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Linz Juan J, Darviche Mohammad-Saïd, Genieys William. Construction étatique et construction nationale. In: Pôle Sud,
n°7, 1997. Elites, politiques et territoires. pp. 5-26;
doi : https://doi.org/10.3406/pole.1997.977
https://www.persee.fr/doc/pole_1262-1676_1997_num_7_1_977
Cet essai discute, à partir des perspectives historiques et contemporaines, des processus de
construction étatique et nationale. Les difficultés pour transformer toutes les nations en États et
tous les États en nations, ajoutées au fait que les populations vivant à l'intérieur des frontières des
États sous différentes identités (le plus souvent doubles), conduisent à une argumentation en
faveur d'États multinationaux. Des États ayant abandonné le rêve de devenir des États-nations
et des "nations " désirant vivre dans un État-multinational démocratique et libéral.
potentielles devaient développer cette c'est loin d'être impossible quoiqu'il faille
identité nationale distincte capable de les renoncer à l'idée selon laquelle tout État
engager sur la voie d'un processus, plus ou moins devrait essayer d'être un État-nation (au sens
couronné de succès, de construction classique du terme).
nationale, un grand nombre d'États verraient leur C'est à partir de cette dernière perspective
existence contestée. Face à cette réalité, on que j'ai l'intention de soulever un certain
peut prétendre — à la manière des nombre de questions pouvant stimuler des
sympathisants du nationalisme qui considèrent recherches ultérieures. On pourrait me
l'autodétermination comme la plus rétorquer que la séparation entre construction
importante des valeurs — que toutes les nations étatique et construction nationale n'est que
devraient utiliser le cadre étatique comme conceptuelle et que les deux processus sont
moyen pour la construction de leur culture allés et vont ensemble. Je répondrai,
et de leur identité. On va même jusqu'à cependant, que la réalité historique des sociétés
considérer que les peuples n'aspirant pas nous apprend qu'il s'agit de deux processus
encore à une identité nationale devraient qui ont été et qui sont distincts.
être réveillés et lutter pour leur existence En premier lieu, la construction étatique a
étatique, que le monde devrait être un monde débuté avec la crise du féodalisme, la
de nations, que seuls les États se confondant Renaissance et la Réforme. Elle a été le
avec une nation devraient survivre, et que résultat de la crise de l'Empire chrétien et des
nulle nation ne devrait exister sans État. rivalités entre les monarchies de l'Ouest, et plus
Malheureusement, le nombre des nations tard du Nord de l'Europe. L'État, ainsi que
potentielles est souvent supérieur au l'a noté le grand historien Burckhardt
nombre actuel des nations avec ou sans État, (1943), était une "œuvre d'art" qui, depuis
et infiniment supérieur au nombre des États ses débuts, avait un caractère artificiel. Ce
de part le monde. n'est pas un hasard si, en décrivant ce
Bien que l'on parle de Nations-Unies du processus, on emploie des termes et images
monde, nous avons en fait affaire aux États- architecturaux et qu'avec le développement de la
Unis du monde. Si la marque EU n'avait pas physique moderne, il a souvent été assimilé à
été déposée par les États-Unis d'Amérique, une machine. Ici, le processus de
les NU devraient être appelées EU. Certains, construction étatique est dépourvu de connotations
particulièrement dans le milieu savant, ont organicistes et n'est pas perçu à travers
avancé l'idée selon laquelle il est possible l'imagerie biologique qui traverse la discussion sur
d'être engagé dans un processus de le nationalisme. L'État n'est pas associé à
construction étatique (même si cela ne signifie pas l'idée de nature, ni avec celle d'une
la construction d'États-nations), pour naissance, mais plutôt avec celle d'invention. Le
construire des "Nations-États" {State processus de construction étatique s'est
nation), c'est-à-dire des États auxquels les poursuivi sur plusieurs siècles avant que
citoyens accordent une loyauté que seule, du l'idée même de nation ne jaillisse dans
point de vue des nationalistes, la nation l'imagination des intellectuels et des peuples. De
mériterait. Comme on le verra plus loin, fait, il contribue de manière décisive à la
lente réduction de centaines d'entités "Nation-État" {State Nation).
politiques, que l'on peut voir sur une carte Historiquement, les "nations"
historique de l'Europe de 1 500, à quelque 25 en commencent à apparaître au XIXe siècle ; plus
1900. Jusqu'à la Révolution française, et le particulièrement dans la seconde partie du siècle.
soutien de la République française à Seul un petit nombre a servi de base à un
l'indépendance de sa périphérie et plus tard celui processus de construction étatique : l'Italie,
de Napoléon aux mouvements nationalistes, l'Allemagne, la Grèce et d'une manière
le processus de construction étatique se unique, la Hongrie au sein de la Double
poursuivait indépendamment de tout Monarchie. La Belgique est un cas
sentiment, identité ou conscience nationale. (La particulièrement intéressant. Voilà un État qui a
Révolution française n'exporta pas le accédé à l'indépendance au détriment des
nationalisme puisque les républiques, créées en Pays-Bas en 1830 (même s'il y avait une
Hollande ou en Suisse, n'étaient que des séparation politique depuis le XVIe siècle), et
instruments d'exploitation pour l'armée et qui peut être considéré comme ayant engagé
l'occupation françaises). S'il y a une relation un processus de construction nationale.
entre nationalisme et Révolution, elle est à Pourtant au XXe siècle, le nationalisme
rechercher dans les répliques flamand en a fait un État multinational. De
contre-révolutionnaires et populaires qui, suite à l'échec même, malgré le fait que le nationalisme
des souverains dynastiques, politiciens et hongrois a été un des plus virulents du XIXe
diplomates dans la défense des peuples, se siècle, la couronne de St Stéphane étendit
sont alors emparées du gouvernement son autorité sur un État multinational. Les
(comme dans le cas de la résistance espagnole historiens spécialistes de l'Italie admettent
à Napoléon). De même, les "frontières que le Risor-gimento et l'unification ont
naturelles" françaises n'étaient pas basées sur nos plus participé d'un processus de
conceptions de la nation mais sur les intérêts construction étatique sous le commandement de
de l'État français. En redessinant la carte de Cavour, que d'un processus de construction
l'Europe, Napoléon Ier n'a pas essayé de créer nationale conduit par Mazzini et Garibaldi
des États-nations pour qu'ils soient (Ullrich, 1978). Dans le même sens, bien
gouvernés par ses frères et par ses généraux mais leur qu'en Allemagne l'unification eût le soutien
distribua de vieux États — royaumes — d'un puissant mouvement nationaliste, le
comme l'Espagne, Naples ou les recréa Reich était moins le résultat de son action
comme la Westphalie. Cependant, que celui d'une politique de construction
l'identification de sujets à un État, ou la loyauté étatique promue par Bismarck.
accordée à un roi commun par les peuples Même après la première guerre mondiale
vivant dans les différentes unités contenues les traités de paix, nourris du principe
dans les monarchies modernes, ont sans d'autodétermination proclamé par Wilson,
doute été accompagnées par des sentiments et censés représenter un haut degré de
protonationaux (Greenfeld, 1992). Tôt ou construction nationale, ne transformèrent
tard, dans un grand nombre d'États, l'État pas les nouveaux États en États-nations (les
générait un processus de construction de Tchèques et les Slovaques représentaient
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attendre de la part de certains groupes tion d'un État non national, de tels
comme sentiment spécifique de solidarité comportements ne peuvent être légalement, ni
opposable à d'autres groupes" (Weber, même légitimement, demandés. Une nation
1968, vol. 2, pp. 921-926). Le concept ne dispose pas de ressources coercitives ou
appartient ainsi à la sphère des valeurs. De financières pour exiger l'obéissance; seul
même, il précise qu'il n'y a pas accord sur la l'État-nation ou un État soutenant les
manière dont ces groupes devraient être aspirations d'une nation sont à même d'imposer
limités, et sur quelle action concertée devrait une conduite et des ressources permettant
déboucher une telle solidarité. Dans le d'atteindre les objectifs nationaux.
langage commun une nation ne correspond pas On peut certes avancer qu'une nation, se
nécessairement à la population d'un État; cristallisant en dehors de tout mouvement
elle ne signifie donc pas obligatoirement nationaliste, peut exercer le pouvoir,
appartenance à une communauté politique employer la violence, exiger des
(polity) donnée. Les deux processus peuvent contributions, sans avoir pour autant accédé au
se confondre mais il n'y a là aucune fatalité. statut de l'État. Ce qui signifie dans un système
La situation avant la récente unification interétatique qu'un mouvement a pris le
allemande en donne une bonne illustration. Il y contrôle de certaines fonctions de l'État, a
avait certes deux États, mais il y avait aussi la subverti son ordre, et, de ce fait, a entraîné sa
revendication partagée par une majorité de dissolution. Les nationalistes peuvent créer
personnes, selon laquelle c'est une même des armées privées pour mettre en pratique
nation allemande qui se trouvait divisée. Le leurs aspirations et défier l'autorité d'un État
vœu Wir sind ein Volk n été exaucé avec la qui risque alors de perdre, dans certains cas,
chute de la RDA (Rainer Lepsius, 1990). le contrôle de son territoire ainsi que le
Intéressons-nous à présent à des pouvoir de sanction de ses décisions. On assiste
différences plus significatives entre État et alors à une guerre civile ou de libération
nation. Une nation n'a pas de gouvernants, nationale qui peut se traduire par la création
les rôles n'y sont pas définis, même si des d'un nouvel État. Dans ce processus, la
individus peuvent agir comme "porteurs" population perd cependant un grand
(au sens weberien de Trâger), de sentiment nombre d'avantages procurés par l'État
national, de mouvements nationaux, et être moderne, plus particulièrement dans sa
dirigeants d'organisations nationalistes, etc. forme libérale et démocratique. En fait, le
Il n'y a pas de règles claires définissant défi lancé par les nationalistes à l'État
l'appartenance à une nation, il n'y a pas non implique presque inévitablement un très
plus de droits et devoirs pouvant être grand arbitraire du pouvoir, de la violence et
légitimement appliqués, même si les nationalistes l'absence d'un ordre légal préétabli.
imposent une certaine conduite pour qui Toutefois, on ne devrait pas confondre les
s'identifie à la nation ou qu'ils considèrent nations avec ces mouvements nationalistes
comme devant s'y identifier. Cependant, résultant d'un sentiment nationaliste. La
sans le contrôle de l'État, sans la fondation nation, en tant que telle, n'a donc aucune
d'un État-nation ou encore sans la caractéristique organisationnelle comparable
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à celle de l'État. Elle n'a pas d'autonomie, naturelle. Elle a existé avant que les lois ne la
pas d'agents, pas de règlements. Elle est seu- reconnaissent, et du fait de son existence
lement constituée par des ressources déri- naturelle, elle se distingue clairement des
vant de l'identification psychologique d'une créations artificielles de l'homme et parmi
population. Si l'État peut exister sur la base ceux-ci, en premier lieu, de l'État" (cité par
d'une conformité externe à ses règlements, Solé-Tura, 1987, pp. 180-181).
la nation requiert une identification interne. En 1906, le moine capucin, Evangelista
Nous vivons tous sous la juridiction d'un de Ibora (1906), dans un catéchisme
État. Il n'existe pas d'espace dans le monde nationaliste à l'intention des Basques exprimait
libre de l'autorité ou la prétention à dans un langage plus émotionnel un
l'autorité d'un État. Hormis quelques exemples de sentiment équivalent. Il soutenait que "la nation
peuples sans État, originellement définis par est quelque chose de naturel, c'est-à-dire
la Ligue des Nations et détenant le soi- une création de la nature elle-même ; l'État
disant passeport Nansen, tout le monde est est quelque chose d'artificiel dépendant de
citoyen ou sujet d'un État. Au contraire, il y la volonté humaine" (Linz, 1973, pp. 37-
a probablement des millions de personnes 38). Les penseurs nationalistes accentuent
inconscientes d'appartenir à une nation constamment le caractère naturel plutôt
particulière. Si on les interroge, ils diront dans qu'artificiel de la nation. Mais en y
quel pays ils vivent, mais seront incapables regardant de plus près, la nation résulte du
de penser en termes de nation. Un grand développement d'une culture. Toute identité se
nombre de ceux qui sont, selon les critères basant sur elle est donc une création toute
des ethnologues, des linguistes, des politistes aussi artificielle que l'État.
et des leaders de mouvements nationalistes, Par conséquent construction étatique et
considérés comme membres d'une nation construction nationale sont toutes deux des
particulière, ne s'en réclament même pas. œuvres d'art résultant d'un effort conscient
De fait, ils peuvent être dépourvus d'une des dirigeants. Il s'agit alors de mieux
telle identité voire même peut-être analyser les difficultés et les succès des deux
s'identifier à une autre nation. processus, et le degré à partir duquel ils sont
Les idéologues nationalistes, comme le complémentaires ou en conflit. La réussite
Catalan Prat de la Riba, étaient sensibles à la de la construction étatique est bien plus
différence entre État et nation. Ce dernier aisée que celle de la construction nationale.
écrivait : "L'État reste fondamentalement Cette dernière pourrait s'avérer encore plus
différent de la nation car l'État est une difficile lorsqu'elle se réalise simultanément
organisation politique, un pouvoir indépendant avec la construction étatique.
de l'extérieur, suprême à l'intérieur grâce à la Paradoxalement, la construction des nations est plus
force matérielle des hommes et de l'argent, difficile lorsque l'État est en crise ou en voie
capable de maintenir son indépendance et de dissolution. En fait, en l'absence d'une
son autorité". société civile complexe et structurée, la
Il opposait alors l'État à la nation définie construction nationale est particulièrement
comme une "entité vivante, organique et facile, alors que la construction étatique la
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présuppose. Elle nécessite par exemple une des frontières, et finalement une
culture légale qui dépend de la qualité du transformation des sujets en citoyens de l'État.
savoir juridique universitaire, savoir sans Pendant longtemps il y eut peu d'efforts
lequel il serait presque impossible de créer pour imposer une culture commune, encore
cette bureaucratie, un minimum efficace, moins une langue commune, même si le
dont l'État a besoin. Elle demande aussi une cujus regio ejus religio (à l'exception des pays
économie monétaire, productive et à grande acceptant l'idée de tolérence, tout du moins
échelle, permettant les prélèvements de la diversité religieuse) créa un premier
d'impôts. Ces considérations prennent système de valeurs communes. L'allégeance
toute leur importance dans le cas de l'ex- de la noblesse, du clergé et même au delà
Union Soviétique. Dans le contexte d'un celui du commun des hommes se faisait à un
État en voie de dissolution, à la société civile souverain. Quand celui-ci perdait ou
faible, et dont le parti au pouvoir s'est trouvé s'emparait d'un territoire, la grande partie
délégitimé, la construction nationale semble de la population changeait d'allégeance sans
être une façon simple pour sortir de la crise trop de difficultés. En fait, une grande
(Linz, Stepán, 1992). Telle est la raison de la partie de la noblesse choisissait son roi
grande, ou tout du moins relativement indépendamment de ses origines ainsi que Га
grande, force du nationalisme dans le montré Preradovich, dans une étude des
dénouement de la crise. élites austro-hongroises soulignant
Dans un certain nombre de pays l'hétérogénéité de l'aristocratie régnante
européens, le processus de construction étatique (Preradovich, 1955).
s'est réalisé sur les fondations des Les monarchies ouest-européennes
monarchies médiévales les plus couronnées de (Portugal, Espagne, Angleterre et Pays de
succès, pour se poursuivre tout au long des Galles, Ecosse, France et dans une moindre
siècles à travers l'époque des ordres, de la mesure les monarchies nordiques) ont
monarchie absolue, des monarchies généré parmi les gouvernants et sujets une
constitutionnelles (après la Révolution française) certaine identité que l'on peut qualifier de
et finalement des démocraties. Les guerres et proto-nationaliste. Le sentiment existait
alliances dynastiques sont à l'origine de ce aussi dans les royautés et les territoires les
long processus par adjonction ou perte de composant mais sans être fondé sur une
territoire et par la création de l'État à partir langue commune. Il est difficile de préciser
de différentes terres domaniales, rattachées le moment où ce sentiment s'est rapproché
au même roi; terres qui seront, plus tard, de ce que l'on appelle aujourd'hui une
soumises à l'autorité et la bureaucratie royale nation. Il l'a certainement fait après la
centrale, et dans le cas de la monarchie Révolution française, soit comme résultat de
constitutionnelle, au corps législatif. Le l'expansion du républicanisme jacobin soit
processus conduisit à la mise en place plus ou comme celui de la résistance à Napoléon.
moins réussie d'une armée, un système Avec le processus de définition de la
unique d'imposition et de trésorerie, une citoyenneté égalitaire, et de la
uniformisation légale, une claire définition démocratisation naissante, ces États devinrent de plus en
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professeurs, enseignants, économistes, et les comme la Biélorussie, la Crimée, Bashkiria,
hommes d'affaires réclamant le la région tatare de la Volga et la steppe
protectionnisme; et c'est le développement de la Kazakh-Kirgiz, l'existence étatique ne
construction nationale qui conduisit plus dépassera pas l'année (Motyl, 1990, pp.
tard au nationalisme extrémiste. 105-1 18). Le succès de cet effort dépendait
La situation était très différente pour les en grande partie de facteurs internationaux
"petites" nations de l'Est et du sud-est de extérieurs à la zone, ainsi que de l'intérêt
l'Europe, qui se trouvaient sous la porté par les occidentaux à la Révolution
domination de la double monarchie et de l'empire bolchevique. Dans un certain nombre de
tsariste. Ici, divers groupes ont entrepris, à cas, la faiblesse de la nation et du
travers différentes étapes (si bien décrites par mouvement nationaliste permit aux Soviets de se
Miroslav Hroch, 1968), la tâche de remettre sous le contrôle du pouvoir central,
construction nationale en dehors et contre même si, c'était au prix de concessions aux
l'État. C'était le cas des Tchèques, nations nouvellement nées ; concessions qui
Lituaniens, Estoniens, Slovaques et Flamands. ont été très vite oubliées dans la pratique.
Les premiers "porteurs" (Tràger) de l'idée Les frontières de ces nouveaux États étaient
nationale ne pensaient pas à la possibilité de très incertaines et ne correspondaient pas
construire un État; le rêve d'existence forcément aux frontières ethniques et
étatique ne s'est imposé que lentement. Le cas linguistiques. Leurs populations étaient
fut quelque peu différent pour la Norvège, multinationales et multilingues, ce qui entraînait
un quasi-État autorisé à rompre en 1905 l'irrédentisme au sein de nations et États
l'union avec la Suède. De même, dans le voisins. Le résultat en était un fort
Grand Duché de Finlande, les institutions engagement dans la construction nationale
quasi-étatiques pouvaient être utilisées pour contribuant à l'instabilité de ces États. L'effort de
la construction nationale sans que soit défiée construction nationale rendit douteuse la
l'autorité tsariste, sauf lorsque les tsars ont loyauté d'un grand nombre de citoyens dans
engagé une politique de russification. Ce ces sociétés, et participa plus tard à leur
n'est qu'avec la défaite austro-hongroise, désintégration ou tout du moins à leur
après la première guerre mondiale, et la crise vulnérabilité comme dans le cas de la
générée par les révolutions de 1917 en Tchécoslovaquie, de la Pologne, ou encore
Russie, que la construction de nouveaux d'une Yougoslavie dominée par les Serbes.
États devint possible. La désintégration de Notre époque est considérée par certains
l'empire tsariste, la totale indépendance de comme celle de la dissolution de la Yougoslavie
la Finlande et des trois républiques Baltes, et de l'Union Soviétique par les nationalismes.
l'unité polonaise et l'incorporation de la Mais on oublie que les nouveaux États
Bessarabie à la Roumanie ont donné indépendants sont, à l'exception des États Baltes,
naissance, pour un à trois ou quatre ans, à de pour la plupart, le résultat de l'action
nouveaux États. C'était le cas de Bukhara, des détenteurs du pouvoir d'État. Ceux-ci
de Khiva, de la Géorgie, de l'Arménie, de cherchent à mobiliser le sentiment national
Г Azerbaïdjan et de l'Ukraine. Pour certains, tout en maintenant la structure étatique
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(parfois même les postes qu'ils y détenaient), des États démocratiques légitimes n'étant
et en défendent les frontières étatiques, sans pas à proprement parler des États-nations,
se référer aux aires ethniques, linguistiques et mais où l'État bénéficierait d'une partie de
culturelles. La question à laquelle il faut cette loyauté et ce soutien émotionnel que
répondre à court terme, est de savoir si le seule, selon certains, la nation peut procurer.
processus démocratique de construction Il faudrait ensuite montrer que ceux qui
nationale entreprendra l'incorporation de tous s'identifient à une nation n'ont plus besoin
ceux qui vivent sur le territoire des de construire des États-nations si les États
ex-républiques soviétiques aujourd'hui multinationaux offrent un "abri" à leur
indépendantes, ou si l'accent mis sur la culture et identité, tout en évitant le caractère
construction nationale rendra impossible une exclusif que l'on attribue au traditionnel
communauté de vie entre des peuples aux origines processus de construction d'État-nation.
et aux identités culturelles différentes. Pour éviter tout problème dans nos analyses,
nous avons besoin d'une nouvelle
terminologie capable de caractériser, d'une part, les
Des difficultés de la construction nations intégrées à un État et n'aspirant pas
nationale aux difficultés de la à devenir État-nation, d'autre part, des États
qui seraient dotés de certains attributs de
construction étatique
l'État-nation sans pour autant pratiquer une
On commencera notre propos en politique de construction nationale. Ces
précisant que, contrairement aux simplifications États, que l'on pourrait appeler "Nations-
des défenseurs de l'autodétermination (le États", seraient multinationaux ou tout du
droit pour chaque nation à devenir un État, moins multiculturels. Mais avant d'aller
ou le caractère primordial et naturel des plus loin, on voudrait examiner certains
nations), dans un grand nombre de régions thèmes fondamentaux fréquemment
du monde, la construction nationale s'avère ignorés par le débat savant (et plus encore par le
difficile et parfois extrêmement coûteuse débat politique) sur le nationalisme.
pour le bien-être humain. Je voudrais tout Contrairement aux idéologies
d'abord avancer qu'elle n'est pas nécessaire à nationalistes, les nations ne sont pas un phénomène
la protection et à la réalisation de cette naturel émergeant, comme par
diversité humaine que nous valorisons. Je enchantement, pour réclamer une existence étatique.
dirai, en outre, qu'au XXe siècle Soulignée par Ernest Gellner (1983, pp. 44-
contrairement au XIXe siècle, il est bien plus difficile 45), cette idée a été indirectement soutenue
de transformer un État existant en État- par la solide recherche de Hroch sur
nation. En fait, un tel effort pourrait dans l'importance du temps et de l'effort
plusieurs régions du monde affaiblir, voire nécessaires à l'éveil du sentiment nationaliste des
rendre impossible, le processus de petites populations. Elle a été confortée, par
construction étatique. ailleurs, par l'incapacité d'éveiller le
Pour étayer ces deux propositions, il nationalisme, et encore moins les revendications
faudrait tout d'abord montrer qu'il peut exister sécessionnistes, des nations se trouvant dans
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Construction étatique et construction nationale
les États, solidement établis, de l'ouest côté, les nationalistes comptent toutes les
avancé. personnes vivant sur un territoire particulier
Il est évident que si le primordialisme, tel comme membres d'une nation revendiquant
qu'il est défini par Clifford Geertz et Edward un État, et ce, indépendamment de leurs
Shils, peut être converti en "identité caractéristiques primordiales, ou même de
nationale" (national identity), sa conversion en leur souhait d'exister comme nation et État-
"nationalisme national" {nation nationalism) nation. L'analyse de ces faits (qui n'a pas été
est bien plus difficile (Linz, 1985). De fait, en réalisée dans la plupart des pays où existe un
analysant le cas du pays basque espagnol et conflit nationaliste et qui, de toute manière
français contemporain, j'ai pu montrer que peut difficilement l'être une fois le conflit
l'identité primordiale, basée sur la langue et engagé) devrait donner une idée plus réaliste
sur la descendance, peut être forte sans pour des revendications faites au nom du
autant déboucher sur une identité nationale nationalisme.
exclusive, et encore moins sur la demande de Un autre problème ignoré, à la fois par les
construction d'un État-nation. Il semble spécialistes des sciences sociales et les hommes
même que les nationalistes extrémistes aient politiques, est que, dans le monde moderne,
abandonné les traits primordiaux, comme les identités ne sont pas exclusives. Une
fondements de l'identité nationale, pour population ne s'identifie pas soit comme
revendiquer une base territoriale incluant catalane soit comme espagnole ; même si elle
ceux qui ne partagent pas ces caractéristiques est contrainte à une telle dissociation, elle
primordiales. La transformation de l'identité peut, avec plus ou moins de répugnance, dire
nationale en un choix volontaire qu'elle est l'une ou l'autre. Les hommes sont
indépendant de ces caratéristiques implique un rejet capables d'assumer de multiples identités. Ils
par les nationalistes de ceux qui, tout en peuvent évidemment avoir, et ce, avec une
partageant les traits primordiaux, refusent leur force égale, des sentiments envers ces deux
soutien au mouvement nationaliste. Ainsi présumées identités nationales. Ils peuvent
que cela a été démontré dans une excellente même se considérer également catalans et
page de Max Weber consacrée au espagnols, slovaques et tchécoslovaques, et
nationalisme (1968, vol. I, pp. 395-398), ce dernier peut être croates et yougoslaves si l'expression
n'est pas une simple traduction politique de d'une telle double identité leur est possible.
caractéristiques primordiales distinctives. Bien entendu, certains peuvent se sentir plus
C'est ce qu'ignorent les idéologues lorqu'ils proches de l'une que l'autre, et les
invoquent le nombre de personnes (parlant nationalistes ont la tâche de pousser au choix entre
une langue ou pratiquant une religion) l'une et l'autre et affaiblir (par conversion ou
comme fondement au mouvement en provoquant un conflit qui ne laisserait
nationaliste, sans qu'il y ait eu une quelconque plus le choix) la position de ceux qui
enquête sur le nombre de ceux qui perçoivent voudraient voir une société fondée sur plus d'une
ces caractéristiques (langue ou religion) identité. C'est cette double identité qui rend
comme nécessaires à la construction d'une possible la construction d'États
nation, ou plus, d'un État-nation. D'un autre multinationaux, et qui est d'une complexité que j'ai déjà
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illustrée (Linz, 1981, 1985, 1986). (En 1982, Catalogne, à la question : "Dans quelle
en Catalogne, 32% de la population mesure êtes-vous fier d'être Espagnol ?" (avec
s'identifiait soit comme espagnole soit comme plus quatre possibilités de réponses) 33 %
espagnole que catalane, 40 % à égalité répondirent qu'ils étaient très fiers et 48% assez
espagnole et catalane, 17% plus catalane fiers (la moyenne espagnole étant
qu'espagnole et 9% catalane. Parmi ceux dont les respectivement 45% et 40%). Quand on leur posa la
deux parents étaient nés en Catalogne les même question à propos de leur catalanité
proportions étaient respectivement de 11%, 36% ont répondu "très fier" et 48% "assez
48%, 26,5% et 14%; parmi les fils et filles fier". Ce qui signifie qu'un grand nombre
de parents immigrés 34%, 37,5%, 12% et d'interrogés doivent être fiers des deux
1 1 % ; parmi les immigrés eux-mêmes 64 %, identités, et qu'une partie des immigrés venant
26%, 4% et 2%). C'est là un fait gênant des autres régions espagnoles (30% de la
pour tous les nationalistes. Il y a d'un côté population) sont fiers d'êtres Catalans
ceux qui avancent que l'État doit être un (Andrés Orizo, Sanchez Fernadez, 1991,
État-nation et demandent une complète p. 207).
identification avec lui et la nationalité Au vu de ces faits nous pouvons parler
dominante qui s'y trouve. Il y a de l'autre ceux qui d'une construction méticuleuse et délibérée
clament l'existence de leur nation ainsi que des nations et États, et d'un travail
son incompatibilité avec toute forme méticuleux, tout aussi délibéré, quant à leur
d'identité autre et plus globale. destruction (Bluhm, 1973). Les deux premiers
Heureusement, il y a aussi des hommes processus nécessitent une direction constructive
politiques qui acceptent de construire leur et modérée capable de comprendre la
programme politique sur la base d'une complexité sociale et de ne pas réfléchir en termes
compatibilité entre les deux identités : celle de la de jeu à somme nulle. Les deux autres
Nation-État et celle de la nation n'aspirant impliquent nécessairement du conflit, et souvent
pas à son existence en tant qu'État - bien que de la violence et de l'oppression, à la fois au
dans notre monde ils puissent nom de l'État et de la nation aspirant à
occasionnellement s'ouvrir à la demande nationaliste de l'existence étatique. Dans certains cas, c'est l'État
création d'un État-nation séparé. qui veut détruire une identité primordiale
En effet, il est parfaitement possible de existante (que certains prétendent nationale)
concevoir une société dans laquelle les par une politique de dénationalisation, de
individus auraient deux identités. Ils aurait le répression culturelle, et si nécessaire, avec
sentiment, plus ou moins intense, d'être membres l'usage de ses ressources coercitives. Dans
d'une nation, d'un État-nation ou tout du d'autres, le travail méticuleux de destruction
moins d'un État et d'une communauté plus des liens complexes existant dans une société
large comme l'Europe, avec la conviction que multiculturelle est fait au nom de la nation.
ces trois identités ont des implications Le succès de ces politiques dépend en
différentes quant à leur existence. Différentes dernier ressort de la promptitude à faire usage
identités fondamentalement compatibles et de la force ainsi que du contexte
qui auraient une même valeur pour eux. En international. Ce dernier permettrait un tel usage
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en apportant son soutien à l'un ou à l'autre succès de ses efforts, particulièrement ceux
des protagonistes par la reconnaissance de la consentis dans les soixante-quinze premières
légitimité de son recours à la force. Après un années du siècle, pour la création d'une
tel conflit, la construction d'une société identité nationale.
civilisée dans laquelle des personnes, aux Ces efforts de l'État moderne sont, pour
identités différentes et aux différents degrés nous aujourd'hui, loin d'être admirables, et
d'identification à une nation, pourraient vivre représentent un coût que nous sommes
ensemble dans un même État, devient nombreux à refuser de payer. Cependant, il ne
difficile pour ne pas dire impossible. Exodes et s'agit pas juste d'un problème d'évaluation
réfugiés sont les lots d'un tel processus. des efforts de construction nationale par
Notre idée de travail méticuleux implique l'État, mais bien, celui de leur faisabilité dans
que de tels résultats sont nullement le contexte contemporain. Notre réponse,
obligatoires ; ce qui nous met, en tant que fondée sur une analyse sociologique, est
spécialistes des sciences sociales, dans la situation qu'indépendamment de la désirabilité d'un
inconfortable de réfléchir à la manière dont tel processus (qui implique un jugement de
ils pourraient être évités. Malheureusement, valeur), l'effort est condamné à l'échec dans la
un grand nombre de spécialistes ayant affaire plupart des sociétés, et plus encore dans les
à ces problèmes, particulièrement dans les sociétés démocratiques et libérales. On
sociétés qui ne sont pas confrontées à de tels voudrait analyser les raisons d'un tel échec en
conflits, ont une vue simpliste du droit à nous limitant à l'évocation de quelques
l'autodétermination ou encore du droit ou la points.
morale de la sécession, et ressentent de la Dans le monde moderne, même à la
sympathie à l'égard de ceux qui, dans les faits périphérie moins développée, et au sein des
ou de leur point de vue, ont été opprimés minorités étatiques, culturelles, linguistiques
(Buchanan, 1991). marginales, chaque société produit des élites
On pourrait avancer que les États intellectuelles qui, pour des raisons
existants, qui ont réalisé l'étatisation de la nation, émotionnelles et aussi (ne l'oublions pas) d'intérêt
ou sont au moins devenus des Nations-États, personnel, défendront ses valeurs et ses carac-
ont réussi cette tâche au XIXe siècle. téritiques primordiales. Ainsi que Gellner l'a
Rappelons-nous de l'exceptionnelle souligné, de telles élites étaient inconnues
monographie d'Eugen Weber, La fin des terroirs, sur dans une société préindustrielle et agraire.
la manière dont l'État français, inspiré par Pourtant, aujourd'hui, elles existent même
l'idée jacobine de la "nation une et dans ce type de société.
indivisible" réussit à maîtriser l'hétérogénéité Sans exagérer l'accent mis par la littérature
culturelle et linguistique de la France (Weber, consacrée au nationalisme sur le rôle, exclusif
1983). L'incroyable réussite de ce processus ou dominant, des intellectuels, artistes et
prémédité de construction nationale par écrivains dans l'articulation du nationalisme
l'État français, contraste avec celle plus (ils peuvent échouer dans leurs efforts), celui-
relative de l'État libéral et centraliste espagnol du ci demeure un facteur important.
XIXe siècle. Il ne faut pourtant pas oublier le Aujourd'hui, ces élites bénéficient de la disponibilité
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tant pas être trop optimiste sur l'importance avoir canalisé et affaibli des conflits de classes
des considérations liées à la rationalité qui paraissaient, il y a encore quelques
économique et en faveur d'une unité politique. décennies, si destructeurs pour les sociétés
Certainement, qu'en 1991 en Yougoslavie industrielles modernes. Je pense qu'elle peut
personne n'était à ce point concernée par le contribuer à son règlement, mais seulement
marché touristique pour reporter, à la fin de si on abandonne sérieusement l'identification
l'été, les conflits nationalistes. Un des du processus démocratique au gouvernement
problèmes de la dissolution de l'Union incontesté de la majorité. Ce qu'il y a de plus
Soviétique en de présumés nouveaux États-nations discutable dans l'assimilation de la
est que, malgré les liens économiques tissés démocratie au plébiscite est que l'usage du vote pour
par-delà les frontières des républiques par la décider des aspirations à l'autodétermination
planification économique, l'idée d'un ne tient pas compte des problèmes que l'on a
marché commun soviétique et de son intérêt soulevé. Si l'on assume l'existence dans nos
pour les républiques membres n'est sociétés, d'une multiplicité d'identités à
probablement pas entrée et n'entre pas dans leurs intensité différente, ainsi que l'existence à
stratégies. Un des coûts du néonationalisme l'intérieur de toute unité territoriale à la fois
pourrait être sa difficulté à créer des marchés de majorités et de minorités culturelles, on
élargis, et de ce fait, assurer le développement comprendrait que le principe plébiscitaire
économique. Dans ce contexte, l'idée d'une appliqué à l'autodétermination introduit un
adhésion au marché commun européen choix à somme nulle qui ne correspond pas à
comme alternative aux marchés la réalité sociale et culturelle complexe d'un
interétatiques élargis, crée une nouvelle, et souvent grand nombre de sociétés. Déjà à la
fausse, illusion pour les États nationalistes. conférence de paix de Versailles, les défenseurs
Je pourrais continuer à argumenter sur la idéalistes de l'autodétermination des nations
difficulté qu'il y a aujourd'hui à utiliser le se rendirent compte que laisser la décision
pouvoir d'État pour créer des États-nations aux populations était irréalisable car "tout
de type jacobin. Je pourrais tout aussi bien d'abord on doit décider quelles populations
pousser l'argumentation sur les raisons pour seraient appelées à décider, et cette décision
lesquelles dans les sociétés multiculturelles conditionnerait grandement un résultat pas
(particulièrement quand la base territoriale nécessairement acceptable pour la population
des caractéristiques primordiales et nationales appelée à décider". Sir Ivor Jenning dans The
est loin d'être homogène et bien définie) la Approach ofSelf-Government résumait
construction pacifique de nations est difficile, parfaitement le problème : "au premier abord cela
surtout à court terme. Tout ceci explique la semblait raisonnable : laissons le peuple
violence associée à la fois aux efforts de décider. En fait c'était ridicule car le peuple ne
construction nationale de l'État par le haut, pouvait décider avant que quelqu'un ait
et ceux des populations et activistes décidé qui était le peuple" (cité par Buchheit,
nationalistes par le bas. 1978, p. 9). Pour le démocrate, il paraît facile
Certains proposent la démocratie comme de dire "laissons le peuple décider", mais ce
solution au problème, particulièrement après qui est vrai au niveau des principes abstraits
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Construction étatique et construction nationale
son unité et ses positions radicales. Avec le quement représentée, délégitimerait l'État et
régime démocratique, il peut se scinder entre, pourrait, dans certains cas, entraîner sa
d'un côté, ceux qui veulent continuer la lutte dissolution. Dans le cas où le mouvement
pour l'indépendance en soutenant nationaliste serait divisé entre extrémistes et
quelquefois la violence et un mouvement terroriste, et plusieurs tendances modérées, la revendication
de l'autre, ceux qui entendent participer au de la nation par ses dirigeants pourrait
système afin d'obtenir le maximum prendre fin par un compromis permettant la
d'avantages du processus de construction nationale. poursuite des objectifs de construction
Ceux-ci peuvent à leur tour se diviser entre nationale dans le cadre d'un État légitimé
ceux qui voudraient accélérer le processus et démocratiquement. Ce qui ne serait possible que
qui, après avoir participé aux élections et aux lorsqu'une grande partie de la population
institutions étatiques, comme le parlement, partagera une double identité. Le recours à cette
seraient prêts à continuer la négociation et la double identité rendrait possible de nouvelles
pression pour l'indépendance, et ceux qui, formules démocratiques de construction de
une fois les nouveaux aménagements l'État. C'est, de mon point de vue, une de ces
constitutionnels achevés, ajourneraient leurs conjonctures fluides si dépendantes des choix
objectifs nationalistes ad calendas graecas. Sans faits par la direction du mouvement national
renoncer à leurs rêves nationalistes, ils et des représentants de l'État, mais aussi du
seraient prêts à participer au gouvernement soutien apporté à ceux qui se sont engagés
de la sous-unité territoriale reconnue par dans la voie de la violence, et du succès de ces
l'État comme appartenant à la nation. Il y a derniers à générer une spirale de terrorisme et
ceux qui continueront une opposition de de répression conduisant à une confrontation
principe mais pacifique à l'intérieur des généralisée. L'expérience du pays basque est
institutions démocratiques, et ceux qui, intéressante de ce point de vue.
incapables d'atteindre démocratiquement leurs Dans ce contexte, le leadership devient
objectifs, opteront pour d'autres moyens. décisif. Lors d'une transition, les demandes et
L'alternative rencontrée dans un contexte la rhétorique peuvent rapidement dégénérer
démocratique par le mouvement nationaliste en confrontation, détruisant toute
et les partis politiques qui le représentent est modération et possibilité de négociation de solutions
celle de continuer le processus de pacifiques et démocratiques. La construction
construction nationale à l'intérieur d'un État non d'un nouveau type d'État démocratique et
national, ou continuer le combat sans obtenir libéral, capable d'incorporer une nation ayant
de résultats immédiats. C'est seulement défié son ancienne conception d'État-nation
lorsque le mouvement nationaliste représente centralisé, peut engendrer une nouvelle
la majorité dans une unité territoriale Nation-État compatible avec les nations se
significative et lorsqu'il n'est pas divisé sur la trouvant sous son gouvernement. Un État
tactique à suivre que l'État sera confronté à une démocratique, multinational, multiculturel,
crise qu'il ne pourra résoudre, sauf par l'usage multilingue est possible.
de la force. Dans le contexte actuel, un tel Ce qui ne veut cependant pas dire qu'il n y
usage, face à une large majorité aura plus de conflits et que les arrangements,
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obtenus durant la transition, sur le processus succès surprenant et à bien des égards inat-
de construction constitutionnelle et de déli- tendu d'un tel processus4. L'échec d'une telle
mitation des compétences, entre le gouverne- issue est illustré par l'exemple Yougoslave et la
ment central et les gouvernements des comparaison des deux cas devrait être éclai-
régions autonomes, ne feront pas l'objet d'un rante pour notre propos. Quoi qu'il en soit la
débat permanent et probablement de révi- construction d'États multinationaux est
sions supplémentaires. Un État constitution- compliquée mais pas impossible si on aban-
nel, démocratique et libéral avec des instru- donne deux idées : que tout État doit s'effor-
ments comme une cour constitutionnelle à cer de devenir un État-nation et que toute
même de résoudre ses conflits, ainsi que la nation doit aspirer à devenir un État. Comme
participation des nationalistes au pouvoir, Francesc Cambo, grand dirigeant et homme
périphérique et mieux central au pouvoir politique catalan nous le rappelle (Cambo,
central, et leur succès dans la poursuite de 1982), c'est compliqué comme sont compli-
certains de leurs objectifs, rendent possible quées les choses de la vie, mais cela peut nous
un nouveau type d'État. L'expérience espa- sauver des grands "terribles simplificateurs"
gnole de XEstado de las Autonomias a été un (Bendix, 1977, p. 462).
Notes
1. Bendix expose très bien le problème : "Les termes État et nation et leurs congénères construction étatique et
construction nationale sont gênants mais inévitables. État renvoie à la sphère de la haute autorité et
administration gouvernementale, mais c'est là sa signification moderne. Dans les royaumes étudiés dans la première
partie, le souverain possédait la haute autorité mais contrôlait seulement ses propres domaines; de même il
n'existait pas encore d'exécutif central. L'émergence de l'État moderne est synonyme d'une concentration progressive
des fonctions administratives entre les mains du gouvernement central. Nation renvoie au moins à deux
phénomènes : (1) une communauté historiquement constituée avec une culture distincte et un langage en
commun ; (2) la juxtaposition d'un gouvernement central et une citoyenneté qui consiste dans un traitement égal
des individus par la loi, un principe de gouvernement introduit par la Révolution française. Depuis qu'il y a des
mouvements nationaux qui dépassent les frontières de plusieurs États, des États-nations avec des minorités
nationales dissidentes, des États incapables de faire appel à une communauté nationale, des États dans lesquels
le principe français de nationalité est pratiqué en l'absence d'une communauté historiquement constituée, etc.,
même un usage attentif de ces termes ne saurait les rendre totalement consistants. Je me référerais
approximativement aux États et à la construction étatique pour la période précédent 1 500, les termes nation et construction
nationale (et parfois État-nation) étant réservés à la période postérieure" (Bendix, 1978, p. 605).
2. L'idée d'une compatibilité entre État et Nation sans qu'il y ait État-nation, a intéressé les Autrichiens à la suite
de la fondation de l'Empire allemand. Ignaz Seipel dans son ouvrage Nation und Staat (Vienne, Wilhelm
Braummuller, 1916) défendait un État multinational et libéral, considérant que le nationalisme culturel
n'impliquait pas obligatoirement un nationalisme politique.
Il est intéressant de noter qu'au tournant du XIXe siècle des hommes politiques viennois, tels les premiers
ministres Taafe et le baron Beck, ont vu dans la démocratisation et la réussite dans la mise en œuvre de réformes
sociales un moyen capable de désamorcer les constestations nationalistes. L'introduction du suffrage universel
en 1906 par le premier ministre Beck avec le soutien de François-Joseph a conduit à une baisse du vote
nationaliste et une montée en puissance des partis socialiste, chrétien-social et agrarien. En 1908, Edvard Bénés, le
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futur co-fondateur de la Tchécoslovaquie écrivait que la dissolution de l'Autriche-Hongrie n'était pas
inéluctable. Dans son livre Le problème Autrichien et la question Tchèque (1908) il avançait : "Les gens ont souvent
parlé du démembrement de l'Autriche. Je n'y crois pas du tout, les rapports historiques et économiques entre
les nations autrichiennes sont trop denses pour qu'un tel démembrement soit possible. L'introduction du droit
de vote et la démocratisation de l'Autriche, spécialement en Bohême, préparent le terrain pour un apaisement
national". C'était donc moins le nationalisme des "petites" nations, des nations oppressées, que l'intransigeance
des nationalités dominantes, allemande et hongroise, et leurs efforts de construction nationale, qui a le plus
contribué à la crise du système impérial.
3. Pour l'attitude d'Hider vis-à-vis de l'État, Mein Kampf, tome II, chapitre II, "L'État", (Hider, 1943, pp. 386-
437).
4. Je me suis quelquefois demandé pourquoi la mémoire de la guerre civile espagnole a pu être utilisée de manière
constructive pour dire "plus jamais ça" et achever pacifiquement la transition après Franco, et pourquoi la
mémoire de la sanglante guerre Yougoslave ne conduit pas les hommes politiques à une réponse équivalente.
Peut-être que la différence est dans le fait que les conflits idéologiques et de classes ne laissent pas une marque
indélébile sur la génération suivante qui peut alors changer ses idées et se hisser socialement ou se déplacer géo-
graphiquement sans charrier avec elle une quelconque identité ethnique, linguisitique ou religieuse. Cette
identité qui permettrait aux dirigeants de réveiller des haines ancestrales et des souvenirs sur ce qui est arrivé trois
décennies auparavant lorsque des frères - au sens littéral du terme dans certains cas - se combattaient lors de la
guerre civile espagnole.
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