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Antonin AUBERT

EDHEC Business School


Mémoire de fin d’études

Les Arts de rue en France depuis Mai 68


Espace urbain, festivités et subversion

Directrice de mémoire : Mme Isabelle SEQUEIRA


Mai 2018
Apparu en France avec les évènements de Mai 68, les arts de rue utilisent et reprennent certains

grands codes propres au théâtre de salle, introduisant toute une batterie de variations, formelles

comme matérielles, informelles comme conceptuelles. Les arts de rue empruntent à différentes

traditions des éléments précis, et sont apparus dans un contexte lui-aussi singulier, celui d’une

contestation politique et sociale nationale. Porteurs d’espoir, de subversion et de revendications, ils

marquent un temps fort dans l’histoire culturelle française récente, et ont cristallisé une époque, une

structure politique et artistique.

Mais, cinquante ans après leur apparition, les Arts de rue ont-ils toujours un avenir ?

Pour tâcher d’y répondre, nous retournerons tout d’abord aux origines du genre théâtral tel qu’il

fut défini dès l’Antiquité, c’est-à-dire dans une perspective éminemment politique. Mais revenir aux

origines du théâtre de rue c’est aussi interroger le rapport de la représentation théâtrale à l’espace

qu’il prétend occuper et plus particulièrement en ce cas, un espace public et ouvert, par opposition à

l’espace clos et privé du théâtre de salle. Cette entreprise implique de reproduire dans sa globalité le

complexe processus historique, social et politique ayant abouti à l’avènement d’un genre spécifique.

Il s’agit également de soigneusement examiner en quoi celui-ci, dans ses codes, sa structure et ses

thèmes, épouse un certain nombre d’enjeux déterminants à l’époque de son émergence. Finalement,

nous nous attacherons à définir de façon la plus exacte, soit de la façon la plus large, le genre tel qu’il

subsiste aujourd’hui, dans sa conception spatiale première, dans ses codes esthétiques, et dans les

thèmes qu’il aborde de façon usuelle. Nous verrons notamment ce qui justifie le glissement

sémantique de l’appellation du Théâtre aux Arts de rue.

Après avoir éclairci ces origines par ces différents mouvements, nous nous intéresserons à la phase

décisive, des années soixante-dix au début du vingt et unième siècle, qui a vu l’émergence,
l’institution et le développement du spectacle de rue en France. Cette étape implique de s’intéresser

plus particulièrement aux compagnies qui ont fait et font encore le genre et représentent, portent la

création en elle-même, soit l’offre de spectacles. Mais ceci sous-entend aussi voir les figures, les

structures qui ont porté la discipline des Arts de rue depuis Mai 68, ainsi que la façon dont celles-ci

se sont organisées pour que celle-ci puisse subsister et préserver ses principes comme ses impulsions

fondamentales.

Puis nous nous intéresserons aux festivals d’art de rue tels qu’ils sont apparus dans les années

quatre-vingt-dix et à travers les formes diverses qu’ils ont pris depuis, exploration qui tâchera de

dresser un tableau des principaux acteurs, de leurs réalisations, de leurs ambitions et de leur

prospérité. Nous nous arrêterons plus particulièrement aussi sur le dilemme qui a traversé au cours

de cette période l’ensemble des acteurs des Arts de rue, entre professionnalisation voulue et volonté

de préserver un certain nombre de valeurs. Enfin, ce deuxième temps perdrait de sa pertinence s’il

n’établissait pas le cadre et la relation dans lesquels s’inscrit l’art de rue, comme discipline autonome

autant que comme objet, vis-à-vis des pouvoirs publics qui bien souvent subventionnent les

principaux festivals comme les compagnies et peuvent ainsi exercer une certaine influence.

Finalement, après avoir vu la façon dont le monde des Arts de rue en France a effectué le tournant

de la professionnalisation au début du XXIème siècle, notamment par le travail de la Fédération, nous

observerons de plus près les dernières évolutions qu’a connues l’art de rue ces dernières années et ce

à partir de plusieurs questions. La question économique tout d’abord : en trente ans d’existence, le

genre a-t-il, à l’instar des autres grands genre culturels français, trouvé une formule viable ? Quelles

sont les forces en présence, les ordres de grandeur du secteur ?

Nous passerons pour y répondre par une analyse approfondie des différentes formes qu’ont

emprunté les institutions de l’art de rue, et au cœur de cette analyse, tout particulièrement par la place

de la gratuité. Souvent vu comme un parent pauvre de la culture, l’art de rue se heurte-t-il


irrémédiablement à une limite de moyens ? Quelles sont les pistes à privilégier, et celles à éliminer

pour cette question du financement de la création ? Quel équilibre penser, au sein même de la

discipline et de ses différents acteurs ?

Se posera enfin de façon fondamentale la question de la reconnaissance institutionnelle pour ce

genre encore vu comme illégitime et déconsidéré par certains.


Partie I – Origines, codes et thèmes : un art subversif dans l’espace urbain

Où commence et s’arrête le théâtre de rue ? Ainsi posée, la question peut sembler triviale, évidente

ou creuse, voire vaine. Mais elle demeure néanmoins précieuse à retranscrire la logique qui établit

aujourd’hui le théâtre de rue comme un art nécessaire politiquement, socialement, et ce à plusieurs

égards. En effet, interroger les origines du théâtre de rue n’est pas établir la liste exhaustive des

éventuelles ressemblances qui peuvent se trouver rétrospectivement rappeler ce qu’instaure l’art de

rue. Poser ainsi la question des origines, ce n’est pas non plus tâcher de faire la lumière sur l’ensemble

des représentations historiques s’étant assimilées stricto-sensu à du théâtre et dans la rue.

Considérons alors dans un premier temps la question fondamentale de la définition : comment

définir l’art de rue aujourd’hui ? Qu’est-il exactement, et que n’est-il pas ? En d’autres termes,

qu’appelle-t-on le théâtre de rue ? À quoi renvoie aujourd’hui sa définition ? Nous partirons pour ce

faire d’une première approche « naïve » pour bien tâcher de marquer la frontière de ce regroupement

à différents types d’arts s’en approchant et surtout partir d’une définition « contemporaine » de cet

objet.

Dans un second temps, il conviendra d’établir la généalogie de ce qui, des traits caractéristiques

des Arts de rue, vient se retrouver tout au long de l’Histoire ; établir en somme ce dont le théâtre de

rue actuel hérite comme ce dont il s’éloigne, en passant notamment par l’apparition du Théâtre dans

la Grèce Antique puis au Moyen-Âge en France, avant de voir les influences plus récentes qui

paraissent s’y rapporter également. Cette partie s’arrêtera notamment sur la dimension festive et sur

la subversion.

Ce travail d’exploration des récurrences formelles comme conceptuelles sur les périodes longues

doit nous permettre d’éclairer dans un dernier temps ce que sont les thèmes, les enjeux essentiels qui

posent la cohérence, l’unité des Arts de rue, et notamment, dans toute sa complexité, le rapport de

toutes les formes artistiques qui s’y expriment à l’espace urbain, concept fondamental du champ de

notre analyse.
Partie I – Origines, codes et thèmes : un art subversif dans l’espace urbain

A. La question fondamentale des Arts de rue, des codes à la définition

Ce que l’art de rue n’est pas

Commençons par faire la distinction entre ce que les arts de rue représentent et ce dont ils sont

assurément différents.

Les arts de rue se différencient du street art (ou art urbain), tout d’abord. Bien qu’ils se réfèrent

tous deux à l’activité artistique dans l’espace de la rue, les deux ensembles prennent des moyens

d’expressions foncièrement différents. S’ils s’appuient tous deux sur l’expression d’un message

politique dans un même espace, ils diffèrent radicalement tant du point de vue formel que sur le plan

du fond de leur propos, si tant est que l’on puisse réduire les deux disciplines à une grande orientation

d’ordre idéologique. Quand le street art prend forme dans le graffiti, l’affichage public et diverses

techniques graphiques visant à la réalisation d’œuvres plastiques, les arts de rue se développent

fondamentalement à partir d’expressions tirées du théâtre, du spectacle vivant… Enfin, fondés en

grande partie sur la communication orale, l’expression animée au sein d’une mise en scène conçue et

pensée pour et autour de cette expression, les arts de rue impliquent systématiquement l’intervention

du public, incorporant ses réactions dans la mise en scène elle-même. Au contraire, le street-art

exprime essentiellement ses messages dans des supports éphémères mais fixes, pensés et réalisés

comme univoques, comme dans les travaux de JR, de Banksy ou en d’Ernest Pignon-Ernest pour

n’évoquer que les plus célèbres d’entre eux. Pour schématiquement résumer la distinction, le street-

art cherche à revendiquer un message la plupart du temps politique par l’utilisation de supports clos,

quand les arts de la rue, s’ils peuvent intégrer en substance une dimension politique se situent bien

plus dans une démarche d’exploration et ont pour ceci recours à des trames ouvertes, à l’imprévu au

sein-même des créations, dans les différents dispositifs. Cette dimension peut relever du jeu des

acteurs (improvisation…) comme d’éléments « extérieurs » à la mise en scène (spectateurs, décor,

urbain…).
Les arts de rue ne se confondent pas non plus complétement avec le théâtre dans la rue. Celui-ci

consiste à adapter une pièce de théâtre dans un cadre autre que la salle de théâtre classique. C’est

ainsi que lors du très célèbre Festival d’Avignon chaque année, de grandes tragédies classiques aux

plus récentes des créations contemporaines sont mises en place dans des lieux insolites (garage,

scierie, concession automobile…). Mais l’insolite est bien le résultat de l’association d’un lieu non-

conçu comme lieu de représentation théâtrale et d’un argument théâtral porté par une mise en scène

reprenant les codes classiques, qui tranche avec le ou les lieux habituels où se produit le spectacle.

En ce sens, le théâtre dans la rue est bien plus proche de la transposition du théâtre classique, dans un

cadre original, d’un argument classique. À l’opposé, les arts de rue intègrent le théâtre de rue. Nous

irons même jusqu’à voir que celui-ci est le premier des arts de rue. Quelle différence au-delà de la

dénomination ? Le théâtre de rue est celui qui fait corps avec la rue, utilisant comme matériau

essentiel l’extériorité, le rapport au public et pas l’insolite ou l’originalité du lieu.

Une définition ?

Pour définir le genre des arts de rue, nous pouvons trivialement partir de la définition

communément acceptée ; ainsi, le dictionnaire Larousse nous dit que le théâtre de rue est « un théâtre

qui se produit dans des lieux extérieurs aux bâtiments traditionnels et qui a un caractère souvent

didactique ou politique ».

Le théâtre de rue pourrait ainsi être le théâtre qui s’oppose strictement à la représentation dans la

localité de la salle de théâtre. Mais comme nous l’avons vu dans la sous-partie précédente, la simple

localité de la représentation est insuffisante à définir le genre.

Si nous consultons Wikipédia, nous lisons que :

« Le théâtre de rue est une forme de spectacle et de représentation théâtrale exécutée dans un

espace public, généralement extérieur. En principe, les artistes jouent avec la rue, l'utilisent comme

décor et incluent dans leur prestation les impulsions venant de l'extérieur. »


(Wikipédia, 2018)

Il paraît donc, plutôt que de définir les arts de rue comme une transposition des éléments de mise

en scène classique dans un cadre alternatif, qu’il faille définir les arts de rue comme une forme de

représentation inspirée de la mise en scène « classique » mais n’ayant pas l’obligation de s’y rattacher

par un ensemble de règles. Le lieu de représentation des arts de rue n’est plus le cadre rigide et figé

qui ne changerait, comme au théâtre ou dans tout autre type de spectacle en salle, qu’au gré des

changements de plateau, de décor. Ainsi, le théâtre classique se sert des temps entre les scènes, entre

les actes, pour faire varier les décors, faire sortir certains acteurs, en faire entrer d’autres. Nous

pouvons retrouver ceci dans les arts de rue, mais le rapport est inversé. Les arts de rue se servent, ont

pour prétexte fondamental l’utilisation du décor, de l’environnement dans tout ce qu’il peut avoir

d’incertain, de donné dans un certain contexte, parfois dans toute sa surprise. Les arts de rue intègrent

sans mal les passants eux-mêmes dans leur mise en scène. C’est ce que nous voyons par exemple

dans le documentaire de l’ORTF intitulé Le Palais des Merveilles (1975), du nom de la troupe qui

dans les années soixante-dix se produisait dans les rues de Paris. La troupe utilise les réactions des

passants comme support essentiel de ce qu’elle produit ; du burlesque au chant parodique, du cirque

à la pyrotechnie, les acteurs, déguisés ici en Jules César, Louis-Philippe ou en cantatrice, cherchent à

surprendre les spectateurs dans la modernité du Paris de l’Après-guerre, par un jeu de rôle incongru.

Voici ce qui caractérise donc précisément la différence entre la mise en scène théâtrale classique et

ce qui relève des arts de rue. La distance entre l’écriture de la mise en scène et la représentation elle-

même, ainsi que celle entre le public et les acteurs, le lieu, l’espace de la représentation (la scène) et

celui d’accès à la représentation (l’endroit d’où le public voit) est au minimum réduite, quand elle

n’est pas abolie.

Le site ruelibre.net, spécialisé dans les Arts de rue et leur promotion, donne pour sa part cette

définition :
On désigne communément par le terme « arts de la rue » les spectacles ou les événements

artistiques donnés à voir hors des lieux pré-affectés : théâtres, salles de concert, musées… Dans la

rue, donc, sur les places ou les berges d’un fleuve, dans une gare ou un port et aussi bien dans une

friche industrielle ou un immeuble en construction, voire les coulisses d’un théâtre. De la prouesse

solitaire à la scénographie monumentale, de la déambulation au dispositif provisoire, de la parodie

contestataire à l’événement merveilleux, les formes et les enjeux en sont variés, les disciplines

artistiques s’y côtoient et s’y mêlent.

Puis :

S’insérer dans le contexte urbain (la campagne aussi est urbaine, aujourd’hui) a plusieurs

incidences déterminantes sur les propositions artistiques. La ville est un espace libre et contraignant.

Physiquement, elle permet de choisir son territoire, de jouer avec l’environnement. Il y faut aussi se

confronter au bruit, à l’encombrement, aux intempéries éventuelles. Socialement, le spectacle

s’adresse ensemble aux spectateurs prévenus et aux passants de hasard, au public averti et au public

« vierge ». Il importe donc de s’appuyer sur les émotions communes et les cultures partagées.

Institutionnellement, l’ordre public a ses limites de tolérance et la programmation engage la

responsabilité des élus locaux.

(Ruelibre.net, 2018)

Ce qui frappe dans cette définition, c’est toute l’importance donnée, en contrepoids des diverses

représentations données dans des lieux définis comme « pré-affectés », à la contrainte non-choisie,

c’est-à-dire à ce qui n’est pas contrôlé par le metteur en scène. Dans le théâtre classique, comme dans

la musique ou dans le ballet par exemple, l’écriture joue un rôle majeur, si ce n’est unique, du moins

pour ce qu’il en est de l’action mise en scène. La grande majorité de ce qui survient sur scène est

encadré, défini au préalable, travaillé, mis en scène, en somme, écrit, arrêté. Dans les arts de rue, une

trame existe, celle qui définit le cadre, le registre dans lequel les acteurs vont avoir à évoluer. Mais la

mise en scène se fait toujours vis-à-vis d’un ou de plusieurs éléments imprévus dans la mise en scène,

qu’il conviendra de s’approprier, dont il faudra tirer parti pour l’argument de la représentation. En
effet, les arts de rue incorporent toujours la réaction d’un public, le jeu avec un espace, celui de

l’action. Le spectateur n’est pas le même spectateur que celui qui assiste à la pièce de théâtre, en ce

qu’il ne se fait pas même regard, comprendre en ce que le cadre de la représentation auquel il fait

réflexion n’est pas porteur de la même action que le regard figé du spectateur de théâtre qui n’est lui

ni acteur, ni tout à fait « à surprendre » dans le contexte de la mise en scène classique.

De ces quelques définitions nous pouvons donc retirer certains codes : les arts de rue se

représentent en-dehors des salles, au sein d’un espace public, accessible à tous. De ce fait, la vocation

de ces arts est aussi autre ; puisqu’ils s’inscrivent dans un espace ouvert et non-hiérarchisé

socialement, leur argument politique et artistique prend une dimension plus immédiate : les arts de

rue se confrontent directement au sujet qu’ils évoquent, quand le théâtre classique se pose bien plus

comme une production métaphorique faisant écho à une ou plusieurs réalités sociales, politiques se

trouvant toujours à une certaine distance, spatiale ou temporelle, du sujet qu’il évoque. C’est ainsi

qu’Antigone ne prétend pas apporter de point de vue directement pertinent à notre société. Pourtant,

nous continuons à le représenter, plusieurs millénaires après l’écriture initiale. C’est que le sujet du

théâtre classique a toujours besoin de cette distance minimale entre l’action de sa représentation,

quand bien même la mise en scène se voudrait contemporaine et esthétiquement actuelle, et le fond

de son développement, qui s’apparente à une tentative de généralisation d’ordre philosophique,

morale, théologique ou politique...

Voici pour les codes très généraux du point de vue du fond, de l’argument de la représentation et

de son développement. Qu’en est-il du formel ?

Il apparaît en tout premier lieu que les arts de rue se définissent justement par l’absence de codes

formels. À l’opposé de l’espace cloisonné et contraignant du théâtre en salle, les arts de rue partent

du principe de liberté absolue quant à la forme que prennent les représentations, tant du point de vue

temporel que du point de vue des décors, des costumes et de leur utilisation. Mais alors, des Géants

de Royal Deluxe au cadre le plus intimiste instauré par une mise en scène très restreinte, quelle unité
visuelle ou formelle retirer des pratiques qui font les arts de rue comme tels ? Où situer le

dénominateur commun ?

Dans l’émission Les Nouvelles Vagues de France Culture, datée de Mars 2016, le metteur en scène

Nicolas Verklen de la Khta Compagnie déclare que dans les arts de rue, le monde s’offre « dans un

art immédiat, au sein du seul espace que nous devions vraiment partager » puis il ajoute que « dans

le travail de mise en scène des arts de rue, le metteur en scène doit se poser « une question

fondamentale, celle du « Où ? », c’est-à-dire celle de l’endroit où représenter comme de l’endroit

duquel part le regard du spectateur, ce qui amène la question du dispositif ». Il conclue ensuite sur

l’opposition des arts de rue au théâtre de salle en rappelant que les salles traditionnelles du théâtre

dans les villes ne posent jamais ou presque la question de l’axe dans lequel le spectateur voit ni dans

celui qui sert à représenter pour les acteurs, la question de la bi-frontalité (le public disposé de deux

côtés de la scène plutôt que face à elle) par exemple. Pour ce qu’il en est des codes formels de la mise

en scène, nous voyons bien que les arts de rue se définissent en tout premier lieu dans leur rapport au

décor et à l’espace de représentation comme devant répondre à cette double interrogation, celle du

point duquel être vu, et celle du point duquel voir.

Ainsi, dans la pièce Cinérama de la compagnie Opéra Pagaï, cette question est explicitement

utilisée comme fondement de la représentation et point de départ de la trame de l’action. Les

spectateurs s’assoient avant le spectacle à des tables disposées d’un côté d’une place publique, et

doivent s’équiper d’écouteurs audio mis à leur disposition. Ceux-ci sont reliés aux micros des

comédiens. Le spectacle commence face aux tables, et le spectateur voit se déployer devant lui une

intrigue s’incorporant dans un décor urbain ; les acteurs jouent à imaginer eux-mêmes des intrigues

portant sur les passants qui défilent devant eux. Si certains éléments partent forcément d’une certaine

trame, telle scène jouée dans un appartement de la place, telle intervention d’un serveur du bar

principal de la place, le jeu des acteurs et la difficulté de leur interprétation repose sur la nécessité de

faire de leur pièce un tout consistant avec les éléments dont ils disposent, c’est-à-dire avec les

différents passants et leurs réactions par exemple. Se pose donc pour le spectateur la question
essentielle de l’imbrication de la scénographie, du fictif qu’incarnent les acteurs dans la réalité qu’ils

connaissent, qu’ils voient envahie par un jeu de création artistique qui consiste à donner une forme

fantasmagorique à une action s’appuyant sur des éléments de décor, des passants, pris au hasard…

Nous ne prétendrons pas ici que l’argument essentiel de cette pièce est de faire œuvre d’un réel

foncièrement inconnu ; le terrain sur lequel évoluent les acteurs est tout de même très balisé, et

certains éléments apparaissent comme nettement scénarisés. Mais plutôt qu’une mise en scène portée

sur la façon dont chacun peut partir de la vie de la société, de la rue pour élaborer une fiction, ce

spectacle pose la question fondamentale de l’irruption du regard du spectateur (ainsi que celui du

metteur en scène) sur le lieu de la scène qui, à l’occasion et de façon très spectaculaire, se trouve être

ce lieu que chacun prend pour normal, connu, éclairci… en somme pour rien de fantasmé, de déformé

comme dans une mise en scène théâtrale fictive.

Nous retiendrons donc cette double question relative à la perspective représentante comme

fondement de l’esthétique des arts de rue, en même temps que l’idée que les arts de rue s’inscrivent

dans l’espace public, résolument, esthétiquement et politiquement. Nous allons maintenant voir les

antécédents historiques pouvant être assimilés aux Arts de la rue.


B. Aux origines du genre, communion, tradition et subversion

Posons-nous alors la question de l’origine d’une pratique théâtrale qui s’inscrive

fondamentalement dans l’espace public. S’il apparaît facile et évident de voir dans les Arts de rue la

résurgence de formes anciennes de représentation, il convient toutefois de bien discerner les éléments

récursifs et discursifs dans les différentes formes connues de mise en scène. Si nous remontons au

plus loin de ce que nous connaissons du travail de mise en scène pour le théâtre, c’est l’Antiquité

qu’il faut étudier, et plus particulièrement la Grèce antique.

Dans la Grèce antique, les festivités dionysiaques endossent une double fonction. D’un côté, elles

visent à célébrer, à affirmer la puissance de la cité en honorant Dionysos, Dieu des vignes mais aussi

de la folie, de la démesure et des excès ; ses festivités annonçaient notamment le retour du printemps.

Dieu de la nature sauvage, Dionysos imposait un culte à la cité sans particulièrement s’y rattacher,

c’est-à-dire sans entrer dans un quelconque protocole de célébration religieuse officiellement

reconnu. À différents niveaux, le culte de Dionysos et donc de toutes ses valeurs exprime une

contradiction, un dépassement du cadre politique de la cité, de ses institutions. Les dionysies ont lieu

en plein air, et se déroulent suivant différents rituels. Mais concentrons-nous plus précisément sur la

dimension théâtrale et politique qui émerge alors. L’hélléniste Françoise Frontisi-Ducroux évoque

notamment dans son article Dionysos, ordre et désordre (Rue de la Folie, Hors Les Murs, Paris, n°7,

2000) de « turbulentes processions qui vont d’une maison à l’autre, dansant au son des flûtes et des

cymbales, semant désordre et tapage dans la cité, tels les satyres qui, sur les images, escortent

Dionysos (…) jouent de la musique et se livrent à diverses plaisanteries et obscénités autorisées ».

Ces déambulations festives et burlesques peuvent être vues comme les ancêtres de ce que seront plus

tard le Carnaval ou les Fêtes des fous ou plus près de nous les processions telles qu’on peut les voir

dans le travail du Palais des Merveilles ou dans les défilés organisés autour des Géants de Royal

Deluxe. À l’occasion des Grandes Dionysies, des concours dramatiques étaient organisés, qui se

composaient d’épreuves de dithyrambes et de chants à sujets mythiques, ainsi que de concours de


tragédies et de comédies. La tragédie, en puisant ses sujets dans les mythes, travaille à la mémoire

collective, tout en interrogeant le présent de la cité, représentant ses contradictions, les conflits qui la

traversent. La comédie joue un rôle assez similaire, mais dans une mesure comique, qui peut

ridiculiser des figures, des institutions établies. Ces deux genres ne relèvent pas du strict

divertissement, mais prennent une portée politique et sociale, car, célébrant la vie de la cité, sa

grandeur, ils visent dans le même temps à toucher les limites de celles-ci, à les mettre en lumière en

les représentant par un détour spectaculaire, tantôt tragique, tantôt comique. En ceci, nous pouvons

déjà voir une filiation avec les Arts de rue actuels, qui représentent et cherchent les limites de leur

société tout en la célébrant dans ce qu’elle possède de plus fondamentalement social, l’espace public,

celui de la rue accessible à tous et plus théâtre d’une quelconque hiérarchie sociale.

Dans la continuité de ce théâtre antique, le théâtre médiéval en France semble s’établir comme

autre antécédent majeur aux arts de rue tels que nous les désignons aujourd’hui. Celui-ci naît dans le

cadre religieux : les clercs posent les fondements de la théâtralité en illustrant des scènes liturgiques.

La conjonction de ce développement et de l’avènement des fêtes au Moyen-Âge pourrait avoir joué

un rôle essentiel dans l’apparition d’une structure dont se sont inspirés plus tard le théâtre et les arts

de rue. Au Xème siècle, des moines incarnent des personnages des récits évangéliques. Ils utilisent

des éléments de l’Église en guise de décor, et les paroles qu’ils transmettent proviennent de la liturgie

monastique, qui alterne entre la diction des solistes et les chœurs, forme de dialogue. C’est la première

forme de drame liturgique, et elle met en scène un évènement fondateur, une manifestation de la

puissance divine. Entre le Xème et le XIIème siècle ensuite, une forme de théâtralité nouvelle émerge

par la dramaturgie liturgique, par le passage de la distanciation à l’émotion. S’il naît dans l’Église, le

théâtre en France, qui emprunte certains des éléments vus dans la Grèce Antique, le culte rendu à

Dieu notamment, peut aussi bien se représenter dehors, et c’est ainsi qu’apparaît une première

véritable extériorité. À cette époque, on joue dehors essentiellement pour permettre l’accès aux

représentations à un public plus important.


À partir du XVème siècle et jusqu’au milieu du XVIème siècle environ, c’est l’âge d’or du théâtre

médiéval ; il est partout, sous de multiples formes parfois radicalement différentes les unes des autres.

Le théâtre ne se détache jamais vraiment de la fête. Celle-ci est en effet un temps permettant de réunir

un public important, assurant également une certaine liberté de parole. La Fête des Fous est bien

représentative de ces dispositions : prenant place de Noël à l’Epiphanie, elle célèbre le désordre, le

bouleversement des hiérarchies, et se trouve étonnamment organisée dans les cercles de l’Église.

Dans les églises, les élèves de l’école ecclésiastique, les enfants de chœurs, sous-diacres et autres

membres du clergé élisent un évêque des fous ou un pape des fous et célèbrent une liturgie

caricaturale : ils se vêtissent d’ornements sacrés habituels et font une procession ridicule puis récitent

des prières parodiques, avant de défiler bruyamment à travers les rues de la ville.

Est bien mise en lumière ici la double dimension qui paraît former, au même titre que dans les

Dionysies par exemple, la trame essentielle de la représentation artistique s’inscrivant dans l’espace

public : d’un côté, célébration, tradition et dimension historique jusqu’au mémoriel, de l’autre

dérision, représentations subversives, codes nouveaux et liberté de ton. Dans le théâtre médiéval

comme dans les Dionysies, l’irruption dans l’espace public de la représentation artistique vise à

défaire des représentations établies par une autorité particulière, à pourfendre des idoles, en passant

par l’intrusion. L’espace de la rue est supposé donné à tous, accessible à quiconque. C’est de ce

principe que se servent fondamentalement ces représentations : puisque la rue est à tous, le propos

que nous allons y illustrer doit avoir une dimension qui ne soit pas univoque. Les Dionysies, qui

revendiquent la mise en scène de la démesure, de la théâtralité, attributs essentiels de Dionysos,

participent d’une saisie politique et sociale du sujet artistique ; dans la communion, la fête voire la

beuverie, quelque chose s’écrit d’une critique du temps. L’art dans l’espace public, envisagé sous

cette logique, intègre et parle de chacun, sans convention établie a priori. Et cela ne peut se faire que

par l’inattendu, soit dans l’intrusion, l’irruption, pour que s’incarne réellement la subversion

revendiquée. Dans le documentaire de l’ORTF sur le Palais des Merveilles (Le Palais des Merveilles,

ORTF, 1975) cité plus haut, les acteurs de la troupe incarnent des personnages anachroniques mais
faussement hors du temps. Ainsi, telle diva semble s’adresser à son temps dans ses caprices

matérialistes, tel regard intrusif d’un autre vient déranger les piétons, ou tel autre personnage prend

le temps de parler, avec des manières extravagantes et un certain sens de la mise en scène, se

permettant de s’arrêter auprès des parisiens assis en terrasse, pour discuter et poser des questions

saugrenues, dérangement surprenant et amusant pour rétablir un lien ayant plutôt tendance à s’effacer

dans les rues de Paris des années 70, période d’avènement de l’individualisme.

Cependant en France, le théâtre a-t-il établi une filiation, une continuité au-delà des ressemblances

entre la façon d’envisager tragédie, comédie dans la Grèce Antique et ce que nous avons vu des fêtes

médiévales et de leur lot de représentations théâtrales ?

Dans son article « Arts de la rue » et espace public ( – Collège de philosophie, Institut français de

Barcelone, 1999), Philippe Chaudoir souligne essentiellement trois références majeures plus

directement liées encore aux Arts de la rue, soit l’agit-prop, l’happening et le théâtre radical. L’agit-

prop est une méthode de communication fondamentalement apparue sous le communisme soviétique.

Ce nom est l’acronyme de отдел агитации и пропаганды (romanisé en otdel agitatsii i propagandy),

qui signifie en russe Département pour l’agitation et la propagande, alors organe des comités centraux

et régionaux du Parti Communiste de l’Union Soviétique (https://fr.wikipedia.org/wiki/Agitprop).

Celui-ci exclut la logique contemplative et cherche à donner à l’activité artistique une efficacité

sociale, à travers des créations conceptuelles et comportementales par l’action de l’artiste. Prenant en

compte le quotidien, il implique en outre un découpage narratif ponctuel et la participation du public.

Il prend essentiellement forme sous le nom de théâtre d’agit-prop durant la Révolution d’Octobre en

Russie et est conçu pour servir l’agitation et la propagande (sans a priori totalitaire) révolutionnaires.

L’influence est bien visible dans le propos des Arts de rue visant à revenir à une dimension concrète,

authentique, de la vie en société. Chaque individu peut se voir, se retrouver dans ses spectacles, dans

la communion organisée.

Le happening est pour sa part un art du geste, un « vocabulaire stylistique ». Depuis les années

1950, le happening définit une performance, un évènement ou une situation pouvant être considéré
comme un art. Le happening donne aux Arts de rue l’idée d’un art trandisciplinaire, total, par la

déconstruction narrative et la mise en scène du choc émotionnel. Les principes d’actions artistique

nouveaux que le happening ouvre laissent la place à des interprétations multiples, à partir de formes

minimales. L’exemple du video-mapping est frappant. En 2018, sur la place de la République à Lille,

un dispositif de video-mapping projette des formes géométriques colorées sur trois statues en marbre

au beau milieu de la place. Une musique atonale joue en fond, faite de bruitages, de quelques notes

discrètes et de silences. Aucun explicite dans ce dispositif, simplement des éléments abstraits destinés

à être interprétés de plusieurs façons différentes. Les formes sont projetées selon un rythme qui suit

parfois la musique, parfois sont complètement indépendantes. Aucun élément n’est donné pour

comprendre, et c’est bien là un exemple extrême mais éloquent de ce que les arts de rue peuvent

revêtir de formes abstraites et équivoques pour porter une expression particulière.

Enfin, Philippe Chaudoir souligne que les Arts de rue empruntent au théâtre radical une volonté

esthétique simple, presque pauvre, et un rapport systématique entre le dedans et le dehors, l’un

paraissant contenu, restreint, quand l’autre est plus spontané, plus libre. Il souligne en somme que

cette filiation peut également expliquer les Arts de rue utilisent des formes expressives traditionnelles

réinterprétées, tout comme le principe de communion collective et l’investissement global de

l’espace. La logique d’immédiateté à laquelle a finalement eu recours le théâtre radical peut expliquer

le primat de la mise en scène sur le texte.

Mais qu’en est-il alors du rapport à l’espace urbain qu’instituent les Arts de rue ? Comment

caractériser la relation qu’établissent étroitement l’un et l’autre ? Nous verrons notamment que cette

relation est très intimement liée aux thèmes développés par les Arts de rue.
C. Thèmes, espaces et principes

Pour parler des Arts de rue, il faut nécessairement parler d’espace, comme l’ont souligné les deux

premières sous-parties. Et qui dit espace dit social, dans ce cadre particulier. En effet, ainsi que nous

l’avons défini, les arts de rue s’adressent en premier lieu à leur public dans une perspective festive,

dans la lignée des filiations que nous avons définies. Célébrations de quoi en somme ? Le cadre

primitif semble être le sacré, on célèbre par ces pratiques un dieu ou des valeurs transcendantes s’y

rapportant. Mais il est tout aussi possible de voir dans ces célébrations une autre dimension, plus

directement liée à la vie concrète de la société. En effet, les fêtes et rassemblements évoqués plus

haut ont tous porté une certaine valeur de communion populaire. En tant qu’évènements

spectaculaires, impliquant un travail de représentation d’une réalité sociale problématique, ils

prennent sens dans celui-ci par et pour un public populaire directement concerné par l’argument

évoqué. Les dionysies parlent de la misère humaine, des problèmes politiques de la vie de la cité de

l’époque, la fête du Fou parodie le culte chrétien du dévot moyen, la « foi du charbonnier ». Ce qui

rassemble en somme, c’est cette appartenance à la société, à ce cadre politique donné. Le cadre de

l’espace public est alors tout légitime pour porter un propos se voulant critique, subversif.

Et le théâtre, à travers son histoire, paraît intimement lié à la question de l’appartenance sociale.

En effet, les salles de théâtre procèdent déjà d’un certain découpage social. Elles établissent

fondamentalement une première distinction entre les artistes, acteurs, et le public. En France, c’est au

Moyen-Âge que le théâtre prend véritablement valeur de satire sociale explicite, l’émergence de la

farce donnant naissance au théâtre à personnages. C’est le début du théâtre sur « l’échafaud », soit

sur scène. Les tréteaux font la scène, et créent la distance avec le public. Si l’essentiel de ce théâtre

est un jeu d’imitation satirique, il n’en demeure pas moins qu’à ce stade embryonnaire, ce sont les

dominants qui orchestrent les représentations comme régulateur social. La fête est utilisée pour servir

une action sociale ou politique, affirmant une certaine reconnaissance et un maintien de l’ordre. Cette

stratégie fait aussi écho à certaines lectures qu’établiront au XXème siècle nombre de sociologues
dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu, quant à la fonction de distinction sociale des différentes

productions artistiques et de ceux qui appréhendent la fréquentation d’institutions culturelles (opéra,

musées, théâtres…) comme un moyen de marquer une supériorité d’accès vis-à-vis de couches

sociales inférieures.

Mais poser la question de ce rapport à l’espace de la rue c’est trouver ce qui fonde l’unité du genre,

soit non plus simplement les parentés, ni les redondances esthétiques ou la démarche fondamentale,

mais bien plutôt les thèmes récurrents et la cohérence qui se retrouve dans les différents travaux mis

en scène.

Philippe Chaudoir définit en somme cinq thèmes récurrents dans le propos des arts de rue.

Le thème du retour sur l’espace urbain tout d’abord. Dans la seconde moitié du XXème siècle et

tout particulièrement à partir des années 60, architectes et urbanistes pensent la ville comme un tout

à renouveler, à retrouver. L’objectif essentiel de cette recherche est de redonner du sens à l’espace,

de resocialiser l’espace urbain pour lutter contre la disparition des relations sociales pressentie dans

l’avènement de l’individualisme. Lutter contre le fonctionnalisme en promouvant une vision

historique, qualitative de l’espace urbain qu’il s’agit d’investir par un jeu symbolique, celui de la

création artistique. Il définit la pratique artistique dans la rue comme un retour culturel à des formes

d’animation urbaine, manifestation populaire authentique comme le montrent les saltimbanques dans

la ville, avec un regain de valeurs qui ne soient plus élitistes mais qui puissent s’adresser, se partager

à chacun.

Le deuxième thème essentiel est celui de la trace, celle qu’inscrit le spectacle sur un lieu, dans une

mémoire collective. Par cette idée, l’évènement a lieu c’est-à-dire qu’à la lettre il s’empare du lieu,

et dans le même temps il fait lieu, c’est-à-dire qu’il inscrit le lieu dans une histoire particulière, par

l’évènement s’écrivant dans la mémoire sociale. Cette édification du lieu par l’évènement crée le lien

entre l’espace et les contemporains qui s’y rassemblent. Le lieu est durable, mais l’évènement,

éphémère, lui donne un espace imaginaire, une spécificité factuelle, en somme une identité nouvelle
sur laquelle se reposer. Impossible de passer par cette idée sans envisager ce en quoi les arts de rue

ambitionnent de relire l’histoire, en passant par le présent, c’est-à-dire par la présence. Dans tel

spectacle de telle compagnie, le metteur en scène affirme n’avoir jamais deux spectacles identiques,

du fait de l’imprévisible recherché des réactions du public. Le théâtre de rue dérange au sens où il

prétend faire dissonance, jurer avec une monotonie supposée de la rue prise comme simple lieu

transitif, passage pour se rendre d’un point à un autre.

Troisième grande idée, le public-population. Michel Crespin, personnage majeur des Arts de rue

que nous découvrirons plus en détail dans la partie suivante, le définit comme public étant dans la rue

qu’il y ait spectacle ou pas. Un grand but des arts de rue est de provoquer la ré-appropriation de la

ville par les spectateurs en même temps que l’évènement festif établit la co-présence d’un public qui

est aussi population, en un même lieu. Le fait d’assister à un évènement est constitutif pour ce public-

population de l’identité contemporaine, plus loin fondatrice de la citoyenneté. Cette fusion des

personnes en une même entité pour une jouissance collective polarisée par le spectacle ne peut

s’établir que dans un espace à même d’être lié à la société dont sont issus, que constituent les individus

de ce public-population.

Une autre dimension que souligne Philippe Chaudoir dans les thèmes repris par les arts de rue est

la médiation. Cette notion renvoie principalement à l’idée que les Arts de rue sont porteurs d’une

façon ou d’une autre d’une parole politique militante, défaillante dans ses sphères principales

d’évolution.

Le dernier grand thème qu’examine Philippe Chaudoir est la « Ville en scène ». Les Arts de rue

établissent en effet une relation entre le spectaculaire et l’urbain. On peut dire que la rue est scène,

théâtre ou spectacle utilisant nos passions, nos vies. Espace de sociabilité, de rencontres,

d’évènements et de faits, la ville est un espace physique dans lequel se fait un certain jeu social.

Chaudoir affirme que « villes et théâtres ne sont que des graduations sur l’échelle de la

spectacularité ». Mais on peut aussi voir le théâtre comme une sorte de prototype de la relation sociale,

de son hétérogénéité.
La ville, par sa présence physique, par sa taille s’établit comme spectaculaire par essence. Mais

Philippe Chaudoir ajoute également que celle-ci est le lieu de la spécularité, soit des regards, de

l’appréciation, de l’observation, chacun s’y examinant et examinant l’autre. Nous retrouvons ici la

double dimension évoquée dans la première sous-partie : la ville est lieu où observer et où on

s’observe, chaque individu la traversant est spectateur autant qu’acteur.

Mais alors, une fois établis ces thèmes récurrents et ce rapport à l’espace, quelle ligne cohérente

trouver ?

Pour la définir, encore une fois, Philippe Chaudoir distingue deux grandes thématiques, sous l’axe

d’une réflexivité qu’il appelle « décalage ».

Tout d’abord, l’attitude volontaire vis-à-vis de l’espace, soit lui rendre un sens. C’est le plus

frappant des initiatives dans les Arts de rue ; cette volonté part de l’idée que le sens de l’espace aurait

été perdu dans une quotidienneté fonctionnelle, une architecture et des constructions déshumanisées,

des centre-ville réduits à des fonctions économiques pour simplifier. Le postulat essentiel à retenir ici

est que les Arts de rue cherchent à transfigurer par des rituels, des cérémonies ou des mises en scène

théâtrales, ce caractère strictement fonctionnel. Dans cette perspective, c’est la création de lien social

qui est primordiale, essentiellement par l’instauration d’une nouvelle diversité. Deux voies

principales se distinguent alors : le participatif et l’éruptif. Le participatif, c’est impliquer le spectateur

directement comme indirectement dans l’art à l’œuvre, par des procédés techniques, visuels (telle

position des spectateurs vis-à-vis du spectacle, tel rôle dans le spectacle etc), façon d’assigner un rôle

véritable, une place à chaque membre de la société dans ce retour à l’espace public. L’éruptif vise

plutôt à faire en sorte que l’imprévu, la saisie de l’espace urbain par l’œuvre amène une nouvelle

donne, une nouvelle considération de la façon dont chacun se représente l’espace qu’il occupe, qui

lui est donné dans la ville.

Deuxième grand axe de cohérence que pose Philippe Chaudoir, la nécessité d’un retour à l’espace

public pour le rassemblement, le sentiment de collectivité. C’est ce qui se dégage de ce que nous

avons vu dans les célébrations, dans le rapport des troupes au « moment » de l’évènement, qui se veut
par nature festif, rassemblement, chaque spectateur faisant corps avec le spectacle, comme chaque

acteur faisant corps avec la ville. Cette communion s’inscrit dans l’axe du sens précédent comme elle

s’en détache. Si le sens redonné à la ville se fait forcément, d’une certaine façon, consensuel pour que

l’espace urbain prenne une dimension politique qui permette à chacun de s’y retrouver, il demeure

que pour parvenir à la communion il ne peut y avoir trop de cette dimension politique au sens

idéologique. Voilà en quoi l’aspect festif est important pour suffisamment inviter tout un chacun à se

retrouver dans l’espace urbain dont s’emparent les Arts de rue.


Partie II. De Mai 68 à nos jours, émergence, structure et développements

Nous avons en somme pu voir dans un premier temps ce qu’étaient les origines, les fondements et

les bases esthétiques des Arts de rue, tournons-nous à présent vers la part historique et sociale précise

du contexte de l’émergence des Arts de rue en France, soit la fin des années 60.

Pour bien voir ce qu’a été le contexte de ce développement, plusieurs questions apparaissent :

Pourquoi les Arts de rue dans le contexte de Mai 68 ? Et comment ? Quels liens avec les arts et en

particulier le théâtre de cette période ?

Puis, comment s’est institutionnalisée la catégorie des Arts de rue ? Sur quelles ambitions s’est-

elle appuyée, et pour quels moyens ?

Enfin, il importera de voir les développements envisagés pour la fin du XXème siècle, notamment

dans la relation aux pouvoirs publics.


A. Mai 68, l’urgence du retour à l’espace public : du théâtre aux Arts de rue

Dans le contexte de Mai 68, les institutions théâtrales traversent une crise profonde, à de multiples

niveaux. Le contexte général de la France à cette époque est celui d’une société traversée par une

vaste révolte antiautoritaire, mouvement investissant le champ culturel comme social et politique. Le

premier mouvement est étudiant et parisien, et vise à critiquer le capitalisme, le consumérisme et plus

généralement toutes les institutions se rapportant, dans leur fonctionnement ou dans leur influence, à

ce que l’on peut grossièrement appeler le patriarcat. Le contexte est également celui d’un pays qui

connaît la plus grande phase de croissance de son histoire économique, source ultérieure d’inégalités

sociales, culturelle et de richesses particulièrement fortes.

L’accélération de l’exode rural et de l’urbanisation s’est accompagnée d’une très importante

augmentation des niveaux de vie. Dans le même temps, l’éducation nationale et l’université ont vu

leurs rangs grossir à vue d’œil en très peu de temps, tandis que sont apparus en France culture des

loisirs, du spectacle et des médias de masse, vecteurs de mutations rapides et profondes.

Du point de vue culturel, Mai 68 vient aussi cristalliser l’avènement de la jeunesse comme

catégorie socio-professionnelle et politique. L’époque marque un grand temps de confrontation entre

celle-ci et l’ordre en place, assuré par un certain nombre d’institutions encore puissantes : l’Église

Catholique, l’École…

Les institutions théâtrales traversent pour leur part une grande crise ; les autorités officielles

chargées de leur fonction sont plus que jamais remises en cause par les professionnels de la

représentation. Dans la décennie précédant Mai 68, la politique culturelle d’André Malraux s’était

essentiellement concentrée sur la protection et la mise en valeur du patrimoine en vue de légitimer le

pouvoir de l’État. Mais un des symboles de ce patrimoine, le Théâtre de l’Odéon, se retrouve occupé

en mai 68 par les membres du Comité d’Action Révolutionnaire. Se joignent rapidement à eux les

professionnels de la représentation : acteurs, metteurs en scènes, techniciens…


Petit à petit, les contestations exprimées au Théâtre de France de l’Odéon se transmettent aux

autres structures et le 25 mai 1968 est rédigée par les dirigeants des principaux théâtres nationaux et

des maisons de la culture la « déclaration de Villeurbanne » (voir annexe), sous la direction de Roger

Planchon, grande charte définissant des principes fondamentaux pour la politique culturelle française

de l’après-Mai 68. Cette charte pose une distinction entre le public du théâtre et ceux qui en sont

exclus, qui ont à pouvoir accéder aux théâtres et autres institutions culturelles. La principale

revendication de ce texte est un accès universel à la culture pour ceux s‘en trouvant exclus, ceux que

la charte définit comme « non-public », « immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore

aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel ».

Mais le ton de celle-ci flirte avec le discours anarchiste, la première ambition du projet défini par

le CAR est de rompre avec les institutions culturelles en tant que telles, comme le texte le montre, et

il demeure toutefois que les instances dirigeantes des institutions théâtrales et culturelles ne prendront

pas au sérieux ces revendications. Ce qui est en crise en Mai 68 ce n’est pas le théâtre dans son

ensemble mais le théâtre institutionnel, en salle et pour un public restreint socialement ; aussi bien

certaines troupes comme celle du Théâtre du Soleil ou la compagnie du Théâtre de l’Unité vont faire

en sorte de développer des représentations dans des lieux emblématiques de la contestation, comme

les usines.

La rue comme espace d’urgence

En ce mois particulier, la rue devient espace essentiel de communication de la société, où les

mouvements contestataires diffusent leurs tracts, placardent leurs affiches, annoncent leurs actions,

organisent leurs réunions, promeuvent le débat. De là naît le théâtre de rue. Aux slogans connus,

simples et directs, aux affiches éloquentes de Mai 68 fait suite l’usage des corps, l’expressivité

accessible du théâtre de rue. La rue se présente également en ce temps comme un espace où tout le

monde, au-delà des artistes, peut intervenir, s’exprimer. En même temps que différents protagonistes

(acteurs, citoyens, musiciens, plasticiens…) se retrouvent, la rue se définit à cette époque comme un
rempart à un art instauré, autoritaire, légitime ou commercial. D’un art dirigé vers le public désigné

par la déclaration de Villeurbanne, émerge une conception universelle. L’art dans l’espace public

prend une tournure éminemment festive. C’est ce qu’écrit à propos du théâtre Gilles Sandier : « le

théâtre doit sortir de ses salles closes, qui tiennent du temps, du club et du bordel. Il doit descendre

sur les places, dans les cortèges, dans les meetings, il doit descendre dans les rues ou, plutôt, il doit

en naître : lié à l’événement, à l’histoire qui se fait, commentaire lyrique ou critique de l’actualité, il

doit être capable de constituer des fables et des images, des récits et des caricatures, qui puissent

éclairer, donner à voir et à comprendre, dénoncer, exciter, célébrer ». Dans ce contexte, apparaît dans

le sillage du mouvement étudiant ce que l’on a appelé le théâtre de guérilla, nom hérité de jeunes

compagnies de la contre-culture américaine auxquelles s’identifient les jeunes compagnies françaises

de l’époque, notamment pionnières du happening défini dans la partie I. Les formes qu’ils utilisent

se prêtent particulièrement à la contestation, directes, spontanées et explicites qui permettent

l’expression d’idées et concepts subversifs. Le Guerilla theatre sera consacré seul théâtre

révolutionnaire par le Comité d’Action Révolutionnaire en Mai 68. Les étudiants français s’en

saisiront ensuite pour faire prospérer leurs revendications et donner à leur mouvement une tournure

concrète, le placer dans l’urgence du changement.

Dans le contexte d’urbanisation massive que connaît alors la France, la population rurale migre

vers les villes, les industries en essor mènent à une explosion de la classe ouvrière dans les villes.

Dans le même temps, des licenciements d’ampleur ont lieu, menant à de grands mouvements de

grèves, où les ouvriers mettent également en cause les directions syndicales. Conjointement à ceci,

les étudiants défilent contre le projet de réforme de l’enseignement supérieur porté par Christian

Fouchet, on défile pour la paix au Viêtnam. Un discours central émerge de ces mouvements, et il est

anticapitaliste, anti-impérialiste. Les étudiants qui le font essaient alors d’allier le champ politique et

le champ artistique alors indépendants et tous deux tenus par des experts professionnels, pour s’établir

comme critique de l’aliénation induite par la puissance des institutions et revenir aux rapports

humains spontanés, à la créativité libre et immédiate. Pour cela, la commission « culture et créativité »
du Mouvement du 22 Mars réclame des principes fondamentaux en ce sens. Finalement, Alain

Schifres réclame en juin 68 dans un article nommé « Pour un théâtre dans la rue » qui marque le

lancement du Groupe d’Action pour le Théâtre dans la Rue (G.A.T.R) que « toutes les tentations

artistiques de tout genre » se fasse dans la rue, marquant véritablement la naissance des Arts de rue.

C’est ainsi que la dénomination théâtre de rue fait place aux Arts de rue, idée plus vaste et de cette

manière plus ouverte de ce que doit être une expression artistique n’induisant pas nécessairement de

hiérarchie, d’académie des arts. Le fondement des Arts de rue en tant que mouvement politique,

artistique et social, c’est cette dimension universelle et accessible. Le glissement sémantique du

Théâtre aux Arts de rue n’est pas simple illusion. Il est élargissement, refus de contraintes formelles,

et surtout définition d’une communautés d’acteurs, d’artistes travaillant enfin ensemble dans un

espace partagé.
B. Des structures, des évènements, des personnes et des lieux : croissance d’un genre

Vient alors le temps de s’interroger quant aux structures prises à partir de Mai 68 par le mouvement

spontané aux contours révolutionnaires que nous avons vu dans cette première sous-partie. Quelles

ont été les formes privilégiées de la création dans le domaine des Arts de rue ? Autour et à partir de

quoi s’est faite la construction du champ des Arts de rue ?

Nous passerons pour tâcher d’y répondre par différents exemples pris au sein des très nombreuses

initiatives mises en place depuis les évènements de Mai 68. La structuration des Arts de rue en France

dans l’après-Mai 68 est indissociable d’un certain nombre de structures, d’institutions, de

personnalités. Dans la plus grande partie des années 70, à la suite du tumulte des évènements de 68

et pour laisser place à une forme d’expression qui ne s’arrête pas à une stricte portée révolutionnaire,

l’essentiel de la production des Arts de rue est encore éparse et limitée, tenue par des groupes

modestes ou des artistes solitaires, du cracheur de feu à l’acrobate, du troubadour au saltimbanque,

comme en témoigne notamment le documentaire Le Palais des Merveilles (1975), consacré à la

troupe éponyme, alors en activité dans les rues de Paris. Mais la fin des années 70, apparaissent des

acteurs majeurs de l’histoire du genre, qui fondent festivals et compagnies. Ces personnalités sont les

figures historiques des Arts de rue français.

Jacques Livchine, Hervée de Lafond, Claude Acquart et le Théâtre de l’Unité

Lors de la grève de Mai 68, Jacques Livchine, alors étudiant en théâtre, crée le Théâtre de l’Unité.

Il est rejoint par Hervée de Lafond et Claude Acquart au début des années 70. Ensemble, ils se

représentent dans les usines et lycées occupés. Grâce à l’Atelier populaire des Beaux-Arts, le Théâtre

de l’Unité obtient des affiches qui feront l’identité de la troupe. Jacques Livchine obtient rapidement

de pouvoir être la compagnie permanente de la Maison pour Tous de Saint-Quentin-en-Yvelines.

Acteur majeur des Arts de rue, le Théâtre de l’Unité se doit également de produire un certain nombre

de pièces du théâtre en salle, rentrant notamment dans le programme IN du festival d’Avignon et


obtenant à ce titre un certain nombre de subventions comme toute compagnie classique. La

compagnie participe également au début des années 70 à de nombreux évènements tels que les

Carnavals des Ténèbres, la Fête de l’Humanité, la Falaise des Fous ou encore les rencontres d’Octobre

évoquées plus tôt. La compagnie travaille en parallèle sur ses représentations en salle et dans l’espace

de la rue, concevant les deux types de productions dans un esprit commun et parfois avec l’utilisation

de procédés redondants.

Le cas de cette compagnie est particulièrement intéressant en ce qu’il est typique de ce qu’une

structure a à faire pour obtenir une crédibilité institutionnelle. Jacques Livchine est avant tout un

comédien professionnel, disposant d’un bon réseau de connaissances dans les théâtres parisiens, ce

qui a donné au Théâtre de l’Unité une certaine légitimité en tant que compagnie de théâtre de salle.

Il se trouve que les élections de 1977 élisent un maire communiste à Saint-Quentin-en-Yvelines, et

sa nouvelle équipe est favorable à l’idée d’une orientation de la compagnie vers le théâtre de rue, ce

qui est en adéquation avec la politique urbaine de cette ville nouvelle cherchant à animer son centre.

Cette affinité avec le politique se double d’un lien renforcé avec les associations de la ville et les

habitants, la compagnie créant notamment des Hold-ups culturels en allant s’adresser aux habitants

directement sur leurs lieux de travail, ou certains habitants de la commune intégrant même la

compagnie. Lorsque la compagnie se produit par exemple place de la Sorbonne pour son spectacle

Le théâtre pour chiens, les habitants organisent des rassemblements de soutien etc. C’est cette affinité

particulière qui pousse la troupe à créer plus encore vers les Arts de rue ses créations, tout en gardant

une dimension éminemment politique et sociale à ses activités, ici créant La Ligue d’Improvisation

Française (LIF), là développant des ateliers d’initiation à l’improvisation ouverts aux jeunes de la

ville. Petit à petit, la compagnie obtient le soutien d’institutions (la SNCF autorise l’utilisation d’un

dépôt de locomotives pour des représentations, la mairie se montre plus volontaire pour assurer la

sécurité des spectacles, autorise davantage de représentations…) et de pouvoirs publics plus

nombreux, la municipalité de Trappes ayant par exemple octroyé son partenariat pour la production
de spectacles, mettant à disposition des équipements publics, affectant pompiers et services

d’urgence…

Michel Crespin : Théâtracide, Lieux Publics et Aurillac

Parmi les figures importantes, nous avons également décidé de nous attarder plus particulièrement

sur Michel Crespin, car il aura été au cœur de l’essentiel des institutions ayant fait l’histoire des Arts

de rue et ses institutions. Ce professeur de sciences-physique quitte en 1971 l’Éducation Nationale

pour fonder avec Bernard Maître et Jean-Marie Binoche la compagnie Théâtracide. C’est lui qui

lancera en 1980 la Falaise des fous, premier grand évènement fédérateur des différents artistes de rue

et surtout à Marne-la-Vallée de Lieux publics, « centre international de rencontres et de création pour

les pratiques artistiques dans les lieux publics et les espaces libres des villes » et institution. Lieux

Publics est conçu pour « répondre à une double urgence. Préserver la tradition des « Arts de la rue »

et des évènements festifs en général ». De 1983 à 1987, Lieux Publics organise les rencontres

d’octobre qui s’inspirent des congrès de l’Académie Nationale des Arts de la rue et rassemblent

hommes politiques, chercheurs, artistes, dirigeants d’institutions culturelles, représentants du

ministère de la Culture. En parallèle de ces évènements annuels, Lieux Publics rédige un guide-

annuaire des professionnels des arts de rue à partir des différents réseaux de Michel Crespin et en

1985 il est édité sous le nom de Goliath. Ainsi, Lieux Publics devient de fait un centre d’édition

spécialisé dans les pratiques ayant trait aux arts de rue. Ce statut un peu particulier rend d’autant plus

atypique et influent Lieux Publics au sein des institutions des Arts de rue. Lieux Publics deviendra

par la suite une institution de référence aussi bien parmi les différents acteurs des Arts de rue qu’aux

yeux des institutions culturelles et surtout au sein de ce que l’on appellera plus tard les Centre

Nationaux pour les Arts de Rue (CNAR), dont nous expliciterons le développement ultérieurement.

Dans les années 80, des évènements majeurs tels que les Rencontres de MAJT ou les Carnavals

des Ténèbres, organisés par le Théâtre de l’Unité, permettent aux Arts de rue de se faire connaître par
le public et et de se faire reconnaître par les pouvoirs publics. Le Goliath édité par Lieux Publics sert

alors à fédérer véritablement une population des Arts de rue qui, si elle souffre encore d’une certaine

précarité et d’un écartèlement de ses pratiques, gagne en homogénéité au fil des années ; une identité

naît et les acteurs, de la même façon que dans le cirque - qui épouse à cette époque une trajectoire

très semblable -, commencent à s’identifier à « l’étiquette » acteurs des Arts de rue. Invité du Carnaval

des Ténèbres de 1986 comme membre du jury des bandes de carnaval, Michel Crespin songe à monter

un grand évènement capable de ponctuellement rassembler tout type de spectacle vivant dans les Arts

de rue. Avec l’aide de Robert Abirached et Philippe Thierry, il fonde finalement le festival d’Aurillac,

exclusivement consacré aux Arts de rue. La programmation initiale ne comporte que deux

compagnies françaises, Jingaro et le Théâtre de l’Unité. Petit à petit, le festival gagne en renommée,

diversifie très amplement sa programmation et prend une dimension européenne, gagnant

substantiellement en crédit auprès du Ministère de la Culture après le retentissant succès de l’édition

de 1988. Dans cette période, par la diversité, la qualité et l’inventivité de sa programmation, le festival

d’Aurillac se positionne comme le festival d’avant-garde pour les arts de rue, où les compagnies

viennent également expérimenter leurs créations, les mettre sur pied. Ce festival inspirera tous les

festivals qui fleuriront dans les années 90, parmi lesquels les plus illustres sont aujourd’hui Chalon

dans la rue ou encore le festival des Arts de rue de Ramonville, et acquerra notamment une véritable

identité visuelle par

Ainsi commencent à fleurir les initiatives sous l’impulsion de personnes et de structures telles que

celles évoquées ici. Bien souvent, les projets sont encore atypiques, et les moyens, limités : la

compagnie Royal Deluxe, nom le plus évocateur aujourd’hui, ne déroge pas à la règle, occupant dès

la fin des années 70 (la compagnie est créée en 1979) une maison dans les Cévennes et commençant

ses premières œuvres à partir de matériaux de récupération et d’objets détournés. Deux décennies

plus tard, la compagnie est certainement la plus renommée, la plus célèbre de toutes les compagnies

de théâtre de rue en activité.


C. Développements : des années 80 à nos jours, vers la professionnalisation

La fin des années quatre-vingt est un tournant essentiel pour les Arts de rue. À l’idée d’animation

culturelle qui restait prégnante dans l’imaginaire collectif pour représenter les Arts de rue succèdent

celle du développement culturel. Le Ministère de la Culture approfondit l’institutionnalisation du

secteur culturel jusqu’au début des années 80, ceci renforçant certaines inégalités entre les couches

de métier particulièrement bien subventionnées et d’autres moins bien servies. Dans les années 70, le

théâtre de rue est encore assez essentiellement politique, en ce qu’il cherche avant tout à rester en-

dehors du circuit institutionnel pour privilégier les rencontres avec le public, la population de la rue.

Cet idéal se transmet jusqu’à la conception des tournées, qui doivent se faire « en famille » pour les

troupes, dans un idéal collectif et même, sans connotation restrictive comme aujourd’hui, dans une

visée communautaire. Pour beaucoup, l’entrée dans la commercialisation et la professionnalisation

est une perversion de l’activité, une compromission difficile à accepter. Il paraît inexorablement que

s’est perdue la vision populaire et politique de l’impulsion première qui avait lancé le mouvement

dès Mai 68. Le développement des festivals, la structuration des compagnies autour de conventions

marquent la fin d’une époque et le passage de structures « bâtardes » et protéiformes à un objectif

d’uniformisation. En même temps qu’il se structure, une partie croissante du monde des Arts de rue

aspire à une certaine reconnaissance. Un point essentiel de cette transition est l’idée d’une

identification unique. En effet, les Arts de rue ont encore à cette époque une transdisciplinarité

radicale pour identité, du saltimbanque au Théâtre de l’Unité, il paraît difficile d’établir un modèle

de référence sur lequel s’appuyer foncièrement, imaginer des revenus, définir un concept

reproductible etc, la codification sociale de cette multiplicité d’activités est ardue.

L’exemple d’une institution telle que Lieux Publics marque particulièrement dans son travail et

son rapport à la création le tournant que vivent les Arts de rue des années quatre-vingt aux années

deux-mille. Celui-ci est en effet dès sa création un véritable laboratoire de la scénographie au sein de

l’espace public. La volonté de son créateur Michel Crespin est résolument de faire la transition avec
l’époque du forain ou du cracheur de fêtes qui avaient marqué la fin des années soixante et étaient

encore dans les années soixante-dix, du fait de la proximité des arts de rue avec le cirque tout

particulièrement, pour beaucoup le symbole typique du genre. L’institutionnalisation du genre passe

donc par une évolution sémantique, et un travail de reconnaissance par les grandes institutions

culturelles ; Lieux Publics s’installe alors à la Ferme du Buisson et prend alors la responsabilité d’une

véritable agence pour les aspirants acteurs des arts de rue, en plus des fonctions d’ampleur pour se

doter d’une vraie structure s’assimilant aux grandes institutions culturelles (lieu de rencontre, de

soutien et d’information..). La structure prend alors son autonomie juridique et financière et assume

à part entière sa vocation créatrice.

Les années quatre-vingt-dix sont une véritable phase d’accélération. Est créée sur l’initiative du

ministère de la culture l’association HorsLesMurs, dont le but est la promotion et le développement

général des Arts de Rue en France. Celle-ci s’occupe également des activités d’édition et des

rencontres professionnelles au sein de Lieux Publics. Ce rapprochement définitif d’une institution

majeure et du pouvoir public marque un véritable tournant dans la discipline ; chaque initiative

cherchant à mettre sur pied une activité dans le champ des Arts de rue voit ainsi se définir une bonne

marche à suivre, à travers les mesures d’aides spécifiques que prévoit le ministère, notamment à

l’écriture. Les collectivités territoriales sont en contact direct avec les compagnies pour des

animations dans les communes, soit ponctuellement pour des évènements particuliers, soit parce que

la renommée de la troupe donne une certaine image à la ville (Géants de Royal Deluxe). Se

développent dans les années quatre-vingt-dix la plus grande majorité des festivals subsistant encore

aujourd’hui, signe s’il en fallait du tournant économique que prend alors le genre en tant que spectacle

pouvant être encadré et monétisé dans un espace et selon un timing précis, ce que requiert un festival.

C’est à la fin des années quatre-vingt-dix qu’émergent également la Fédération, première organisation

nationale pensée pour et par les artistes et professionnels. Aux premières hésitations et réticences

quant à l’institutionnalisation, aux craintes de voir se perdre l’esprit festif et communautaire évoquées

plus haut, a succédé une forte revendication de structuration, de la part des artistes eux-mêmes, voyant
dans les évolutions envisagées des possibilités matérielles et politiques inaccessibles jusqu’alors. La

reconnaissance par le public se fait alors véritablement plus grande, certains festivals se retrouvent

complètement débordés. C’est aussi dans ces années quatre-vingt-dix que naît une « labélisation »

dans la lignée des premières identifications qu’avait pu faire naître le regroupement du Goliath,

sentiment d’appartenance à un mouvement social et politique. Les années quatre-vingt-dix,

notamment par toutes les publications de HorsLesMurs, voient également apparaître et se développer

le souhait d’une critique spécialisée, qui contribuerait à l’institution des Arts de rue comme discipline

vraiment reconnue pour sa valeur artistique au même titre que le théâtre, la musique ou le cinéma.

Plus encore, certains acteurs ou professionnels réclament une meilleure reconnaissance des

productions par les institutions théâtrales elles-mêmes, notamment par l’intégration de celles-ci dans

les programmes de salles par le biais du programme « Hors les murs ».

Dans leur étude « Les Arts de la rue, Portrait économique d’un secteur en pleine effervescence »,

publiée en 2000, Elena Dapporto et Dominique Sagot-Davouroux délivraient toutefois un constat

édifiant sur la situation économique des Arts de rue et ses perspectives. Les auteurs soulignaient

notamment l’extrême hétérogénéité des structures dans leurs façons de produire, dans les profils les

composant, dans leurs formes administratives et tout particulièrement a fortiori dans leurs structures

financières. En moyenne quatre-cinquième des ressources des compagnies qu’ils examinèrent étaient

des ressources propres, dont soixante-huit pour cent de ventes de spectacles. Pour la moitié des

compagnies évaluées, c’était même cent pour cent des ressources qui provenaient de l’activité, ce qui

donne une certaine idée de la précarité qui caractérisait encore le secteur et surtout de ce qu’était déjà

la prévisibilité des revenus pour un producteur de spectacles : nulle. Les compagnies doivent assurer

leur survie par un renouvellement permanent des productions, en passer par des animations pour des

structures diverses (particuliers, municipalité, festivals…) et surtout faire preuve d’un grand

pragmatisme pour répondre à un nombre suffisant de sollicitations et faire face à leurs échéances

financières. Le principe de gratuité semble intouchable mais il implique alors que les compagnies

sachent trouver des revenus par ailleurs. Dans leur étude, les deux auteurs avaient trouvé des coûts
moyens de création de spectacle pour moitié inférieurs à 10 000 francs, et pour un tiers de spectacle

seulement supérieur à 20 000 francs. Ce qui base l’entièreté des revenus sur la négociation avec les

différentes institutions ou festivals prêts à acheter le spectacle. Ce dilemme poussa ainsi Jean-Luc

Baillet, alors directeur de HorsLesMurs à noter une contradiction fondamentale dans ce que les Arts

de rue, expression contestataire de la société et de culture volontairement bourgeoise, se retrouve

contrôlée dans sa diffusion, son accès au public et son financement par les élus locaux, c’est-à-dire

par le pouvoir public ; les municipalités et les élus étant parfois à l’initiative même de certains

festivals, le rapport aux décideurs politiques est souvent très étroit si ce n’est ambigu.

Économiquement, les villes financent en 2000 trente-huit pour cent des budgets liés aux Arts de rue,

largement à travers des subventions, à quoi s’ajoutent tous les apports et toutes les aides techniques

pour la réalisation de la manifestation, comme les prêts d’infrastructures ou le dépêchement de

personnel de sécurité, l’aide à la communication autour des évènements.

En 1993, le ministère de la Culture choisit pour sa part de renforcer les lieux et places œuvrant à

la création, en développant un réseau de soutien à l’échelle du pays. En 2000, une trentaine de

compagnies était ainsi soutenue avec une aide au projet ou à l’écriture, par l’intermédiaire des DRAC

essentiellement, qui se situent sur les territoires et connaissent bien les enjeux propres à chaque

circonstance ainsi que les différents réseaux auxquels peuvent avoir recours les compagnies pour se

structurer ou organiser leurs activités.

Le début du vint-et-unième est pour sa part l’époque du succès populaire des Arts de rue en France.

Une enquête du Figaro publiée en 2011 affirmait que le genre était en effet le deuxième le plus

populaire après le cinéma, attirant le plus grand nombre de Français (34%). Les festivals mis sur pied

au cours des années quatre-vingt-dix rencontrent un grand succès : au début des années 2010, le

festival Chalon dans la rue attire plus de 300 000 spectateurs en cinq jours, 150 000 pour le Festival

International de théâtre de rue d’Aurillac et nombreux sont les festivals dépassant les 50 000 visiteurs

(Festival Viva Cité à Sotteville-lès-Rouen en Normandie, Les Accroche-Cœurs à Angers, Arto à

Ramonville…). Pour ce qu’il en est de la programmation, les festivals les plus modestes programment
aujourd’hui au minimum une dizaine de compagnies (contre seulement deux pour le premier festival

d’Aurillac) et les plus importants vont jusqu’à cent-cinquante compagnies (Aurillac et Chalon dans

la rue).

En somme la période de la fin des années soixante-dix au début des années 2000 est pour les arts

de rue celle d’un essor considérable. Après les premières hésitations et le désordre effervescent du

premier mouvement consécutif à Mai 68, de grands acteurs se sont imposés, des festivals se sont

structurés et les Arts de rue en France apparaissent comme résolument prometteurs. Mais peuvent-ils

alors obtenir la reconnaissance institutionnelle qu’ils visent ?


Partie III. Les Arts de rue en France, d’aujourd’hui à demain

Nous avons donc vu que des années soixante-dix au début des années 2000, les Arts de rue en

France prennent une ampleur économique, politique. Le nombre de festivals d’importance explose,

le succès populaire est là, la création florissante. Ceci peut s’expliquer par la conjonction de la réussite

de certaines structures, de l’intérêt accru du public et d’une reconnaissance tardive et certainement

insuffisante mais tout de même utile des institutions culturelles. La professionnalisation, redoutée par

beaucoup, a également apporté des garanties et des avancées majeures qui ont transfiguré le champ

des Arts de rue, lui donnant une assise générale nécessaire à sa survie. Reste tout de même la précarité,

l’incertitude pour les compagnies quant à leur activité future, et bien souvent le dilemme du

producteur, qui doit choisir entre ses velléités créatrices fondamentalement libres et les nécessités

financières et économiques de la structure dont il dépend.

Comment caractériser alors les dernières évolutions des structures depuis la professionnalisation ?

Quels sont les nouveaux acteurs ?

Quelles peuvent être les perspectives futures pour les compagnies et les festivals, les points

essentiels à imaginer pour prospérer ?


A. Des nouveaux venus aux dernières évolutions, le rôle de la Fédération

Lors de la douzième édition du festival d’Aurillac en 1997, est par un collectif de professionnels

des Arts de rue proclamée la « Déclaration d’Aurillac ». Celle-ci annonçait comme nous l’évoquions

dans la seconde partie la Fédération professionnelle des arts de la rue. Les signataires de cette

déclaration sont des directeurs, directeurs artistiques ou fondateurs des principales compagnies de

l’époque : SAMU, Générik Vapeur, Kumuls, Transe Express, Jo Bithume, Compagnie Off, Oposito,

Théâtre de l’Unité, Les Piétons, Ilotopie, Delices Dada, Décore Sonore, Le Phun, Royal de Luxe. Se

joignent également à cette déclaration Franck Bouilleaux et Michel Crespin de Lieux Publics ainsi

que les directeurs des festivals d’Aurillac, de Chalon dans la rue et de Viva cité ! de Sotteville-lès-

Rouen, ainsi que des représentants de tous types de scènes venant de la France entière (L’Avant scène

de Cognac, le Théâtre de Châtillon, la Grande Halle de la Villette, l’Athéna…).

Le contenu de la déclaration est le suivant :

« Cette association entend promouvoir et défendre une éthique, prendre des positions concernant

le spectacle vivant, les pratiques de l’espace public, l’aménagement du territoire, faire circuler les

idées, etc... Bref il s’agit surtout de faire entendre la voix de centaines d’artistes qui touchent des

millions de personnes, en France et à l’étranger, réinventent des formes anciennes ou inventent des

formes nouvelles, secouent les traditions, défendent un art résolument vivant, urbain ou rural,

toujours proche des gens, mais qui n’ont droit qu’à une reconnaissance minimale et ridicule des

pouvoirs publics, à une place microscopique dans les médias, à une suspicion constante des

préfectures, à un rejet permanent des institutions artistiques ».

Le ton est volontairement agressif et dénonciateur, pour fédérer. Derrière cette façade

revendicative résolument engagée se cache une véritable volonté de sortir de la relation simple de

subordination qui menace à cette époque les compagnies et les festivals. Sans confondre les deux

dans leurs relations aux pouvoirs publics - la compagnie pouvant être itinérante et plus pragmatique,

le festival ayant davantage d’attaches au territoire et aux communes où il prend place -, il s’avère que
les deux entités, fondamentalement porteuses de la création, se trouvent d’une certaine façon mains

liées aux institutions culturelles et aux élus affectant les budgets, comme nous l’avons vu dans la

seconde partie. Issu de cette déclaration, le « Collectif 24 » représente officiellement la Fédération.

À ce tournant, les artistes et compagnies prennent conscience de ce qu’ils sont les experts de leur

champ et de la nécessité de s’organiser pour obtenir des garanties quant aux évolutions à venir. La

Fédération est un relais nécessaire pour négocier avec le Ministère de la Culture, mais aussi faire

connaître les actions, les revendications des Arts de la rue, auprès des institutionnels comme auprès

du public. C’est qu’à cette époque, les Arts de rue se présentent comme un des grands domaines

d’innovation majeurs dans les arts en France. L’ébullition du genre et la coïncidence de sa croissance

avec une importante politique culturelle de développement du spectacle vivant au niveau national

donne des perspectives de développement intéressantes au tournant du XXIème siècle. Catherine

Trautmann, ministre de la Culture du gouvernement Jospin de juin 1997 à mars 2000 voit d’un œil

très favorable toutes les initiatives des Arts de rue, et a bien compris que l’enjeu de la discipline était

de pouvoir se développer au-delà de la simple animation en obtenant une véritable reconnaissance

qui passe par un succès plus grand encore auprès du public et surtout défaire le cliché selon lequel

une pratique artistique populaire serait moins digne d’estime qu’une autre. C’est ce qu’elle déclare

lors du colloque Ville et Culture ; Arts de la Rue et Pratiques Culturelles organisé à Sotteville-lès-

Rouen en novembre 1998 par « l’Association des maires, villes et banlieues de France »

C’est sous le mandat de Catherine Trautmann qu’auront été structurées les principales institutions

qui font encore aujourd’hui le genre en France, comme les Centres nationaux des arts de la rue et de

l’espace public, tels que Lieux Publics. Aujourd’hui au nombre de quatorze, ils sont répartis sur

l’ensemble du territoire et ont plusieurs missions bien précises :

- Soutenir la création dans le domaine des arts de rue (aide à la création, soutien aux

projets, accueil en résidence, commande d’écriture…)

- Organiser des rencontres entre démarches artistiques, populations et territoires, en

mettant en place des saisons des arts de rue et des résidences de diffusion
- Promouvoir le réseau en faisant jouer les réseaux de structures spécialisées ou

généralistes telles que les scènes nationales ou conventionnées, les CDN ou les festivals.

Ces structures sont la plupart du temps de véritables outils pragmatiques évoluant dans les

principaux territoires ou communes organisateurs d’évènements d’ampleurs tels que les festivals.

C’est le cas par exemple de l’association Éclat qui s’occupe aujourd’hui de l’organisation et de la

production du festival d’Aurillac, et qui a été dotée en 2004 d’un CNAR devant servir à l’organisation

du festival et à produire un certain nombre de spectacles originaux mais plus encore de pépinières de

talents pour accueillir et donner aux artistes le souhaitant les moyens techniques et financiers pour

réaliser leurs projets. De même, l’Abattoir de Chalon-sur-Saône prend part à Chalon dans la rue

autant qu’il organise des résidences d’artistes etc. Le début du XXIème siècle voit donc la naissance

de ces lieux dédiés spécifiquement aux arts de rue comme structures autonomes et ayant des missions

multiples pour gérer la pluralité des disciplines qu’utilisent les artistes et professionnels comme pour

contribuer à l’organisation d’évènements plus réguliers et encadrés. Il s’agit en fait par la mise en

place de toutes ces structures de parvenir à rallier le grand objectif voulu par la majorité de la

discipline au tournant du XXIème siècle, la reconnaissance institutionnelle. Mais il demeure que

l’éloignement géographique des différents CNAR, festivals et grandes compagnies est un frein à une

construction politique unifiée des Arts de rue comme tout structuré et potentiel porteur de

revendications. L’engouement croissant du public, la professionnalisation et la montée en tarifs des

spectacles ne peut se faire sans une direction politique commune, et c’est ce qu’aspire à porter la

Fédération. Elle porte ainsi devant le ministère de la Culture et l’Assemblée Nationale des

revendications partagées par les acteurs, telles que l’augmentation des montants de subventions,

l’allocation de budgets plus conséquents pour les lieux de fabrique, les festivals et réclame par ailleurs

un certain droit de regard dans le processus d’élaboration des différents dispositifs que peuvent mettre

en place les institutions politiques. En somme, la Fédération ambitionne de prendre le poids politique

qu’elle estime légitime pour les différents acteurs du secteur.


Pour ce qu’il en est de la reconnaissance institutionnelle, elle tarde véritablement à venir ; En 2000,

la somme des subventions reçues par les compagnies des Arts de rue en France ne représente que

l’équivalent du budget annuel moyen d’une scène nationale. Dans le même temps, seul trois scènes

sur les soixante-neuf nationales dispensent une programmation de spectacles de rue et les scènes

conventionnées (moins financées par les subventions) sont à peu près autant à le faire. Ceci nous

amène aux considérations économiques des différents acteurs des Arts de rue aujourd’hui en France.

Finir transition
B. Festivals, compagnies et CNAR, un aperçu des forces en présence

Quel serait alors un tableau économique et géographique du genre des arts de rue en France

aujourd’hui ? Quelles sont les forces en présence et les structures moyennes ?

En Janvier 2010, une étude HorsLesMurs soutient qu’il y a aujourd’hui en France environ un

millier d’artistes et de compagnies d’arts de la rue répertoriées. Ce chiffre est plus du double de ce

qu’il en était au début des années 1990, mais l’étude note tout de même un certain ralentissement de

l’augmentation annuelle au début des années 2000, passant de 90% de 1990 à 2000 à 24% de 2000 à

2010. Hors les Murs répertorie 40 spécialités en neuf grandes familles comme la danse, les arts

plastiques, la musique… et y ajoute neuf autres catégories spécifiques au cirque. Dix ans après l’étude

d’Elena Dapporto, il apparaît également que la structure des compagnies a fortement évolué : les

jeunes artistes et compagnies (cinq ans d’existence ou moins), qui représentaient à l’époque environ

un tiers des effectifs, représentaient en 2010 moins de dix pour cent des effectifs totaux, pour un quart

de compagnies ayant entre six et dix ans d’existence. Surtout, soixante-cinq pour cent des compagnies

ont plus de dix ans d’existence, c’est-à-dire qu’elles ont été au plus tard créées à la fin des années

1990. Ceci peut laisser penser que d’une certaine façon, la professionnalisation a permis à une très

grande part des structures de prospérer et d’atteindre une portée viable.

En termes de répartition sur l’ensemble du territoire, l’Ile-de-France concentre un peu moins d’un

quart des artistes et compagnies, le quatuor des régions Auvergne/Rhône-Alpes, PACA, Languedoc-

Roussillon et Midi-Pyrénées regroupant un tiers des effectifs, la Bretagne et le Pays de la Loire,

réputées pour leurs traditions festives comptant pour un peu moins d’un quart et chacune des régions

restantes prenant une part plus réduite (de 0,1% pour la Corse à 4,3% pour la région Centre).

Pour ce qu’il en est d’une structure type, on compte sur le millier répertorié 854 compagnies et

146 artistes. Pour les compagnies, 96,8% ont le statut association loi 1901, 2,9% sont des sociétés

commerciales (SA, SARL) et 0,3% sont des sociétés coopératives (SCOP, SCIC). Les équipes qui
composent les compagnies sont à 82% inférieures à dix personnes et à 54% inférieures à cinq

personnes. Seul quelques rares compagnies font exception et déclarent travailler à plus de 40

personnes. En ce qui concerne les budgets, deux tiers des budgets annuels moyens des artistes et

compagnies sont estimés inférieurs à 100 000 euros, un quart se situe entre 100 000 et 300 000 euros

et 7% dépassent 300 000 euros. Encore une fois, il est très clair que c’est une avancée considérable

si l’on compare la répartition entrevue dans l’enquête réalisée par Dapporto en 2000. Les structures

restent néanmoins relativement modestes vis-à-vis des compagnies de théâtre classique. Et ceci se

retrouve également dans la taille des spectacles : des 2316 spectacles sondés, plus de 60% impliquent

entre un et quatre artistes, un quart en implique entre cinq et dix et finalement moins de 10% de dix

à vingt pour seulement 3% au-dessus de vingt artistes. Le prix de ventes des spectacles est par

conséquent encore très modeste : 86% des spectacles vendus le sont pour moins de 5 000 euros, et

75% en-dessous de 2 500 euros. Par comparaison, un vaudeville parisien de renommée moyenne se

négocie en général aux alentours de 10 000 euros. Seul 3% des spectacles des arts de rue se vendent

à plus de 15 000€. N’oublions pas toutefois que beaucoup de spectacles des arts de rue ont des

exigences techniques minimalistes et n’ont bien souvent besoin que d’un ou deux intermittents quand

il en faut généralement au moins cinq pour une pièce de théâtre en salle. Autre chiffre éloquent que

souligne l’enquête, plus de 71% des spectacles sont désignés comme fixes, contre 29%

déambulatoires, quand dans l’enquête d’Elena Dapporto il y en avait 40% de déambulatoire.

Finalement, moins de 10% des artistes et compagnies disent posséder un espace autonome pour

accueillir le public.

Concernant les festivals, il apparaît que l’on retrouve certaines figures entrevues dans la répartition

des artistes et compagnies, avec notamment trois grands territoires concentrant l’essentiel des

évènements. Selon l’enquête, sur les 350 festivals d’arts de rue et du cirque répertoriés par

HorsLesMurs, 17,8% prennent place dans la région Grand Ouest (Bretagne, Pays de la Loire,

Aquitaine et Centre), 28% en Ile-de-France et 30,8% dans la région Grand Sud. Là encore, les
dimensions restent assez modestes : sur les 187 festivals répertoriés uniquement rue, 12% accueillent

cinq compagnies ou moins, 70% de 6 à 29 et 18% plus de 30 compagnies. 13% des festivals cirque

et rue accueillent cinq compagnies ou moins, 62% de 6 à 29 et un quart plus de 30. Les organisations

sont à 80% faites de moins de dix personnes, seul quelques très gros festivals comme Aurillac,

Ramonville ou Chalon dans la rue faisant exception. Du côté des budgets, la situation est comme

prévue, cohérente avec les effectifs : 80% des festivals sont en-dessous de 300 000 euros de budget

annuel, un unique festival se déclarant doté d’un budget supérieur à un million d’euros contre un

grosse dizaine ayant à disposition entre 300 000 et 1 000 000 d’euros.

Le dernier grand point de l’enquête de HorsLesMurs porte sur les financements offerts par le

Ministère de la Culture. Les auteurs relèvent notamment que la période 2007-2008 constitue une

phase particulière dans l’intervention de l’État, en ce que celui-ci cherche progressivement à intégrer

les structures des arts de rue aux dispositifs de soutien au spectacle vivant et aux aides spécifiques

pré-existants (DRAC..). L’aide aux compagnies est ainsi plutôt vouée à diminuer puisque ceci signifie

qu’en intégrant les arts de rue à l’ensemble du spectacle vivant, ceux-ci rejoignent une masse

beaucoup plus importante de potentiels projets à subventionner. Dans le même temps, l’État escompte

de petit à petit réduire le budget « arts de rue » alloué aux structures spécifiques comme c’était le cas

jusqu’à présent (voir chiffre de 2007-2008 en annexe). Pour les régions, les chiffres sont assez

inégaux, certaines régions comme la Bretagne ayant fait de grands investissements pour rétribuer les

compagnies et festivals selon les projets auxquels elle croit, quand d’autres régions n’allouent qu’une

part très marginale de leur budget consacré aux spectacle vivant. Manque peut-être aussi certainement

parfois, au-delà de l’argent attribué aux structures, les personnes en mesure de prendre l’initiative de

projets d’envergure pour véritablement implanter les arts de rue dans telle ville sur une longue durée.

En somme, il apparaît aujourd’hui que les arts de rue, après la grande période d’essor connue dans

les années 90, en soient arrivés à une situation très « polarisée » : quelques compagnies et festivals
jouent le rôle de locomotive quand les autres acteurs doivent se contenter de structures plus modestes,

de moyens plus limités. Les grandes compagnies telles que Royal Deluxe, Oposito, Generik Vapeur

ou l’Opéra Pagaï ont réussi à trouver des structures pérennes et jouissent aujourd’hui toutes d’une

certaine réputation leur permettant de négocier plus convenablement le prix de leurs spectacles, les

subventions et les moyens techniques mis à leur disposition. De la même façon, les gros festivals tels

que Chalon dans la rue ou le festival d’Aurillac sont très populaires et bénéficient d’une véritable

visibilité. Leur rayonnement est large et que le festival d’Aurillac se soit renommé récemment

Festival international de théâtre de rue, ait adopté une charte graphique bien reconnaissable depuis

des années participe d’une institutionnalisation réussie et d’un ancrage véritable dans le paysage

culturel français et européen. Il demeure toutefois que dans les deux cas cela ne se fait pas sans

certaines inégalités qui freinent la progression du genre des arts de rue en tant que catégorie culturelle

ayant à présent la véritable dimension d’un secteur et portant des promesses sociales et politiques

essentielles à la création. C’est également que les expériences réalisées en France inspirent encore

aujourd’hui à l’étranger, ce qui démontre bien une certaine dimension avant-gardiste aux arts de rue.

C’est ainsi qu’Essa Jaibi évoque dans l’émission Les Nouvelles Vagues de France Culture de Mars

2016 la naissance du genre des Arts de rue en Tunisie après la Révolution de jasmin, particulièrement

dans un climat de non-violence, où ce qui s’opérait était un retour à la rue (notamment par la pratique

de sit-in). Elle souligne notamment qu’aujourd’hui, l’étude de l’espace urbain en Tunisie s’inspire

très grandement des expérimentations faites par les metteurs en scène de France et passe par exemple

par les procédés de psychanalyse urbaine, qui peuvent se rapporter à une certaine pratique des arts de

rue, les passants au hasard étant invités à se faire interviewer et enregistrer sur des divans pour

exprimer leurs vues sur la ville et l’environnement urbain.


C. Et maintenant ? Perspectives et pistes envisagées

Une fois établis la situation des arts de rue tels qu’ils sont structurés aujourd’hui et leur rapport au

pouvoir politique, vient le temps des perspectives.

Il existe plusieurs lectures de la situation décrite dans la sous-partie précédente.

Tout d’abord, il apparaît qu’en une cinquantaine d’année d’existence, les Arts de rue se sont

imposés comme un acteur à part entière au sein du paysage culturel français. Les Géants de Royal

Deluxe comme le festival d’Aurillac ont acquis une véritable notoriété et comptent manifestement

parmi les grandes structures pouvant s’exporter d’une façon ou d’une autre, qui pourront compter sur

des partenaires financiers, privés ou publics, stables vu leur historique. Locomotives de la discipline

des Arts de rue, ces quelques structures d’importance sont à même de générer les projets pour les

évolutions futures du genre et de créer les vocations, par la façon dont elles se sont développées et

ont tissé des réseaux importants au sein des professionnels du secteur. Leur intégration dans les

réseaux institutionnels est réussie et, si la reconnaissance par les autres milieux culturels – le monde

du théâtre notamment – n’est pas encore tout à fait totale, il demeure néanmoins que ces compagnies

et festivals n’ont pas à chercher des financements et ne pâtissent « que » de ce manque de

reconnaissance par les pairs, ce qui est tout relatif comparé au grand succès populaire qui est le leur

depuis les années 90 et surtout comparé à leur viabilité économique.

Mais il est également possible de voir dans le tableau dressé l’idée que de telles inégalités et cette

précarité, inhérentes aux Arts de rue depuis Mai 68, sont le fait de ces quelques grands noms qui

trustent toute l’attention et les subventions. Les arts de rue en France se sont construits dans un

nombre assez limité d’espaces, de villes, de régions, et ont été portés par quelques grands noms,

quelques grandes structures. N’est-ce pas antinomique avec la dimension populaire initiale, celle

portée par les soixante-huitards ? N’y-a-t-il pas là un danger fondamental, un encastrement ?


Une solution à cette problématique pourrait être de rattacher ou du moins de lier les évènements

des arts de la rue à des structures plus importantes, d’autres types de festivals, par exemple tous les

festivals musicaux d’été. Cela permettrait de donner une notoriété supérieure aux petites compagnies

et désenclaverait un peu la pratique des arts de rue. Ces festivals sont très populaires et proclament

bien souvent des valeurs très similaires à celles défendues dans les Arts de rue : le retour à la société,

le partage, l’évènement direct et spontané…

N’est-il pas également de la responsabilité de l’État et des collectivités locales de faire en sorte

que des structures plus modestes aient les moyens de grossir et d’émerger comme entités

indépendantes quand elles en ont la capacité, l’envie et qu’elles sont portées par des personnes de

talent à même de produire des œuvres en tous points comparables à celles d’autres disciplines ? Il est

apparu tout au long de cette analyse qu’à une précarité généralisée s’était substituée une forme

d’inégalité profonde entre des structures florissantes et des projets survivant difficilement. Les arts

de rue ont jusqu’à présent apporté les preuves qu’ils constituaient une discipline fédératrice pour les

populations des villes, et qu’ils étaient à même de se renouveler, au même titre que la musique, le

cinéma etc. L’avènement d’une critique spécialisée, demandée dans les années 90 par les

professionnels et qui tarde encore à émerger, devrait permettre de donner plus de gages aux potentiels

investisseurs privés, car un journaliste qui évoque un évènement, ce sont des spectateurs qui se

rendent aux représentations, voient les sponsors etc. Restera à travailler sur les réticences de certains

acteurs et professionnels à nouer des partenariats financiers. L’institution d’un enseignement consacré

aux arts de rue dans certaines facultés ou écoles pourrait également participer d’une plus grande

reconnaissance institutionnelle.

Viendra aussi dans une certaine mesure se poser la question de l’usage de la technologie dans les

spectacles. Aujourd’hui, il existe certains arts de rue pouvant se passer dans la performance de l’être

humain, c’est notamment le cas du vidéo-mapping, technique particulièrement en vue par exemple

au festival des Lumières de Lyon. Ce pourrait être pour les compagnies l’occasion de réduire leurs

coûts de façon exponentielle tout en mettant au point des spectacles à même de se reproduire
facilement et d’attirer un public urbain qui aurait été à l’origine plutôt réticent aux autres formes des

Arts de rue.
Conclusion

Nous avons ainsi pu voir au cours de cette recherche les différentes filiations qui ont pu constituer

les Arts de la rue tels qu’ils sont apparus en France au cours d’un grand évènement social. Ces

filiations établissent pour une pratique artistique une identité qui, si elle peut être reniée, n’en demeure

pas moins chronologiquement première et de ce fait, influente. C’est certainement celle-ci qui donne

le cadre de travail actuel aux metteurs en scène souhaitant élaborer un spectacle dans l’espace public.

En près de cinquante ans d’existence, les Arts de la rue ont en France connu une histoire

successivement tumultueuse, hésitante, faste et ambivalente. Depuis la Déclaration de Villeurbanne,

bien du chemin a été parcouru pour l’avancée d’un art protéiforme, festif, populaire et subversif, et

ce grâce au travail de grandes figures mais également par le biais d’un certain esprit de communion

et de rassemblement pour tenir les collectifs et pousser à l’audace les metteurs en scène souhaitant

sortir des carcans du théâtre de salle. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce courage amène

salaire : les gens se déplacent aux festivals, assistent aux spectacles, et la France se voit auréolée d’un

statut particulier pour la renommée de la création qu’elle engendre par le biais des Arts de rue… Mais

comme dans tout secteur économique, s’il y a des gagnants… il y a des perdants. Ou du moins il

risque d’y en avoir. Le problème ne paraît en effet plus tant de savoir si les Arts de rue ont un public,

puisque la réponse est très manifestement oui vu le succès populaire que ceux-ci obtiennent. Bien

plutôt, il faudrait d’une part que la relation entre les professionnels des Arts de la rue et les institutions

publiques s’inscrive à l’avenir sous une double problématique de la survie du métier en tant que tel -

c’est-à-dire donner une vraie dimension économique porteuse pour tout jeune souhaitant faire carrière

dans les Arts de rue – et de la reconnaissance du genre comme art au même titre que toute autre

production artistique. Se pose enfin la question du propos politique et de la compatibilité de celui-ci

avec une survie économique. Les arts de rue seront-ils condamnés à rester modestes s’ils aspirent à

garder un véritable propos subversif ?


Bibliographie

Auteurs anonymes, Wikipédia (Janvier 2018)


https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9%C3%A2tre_de_rue

Auteurs anonymes, Ruelibre.net (Janvier 2018)


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Chaudoir, P. (1999) « Arts de la rue » et espace public, Collège de philosophie, Institut français de
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De Jomaron, J. (1988) Le théâtre en France, Tome 1 : du Moyen-Âge à 1789, Armand Colin, Paris
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http://next.liberation.fr/theatre/2014/09/09/michel-crespin-les-arts-de-la-rue-sur-le-pave_1096940

Alain Schifres et Michel Crespin cités par Robert Abirached, (1994) « Le triomphe de la raison »,
La Décentralisation Théâtrale, Volume 3, 1968, le tournant, Cahiers N°8, Les Cahiers Théâtres /
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Dapporto. E & Sagot-Duvauroux D. (2000) Les Arts de la rue – Portrait économique d’un secteur
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HorsLesMurs (Juillet 2010), Études et recherches, mémento #1, les chiffres clés des arts du cirque
et des arts de la rue, HorsLesMurs
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ORTF (1975), Le Palais des Merveilles, source INA


http://www.ina.fr/video/CPF87007141
Annexes
ORTF (1975), Le Palais des Merveilles
http://www.ina.fr/video/CPF87007141/le-palais-des-merveilles-video.html

Avignon, lieux
http://www.festival-avignon.com/fr/les-lieux

Théâtre de l’Unité
http://www.theatredelunite.com/

Association l’Éclat en charge du festival d’Aurillac


https://www.aurillac.net/index.php/fr/l-association-eclat

Le Citron Jaune, CNAR


http://lecitronjaune.com/reseaux/centre-national-des-arts-de-la-rue/

Ministère de la Culture, les CNAR


http://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Theatre-spectacles/Organismes/Creation-
Diffusion/Centres-nationaux-des-arts-de-la-rue-et-de-l-espace-public-CNAREP

La déclaration de Villeurbanne

Extrait d’un document tapuscrit produit par la commission Art et révolution, ca. 25 mai 1968 (BM
Lyon, collection Jacques Baur, Ms 7053).

Les directeurs des théâtres populaires et des maisons de la culture réunis en comité permanent à
Villeurbanne le 25 mai 1968 déclarent :

Jusqu’à ces derniers temps, la culture en France n’était guère mise en cause par les non-cultivés que
sous la forme d’une indifférence dont les cultivés, à leur tour, se souciaient peu. Çà et là, toutefois,
certaines inquiétudes se faisaient jour, certains efforts étaient entrepris avec le désir de s’arracher à
l’ornière, de rompre avec le rassurant souci d’une plus équitable répartition du patrimoine culturel.
Car la simple "diffusion" des oeuvres d’art, même agrémentée d’un peu d’animation, apparaissait
déjà de plus en plus incapable de provoquer une rencontre effective entre ces oeuvres et d’énormes
quantités d’hommes et de femmes qui s’acharnaient à survivre au sein de notre société mais qui, à
bien des égards, en demeuraient exclus : contraints d’y participer à la production des biens matériels
mais privés des moyens de contribuer à l’orientation même de sa démarche générale. En fait, la
coupure ne cessait de s’aggraver entre les uns et les autres, entre ces exclus et nous tous, qui, bon gré
mal gré, devenions de jour en jour davantage complices de leur exclusion.

D’un seul coup la révolte des étudiants et la grève des ouvriers sont venues projeter sur cette situation
familière et plus ou moins admise, un éclairage particulièrement brutal. Ce que nous étions quelques-
uns à entrevoir, et sans trop vouloir nous y attarder, est devenu pour tous une évidence : le viol de
l’événement a mis fin aux incertitudes de nos fragiles réflexions. Nous le savons désormais, et nul ne
peut plus l’ignorer : la coupure culturelle est profonde, elle recouvre à la fois une coupure économico-
sociale et une coupure entre générations. Et dans les deux cas, c’est - au plan qui nous concerne -
notre attitude même à l’égard de la culture qui se trouve mise en question de la façon la plus radicale.
Quelle que soit la pureté de nos intentions, cette attitude apparaît en effet à une quantité considérable
de nos concitoyens comme une option faite par des privilégiés en faveur d’une culture héréditaire,
particulariste, c’est-à-dire tout simplement bourgeoise.

Il y a d’un côté le public, notre public, et peu importe qu’il soit, selon les cas, actuel ou potentiel
(c’est-à-dire susceptible d’être actualisé au prix de quelques efforts supplémentaires sur le prix des
places ou sur le volume du budget publicitaire) ; et il y a, de l’autre, un "non ?public" : une immensité
humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder
prochainement au phénomène culturel sous les formes qu’il persiste à revêtir dans la presque totalité
des cas.

Parallèlement, il y a un enseignement officiel de plus en plus sclérosé, qui n’ouvre plus aucune
perspective de culture, en quelque sens que ce soit ; et il y a une quantité croissante de jeunes qui
refusent de s’intégrer à une société aussi peu apte à leur fournir la moindre chance de devenir, en son
sein, de véritables adultes.

La fonction même qui nous a été assignée nous impose, sur ces deux plans, de nous considérer comme
responsables à l’égard d’une situation que nous n’avons certes pas voulue, et que nous avons souvent
dénoncée, mais dont il nous incombe en tout cas d’entreprendre au plus tôt la transformation en usant
de tous les moyens compatibles avec notre mission.

Or le premier de ces moyens, celui qui commande l’usage de tous les autres, ne dépend que de nous
: à cette impasse radicale dans laquelle se trouve aujourd’hui la culture, seule une attitude radicale
peut en effet s’opposer avec quelque chance de succès. A la conception traditionnelle dont nous avons
été jusqu’ici plus ou moins victimes, il convient de substituer sans réserve et sans nuance, tout au
moins dans un premier temps, une conception entièrement différente qui ne se réfère pas a priori à tel
contenu préexistant mais qui attend de la seule rencontre des hommes la définition progressive d’un
contenu qu’ils puissent reconnaître. Car il est maintenant tout à fait clair qu’aucune définition de la
culture ne sera valable, n’aura de sens, qu’au prix d’apparaître utile aux intéressés eux-mêmes, c’est-
à-dire dans l’exacte mesure où le "non-public" y pourra trouver l’instrument dont il a besoin, et ce
que nous pouvons déjà tenir pour assuré, c’est qu’elle devra par conséquent lui fournir - entre autres
choses - un moyen de rompre son actuel isolement, de sortir du ghetto, en se situant de plus en plus
consciemment dans le contexte social et historique, en se libérant toujours mieux des mystifications
de tous ordres qui tendent à le rendre en lui-même complice des situations réelles qui lui sont
infligées.

C’est pourquoi tout effort d’ordre culturel ne pourra plus que nous apparaître vain aussi longtemps
qu’il ne se proposera pas expressément d’être une entreprise de politisation c’est-à-dire d’inventer
sans relâche, à l’intention de ce "non-public", des occasions de se politiser, de se choisir librement,
par-delà le sentiment d’impuissance et d’absurdité que ne cesse de susciter en lui un système social
où les hommes ne sont pratiquement jamais en mesure d’inventer ensemble leur propre humanité.

C’est pourquoi nous refusons délibérément toute conception de la culture qui ferait de celle-ci l’objet
d’une simple transmission. Non point que nous tenions pour nul, ou contestable en soi, cet héritage
sans lequel nous ne serions peut-être pas en mesure d’opérer sur nous-mêmes, aujourd’hui, cette
contestation radicale : mais parce que nous ne pouvons plus ignorer que, pour la très grande majorité
de nos contemporains, l’accès à cet héritage passe par une entreprise de ressaisissement qui doit avant
tout les mettre en mesure d’affronter et de pratiquer de façon de plus en plus efficace un monde qui,
de toute façon, n’a pas la moindre chance de s’humaniser sans eux.

C’est avec eux, au-delà du public que nous avons déjà réuni, que nos diverses entreprises doivent
nous permettre d’établir des rapports, et cette urgence-là doit infléchir de façon décisive l’ensemble
de notre action. Si le mot de culture peut encore être pris au sérieux, c’est dans la mesure où il
implique l’exigence d’une intervention effective tendant à modifier les rapports actuels entre les
hommes, et, par conséquent, d’une enquête active entreprise de proche en proche en direction de tous
: c’est-à-dire, enfin, une authentique action culturelle.

Nous ne sommes ni des étudiants ni des ouvriers, et nous ne disposons d’aucun pouvoir de pression
qui soit d’ordre numérique : la seule justification concevable de notre existence publique et de nos
exigences réside dans la spécificité même de cette fonction de mise en rapport et dans l’actuelle mise
en lumière du contexte social où nous avons à l’exercer. Mais une telle fonction se condamnerait
d’emblée à demeurer impraticable si les moyens lui étaient refusés de s’affirmer créatrice dans tous
les domaines qui sont de son ressort. Parler de culture active, c’est parler de création permanente,
c’est invoquer les ressources mêmes d’un art qui est sans cesse en train de se faire. Et le théâtre, à cet
égard, apparaît aussitôt comme une forme d’expression privilégiée parmi toutes les formes
d’expression possibles, en tant qu’il est une oeuvre humaine collective proposée à la collectivité des
hommes.

C’est pourquoi nous tenons à affirmer, au principe même de nos diverses entreprises, la nécessité
d’une étroite corrélation entre la création théâtrale et l’action culturelle. Car la première a sans doute
besoin de la seconde pour pouvoir s’adresser de plus en plus réellement à cette collectivité humaine
qu’elle vise ; mais la seconde a pareillement besoin de la première, dans la mesure où une certaine
dramatisation ou théâtralisation, non mystifiante, des contradictions qui hantent l’homme peut
considérablement favoriser la conscience qui en est prise au sein d’une société donnée.

Nous nous engageons donc à maintenir en toute circonstance ce lien dialectique entre l’action
théâtrale (ou plus généralement artistique) et l’action culturelle, afin que leurs exigences respectives
ne cessent pas de s’enrichir mutuellement, jusque dans les contradictions mêmes qui ne manqueront
pas de surgir entre elles.
Telle est la seule base sur laquelle nous pouvons désormais envisager la poursuite de nos efforts. Mais
il reste que les modalités d’application de cette orientation fondamentale devront être définies en
liaison étroite avec les intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire : d’une part avec les personnels de nos
entreprises respectives et d’autre part avec les différents secteurs de la population, le "non-public" (à
travers les relais de tous ordres qui, de proche en proche, nous permettent d’accéder à lui), les
étudiants et le public déjà constitué.

A ce degré de lucidité où nous voici contraints, sous la pression des secteurs les plus dynamiques de
la collectivité, qui ne tiendrait pour scandaleux qu’au niveau même de nos activités dites "culturelles"
la culture, précisément, ne retrouve pas le pouvoir de contestation positive qui a toujours été le signe
de sa vitalité ?

Ce sont les moyens de ce pouvoir qu’au nom de tous il nous faut maintenant exiger, si nous ne voulons
pas être contraints de trahir, ou d’abandonner, la cause même qui nous a été officiellement confiée.

EN CONSEQUENCE ET PRATIQUEMENT, LES DIRECTEURS DES THEATRES


POPULAIRES ET DES MAISONS DE LA CULTURE :

- contestent la conception actuelle des maisons de la culture, jugent impraticables leurs statuts et
demandent qu’il soit sursis à toute construction nouvelle jusqu’à ce qu’une définition claire et
cohérente de ces établissements soit élaborée

- affirment qu’une véritable politique culturelle ne peut pas être réalisée avec des crédits qui
correspondent à 0,43% du budget national alors que le rapport minimum devrait être de l’ordre de
3%, aucune collectivité locale ou régionale ne devant, pour sa part, échapper à cette règle

- protestent contre la disparité injustifiable qui sévit, d’une part entre les subventions des divers
établissements nationaux de Paris, et d’autre part entre lesdites subventions et celles des
établissements homologues de banlieue ou de province, une telle disparité mettant en cause l’idée
même de décentralisation

- jugent nécessaire l’établissement de schémas financiers minima adaptés aux différentes catégories
d’activités culturelles subventionnées par l’Etat

- s’inquiètent de l’actuel éparpillement des compétences administratives et des moyens financiers


dans la politique culturelle de l’Etat et des collectivités locales

- revendiquent d’être représentés à toute délibération concernant la réforme de l’enseignement,


l’aménagement du territoire et le plan, réclament une refonte du Conseil économique et social et un
élargissement de sa compétence au domaine culturel ;

- estiment indispensable au développement complet de leur action que l’intérêt porté aux problèmes
culturels soit considérablement élargi dans les divers organes d’information : presse nationale et
régionale, ORTF, postes périphériques... D’une façon générale, souhaitent établir avec l’ORTF
rénové des liens plus étroits et plus constants

- préconisent une réforme radicale des divers enseignements artistiques, se réjouissent des remises en
cause spontanées qui s’opèrent actuellement dans ce domaine et dénoncent l’irresponsabilité des
cours artistiques privés soulignent l’urgence d’inclure l’étude du théâtre pour l’enfance dans toute
réflexion sur la culture et de prévoir son financement dans le cadre du budget des Affaires culturelles

- provoqueront dans le meilleur délai possible une assemblée générale de l’ATAC [1], afin de
reconsidérer la fonction de cette association, ses statuts, son avenir et son mode de représentation
auprès des pouvoirs publics

- décident de maintenir entre eux un lien permanent et mettent dès maintenant à l’étude outre les
problèmes esquissés ci-dessus, les points suivants : cogestion de leurs entreprises, développement des
troupes permanentes, statuts des troupes permanentes, des centres dramatiques, des théâtres nationaux
et des tournées non commerciales, conception des lieux de spectacle, fiscalité, aide aux auteurs,
création d’un secteur expérimental, monopole de la Société des auteurs, etc.

[1] Association technique pour l’action culturelle.

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