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Lelart Michel. L'épargne informelle en Afrique. Les tontines béninoises. In: Tiers-Monde, tome 30, n°118, 1989. pp. 271-298;
doi : https://doi.org/10.3406/tiers.1989.3836
https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1989_num_30_118_3836
* Ce travail s'insère dans une recherche plus vaste sur les circuits parallèles de financement
menée dans le cadre d'un réseau thématique de l'Université des Réseaux d'Expression française.
Une version simplifiée a été présentée aux Cinquièmes Journées internationales d'Economie
monétaire et bancaire, Clermont-Ferrand, 9-10 juin 1988.
** cnrs-iof (Institut Orléanais de Finance);,
Revue Tiers Monde, t. XXX, n" 118, Avril-Juin 1989
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1. Cette nécessité est bien mise en évidence par D. Kessler et P. A. UUmo dans leurs
contributions à l'ouvrage collectif publié sous leur direction, Epargne et développement, Paris,
1983.
2. R. Verhagen, Les exploitations du plateau de Sakete et V organisation des moyens de
production, Porto-Novo, 1976, cité par F. J. A. Bouman, Indigenious Saving and Credit
Societies in the third World, a Message, 5a vings and Development, vol. l,n°4, 1977, p. 181-219.
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Nous avons fait état de cette observation dans un précédent article à la suite duquel une
étudiante béninoise, en nous citant dans un travail de fin d'études, a ramené cet âge limite à
dix ans pour tenir compte du grand nombre d'écoliers acquis à cette pratique ! (E. Atchaka,
Système tontinier et développement socio-économique en République populaire du Bénin (RPB),
Mémoire Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, Paris, 1985, p. 59).
3. A. O. Mensah et H. E. Nouatin, La mise en œuvre des techniques de mobilisation de
V épargne en République populaire du Bénin, Mémoire de maîtrise, Faculté des Sciences juridiques,
économiques et politiques (fasjep), Université nationale du Bénin, 1983, p. 72-73.
4. I. M. Soumanou et A. R. Yaya Nadjo, Promotion et mobilisation de l'épargne en
République populaire du Bénin, Mémoire fasjep, 1984, p. 27-28.
5. Alors que 61 % ne sont pas satisfaits des caisses locales de Crédit agricole, Rapport du
Comité ad hoc sur V épargne villageoise en République populaire du Bénin, juin 1985, annexe 2.
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les pays voisins et qui commencent à être mieux connues6. Mais elles
n'ont guère été étudiées en tant que composantes d'un véritable système
financier. C'est dans cette perspective que nous allons nous situer, en
montrant qu'elles accélèrent la circulation de la monnaie et favorisent
en même temps l'accumulation des liquidités.
Nous allons d'abord exposer les deux formes de tontines les plus
répandues au Bénin — mutuelle et commerciale — avant d'analyser le
rapprochement qui s'opère actuellement, et semble-t-il de plus en plus
nettement, entre ces deux formes traditionnelles, et entre leurs fonctions
respectives.
6. Nous avons analysé les tontines africaines d'une façon plus générale dans « L'épargne
informelle en Afrique », Centre africain d'Etudes monétaires, Actes du Symposium du Caire,
juillet 1984, p. 13-62 et Revue des Etudes coopératives, 2* trimestre 1985, p. 53-78.
7. V. Lima, Les structures sociales, économiques et traditionnelles de la masse rurale de V ex-
Bas Dahomey, 1919-1939, Thèse Université de Paris VII, 1980, p. 109-117.
8. Dans son mémoire déjà cité, E. Atchaka présente la monographie d'une adjolou qui
est une tontine de travail dans le district de Cové (op. cit., p. 64-71). De même, K. G. Gbog-
blenou évoque l'existence de « kuru » dans la province du Borgou : il s'agit d'une forme de
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tontine mutuelle pour aider les paysans qui se trouvent en retard dans les travaux de leurs
champs (La tontine en République populaire du Bénin — Adaptation des garanties bancaires
pour la protection des participants, Mémoire fasjep, 1983, p. 37).
9. Cf. E. Atchaka, op. cit., p. 36-37.
10. Alors que Gbé est un nom typiquement béninois, on retrouve les autres appellations
courantes de l'autre côté de la frontière sous une forme souvent différente. Au Niger, au Togo
et surtout au Nigeria on parle des Esusu (ou Asusu, Isusu, Osusu) qui correspondent
certainement aux So-Sou-Assoussou béninois : tous sont pratiqués par les musulmans Yoruba.
Cf. notamment A. K. Ajisafe, The Laws and customs of the Yoruba people, Londres, 1924 et
W. R. Bascom, The Esusu : a credit institution of the Yoruba, The Journal of the Royal
Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, vol. 82, 1952, p. 63-69.
1 1 . Ainsi, on rencontre dans le Zou des tontines exclusivement organisées aux fins de faire
un Zindo. On appelle ainsi le don traditionnel remis publiquement à l'occasion d'une
cérémonie particulière. Cf. K. G. Gbobglenou, op. cit., p. 26.
12. F. J. A. Bouman, art. cité, p. 181. M. P. Miracle and al., Informal Savings Mobilization
in Africa, Economic Development and Cultural Change, vol. 28, n° 24, p. 701-724. Dressant
la liste de ces appellations en Afrique, l'auteur ne fait état que des Ndjonu ou Adjolou dont
nous venons de parler.
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16. L'existence d'une telle caisse de même que ce versement complémentaire quand il
intervient au premier tour modifient les modalités financières de la tontine, comme nous le
verrons plus loin.
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20. A Pobé, dans la province de l'Ouémé, nous en avons rencontré une qui comprenait
149 membres se réunissant toutes les quatre semaines. Elle allait se terminer après avoir été
ouverte neuf ans plus tôt!
21. Cf. notamment A. Lambada et A. K. Akakpo, La tontine et son impact sur le
développement économique et social — le cas de la République populaire du Bénin, Mémoire fasjbp, 1983 .
Le décès d'un membre soulève moins de difficultés car ses héritiers prennent sa place ou
remboursent les sommes dues.
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22. C. Rietsch a analysé la gestion des aléas dans le cycle tontinier (Les tontines : principes,
techniques et limites, Document dactylographié, iof, Université d'Orléans).
23. K. G. Gbogblenou, op. cit., p. 48-49. L'un de ces procès est analysé en détail par
l'auteur, p. 46-48.
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24. La population désigne ces tontines en utilisant les mêmes mots que pour les tontines
mutuelles, notamment « So-Sou » à Cotonou, « Adjonou » dans l'Ouémé, « Sokoué-Soukoué »
dans le Zou.
25. F. Bouman n'a étudié que les Associations rotatives d'Epargne et de Crédit. A côté
des « Rotatives Associations » et des « Fixed Funds Associations », qui sont une variante des
premières dont nous parlerons plus loin, M. Miracle a simplement évoqué les « Mobile
Bankers ». La plupart des travaux effectués au Bénin considèrent l'ensemble des tontines sans
prendre en compte leurs spécificités. Seul un travail de O. A. Singbo et Y. Kpongnonhou
concerne la forme de tontine que nous étudions (Contribution à la réglementation des opérations
de tontine, Mémoire fasjep, 1982).
26. A. O. Mensah et H. E. Nouatin, op. cit., p. 73. On nous a parlé d'un tontinier qui avait
600 clients en 1982.
27. M. L. Grange, Les tontines et la collecte de l'épargne en Afrique, in L'épargne et sa
collecte en Afrique, Colloque de Yamoussoukro, novembre 1987, Revue Banque Editeur, 1988,
p. 75-81.
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un frère ou un ami, ou ils se font aider par des commis pour recueillir
l'argent. Ils doivent dans ce cas tenir une petite comptabilité : une sorte de
registre général de leurs clients doublé d'un calendrier de leurs versements28.
— La durée peut varier fortement. La tontine mensuelle aux 31
versements quotidiens est très répandue, mais à Cotonou les versements se font
souvent tous les quatre jours parce que c'est le rythme du grand marché
Dantokpa. Pour la même raison c'est souvent tous les deux jours à
Porto-Novo. Il est fréquent que 155 versements soient prévus, mais on
peut aussi trouver des versements tous les deux jours pendant six mois
ou 25 versements les premier et cinquième marchés du mois... ce qui fait
à peu près une année29.
— Chaque client confie chaque fois la même somme au tontinier,
mais chaque client peut verser ce qu'il veut. Le plus souvent les versements
ne doivent pas être inférieurs à un certain montant situé très bas : 100 F CFA.
Mais ils ne sont pas plafonnés et peuvent atteindre des montants élevés :
10000 F par jour, 200 000 F par mois versés régulièrement par des
commerçants.
Cette souplesse n'empêche pas que cette tontine est profondément
différente de la précédente. Elle n'a aucune dimension sociale : elle ne se
fonde pas sur des relations personnelles et elle ne facilite pas une plus
grande solidarité. Les clients du tontinier ne se connaissent pas
nécessairement, ils ne se réunissent jamais, et si quelques-uns se connaissent
ou se rencontrent régulièrement, ce peut être simplement parce qu'ils sont
à proximité l'un de l'autre sur le marché. Par contre, tous les clients
d'un tontinier le connaissent bien puisqu'ils lui confient leur argent. Les
premiers temps ils peuvent ne le connaître que de réputation, mais ils
ne feront durablement affaire avec lui que si la confiance s'installe. Ils
peuvent même l'informer d'avance de ce qu'ils projettent de faire avec
leur argent et lui intimer de ne les rembourser que pour réaliser ce
projet30.
Quelle que soit la confiance qu'ils éprouvent, les clients du tontinier
ont surtout le sentiment d'être juridiquement protégés. La carte que le
tontinier leur a remise, qui porte son nom, et sur laquelle il a coché à sa
façon un certain nombre de cases est un titre qui établit leur créance et
qui peut être produit en justice31. Le fondement légal d'une telle action
n'est plus la loi de 1963 mais les dispositions habituelles du Code civil
et du Code pénal. Que l'argent ait été collecté dans une opération de
tontine serait simplement une circonstance aggravante de l'abus de confiance32.
C'est pourquoi cette tontine peut être appelée commerciale, ou encore
ambulante, parce que c'est toujours le tontinier qui se déplace et va
collecter au jour dit, et généralement le soir, l'argent de chacun de ses
clients.
Le caractère financier est aussi original. L'accumulation est nettement
plus accentuée que dans la tontine mutuelle. Elle est certes limitée dans
le temps puisqu'elle prend fin à la date convenue, mais elle progresse
régulièrement : chaque client voit sa créance et le tontinier voit sa dette
augmenter à chaque versement. L'une est la contrepartie de l'autre et
les deux évoluent parallèlement selon un rythme connu d'avance. Le
versement moyen peut être faible, mais un tontinier qui a beaucoup de
clients peut recevoir chaque jour des sommes importantes qui peuvent
atteindre au bout d'un mois des montants considérables... d'autant plus
que le client peut conserver sa carte quand toutes les cases sont remplies
et ne demander la restitution de son argent que plus tard.
Cet aspect financier de la tontine commerciale apparaît plus nettement
si l'on considère son étalement. On rencontre en effet deux formules :
— Les versements peuvent commencer et se terminer tous ensemble,
par exemple le premier jour du mois ou le premier marché de l'année.
Le remboursement interviendra le dernier jour du mois ou le dernier
marché de l'année. Les tontines se suivent souvent, mais elles sont toutes
bien isolées dans le temps : elles commencent un jour donné et se
terminent un autre jour33. Un client peut ne rien verser certains jours ou
le jour de certains marchés, il peut faire plusieurs versements en même
temps, qu'il veuille rattraper son retard ou prendre un peu d'avance. Le
tontinier voit les fonds collectés augmenter régulièrement jusqu'à ce qu'il
les rembourse intégralement... en conservant chaque fois pour lui un
31. Après une plainte déposée à la police, un tontinier a été tenu de rembourser aux
héritiers parce que le carnet détenu par le défunt était la preuve de sa créance (O. A. Singbo et
Y. Kpongnonhou, op. cit., p. 26-30).
32. Ibid., p. 34. On n'a pas d'informations sur les litiges nés de cette forme de tontine.
Il est possible que l'un ou l'autre des huit procès indiqués par Gbogblenou concerne cette
pratique.
33. Les cartes que remet le tontinier comprennent parfois des cases correspondant à un jour
indiqué : n° 1 le 1er mars, n° 2 le 3 mars... On trouvera l'exemple d'une telle carte dans N. Salaou
et R. Osseni, op. cit., p. 43.
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versement sur les 31 prévus3*. Sa liquidité, si l'on peut dire, restera facile à
gérer. On peut parler dans ce cas d'une tontine fixe puisque les
remboursements interviennent à la date prévue.
— Les versements peuvent commencer et se terminer indépendamment
les uns des autres. Chaque client commence à verser quand il veut, et il verse à
son rythme. Il sera remboursé non pas après le 31e jour, mais après le
31e versement ou le 62* ou le 155e... Il n'est plus possible d'isoler la
tontine dans le temps, et on ne devrait plus parler d'une tontine puisque les
clients entrent et sortent à tous moments. La présence du tontinier assure
à elle seule la permanence des opérations. Le rythme de l'accumulation
devient irrégulier. Le tontinier peut certains jours équilibrer plus ou moins
les fonds qu'il reçoit des uns et les fonds qu'il rembourse aux autres.
Mais l'argent qu'il conserve fluctue d'une façon quasi permanente. Sa
liquidité devient plus difficile à gérer. On peut parler dans ce cas d'une
tontine mobile puisque les remboursements se déplacent dans le temps
et doivent être effectués à une date qui ne peut être prévue36.
Dans les deux cas38, un client peut décider d'arrêter définitivement
ses versements avant la date prévue et demander le remboursement de
ceux qu'il a effectués. Le tontinier peut ne rembourser qu'à l'échéance
fixée mais il peut accepter de restituer l'argent aussitôt... sous déduction
de la part qui lui revient. Il peut aussi accepter de rembourser un client
avant l'échéance, dans la limite des fonds qu'il a déjà reçus : il restitue
par exemple la valeur de 15 versements à partir du 17e jour. Il inscrit
le montant remboursé sur la carte conservée par le client et restitue le
complément le dernier jour, avec les versements qui auront suivi. Il peut
accepter de rembourser par anticipation en fonction de son encaisse dont
il peut réduire les fluctuations, mais il ne peut pas toujours faire attendre
ses clients ni prévoir leurs besoins.
Le tontinier n'accorde pas de crédit puisqu'il ne rembourse que ce
qu'il a reçu : les retraits n'excèdent pas les dépôts. De plus, il ne favorise
l'épargne qu'incidemment. Ses clients qui ne conservent que l'argent
34. Le tontinier conserve donc pour lui le premier versement, même si le client ne verse
que quatre fois pendant le mois. Si la tontine comprend 62 versements, le tontinier conserve
les deux premiers...
35. On nous a souvent dit que des tontiniers avaient plusieurs tontines : ou bien il s'agit
d'une tontine mobile dont les clients sont des habitants de quartiers séparés ou des
commerçants installés sur des marchés distincts, ou bien il s'agit de tontines fixes démarrant à des
dates différentes.
36. Des cas intermédiaires sont possibles : les clients commencent tous à verser le premier
jour du mois mais chacun continue à son rythme, chacun commence à verser quand il veut
mais le rembousement intervient pour tous le même jour. Ces deux cas sont certainement
plus rares.
l'épargne informelle en Afrique 285
37. Au Bénin, les fonctionnaires ont tous un compte en banque. Mais la plupart ne vont
à la banque qu'une fois par mois : lorsque leur traitement a été versé sur leur compte, pour le
retirer en billets. E. Atchaka raconte les mésaventures de quelques responsables de tontines
mutuelles qui gardaient chez eux pendant quelques jours les mises de tous les membres. Les
risques sont les mêmes pour les tontiniers {op. cit., p. 124-126).
38. A. Daubrey, La mobilisation de l'épargne pour le développement rural en Afrique,
in Epargne et Développement, Paris, 1985, p. 235-254. L'auteur dit que parfois le déposant
veut pouvoir récupérer les billets mêmes qu'il a confiés. Nous ne l'avons pas constaté.
39. Nous avons trouvé cette expression dans une étude effectuée au Niger par l'Université
d'Etat de l'Ohio et résumée par K. L. Tinguiri, Epargne et crédit informels dans les pays en
voie de développement : expériences anciennes et nouvelles et la situation en milieu rural nigérien,
Document dactylographié, Université de Niamey. La pratique observée au Niger est à certains
égards différente de celle que nous avons constatée au Bénin.
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La commission reste la même, mais dans les tontines fixes elle représente
un pourcentage plus élevé de l'encaisse moyenne du tontinier puisque
les fonds collectés sont moindres, dans les tontines mobiles elle représente
un pourcentage plus faible puisque les fonds sont conservés plus longtemps.
La signification d'un tel taux n'est pas évidente : cela rend bien compte
de l'originalité des opérations examinées.
— Pour le tontinier, il s'agit de sa rémunération pour le service qu'il
offre et le risque qu'il assume. Le pourcentage est le même quelle que soit
la durée de la tontine. Mais quand la période s'allonge les versements se
multiplient et la valeur moyenne des fonds augmente en même temps que le
risque encouru40. Le tontinier garde cinq fois plus d'argent en moyenne
dans une tontine de 155 jours que dans une tontine de 31 jours. Certes,
il conserve pour lui cinq mises au lieu d'une, mais au terme d'une période
cinq fois plus longue...41 Mais s'il place l'argent de ses clients ou s'il
l'utilise dans ses propres affaires, il ne court plus le risque de le perdre
alors qu'il perçoit un intérêt ou accroît son bénéfice... Cet avantage
augmente en même temps que la durée des fonds qui lui sont confiés. Au
total, le revenu du tontinier progresse.
— Pour les clients, le taux examiné représente le coût de la mise en
sûreté de leur argent. Il ne peut être calculé par rapport à leur créance
moyenne sur le tontinier : il serait d'autant plus élevé que la durée serait
courte et le remboursement proche! Il ne peut pas davantage être ramené
à une base annuelle : il deviendrait vite exorbitant42. C'est que les fonds
ne sont confiés au tontinier que pour une courte période, une fois
remboursés ils sont utilisés et non pas redéposés à nouveau entre ses mains.
C'est l'argent dont le client dispose chaque jour qui est mis en sécurité
jusqu'à la fin du mois ou pour quelques mois de plus. Et cela lui coûte 3 %.
Un taux cumulé ne voudrait plus rien dire. La tontine commerciale permet
une certaine accumulation, mais limitée dans son volume et dans sa durée.
Elle est fondamentalement, comme la tontine mutuelle, un phénomène
rotatif.
On ne dispose d'aucune enquête générale qui permettrait de mesurer
l'ampleur du phénomène tontinier au Bénin. Les quelques travaux effectués
43. Cette monographie est présentée par N. Salaou et R. Osseni, op. cit., p. 45.
44. En 1984, un tontinier yoruba de Porto-Novo nous a seulement déclaré avoir plus de
200 clients. Il pouvait donc recevoir en dépôt — et gagner — deux fois plus d'argent que le
précédent. Il voyait donc passer entre ses mains plus de 70 millions de francs cfa dans l'année,
soit plus de 1,4 million de francs français... et il gagnait plus de 45 000 FF !
45. G. Affogbolo, op. cit., p. 27. Il est normal que le versement moyen soit cette fois plus
faible, bien que la date de l'enquête soit plus récente, puisqu'il s'agit d'un versement quotidien.
46. F. Amoussouga Gero, doc. cité, p. 24. L'auteur fait remarquer que les fonds collectés
sur une année dépassent de loin les résultats obtenus par la Caisse nationale de Crédit agricole
dans son action en vue de mobiliser l'épargne dans la ville de Cotonou (p. 8). Mais peut-on
comparer les capitaux qui passent régulièrement entre les mains des tontiniers et ceux qui restent
déposés auprès de la cnca?
47. C. Tardits écrivait en 1958 que ces fonds « pouvaient représenter, dans une ville comme
Porto-Novo, plusieurs millions de francs annuellement » (Porto-Novo, les nouvelles générations
africaines entre leurs traditions et l'Occident, Paris, 1958, p. 26). Il s'agit bien sûr d'anciens
francs français. Ou bien ces chiffres ont beaucoup progressé depuis, ou bien l'auteur a beaucoup
péché par défaut. Il faut dire qu'il y a moins d'argent en circulation en dehors des milieux
commerçants. D'enquêtes effectuées au Togo voisin en avril 1986, il ressort que des tontiniers
recevaient chaque jour 521 F cfa, les valeurs extrêmes étant de 200 et 1 436 F (D. A. Soededje,
L'épargne et le crédit informels au Togo — La tontine commerciale, Document dactylographié,
Université du Bénin à Lomé, 1987).
288 MICHEL LELART
48. Notamment pour le pèlerinage à La Mecque chez les musulmans yoruba, nombreux
à Porto-Novo et dans la province de l'Ouémé. Les deux formes de tontines peuvent être utilisées
à cette fin (N. Salaou et R. Osseni, op. cit., p. 68-73).
L'ÉPARGNE INFORMELLE EN AFRIQUE 289
perso. Lorsque les membres deviennent nombreux, les responsables de chaque groupe peuvent
se rencontrer régulièrement à la fois pour se répartir les tours et pour discuter de tout problème
qui pourrait apparaître. Plus les tontines sont importantes, plus elles doivent être organisées.
L'ÉPARGNE INFORMELLE EN AFRIQUE 291
51 . Il arrive que ces deux fonctions soient confondues quand la même personne anime en
même temps une tontine tournante et une tontine ambulante. Cette confusion n'a pas au
Bénin l'ampleur qu'on lui connaît au Niger : dans l'article précité, K. L. Tinguiri rapporte
que les « mères de tontine » jouent le rôle de « garde-monnaie » pour les habitants du village
dans 43 % des cas... « tant il est vrai que les qualités et le statut social nécessaires pour les
deux fonctions sont proches ».
52. Analysant les tontines au Cameroun, B. Bekolo-Ebé oppose à la tontine simple la
tontine avec caisse de prêt. Il distingue aussi la tontine avec caisses de prêt et de secours lorsque
les participants peuvent obtenir une aide de nature sociale (Liquidité, intermédiation et
comportement d'épargne dans les tontines, à paraître dans la Revue d'Economie politique). C. Eboué
situe ces tontines par rapport à d'autres formes d'épargne informelle (Epargne informelle et
développement économique en Afrique, Mondes en développement, 1988, n° 62-63, p. 35-64).
292 MICHEL LELART
reste le même jusqu'à la fin. Dans les tontines mutuelles, il paraît se situer
habituellement à 5 ou 10 % par mois pour les prêts aux membres, il est
toujours plus élevé pour les prêts consentis à des non-membres53.
Ce n'est pas seulement la caisse de la tontine qui peut être prêtée, ce
peut être l'ensemble des mises versées par les adhérents64. Sans être la plus
répandue, cette pratique se rencontre au Bénin. Elle a été observée dans la
province de l'Ouémé56, dans la province du Zou5e, et dans la province
de l'Atlantique : on rencontre même à Cotonou des tontines mutuelles
constituées précisément dans ce but par des personnes qui disposent d'un
petit capital et qui se groupent pour le rentabiliser d'une façon optimale57.
Les taux d'intérêt demandés aux non-membres sont d'autant plus élevés
qu'ils s'appliquent à une durée courte. Bien que leur aspect financier
devienne important, ces tontines sont toujours constituées par des
personnes qui versent leur cotisation régulièrement pendant une période
initialement fixée.
Les fonds versés par les adhérents peuvent aussi être prêtés aux membres
eux-mêmes, soit à un taux fixé qui est toujours plus bas que dans le cas
précédent, soit à un taux qui varie à chaque tour car l'argent disponible
est mis aux enchères. C'est celui qui offre l'enchère la plus élevée qui
emprunte. L'enchère représente l'intérêt que chacun propose pour disposer
de l'argent des autres pendant le temps qui reste. Elle diminue à mesure
que le temps passe : la durée de l'emprunt se raccourcit et la concurrence
se fait de moins en moins vive68. Les enchères ou les intérêts doivent ensuite
être répartis. Ils peuvent l'être de plusieurs façons :
— A chaque tour considéré. Ils peuvent être reprêtés, que ce soit à taux
fixe ou sur une nouvelle enchère. Ils le sont habituellement tant qu'ils
dépassent la valeur d'une mise. Quand ils deviennent inférieurs, ils sont
53. Dans les deux cas il est en réalité plus élevé car il est déduit du capital prêté... 100 000 F
prêtés à 10 % donnent lieu à un prêt effectif de 90 000, ce qui fait un intérêt de 11,1 %.
54. M. P. Miracle parle dans ce cas de Fixed-Fund Associations, car l'argent disponible
à chaque tour peut être prêté jusqu'à la fin de la tontine. Il les compare aux Savings and Loan
Associations, bien connues aux Etats-Unis (op. cit., p. 703-709). L'auteur met dans cette
catégorie les tontines mises en place pour financer un projet bien déterminé. R. Verhagen
pense que ces tontines à but prédéterminé sont rares au Bénin, mais F. Bouman craint que
de telles tontines aient échappé aux observateurs en Afrique (art. cité, p. 95). Personnellement
nous n'en avons pas entendu parler.
55. N. Salaou et R. Osseni, op. cit., p. 73.
56. K. G. Gbogblenou, op. cit., p. 34. Les tontines dont il est question prêtent surtout à
leurs membres. S'il en est ainsi, on comprend mal que ces derniers puissent obtenir un
rendement que l'auteur situe entre 25 et 70 % !
57. E. Atchaka, op. cit., p. 96.
58. Ce système de l'emprunt avec intérêt fixe ou avec enchère peut être combiné avec un
tirage au sort lorsqu'il n'y a pas de candidats emprunteurs pour un tour donné. De multiples
variantes sont possibles.
l'épargne informelle en Afrique 293
conservés jusqu'au tour suivant et ajoutés aux mises qui seront versées par
chacun.
— A la fin du cycle. Les intérêts viennent grossir la caisse. A la fin
de la tontine, ils peuvent être répartis à égalité entre les membres, sans
considérer leur position dans le cycle, ou en tenant compte de la créance
moyenne de chacun. Plusieurs modes de calcul sont possibles, qui deviennent
vite complexes59.
— Au début du cycle suivant. On nous a parlé d'une tontine dans
laquelle la caisse n'était que partiellement répartie entre les membres, le
solde étant conservé pour amorcer la tontine suivante. Les membres qui
quittaient le groupe étaient remboursés de leur part, les membres qui
entraient payaient un « droit d'entrée » du même montant60.
Cette forme de tontine permet d'associer l'épargne et le crédit d'une
façon complexe. Certains membres perçoivent un intérêt supérieur à
celui qu'ils ont réglé : ce sont les épargnants qui ont levé les fonds en fin
de cycle. D'autres paient un intérêt supérieur à celui qu'ils ont perçu : ce
sont les emprunteurs qui ont levé les fonds en début de cycle. Ces taux
diffèrent pour chaque participant, comme le taux net — débiteur ou
créditeur — qui s'en déduit et qui peut varier beaucoup en fonction du
tour pendant lequel les fonds ont été levés par chacun.
Les tontines avec enchères sont très répandues au Cameroun chez les
Bamilékés, ce sont les « Ndangui » ou « Djangui ». On en trouve aussi
au Nigeria chez les Yoruba et les Ibo qui pratiquent Г « Esusu »". Elles
deviennent très sophistiquées lorsque les enchères ne sont pas réparties
mais intégrées au fonctionnement de la tontine : les versements qui
suivent se trouvent modifiés. Cette pratique des enchères n'est pas inconnue
au Bénin. On commence à l'observer dans la province de l'Ouémé qui
s'étend le long de la frontière nigériane où l'on trouve parmi la population
une grande proportion de Yoruba62. Mais il s'agit d'une pratique isolée qui
ne s'étend que très lentement.
Un tel renforcement de l'activité de crédit n'est pas seulement le fait
des tontines mutuelles. On peut également le constater dans les tontines
commerciales qui, paradoxalement, se rapprochent de cette façon des
précédentes.
59. P. H. Azande, Un instrument traditionnel et moderne de crédit en Afrique : la tontine,
Droit africain, 1981, vol. I, p. 23-26. L'auteur considère ces pratiques en général et non pas
seulement au Bénin.
60. K. G. Gbogblenou cite un exemple identique (op. cit., p. 34).
61. Ces deux formes de tontines sont analysées par J. Nsole, Techniques et pratiques
populaires d'épargne et de crédit, Thèse de 3° cycle, Université de Lyon II, 1984. Cf. p. 100-128.
L'auteur ne fait pas apparaître de différences importantes dans leurs modalités financières.
62. K. G. Gbogblenou, op. cit., p. 33.
294 MICHEL LELART
63. Cette « facilité » a été signalée dès 1984 par N. Salaou et R. Osseni, op. cit., p. 46.
Les observateurs y font souvent allusion depuis. Cf. par exemple G. Affogbolo, op. cit., p. 14.
L'ÉPARGNE INFORMELLE EN AFRIQUE 295
66. Au mois de février 1986, un client qui devait remettre à un tontinier de Cotonou 200 F
par jour trente et une fois de suite a obtenu le deuxième jour une avance de 2 400 F, moyennant
un intérêt égal à une mise (200 F). Comme cette avance a été remboursée dans les douze jours
qui ont suivi, cet intérêt doit être rapporté à un emprunt pendant six jours : le taux est de 16,7%,
soit 1 014 % sur l'année !
L'ÉPARGNE INFORMELLE EN AFRIQUE 297
CONCLUSION
de l'argent pour son compte, soit qu'ils le déposent auprès d'elle. Les
tontines mutuelles à vocation sociale peuvent difficilement être rattachées
à des institutions ou remplacées par elles, mais les capitaux qu'elles
véhiculent peuvent être orientés vers des actions favorisant davantage le
développement de l'économie nationale.
Cela paraît plus difficile à réaliser. Mais des initiatives ont été imaginées
il y a quelques années en Afrique, sous la forme de « Financières » qui
paraissent promises à un réel succès. Il s'agit d'associations d'épargne
collective branchées sur un processus d'accumulation et couplées avec une
société financière qui permet de réaliser des investissements et d'aider plus
efficacement au développement du pays.
La Financière Côte-d'Ivoire est née en 1980 avec un capital de plus
de 200 millions de francs CFA. Elle a été suivie d'une Financière Sénégal
en 1982 au capital de 162 millions, d'une Financière Ghana l'année
suivante au capital de 40 millions, enfin de la Financière Burkina-Faso en 1985
au capital de 90 millions. D'autres sont en cours de formation : au Mali,
au Maroc, au Gabon, au Cameroun... et au Bénin.
Les cotisations à la Financière Bénin ont démarré le 31 mars 1987.
Chaque adhérent s'engage à verser au plus tard le 10 de chaque mois
10 000 F CFA plus 1 000 F de frais de gestion. Des adhérents peuvent se
grouper pour souscrire une part et un adhérent peut en souscrire plusieurs.
La société sera constituée lorsque 50 versements auront été enregistrés...
c'est-à-dire en principe le 30 mai 1991. Les adhérents qui auront interrompu
leurs versements ne seront remboursés qu'à ce moment-là. Ceux qui
adhèrent avec retard doivent rattraper les mises antérieures.
Le 1er mai 1988, les adhérents étaient au nombre de 233. Chacun
avait versé 130 000 F CFA plus les frais de gestion. A la date convenue,
si le nombre d'adhérents reste inchangé, l'Association disposera de 1 16,5
millions qui pourront être investis dans des projets industriels. Cette
expérience tient à la fois de la tontine mutuelle puisque chaque adhérent
effectue un versement chaque mois, et de la tontine commerciale puisque
les fonds sont accumulés. Mais elle permet d'orienter l'épargne vers
l'investissement et à ce titre elle constitue une innovation majeure.
Cette voie qui vient de s'ouvrir semble très prometteuse. D'autres
solutions qui s'enracineraient dans les comportements populaires peuvent
certainement être trouvées. Une telle recherche requiert une réflexion sur
ces formes traditionnelles d'épargne et de crédit dont on comprend mal
qu'elle ait autant tardé. Il faut commencer pour cela par bien connaître,
et de façon précise, cette réalité qu'est l'épargne informelle. C'est ce que
nous avons tenté de faire au Bénin, en espérant que des travaux similaires
seront menés dans d'autres pays.