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HIS-6002 Présenté à

Activité de recherche Anthony Steinhoff


La ville à travers l’histoire, la ville dans l’histoire et Daniel Ross

Rapport de recherche :
Article de recherche scientifique
Culture du divertissement, culture urbaine dans l’occident romain: le cas des édifices
théâtraux
Par
Eloïse Rousseau

UQAM
Le 30 avril 2021
Résumé :

Emprunté aux Grecs par les Romains, et paradoxalement considéré par beaucoup
d’historiens comme le marqueur caractéristique de l’urbanitas, le théâtre fascine par sa
richesse architecturale, culturelle, symbolique et par la quantité d’informations que son
étude nous offre sur la vie dans le monde romain. Le monde du divertissement représente
ainsi une porte d’entrée privilégiée pour les historiens afin de reconstituer la société
romaine dans sa totalité. Nous cherchons dans cette étude s’il est pertinent d’étudier le
phénomène spectaculaire et le phénomène urbain pour mettre en exergue les perceptions
des romains quant à la ville, leur ville ou celle des autres. Ainsi, sera brossé un portrait
vaste des dynamiques entourant les édifices de spectacle afin de montrer que, loin de nous
conforter sur nos perceptions du monde romain du tournant de l’Empire, le développement
des théâtres et amphithéâtres à Rome met en évidence la pluralité des situations des villes
de l’occident romain.

1
Dans une contribution au colloque international de Rome de mars 1992, Pierre Gros
présente le théâtre romain comme un motif caractéristique de l’urbanitas 1. Plus
généralement, l’historiographie s’accorde à considérer les spectacles et le divertissement
comme des marqueurs centraux, essentiels dans notre compréhension de la vie urbaine à
Rome. Loin de représenter seulement une activité de loisir, les spectacles ont été
déterminants dans la vie politique sociale et religieuse des Romains de même que dans la
construction et la consolidation de l’Empire. Ainsi les édifices théâtraux sont indissociables
de la ville qui n’est pas seulement un cadre, mais l’environnement essentiel pour la
diffusion et l’épanouissement de l’art de la scène et des spectacles. Inversement, les
édifices théâtraux ne se présentent pas comme de simples monuments, mais comme une
signature de la romanitas qui a marqué durablement la trame urbaine des villes romaines
et qui porte un riche héritage jusqu’à aujourd’hui. Entre régulation de l’ordre social, et
désordres urbains, et à la fois marqueur de colonisation et reflet des cultures locales, les
édifices théâtraux ne se caractérisent pas seulement par les représentations qu’ils
accueillent, mais aussi par la manière dont la vie publique et urbaine se déroulait à
l’intérieur et autour d’eux.

L’historiographie des édifices théâtraux a pu se développer tout au long des XIXe


et XXe siècles grâce à la professionnalisation et à la théorisation de l’archéologie.
D’importantes campagnes de fouilles ont été menées tout au long de cette période, chaque
fois renouvelées par de nouvelles campagnes d’excavation ou de restauration. Largement
dominées par des préoccupations d’architecture et de construction, ces fouilles ont permis
aux chercheurs de se constituer un corpus de source extrêmement fourni et en
renouvellement permanent. Le défi persiste cependant pour les historiens et les
archéologues de rassembler des informations concernant les édifices temporaires.
Particulièrement important pour comprendre l’évolution du monde du spectacle, cet aspect
de l’histoire architecturale des théâtres et des amphithéâtres demeure un champ d’études
particulièrement nébuleux pour les spécialistes. Cependant, de plus en plus de chercheurs
tendent à inclure le cas des édifices temporaires dans leurs études, à l’image d’Alexandre

1
Pierre Gros, « Les théâtres en Italie au Ier siècle de notre ère : situation et fonctions dans l’urbanisme
impérial », L'Italie d'Auguste à Dioclétien. Actes du colloque international de Rome (25-28 mars 1992)
Rome, 1994. p. 285

2
Vincent, qui a consacré une étude entière à la question 2. Ainsi, malgré la quantité
exceptionnelle d’études sur le sujet, la question des édifices de spectacles demeure
constamment renouvelée, toujours enrichie par de nouvelles approches. Depuis que
l’histoire sociale s’est imposée, y compris en histoire antique, un consensus s’est établi
pour considérer les édifices de spectacle comme un microcosme de la société romaine, dans
la mesure où toutes les catégories de population sont visibles lors des spectacles et des jeux.
Ainsi, les édifices théâtraux représentent une porte d’entrée privilégiée pour l’étude des
minorités dans la société romaine : femmes, professionnels des spectacles, marginaux. La
thèse d’Agathe Migayrou reflète particulièrement bien cette approche qui s’est imposée
comme un aspect essentiel dans l’étude des spectacles. Cependant, cette approche trouve
des limites car dans la plupart des cas, les édifices de spectacles ne sont analysés que pour
rendre compte de cette organisation sociale au détriment de l’édifice et de la ville dans
laquelle il s’implante. En somme ces deux lieux sont considérés seulement comme un cadre
où s’anime une organisation sociale et politique, au lieu de constituer des objets d’études à
part entière. De plus, ces études concentrent souvent sur un seul édifice, une seule ville :
Rome la plupart du temps, Alors, replacer les édifices de spectacle dans leur environnement
urbain, et accorder la même importance à l’intérieur et à l’extérieur, c’est-à-dire à la fois à
la ville et à l’édifice, ainsi qu’à sa charpente architecturale et aux évènements sociaux et
politiques qui y prennent place, c’est offrir une nouvelle perspective sur un objet
constamment réétudié, et qui semble encore nous échapper. C’est cette double dichotomie
entre dedans et dehors qui constitue le cœur de notre étude, que l’on entend placer au
croisement entre histoire urbaine et histoire culturelle, dans le but de rendre compte du
dialogue entre ces deux lieux, et de mettre en lumière les dynamiques complexes entre la
ville et le spectacle. En somme, nous posons la question de savoir dans quelle mesure les
édifices de spectacle peuvent-ils nous éclairer sur les mentalités des Romains quant à la
ville. En d’autres mots, si le monde du spectacle représente un microcosme, une porte
d’entrée pour avoir un regard sur la manière dont les Romains percevaient la société, qu’en
est-il de la notion même de ville, et de la vie urbaine en général ? Pour mener à bien cette
recherche, nous choisissons d’adopter une approche comparative entre trois régions de

2
Alexandre Vincent, « Rome, scène ouverte. Les enjeux urbains des édifices de spectacles temporaires à
Rome », Histoire urbaine, vol. 38, n° 3, 2013.

3
l’occident romain, à savoir l’Urbs, la Gaule narbonnaise et l’Italie du sud. Cette approche
représente un moyen ici d’avoir une plus large perspective quant aux problématiques
entourant les édifices de théâtre, et de sortir du seul cadre de Rome en tant que ville et
capitale de l’Empire. Nous le verrons, cela permettra ainsi de dégager des dynamiques
différentes et de brosser un portrait multiforme de la vie urbaine dans l’occident romain, et
en même temps de remettre en question l’image qui nous est donnée de ces spectacles à
travers les nombreuses études sur le sujet, et à travers les traces que les Romains nous ont
laissées. Nous nous limiterons donc à une période allant de 80 av. J.-C., soit la construction
de l’amphithéâtre de Pompéi, à 68, soit la mort de Néron et la fin des Julio-Claudiens, ce
qui correspond à un moment particulier et significatif dans l’histoire des édifices de
spectacle, dans la mesure où il s’agit d’une période d’intense foisonnement urbanistique et
architectural, et de profondes mutations culturelles et politiques. En effet, au tournant de
l’Empire, les pratiques théâtrales, sont réorganisés et prennent une nouvelle envergure,
correspondant à cette nouvelle réalité politique qui se met en place à partir de 27 av. J.-C.
Pour mener à bien cette recherche, nous nous sommes constitué un corpus alliant
épigraphie, littérature et archéologie. En ce qui concerne la littérature, nous avons
privilégié les auteurs du tournant de notre ère, en particulier Cicéron, Suétone et Tacite qui
chacun à leur manière nous ont laissé de précieux renseignements par rapport à l’histoire
des édifices de spectacle et aux perceptions qu’ils ont laissés dans l’esprit de leur temps, et
qui évoquent également le sujet délicat des édifices temporaires. Quant à l’archéologie,
nous avons choisi de mettre en avant des bâtiments caractéristiques de chaque région,
toujours dans la volonté de comparer les bâtiments entre eux. Notre corpus est
majoritairement dominé par les théâtres, la littérature nous donnant moins d’informations
sur les amphithéâtres, pour des raisons que nous tenterons d’éclaircir. Nous entendons
cependant étudier conjointement ces deux édifices, laissant de côté le cas particulier des
odéons, ainsi que les cirques et les stades, étant donné que ces types d’édifices sont sujets
à des enjeux bien particuliers et que leur développement est trop différent que celui des
édifices théâtraux. Le premier cirque remonte ainsi à la période de la royauté, sous Tarquin
l’Ancien, ce qui sous-entend que la perception qu’en avaient les Romains était trop
différente pour être analysée conjointement avec les édifices théâtraux.

4
Malgré leur proximité lexicale, théâtre et amphithéâtre représentent deux entités
architecturales bien distinctes. Le theatrum romain se distingue d’un point de vue
architectural par la cavea en demi-cercle, qui s’inscrit dans une continuité avec la scena, le
démarquant ainsi du théâtre grec, dont la skénè (scène) est peu développée par rapport à
l’ensemble constitué par les koilon (gradins) et l’orchestra où évolue le chœur, et est
détachée de ceux-ci. D’ailleurs, l’orchestra romaine est plutôt un espace réservé aux sièges
des notables, qu’une continuité de la scena, et représente un espace résiduel par rapport à
son homologue grec. Par ailleurs, l’amphitheatrum, malgré ce que laisse entendre le préfixe
amphi, n’est pas un théâtre « des deux côtés ». En fait, il se caractérise par une forme plutôt
ellipsoïdale de la cavea, au milieu de laquelle on ne retrouve si ensemble scénique, ni
orchestre, mais une arène. Ainsi, l’amphitheatrum est loin d’être une simple dérivation, ou
une évolution du theatrum, mais il s’agit bien d’une forme architecturale bien particulière.
D’ailleurs, au moment de la construction des premiers amphithéâtres, on préférait le terme
spectacula afin de s’y référer, pluriel de spectaculum, dérivé de specto, « regarder », «
observer », qui désigne les places d’un spectacle d’où on assiste à la représentation. Ces
édifices sont également caractérisés par les types de représentations bien précis qu’ils
accueillent. Le théâtre d’abord, accueille les ludi scaenici, soit les jeux scéniques, inspirés des
pratiques étrusques ou grecques qui ont à l’origine un rôle fondamentalement religieux, mais
dont la dimension ludique va prendre le dessus sous l’Empire. Les ludi peuvent être de
différentes natures : on parle alors de ludi circenses pour les jeux du cirque, de ludi funebres
pour les jeux que donnent les grandes familles lors de funérailles. De plus, ils sont seulement
publics, et se donnent généralement dans le cadre de célébrations. Les plus répandus d’entre
eux sont les pantomimes. Les ludi se distinguent de d’autre types de représentations comme
les munera, les plus communes d’entre elles, les naumachia ou les venationes, et toutes sortes
de combats spectaculaires qui se donnent la plupart du temps dans les amphithéâtres, parfois
au cirque.

Spectacle et théâtre en ville : les enjeux de l’implantation des édifices de


théâtre.

Dans cette partie nous entreprenons d’analyser les facteurs ayant favorisé ou repoussé
l’implantation des édifices théâtraux dans nos trois régions, afin de mettre en évidence les
dynamiques propres à chacune. Énormément d’études ont déjà été consacrées à la genèse

5
des théâtres et à l’essor de leur construction, et nous ne saurons faire l’état ici de tous les
enjeux liés à la question. Simplement, nous mettrons en perspective les données existantes
afin d’ouvrir certains questionnements.

Volonté de construire : les édifices de théâtre à l’extérieur de Rome

En Italie du Sud d’abord, les édifices de spectacle n’ont pas eu de difficulté à


s’implanter. En effet, les plus anciens des bâtiments recensés ont été construits dans la
région, y compris à Pompéi : un premier théâtre a été édifié au IIe siècle av. J.-C., et un
autre théâtre plus petit fut construit en même temps que l’amphithéâtre, au début du premier
siècle avec la colonisation romaine de la cité. L’épigraphie nous donne des détails sur le
contexte de leur construction : les deux édifices furent construits par les duumvirs
quinquennaux Caïus Quinctius Valgus et Marcus Porcius, les plus hauts magistrats de la
cité, entre 80 et 70 av. J.-C. 3. Contrairement au premier théâtre, qui semble s’inscrire
davantage dans un héritage grec, ces deux édifices résultent du processus de romanisation,
après l’installation des colons dans la cité, comme le montre l’inscription de l’amphithéâtre
où on y retrouve la mention « COLONIAI HONORIS ». Ainsi, dans ce contexte, les
édifices théâtraux, en plus de leur fonction ludique, se présentent comme des constructions
honorifiques et comme d’importants marqueurs de la colonisation romaine dans la région.

Sous Auguste, une autre phase de construction, et de rénovations de grande ampleur s’est
poursuivie partout dans l’empire. À l’image d’Orange, les cités romaines nouvellement
conquises, particulièrement les chefs-lieux, se sont parées d’édifices de spectacle, ceux-ci
se présentant comme un instrument privilégié pour la célébration d’un nouvel ordre
politique et du culte impérial, pour marquer ces cités de la présence romaine et pour relayer
la culture de la capitale. Herculanum se dote également d’un théâtre, bâti par le magistrat
Annius Mammianus Rufus. Cependant l’épigraphie ne mentionne pas d’informations
particulières quant aux motivations qui ont mené à sa construction, comme pour
l’amphithéâtre de Pompéi, seul le nom de l’architecte est inscrit 4. Dans le cas des édifices
déjà implantés, il était assez commun pour les magistrats locaux de rénover, ou d’agrandir
les monuments comme à Pompéi où les frères Marcus Holconius Rufus and Celer ont bâti

3
CIL X 844 et CIL X 852
4
CIL X 1443

6
une crypte et un tribunal dans le théâtre 5. Cependant, il est assez difficile d’affirmer qu’il
s’agit seulement d’une volonté d’évergétisme, que l’on définit comme une relation entre
un individu et sa collectivité à travers la contribution de celui-ci aux dépenses publiques.
Loin de se limiter au mécénat, l’évergétisme dans la Rome antique représentait une relation
de réciprocité entre un ou des riches individus et la cité, à laquelle ils contribuaient grâce à
leurs finances personnelles. La cité en échange, octroyaient un statut honorifique aux
évergètes, par le biais de statues, d’inscriptions ou de privilèges. Bien que la construction
des édifices de spectacles à la fois au moment de la colonisation des cités italiennes, et au
moment du passage à l’Empire puisse s’apparenter à de l’évergétisme, il semble que les
motivations ayant poussé à leur construction dépassent le simple lien de don/contre-don
entre les habitants d’une même cité, aussi bien en Gaule qu’en Italie et que ce phénomène
soit davantage lié à une relation plus profonde entre le pouvoir central de Rome et le
pouvoir local des cités. Ainsi, les magistrats à l’initiative de la construction des édifices de
théâtre ne recherchent pas seulement la reconnaissance de la cité, mais celle de l’empire.
Sous Auguste, on pourrait cependant penser qu’il s’agirait d’un acte d’évergétisme de
l’empereur, mais il serait imprudent d’aboutir si vite à cette conclusion, étant donné que
l’épigraphie met davantage en avant les magistrats locaux. Ainsi, les édifices théâtraux
représenteraient plutôt le relai du pouvoir impérial à travers la ville, dont le développement
urbanistique serait un résultat de l’implantation du pouvoir à la fois politique et culturel de
Rome, ce qui correspondrait à l’expression anachronique, mais révélatrice de soft-power
romain.

Refus de construire ? Vue d’ensemble des problèmes de la construction du théâtre de


Pompée

Cependant, si à l’extérieur de Rome l’implantation des édifices de théâtre avait un


caractère honorifique, et positif pour la cité, dans l’Urbs en revanche, les premiers édifices
ont suscité de vives oppositions de la part des instances de pouvoir. Le théâtre de pompée,
édifié en 55 av. J.-C. ne fut pas la première tentative de théâtre permanent, mais le premier
succès, après que d’autres eurent essayé avant lui 6. Il faudra attendre 29 av. J.-C. pour

5
CIL X 833 et CIL 834
6
Constance Campbell, « The Uncompleted Theatres of Rome », Theatre Journal, vol. 55, n° 1, 2003.

7
qu’un amphithéâtre permanent fasse son apparition dans la capitale, il sera cependant
détruit en 64 lors de l’incendie de Néron, et un amphithéâtre en bois sera rebâti,
probablement sur le site du premier. Nous n’avons toutefois pas beaucoup d’informations
concernant cet édifice, malgré ces richesses extraordinaires, résultant sans doute du
désintérêt des auteurs latins, comme le montre Tacite qui juge indigne et peu éclatant ce
monument, qui n’est dit-il qu’un détail bon pour les journaux de la ville 7. Pourtant, les
Bucoliques de Calpurnius nous livrent une description assez remarquable de l’édifice 8, ce
qui laisse entendre une grosse différence de traitement entre théâtre et amphithéâtre, faisant
en sorte que même au début de l’empire il ne fut pas considéré comme une priorité. Plus
d’informations sont cependant disponibles sur le théâtre de Pompée, malgré le fait que la
seule trace restante du bâtiment soit le tracé urbain de Rome. Deux questions se posent
alors : pourquoi un tel refus de la part des institutions, en particulier du Sénat, et quelles
sont les raisons de la réussite de son implantation ? Selon Edmond Frézouls, le refus de
construire un théâtre dans la ville de Rome s’expliquerait par le refus des instances de
pouvoir d’offrir au peuple des lieux de rassemblement afin de limiter son agentivité
politique. En ce sens, le théâtre représenterait un lieu de désordre, où le peuple
s’organiserait et formerait une sorte de contre-pouvoir. En lisant Cicéron, en particulier une
de ses lettres écrites à Atticus, nous serions tentés de corroborer cette hypothèse :

Les dispositions du peuple se manifestent surtout dans les théâtres et à tous les spectacles. Aux gladiateurs,
on a reçu à coups de sifflets celui qui les donnait et tout son cortège. Aux jeux Apollinaires, le tragédien
Diphilus a fait une allusion bien vive à notre ami Pompée, dans ce passage

7
Tacite, Annales, XIII, 31. Traduction de J. L. Burnouf, Œuvres complètes de Tacite traduites en français
avec une introduction et des notes, Paris, 1859
8
Calpurnius, Bucoliques, traduction de M. Cabaret-Dupaty et C. L. F. Panckoucke, 1842. : « Te parlerai-je
maintenant de l'ensemble des objets dont je n'ai pu saisir que faiblement les détails ? j'étais si ébloui !
debout, immobile, et la bouche béante, j'admirais tout confusément, sans connaître encore tout mon
bonheur, quand un vieillard qui se trouvait à ma gauche me dit : « Villageois, je ne m'étonne pas que tu sois
étourdi de tant de merveilles, toi qui, ne sachant pas ce que c'est que l'or, ne vois habituellement que de
pauvres demeures, des cabanes et des chaumières, puisque moi, tout cassé et tout chauve, moi qui ai vieilli
à Rome, je suis dans l'enchantement. Ce que j'ai vu les années précédentes et dans un temps plus reculé,
n'est rien en comparaison de ce que je contemple aujourd'hui. Vois-tu ce balcon brillant de pierreries ?
Vois-tu ce portique étincelant d'or, et ce pourtour de marbre qui forme l'enceinte au bas de l'arène ? Vois-tu
ces superbes tiges d'ivoire implantées dans un cylindre uni qui tourne rapidement sur son axe, afin de
renverser les bêtes féroces qui voudraient y enfoncer leurs griffes ? Vois-tu ces brillants filets d'or
suspendus autour de l'amphithéâtre à d'énormes dents d'éléphant, disposées à des intervalles égaux, et dont
aucune (tu peux m'en croire, Lycotas) ne le cède en longueur au soc de nos charrues ? »

8
« C’est notre misère qui te fait grand, » qu'on a fait répéter mille fois. Plus loin, les cris de l'assemblée entière
ont accompagné sa voix, lorsqu'il a dit : « Un temps viendra où tu gémiras profondément sur ta malheureuse
puissance. » Cent autres passages ont donné lieu aux mêmes démonstrations.

Cette seule explication semble cependant insuffisante, puisque la nature des institutions
politiques romaines prévoyait déjà un champ d’action limité pour le peuple : la plèbe avait
en effet peu de moyen pour défendre ses intérêts, contrairement aux familles patriciennes.
Cet argument ne peut être considéré que si on le croise avec d’autres, que l’on retrouve
chez Cicéron surtout et aussi chez Tacite. Dans le De Officiis, Cicéron affirme que les
spectacles ne conviennent pas aux hommes dignes, mais seulement aux femmes, aux
enfants et aux esclaves 9. De son coté, Tacite évoque également les résistances contre la
construction des théâtres à Rome, dont on craignait, dit-il, qu’il ne plonge Rome dans la
décadence :

Selon les uns, "Cn. Pompée lui-même avait encouru le blâme des vieillards en établissant un théâtre
permanent; car avant lui la scène et les gradins, érigés pour le besoin présent, ne duraient pas plus que les
jeux et même, si l'on remontait plus haut, le peuple y assistait debout; assis, on eût craint qu'il ne consumât
des journées entières dans l'oisiveté du théâtre. […] Les mœurs de la patrie, altérées peu à peu, allaient périr
entièrement par cette licence importée. Ainsi tout ce qui peut au monde recevoir et donner la corruption serait
vu dans Rome! ainsi dégénérerait, énervée par des habitudes étrangères, une jeunesse dont les gymnases, le
désœuvrement et d'infâmes amours se partageraient la vie.

Il est intéressant de noter ici les « habitudes étrangères » auxquelles fait référence Tacite,
qui font probablement allusion à la culture grecque, qu’on ne voulait pas, semble-t-il,
laisser s’implanter à Rome. Était-ce le résultat d’un quelconque mépris pour la culture
grecque, ou d’une volonté de préserver la pureté de l’Urbs ? La question demeure ouverte,
mais nous constatons grâce à ce passage de Tacite à quel point l’implantation des théâtres
est chargée de préoccupations morales, et combien il paraissait essentiel de préserver les
habitants de Rome de toute sorte de décadence et d’influences néfastes. Un dernier
argument vient compléter ce tableau, de Cicéron encore une fois qui affirme qu’il n’est pas
sage de dépenser de l’argent pour construire des théâtres, et qu’il serait de meilleur usage
de l’employer à la construction d’édifices à utilité publique 10. La construction du théâtre à
Rome apparait donc comme quelque chose qui est loin d’être utile à la ville, issue

9
Cicéron, De Officiis, II, XVI, traduction de M. Nisard: haec pueris et mulierculis et servis et servorum
simillimis liberis esse grata
10
Cicéron, op.cit., XVII : Atque etiam illae impensae meliores, muri, navalia, portus, aquarum ductus
omniaque, quae ad usum rei publicae pertinent. Quamquam, quod praesens tamquam in manum datur,
iucundius est; tamen haec in posterum gratiora. Theatra, porticus, nova templa verecundius reprehendo
propter Pompeium, sed doctissimi non probant

9
seulement des désirs du peuple. Ainsi, il semble que l’argument politique avancé par
Edmond Frézouls, ne soit pas la seule raison qui justifie le refus de construire un théâtre
permanent à Rome. Bien que particulièrement important pour comprendre les enjeux de
l’implantation des édifices permanents à Rome, cet argument doit être croisé avec ceux
que nous avons évoqués afin de comprendre en quoi les édifices théâtraux reflétaient le
statut particulier de la ville de Rome. De plus, en mettant en perspective le contexte romain,
avec le contexte des colonies, l’implantation des édifices permanents permet de mettre en
évidence une certaine dichotomie entre les élites lettrées et l’engouement, la volonté
populaire, exacerbée par la manière différente de considérer les édifices théâtraux entre
Rome et les autres villes. Il semblerait alors que l’implantation des théâtres et des
amphithéâtres à Rome à partir du Haut-Empire reflète un changement de mentalité
concernant ces édifices dans la mesure où les empereurs romains vont prendre conscience
des potentialités du théâtre comme un outil de promotion du pouvoir. Ainsi, les édifices de
spectacle vont revêtir une importance politique nouvelle qui prend le dessus sur les
préoccupations morales de la fin de la République. En ce sens, les dynamiques de Rome,
des colonies et des provinces nouvellement annexées se rejoignent pour faire des édifices
théâtraux, et des spectacles eux-mêmes un véritable écran pour le pouvoir

L’implantation urbaine des édifices de spectacle : les sanctuaires et temples

Pour répondre à notre deuxième question, et savoir comment Pompée a réussi à


imposer la construction d’un théâtre dans Rome, beaucoup d’hypothèses ont déjà été
avancées, nous retiendrons encore une fois la contribution d’Edmond Frézouls. Avant toute
chose, il convient de mentionner que des tentatives avaient déjà été faites de construire des
théâtres permanents à Rome, notamment un en 154 av. J.-C., mais l’édifice fut détruit sous
ordre du Sénat. On pourrait expliquer alors le succès du théâtre de Pompée par le succès
du général lui-même, qui avait à Rome une influence que jamais personne d’autre, si ce
n’est Jules César, n’avait atteint. Il eu toutefois fallut que Pompée contourne cet interdit
qui pesait sur le théâtre permanent, et il l’a fait en y insérant le sanctuaire de Venus Victrix,
argument très répandu chez les spécialistes de la question à cause des écrits de Tertullien
qui considérait cette construction comme une ruse pour faire accepter le théâtre auprès des
sénateurs. Peu d’informations sont disponibles sur la configuration architecturale de ce

10
sanctuaire, et beaucoup d’études et de restitutions demeurent hypothétiques 11. En somme,
la littérature permet de situer ce sanctuaire au sommet de la cavea, dont les escaliers étaient
à la fois une voie de circulation entre les gradins et une voie d’accès à ce sanctuaire. S’est
alors formé un amalgame entre le théâtre et le sanctuaire, ajoutant une forte signification
religieuse à ce lieu, qui sortait alors de son rôle ludique. Cependant, Edmond Frézouls
insiste sur le fait que la construction de ce temple n’est pas la seule explication pour le
succès de l’implantation du théâtre de Pompée. Si l’on considère en effet les changements
de mentalité ayant eu lieu à ce moment de l’histoire de Rome quant au divertissement et à
l’expression de l’opinion populaire, et la manière dont Pompée a compris et utilisé ces
changements afin de servir ses intérêts politiques, à un moment où les démonstrations de
puissance et d’influence étaient aussi importantes que les démonstrations de force militaire.
Ce phénomène est toutefois très caractéristique de l’architecture et de l’implantation
urbaine des théâtres dans l’occident romain. En effet, quand on observe les édifices ayant
été construits durant notre période, on se rend compte que la quasi-totalité d’entre eux est
liée à des édifices religieux. Par exemple, à Rome, le théâtre de Marcellus avait été construit
sur le site d’un ancien édifice temporaire, lui-même connecté à un sanctuaire d’Apollon, le
theatrum et proscenium ad Apollinis 12. À Arles, est présent au sein du théâtre un autel en
l’honneur d’Apollon. À Pompéi, le théâtre est implanté dans un ensemble où se trouvent
des temples en l’honneur de Minerve, Hercule et Isis dans la région VIII de la ville, au sud-
ouest. À Orange enfin, le théâtre est aussi inséré dans la trame urbaine à côté d’édifices
religieux, et contient des éléments de décor mythologique et un autel en l’honneur
d’Auguste, afin de servir le culte impérial. Ce lien entre les théâtres et les édifices religieux
n’existe pas toutefois pour les amphithéâtres, ce qui pose encore une autre différence entre
ces deux édifices au niveau de leur fonction. Ceci constitue alors une partie de la réponse
pour expliquer leur implantation plus difficile dans les villes romaines. On observe en effet
que les amphithéâtres, ayant été certes construits, comme dans le cas de Pompéi, pour
marquer la présence de Rome dans ces villes, sont écartés des autres édifices publics. À

11
Voir S. Madeleine, Le théâtre de Pompée à Rome : restitution de l’architecture et des systèmes
mécaniques. Caen : Presses Universitaires de Caen, 2014. 354 p., ainsi que la critique de Eloïse Letellier-
Taillefer : Le complexe pompéien du Champ de Mars : enquêtes récentes et questions ouvertes. Revue des
études anciennes, Revue des études anciennes, Université Bordeaux Montaigne, 2016, 118 (2), pp.573-599
12
Alexandre Vincent, « Rome, scène ouverte. Les enjeux urbains des édifices de spectacles temporaires à
Rome », Histoire urbaine, vol. 38, n° 3, 2013.

11
Pompéi, il est ainsi localisé dans la région II, tout à l’est de la ville. Il est difficile de donner
une réponse précise et de déterminer si cet éloignement s’explique par des contraintes
urbanistiques ou bien par une volonté explicite de la part des constructeurs. En revanche,
l’absence de lien entre les amphithéâtres et les édifices religieux nous oriente plutôt vers
cette deuxième hypothèse, en ce sens que la dimension religieuse des théâtres et des ludi
scaenici semble leur conférer un peu plus de légitimité dans les mentalités romaines,
surtout lorsque l’on sait que les jeux scéniques furent créés en tant que cérémonie
religieuse 13. En somme, nous dirons que les édifices de spectacle doivent être mis en
relation avec les éléments de la ville qui les entourent pour comprendre au mieux les enjeux
et les préoccupations liés à leur insertion dans la ville. De plus, le traitement réservé aux
amphithéâtres, entièrement dédié au divertissement en comparaison au théâtre, permet
d’entrevoir les mentalités des Romains quant à cet élément de leur culture

Spectacles, théâtralité et culture urbaine.

Cohabitation et accueil de l’altérité, l’exemple d’Albe-la-Romaine

La question de l’accueil et de l’hospitalité en Rome antique suscite elle un intérêt nouveau


chez les historiens, et l’on considère de plus en plus que les édifices de spectacle peuvent
représenter un des lieux privilégiés pour l’analyse des pratiques romaines. Dans le cas
d’Alba, l’absence de sources littéraires significatives nous forcent à reconsidérer
sérieusement les sources matérielles et épigraphiques, et éventuellement sortir du cadre de
la ville pour aller chercher des informations la concernant, provenant de régions plus
éloignées. Ainsi, une inscription a été retrouvée à Lyon, faisant mention de la cité d’Alba.
Il s’agit de la base d’une statue offerte à un négociant en vin nommé Inthatius Vitalis, par
des membres de sa corporation, ce qui était une pratique courante entre membres d’une
même profession 14. Outre les informations précieuses que cette inscription nous donne sur
les pratiques professionnelles, et sur les organisations résidentielles 15, on y trouve la

13
Voir Tite-Live, Histoire Romaine, VII, 2.
14
CIL XIII 1954
15
negotiat(ori) vinario / Lugud(uni) in kanabis con/sist(enti) : mention des kabanae qui semble-t-il étaient
des lieux importants pour le commerce. Mention de consistens également, qui signifie habiter dans la ville
sans en être originaire. Pour approfondir, voir Hélène Rougier, « L’identité professionnelle et l’expression
du métier dans l’épigraphie portuaire occidentale : différents niveaux de codification », Dialogues
d’histoire ancienne, vol. 42/2, n° 2, 2016.

12
mention suivante : Cui ordo splendidis/simus civitat(is) Albensium / conseesum dedit. Bien
que la plupart des traductions interprètent cette partie comme octroyant le droit à ce
marchand d’assister aux spectacles de la cité, aucun terme ne fait directement mention
desdits spectacles. En fait, cette interprétation est possible grâce au terme ordo, faisant
référence aux décurions. On sait en effet que les décurions, en tant que magistrats dotés
d’une charge très honorifique, avaient le droit de proédrie au théâtre, ce qui signifie qu’ils
avaient des places réservées à leur nom dans l’orchestre. Ainsi, si Inthatius Vitalis avait le
droit de siéger parmi les décurions de la cité d’Alba, cela voudrait probablement dire qu’il
avait également le droit de proédrie au théâtre. En somme, le cas du théâtre d’Albe-la-
Romaine nous montre bien la capacité d’accueil des villes, ainsi que les liens qui unissaient
deux cités de régions différentes. Cela nous permet également d’entrevoir le rang privilégié
que pouvaient atteindre les marchands, pour qui il était possible de recevoir les mêmes
honneurs que les magistrats locaux les plus prestigieux

D’autre part, l’architecture même du théâtre d’Alba reflétait cette ouverture à l’altérité à
travers deux éléments particulièrement éloquents. Le proscaenium d’abord, qui se
distingue des habitudes architecturales grecques et latines. En effet, les théâtres romains se
caractérisent par un proscaenium plus long, alors que les théâtres de la Gaule, dont celui
d’Alba, ont été construit avec un proscaenium court. La particularité d’Alba se trouve dans
le fait que cet élément distinctif semble faire partie d’un processus transitoire, avant la
rénovation de l’édifice sous Tibère, alors que dans les autres cités gauloises, cette
particularité demeure 16. Ceci trahirait donc les résistances et les problèmes liés à la
colonisation de la Gaule, dans la mesure où cette particularité architecturale révèlerait une
volonté de préservation de la culture locale des cités gauloises face à l’imposition de la
culture romaine. D’autre part, les fouilles du théâtre ont montré l’existence de deux types
de gradins, soit un premier type adapté à la manière romaine de s’asseoir, en portant la
toge, et un deuxième plus adapté à la manière gauloise de s’assoir, en tailleur. Étudiés
conjointement, ces deux éléments architecturaux révèlent la dynamique particulière de la
colonisation romaine dans les villes gauloises, entre acceptation effective et résistance
passive. Ainsi, le théâtre constitue ici encore un outil pour la colonisation romaine, tout en

16
Pierre André, « Le théâtre proto-augustéen d’Alba et les origines du « théâtre gallo-romain », Études de
lettres, vol. 1‑2, 2011.

13
étant réapproprié par les populations locales, faisant naitre un nouveau type d’architecture,
le théâtre « gallo-romain. » En d’autres mots, selon Pierre André, « Dans cette perspective,
le maintien de ces espaces de la transculture implique qu’à travers toute la province des
Trois Gaules s’est diffusé un message qui concernait les masses celtiques latinisées ; en
empruntant à la culture dominante certains aspects essentiels, celui-ci gardait les traits
fondamentaux de la culture locale. 17 »

Pour aller plus loin, le cas des amphithéâtres est également intéressant pour étudier les
changements qui s’opèrent quant à la culture grecque à Rome. En effet, une brève analyse
du lexique et de son évolution permettait de situer un moment de transition autour de 52
av. J.-C., qui correspond à la tentative de Caius Scribonius Curio, dit Curion de construire
un véritable amphitheatrum, c’est-à-dire, deux théâtres effectivement construits de telle
sorte qu’ils n’auraient formé qu’un seul édifice. En revanche, il semble que durant les
premiers temps des amphithéâtres, le terme d’usage eut été spectacula, présent notamment
dans l’inscription pompéienne comme le montre l’épigraphie évoquée plus haut 18. Dans
l’épigraphie, même si le terme spectacula demeure utilisé, il semble qu’on y préférait
amphitheatrum, dont on ne trouve toutefois aucune occurrence avant 30 av. J.-C. au moins.
Ainsi, cela témoigne d’un relatif changement, allant vers une plus grande acceptation de la
culture grecque à Rome.

Rivalités urbaines et désordre public

Les édifices de spectacle ne sont toutefois pas toujours le cadre d’une entente plus
ou moins harmonieuse entre deux groupes différents. Le cas de la rixe de l’amphithéâtre
de Pompéi est particulièrement révélateur à ce sujet. Étudié par Valérie Huet, et connu
grâce à une fresque et un passage des annales de Tacite, cet épisode de l’histoire de Pompéi
semble assez singulier pour avoir retenu l’intérêt de l’historien, preuve qu’il s’agit sans
doute d’un évènement exceptionnel 19. Survenue en 59 lors d’un combat de gladiateurs,
cette rixe opposa les habitants de Nucerie et de Pompéi, deux colonies romaines voisines.

17
Pierre André, « Le théâtre proto-augustéen d’Alba et les origines du « théâtre gallo-romain » », Études de
lettres [En ligne], 1-2, 2011
18
CIL X 852
19
Valérie Huet, « La représentation de la rixe de l’amphithéâtre de Pompéi : une préfiguration de
l’“hooliganisme” ? », Histoire urbaine, vol. 10, n° 2, 2004.

14
Le texte de Tacite nous montre l’intensité de l’escalade de la violence, qui commence par
des « railleries mutuelles 20 » et s’achève en un « horrible massacre » (atrox caedes). La
fresque quant à elle, nous donne une bonne vue d’ensemble grâce à sa représentation de la
violence qui n’est plus seulement contenue dans l’amphithéâtre, mais qui se diffuse dans
toute la ville, et retenue seulement par les remparts. De plus, la fresque nous montre que
cette violence n’est pas seulement perpétuée par les gladiateurs, mais par tous les
spectateurs, sans réelle élément distinctif pour les différencier. Ainsi, la violence constitue
une véritable contagion, à la fois dans la ville et chez les individus, entrainant pour un
moment un bouleversement de l’ordre social puisqu’elle sort de son cadre traditionnel, à
savoir les gladiateurs, et se diffuse partout. On peut voir en effet sur la fresque des individus
portant la toge levant la main sur des individus déjà blessés. En somme, la ville devient
elle-même le théâtre de la violence qui sort de son cadre traditionnel et encadré du
spectacle. Finalement, ces édifices ne représentent pas seulement un lieu où se côtoient
relativement harmonieusement des populations différentes, mais ils peuvent aussi devenir
un lieu où s’exacerbent les tensions urbaines. Bien qu’il semble que Pompéi et Nucerie
aient été des cités rivales, les spectacles réunissant les deux cités étaient chose commune,
témoignant d’une harmonie relative entre elles. Les causes directes de la rixe restent floues,
mais les travaux sur la question s’accordent sur le facteur politique, et l’implication de
Livineius Regulus, le seul explicitement nommé dans le récit de Tacite 21. Toutefois, peu
de choses permettent d’expliquer comment et pourquoi le conflit s’est déclenché à ce
moment précis. Est-ce une plaisanterie ayant mal tournée, impliquant des questions d’ego
et d’honneur des habitants de ces cités, ou une manipulation, un acte volontaire de la part
de ce Livineius Regulus ? Il semblerait que cette deuxième hypothèse soit la plus probable,
dans la mesure où l’on aperçoit sur la fresque des Pompéiens portant des armes, laissant
penser que cette rixe eut été un acte prémédité. Quoi qu’il en soit, cet épisode est assez
révélateur des enjeux entourant l’identité urbaine dans les colonies romaines en ce sens

20
Traduction de J. L. Burnouf, Oeuvres complètes de Tacite traduites en français avec une introduction et
des notes, Paris, 1859
21
Valérie Huet, « La représentation de la rixe de l’amphithéâtre de Pompéi : une préfiguration de
l’“hooliganisme” ? », Histoire urbaine, vol. 10, n° 2, 2004. P. 94 et Hartmut Galsterer, « Politik in rö
mischen Städten : Die ‘‘Seditio’’ des Jahres 59 n. Chr. in Pompeii », dans Werner Eck, Hartmut Galsterer
et Hartmut Wolff (édité par), Studien zur antiken Sozialgeschichte. Festschrift Friedrich Vittinghoff,
Cologne – Vienne, Bö hlau, 1980, p. 323-338

15
qu’il met en exergue le sentiment d’appartenance à la ville, et en même temps à l’empire.
En effet, les colonies, même voisines pouvaient partager des tensions, témoignant d’une
certaine fierté d’appartenir à la ville et de la nécessité de défendre son honneur en tant
qu’habitant de la cité. Ceci révèle aussi le fait que l’empire territorial romain, même en
Italie, ne constituait pas un ensemble uni, mais que l’identité locale pouvait prendre le
dessus sur le sentiment d’appartenance à l’empire. D’ailleurs, il y avait des divergences
également quant au rapport entre les cités et l’Urbs : Nucerie semblait plus proche de Rome
que Pompéi, ce qui expliquerait le contentieux entre les deux cités.

La violence n’épargne cependant pas Rome, qui a également souffert d’épisodes


malheureux, si l’on en croit Suétone et Tacite qui relatent les aventures nocturnes de Néron
ainsi que son gout pour initier les violences au théâtre. On lit en effet dans la Vie de Néron
le passage suivant : « Le jour même, on le portait furtivement au théâtre dans une litière,
et, du haut de l'avant-scène, il regardait et encourageait les émeutes excitées par les
pantomimes. Lorsqu'on en était venu aux mains et qu'on se battait à coups de pierres et de
bancs cassés, il en jetait aussi beaucoup sur le peuple, et blessa même une fois un préteur
à la tête. 22 » D’ailleurs, d’après Tacite les désordres de Néron ne se limitaient pas qu’au
théâtre : « Néron parcourait les rues de la ville, les lieux de débauche, les tavernes, déguisé
en esclave, et accompagné de gens qui pillaient les marchandises et blessaient les passants.
On le reconnaissait si peu, que lui-même recevait des coups dont il porta les marques au
visage. 23 » On sait également que Néron aimait se prêter lui-même aux exercices du théâtre,
et monter lui-même sur scène 24. Ces pratiques, dont aucun empereur n’avait fait usage
avant lui, sont extrêmement révélatrices à plusieurs niveaux. D’une part, cela témoigne du
changement de mentalité important concernant la pratique du théâtre. En effet, il aurait été
impensable pour un empereur ou un consul ou quelque haut magistrat de se prêter à ces
exercices. D’autre part cela remet en question le rôle sacré de l’empereur, s’abaissant à une
pratique jugée indigne, créant une grande controverse en Italie :

22
Suétone, Néron, 26. Interdiu quoque clam gestatoria sella delatus in theatrum seditionibus
pantomimorum e parte proscaeni superiore signifer simul ac spectator aderat. Et cum ad manus uentum
esset lapidibusque et subselliorum fragminibus decerneretur, multa et ipse iecit in populum atque etiam
praetoris caput consauciauit.
23
Tacite, Annales, XIII, 25
24
Tacite, op. cit. XVI, 4-5

16
Mais ceux qui étaient venus des villes éloignées, où l'on retrouve encore la sévère Italie avec ses mœurs
antiques, et ceux qu'une mission publique ou leurs affaires particulières avaient amenés du fond des
provinces, où une telle licence est inconnue, ne pouvaient ni soutenir cet aspect, ni suffire à cette indigne
tâche. Leurs mains ignorantes tombaient de lassitude et troublaient les habiles. Aussi étaient-ils souvent
frappés par les soldats qui, debout entre les gradins, veillaient à ce qu'il n'y eût pas un moment d'inégalité ni
de relâche dans les acclamations 25

Cet extrait de Tacite met très bien en valeur la manière dont l’attitude de l’empereur a des
répercussions sur la perception de la ville de Rome par les habitants de l’Italie. En
pratiquant un exercice jugé indigne, déshonorant, et lié à la culture grecque qui plus est,
Néron semble avoir attiré à Rome les foudres de l’Italie. En plus de remettre en question
la place de l’empereur, cet épisode de la vie de Néron questionne aussi le rapport
traditionnel entre la capitale de l’empire et les territoires qu’elle administre. Censée donner
l’exemple en quelque sorte et garantir l’ordre et l’éclat de la culture romaine, l’Urbs est
alors celle vers qui les regards se tournent pour observer un comportement qui lui est
indigne, mettant aussi en avant le fait que, même hors de Rome, les perceptions quant au
théâtre ne sont pas encore des plus favorables.

Conclusion

En somme, cette étude nous a permis d’entrevoir des problématiques concrètes liées
au développement des édifices de spectacle, et à leur implantation dans les villes romaines.
Les questions abordées nous permettent alors de considérer qu’il est possible de transposer
une approche sociale pour étudier le phénomène urbain à proprement parler, à travers
différents objets d’études, comme l’urbanisation, l’urbanisme ou la perception de la ville
par les citadins. Grâce aux théâtres, nous sommes aussi bien en mesure d’étudier les
membres composant la société urbaine que la ville en elle-même, son évolution et la
diversité des perceptions et des mentalités existantes entre villes et au sein d’une même
ville. Les édifices de spectacles ne constituent alors pas seulement un microcosme, une
reconstitution de la société en miniature, mais un des traits emblématiques de sociétés en
pleine transformation; le pluriel est utilisé ici car nous avons pu le constater, les
dynamiques liées aux édifices de spectacles contredisent l’idée d’une seule société romaine
organisée et unifiée. Malgré un système politique unique, et le partage de valeurs
communes, la diffusion de la romanité en occident, a certes rapproché des populations

25
Tacite, op. cit.

17
différentes entre elles, sous l’égide de Rome, mais a également mis en lumière des
évolutions différentes, y compris à l’intérieur d’une même région. Le cas des édifices
théâtraux représente alors une autre porte d’entrée pour étudier ce phénomène et les enjeux
entourant la diffusion de la culture romaine en Italie et en Gaule, et peuvent être considérés
comme un témoin privilégié dans l’urbanisation de l’occident romain. D’autre part,
l’évolution des édifices de théâtre suit de près l’évolution du contexte politique au sein
même de la ville de Rome. Entre célébration et désacralisation du pouvoir, le
développement de ces édifices interroge le rapport direct entre la ville en tant qu’espace
d’expression et les instances politiques. Est également interrogé le rapport entre Rome, et
les autres villes de l’occident, dont on a vu que l’influence et l’exemplarité de l’Urbs
rencontraient des limites. Le conservatisme de Rome quant à la question des édifices de
spectacle semble alors remis en question à certains moments du début de l’Empire. De
plus, nous avons tenté d’analyser conjointement théâtres et amphithéâtres, dans la mesure
où leur développement se poursuit de façon comparable, mais cela a aussi remis en question
la proximité qu’entretenaient ces deux édifices sur les plans symboliques, politiques,
culturels. Tous deux en revanche, ont été l’objet d’une reconsidération dans les mentalités
romaines au moment du tournant de l’empire, initiant une politisation des édifices de
spectacles qui semble d’ailleurs commencer sous Pompée. Il est vrai que nous avons
volontairement écarté de notre étude des considérations purement architecturales pour nous
consacrer sur des préoccupations d’ordre urbanistiques et culturelles, mais inclure cette
dimension dans une étude plus poussée permettrait d’approfondir et de préciser des
hypothèses posées dans cet article.

18
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