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Dépôt légal – 1 édition : 2016, mai
1. Sur tout ce qui suit, voir Constance Sereni et Pierre-François Souyri, Kamikazes (25 octobre 1944-
15 août 1945), Paris, Flammarion, 2015. Voir aussi Jean-Louis Margolin, Violences et crimes du Japon
e
en guerre (1937-1945), Paris, Hachette, 2009, 2 éd. ; Emiko Onuki-Tierney, Kamikazes. Fleurs de
cerisier et nationalisme, trad. franç. L. P. Thélot, Paris, Hermann, 2013.
2. Constance Sereni et Pierre-François Souyri, Kamikazes, op. cit., p. 30.
3. Ibid., p. 31.
§3
UN ALLER SIMPLE
1. Ibid., p. 16 sq.
2. Ibid., p. 27-28.
3. Ibid., p. 45 sq.
§4
ESTHÉTIQUE
DE L’ATTENTAT-SUICIDE
Une fois que la voiture lancée à vive allure eût forcé les défenses de
l’ambassade d’Irak, à Beyrouth, le 15 décembre 1981, pour finir par exploser
à l’intérieur du bâtiment, le détruisant de fond en comble, et tuant soixante et
une personnes, les commentateurs n’hésitèrent pas. Le chauffeur qui se
trouvait au volant du véhicule était un « kamikaze », même si, à la différence
de ceux qui s’étaient illustrés pendant le second conflit mondial, il
n’appartenait à aucune organisation militaire, et qu’il était intervenu en
dehors de toute guerre déclarée. Les spécialistes firent aussitôt la fine bouche,
arguant de la différence de régime juridique existant entre militaires et civils,
et, par conséquent, entre une action-suicide accomplie en situation de guerre,
et en situation de paix (toute relative) 1. De fait, même s’il fut plus tard
attribué au parti islamique Dawa, proche de la révolution de l’ayatollah
Khomeiny, l’attentat du 15 décembre 1981 reste à ce jour non revendiqué –
tandis que sa cible ne pouvait en rien être considérée comme militaire. Il
n’empêchait que parler de « kamikaze » à propos du chauffeur du véhicule
piégé n’était pas insensé, dans la mesure où la dimension première de
l’opération de destruction opérée ce jour-là était celle de la mise en scène –
c’est-à-dire du spectacle. Assis derrière son volant, l’homme qui conduisait
le camion chargé d’explosifs n’était pas un tueur, ni un terroriste ; il était un
acteur – l’acteur d’une scène de pyrotechnie dont l’objectif n’était pas tant la
destruction, que sa visibilité possible. Le kamikaze est un être esthétique : il
appartient au régime des apparences, dont il sature pour un moment
l’écologie entière, rendant invisible tout ce qui n’est pas le flash de
l’explosion supposée l’emporter dans une apothéose de lumière. Le nombre
de victimes causées par l’attentat, ou l’ampleur de la destruction de bâtiments
qu’il a entraînée, n’est que l’instrument de mesure de l’intensité de cette
saturation ; en soi, elle n’en forme qu’un des moyens – mais à aucun titre la
fin. Ce dont il s’agit, pour un kamikaze, c’est de parvenir à ce que l’image de
l’attentat devienne l’image définitoire du moment de son occurrence – qu’elle
en devienne l’icône, entraînant le gel de toutes les perceptions qui ne sont pas
dirigées vers elle. Les journalistes qui rendirent compte de la destruction de
l’ambassade d’Irak, lorsqu’ils nommèrent « kamikaze » l’opération qui y
avait abouti, ne s’étaient pas trompés ; ils avaient compris que l’attentat-
suicide, en tant que dispositif esthétique, relevait de leur univers. Il était un
média, captant à son service, par contamination, l’ensemble des autres
dispositifs médiatiques, et ne laissant derrière lui qu’un désert d’intensité –
une indifférence générale pour ce qui n’était pas l’excitation qu’il avait
suscitée 2.
1. Voir François Géré, « Les opérations suicides. Entre guerre et terrorisme », in G. Chaliand et A. Blin
(dir.), Histoire du terrorisme, de l’Antiquité à Daech, Paris, Fayard, 2015, p. 493 sq.
2. La thèse du caractère avant tout médiatique des attentats-suicides a été défendue par de nombreux
penseurs, dont Mike Davis, Petite histoire de la voiture piégée, trad. franç. M. Saint-Upéry, Paris,
e
Zones, 2007 ; Michel Bounan, Logique du terrorisme, 2 éd., Paris, Allia, 2011 ; W. J. T. Mitchell,
Cloning Terror, ou la guerre des images, du 11-Septembre au présent, trad. franç. M. Boidy et S. Roth,
Paris, Les Prairies ordinaires, 2011. De manière générale, les liens entre « guerre » et visibilité ont
trouvé leur formulation décisive chez Paul Virilio, Guerre et cinéma 1. Logistique de la perception,
Paris, Cahiers du cinéma/Éditions de l’Étoile, 1984. Voir aussi Pierandrea Amato, Poses. Abou Ghraib,
dix ans après, trad. franç. J.-P. Cometti, Paris, Post, 2015.
§5
LA CONDITION
BLOCKBUSTER
1. Voir Jean Baudrillard, L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002 ; et « Hypothèses sur le
terrorisme », Power Inferno, Paris, Galilée, 2002. Pour un commentaire, voir Frédéric Neyrat, Le
terrorisme. Un concept piégé, Paris, Ère, 2011. Voir aussi Franco Berardi, Tueries. Forcenés et
suicidaires à l’âge du capitalisme absolu, trad. franç. P. Dardel, Montréal, Lux, 2016.
2. Voir Terry Castle, « Karlheinz Stockhausen. The Unsettling Question of the Sublime », New York
Magazine, 27 août 2011. Stockhausen s’est expliqué de sa déclaration dans « Lumière sur les ondes »,
in Karlheinz Stockhausen, Écouter en découvreur, éd. I. Misch, trad. franç. L. Cantagrel et D. Collins,
Paris, La Rue Musicale, 2016, p. 223 sq.
3. Voir Laura Odello, « Exploser les images, saboter l’écran », in L. Odello (dir.), Blockbuster.
Philosophie et cinéma, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013. Sur l’histoire des blockbusters, voir Peter
Biskind, Le nouvel Hollywood, trad. franç. A. Peyre, Paris, Cherche-Midi, 2002. Contra, voir Tom
Shone, Blockbuster. How Hollywood Learned to Stop Worrying and Love the Summer, Londres, Free
Press, 2004.
§6
À L’ÂGE
DE LA PYROTECHNIE
1. Voir Yves Ternon, « Le terrorisme russe (1878-1908) », in G. Chaliand et A. Blin (dir.), Histoire du
terrorisme, de l’Antiquité à Daech, op. cit., p. 175 sq. Voir aussi Edvard Radzinsky, Alexandre II. La
Russie entre espoir et terrorisme, trad. franç. A. Coldefy-Faucard, Paris, Cherche-Midi, 2009.
2. Voir Constance Sereni et Pierre-François Souyri, Kamikazes, op. cit., p. 12 sq.
§7
PORNOGRAPHIE
DE LA DESTRUCTION
1. Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994. Pour une enquête sociologique sur
l’application du concept de sidération aux cas d’attentats depuis le 11 septembre 2001, voir Gérôme
Truc, Sidérations. Une sociologie des attentats, Paris, Puf, 2016.
2. Stephen Colbert, « Movies that Are Destroying America », The Colbert Report, Viacom, 6 août
2009.
3. Id.
§8
L’HORREUR
ET LE SUBLIME
Alors qu’il venait de fêter ses trente et un ans, Joseph Addison publia un
petit opuscule racontant par le menu les péripéties du Grand Tour d’Europe
qu’il avait accompli les quatre années précédentes : Remarks on Several
Parts of Italy, etc. in the years 1701, 1702, 1703. Au milieu des pages
consacrées à sa traversée des Alpes, décrivant les cimes brutales et enneigées
entourant Genève où il s’était arrêté, il exprima un sentiment de délectation
mêlée d’inquiétude au spectacle de la grandeur des montagnes. « Les Alpes
emplissent l’âme d’une agréable espèce d’horreur », écrivit-il, comme en
écho d’émotions similaires manifestées, à la même époque, par John Dennis
ou Anthony Ashley-Cooper, troisième comte de Shaftesbury, dans leurs
propres récits de voyage. Le poète, le critique et le philosophe avaient tout
trois ressenti le même mixte de fascination et de répulsion, d’admiration et
d’horreur au spectacle des montagnes – un mixte auquel Shaftesbury donna
ses lettres de noblesse en le baptisant d’un vieux mot appartenant au domaine
de la rhétorique : « sublime » 1. Lorsqu’ils tentèrent de déployer la totalité des
implications philosophiques découlant de l’hypothèse d’un au-delà possible
de la beauté, Edmund Burke et Emmanuel Kant, quelques décennies plus
tard, se souvinrent des récits de voyage d’Addison, Dennis et Shaftesbury. Ce
que leurs observations avaient apporté au domaine de l’étude de la beauté,
c’était la contradiction qui existait entre celle-ci, et la grandeur dont on faisait
l’expérience lorsque, par exemple, on se trouvait dans l’obligation de
traverser une chaîne de montagnes. Les Alpes ne sont pas belles : l’horreur
qu’elles suscitent interdit de les considérer telles ; plutôt que de la beauté,
elles relèvent du sublime, dans la mesure où le sublime est l’affect d’une
grandeur replaçant les êtres humains à leur juste place d’êtres finis et
insignifiants. Est sublime ce qui est excessif – ce qui excède l’ordre
conventionnel de la beauté, et définit un horizon esthétique dans lequel
l’effroi de l’expérience de l’excès se trouve tout entier contenu dans sa
délectation, et vice-versa. Il fallait déduire de cette thèse, défendue par Burke
comme par Kant, que ne pouvait être dit vraiment sublime que ce qui ne
relevait pas de la création humaine ; ne pouvait être dit sublime que ce qui
appartenait au domaine de l’inhumain – montagnes, volcans ou tempêtes.
C’est pris dans un déploiement de forces, dont l’échelle leur échappe de part
en part, que les êtres humains sont susceptibles de faire l’expérience du
sublime – expérience qui est tout autant métaphysique, voire même morale,
qu’esthétique. Le sublime est l’expérience de la catastrophe de l’être ; il est
l’expérience de son renversement, comme on le dirait d’un roi sur son trône.
1. Sur tout cela, voir Baldine Saint-Girons, Le sublime, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères,
2005.
§9
POURQUOI LES RUINES
SONT ROMANTIQUES
Aussitôt que les décombres des tours du World Trade Center se furent
refroidis, une sorte de nouveau tourisme envahit la ville de New York : un
tourisme de la ruine – une sorte de pèlerinage sur les lieux de la destruction,
dont les motivations pouvaient sembler obscures 1. S’il ne faisait pas de doute
que, dans certains cas, celles-ci relevaient des exigences du deuil, dans la
plupart, en revanche, il n’était pas possible d’y voir la raison ayant poussé
tant d’individus à prendre l’avion et réserver des chambres d’hôtel dans le
sud de Manhattan. Il était même permis de faire l’hypothèse que ce dont il
était question dans le soudain afflux de touristes du côté de Ground Zero
trouvait son origine dans un désir informulé de partager un peu de
l’expérience qu’avaient été les attentats du 11 septembre 2001. Les ruines des
tours du World Trade Center étaient la preuve que quelque chose s’était
passé, dont la grandeur dépassait de façon absolue tout ce qu’il était possible
de vivre ailleurs, ou en d’autres temps ; en somme, elles étaient le signe
qu’un moment de sublime avait eu lieu. Rien n’était plus naturel : depuis
l’époque où Burke et Kant avaient formalisé le concept de sublime, la ruine
avait été instaurée comme le représentant par excellence de son occurrence –
comme l’incarnation princeps de la supériorité de l’inhumain sur l’humain.
Les ruines sont sublimes, parce qu’elles constituent le signe de la mise en
œuvre d’un jeu de forces (tremblements de terre, tempêtes destructrices,
violences extrêmes, érosion par le temps) excédant l’échelle restreinte des
possibilités humaines. Tel était, du moins, le point de vue défendu par les
grandes figures du romantisme, lesquelles avaient placé la catégorie de
sublime en clé de voûte de leur interprétation esthétique du monde – et, au-
delà, de leur compréhension métaphysique de celui-ci 2. Il fallait croire que
les touristes contemporains étaient encore romantiques, puisque c’était la
même logique qui les avait poussés, de manière massive, en direction de
Ground Zero, tout comme ils sont poussés, en tant que spectateurs, en
direction des blockbusters de cinéma. Dans son état de ruine, Ground Zero
(ou, plutôt, « The Pile », « Le Tas », ainsi que l’avaient baptisé les équipes de
sauvetage) offrait la possibilité d’expérimenter, quoique de façon indirecte,
quelque chose ressemblant à du sublime – ou d’éprouver la nostalgie trouble
que ce ne fût, hélas, pas le cas. Une catastrophe inhumaine s’était produite à
cet endroit – et si les images montrées à la télévision avaient pu en donner
une approximation, le spectacle direct de la ruine, sans médiation, c’est-à-
dire sans média, semblait pouvoir procurer un accès plus authentique à
l’émotion qu’elle était supposée engendrer. Il va de soi que cette attente était
toujours déçue 3.
1. Voir Marita Sturken, Tourists of History. Memory, Kitsch and Consumerism from Oklahoma City to
Ground Zero, Durham, Duke UP, 2007.
2. Voir Michel Makarius, Ruines. Représentations dans l’art, de la Renaissance à nos jours, Paris,
Flammarion, 2004. Voir aussi, pour ce qui concerne la représentation des ruines au cinéma, André
Habib, L’attrait de la ruine, Crisnée, Yellow Now, 2011.
3. Sur la ruine comme média, depuis l’Antiquité égyptienne, voir Alain Schnapp, Ruines. Essai de
perspective comparée, Dijon, Presses du Réel/Presses Universitaires de Lyon, 2015.
§ 10
DE LA DÉPENSE COMME
VERTU
1. Sur tout ce qui suit, voir Elizabeth Greenspan, The Battle for Ground Zero. Inside the Political
Struggle to Rebuild the World Trade Center, Londres, Palgrave Macmillan, 2013.
2. Voir Georges Bataille, La part maudite, précédé de La notion de dépense (1933), Paris, Minuit,
1967.
§ 11
QUAND
LES ENTHOUSIASTES
ENTRENT EN SCÈNE
1. Sur tout cela, voir Lionel Laborie, Enlightening Enthusiasm. Prophecy and Religious Experience in
Early Eighteen-Century England, Manchester, Manchester UP, 2015.
2. Voir Lord Shaftesbury, Lettre sur l’enthousiasme (1708), trad. franç. L. Folliot, Paris, Rivages, 2015.
3. Ibid., p. 64.
§ 12
GÉNÉALOGIE
DE L’INSPIRATION
DIVINE
1. Ibid., p. 49.
§ 13
DEUX FORMES
D’ENTHOUSIASME
1. Ibid., p. 111.
2. Ibid., p. 110.
§ 14
L’AFFECT
DE L’IMPRÉSENTABLE
e
1. Emmanuel Kant, Le conflit des facultés, en trois sections, trad. franç. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1988, 4
éd., p. 100 sq. Sur tout ce qui suit, je me réfère au commentaire de ce texte donné par Jean-François
Lyotard, L’enthousiasme. La critique kantienne de l’histoire, Paris, Galilée, 1986. Lyotard consacre
également un important développement au concept kantien d’enthousiasme dans ses Leçons sur
l’analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991. Pour un commentaire général, voir Adrian Navigante,
« Sur l’esthétique et l’historico-politique chez Lyotard », in B. Cany et al. (dir.), Passages de Jean-
François Lyotard, Paris, Hermann, 2011.
2. Jean-François Lyotard, L’enthousiasme, op. cit., p. 11 sq.
3. Ibid., p. 39 sq.
4. Ibid., p. 55.
5. Ibid., p. 57-58.
§ 15
POUR EN FINIR ENCORE
AVEC LES GRANDS
RÉCITS
1. Ibid., p. 9.
2. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.
3. Jean-François Lyotard, L’enthousiasme, op. cit., p. 66.
4. Id.
§ 16
LA SOCIÉTÉ
DU SPECTACLE SUBLIME
1. Slavoj Žižek, Welcome to the Desert of the Real ! Five Essays on September 11 and Related Dates,
Londres, Verso, 2002.
2. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981. Sur la place jouée par ce livre dans
The Matrix (et le désaveu manifesté par Baudrillard à son égard), voir Élie During, « Trois figures de la
simulation », in Alain Badiou, Thomas Benatouïl et al., Matrix, machine philosophique, Paris, Ellipses,
2003, p. 130 sq. Voir aussi Jean-Baptiste Thoret, « Seventies Reloaded. À quoi pense le cinéma
américain lorsqu’il rêve de Jean Baudrillard », in F. L’Yvonnet (dir.), Jean Baudrillard, Paris, L’Herne,
2004, p. 83 sq.
§ 18
D’UN SIÈCLE À L’AUTRE
Il n’y a de réel que la destruction : la thèse, pour être radicale, n’en était
pas moins ancienne ; elle correspondait peu ou prou à la définition que
Jacques Lacan avait donnée du « Réel », en tant que celui-ci s’opposait, dans
sa pensée, à ce qu’il avait nommé « réalité » 1. Suivant l’exemple qu’aimait à
rappeler Žižek, pour Lacan, le réel d’une table n’est pas la table elle-même,
mais la douleur qu’elle provoque lorsqu’on se cogne à l’un de ses coins ; il
est son épreuve, au sens où cette épreuve se donne comme une chute ou un
échec. Le réel est ce qui fait mal, en tant que ce mal constitue la seule
approximation dont nous puissions disposer de ce qui cause ce mal – la seule
approximation de ce qui est cause de l’expérience de la douleur d’être – ou
plutôt, de n’être que dans la douleur. Ce n’était donc pas un hasard que Lacan
fît référence à Kant, au moment de donner la première formulation du
concept de « réel », tel qu’il l’envisageait : le réel, au fond, n’était que la
réinvention, par la psychanalyse, de l’idée de sublime. Le 28 février 1962, à
la fin d’une séance du séminaire qu’il consacra au thème de
« l’identification », Lacan discuta un bref moment les réflexions proposées
par Kant, dans la Critique de la raison pure, à propos de l’idée de « concept
vide sans objet » (« leerer Begriff ohne Gegenstand ») 2. Ce concept,
expliquait Lacan, ne désigne rien d’autre que la pure possibilité de quelque
chose – une sorte d’absolu auquel il n’est possible de donner aucun contenu,
ni de ne rien référer d’autre que lui-même, en tant que possibilité. Or,
lorsqu’on parle de réel, poursuivait Lacan, c’est d’un tel « concept vide sans
objet », d’une telle possibilité absolue, que l’on parle ; on parle de quelque
chose d’équivalent à ce que Kant décrivait sous la rubrique de « sublime », de
la présentation de l’imprésentable. Faire l’expérience du réel, c’est faire
l’expérience impossible de la possibilité que quelque chose soit, que quelque
chose puisse exhiber son être, à l’instar de la table contre laquelle on se
cogne, et qui disparaît comme table au moment même où on en éprouve le
choc. Le paradoxe du réel est celui d’une possibilité absolue, qui ne se donne
que sous le mode de l’impossible – un impossible, précisait Lacan, dont le
support est toujours une image, comme si, au contraire de ce qu’a enseigné
une longue tradition philosophique, c’est l’apparence qui constitue le lieu du
réel. L’image de l’impossible est le lieu du réel – c’est-à-dire que ce n’est pas
la destruction elle-même qui permet de faire l’expérience du réel, mais ce qui,
dans cette destruction, peut en être imaginé – ce qui, en elle, relève du
domaine de l’apparaître, de l’apparence, du phainesthai, du fantasme 3. Après
tout, concluait Lacan, « réel » n’est-il pas l’anacycle de « leer », ce vide qui
est l’étoffe du sublime ?
1. Sur la pensée du réel propre à Lacan, voir Massimo Recalcati, Il vuoto e il resto. Il problema del
reale in Jacques Lacan, Milan, Mimesis, 2013. Voir aussi Slavoj Žižek, Le plus sublime des
hystériques. Hegel avec Lacan, Paris, Puf, 2011 ; et Alain Badiou, À la recherche du réel perdu, Paris,
Fayard, 2015.
2. Jacques Lacan, Le séminaire. Livre IX. L’identification, inédit.
3. Sur tout cela, voir Alenka Zupančič, Ethics of the Real. Kant and Lacan, Londres, Verso, 2000.
§ 20
UNE EXÉCUTION
EN PLACE DE GRÈVE
1. Sur Damiens, voir Berthe Thelliez, L’homme qui poignarda Louis XV. Pierre-François Damien [sic]
(1715-1757), Paris, Tallandier, 2002.
2. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad.
franç. B. Saint-Girons, Paris, Vrin, 2009, p. 96-97.
3. Ibid., p. 96.
4. Ibid., p. 96-97.
5. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 9 sq.
§ 21
APRÈS LE NIHILISME
1. Sur tout cela, voir Michel Thévoz, L’esthétique du suicide, Paris, Minuit, 2003, p. 9 sq.
2. Sur cette question, voir Frédéric Neyrat, Le terrorisme. Un concept piégé, op. cit., p. 69 sq. Pour un
exemple, voir Hélène L’Heuillet, Aux sources du terrorisme. De la petite guerre aux attentats-suicides,
Paris, Fayard, 2009.
3. Avishai Margalit a rappelé que les kamikazes, dans le contexte de l’islam, ne considèrent pas qu’ils
se vouent à la mort. Le martyr (shahid) est celui qui, parce que ses motifs sont purs, ne meurt pas. Voir
Avishai Margalit, Pourquoi des kamikazes ? Les raisons d’un désastre, trad. franç. P. Rozenberg, Paris,
Les Empêcheurs de penser en rond/Seuil, 2003.
§ 22
ON N’Y VOIT (TOUJOURS)
RIEN
1. Sur ce film, voir Vincent Souladié, « Vox post-mortem. Poétiques de la disparition après le
o
11 septembre 2001 », Entrelacs, 2014, n 11, en ligne.
2. Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, in Œuvres complètes, t. V, 1977-
e
1980, É. Marty (éd.), Paris, Seuil, 2002, 2 éd., p. 785 sq.
§ 23
RUINER LE VISIBLE
1. On trouve la formulation canonique de cet ordre dans Jacques Lacan, Le séminaire. Livre XX.
Encore, J.-A. Miller (éd.), Paris, Seuil, 1975, p. 11 : « Le surmoi, c’est l’impératif de la jouissance –
Jouis ! » Sur cet impératif, voir Slavoj Žižek, Ils ne savent pas ce qu’ils font. Le sinthome idéologique,
e
2 éd., Paris, Puf, « Perspectives critiques », 2016.
2. Voir Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, trad. franç.
F. Bouillot, Paris, Payot, 2007.
§ 24
ESTHÉTIQUE DU FLASH
Vingt ans après qu’Alfred Nobel eut inventé la dynamite, une autre
explosion se produisait dans un laboratoire : celle, à base de magnésium, de
chlorate de potassium et d’antimoine, de ce qu’Adolf Miethe et Johannes
Gaedicke avaient baptisé « poudre à éclairs ». Au contraire de la dynamite de
Nobel, la poudre à éclairs (ou « poudre flash »), même si elle était de nature
explosive, n’avait pas pour objet d’entrer dans la préparation de moyens de
destruction ; sa composition la destinait plutôt à l’exploitation par les artistes
pyrotechniciens. Toutefois, un autre usage en fut très vite découvert : certains
photographes, lassés de la contrainte que représentait la durée de pose requise
afin d’imprimer les plaques sensibles dont ils se servaient, découvrirent qu’ils
pouvaient produire, grâce à la poudre, un éclair de lumière permettant une
impression instantanée. Malgré son caractère instable, et les dangers liés à
son explosion toujours possible, la poudre à éclairs devint un accessoire
indispensable à l’exercice de la photographie, ainsi que le comprirent aussitôt
différents fabricants, dont les firmes Kodak et Agfa. Dès les années 1930, à la
suite du brevetage, par Johann Ostermeyer, de la première ampoule-flash
fermée, d’autres mélanges furent expérimentés, réduisant les risques
d’utilisation tout en conservant son principe : un éclair aveuglant permettant
l’impression instantanée d’un support 1. Avec le flash, la photographie entrait
dans un âge nouveau ; elle pouvait désormais produire, par elle-même, les
conditions de son propre bon fonctionnement – conditions qui requéraient
que, pour que quelque chose fût vu, ce quelque chose fût aveuglé pendant une
fraction de seconde. Il fallait aveugler pour pouvoir voir : tel était la maxime
gouvernant l’usage du flash. Il fallait rendre toute vision impossible pour
qu’ailleurs, et d’une autre façon, une image de ce qui avait été aveuglé par
l’explosion de lumière produite lors de l’ignition du gaz pût devenir visible à
son tour. Seule la plaque sensible y voyait quelque chose, au moment où la
poudre à éclairs s’enflammait ; le sujet, de même que le photographe, se
trouvaient écartés du processus par lequel le médium de la photographie
produisait une image. L’un comme l’autre devenaient les spectateurs d’une
explosion dont ils étaient aussi les victimes – puisqu’une image leur était
arrachée par la grâce de la chimie de la lumière, image à l’élaboration de
laquelle ils n’avaient, pour ainsi dire, pas participé. Plus tard, lorsque les
flashes chimiques furent remplacés par des flashes électroniques, les
conditions de cette élaboration se transformèrent quelque peu, et
l’aveuglement devint, avec le temps, réduit au phénomène des « yeux
rouges » – mais le principe resta identique.
1. Voir Beaumont Newhall, Histoire de la photographie, depuis 1839 et jusqu’à nos jours, trad. franç.
A. Jammes, Paris, Le Bélier/Prisma, 1967.
§ 25
EN ATTENDANT
L’AUTODESTRUCTION
1. Giorgio Agamben, « De l’État de droit à l’État de sécurité », Le Monde, 23 décembre 2015. Voir
aussi Alain Badiou, Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 novembre, Paris, Fayard,
2016.
2. Sur l’inconsistance juridique du concept de « terrorisme », voir les études réunies dans Terrorismes.
Histoire et droit, sous la direction de H. Laurens et M. Delmas-Marty, Paris, CNRS éd., 2010.
Remerciements
§ 3 - UN ALLER SIMPLE
§ 4 - ESTHÉTIQUE DE L’ATTENTAT-SUICIDE
§ 5 - LA CONDITION BLOCKBUSTER
§ 6 - À L’ÂGE DE LA PYROTECHNIE
§ 7 - PORNOGRAPHIE DE LA DESTRUCTION
§ 8 - L’HORREUR ET LE SUBLIME
§ 14 - L’AFFECT DE L’IMPRÉSENTABLE
§ 15 - POUR EN FINIR ENCORE AVEC LES GRANDS RÉCITS
§ 17 - RÉALISER DIEU
§ 19 - SUR L’IMPOSSIBLE
§ 21 - APRÈS LE NIHILISME
§ 23 - RUINER LE VISIBLE
§ 24 - ESTHÉTIQUE DU FLASH
§ 25 - EN ATTENDANT L’AUTODESTRUCTION
Remerciements
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