui ressemble
fort aux pratiques des empires coloniaux européens.
Qui plus est, la construction de plusieurs de ces centrales à
charbon a été assortie des discours habituels sur la responsabi-
lité sociale des entreprises à l’endroit du bien-être des communau-
tés locales. Or, ces dernières ont été malmenées. La centrale de
Sahiwal, qui a coûté 1,9 milliard de dollars, a été construite après
avoir poussé un grand nombre de paysan·nes locaux·ales à aban-
donner leurs terres.
Dans l’un des villages concernés, la superficie totale des terres
arables est passée de 870 à 465 hectares, tandis que plus de 9 000
arbres ont été déracinés et trois cours d’eau détournés. La plupart
des petit·es exploitant·es agricoles sont tombé·es dans la pauvreté,
tandis que la population environnante actuelle et future devra faire
face aux conséquences à moyen et long terme de la pollution de
l’air et de l’eau.
pakistan : impérialismes contemporains et « caractéristiques chinoises » / 115

Fait notable, plus de 95 % de la capacité totale de production


électrique pakistanaise provenant de centrales à charbon, soit
environ 5 000 MW, ont été installés après 2017, et 6 000 MW sup-
plémentaires sont en cours de construction. On estime que ces
centrales causeront la mort de près de 29 000 personnes sur une
période de trente ans, en raison de l’augmentation de la pollution de
l’air, et entraîneront d’autres problèmes de santé, tel que l’asthme,
tout en déversant annuellement 1 400 kg de mercure dans les ré-
gions affectées.
Plus globalement, une analyse macroéconomique coûts-béné-
fices du commerce sino-pakistanais depuis le début de ce siècle
met en évidence des échanges hautement inégaux. Les petites et
moyennes entreprises pakistanaises, en particulier dans le secteur
manufacturier, ont été durement touchées par les importations de
produits chinois plus compétitifs, ce qui a contribué à la naissance
d’un déficit commercial et à la diminution des capacités industrielles
du pays. La situation dans les zones géographiques périphériques,
comme le Gilgit-Baltistan, qui a une frontière commune avec la
Chine, est particulièrement préoccupante.
Ces exemples ne sont que la pointe émergée de l’iceberg. En
résumé, parler d’impérialisme chinois à l’échelle planétaire revient
à se lancer dans de vaines polémiques, étant donné la nature de
l’économie politique mondiale actuelle. Néanmoins, l’on peut avan-
cer que les prétendus projets d’aide au développement financés par
la Chine et ses capitaux manifestent des caractéristiques impéria-
listes dans des contextes spécifiques comme le Pakistan.
Si la gauche pakistanaise veut encore mériter son nom, elle se
doit de résister aux manifestations de l’impérialisme, même camou-
flées sous le drapeau chinois, pour défendre en particulier les droits
et les ressources de groupes ethno-nationaux historiquement oppri-
més, et soulever la question de plus en plus centrale de la destruc-
tion écologique.

Conclusion
Durant la majeure partie de son histoire, la classe dirigeante pa-
kistanaise, chapeautée par l’armée toute-puissante, a été un vassal
loyal de l’empire américain. Cette relation a connu des hauts et des
bas, en fonction, la plupart du temps, des caprices de Washington,
mais la puissance impérialiste états-unienne, dans ses déclinaisons
116 / anticolonialisme(s)

culturelles, politiques, militaires ou économiques, n’en est pas moins


fermement implantée dans les structures de pouvoir pakistanaises.
Qui plus est, l’un des plus grands alliés des États-Unis, l’Arabie
saoudite, exerce également une influence considérable sur l’éco-
nomie, la politique et la société pakistanaises. Ce sont surtout les
affinités idéologiques entre l’État pakistanais et le régime saoudien
qui ont retenu l’attention, en particulier au cours de la politique d’« is-
lamisation » menée par le général Zia-ul-Haq pendant les années
1980, mais les relations économiques entre les deux pays sont tout
aussi significatives.
Depuis le milieu des années 1970, des millions de travailleur·euses
pakistanais·es non qualifié·es ont travaillé en Arabie saoudite. Les
envois de fonds demeurent l’une des principales sources de de-
vises du Pakistan. La monarchie figure parmi ses principaux four-
nisseurs de pétrole et les gouvernements pakistanais successifs
se sont appuyés sur la générosité saoudienne pour contrebalancer
les pressions économiques de court terme d’une facture pétrolière
toujours plus lourde. Une analyse critique et exhaustive des rela-
tions intimes du Pakistan avec le ou les impérialismes nécessite de
garder à l’esprit ces échanges inégaux et de comprendre la nature
complexe et dynamique des rivalités géopolitiques.
En conclusion, on ne peut défendre ou combattre l’empreinte
croissante de la Chine au Pakistan sans aller au-delà d’une com-
préhension superficielle des faits. Par exemple, prétexter que,
toute proportion gardée, la Chine bénéficie d’un plus grand soutien
populaire que les États-Unis au Pakistan ne devrait pas suffire à
la gauche pakistanaise pour présenter le projet de développement
chinois comme une riposte anti-impérialiste, en particulier quand
une telle position ne prend pas en compte les effets réels de cette
« aide » sur les segments les plus exploités et opprimés de la popu-
lation et sur l’environnement.
Est-il possible de tenir une position de gauche organiquement
liée aux luttes des damné·es de la terre, tout en ayant un parti pris
en faveur de la sinisation croissante de la planète ? L’équilibre n’est
pas tenable. En puisant chez Joel Wainwright et Geoff Mann, qui
nous ont offert une provocante « théorie politique de l’avenir de
notre planète », je préfère imaginer une planète X qu’une planète
Mao. Les contours de cette planète X, de même que les forces so-
ciales, peut-être même les États, qui la feront naître, dépendront de
pakistan : impérialismes contemporains et « caractéristiques chinoises » / 117

la mesure dans laquelle l’anti-impérialisme internationaliste inner-


vera les projets de la gauche, au Pakistan et ailleurs.
Traduction de l’anglais : Lydia Zaïd

Bibliographie
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Theory of Imperialism in the Twenty-First Century », Monthly Review, 1er mai.
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Wainwright J. et Mann G. (2018), Climate Leviathan, Londres, Verso.
alternatives sud, vol. 30-2023 / 119

Palestine-Israël : accumulation coloniale par


dépossession1

Areej Sabbagh-Khoury2

La notion de colonialisme de peuplement offre


un cadre permettant de mieux cerner les dyna-
miques qui ont présidé et président toujours à la
construction de l’État d’Israël. Plutôt que de ré-
duire le conflit au choc entre deux nationalismes,
ethnies ou religions, elle invite à penser l’articula-
tion entre mobilisations collectives et processus
historiques, et peut servir de base aux stratégies
de décolonisation.

Dans une vidéo de fin avril 2021 largement partagée sur


les réseaux sociaux, Mona al-Kurd, une résidente palestinienne du
quartier Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est, montre l’altercation qu’elle
a eue avec Jacob Fauci, un colon juif israélien de Long Island
(New York), dans la cour de sa maison familiale (Makalda, 2021) :
« Yaakov, tu sais bien que ce n’est pas ta maison ? », dit-elle. « Oui,
mais si je m’en vais, vous ne reviendrez pas. Alors, c’est quoi le
problème ? Pourquoi me crier dessus ? Ce n’est pas ma faute. C’est
facile de me crier dessus, moi je n’y suis pour rien », lui répond-il
catégoriquement. « Tu es en train de voler ma maison », poursuit al-
Kurd ; ce à quoi Fauci rétorque : « Ben, si je ne la vole pas, quelqu’un
d’autre la volera. »

1. Version réduite d’un article paru sur www.merip.org, 302, 2022, sous le titre : « “But if I
don’t steal it, someone else is gonna steal it” – Israeli Settler – Colonial Accumulation by
Dispossession ».
2. Professeure de sociologie et d’anthropologie à l’Université hébraïque de Jérusalem,
coautrice notamment de Palestinians in Israel : Readings in History, Politics & Society,
Mada al-Carmel, Arab Center for Applied Social Research, 2018.
120 / anticolonialisme(s)

La vidéo de la confrontation a probablement attiré l’attention du


public parce que Fauci, avec son fort accent new-yorkais, incarne
de manière évidente et avec nonchalance les privilèges du colon.
Elle met le doigt sur toute la complexité de la colonisation, laquelle
est à la fois une structure politique profondément enracinée et le
résultat d’actions menées au jour le jour par les colons eux-mêmes
sur le terrain. Les propos de Fauci illustrent bien la logique de dé-
placement et de remplacement qui caractérise le colonialisme de
peuplement.
L’interaction entre Fauci et al-Kurd, entre un colon et une autoch-
tone, est représentative d’un modèle plus large d’occupation et de
remplacement qui s’exprime tant au niveau local que national. Dans
la Palestine du 19e siècle, les habitant·es du quartier Sheikh Jarrah
étaient surtout des membres de l’élite musulmane de Jérusalem,
que côtoyaient quelques familles juives et chrétiennes. Mais la plu-
part des familles qui y vivent aujourd’hui sont principalement des
descendant·es de réfugié·es palestinien·nes qui ont été expulsé·es
lors de la Nakba de leurs anciens lieux de résidence, situés essen-
tiellement à Jérusalem-Ouest et à Haïfa, et réinstallés par le gouver-
nement jordanien et l’Office de secours et de travaux des Nations
unies dans le quartier Sheikh Jarrah, dans les années 1950, avant
que ce dernier ne soit intégré au territoire d’Israël.
Cinq ans après l’occupation israélienne de la partie orientale
de Jérusalem en 1967, la Cour suprême reconnaîtra tacitement
les revendications de propriété d’un groupe de descendant·es de
propriétaires juifs antérieurs pour six maisons à Sheikh Jarrah,
en accordant le « statut de locataires protégés » aux habitant·es
palestinien·nes de ces maisons. À partir de 2001, des colons juifs
religieux comme Fauci ont commencé à occuper des bâtiments pa-
lestiniens et entrepris des actions en justice qui leur ont permis de
s’installer dans ces quartiers.
En 2003, Nahalat Shimon, une société enregistrée au
Delaware, a acheté les six maisons, y compris celle d’al-Kurd, aux
descendant·es des propriétaires juifs d’avant 1948. Depuis, Nahalat
Shimon mène une bataille juridique pour expulser les familles pales-
tiniennes et les remplacer par des colons juifs, une tentative qui
s’inscrit dans une campagne israélienne plus large visant à modifier
la démographie de Jérusalem et de la Cisjordanie.
Les Palestinien·nes et une petite cohorte d’Israélien·nes juif·ves
allié·es ont protesté contre la colonisation de Sheikh Jarrah pendant
palestine-israël : accumulation coloniale par dépossession / 121

près de deux décennies, et dénoncé cet empiétement israélien ram-


pant. Lorsque la menace de dépossession a refait surface en 2021
avec de nouvelles tentatives d’expulsion de Palestinien·nes par des
organisations de colons pendant le Ramadan, les Palestinien·nes
du monde entier se sont mobilisé·es dans le cadre d’une protesta-
tion populaire, appelée Intifada de l’unité. Malgré cette résistance,
les appropriations se poursuivent.
La profonde asymétrie qui existe dans la capacité des Juif·ves et
des Palestinien·nes israélien·nes à revendiquer leur appartenance
territoriale et leur souveraineté se reproduit non seulement à la fron-
tière urbaine de Jérusalem, mais aussi dans les villes dites « mixtes »
en Israël, dans la région du Naqab (Néguev) et dans les blocs de
colonies et avant-postes israéliens en Cisjordanie occupée. Bien
que ces processus de colonisation et de remplacement – en cours
depuis l’arrivée des sionistes dans la Palestine ottomane de la fin du
19e siècle – prennent des formes diverses et produisent des résul-
tats contrastés, ils peuvent tous être analysés à travers le prisme du
paradigme colonisateurs-colonisés : le colonialisme de peuplement.
De plus en plus, les médias universitaires et populaires adoptent
ce cadre analytique qui permet de mieux saisir la dynamique exis-
tante entre les colonisateur·trices et les populations autochtones.
Les universitaires et les militant·es qui s’intéressent au passé et
à l’avenir de la Palestine et d’Israël peuvent en effet utiliser le lan-
gage du colonialisme de peuplement de manière productive pour
déconstruire les idées dominantes qui prévalent aujourd’hui, telles
que la croyance que les racines du conflit se situent dans l’identité
ethnique, religieuse ou nationale.
Les chercheur·euses et les activistes peuvent également adop-
ter ce cadre d’analyse pour élaborer des stratégies politiques de
décolonisation, en montrant par exemple comment l’annulation des
processus sur lesquels se fonde le colonialisme de peuplement
peut conduire à la résolution du conflit.

Paradigme du colonialisme de peuplement


Le paradigme du colonialisme de peuplement – un ensemble
quelque peu décousu de discours analytiques qui a émergé au mi-
lieu du 20e siècle – a pris des formes diverses et a embrassé diffé-
rents objectifs politiques au fil du temps. Les recherches en sciences
sociales et en histoire s’accordent aujourd’hui autour d’une interpré-
tation commune de ce paradigme, envisagé comme une séquence
122 / anticolonialisme(s)

d’événements qui débutent lorsqu’un groupe de colons immigrants


commence à revendiquer de façon permanente un territoire qui, en
règle générale, est déjà habité par des autochtones.
Les colons reconstituent l’ordre social de la colonie en introdui-
sant de nouvelles hiérarchies et institutions par l’incursion, l’appro-
priation, la redistribution, l’exploitation, l’extermination, l’effacement
et/ou la violence. Ils et elles transforment la terre et la société, tout
en rejetant les revendications des indigènes en matière de territoire
et de souveraineté. Ces changements exposent la population au-
tochtone à diverses conséquences, telles que la dépossession, le
déplacement, le travail forcé, le nettoyage ethnique, voire le géno-
cide. Les pratiques de colonisation peuvent devenir routinières ou
« intégrées ». Elles prennent alors la forme de structures qui privilé-
gient les colonisateur·trices par rapport aux indigènes, de sorte que
les groupes indigènes sont de plus en plus considérés comme non
souverains.
Certaines critiques réfutent cependant l’idée selon laquelle le
mouvement sioniste s’apparente à un mouvement colonial de peu-
plement. Elles affirment que les Juif·ves de la diaspora ont toujours
maintenu un lien religieux avec la Terre d’Israël (Eretz Israel), que
leur installation, à partir des années 1880, n’était qu’un retour eth-
nique et qu’aucune métropole ou mère patrie n’a parrainé le sio-
nisme comme dans d’autres cas coloniaux.
Certain·es Palestinien·nes estiment de leur côté que le fait de
qualifier les Palestinien·nes de groupe autochtone ne tient pas
compte de leurs aspirations nationales, comme s’ils et elles ne
cherchaient qu’à obtenir des droits culturels et non pas la souverai-
neté territoriale nationale. Plusieurs chercheur·euses critiquent éga-
lement ce qu’ils ou elles considèrent comme un accent démesuré
mis sur l’aspect de peuplement lié à la colonisation ; ce qui efface
davantage le rôle de la population autochtone dans le façonnement
de la société et renforce son statut subordonné.
Des universitaires palestinien·nes et arabes ont adopté le colo-
nialisme de peuplement comme catégorie comparative dès le milieu
du 20e siècle pour certains (Sayegh, 1965 ; Jabbour, 1970 ; Abu-
Laghod et Abu-Laban, 1974 ; Said, 1979 ; Hilal, 1976). Ils et elles
ont comparé les pratiques des colons sionistes principalement euro-
péens à celles d’autres colons européens, comme ceux qui sont
venus dominer l’Afrique du Sud ou la Rhodésie, et ont souligné la
violence de la dépossession et du remplacement.
palestine-israël : accumulation coloniale par dépossession / 123

Les Palestinien·nes ne sont cependant pas unanimes sur


le colonialisme de peuplement et sa perspective comparative.
Par exemple, l’ex-président de l’Organisation de libération de la
Palestine (OLP), Yasser Arafat, a déclaré un jour : « Ils ne peuvent
pas démolir cinq millions de Palestiniens. Ils ne peuvent pas nous
anéantir. Nous ne sommes pas les Peaux-Rouges. » En utilisant le
terme « Peaux-Rouges » pour désigner les peuples autochtones
anéantis par la colonisation, Arafat niait ainsi l’utilité de la comparai-
son entre Amérindien·nes et Palestinien·nes.
Malgré leurs divergences, les chercheur·euses qui utilisent ce
cadre d’analyse soulignent que certaines des caractéristiques du
colonialisme de peuplement le distinguent des autres formes de
colonialisme. Au cours des deux dernières décennies en particulier,
les travaux universitaires qui s’appuient sur ce paradigme ont connu
un essor considérable, grâce en partie au cadre comparatif élaboré
par l’universitaire australien Patrick Wolfe.
L’adoption de tels paradigmes de la connaissance est indis-
sociable de modèles racialisés de légitimité dans lesquels les
chercheur·euses des groupes marginalisés se voient souvent accor-
der moins de crédit et d’attention pour leurs contributions théoriques
et empiriques. Il incombe donc aux chercheur·euses de ne pas oc-
culter les réflexions comparatives antérieures sur le colonialisme de
peuplement, en particulier celles des Palestinien·nes portant sur la
violence de la colonisation sioniste et celle de l’apartheid (sur les-
quelles de nombreux chercheur·euses réfugié·es palestinien·nes
se fondaient avant que la notion de colonialisme de peuplement ne
soit régulièrement utilisée).
Quelqu’un comme Mohammed al-Kurd, écrivain, poète et frère
de Mona al-Kurd – qui sait mieux que quiconque ce que l’on ressent
lorsque qu’on voit sa propre maison et le territoire de sa communau-
té être progressivement empiétés – utilise lui-même la terminologie
du colonialisme de peuplement. Il propose ainsi ce que les socio-
logues pourraient appeler une « catégorie pratique » ou un terme
imprégné des significations de l’expérience quotidienne. Même si
les chercheur·euses ne doivent pas nécessairement adopter le
terme comme catégorie analytique, reste que ces rencontres avec
la violence ajoutent à la connaissance et au sens donné, ce qui per-
met, en retour, de mieux saisir les processus engendrés par cette
violence.
124 / anticolonialisme(s)

Colonialisme de peuplement et conflit entre sionistes et


Palestinien·nes
Qu’est-ce qui rend la catégorie analytique du colonialisme
de peuplement si utile lorsqu’il s’agit de discuter d’Israël et de la
Palestine ? Lorsque l’on considère l’histoire d’Israël à travers son
émergence, son vaste projet de reconfiguration territoriale et le sou-
tien apporté à celui-ci par les puissances impériales, il apparaît clai-
rement que le pays a été façonné par certaines hiérarchies établies
avant même la fondation de l’État israélien en 1948.
Le paradigme du colonialisme de peuplement peut dès lors four-
nir un cadre de réflexion pour étudier ce qui se passe, comment
cela se passe et pourquoi cela se passe, sans recourir à des expli-
cations essentialistes et erronées telles qu’un choc de cultures (ou
de groupes religieux ou ethniques) irréductibles, la supériorité du
développementalisme sioniste ou un conflit nationaliste entre deux
parties mises sur un même pied d’égalité.
Dans le même temps, ce paradigme nous encourage à analy-
ser la façon dont des événements discrets, les processus et les
structures sont reliés à des forces sociales et politiques plus larges.
Ce cadre permet également d’examiner les relations entre le/la
colonisateur·trice et le/la colonisé·e, qui n’assument ces rôles qu’en
interaction l’un·e avec l’autre dans le contexte d’une zone fronta-
lière durable. Il devient alors possible d’analyser l’interaction entre
les actions individuelles des colons, les pratiques institutionnelles
et militaires de l’État, les normes juridiques, le soutien impérial et
le capital étranger qui ont façonné et continuent de façonner les
contours du colonialisme de peuplement, en lien avec les mobilisa-
tions et les résistances autochtones.
Dès sa création, le mouvement sioniste a utilisé la terminolo-
gie de la colonisation, envisageant l’établissement permanent et
la création d’une société de colons comme un objectif central de
l’action collective. Cela montre que le sionisme est né en réponse
aux courants de la modernité européenne – parmi lesquels le natio-
nalisme, la catégorisation ethno-raciale, l’impérialisme et le colonia-
lisme –, mais aussi en tant qu’instanciation de ces courants.
Le projet sioniste impliquait la relocalisation d’un groupe de co-
lons d’Europe vers un territoire déjà peuplé, l’accumulation de terres
et de propriétés locales et la marginalisation des autochtones.
L’acquisition de terres, qui s’est accélérée depuis la conquête de
la Palestine par l’empire britannique en 1917, a toujours constitué
palestine-israël : accumulation coloniale par dépossession / 125

un processus violent auquel les travailleur·euses palestinien·nes,


en grande partie paysan·nes, ont résisté, ce qui a généré d’autres
violences.
De fait, le projet sioniste a été façonné à chaque instant par la
nature de la résistance palestinienne, ce qui signifie que le pro-
cessus de colonisation et de remplacement des terres était dialec-
tique et non pas une dynamique à sens unique. Jusqu’en 1948, le
mouvement sioniste avait acquis moins de 10 % du territoire de la
Palestine mandataire. La violence de la guerre ainsi que l’établisse-
ment de la souveraineté de l’État israélien ont ensuite constitué un
moment critique, qui a permis aux institutions sionistes de revendi-
quer davantage de territoires, d’en expulser la population palesti-
nienne résistante et d’institutionnaliser la domination sous la forme
d’un appareil d’État colonisateur.
Avec la création de l’État d’Israël, le nouveau gouvernement
a imposé un régime militaire à la population palestinienne res-
tante jusqu’en 1966, ce qui lui a permis d’assurer une présence
terrestre contiguë et d’empêcher le retour des personnes dépla-
cées à l’intérieur du pays et des réfugiés. Dans le même temps,
les Palestinien·nes qui sont resté·es au sein de l’État d’Israël se
sont vu·es accorder la citoyenneté et des droits civiques, ce qui a
engendré, sous le régime militaire, une forme inégale de citoyen-
neté coloniale. Ainsi, même s’il accordait la citoyenneté, l’État ne
reconnaissait pas les Palestinien·nes comme un collectif national
autochtone, mais plutôt comme un obstacle résiduel et une menace
démographique.
L’occupation israélienne de la Cisjordanie, de la bande de Gaza,
de Jérusalem-Est et du plateau du Golan syrien en 1967 a accéléré
et transformé le processus colonial de peuplement, en ouvrant une
nouvelle frontière à l’expansion et à la colonisation, accompagnée
d’une nouvelle série de déplacements et de dépossessions. Cette
fois, le processus a été mené sous les auspices de l’État d’Israël,
lequel s’apparentait tantôt à une figure paternelle tantôt au moteur
de l’expansion coloniale.
La colonisation – c’est-à-dire, plus fondamentalement, l’accapa-
rement des terres et des biens – s’est poursuivie avec force depuis
1967, tant au-delà des frontières de l’armistice de 1949 (dans les ter-
ritoires occupés) qu’à l’intérieur de celles-ci (en Israël). Aujourd’hui,
Jérusalem et le Naqab (communément appelé le Néguev en an-
glais) constituent les principales cibles. Les violences exercées par
126 / anticolonialisme(s)

de nombreux acteurs nationaux et municipaux de l’État israélien,


ainsi que par des colons privés comprennent l’empiétement spatial,
la dépossession et la marginalisation continue des Palestinien·nes.
Par exemple, en janvier 2022, le Fonds national juif a tenté de
planter des forêts afin de s’emparer des terres des Bédouins pa-
lestiniens du village d’Al-Araqib dans la région du Naqab, au sud
d’Israël. Ces reboisements sont depuis longtemps utilisés comme
prélude à la nationalisation permanente de terres autrefois palesti-
niennes et au remplacement des Palestinien·nes autochtones par
des citoyen·nes - colons israélien·nes.
La loi fondamentale adoptée par la Knesset en 2018, intitulée
« Israël – l’État-nation du peuple juif », a constitué le point d’orgue
de l’enracinement des hiérarchies politiques coloniales, qui donnent
la priorité à l’accès des Juif·ves israélien·nes aux droits, à l’espace
et au pouvoir. Cette loi est une réaction de l’État israélien aux formes
changeantes de mobilisation et d’organisation palestiniennes, qui
remettent en question l’identification d’Israël à un État juif. Le projet
du parti arabe israélien National Democratic Assembly, qui prône
la décolonisation de l’État et sa transformation en un « État pour
tous ses citoyen·nes », est un exemple frappant de cette remise en
question.
Le paradigme du colonialisme de peuplement remet égale-
ment en cause les idées reçues selon lesquelles les relations entre
Israélien·nes et Palestinien·nes sont conditionnées par un conflit
ethnonational exceptionnel. En effet, les stratégies employées par
les colons israélien·nes et les agences gouvernementales pour re-
vendiquer des terres et marginaliser ou expulser les Palestinien·nes
qui s’y trouvent ont été utilisées par les colons colonisateur·trices
dans de nombreux endroits du monde pour atteindre des objectifs
similaires, à savoir la revendication de droits exclusifs sur l’espace
et le pouvoir.
Le paradigme du colonialisme de peuplement offre enfin une
perspective comparative et historique, sur le long terme, qui per-
met d’aller au-delà de la focalisation étroite sur les événements de
1948 ou de 1967 et ne se limite pas à conjuguer la colonisation au
passé. En examinant l’histoire du Yishouv, la communauté juive en
Palestine qui remonte aux années 1880, dans le cadre de la colo-
nisation, il apparaît clairement qu’il s’agissait là d’une colonie de
peuplement qui a institutionnalisé le remplacement des Palestiniens
indigènes par des colons sionistes. La catégorie coloniale de
palestine-israël : accumulation coloniale par dépossession / 127

peuplement ne nie pas la composante nationaliste du conflit, mais


cherche plutôt à explorer les façons dont le nationalisme s’imbrique
dans les processus coloniaux.

Colonialisme de peuplement et décolonisation


Le paradigme du colonialisme de peuplement ne s’est jamais
cantonné aux recherches académiques. La pensée politique et
l’activisme l’ont nourri et ont été influencés, en retour, par ce même
paradigme. En tant que cadre analytique, il peut servir la lutte pour
la libération de l’occupation coloniale, car il fournit un langage per-
mettant d’articuler les conditions de domination structurelle et de
suprématie culturelle et d’établir une relation entre des événements
discrets et des processus plus larges.
Par exemple, dans le cas de Sheikh Jarrah et des manifestations
politiques de mai 2021, de nombreux Palestinien·nes et partisan·es
ont utilisé le langage du colonialisme de peuplement pour historici-
ser la dépossession des Palestinien·nes de leurs terres et de leurs
biens ; et pour critiquer la manière dont un État unique gouverne les
Palestinien·nes, lesquels se sont trouvés divisé·es en populations
distinctes avec des droits différenciés. Si c’est l’action politique qui
tend le plus souvent à provoquer des changements de paradigmes
intellectuels, la recherche peut également être le moteur de l’ac-
tion politique. En Palestine et en Israël, un exemple de cette dyna-
mique est l’usage de plus en plus fréquent par les Palestinien·nes
et certain·es militant·es juif·ves non sionistes et antisionistes du
concept de décolonisation.
En adoptant le cadre du colonialisme de peuplement, ils et elles
suggèrent (même si c’est de manière implicite) que pour inverser
les processus de violence et d’inégalité enracinés, il faut décoloni-
ser, encourager la restauration de formes d’autodétermination au-
tochtone au niveau national et transformer la relation coloniale entre
Palestinien·nes et Israélien·nes juif·ves en une relation réellement
démocratique, ce qui suppose nécessairement de démanteler les
hiérarchies et la suprématie juive israélienne.
Pour autant, la notion de décolonisation demeure un concept flou
qui, comme le colonialisme de peuplement, nécessite d’être décom-
posé et spécifié davantage. En élaborant des stratégies pour sor-
tir des conditions actuelles – différentes pour les Cisjordanien·nes,
les Gazaoui·es, les Palestinien·nes en Israël, les habitant·es de
Jérusalem et les réfugié·es de la diaspora –, les universitaires et les
128 / anticolonialisme(s)

militant·es en Palestine et en Israël s’inspirent souvent des leçons


que l’on peut tirer d’autres cas.
L’une des leçons que les Palestinien·nes devraient tirer du cas
de l’Afrique du Sud, par exemple, est que la décolonisation politique
ne correspond pas nécessairement à la décolonisation matérielle.
Car si la signification cognitive ou symbolique de la fin de l’apartheid
a bel et bien joué un rôle crucial dans la libération politique de la
majorité des Sud-Africain·es non blancs, leurs conditions écono-
miques toujours précaires aujourd’hui n’ont pas réellement changé
par rapport à celle de leurs parents et grands-parents sous l’apar-
theid (Clarno, 2017). De la même façon, les bains de sang qui ont
eu lieu en Algérie pendant la décolonisation devrait constituer, pour
beaucoup, une sérieuse mise en garde, et obliger les militant·es à
proposer un processus alternatif de décolonisation, sans nouveaux
déplacements ou violences.
Prêter attention à d’autres cas et à l’histoire lors de la déconstruc-
tion du colonialisme de peuplement, revient donc aussi à envisa-
ger les défis et les contraintes d’une décolonisation susceptible de
transformer les réalités vécues d’une manière qui ne perpétue pas
la violence ou la suprématie. Ainsi, une décolonisation prudente
devrait s’intéresser davantage aux problèmes de stratification éco-
nomique, concilier les revendications nationales juives et palesti-
niennes, empêcher le déplacement ou le transfert de populations et
rectifier l’accaparement sioniste des biens et des terres.
Mais il incombe aussi aux chercheur·euses et activistes qui
veulent utiliser le cadre du colonialisme de peuplement de donner
un contenu réel aux concepts auxquels il renvoie. Dans les années
2000, les citoyen·nes palestinien·nes d’Israël ont ainsi organisé de
nombreux forums pour imaginer ce qu’implique concrètement une
décolonisation juste, qui préserve les revendications nationales des
Juif·ves et des Palestinien·nes. Ce travail a abouti à l’élaboration de
documents portant sur une « vision future » qui esquisse des mo-
dèles pour de nouvelles socialités et cohabitations décolonisées, où
la suprématie du colonisateur et les hiérarchies politiques et socio-
économiques sont démantelées ou corrigées.
Ces efforts militent en faveur de formes démocratiques d’interac-
tion et de gouvernance (Adalah, 2007 ; al-Carmel, 2007 ; Jabareen,
2007). Les documents sur lesquels ils ont débouché témoignent de
la puissance des concepts analytiques. En diagnostiquant le cas
israélo-palestinien comme relevant du colonialisme de peuplement
palestine-israël : accumulation coloniale par dépossession / 129

et de sa production constitutive de violence, ces efforts d’organisa-


tion politique et intellectuelle prolongent le travail de théorisation,
tout en introduisant dans le discours politique un langage bien plus
à même d’exprimer le potentiel radical d’une vie sociale égalitaire.
Les échanges se sont poursuivis plus récemment dans des
forums tels que Palestine Forum/Multaqa Falastin, la coalition
Academia for Equality et la One Democratic State Campaign. De
telles initiatives indiquent que la frontière entre recherche universi-
taire et pratique politique n’est pas clairement définie. Le soulève-
ment pour la dignité palestinienne en mai 2021, accompagné d’une
grève importante, de manifestations et d’autres mobilisations, a re-
présenté un moment politique charnière qui a renouvelé les possibi-
lités de diagnostiquer le colonialisme de peuplement et d’envisager
de nouvelles perspectives en matière de décolonisation.
Les universitaires et les activistes doivent tirer les leçons de
décennies d’organisation nationale et internationale et de théorisa-
tions scientifiques pour penser à de nouvelles formes de vie poli-
tique en Palestine et en Israël. Bien qu’historiquement uniques, la
question juive (comment les Juif·ves peuvent-ils ou elles survivre
face à l’exclusion et la violence) et la question palestinienne (com-
ment les Palestinien·nes peuvent-ils ou elles survivre face à la vio-
lence et à l’effacement) s’entrechoquent à travers le colonialisme de
peuplement. Toutes deux sont étroitement liées et ne peuvent être
résolues ensemble que par la décolonisation.
Traduction de l’anglais : Guillaume Lejeune

Bibliographie
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Transversales
alternatives sud, vol. 30-2023 / 133

Les BRICS ou la « schizophrénie » du


sous-impérialisme

Patrick Bond1

Plutôt que d’affronter les structures mondiales du


pouvoir impérial ou d’en offrir une alternative, les
BRICS, malgré leur rhétorique anti-occidentale,
s’en sont accommodés. Un intérêt les lie : assu-
rer la stabilité du système capitaliste. D’où une
forme de « schizophrénie », typique du sous-impé-
rialisme. Au lieu d’un monde multipolaire, il faut
défendre un monde « non polaire », en refusant de
légitimer le pouvoir toxique au Nord comme au
Sud.

Au début du mois de juin 2023, se sont réunis à Pretoria


en Afrique du Sud, les cinq ministres des affaires étrangères du
bloc Brésil – Russie – Inde – Chine – Afrique du Sud : les BRICS.
Malgré la réapparition bienvenue du Brésil sur la scène mondiale
progressiste, deux attentes démesurées ont été déçues : le rôle de
chef de file que devrait jouer les BRICS dans la réforme monétaire
internationale et l’expansion rapide d’un réseau BRICS+, avec po-
tentiellement dix-neuf États candidats à l’adhésion. Ces déceptions
peuvent être attribuées à deux talons d’Achille durables : les rivali-
tés intestines et l’économie sous-impériale (et non anti-impériale).
Ni l’une ni l’autre ne sont le résultat de l’invasion de l’Ukraine par
Vladimir Poutine, mais elles ont été amplifiées par la guerre et les
bouleversements géopolitiques qui en ont découlé.

1. Économiste politique, professeur émérite de sociologie et directeur du Centre for Social


Change de l’Université de Johannesburg, Afrique du Sud, chercheur associé au CETRI et
auteur notamment de BRICS and Resistance in Africa, Londres, Zed Books, 2019.
134 / anticolonialisme(s)

Asymétries, tensions et contradictions


Les conflits sino-indiens restent importants. New Delhi a mis en
question sa participation au sommet des BRICS de 2017 en Chine
et n’a pas rejoint l’initiative chinoise Belt & Road (ou « la Nouvelle
route de la soie »). Et la sinophobie, intensément nationaliste, est
devenue un virus mental largement répandu en Inde. Autre contra-
diction : le partenariat militaire du dialogue quadrilatéral de sécurité,
« Quad », entre l’Inde, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie
à l’encontre de la Chine. La question de savoir si les déclarations
annuelles des BRICS devraient inclure une condamnation spéci-
fique de ce que New Delhi qualifie de terrorisme d’État de la part
du Pakistan, un pays dont la Chine reste tributaire pour ses infras-
tructures (routes, chemins de fer et surtout oléoducs), continue de
susciter la consternation. Mais les réunions des chefs d’État ont
généralement occulté les conflits entre les deux pays.
L’expansion des BRICS est cependant freinée par un autre
problème, plus épineux. Si l’urgence de la construction d’alliances
politiques contre l’agression occidentale oblige Pékin et Moscou à
tendre la main à des alliés non occidentaux, tels que l’Iran et l’Arabie
saoudite, ainsi que l’Indonésie, la Turquie, la Thaïlande, le Nigeria,
l’Égypte, le Mexique et l’Argentine, le coût d’un BRICS+, avec de
nouveaux membres aussi puissants, serait la dilution du pouvoir de
l’Inde, du Brésil et de l’Afrique du Sud.
Si le statut de membre à part entière est accordé aux candidats
signalés, New Delhi, Brasilia et Pretoria perdraient leur influence
mondiale au moment où chacun accueillera, respectivement en
2023, 2024 et 2025, la réunion annuelle du G20. Cet organe détient
la clé de résolution de problèmes multilatéraux à l’ère de ce que la
« polycrise », au cours de laquelle les limites et les potentiels conflits
des agendas politiques unipolaires, multipolaires ou (de préférence)
non polaires s’imposeront davantage.
Depuis le début des années 2010, lorsque les BRICS ont com-
mencé à mettre en avant la réforme de la finance mondiale, les
changements profonds ne sont tout simplement pas à l’agenda.
Cela a encore été confirmé par le diplomate sud-africain en chef le
1er juin dernier : « Cela n’a jamais été un sujet parmi les pays BRICS
[…]. Nous n’avons jamais parlé de dédollarisation. Ce que nous
avons fait, qui n’est pas nouveau, c’est que nous avons signé un
accord […] interbancaire, ouvrant la voie au commerce dans nos
monnaies locales » (Fabricius, 2023). Toutefois, les asymétries
les brics ou la « schizophrénie » du sous-impérialisme / 135

commerciales au sein des BRICS restent pernicieuses, tout comme


les contrôles de change relativement stricts, l’hostilité de l’Inde à
utiliser le renminbi chinois et la crainte générale des entreprises des
pays BRICS, tournées vers l’Occident, de violer les sanctions finan-
cières à l’encontre de la Russie.
Néanmoins, la dédollarisation des BRICS continue d’être vigou-
reusement revendiquée, surtout par deux groupes : les spéculateurs
financiers – en particulier les traders en cybermonnaie et les inves-
tisseurs en or (les gold bugs) –, soucieux d’affaiblir les dynamiques
du marché qui ont favorisé le dollar comme réserve de valeur la plus
fiable, et les commentateurs anti-impériaux (souvent ouvertement
pro-Pékin et même pro-Moscou). Les principaux porte-paroles de
ces derniers sont, à juste titre, en colère contre l’hégémonie écono-
mique de Washington. Mais ils surinvestissent le réseau des BRICS
d’un esprit de rébellion qui ne concorde pas avec la réalité.
Les dirigeant·es des BRICS – qui peuvent tout autant que les
commentateurs anti-impériaux déployer une rhétorique anti-occi-
dentale bien rodée – préfèrent encore rejoindre les structures mon-
diales du pouvoir impérial, plutôt que de les défier véritablement. Ils
parlent à gauche et marchent à droite, comme l’a souligné Samir
Amin (2015) : « L’offensive permanente de l’impérialisme collectif
des États-Unis – Europe – Japon contre tous les peuples du Sud
repose sur deux jambes : la jambe économique – le néolibéralisme
mondialisé, imposé comme la seule politique économique possible ;
et la jambe politique – des interventions continues, y compris des
guerres préventives contre celles et ceux qui rejettent les interven-
tions impérialistes. En réponse, certains pays du Sud, tels que les
BRICS, ne marchent au mieux que sur une seule jambe : ils rejettent
la géopolitique de l’impérialisme, mais acceptent le néolibéralisme
économique. »
En conséquence, l’agenda économique des BRICS reste em-
brouillé par des ambitions mixtes : « Certains [des membres des
BRICS] sont dirigés par des blocs de capitaux privés avec un fort
soutien de l’État (Brésil, Inde) ; d’autres, comme la Chine, incluent
la participation directe d’entreprises publiques ; tandis que, dans le
cas de l’Afrique du Sud, il est de plus en plus difficile de parler d’une
bourgeoisie nationale autonome, étant donné le degré extrême de
dénationalisation de son économie au cours de la période posta-
partheid. Le degré de participation au projet militaire occidental est
également différent d’un cas à l’autre, bien que l’on puisse dire qu’il
136 / anticolonialisme(s)

y a une “schizophrénie”, typique du “sous-impérialisme” » (Moyo et


Yeros, 2011).

Contradictions sud-africaines
Au cours des derniers mois, une grande partie de l’attention
mondiale s’est concentrée sur le symbolisme géopolitique schizo-
phrénique de l’Afrique du Sud : Vladimir Poutine participera-t-il au
15e sommet des BRICS, qui se tiendra à Johannesburg du 22 au
24 août 2023, alors que la Cour pénale internationale (CPI) a lancé
un mandat d’arrêt contre lui ? Ni la Chine ni l’Inde ne sont signa-
taires du traité de Rome qui fonde la CPI, la Russie (comme les
États-Unis) l’a signé mais ne l’a pas ratifié, contrairement à l’Afrique
du Sud et au Brésil.
En 2015, le gouvernement de Pretoria – alors dirigé par Jacob
Zuma – avait déjà trébuché sur ce point précis : il avait violé les
ordonnances de la CPI et des tribunaux locaux en permettant
au président soudanais, Omar al-Bashir, d’échapper à un ordre
d’extradition pour génocide au Darfour, alors qu’il était en visite à
Johannesburg pour un sommet de l’Union africaine. Des poursuites
ont été engagées par la CPI (qui a condamné l’Afrique du Sud pour
entrave à la justice), mais aucune sanction n’a été imposée. Un
autre cas s’était présenté en 2018, lorsque le premier ministre in-
dien, Narendra Modi, avait rejoint le sommet des BRICS en Afrique
du Sud, alors que des avocats avaient porté plainte à son encontre
pour crimes de guerre au Cachemire sur la population musulmane.
Modi avait « exigé des garanties qu’il ne serait pas arrêté » ; ce qu’il
avait obtenu.
Malgré la bravade de politicien·nes nationalistes de plus en
plus affirmée en Afrique du Sud, Pretoria cherche des options pour
sauver la face : demander à Poutine d’envoyer Sergey Lavrov à sa
place ; revenir à un sommet virtuel des BRICS (comme ce fut le cas
lors du covid) ; tenir le sommet en Chine ; adopter d’urgence une
législation sur l’immunité diplomatique ou même quitter la CPI (ce
que Zuma souhaitait). Mais la question n’a toujours pas été résolue.
Une autre source d’agitation géopolitique a été l’hostilité de
l’Occident à l’égard du parti pris apparemment pro-russe de
Pretoria – sous couvert de neutralité officielle –, comme en té-
moignent les exercices navals conjoints (avec la Chine également),
de février 2023, au large des côtes sud-africaines, ainsi que la vente
présumée d’armes à Moscou. Il n’en demeure pas moins difficile
les brics ou la « schizophrénie » du sous-impérialisme / 137

encore de conclure que le gouvernement sud-africain se soit rangé


sans équivoque du côté de la Russie.
L’enjeu pour l’Afrique du Sud est l’accès au marché états-unien
grâce au African Growth and Opportunity Act (AGOA), qui, pour
la seule année 2022, représentait plusieurs milliards de dollars.
Le porte-parole de Pretoria pour la politique étrangère, Clayton
Monyela, a salué les « relations mutuellement bénéfiques et cor-
diales qui existent entre les États-Unis et l’Afrique du Sud », tout en
exprimant son « mécontentement général » à l’égard de l’ambassa-
deur états-unien, qui s’est emporté à propos du cargo moscovite
Lady R qui avait accosté subrepticement dans un port du Cap fin
2022, affirmant que des armes avaient été chargées à son bord.
Le voile opaque de la guerre et le racket des profits militaires
qui l’accompagne ont permis aux hommes politiques sud-africains
de semer le doute. Le ministre des finances, Enoch Godongwana,
a été l’un des plus évasifs, disant que si l’allégation de l’ambassa-
deur états-unien était vraie, « il pourrait s’agir d’un comportement
de personnes qui ont fait des bêtises ». De nombreux·euses Sud-
Africain·es font régulièrement des « bêtises » en vendant des armes,
mais le premier profiteur et vendeur d’armes au monde demeure les
États-Unis. Et malgré la rhétorique de Washington sur la « bataille
entre les démocraties et les autocraties », ces dernières – l’Arabie
saoudite, Israël et l’Égypte en tête – sont les clients privilégiés de
l’administration du président Biden en matière d’armement.
Outre les oligarchies répressives du Moyen-Orient, l’Afrique du
Sud vend régulièrement des armes aux pays de l’OTAN (dont les
États-Unis). Le système national de contrôle et de supervision des
ventes d’armes est profondément défectueux. D’importantes ventes
ont été faites à l’Allemagne et à la Grande-Bretagne, y compris du
matériel qui pourrait bien se retrouver sur le champ de bataille rus-
so-ukrainien, du côté occidental. Cela ne serait guère surprenant
au vu de la déprimante liste des récents échecs – dont l’autorisa-
tion d’introduire des armes sud-africaines au Yémen via l’Arabie
saoudite et les Émirats arabes unis – du NCACC (Open Secrets et
Lawyers for Human Rights, 2021).
Craignant l’exclusion imminente de l’Afrique du Sud de l’AGOA,
Godongwana a réitéré en mai 2023 devant le parlement que « notre
politique n’est pas de vendre des armes ou des munitions à quelque
parti que ce soit dans le conflit russo-ukrainien » (Dentlinger, 2023).
Mais si l’Afrique du Sud était exclue de l’AGOA, ce seront les
138 / anticolonialisme(s)

multinationales occidentales qui se verront obligées de réduire le


plus drastiquement leur production localisée dans leurs succursales
sud-africaines et destinée à l’exportation. En particulier dans les
secteurs – automobiles, métaux et minéraux, agricoles, etc. – les
plus intensifs en capital, et les plus importants producteurs d’émis-
sions de CO² et de méthane, contribuant à la crise climatique.
Indépendamment de l’AGOA, ces entreprises se verront bientôt
imposer des sanctions européennes dans le cadre du « Mécanisme
d’ajustement carbone aux frontières », en raison de leurs émissions
extrêmement élevées (Bond, 2023).
En outre, les vingt-sept entreprises membres du Groupe d’utili-
sateurs à forte consommation d’énergie (dont la quasi-totalité sont
des multinationales occidentales) absorbent 40 % de l’électricité
sud-africaine, principalement pour leurs exportations. Elles épuisent
les ressources naturelles du pays et engendrent une pollution im-
portante. Dans le cas de la fonderie d’aluminium South32 de BHP
Billiton à Richards Bay, le prix de l’électricité facturé à l’entreprise
australienne ne représente qu’une petite fraction de ce que paient
les Sud-Africain·es ordinaires. Cette fonderie utilise à elle seule
au moins 5 % de l’approvisionnement du réseau national. Ainsi, si
Washington met fin à l’AGOA et qu’il en résulte une diminution de
la fonte et donc une augmentation de l’électricité disponible pour
les petites entreprises et les ménages ordinaires, il s’agirait d’une
bénédiction économique.
Mais ces tensions entre l’impérialisme économique et le sous-
impérialisme sud-africain sont également réfractées au sein des
BRICS. L’annonce faite par Xi Jinping, en septembre 2021, que les
projets du Belt & Road ne pouvaient plus inclure de centrales élec-
triques au charbon a constitué le cas le plus important de sanctions
financières et climatiques combinées. Cette décision s’est réper-
cutée sur le nouveau et plus important projet industriel d’Afrique
du Sud : la zone économique spéciale de Musina-Makhado. Cela
a eu pour effet de sonner le glas non seulement de la centrale au
charbon, mais probablement aussi des énormes aciéries qui néces-
sitent des sources d’électricité, alors que le pays affronte la pire
crise énergétique qu’il n’ait jamais connue.
Des processus manifestement bénéfiques pour la majorité de
la population sud-africaine – tels que la réduction de la production
par des fonderies énergivores, ainsi que d’autres sanctions finan-
cières et commerciales attendues depuis longtemps à l’encontre,
les brics ou la « schizophrénie » du sous-impérialisme / 139

particulièrement, de l’industrie capitaliste extractive – continuent


d’être occultés par les faiseurs de guerre. Pour celles et ceux qui
travaillent au siège du gouvernement de Pretoria et dans les bu-
reaux des fabricants d’armes de Johannesburg et du Cap, la neutra-
lité est une fiction commode, car ils et elles continuent à vendre des
armes aux deux camps dans une terrible zone de conflit.

Théorie et pratique de la schizophrénie sous-impériale


Quelles sont les forces tectoniques sous-jacentes en jeu ? Le
théoricien brésilien de la dépendance, Ruy Mauro Marini (1972), a
clarifié sa notion de « sous-impérialisme », la définissant, en para-
phrasant Lénine, comme « la forme que prend le capitalisme dépen-
dant lorsqu’il atteint le stade des monopoles et du capital financier ».
L’une de ses composantes est une contradiction primaire du sys-
tème, selon Marx, à savoir la suraccumulation du capital, qui, dans
le Brésil d’alors, se manifestait avec évidence dans « l’industrie des
biens durables [qui] résultait de l’impossibilité de poursuivre l’expan-
sion sur la base d’un marché intérieur insuffisant », en raison de la
surexploitation.
Cependant, la stratification d’économies extrêmement inégales
comme celle du Brésil a également fourni une autre « base sur la-
quelle repose le sous-impérialisme : la “société de consommation”,
de style local, créée par un transfert de revenus des couches les
plus pauvres vers les couches moyennes et supérieures ». Ces
caractéristiques ont généré ce que Marini appelle des « vicissitudes
sous-impériales », dues à la combinaison de capacités de produc-
tion excédentaire – suivies d’une dévaluation et, plus tard, d’une
désindustrialisation – et de normes de consommation de luxe, au
milieu d’une pauvreté écrasante qui maintient les taux de salaire à
un niveau bas.
Mais la surexploitation est devenue un piège sous-impérial.
L’une des raisons de la désarticulation de ces économies était l’at-
tention excessive que les élites étatiques continuaient d’accorder
à l’attraction des investissements étrangers directs en provenance
de l’Occident. L’impérialisme « a imposé ses propres conditions. La
grande industrie a été dénationalisée ; l’exploitation des matières
premières comme le fer a été monopolisée ; le plan d’électrification
a reçu des contributions considérables de la part des agences finan-
cières internationales » (Marini, 1972).
140 / anticolonialisme(s)

À l’exception de la Chine, qui a conservé de vastes parts de


capital détenues par l’État, les autres pays des BRICS partagent
les conditions évoquées ci-dessus. Actualisant la théorie de Marini,
David Harvey (2003) a expliqué que « l’ouverture des marchés
mondiaux des matières premières et des capitaux a permis à
d’autres États de s’insérer dans l’économie mondiale, d’abord en
tant que consommateurs, puis en tant que producteurs de capitaux
excédentaires ». Une fois que ces économies « sont devenues des
concurrents sur la scène mondiale », elles ont pris la forme de « ce
que l’on pourrait appeler des “sous-impérialismes” [dans lesquels]
chaque centre d’accumulation de capital en développement a cher-
ché à fixer systématiquement dans l’espace et dans le temps son
propre capital excédentaire, en définissant des sphères d’influence
territoriales ».
L’« aménagement spatial » (spatial fix) aux tendances à la surac-
cumulation des BRICS a consisté en l’expansion des entreprises,
tout particulièrement dans la stratégie chinoise de mondialisation
(Going Out), par le biais de l’initiative Belt & Road. La poursuite de
la libéralisation financière, qui a permis la prolifération de systèmes
de crédit autorisant des paiements ultérieurs pour la consomma-
tion actuelle, afin d’éponger le capital suraccumulé, a représenté
l’« aménagement temporel » (temporal fix).
Ces processus de gestion des crises, en particulier le recyclage
des excédents de capitaux, par le biais d’aménagements spatio-
temporels, signifient qu’il existe un intérêt mutuel primordial, recon-
nu par les puissances impériales occidentales et sous-impériales
des BRICS : assurer la stabilité du système capitaliste mondial à
travers le libre-échange, l’investissement et les flux financiers, ainsi
que la gestion de la « polycrise » émergente – catastrophe clima-
tique, effondrement de la biodiversité, pandémies et intelligence
artificielle non réglementée –, menaçant autant le capital mondial
que la société.
Cet objectif commun aux principales puissances impériales
et sous-impériales, au sein du système multilatéral dominé par
l’Occident, fut palpable au cours des quinze premières années du
21e siècle. Le G20, par exemple, qui était à l’origine, en 1999, un
réseau visant principalement la coordination financière, a pris une
importance sans précédent en 2008-2009. L’effondrement écono-
mique mondial nécessitait une puissance de feu financière bien
les brics ou la « schizophrénie » du sous-impérialisme / 141

supérieure à celle que les économies occidentales du G7 n’avaient


jamais mobilisée.
Le G20 a organisé un sauvetage, en partie parce que la Chine
a commencé à utiliser des excédents considérables pour construire
ses propres infrastructures internes, ce qui a rapidement rétabli un
niveau élevé de demande effective et stimulé le commerce interna-
tional, au moins jusqu’en 2015, lorsque le super-cycle des matières
premières s’est essoufflé. Dès 2014, lorsque leurs délégations rejoi-
gnirent les institutions de Bretton Woods, de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC), de la Convention-cadre des Nations unies sur
les changements climatiques et d’autres organismes multilatéraux,
il devint clair que les BRICS ne s’écartaient pas vraiment, sur le plan
idéologique, du capitalisme financier prédateur et néolibéral.
Mais la source première de convergence entre les puissances
impériales et les BRICS a été le pouvoir accordé aux entreprises,
à la fois au niveau mondial et au sein des BRICS. Xi (2017) l’a
lui-même affirmé en expliquant l’approche chinoise lors du Forum
économique mondial de Davos en 2017 : « Toute tentative d’inter-
rompre les flux de capitaux, de technologies, de produits, d’indus-
tries et de personnes entre les économies, et de canaliser les eaux
de l’océan vers des lacs et des ruisseaux isolés est tout simplement
impossible… Nous devons rester déterminés à développer le libre-
échange et l’investissement au niveau mondial, à promouvoir la
libéralisation du commerce et de l’investissement. »

Quand la globalisation devient « déglobalisation »


Bien que les deux pays les plus peuplés du monde, la Chine et
l’Inde, aient maintenu des taux de croissance extrêmement élevés,
les BRICS ont commencé à souffrir de la « déglobalisation » – ou
de la slowbalisation comme l’appellent The Economist et le Fonds
monétaire international (FMI) – bien avant l’invasion de l’Ukraine
par la Russie en 2022. Les chaînes de valeur mondiales sont deve-
nues chaotiques au début des années 2020, en particulier avec les
chocs du covid-19 et de l’invasion russe, ainsi qu’avec la détériora-
tion des relations entre les États-Unis et la Chine et entre la Chine
et l’Inde ; détérioration qui s’est traduite par une hostilité croissante
des autorités de ces États envers les entreprises issues de ces pays
« rivaux ».
En conséquence, dans de nombreux pays, en ce compris la plu-
part des BRICS, les élites locales ont exprimé un besoin croissant
142 / anticolonialisme(s)

de relocalisation, en partie pour limiter les vulnérabilités, mais aussi


pour rendre les liens économiques internes plus cohérents et régé-
nérer l’emploi dans le secteur manufacturier. Le cas le plus évident
justifiant la relocalisation de la production a été, dans le contexte
de la pandémie, la fabrication de vaccins. Cyril Ramaphosa et
Narendra Modi ont tous deux demandé une dérogation à la pro-
priété intellectuelle, afin d’assurer une production plus large de vac-
cins et de traitements contre le covid. Ils ont échoué en raison de
l’opposition continue de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de la Suisse
et de la Norvège au sein de l’OMC.
Ce nouveau combat crucial contre le capital mondial incite à
nous pencher sur un cas antérieur de (re)localisation, qui remonte
au début de ce siècle, lorsque des dérogations similaires furent
accordées pour lutter contre le sida. Les versions génériques des
médicaments antirétroviraux ont permis que la facture type d’un·e
patient·e passe de 15 000 à 100 dollars par an, étendant le traite-
ment de quelques milliers de riches à sept millions de personnes
lors du pic atteint début des années 2000. La globalisation des per-
sonnes l’a emporté sur celle du capital, de telle sorte que l’espé-
rance de vie en Afrique du Sud est passée de cinquante-quatre ans
en 2005, à soixante-cinq aujourd’hui.
Il existe de nombreux autres exemples de démondialisation
réussie, en particulier du côté de la Chine, avec les subventions
industrielles « Made in China 2025 », orientées vers une stratégie
de substitution des importations. Les États-Unis ont suivi le mou-
vement, en mettant en place des mesures protectionnistes et en
encourageant la relocalisation de secteurs productifs. Les autres
BRICS ont agi de manière identique, n’offrant pas d’alternative à un
système où, sous l’effet de la suraccumulation de capital, les ten-
sions territoriales ne font que s’aggraver (Bond, 2022).

Astuces géopolitiques des BRICS


Pourtant, au cours de la dernière décennie, une nostalgie tiers-
mondiste a émergé, cherchant à retrouver la convergence des voix
militantes des principaux États du Sud, telle qu’elle s’était exprimée
lors de la réunion afro-asiatique de 1955, à Bandung en Indonésie.
Cette nostalgie a pris une importance particulière dans les années
2010, lorsque la marée rose latino-américaine a commencé à s’es-
tomper. Certains secteurs de la gauche ont alors exprimé l’idée que
l’esprit de Bandung se retrouverait plutôt au sein des BRICS.
les brics ou la « schizophrénie » du sous-impérialisme / 143

Entretemps, bien que les tensions sino-occidentales n’aient ces-


sé de croître, la bataille immédiate se poursuit entre l’Occident et
la Russie, non seulement sur le terrain militaire de l’Ukraine, mais
aussi par le biais de sanctions financières et commerciales. Les
deux parties coexistent partiellement au sein d’un système mondia-
lisé et intégré d’intérêts mutuels, qui était justement censé prévenir
ce type de conflits. Cette conjoncture rappelle ce que Marini nomme
la « coopération antagoniste » des élites brésiliennes avec les États-
Unis, dans le cadre d’une division du travail sous-impériale/impériale
et d’un processus de développement de la périphérie, marqué par
les inégalités. Brasilia était le shérif adjoint de la région, protégeant
à la fois les entreprises mondialisées et les entreprises nationales.
Même si le bloc des BRICS semble être en expansion et offrir
l’espoir d’une stratégie de dédollarisation, en réalité, il est en train
de s’effriter. Les victoires électorales en Inde en 2014 du nationaliste
hindou de droite, Narendra Modi, et au Brésil en 2018 du « Trump
des tropiques », le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, ont
contribué à ce qui est devenu une dérive chaotique, dépourvue
souvent de direction. En 2019, le ministre des affaires étrangères
de Bolsonaro a même suggéré à ses homologues des BRICS de
prendre des sanctions punitives contre le Venezuela. Autre manifes-
tation évidente de l’incohérence politique : l’appel lancé par le vice-
président brésilien, au moment où la Russie attaquait l’Ukraine, à
une contre-invasion. Bolsonaro l’a réprimandé, car la semaine pré-
cédente, lors d’une visite à Moscou, il avait exprimé la solidarité de
son gouvernement à Poutine.
Du côté sud-africain, l’ex-président populiste Jacob Zuma a
affirmé à plusieurs reprises que l’adhésion aux BRICS, en 2010,
est la raison pour laquelle l’Occident s’était arrangé pour le faire
remplacer par son vice-président, Cyril Ramaphosa, début 2018.
Ce changement s’est opéré cinq mois avant que l’Afrique du Sud
n’accueille le sommet des BRICS ; sommet au cours duquel la pro-
messe avait été faite qu’un centre de vaccination des BRICS serait
établi à Johannesburg. Lorsque le covid est apparu, aucun centre
de ce type n’avait été créé, la Chine et la Russie s’étant empressées
de commercialiser leurs propres vaccins, sans pour autant vouloir
partager la propriété intellectuelle avec le Brésil, l’Inde ou l’Afrique
du Sud. La maladie sous-jacente demeure donc la schizophrénie.
144 / anticolonialisme(s)

Un multilatéralisme embrouillé
Si les BRICS étaient censés remettre véritablement en cause
la domination occidentale du multilatéralisme, comment se fait-il
qu’au cours des années 2010, tout ce qu’ils ont tenté a échoué ?
À partir de 2011, sous la pression de l’Union européenne et des
États-Unis, des dirigeant·es encore plus néolibéraux·ales, parfois
néoconservateur·trices, ont été imposés à la tête du FMI et de la
Banque mondiale. À aucun moment, les BRICS n’ont proposé de
candidatures alternatives communes.
En 2015, la recapitalisation du FMI a effectivement donné aux
BRICS une part de vote bien plus importante, juste en deçà des
15 % nécessaires pour émettre un veto (une part détenue unique-
ment par les États-Unis). Mais, l’augmentation de la part de vote
de la Chine, du Brésil, de l’Inde et de la Russie ne s’est pas faite
principalement aux dépens de l’Occident, mais bien du Nigeria, du
Venezuela et même de l’Afrique du Sud.
N’y avait-il pas lieu de promouvoir des institutions alternatives,
notamment pour contester la domination occidentale des systèmes
de notation et financiers ? L’accord de réserve contingente (ARC)
des BRICS, créé en 2014, aurait dû fournir un financement d’ur-
gence à court terme. Mais il a accru davantage encore la marge de
manœuvre du FMI, car l’emprunteur ne peut bénéficier que de 30 %
du quota de l’ARC avant d’accéder au programme d’ajustement
structurel du FMI. Par ailleurs, au moment où le besoin s’est fait le
plus sentir, en 2020, lorsque les dirigeant·es sud-africain·es ont été
obligé·es d’accepter un prêt du FMI de 4,3 milliards de dollars, en
dépit des conditions d’austérité rigoureuses qui hypothéquaient les
mesures de relance budgétaire, il n’y eut aucun signe de l’ARC. Les
paroles à propos d’une agence de notation alternative n’étaient que
cela, des paroles.
Une institution financière des BRICS a bien vu le jour, avec
l’approbation des agences de notation occidentales : la Nouvelle
banque de développement (NDB). Créée pour financer des infras-
tructures plus sensibles à l’environnement, elle n’a cependant ja-
mais atteint les nobles objectifs de devenir une banque verte. Et
dans son portefeuille sud-africain, il n’y a pas un seul prêt (de la
NDB) qui puisse être considéré comme exempt de corruption. Le
plus curieux est que la banque a publié une déclaration, une se-
maine après l’invasion de l’Ukraine, indiquant qu’elle ne fournirait
plus aucun service à la Russie, son actionnaire à 20 %. La NDB a
les brics ou la « schizophrénie » du sous-impérialisme / 145

désespérément cherché à préserver sa cote de crédit AA auprès


des agences de notation new-yorkaises. Ainsi, au milieu de toutes
les discussions sur la dédollarisation et la réforme du secteur finan-
cier, ce qui donne le plus de cohérence à ces dynamiques est ce
point de vue sous-impérial.

Conclusion
En résumé, les promesses progressistes ou simplement contre-
hégémoniques des BRICS n’ont généralement pas été tenues et le
multilatéralisme néolibéral, ancré en Occident, a constitué un foyer
confortable pour les élites au sein des BRICS. Sur le plan géopo-
litique, la rhétorique anti-occidentale a été constante, mais elle n’a
pris une forme plus substantielle qu’à une seule occasion, et de ma-
nière tragique : lorsqu’un régime sous-impérial voyou s’est engagé
dans une guerre atroce. Cela pourrait être un signe de ce qui nous
attend, si les dirigeant·es de Pékin décident d’envahir Taïwan et si
les relations impériales/sous-impériales dont jouissent les entre-
prises en Chine sont soumises à la pression de la démondialisation
et du « découplage ».
Les conflits actuels de l’Afrique du Sud avec l’Occident il-
lustrent l’intensification de la dynamique « parler à gauche, marcher
à droite ». Mais, plus largement, le retour politique des BRICS à
une approche plus conservatrice, au cours de la période marquée
à l’extrême droite – avec des personnalités comme Modi (depuis
2014) et Bolsonaro (2019-2022) –, est allé de pair avec la profonde
orientation néolibérale du bloc en matière de finances. Et ce, même
au début des années 2020, lorsque les opportunités de rupture
semblaient si prometteuses. La constance des relations de pouvoir
impériales/sous-impériales s’est imposée, malgré le caractère anta-
goniste récent de la coopération.
À l’instar du mythe sud-africain de la « nation arc-en-ciel », l’au-
ra d’une alternative « multilatérale » à l’Occident s’est estompée.
Comme l’a fait remarquer le principal observateur africaniste de la
Russie, Kester Klomegah (2023), « les Russes sollicitent un soutien
pour leur invasion illégale de l’Ukraine. C’est tout à fait différent de
l’émergence d’un monde multipolaire. Un monde multipolaire doit
connaître une paix relative et être plus intégrateur, mais la Russie
a divisé le monde ». En effet, le terme multipolaire ayant désormais
été ruiné par la façon dont les BRICS se sont regroupés autour de
Poutine, une bien meilleure option serait un monde « non polaire »,
146 / anticolonialisme(s)

où les progressistes refuseraient de légitimer le pouvoir toxique à


l’œuvre à la fois à Washington, Londres, Paris, Bruxelles, Berlin…
et à Brasilia, Moscou, New Delhi, Pékin et Pretoria.
Traduction de l’anglais : Frédéric Thomas

Bibliographie
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alternatives sud, vol. 30-2023 / 147

Critique voyageuse : l’anti-impérialisme, le genre


et les droits1

Hoda Elsadda2

La critique anti-impérialiste du « discours sur les


droits » s’est enfermée dans une dichotomie op-
posant universalisme et relativisme culturel, sans
tenir compte de la « théorie voyageuse » et de la
« géopolitique des relations de pouvoir ». Dans
des régimes postcoloniaux arabes, loin des ma-
nipulations anti-impérialistes des puissants, des
féministes utilisent l’approche des droits pour
combattre les autoritarismes patriarcaux.

L’instrumentalisation abusive des approches fondées sur


les droits pour promouvoir la justice sociale en général, et la justice
en matière de genre en particulier, a fait l’objet de nombreux débats
et d’une importante contestation au sein des études féministes.
Dans les études postcoloniales, de développement et de genre, les
critiques ont débattu des manifestations positives et négatives de la
politique des droits.
Les principaux arguments contre le « discours sur les droits »
sont leur caractère universaliste et eurocentrique. Il met indûment
l’accent sur les droits de l’individu au détriment des droits de la
communauté, est trop axé sur les droits politiques, laissant de côté
les droits sociaux et économiques, détourne souvent l’attention

1. Version réduite d’un article paru dans Feminist Dissent (https://journals.warwick.ac.uk/


index.php/feministdissent/), 2018, sous le titre : « Travelling Critique : Anti-imperialism,
Gender and Rights Discourses ».
2. Professeure d’anglais et de littérature comparée à l’Université du Caire, cofondatrice
et présidente de l’organisation égyptienne de recherche Women and Memory Forum
(https://wmf.org.eg/).
148 / anticolonialisme(s)

des besoins urgents des femmes et il est défendu par des élites
alignées sur les projets de mondialisation et s’identifiant aux para-
digmes occidentaux (Hodgson, 2011 ; An-Naim, 2014).
De plus, l’accent excessif mis par les féministes libérales sur
les réformes juridiques et le mépris relatif des normes sociétales
et des structures de pouvoir ont souvent sapé de bonnes lois ou
même conduit à des résultats qui ne sont pas nécessairement
dans l’intérêt des femmes. Enfin, les discours sur les droits visent à
monopoliser les espaces politiques et donc à empêcher la réalisa-
tion « d’autres types de projets politiques […] [qui] pourraient offrir
un remède plus approprié et de plus grande portée à l’injustice »
(Brown, 2004), et constituent une forme de domination impérialiste
(Abu-Lughod, 2013).
Toutes ces critiques se fondent sur une base solide en termes
théoriques et pratiques. Les partisan·es de l’utilisation d’un cadre de
droits reconnaissent la validité des critiques susmentionnées, mais
mettent en garde contre le risque de jeter le bébé avec l’eau du
bain. De même que nombre d’études critiquent le paradigme des
droits dans l’activisme, un nombre tout aussi important y adhèrent.
Dans le domaine de la théorie juridique critique, les
chercheur·euses s’intéressent à la façon dont les litiges juridiques
renforcent la mobilisation et les mouvements sociaux au lieu de se
concentrer sur l’importance ou non de l’utilisation du droit. Lynn
Stephen (2011) s’appuie sur des données empiriques pour démon-
trer comment les discours sur les droits ont été assimilés et repris
dans de nouveaux contextes pour répondre à des questions et
besoins locaux. Le mouvement social d’Oaxaca, au Mexique, s’est
approprié les discours sur les droits et a permis la production d’une
« langue vernaculaire locale genrée de discours sur les droits » ac-
cessible aux hommes et aux femmes.
Les critiques ont également souligné que les discours sur les
droits sont parfois la seule option viable pour les personnes mar-
ginalisées et opprimées pour entrer dans l’arène politique. Mona
El-Ghobashy affirme qu’en Égypte, l’internationalisation du régime
politique dans les années 1990 et son adhésion aux conventions
et traités relatifs aux droits humains afin d’entrer dans le club des
nations «civilisées», comptent parmi les facteurs qui ont donné aux
militant·es des droits humains, aux féministes et aux citoyen·nes
ordinaires « un levier politique inattendu dans leur partage asymé-
trique du pouvoir public avec l’exécutif » (El-Ghobashy, 2008).
critique voyageuse : l’anti-impérialisme, le genre et les droits / 149

Les conférences et commissions de l’ONU sont devenues des


lieux de lutte et de contestation entre des acteurs étatiques et non
étatiques qui utilisent le langage des droits et de l’État de droit pour
faire pression sur leurs gouvernements et imposer le respect du
droit international. Dans de nombreux cas, ces discours s’imposent
comme des outils discursifs puissants pour remettre en avant des
valeurs locales ainsi que des aspirations qui sont renforcées par la
référence aux normes et mécanismes internationaux.
Dans cet article, je me pencherai sur la critique féministe anti-im-
périaliste des discours sur les droits, en particulier lorsqu’elle est uti-
lisée comme point de vue théorique pour comprendre ou évaluer les
mouvements de défense des droits des femmes ou les campagnes
pour la justice de genre dans des contextes non démocratiques.
La critique anti-impérialiste des régimes de droits repose sur
deux idées clés. La première remet en question « la légitimité poli-
tique d’un programme de droits libéraux d’inspiration occidentale
et son adéquation, ou inadéquation, avec les régimes et pratiques
de droits existants dans différents contextes culturels » (Cornwall
et Molyneux, 2006) ; la seconde met en avant la propension poten-
tielle, et réelle, des discours sur les droits à être utilisés abusive-
ment par les puissances impériales pour légitimer des agendas im-
périalistes (Abu-Lughod, 2013). Sur ce dernier point, les critiques se
réfèrent toujours à la façon dont les États-Unis ont utilisé la bannière
de la sauvegarde des droits des femmes pour justifier l’invasion de
l’Afghanistan et de l’Irak.
Mon argumentation s’appuiera sur les propositions suivantes :
la critique anti-impérialiste s’est enfermée dans une dichotomie
opposant l’universalisme et le relativisme culturel, une forme de
« méta-narration » qui ne tient pas compte des détails, des récits
personnels de lutte et de compromis, ou des fragments d’histoire
qui sont absolument nécessaires à une compréhension holistique
des moments historiques. Ensuite, les critiques anti-impérialistes ne
tiennent pas compte des idées tirées de l’importante contribution
d’Edward Saïd sur la « théorie voyageuse » et sur la manière dont
le « voyage » dans un autre contexte favorise un nouveau proces-
sus par lequel la théorie ou le concept est assimilé et de nouvelles
significations émergent.
Enfin, dans de nombreux cas, les féministes anti-impérialistes
n’ont pas prêté attention à la géopolitique de la critique, c’est-à-
dire au fait que les significations et les conséquences de la critique
150 / anticolonialisme(s)

peuvent être radicalement différentes en fonction des contextes et


dans le cadre de relations de pouvoir très variées. Comment les
nouvelles idées sont-elles intégrées et adoptées dans différents
contextes ? Quelles sont les conséquences de la critique féministe/
anti-impérialiste lorsqu’elle voyage et est utilisée comme cadre pour
interpréter les différentes réalités sur le terrain ? Dans ces nouveaux
contextes, qui utilise la critique anti-impérialiste et à quelle fin ? Qui
utilise l’approche fondée sur les droits et dans quel but ?
Mon engagement dans la critique féministe anti-impérialiste est
façonné par ma position d’universitaire, de féministe et de militante
pour les droits des femmes en Égypte. En tant que membre de
l’université du Caire, j’ai donné des cours de littérature postcolo-
niale et animé de nombreuses discussions sur les représentations
coloniales des femmes et des hommes arabes, dénonçant le trope
consistant à sauver les femmes musulmanes des hommes musul-
mans, ainsi que l’abus et la manipulation de pratiques culturelles
hors de leur contexte pour justifier les interventions et la domination
coloniales.
En tant qu’universitaire à l’université de Manchester pendant
quelques années (de 2005 à 2011), j’ai pris davantage conscience
de l’héritage des fausses représentations et des discours coloniaux
sur le statut des femmes musulmanes et arabes et de leur réémer-
gence sous de nouvelles formes pour alimenter l’islamophobie et
justifier les interventions impérialistes au 21e siècle.
Pourtant, en même temps, et en tant que féministe ayant des
liens étroits avec le mouvement des femmes arabes, j’ai été pro-
fondément préoccupée par la mesure dans laquelle cette manipu-
lation des questions relatives aux femmes se transforme en arme
pour réduire au silence les défenseur·euses des droits des femmes
dans les pays arabes et leur interdire de s’engager de manière cri-
tique dans leurs sociétés, sous prétexte que toute critique des maux
sociaux peut être et sera utilisée par les impérialistes pour diffamer
la culture arabe et justifier des interventions militaires et politiques.
La question était et reste la suivante : comment, en tant que fé-
ministes arabes, pouvons-nous dénoncer les pratiques et les idées
misogynes dans nos propres sociétés, tout en évitant que notre voix
soit sortie de son contexte et manipulée pour consolider les préju-
gés et les stéréotypes impérialistes sur nos sociétés ?
Suite aux révolutions arabes de 2011, de nouveaux espaces se
sont ouverts et de nouvelles entreprises et initiatives sont devenues
critique voyageuse : l’anti-impérialisme, le genre et les droits / 151

possibles, permettant ainsi aux voix féministes de s’élever et d’être


entendues. Tandis que les voix féministes se font de plus en plus
fortes et claires, la campagne conservatrice lancée contre elles s’in-
tensifie et véhicule encore et toujours les mêmes accusations selon
lesquelles les féministes s’inscriraient dans un projet impérialiste.
Ce que je décris comme une campagne conservatrice se com-
pose d’alliés très improbables : des acteurs étatiques désireux de
discréditer les mouvements de défense des droits sociaux et poli-
tiques qui se sont renforcés au cours de la phase postrévolution-
naire ; et des extrémistes religieux, défenseurs de l’islam politique
pour des raisons idéologiques, qui considèrent les programmes de
défense des droits des femmes comme équivalant à une attaque
contre les valeurs et les normes culturelles.
Ces voix conservatrices utilisent exactement les mêmes argu-
ments qu’avancent les féministes anti-impérialistes pour discré-
diter et saper les militant·es des droits des femmes. L’intensité
de cette confrontation m’a permis de comprendre trois choses.
Premièrement, le langage des droits est puissant, non seulement
dans les confrontations avec les acteurs étatiques, mais également
comme moyen d’engagement et de plaidoyer auprès des hommes
et des femmes ordinaires. En arabe, le mot pour « droit » est al-
haq (pluriel huquq). Outre un usage comparable à son équivalent
anglais, al-haq est également l’un des noms de Dieu dans l’islam.
Il désigne aussi la faculté de droit égyptienne qui s’appelle littéra-
lement kuliyyat al-huquq, ce qui renforce le lien entre le droit et les
droits. Le langage des droits résonne profondément et à plus d’un
niveau auprès des communautés locales.
Deuxièmement, le fait que les mots ou le langage des droits uti-
lisés dans des contextes locaux puissent être appropriés et détour-
nés dans des contextes mondiaux ne doit pas conduire à réduire au
silence les militant·es qui s’engagent de manière critique dans leur
société et leur culture. En fait, les campagnes locales et mondiales
qui cherchent à stigmatiser notre culture à leurs propres fins doivent
renforcer notre détermination à nous approprier nos cultures, à par-
ler en leur nom à partir d’une position de droit et de justice, et à nous
assurer que nos adversaires n’ont pas le monopole en matière de
définition de notre culture. Troisièmement, il est nécessaire de revoir
la critique féministe anti-impérialiste d’un point de vue théorique.
152 / anticolonialisme(s)

Violence à l’égard des femmes : le cas de l’Égypte


La lutte des militant·es pour les droits des femmes en Égypte
pour sensibiliser l’opinion publique a fait l’objet de critiques de la
part de féministes anti-impérialistes qui se fondent sur les hypo-
thèses suivantes : l’agenda de la violence contre les femmes est
un agenda essentiellement occidental qui n’est pas sensible aux
contextes locaux ; les campagnes de plaidoyer sur la violence
contre les femmes dans les contextes musulmans consolident les
stéréotypes colonialistes essentialistes sur la violence « inhérente »
des sociétés musulmanes et leur irrespect des femmes et des droits
humains, propageant ainsi un récit culturaliste au lieu d’un récit poli-
tique ; les organisations internationales ont fait de la lutte contre la
violence à l’égard des femmes une profession et une activité com-
merciale ; tous les groupes de femmes qui reçoivent des fonds de
donateurs internationaux font, volontairement ou involontairement,
la promotion d’un agenda qui n’a rien à voir avec la réalité sur le ter-
rain et renforcent un discours impérialiste qui manipule la question
de la « violence à l’égard des femmes » pour justifier des interven-
tions politiques, voire militaires, dans les affaires d’États souverains.
Là encore, cette critique n’est pas dénuée de fondement : des
critiques féministes ont contesté l’invasion de l’Afghanistan menée
par les États-Unis sous le prétexte de sauver les femmes afghanes
(Scott, 2002) et ont exposé le discours féministe impérialiste qui
a été instrumentalisé pour justifier cette agression. Mais la ques-
tion qui se pose est la suivante : quand et où une critique agit-elle
comme une force de résistance aux réseaux et relations de pouvoir
dominants, et donc comme un outil de renforcement ? Et quand et
où devient-elle un outil d’oppression et d’affaiblissement ?
La réponse, selon moi, réside dans la géopolitique des relations
de pouvoir : en d’autres termes, une critique anti-impérialiste qui
cherche à remettre en question les relations de pouvoir dominantes
doit être attentive à son impact et à ses conséquences lorsqu’elle
est transférée dans un contexte où les relations et les luttes de
pouvoir sont différentes. Pour clarifier les choses, j’examinerai la
trajectoire de la lutte contre la violence à l’égard des femmes telle
qu’elle a été abordée par les organisations de défense des droits
en Égypte. Je soutiens que si la lutte des féministes en Égypte a
bénéficié de la solidarité et de l’expérience internationales, elle s’est
également accommodée des préoccupations et des luttes locales.
critique voyageuse : l’anti-impérialisme, le genre et les droits / 153

Les campagnes de sensibilisation du public aux questions


relatives à la violence à l’égard des femmes, tant dans la sphère
publique que privée, ont commencé dès les années 1990, avec le
travail d’un certain nombre d’organisations féministes, notamment
al-Nadim, la New Woman Foundation et le Centre pour l’assistance
juridique des femmes égyptiennes (CEWLA). Ces organisations ont
utilisé une approche fondée sur les droits pour lutter contre les iné-
galités dans la société en général, et les inégalités entre les sexes
en particulier, ainsi que contre les pratiques oppressives du régime
en place.
Paul Amar (2011) a montré comment les cadres internationaux
des droits humains sont remaniés et réinventés dans les contextes
locaux. Il met en lumière la praxis des féministes égyptiennes et leur
approche du harcèlement sexuel, en soulignant le travail d’Aida Seif
al-Dawla et de Mozn Hassan pour contester le rejet des militant·es
des droits en Égypte par les groupes de droite et les acteurs éta-
tiques, qui les considèrent comme des exécutant·es conscient·es
ou non des agendas occidentaux.
Amar souligne que le travail d’El-Nadeem se concentre « sur
la critique de l’État, sur les pratiques des services de sécurité de
l’État et sur les fonctionnaires de police et pénitentiaires ». Cette
orientation est très différente des autres campagnes menées dans
des contextes démocratiques, où la question de la violence de l’État
n’est pas au premier plan des préoccupations et des défis. L’accent
mis sur les violences sexuelles à caractère politique est devenu une
caractéristique de l’activisme en Égypte, au lendemain de la révo-
lution du 25 janvier 2011, et a entraîné une rupture radicale dans la
manière d’aborder le problème.
Que s’est-il passé en 2011 et pourquoi ces événements ont-ils
permis des avancées significatives dans la lutte contre les violences
sexuelles ? La vague révolutionnaire qui a déferlé sur l’Égypte a
ouvert de nouveaux espaces pour remettre en question les struc-
tures de pouvoir et les discours autoritaires dominants, avec plus
ou moins de succès. Ce n’est qu’après les grandes manifestations
de 2011 que le harcèlement sexuel et les agressions contre les
femmes ont fait l’objet de débats dans les médias publics.
Avant 2011, bien que les féministes aient mené des campagnes
de sensibilisation et tenté de rectifier les contraintes juridiques qui
entravaient une offensive sérieuse contre les violences sexuelles,
leurs efforts n’ont pas suffi à faire de ces questions un sujet de
154 / anticolonialisme(s)

débat pour le public. Cette situation s’explique principalement par


l’environnement politique non démocratique, qui a limité les efforts
sérieux visant à traiter les questions sociales et politiques sensibles.
Par conséquent, les efforts féministes pour lutter contre la vio-
lence sexuelle se sont limités à des cercles fermés d’expert·es et à
des publics restreints. Lorsqu’un incident de violence sexuelle attirait
l’attention du public, il était généralement traité à l’aide d’arguments
stéréotypés et fondés sur des préjugés, reprochant invariablement
à la victime de ne pas s’être habillée correctement ou de s’être trou-
vée au mauvais endroit au mauvais moment. Cette approche préju-
diciable dissuadait les victimes de porter plainte et d’obtenir justice.
Il va sans dire qu’il existe d’importantes exceptions.
Fin 2012-début 2013, des agressions sexuelles contre des
femmes présentes lors des manifestations ont été signalées. Les
militant·es ont réagi en organisant des groupes d’intervention pour
aider les femmes agressées dans les espaces publics. Entre autres,
Bassma (Empreinte), Shoft Taharush (J’ai été témoin de harcèle-
ment), OpAntish (Opération anti-harcèlement sexuel) et Tahrir
Bodyguards. Avec les groupes déjà établis, notamment Nazra,
El-Nadeem et HarassMap, ils ont réussi à sensibiliser les médias
et le public, et souligner l’ampleur du problème. Ils ont formé des
groupes de secours pour sauver les femmes des agressions ; four-
ni aux survivantes une aide psychologique et juridique ; proposé
des cours d’autodéfense ; recueilli les récits des femmes victimes
d’agressions ; et fait pression sur les nouveaux partis politiques et la
société civile afin qu’ils reconnaissent le problème.
Janvier 2013 a marqué un tournant dans la prise en compte de
la violence sexuelle, car les survivantes d’agressions se sont sen-
ties habilitées à parler de leur expérience en public. Parallèlement
aux efforts des groupes de soutien, ou peut-être en conséquence
directe de ces efforts, de puissants témoignages publics de femmes
ont brisé le tabou qui entravait les discussions.
Les partis politiques ont finalement reconnu le problème et pu-
blié des déclarations. Ils ont également participé à une manifes-
tation sous le slogan « La rue est à nous », affirmant le droit des
femmes à occuper les espaces publics, et ravivant également la
mémoire du précédent mouvement des femmes en réponse aux
agressions de 2005.
Comment ces incidents ont-ils été contextualisés et racontés par
les groupes féministes ? Qui sont les coupables ? En février 2013,
critique voyageuse : l’anti-impérialisme, le genre et les droits / 155

un rapport documentant les témoignages de survivantes d’agres-


sions sexuelles à Tahrir entre 2011 et 2013 a été publié par trois
éminentes organisations égyptiennes de défense des droits hu-
mains et des femmes (El-Nadeem, 2013). De nombreuses survi-
vantes ont fait état d’attaques organisées : une femme était isolée
de son groupe, encerclée par des hommes qui commençaient à la
toucher tout en lui disant qu’ils la protégeaient, maximisant ainsi sa
confusion et son impuissance et rendant les tentatives de sauve-
tage presque impossibles, puisque la victime se trouvait incapable
de déterminer en qui elle pouvait avoir confiance et qui elle devait
craindre.
Dans l’avant-propos du rapport, Magda Adly, militante des droits
humains et membre fondatrice d’El-Nadeem, tient sans équivoque
les forces de sécurité de l’État pour responsables des attaques lors
du mercredi noir3 : « Nous connaissons la méthode, nous l’avons
déjà expérimentée et nous savons qui est derrière tout cela. Notre
certitude que le crime a été commis de manière systématique a
été démontrée par la décision du procureur général de classer l’af-
faire en raison de l’impossibilité de trouver les auteurs. Bien que
des dizaines de photos et de vidéos des criminels et des voitures
qu’ils utilisaient (portant des signes de membres célèbres du parti
au pouvoir à l’époque, le Parti national démocratique) aient été pré-
sentées, l’affaire a été classée faute de preuves suffisantes » (El-
Nadeem, 2013).
Le rapport comprend également une déclaration signée par plus
d’une centaine d’organisations et de personnalités dénonçant l’at-
taque. La déclaration fait à nouveau référence aux agressions de
2005 : « Depuis que le régime de Moubarak a commencé à utiliser la
violence sexuelle contre les manifestantes en 2005, les attaques de
gangs contre les femmes n’ont pas cessé… Selon plus d’une survi-
vante, ces gangs sont très bien organisés et ne semblent pas être
de simples voyous qui harcèlent les femmes, car ils sont organisés
et formés pour accomplir la tâche qui leur est assignée » (ibid.).
La déclaration accuse directement les forces de sécurité d’avoir
ordonné les attaques pour étouffer la révolution. Tout en reconnais-
sant l’existence d’attaques pendant l’Aïd et d’autres jours fériés,

3. Le « mercredi noir » fait référence à la manifestation, le 25 mai 2005, de dénonciation


du référendum visant à assurer l’ascension au pouvoir du fils du président, au cours de
laquelle des manifestantes ont été victimes d’agressions massives en plein jour et à la
vue de tous.
156 / anticolonialisme(s)

elle les considère néanmoins comme une conséquence directe du


moment fondateur de la violence en bande sanctionnée par l’État
dans les espaces publics sous le régime de Moubarak. Le rapport
comprend également une déclaration d’organisations féministes,
soutenue par un certain nombre de personnalités, ainsi qu’une prise
de position rédigée par l’organisation Nazra. La déclaration s’inti-
tule : « C’est notre droit… la rue est à nous », ravivant l’activisme des
groupes de femmes face aux attaques précédentes.
La déclaration met l’accent sur la solidarité avec les victimes
d’agressions sexuelles, la demande d’imputabilité et de respon-
sabilité, la reconnaissance des victimes comme faisant partie des
blessées de la révolution, c’est-à-dire la reconnaissance des crimes
sexuels comme des crimes politiques, la responsabilisation des par-
tis et des forces politiques quant à la sécurité des femmes lors des
événements politiques, l’affirmation du pouvoir des femmes et de
leur capacité à se réapproprier l’espace. La prise de position de
Nazra met également l’accent sur le climat social qui autorise la
violence à l’égard des femmes, les auteurs de violence continuant à
violer le corps des femmes en toute impunité.
La campagne contre la violence à l’égard des femmes a été
adaptée au contexte local : les militant·es ont contesté la violence
sexuelle sanctionnée par l’État, tout en attirant l’attention sur la
question en tant que problème social, aggravé par la responsabi-
lité politique ou l’absence de responsabilité de la part des acteurs
étatiques. En conséquence directe de l’activisme féministe et de
celui d’autres acteur·trices pro-démocratiques, quatre avancées
concrètes peuvent être identifiées.
Premièrement, l’article 11 de la Constitution égyptienne, ap-
prouvé par référendum en 2014, engage l’État à lutter contre la vio-
lence à l’égard des femmes. Il s’agit d’une évolution, car elle va à
l’encontre des discours qui rendaient les femmes responsables des
violences qui leur étaient infligées. La campagne contre la violence
à l’égard des femmes, menée par les défenseur·euses des droits
des femmes et plusieurs groupes de jeunes à une époque où les
espaces politiques étaient ouverts et permettaient des discussions
sérieuses sur les problèmes sociaux, a donné lieu à des contre-
discours qui ont mis en évidence les racines sociales, politiques et
discursives de la violence et ont contribué à faire de cette question
un sujet de préoccupation pour le public.
critique voyageuse : l’anti-impérialisme, le genre et les droits / 157

Deuxièmement, un décret contre le harcèlement sexuel a été


adopté en juin 2014, imposant des peines sévères aux agresseurs.
Ce décret a débouché sur la création d’unités de lutte contre le har-
cèlement sexuel au sein des commissariats de police, chargées de
traiter les plaintes et d’aider les victimes de violences sexuelles.
Troisièmement, la première unité de lutte contre le harcèlement
sexuel dans une université nationale égyptienne a été créée à l’Uni-
versité du Caire en septembre 2014. Elle est le fruit du travail d’uni-
versitaires et de militant·es qui se sont appuyé·es sur les évolutions
juridiques de la Constitution et sur le décret contre le harcèlement
pour élaborer une politique de lutte contre le harcèlement sexuel
destinée à être mise en œuvre dans les universités nationales.
Enfin, la question du harcèlement sexuel est devenue un sujet
de préoccupation nationale, un thème régulier dans les médias,
mettant en scène des femmes qui parlent de leurs expériences
sans craindre les représailles ou la honte. Cela peut être considéré
comme l’une des avancées obtenues par les militant·es des droits
des femmes habilité·es par un moment révolutionnaire.
Ce récit détaillé des victoires remportées en Égypte dans
la lutte contre la violence sexuelle, qui a conduit à d’importantes
modifications de la loi et à un changement d’attitude de la société,
vise à étayer deux points : les programmes de défense des droits
peuvent contribuer à répondre aux préoccupations locales ; et un
tel programme, lorsqu’il est adopté dans un nouvel environnement
politique et culturel, est la plupart du temps adapté et modifié pour
s’adapter aux luttes et aux programmes locaux.

Critique voyageuse
Dans un article sur les défis auxquels sont confrontés les fémi-
nistes aujourd’hui, Deniz Kandiyoti (2015) met en lumière la situa-
tion critique des militant·es des droits des femmes qui utilisent les
cadres internationaux dans leur lutte pour la justice en matière de
genre. Non seulement ils et elles doivent faire face à des autori-
tarismes patriarcaux locaux et mondiaux, mais sont également
dépeint·es par les universitaires transnationaux anti-impérialistes
comme des complices de l’impérialisme dans le pire des cas, ou
comme des « dupes non critiques » dans le meilleur des cas.
Le principal problème des critiques anti-impérialistes est qu’elles
ne tiennent pas compte de la géopolitique, c’est-à-dire du contexte
des luttes de pouvoir à un moment et dans un lieu donnés. La
158 / anticolonialisme(s)

critique de la manipulation du discours sur les droits pour justi-


fier les interventions impérialistes des États-Unis et de leurs alliés
s’adresse au discours dominant des puissants, prétendant donner
plus de poids aux voix marginales qui luttent pour se faire entendre.
Mais étendre cette critique pour mettre en doute et saper la cré-
dibilité des militant·es ou des groupes de défense des droits des
femmes, en Égypte ou en Palestine, devient une arme qui consolide
les discours dominants des régimes autoritaires et réduit au silence
les voix des groupes marginalisés.
Un échange dans les pages du journal électronique Jadaliyya
en 2012 illustre parfaitement les malentendus et les fausses repré-
sentations qui peuvent résulter d’une critique voyageuse. Dans
un article intitulé « Tradition and the Anti-Politics Machine : DAM
Seduced by the “Honor Crime” », Lila Abu-Lughod et Maya Mikdashi
(2012a) critiquent vivement une chanson arabe produite par le
groupe de hip-hop palestinien DAM, intitulée If I Could Go Back
in Time, sur les crimes d’honneur en Palestine, afin de condam-
ner la violence à l’égard des femmes. Les autrices reprochent à
DAM : « De succomber à une machine anti-politique internationale
qui blâme uniquement la tradition pour l’insolubilité des problèmes
de [certaines] personnes. Pourquoi, lorsqu’ils décident de parler de
la violence à l’égard des femmes, oublient-ils soudain les réalités
concrètes et complexes de la vie sur le terrain dans les endroits
qu’ils connaissent ? »
Les autrices poursuivent en soulignant que le groupe est soutenu
par ONU Femmes et « suit fidèlement le scénario d’une campagne
internationale contre les crimes dits d’honneur ». Les hypothèses
clés qui sous-tendent cette critique sont que les crimes d’honneur et
la violence sexuelle contre les femmes sont utilisés comme un bâ-
ton pour châtier les Arabes et les cultures arabes et même justifier
la violence et l’occupation israéliennes ; qu’un agenda de droits apo-
litiques mettant au premier plan la violence sexuelle à l’égard des
femmes dans les cultures musulmanes est défendu et poussé par
des organisations internationales ; qu’un groupe local recevant de
l’argent d’une organisation des Nations unies le rend suspect d’être
un agent local propageant un programme mondial antipolitique ; et,
plus important encore, dans le cas de la Palestine, l’accent mis sur
les problèmes culturels et sociaux détourne l’attention des horribles
réalités de l’occupation israélienne.
critique voyageuse : l’anti-impérialisme, le genre et les droits / 159

Les membres de DAM se sont également exprimés dans


Jadaliyya pour réfuter cette critique (Nafar et col., 2012) avec un ton
trahissant leur vexation. Le groupe a insisté sur les points suivants :
la chanson est en arabe et s’adresse à un public arabe ; il n’est pas
obligé de se préoccuper de ce que pensent les Américain·es ou les
Israélien·nes chaque fois qu’il produit de l’art ; il existe un problème
de violence à l’égard des femmes dans les sociétés arabes qui doit
être traité.
DAM respecte le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement,
Sanctions) et ne comprend pas pourquoi les autrices de la critique
lui reprochent de recevoir de l’argent d’ONU Femmes, qui ne fi-
gure pas sur la liste de boycottage ; l’implication selon laquelle les
membres du groupe sont « intellectuellement naïf·ves » ne tient pas
compte de leur histoire et de leur militantisme.
Abu-Lughod et Mikdashi ont répondu en mettant l’accent sur
la solidarité, qu’il n’était pas dans leur intention de critiquer DAM,
qu’elles « n’avaient jamais douté de votre intégrité [de DAM] » et
qu’elles espéraient que DAM respecterait également leur intégrité
« en tant que sœurs et camarades dans la lutte pour la justice pour
les Palestinien·nes de tous âges, sexes et classes » (Abu-Lughod
et Mikdashi, 2012b).
L’échange met en évidence un point important : les deux parties
ont d’excellents arguments et sont politiquement avisées ; toutes
deux essaient de naviguer dans des positions difficiles au sein de
contextes complexes. Et en ce qui concerne le dernier point de
l’échange, il ne fait aucun doute que les deux parties n’ont aucun
désir ni aucune raison de s’enfermer dans des positions antago-
nistes. Je soutiens que les malentendus/conflits sont une consé-
quence des effets inévitables de la circulation de la critique, un fac-
teur qui exige une attention plus critique de l’utilisation et de l’abus
des cadres d’interprétation dans un monde globalisé.
Dans son essai Traveling Theory (1983), Edward Saïd a exploré
le potentiel des théories voyageuses en matière de changement et
d’adaptation à de nouveaux environnements. Il a également formulé
une mise en garde contre la transformation des théories en dogmes
culturels. Dans son essai ultérieur, Traveling Theory Reconsidered,
il réfute fermement l’affirmation selon laquelle les théories sont fi-
gées dans le temps et l’espace et affirme que « le but de la théorie
est donc de voyager, de toujours sortir de ses limites, d’émigrer, de
rester en quelque sorte en exil » (Saïd, 2001).
160 / anticolonialisme(s)

Joan Scott (2002) utilise le terme « réverbérations » pour décrire


les « circuits d’influence » dans le monde d’aujourd’hui et propose
une autre manière de conceptualiser la circulation mondiale des
stratégies et des savoirs féministes, qui contourne la notion plus
conventionnelle de flux d’influence unidirectionnels d’un centre
puissant vers des marges moins puissantes. Elle subvertit la notion
d’origine en examinant la trajectoire intellectuelle de Julia Kristeva,
reconnue comme l’une des principales théoriciennes du féminisme
français. Kristeva était bulgare et a été influencée par les travaux de
Bakhtin. Selon Scott, « ce que l’on a appelé le féminisme français…
a été influencé de manière cruciale par les mouvements philoso-
phiques qui s’opposaient au communisme à l’“Est” ».
Elle attire également l’attention sur le mouvement des Femmes
en noir, qui a vu le jour en 1988 au moment de la première intifada,
et a organisé des manifestations hebdomadaires contre l’occupation
de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Ce mouvement s’est éten-
du à de nombreux autres pays, non dans une forme identique, mais
en s’adaptant toujours aux besoins locaux. Ainsi, en Allemagne, les
Femmes en noir ont protesté contre les attaques néonazies à l’en-
contre des migrant·es ; en Italie, elles ont défilé contre la mafia, etc.
Les idées, concepts et mouvements provoquent des réverbé-
rations qui sont le plus souvent transformées et appropriées pour
répondre aux agendas et aux besoins locaux. En 2011, en Égypte,
de nombreux défenseur·euses des droits des femmes ont fait l’objet
de campagnes de dénigrement de la part d’extrémistes religieux
locaux de droite et d’élites nationalistes, soucieuses de maintenir le
statu quo. Ces derniers les accusaient de poursuivre des agendas
occidentalisés. Cette ligne d’attaque n’est pas nouvelle et trouve
ses racines dans les histoires nationalistes postcoloniales.
Alors que « sauver les femmes musulmanes » est un cri de
guerre des puissances impérialistes depuis l’époque coloniale et
que, plus récemment, lors des opérations militaires en Afghanistan
et en Irak, il a été manipulé pour justifier les invasions, l’argument de
la spécificité culturelle – « nos femmes sont différentes » et « nous
devons protéger nos valeurs » – a été le cri de guerre des régimes
postcoloniaux autoritaires arabes pour justifier les violations des
droits humains ou leur suppression.
En outre, les militant·es des droits humains dans le monde arabe
ont également dû faire face à des critiques féministes dont la cri-
tique de l’impérialisme, dirigée à juste titre contre certains discours
critique voyageuse : l’anti-impérialisme, le genre et les droits / 161

de l’Occident qui sont apparus et ont pris de l’importance après le


11 septembre 2001, a des conséquences très différentes lorsqu’elle
est utilisée comme point de vue théorique pour comprendre les
mouvements de défense des droits humains dans les contextes
postcoloniaux.
Poser que les mouvements de défense des droits dans les
contextes postcoloniaux sont des copies des agendas occidentaux,
tant dans leur orientation que dans leurs objectifs, est erroné d’un
point de vue pratique et théorique. D’un point de vue pratique, les
agendas des droits peuvent être et ont été adaptés et remaniés pour
convenir et répondre aux contextes et besoins locaux. D’un point de
vue théorique, je soutiens que nous devons mettre en avant la rela-
tion entre la théorie et la pratique, ou la géopolitique de la théorie
dans notre monde global.
Nous devons également prêter attention aux détails, aux frag-
ments, aux moteurs d’action déclarés ou non, à la capacité d’agir
des acteur·trices et à leur position dans les sphères politiques et
sociales. En d’autres termes, nous devons relever les défis posés
par les contextes qui limitent ou façonnent les aspirations. Comme
le dit Wendy Brown, il est impossible de se prononcer de manière
générique sur la « valeur politique des droits », car il n’est pas pos-
sible « d’argumenter pour ou contre eux sans analyse des condi-
tions historiques, des pouvoirs sociaux et des discours politiques
avec lesquels ils convergent ou qu’ils interdisent » (Brown, 1995).
La poursuite des droits et de la justice doit non seulement être
contextualisée, mais également être comprise dans le contexte des
possibilités, des luttes et des objectifs réalisables, plutôt qu’en réfé-
rence à des mondes idéaux et à des concepts abstraits. Les cri-
tiques anti-impérialistes des discours universalistes sur les droits,
importantes et valables pour dénoncer les agendas et les discours
impérialistes, ont souvent manqué leur cible lorsqu’elles ont été
étendues à des contextes postcoloniaux autoritaires où la position
des défenseur·euses des droits est pour le moins ténue.
Elles font constamment l’objet de campagnes de dénigrement
sous prétexte de spécificité culturelle ou de sauvegarde de la sou-
veraineté. En fait, les critiques anti-impérialistes des discours sur les
droits ne sont pas utilisées « par les personnes dont les droits sont
violés » (Chanock, 2000). En Égypte, les régimes au pouvoir ont
à plusieurs reprises utilisé la critique anti-impérialiste pour « natio-
naliser » et saper les efforts des groupes de défense des droits qui
162 / anticolonialisme(s)

défendent les droits universels de tous les citoyen·nes en « manipu-


lant le discours des droits humains afin de consolider sa légitimité
défaillante » (Abdelrahman, 2007).
La critique anti-impérialiste reproduit l’opposition binaire entre
universalisme et spécificité culturelle. L’adoption d’une approche
fondée sur les droits universels est entachée par le fait qu’elle a
été manipulée dans des contextes occidentaux pour justifier des
interventions à visées impérialistes. Le célèbre discours de Laura
Bush sur la protection des femmes afghanes pour justifier l’invasion
américaine de l’Afghanistan est un excellent exemple de ces mani-
pulations impérialistes. Il s’agit d’une femme occupant une position
de pouvoir qui use ou abuse d’un programme de droits pour justifier
une guerre d’agression. Les rapports de force sont clairs : c’est le
puissant qui utilise l’approche des droits.
Cependant, des défenseurs et défenseuses des droits en
Égypte, en Irak ou en Syrie qui utilisent l’autorité morale et juridique
d’un agenda international des droits dans un contexte politique ten-
du et assiégé se trouvent dans une position très différente. Dans ce
cas, ils et elles sont les maillons faibles du spectre du pouvoir et se
heurtent le plus souvent à un système autoritaire qui ne respecte
pas nécessairement l’État de droit ou ne l’applique pas. Ces per-
sonnes sont en fait la voix des opprimé·es et de ceux et celles qui
sont réduit·es au silence mais qui disent la vérité au pouvoir.

Remarques finales
Dans mon engagement avec la critique féministe anti-impéria-
liste des mouvements de droits dans les contextes postcoloniaux, j’ai
souligné la nécessité d’un fondement géopolitique de la théorie qui
aborde les manifestations mondiales et les variations des relations
de pouvoir dans différents contextes. J’ai critiqué la tendance des
critiques féministes anti-impérialistes à négliger les conséquences
des différents emplacements des défenseur·euses des droits et j’ai
plaidé en faveur de la contextualisation en tant qu’impératif pour
combler le fossé entre la théorie et la pratique.
La contextualisation est à la fois géographique et historique :
il s’agit des détails d’une lutte particulière dans un lieu spécifique,
à un moment donné de l’histoire. Elle permet d’éclairer le spectre
du pouvoir dans différentes géographies et peut aider à éviter les
interprétations anhistoriques des luttes pour la justice. En ce qui
concerne l’histoire du mouvement des femmes en Égypte, il serait
critique voyageuse : l’anti-impérialisme, le genre et les droits / 163

totalement anhistorique de minimiser les échanges et la contribution


des féministes égyptiennes à la conceptualisation d’idées et à la
formation de mouvements en faveur des droits. Il serait tout autant
anhistorique et réducteur de limiter leur engagement dans les dis-
cours sur les droits à l’époque où les Nations unies sont devenues
un élément clé dans la promotion des agendas relatifs aux droits
des femmes. L’histoire est beaucoup plus riche et nuancée.
Ce plaidoyer en faveur de l’historicisation et de la focalisation
sur les variations globales/locales des relations de pouvoir constitue
un défi de taille, car il exige une réévaluation constante de notre
regard critique et de nos outils pour comprendre et donner un sens
au monde. Dans la perspective d’une contestation féministe du pou-
voir, fondée sur la théorie et la pratique, elle nous permettra à tous
et toutes d’éviter que nos cadres d’interprétation ne se transforment
en dogmes normatifs.
Traduction de l’anglais : Nicolas Thommes

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alternatives sud, vol. 30-2023 / 165

Lutter contre l’impérialisme multipolaire1

Promise Li2

Loin de favoriser les luttes populaires, le déclin


de la puissance états-unienne et l’essor de mul-
tiples pôles sur la scène mondiale ne font que re-
battre les cartes. Cette reconfiguration impériale
s’accompagne d’un renforcement du rôle coercitif
des États, au service de l’accumulation capita-
liste. Les luttes anti-impérialistes doivent avoir un
caractère pluraliste et anti-autoritaire.

Comme l’écrivait Samir Amin en 2006, « les défis aux-


quels est confrontée la construction d’un véritable monde multipo-
laire sont plus sérieux que ne le pensent de nombreux “altermondia-
listes” ». Dix-sept ans plus tard, l’appel lancé par l’économiste fran-
co-égyptien aux nations les invitant à se « déconnecter » de l’ordre
économique occidental semble plus que jamais ignoré par les élites
politiques du Sud.
Au début de l’année 2022, dans un discours prononcé à Davos,
Xi Jinping réaffirmait que « la Chine continuera à faire jouer au mar-
ché un rôle clé dans l’allocation des ressources », tout en « défen-
dant le système commercial multilatéral avec l’Organisation mon-
diale du commerce en son centre ». Et les assauts de la Russie
contre la Syrie et l’Ukraine, soutenus financièrement par ses pil-
lages dans des régions comme le Soudan, nous rappellent que la
montée de puissances nationales censées défier l’hégémonie nord-
américaine ne garantit pas que les conditions seront plus favorables
à la gauche internationale.

1. Article paru sur https://spectrejournal.com, 6 janvier 2023, sous le titre : « Against


Multipolar Imperialism. Toward Socialist Multipolarity ».
2. Militant anti-impérialiste hongkongais engagé dans des luttes de solidarité internationale.
166 / anticolonialisme(s)

Ainsi, comme l’a récemment noté Aziz Rana (2022), la gauche a


besoin d’un cadre internationaliste qui « conjugue universellement et
réellement les éthiques anti-impériale et antiautoritaire » et qui refuse
à la fois « l’ancienne Pax Americana périmée » et « un nouvel ordre
multipolaire dicté par des autoritarismes capitalistes concurrents ».
Mais la praxis ne peut émerger que d’une compréhension théorique
précise des conditions objectives de l’impérialisme contemporain.
Qu’est-ce qui caractérise ce nouvel ordre multipolaire et la nature
de la concurrence inter-capitaliste ? D’une manière générale, ce
monde multipolaire émergent constitué d’États bourgeois ne crée
pas de meilleures conditions pour défier l’impérialisme mondial; il ne
fait que préserver et même intensifier les dynamiques capitalistes.
Martín Arboleda met en garde contre la « fétichisation » du rôle
de l’État pour ce qui est de faciliter l’impérialisme aujourd’hui aux
dépens de la prise en compte du rôle des acteurs internationaux
et, inversement, nous ne devons pas non plus surestimer la capa-
cité de l’État – même des États développementalistes – à résister à
l’impérialisme (Arboleda, 2020). Le déclin de la puissance impériale
états-unienne et la montée de multiples pôles sur la scène mon-
diale ne font que rebattre les cartes entre les États qui servent de
médiateurs aux relations de production mondiales existantes, sans
réorganiser ces dernières différemment, et sans renforcer fonda-
mentalement les mouvements sociaux dans chaque région.
Pour identifier la stratégie la plus efficace permettant à la gauche
mondiale de construire son influence, il y a lieu de comprendre le
fonctionnement de cette nouvelle expression de l’impérialisme.
Plutôt que de considérer que la multipolarité ouvre un espace aux
luttes révolutionnaires contre l’impérialisme, je soutiens qu’elle
fonctionne comme une nouvelle étape du système impérialiste
mondial, qui se traduit par l’épuisement de l’hégémonie unipolaire
des États-Unis, sans pour autant revenir au mode traditionnel de
rivalités interimpérialistes telle que décrit par Vladimir Lénine et
Nikolaï Boukharine au début du 20e siècle.
L’impérialisme multipolaire d’aujourd’hui traduit une intensifica-
tion du système mondial esquissé par Boukharine, qui considère
l’internationalisation du capital financier et le développement des
groupes capitalistes nationaux comme deux aspects d’un même
processus. Alors que les blocs économiques nationaux ont été de
plus en plus mis à l’écart en faveur des institutions multinationales
dans le cadre de la mondialisation néolibérale, nous assistons au
lutter contre l’impérialisme multipolaire / 167

renforcement du pouvoir des États-nations en vue d’aider le capital


financier à contenir la classe ouvrière.
Une théorie marxiste de l’impérialisme contemporain ne devrait
donc pas exagérer la dynamique des rivalités interimpérialistes et
sous-estimer la perspective de l’avènement d’une phase de coexis-
tence pacifique entre États capitalistes, rendue possible par l’inter-
dépendance financière, ce que Karl Kautsky a appelé l’« ultraim-
périalisme ». Cette imbrication plus profonde de l’État et du capital
permet des dynamiques nouvelles et plus complexes entre les élites
dirigeantes. Même si le transfert de valeurs des périphéries vers
le centre reste intact, nous pouvons désormais observer des géo-
graphies multiples de relations interimpériales, composées de diffé-
rents cycles et niveaux de collaboration et de concurrence entre les
différents secteurs de la classe dirigeante.
Désormais rejointes par une classe souvent invisible d’investis-
seurs institutionnels, les élites étatiques s’appuient sur des techno-
logies de répression et de contrôle plus sophistiquées dans tous les
blocs géopolitiques ; ce qui débouche sur un développement inégal
d’autoritarismes mondiaux visant à contrer les mouvements popu-
laires. Cette érosion généralisée de la démocratie politique, sous
ses diverses formes, constitue donc une caractéristique centrale de
l’impérialisme contemporain.
Tout cela ne surprendrait pas Amin et les autres partisan·es de
gauche de la multipolarité. Mais nous avons besoin d’une défini-
tion de la révolution mondiale qui englobe intelligemment ce que
l’économiste appelait « les fronts nationaux, populaires et démocra-
tiques » (Amin, 2004). Cela implique d’abandonner la conception
de la géopolitique qui considère la multipolarité, telle qu’elle existe,
comme une condition préalable nécessaire à la décolonisation et à
la démocratisation de l’ordre mondial.
Une alternative véritablement démocratique à l’impérialisme
requiert l’établissement de nouvelles relations entre divers mouve-
ments sociaux qui ne sont pas toujours considérés comme compa-
rables, allant de la lutte des indigènes contre les sociétés transna-
tionales à l’aile gauche des mouvements pro-démocratiques. Les
luttes d’en bas doivent tendre vers l’institutionnalisation et la coopé-
ration internationale sous une forme ou une autre.
168 / anticolonialisme(s)

Multipolarité d’États capitalistes


La défense de la multipolarité est devenue le cadre politique im-
plicite des organisations pacifistes occidentales. La plupart d’entre
elles ne se font pas d’illusion quant au fait que la multipolarité pro-
duirait en soi les conditions propices au socialisme mondial, mais
elles estiment que la multipolarité ouvrira davantage d’espace aux
luttes pour la souveraineté et l’autodétermination. Comme le dé-
crit Ignatz Maria, la multipolarité, considérée comme une sorte de
« neutralité positive » permettant aux mouvements populaires de
s’épanouir, « a permis d’intensifier la réactivité aux conditions lo-
cales sur le terrain ». Cette perspective tend à se référer à la logique
des mouvements de décolonisation de l’après-guerre en tant que
précédent historique.
Mais il n’existe pas de garantie que la progression vers un
monde multipolaire élargirait nécessairement l’espace de lutte des
mouvements démocratiques : la plupart des États du tiers-monde
du passé n’ont pas survécu, tandis que la multipolarité d’aujourd’hui
ne parvient pas, dans l’ensemble, à refléter la diversité qu’incar-
naient les États anticoloniaux du siècle dernier. On ne peut faire un
simple parallélisme entre, d’une part, les possibilités offertes aux
mouvements de la classe ouvrière par la dernière marée rose surgie
en Amérique latine et, d’autre part, les développements politiques
intervenus au sein des divers régimes asiatiques qui adoptent une
rhétorique anti-occidentale.
Certain·es expert·es de gauche considèrent la Chine et le
Vietnam comme des modèles de gestion de la santé publique en
fonction de la manière dont ces régimes ont géré le covid en 2020,
mais cette gestion relativement réussie de la pandémie n’a en aucun
cas été l’apanage des membres d’une coalition anti-occidentale. En
fait, les pays qui décrient ouvertement l’unipolarité des États-Unis
s’alignent bien plus sur l’ordre impérial imposé par ceux-ci que sur
n’importe quelle supposée multipolarité. Des États des différents
blocs géopolitiques ont conçu des politiques inspirées de la « guerre
contre la terreur » menée par Washington. Certains pays établissent
à l’intérieur de leurs frontières des relations de domination à l’égard
des minorités racialisées, ce que Pablo Gonzalez Casanova appelle
le « colonialisme interne ».
L’Éthiopie, par exemple, a étroitement soutenu les États-Unis
pendant les opérations de la guerre en Irak et repris quelques an-
nées plus tard la rhétorique de la « guerre contre la terreur » pour
lutter contre l’impérialisme multipolaire / 169

justifier son offensive génocidaire contre les Tigréens. Elle le fait à la


fois en colportant une rhétorique anti-occidentale et en exigeant de
la Banque mondiale une restructuration plus importante de sa dette.
Pendant ce temps, la Chine intègre d’anciens associés de
Blackwater dans les centres de sécurité du Xinjiang, tout en adop-
tant les méthodes israéliennes de contre-insurrection pour contrô-
ler les Ouïghours et les minorités ethniques du Xinjiang (Wong,
2022 ; Peng et Xuefei, 2014). Les technologies issues de la version
chinoise de la « guerre contre le terrorisme » sont également utili-
sées par le gouvernement malaisien pour surveiller les migrant·es
musulman·es sans papiers (Darren, non daté).
Ces régimes sont souvent considérés comme faisant partie
d’un bloc anti-impérialiste opposé aux États-Unis, mais comme le
remarque Salar Mohandesi, « c’est précisément parce que l’État
est profondément pétri de contradictions que l’impérialisme prend
souvent des formes aussi contradictoires » (2018). Plus que jamais,
nous observons l’émergence de nouvelles formes d’imbrications de
l’État et du capital, ce qui devrait nous inciter à actualiser la manière
dont nous localisons les expressions de l’impérialisme au sein de
ces nouvelles configurations.
En réalité, le désir de la Chine de s’enraciner dans le système
néolibéral mondial la pousse à se rapprocher des institutions mul-
tilatérales internationales (une réalité qu’Amin avait prédite), ce qui
est en contradiction avec la rhétorique enflammée pratiquée par ce
pays à l’encontre des États-Unis et de l’Occident. Les programmes
pro-globalisation du Sud, tels que la Nouvelle banque de déve-
loppement, cofinancent la plupart de leurs projets avec les entités
financières qu’ils prétendent défier, tout en promouvant des accords
de prêts corrompus et en négligeant systématiquement de consulter
les populations dans le besoin (Bond, 2022).
L’Initiative de suspension du service de la dette (ISSD) dirigée
par la Banque mondiale a été l’une des principales solutions pro-
posées par la Chine pour des pays africains comme la Zambie et
l’Angola, lourdement endettés vis-à-vis d’elle depuis la pandémie.
Or cette mesure se contente d’offrir une suspension de la dette et
non une réduction, encore moins une annulation. Bref, la montée
en puissance de l’économie chinoise ne modifie en rien la struc-
ture fondamentale de l’extraction financière des pays africains en
faveur de de l’accumulation du capital mondial (Zajontz, 2021).
Les détails des prêts chinois ont toujours été obscurs, car ceux-ci
170 / anticolonialisme(s)

servent souvent à financer des projets de développement assortis


de normes environnementales ou de travail minimales.
Alors que Pékin fait désormais les yeux doux à des pays comme
l’Arabie saoudite pour qu’ils rejoignent le groupe des BRICS, toute
conception cohérente d’une multipolarité progressiste menace de
se transformer en « un méli-mélo idéologique et fonctionnel dépas-
sant toute compréhension logique » (Bond, 2022). Non seulement
un monde multipolaire plus équitable n’a pas émergé, mais cette
nouvelle configuration de l’impérialisme mondial secrète des tech-
niques centrées sur le pouvoir de gestion du « développement basé
sur les infrastructures », qu’il s’agisse de la Chine ou de divers États
régionaux de taille moyenne.
En d’autres termes, non seulement la forme étatique – y compris
dans le tiers-monde – ne sert pas de véhicule au développement
de la souveraineté anticoloniale des peuples opprimés, mais elle
est activement mise à contribution pour faciliter les nouvelles forces
d’accumulation du capital mondial. Comme Ilias Alami, Adam Dixon
et Emma Mawdsley le font observer, la « dynamique mondiale de
l’accumulation du capital » a poussé l’État à aller au-delà du rôle
qui était traditionnellement le sien et à agir « en tant que promoteur,
superviseur et propriétaire de capitaux », sous la forme « d’un État-
capital hybride en cours de modernisation [...] qui imite les pratiques
et les objectifs organisationnels d’entités comparables du secteur
privé, adopte les techniques de la gouvernance libérale et entérine
la primauté du marché ».
Cette tentative de « préserver et de consacrer davantage la cen-
tralité de la régulation du marché dans le cadre du développement
en une période de montée du capitalisme d’État et de réorganisation
géopolitique turbulente [exige] le développement inégal et combiné
de formes plus musclées d’étatisme et l’expansion d’État-capitaux
hybrides » (2021). Ainsi nous constatons que les acteurs sous-im-
périaux contribuent activement au renforcement des fonctions du
capital, au nom des partenariats public-privé et d’autres innovations
en matière de développement.
Plutôt que d’inverser les structures inégalitaires mondiales, ces
développements mettent en évidence de nouvelles technologies
d’exploitation de la classe ouvrière. Alami et Dixon notent que ce
qu’ils appellent « le développement combiné et inégal d’un capita-
lisme d’État » est devenu un mode de plus en plus privilégié par
les États-nations pour contribuer à l’expansion des opérations du
lutter contre l’impérialisme multipolaire / 171

capital. Plus précisément, de nombreux États sont davantage dis-


posés à assumer des risques financiers pour renforcer le pouvoir
des investisseurs institutionnels dans le cadre des projets de dé-
veloppement nationaux afin de gérer et de contenir le pouvoir des
travailleurs.
Ces dernières années, les leviers centraux de l’accumula-
tion mondiale du capital sont passés des mains des actionnaires
à celles de quelques gestionnaires d’actifs, tels que Blackrock et
Vanguard, ce dernier étant désormais l’un des plus grands blocs
d’actionnaires d’Exxon et de la société d’État chinoise Sinopec. Non
seulement les projets de développement d’infrastructures comme
les Nouvelles routes de la soie ne remettent pas en cause l’impé-
rialisme mondial, mais ils constituent de nouvelles formes de capital
financier qui fonctionnent en intelligence avec les États-nations et
leurs banques d’État. Il en résulte que l’opposition de la gauche à
l’impérialisme multipolaire ne devrait pas seulement s’en prendre
au rôle des grandes puissances, mais aussi à celui des puissances
moyennes et régionales en tant qu’adjuvants cruciaux de l’impéria-
lisme mondial.

Autoritarisme et luttes démocratiques


Ce qu’Alami, Dixon et Mawdsley considèrent comme des
« formes musclées d’étatisme » renvoie à un moteur fondamental
de l’impérialisme que les intellectuel·les anti-impérialistes ont ob-
servé mais n’ont pas abordé rigoureusement : l’autoritarisme. Alors
que Samir Amin reconnaît que la démocratisation est fondamentale
pour la multipolarité socialiste, ses recommandations politiques se
centrent uniquement sur les ajustements de politique économique.
Cependant, il note à juste titre que « les structures de pouvoir auto-
ritaires favorisent les fractions compradores, dont les intérêts sont
liés à l’expansion du capitalisme impérialiste mondial » (2004).
Or cette perspective a été constamment minimisée dans les dé-
bats marxistes contemporains consacrés à l’impérialisme, en parti-
culier parmi celles et ceux qui défendent la thèse du maintien des
mécanismes traditionnels de transfert de valeur des périphéries vers
le centre de l’économie-monde. Il faut au contraire reconnaître que
la montée des autoritarismes dans le monde est un symptôme de la
concurrence interimpérialiste entre les États-nations. Afin de main-
tenir leur position dans un système impérialiste mondialisé, cha-
cune de ces nations est contrainte d’exploiter les travailleur·euses,
172 / anticolonialisme(s)

tout en contenant leur pouvoir de revendication, pour bénéficier de


la dynamique mondiale d’accumulation du capital.
Le refus de résister activement aux tendances autoritaires de
régimes tels que ceux en vigueur en Chine, en Russie, en Syrie, en
Iran, ainsi qu’au Venezuela et au Nicaragua nous empêche structu-
rellement de nous organiser contre l’impérialisme en tant que sys-
tème mondial. Mettre le focus sur certains aspects de l’influence
nord-américaine, tout en négligeant la complicité d’autres États au
sein de l’économie mondiale, c’est opérer une critique sélective de
l’impérialisme mondial. En effet, les représentant·es de la gauche
anti-guerre sont contraints d’adopter une position centrée sur le seul
démantèlement du militarisme nord-américain, tout en étant inca-
pables d’offrir un soutien positif aux mouvements démocratiques
présents dans d’autres régimes qui participent à l’intégration éco-
nomique capitaliste.
S’en tenir à une analyse de la « déconnection » de l’économie
mondiale sans comprendre ce qu’est la démocratie politique ne per-
mettra pas de contrer les forces croissantes de l’autoritarisme qui
entravent la promotion d’un monde multipolaire plus démocratique.
Ainsi, l’État érythréen autocratique, qui a aidé militairement l’Éthio-
pie dans sa campagne génocidaire contre les Tigréens, a reçu des
éloges de la part de certain·es Érythréen·nes de l’étranger favo-
rables à l’État.
Des publications « antiguerre » comme Black Agenda Report
et Black Alliance for Peace font l’éloge de l’Érythrée, la considé-
rant comme l’un des rares pays africains à rejeter les États-Unis et
d’autres formes d’aide et d’influence occidentales, louant sa posi-
tion « anti-impérialiste ». Leur incapacité à tenir compte des excès
autoritaires flagrants de l’État érythréen démontre les limites d’un
tel anti-impérialisme, qui reste muet sur la répression de la classe
ouvrière pratiquée par ce régime.
En effet, pour citer à nouveau Mohandesi, les relations impé-
riales sont « toujours conditionnées et propulsées par une pluralité
d’autres forces, souvent contradictoires » et, par conséquent, « de
nombreux États-nations tentant de se libérer de l’impérialisme se
sont souvent retrouvés à afficher un comportement dangereuse-
ment proche de l’impérialisme même qu’ils cherchaient à abolir ».
Un tel régime n’est pas viable, car il doit sa légitimité politique uni-
quement au chef d’État – Isaias Afwerki dans le cas de l’Érythrée.
Les organisations indépendantes et la société civile ayant été
lutter contre l’impérialisme multipolaire / 173

anéanties par l’État, l’avenir politique le plus probable de l’Érythrée


après le règne d’Afwerki sera le scénario néolibéral classique dicté
par le FMI et les acteurs financiers mondiaux.
Notre alternative consiste à ne pas souscrire à la ligne de dé-
marcation tracée par l’establishment occidental entre les « démo-
craties » libérales occidentales et les régimes « autoritaires » du
Sud. Nous devons au contraire reconnaître que l’adoption et le
développement de stratégies autoritaires de gouvernance varient
en fonction des environnements géopolitiques, comme le montre
l’intégration de la stratégie contre-insurrectionnelle de la « guerre
contre la terreur » dans divers contextes nationaux.
Il est important de prendre acte de cette diversité, car la lutte
contre les différents types d’autoritarisme requiert des stratégies dif-
férentes. En s’appuyant sur l’analyse qu’Alami et col. font du déve-
loppement de l’étatisme dans l’économie capitaliste mondiale, une
véritable praxis anti-impérialiste devrait tenir compte de la manière
dont les États apprennent les uns des autres et développent leurs
propres régimes répressifs de contrôle.
L’attaque tous azimuts des autorités chinoises contre les libertés
civiles structure la relation de l’État au capital d’une manière qui lui
est propre. Il ne diffère que par le degré et la méthode du proces-
sus de disqualification des minorités aux États-Unis. Les deux pays
ont pour dénominateur commun la « frustration de la cristallisation
indépendante du prolétariat », pour reprendre les termes de Trotsky
(1969). Cet endiguement des mouvements de masse de part et
d’autre contribue à stabiliser le capitalisme mondial. Chaque État
façonne ses méthodes de contrôle en fonction d’une combinaison
complexe de facteurs à un moment donné, notamment son insertion
spécifique dans les chaînes de valeur mondiales et la force des
organisations de masse nationales et locales.
Cette analyse des rapports entre autoritarisme et impérialisme
nous permet d’imaginer à quoi pourrait ressembler une « multipola-
rité » authentiquement socialiste : la convergence des mouvements
antiautoritaires pour renforcer les institutions démocratiques à tous
les échelons, du niveau mondial au niveau local. Cet objectif exige
davantage que des formes étatiques de souveraineté ou que la re-
distribution du pouvoir entre les États-nations sur fond de déclin de
l’hégémonie américaine.
Il est impératif de construire des alliances entre les mouvements
qui luttent contre les différentes formes de montée de l’autoritarisme.
174 / anticolonialisme(s)

Dans le même temps, nous devons comprendre que, pour les mou-
vements qui agissent dans des États autoritaires et illibéraux, il
devient pratiquement impossible d’agir en l’absence des libertés
fondamentales offertes par la démocratie bourgeoise. Dans de tels
cas, comme en Russie ou à Hong Kong, qui sont soumis à des lois
de sécurité nationale, les organisations progressistes dans les pays
du Nord qui disposent de plus de ressources et de libertés devraient
soutenir ces mouvements plus activement.
De même que l’autoritarisme ne peut être défini de manière sim-
pliste, nous ne devons pas conceptualiser un tel rassemblement
de mouvements antiautoritaires en termes utopiques. Comme le
montrent les manifestations contre le projet de loi sur l’extradition
à Hong Kong, la résistance populaire contre la junte au Myanmar,
l’autodéfense militaire de l’Ukraine contre la Russie et le mouve-
ment sri-lankais contre les Rajapaksas, les tensions ethniques et
les préjugés politiques imprègnent ces mouvements dès le départ.
Les efforts déployés par l’empire nord-américain pour affirmer
son influence, du soutien militaire de l’OTAN aux subventions de
la National Endowment for Democracy (NED), se sont poursuivis
sans relâche. Dès lors, comment identifier les forces populaires à
soutenir ? Où pouvons-nous observer les lieux les plus libres per-
mettant aux mouvements d’agir et de développer leur pouvoir et
leurs capacités dans chaque conjoncture historique précise ? Il n’est
pas facile de répondre à ces questions, en particulier lorsque diffé-
rentes forces réactionnaires sont présentes dans les deux camps
du conflit. L’enjeu est dès lors de discerner de manière critique les
rapports de force entre et dans les deux camps.
Un aperçu de quelques soulèvements récents montre qu’aucun
modèle de lutte ne peut être généralisé. Sous les appareils d’État
contrôlés par la junte militaire du Myanmar ou par le gouvernement
de Hong Kong, la marge de manœuvre des mouvements est réduite
au minimum. Les récentes mobilisations de masse en Chine et en
Iran ont contraint les régimes de ces pays à envisager certaines
réformes, mais ces mouvements ont de grandes difficultés à exis-
ter sur le plan institutionnel car leurs principaux·ales militant·es ont
été rapidement mis hors d’état de nuire. De même, s’agissant des
comités de résistance nés de l’insurrection soudanaise en 2019 :
alors que certains prônaient la mise en place d’une gouvernance
révolutionnaire autonome en dehors de l’État, d’autres appelaient à
lutter contre l’impérialisme multipolaire / 175

l’institutionnalisation de nouvelles structures démocratiques au sein


de l’État existant.
Dans tous les cas, la gauche doit s’attacher à cultiver des forces
aussi indépendantes que possible de la direction politique des mou-
vements bourgeois ou de libération nationale. Il faut dépasser, en
matière de niveau d’organisation, les composantes réactionnaires
des mouvements sociaux, qui vont des nationalistes chauvins de
droite aux alliés de l’impérialisme américain, sans se déconnecter
de la mobilisation populaire.
Comme nous l’avons décrit plus haut, la tendance objective
actuelle de l’impérialisme mondial contraint tous les États à conso-
lider leur pouvoir de coercition au service du capital financier. Le
paysage multipolaire de rivalités interimpériales a un énorme coût
humain. Miser stratégiquement sur l’intensification de ces tensions,
suivant une logique « accélérationniste » intransigeante, écraserait
ce qu’il reste de mouvements indépendants dans certaines régions.
L’évolution positive des mouvements dans plusieurs pays
d’Amérique latine ne présage pas d’un destin similaire dans d’autres
régions marquées par la multipolarité, comme en témoignent les
mouvements dissidents qui luttent dans des régions telles que la
Chine et l’Iran. Même Samir Amin admettait que « les options éco-
nomiques et les instruments politiques nécessaires [à une multipo-
larité socialiste] devront être développés conformément à un plan
cohérent ; ils ne surgiront pas spontanément dans les modèles
actuels influencés par le dogme capitaliste et néolibéral » (2004).
Le développement de nouveaux capitalismes d’État autoritaires
devrait renforcer notre scepticisme quant à l’option du développe-
mentalisme d’État comme antidote au capitalisme d’aujourd’hui.
Comme l’écrit le socialiste irakien, Muhammed Ja’far, dans une cri-
tique d’Amin en 1979, « on ne peut comprendre la formation d’une
nation que comme la contrepartie sociale du mode de production
économique capitaliste » (2013).
Alami nuance cette analyse en expliquant que pour que l’État
« assure sa propre reproduction ainsi que celle du capital, il est
obligé de canaliser les flux [financiers] et de manipuler leur contenu
de classe dans le but de gérer les rapports de classes d’une ma-
nière compatible avec l’accumulation globale de capital » (2020). Il
ne s’agit pas ici d’exclure tout engagement au sein de l’État, mais
de reconnaître qu’en dernière instance, l’infrastructure actuelle de
l’État-nation sert nécessairement les intérêts de l’accumulation
176 / anticolonialisme(s)

mondiale du capital. Ainsi, la façon de résister à l’impérialisme multi-


polaire consiste à analyser objectivement où et sous quelles formes
les mouvements populaires émergent aujourd’hui et à trouver de
nouvelles manières d’institutionnaliser la solidarité au-delà des mo-
dèles qui privilégient les élites étatiques.
La rivalité inter-impériale du siècle dernier n’a pas, en tant que
telle, déterminé les gains des mouvements anticoloniaux de libéra-
tion nationale – nous ne devons pas négliger le rôle subjectif de ces
derniers dans le changement du cours de l’histoire. Si certains de
ces mouvements peuvent servir d’inspiration aujourd’hui, il s’agit de
ne pas être dogmatiquement nostalgiques de leurs expressions his-
toriques. De nouvelles formes d’organisation de la classe ouvrière
et des masses populaires sont nécessaires, à mesure que la divi-
sion impérialiste du travail mondial est médiatisée par des États
différents.

Un nouvel internationalisme
Une forme de multipolarité véritablement émancipatrice de-
vrait fournir une infrastructure à un ensemble très varié de mou-
vements populaires, des comités de résistance aux partis socia-
listes de masse, en passant par les syndicats de travailleur·euses.
L’autodétermination contre l’impérialisme mondial passe par la
création, pour les mouvements populaires, de plateformes de ras-
semblement et de délibération démocratique. Ces espaces peuvent
formuler des revendications révolutionnaires incompatibles avec les
régimes actuels et, dans le même temps, accumuler du pouvoir en
mettant en évidence les limites des formes dégénérées de gouver-
nance actuelles, qui vont du parlementarisme bourgeois à l’autori-
tarisme illibéral.
En quoi cela change-t-il exactement notre stratégie de solida-
rité internationale en tant que socialistes ? Nous devons repenser
ce que signifie concrètement l’expression « l’ennemi principal est
dans le pays ». Bien sûr, il ne s’agit pas d’abandonner la lutte contre
l’impérialisme en Occident, mais plutôt d’élargir nos horizons pour
cibler les lieux où les différents États se croisent et croisent les ins-
titutions internationales.
Voici quelques exemples d’opportunités de solidarité. La reven-
dication des socialistes ukrainiens de Sotsialnyi Rukh de « démo-
cratiser l’ordre sécuritaire international » afin de protéger les minori-
tés et les peuples opprimés peut être reliée à d’autres luttes contre
lutter contre l’impérialisme multipolaire / 177

le colonialisme, comme celles menée en Papouasie occidentale


contre la répression indonésienne. Les « BRICS d’en bas » (www.
bricsfrombelow.org) et d’autres initiatives de base peuvent conti-
nuer à être renforcées par des mouvements locaux visant à faire
pression contre la dette et les institutions financières. La situation
actuelle en Éthiopie montre que des pays pourtant rivaux, de l’Iran
à Israël, travaillent côte à côte pour financer la guerre menée par
l’Éthiopie contre les Tigréens. Il en résulte la nécessité de lancer
des campagnes coordonnées au niveau mondial, contre les poli-
tiques de « guerre contre la terreur » menées par différents régimes.
Ces luttes peuvent s’appuyer sur les campagnes actives en
faveur de l’abolition menées par des organisations noires et musul-
manes, telle que l’action des Muslim Abolitionist Futures (https://
www.muslimabolitionistfutures.org). Nous pouvons également
contribuer à rapprocher les mouvements qui luttent à l’intersection
de différents capitalismes nationaux, qu’il s’agisse des peuples
Tagaeri et Taromenane, luttant contre l’empiètement du gouverne-
ment équatorien et des entreprises chinoises sur leurs terres, ou des
luttes contre la gentrification du quartier new-yorkais de Flushing,
où les investissements des sociétés immobilières états-uniennes
sont financés avec l’aide de banques chinoises.
Les partis et organisations socialistes peuvent contribuer à for-
maliser de tels rapprochements, tout en respectant l’autonomie de
chaque lutte et le pluralisme. Plus que jamais, la réflexion sur les
échecs essuyés par la gauche socialiste au 20e siècle devrait confir-
mer le principe énoncé par Ernest Mandel : les avant-gardes socia-
listes ne devraient pas subordonner les intérêts de la classe dans
son ensemble aux intérêts d’une secte, d’une chapelle ou d’une
organisation spécifique.
Alors que Samir Amin estimait que « les forces et les projets so-
ciaux [devaient] d’abord prendre forme au niveau national comme
véhicule des réformes nécessaires » (2004), l’idée d’espaces natio-
naux distincts en termes de lutte et de développement devient de
plus en plus difficile à défendre eu égard au visage changeant de
l’impérialisme. Face à la menace toujours plus grande d’une ca-
tastrophe climatique, dans un système économique défaillant qui
n’apporte aucune solution, nous devons continuer à créer des orga-
nisations de masse pour lutter sans la moindre ambiguïté program-
matique en faveur de l’instauration d’institutions démocratiques,
partout où cela est possible.
178 / anticolonialisme(s)

Mais ce serait faire preuve d’un véritable idéalisme que de mi-


ser sur une réorganisation du pouvoir de l’hégémon états-unien au
profit d’une multipolarité d’élites nationales en vue de susciter de
meilleures conditions de lutte. Les luttes révolutionnaires anti-impé-
rialistes doivent garder leur caractère pluraliste et anti-autoritaire, et
considérer la multipolarité sans démocratie socialiste comme une
simple expression de l’impérialisme, plutôt qu’y voir un signe avant-
coureur de sa disparition.
Traduction de l’anglais : Maurice Hérion

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alternatives sud, vol. 30-2023 / 179

Index Égypte 134, 137, 148, 150, 152, 153, 157,


158, 160, 161, 162
Émirats arabes unis 137
Érythrée 172, 173
Espagne 27, 51, 54, 55, 66, 70, 74, 82, 86
États-Unis 9, 13, 27, 32, 33, 65, 66, 68,
Afghanistan 12, 68, 97, 108, 149, 152,
69, 70, 71, 72, 74, 76, 77, 82, 84, 85,
160, 162
87, 88, 97, 110, 111, 112, 116, 134,
Afrique 10, 12, 15, 17, 25, 26, 27, 32, 33,
135, 136, 137, 141, 142, 143, 144, 149,
36, 38, 39, 41, 42, 43, 44, 45, 47, 48,
152, 158, 166, 168, 169, 172, 173
49, 52, 53, 55, 83, 88, 102, 111, 112,
Éthiopie 43, 168, 172, 177
122, 128, 133, 134, 136, 137, 143
Europe 14, 26, 27, 38, 47, 71, 74, 124,
Afrique centrale 42
135
Afrique de l’Est 48, 53
France 8, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48,
Afrique de l’Ouest 41, 42, 45, 47, 48, 55,
49, 65, 66, 74, 82, 86, 87
83, 88
Gabon 42
Afrique du Sud 36, 52, 53, 56, 102, 122,
Ghana 17, 33, 43, 45, 46, 83
128, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 142,
143, 144, 145 Grande-Bretagne 65, 66, 68, 70, 71, 74,
86, 137
Algérie 51, 54, 128
Guatemala 72
Allemagne 68, 74, 82, 137, 142, 160
Guinée 46, 55, 83
Amérique centrale 67, 69, 70, 88
Guinée-Bissau 41, 46
Amérique latine 13, 65, 66, 68, 69, 71,
72, 73, 74, 76, 77, 78, 81, 101, 111, Guinée équatoriale 42
168, 175 Haïti 8, 31, 67, 69, 79, 80, 82, 83, 84, 85,
Angola 169 86, 87, 88, 89, 90, 102
Arabie saoudite 13, 116, 134, 137, 170 Honduras 68
Argentine 69, 134 Hong Kong 174
Asie du Sud 18, 95, 96, 97, 99, 101 Inde 17, 18, 56, 95, 96, 97, 98, 99, 100,
102, 133, 134, 135, 136, 141, 143, 144
Australie 134
Indonésie 9, 11, 134, 142
Baloutchistan 110, 112, 113
Irak 12, 68, 88, 108, 149, 160, 162, 168
Bangladesh 99
Iran 134, 172, 174, 175, 177
Bénin 41, 46, 83
Israël 54, 119, 120, 121, 122, 124, 125,
Bolivie 68, 69
126, 127, 128, 129, 137, 177
Brésil 69, 82, 89, 96, 133, 134, 135, 136,
Japon 74, 135
139, 143, 144
Liberia 46
BRICS 13, 14, 83, 96, 133, 134, 135, 136,
138, 140, 141, 142, 143, 144, 145, Libye 83, 108
170, 177 Mali 41, 46, 49, 55, 84, 88
Burkina Faso 41, 46, 49, 84, 88 Maroc 51, 52, 54, 55, 56, 57, 58, 59
Cachemire 14, 100, 136 Mauritanie 51, 54, 55
Cameroun 42 Mexique 13, 53, 66, 67, 68, 69, 88, 89,
Canada 82, 85 134, 148
Cap-Vert 46, 55 Myanmar 174
Caraïbes 13, 26, 27, 33, 67, 68, 70, 89 Nicaragua 18, 67, 69, 70, 73, 172
Chili 68, 69 Niger 41, 42, 46
Chine 9, 13, 14, 69, 73, 74, 75, 78, 95, 96, Nigeria 13, 43, 46, 47, 55, 134, 144
97, 98, 107, 108, 110, 111, 112, 114, Nouvelle-Calédonie 42
115, 116, 133, 134, 135, 136, 140, 141, Nouvelle-Guinée 83
142, 143, 144, 145, 165, 168, 169, 170, Ouganda 15
172, 174, 175 Pakistan 98, 99, 107, 108, 109, 110, 112,
Comores 42 114, 115, 116, 117, 134
Congo 7, 42 Palestine 14, 108, 120, 121, 124, 125,
Côte d’Ivoire 41, 46, 83 126, 127, 128, 129, 158
Cuba 67, 73 Panama 68, 69, 70, 74, 88
Paraguay 68
Pérou 68, 69
180 / anticolonialisme(s)

Philippines 18, 70
Polynésie française 42
Porto Rico 67, 69
Portugal 27, 55
République centrafricaine 42
République dominicaine 67, 69, 72, 84
Royaume-Uni 55, 69, 134, 142
Russie 49, 73, 96, 97, 109, 110, 133, 135,
136, 137, 141, 143, 144, 145, 165,
172, 174
Sahara occidental 14, 51, 52, 54, 55, 56,
57, 58, 59
Sénégal 42, 46, 55
Sierra Leone 46, 55
Soudan 36, 84, 165
Suisse 142
Syrie 108, 162, 165, 172
Tchad 42, 55
Thaïlande 134
Tibet 14
Togo 42, 46, 83
Turquie 13, 18, 102, 134
Ukraine 9, 75, 96, 109, 110, 133, 141,
143, 144, 145, 165, 174
Union européenne (UE) 47, 82
Venezuela 73, 143, 144, 172
Vietnam 168
Wallis-et-Futuna 42
Yémen 108, 137
Zambie 169
Zimbabwe 9
alternatives sud, vol. 30-2023 / 181

Alternatives Sud Vol. XXIII (2016) 4 : État des résistances


dans le Sud : Afrique
Vol. XXIV (2017) 1 : Entre terre et mer.
Quel avenir pour la pêche ?
Vol. XXIV (2017) 2 : ONG : Dépolitisation
Vol. XVIII (2011) 1 : Agrocarburants : de la résistance au néolibéralisme ?
­impacts au Sud ? Vol. XXIV (2017) 3 : Accords de
Vol. XVIII (2011) 2 : La Chine en Afrique : libre-échange
menace ou opportunité pour le Vol. XXIV (2017) 4 : État des résistances
développement ? dans le Sud : Amérique latine
Vol. XVIII (2011) 3 : L’Inde : une modernité Vol. XXV (2018) 1 : Droites militantes et
controversée mobilisations réactionnaires
Vol. XVIII (2011) 4 : État des résistances Vol. XXV (2018) 2 : De l’usage du genre
en Amérique latine Vol. XXV (2018) 3 : La domination
Vol. XIX (2012) 1 : (Re-)construire touristique
les États, nouvelle frontière de Vol. XXV (2018) 4 : Moyen-Orient et
l’ingérence Afrique du Nord
Vol. XIX (2012) 2 : Le « printemps arabe » : Vol. XXVI (2019) 1 : Quelle justice fiscale
un premier bilan pour le Sud ?
Vol. XIX (2012) 3 : Emprise et empreinte Vol. XXVI (2019) 2 : Quêtes
de l’agrobusiness ­d’industralisation au Sud
Vol. XIX (2012) 4 : État des résistances Vol XXVI (2019) 3 : Les nouveaux
en Asie ­territoires de l’agrobusiness
Vol. XX (2013) 1 : Économie verte. Vol XXVI (2019) 4 : Asie : des pouvoirs et
Marchandiser la planète pour la des luttes
sauver ? Vol XXVII (2020) 1 : Impasses numériques
Vol. XX (2013) 2 : Industries minières : Vol XXVII (2020) 2 : Le Brésil de
extraire à tout prix ? Bolsonaro, le grand bond en arrière
Vol. XX (2013) 3 : Narcotrafic. La « guerre Vol XXVII (2020) 3 : L’urgence écologique
aux drogues » en question vue du Sud
Vol. XX (2013) 4 : État des résistances Vol XXVII (2020) 4 : Soulèvements
dans le Sud. Les mouvements populaires
paysans Vol XXVIII (2021) 1 : Chine, l’autre
Vol. XXI (2014) 1 : Protection sociale au superpuissance
Sud Vol XXVIII (2021) 2 : Démondialisation ?
Vol. XXI (2014) 2 : Zapatisme : la ­rébellion Vol XXVIII (2021) 3 : Violences de genre
qui dure et résistances
Vol. XXI (2014) 3 : Agroécologie : Enjeux Vol XXVIII (2021) 4 : Un système
et perspectives ­alimentaire à transformer
Vol. XXI (2014) 4 : Luttes syndicales : État Vol XXIX (2022) 1 : Fuir l’Amérique
des résistances dans le Sud centrale
Vol. XXII (2015) 1 : Migrations internatio- Vol XXIX (2022) 2 : Panser la santé
nales : un enjeu Nord-Sud ? mondiale
Vol. XXII (2015) 2 : L’économie sociale et Vol XXIX (2022) 3 : Économies du
solidaire, levier de changement ? Sud : toujours sous conditions
Vol. XXII (2015) 3 : L’aggravation des néolibérales ?
inégalités Vol XXIX (2022) 4 : Multinationales : en
Vol. XXII (2015) 4 : État des résistances finir avec l’impunité ?
dans le Sud : Mouvements de Vol XXX (2023) 1 : Migrations en tout
femmes « genre »
Vol. XXIII (2016) 1 : Sport et Vol XXX (2023) 2 : Transition «verte» et
mondialisation métaux «critiques»
Vol. XXIII (2016) 2 : Obsolète, le clivage
Nord-Sud ?
Vol. XXIII (2016) 3 : Changer le modèle ?

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