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América : Cahiers du CRICCAL

Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes : du roman à


l'essai
Maryse Gachie-Pineda

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Gachie-Pineda Maryse. Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes : du roman à l'essai. In: América : Cahiers du
CRICCAL, n°22, 1999. Écrire le Mexique. pp. 91-112;

doi : https://doi.org/10.3406/ameri.1999.1412

https://www.persee.fr/doc/ameri_0982-9237_1999_num_22_1_1412

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Penser et écrire le Mexique selon
Carlos Fuentes : du roman à l'essai ? 1958-1997

II est impossible de pénétrer tous les mystères du Mexique, il est stimulant


d'essayer ; écrasant de tenter de le faire par l'écriture.1

En 1958, quand est publiée La Region mas transparente, Carlos


Fuentes a trente ans et les barbudos vont bientôt faire leur entrée dans
La Havane. Le Mexique, lui, depuis bientôt deux décennies, vit à l'heure
du desarrollismo : industrialisation et urbanisation accélérées, aux dépens
des campagnes. La Révolution a été « institutionnalisée » en 1946 (avec la
troisième restructuration du P.R.I. , le parti de la Révolution2) ; les
intellectuels — naguère dissidents — ont été « officialisés » (au dire des
observateurs, lors de la création de l'I.N.B.A., Institute National de Bellas
Artes). La Révolution ne fait plus recette parmi eux, à deux exceptions —
notables — près : Octavio Paz (El Laberinto de la soledad, 1949), Luis
Bunuel (Los Olvidados, 1950). Le processus est considéré comme achevé,
le thème épuisé, malgré la rhétorique du discours officiel. Le Mexique est
entré dans une longue période de stabilité politique et de développement
économique el crecimiento sostenido : 1936-1982. Ce sera le « miracle
mexicain ». Pourtant, des fissures vont apparaître en 1959 (répression du
mouvement syndical indépendant — cheminots, médecins —, délit de
« dissolution sociale ») qui deviendront fracture et traumatisme en 1968 :
massacre des étudiants, Place des Trois Cultures. Fin du « miracle ».

Révolution et Post-Révolution, le réfèrent


Selon la plupart des historiens, il n'y a pas une mais des Révolutions
mexicaines. Elles correspondent à deux phases : la phase armée, phase de
« destruction », 1910-1920, et la phase de « reconstruction », 1920-1940 :
c'est d'abord le temps des Sonoriens, hommes du Nord, Obregôn, Calles,
qui créent l'État moderne après l'État dictatorial et la prolifération des

1. Carlos FUENTES, Un temps nouveau pour le Mexique, p. 299.


2. D'abord P.N.R. (Partido national revolucionario) fondé par Plutarco EHas Calles (« des caudillos
aux institutions ») en 1929 ; en 1938, P.R.M. (Partido de la Revolution mexicana) restructuré par
Cârdenas.
92 Maryse Gachie pineda

caciques, souvent « seigneurs de la guerre ». Une nouvelle impulsion va


être donnée par Lazaro Cârdenas, homme du Vieux Mexique, indien et
colonial : réforme agraire, d'une amplitude inégalée jusqu'à ce jour en
Amérique latine1 ; organisation du mouvement ouvrier ; intégration de la
nation ; nationalisation de l'énergie électrique, des chemins de fer et,
surtout, du pétrole, en 19382 ; volonté de « mexicaniser » l'Indien
(Congrès de Pâtzcuaro, 1940). Mais la politique cardéniste n'échappe pas à
l'ambiguïté : elle signifie aussi la mise en place des structures qui vont
permettre le desarrollismo. Faux « virage à droite » en 1940 avec Âvila
Camacho, « Révolution interrompue » ? Quelle que soit la réponse, le
cardénisme donne la clef du Mexique moderne.
Dans toute son œuvre concernant le Mexique, Carlos Fuentes va
tenter de penser et d'« écrire » son pays.
Dans La Région mâs transparente, le réfèrent est fondamental. Le
thème central est celui des effets de la Révolution sur le destin des
individus. Ce que l'Histoire ne dit pas. Donc fiction et Histoire sont
étroitement imbriquées. L'action se déroule en 1950-1951 (le dénouement
se situe autour du Grito du 15 septembre 1951) à la fin du sexennat de
Miguel Alemân, souvent qualifié de contre-Révolution — retour en masse
des capitaux nord-américains, contre-réforme agraire, consolidation de la
bourgeoisie. À partir de l'édition de 1972 du F. CE., un tableau
chronologique introducteur établit le lien entre l'Histoire et les
personnages. Est-il dû à la plume de Fuentes ? On observe parfois des
contradictions entre la fiction et l'Histoire ainsi rappelée au lecteur.
Comment est écrit ce Mexique autant révolutionnaire que
postrévolutionnaire, puisque les personnages ont été, soit des acteurs, soit les enfants
des acteurs de la Révolution, ou ont vécu, individuellement ou dans leur
groupe social, ses retombées ? Toutefois, il ne s'agit pas d'un « roman de
la Révolution ». Comme Fuentes l'explique à Claude Dumas en 19713,
c'est Juan Rulfo qui clôt en 1953 un cycle commencé en 1919 avec Los de
Abajo de Mariano Azuela, en « transgressant la norme épique » au profit
« de l'ambiguïté dialectique ».

1. 18 millions d'hectares distribués — et de bonnes terres — mise en place de Yejido, individuel ou


collectif et de la « petite propriété » (tout ce qui est à l'intérieur de l'enceinte, casco, de l'ex-hacienda).
2. Grâce à l'application, enfin rétroactive, de l'article 27 de la Constitution de 1917 (la nation a la
propriété du sol et des produits du sous-sol).
3. « Théorie et pratique du nouveau roman latino-américain, La Region mâs transparente, une analyse
de son auteur, le Mexicain Carlos Fuentes » — entretien avec Claude Dumas, in Revue des Sciences
humaines, Lille, janvier/mars 1972, p. 143-162, cf. p. 147.
Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes 93

Ainsi La Region mas transparente a-t-elle été définie comme le


« premier grand roman urbain » et la « première vision moderne du
Mexique » par Octavio Paz1.
Il n'en reste pas moins que la Révolution, la société qu'elle a
engendrée, le Mexique dans toute sa dimension spatiale et temporelle (« les
temps mexicains ») — ce Mexique qu'il n'a véritablement découvert qu'à
l'adolescence — sont des thèmes obsessionnels de l'œuvre de Fuentes, dans
la fiction comme dans l'essai. Claude Fell2, reprenant une affirmation de
l'écrivain dans une autobiographie de 1988, observe « les divergences
existant entre la vision imaginaire du Mexique que propose son œuvre de
fiction et la réalité nationale telle qu'il la traque et la dénonce dans ses
articles ». Mais comme il le remarque également, La Region mas
transparente est un roman/essai : les personnages discutent inlassablement
du sens de l'Histoire, de la société issue de cette énorme commotion,
s'interrogent sans fin sur l'identité mexicaine. Et l'essai chez Fuentes — le
plus souvent recueil d'articles publiés dans la presse mexicaine et étrangère
— n'est pas l'essai tel que le présente un Pablo Gonzalez Casanova, par
exemple . Il définit son propos dans Tiempo mexicano et avertit le lecteur
qu'il ne lui offre pas « un texte froid, objectif, plein de statistiques ou
totalisant » ; car il préfère donner libre cours à ses « obsessions » et ses
« passions », sans dédaigner « l'arbitraire ou l'autobiographie ». Celui-ci y
trouvera donc davantage de « vécu que de rigueur », plutôt de la
« conviction » qu'une « objectivité impossible et non désirée » .
Nous confronterons donc ici « l'écriture du Mexique » dans trois
textes importants :
— L'un de fiction, La Region mas transparente, dont le contenu est
déjà précisé, analysé dans l'entretien accordé à Claude Dumas, déjà
mentionné.
— Les deux autres, des essais, le premier, Tiempo mexicano,
contemporain de cet entretien, le second, son dernier essai, paru en France
en 1998, Un Temps nouveau pour le Mexique5 .

1. Cité par Claude Fell, « Carlos Fuentes » in Histoire de la littérature hispano-américaine de 1940 à
nos jours, sous la direction de Claude Cymerman et Claude Fell, Paris, Nathan, 1997, p. 80.
2. Ibid., p. 75.
3. Gonzalez Casanova Pablo, La Democracia en Mexico, Mexico, Era, 1965.
4. Carlos Fuentes, Tiempo mexicano, Mexico, Cuadernos de Joaquin Mortiz, 1971, p. 7, traduit par
moi.
5. Carlos Fuentes, Un temps nouveau pour le Mexique, Paris, Gallimard, 1998, publié d'abord en
espagnol, Nuevo tiempo mexicano en 1994 ; réécrit en fonction de la « terrible » année 1994, en 1997.
Traduction française à partir de la version anglaise, A new time for Mexico, à la demande de l'auteur.
94 Maryse Gachie pineda

1 — Révolution et post-Révolution dans La Region mas


transparente
Ainsi, pas plus que la ville de Mexico, la Révolution n'est un simple
cadre référentiel :
— elle détermine le destin de presque tous les personnages, de
l'« aristocrate » Pimpinela de Ovando à Gabriel, le bracero, fils de Don
Pioquinto, vétéran de la Division du Nord.
— Elle surgit grâce à de multiples flash-back : des personnages la
revivent à travers la mémoire, souvent sollicitée par Ixca Cienfuegos, ou le
monologue intérieur. Ce qui se traduit dans l'écriture par un temps et un
espace disloqués, éclatés.
— Enfin, un narrateur extradiégétique en montre les effets dans une
série de brèves scènes autonomes (le grand-père porfiriste qui commente la
métamorphose de la ville à son petit-fils ; la famille de la « classe moyenne
basse », qui a économisé toute une année pour passer des vacances à
Acapulco ; une autre, paysanne, qui vient tenter sa chance dans la capitale,
nouvel Eldorado, etc.).
Un lecteur « actif » peut reconstituer le fil de sa chronologie et la
voir se dérouler en reconstituant les morceaux du puzzle : à l'origine, le
temps du Porfiriat aux hacendados — l'oligarchie terrienne — cruels,
violeurs, afrancesados et absentéistes, habitant dans les résidences aux
teintes pastel des colonias Roma et Juârez ; celui des premières grèves
ouvrières. Rio Blanco, en 1905 \ ressuscité par un double jeu de mémoire
(Robles/Froilân Reyero), Cananea (les mineurs du cuivre), El Valle
Nacional (l'industrie textile), seulement mentionnés ; celui d'un pays,
enfin, livré aux intérêts économiques étrangers.
Le temps des factions en lutte, après les assassinats de Madero et de
Pino Suârez, contre le dictateur Huerta : zapatistes (Gervasio Pola),
villistes et constitutionnalistes. Décisive, ensuite, la bataille de Celaya où la
« Division du Nord » de Villa va être mise en pièces par Obregôn et « ses »
Indiens Yaqui, et où Robles va s'autodécouvrir et naître à l'ambition. Puis
les troupes d'Obregôn et de Carranza entreront dans la capitale.
Défilent alors sous les yeux du lecteur, grâce, souvent, à la mémoire
de Robles, les grands caudillos et présidents de la « reconstruction » et les
points forts de leur politique : Obregôn, Adolfo de la Huerta, les Accords
de Bucareli (1923), Calles et la corruption, les maisons de jeu, la
répression du mouvement syndical indépendant (Librado Ibarra),
l'influence de l'omnipotent ambassadeur des États-Unis, Morrow. Mais la
représentation de l'étape cardéniste est contradictoire, parfois erronée et

1. En réalité, 1906...
Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes 95

péchant par omission ; les grandes réformes structurelles sont détournées


de leur sens : — certes, réforme agraire (Norma Larragoiti mène la « dolce
vita » dans le casco des anciennes haciendas), qui effraie d'abord une
bourgeoisie vite rassurée par la « démagogie » de Cârdenas. Mais il y a
pire : c'est en 1936 que Robles commence son irrésistible ascension Robles
se dio cuenta que para la agricultura no habia un centavo1. L'année où
commencent les grandes expropriations (La Laguna), quand les peones
« achaisés » (acasillados), jusqu'alors exclus, ont accès à la terre !
Robles ne peut qu'accorder un satisfecit à Cârdenas, « père, avec
Calles, du capitalisme mexicain » — réforme également — là le narrateur
est Librado Ibarra — de l'article 3 de la Constitution sur l'éducation (dite
« socialiste »), mais sort atroce réservé aux « maîtres ruraux » par les
caciques. Et quand Librado Ibarra évoque Saturnino Cedillo, le dernier
« seigneur de la guerre », entouré de sa garde prétorienne de « Chemises
dorées », flirtant avec les nazis2, il omet de dire que c'est Cârdenas qui en
débarrasse le pays (comme il l'avait fait auparavant avec Calles, le « Chef
Maxime »). Mais surtout que penser de l'assassinat du leader ouvrier,
Feliciano Sanchez, en 1938 — année de la nationalisation du pétrole et de
la structuration du P.R.M. ? Élément fictionnel surprenant : ses activités
syndicales sont dénoncées par Robles à un « général » qui, en signe de
gratitude, lui offre un poste dans « son prochain gouvernement
révolutionnaire ». Ce général mystérieux (non désigné) ne saurait être
Manuel Âvila Camacho, encore loin, à cette date, d'être candidat à la
succession présidentielle...
Quant à la post-Révolution proprement dite, représentée donc par
l'étape alémaniste, c'est celle de l'essor des fraccionamientos — les
lotissements nouveaux de la ville —, de l'abandon du monde rural
entraînant l'exode des paysans vers la grande ville et les États-Unis
(braceros ou espaldas mojadas) à cause de l'excédent de main-d'œuvre, en
dépit du boom de la construction ; celle du développement anarchique des
bidonvilles à Mexico, mais aussi de la restitution des haciendas aux
familles porfiristes (c'est le but des efforts que déploie Pimpinela de
Ovando auprès de Roberto Régules).
L'aspect fictionnel montre bien l'énorme bouleversement qu'a connu
la société, du fait de la Révolution. La société porfirienne, qui a disparu,
était une société bloquée. La mobilité sociale, enfin, n'est plus freinée :

1. Carlos Fuentes, La Region mâs transparente, Madrid, Edition de Georgina Garcia Gutierrez, ed.
Câtedra, 1998, p. 307.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 480-483.
96 Maryse Gachie pineda

-Fin de l'oligarchie (l'aristocratie) terrienne: les Ovando en


fournissent l'exemple dans le roman — mais une partie de la famille a eu la
présence d'esprit ou l'intuition de vendre à temps les haciendas pour
racheter des biens immobiliers urbains.
- Ascension fulgurante d'un Robles, à l'origine peôn des mêmes
Ovando : après son passage dans les rangs constitutionnalistes, il est
devenu homme d'affaires, banquier, spéculateur, associé à ses homologues
nord-américains, et domine, dans tous les sens du terme, la ville du haut de
ses bureaux de l'avenue Juârez ;
- Mobilité ascendante : du peuple vers la « classe moyenne basse »\
des couches moyennes vers le haut, en particulier pour les jolies filles au
phénotype blanc (ninas bonitas, hueras), Norma, Silvia Régules épousant
les nouveaux riches puisque celles de l'ancienne aristocratie ne peuvent se
mésallier (Pimpinela).
- Mobilité descendante : des classes aisées du Porfiriat vers la
« classe moyenne haute » (Mercedes Zamacona) ou « basse » (Rosenda
Pola).
- Naissance d'une bourgeoisie : Robles donc, et son comparse
Roberto Régules, la « famille financière », remplaçant l'ancienne classe
dominante, « nouveaux riches » souvent qualifiés de « ploutocratie », se
mêlant aux Européens rescapés des traumatismes de la Seconde Guerre
mondiale, et faisant de Mexico une ville « nouvelle, gaie, cosmopolite »2,
selon Norma Larragoiti, enthousiaste et hédoniste.
- Émergence enfin d'une nouvelle classe moyenne, la grande
réussite de la Révolution pour Robles (discutant avec Ixca).
- Mais il y a aussi tous ceux à qui la Révolution n'a rien apporté :
ceux « qui sont restés en bas », après la défaite des troupes rurales de Villa
et de Zapata, « los hijos de Zapata » devenus « hijos de Sânchez » selon la
formule de Carlos Fuentes3 : Gervasio Pola, zapatiste, mort pour rien, en
trahissant et en laissant sa famille dans le dénuement ; les villistes, le
groupe qui ressasse ses souvenirs autour de Dona Serena, ex-soldadera et
Don Pioquinto, dont le fils, Gabriel, préfère partir vers le Nord (Esteits)
plutôt que d'être marchand de glaces dans le centre de Mexico (j que mas
diera uno que trabajar y ganar lana en Mexico !4). Los olvidados, le petit

1. Au Mexique on distingue couramment « la close media baja, media y alta... ».


2. La Region mâs transparente, p. 257. Cf. intertextualité avec Agua Quemada, F. CE., Mexico, 1981,
qui semble une reprise dans quatre nouvelles (cuarteto narrativo) de La Region : la ciudad de Mexico
se sentla una capital cosmopolita excitante, no unpoblacho de indios y cuartelazos, p. 39.
3. Cf. entretien avec Claude Dumas, loc. cit., p. 152. Allusion à l'enquête du sociologue nord-
américain Oscar Lewis, Los Hijos de Sânchez, sur une famille d'un bidonville de Mexico. Le livre fit
scandale lors de sa parution en 1964.
4. La Region mâs transparente, p. 137.
Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes 97

peuple de toujours : chauffeurs de taxis collectifs (ruleteros), comme Beto


ou Juan Morales, entraîneuses (fichadoras), plus ou moins prostituées,
comme Gladys Garcia, domestiques comme Rosa Morales (qui, après la
mort de Juan, travaillera chez Norma Larragoiti.). Monde des «prietos »
(les « bruns ») qui contemple avec stupeur (ni siquiera eran gringos,
hablaban espanol), le monde d'en face, inaccessible, celui des « hiieros »
(les « blancs ») (la rencontre de Gladys et de la « bande à Bobo » sur le
paseo de la Reforma)1. Le lecteur a le sentiment que les seules voies
offertes aux femmes du peuple sont la prostitution ou un emploi de
domestique...
Mutation à tous les niveaux, ou immobilisme — surtout en bas —
avec pourtant un espoir de mobilité ? Dans un espace lui aussi, en pleine
métamorphose : celui d'une ville, Mexico, passée en dix ans, d'un million
à quatre millions d'habitants2. Où les riches ont émigré des colonias Juârez
et Roma, désertant les hôtels particuliers à mansarde parisienne et façade
rose, vers les somptueuses villas des Lomas de Chapultepec. Mais
Pimpinela de Ovando vit toujours calle de Berlin. Il faudra attendre la
décennie suivante pour voir s'imposer le style nippo-californien du
volcanique Pedregal . Rodrigo Pola, après sa « réussite », choisit déjà de
s'y installer. Le peuple, lui, se concentre dans les quartiers nord, au-delà
du Zôcalo. En particulier Ixca et sa mère, Teôdula Moctezuma, qui
représentent dans le roman le Mexique ancien, intact sous la Grand Place4.
Ville à la croissance anarchique, à la topographie minutieusement retracée,
plate (chata) avec ses toits en terrasse, mais où l'air, en 1950, est encore
« transparent », comme Carlos Fuentes l'explique à Claude Dumas :
une ville qui apparemment est dans l'air, dans le cristal de l'air, mais qui en réalité
est une ville de labyrinthes où rôdent les anciens dieux qui sont enfouis dans ce qui
fut l'ancienne lagune de Mexico-Tenochtitlan5.
Vision encore « épique » ou « ambiguïté dialectique » de ce Mexique
révolutionnaire et postrévolutionnaire ?
Les points de vue, tellement tranchés qu'ils en deviennent
symboliques, lient temps mexicain et Révolution : ils s'expriment

l.Ibid., p. 154.
2. Ibid., p. 429. En réalité 3 millions...
3. Cf. dans le premier récit de Agua Quemada, El Dia de las madrés ou le quatrième, El Hijo de
Andrés Aparicio.
4. Monde qui sera exhumé au moment de la construction du métro inauguré en 1968 (dégagement des
fondations du Templo mayor).
5. Cf. entretien avec C. Dumas, loc. cit., p. 154. Le thème de la pollution apparaîtra à la fin des
années 60. En 1964, l'air était encore transparent, les volcans visibles à toute heure. À la saison des
pluies, le ciel redevenait intensément bleu après l'averse... Quiconque a vécu à Mexico en ces années
en garde la nostalgie... Il convient donc de ne pas faire un contresens sur le titre.
98 Maryse Gachie pineda

essentiellement dans le discours de trois personnages : F. Robles,


M. Zamacona et Ixca Cienfuegos.
Pour le premier, la Révolution, dans l'étape de la nécessaire
« reconstruction », signifie progrès et modernité. Du passé, il faut faire
table rase (El pasado es lo muerto [...] No existe. Mexico es otra cosa
después de la Revolucôn. El pasado se acabô para siempre1). Le modèle à
suivre est celui du capitalisme nord-américain.
Pour Zamacona, l'intellectuel, la question lancinante est : la
Révolution a « mal tourné » ; comment trouver un mode de développement
qui ne soit pas un « masque », qui puisse assimiler, se nourrir de ce qui est
encore vivant dans le passé ?
Pour Ixca, la question ne se pose pas : le temps à retrouver est celui
de l'« origine ». Il est toujours là, souterrain, indestructible, tel une roche
(Alla en el origen, esta todavia Mexico, lo que es, nunca lo que puede ser.
Mexico es algo fijado para siempre, incapaz de evoluciôn. Una roca madré
incomovible [...f). Alors, si le Mexique est incapable d'évolution, la
Révolution n'a servi à rien.
Mais cette ambiguïté, qui naît de la pluralité de points de vue
inconciliables sur le temps mexicain, n'est qu'apparente. Pour le lecteur, le
message le plus lisible est celui d'une Révolution trahie (pas encore
« interrompue »).
Les « purs », les idéalistes sont morts pour rien : la Révolution
paysanne a été défaite ; ses « caudillos », Zapata, Villa, trahis et
assassinés ; les meneurs ouvriers non corrompus par le charrismo, déportés
aux Islas Marias (Librado Ibarra) ou assassinés eux aussi (Feliciano
Sanchez). Les idéaux — terre, éducation, travail — ont été dévoyés3 ; le
mouvement ouvrier est devenu un simple appendice de l'État. Certes, une
bourgeoisie s'est constituée, sonnant le glas du « iéodalisme ». Mais
comme l'explique Natasha à Rodrigo Pola, offensé par un regard si peu
valorisant porté sur son pays, son ascension a été trop rapide. Elle s'est
faite par les magouilles, la spéculation, les trahisons : Robles en est la
parfaite illustration. Et le sexennat alémaniste semble être un retour aux
maux du Porfiriat cumulés avec ceux du « développementalisme »4.
Cette peinture au vitriol d'une société issue de trente ans de combats
pour « changer la vie », ne relève pas ou peu du réalisme social, mais
d'une tradition satirique dont l'auteur se réclame dans son entretien avec

1. La Region mâs transparente, p. 390-391.


2. Ibid., p. 263.
3. Ibid., p. 308, l'amertume de Librado Ibarra : todo aquello por lo que se hizo la Revoluciôn. La
tierra, la education, el trabajo [...]. Para eso se hizo la Revoluciôn, pues. Para que hubiera
fraccionamientos en la ciudad de Mexico.
4. Ibid., p. 249.
Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes 99

C. Dumas1. La tradition latine de Juvénal, Apulée, Pétrone (qui a inspiré


le Satyricon de Fellini qu'il évoque avec lyrisme : la Rome fellinienne de
HLM souterraines le renvoie à son Mexico, avec ses labyrinthes intacts du
temps de l'origine). Au niveau des personnages, que dire de la décrépitude
grotesque de Natasha, des jeux et des plaisanteries grinçantes de la « bande
à Bobo » qui mène déjà la dolce vita dans les années trente (en pleine
réforme agraire, quand la « classe haute » et les intellectuels tenaient
Cârdenas pour un dangereux bolchevique !2) ? En 1950, s'étant aggloméré
quelques Européens déracinés en mal d'exotisme, la « bande » —
exemplaire de la nouvelle bourgeoisie — est constituée d'un ramassis de
snobs, plus malinchistas que cosmopolites, arrivistes, égoïstes, dépourvus
de la moindre conscience sociale (Norma et ses pauvres). Elle intègre une
fraction de l'ex- « aristocratie » porfirienne dont la devise semble être dame
lana y te doy close et qui lui sert de modèle référentiel. Nouvelle
bourgeoisie aux pieds d'argile pourtant — une simple rumeur malveillante
causera la ruine de son représentant le plus eminent, Robles — dont les
membres se comportent entre eux comme des requins (Régules et ses
acolytes).
Quant à la naissance d'une classe moyenne (« basse » le plus
souvent), la grande réussite de la Révolution selon Robles, (hemos creado
por primera vez en la historia de Mexico, una close media estable3), saisie
par quelques coups de projecteur du narrateur extradiégétique, elle n'aspire
— comme toutes ses homologues au monde — qu'à singer la nouvelle
classe dominante, la gente décente : vacances à Acapulco dont l'essor
commence avec ce sexennat, voiture, appartement achetés à crédit, école
privée catholique pour les enfants...
Monde de vainqueurs et de vaincus, de chingones et de chingados4,
de violence extrême, où la mort (« l'autre moitié de la vie ») peut surgir,
absurde, de la blessure d'un regard (Zamacona) ou d'un geste qui a déplu
(Gabriel), la nuit du défoulement collectif du Grito qui célèbre
l'Indépendance, le 15 septembre ; ou tout simplement de la misère qui
élimine les plus vulnérables, les jeunes enfants. Les cercueils blancs, en
pin (ocote) font presque partie du décor, chez les pauvres...
Échec, trahison de la Révolution donc — la première grande
Révolution du XXe siècle, avant la russe, avant la chinoise (paysanne),
a-ton écrit. Même le cardénisme, escamoté dans « les récits de vie » ou

1. Entretien avec C. Dumas, op. cit., p. 159.


2. Cf. la manière dont Norma perd sa virginité, dans un pays où, jusqu'à une date récente, elle était
une valeur sûre pour les filles.
3. La Region mâs transparente, p. 247.
4. Cf. le discours de Robles, Ibid., p. 248 et la réflexion d'Ixca, p. 249.
100 Maryse Gachie pineda

présenté sous des aspects négatifs, n'est pas épargné par cette critique
acerbe et sans nuances.
Mais la réalité nationale ainsi représentée, cette re-création du
Mexique par l'écriture est fortement idéologisée. C'est en cela que
l'imaginaire du roman est phagocyté par l'essai, et se rapproche
dangereusement de celui-ci.

2 — Fiction et idéologie
On peut considérer que l'idéologie apparaît à trois niveaux : une
idéologie énoncée (l'intertextualité avec El Laberinto de la soledad) ; une
idéologie qui se dégage : les temps mexicains ; une idéologie à décrypter :
le projet de développement pour le pays.

— L'intertextualité avec El Laberinto de la soledad

L'essai d'O. Paz est explicitement cité dans le roman1. Manuel


Zamacona le porte sous le bras — en bonne compagnie — en sortant d'une
table ronde sur la littérature. Ce qui provoque un commentaire sarcastique
chez Ixca Cienfuegos, avec qui il a rendez- vous, sur les intellectuels
officialisés... La filiation est assumée dans l'entretien avec C. Dumas (« Je
dois dire que chez moi l'influence de Paz est très grande2).
Nous rappellerons pour mémoire, que dans El Laberinto de la
soldedad, O. Paz tente de définir l'« essence » de la mexicanité, en
prolongeant la réflexion de Samuel Ramos dans El Perfil del hombre y la
cultura en Mexico3. Fuentes explique à C. Dumas qu'il a tenté de faire
dans le roman ce que O. Paz avait tenté, lui, dans l'essai et la poésie4 : le
personnage de Zamacona disserte inlassablement sur l'essence profonde de
la mexicanité. Mais, allègue Fuentes, il ne s'agit pas de définir une
mexicanité abstraite, « la création abstraite d'un archétype abstrait de
mexicanité », mais comme chez O. Paz, celle « des Mexicains, dans leur
pluralité, dans leur variété ». Autres thèmes renvoyant au Laberinto :
— Les digressions — toujours dans le discours de Zamacona — sur
la recherche d'une rationalité dans l'Histoire du Mexique, qui intégrerait le
passé.

1. Ibid., p. 470.
2. Entretien avec C. Dumas, op. cit., p. 158.
3. El Perfil del hombre y la cultura en Mexico passa inaperçu lors de sa parution en 1934 ; la seconde
édition, 1938, fut un succès auprès des intellectuels. La thèse défendue est celle du complexe
d'infériorité du Mexicain qui entraîne une imitation extralogique de l'Europe.
4. Entretien avec C. Dumas, op. cit., p. 159 ; également dans Tiempo mexicano, p. 58-59 ; la citation,
qui suit dans l'entretien, même page.
Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes 101

— Le thème des masques qui dissimulent, à la fois les individus


(Norma ou Robles) et le destin collectif — l'Histoire. Parallélisme, en
conséquence, entre sujet individuel et sujet collectif. Dans le second cas, la
réalité profonde du pays est occultée par ces masques successifs — Contre-
Réforme, libéralisme, positivisme. Le masque tombe cependant dans la
première phase de la Révolution — spontanée, populaire et rurale —, qui
signifie alors authenticité et autoconnaissance (de la même façon que pour
Robles à Celaya).
— Le thème du père absent, mort (Gervasio Pola) ou inconnu,
disparaissant avant la naissance de l'enfant (Robles, géniteur de Manuel
Zamacona — ce que tous deux ignorent), père auquel se substitue la mère
omniprésente : Rosenda Pola, éternelle parturiente dont la mort délivrera
enfin le fils ; dans une moindre mesure, Mercedes Zamacona, personnage
qui n'apparaît que tardivement dans le roman1.
Carlos Fuentes se situerait alors dans la continuité de Samuel Ramos
et d'Octavio Paz qui offraient une idéologie à la bourgeoisie s'homo-
généisant comme classe, après 1938. Il jouerait lui aussi le rôle de
l'intellectuel organique, au sens gramscien du terme — conscience critique
de cette bourgeoisie, prise en étau entre les masses, de nouveau délaissées,
et le retour de l'impérialisme yankee. Lucide, il se définira plus avant
comme un « écrivain de la bourgeoisie, petite et grande, de la capitale »2.

— Seconde idéologie, qui cette fois se dégage de la diégèse :

Déjà présente chez Paz, elle devient alors centrale et bientôt


obsessionnelle chez Fuentes : celle du temps mexicain, différent du temps
linéaire occidental — lequel a assimilé le passé. Au Mexique les temps
historiques se superposent, sont simultanés car ils ne se sont pas réalisés,
ils sont inachevés. Le temps est circulaire, tel un serpent qui se mord la
queue. Ainsi, de façon visible, dans La Region mas transparente, deux
temps historiques, surtout, se superposent : sous le temps contemporain,
post-révolutionnaire, se dissimule le temps de l'origine, souterrain, qui
refuse de mourir (à première lecture, le temps colonial n'apparaît que dans
l'évocation de « la ciudad de los palacios » et le merengue neocolonial des
demeures des nouveaux riches). Ixca et Teôdula Moctezuma, présentés dès
le tableau introducteur comme « les gardiens » des valeurs indigènes,
symbolisent le temps de l'origine. De là, la demande de la veuve d'un
sacrifice aztèque pour nourrir le soleil et ressusciter ce temps. Rodrigo

1 . La region mas transparente, p. 509.


2. Tiempo mexicano, p. 15.
102 Maryse Gachie pineda

Pola résistera, mais Norma, après avoir tenté en vain de le faire, sera la
victime, sacrifiée dans l'incendie de sa résidence des Lomas.
C'est là l'une des clefs d'interprétation de La Region mâs
transparente qu'il précise, développe pour Claude Dumas en 1971, en
soulignant le lien entre ce thème et la technique littéraire employée.
Éthique et esthétique se recoupent : Joyce, Faulkner et Dos Passos, furent
pour lui des clefs mais ils
l'ont affirmé dans une conviction essentielle pour comprendre la technique de La
Region mâs transparente, celle que ce pays où nous sommes est un pays où le temps
est disloqué, où les espaces et les temps sont simultanés, ou le temps n'est pas
linéaire mais circulaire ou spirale [...]. L'impression que je voulais donner
personnellement de ma ville, de ma culture, de ma civilisation, c'est l'impression d'une
simultanéité, d'une coexistence de temps, d'espaces, parce qu'au Mexique, jamais
les temps ne s'accomplissent. Apparemment, chaque temps historique, comme dit
Octavio Paz dans El Laberinto de la soledad, chaque projet historique annule
immédiatement celui qui le précède1.
Dette sans cesse reconnue et assumée...

— L'idéologie à décrypter

Le troisième niveau de l'idéologie est clarifié, explicité, toujours


dans l'entretien avec C. Dumas : il s'agit du projet de développement pour
le Mexique — projet original qui découle du constat d'échec de la
Révolution. C'est un socialisme démocratique qui rejette à la fois le
modèle du « supercapitalisme » des États-Unis, et le « sous-socialisme de
l'Union soviétique ». Réintroduction de Yutopie du monde colonial, vaincu
par l'épopée ? Celle d'Érasme, de Thomas More, de Campanella, venus en
Amérique dans la « nef des fous ». Utopie que tenta de réaliser Vasco de
Quiroga, dans les communautés indiennes du Michoacân. Utopie
impossible, vouée à l'échec.
Et c'est ainsi qu'il rend compte de la défaite de la Révolution : le
plus intéressant ce fut la lutte de Zapata et son utopie d'une Arcadie
communautaire, d'une démocratie locale, sans police, sans autorité,
finalement écrasée par Carranza et les constitutionnalistes et leur
Révolution bourgeoise, centralisatrice, avec un plan national de
développement, pour atteindre les objectifs de progrès proposés par les
grands pays de l'Occident2.
L'entretien avec C. Dumas semble, sur ce point, une relecture de ce
premier roman, correspondant à la réflexion menée dans Tiempo
mexicano, approfondissement d'une pensée, implicite ou explicite dans La

1. Entretien avec C. Dumas, op. cit., p. 155, souligné par moi.


2. Ibid., p. 152.
Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes 103

Region màs transparente, une méditation sur le temps et sur la Révolution


qui va se poursuivre jusqu'à Un Temps nouveau pour le Mexique, avec une
évolution, mais aussi un « noyau dur indestructible ».

3 — - Évolution et permanence dans « les Temps mexicains »,


1971-1997
Tiempo mexicano et Un Temps nouveau pour le Mexique ont été
publiés dans des conjonctures — nationale et internationale —, bien
différentes. En 1971, après le terrible choc de 1968, le président
Echeverria fascine les intellectuels en se présentant — sommet de la
démagogie — comme un second Cârdenas. Carlos Fuentes, selon Jorge
Castaneda, « va élaborer la justification la plus éloquente du soutien
intellectuel apporté au gouvernement d'Echeverrîa » , en prétendant
résoudre le dilemme « ouverture démocratique ou fascisme ». En 1994 le
temps des espoirs cubains puis sandisnistes est révolu ; le mur de Berlin est
tombé, entraînant la désaffection envers le marxisme des intellectuels
mexicains. Mais, surtout, l'année 1994 est terrible pour le pays : c'est, en
janvier, le soulèvement du Chiapas qui se réclame du zapatisme ; puis
l'assassinat, en mars, du candidat à la présidence, Donaldo Colosio, en
septembre, du secrétaire général du P.R.I. , Ruiz Massieu. Retour aux
temps du « pistolérisme » ? Enfin, pour couronner l'année, la crise
financière de décembre/janvier 1995. On retrouve, pourtant, dans les deux
essais, les obsessions qui étaient déjà celles de La Region màs
transparente : « temps mexicains simultanés », projet de développement
adapté au pays, bilan d'une Révolution non plus « trahie désormais, mais
interrompue »2. Avec quelques variantes...

La Révolution
Dans Tiempo mexicano, la « Radiographie d'une décade 1953-
1963 »3, offre un tableau social très critique, qui semble la traduction, en
termes sociologiques corrosifs, de celui présenté dans la fiction de 1958.
Les acteurs et leurs comportements sont les mêmes : « ceux d'en haut »,
une bourgeoisie qui a utilisé à son seul profit les « conquêtes de la
Révolution » en oubliant de remplir sa « mission » historique —
investissement, développement national ; une classe moyenne enfermée

1. Jorge Castaneda, L'Utopie désarmée, Paris, Grasset, 1996, (Ire édition, New York, 1993),
p. 171.
2. L'expression devient habituelle chez les intellectuels après la publication qui connut un très grand
succès au Mexique d'Adolfo Gilly : La Revolution interrumpida, Mexico, Ediciones El Caballito, 1971
(il s'agissait d'une analyse trotskyste reprenant la théorie de la « Révolution permanente »).
3. Tiempo mexicano, p. 56-92.
104 Maryse Gachie pineda

dans son individualisme médiocre, « the lonely crowd » (formule reprise de


Tocqueville) ; « ceux d'en bas », toujours les mêmes, ouvriers, paysans,
Indiens. Seule l'intelligentsia (Una nueva etapa cultural) trouve grâce à ses
yeux. Pourtant un reproche lui est fait : elle a négligé « les travaux sur la
réalité actuelle du pays », et éludé « une analyse historico-critique de la
Révolution mexicaine »*.
Mais deux étapes sont désormais exaltées. En ce qui concerne la
première, l'Arcadie zapatiste, la formulation semble reprendre le
commentaire sur La Region mas transparente fait à C. Dumas. Message
difficile à décoder pour le lecteur de 1958, non orienté...
Pendant une « incroyable, longue, solitaire, inoubliable année »2,
entre deux étés — 1914-1915 — une « utopie impossible » fut mise en
œuvre : « libre association de clans, démocratie locale », le contraire de la
Révolution nationale, centralisatrice, autoritaire et paternaliste de
Carranza, mais surtout, retour au temps de l'origine, circulaire — mais pas
celui du Tlatuan au sommet de la pyramide...
[Le mouvement zapatiste], « tigre tapi dans les forêts et montagnes du Morelos »,
« savait que son temps n'était pas la mesure linéaire et positiviste du temps
occidental, mais la Révolution circulaire, cosmogonique, comprise par la mentalité
"originelle" ». Arcadie impossible, vaincue, mais « le zapatisme n'a pas dit son
dernier mot, car la Révolution n'a pas dit son dernier mot ».
La seconde étape, réhabilitée cette fois, est celle du cardénisme
(1934-1940).
Nous avons vu que dans La Region mâs transparente sa
représentation était contradictoire, parfois dénaturée et mensongère4. Dans
Tiempo mexicano, tout un chapitre plein de ferveur (« Lâzaro Cârdenas »),
est consacré à celui qui fut certainement le plus grand homme d'État du
XXe siècle mexicain. L'écrivain visite, en compagnie de l'ex-président, les
villages du Michoacân et d'autres États de l'ouest, en 1961 . Il se réfère
constamment à la politique cardéniste de « développement équilibré pour
tous les secteurs sociaux »6. Il brosse le portrait d'un Cârdenas, conscience
critique du desarrollismo, lutteur infatigable jusqu'à sa mort (1971), prêt à

1. Ibid., p. 8. Nous traduisons les passages cités.


2. Pour sa vision du zapatisme, Fuentes reprend l'étude de référence de John Womack, Zapata y la
Revolution mexicana, Mexico, Siglo XXI, 1969, analyse, dans Tiempo mexicano, p. 136-146, ici plus
précisément p. 136.
3. Ibid., p 141. Géniale intuition, quand même, en 1971. Personne, au Mexique, n'envisageait une
résurgence du zapatisme. Ce fut le temps de la guérilla urbaine...
4. Les intellectuels, éminemment conservateurs, furent, en leur temps, très hostiles à la « politique de
masses » de Cârdenas. Ils le redécouvrirent dans les années 70. Importance alors des travaux
scientifiques sur cette période. Mais pour Fuentes la redécouverte fut antérieure. Lâzaro Cârdenas lui
adressa une lettre très élogieuse lors de la parution de La Muerte de Artemio Crut, en 1962.
5. Tiempo mexicano, p. 91.
6. Ibid., par exemple p. 76, 141-142.
Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes 1 05

s'engager aux côtés des Cubains lors de l'invasion de la Playa Giron en


1961, pour défendre la «jeune et vaillante Révolution cubaine qui
préconise une solution radicale aux plus vieux problèmes de l'Amérique
latine, tout en se défendant contre l'implacable harcèlement du
gouvernement des États-Unis »\ se battant pour la démocratie syndicale,
l'organisation des travailleurs et de nouveau la prise en considération d'un
monde rural abandonné.
Alors le modèle de développement proposé par le romancier converti
en « politologue », hésite entre Yutopie, le « socialisme démocratique », et
le réalisme, le « nationalisme révolutionnaire », c'est-à-dire une
réactivation de la politique cardéniste interrompue :
Le socialisme démocratique, n'est certainement pas prévisible dans un pays qui,
stratégiquement et même culturellement, est la Pologne de l'Amérique latine. Mais
un meilleur équilibre entre le développement économique, la justice sociale et la
liberté politique est possible et nécessaire2.
Tiempo mexicano marque un moment de la réflexion sur la
Révolution correspondant toujours au refus de desarrollismo ; à l'adhésion
à la Révolution cubaine — même si l'essai est publié l'année de l'« affaire
Padilla » — qui va provoquer la rupture d'une partie de l'intelligentsia « de
gauche » avec cette Révolution ; à la redécouverte de Cârdenas ;
coïncidant avec la publication au Mexique, contrairement à ce qu'il affirme
déplorer, de nombreux ouvrages sur la Révolution mexicaine, après 1968
(outre celui de J. Womack, ceux d'Arnaldo Cordova, de Jean Meyer,
d'Adolfo Gilly, les volumes annoncés (23) du Colegio de Mexico). Elle
suscite un intérêt renouvelé, et, de nouveau, des débats passionnés et
contradictoires sur sa signification.
Dans Un Temps nouveau pour le Mexique, qui reproduit
intégralement deux chapitres de l'essai précédent , la causticité du ton fait
place à la gravité, à une certaine sérénité empreinte de désenchantement.
Fuentes approfondit encore sa connaissance de la Révolution en
s'appuyant, cette fois, sur l'étude — qu'il a préfacée en 1990 — d'un autre
chercheur nord-américain, John Mason Hart, Revolutionary Mexico. S'il
assume toujours les deux phases chronologiques, ainsi que les deux types
de Révolution — la paysanne et la bourgeoise — telles qu'elles ont été
analysées par l'historiographie, il découvre, à la suite de Hart, une
« Révolution n° 3 », « définitivement estompée dans la mémoire

l.Ibid., p. 147.
2. Ibid., p. 144.
3. Un temps nouveau pour le Mexique, chapitres 2 (« Dans le temps mexicain ») et 5 (« Le Mexique
agraire, la mort de Rubén Jaramillo ») ; deux chapitres sont consacrés au « Mexique révolutionnaire »
(4) et au « Système politique mexicain » (6).
106 Maryse Gachie pineda

collective », un « embryon de Révolution prolétarienne ». Et contrairement


à la plupart des historiens1, il insiste sur l'autonomie des syndicats
regroupés au sein de la Casa del Obrero Mundial (plus de 100.000
membres) et organisant, en 1916, les plus longues grèves qui aient jamais
eu lieu au Mexique.
Mais la perspective s'élargit : la Révolution est replacée dans la
continuité de Y Histoire mexicaine (permanence des luttes sociales ;
permanence de la lutte, depuis la chute des Aztèques, entre tradition et
modernité, dans un pays où le passé est toujours vivant).
Surtout le bilan d'une Révolution, appréhendée comme un « bloc »,
comme naguère la Révolution française, est désormais — et c'est là la
grande nouveauté — largement positif. Il réfute la thèse de Hart selon
laquelle « elle avait été une guerre de libération nationale contre les États-
Unis ». Car, avec ou sans les États-Unis, comme il le répète depuis les
digressions de Manuel Zamacona et les analyses de Tiempo mexicano, la
Révolution fut celle d'une « nation à la recherche d'elle-même », une
« autoconnaissance » à travers les cavalcades des hommes de Pancho Villa
et d'Emiliano Zapata2, une « reconnaissance de la totalité culturelle du
Mexique ». Ce n'est plus Robles qui sait gré à Cârdenas d'avoir été le père
du capitalisme mexicain, mais l'essayiste lui-même, qui le compare alors à
F. D. Roosevelt « qui nettoya les écuries d'Augias du capitalisme »3.
Cârdenas, qui jeta les bases de « la croissance soutenue » et qui sut, à la
différence de ses successeurs, la concilier avec la justice sociale. Cela, il
l'avait découvert et « écrit » dans Tiempo mexicano.
Mais en 1994-1997, il n'est plus question de solidarité avec la
Révolution cubaine. Aucune allusion, non plus aux sandinistes, dont il fut
pourtant un ardent défenseur. Fin de Vutopie, ou désir désormais, d'une
« utopie désarmée » ? Pour reprendre le titre de J. Castaneda et le contenu
de sa réponse à une lettre du sous-commandant Marcos incluse dans le
volume4. Ce dernier, qui avait lu l'étude de Hart et la préface de Fuentes,
l'invitait à participer à l'une de ses grand-messes « dans les montagnes du
sud-est ». Dans sa réponse, C. Fuentes se déclare en accord avec les
revendications des zapatistes, eux « qui sont les premiers acteurs
postcommunistes du tiers-monde »5. Mais il désapprouve le recours à la
lutte armée avant d'avoir épuisé toutes les solutions légales.

1. Ibid., p. 61-62. Des historiens aussi différents que Jean Meyer ou Arnaldo Cordova se sont
interrogés sur la collaboration précoce du mouvement ouvrier avec l'État (les « Bataillons rouges » en
1915, contre les paysans en armes représentant la « réaction »).
2. Ibid., p. 102.
3. Ibid., p. 109.
4. Ibid., p. 176 à 184 : « Dialogue entre un guérillero et un romancier ».
5. Ibid., p. 182.
Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes 107

La Révolution est replacée également dans une perspective latino-


américaine. Il partage l'opinion de Hart quand celui-ci affirme que
grâce à la Révolution, les masses réalisèrent des gains impressionnants ; elles
éliminèrent la plupart des vestiges et des relations sociales archaïques qui continuent
d'être la plaie de la quasi-totalité de l'Amérique latine, elles ouvrirent la société à
l'éducation publique et à la mobilité sociale.1

Dans une perspective mondiale, enfin : elle a été aussi importante


pour le pays, qu'en leur temps, les Révolutions française, russe, nord-
américaine (1776 et 1861), pour le leur. Et c'est l'historien mexicain
Enrique Florescano qui vient étayer une telle déclaration, lorsqu'il écrit :
Ce ne fut pas un mirage idéologique de changement ; ce fut un changement réel qui
révolutionna l'État, évinça violemment l'ancienne oligarchie dominante, promut
Révolution.2
l'ascension de nouveaux acteurs politiques, établit un temps nouveau, le temps de la

Le sous-commandant ne partagera certainement pas cette


approbation « franche et massive » Ainsi, entre 1958 et 1997, le
romancier/essayiste est passé du constat d'une « Révolution trahie » {La
Region mas transparente), à celui d'une « Révolution interrompue »
{Tiempo mexicano), à un bilan largement positif, enfin (Un Temps nouveau
pour le Mexique).
Il n'abandonne pourtant pas complètement l'idée de la « Révolution
interrompue ». Pouvait-il en être autrement puisque l'essai a été remanié en
fonction de la désastreuse année 1994 ? Mais la place octroyée (une demi-
page) à une telle reprise est modeste au regard de tout ce qui précède : le
Mexique connaît de nouveau la crise et la nécessité de changement,
soixante-dix ans après la mort de Zapata. Et il trouve cette formulation
étonnante :
Un énorme progrès a été réalisé en même temps qu'une grande injustice. La
modernité a été faite aux dépens des petites communautés agraires. Le monde oublié de
Villa et de Zapata.3

Le ou les temps mexicains


Si, dans La Region mas transparente, Teôdula et Ixca assuraient la
permanence des anciennes valeurs indigènes « qui attendent d'autres temps
pour fructifier, pour offrir leurs fruits et leurs fleurs. Si c'était une critique
du temps linéaire, à l'occidentale, du progrès, de la modernité »4

1. Un temps nouveau pour le Mexique, p. 73.


2. Ibid., p. 102.
3. Ibid., p. 73.
4. Entretien avec C. Dumas, op. cit., p. 151.
108 Maryse Gachie pineda

représenté par Robles, Tiempo mexicano analyse, précise le contenu des


trois temps simultanés du Mexique :
— Le temps de l'origine, temps circulaire puisqu'il retourne à son
point de départ — le mythe de Quetzalcôatl transféré sur Cortés — ce qui
va entraîner sa destruction par la conquête espagnole.
— Le temps colonial, rejeté par les libéraux au moment de
l'indépendance et de la « Réforme ».
— Le temps de la Révolution et le temps présent, qui reste à
construire.
Seule la Révolution dans la première étape, avant qu'elle ne
deviennent Institution, a « rendu présents tous les passés du Mexique » et
elle le fit «instantanément» (p. 11). Il est urgent de comprendre «la
fabuleuse totalité et instantanéité du vrai temps mexicain » (p. 15). Ce
constat avait déjà été explicité à C. Dumas. Le Mexique vit alors,
aujourd'hui, un temps falsifié. Il est passé de Quetzalcôatl à Pepsicôatl, du
temps du mythe à celui de l'impérialisme. Humour inspiré par les réclames
qui couvrent les murs de terre crue {adobe) des modestes maisons (jacales)
de la campagne mexicaine (p. 26). Le temps de Pepsicôatl correspond, lui
aussi, au calendrier de l'Occident, avec son temps linéaire.
Les libéraux, au moment de l'indépendance ont nié deux temps :
celui de l'origine, celui de la Colonia — temps de la Contre-Réforme, de
l'absolutisme, mais aussi de Yutopie — , pour adopter un modèle qu'ils
croyaient universel et qui était, en réalité, eurocentrique.
Le Mexique ne saurait retourner à Quetzalcôatl — comme le
voulaient les « gardiens » de La Region mâs transparente — ni s'aliéner à
Pepsicôatl — ce qui serait choisir la voie de la facilité. Le modèle nord-
américain implique — entre autres erreurs — l'agglomération des
populations dans des mégalopoles comme Mexico — qualifiée, en 1971,
« d'ex-région la plus limpide »*. Il faut donc sauvegarder ce qui est valable
dans chaque temps : dans les cultures indiennes, les valeurs
communautaires, le sens du sacré, le rite vivant peuvent aider à combattre les
névroses modernes ; l'utopie, dans le temps colonial.
Car c'est la culture qui doit déterminer le politique : pour un
nouveau modèle de développement, le Mexique peut puiser dans « sa riche
tradition culturelle »2.

1. En raison de la pollution à partir de la fin des années 60, comme il a été indiqué plus haut. En 1970,
l'agglomération de Mexico dépasse les 8,5 millions d'habitants. Entre 1960 et 1970, la population
augmenta de plus de 64 %. Désormais gigantisme et pollution iront de pair.
2. Tiempo mexicano, p. 41.
Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes 109

Dans le temps présent, le marxisme doit être pris en compte : la


vision libertaire de Marx, le socialisme comme fin de l'aliénation, non sa
caricature stalinienne, bureaucratique1.
C'est seulement par cette « synthèse novatrice du présent et du
passé », par la reconnaissance de son visage à la fois « indien, métis et
occidental », par la « reconquête de l'utopie » — « programme minimal de
la Révolution populaire, idéaux collectifs »2 — que le Mexique créera un
modèle original de développement.
Si, comme nous l'avons indiqué ci-dessus, Un Temps nouveau pour
le Mexique s'inscrit dans un contexte radicalement différent, la réflexion
sur le temps demeure immuable : temps historiques simultanés3 qui doivent
être pris en compte dans la recréation d'un « temps nouveau », conciliant
tradition et modernité, Mexique multiracial et multiculturel —, incluant sa
dimension africaine désormais4. Avec deux variantes cependant :
— Insistance — rébellion du Chiapas oblige — sur le temps de
l'origine qu'il prend soin de distinguer de celui de la naissance de la
nation.
L'un des cycles historiques des Indiens s'est achevé avec la conquête, mais leur
cycle culturel continue toujours.3

Monde indien comme lieu de ressourcement,


devenu le dépositaire secret de tout ce que nous avons oublié ou dédaigné :
l'intensité rituelle, l'imagination mythique, le sens donné à la nature, la relation avec la
mort, les liens communautaires, la capacité d'autonomie.6

Mais les valeurs indiennes, aujourd'hui, excluent le monde de


Tlacaelel, l'éminence grise du monde aztèque, qui inventa le système de
pouvoir — vertical, centralisé, autoritaire — encore en vigueur
aujourd'hui, « même s'il parle espagnol » ; il imposa également le sacrifice
aztèque, contre l'avis des dignitaires toltèques qu'il fit mettre à mort,
« malgré le manteau de la culture toltèque » qui recouvrait le monde
aztèque7.
— Pour ce qui est du temps colonial, il n'est plus associé à la
Contre-Réforme et à Yutopie, mais à la naissance d'une « entité nouvelle et
différente », le monde métis. « Aux fastes de cette naissance présidait un

l.Idem.
2. Ibid., p. 42.
3. Un Temps nouveau pour le Mexique, p. 303.
4. Ibid., 296.
5. Ibid., 284.
6. Ibid., 289.
7. Ibid., 302.
1 10 Maryse Gachie pineda

couple divin : Cortés et sa maîtresse la Malinche »l que la mémoire des


Mexicains refuse aujourd'hui. Retour à la thèse d'Octavio Paz dans El
Laberinto de la soledad : tous, « enfants de la Malinche »
Si la conclusion reste la même — la grandeur du Mexique, c'est un
passé toujours vivant et qui n'est pas un « fardeau » ; car « la mémoire
sauve, filtre, choisit, mais elle ne tue point »2 —, cette variante permet
d'introduire désormais un projet politique qui n'est plus défini comme « un
socialisme démocratique », nourri de la pensée libertaire de Marx, mais,
plus modestement, comme la démocratie, mais une démocratie
« mexicaine ». La synthèse des temps est alors formulée en des termes à la
fois graves et lyriques :
Le christianisme et la Révolution sont-ils notre véritable bouillon de culture ? Peut-
être. Non seulement lorsqu'ils sont animés par les /eux du sacré, du mythe, du
langage et, grâce aux passerelles verbales, par la promesse de démocratie. Lorsque la
culture mexicaine unit son feu sacré à son idéal démocratique, elle crée l'imaginaire
de la société civile, une démocratie mexicaine avec des rêves, des nuits, du sexe.3
Discours répétitif ? Réintégration dans le « temps » et la nation
mexicaine des Indiens, démocratie, société civile : le sous-commandant ne
dit pas autre chose... La démocratie est devenue l'« indépassable horizon »
du projet politique et social mexicain.

Au terme de cette étude, une première conclusion semble s'imposer :


celle de la grande cohérence d'une pensée, qui arrive à maturation après
une réflexion menée durant quarante longues années et amorcée dans les
discussions et les digressions des personnages centraux de La Region mâs
transparente ainsi que dans l'idéologie qui imprègne la fiction.
Bien évidemment, les deux genres — roman/essai — ne se recoupent
pas, même si l'essai déborde parfois sur le roman. Il n'était pas dans notre
propos d'aborder l'écriture proprement dite, l'esthétique (la rénovation des
techniques littéraires, l'influence de Dos Passos ou du surréalisme, etc.).
Nous nous sommes bornée à constater la volonté de prolonger la veine
satirique, la dislocation du temps et de l'espace qui rejoignaient l'éthique
du roman.
Il reste que les obsessions et le « message » — plus ou moins
explicite dans La Region mâs transparente — se retrouvent dans les trois
textes, même si la réflexion sur les temps mexicains et les projets de
développement se précise et se développe dans les essais. Et qu'elle

l.Idem.
2. Ibid., p. 304.
3. Ibid., p. 303, souligné par moi.
Penser et écrire le Mexique selon Carlos Fuentes 111

évolue, malgré un noyau dur, en fonction de l'accélération de l'Histoire et


d'une meilleure connaissance de la Révolution. Laquelle s'appuie sur
l'abondance des ouvrages scientifiques sérieux dans un pays où l'Histoire
n'est pas seulement « officielle »
Dans les trois textes, on retrouve la volonté de « penser et d'écrire »
le Mexique : sa capitale où l'air devient de moins en moins limpide, son
Histoire, son identité. Et aussi une certaine façon de l'appréhender. Des
digressions de M. Zamacona à Un Temps nouveau pour le Mexique, on
retrouve la même volonté de ne pas l'enfermer dans le « positivisme »,
dans le « rationalisme » :
— En 1958, Manuel Zamacona : Explicarlo, no se, dijo, creerlo,
nada mâs. Mexico no se explica : en Mexico se crée, con furia, con
pasiôn, con desaliento1 .
— En 1971, avec Claude Dumas : « Le Mexique et un pays difficile
à rationaliser, c'est un pays qui exige la passion pour être compris, pour
que l'on pénètre en lui » .
— Constat parallèle en 1997 : « on n'en perce jamais les mystères.
C'est une tâche écrasante que de tenter de l'écrire ». Mais il n'est plus
question de foi et de passion.
Toute sa vie, il est resté proche de l'adolescent qui découvrit ce pays
à quinze ans et qui, comme certains étrangers — orphelins du Mexique
quand ils l'ont quitté — oscillent constamment entre la fascination et le
rejet ; celui qui avouait à Claude Dumas, que « lorsqu'il y était arrivé à
quinze ans, lorsqu'il l'avait découvert, il l'avait aimé et détesté
immédiatement ».
Entre La Region mas transparente et Un Temps nouveau pour le
Mexique, le temps est aussi (presque) circulaire, la boucle se referme.
Mais comment ne pas noter le désenchantement ou la lassitude qui
s'exprime dans les dernières pages de l'essai :
Comme la plupart des écrivains latino-américains, j'ai été pourvoyeur d'espoir et
même d' utopie pour nos sociétés durant ces quarante dernières années [...].
Aujourd'hui je dois admettre que le pays auquel j 'ai cru et espéré est plus loin de
moi que lorsque j'avais trente ans3 [l'âge, précisément, auquel il publia La Region
mâs transparente].
Désenchantement de la maturité, désillusions de l'Histoire du sous-
continent (Cuba, puis le Nicaragua), impossibilité de réaliser l'utopie (le
« socialisme démocratique »), sous-jacente dans La Region mâs

1. La région mâs transparente, p. 202.


2. Entretien avec C. Dumas, op. cit., p. 160.
3. Un temps nouveau pour le Mexique, p. 297.
1 12 Maryse Gachie pineda

transparente, explicitée dans l'entretien avec C. Dumas, désirée dans


Tiempo mexicano, absente dans Un Temps nouveau pour le Mexique.
Mais la démocratie n'en est-elle pas une dans un pays qui, depuis le
temps des Aztèques, a connu un système de gouvernement autoritaire,
centralisateur et paternaliste ? N'a-t-elle pas progressé en l'espace de
quarante ans, avec l'essor de la société civile, chez un peuple qui, malgré
les catastrophes qui jalonnent son Histoire — naturelles, économiques,
politiques — a le « génie de la survie » ?
Ne fait-elle pas l'objet d'un consensus — de Marcos à Paco Taibo II —
lequel, persuadé que rien n'a changé entre 1922 et 1987, présente
cependant le « pouvoir populaire » à la base, dans le municipe de Santa
Ana, comme une utopie ?

Maryse GACHIE PINEDA


CRICCAL
Université François Rabelais - Tours

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