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ISBN 978-2-13-078558-3

re
Dépôt légal – 1 édition : 2016, mai

© Presses Universitaires de France, 2016

6, avenue Reille, 75014 Paris

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§1
DU RIFIFI À SAINT-DENIS

Paris, vendredi 13 novembre 2015, 21 h 20. Le match de football amical


opposant les équipes d’Allemagne et de France au Stade de France avait
commencé depuis un gros quart d’heure, sans qu’aucune action décisive ne
fût à signaler, lorsqu’une explosion puissante résonna, suivie, quelques
instants plus tard, de deux autres. Aussitôt après la première explosion, les
équipes de sécurité évacuèrent le président de la République, François
Hollande, tandis que le match se poursuivait, et que l’équipe de France
finissait par marquer deux buts contre l’équipe allemande – un résultat
honorable. Même si les spectateurs du match ne s’en rendirent pas compte,
les trois explosions constituaient le moment inaugural d’une vague d’attentats
qui, ce soir-là, frappèrent plusieurs lieux de la ville, faisant cent quatre-vingt-
onze morts et trois cent cinquante-deux blessés. Elles étaient les seules,
pourtant, qui signalèrent le déclenchement de bombes – les autres attentats
prenant la forme de massacres, à l’arme automatique, de consommateurs
attablés à la terrasse de cafés plus ou moins branchés, ou du public d’un
concert de rock. Mais il ne s’agissait pas de bombes quelconques : celles qui
explosèrent dans les parages du Stade de France avaient pris la forme de ces
ceintures d’explosifs rendues célèbres par les auteurs d’attentats-suicides qui
s’étaient multipliés au Proche-Orient. Ce que les spectateurs du match de
football avaient entendu, c’était le bruit de trois hommes se faisant sauter, et
tentant d’emporter dans la mort ceux qui se trouvaient, par malheur, dans les
parages – mais ils étaient peu nombreux, à cette heure-ci. Les trois attentats-
suicides ne causèrent, en plus de celle de leurs auteurs, que le décès d’une
seule personne, ainsi que des blessures plus ou moins sévères à une dizaine
d’autres, suscitant l’incrédulité des observateurs, qui se demandèrent ce qui
avait bien pu leur passer par la tête. Le Stade de France était plein à craquer,
et le président Hollande siégeait dans la tribune officielle ; pourquoi les trois
terroristes décidèrent-ils de faire exploser leur bombe dans une zone et à un
moment où ils ne risqueraient guère de produire de dommage substantiel ?
Les développements de l’enquête qui fut aussitôt diligentée ne fournirent
aucun élément de réponse, autre qu’hypothétique, à cette question, tandis que
les théories avancées par les journalistes et les experts devenaient de plus en
plus extravagantes. La seule chose certaine, pour les uns comme pour les
autres, était que le nom qu’il convenait de donner aux auteurs des attentats-
suicides de ce vendredi 13 novembre était un vieux mot japonais, entré dans
l’actualité à la fin de la Seconde Guerre mondiale : le nom de « kamikaze ».
§2
LE RETOUR DES DIEUX

Le jour d’automne 1944 où le vice-amiral Ônishi Takijirô décida de


concevoir un programme d’attaques reposant sur la création de brigades
aériennes destinées à s’écraser, chargées d’explosifs, sur les navires des
forces navales américaines, il n’utilisa par le mot « kamikaze ». Il préféra
parler de tokubetsu kôgekitai, d’« unités d’attaque spéciales », une appellation
administrative qui dissimulait mal sa volonté de renouer avec les puissances
divines ayant contribué à ce que le Japon repoussât les armées de Kubilaï
Khan, en 1274, puis en 1281 1. D’après les récits plus ou moins légendaires
recueillis dans le Dainihonshi, la Grande histoire du Japon initiée au
e
XVII siècle par Tokugawa Mitsukuni, c’était en effet un typhon magique qui
avait permis la défaite des troupes des envahisseurs mongols. Les dieux
n’ayant pas voulu que le territoire qu’ils protégeaient fût envahi, ils avaient
soulevé les flots de l’océan contre les bateaux de Khan, empêchant ceux qui
avaient survécu aux vagues et aux vents d’atteindre les côtes du Japon. Dans
le Dainihonshi, le nom donné au typhon magique déclenché par les dieux
était le même que celui d’un des plus anciens esprits dont la chronique avait
gardé la trace – à savoir le nom de Kamikaze, constitué des kanji « vent »
(kaze) et « dieu » (kami) 2. Près d’un millénaire avant que le chef de la
branche Mito du clan Tokugawa n’eût inauguré le projet d’hagiographie
qu’était le Dainihonshi, un autre recueil historique, le Nihonshoki, ou Annales
du Japon, avait narré l’histoire de Kamikaze, le vent-esprit. Ce Kami,
ressuscité au moment de se débarrasser des Mongols, n’était autre que l’esprit
habitant le vent qui soufflait dans la région de la ville sacrée d’Ise, aux
alentours du sanctuaire de la déesse tutélaire du Japon, la grande Amaterasu,
Kami du soleil. Selon le Nihonshoki, le nom véritable d’Amaterasu était
Amaterasu-Sume-Okami, c’est-à-dire « Grand Kami impérial illuminant le
ciel », manière comme une autre de souligner le lien généalogique unissant le
soleil et la famille régnant sur l’Empire 3. C’était cette proximité dont, à
l’époque où le vice-amiral Ônishi lança son programme, témoignait encore le
drapeau national, adopté en 1870 – puisque le rond rouge qui figurait en son
centre ne représentait nulle autre qu’Amaterasu elle-même. En somme, le
vice-amiral souhaitait réaffirmer la relation qui existait entre l’Empire et la
déesse, et conjurer une nouvelle fois l’esprit divin qui protégeait, au travers
du sanctuaire d’Amaterasu, le territoire du pays. Telle était la raison pour
laquelle la première « unité d’attaque spéciale » du programme fut baptisée
du nom de celui qui l’avait inspiré : il fallait que les avions qui la composent
devinssent ce vent divin – qu’ils l’incarnassent à l’âge de la technique.

1. Sur tout ce qui suit, voir Constance Sereni et Pierre-François Souyri, Kamikazes (25 octobre 1944-
15 août 1945), Paris, Flammarion, 2015. Voir aussi Jean-Louis Margolin, Violences et crimes du Japon
e
en guerre (1937-1945), Paris, Hachette, 2009, 2 éd. ; Emiko Onuki-Tierney, Kamikazes. Fleurs de
cerisier et nationalisme, trad. franç. L. P. Thélot, Paris, Hermann, 2013.
2. Constance Sereni et Pierre-François Souyri, Kamikazes, op. cit., p. 30.
3. Ibid., p. 31.
§3
UN ALLER SIMPLE

Lorsque les Mitsubishi A6M, dits « Zéro », de l’unité d’attaque spéciale


« Kamikaze », dirigée par le lieutenant Seki Yukio, décollèrent de la base de
Mabalacat, aux Philippines, le 25 octobre 1944, à 7 h 25, cela faisait déjà près
d’une semaine qu’ils rentraient bredouille – c’est-à-dire qu’ils rentraient tout
court 1. Mais, ce jour-là, dans le golfe de Leyte, des navires d’une Task Force
américaine, la Taffy 3, avaient été signalés, conduisant à un engagement avec
la flotte du vice-amiral Takeo Kurita, supérieure en nombre, et dont
l’armement surclassait celui des bateaux de la Taffy. Pourtant, à un moment
donné, un peu avant 11 heures, les Japonais cessèrent le combat, et
abandonnèrent le terrain, laissant les équipages des vaisseaux américains
dans l’expectative – jusqu’à ce que de nouveaux bruits de moteurs, venus des
airs, se fissent entendre. Le porte-avions d’escorte St. Lo fut le premier frappé
par l’un des avions de l’unité du lieutenant Seki ; le « Zéro » s’écrasa sur son
pont principal, y creusant une brèche immense ; une demi-heure plus tard, le
navire avait sombré, emportant cent quatorze membres d’équipage. Il était le
premier d’une série qui, à la fin de la guerre, compta soixante navires coulés,
et plus de trois cents endommagés en diverses occasions – la plupart lors de
la bataille d’Okinawa, la dernière grande confrontation de la Seconde Guerre
mondiale, entre le 1er avril et le 22 juin 1945. Il n’en fallut pas plus pour que
le mot « kamikaze », de nom propre désignant une escadre particulière,
devînt celui englobant la totalité du phénomène des avions-suicides japonais
– et, au-delà des avions, toutes les techniques de guerre faisant de l’attaquant
l’arme elle-même 2. Pourtant, l’armée japonaise ne fut pas la seule à faire
usage de techniques d’attaques-suicides ; certains pilotes français, russes et
allemands se livrèrent, dès 1940, à des manœuvres du même ordre – même
s’il s’agissait davantage d’initiatives singulières désespérées que de
stratégies. Quant aux Japonais eux-mêmes, ils avaient déjà expérimenté des
formes d’attaque similaires lors de la guerre de Shanghai, en 1932, qui avait
vu des combattants de l’Empire se jeter dans les tranchées chinoises, équipés
de packs d’explosifs 3. Il s’agissait, à vrai dire, d’une réplique adressée à
l’armée chinoise, qui utilisait des escadrons-suicides d’un genre proche pour
faire sauter les chars japonais – un soldat roulant sous le véhicule avant de
déclencher les grenades dont il était porteur. Malgré tout cela, et malgré leur
caractère de pur gaspillage (car les opérations de kamikazes coûtèrent
davantage au Japon qu’à n’importe qui d’autre), le spectacle qu’avaient
constitué les premières attaques-suicides d’avions japonais devint aussitôt le
benchmark de l’autodestruction belliqueuse.

1. Ibid., p. 16 sq.
2. Ibid., p. 27-28.
3. Ibid., p. 45 sq.
§4
ESTHÉTIQUE
DE L’ATTENTAT-SUICIDE

Une fois que la voiture lancée à vive allure eût forcé les défenses de
l’ambassade d’Irak, à Beyrouth, le 15 décembre 1981, pour finir par exploser
à l’intérieur du bâtiment, le détruisant de fond en comble, et tuant soixante et
une personnes, les commentateurs n’hésitèrent pas. Le chauffeur qui se
trouvait au volant du véhicule était un « kamikaze », même si, à la différence
de ceux qui s’étaient illustrés pendant le second conflit mondial, il
n’appartenait à aucune organisation militaire, et qu’il était intervenu en
dehors de toute guerre déclarée. Les spécialistes firent aussitôt la fine bouche,
arguant de la différence de régime juridique existant entre militaires et civils,
et, par conséquent, entre une action-suicide accomplie en situation de guerre,
et en situation de paix (toute relative) 1. De fait, même s’il fut plus tard
attribué au parti islamique Dawa, proche de la révolution de l’ayatollah
Khomeiny, l’attentat du 15 décembre 1981 reste à ce jour non revendiqué –
tandis que sa cible ne pouvait en rien être considérée comme militaire. Il
n’empêchait que parler de « kamikaze » à propos du chauffeur du véhicule
piégé n’était pas insensé, dans la mesure où la dimension première de
l’opération de destruction opérée ce jour-là était celle de la mise en scène –
c’est-à-dire du spectacle. Assis derrière son volant, l’homme qui conduisait
le camion chargé d’explosifs n’était pas un tueur, ni un terroriste ; il était un
acteur – l’acteur d’une scène de pyrotechnie dont l’objectif n’était pas tant la
destruction, que sa visibilité possible. Le kamikaze est un être esthétique : il
appartient au régime des apparences, dont il sature pour un moment
l’écologie entière, rendant invisible tout ce qui n’est pas le flash de
l’explosion supposée l’emporter dans une apothéose de lumière. Le nombre
de victimes causées par l’attentat, ou l’ampleur de la destruction de bâtiments
qu’il a entraînée, n’est que l’instrument de mesure de l’intensité de cette
saturation ; en soi, elle n’en forme qu’un des moyens – mais à aucun titre la
fin. Ce dont il s’agit, pour un kamikaze, c’est de parvenir à ce que l’image de
l’attentat devienne l’image définitoire du moment de son occurrence – qu’elle
en devienne l’icône, entraînant le gel de toutes les perceptions qui ne sont pas
dirigées vers elle. Les journalistes qui rendirent compte de la destruction de
l’ambassade d’Irak, lorsqu’ils nommèrent « kamikaze » l’opération qui y
avait abouti, ne s’étaient pas trompés ; ils avaient compris que l’attentat-
suicide, en tant que dispositif esthétique, relevait de leur univers. Il était un
média, captant à son service, par contamination, l’ensemble des autres
dispositifs médiatiques, et ne laissant derrière lui qu’un désert d’intensité –
une indifférence générale pour ce qui n’était pas l’excitation qu’il avait
suscitée 2.

1. Voir François Géré, « Les opérations suicides. Entre guerre et terrorisme », in G. Chaliand et A. Blin
(dir.), Histoire du terrorisme, de l’Antiquité à Daech, Paris, Fayard, 2015, p. 493 sq.
2. La thèse du caractère avant tout médiatique des attentats-suicides a été défendue par de nombreux
penseurs, dont Mike Davis, Petite histoire de la voiture piégée, trad. franç. M. Saint-Upéry, Paris,
e
Zones, 2007 ; Michel Bounan, Logique du terrorisme, 2 éd., Paris, Allia, 2011 ; W. J. T. Mitchell,
Cloning Terror, ou la guerre des images, du 11-Septembre au présent, trad. franç. M. Boidy et S. Roth,
Paris, Les Prairies ordinaires, 2011. De manière générale, les liens entre « guerre » et visibilité ont
trouvé leur formulation décisive chez Paul Virilio, Guerre et cinéma 1. Logistique de la perception,
Paris, Cahiers du cinéma/Éditions de l’Étoile, 1984. Voir aussi Pierandrea Amato, Poses. Abou Ghraib,
dix ans après, trad. franç. J.-P. Cometti, Paris, Post, 2015.
§5
LA CONDITION
BLOCKBUSTER

Dans la tribune qu’il publia dans les pages du Monde, le 3 novembre


2001, Jean Baudrillard avait lui aussi pointé l’importance esthétique des
attentats-suicides ayant abouti à la destruction des deux tours du World Trade
Center, à New York, quelques semaines auparavant 1. Comme souvent, ses
propos avaient aussitôt été déformés : en insistant sur le fait que ce qui avait
été expérimenté le 11 septembre 2001 était, pour l’essentiel, un corpus
d’images laissant derrière elles toute réalité, il ne s’agissait pas pour lui de
dénier qu’il y eût eu cadavres et ruines. Ce dont il était question, dans ce que
Baudrillard appelait l’« événement » du 11-Septembre, c’était la manière
dont celui-ci s’était, avant tout, construit comme un dispositif médiatique –
Karlheinz Stockhausen, lors d’une conférence de presse, alla même jusqu’à
le qualifier de « plus grande œuvre d’art de l’univers » 2. C’était en tant
qu’image, davantage qu’en tant que fait brut, que la destruction du World
Trade Center s’était présentée, et avait été expérimentée ; son mode
d’existence se rapprochait plus de celui du film-catastrophe que de celui du
traumatisme intime. Du reste, rappelait Baudrillard, les images télévisées qui
avaient tout arrêté dans le monde entier pendant plusieurs heures
appartenaient au domaine du déjà-vu ; elles étaient la répétition d’autres
images, tirées du répertoire des blockbusters hollywoodiens. À certains
égards, elles pouvaient même prétendre en constituer un – dès lors qu’un
blockbuster est avant tout cela : un dispositif médiatique dont l’objet est de
« faire sauter le quartier », de réduire la concurrence à l’état de ruine par
l’intermédiaire d’une OPA esthétique hostile 3. L’ironie terrible de ce
dispositif était que, pour parvenir à « faire sauter le quartier », il fallait en
effet réduire en cendres un bloc entier d’immeubles – c’est-à-dire montrer ce
que l’on était en train de faire, en même temps qu’on le faisait. De Star Wars
de George Lucas à Die Hard de John McTiernan, de True Lies de James
Cameron à Lethal Weapon de Richard Donner, jusqu’aux principaux
représentants de ce qu’on a appelé le « destruction porn », les blockbusters
racontent toujours des histoires d’immeubles qu’on fait sauter. C’est-à-dire
qu’ils racontent le triomphe de la lumière de l’explosion sur l’infrastructure
matérielle du monde – le triomphe des images du cinéma (ou de télévision),
en tant que flash lumineux, sur les immeubles supposés constituer la matière
du monde. En détruisant, à coups de Boeing, les deux plus hautes tours de la
ville la plus cinématographique du monde, les kamikazes du 11 septembre
2001 avaient permis de comprendre combien un attentat n’a jamais d’autre
but qu’impressionner. C’est-à-dire qu’il n’a jamais d’autre but que celui de
saturer de lumière une plaque sensible, afin d’y produire une certaine
« excitation » des particules posées à sa surface – à l’instar des sels d’uranyle
utilisés par Henri Becquerel lors de ses expériences sur les rayons X.

1. Voir Jean Baudrillard, L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002 ; et « Hypothèses sur le
terrorisme », Power Inferno, Paris, Galilée, 2002. Pour un commentaire, voir Frédéric Neyrat, Le
terrorisme. Un concept piégé, Paris, Ère, 2011. Voir aussi Franco Berardi, Tueries. Forcenés et
suicidaires à l’âge du capitalisme absolu, trad. franç. P. Dardel, Montréal, Lux, 2016.
2. Voir Terry Castle, « Karlheinz Stockhausen. The Unsettling Question of the Sublime », New York
Magazine, 27 août 2011. Stockhausen s’est expliqué de sa déclaration dans « Lumière sur les ondes »,
in Karlheinz Stockhausen, Écouter en découvreur, éd. I. Misch, trad. franç. L. Cantagrel et D. Collins,
Paris, La Rue Musicale, 2016, p. 223 sq.
3. Voir Laura Odello, « Exploser les images, saboter l’écran », in L. Odello (dir.), Blockbuster.
Philosophie et cinéma, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013. Sur l’histoire des blockbusters, voir Peter
Biskind, Le nouvel Hollywood, trad. franç. A. Peyre, Paris, Cherche-Midi, 2002. Contra, voir Tom
Shone, Blockbuster. How Hollywood Learned to Stop Worrying and Love the Summer, Londres, Free
Press, 2004.
§6
À L’ÂGE
DE LA PYROTECHNIE

Le kamikaze est un être de l’âge des images ; sa nouveauté consiste en


son appartenance à un monde ayant confié la production d’images à des
dispositifs techniques – à des médias conçus pour produire ou recueillir les
événements lumineux. Ce sont ces dispositifs qui suscitent son apparition, à
l’instar de la dynamite, dont l’invention par Alfred Nobel, en 1866, permit le
développement ultérieur de nouvelles techniques d’assassinat, comme celle
dont fut victime, en 1881, à Saint-Pétersbourg, le tsar Alexandre II de
Russie 1. Tandis qu’il revenait du manège Mikhailovsky, où le tsar avait
accompli sa traditionnelle inspection dominicale, le carrosse fut soulevé par
une puissance explosion, qui ne parvint toutefois pas à en percer le blindage –
cadeau de Napoléon III. Alexandre émergea du véhicule, choqué mais
indemne, quand, soudain, un cri retentit dans la foule qui s’était amassée, et
quelque chose fut jeté entre les jambes de l’empereur – quelque chose qui
explosa à son tour, soufflant tout à vingt mètres à la ronde. Le tsar, défiguré
et saignant de toutes parts, décéda peu après ; quant au lanceur, Ignati
Grinevitski, un activiste du mouvement révolutionnaire Narodnaïa Volia, il
finit lui aussi par mourir des blessures que sa propre bombe lui avait
infligées. Au sens strict, il ne s’agissait pas d’un attentat-suicide, dans la
mesure où il n’était pas certain que Grinevitski s’attendît à périr avec le tsar –
mais l’usage de la dynamite avait réglé la question, le forçant à endosser un
rôle différent de celui de tous les tyrannicides l’ayant précédé. C’était
l’explosif qui avait fait de lui une sorte de proto-kamikaze – un annonciateur
de l’entrée du terrorisme dans l’ère de la pyrotechnie spectaculaire, quand
bien même celle-ci ne constituait pas encore son objet propre, ainsi que cela
devint le cas plus tard. Grinevitski croyait sans nul doute, tout comme les
camarades qui l’accompagnaient, que l’assassinat d’Alexandre II allait
conduire à la ruine du vieil ordre aristocratique gouvernant la Russie, et à
l’avènement de la société nouvelle que le mouvement auquel il appartenait
appelait de ses vœux. Il n’en allait pas de même des pilotes des premières
« unités d’attaque spéciales » du vice-amiral Ônishi, à commencer par le
lieutenant Seki : ceux-ci ne se faisaient pas d’illusion sur le côté désespéré,
voire vain, des attaques-suicides auxquels ils étaient contraints de se livrer 2.
Ce dont il s’agissait, avec les kamikazes, n’était pas tant d’infliger des dégâts
effectifs à l’ennemi, que de donner à voir une image dont la puissance
d’impression serait si forte qu’elle conduirait à la paralysie, et peut-être
même la déroute, de l’armée adverse. Le dispositif technique de l’attentat-
suicide était un dispositif technique dont l’objectif était la sidération.

1. Voir Yves Ternon, « Le terrorisme russe (1878-1908) », in G. Chaliand et A. Blin (dir.), Histoire du
terrorisme, de l’Antiquité à Daech, op. cit., p. 175 sq. Voir aussi Edvard Radzinsky, Alexandre II. La
Russie entre espoir et terrorisme, trad. franç. A. Coldefy-Faucard, Paris, Cherche-Midi, 2009.
2. Voir Constance Sereni et Pierre-François Souyri, Kamikazes, op. cit., p. 12 sq.
§7
PORNOGRAPHIE
DE LA DESTRUCTION

Le kamikaze est impossible tant que n’existe pas le dispositif technique


susceptible de l’emporter avec sa cible ; c’est-à-dire tant que n’a pas été
inventée une machine explosive assez puissante – ainsi que celles nécessaires
à sa mise en œuvre. Si cette puissance est ce qui garantit que le kamikaze ne
revienne pas, elle est aussi ce qui mesure l’intensité de la sidération que le
dispositif est susceptible de produire, sa capacité à capter les regards, à
méduser les esprits et à paralyser les corps. Dans Le sexe et l’effroi, traitant
du pouvoir que possèdent les images érotiques, Pascal Quignard avait rappelé
le lien qui existait entre sidération et lumière – « sidération » trouvant sa
source dans siderare, « subir l’action funeste des étoiles » 1. Être sidéré,
rappelait-il, c’est se perdre dans la contemplation des étoiles, se laisser
hypnotiser par la lumière qu’elles projettent au milieu des ténèbres – une
hypnose dont il n’est possible de se libérer qu’en se détournant des étoiles,
qu’en se dé-sidérant, c’est-à-dire en désirant. Le désir (« désir » dérive de
« desiderare ») est ce qui libère de la sidération causée par la contemplation
des images érotiques, par les étoiles lumineuses dont elles constituent la
forme libidinale, partageant avec elles le pouvoir d’hypnotiser, de paralyser,
de méduser. La conclusion se laisse déduire d’elle-même : la lumière, en tant
qu’elle sidère, tient de la pornographie ; est pornographique tout ce qui
produit de la sidération – l’ensemble des événements lumineux dont l’effet
est de paralyser. Il y a une pornographie du flash, une pornographie de la
destruction par la lumière, comme l’avait bien compris Stephen Colbert,
lorsqu’il inventa le syntagme « destruction porn », en 2009, à l’occasion de la
sortie de 2012, le blockbuster de Roland Emmerich racontant la fin du
monde 2. De manière symptomatique, la cible du commentaire de Colbert
était la débauche d’images numériques figurant dans le film d’Emmerich,
dont il considérait qu’elles oblitéraient toute narration, et même toute
construction de personnage, au profit d’une pure « orgie » visuelle 3. En
quelque sorte, les images de destruction du monde mises en scène dans 2012
étaient des images de la destruction du cinéma – des images de la destruction
des images, et de la possibilité que leur mode d’existence excédât celui de la
sidération qu’elles sont capables de susciter. Mais, en même temps, il
s’agissait d’images numériques – c’est-à-dire du produit d’un dispositif
technique alors en plein développement, un produit n’ayant jamais requis la
moindre réalité pour commencer à exister. Les images de destruction porn
dont se moquait Colbert étaient des images sans origine, des artefacts
digitaux constitués de lumière à l’exclusion de quoi que ce soit d’autre, et
voués à ne représenter que ce dont la sidération érotique était le but.

1. Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994. Pour une enquête sociologique sur
l’application du concept de sidération aux cas d’attentats depuis le 11 septembre 2001, voir Gérôme
Truc, Sidérations. Une sociologie des attentats, Paris, Puf, 2016.
2. Stephen Colbert, « Movies that Are Destroying America », The Colbert Report, Viacom, 6 août
2009.
3. Id.
§8
L’HORREUR
ET LE SUBLIME

Alors qu’il venait de fêter ses trente et un ans, Joseph Addison publia un
petit opuscule racontant par le menu les péripéties du Grand Tour d’Europe
qu’il avait accompli les quatre années précédentes : Remarks on Several
Parts of Italy, etc. in the years 1701, 1702, 1703. Au milieu des pages
consacrées à sa traversée des Alpes, décrivant les cimes brutales et enneigées
entourant Genève où il s’était arrêté, il exprima un sentiment de délectation
mêlée d’inquiétude au spectacle de la grandeur des montagnes. « Les Alpes
emplissent l’âme d’une agréable espèce d’horreur », écrivit-il, comme en
écho d’émotions similaires manifestées, à la même époque, par John Dennis
ou Anthony Ashley-Cooper, troisième comte de Shaftesbury, dans leurs
propres récits de voyage. Le poète, le critique et le philosophe avaient tout
trois ressenti le même mixte de fascination et de répulsion, d’admiration et
d’horreur au spectacle des montagnes – un mixte auquel Shaftesbury donna
ses lettres de noblesse en le baptisant d’un vieux mot appartenant au domaine
de la rhétorique : « sublime » 1. Lorsqu’ils tentèrent de déployer la totalité des
implications philosophiques découlant de l’hypothèse d’un au-delà possible
de la beauté, Edmund Burke et Emmanuel Kant, quelques décennies plus
tard, se souvinrent des récits de voyage d’Addison, Dennis et Shaftesbury. Ce
que leurs observations avaient apporté au domaine de l’étude de la beauté,
c’était la contradiction qui existait entre celle-ci, et la grandeur dont on faisait
l’expérience lorsque, par exemple, on se trouvait dans l’obligation de
traverser une chaîne de montagnes. Les Alpes ne sont pas belles : l’horreur
qu’elles suscitent interdit de les considérer telles ; plutôt que de la beauté,
elles relèvent du sublime, dans la mesure où le sublime est l’affect d’une
grandeur replaçant les êtres humains à leur juste place d’êtres finis et
insignifiants. Est sublime ce qui est excessif – ce qui excède l’ordre
conventionnel de la beauté, et définit un horizon esthétique dans lequel
l’effroi de l’expérience de l’excès se trouve tout entier contenu dans sa
délectation, et vice-versa. Il fallait déduire de cette thèse, défendue par Burke
comme par Kant, que ne pouvait être dit vraiment sublime que ce qui ne
relevait pas de la création humaine ; ne pouvait être dit sublime que ce qui
appartenait au domaine de l’inhumain – montagnes, volcans ou tempêtes.
C’est pris dans un déploiement de forces, dont l’échelle leur échappe de part
en part, que les êtres humains sont susceptibles de faire l’expérience du
sublime – expérience qui est tout autant métaphysique, voire même morale,
qu’esthétique. Le sublime est l’expérience de la catastrophe de l’être ; il est
l’expérience de son renversement, comme on le dirait d’un roi sur son trône.

1. Sur tout cela, voir Baldine Saint-Girons, Le sublime, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères,
2005.
§9
POURQUOI LES RUINES
SONT ROMANTIQUES

Aussitôt que les décombres des tours du World Trade Center se furent
refroidis, une sorte de nouveau tourisme envahit la ville de New York : un
tourisme de la ruine – une sorte de pèlerinage sur les lieux de la destruction,
dont les motivations pouvaient sembler obscures 1. S’il ne faisait pas de doute
que, dans certains cas, celles-ci relevaient des exigences du deuil, dans la
plupart, en revanche, il n’était pas possible d’y voir la raison ayant poussé
tant d’individus à prendre l’avion et réserver des chambres d’hôtel dans le
sud de Manhattan. Il était même permis de faire l’hypothèse que ce dont il
était question dans le soudain afflux de touristes du côté de Ground Zero
trouvait son origine dans un désir informulé de partager un peu de
l’expérience qu’avaient été les attentats du 11 septembre 2001. Les ruines des
tours du World Trade Center étaient la preuve que quelque chose s’était
passé, dont la grandeur dépassait de façon absolue tout ce qu’il était possible
de vivre ailleurs, ou en d’autres temps ; en somme, elles étaient le signe
qu’un moment de sublime avait eu lieu. Rien n’était plus naturel : depuis
l’époque où Burke et Kant avaient formalisé le concept de sublime, la ruine
avait été instaurée comme le représentant par excellence de son occurrence –
comme l’incarnation princeps de la supériorité de l’inhumain sur l’humain.
Les ruines sont sublimes, parce qu’elles constituent le signe de la mise en
œuvre d’un jeu de forces (tremblements de terre, tempêtes destructrices,
violences extrêmes, érosion par le temps) excédant l’échelle restreinte des
possibilités humaines. Tel était, du moins, le point de vue défendu par les
grandes figures du romantisme, lesquelles avaient placé la catégorie de
sublime en clé de voûte de leur interprétation esthétique du monde – et, au-
delà, de leur compréhension métaphysique de celui-ci 2. Il fallait croire que
les touristes contemporains étaient encore romantiques, puisque c’était la
même logique qui les avait poussés, de manière massive, en direction de
Ground Zero, tout comme ils sont poussés, en tant que spectateurs, en
direction des blockbusters de cinéma. Dans son état de ruine, Ground Zero
(ou, plutôt, « The Pile », « Le Tas », ainsi que l’avaient baptisé les équipes de
sauvetage) offrait la possibilité d’expérimenter, quoique de façon indirecte,
quelque chose ressemblant à du sublime – ou d’éprouver la nostalgie trouble
que ce ne fût, hélas, pas le cas. Une catastrophe inhumaine s’était produite à
cet endroit – et si les images montrées à la télévision avaient pu en donner
une approximation, le spectacle direct de la ruine, sans médiation, c’est-à-
dire sans média, semblait pouvoir procurer un accès plus authentique à
l’émotion qu’elle était supposée engendrer. Il va de soi que cette attente était
toujours déçue 3.

1. Voir Marita Sturken, Tourists of History. Memory, Kitsch and Consumerism from Oklahoma City to
Ground Zero, Durham, Duke UP, 2007.
2. Voir Michel Makarius, Ruines. Représentations dans l’art, de la Renaissance à nos jours, Paris,
Flammarion, 2004. Voir aussi, pour ce qui concerne la représentation des ruines au cinéma, André
Habib, L’attrait de la ruine, Crisnée, Yellow Now, 2011.
3. Sur la ruine comme média, depuis l’Antiquité égyptienne, voir Alain Schnapp, Ruines. Essai de
perspective comparée, Dijon, Presses du Réel/Presses Universitaires de Lyon, 2015.
§ 10
DE LA DÉPENSE COMME
VERTU

Le destruction porn est la définition de l’expérience contemporaine du


sublime : l’attraction pornographique pour le spectacle de la ruine, en tant
que porteuse d’une expérience plus grande que soi, face à laquelle on ne peut
que se trouver sidéré. Il est vrai que toute ruine est en même temps son
contraire ; toute ruine est un monument à sa propre destruction, et plus cette
destruction est grande, plus la monumentalité de la ruine le sera aussi, comme
l’avaient bien compris les touristes de Ground Zero. Ils n’étaient pas les
seuls : une fois que fut lancé le concours ayant pour objet la transformation
du champ de débris de Ground Zero en un nouveau lieu de vie et de mémoire,
les architectes jouèrent à fond la carte de la monumentalité et de la grandeur 1.
Le plus audacieux fut Daniel Libeskind, dont le projet lauréat impliquait la
construction d’une nouvelle tour à la place de celles du World Trade Center –
tour qui, à 541 mètres de hauteur, devait, à l’époque, être la plus grande du
monde. Le nom envisagé pour ce bâtiment était Freedom Tower, tandis que
sa forme évoquait celle du bras de la Statue de la Liberté portant un
flambeau, et que sa hauteur, mesurée en pieds (soit 1776), faisait allusion à la
date de la proclamation de la Déclaration d’indépendance des États-Unis. À
la suite d’un conflit opposant le promoteur immobilier Larry Silverstein,
locataire des tours originales du World Trade Center, et le New York and
New Jersey Port Authority, qui en était le propriétaire, Libeskind finit par être
dépossédé du projet – au profit de David Childs. Si la forme du projet fut
altérée, et si son nom fut transformé (de Freedom Tower, il devint One World
Trade Center), les exigences de hauteur furent maintenues : la nouvelle tour,
inaugurée le 3 novembre 2014, compte bien cent trente et un mètres de plus
que celles qu’elle remplace. Le monument à la destruction du World Trade
Center est plus grand que ce dont il est le monument – comme si, une fois
anéanties par les attentats-suicides du 11 septembre 2001, ses deux tours
avaient acquis une importance supplémentaire. Ce qui est détruit est plus
grand que ce qui est : telle était la morale de la monumentalité à l’œuvre dans
les projets de reconstruction de Ground Zero – une morale tout entière hantée
par l’idée du sublime attachée à la conception romantique de la ruine. Il
fallait surenchérir dans la sidération pour qu’au sublime négatif de la ruine
réponde une sorte de sublime positif, remplaçant l’excès de destruction par
un excès d’une espèce différente, située du côté de ce que Georges Bataille
avait appelé « dépense » 2. Pour rééquilibrer ce que les explosions du 11-
Septembre avaient produit, il fallait flamber – c’est-à-dire qu’il fallait jeter
sur la table tout ce qu’il y avait moyen d’y jeter, surtout si c’était trop.

1. Sur tout ce qui suit, voir Elizabeth Greenspan, The Battle for Ground Zero. Inside the Political
Struggle to Rebuild the World Trade Center, Londres, Palgrave Macmillan, 2013.
2. Voir Georges Bataille, La part maudite, précédé de La notion de dépense (1933), Paris, Minuit,
1967.
§ 11
QUAND
LES ENTHOUSIASTES
ENTRENT EN SCÈNE

Les débuts du XVIIe siècle furent agités, à Londres : les suites de la


Glorieuse Révolution, qui avait abattu le régime du Commonwealth d’Oliver
Cromwell, se faisaient ressentir dans toutes les strates de ce qui était en train
de devenir la première démocratie parlementaire au monde. Attirés par la
tolérance religieuse nouvelle dont celle-ci faisait preuve, les persécutés de
l’Europe entière y avaient émigré, dans l’idée de fuir les diktats, plus ou
moins fantaisistes et plus ou moins cruels, des monarques « éclairés »
d’Europe. Parmi les fuyards, il fallait compter de nombreux huguenots
français – qui avaient survécu aux massacres ayant suivi la révocation de
l’Édit de Nantes par Louis XIV –, peu désireux d’abjurer leur foi pour
satisfaire aux caprices du versatile Roi-Soleil. Aussitôt arrivés à Londres,
ceux-ci se firent remarquer par leur zèle religieux – en particulier certaines
des figures les plus en vue de la résistance camisarde contre les persécutions
dont étaient victimes les protestants de la région des Cévennes, tels Élie
Marion, Jean Cavalier ou Durand Fage. Ce zèle se manifestait par des
symptômes de possession spirituelle aussi spectaculaires que choquants pour
les protestants anglais : transes diverses, prédictions apocalyptiques – autant
de manifestations de ce que les Anglais, à l’époque, appelèrent
« enthousiasme » 1. Ces excès théâtraux suscitèrent très vite des réactions du
clergé français émigré, puis des autorités anglaises, lesquelles, en mai 1707,
lancèrent une procédure judiciaire à l’encontre de ces « enthousiastes » dont
le bruit et les annonces fatiguaient tant les gens respectables. L’affaire fit
beaucoup causer, et encore davantage publier : on compta près de deux cent
cinquante pamphlets rédigés pour l’occasion – au nom desquels une étrange
Lettre sur l’enthousiasme, adressée à Lord John Somers par Shaftesbury, de
retour de son propre Grand Tour 2. Dans cette Lettre, le philosophe, s’il ne
prenait pas parti pour les « enthousiastes » (qu’il trouvait bien trop sérieux
pour être tolérables), défendait tout de même la cause de la clémence à leur
égard – car faire preuve de sévérité aurait équivalu à prendre au sérieux leur
sérieux. Une société tolérante comme celle issue de la Glorieuse Révolution
devait avoir assez confiance en elle pour examiner d’un œil amusé les actions
d’un groupe d’excités, dont le nombre et les pratiques étaient, au fond, d’une
importance et d’un danger négligeables. Les punir de manière trop violente
aurait été reconnaître aux « enthousiastes » un statut qu’ils ne méritaient pas,
à supposer qu’ils le possédassent ; il valait mieux se moquer d’eux, et passer
à autre chose, en ne se départant pas de la meilleure « bonne humeur » 3.

1. Sur tout cela, voir Lionel Laborie, Enlightening Enthusiasm. Prophecy and Religious Experience in
Early Eighteen-Century England, Manchester, Manchester UP, 2015.
2. Voir Lord Shaftesbury, Lettre sur l’enthousiasme (1708), trad. franç. L. Folliot, Paris, Rivages, 2015.
3. Ibid., p. 64.
§ 12
GÉNÉALOGIE
DE L’INSPIRATION
DIVINE

Le point de vue de Shaftesbury reflétait assez bien la manière dont


l’intelligentsia anglaise percevait les « enthousiastes » en général : comme
des drôles de fanatiques, poussés à se faire remarquer par une propension à la
mélancolie 1. Le mot était apparu dans le lexique anglophone un siècle plus
tôt, pour désigner, dans les ouvrages savants, les transes évoquées par les
auteurs antiques dans leur description de certains rituels liés aux mystères –
ainsi de ceux propres au culte de Dionysos. Très vite, toutefois, son usage
s’étendit jusqu’à désigner le comportement des anabaptistes qui, à Münster,
avaient inauguré une nouvelle forme de protestantisme, mêlant idéaux
politiques théocratiques et idéaux évangélistes radicaux. C’était le caractère
agité des anabaptistes qui leur avait valu le sobriquet d’« enthousiastes » : le
fait qu’ils voulaient tout bouleverser, la vie religieuse comme la vie publique,
et que ces bouleversements s’accompagnaient de manifestations bruyantes. À
vrai dire, ils n’étaient pas les premiers à afficher de telles prétentions ; dès le
e
IV siècle de notre ère, la secte gnostique des euchites, qui fut créée en
Mésopotamie par un certain Adelphius, procéda d’une manière qui n’était pas
sans annoncer certaines pratiques anabaptistes. En particulier, les euchites
s’abandonnaient souvent à la transe qu’induisait en eux la possession par
l’Esprit-Saint, sautant en tous sens à son initiative, dans le but, disaient-ils,
d’écraser les démons qui rampaient sur la terre et qu’ils apercevaient soudain.
Cette affirmation de la possession par l’Esprit-Saint était ce qui leur avait
valu un de leurs nombreux surnoms – en l’occurrence, celui, tiré du grec,
d’« enthousiastes », c’est-à-dire de « traversés par la divinité », « traversés
par le souffle divin ». Des initiés des dionysies antiques aux émigrés
camisards, en passant par les euchites et les anabaptistes, l’histoire de la
possession par l’Esprit était l’histoire de l’enthousiasme, comme état de sortie
de soi, conduisant les possédés aux comportements les plus aberrants.
L’enthousiasme était la dépossession de l’être par la prise en main parasitaire
qu’exerçait sur lui un esprit supérieur, dont le souffle devenait celui du corps
qu’il habitait ; il était la manifestation de la ruine de l’être dans la grandeur
du divin. En d’autres termes, l’enthousiasme était la forme psychique que
pouvait prendre le sublime – comme Shaftesbury ne manqua pas de le pointer
lui-même, lorsque, dans la conclusion de sa Lettre, il souligna la nécessité de
distinguer deux formes d’enthousiasme. Car, après tout, il aurait été d’un
goût douteux, même pour un homme tolérant, de regarder d’un mauvais œil
l’inspiration divine en général.

1. Ibid., p. 49.
§ 13
DEUX FORMES
D’ENTHOUSIASME

S’il y a, d’un côté, la « maladie » qu’est l’enthousiasme, l’agitation


causée par les tourments de la mélancolie, il y a, de l’autre côté, une forme
« noble » d’enthousiasme susceptible d’« exprimer tout ce qu’il y [a] de
sublime dans les passions humaines », écrivait Shaftesbury 1. Mais cette
distinction entre enthousiasme « noble » et enthousiasme « malade » reposait
sur l’acceptation tacite, par le philosophe, de ce que s’y trouvait à l’œuvre un
mécanisme comparable – à savoir celui de l’inspiration divine. La différence
entre les deux formes d’enthousiasme était une différence d’orientation et de
guide, la mélancolie conduisant à se concentrer sur les aspects extérieurs du
divin, là où l’élan vers le sublime permettait une connexion authentique avec
lui. « Il faut qu’il y ait un peu d’extravagance et de fureur, lorsque les idées
ou les images dont on est frappé sont trop grandes pour être contenues dans le
vase étroit de l’homme : aussi peut-on appeler justement l’inspiration un
enthousiasme divin 2. » On n’aurait pu être plus clair : dès lors que le sublime
ne se dit que de ce dont la grandeur rend ridicule l’étroitesse de l’homme,
l’acceptation de la possibilité d’être traversé par cette grandeur définit
l’enthousiasme dans son versant noble d’inspiration. Sans doute fallait-il en
déduire que, de manière symétrique, la ruine de l’être à laquelle devait
aboutir la confrontation avec le sublime n’était pas encore achevée chez les
« enthousiastes » camisards – ou chez les anabaptistes, les euchites, ou les
anciens Grecs. Ou plutôt : que l’histoire de l’inspiration divine devait être lue
comme l’histoire d’une relation incomplète à l’Esprit, que seules les âmes
élevées et polies, dont Shaftesbury se voulait le porte-parole, étaient
parvenues, par la bonne humeur et les bonnes manières, à porter à son
achèvement. Cela importait peu, à vrai dire – sinon qu’on pouvait en
concevoir un soupçon : si le sublime naît du spectacle de la destruction de
l’être, en quoi les bonnes manières et la bonne humeur, dont il est difficile de
soutenir qu’elles ont à voir avec quelque destruction que ce soit, peuvent-
elles y être liées ? Shaftesbury ne dissipait pas ce soupçon ; il se contentait de
laisser flotter l’idée que, pour pouvoir être sensible aux possibilités d’effroi
incluses dans tout spectacle sublime, il convenait de disposer d’un éventail de
perceptions aussi détaillé que raffiné. Le vulgaire ne se rend pas compte qu’il
est confronté à plus grand que lui ; ou, s’il s’en rend compte, il est incapable
d’en tirer la jouissance qui s’impose – et d’être mu par l’exaltation que celle-
ci est susceptible de provoquer. Pour un libéral anglais, l’inspiration divine
restait l’affaire des âmes élégantes ; il était même impensable qu’il en fût
autrement.

1. Ibid., p. 111.
2. Ibid., p. 110.
§ 14
L’AFFECT
DE L’IMPRÉSENTABLE

Quelques années après que Shaftesbury eut publié sa Lettre, Kant


consacra à son tour quelques réflexions à la question de l’enthousiasme –
réflexions qui, si elles concernaient le sublime, le faisaient depuis un objet
plutôt inattendu : la Révolution française. Dans Le conflit des facultés, le
dernier opuscule qu’il publia, en 1798, Kant décrivait en effet l’état d’esprit
animant ceux qui avaient assisté aux événements ayant secoué la France
comme un état d’esprit « qui touche de près à l’enthousiasme »
(Enthusiasmus, en allemand) 1. Cependant, cet enthousiasme, même s’il
caractérisait un phénomène esthétique (le spectacle de la Révolution), en
excédait de beaucoup les limites, et introduisait à une dimension supérieure –
la dimension éthique, considérée comme le lieu de la décision en matière de
juste. Ce n’était pas une surprise : il était de notoriété publique que le
sublime, chez Kant, se trouvait connecté de manière étroite à la capacité de
juger, dont il représentait une version déréglée et impuissante,
quoiqu’orientée vers les principes le permettant 2. Faire l’expérience du
sublime, c’est faire l’expérience effrayante de la grandeur inaccessible de
l’Idée de la raison – c’est prendre conscience que l’Idée de la raison, en tant
qu’elle permet de rendre compte de la totalité de ce qui est, ne peut se donner
que dans son défaut. Mais s’il est impossible de se représenter cette Idée de
manière effective, il est possible, en revanche, de se figurer combien tout ce
qui est demeure petit en comparaison avec elle – et d’en éprouver un bonheur
singulier, au milieu de la peine que forme le sentiment du négligeable. Loin
de n’être qu’un phénomène esthétique, le sublime est donc bien un
phénomène éthique, dès lors qu’il confronte les êtres humains à la situation
d’impuissance où ils se trouvent, quant à leur capacité à juger de ce qui est
juste en accord avec l’Idée de la raison 3. Or, tel était, pour Kant, le constat
que l’enthousiasme portait à son point d’acmé : dans l’enthousiasme
s’exprime toute l’exaltation qu’il est possible de tirer du constat de
l’existence d’une grandeur infinie et inaccessible – d’une grandeur de part en
part imprésentable dans son abstraction. L’enthousiasme est l’affect suscité
par le sublime de l’imprésentable ; c’est lorsqu’on n’y voit rien, mais que ce
rien peut être intuitionné comme la marque du tout, que l’enthousiasme peut
être expérimenté, en tant que mixte d’emportement et d’horreur 4. Il en allait
ainsi des spectateurs du théâtre de la Révolution : les événements auxquels ils
avaient assisté ne pouvaient avoir suscité leur enthousiasme que dans la
mesure où celui-ci était considéré comme un moment de démence éthique –
la réalisation, hébétée et excitée à la fois, de la nullité desdits événements eu
égard à l’Idée de la raison 5.

e
1. Emmanuel Kant, Le conflit des facultés, en trois sections, trad. franç. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1988, 4
éd., p. 100 sq. Sur tout ce qui suit, je me réfère au commentaire de ce texte donné par Jean-François
Lyotard, L’enthousiasme. La critique kantienne de l’histoire, Paris, Galilée, 1986. Lyotard consacre
également un important développement au concept kantien d’enthousiasme dans ses Leçons sur
l’analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991. Pour un commentaire général, voir Adrian Navigante,
« Sur l’esthétique et l’historico-politique chez Lyotard », in B. Cany et al. (dir.), Passages de Jean-
François Lyotard, Paris, Hermann, 2011.
2. Jean-François Lyotard, L’enthousiasme, op. cit., p. 11 sq.
3. Ibid., p. 39 sq.
4. Ibid., p. 55.
5. Ibid., p. 57-58.
§ 15
POUR EN FINIR ENCORE
AVEC LES GRANDS
RÉCITS

Dans le petit livre consacré à la théorie kantienne de l’enthousiasme qu’il


publia en 1986, Jean-François Lyotard en proposa une interprétation
radicale : et si, demanda-t-il, l’enthousiasme n’était rien d’autre que le signe
de l’impossibilité de tout grand récit politique ? À vrai dire, le vocabulaire
qu’il utilisait était un peu différent ; plutôt que de parler de « grand récit », il
préférait parler de la « vaine prétention élevée par telle ou telle famille de
phrases pour présenter à elle seule tout le politique » – mais l’idée était
identique 1. Cette idée, Lyotard l’avait développée depuis les débuts du travail
de préparation du « Rapport sur le savoir » que lui avait commandé
l’UNESCO, qui l’avait rendu célèbre dans le monde entier, et qui avait paru
sous le titre de : La condition postmoderne 2. Lorsqu’il fut invité par Jean-Luc
Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe à participer aux travaux du « Centre de
recherches philosophiques sur la politique » que ceux-ci avaient créé à
l’École Normale Supérieure en 1980, il se contenta donc d’en creuser la
généalogie kantienne. La place antinomique qu’occupait le concept
d’enthousiasme dans la pensée éthique de Kant était la place d’un scrupule
venant troubler les tentatives de légitimation de ce qui, à l’instar de la
Révolution française, se présentait avant tout comme un hapax. Les appareils
de principes mis en œuvre par les spécialistes de la politique ne pouvaient
qu’échouer à comprendre ce qui se produisait lorsqu’un événement refusait
de s’y subsumer – et, parce qu’il refusait de s’y subsumer, en signalait le
caractère vain. Pour Lyotard, l’enthousiasme était un tel signe ; il était l’affect
qui pointait en direction de l’irréductible singularité de ce qui s’invaginait, au
creux de l’événement le suscitant, chez ceux qui en étaient les témoins plus
ou moins passifs, plus ou moins ravis 3. Que cette singularité s’ordonnât
suivant l’Idée imprésentable de la raison n’en était que le corollaire logique,
dès lors que l’enthousiasme marquait aussi la retraite de cette Idée dans le
moment de sa saisie potentielle – son repli dans le domaine de
l’inconnaissable éthique. Ce dont l’enthousiasme, en tant que forme
« extrême » du sublime, était le signe, c’était de la présentation possible d’un
imprésentable, rendant ridicule toute tentative d’actualisation effective d’un
programme qui aurait pour but de rédimer celui-ci 4. L’enthousiasme
permettait d’appréhender le tout en tant qu’inappréhendable ; il rendait
possible de comprendre qu’on ne pouvait juger le cas de part en part singulier
qu’était la Révolution française autrement que comme ce sur quoi devait
buter tout jugement. Pour le dire de manière différente : l’enthousiasme est
l’affect de la singularité ; il est l’affect de l’imprésentabilité du général – ce
trait fondamental de l’être.

1. Ibid., p. 9.
2. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.
3. Jean-François Lyotard, L’enthousiasme, op. cit., p. 66.
4. Id.
§ 16
LA SOCIÉTÉ
DU SPECTACLE SUBLIME

La théorie kantienne de l’enthousiasme emportait avec elle une


conséquence capitale, à laquelle Lyotard, de manière surprenante, n’accordait
guère d’attention : l’enthousiasme fait de chaque participant à un événement
le spectateur de celui-ci. Lorsque Shaftesbury décrivait l’émotion qui
s’emparait des dévots camisards au moment de leurs prêches, c’était pour
souligner à quel point ceux-ci n’étaient au fond que les acteurs d’une pièce de
théâtre d’un goût douteux – des acteurs, de surcroît, un peu cabotins. Tandis
que, pour Kant, il semblait que le mot « enthousiasme » devait plutôt nommer
l’affect ressenti par ceux qui observaient la scène depuis le parterre, ainsi que
c’était le cas pour le sublime dont Addison avait fait l’expérience sidérée lors
de sa traversée des Alpes. Mais, en réalité, les deux positions n’étaient pas
incompatibles : qu’ils soient acteurs ou spectateurs, les enthousiastes ne le
sont que dans la mesure où ce qui les saisit est l’expérience sublime de la
présentation de l’imprésentable – Dieu ou l’Idée de la raison. Le souffle divin
est le souffle de l’absence de Dieu ; il est le signe de son retrait dans une
région inaccessible à la foi ; il est ce qui présente l’effondrement de la foi,
laquelle permettrait de disposer d’un accès plus ou moins privilégié à Lui. On
comprend mieux, du coup, pourquoi Shaftesbury affirmait qu’il existe un lien
substantiel entre l’enthousiasme et la mélancolie : dans l’enthousiasme, la
manifestation extrême de la foi est ce qui doit équilibrer l’absence de son
objet, en racheter le défaut. Il n’était pas le seul : dans sa description de
l’enthousiasme suscité par la Révolution française, Kant, lui aussi, laissait
deviner combien il considérait les spectateurs des événements ayant abouti à
la chute de l’Ancien Régime comme de tristes sires un peu impuissants.
L’enthousiasme, s’il était l’affect du sublime, était en même temps l’affect de
son envers ; il était le moment où l’effroi produit par l’objet du sublime
s’inversait en la jouissance trouble de notre nullité par rapport à lui – de notre
écart par rapport à son absence. La grandeur des Alpes, de l’Idée de la raison,
ou du Dieu des protestants, était à la fois une grandeur accusant la petitesse
de ceux qui s’y trouvaient confrontés, et l’absolue distance de ce qui incarnait
la mesure de cette petitesse – ce qui était imprésentable était aussi
incommensurable. Cela valait tout autant pour les poètes et les philosophes
dont Shaftesbury avait tenté de prononcer l’éloge dans sa Lettre : même une
fois que l’enthousiasme malade s’était changé en enthousiasme noble, la
mélancolie ne s’évanouissait pas. Le poète, celui qui faisait, était aussi celui
dont le faire reposait sur l’impossibilité d’oublier l’absence du principe de ce
faire, son autodestruction dans le moment de son action.
§ 17
RÉALISER DIEU

Quelques mois après les attaques terroristes du 11 septembre 2001, Slavoj


Žižek publia une petite brochure dans laquelle, à son tour, il tentait de
comprendre ce dont il avait été question dans les événements dont, comme
tout le monde, il avait été le spectateur fasciné. Cette brochure portait un titre
sonore, évoquant une réplique prononcée, à la fin d’une tirade, par le
personnage de Morpheus, dans le blockbuster dystopique The Matrix, d’Andy
et Larry Wachowski : Welcome to the Desert of the Real – bienvenue dans le
désert du réel 1. Cette réplique se voulait elle-même un hommage à une
expression de Baudrillard, figurant dans Simulacres et simulation, livre qui
apparaissait dans The Matrix (le héros, Néo, s’en servait pour dissimuler des
données pirates), et sur lequel planait le spectre de Jorge Luis Borges 2. De
Borges à Žižek, la question du réel et de son statut suivait un itinéraire en
cascade, ne se résolvant jamais, mais laissant deviner combien la réponse
qu’il convenait d’y donner, s’il y en avait une, relevait précisément de la
disparition. C’était dans le cadre de cette disparition qu’il fallait tenter de
comprendre les attentats-suicides qui avaient mis à bas le World Trade
Center : ceux-ci étaient une tentative désespérée d’en conjurer une forme
particulière – de faire advenir du réel là où ce dernier ne se donnait que
comme question. Dans le cas des auteurs desdits attentats, expliquait Žižek,
le nom qu’il fallait donner à ce réel était celui de « foi » ; tandis qu’en ce qui
concernait les autres spectateurs de ce qui se produisit, il fallait plutôt parler
d’« événement », d’un « ça a eu lieu ». L’hypothèse défendue par Žižek
consistait en effet à dire que si les kamikazes avaient accepté de se donner la
mort dans les attaques qu’ils avaient été convaincus de mener, c’était parce
qu’au contraire de ce qu’on aurait pu imaginer, ils n’étaient pas des
fanatiques. C’était parce qu’ils ne croyaient pas assez dans la cause qu’ils
défendaient, et dans la religion qui en fournissait le prétexte, qu’il leur fallait
se jeter, à bord de Boeing 757 ou 747, dans les plus grands immeubles de
bureaux de la ville de New York. Mourir pour leur cause était une manière de
se prouver à eux-mêmes que celle-ci ne constituait pas un simple montage
d’idioties auxquelles même eux ne croyaient pas – une manière de se prouver
que tout cela existait pour de vrai, que tout cela était réel. Si Dieu s’était
replié si loin qu’il ne répondait à aucune demande, alors il fallait aller le
chercher ; il fallait qu’à travers l’instrument qu’était le kamikaze, il se
présentât dans la réalité – présentation qui ne pouvait prendre d’autre forme
que de celle de la destruction de ses auteurs. Réaliser Dieu : telle était
l’entreprise dont le 11-Septembre fut le terrifiant accomplissement.

1. Slavoj Žižek, Welcome to the Desert of the Real ! Five Essays on September 11 and Related Dates,
Londres, Verso, 2002.
2. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981. Sur la place jouée par ce livre dans
The Matrix (et le désaveu manifesté par Baudrillard à son égard), voir Élie During, « Trois figures de la
simulation », in Alain Badiou, Thomas Benatouïl et al., Matrix, machine philosophique, Paris, Ellipses,
2003, p. 130 sq. Voir aussi Jean-Baptiste Thoret, « Seventies Reloaded. À quoi pense le cinéma
américain lorsqu’il rêve de Jean Baudrillard », in F. L’Yvonnet (dir.), Jean Baudrillard, Paris, L’Herne,
2004, p. 83 sq.
§ 18
D’UN SIÈCLE À L’AUTRE

Il y a une mélancolie du kamikaze, qui fait pendant à la mélancolie de


ceux qui sont les spectateurs des images suscitées par son action : la
mélancolie de ceux qui ne parviennent pas à croire, mais qui font tout pour se
prouver qu’ils croient tout de même. Qu’il s’agisse de croire en Dieu ou de
croire en l’événement, la logique est identique ; il s’agit d’essayer de faire
l’épreuve de la présence de l’imprésentable, de faire l’expérience effective
d’un incommensurable, là où celui-ci ne cesse de s’absenter. Kant avait
raison, après tout : l’enthousiasme possède un statut identique, que l’on soit
acteur ou spectateur du show qui se trouve à sa source ; dans les deux cas, il
ne s’agit pas tant de réaliser ce que l’on souhaite conjurer, que de réaliser le
réel lui-même. Il n’y a d’enthousiasme que pour le réel, en tant que lieu du
sublime – ce réel toujours fuyant, toujours évanouissant, toujours remis à une
date ultérieure, mais toujours espéré, comme s’il était un rendez-vous promis
mais jamais tenu. Dans Bienvenue dans le désert du réel, Žižek n’en
manifestait aucune surprise ; selon lui, il s’agissait de l’aboutissement d’un
processus historique né au XIXe siècle, et dont Alain Badiou, dans Le siècle,
avait donné la formule exacte : la « passion du réel » 1. Atteindre enfin le
cœur vivant de toute chose, de la nature à la société, de l’homme à Dieu, de
l’art à la psyché, avait été la grande passion du XIXe siècle, qui avait rêvé que
ce serait un jour possible – jour que de trop nombreuses entreprises, au
e
XX siècle, avaient cru voir venir. L’invention du kamikaze moderne faisait

partie de ces entreprises, tablant sur un équipement inventé au XIXe siècle


(l’explosif industriel) pour enfin, par la destruction, atteindre quelque chose
comme le réel de la cause qui en soutenait la nécessité. Ce réel se retirant
toujours plus avant, il convenait de déployer des moyens de plus en plus
puissants si l’on souhaitait parvenir à le faire advenir, des techniques
permettant de creuser toujours plus profond en direction du cœur des choses
– d’atteindre leur être. La destruction de ce qui est constitue la seule voie
d’accès au réel de ce qui est : telle était la maxime paradoxale qui fournissait
la clé de compréhension, à travers l’expérience des attentats-suicides, de la
« passion du réel » ayant hanté tout le siècle. Désormais, Dieu s’étant évanoui
dans on ne sait trop quelle dimension, et les Alpes ayant épuisé leurs
mystères, sauf pour quelques touristes amateurs de sentiers de randonnée, le
sublime ne peut plus se donner que dans la destruction – de préférence, la
plus vaste possible. La destruction est devenue le critère de la grandeur ; par
conséquent, elle est aussi devenue ce qui définit l’horizon du sublime, et, à sa
suite, l’enthousiasme qu’il est permis d’entretenir à son égard, aussi vain soit-
il.

1. Alain Badiou, Le siècle, Paris, Seuil, 2005.


§ 19
SUR L’IMPOSSIBLE

Il n’y a de réel que la destruction : la thèse, pour être radicale, n’en était
pas moins ancienne ; elle correspondait peu ou prou à la définition que
Jacques Lacan avait donnée du « Réel », en tant que celui-ci s’opposait, dans
sa pensée, à ce qu’il avait nommé « réalité » 1. Suivant l’exemple qu’aimait à
rappeler Žižek, pour Lacan, le réel d’une table n’est pas la table elle-même,
mais la douleur qu’elle provoque lorsqu’on se cogne à l’un de ses coins ; il
est son épreuve, au sens où cette épreuve se donne comme une chute ou un
échec. Le réel est ce qui fait mal, en tant que ce mal constitue la seule
approximation dont nous puissions disposer de ce qui cause ce mal – la seule
approximation de ce qui est cause de l’expérience de la douleur d’être – ou
plutôt, de n’être que dans la douleur. Ce n’était donc pas un hasard que Lacan
fît référence à Kant, au moment de donner la première formulation du
concept de « réel », tel qu’il l’envisageait : le réel, au fond, n’était que la
réinvention, par la psychanalyse, de l’idée de sublime. Le 28 février 1962, à
la fin d’une séance du séminaire qu’il consacra au thème de
« l’identification », Lacan discuta un bref moment les réflexions proposées
par Kant, dans la Critique de la raison pure, à propos de l’idée de « concept
vide sans objet » (« leerer Begriff ohne Gegenstand ») 2. Ce concept,
expliquait Lacan, ne désigne rien d’autre que la pure possibilité de quelque
chose – une sorte d’absolu auquel il n’est possible de donner aucun contenu,
ni de ne rien référer d’autre que lui-même, en tant que possibilité. Or,
lorsqu’on parle de réel, poursuivait Lacan, c’est d’un tel « concept vide sans
objet », d’une telle possibilité absolue, que l’on parle ; on parle de quelque
chose d’équivalent à ce que Kant décrivait sous la rubrique de « sublime », de
la présentation de l’imprésentable. Faire l’expérience du réel, c’est faire
l’expérience impossible de la possibilité que quelque chose soit, que quelque
chose puisse exhiber son être, à l’instar de la table contre laquelle on se
cogne, et qui disparaît comme table au moment même où on en éprouve le
choc. Le paradoxe du réel est celui d’une possibilité absolue, qui ne se donne
que sous le mode de l’impossible – un impossible, précisait Lacan, dont le
support est toujours une image, comme si, au contraire de ce qu’a enseigné
une longue tradition philosophique, c’est l’apparence qui constitue le lieu du
réel. L’image de l’impossible est le lieu du réel – c’est-à-dire que ce n’est pas
la destruction elle-même qui permet de faire l’expérience du réel, mais ce qui,
dans cette destruction, peut en être imaginé – ce qui, en elle, relève du
domaine de l’apparaître, de l’apparence, du phainesthai, du fantasme 3. Après
tout, concluait Lacan, « réel » n’est-il pas l’anacycle de « leer », ce vide qui
est l’étoffe du sublime ?

1. Sur la pensée du réel propre à Lacan, voir Massimo Recalcati, Il vuoto e il resto. Il problema del
reale in Jacques Lacan, Milan, Mimesis, 2013. Voir aussi Slavoj Žižek, Le plus sublime des
hystériques. Hegel avec Lacan, Paris, Puf, 2011 ; et Alain Badiou, À la recherche du réel perdu, Paris,
Fayard, 2015.
2. Jacques Lacan, Le séminaire. Livre IX. L’identification, inédit.
3. Sur tout cela, voir Alenka Zupančič, Ethics of the Real. Kant and Lacan, Londres, Verso, 2000.
§ 20
UNE EXÉCUTION
EN PLACE DE GRÈVE

Le 28 mars 1757, Robert-François Damiens expirait, après que le bras qui


lui restait fut arraché de son corps par écartèlement ; il fut le dernier, en
France, à jamais subir ce supplice, réservé aux criminels reconnus coupables
de régicide – ou, dans son cas, de tentative de régicide. Quelques semaines
plus tôt, le 5 janvier, vers dix-huit heures, Damiens avait en effet tenté de
mettre fin aux jours de Louis XV, se mêlant à la cohue causée par tous ceux
qui souhaitaient profiter d’un passage du roi à Versailles pour en obtenir
l’audience. Malgré le coup de canif que Damiens réussit à lui porter,
Louis XV survécut à ses blessures ; l’agresseur, quant à lui, au terme d’une
instruction durant laquelle aucune torture ne lui fut épargnée, fut exécuté sur
la place de Grève par des bourreaux dont l’incompétence fit durer le supplice
pendant plus de deux heures. Une foule considérable se trouvait massée sur la
place, de même que sur les balcons de toutes les maisons la bordant – balcons
loués à des aristocrates souhaitant bien se faire voir du roi, et prêts à payer
leur place pour ce singulier spectacle jusqu’à cent livres 1. L’affaire suscita
assez de curiosité pour que, dès 1759, dans la seconde édition de ses
Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau,
Burke rajoutât à un paragraphe, dont le titre disait assez l’importance, « Du
Sublime », un développement sur cette exécution 2. Pour Burke, le spectacle
de l’exécution de Damiens, au contraire de ce que pouvaient penser les belles
âmes, toujours promptes à se scandaliser, présentait bien un cas de sublime,
dans la mesure où s’y trouvait à l’œuvre la dimension de terreur absolue qui
en formait la condition 3. Ce qui était sublime, dans cette exécution, n’était
bien sûr pas l’exécution elle-même ; c’était l’excès qu’avait constitué la
douleur provoquée par l’incompétence des bourreaux – et qui avait horrifié la
foule, tandis que les aristocrates, aux balcons, faisaient semblant d’y prendre
plaisir. L’explication, selon Burke, allait de soi : « les idées de douleur sont
beaucoup plus puissantes que celles qui viennent du plaisir », écrivit-il, dès
lors que la douleur joue le rôle « d’émissaire » de la mort, de signe avant-
coureur de la soumission de toute chose au règne de la disparition 4. Pourtant,
dans la description qu’il offrit de l’exécution de Damiens, en ouverture de
Surveiller et punir, Michel Foucault ne tira aucun enseignement de
l’observation par laquelle Burke établissait ce lien entre spectacle, excès,
mort et sublime 5. Traduit dans le vocabulaire de Lacan, ce lien signifiait
qu’en dernière instance, le réel ne pouvait se dire que de la mort – que
l’impossible dont parlait le psychanalyste était l’impossible de la mort,
comme marqueur absolu de la ruine de l’être.

1. Sur Damiens, voir Berthe Thelliez, L’homme qui poignarda Louis XV. Pierre-François Damien [sic]
(1715-1757), Paris, Tallandier, 2002.
2. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad.
franç. B. Saint-Girons, Paris, Vrin, 2009, p. 96-97.
3. Ibid., p. 96.
4. Ibid., p. 96-97.
5. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 9 sq.
§ 21
APRÈS LE NIHILISME

Se consacrer à la mort, c’est se consacrer à ce qu’il y ait du réel plutôt


que rien, sans voir que le réel n’est précisément que le rien de l’impossible –
l’absoluité de ce qui se déploie comme la ruine de tout ce qui prétend à
l’être, fût-ce l’être-pour-la-mort. Telle est l’erreur de catégorie que
commettent la plupart des kamikazes : ils ne se rendent pas compte que se
vouer à la mort tout en emportant d’autres individus avec soi équivaut à
louper le rendez-vous avec le réel, puisque la destruction est ce qu’ils ne
connaîtront jamais. En d’autres termes, ils ne se rendent pas compte que
l’impossible de la mort est précisément le nom de la vie – que le réel est le
moment où la mort cesse d’être un fait, pour se transformer en point de
présentation de la vie, en tant qu’imprésentable. La mort est ce qui introduit
la vie à sa propre dimension d’impossible, à la ruine de sa prétention à être –
c’est-à-dire à posséder une substance autre que celle de sa perpétuelle fuite,
de sa perpétuelle disparition en direction de tréfonds ignorés 1. Mais les
kamikazes ne sont pas les seuls à se tromper sur ce point ; ceux qui
prétendent leur faire endosser le costume toujours trop vaste ou trop étroit du
« nihilisme », ce croque-mitaine pour esprits cultivés, se fourvoient tout
autant 2. Il n’y a rien de moins « nihiliste » qu’un kamikaze, que l’on
conçoive le « nihilisme » comme refus du fondement de toute chose, ou bien
acceptation du devenir insensé du monde ; au contraire, le kamikaze est le
chevalier du réel et de son événement effectif 3. La seule chose qu’il ne
comprend pas, c’est qu’à l’âge de la reproductibilité médiatique, le réel ne se
donne pas sous la forme du fait, mais sous la forme de l’image du fait ; le réel
appartient au domaine de l’apparence, et non au domaine de la réalité. Le
kamikaze confond les deux, quoiqu’il soit conscient que ce qui est attendu de
lui est de faire image, de saturer l’espace des images d’un flash aveuglant –
de triompher dans la compétition pour la visibilité, par l’invisibilisation de
tout le reste. Car, à nouveau, le réel n’est pas la destruction ; le réel est ce qui,
dans l’image de la destruction, rompt, en un point, le tissu serré de fictions
que nous nommons « réalité » ; en soi, il n’est rien d’autre que ce qui
introduit dans la « réalité » la dimension de l’impossible, comme la mort le
fait dans la vie. Il faut donc reformuler l’intuition qui avait été défendue par
Žižek dans Bienvenue dans le désert du réel : ce n’est pas la destruction de ce
qui est qui constitue la voie d’accès privilégiée au réel de ce qui est ; c’est
l’image de la destruction de ce qui est. C’est l’image de la mort qui permet de
se retourner vers la vie, et de réaliser combien ce que nous nommons ainsi
n’est qu’une fiction sans autre consistance que l’ordre qui s’en déduit.

1. Sur tout cela, voir Michel Thévoz, L’esthétique du suicide, Paris, Minuit, 2003, p. 9 sq.
2. Sur cette question, voir Frédéric Neyrat, Le terrorisme. Un concept piégé, op. cit., p. 69 sq. Pour un
exemple, voir Hélène L’Heuillet, Aux sources du terrorisme. De la petite guerre aux attentats-suicides,
Paris, Fayard, 2009.
3. Avishai Margalit a rappelé que les kamikazes, dans le contexte de l’islam, ne considèrent pas qu’ils
se vouent à la mort. Le martyr (shahid) est celui qui, parce que ses motifs sont purs, ne meurt pas. Voir
Avishai Margalit, Pourquoi des kamikazes ? Les raisons d’un désastre, trad. franç. P. Rozenberg, Paris,
Les Empêcheurs de penser en rond/Seuil, 2003.
§ 22
ON N’Y VOIT (TOUJOURS)
RIEN

L’image de l’impossible est l’image de la mort : telle pourrait être la


formulation de l’hypothèse sous-tendant le segment qu’Alejandro González
Iñárritu tourna pour le film collectif 11’09’’01 – September 11, voulu par le
producteur Alain Brigand 1. Celui-ci avait souhaité, par ce film, proposer une
alternative à ce qu’il considérait comme l’unicité de la vision des événements
du 11 septembre 2001 offerte par les médias – une alternative prenant la
forme d’une multiplicité de points de vue différents. Il avait donc demandé à
une douzaine de cinéastes d’imaginer une courte séquence, liée, de quelque
manière que ce fût, aux images de destruction qui avaient saturé la
médiasphère le jour des attentats, ainsi que les jours suivants. Le court-
métrage d’Iñárritu, qui, à l’instar de tous les autres, durait onze minutes, neuf
secondes et un centième, était le plus radical : il n’était composé que de plans
noirs, entrecoupés de brefs inserts zoomés, reprenant des images de corps
chutant du World Trade Center. Plutôt qu’imaginer une brève fiction, à la
manière de ses collègues, Iñárritu avait préféré opérer sur les images
existantes, comme s’il voulait démontrer combien ces images, bien loin de
montrer quelque réalité que ce fût, ne montraient en fait rien. Mais ce rien
n’était pas rien ; au contraire, il était tout ce qu’il y avait à voir ; il était la
seule chose sur laquelle il fallait se concentrer si l’on prétendait appréhender
le point de réel qu’elles présentaient – sans qu’on pût jamais dire qu’elles le
représentaient. Les zooms et les coupures, ainsi que les bruitages qui les
accompagnaient (eux aussi prélevés sur des images tournées le 11-Septembre
à New York), constituant la seule intervention du cinéaste, se voulaient autant
d’approches de ce rien. Ensemble, elles finissaient par former un dispositif
d’exploration affirmant à la fois le caractère désespéré de toute tentative
visant à scruter des documents pour y découvrir du vrai, et la possibilité que
cette impossibilité se transformât en réel de ce dont il y était question. Or, ce
réel, s’il fallait en croire Iñárritu, n’était autre que le réel d’un certain régime
de visibilité ; il était l’ordre des images lui-même – c’est-à-dire ce qui, dans
les images, tentait de déployer un univers documentaire de vérité,
d’authenticité, de réalité. Le réel ne s’atteste pas ; il ne se représente dans
nulle image, aussi obsédée à le traquer fût-elle ; il se contente de se présenter
par elle, dans le refus de se présenter en elle ; il ne se donne pas dans
l’image, il se donne en tant qu’image. Il est inutile, lorsqu’on regarde une
image comme celle des attentats du 11 septembre 2001, de tenter d’y repérer
un punctum garantissant, ainsi que le voulait Roland Barthes, que « ça a été »
– dès lors que la seule chose qui a eu lieu est l’image elle-même 2.

1. Sur ce film, voir Vincent Souladié, « Vox post-mortem. Poétiques de la disparition après le
o
11 septembre 2001 », Entrelacs, 2014, n 11, en ligne.
2. Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, in Œuvres complètes, t. V, 1977-
e
1980, É. Marty (éd.), Paris, Seuil, 2002, 2 éd., p. 785 sq.
§ 23
RUINER LE VISIBLE

Ce qu’un kamikaze détruit, c’est l’ordre du visible – ou plutôt : ce qu’il


rend visible est le caractère de ruine de l’ordre du visible, et la fiction qui se
soutient de ce que celui-ci aurait quelque chose à dire d’une réalité politique,
morale, religieuse, esthétique, etc. Le kamikaze est l’agent de la ruine de la
représentation du monde, au lieu d’être l’agent de la ruine d’une
représentation du monde, comme ne cessent de le marteler tous ceux pour qui
il incarne un « phénomène de société » reconnaissable. Pour le dire
autrement : au lieu du lieutenant d’une idéologie ou d’une religion, le
kamikaze est le lieutenant du réel de ce par quoi toutes les idéologies et toutes
les religions sont mises en scène à l’âge des médias – c’est-à-dire sont
représentées par eux. Ce réel, c’est celui de l’obscénité de l’excitation avec
laquelle sont accueillies les images du sublime – la jouissance, éprouvée par
tous, à propager la sidération provoquée par le spectacle de la destruction, et
à jouer les arbitres dans la compétition pour la visibilité. « Enfin, de la
réalité ! » : tel est le cri qui retentit lorsqu’un abruti se fait exploser sur une
place de marché ; enfin quelque chose qui nous permette de faire semblant, le
plus longtemps possible, que ce dont il s’agit, dans les images que nous
regardons, est d’une autre nature que de la fiction. Cette obscénité, toutefois,
ne serait encore rien si, à travers elle, ne se déployait une dimension
fondamentale de la condition contemporaine : déduire de la fiction de la
réalité des conséquences qui, sous prétexte de la prendre en charge, se
reportent sur les corps. Lacan l’avait pointé à de nombreuses reprises :
l’obscénité de la jouissance tient à ce que celle-ci répond toujours à un ordre,
et que cet ordre provient d’une instance dont le programme est celui de toute
police concrète – à savoir l’instance du Surmoi 1. La jouissance née de la
circulation de la sidération provoquée par les images de la destruction est ce
par quoi s’organise la police appelée par la « réalité » de celle-ci ; la
jouissance est ce dont la « réalité », où elle trouve son origine, se soutient
pour justifier les coups de matraque. Par conséquent, que les coups en
question finissent par atterrir sur la tête d’individu n’ayant aucun rapport avec
ladite « réalité » ne devrait surprendre personne – puisque la seule « réalité »
en jeu dans la monstration de la destruction est la police elle-même. La
jouissance causée par la circulation des images de la destruction est l’affect
de la subordination à l’ordre des images, en tant qu’ordre œuvrant à la
continuation de la police du monde – et c’est cet ordre que le kamikaze
expose en prétendant y triompher. Tel est le réel des images d’attentats-
suicides : le réel d’une « réalité » qui a besoin d’elles pour continuer son
œuvre de police 2.

1. On trouve la formulation canonique de cet ordre dans Jacques Lacan, Le séminaire. Livre XX.
Encore, J.-A. Miller (éd.), Paris, Seuil, 1975, p. 11 : « Le surmoi, c’est l’impératif de la jouissance –
Jouis ! » Sur cet impératif, voir Slavoj Žižek, Ils ne savent pas ce qu’ils font. Le sinthome idéologique,
e
2 éd., Paris, Puf, « Perspectives critiques », 2016.
2. Voir Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, trad. franç.
F. Bouillot, Paris, Payot, 2007.
§ 24
ESTHÉTIQUE DU FLASH

Vingt ans après qu’Alfred Nobel eut inventé la dynamite, une autre
explosion se produisait dans un laboratoire : celle, à base de magnésium, de
chlorate de potassium et d’antimoine, de ce qu’Adolf Miethe et Johannes
Gaedicke avaient baptisé « poudre à éclairs ». Au contraire de la dynamite de
Nobel, la poudre à éclairs (ou « poudre flash »), même si elle était de nature
explosive, n’avait pas pour objet d’entrer dans la préparation de moyens de
destruction ; sa composition la destinait plutôt à l’exploitation par les artistes
pyrotechniciens. Toutefois, un autre usage en fut très vite découvert : certains
photographes, lassés de la contrainte que représentait la durée de pose requise
afin d’imprimer les plaques sensibles dont ils se servaient, découvrirent qu’ils
pouvaient produire, grâce à la poudre, un éclair de lumière permettant une
impression instantanée. Malgré son caractère instable, et les dangers liés à
son explosion toujours possible, la poudre à éclairs devint un accessoire
indispensable à l’exercice de la photographie, ainsi que le comprirent aussitôt
différents fabricants, dont les firmes Kodak et Agfa. Dès les années 1930, à la
suite du brevetage, par Johann Ostermeyer, de la première ampoule-flash
fermée, d’autres mélanges furent expérimentés, réduisant les risques
d’utilisation tout en conservant son principe : un éclair aveuglant permettant
l’impression instantanée d’un support 1. Avec le flash, la photographie entrait
dans un âge nouveau ; elle pouvait désormais produire, par elle-même, les
conditions de son propre bon fonctionnement – conditions qui requéraient
que, pour que quelque chose fût vu, ce quelque chose fût aveuglé pendant une
fraction de seconde. Il fallait aveugler pour pouvoir voir : tel était la maxime
gouvernant l’usage du flash. Il fallait rendre toute vision impossible pour
qu’ailleurs, et d’une autre façon, une image de ce qui avait été aveuglé par
l’explosion de lumière produite lors de l’ignition du gaz pût devenir visible à
son tour. Seule la plaque sensible y voyait quelque chose, au moment où la
poudre à éclairs s’enflammait ; le sujet, de même que le photographe, se
trouvaient écartés du processus par lequel le médium de la photographie
produisait une image. L’un comme l’autre devenaient les spectateurs d’une
explosion dont ils étaient aussi les victimes – puisqu’une image leur était
arrachée par la grâce de la chimie de la lumière, image à l’élaboration de
laquelle ils n’avaient, pour ainsi dire, pas participé. Plus tard, lorsque les
flashes chimiques furent remplacés par des flashes électroniques, les
conditions de cette élaboration se transformèrent quelque peu, et
l’aveuglement devint, avec le temps, réduit au phénomène des « yeux
rouges » – mais le principe resta identique.

1. Voir Beaumont Newhall, Histoire de la photographie, depuis 1839 et jusqu’à nos jours, trad. franç.
A. Jammes, Paris, Le Bélier/Prisma, 1967.
§ 25
EN ATTENDANT
L’AUTODESTRUCTION

Le kamikaze est un flash ; il est le dispositif technique explosif


d’aveuglement par lequel est soudain rendu visible ce qui, dans d’autres
circonstances, refuse d’imprimer les surfaces sensibles de la médiasphère
contemporaine – à savoir son ordre. C’est-à-dire qu’il rend visible la manière
dont le règne du visible lui-même se trouve divisé en visible et invisible ; il
rend visible la manière dont la visibilité est le lieu même de l’ordre – cet
ordre forcé de se reconfigurer par la mort du kamikaze. Le véritable moment
sublime d’un attentat-suicide est donc, sans doute, celui-ci : ce moment où,
dans l’horreur d’une explosion d’une puissance surhumaine, une lumière
impitoyable se trouve jetée sur une autre force inhumaine, tapie dans l’ombre
de la vie ordinaire. En s’autodétruisant, le kamikaze procède aussi à la
destruction de ce qui l’avait suscité, et qui, par la force de sa propre
contrainte, l’avait poussé à prendre la décision la plus radicale qui fût : partir
à la rencontre impossible avec le réel. En fait de réel, c’était celui du visible
qu’il finissait par rendre manifeste, au moment où il devenait une pure
projection de lumière sur une surface matérielle – à savoir la tentative
désespérée de lui conférer un peu d’existence et de légitimité. Lorsqu’à la
suite des attentats du 13 novembre 2015, le président Hollande, assisté de son
gouvernement, décida d’adopter un ensemble de mesures destinées à lutter
contre tout nouvel attentat possible, ce fut un tel désespoir qu’il manifesta à
son tour. Son agitation était celle de celui qui se rend compte, après un
moment de sidération, que tout ce sur quoi il avait compté, dans le but de
faire accroire qu’il disposait d’un pouvoir aussi réel que démocratique, n’était
que mascarade. Comme le trône du légendaire roi Minos, dans le palais de
Cnossos, celui sur lequel siège le président de la République est en plâtre –
un stuc friable, qui se réduit en poudre dès qu’on tente de le toucher, ou que
l’on fait mine de s’y asseoir. Le but des mesures prises par Hollande, ainsi
que le souligna Giorgio Agamben, dans une tribune publiée dans Le Monde,
n’avait rien à voir avec la défense de la démocratie et la lutte contre le
terrorisme ; elles relevaient même de l’entreprise contraire 1. Qu’il s’agît des
pouvoirs accrus dévolus à l’exécutif, des latitudes nouvelles accordées à la
police ou de la déchéance de nationalité, instituée en guise de punition
infligée à toute personne relevant du concept juridique de « terroriste », ces
mesures en rappelaient d’autres, de sinistre mémoire 2. Le président Hollande
se comportait comme si de rien n’était, mais les trois kamikazes qui s’étaient
fait exploser à proximité du Stade de France avaient accompli leur mission ;
plus personne, désormais, ne pouvait ignorer ce dont il retournait.

1. Giorgio Agamben, « De l’État de droit à l’État de sécurité », Le Monde, 23 décembre 2015. Voir
aussi Alain Badiou, Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 novembre, Paris, Fayard,
2016.
2. Sur l’inconsistance juridique du concept de « terrorisme », voir les études réunies dans Terrorismes.
Histoire et droit, sous la direction de H. Laurens et M. Delmas-Marty, Paris, CNRS éd., 2010.
Remerciements

Réels : Sami El-Hage, Géraldine Jacques, Camille Louis, Stéphane Roth,


Rémy Russotto, Marion Zilio. Virtuels : Julien Abadie, Clément Arbrun,
Rocco Bellanova, Nicolas Bogaerts, Axel Cadieux, Mathieu Capel,
Alexandre Civico, Augustin Dercrois, Khanh Dao Duc, Guillaume Heuguet,
Zeynep Jouvenaux, Mathias Kusnierz, Wil Laforge, Florence Lahutte, Cyril
Lener, Timothée Ottoz, Maxime Pistorio, Jean-François Rauger, Nathan
Reneaud, Hans Robert, Sébastien Rongier, Stephen Sarrazin, Vincent
Souladié, Nicolas Tellop, Adèle Van Reeth, Gilles Verdiani.
TABLE DES MATIÈRES
§ 1 - DU RIFIFI À SAINT-DENIS

§ 2 - LE RETOUR DES DIEUX

§ 3 - UN ALLER SIMPLE

§ 4 - ESTHÉTIQUE DE L’ATTENTAT-SUICIDE

§ 5 - LA CONDITION BLOCKBUSTER

§ 6 - À L’ÂGE DE LA PYROTECHNIE

§ 7 - PORNOGRAPHIE DE LA DESTRUCTION

§ 8 - L’HORREUR ET LE SUBLIME

§ 9 - POURQUOI LES RUINES SONT ROMANTIQUES

§ 10 - DE LA DÉPENSE COMME VERTU

§ 11 - QUAND LES ENTHOUSIASTES ENTRENT EN SCÈNE

§ 12 - GÉNÉALOGIE DE L’INSPIRATION DIVINE

§ 13 - DEUX FORMES D’ENTHOUSIASME

§ 14 - L’AFFECT DE L’IMPRÉSENTABLE
§ 15 - POUR EN FINIR ENCORE AVEC LES GRANDS RÉCITS

§ 16 - LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE SUBLIME

§ 17 - RÉALISER DIEU

§ 18 - D’UN SIÈCLE À L’AUTRE

§ 19 - SUR L’IMPOSSIBLE

§ 20 - UNE EXÉCUTION EN PLACE DE GRÈVE

§ 21 - APRÈS LE NIHILISME

§ 22 - ON N’Y VOIT (TOUJOURS) RIEN

§ 23 - RUINER LE VISIBLE

§ 24 - ESTHÉTIQUE DU FLASH

§ 25 - EN ATTENDANT L’AUTODESTRUCTION

Remerciements
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