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Bulletin Hispanique

Pour une nouvelle interprétation des « Comunidades » de Castille


Joseph Pérez

Citer ce document / Cite this document :

Pérez Joseph. Pour une nouvelle interprétation des « Comunidades » de Castille. In: Bulletin Hispanique, tome 65, n°3-4,
1963. pp. 238-283;

doi : https://doi.org/10.3406/hispa.1963.3776

https://www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_1963_num_65_3_3776

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POUR UNE NOUVELLE INTERPRÉTATION

DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE

L'abondante production bibliographique sur l'épisode des


Comunidades de Castille se répartit chronologiquement en deux
grandes époques :
Dans les années qui ont suivi le soulèvement comunero, ont
été rédigés de nombreux témoignages, des récits, des chroniques,
dont les auteurs sont des historiographes officiels ou des
contemporains. Publiés ou inédits, la plupart de ces travaux ont été
repris et utilisés dans des ouvrages un peu postérieurs sur l'histoire
d'Espagne et, notamment, dans la grande synthèse de Sandoval,
au xvne siècle. Puis, pendant plus d'un siècle et demi, un silence
très rarement rompu recouvre les événements de 1520-1521.
Manifestement, le sujet a cessé alors d'intéresser les Espagnols.
Il faut attendre les premières années du xixe siècle pour voir
renaître, et avec quel éclat, la vogue des comuneros. La poésie,
le théâtre, les discours politiques, bientôt les études historiques,
se penchent de nouveau, avec passion, sur la révolte de la
Castille contre Charles-Quint.

I. — L'interprétation libérale

Nous reviendrons sur la première série bibliographique.


Notons seulement que les auteurs de la seconde période ne
l'ignoraient point 1 ; dans l'ensemble, ils s'en tiennent aux récits des
chroniqueurs sans chercher à découvrir des éléments nouveaux
susceptibles de faire avancer la connaissance du sujet. Mais là
n'est pas l'essentiel. Les hommes du xixe siècle qui lisent les

1 . Cf. la liste des ouvrages consultés par Martínez de la Rosa pour composer son
Bosquejo histórico : Pero Mejía, Alcocer, Sandoval, Alfonso de Ulloa, Guevara,
Colmenares, etc. La bibliographie de Ferrer del Río est plus complète.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 239

vieilles chroniques ne sont pas d'abord des historiens ; ce sont


des hommes d'action et c'est ce qui explique le caractère
polémique qu'ils donnent à leur interprétation du passé. En effet, en
raison des circonstances, les comuneros retrouvés en 1808 se sont
imposés aux littérateurs, aux écrivains politiques et aux
historiens du xixe siècle 2 avec une physionomie bien particulière. Les
conditions dans lesquelles ont été exhumés les rebelles de 1520-
1521 expliquent l'interprétation alors proposée de l'épisode des
Comunidades. Conçue dans les milieux intellectuels acquis aux
idées nouvelles, mais qui refusent l'asservissement de leur pays,
cette interprétation se constitue d'emblée autour de trois thèmes
essentiels dont la force de séduction s'exercera longtemps au
xixe et même au xxe siècle. Il s'agit d'une interprétation
libérale, nationaliste et qui s'accompagne d'un jugement de valeur
sur le rôle historique de la dynastie des Habsbourg en Espagne.

1. Le libéralisme. — L' « inventeur » des comuneros, Quintana,


ne retient guère que la première idée. Son Padilla est d'abord
le champion de la liberté contre l'oppression et le despotisme :

Yo di a la tierra el admirable ejemplo


de la virtud con la opresión luchando 3.

En exaltant Padilla, martyr de la liberté, Quintana a donné le


ton. Martínez de la Rosa renchérit :

La misma noche del aciago 23 de abril [1521], día tan funesto a la


libertad castellana, intimaron la sentencia de muerte a Padilla y a
bus compañeros4.

Les trois héros de Villalar sont présentés comme des « amantes


de la libertad6 ». Ferrer del Río parlera, de même, des « adalides
de la libertad » : après Villalar, écrit-il, « en la triste España hace
hondo pie el más abominable despotismo 6 ».

2. Et notons que ce sont souvent les mêmes hommes qui, au xixe siècle, sont,
tour à tour ou simultanément, littérateurs, écrivains politiques et historiens.
3. Quintana, Poesías, Madrid, Clásicos Castellanos, t. 78, 1927, p. 72.
4. Martínez de la Rosa, Bosquejo histórico de la Guerra de las Comunidades, dans
Obras dramáticas, Madrid, Clásicos Castellanos, t. 107, 1954, p. 37.
5. Ibid., p. 42.
6. A. Ferrer del Rio, Decadencia de España. Primera parte : Historia del
Levantamiento de las Comunidades de Castille. 1520-1521, Madrid, 1850, p. 340.
240 BULLETIN HISPANIQUE

La thèse est simple : la révolte des comuneros, visait à défendre


les libertés et les franchises traditionnelles de la Castille contre
les empiétements du pouvoir royal ; du jour où elle échoue,
l'absolutisme étend son empire sur l'Espagne.

2. Le nationalisme. — L'ode de Quintana A Juan de Padilla


avait été composée en mai 1797 ; elle fut publiée seulement en
1808, dans un recueil de Poesías patrióticas, à côté de pièces où
l'on exaltait la lutte contre l'envahisseur étranger. Ainsi s'opère,
indirectement chez Quintana, une fusion du libéralisme et du
patriotisme dans l'interprétation du mouvement comunero qui
se manifeste consciemment dans la pièce de Martínez de la Rosa,
La Viuda de Padilla. La volonté d'associer la défense de la
liberté et l'amour de la patrie est indiscutable dans cette œuvre
de circonstance, représentée en juillet 1812, à Cadix, dans une
ville assiégée par l'étranger :

La lutte des héroïques comuneros pour conserver les libertés


traditionnelles de la Castille ne rappelait -elle pas celle que soutenait contre
Napoléon l'Espagne des temps présents? Medina del Campo se
laissant ruiner et incendier en 1521 [sic, pour 1520] par Fonseca et le
cruel Ronquillo, n'était-ce pas Saràgosse de 1809? Enfin, Maria de
Padilla, aux remparts de Tolède, ne rappelait-elle pas Manuela
Sancha, la glorieuse serrana du fort de San José? Dans la tragédie
retentissaient les mots de liberté et d'indépendance, de patrie et
d'honneur 7.

La défense de la liberté est inséparable de la lutte pour


l'indépendance nationale. Martínez de la Rosa le rappelle dans un
texte de 1813 où il invoque précisément l'exemple des comuneros :

Jamais n'a été heureuse une nation dont l'indépendance n'a pas
été préservée du pouvoir et de l'influence des puissances étrangères.

7. J. Sarrailh, Un homme d'État espagnol : Martínez de la Rosa (1787-1862),


Bordeaux-Paris, Bibliothèque de l'École des Hautes Études hispaniques, fase. XV, 1930,
p. 37-38. Cf. aussi ce jugement d'Antoine de Latour : « L'œuvre de Martínez de la
Rosa est une tragédie classique. Elle a pour titre La veuve de Padilla et, destinée à
retracer l'agonie d'une révolution ancienne, elle fut composée au milieu des hasards
d'une révolution moderne. Elle eut presque autant d'aventures que celle qui en était
l'héroïne. C'était en 1812, à Cadix qu'assiégeait alors une armée étrangère, et
l'auteur, encore tout jeune, prenait déjà une part active aux affaires de son pays... Et
pour un poète jeune, ardent, patriote, assiégé dans Cadix avec la liberté même de
son pays, quel sujet admirable que cette veuve d'un héros, assiégée elle-même dans
Tolède, et défendant la liberté expirante de sa patrie contre des agresseurs en partie
étrangers » (cité par J. Sarrailh, op. cit., p. 39).
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 241

Nos célèbres comuneros crurent avec raison que la liberté castillane


allait périr s'ils ne s'opposaient pas aux étrangers qui viendraient
s'enrichir de nos trésors et prêter leurs forces pour nous opprimer8.

Après la fin de la guerre d'Indépendance, on continue à


souligner cet aspect xénophobe des Comunidades; la domination
flamande figure constamment en bonne place dans toute étude
consacrée au sujet. Mais, de plus en plus, c'est une conception
plus nuancée du patriotisme qui prévaut. Obsédés par les images
et les grandes pensées de la Révolution française, les libéraux
espagnols qui ont refusé la capitulation devant Napoléon
projettent dans le passé leurs préoccupations. Frappés par des
analogies formelles, ils croient reconnaître dans les comuneros des
précurseurs et dans la révolution avortée de 1520-1521 la
préfiguration de leur combat actuel pour la liberté. Pour eux, qui ont
tant admiré les idées françaises, mais n'ont pas accepté la
domestication, il est réconfortant de se découvrir, dans leur propre
pays, à l'aube des temps modernes, des « grands ancêtres », qui
sont leurs compatriotes. Par delà les siècles, ils croient reprendre
une grande tradition, renouer avec des théories politiques
libérales bien espagnoles, oubliées et retrouvées. Cette transposition
n'est possible qu'au prix d'un anachronisme ; nous y reviendrons ;
nous avons déjà signalé que ces hommes n'étaient pas d'abord
des historiens. D'ailleurs, des arrangements de cette sorte ne
sont pas rares au xixe siècle ; qu'on songe au cas de Guizot, en
France9. Martínez de la Rosa, chef de parti, est un écrivain
politique qui, fait observer son biographe, J. Sarrailh, n'hésite pas
à mettre l'histoire au service de son idéologie :

Martínez, comme Guizot, tâcha donc de découvrir au régime


représentatif des origines très reculées. Au moment où il s'établissait
péniblement en Espagne, c'était le moyen de lui donner noblesse et
puissance tout ensemble 10.

8. Martínez de la Rosa, La revolución actual de España, cité par J. Sarrailh, op.


cit., p. 74.
9. Vers 1820, Guizot, qui manquait encore de formation historique, s'efforçait,
dans ses premiers ouvrages et dans son cours de Sorbonne, de « trouver des titres
séculaires de noblesse à la monarchie constitutionnelle, pour les opposer
victorieusement aux théories du droit divin et de l'aristocratie » (Ch.-H. Pouthas, Guizot
pendant la Restauration, cité par J. Sarrailh, op. cit., p. 358).
10. J. Sarrailh, op. cit., p. 360.
242 BULLETIN HISPANIQUE

Cela est dit très clairement, dès 1814, à propos des


Comunidades :

No es posible omitir dos observaciones que saltan a la vista del


menos reflexivo apenas lea los anteriores capítulos : una de ellas es
que la nación española tiene la gloria de haber sido la primera que
mostró en Europa tener cabal idea de monarquía templada, en que
se contrapesen todas las clases y autoridades del Estado ; y esto en
una época en que la Francia, que quiere apellidarse maestra en
ciencia política, había ya casi perdido la memoria de sus Estados
generales; y en que Inglaterra, con iguales pretensiones a tan pomposo
título, se hallaba tan atrasada en la carrera de su libertad, que
tardó más de un siglo en alzarse al punto de saber en aquella sublime
ciencia, que era común en España por el tiempo de las
Comunidades11.

Par ce glissement subtil d'un patriotisme exaspéré, les


libéraux espagnols du xixe siècle se débarrassent en partie de leur
dette à l'égard des idées françaises ; ils renouent, ou ils croient
renouer, avec une tradition tragiquement interrompue en 1521.
La théorie des Cortes qu'élabore au même moment Martínez
Marina12 va dans le même sens : l'Espagne, sur ce terrain de la
liberté politique et du système représentatif, n'a rien à envier aux
autres nations d'Europe. Pour les mêmes raisons, en 1836,
l'auteur de V Estatuto Real fait écarter les termes de pares et de
diputados pour désigner les représentants de la nation ; il préfère
les appellations traditionnelles de proceres et de procuradores :

el nombre de procurador del reino es más español, más castizo ; nos


recuerda que no hemos ido a mendigar estas instituciones a las
naciones extranjeras 13.

11. Martínez de la Rosa, Bosquejo histórico..., éd. citée, p. 28.


12. F. Martínez Marina, Teoría de las Cortes o grandes juntas nacionales de los
reinos de León y Castilla, 3 vol., Madrid, 1813. Sur les préjugés politiques de Martínez
Marina, cf. W. Piskorski, Las Cortes de Castilla en el período de tránsito de la Edad
Media a la moderna. 1188-1520, traduction espagnole de Cl. Sánchez- Albornoz,
Barcelone, 1930 : « El estudio de la historia parlamentaria castellana comenzó en
España bajo el influjo de las exigencias y necesidades de la época y se realizó, por así
decirlo, en el torbellino de los combates políticos de nuestro siglo. La mayoría de los
eruditos y publicistas españoles, que se ocuparon de la investigación de las
particularidades de la antigua organización política de Castilla, lo hicieron como un medio
para lograr la victoria de las doctrinas predicadas por ellos : con el propósito de
documentarlas con hechos históricos » (p. 2).
13. Martínez de la Rosa, discours prononcé aux Cortes le 13 janvier 1836, cité
par J. Sarrailh, op. cit., p. 252, n. 6.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES*» DE CASTII.LE 243

3. La condamnation des Habsbourg. — Le Bosquejo Histórico


de la guerra de las Comunidades que Martínez de la Rosa
compose pour servir d'introduction à l'édition de La Viuda de
Padilla, en 1814, est la première étude consacrée aux Comunidades
dans les temps modernes. Les deux thèmes qui servaient déjà
de supports à la tragédie de 1812 — libéralisme et patriotisme —
sont repris dans ce travail à prétentions scientifiques. Martínez
de la Rosa y ajoute, dès les premières lignes, un thème nouveau :
le rôle néfaste des Habsbourg dans l'évolution politique et
historique de l'Espagne. Dans le Bosquejo, nous trouvons donc,
définitivement constituée dans ses grandes lignes, l'interprétation
libérale des Comunidades. Les auteurs postérieurs développeront
ces idées, les illustreront, mais n'y ajouteront rien d'essentiel.
L'ouvrage de Ferrer del Río, de ce point de vue, apparaît comme
un travail bien plus solide, plus systématique, enrichi de
documents inédits, mais les prémisses et les conclusions diffèrent fort
peu de ce qu'écrivait Martínez de la Rosa en 1814. En
particulier, nous trouvons dans le livre de Ferrer del Río une vigoureuse
expression de ce troisième thème, corollaire des deux précédents :
la liberté politique est morte en Espagne, en 1521, sous les coup3
du premier souverain de la maison d'Autriche. Ce sera désormais
un lieu commun de l'idéologie libérale espagnole, étroitement
associé à la querelle de la décadence de l'Espagne et à l'idée de
la « légende noire ». Rien de plus instructif, à ce propos, que le
titre même de l'ouvrage de Ferrer del Río : Decadencia de
España. Primera parte. Historia del levantamiento de las
Comunidades de Castilla. 1520-1521 14, titre justifié dès les premières
lignes :
de la derrota de las Comunidades data la desnaturalización de la
política española 16.

La pensée libérale restera fidèle à cette idée de la décadence :


uniformément, elle la fait remonter à l'avènement des Habs-

14. Publié à Madrid, en 1850.


15. Ibid., p. 341.
244 ' BULLETIN HISPANIQUE

bourg16. On est plus étonné de retrouver cette idée sous la plume


d'un Donoso Cortés :

La dinastía de Austria es un paréntesis en la historia de España17.

L'interprétation libérale des Comunidades a donc été forgée


pendant la guerre d'Indépendance comme un instrument de
combat idéologique, à la fois contre le despotisme et contre la
domination étrangère. Mise au point par des poètes, des hommes
politiques qui figurent souvent aussi, comme Martínez de la
Rosa, au nombre des meilleurs écrivains de leur temps, elle
s'impose par sa valeur symbolique, sa puissance de choc sur les
imaginations. Bien loin d'être au départ une hypothèse d'historien,
elle fait partie, il importe de le répéter, de l'arsenal intellectuel
du libéralisme espagnol dans la première moitié du xixe siècle.
A ce titre, elle se manifeste comme un fait social. Le troisième
centenaire de la bataille de Villalar, l'année qui suit le
pronunciamiento de Riego et le rétablissement de la Constitution de
Cadix, donne lieu à des manifestations officielles. Partout, le
libéralisme triomphant multiplie les actes d'hommage aux martyrs
de 1521 : plaque au Congrès, inauguration de statues, baptême
de rues, etc. Une filiale de la franc-maçonnerie espagnole, fondée
en 1821 par des libéraux exaltés, se place sous le patronage de
Padilla : c'est la société secrète des Comuneros de Castilla ou
Hijos de Padilla™. Pendant tout le xixe siècle, au moins, les
libéraux témoignent de l'enthousiasme le plus vif et d'une
admiration respectueuse pour tout ce qui touche aux Comunidades ; il
suffit de penser à la Minuta de un testamento, parue à Madrid, en
1876, attribuée à Gumersindo de Azcárate, et aux indications
qu'elle fournit sur l'éducation politique d'un jeune libéral
espagnol au siècle dernier19.

1 6. Martínez de la Rosa, Bosquejo histórico de la Política de España desde los


tiempos de los Reyes Católicos hasta nuestros días, Madrid, 1857. Cf. J. Sarrailh, op. cit.,
p. 375.
17. Discours de Donoso Cortés aux Cortes, en 1845, cité par Ferrer del Río, op.
cit., p. 111.
18. Cf. Menéndez Pelayo, Edición Nacional de las Obras completas, Hist. de los
Heterodoxos españoles, t. VI, Santander, 1948, p. 119-121.
19. « La sección que en la Minuta se consagra a la política viene a ser un
compendio de la formación y conducta de un liberal español de la pasada centuria (...). »
Contribuyeron varias causas — escribe Azcárate — a que yo profesara ideas
liberales. En primer lugar, eran las de mi padre, que por ellas había padecido trabajos
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 245

Voilà donc l'image des comuneros que le libéralisme lègue au


xixe siècle. Répétée sous des formes diverses, parée des prestiges
de la poésie et de l'éloquence, elle s'impose peu à peu comme idée
reçue. Ferrer del Río fait suivre son étude de 1850 d'un
appendice où il publie des textes peu connus ou inédits : fragments de
chroniques et documents d'archives ; l'érudition semble ainsi
consacrer une interprétation devenue familière et rarement
combattue. A l'étranger, cette interprétation triomphe également.
Karl Marx, par exemple, dans son article sur V Espagne
révolutionnaire de 1854 reprend le point de vue des libéraux espagnols
sur les Comunidades :

L'opposition contre la camarilla flamande ne toucha que la surface


du mouvement. Ce qu'il y avait au fond, c'était la défense des
libertés de l'Espagne du Moyen Age contre les empiétements de
l'absolutisme moderne.
Cette monarchie encore féodale, Charles 1er essaya de la
transformer en monarchie absolue. Il attaqua simultanément les deux piliers
de la liberté espagnole, les Cortes et les ayuntamientos.
Les têtes des principaux « conspirateurs » tombèrent sur l'échafaud,
et les vieilles libertés de l'Espagne disparurent 20.

A la fin du siècle, Piskorski considérait les Comunidades comme


« un dramático episodio de la historia de la ruina de la
organización parlamentaria de Castilla »; il arrêtait là, d'ailleurs, son
étude sur les anciennes Cortes 21. La force de suggestion de
l'interprétation libérale s'exerçait encore au début du xxe siècle sur
un homme comme N. Alonso Cortés. En 1921, il traçait un
tableau idyllique de ce qu'aurait pu être l'Espagne si les
comuneros l'avaient emporté à Villalar22.

y persecuciones ; luego, por instinto y por carácter, repugnábame el absolutismo. « La


base teórica la recibe del padre, fervoroso lector y colector de libros de filosofía
francesa ; pero los entusiasmos son los de quien, con inequívoca inclinación
romántica, busca en la historia ejemplos del forcejeo entre la libertad y el despotismo.
Todavía rapaz, Gumersindo se entretenía con la lectura de aquellos episodios que
dramatizaban esa pugna en la historia de España : los Concilios toledanos, el juramento
que prestaban los reyes de Aragón de guardar los fueros y privilegios vigentes, la
guerra de las Comunidades » (J. López Morillas, El krausismo español,
México-Buenos Aires, 1956, p. 176).
20. L'Espagne révolutionnaire, article paru dans le New- York Tribune, le 9
septembre 1854, repris dans la Révolution espagnole (K. Marx, Œuvres complètes, trad.
Molitor, Œuvres politiques, t. VIII, Paris, 1931, p. 117-124).
21. W. Piskorski, Las Cortes de Castilla..., op. cit., p. 12.
22. N. Alonso Cortés, Centenario de los Comuneros, in Miscelánea Vallisoletana, ter-
246 BULLETIN HISPANIQUE

II. — Le contre-pied de l'interprétation libérale

Pendant que l'interprétation libérale des Comunidades


continuait à séduire le grand public, dans le silence des bibliothèques
et des dépôts d'archives, des savants réunissaient et
commençaient à publier les sources historiques indispensables à toute
étude sérieuse du sujet. Au cours de la seconde moitié du
xixe siècle, divers travaux d'édition mettent à la portée des
lettrés les chroniques de Pero Mejía, de Juan Maldonado, d'
Alcocer, restées jusqu'alors inédites23. La Colección de documentos
inéditos para la historia de España fait connaître, peu à peu, des
documents provenant, notamment, des archives de Simancas24.
A partir de 1859, des savants étrangers publient des collections

cera serie, Valladolid, 1921, p. 147-155 : < El triunfo de las Comunidades castellanas
hubiera afirmado en España la conservación de tradiciones, la ferviente religiosidad,
el apego al terruño, la sencillez patriarcal. El triunfo de Carlos V trajo la
contaminación luterana, el libertinaje en las costumbres, la avidez de cosas nuevas. Pero si
esto es cierto, no lo es menos que la derrota de los comuneros produjo
inmediatamente — y bien se puede decir por esto que con ella murieron las libertades
castellanas — el menoscabo y aun la esclavitud de los municipios, el agotamiento de la vida
regional » (p. 152). « Si en vez de vencer el César en Villalar — entiéndase de una
vez — hubieran vencido los comuneros, España hubiera mantenido pujantes su
vigor y su nervio y conservado a través de los tiempos un lugar preminente entre los
demás pueblos europeos » (p. 147). « Ellas [las Comunidades] — o lo que es igual,
la noble tradición española — hubieran conservado la autonomía de los municipios
y evitado un absorbente centralismo que arrostraría las más descabelladas empresas
sin responsabilidad ninguna ; ellas, manteniendo florecientes la agricultura y la
industria, hubieran impedido que la desatinada emigración a las Indias se convirtiera
en sangría suelta del organismo nacional y en estímulo de aventureros y holgazanes ;
ellas hubieran fomentado un sistema colonizador razonable y ponderado, y en sus
relaciones con otros pueblos se hubieran limitado a conservar lo adquirido, sin
crearse enemigos y rivales ; ellas, sobre todo, hubieran llevado al pueblo español al
cumplimiento de su fin histórico, bruscamente interrumpido por la férrea mano de
Carlos. Triunfó Carlos V, y el espíritu de la raza quedó deshecho y enterrado. Él
imprimió a la política española un giro que pugnaba con las necesidades patrias ; él
cambió las costumbres y modificó los sentimientos ; él convirtió a los españoles de
su siglo en magnates concusionarios, hidalgos contemplativos y plebeyos apicarados.
De triunfar las Comunidades, nada de esto hubiera ocurrido. Nuestro pueblo hubiera
sido siempre la España grande y poderosa, la España de los Reyes Católicos » (p. 149).
23. La chronique de Pero Mejía paraît dans la B. A. E., t. XXI, Madrid, 1852.
Le De Motu Hispaniae, de J. Maldonado, est traduit par J. Quevedo, El movimiento
de España o sea Historia de la revolución conocida con el nombre de las Comunidades
de Castilla, Madrid, 1840 ; le récit d'Alcocer est imprimé par les soins de la Sociedad
de Bibliófilos andaluces (P. de Alcocer, Relación de algunas cosas que pasaron en
estos reinos desde que murió la reina Católica doña Isabel hasta que se acabaron las Co~
munidades en la ciudad de Toledo, préface et notes d'A. Martín Gamero, Madrid, 1 872).
A noter que la chronique d'Alcocer avait fait l'objet d'une adaptation française
(H. Ternaux, Les Comuneros, chronique castillane du xvie siècle, d'après l'histoire
inédite de Pedro de Alcocer, Paris, 1834).
24. Le premier tome de la Col. de doc. inéditos para la hist. de España parait à
Madrid, en 1842.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 247

de documents sur l'époque de Charles-Quint 25. Enfin, de 1897 à


1900, en Espagne même, M. Danvila fait paraître sa
compilation : six volumes de documents sur l'histoire des Comunidades26.
Quelques monographies, également, permettent de mieux cerner
le sujet27.
Toutes ces publications n'étaient pas toujours sans défauts 28.
Elles avaient du moins l'immense avantage d'offrir enfin une
base solide à une étude objective du mouvom*nt, cnmnnp.ro. Les
documents se trouvaient désormais à la disposition des historiens
et des esprits cultivés soucieux d'information scientifique. On
allait pouvoir vérifier, pièces à l'appui, l'interprétation libérale
des Comunidades ; si, à l'examen, cette interprétation s'avérait
hasardeuse, les textes publiés devraient permettre de rétablir la
vérité historique.
Effectivement, à la fin du xixe siècle, l'interprétation libérale
des Comunidades commence à être sérieusement combattue en
Espagne ; elle perd du terrain au profit d'une autre théorie qui
en prend le contre-pied. Victoire de la science historique sur
l'idéologie? Eh bien 1 non : la science n'est pour rien dans ce
renversement du pour au contre que nous allons observer, et ce
n'est pas un mince sujet d'étonnement. Paradoxalement, au
moment où beaucoup de documents, on peut même dire presque
tous les documents sur l'époque des Comunidades, tombent dans
le domaine public, on voit s'édifier une nouvelle interprétation
du mouvement comunero qui met rigoureusement entre
parenthèses, qui ignore délibérément les textes 1 II y a plus grave
encore. L'interprétation libérale se montrait, si l'on peut dire, à

25. Correspondance de Charles-Quint et d'Adrien VI, publiée par L. P. Gachard,


Bruxelles, 1859 ; G. A. Bergenroth, Calendar of letters, despatches and slate papera re-
lating to the negotiations between England and Spain, vol. I et II, Londres, 1862-1858 ¡
C. von Hôfler, Spznische Re gesten, fascicule II des Monumenta Hispánica, Prague,
1882.
26. M. Danvila, Historia critica y documentada de las Comunidades de Castilla,
6 vol., tomes XXXV-XL du Memorial Histórico Español, Madrid, 1897-1900.
27. C. von Hôfler, Aufstand der Castillianischen Stâdte gegen Kaiser Karl V,
Prague, 1876, et Don Antonio de Acuña, genannt der Luther S paniens ; tin Lebensbild
aus dem Reformajions-Zeitalter, Vienne, 1 882 ; C. Fernández Duro, Memorias históricas
de la Ciudad de Zamora, Madrid, 1882 ; A. Salva, Burgos en las Comunidades de
Castilla, Burgos, 1895; E. Díaz- Jiménez y Molleda, Historia de los comuneros de León,
Madrid, 1916, etc.
28. Voir, par exemple, les critiques adressées à Hôfler et à Danvila par A. Morel-
Fatio, Historiographie de Charles-Quint, Paris, 1913.
Bulletin hispanique. 17
248 BULLETIN HISPANIQUE

visage découvert ; élaborée à la faveur des circonstances, à une


époque où les travaux historiques étaient presque inexistants en
Espagne, elle n'affichait pas de trop grandes prétentions
scientifiques. Mais la deuxième interprétation, elle, est contemporaine
des premières publications de documents. Comment penser
qu'elle les a ignorées? De très bonne foi, d'éminents historiens
espagnols du xxe siècle vont adopter, Ips yeux fermés, un point
de vue sur les Comunidades radicalement contraire à celui des
libéraux et qu'ils jugent supérieur parce qu'il ne leur vient pas
à l'esprit que, comme le précédent ou peut-être plus que le
précédent, il a pu être élaboré sur un mouvement d'humeur qui ne
doit rien à l'objectivité historique.
C'est Angel Ganivet qui, le premier, propose des Comunidades
une interprétation nouvelle. Il écrit, en effet, dans son Idearium
español, publié en 1898 :

Los comuneros no eran liberales o libertadores, como muchos


quieren hacernos creer ; no eran héroes románticos inflamados por ideas
nuevas y generosas y vencidos en el combate de Villalar por la
superioridad numérica de los imperiales y por una lluvia contraria que
les azotaba el rostro y les impedía ver al enemigo. Eran castellanos
rígidos, exclusivistas, que defendían la política tradicional y nacional
contra la innovadora y europea de Carlos V. Y en cuanto a la batalla
de Villalar, parece averiguado que ni siquiera llegó a darse 29.

Il suffit de lire ces lignes pour découvrir leur intention


polémique. Ganivet ne retient qu'une seule des trois idées qui con-
tituaient le fondement de l'interprétation libérale des
Comunidades : le nationalisme. En ce qui concerne les deux autres, c'est
un renversement du pour au contre. Hier révolutionnaires, les
comuneros deviennent, du jour au lendemain, des conservateurs
à l'esprit étroit. Ganivet invoque-t-il des preuves, des textes, des
documents? Absolument aucun. A un jugement qui lui semble
faux, il oppose une affirmation qui lui paraît vraie et il s'en tient
là. Ganivet est ainsi le premier à apporter sa contribution à la
révision de la théorie du mouvement comunero. Après lui, peut-
être sous l'influence des hommes et des idées de la Generación

p. 29.
78-79.
A. Ganivet, Idearium español, 5e éd., Madrid, Coll. « Austral », n° 139, 1957,
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 249

del 98, tournés, dans l'ensemble, vers l'Europe, on va se


montrer beaucoup plus sensible à tout ce qui, dans les événements
de 1520-1521, paraît signifier un attachement trop marqué de
la Castille à des valeurs traditionnelles. Sans trop s'attarder à
l'analyse approfondie de ces événements, on va ainsi adopter
sur le mouvement comunero un point de vue sommaire qui sera
reçu en Espagne, jusqu'à ces dernières années, comme un article
de foi. Non seulement, on ne discute pas ce point de vue, à une
seule exception près, dont nous reparlerons, mais encore on se
gausse des attardés qu'abuse encore l'interprétation libérale. Ce
n'est plus dans le grand public que cette nouvelle théorie exerce
sa séduction, mais auprès de professeurs et d'historiens que leur
métier aurait dû mettre en garde contre une hypothèse hâtive,
adoptée sans examen. Ce que Ganivet écrivait en 1898, d'autres,
au xxe siècle, l'exprimeront d'une manière plus systématique.
Mais l'idée de base sera toujours identique : les comuneros sont,
au fond, des « réactionnaires », on ira jusqu'à dire des « féodaux » ;
ils cherchent désespérément à prolonger le Moyen Age et une
forme d'organisation politique et sociale périmée ; les fameuses
franchises castillanes qu'ils défendaient avec acharnement contre
Charles- Quint, ce sont tout simplement des privilèges
anachroniques ; intellectuellement, enfin, les comuneros sont fermés aux
idées nouvelles qui leur viennent de l'Europe. Charles-Quint, au
contraire, apporte en Castille un air plus vif ; il ouvre largement
l'Espagne sur l'Europe et le monde moderne. Bref, Charles-
Quint, en 1521, c'est l'avenir, le progrès ; les comuneros
représentent le passé, le repli sur la péninsule, la féodalité. Singulier
retournement 1
Telle est la nouvelle interprétation du mouvement comunero.
A la différence de l'interprétation libérale, on ne l'expose pas
dans des poèmes, des pièces de théâtre, des discours, mais dans
des conférences, des revues scientifiques, de doctes ouvrages ;
elle passe, en effet, pour le dernier mot en matière d'érudition,
sans qu'on sache pourquoi, d'ailleurs, car, de l'érudition, on a
beau en chercher, on en trouve moins que dans les œuvres de
Martínez de la Rosa ou de Ferrer del Río qui, eux, connaissaient
les chroniqueurs ; on n'oserait en dire autant de Ganivet.
250 BULLETIN HISPANIQUE

Un écrivain, J. Bergamin, et trois historiens, C. Alcázar, L. Re-


donet et G. Marañón, ont contribué, notamment, à la diffusion
de la nouvelle interprétation du mouvement comunero que Ga-
nivet avait été le premier à exposer en 1898.
Nous n'insisterons pas sur l'opinion de J. Bergamin ; elle se
borne à reprendre, avec plus de force, les formules de Ganivet 30.
Nous la citons ici parce qu'elle nous paraît significative du
tournant que l'on vient de franchir : pour J. Bergamin, en effet, cette
interprétation semble aller de soi ; il s'agit d'un fait acquis, qui
ne pose pas de problème.
Rien de bien nouveau, non plus, dans l'article de C. Alcázar31 :
on y trouve un bon résumé des événements survenus en Castillo
entre les Cortes de La Corogne et la bataille de Villalar ; au
moment de conclure, l'auteur reproduit, à peu de choses près, le
jugement qu'exprimait Ganivet :

La rebeldía comunera, con sus odios y pequeñas pasiones, fue


ahogada por lo gran revolución imperial de la España del siglo xvi. El
gran revolucionario fue Carlos V y sus consejeros que trajeron a
Castilla y a España, después de Villalar, la hora universal del Imperio 32.

L. Redonet va plus loin dans sa tentative d'étayer la nouvelle


interprétation33. Dénonçant vivement l'illusion libérale34, il se
demande ce qui a pu, au siècle passé, lui donner naissance. La
défense .des fueros? Mais Charles-Quint n'en a violé aucun :

Quede aquí sentado, en definitiva, que no hubo violación de fueros


castellanos que pudieran motivar la sublevación de las Comunidades 35.

30. i El revolucionario es Carlos V, no los comuneros rebeldes, inspirados por el


interés particularísimo de ilegítimos señoríos » (J. Bergamin, Mangas y capirotes,
Madrid, 1933, p. 109-110). L'idée que les comuneros aient pu passer pour des libéraux
avant la lettre choquait également Ortega : < La idea que algunos « radicales > es-
pañoles han tenido de enlazar su política democrática con el levantamiento de los
comuneros revela exclusivamente la ignorancia de la historia que, como un vicio
nativo, va adscrita al radicalismo » (J. Ortega y Gasset, El ocaso de las revoluciones,
in Obras completas, t. III, 5e éd., Madrid, Revista de Occidente, 1962, p. 217).
31. C. Alcázar, Las Comunidades de Castilla, in Escorial, t. XIV, mars 1944, p. 9-38.
32. Ibid., p. 38.
33. L. Redonet, Comentarios sobre las Comunidades y Germanlas, in Boletín de la
Real Academia de la Historia, t. CXLV [1959], p. 7-87.
34. « Para ir desbrozando el camino y no romper la continencia de la causa
mezclando conceptos distintos, toca ahora deducir que no es posible seguir manteniendo
el tinglado político armado en las Cortes gaditanas de 1812 y en algún posterior
episodio liberalesco, sobre la base o el simple recuerdo de los comuneros castellanos »
(ibid., p. 25).
35. Ibid., p. 23.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 251

Pour L. Redonet, tout, dans les actes du premier gouvernement


de Charles-Quint, est normal, légitime, y compris la nomination
du neveu de Chièvres à l'archevêché de Tolède 36 !

Tampoco la causó [la sublevación] una defensa de la libertad


contra supuesta tiranía, aunque así lo haya venido afirmando el
consabido y estrepitoso tópico 37.

A quoi attribuer, alors, la révolte de 1520? A la xénophobie,


au chauvinisme, contre l'esprit œcuménique des conseillers de
Charles-Quint38; à la cupidité des Flamands en général et de
Chièvres en particulier39; enfin, aux ambitions personnelles de
quelques individus : Padilla voulait devenir grand maître de
l'Ordre de Saint-Jacques, l'évêque de Zamora rêvait de coiffer
la mitre de Tolède, etc. 40. Décidément, les « héros de la liberté »
tombent de leur piédestal. Le mouvement comunero n'est plus,
selon l'expression de J. M. Pemàn, que la lutte de la tribu contre
l'Empire 41.
De tous ceux qui, en Espagne, ont répété avec enthousiasme
l'interprétation des Comunidades proposée pour la première fois
par Ganivet, le docteur Marañón est celui qui a le plus contribué
à la propager et à lui donner un contenu. Avec son talent
habituel, son intelligence, son autorité incontestable, il a poussé
jusqu'à ses dernières conséquences le nouveau point de vue sur
les Comunidades. Dans son Antonio Pérez, puis dans une
conférence prononcée en 1957, dans des ouvrages postérieurs encore,
il s'est efforcé de donner une forme cohérente à la nouvelle
théorie42. L'idée de base — les comuneros ont les regards tournés
vers le passé — le docteur Marañón la développe sur trois plans :
il entend démontrer que politiquement, socialement,
spirituellement, les Comunidades représentent des forces anachroniques.

36. Op. cit.


37. Ibid.
38. Ibid., p. 31.
39. Ibid., p. 47.
40. Ibid., p. 49.
41. Cité par L. Redonet, Ibid., p. 32.
42. G. Marañón, Antonio Pérez, 2 vol., Madrid, 1954 (le passage sur les comuneros
se trouve dans le tome I, p. 126-127) ; Los castillos en las Comunidades de Castilla,
conferencia pronunciada... el día 29 de abril de 1957, éditée par la Asociación
Española de Amigos de los Castillos, Madrid, s. d. ; Los Tres Vélez, Una historia de
todos los tiempos, Madrid, 1960.
252 BULLETIN HISPANIQUE

1. Politiquement, les comuneros se situent à droite, Charles-


Quint à gauche, car, pour mieux détruire l'illusion libérale, le
docteur Marañón ne fuit pas devant l'anachronisme :
En esta guerra, y en contra de lo que hasta hace poco se venía
creyendo por los historiadores enturbiados por los tópicos políticos,
el espíritu conservador y tradicionalista, la derecha, estaba
representada por los comuneros y el espíritu liberal y revisionista, la izquierda,
por los que siguieron fieles al Emperador 43.
Qu'on ne se demande pas quelles étaient les « libertés » que
défendaient les comuneros ; personne ne songeait à les violer :
Nada había en la actitud de los sublevados de queja por la pérdida
de libertades, que nadie había puesto en peligro. Ni en uno solo de
los copiosísimos documentos que se cambiaron entre el bando real y
el comunero figuran las libertades de Castilla como tema de la
discusión. Nadie atentaba a las franquicias de las ciudades castellanas, que
ni las tenían especiales ni se intentaron derrocar44.

2. Socialement, les comuneros sont des féodaux qui entraînent


le peuple dans un combat qui n'est pas le sien :

Según el tópico corriente, los comuneros eran, en gran parte, gente


del pueblo que defendía sus libertades contra el Rey tiránico ; pero
eran, en realidad, una masa inerte conducida por nobles e hidalgos
apegados a una tradición feudal que les daba un evidente poder
contra el Monarca, al mismo tiempo que sobre el pueblo esclavizado.
Estos nobles no defendían ninguna libertad popular ; lo que querían era
no perder aquellos privilegios 45.
Dans le soulèvement comunero 46, Marañón voit essentiellement
une algarada feudal*7. Dans sa conférence sur les Castillos, il a
plus particulièrement insisté sur cet aspect :

La rebelión de las Comunidades representa el último intento de la

43. Antonio Pérez, t. I, p. 126. L'anachronisme « gauche-droite » avait été relevé


par F. Braudel (Annales- Économies, Sociétés, Civilisations, janvier 1951, p. 59,
compte rendu de l'ouvrage de Marañón) qui préférait les termes t progressiste et
rétrograde ».
44. Los castillos..., p. 5. Même chose dans Los Tres Vêlez : « En la infinita
documentación de Simancas sobre las Comunidades, publicada con tanto entusiasmo
como atolondramiento por Danvila, y en los demás textos que hemos podido
consultar después, no se habla para nada de que el pueblo castellano se alzara por su
libertad perdida o por sus fueros » (p. 50).
45. Antonio Pérez, loe. cit.
46. Los Tres Vélez, p. 32.
47. Jbid., p. 45.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 253

Castilla feudal, medieval, para mantener sus privilegios, frente al


poder real absoluto, unificador del pais. Los comuneros fueron vencidos,
y, con ellos, el feudalismo de Castilla 48.
Los nobles e hidalgos que capitanearon la Comunidad se apoyaron,
pues, en la multitud para resucitar una pasión de mando 49.

Et Marañón prouve, ou croit prouver, le bien-fondé de sa thèse


en énumérant les chefs du mouvement comunero, tous des nobles
et des hidalgos : don Pedro Girón, don Pedro Lasso de la Vega,
le comte de Salvatierra, l'évêque de Zamora, Juan de Padilla,
Juan Bravo, Francisco Maldonado, etc.50; pendant quelque
temps, le marquis de Los Vêlez a sympathisé, lui aussi, avec la
Comunidad51. Entraîné par le sujet de sa conférence (le rôle des
châteaux dans la guerre des Comunidades), le docteur Marañón
va même jusqu'à dire :
El sentido popular de la guerra, lo que llamaron después los
historiadores la defensa de las libertades de Castilla, se convertía
rápidamente en un equívoco, y aunque el pueblo tarda mucho en ver la
verdad a través de sus pasiones, era evidente que la causa de los comu-
neros ya no era una causa popular, sino la de un grupo de señores
privilegiados, los señores de los castillos, que a toda costa querían
mantener sus franquicias 62.

La guerre des Comunidades, c'est donc, en somme, la lutte des


châteaux contre le souverain.
3. Dans le domaine spirituel, enfin, les comuneros
représenteraient une forme de catholicisme caractérisée par son étroitesse
d'esprit et son refus de renouvellement :
Defendían (...) el rigor de su catolicismo amenazado por
cortesanos extranjeros, muchos de ellos, como entonces se dijo, llenos de
afán de rapiña, pero, sobre todo, portadores de los vientos de Europa
y de un espíritu de crítica que alcanzaba hasta la misma Iglesia 53.

La preuve, c'est que les plus ardents propagandistes du


mouvement comunero se recrutaient dans la masse des moines :
Olvidan también los historiadores que fueron comuneros la casi to-

48. Los castillos..., p. 4.


49. Ibid., p. 7.
50. Ibid., p. 8-9.
51. Los Tres Vélez, p. 50-52.
52. Los castillos..., p. 16.
53. Antonio Pérez, loe. cit.
254 BULLETIN HISPANIQUE

talidad de los clérigos y frailes, y hasta las monjas de clausura54.

Comment les libéraux du xixe siècle ont-ils pu se tromper


aussi grossièrement sur le sens d'un mouvement entraîné par
des moines, se demande Marañón :

De aquí la incongruencia de que un movimiento que, según los


progresistas del siglo xix, simbolizó a la libertad, estuviera, en realidad,
apoyado por lo más reaccionario de frailes y clérigos y hasta por
algunos obispos, como el de Zamora, ejemplar terrible de
intransigencia55.

Dernier argument brandi par Marañón :

El pueblo sublevado era, pues, inquisitorial y archicatólico frente


a una política y una ortodoxia que hoy llamaríamos modernistas56.

La défense de l'Inquisition aurait figuré, selon Marañón, au


programme des comuneros, dont l'un des cris de guerre aurait-
été, toujours selon Marañón, « Viva la Inquisición I »67.
De Ganivet à Marañón, la nouvelle interprétation des
Comunidades a acquis du poids, de la cohérence. Au départ, simple
réaction contre l'anachronisme grossier qui voyait dans les
rebelles de 1520 des apôtres de la liberté politique et du système
représentatif, elle s'offre maintenant comme une tentative
d'explication rationnelle et objective. Alors que Ganivet ne citait
aucune source, le docteur Marañón ne craint pas d'invoquer
l'autorité des textes ; à deux reprises, au moins 58, il se retranche
derrière la compilation de Danvila et ses propres recherches. Et,
de confiance, des historiens lui emboîtent le pas :

Las Comunidades castellanas son el último brote de ese orden


medieval 59.
Despojada del ropaje liberal, romántico, democrático, que la
presentó como campeona de las libertades populares y adversaria de la

54. Los castillos..., p. 6.


55. Los Tres Vélez, p. 48.
56. Los castillos..., p. 6.
57. « Propugnaban y defendían a doña Juana la Loca, la hija de los Reyes
Católicos, contra el joven Carlos, medio borgoñón, que no sabía el castellano ; y uno de
sus gritos de guerraera el de Viva la Inquisición » (Antonio Pérez, loe. cit.).
58. Los castillos..., p. 4, et Los Tres Vélez, p. 50.
59. J. Cepeda Adán, En torno al concepto del estado en los Beyes Católicos, Madrid,
1956, p. 49.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 255

tiranía, la causa de las Comunidades aparece hoy a los historiadores


como un sentimiento oligárquico más, en defensa de intereses de
clases y privilegios señoriales 60,

écrivait-on tout récemment encore.

III. — Deux jugements indépendants

Le postulat de Ganivet, en 1898, était-il donc tellement


évident? Toute autre hypothèse sur le mouvement comunero
était-elle absurde, impensable, sous peine de retomber dans
l'anachronisme? On peut aisément se persuader du contraire
en examinant deux points de vue sur les Comunidades qui
s'écartent résolument de l'interprétation antilibérale. Ces deux
points de vue, indépendants l'un de l'autre, se rejoignent en
ceci : en s'appuyant sur les textes publiés, sans recherches
particulières sur le sujet, tous deux marquent, en fait, un retour à
l'interprétation libérale.

1. Manuel Azaña, lecteur et juge de Ganivet. — Un seul


Espagnol, à notre connaissance, a osé discuter les phrases de Vldea-
rium español, mais ses critiques sont passées presque totalement
inaperçues jusqu'à présent 61. II ne s'agit pourtant pas d'un
inconnu, mais d'un homme que les événements ont situé au
premier plan de l'actualité dans son pays. Manuel Azaña, avant
d'être l'homme politique que l'on sait, avant d'être porté aux
plus hautes fonctions de l'État, a été un fin lettré, un écrivain
élégant, un critique pénétrant. Dans un recueil paru en 1930,
Plumas y palabras, Manuel Azaña discute longuement les phrases
de Ganivet sur les Comunidades 62. Il adresse à l'auteur de Vldea-
rium español deux reproches : « falta de información, falta de
reflexión63 ».

60. E. Benito Ruano, Toledo en el siglo XV, Madrid, 1961, p. 160.


61. Une seule exception, à notre connaissance : M. Giménez Fernández, dans son
excellent exposé de la révolte des Comunidades, cite à plusieurs reprises, en note, le
jugement de M. Azaña (M. Giménez Fernández, Bartolomé de Las Casas, vol. II :
Capellán de S. M. Carlos I, Poblador de Cumana (1517-1523), Séville, 1960).
62. M. Azaña, Plumas y palabras, Madrid-Barcelona-Buenos Aires, 1930. La
critique de Ganivet se trouve aux pages 49-87. Nous remercions M. Núñez de Arenas
d'avoir attiré notre attention sur cet ouvrage et de l'avoir mis à notre disposition.
63. Ibid., p. 50.
256 BULLETIN HISPANIQUE

Ganivet, écrit Azaña, a bien raison de dénoncer les anachro-


ttismes qui faisaient les délices des libéraux du xixe siècle, mais
il tombe à son tour dans un étonnant abus de langage :

Admitamos que los comuneros no eran liberales o libertadores. La


conjunción está mal puesta. No es lo mismo liberal que libertador.
Liberales, cuando la acepción política del vocablo y la doctrina que
significa no pertenecían a este mundo, seguramente no le fueron. Sí
quisieron ser libertadores. Querían libertarse del despotismo cesarista,
del gobierno por favoritos, del predominio de una clase. Invocaban
un derecho, pusieron en pie instituciones, pedían garantías
conducentes al gobierno de la nación por las clases media y productora.
Tampoco fueron « héroes románticos » (...). El acento que domina
en la revolución de las Comunidades es lo menos romántico posible.
Todo en sus documentos respira sensatez, cordura, aplomo :
contienen planes de buen gobierno, reformas en la administración, y no
están exentos de pesadez legalista. Ganivet persigue una
representación falsa y se toma el trabajo de combatirla M.

Si les comuneros n'ont pu être des libéraux avant la lettre,


qu'étaient-ils donc? On connaît la réponse de Ganivet :

Castellanos rígidos, exclusivistas, que defendían la política


tradicional.

Mais que signifient la « rigidez y exclusivismo pensados para


la cualidad de castellanos »? demande Azaña.

La comunidad era una causa política nacida de cierta idea, movida


por cierta pasión. Si la idea o la pasión determinantes no fueron, en
sentir de Ganivet, las que parecen, la buena lógica le obligaba a decir
con qué otras ideas y pasiones debemos reemplazarlas. Rellenar,
digámoslo así, con una cualidad del carácter el vacío dejado por la
condición política que les niega, es una fuga65.

Ganivet va même jusqu'à écrire que la bataille de Villalar n'a


jamais eu lieu ! Et pourtant, réplique Azaña :
El encuentro de Villalar es una* de las principales acciones libradas
en la península, decisiva, no sólo en la posesión del terreno, sino en
la posesión del gobierno y en los destinos del pais. Más importante,
sin duda, que otras batallas famosas, como Bailen y Alcolea. Merced

64. M. Azaña, op. cit., p. 52-53.


65. Ibid., p. 53.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 257

al suceso de Villalar, el devenir constitucional de España tomó tal


rumbo que, mirando al fondo de las cosas, no se ha rectificado
todavía66.

Azaña passe ainsi à la contre-attaque, preuves en main. Car


lui connaît les textes, et il les cite : les chroniqueurs, Sandoval
en particulier, mais aussi les documents d'archives publiés par
Danvila. Pour connaître la pensée et le programme politiques
des comuneros, Azaña a pris soin de lire la liste des revendications
soumises par la Junta de Tordesillas au Roi67. Tel est l'écho
rencontré en Castille par ces revendications que la révolte s'étend
dangereusement, au point que les représentants du pouvoir
royal demandent à Charles-Quint, d'urgence, des renforts
militaires : des étrangers, « gente de fuera del reino », des Allemands
et même des mercenaires turcs, si l'on peut en trouver 68.
La Junta, de son côté, cherche à s'appuyer sur Jeanne la
Folle. La voilà, la révolution politique ; en effet, reconnaître
doña Juana comme reine, c'est détrôner Charles-Quint, menace
d'autant plus redoutable que Charles-Quint, légalement, n'a
aucun droit à se dire roi de Castille du vivant de sa mère, héritière
légitime d'Isabelle la Catholique ; il a fallu un véritable coup
d'État, entériné par Cisneros, pour lui donner ce titre, en 1516.
Le cardinal Adrien, gouverneur du royaume, avait bien compris
le danger69. Sur ce point, les comuneros échouèrent ; défaite
politique dans laquelle Azaña voit l'annonce de la défaite militaire
prochaine 70.
Qui sont, au fait, ces comuneros? Que représentent-ils? On
parle toujours, remarque Azaña, de Padilla, de Juan Bravo et
de Francisco Maldonado, décapités à Villalar. Sans doute
étaient-ils les chefs militaires de la rébellion, mais, à côté d'eux,

66. M. Azaña, op. cit., p. 54.


67. Texte dans Sandoval, Historia de la vida y hechos del emperador Carlos V,
B. A. E. (continuación), t. LXXX, p. 300 a-317 b.
68. M. Azaña, op. cit., p. 57. Azaña cite ici une lettre de Lope Hurtado à
l'Empereur, datée de Valladolid, le 23 septembre 1520 (cf. Danvila, op. cit., t. XXXVI,
p. 28) et une lettre du connétable de Castille à l'Empereur, datée de Briviesca, le
30 septembre 1520 (cf. Danvila, op. cit., t. XXXVI, p. 39).
69. M. Azaña, op. cit., p. 58, où est citée une lettre du cardinal Adrien à
l'Empereur, datée de Medina de Rioseco, le 6 décembre 1520 : « si la reyna nuestra señora
firmara una sola carta, que nunca en vida de su alteza vra Mat. fuera rey de
Castilla » (cf. Danvila, op. cit., t. XXXVI, p. 643).
70. M. Azaña, op. cit., p. 58-59.
258 BULLETIN HISPANIQUE

se trouvaient des chefs politiques qui avaient au moins


autant d'importance, sinon plus, dans l'orientation du
mouvement :

Los caudillos degollados al día siguiente de la derrota no tienen,


en junto, otro papel que el de su función militar ; ellos no preparan
el movimiento, ni le imprimen carácter, por más que su catástrofe
les valga mayor renombre y una curiosidad lastimera. Otros jefes,
acaso de más cuenta en el valor político de la insurrección, fueron
ajusticiados (...). Sería falso representarse su acción como la de
generales pronunciados a estilo del siglo xix. La revolución se movió
de ciudad en ciudad, instaló autoridades locales propias ; las ciudades
confederadas alistaron tropas (...). Formaron también un gobierno
revolucionario central, y el ejército (...) estaba en la obediencia de la
Santa Junta, erigida en poder supremo (...). La asistencia de algunos
caballeros en la Comunidad, muchos o pocos, no desvirtúa el carácter
de la revolución, burguesa y menestral, urbana. Los caballeros que
siguieron a la Comunidad la seguían en general de mala gana.

Cette dernière affirmation, Azaña l'appuie en citant San-


doval 71.
Et puisqu'on parle du rôle de la noblesse, comment ne pas
voir que la presque totalité de la noblesse s'est rangée, après
quelques hésitations au début, dans le camp de l'Empereur?

Los caballeros, oponiéndose a la Comunidad, combatían por sus


privilegios de clase. Las grandes familias patricias, por esta vez,
tenían ligados sus intereses con los de la corona. Perderse la causa
regia, habría determinado el desplome del poderío político de los
nobles.

La cause de la Comunidad était si populaire que des vassaux


refusèrent d'obéir à leurs seigneurs, que partout, en Castille, se
dessina un vaste mouvement antiseigneurial. Notons qu'il ne
s'agit pas là d'affirmations gratuites mais de faits attestés par
les archives72. Azaña résume le comportement de la noblesse

71. M. Azaña, op. cit., p. 51-52.


72. Ibid., p. 56-57. Sur le refus de certains vassaux d'aller se battre contre la
comunidad, Azaña cite la lettre de Lope Hurtado à l'Empereur (Valladolid, 23
septembre 1520) : « ya se ha visto por experiencia que los grandes han querido llamar
gente de cauallo y de pie, sus vasallos, y otros, que biben con ellos, que no les quieren
acudir, diziendo que no serán contra la comunidad » (cf. Danvila, op. cit., t. XXXVI,
p. 28). Nous employons ici le terme de vassal dans son sens espagnol : il désigne les
ressortissants d'un territoire de señorío, soumis à la juridiction d'un seigneur.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 259

devant la révolte des Comunidades en une phrase d'une grande


finesse psychologique et historique :

Al brazo militar, o sea a los grandes y caballeros, les importaba que


el César venciese, que no venciese demasiado y que no venciese en
seguida73.

Il cite des extraits de la correspondance du cardinal Adrien,


indigné de l'égoïsme des grands, préoccupés avant tout de la
défense de leurs intérêts particuliers ; car ces grands « no
guerreaban contra la Comunidad por defender la política europea e
innovadora de don Carlos, sino por mejorar su interés de casta74 ».
Voilà pour le camp anti-comunero. En face, dans quelles
couches sociales se recrutent les adeptes de la Comunidad?

Participaron en la revolución « oficiales » y mercaderes, legistas y


clérigos, burgueses y nobles de segundo orden (...). La flor de los
reinos, la gente de estudios, los menestrales y la clase media,
¿representarían en el orden político el atraso, la rutina, frente a los vasallos
de los señoríos, frente a los soldados de oficio, frente a los grandes
señores mismos, primeros interesados en conservar el orden
tradicional75?

Azaña commente ensuite le programme politique des


comuneros, tel que nous le transmettent les chroniqueurs. Il souligne le
caractère révolutionnaire des Capítulos de Tordesillas,
notamment du point de vue constitutionnel76. Et il pose la question :
que reste-t-il de la thèse de Ganivet? « No queda nada77. »
Dernier point qu'examine Azaña : comment expliquer l'étrange
position de Ganivet qui refuse de voir les faits les plus évidents?
Il fallait chercher la vérité historique des Comunidades-, mais
« Ganivet no era bastante crítico para encontrarla78 ». Ganivet
fonde toute son interprétation sur un mouvement de mauvaise
humeur contre les théories libérales. Azaña explique alors
comment et pourquoi les libéraux du xixe siècle ont pu, tout
naturellement, adopter les comuneros du xvie siècle. Toute cette ana-

73. M. Azaña, op. cit., p. 59.


74. Ibid., p. 61.
75. Ibid., p. 67.
76. Ibid., p. 76-80 et 84-87.
77. Ibid., p. 80.
78. Ibid.
260 BULLETIN HISPANIQUE

lyse est menée avec une telle finesse et un tel bonheur


d'expression qu'il est difficile de ne pas la citer en entier :
La restauración de las Cortes españolas en 1810 equivalía, en
sentir general, a restaurar las antiguas leyes fundamentales del reino (...).
Interesaba a los Constitucionales más que a nadie revestir a las Cortes
del prestigio antiguo. El nombre de Cortes implicaba limitación del
poder real, primera garantía de la libertad civil. A un concepto
político obtenido por abstracción de las peculiaridades nacionales y que
se resume en la expresión de la voluntad general, querían darle por
órgano un cuerpo venerable, no bien conocido, famoso por su
arcaísmo y tan arcaico como el orden social y el concepto de soberanía
que las Cortes antiguas tradujeron. Así, las Cortes renacidas en 1810
y las que presumían resucitar, no tenían aparentemente de común
sino el nombre. Pero en el fondo se basaban sobre la misma idea : el
pacto, la transacción y el concuerdo entre la Corona y los subditos,
de que resulta un gobierno limitado, merced al equilibrio de dos
fuerzas en oposición, idea esencial en el sistema de monarquía, templada
por la representación de los Estados del reino.
On trouvait la même chose dans les anciennes Cortes : le roi
recevait le serment de fidélité de la part des représentants des
villes, mais, en revanche, il jurait lui-même de respecter les fueros
de ces villes.
Que los constitucionales del siglo pasado buscasen la tradición y el
entronque de las nuevas Cortes con las antiguas no era ningún
disparate. Tanto menos cuanto que de Cortes como las españolas habían
salido poco a poco en otros países Parlamentos como el que
pretendían instaurar 79.
Voilà ce qui, malgré toutes les différences, unit les libéraux
aux hommes de 1520 :
En el primer tercio del siglo xix, gentes cargadas de servicios a la
nación, como Juan Martín, perecían en el patíbulo por sublevarse
contra el rey en favor de las Cortes : era fatal evocar la memoria de
los caballeros muertos en Villalar en defensa del tercer estado. Que
la propaganda y la vulgaridad abusasen del parecido y lo deformasen
hasta el ridículo (...) carece de importancia y no disminuye el valor
de su representación genuina. Ganivet les priva de ella por mal
humor y reacción contra ese liberalismo anacrónico, no menos que por
antipatía a cualquier liberalismo 80.

79. M. Azaña, op. cit., p. 80-82.


80. Ibid., p. 82-84.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 261

2. Un essai d'interprétation marxiste. — Dans un essai, encore


inédit, rédigé en 1945, Venvers du Siècle d'Or, N. Salomón
s'interroge sur les causes de la décadence espagnole :

Grande puissance au xvie siècle, pourquoi l'Espagne connaît-elle la


chute (...) à partir du xviie siècle? Où chercher les causes profondes
de cette retombée historique81?

N. Salomón refuse de se contenter des explications morales


ou métaphysiques ; une réflexion menée à partir des méthodes
du matérialisme historique lui paraît capable de rendre compte
de l'ampleur du phénomène. Il écrit à ce propos :

L'évolution historique espagnole est celle d'un « impérialisme »


monarcho-seigneurial qui, d'abord florissant, a tiré de lui-même et de
ses contradictions internes les éléments de sa décadence.

Ce fait de premier plan : « L'Espagne du xvie siècle est un pays


sans bourgeoisie puissante », N. Salomón s'efforce de l'expliquer
en mettant en évidence l'antagonisme qui, dès le bas Moyen Age,
oppose, dans la société espagnole, le campo à la ciudad :

Un fait capital est à l'origine de cet arrêt, voire de cette cassure,


de la courbe historique : la lutte de classes acharnée que les forces
féodales agraires et pastorales livrent, à partir de ce moment, contre
la « prébourgeoisie » urbaine ascendante, lutte qui s'achève par la
victoire du campo sur la ciudad et aboutit à l'impossibilité pour la
bourgeoisie espagnole de se constituer en classe totalement réalisée.
La lutte contre certains marchands et plus encore contre les
artisans, tel est le moteur profond de l'histoire espagnole des temps
modernes.

L'antagonisme entre le campo et la ciudad s'exaspère, selon


N. Salomón, à la fin du xve siècle. La lutte contre les financiers,
les marchands et les artisans apparaît d'abord sous le masque
de la défense de l'orthodoxie catholique. Telle est, pour N. Sa-
lomon, la signification sociale que revêt l'établissement de
l'Inquisition :

La vérité, c'est que, en s'attaquant aux marchands et aux artisans


sous le couvert religieux, l'État monarcho-seigneurial de Ferdinand et

81. Nous devons à l'amabilité de N. Salomón d'avoir eu communication de cet


essai ; qu'il en soit ici remercié.
262 BULLETIN HISPANIQUE

Isabelle gênait l'ascension de la classe montante bourgeoise et


contribuait à priver l'Espagne d'un devenir historique normal 82.

L'épisode des Comunidades constituerait une seconde étape


de cet antagonisme entre une bourgeoisie en voie de
développement et les forces sociales attachées à des modes de production
agraire et pastorale83. Dans cette perspective, N. Salomón voit
dans le mouvement comunero une tentative pour écarter les
obstacles qui barraient la route aux classes moyennes castillanes
des villes. Peu importe si les comuneros donnent parfois
l'impression de défendre des valeurs traditionnelles :

La révolte des Comunidades, comme tous les mouvements


révolutionnaires de cette époque, habille un contenu historique neuf dans
des formes et formules héritées du passé. En apparence, les comuneros
luttaient pour sauvegarder les privilèges traditionnels du municipa-
lisme médiéval menacés par la concentration du pouvoir entre les
mains de l'État monarcho-seigneurial. En réalité, ils luttaient pour
assurer à la bourgeoisie des villes castillanes les conditions d'un libre
développement historique. Alors même qu'ils semblaient regarder
vers le passé, ils se tournaient vers l'avenir. La composition sociale
de la Junta des Comunidades de Castille est à ce titre bien
significative : à côté de noms illustres, de prieurs d'ordres, d'abbés de
monastères, ou de puissants chanoines (en lutte pour d'autres motifs que la
bourgeoisie), on y voyait siéger de doctes jurisconsultes, représentants
de cette classe nouvelle des letrados et des intellectuels des villes, et

82. N. Salomón rappelle que la confiscation des biens des accusés apparaît dès
les premiers procès inquisitoriaux comme le corollaire économique de toute
condamnation par ce qui fut « un tribunal politique muni d'armes spirituelles ». Dans
certaines villes de Castille des fortunes importantes sont ainsi accaparées par l'État (à
Medina del Campo, en 1487, par exemple). Il analyse aussi le mécanisme de
l'introduction de l'Inquisition à Barcelone, et estime, en s'appuyant sur des textes des
« concelleres » (de 1484 à 1487), que s'en prendre aux « conversos » revenait à s'en
prendre au commerce même et à l'artisanat : «... se marchan y sacan todo cuanto
pueden de la ciudad, tanto que el Banco en pocos dias ha quedado tan exhausto quo
hemos de callarnos lo poco que se ha dejado » (20 décembre 1484). — « Como el
poco sostenimiento y vida que tiene la ciudad se debe a los llamados conversos en
cuyas manos están los mayores ingresos de la ciudad, y con su comercio de corales,
telas, cueros, y otras mercancías se obtienen y viven muchos menestrales ; y como de
pocos días acá temiéndose que la Inquisición se haga con tanto rigor como se ha
hecho en Valencia y Zaragoza y en otras partes, los más ricos y principales de ellos
se han marchado, muchos de los cuales se han ido a Perpinán, Aviñon, y otras partes,
y con su marcha la ruina de la ciudad no ha tenido ejemplo en la pasado » (1485).
83. N. Salomón signale qu'un grieî souvent formulé par les adversaires des juifs
et des « conversos » avait trait aux professions qu'ils exerçaient. Bernáldez, « Cura
de los Palacios > et chroniqueur d'Isabelle et Ferdinand, justifie l'expulsion de 1492
d'un point de vue typiquement < féodalo-agraire >:«... Nunca quisieron tomar
oficios de arar ni cavar, ni andar por los campos criando ganado... >
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 263

aussi, fait absolument nouveau dans l'histoire d'Espagne, des


représentants des métiers manuels : un ouvrier de Valladolid, un tisserand de
Madrid, un cardeur d' Avila. Dans les pétitions des comuneros, on
demandait notamment des mesures de protection pour les textiles espagnols :
ainsi s'exprimaient les préoccupations économiques de certains
milieux « pré-manufacturiers » de cités lainières comme Ségovie où le
mouvement — disons-le de surcroît — puisa une partie de ses forces
dans les familles de « conversos ». Que des idées modernes se fussent
faufilées dans le programme des comuneros curieusement mêlées à des
notions médiévales, le fait est indéniable. Guevara, chroniqueur de
Charles et adversaire des Comunidades, nous a laissé sur certains
aspects du mouvement une appréciation caractéristique. Il s'indigne devant'
dans ses Epístolas familiares, à l'idée du principe d'égalité
l'impôt mis en avant par les comuneros (...). La Junta ne prétendait
rien moins que de résoudre par elle-même certains litiges qui étaient
du ressort de l'autorité royale (...). Les protestations de loyalisme
monarchique dont se couvrirent de telles opérations (...) ne doivent
pas, par conséquent, nous faire illusion sur le caractère profond de la
révolte. Déclenché sous prétexte de maintenir, face au pouvoir
central, les privilèges traditionnels de la communauté urbaine, ce
mouvement mit en branle des idées et des forces nouvelles. Idées et forces,
d'ailleurs, trop en avance sur leur temps pour avoir quelque chance
de triompher.

N. Salomón semble ainsi répondre par avance au docteur Ma-


rañón et à tous ceux qui croyaient découvrir dans le mouvement
comunero un attachement à des formules du passé. Il relève, de
même, le comportement de la haute noblesse, effrayée par
l'allure démocratique prise par le mouvement en certaines villes
(en particulier à Madrid, Sigiienza et Guadalajara où l'élément
populaire exclut les nobles des offices). D'autre part, des
rivalités d'ordre social, à l'intérieur du tiers état lui-même, mirent
bientôt en péril l'unité des cités, ce qui explique, selon N.
Salomón, l'échec final du mouvement, échec qui, au même titre que
l'établissement de l'Inquisition, a contribué considérablement à
l'élimination d'une certaine bourgeoisie castillane en voie de
formation :

On peut bien dire qu'en ce pueblo de Villalar sonna le glas du mu-


nicipalisme espagnol, et non pas seulement du municipalisme
médiéval mais aussi du municipalisme bourgeois et moderne. La révolte
des Comunidades n'était pas seulement l'ultime protestation d'une
Bulletin hispanique. 18
264 BULLETIN HISPANIQUE
tradition urbaine menacée par les nouveaux principes de centralisme
unitaire : c'était aussi, à travers de vieilles formules, et à travers des
revendications historiquement dépassées, l'éveil d'une certaine
liberté modei-utj, nécessaire au libre développement des activités
économises d'une bourgeoisie castillane en formation. En écrasant les
villes à Villalar, Charles-Quint brisa l'essor de la classe montante dont
la couronne s'était pourtant servie pour lutter contre les seigneurs
de type médiéval durant la première partie du règne d'Isabelle. Du
compromis entre la couronne et les seigneurs de type nouveau
(formés à la vie de cour) naquit l'État monarcho-seigneurial de type
moderne, fondé sur une économie qui, pour l'essentiel, demeurait « féo-
dalo-agraire » comme au bas Moyen Age. De ce point de vue, la
victoire de Villalar peut nous apparaître comme un fait complémentaire
de l'établissement de l'Inquisition. Frapper le « municipalisme » des
comuneros, ou frapper juifs et conversos, revenait souvent à frapper le
même milieu social : celui des financiers, des marchands et des arti*
sans citadins. Le résultat historique de cette action conjuguée contre
juifs ou « conversos » et villes fut d'empêcher, dès le début du
xvie siècle, la libre transformation de la prébourgeoisie espagnole en
bourgeoisie totalement réalisée. Et, paradoxalement, les conséquences
économiques de la conquête américaine firent le reste pour affirmer
cette persistance d'une Espagne résolument féodalo-agraire à l'heure
de3 banquiers, des marchands et des manufacturiers....

On le voit, les réflexions de N. Salomón rejoignent sur bien


des points les critiques qu'Azaña adressait à Ganivet. Nous
avons longuement analysé ces deux points de vue sur les
Comunidades, mais cela ne signifie pas que nous les prenons
intégralement à notre compte. Il nous a paru intéressant de montrer
comment des esprits réfléchis pouvaient réagir, aidés de quelques
textes fondamentaux, devant le fait historique des Comunidades,
réaction d'autant plus notable qu'elle va à contre-courant de
l'opinion généralement admise, au xxe siècle, sur les
Comunidades. Pour l'essentiel, M. Azaña et N. Salomón s'en tiennent,
en somme, à l'interprétation qui avait cours au xixe siècle ; ils
la débarrassent seulement des anachronismes flagrants, de la
phraséologie romantique qui l'encombraient. Dans une
perspective libérale, chez M. Azaña, marxiste chez N. Salomón, les
Comunidades représentent bien, sur le plan politique, une tentative
pour limiter les pouvoirs de la monarchie et, sur le plan social,
une manifestation du tiers état espagnol. Les libéraux du
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 265

xixe siècle ne se seraient donc pas trompés aussi grossièrement


que l'on pourrait être tenté de le croire.

IV. — Pour une nouvelle étude


DU MOUVEMENT « COMUNERO »

Azaña a fait justice des brillantes improvisations de Ganivet.


Est-ce à dire que nous devons rester prisonniers des termes dans
lesquels les libéraux du xixe siècle ont posé le problème des
Comunidades? Depuis quelques années, on sent le besoin de
renouveler le sujet, de poser les questions fondamentales. C'est Vicens
Vives qui devinait que le docteur Marañón passait à côté du
problème ; c'est J. A. Maravall qui s'efforce de replacer la pensée
politique des comuneros dans leur temps ; c'est E. Tierno Galván
qui enumere quelques questions encore sans réponse et, à vrai
dire, pas encore formulées ; c'est A. Castro, soucieux de
découvrir en profondeur l'unité de courants idéologiques voisins ;
enfin, c'est M. Giménez Fernández qui nous montre la complexité
des partis politiques et des intérêts à la charnière des règnes des
Rois Catholiques et de Charles-Quint84.

84. « Aunque un ensayista tan liberal como el Dr. Gregorio Marañón haya
intentado justificar el triunfo del César en la superación del comarcalismo medieval por
el ecumenicismo carolino, observamos en seguida que ésta es una apreciación inte-
lectualizante ; lo cierto es la resistencia opuesta por Castilla a dejarse encadenar en
una política global europea realmente imperial — que no tuviera en cuenta sus
exigencias particularistas » (J. Vicens Vives, Imperio y administración en tiempos de
Carlos V, communication au colloque Charles-Quint et son temps, édité par le C. N.
R. S., Paris, 1959, p. 11-12).
Le mouvement comunero est d'inspiration nettement démocratique, estime
J. A. Maravall (Carlos V y el pensamiento político del Renacimiento, Madrid, 1960,
p. 235 sq.). Le même point de vue a été développé par J. A. Maravall dans une
conférence prononcée à Paris, en 1963, et dont nous ne possédons pas le texte.
« ¿Fue una guerra ideológica o una lucha de clases? ¿Surgió de repente o es el
resultado de una inquietud larvada durante años? ¿Cuál fue el subsuelo económico,
social y psicológico de la contienda? t (E. Tierno Galván, De las Comunidades o la
historia como proceso, article repris dans le recueil Desde el espectáculo a la trivializa-
ción, Madrid, 1961, p. 291-292.)
Comunidades et érasmisme apparaissent à A. Castro comme deux tentatives pour
laïciser la vie castillane (cf. La realidad histórica de España, edición renovada, México,
1962, p. 278).
M. Giménez Fernández décrit les luttes d'influence entre les différents partis
politiques en Castille au début du xvi* siècle dans ses deux ouvrages, Bartolomé de
Las Casas; vol. I : El plan Las Casas-Cisneros, Séville, 1953, et vol. II : Capellán
de S. M. Carlos I, Poblador de Cumana (1517-1523), Séville, 1960. Cf. l'article de
P. Chaunu, Las Casas et la première crise structurelle de la colonisation espagnole
(1515-1523), dans la Revue historique, t. CCXXIX, 1963, p. 59-102.
266 BULLETIN HISPANIQUE

Rendant compte, en 1931, du dernier ouvrage de synthèse


paru sur les Comunidades 8S, M. Bataillon regrettait la façon dont
son auteur avait limité le sujet :

L'histoire d'une révolution peut-elle tenir dans l'exposé des grands


faits politiques ou militaires? N'y faudrait-il pas le soutien d'une
reconstitution, aussi complète que possible, des conditions
économiques du moment?

Autour des comuneros, M. Bataillon voyait « une frange de


problèmes que M. Seaver a résolument ignorée ». Et M.
Bataillon soulignait la nécessité d'aborder le problème dans son
ensemble, en utilisant les ressources de l'histoire économique,
sociale, religieuse86.
Le programme que M. Bataillon traçait, en 1931, l'historien
d'aujourd'hui est peut-être à même de le suivre. Depuis une
trentaine d'années, notre connaissance du xvie siècle espagnol
s'est considérablement enrichie, grâce aux recherches effectuées
dans divers domaines essentiels, qui vont de l'économie à la
spiritualité 87. Il est possible maintenant de replacer le mouvement
des Comunidades dans une perspective plus large et d'aboutir à
une compréhension plus adéquate de ce qu'il a pu représenter
dans l'évolution de l'Espagne du xvie siècle. Nous espérons
pouvoir contribuer à cette nouvelle mise en place du problème dans
les prochaines années. Les recherches que nous avons entreprises

85. H. L. Seaver, The great revoit in Castille. A study of the Comunero Movement
of 15201521, Londres, s. d. (1928).
86. M. Bataillon, compte rendu de l'ouvrage précédent dans la Revue d'histoire
moderne, VI, 1931 , p. 300.
87. Citons les principaux : comte de Cedillo, El Cardenal Cisneros, gobernador del
Reino, 3 vol., Madrid, 1921-1928; L. Fernández de Retana, Cisneros y su siglo,
2 vol., Madrid, 1929-1930; E. J. Hamilton, American treasure and the priée révolu-
tion in Spain, 1501-1650, Cambridge (Massachusetts), 1934 ; M. Bataillon, Érasme
et l'Espagne, Paris, 1937 ; K. Brandi, Kaiser Karl V..., 2 vol., Munich, 1941 ; J. Lar-
raz, La época del mercantilismo en Castilla (1500-1700), Madrid, 1943 ; R. Carande, ;
Carlos V y sus banqueros, Madrid, 1943, et La hacienda real de Castilla, Madrid, 1949 ;
P. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II,
Pari3, 1949; H. Lapèyre, Une famille de marchands, les Ruiz, Bordeaux- Paris,
Bibliothèque de l'École des Hautes Études hispaniques, fase. XXVI, 1955; A.
Domínguez Ortiz, La clase social de los conversos en Castilla en la Edad Moderna,
Madrid, 1955 ; A. A. Sicrofl, Les controverses des statuts de « pureté de sang » en Espagne
du XV9 au XVII* siècle, Paris, 1960 ; les travaux déjà cités de M. Giménez
Fernández (cf. note 84) ; sans oublier ces deux grands livres : A. Castro, La realidad
histórica de España, México, 1954, et Cl. Sánchez- Albornoz, España, un enigma
histórico, 2 vol., Buenos Aires, 1956.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 267

sur ce sujet ne nous permettent pas encore d'avancer une


explication totale des événements de 1520-1521y mais elles nous
incitent, d'ores et déjà, à attirer l'attention sur quelques aspects
particulièrement frappants de ces événements.
1. « Comunidades » et « comunidad ». — Que signifie, d'abord,
cette expression, Comunidades, pour désigner le soulèvement de
la Castille en 1520? Les Espagnols du Siècle d'Or appelaient
Comunidades une révolte populaire. C'est la définition que donne
Maldonado, en 1535 ; c'est celle que recueille Furió Ceriol ; c'est
celle enfin qu'enregistrent le Tesoro de Covarrubias et le
Diccionario de Autoridades, illustrée, dans ce dernier ouvrage, d'une
citation de Cervantes 88. Bien sûr, on peut penser que les
événements de 1520-1521 ont contribué à fixer le sens de l'expression.
On trouve pourtant au xve et même au xive siècle des
antécédents de la révolte de 1520 ; les termes qu'emploient les textes de
l'époque sont différents, mais leur ressemblance sémantique ne
manque pas de frapper. On parle, à ce moment-là, de
hermandades et A. Castro a fait observer combien le contexte historique
semble préfigurer le soulèvement de 1520 89. Le verbe herma-

88. Comraunitates « sic appellant Hispani popularem factionem. Qualem vidimus


eo anno commoventem totam ferme Hispaniara in bella civilia adversus magistra-
tus et nobilitatem » (J. Maldonado, Hispaniola, Burgos, 1535, cité par M. Bataillon,
op. cit., p. 233, n. 1).
Le conseiller du prince, estime Furió Ceriol, doit être éloquent ; en effet, « en una
revuelta y motín de un campo, en unas comunidades y otros movimientos
desarreglados, cuanto uno fuere más ejercitado en bien hablar, tanto terna mejor
oportunidad de lo apaciguar » (F. Furió Ceriol, El concejo y consejeros del Principe, B. A. E.,
t. XXXVI, p. 324 b). Un peu plus loin, Furió Ceriol recommande au conseiller l'étude
de l'histoire : « en los dos mil años atrás, ¿cuántas comunidades se han levantado en
España, Francia y Roma? ¿Qué fue la causa de su levantamiento, qué males o qué
bienes hicieron y cómo se asentaron? » (ibid., p. 326 a.)
« Comunidades, los levantamientos de pueblos, que al fin, como no tienen cabeça
ni fundamento, se pierden » (Covarrubias).
« Comunidades. Se llaman también los levantamientos y sublevaciones de los
Pueblos contra su Soberano » [Diccionario de Autoridades).
La citation de Cervantes est la suivante : « Yo te aseguro, que essos refranes te
han de llevar un día a la horca ; por ellos te han de quitar el Gobierno tus vassallos,
o ha de ha ver entre ellos Comunidades » (Quijote, 11,43).
89. La régente doña María de Molina s'exprimait en ces termes, lors des Cortes de
Toro (l30i) : « Porque vos, el concejo de Valladolid, me mostrastes agora, quando
fui en Valladolid, que el aljama de los judíos de vuestro logar ganaron del rey mió
fijo [Fernando IV] una su carta sellada con su sello de plomo contra vos, en razón
de sus debdas e de otras muchas cosas... de que vos teníades por mucho agraviados
e [me hicisteis saber que] si esto así pasase que se hermanaría la villa e el término
de Valladolid... » (cité par A. Castro, La realidad histórica de España, México, 1954,
p. 367-3G8).
Les députés aux Cortes d'Ocaña (1469) déclaraient : « De quatro años a esta parte,
268 BULLETIN HISPANIQUE

narse suggère bien cette alliance, cette coopération étroite des


villes de Castille que l'on verra se former contre Charles-Quint.
Germanias est, d'autre part, le terme employé pour désigner les
troubles qui éclatent dans le royaume de Valence et qui sont
contemporains des Comunidades de Castille. Le vocabulaire
semble donc nous pousser à voir dans toutes ces manifestations
violentes de mécontentement un dénominateur commun : chaque
fois, il s'agit d'une révolte contre l'autorité et d'une révolte
menée par des collectivités opérant de concert.
Collectivités territoriales, tel est d'ailleurs le sens propre du
mot comunidad dans des expressions telles que Comunidad de
Ciudad y Tierra. On entend par là l'ensemble constitué par une
ville et son alfoz et l'on sait que l'autorité d'une institution de ce
genre pouvait s'étendre à l'occasion sur un territoire
considérable ; c'était le cas, par exemple, de la Comunidad de ciudad y
tierra de Segovia90.
En définitive, l'expression comunidad renvoie toujours à une
réalité unique : la collectivité urbaine, qu'il s'agisse de désigner
l'alliance momentanée de plusieurs de ces collectivités contre le
pouvoir royal (comunidades au sens de revueltas), ou bien la
collectivité elle-même. Comment ne pas rattacher ces indications à
ce que nous savons de la guerre des Comunidades de 1520-1521,
révolte essentiellement urbaine?
Le mot comunidad est encore susceptible d'être pris dans un
autre sens, plus étroit. Il désigne alors l'ensemble des
non-privilégiés qui vivent dans une ville. Fray Alonso de Castrillo écrit
ainsi, dans un livre imprimé à Burgos, le jour même de la
bataille de Villalar : « no piense alguno que el daño de las
Comunidades es a culpa de todos los comunes 91 ». On est ainsi fondé à

durante los movimientos e escándalos acaescidos en estos vuestro regnos [reinaba


Enrique IV el Impotente] se levantaron los pueblos a voz de « Hermandad », e hizie-
ron juntamientos de gentes, e hizieron juntas generales e particulares, tomando
grandes empresas, especialmente la pacificación de vuestros reynos e restauración de
la corona real e reformación de la justicia e so este color hizieron cuerpo de
universidad... » (ibid.). .
90. Cf. A. Sacristán y Martínez, Municipalidades de Castilla y León. Estudio his-
tórico-crltico, Madrid, 1877. Pour Ségovie, cf. notamment C. de Lecea, La
Comunidad y Tierra de Segovia, Ségovie, 1894.
91. Fray Alonso de Castrillo, Trcctado de República, Burgos, 1521, réimprimé à
Madrid, 1958, p. 7.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 269

suivre Piskorski lorsqu'il traduit comunidad par estado llano,


tiers état 92. La comunidad, en ce dernier sens, semble bien être,
en effet, l'ensemble des habitants d'une ville libre, pris
collectivement comme institution. De ce point de vue, on relève bien
des analogies entre les comunidades castillanes et les communes
françaises du Moyen Age, analogies qui, au delà de la parenté
étymologique et des ressemblances institutionnelles, concernent
aussi le contexte psychologique et social, la résonance affective
de l'expression :

Un acte, entre tous significatif, marquait généralement l'entrée en


scène de la nouvelle communauté urbaine (...) : le serment mutuel
des bourgeois. Jusque-là, il n'y avait eu que des individus isolés.
Désormais, un être collectif était né. C'était l'association jurée ainsi créée
qu'au propre on nommait, en France, « commune ». Nul mot ne fut
jamais chargé de plus de passions. Cri de ralliement des bourgeoisies,
au jour de la rébellion, cri d'appel du bourgeois en danger, il éveillait,
dans les classes auparavant seules dirigeantes, de longs échos de
haine M.

Ce serment mutuel, la comunidad castillane de 1520 l'exigera


aussi de chacun des habitants.
Pendant longtemps, le type de collectivité représenté par la
comunidad urbaine a disposé, en Castille, d'une large autonomie
administrative et s'est caractérisé par la participation, plus ou
moins démocratique, des habitants à la gestion des affaires
locales. L'assemblée générale de tous les vecinos discutait des
problèmes d'intérêt communal et ce concejo abierto nommait les
magistrats municipaux. A partir du règne d'Alphonse XI, commence
une évolution au terme de laquelle le concejo abierto va se voir
dépouillé de la plupart de ses attributions au profit d'un groupe
restreint de regidores, d'abord nommés à vie par le roi. Dans un
second temps, les titulaires de ces regimientos vont trouver le
moyen de transmettre leurs charges à leurs fils, d'une manière
plus ou moins déguisée. D'autre part, les rois prennent
l'habitude de nommer, dans les villes importantes, des fonctionnaires
chargés de surveiller l'activité des magistrats municipaux. L'ins-

92. Piskorski, op. cit., p. 34.


93. M. Bloch, La Société féodale. Les classes et le gouvernement des hommes, Paris,
Coll. « L'évolution de l'humanité », t. XXXIV bis, 1949, p. 114:115.
270 BULLETIN HISPANIQUE

titution des corregidores, généralisée par les Rois Catholiques, et


la mise en place, dans chaque ville, de regimientos héréditaires
marquent la fin de l'autonomie des concejos 94. Telle est la
situation au début du xvie siècle, et c'est contre cette situation que
se dressent les insurgés de 1520. Partout, en effet, à partir de
juin 1520, la révolution se manifeste par la destitution du
corregidor à qui l'on retire la vara de justicia, symbole de son autorité,
et par l'effacement du regimiento. C'est à ce signe que l'on
reconnaît si une ville reste loyale au gouvernement légitime ou si
elle a basculé dans le camp de la rébellion : selon que son
corregidor est encore en fonctions ou non. Quant aux regidores,
certains quittent la ville qui s'est insurgée ; ceux qui composent
avec l'émeute perdent leurs attributions traditionnelles. Le
pouvoir effectif est exercé, désormais, par une assemblée locale, une
junta, ^ qui prétend représenter plus fidèlement la population.
Dans oes juntas locales, nous trouvons, en effet, quelques-uns
des anciens regidores, ceux qui ont rallié le camp de la
comunidad, mais aussi, et de plus en plus, des diputados, des délégués
de quartiers (parroquias, cuadrillas ou vecindades, selon les
villes) 95. Les décisions sont prises, non plus au nom de la «
Justicia, concejo, caballeros y hombres buenos », mais au nom de
la comunidad de la ville, entendons, de l'ensemble de la
population. Des assemblées générales, qui rappellent les concejos
abiertos d'autrefois, réunissent, dans certaines circonstances, dans les
églises, les vecinos d'un quartier ; les diputados font un rapport sur
leur activité, proposent les décisions qui sont discutées et mises
aux voix. Voilà comment certains documents d'archives nous
décrivent, à la base, le fonctionnement de la comunidad, en 1520.
Il s'agit bien d'un retour à l'autonomie administrative, par la

94. Sur cette évolution, cf. A. Sacristán y Martínez, op. cit., et J. Gounon-Lou-
bens, Essais sur l'administration de la Castille au XVIa siècle, Paris, 1860, p. 220-
221.
95. Voir, par exemple, le procès, conservé à Simancas, sur les dommages causés
par les comuneros de Palencia à la forteresse et à la ville de Villamuriel, propriétés
de l'évêque de Palencia. Un témoin déclare qu'au moment où se déroulaient les faits,
les maîtres de la ville de Palencia étaient les membres de ce que l'on appelait alors
le consejo de la guerra : « después que ovo diputados de la junta, no entendían los
regidores de la dha çibdad en cosa de la governacióh e que los diputados heran... »
(Simancas, Consejo Real, 79-2-II, fol. 13 r°, déposition de Francisco Gutiérrez,
mercader, réponse à la question 3).
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 271

suppression du corregidor, et à une forme de gouvernement


municipal plus représentative que le regimiento.
On comprend que J. A. Maravall ait pu voir dans la révolte
des Comunidades un mouvement d'inspiration nettement
démocratique98. On comprend moins bien que le docteur Marañón
n'ait pu trouver aucun texte où s'exprimât le souci d'une plus
grande autonomie administrative et même un désir de liberté.
Après Villalar, le marquis de Villena craignait que l'invasion
française en Navarre ne provoquât une nouvelle poussée de fièvre
révolutionnaire en Castille, en raison, notamment, des appels à
la liberté lancés par les Français :

Dires más a Su Mt : q no embargante q lo de las comunydades esté


deshecho, q miëtras estuviere lo de la guerra como está, están peor q
nunca en sus malas voluntades y q sy el tpo o las cosas de los
franceses suceden al reués de como es menester, q lo veo todo con
trabajo, porq les franceses predica libertad, q sy las cosas estuvieren en
dispusyçion pa ello, que me parece a my q sería bueno tomar concierto
con el rey de Francia de paz o de tregua por algund tpo porq con esto
se desarraygaría esta mala seta q tiene 97.

Nous croyons pouvoir rattacher à ce désir de liberté les


projets que nourrissaient certains comuneros de faire de la Castille
une confédération de villes libres, à la manière des républiques
italiennes. Guevara n'est pas seul à évoquer ces revendications ;
Alfonso de UUoa s'en fait également l'écho ; et l'on trouve l'idée
exprimée, dès juin 1520, dans un rapport du cardinal Adrien à
l'Empereur98.

96. J. A. Maravall, op. cit., p. 235 sqq.


97. Creencia del marqués de Villena, s. d. (Simancas, Estado, leg. 2, fol. 441).
98. « También me ha caido en gracia el arte que habéis tenido para engañar y
alterar a Toledo, a Burgos, a Valladolid, a León, a Salamanca, a Avila y Segovia,
diciendo que de esta hecha quedarán esentas y libertadas, como lo son Venecia,
Genova, Florencia, Siena y Luca, de manera que no las llamen ya ciudades, sino
señorías, y que no haya en ellas regidores, sino cónsules » (Fray Antonio de Guevara,
Epístolas familiares, lettre à Acuña, B. A. E., t. XIII, p. 142 a). Même chose dans
la lettre à Padilla [Ibid., p. 144 b).
< Voleuano che le cittá fossero libere come in Italia & in Lamagna » (Alfonso de
Ulloa, Vita dell'invitissimo e sacratissimo imperator Carlos V, Venise, 1566, p. 67 r°).
< Los de Toledo cada día se afirman más en su pertinacia ; entiendo, por cartas
del marqués de Villena scritas a su hermano, que procuran atraher aquella ciudad
a la libertad de la manera que lo stan la ciudad de Génoua y otras en Ytalia > (lettre
du cardinal Adrien à l'Empereur, datée de Valladolid, le 30 juin 1520, publiée par
Danvila, op. cit., t. XXXV, p. 382).
272 BULLETIN HISPANIQUE

Sans doute faut-il se garder d'attacher une importance


excessive à ce genre de projet. Seule une minorité de comuneros semble
y avoir pensé sérieusement. On n'en trouve plus trace, en effet,
dans le cahier de revendications rédigé par la Junta General.
D'autre part, Maravall se demande à juste titre si nous pouvons
donner à ces aspirations à la liberté un sens moderne ". Il n'en
reste pas moins que nous découvrons là un aspect de la pensée
politique des comuneros que l'on est en droit de rapprocher de ce
désir plus général de revenir à une autonomie administrative de
la comunidad urbaine.

2. Aspects sociologiques des « Comunidades ». — On se souvient


que le docteur Marañen croyait pouvoir définir le mouvement
comunero comme une algarada feudal100. M. Azaña et N.
Salomón étaient frappés, au contraire, par l'hostilité que la noblesse,
dans son ensemble, avait témoignée à l'égard de la Comunidad.
M. Azaña et N. Salomón, sur ce point, ne font que reprendre le
point de vue des contemporains. Invariablement, ceux-ci ont
parlé de révolte populaire et plébéienne contre la noblesse et le
patriciat. Auraient-ils pu être totalement aveugles devant les
événements qui se déroulaient sous leurs yeux? Guevara, qui
aime les antithèses, oppose constamment caballero et comunero101.
Luis Vives n'hésite pas davantage : la guerre des Comunidades
est, pour lui, une lutte de la plèbe contre la noblesse et celle-ci
était parfaitement consciente de l'enjeu102. Villalobos aussi nous
montre les villanos comuneros tenant tête aux caballeros103.

99. J. A. Maravall, op. cit., p. 224.


100. Cf. supra, p. 252.
101. Par exemple, dans la lettre à Acuña [op. cit., p. 141), dans la lettre à Padilla
(ibid., p. 144 b) et enfin dans la lettre à doña Maria Pacheco : « Yo, señora, soy, en
profesión cristiano ; en hábito, religioso ; en doctrina, teólogo ; en linaje, de Guevara ;
en oficio, predicador, y en la opinión, caballero y no comunero » (ibid., p. 148 a).
102. « Mientras Carlos regresa de España a Alemania para iniciar su reinado, en
España se produjeron revueltas del pueblo contra la nobleza y de unas ciudades
contra otras. — Tiresias : Aquello fue rabia ciega, no disensión ; la plebe no sabía
lo que quería ni por qué había empuñado las armas ni por qué luchaba. La nobleza
en cambio no ignoraba cuál serla el premio de su guerra i (J. L. Vives, De Europeae
dissidiis et bello turcico, 1526, éd. Aguilar, t. II, Madrid, 1948, p. 45 b-46 a).
103. « Os acontece con ellos [les adversaires des conversos] como con el tiempo de
las Comunidades : que cien caballeros armados y diestros no osaban acometer a
cincuenta labradores desarmados, porque habían miedo que se levantarían las piedras
y los elementos en favor de la canalla ; mas luego como comenzaron a las manos
con ellos, sin lança ni espada eran derribados los villanos comuneros » (lettre de Villa-
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 273

Quant aux archives, elles ne sont pas moins explicites : elles nous
présentent le ralliement à la comunidad comme un choix pour
ou contre les caballeros10*.
Le problème, pourtant, est loin d'être aussi simple. D'autres
témoignages, sans nier l'incompatibilité foncière entre caballeros
et comuneros, soulignent le double jeu mené par la noblesse, au
début du soulèvement. Maldonado, notamment, attire notre
attention sur les rumeurs qui circulaient en Castille pendant les
premiers mois de la révolte. Selon ces rumeurs, certains secteurs
de l'aristocratie castillane, déçus d'être tenus à l'écart par
l'Empereur, auraient favorisé, sous main, voire même suscité, les
premières atteintes à l'autorité du souverain. En apprentis-sorciers,
ces aristocrates auraient ainsi déclenché un mouvement qui se
serait finalement retourné contre eux105. Ce que nous savons de
la noblesse castillane au début du xvie siècle n'exclut pas la
possibilité d'une telle hypothèse. Les Rois Catholiques, en effet,
avaient limité l'influence politique de la noblesse, mais ils
n'avaient pas porté atteinte à sa puissance économique et
sociale106. A la mort de Ferdinand d'Aragon, une partie de la
noblesse castillane pensait sans doute jouer de nouveau un rôle de
premier plan dans la vie du royaume. Ces espoirs ont été déçus :
ni Cisneros ni Charles-Quint n'ont accepté de voir l'aristocratie
retrouver une influence politique déterminante 107. Dès lors,
l'hypothèse que suggère Maldonado ne manque pas de vraisem-

lobos au général de l'Ordre des Franciscains, citée par A. Domínguez Ortiz, op. cit.
p. 251).
104. Cf. le procès déjà cité contre les comuneros de Falencia : « a la sazón, esta
dha çibdad no estava declarada por comunidad ni por los cavalleros » (Simancas,
Consejo Real, 79-2, fol. 126, déposition de P° Pascual, réponse à la question 13).
105. Tout de suite après le départ de Charles-Quint, le bruit courut en Castille
que les Cortes de la Corogne avaient voté le principe d'impôts exorbitants, ce qui
eut pour effet d'exacerber les esprits. Qui a lancé ces bruits? « Algunos juzgan que
lo movieron los grandes, porque habian sentido que el rey no los hubiese ensalzado
como convenía, y deseaban llegase ocasión en que el rey necesitase de su apoyo »
(J. Maldonado, op. cit., p. 77).
Dans le même sens, voir le discours du Tolédan : « ¿A qué fin he de recordar lo
que al principio de la revolución se decía, que todos los grandes a la vez favorecían
los esfuerzos de los plebeyos y que ocultamente les suministraban fuerzas, lo cual
duró hasta que los pueblos de su pertenencia comenzaron a levantarse, cuando se
creyó claramente que no tanto desaprobaban la revolución cuanto defendían sus
intereses? » (ibid., p. 158.)
106. J. Vicens Vives, Historia económica de España, Barcelona, 1959, p. 268 269.
107. Sur les démêlés de Cisneros, au cours de sa régence, avec la noblesse, cf. Ce-
dillo, op. cit.
274 BULLETIN HISPANIQUE

blance : ces secteurs remuants de l'aristocratie ont fort bien pu


se réjouir des diiRcultés rencontrées par le cardinal Adrien au
début de son gouvernement ; en laissant les choses s'aggraver
pour intervenir lorsque la situation menacerait de mal tourner,
ils pouvaient apparaître comme les soutiens indispensables,
nécessaires, du trône ; ils pouvaient espérer faire payer, plus tard,
au souverain l'appui qu'ils lui auraient fourni au moment
opportun. C'est ce qu'exprimait, naguère, M. Azaña dans une phrase
que nous avons déjà citée :

Aï brazo militar, o sea a los grandes y caballeros, les importaba


que el César venciese, que no venciese demasiado y que no venciese
en seguida108.

Quel que soit le rôle que certains éléments de la noblesse aient


pu tenir, dans la coulisse, au début du soulèvement, la tournure
prise par les événements oblige très vite l'ensemble de
l'aristocratie à prendre parti sans détours en faveur du pouvoir royal.
Le fait décisif se produit le 1er septembre 1520, lorsque les
vassaux de Dueñas se soulèvent contre leur seigneur, le comte de
Buendia. Ce jour-là, ce n'est plus seulement la couronne qui est
menacée, c'est la noblesse tout entière, car la révolte de Dueñas
risque de faire tache d'huile. Crainte justifiée : les vassaux du
comte de Chinchón se soulèvent ; le fief du connétable de Cas-
tille, dans les Merindades, est travaillé par la propagande
comunera109. Un vaste mouvement antiseigneurial se propage dans
toute la Castille. Sur le passage de l'évêque Acuña, en Tierra de
Campos et dans le royaume de Tolède, gronde la révolte des
vassaux contre leurs seigneurs. Un peu partout, les comuneros
s'en prennent aux symboles du régime seigneurial, les
forteresses, qu'ils investissent et détruisent, quand ils le peuvent110.

108. Cf. supra, p. 259.


109. Ordres donnés par la Junta de Tordesillas : destituer les fonctionnaires des
Meriniad.es nommés par le connétable ; interdiction de payer les tributs levés par
les agents du connétable (Simancas, Patronato Real, leg. 3, fol. 130). En octobre 1520,
l'un des agents du connétable de Castille à Burgos, Francisco de Mazuelo, le presse
vivement d'aboutir le plus vite possible à un accord avec Burgos avant que la
situation se détériore. Il lui écrit notamment : « Alguna vezindad, y bien amiga de V. S.,
pidió que nengún realengo fuese a juridición de señorío. | Razonable fuera esto para
la casa de Velasco I » (Simancas, Patronato Real, leg. 2, fol. 78.)
110. L'opinion courante, à Patencia, était qu'on avait bien fait de détruire la for-
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 275

Le docteur Marañón avait raison : on s'est beaucoup battu, en


effet, autour des châteaux pendant la guerre des Comunidades ;
mais, contrairement à ce qu'il avançait, ce sont les comuneros
qui livrent les assauts et ce sont les seigneurs des châteaux qui
sont menacés dans leurs privilèges sociaux.
Le retentissement de l'affaire de Dueñas est considérable en
Castille. Il a puissamment contribué à faire basculer la noblesse
du côté du pouvoir royal. Plus d'hésitations, désormais, plus de
double jeu. Pratiquement, le gros des forces nobiliaires combat
maintenant contre la comunidad. Le 25 février 1521, l'évêque de
Burgos peut écrire que quatre-vingt-dix pour cent des escuderos
et des hidalgos sont fidèles à l'Empereur111. Aux Cortes de
Tolède, en 1538, le connétable de Castille rappellera à Charles-
Quint l'appui que celui-ci avait trouvé auprès de la noblesse au
cours de la guerre des Comunidades112. Sans cet appui, le
pouvoir royal aurait-il triomphé? Les exceptions sont peu
nombreuses et peu représentatives : don Pedro Girón, le comte de
Salvatierra, Ramir Núñez de Guzmán... Elles s'expliquent
souvent pour dés raisons personnelles. Don Pedro Girón, d'ailleurs,
abandonne assez vite le camp comunero, avant la fin de
l'année 1520. Mais, demandera-t-on, les Padilla, les Maldonado, les
hidalgos des villes? Nous ne les oublions pas, mais il faut bien
avouer qu'on baptise un peu rapidement du nom de hidalgos des
gens qui échappent à une définition sociale précise et rigoureuse.
Qu'est-ce qu'un hidalgo? A quoi le reconnaît-on? A sa condition

teresse de Villarauriel : « e q no les pesava syno porq no avían derribado a Magaz »


(Simancas, Consejo Beat, 79-2, fol. 126, déposition de P° Pascual, réponse à la
question 13). La déposition de Sebastián Mudarra, qui était corregidor de Palencia au
moment où la forteresse de Villamuriel fut détruite, révèle que les chefs comuneros
ont été débordés par leurs troupes : les premiers voulaient simplement rattacher la
forteresse au patrimoine royal et y installer des alcaides sûrs ; mais la foule ne
voulut rien entendre et mit le feu à la forteresse (ibid., 79-2-II, fol. 4 r°). Le 6 avril 1521,
à Zamora, la comunidad condamne à mort et fait pendre Cristóbal Martín et Juan
de Mercado, coupables d'avoir voulu livrer la forteresse de Zamora au comte d'Alba
de Liste (Simancas, Cámara de Castilla, Memoriales, leg. 139, fol. 5).
Ml. « De escuderos y hidalgos son de çient los noventa leales senadores de V. Mt.
y ansy lo offreçen en algunos lugares, como Fonseca y Covos, el secretario, podrS
informar a V. M. » (lettre de don Juan Rodríguez de Fonseca, évêque de Burgos, à
l'Empereur, datée d'Astorga, le 25 février 1521 ; Simancas, Patronato Real, leg. 3,
fol. 21).
112. Cf. J. Sánchez Montes, Sobre las Cortes de Toledo de 1538-1539. Un corregidor
del Imperio en un momento difícil, in Carlos V (1500-1558). Homenaje de la
Universidad de Granada, p. 641-643 et note3.
276 BULLETIN HISPANIQUE

juridique, à ses privilèges sociaux, à son genre de vie, à sa


qualité de non-contribuable? Tous ces éléments auraient besoin
d'être précisés, étudiés soigneusement. Le terme d'hidalgo est-il
synonyme de caballero? En attendant d'être mieux renseignés
sur la hidalguía qui s'était répandue dans diverses couches
sociales moyennes dans la Castille du xvie siècle113, nous croyons
pouvoir dire que la présence d'un certain nombre de hidalgos
dans les rangs des comuneros ne modifierait pas sensiblement ce
phénomène massif : en gros, la noblesse a pris parti contre la
comunidad. Voilà le fait essentiel, que confirme la lecture du
décret d'amnistie de 1522. Sur les 293 exclus du bénéfice de
l'amnistie, on trouve à peine une quinzaine d'individus qu'on peut
considérer comme faisant partie de la noblesse. On compte, en
revanche, une cinquantaine de letrados, ou membres des
professions libérales (médecins, professeurs, notaires, etc.), une
quarantaine d'artisans et de commerçants, une quarantaine de
fonctionnaires municipaux {regidores et jurados), et vingt et un
membres du clergé m. Lorsque les archives nous renseignent sur
l'origine sociale des comuneros; elles confirment encore le nombre
infime, négligeable, des éléments aristocratiques, ainsi que
l'importance des éléments issus des classes moyennes115. Même si
quelques nobles, si des hidalgos ont rallié la comunidad, ont-ils
exercé à l'intérieur du mouvement une influence déterminante?
Il est permis d'en douter. La distinction d'Azaña entre chefs
militaires et chefs politiques de la Comunidad est importante : don
Pedro Girón, l'évêque de Zamora, le comte de Salvatierra n'ont

113. La notion de hidalguía est extrêmement confuse : quels rapports y a-t-il


entre noblesse et hidalguía? Nous ne sommes pas sûrs que la hidalguía soit la petite
noblesse. Au xvie siècle, le sens le plus fréquent de hidalguía est l'exemption
d'impôts : le hidalgo est un non- contribuable, le contraire du pechero. Cf. ce mot du duc
de Nájera : « la diferencia que hay entre hidalgo y pechero es servicio personal o
pecunial y en esto nos conocemos los unos de los otros » (cité par J. Sánchez Montes,
op. cit., p. 642-643, note). Si, de ce point de vue, tous les nobles sont hidalgos, la
réciproque est-elle vraie?
114. Perdón general concedido por el Emperador en Valladolid, 28 de octubre de
1522 » (publié par Danvila, op. cit., t. XXXIX, p. 239-251).
115. Parmi les comuneros de Palencia, on ne cite aucun caballero. En revanche,
on relève les noms d'un ecclésiastique, el chantre, d'un licenciado, de deux escribanos,
un tejedor, un tundidor, un albardero, un cabestrero, un batidor de oro, etc. (Simancas,
Consejo Real, 79-2, fol. 124, déposition d' Alonso de Herrera, réponse à la question 15) ;
mêmes indications dans les dépositions de Juan Conde (ibid., 79-2, fol. 129 v°) et
d'Alonso de Huete {ibid., 79-2-II, fol. 8 r°).
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 277

jamais été membres de la Santa Junta, pas plus d'ailleurs que


Padilla, Juan Bravo. On l'oublie trop souvent, ou on ne le
remarque pas.
Ce choix massif de la noblesse en faveur du pouvoir royal,
certains contemporains l'expliquaient en prêtant aux comuneros
l'intention de saper la puissance sociale de l'aristocratie. Un
moine anonyme écrit à ce propos :

Los Grandes no se movieron contra las Comunidades hasta que


dixeron que las alcabalas bolviessen a la corona real.

Or, d'après le même auteur, un grand nombre falcábalas


étaient aux mains de la noblesse 116. Il est certain que le
mouvement comunero présentait un aspect de révolte anti fiscale. Un
chroniqueur rapporte ce couplet que l'on chantait en Castille
aux beaux jours de la Comunidad victorieuse :

Viva la gala de Juan de Padilla


que quitó el pecho a Castilla117.

De tous les impôts, Yalcabala était sans doute le plus


impopulaire118. A Tolède, beaucoup s'imaginaient que la Comunidad
allait en finir avec cette exaction 119. Il est possible que les nobles,
ici aussi, aient pris peur devant ces espoirs, peut-être naïfs,
d'égalité sociale que la Comunidad faisait naître. Telle phrase
attribuée au Commandeur Grec, Hernán Núñez, sur les fortunes
excessives 12° est à rapprocher d'indications du même ordre trans-

116. Floreto de anécdotas y noticias diversas que recopiló un fraile dominico residente
en Sevilla..., in Memorial Histórico Español, t. XLVIII, Madrid, 1948, p. 95.
117. Chronique d'Ortiz, passage cité par R. Costes, Pedro Mexla, Chroniste de
Charles-Quint, in Bulletin hispanique, t. XXIII [1921], p. 103.
118. Les émeutes qui éclatent dans les diverses villes, au début du soulèvement,
s'accompagnent régulièrement du pillage des maisons des collecteurs d'impôts.
119. t Mi señora doña María y los señores Hernando Dáualos e Ju° Carrillo
acordaron de escrivir a v. s. y me mandaron q ansí mismo oviese de escrevir para hazer
relación de la dispusiçiôn en q está esta çibdad y gente della y es q como vieron los pre-
villejios y vno que habla de la derrama de las monedas, se juntaron mucha gente y
pidieron a la justicia q oviese de pregonar como esta çibdad hera libre e franca e
pregonaron el previllejio (...) como en él se contenía; y fecho, dixeron todos como ya
heran horros e libres de toda alcavala e de otro qualquier derecho » (lettre du licencié
de Ubeda, datée de Tolède, 3 octobre; Simancas, Patronato Real, leg. 3, fol. 61).
120. t TanbiS este testigo a oydo dezir a otra persona q avía oydo dezir al dho
Comendador q se yría a tornar moro si dentro de vn año no viese abatidos a los
Grandes e q no oviese ninguno q tuviese de çient mili mrs arriba de renta »
(Simancas, Consejo Real, leg. 542, s. f. ; déposition de Alonso de Ureña, réponse à la
question 40).
278 BULLETIN HISPANIQUE

mises par Guevara121. Si les archives confirmaient, sur ce point,


les renseignements fournis par les chroniqueurs 122, le mouvement
des Comunidades se colorerait d'une nuance de révolte sociale
que l'on a généralement refusé de lui trouver jusqu'à
maintenant123.

3. Moines et « conversos ». — On a beaucoup insisté sur la


participation du clergé régulier à la guerre des Comunidades. De
fait, elle est impressionnante. A toutes les étapes de
l'insurrection, on rencontre des moines, franciscains, dominicains, augus-
tins. Par leurs sermons, ils enflamment les populations urbaines ;
ils circulent de ville en ville et se font les propagandistes zélés
du mouvement ; dans bien des occasions, ils servent d'agents de
liaison aux chefs comuneros ; quelques-uns d'entre eux siègent à
la Junta General. Le Perdón de 1522 sanctionnera ces menées
subversives en couchant un certain nombre de moines sur la
liste des proscrits124.
Comment interpréter cette intervention du clergé régulier dans
les troubles politiques de la Castille en 1520? Le rapprochement
avec les guerres carlistes est facile, tentant ; mais n'est-ce pas
retomber dans l'anachronisme ? Si l'on considère que les membres
du clergé étaient souvent les « intellectuels » de l'époque, les
perspectives changent totalement. Pour le docteur Marañón, on

121. « También, señor, os dixe que me parecía gran vanidad y no pequeña livian»
dad lo que se platicava en aquella junta y lo que pedían los plebeyos de la república,
es a saber que en Castilla todos contribuyesen, todos fuesen iguales, todos pechasen »
(Guevara, lettre à Padilla, op. cit., p. 144 b).
122. t Añadían además los revoltosos que ya de ningún modo consentirían los
padres de la patria que la ínfima plebe fuese vejada más de lo justo, sino que entre
los más poderosos y los más pobres establecerían como cierta armonía, en la que
nada se viese que disonase, nada incongruente, nada que no estuviese medido por
la justicia > (J. Maldonado, op. cit., p. 131). « Los más de los pueblos (...) habían
intentado sacudir el yugo real (...) ; mezclar e igualar las fortunas con todo lo demás >
(Ibid., p. 207).
123. c Salvo algunos excesos demagógicos aislados, jamás el movimiento de las
Comunidades tuvo sentido social » (M. Giménez Fernández, op. cit., Il, p. 1101).
124. Le rôle des moines, au cours du soulèvement comunero, a été bien mis en
lumière par Maldonado : « Corrían de aquí para allá, recomendaban en todas partes
el partido de los populares, lo ensalzaban y predicaban > (op. cit., p. 245).
Notons que, d'après le même auteur, l'ardeur belliqueuse du clergé n'était pas
moindre dans l'autre camp. Maldonado cite, en particulier, le cas d'un dominicain,
Juan Hurtado : < Gritaba desde el pulpito (...) que el que mataba a un
revolucionario ofrecería a Oíos una víctima agradable » ; pendant le combat de Villalar, le même
dominicain exhortait en ces termes ses compagnons : c matad a esos malvados (...),
no perdonéis a ninguno, indudablemente tendréis un descanso eterno entre los
justos si borráis del mundo esa gente maldita > (Ibid., p. 246).
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 279

l'a vu plus haut, l'intervention du clergé régulier prouve que le


mouvement comunero dans son ensemble allait à contre-courant,
qu'il était éminemment réactionnaire, rétrograde et xénophobe.
Quand on pense à la résistance que le gros des troupes
monastiques va opposer, à partir de 1525, à Érasme et aux idées
nouvelles, il faut convenir que l'argument ne manque pas de poids.
Pourtant, que de questions qui viennent à l'esprit ! Comment
concilier les tendances plutôt conservatrices de ce clergé et les
aspects novateurs que nous avons cru apercevoir dans le
mouvement comunero'? Il faudrait pouvoir mieux distinguer, évaluer
plus correctement la participation des moines à l'insurrection,
étudier les ordres dans lesquels se recrutaient le plus
fréquemment les propagandistes, définir les rapports entre moines
comuneros et chefs politiques du mouvement. Or, en ce domaine, la
bibliographie est encore très réduite ; elle ne va guère au delà
des généralités.
Autre question : les moines qui luttent contre Charles-Quint
en 1520-1521 sont-ils animés des mêmes sentiments que ceux
qui, quelques années plus tard, vont s'opposer à l'invasion éras-
mienne? On est tenté de répondre affirmativement125 et
pourtant, en dépit des apparences, les objections ne manquent pas.
Nous voudrions insister sur l'une de ces objections parce qu'il
nous semble qu'elle a presque totalement échappé aux historiens
modernes des Comunidades. La défense de l'Inquisition, écrit le
docteur Marañen, figurait au programme des Comunidades et
l'un des cris de guerre des rebelles aurait été « Viva la
Inquisición 1 »126. Disons-le tout net : rien, dans les textes, chroniques
ou archives, ne permet de soutenir une telle affirmation. Ce
serait plutôt le contraire qui serait suggéré par les textes. Jamais,
pour notre part, nous n'avons trouvé ce cri de « Viva la
Inquisición ! » ni rien d'analogue127. Bien au contraire, certains

125. M. Bataillon écrit, à propos de fray Bernaldino de Flores qui, en 1530,


dénonce Vergara à l'Inquisition : « Dénonciation significative : fray Bernardino,
fougueux comunero dix ans auparavant, incarne l'esprit castellano viejo et xénophobe,
aussi hostile aux nouveautés critiques qu'à l'invasion du luxe flamand ou à
l'absolutisme impérial. Cet ami des « libertés castillanes > n'aime guère une certaine «
liberté d'entendement » (op. cit., p. 474-475).
126. Cf. supra, p. 254.
127. On se demande ce qui a trompé, sur ce point précis, le docteur Marañón;
Bulletin hispanique. 19
280 BULLETIN HISPANIQUE

contemporains ont vu dans les Comunidades un mouvement


dirigé par des conversos qui se seraient proposé de modifier la
procédure inquisitoriale, voire même de supprimer l'Inquisition.
Lorsque le prieur de San Juan fit son entrée à Tolède, après de
durs combats, on fut étonné du grand nombre de juifs qui
couvraient le champ de bataille ; selon le bouffon de l'Empereur,
en effet,

fueron hallados muchos muertos sin prepucios 128.

Plus sérieusement, en 1547, lors des discussions sur le statut


de pureté de sang que l'on voulait imposer à Tolède, le cardinal
Siliceo invoqua le précédent des Comunidades pour montrer que
les conversos représentaient un danger social. Notons-le, le
cardinal affecte de parler d'un fait bien connu :

Tout le monde sait en Espagne (...) que les troubles des


Comunidades furent provoqués à l'instigation des judéo-chrétiens 129.

Déformation partisane, accusation sans fondement portée


longtemps après les événements? Peut-être, mais voici un autre
jugement, formulé au plus fort de la révolte, le 25 février 1521,
par l'évêque de Burgos :

Todos los pueblos, digo la parte de los offiçiales y cristianos viejos


y labradores, ya conosçen el engaño y maldad en q los an puesto, q
los conversos, como de casta dura de çeruiz, tan duros están oy como
el primero día sy ossasë, y déstos los más declarados en cada lugar
son los tornadizos.

Et il ajoute, s'adressant à l'Empereur :

ansí que V. S. C. M. no tiene otros deseruidore3 sino los enemigos de


Dios y los que lo fueron de vros avuelos130.

peut-être le rapprochement avec les Germanlas de Valence, contemporaines des Co-


munidades de Castille? A Valence, les insurgés ont effectivement baptisé de force
des centaines de musulmans (cf. T. Halperin Donghi, Un conflicto nacional :
moriscos y cristianos viejos en Valencia, in Cuadernos de Historia de España, t. XXV-
XXVI, p. 84-86).
128. Crónica de don Francesillo de Zûniga, B. A. E., t. XXXVI, p. 14 b.
129. Ms. 354, fol. 5 v°, de la Bibliothèque Nationale de Paris, cité par Sicroft, op.
cit., p. 111.
130. Lettre de don Juan Rodríguez de Fonseca, évêque de Burgos, à l'Empereur,
datée d'Astorga, le 25 février 1521 (Simancas, Patronato Real, leg. 3, fol. 21).
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES » DE CASTILLE 281

D'autre part, on connaît mieux, maintenant, les liens entre


Juan Bravo et la puissante famille Coronel, conversos de Ségo-
vie131. A vrai dire, est-il si surprenant de voir des conversos
intervenir dans le mouvement comunero, mouvement
essentiellement urbain, quand on sait la place que les conversos avaient su
prendre dans l'administration des villes132? Cet aspect de la
question n'a pas manqué de frapper A. Castro 133. Écoutons
encore le cri poussé par Pedro de Cazalla, poursuivi par
l'Inquisition en 1530 :

Llamó a su mujer a un aposento (...) e allí dixo a la dicha su mujer


que no teníamos rey sino un bobo, e que el diablo avía traydo a la
Emperatriz a Castilla, que era una bívora como su abuela, la qual
avía traydo esta mala ventura de Inquisición a Castilla e que ella la
sustentava. Que pluguiese a Dios que viniese de Francia guerras o
que duraran las Comunidades para que destruirán la Inquisición134.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Cazalla concevait fort


bien que les Comunidades auraient pu supprimer l'Inquisition.
Les comuneros seraient donc contre l'Inquisition ? Les
conversos auraient été nombreux parmi eux? Ce n'est pas si simple.
Le même Pedro de Cazalia qui semblait regretter en 1530 l'échec
des Comunidades mettait, à un autre moment, l'Inquisition et
la Junta dans le même sac135. Pour un Coronel, converso et
ardent comunero, nous avons un Villalobos, converso, lui aussi, et
anti-comunero non moins ardent 136.
Que conclure, provisoirement, sinon que les Comunidades sont

131. Cf. L. F. Peûalosa, Juan Bravo y la familia Coronel, in Estudios Segovianos,


t. I, 1949, p. 73-109.
132. Cf. F. Márquez Villanueva, Conversos y cargos concejiles en el siglo XV, in
Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, t. LXIII, 1957, p. 503-540.
133. « La causa de las libertades municipales se confunde con el interés de los
conversos en mantener dentro de filas su poder, a menudo abusivo y anarquizante »
(A. Castro, La realidad..., ed. renovada, p. 289).
134. Procès de Beteta devant l'Inquisition, cité par M. Bataillon, op. cit., p. 195,
n. 3.
135. Déposition de Mari Ramírez au procès Vergara : t a Pedro de Caçalla le oyó
dezir que avia en el mundo tres santas que eran la Santa Cruzada e la Santa Junta
e la Santa Ynquisición, con las quales se deservía mucho nuestro Señor e que se sus-
tentavan de la señora avaricia i (cité par J. E. Longhurst, Alumbrados, erasmistas
y luteranos en el proceso de Juan de Vergara, in Cuadernos de Historia de España,
t. XXVII, p. 148).
136. La correspondance de Villalobos, en 1520-1521, est remplie de diatribes
violentes contre la Comunidad et les comuneros ; cf. Algunas obras del doctor Francisco
López de Villalobos, Madrid, Bibliófilos españoles, 1886.
282 BULLETIN HISPANIQUE

un phénomène complexe qu'il est difficile d'affubler


sommairement d'une épithète, quelle qu'elle soit? Des conversos ont suivi
la Comunidad, d'autres l'ont combattue. Preuve que les
conversos, comme tels, ne se sentaient pas concernés directement, que
le problème posé par la Comunidad se situait à un autre niveau
que l'exaltation ou la ruine du Saint-Office.
Un dernier mot : il est tout aussi difficile de juger en bloc
l'insurrection de 1520 comme un mouvement rétrograde sur le plan
intellectuel et spirituel. On ne comprend plus, alors, l'adhésion
que certains milieux intellectuels ont apportée à la Comunidad.
L'Université de Valladolid a sympathisé chaleureusement avec
la révolution137. Si nous devons quelque peu nuancer l'opinion
selon laquelle l'Université d'Alcalá de Henares aurait été
farouchement comunera1**, il faut bien convenir que l'évêque Acuña y
a fait l'objet d'une ovation et d'un accueil enthousiastes139.
L'adhésion d'un Hernán Núñez serait-elle allée à un soudard en
soutane, à un trublion, à un esprit rétrograde? N'est-il pas
légitime de penser qu' Hernán Núñez et ses amis ont pu être séduits
par des aspects, que nous ignorons encore, du programme
d' Acuña? Auraient-ils pris avec tant d'ardeur fait et cause pour
un parti qui n'aurait pu leur offrir pour tout programme que la
défense de l'ordre établi, le refus de tout climat nouveau, en
matière politique comme dans le domaine intellectuel?
Telles sont quelques-unes des questions que l'on est amené à
se poser lorsqu'on examine, à la lumière des travaux récents sur
le xvie siècle espagnol, le mouvement des Comunidades. Ces
questions montrent, croyons-nous, la complexité et la richesse de cet
épisode, son importance dans l'histoire de la Castille. Les pages

137. Cf. la lettre de don Juan Rodríguez de Fonseca, évêque de Burgos, au


cardinal Adrien, le 22 juillet 1521, pour lui recommander le licencié Cristóbal Cola,
colegial à Valladolid : c siendo quasi todos los colegiales de la opiniO de la comunidad
de Valladolid, él solo sostenía la verdad y estaua en lo que deuia en serai0 de Su
magt > (Simancas, Patronato Real, leg. 3, fol. 21).
138. Cf. notre article, L'université d* Alcalá de Henares en 1620-1621, in Mélanges
offerts à Marcel Bataillon, Bulletin hispanique, t. LXIV bis, 1362, p. 214-222.
L'article précédent était sous presse lorsque nous avons pris connaissance du livre da
P. V..Beltrân de Heredia, Domingo de Soto, Salamanca, Biblioteca de Teólogos
españoles, vol. 20, 1960. Le P. Beltrán de Heredia soutient, sur les événements
d'Alcalá, un point de vue très proche du nôtre, avec inûniment plus d'autorité et
d'érudition (cf. op. cit., p. 35-58).
139. Cf. Simancas, Consejo Real, leg. 542, notamment les questions 6 et 9.
NOUVELLE INTERPRÉTATION DES « COMUNIDADES J> DE CASTILLE 283

qu'on vient de lire n'ont à aucun moment la prétention


d'apporter une réponse définitive à ces interrogations. Elles cherchent
simplement à sortir du cadre étroit dans lequel les libéraux du
xixe siècle, puis les antilibéraux et enfin les a européens » du
xxe siècle, avaient enfermé le sujet. On ne peut pas réduire la
révolte des Comunidades à un conflit pour ou contre
l'absolutisme, la « féodalité », l'Inquisition. Bien d'autres éléments sont
en jeu. Ce n'est qu'en tenant compte de tous ces éléments à la
fois que l'on pourra ressaisir ce qu'a représenté vraiment la
Comunidad et apprécier le rôle de cet épisode dans l'évolution
historique de la Castille au xvie siècle 140.
Joseph PEREZ.

140. Cet article était sous presse lorsque nous avons reçu l'ouvrage de J. A. Ma-
ravall, Las Comunidades de Castilla. Una primera revolución moderna, Madrid, 1963,
qui, sur bien des points, rejoint ce que nous écrivons ici. Nous nous proposons de
rendre compte de ce livre dans une prochaine livraison du Bulletin hispanique.

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