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Capitales culturelles, capitales symboliques

Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles)

Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)

DOI : 10.4000/books.psorbonne.868
Éditeur : Éditions de la Sorbonne
Année d'édition : 2002
Date de mise en ligne : 18 décembre 2014
Collection : Internationale
ISBN électronique : 9782859448622

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782859444372
Nombre de pages : 475-[XXXI]

Référence électronique
CHARLE, Christophe (dir.) ; ROCHE, Daniel (dir.). Capitales culturelles, capitales symboliques : Paris et les
expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles). Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne,
2002 (généré le 02 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
psorbonne/868>. ISBN : 9782859448622. DOI : 10.4000/books.psorbonne.868.

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1

Pour la première fois en français, ce panorama comparatif de l'image symbolique et de l'histoire


culturelle des principales capitales européennes est le fruit des recherches d'historien(ne)s,
d'historien(ne)s d'art, de musicologues, d'historien(ne)s du livre et de la littérature. Dans une
grande Europe de la France à la Russie et de l'Allemagne à l'Espagne ou l'Italie, l'analyse
comparative s'étend sur plus de deux siècles.
Elle permet de revisiter le cas parisien, exceptionnel certes, mais aussi modèle pour d'autres
nations plus récentes ou repoussoir pour des espaces qui répondent à d'autres logiques urbaines.
La confrontation des disciplines permet des liaisons nouvelles du politique à l'artistique, du
symbolique au mémoriel, de l'échelle locale à l'échelle nationale, des institutions aux pratiques
sociales et aux stratégies des créateurs.
Ces deux siècles voient le passage d'une culture dominée par des élites restreintes à une société
où les cultures s'ouvrent, se diversifient et se chevauchent. Ils sont marqués aussi par la
concurrence croissante entre un modèle traditionnel encore vivace dans les arts élitistes
(peinture, musique, etc.), fondé sur la dialectique de la Cour et de la Ville, et un modèle plus
contemporain, où les métropoles sont, de plus en plus, des points de passage entre des réseaux, à
la fois rivaux et interdépendants de production et de diffusion des biens culturels reproductibles
et largement diffusés (livre, spectacles...).
2

SOMMAIRE

Remerciements

Introduction. Pour une histoire culturelle et symbolique des capitales européennes


Christophe Charle
La mémoire des pierres
Capitales culturelles/Capitales politiques
Emblèmes culturels des capitales

Première partie. Capitales symboliques

La ville coupable. L’effacement des traces de la capitale révolutionnaire dans le Paris de la


Restauration, 1814-1830
Emmanuel Fureix
L’élision des traces
La purification de l’espace public
L’impossible avènement d’une capitale contre-révolutionnaire

Fêtes et célébrations dans les trois capitales italiennes


Ilaria Porciani
Non pas une, mais trois capitales
La fête du statut : préhistoire et histoire jusqu’à 1861
Turin ou la continuité
Florence, capitale réticente
Rome : une capitale symbolique
Conclusion. La fête nationale dans les capitales perdues

Paris et Berlin sous les armes. Fêtes militaires et festivités dans les capitales allemande et
française (1871-1914)
Jakob Vogel
Introduction
Les capitales d’une culture festive militaire et nationale
La représentation militaire de l’Etat
Capitales de la mémoire ?
Conclusion

Les itinéraires de la célébration : métamorphoses d’un modèle de l’Italie unitaire à l’Italie


fasciste
Bruno Tobia

Révéler la mémoire des rues


Danielle Tartakowsky
Les espaces dissociés de la mémoire et de l’action
La manifestation « moviment »
Les vecteurs du sens

Deuxième partie. Capitales divisées

Versailles, Potsdam : les capitales bicéphales


Étienne François
3

Saint-Pétersbourg - Moscou capitale culturelle, capitale spirituelle ?


L’autocratie russe dans l’ambivalence de ses symboles
Ewa Bérard

Résistances du local à l’emprise symbolique du national à Paris à la fin du XIX e siècle


Céline Braconnier
L’emprise symbolique du national à Paris
Les élus en résistance

La Rome des Savoie après l’Unité


Catherine Brice
Un espace disputé
Mort du roi
Calendrier
Conclusion

Les monuments aux morts de la Grande Guerre à Paris


Jean-Louis Robert
L’échec des projets parisiens d’un grand monument parisien aux morts de la Grande Guerre
L’échec relatif des monuments aux morts parisiens
La tombe du Soldat inconnu et la flamme

Troisième partie. Les décors urbains

Une capitale culturelle européenne à l’époque moderne : la colline du Capitole et la politique


du Patrimoine
Sarah B. Benson
Un patrimoine international
Le Capitole et l’art public
Les spectateurs d’élite et la possession virtuelle
Des ambassadeurs internationaux de l’art
Les classes inférieures, observatrices ou observées

L’opéra des utopies à Paris ?


Les enjeux politiques d’un monument phare dans la capitale des rois, puis de la jeune République (1734-1798)
Daniel Rabreau
L’Opéra monumental : une métaphore scénique urbaine (1734)
Le temple des arts et l’urbanisme royal au cœur de la capitale
Conclusion

Théâtre et théâtralité urbaine au XIXe siècle en Allemagne


L’exemple des théâtres publics de Cour
Monika Steinhauser
Le débat sur la fonction du théâtre en France et en Allemagne
Le théâtre comme monument public en Allemagne
Le tournant historiciste
4

La visibilité de l’église dans l’espace parisien au XIXe siècle : « tours de Babel » catholiques
pour la moderne Babylone
Jean-Michel Léniaud
Détour par Göttingen
Les édifices cultuels catholiques dans le Paris concordataire
Quatre phases
Les autres cultes reconnus
Les cultes non reconnus
Les édifices cultuels catholiques hors du champ concordataire
Conclusions
Pistes

Le décor religieux de la nouvelle Rome : Paris, capitale religieuse sous le Second Empire
Jacques-Olivier Boudon
Remodeler le paysage clérical
L’essor d’un catholicisme triomphant
Notre-Dame, symbole du catholicisme parisien
Paris, « cité sacrée »

L’actualité de l’art urbain à Paris depuis le Second Empire et l’affirmation d’un « droit de
cité aux artistes »
Gérard Monnier

Quatrième partie. Les lieux du savoir

L’île des Musées à Berlin, symbole de la capitale de l’Empire allemand


Thomas W. Gaehtgens
L’Altes Museum
Le Neues Museum
La Nationalgalerie
Le Kaiser Friedrich-Museum et le Musée de Pergame
Le rôle de l’archéologie
Les collections du Proche-Orient

La bibliothèque nationale : l’expérience allemande


Matthias Middell
La création tardive
Le système polycentrique
Une construction précaire

Bibliothèque de la Cour, bibliothèque nationale à Vienne


Norbert Bachleitner
La question du propriétaire
Les exemplaires remis à titre de dépôt légal
Le nom de la bibliothèque et son orientation programmatique
Le rêve d’une « Bibliothèque centrale de l’Empire »

Madrid capitale de l’État : établissements d’assistance, scientifiques et culturels au XIX e


siècle
Virgilio Pinto Crespo
Les réformes urbaines
Institutions de bienfaisance
Académie, science et culture
L’image de la ville
5

Cinquième partie. Capitales et commerce des lettres

Paris, méridien de Greenwich de la littérature


Pascale Casanova
Paris est une fonction
Paris capitale de la liberté
Les étrangers qui « font » Paris
Le méridien de Greenwich

Parisianisme ou provincialisme culturel ?


Les sociétés savantes et la capitale dans la France du XIX e siècle
Jean-Pierre Chaline

Madrid : du centre intellectuel à la capitale politique (1900-1931)


Paul Aubert
Une attraction paradoxale
Se faire un nom
Forger un projet de rénovation politique

Les capitales littéraires allemandes


Michel Espagne
Les fonctions de la capitale
Le passage de Leipzig à Weimar
Berlin et les petits centres
La fonction de l’étranger

Construction d’une capitale : Leipzig et la librairie allemande, 1750-1914


Frédéric Barbier
Une situation contrastée
La « librairie d’Ancien Régime » : foires du livre et structures professionnelles
De nouvelles fonctions : mise en réseau et communication
De la ville des foires à la capitale du livre
Conclusion : les instruments de la suprématie

Sixième partie. Les lieux de l'émotion esthétique

Salon et art moderne


Eric Darragon
Salon et critiques
Histoires croisées du Salon

Les salons parisiens et la promotion des musiciens étrangers (1870-1940)


Myriam Chimènes

Rome et l’opéra
Didier Francfort
Les théâtres
Public et imprésarios
Les interprètes
Le répertoire
Le rayonnement romain
6

Les théâtres et leurs publics Paris, Berlin et Vienne 1860-1914


Christophe Charle
Théâtres et capitales
Genres et publics

Trajectoires opposées : la culture musicale à Paris et Berlin pendant l’entre-deux-guerres


Jane F. Fulcher
La culture musicale française des années 1920
La culture musicale sous Weimar
La politisation du débat culturel en France
L’avant-garde musicale en France
Transferts croisés

Conclusions et prolongements
Christophe Charle

Les auteurs

Liste des illustrations

Liste des cartes et figures

Index des noms propres

Index des noms de lieux

Illustration
7

Remerciements

1 Ce volume recueille le texte des communications revues et corrigées présentées lors d’un
colloque international tenu du 21 au 23 octobre 1999 au Collège de France. Les
organisateurs tiennent à remercier pour leur aide matérielle le Collège de France qui
nous a en outre généreusement accueillis dans la salle Marguerite de Navarre, le CNRS et
la Mairie de Paris ; l’Institut universitaire de France, par l’intermédiaire d’Alain Corbin,
professeur à l’Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, a contribué financièrement à la
publication de ce volume. La préparation scientifique du colloque a été assurée
conjointement par l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (CNRS/ENS/Collège de
France), le Centre de recherches en histoire du XIXe siècle (Universités Paris I-Paris IV),
l’École française de Rome, le CROMA (Université Rome III) et le directeur des Archives de
Paris, François Gasnault. Ont contribué aux réunions préparatoires comme membres du
comité scientifique : Frédéric Barbier (CNRS/EPHE), Catherine Brice (École française de
Rome), Christophe Charle (Université Paris I), A. Corbin (Université Paris I), Étienne
François (Université Paris I, TU Berlin), Daniel Roche (Collège de France), Carlo Travaglini
(Université Rome III). Ont animé les séances comme présidents, en dehors de certains
membres ci-dessus cités du comité scientifique, Maurice Agulhon (Collège de France),
Pierre Bourdieu (Collège de France), François Gasnault (Archives de Paris) et Carl E.
Schorske (Princeton). Que toutes et tous reçoivent ici l’expression de la gratitude des
organisateurs. Les éditeurs des actes remercient tout particulièrement aussi Aline
Fernandez secrétaire de l’IHMC pour l’établissement du manuscrit et Geneviève Faye
ingénieur d’études à l’IHMC pour l’établissement des index et le travail de relecture.
8

Introduction. Pour une histoire


culturelle et symbolique des
capitales européennes
Christophe Charle

1 Le processus d’émergence et d’affirmation de l’identité nationale suppose que soient


remplies un certain nombre de conditions préliminaires (linguistiques, politiques,
économiques, etc.). Il s’appuie aussi sur des points d’ancrage d’ordre culturel qui
facilitent l’identification d’une collectivité en tant que nation indépendante : une
collectivité nationale a besoin de se reconnaître dans une histoire commune, dans une
littérature (voire une écriture), dans des traditions culturelles et esthétiques (par
exemple la musique), dans des lieux de mémoire matériels ou immatériels.
2 Placée, par définition, au sommet des réseaux de commandement et d’organisation
nationale dans les domaines politique, économique, social, culturel, artistique, éducatif,
etc., la capitale offre, de ce point de vue, un lieu d’observation privilégié de ces
phénomènes. Paris, capitale d’un État-nation très anciennement formé et centralisé
autour de catégories d’abord politiques, s’impose pour la nation française comme la
figure symbolique la plus forte de l’État, et la capitale regroupe, presque sans partage,
toutes les fonctions de commandement (politiques, économiques et financières,
intellectuelles). C’est sans doute un cas exceptionnel à l’aune européenne. Dans la plupart
des autres pays où le substrat urbain antérieur était très fourni et où les catégories
politiques nouvelles se sont difficilement imposées, les capitales nouvelles ont eu le plus
grand mal à supplanter des « capitales » antérieures, devenues régionales, qui souvent
réussirent à maintenir une partie de leur suprématie héritée.
3 En partant du XVIIIe siècle pour aller jusqu’au milieu du XXe siècle, les auteurs de ce
volume se sont proposé de mesurer s’il y a eu ou non convergence vers un modèle unique
de capitale, résistance et permanence de traditions culturelles et nationales (ou
régionales) datant de l’époque ancienne ou encore réinvention de nouveaux modes
d’organisation des réseaux d’influence et de commandement des villes capitales.
9

4 Il est évidemment impossible de réaliser une synthèse exhaustive de cette trentaine de


contributions écrites par des chercheurs ou universitaires américains, français,
allemands, autrichiens, italiens, espagnols et qui couvrent la plus grande partie de
l’Europe continentale. On en proposera plutôt une lecture transversale afin de dégager un
programme pour d’autres recherches visant à pallier les manques de ce premier bilan. Si
notre chronologie faisait fi, et c’était nécessaire étant donné notre problématique, de la
césure, arbitraire et variable selon les lieux, entre l’époque dite moderne et l’époque dite
contemporaine, il est regrettable en revanche que l’espace britannique n’ait pu être
abordé. Maurice Agulhon, dans son exposé liminaire, avait suggéré aussi l’intérêt qu’il y
aurait, ultérieurement, à présenter une comparaison étendue à l’espace américain1.
5 Ce bilan reprendra la division en deux parties présente dans le titre du livre : capitales
symboliques, où l’on s’attachera surtout à la mémoire (politique, religieuse et historique)
des pierres, et capitales culturelles, où l’on insistera sur les facteurs de rayonnement des
capitales concurrentes dans l’espace européen.

La mémoire des pierres


Le palimpseste parisien

6 La première originalité de la capitale française, liée à son ancienneté et à son rôle


politique, tient à l’intensité de la présence de l’histoire et des lieux symboliques comme
points de repères de la mémoire nationale.
7 Emmanuel Fureix (Université Paris-I) a choisi un moment crucial, à cet égard : le
lendemain du retour des Bourbon en 1815. Malgré la volonté affichée d’effacer les traces
symboliques de la Révolution et de l’Empire, la réalisation de ce projet épurateur est
restée incomplète : après 1815, des rues rappellent toujours des batailles de l’Empire, la
rue Jean-Jacques Rousseau et la rue du Contrat-Social passent à la postérité, des
emblèmes républicains subsistent même sur le Panthéon, malgré son retour au culte. En
particulier, malgré l’enlèvement de l’inscription en lettres de bronze, « Aux grands
hommes la patrie reconnaissante », leur trace resta sur la pierre comme une ombre du
passé.
8 L’arrivée des ultras au pouvoir correspondit à une radicalisation de l’effacement, proche
d’un vandalisme contre-révolutionnaire. Mais le régime voulut aller plus loin encore et
pratiquer la purification des crimes commis par l’érection de monuments expiatoires. En
janvier 1816, une loi spéciale est votée à cette fin. Mais seuls les membres de la famille
royale furent honorés à Paris, alors qu’en province on érigea également des monuments
aux victimes « ordinaires » de la Terreur. Il s’agissait de rompre avec la banalisation de la
statuaire officielle par le culte des grands hommes qui a partie liée avec la Révolution et
les Lumières. Il s’agissait aussi de rétablir le lien rompu avec le peuple en sanctifiant la
figure royale comme martyr (monument de la Madeleine) et comme incarnation
chrétienne du pardon (chapelle expiatoire de Marie-Antoinette à la Conciergerie).
9 Paradoxalement pourtant, l’effacement de la Terreur passait par une culture de l’effroi
qui n’était que l’inversion du programme politique de la Terreur. Par ce rappel indirect,
elle risquait, malgré tout, d’en perpétuer ainsi la mémoire. Surtout, le programme initial
ne fut jamais accompli durablement : le monument projeté à Louis XVI, place de la
Concorde, resta inachevé tout comme les bas-reliefs de la Madeleine. Plus qu’au manque
10

de temps, cet inachèvement tint à une hésitation : fallait-il reprendre les procédés de
l’émotion politique publique promue par les régimes antérieurs et adverses ? Malgré une
volonté plus radicale chez Charles X, l’hésitation demeura : ancrer le souvenir du passé,
c’était aussi contribuer à la perpétuation de la division, alors que les opposants libéraux
prônaient l’oubli pour permettre la réunion des Français. Grâce à ces rappels
involontaires des ultras, clergé en tête, la gauche héritière des Jacobins maintint ainsi en
vie la mémoire révolutionnaire dans les générations suivantes, comme en témoignèrent
certaines manifestations étudiantes et populaires. 1830 commença à son tour par un
nouveau processus d’effacement, place de la Concorde et à la Madeleine, ou de réécriture
de la chaîne des temps, avec l’érection de la colonne de Juillet sur la place de la Bastille.
10 Un autre moment tournant de cette mémoire des pierres de la ville capitale, la troisième
République, est au centre du propos de Danielle Tartakowsky (Université Paris VIII). Elle y
retrouve le paradoxe parisien décrit par E. Fureix pour la Restauration : la saturation de
l’espace par des souvenirs historiques conduit les régimes successifs à tenter de marquer
celui-ci sans pour autant que des souvenirs antérieurs, susceptibles de faire renaître
l’émotion et les combats, puissent resurgir. D. Tartakowsky montre aussi comment les
mêmes lieux peuvent changer de signification ou comment les acteurs se les
réapproprient différemment selon les conjonctures et les épisodes historiques. Ainsi,
jusqu’aux années 1920, la géographie des manifestations investissait les grands
boulevards, non en fonction des souvenirs historiques (on n’y trouvait ni statues, ni
monuments), mais en raison de leur centralité pour l’information politique (c’était le
siège des principaux journaux) et de leur commodité pour la convergence des foules
provenant des faubourgs. Paradoxalement même, avec son étalage de luxe et de richesse,
ce cadre urbain bourgeois pouvait servir de symbole négatif visible d’un monde injuste
qui suscitait la hargne des manifestants populaires.
11 En revanche, l’entre-deux-guerres, avec sa déferlante patriotique, vit l’appropriation de
l’axe ouest, grands boulevards-Concorde-Champs-Élysées, par la droite nationale ou
nationaliste manifestante, processus culminant avec le point d’orgue du 6 février 1934. En
réponse à ce nouveau marquage de l’espace, la gauche se trouva donc dans l’obligation de
redéfinir son territoire propre dans le triangle Bastille-République-Nation. Il s’agit donc
d’une identification tardive et réactive, comme on le voit, alors qu’aux yeux des
générations suivantes l’Est parisien pouvait sembler rétrospectivement prédestiné par
l’histoire, la toponymie, la statuaire et l’environnement social des quartiers populaires 2.
Selon D. Tartakowsky, si la ville propose, ce sont les manifestants qui disposent. Les
périodes de réinscription dans la capitale des mouvements de masse sont celles où l’on a
le plus besoin de réactiver l’histoire imprégnée dans les pierres comme le montrent les
années 1930.

Rome n’est plus dans Rome…

12 Avec le cas romain, traité de façon complémentaire par Catherine Brice (École française
de Rome) et Bruno Tobia (Université Roma III), on retrouve une perspective à la fois
similaire et inverse. À la différence de Paris, Rome, après 1870, est un espace ouvert
(226 022 habitants disposent de 16 000 hectares alors que 2 millions de Parisiens se
serrent sur moins de 10 000 hectares). Comme Paris, Rome est une ville à dimension
universelle en raison des souvenirs de l’Empire romain et du rayonnement international
de la Papauté. Les autres villes italiennes, nées principalement du Moyen Âge, restent,
11

elles, enfermées dans une culture municipale. Mais cette double universalité (antique et
catholique) se devait d’être dépassée vers une universalité italienne encore à construire,
alors que le Pape était toujours présent, enfermé dans son îlot du Vatican. Il existe alors
une sorte de « mur de Rome » spirituel et politique qui a duré plus longtemps que le mur
de Berlin.
13 En 1881, est votée une loi pour l’agrandissement de la ville. Elle marque l’entrée en force
du capitalisme spéculatif au détriment des espaces préservés mais elle ne suffit pas à
changer la mémoire des lieux. Selon Catherine Brice, le nouvel État était en effet gêné par
la rivalité entre les trois pouvoirs présents dans la ville : le gouvernement, la commune et
l’Église catholique (qui dispose du patrimoine immobilier des institutions religieuses). Il
mit en œuvre deux stratégies : le détournement, avec la confiscation du Quirinal, seconde
résidence du Pape, ou l’utilisation du Panthéon comme tombeau des rois d’Italie à
l’occasion, en 1878, de la mort du roi Victor-Emmanuel II. Le marquage de l’espace fut
plus tardif avec la décision de créer un monument spécifique, le Vittoriano, chargé de
commémorer à la fois le roi défunt et l’Unité italienne3.
14 L’ambition est de créer un nouveau centre symbolique aussi massif que Saint-Pierre :
tournant le dos à la Rome pontificale, il réalise un court-circuit historique en s’adossant à
la Rome antique, grâce à la proximité du Capitole4. Le monument se trouve au centre d’un
« T inversé » qui définit le circuit moderne de la nouvelle Rome : gare Termini, via
Nazionale, croisement du Corso sur la piazza Venezia en direction du Tibre ; les deux
nouveaux quartiers post-unitaires se trouvent ainsi reliés entre eux sans passer par la
Rome catholique traditionnelle. Celle-ci avait réussi à allier fonctionnalité et espace
symbolique ; dans la nouvelle Rome italienne, à cause du poids symbolique et
architectural du monument phare, les deux facteurs sont dissociés. Il en va de même pour
tous les nouveaux monuments de Rome, trop dispersés pour créer des itinéraires
concurrents originaux. L’explication de l’échec de l’italianisation de Rome est toutefois
sociale autant qu’urbanistique : fidèle à une vision oligarchique de la nation, la nouvelle
classe dirigeante ne parvint pas à susciter une religion patriotique de masse, concurrente
de la religion tout court. George L. Mosse a montré l’importance de ces rituels dans le cas
allemand pour l’émergence durable d’une conscience nationale5. L’Italie réunie semble
démunie sur ce plan.
15 L’Italie post-unitaire utilise aussi les procédés familiers à la République française : les
noms des rues du quartier de la gare évoquent les ancêtres de la maison de Savoie ou des
hommes politiques libéraux ; des statues sont dédiées à Charles-Albert et à Humbert I er,
mais, peu visibles, elles ne donnent pas lieu à des liturgies politiques. Par leur
multiplicité, les fêtes nationales (Statuto, XX septembre) ne parviennent pas non plus à
marquer durablement l’année en raison des interférences entre le calendrier religieux et
le calendrier de la Cour6. Le fascisme y réussit mieux en fonction de son nouvel idéal
nationaliste, du lien charismatique entretenu entre le chef et les masses (impossible sous
une monarchie) et de sa capacité nouvelle à mobiliser l’ensemble des Italiens, laïques et
catholiques, après l’apaisement des tensions avec le Vatican.

Fêtes nationales à Paris et à Berlin

16 Ce thème du culte national se retrouve dans la comparaison des fêtes militaires mises en
place à Paris et Berlin après 1870, réalisée par Jakob Vogel (TU Berlin) 7. Malgré des points
de départ très différents (un État centralisé, un État fédéral ; un pays vaincu, un pays
12

victorieux ; une ville au passé complexe, une ville au passé unifié ; un climat de guerre
civile, une période d’union nationale), les similitudes sont fortes entre les cultes
militaires mis en place, après 1871, dans les deux capitales. La ritualisation est amplifiée,
le calendrier modifié, l’espace urbain remodelé afin d’assurer une plus grande
participation du public. Des dates et des lieux fixes sont ainsi choisis : Longchamp et le 14
juillet, dans le cas parisien, la plaine de Tempelhof, le 2 septembre (Sedanstag), dans le cas
berlinois.
17 La structure politique spécifique des deux États réapparaît cependant dans la relation de
la fête centrale à l’espace national : les autres régions allemandes n’ont pas de fête
militaire annuelle, sauf en cas de visite d’inspection de l’Empereur en tant que chef de
l’armée nationale. En France en revanche, toutes les villes de quelque importance
célèbrent l’armée et la nation à l’unisson le même jour. La centralité parisienne est
illustrée par l’afflux de provinciaux vers Paris dès le premier 14 juillet officiel de 1880.
Aucune migration similaire ne se produit à l’échelle allemande en direction de Berlin. En
France, l’aspect militaire n’empêche pas la prééminence du personnel politique
parlementaire qui est placé au centre du dispositif festif ; à Berlin, seules la monarchie, la
Cour et l’armée sont parties prenantes des cérémonies tandis que les représentants élus
sont exclus du cérémonial.
18 Pour autant, la République ne se prive pas de réutiliser abondamment toute une partie du
décorum monarchique (cf. l’expression maintenue de « garde » républicaine). Ce souci du
faste se retrouve également dans l’éclat donné aux visites d’État qui associent la ville et sa
population afin de masquer l’impression d’isolement et de déclin qui a suivi la défaite. On
cherche aussi à renouer avec l’éclat de l’Exposition universelle de 1867, dite Exposition
des empereurs : en témoignent l’éclat donnée à la visite du shah d’Iran en 1873 et l’accueil
enthousiaste du tsar Nicolas II en 1896. Ce dernier événement fournit même l’occasion de
faire venir spécialement des troupes coloniales, symboles de la grandeur retrouvée. La
même pompe se déploie à Berlin où l’avenue Unter den Linden joue le rôle des Champs-
Élysées. La guerre proprement dite, en revanche, n’est pas commémorée à Paris, afin
d’effacer le souvenir cruel de la Commune, alors qu’elle est omniprésente à Berlin.
Cependant, à mesure qu’on s’éloigne des événements, les rituels s’atténuent dans les deux
pays et ne sont plus entretenus que par les vétérans.

Capitales culturelles/Capitales politiques


19 Si l’articulation symbolique/politique au travers de la mémoire des pierres et des rituels
nationaux est relativement facile à mettre en évidence, les relations entre la fonction
culturelle et la fonction politique des capitales sont beaucoup plus complexes et variables
selon les contextes nationaux et les domaines culturels. C’est ce que démontrent les
démarches comparatives d’Étienne François et d’Ewa Bérard.

Paris/Berlin, Versailles/Potsdam

20 Étienne François (Université Paris I et TU Berlin) apporte un premier éclairage comparatif


sur ces liens changeants à propos de ce qu’il appelle les « capitales bicéphales ». Il
révoque l’idée reçue, depuis Louis Réau8, selon laquelle les rois de Prusse, avec le château
et la ville de Potsdam, ont, en quelque sorte, reproduit le modèle de la double capitale
Paris/Versailles, inauguré par Louis XIV et repris également par de nombreux princes ou
13

souverains allemands du XVIIIe siècle. Sans doute existe-t-il un certain nombre d’analogies
formelles entre les deux couples de villes : distance similaire entre les deux lieux de
pouvoir, forte croissance démographique de Potsdam et de Versailles lorsque ces villes
deviennent des résidences royales, déséquilibre marqué de leur structure professionnelle
au profit des activités liées à l’État et à la Cour, régulation urbanistique qui contraste avec
la relative anarchie du développement des deux anciennes capitales. Ce parallélisme
renvoie au modèle de la double capitale dont on peut citer d’autres exemples en Europe
(Brunswick-Wolfenbüttel, Stuttgart-Ludwigsburg).
21 En revanche, pour la Prusse, la thèse habituelle de l’imitation d’une monarchie par l’autre
est intenable. Frédéric II avait d’ailleurs lui-même ridiculisé ce mimétisme servile du
Grand Roi par :
« la plupart des petits princes, et nommément ceux d’Allemagne, (qui) se ruinent
par la dépense, excessive à proportion de leurs revenus, que leur fait faire l’ivresse
de leur vaine grandeur ; ils s’abîment pour soutenir l’honneur de leur maison, et ils
prennent par vanité le chemin de la misère et de l’hôpital ; il n’y a pas jusqu’au
cadet du cadet d’une ligne apanagée qui ne s’imagine d’être quelque chose de
semblable à Louis XIV : il bâtit son Versailles, il a ses maîtresses, il entretient ses
armées. »9
22 Les différences dans les relations entre les châteaux royaux et les villes qui les accueillent
l’emportent sur les similitudes : extraversion du palais vers la ville à Versailles,
introversion du château, isolé volontairement de la cité à Potsdam. Aussi l’analogie réelle
entre les capitales bicéphales se retrouve-t-elle surtout au plan symbolique ou mémoriel :
Versailles et Potsdam, face à Paris et à Berlin, sont devenues des symboles de l’Ancien
Régime, de la vieille France ou de la vieille Prusse, ou même de la réaction face à la
révolution au cours du XIXe siècle. À un niveau supérieur, du fait de l’entrelacement de
l’histoire nationale franco-allemande, Versailles constitue un lieu de mémoire allemand
majeur (proclamation de l’Empire dans la galerie des Glaces, le 18 janvier 1871, traité
réglant la fin de la Première guerre mondiale signé au même endroit à dessein pour
effacer la honte antérieure) ; de même Potsdam a fait ressentir son pouvoir symbolique
ou politique au cœur de l’histoire française : édit d’hospitalité des Huguenots pris à
Potsdam après la révocation de l’édit de Nantes (20 octobre-8 novembre 1685), pèlerinage
de Napoléon après Iéna sur la tombe de Frédéric II, conférence de Potsdam de 1945 qui
décide du sort de l’Europe, et donc de la France, sans que celle-ci y soit représentée.

Saint-Pétersbourg/Moscou

23 Le cas russe, traité par Ewa Bérard (CNRS)10, est une sorte de test expérimental pour
comprendre comment se développe ou ne se développe pas une capitale symbolique dans
le contexte d’une construction ou d’une reconstruction nationale et d’une autre forme de
bicéphalisme politique. Tout au long de ses trois siècles d’existence comme capitale
politique nouvelle, Saint-Pétersbourg souffre d’une double menace : celle de la capitale
ancienne, Moscou, la ville sainte du couronnement et la capitale historique de la nation
russe contre les Mongols, et celle de la ville ordinaire, censée accompagner la croissance
de la capitale administrative mais qui peut devenir un danger pour le pouvoir, comme l’a
été Paris pendant la Fronde ou depuis la Révolution française. Jusqu’aux réformes
libérales, Saint-Pétersbourg souffre de son gigantisme et de son aspect artificiel. Elle ne
dispose pas d’autre espace public que celui de la parade des troupes et des ministères.
Inversement, quand cet espace géométrique abstrait de l’Etat s’adosse enfin à une vraie
14

ville industrielle, peuplée de bourgeois et de prolétaires, l’autocratie s’en éloigne et


s’avoue dépassée par son projet modernisateur. C’est sa réponse à la menace
révolutionnaire incarnée par l’assassinat d’Alexandre II en 1881. Alexandre III s’installe
alors à vingt kilomètres, à Gatchina, et son successeur, Nicolas II, réside de plus en plus
dans sa résidence extérieure de Tsarkoie Selo, sans qu’il y développe une quelconque vie
de cour comme dans un nouveau Versailles.
24 Le refus de toute réforme municipale, pour éviter un contre-pouvoir, aboutit aussi à un
développement anarchique d’une ville industrialisée, mais non maîtrisée et donc ferment
de troubles, à l’exemple du Paris des années 1790-1850 (cf. le Dimanche sanglant de 1905
où s’exprime la rupture définitive entre le tsar et le peuple urbain). Saint-Pétersbourg est
tenue en tutelle, comme l’était le Paris impérial, sans avoir pour autant eu son
Haussmann, alors qu’à Moscou des initiatives de la bourgeoise modernisatrice peuvent se
donner libre cours grâce à l’éloignement du pouvoir.
25 Malgré une centralisation qui rappelle le cas français, le modèle russe conserve donc un
certain polycentrisme dont témoigne la rivalité des avant-gardes des deux villes pendant
ce qu’on a appelé l’âge d’argent de la littérature et de l’art d’avant 1914.
26 Ce polycentrisme est encore plus accentué, à l’évidence, dans le cas allemand, traité par
Michel Espagne, Matthias Middell et Frédéric Barbier en ce qui concerne les espaces du
livre.

Les capitales littéraires allemandes

27 À partir d’une enquête lexicographique préalable, M. Espagne (CNRS) a mis en évidence la


faible importance symbolique du terme capitale (Hauptstadt) en allemand. Il souligne
aussi la dispersion géographique tant des auteurs, à toutes les époques, que des lieux de
production de livres dans un espace germanique beaucoup plus large que les frontières
politiques officielles, puisqu’il englobe aussi la Suisse alémanique et la partie
germanophone de l’Europe centrale. Le même décalage se retrouve dans le processus de
réception. Ainsi les Discours à la nation allemande de Fichte, publiés à Berlin, reçoivent,
paradoxalement, un écho public beaucoup plus tôt en dehors de Berlin qu’à Berlin même.
L’équipement en librairies est plus marqué dans les grandes villes, comme l’a montré
Frédéric Barbier, mais Berlin ne l’emporte que tardivement sur Leipzig à cet égard.
Leipzig pourrait bien passer pour une capitale littéraire au milieu du XVIIIe siècle en tant
que centre de diffusion du livre, mais cette situation ne dure pas : en fait c’est le marché
du livre, la littérature à dimension commerciale et les auteurs et revues à succès qui s’y
concentrent surtout. En réaction en effet, se créent des centres tournés vers la littérature
pour lettrés dont Weimar, avec Goethe et Schiller, est le premier exemple au début du XIX
e
siècle, promu au rang de mythe international par Mme de Staël dans un passage célèbre
de De l’Allemagne. Un nouveau déplacement se produit, après 1870, avec la montée en
puissance de Berlin comme centre politique et centre des grands journaux de masse (les
deux étant liés), puis centre d’innovation théâtrale majeur (que résument les noms de
Max Reinhardt, de la Volksbühne et de Brecht après la Grande Guerre).
28 Ces transferts de dominance entre grandes villes n’effacent d’ailleurs jamais
complètement l’importance d’autres villes de taille et de statut fort divers : Vienne et
Munich bien sûr, plus avant-gardistes et opposantes, avant 1900, que Berlin, mais aussi
Tübingen, Iéna, Heidelberg à l’époque romantique, trois villes littéraires liées à de vieilles
15

universités au rayonnement national, voire international. Après 1945, la multipolarité


s’est encore accentuée avec la marginalisation de Berlin jusqu’à la réunification et le
remplacement de Leipzig par Francfort-sur-le-Main comme capitale du marché du livre.
Pour finir, Michel Espagne souligne le danger qu’il y aurait à plaquer un modèle français
sur un espace obéissant à une tout autre logique et, pour compliquer encore le schéma
comparatif, il rappelle le rôle des villes étrangères dans la structuration de l’espace
littéraire allemand : Rome (tradition du voyage en Italie) et surtout Paris. Capitale de
l’Antique et de la tradition pour la première, capitale de la Révolution et de la modernité
pour la seconde, les deux villes servent, du XVIIIe au XXe siècle, de centres symboliques
complémentaires à un espace allemand qui en manque paradoxalement à force d’en avoir
trop.
29 Matthias Middell (Université de Leipzig) complète et renforce l’analyse précédente en
retraçant la genèse difficile d’une bibliothèque nationale allemande11. Non seulement
celle-ci n’est créée que très tard en 1913 à Leipzig, donc bien après l’unité nationale, mais
cette institution resta précaire et fut concurrencée par d’autres fonds, en particulier ceux
des très riches et anciennes bibliothèques universitaires. La première pétition en faveur
d’un réseau national est déposée en 1843 à l’Académie de Berlin et l’idée est reprise lors
de l’Assemblée nationale de Francfort de 1848, mais le projet est abandonné dès 1849.
C’est donc l’Association des libraires-éditeurs (Börsenverein), centrée sur Leipzig, qui joua
un rôle national à travers son catalogue bibliographique. En 1906, un accord est enfin
passé entre le ministre de l’Instruction et des cultes prussien et le chef du Börsenverein,
tandis que l’Etat de Saxe et la ville de Leipzig votèrent une subvention pour la
construction d’un bâtiment.
30 Cette initiative privée et provinciale permit à Leipzig de garder son rôle central au
moment où l’attraction de Berlin comme ville de la presse et de la littérature vivante, on
l’a vu, commençait à produire ses effets. L’inauguration n’eut lieu, malheureusement, que
le 2 septembre 1916 (jour anniversaire de Sedan, date à forte charge nationaliste liée au
contexte guerrier mais sans rapport avec l’histoire du livre). Le fonds ne commence donc
qu’en 1913, alors que les fonds anciens sont dispersés dans toute l’Allemagne et que cette
jeune bibliothèque trouve comme rivale la bibliothèque d’Etat de Prusse dont la taille
était déjà respectable à la même époque.
31 Tous ces handicaps initiaux sont aggravés par la guerre (et donc le manque d’argent),
l’inflation d’après-guerre, le délabrement de l’État sous Weimar, et les effets
contradictoires de la politique nazie : loi sur le dépôt légal qui entraîne le retrait du
Borsenverein, épuration idéologique des livres, destructions de la guerre. Après 1945, les
États successeurs menèrent des politiques de bibliothèques nationales concurrentes et
contradictoires (décentralisation et réseau fédéral, à l’Ouest, centralisation sous
surveillance idéologique, à l’Est). En tout cas, l’idée de capitale du livre, comme celle de
capitale littéraire, reste inadaptée à l’espace germanique fondé, comme l’a démontré F.
Barbier à propos de Leipzig, sur une organisation en réseaux durable et originale.

Emblèmes culturels des capitales


Les musées comme métaphores du monde

32 Si, dans le cas allemand, le modèle littéraire français s’avère inadaptable, il en va tout
différemment pour les théâtres et les musées où l’on retrouve une certaine convergence,
16

voire une émulation franco-prussienne puis franco-allemande. Pour Dominique Poulot


(Université Paris I)12, il existe un lien nécessaire entre le musée et la grande ville, en
raison de la double obligation de disposer conjointement d’un milieu porteur de
collectionneurs et d’une position centrale par rapport au public13. Toutefois, le lien avec
la capitale change selon les temps et les lieux. Le modèle français du XVIIIe siècle du musée
encyclopédique ouvert à tous, réalisé à la faveur de la commotion révolutionnaire,
musée-monde fondé sur l’exploitation de toutes les richesses artistiques de l’Europe à
l’apogée de l’Empire napoléonien, a été très vite remis en question au XIXe siècle. Il suscite
une double réaction contre la dépossession (restitutions) ou la centralisation (musées de
province), au nom du droit des nations à disposer de leur passé (mouvement européen
des musées nationaux), mais aussi des traditions historiques, régionales ou locales
(musées d’antiquités, musées médiévaux, musées de site et de ville), autant de modèles
dissidents qui affaiblissent le musée de la capitale. Même celui-ci se démultiplie très vite
en fonction d’autres clivages fonctionnels (Louvre/Luxembourg ; Invalides/Versailles). La
ville-capitale, elle-même, revendique ses droits de cité contre l’État, en créant une
institution spécifique (musée Carnavalet) au moment où le vieux Paris est détruit par le
pouvoir central. L’encyclopédisme et l’universalité ne se maintiennent, de façon
temporaire, qu’au sein des Expositions universelles dont Paris capte les plus importantes
au long du XIXe siècle14.
33 Face à ce parcours heurté, où l’idéal des Lumières s’affaiblit mais demeure lisible, le
processus de constitution progressif de l’île des Musées, retracé par Thomas Gaehtgens
(Université Humboldt), repose sur une émulation franco-prussienne mais aussi germano-
prussienne où l’on retrouve les vertus du polycentrisme de l’espace germanique déjà
évoqué pour le champ littéraire. Alors que, dans le cas du Louvre, l’encyclopédisme est
posé au départ puis révisé progressivement à la baisse, dans le cas des musées berlinois,
c’est plutôt l’inverse. On part de la collection du souverain qui, de proche en proche, est
portée par la dynamique de croissance de la ville et du pays, puis par la compétition
internationale qui élargit encore l’ambition, à mesure que l’État prussien et allemand
s’affranchit culturellement et politiquement. On voit naître ainsi une sorte de Louvre
compartimenté, symboliquement réuni en un même lieu, l’île de la Sprée, palais de la
mémoire situé face au Palais royal, dont la genèse s’étale sur cent ans. L’État n’est pas
seule partie prenante, les importantes donations privées sous l’Empire ou les expéditions
de fouilles en Orient (cf. le Pergamon Museum) permettent, comme dans le cas des
musées des grandes villes américaines, de combler les vides et de coller à l’actualité
artistique alors que le goût officiel retarde sur la modernité, non sans tensions ni conflits
entre gouvernement, administrateurs éclairés et artistes autochtones15.

Madrid dans l’orbite de Paris

34 Cette émulation franco-allemande autour des musées se retrouve paradoxalement aussi


dans un pays et pour une capitale pourtant lourdement handicapés par leur déclin
impérial à la fin du XIXe siècle. Les partisans espagnols de la modernité se fixent comme
norme culturelle de rattraper le modèle haussmannien. Virgilio Pinto Crespo (Université
de Madrid) retrace ainsi les étapes au cours desquelles le Madrid de la Restauration (à
partir de 1874) se dota des atouts d’une capitale moderne tout en conservant des traits
d’une ville pauvre et sous-développée. D’énormes bâtiments officiels (ministères, musées,
facultés, écoles d’ingénieurs, bibliothèques) s’implantèrent sur de nouveaux boulevards à
17

la périphérie immédiate du centre historique, sans que celui-ci subisse les


bouleversements qu’Haussmann avait imposés au centre de Paris. Ce compromis entre
l’ancien et le nouveau rappelle le processus de transformation de Vienne (ou de Leipzig)
autour du Ring qui préserva le vieux centre en dotant la capitale des bâtiments culturels
d’une ville moderne16.
35 Ces investissements de prestige dans la pierre, alors que l’Espagne souffrait de maux
économiques et sociaux très profonds, soulignent le décalage entre le pays réel et le pays
légal, mais aussi la persistance, malgré l’émergence de dissidences culturelles
périphériques (mouvement catalaniste), de la centralisation intellectuelle à Madrid. Celle-
ci est expliquée en détail par Paul Aubert (Université de Provence)17. On y retrouve bien
des traits de la scène culturelle parisienne de la fin du siècle : afflux de jeunes
provinciaux, sociabilité des cafés, des salons et des salles de rédaction, intense
politisation, frustrations et inquiétudes des intellectuels madrilènes sur leur avenir et sur
celui du pays. Lieu d’émergence des intellectuels comme groupe conscient, comme le fut
le Paris de l’affaire Dreyfus, Madrid fut aussi un centre d’échanges avec le monde
européen, et notamment avec Paris, er de formation de la génération politique qui fit de
la ville la capitale de la Deuxième République.

Temples des arts et temples de Dieu

36 Il est banal aujourd’hui de parler du culte de l’art comme d’une nouvelle religion
séculière de sociétés déchristianisées. La continuité de la politique des musées, évoquée
plus haut, est prolongée jusqu’à nos jours, comme le montre Gérard Monnier (Université
Paris I), par ce qu’il nomme l’affirmation d’un « droit de cité aux artistes » dans la capitale
française. Celui-ci formerait l’axe constant de l’action de l’État républicain et l’auteur en
voit l’illustration dans les grands travaux contemporains qui ont fait du centre historique,
le long des rives de la Seine, une sorte de « cité de l’art » depuis le Grand et le Petit Palais
de 1900, le Jeu de Paume de l’entre-deux-guerres jusqu’au futur musée des Arts premiers
du quai Branly en passant par l’Orangerie, le Trocadéro, Beaubourg, Orsay et le Grand
Louvre. Mais, selon G. Monnier, ce droit de cité concerne autant et peut-être même
surtout les artistes vivants grâce à une présence intense des lieux d’exposition fermés ou
ouverts dans le périmètre historique qui va de la colline de Chaillot à l’Hôtel de Ville. La
politique urbanistique berlinoise, relancée par la réunification et le retour du
gouvernement dans l’ancienne capitale, qui a fait du second centre de la ville, autour de
Potsdamerplatz, un Kulturforum saturé d’espaces culturels et museaux, semble comme une
réponse parallèle à cette continuité parisienne. Cependant elle est placée, mondialisation
oblige, dans l’ombre portée des gratte-ciels de verre du Sony Center, comme si, on passera
sur cette comparaison approximative, la Défense encerclait le Louvre.
37 Mais ces temples de l’art peuvent revendiquer une généalogie plus ancienne,
contemporaine des Lumières, des utopies d’architectes de la fin du XVIIIe siècle et du
grand débat moral sur les vertus purgatives de la scène auquel ont participé notamment
D’Alembert, Rousseau, Diderot, Lessing et Schiller. Qu’il s’agisse de projets restés dans les
cartons comme les Opéras jamais construits à Paris, dont la contribution de Daniel
Rabreau (Université Paris I) nous détaille la symbolique éclatante et aux multiples
registres, ou de monuments devenus centraux pour les villes de résidence allemandes,
comme les théâtres de cour néo-classiques de Munich, Berlin ou Dresde, analysés par
Monika Steinhauser (Université de Bochum), dans les deux cas, le temple de l’art se veut
18

le nouveau centre de la scène urbaine, égal, voire supérieur aux traditionnels temples
dédiés à Dieu. C’est paradoxalement l’espace des capitales allemandes qui a le mieux
traduit ce rêve de régénération de la vie urbaine par un lieu où les spectateurs sont mis
en scène et où le public préfigure une opinion publique encore bridée par la censure et
l’absence de vie politique. Semper, le futur architecte de la cité des musées de Vienne 18,
rêvait même d’un forum à Dresde dont le théâtre servirait de point de rencontre.
38 Par une sorte d’effet de miroir, si l’on met à part l’Odéon, brève réussite d’opération
urbaine liée à une nouvelle salle, la capitale parisienne, par ailleurs centre européen des
spectacles du XVIIIe au début du XXe siècle19, dut attendre Haussmann et l’Opéra de Charles
Garnier pour qu’une avenue triomphale mène à l’une des scènes essentielles pour sa vie
sociale et mondaine. M. Steinhauser et D. Rabreau suggèrent, chacun à leur façon, les
raisons de cette inversion logique entre les deux espaces culturels. Fermement contrôlés
par les princes, les théâtres de Cour allemands peuvent à la fois servir leur prestige et
leur politique urbaine, tout en ouvrant un espace public et culturel idéal où le
néohumanisme des intellectuels et des bourgeois allemands, frustrés d’une révolution à la
française, trouve son lieu de culte. En France, les théâtres publics et privés sont gérés
presque à l’identique, quel que soit leur statut, et le souci spéculatif détourne du
grandiose architectural tant qu’un pouvoir fort (et argenté) n’a pu prendre à bras-le-
corps des problèmes urbains non maîtrisés, comme le prouvent émeutes, épidémies et
révolutions parisiennes entre 1789 et 1851. C’est ce pouvoir fort qui cherche même à
détruire le fameux boulevard du Temple où voisinaient les scènes populaires et qui
réalisait, dans la mixité des classes et de la flânerie des badauds, ce forum moderne d’une
capitale dont rêvaient les architectes utopistes du siècle précédent20.
39 Contestées par les théâtres comme lieux de rassemblement d’une société, les églises,
malgré la fièvre de construction du XIXe siècle et plusieurs tentatives appuyées par l’État,
n’ont pas mieux su garder leur place dans l’espace de la capitale, comme le montrent les
contributions complémentaires de Jacques-Olivier Boudon (Université de Rouen) et Jean-
Michel Leniaud (EPHE). Le premier souligne la cohérence d’une haussmannisation
religieuse parallèle à l’haussmannisation urbaine qui visait à faire de Paris une nouvelle
Rome sous le Second Empire. Elle devait expier ainsi sa période déchristianisatrice et le
clergé espérait aussi, par un meilleur encadrement, faire refluer la déchristianisation
dans les faubourgs populaires, véritables terres de mission. Les événements tragiques qui
marquent la Commune sanctionnèrent l’échec final de cette recléricalisation de l’espace
urbain. Jean-Michel Leniaud, qui examine l’évolution de l’architecture religieuse
parisienne sur le long terme, confirme la tendance mais souligne son effet paradoxal sur
le plan architectural. Plus la moderne Babylone s’éloigne du catholicisme, plus
l’architecture des nouvelles églises devient triomphaliste (dans un style néoroman,
néogothique ou néobyzantin, comme au Sacré Cœur). Les autres cultes concordataires
érigent, eux, des lieux de culte plus discrets bien qu’ils comptent de nombreux
représentants au sein des élites républicaines. Les comparaisons rapides avec certaines
villes allemandes ou anglaises suggèrent la spécificité de l’évolution française et, en
France, de l’architecture religieuse parisienne. Temples de l’art et temples de Dieu
rempliraient ainsi, à Paris, des fonctions urbaines inversées : plus les premiers sont
pleins, moins leur décor et leur visibilité seraient l’objet de soins attentifs du pouvoir ;
plus les seconds perdent leurs fidèles, plus l’État et les Églises chercheraient à les rendre
visibles, sans pour autant réussir dans leur entreprise de reconquête.
19

40 Cet inventaire des emblèmes urbains et architecturaux est, à l’évidence, incomplet : les
universités, les lieux du pouvoir (ministères, palais nationaux, parlements), les lieux de
délassement, les nécropoles, les équipements liés à l’émergence de l’État-providence, tout
aurait pu donner matière à des comparaisons aussi éclairantes que celles des cultes
anciens ou nouveaux sur lesquels nous avions concentré notre propos. La comparaison
des manières de s’approprier l’espace urbain pour en faire un espace national, met en
valeur des constantes transnationales. La spécificité parisienne irréductible demeure
aussi car elle est produite par la rencontre entre une histoire longue et les tragédies
renouvelées sur plus de deux siècles de l’événement singulier. Si Madrid, Rome, Saint-
Pétersbourg ou Vienne peuvent s’apparenter à Paris sous l’un ou l’autre rapport à
l’histoire nationale, aucune (et moins encore Berlin ou Londres) ne dispose des deux
modalités conjointes et continues de ce rapport dialectique à l’histoire. En revanche, on y
reviendra en conclusion, d’autres singularités parisiennes, trop vite postulées sans
vérification, peuvent être remises en cause par l’exercice comparatif, celles qui
concernent l’histoire proprement culturelle.

NOTES
1. Pour un exemple d’étude d’une capitale d’Amérique latine dans cette perspective, voir le
mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches d’Annick Lempérière, La très noble, très loyale
et impériale cité de Mexico, La république urbaine et son gouvernement sous l’Ancien Régime, Université
Paris I-Panthéon-Sorbonne, 1998 (à paraître).
2. Sur ce point, cf. l’essai de Maurice Agulhon, « Paris la traversée d’Est en Ouest », in P. Nora
(dir.), Les Lieux de mémoire, III, les France, tome 3, Paris, Gallimard, 1988, pp. 869-909.
3. Pour plus de détails, cf. C. Brice, Monumentalité publique et politique à Rome. Le Vittoriano, Rome,
École française de Rome, 1998.
4. Sur la très forte valeur symbolique du Capitole depuis l’époque moderne dans les
représentations de Rome, voir la communication de Sarah Benson (Cornell University) : « Une
capitale culturelle à l’époque moderne : la colline du Capitole et la politique du patrimoine ».
5. George L. Mosse, The Nationalization of the Masses, Political Symbolism and Mass Movements in
Germany from the Napoleonic Wars Through the Third Reich, New York, Howard Fertig, 1975.
6. Ilaria Porciani (Université de Bologne) a développé ce thème à propos des autres capitales
italiennes : « Fêtes et célébrations dans les trois capitales italiennes », cf. aussi son livre, La Festa
della nazione, Bologne, Il Mulino, 1997.
7. Cf. aussi son livre : Nationen im Gleichschritt. Der Kult der ‘Nation in Waffen’ in Deutschland und
Frankreich 1871-1914, Goettingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1997.
8. L. Réau, L’Europe française au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1938 (nouvelle éd., 1971),
p. 279.
9. Cité pat Étienne François, extrait de l’Antimachiavel ou examen du Prince de Machiavel, 1740,
rééd., « Corpus des œuvres de philosophie de langue française », Paris, Fayard, 1985, chapitre 10,
p. 47.
10. Cf. aussi le livre qu’elle a dirigé sur ce thème : Saint-Pétersbourg, une fenêtre sur la Russie,
1900-1935, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2000.
20

11. Norbert Bachleitner (Université de Vienne) présente une analyse complémentaire pour la
Bibliothèque nationale autrichienne (« Bibliothèque de la cour, bibliothèque nationale à
Vienne ») et, à bien des égards, similaire étant donné les discontinuités de l’histoire nationale
autrichienne.
12. D. Poulot n’a pu fournir de texte. On résume ici sa communication orale dont on trouvera le
contenu dans de nombreuses publications du même auteur, en particulier : Musée, nation,
patrimoine : 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997.
13. Cf. Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise, XVIe-XVIIe siècle, Paris,
Gallimard, 1987 ainsi que sa note critique : « Collections et musées », Annales ESC, novembre-
décembre 1993, n° 6, pp. 1381-1401.
14. Cf. Brigitte Schtoeder-Gudehus & Anne Rasmussen, Les Fastes du progrès : le guide des Expositions
universelles 1851-1992, Paris, Flammarion, 1992.
15. Cf. Johann Georg Prinz von Hohenzollern & Peter-Klaus Schuster (hg.), Manet bis van Gogh :
Hugo von Tschudi und der Kampf um die Moderne, Munich, New York, Prestel, 1996.
16. C. E. Schorske, Vienne fin de siècle, politique et culture, trad. fse, Paris, Le Seuil, 1983, chapitre 2 ;
sur Leipzig, voir les remarques de F. Barbier dans sa contribution « Construction d’une capitale :
Leipzig et la librairie allemande, 1750-1914 » et le passage consacré au Ring viennois par M.
Steinhauser dans son article : « Théâtre et théâtralité urbaine au XIXe siècle en Allemagne.
L’exemple des théâtres publics de Cour. »
17. « Madrid : du centre intellectuel à la capitale politique (1900-1931) ».
18. Sur ce point, cf. C. E. Schorske, « Le musée dans un espace contesté. L’épée, le sceptre et le
Ring » trad. en français dans De Vienne et d’ailleurs. Figures culturelles de la modernité, Paris, Fayard,
2000, chapitre VII.
19. Cf. ma propre communication : « Les théâtres et leurs publics : Paris, Berlin, Vienne,
1860-1914 ».
20. Cf. S. Delattre, Les douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 2000,
p. 151 et s. er C. Naugrette-Christophe, Les théâtres et la ville sous le Second Empire : une mutation
organisée, thèse Université Paris III, 1990, publiée sous le titre : Paris sous le Second Empire. Le
Théâtre et la Ville, Paris, Librairie Théâtrale, 1998.
21

Première partie. Capitales


symboliques
22

La ville coupable. L’effacement des


traces de la capitale révolutionnaire
dans le Paris de la Restauration,
1814-1830
Emmanuel Fureix

1 Lieu privilégié de mise en scène du pouvoir, la capitale politique concentre les traces
contradictoires des régimes qui l’ont façonnée, traces imaginaires autant que matérielles.
En 1814, les emblèmes de l’Empire côtoient les vestiges de la monarchie, et les stigmates
de la Révolution. La priorité de la Restauration fut l’anéantissement des symboles
napoléoniens. Mais elle prit aussi pour cible l’espace imaginaire de la capitale
révolutionnaire. La Révolution, on le sait, n’a légué à Paris que le vide du Champ-de-Mars 1
. Il incombait à la monarchie restaurée de s’attaquer aux traces immatérielles de la
Révolution, restes d’aspirations utopiques, nouveaux noms de rues, et lieux de mémoire
sanglants. Elle mit en place une politique maladroite, parfois difficilement lisible,
d’effacement des signes de la Révolution dans l’espace de la ville. Les héritages les plus
visibles, le Panthéon et les nouveaux noms de rue, en furent les premières victimes. Mais
l’effacement des traces visait aussi à purifier un espace public souillé par les crimes de la
Révolution, en particulier par le premier d’entre eux, le régicide. La véritable originalité
de la Restauration fut de multiplier les monuments expiatoires aux victimes royales de la
Révolution. L’ambition ultime était l’avènement d’une nouvelle capitale politique,
utopique elle aussi, et demeurée à l’état de projet : la capitale de l’expiation, capitale
d’une contre-révolution triomphante.
2 Nous nous proposons d’esquisser une histoire de ces pratiques d’effacement, en
privilégiant les aménagements de l’espace : les transformations du Panthéon retourné au
culte, la politique des noms de rue, et surtout la monumentalité expiatoire sous ses
diverses formes, réalisées ou non. Il s’agit d’une histoire en creux, qui rende compte des
lenteurs d’exécution, des échecs et des formes de bricolage, irréductible par conséquent
aux réalisations effectives et aux proclamations officielles. Une histoire aux regards
démultipliés, qui ne se satisfasse pas d’une approche par les pouvoirs, et qui suppose de
23

traquer, là où elle est inattendue, la parole d’individus singuliers. Les pratiques


d’effacement des signes de la Révolution se sont en effet enracinées dans l’opinion : elles
relevaient pour une part d’initiatives individuelles, perceptibles dans des pétitions
envoyées à la Chambre, et ont suscité des réactions parfois véhémentes, plus difficiles à
saisir2. Une histoire qui traduise les résistances de la mémoire aux injonctions du
politique, véritable clef de l’échec de l’expiation. Une histoire enfin qui fasse leur part aux
représentations, attentive à la mise en scène du pouvoir induite par les aménagements de
l’espace public.

L’élision des traces


Un combat hésitant contre la mémoire

3 Le Paris imaginaire de la Révolution, travaillé par l’utopie de la Cité Nouvelle, s’inspirait


de la volonté de républicaniser l’espace, de former les citoyens par l’image et le
monument3. Il s’agissait de fonder un ordre rationnel, transparent et de rendre lisible la
victoire du peuple sur le despotisme, par des monuments festifs, des lieux de prestige où
le pouvoir révolutionnaire se donnait à voir, et des temples civiques. De cette ambition, la
Révolution a surtout accouché de l’éphémère ou du virtuel, projets, modèles, esquisses ou
monuments de plâtre, mais aussi de quelques aménagements symboliques de l’espace : de
nouvelles dénominations de rue, et le Panthéon. De ce chantier où « l’imagination
s’empare de la ville »4, la Restauration n’hérite que d’un fragment. Le Consulat et l’Empire
furent en effet les premiers maîtres d’œuvre de l’effacement des traces de la Révolution.
Le Panthéon avait manifestement perdu son sens et son âme sous l’Empire5. Les révisions
successives de l’an IX, de 1804 et de 1806 avaient démantelé le bouleversement général
des noms de rues de 1792. Les noms trop politiques, évoquant des valeurs
révolutionnaires abstraites - Égalité, Droits de l’Homme, Raison, Réunion, Loi..., ou le
moment terroriste - la rue des Sans Culottes, avaient été les premiers supprimés6.
L’Empereur avait même ordonné la destruction du donjon du Temple ayant servi de
prison pour Louis XVI et Marie-Antoinette, en 1808, premier exemple de « vandalisme
sentimental »7.
4 Face aux dernières traces de la Révolution, la Restauration mena une politique plus
incohérente, mêlant inextricablement lenteurs et précipitations, dogmatisme revanchard
et prudence politique.
5 Pour saisir ces ambiguïtés, il faut distinguer les affirmations officielles, ouvertement
contre-révolutionnaires, et les pratiques concrètes d’effacement, faites d’hésitations, de
compromis et d’inachèvements. Il faut aussi réinscrire les aménagements de la capitale
restaurée dans le temps court de la politique, pour comprendre combien les oscillations
du régime ont influé sur le rythme d’effacement des traces.
6 Si l’on arrête la lecture historique au seuil des décisions proclamées, on a pourtant le
sentiment d’une négation totale de la césure révolutionnaire. Dès le 27 avril 1814, avant
même l’entrée de Louis XVIII à Paris, un arrêté préfectoral débaptise 34 rues aux noms
d’origine révolutionnaire ou impériale, 27 d’entre eux remontant à la Révolution8. Lors de
la seconde Restauration, en juillet 1815, une ordonnance confirmait et amplifiait ces
changements, rétablissant le nom des places, ponts et édifices publics antérieur à 1790 9.
Idéologiquement restauratrice, cette ordonnance replaçait la capitale des rois dans sa
continuité historique. Elle rappelait également la prérogative royale en matière de
24

politique de l’espace et de l’hommage publics10. Un même volontarisme politique fut


affiché à propos du Panthéon. Sous la seconde Restauration, l’ordonnance royale du 12
avril 1816 annonce, comme conséquence du retour au culte de l’église Sainte-Geneviève,
la « suppression de tous les ornements et emblèmes étrangers au culte catholique ». Il
s’agit, en prétendant achever l’œuvre de 1’« auguste aïeul » Louis XV11, d’entretenir la
fiction d’un retour au temps éternel de la capitale d’Ancien Régime, et de nier une
nouvelle fois la parenthèse révolutionnaire. Sont alors visés l’inscription « Aux grands
hommes la patrie reconnaissante », mais aussi les bas-reliefs du fronton et du portique, et
les pendentifs des petites coupoles, porteurs d’emblèmes de la République et d’allégories
philosophiques, « dont l’inconvenance avait été remarquée depuis longtemps. »12. Faut-il
alors conclure, comme le firent nombre d’historiens, au dogmatisme revanchard et
contre-révolutionnaire de la Restauration, faisant table rase du passé encombrant de la
capitale de la Révolution ?
7 Seule l’analyse des pratiques permet à ce niveau de détecter les impuissances d’une élision
proclamée. S’impose en effet une attention particulière aux gestes concrets d’effacement,
pour en décrypter la lenteur, fruit d’atermoiements et de prudence, et en saisir les
significations politiques. L’exécution des décisions demeura largement inaccomplie, par
un singulier mélange de négligence et de prudence. Une dizaine de noms de rues
d’origine révolutionnaire restèrent ainsi inchangées13. La rue du Contrat-Social14 et la rue
Jean-Jacques Rousseau15 conservèrent après quelques hésitations 16 leur nom
révolutionnaire, tandis qu’Helvétius et Mably disparaissaient de la toponymie parisienne.
L’élimination des Lumières de l’espace public de la capitale se trouvait ainsi inachevée.
8 L’impuissance de la politique d’effacement est encore plus patente à propos du Panthéon.
Deux ans après le retour de Louis XVIII, en juin 1816, l’inscription du fronton demeure
intacte. Au moment même où triomphe encore la Chambre Introuvable, les signes d’un
culte laïc trahissent, en plein cœur de Paris, la permanence de la Révolution. Le fait
provoque les réclamations scandalisées de l’opinion royaliste17. En 1819, les lettres de
bronze ont enfin été prélevées, mais l’inscription reste encore lisible18. Toutes ces
lenteurs avaient, au-delà de la négligence de l’administration des Beaux-Arts, un sens
politique : une volonté, parfois cantonnée dans le non-dit, de ménager une mémoire
douloureuse de la Révolution. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les rythmes
d’enlèvement des traces du régime impérial avec ceux de l’effacement des symboles
révolutionnaires. Dès avril 1814 les signes extérieurs et intérieurs relatifs à Napoléon sont
supprimés au Panthéon. En 1815, l’architecte Fontaine témoigne : « Partout on supprime,
on gratte, on enlève avec une recherche scrupuleuse les objets qui offrent la plus petite
réminiscence du règne passé. La passion toujours active a cette fois pris une grande part
dans cette affaire. »19
9 Le régime inventa à cet égard une politique originale de dissimulation et de bricolage
dans l’élision des traces. Ainsi, en 1816, sur les conseils de Baltard, architecte du
monument, le Directeur des travaux publics de Paris suggère-t-il d’échafauder l’ensemble
du fronton et l’intérieur de l’église, afin de « faire disparaître [l’inscription] sans donner
le temps de faire naître aux observations et aux conjectures du public »20. De même, un
projet, conçu par Gaulle21, prévoyait de maquiller les allégories révolutionnaires du bas-
relief du fronton, et de les travestir en allégories à tonalité religieuse22. Enfin, en janvier
1822, lors de la cérémonie de consécration de l’église Sainte-Geneviève, les bas-reliefs
révolutionnaires sont encore simplement masqués par des toiles23. Il faudrait alors parler
d’estompage, plutôt que d’effacement des traces de la Révolution.
25

Vers un vandalisme contre-révolutionnaire ?

10 Tout change à partir de l’assassinat du duc de Berry et de la mise en place d’un ministère
ultra fin 1821. Le sentiment d’une répétition du régicide et d’une intrusion brutale de la
Révolution en plein dix-neuvième siècle24 radicalise les velléités iconoclastes du régime.
Le pouvoir agit alors à visage découvert, n’hésitant plus à se livrer à un vandalisme d’un
nouveau type, de nature contre-révolutionnaire. Le ministre de l’Intérieur Corbière, ultra,
et le nouvel archevêque de Paris, très influent pour l’aménagement de l’église Sainte-
Geneviève, ont désormais la même vision du passé révolutionnaire. Le projet conciliateur
de Gaulle est rejeté par Mgr Quélen, qui propose et obtient en 1823 de remplacer
entièrement le bas-relief par une croix de pierre dans une gloire, exorcisant ainsi toute
note païenne. Les bas-reliefs de Moitte sont donc démolis et échouent inexorablement à
l’Ile-des-Cygnes, l’archevêque ayant même refusé le démontage délicat des figures. De
même, les sculptures allégoriques des pendentifs sont supprimées en 1826. On retiendra
de ces gestes destructeurs, après 1830, l’émergence du « pieux vandalisme des
missionnaires. »25
11 La politique de la mémoire suivait ainsi les oscillations du temps politique de la
Restauration.
12 Le vandalisme contre-révolutionnaire ne se limita pas à la destruction d’un décor, il visa
l’anéantissement définitif de la religion civique dont le Panthéon avait été le foyer. Les
ombres tutélaires du monument, Voltaire et Rousseau, cibles privilégiées des ultras et des
missionnaires26, furent les victimes de cette évolution. Il s’agissait de déposséder le
monument de toute mémoire clandestine. Des pèlerinages auprès des tombeaux des
grands hommes des Lumières étaient en effet attestés au début de la Restauration27.
L’archevêque de Paris, en harmonie avec le courant ultra-royaliste28, exige et obtient de
soustraire aux regards du public les sarcophages de Voltaire et de Rousseau. Cette
« victoire clandestine sur des ossements »29 donna lieu à bien des rumeurs hostiles
parlant parfois - à tort - de profanation des tombes, montrant la résistance du peuple
parisien à la manipulation de sa mémoire30. Une pétition adressée à la Chambre des
Députés en 1828 s’offusquait encore de cet « esprit d’abjection » et demandait la
réhabilitation des deux grands hommes et le transfert de leurs cendres au Père-Lachaise,
aux côtés de Molière et La Fontaine31. Le symbole le plus évident de la capitale
révolutionnaire n’en était pas moins démantelé et vidé de son sens. L’éradication des
traces de la Révolution semblait plus ou moins achevée.

La purification de l’espace public


L’espace de l’expiation

13 La politique d’expurgation de la capitale révolutionnaire ne pouvait s’arrêter au domaine


du visible. Il fallait aussi traiter l’impalpable souillure des « crimes de la Révolution », ces
lieux obscurs d’une mémoire douloureuse, où affleuraient massacres, guillotine et
régicide. Tout un travail d’expulsion de l’horreur fut alors mis en œuvre dans ce « désert
d’épouvante »32 que demeurait la capitale dans l’imaginaire contre-révolutionnaire.
L’obsédant souvenir du régicide, des morts de la famille royale33, des victimes des
massacres de septembre, appelait une réparation matérielle. L’aménagement de
26

monuments expiatoires34, avorté ou non, répondit à cette fonction. Il fut le prolongement


d’un travail forcé de mémoire, érigé en loi35, et de cérémonies expiatoires qui scandaient
le calendrier religieux et politique : cérémonies anniversaires du 21 janvier et du 16
octobre36, commémorations plus ponctuelles du 2 septembre37, cérémonies de l’amende
honorable lors des missions de 1821-1822 et 1826. En étudiant ce traitement de l’espace
par une expiation monumentale, nous voudrions montrer qu’elle transforma, en retour,
les modes classiques de mise en scène du pouvoir dans la capitale.
14 Les origines de cette politique sont complexes. L’idée même de monument expiatoire
s’inspirait, explicitement, du modèle londonien : la monarchie anglaise restaurée avait
décidé l’érection d’un monument à la mémoire de Charles Ier, sur les lieux mêmes de son
exécution. L’érection de monuments expiatoires dans la capitale fut le fruit d’initiatives
individuelles autant que de l’action des pouvoirs. Les premiers projets firent leur
apparition bien avant la Restauration, dès 1796-179738, et plusieurs pétitions adressées à
la Chambre des députés exigent dès 1814 l’érection à Paris d’un monument d’expiation du
régicide. L’expiation monumentale ne peut se comprendre sans ce réseau d’individus
« entrepreneurs de mémoire. »39. Cette mémoire souterraine fut relayée par les pouvoirs.
C’est à l’initiative de Decazes que le 16 octobre 1816, jour anniversaire de la mort de la
reine, fut inauguré le monument expiatoire de Marie-Antoinette à la Conciergerie40. La
volonté royale, bien évidemment, fut aussi déterminante. La découverte, douteuse41 mais
symboliquement décisive, des restes du roi et de la reine entraîne Louis XVIII à ordonner
la pose de la première pierre de la future Chapelle Expiatoire rue d’Anjou, et d’un
monument virtuel place Louis XV42, le 21 janvier 1815, à l’occasion de la translation de
leurs cendres à Saint-Denis. Chateaubriand, dans un court essai méconnu43, se fit le
héraut de ces projets royaux44, et dessina les contours de deux monuments à la mémoire
de Louis XVI. Dans le même temps, Louis XVIII décide de remettre le Temple, ou ce qu’il
en restait, aux Bénédictines du Saint-Sacrement et à Louise de Condé, qui se chargea de
l’édification d’une chapelle publique destinée à l’expiation45. Les Chambres jouèrent
également un rôle considérable dans cet écheveau d’initiatives. En janvier 1816, une loi
d’initiative parlementaire engage la nation dans l’entreprise d’expiation du régicide par
la pierre :
« Art. 3. En expiation du crime de ce malheureux jour, il sera élevé, au nom et aux
frais de la nation, dans tel lieu qu’il nous plaira de désigner, un monument dont le
mode sera réglé par nous. »46
15 À ce monument explicitement expiatoire furent adjoints dans la loi trois monuments à la
mémoire des autres victimes royales de la Révolution, Louis XVII, Marie-Antoinette et
Madame Elisabeth47.
16 La mise en place de cette politique, nous le verrons, fut plus lente à se dessiner. Le 14
février 1816, une ordonnance royale précise l’emplacement de ces monuments, y compris
celui qui représentait Louis XVI, dans l’église de la Madeleine, temple de la Gloire érigé en
temple de l’expiation. Le 21 janvier 1824, la chapelle expiatoire de la rue d’Anjou, financée
par Louis XVIII, est enfin consacrée, et inaugurée officiellement par Charles X deux ans
plus tard. Le projet de monument expiatoire place Louis XV, oublié pour un temps, est
réactivé par Charles X à l’occasion du Jubilé, donnant lieu à une seconde pose de première
pierre lors de la procession expiatoire du 3 mai 1826. En 1830, le piédestal du monument
demeure inachevé.
27

La gloire et la douleur

17 Comment interpréter cette politique expiatoire, dans la perspective d’une refondation de


la capitale monarchique ? Il est tout d’abord remarquable que les monuments expiatoires
parisiens furent exclusivement consacrés aux membres de la famille royale victimes de la
Révolution. La comparaison avec les expériences provinciales n’en est que plus éclairante.
À Lyon, le monument des Brotteaux est de nature collective, voire anonyme, et célèbre la
mémoire de l’ensemble des victimes du siège de Lyon, assimilés à des martyrs du
royalisme48, de même que les émigrés du monument de Quiberon. En Vendée, la religion
du souvenir prend une tonalité moins expiatoire qu’à Paris, allie commémoration
collective et commémoration individuelle, en privilégiant la célébration du sacrifice des
généraux49. La spécificité de la capitale réside donc dans l’absence de commémoration,
dans l’espace public, des victimes anonymes de la Révolution : le cimetière de Picpus, le
cimetière des Mousseaux50 ne devinrent pas des lieux de mémoire consacrés par le
régime ; les guillotines de la place du Trône renversé, ou de la place de la Bastille, ne
furent pas expiées par un monument ad hoc. Le seul hommage public à une victime non
royale de la Révolution fut consacré à un grand serviteur de la monarchie, Malesherbes,
dont le monument, financé par souscription, fut placé dans la Salle des Pas-Perdus du
Palais de Justice51. La peur de l’indistinction, de la confusion du sacré et du profane, de
l’aristocratie et de la populace, des morts révolutionnaires et contre-révolutionnaires,
permet sans doute d’expliquer pour une part cette stratégie52. Mais plus profondément,
c’est l’essence même de capitale monarchique qui était en jeu. Les monuments expiatoires
furent indissociablement des monuments du souvenir et de la gloire, des monuments
individuels et dynastiques. Parallèlement au rétablissement des statues équestres des rois
détruites par la Révolution, prévu par l’ordonnance de février 181653, l’érection de
monuments expiatoires traduisait la volonté d’inscrire la majesté royale dans la ville.
18 Inscrire et non pas rétablir. Ces monuments, en effet, transformaient la représentation
traditionnelle de la majesté dans la capitale. Il ne s’agissait plus vraiment, comme pour
une statue équestre, de montrer au cœur de l’espace urbain la centralité du souverain
dans l’édifice politique. Les monuments expiatoires du régicide devaient figurer une
exception historique, évoquer la mise à mort d’un roi et préserver son caractère sacré. Le
monument projeté place Louis XV, devenue place Louis XVI, incarnait cette double
majesté blessée et restaurée de la monarchie. Officiellement, le monument se voulait
dédié « à la mémoire de Louis XVI, au centre de la place »54, dans la tradition, par
conséquent, du monument dynastique. La statue inexécutée de Cortot55, de fait, respectait
la sacralité du souverain : Louis XVI y était représenté en costume de sacre. La
représentation du régicide, impensable, y était également éludée, comme dans toute
l’iconographie royaliste depuis la Révolution56. Mais le monarque y était également figuré
en martyr, tenant la palme de la main droite, le bras gauche étendu dans la position de
l’invocation au Tout-Puissant. La coexistence du sacre et de la mort, même exemplaire,
dans un monument qui n’était pas un tombeau, ni même un cénotaphe, trahissait un
écart significatif avec les représentations classiques de la gloire dynastique.
19 La représentation du monarque et celle du grand homme tendaient aussi à s’unir,
poursuivant un mouvement déjà amorcé avant la Révolution57. Le monument expiatoire
de la place Louis XVI prolongeait d’ailleurs les statues des serviteurs de la monarchie du
pont Louis XVI, en référence implicite à la série d’Angivillier58, et un projet officiel
28

prévoyait de compléter l’ornementation de la place par l’érection de statues dédiées aux


arts, aux sciences et aux lettres sur les Champs-Elysées59. Insensiblement, c’est une
nouvelle forme de mise en scène du pouvoir qui se dessinait dans la capitale des
Bourbons.
20 La frontière entre le roi et le grand homme, si elle demeurait, était dessinée par le
sublime - sublime d’un sacrifice digne du martyre, et sublime d’un pardon partout exhibé.
Le projet de 1816 pour le fronton de la Madeleine, approuvé par Louis XVIII, prévoyait
que serait « sculpté un groupe d’anges prêt à enlever Louis XVI au ciel. »60. Louis XVIII
arrêta parmi les sujets de tableaux destinés à la décoration intérieure de la Madeleine
1’« arrivée de Louis XVI au séjour des élus »61, confiée à Girodet. Mais c’est surtout le
pardon de Louis XVI que l’on se plaît à mettre en scène, à travers un testament « où s’est
empreinte son âme divine. »62. Le programme d’aménagement de la Madeleine prévoyait
que soit représenté au fond du chœur Louis XVI « son testament à la main. »63 De fait, le
de Louis XVI exécutée par Bosio présentait, gravé en lettres d’or, le testament de Louis
XVI. Sur le monument expiatoire de la place de la Concorde, Chateaubriand préconisait
dès 1815 de graver « le testament de Louis XVI, où on lira, en plus gros caractères, cette
ligne évangélique :
JE PARDONNE DE TOUT MON CŒUR
À CEUX QUI SE SONT FAITS MES ENNEMIS »64
21 De même, la chapelle expiatoire dédiée à Marie-Antoinette à la Conciergerie comportait,
au pied de l’autel, cette inscription extraite de la lettre à madame Elisabeth : « Je
pardonne le mal qu’ils m’ont fait. »65
22 Fonction commémorative et fonction incitative coïncidaient alors : le pardon royal
invitait à l’imitation. Les monuments expiatoires devaient ainsi devenir les lieux
paradoxaux de l’unité retrouvée du peuple post-révolutionnaire. Cette ambition allait
s’avérer bien illusoire, mais elle devait dans l’esprit du régime permettre d’esquisser dans
la capitale un nouveau lien entre le monarque et ses sujets.

L’amour et l’effroi

23 Le lien d’amour entre le roi et son peuple, spontané dans la monarchie absolue, ébranlé,
voire brisé par l’expérience de la Révolution66, devait être montré dans la pierre, et
entretenu simultanément par elle. L’évocation du martyre, engendrant la compassion,
devait éterniser la douleur de tout un peuple. La capitale du royaume s’affichait alors
comme capitale de la fidélité. Il s’agissait de déléguer aux monuments parisiens le
message d’hommage de tout un peuple à un roi et à une famille. Le député Kergorlay
souhaitait ainsi rivaliser avec Bordeaux67 pour exprimer l’adhésion de la ville au roi et à la
duchesse d’Angoulême, fille du roi-martyr : « Les Parisiens, qui n’ont pas été appelés à la
défendre, ne voudront pas se laisser surpasser à l’aimer. Leurs sentiments cherchent un
langage, et nous le leur offrons. La fille de notre roi et de notre reine immolés au milieu
de nous, sentira nos douleurs se mêler aux siennes. »68. Le monument devenait, sans
métaphore, serment de fidélité, singulièrement après les Cent-Jours où la question de la
trahison de la capitale pouvait être posée. En témoigne l’insistance des représentants en
janvier 1816 pour inscrire sur le monument expiatoire projeté le serment de leur
allégeance au monarque : « Tant que votre illustre race existera, nous lui serons fidèles :
jamais nous ne reconnaîtrons pour nos rois légitimes que les princes qui en seront issus,
et à qui l’ordre de primogéniture en aura imprimé le caractère. Nous le jurons devant
29

Dieu et devant les hommes. [...] Nous supplions Votre Majesté d’ordonner que, gravé sur
l’airain et souscrit du nom de tous les membres de la Chambre des députés, il soit attaché
au monument expiatoire que la douleur nationale prépare. »69
24 La volonté d’entretenir par la déploration et la compassion l’amour du souverain
renouvelait l’image et les fonctions d’une capitale monarchique. L’esprit des Lumières,
voire un certain sensualisme s’étaient insinués dans la politique monumentale. Elle
réactivait l’espérance quasi révolutionnaire de forger, et d’élever par le regard le sujet-
citoyen, et ainsi de créer un nouvel art moral « bourbonien » : « La France matérielle et
monumentale formera la France morale et politique, l’éducation de la sensation, et des
nobles émotions des images vertueuses mettra une telle harmonie entre les pensées des
sujets citoyens des Bourbons et les vertus du prince que tout concourra, comme dans les
lois générales de la nature, à l’ordre et au bonheur de l’ensemble. »70 C’était reconnaître
que l’harmonie de l’ordre politique n’était pas donnée d’emblée, et conférer à la capitale
une autre fonction politique que la mise en scène de la gloire71. La régénération attendue
des sujets politiques passait par une culture de l’effroi, qui croise là de manière
inattendue un des traits de la mise en scène politique sous la Terreur72. Incitatifs, les
monuments expiatoires devaient être aussi dissuasifs73, et rappeler la nature sacrilège des
principes révolutionnaires. Le rapport législatif sur la proposition de monument
expiatoire témoigne de cette volonté : « Les peuples y verraient avec effroi à quels
terribles excès peuvent conduire l’infraction des lois politiques et l’oubli des antiques
institutions. »74 L’effroi suscité par l’horreur du régicide devait en empêcher le
renouvellement, l’histoire inscrite dans la pierre dessinant l’interdit politique pour
demain. Les monuments expiatoires de la Restauration faisaient ainsi coexister les quatre
temps de la politique bourbonienne : la gloire éternelle de la monarchie, incarnée dans le
sacré ; la parenthèse révolutionnaire, non représentée mais évoquée ou invoquée comme
repoussoir ; le présent du monarque qui donne existence au monument ; et l’avenir
prescrit par l’interdit. Le programme iconographique de la Madeleine donnait corps à
cette ambition : les tableaux du chœur devaient placer Louis XVI à la fin de la « chaîne des
temps » de la monarchie très chrétienne, depuis la conversion de Clovis jusqu’à Bouvines
en passant par la prédication de saint Denis75. Sous le péristyle devaient être placés des
bas-reliefs représentant Louis XVIII ordonnant l’érection des monuments expiatoires,
inscription de la majesté royale dans le présent76. Le passé révolutionnaire était figuré par
l’allégorie, mêlant expiation et souvenir : sur l’autel devait être érigée « la statue de
Sainte Madeleine représentée sous les traits de la France et dans l’attitude du repentir ».
Quant au groupe représentant Louis XVI assisté par un ange, sculpté par Bosio, il devait
par le pathétique de la scène édifier les générations à venir : Louis XVI, agenouillé, le
visage et les bras tendus vers le Ciel, était victime plus encore que roi.
25 La représentation de l’expiation nationale dans les monuments de la capitale était pensée
comme éternelle, figeant la mémoire dans un temps sans retour possible. Mais de
l’éternité de la gloire propre à la monarchie absolue on passait à l’éternité d’un souvenir,
au ressassement du malheur. Il s’agissait, pour paraphraser de Sèze, d’éterniser le
souvenir du crime, et d’éterniser l’horreur qu’il a inspirée77. Cette volonté, après la césure
révolutionnaire, d’imposer par la loi, par les rites ou par les monuments, un sentiment
d’éternité, est caractéristique de la pensée contre-révolutionnaire, et de deux moments
spécifiques de la Restauration : l’après Cent-Jours, et les années suivant l’assassinat du
duc de Berry, qui avaient mis au jour, précisément, l’instabilité du temps politique de ce
30

siècle. Ils correspondent aux phases d’accélération de l’effacement des traces de la


capitale révolutionnaire, par la destruction ou l’expiation.

L’impossible avènement d’une capitale contre-


révolutionnaire
Inachèvement et illisibilité

26 Les symboles de la capitale révolutionnaire éradiqués, le régicide et les morts princières


expiées par quelques monuments, Paris était-elle devenue la capitale d’une contre-
révolution perceptible dans l’espace public ?
27 À l’aune des projets réalisés en 1830, on ne peut que prendre la mesure d’un
inachèvement qui n’est pas fortuit. Le monument de la place Louis XVI, annoncé par
Chateaubriand en 1815, « enterré » par Louis XVIII et « exhumé » par Charles X n’a pas
encore pris forme en 1830, réduit à un simple piédestal ; les monuments expiatoires de la
Madeleine sont en cours de réalisation ; d’autres monuments appelés de leurs vœux par
nombre de Parisiens n’ont jamais vu le jour. Aucun monument expiatoire ne commémore
l’ensemble des victimes de la Révolution, aux grands regrets de l’ultra Fiévée : « On aurait
pu voter aussi un monument aux Français qui sont morts victimes de fureurs
révolutionnaires ; quand l’inscription n’aurait fait que constater le nombre des victimes,
cela aurait été d’une grande instruction pour les siècles suivants, en supposant que
l’expérience des temps passés serve à l’avenir. »78 Le monument expiatoire consacré à la
mémoire de Madame Elisabeth, sur les lieux de sa sépulture, sollicité par un citoyen, et
soutenu par l’archevêché, n’a pas non plus été réalisé. L’inachèvement matériel de la
capitale repentante était donc patent à la veille des Trois Glorieuses.
28 Mais il était aussi symbolique. La politique expiatoire eut à souffrir d’un manque de
lisibilité. Louis XVIII hésita en effet à transformer l’espace public de la capitale en un
espace d’émotion politique. Sous son règne, les monuments expiatoires furent insérés
dans des espaces clos, de nature religieuse, et parfois aux frontières du public et du privé.
C’était rompre avec le goût révolutionnaire des espaces ouverts79 et renoncer à la
pédagogie politique. En février 1816, lorsqu’il élit l’église de la Madeleine comme site
expiatoire, Louis XVIII donne à l’expiation une résonance sacrée, mais en atténue les
résonances politiques. Le monument expiatoire tendait à demeurer dans les limites du
cénotaphe ou du monument-tombeau80. Le « champ du sang »81, théâtre du régicide
évoqué par Chateaubriand, fut en conséquence abandonné à lui-même jusqu’en 1826,
pour éviter la résurgence des passions politiques. De même, la chapelle expiatoire ne put
devenir vraiment un lieu de pèlerinage politique en raison d’une confusion volontaire
entre le public et le privé. Financée par la cassette personnelle de Louis XVIII, sur un
terrain acheté par lui, elle relevait certes d’un culte public, mais gardait en quelque sorte
l’empreinte du cimetière qui lui préexistait : elle était surtout conçue comme un enclos
funéraire, lieu de recueillement pour la famille royale et pour les familles des victimes.
Nulle trace de l’expiation collective dans la statuaire ou l’inscription commémorative
adoptées. La chapelle de la rue d’Anjou donnait à voir la piété, voire le rachat d’un
individu, et non d’une société tout entière82.
29 Plus généralement, Louis XVIII fut plus attaché à l’exaltation d’un lignage qu’à
l’exhibition des drames politiques. Lorsqu’on lui soumet le projet d’un monument
31

expiatoire à la mémoire de Madame Elisabeth, sur le lieu de sa sépulture, il en rejette


l’idée et ordonne une recherche de ses restes pour les transférer dans la nécropole royale
de Saint-Denis83.
30 Seul Charles X chercha véritablement à inscrire l’expiation nationale au cœur de l’espace
public. En ordonnant l’érection d’un monument expiatoire sur le théâtre du régicide, il
voulut forger un lieu de mémoire politique. La procession expiatoire pour la pose de la
première pierre apparut comme un rite de revanche sur la Révolution84. L’empressement
qu’il manifesta, ainsi que la duchesse d’Angoulême, pour l’exécution du monument,
témoignait d’une volonté politique de placer l’expiation au cœur du gouvernement de la
mémoire. Pour autant, le temps et les moyens financiers firent défaut, et le projet de
capitale expiatoire ne put prendre vraiment corps.

Effacement et ressassement : les paradoxes de l’expiation

31 L’échec de la capitale contre-révolutionnaire tient plus profondément aux contradictions


du traitement de la mémoire. La politique de l’espace oscillait entre le désir d’effacement
de la Révolution, et le ressassement constant des souvenirs douloureux qui lui étaient
associés. L’élision des traces et la purification de l’espace public se fondaient sur des
logiques opposées de la mémoire. D’un côté le retranchement d’un passé douloureux et
litigieux, de l’autre son incorporation dans un travail de deuil et de libération d’une
souillure affectant l’ensemble de la cité. D’une part, l’interdit de mémoire, de l’autre, la
prescription d’une mémoire corrigée par le repentir.
32 L’expiation monumentale, en éternisant la tragédie révolutionnaire, redonnait vie aux
drames politiques des événements commémorés. Les monuments expiatoires
renouvelaient le reproche adressé à toute une nation, et unissaient dans une même
condamnation la génération née avec la Révolution et celle qui en fut acteur. Les vertus
édifiantes de la mémoire étaient annulées par la reviviscence du conflit toujours présent
de 1793, la « grande querelle entre les peuples et les rois. »85 Chateaubriand, grand
architecte de la déploration, en fut bien conscient lui-même, a posteriori, qui écrivit à
propos du monument expiatoire projeté sur le lieu du régicide : « J’ai désiré assez
longtemps que l’image de Louis XVI fût placée dans le lieu même où le martyr répandit du
sang : je ne serais plus de cet avis. [...] Par le temps actuel, il serait à craindre qu’un
monument élevé dans le but d’imprimer l’effroi des excès populaires donnât bien le désir
de les imiter : le mal tente plus que le bien, en voulant perpétuer la douleur, on ne fait
souvent que perpétuer l’exemple. Les siècles n’adoptent point les legs de deuil, ils ont
assez de sujet présent de pleurer sans se charger de verser encore des larmes
héréditaires. »86 Le modèle grec de l’oubli en politique, fondé sur la dénégation des
divisions de la cité87, n’a pas été suivi par le régime de la Restauration. Les libéraux, qui
citaient en exemple la « loi de Thrasybule »88, ne cessèrent de dénoncer ce ressassement
du régicide. La pose de la première pierre du monument à Louis XVI le 3 mai 1826 fut
perçue par la jeunesse comme « un genre d’humiliation qu’elle supportait
impatiemment. »89
33 La politique expiatoire conduisit à un excès de mémoire dans l’espace de la capitale. A la
mémoire spontanée des lieux se surimposait une mémoire forcée, indélicate. Les
monuments du repentir étaient greffés sur des espaces déjà saturés de mémoire. Ce fut le
cas à l’évidence du monument expiatoire place Louis XVI. En 1829, en pleins travaux
d’aménagement du futur monument, un échafaudage est détruit sur ordre des autorités,
32

tant il est perçu comme le simulacre tragique de la guillotine : « L’échafaud et la toiture


qui ont abrité pendant l’hiver les constructions commencées au monument de Louis XVI
ont provoqué de nombreuses réclamations, par leur aspect désagréable et les déplorables
souvenirs qu’ils rappelaient. »90
34 Inversement, l’interdit de mémoire par l’élision des traces de la Révolution se heurtait au
surgissement toujours possible d’une mémoire latente. On l’a vu à propos du Panthéon
qui demeura sous la Restauration, malgré tous les efforts du régime, un lieu de mémoire
révolutionnaire. Les étudiants de 1830, qui n’ont jamais connu le Panthéon civique de la
Révolution, choisirent pourtant ce monument comme lieu de réunion politique, et y
développèrent un culte aux grands hommes de l’opposition libérale à la Restauration. Ils y
introduisirent en août 1830 les bustes de Ney, Foy, Manuel, et exigèrent l’ouverture au
public des tombeaux de Voltaire et de Rousseau91. Ces gestes trahissent la permanence
d’une mémoire clandestine sous la Restauration, malgré les effacements successifs des
symboles de la Révolution.

Utopies contre-révolutionnaires d’une capitale régénérée

35 La capitale contre-révolutionnaire, phare de la Restauration, n’eut donc pas vraiment


d’existence concrète. Elle n’en fut pas moins imaginée par une fraction de l’opinion. Cette
capitale de papier, capitale imaginaire, mérite d’être restituée à l’histoire. C’est ici que
l’histoire d’une capitale croise le destin d’individus singuliers. Le clergé parisien, de
l’archevêque aux missionnaires, mais aussi des sujets isolés, appartenant au petit peuple
royaliste, dessinèrent cette capitale de la régénération.
36 Les représentations de la capitale expiatoire émanant du clergé parisien esquissent une
véritable utopie politique de la pénitence collective. La capitale demeurait au fond
entachée du péché originel de la Révolution, incarné dans le régicide et le triomphe du
paganisme. Lors de la mission du calvaire de 1816, l’abbé de Rauzan, supérieur général des
missions de France, parle de « ville coupable, [...] centre et [...] source de tant d’iniquités »
92. Après le régicide, le rapport du sujet et du souverain était analogue à celui de la

créature et du Créateur après le péché originel : le salut politique ne pouvait advenir que
par l’expiation.
37 L’utopie réside dans la croyance en une régénération de l’espace et des cœurs de la
capitale, qui inverserait le rapport politique traditionnel entre Paris et la province. Dès
1815, le mandement publié lors de l’anniversaire du régicide proclame l’espérance d’une
telle purification : « Tel est, N.T.C.F., l’acte d’amende honorable auquel nous vous
appelons, afin que, par la participation de chacun de vous à cette expiation, le peuple se
purifie, et que de même que le crime commis dans la capitale a flétri le sol français,
l’expiation solennelle qui se fera dans cette Cité, soit comme une sorte d’aspersion qui
efface la tache contractée par la Nation entière. [...] La religion va donc donner, N.T.C.F.,
une nouvelle face à l’événement du 21 Janvier ». Mêmes accents dans les paroles de Mgr
Quélen lors de la mission de 1826 : « Cette cité trop fameuse, rougie du sang de son roi et
de ses prêtres, se lavera dans les eaux de la pénitence. [...] Après avoir été le centre de
tant de maux et le théâtre de tant de crimes, réconciliée avec son Dieu et avec elle-même,
elle s’enorgueillira d’être la capitale de la France régénérée. »93
38 Ces prophéties politiques expliquent que le clergé parisien ait été en quelque sorte le fer-
de-lance des initiatives d’effacement des traces de la capitale révolutionnaire. C’est sous
les ordres de Mgr Quélen que furent détruites les allégories politiques du Panthéon, c’est
33

à son initiative que furent mêlés monumentalité expiatoire et exercices de mission lors
du jubilé de 1826. L’inscription qu’il suggère d’insérer sur le monument de la place Louis
XVI pose les termes d’une politique ouvertement contre-révolutionnaire94 : allusion
explicite au régicide sacrilège, expression d’une expiation nationale, et réaffirmation de
la majesté royale. De même, le monument expiatoire qu’il eut l’audace de proposer au roi
traduisait en allégories la soumission de la nation au double principe sacré et dynastique
de la monarchie française, plaçant ainsi l’expiation très au-dessus de la commémoration
individuelle : « Une croix nue, de bronze ; une statue de marbre blanc représentant la
France à genoux95, couvrant du manteau royal des urnes funèbres ; autour, quelques
groupes d’anges portant les palmes de la religion et les attributs de la Royauté ; une
simple inscription de ces paroles qui ont mérité le salut du monde : Pater, ignosce Mis. » 96
39 Un petit peuple royaliste négligé par l’historiographie, contribua lui aussi à l’imaginaire
de la capitale contre-révolutionnaire. Les pétitions réclamant l’érection de monuments
expiatoires, adressées à la Chambre des députés, offrent un témoignage unique de cette
sensibilité peu étudiée. Ces pétitions proviennent généralement de petites gens, nobles
déclassés, parfois proches de l’illettrisme, anciens militaires ou fonctionnaires, se
réclamant toujours de la cause de la fidélité aux Bourbons. Ces pétitions préconisent une
mise en scène politique spectaculaire. Le lieu d’élection privilégié pour les monuments
expiatoires est « le lieu même qui fut arrosé du sang de Louis XVI »97 : sur 16 pétitions
parisiennes à la Chambre des députés relatives à l’érection d’un monument expiatoire à la
mémoire de Louis XVI, 10 proposaient l’emplacement de la place Louis XV. L’empreinte
du sang devait donner au monument une force émotionnelle incomparable : un des
pétitionnaires souhaite « qu’il soit à cette place l’épouvante du régicide et de ses
adhérents, et qu’ils reculent à son aspect comme les supports [sic] de Satan à la vue de
l’ange exterminateur. »98 L’opposition à la politique de Louis XVIII était sur ce point
manifeste : l’abandon du « champ du sang », réduit à un véritable champ de boue99,
choquait les royalistes les plus fervents. Il était interprété comme une trahison politique,
fruit d’une compromission avec la Révolution, « concession à la classe jacobine, en le [le
monument] faisant détourner de leurs yeux. »100
40 La mise en scène expiatoire reposait aussi sur la croyance dans les vertus purificatrices de
l’eau et du feu. Plusieurs projets proposent de brûler au centre de la place Louis XV l’acte
de condamnation de la Convention, comme préalable à tout monument expiatoire101.
D’autres projettent des saules pleureurs autour de la place, ou des fontaines lustrales,
dont l’écoulement permanent signifierait à la fois la permanence de la douleur du peuple
de Paris, et la purification lente du « champ du sang » :
« Aux quatre coins de la place, sur quatre rochers seraient placées les figures
emblématiques des quatre grands fleuves de la France accompagnés de leurs
principaux affluents, laissant échapper de leur urne une nappe d’eau se divisant
ensuite en plusieurs branches qui, suivant différentes directions sinueuses,
sembleraient laver la place de ses nombreuses et criminelles souillures, et après
avoir serpenté sur le gazon, iraient se perdre dans des conduits souterrains ; deux
fontaines placées, l’une en avant, l’autre en arrière du monument, compléteraient
cette perpétuelle purification. »102
41 La capitale imaginée devait aussi traduire les lignes de partage du nouvel espace
politique, l’exclusion des régicides allant de pair avec l’exhibition de la patrie véritable,
identifiée avec les royalistes de cœur. Les monuments expiatoires devaient donner à voir
cette séparation de la faction et de la nation. En montrant simultanément l’adhésion et
l’opprobre, la contre-révolution confinait à la « révolution contraire » décriée par Joseph
34

de Maistre. Il s’agissait, par la religion des souvenirs, de « blesser les yeux de la


révolution »103, et, dans le même temps, d’associer explicitement le vrai peuple aux
monuments de l’expiation. Certains préconisaient le lancement d’une souscription
nationale pour financer le monument à Louis XVI, et accompagnaient leur demande d’une
obole104. D’autres voulaient voir inscrits sur le piédestal les noms des sujets restés fidèles,
en particulier des otages de Louis XVI et de Marie-Antoinette, et montrer ainsi « qu’il fut,
indépendamment des armées catholiques et royales de l’Ouest et du Midi, et des illustres
compagnons d’infortune de notre Roi chéri et de nos princes bien aimés [...] sur tous les
points de la France et dans les trois ordres de l’Etat, et aussi dans presque toutes les
classes d’autres Français [qui] n’en surent pas moins conserver bien religieusement,
comme le feu sacré, dans toute leur pureté, dans toute leur énergie, l’honneur français et
notre amour antique pour nos Rois. »105
42 Paris devait ainsi devenir un modèle pour l’Europe, la capitale d’une contre-révolution
exemplaire, absoute du régicide. L’honneur de la France était en cause, mais aussi le sens
même de la politique : il s’agissait, en même temps que d’écrire l’histoire pour l’éternité,
de rappeler sans masque le sens de la Révolution, et de rétablir une lisibilité politique,
qu’aurait obscurcie la dérive libérale du régime. Un des pétitionnaires, évoquant le refus
d’ériger un monument à Louis XVI sur le lieu du crime, parle de « concession
impolitique », qui aurait « rendu équivoque le sens de plusieurs mots de notre langue : en
effet il serait difficile d’expliquer ce qu’on entend aujourd’hui dans le style administratif
par union, oubli, modération, exagération, etc. »106 La capitale contre-révolutionnaire
devait être une capitale de la séparation, des limites, autant qu’une capitale de l’éclat et
de la gloire.
43 La politique de fabrication d’image d’une nouvelle capitale politique, régénérée et
repentante, avait manifestement échoué. Les velléités d’effacement s’étaient heurtées à la
résistance, et à l’excès de la mémoire révolutionnaire. La difficulté de représenter le mal,
et de rappeler les fautes d’une nation dans l’espace public explique également cet échec.
La prudence du régime fut de ne pas ériger Paris en capitale du martyre collectif, en
évitant de commémorer par des monuments publics les massacres et les victimes
anonymes de la Révolution. Mais la Restauration ne sut pas toujours mettre en œuvre une
politique cohérente de l’espace public. Les responsabilités en matière de politique
monumentale relevaient d’un écheveau confus, de la Préfecture de la Seine au roi,
dépositaire théorique de la souveraineté en matière d’hommage public107. Les oscillations
politiques dans le temps court ont aussi compromis la lisibilité de l’effacement des traces.
Les contradictions entre mémoire et oubli ont paralysé toute la mise en scène du pouvoir,
et, au total, le régime semble avoir trahi le pacte d’union et d’oubli promis par Louis
XVIII. Le peuple parisien ne put souscrire durablement à l’imposition de cette image de
capitale expiatoire. Les gestes iconoclastes des insurgés de 1830 sont à cet égard
éloquents. Ils détruisirent dans la fonderie du Roule la statue de Louis XVI projetée pour
la place de la Concorde. Les inscriptions de la chapelle expiatoire de la Conciergerie
furent partiellement effacées. Le régime de la Monarchie de Juillet ne s’y trompe pas, et
ordonne la destruction du piédestal du monument de la place Louis XVI, annule le
programme expiatoire de la Madeleine, et abroge la loi du deuil national du 21 janvier.
35

NOTES
1. Michelet fut le premier à le constater avec force : « Alors que l’Empire à sa colonne et la
Royauté le Louvre, la Révolution a pour monument... le vide. Son monument, c’est le sable, aussi
plan que l’Arabie... Un tumulus à droite et un tumulus à gauche, comme ceux que la Gaule élevait,
obscurs et douteux témoins de la mémoire des héros... », Histoire de la Révolution Française, Préface
de 1847.
2. La source principale pour une telle approche est en effet constituée par les mémoires publiés.
3. Cette politique de l’espace sous la Révolution a été étudiée incidemment par M. Ozouf dans La
fête révolutionnaire 1789-1799, Paris, Gallimard, 1975, et surtout par B. Baczko, « Une ville nommée
Liberté. L’utopie et la ville », in Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978, pp. 283-400, et plus
récemment dans la thèse d’A. Jourdan, Les monuments de la Révolution Française. Le discours des
images dans l’espace parisien, 1789-1804, Amstetdam, 1993.
4. B. Baczko, op. cit., p. 363.
5. E. Quinet l’exprime avec netteté : « En mêlant à Voltaire et à Rousseau des dignitaires obscurs,
sans lendemain, on ôta bientôt au Panthéon son auréole. Le nom lui resta, la pensée en fut
retirée. Ce ne fur plus ni Sainte-Geneviève, ni le Panthéon, mais une chose sans âme, tombée en
désuétude, sépulcre vide d’une révolution morte ». (E. Quinet, « La Panthéon », in Paris - guide par
les principaux écrivains et artistes de la France. Première partie. La science et l’art, Paris, Lacroix, 1867,
pp. 658-670). Voir également M. Ozouf, « Le Panthéon », in P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire I, La
République, Paris, Gallimard, 1984, pp. 139-166, et Le Panthéon. Symbole des révolutions. De l’Eglise de
la nation au Temple des grands hommes, Paris, Centre canadien d’architecture, Caisse Nationale des
Monuments Historiques et des Sites, 1989. Ce dernier ouvrage aborde avec précision le destin du
Panthéon au XIXe siècle.
6. Voir J. Cousin, « De la nomenclature des rues de Paris », Mémoires de la Société de l’Histoire de
Paris et de l’Ile-de-France, t. XXVI, 1899, pp. 1-24, mais aussi M. Heid, Les noms de rues de Paris à
travers l’histoire. Problèmes linguistiques et sociologiques, thèse de doctorat allemande, Bamberg,
1972, faible sur les analyses politiques, et enfin D. Milo, « Le nom des rues », in P. Nora (dir.), Les
Lieux de mémoire II, La Nation, vol. 3, Paris, Gallimard, 1986, pp. 283-31 5.
7. Voir le classique L. Réau, Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français, Paris,
Robert Laffont, 1994 [rééd.], p. 574.
8. Le recensement des transformations des noms de rues sous la Restauration a été réalisé à
partir de F. et L. Lazare, Dictionnaire administratif et historique des rues et monuments de Paris,
reprint, Paris, Maisonneuve et Larose, 1994 [1855,2e éd.], J. de la Tynna, Dictionnaire topographique,
historique et étymologique des rues de Paris, Paris, Smith, 1817, et de N.-M. Maire, Nomenclature des
rues de Paris, pour servir à la recherche des rues, culs-de-sac, passages, etc., sur le plan de Paris..., Paris,
1816. Les rares analyses des changements de noms de rues sous la Restauration sont doublement
erronées : le nombre de rues débaptisées s’élève à 63 (chiffre supérieur à celui qu’a retenu
l’historiographie), et les transformations ne furent pas imputables à la seule ordonnance royale
de 1815. L’interprétation politique s’en trouve donc nuancée.
9. Ordonnance royale du 9 juillet 1815.
« Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre,
Voulant rendre leur véritables noms aux anciens édifices publics de notre bonne ville de Paris, et
en donner aux nouveaux qui ne rappellent que des époques de réconciliation et de paix, ou leur
utilité particulière pour les habitants,
Nous ordonnons ce qui suit :
36

Art. 1er : Les places, ponts et édifices publics de notre bonne ville de Paris reprendront les noms
qu’ils portaient au 1er janvier 1790, et toute inscription contraire sera effacée.
2. En conséquence, le pont qui communique de la rue de la Concorde et de la place Louis XV au
palais du Corps Législatif, reprendra son nom de pont de Louis XVI.
Celui qui communique du palais des Tuileries à la rue du Bac, son nom de Pont-Royal ;
Celui qui communique du quai des Bonshommes au Champ-de-Mars, prendra le nom de Pont-
Des-Invalides ;
Celui qui communique de la Rapée au Jardin du Roi, prendra le nom de Pont du Jardin du Roi ».
10. L’ordonnance du 10 juillet 1816 fixe en termes fermes le monopole royal en matière
d’hommage public.
11. Ordonnance royale dul2 avril 1816.
12. Rapport du Directeur des Travaux Publics de Paris, Bruyère, au ministre de l’Intérieur, le 22
Mars 1816.
13. Nous n’évoquons pas ici les rues nouvellement percées sous l’Empire et dont les noms ne
furent pas transformés, suscitant l’indignation des ultras. Une pétition adressée à la Chambre des
députés en 1816, puis en 1817, se plaignait ainsi de la non-application de l’ordonnance de juillet
1815 et proposait de donner aux rues percées sous l’Empire les noms des principales victimes de
la Révolution. Voir la pétition de Brière AN C*/2396 (inventaire), et C/2029 (texte de la pétition).
C’est aussi ce qui fait dire à D. Milo (art. cit.) que sous la Restauration, « les Parisiens vont
continuer à évoluer dans une ville fortement « napoléonisée » : Rivoli, Ulm, les Pyramides,
Kléber, Desaix, Montebello sont toujours là pour leur rappeler la gloire de l’Empire ».
14. Baptisée ainsi en 1792.
15. Elle prit ce nom en 1790.
16. Le nom de Rousseau fut effacé de « sa » rue en 1816, puis rétabli sans explication.
17. Relayées par le préfet de la Seine, puis par le ministre de l’Intérieur. Archives Nationales
(A.N.) F21/578.
18. Voir A.N. F13/1141 et F21/578.
19. P.-F.-L. Fontaine, Journal. 1799-1853, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1987,
tome I, p. 471.
20. Notes de Baltard sur les transformations de l’église Sainte-Geneviève, 20 février 1816. A.N.
F13/1141.
21. Ancien élève de Moitte, auteur du bas-relief du fronton.
22. A.N. F13/1141. Gaulle proposa ainsi comme sujets la religion couronnant Sainte-Geneviève, et
la ville de Paris qui se découvre au nouveau culte.
23. A.N. F13/1142.
24. Chateaubriand parle, parmi d’autres, de second vingt-et-un janvier pour évoquer la mort du
duc de Berry.
25. Rapport au ministre de l’intérieur, 20 octobre 1830. A.N. F21/578.
26. Ces derniers se livrèrent partout à une bataille contre les « mauvais livres » d’inspiration
philosophique, et en particulier contre les œuvres de Voltaire et de Rousseau, allant même
jusqu’à l’autodafé. Voir M. Lyons, « Fires of expiation: book-burnings and catholic missions in
Restoration France », French history, juin 1996, pp. 240-266.
27. AN. F13/679.
28. Une pétition de Gauthier de Claubry, adressée à la Chambre des députés en avril 1816,
demandait le retrait des caveaux de Sainte-Geneviève des corps de Voltaire et de Rousseau,
« malheureux auteurs de la destruction de la Religion et de nos institutions sociales ». A.N.
C*2400 (inventaire) et C/2032 (texte).
29. E. Quinet, op. cit.
30. Le Constitutionnel affirme que les cendres de Voltaire et de Rousseau ont quitté l’enceinte du
Panthéon, démenti par les journaux proches du ministère Villèle. Un demi-siècle plus tard, E.
37

Quinet (art. cit.) voit, non sans quelque excès, dans cet acte de la Restauration une inconsciente
« fureur de se perdre » : « elle osa ouvrir les tombeaux de Voltaire et de Rousseau, en piller les
restes, en remplir des sacs, les jeter au loin, je ne sais pas dans quel égout, près de la Seine,
représailles des sépultures royales er des spectres dispersés de Saint-Denis. Que serait-il arrivé si
nous l’eussions surprise en flagrant délit, la main dans les tombeaux ? Mais, avec un reste de
prudence que l’on n’aurait pas imaginée dans ses témérités, elle avait choisi la nuit pour cette
œuvre de nuit. »
31. Pétition de Legrand, architecte. 21 avril 1828. A.N. C*/2412 (inventaire) et C/2095 (texte).
32. A. Corbin, « Le sang de Paris. Réflexions sur la généalogie de l’image de la capitale », Le temps,
le désir et l’horreur. Essais sur le dix-neuvième siècle, Paris, Aubier, 1991, pp. 215-226.
33. Auxquels on ajouta la plus célèbre victime de l’Empire, le duc d’Enghien.
34. Sur la question des monuments expiatoires de la Restauration, la bibliographie est à la fois
ample, précieuse du point de vue de l’érudition, mais lacunaire du point de vue de l’analyse
politique. Voir notamment R. Anchel, « La commémoration des rois de France à Paris pendant la
Restauration. », in Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et l’Ile-de-France, 1924, t. 4, pp. 173-208 ;
J.-M. Darnis, Les monuments expiatoires à la mémoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette, Paris, Union
parisienne d’imprimerie, 1981 ; La famille royale à Paris. De l’histoire à la légende. Catalogue
d’exposition du musée Carnavalet, Paris, 1994 ; De la Place Louis XV à la Concorde, Catalogue
d’exposition, Musée Carnavalet, 1982. Les réflexions récentes de M.-Cl. Chaudonneret apportent
un éclairage nouveau sur la question, envisagée comme l’une des formes majeures de la
commande publique du système des Beaux-Arts sous la Restauration. Voir M.-Cl. Chaudonneret,
L’Etat et les Artistes. De la Restauration à la monarchie de Juillet (1815-1833), Paris, Flammarion, 1999,
pp. 162-166.
35. Il y eut, dans l’élaboration d’une loi du deuil expiatoire du 21 janvier (loi du 19 janvier 1816)
une inscription originale de l’histoire dans le droit.
36. À la mémoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette, célébrées dans toutes les églises de la
capitale, ainsi qu’à Saint-Denis.
37. Célébrées chaque année aux Carmes, mais non encadrées par le pouvoir.
38. L’architecte Pâris revendique la paternité d’une telle idée, qu’il aurait transmise à Louis XVIII
en exil. Un autre Projet de pompe funèbre à célébrer à perpétuité..., publié en 1797 chez Lenormant,
prévoyait l’édification d’une chapelle expiatoire à la mémoire de Louis XVI, place Louis XV.
39. L’expression est utilisée par M. Pollak. Voir notamment « Mémoire, oubli, silence », in Une
identité blessée, études de sociologie et d’histoire, Paris, A.-M. Métailié, 1993, pp. 15-39.
40. Voir A.N. F7/6798.
41. Voir à ce sujet notamment les Mémoires du chancelier Pasquier, (tome 3, pp. 61-62), ou le Journal
de l’architecte Fontaine (tome 1, p. 439).
42. C’est dans la discrétion et la solitude que Fontaine procède à cette pose. Voir Fontaine, op. cit.,
p. 440.
43. Le vingt-et-un janvier, par M. de Chateaubriand, Paris, Le Normant, 1815, in-8°. Pièce. BN
Lb45-412.
44. À propos de sa brochure, Chateaubriand commente : « Voilà ce qui fut commandé par le Roi »
(Archives Parlementaires, tome 16, Chambre des Pairs, Séance du 9 janvier 1816).
45. Où étaient en particulier célébrés des services à la mémoire de Louis XVI chaque 21 janvier.
46. Loi du 19 janvier 1816 sur le deuil du 21 janvier.
47. Art. 4.
48. L’intégration en 1821 des restes du général Précy dans un tombeau individuel en modifie
toutefois quelque peu la signification. Sur cette question du monument expiatoire lyonnais, voir
E. Hardouin-Fugier, « le souvenir des victimes de 1793 à Lyon : du cénotaphe (1795) aux chapelles
(1906) », in Pratiques religieuses dans l’Europe révolutionnaire. 1770-1820. Actes du colloque de Chantilly,
38

Paris, Brépols, 1988, pp. 660-668, et J. Davallon (dir.), Politique de la mémoire. Commémorer la
Révolution, Lyon, P.U.L., 1993.
49. Voir l’ensemble des Travaux de J.-C. Martin, et plus particulièrement, La Vendée de la mémoire :
¡800-1980, Paris, Le Seuil, 1989, pp. 37-86, ainsi que C. Petitfrère, « Fête et commémoration en
Vendée militaire (1815-1914) », Annales historiques de la Révolution Française, 1982, pp. 476-490, et
J.-C. Garcia et U. Treuttel, « Monuments contre-révolutionnaires en Vendée (1815-1832) »,
Monuments historiques, 1986, n° 144, pp. 59-76.
50. Situé près du parc Monceau, ce cimetière rassemblait plus de 1700 victimes de la Révolution,
dont Malesherbes et Madame Elisabeth.
51. Voir A.N. F21/4859, et J. Hargrove, Les statues de Paris. La représentation des grands hommes dans
les rues et les places de Paris, Paris, Albin Michel, 1989, chapitre 6 « La Restauration de la
Monarchie ».
52. La chapelle expiatoire de la rue d’Anjou, sur l’emplacement du cimetière de la Madeleine, ne
célèbre que par un cénotaphe sans plaque commémorative les victimes anonymes de la
Révolution.
53. Voir à ce propos G. de Bertier de Sauvigny, « Nouvelles statues royales », in G. Bresc-Bautier
(dir.), Art ou politique ? Arcs, statues et colonnes de Paris, Paris, Action artistique de la Ville de Paris,
1999, pp. 106-110, ainsi que M.-Cl. Chaudonneret, op. cit., p. 161. Il est d’ailleurs significatif qu’une
même ordonnance règle le 14 février 1816 l’emplacement des monuments expiatoires de la
Madeleine, et le rétablissement des statues royales.
54. Ordonnance royale du 27 avril 1826.
55. Le modèle en plâtre, au tiers de la grandeur d’exécution, est conservé au Musée historique de
Versailles. Le Musée Carnavalet possède également un dessin de la statue par Duvivier, D8915.
56. Voir à ce propos les remarques éclairantes de C. Langlois, Les sept morts du roi, Paris,
Anthropos, 1993, chapitre 1, « La septième mort du roi ».
57. Voir A. Jourdan, « Ch. 1. L’éclipse d’un soleil », in Les monuments de la Révolution, 1770-1804. Une
histoire de représentation, Paris, Champion, 1997.
58. Voir M.-Cl. Chaudonneret, op. cit., p. 178.
59. AN F13/1245. Minute d’un rapport au roi de Héricart de Thury, directeur des Travaux Publics
de Paris, 14 janvier 1830.
60. A.N. F21/582. Minute du ministre de l’Intérieur. 29 janvier 1816. Lors du premier concours de
1829 pour le fronton de la Madeleine, sept des concurrents représentent Louis XVI au milieu des
saints. Le projet choisi, de Lemaire, ne représente pas Louis XVI. Voir I. Leroy-Jay Lemaistre,
« L’église de la Madeleine de la Restauration à la Monarchie de Juillet : un mécénat d’Etat », in La
sculpture française au XIXe siècle, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1986,
pp. 197-207.
61. A.N. F13/1149. Lettre du ministre de l’intérieur Laîné à Bruyère, 10 octobre 1816.
62. Rapport de la commission sur la proposition du Vicomte de la Rochefoucauld, relative au
deuil du 21 janvier. A.P., t. XV, p. 610.
63. A.N. F21/582.
64. Le vingt-et-un janvier... op. cit.
65. Inscription effacée lors des événements de juillet 1830. Voit J.-M. Darnis, op. cit., ch. 6.
66. Maine de Biran en est dans doute l’un des témoins les plus lucides. Évoquant un conversation
avec un jeune homme, il écrit dans son Journal le 30 avril 1814 : « Il était question du sentiment
d’amour pour nos fois qui semblait être naturel aux Anciens, et qui, après avoir été comprimé
sans être effacé par vingt-cinq ans de révolutions, se manifeste aujourd’hui avec un
enthousiasme si général. Mon jeune homme, qui, comme tous les enfants nés dans la Révolution,
ne peut connaître ce sentiment, soutenait qu’il était uniquement relatif à l’intérêt personnel, et
qu’il dépendait de Bonaparte de l’exciter aussi vivement que Louis XVIII ».
39

67. Bordeaux, siège de la « révolution du 12 mats » 1814, fut la première à proclamer son
allégeance à Louis XVIII, et, pendant les Cent-Jours, lui demeura fidèle.
68. Chambre des députés. Comité secret du 28 décembre 1815, A.P., t. XV, p. 619.
69. Adresse de la Chambre des députés à Louis XVIII, adoptée le 18 janvier 1816 (AP, t. XVI,
pp. 35-36).
70. Philosophie et politique monumentales, ou des monuments publics bourboniens, des places, des
fontaines et des rues de Paris, par Auguste Hus, Paris, imp. de Rougeron, s.d., in-8°. Pièce. BN
Lb48-2427, p. 2-3.
71. Encore revendiquée par ailleurs. Dans un rapport au roi sur la politique monumentale,
Decazes écrit en 1819 : « Votre Majesté convaincue que ce n’est pas seulement par les institutions
politiques, mais aussi par les monuments des arts que les peuples prennent leur place dans
l’histoire, s’occupe à la fois de ce qui, sous l’un et l’autre rapport, peut garantir le bonheur de ses
sujets et ajouter à la gloire de la nation » (22 avril 1819), A.N. F13/1141.
72. L’exhibition des blessures et des cadavres en est le phénomène le plus spectaculaire. Voir
notamment A. de Baecque, La gloire et l’effroi. Sept morts sous la Terreur, Paris, Grasset, 1997.
73. Ces diverses fonctions apparaissent aussi dans les monuments de la Révolution étudiés par A.
Jourdan (op. cit., conclusion).
74. A.P., t. XV, p. 610.
75. Lettre du ministre de l’Intérieur Laîné à Bruyère, 10 octobre 1816. A.N. F13/1149.
76. 29 janvier 1816. A.N. F21/582.
77. A.P., t. XVI, p. 6, Chambre des Pairs, Séance du 9 janvier 1816.
78. J. Fiévée, Histoire de la Session de 1815, Paris, Le Normant, 1816, p. 442.
79. Voir M. Ozouf, op. cit.
80. M. Agulhon en fait un des éléments d’une doctrine contre-révolutionnaire de l’hommage
public. Voit son article pionnier « La statuomanie et l’histoire », Ethnologie française, 1978,
pp. 145-172.
81. Place Louis XV.
82. Il est vrai que Louis XVIII eut à souffrir sous la première Restauration de rumeurs diffuses
l’accusant d’une certaine responsabilité dans le régicide. Le Bulletin de Paris (rapport de la
préfecture de police) indiquait ainsi, à la date du 20 septembre 1814 : « Des avis secrets donnent à
connaître que l’on fait imprimer en ce moment hors de Paris une lettre que l’on attribue au Roi
(alors Monsieur), dans laquelle il approuverait la mort de Louis XVI, son frère. Des ordres très
particuliers ont été donnés pour connaître les auteurs de cette calomnie et pout s’assurer si le
fait de l’impression a réellement lieu », A.N. F7/3836.
83. Voir A.N. F19/5522.
84. Le duc d’Orléans en témoigne dans ses Souvenirs : « Le jubilé ne pouvait finir sans que le clergé
donnât lui aussi, comme tout ce qui avait pouvoir alors, le coup de pied de l’âne à cette
Révolution qu’on insultait alors, parce qu’on ne la craignait plus. » (Ferdinand-Philippe, duc
d’Orléans, Souvenirs. 1810-1830. Texte établi, annoté et présenté par Hervé Robert, Genève, Droz,
1983).
85. E.-J. Delécluze, Journal. 1824-1826, Paris Grasser, 1948. 21 janvier 1827 : « C’est aujourd’hui
l’anniversaire de la mort de Louis XVI, et l’on fait un service funèbre dans toutes les églises de
France à cette occasion. Il y a trente-quatre ans d’écoulés depuis la mort de ce prince. Depuis ce
temps, la grande querelle entre les peuples et les rois se continue, et au moment où j’écris, les
événements politiques et l’état de l’opinion sur la question des rois sont à peu près revenus au
point où ils étaient en 1793 ».
86. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome II, Paris, Le Livre de Poche, 1992, pp. 302-303.
87. Voir à ce propos N. Loraux, La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997.
88. Notamment Le Censeur dans un article consacré en 1815 au monument de Quiberon, « De
l’apothéose des vendéens et des chouans », t. III pp. 242-246.
40

89. Delécluze, Journal p. 348.


90. Lettre du Directeur des travaux publics à Grillon, architecte du monument, 11 mars 1829. A.N.
F13/1261.
91. A.N. F13/1143.
92. L’Ami de la religion et du roi, t. IX, pp. 191-192.
93. Cité dans R. Limouzin-Lamothe, Monseigneur de Quélen, archevêque de Paris. Son rôle dans l’église
de France de 1815 à 1839 d’après ses archives privées, Paris, Vrin, 1955, p. 125.
94. Ludovico decimo sexto
regi christanissimo
impie necato
ann. 1793
Gallia moerens
posuit
Regnante
Carolo Decimo
Anno jubilaei
MDCCCXXVI.
95. Souligné par nous.
96. Lettre à Corbière, ministre de l’Intérieur, 25 avril 1826. Archives de l’Archevêché, D.I.
97. Pétition de d’Anglade, propriétaire, à la Chambre des députés. 4 juin 1822. A.N. C/2069.
98. Chevalier Bolangier de, pétition à la Chambre des députés, 21 mars 1825. A.N. C/2075.
99. Il était prévu de rétablir la place dans son ordonnancement d’Ancien Régime, avec en son
centre une statue équestre de Louis XV. En 1824, la place était en réalité dans un « état d’abandon
[...] dont l’œil du public s’étonne et s’afflige » A.N. F13/867.
100. Pétition de Bolangier de Fougerolles.
101. Ainsi Fleury, dans une pétition de 1814, suggère-t-il un bûcher expiatoire en présence de
représentants des trois ordres corresponsables du régicide : « le prêtre principal ayant une
torche à la main mettrait le feu au bûcher. Le noble et le représentant du peuple prendraient tous
les papiers contenus dans la corbeille et les livreraient aux flammes en signe des regrets qu’ils
ont d’avoir osé signer la réprobation et la mort d’un si bon Roi », A.N. F1 cI, 106, Esprit public.
102. Pétition de Martine, rue du faubourg du Temple, s.d. (session 1825). A.N., C/2076.
103. Pétition de d’Anglade, 4 juin 1822. A.N. C/2069.
104. Voir A.N. F21/582. Offrandes de la gendarmerie d’Eure-et-Loir (1 015 fr.), de la ville de Metz
(12 000 fr.), de l’archiconfrérie du Saint-Sépulcre de Jérusalem (1 000 fr)...
105. Pétition du Chevalier d’Antibes la Chambre des députés, 24 février 1816. A.N C/2033.
106. Pétition de Simon à la Chambre des députés, 27 mai 1821. A.N. C/2063.
107. Voir sur cette importante question, M.-Cl. Chaudonneret, op. cit.
41

Fêtes et célébrations dans les trois


capitales italiennes
Ilaria Porciani

Non pas une, mais trois capitales


1 Le cas italien met en place une situation singulière par rapport au problème de la
capitale. D’abord, comme dans tout cas d’État-nation de formation récente qui se
constitue par l’unification d’une pluralité d’États régionaux dont quelques-uns bien
enracinés dans la tradition historique, on est en présence d’une ville qui, capitale de l’un
de ces États régionaux, assume bien d’autres fonctions par une nouvelle représentation
politique et administrative, et, en même temps, efface les compétences et les attributions
des autres capitales anciennes. La spécificité italienne par rapport à d’autres capitales
européennes consolidées par une longue tradition d’État national ne s’arrête pourtant pas
là, puisque les premières années de l’État unitaire sont caractérisées non pas par une,
mais par trois capitales1.
2 Turin, la première capitale italienne, était aussi l’ancienne capitale du Royaume de
Sardaigne, qui fut, comme on le sait, le point de départ du processus de l’unification sous
la direction des Piémontais. Florence devint capitale en 1865, certainement sans le
vouloir, à la suite de la ‘convenzione di settembre’ (signée à Paris le 15 septembre 1864),
c’est-à-dire à la suite des accords diplomatiques pour négocier le retrait des troupes
françaises de Rome. Rome enfin, ville au fort poids symbolique, avait été définie comme la
vraie capitale d’Italie par Cavour au Parlement dès mars 1861 mais ne devint capitale
qu’en janvier 1871.
3 Cette contribution – qui s’occupe de la période comprise entre 1861 et 1914 mais avec
quelques retours en arrière, notamment sur la décennie antérieure à 1861 – se concentre
sur l’espace politique, symbolique et social des trois villes pour mettre en évidence les
ressemblances et les différences dans la représentation de la ville capitale en tant que
telle.
42

4 Il faut d’abord souligner que l’expression « les trois capitales » est un syntagme précis
très utilisé à partir des années 1880, mais également auparavant. Il occupe une place
spécifique dans le discours sur l’Italie après l’unification. Dans le mouvement de
redéfinition et presque de construction des identités locales qui se développe
parallèlement au procès de construction (d’invention) de l’identité nationale, parmi celles
qu’on appelle les cent villes (« le cento città »), les trois capitales jouent un rôle de
premier plan. Umberto Levra l’a très bien démontré dans son travail Fare gli italiani quand
il a montré la forte résistance de la ville de Turin à l’abandon de son statut de capitale.
Continuer donc à l’appeler ‘la première capitale’, ce qu’on peut remarquer, même
aujourd’hui, dans le panneau d’accès à une ville qui a été ensuite caractérisée dans
l’histoire italienne plutôt comme une ville industrielle et le siège de Fiat, constitue en
effet une sorte de compensation à laquelle Turin ne renonce pas sur le plan symbolique.
5 La toponymie est très claire à ce sujet, et garantit à Turin une place remarquable dans le
nouveau classement des villes par rapport à la nation dans le nom des rues et des places à
Rome et dans d’autres villes : c’est pourquoi on remarque tant de Via et Piazza Torino
dans presque toutes les villes italiennes.
6 Pour Florence, capitale rétive, l’enjeu est différent. Elle reste à l’arrière-plan, tout de suite
après Turin, et jouit d’un rôle assez important mais tout de même secondaire dans le
classement de la nouvelle dénomination patriotique. Elle est très présente dans le nom
des rues, et aussi dans les noms des ‘bagni di mare’ tout comme dans les magasins (« la
città di Firenze »). Elle risque pourtant d’être assez tôt oubliée dans son rôle de capitale
après la grande occasion des célébrations du cinquantenaire, en 1911. Bientôt elle bâtira
son identité sur l’enjeu bien plus fort de l’identité toscane qui devient visible entre le XIXe
et le XXe siècles et surtout à la fin du XIXe siècle : elle sera davantage la ‘capitale de la
Renaissance’.
7 C’est autour de cette date que De Amicis dédie encore aux « Trois capitales » un livre bien
connu et qu’une des premières historiennes italiennes, Dora Melegari, envisage le projet,
qu’elle n’arrivera malheureusement pas à terminer, de trois « romans parlementaires » à
forte connotation féminine, qui auraient dû s’appeler encore une fois ‘les trois capitales’ 2.
8 À l’occasion du cinquantenaire, l’iconographie n’est pas en reste. Avec leurs armes, leurs
monuments, et même leurs caricatures (Turin, un corps avec la tête d’un taureau ;
Florence, une femme avec des lys dans les mains ; Rome avec le casque romain) les trois
capitales dominent les autres villes. Pourtant, même à cette occasion on remarque une
‘infériorité’ florentine. Ce sont en effet Turin et Rome les vrais protagonistes du discours
et même des caricatures sur les capitales italiennes. Ce n’est donc pas par hasard que,
dans une série de cartes postales du cinquantenaire, il ne s’agit plus des trois capitales
mais d’une triade allégorique différente. Au centre, l’allégorie féminine de l’Italie (qui
occupe la place centrale et met en évidence la croix de Savoie pour qu’on ne se trompe
pas sur le rôle de la monarchie). À côté d’elle, les deux allégories féminines de Turin et de
Rome, doublées par la spécification des armes (le taureau et le bouclier avec SPQR) et
celle des monuments : le château et le capitole. En 1911, ce sera surtout Turin qui
rivalisera avec Rome comme siège d’un concours gymnique des enfants des écoles et
surtout comme siège d’une des expositions nationales.
9 Turin, Florence et Rome sont des villes très différentes tant sur le plan de la topographie
que sur le plan de la tradition, ce qui n’est pas sans importance par rapport à la fête qui
évidemment met en scène le pouvoir dans des espaces urbains qui sont aussi des espaces
43

sociaux et bâtit des parcours qui se modèlent sur les parcours établis du sacré. On
pourrait aussi objecter qu’il ne s’agit pas seulement de trois capitales mais aussi de trois
villes très différentes, qu’à Turin, comme la marquise D’Azeglio l’écrivait à son fils, les
gens ont un caractère froid et ne sont pas du tout prêts à l’enthousiasme3. D’ailleurs, un
scepticisme similaire se remarque même à Florence, comme les voyageurs étrangers le
mettent en évidence. À Rome au contraire, il y a une tradition de grandes cérémonies
religieuses, avec beaucoup de processions et une large participation populaire. Ce sont
des éléments qui ont une certaine importance dans ce qu’on appelait ‘l’esprit public’ et il
faudrait en tenir compte davantage, même s’il faut se méfier du piège du ‘pittoresque’.
10 Une considération s’impose : ces trois villes deviennent et restent capitales à des époques
différentes : on ne peut pas comparer Turin, capitale en 1861, et Rome, capitale en 1911,
sans tenir compte de la forte diachronie qui explique certains phénomènes.
11 Certains de ces éléments seront mis en évidence. Au contraire, je glisserai sur beaucoup
d’éléments distinctifs et même centraux des rituels publics pour me concentrer sur la
combinaison de ces éléments : d’un côté la fête publique, de l’autre la capitale ou plutôt
les capitales dans leur signification symbolique. Les questions auxquelles je voudrais
répondre sont les suivantes : dans quelle mesure la fête se caractérise-t-elle de manière
différente dans la capitale ? Dans quelle mesure la capitale se rend-elle visible en tant que
telle et met-elle en valeur son rôle par rapport à la fête ? À l’autre extrême, que se passe-
t-il quand une capitale perd son rôle ? Est-ce que ce fait se reflète sur le plan des rituels ?
Est-ce que la fête nationale est l’une des possibilités pour une ex-capitale de maintenir
son identité et de garder la mémoire de son rôle dans le passé ?
12 Pour répondre à ces questions dans une géographie multiple, j’ai été obligée de me limiter
aux rituels de la fête nationale, qu’il convient donc de définir préalablement.

La fête du statut : préhistoire et histoire jusqu’à 1861


13 Exemple classique de la continuité institutionnelle, comme le numéro dans l’appellation
du roi et la numération des législatures, que l’on n’eut pas la nécessité de changer en
passant du Royaume de Sardaigne au Royaume d’Italie, la fête du Statut a été en effet
créée en 1851. Tandis que tous les autres États pré-unitaires expérimentaient une
restauration autoritaire, pour laquelle on aurait bien envie d’adopter la définition de
‘Neuabsolutismus’ utilisée par l’historiographie autrichienne, après la faillite de 1848,
parmi les États italiens, le Royaume de Sardaigne fut notamment le seul qui garda les
institutions constitutionnelles, à partir justement de la Charte octroyée par Charles-
Albert. C’est à cette charte que la nouvelle fête nationale instituée en 1851 était dédiée.
C’est donc à ce moment-là qu’il faut remonter. Dès son invention, la fête nationale
représente une innovation. En premier lieu, on ne célèbre plus la monarchie seule mais –
par la monarchie – la nation. Par ailleurs, elle se distingue des autres manifestations
typiques de l’ancien régime dans la mesure où elle reprend le programme de la fête
nationale qui avait pris forme dans l’Italie jacobine et napoléonienne à l’exemple de ce
qui avait été réalisé en France après la Révolution de 17894. C’est dans l’Italie jacobine et
napoléonienne que s’était imposée l’idée d’une fête nationale construite sur trois
moments-clé : la parade militaire le matin, le Te Deum, la fête scolaire en fin de matinée ou
dans l’après-midi et enfin les feux d’artifices et la musique dans la soirée.
44

14 Une forte accentuation du côté institutionnel constitue certainement le trait distinctif des
fêtes nationales. En lisant les comptes rendus des débats parlementaires de 1851 et la
préoccupation pour la discipline sociale qui apparaît évidente, on ne peut s’empêcher de
rappeler les grandes manifestations de rue pour demander la Constitution qui, même en
Piémont, avaient constitué un moyen de pression sur le roi hésitant jusqu’à la dernière
minute à octroyer une constitution. Ces fêtes s’étaient inscrites dans le pittoresque et la
multiplicité inventive des manifestations de joie et des mobilisations politiques du ’long
quarante-huit des Italiens’, souvent proches d’une explosion dangereuse et incontrôlée.
Toute la population y avait participé : une population non pas distinguée par ses ‘états’, et
ses groupes sociaux, mais une population, comme le dit l’un des députés qui prit part à la
discussion parlementaire consacrée à la fête, sans distinction de hiérarchie, de prestige,
par rapport à la place dans la société ou à l’argent, où tout le monde était mêlé et uni.
Dans toutes ces démonstrations, il y avait eu – comme quelqu’un le dit clairement – une
vraie folie. La nouvelle fête, établie par la loi en 1851, avait eu la signification et le but
d’en finir avec la chaîne de fêtes plus ou moins populaires, certainement caractérisées par
une certaine spontanéité et ambiguïté qui pouvait entraîner le risque d’échapper à tout
contrôle. La fête du Statut avait donc représenté la tentative d’octroyer au peuple un
événement surtout ‘tempéré’ et fortement centré sur la monarchie, tout comme c’était le
roi qui avait octroyé la constitution, une charte caractérisée de plus par l’ambiguïté et son
très ancien nom de ‘Statut’. Il ne s’agissait pas d’une occasion pour boire et danser : en
effet toute boisson alcoolique était implicitement défendue. Il ne s’agissait pas non plus
de banquets, sinon dans une proportion extrêmement réduite. Il s’agissait plutôt d’un
rituel bien conçu pour représenter en même temps le nouvel État constitutionnel, la
monarchie, qui est au centre, et enfin les hiérarchies socio-politiques. La journée
commençait avec un Te Deum, défilé militaire particulièrement important dans la capitale
puisque c’était le roi qui passait en revue les troupes. Dans la cathédrale, dans une unité
parfaite de temps et de lieu, toutes les hiérarchies pouvaient se manifester, chacune à la
place qui lui était propre. C’était surtout dans la capitale que le monarque et sa famille,
les plus hautes personnalités des institutions civiles et militaires pouvaient se rendre
visibles, en sacralisant la nation et leur propre position par rapport au sacre de la
religion.
15 En 1851, l’établissement de la fête comme fête nationale, très évidemment réglée, avaient
représenté en effet une vraie coupure : il ne s’agissait plus d’une fête de la communauté
qui se célèbre elle-même, mais d’une représentation des institutions et du pouvoir. Au
centre de la fête était, d’un côté, la discipline militaire et, de l’autre, la discipline scolaire,
qui étaient, comme on vient de le dire, constitutifs du modèle même de fête nationale
mais aussi, il faut bien le souligner, des traits distinctifs de la tradition piémontaise, dans
laquelle l’armée et le système éducatif avaient, depuis la fin du XVIIIe siècle, joué un rôle
décisif. De plus, ce sont justement ces deux éléments qui gagnèrent en importance dans
cette décennie cruciale entre 1851 et 1861, que l’historiographie italienne appelle la
‘décennie de préparation’. C’est dans cette période que la ville s’équipe en tant que
capitale politique et administrative : comme Alberto Caracciolo l’a écrit, « Torino si
‘attrezzava’ da grande città e da città capitale [...] Corte, Camere, Governo, ‘aziende’ vi si
erano installati e vi erano cresciuti di pari passo con l’addensarsi di opifici, di capitali, di
infrastrutture dedicate a un’economia in trasformazione. »5
45

Turin ou la continuité
16 La fête nationale du Royaume d’Italie n’est pas différente de celle du Royaume de
Sardaigne après 1851 : face à la difficulté pour choisir un événement dans lequel la
mémoire nationale pouvait se reconnaître de façon consensuelle, sans rouvrir une
discussion sur la participation et les mérites des démocrates dans le processus
d’unification nationale, le 5 mai 1861, le Parlement choisit en effet de garder comme fête
nationale du nouveau Royaume celle qui était déjà la fête du Royaume de Sardaigne.
17 S’il est vrai que l’Italie unifiée conservera cette fête, en 1861, Turin, ancienne et nouvelle
capitale, est le lieu où se déploie une grande continuité, notamment dans une fête qui est,
en soi, un élément de continuité entre le Royaume de Sardaigne et le nouvel État tout
comme dans les institutions et dans le numéro du titre du Roi (qui reste Victor-Emmanuel
II et non pas Victor-Emmanuel Premier comme Roi d’Italie).
18 À Turin, la parade du premier dimanche de juin (pour éviter que les gens perdent un jour
de travail, la fête nationale se tient le dimanche, est une fête mobile et n’a pas de date
fixe) ne représente donc pas une nouveauté. Il s’agit d’une parade militaire dans le style
de la capitale du Piémont, de la ville des ‘armes du prince’ pour citer le titre d’une œuvre
de Walter Barberis6 : le rôle de l’armée étant central dans les rituels comme dans la
société piémontaise. La fête scolaire ne fait d’ailleurs que mettre en évidence l’un des
points forts du programme des modérés piémontais. L’école avait en effet joui d’une
attention remarquable dans la politique du gouvernement constitutionnel entre 1848 et
l’Unification.
19 Les espaces et le temps de la nouvelle fête du pouvoir ne sont donc pas différents de ce
qu’ils étaient dans les années précédentes.
20 À Turin, où la fête se situe dans une continuité remarquable, l’absence de l’Église
représente la seule rupture profonde. La fête du Statut du Piémont pré-unitaire était, en
effet, centrée sur le Te Deum, la grande cérémonie solennelle dans la cathédrale. Prévus
par la loi de 1851, la Messe et le Te Deum ne le seront plus après 1861 : les tensions entre
l’Église et l’État empêchaient désormais le déroulement d’un rituel catholique que le Pape
ne permettait plus. Ce sera bientôt la parade militaire qui englobera la messe : il ne s’agira
donc plus d’une grande messe officielle dans la cathédrale, lieu fermé où toutes les
hiérarchies pouvaient prendre place et se reconnaître, mais d’une messe de camp,
célébrée par le chapelain de l’armée, tenue à ciel ouvert sur le terrain de la parade : ce
sera, quelques années plus tard, la solution adoptée à Florence. Pourtant, en 1861-62 c’est
surtout dans la capitale – Turin – qu’on essaye de célébrer le Te Deum même en l’absence
de l’évêque : on pourra le faire grâce au clergé libéral qui n’a pas encore été tout à fait
écrasé par Rome7.
21 Au milieu de la ‘décennie de préparation’ Cesare Correnti avait remarqué : « Au Piémont,
la tradition a des racines profondes. Dans les solennités de l’État on voit encore les toges
en velours écarlate, et les crosses dorées, les galons et les traînes des parlementaires
français que Emmanuel Philibert a nommé sénats, et qui maintenant, dans le langage
constitutionnel, sont devenus les cours d’appel et de révision. Parfois on voit dans la ville
du miracle des hommes du XVIe et du XVIIe siècle avec une pompe sérieuse et béate. »8
22 C’est précisément dans la capitale, et seulement là, que les galons, les toges et les
carrosses tirés par un train de six chevaux ne seront pas oubliés de si tôt. Au risque de
46

sembler anachronique et de confirmer la thèse de Arno Mayer sur la longue durée de


l’Ancien Régime, il faut malgré tout se rappeler que quelques années plus tard dans la
Rome capitale, non pas à l’occasion de la fête nationale mais lors de l’ouverture solennelle
de la législature, le roi intervient encore lors de la séance des Chambres réunies de la
façon la plus somptueuse, solennelle et royale possible, comme s’il voulait insister sur ses
prérogatives statutaires contre le Parlement lui-même9.
23 On ne saurait cependant surestimer ces legs du passé.
24 Si l’on constate une « étrange continuité » entre la fête nationale des années 1850 et celle
des premières années après l’Unification, cinq ans après, en revanche, on assiste à une
rupture très nette lorsque la capitale est déplacée à Florence, un choix qui provoque des
désordres violents, une centaine de blessés et même des dizaines de morts. Le rapport
entre la ville et la dynastie était tellement fort que le risque de perdre le rôle de capitale
— surtout si la nouvelle capitale devait être Florence – n’était pas supportable. À partir de
ce moment-là, Tutin devient une ancienne capitale, mais les classes dirigeantes locales et
même le ‘peuple’ – avec toute l’ambiguïté que ce terme contient – n’oublient pas le statut
de capitale et le rapport privilégié avec la Maison de Savoie, comme on le verra à
l’occasion des funérailles de Victor-Emmanuel II en 1878.
25 A l’occasion de la mort du roi, la manifestation pour le deuil est particulièrement forte.
L’ancienne capitale se présente comme capitale, comme la vraie ‘petite patrie’ et les
autres villes d’Italie, qui envoient des télégrammes de condoléances au maire de Turin, la
reconnaissent bien comme telle. La tentative d’édifier un temple national du Risorgimento,
dans la Mole antonelliana, s’inscrit encore dans ce contexte.
26 Sur le plan de la mémoire historique du Risorgimento, Turin reste la première capitale :
cela apparaît comme une évidence dans le guide des visiteurs du temple du Risorgimento
Italiano rédigé pour l’exposition de 1884. Bien avant 1884, le deuxième événement
révélateur est celui de la visite de Humbert Ier et de la Reine Marguerite à Turin en juillet
1878, c’est-à-dire six mois après la mort de Victor-Emmanuel II. La première sortie
officielle du couple royal est précisément une visite à Turin où les souverains séjournent
pendant vingt jours : vingt jours durant lesquels la « très chère Turin » (la diletta Torino) —
qui a alloué à cette fin quarante mille lires — met en scène des feux de joie, des musiques,
des spectacles, des défilés, toutes sortes de déjeuners, dîners et autres réceptions, des
promenades musicales, des rencontres avec les industriels et les ouvriers, avec le
concours d’une foule incroyable, encouragée par une politique de réduction des billets de
train.
27 Si Turin avait été le siège d’une des grandes expositions de 1911, elle le sera à nouveau à
l’occasion du centenaire de l’Unification : « talia sessantuno ».

Florence, capitale réticente


28 C’est par la fête nationale que Florence s’aperçoit vraiment qu’elle est devenue la capitale
de l’Italie. Ce sont les drapeaux tricolores qui mettent en valeur la topographie complexe
et nouvelle des ministères, des casernes, de tous ces bâtiments réaménagés de façon à
recevoir la nouvelle bureaucratie ‘piémontaise’ que les Toscans n’aiment pas. Toute la
topographie du centre est modifiée : les couvents sont transformés en ministères et en
casernes, le Palazzo Vecchio devient le siège de la Chambre des députés et du ministère des
Affaires Étrangères ; les Offices deviennent le siège du Sénat du Royaume ; le couvent de
47

la SS. Annunziata et celui de Santa Caterina cèdent la place au ministère de la guerre et à


de nombreuses casernes10. Florence avait été choisie comme capitale ‘provisoire’ pour son
emplacement central et surtout parce qu’il s’agissait d’une ville assez grande pour
recevoir la Cour et toute la bureaucratie du nouvel État. Elle ne l’était pas tout à fait. Les
élites florentines se sentent envahies et dépossédées de leur identité. De plus, tout de
suite après l’unification, le conseil communal qui était responsable des allocations pour la
fête avait été assez réticent pour dépenser de l’argent pour des parades ou des
manifestations de masse. Fort élitiste, peu encline à parler aux passions et aux
enthousiasmes des foules, la Droite historique à Florence avait essayé de réduire la fête
nationale à très peu de chose.
29 À Florence, de plus, presque tous les aspects de la fête nationale sont relativement
nouveaux. Le Grand-Duché de Toscane ne connaît guère de rituels en armes11. La grande
fête du Grand-duc était plutôt centrée sur la cathédrale : c’est le cas de l’ancienne festa
degli omaggi mais aussi de la fête patronale de San Giovanni. Dans cette occasion, le Grand-
duc, la Grande-duchesse et toute la famille se rendaient dans la Cathédrale en tenue de
gala, précédés par deux laquais, entourés de palefreniers et suivis par les gardes nobles et
par cinq voitures pour écouter la messe solennelle. De là, ils se rendaient au Baptistère de
St. Jean pour rendre hommage à la relique. Fête du pouvoir et de sa sacralisation le matin,
la fête de Saint Jean était vraiment païenne l’après-midi et le soir, avec des courses de
chevaux et des feux d’artifice12. C’était pourtant la cathédrale qui était le véritable centre
de la fête.
30 Quand, en 1865, Florence devient capitale, l’opposition de l’évêque est marquée : la
cathédrale ferme véritablement ses portes à la fête du nouvel Etat qui a ruiné les États
pontificaux. C’est un silence énorme que les contemporains remarquent.
31 Turin offrait un emplacement parfait pour les parades militaires. Elles étaient inscrites
dans la nature même de la ville et même dans sa topographie, avec des rues larges et de
grandes places. Comme le grand écrivain Edmondo De Amicis l’a remarqué dans son guide
de la ville mis au point pour l’exposition de 1884 : « En passant par ces rues on se souvient
de la discipline de l’armée de Sardaigne, des anciennes habitudes militaires de la
population, de la raideur de la bureaucratie, de l’omnipotence des règlements ». À
l’époque des voyageurs et même des touristes, la description de la ville impliquait une
comparaison avec Florence aux ruelles étroites et tortueuses, pittoresques mais en même
temps peu appropriées aux défilés militaires13. C’est Turin qui reste la ville des parades.
C’est Rome qui va en devenir une, entre autres, par l’élargissement de quelques rues
comme le corso Vittorio Emanuele.
32 Il faut penser à cette description quand on remarque le premier changement important
dans la parade militaire lorsqu’on passe de Turin à Florence. Là, le lieu naturel de la
parade était la place du Castello. Ici, il n’y a pas de place pour une parade dans le centre,
surtout dans le centre qui a gardé son caractère du Moyen Âge avant les démolitions de
l’architecte Poggi. Le vieux centre médiéval n’a pas de larges rues et de grandes places
carrées où la revue militaire puisse se déployer de la même façon qu’à Turin : les
transformations profondes qui allaient créer les allées et la large Piazza Vittorio-
Emanuele (aujourd’hui Piazza della Repubblica) seront réalisés plus tard14. La parade, qui
représente une nouveauté, ne peut plus se dérouler dans les espaces classiques de la fête
du pouvoir, entre les Offices, le Palazzo Vecchio et la cathédrale : elle doit sortir du centre
de la ville et être déplacée tout à fait en dehors, sur le Piazzale delle Cascine. La
48

cathédrale restant fermée à la fête, la messe aussi se déplace au milieu du rituel militaire :
une messe de camp.
33 Il n’y a pas grand’monde à la parade. Quelques notables y assistent de leurs landaus, alors
que les petites gens, pressés le long du parcours, assistent au passage de l’armée. Il s’agit
néanmoins d’une occasion pour remarquer la présence massive des troupes dans une ville
qui, auparavant, en était presque dépourvue. L’Unification d’abord, mais en particulier le
déplacement de la capitale commencent à transformer la destination de beaucoup de
bâtiments : la fête est également l’occasion pour remarquer l’invasion des bureaucrates et
des militaires piémontais.
34 Il s’agit bien sûr aussi d’une occasion pour voir le roi. La fête se confirme comme un rituel
tout à fait centré sur le souverain. Malgré l’objet de la célébration, le Statut, il s’agit d’une
fête qui célèbre la monarchie et le régime parlementaire. C’est un aspect que l’on peut
bien remarquer surtout dans la capitale : le Parlement, les ministres mêmes n’ont pas de
place dans la fête. Même le premier ministre ne fera par la suite qu’une apparition
discrète : il s’agira, encore une fois dans la capitale, mais cette fois-ci à Florence, de Luigi
Federico Menabrea. Il s’agit pourtant d’un noble piémontais, d’un général, qui conquiert
le droit d’être présent à la parade plutôt par ces qualités que par son rôle de chef du
gouvernement. De plus, il s’agit d’un premier ministre dont l’action est caractérisée par
un conservatisme remarquable, par une interprétation restrictive du Statut et en général
d’une phase de renforcement du pouvoir du roi.
35 Si la parade représente une nouveauté, la fête scolaire ne l’est pas moins.
36 Malgré sa réputation de ‘berceau de la langue italienne’, malgré le culte de Dante, qui
d’ailleurs va s’épanouir justement dans l’année où la ville toscane accueille, bon gré mal
gré, la capitale, Florence n’a pratiquement aucun système d’écoles publiques. La Toscane
tend à accepter à contrecœur l’idée même de l’école publique et un système étatique
semblable à celui en vigueur au Piémont. Il y a en revanche une importante valorisation
du système d’éducation privée. L’école est précisément le terrain sur lequel les Toscans,
jaloux de leur identité, et les Piémontais qui essayent d’entreprendre une politique de
« piémontisation », luttent pour l’hégémonie au niveau culturel.
37 Pourtant, les élites toscanes essayent de jouer la carte de l’ancienne primauté culturelle
pour peser plus lourd dans le nouvel équilibre. Les drapeaux qui mètrent en évidence les
bâtiments de la nouvelle université fondée par le gouvernement provisoire avec
l’ambition de devenir une sorte de Collège de France, d’un côté, et la fête scolaire très
importante, de l’autre, ne sont que deux des moments dans lesquels la capitale provisoire
essaye de se présenter, le jour de la fête nationale, comme capitale culturelle.
38 D’ailleurs, la grande fête ‘nationale’ italienne à Florence fut plutôt, dans toute son
ambiguïté, le centenaire de Dante en 1865, qui culmina avec l’inauguration de la grande
statue du poète en face de l’église de Santa Croce, le nouveau Panthéon des grands
Italiens15. L’auteur de la Divine Comédie n’était pas seulement une gloire italienne mais
surtout une gloire florentine, et l’organisation des célébrations resta étroitement aux
mains des élites culturelles et politiques de Florence. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que
ce fut à ce moment-là que 50 000 Italiens, dont 30 000 non florentins, les représentants de
543 municipalités, de 31 conseils provinciaux, de 15 corps de la Garde Nationale, 113
académies, 159 des universités et écoles, 208 des sociétés de secours mutuel, 44 des
comités professionnels et environ 10 journaux se rendirent à Florence16. Il n’est pas
49

question d’évaluer si les célébrations furent, comme le dit le poète Giosuè Carducci,
franchement « affreuses. »17 Elles furent vraiment nationales.
39 Florence est surtout une capitale rétive. Ses élites – peut-être encore plus aristocratiques
et rigides que celles du Piémont – ne sont guère portées à investir dans une image
populaire. Peut-être sont-elles rétives à se réjouir pour un rôle de capitale nationale
qu’elles n’aiment pas, d’autant plus qu’elles essaient de résister au processus de
piémontisation. C’est pour toutes ces raisons que le Conseil communal préfère allouer
plus d’argent pour une fête très florentine, celle du saint patron saint Jean que pour la
nouvelle fête de l’Italie unifiée.

Rome : une capitale symbolique


40 « On sait le poids du symbolique dans le choix de Rome comme capitale – a écrit Catherine
Brice – [...]. Mais l’investissement du territoire romain par les Piémontais se heurta à un
double obstacle : la permanence de la Rome sacrée, d’une part et, d’autre part,
l’incompréhension, de la part des classes dirigeantes, de la dimension ‘affective’ que
devait avoir une politique d’image efficace : à l’époque de l’analyse des masses comme
potentiellement dangereuses parce qu’irrationnelles (Gustave Le Bon, Scipio Sighele), la
méfiance de l’affect l’emportait sur sa possible manipulation. En outre, la difficulté à
accrocher les nouveaux espaces, les nouvelles liturgies dans un ensemble de références
communes qui ne soit pas le catholicisme constitua sans aucun doute un obstacle majeur.
18 »

41 Si la fête nationale dans la ville capitale signifie avant tout la présence du roi, décliner le
binôme Rome capitale – roi introduit une première considération sur la façon dont
Victor-Emmanuel entre dans la ville. Il ne s’agit pas d’une entrée triomphale comme dans
d’autres ex capitales et même dans d’autres villes. L’entrée de Victor-Emmanuel au
contraire se fait remarquer par son manque de sacralité : Victor-Emmanuel, dont la
conscience catholique était touchée par la réaction papale, n’entre pas ‘en empereur’
mais ‘en roi citoyen’19 après l’inondation du Tibre.
42 Une deuxième célébration dont l’importance ne peut pas être exagérée est celle des
funérailles de Victor-Emmanuel : un rituel imposant qui, dans la mémoire de la presse
catholique, sera opposé au silence de l’enterrement du Pape mort la même année : un
enterrement qui s’effectua sans pompe, dans la nuit par crainte des démonstrations
cléricales. Le fait que les rituels pour l’enterrement de Victor-Emmanuel se déroulèrent à
Rome n’est pas sans signification pour notre propos sur la capitale. En effet les Piémontais
auraient voulu que le corps du roi revienne à Turin. Le conflit entre la faction
piémontaise et la faction romaine et nationale pour la localisation du tombeau du roi est
évident, comme Umberto Levra l’a bien montré20 : c’est au moment de la mort du roi que
le conflit entre les deux capitales se déclenche et il comporte tout un problème d’identité.
43 Pourtant, dans la nouvelle capitale, c’est autour du roi que chaque fête publique tourne,
et non seulement la fête toute monarchique du Statut, où il y triomphe en soldat, en chef
de l’armée dans les défilés militaires qui sont – à Rome comme à Florence – tout à fait
nouveaux. C’est surtout par la parade militaire -qui fait son retour dans le centre de la
ville, et traverse la plus grande partie des rues – que la fête publique aide à recomposer
un espace fort monumental mais aussi interrompu, parcellisé par les grands vides qui se
situent au milieu de la ville, les quartiers étant des espèces de villages. Elle se situe aussi
50

dans un espace resacralisé par les liturgies de la patrie et en forte transformation, bien
entendu. Un espace dans lequel le poids de la monarchie commence à devenir très lourd
non seulement par la présence du roi même au Quirinal, mais aussi par la présence de la
mémoire de Victor-Emmanuel, enterré au Panthéon et, à la fin de la période que nous
considérons, présent en effigie avec le grand monument équestre au Vittoriano21. Cette
valorisation monarchique apparaît très clairement dans l’ensemble des célébrations : non
seulement dans la fête du Statut, mais aussi dans celle du XX septembre, qui, à Rome, se
transforme dans une réplique de la célébration du Statut : centrée comme elle l’est autour
du Panthéon, lieu central de la célébration même plus que la ‘breccia’ même22.
44 Il faut rappeler que le XX septembre n’est proclamé ‘fête civile’ – une sorte de fête
nationale de deuxième rang – qu’en 1895. Avant cette date (que les affiches de la
Municipalité romaine appelleront ‘la date initiatrice du nouvel âge historique de la patrie’
23) en dehors de Rome, elle n’existe pas au niveau officiel, ni officieux. Elle n’existe donc

que dans la capitale. Ici, tout de suite après l’annexion, on commence à la célébrer. Il
s’agit d’abord d’un charivari irrévérencieux24, mais bientôt il s’agit d’un rituel assez
officiel, avec une procession d’abord au Panthéon, puis à la Porta Pia. Les autorités
participent en grand nombre, et le roi même tient un discours officiel bien avant 1895 : la
Civiltà Cattolica ne manque pas de souligner cette ‘sacralisation impropre’ du corps du roi
et des lieux sacrés de la patrie, d’un côté, et le parallélisme entre la nouvelle fête italienne
et celle du 14 juillet en France, de l’autre : les deux seules fêtes nationales qui célèbrent
des « delitti di sangue », des crimes sanguinaires. Nous ne pouvons pas suivre ici les
développements de la fête du XX septembre dans son ambiguïté polysémique qui la
rendra chère aux institutions et à un président du Conseil autoritaire comme Crispi, mais
aussi à l’« extrême » gauche radicale et démocratique, qui choisira d’habitude de se
manifester par une célébration distincte, riche d’éléments de protestation et caractérisée
par un parcours alternatif. Il est pourtant nécessaire de mentionner les grandes
célébrations nationales du vingtième anniversaire de la prise de Rome. En 1895, le XX
septembre est vraiment la fête de la capitale : c’est le vingt-cinquième anniversaire et,
comme le journal des Jésuites le dira, l’« Italie officielle se concentre à Rome. » 25 À l’aide
d’une réduction du tarif des chemins de fer, qui rend le voyage plus économique,
plusieurs organisations envoient leurs membres dans la capitale. Les rapports de police
nous permettent d’en avoir presque le portrait un par un. L’Italie laïque organise donc
une grande fête laïque qui doit rappeler les fêtes œcuméniques de la chrétienté.
45 Dans la nouvelle capitale, les fêtes publiques sont multiples : à côté de la fête du Statut et
de l’anniversaire du roi, caractérisées surtout par des parades militaires dans les grands
espaces de la capitale et, dans une moindre mesure, celui de la Reine et du Prince de
Piémont, la fête du plébiscite et la fête du XX septembre. Il ne faudrait pas oublier non
plus le 21 avril, le « natali di Roma », qui prend une importance remarquable déjà à partir
de la fin du XIXe siècle, dans le cadre de la mise en valeur de la mythologie de la romanité.
Il s’agit d’une fête qui aura beaucoup plus d’importance avec le fascisme. Bien sûr, ces
« natali di Roma » n’ont pas l’importance des autres fêtes : il n’y a de la musique que dans
la Piazza Colonna et il n’y a vraiment de fête qu’au Palatin où l’administration municipale
invite les écoles à commémorer cette date historique tandis que, le soir de la fête du
Statut, il y a de la musique dans beaucoup de quartiers.
46 Il faudrait pourtant réfléchir de plus près aussi sur la fête du plébiscite (2 octobre), car il
s’agit, à la différence de ce qui se passait à Florence, d’une célébration importante, et
même très importante. Il s’agit de la mise en valeur de la médiation des élites modérées
51

par rapport à la célébration du XX septembre, dont on vient de souligner l’ambiguïté, il


s’agit aussi d’une fête qui présente – dans les premières années du XXe siècle, à l’époque
de la ‘giunta bloccarda’, de l’administration laïque et progressiste de Nathan – des
caractères marqués de modernisation. La Gazzetta d’Italia écrit le 2 octobre 1908 : « Les
usages du grand monde ont été popularisés. La mairie a donc organisé une ‘garden-party’
aux Thermes de Caracalla. Il n’y a pas de pelouses comme dans les vraies garden-parties
anglaises, mais la solennité de l’ambiance est extraordinaire. Les enfants arrivent de
toutes les écoles amenés par les enseignants de gymnastique et, pour augmenter le
nombre des enfants, la mairie leur a demandé de se faire accompagner par leurs frères ».
1 500 jeunes gens arrivent. La nouvelle administration de la capitale veut bien se
distinguer en offrant une nourriture ‘nouvelle’ et ‘moderne’ : on n’offre plus de vin aux
petits mais des jus et des sandwiches. D’ailleurs, à la fin de l’ère Giolitti, beaucoup de
choses ont changé et pas seulement sur le plan des fêtes. Les parades sont déplacées dans
les nouveaux hippodromes en dehors de la ville, qui, de plus, ont l’avantage d’avoir des
tribunes pour les spectateurs. À Rome, la parade devient de plus en plus populaire et,
puisque dans la capitale la bureaucratie est nombreuse, c’est une vraie foule d’employés
qui s’y rend pour applaudir les soldats et organiser une sorte de déjeuner sur l’herbe.
47 Enfin, c’est surtout dans la grande parade militaire de la capitale qu’il est possible de
mettre en valeur la nouvelle présence du clergé à partir de 1911. La guerre de Libye était
fort intéressante pour le Vatican qui avait à Tripoli des intérêts considérables, et bientôt
se produit le ralliement des catholiques à l’occasion de l’extension du suffrage.
48 Dans la capitale, plus qu’ailleurs, le jour du Statut est aussi une célébration du monde de
la politique et de l’administration. Plus que dans les autres villes, l’attribution des
décorations du nouvel État est un vrai événement. Des croix vont aussi aux académiciens,
et c’est à l’Académie nationale fondée à Rome par Quintino Sella, l’Accademia dei Lincei,
qu’une partie importante de la fête se déroule. C’est aussi une façon de mettre en valeur
la capitale en tant que capitale culturelle. Mais, à Rome, ce n’est pas facile. Les vraies
capitales culturelles sont plutôt Turin, ou Naples, avec une université énorme qui réunit
des milliers d’étudiants et dont la bibliothèque universitaire est la plus fréquentée d’Italie
avec ses 90 000 lecteurs par an, à côté des autres bibliothèques de la ville qui reçoivent
200 000 lecteurs par an.
49 Enfin, c’est dans la capitale que les feux d’artifice sont vraiment splendides : il faut en
effet rivaliser avec les grandes célébrations de l’Église.

Conclusion. La fête nationale dans les capitales


perdues
50 Le regard porté sur Rome nous a aidé à analyser un changement sur la longue période, qui
intéresse plusieurs aspects essentiels dans la morphologie de la fête et centraux aussi
dans la mise en valeur de l’ensemble rituel politique-ville-capitale. On a donc pu signaler
toute la portée d’un changement de perspective, la montée du nationalisme qui a gagné
de l’importance par rapport à l’Église. On a pu mettre en évidence l’impact énorme d’un
climat nouveau qui, après la guerre de Libye, commence à mettre déjà en place tous les
éléments qui vont, en l’espace de quelques années, jouer un rôle décisif dans la
mobilisation pour le consensus en faveur de la guerre mondiale : les parades et l’usage des
rituels scolaires et gymniques.
52

51 Tout en restant sur le terrain de l’ensemble ville capitale-rituels de la patrie, nous avons
déplacé notre regard sur le thème du changement.
52 En conclusion, il faut pourtant revenir sur une perspective plus large pour voir ce que la
fête nationale ou civile signifie dans les anciennes capitales qui, à partir de la
proclamation de l’État national, ont perdu leurs prérogatives. On pourrait les appeler les
capitales perdues.
53 Il s’agit d’une typologie qui met en évidence deux séries : d’abord les deux capitales du
Royaume d’Italie, Turin et Florence, ensuite les anciennes capitales des autres États
italiens.
54 Là aussi, il ne s’agit pas d’entités strictement homologues : les petites capitales ne se
ressemblent pas toujours. Il y a une différence entre Modène, Parme ou Lucques, sobre et
frugale, qui ne connaît vraiment les splendeurs de la Cour, et donc de grandes fêtes
publiques laïques, qu’avec Elisa Baciocchi. Il faudrait aussi considérer Palerme, qui n’est
pas une capitale après 1815 mais qui — à cause de la force du séparatisme sicilien – a
l’ambition de se proposer comme capitale à plusieurs reprises lors des émeutes et des
révolutions politiques de 1820, 1830 et 1848.
55 L’écroulement des anciens États signifie en effet la disparition de l’espace politique (et
même d’une certaine façon social) du petit État. Il signifie la perte du rôle de capitale
pour nombre de villes. Silvio Lanaro a repris les mots de l’intellectuel lombard Carlo
Tenca à son amie la comtesse Maffei, qui tenait le salon le plus important de Milan :
« Cette nouvelle Italie est un corps qui n’a pas trouvé une âme. Et maintenant c’est l’âme
de notre vieille Milan qui s’en va. » Il a donc souligné : « Milan vit son entrée dans l’État
unitaire presque comme une régression humiliante et une amputation brutale. » Il n’est
pas question ici de suivre le parcours (pourtant très intéressant et apparenté à notre
thème) de la construction de l’identité régionale des différentes villes italiennes après
l’unification. Mais il faut considérer l’idée très répandue que les différentes villes avaient
sacrifié sur l’autel de la patrie les prérogatives étatiques et des intérêts moraux et
matériels avec la conscience d’avoir contribué à rendre l’Italie libre et unie26. La
conscience du sacrifice est naturellement plus forte dans les villes capitales, qui ont le
plus à perdre dans la nouvelle répartition des prérogatives entre les villes opérée par
l’État. Il s’agit donc de compenser ce sacrifice par la construction d’un rôle prioritaire ou
bien d’un rôle quand même fort sur le plan des titres de noblesse nationale. Il s’agit de
construire une noblesse nationale de l’héroïsme et du sacrifice. À partir de là, on insiste
beaucoup, au niveau local dans les fêtes publiques, pour valoriser les événements liés à la
mémoire historique locale.
56 À Florence, c’est la mémoire des ‘caduti’ toscanes, dont la mémoire sera longuement
perpétuée dans une célébration précise de l’anniversaire de la bataille de Curtatone et
Montanara.
57 À Milan, c’est la célébration des ‘Cinque giornate’ de 1848, sur laquelle Bruno Tobia a
attiré l’attention d’abord dans son livre et plus récemment dans sa contribution aux lieux
de mémoire italiens, en soulignant l’ambiguïté d’une célébration qui met longtemps en
cause la participation démocratique comme alternative possible à l’unification
monarchiste. Un événement que je voudrais plutôt réinterpréter dans le sens de la
valorisation du rôle de la ville pour compenser la perte de l’identification en tant que
capitale par un procédé de substitution. C’est par la célébration et la mise en valeur des
‘Cinque Giornate’ que Milan, qui a perdu son identité de capitale, acquit par rapport à la
53

nation l’identité de « ville des Cinque giornate. » Et c’est encore pour compenser la perte
d’identité comme capitale qu’à Milan un membre de la famille royale assistera presque
toujours à la parade militaire pendant la fête nationale. Ce n’est pas un cas unique. Milan
reste la « capitale morale », la ville dans laquelle se déroulent quelques-unes des
expositions nationales les plus importantes, notamment celle de 1906.
58 Le même sentiment de perte est perceptible à Naples, l’ancienne capitale baroque célèbre
pour de majestueuses fêtes du pouvoir27 : une capitale qui se trouve entre deux mondes, la
fin du Règne des Bourbons et la nationalisation de la ville, une ville qui est devenue tout
d’un coup une capitale sans royaume mais qui reste le centre matériel et idéal de l’Italie
du Sud28.
59 Naples présente encore par rapport à la dynamique des célébrations un autre problème.
Là où, plus qu’ailleurs, l’écroulement de l’Etat représente un traumatisme, le préfet
Liborio Romano confie le contrôle de la ville à la Camorra, après avoir favorisé l’entrée de
ses chefs dans la Garde nationale29. Le grand succès de la fête nationale, dans laquelle la
Garde nationale joue un rôle de premier plan, dépend donc paradoxalement de la
Camorra, qui l’utilise comme moyen de visibilité dans le nouvel espace politique et social
de la nation. Une donnée qu’il faudrait vérifier aussi dans le rôle de la Mafia pour le
contrôle de la Garde nationale à Palerme. Si la parade des fêtes nationales est décisive
comme représentation de l’intégration horizontale des élites, on remarque là un terrain
de complicités et d’ambiguïtés.
60 Il n’est pas possible de développer ici le thème des capitales perdues dans toute sa
complexité. Il me paraît important de le proposer comme un terrain de réflexion qui met
en valeur une autre spécificité italienne. En effet, si l’on pense à l’exemple le plus proche
d’un État-nation de formation récente, celui de l’Allemagne, il faut tout de suite mettre en
évidence une différence essentielle, due à la structure fédérale de l’Empire, qui valorise
énormément le rôle de Berlin mais qui n’abolit quand même pas les autres capitales, qui
gardent donc leurs priorités et traditions. Même en ce qui concerne les parades militaires,
comme Jacob Vogel l’a bien montré dans ce livre, le rôle des autres capitales est bien mis
en valeur. Sur ce terrain, le paradoxe du centralisme italien30 joue peut-être encore un
rôle très important.

NOTES
1. Voir A. Caracciolo, « Le tre capitali d’Italia : Torino, Firenze, Roma », in Le città capitali, édité
par Cesare De Seta, Rome-Bari, Laterza, 1985, pp. 195-200.
2. Elle n’arrivera à en écrire que deux : La ville forte, La città forte, dédié à Turin, et La città del
giglio, la ville du Lys, dédié à Florence. Sur Dora Melegari, voir I. Porciani, « Les historiennes et le
Risorgimento », Rome, Mélanges de l’Ecole Française de Rome, 2000, vol. 112-1, pp. 317-357.
3. Cité dans D. Maldini, « Piazze e folle dalla Restaurazione allo Statuto », in Valerio Stronovo
(éd.), Storia illustrata di Torino, ed. Valerio Castronovo, Milan, Sellino, 1992, p. 309.
4. Cf. I. Porciani, « L’effimero di Stato », in Angelo Varni (ed.), I « Giacobini » nelle legazioni. Gli anni
napoleonici di Bologna e Ravenna, tome II, Bologne, Costa, 1999, pp. 337-359.
54

5. A. Caracciolo, Le tre capitali, art. cit, p. 196.


6. Cf.W. Barberis, Le armi del principe, Turin, Einaudi, 1988.
7. Cf. I. Porciani, La festa della nazione, op. cit., pp. 180-181.
8. C. Correnti [1854], Confidenze postume, Scritti scelti, édiré par Tulio Massarani, Rome, Frozani,
1892, p. 395.
9. Il faudrait développer ce point dans une perspecrive comparative, en considérant par exemple
Londres, mais aussi Berlin, Vienne et Budapest ; sut celle-ci voir aussi les images publiées par A.
Sàgvàri, « Evolution of capitals in Eastern Europe : Budapest from the 19th to the 20th Century »,
in A. Sàgvàri, The Capitals of Europe : a guide to the sources for the history of their architecture and
construction, Munich, New York, K.G. Saur, 1980, pp. 149-174 de l’édition italienne, image p. 161.
10. Cf. P. Oselli, O. Fantozzi Micali, B. Ragoni, E. Spilotros, Nascita di una capitale, Florence, Alinéa,
1985.
11. Cf. L. Zangheri, Feste e apparati nella Toscana dei Lorena 1737–1859, Florence, Olschki, 1996.
12. P. Gori, Le feste florentine attraverso isecoli. Le feste per San Giovanni, Florence, Bemporad, 1926,
p. 10.
13. De Amicis, Torino 1880, [1880], Turin, Lindau, 1991, pp. 8-9.
14. Cf. E. Derti, Firenze scomparsa Florence, Vallecchi, 1970 ; G. Fanelli, Firenze, Rome-Bari, Laterza,
1980.
15. Voir Santa Croce nell’Ottocento, Florence, Alinari, 1986.
16. Archivio di Stato di Firenze, Centenario di Dante, Busta 4522. Je dois cette information à la
courtoisie de Mahnaz Yousefzadeh, qui est en train de terminer sous ma co-direction un doctorat
sur le Centenaire de Dante.
17. Cf. I. Porciani, « Stato e nazione : l’immagine debole dell’Italia » in Fare gli italiani, édité par S.
Soldani et G. Turi, Bologne, Il Mulino, 1993, vol. I, p. 404.
18. G. Brice, « Introduction », in M.A. Visceglia et C. Brice (dir.), Cérémonial et Rituel à Rome ( XVIe-
XIXe siècle), Rome, École Française de Rome, 1997, p. 25.
19. Cf. B. Tobia, Una patria per gli Italiani. Spazi, itinerari, monumenti nell’ Italia unita (1870-1900),
Rome-Bari, Laterza, 1991, p. 5.
20. U. Levra, Fare gli Italiani, Turin, Comitato di Torino per la Storia del Risorgimento, 1993. On
attend une traduction française prochaine de ce livre.
21. Cf. C. Brice, Monumentalité publique et politique à Rome. Le Vittoriano, Rome, École française de
Rome, 1998.
22. Cf. G. Arnaldi, « XX settembre 1895 », in Studi romani, III, 1955, pp. 564-579 ; G. Verucci, « Il XX
settembre » in M. Isnenghi (éd.), I Luoghi délia memoria. Personaggi e date delt’Italia unita, Rome-
Bari, Laterza, 1997, pp. 87-100. Puisque cet article se concentre sur les fêtes officielles, il n’est pas
question ici de discutet la nature double de la célébration du XX septembre, dans laquelle les
radicaux et les démocrates organisent leurs propres commémorations concurrentes, et de suivre
les aspects plus aggressifs et intempérants de cette commémoration dans les milieux de ’gauche’
à l’âge de Giolitti.
23. Archivio Capitolino titolo XV spettacoli pubblici 1907. Manifesto per il XX settembre.
24. La Perseveranza, 27 septembre 1871.
25. « La vita dell’ Italia légale in questa seconda metà di settembre d’è tutta dispiegata in Roma »,
Civiltà Cattolica, cronache settembre 1895.
26. Cf. l'éditorial signé « i compilatori » de l'Archivio Storico Campano, a I n. 1, p. III.
27. . Mancini, Feste ed apparati civili e religiosi in Napoli..., Naples, Edizioni scientifiche italiane,
1997.
28. P. Macry, Napoli nel secondo Ottocento, in Civiltà dell’ Ottocento. Cultura e società, Naples, Electa,
1987, p. 19.
29. M. Marmo, « Ordine e disordine. La camorra napoletana nell’ 800 », Meridiana, n. 7-8, 1990,
p. 172.
55

30. Cf. O. Janz, P. Schiera, H. Siegrist (éd.), Centralismo e fédéralismo nell’Ottocento e nel Novecento in
Italia e in Germania a confronta, Bologne, Il Mulino, 1997.
56

Paris et Berlin sous les armes. Fêtes


militaires et festivités dans les
capitales allemande et française
(1871-1914)
Jakob Vogel

Introduction
1 Paris et Berlin étaient, à la fin du XIXe siècle, les capitales de deux pays profondément
différents à maints égards1. D’un côté, Paris, cœur d’un État national ancien et reposant
sur une longue tradition de centralisme, de l’autre, Berlin, centre symbolique d’un Empire
fédéral nouvellement fondé, et ne s’affirmant que lentement face aux capitales
demeurées politiquement et culturellement influentes des autres États confédérés
allemands. D’une part, le centre du pouvoir d’un État républicain qui devait avant tout
chercher à enraciner progressivement dans l’espace urbain des modèles de
représentation qui lui soient propres. D’autre part, l’ancienne capitale prussienne qui
pouvait puiser dans des modèles et des lieux déjà éprouvés d’autoreprésentation
monarchique. Enfin avec Paris et Berlin se faisaient face deux villes qui incarnaient, pour
la première, le symbole de la défaite, pour la seconde, le symbole de la victoire de la
guerre de 1870-1871.
2 Malgré ces profondes différences, se développèrent néanmoins entre 1871 et 1914, à Paris
comme à Berlin, des modèles similaires de festivités et de fêtes militaires, telles les
parades annuelles des troupes, la mise en scène militaire des visites d’État et les
cérémonies officielles ou semi-officielles de commémoration de la guerre. Cette évolution
quasi parallèle mer à jour toute une série de critères contextuels qui revêtaient la même
importance pour les deux capitales et, par delà, pour les deux pays. Dans les deux pays,
l’établissement du service militaire obligatoire (ou de son renforcement dans le cas
prussien) promut tout particulièrement l’armée comme symbole de la nation. Dans les
deux pays, le rôle central joué par l’armée dans la mise en scène de l’État se concentrait
57

de plus en plus dans les capitales, qui devinrent ainsi à la fin du XIXe siècle le centre
naturel de représentation de l’État. Ces éléments de contexte partagés agirent de telle
façon, qu’à la fin du XIXe siècle, Paris et Berlin présentaient beaucoup plus de similitudes
qu’on ne pourrait le supposer à première vue. Cependant, des différences indéniables
sont également à l’œuvre dans la culture festive militaire des deux pays et renvoient aux
contextes spécifiques qui continuaient d’imprégner l’expression formelle de ces festivités.
3 L’analyse comparée des cultures festives militaires à Paris et à Berlin présentée ici, aura
pour objectif de mettre à jour les dynamiques qui promurent les deux capitales comme
hauts lieux symboliques de la représentation militaire dans les deux pays2. L’étude
essaiera aussi d’analyser en quoi cette culture de la représentation militaire structurait
l’espace public des deux capitales. Plus précisément, elle prendra en compte trois
thématiques :
1. La constitution d’un rituel codifié de parades militaires annuelles faisant des capitales le
centre symbolique de la « Nation en armes ».
2. La représentation publique de l’Etat trouvant son expression privilégiée dans la mise en
scène des visites d’État.
3. La question de savoir en quoi les deux capitales incarnaient une culture du souvenir
militaire propre à chacun des deux pays.

Les capitales d’une culture festive militaire et


nationale
4 Les fêtes militaires ne constituent naturellement, pas plus à Paris qu’à Berlin, une
création de l’époque de l’après-guerre franco-allemande3. Les parades militaires et les
revues appartenaient déjà au quotidien des capitales princières du XVIIIe siècle. Mais ce
que l’on observe dans la seconde moitié du XIXe siècle, c’est une ritualisation accrue de ces
cérémonies militaires à travers une formalisation du rituel, une nouvelle périodisation et
une focalisation géographique. Surtout, ces parades n’étaient désormais plus mises en
scène pour le public restreint de la Cour ou des militaires, mais visaient de plus en plus un
très large public. Si, dans la première moitié du XIXe siècle, en France comme en
Allemagne, les parades militaires avaient en effet lieu de façon irrégulière et sur des sites
changeants4, dans les années 1870 et 1880 en revanche, elles s’institutionnalisèrent
annuellement, à date fixe et sur des sites incarnant spatialement la représentation
militaro-nationale. Parallèlement à ce processus, on assiste de plus à une concentration
croissante des fêtes militaires dans les capitales, qui devinrent ainsi le lieu privilégié de la
représentation militaire de la Nation. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, et pour Paris
bien après encore, les grandes parades militaires rythmèrent désormais la vie festive des
deux capitales.
5 À Paris, le terrain de Longchamp fut choisi bien avant 1880, l’année de l’instauration du
rituel militaire annuel du 14 Juillet5 comme le site des grandes cérémonies militaires de la
garnison parisienne. Et ce, pour des raisons pratiques : le Champs de Mars, lieu
traditionnel d’accomplissement de ces cérémonies, n’était en effet plus en état depuis
l’Exposition universelle de 1867. Ainsi, le 29 juin 1871, les troupes parisiennes défilèrent
au Bois de Boulogne devant Thiers, le chef de l’État, sous les yeux des troupes allemandes
occupant encore la France, car les Tuileries ainsi que d’autres lieux de la capitale
portaient encore trop les traces des combats de la Commune.
58

6 Ce n’est cependant qu’avec l’avènement de la Troisième République que fut établi à partir
de 1880 un rituel immuable de parade annuelle des troupes à Longchamp. Peu de temps
avant sa tenue, cette parade fut cependant à nouveau déplacée en 1884 sur les Champs-
Élysées par peur du choléra qui sévissait alors. La presse critiqua avec véhémence le choix
d’un lieu n’offrant que des capacités restreintes de place ainsi qu’une visibilité réduite
pour les spectateurs, traduisant ainsi le fait que les parades militaires devaient avant tout
constituer un véritable spectacle pour le grand public6. En 1886, le général Boulanger,
alors ministre de la Guerre, décida donc de transférer de nouveau la parade au Bois de
Boulogne7. L’originalité de la Troisième République résida alors moins dans la création
d’un nouveau type de festivités que dans leur ritualisation et dans leur mise en scène
délibérément orientée vers et pour le public. Cependant, ce ne fut que grâce au recours
massif, d’ailleurs souvent sollicité par l’État, d’images, d’articles de presse et de chansons
propageant le mythe de la « fête populaire » de Longchamp que les fêtes parisiennes du
14 Juillet incarnèrent progressivement le symbole de la nouvelle armée républicaine et
nationale8. Symbole qui, aujourd’hui encore, incarne l’image de la fête nationale telle que
la véhiculent les livres d’histoire.
7 Les parades impériales berlinoises renouaient en revanche avec la pratique des parades
militaires régulières instituées par Guillaume Ier dans les années 1860. Elles avaient lieu
deux fois par an : une petite parade des troupes de la garnison berlinoise, à la fin du mois
de mai, et une plus grande parade au cours de laquelle défilaient l’ensemble des
régiments des Gardes du Corps, début septembre. Ce n’est qu’à partir de 1874 que les fêtes
militaires furent organisées de façon régulière deux fois par an sur le Tempelhofer Feld, au
sud de Berlin. À travers l’institutionnalisation à Berlin d’une parade militaire annuelle, la
capitale de la Prusse s’établit alors, après la guerre de 1870-1871, comme le centre
symbolique de la nouvelle nation militaire allemande. Tout comme le terrain de
Longchamp, le Tempelhofer Feld offrait aux spectateurs de très bonnes conditions pour
assister au spectacle haut en couleur de la parade des troupes. Alors qu’originellement,
les festivités militaires étaient organisées au bénéfice exclusif de la Cour et des militaires,
le public important des fêtes militaires berlinoises s’est formé de façon quasi spontanée
sur la base d’une participation en masse de la population. Ainsi, alors qu’à Paris les
festivités du 14 Juillet furent délibérément et dès leur début organisées pour un public le
plus large possible, en Allemagne, ce fut au contraire la très forte participation de la
population berlinoise à ces parades qui transforma le caractère de ces festivités et en fit le
moment privilégié d’une culture festive militaire tout à la fois populaire et nationale.
8 L’institutionnalisation des fêtes militaires à Paris et à Berlin souligne ainsi clairement la
position hautement symbolique des deux capitales à l’intérieur de leur contexte national
respectif9. Elles constituaient désormais le cœur d’une topographie nationale des fêtes
militaires ; fêtes militaires qui se fixaient pour objectif d’ancrer profondément l’union
symbolique de la communauté tout à la fois militaire, politique et nationale dans le
quotidien de la population.
9 Mais les structures politiques et étatiques très différentes ainsi que des traditions de fête
et de culture festive propres à chaque pays expliquent que la physionomie du « paysage »
militaro-national laisse apparaître de profondes différences entre la France et
l’Allemagne. En France, le folklore militaire républicain est fortement ancré au niveau
local10 : en effet une parade du 14 Juillet est organisée dans toutes les villes de garnison
selon le modèle parisien. En Allemagne, en revanche, les fêtes militaires nationales
s’articulent autour des visites d’inspection militaire que l’Empereur, en tant que chef
59

suprême des armées entreprenait annuellement dans diverses régions de l’Empire. Dans
les États confédérés non prussiens, la présence de l’Empereur aux manœuvres militaires
annuelles de septembre prenait le caractère d’une visite d’État. Ainsi, à la différence de
Berlin, capitale de l’Empire où avaient lieu chaque année des fêtes militaires, les autres
régions allemandes n’étaient qu’assez rarement, une fois tous les sept ou neuf ans, le
théâtre d’un tel spectacle militaro-national.
10 Cette structuration divergente de la culture festive militaire dans les deux pays reflète
une différence fondamentale dans la position de la capitale au sein de chacun des
contextes nationaux. Alors que la fête du 14 Juillet s’incarnait de façon privilégiée dans la
capitale française, comme lieu des cérémonies officielles de l’État républicain et des élites
nationales, la présence régulière de l’Empereur allemand dans les différentes provinces
allemandes avait au contraire pour but de consolider les structures fédérales de l’Empire
et de relier le centre symbolique de la Nation et les différents États confédérés allemands.
11 L’une des conséquences du centralisme français fut que les fêtes militaires parisiennes
représentèrent une attraction particulièrement attrayante pour l’ensemble de la
population française. Dès 1880, les provinciaux désireux d’assister à la revue du 14 Juillet
avaient la possibilité de gagner la capitale par trains spéciaux en provenance de
l’ensemble des régions françaises. A Berlin en revanche, on n’eut jamais recours à de tels
moyens de transport lors des fêtes militaires. Comme ces parades berlinoises étaient
organisées lors de jours ouvrables, la venue dans la ville de spectateurs issus d’autres
régions de l’Empire se trouvait forcément limitée. Néanmoins, à en croire les guides de
touristiques de l’époque les touristes étrangers présents dans la capitale de l’Empire
allemand appréciaient tout particulièrement cette possibilité d’admirer l’Empereur et le
déploiement de force de la monarchie prusso-allemande. Les différences dans la
composition sociale du public des parades militaires à Paris et à Berlin mettent ainsi en
évidence les fortes différences du rapport capitale/province dans les deux pays.

La représentation militaire de l’Etat


12 Le retentissement particulier des fêtes militaires organisées dans les capitales n’était pas
uniquement dû aux très nombreux spectateurs et à l’importance des troupes défilant lors
de la parade, mais surtout à la présence de personnalités influentes du monde politique et
social, proches des milieux du pouvoir et de l’État. L’analyse comparatiste des fêtes entre
Paris et Berlin montre clairement que les différences manifestes entre les deux régimes
politiques jouaient un rôle fondamental. Les fêtes militaires parisiennes constituaient
avant tout la mise en scène d’une élite étatique républicaine. Une importance
fondamentale était accordée à la mise en valeur du Parlement et des représentants civils
et bourgeois de l’État. À Berlin, au contraire, les fêtes militaires constituaient une
autoreprésentation de la monarchie. La dynastie des Hohenzollern et la Cour formaient le
cœur symbolique des parades impériales, tandis que le Reichstag et les autres institutions
civiles étaient exclus de l’espace de représentation militaire11. Si on laisse cependant de
côté les dimensions politiques opposées, apparaissent alors toute une série de similitudes
étonnantes, qui plongent leurs racines dans les origines communes de la représentation
militaro-étatique ainsi que dans des emprunts respectifs, particulièrement forts dans ce
domaine. Ainsi l’État républicain et bourgeois français n’avait, par exemple, pas renoncé à
un décorum militaire, qui trouvait notamment sa traduction dans l’escorte militaire des
plus hauts dignitaires de la République à Longchamp. Le terme même de « Garde
60

Républicaine » renvoie à la continuité relative d’anciennes formes de représentation


monarchique dans le contexte d’une France pourtant républicaine.
13 La très forte présence militaire déployée lors des visites d’État organisées dans les deux
capitales met encore mieux en lumière les similitudes existant dans la mise en scène
militaire des États français et allemand. Il est nécessaire d’insister sur le fait que c’est
seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que se met en place le modèle de la visite
d’État, tel qu’il subsiste aujourd’hui encore dans ses grandes lignes12. À la différence du
XVIIIe siècle, les visites d’État de la fin du XIXe siècle ne s’adressaient désormais plus à la
seule personne du Monarque, mais à la Nation tout entière. La visite symbolique de la
capitale, et non plus la seule visite de la résidence du chef de l’État, devint de plus en plus
une composante incontournable du programme officiel13.
14 Du fait du long isolement diplomatique de la Troisième République, les possibilités de
développement d’une véritable pompe étatique ne trouvaient, en comparaison avec
d’autres pays européens, que plus rarement des occasions de s’exprimer à Paris. Pour
cette raison, l’État républicain attachait une importance toute particulière à doter de tels
événements d’un brillant décorum. Déjà, sous la présidence de Mac Mahon, la visite du
Shah d’Iran à Paris en 1873 fut célébrée à grand renfort de pompe militaire et par une
parade des troupes. Ce déploiement de décorum militaire fut bien plus important encore
en 1896, à l’occasion de la première visite officielle du Tsar dans la capitale française.
Pour donner à cette visite un apparat encore plus brillant, quatre bataillons de Tirailleurs
Algériens, de Zouaves et de Chasseurs d’Afrique furent acheminés d’Alger à Paris tout
exprès pour l’occasion. Le nombre de soldats participant à la parade solennelle en
l’honneur du Tsar était tellement important qu’elle n’eut exceptionnellement pas lieu à
Longchamp mais à Châlons.
15 Mais, à côté des grandes parades militaires, passage obligé de visites de cet ordre, ce fut
surtout la mise en scène militaire des festivités de l’entrée du Tsar dans Paris qui retint
tout particulièrement l’attention du gouvernement français. De longues rangées de
soldats paraient l’itinéraire qui partait de la Gare de Ranelagh, passait par l’Arc de
Triomphe, se poursuivait par la descente des Champs-Élysées pour aboutir enfin à la Place
de la Concorde. Les soldats saluaient le passage du Tsar, le long d’un itinéraire qui
marquait symboliquement déjà depuis le début du XIXe siècle l’entrée solennelle dans
l’espace public parisien. Ainsi, comme dans les « Entrées » du Monarque sous l’Ancien
Régime, les uniformes militaires, drapeaux et musique constituaient un élément
fondamental du décor mettant en scène l’entrée festive du chef d’État étranger dans la
capitale française.
16 La mise en scène des visites d’État à Paris ne se distinguait ainsi pas fondamentalement
des festivités organisées de plus en plus pompeusement dans le Berlin impérial de la fin
du XIXe siècle à l’occasion des visites princières 14. Dans la capitale de l’Empire allemand,
les troupes déployées en rang le long de l’itinéraire parcouru par les chefs d’État faisaient,
comme à Paris, tout autant partie intégrante du répertoire classique des entrées festives
dans la ville. L’avenue Unter den Linden représentait la même « via triumphalis » que les
Champs-Élysées et le franchissement de la Porte de Brandebourg marquait également
symboliquement l’entrée du visiteur étranger dans l’espace de la capitale. Les uniformes
très bigarrés des régiments prussiens de la Garde conféraient aux visites d’Etat à Berlin
toutefois un aspect plus coloré, plus « monarchique », à la différence des haies de soldats
parisiennes où dominaient le bleu et le rouge. Mais la seule vraie différence du
cérémoniel berlinois résidait dans l’accueil officiel que le Maire de la Ville de Berlin
61

offrait aux visiteurs à la Porte de Brandebourg – symbole du poids important que les
autorités municipales conservaient dans le contexte de l’Allemagne impériale.
17 Ainsi que le suggère la description de Guillaume II de sa visite d’État à Londres, la
compétition internationale entre les différents pays conduisait à la fin du XIXe siècle à
donner un caractère de plus en plus magnificent à ces visites d’État15 Ainsi, comme le
nombre de régiments stationnés à Berlin avait été jugé insuffisant pour pourvoir à l’éclat
nécessaire aux visites d’État, l’Empereur décida de pallier ce déficit en augmentant le
nombre de régiments de la Garde déjà stationnés dans la capitale. Ainsi, dans les capitales
française et allemande, plus que l’architecture éphémère (un autre moyen utilisé
habituellement pour mettre en scène des relies cérémonies) ce fur donc en premier lieu
un plus grand déploiement de décorum militaire qui fut sollicité pour se mettre au
diapason des autres pays européens.

Capitales de la mémoire ?
18 L’issue opposée pour l’Allemagne et la France de la guerre de 1870-1871 ne resta
naturellement pas sans conséquence sur les modalités de la culture festive militaire dans
les deux capitales. Leur position privilégiée de centre symbolique de l’État et de la Nation
fit que la politique officielle de commémoration s’y illustra beaucoup plus que dans les
autres parties du pays. Dans les régions françaises touchées par la guerre franco-
allemande, se mirent en place, souvent dès 1871, des cérémonies commémoratives des
combats locaux16. À Paris en revanche, et ce dans une grande mesure à cause du souvenir
ambigu des événements de la Commune, la commémoration officielle de la guerre fut
pendant très longtemps inexistante. La célèbre parole de Gambetta : « Pensons-y
toujours, n’en parlons jamais », servait de ligne de conduite. La situation était en
revanche tout autre à Berlin. Le souvenir du passé glorieux des « guerres de l’unification
nationale » constituait le point de référence de la culture festive militaire dans les
premières décennies de l’Empire. Depuis l’institution par l’Empereur Guillaume I er des
parades d’automne organisées annuellement à Berlin le 2 septembre (jour de la bataille de
Sedan), la capitale prusso-allemande détenait ainsi à l’intérieur du pays un statut de
centre officiel er national de mémoire de la guerre contre la France.
19 L’image d’une culture festive militaire antagoniste dans les deux capitales, découlant de
l’issue contraire de la guerre franco-allemande, se modifia cependant au tournant du
siècle. L’historisation grandissante des événements de cette guerre atténua en effet
l’importance que l’État portait à sa commémoration. Elle tendit également à rapprocher
considérablement la culture du souvenir à l’œuvre dans les capitales, de celle pratiquée
dans l’ensemble du pays17. Les représentants de cette culture du souvenir étaient
désormais les vétérans de guerre qui, de plus en plus, assumaient seuls l’organisation des
cérémonies publiques de souvenir à Paris et à Berlin.
20 Ainsi se mirent en place à Paris toute une série de fêtes commémoratives organisées par
les associations de vétérans18, qui, sans détenir le statut de manifestations étatiques
officielles, furent cependant encouragées par les institutions républicaines. L’une des
commémorations les plus importantes organisées par les associations de vétérans était,
depuis 1905, la marche annuelle de la Société de Vétérans (société proche du
Gouvernement) jusqu’au Monument de La Défense situé aux portes de la ville. Mais si lors
de cette fête, le gouverneur militaire de Paris présidait la parade des anciens soldats, un
62

rituel de fêtes étatiques commémoratives ne vit pour autant jamais véritablement le jour
à Paris.
21 À Berlin, les modalités de commémoration de la guerre se modifièrent tout autant. Avec
l’avènement de Guillaume II en 1888, la date anniversaire de la Bataille de Sedan cessa
d’être célébrée par une parade militaire annuelle. Si dans un premiers temps, la Ville de
Berlin continua à se charger de l’organisation des festivités du 2 septembre, après 1895,
année du 25e anniversaire de la guerre franco-allemande, ce furent désormais les seuls
vétérans de guerre qui assumèrent la commémoration publique de cette guerre à Berlin.
22 L’éloignement temporel de la guerre eut ainsi pour conséquence que les deux capitales
présentèrent de plus en plus des formes similaires de culture festive militaire, sans pour
autant que s’efface complètement ses différences originelles.

Conclusion
23 D’un point de vue berlinois, l’Empire wilhelminien peut facilement apparaître comme une
époque de représentation exacerbée de l’Etat militaire prusso-allemand, représentation
que Guillaume II, admirateur invétéré du cérémoniel militaire, aurait portée à son
paroxysme19. Cette image s’avère cependant tout aussi réductrice que l’image d’une
Troisième République tout entière tournée vers la fête et qui aurait créé avec la parade
annuelle de Longchamp une fête populaire, républicaine et nationale originale20. En
réalité, la comparaison des modalités de la culture festive militaire entre les deux
capitales met au jour l’importance fondamentale du contexte international et de son
évolution ainsi que celle de la compétition réciproque entre les différentes capitales
européennes. En effet, à la fin du XIXe siècle, chaque capitale européenne cherchait, à
travers la représentation de la splendeur des troupes, à renforcer sa position de centre de
gravité symbolique d’une « nation en armes ». Longchamp tout comme le Tempelhofer Feld
devinrent ainsi, en France et en Allemagne, synonymes d’une affirmation rituelle
annuelle de cette communauté militaro-nationale. Dans le même temps, le spectacle de
masse des soldats défilant dans leurs uniformes colorés offrait une toile de fond
privilégiée à la mise en scène théâtrale de l’État dans l’espace public des deux capitales.
24 Au-delà des antagonismes politiques, les similitudes relativement fortes qui s’étaient
développées dans les cultures festives parisienne et berlinoise du début du XXe siècle,
furent ruinées par les conséquences des deux guerres mondiales. À Paris, et ce jusqu’à
aujourd’hui encore, la fête militaire du 14 Juillet continue d’avoir lieu sur les Champs-
Élysées sous la forme ritualisée d’une parade de la victoire. En Allemagne, au contraire, la
chute de la Monarchie en 1918 ainsi que l’utilisation intempérante par le régime national-
socialiste des défilés et parades publiques conduisit après 1945, du moins en République
fédérale, à un rejet des formes classiques de la représentation militaire. À leur place
s’établit un cérémoniel fait de stricte retenue et d’austérité formelle qui, jusqu’à
aujourd’hui encore, distingue l’Allemagne de la plupart des autres pays dans les formes de
la mise en scène de la représentation d’État21. La reprise pure et simple dans le Berlin
actuel de ces traditions européennes de la représentation militaro-monarchique apparaît
comme très peu plausible. Le souvenir des marches et parades organisées à Berlin d’abord
par le régime impérial, puis par le régime national-socialiste et enfin par le
gouvernement de la RDA est encore bien trop présent dans les esprits. Dans ce contexte,
la question de savoir quelles formes alternatives de représentation de l’État et de la
63

Nation seront retenues dans les années à venir dans la nouvelle capitale de l’Allemagne
réunifiée apparaît tout particulièrement captivante.

NOTES
1. Je remercie vivement T. Jacob de sa traduction de mon texte ainsi que de ses commentaires
importants qui m’ont aidé à façonner mes propos en Français.
2. Pour une analyse plus détaillée, se reporter à mon livre : J. Vogel, Nationen im Gleichschritt. Der
Kult der ,Nation in Waffen‘ in Deutschland und Frankreich 1871-1914, Göttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht, 1997.
3. Pour Paris : A. Corbin, « La fête de souveraineté », in A. Corbin, N. Gérôme, D. Tartakowsky
(dir.), Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994,
pp. 25-38, 33.
4. Sur le Second Empire, voir également : R. Sanson, « Le 15 août : La Fête nationale du Second
Empire », in A. Corbin et ai, Les usages politiques des fêtes, op. cit., pp. 117-136, 128, 129.
5. Sur les festivités du 14 juillet en général, voir aussi : R. Sanson, Les 14 juillet. Fête et conscience
nationale 1789-1975, Paris, Flammarion, 1976 ; J.-P. Bois, Histoire des 14 juillet. 1789-1919, Rennes,
Éditions Ouest-France, 1991.
6. Le Temps, 15/16 juillet 1884, 15/16 juillet 1885 ; Le Gaulois, 15 juillet 1884.
7. Cet élément explique, entre autres, l’immense popularité du général Boulanger auprès d’un
public proche de l’armée et par delà l’incident fameux du défilé du 14 Juillet de 1886. Cet
événement ne prit cependant toute sa dimension politique que quelque temps après dans le
contexte de la propagande développée autour des nouvelles aspirations politiques du général.
Plus détaillé sur cette affaire : Vogel, op. cit., pp. 231-237.
8. Sur l’imporrance de l’intervention de l’État dans la production d’une imagerie républicaine du
14 juillet, voir M.-L. Plessen (dir.), Marianne und Germania. zwei Welten - Eine Revue, Berlin, Argon,
1996.
9. A. Corbin, « Paris-province », in P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire III Les France, vol. 1, Paris,
Gallimard, 1992, pp. 777-823 ; O. Janz, P. Schiera, H. Siegrist (dir.), Zentralismus und Föderalismus im
19.-20. Jahrhundert. Deutschland und Italien im Vergleich, Berlin, Duncker & Humblot, 2000 [ital.:
Centralismo et federalismo tra Otto e Nove cento. Italia e Germania a confronto, Bologne, il Mulino,
1997].
10. Voir aussi M. Agulhon (dir.), Cultures et folklores républicains, Paris, Édirions du C.T.H.S., 1995.
11. Dès lors l’erreur de toute une tradition de l’historiographie allemande de ne parler que d’une
fête militaro-monarchique et de nier son caractère populaire. Voir G. L. Mosse, Die
Nationalisierung der Massen. Politische Symbolik und Massenbewegungen von den Befreiungskiegen bis
hin zum Dritten Reich, 2e éd., Francfort/M., Campus, 1993, p. 114 ; F. Schellack, Nationalfeiertage in
Deutschland von 1871 bis 1945, Francfort/M., Lang, 1990.
12. De plus, le rituel établi à l’occasion de la visite des différents souverains européens à Paris
lors de l’Exposition universelle de 1867 représenta une innovation importante et constitua dans
ce long processus d’établissement du cérémoniel des visites d’Etat un point de référence (voir
l’étude en cours sur les visites d’Etat du XIXe siècle menée actuellement par Johannes Paulmann à
Munich).
64

13. Voir par exemple les manuels de cérémoniel de la monarchie prussienne : R. Graf Stillfried-
Alcanrra, Ceremonial-Buch fur den Königlich Preufischen Hof Berlin, 1877.
14. D. E. Barclay, Anarchie und guter Wille. Friedrich Wilhelm IV. und die preufische Monarchie, Berlin,
Siedler, 1995, p. 92.
15. Kaiser Wilhelm II., Aus meinem Leben. 1859-1888, Berlin, Koehler, 1927, p. 262.
16. F. Roth, La guerre de 1870, Paris, Fayard, 1990, pp. 607-726 ; A. Maas, « Der Kult der toten
Krieger. Frankreich und Deutschland nach 1870/71 », in E. François, H. Siegrist, J. Vogel (dir.),
Nation und Emotion. Deutschland und Frankreich im Vergleich. 19. und 20. Jahrhundert, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprechr, 1995, pp. 215-231.
17. En dehors des études mentionnées ci-dessus, voir pour l’Allemagne également : F. Schellack,
Nationalfeiertage in Deutschland von 1871 bis 1945, Francfort/M., Lang, 1990. U. Schneider, Politische
Festkultur im 19. Jahrhundert. Die Rheinprovinz von der französischen Zeit bis zum Ende des Ersten
Weltkrieges (1806-1918), Essen, Klartext, 1995, pp. 238-263 ; A. Confino, The Nation as a Local
Metaphor. Wurttemberg, Impérial Germany, and National Memory. 1871-1918, Chapel Hill, Univ. of
North Carolina Press, 1997.
18. Ces associations de vétérans de la guerre de 1870-71 sont absentes de l’étude magistrale d’A.
Prost, Les Anciens Combattants et la société française 1914-1939, Paris, Presses de la F.N.S.P., 1977.
19. C’est l’interprétation classique de l’historiographie allemande depuis la chute de la
monarchie, voir déjà W. Rathenau, Der Kaiser. Eine Betrachtung, Berlin, Fischer, 1919.
20. Cette idée transparaît dans l’article de Ch. Rearick, « Festivals in Modem France: The
Expérience of the Third Républic », Journal of Contemporary History 12, 1977, pp. 435-460.
21. Seule une brève cérémonie militaire, sans participation de public, subsiste dans le rituel
d’accueil des chefs d’État étrangers.
65

Les itinéraires de la célébration :


métamorphoses d’un modèle de
l’Italie unitaire à l’Italie fasciste
Bruno Tobia

1 Italie, vieille nation, Italie jeune État ; Italie, communauté de cultures, Italie, agrégat
politique. L’obsession et la crainte des classes dirigeantes face au Risorgimento et au
Royaume unitaire à peine constitué entre 1859 et 1870 tiennent dans ces formules
contrastées. On sait que Massimo d’Azeglio a exprimé la même préoccupation, dans une
phrase qui lui a été attribuée : « A présent que l’Italie est faite, nous devons faire les
Italiens ». Manière de dire qu’à la forme politique (nouvelle), il fallait encore faire
correspondre un vrai contenu civil (moderne). Si l’on fait abstraction de la connotation
morale et aristocratique de cette phrase, on peut aussi l’entendre comme l’expression
d’un projet politique inscrit dans la lignée de celui de Cavour. Selon lui, en effet, le
problème national italien dérivait essentiellement d’un problème de « civilisation », de
progrès, d’entrée, pour la péninsule aussi, dans la modernité1.
2 C’est de cet impératif de la modernisation que découle, dans la construction de l’appareil
unitaire, la nécessité de ce « commandement impossible », qui prescrit une liberté
contrôlée et fait de l’État le grand pédagogue de la société italienne : une autorité qui
supplée pour susciter, qui s’impose pour stimuler les énergies et les initiatives 2.
Paradoxalement, le résultat auquel on parvient n’est pas celui d’un État fort et influent,
mais bien plutôt celui d’une élite nationale qui, par la politique, cherche à réduire la
distance irréductible entre gouvernants et gouvernés. Cette tentative pour annuler ou, du
moins, pour réduire le contraste entre les identités italiennes (le pays des cent cités) et
l’identité nationale provoque, pour la communauté des habitants de la péninsule, le « tout
politique, tout idéologique », mais aussi le « peu d’État. »3 Même l’engagement de l’Italie
libérale dans un activisme politique pédagogique relève de ce surplus de politique et
d’idéologie. De ce point de vue, Rome, avec son organisation urbaine symbolique et tous
les usages de l’espace politique qu’elle offre, constitue un exemple spécifique et
considérable de l’effort engagé sur le terrain.
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3 1. À ce propos, notons une chose : le contraste entre une grande disponibilité territoriale
et urbanistique au changement et, à l’inverse, une résistance tenace à la révolution
politique symbolique. La Rome de 1870 est physiquement un espace ouvert. À peine plus
de deux cents mille habitants vivent à l’étroit dans le méandre du Tibre et sa zone
limitrophe, sur une superficie de 16 000 hectares. A l’exception de quelques rares rues
plus larges, c’est principalement un labyrinthe de ruelles étroites et sinueuses, de
maisons en mauvais état et souvent délabrées. Au cœur de cette densité emmurée,
surgissent à l’improviste de magnifiques places, bordées d’élégants palais nobiliaires.
Pour le reste, le périmètre correspondant à la muraille d Aurélien est le règne d’une
campagne urbanisée, composée de potagers, de jardins, de parcs séculaires, semés de
quelques rares bâtisses isolées et grandioses : couvents, basiliques, églises, villas, voire
ruines antiques. Au-delà des murs, s’étend la vraie campagne, un désert infesté par la
malaria, à peine égratigné par les voies de chemins de fer.
4 Rome est un espace ouvert, mais non un espace vide. L’élite libérale l’a voulue avec
ténacité comme capitale de l’Italie, précisément à cause de son passé chargé de gloire et
d’universalisme, précisément parce qu’elle était la seule ville italienne, c’est du moins ce
que pensait Cavour, sans mémoire municipale, une ville face à laquelle les autres villes,
jalouses, n’auraient pas été contraintes de s’incliner. Rome apaise tous les campanilismes,
pour incarner l’Italie et renforcer la monarchie. Ainsi, la « neutralité » de Rome
représente une valeur positive, un atout face à toutes les autres hypothèses de capitales
qui avaient aussi été agitées4. Cependant les nouveaux conquérants, les Piémontais qui
deviennent Italiens à Rome, ne sont pas confrontés à un exercice aisé. Il leur faut opérer
la distinction, à partir de 1870, entre l’universalité de l’histoire de la ville « éternelle » et
l’universalité de la religion catholique, deux universalités qui se sont confondues
jusqu’alors de manière indissoluble à Rome. C’est la raison pour laquelle l’opération qui
consiste à établir à Rome le centre du nouvel État n’est pas simple, ni ne relève de la
politique ordinaire. C’est d’autant plus difficile à faire que se trouve à Rome le
« prisonnier du Vatican », le pape, totalement hostile à l’État unitaire. Aussi la conquête
de Rome constitue-t-elle, pour les Italiens, un défi permanent : il les contraint à imprimer
une marque propre à la ville, dans une confrontation permanente avec le passé. Dans ce
cas précis, imprimer une marque ne se réduit pas uniquement à redéfinir un rôle : c’est se
trouver dans l’obligation de subvertir un souvenir. Le pari très osé est celui que la ville
éternelle parvienne à devenir italienne et que l’Italie incarnée dans Rome puisse
s’imaginer constituée5.
5 L’aspiration à une « Troisième Rome », après celle de l’Empire et celle des papes,
constitue donc non seulement l’élan vers une capitale « inévitable »6, mais une tentative
pour donner corps à l’idée du primat italien de Gioberti, ou à celle de « mission »
moderne, de Mazzini. C’est un raccourci idéal qui absout et justifie l’arriération royale
dans le mythe renouvelé : une hypertrophie idéologique qui englobe tous les temps
historiques, qui inscrit dans une même temporalité toutes les gloires du passé, puisque au
service de la politique du présent7. Il faut dire cependant que ce processus n’est pas
immédiatement clair. Les idées de Quintino Sella sur la nécessité que Rome incarne les
valeurs universelles de la culture et de la science, ne suffisent pas pour donner forme à un
nouveau principe actif de subversion symbolique. Tout au plus ces idées peuvent-elles en
constituer le fondement, voire la première stimulation. Le gigantesque ministère des
Finances sur la via Pia, opportunément rebaptisée via XX settembre (date anniversaire de
la libération de la ville), avec son projet, pour la cour intérieure, de statue de centurion
67

romain prononçant la phrase fatidique « Hic manebimus optime » ; le proche et


modernissime bâtiment de l’Institut géologique, le projet de construction d’une académie
des sciences qui finira par se réduire à l’Accademia dei Lincei rénovée, et installée dans
l’ancien palais, certes restauré, de la Lungara, toutes ces nouveautés ne suffisent pas, à
elles seules, à impulser cette révolution symbolique tant désirée. Il en faut bien plus. Et
précisément les changements arrivent : le développement des grandes opérations de
spéculation immobilière, l’arrivée de la gauche au pouvoir, la mort du Roi, du père de la
Patrie, Victor-Emmanuel II. En somme, il faut attendre les années 1880.
6 En 1881 est votée la loi sur le concours public pour l’agrandissement de la capitale. Il
s’agit d’une loi spéciale qui octroie des fonds pour la réalisation des infrastructures
modernes qui font encore défaut (caserne, Palais de Justice, Polyclinique, Palais des
Beaux-Arts, etc.)8. Le crédit est consenti contre l’engagement d’un nouveau plan
régulateur de la ville. Par ce biais, s’établit un lien particulièrement substantiel entre la
Ville et le Pays, qui situe le marché foncier de Rome au cœur du système bancaire
national, et donne le feu vert à la fièvre immobilière : la loi dessine à la capitale un visage
dont les traits sont encore reconnaissables aujourd’hui. Elle est aussi extrêmement
importante dans la mesure où elle perfectionne le processus tourbillonnant d’achat et de
vente des zones constructibles, amorcé dès la prise de la ville, mais dont les
conséquences, en termes de construction, étaient encore invisibles. Elle commence à faire
apparaître le profil de cette ville virtuelle, encore couverte jusque là de villas et de
jardins. Face à la spéculation, Rome se montre très malléable du point de vue
urbanistique : on arrache les arbres, on détruit les parcs, on abat les palais et les gros
immeubles surgissent. Mais Rome n’est pas pour autant conciliante sur le plan
symbolique. La nouvelle civitas ne parvient à tirer ni la force ni la forme de la nouvelle
urbs qui se prépare. Il faut qu’entre en jeu, et en première ligne, la politique, et ce, au plus
haut niveau institutionnel et gouvernemental. Il faut, comme je le disais précédemment,
le préambule de la mort du roi Victor-Emmanuel en 1878, et quatre ans plus tard, la
décision du Président du Conseil Depretis de lui rendre les honneurs en lui consacrant un
monument grandiose sur les flancs du Capitole.
7 L’image symbolique de l’Italie est faible9 : c’est la personnalisation de la figure du
souverain qui viendra au secours des zélés tenants de l’idéologie du consensus centré sur
les institutions nationales. Déjà les funérailles du roi en janvier (transport funèbre) et en
février (obsèques) 1879 avaient été la première occasion pour inventer un culte
patriotique centré sur le défunt10. Le caractère immédiatement stéréotypé des éloges
funèbres du roi, liés à l’exaltation de sa lignée, indique une préoccupation précoce pour
donner aux institutions une forte légitimité11. Pourtant, en tant qu’organisme urbain,
Rome n’a été investie qu’en un seul lieu : le Panthéon, où se trouve la tombe du Roi, et qui
a fourni un cadre exceptionnel pour ce rite civil12. La décision de Depretis, que je viens de
rappeler, d’installer le gigantesque monument à Victor-Emmanuel, après l’échec du
premier concours, sur les flancs du Capitole, a un sens totalement différent 13 : économie
(développement de la rente foncière et de la spéculation) et politique (exaltation
rhétorique des institutions) se rencontrent, pour finalement, plus de dix ans après la
libération de Rome, donner forme à un itinéraire de célébration. Si l’on voulait continuer
à rester sur le plan métaphorique, on dirait que c’est une poignée de mains qui broie
l’ancien appareil de célébration et d’éloge de la ville pontificale.
8 La prescription de l’emplacement du monument en 1882 (le concours est fermé en 1884)
définit un point précis dans la géographie romaine de la représentation, point qui avait
68

eu beaucoup de difficulté à se définit jusque là. Le choix du Capitole révèle deux choses :
en premier lieu, l’évocation rhétorique de la cité antique, sorte de piédestal pour
l’exaltation de la nouvelle communauté, est irrésistible, malgré toutes les oppositions des
défenseurs de l’art et de l’archéologie, inquiets des destructions que devait engendrer la
réalisation du monument. À Rome, le vivant saisit le mort : pour la Cité Éternelle, il
n’existe pas d’autre possibilité de légitimation réelle du présent, que celle de l’Antiquité,
dût-elle être martyrisée er violentée par une masse monumentale aussi considérable. En
second lieu, le choix du Capitole reflète la volonté d’indiquer un lieu d’excellence le long
de la voie qui s’est constituée avec peine entre 1876 et 1883 : la via Nazionale qui descend
de Termini, débouche sur la piazza Venezia, croise le Corso et se poursuit en direction du
Tibre. Il s’agit d’un T renversé, il s’agit d’une révolution, de la révolution urbanistique de
la célébration. On ne peut pas mesurer le poids du Vittoriano sans le mettre en rapport
avec l’itinéraire que le monument tente de connoter. On ne peut pas exprimer de
jugement sur le Vittoriano sans examiner ses abords et son contexte, ce qui ne signifie
pas que le résultat final soit satisfaisant.
9 Il faut ici établir une comparaison. La structure de la ville éternelle que les Italiens ont en
face d’eux est essentiellement celle qu’a voulue le grand pape urbaniste Sixte V, à la fin
du XVIe siècle, et qui a ensuite été complétée, sur des points de détail, par ses successeurs.
Les deux pôles politico-religieux de St Pierre et du Latran, ces deux évidences basilicales,
ont été reliés par un chemin excentrique, connecté au grand Trident de la Porta Flaminia,
l’entrée traditionnelle de Rome, et ponctué par des obélisques, qui sont comme des
pinacles, des signets grandiloquents et splendides qui indiquent aux pèlerins l’itinéraire
religieux et encomiastique de la dévotion et du pouvoir théocratique. A présent, la
soudure XIXe siècle de la via Nazionale et du Corso Vittorio Emmanuele au niveau de la
Piazza Venezia (ce T renversé dont je parlais plus haut), qui part de la gare de Termini, la
porte d’entrée moderne de la ville, a créé un axe urbain qui permet le déplacement entre
les deux nouveaux quartiers post-unitaires, Esquilin-Viminale au nord-est, Prati, au sud-
ouest. La construction des murs de soutènement du Tibre a détruit la via Trinitatis qui
menait elliptiquement de la porta Flaminia vers le Vatican. Le résultat de cette opération
n’est autre que la subversion de l’antique cité pontificale, la fixation d’un monocentrisme
oublié depuis des siècles. Non seulement la construction du monument au Roi sur le
Capitole confirme ce monocentrisme, en nette opposition avec la cité des papes, mais elle
a une conséquence fondamentale sur la faiblesse de l’espace symbolique de la célébration
de la Rome libérale.
10 Ceci n’est pas un paradoxe : la gigantesque masse du Vittoriano, plus énorme que St
Pierre, avec sa superficie de 17 000 mètres carrés, produit un tel effet d’attraction que, sur
le plan célébratif, elle brise en deux tronçons distincts cette unité axiale nouvelle, de
direction nord-est/sud-ouest. Les deux tronçons ne sont à présent plus justifiés que par le
point central de la Piazza Venezia, précisément parce que celle-ci est scellée par le
Vittoriano. Désormais, les deux quartiers symbole de la ville libérale convergent vers le
monument, sorte de calamité qui draine de nouveau vers le centre la nouvelle capitale de
l’Italie. Toute la ville est soumise à une torsion et tourne le dos au Vatican. En termes
formels, le prix à payer est élevé : la fonction d’axe routier de traversée de la ville se
trouve séparée de sa fonction de célébration. Mieux, valeur urbanistique et valeur
monumentale s’affrontent : traverser la ville en étant concentré sur le trafic devient une
opération non seulement différente, évidemment, mais aussi opposée à celle qui consiste
à la parcourir pour rendre hommage au Père de la Patrie. Les conséquences en sont
69

graves sur le plan tant urbanistique que symbolique. Par rapport aux quartiers sur
lesquels il s’installe, le Vittoriano est condamné à être une masse étrangère ; de son côté,
la Via Nazionale - l’axe du Risorgimento -, ne peut se transformer en un véritable
« itinéraire ». La confrontation avec la Rome des papes est frappante. Dans celle-là en
effet, on était parvenu à unir, tant sur le plan de la célébration que sur celui de
l’urbanisme, symbole et utilité. Les axes routiers ouverts par Sixte V étaient
effectivement devenus des itinéraires. La Rome italienne, au contraire, divise intention de
représentation et objectifs fonctionnels14. Ceci me semble d’autant plus exact que la
machine de célébration, le paysage politique de la « Troisième Rome »15 restera toujours
un ensemble aux contours indécis ; le caractère monumental des œuvres (par exemple le
nouveau Palais de justice, énorme et envahissant) ne parviendra pas à cacher
l’indétermination du raccord, ni non plus une absence de logique de fond : le gigantisme
des bâtiments sera incapable de souder une monumentalité diffuse qui, en termes de pure
efficacité célébrative, apparaît plutôt comme une dispersion impuissante. Un inventaire
ponctuel des monuments romains construits entre 1870 et 189516 a permis d’en souligner
une diffusion importante, impulsée par l’État, la municipalité ou des personnes privées,
tout en confirmant la difficulté à individualiser un itinéraire, opportunément rythmé par
des évidences représentatives, par des signes riches de sens et correspondant à un besoin
d’identification (de reconnaissance) civile17. Du reste, on en a un bon contre-exemple.
Jusqu’à la fin de la construction du Vittoriano, n’émergent concrètement à Rome ni un
lieu, ni un parcours de célébration clair et bien défini. Certes, il faut préciser que les
occasions de célébrations sont rares et qu’en outre, elles ne sont pas particulièrement
recherchées par la classe dirigeante. On ne garde le souvenir que de deux moments
chargés d’une signification nationale vivement appuyée politiquement. Le premier
correspond au pèlerinage national sur la tombe de Victor Emmanuel II au Panthéon, à
l’occasion du sixième anniversaire de sa mort et qui s’organise autour de trois défilés du
peuples, à trois dates différentes, les 9, 15 et 21 janvier 1884. Ce sont au total environ
soixante-dix mille personnes qui se rendent à Rome, sous la conduite de comités
provinciaux, coordonnés par un comité central, sur l’initiative des maires, des
associations politiques libéral-constitutionnelles, des corps de métiers, des associations
mutualistes. Le pèlerinage fut un succès, avec son cortège d’hommages particuliers que
les délégations provinciales des pèlerins rendirent dans toute la ville. Ainsi par exemple
la délégation d’Utbino alla sur la tombe de Raphaël, située elle aussi au Panthéon ; les
Milanais allèrent au Capitole où se trouvait le buste de leur compatriote Luciano Manara,
mort pour la défense de Rome. Le pèlerinage fut un succès mais les critiques ne furent pas
absentes. Celle de Francesco Crispi fut assez aigre : il aurait souhaité une participation
populaire plus ample, et accusait le gouvernement Depretis de timidité face aux masses
ouvrières qui avaient convergé vers Rome. Il stigmatisait précisément la fragmentation
de la manifestation, le pèlerinage en miettes, « ridotto in pillole » comme il l’écrivait dans
son journal, se plaignant du morcellement des cortèges le long d’un itinéraire qui ne lui
paraissait pas aussi représentatif qu’il aurait dû. La via Nazionale et le Corso n’avaient pas
été utilisés pour rejoindre le Panthéon, mais, avec des variantes, on avait suivi le parcours
emprunté par le corbillard de Victor-Emmanuel six ans auparavant, et qui passait par la
via Quattro Fontane, la Piazza Barberini, la via del Babbuino et une partie de via del
Corso. Rien dans tout cela qui pût rappeler la Rome italienne : telle était la critique de
Crispi18.
11 C’est pourquoi l’organisation et le déroulement des manifestations du 20 septembre, en
1895, furent très différentes. Un enchaînement complexe d’initiatives fit des célébrations
70

romaines un événement inédit, dans une ville parée pour la fête : ouverture de divers
congrès scientifiques, réception au Capitole des délégations provinciales le 20,
inauguration des monuments à Garibaldi sur le Janicule, dans la matinée du 21, de la
colonne de la victoire à Porta Pia, l’après-midi, du monument à Cavour le 22, sur la place
du même nom. Au Janicule, il y eut une foule de vingt mille personnes, mais cinquante
mille, pour les cortèges des délégations venues de toute l’Italie pour l’inauguration de la
statue de la victoire. Finalement, le rêve de Crispi se réalisait : la délimitation, sur le
terrain, de la représentation de la politique nationale telle qu’il l’avait toujours entendue,
la synthèse suprême entre la monarchie et le peuple. Les délégations provinciales,
politiques, culturelles, sportives, de vétérans, de la Maçonnerie, la participation de gens
venus des fameuses « terres irredentes » (Trentin et Trieste) témoignaient de la valeur
indépendantiste et anticléricale que l’on voulut donner à la manifestation. Le parcours
choisi était enfin jugé digne de l’Italie nouvelle. Depuis la Piazza del Popolo, en passant
par le Corso, jusqu’à la piazza Venezia, où commençait à surgir de la terre la masse
marmoréenne du Vittoriano en construction, puis de la via Nazionale jusqu’à la piazza
Indipendenza, via Solferino e san Martino (tous toponymes du Risorgimento) pour
rejoindre le piazzale de la brèche historique19.
12 Si l’on voulait conclure et synthétiser brièvement on dirait que la séparation entre le
parcours urbanistique et le parcours célébratif, qui caractérise la Rome libérale, se reflète
aussi dans le caractère accidentel de la définition d’un itinéraire d’éloge. Celui-ci n’est
jamais prédéterminé, mais simplement défini au coup par coup, en fonction de l’objectif
de réévocation (de mémoire) et donc du lieu qui y correspond, et où se déroule le rite de
l’appartenance civile des sujets de la nation.
13 2. Le fascisme propose un lien assez différent entre urbanisme et célébration. Pour être
plus précis, il faudrait dire que l’on se trouve confronté à une situation opposée. Autant
l’organisme urbain de l’ère libérale s’était montré rigide, voire réfractaire, face à des
situations de célébrations, autant il finira par devenir plastique et modulable sous le
fascisme. À l’origine de cette mutation essentielle se trouve la différence du rapport entre
politique et masses, instauré par les deux régimes. Le soupçon évident des dirigeants
libéraux envers les concentrations de foules, même à de seules fins de célébration (à
l’unique et notable exception de Francesco Crispi dont je viens de parler) trouve sa
traduction dans la parcimonie des manifestations. Par dessus tout, le pèlerinage évoqué
précédemment ou les cérémonies du cinquantième anniversaire de l’Unité en 1911, avec
l’inauguration du Vittoriano, montrent clairement ceci : le mécanisme émotionnel et
participatif qui est convoqué entre les masses mobilisées et les valeurs politiques
symbolisées répond, pour ainsi dire, à une théorie du miroir (du reflet), à une
Wiederspielungs-theorie entre la masse réunie pour la célébration et l’objet symbole vers
lequel elle est dirigée par l’intention encomiastique. Une distance s’installe,
fonctionnellement ici, entre les deux termes de la relation politico-cérémonielle.
L’émotion de l’appartenance identitaire doit se déclencher parmi les sujets qui, tout mis
en action qu’ils sont, restent pourtant spectateurs par rapport à l’objet-symbole, c’est-à-
dire face au point central du culte patriotique proposé, la dépouille du souverain, ou son
simulacre, dans les deux cas que je viens de citer. En fait il est indubitable que le
sentiment communautaire monarchico-national que l’on veut induire doit découler avant
tout de la perception du sens de l’autorité et ce sentiment ne peut éclater qu’en présence
d’une séparation réaffirmée, d’une distance entre gouvernants et gouvernés. En outre, ce
sentiment est précisément construit pour mettre en valeur cette autorité qui, faute d’être
71

imposée comme commandement absolu, doit au moins être entendue comme une
prescription de fidélité. Ainsi, dans ce rapport de miroir émotionnel et participatif,
s’incarne le sentiment d’une autorité politique forte, désormais réduite à ses propres
prérogatives, c’est-à-dire arrivée démocratiquement à un compromis avec la nécessité de
conquérir sa propre raison d’être par un travail permanent de persuasion. Cette
limitation moderne exceptée, la célébration de ces rites civils post-risorgimentaux doit
encore beaucoup aux anciens modèles.
14 Au contraire, à l’époque de la sacralité du politique, de la participation de la masse à la
liturgie d’une nouvelle religion, qui se définit sous le fascisme20, émerge la spécificité du
régime, qui tend à inclure les masses dans le cercle de célébration du rite orchestré par le
Chef21. Il en découle une différence absolument capitale. Dans l’Italie libérale, y compris
dans l’Italie giolitienne du suffrage élargi et des notabilités désormais gagnées par des
formes de rapports entre politique et société neuves et plus modernes, le consensus à
obtenir reste toujours le résultat résiduel de la politique, aussi important soit-il. Sous le
fascisme, au contraire, pour la première fois le consensus est proposé comme un objectif
en soi. Aussi, pour cet aspect du moins, la politique, en un certain sens, se sépare de son
contenu et pose comme centrale la question de sa propre apparence. L’apparence de
l’action politique est assumée comme une dimension digne d’être poursuivie pour elle-
même et sans autre justification : il s’agit d’un objectif séparé de son objet. Si les choses
sont ainsi, du point de vue du système urbain de communication en tant que lieu du
langage politique, les conséquences qui en découlent sont considérables. L’échafaudage
monumental et la structure axiale de la ville ne constituent plus le lieu du reflet, mais se
transforment en un contenant inclusif dans lequel s’actualise, avec la célébration, la
communion liturgique entre Chef et masses. La nécessité, l’obligation de l’inclusion d’une
politique de consensus en direction des masses, posée en acte par le fascisme, détermine,
voire sous-tend, la plasticité de Rome.
15 Certes, cette poussée vers l’inclusion ne suffirait pas à modeler toute une ville et je
souligne, toute une ville, en fonction d’une exigence envahissante de communication
politique, selon l’obligation, comprise dans son sens fasciste, de structurer une nouvelle
civitas sur les cendres de la vieille urbs. Mais alors pourquoi donc la ville (et donc avant
tout la Rome fasciste, la capitale de la Révolution, puis de l’Empire) a-t-elle été
remodelée ? Parce que les entreprises monumentales fascistes, contrairement à celles de
l’ère libérale, plus tranquilles, intègrent une dimension temporelle, portent en elles, pour
ainsi dire, une temporalité qui rend à l’éternité et jouissent ainsi d’une force éclatante
inconnue des autres époques. Ici espace et temps interagissent avec une force inédite :
l’utilisation différente et nouvelle de l’espace de célébration du régime ne serait pas
totalement explicable sans cette référence à la conception, propre au fascisme, du temps
de la fête.
16 Dans le fascisme, comme du reste dans tout régime qui se veut révolutionnaire, le temps
chronologique se transforme en un temps politique. Non seulement dans le sens
extrinsèque et immédiatement évident de la création d’un calendrier, de l’introduction de
fêtes rituelles neuves et spécifiques — toutes choses de toute façon significatives en elles-
mêmes —, mais surtout par l’immersion du flux temporel du quotidien dans une ère née
du fascisme, laquelle suppose une fin. Le temps fasciste contient, incorpore une fin civile,
il est téléologiquement tendu vers l’objectif national-communautaire impérial de la
constitution de l’Homme Nouveau : le Romain de la modernité22 : Ce temps est un temps
très exigeant -puisque le temps mythique de la race incarnée à Rome est un temps absolu,
72

si je puis dire – et c’est aussi un temps très violent, qui ne renvoie pas à une simple fin
sérielle que l’on peut continuellement pousser en avant : il suppose au contraire un
accomplissement, parce qu’il vous aspire, pour ainsi dire, de toutes ses forces.
17 Les conséquences sont énormes du point de vue des possibilités de remodeler l’espace. Si
Rome représente le temps mythique de la race qui s’affirme dans la pratique politique
comme défi permanent à l’éternité, alors fatalement, dans la période fasciste, se réalise
une circularité entre présent, passé et futur, suivant un ordre hiérarchique dans lequel
les devoirs du présent ont inévitablement le dessus. Les réalisations de la via dell’Impero,
l’actuelle via des Fori Imperiali qui relie la piazza Venezia au Colisée, de la via dei Trionfi,
l’actuelle via san Gregorio, entre l’arc de Constantin et le Cirque Maxime, la réforme du
viale Baccelli, la promenade qui longe les Termes de Caracalla, le projet de la via
Impériale jusqu’à la zone prévue pour l’E42, l’Exposition Universelle, bien au-delà de
l’actuelle via Cristo-foro Colombo, mais uniquement réalisée, au début de la guerre, sur
un tout premier tronçon, tout ceci montre la grande capacité de modelage, à partir d’une
idée, aussi criticable que l’on voudra, du présent. C’est là la capacité fasciste de résoudre
les valeurs encomiastiques et célébratives et celles de l’urbanisme. En fait, on ne saurait
définir cet imposant et organique axe routier Rome-la mer (naturellement, en faisant
abstraction des différents points techniquement assez malheureux et irrésolus)
autrement que comme un complexe axial et monumental dans lequel utilité et éloge non
seulement ne s’opposent pas, mais apparaissent équivalents et interchangeables. Le
parcours est pensé pour la ville : c’est une autoroute urbaine moderne, elle permet une
traversée rapide et sert aussi, dans les espaces verts environnants, au délassement et à la
promenade. Ce n’est pas un hasard si, à partir de 1937, on a organisé une série
d’expositions, avec des zones de détente et de restauration, sur l’aire du Cirque Maxime :
pendant l’été 1939, on y a inauguré le « village balnéaire », avec des structures éphémères
dues à des architectes de renom. Le village a été visité par plus d’un demi-million de
Romains. Théâtre, cinéma, restaurant, piscine, piste de danse et de patinage, terrains de
tennis, pavillons de l’EIAR, c’est-à-dire la maison de la radio, avec orchestres en direct, le
coin des amateurs, la salle d’enregistrement des disques et le studio télé expérimental,
sont les éléments qui expliquent l’énorme succès de cette initiative qui s’est déroulée sous
l’égide du Parti et de l’Opéra Nazionale Dopolavoro23. Le parcours, il ne faut pas l’oublier,
a cependant été conçu pour les cérémonies du régime : pour les défilés militaires sur la
via dell’Impero et la via dei Trionfi, pour le passage des cortèges d’Etat, comme à
l’occasion de la venue de Hitler en mai 1938, et c’est un parcours rempli des signes du
nouvel empire, comme les ministères des colonies, face au Palatin, décoré de l’obélisque
d’Axum, arrachée à l’Ethiopie. C’est un parcours futuriste, fait pour les automobiles et les
tanks.
18 Ce parcours correspond enfin à une ambition inaboutie encore plus compréhensible et
encore plus grande, de resserrer le rapport urbanisme-célébration, sans aucune friction.
C’est celle d’être la cellule génératrice de la nouvelle ville impériale, en forme de comète,
qui irradie depuis la piazza Venezia, depuis le tombeau du Soldat inconnu et qui rejoint la
mer, pour souligner la destinée méditerranéenne du régime. L’E42 doit être le double
moderne de la ville éternelle avec son mot d’ordre « Hier, aujourd’hui, demain »24. Les
expositions de l’âge libéral ont été conçues comme des citadelles utopiques éphémères :
l’effort pédagogique de la ville éphémère se situe dans le fait de vouloir être un miroir de
la cité idéale, dans laquelle, science, travail, ordre social sont bien représentés comme
modèles. Parfois, l’exposition libérale peut laisser quelques résidus non éphémères ou
73

aussi fournir le prétexte à une réorganisation de certains quartiers de la ville ancienne.


Tel fut le cas, à Rome, de l’exposition de 1911, à l’occasion des fêtes du cinquantenaire de
l’unité. L’E42 en revanche n’est nullement un modèle : c’est une réalisation intégrale,
conçue d’emblée comme stable25 L’exposition de l’âge libéral est une figuration de la cité
idéale, une annonce, l’E42 est une cellule réelle de la ville réelle, après avoir été l’écrin des
Olympiades de la Civilisation au cours desquelles l’Italie fasciste et la culture italienne
séculaire devaient exceller26. Dans le rapport entre les deux villes, le fascisme cherche à
resserrer les liens entre l’ancien et le nouveau, l’urbanisme et la célébration. Le sommet
de cette recherche est atteint avec l’actualisation sans préjugés de l’ancien, que le régime
réalise avec une décision et une assurance toute chirurgicale.
19 Ici, le discours se déplace inévitablement vers la via dell’Impero : la via Triumphalis
exemplaire du fascisme27. Ici l’archéologie est soumise à l’urbanisme et à l’architecture,
ici le projet pédagogique précède la fouille et la conditionne, son déroulement et son
résultat en dépendent. Les entreprises monumentales ne pâtissent pas de la séparation-
opposition entre urbanisme et usage public de l’histoire, pour la simple raison qu’elles
intègrent parfaitement différentes temporalités, cette circularité entre présent, passé et
futur, qui apparaît typique du fascisme. L’itinéraire des défilés officiels avec ses
« décorations » archéologiques réalise la plus haute aspiration esthétique du fascisme :
comme le disait Muñoz, le conservateur municipal des beaux-arts, les beautés de
l’Antiquité doivent constituer la base de la beauté des cités vivantes. En opérant de la
sorte, le fascisme transforme des restes en vestiges, en se focalisant sur la période
augustéo-trajane, et en sacrifiant brutalement tout le reste à l’impératif scénographique
de la promenade urbaine, de l’autoroute urbaine, du parcours de célébration. Le but est
atteint. Mais il révèle ses limites dans cet espace que les urbanistes-architectes appellent
« le problème de la marge, des bords »28. C’est le problème des modalités de structuration
du rapport entre la ville vivante et les vestiges de la ville morte, de la liaison entre
l’ancien et le nouveau par des zones de « contacts », afin que les deux parties respirent à
l’unisson.
20 Avec la question des « marges », se pose, de manière quasiment tangible, sur le terrain, le
problème du type de rapport que le présent entend entretenir avec le passé : le poids que
le moderne est disposé à accorder à la tradition, dans l’usage de la ville. Il s’agit en fait de
savoir jusqu’où on va respecter ce qui n’est plus. Un respect qui ne serait pas abstrait,
mais qui s’exprimerait dans la forme concrète que recouvre, de temps à autre, l’utilisation
de l’antique dans la projection du nouveau. En d’autres termes, dans le problème des
« marges », se pose la question du degré d’occultation qu’on est disposé à provoquer pour
permettre une production de mémoire correcte et fructueuse. L’idée que la naissance du
souvenir sera permise par une orientation fétichiste et conservatrice, ou celle qu’elle sera
interdite par une négligence destructrice complète relèvent seulement de la mauvaise
conscience. On pourrait aller jusqu’à dire que, en étudiant attentivement ces marges, on
peut identifier les traits saillants du rapport particulier entretenu par chaque époque
avec sa propre mémoire. En ce sens alors, l’exaltation de la romanité par le fascisme
provoque une contamination entre passé et présent29, tout en laissant à l’écart les
problèmes d’une conservation sérieuse. Avec son obsession idéologique de l’éternité, il a
essayé de supprimer la distance temporelle entre hier et aujourd’hui, en créant une ville
grandiloquente, où les fouilles sont des formes urbaines, où les monuments vétustés
deviennent des ornements modernes, où les ruines, réduites au rang de décor, ne sont
plus que les coulisses du théâtre particulièrement prenant de la politique. La brutalité
74

instrumentale du fascisme envers le passé, dans l’usage public de l’histoire opéré sans
scrupules, est donc bien illustrée par la solution du problème des marges. Elles sont
réduites à une fosse, à une façade, elles imposent une distance insurmontable entre
l’objet et l’observateur. Celui-ci est condamné à ne pouvoir que regarder d’en haut, mais il
ne peut voir ; il ne peut que deviner, mais ne peut comprendre ; il ne peut qu’admirer,
sans avoir la possibilité de mesurer.
21 Parce que la forma urbis est contrainte, par sa dimension célébrative, à se réduire à un
emphatique couloir architectural décoré par l’archéologie, pour les manifestations du
régime, elle a besoin, on pourrait même dire qu’elle exige un lieu de rassemblement, de
recueillement où tout le mouvement de propagande se trouve résumé. La difficulté que le
fascisme rencontre dans son rapport entre urbanisme et célébration se trouve seulement
déplacée. Du reste elle correspond tout à fait à la tension inclus dans la masse liturgique
que sollicite et organise la politique du fascisme : non plus une foule occasionnelle, mais
une masse sacralisée30. Voici donc que s’offre à nous la place, en tant que lieu et unique
point important dans le dispositif urbanistique du fascisme. Sur la place, la ville se
concentre, s’annule en tant que système de communication, se réduit à un point de
propagande. Sironi l’a dit de manière magistrale : la monumentalité fasciste est la voix du
Chef, par-dessus la voix de la multitude. En attendant la piazza Impériale de l’E42 ou de
l’Arengario della Nazione voisin du forum Mussolini, une fois écarté le gigantesque projet
de la Casa littoria à deux pas du Colisée31, voici concrètement la piazza Venezia32. Là,
depuis le palais du même nom, Mussolini parle à la nation, là, Rome semble être happée,
prête ensuite à se répandre sur la place océanique radiodiffusée, dans chaque recoin du
pays33 : ainsi, en faisant un écart significatif par rapport au régime libéral, le fascisme —
religion de la politique -, reprend et amplifie la signification de la présence simultanée
d’un peuple accouru de toutes parts pour écouter la parole du Duce. Désormais, la ville
incarne l’Italie tout entière pour une célébration qui, avec cohérence et organisation,
s’est muée en rite.

NOTES
1. L. Calagna, Cavour, Bologne, Il Mulino, 1999.
2. R. Romanelli, Il comando impossibile. stato e società nell’Italia libérale, Bologne, Il Mulino, 1988.
3. E. Galli della Logia, L’identità italiana, Bologne, Il Mulino, 1998.
4. F. Chabod, Storia della politica estera italiana dal 1870 al 1896, Bari, Larerza, 1965 et A. Caracciolo,
Roma capitale. Dal Risorgimento alla crisi dello Stato libérale, Rome, Editori Riuniti, 1999.
5. B. Tobia, « II Vittoriano », in M. Isnenghi (dir.), I luoghi della memoria. Simboli e miti dell’Italia
unita, Rome-Bari, Laterza, 1996, p. 246.
6. G. Galasso, « La capitale inevitabile », in P. Piovani (dir.), Un secolo da Porta Pia, Naples, Guida,
1970, pp. 71-92.
7. V. Vidotto, « Roma : una capitale per la nazione », Mélanges de l’École française de Rome, 1997,
tome 109, n°11, pp. 10-11.
8. F. Bartoccini, « Capitale e paese ; la prima « legge spéciale » per Roma nella discussione
parlamentare del 1881 », in C. Corini et P. Melograni (dir.), Studi in onore di Paolo Alatri II. L’Italia
75

contemporanea, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1991, pp. 79-95 ; A. Ciampani, « Politica
nazionale e rappresentanza degli interessi : la legge per Roma del 1881 nell’istruttoria
parlamentare della Caméra dei deputati », Rassegna storica del Risorgimento, ottobre-dicembre
1998, pp. 483-504.
9. I. Porciani, « Stato e nazione : l’immagine debole dell’Italia », in S. Soldani et G. Turi (dir.), Fare
gli italiani. Scuola e cultura nell’ltalia contemporanea I. La nascita dello Stato nazionale, Bologne, Il
Mulino, 1993, pp. 385-428.
10. U. Levra, Fare gli italiani. Memoria e celebrazione del Risorgimento, Torino, Comitato di Torino
dell’Istituto per la storia del Risorgimento italiano, 1992, pp. 3-40.
11. C. Brice, « La mort du toi : les traces d’une pédagogie nationale », Mélanges de l’École française
de Rome, 1997, tome 109, n°11, pp. 285-294.
12. B. Tobia, « Una forma di pedagogia nazionale tra cultura e politica : i luoghi della memoria e
della rimenbranza », Il Risorgimento, 1995, n°11-2, pp. 194-207.
13. C. Brice, Monumentalité publique et politique à Rome. Le Vittoriano, Rome, École française de
Rome, 1998 et B. Tobia, L’Altare della Patria, Bologne, Il Mulino, 1998.
14. B. Tobia, L’Altare della Patria, Bologne, Il Mulino, 1998, p. 68.
15. T. Rossi Kirk, « The politieization of the landscape of Roma capitale and the symbolic role of
the Palazzo di Giustizia », Mélanges de l’Ecole française de Rome, 1997, tome 109, n°11, pp. 89-114.
16. L. Berggren et L. Sjöstedt, L’ombra dei grandi. Monumenti e politica monumentale a Roma
(1870-1895), Rome, Artemide, 1996.
17. B. Tobia, Una patria per gli Italiani. Spazi, itinerari, monumenti nell’ltalia unita (1870-1900), Rome-
Bari, Laterza, 1998, pp. 13-55.
18. B. Tobia, Una patria per gli Italiani. Spazi, itinerari, monumenti neU’ltalia unita (1870-1900), op. cit.,
pp. 100-142.
19. L. Francescangeli, « Il ‘Comitato générale per solennizzare il XXV anniversaire della
liberazione di Roma’ ed il suo archivio », Mélanges de l’Ecole française de Rome, tome 109, n°11,
pp. 185-276.
20. E. Gentile, Il culto del littorio. La sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, Rome-Bari,
Laterza, 1993.
21. G. Mosse, The Nationalization of the Masses. Political Symbolism and Mass Movements in Germany
from the Napoleonica Wars through the Third Reich, New York, Howard Fertig, 1975.
22. E. Gentile, Il culto del littorio. La sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, op. cit., pp. 146-154
et M. Cagnetta, « Il mito di Roma nel fascismo. La città riciclata », I viaggi di Erodoto, 1998, n°16,
pp. 64-80.
23. M. Rinaldi, « Il volto effimero e la città nell’età dell’impero e dell’autarchia », in La capitale a
Roma. Città e arredo urbano (1870-1945), Rome, Carte segrete, 1991, pp. 118-129.
24. E. Guidoni, « L’E42, città della rappresentazione. Il progetto urbanistico e le polemiche
sull’architettura », in M. Calvesi, E. Guidoni, S. Lux (dir.), E42. Utopia e scénario del régime II.
Urbanistica, architettura, arte e decorazione, Venise, Marsilio, 1992, pp. 17-73 ; V. Quilici, E42 Eur. Un
centro per la metropoli, Rome, Olmo, 1996 ; A. Muntoni, « E 42, i concorsi », in M. Calvesi, E. Guidoni,
S. Lux (dir.), E42. Utopia e scénario del régime II. Urbanistica, architettura, arte e decorazione, op. cit.,
pp. 83-100.
25. E. Godoli, « L’E 42 e le Esposizioni universali », in M. Calvesi, E. Guidoni, S. Lux (dit.), E42 ;
Utopia e scénario del régime II. Urbanistica, architettura, arte e decorazione, op. cit., pp. 147-155.
26. E. Garin, « La civiltà italiana nell’Esposizione del 1942 », in T. Gregory et A. Tartaro (dir.), E42.
Utopia e scénario del régime. I. Ideologia e programma per l’Olimpiade délia civiltà, Venise, Marsilio,
1992, pp. 3-16.
27. L. Avetta, Roma. Via Impériale. Scavi e scoperte (1937-1950) nella costruzione di via delle Terme di
Caracalla e di via Cristoforo Colombo, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1985 ; L. Barroero (et al.),
76

Via dei Fori Imperiali. la zona archeologica di Roma : urbanistica, beni artistici e politica culturale, Rome,
Banca di Roma, 1983.
28. M. Manieri Elia, Topos e progetto. Temi di archeologia urbana a Roma, Rome, Gangemi, 1998,
pp. 17-47 ; et A. Ricci, « Luoghi estremi della cità. Il progetto archeologico tra ‘memoria’ et ‘uso
pubblico della storia’ », Topos e progetto, 1999, n°11, pp. 97-127.
29. E. Pallottino, « I restauri della Roma anrica », Roma moderna e contemporanea, 1994, n°13,
pp. 721-745.
30. E. Gentile, Il culto del littorio. La sacralizzazione della politica nell’ltalia fascista, Rome-Bari, Laterza,
1993.
31. G. Ciucci, Gli architetti eilfascismo. Architettura e città (1922-1944), Turin, Einaudi, 1989,
pp. 139-146 ; et A. Muntoni, « I concorsi di architettura (1925-1940) », Roma moderna e
contemporanea, 1994, n°13, pp. 653-692.
32. V. Vannelli, Roma, architettura. La città tra memoria eprogetto, Rome, Kappa, pp. 111-150 ; et S.
Bertelli, « Piazza Venezia. La creazione di uno spazio rituale per un nuovo Stato-nazione », in S.
Bertelli (dir.), La chioma della vittoria. Scritti sull’identità degli Italiani dall’Unità alla seconda Republica,
Florence, Ponte alle Grazie, 1997, pp. 170-205.
33. M. Isnenghi, L’Italia in piazza. I luoghi della vita pubblica dal 1848 ai giorni nostri. Milan, Arnoldo
Mondadori, 1994, pp. 310-327.
77

Révéler la mémoire des rues


Danielle Tartakowsky

1 Dans un texte sur lequel Maurice Agulhon a, le premier, attiré l’attention, Charles Péguy
évoque l’inauguration du Triomphe de la République2 et montre comment la rue parisienne
devient, ce jour, un espace symbolique, par la force de sa charge narrative modifiant
soudain le sens de ce qui s’y déploie. Le cortège réuni pour la circonstance à l’initiative de
La Petite République se veut porteur d’une exigence de justice. À son arrivée place de la
Nation, il se mue en acte de foi : « Il est convenu qu’en passant devant Loubet on lui criera
Mercier au bagne, Mercier pour lui signifier que le peuple ne veut pas de l’amnistie. Nous y
sommes [...]. Tout à coup un grand cri s’élève devant nous : Vive la République. Nos
prédécesseurs ont oublié Mercier. Nous mêmes sommes saisis devant la République de
Dalou et nous crions comme eux : Vive la République. [...] Vive cette république de Dalou
qui montait claire et dorée dans le ciel bleu clair, éclairée du soleil descendant. » Le
phénomène se reproduit peu après quand les manifestants quittent la place en
empruntant le faubourg Saint-Antoine : « Tout ignorants que nous soyons de l’histoire
des révolutions passées qui sont le commencement de la prochaine révolution sociale,
nous connaissons tous la gloire de légende et d’histoire du vieux faubourg. Nous
marchions sur les pavés de cette gloire [...] poursuit Péguy. Le peuple descendait dans la
foule et se nourrissait d’elle. »3
2 Ce sont les modalités et les circonstances qui valent à l’Histoire cristallisée dans la pierre
d’affleurer parfois de la sorte à la conscience collective en imposant alors « Paris » pour
un acteur politique, invoqué et agissant, qui nous retiendront ici.

Les espaces dissociés de la mémoire et de l’action


3 Si la relation décrite (ou construite) de la sorte par Péguy joue bien avant guerre, c’est
plutôt négativement, aux fins, peut-être inconscientes, d’en empêcher l’effet.
4 Le conseil municipal de Paris et les pouvoirs publics qui rivalisent d’ardeur pour procéder
au marquage symbolique de la capitale jusqu’à la saturation, de la décennie 1880 au
tournant du siècle, sont en effet pareillement guidés pat une préoccupation, déjà
dominante sous la Restauration4 : éviter de (re)constituer le cœur historique de la capitale
78

en espace de l’émotion politique agissante. Antoine Prost a montré que les monuments
aux morts de 1914-1918 ont été conçus ab initio pour accueillir une suite de cérémonies à
laquelle on ne saurait attribuer de terme prévisible. Tous ordonnent en conséquence
l’espace autour d’eux et définissent un devant et un arrière pour ainsi satisfaire une
fonction qui n’est pas seulement de mémoire mais de culte5. Rien de tel s’agissant des
monuments érigés, vingt années durant, par la ville ou l’État. Ils ne sont aucunement
conçus pour être ou devenir des lieux de rassemblement. En atteste la situation des deux
statues de la République, d’accès d’autant plus difficile que la circulation ira croissant ou,
sur un autre mode, celle d’Etienne Marcel, aux finalités pourtant ouvertement politiques.
5 Les démonstrations de souveraineté alors déployées se déroulent, de préférence dans les
espaces périphériques (tel le champ de course de Longchamp qui abrite les revues du 14
Juillet) ou dans les lieux de la modernité, pat là vierges d’histoire (l’exposition de 1900).
Font exception le Panthéon (dans les circonstances qui le requièrent) et,
exceptionnellement, le Champ de Mars, espace signifiant de la Révolution s’il en est mais,
précisément peut-être, vierge de tout marquage.
6 L’appropriation d’espaces chargés de sens par des forces partisanes, telle qu’évoquée par
Péguy, demeure exceptionnelle. Celles des forces d’opposition qui organisent les
premières des « meetings sur la place publique » ou des défilés alors qualifiés de
« processions » sont dépourvues d’expérience en la matière autant qu’exposées à de
stricts interdits. Elles contournent ce double handicap en privilégiant les lieux ou
circonstances impliquant un préalable de rassemblement de foule important pour
s’abriter en lui ou se prévaloir de sa puissance et doivent à cette stratégie de parfois
privilégier les inaugurations ou commémoration et, du même fait, les lieux
symboliquement marqués. Ainsi, le 14 juillet 1883 quand des « sans travail », victimes de
la crise qui sévit alors, se portent place de la République où doit être inaugurée la statue
des frères Morice pour tenter de déployer brièvement un drapeau noir et de se faite
entendre. C’est pareillement le cas, en novembre 1899, quand le gouvernement né de la
victoire des dreyfusards inaugure le groupe du sculpteur Dalou dit le Triomphe de la
République, place de la Nation ; cependant que le cortège de La Petite République, déjà
évoqué, réunit des milliers de Parisiens sur des objectifs plus complexes. La tombe du
député Baudin, durant la crise boulangiste, ou, plus tardivement et à des fins plus
strictement identitaires, les statues d’Etienne Dolet, du Chevalier de la Barre, de Jeanne
d’Arc ou le Mur des fédérés, cristallisent des phénomènes, sinon similaires, du moins de
même ordre. Cet investissement d’espaces symboliquement marqués demeure cependant
l’exception.
7 Jusqu’à la guerre et encore dans les années 1920, les Grands Boulevards, lieux naturels de
la promenade, du passage et de la rencontre, souvent sillonnés par les cortèges populaires
déployés pour Mardi gras ou la Sainte-Catherine, et de surcroît alors bordés par les sièges
des principaux journaux, accueillent fréquemment de puissants rassemblements
spontanés dans les circonstances où l’opinion impatiente ou inquiète, mais toujours avide
de nouvelles, se porte au devant d’elles et, par là, vers les autres. En se muant en espace
de l’expression politique dans le Paris de la belle époque sans qu’il soit besoin d’un
quelconque appel. Ainsi les soirs d’élections ou lors de certaines crises parlementaires ; le
25 octobre 1898, par exemple, quand on s’attend au renversement du ministère Brisson
par les élus antidreyfusards. La foule, dense place de la Concorde, l’est plus encore sur les
boulevards. Dès 20 heures, le moindre kiosque est cerné d’une centaine de personnes au
moins, venues aux nouvelles. Sur un transparent lumineux allumé à la façade de La Libre
79

parole, des lampions affichent « Vive la France, À bas les traîtres » puis, bientôt « le
ministère Brisson renversé ». Depuis le balcon du journal, les rédacteurs haranguent tour
à tour la foule. Des phénomènes similaires se produisent autour de L’Intransigeant. La
police tente de disperser ces attroupements mais peine à le faire dès lors que la rue toute
entière bruit de la sorte. Depuis les terrasses des cafés, prises d’assaut par les
consommateurs, des jeunes gens crient « Vive l’armée ». Sur les impériales des omnibus
ou depuis les voitures – la circulation n’a pas été interrompue –, les voyageurs
manifestent leur joie à la chute du ministère. Fondus dans la foule6. Phénomène similaire
le 25 juillet 1914. Une foule, énorme, stationne sur les boulevards et commente les
nouvelles apportées par les éditions successives des journaux. Devant l’hôtel du Matin
dont la « devanture flamboyante surexcite la foule rassemblée »7, des groupes acclament
la Russie et chantent la Marseillaise en suscitant bientôt des réactions adverses que la
police s’essaie à réprimer. C’est sur ces mêmes boulevards que la foule se retrouve
spontanément à l’annonce de l’armistice : « dans l’espoir où l’on était de trouver une
occasion, officielle ou non, de manifester son contentement. »8 Lors de la signature de la
paix, pareillement. Cet espace doit aux atouts qu’il recèle d’aimanter les manifestations
partisanes plus souvent qu’à leur tour. Cela vaut dans les décennies 1880 et 1890 dès lors
que les journaux attirent autour de leurs sièges les mouvements qu’ils contribuent
souvent à initier ; à moins qu’ils ne cristallisent les colères. En février 1885, des
manifestants réunis place de l’Opéra à l’appel de la commission executive des « ouvriers
sans travail » (d’obédience blanquiste) se massent d’abord autour des feuilles adverses. En
juillet 1888, les terrassiers en grève décident de se rendre rue Montmartre, « ... du côté
des journaux »9 et gagnent le Cri du peuple où les rédacteurs arborent le drapeau rouge à
leur arrivée. Les boulangistes et leurs adversaires se succèdent aux mêmes fins sur les
boulevards, ces mois durant, et parfois les étudiants10. Ainsi, en février 1897, pour
soutenir les Grecs menacés par le Sultan. En ces diverses circonstances, l’encombrement
de la chaussée et des trottoirs est sciemment mobilisé. On mise sut l’affluence des
véhicules et sur l’indifférenciation de la foule pour paralyser l’action des forces de l’ordre
11
, ou du moins la ralentir. Au début des années 1930, il adviendra même qu’on accentue
volontairement les handicaps à leur action en mobilisant les chauffeurs de taxis
syndiqués pour embouteiller les alentours de l’Opéra et permettre le déploiement d’une
manifestation sans intervention policière immédiate. On cherche aussi bien à se prévaloir
de l’affluence constatée. Non sans de possibles succès décrits pour mieux les déplorer par
la presse adverse. Ainsi, en février 1885 : « l’attitude énergique du gouvernement, les
précautions salutaires prises par la police avaient, dès le principe, retiré toute chance de
réussite au meeting projeté par les anarchistes. La curiosité, obtenue de 20 000
spectateurs a failli lui en rendre. Chacun voulait voir, chacun voulait « avoir vu ». Le
bourgeois de Paris ne résiste pas à la tentation d’être informé par ses yeux, dut-il
favoriser les plans de ces artisans du désordre... Mais comment leur interdire de passer
par là ? un jour de manifestation sur la place de l’Opéra, comment prouver à un Parisien
que ses affaires appellent du Palais-Royal au Luxembourg que son chemin ne passe point
par le boulevard des Italiens. »12
8 En diverses circonstances, ils sont, en sus, désignés pour les lieux d’une richesse
ostentatoire propre à catalyser la colère. « Votre misère côtoie dans la rue la débauche »
proclame l’affiche apposée par la commission exécutive des sans travail pour la
manifestation de février 1885 déjà évoquée. Et de les inviter à combattre le mal par le mal
en venant « étaler [leurs] guenilles en face de la splendeur des riches et montre[r leur]
misère aux accapareurs, non pour leur faire pitié, mais pour leur faire peur »13 place de
80

l’Opéra, « choisie parce qu’elle est le centre de la richesse et des gros exploiteurs. » 14 Elle
le sera de nouveau le Mardi gras de cette même année puis derechef en 1891. « N’ayons
pas honre d’étaler aux yeux des repus notre misère et nos loques », proclame une
nouvelle affiche apposée. Tandis que L’Égalité commente « demain, devant ce superbe
monument doré où la morgue bourgeoise éclate en un luxe insolent, la misère viendra
s’affirmer. Ce sont réellement des ouvriers sans travail qui iront place de l’Opéra, crier
aux oreilles des repus, de ceux qui ont des fourrures sur le dos, qui mangent et boivent à
leur faim, contre les désespérances de l’hiver, toute la haine qu’ils ont au cœur. » 15
Territoire tenu pour adverse à subvenir.
9 Au tournant du siècle, les journaux cèdent à d’autres l’organisation des démonstrations.
Les Grands Boulevards n’en persistent pas moins à abriter les mobilisations collectives,
parfois catalysées par des atouts d’autre sorte.
10 La présence de la Bourse du travail, érigée en 1892, et celle de banques, cafés et maisons
de couture en grand nombre leur valent en effet d’abriter désormais fréquemment les
démonstrations syndicales, lors de grèves ou le 1er Mai, quand la Bourse devient le
possible repli de manifestants pourchassés, le 1er mai 1919 ; ou encore quand elle se
donne plus exceptionnellement, pour l’épicentre d’une fantasmatique offensive, ainsi, le
10 novembre 1918, quand des militants sortis d’un meeting tenu là s’écrient « à l’Elysée »,
qu’ils n’atteignent évidemment pas. Joue encore et enfin la topographie parisienne. Les
Boulevards, situés en contrebas des vieux faubourgs, sont en effet susceptibles de donner
corps au mythe, mobilisateur, d’une « descente » de ces territoires sur le centre, à
reconquérir16. Ils doivent, plus concrètement, à la multiplicité des artères venues confluer
là de faciliter rassemblements et dispersions éclatées, capables de déjouer les prévisions
policières pour permettre à telle action, empêchée, de se déployer ailleurs. Ainsi, le 27
juillet 1914. La presse ouvrière appelle à riposter là aux manifestations nationalistes plus
haut évoquées dès lors qu’elle en tient les « journaux chauvins » pour responsables :
« Que le Paris populaire se ressaisisse, écrit La Bataille syndicaliste. Sur les boulevards, face
à l’immeuble du Matin, Belleville, Ménilmontant Saint-Antoine, Montparnasse, retrouvez
votre belle tradition de jadis ». Et l’Humanité : « Devant les salles des dépêches des grands
journaux [...] manifeste[z votre] volonté d’en finir une fois pour toute avec les « vive la
guerre. »17 « Les grands boulevards sont envahis » titre le lendemain La Bataille syndicaliste
18 qui les érige une fois encore en espace d’une nécessaire reconquête, ce soir là devenu

possible : « C’est tout Paris populaire, c’est l’immensité travailleuse de la capitale qui a
repris possession de la rue, sa rue à elle ». Phénomène similaire pareillement justifié par
l’écart, ici provocateur, en août 1927 après que Sacco et Vanzetti ont été exécutés aux
États-Unis. Les communistes et les anarchistes appellent à descendre sur les boulevards 19,
« au cœur du Paris bourgeois, ...sur les boulevards où les rastas se promènent »20 ; en
ayant soin de porter le chapeau pour pouvoir franchir, par petits paquets les barrages, et
éviter le filtrage de « tout ce qui n’a pas l’allure d’un habitué des grands cafés ou de chez
Maxim’s » conseille L’Humanité. Avec, cette fois, un déferlement de violence qui n’entrait
pas dans les visées des organisateurs mais ressort d’une vieille haine de classe, trouvant là
motif et terrain.
11 Ces années durant, il est d’autant moins question de symbolique que le tronçon
République-Bastille n’est pratiquement jamais investi. Et si les socialistes qui plaident, en
1919, pour la reconnaissance du droit de manifestation et suggèrent au gouvernement de
concéder des espaces dévolus à ces fins retiennent, entre autres, ces Grands boulevards,
81

c’est en tant qu’ils sont « sans gêne pour la vie publique » et, comme les autres artères
retenues dans ce plaidoyer, « de peu de circulation et peu encombrés. »21

La manifestation « moviment »22


12 Cette non coïncidence entre les espaces des démonstrations collectives et de la
symbolique signifiée par le marquage monumental est partiellement remise en cause
après guerre. L’inauguration du Triomphe de la République marque un tournant dans
l’histoire des investissements populaires de l’espace public en ce qu’elle exprime le
passage des « manifestations de la tue » à la manifestation de rue, distincte de l’émeute, la
révolte ou la révolution en ce qu’elle signifie la rupture avec le temps de l’action directe
immédiate (ou prétendue telle) au profit du détour nécessaire, possible et admis. Soit ce
moment où la rue, de sujet désigné de la politique qu’elle était, devient espace23. Mais un
tournant d’une autre sorte s’amorce alors même. Cette inauguration d’une statue
commandée par les pouvoirs publics coïncide en effet avec le basculement bien connu de
la « statuomanie » à la « statuophobie »24. Il vaut au marquage symbolique de la capitale
qui s’était opéré par et dans la piètre depuis près de vingt ans d’emprunter d’autres voies.
En s’exprimant désormais à la faveur de pratiques collectives qui parfois réinterprètent le
marquage symbolique pour ainsi donner ou redonner sens à l’espace25 : soit le passage
d’une pétrification exprimant la certitude que la République, achevée, signifiait la fin de
l’Histoire à des pratiques autorisant la fluidité du sens, à l’image d’une Histoire en marche
comme en perpétuelle réécriture.
13 Ce renversement s’exprime avec force lors de certaines manifestations de souveraineté de
l’après-guerre : le 11 novembre 1920, quand la dépouille du Soldat inconnu est inhumée
sous l’Arc de Triomphe, par exemple ou, quatre années plus tard, quand le transfert de
Jaurès au Panthéon colore l’édifice et l’espace alentours de nuances nouvelles. Les
organisations d’anciens combattants, l’Action Française et les ligues doivent au rapport
de force qui prévaut durant les années 1920 de pouvoir s’engouffrer dans la brèche
ouverte par les manifestations de souveraineté et dans l’espace, central et
symboliquement marqué, qu’elles privilégient désormais. Elles inscrivent désormais leurs
cortèges dans les espaces/temps définis par les rapports qu’ils entretiennent avec la
patrie et se déploient presque exclusivement sur l’axe monumental qui part de l’Étoile,
aux vertus redéfinies, et s’achève place des Pyramides, devant la statue de Jeanne d’Arc.
Les organisations ouvrières, qui ont vainement réclamé le droit de manifester librement,
persistent en revanche à investir des espaces qui ne doivent guère à la symbolique ; ainsi
les Grands Boulevards, en recul, les espaces fonctionnels définis par la cible ou
l’interlocuteur auquel elles prétendent, les espaces maîtrisés de la banlieue parisienne ou
les parcs domaniaux et, enfin, les cimetières.
14 C’est après la crise ouverte en février 1934 que ces organisations (ou d’autres, situées
dans leur mouvance) revendiquent et obtiennent l’usage d’espaces symboliques d’une
autre sorte, en dehors de toute circonstance commémorative. Cette aspiration est
explicitement formulée pour la première fois, à notre connaissance, en mai 1934 par
l’union départementale des anciens combattants républicains. Cette organisation proche
de la SFIO sollicite des pouvoirs publics d’organiser librement une manifestation qui
partirait de la statue de la République, devant laquelle les anciens combattants
prêteraient serment, et se dirigerait vers la place Vendôme. Elle argumente : « un
changement de lieu ne permettrait pas de conserver à la manifestation le caractère
82

symbolique auquel elle prétend. Un rassemblement aux Tuileries, à proximité du


ministère des Finances, pourrait donner à penser qu’il s’agit d’une manifestation contre
les décrets-lois. La Concorde évoquerait fâcheusement le souvenir du 6 février. »26
15 C’est à partir de la fin 1934 que les confrontations symboliques entre l’extrême droite et
les anti-fascistes tendent à l’emporter sur les affrontements physiques. A la faveur d’un
partage de l’espace parisien qui entre alors dans les mœurs. L’axe Champs-Élysées-
Pyramides, affichant la symbolique de la Patrie, est approprié par les organisations de
droite tandis que les organisations antifascistes qui ont amorcé un processus de
réappropriation de la centralité parisienne le 12 février 1934 s’inscrivent dans le triangle
Bastille-République-Nation, appuyé sur les quartiers populaires de l’Est parisien mais
aussi bien doté de forts marquages symboliques, de surcroît conformes aux messages
politiques du moment. En abandonnant alors le segment des Grands Boulevards dépourvu
de valeur symbolique pour cet autre, situé plus à l’Est, et, pour lui, borné de monuments
signifiants. Les organisations antifascistes devenues bientôt de Front populaire
conçoivent d’abord cet espace excentré comme un préalable aux espaces de souveraineté
qu’elles investissent, le 11 novembre 1935, par anciens combattants interposés, puis
revendiquent, après la victoire, le 14 juillet 1936. Elles y renoncent toutefois pour ainsi
satisfaire aux souhaits du ministre de l’Intérieur avant qu’ils ne deviennent injonctions
et, fortes de la victoire remportée et de la puissance des cortèges qu’elles ont su
préalablement déployer dans l’Est parisien, acceptent finalement de s’y cantonner. En
intériorisant d’autant mieux la partition de l’espace devenue norme27 qu’elles ne
sauraient être alors soupçonnées de capitulation ou de repli. C’est assez dire que les
relations qui se nouent entre les rues lourdes d’une Histoire et ce ou ceux qui les
empruntent ne sont en rien linéaires.
16 Louis Marin a montré comment le parcours d’un défilé « réactualise un mythe ou peut-
être plus précisément récite un récit ou inscrit un texte dont il donne à lire la légende[...],
le legendum, récit, légende, mythe déjà inscrit dans l’ordre des lieux et de leurs noms » 28.
Sans qu’il soit besoin de monuments préalablement chargés de donner le sens.
17 Certaines des manifestations déployées dans des espaces parisiens vierges de tout
marquage, sociologiquement non populaires et n’ayant abrité aucun épisode signifiant de
l’histoire des luttes révolutionnaires ou contre révolutionnaires ont su, de fait, réactiver,
nonobstant, la mémoire des dits épisodes. Quand elles se voulaient l’expression de
l’histoire, globale, de la rue, c’est-à-dire de Paris, et de son essence, invoquée et rejouée.
C’est le cas, en octobre 1898, lors de l’Affaire Dreyfus dans l’un et l’autre camp. Que les
dreyfusards en appellent au « Peuple » en l’adjurant d’être fidèle à son héritage
révolutionnaire et Déroulède le défie aussitôt de pouvoir s’en réclamer : « Ils osent
convier le peuple de Paris en lui demandant de venir avec eux acclamer le traître Dreyfus
[...]. Je veux constater moi même comment le peuple de Paris, toujours, si ardemment
français, patriote, répondra à cet appel », en s’ancrant, à l’encontre, dans un héritage
social-patriote. La droite ligueuse répond à son appel en descendant, la première, dans la
rue. C’est alors aux dreyfusards de leur contester la légitimité et d’inviter à se rassembler
à Longchamp à l’occasion du Grand Prix pour acclamer le président de la République, hier
conspué, et « montrer que la rue n’est pas à eux mais au peuple ». L’espace requis pour la
démonstration est clos et rien moins que populaire mais la partie vaut ici pour le tout.
Elle doit aux forces qui l’investissent et parfois l’habitent de pouvoir signifier la capitale
et son histoire ; une histoire dont la rue, domaine et miroir du peuple, peut devenir
synonyme quand ce « peuple » la réinvestit. Cette adéquation se retrouve affirmée peu
83

après dans Le libertaires, propos d’une manifestation anarchiste : « Le peuple des


faubourgs était descendu et avait repris possession de la rue, sa propriété. Hier Paris, le
généreux Paris des grands mouvements d’émancipation, le Paris du droit, de la justice, de
la liberté, a repris possession de son domaine. »29
18 Les espaces symboliquement marqués ne sont pas épargnés par cette irruption du sens,
soudain véhiculé par d’autres voies que la pierre. Les cortèges et défilés qui les
investissent peuvent révéler ou réveiller le sens enfoui. C’est le cas lors de l’inauguration
du groupe de Dalou, si l’on en croit Péguy, ou dans la phase de gestation puis de victoire
du Front populaire, quand les monuments, situés places de la Bastille, de la République ou
de la Nation depuis des décennies, intrinsèquement signifiants mais devenus sans
résonance aucune dans la mémoire collective, sont soudain réappropriés, jusqu’à devenir
essentiels à la dramaturgie politique qui se déploie sous leur égide et aux images qu’elle
inspire. Images, photographies ici, à l’usage social intense autant qu’immédiat qui savent
ériger Paris en acteur d’une Histoire en marche.
19 De telles démonstrations peuvent aussi bien altérer le sens d’espaces préalablement
signifiants, comme on l’a vu s’agissant du 11 novembre 1920. Le 6 février 1934 en
constitue un autre exemple. La complexité de l’Histoire dont Paris fut le théâtre a valu à
certains espaces d’être à ce point saturés de sens qu’ils sont très tôt devenus
polysémiques. C’est en particulier le cas de la place de la Concorde : « fêtes ou meurtres,
apothéoses ou guillotinades, excitations aux émeutes, cortèges de triomphe ou obsèques
nationales, il y a de tout place de la Concorde », peut-on lire dans le Gil Blas en pleine
affaire Dreyfus. Le marquage symbolique qui pourrait apurer les comptes ne fait
qu’ajouter à la complexité de l’ensemble et à sa polysémie, poursuit l’article, en
substance, en évoquant les potentialités nouvelles offertes par la statue de Strasbourg
mais également par la proximité de la Chambre des députés qui lui vaut d’être devenue
« le vestibule du palais Bourbon. »30 La requête de l’union départementale des anciens
combattants républicains plus haut citée permet de constater que la polysémie ne joue
plus au même titre en 1934. Si les espaces revendiqués par elle le sont en raison de leur
marquage monumental ou de leur fonction, ceux récusés préventivement le sont en vertu
d’usages récents conférant aux espaces concernés un sens univoque (quand l’Histoire
antérieure permettrait pourtant aux Tuileries comme à la Concorde de signifier la
Révolution et, par elle, la République).
20 Dans un récent numéro des Cahiers de médiologie, Bernadette Dufrene revient sur la notion
de moviment qui fut avancée par Francis Ponge pour décrire Beaubourg, « cet
’accélérateur culturel’, lieu d’échange avec l’environnement urbain, national,
international et entre différents modes de culture. »31 Ce terme pourrait parfaitement
convenir aux cortèges et manifestations du fait des rapports, complexes, qu’ils nouent
avec le marquage monumental, la topographie de la ville, la sociologie des quartiers, les
territoires préalablement construits et l’Histoire ou, plus souvent, les histoires, qu’ils
charrient, pour mieux précipiter une histoire nouvelle et construire des territoires
inédits. En conférant une mobilité certaine à la géographie symbolique de la ville,
pourtant lestée de pesanteur.

Les vecteurs du sens


21 Cette modalité nouvelle du marquage symbolique que sont l’usage social et les
investissements collectifs inscrivent les lieux et/ou les monuments dans des territoires à
84

géographie variable. Les cortèges déployés à l’occasion du centenaire de la Commune


nous serviront d’exemple. Cet anniversaire qui se trouve à coïncider avec une phase
d’extrême tension entre les diverses composantes de la gauche et de l’extrême gauche,
trois ans après 1968, est cependant dépendant de cet espace/ temps obligé qu’est, à Paris,
la fin mai au Mur des fédérés. La contradiction est résolue par l’inscription de cet
épicentre obligé dans des territoires spécifiques à chacune des forces parties prenantes de
la commémoration, aux fins d’en spécifier le sens.
22 Les organisations non-communistes associent le Mur à des espaces ou monuments
signifiants qui leur sont propres. La JCR envisage ainsi de manifester depuis la rue Gay-
Lussac, espace de la Commune réactivée, jusqu’au Père-Lachaise « où l’on entrera. »32 La
CFDT et la PSU défilent, pour elles, depuis le métro Charonne, symbole d’une autre sorte,
et la SFIO au départ de la place Léon Blum, dans le XIe arrondissement, certes à proximité
du cimetière, mais non moins signifiante. Les communistes qui se sont sentis menacés par
le récent rejeu de la Commune sur le terrain de la rue en appellent à sa mémoire
originelle et confortent leur emprise sur la nécropole intra muros en procédant à
l’inhumation des cendres d’Adrien Lejeune, dernier des communards, décédé à Moscou en
1942, et dont la dépouille est rapatriée pour la circonstance. Face au Mur et aux côtés des
intellectuels, résistants et dirigeants communistes. Cet épisode révélateur des
potentialités de l’espace parisien l’est également de ses modalités symboliques. Une
symbolique fondée sur les monuments qu’il abrite et sur la sacralité qu’ils recèlent,
s’agissant, en la circonstance, des cortèges socialistes et communistes, mais aussi bien sur
des pratiques (pareillement chargées de sacralité à la faveur du sang versé) pour ceux de
l’extrême gauche et du PSU.
23 Une telle construction peut conduire à l’abandon de monuments chefs à la mémoire de
ceux qui s’y attèlent mais par trop extérieurs au périmètre dessiné. Le cortège que
l’Action Française organise avant-guerre pour la fête de Jeanne d’Arc relie ainsi la place
Saint-Augustin au boulevard Saint-Marcel en passant par la place des Pyramides pour
fleurir la quasi-totalité des effigies parisiennes de l’héroïne. C’est toutefois la section du
XVIIIe arrondissement et elle seule qui tend hommage à celle située non loin de la porte
de la Chapelle quand cette statue, certes excentrée, est, en soi, plus sacrée qu’aucune
autre, bâtie qu’elle est à l’abri d’une église érigée sur l’emplacement de celle où, dit-on,
Jeanne d’Arc, blessée, se serait arrêtée un temps pour y recevoir des soins33. En 1919, le
cortège de Jeanne d’Arc qui revêt le caractère d’une fête civique se forme en conséquence
boulevard Malesherbes pour se disloquer au Palais-Royal, soit un parcours plus ramassé
mais également plus central. « C’est le Paris du baron Haussmann qu’[il] a surtout
traversé, commente Charles Maurras [...] mais aussi la rue Saint-Honoré, pavé historique
des anciennes révolutions, Saint-Roch où Bonaparte nous mitraillait il n’y a somme toute
que 122 ans [...] Combien les choses changent. »34 Et, avec elles, le sens qu’elles confèrent
à l’espace.
24 Le transfert de sens de l’espace fondateur à la pratique qui l’investit puis de cette
dernière, à son tour chargée de sens, vers des pratiques de même nature déployées dans
des espaces vierges de tout marquage préalable mais à leur tour colorés par elles, peut
permettre aux cortèges de s’autonomiser des lieux signifiants sans dommages majeurs35.
En vertu de ce même processus qui permet à Louis Chevalier d’écrire des « pays
parisiens » qu’ils ne « sont pas le monopole d’une ville », qu’ils « existent en banlieue. » 36
Il peut a contrario interdire l’usage d’espaces demeurés fonctionnels et signifiants mais
par trop chargés d’une histoire antérieure ; ainsi la place de la Concorde après le 6 février
85

1934 et avant que la manifestation gaulliste du 30 mai 1968 n’en autorise à nouveau
l’usage. C’est encore vrai pour les tronçons Bastille-République et/ou Nation, assimilés en
1968 aux « manifestations-processions » alors décriées par l’extrême gauche et de ce fait
rejetés, au cœur de la crise puis au-delà ; pour laisser place à des parcours qui, dès la
décennie suivante, empruntent assez souvent la rive gauche, jusqu’alors peu mobilisée,
sinon par les étudiants.
25 Dans un récent article, le psychanalyste Serge Tisseron déplorait que les monuments
aient eu jusqu’ici pour but d’imposer à tous les liens censés unir un pays ou une
collectivité. Il plaidait en regard pour des monuments d’autre sorte sur lesquels
l’inscription « oublie ce monument, cultive tes souvenirs, pense à tes proches » se
substituerait au « souviens-toi »37. La manifestation de rue pourrait bien avoir constitué
et constituer encore une des voies de cette appropriation individuelle et familiale autant
que collective des traces et de la mémoire ainsi revendiquée, seule à même de les intégrer
à la mémoire vive. En participant de la sorte d’une inscription de l’individu et des groupes
qu’elle contribue à construire dans un passé perpétuellement réinterprété par leurs
luttes.
26 Ces moments de symbiose entre la mémoire des pierres et un présent des luttes qui la
réactive et la transforme (à moins qu’elle ne la crée) ne s’opèrent cependant pas en toutes
circonstances et, par là même, à plein temps. Dans l’article déjà maintes fois cité ici, la
démonstration qui s’achève place de la Nation évoque à Péguy « l’histoire des révolutions
passées qui sont le commencement de la prochaine révolution. » La chanson qui nous sert
d’exergue souligne pareillement le lien entre un passé réactivé et l’avenir, dessiné par la
vertu d’une mise en relation qui vaut au temps de soudain s’organiser et, par là même, de
s’orienter vers un devenir meilleur. Ce sont, dans l’un et l’autre cas, les événements
chargés d’Histoire et d’affect, réactivés par et dans la rue, qui permettent de se projeter
dans un avenir dont ils sont déjà porteurs. Les termes de la proposition nous paraissent
devoir être retenus de manière plus générale à la condition, cependant, d’être renversés.
Ce sont les moments où la mobilisation collective peut se prévaloir d’un devenir qui peine
à s’énoncer et d’une charge utopique qui valent à Paris, à ses rues, ses monuments et
l’Histoire qu’ils charrient d’être, soudain, sollicités. Pour dire le sens. En permettant une
alchimie entre l’Histoire, les monuments ou simplement les rues qui la cristallisent,
permettant à certaines manifestations de soudain signifier sinon plus qu’elles ne sont ou,
du moins, plus qu’elles ne font. Une alchimie qui dès lors trouve plus facilement à
s’exprimer dans les moments chargés d’espoir et d’utopie, tels l’inauguration du Triomphe
de la République ou les manifestations de Front populaire,38 qu’en des circonstances plus
défensives39.
27 Toujours « lourd[e] de conséquences » en ce qu’elle est susceptible d’effets émotionnels
et, pat là, politiques, cette alchimie ne se décrète pas. Elle ne se construit pas davantage a
priori quand même certaines mesures volontaires, tel le choix du parcours et du moment,
peuvent en faciliter l’émergence, ce fut le cas le 14 juillet 1935. Du moins ne sont elles
jamais la condition suffisante, la condition nécessaire pas davantage : les manifestations
de l’automne 1995 furent un moment de puissante réactivation du passé aux fins de dire
le devenir, quand les parcours des cortèges parisiens n’investissaient pourtant aucun lieu
symbolique, et la résurgence du « peuple » et de son mythe, alors constatée, due pour elle
à la province plus qu’à Paris. Cristallisé par l’émotion qui parfois surgit quand il prend
corps ou qui plus précisément lui donne corps en surgissant, il peut se résumer à l’acte
qui ressuscite le passé tout en anticipant ce que demain sera. En permettant à la
86

manifestation, à certaines plus qu’à d’autres, de s’imposer pour une expression nouvelle
du mythe du « peuple de Paris », de la grève générale ou de la Révolution, ces autres
figures du devenir, toutes susceptibles de donner sens à l’instant en le réinscrivant dans
un temps signifiant. Ce que Péguy dit superbement quand il écrit, à propos de
l’inauguration du Triomphe de la République : « Il se peut que nous ayons parfait la
révolution sociale avant qu’un architecte de génie nous ait donné le poème ou le chant de
la révolution universelle, de la cité nouvelle. Le flot de la vie universelle aura devancé les
maturations de l’art individuel. » En conférant à cette éphémère œuvre d’art d’un type
nouveau le soin de révéler le devenir en gestation. Sensible à la beauté du propos comme
à sa force, nous en nuancerons cependant la portée.
28 Nous ignorons si le cortège qu’évoque Péguy fut vécu dans les termes qu’il retient et dans
quelle mesure ses contemporains se sont appropriés la construction qu’il opère alors.
Nous savons mieux ce que les mythes du peuple et de Paris, confondus, doivent à Victor
Hugo, de Eugène Sue ou de Delacroix40 ; ou encore ce que cette construction, symbolique
s’il en est, d’un panthéon communiste doit à Aragon et à Francis Jourdain41 ; pour ne rien
dire du rôle de la photographie de Front populaire dans la construction et la transmission
de la mémoire de l’événement ou de celui de ces médiateurs d’autre sorte qu’ont été, en
1968, la radio et les chercheurs en sciences humaines, prompts à imposer la « Commune
étudiante », mise en son avant que de l’être en image. De simples slogans peuvent aussi
bien jouer parfois ce rôle, tel le « tous ensemble » de 1995. Ces divers médiateurs capables
de construire et d’imposer des représentations toutes chargées d’imaginaire n’ont, bien
sûr, joué aucun rôle dans la mobilisation qu’ils réinterprètent, au mieux à chaud, le plus
souvent, a posteriori. Nous émettons toutefois l’hypothèse qu’ils contribuent au premier
chef à ériger certaines pratiques collectives, pour certaines indissociables de l’espace qui
les abrite, en « chef[s] d’œuvre de politique et mystique », selon les termes de François
Mauriac, autre écrivain catholique, on l’aura noté, destinés, sous sa plume, à caractériser
une autre manifestation, celle organisée par les gaullistes le 30 mai 1968 qui sut redonner
un avenir au gaullisme en l’inscrivant dans un espace et des pratiques chargées
d’histoire ; pour ainsi précipiter l’issue politique de la crise de 1968. Ils favorisent par là la
transmission et la circulation, parfois souterraine, de ce qui fût. Jusqu’en des moments
qui lui valent d’être réactivés par la pratique, réinterprétés par elle et parfois relayés. Le
cortège déployé lors de l’inauguration du Triomphe de la République et les manifestations
de Front populaire de 1935-37, devenues des expressions nouvelles et substitutives des
foules révolutionnaires, peuvent ainsi dispenser, ultérieurement, de leur évocation dès
lors qu’elles en intègrent la substance, avant que les événements de 1968 et leur rapport
complexe à l’Histoire ne leur fassent subir un sort identique.
29 Dans les années 1920, l’essayiste soviétique Nicolas Poussine en appelait à des monuments
susceptibles de « vivre de la vie politique et sociale de la ville » et à une « ville vivant avec
eux »42. Les pratiques collectives déployées dans l’espace public, combinées avec
l’intervention de médiateurs, nous paraissent avoir permis à quelques-uns des marquages
monumentaux de Paris de satisfaire à cet objectif énoncé.
87

NOTES
2. M. Agulhon, Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris,
Flammarion, 1989.
3. Cahiers de la Quinzaine, 5 janvier 1900, in Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, Paris,
Gallimard, 1987.
4. Cf. ci-dessus dans ce volume E. Fureix.
5. A. Prost, « Mémoires locales et mémoires nationales : les monuments de 1914-1918 en France »,
Guerres mondiales, n° 167, 1992.
6. Description réalisée à partir de diverses coupures de presse in APP BA 1522.
7. L’Humanité, 26 juillet 1914.
8. APP, BA 1614.
9. Le Radical, 30 juillet 1888.
10. Qui toutefois leur préfèrent le Quartier latin.
11. Archives préfecture de police (A.P.P.), BA 1522, rapport du 8 février : « On a l’espoir que
quelques gardiens de la paix s’y feront écraser ».
12. A.P.P., BA 1522, Paris, 10 février 1885, Charles Laurent.
13. A.P.P., BA 1522.
14. A.P.P., BA 1522, rapport du 7 février. Dans son roman de politique fiction intitulé En plein vol
(1913), Albert Quantin imagine le Paris de l’an 2000 : les grands boulevards ont été rénovés « en
mettant par terre le temple orgueilleux d’une société financière, massif symbole du capitalisme
écrasant » au profit de parterres fleuris, de magasins, de théâtres et de lieux de plaisirs.
15. A.P.P., BA 1531.
16. En 1937, un nouveau couplet est ajouté à La jeune garde, de la plume, dit-on, d’Aragon :
« Demain si l’peuple bouge/nous descendrons sur les Boulevards/la glorieuse armée rouge/fera
trembler tous les richards », désignant ceux-ci pour l’un des lieux d’une révolution invoquée,
demeurée devenir.
17. A.N., F7 13348, 27 juillet 1914.
18. A.N., F7 13348, 28 juillet 1914, La Bataille syndicaliste.
19. A.P.P. BA 1531, en 1891, la presse ouvrière la police d’avoir traqué préventivement casquettes
et pantalons de velours. Même accusation, en novembre 1934 de la part de L’Humanité après une
manifestation tentée sur les Boulevards contre l’occupation de la Ruhr.
20. L’Humanité, 25 août 1927.
21. L’Humanité, 6 avril 1919.
22. Selon un terme forgé par F. Ponge. Cf. plus bas.
23. D. Tartakowsky, Le pouvoir est dans la rue, Paris, Aubier, 1998.
24. J. Hargrove, Les statues de Paris, Albin Michel, 1989.
25. Il faut attendre les années Mitterrand et les grands travaux du Président pour que se
dessinent de nouveaux espaces manifestants avec, en particulier, le parvis des droits de l’homme,
au Trocadéro. Le parvis de la Défense, conçu comme un espace de rassemblement, n’a guère
fonctionné comme tel hormis dans des circonstances officielles.
26. A.P.P., BA 1860, 19 mai 1934.
27. Le ministre de l’Intérieur fait connaître que les Champs-Élysées doivent être réservés à la
revue des troupes, à l’exclusion de tout autre défilé. Il faudra attendre cette submersion de
l’espace que fut l’après Mundial pour que l’Arc de triomphe serve pour la première fois de
« support ».
88

28. L. Marin, « Une mise en signification de l’espace social : manifestation, cortège, défilé,
procession. Notes sémiotiques », Sociologie du Sud Est, n° 37-38, juillet-décembre 1983, p. 20.
29. Cité par I. Morzadec, Les manifestations de rue à Paris à l’époque de l’Affaire Dreyfus, Mémoire de
maîtrise, Université Paris I, 1985.
30. Gil Blas, 28 octobre 1898.
31. B. Dufrene, « Monument ou moviment », Les cahiers de médiologie, 7, 1999, pp. 183-191.
32. Une affiche de la Ligue communiste imprimée avant que l’interdiction soit signifiée
proclame : « Tous à Paris de la rue Gay-Lussac au mur des Fédérés » La place des Fêtes est
substituée à ce rendez-vous initial après l’interdiction.
33. A.N., F19 5636.
34. L’Action française, 19 mai 1919.
35. Les cortèges qui défilent devant le siège de L’Humanité après que le journal communiste a
quitté Paris pour Saint-Denis demeurent porteurs d’une histoire, parfois évoquée dans les rangs,
quand il atteint cet espace aujourd’hui anonyme. Le nouveau siège construit par Niemeyer
n’induit en revanche aucune démonstration.
36. L. Chevalier, Les Parisiens, Paris, Hachette, 1971.
37. S. Tisseron, « Antimémoire », Les cahiers de médiologie, 7, 1999, pp. 205-220.
38. « Combien de maisons étroites et lézardées étaient déjà là quand fut prise la Bastille, écrit
Amédée Dunois au soir du 14 juillet 1935. Combien de ces pauvres façades ont été en 1830, 1848,
1871 déchirées par les balles », 14 juillet 1935, brochure publiée par le comité d’organisation de la
manifestation.
39. La symbolique de la statue de Dalou et la mémoire de la démonstration en ayant rythmé
l’inauguration n’ont guère été mobilisées lors de la manifestation - défensive - du 12 février 1934.
Le Populaire évoque « la population de la capitale rassemblée au même lieu, il y a 35 ans pour le
triomphe de la République... » mais les photographies de presse ne jouent pas sur sa présence
(elles donnent plus de visibilité, sans intention, aux colonnes du Trône).
40. A. Pessin, Le mythe du Peuple et la société française, Paris, P.U.F., 1992.
41. D. Tartakowsky, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise, XIXe-XXe siècle, Paris, Aubier,
1999.
42. Cité par B. Dufrene, « monument ou moviment », art. cit.
89

Deuxième partie. Capitales divisées


90

Versailles, Potsdam : les capitales


bicéphales
Étienne François

1 Dans son étude déjà ancienne, mais toujours considérée comme un « classique », sur
« l’Europe française au temps des Lumières », l’historien français Louis Réau présentait
comme un fait d’évidence le rayonnement du modèle de Versailles à travers toute
l’Europe : « Ce que le XVIIIe siècle qui est en politique le siècle de l’absolutisme a le plus
admiré en France, c’est le décor de la royauté dont Louis XIV avait créé à Versailles
l’incomparable modèle. Tous les princes de l’Europe se sont évertués à imiter dans la
mesure de leurs moyens le château de Versailles avec son parc ordonné par Le Nôtre et
ses annexes de Marly et des Trianons. » « C’est surtout dans les Cours allemandes »,
précisait-t-il un peu plus loin, « que sévit l’imitation de Versailles », et dans la longue liste
d’exemples cités à l’appui, Potsdam figure en bonne position, entre Bonn, Coblence et
Mannheim, et Nymphenburg, Wurzbourg et Schönbrunn1. Largement partagée, cette
vision des choses se retrouve non seulement sous la plume d’historiens et d’historiens de
l’art français, mais aussi d’auteurs allemands : l’actuel directeur de la fondation gérant les
châteaux et parcs de Potsdam, Hans-Joachim Giersberg, la reprenait à son compte dans
une publication récente et rappelait, non sans une certaine fierté, le qualificatif de
« Versailles du Nord » accordé à cette dernière2. Faut-il voir dans ce qualificatif
l’expression d’une ressemblance structurelle et d’une proximité particulière entre les
deux résidences ?
2 Une rapide mise en parallèle de leur histoire et de leurs structures permet sans peine de
dégager plusieurs arguments en faveur de cette hypothèse. Si Potdsam a pu être qualifiée
de « Versailles du Nord », c’est bien en effet parce qu’il existe entre ces deux villes toute
une série de similitudes et de parallélismes qui confirment qu’elles appartiennent au
même type urbain, celui de la ville de résidence absolutiste créée de toutes pièces par le
prince à l’écart de l’ancienne capitale pour la dédoubler, voire la détrôner.
3 Versailles et Potsdam ont d’abord en commun une surprenante similitude géographique :
toutes deux, en effet, sont situées à un peu plus d’une vingtaine de kilomètres à l’Ouest de
Paris et de Berlin. Surtout, l’une comme l’autre doivent au seul fait du prince d’être
sorties de l’insignifiance et dans les deux cas on trouve les mêmes raisons et la même
91

chronologie à l’origine de leur élection. Dans le choix de Versailles par le jeune Louis XIV
dès les débuts de son règne, trois raisons, on le sait, ont été déterminantes : la fidélité
dynastique, la passion de la chasse et plus encore la volonté, liée aux expériences
traumatisantes de la Fronde, de quitter Paris pour construire à l’écart de la capitale
incertaine une capitale nouvelle où l’absolutisme puisse s’épanouir et rayonner sans
entraves ni réserves. Or les mêmes raisons se retrouvent à Potsdam où, comme à
Versailles, « le transfert de la Cour et du gouvernement hors de l’étroitesse de la
métropole pour les installer au large et à l’écart représente une étape décisive de la
marche vers l’absolutisme »3 : c’est très précisément en 1661, soit l’année même du début
du règne personnel de Louis XIV, que le Grand-Électeur, véritable créateur de
l’absolutisme en Brandebourg-Prusse, jette son dévolu sur Potsdam, attiré en ce lieu par
ses aptitudes à la chasse4 ; et pour pouvoir y résider de manière plus fréquente, il
entreprend, lui aussi, de faire agrandir et moderniser un château portant la marque de la
dynastie, le « Stadtschloβ » d’origine médiévale transformé en château de style
Renaissance par l’Électrice Katharina à la fin du XVIe siècle.
4 Élues par le choix du prince, Versailles et Potsdam ont aussi en commun de se définir
d’abord et avant tout par rapport au château. Dans un cas comme dans l’autre, le premier
chantier d’envergure est le chantier du château : à Potsdam, les travaux de construction
du nouveau « Stadtschloβ » commencent sous la direction de Johann Gregor Memhardt en
1662, tandis qu’à Versailles, où l’aménagement des jardins a eu la priorité, les travaux
d’agrandissement du château de Louis XIII (le « petit château de cartes » comme l’appelle
Saint-Simon) commencent vraiment, sous la direction de Le Vau, à partir de 16685. Dans
un cas comme dans l’autre, ensuite, les travaux d’agrandissement et d’embellissement du
château principal, de construction de nouveaux châteaux et pavillons annexes,
d’aménagement des jardins et des parcs, d’entretien et de restauration sont quasiment
ininterrompus, faisant alterner les phases de fièvre architecturale et d’abandon, et
enjambant les règnes, les siècles et même les changements de régime - jusqu’à nos jours.
Dans un cas comme dans l’autre, enfin, la construction du château entraîne à sa suite celle
de la ville qui se trouve promue, quelques années après le début des travaux, au rang de
nouvelle capitale : bourgade de quelques centaines d’habitants seulement (en dépit du
droit urbain qui lui a été accordé dès 13176), Potsdam devient la seconde capitale
(« zweite Residenz ») de l’Électorat de Brandebourg dès 1675 (et le restera jusqu’en 1918),
tandis que Versailles devient la résidence officielle du gouvernement et de la Cour en
1682 (et le restera jusqu’en 1789).
5 Créations quasiment ex-nihilo, ces villes ont également en commun une spectaculaire
croissance démographique. Entre le début du règne personnel de Louis XIV et la
Révolution, Versailles multiplie par huit (au moins) le chiffre de sa population, tandis que
Potsdam aurait multiplié le sien par trente entre l’avènement du Grand Électeur (1640) et
la mort de Frédéric II (1786). Comparables à ceux des villes neuves et des capitales créées
de toutes pièces à travers l’Europe absolutiste (de Saint-Petersbourg à Madrid, en passant
par Mannheim, Karlsruhe, Ludwigsburg ou Rastatt), leurs taux de croissance sont
nettement supérieurs à ceux de l’ancienne capitale. Entre le milieu du XVIIe siècle et la fin
du XVIIIe siècle, la population de Paris double et celle de Berlin est multipliée par vingt, si
bien qu’à terme, le déséquilibre entre la capitale ancienne et la capitale nouvelle se
trouve réduit d’autant. Versailles qui ne représentait qu’un peu plus d’un pour cent de la
population parisienne en 1661 en représente 6 % à la mort de Louis XIV, tandis que
Postdam qui représentait 5 % de la population de Berlin au début du XVIIIe siècle en
92

représente 15 à 16 % au milieu du siècle7 et, au terme d’un siècle et demi de croissance


accélérée, les deux villes se retrouvent plus proches l’une de l’autre par leur taille que ne
le sont Paris et Berlin : à la fin du XVIIIe siècle, la population de Potsdam est d’environ
27 000 habitants et celle de Versailles d’environ 40 000 habitants, soit de l’une à l’autre un
rapport de 1 à 1,5 - alors qu’entre Paris et Berlin, en dépit de la croissance spectaculaire
de cette dernière, le rapport est de 6 à 1. Les deux villes, enfin, font l’objet de tous les
soins d’un pouvoir dont elles sont l’expression exemplaire et qui les érige en villes
modèles. Leur croissance est guidée par les plans d’un urbanisme géométrique et
uniformisateur qui structure l’espace urbain à l’aide d’avenues rectilignes et de places
rectangulaires, fixe avec précision les normes à respecter pour la construction des
façades, impose aux architectes des plans types et fait dépendre toute construction
nouvelle de l’obtention d’un permis préalable8.
6 Versailles et Potsdam ont enfin en commun d’amplifier et de pousser jusqu’à l’extrême les
caractéristiques des capitales qu’elles dédoublent. Plus encore que Paris et Berlin, elles
sont par excellence des villes d’immigration et de brassage de population, des villes
cosmopolites dont les habitants viennent non seulement de tout le royaume mais aussi
très souvent de l’étranger : à Versailles, à la fin du XVIIe siècle, les deux tiers de nouveaux
époux et la moitié des nouvelles épouses sont des immigrants et à Potsdam même, les
deux quartiers hollandais, l’église française et le faubourg de Nowawes (l’actuel
Babelsberg) fondé par Frédéric II pour y accueillir des artisans de Bohème en sont jusqu’à
nos jours les témoins -pour ne pas parler du quartier russe d’Alexandrowna créé et
construit en 1827 autour de l’église Saint Alexandre Newski9. Plus encore que Paris et
Berlin, elles sont par ailleurs des villes de contrastes sociaux renforcés, concentrant en
elles les groupes sociaux les plus représentatifs des « sociétés absolutistes » dont elles
sont l’émanation et qu’elles commandent. Tandis que Versailles est avant tout une ville
de nobles et de domestiques (dans la dernière décennie du XVIIe siècle, 45 % des nouveaux
époux versaillais sont des domestiques, alors qu’ils ne représentent que 15 % des contrats
de mariage de Paris en 1749)10, Potsdam est avant tout une ville de soldats : son véritable
essor démographique démarre avec la décision prise par le « Roi-Sergent » en 1713, c’est-
à-dire dès le début de son règne, d’y transférer ses grenadiers géants (les « langen Kerls »)
et à la mort de Frédéric II, la population militaire (familles comprises) représente le tiers
de la population totale (contre un cinquième à Berlin)11. Volontaristes et paroxystiques,
ces deux villes, enfin, restent des villes fragiles et dépendantes, incapables, à la différence
de Paris et de Berlin, de prendre leur autonomie et d’enclencher une dynamique de
« développement durable ». Loin d’être portées en avant par une croissance régulière,
elles voient au contraire alterner, au gré de la conjoncture politique et de l’attention que
leur porte le pouvoir, des phases brèves d’explosion démographique (ainsi pendant les
règnes de Louis XIV et du Roi-Sergent), de longues séquences de croissance ralentie ou de
stagnation, et des périodes de brusque déclin (Régence, règne de Frédéric-Guillaume II).
Et s’il est vrai qu’elles atteignent toutes deux à la fin du XVIIIe siècle des niveaux de
population respectables, ni l’une ni l’autre ne deviennent des lieux d’innovation sociale et
de création intellectuelle autonome : jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les salons et les
académies, les lieux de sociabilité bourgeoise et la société des Lumières, les maisons
d’édition et les librairies restent l’apanage exclusif de Paris et de Berlin12.
7 Ces concomitances frappantes (qui apportent un démenti à la thèse de l’imitation) et ces
ressemblances structurelles confirment amplement l’appartenance des deux villes au
même type urbain, celui de la « capitale bicéphale » dont relèvent également, pour s’en
93

tenir à l’Empire, les couples de Brunswick-Wolfenbüttel ou Stuttgart-Ludwigsburg. Cela


suffit-il pour autant à justifier le qualificatif de « Versailles du Nord » accordé à Potsdam ?
Suivant en cela les recommandations de Robert Mandrou, il faut savoir dépasser la
« forme assez plate du constat qui enregistre la présence d’artistes français dans tous les
pays », pour s’interroger « sur la signification qu’il convient d’accorder à des phénomènes
qui méritent plus que des énumérations complaisantes. »13
8 La multiplicité des références et des emprunts à la France observés à Potsdam pourrait
dans un premier temps le laisser penser. Dans le cas de Sans-Souci, ces références sont
même si omniprésentes - depuis le nom du château et les fresques d’Antoine Pesne en
passant par les livres de la bibliothèque et les toiles de Watteau et Lancret, jusqu’aux
vignes de Bergerac et aux figuiers de Marseille des terrasses — que l’on a l’impression
d’avoir affaire à une véritable enclave culturelle française transplantée dans les sables du
Brandebourg. Si nombreuses pourtant que soient les références à la France et à sa culture
– en tant que culture commune de l’Europe aristocratique de l’époque –, force est de
constater la rareté des références explicites au modèle versaillais proprement dit : elles
ne vont pas au-delà de l’appel fait aux frères Adam et à Pigalle, « sculpteurs de Sa Majesté
T.C. », pour réaliser les statues entourant la fontaine, de la forme donnée aux terrasses et
aux jardins14, ou des ferronneries des tonnelles situées du part et d’autre du bâtiment
principal de Sans-Souci et qui reprennent des motifs solaires versaillais.
9 Car en termes de bilan, ce qui au contraire paraît l’emporter, c’est bien plutôt le souci de
se démarquer d’un modèle d’autant mieux connu qu’une des meilleures descriptions du
premier Versailles est due précisément à Ezechiel Spanheim, ambassadeur de l’Électeur
de Brandebourg15, et que c’est à Potsdam que Voltaire a achevé la rédaction du Siècle de
Louis XIV qui devait jouer un rôle essentiel dans la postérité du mythe versaillais. Par
contraste avec Versailles où le roi « a voulu inscrire dans la pierre et le marbre une
volonté politique et une démonstration » et où « tout est programme et intention » (J.
Cornette)16, le « Stadtschloβ » de Potsdam, en dépit des réaménagements et des
agrandissements successifs dont il a fait l’objet jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, reste une
construction relativement modeste en regard du « Stadtschloβ » berlinois et relève du
même type architectural que ce dernier. Or ceci vaut plus encore pour les châteaux
construits ultérieurement dans les jardins alentour : par ses petites dimensions, son
caractère privé, son refus de l’apparat et du cérémonial, sa complète désacralisation, son
absence de Cour et sa société purement masculine, Sans-Souci est l’antithèse parfaite du
château de Versailles et tient plus de l’orangerie et du pavillon de plaisance que du
château royal. Et s’il est vrai que le Neues Palais construit en signe de défi et de victoire au
sortir de la guerre de Sept Ans paraît plus proche du château de Versailles par ses
dimensions comme par sa volonté de rendre manifeste le statut de grande puissance
reconnu par l’Europe à la Prusse, il n’en reste pas moins, pour reprendre l’expression de
Frédéric II lui-même, une « fanfaronnade » qui tourne en dérision le modèle de
Versailles : le château n’est pas prévu pour servir de résidence au roi mais simplement
pour y loger ses hôtes et ses parents, il est en quelque sorte banni au fond du parc et des
jardins, et au lieu de s’ouvrir sur des avenues d’apparat et, par-delà, sur une ville
nouvelle, il est replié sur lui-même, s’arrête aux communs et donne sur la campagne et les
pâturages. Dès les débuts de son règne, au reste, Frédéric II avait condamné avec une
ironie mordante l’imitation servile du modèle versaillais pratiquée par nombre de princes
allemands : « La plupart des petits princes », écrivait-il en 1741 dans son Anti-Machiavel,
« et nommément ceux d’Allemagne, se ruinent par la dépense, excessive à proportion de
94

leurs revenus, que leur fait faire l’ivresse de leur vaine grandeur ; ils s’abîment pour
soutenir l’honneur de leur maison et ils prennent par vanité le chemin de la misère et de
l’hôpital ; il n’y a pas jusqu’au cadet du cadet d’une lignée apanagée qui ne s’imagine
d’être quelque chose de semblable à Louis XIV : il bâtit son Versailles, il a ses maîtresses, il
entretient ses armées. »17
10 La distance par rapport au modèle versaillais s’observe ensuite dans l’agencement et les
liens qu’entretiennent entre eux le château et la ville. Alors qu’à Versailles, les jardins, le
château et la ville forment un ensemble cohérent, structuré et unifié, à Potsdam, au
contraire, les châteaux, bâtiments et jardins construits aux XVIIIe et XIXe siècles (de Sans-
Souci à Cecilienhof), se situent à l’écart de la ville et sont séparés d’elle par des murs qui
en interdisent l’accès et la vue jusqu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle. A bien des égards
même, on a l’impression de deux mondes distincts, sans communication l’un avec l’autre
et s’opposant terme à terme, avec d’un côté la ville au plan géométrique et aux façades
standardisées, habitée par des soldats et des administrateurs et dont les deux pôles sont
la place d’armes (« Exerzierplatz ») et l’église de la garnison (« Garnisonskirche »), et de
l’autre des châteaux et des bâtiments allant chercher leurs modèles hors de la Prusse et
du Brandebourg (de l’antiquité gréco-romaine au néo-gothique anglais en passant par la
Toscane romane ou la France des Lumières) et dispersés comme autant de greffes
étrangères au milieu des parcs à l’anglaise dessinés par Lenné au début du XIXe siècle.
11 La même distance par rapport au modèle versaillais s’observe, enfin, lorsqu’on analyse les
relations qu’entretiennent entre elles les deux villes de Potsdam et de Berlin. Alors que
Versailles, qui a été construite dans une volonté de rupture et de distance avec Paris, avec
l’ambition de s’imposer comme un contre-modèle où l’autorité royale peut s’exprimer et
s’épanouir sans entraves, restructure autour d’elle et à partir d’elle l’espace et la société,
et devient à partir de 1682 le siège unique du pouvoir18, Potsdam, à l’inverse, se situe bien
davantage dans la continuité de Berlin avec laquelle elle partage la fonction de capitale et
dont elle se contente d’exagérer les traits ; à la différence du Louvre, le château de Berlin
continue d’être une des résidences habituelles des souverains prussiens, pendant tout le
XVIIIe siècle les organes centraux du pouvoir restent localisés à Berlin et il faut attendre
1815 pour voir le transfert à Potsdam d’une partie des ministères. Si bien que, selon la
perspective dans laquelle on se place, Potsdam fait tout autant figure « d’anti-Versailles »
que de « Versailles du Nord ». Partout présent (explicitement ou implicitement), le
modèle versaillais n’est ni dominant, ni univoque ; parfois repris, souvent contesté, ne
serait-ce que par la référence à d’autres modèles étrangers, il est foncièrement
ambivalent.
12 À la fois proches et distantes, Versailles et Potsdam redeviennent cependant
étonnamment semblables lorsque, débordant les limites chronologiques de la période
moderne, on prend en compte leur postérité jusqu’à nos jours et les envisage dans leurs
dimensions symboliques et mémorielles.
13 Cette parenté au « second degré » s’exprime en premier lieu par l’intermédiaire des
instrumentalisations et récupérations politico-idéologiques dont Versailles et Potsdam
ont fait l’objet au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les transformant en
symboles honnis de la réaction. À Versailles ce renversement d’image s’opère dès l’été
1789, quelques mois seulement après la réunion des États Généraux et le serment du Jeu
de Paume. Très vite, la Révolution fait de Versailles « l’emblème haï de tous les excès du
privilège et de la tyrannie » (D. Poulot)19. Déserté, le château est vidé de tout son mobilier
et laissé à l’abandon, tandis que les œuvres d’art qu’il contenait sont transférées au
95

Louvre. La décision prise par Louis-Philippe en 1837 d’en faire un grand musée d’histoire
sauve certes le château de la ruine (au prix, il est vrai, de transformations profondes). Elle
ne suffit pas cependant à restaurer son image. Car, derrière le projet de « présenter à la
France la réunion des souvenirs de son histoire et les monuments de toutes les gloires
nationales », l’ambition réelle de Louis-Philippe, Thomas Gaehtgens l’a bien montré, est
de célébrer « la splendeur de la couronne » et d’exalter la dynastie des Orléans20. Trop
étroitement lié à la personne de celui qui en avait été l’initiateur, le projet ne survit
qu’avec peine à la Révolution de Juillet. Une génération plus tard, enfin, le château de
Versailles retrouve une nouvelle fonction et redevient pour huit ans, de mars 1871 à 1879,
le siège du gouvernement et du Parlement. Mais ce nouvel épisode, loin de réhabiliter
Versailles, en conforte au contraire l’image négative : sur Versailles pèse en effet pour
plusieurs générations le triple opprobre de la honte de la défaite, de la brutalité sanglante
de la répression de la Commune, et de la tentative avortée de restauration de la
monarchie et de l’ordre moral. Une des premières décisions prises par la III e République
enfin établie fut de rapatrier le Parlement à Paris (comme l’avaient fait les
révolutionnaires d’octobre 1789 en ramenant à Paris Louis XVI et la famille royale) et
c’est à cette époque que le qualificatif de « Versaillais » devient une des pires insultes du
langage politique français21.
14 De la même manière, Potsdam en Prusse et en Allemagne s’affirme de plus en plus au
cours du XIXe siècle et du début du XXe siècle comme le lieu symbolique par excellence de
la réaction, du refus de la démocratie et de la révolution, et du combat pour la monarchie
et la tradition, l’autorité et la hiérarchie. C’est à Potsdam que, fort de la fidélité de
l’armée, Frédéric-Guillaume IV prépare la restauration de son autorité ébranlée par la
Révolution de 1848, entreprend la reconquête par les armes de Berlin et de la Prusse, puis
fait construire en 1851 un arc de triomphe célébrant sa victoire sur la Révolution. C’est à
Potsdam que le futur empereur Guillaume Ier fait appel à Bismarck au plus fort de la crise
constitutionnelle de 1862 pour sauver contre la majorité parlementaire son autorité et la
réforme de l’armée. C’est à Potsdam, enfin, dans l’église de la garnison où reposait le
cercueil de Frédéric II, que Goebbels organise le 21 mars 1933, avec un sens consommé de
la mise en scène et de l’utilisation au service de la propagande des techniques de diffusion
les plus modernes, la « journée de Potsdam », c’est-à-dire la rencontre entre Hindenburg
et Hitler symbolisant le passage d’un Reich à un autre, la relève de l’ancienne Prusse par
le IIIe Reich, et la revanche de l’« esprit de Potsdam » sur l’« esprit de Weimar ». Mais dès
avant cette culmination fatale, Potsdam était devenue, aux yeux de nombreux Allemands,
le symbole par excellence de la réaction. Dans un texte de 1872, Fontane, pourtant peu
suspect de préjugés défavorables à l’égard de la Prusse, en fait même un nom générique et
le met au pluriel pour mieux en souligner la portée universelle (et la parenté au second
degré avec Versailles) : « L’essence de ces Potsdam réside dans un funeste entremêlement
- ou non entremêlement — d’absolutisme, de militarisme et de rance médiocrité. On y
respire un air de servitude, d’artificialité et de contrainte qui traverse tout et étouffe
toutes les âmes qui ont besoin sinon de tenir tête, du moins de respirer librement. Tenir
tête, oui, c’est là l’essentiel. Dans ces villes louis-quatorziennes règne comme un besoin de
se pousser de l’avant, d’être au premier rang, d’être vu et si possible d’être salué ; tous,
qu’ils soient grands ou modestes, s’y donnent avec la même ardeur et dans cette
surenchère de vanité renoncent à ce que tout homme a de plus précieux, le sentiment
d’être soi-même. On ne trouvera personne qui soit plus fervent partisan que moi de
l’esprit de service authentique. Savoir obéir est un trait de caractère et être loyal est un
trait de cœur. Mais il faut savoir servir et obéir en liberté. On a dit des Berlinois que
96

chacun d’entre eux avait un « petit Frédéric II dans la peau » (c’est d’ailleurs le
compliment le plus flatteur qu’on puisse leur faire) ; de la même manière on pourrait dire
des habitants de ces petites villes de résidence que chacun d’entre eux, d’une manière ou
d’une autre, porte avec lui le maréchal de Cour von Kalb »22.
15 Cette parenté « au second degré » vient en second lieu de ce que Versailles et Paris sont
l’un comme l’autre des lieux d’une mémoire partagée, où se lisent et s’entremêlent les
imbrications et les déchirements de l’histoire commune de la France et de l’Allemagne.
« Lieu de mémoire français », Potsdam ne l’est pas seulement par la multiplicité des
références et des emprunts à la France et à sa culture évoqués précédemment ; il l’est
également par l’édit du 20 octobre/ 8 novembre 1685 par lequel le Grand-Électeur offrit
l’hospitalité de ses États aux protestants français frappés par l’Édit de Fontainebleau ; il
l’est, ensuite, par sa promotion dans la seconde moitié du XVIIIe siècle par nombre de
critiques de l’absolutisme français en une sorte de modèle alternatif à Versailles qu’à
l’instar de Mirabeau on vient voir sur place pour s’en inspirer et le proposer en exemple ;
il l’est enfin par le pélerinage effectué à Potsdam par Napoléon après la victoire d’Iéna et
Auerstaedt, pélerinage au cours duquel l’empereur vint s’incliner sur la tombe de
Frédéric II dans la crypte de l’église de la garnison, décida de considérer Sans-Souci
« comme Palais Impérial » et plaça le château « sous sa sauvegarde spéciale ».
16 Quant à Versailles, après plus d’un siècle d’admiration inconditionnelle de la part des
voyageurs allemands qui y voient « la huitième merveille du monde » et sont unanimes à
souligner, comme le jeune noble silésien Georg von Fürst, « qu’il n’y a aucun endroit au
monde, où se trouvent rassemblées autant de choses précieuses »23, sa promotion en un
« lieu de mémoire allemand » date du 18 janvier 1871 et de la proclamation de Guillaume
Ier comme empereur dans la Galerie des Glaces, sous les fresques de Le Brun glorifiant le
passage du Rhin par Louis XIV « en présence de ses ennemis ». Le choix de Versailles et de
la Galerie des Glaces, il est vrai, relevait avant tout de considérations pragmatiques. Mais
magnifiée et transfigurée par Anton von Werner qui, agissant en « propagandiste de la
politique gouvernementale du moment » (Th. Gaehtgens), n’hésite pas à « l’actualiser » et
à la « mettre à jour », cette scène, popularisée, reproduite et diffusée à l’infini, prend très
vite les dimensions d’un « mythe fondateur » de l’Allemagne de la fin du XIXe et du début
du XXe siècles24. « Lieu de mémoire allemand », Versailles le devient plus encore un demi-
siècle plus tard avec la signature, le 28 juin 1919, du traité de paix imposé à l’Allemagne
vaincue et qui sanctionne sa défaite, dans les lieux mêmes où avait été proclamé l’Empire.
Avant même la fin de la guerre, le ministre des Affaires Étrangères français, Stephen
Pichon justifiait ce choix en ces termes : « C’est sur notre territoire, à Versailles, aux
portes de notre capitale, que l’Allemagne a jeté les bases de sa domination universelle,
édifiée sur la violation de la liberté des peuples. N’est-ce pas là même, comme un symbole
du triomphe de la justice, que doit se réunir le congrès dont le principe essentiel sera le
libre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? »25 Ce geste délibéré de revanche et
d’humiliation à l’effet renforcé par la sévérité des clauses du traité et, en particulier, de
l’article 231, allait faire de Versailles le symbole honni de la défaite et de la honte.
« Provocation permanente » (Hagen Schulze), Versailles après 1919 unifie dans un
commun refus toutes les forces politiques de la République de Weimar et sape dans ses
fondements la première expérience démocratique allemande.
17 Aujourd’hui, Versailles et Potsdam s’efforcent de faire oublier les récupérations et les
instrumentalisations multiples qui furent les leurs au cours des siècles et dont la
conférence de Potsdam de l’été 1945 fut le dernier avatar. Hauts lieux d’un tourisme
97

culturel de masse (trois millions de personnes visitent Versailles chaque année), inscrits
tous deux sur la liste du patrimoine mondial, ils sont avant tout perçus comme des
musées. Pris en charge par des administrations publiques et des services culturels qui,
dans l’esprit de la loi de sauvegarde de Versailles de 1953, privilégient la restauration et la
mise en valeur du patrimoine ancien, ils peuvent à l’occasion servir encore de décor aux
fastes républicains et aux conférences internationales. Mais la réconciliation franco-
allemande, la réunification allemande et la fin de la coupure de l’Europe en deux ont cessé
d’en faire des enjeux de mémoire et de pouvoir, les libérant plus sûrement des fantômes
qui les hantaient que n’avaient pu le faire les dynamitages des ruines du Stadtschloβ et de
la Garnisonskirche de Potsdam par le régime de la RDA. Dans une Europe enfin retrouvée,
Versailles et Potsdam pourront-elles enfin s’employer à présenter une image apaisée et
consensuelle qui souligne leur universalité et l’harmonieuse synthèse de leurs héritages ?

NOTES
1. L. Réau, L’Europe française au siècle des Lumières, Paris 1 re éd. 1938, cité d’après la réédition de
1971, Paris, Albin Michel, collection l’Evolution de l’Humanité, n°31, pp. 237-238.
2. L’expression est ainsi utilisée par l’actuel directeur des châteaux de Potsdam, H.-J. Gietsberg
dans le chapitre « 1740-1786, Absolutismus und Aufklärung, Sanssouci und Neues Palais » qu’il a
rédigé dans l’ouvrage collectif Potsdamer Schlösser in Geschichte und Kunst, Leipzig, F. A. Brockhaus,
1984, pp. 28-31 (citation p. 28).
3. Rainer A. Müller, Der Fürstenhof in der frühen Neuzeit, Munich, Oldenbourg, 1995 (« Enzyklopädie
deutscher Geschichte » 33), p. 65.
4. Ce rôle de la chasse dans les origines de Potsdam est rappelé aujourd’hui encore par le fait que
la porte la plus ancienne de la ville - elle date de 1733 - est précisément la Jägertor.
5. J. Cornette, Versailles. Le palais du roi Louis XIV, Paris, Sélection du Readets’Digest, 1999, p. 27.
6. En 1648, la ville de Potsdam n’aurait compté que soixante dix neuf maisons.
7. À la fin du XVIIIe siècle, Potsdam compte plus d’habitants que n’en comptait Berlin deux siècles
plus tôt ; hissée au 17e rang des villes allemandes, elle est de même taille que Nuremberg ou
Brunswick.
8. Aux quelque cinq cents autorisations de construire données à Versailles de 1682 à 1708 par la
surintendance des bâtiments royaux font ainsi écho les six cents autorisations délivrées à
Potsdam pendant le règne de Frédéric II.
9. Sur l’évolution démographique de Versailles, voir B. Lepetit, « Une création urbaine :
Versailles de 1661 à 1722 », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 25, 1978, pp. 604-618 ; pour
Berlin et Potsdam, voir H. Schultz, Berlin 1650-1800. Sozialgeschichte einer Residenz, Berlin, Akademie
Verlag, 1987.
10. D. Roche, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle, Paris, Aubier, 1981, p. 27.
11. En 1939, les effectifs de la garnison de Potsdam étaient de 15 000 hommes - avec en
particulier le fameux régiment d’infanterie n°5, surnommé « Regiment Graf » en raison de
l’origine aristocratique de ses officiers et qui fut, de toutes les unités de la Wehrmacht, celle qui
compta le plus de résistants au nazisme.
12. À la fin du XVIIIe siècle, Berlin s’est hissée au deuxième rang des villes de l’Empire tant par le
nombre de ses hommes de lettres que par celui de de ses titres publiés ; Potsdam en revanche est
98

absente de la liste des 33 premières villes d’édition allemandes ainsi que de la liste des 34 villes
comptant le plus grand nombre d’hommes de lettres, alors que les villes de Brunswick et de
Nuremberg qui ont la même taille qu’elle y figurent toutes deux en bonne place, E. François,
« The German Urban Network between the Sixteenth and Eighteenth Centuries : Cultural and
Demographic Indicators », in Ad. van der Woude, A. Hayami & J. de Vries (ed.), Urbanization in
History. A Process of Dynamic Interactions, Oxford, New York, Clarendon, Oxford U. P., 1990,
pp. 84-100.
13. R. Mandrou, L’Europe « absolutiste ». Raison et raison d’Etat, 1649-1775, Paris, Fayard, 1977, p. 186.
14. L’un d’entre eux a même gardé jusqu’à nos jours le nom de Marlygarten.
15. E. Spanheim, Relation de la cour de France en 1690, éd. établie et annotée par Emile Bourgeois et
présentée par M. Richard, Paris, Mercure de France, 1973.
16. J. Cornette, « Le palais du plus grand roi du monde », in Versailles, le pouvoir et la pierre, Les
collections de l’Histoire, n°2, juillet 1998, p. 8. Voir également E. Pommier, « Versailles, l’image
du souverain », in P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Il La Nation, vol. 2, pp. 193-234, Paris,
Gallimard, 1986.
17. Frédéric II, L’Anti-Machiavel, in Frédéric II, roi de Prusse, Œuvres philosophiques, Paris, Fayard,
1985, « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », chap. 10, p. 47.
18. Pendant toute la durée de son règne personnel, Louis XIV ne serait rendu que vingt-quatre
fois à Paris.
19. D. Poulot, « Versailles, lieu de mémoire », in Versailles, le pouvoir et la pierre, op. cit., p. 40. Voir
égalemenr H. Himelfarb, « Versailles, fonctions et légendes », in P. Nora (dir.), Les Lieux de
mémoire II La Nation vol. 3, op. cit., pp. 235-292.
20. Thomas W. Gaehtgens, Versailles : de la résidence historique au Musée historique. La Galerie des
batailles dans le Musée Historique de Louis-Philippe, Paris, Albin, Michel, 1984.
21. Dans la géographie imaginaire de la rhétorique politique, Versailles, de ce point de vue,
rejoint Coblence comme lieu de l’arbitraire et du despotisme, du luxe aristocratique et du
cosmopolitisme antipatriote.
22. Th. Fontane, Aus den Tagen der Okkupation. Eine Osterreise durch Nordfrankreich und Elsaß-
Lothringen 1871, in Sämtliche Werke, t. XVI, Munich, Nymphenburger Verlagsbuchhandlung, 1962,
p. 496.
23. G. von Fürst, Curieuse Reisen durch Europa..., Sorau, 1739, p. 214, cité par B. Struck, Ideal, Klischee
und Wirklichkeit : Frankreich im Spiegel der deutschen Reiseliteratur im 17. und 18. Jahrhundert, Freie
Universität Berlin, Magisterarbeit, 1999, p. 33.
24. Th. W. Gaehtgens, Anton von Werner. Die Proklamierung des Deutschen Kaiserreiches. Ein
Historienbild im Wandel preußischer Politik, Francfort/M, Fischer Taschenbuch Verlag, 1990.
25. J.-Cl. Allain, « Le château de Versailles », in H. Möller, J. Morizet (dir.), Allemagne-France. Lieux
et mémoire d’une histoire commune, Paris, Albin Michel, 1995, pp. 75-84 (citation p. 81) ; voir
également dans le même volume l’article de H. Möller, « De chaque côté du miroir. Potsdam,
Berlin, la Prusse », pp. 85-95.
99

Saint-Pétersbourg - Moscou capitale


culturelle, capitale spirituelle ?
L’autocratie russe dans l’ambivalence de ses symboles

Ewa Bérard

1 « Le tsar et Pouchkine sont partis chez vous, à Moscou, politique et littérature y sont au
firmament. Maintenant, Pétersbourg est une ville anéantie », écrivait le prince Viazemski
à un ami de Moscou en 18321.
2 Que cette brève information sur la vie de la capitale impériale, ces deux phrases
laconiques, nous servent d’introduction au paradigme de notre sujet : Tsar et Poète,
pouvoir politique et pouvoir culturel sont encore étroitement associés dans cette
première moitié du XIXe siècle. Deux figures emblématiques, Nicolas Ier et Pouchkine,
sont réunis dès qu’il s’agit de la capitale, en dépit de l’hostilité avérée qu’ils nourrissaient
l’un pour l’autre. La Cour et les lettres l’ayant déserté, que reste-t-il, en effet, de Saint-
Pétersbourg ? Sa vie propre, la vie de la ville, ne mérite pas de mention. Elle est
« anéantie », et le vide ainsi créé passe d’autant moins inaperçu que ce départ profite à sa
rivale de toujours, la vieille Moscou.
3 Fondé en 1703, nommé à la mode néerlandaise, Sankt-Piterbourkh s’étalait sur les îles et
marécages conquis sur la Suède dans l’embouchure de la Neva. C’est dans cet endroit
désolé et excentrique par rapport aux terres russes que Pierre Ier décida d’implanter sa
nouvelle capitale. L’enjeu était de taille : il s’agissait de créer un champ
d’expérimentation de la Russie moderne. Siège des pouvoirs civils et ecclésiastiques
réformés, port et chantier naval, foyer des sciences et de la culture sécularisée,
Pétersbourg devait être tout cela, et de surcroît une ville. La comparaison avec Versailles,
si souvent avancée par les historiens, est quelque peu trompeuse ; c’est aux Tuileries que
pensait le tsar-réformateur, à ses jardins royaux où il avait vu se promener – chose
inconnue en Moscovie – le public tous états et sexes confondus. Construit d’emblée sans
murailles, Pétersbourg devait s’ouvrir au monde et engendrer une société ouverte. À
Moscou-le village, il opposait non seulement une architecture et une organisation spatiale
empruntées à l’Europe, mais encore une sociabilité urbaine et un espace public structuré
– même si le tsar souhaitait voir ce dernier situé sur l’eau. Cependant, ni les déplacements
100

forcés de la population, ni la réquisition de la pierre de construction ne furent en mesure


d’insuffler à ce « paradis », comme Pierre aimait l’appeler, l’âme d’une communauté
urbaine. Contrairement au cours habituel des choses, la capitale d’Empire fut célébrée, en
1721, avant qu’une ville n’y émerge. Celle-ci était d’une constitution si fragile qu’à la fin
du siècle encore Denis Diderot suggérait à la Grande Catherine : « Ne serait-il pas possible
de peupler davantage Pétersbourg, de le rendre plus vivant, plus agissant, plus
commerçant en joignant cette multitude de palais isolés par des maisons particulières ? » 2
Contrairement aux usages aussi, Pierre Ier, en quittant Moscou, laissa à la « ville sainte »
abandonnée le privilège d’abriter le sacre des tsars. La sépulture des tsars reposait
désormais à l’église de la forteresse Pierre-et-Paul, mais les couronnements auraient lieu,
comme depuis Ivan IV, à la cathédrale de l’Assomption du Kremlin.
4 Ce n’est pas la première fois que ce tsar tout à l’apprentissage de l’Europe moderne
donnait à ses réformes une tournure qui rendait méconnaissable leur modèle éclairé. Il en
alla de même avec la nouvelle capitale : non seulement son emplacement défiait toutes les
règles qu’on tenait, en Europe, pour rationnelles en matière de villes et capitales
(situation centrale, au carrefour des routes commerciales, avec un arrière-pays, etc.),
mais elle instaurait un système bicéphale a priori nuisible pour la cohésion nationale et
« contre-productif dans la logique même de la modernisation de l’État. »3 Les fonctions de
la capitale, y compris ses fonctions symboliques, étaient désormais partagées, disloquées,
voire dédoublées. Face à la légitimité historique de Moscou, qui incarnait, depuis la
guerre contre la Horde mongole, l’identité nationale, l’unité et la continuité, Saint-
Pétersbourg-l’Européen s’imposa comme un monument au volontarisme et à l’arbitraire
du tsar-démiurge, symbole de la rupture de l’histoire et de la civilisation russes.
5 L’existence de Saint-Pétersbourg fut ainsi placée d’emblée sous une double menace : celle
qui émanait de son aînée, Moscou, et celle de son « excroissance », de son « double » – la
ville. Ville en effet « la plus irréelle du monde », comme dira Dostoïevski.
6 Nous nous arrêterons ici sur deux moments-clé de son histoire : la capitale de Pierre à
l’apogée de sa puissance, dans le premier quart du XIXe siècle, et à l’heure de son
crépuscule, un siècle plus tard, lorsqu’elle accompagna dans son effondrement le régime
autocratique. Le tracé de cette histoire tiendra compte des deux variantes énoncées plus
haut : Moscou et la ville4.
7 La rivalité entre Moscou et Saint-Pétersbourg avait marqué tout le XVIIIe siècle, mais c’est
la guerre napoléonienne qui lui fournit ses « lettres de noblesse ». En entrant en Russie en
juin 1812, Napoléon annonça la couleur :
« Je suis venu pour en finir une bonne fois avec le colosse des barbares du Nord.
L’épée est tirée. Il faut les refouler dans leurs glaces afin que, de vingt-cinq ans, ils
ne viennent pas se mêler des affaires de l’Europe civilisée [...]. Il faut profiter de
l’occasion et dégoûter les Russes de demander compte de ce qui se passe en
Allemagne. Qu’ils reçoivent les Anglais à Arkangelsk, j’y consens, mais la Baltique
doit leur être fermée. »5
8 Pour en finir avec le « colosse du Nord » et pour garantit l’efficacité du blocus
continental, c’est donc Pétersbourg, cette « fenêtre sur l’Europe », que Napoléon voulait
faire disparaître :
« Pétersbourg, c’est le point central du gouvernement, le nœud où tous les fils de
l’administration se rattachent, le cerveau de la Russie ; ce sont les arsenaux de terre
et de mer ; c’est enfin le seul point de communication entre la Russie et
l’Angleterre »,
101

9 commentait le général Ségur6.


10 Mais la victoire lui échappant chaque jour davantage, l’empereur succombe au mirage des
mythes. En entrant, à la mi-août, dans une Smolensk abandonnée, il jure, furieux, de
reprendre la marche au printemps suivant simultanément sur deux capitales : « pour tout
détruire dans l’une et tout conserver dans l’autre ». Celle qu’il désire garder intacte,
grandiose témoin de son triomphe, c’est évidemment Moscou. Et le général Ségur de
conclure :
« La grande Moscou, la ville sainte, nom qu’il répète avec complaisance, et qui
semble accroître son désir. [...] L’image de Moscou prisonnière obséda son esprit :
c’était le terme de ses craintes, le but de ses espérances ; dans sa possession il
trouverait tout ! »7
11 Ainsi la dualité des capitales russes était-elle perçue jusqu’en Europe.
12 En Russie même, le sacrifice de Moscou brûlée et la gloire militaire de Saint-Pétersbourg
exacerbent leur rivalité, en font un motif récurrent, quasi obsessionnel, des lettres et de
la pensée politique. Une partie de l’opinion, de loin la plus nombreuse, clame avec
Alexandre Pouchkine que « les deux capitales ne peuvent s’épanouir dans un seul État, de
même qu’il ne saurait y avoir deux cœurs dans un corps humain. »8 Plus subtil, le
slavophile Alexis Khomiakov voit dans cette coexistence la preuve d’un destin particulier,
autant dire supérieur, de la Russie : son organisme bicéphale, soutient-il, est mieux à
même de répondre à la complexité de l’État moderne que le système centralisé des pays
européens9.
13 Arrêtons-nous un instant sur la capitale de Pierre à l’heure de l’apogée de l’Empire russe,
sous le règne du vainqueur de Napoléon, Alexandre Ier.
14 Son centre, son cœur, c’est le palais d’Hiver. Situé sur la rive « continentale » de la Neva,
face à la forteresse Pierre-et-Paul, c’est un énorme quadrilatère baroque avec le fleuve
pour cour d’honneur. Il a été élevé par Francesco Bartolomeo Rastrelli pour la tsarine
Elisabeth, fille de Pierre-le-Grand, mais c’est seulement après 1812 et à la suite d’un
incendie ravageur qu’il reçoit une consécration symbolique. L’auteur de l’éloge est le
grand poète romantique, Vassili Joukovski, maître de Pouchkine et précepteur des fils du
tsar :
« Le palais d’Hiver fut pour notre histoire russe ce que le Kremlin avait été pour
l’histoire de la Rus’ ancienne. Le Kremlin, c’est toute la poésie de notre histoire. Le
palais d’Hiver, dans sa masse puissante, imposante, [...] en appelle moins à
l’imagination qu’à la raison. Il incarne une Russie devenue mûre et vigoureuse,
soudée par les siècles en une entité solide [...]. Le palais d’Hiver, c’est la Russie
moderne à l’apogée de son existence européenne. »10
15 Comme une leçon d’histoire infligée à Napoléon.
16 Du palais monumental à la ville monumentale. Autour de l’œuvre de Rastrelli émerge un
nouveau Pétersbourg. C’est la célébration de l’État et de son armée : casernes colossales et
manèges de cavalerie construits au centre même de la ville, formidable ensemble de
l’État-Major et du ministère de la Guerre dus à Carl Rossi, bâtiments du Sénat et du Saint-
Synode. La Neva aussi est mise à contribution : sertie de quais de granit par Catherine II,
elle est dotée à son embranchement d’une sorte d’entrée monumentale – la Bourse
flanquée de deux colonnes rostrales, œuvre de Thomas de Thomon. La ville est
ordonnancée en perspectives et quadrilatères ; sur le fond des murs jaunes, couleur de
l’empire, se détachent colonnes et frontons blancs. Ce néo-classicisme monumental sert à
merveille la jeune « capitale des armes », comme l’appelle Pouchkine, avide de gloire et
102

de reconnaissance universelle. Mais entre façades et intérieurs, quelle translation ? Citons


encore une fois Vassili Joukovski :
« L’immensité du palais d’Hiver correspond à l’étendue de l’Empire dont il
concentre les forces. Son architecture sévère exprime une nation puissante qui
vient d’accéder il y a peu au cercle des nations instruites alors qu’elle reste encore
archaïque, parfois même sauvage. Le splendide intérieur du Palais, en revanche,
reflète une vie bouillonnante et inépuisable qui frémit dans les tréfonds de la
Russie. »11
17 En effet, entre les nouvelles façades, point de rues. Depuis les Champs-de-Mars, derrière
le palais d’Hiver, en amont de la Neva, jusqu’au nouveau Manège de Quarenghi élevé à
l’autre extrémité d’une Amirauté elle-même agrandie et remise à neuf, s’étale une
formidable suite de places ; les jours de parades et d’exercices militaires, elles peuvent
contenir jusqu’à cent mille soldats. Mais s’agit-il encore de places ? Une fois les uniformes
chamarrés disparus, ces étendues immenses, sans contours, sans limites, révèlent leur
béance. Gogol et Dostoïevski les traversaient transis de terreur et de froid. Hostiles au
passant, inutiles au citadin, ces espaces qui entourent le palais d’Hiver n’offrent guère de
lieu à « la vie bouillonnante » du peuple russe ; ils constituent d’emblée un anachronisme
urbain. Le projet fondateur de Pétersbourg qui consistait à abolir la muraille du Kremlin
et à fondre l’espace monarchique dans l’espace civil se trouve dévoyé. Désormais, la
capitale impériale et la ville évoluent en parties adverses, indifférentes l’une à l’autre,
aveugles à leurs splendeurs et misères respectives.
18 Cependant, au fil des ans, ces façades et ces places imposent aux esprits et aux corps
l’apprentissage de la ville et de sa vocation. En avril 1944, au moment où Leningrad, à
peine sorti du blocus, revendique sa place exemplaire dans la culture russe, Dimitri
Likhatchev, grand anthropologue de la culture russe, publie un texte intitulé « Les idées
nationales et héroïques dans l’architecture de Leningrad. »12 L’architecture dont il est
question, c’est évidemment le néo-classicisme du XVIIIe et surtout celui du début du XIXe
siècle, dit « empire », que Likhatchev tient pour un style « purement russe ». Le néo-
classicisme de Catherine II se projetait dans un espace circonscrit, ses édifices étaient
fermés sur eux-mêmes, destinés à être admirés par un spectateur immobile ; l’empire, en
revanche, a une idée dynamique et globale de l’espace urbain, il projette de grands axes,
oriente ses édifices vers l’extérieur, s’adresse au spectateur en mouvement. « L’empire est
un style tourné vers une nation héroïque, en premier lieu vers l’armée et la Garde
[impériale] dont il est appelle à célébrer les parades et les entrées solennelles dans la
ville. »13 On ne soulignera jamais assez, en parlant du rôle d’acculturation de la capitale
impériale, la part jouée par la « joyeuse solennité de l’espace » pétersbourgeois
(l’expression est d’Alexandre Benois). Son architecture « sévère » et régulière – tout le
contraire d’une Moscou tarabiscotée –, encadrait la foule, inculquait à des citadins de la
première heure, à ces paysans de la ville, le rythme et la discipline des mouvements de
masse. Cette éducation perdure au-delà des régimes, elle imprègne, à Petrograd, les
cérémonies et les fêtes révolutionnaires de 1917-1918, elle est même transplantée sur la
place Rouge lorsque le gouvernement bolchévique y reçoit les premières revues de
l’armée d’ouvriers et de paysans.
19 Venons-en maintenant au moment suivant : comment lire, à partir de la capitale, non
plus l’apogée mais le déclin de l’autocratie ?
20 Saint-Pétersbourg, on l’a dit, ne se conçoit que dans le système bipolaire qu’il forme avec
Moscou. Source d’infinis arguments idéologiques et d’autant de pages romanesques, cette
103

dualité a fini par s’intégrer dans le fonctionnement de l’Etat, et l’on peut soutenir avec
Alexis Khomiakov que, loin de constituer un handicap, elle a contribué à élargir et à
diversifier l’assise de l’autocratie russe.
21 Or voici qu’à la fin du siècle, ce système bicéphale se trouve mis à mal. Le troisième pôle
qui s’impose n’est point une ville ; c’est une résidence de villégiature.
22 En effet, depuis le 1er mars 1881, les Romanov ont déserté le palais d’Hiver. Cette année-là,
Alexandre II, artisan des Grandes Réformes dès 1860, tombe déchiqueté par une bombe
lancée par les terroristes populistes. L’attentat a lieu sur le canal Catherine, à proximité
du palais d’Hiver. C’est la quatrième fois que la Volonté du peuple s’en prend au régime
autocratique dans le lieu le plus symbolique de son pouvoir. Le fils du tsar assassiné,
Alexandre III, quitte sur-le-champ la capitale, cependant que son conseiller Konstantin
Pobedonostsev, le haut-procureur du Saint-Synode, dénonce la « sédition » qui se niche à
Saint-Pétersbourg :
« On peut penser ce que l’on voudra de l’avenir du pays, mais une chose est
certaine : les sphères pétersbourgeoises sont totalement usées, je dirais même
pourries. Et c’est avec l’aide de cette pourriture que vous voulez sauver la Russie ? »
14

23 Sans aller jusqu’à transférer le trône à Moscou, Alexandre III quitte Pétersbourg et
s’installe à Gatchina, palais éloigné d’une vingtaine de kilomètres de la capitale. Il y
restera. Monté sur le trône en 1894, Nicolas II, lui, donnera sa préférence à Tsarskoïe Selo,
littéralement, le « Village des tsars ».
24 Devenus en réalité résidences permanentes du tsar, ces palais hors capitale n’assumeront
pourtant jamais le rôle de Versailles. Pour n’évoquer que Nicolas II et son épouse
Alexandra Fiodorovna, princesse de Hesse-Darmstadt, petite-fille de la reine Victoria, le
couple impérial y menait une existence recluse et mesquine que les plus fidèles de ses
serviteurs déploraient comme « petite-bourgeoise », indigne de la charge autocratique. La
vie de la maison royale se conformait à une étiquette pointilleuse, mais son train était
réduit au minimum. L’apparat de la Cour ne se déployait - dans tout son faste, il est vrai -
qu’à l’occasion des cérémonies qui avaient traditionnellement pour cadre le palais
d’Hiver. En 1905, pourtant, la plupart de ces fêtes, en premier lieu celles qui étaient
ouvertes aux spectateurs, furent transférées à Tsarskoïe Selo. Ainsi la place du Palais
n’accueillit plus, jusqu’en 1914, de revues militaires ; la plus populaire des fêtes, le
« Jourdain », le baptême du Christ, célébré le 6 janvier, lorsque le tsar descendait le
perron du palais d’Hiver pour rejoindre la Neva glacée et baptiser ses eaux, abandonna
elle aussi la capitale. À Tsarskoïe Selo, Nicolas II recevait ses ministres – qu’il faisait venir
individuellement –, les personnalités du monde politique, les hôtes étrangers. Mais point
autour de lui de cette brillante société de nobles, point de ce microcosme de la Cour dont
la fonction était à la fois d’entourer la personne royale et de répercuter sa grandeur
jusque dans la ville. La résidence de Tsarskoïe Selo ne s’imposa jamais comme le lieu d’un
rayonnement du souverain ; elle ne fut que le symbole de son absence de la capitale.
Maurice Paléologue, ambassadeur de France, notait en 1915 : « La présence de l’empereur
et de l’impératrice à Petrograd est si insolite qu’elle fait tressauter de surprise tous les
passants. »15
25 Or, pendant que le tsar s’employait à réduire le prestige – la symbolique politique – de la
capitale, Pétersbourg-la-ville, « Piter », comme l’on l’appelait familièrement, prospérait.
Pendant la seule dernière décennie du siècle, sa population s’accrut de 30 % pour
104

atteindre en 1900 un million cinq cent mille habitants. Un tel dynamisme dénotait une
puissance, promettait un affrontement.
26 Comment s’articulaient les rapports entre l’autocratie et la ville ?
27 Depuis l’assassinat d’Alexandre II, ils étaient empreints de méfiance et d’hostilité. Dans sa
croisade pour restaurer l’idéal théocratique de l’autocratie, Alexandre III avait juré
d’étouffer tout germe de libéralisme, en premier lieu les institutions élues que son père
avait instaurées à la campagne et dans les villes – zemstvo et douma municipales. Depuis,
tout ce que la terre russe comptait de progressiste et d’éclairé luttait pour la renaissance
de ces organes d’auto-gouvernement. L’attente était si forte que Nicolas II s’en fit l’écho
dans son discours du trône, mais seulement pour la qualifier de « rêves insensés ».
Cependant, en ce qui concerne précisément la contre-réforme municipale, promulguée en
1892, ses défauts et le dysfonctionnement de la capitale qu’elle entraîna ne tardèrent pas
à se faire sentir. Ses dispositions renforcèrent notamment la dépendance des
municipalités vis-à-vis de la bureaucratie centrale et transformèrent le droit de vote, en
le limitant aux propriétaires d’immeubles et d’entreprises ; à Pétersbourg, cela revenait à
faire participer à la gestion de la cité moins de 0,5 % de la population16.
28 La douma municipale ainsi constituée souffrait de tous les vices : elle était indolente,
inefficace et corrompue. Dans un rapport sur l’état de la capitale remis au tsar en 1901, le
ministre de l’Intérieur, Dimitri Sipiaguine, sonnait l’alarme : sous le chapitre de
l’aménagement urbain, disait-il, Pétersbourg était en retard sur les capitales étrangères,
voire sur certaines villes russes. De cette incurie, la douma municipale était largement
responsable. Pour remédier au mal, Sipiaguine avançait deux propositions : soit
supprimer purement et simplement l’organe électif et mettre la capitale entièrement sous
la tutelle de son propre ministère – ce qui lui paraissait malgré tout assez risqué –, soit
réformer les statuts municipaux et élargir le droit de vote aux habitants non-
propriétaires, autrement dit aux locataires – à partir d’un certain montant de loyer, bien
entendu. Cette réforme aurait permis d’introduire au conseil municipal des
fonctionnaires d’Etat et des professions libérales, catégories sociales a priori davantage
sensibles au bien public que les nobles et les entrepreneurs. Le ministre n’était pas seul à
risquer pareil raisonnement : au nouvel Hôtel de Ville de Moscou, on allait jusqu’à
soutenir que les « locataires » – Georg Simmel aurait dit les « étrangers » – étaient les
citadins par excellence de la ville moderne.
29 Le capitalisme s’installait à un rythme rapide en Russie, le pays se couvrait de banques,
d’usines et de chemins de fer, la population urbaine progressait en flèche, mais Nicolas II
gouvernait en ignorant les villes et les citadins, persuadé qu’aux yeux du vrai peuple
russe, celui des campagnes, il incarnait toujours le pouvoir divin17. Soutenu et encouragé
dans ses tendances rétrogrades par Konstantin Pobedonostsev et par son épouse
Alexandra Fiodorovna, il se cramponnait à la conception patriarcale de sa charge.
Participant au premier recensement russe, en 1897, il indiqua, dans la rubrique
« profession » : « khoziaïn » (khoziaïn rousskoï zemli – « maître de la terre russe »), terme
typique du lexique rural. En vain son cousin Guillaume II, celui qu’on appelle « l’empereur
de l’industrie », lui prodiguait-il des conseils sur l’importance du cérémonial et de
l’apparat dans un monde envahi par la démocratie et l’argent, en vain lui expliquait-il le
dosage subtil de l’autorité et de la séduction. Nicolas II se refusait à moderniser son
métier, comme il avait refusé de régner dans une capitale moderne.
30 De façon inattendue, ce furent les festivités du deux-centième anniversaire de la
fondation de Saint-Pétersbourg, célébré en mai 1903, qui donnèrent l’occasion de mesurer
105

l’étendue du malaise. Cent ans auparavant, cet anniversaire avait pris l’allure d’une fête
impériale : service religieux en présence d’Alexandre Ier à la cathédrale Saint-Isaac,
parade de la Garde impériale sur la place du Palais ; ce n’est que dans un troisième temps
que les représentants de la ville avaient été reçus par son Auguste personne. À l’approche
de l’anniversaire de 1903, les édiles pétersbourgeois reconnurent d’emblée, sans états
d’âme, qu’en dehors de la municipalité, « il n’y aurait personne pour remplir la
cagnotte ». Maître des festivités, la douma ne pouvait faire moins qu’inviter, à côté de la
famille impériale, de la Cour et de hauts fonctionnaires d’Etat, les représentants des états
non-nobles de la population. Les conséquences ne se firent pas attendre : ce ne fut pas
seulement la cagnotte qui resta vide ; la symbolique impériale de la capitale se vidait
également. Contrairement à la tradition, il n’y eut cette année-là ni appel solennel du tsar
ni réception au palais d’Hiver. Nicolas II boudait. Il refusait de s’associer à la ville et
renonçait à célébrer la capitale. Ce changement d’esprit, voire cette mutation des
rapports de force fut résumée en une formule saisissante par la principale revue libérale
de l’époque, Le Messager européen, à quelques jours de l’adoption du nouveau statut
municipal de Saint-Pétersbourg :
« Le destin de Saint-Pétersbourg en tant que capitale est intimement lié à celui de
l’Empire ; mais le destin de Saint-Pétersbourg en tant que ville dépend étroitement
du sort que l’on voudra réserver à l’institution de l’auto-gouvernement. » 18
31 C’était plus qu’un constat ; c’était un défi. Le Piter des citadins levait la tête. Sur ce terrain,
cependant, l’initiative était déjà entre les mains de Moscou. C’est de là que s’élevaient les
voix les plus énergiques en faveur de la réforme municipale. Libérale, riche et dynamique,
Moscou pouvait aussi se prévaloir de deux attributs symboliques du pouvoir urbain : le
nouvel Hôtel de Ville et le tramway électrique. Tout un programme : capitale culturelle,
capitale symbolique. Élevé par Dimitri Chichagov en 1892 en bordure même de la place
Rouge, tournant le dos au Kremlin et faisant face à la ville, le nouvel Hôtel de Ville
frappait par ses dimensions, mais davantage encore par son flamboyant « style néo-
russe », variation moderne de l’architecture moscovite du XVIIe siècle. Ce fut un
manifeste, un défi au néo-classicisme officiel de Saint-Pétersbourg et à la tour toscane qui
avait été construite sous Catherine II sur la perspective Nevski pour loger la municipalité
pétersbourgeoise.
32 Moscou osait le style, Moscou osait l’indépendance. Et Saint-Pétersbourg ? En 1911,
l’ingénieur Fedor Enakiev, l’un des trois auteurs du plan de réaménagement de la capitale
(lequel fut d’ailleurs rejeté par la douma en raison de son coût élevé), donnait de cette
inertie architecturale une analyse qui n’est pas sans rappeler, à rebours, l’interprétation
magistrale de la libérale Ringstrasse viennoise qu’a proposée Carl Schorske. Enakiev
montra qu’aucun des grands événements qui avaient transformé le visage de la Russie au
cours du dernier demi-siècle – les réformes des années 1860 et le manifeste
constitutionnel de 1905 – n’a reçu, dans la capitale, d’expression architecturale adéquate,
« aucun n’a été pérennisé dans la pierre ni dans le métal ». Les bâtiments du tribunal et
du conceil municipal en particulier, vétustes et exigus, n’avaient rien d’« expression
symbolique des grands principes de la justice et de la liberté de réunion des citoyens »
qu’ils abritaient19.
33 Moscou s’émancipait ; Pétersbourg restait une « ville tenue en tutelle », pour employer la
terminologie de Fernand Braudel. Et c’est bien pour cette raison, entre autres, que les
derniers Romanov refusèrent de suivre les voix qui les invitaient à quitter le
« Pétersbourg pourri » et à ramener le trône dans l’ancienne capitale. Nicolas II adoptait
106

volontiers la rhétorique des slavophiles, gratifiait Moscou de ses séjours et fêtes, trouvait
des expédients pour « russifier » la capitale du Nord, (tel le Musée russe, censé ravir la
vedette à la galerie Tretiakov de Moscou, ou encore l’église expiatoire Saint-Sauveur-sur-
le-Sang, dédiée à la mémoire d’Alexandre II, et construite à la ressemblance de Saint-
Basile-le-Bien-heureux de Moscou) – mais il restait sur la Baltique.
34 Le divorce entre le Saint-Pétersbourg impérial et la ville éclata au grand jour le 9 janvier
1905. Ce dimanche-là, les cortèges de quelque 140 000 ouvriers s’ébranlèrent des
faubourgs industriels pour se diriger vers le centre. Or, non seulement ces manifestants
furent accueillis par les balles des soldats, mais il s’avéra que le palais d’Hiver – cette
incarnation de la raison et de la puissance de l’Empire, selon le poète – était vide. Le tsar
n’était pas là pour recevoir les doléances de ses sujets. Il était resté à Tsarskoïe Selo. Le
lendemain, la capitale se réveillait sous le choc, la fièvre révolutionnaire montait, les
milieux libéraux se mobilisaient, mais Nicolas II ne se montra pas.
35 Les causes et les raisons de ce « Dimanche sanglant » furent multiples. La grande misère
des banlieues ouvrières, les défaites d’Extrême-Orient, l’intervention d’agents
provocateurs et des révolutionnaires. Mais aussi la ville. La ville qui retrouvait à ce
moment la vocation de capitale impériale que Pierre le Grand lui avait conférée et que ses
successeurs avaient figée dans la pierre. Toute la dynamique du 9 janvier, écrira plus tard
le poète Ossip Mandelstam, fut tributaire de « l’essence historique et architecturale de
Pétersbourg » qui « suggère inéluctablement l’idée d’une puissante unité centralisée ». Le
« Dimanche sanglant » n’aurait pas pu se passer à Moscou : à l’image de la ville qui
s’écoule par ses rues « vers le puissant bassin de granit de la place du Palais », le « flux
régulier qui emprunta les artères des banlieues » ce 9 janvier convergea naturellement,
mû par une « force centripète », vers le centre. »20
36 Cette fois, le refus de Nicolas II de s’associer à la ville et de s’imposer à la capitale fut fatal.
Fatal à la couronne, fatal à Saint-Pétersbourg.
37 Mais qu’on ne se trompe pas en cherchant les causes du déclin de l’autocratie russe dans
l’ambivalence de ses symboles21. Ceux-ci suivent leur propre voie qui n’est pas fatalement
calquée sur les vicissitudes du régime dont ils émanent et qu’ils sont censés soutenir.
C’est aussi pourquoi les symboles sont manipulables. Lénine le savait, qui réussit la
gageure de transférer la capitale de la Russie bolchevique au Kremlin, dans la ville sainte 22
.
38 Ce qui semble essentiel dans la dislocation du couple bicéphale Saint-Pétersbourg -
Moscou, ce qui le vida de sa puissance, ce ne furent pas les ambivalences rhétoriques du
tsar, mais l’émancipation de la ville.
39 La ville, cette force politique qui mit au défi la capitale impériale.
40 La ville, cette force culturelle qui osa affronter une nation paysanne.
41 Ce fut là le début de la fin de ce qu’on a appelle « la période pétersbourgeoise de l’histoire
russe ».
107

NOTES
1. Puskin v vospominanijab i rasskazab sovremennikov, (Pouchkine dans les souvenirs et les récits de
ses contemporains), Leningrad, 1936, p. 409.
2. D. Diderot, Mémoires pour Catherine II, éd. P. Vernière, Paris, Garnier, 1966, pp. 271-300. Voir
aussi E. Bérard, « Saint-Pétersbourg er l’Europe des Lumières », in M. Espagne, K. Dimitreva (dir.),
Philologiques IV, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1997, pp. 13-40.
3. Voir D. Geyer, « Peter und St. Petersburg », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, Heft 2, 1962,
pp. 181-200.
4. Pour une bibliographie plus complète sur l’histoire de Saint-Pétersbourg, nous renvoyons le
lecteur à deux ouvrages parus en français : W. Berelowitch, O. Medvedkova, Histoire de Saint-
Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996 ; E. Bérard (dir.), Saint-Pétersbourg, une fenêtre sur la Russie. Ville,
modernisation, modernité, 1900-1935, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000.
5. A. Caulaincourt, Mémoires du général Caulaincourt, Paris, Plon, 1933, vol. 1, p. 354.
6. Ph. Ségur, La Campagne de Russie, Paris, Nelson, s.d., p. 50.
7. Ibid., p. 53, 50.
8. A. Puskin, Polnoe sobrante socinenij, (Œuvres complètes), Moscou, 1958, vol. VII, p. 275.
9. A. Xomiakov, « O starom i novom » (De l’ancien et du nouveau) in Stat’i i ocerki (Articles et
essais), Moscou, 1988, p. 325.
10. V. Derzavin, Pozar Zimnego Dvorca 17 dekabrja 1837 (L’incendie du palais d’Hiver le 17 décembre
1837), Saint-Pétersbourg, 1883, pp. 2-3.
11. Ibid.
12. D. Lixacev, « Nacjonal’no-geroiceskie idei v arhitekture Leningrada » (Les idées nationales et
héroïques dans l’architecture de Leningrad), Zvezda, n° 4, 1944.
13. Ibid.
14. C. Pobedonoscev, Mémoires politiques, Paris, 1927, p. 124 (cité in S. Bensidoun, Alexandre III,
1881-1894, Paris, Sedes, 1990, p. 14).
15. M. Paléologue, La Russie des tsars pendant la Grande Guerre, Paris,. Plon, 1922, tome II, p. 65.
16. V.A. Nadrova, Samoderzavie i gorodskie dumy v Rossii v konce XIX-nacale XX veka (L’autocratie et
les doumas municipales en Russie à la fin du XIXe et au début du XXe siècles), Saint-Pétersbourg,
1994, pp. 88-91.
17. Entre 1897 et 1913, la population urbaine de la Russie passe de 16,8 à 25,8 millions, soit moins
de 20 % de la population totale.
18. Vestnik Evropy, vol. 6, Saint-Pétersbourg, 1903, pp. 821-825.
19. C. E. Schorske, Vienne fin de siècle. Politique et culture, trad, fse, Paris, Le Seuil, 1983 ; F. E.
Enakiev, Zadaci preobrazovanija Sankt-Peterburga, (Les objectifs du réaménagement de Saint-
Pétersbourg), Saint-Pétersbourg, 1912, pp. 79-80.
20. O. Mandel’stam, « Krovavaja misterija 9-go janvarja » (Le rite de sang du 9 janvier), Sobranie
socinenij v trex tomax, Paris, 1969, vol. 3, p. 130.
21. Ce texte a été inspiré par un article de R. Wortman, « Moscow and Petersburg: the Problem of
Political Center in Tsarist Russia, 1881-1914 », in S. Wilentz (dir.), Rites of Power since the Middle
Ages, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1985, pp. 244-269.
22. E. Bérard, « Pourquoi les bolcheviks ont-ils quitté Petrograd ? », Cahiers du monde russe et
soviétique, XXXIV (4), oct.-déc. 1993.
108

Résistances du local à l’emprise


symbolique du national à Paris à la
fin du XIXe siècle
Céline Braconnier

1 Le fait pour Paris d’accueillir sur son territoire les pouvoirs publics est-il compatible avec
sa constitution en collectivité politique locale ?
2 À cette question, le préfet Haussmann répond en 1868 par la négative. Dans un contexte
marqué par la mise à l’ordre du jour des réformes en faveur de la démocratie locale, il
légitime l’exclusion de Paris des réformes envisagées en offrant à la notion de capitale un
sens bien plus fort que celui de simple statut administratif désignant la ville siège du
gouvernement. Il fait de la capitale un élément essentiel de la politique de construction
nationale :
« Il est difficile de trouver dans les deux millions d’habitants qui composent la
population de Paris le moindre lien municipal, les moindres affinités d’origine. (...)
isolés, perdus dans la foule bigarrée de la capitale, les Parisiens n’ont plus aucun
moyen de se compter ni de se grouper. Pour eux, la commune n’existe pas, elle ne
peut pas exister. (...). Paris, par la composition hétérogène, mouvante, cosmopolite
de ses habitants ne peut être considérée comme une commune. C’est tout autre
chose. C’est une capitale (...) c’est-à-dire la propriété collective du pays tout entier
et la cité de tous les Français. »1
3 Parce qu’il est dans ce discours érigé en signe de la nation, le territoire parisien ne peut
plus servir de support à la construction d’un collectif qui ne serait composé que de ses
seuls habitants, sauf à rompre au profit des Parisiens la part égale qui doit revenir à
chaque citoyen dans ce qui relève du national. Vivement contestée à cette date par les
députés républicains de Paris, cette position est reprise à leur compte par tous les
gouvernements des débuts de la Troisième République alors pourtant qu’ils se trouvent
face à un conseil municipal désormais élu au suffrage universel. Il en résulte une
concurrence entre autorités locales et nationales pour faire de Paris un espace
d’appartenance. Celle-ci s’exprime aussi bien au plan des communautés imaginaires 2
distinctes qu’on se propose de constituer de part et d’autre qu’à celui des processus de
décision qui les commandent.
109

L’emprise symbolique du national à Paris


4 L’emprise symbolique du national à Paris se lit d’abord, indépendamment même des
réalisations concrètes auxquelles elles peuvent donner lieu, dans la multiplicité des prises
de parole tendant à définir une politique parisienne de marquage symbolique du
territoire en concurrence avec les élus de la ville. Elle rend compte de la formation d’une
sphère d’intervention aux frontières fluides dans laquelle Juan J. Linz voit l’une des
particularités des politiques à travers lesquelles se construisent les nations3. Au delà des
enjeux de pouvoir qu’elles dissimulent, par les valeurs qu’elles proposent d’inscrire dans
la toponymie parisienne et les offres identitaires qu’elles ménagent, ces prises de parole
tendent à dessiner les contours d’une communauté imaginée dont l’articulation avec celle
construite depuis l’Hôtel de Ville se fait sur un mode conflictuel.

Ces Français qui investissent leur cité

5 En août 1871, les jours qui suivent la publication d’un mémoire du Préfet de Seine tendant
à supprimer cinq noms impériaux des rues de Paris sont marqués par un débat public
dont la presse se fait largement l’écho. Il s’agit d’évaluer le bien-fondé d’une proposition
du Conseil visant à substituer à ces quelques mesures timides une révision générale de la
nomenclature4. A la Préfecture, les pétitions affluent qui suggèrent à Léon Say des
principes pouvant servir de guide à cette entreprise5.
6 La convergence des systèmes proposés est remarquable. Mises à part les propositions en
faveur d’un système de marquage à l’américaine par numérotation, les pétitions,
envoyées depuis la province ou la banlieue parisienne, tendent toutes à proposer une
nationalisation symbolique de Paris via l’inscription de la géographie de la France dans
ses rues.
7 Eugène Rab, professeur de sciences, plaide en faveur d’une division de Paris « de la même
manière que la France ; il y aurait autant de quartiers que de départements et les rues de
chaque quartier prendraient les noms des villes importantes, des lieux célèbres et des
hommes illustres des départements auxquels elles appartiendraient (...) je serais d’avis
d’opérer comme si l’Alsace et la Lorraine nous appartenait encore.(...) De cette manière, la
connaissance de Paris deviendrait facile et chacun apprendrait forcément la géographie
et un peu celle de la France ».
8 Le sieur Piorry, professeur à la Faculté de médecine, propose un système « d’une
simplicité extrême, (qui) se réduit à proposer de placer le plan de Paris sur une carte de
France réduits l’un et l’autre de façon à leur donner une dimension et une forme
semblables et à assigner à chaque voie de communication le nom des montagnes, des
rivières, des villes, des bourgs, des communes qui correspondraient aux rues, aux quais
indiqués sur le plan de la capitale ». Un ancien comptable, le sieur Rémond, plaide lui
aussi en faveur d’une nomenclature qui ferait de Paris « la géographie vivante de la
France. Plus de politique, tout national ».
9 Et l’on retrouve tout au long de la décennie 1870 le même type de projet aussi bien porté
par des citoyens qui avouent parfois leur faibles ressources culturelles que par des
savants qui trouvent là une occasion de faire valoir leurs compétences propres.
110

10 Sous la préfecture de Léon Say, c’est officiellement pour des raisons pratiques liées à
l’organisation du service postal qu’il n’est pas donné suite à ces projets. On leur préfère
alors la promotion d’une toponymie descriptive non susceptible de servir de support à un
imaginaire collectif fondé sur la référence à des valeurs6. C’est certes refuser aux
conseillers de Paris le droit d’inscrire la République dans les rues mais ce n’est pas,
comme sous les préfectures de l’Ordre moral, leur opposer d’autres valeurs fixées d’après
l’interprétation de consignes ministérielles7. Sous les préfectures républicaines, la mise
en place de commissions d’experts à qui revient le soin d’émettre des propositions dans
ce domaine explique le peu de cas fait des pétitions émanant de simples citoyens et le fait
que la promotion de l’imaginaire national qui s’y dessine emprunte davantage à
l’hommage rendu aux personnalités marquantes des corps professionnels représentés
dans ces commissions qu’à la géographie de la France8.

Le pouvoir d’influence des porte-parole organisés de la nation

11 Si de simples citoyens ne parviennent pas à peser sur la définition de la politique


symbolique parisienne, des acteurs organisés, qui sont ou s’autoproclament, investis
d’une mission de promotion ou de préservation nationale, parviennent à se ménager une
place de choix dans le processus de décision.
12 C’est le cas, d’abord, des élus de la nation. Il faut rappeler ici que le découpage juridique
de l’espace parisien entre un domaine public local et un domaine public national
particulièrement étendu, dont l’extension ne dépend de surcroît que de la seule volonté
de l’Assemblée nationale, ménage un espace ouvert à l’expression d’une politique
symbolique nationale dans la capitale. La nation promue dans ce cadre dépend
évidemment des valeurs politiques auxquelles se réfèrent les majorités de l’Assemblée. Le
Sacré-Cœur inscrit dans les rues de Paris celles d’une majorité monarchiste et cléricale 9 ;
les hommes d’Etat statufiés aux Tuileries au tournant du siècle proclament les valeurs
républicaines de la majorité des députés10.
13 Mais, au delà de cet espace juridiquement nationalisé, les schèmes du discours
haussmannien fonctionnent à plein pour légitimer l’emprise des représentants de la
nation sur la totalité de l’espace parisien. Députés ou sénateurs discutent périodiquement
la légitimité des délibérations municipales au nom de la nation, comme cet élu qui, en
1891, interpelle le gouvernement lorsqu’il découvre au cours de l’un de ses séjours
parisiens une statue de Marat dissimulée derrière un bosquet du parc Monceau11.
14 Pourtant, ce ne sont pas les élus qui tirent le plus avantage de cette situation en termes
d’influence sur le processus de décision. De fait, après une expérience de quelques mois
au cours desquels le Parlement est directement investi, en janvier 1870, de la gestion des
affaires parisiennes, c’est au gouvernement que les députés s’en remettent le plus
souvent pour tout ce qui concerne Paris. Aussi Laroche-Joubert fait-il figure d’exception,
au milieu des années 1880, lorsqu’il demande encore l’institution d’un Conseil national
qui serait chargé de gérer les affaires parisiennes12. De la même manière que la réforme
du statut de Paris est instituée en affaire gouvernementale par les députés au milieu des
années 1880, c’est à une commission interministérielle d’esthétique parisienne que
reviendra la charge, au tournant du siècle, sur la demande des mêmes, de lutter contre
l’extension jugée trop importante des statues municipales13. Le pouvoir monopolistique
de l’Etat impérial sur ces questions, contesté par les opposants républicains comme
libéraux à la fin de l’Empire, est donc en partie reconstitué au début de la Troisième
111

République avec la bénédiction de députés prêts à lui conférer, à l’occasion, l’onction


démocratique qui sied au nouveau régime.
15 En fait, davantage que les députés ou sénateurs qui disposent d’un espace propre où
inscrire leur marque, ce sont les porte-parole autoproclamés de la nation qui
concurrencent les conseillers municipaux dans la définition d’une politique de marquage
symbolique du territoire communal. Rassemblements de savants prompts à consacrer
Paris comme capitale culturelle, un certain nombre d’associations prennent en charge, à
partir de la décennie 1880, la préservation patrimoniale de la ville contre les atteintes
supposées des conseillers. Exalter le vieux Paris, lutter contre la construction de
nouveaux monuments et en faveur de la restauration des anciens, s’opposer à l’entreprise
de débaptisation des rues sauf à lui faire servir une âme parisienne supposée exaltée dans
les noms médiévaux, sont autant de facettes d’une entreprise qui s’énonce comme
apolitique. À travers elle, la révélation d’une communauté nationale par l’exaltation d’un
passé inscrit dans les pierres du patrimoine s’entend par opposition à l’entreprise de
construction d’une communauté de citoyens parisiens essayée depuis l’Hôtel de ville14.
C’est pourtant bien à elle que les républicains de gouvernement apportent leur soutien en
laissant les savants qui la promeuvent influer sur le processus de décision. Parce que
d’une part, contrairement aux pétitionnaires qui s’adressent aux conseillers ou au Préfet,
les membres de ces sociétés disposent de suffisamment de ressources pour entretenir des
liens directs avec les bureaux ministériels en charge du contrôle de la politique
municipale. Célébrités du monde artistique ou bien hauts fonctionnaires issus du corps
des architectes qui trouvent par là aussi un moyen de concurrencer le pouvoir acquis par
les ingénieurs dans le marquage de l’espace urbain, ces élites obtiennent souvent la
satisfaction de leurs revendications, via l’écriture d’une lettre ministérielle au préfet de
Seine qui vaut proposition de politique à suivre15. D’autre part, les républicains de
gouvernement trouvent avantage à contenir à l’extérieur des murs de Paris leur
entreprise de politisation de la Nation, celle qui se lit notamment dans la fusion des
symboles républicains et nationaux16. Parce qu’à Paris, d’autres acteurs bénéficiant d’une
indéniable légitimité se revendiquent de la République pour réclamer un pouvoir qu’on
leur refuse. Parce qu’à Paris, célébrer la République revient à célébrer des figures et des
événements qui disent la République comme une série de luttes dont certaines ne sont
pas encore abouties sans qu’on soit prêt à les faire aboutir depuis les sommets de l’État.

Le pouvoir de décision des bureaux ministériels

16 L’emprise symbolique du national à Paris s’énonce ainsi aussi sous la forme d’une
entreprise étatique de construction de la Nation qui diffère, par les contours donnés à
cette figure, de celle entreprise en province17. La politique monumentale est ici légitimée
par référence à une Nation culturelle qui explique, par exemple, que des statues
napoléoniennes soient réinstallées dans l’espace public de la capitale au tournant du
siècle par un gouvernement radical agissant sous la pression insistante d’associations
engagées dans la mise en valeur du patrimoine18.
17 Dans l’espace relevant du domaine public national, la timidité des proclamations
républicaines devient évidente quand on la compare à l’œuvre de préservation puis de
mise en valeur du passé d’une ville largement empreinte des marques qu’y ont apposées
les régimes précédents, eux-mêmes engagés dans la promotion d’une nation
politiquement définie mais censée avoir perdu cette qualité du fait de son historicité.
112

Ainsi, au plan micromonumental, la République redore-t-elle au tournant du siècle,


toujours sous les mêmes influences, les inscriptions qui font parler les arcs de triomphe et
les monuments aux généraux victimes des insurgés de la Commune19. Mais, sans même
évoquer le sort qu’elle réserve aux lieux de mémoire des Fédérés, elle refuse obstinément
sa dorure au génie de la Liberté20.
18 Pour intervenir dans l’espace relevant du domaine public municipal, les républicains de
gouvernement réactivent une ordonnance royale de 1816 offrant au chef de l’Etat le
monopole de la décision en matière d’hommage public21. Ils le font certes partout ailleurs.
Mais d’une manière bien particulière à Paris. Là, l’autorité municipale appartenant au
Préfet de la Seine, le pouvoir de contrôle ministériel se mue en pouvoir d’initiative de la
politique symbolique. Après que deux préfets républicains, anciens élus du Conseil, ont
tenté d’affirmer leur indépendance en suivant les élus dans leur proposition d’honorer
certains républicains en lieu et place de généraux d’Empire, les stratégies de nomination
préfectorale se portent sur des fonctionnaires en fin de carrière dont le sens de l’État
assure une soumission sans faille aux suggestions venues d’en haut. Et l’on voit même,
sous la préfecture Poubelle, un ministre de l’Intérieur sermonner son préfet pour que la
légalité soit formellement respectée : à trois reprises, il lui est ainsi demandé d’énoncer
des propositions municipales avant qu’intervienne le contrôle sollicité par lui en dehors
de toute prise de position préalable22.
19 À la faveur de ces processus décisionnels, ce sont les mêmes logiques que celles à l’œuvre
dans le domaine public national qui président au choix du contenu des hommages rendus
dans les rues. Ceux qui s’énoncent via des plaques, dont l’absence de relief explique
qu’elles constituent des lieux de mémoire au moindre potentiel subversif que les statues,
rendent compte du soin prêté à ne jamais laisser à Paris la primauté. Quelques
révolutionnaires avancés trouvent ainsi place dans la toponymie parisienne au tournant
du siècle mais quelques années après que des communes de province ou de banlieue les
ont honorés23.

Les élus en résistance


20 Face au processus de nationalisation de l’espace parisien, une résistance s’organise. Elle a
pour particularité d’être initiée dans un cadre institutionnel, le Conseil municipal, que ce
processus prive de facto d’un champ d’exercice de son pouvoir en même temps que des
ressources habituellement attachées aux positions institutionnelles pour promouvoir un
collectif qui légitime en retour la qualité de représentants de ses membres. Cette
résistance se poursuit sous la forme d’une « mobilisation descendante », soit la
mobilisation d’un certain nombre de Parisiens derrière leurs élus pour promouvoir une
collectivité dont l’existence même semble menacée et dont la préservation passe par la
modification du statut de Paris24.

Dans les couloirs et les arènes du Conseil, la mise en forme d’une


revendication

21 La résistance initiale se lit dans des actions d’éclat tentées au coup par coup au sein d’une
institution nouvelle dont certains acteurs s’emploient à inventer les traditions en
concurrence avec les autorités préfectorales. Au-delà des bribes de pouvoir que ces
tactiques permettent parfois de ménager aux élus mais qui dépendent largement de la
113

latitude que le fonctionnaire en charge de la Préfecture accepte de leur laisser, elles ont
pour but d’attirer l’attention de l’opinion publique sur une scène traditionnellement dans
l’ombre du pouvoir d’Etat et interdite de publicité. Elles s’inscrivent dans les années 1870
dans deux logiques d’action.
22 Il s’agit d’abord de contester le pouvoir exorbitant du Préfet dans les processus de
décision parisiens et de lui opposer la légitimité des élus. « Paris rendu aux Parisiens »
renvoie alors à un Paris géré, jusques et y compris dans le domaine du symbolique, par les
représentants élus de la ville. Faute d’une législation qui les y autorise, c’est par le refus
de donner une onction démocratique à des politiques municipales conçues dans les
sphères préfectorales ou ministérielles et par un travail de mise en forme puis de
publicisation de politiques alternatives montrées comme empêchées que les conseillers
procèdent. Les commissions municipales offrent le cadre adéquat et leur création
continue au cours de la décennie finit par dessiner une structure strictement parallèle à
celle des services spécialisés de la Préfecture. Dans le domaine du symbolique, la
commission des Beaux-Arts qui prend en charge la question des statues est instituée en
1879 et complète le dispositif mis en place dès l’été 1871 avec la commission des noms de
rues bientôt intégrée à la commission de voirie par ses créateurs. Le conseiller Viollet-le-
Duc, son initiateur, rend bien compte de ce dont il s’agit :
« Une seule prérogative lui est laissée (...) le Conseil peut ouvrir ou fermer les
mannes du budget. Libre à l’Administration de maintenir la commission
administrative des Beaux-Arts, mais il est évident que le Conseil entend procéder
désormais en dehors de son action (....). En attendant que cette ordonnance (celle de
1816) ait pu être rapportée et qu’il lui soit substituée une législation plus conforme
aux tendances modernes, nous avons nos squares, nos promenades municipales où
nous pouvons dresser des statues retraçant l’image des personnages historiques
chers aux Parisiens. »25
23 Au plan du contenu, il s’agit ensuite pour les conseillers, en effet, d’exalter Paris comme
figure du local via la volonté proclamée de rendre hommage, dans ses rues, à des
personnalités ou des événements ayant marqué l’histoire parisienne. Dans les années
1870, Paris rendu aux Parisiens renvoie ainsi à un Paris dont les noms de rue parlent de
personnages familiers et sympathiques aux Parisiens même lorsqu’ils peuvent ne pas
l’être pour le reste du pays. Concrètement, cela revient à exalter les héros des luttes en
faveur des libertés de Paris par le biais de plaques de rue ou de statues de manière à ce
que le Parisien ne soit plus dans sa ville « comme un hôte de passage. »26 Le meilleur
exemple est fourni, évidemment, par la figure d’Etienne Marcel.
24 Paris rendu aux Parisiens, cela peut renvoyer aussi à l’histoire de la capitale. L’imaginaire
national est alors admis à se manifester symboliquement dans l’espace local, mais à la
condition de s’énoncer en des termes politiques qui ménagent à Paris une première place
dans cet ensemble. Fer de lance des luttes républicaines de tout le siècle, le Paris des
conseillers qui n’accepte de se confondre avec la capitale qu’en tant que l’inclusion du
local dans le national, équivaut à l’intégration dans une République qu’on n’est
évidemment pas prêt alors à exalter depuis les sommets de l’État, les noms proposés
recoupant largement le répertoire des figures révolutionnaires de tout le siècle27.
114

Une mobilisation descendante

25 Dans cette première période, l’organisation de la résistance du local face à l’emprise


symbolique du national est essentiellement prise en charge par deux conseillers radicaux,
Eugène Viollet-le-Duc et Maurice Engelhard.
26 Engelhard est président de la commission de voirie et rapporteur pour les noms de rue.
Viollet-le-Duc s’occupe des Beaux-Arts, initie la commission municipale chargée de ces
questions et en devient le président. Les deux hommes disposent au même moment d’une
grande autorité au Conseil, ce qu’atteste le fait qu’ils soient tous deux pressentis pour
occuper le poste de président de l’institution. Mais ce qui différencie leurs trajectoires
biographiques se retrouve dans la manière dont ils mènent la lutte parisienne. Viollet-le-
Duc est très combatif au Conseil mais il est aussi assuré de sa réélection du fait d’une
autorité liée à sa célébrité antérieure. Aussi ne prend-il pas la peine de rendre compte de
son action dans les réunions publiques qu’il fréquente peu, préférant l’atmosphère
feutrée des réunions privées entre notabilités. À l’inverse, inconnu à son entrée au
Conseil, le jeune et ambitieux Engelhard fréquente assidûment les lieux publics
susceptibles de le faire connaître. Il y souligne systématiquement son rôle dans le combat
en faveur des noms de rue. Et autour de quelques noms répétés dans les différents
quartiers de la ville qui cristallisent une opposition à l’État en même temps qu’ils
dessinent une revendication identitaire, c’est Paris comme collectivité qui légitime le
combat engagé au départ par des conseillers isolés.
27 En effet, Paris comme communauté politique locale prend aussi une certaine consistance
en dehors du Conseil. D’abord dans les réunions publiques animées par certains élus dont
Engelhard fait partie jusqu’en 1879. Ils animent ainsi un cycle de conférences municipales
dont une série a, par exemple, pour but de familiariser les habitants avec la figure
historique d’Etienne Marcel. Pendant les périodes électorales, la thématique de
l’opposition au Préfet se nourrit largement des références faites aux obstacles dressés à la
politique municipale de baptême des rues voulue par les élus. Dans le cours d’un discours
écouté avec attention, la simple évocation par un orateur de noms de héros républicains
que l’État empêche d’honorer suffit à provoquer des salves d’applaudissements qui
rendent compte de la connaissance par le public des conflits auxquels ils ont donné lieu, à
nouveau rappelés au fil de récits fonctionnant comme des rituels dans lesquels la
communauté des citoyens parisiens puise une partie de sa consistance :
« (...) Toutes les communes de France ont le droit d’élire leur Maire ; seul Paris est
hors la loi. Mais cet état de choses ne peut durer (...). Que voyons-nous se passer
entre le Conseil municipal de Paris et le gouvernement républicain de nom que
nous avons ? Pour ne vous citer qu’un fait, la majorité des conseillers municipaux
désirerait des changements notables dans la dénomination des rues...
(cris dans la salle) : Morny ! Abbatucci !
… Oui, et Saint-Armand ! ... Oui, celles-là et bien d’autres dont les plaques ont été
barbouillées avec une éponge imbibée du sang des martyrs de la liberté...
(vifs applaudissements dans la salle)
… Eh bien ! Le gouvernement s’y oppose (...). Il s’obstine à ne vouloir rien faire pour
élargir le cadre de la liberté (...). »28
28 La prégnance de cette communauté imaginaire se lit aussi dans une sphère publique dont
l’animation ne doit rien aux élus et qui, pour cette raison même, offre un bon indicateur
de sa diffusion, celle des cafés-concerts parisiens. Dans les revues d’actualité que les
directeurs de ces établissements offrent chaque année à leur public, Paris la ville est mise
115

en scène et ses particularités commentées pat des personnages personnifiant les


Parisiens. Ce qui se dit sur ces planches, s’il ne présume en rien de l’intériorisation par le
public des valeurs exaltées pat les personnages, constitue un bon indicateur des offres
identitaires qui lui sont faites indépendamment de celles proposées dans les réunions
publiques. Or, qu’ils soient installés dans les quartiers populaires de la périphérie ou au
cœur du Paris nouveau des grands boulevards, ces établissements mettent en scène une
ville dont le cœur est significativement, jusqu’au début des années 1880, l’Hôtel de Ville,
et dont les protecteurs sont les conseillers municipaux quand la défiance vis-à-vis des
députés, par exemple, peut déjà nourrir des sentiments antiparlementaires29. La volonté
d’échapper aux ciseaux de la censure explique la timidité des allusions faites aux conflits
qui opposent les conseillers au Préfet. Mais les débats et les réalisations relevant de la
politique symbolique, qu’ils concernent la nomenclature ou les statues, sont suivis avec
une grande attention et les valeurs auxquelles ils renvoient sont par ce biais intégrées à la
définition normative du « bon Parisien » proposée à l’identification du public par ces
revues.
29 Enfin, une autre particularité de cette résistance municipale initiale réside dans le fait
qu’elle bénéficie de relais politiques au Parlement. En effet, dans cette première période,
la lutte que mène Paris pour la reconnaissance de son existence comme collectivité locale
tend à se confondre avec la lutte menée par un conseil républicain face à un
gouvernement qui refuse de s’inscrire dans la continuité du 4 septembre. Jusqu’en 1879,
la résistance du local parisien recoupe celle que livre la capitale humiliée d’une France
républicaine qui ne se reconnaît pas dans les pouvoirs publics installés à Versailles. Même
s’il ne s’agit plus des mêmes soutiens qu’en 1868, au moment où Haussmann prononçait
son discours, la revendication d’un pouvoir municipal parisien digne de ce nom demeure
inscrite au cours de la décennie 1870 dans les programmes de réformes sur lesquels se
font élire certains des députés parisiens républicains. Aussi quelques-uns viennent-ils
soutenir les candidats municipaux dans leur lutte contre le Préfet lors de réunions
électorales et tentent-ils de relancer le débat du statut de Paris dans les commissions
parlementaires. Jusqu’en 1879, certains des animateurs du mouvement en faveur d’un
Paris rendu aux Parisiens peuvent donc croire que l’arrivée des républicains au pouvoir
signera la consécration de leur ville comme figure du local en politique30. Ils sont
rapidement déçus.

De la résistance à l’offensive : la reconfiguration du local parisien


par les autonomistes

30 L’installation des républicains au pouvoir emporte la nomination de Préfets dont les


valeurs recoupent au moins partiellement celles au nom desquelles les conseillers de
Paris combattaient jusque là. Mais, outre que la mémoire des héros républicains avancés
ne trouve toujours pas à s’inscrire dans le territoire communal ou alors d’une manière
périphérique, il devient rapidement évident que le pouvoir des élus parisiens demeure
amputé. La continuation du combat engagé au Conseil suppose donc une reconfiguration
qu’une nouvelle génération d’élus prend effectivement en charge. Elle se lit dans le
progressif abandon du terrain identitaire et symbolique au profit de la seule montée
civique en généralité31. Elle se lit aussi dans la modification des termes de cette dernière,
qui cesse de renvoyer à la lutte menée par la République contre ses ennemis pour
s’affirmer comme le combat que mène une République face à une autre. C’est le moment
116

où Paris réclame son autonomie mais aussi celui où les relais politiques nationaux
s’effondrent.

La concurrence préfectorale : le local dépolitisé

31 La nomination d’un Préfet républicain, ancien conseiller municipal de Paris, préside à une
nouvelle distribution des acteurs prenant en charge la résistance du local. Au plan du
contenu de la politique symbolique revendiquée par les conseillers, l’arrivée à la
Préfecture de Ferdinand Hérold marque un changement important puisque certaines des
figures symboliques du combat municipal jusque là rejetées trouvent alors à s’incarner
dans les rues de Paris. C’est le cas de la République qui s’énonce dans la nomenclature en
un geste que certains conseillers interprètent comme le signe annonciateur d’un
accroissement de leur pouvoir32. C’est le cas aussi d’Étienne Marcel, qui reçoit bientôt sa
statue et sa rue. Pourtant, le nombre réduit de ses hommages et le choix de leur
emplacement par le Préfet33 dissimulent à peine le fait que la première Préfecture à
donner sens au second titre de ce statut hybride de représentant de l’Etat et d’une
collectivité locale entende bien profiter pour elle-même de l’espace offert à l’affirmation
du pouvoir municipal par le nouveau gouvernement. De fait, Ferdinand Hérold devient
davantage un concurrent des élus qu’un allié.
32 Certes, il s’engage dans la promotion de Paris comme figure du local via l’indépendance
qu’il parvient à ménager à l’égard des pouvoirs publics nationaux.
33 Pour ce faire, il initie en 1879 une jurisprudence en matière de politique symbolique
municipale que les ministères avalisent. Elle consiste à exclure du champ d’application de
l’ordonnance de 1816 – donc du contrôle ministériel -les noms « historiques ». En outre, le
Préfet parvient progressivement à faire reculer les bornes de cette historicité dans un
sens qui lui est favorable. Dès 1880, ce sont tous les hommages rendus aux personnages
autres que ceux « mêlés à la politique contemporaine » qui sont abandonnés à la
municipalité34. Pourtant, ce pouvoir conquis sur l’espace ministériel et présidentiel ne
s’accompagne aucunement d’une ouverture aux élus puisque Hérold institue dans le
même temps, dès 1879, un Comité préfectoral des Inscriptions parisiennes chargé de la
préparation des mesures à adopter dans ce domaine. Ce comité, qui a pour vocation de
mettre en valeur l’histoire locale dans la toponymie parisienne, rassemble des experts et
des savants indépendants à côté de fonctionnaires de la Ville et n’accueille qu’un seul
conseiller municipal sur trente-et-un membres. C’est dire combien il doit se comprendre
comme une institution concurrente de la commission municipale des noms de rue et
comme un moyen de paralyser un domaine d’action pourtant institué comme enjeu dans
l’arène municipale depuis 1871. A travers lui en effet, est à la fois reconnue la légitime
aspiration de Paris à exister comme collectivité et effectuée la dépolitisation de celle-ci,
dont les traits sont proposés par des personnalités extérieures au champ politique.

L’offensive autonomiste : une nouvelle montée en généralité civique

34 Du côté des conseillers, Viollet-le-Duc étant décédé, c’est dans un premier temps à travers
l’évolution de la position d’Engelhard que peut se lire la fragilisation de la résistance
municipale dans ce nouveau contexte de concurrence. Lors des débats consacrés aux
noms de rues, la timidité soudaine de l’ancien meneur et le soutien qu’il apporte aux
propositions en faveur de l’exaltation d’une histoire locale dépolitisée tranche avec le ton
117

combatif adopté lors de la décennie précédente35. Or, en occupant par là le terrain d’une
histoire savante dans laquelle leur qualité d’élus ne constitue plus une ressource
légitimante et en s’empêtrant dans des débats historiographiques dans lesquels ils font
figure d’amateurs, les conseillers participent de la légitimation d’une emprise
préfectorale qui s’alimente aux dossiers préparés par les experts.
35 C’est alors, à travers l’affirmation publique et solennelle de la nature politique de
l’entreprise de baptême des rues, elle-même mise au service de la construction d’une
communauté indivisible de citoyens dont les élus sont les seuls habilités à définir les
contours, que la résistance municipale se réorganise progressivement dans le domaine
symbolique, au milieu des années 188036. Mais cette résistance est alors menée par
d’autres acteurs et sous d’autres formes que dans les années précédentes. Elle est prise en
charge par ceux des radicaux qui ont fondé le groupe d’autonomie de Paris dont le nom
évoque bien la radicalité des objectifs. Ils poursuivent le combat en faveur d’un Paris
républicain rendu aux Parisiens par le biais d’un Conseil aux pouvoirs élargis. Mais ce
Paris républicain renvoie alors au projet d’institution d’une République des communes.
C’est au nom de la maturité politique de ses habitants lue dans l’expérience communale
avortée de 1871 et dans le combat engagé depuis 1871 contre l’emprise de la Préfecture
dans les réunions publiques municipales que Sigismond Lacroix, Abel Hovelacque et les
conseillers qu’ils parviennent à rallier progressivement à leur cause s’engagent dans la
promotion d’un projet institutionnel dont Paris doit être l’avant-garde.
36 Dans le même temps, si les héros que l’on se propose d’honorer depuis l’Hôtel de Ville
sont toujours les mêmes, les logiques d’action municipale évoluent notablement. Elles
consistent, par exemple, en l’adoption de stratégies radicales de « grèves » des
délibérations susceptibles de faire naître des crises politiques dont on espère qu’elles
pourront favoriser les réformes attendues. Celles-ci aboutissent à réduire le nombre de
séances consacrées effectivement à la politique symbolique. Jusque-là formulées à
l’occasion de débats sur les noms de rue ou la statuaire publique, les revendications en
faveur d’un Paris rendu aux Parisiens s’énoncent donc désormais indépendamment de
toute affaire particulière en un programme explicite de réformes institutionnelles autour
duquel se constitue et se perpétue le Groupe d’Autonomie parisienne37.

L’échec autonomiste ou la disparition de Paris comme figure


politique du local

37 Au plan politique local, le succès électoral de 1884, qui assure la constitution d’une
majorité soutenant les autonomistes au Conseil de Paris, rend compte du soutien apporté
par de nombreux électeurs, en cette année où les députés décident définitivement
d’exclure les Parisiens du bénéfice même de la réforme municipale qui profite aux autres
communes de France. Un publiciste croit pouvoir interpréter cette victoire comme celle
de « Parisiens qui ont manifesté de la façon la plus complète, la plus péremptoire, la plus
absolue, leur volonté d’être une Commune ayant sa vie propre, au lieu de devenir une
sorte de territoire neutre, ne s’appartenant pas parce qu’il plaît au gouvernement d’y
siéger. »38
38 Mais, sans maire susceptible d’incarner institutionnellement Paris comme communauté
politique locale, la force mobilisatrice du projet autonomiste continue de reposer
uniquement sur la capacité des membres du groupe municipal à continuer de le faire
concevoir comme possible.
118

39 Or, progressivement, cette capacité s’étiole.


40 D’une part, parce que les relais jusque là ménagés au sein de la Chambre des députés
disparaissent dès lors que les conseillers promeuvent ouvertement un projet politique
porteur d’un affaiblissement du pouvoir des députés. L’évolution de la position de
Clemenceau à l’égard du groupe, repérable lors des auditions réalisées dans le cadre des
commissions parlementaires qui reviennent sur la question du statut de Paris, est
révélatrice de l’éloignement de députés radicaux qui l’ont jusque-là soutenu, mais qui
tendent désormais à laisser au gouvernement le soin de régler cette question en ne
défendant même plus le projet d’accorder un Maire élu à la ville39.
41 D’autre part, parce que cette situation emporte la nécessité pour les autonomistes
parisiens de venir par eux-mêmes défendre leur projet à l’Assemblée nationale. En
cessant de guider l’action d’un groupe municipal dont la cohérence repose largement sur
la force de leur engagement sans pour autant parvenir à faire discuter en séance, au
niveau national, le projet d’autonomie communale, les leaders Sigismond Lacroix et Abel
Hovelacque sont progressivement poussés hors du jeu politique.
42 Privé de ses guides, le groupe d’autonomie communale s’efface au profit d’un groupe des
Droits de Paris aux ambitions beaucoup plus réduites, dans lequel s’inscriront
progressivement des élus sans positionnement clair sur l’échiquier politique. Au point
qu’au tournant du siècle, le slogan d’un Paris rendu aux Parisiens, lesté du sens précis que
lui a conféré le groupe de Lacroix, est adopté par des candidats tant socialistes que
modérés, tant radicaux que nationalistes40.
43 Enfin, parce que les animateurs du nouveau groupe municipal cessent de promouvoir une
figure politique de la communauté parisienne en acceptant de faire participer le conseil à
la construction d’une communauté culturelle dont les élus ne sont en rien les défenseurs
privilégiés. Cette évolution explique que l’arène municipale devienne, à partir de la
décennie 1890, une instance de légitimation de politiques symboliques décidées ailleurs
qu’en son sein, au niveau national, et dessinant les contours d’une communauté
imaginaire qui n’a rien de spécifiquement locale. Elle explique aussi que, dans la sphère
publique formée par les cafés-concerts, l’Hôtel de Ville disparaisse des lieux symboliques
de la résistance parisienne face à l’emprise de l’État au profit de mises en abyme qui font
des scènes mêmes de ces établissements les nouveaux lieux de résistance. Porte-parole
auto-désignés d’une communauté culturelle que les élus ne sont en rien habilités à
défendre, les artistes qui écrivent les revues de fin d’année participent à la fois de la
disparition de Paris comme figure du local distincte de la figure du national et de
l’exclusion des valeurs politiques de la définition normative de la parisianité qu’ils offrent
à leur public41.

NOTES
1. G. Haussmann, rapport préfectoral du 18 juin 1868, reproduit dans F. Mouttet, Monsieur
Haussmann et les Parisiens, Paris, Dentu, 1868, p. 19.
119

2. B. Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, trad. frse, Paris,
La Découverte, 1996.
3. J.-J. Linz, « Construction étatique et construction nationale », Pôle Sud, 7, novembre 1997,
pp. 11-12 : « La nation, en tant que telle, n’a aucune caractéristique organisationnelle comparable
à celle de l’Etat. Elle n’a pas d’autonomie, pas d’agents, pas de règlements. (...) Une Nation n’a pas
de gouvernants, les rôles n’y sont pas définis, même si des individus peuvent agir comme
porteurs de sentiment national (...) ».
4. Conseil Municipal de Paris, Rapports et documents, rapport Beudant sur les noms de rue
adopté en séance le 7 septembre 1871.
5. Archives Départementales (A.D.) Seine, VONC/245, Dénomination des voies publiques,
1871-1885, pétitions.
6. Conseil Municipal de Paris, Rapports et documents, rapport préfectoral du 24 août 1871. Les
noms proposés, tels l’avenue des Tuileries ou l’avenue du Bois de Boulogne, redoublent la
matérialité du paysage.
7. Les micro-mesures qui participent de la définition de la politique symbolique élaborée sous les
Préfectures Calmon et Duval sont consignées aux A.D. Seine, VN/35 et VONC/245, Dénomination
des voies publiques et aux A.N., F1CI/168, Ministère de l’Intérieur, Esprit public et hommage
public, 1871-1878.
8. Voir infra, Comité des Inscriptions parisiennes.
9. J. Benoist, Le Sacré-Cœur de Montmartre de 1870 à nos jours, Paris, Éditions ouvrières, 1992, 2 vol.
10. J. Hargrove, Les statues de Paris. La représentation des grands hommes dans les rues et sur les places
de Paris, Paris, Albin Michel, 1989.
11. A.N., F1CI/169, dossier Marat.
12. A.N., C/3312, commission parlementaire chargée de préparer la réforme municipale,
1882-1884, amendement déposé par Laroche-Joubert, sans date, proposant de substituer au
Conseil élu de Paris un Conseil national de 126 membres dont 86 seraient nommés par les députés
de province.
13. Commission instituée par Clemenceau alors président du Conseil. Sur cette commission et
celles qui lui succèderont, B.H.V.P., 929-451.
14. L’affirmation d’une élite culturelle engagée dans la promotion d’une « image conservatrice du
futur » et qui s’emploie à restaurer l’autorité morale et artistique de la nation à travers une
activité de défense du patrimoine est bien analysée par Philip. G. Nord, qui la voit
particulièrement à l’œuvre dans l’institution et l’influence grandissante de la Société pour la
protection des paysages français. P.-G. Nord, « Social Defense and Conservative Regeneration: the
National Revival, 1900-1914 » in R. Tombs, Nationhood and Nationalism in France From Boulangism to
the Great War, Londres, Harper Collins Academic, 1991, pp. 210-228.
15. Voir notamment la correspondance entretenue avec les membres des bureaux ministériels
par les membres de la très puissante Société des Amis des monuments parisiens à partir de 1885,
reproduite dans les bulletins dont la collection complète est conservée à la Bibliothèque de la
Sorbonne.
16. M. Agulhon, Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris,
Flammarion, 1989.
17. Voir par exemple W. Cohen, « Symbols of Power. Statues in Nineteenth- Century Provincial
France », Comparative Studies in Society and History, 31, 3, 1989, pp. 491-513.
18. A.N., F/21/4853, Ministère des Beaux-Arts, Hôtel des Invalides, 1908-1909, correspondance
des bureaux et des membres de la Société d’Histoire et d’archéologie du 7 e arrondissement de
Paris.
19. A.D. Seine, VR/52, Commission du Vieux Paris, 1900-1910 ; A.N., F/21/6105, Monuments aux
généraux Lecomte et Clément Thomas, 1911-1913.
20. AN., F/21/5876, Colonne de Juillet, 1890-1912.
120

21. Bulletin des Lois du royaume de France, 1816, 7e série, Paris, Imprimerie royale, février 1817,
ordonnance n° 198 du 10 juillet 1816, pp. 43-44 : « Le droit de décerner des récompenses est un
droit inhérent à notre couronne. Dans la monarchie, toutes les grâces doivent émaner des
souverains ; et c’est à nous seuls qu’il appartient d’apprécier les services rendus à l’État, et
d’assigner des récompenses à ceux que nous en jugeons dignes ».
22. A.N., F1CI/169, Hommages publics, dossier Victor Hugo, 1885.
23. C’est le cas, notamment, de Joffrin et Tridon, en 1895.
24. A. Mabileau (dir.), Les citoyens et la politique locale. Comment participent les Français et les
Britanniques, Paris, Pedone, 1987. La mobilisation descendante, spécifique à l’échelon local, a pour
particularité d’être initiée par des acteurs institutionnels appelant les citoyens à les soutenir
dans une action de défense d’une collectivité locale dont l’existence est montrée comme menacée
par les autorités nationales.
25. Conseil Municipal de Paris, Rapports et documents, commission spéciale des Beaux-Arts,
rapport annexé au P.V. de la séance du 11 février 1879.
26. Conseil Municipal de Paris, Rapports et documents, commission spéciale des noms de rue,
rapport Beudant, 7 septembre 1871.
27. Conseil Municipal de Paris, Rapports et discussions des rapports Beudant du 7 septembre
1871 et du 1er juillet 1872, du rapport Engelhard du 6 mars 1877.
28. A.P.P., BA 540, Élections municipales partielles, 17 e, rapport Brissaud, réunion du 23
septembre 1878 rue Lautiez, intervention de Louis Blanc venu soutenir le candidat radical Maret
contre le candidat opportuniste soutenu par Gambetta, dont l’échec signe alors la première
grande défaite à Paris.
29. Voir les graphiques récapitulatifs réalisés à partir de l’analyse du contenu de 160 revues
d’actualité dans notre thèse de science politique, C. Braconnier, Improbable cité. Paris et la
transition démocratique au début de la Troisième République, Université Paris I, 1998, volume 3,
pp. 844-845. L’intégralité de la 5e partie est consacrée à l’analyse de ces revues.
30. Même si, dès le milieu de la décennie, l’attention portée aux prises de position secrètes de
Ferry et Gambetta, par exemple, laisse deviner une évolution qui explique que la défense de Paris
devienne progressivement une marque distinctive des seuls députés radicaux et même bientôt
socialistes. On remarquera notamment qu’à la suite des élections législatives de 1876, Ferry,
premier à dénoncer en 1868 « l’abus de langage » qui consiste à dite que « Paris appartient à la
France et non aux Parisiens », devient président d’une commission parlementaire chargée de
préparer la réforme tant attendue des institutions municipales qui vote un amendement déposé
par Gambetta disposant que « Dans toutes les communes de France, excepté la capitale, le conseil
municipal élit le maire et les adjoints parmi ses membres, au scrutin secret et à la majorité
absolue ». À cette date, seuls les députés Blanc, Cantagrel, Floquet, Clemenceau, Raspail et
Talandier déposent un contre-amendement rédigé comme suit « effacer : la capitale exceptée »,
A.N., C/1 163.
31. Le problème de Paris comme collectivité locale est désormais ouvertement et exclusivement
posé en termes institutionnels. Il est montré comme un défaut de démocratie susceptible, en tant
que tel, de mobiliser de nombreux acteurs, tant dans la sphère publique locale que nationale. Sur
les processus de montée en généralité, L. Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, Paris,
Métailié, 1990.
32. Conseil Municipal de Paris, rapports et documents, rapport Engelhard du 10 juin 1879.
33. C’est le cas, par exemple, de la statue d’Étienne Marcel, qui perd une grande part de son
caractère subversif en étant installée face à la Seine et non pas sur le parvis de l’Hôtel de Ville
restauré, comme le voulaient les conseillers. C’est le cas aussi des statues de personnalités
historiques nichées en hauteur dans les parois du même monument. Voir le Catalogue de
l’exposition du centenaire de l’Hôtel de Ville, Paris, Bibliothèque Historique Ville de Paris, 1982,
notamment la contribution de M. Agulhon, « Le langage des façades ». Sur ces stratégies de
121

canalisation, ici préfectorale, qui se lisent aussi dans la relégation au musée de monuments dont
on paralyse par là la force mobilisatrice, P. Veyne, « Conduites sans croyance et œuvre d’art sans
spectateurs », Diogène, 143, 1988, pp. 3-22. Plus généralement, sur les stratégies républicaines de
contrôle de la rue sous la Troisième République, D. Reynié, Le triomphe de l’opinion publique, Paris,
Odile Jacob, 1998.
34. A.N., F1CI/168, correspondance entre le Préfet et le ministre de l’Intérieur de février 1879 à
février 1880 et A.D. Seine, VONC/30, Dénomination des voies publiques, notes préfectorales de
janvier 1881.
35. Conseil Municipal de Paris, Débats, voir les interventions d’Engelhard lors de la discussion de
son 2e rapport le 29 juillet 1879 et de celui de son successeur Hamel le 17 février 1880. Les
rapports de police fournissent une explication à ce changement d’attitude. Quand Engelhard
entretenait des relations personnelles extrêmement tendues avec le Préfet de l’Ordre moral, il est
l’ami du préfet Hérold. En outre, le fait qu’Engelhard brigue alors la présidence du Conseil l’incite
à prendre ses distances avec ses anciens amis de combat, dont les positions n’ont plus les mêmes
implications et ne sont plus autant suivies dès lors que les républicains sont au pouvoir.
Engelhard est néanmoins victime, à terme, de ce retournement stratégique. Alors qu’il a lui-
même contribué à ériger ce combat contre la préfecture en enjeu majeur, ses électeurs lui
signifient la réussite de son entreprise en lui refusant le renouvellement de son mandat. A.P.P.,
BA/1065, dossier Engelhard.
36. Conseil Municipal de Paris, débats, séances du 12 juin 1885 et du 19 juillet 1885. Le rapporteur
affirme que les conseillers n’ont pas à faire œuvre d’historiens « car si l’histoire doit s’écrire sur
ces pages en tôle émaillée, nous devons y inscrire la Saint-Barthélémy, les dragonnades, le 18
Brumaire, le 2 Décembre et le 16 Mai. »
37. Conseil Municipal de Paris, rapports et documents, rapport Lacroix d’une centaine de pages
tendant à la réorganisation des institutions municipales parisiennes, annexe au P.V. de la séance
du 12 juillet 1880. Rapport voté par 35 conseillers et annulé par l’autorité préfectorale. Le
contenu de ce rapport qui fait figure de véritable constitution parisienne ainsi que la manière
dont il sert de manifeste au nouveau groupe d’autonomie communale sont exposés dans notre
thèse, op. cit., p. 472 et suivantes.
38. A.P.P., BA/551, élections municipales de 1884, résultats, l’Eclaireur du 7 mai 1884.
39. A.N., F1 CI/3312, commission parlementaire relative à la loi municipale, 1882-1884, audition
de Clemenceau le 14 mars 1883. Un rapport de police établit que la désaffection du député radical
à l’égard des autonomistes n’est pas étrangère à l’ombrage que lui porte la popularité parisienne
de Sigismond Lacroix à un moment où il cherche à s’imposer comme leader de l’extrême gauche
à la Chambre. Voir A.P.P., BA/1133, dossier Lacroix, rapport du 27 janvier 1885 et J. Kayser, Les
grandes batailles du radicalisme, 1820-1901, Paris, M. Rivière, 1962.
40. Sur cette évolution, J. Gaillard, « Le conseil municipal et le municipalisme parisien,
1871-1890 », Bulletin de la Société d’Histoire moderne, 13, 1981 et notre thèse, op. cit.
41. Cette évolution est à rapporter au double processus de construction d’une culture nationale
analysé par E. Gellner dans Nations et nationalisme (1983), trad. fse, Paris, Payot, 1989 notamment
p. 178 et sq. La promotion de valeurs constitutives de l’imaginaire national, tel qu’il apparaît dans
d’autres sphères, va de pair avec l’inscription du genre café-concert dans le champ des premiers
supports indépendants de la culture de masse standardisée, bien lisible dans la progressive
uniformisation des discours qui y sont mis en scène.
122

La Rome des Savoie après l’Unité


Catherine Brice

1 Il peut sembler paradoxal d’accoler le nom de Rome et celui de la Maison de Savoie,


famille des souverains italiens à partir de 1861 : à première vue, le lien entre cette
dynastie et la capitale italienne ne semble pas aller de soi. En effet, on parle de la Rome
piémontaise, de la Rome libérale, de la Rome fasciste, mais on ne parle pas de la Rome des
Savoie – ni même de la Rome royale alors que cette dénomination aurait pu faire pendant
à celle de la Rome pontificale.
2 On s’en souvient, les troupes italiennes – on dit souvent piémontaises, et ce n’est pas un
hasard – entrèrent dans Rome le XX septembre 1870. Ce fut un événement d’une portée
considérable, autant par l’entrée des Italiens que par l’expulsion du pape d’une ville qui
incarnait totalement, jusqu’alors, le pouvoir temporel et spirituel du souverain pontife.
L’un des enjeux de la transformation de la ville en nouvelle capitale fut un véritable enjeu
d’occupation de l’espace et du temps entre les nouveaux arrivés et les papalini, défenseurs
de Pie IX érigé en « prisonnier du Vatican ». Dans cette stratégie d’occupation spatiale et
temporelle, la monarchie joua un rôle, joua son rôle serait-on tenté de dire. C’est cet
aspect-là que je voudrais préciser, dans le cadre plus général de l’italianisation de la ville.
Il importe en effet de noter que la chronologie de l’italianisation, qui voit un avant et un
après 1876 (date de l’arrivée au pouvoir de la Gauche avec Depretis et de la mise en place
d’une politique beaucoup plus agressive à l’égard de la Papauté) ne correspond pas
exactement avec la chronologie de la monarchie pour laquelle les césures seraient
davantage liées aux personnalités des souverains (donc 1878, date de la mort de Victor-
Emmanuel II comme coupure, puis 1900, date de l’assassinat d’Humbert Ier).
3 D’entrée de jeu, les obstacles à l’instauration de la monarchie dans Rome s’avérèrent
pesants. D’abord, la rivalité entre Florence, Rome et Turin. Florence qui avait été capitale
depuis 1865, berceau d’une classe politique modérée grande promotrice du mouvement
unitaire et qui voyait avec réticence ce statut qui lui semblait bien naturel lui être
arraché. Turin, berceau dynastique de la Maison de Savoie, qui estimait que la place de
capitale lui revenait naturellement au nom de ses liens avec les souverains italiens. Rome,
enfin, capitale symbolique au poids considérable, mais aisément contestable car petite,
poussive, peu industrialisée et donc ne représentant pas les forces vives de la nation, et
surtout également occupée par le Pape. Ce statut de double-capitale allait peser lourd1.
123

4 Deuxième obstacle, le passé romain : la monarchie italienne, même représentée par l’une
des plus anciennes familles régnantes de la péninsule, ne pesait pas très lourd face aux
siècles de splendeur pontificale, après celle de l’Antiquité. Il y avait là un défi symbolique
à relever, qui était aussi un défi politique2.
5 On vient de l’évoquer, l’assimilation de Rome à la capitale nationale, mais aussi
dynastique, s’est faite avec difficulté, mais il est aussi possible que, faute d’enquête sur la
question, nous soyons aujourd’hui encore victime d’un effet d’optique qui tend à
minimiser fortement le rôle de la monarchie dans la construction nationale italienne, et,
de ce fait, également la place de la monarchie dans la capitale italienne. C’est cet effet de
focale que nous voudrions tenter de corriger ici.
6 Il convient de préciser d’entrée de jeu que la monarchie en tant qu’institution ne pouvait
avoir que relativement peu d’influence sur les destinées urbanistiques ou monumentales
de l’Urbs. En effet, les transformations de Rome résultaient d’un jeu complexe dans lequel
entraient la municipalité – longtemps constituée d’une majorité philo-catholique –, le
gouvernement (par le truchement du Préfet3 puis des lois sur Rome destinées à aider
financièrement la Commune), les particuliers (associations, individus, banques, sociétés
immobilières etc.) qui pesèrent lourdement et enfin le Vatican, par le bais de l’aristocratie
noire, qui resta toujours présente et active. Le Roi, ou même la Cour, on le voit, sont
singulièrement absents de ce panorama. Et pourtant, s’ils ne figurent pas parmi les
décideurs, ils sont présents dans la ville, ils y résident, certains lieux leur sont
explicitement consacrés ou associés. C’est donc davantage sur ce terrain qu’on se situera,
celui de la représentation et de la symbolique de la monarchie dans l’espace romain,
plutôt que celui de la monarchie comme acteur dans l’espace romain.
7 Dans cet espace romain, jusqu’en 1870 entièrement consacré à la Papauté, que ce soit par
le biais de l’administration des États pontificaux, des innombrables églises, couvents,
lieux de culte, ou même par l’usage de l’espace (cérémonies, pélerinages, processions...),
c’était une entreprise réellement complexe que de tenter de s’y imposer, d’autant plus
que les marques symboliques précédentes restaient en place. En effet, à l’exception –
certes significative – de nombreux couvents qui passèrent aux mains de l’État italien et
furent transformés en ministères4, et jusqu’à la circulaire Nicotera de 1876 qui interdit les
processions dans l’espace public – et qui fut appliquée de manière intermittente –, toutes
les églises et lieux de culte restèrent en place, et de nouveaux furent construits
essentiellement sous le pontificat de Léon XIII. Restaient donc, et c’était le plus facile, les
espaces neufs gagnés sur la ville ou bien une politique agressive d’ocupation ou de
détournement des lieux les plus significatifs du passé romain.
8 Enfin, l’entreprise ne fut pas simplifiée par l’attitude ambiguë des souverains à l’encontre
de Rome et, en particulier, par celle de Victor-Emmanuel II qui ne dissimula pas sa
méfiance, voire sa répulsion – presque superstitieuse – à habiter dans Rome. On le sait,
l’entrée de Victor-Emmanuel II dans Rome se fit tard, sans aucune cérémonie et son
séjour fut bref : il pénétra dans l’Urbs le 31 décembre 1870 – soit plus de deux mois après
la prise de Rome –, de nuit, pour visiter la ville dévastée pat les inondations du Tibre. Sa
véritable entrée se fit le 2 juillet 1871 et Michelangelo Castelli, un proche du souverain,
pouvait écrire : « Le roi est très content de s’être débarrassé de l’épine de son voyage à Rome.
Maintenant que la glace est rompue, il dit qu’il s’adaptera de bon cœur à ce séjour. » 5 Vœu pieux,
si l’on en juge par cette lettre de Quintino Sella au Roi du 2 août 1872 :
« Ici à Rome la lutte fait rage pour les élections municipales. Les cléricaux gagnent
du terrain. Et on comprend pourquoi. Outre le fait que la lune de miel est terminée
124

et que l’on est entré dans l’époque des impôts, de la vie chère des vivres et des
loyers etc., les cléricaux sont là tous les jours pour en tirer profit (...). Votre Majesté
donne le mauvais exemple : elle ne reste que quelques jours et rarement à Rome, et
s’en va. Même le prince Humbert, je ne sais pour quelle raison, n’est pas revenu à
Rome où il a pourtant un commandement, après son voyage en Allemagne. Le Pape,
lui, se prétend prisonnier (...). Paris vaut bien une messe disait Henri IV. Rome vaut
bien quelque chose. Pour la dynastie de Votre Majesté, elle vaut désormais tout, car
si elle perd Rome, elle perd tout, alors que si elle perdait quelqu ’autre chose, elle ne
perdrait pas le reste. »6
9 On met cette absence d’enthousiasme de Victor-Emmanuel à l’égard de Rome sur le
compte de sa méfiance piémontaise à l’égard de la ville et de ses habitants, trop
méridionaux ; sont également invoquées ses amours pour sa maîtresse la Bela Rosin, qui
résidait en Piémont, ou, plus prosaïquement, pour la chasse qu’il préférait pratiquer dans
les montagnes du Nord7. Plus profondément, sans doute, la superstition du Roi et sa
volonté de ménager le pape. Ce point mérite que l’on s’y arrête un peu plus longuement
car il faut bien voir que l’obstacle majeur à l’établissement des Savoie dans Rome, même
après le XX septembre, résidait bel et bien dans la place prééminente de l’Église dans l’
Urbs.

Un espace disputé
10 Durant la période qui nous intéresse, le principal obstacle à la consolidation symbolique
de la Monarchie de Savoie dans l’Urbs demeura, au moins jusque dans les années
1911-1912, l’Église catholique. Dès le début de la période, la prise de Rome avait été
présentée par Pie IX comme une catastrophe de caractère apocalyptique.
11 Ce scandale avait eu comme conséquence, pour les catholiques les plus fervents, que la
capitale avait été frappée directement par le fléau divin avec les inondations du Tibre à
partir du 27 décembre 1870. Le 3 janvier 1871, l’Osservatore Romano publiait une lettre du
Cardinal Vicaire Patrizi qui présentait l’inondation comme un châtiment divin destiné à
punir les scandales horribles qui se déroulaient. Les journaux intransigeants reprirent ce
thème, développé par Pie IX lui-même durant l’audience du 6 juillet 18738. Concrètement,
après la loi des Garanties, refusée par le pape, Rome était coupée en deux, entre l’Etat du
Vatican et la capitale italienne. Mais, comme on le mentionnait plus haut, les espaces
sacrés restaient innombrables au sein même de la ville laïque. Par conséquent, les
« stratégies » d’occupation de l’espace restèrent plurielles, oscillant entre l’imposition de
la présence royale, soit dans des lieux autrefois liés au souverain pontife, soit d’évitement
de l’affrontement en occupant (symboliquement) des lieux encore vides. Il est impossible
de traiter ici de manière exhaustive le thème de la Rome des Savoie : on tentera donc
d’évaluer, entre les traces laissées par les souverains dans Rome, et l’usage politique qu’ils
firent de l’Urbs la place qu’ils y occupèrent.
12 L’inscription représentait sans doute, pour l’Italie de la fin du XIXe siècle, le vecteur
encore privilégié de la communication politique9. Moment charnière, toutefois, où le
placard et l’affiche commencent à s’imposer. La forme matérielle de l’inscription (gravée,
dorée, mise en forme, etc.) tout autant que la forme littéraire très spécifique faisaient
l’objet d’une attention minutieuse. Ainsi, pour les funérailles de Victor-Emmanuel II, on
demanda à Cesare Correnti de rédiger les inscriptions qui devaient, de manière éphémère
ou pérenne, accompagner le catafalque. Ou bien, détail significatif, au détour du journal
de Giuseppe Manfroni, commissaire de police du Borgo, cette petite phrase au sujet de
125

l’entrée de Victor-Emmanuel II dans Rome : « À Santo Spirito aussi, les médecins ont préparé
une plaque pour rappeler que Victor-Emmanuel a loyalement honoré le vœu de Superga ; et ils
espèrent que le roi viendra assister à l’inauguration. »10
13 La Rome des Papes était une ville où l’inscription s’imposait majestueusement, aux
frontons des églises et palais, aux angles des rues, objet d’un monopole public et donc
soumise à un contrôle rigoureux. Il en fut de même après l’Unité et les formes de la
commémoration s’inscrivirent dans une continuité formelle avec le passé. L’inscription
constitua encore l’un des moyens les plus naturels pour marquer un territoire et pour
conserver le souvenir d’un homme ou d’une action. Dans ce registre, les rois d’Italie
furent honorés et il peut être intéressant de voir où et quand des inscriptions portant
leurs noms furent apposées11.
14 Si l’on fait une rapide synthèse, on voit que Charles-Albert eut droit à 4 inscriptions (2 à
l’intérieur et 2 à l’extérieur), Victor-Emmanuel II à 15 inscriptions (5 en extérieur et 10 à
l’intérieur) et le couple royal, Humbert Ier et Marguerite, à 31 inscriptions (dont 5 en
extérieur). Il faut noter que les lieux où figurent ces inscriptions, rappelant parfois
simplement le nom du roi, reprenant parfois des extraits d’un discours particulièrement
important ou bien indiquant une inauguration ou une visite du souverain, sont assez
différenciés. L’augmentation des inscriptions dédiées à Humbert et Marguerite
correspond à une typologie beaucoup plus variée : à côté du Parlement, du Sénat, du
Capitole et du Panthéon, relais obligés des inscriptions royales, on trouve également de
nombreux lycées, orphelinats, écoles, témoignant soit de la présence du roi ou de la reine
à l’inauguration, soit du financement lié à la bienfaisance des monarques. On voit donc en
filigrane à travers ces inscriptions l’élargissement des fonctions royales et une trace de
cette monarchie national-populaire voulue par Francesco Crispi. On pourrait en trouver
d’autres exemples comme, par exemple, dans la multiplication des institutions portant le
nom des souverains (asilo Savoia per l’infanzia abbandonata, Lycée Umberto I...).
15 En plus de ces inscriptions « pour l’éternité », destinée à marquer l’espace romain, il faut
mentionner les inscriptions et les symboles (écu de la Maison de Savoie, drapeau
tricolore, portrait du roi ou bien la musique qui occupe une place essentielle dans les
manifestations, en l’occurrence la Marche royale) qui apparaissent à l’occasion d’un
événement, d’une manifestation, et qui prennent alors une couleur clairement politique
ou, plutôt, partisane. Le Vatican y était d’ailleurs fort sensible puisque, parmi les
éléments strictement contrôlés tout particulièrement lors d’un service religieux
prononcé à la mémoire d’un personnage appartenant à l’Italie libérale, on trouve bien sûr
les discours, mais aussi les inscriptions et les symboles12, souvent interdits. Il n’est sans
doute pas indifférent que la rédaction des inscriptions devant figurer au Panthéon lors
des funérailles de Victor-Emmanuel II ait été confiée au ministre de l’Instruction
publique, proche du Roi, Cesare Correnti. Mais ce n’était pas seulement à l’occasion
d’événements de cette ampleur que les symboles italiens prenaient toute leur
importance : ainsi, exemple parmi d’autres, le 23 août 1871, à l’occasion d’une fête à
Saint-Jean-de-Latran, « le long des rues parcourues par la population étaient affichées les armes
de la Maison royale et le portrait lithographié du roi ». Les emblèmes furent lacérés par
certains fidèles qui furent arrêtés. Des inscriptions en l’honneur de Pie IX figuraient
également sur le parcours13. Quelques jours auparavant, à l’Assomption, le 16 août 1871,
pour manifester contre la messe qui se déroulait à Sainte-Marie-Majeure, les maisons du
Rione Monti étaient illuminées « principalement avec des ballons peints aux couleurs nationales
et décorés de l’arme des Savoie. »14 On le voit, la présence de la Maison royale s’affirmait
126

souvent dans Rome sous des formes éphémères dont seuls les rapports de police rendent
compte, témoignant d’une forte conflictualité.
16 Autres marques spatiales, les noms de rue portant le nom des souverains. Rappelons
d’abord qu’un quartier entier, près de la gare de Termini, voit son onomastique dédiée à
l’histoire du Risorgimento et donc à la Maison de Savoie. Le cœur du nouveau quartier est
constitué par la place Victor-Emmanuel d’où partent des rues portant les noms des
principaux princes et rois de Savoie, depuis le Moyen Age jusqu’à Charles-Albert. Puis,
rayonnant, les rues consacrées aux hommes politiques et héros du Risorgimento (U.
Ratazzi, Cesare Correnti...), aux batailles (Palestro, Cerneria...). C’est dans ce quartier que
Charles-Albert a la seule rue portant son nom dans Rome. Victor-Emmanuel, mieux loti, a
donc la place principale de ce quartier, une rue très centrale (Corso Vittorio Emanuele II)
tracée dans les années 1880 pour restructurer le quartier Renaissance de la ville et un
pont. Quant à Humbert Ier, la villa Borghese porta son nom de 1900 à 1944, une rue
Principe Umberto se trouve à l’Esquilin, un pont et un tunnel lui sont également dédiés.
Marguerite quant à elle rassemble sous son nom un tunnel, un pont, une avenue et une
place... Une toponomastique présente, donc, essentiellement dans le centre de la ville.
Marque de la volonté du Conseil Municipal d’honorer les souverains qui l’avaient choisie
comme capitale du Royaume.
17 Le cas le plus clair d’occupation de lieux jusqu’alors liés à la papauté, consiste en la
transformation du Quirinal en résidence royale et lieu de résidence de la Cour italienne 15.
« Si jusqu ’en 1870 Rome voyait dans le Vatican le siège de toute puissance
religieuse et politique, elle apprit vite à reconnaître le Quirinal comme siège de la
puissance civile, fondée sur le droit du plébiscite. Les deux palais qui semblent avoir
été construits à dessein l’un en face de l’autre, sur deux collines à droite et à gauche
du Tibre, représentent deux principes différents, pour lesquels l’expérience a
montré la possibilité de vivre au contact l’un de l’autre, sans s’affronter et sans
entraver la liberté de leurs actions. Au Vatican apparaît dans toute sa grandeur
solennelle le principe spirituel et religieux, qui se diffuse majestueusement de là
vers le monde entier. Au Quirinal réside la grandeur du monarque constitutionnel
qui a rendu possible l’unité et l’indépendance de l’Italie, s’incarnant dans trois
générations d’une dynastie qui, depuis 1848, s’est sacrifiée à l’idée du sentiment
national italien. »16
18 Cette vision de la dualité romaine reste sans doute fort idéalisée, mais elle résume bien ce
qui est sans doute l’ancrage le plus visible des Savoie dans l’espace romain. Pourtant, le
Quirinal représentait, avec le Vatican, dans la Rome préunitaire, un lieu fortement lié au
souverain pontife, et tout particulièrement à Pie IX, à la suite de la « révolution romaine »
de 1846-48. Durant ces deux années, la place du Quirinal fut l’objet de fort nombreuses
manifestations, spontanées – dans la limite de ce que peut être la spontanéité politique,
mais en tout cas répondant à la canalisation par les chefs des rioni d’un désir populaire –
ou bien de cortèges plus officiels. Le lendemain de l’élection de Pie IX – le 17 juin 1846 –,
et le 1er janvier 1847, la foule se réunit sur la place pour acclamer le souverain pontife,
obtenit une bénédiction et éventuellement entendre un discours ou une déclaration.
Cette « occupation » de la place de Montecavallo connut un point d’arrêt le 1er janvier
1848 lorsque la foule qui se rendait comme l’année précédente place du Quirinal pour les
vœux fut arrêtée par la police. Ce qui faisait du Quirinal un lieu sans doute plus complexe
dans la mémoire romaine : attaché à la papauté, certes, mais aussi à un épisode de
l’histoire de Pie IX fortement lié au Risorgimento, à l’époque où il aurait pu être
concevable que le pape prît la tête du mouvement unitaire. Le Quirinal, donc, même lié à
la Papauté, l’était aussi indirectement au Risorgimento. Et surtout, la place du Quirinal
127

était l’un des lieux romains de manifestation publique à caractère non strictement
religieux, mais aussi politique. Lieux qui s’étaient multipliés durant les événements de
1846-1848 mais qui étaient rares dans la Rome pontificale. Le Quirinal avait donc été saisi
pat le gouvernement italien, en la personne du Lieutenant Général Alfonso La Marmora
dès le 8 octobre 1870, dans la mesure où le palais appartenait au pape en tant que
souverain temporel des États de l’Église, et qu’il ne tombait pas sous la protection de la loi
des Garanties17. La première manifestation publique de soutien à Victor-Emmanuel II se
déroula d’ailleurs sur la place le 31 décembre 1870, lors de son premier passage à Rome.
Le Quirinal dut ensuite être restructuré pour accueillir, non pas le roi, assez peu présent,
mais le prince héritier Humbert et sa jeune épouse la princesse Marguerite qui s’y
installèrent le 23 février 1871. La transformation fut pour Rome d’importance : d’abord
parce que s’installait dans la capitale une Cour qui n’avait tien à voir avec la Cour
ecclésiastique du Vatican : Cour composée aussi de femmes, d’une partie de l’aristocratie
romaine et italienne, mais aussi de la bourgeoisie libérale proche du gouvernement 18.
Cette Cour resta, de 1870 à 1900, date de l’assassinat d’Humbert Ier, sous l’influence de la
future reine d’Italie, Marguerite de Savoie. Dans la mesure où Victor-Emmanuel II se
refusa à habiter à Rome et par conséquent à s’entourer d’une Cour, c’est au jeune couple
princier que cette tâche fut confiée. Et si l’on tient à la seule sociabilité de Cour – et non
au tôle politique d’un « parti de Cour », sujet qui ne relève pas de notre propos –, les
saisons au Quirinal furent, dès 1871, riches. Le premier événement « mondain » qui se
déroula au Quirinal fut, le 14 avril 1871, une représentation théâtrale à laquelle plus de
200 personnes assistèrent. Ce fut le début d’une présence visible de la monarchie à Rome.
« Quand les princes partirent le 4 juin pour Monza, la plus grande partie de la
population était désormais attachée à leurs personnes comme au sentiment
patriotique qu’ils avaient su incarner d’une manière très bien acceptée. Les
Romains n’avaient pas laissé passer l’occasion de manifester aux princes leur
affection : et lorsqu ’ils partirent, malgré l’heure avancée dans la nuit, des milliers
et des milliers de citoyens se pressèrent pour les saluer à la gare de Termini. » 19
19 S’il est difficile de confirmer les affirmations d’Ugo Pesci, ardent défenseur de la
monarchie, quant à la popularité des jeunes princes à ce moment précis, les exemples
abondent, tant dans les journaux que dans les archives, de marques d’enthousiasme
général de la part des populations. En particulier, les retours des souverains de voyages
soit à l’étranger, soit dans les provinces italiennes, étaient l’occasion d’accueils
« enthousiastes » à la gare de Termini, ou place du Quirinal. Un exemple, rapporté par
Pesci mais unanimement repris – à l’exception bien sûr de la presse catholique – est
constitué par l’arrivée de Victor-Emmanuel II dans Rome le 2 juillet 1871, d’où il repartit
48 heures plus tard, avant de revenir en novembre.
« Il n’est pas facile de décrire avec quel enthousiasme Victor-Emmanuel fut accueilli
à Rome. Les habitants de la nouvelle capitale montrèrent qu’ils avaient compris
toute l’importance historique d’un événement qui n ’a peut-être rien de comparable
à l’époque moderne, avec l’établissement à Rome du premier roi d’Italie, avec
l’assentiment de toutes les puissances européennes, ce qui mettait fin
définitivement au Moyen Age et consacrait solennellement, après onze siècles, la
fin de la puissance temporelle des papes. Sans entrer dans les détails de l’accueil,
sans parler des banderoles, des milliers de drapeaux, des plus petites rues
illuminées, il est légitime d’affirmer que chaque esprit impartial a pu apprécier
l’universalité et la spontanéité du peuple, sans provocation inutile et superflue. » 20
20 Au Quirinal, se déroulaient bien sûr les réceptions officielles : réception du début d’année,
puis les trois repas de gala offerts au Corps diplomatique, au Parlement et à l’armée.
128

Lorsque Marguerite n’était encore que princesse, c’est elle qui donna les réceptions qui
allaient permettre d’introduire la noblesse romaine qui n’était pas hostile au nouveau
régime et la nouvelle classe dirigeante à la Cour. Inversement, les princes furent reçus
dans les salons romains, dont le salon Caetani est le plus connu21. Le palais fut largement
réaménagé après 1870 afin de le faire devenir un palais et une résidence adaptés à des
fonctions bien différentes de celles d’un palais pontifical22. La Cour d’Italie mêla une
étiquette, en théorie sévère, mais, en réalité, une grande ouverture et une certaine
liberté, en particulier sous la houlette de Marguerite de Savoie :
« Aux côtés des princes étrangers accueillis à Rome, au patriciat « blanc », aux
hautes charges du Quirinal, Leurs Majestés invitaient également le monde politique
et toutes les personnes qui, par leur position dans la bureaucratie et dans la vie
politique du pays, pouvaient aspirer à cet honneur éminent ; confronté à l’étiquette
sévère, faisait souvent contraste, parfois même de manière éclatante, la qualité
modeste des invités et leur absence de connaissance des usages du grand monde. » 23
21 Et Juliette Adam, chroniqueuse attentive de la vie romaine écrivait même que « la società
nuova che si forma alla Corte appartiene essenzialmente alla democrazia24. Ce que le marquis
Guiccioli traduisait avec un certain mépris : « Encore un bal à la Cour. Beaucoup de gens,
beaucoup d’ennui, beaucoup de vulgarité dans la masse des invités. La démocratie est idiote quand
elle vote, folle quand elle gouverne et dégoûtante lorsqu ’elle veut faire des mondanités. » 25 Et on
raconta que le fort austère, républicain et socialiste ministre de l’Intérieur, Nicotera,
dansa avec la reine en 1875 et fit ensuite allégeance à la monarchie... Mais, plus important
encore, pour notre propos, le fait que le Quirinal devint le lieu de rassemblement par
excellence des événements politiques ou commémorarifs. Ainsi, le 27 novembre 1871,
date de la première séance du Parlement italien tenu à Rome : le cortège royal sortit du
Quirinal pour se rendre à Montecitorio (où l’hémicycle était encore provisoire, ce qu’il
resta d’ailleurs fort longtemps) et à son retour « Au Quirinal devant lequel les sociétés
ouvrières s’étaient rassemblées avec leurs drapeaux, les acclamations continuèrent jusqu’à ce que
le roi se soit présenté au balcon, avec le prince Humbert et le prince de Carignan, y restant quelques
minutes pour saluer la foule à plusieurs reprises, cette dernière semblant peu disposée à s’en
aller. »26 En outre, raconte Manfroni, ce même jour « le miracle n’a pas manqué ; en plein jour
on voyait briller sur le Quirinal une étoile éclatante ; Vénus en conjonction avec le soleil disaient les
astronomes ; mais le peuple disait que l’étoile d’Italie illuminait le triomphe des idées unitaires. » 27
22 Le 23 mars 1874 correspondait au 25e anniversaire du règne de Victor-Emmanuel II À
cette occasion, la Chambre des députés et la Municipalité de Rome approuvèrent un
certain nombre de dispositions qui firent du Quirinal le cœur du dispositif
« d’allégeance » : une députation de parlementaires se rendit au Quirinal afin de
présenter ses compliments au souverain, suivie par les sénateurs et les maires des
principales villes italiennes. Le conseil municipal de Rome pour sa part offrit au roi un
parchemin et fit procéder à des illuminations dans les rues de la ville. Les représentants
de tous les quartiers apportèrent chacun une adresse signée de milliers de personnes, et
le même type d’hommage fut rendu par les étudiants romains et par les dames romaines.
Le 23 au matin, 101 coups de canon furent tirés du Pincio. La place du Quirinal était
bondée dès l’aube et avant même l’arrivée des délégations, le roi salua du balcon la foule
amassée sous les fenêtres, à deux reprises. Autre exemple, le 3 juin 1877, jour de la fête du
Statuto, qui correspondait à la date du jubilé épiscopal de Pie IX, la foule décida le soir,
après les concerts donnés place Colonna (où l’on sonna trois fois la Marche Royale),
d’aller saluer le roi au Quirinal : « Le troisième cri Au Quirinal, au Quirinal fut accueilli par une
énorme acclamation. Un drapeau apparut, puis deux ou trois autres, et des milliers de personnes
129

les suivirent se rendant au Quirinal par la rue dell’Umiltà et rue des Muratte. » 28 Mais la foule
enthousiaste fut arrêtée par la police qui prétexta ne pas vouloir réveiller le roi, déjà
endormi.
23 Humbert Ier et Marguerite, plus que Victor-Emmanuel II, parcoururent l’Italie afin de
rencontrer leurs sujets, de s’en faire connaître, dans une claire volonté d’établissement de
ce qu’on a pu appeler une monarchie national-populaire29. Si l’on considère que Rome est
bien le centre d’où partent ces voyages et déplacements, ce thème ne nous intéresse que
dans la mesure où départs et retours des souverains donnent lieu à des manifestations de
la population, avec une topographie précise. Autrement dit, les retours établissent, à
Rome même, une topographie fortement liée à la monarchie que l’on peut esquisser ici.
En fait, deux lieux se dégagent clairement : la gare de Termini et la place du Quirinal.
Saluer le roi à son arrivée en gare de Rome constitue l’un des points forts de l’occupation
de l’espace : ainsi, en 1871 « Les habitants du Borgo, voulant saluer le roi, se sont rendus en
masse avec les drapeaux à la gare, laissant ici les prêtres et la domesticité du Vatican. » 30
24 L’un des retours royaux les plus enthousiastes que connut Rome fut sans doute celui
d’Humbert Ier, le 19 novembre 1878. En effet, lors de son premier voyage officiel en tant
que Roi, qui le mena du 9 juillet au 17 novembre de La Spezia à Turin, puis à Milan,
Venise, Brescia, Mantoue, Vérone, enfin Plaisance, Parme, Bologne et Florence avant de
rejoindre les Marches, puis les Pouilles et Naples le 17 novembre. Naples où Passanante,
un cuisinier plus déséquilibré qu’anarchiste, tenta d’assassiner le souverain. Dès le 20
octobre, bien avant l’attentat, la Municipalité et les associations avaient commencé à
établir un programme pour célébrer le retour du jeune roi, parti depuis juillet. Place
Termini, un amphithéâtre provisoire fut édifié afin d’y écouter les nombreuses fanfares
qui s’étaient portées volontaires pour honorer les souverains. Il est intéressant de
constater qu’à l’annonce de l’attentat, et en l’absence du roi à Rome, le point de référence
des milliers de manifestants qui se réunirent pour protester contre le « geste odieux » fut
le Capitole, d’où le maire Emanuele Ruspoli dut calmer la foule. Mais le soir du 18, c’est
sur la place du Quirinal qu’une foule compacte se retrouva avec fanfares, drapeaux et
« fiaccole » pour aller défiler au Capitole et se disperser place Navone. Attentat de 1878
contre Humbert Ier (Passanante à Naples) :
« Hier soir, à peine la nouvelle de l’attentat infâme contre la sacrée personne du roi
s’était-elle répandue, tous les théâtres furent fermés au son de la Marche royale et
aux cris de Vive le roi, Vive la reine et Mort à l’assassin. La population se réunit
entre-temps sur le Corso et place Colonna, et grossie par le flot des spectateurs
sortis des théâtres se formèrent en une impressionnante manifestation scandant les
acclamations mentionnées ci-dessus, avec lanternes et drapeaux, parcourant en une
masse imposante les principales rues de la ville et se rendant par deux fois au
Capitole où le maire harangua la foule protestant au nom de la population contre le
délit scélérat. Les fenêtres furent illuminées et décorées de drapeaux et sont encore
ornées de drapeaux en signe d’exécration contre le méfait. » 31
25 Puis le 24, jour du retour d’Humbert Ier et Marguerite à Rome, ce lut après le spectacle de
l’amphithéâtre de la place Termini un véritable bain de foule qui les accompagna jusqu’au
Quirinal où ils durent saluer à diverses reprises, « il y avait du monde partout, sur la vasque,
sur la base de l’obélisque, sur les deux chevaux, jusque sur l’écu en marbre de la famille Corsini au
dessus du portail de la Consulta. ».32 On pourrait multiplier les exemples de ce basculement
de l’espace romain : aux catholiques, le Vatican et quelques églises « marquées » comme
Saint-Ignace ou le Gesù. Aux Romains, en l’absence du roi, le Capitole, siège de la
Municipalité. Et, nouvel espace « italianisé », le Quirinal. À cet effet, le 25 e anniversaire du
130

règne, en 1874, que nous avons évoqué, est intéressant symboliquement car on voit se
diriger vers le Quirinal une « représentation » de l’Italie dont l’ordre n’est pas
indifférent : d’abord les chevaliers de l’Ordre de l’Annunziata puis les sénateurs (nommés
par le Roi) et les députés. Ensuite les grands corps de l’État, les commandants des corps
d’armée. Ensuite, la représentation « géographique » de l’Italie, pourrait-on dire : les
maires des chefs-lieux de province. Enfin les écoles, les corporations et les Gardes
nationaux et les corps élus des différentes provinces.
26 Les déplacements des souverains dans Rome se faisaient apparemment de manière
simple, sans apparat particulier : Victor-Emmanuel II se promenait sur la via del Corso ou
au Pincio, tout comme Humbert et Marguerite. Ainsi, « La princesse Marguerite, écrit
Manfroni en 1875, passe fréquemment place Rusticucci et par les rues du Borgo pour se rendre
villa T’amphili les jours où elle est ouverte au public (...) Le roi Vittorio passe rarement pas le Borgo
et, lorsque cela arrive, il reste inaperçu tant son équipage est modeste. »33 Ils participaient
également, aussi longtemps qu’il eut lieu, au Carnaval de Rome et à la fameuse Corsa dei
Barberi, course de chevaux qui se déroulait sur la via del Corso et qui faisait, chaque
année, quelques morts et blessés.
27 Les souverains apparaissaient également au théâtre où leur arrivée était alors prétexte à
des manifestations d’enthousiasme souvent aux dépens de la pièce ou de l’opéra
interprété : « Le théâtre Apollo, le soir, était plein à craquer. Le roi y arriva au milieu du second
acte des Due Foscari et dut se lever par trois fois pour saluer le public. ». 34
28 L’ostentation dans les fonctions religieuses était, bien entendu, un élément important
dans l’affrontement Église/État. De ce point de vue, l’intransigeance du Vatican permit en
fait indirectement à la famille royale de se montrer dans l’exercice de ses dévotions. En
effet, en 1871, le chapelain de Cour, Monseigneur Anzino, qui était également chargé des
chapelles royales, désireux de célébrer la messe pour les jeunes princes à l’intérieur du
Quirinal, se vit signifier par la Secrétairerie d’État que, le lieu étant interdit, il était
impossible d’y officier. Dès lors, les princes durent aller à Sainte-Marie-Majeure afin
d’assister à la messe (ce qui donna d’ailleurs lieu à l’incident des coussins, révélateur des
tensions entre le Vatican et la Monarchie, le Vatican interdisant au clergé de la basilique
de fournir des coussins aux princes...). Cette « publicité » involontaire fit que « beaucoup
de monde se rendait à cette heure dans la basilique pour voir la jeune princesse qui priait Dieu sans
se soucier des tracas qui lui étaient faits. »35 Ensuite, Victor-Emmanuel fit restaurer la petite
église du Saint-Suaire, dite église des Piémontais, qui appartenait à la Maison de Savoie et
que Monseigneur Anzino, chapelain de Cour, reconsacra le 15 novembre 1871. Ce ne fut
que sous Léon XIII que les souverains d’Italie purent assister à la messe à l’intérieur du
Quirinal. Mais dans certains cas il pouvait arriver que la reine – car c’est bien à
Marguerite que revint le rôle de courroie de transmission pour les relations avec l’Église,
tant pour sa réputation de piété que par ses pratiques dévotionnelles – pénètre dans des
espaces « réservés ». Ainsi, lors de la Semaine sainte, elle se rendait à la basilique Saint-
Pierre pour l’adoration des Sépulcres. Elle n’avait droit à aucun égard particulier et sa
venue constituait d’ailleurs un indicateur des relations entre l’Église et la Monarchie.
Giuseppe Manfroni relate bien dans son journal, pour l’année 1878 – Marguerite est
désormais Reine d’Italie et non plus princesse héritière – combien la venue de la
souveraine fut ignorée et qu’elle ne fit l’objet d’aucun signe de révérence lié à son rang
alors que, écrit le commissaire, « on pouvait faire pour elle au moins ce qu’on avait fait
récemment pour des souveraines déchues, pour des reines non catholiques, pour de simples
princesses du sang. »36 Ce manque de respect envers la souveraine entraîna une
131

manifestation de protestation populaire. On le voit, dans cet espace romain politiquement


divisé, les points de contact restaient nombreux entre souverains et pontife, même s’ils
ne se tencontrèrent jamais. Et les territoires restent contestés, donnant prétexte à des
manifestations de populations dont il est difficile de dire quelle forme elles prirent et si
elles furent effectivement spontanées.

Mort du roi
29 Pour les souverains italiens, le temps des deuils permit une appropriation plus claire et
plus forte de la ville, tant par les marques d’affection ou de deuil que par l’investissement
de lieux hautement symboliques comme le Panthéon (Santa Maria ad Martyres) ainsi que
par le prolongement qui fut donné à ces événements lors d’anniversaires plus ou moins
d’envergure.
30 À cet égard, la mort de Victor-Emmanuel II constitua sans doute l’une des démonstrations
les plus imposantes de la présence dans la ville de la dynastie italienne37. Il s’agit en effet
d’un renforcement de la Rome laïque : « Un plus grand prestige pour Rome devenue, avec la
sépulture de Victor-Emmanuel au Panthéon, le symbole vivant de l’unité italienne. »38 D’autant
que la mort de Victor-Emmanuel II précéda de peu celle de Pie IX et entraîna une claire
partition de l’espace.
31 Le 9 janvier 1878 à 14 heures 35, le roi s’éteignit après une brève agonie. Immédiatement,
le drapeau italien qui flottait sur le Quirinal fut mis en berne et à 16 heures, tous les
magasins de Rome étaient fermés. Immédiatement, la place du Quirinal s’emplit d’une
foule immense et silencieuse. Dès 19 heures, une affiche du Préfet annonça officiellement
le décès du souverain. « La douleur de Rome fut grande, impressionnante, émouvante : je
n’aurais jamais cru que les Romains se soient autant pris d’affection pour le roi en quelques années.
Le spectacle de la véritable et sincère douleur de toute une ville, à l’exception des cléricaux
intransigeants, – naturellement – a été immense » écrivait, presqu’avec surprise Giuseppe
Manfroni dans ses mémoires. Il est vrai qu’en sept ans et demi, l’arrivée d’une forte
population extérieure à la capitale avait renversé la proportion entre les « vieux
Romains », fidèles au Pape-Roi, et les nouveaux arrivants favorables à l’Italie unifiée et à
Rome capitale39. Cet attachement des Romains au roi, on le lit indirectement dans cette
lettre de Quintino Sella à son épouse Clotilde, en date du 16 janvier 1878 (la veille des
funérailles du Roi) : il explique entre autres la relative souplesse du pape dans les
tractations suivant la mort du roi « par peur d’une explosion de colère du peuple romain.
Explosion qui serait terrible car les esprits sont exaltés. »40
32 Dès la mort du roi, deux problèmes majeurs furent soulevés : d’abord, savoir si le roi avait
reçu les sacrements, s’il s’était confessé et si, à cette occasion, il s’était réconcilié avec
l’Eglise et donc rétracté (il avait été excommunié par l’encyclique du 1er novembre 1870
qui condamnait les auteurs du « vol » (rapina) des territoires pontificaux sans toutefois
nommer personne)41. Ensuite, de savoir où le roi serait enterré, à Rome ou à Turin,
berceau de la dynastie. Le premier point, qui nous intéresse peu ici, a fait l’objet de
différentes mises au point. Si la presse libérale affirma que le roi ne s’était jamais
rétracté, il aurait toutefois fait dire au pape par Monseigneur Anzino « qu’il mourait en
catholique, qu’il lui demandait pardon des dégoûts qu’ils lui avaient donnés et qu’il se repentait du
mal qu’il avait fait. »42 Ce problème de la rétractation du roi n’aurait pas une d’importance
particulière pour notre propos si la Congrégation des Affaires Ecclésiastiques
extraordinaires n’avait été interrogée dès le 10 janvier sur les problèmes posés au Saint-
132

Siège par la mort du roi43. Or la Congrégation se mit d’accord sur trois points : d’abord,
que des funérailles religieuses ne soient autorisées que si le roi avait formulé une
rétractation explicite, ensuite que le corps du roi soit transporté à Turin et enfin que
c’était un simple fidèle qui serait porté en terre, et non le roi d’Italie, et qu’à ce titre toute
cérémonie particulière était interdite. Toute messe au Quirinal restait interdite, aucun
évêque ou religieux ne pouvait être présent, aucune confrérie, personne d’autre que les
officiants de la paroisse Saint-Vincent et Saint-Anastase, dont dépendait le Quirinal. Deux
changements majeurs allaient intervenir : d’abord la décision obtenue par Cesare
Correnti, ministre de l’Instruction publique et de Francesco Crispi, ministre de l’Intérieur,
d’enterrer le roi à Rome et non à Superga. Et entre-temps, à la suite d’une déclaration
orale d’Humbert Ier certifiant la rétractation de son père, le 12 janvier, Pie IX permit que
les obsèques se déroulent dans n’importe laquelle des églises romaines à l’exception des
basiliques majeures44. Ce fut donc le Panthéon qui fut choisi, Santa Maria ad Martyres : les
funérailles se déroulèrent triomphalement, le cortège passant du Quirinal, via XX
settembre, Quattro Fontane, Piazza Barberini, via del Tritone, Piazza di Spagna, via del
Babbuino, piazza del Popolo, via del Corso, piazza del Collegio Romano, piazza della
Minerva, piazza del Pantheon. A l’exception du tracé de la via XX settembre, c’est
véritablement un investissement de la Rome pontificale qu’accomplit le cortège qui
parcourut, quatre heures durant, les rues de Rome : plus de 100 000 personnes, sous le
coup de l’émotion, regardèrent passer la dépouille du roi et l’impressionnant cortège qui
rassemblait un condensé de la nouvelle Italie45. La cérémonie avait été préparée avec
minutie par Crispi et Correnti, ne négligeant aucun détail, bien convaincus l’un et l’autre
que « ces occasions solennelles, si elles ne parlent ensemble aux sens et à l’imagination sont une
imposture et une fantaisie. »46
33 À cette consolidation de la dynastie allait toutefois répondre, quelques jours plus tard, la
mort de Pie IX, le 9 février 1879. Si la foule qui se rassembla à Saint-Pierre était sans doute
plus nombreuse que celle du 17 janvier, il n’y eut pas de cortège et, fait notable, le service
d’ordre fut assuré par les forces italiennes : « Sur la place Saint-Pierre et, nous pouvons dire
dans tout Rome, la surveillance de la Questure et l’attitude des troupes furent telles qu’elles
remplirent très bien les exigences de la loi des Garanties » pouvait écrire L’Osservatore Romano le
lendemain... Hélas, cette sérénité était davantage liée à l’ordre public qu’à celui des
esprits : le 12 juillet 1881, lors du transport nocturne des cendres de Pie IX de la basilique
Saint-Pierre à la basilique de Saint-Laurent-hors-les-murs, un groupe attaqua le cortège
et jeta le corps dans le Tibre.
34 Il est sûr que la décision d’enterrer le roi à Rome et non à Turin constitua un acte
politique de la plus haute importance : ce que le monde catholique comprit parfaitement,
d’ailleurs. Les incidents provoqués dans les années suivantes au Panthéon par les pélerins
catholiques furent nombreux, témoignant d’un sentiment d’usurpation exacerbé.

Calendrier
35 De la même manière que l’espace romain commença à être occupé par des monuments,
noms de rues, inscriptions rappelant la présence des souverains italiens dans la capitale,
le calendrier fit également l’objet d’une entreprise concurrente du calendrier liturgique.
Fête du plébiscite, fête du Statuto, anniversaires du Roi et de la reine, autant d’occasions
de célébrer la famille régnante. Deux points sont ici importants pour notre propos :
d’abord, la mise en place d’une sphère politique liée à la dynastie et à la nation de
133

manière autonome par rapport à l’Eglise. S’il est sûr que l’affrontement entre les deux
puissances restait sous-jacent, la mise en place d’une « religion politique » permettait à la
nation de s’autocélébrer davantage sur le mode du rassemblement que sur celui de
l’opposition. Les anniversaires du plébiscite qui avait consacré le triomphe à Rome du oui,
de la volonté d’appartenir au royaume d’Italie, qui se déroulaient le 2 octobre,
constituaient une célébration relativement discrète et essentiellement « auto-centrée ».
Cet anniversaire donnait lieu, en général, à des illuminations dans les principales rues de
Rome (via del Corso, Piazza Colonna, Piazza Navona, Piazza Scossacavalli et place Sainte-
Marie du Trastevere), au Capitole et à des concerts. Souvent, c’était l’occasion de décerner
des prix aux élèves des écoles communales, association qui indique le lien établi, dans
l’esprit des organisateurs, entre la Patrie et l’école : « La nobile iniziativa meritava di essere
seguita », déclarait l’Onorevole Finocchiaro-Aprile le 2 octobre 1890, à l’occasion du 2 e
anniversaire du plébiscite romain. « La noble initiative méritait d’être poursuivie. Associer
l’école aux fêtes de la Patrie est une pensée digne des éducateurs et des patriotes. Honorer la
victoire des libertés en célébrant la culture populaire, qui est la base de la culture nationale, est une
œuvre sage et prévoyante, de conservation et de progrès, et, en même temps, consécration de la fin
suprême de l’école, la patrie. »47 Même esprit à partir de 1898 avec la distribution des
médailles pour les actes de bravoure civique. Moins que la monarchie, c’est la ville de
Rome dans son lien avec l’Italie, qui est au cœur de la fête. En revanche, la monarchie est
plus clairement au cœur des célébrations liées au Statuto48, ou bien aux différents
anniversaires et fêtes des souverains : 20 novembre, anniversaire de naissance de la
Reine, 14 mars anniversaire de naissance du Roi, 20 juillet fête de la Reine, 11 novembre
anniversaire de la naissance du Prince de Naples. Ces fêtes sont célébrées avec plus ou
moins de decorum dans l’ensemble de l’Italie. Pour le Statuto, Ilaria Porciani a justement
indiqué que le monarque est véritablement au centre du rituel, essentiellement dans ses
attributs militaires au cours d’une revue49. À Rome, le roi est le plus souvent présent pour
la revue des troupes qui se déroule au Macao, un peu en dehors de la muraille aurélienne,
vers Castro Pretorio. Même empreinte militaire pour l’anniversaire de la naisance du roi.
La reine, quant à elle, est surtout présente dans les cérémonies de remise de prix et
médailles dans les écoles. À Rome, des concerts se déroulaient, les rues étaient illuminées
et, pour la fête du Statuto se déroulait la fameuse « girandola » au cours de laquelle une
architecture éphémère était enflammée par un feu d’artifice le soir. Pour routes ces
cérémonies, le cœur de la commémoration se tient bien à Rome où se trouve la famille
royale mais se répand, en simultanéité, dans l’ensemble de l’Italie. Cette concomitance est
essentielle dans la constitution d’un espace national, et la centralité de Rome est tout à la
fois le résultat et la condition de son statut de capitale. Quant à la fête du XX septembre,
pourtant symbole de l’entrée des Piémontais dans Rome, il est frappant de constater que
le souverain est quasi toujours absent à l’exception des grandes cérémonies de 1895,
marquant le vingrième anniversaire de la Brèche de Porta Pia. À cette occasion, la famille
royale assista à l’inauguration des statues de Garibaldi, de Cavour et de Minghetti. Et ce
n’est qu’à partir de cette date que le XX septembre devint une fête célébrée dans toute
l’Italie50, mais en conservant une forte dimension anticléricale.
36 En théorie, liturgies politiques et monumentalité publique sont deux phénomènes liés,
tant la polysémie des monuments exige qu’un sens leur soit imprimé par des cérémonies,
des discours, des évocations et des hommages. Mais, de ce point de vue, les monuments
aux rois d’Italie furent construits bien après leurs morts : le monument à Charles-Albert
(sculpté par Romanelli), situé près du Quirinal, date de 1900 (inauguré en 1898, pour le
134

cinquantième anniversaire du Statuto) ; celui à Victor-Emmanuel II (G. Sacconi) fut


commencé en 1885, inauguré en 1911 et totalement achevé en 192151 ; enfin, le monument
à Humbert Ier fut érigé dans la villa Borghese – qui s’appelait alors villa Umberto-
seulement en 1923 (D. Calandra et E. Rubino). En réalité, le seul de ces trois monuments
qui ait pu cristalliser quelque chose de la monarchie est l’imposant Vittoriano, mais il fut
très vite récupéré par le régime fasciste qui en fit la scène idéale de ses cérémonies
politiques en l’honneur de la Patrie et du Régime, bien plus que des Savoie.

Conclusion
37 Il n’est sans doute pas surprenant de constater que l’expression « Rome des Savoie » n’ait
pas eu de postérité. La famille régnante italienne n’a sans doute pas eu le temps de
s’installer dans l’Urbs, ville symboliquement dévorante. Ils furent sans doute les premiers
responsables de cet effacement : souvent absents, ils délaissèrent la capitale pour leurs
terres, Turin, Greyssoney, Venise, Naples aussi à laquelle Victor-Emmanuel III resta
attaché. Ou pour de fort longs déplacements en Italie ou bien à l’étranger. Ce qui reste de
leur présence symbolique dans la ville est assez maigre en comparaison des marques de
l’Église, ou de l’histoire de Rome, à l’exception du mastodontique monument à Victor-
Emmanuel II, décrié et polysémique. Donc, si l’on se place du point de vue de ce qui reste
de la dynastie, on pourrait trop vite conclure à un échec de l’enracinement des souverains
dans Rome. Mais ce serait oublier des traces aujourd’hui disparues de l’attachement des
Romains à leur roi et surtout à Marguerite. Les manifestations fréquentes face au
Quirinal, en l’absence d’autre représentation symbolique des souverains, les traces
d’attachement à la monarchie, les émotions fortes soulevées par la mort de Victor-
Emmanuel II ou l’assassinat d’Humbert Ier, en 1900, tout ce qui fait qu’une population fait
sienne de nouveaux arrivés, sans compter l’élargissement de la Cour sont à notre avis une
marque de l’existence d’une Rome des Savoie. Pour l’aristocratie romaine, de plus en plus
prête à ouvrir ses palais – quand ce n’était à vendre ses villas aux spéculateurs -, pour une
bourgeoisie de commerçants qui profitait autant des pélerins que de l’explosion
démographique de la ville umber-tienne, pour les fonctionnaires souvent venus du
Piémont (les Monsù Travet) attachés à la dynastie, et même pour le popolino romain qui,
de plus en plus nombreux, participait aux différentes festivités autour de la monarchie, il
y eut bien une Rome des Savoie.

NOTES
1. A. Caracciolo, Roma capitale dal Risorgimento alla crisi dello Stato liberale, Rome, 1956.
2. On renverra pour ces aspects à F. Chabod, Storia della politica estera italiana dal 1870 al 1896, 2
vol. , Rome-Bari, 1976 (3e éd.), vol. 1, p. 304 sq. ; C. Brice et P. Boutry, « Du spirituel au temporel,
renaissance d’une capitale : Rome italienne » dans C. Nicolet, J. Ch. Depaule, R. Ilbert, (dir.),
Mégapoles méditerranéennes, Paris, 1999, pp. 351-375.
3. Voir M. De Nicolo, La prefettura di Roma (1871-1946), Bologne, 1998.
135

4. Sur les couvents expropriés en 1870, voir C. Pavone, « Alcuni aspetti dei primi mesi di governo
italiano a Roma e nel Lazio », dans Archivio storico italiano, CXV, 1957, pp. 299-346 ; CXVI,
pp. 346-380 et F. Bartoccini, Roma nell’Ottocento, 2 vol. , Bologne, 1988.
5. M. Castelli, Carteggio politico (édité par L. Chiala), Turin, 1891, tome 2, p. 508. Lettre de Castelli à
Dina, Moncalieri, 13 juillet 1871.
6. Archivio di Stato di Torino, Primo versamento, Legato Umberto II, mazzo 15, fasc.10.
7. Même si la Couronne décida de faire l’acquisition de terrains autour de Torvaianica près de
Rome pour en faire des réserves de chasse...
8. P. G. Camaiani, « Castighi di Dio e trionfo della Chiesa. Mentalità e polemiche dei cattolici
temporalisti nell’età di Pio IX », dans Rivista storica italiana, anno LXXXVIII, fasc. 1, 1976,
pp. 721-722.
9. Voir A. Petrucci, Jeux de lettres. Formes et usages de l’inscription en Italie (11e-20e siècles), trad. frse,
Paris, Éditions de l’E.H.E.S.S., 1993.
10. G. Manfroni, Sulla soglia del Vaticano (1870-1901), dalle memorie di Giuseppe Manfroni, Bologne,
1920, tome 1, p. 73.
11. Iscrizioni della città di Roma dal 1871 al 1920, raccolta di Luigi Huetter, Rome, 1959, tome 2, p. 323
sq.
12. Ainsi, jusqu’à la guerre de Libye, il fut interdit d’exposer le drapeau italien dans les églises,
même s’il s’agissait d’une messe à caractère militaire destinée à honorer le souvenir des morts.
D’où, durant la fête du Statuto, l’usage de la messe militaire en plein air dite par un chapelain
militaire. Pour une approche plus exhaustive, voir G. Formigoni, « Simboli religiosi e tricolore nel
movimento cattolico dall’unità alla conciliazione », dans Gli Italiani e il tricolore. Patriottismo,
identità nazionale e fratture sociali lungo due secoli di storia (dir. F. Tarozzi et G. Vecchio), Bologne,
1999, pp. 263-293, ainsi que L’Italia dei cattolici. Chiesa e nazione dal Risorgimento alla Repubblica,
Bologne, 1998.
13. Archivio di Stato di Roma, Questura di Roma, busta 8, fasc. 36.
14. Id.
15. G. Martina, Pio IX (1867-1878), Rome, 1990.
16. U. Pesci, I primi anni di Roma capitale, 1870-1878, Rome, Milan, Pise, 1907, p. 91.
17. Voir E. Morelli, « Il Palazzo del Quirinale da Pio IX a Vittorio Emanuele II », dans Archivum
Historiae Pontificiae, 8, 1970, pp. 239-300.
18. Voir l’article de C. M. Fiorentino, « La corte e la monarchia dei Savoia in età liberale
(1861-1900). Fonti a stampa e osservazioni bibliografiche », dans Annali di storia moderna e
contemporanea, 4, 1998, pp. 427-443. Cette recension est une première étape d’un travail sur la
Cour à la période libérale.
19. U. Pesci, op. cit., p. 64.
20. U. Pesci, op. cit., p. 65.
21. Sur la Cour, on dispose encore de relativement peu de travaux. Pour un premier jalon, voir C.
Fiorentino, art. cit.
22. M. Mureddù, Il Quirinale del re. Milan, 1970.
23. C. Casalegno, La Regina Margherita, Turin, 1956, p. 64.
24. P. Vasili (pseudonyme de J. Adam), Roma umbertina, Rome, rééd., 1968. Voir sur la Cour, E.
Perodi, Roma italiana, 1870-1895, édité par B. Brizzi, Rome, 1980 (1896), ainsi que C. Hugo, Rome en
1886, Rome, 1886.
25. A. Guiccioli, Diario di un conservatore, Rome, 1973, p. 93 (14 février 1882).
26. U. Pesci, op. cit., p. 537.
27. G. Manfroni, op. cit., vol. l, p. 86.
28. Pour tous les épisodes cf. U. Pesci, op. cit., pp. 534-580.
29. F. Luciani, « La "Monarchia popolare". Immagini del re e nazionalizzazione delle masse negli
anni della Sinistra al potere », Cheiron, a. XIII, 25-26, 1997, pp. 141-189 et C Brice, « La monarchie,
136

un acteur oublié de la nationalisation des Italiens ? » Revue d’histoire moderne et contemporaine,


45-1, janvier-mars 1998, pp. 149-169.
30. G. Manfroni, op. cit., vol. 1, p. 72.
31. Archivio storico dei Carabinieri, busta 93, rapport du 18 novembre 1878 du Commandement
de Rome.
32. U. Pesci, op. cit., p. 644.
33. G. Manfroni, op. cit., vol. 1, p. 203.
34. U. Pesci, op. cit., p. 547.
35. U. Pesci, op. cit., p. 69.
36. G. Manfroni, op. cit., vol. 1, p. 377.
37. Voir, entre autres, B. Tobia, Una patria per gli Italiani, Rome-Bari, 1992.
38. G. Martina S. I, La morte di Vittorio Emanuele e di Pio IX, Rome, 1978, p. 24.
39. Voir G. Martina S. I, La morte di Vittorio Emanuele e di Pio IX, op. cit., p. 13, ainsi que F. Bartoccini,
La Roma dei Romani, Rome, 1971.
40. Cité dans P. Pirri, « Pio IX e Vittorio Emanuele II dal loro carteggio privato », dans Miscellanea
Historiae Pontificiae, XXV, vol. III-II, 1961, p. 444.
41. Voir Pio IX e Vittorio Emanuele dal loro carteggio privato negli anni del dilaceramento (1865-1878), a
cura di Paolo della Torre, Rome, 1970, p. 67.
42. G. Martina, S. I, « Pio IX (1857-1878) », dans Miscellanea Historiae Pontificiae, 58, 1990, p. 515. Sut
ce problème, voir A. Ricci, « Una morte di Stato. La relazione del capellano maggiore Valerio
Anzino sulle ultime ore del re Vittorio Emanuele II », in Contemporanea, anno III, n° 2, aprile 2000,
pp. 275-289 avec le texte de la relation écrite par Anzino.
43. Archivio segreto vaticano (ASV), Affari Ecclesiasticistraordinari (AAEESS), Italia, pos. 247, fasc.
57-58 et 59. ainsi que G. Martina, op. cit., p. 516 sq.
44. Dalla circolare della Segretaria di Stato : « non si è inteso di vietare assolutamente nella presente
congiuntura funzioni di esequie, purché non si pretende di dare alle medesime il carattere di funzione
politica » : ma non sembra opportuno che Tautorità ecclesiastica ne prendesse l’iniziativa o vi prendesse
parte » dans P. Pirri, « Pio IX e Vittorio Emanuele II dal loro carteggio privato », dans Miscellanea
Historiae Pontificiae, XXV , vol. III-II, 1961, p. 441.
45. Voir U. Pesci, op. cit., p. 601 sq.
46. Cesare Correnti a Crispi, Rome, s. d. in F. Crispi, Carteggi politici inediti, 1860-1900, a cura di T.
Palamenghi Crispi, Rome, 1912, pp. 348-349.
47. Archivio capitolino, Gabinetto del sindaco, posizione 70, anno l890.
48. Voir I. Porciani, La festa della nazione, Bologne, Il Mulino, 1997.
49. I. Porciani, op. cit., pp. 152-153.
50. I. Porciani, « Lo Statuto e il Corpus Domini. La festa nazionale dell’Italia liberale », dans Il Mito
del Risorgimento nell’Italia unita, Actes du colloque de Milan, 9-12 novembre 1993, Il Risorgimento, a.
XLVII, n° 1-2, 1995, pp. 124-149, et I. Porciani, « Stato, statue, simboli : i monumenti nazionali a
Garibaldi e a Minghetti del 1895 », in « Storia, Amministrazione, Costituzione », Annali ISAP, 1, 1993,
p. 220 sq.
51. Voir C. Brice, Monumentalité publique et politique à Rome. Le Vittoriano, Rome, École Française de
Rome, 1998 ; B. Tobia, L’Altare della Patria, Rome-Bari, 1998.
137

Les monuments aux morts de la


Grande Guerre à Paris
Jean-Louis Robert

1 L’étude des monuments aux morts est depuis une vingtaine d’années un secteur
particulièrement fécond de l’historiographie de la Grande Guerre et de sa mémoire1. Et
d’emblée, nous voudrions remarquer le fait que les monuments aux morts parisiens n’ont
pas fait l’objet d’un travail, même simplement érudit, élaboré. Ce n’est nullement un
hasard, car plus largement nous savons qu’à l’exception très notable du Soldat inconnu
sous l’Étoile, ces monuments sont ignorés des Parisiens eux-mêmes2. D’emblée ainsi, nous
pouvons nous interroger sur Paris capitale symbolique. Paris est bien sûr capitale de la
France et par là même elle est, naturellement, le lieu de manifestations, de constructions
qui prennent sens d’une construction symbolique de toute capitale. Mais une ville est-elle
capitale symbolique seulement du fait qu’elle dispose des symboles propres à une capitale
étatiste ? Paris n’est-elle pas capitale symbolique aussi par Paris, par son peuple, sa
culture, ses mobilisations... ?
2 Notre histoire est alors celle d’une réussite partielle et d’un échec. Paris est capitale
symbolique de la Grande Guerre des monuments par le tombeau et la flamme du Soldat
inconnu, mais si ce monument se situe bien à Paris, nous verrons qu’il serait très
impropre de ne le désigner que comme parisien. En revanche, il n’existe assurément pas
de monument parisien, ni de monuments locaux, qui construisent par Paris la capitale
symbolique de la Grande Guerre.

L’échec des projets parisiens d’un grand monument


parisien aux morts de la Grande Guerre
Une floraison de projets à la fin de la guerre et dans l’immédiat
après-guerre

3 Parfois individuels, mais le plus souvent sur l’initiative de conseillers municipaux ou


généraux, et débattus dans les deux Conseils (plus au Conseil municipal de Paris qu’au
138

Conseil général de la Seine), les projets d’un ou plusieurs grands monuments aux morts se
sont multipliés entre novembre 1918 et mai 1919. Ces monuments ont le plus souvent
sens de monument à tous les morts de la guerre ; ainsi tout se passe bien alors comme si
Paris fonctionnait comme la capitale symbolique du pays, comme si la Ville était le fer de
lance, l’avant-garde des initiatives nationales pour un grand monument aux morts.
4 Il faut ici faire sa part au fait que Paris a bien fonctionné pendant la Grande Guerre
comme une capitale symbolique du pays combattant, une capitale symbolique ambiguë
d’ailleurs3. Nous devons rappeler que Paris, par sa situation névralgique et sa proximité
du front – à la différence de Londres et Berlin – fait figure de symbole de la défense
nationale. Comme le dit Edouard Vaillant, le député socialiste, ancien communard : « Il (le
peuple) sait qu’en elle (la ville de Paris) pense le cerveau et bat le cœur de la Nation qui
serait mortellement frappée par sa chute. »4 Des épisodes dramatiques et mythiques sont
venus renforcer ce sentiment : les taxis de la Marne en 1914 ou les bombardements de
Paris en 1918 qui en font une ville martyre, une Ville Croix de Guerre comme Reims. Mais
Paris a aussi été pendant la guerre le modèle d’une modernité sociale5. Notamment le
Conseil municipal de la capitale, pourtant considéré souvent comme une assemblée de
notables ayant peu de pouvoirs et seulement une clientèle, a su mettre en place une
politique sociale et économique inédite qui contribua très largement à la régulation
sociale de la ville, reprenant dans le registre des politiques réfléchies avant la guerre par
les réformateurs sociaux ou même les socialistes qui participent aux bureaux d’Union
sacrée.
5 C’est bien dans la continuité de ce dynamisme symbolique et politique qu’il faut
comprendre la floraison des initiatives du Conseil municipal de Paris à propos des
monuments qui symboliseraient la guerre. Notons d’abord que presque toutes ces
propositions furent des monuments aux morts. Nous ne décomptons que deux
propositions différentes ; un arc de triomphe à la gloire des armées alliées qui devait être
érigé porte Dauphine6 ; un monument de la Victoire dans l’esprit de la colonne élevée par
Bismarck après 1870 à Berlin qui s’installerait dans une allée de la Victoire, célébrant les
généraux et les batailles, qui irait de l’Hôtel de Ville aux Champs-Élysées 7. Ces
propositions furent vite repoussées sur l’initiative de l’ancien président du Conseil
municipal Louis Dausset qui souligna qu’il convenait de célébrer le « Poilu » anonyme et
que la victoire avait le seul sens d’un succès des « peuples libres ». Plus vivement encore,
un citoyen qui proposa un projet personnel, le docteur Bourjade, s’opposa à tout Arc de
Triomphe : « Il me semble impossible qu’on puisse célébrer la libération du monde, le
triomphe de la civilisation contre la barbarie, de la liberté contre l’esclavage par le
symbole qui a servi à déifier les Césars (...). Il faut autre chose. »8 Ainsi, très tôt, comme
partout en France, Paris proposa d’ériger des monuments aux morts. Je ne présenterai
que les principaux projets.
6 Le premier vint de Louis Dausset lots du Conseil municipal du 22 novembre 1918. Ce
projet fut le plus développé et le plus étudié par le Conseil. L’ancien président proposait
l’érection d’un monument au Poilu, qui serait un immense lieu de pèlerinage. Il ne
décrivit pas le monument car il se prononça pour un concours très ouvert aux artistes ;
étant bien entendu que ce monument devait aussi embellir la ville, être « un chef-d’œuvre
du génie français ». Il se prononçait pour un emplacement central, les jardins des
Tuileries qui devaient ainsi être entièrement réaménagés en fonction du monument.
7 Le second projet que nous évoquerons fut déposé par les conseillers municipaux
Lemarchand et Petitjean le 30 mai 1919 et soutenus par de nombreux conseillers
139

généraux. Il se prononçait surtout pour un rééquilibrage vers l’est de la monumentalité


parisienne. Ainsi Brisson déclara-t-il « la région Est de Paris est trop souvent déshéritée ».
Un cénotaphe et un monument aux Poilus devaient être érigés porte de Vincennes ; le
cours de Vincennes devenant une Avenue symbole de l’orientation vers les champs de
bataille.
8 La proposition du Docteur Bourjade fut sans doute la plus belle et la plus émouvante. Ce
« citoyen » proposait d’édifier à la Défense une immense montagne « jaillie de la main de
nos peuples », par l’amoncellement de pierres venues du monde entier. Et il suggérait que
« les sculpteurs de toutes les nations peuplent ces blocs de milliers de statues ».
L’Humanité reconstituée par ses morts.
9 Le dernier projet que nous évoquerons ici est aussi le plus tardif puisque présenté par le
conseiller Fiquet le 4 mars 1921 ; mais c’était déjà un projet qui enregistrait l’échec des
grandes propositions parisiennes. Constatant « l’urgence », Fiquet proposait de faire un
monument au Père-Lachaise, « dans la vraie nécropole parisienne » où les Parisiens ne
trouvaient qu’une petite stèle du Souvenir Français.

L’échec des projets parisiens

10 Finalement aucun de ces grandioses projets n’a été réalisé ni même sérieusement
examiné. Et l’on peut constater que, dès le milieu de 1919, le Conseil municipal perd son
rôle d’initiative des projets monumentaux. Plusieurs causes ont convergé vers cette
évolution.
11 D’abord sans doute la question des finances municipales. À l’issue de la guerre, les caisses
sont vides et la Ville est très lourdement endettée. C’est d’ailleurs sur cette question que
l’Union sacrée parisienne, qui avait fortement contribué à l’image d’un grand Paris, va
éclater. En 1919, la majorité qui était attachée à l’emprunt ne veut plus en susciter de
nouveaux pour ne pas aggraver la dette, mais elle refuse aussi les propositions socialistes
d’une augmentation des impôts locaux pour assurer des finances saines et équitables. Le
Conseil municipal de Paris perd ainsi les moyens d’affirmer ses choix monumentaux au
profit de l’État.
12 Les divisions jouent aussi un rôle direct qui paralyse le Conseil et interdit un choix
unanime : division entre les élus suivant les quartiers (Centre, Est, Ouest...), division sur la
nature du monument, division sur les exigences esthétiques... La majorité du Conseil
municipal retrouve d’ailleurs ou réaffirme plus que jamais ses tentations xénophobes ; le
rapporteur sur les projets, Lampué, s’opposa ainsi vivement à celui du Docteur Bourjade :
« Tout ceci est très brillant, ce qui l’est moins c’est l’idée de faire appel aux artistes
de tous les pays pour concourir à l’embellissement de ce monument ; je sais bien
que l’art n’a pas de patrie ; mais j’estime que les artistes doivent en avoir une et
qu’ils doivent la défendre jalousement. S’ils avaient été plus vigilants, nous
n’aurions pas connu la honte du cubisme. La France ne doit produire et ne
s’enorgueillir que de l’art français. »9
13 Ici apparaît alors clairement que le Conseil municipal ne peut ou ne veut pas faire
fonctionner Paris comme symbolique de l’universel, alors même que l’on peut se
demander si Paris n’a pas toujours été capitale symbolique pat l’universel.
14 Une dernière cause, que nous ne pouvons pas développer ici, tiendrait à l’ambiguïté de
Paris, capitale symbolique pendant la guerre. En effet, très tôt des réticences provinciales
140

se manifestent face à certains aspects de la vie parisienne dans cette période. Paris a ainsi
une image de ville embusquée que l’on oppose aux provinciaux combattants.
15 Au total, même si la ville de Paris et le département de la Seine sont représentés dans les
commissions ad hoc, c’est désormais bien l’État qui va prendre en mains, étudier et
financer le souvenir national de la guerre. Le monument qui va en sortir sera bien à Paris,
mais pas de Paris. De Paris seront les monuments aux morts des arrondissements.

L’échec relatif des monuments aux morts parisiens


16 Si Paris avait échoué à être l’initiateur et le maître d’œuvre du grand monument aux
morts de la Nation, il lui restait la possibilité de réaliser un des monuments aux morts
parisiens. Comme toutes les communes de France, il fallait à la capitale rendre hommage
aux siens. Par là, la Ville aurait pu retrouver une place de capitale symbolique en érigeant
un ou des monuments modèles. Or il n’en a rien été.

L’absence de tout grand monument aux morts parisiens

17 Paris a d’abord échoué à réaliser un grand monument à ses habitants morts pour la
Patrie. Encore en 1932, de Fontenay, le président du Conseil municipal, le déplorait, lors
de l’inauguration du monument aux morts du IXe arrondissement :
« Paris, nous le savons, a l’insigne honneur de posséder le mémorial le plus sacré
que l’on puisse concevoir : la tombe du Soldat inconnu (...), mais la Capitale, écrasée
sous le poids des innombrables sacrifices consentis, n’a pas encore dressé un autel
digne de l’immense holocauste de ses fils (...) Il n’est point surtout d’œuvre d’art à la
mesure d’un aussi sublime sujet (...) Une heure sonnera peut-être où le recul du
temps (...) et le génie d’un artiste inspiré permettront à la Cité d’exprimer sa
douleur et sa fierté totale de métropole en deuil. »10
18 Le sentiment de cette incapacité de la Ville à concevoir un monument unique est encore
sensible dans l’après-Seconde Guerre mondiale. Ainsi, en 1949, devant le projet de créer
un monument aux morts des deux guerres du XXe arrondissement dans le square
Vaillant, le ministre de l’Intérieur manifesta son extrême réticence en estimant « qu’il
convient d’éviter de donner par arrondissement (...) un hommage aux morts de la Guerre
et qu’il est bien préférable d’honorer leur mémoire dans un seul et même monument pour
une ville. »11 Il est vrai qu’il s’agissait aussi d’éviter des doublons entre les deux guerres.
Mais cette idée d’éviter la dispersion monumentale de l’hommage aux morts parisiens
réapparaît encore en 1961, où la construction d’un monument aux morts du XIIIe
arrondissement – qui n’en avait encore aucun - se heurta à une opposition du ministre de
l’Intérieur qui estimait qu’il n’était pas opportun de laisser se multiplier dans la capitale
des monuments aux morts particuliers à chaque arrondissement12. Ces regrets des
autorités politiques parisiennes ou nationales attestent bien l’importance de l’enjeu
symbolique de l’unicité du monument et la portée de son absence. Paris n’a pu construire
au lendemain de la Grande Guerre ce qui aurait été la manifestation d’une « métropole »
victorieuse.
141

Des monuments aux morts d’arrondissement tardifs, médiocrement


symboliques, médiocrement visibles

19 Faute de moyens ou de volonté, le Conseil municipal passa la main aux arrondissements


et à l’initiative privée ou associative. C’est par souscription que furent financés les
monuments aux morts des arrondissements parisiens, le Conseil municipal ne fournissant
qu’un complément inégalement important. Il existe bien 20 monuments aux morts
parisiens ainsi érigés, mais force est de constater leur absence totale dans le marquage
symbolique de la capitale. S’il est arrivé qu’un trait symbolique d’un espace parisien
particulier ait pris une force telle qu’il a joué dans le dispositif de Paris capitale
symbolique (nous pensons par exemple à la mairie de Montmartre), ce n’est absolument
pas le cas des monuments aux morts que nous étudions ici.
20 Notons d’abord le caractère tardif de nombre de ces monuments, ce qui restreint l’effet
qu’aurait pu produire une inauguration précoce et simultanée de 20 monuments. Il fallut
attendre 1925 pour que le Xe arrondissement inaugure, le premier, son monument.
Ensuite les inaugurations se succèdent lentement dans les années 1920 et 1930, suivant
une chronologie que nous ne développerons pas ici13. Encore en 1939, six arrondissements
n’avaient pas leur monument à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
21 C’est ainsi que, dans le petit Ier arrondissement de Paris, il faut attendre 1953 pour que
soit effectivement lancé le projet de monument aux morts (qui devient ainsi
automatiquement un monument aux morts des deux guerres mondiales) qui ne sera
achevé qu’en 195414. Dans le IIIe arrondissement, on s’était contenté jusqu’en 1984 d’une
modeste stèle qui faisait office de monument aux morts. Cette stèle fut envoyée en 1984
aux cimetières des monuments, à Ivry, et un monument fut érigé aux morts des deux
guerres15. Dans le VIe arrondissement également, on avait renoncé à un monument aux
morts, mais au moins avait-on procédé au rare établissement de grandes plaques de
marbres où s’affichait la liste nominative des morts. Ces plaques se trouvaient dans la
salle des trophées de la mairie qui servait aussi de bibliothèque. L’idée d’un monument
aux morts des deux guerres fut relancée en 1970. Elle se heurta à des réticences de la
direction des affaires culturelles qui s’opposait à tout monument d’allure classique et les
discussions furent nombreuses sur le lieu. Finalement, l’accord se fit sur un monument
très épuré qui fut inauguré en 1976 et fort bien placé dans le hall d’entrée de la mairie,
près de la porte principale16.
22 Mais le retard n’a pas concerné seulement de petites mairies. Ainsi la réalisation du
monument du XIIIe arrondissement fut aussi très tardive. Peut-être fut-il concurrencé par
le monument aux mères françaises17 ? Toujours est-il que c’est seulement en 1954 que le
projet fut relancé. La réalisation fut longue (il y eut deux projets concurrents) et nous
avons vu qu’il se heurta quelque temps à l’opposition du ministre de l’Intérieur. Il lut
néanmoins inauguré en 1964 après dix ans de tergiversations et d’hésitations18.
23 C’est sans doute le cas du XVIIe arrondissement qui est le plus étonnant. Cet
arrondissement, un des plus grands et des plus riches de la capitale, ne s’était pas encore
doté en 1964 d’un monument aux morts mais d’une simple petite plaque commémorative.
Ce fut sur la proposition des élus communistes Suzanne Diquelou et Albert Ouzoulias que
lut adoptée la décision de construire un monument dans le cadre des travaux de
construction de la nouvelle (et particulièrement laide) mairie de l’arrondissement des
Batignolles. La discrétion resta de mise puisque le monument fut un simple mur érigé en
142

197319 dans l’arrière-cour derrière les places de stationnement réservées aux véhicules de
la mairie ou de livraison...
24 Monuments tardifs, les monuments aux morts parisiens sont aussi généralement peu
visibles, modestes et, si l’on interroge les Parisiens d’aujourd’hui, tout à fait inconnus.
Une enquête partielle d’une étudiante de DEA a même montré que des employés de mairie
ignoraient leur existence, alors que dans toutes les villes de France, ces monuments sont
un lieu de mémoire essentiel de l’identité communale. Le plus souvent, ils sont dans les
mairies et fréquemment excentrés et peu visibles. Encore après la Seconde Guerre
mondiale, ce sentiment était partagé par les Associations d’anciens combattants qui s’en
préoccupèrent.
25 Ainsi, dans le Ier arrondissement, le monument est à peine visible, et de loin n’apparaît
qu’une sculpture de jeune homme dénudé dont rien n’indique qu’il s’agisse d’un « jeune
héros » d’autant que les lettres « À nos héros et martyrs » sont illisibles. Aussi le conseil
d’arrondissement du Ier arrondissement adopta, le 30 juin 1983, un vœu qui, « considérant
que le monument aux morts situé sous le porche de la mairie (...) n’assure pas aux morts
pour la France domiciliés dans le Ier arrondissement un hommage suffisamment digne de
l’ampleur de leur sacrifice », se prononçait pour que soit apposée une grande plaque
honorant les victimes. L’absence de crédit ne permit pas de réaliser ce vœu20. En 1986, le
maire du IIIe arrondissement, J. Dominati, souhaitait aussi faire déplacer le monument
érigé en 1984 qui était à peine visible sur son emplacement derrière des grilles sur la
façade côté rue Perrée de la mairie. Mais le déplacement ne fut jamais opéré car estimé
trop coûteux21.
26 Des discussions pouvaient aussi opposer les associations d’anciens combattants qui
souhaitaient une visibilité maximum à d’autres acteurs. Ainsi, pour le tardif monument
aux morts du VIe arrondissement, les associations voulaient absolument un monument
hors de la mairie alors que la Direction des affaires culturelles de la Ville, inquiète de la
qualité du monument, souhaitait qu’il soit dans une allée discrète de la mairie 22. Dans le
XIIe arrondissement, le débat sur l’emplacement du nouveau monument aux morts eut
lieu dès son installation en 1928. Le maire de l’arrondissement, annonçant que le
monument prendrait place dans la cour intérieure de la mairie, rappelait que « d’aucuns
auraient souhaité voir ce monument s’élever dans un emplacement plus grandiose, plus
imposant, dans un square ou sur la voie publique... »23 Le débat rebondit en 1963 quand
un élu gaulliste, le député Pernin, et le Comité d’entente des Anciens combattants
déposèrent un vœu tendant « au déplacement du monument aux morts de cet
arrondissement actuellement situé dans la cour de la mairie. À sa place actuelle le
monument est presque inaccessible au public et la cour est très insuffisante pour contenir
la foule... » Ils proposaient de le situer sur la rue, juste devant le péristyle de la mairie,
alors le monument serait « devenu visible pour le passant qui pourrait se recueillir aux
souvenirs de nos morts. »24 Finalement, si ce vœu fut accepté par le conseil municipal en
septembre 1964, il ne fut qu’incomplètement accompli. Le monument fut placé au long du
petit square qui se situe en face de la mairie et regarde vers l’avenue Daumesnil. Assez
bien visible des passants, il perd toutefois du caractère central qu’il aurait eu en se situant
en vis-à-vis de la façade de la mairie.
27 C’est sans doute aussi ce souci de visibilité qui fit construire dans le XIVe arrondissement
en 1982, juste en face de la mairie, place Ferdinand-Brunot, un monument aux morts
moderne qui doublait l’ancien monument aux morts exécuté en 1927 et actualisé en
1955-1959, jugé peu visible du public par son emplacement dans l’escalier principal 25 et
143

trop peu spacieux pour que « les manifestations du souvenir puissent s’y dérouler en
toute solennité ».
28 La question de la visibilité du monument du XIXe arrondissement fut aussi posée dès 1919.
Dans une lettre du 23 octobre 1919, le maire demandait au Préfet l’autorisation d’établir
son monument aux morts dans les Buttes Chaumont, le long de la rue Botzaris26. Le
Directeur du service des promenades s’y opposa en évoquant les risques d’agitation et la
protection du paysage. Là encore, le débat rebondit bien plus tard. Situé sous l’escalier
principal, ce monument était « peu connu de la population » estimait la Municipalité et
les groupements de ceux qui jugeaient qu’il déparerait la façade. D’autres vœux de le
déplacer dans les Buttes-Chaumont se heurtèrent au refus des Bâtiments historiques qui
estimèrent, à juste titre, que la « valeur artistique non négligeable » de ce monument ne
devait pas encourir le risque d’une exposition publique à l’extérieur. Finalement, le
monument est resté à sa place initiale et reste très peu connu du public27.
29 Peu visibles, les monuments sont aussi peu sensibles. Je me garderai bien de me
prononcer ici sur leur qualité esthétique, inégale, ou sur leur charge émotive pour m’en
tenir à un lait assuré. L’essentiel est que ne figure pas sur la quasi-totalité des monuments
la liste des noms des morts qui, partout ailleurs en France, donne toute sa force
dramatique et sensible aux monuments aux morts. Seul le VIIe arrondissement fait
exception, avec un ingénieux système de plaques coulissantes autour d’une colonne de la
victoire ; preuve que le prétexte souvent avancé d’un manque de place ne tient guère28.
30 Je ne souhaite pas m’étendre longuement sur le contenu symbolique de ces monuments
dont l’étude renvoie à des problématiques autres, classiques de l’historiographie des
monuments : monuments pacifistes, monuments glorieux, monuments mortuaires,
monuments religieux etc. Disons seulement que Paris n’échappe nullement à la tendance
générale qui a tendu à mettre en avant dans les monuments plus la tombe que la gloire.
Par ailleurs, peu de monuments évoquent un Paris qui pourrait faire figure de capitale
symbolique. Seul le monument du VIIIe arrondissement représente le Paris glorieux, armé
des glaives et décoré de la Croix de guerre. Les monuments des IVe et XV e
arrondissements montrent, eux, la continuité du sacrifice des combattants de la
Révolution, de 1870 et de 1914, réifiant ainsi le mythe parisien du Paris patriote et
révolutionnaire, une formule — la formule politique - sans doute du Paris capitale
symbolique. Peut-être aussi les monuments qui montrent les dimensions populaires de
Paris sont-ils à ranger dans cette catégorie ? C’est le cas des monuments des XI e et XVIIIe
arrondissements où l’ouvrier et le petit peuple sont présents29.
31 Mais généralement, les monuments aux morts parisiens par leur dispersion, leur
caractère tardif, leur médiocre lisibilité dans l’espace, leur faible charge émotive, leur
maigreur symbolique sont de peu d’importance dans la construction mémorielle de la
capitale et, par là, n’ont pas la figure de lieux d’une capitale symbolique. Il resterait alors
le Soldat inconnu.

La tombe du Soldat inconnu et la flamme


32 Le site est bien sûr beaucoup plus connu et nous nous éviterons de longs développements.
S’il est connu, c’est que le lieu est bien un lieu très fort, exceptionnellement fort et qu’il y
a eu là la réussite d’une construction et d’une constante reconstruction.
144

33 Mais si, par le Soldat inconnu, Paris est bien une capitale symbolique, ce n’est que parce
que l’Etat, qui comme nous l’avons vu reprend la main dans le courant de 1919 à la Ville,
ne peut que fixer à Paris le monument national des morts. C’est le 12 novembre 1919 que
fut prise une première décision de déposer le corps d’un Soldat inconnu au Panthéon. Si
l’enthousiasme fut unanime sur l’idée du Soldat inconnu qui va en parallèle avec celle du
Poilu anonyme, les Anciens combattants réagirent très négativement à la proposition du
Panthéon. Le lieu leur apparut trop petit, trop fermé et surtout trop faible en regard du
sacrifice. C’est Binet-Valmer, le vice-président de la Ligue des chefs de section, qui va
organiser une grande campagne pour que le corps soit déposé sous l’Arc de Triomphe 30.
Georges Leygues accepte cette proposition qui est votée précipitamment par la Chambre
le 8 novembre 1920. Le 11 novembre 1920, le corps du Soldat inconnu fut exposé dans une
chapelle ardente et la mise au tombeau eut lieu le 28 janvier 1921.
34 C’est seulement plus de deux années après que, à la suite d’une campagne menée dans
l’Intransigeant par le colonel Boissy qui considérait que le tombeau n’avait pas d’âme, se
met en place, le 11 novembre 1923, la Flamme autour de laquelle se construit le fort rituel
du feu ravivé tous les soirs, manifestation répétée et vivante du culte du souvenir.
35 La tombe du Soldat inconnu et la Flamme (tous deux signes très puissants par leur
sobriété même, en contraste avec le grandiose de l’Arc) vont fonctionner alors d’une part
comme lieu de pèlerinage et d’émotion et comme lieu cérémoniel et étatiste, d’autre part
(pas de grandes journées, pas de grands visiteurs... sans l’hommage à l’Étoile). Mais c’est
ici bien plus la capitale symbolique à Paris que par Paris qui fonctionne.
36 La comparaison avec la situation berlinoise que nous connaissons mal est difficile. En
effet, Berlin ne devient réellement la capitale d’un État achevé et unifié qu’en 1919 avec
l’établissement de la République de Weimar. Berlin connut aussi une croissance de son
territoire par l’absorption de sa banlieue au lendemain de la guerre, ce que ne connut pas
Paris. Par ailleurs, le souvenir est ici celui d’une défaite dont la commémoration est
toujours difficile. Toutefois des parallèles sont évidents qui tiennent à la communauté des
cultures de guerre et des difficultés économiques des après-guerres. Ainsi, il y eut aussi
réutilisation d’un lieu ancien à Berlin. Ce fut le beau pavillon de la Nouvelle Garde, réalisé
par l’architecte Schinkel au début du XIXe siècle qui fut consacré au culte du souvenir.
Mais l’histoire tourmentée de l’Allemagne allait interdire d’y fixer un rituel aussi fort que
celui de l’Arc de Triomphe. La RDA y créa un monument aux victimes du fascisme et de
l’impérialisme. En 1993, y fut installé, après la réunification, un monument très contesté
dédié aux victimes des dictatures et des totalitarismes. En quelque sorte, du point de vue
de notre observatoire très particulier, Berlin, comme capitale symbolique paraît bien être
restée fragile jusqu’à la fin du millénaire. Ce qui n’étonnera pas.
37 Pour autant, l’examen du cas parisien ne prête pas à un optimisme exagéré. Paris, capitale
symbolique de la mémoire de la Grande Guerre ? Oui, mais plus par un effet mécanique de
la centralisation des fonctions de la capitale à Paris que par un vrai dynamisme
symbolique de la Ville, dynamisme sensible pendant la guerre mais qui s’éteint dans le
cours de 1919 et ne renaît pas vraiment. Mais cet essoufflement de la capitale symbolique
au lendemain de la victoire ne témoigne-t-il pas plus largement de l’épuisement du pays ?
145

NOTES
1. Cf. A. Becker, Les monuments aux morts : mémoire de la Grande Guerre, Paris, Errance, 1998.
2. C’est une étudiante de DEA, E. Julien qui, enquêtant dans les mairies parisiennes, s’est aperçue
que les monuments aux morts y étaient à peine connus.
3. Pour ceci cf. H. Sellier, A. Bruggeman et M. Poëte, Paris pendant la guerre, Paris, P.U.F.,
Collection Carnegie, 1926. J.-L. Robert, Les ouvriers, la Patrie et la Révolution, Paris, 1914-1919,
Besançon, Annales littéraires, 1995.
4. E. Vaillant, « Paris », L’Humanité, 20 septembre 1914.
5. Cf. la récente thèse de Th. Bonzon, Les politiques sociales des Conseils de Paris, 1912-1919, Université
Paris I, 2000.
6. Il s’agit de la proposition du conseiller D’Andigné, conseiller nationaliste de Paris, Conseil
municipal du 15 novembre 1918. Tous les comptes rendus des séances des Conseils paraissent
dans le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris et du département de la Seine.
7. Pétition d’un citoyen transmise au Conseil le 15 novembre 1918. Cette proposition reprenait
aussi la tradition de la statuaire patriotique parisienne. Cf. M. Agulhon, « Les statues
patriotiques », in G. Bresc-Bautier et X. Deltot (dir.), Art - Politique, Arcs, Statues et Colonnes à Paris,
Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1999.
8. Proposition transmise par le conseiller municipal Chassaigne-Goyon le 3 décembre 1918.
9. Conseil municipal de Paris, Rapport de la 4e commission, n° 3, 1919.
10. Discours prononcé le 16 juillet 1932, Bulletin municipal officiel... du 24 août 1932.
11. Ministre de l’Intérieur, 6 août 1949, Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris,
carton Monuments aux morts du XXe arrondissement.
12. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du XIII
e arrondissement.
13. Par exemple le monument aux morts du XVI e est inauguré le 2 juin 1929 devant Poincaré,
Archives de Paris, VK3 261 ; celui du XVe arrondissement le 17 juin 1934, Archives de Paris, VIO
285, celui du IVe arrondissement le 8 juillet 1934, Archives de Paris, VK3 281.
14. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du I er
arrondissement.
15. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du III e
arrondissement.
16. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du VI e
arrondissement.
17. Lettre de M. Jacques Toubon à l’auteur du 25 mai 1999.
18. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du XIII
e
arrondissement.
19. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du
XVIIe arrondissement.
20. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du I er
arrondissement.
21. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du III e
arrondissement.
22. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du VI e
arrondissement.
146

23. Compte tendu de l’inauguration du monument du XII e le 9 décembre 1928, Bulletin municipal
officiel... du 1er février 1929.
24. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du XII e
arrondissement.
25. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du XIV
earrondissement.
26. Cf. Rapport Lampué, op. cit.
27. Archives du Bureau des monuments de la Ville de Paris, carton Monuments aux morts du XIX
e arrondissement.
28. Le VI e arrondissement a aussi des plaques sur lesquels figurent les noms des morts de
l’arrondissement. Mais ces plaques sont dissociées du monument aux morts et très mal
accessibles aux Parisiens.
29. Il est toutefois difficile de tracer des limites entre des représentations du peuple de la capitale
et celles d’un quartier. Les monuments sont aussi les signes d’un patriotisme d’arrondissement :
« notre 10e arrondissement a répondu tout entier à l’appel de la Patrie en danger... notre 10 e
arrondissement, le plus vibrant peut-être de tous les arrondissements de Paris... qui a été le
témoin des départs enthousiastes de 1914 ». Déclaration d’un conseiller municipal lors de
l’inauguration du monument du Xe le 28 juin 1925, Bulletin municipal officiel... du 15 août 1925.
30. Pour tous ces détails voir A. Prost, Les Anciens combattants et la société française, 1914-1939, Paris,
Presses de la FNSP, 1977 ; La Flamme sous l’Arc de Triomphe au tombeau du Soldat inconnu, Paris, ed.
Littré, 1949 et M. Dupont, L’Arc de Triomphe de l’Étoile et le Soldat inconnu, Paris, Les Éditions
françaises, 1958.
147

Troisième partie. Les décors urbains


148

Une capitale culturelle européenne


à l’époque moderne : la colline du
Capitole et la politique du
Patrimoine
Sarah B. Benson
Traduction : Marjolaine Roger

Un patrimoine international
1 On a souvent parlé de la haute culture dans l’Europe du dix-huitième siècle en termes
d’admiration, d’échange, d’acquisition, et même de pillage d’objets d’art de la Rome
antique. Cette facilité à cultiver les matériaux antiques était prépondérante pour le
développement d’un prestige individuel et national, et ceci est attesté par les
mobilisations répétées d’objets anciens pour des fins politiques. Au soir de ce siècle,
Napoléon, qui dirigeait les forces armées dans la péninsule italienne, contribua à
légitimer la nouvelle république et l’occupation de Rome en saisissant et en exposant
certaines des plus célèbres sculptures de la ville, comme le Laocoon et l’Apollon du
Belvédère., des collections du Vatican, ainsi que le Spinario et le Gaulois Mourant, des Musées
Capitolins1. Ce butin culturel amassé par Bonaparte représente moins la preuve de son
génie militaire que la reconnaissance du fait qu’un pouvoir européen ne pouvait pas être
pris au sérieux sans un héritage matériel qui le lie à l’Antiquité. La procession triomphale
organisée par Bonaparte en 1798 pour présenter ces sculptures à Paris était une manière
de représenter, de façon très publique et très spectaculaire, sa possession du patrimoine
antique romain, mais la plupart des sculptures antiques n’étaient acquises
qu’indirectement pendant cette période, à travers des représentations à deux dimensions.
2 Même un riche mécène ayant de nombreuses relations comme Monseigneur de Canillac,
chargé d’affaires à l’ambassade de France à Rome dans les années 1750, n’aurait pu
rapporter en France aucune des antiquités les plus célèbres de Rome, si, en 1759, Giovanni
Paolo Panini ne les lui avait pas réduites en deux inventaires de peintures, l’un
149

représentant des monuments anciens2, l’autre des monuments modernes. Les rangées de
peintures fictives et de sculptures qui se trouvent au premier plan se rassemblent autour
de la personne du mécène. Placé au milieu de cette collection imaginaire, Canillac
apparaît comme le propriétaire indirect d’une grande part du patrimoine antique de
Rome. C’est sut cette démonstration graphique d’un droit de propriété sut les antiquités
que je m’attarderai ici, et ainsi, dans le cadre du thème la « mémoire des pierres », je me
concentrerai sur les versions de ces objets figurant sur papier ou sur toile — les plus
faciles à transporter — ce que Françoise Choay appelle un « musée de papier. »3 La
construction du musée de papier se mit en œuvre au seizième siècle, lorsque l’imprimerie
commença à être largement utilisée pour la reproduction d’images d’architecture et de
sculpture antiques, et ne fit que s’enrichir à partir de ce moment. Sous leur forme
imprimée, les objets et les sites anciens furent pris dans un cycle d’offres et de demandes
s’auto-alimentant. Circulant en grand nombre, ces images imprimées firent des antiquités
romaines des objets familiers dans toute l’Europe. Et à son tour, cette familiarité renforça
la demande d’images, tandis que le prix abordable des gravures ouvrit le champ des
collections virtuelles aux consommateurs issus de la bourgeoisie négociante supérieure.
Bien que je m’intéresse ici à la possession d’objets anciens rendue possible par la
reproduction, j’ai commencé mon analyse par un défilé napoléonien qui présente des
objets réels devant un public réel. Il s’agissait de souligner ainsi que les anciens
monuments et sculptures de Rome, au début de la période moderne, fonctionnaient
comme un patrimoine matériel pour l’ensemble de l’Europe, toujours impliqué dans un
commerce culturel international et, par conséquent, toujours politiquement orienté.

Le Capitole et l’art public


3 Le seul site qui apparaisse dans les deux moitiés des doubles vues de Rome par Panini est
le Mont Capitolin, le site urbain moderne qui liait le plus manifestement la ville
contemporaine à l’ancienne4. Nombre des œuvres anciennes les plus connues, et les plus
facilement accessibles au public, étaient celles où figurait le Mont Capitolin, ici représenté
dans une gravure à l’eau-forte de Giuseppe Vasi datant de 1753 [fig. 1]. En 1471, lorsque le
Pape Sixte IV transféra six bronzes anciens au Mont, il fut en fait l’initiateur des
collections capitolines, les seules collections publiques d’antiquités à Rome ; et quand, en
1734, Clément XII fonda les Musées du Capitole, la collection, très augmentée, constituait
le premier musée public d’antiquités d’Europe. Le mont du Capitole était également un
lieu qui avait lui-même été le centre de la vie politique et religieuse de l’ancienne ville, et
bien que peu de vestiges des anciennes structures y demeurent, il dominait le Forum
romain, là où les ruines étaient les plus nombreuses de la ville. A la fin du seizième siècle,
le Capitole fut repeuplé de monuments lorsque commença la construction de l’actuelle
place, dessinée par Michel-Ange. L’emplacement géographique du Mont, son architecture
scénographique et l’exposition publique des anciennes sculptures rassemblées en firent
l’endroit le plus recherché pour prendre connaissance du double patrimoine des
monuments anciens et modernes de Rome. De plus, sur le site comme sur le papier ou la
toile, le Mont et ses collections étaient étroitement associés à une certaine iconographie
de l’identité romaine. La louve étrusque, par exemple (l’un des bronzes Sixtines
originaux), devint le symbole du Sénat et du peuple de Rome, le corps local du
gouvernement qui avait ses quartiers sur le Mont. Bien que les pièces que constituait la
donation papale originale fussent des pions hautement politiques dans la lutte pour le
150

pouvoir entre la papauté et le gouvernement romain, l’énorme quantité d’apports


ultérieurs modifia le caractère de la collection tant et si bien qu’elle ne porta plus de
message politique explicite sur les affaires politiques intérieures de Rome5 En même
temps, alors que les spectateurs de l’Europe entière adoptaient les objets romains comme
faisant partie de leur propre patrimoine historique, le rôle de ces objets dans les
questions politiques locales de Rome devint de plus en plus obscur.
4 Les images du mont Capitole qui circulaient dans l’Europe du début de l’époque moderne
peuvent également sembler être des souvenirs superficiels et apolitiques d’un commerce
culturel. Mais ces images nous offrent une vision conséquente et partielle des politiques
du patrimoine. À l’intérieur des galeries miniatures du musée de papier, nous assistons à
la convergence d’objets antiques et d’un public imaginaire. Dans les images de Rome du
dix-huitième siècle figurent en fait de nombreux personnages si on les compare aux
images antérieures. Les toutes premières vedute de Rome, comme une illustration gravée
dans le Supplementum chronicarum de 1490 ou les vues intaglio publiées par l’entreprise
Lafréry à Rome, n’insèrent que très peu de personnages dans la scène de ville. Si les foules
apparaissent dans ces œuvres, c’est généralement pour marquer une cérémonie. Tout au
long des dix-septième et dix-huitième siècles, les artistes firent de plus en plus attention à
représenter les gens occupés à des activités plus mondaines. Néanmoins, ceci ne veut pas
dire qu’à partir du dix-huitième siècle la vue de la ville était devenue un moyen de
transmission fiable. La population qui s’accroissait dans les vues était largement
composée de personnages préexistants, recyclés d’après d’autres impressions ou
peintures. Leur activité ainsi que leur interaction avec l’environnement de Rome ont donc
tendance à être conventionnelles. Dans les images de Rome du dix-huitième siècle, les
artistes stratifiaient le public spectateur en une hiérarchie idéale dont les rangs étaient,
de haut en bas : 1) l’élite romaine et les visiteurs étrangers, 2) les étudiants en art, et 3) les
habitants de Rome, des classes populaires. Plus loin j’examinerai brièvement comment
chacun de ces publics considérés par ces images du Capitole réalisent leur appropriation
d’objets anciens.

Les spectateurs d’élite et la possession virtuelle


5 Le Grand Tour (il était impératif au dix-huitième siècle que les personnes ayant de hautes
ambitions visitent l’Europe et en particulier l’Italie) donna, naissance à un sous-genre
artistique propre : le portrait du Grand Tour. Dans une peinture de 1755, l’artiste vénitien
Canaletto représenta un visiteur vénitien, Thomas Hollis, avec un ami, sur les marches du
Mont Capitolin. La création d’une telle image aurait été un geste dénué de tout sens pour
les membres de l’élite romaine ; en aucun cas ils n’avaient besoin de prouver qu’ils
avaient été à cet endroit. En revanche, pour le voyageur étranger, le portrait devenait la
preuve tangible que, non seulement il avait visité Rome, mais qu’il avait acquis le capital
culturel qu’une telle visite promettait. Le mécène l’accomplissait presque littéralement,
en rapportant chez lui l’œuvre d’un peintre célèbre, et aussi symboliquement, en
associant son image à celle des plus grands monuments de Rome. Ce qui est essentiel ici,
c’est l’acquisition du capital culturel. Les modèles ne marquent pas seulement leur
présence sur le Mont romain étroitement lié à l’excellence artistique ancienne et
moderne, ils démontrent également leur possession d’anciens objets en acquérant et en
exposant virtuellement cette propriété romaine réelle.
151

6 Dans le cas des peintures de Panini, la relation de possession entre le mécène et la


collection n’a rien de subtil. Le procédé qui traduit la dense structure urbaine de Rome en
une série de peintures de monuments individuels fonctionne à plusieurs niveaux. En
premier lieu, il a pour effet d’associer le mécène à tous les monuments les plus célèbres
de Rome en un seul coup d’œil. C’est sans doute pourquoi Panini n’a pas représenté son
mécène dans un seul site ou même au milieu d’un caprice de ruines grandeur nature, type
de peinture architecturale que Panini lui-même produisait en grand nombre. A la place,
en nous montrant des peintures de peintures, Panini délocalise les monuments de leur
contexte spatial réel et les transforme en articles transportables qui pouvaient être
vendus ou achetés comme tout autre produit de luxe. Ce simulacre à deux dimensions
était bien sûr pratique ; dans un sens, il permettait à Canillac de posséder et de
transporter ce qui serait revenu à des millions de tonnes de marbre et de briques
romains ; cependant cette commodité ne peut pas avoir été la fonction première de la
peinture. C’est l’exposition de la collection et la démonstration de la propriété qui donne
un cachet. La propriété de Canillac est perpétuellement remise en vigueur par l’image. Le
personnage de Canillac, au centre, regarde vers le spectateur tandis qu’un geste discret de
sa main droite présente la collection et nous invite à entrer dans la galerie fictive. Sa
propriété est représentée pour nous, spectateurs à l’extérieur de l’œuvre, mais aussi pour
les autres personnages à l’intérieur de l’œuvre. Il est bien connu que, dans l’Europe du
début de l’époque moderne, collectionner des antiquités était plus qu’un plaisir privé,
c’était une pratique sociale et interactive. On ne pouvait pas prouver son goût en
choisissant simplement les meilleures pièces, on devait être capable d’en parler, de
prendre part à une conversation internationale en cours. Le rassemblement des
personnages autour du mécène est comme une version séculaire de la sacra conversazione ;
ils forment une communauté exclusive dans laquelle les membres interagissent de façon
prédéterminée avec les objets qui les ont réunis.
7 Les monuments peints par Panini étaient en effet des articles luxueux, mais ils en étaient
la version prêt-à-porter. Les deux peintures de Canillac n’étaient pas en fait les premières
de la sorte mais seulement l’une des versions dans la série variée et éclectique que
produisit Panini pour répondre aux demandes de plusieurs mécènes. Ce n’était pas non
plus dans les manières de Panini de transformer des sites en images dans le but de vendre
quelque chose de nouveau. C’était au contraire un genre qui s’était développé dans le
média de l’imprimerie à consommation de masse. L’expérience qui consiste à regarder
une panoplie de vues romaines dans les peintures de Panini imite celle qui consiste à
feuilleter les nombreux albums de vues romaines produites par Vasi, Piranèse, Montagu,
et d’autres. Pour que ces portraits soient compris, le spectateur devait déjà être familier
avec l’apparence des monuments peints, familiarité qui était développée grâce aux
gravures. Le Mont Capitolin où Canaletto représenta son mécène n’est pas une
transposition en peinture de l’endroit réel mais une transposition à partir de gravures
comme celles de Vasi. La position avantageuse où Canaletto représenta Hollis était
simplement, en réalité, de l’espace vide. La vue photographiée du Mont Capitolin dans la
figure 3 le montre clairement. Le piéton en a une vue asymétrique et donc frustrante. Il
n’y a aucun endroit dans une approche directe au Mont qui offre une prise de vue claire
des bâtiments autour du périmètre du carré. On ne pouvait atteindre cette position
avantageuse qu’en calculant et en construisant une perspective géométrique imaginaire
ou en regardant une autre image. Il semble que Canaletto ait choisi la deuxième
possibilité, puisque sa composition est pratiquement identique à celle de Vasi. En tant que
152

produit de la technologie de l’imprimerie originellement destinée à un public de la classe


marchande ou moyenne supérieure, la mise à disposition de monuments virtuels était en
fait un mode de diffusion qui s’étendit du bas vers le haut – de la gravure à la peinture,
des classes moyennes aux classes supérieures. Ce renversement de la stratification
traditionnelle du goût héritée de la Renaissance nous rappelle que le public des antiquités
romaines n’était pas limité aux couches les plus hautes de l’élite. Mais, comme les
gravures et les peintures elles-mêmes le montrent, elles étaient pourtant destinées à un
public fortuné et largement international.
8 Regardons une fois encore, par exemple, la gravure de Vasi [fig. 1]. Les gens qui circulent
sur et devant le Mont sont plus anonymes que ceux qui se trouvent dans la peinture de
Canaletto ; nous n’avons pas de mécène au premier plan dont on peut connaître avec
certitude l’identité, la nationalité, l’origine sociale et le niveau d’éducation. A la place de
l’Américain Hollis, mécène de l’université de Harvard, nous trouvons des membres de ce
que Vasi définit visuellement comme une classe supérieure générique. Avec un usage
économique de lignes gravées à l’eau forte, Vasi dessine des tricornes, des jabots et des
queues de pie, nous fournissant ainsi juste assez d’information vestimentaire pour classer
ces personnages comme fortunés. Leur rang général se trouve aussi confirmé par le
contraste qu’ils forment avec les autres personnages, plutôt déguenillés, avec lesquels ils
partagent l’espace de la gravure. Le comportement des deux groupes de personnes
contribue encore à les différencier. Seuls les gens fortunés engagent une relation avec
l’architecture et la sculpture autour d’eux. Cette dualité dans le comportement des
spectateurs à l’intérieur de la gravure évoque quelque chose à propos des spectateurs
hors de la gravure. En tant que spectateurs, ils sont censés s’identifier avec les touristes
de la classe supérieure. Rome était peut-être peuplée de Romains, mais elle existe
vraiment pour ceux qui pouvaient apprécier son patrimoine : la ville, suggère l’image,
appartenait aux spectateurs attentifs.

Des ambassadeurs internationaux de l’art


9 Les spectateurs les plus attentifs étaient les artistes qui venaient à Rome de toute l’Italie
ou de toute l’Europe pour étudier les modèles anciens. Tout comme les collectionneurs ou
les protecteurs des arts, ils connaissaient les grandes œuvres de l’Antiquité à travers des
reproductions. Le voyage à Rome permettait aux artistes d’établir un premier contact
avec les monuments et les sculptures eux-mêmes dont beaucoup leur étaient déjà
familiers. Si les politiques d’appréciation du patrimoine romain par l’élite étaient liées à
qui pouvait faire valoir ses droits sur les monuments anciens (matériellement ou
culturellement) et au statut (art mineur ou noble) des objets et de leur reproduction, une
tension politique différente était inhérente à la relation de l’artiste avec les antiquités
romaines. Les artistes qui venaient à Rome étaient généralement le produit d’académies
nationales très fermées. Pourquoi ces artistes étaient-ils alors envoyés s’imprégner d’une
culture étrangère ? Comment les autres Européens pouvaient-ils justifier cette préférence
pour les formes de l’art romain ancien sur leurs propres traditions locales ?
10 Pendant les siècles des premières publications à grande échelle des monuments romains
(par des gravures ou d’autres moyens de reproduction), du seizième au dix-huitième
siècle, les relations entre Rome et ses voisins européens se modifièrent. Au seizième
siècle, la papauté avait encore eu l’espoir de s’imposer de nouveau comme une force
temporelle en Europe. Mais, dès le pontificat d’Alexandre VII Chigi (1655-1667), au milieu
153

du siècle suivant, il était désormais évident que Rome ne serait plus jamais un acteur de
premier plan dans la vie politique d’une Europe divisée entre les protestants et les
catholiques. Alexandre consacra le temps qu’il passa sur le trône de Saint-Pierre à la
restructuration du tissu urbain de Rome, reconstruisant des façades, ouvrant des places,
et élargissant des rues pour faciliter la circulation des voitures, rendant ainsi la ville plus
belle à voir et plus facilement accessible aux « illustres étrangers. »6 Grâce à ses
initiatives, sa volonté de faire de Rome une capitale culturelle centralisée pour toute
l’Europe fut couronnée d’un immense succès.
11 Néanmoins, la publication des antiquités de Rome était toujours complexe d’un point de
vue politique. Alexandre VII était né à Sienne en 1599. Malgré des différences
idéologiques avec les autres papes, il partageait avec la plupart d’entre eux un trait
primordial : le fait de ne pas être romain. On ne trouve aucune trace de proto-
nationalisme émergent dans la campagne de rénovation et de renouvellement urbain
lancée par Alexandre ou dans la promotion de la ville par les peintres et les imprimeurs,
dont la plupart était aussi (comme Panini et Canaletto) nés en dehors de Rome ou des
États pontificaux. Nombre des livres et images gravées sur les monuments romains qui
avaient eu le plus grand succès commercial furent produits par des artistes qui n’étaient
pas du tout originaires d’Italie. La question de savoir si ces artistes s’inclinent devant la
domination culturelle de Rome ou s’ils la revendiquent pour eux-mêmes émerge aussi
bien dans leurs images que dans les textes qui les accompagnent. Un exemple de la
tension inhérente à l’admiration de la France pour l’antiquité romaine peut se trouver
dans la lettre dédicatoire de l’étudiant en architecture Antoine Dedsgo-detz dans son livre
sur l’architecture de la Rome ancienne paru en 1682. Il s’adresse à Colbert, son mécène, en
ces termes :
« Si cet ouvrage avoit paru au siècle de nos Pères, où l’Architecture ne commençoit
qu’à renaître, on aurait pu la regarder comme une espèce d’insulte qu’on auroit
voulu faire à la France, en lui fesant voit combien elle étoit éloignée, dans la
construction de ses Bâtimens, de cette beauté & de cette magnificence qui éclatent
dans les somptueux édifices de l’ancienne Rome ; mais aujourd’hui, MONSEIGNEUR,
que par vos soins, & par ce goût exquis que vous avez pour toutes choses, cette
maîtresse des autres Arts, la belle & noble Architecture, est presque parvenue à sa
dernière perfection, je ne sais si l’on ne pourroit point plutôt s’imaginer que c’est
une espèce d’hommage que ces illustres monumens de l’Antiquité viennent rendre
aux Ouvrages admirables de notre siècle, après avoir reconnu que les grands
Hommes qui les ont élevés, les Augustes, les Trajans & les Antonins ont cédé la
première place dans le Temple de la Gloire, à l’invincible, au grand & au magnanime
LOUIS.7 »
12 La grandeur des monuments romains est ici explicitement citée par Desgodetz en tant
que menace pour la réputation nationale de la France. La menace est repoussée par une
stratégie double : d’une part, Desgodetz replace la grandeur de Rome dans un passé
lointain, sur une ligne temporelle qui se finit nettement avec le dernier des Antonins ;
d’autre part, il présente ses images de monuments romains comme des modèles qui ont
déjà été absorbés et même surpassés par ses compatriotes.
13 Le style romain avait si profondément imprégné la pratique artistique et la théorie
esthétique françaises, qu’au dix-huitième siècle, lorsque le Louvre se créait comme une
collection exposant l’ascension artistique et nationale de la France, l’exposition privilégia
les peintures représentant des scènes de la Rome antique et celles qui furent produites
dans le style italien international de Poussin8. Tout comme Poussin et Desgodetz, les
jeunes peintres, sculpteurs, et architectes français qui voulaient perfectionner leur art
154

allaient en Italie, avec, idéalement, une bourse à l’Académie de France à Rome, sorte
d’ambassade artistique où les Français étudiaient la peinture, la sculpture et
l’architecture romaines tout en gardant une identité nationale extraterritoriale propre.
La correspondance de l’Académie sous la présidence du peintre Charles-Joseph Natoire ne
comprend que très peu de références à des artistes italiens travaillant à Rome. Il est des
cas où des étudiants français semblent avoir pris un peintre italien comme modèle, mais
pour la plupart, c’était l’art de la Rome antique, et non les artistes romains
contemporains, que les étudiants en art français adoptèrent comme leurs mentors 9.
14 La présence française est marquée dans un dessin de Natoire qui est souvent utilisé pour
illustrer l’apparence des collections du Musée capitolin dans les décennies qui suivirent
son ouverture10. Natoire montre un groupe d’étudiants inspectant, étudiant, et dessinant
des esquisses des sculptures dans l’atrium du musée. Bien que la peinture, la sculpture et
l’architecture de la Renaissance et du Baroque romains fussent aussi admirées par les
visiteurs étrangers, comme le portrait de Canillac par Panini le montre clairement, les
artistes du Nord se dessinaient le plus souvent en train de faire des esquisses d’après des
monuments anciens. Dans une strarégie visuelle similaire à celle, verbale, de Desgodetz,
Natoire évite la Rome contemporaine en faveur des trésors anciens du Musée capitolin.
Ici, dans l’entrepôt central de la mémoire historique romaine, ce sont les étudiants
français qui sont en relation avec les traces matérielles du passé. Le seul personnage local
est une femme, dans l’arrière-plan, qui remplit un vase avec de l’eau de la fontaine
Marforio.
15 Alors que la circulation des images avait déjà permis que le patrimoine romain soit la
propriété d’individus dans toute l’Europe, les objets de la ville du dix-huitième siècle
étaient de plus en plus tournés vers un public étranger. Les Musées capitolins et la
Pinacothèque capitoline11 furent fondés, selon leur charte, pour « la curiosità de’
foresrieri, e dilertanti, e comodo de’ studiosi (la curiosité des étrangers et des amateurs
d’art et la commodité des étudiants). »12 En un sens, par conséquent, les Musées capitolins
n’étaient pas du tout « publics », dans la mesure où ils ne s’adressaient pas à ce groupe
anonyme de classe inférieure ou moyenne que nous désignons aujourd’hui du nom de
« grand public ». Cette forme d’exclusion de la population locale du public recherché par
le musée devient remarquable si on la compare au dessein déclaré des autres musées
fondés au milieu du siècle, notamment le Louvre, qui cherchait à inculquer la vertu
civique et la fidélité à la nation en présentant à tous les Parisiens un canon du grand art.
Et, contrairement aux autres musées fondés dans l’Europe du dix-huitième siècle, la
collection du Musée capitolin n’avait jamais été une collection privée. On pourrait
considérer en fait que la fondation du musée s’apparente plutôt au fait d’enlever la
collection de sculptures de l’espace public au lieu de le rendre accessible à la vue. Les
statues originales qui représentaient le cœur de la collection avaient été installées là où
personne ne pouvait les manquer, entre les colonnades et les façades des bâtiments sur la
place du Capitole. Les fondateurs du musée, d’autre part, avaient le souci de rendre les
images accessibles à un public particulier d’élite ; ce n’était pas le peuple romain qui était
censé bénéficier de l’institutionnalisation des collections du Capitole mais les touristes du
Grand Tour et les étudiants en art. Quelles sont donc les relations entre la population
locale et le patrimoine de leur ville natale telles que nous les voyons dans les illustrations
du Mont Capitole ?
155

Les classes inférieures, observatrices ou observées


16 L’interaction des populations locales avec les antiquités de leur ville représentée dans un
dessin de Natoire est typique. Il serait tentant de considérer cette image comme un
témoignage de première main sur l’utilisation du musée par les différentes classes. C’est
un dessin spontané, un catalogue d’antiquités et de leurs observateurs esquissé
rapidement. Cependant, cet effet documentaire est trompeur. Que l’échantillon de
population qui se faufile dans ce dessin soit réellement typique des visiteurs du Musée
capitolin ou non est une question à laquelle on ne peut répondre de façon satisfaisante. Ce
que cette image ou d’autres nous disent vraiment, c’est comment le public idéal pour ces
objets antiques était constitué par les artistes et les institutions qui avaient un certain
contrôle sur leur exposition. Pour Natoire, le public idéal semble être celui de l’artiste en
visite. Les artistes analysent les sculptures anciennes, alors que le personnage local, près
de la fontaine, ignore, ou au mieux utilise, un objet ancien. Il est difficile de dire si la
femme pratiquement transparente s’intéresse à la sculpture ancienne colossale devant
laquelle elle se trouve ; Natoire ne lui attribue aucun talent de spectateur. Elle paraît
plutôt être un spectacle, faire partie d’un tableau auquel nous ajoutons les autres
personnages dans la scène en la regardant. Dans une gravure à l’eau forte de Montagu
[fig. 2] datant de la fin du dix-huitième siècle, les hommes fortunés arrivent délibérément
au Musée capitolin, levant les bras devant les sculptures qu’ils sont venus voir. Sous leurs
pieds se trouvent quelques mendiants et personnes locales qui s’intéressent à ce que les
touristes ont à leur offrir mais pas à ce que leur ville a à offrir aux touristes. La
juxtaposition du voyageur bien habillé avec des travailleurs et des mendiants oisifs
présente la population indigène de Rome sous un jour négatif par rapport aux étrangers
fortunés qui posent devant les sculptures anciennes le long de la cordonata de Michel-
Ange ou qui demeurent somptueusement dissimulés dans leurs voitures tirées par des
chevaux. Bien sûr, on ne peut pas être certain que les personnages fortunés soient tous
des étrangers, mais c’est précisément ce qui est intéressant. Ils ne sont pas représentés
comme des membres de nationalités particulières, mais appartiennent plutôt à une
communauté internationale d’amateurs, une communauté qui exclut les seuls
personnages qui peuvent représenter avec une quasi certitude les natifs de Rome : les
mendiants et les travailleurs.
17 C’est l’un des lieux communs de la littérature de voyage sur l’Italie de dire que cette
région, autrefois si importante politiquement et culturellement, n’est désormais habitée
que de gens ordinaires, bien que parfois charmants. Aussi le voyageur britannique Joseph
Addison écrit-il au tournant du dix-huitième siècle :
« Sur mon trajet de Rome à Naples je ne trouvai rien d’aussi remarquable que la
beauté du paysage et l’extrême pauvreté des habitants. Il est en effet amusant de
voir la présente désolation de l’Italie, quand on considère de quelles populations
surabondantes elle était habitée sous les règnes des empereurs romains... 13 »
18 La teneur du passage n’est pas très différente de celle de Desgodetz, mais tandis que le
Français notait le déclin de la supériorité architecturale romaine, l’Anglais remarque la
régression du peuple romain. Les descendants des brillants créateurs de la Rome
ancienne ne sont plus des acteurs sur la scène culturelle, mais font désormais partie de la
présentation pittoresque du paysage romain.
156

19 L’inclusion de personnages locaux dans des images peut alors se lire dans une large
mesure comme un procédé pictural. Il n’y avait rien de nouveau dans la représentation
des gens de classe inférieure dans des œuvres destinées à la vente aux classes marchandes
ou supérieures14. C’était en fait une procédure typique d’inclure des gens de la classe
laborieuse dans des vues de la ville imprimées à partir de la fin du seizième siècle. Ils y
étaient inclus, néanmoins, non pas comme des substituts du spectateur à l’intérieur du
monde virtuel de la gravure, comme l’étaient les personnages des voyageurs et des
artistes, mais comme des éléments du contenu informationnel de l’image. Dans l’atlas de
la ville datant du seizième siècle, le Civitates orbis terrarum, par exemple, les gens des
classes inférieures sont représentés en train de vaquer aux occupations typiques de leur
région15. C’était simplement une manière de réduire dans une seule forme
anthropomorphique des informations à la fois ethnographiques et économiques.
20 Si des personnages au caractère didactique apparaissent dans des gravures de Rome, ce
n’est pas d’abord dans des vues urbaines mais dans des vues rurales. Jusque-là, nous
n’avons regardé que le côté urbain du Mont capitole. Mais le Mont est à la limite entre la
ville et le disabitato, son périmètre rural. Derrière le Mont, sur le Forum, l’espace qui se
trouve entre les anciennes ruines était utilisé pour diverses activités agricoles. Dans une
gravure à l’eau forte du Forum pat Piranèse (milieu du dix-huitième siècle)16, on voit des
charrons affaités sut un char à bœufs, tandis qu’au second plan, un troupeau d’animaux
est assemblé autour son berger près de l’Arc de Septime-Sévère. Dans une autre eau forte,
de Montagu cette fois (imprimée en 1770) [fig. 4], le caractère pastoral du Forum est une
nouvelle fois mis en valeur dans une scène où des chevriers font paître leur troupeau
entre les colonnes d’un temple identifié ici sous le nom de « Jupiter Tonant »17. Les
chevriers paraissent bien dans leur environnement mais l’oublient. Contrairement aux
touristes et artistes qui sont montrés en relation directe avec les objets anciens ou
discutant d’eux les uns avec les autres, les classes populaires urbaines ne remplissent pas
un rôle de spectateur. Dans le monde extérieur aux images, les pauvres étaient exclus car
ils ne pouvaient pas participer aux réparties verbales que l’élite considérait comme
primordiale dans l’expérience esthétique. L’échec correspondant dans les images est un
échec visuel : les gens pauvres et les travailleurs n’accordent jamais l’attention requise
aux ruines parmi lesquelles ils se déplacent. Bref, ils apparaissent dans le musée de papier
non comme des spectateurs mais seulement comme un spectacle. Là où les pauvres n’ont
pas de plaisir à regarder le patrimoine de leur ville, le spectateur d’élite pouvait prendre
plaisir à les regarder.
21 Que les images ne tentent jamais de fondre le peuple romain en un public spectateur
attire notre attention sur le statut particulier du patrimoine culturel romain au début de
l’ère moderne. Tout comme la ruine était souvent un memento mori, qui rappelait au
spectateur le déclin du pouvoir politique et du talent technique, le personnage du Romain
local était un rappel du caractère éphémère de la grandeur humaine. En tant qu’objet de
leçon morale ou procédé pictural, le Romain local n’avait à l’intérieur de l’espace de ces
images aucune prétention au patrimoine de sa ville.
22 Selon l’historienne du sentiment national Benedict Anderson, la coïncidence entre
l’avènement de l’imprimerie et les techniques avancées d’arpentage permit à des images
géographiques exactes de devenir largement connues et de fonctionner comme des
« logos » visuels pour l’identité d’un État18. Dans l’exemple que prend B. Anderson, le logo
du nationalisme est la forme décrite par les frontières d’un pays, ce qu’il appelle une
« logo-carte », mais une vue habituelle de la ville aurait pu tout aussi facilement servir ce
157

dessein pour une ville-État comme la Rome papale. Le fait est que, cependant, les vues de
Rome, pour la plupart, ne servaient pas ce dessein. Ceci résultait partiellement de leurs
conditions de production : qu’elles soient des peintures commandées par des mécènes ou
des gravures vendues sur le marché, les vues de la ville de Rome étaient largement créées
par et destinées à des gens extérieurs à Rome. Les images ne représentaient jamais une
identité romaine unifiée qui embrassait toutes les classes - identité qui a été essentielle à
la création des nations modernes. Au contraire, les images mettent en valeur les
différences de classe. Les personnages élégants qui font l’ascension de la cordonata
capitoline peuvent ne pas être des habitants permanents de Rome ; le désir et la capacité
de posséder des antiquités sont montrés comme étant la prérogative d’une élite
internationale dont les origines nationales sont obscures dans les gravures. Et, dans une
certaine mesure, les origines nationales des monuments sont également obscures. Les
monuments en peinture ou sur papier constituaient une Rome virtuelle qui était, encore
une fois comme la « logo-carte » d’Anderson, « détachée de son contexte géographique. »
19
Enfin, en arrachant les monuments et les objets à leur localisation physique, leurs
représentations imprimées et peintes créèrent une version du patrimoine romain qui
ressemblait peu à l’Etat romain moderne. Le patrimoine romain était essentiellement un
logo pour l’ancien pouvoir et un prestige social moderne qui pouvait s’acquérir sur un
marché européen ouvert.

NOTES
1. F. Haskell et N. Penny, Taste and the Antique: The Lure of Classical Sculpture, 1500-1900, New Haven,
CT, Yale University Press, 1981, pp. 108-116, 148-151, 224-227, 243-247, 308-310.
2. Giovanni Paolo Panini, Galerie de vues de la Rome antique, 1758, huile sur toile, 231 x 303 cm.
Paris, musée du Louvre.
3. « Entre la deuxième moitié du XVIe siècle et le deuxième quart du XIXe, les antiquités font
l’objet d’un immense effort de conceptualisation et de recensement. Un appareil iconographique
étaye ce travail et facilite sa mise en mémoire. Un corpus d’édifices, conservés par le seul pouvoir
de 1 image et du texte, est ainsi rassemblé dans un musée de papier », F. Choay, L’Allégorie du
patrimoine, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 52. Des sculptures antiques étaient également
reproduites et collectionnées à travers des moulages grandeur nature ou de plus petites copies en
bronze, pierre et terre cuite, mais je laisserai cela de côté pour l’instant. De telles copies à trois
dimensions ne permettaient certainement pas aux collectionneurs d’acheter une antiquité, mais
contrairement aux représentations à deux dimensions, elles ne faisaient pas figurer en elles-
mêmes le public qui leur était destiné ou leur mécène et ses droits à la propriété.
4. Dans la figure citée à la note 2, l’arrière du Palais Sénatorial sur le Mont peut se voir derrière
trois colonnes depuis le Temple de Vespasien dans la troisième peinture en partant du haut vers
la gauche (ce site est aussi représenté dans la figure 4 plus bas). La sculpture du Gaulois Mourant,
mentionnée plus haut, est reproduite juste à gauche du groupe d’artistes. Dans le pendant à cette
image, la Galerie de vues de la Rome moderne de Panini (1759, Paris, musée du Louvre), une vue de la
place du Capitole figure sur la gauche.
5. A. Michaelis, « Storia della collezione capitolina di antichità fino all’inaugurazione del Museo
(1734) », Mitteilungen des Kaiserlich deutschen archaeologischen Instituts, 1891, tome VI, pp. 3-66.
158

6. Sur les rénovations urbaines d’Alexandre VII, voir R. Krautheimer, Roma Alessandrina : The
Remapping of Rome under Alexander VII, 1655-1667, Poughkeepsie, NY, Vassar College, 1982, et son
plus approfondi The Rome of Alexander VII, 1655-1667, Princeton, Princeton University Press, 1985.
7. A. Desgodetz, Les édifices antiques de Rome, mesurés et dessinés tris exactement sur les lieux par feu M.
Desgodetz, Architecte du Roi, Paris, Cl.-A. Jombert, 1779. Édition originale 1682.
8. A. McClellan, « The Museum and its Public in Eighteenth-Century France » in P. Bjurström
(dir.), The Genesis of the Art Muséum in the 18th Century, Stockholm, Musée national, 1993, pp. 61-80.
9. P. Rosenberg, « Natoire Directeur de l’Académie de France à Rome », in Charles-Joseph Natoire,
(Nîmes, 1700-Castel Gandolfo, 1777) peintures, dessins, estampes et tapisseries des collections publiques
françaises, Troyes, Musée des Beaux-Arts, mai-juin 1977, pp. 24-31.
10. Charles-Joseph Natoire, Couloir dans le musée du Capitole à Rome, dessin. Paris, musée du Louvre,
Cabinet des dessins.
11. La Pinacothèque fut établie par Benoît XIV en 1747.
12. Cité dans M. Franceschini, « La presidenza del Museo Capitolino (1733-1869) e il suo
archivio », Bollettino dei musei comunali di Roma, 1987, tome 1, p. 64.
13. J. Addison, Remarks on Several Parts of Italy, &c. In the Years, 1701, 1702, 1703, Londres, J. et R.
Tonson et S. Draper, 1753, p. 112.
14. Les tableaux de gente de Bruegel en sont un exemple bien connu, comme le sont les portraits
de mendiants de Caracci en imprimerie.
15. L. Nuti, « The Mapped Views by Georg Hoefnagel: The Merchant’s Eye, the Humanist’s Eye »,
Word & Image, 1988, tome 4, pp. 545-570.
16. Giovanni Battista Piranèse, Arc du Septime-Sévère, ca. 1749-50, dans Opere varie di architettura,
prospettive, grotteschi, antichità Romani, Rome, 1750-92. Ithaca, NY, USA, Cornell University, Rare
and Manuscript Collection, Kroch Library.
17. Les colonnes appartiennent plutôt à la façade du temple de Vespasien.
18. B. Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, trad. P.-E.
Dauzat, Paris, La Découverte, 1996. Édition originale : Imagined Communities : Reflections on the
Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1983.
19. B. Anderson, op. cit., p. 178.
159

L’opéra des utopies à Paris ?


Les enjeux politiques d’un monument phare dans la capitale des rois,
puis de la jeune République (1734-1798)

Daniel Rabreau

1 Peu avant 1700, à propos d’une soirée à l’Opéra de Paris, un voyageur anglais observe :
« Ici les spectateurs se chargent d’un rôle dans la pièce tout aussi bien que les acteurs qui
l’exécutent sur la scène. »1 Ce trait, qui trahit l’impact de l’imaginaire sur l’émotion
agissante du public, est à conserver constamment à l’esprit lorsqu’on s’interroge sur
l’architecture théâtrale. Le programme, qui définit le lieu/local des représentations,
implique une dualité dans le fonctionnement même du spectacle. Ce dernier se déroule,
certes, sur la scène, mais tout autant dans la salle et ses abords. La théâtromanie du XVIIIe
siècle s’expose, d’une manière typique, à travers toutes les formes de l’art et de la
sociabilité. A fortiori doit-elle être traduite par l’architecte, auteur de projets de salles, et,
bientôt, extériorisée par des façades analogues à celles des monuments publics ? Le mot
théâtre, qui désigne usuellement la scène jusqu’à la fin du règne de louis XV, sert à
nommer l’édifice entier dans le dernier tiers du siècle2. Le théâtre urbain, monumental,
est une reconquête du XVIIIe siècle français souhaitée par une société plus permissive
qu’aucune autre de l’Europe d’alors, et autorisée par l’illustre modèle antique3.
2 Dans quelles conditions, l’Opéra, spectacle prestigieux parmi tous, s’exprime-t-il dans la
capitale du royaume, alors qu’un double succès, à la Cour et à la ville, justifie son
épanouissement durant tout le siècle, et bien au-delà ? Curieusement, il n’eut droit qu’à
des salles commodes, parfois, des locaux brillamment décorés à l’intérieur, mais vite
devenus vétustes, ou encore des salles provisoires. Malgré des dizaines de projets, malgré
des campagnes de presse incessantes et plusieurs initiatives émanant de particuliers ou
du pouvoir, l’Opéra de Paris, de Lully à Berlioz n’a pas connu d’architecture digne de son
rang et des perpétuelles réformes qui varièrent le caractère de son répertoire, comme sa
gestion administrative. Ce n’est pas anticiper sur ma conclusion de rappeler que le
réformateur de l’architecture de l’Opéra de Paris sera Charles Garnier, sous le Second
Empire : le contexte urbanistique exceptionnel maîtrisé par Haussmann explique alors
l’exploit ! Mais la capitale de Louis XV n’avait-elle pas, en son temps, été livrée à une
véritable fièvre d’embellissements, alors synonymes d’urbanisme ?
160

3 Incendiée par deux fois (1763 et 1781), la salle privée que le duc d’Orléans met à
disposition de l’Opéra au Palais-Royal, soulève déjà de telles critiques que plusieurs
projets pour une nouvelle construction sont formulés dès le début du siècle. Le plus
monumental d’entre eux, dessiné par Gilles-Marie Oppenord en 1734, a le mérite de
définir et le cadre symbolique et l’infrastructure spatiale nécessaires à un tel spectacle, à
l’échelle d’une grande capitale. Après l’incendie de 1781, et jusqu’au XIXe siècle,
d’innombrables projets d’urbanisme, proposent, à partir d’autres solutions esthétiques,
un vrai développement urbain du thème. En vain, jusqu’à l’initiative de Napoléon III dont
héritera la Troisième République.
4 Par l’étude des projets et des conditions dans lesquelles leurs auteurs espèrent les voir
aboutir, cette communication s’interroge sur les raisons qui, sous l’Ancien Régime, ont
privé Paris d’un monument digne de l’institution fondée par Louis XIV : l’Académie royale
de Musique et de Danse.

L’Opéra monumental : une métaphore scénique


urbaine (1734)
5 Les estampes comme les descriptions l’attestent : l’ancienne salle du Palais-Royal,
toujours en exercice au milieu du siècle4, ne montre aucun caractère de l’extérieur, ni
même de réelles commodités d’accès. Sa façade en totale continuité avec celle du palais
n’offrait d’autres dégagements que ceux de l’entrée de celui-ci. Parmi de nombreux
témoignages qui forment comme un leitmotiv plaintif, celui de Dufresny, qui raconte en
1707 la promenade d’un Siamois dans la capitale, transmet avec ironie la solution
monumentale que le bon sens était en droit d’attendre d’un lieu à l’activité prestigieuse :
« Quatre heures sonnent, allons à l’Opéra ; il nous faut au moins une heure pour
traverser la foule qui en assiège la porte. – Vous parlez mal, me dit mon Siamois, on
ne doit pas dire la porte de l’Opéra ; et selon l’idée magnifique que je me suis fait
(sic) de l’Opéra, on ne doit y entrer que par un portique superbe [je souligne]. – En
voici l’entrée, lui répondis-je en lui montrant des doigts un guichet fort sombre. –
Et où donc ? s’écria-t-il. Je ne vois là qu’un petit trou dans le mur, par où on
distribue quelque chose. »5
6 Le constat affligeant, qui unissait spectateurs, comédiens, auteurs, gazetiers,
philosophes... dans d’incessantes récriminations, avait également conduit
l’administration de l’Académie royale de Musique et de Danse à sensibiliser le pouvoir
royal sur la nécessité de construire une nouvelle salle. Évidemment, l’argent manquait 6 !
On doit à Françoise Boudon d’avoir publié, dans une importante étude d’histoire de
l’urbanisme, neuf projets d’Opéra inconnus jusqu’alors, datés de 1729 à 1759 7. Difficiles à
bien évaluer par manque d’une documentation graphique complète, ces projets ont tous
en commun d’avoir été conçus pour le quartier des Halles, à l’emplacement de l’hôtel de
Soissons (vaste terrain où sera construit sous Louis XV la Halle au blé8, remplacée au XIXe
siècle par la Bourse de commerce). On sait que cet ancien hôtel royal appartenait alors au
protecteur de l’Opéra de Paris, le prince de Carignan ; gravement endetté, celui-ci
espérait des ressources dans la vente de son patrimoine immobilier : des immeubles de
rapport à construire autour du nouveau théâtre auraient permis une opération
spéculative d’envergure, préfiguration d’une pratique effectivement courante dans la
seconde moitié du siècle9.
161

7 Dans l’attente de voir aboutir les projets, les administrateurs de l’Opéra firent du moins
tout leur possible pour améliorer les conditions matérielles d’exploitation de la vieille
salle du Palais-Royal. Le Mercure de France de juin 1732 décrit longuement des
changements et embellissements tout juste achevés. Le Chroniqueur s’étend
complaisamment sur l’iconographie peinte ; à la loge du roi, par exemple :
« [...] On a peint le buste d’Apollon, à celle de la Reine qui est vis-à-vis celui de
Minerve, ils sont suivis, sur la même ligne des panneaux des secondes loges, des
bustes des plus célèbres poètes et des Muses [...]. On voit sur les bases des premières
loges des cartouches entremêlées d’ornements rehaussés d’or, aussi ornés de
festons de fleurs de coloris dans lesquels sont des trophées, des attributs d’Apollon,
de Minerve, des Muses et des Poètes [...]. Toutes les loges sont séparées par des
Palmiers sur des montants qui s’élèvent des consoles [...]. Le grand rideau qui ferme
le théâtre [scène] présente à la vue un grand morceau de colons dont les figures
sont de la proportion d’environ sept pieds, la bordure est rehaussée d’or, composée
des parties convenables au sujet : Apollon y paraît au milieu d’une gloire [...]. » 10
8 Le public, ajoute-t-on, « a fort applaudi à ces nouveaux embellissements ». Ainsi
concrétisée dans un programme d’images qui servira durant deux siècles, aussi
significative soit-elle par rapport au jeu scénique et à la dramaturgie imprégnés de
mythologie, l’iconographie peinte de l’Opéra ne pouvait suffire à caractériser l’architecture.
Cette dernière conservait au Palais-Royal l’allure du provisoire, aménagement en bois
sans cesse remanié dans les limites d’une carcasse en pierre, trop étroite.
9 En 1734, le tout nouveau directeur de l’Opéra sollicite le privilège de toucher les bénéfices
d’une taxe à lever sur les cartes à jouer, « pendant l’espace de dix années consécutives
pour en être le produit employé à la construction d’une nouvelle salle d’Opéra, celle
actuelle du Palais-Royal étant la moins décorée et la moins spacieuse qu’il y ait en
Europe. »11 Ce plan n’eut pas plus de succès que les velléités de spéculation du prince de
Carignan ; néanmoins, ces deux faits rattachent le projet d’Oppenord à une conjoncture
historique précise qui nuance l’idée utopique.
10 Comparé aux quelques projets contemporains connus, celui d’Oppenord occupe une place
tout à fait exceptionnelle dans l’histoire de l’architecture publique française. Intitulé
Théâtre lyrique ou harmonique pour la Ville de Paris, signé et daté de 1734, il pourrait illustrer
une commande plausible, par exemple, du duc d’Orléans, le propriétaire de la salle du
Palais-Royal, à son Premier architecte et directeur des bâtiments. Celui-ci, Oppenord, qui
venait d’achever sur ses plans les grands appartements de l’aile ouest du palais, centrés
sur l’imposante galerie d’Enée peinte par Antoine Coypel, était alors à l’apogée de sa
carrière12.
11 S’il n’est pas localisé avec précision dans Paris – mais ses dimensions inusitées impliquent
un vaste terrain libre et disponible : jardin du Palais-Royal, hôtel de Soissons ? – le projet
d’Oppenord est, en revanche, abondamment détaillé : dix-huit dessins présentent les
plans de deux variantes très nuancées, accompagnés de coupes, d’élévations, de
nombreux détails de sculpture, d’ornements et de peinture (plafond de la salle, rideau de
scène) et de commentaires de la main de l’artiste. C’est le premier en date des projets de
théâtre urbain, en France, à la fois par l’ampleur de l’étude et du programme, l’originalité
du parti et la beauté des dessins.
12 La salle de spectacle, quittant enfin l’aire du palais, est conçue comme un édifice public,
indépendant et isolé, avec toutes les distributions, les commodités et la somptuosité requises ;
les termes sont d’Oppenord lui-même, qui ajoute :
162

« De tout temps les bâtiments publics consacrés aux spectacles des habitants, aux
villes les plus florissantes étaient isolés, je crois que l’on ne s’éloigne pas de cet
usage et que la place destinée pour l’érection du présent édifice est susceptible de
cet avantage qui est aussi commode que beau dans l’extérieur. » 13
13 C’est évidemment, à cette date, une révolution par rapport à la tradition qui, en France
comme en Italie, incruste la salle de spectacle dans le palais – ou, comme à la Comédie
française (1689), tolère dans l’alignement des immeubles une façade à peine
monumentale à l’entrée d’un ancien jeu de paume14. Bien avant J.-F. Blondel15, Oppenord
revendique donc le principe du rayonnement urbanistique du théâtre ; il en fait une des
données essentielles du programme qu’il va traiter, programme qui s’inscrit dans le genre
des monuments civiques (à l’image idéale de la cité antique). L’adoption de l’architecture
métaphorique est d’emblée annoncée pat le recours à l’équivalent d’une machine poétique 16
– dans l’épopée ou le théâtre lyrique :
« On suppose, écrit Oppenord, que l’érection de ce théâtre est sur la colline du Mont
Olympe, dont on voit le sommet, environné des divinités de la mythologie, à
l’honneur desquelles sont imaginés les spectacles qu’on y représente en
commémoration [je souligne] de leurs histoires et du culte que les mortels ne cessent
de leur rendre par les offrandes pratiquées aux siècles passés. » 17
14 Le premier motif parlant de cette grandiose image est dessinée sur un détail de l’élévation
de la première variante qui montre « la façade et [les] dehors du théâtre harmonique »
surmontés d’une lanterne avec horloge dont, écrit Oppenord, « l’idée est un trépied à
l’image des oracles d’Apollon. »18 À cette époque de théâtromanie sociale, mais pas encore
monumentale, Oppenord conçoit le double caractère emblématique du nouvel édifice
public avec une clarté que n’auront pas certains édifices postérieurs19. Le beffroi, symbole
de l’hôtel de ville (lanterne et horloge) et l’iconographie d’Apollon, habituelle dans
l’architecture noble (châteaux, jardins et hôtels) et sur la scène, se trouvent mêlés. La
lanterne en forme de « trépied à l’image des oracles », à laquelle s’ajoutent le serpent et le
laurier, montre la volonté de fusion dans l’emprunt des thèmes symboliques. À première
vue, et le fait est confirmé par le soin que l’artiste prend à détailler et à varier le décor
sculpté et peint sut des feuilles à part, l’illustration de la fable est prioritaire dans l’effet
expressif recherché pat l’architecte.
15 Aux emblèmes déjà cités, il faut ajouter l’arc, la flèche et la lyre des balcons en fer forgé,
les instruments de musique en bas-relief dans les écoinçons des baies cintrées. Au milieu
de l’ordonnance du premier projet, dominant les armes de France inscrites entre un génie
et une Renommée, dans une vaste composition triangulaire de nuées, Apollon apparaît
lui-même sous un œil rayonnant. Collage d’ornements épars, la concentration sur une
même feuille accuse la signification, comme sut un frontispice. Le visage masqué
d’Apollon semble se rapporter aux usages du ballet scénique de l’époque, spécialité
reconnue de l’opéra français ; mais comment interpréter l’œil rayonnant, au-dessus de la
composition allégorique triangulaire qui unit le dieu de la poésie et les armes de France,
sans évoquer la symbolique du temple : le sanctuaire des oracles ? Compte tenu du rôle
précoce du duc d’Orléans dans le développement de la franc-maçonnerie en France, ne
serait-il pas tentant de suggérer une interprétation déjà maçonnique de l’usage de ce
symbole sut le Temple d’Apollon20 ? Il est de toute façon indéniable que l’œil renvoie à
l’iconographie de l’Apollon égyptien21 ; l’évocation du culte le plus éloigné, de l’Orient des
mystères, du mythe fondateur... montre l’architecte aussi sensible que le musicien aux
grands thèmes de méditation sur les origines de la nature humaine et de son
comportement moral (d’Oppenord à Ledoux, le thème est parallèle, de Rameau à Mozart :
163

je pense évidemment à l’acte des Incas des Indes galantes, à Zoroastre et à La Flûte enchantée
). Au fur et à mesure que le siècle avance, l’égyptomanie se développe chez les
architectes ; loin de n’être qu’une mode pittoresque ou exotique, comme on l’a souvent
décrite pour le style tardif du Directoire, elle s’inscrit dans un courant de réflexions qui
s’interroge sur les origines de la civilisation22. L’Égypte apparaît bien comme le lieu
préliminaire de la geste grecque archaïque, celle du dorique trapu des temples d’Apollon,
ignoré des Romains – mais dont Fischer von Erlach publiait dès 1721 les premières images
dans un recueil alors très répandu23.
16 Il est en tout cas important de bien noter l’appropriation parfaite du thème iconologique
à la destination parlante et fonctionnelle de l’édifice. Chef des Muses, mais également
vainqueur du Python (symbole du chaos), Apollon a sa place ici comme fondateur de la
civilisation urbaine. Le thème, évoqué dans Les Aventures de Télémaque par Fénelon24,
demeure constant dans les dictionnaires iconographiques du XVIIIe siècle :
« Apollon. Les Égyptiens, qui ont la prétention assez bien fondée d’avoir donné aux
Grecs tout leur système religieux, le font fils de Chus, et d’une beauté si
extraordinaire, que l’on donna son nom au Soleil25. Ce prince aussi remarquable par
les qualités de l’esprit que par celles du corps, enseigna le premiers aux Égyptiens
les sciences et les arts. Après s’être joint à Neptune pour fonder la ville de Troie [je
souligne], Apollon passa dans l’île de Délos, où il fit quelque séjour, et, après avoir
parcouru la Grèce, fixa sa demeure à l’endroit où était situé la ville de Delphes. Il y
fit bâtir un palais ou un temple [je souligne]. »26
17 Palais ou temple des oracles, tel est bien le genre d’architecture qu’Oppenord propose
pour transcrire un programme urbain culturel tout nouveau, dont il faut de surcroît
valoriser la légitimité face aux autres activités civiles et, surtout, religieuses, de la vie
d’une grande capitale. Le passage de l’art de cour à l’art urbain nécessite l’intervention de
cette machine poétique (comparable au Deus ex machina !). Et, ici, le transfert du rituel
apollinien, dédié au Roi-Soleil à Versailles ou à Marly, pouvait parfaitement être compris
à Paris sous le règne de son successeur : dès 1719, n’avait-on pas déjà transporté dans la
capitale les groupes équestres de Coysevox (Mercure et la Renommée chevauchant Pégase)
qui ornaient l’abreuvoir de Marly pour encadrer l’entrée du jardin des Tuileries,
résidence du jeune Louis XV ? Oppenord n’hésite pas à broder sur le sujet. Par exemple la
seconde variante du projet, au lieu de concentrer les effets au-dessus de l’entrée
principale, les disperse et les multiplie sur les deux façades d’entrée, côté salle et côté
coulisses. L’idée de rayonnement, à partir d’un édifice autonome, est ici beaucoup plus
frappante. Des groupes sculptés en ronde-bosse et en bas-relief, nuées, obélisques,
cheminées ornées, consoles et fontaines s’animent de groupes figurés, où interviennent
de nouvelles figures mythologiques27. C’est étourdissant, comme si la magie d’une
machinerie somptueuse s’était soudain trouvée immobilisée, pétrifiant les apparitions
célestes (nuées) ou souterraines (bossages vermiculés, rocailles, eaux jaillissantes) du
spectacle d’opéra. L’évocation des Éléments, du Temps (les premiers maîtrisés, le second
vaincu par les dieux), élargit, en l’explicitant, la symbolique de l’opéra. La présence de
Pégase, le cheval ailé que seuls les bons poètes pouvaient monter, et des fontaines (celle
de Castalie ? La source d’Hippocrène ?), s’associe aux figures de Terpsichore et de Thalie
pour magnifier les pouvoirs magiques de la poésie. Ceux de la musique embellissent, eux,
l’intérieur de l’édifice. Et il va de soi que l’imagerie vivante se retrouve dans la salle où,
désormais, le décor peint l’emporte sur le décor plastique qu’il prolonge, mais d’une
manière plus narrative.
164

18 Tandis que la distribution, symétrique et très richement diversifiée en locaux annexes,


pièces de dégagements, vestibules, foyers et cages d’escalier monumentaux28, se déploie
très largement sur des tracés régulateurs savants, deux alternatives signalent le dispositif
d’entrée des façades. Elles illustrent l’hésitation d’Oppenord sur le caractère à donner aux
motifs architectoniques qui doivent s’harmoniser avec le programme iconographique et
la distribution. Comment traiter un genre nouveau d’architecture ? Trente ans avant la
célèbre formule du théoricien Pierre Patte (« l’architecture n’était que le masque embelli
d’un de nos plus importants besoins »29), on voit Oppenord s’efforcer d’arracher son
masque à l’architecture de façade. Ainsi, au premier projet, qui avance un portique
détaché, formé de colonnes doriques sans bases30, devant l’accès au vestibule, le second
projet substitue trois arcades, dont les prolongements enserrent les façades latérales.
Dans un cas, sans fronton, détachée d’une façade pirtoresque, sise de plain-pied avec la
chaussée et protégée par des bornes adossées aux puissants socles en forme de dés, la
colonnade retrouve les qualités du portique qui bordait les rues et les places de la cité
antique. Elle est la principale concession faite par l’architecte à l’intégration urbaine de la
salle de spectacle et deviendra le parangon des théâtres-temples du règne de Louis XVI.
Dans l’autre cas, les galeries à arcades de la seconde variante, version moderne des
espaces couverts qui environnaient « dans le bas »31 les théâtres grecs, et que les Romains
avaient inventés à l’usage des cirques et des amphithéâtres, feront partie du système de
composition de ces même théâtres temples par la suite (cf. le Théâtre de l’Odéon à Paris
ou le Grand Théâtre de Bordeaux32).
19 Sans la volonté et un soutien exceptionnel du roi, la construction d’un local somptueux
destiné à l’Académie royale de Musique et de Danse n’avait aucune chance d’aboutir. Le
projet d’Oppenord, avec ceux de ses confrères pour le terrain de l’hôtel de Soissons,
restèrent dans les cartons. Les difficultés financières permanentes qui caractérisent le
système de régie privée de l’Opéra, depuis sa création par Perrin et Lully, jusqu’au début
du règne de Louis XV, ont été analysées par Jérôme de La Gorce33 qui constate que, malgré
ses liens avec la Cour, l’Opéra demeurait l’affaire de la ville ; or, dit-il « le soutien du
peuple de Paris à l’entreprise de spectacle lyrique se révéla cependant vite insuffisant.
Dès qu’il n’y eut plus pour la gérer l’homme d’affaires avisé et le compositeur génial
qu’était Lully, elle fut criblée de dettes et aucun financier ne parvint à la rétablir
durablement. »34 À l’époque des plus grands succès de Rameau, notamment, pour pallier
l’indigence administrative et financière de la gestion de la salle du Palais-Royal –
propriété privée rappelons-le – la régie fut assumée par la Ville de Paris à partir de 1749.
Malgré le scepticisme des observateurs, et parmi eux le comte d’Argenson35, sur les
capacités de la Ville à gérer sainement l’administration de ce spectacle, la Ville
restructure et embellit la salle en 1750 (plafond de Tramblin, Apollon sur son char, Diane
et l’Aurore), et agrandit ses locaux annexes (foyer et loges d’artistes) par l’achat de trois
maisons contiguës à celles que, la même année, le duc d’Orléans avait acquises sur le cul-
de-sac qui s’ouvrait rue Saint-Honoré. Quand cette salle fut détruite par un incendie en
1763, c’est l’architecte de la Ville, Pierre-Louis Moreau, qui la reconstruisit ; le spectacle
s’incrusta provisoirement (salle et scène) dans l’espace immense de la scène de la salle des
Machines des Tuileries, laissée vacante depuis l’arrêt des spectacles de Servandoni 36. En
1770, avec une reprise de Zoroastre de Rameau, l’Opéra rouvrait ses portes dans la
nouvelle salle de Moreau, à la grande satisfaction du duc d’Orléans qui, sans avoir eu à
débourser, conservait son privilège… Entourée d’une galerie d’accès, au niveau de la rue,
la salle était précédée d’un vestibule dont l’ordre dorique était, selon l’Avant-Coureur, de
165

« manière grecque »37 : c’est-à-dire dans le goût alors le plus à la mode, que laissait déjà
pressentir certains éléments du projet d’Oppenord38.

Le temple des arts et l’urbanisme royal au cœur de la


capitale
20 La destruction par le feu, le 8 juin 1781, de la salle de Moreau au Palais-Royal, inspira à
Hubert Robert deux toiles en pendant qui connurent un grand succès au Salon du Louvre :
L’incendie de l’Opéra et Le Lendemain de l’incendie. La catastrophe, puis les ruines fumantes
dont l’artiste avait « parfaitement rendu la belle horreur »39, symbolisaient la perte
instantanée des plus brillantes illusions d’une société policée, néanmoins incapable de se
protéger des dangers inhérents aux modes de fonctionnement de certains de ses loisirs ! 40
A une époque où l’amour des Anciens inspire aux artistes nombre de réflexions sur les
ruines de la Grèce et de Rome, nul doute que les piètres restes du plus fabuleux spectacle
moderne n’aient soulevé quelque amertume au cœur du citadin philosophe. Mais, en
comte-partie, cette destruction n’était-elle pas aussi le signe d’un renouveau tant attendu
depuis plus d’un demi siècle ? Il est indéniable que le premier incendie de l’Opéra en 1763,
considéré comme un événement touchant des biens privés que la Ville s’engageait à
rétablir, eut un retentissement bien moindre que le second et, pour saisir à sa juste valeur
ce phénomène, il faut considérer l’évolution non seulement du spectacle lui-même, mais
également des mœurs de la Cour et de la ville depuis 1774. En 1781, les partisans de la
construction d’une vaste salle, franchement monumentale, isolée et située au cœur
d’embellissements urbains d’envergure, ont toutes les chances de voir leurs projets pris
en considération. Les grands chantiers publics du règne de Louis XV, incroyablement
nombreux depuis les années 1750-7041, qui s’achevaient sous son successeur dans un
climat de paix européenne, pouvaient inciter Louis XVI à poursuivre sous son règne
l’œuvre de la monarchie éclairée dans la capitale.
21 L’année où la salle brûle, l’Opéra connaît une sorte d’apogée grâce à la qualité et à la
nouveauté des œuvres et des représentations qui y sont données et grâce à X animation
qui en émane presque quotidiennement, comme en témoigne la presse ou les mémoires
du temps. Jamais Paris n’avait été aussi touché par ce spectacle où la Cour tenait à la ville
une sorte de salon largement ouvert. L’Opéra n’était-il pas aussi un des hauts lieux de
réception des souverains et des princes étrangers de passage à Paris ? Les chroniques des
gazettes qui commentent les soirées de l’Opéra n’ont pas le même ton que les chroniques
du Théâtre français ou de la Comédie italienne. Et certains historiens se sont plu à
remarquer le climat d’exception qui caractérise ces manifestations de l’Opéra où la ville
pose son regard sur la Cour42. Qu’on se rappelle, par exemple, la mémorable apparition de
la dauphine Marie-Antoinette au bal paré de janvier 1774, ou celle de l’empereur Joseph II
(alias comte de Falkenstein dans l’incognito) qui fut ovationné en 1777 aux côtés de sa
sœur devenue reine... Tel est cet endroit, à la fois Académie royale de Musique et de
Danse et lieu de plaisir où, lors des bals, « les filles entretenues, les duchesses, les
bourgeoises sont cachées sous le même domino »43, où chaque représentation en présence
de la reine s’inscrit dans le rituel de la fête parisienne. Nul doute en effet que la
personnalité de Marie-Antoinette ait joué un rôle majeur dans cette évolution, comme
elle en joue un (au côté des philosophes) dans cette sorte de révolution de la musique 44 qui
caractérise le règne de Louis XVI. 1774 est une date décisive dans la querelle qui oppose, à
la cour comme à la ville, les tenants de la musique française et ceux de l’italienne. Les
166

deux personnalités autour desquelles se sont formés les clans rivaux, Gluck et Piccini,
illustrent des partis pris divergents qui semblent, de prime abord, ne devoir concerner
que l’esthétique du spectacle lyrique. Mais le conflit déborde le monde de la musique pour
atteindre celui de la politique quand les deux femmes les plus influentes du royaume, la
Dauphine et Mme Du Barry, y mêlent leurs assauts de prestige. Or moins d’un mois avant
la mort de Louis XV (souverain bien peu théâtromane et toujours intimidé dans ses rares
apparitions publiques parisiennes), le 19 avril 1774, le chevalier Gluck faisait triompher,
en présence de son ancienne élève Marie-Antoinette, sa première tragédie lyrique en
français, Iphigénie. La future reine, qui relate sa victoire à sa sœur Marie-Christine,
n’oublie pas d’évoquer, sans les confondre, les sentiments de la Cour et de la ville :
« Enfin, ma chère Christine, voilà un grand triomphe ; nous avons eu le 19 la
première représentation de l’Iphigénie de Gluck, j’en ai été transportée ; on ne peut
plus parler d’autre chose, il règne dans routes les têtes une fermentation aussi
extraordinaire sur cet événement que vous le puissiez imaginer, c’est incroyable ;
on se divise ; on s’attaque comme s’il s’agissait d’une affaire de religion ; à la Cour,
quoique je me sois prononcée publiquement en faveur de cette œuvre de génie, il y
a des partis et des discussions d’une vivacité singulière. Il paraît que c’est bien pire
encore à la ville. »45
22 Cette victoire, dont Rousseau lui-même voulut bien reconnaître la légitimité l’année
même où Turgot entreprenait sa grande réforme libérale, marquait une avancée décisive
du clan des philosophes qui, bien évidemment, incluaient la musique (c’est-à-dire à cette
époque principalement l’opéra) dans leur champ de réflexions. Or la réforme de l’opéra
préconisée par les Encyclopédistes, notamment, ne concernait pas uniquement le
caractère des œuvres, mais également celui de la mise en scène et celui de l’architecture
théâtrale. Voltaire est l’un des premiers à s’être exprimé, en termes très perspicaces, sur
l’avenir de l’Opéra qui doit être tenu, selon lui, pour un spectacle national, au même titre
que la sacro-sainte Comédie française, lieu habituel de ses triomphes : « Par quel honteux
usage faut-il que la musique, qui peut élever l’âme aux grands sentiments, et qui n’était
destinée, chez les Grecs et les Romains qu’à célébrer la vertu, ne soit employée chez nous
qu’à chanter des vaudevilles d’amour ! Il est à souhaiter qu’il s’élève quelque génie assez
fort pour corriger la Nation de cet abus et pour donner à un spectacle devenu nécessaire [je
souligne] la dignité et les mœurs qui lui manquent. »46 Diderot va plus loin en affirmant
que le théâtre associé à la musique est le seul genre de spectacle qui convienne à la foule
immense du public d’une grande cité. Il ne s’agit donc plus alors, dit-il, « d’amuser tel
jour, depuis telle jusqu’à telle heure, dans un petit endroit obscur quelques centaines de
personnes », mais de créer la fête dans la ville : alors interviendront « l’action des
hommes les uns sur les autres et la communication des passions. »47 Et d’Alembert, qui
pousse l’analyse politique, résume ainsi le sentiment des traditionalistes : « Conservons
donc l’Opéra comme il est, si nous avons envie de conserver le royaume. »48
23 L’historien, qui peut voir dans les propos de Diderot et d’Alembert une préfiguration de
ce que sera la fête révolutionnaire (l’opéra n’en sera pas absent, loin de là !), se doit de les
classer, avant 1789, dans le domaine de l’utopie. Mais il est remarquable que les dirigeants
du royaume, à travers le goût et la volonté de la reine, aient su découvrir et imposer, en la
personne de Gluck, ce « génie réformateur » de l’opéra que réclamait Voltaire. L’incendie
de 1781 n’offre-t-il pas la possibilité de découvrir un réformateur similaire dans le
domaine de l’architecture de l’Opéra ? Et, en effet, au lendemain du sinistre, la
multiplication de projets grandioses, tous d’un haut niveau plastique et souvent très
novateurs dans leurs partis, prouverait à elle seule ce besoin et ce désir de changement.
167

La construction d’une salle provisoire en moins de cinq mois la même année (la salle de
Lenoir à la Porte Saint-Martin), confirme l’importance qui était accordée à ce spectacle
dans la capitale : si la nécessité de reconstruire l’Opéra dans un ensemble urbain
monumental était reconnue, le manque de moyens financiers tout autant que la lenteur
prévisible d’un tel chantier exigeaient qu’un local provisoire soit promptement édifié49.
Le Journal de Paris s’est fait l’écho du vide ressenti par la perte de cette institution
nationale :
« Personne n’ignore actuellement que les spectacles dans une grande ville ne
peuvent être indifférents, soit relativement aux mœurs, soit même au côté
politique. La privation de celui de l’Opéra peut donc être considéré comme
intéressant toute la Nation. Si la Comédie française, par les sujets qu’elle embrasse
et les chefs-d’œuvre dont elle est enrichie, a le droit de se regarder comme devant
avoir une influence plus marquée sur les mœurs, le spectacle de l’Opéra par la
richesse de ses costumes, l’illusion et la variété de ses décorations, le grand nombre
de sujets employés à son service dans la partie du chant, de l’orchestre et de la
danse, enfin pat le luxe des représentations, intéresse plus particulièrement tous
les arts d’utilité et d’agrément, et c’est dans ce sens sans doute qu’il se considère
comme le spectacle de la Nation. Cette qualification lui sera peut-être moins
généralement contestée depuis qu’il n’est plus fait uniquement pour le plaisir des
oreilles et des yeux, et qu’un homme de génie est venu le premier rétablir la
musique dans ses droits50 et la rendre à sa véritable destination en lui soumettant
toutes les passions, en produisant un intérêt suivi et constant sur tous ses
personnages et faisant éprouver à ses spectateurs par la magie de ses sons, le genre
de sensations dont le sujet est susceptible. »51
24 Il faut ajouter à ce contexte plusieurs conditions très favorables à la construction d’un
grand Opéra. Tout d’abord une émulation existait depuis longtemps entre les trois
principaux théâtres de Paris. Or, en 1781, comment les habitués de l’Académie royale de
Musique et de Danse pourraient-ils supporter d’être toujours assez mal logés derrière les
façades sans grand caractère du Palais-Royal, tandis que ceux du Théâtre français 52
devaient enfin, dans très peu de temps, prendre possession du monument construit par
Peyre et De Wailly rive gauche (l’actuel Théâtre de l’Odéon)53 ? Et la nouvelle Comédie
italienne, dont Heurtier jetait les fondations, permettait déjà d’imaginer l’érection d’un
autre temple – métaphore usuelle, alors, de l’édifice public conçu dans des formes « à
l’antique » – symbole d’un quartier neuf que l’on traçait pour lui comme une greffe des
Grands Boulevards54.
25 Un autre événement, qui n’était certainement pas fortuit55, devait apporter aussi un
argument décisif aux ennemis du Palais-Royal et de son propriétaire, le duc de Chartres,
bientôt duc d’Orléans, dont l’activité fébrile de spéculation se précisait très sérieusement
à l’époque où l’incendie éclata. Des lettres patentes, enregistrées au Parlement en mars
1780, avaient retiré à la Ville, sur sa demande, l’administration de l’Opéra « toujours de
plus en plus dispendieux »56, pour en confier la direction à Papillon de La Ferté,
l’intendant des Menus Plaisirs du roi. La décision, initialement d’ordre économique, ne
doit toutefois pas éluder la prise de possession symbolique – politique – de ce spectacle
réputé national par une administration royale, dévolue a priori aux rythmes festifs de la
Cour ! Or, fort de l’expérience de son père qui avait pu faire payer les frais de
reconstruction de l’Opéra in situ par la Ville après l’incendie de 1763, le duc de Chartres
engagea une procédure d’action similaire ; mieux, il chargea Victor Louis, l’architecte de
l’extension spéculative du pourtour du jardin du Palais Royal, de dessiner les plans d’une
nouvelle salle somptueuse du côté opposé à la salle détruite57.
168

26 Mais c’est le contexte politique qui allait permettre aux architectes de déployer dans
leurs projets un faste qu’aucune autre « nation » n’aurait sans doute pu alors envisager.
La plupart des auteurs de plans se sont clairement exprimés sur leurs intentions, tel cet
anonyme dont le projet est conservé aux Archives nationales :
« En considérant avant tout le Roi, la Reine et la famille Royale, placer l’Opéra aux
Tuileries, c’est donner au premier ou plutôt au seul Palais de la Capitale, un
caractère de magnificence qui lui convient exclusivement. C’est achever ce palais
incomplet [...], c’est procurer à leurs Majestés [...] cette jouissance libre et surtout
commode que les circonstances du bal rendent plus précieuses, en laissant sa
Majesté toujours à portée de son appartement et de son service. » 58
27 Comme le prévoyait Diderot, l’Opéra était devenu un spectacle idéal dont l’architecture
ne devait plus s’identifier à un quelconque local, seulement fonctionnel ou luxueux. Quel
plus beau programme suggérait-on à l’imagination d’un architecte que celui d’un édifice
grandiose où la Cour et la ville s’assembleraient pour jouir de la « réunion des arts » ?
L’objectif était d’autant plus souhaitable qu’il coïncidait, à l’époque où architectes et
urbanistes composent sur de vastes échelles59, avec un vieux rêve caressé depuis le règne
de Louis XIV, et maintes fois ressassé comme objet indispensable à la beauté et au
prestige de Paris : la réunion du Louvre et des Tuileries60. Si tous les architectes, auteurs
de projets pour placer l’Opéra entre ces deux palais, n’ont pas la malice de J.-C. Huet 61 qui
désirait isoler son théâtre pat deux tues, l’une nommée Gluck, l’autre Piccini, tous
souscrivent au raisonnement clairement exprimé par le célèbre chorégraphe Noverre
dans ses Observations sur la construction d’une nouvelle salle de l’Opéra, dont la presse s’est
largement fait l’écho :
« [...] Le seul terrain convenable à l’emplacement d’un monument public de ce
genre, celui qui offrirait le plus de sûreté, de dégagements et de débouchés, serait
sans contredit la place du Carrousel. La façade du théâtre serait tournée vers les
Tuileries ; les corps avancés de la droite et de la gauche se trouveraient en face du
guichet de Marigny et de la rue de l’Echelle ; le derrière du théâtre serait vis-à-vis
l’hôtel d’Elbeuf et de Longueville. » [...] « On dira, sans doute, que le plan de M.
Noverre n’est pas le plus économique. II répond à cela qu’il n’est pas question
d’élever une baraque, qu’il n’y en a déjà que trop de semées sur la place du
Carrousel ; mais qu’il s’agit d’un monument élevé à la commodité et à la sûreté
publique, d’un monument consacré aux Arts dans la capitale du premier royaume
de l’Europe. »62
28 Le pragmatisme des Lumières s’affirme avec force dans les projets d’urbanisme : tout
dessein d’embellissement se fonde sur une entreprise à caractère édilitaire. Dans le cas
particulier de la place du Carrousel, un des buts recherchés est d’assainir un quartier très
vétuste, et de toute façon indésirable dans cet endroit prestigieux de Paris où siégeaient,
aux côtés des collections royales, les Académies et bon nombre d’ateliers d’artistes
protégés par le roi. Les Parisiens qui, autrefois, avaient déploré le retour du jeune Louis
XV à Versailles, ne désespéraient sans doute pas de voir un jour la Cour réintégrer les
Tuileries. L’attrait de la Reine pour l’Opéra, ses spectacles, ses bals, pouvait laisser prévoir
des séjours temporaires...
29 Les historiens du Louvre et des Tuileries63 ont évoqué cette question de la mise en valeur
et de l’agrandissement des palais, mais tandis que l’aménagement de l’accès à la
colonnade de Perrault a fait l’objet d’une étude d’envergure64, aucune étude d’ensemble
n’a vraiment été entreprise sur cette question de la réunion du Louvre et des Tuileries,
liée à la reconstruction de l’Opéra. Les limites de cette communication nous interdisent
même un survol rapide de cette question65, mais on peut évoquer le rôle que
169

l’implantation de l’Opéra aurait pu avoir sur le remodelage du cœur de Paris à une époque
où la rue de Richelieu66 allait devenir une véritable voie triomphale des théâtres,
conduisant aux Grands Boulevards. Plusieurs procédés d’insertion ont été proposés dans le
but, soit d’embellir ou d’agrandir effectivement les palais, soit de dégager le centre de la
ville, soit, enfin, d’associer intimement les deux dans une vision renouvelée du paysage
urbain signifiant : places monumentales et rues symétriques s’articulent entre les
guichets du Louvre et la rue Saint-Honoré, ne laissant plus de trace d’un des plus vieux
quartiers de Paris.
30 Des quelques trente-cinq projets que j’ai dénombrés pour une période qui va de 1781 à
1797, les deux tiers datent de l’année même de l’incendie, du moins dans leur conception
originelle, soit qu’ils aient été ensuite publiés en gravure avec retard, soit que certains
d’entre eux aient fait l’objet de plusieurs variantes. Jean Stern, par exemple, qui a résumé
succinctement67 les épisodes qui marquent l’attitude des pouvoirs publics face à ces
projets, montre avec quel acharnement Bélanger (attaché aux Menus Plaisirs et architecte
du comte d’Artois, donc bien en faveur !) a défendu ses projets successifs en 1781, 1787,
1789, 1797, puis en 1802 et 180968 ! Or cette attitude n’est pas isolée : d’aussi célèbres
artistes que Boullée, De Wailly ou Antoine font assaut de variantes, tandis que se
précisent les contraintes de réalisation, politiques, économiques et urbanistiques. Devant
la quantité et la variété de ces projets, c’est bien à une sorte de grand exercice – sur le
papier – auquel on pense. Jamais le théâtre n’avait été plus évidemment prétexte à
remodeler le centre de la ville capitale, au moment même où l’idée d’une place dédiée à
Louis XVI se fait plus pressante. Sur une échelle compatible avec son étendue, Paris
rattrapait ainsi l’image moderne que s’étaient données certaines capitales provinciales,
autour de leurs théâtres-temples : Bordeaux, Nantes ou Marseille... À Paris, un précédent
célèbre pouvait enhardir les architectes à faire fusionner le Temple des Arts avec l’image
symbolique du monarque régnant : le projet que Boffrand avait dessiné en 1748, dans le
cadre du concours pour la place Louis XV69, où l’Opéra sis au Nord du Carrousel aurait
symétrisé avec une galerie destinée aux collections royales – idée qui illustre déjà le
besoin de créer un Muséum dans la capitale et que l’Abbé de Lubersac reprendra dans le
contexte qui nous occupe70.
31 Je n’insisterai pas sur le caractère architectural des projets de salle de spectacle qui, tous,
relèvent désormais de la métaphore du temple associé à la morphologie grandiose de
l’ordre antique, le plus souvent déployé en façade dans de gigantesques colonnades
corinthiennes (ordre analogique au spectacle le plus riche). La masse de l’édifice, simple,
est isolée en bloc : parfois, des portiques ou des arcades la relient au Louvre ou aux
Tuileries (selon les cas) ou aux immeubles à programmes qui entourent la place de
dégagement. Tandis que la plupart des projets adoptent le plan d’ensemble rectangulaire,
parfois pseudo-périptère comme M.-J. Peyre, d’autres préfèrent jouer de la plastique
symbolique du parti d’ensemble, tel Boullée qui transforme l’Opéra en tholos, à l’image du
Temple de Cnide dédié à Vénus et en hommage appuyé aux spectatrices qui décorent le
devant des loges71 ! Bélanger, dans son troisième projet (dont il donne les éléments
financiers de réalisation et budgétaires de fonctionnement prospectifs, très concrets72) ne
ménage pas les citations emblématiques : le théâtre, qu’il appelle Temple d’Apollon, adopte
la silhouette du Panthéon de Rome, juché sur un haut podium orné d’alignements de lions
couchés comme des sphinx, encadré par des piles statuaires imitées des propylées
d’Athènes (selon les restitutions de J.-D. Le Roy73), dans l’axe d’une colonne Trajane qui
dresse le roi au centre d’une place Louis XVI.
170

32 Schématiquement, trois types d’insertion caractérisent ces projets. Le premier, le plus


pragmatique, situe l’Opéra en dépendance des Tuileries – relié par une arche de pont 74,
comme le projet de Peyre, au pavillon de Marsan. L’urbanisme n’est pas traité, mais il
pourrait le devenir progressivement, tout comme dans les projets qui situent le théâtre
en vis-à-vis de la cour du Carrousel, élargie, mais encore isolée face au vieux quartier
(Boullée, Brébion). Le second type est celui qui associe la présence de l’Opéra à la création
d’une place Louis XVI : sa façade symétrisé avec celle des Tuileries, tandis que d’autres
espaces sont dévolus à des activités jugées complémentaires (salle de bal, de concert,
marchés, musée, etc.). Certains projets recherchent l’ouverture vers la rue Saint-Honoré,
dans le but de faciliter la liaison avec le Palais-Royal et la rue de Richelieu. Le troisième
type, en revanche, valorise l’extension du Louvre et la réunion des deux palais, avec la
suppression totale du vieux quartier. Les projets d’Antoine et de Poyet, dans cette
catégorie, sont les plus radicaux et atténuent même la présence monumentale de l’Opéra
dans la ville. En effet, la salle de spectacle, conçue à nouveau comme un local intérieur au
déploiement d’un gigantesque Palais des Lois et des Arts, se soumet à la présence d’une
Assemblée Nationale et partage les distributions annexes du Louvre avec toute une série
d’institutions administratives ou culturelles : académies et muséum, certes, mais
également la Bibliothèque du roi, l’Hôtel des ministres, la Cour des Aides, la Chambre des
comptes et la chambre du Parlement. Dans ce nouveau Capitole parisien, Poyet prévoyait
même d’implanter l’Hôtel de Ville autour de la cour carrée... Enfin, à l’époque où le roi est
obligé de résider aux Tuileries et où les projets d’Assemblée Nationale, devenus
prioritaires, se multiplient, d’autres emplacements ont été proposés pour l’implantation
monumentale de l’Opéra : la place Louis XV (De Wailly, Poyet), la place de la Bastille
(Corbet) ou le terrain du couvent des Capucines, entre les Grands Boulevards et la place
Vendôme (Boullée, Ledoux, De Wailly).
33 Face à tous ces projets, le pragmatisme des conseillers de Louis XVI, et en premier le
comte d’Angiviller, directeur des Bâtiments du roi, montre que la solution palatiale a failli
s’imposer définitivement, selon le premier type évoqué plus haut : un théâtre isolé,
construit en prolongement des Tuileries, mais relié aux appartements du roi et de la reine
par une arche de pont conduisant de l’arrière du théâtre au pavillon de Marsan. Mireille
Rambaud, qui a identifié ce projet avec celui de M.-J. Peyre, a étudié en détail le processus
d’approbation des plans et leur abandon définitif, peu après la mort de l’architecte (1785),
alors même que son confrère et ami De Wailly se proposait d’en superviser la réalisation 75.
34 On s’arrêtera ici seulement sur la manœuvre du directeur des Bâtiments, qui consistait à
répéter ce que son prédécesseur, le marquis de Marigny, avait fait sous Louis XV pour
l’édification de la nouvelle Comédie française76 (l’actuel Odéon) : capter la responsabilité
d’un chantier a priori privé, afin d’incorporer le théâtre dans le domaine des Bâtiments du
roi. La Ville déchargée de ses responsabilités, nous l’avons vu, il fallait encore contrer les
visées du duc d’Orléans dont l’entreprise spéculative du Palais-Royal fournissait les
moyens d’élever un nouveau théâtre (ce qu’il réalisa sur les plans de Victor Louis : c’est
l’actuelle Comédie française77). Or la Comédie italienne, édifiée grâce à l’activité
spéculative du duc de Choiseul sur les terrains de son ancien hôtel (quartier de l’Opéra
Comique actuel78), et le Théâtre de l’Odéon (il prend ce nom en 1796), élevé sur une vaste
parcelle de terrain donné en complément de l’apanage du Luxembourg à Monsieur, le
frère du roi, montrent, avec d’autres réalisations similaires rue de Richelieu durant la
Révolution (Théâtre Feydeau79, Théâtre Louvois, Théâtre des Arts de Mme Montansier),
171

qu’une entreprise d’urbanisme privé pouvait engendrer les moyens de construire une
salle de spectacle monumentale.
35 Soutenu par Louis XVI qui n’appréciait guère son cousin, le comte d’Angiviller dirigea
l’opposition contre le duc de Chartres (futur duc d’Orléans), entre 1781 et 1783, date à
laquelle le roi décida du choix du projet de Peyre. Le procès intenté devant le Parlement
par le duc de Chartres qui entendait bien entier dans ses droits, devenait caduc et la
correspondance entretenue entre les différents responsables du nouveau projet
(Angiviller, Joly de Fleury, Amelot et Calonne80) montre qu’une fois passées les
incertitudes financières (dues notamment aux dépenses de la Guerre d’Indépendance
américaine), le roi trouverait bien les moyens de loger avec éclat le symbole du
rattachement de la Cour à la capitale séculaire du royaume ! À moins de considérer la
politique des monuments relancée pat Calonne comme une utopie économico-politique, à
l’époque où se construisent et s’achèvent le mut des Fermiers généraux et les propylées de
Paris (1784-1790), l’un des plus grands chantiers du siècle, conduit à la hâte pat Ledoux81,
l’Académie royale de Musique et de Danse allait enfin trouver une identité monumentale.
Mais, sans plan d’urbanisme et dans un tel état de dépendance au château, était-ce bien
l’Opéra national espéré ?
36 La conjoncture politique empêcha la mise en œuvre du projet, tandis que la Première
République, attentive à favoriser un spectacle qui participait à ses fêtes officielles, fit
revenir l’Opéra – comme exilé dans sa salle provisoire à la Porte Saint-Martin – dans le
cœur remuant de la capitale. En 1794 alors que De Wailly forme des projets pour livrer le
Théâtre Français (l’Odéon), déserté pat sa troupe82, à l’Opéra, celui-ci s’installe finalement
dans la somptueuse salle réquisitionnée que la Montansier s’était fait construire par
Victor Louis rue de la Loi (ci-devant Richelieu), à l’emplacement de l’hôtel de Louvois. Ce
sera l’Opéra de Paris, jusqu’à l’assassinat du duc de Berry (1820) ; le théâtre détruit, la
salle en bois démontée puis remontée trouva un nouveau local rue Le Peletier : l’Opéra
provisoire qui précéda le Palais Garnier...
37 Un dernier projet au XVIIIe siècle mérite toute notre attention, car il confirme
l’orientation politique très forte qui a toujours fondé le programme monumental de
l’Opéra. Il s’agit d’un des plus gigantesques projets de l’époque, occupant tout le quartier
du terrain des Capucines destiné au lotissement et centré sur une salle de 3 000 places,
nommée Théâtre des Arts, à laquelle était adjointe une salle pour les jeunes élèves
comédiens chanteurs, ainsi qu’un passage sous la salle pour la circulation des voitures.
Plus de 700 colonnes distribuaient des promenoirs et des portiques le long des rues
neuves, jusqu’au Grands Boulevards : un bain public, deux marchés et d’innombrables
commerces devaient assurer une animation permanente indispensable à la viabilité d’un
aussi vaste quartier. Conçu en 1798 par Charles de Wailly, qui publia de longs textes
descriptifs dans le Journal de Paris et La Décade philosophique, et qui fit graver une des
variantes proposées, ce projet fut sérieusement étudié par le Directoire et soumis à
l’Institut83. Acteur de la politique culturelle menée durant la Révolution, comme son ami
David, adhérent aux valeurs symboliques du pouvoir en place, de Wailly soumit son
projet, très utilement conçu, à une symbolique patriotique de circonstance. À l’époque où
la République commémore les victoires de l’An IV par une série de fêtes militaires, il va de
soi que les architectes et urbanistes consacrent une part des embellissements de la ville
aux éclats martiaux d’une nation devenue garante des libertés. Évoquant la gloire du
jeune général Bonaparte, De Wailly ouvre son quartier par un arc de triomphe, sous
lequel passe la rue des Conquêtes qui conduit à la place de la Paix, elle-même ceinte d’une
172

couronne de petits temples monoptères, symbolisant, au sommet des immeubles qui


entourent l’Opéra, les nouvelles républiques satellites de la France. Dans l’atmosphère qui
présida à la cérémonie de l’entrée triomphale des objets d’art recueillis en Italie, l’Opéra,
Temple de la réunion des Arts, n’était-il pas devenu, en quelque sorte, une conquête
destinée à servir en permanence de local aux fêtes du peuple ? Le Consulat et l’Empire en
décideront autrement84.

Conclusion
38 Entre 1734 et 1798, des projets d’Oppenord à ceux de De Wailly, c’est donc bien sur un axe
politique, très conscient, qu’ont été formulés les projets d’Opéra pour Paris. Au début du
règne de Louis XV, dans l’attente d’une reprise de l’urbanisme monumental, l’Opéra
donne lieu à une recherche d’identité architecturale qui s’accommode de l’extériorisation
métaphorique de l’iconographie de la fable. Spectacle de Cour, ouvert sur la ville, il
adopte les signes brillants qui parent la demeure des princes ou qui mettent en scène la
dramaturgie des œuvres de Lully et de Rameau. Toutefois, le beffroi, le portique ou les
arcades d’accès direct depuis la rue, sont à l’image du monument public !
39 Plus que les impérities financières, certes réelles, mais non déterminantes (puisque
d’autres théâtres monumentaux urbains s’élèvent dans tout le royaume), c’est le système
de gestion de l’Opéra liée à des intérêts privés qui rendirent utopiques tous les projets
antérieurs à 1781. Prêt à devenir enfin un monument royal, grâce à l’administration de
Louis XVI, projeté dans des formes à l’antique dignes du cadre que nécessitait la tragédie
lyrique réformée par Gluck, l’Opéra recherchait sans doute encore sa vraie légitimité
urbaine, tandis qu’un autre programme institutionnel occupait désormais le talent des
architectes : l’Assemblée Nationale. Contrairement à Antoine ou à Poyet, nous l’avons vu,
De Wailly, auteur lui aussi d’un projet pour un grandiose édifice consacré aux Lois, à
l’emplacement des Tuileries, avait certainement raison de le dissocier de celui qu’il
proposait pour l’Opéra. Devenue républicaine, l’Académie Nationale de Musique et de
Danse n’en devait pas moins symboliser les loisirs citadins, dans un quartier qui attirerait
badauds et étrangers de passage dans la capitale. Sous l’Ancien Régime, n’était-ce pas
grâce à la spécificité et à la qualité de l’animation qui régnait autour du jardin du Palais-
Royal que le duc d’Orléans devait l’exercice de son privilège ? De ce lieu, Mercier ne
disait-il pas : « On l’appelle la capitale de Paris »85 ? Le prince devait penser, comme s’il
s’agissait d’un pléonasme, qu’il était vraiment ridicule de délocaliser l’Opéra. Pourtant, le
difficile passage de la Cour à la ville n’avait-il pas été réussi par ce spectacle rival qu’était
la Comédie française de la rive gauche, inaugurée en présence de la reine en 1782 86 ?
Peyre et De Wailly avaient conçu son temple, sous Louis XV, à l’image de celui d’Apollon,
comme un Nouveau Parnasse. Selon les lettres patentes de 1779 par lesquelles, après dix
ans d’atermoiements, Louis XVI ordonnait enfin sa construction, le monument moderne à
l’antique était destiné « à la conservation et au progrès de la littérature et des beaux-arts
dans la capitale et dans notre royaume, et dont la propriété doit nous demeurer... »87
173

NOTES
1. M. Lister, Voyage à Paris en 1698, éd. Société des Bibliophiles français, Paris, 1973, p. 157 (cité par
J. de La Gorce, « L’Opéra et son public au temps de Louis XV », Bulletin de la Société de l’Histoire de
Paris et de l’Ile de France, 108e année (1981), Paris, 1982, p. 450).
2. En 1782, la nouvelle Comédie française (Théâtre de l’Odéon actuel), qui remplace l’ancien Hôtel
des Comédiens du roi, porte sur sa frise l’inscription : Théâtre français.
3. Cf. D. Rabreau, Le théâtre et l’embellissement des villes de France au XVIIIe siècle, thèse pour le
doctorat d’État, Université Paris IV, 1978 (exemplaire dactylographié).
4. Cf. A. de Lasalle, Les 13 salies de l’Opéra, Paris, 1875 ; Le Palais-Royal, catalogue exposition, Musée
Carnavalet, Paris, 1988.
5. C.-R. Dufresny, Amusements sérieux et comiques, 2e éd., Paris, 1709, p. 95 (cité par H. Lagrave, Le
théâtre et le public à Paris, de 1715 à 1750, Paris, C. Klincksieck, 1972, p. 114).
6. Avant sa mort, Lully avait acheté un terrain pour faire construire une nouvelle salle ; cf. J. de
La Gorce, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV : l’histoire d’un théâtre, Paris, Desjonquères, 1992.
7. F. Boudon, « Urbanisme et spéculation à Paris au XVIIIe siècle : le terrain de l’hôtel de
Soissons », Journal of the Society of Architectural Historians, vol. XXXII, décembte 1973.
8. Cf. M.-K. Deming, La Halle au blé de Paris, 1762-1813, cheval de Troie de l’abondance dans la capitale
des Lumières, Bruxelles, Archives d’architecture moderne, 1984 (l’émergence de la halle
monumentale est parallèle à celle du théâtre monument).
9. Cf. D. Rabreau, op. cit. supra.
10. Cité par H. Leclerc, « Les Indes galantes », Revue d’histoire du théâtre, n° 4, 1953, p. 270.
11. Ibid., p. 270.
12. Cf. A. Schnapper, « Antoine Coypel : la galerie d’Enee au Palais-Royal », Revue de l’art, n° 5,
1969, pp. 33-42.
13. Manuscrit d’Oppenord accompagnant les dessins, Bibliothèque de l’École nationale
supérieure des Beaux-Arts de Paris. J’ai publié et étudié l’intégralité de ce projet : D. Rabreau,
« L’Opéra du mont Olympe en 1734. À propos d’un projet de Gilles-Marie Oppenord », Rameau en
Auvergne, recueil d’études sous le dir. de J.-L. Jam, Clermont-Ferrand, Service interuniversitaire
d’activités artistiques, 1986, pp. 167-191, 25 ill. hors texte.
14. Cette façade, sous forme d’immeuble, existe toujours rue de l’Ancienne Comédie.
15. J.-F. Blondel, Cours d’architecture, t. II, Paris, 1771, pp. 263-265.
16. Cf. J. Lacombe, article « machine poétique », Dictionnaire portatif des Beaux-Arts, Paris, 1752. Cf.
D. Rabreau, op. cit. supra note 13.
17. Manuscrit d’Oppenord, op. cit. supra note 13.
18. Ibid.
19. Cf. D. Rabteau, op. cit. supra note 3.
20. Cf. J. Baltrusaïtis, La Quête d’Isis. Essai sur la légende d’un mythe, Paris, Flammarion, 1997.
21. Cf. F. Noël, Dictionnaire de la Fable, Paris, an XII (1803), nlle éd., pp. 114-119.
22. Cf. J. Leclant, « En quête de l’Égyptomanie », Revue de l’art, n° 5, 1979, pp. 82-88 ; E. Iversen,
The Myth of Egypt and its hiéroglyphes in European Tradition, Copenhague, GEC Gad, 1961 et J.
Baltrusaïtis, op. cit.
23. J.-B. Fischer von Erlach, Fondements d’une histoire de l’architecture, Vienne, 1721 (éd. en
allemand et en français).
24. Fénelon, Les Aventures de Télémaque, Livre II (éd. C. Poussielgue, Paris, 1903, pp. 29-30).
174

25. Il convient de rappeler, dans le contexte qui nous occupe, l’analogie entre Phoebus-Apollon et
le Roi-Soleil.
26. Article « Apollon », op. cit. supra, note 21.
27. Sur la présence de Mercure, cf. D. Rabreau, op. cit. supra note 13, p. 182.
28. Ibid., ill. XI et XV.
29. P. Patte, Les Monuments érigés en France à la gloire de Louis XV, Paris, 1765, p. 6 (Patte emprunte
l’expression à d’Alembert, dans la préface de l’Encyclopédie).
30. Sur l’introduction du dorique grec originel sans base (non observé par Oppenord dans les
proportions ou le profil du chapiteau), cf. M.-R. Paupe, « Dorique et toscan. Du traité de Vitruve à
la découverte de la Grèce », Archives d’Architecture Moderne, n° 34, Bruxelles, 1987.
31. P. Patte, Essai sur l’architecture théâtrale, Paris, 1782 (article I, « Du théâtre des Anciens »,
pp. 40-56).
32. Cf. D. Rabreau, « Le Grand Théâtre de Victor Louis : des vérités, des impressions », Victor Louis
et le théâtre. Scénographie, mise en scène et architecture théâtrale aux XVIIIe et XIXe siècles, actes du
colloque de Bordeaux (8-10 mai 1980), Paris, CNRS, 1982, pp. 21-41.
33. J. de La Gorce, op. cit. supra note 6.
34. Ibid., p. 185.
35. E.-J.-B. Rathery, Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, Paris, 1867, t. VI, pp. 48-49.
36. La salle du XVIIe siècle servit de dépendance, tandis que A.-J. Gabriel et J.-G. Soufflot
aménageaient les nouvelles structures. Sur les spectacles muets de Servandoni, cf. R. Middleton,
« J.-N. Servandoni : du théâtre à la ville », Théâtre et architecture : Louis-Marie Cordonnier, actes du
colloque de Lille (14-16 novembre 1985), éd. polycopiée, Villeneuve d’Ascq, École d’Architecture
de Lille et Régions du Nord, 1989 (sans pagination).
37. Selon L’Avant-coureur, cité dans Le Palais-Royal, op. cit. supra note 4, p. 137.
38. Outre le fût sans bases des colonnes extérieures, des frises d’ornements géométriques et des
figures de termes préfigurent, en pleine période rocaille, le « goût à la grecque » des années
1750-1770 (cf. D. Rabreau, op. cit. supra note 13).
39. Critique du Salon, Journal de Paris, 24 septembre 1781, p. 1077 (tableau conservé au Musée
Carnavalet). Sur l’incendie et les projets postérieurs du duc de Chantes, cf. Journal de Paris, 20 juin
1781, p. 690 et V. Champier et R. Sandoz, Le Palais-Royal, Paris, Société de propagation des livres
d’art, 1900, t. I.
40. L’incendie des théâtres est une des hantises du XVIIIe siècle. Après 1750, les architectes
multiplient les innovations techniques dans leurs projets afin d’en amoindrir la violence (Soufflot
invente au théâtre de Lyon une sorte de rideau de fer, les citernes deviennent plus fréquentes,
Boullée réclame la disparition des charpentes au bénéfice de voûtes en briques, V. Louis réalise
en fer la charpente du théâtre du Palais-Royal, etc.).
41. Cf. D. Rabreau, « Les arts régénérés en leur capitale ou la monarchie face au public », Paris,
capitale des arts sous Louis XV, Annales du Centre Ledoux, t. 1, Paris/Bordeaux, 1997, p. 15.
42. Cf. D. Rabreau, op. cit. supra, note 3.
43. L.-S. Mercier, Tableau de Paris, nlle éd., Amsterdam, 1782-1783, t. 3, p. 28.
44. Cf. l’Abbé Leblond, Mémoire pour servir à l’histoire de la révolution opérée dans la musique par le M.
Chevalier Gluck, Naples, 1781 et G. Snyders, « Une révolution dans le goût musical au XVIIIe siècle
(...) », Annales E.S.C, n° 1, janvier-février 1963, pp. 20-43.
45. Cité par C. Manceron, Les Hommes de la liberté, t. 1, Les vingt ans du Roi, Paris, R. Laffont, 1972,
« Le cri plaintif de la nature. Gluck et Jean-Jacques Rousseau », pp. 46-50 et bibliographie.
46. Voltaire, Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue
française, article « Opéra », cité par G. Snyders, art. cit., supra note 44.
47. D. Diderot, Deuxième entretien sur le fils naturel cité par G. Snyders, ibid.
48. D’Alembert, De la liberté de la musique, cité par G. Snyders, ibid.
175

49. La salle des Tuileries était occupée par la troupe des Comédiens français, qui attendait la fin
du chantier du Théâtre de l’Odéon alors en construction.
50. Il s’agit évidemment de Gluck qui, à cette date, avait définitivement quitté Paris.
51. Article anonyme, Journal de Paris, 31 juillet 1781, p. 854.
52. Cf. D. Rabreau et M. Steinhauser, « Le théâtre de l’Odéon de Charles de Wailly et Marie-Joseph
Peyre, 1767-1782 », Revue de l’art, n° 19, 1973, pp. 8-49.
53. Cf. D. Rabreau, « L’Odéon, temple de Melpomène et Thalie », Bulletin de la Société historique du
VIe arrondissement de Paris, Année 1978-1979, Paris, 1980, pp. 39-55.
54. Cf. F. Boyer, « Un lotissement à Paris au XVIIIe siècle : de l’hôtel de Choiseul à la Comédie
italienne », La Vie urbaine, n° 4, octobre-décembre 1962.
55. Cf. V. Champier et R. Sandoz, op. cit., chapitte VII.
56. Ibid, p. 415.
57. Cf. J.-H. Piettre, « Pélerinages en architectures disparues. L’Opéra du Palais-Royal », Victor
Louis et le théâtre (...), op. cit. supra note 32, pp. 55-64 et H. Prudent et P. Guadet, Les salles de
spectacle construites par Victor Louis, Paris, 1903.
58. « Projet pour l’établissement de l’Opéra », A.N., O1 629.
59. Cf. les programmes des projets académiques d’architecture publique, depuis les années 1770,
et les publications théoriques de l’époque (par exemple, M.-J. Peyre, Œuvres d’architecture, Paris,
1765). Cf. J.-M. Pérouse de Montclos, « Les Prix de Rome », concours de l’Académie royale d’Architecture
au XVIIe siècle, Paris, Berger-Levrault, 1984.
60. A. Chastel et J.-M. Pérouse de Montclos, « L’aménagement de l’accès oriental du Louvre », Les
Monuments historiques de la France, n° 3, 1966.
61. Exemplaire gravé à l’eau-forte, Bibliothèque d’Art et d’Archéologie de l’Université de Paris,
fondation Jacques Doucet, Carton 0A 530. Cf. Mémoires secrets (...), Londres, 1779-1789, t. 18, 10
septembre 1781, p. 37.
62. Journal de Paris, 8 octobre 1781, pp. 1131-133.
63. Cf. L. Hautecoeur, Le Louvre et tes Tuileries, Paris, A. Morana, 1924.
64. Cf. supra note 60.
65. J’ai étudié ces projets dans ma thèse (D. Rabreau, op. cit. supra note 3) et publié une analyse
détaillée de certains d’entre eux, sans illustrations, cf. D. Rabreau, « L’Opéra au centre de
l’urbanisme parisien (...) », L’Opéra au XVIIIe siècle, actes du colloque d’Aix-en-Provence (1977), Aix-
en-Provence, 1982 (éd. polycopiée de l’Université).
66. Cf. J. Hillairet, La rue de Richelieu, Paris, Éditions de Minuit, 1966.
67. J. Stern, A l’ombre de Sophie Arnould. François-Joseph Bélanger, Architecte des Menus-Plaisirs,
Premier Architecte du comte d’Artois, Paris, Plon, 1930, t. I, pp. 124-129, t. II, pp. 144-146, pp. 222-231,
1 ill.
68. Ibid.
69. P. Patte, op. cit. supra note 29.
70. Cf. M.-K. Deming, « Lubersac de Livron, ou les projets de ‘l’abbé monument’ pout le Louvre et
les Tuileries », Etienne-Louis Boullée (...), actes du colloque de Paris (BNF, 3-4 décembre 1999),
Annales du Centre Ledoux, t. 5, 2001, sous presse.
71. Cf. E.-L. Boullée, Architecture. Essai sur l’art, publié et présenté par J.-M. Pérouse de Montclos,
Paris, Hermann, 1968.
72. J’ai reproduit des extraits de son mémoire et analysé son système dans D. Rabreau, « Le
Théâtre de la Réunion des Arts : les enjeux d’une conquête révolutionnaire ». Le Progrès des Arts
réunis, actes du colloque de Bordeaux-Toulouse (22-26 mai 1989), Bordeaux, 1992, pp. 209-226.
73. J.-D. Le Roy, Les ruines des plus beaux monuments de la Grèce, Paris, 1758 (2 e éd., 1770).
74. Similaire à celles que Peyre et De Wailly avaient réalisées au Théâtre de l’Odéon et qui furent
détruites sous la Monarchie de Juillet. Cf. D. Rabreau et M. Steinhauser, art. cit. supra note 52.
176

75. M. Rambaud, « Un projet de Marie-Joseph Peyre pour l’Opéra de Paris, 1781-1786 », Bulletin de
la Société de l’Histoire de l’Art français (1976), Paris, 1978, pp. 241-253.
76. Cf. D. Rabreau et M. Steinhauser, op. cit. supra note 52.
77. Cf. V. Champier et R. Sandoz, op. cit. J.-H. Piettre, « Pèlerinages en architectures disparues.
L’Opéra du Palais-Royal », Victor Louis et le théâtre (...), op. cit. et H. Prudent et P. Guadet, Les salles
de spectacle construites par Victor Louis, Paris, 1903.
78. Cf. D. Rabreau, Le théâtre et l’embellissement des villes de France au XVIIIe siècle, thèse pour le
doctorat d’État, Université Paris IV, 1978 (exemplaire dactylographié). F. Boyer, « Un lotissement
à Paris au XVIIIe siècle : de l’hôtel de Choiseul à la Comédie italienne », La Vie urbaine, n° 4,
octobre-décembre 1962.
79. Cf. D. Rabreau, « Le théâtre Feydeau et la tue des Colonnes (1791-1829) », actes du 100 e Congrès
national des Sociétés savantes, Paris, 1975.
80. Cf. M. Rambaud, op. cit. supra note 75.
81. Cf. J.-M. Peysson, Le mur d’enceinte des Fermiers généraux, 1784-1791. Politique, économie,
urbanisme, thèse de doctorat, Université Paris I, 1984 (exemplaire dactylographié) et D. Rabreau,
Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806). L’Architecture et les Fastes du Temps, Annales du Centre Ledoux, t.
III, Paris/Bordeaux, 2000.
82. Cf. M. Mosser et D. Rabreau, Charles de Wailly, peintre architecte dans l’Europe des Lumières,
Catalogue exposition Paris, Hôtel de Sully, Paris, Caisse nationale des monuments historiques et
des sites, 1979.
83. Cf. D. Rabreau, « Un forum au cœur du Paris révolutionnaire : les projets de Charles De Wailly,
1798 », L’Ivre de pierre, Paris, 1977 et op. cit. supra note 72.
84. Ibid.
85. L.-S. Mercier, op. cit. supra note 43, t. 8, p. 930.
86. La politique, toujours, ruina bientôt le Temple de Peyre et De Wailly, quand la troupe de Talma
vint prendre possession de la nouvelle salle que Victor Louis avait construite inutilement pour
l’Opéra.
87. Cité dans D. Rabreau, op. cit. supra note 53.
177

Théâtre et théâtralité urbaine au


XIXe siècle en Allemagne
L’exemple des théâtres publics de Cour

Monika Steinhauser

1 Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, le théâtre public fut élevé au rang de « monument
public » et devint le centre d’un programme de réformes urbanistiques dans lequel le
changement de composition du public s’annonçait de façon évidente1. À l’époque, non
seulement on publia de nombreux traités théoriques d’architecture sur la construction de
théâtres, mais le théâtre lui-même et sa fonction sociale furent également au cœur d’un
âpre débat littéraire. Ce débat se déroula en même temps en Allemagne. Mais, à la
différence de la France, ce n’est qu’après 1800 qu’y furent construits des théâtres qui
méritèrent aussi le nom de « monument public ». Comme le discours littéraire sur le
théâtre en France et en Allemagne se différencie de manière spécifique à l’horizon des
Lumières et marque indirectement dans les deux cas, quoique de façon décalée, la
sémantique de l’architecture théâtrale, j’évoquerai d’abord rapidement les termes de
cette discussion pour au moins rappeler la genèse de l’idée allemande de culture qui se
manifesta dans le premier tiers du XIXe siècle, en particulier dans les grands théâtres
publics de cour de Munich et de Berlin.

Le débat sur la fonction du théâtre en France et en


Allemagne
2 L’importance croissante du théâtre dans la vie publique française se reflète, à partir des
années 1760, dans d’innombrables écrits qui traitent cette question ancienne de façon
nouvelle et avec une grande violence. La discussion avait pour enjeu de savoir si le
théâtre devait non seulement représenter les mœurs mais aussi les améliorer, s’il
contribuait à profiter ou à nuire à la société. Fait nouveau : cette discussion n’était plus
menée en fonction de principes religieux chrétiens mais au nom de la « morale civile ».
L’influence croissante des Lumières se manifesta dans le fait que même des adversaires
doctrinaires du théâtre ne se servaient plus d’arguments tirés de la théologie morale. En
178

d’autres termes, ne pouvait s’affirmer dans la discussion publique que celui qui se plaçait
au point de vue d’une argumentation profane. Ainsi les adversaires du théâtre ne citaient
plus les Pères de l’Eglise mais des auteurs antiques comme témoins d’une attitude qui
voyait dans le théâtre une institution nuisible au bien commun et ne faisait qu’enflammer
les passions au lieu de les modérer. Les célèbres Lettres sur les Spectacles avec une Histoire
des Ouvrages pour et contre les Théâtres, qui furent éditées à quatre reprises entre 1756 et
1771 et furent finalement couronnées par l’Université de Paris pour récompenser leurs
mérites académiques particuliers, sont caractéristiques de cette tendance2.
3 Ce que Desprez de Boissy lui-même avançait contre le théâtre contemporain était banal et
connu depuis longtemps. Ainsi, il condamnait l’atteinte portée à la « décence », le trouble
de l’ordre public par la stimulation des passions, l’incitation à l’oisiveté et l’exhibition de
splendeurs vaines. Dans ce contexte, il est révélateur qu’il élargit sa critique en 1769 à
d’autres « lieux de loisir » et qu’il qualifia ainsi la différenciation croissante des
divertissements publics qui changeaient aussi l’image de la ville :
« Tel est le caractère de ces nouvelles promenades changées en comédies publiques,
où l’on se pare comme pour le Bal, où l’on apporte le même esprit, le même luxe, où
chacun, Acteur et Spectateur tout à la fois, vient jouer son rôle et faire son
personnage ; tel est enfin le caractère de ces fêtes foraines qu’on a vu depuis peu
s’introduire en France, et qui portent le nom Anglois de Waux-Hall. » 3
4 En d’autres termes, Desprez de Boissy ne voyait dans les rapports de sociabilité qu’une
foire aux vanités où la mascarade prenait la suite de la trompeuse apparence du théâtre.
Dans ce sens péjoratif, intérieur et extérieur s’unissaient d’après lui pour former la scène
d’une spectaculaire auto-mise en scène du public pour laquelle des édifices, places et
promenades nouveaux constituaient le décor -entièrement dans le sens d’une
théâtralisation du public. A la même époque, Jean-Jacques Rousseau l’interprétait, lui,
comme un symptôme de dégénérescence sociale dans le cadre de sa critique égalitaire de
la culture. Quand, en 1758, dans sa célèbre Lettre à M. d’Alembert sur les spectacles, il réfuta
le plaidoyer de celui-ci en faveur d’un théâtre public (« Donnez les spectateurs en
spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes : faites que chacun se voie et s’aime dans les
autres, afin que tous en soient mieux unis »), il parlait des fêtes populaires dans le Genève
républicain qui réunissaient tous les citoyens, encourageaient la vertu et devraient
soumettre les intérêts égoïstes d’individus et de groupes concurrents au bien public4.
5 Tandis que, selon Rousseau, les spectacles étaient appropriés à la capitale d’une
monarchie pour que « les mauvaises mœurs ne dégénèrent en brigandage », ils sont
néfastes dans une république, précisément parce que le théâtre ne fait que stimuler les
affects et n’éveille qu’une émotion passagère. C’est pourquoi, au précepte aristotélicien
de la Poétique – « purger les passions en les excitant » -Rousseau oppose en dernier ressort
la raison. Elle seule peut mener à une pratique de l’action humaine comprise moralement
et devrait par conséquent diriger également la formation de « l’opinion publique ». En
d’autres termes, à la lumière de l’exemple genevois, Rousseau critiquait la hiérarchie
absolutiste des conditions et leur différenciation des rangs qui était aussi manifeste dans
l’architecture, cette différenciation qu’il condamnait au nom de la « liberté publique » et
des « vertus simples et modestes » de l’« homme » et du « citoyen ». Pour Rousseau, il
s’agissait de la moralité de l’homme sous le signe d’une morale universelle, tandis que
d’Alembert voyait dans le théâtre l’école des mœurs civilisant l’homme. La Lettre à M.
d’Alembert a suscité l’entrée en lice des « gens de lettres » éclairés et ils plaidèrent
également pour l’accomplissement moral de l’homme, en fonction d’un débat littéraire
179

qui devait procurer à la sphère privée la considération du public et s’opposait


implicitement de façon critique à l’autorité de l’Etat absolutiste5. À cet égard, ils portaient
sur le théâtre, dans lequel le public raisonnable des particuliers se mettait d’accord avec
lui-même, un jugement complètement différent de celui de Rousseau : précisément parce
que les passions et non la raison définissaient l’intérêt de l’homme, le théâtre leur
semblait être un moyen particulièrement approprié pour influencer la morale car il agit
sur les sens et sur l’âme.
6 Le rôle nouveau attribué au théâtre dans cette discussion est à l’époque lié à une réforme
des genres qui trouva dans la « tragédie domestique et bourgeoise » de Diderot son
prototype dont l’équivalent en Allemagne était le « drame bourgeois » de Lessing. La
dimension politique de cette réforme théâtrale qui s’accomplit en pratique dans le champ
conflictuel de conditions et d’intérêts sociaux divergents ne se développa pourtant que
sous la Révolution française, au cours de laquelle il sembla qu’un des rêves de Diderot se
réalisa. Car, à l’époque, la scène héroïque remplaçait la chaire, le public uni au nom de la
République, la communauté de croyance. Mais ce processus était lié à une crise du théâtre
d’illusion que Diderot lui-même avait propagée et dans lequel on s’adressait à la capacité
d’identification du public et non plus à sa connaissance des règles. Ainsi, de nouvelles
formes de jeu cherchaient dorénavant à associer un public participant, à supprimer la
frontière esthétique entre la réalité et la fiction, à sauter, pour ainsi dire, par-dessus la
rampe. En d’autres termes, la crise du théâtre d’illusion fut le triomphe d’une réalité
révolutionnaire qui se théâtralisait elle-même dans ses défilés de masse et ses fêtes, où le
théâtre célébrait la réalité comme « éloquence matérielle » (Robespierre)6. Le transfert de
l’apparence dans la réalité était le grand thème auquel rêvaient à l’époque poètes,
musiciens et peintres, dans des projets utopiques qui, en fin de compte, ne devaient pas
être mis en scène dans des théâtres à l’espace réduit mais dans l’arène, suivant ainsi le
modèle de l’Antiquité. L’ironie du sort voulut qu’en France ce fut le marché qui ramena le
théâtre à nouveau dans les bas-fonds du quotidien. C’est ainsi qu’apparurent à l’époque
d’innombrables théâtres privés avec la nouvelle liberté d’entreprise, lesquels avaient en
vue non pas la perfectibilité morale mais le divertissement du public.
7 En Allemagne également, s’était formé dans le dernier tiers du XVIIIe siècle un public
littéraire ou encore bourgeois, qui ne pouvait certes pas développer une force de frappe
politique dans les frontières des petits États absolutistes, ainsi que Herder, Schiller et
Goethe le constataient déjà. « Nous n’avons pas de capitale », « nous n’avons pas de
théâtre national », « nos meilleurs poètes et artistes sont dispersés dans tous les cercles
de l’Empire allemand », écrivait Wieland à l’époque dans son Teutscher Merkur 7. Et Herder
répliqua à l’optimisme progressiste des philosophes français des Lumières quand il
remarqua avec résignation en regardant la Prusse de Frédéric :
« Il y a bien ces brillants marchés destinés à former l’humanité, la chaire des
prêtres et le spectacle, les salles de justice, bibliothèques, écoles, et en particulier ce
qui en est le couronnement : les illustres académies ! Dans quel éclat ! Pour
l’éternelle gloire des princes ! inaugurées avec splendeur en vue de quels grands
buts, former et éclairer le monde, apporter aux hommes la félicité ! – que font-elles
donc ? Que peuvent-elles faire ? – elles jouent. »8
8 Ainsi Herder reprend-il le potentiel critique des Lumières dans une tournure de critique
idéologique qui privilégie finalement la formation intérieure des hommes par rapport à
l’orientation politique et au pathos égalitaire des Français. De cette façon, il se sert à
nouveau des valeurs intérieures contre les valeurs extérieures qu’il voit incarnées à la
Cour dans l’étiquette marquée par l’influence française et forge un modèle allemand
180

durable de pensée qui s’exprime de façon évidente dans la valorisation opposée de la


culture et de la civilisation.
9 D’une manière différente, Schiller a la même orientation. Dans son écrit programmatique
de 1785 Was kann eine gute stehende Schaubühne eigentlich wirken (Quelle peut être l’action
propre d’un théâtre bien conçu ?), il considérait encore le théâtre comme une « institution
morale », comme le lieu d’une justice possible où les « lois de ce monde » sont
suspendues ; il avait joué ici de la légitimité contre la légalité au nom de l’homme,
précisément parce qu’à l’abri des frontières de l’esthétique, une liberté d’action est
donnée à la critique. Plus tard, à cause de la Terreur, il perdit l’espoir de pouvoir
influencer la pratique sociale par l’effet moral de la scène9. Dans ses lettres, d’abord
publiées en 1795 sous le titre De l’éducation esthétique de l’homme, il déclarait que l’art
autonome est le seul empire de la liberté humaine qui enlève à l’homme sa propre
aliénation dans une réalité divisée :
« …Ainsi le théâtre nous impressionne – dans ce monde artificiel nous quittons par
le rêve le monde réel, nous nous retrouvons nous-mêmes... » 10
10 L’idée d’éducation ici ne vise plus, à la différence de la France révolutionnaire, à la
réalisation de l’idée politique de liberté mais à la liberté intérieure de l’homme procurée
par l’esthétique. L’homme doit ainsi s’assurer de son être en tant que personne morale
précisément au théâtre. Ainsi, l’absence de liberté extérieure est compensée au plan
esthétique et l’idée d’éducation de l’Aufklärung s’éloigne de la pratique sociale, même si
Schiller vise à une réconciliation de la réalité divisée dans son utopie de « l’Etat
esthétique ». Les petits États allemands et leurs princes pouvaient par conséquent
s’occuper en toute confiance du mouvement théâtral national et payer leur tribut au
public bourgeois dans le sens d’une réforme venant d’en haut. À la différence de la
France, celui-ci n’avait aucune possibilité d’exercer une influence politique réelle. Goethe
fit montre de clairvoyance quand il remarqua dans Poésie et vérité que les auteurs d’essais
critiques et de tracts donnaient au public l’impression que « devant lui se trouve le vrai
tribunal ! folie ! car aucun public ne possède le pouvoir exécutif et dans l’Allemagne en
miettes l’opinion publique ne sert ni ne peut porter tort à quiconque. »11 Pourtant elle
minait aussi ici à long terme et à des périodes décalées par rapport à la France l’autorité
de l’État absolutiste : le rôle du théâtre pendant la période qui précède 1848 en Allemagne
(Vormärz) est, à cet égard, un indice significatif. Autrement dit, en Allemagne, le théâtre
avait toujours un rôle directeur qui permettait aussi au public de se mettre d’accord sur le
plan politique du fait de l’absence de parlement et de la censure sur la presse.

Le théâtre comme monument public en Allemagne


11 La fonction sociale du théâtre n’est certes ici évoquée que de façon idéal-typique. Elle se
développa dans le cadre de la séparation entre l’État et la société de manière différente en
France et en Allemagne mais marque dans les deux pays le théâtre comme institution et
monument public. À cet égard, il faut bien sûr souligner qu’il existait souvent une
différence importante entre les options du discours littéraire ou les intentions des
architectes et la pratique courante du théâtre. Le fait que la construction de théâtres
publics ne devint une activité prioritaire qu’après 1800, après les bouleversements causés
par la Révolution française, s’explique par les réformes mises en œuvre d’en haut dans les
différents États allemands12 : ce n’est que lorsque les États absolutistes se chargèrent de la
construction de théâtres publics que naquirent des théâtres qui trouvèrent leur propre
181

forme caractéristique tandis que les théâtres municipaux, financés et administrés de


façon privée, ne permettaient, la plupart du temps, que de piètres bâtiments. Dans les
villes de résidence allemandes rivales, les théâtres dépassèrent les uns après les autres,
par leur prétention et leur grandeur, la capitale et les grandes villes françaises.
12 Ainsi, par exemple, le Théâtre royal national et de Cour de Munich fut conçu et construit
par Karl von Fischer entre 1811 et 1818. Opéra et théâtre, il fut en même temps fêté
comme le « monument de la nation bavaroise » (fig. 1/2). Monument le plus important de
l’époque de Max I. Joseph, il donnait au nouveau royaume, dû à la bienveillance
napoléonienne, une image symbolique triomphante13. De plus, la construction fut
financée par le budget de l’État après l’échec d’un financement par actions auquel
n’avaient participé pratiquement que des membres de la Cour.
13 Situé du côté oriental de la place Max-Joseph, le théâtre gardait certes son lien avec la
résidence, agrandie à l’époque par Leo von Klenze, mais sa situation exposée frontale
plaçait décidément la résidence dans son ombre. Autrement dit, centre de projets
d’urbanisme, le théâtre reprit à sa façon le modèle français de la fin du XVIIIe siècle.
14 En effet, même si ce projet échoua grâce à l’habileté de Fischer, le roi lui-même avait
souhaité une copie exacte de l’Odéon de Paris. Ce dernier, né de différents intérêts et
partis, représentait un nouveau concept urbanistique avec sa situation sur une place et
son « architecture moralisée » correspondait aux normes d’un espace public bourgeois14.
15 Comme les projets d’un théâtre national commencèrent avant la commande, Fischer
s’était déjà mis en avant en 1802 avec des plans correspondants. Il s’était ainsi emparé
non seulement des idées réformatrices allemandes en vigueur dans la discussion sur
l’architecture des théâtres des années 1800 mais il interpréta aussi le théâtre comme une
institution morale dans la lignée de l’Aufklärunget du jeune Schiller : « Tribunal artium
mores perversos purgans et corrigens » (Tribunal des arts purifiant et corrigeant les mœurs
dépravées), telle était alors l’inscription du fronton changée, de manière significative, par
la suite en « Maximilianus Josephus Elector (...) Apollini et Musis Hoc Templum Extruxit »
(Maximilien Joseph électeur éleva ce temple à Apollon et aux Muses). Y correspondent,
dans le premier projet, le renoncement tout à fait sacrilège à la loge princière centrale
dans la salle er les rangées à portée libre avec des cloisons radiales et de faible hauteur.
Celles-ci donnent l’impression d’un colombier, comme les loges à l’italienne, et
abandonnent la disposition des colonnes à la française en avant des rangs, qui garantit
l’impression de « grandeur » et de « vraisemblance ». La claire articulation de formes
géométriques de base, en plan et en élévation, et la décoration modeste, qui caractérise
aussi la spacieuse cage d’escalier affichent un environnement ostensiblement
« bourgeois », qui revêt une signification architecturale et se distingue nettement du
vieux théâtre de cour de François Cuvillier l’ancien15. Le vieux théâtre de cour et le
nouveau théâtre national qui dépasse les séparations d’ordre s’opposent de manière
significative sut la place, initialement prévue en trois parties intégrant une salle de
redoute. D’un côté, le faste cérémoniel de la fête de Cour étale son ostentation
architecturale tandis que, de l’autre, un langage architectural fonctionnel énonce le
projet d’éducation publique attaché finalement à l’édifice théâtral. C’est avant tout le
portique à colonnes, surmonté d’un fronton emprunté au Panthéon romain, qui élève le
théâtre vers l’idéal et le désigne comme Panthéon de l’art. Mais le portique remplit une
double fonction : ouvrir une perspective sur la place et être une scène pour les
spectateurs, qui accèdent ensemble, par le large escalier ouvert, au lieu sacré de l’art et,
lorsqu’ils quittent le théâtre, sont confrontés effectivement à l’abaissement vers la
182

réalité. En effet, les façades des maisons situées de l’autre côté de la tue contrastent avec
la place fermée située sut l’angle droit devant la résidence et le Théâtre national, au
centre de laquelle, en 1835, Christian Daniel Rauch édifia le monument dédié au roi. Le
côté artificiel de la place et ses constructions démesurées par rapport à celles du Munich
de l’époque qui se réfèrent au Palais Pitti (Résidence), au Panthéon et à l’hospice des
enfants trouvés de Florence (la poste de Klenze en face de la résidence), avaient déjà été
remarqués par Gérard de Nerval en 1851. Dans son Voyage en Orient, il écrit :
« Cette place ressemble à ces décorations impossibles que les théâtres hasardent
quelquefois ; un solide monument de cuivre rouge (...) vient seul contrarier cette
illusion. »16
16 Nerval avait alors devant les yeux l’édifice refait après l’incendie de 1825, que Léo von
Klenze avait reconstruit en doublant le motif du fronton : non plus seulement pour
honorer une commande royale mais aussi celle de la ville de Munich qui avait fait du
Théâtre national son affaire. On comprend ainsi pourquoi le Théâtre national, qui resta
jusqu’au milieu du siècle le plus grand théâtre d’Europe, témoigne de la volonté de
prestige du nouveau royaume. C’était l’État absolutiste qui anoblissait sur le plan
architectural les anciennes fondations de théâtres nationaux inspirés de l’Aufklärung à
Munich (1778), Mannheim (1779) ou Berlin (1786) : la prétention culturelle du théâtre
public ne pouvait alors se manifester que grâce à la protection des arts par le prince. Par
la suite, les nouveaux plans urbains de Louis Ier y correspondirent ; ses constructions
évoquèrent les impressions de voyage du roi et ses souvenirs picturaux et jouèrent en fait
le rôle, dans la Munich provinciale, d’une coulisse du Théâtre. C’est pourquoi Henri Heine
a qualifié, de façon sarcastique, Louis Ier d’« eunuque de l’art »17.
17 Grâce à Karl Friedrich Schinkel, les plans et la construction du Théâtre national de Berlin
furent comparables mais totalement différents ; la distinction architecturale particulière
de ce théâtre n’avait pas été soulignée en vain pat Quatremère de Quincy (fig. 3/4). Le
nouvel édifice remplaçait le théâtre national construit en 1802 sur le Gendarmenmarkt
par Langhans l’ancien et critiqué à juste titre ; ce dernier avait brûlé en 1817 et avait dû
être reconstruit à la même place. Pour des raisons financières, Schinkel fut obligé de
réutiliser les fondations existantes et les colonnes du vieux théâtre : Frédéric Guillaume II
de Prusse exigeait qu’on fasse des économies18. Pourtant, entre 1818 et 1821, ce théâtre
apparut comme un édifice à la fois sobre et sublime qui, dans sa disposition sur trois
étages et dans l’échelonnement pyramidal des cubiques, reproduit à l’extérieur le plan
fonctionnel et en respecte la hiérarchie à l’intérieur en le transcendant. Ainsi, Schinkel
répondit à l’exigence de caractériser de façon appropriée la fonction dans sa conception.
But et moyen de représentation, dessin et dessiné devaient se correspondre dans le sens
d’une architecture figurative. En cela, Schinkel se réclamait d’une position théorique
architecturale que les projets de réforme de la construction théâtrale française de la
deuxième moitié du XVIIIe siècle auraient définie. Bien sûr, il résout la question de
caractère d’une autre façon que ses prédécesseurs français et que Friedrich Gilly qui avait
repris dans son projet d’un Théâtre national de Berlin l’exemple de l’architecture
révolutionnaire française et se l’était approprié de façon autonome dans la paraphrase du
modèle théâtral antique. Schinkel, lui, lie l’articulation claire, stéréométrique due à cette
tradition – Gilly n’était pas pour rien le modèle qu’il admirait – mais il s’en distingue par
le croisement typologique du temple antique avec la construction théâtrale moderne qu’il
élève au rang d’un monument et introduit ainsi l’image du souvenir héroïque du temple
grec. De cette façon, l’architecture de prestige est conservée dans un bâtiment
183

fonctionnel et le caractère le plus élevé de son genre est inscrit dans le théâtre national.
C’est la disposition des colonnes et des architraves qui structure les axes de symétrie du
volume de la construction, en longueur et en largeur, et non les fenêtres. Schinkel
combine un ordre majeur et mineur pour représenter de façon souple mais monumentale
le programme spatial complexe grâce à la différence de hauteur des étages : cette
interprétation innovatrice de l’architecture grecque reflète dans sa forme la construction.
Sa modernité fut perçue comme une infraction à la norme de correction archéologique et
critiquée en conséquence. Schinkel lui-même se réfère au monument athénien de
Thrasyllos qui honorait la victoire du chef de chœur dans un concours artistique. Cette
adaptation libre du modèle antique a aussi une implication qui illustre de manière
évidente la conception de Schinkel de l’architecture comme un art. Ainsi, il écrit dans son
Manuel d’architecture (Architektonisches Lehrbuch) qu’il n’est en aucun cas juste de déduire
« toute la conception à partir d’un seul but immédiat et trivial et de la construction » car
il en résulte « quelque chose de sec et de guindé auquel manque la liberté et exclut
totalement des éléments essentiels : l’histoire et la poésie. »19 La transparence des
structures de la construction qui met en œuvre à la fois le péristyle des façades et
l’architrave correspondante des colonnes donne au théâtre haut perché une dignité
distanciée qui incorpore en même temps le projet éducatif. Les frontons du portique et du
« temple » sont secondés par les frontons des façades latérales, correspondant à la
situation centrale sur la place et répondant aux portiques de l’église située à côté. Il est
caractéristique que Schinkel assigne aux églises une place seconde : la religion artistique
prend ici la place de l’église et doit conserver l’humain dans un monde partagé entre le
seul profit et la mode. Autrement dit, Schinkel a aussi inscrit sur son théâtre son concept
de monument réfléchissant l’histoire et imprégné d’esthétique :
« Les nations tombent car toute la force humaine s’épuise mais elle s’élève à
nouveau sur les monuments de l’art et de la science ; ceux-ci restent éternellement
efficaces, avec eux on a la pierre de touche du niveau d’éducation des nations
passées et présentes. Ils devraient aussi être la façon de critiquer toute nouvelle
action quand on demande comment cela va-t-il se traduire dans une œuvre d’art ?
Et ce n’est qu’alors que l’action deviendra classique »20.
18 Cette compréhension idéaliste de l’art, qui affirmait la réconciliation d’une réalité divisée
dans l’apparence du beau, marque, chez Schinkel, le concept du « poétique ». Que
l’homme assure sa propre autonomie dans l’image du beau, Schinkel le souligne aussi
dans sa définition de la beauté :
« l’esprit qui mène à la conscience de sa propre liberté et qui ne tient pas compte du
réel est le véritable être de la beauté. »21
19 En ce sens, l’idée d’éducation de Schinkel, inspirée par Schiller et par la philosophie
idéaliste, est une promesse qui, après les guerres de libération, contrecarre l’espoir déçu
de réformes politiques au cœur d’une période de restauration. Le renoncement à la
liberté politique explique en même temps pourquoi cette idée d’éducation spécifiquement
allemande est coupée du réel et ne pouvait représenter la liberté et l’humanité qu’à
travers des souvenirs historiques. Schinkel sacrifie à cette idée aussi le souci de la
représentation à l’intérieur du théâtre. C’est pourquoi il traite avant tout vestibules et
escaliers comme de simples espaces auxiliaires et il aménage les foyers dans l’aile latérale
de façon inhabituelle, ce qui fut critiqué par tous et montre que le public ne se trouvait en
aucune façon au niveau de l’idéal éducatif de Schinkel. Paradoxalement, on accédait en
outre au théâtre non par le perron mais par les entrées latérales. Mais on sortait du
théâtre par le perron escarpé. Et cette mise en scène des voies d’accès qui conduisaient, à
184

l’entrée, à la salle de forme presque semi-circulaire sans passer par des espaces de
représentation et faisaient passer, à la sortie, d’un espace restreint au vaste portique,
confirme à nouveau la conception spécifique du théâtre que se faisait Schinkel : rien ne
devait distraire le spectateur du spectacle, son imagination devait être stimulée pour qu’il
appréhende le monde comme une scène, qu’il le voit autrement qu’autrefois. En effet, le
péristyle offrait une image également scénographique de la place qui semblait même
continuer la scène. Lors de l’ouverture du théâtre, Schinkel présenta cette vue inversée
comme dans un miroir comme une perspective panoramique sur la scène réelle. Ainsi mis
en scène, son théâtre devient un spectacle et un monument dérobé, la réalité et l’illusion
s’entrecroisant à la manière d’un numéro de magicien. Ceci montre non seulement que
Schinkel était aussi un portraitiste chevronné mais surtout qu’il concevait son théâtre au
centre de la place comme une œuvre d’art, comme le spectacle lui-même. À la vue du
théâtre et du spectacle, le visiteur devait se prendre pour un homme plus libre, délivré du
quotidien profane : son imagination devait s’enflammer d’après des images esthétiques et
devait avoir un effet normatif sur l’action. Pour les spectateurs, le péristyle jouait ainsi le
rôle d’une scène sur laquelle ils agissaient, pour les passants, comme des acteurs : une
configuration théâtrale qui élevait le bourgeois cultivé (Bildungsbürger) lui-même au rang
d’un héros au centre des coulisses de la place. La critique de la construction de Schinkel le
montre, ce projet ne fut pas apprécié par les membres de la bourgeoisie cultivée eux-
mêmes. Les idées réformatrices de l’architecte se réalisèrent encore moins pour la scène
qui se rapprochait du modèle antique de la scène en relief et devait mettre le spectacle
devant l’image d’une colonnade ; elle eut pour arrière-plan uniquement une perspective.
Schinkel avait paraphrasé ce concept le jour de l’ouverture en mettant en scène, comme
on l’a dit plus haut, le spectateur devant le péristyle de la façade et en soulignant les
intentions scénographiques de celle-ci.
20 De même, il a instrumentalisé le musée qu’il construisit entre 1823 et 1830 dans le
Lustgarten (fig. 5/6). Ici il interpréta la salle des colonnes oblongue, avec son ornement de
tableaux, comme la version moderne de l’antique stoa poikile. En son centre, le visiteur
arrivait à une cage d’escalier ouverte par un vaste dispositif de colonnes dont les fresques
pouvaient être comparées par leurs thèmes au titre du livre de Herder, Encore une
philosophie de l’histoire pour la formation de l’humanité (1774). Ainsi se fondent dans la même
image la vue de l’histoire imaginée par l’esthétique qui prélude à la visite du musée, et le
point de vue aménagé par la scénographie sur le Lustgarten et le château baroque de
Schlüter qui, d’une certaine manière, paie le tribut de la reconnaissance de l’actualité
esthétique au passé (fig. 7/8).
21 En même temps, Schinkel évoque dans l’image du stoa poikile l’historique et le poétique à
l’horizon du présent et désigne comme totalement « sentimental » le point de rupture
entre jadis et aujourd’hui. À l’époque, Hegel avait déjà remarqué que l’art est transformé
par sa propre réflexion et cette idée est valable aujourd’hui aussi pour l’histoire de
l’origine propre de l’histoire de l’art qui s’identifie avec les musées même. A l’époque, en
Allemagne, ces deux formes architecturales, théâtre et musée, n’appartiennent pas pour
rien aux constructions les plus nobles. Elles jouent ensemble le rôle essentiel de
catalyseur de l’idée bourgeoise d’éducation qui ne prit forme de façon architectonique et
institutionnelle à Berlin que grâce à la protection du pouvoir royal. Grâce à ce patronage,
la construction théâtrale s’est développée dans le premier tiers du dix-neuvième siècle
d’une façon prédominante, tout en gardant une unité stylistique fondée sur le débat
185

théâtral allemand et opposée aux discussions réformatrices de la seconde moitié du XVIIIe


siècle français.
22 Les cas de Munich et de Berlin ont montré de façon exemplaire qu’à l’époque les théâtres
de cour et les théâtres nationaux publics avaient de la même façon une fonction de
catalyseur pour la conversion des résidences au classicisme, qu’ils étaient des centres de
communication d’un public bourgeois et d’épanouissement de l’espace public qui
demeurait librement réglementé d’en haut à travers les nouveaux plans urbains, alors
qu’en France ils étaient de plus en plus influencés par le marché. A cet égard, c’était le
théâtre national de Schinkel qui incarnait de la manière la plus pure et la plus
monumentale l’idée spécifiquement allemande, idéaliste d’éducation.

Le tournant historiciste
23 Le théâtre de Cour de Dresde (1838-1841) de Gottfried Semper représente un tournant
dans l’histoire de l’architecture : ce n’est pas pour rien que l’historicisme se manifeste
d’abord à l’époque dans ce théâtre (fig. 9/10). Comparée aux plans initiaux, la
construction est bien sûr seulement un compromis. Car Semper avait conçu en 1835 un
forum ouvert dans lequel le château, situé à côté, ne jouait plus aucun rôle, et dans lequel
le Zwinger et l’église royale étaient surclassés par le théâtre et le musée. Semper annonça,
selon ses propres termes :
« une disposition semblable à un marché qui devait correspondre au forum des
Anciens orné de monuments, fontaines et statues, entouré de halles et dominé par
des temples et des bâtiments administratifs. »22
24 À l’époque, les écrits de Semper sur l’Antiquité montrent qu’il voulait ici représenter
implicitement son utopie d’un État démocratique en reprenant le forum23. Aussi le projet
échoua-t-il non seulement pour des raisons financières mais aussi à cause de la résistance
conservatrice de la Cour24. Seuls furent construits le musée et le théâtre qui s’inspire du
Colisée romain par sa façade et dans son plan. Le théâtre bourgeois de Semper représente
une rupture stylistique avec la conception architecturale du classicisme qui reproduisait
la construction dans la forme. À sa place, l’édifice est revêtu d’une décoration
dramaturgique inspirée de la Renaissance italienne que Semper utilise sur le plan
iconographique pour mettre en valeur la coloration caméléonesque du spectacle25. Le
pathos ambitieux et d’une sobriété sacrée du théâtre de Schinkel n’est plus ici mis en
question, car Semper souligne, en accentuant ce caractère théâtral, la dimension
d’illusion du spectacle que Schinkel avait précisément exclue en fonction d’une
philosophie de l’art idéaliste : pour Schinkel, l’éducation et l’art étaient le royaume de la
liberté tandis que Semper conçoit l’idée d’éducation de manière beaucoup moins
emphatique et plus profane. Ainsi son théâtre n’est plus un temple de l’éducation
surélevé et séparé de la réalité mais il partage avec le public le niveau de la place, même
s’il transfigure le quotidien par l’art et l’artifice définis par une action politique
réactionnaire.
25 Tout à fait dans le même esprit que Gottfried Semper, Heinrich Heine a écrit à l’époque :
« Quant à nous,/Nous régnons, de l’aveu de tous,/Dans l’air, empire des chimères ;/
C’est dans ce domaine infini/Que l’Allemagne est souveraine ;/Les autres nations
humaines/Sut la terre vile ont grandi... »26
26 Cette vue d’un art autonome instrumentalisé ironiquement, mais critique idéologique
indique la fonction ambivalente alors, à la fois critique et affirmative, de l’idée allemande
186

de la culture qui se manifestait justement au théâtre pendant la période qui précède 1848
(Vormärz). À cet égard, la proverbiale théâtromanie du temps s’explique par le fait que
l’opinion publique ne pouvait s’exprimer qu’au théâtre puisqu’il n’y avait ni parlement, ni
presse libre, ni droit de réunion.
27 Ce n’est que dans les années 1860 que la fonction sociale des édifices culturels change
dans la mesure où ils n’ont plus le rôle de substitut aux droits politiques refusés. La
réforme constitutionnelle et, à sa suite, l’établissement de monarchies constitutionnelles
témoignent de l’influence grandissante du libéralisme politique qui transforma une
nouvelle fois l’image des villes et des capitales avec la modernisation de la société par le
capitalisme industriel. Il est caractéristique que maintenant ce sont surtout les
municipalités qui construisent des théâtres, démontrant ainsi leur nouveau pouvoir dans
des édifices représentatifs et concurrençant les théâtres d’Etat. A côté de ces bâtiments,
apparaissent enfin aussi les théâtres privés qui sont pour la plupart intégrés dans les
façades des rues et depuis longtemps établis à Londres et à Paris. La Ringstraße de Vienne
est, d’un point de vue urbanistique, l’exemple le plus homogène et le plus remarquable
d’un espace public bourgeois qui a conquis entre-temps sa légitimité politique, comme l’a
démontré Carl Schorske27 (fig. 11).
28 D’une certaine manière, elle a – mais très différemment bien sûr – réalisé le plan du
forum utopique et préquarante-huitard que Semper avait conçu pour Dresde. Cependant,
ce n’est plus ici la place qui définit la modernisation urbanistique, mais une via triumphalis
de la culture bourgeoise et du gouvernement constitutionnel. Précisément parce que le
plan polygonal du tracé des rues développe les maisons privées, les bâtiments publics et
culturels dans une perspective panoramique ou un Leporello et empêche ainsi une
hiérarchisation des différents bâtiments, la Ringstraße globalement est une image de cet
espace public bourgeois renforcé politiquement qui se définissait par opposition à la
vieille Vienne féodale et en même temps s’isolait des faubourgs prolétariens. Les édifices
culturels ou politiques qui, comme le montre l’histoire de la planification depuis 1857,
apparurent dans le cadre de conflits entre différents intérêts et partis, introduisaient des
césures isolées dans l’orientation de la rue et illustrent aussi l’idée bourgeoise
d’individualisme. C’est pourquoi le fait que Semper reprenne son ancienne idée de forum
à partir de 1869 dans le cadre de la Ringstraße, mais maintenant dans le style de l’époque
impériale romaine, constitue dans ce contexte un anachronisme héroïque (fig. 12). Car ce
centre aurait eu pour rôle de faire de la Ringstraße une annexe. Ainsi ne furent construits
que quelques édifices d’apparat d’après les plans de Semper : la partie sud de la nouvelle
Hofburg, le musée d’histoire naturelle, le Kunsthistorisches Museum et le Burgtheater
(1879-1888). Il est remarquable que, dans l’histoire de la planification, non seulement la
Hofburg et le théâtre de la Hofburg jouèrent un rôle particulier dans la mesure où leur
construction fut soutenue par la Cour elle-même ; mais il en va de même pour l’Opéra,
seul bâtiment que l’empereur mentionne spécialement dans son décret du 20 décembre
1857. Ce fut le premier édifice public de la Ringstraße, construit entre 1863 et 1869 par
Eduard van der Nüll et August Sicard von Sicardsburg28. Seule la façade marque le statut
particulier du bâtiment, avec ses arcades et la loggia qui dépasse l’alignement des
maisons qui bordent la Ringstrasse (fig. 13/14). Cette mise en valeur minimale fut
toujours critiquée : même s’il n’avait pas de parvis pour se mettre à distance, l’Opéra
devait pourtant avoir un socle pour faire croire au moins qu’il s’élevait au-dessus du sol.
La critique est à ce point déterminante que l’art est de nouveau considéré comme autre
chose que le quotidien profane. Finalement, l’édifice à plusieurs corps, étagé en hauteur
187

et en largeur, intégré dans l’espace environnant, ne peut être appréhendé que dans une
perspective diagonale : un parti artistique qui tient compte du mouvement des passants
et de la circulation de la rue. La difficulté à organiser la disposition des masses non
seulement par leur position mais aussi par l’usage de formes dans un monument d’une
telle taille apparaît de trois manières : van der Nüll et von Sicardsburg ajoutent des ailes
transversales, ils soulignent l’harmonie stricte par l’application de pilastres et d’avant-
corps, enfin ils donnent l’impression visuelle d’une fermeture du bâtiment sur lui-même
par le motif circulaire des arcs en plein cintres et des arcades. La paraphrase éclectique
de motifs de la Renaissance qui devait servir ici à caractériser le sens de l’édifice témoigne
du dilemme de l’historicisme qui utilise des styles d’époque pour identifier un genre
d’édifice.
29 Autrement dit, forme et contenu apparaissent ici dissociés. D’abord parce que le style
néorenaissance éclectique avait déjà été appliqué à d’autres bâtiments, si bien qu’il ne
pouvait plus marquer un genre spécifique. Toute la Ringstraße donne une représentation
presque exemplaire de ce parti-pris de l’historicisme29. La parodie de l’époque présente au
moyen de l’histoire de l’art montre cependant que la culture ne vise plus ici à développer
l’humain mais joue le rôle d’une décoration qui garantit le statut social : un exemple de
plus de la dialectique des Lumières comme l’a comprise Adorno. Comme elle, la Ringstrasse
est une « ostentation séculière qui représente matériellement la force et la grandeur irrationnelles
de la classe qui jette elle-même l’anathème sur l’irrationnel. »30 L’architecture historiciste tout
entière devait préserver une continuité historique pour rééquilibrer la croissance
accélérée de la rationalité technique et fonctionnelle et compenser la perte grandissante
des traditions. C’est pourquoi l’architecture officielle suit à l’époque les lois de la scène et
prend une allure de décor. Ainsi l’Opéra et la Ringstrasse de Vienne jouent le rôle d’un
« musée imaginaire » de l’histoire de l’architecture, qui donne au quotidien rationalisé
l’aura d’une culture de tradition authentique. Autrement dit, c’est la ville qui apparaît
comme une scène, comme une image de la modernité historiciste qui, en mettant à la
disposition des contemporains ce qui est loin dans le temps et dans l’espace, rappelle et
esthétise l’histoire.
30 Le Paris haussmannien et la Ringstraße de Vienne en sont les exemples les plus éminents.
31 Traduit par Marianne et Christophe Charle

NOTES
1. Sur la comparaison entre le théâtre français et le théâtre allemand, voir M. Steinhauser,
« Sprechende Architektur. Das französische und detitsche Theater als Institution und monument
public (1760-1840) », in J. Kocka (hg.), Bürgertum im 19. Jahrhundert. Deutschland im internationalen
Vergleich, 3 vol. , Munich, DTV, 1968, vol. 3, pp. 287-336, trad. fse dans J. Kocka (dir.), Les
bourgeoisies européennes au XIXe siècle, Paris, Belin, 1996, chapitre 13, pp. 363-403. H. Zielske donne
un aperçu sous forme de catalogue des bâtiments, « Deutsche Theaterbauten bis zum Zweiten
Weltkrieg. Typologisch-historische Dokumentation einet Baugattung. » Schriften der Gesellschaft
für Theatergeschichte, vol. 65, Berlin, 1971. À propos d’un type d’espace public défini non plus de
188

façon politique mais sociale, cf. J. Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu
einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Neuwied am Rhein et Berlin, 1962 (trad. fse : L’espace
public, l’archéologie de la publicité dans la société contemporaine, rééd., Paris, Payot, 1993). Pour
une histoire conceptuelle de la notion d’espace public, cf. L. Hölscher, Öffentlichkeit und Geheimnis :
eine begriffsgeschichtliche Untersuchung zur Entstehung der Öffentlichkeit in der frühen Neuzeit, «
Sprache und Geschichte », vol. 4, Stuttgart, Klett-Cotta, 1979, en particulier chapitre 3
« Öffentlichkeit und Publikum im 18. Jahrhundert », pp. 81 et sq.
2. Lettres de M. Desprez de Boissy, Avocat au Parlement, sur les Spectacles avec une Histoire des Ouvrages
pour et contre les théâtres, 4e édition, Paris 1771 (première publication 1756). Cf., à ce propos
également, M. Steinhauser, « Die Leidenschaft für die Tugend. Zur moralischen
Theaterdiskussion der französischen Aufklärung », in C. Beutler, P.-K. Schuster & M. Warnke
(hg.), Kunst um 1800 und die Folgen. Werner Hofmann zu Ehren, Munich, Prestel Verlag, 1988,
pp. 60-80.
3. Desprez de Boissy, op. cit., p. 570.
4. J .-J. Rousseau, Lettre à M. d’Alembert... sur son Article « Genève » dans le septième volume de
l’Encyclopédie et particulièrement sur le projet d’établir un théâtre de comédie en cette ville, Paris, Éd.
Garnier, 1962 (première publication 1758), p. 225.
5. Pour une analyse des différentes positions et argumentations dans ce débat, cf. M. Steinhauser,
« Die Leidenschaft für die Tugend », art. cit. Comme source encore fondamentale, voir M.M.
Moffat, La controverse sur la moralité du théâtre après la lettre à d’Alembert de Jean-Jacques Rousseau,
Paris, de Boccard, 1930.
6. M. Ozouf, La Fête révolutionnaire 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976.
7. C.-M. Wieland, Avant-propos au Teutsches Merkur (1re éd. 1773-1789), VI, in Gesammelte Schriften,
hg. von der Königlich Preußischen (bzw. Deutschen) Akademie der Wissenschaften, vol. 21,
Berlin, 1939.
8. J.-G. Herder, Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Menschheit, postface de H.-G.
Gadamer, Francfort/M., 1967 (1re éd. 1774), p. 80. (traduction française : Une autre philosophie de
l’histoire pour contribuer à l’éducation de l’humanité, Paris, Aubier, 1964, p. 253).
9. Dans son écrit, Schiller s’était opposé non seulement à la Dramaturgie de Hambourg de Lessing
(1767-1769), mais aussi à la Lettre à M. d’Alembert de Rousseau et à Du théâtre ou Nouvel essai sur l’art
dramatique de Mercier (1773) et avait ainsi révisé son ancien point de vue selon lequel la scène
pouvait difficilement former le public à cause de son manque de culture.
10. Schiller a publié les Lettres dans sa revue Die Horen. Cf. F. Schiller, « Über die ästhetische
Erziehung des Menschen in einer Reihe von Briefen », in Schiller, Über das Schöne und die Kunst,
Schriften zur Ästhetik, Munich, 1984 (traduction française, Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme, Paris, Aubier, 1992). La citation qui confirme cette position, implicitement, se trouve
dans l’écrit de Schiller « Vom Pathetischen und Erhabenen » (1 re édition 1802), in Schriften zur
Dramentheorie, hg. von Klaus L. Berghahn, Stuttgart, 1991, p. 13.
11. J.W. von Goethe, Aus meinem Leben. Dichtung und Wahrheit (1 re éd. 1811-14, 4e partie posthume,
1833), in Sämtliche Werke, Cottasche Jubiläumsausgabe, 40 vol. , Stuttgart, 1902-1907, vol. 24,
p. 105 sq (traduction française : Poésie et vérité, souvenirs de ma vie, Paris, Aubier, 1941, rééd. 1991).
12. H. Lange, « Vom Tribunal zum Tempel. Zur Architektur und Geschichte deutscher Hoftheater
zwischen Vormärz und Restauration », in H. Klotz & H.-J. Kunst (hg.), Studien zur Kunst-und
Kulturgeschichte, vol. 2, Marbourg, sans date (1984). M. Steinhauser, « Sprechende Architektur... »,
art. cit.
13. Sur l’histoire des plans et de la construction, cf. B.-P. Schaul, « Nationaltheater am Max-
Joseph-Platz », in W. Nerdinger (hg.), Klassizismus in Bayern, Schwaben und Franken,
Architekturzeichnungen 1775-1825, Ausstellungskatalog, Munich, 1980, p. 252-272 ; S. Habermann &
W. Nerdinger, « Nationaltheater am Max-Joseph-Platz », in Carl von Fischer, 1782-1820;
189

Gesamtkatalog hg. von der Architektursammlung der Technischen Universität München und der
Carl von Fischer Gesellschaft, Munich, 1983, pp. 50-54.
14. M. Steinhauser, D. Rabreau, « Le théâtre de l’Odéon. Charles de Wailly et Marie-Joseph Peyre,
1767-1782 », Revue de l’Art, n° 19, 1973, pp. 9-49.
15. La comparaison suivante s’appuie sur l’intérieur puisque la plupart des théâtres de cour dans
les palais ou les châteaux n’étaient pas des constructions autonomes.
16. G. de Nerval, Voyage en Orient, Paris, R. Julliard, 1964, vol. 1, pp. 43-44.
17. H. Heine, « Lobgesänge auf König Ludwig » (1 re ed. 1843), in H. Heine, Sämtliche Werke, hg. von
O. Walzel, vol. 3, Leipzig 1913, p. 362.
18. Sur l’histoire des plans et de la construction, cf. Karl Friedrich Schinkel 1781-1841,
Ausstellungskatalog Staatliche Museen zu Berlin, Berlin (RDA) 1982, pp. 115-134 ; M. Steinhauser,
« Sprechende Architektur... », art. cit., p. 326 ; J. Meyer, « Theaterbautheorien zwischen Kunst
und Wissenschaft. Die Diskussion über Theaterbau im deutschsprachigen Raum in der ersten
Hälfte des 19. Jahrhunderts. » in W. Oechslin (hg.), Studien und Texte zur Geschichte der
Architekturtheorie, Zürich/Berlin, 1998, pp. 274-283.
19. Cité d’après Karl Friedrich Schinkel 1781-84, op. cit., p. 116 (tiré de K.F. Schinkel, avant projet du
Architektonisches Lehrbuch). À propos du « poétique » et de « l’historique », cf. aussi M. Brix, M.
Steinhauser, « Geschichte im Dienste der Baukunst. Zur historistischen Architekturdiskussion in
Deutschland », in des mêmes auteurs, Geschichte allein ist zeitgemäß, Historismus in Deutschland,
Giessen, 1978, p. 199-328, ici pp. 208-210.
20. « Mitteilungen aus Schinkels hinterlassenen Vorarbeiten zu dem projektierten großen
architektonischen Lehrbuch », in A. von Wolzogen, Aus Schinkels Nachlaß - Reisetagebücher, Briefe
und Aphorismen, vol. 3, Berlin, 1913, p. 359.
21. Les références aux lettres de Schuler « Über die ästhetische Erziehung des Menschen »,
op. cit., sont ici evidentes. Sur cette conception de Schinkel, cf. M. Brix, M. Steinhauser,
« Geschichte im Dienste der Baukunst », art. cit., pp. 234-237.
22. G. Semper, Das königliche Hoftheater zu Dresden, Brunswick, 1849, p. 1. Pour l’histoire des plans
er de la construction, cf. Gottfried Semper zum 100. Todestag, Ausstellungskatalog, Staatliche
Kunstsammlungen Dresden, Institut für Denkmalpflege, Dresde, 1979, pp. 165-239.
23. G. Semper, « Vorläufige Bemerkungen über bemalte Architektur und Plastik bei den Alten »
(1re éd. 1834), in G. Semper, Kleine Schriften, hg. von M. & H. Semper, Berlin/Stuttgart, 1884, p. 215
sq.
24. H. Lange, « Vom Tribunal zum Tempel », op. cit., p. 21.
25. G. Semper, « Das königliche Hoftheater zu Dresden », op. cit., p. 10. Cf. aussi M. Steinhauser,
« Sprechende Architektur... », op. cit., pp. 329-330. Sur la problématique de la réception de la
Renaissance chez Semper, voir M. Steinhauser, « Wir haben Künstler und keine eigentliche
Kunst, Gottfried Semper und die Renaissance », in A. Buck, C. Vasoli (ed.), Il Rinascimento nell’
Ottocento, Quaderno dell’Istituto Storico Italo-Germanico/Trento, Bologne, 1989, pp. 203-229.
26. H. Heine, « Deutschland - Ein Wintetmärchen » (1 re éd. 1844), in Heinrich Heine, Sämtliche
Werke, op. cit., p. 297 (traduction en vers de Maurice Pellisson reprise de Allemagne, un conte d’hiver,
(1re éd. Paris, Hachette, 1912, rééd., Pavillons-sous-Bois, Éditions Ressouvenances, 1986, p. 34).
27. . C.E. Schorske, Wien. Geist und Gesellschaft im Fin de Siècle, 2 e éd., Francfort/M, 1982, pp. 23-109
(trad. fse, Vienne fin de siècle politique et culture, Paris, Le Seuil, 1983, chapitre 2).
28. Sur l’histoire des plans et de la construction, cf. H.-C. Hoffmann, W. Krause, W. Kirlitschka,
« Das Wiener Opernhaus », in R. Wagner-Rieger (hg.), Die Wiener Ringstraße. Bild einer Epoche,
vol. VIII, Wiesbaden, 1972.
29. Sur cette problématique, cf. M. Brix, M. Steinhauser, « Geschichte im Dienste der Baukunst »,
art. cit., p. 255 s.
30. T.W. Adorno, « Bürgerliche Oper », in du même, Klangfiguren, Musikalische Schriften I, Berlin/
Francfort/M., 1959, p. 38.
190

La visibilité de l’église dans l’espace


parisien au XIXe siècle : « tours de
Babel » catholiques pour la moderne
Babylone
Jean-Michel Léniaud

Détour par Göttingen


1 Parmi les aspects marquants de Göttingen, le visiteur notera que le clocher de l’église
catholique Saint-Jacques ne diffère guère par son ampleur de ceux des nombreuses églises
luthériennes environnantes et, considérant qu’en cette cité de l’ancien royaume de
Hanovre, le culte romain est minoritaire, il est conduit à s’étonner de la taille de ce
clocher qui, en quelque sorte, le place juridiquement sur un pied d’égalité avec la
confession majoritaire : on voit de loin l’église Saint-Jacques, on en entend les cloches
comme si l’on se trouvait dans une contrée catholique de l’Allemagne. Ce « droit de cité »
dont dispose à Göttingen le culte romain résulte d’une histoire séculaire qui pourrait être
résumée en trois étapes. La première commence en 1765. À cette date, l’administration
municipale autorise les catholiques à disposer d’un lieu de culte sous cinq réserves : que
le sol et le terrain constituent la propriété privée d’un habitant de la ville – en d’autres
termes, il est exclu qu’ils appartiennent à une personne morale de droit canonique
(congrégation religieuse) ou coutumier (assemblée de fidèles) ; que, côté rue, le bâtiment
ressemble à une maison d’habitation, et non à un édifice cultuel ; que l’entrée pour le
culte donne sur une cour intérieure, pour éviter le rassemblement de la communauté sur
la voie publique ; que les pièces non utilisées pat le culte servent au logement des
desservants ou du sacristain ; que la propriété foncière et bâtie soit assujettie à l’impôt.
En d’autres termes, les catholiques se voient alors le droit de confesser leur culte, mais, en
aucun cas, de manifester publiquement l’existence de leur communauté.
2 La deuxième étape se situe en 1815, pendant que le congrès de Vienne recompose la carte
de l’Europe. Sous la poussée des idées libérales, le vieux principe Cujus regio ejus religio sur
191

lequel repose le droit public des cultes s’effondre peu à peu : les catholiques de Göttingen
essaient de profiter de la nouvelle situation. Ils demandent à l’administration royale du
Hanovre l’autorisation d’ériger un clocher et, par la même occasion, le droit de sonner les
cloches. Le prétexte invoqué est futile ou plutôt bonhomme, habilement : la sonnerie de
cloches servira à informer de l’heure du service plusieurs étudiants d’origine
aristocratique qui habitent dans les parages, car, affirme-t-on, on ne peut pas se fier à
l’heure que fournissent les horloges. Mais on invoque aussi les dispositions du congrès de
Vienne en faveur de l’exercice public des cultes, les dispositions paternelles du
gouvernement, détenteur de la sagesse et du faisceau des lumières. A cette demande, la
réponse est positive : le gouvernement autorise le lancement d’une souscription ;
l’université fait cadeau d’une cloche ; un clocher est construit. Cependant, la façade du
bâtiment conserve son apparence d’immeuble privatif. La troisième et dernière étape
intervient en 1893 : un clocher nouveau est entrepris, la façade refaite à la manière d’une
église baroque. Désormais, l’église Saint-Jacques ressemble à un lieu de culte comme les
autres.
3 Cette histoire architecturale de l’installation dans la cité des catholiques de Göttingen
éclaire de façon exemplaire la question de l’apparence urbaine de l’édifice cultuel,
s’agissant en l’espèce du culte minoritaire. Aussi longtemps que le luthéranisme reste
solidement fixé comme religion d’État, le culte minoritaire est célébré dans un édifice
privé ; tout signe extérieur, cloche ou clocher lui en est interdit ; sur l’espace public, toute
manifestation des fidèles en tant que communauté est également proscrite. Tout concourt
donc, sinon à la clandestinité, du moins à la banalisation dans l’espace urbain.
L’assouplissement de la police du culte à partir du XIXe siècle rend possible, au contraire,
l’affirmation de la présence catholique.

Les édifices cultuels catholiques dans le Paris


concordataire
4 Qu’en fut-il dans le Paris de l’époque concordataire1 ? La réponse dépend en premier lieu
du droit des cultes : l’État croit officiellement en Dieu, le chef de l’État appartient au
catholicisme, la population est majoritairement catholique. Cependant, la France ne
constitue pas un État confessionnel, sauf pendant la période de la Restauration qui
rétablit sur plus d’un point le catholicisme dans son statut d’Ancien Régime. En effet, la
religion romaine ne constitue qu’une religion reconnue parmi d’autres, trois autres
exactement : le calvinisme, le luthéranisme et le judaïsme. C’est ce passage d’une
situation d’exclusivité, sous l’Ancien Régime, à un contexte de relativisme, le régime
concordataire, qui va contribuer à durcir les positions des catholiques intransigeants et
pousser certains en marge de la modernité. A quoi s’ajoute l’ambiguïté des
caractéristiques juridiques qui marquent les cultes reconnus : partie intégrante du service
public, ils sont protégés par l’État, mais font l’objet d’une surveillance de la part de celui-
ci. Beaucoup de catholiques n’auront de cesse d’affirmer que la sphère du religieux ne se
résume pas au service public et de dénoncer, surtout pendant le Second Empire, le néo-
gallicanisme des évêques et de l’administration, il n’empêche que la place du lieu de culte
répondra à un protocole qui gouverne les différents types de fonctions urbaines : le culte
jouit d’une place attribuée, aux côtés de l’institutionnel, du financier, du culturel et de
l’économique2.
192

5 Dans ce protocole urbain, comment apprécier la visibilité de l’édifice du culte ? Cette


question s’est trouvée explicitement posée dans les années 1980, en gros lors des
changements d’orientation dans l’Église catholique imputables au pontificat de Jean-Paul
II3. En France, la période qui suivit le concile de Vatican II, 1960-1980, s’était fixé pour
objectifs dans la construction des édifices du culte la banalisation, la sécularisation, l’anti-
monumental. On note après cette date un retour au monumental, l’affirmation du désir
de tendre visible l’édifice du culte dans l’espace urbain : la cathédrale d’Evry édifiée par
Mario Botta en fournit un exemple topique. On observe au passage que ce désir s’est
exprimé d’abord par le truchement de la société civile avant d’être relayé par les
institutions ecclésiastiques, ce qui confirme que cette question de repère urbain
s’enracine dans le terreau des comportements collectifs.

Quatre phases
6 À la différence de la fin du XXe siècle, inquiet, en France, du statut de plus en plus
minoritaire du fait religieux, le XIXe siècle ne s’est pas posé de façon explicite la question
de la visibilité du lieu de culte dans l’espace urbain. Néanmoins, il lui a apporté des
réponses diversifiées. Pour ce qui concerne les églises catholiques dans la capitale
française, on se propose de périodiser le XIXe siècle en quatre phases 4. Tout d’abord,
l’époque des basiliques néo-classiques : cette phase couvre, en gros, la Restauration. À
titre d’exemples, on citera Notre-Dame de Lorette d’Hippolyte Lebas (1820) ; Notre-Dame
de Bonne Nouvelle (1822) et Saint-Denis du Saint-Sacrement (achevée en 1835)
d’Hippolyte Godde. De ces basiliques, le prototype a été élaboré à la fin de l’Ancien
Régime par Chalgrin pour Saint-Philippe du Roule : il se caractérise par des formes basses
– en tout cas, pas plus hautes que celles des constructions environnantes, un clocher
réduit à la taille d’un campanile minuscule, une implantation qui l’isole des constructions
environnantes par trois rues et une place devant la façade principale, conformément aux
prescriptions édictées par saint Charles Borromée à Milan. Il en résulte un édifice peu
monumentalisé, une scénographie urbaine qui s’attache au pittoresque de rues, souvent
sinueuses à la manière italienne : la visibilité n’apparaît pas comme un souci majeur. Ces
caractéristiques sont à mettre en rapport avec la situation institutionnelle du moment :
pendant la Restauration, la place du catholicisme dans le système politique et
institutionnel est telle que l’Eglise n’a pas à chercher une visibilité plus grande dans la
société. Certains ecclésiastiques pensent même que, dans le contexte postrévolutionnaire,
il serait inapproprié de le faire. Et quand bien même en aurait-on envie, que la mentalité
gallicane du pouvoir, soucieuse d’intégrer l’Église à l’État, s’emploie à éviter toute
modification des équilibres existants. Le dynamisme religieux des années 1830 et les
campagnes apologétiques entreprises par Denis Frayssinous, puis Lacordaire5 et
Montalembert conduisent à la deuxième phase.
7 Les débuts de la monumentalisation la caractérisent. Elle s’ouvre avec la construction de
Saint-Vincent de Paul par Hittorff entre les années 1830 et 1846 : à cette église, qui obéit
encore au plan basilical, mais que l’architecte a dotée de vastes dimensions et d’une
ample façade flanquée de deux tours, on accède par un escalier à deux rampes ; il conduit
du niveau de la place à celui de la butte sur laquelle est érigé l’édifice. Le processus
administratif par lequel on a choisi cet emplacement n’est pas connu des historiens du
Paris de la monarchie de Juillet, mais il est probable que les qualités du site n’ont pas été
étrangères à la désignation de celui-ci. Il est évident, quoi qu’il en soit, qu’Hittorff en a
193

tiré parti. La solution qu’il propose ici ouvre la voie à une importante série de
constructions monumentalisantes qui vont chercher leurs sources d’inspiration, non plus
du côté de l’Antiquité, mais du Moyen Âge : les flèches gothiques, tantôt flanquant la
façade principale comme à Sainte-Clotilde (1834-1846) construite par Gau, tantôt placées
au centre à l’aplomb du clocher-porche comme à Saint-Nicolas de Nantes (1846) édifié par
Lassus, n’expriment pas seulement la symbolique de la prière et du doigt tendu vers le
ciel, elles se dressent dans le panorama parisien, plus précisément dans celui des
nouveaux quartiers, comme autant de repères architecturaux qui manifestent la présence
de la catholicité dans la cité. L’adoption du néogothique ou, le cas échéant, du néo-roman,
qu’elle conduise à la cathédrale en miniature, à la formule de la Sainte Chapelle ou à celle
du clocher-porche permet d’instrumentaliser cette ambition nouvelle : ce serait
s’empêtrer dans un contresens que d’y voir l’expression de la nostalgie d’un passé
mythique.
8 Une ambition nouvelle que le contexte politique et institutionnel contribue à expliquer.
D’un côté, la nouvelle génération de catholiques, Lacordaire en tête, entend profiter du
régime de liberté proclamé par la charte de 1830 pour lancer de bouillonnantes
entreprises, quitte, comme Lamennais, à souhaiter la séparation de l’Église et de l’État. De
l’autre, l’anticléricalisme initial du régime issu des barricades de Juillet, converti
progressivement en méfiance, puis, à partir de 1840, en bienveillance séductrice, stimule
la renaissance religieuse et les prises de position ultramontaines. Tout concourt donc à ce
que les catholiques cherchent à conquérir la place dans la cité qui, selon eux, leur revient.
Le mouvement est si puissant que l’administration chargée de la police architecturale, le
conseil des bâtiments civils, ne cherche pas, après quelques lances rompues à propos des
dossiers de Sainte-Clotilde et de Nantes, à empêcher le mouvement : contre le néo-
classicisme basilical triomphent les formes néo-médiévales dans les constructions
religieuses. La réflexion architecturale et la mode du moment y contribuent au même
titre que le mouvement religieux.
9 La troisième étape constitue l’âge d’or du Second Empire : le grand Paris d’Haussmann qui
annexe les communes suburbaines s’équipe d’églises nouvelles, routes de grande taille,
presque toutes en néo-roman ou en néo-gothique, qu’il s’agisse de Saint-Jean-Baptiste de
Belleville (1856), de Lassus, de Saint-Ambroise, de Ballu, ou Notre-Dame de Ménilmontant,
de Héret – il serait fastidieux de les énumérer toutes. Grâce à elles, Paris peut légitimer
son ambition de s’imposer comme une capitale du monde chrétien et d’amarrer la
romanité catholique des rives du Tibre aux bords de la Seine, autoproclamés plus
modernes. L’érection de ces églises nouvelles, aux formes monumentales, accompagne
l’urbanisation haussmannienne et son objectif de greffer les communes annexées à la
voirie du centre de la capitale. Mais, plus encore, elle lui donne un sens : les places qui les
entourent, les rues qui y conduisent, les flèches qui les signalent constituent autant de
relais dans le mouvement d’expansion centrifuge du plan urbain. Le plan de situation de
l’église de la Trinité (1861-1867), construite non point dans la partie annexée, mais dans
les quartiers neufs du Paris historique, montre de façon exemplaire que l’équipement
paroissial intègre une série de soucis nouveaux dont la prise en compte contribue à
magnifier la forme architecturale : le programme préfectoral prévoit de doter le quartier
d’un espace de verdure, en soi peu développé, mais tout de même aussi vaste que le
terrain d’assiette de l’église. Théodore Ballu, l’architecte, dessine, probablement avec
l’aide des services des parcs et jardins dirigés par Alphand, un square à l’anglaise avec
rampes en pente douce, escaliers et fontaine, qui ne masquent pas seulement le dénivelé,
194

mais introduisent une scénographie urbaine qui confère à la façade et au clocher-porche


néo-Renaissance un puissant dynamisme ascensionnel. A la mesure de la place quasi
officielle que le Second Empire accorde alors au catholicisme, grâce à d’innombrables
amodiations à la législation concordataire, dans le but de se faire pardonner sa politique
italienne.
10 La fin du siècle constitue la quatrième période. En fait, tien n’est changé, dans les
apparences du moins. Bien que le ton se durcisse dans le dialogue entre l’Etat et l’Église,
qu’il concerne le budget des cultes ou la police des sonneries de cloches ou l’accès au
clocher, la visibilité de l’édifice du culte reste la même. Un seul exemple : Saint-Jean-
Baptiste de Montmartre construit en béton, signe de modernité architecturale, pat
Anatole de Baudot, nationaliste et anticlérical disciple de Viollet-le-Duc, entre 1896 et
1904. L’administration parisienne aura cherché en vain, en invoquant aussi bien la
réglementation du permis de construire que la réglementation cultuelle, à empêcher la
construction de l’édifice : l’église n’en dresse pas moins ses hautes structures devant la
place des Abbesses qui s’étend à ses pieds.
11 Ainsi apparaît-il qu’après la Restauration, la visibilité de l’édifice cultuel catholique dans
l’espace urbain de la capitale s’accroît considérablement : la question devient un enjeu, en
quelque sorte celui de la reconquête du droit de cité dans une société qui, sans lui refuser
une situation éminente, n’entend pas et ce, par principe, lui accorder la place dominante
qui était la sienne dans la société confessionnelle de l’Ancien Régime.

Les autres cultes reconnus


12 Abordons la question sous un autre angle : la place urbaine des édifices des autres cultes
reconnus. Quatre exemples parisiens suffiront. Côté luthérien, le temple de la
Rédemption aménagé rue Chauchat par Gau pendant les années 1841-1843. Côté
calviniste, le temple de la Résurrection, rue Julien-Lacroix à Belleville, construit par
Vaudremer de 1877 à 1880. Pour ce qui concerne les juifs, la synagogue de la rue de la
Victoire édifiée par Aldrophe en 1877 et celle de la rue Pavée bâtie par Guimard en 1913,
peu après la Séparation. Ce groupe d’édifices ne manque pas de points communs : leur
gabarit ne se distingue guère de celui, généralement petit ou moyen, des édifices
environnants, le campanile quand il existe (temple de la Rédemption) est réduit, les
façades ne manquent certes pas de monumentalité, mais s’élèvent sur des artères
secondaires de la capitale. Par le fait de ces caractéristiques, ce groupe ressemble d’assez
près à celui des églises datant de la Restauration, à ceci près que ces dernières donnent
sur des places en vue, tandis que le groupe des édifices des cultes protestants et juif
n’occupe jamais une place stratégique au sein de l’espace parisien.
13 Sous cet angle, la situation parisienne semble unique : à Lyon, le grand Temple de la
confession réformée étale largement sa façade néo-romane sur le quai Augagneur le long
du Rhône, tandis que la grande synagogue bénéficie d’une situation non moins en vue sur
le quai Tilsitt, le long de la Saône. En province, un tel constat ne présente rien d’unique : à
Besançon et à Bordeaux6, la synagogue concordataire ne cherche pas plus qu’à Lyon à se
dissimuler.
14 On peut induire sans trop d’imprudence de ces quelques exemples que ce qui est autorisé
en province — un relatif équilibre dans la visibilité urbaine des édifices des différents
cultes concordataires — ne l’est pas à Paris. Dans la capitale, tout se passe comme si
195

temples et synagogues devaient se dissimuler pour ne laisser le devant de la scène qu’aux


seuls édifices catholiques. Ce constat s’avère d’autant plus étonnant que la loi
concordataire n’accorde aucune prééminence particulière au culte romain et qu’elle
aurait tendance, bien au contraire, à favoriser la situation des confessions minoritaires.
Reste à expliquer les raisons de cette prééminence architecturale du culte catholique
dans la capitale d’un État non confessionnel : faut-il y voir le résultat d’une concession
faite aux catholiques en compensation de mesures intérieures ou diplomatiques
défavorables ? La résurgence du souvenir de l’union du trône et de l’autel d’Ancien
Régime ? L’expression du mythe tenace au XIXe siècle de la primogéniture de la France
comme « fille aînée de l’Église », dont Paris, la capitale, serait la « nouvelle Rome » aux
cent clochers ? Tout laisse entendre en tout cas qu’en la capitale du pays du Concordat, le
symbole l’emporte sur le droit strict.
15 On se montre d’autant plus étonné de ce constat si on le compare avec la situation qu’on
rencontre dans les États confessionnels, la Grande-Bretagne anglicane ou la catholique
Autriche-Hongrie par exemple. A Cambridge, on est frappé de la place accordée à certains
cultes dissidents : l’Unitarian church, de taille certes modeste, et l’église wesleyenne, à
l’imposante masse néo-gothique, sont construites, l’une et l’autre bien en vue à des
carrefours de voirie. Dans la même ville, la catholique Notre-Dame et les martyrs anglais
dresse une gigantesque flèche néo-gothique (1887-1890)7 qui confirme que le temps des
persécutions de la religion est bien clos. A Norwich, les catholiques construisent dans les
hauteurs une énorme cathédrale néo-médiévale, Saint-Jean-Baptiste (1884-1910) 8 qui
dispute dès lors l’horizon à la cathédrale médiévale vouée à la confession officielle,
l’anglicanisme. Même observation en Autriche-Hongrie : à Budapest, par exemple, on
constate à des dates plus précoces encore que la primauté du catholicisme n’empêche pas
l’affirmation urbaine des autres confessions. Ainsi les proportions imposantes du temple
luthérien dû à Pollack Mihaly (1796-1856) s’élèvent sur le côté d’une vaste place ; dans la
même ville, la synagogue de Ludwig Förster dresse ses hauts bulbes orientalisants au-
dessus des immeubles environnants.
16 Peut-on induire une seconde fois ? Au vu de ces exemples, tout laisse penser que le Paris
concordataire applique une hiérarchie dans la visibilité urbaine des édifices des différents
cultes reconnus, dont la rigueur ne se rencontre pas plus dans les capitales et les villes
des États confessionnels, qu’on ne l’a observée en France dans les villes de province 9.

Les cultes non reconnus


17 Une dernière comparaison reste à faire : avec les cultes non reconnus. Ils s’ajoutent aux
quatre religions concordataires et correspondent à ce qu’on appelait sous l’Ancien
Régime cultes étrangers, ceux des puissances étrangères qui ne pratiquaient pas le
catholicisme. En application d’accords diplomatiques, ces cultes étaient pratiqués dans les
chapelles d’ambassade, à l’origine dans l’enceinte des hôtels d’ambassade, puis dans des
édifices distincts si les effectifs de la colonie étrangère l’exigeaient 10. Au XIXe siècle,
l’érection de ces lieux de culte ne relève pas de la police concordataire, mais seulement du
droit de construire, si bien que, de façon paradoxale, les contraintes juridiques qu’elle
rencontre opposent moins de rigueur à leur encontre qu’elles ne le font à l’égard des trois
confessions minoritaires protégées par le Concordat. Quelques exemples parisiens pour
illustrer ce constat : l’église orthodoxe grecque, construite par Vaudremer rue Bizet
(1895), est certes implantée dans une voie secondaire coupant en oblique l’avenue
196

Marceau ; sa coupole basse, signe en quelque sorte du schisme d’Orient en réponse à la


flèche romaine, n’en est pas moins parfaitement visible d’assez loin, depuis l’avenue en
tout cas. A quelques centaines de mètres de là, avenue George-V, l’église américaine de la
Trinité, de confession anglicane, dresse depuis 1886 une gigantesque flèche due à Georg-
Edmond Street.
18 On observe semblable monumentalisation dans une ville de province comme Nice, où les
colonies étrangères sont nombreuses et diverses. L’ancienne église américaine (1885),
aujourd’hui affectée aux Réformés, tout comme l’anglicane Holy Trinity church (1860-1862)
11
, mais aussi l’église russe du 6, rue de Longchamp, construite avant le rattachement
(1858-1860)12 et modifiée par la suite et, plus encore, la cathédrale Saint-Nicolas édifiée
par Préobragenski entre 1903 et 1911 forment une collection étonnante d’architectures
nationales qui ne peut s’expliquer que par une absence de contrôle. Paradoxalement,
donc, les cultes non reconnus bénéficient d’une liberté plus grande que les confessions
reconnues minoritaires.

Les édifices cultuels catholiques hors du champ


concordataire
19 Les édifices cultuels catholiques ne se limitent pas aux églises qui assurent le culte
paroissial. Il n’est pas question ici des chapelles dépendant d’établissements tels que
casernes, hôpitaux, prisons, collèges et lycées ou de congrégations religieuses, mais des
basiliques de pèlerinage. J’ai fait ailleurs observer13 que ces édifices qui échappent,
comme le groupe précédent, à la police architecturale de l’administration des cultes,
offrent une diversité et une inventivité architecturale sans comparaison avec les églises
soumises à ce contrôle, mais ce n’est pas de cela dont il est ici question. Qu’il s’agisse du
Sacré-Cœur construit après 1871 par Abadie, de la basilique Sainte-Anne d’Auray de
Pierre Joseph Édouard Deperthes (1870-1888), de la basilique du Bois-Chenu (1881-1926) à
Domrémy ou de la basilique Saint-Martin de Tours due à Victor Laloux (1887-1924), sans
compter tous les autres, ces édifices possèdent en commun, qu’ils soient édifiés en site
rural ou urbain, des formes dont le gigantisme veut rappeler celui des cathédrales
qu’érigeait le Moyen Âge, alors considéré comme l’archétype des temps de chrétienté.
20 Ce gigantisme doit encore s’interpréter comme l’expression du désir des catholiques de
s’émanciper du régime concordataire, dont les contraintes, momentanément assouplies
par le Second Empire, sont appliquées à la lettre par l’État à partir des années 1880. Il
apparaît comme le témoignage de leurs ambitions de rechristianiser la société sans passer
par le truchement de l’appareil institutionnel. Ce faisant, il va cristalliser les passions, au
Sacré-Cœur dans la capitale comme à la Salette au cœur du Dauphiné, qui vont conduire à
la Séparation. Mais comme pour confirmer que, dans la capitale, rien n’est comme
ailleurs, le Sacré-Cœur sera municipalisé, tandis que la Salette, aux fins fonds des
montagnes, sera laissée aux mains du clergé.
21 L’Entre-Deux-Guerres va vivre sur cette trajectoire dynamique : la flèche de Saint-Pierre
de Chaillot se dresse avenue Marceau14 avec la même insolence que celle de l’église
américaine de l’avenue George-V.
197

Conclusions
22 Six propositions résument l’analyse ci-dessus :
1. À l’exception de la période de la Restauration, l’édifice cultuel catholique s’affirme dans la
capitale par sa monumentalité.
2. Les édifices des autres cultes reconnus gardent tout au long du siècle un statut d’infériorité
sur le plan de l’architecture. Pour être plus précis : à Paris, plus qu’en province.
3. Or, dans les États confessionnels (Grande-Bretagne, Autriche-Hongrie), la situation faite à
ces cultes est beaucoup plus libérale qu’en France. On constate le paradoxe de cette
situation, puisque le régime concordataire n’implique pas en France la prééminence du
catholicisme.
4. L’édification des édifices des cultes non reconnus bénéficie d’un régime de liberté qui
permet la monumentalité des formes.
5. La liberté que s’adjugent les catholiques pour la construction des basiliques non
concordataires conduit au même résultat.
6. La Séparation confirme la liberté architecturale.

Pistes
23 Reste à s’interroger sur la signification de cette ambition de visibilité architecturale et
urbaine dans la capitale, dont on a observé qu’elle était faible dans le contexte de la
Restauration qui rétablit le caractère catholique des institutions, qu’elle grandit pendant
la monarchie de Juillet, pour parvenir à son épanouissement pendant le Second Empire et
croître encore par la suite. On peut trouver un premier élément de réponse du côté des
institutions publiques. Ce sont elles qui prennent l’initiative de construire et en
supportent l’essentiel des conséquences financières : à ce foisonnement de signes
religieux qui peuplent progressivement le ciel parisien, elles sont favorables. Il serait
intéressant de ne pas s’en tenir à ce seul constat qui pourrait passer pour superficiel, en
cherchant à connaître les modalités par lesquelles on a constitué dans le Paris du XIXe
siècle des réserves foncières destinées aux constructions d’églises : malheureusement
l’absence de sources pour la période qui précède les années 1870 rend l’étude difficile.
24 Mais si l’on désirait se convaincre encore de la bienveillance des pouvoirs publics, il
suffirait de se reporter à des initiatives similaires dues à la même époque (Second Empire)
à des administrations différentes : on reconstruit les flèches de la Sainte Chapelle et de
Notre-Dame, on restaure la tour Saint-Jacques, on édifie le beffroi de Saint-Germain
l’Auxerrois. Un tel constat ne doit pas, cependant, cacher l’ambiguïté des motivations : le
fait que la Sainte Chapelle n’est pas rendue au culte, que la tour Saint-Jacques ne possède
qu’une fonction monumentale et que le beffroi de Saint-Germain l’Auxerrois était destiné,
de l’aveu d’Haussmann, à rappeler la Saint-Barthélemy, prouve que l’érection de ces
signes urbains répond, le cas échéant, à un objectif, sinon de laïcité, du moins de
laïcisation de ceux-ci. A tout le moins n’y a-t-il pas lieu d’y voir à tout prix une
manifestation de catholicité : lorsque Rambuteau pousse au choix du gothique pour
Sainte-Clotilde et lorsqu’Haussmann lance sa politique de constructions cultuelles dans la
périphérie de Paris, c’est d’abord pour embellir la capitale, puis pour donner un sens à
l’urbanisation des nouveaux quartiers, enfin pour reconfigurer l’équipement paroissial,
redondant dans le centre, au profit de la périphérie. Sous ce dernier aspect, qui s’inscrit
198

dans la logique de service public du Condordat, cette politique ne peut que rencontrer
l’accord de l’autorité ecclésiastique : néo-gallicane de cœur ou secrètement
ultramontaine, elle entend s’appuyer sur les institutions pour assurer à la religion la
place qui lui revient dans la société.
25 Cette même politique, et il faut voir ici un deuxième niveau de réponse, satisfait, en outre,
les diverses parties du catholicisme français qui ne seraient pas en harmonie avec la
hiérarchie épiscopale. Pour des raisons différentes, libéraux et intransigeants ne font pas
confiance aux institutions, mais les uns comme les autres entendent, en réponse à la
laïcisation concordataire, afficher comme objectif la christianisation de la société. Les
premiers limitent leurs critiques à la richesse décorative des églises construites par les
pouvoirs publics et voient dans la multiplication des signes architecturaux l’expression
du principe de liberté religieuse. Les seconds considèrent cette multiplication même
comme un instrument privilégié pour convertir la vie publique à la royauté sociale du
Christ.
26 Curieusement, tout le monde admet que l’érection de « tours de Babel » catholiques dans
l’enceinte de cette moderne Babylone qu’on estime alors être Paris va de pair avec la
relégation au second plan des autres cultes concordaires : ils ont droit à la liberté des
consciences, mais pas à toutes les manifestations des cultes publics. Avec la décision du
cardinal Guibert de construire le Sacré-Cœur sur la butte Montmartre15 dominant Paris, le
dynamisme de la reconquête sociale pat le catholicisme a atteint son acmé : il en résultera
une discorde durable et profonde. Pour autant, le principe de la visibilité architecturale et
urbaine des églises catholiques ne sera jamais remis en question.

NOTES
1. Sur l’administration concordataire et l’administration des cultes, voir mon livre
L’Administration des cultes pendant la période concordataire, Paris, Nouvelles éditions latines, 1988.
On se reportera notamment à la bibliographie et, le cas échéant, à l’ouvrage d’A. Dubief et V.
Gottofrey, Traité de l’administration des cultes, Paris, 1891-1892, 3 vol.
2. Après Portalis, D. Frayssinous exprime les choses à sa façon (op. cit., p. 68) : « S’il est vrai que le
culte public soit un puissant moyen d’unir les hommes, d’adoucir la férocité des mœurs, de leur
inspirer des sentiments mutuels de bienveillance, et de contenir les passions dans les bornes du
devoir ; par la raison contraire, le défaut de culte public ne pourrait amener que le trouble, la
confusion, et la ruine entière des bonnes mœurs. Un peuple sans religion, on le verrait bientôt
rétrograder vers l’état sauvage. »
3. Voir notamment « L’Église dans la ville », Revue catholique internationale Communio, XV, 5,
septembre-octobre 1990.
4. On trouvera la synthèse des travaux sur l’équipement cultuel du XIXe siècle dans l’ouvrage
collectif de C. Bouchon, C. Brisac, N.-J. Chaline, J.-M. Leniaud, Ces églises du dix-neuvième siècle,
Amiens, Encrage, 1993. Je renvoie en outre à mes travaux : Jean-Baptiste Lassus (1807-1857) ou le
temps retrouvé des cathédrales, Genève-Paris, Arts et métiers graphiques, 1980 et Les Cathédrales au
XIXe siècle, Paris, Economica, 1994, dont un chapitre est consacré aux constructions paroissiales.
199

5. G. Bédouelle (dir.), Lacordaire, son pays, ses amis et la liberté des ordres religieux en France, Paris,
Cerf, 1991.
6. Rue du grand rabbin J. Cohen ; elle date des années 1877-1882 ; son architecte en était Charles
Durand d’après un projet modifié de Charles Burguet.
7. Architecte: Archibald Matthias Dunn (1833-1917).
8. Architectes: John Olbrid et George Gilbert Scott.
9. Il faut citer à ce propos le cas de la synagogue de Turin, la Mole Antonelliana, babélienne
construction qui domine toute la ville. Elle a été construite de 1863 à 1897 par Alessandro
Antonelli (1798-1888).
10. Sous l’Ancien Régime, le temple des Billettes, actuelle rue des Archives, était affecté à l’Église
danoise.
11. 11, rue de la Buffa ; elle est l’œuvre de Thomas Smith.
12. Architecte : Koudinoff.
13. Ces Eglises du dix-neuvième siècle, op. cit.
14. Architecte : Émile Bois, église construite de 1932 à 1938.
15. J. Benoist, Le Sacré-Cœur de Montmartre de 1870 à nos jours, Paris, Éditions ouvrières, 1992, 2 vol.
200

Le décor religieux de la nouvelle


Rome : Paris, capitale religieuse
sous le Second Empire
Jacques-Olivier Boudon

1 Comparer Paris à Rome au milieu du XIXe siècle peut surprendre. Qu’y a-t-il en effet de
commun entre, d’un côté, la ville des papes, incarnation du traditionalisme et de
l’intransigeantisme, que résume à lui seul le Syllabus de 1864, et, de l’autre, Paris, ville des
révolutions, pionnière en matière de déchristianisation et foyer privilégié
d’anticléricalisme ? S’en tenir à cette présentation sommaire, même si elle n’est pas
dénuée de fondement, ce serait oublier les efforts accomplis par les trois archevêques qui
se sont succédés à la tête de Paris sous le Second Empire, Sibour, Morlot et Darboy, pour
reconquérir les populations détachées de l’Église et faire de leur ville une cité chrétienne,
susceptible de rivaliser avec Rome. Pour ce faire, l’inscription dans le paysage de la
présence cléricale a joué un rôle essentiel. Même si ce projet échoue dans sa finalité, tout
en laissant des traces nombreuses, il mérite d’être analysé pour comprendre l’un des
aspects fondamentaux de la reconstruction religieuse au XIXe siècle.
2 Les archevêques de Paris savent, lorsqu’ils en prennent possession, que le diocèse de Paris
est un diocèse à part, exceptionnel en ce que s’y côtoient une population souvent hostile à
l’Église et un noyau de catholiques fervents. C’est sur cette base contrastée qu’ils
engagent la restauration de leur diocèse. Ainsi Mgr Sibour, nommé en 1848, écrit dans sa
première lettre pastorale :
« Cette grande cité, l’ornement et l’admiration du monde, qui dispense à tous les
peuples de la terre, avec la lumière de la science, les bienfaits de la civilisation, dans
le sein de laquelle les nations semblent avoir déposé leurs glorieuses destinées et
placé leurs plus magnifiques espérances, est devenue aussi l’immense foyer du mal
et une source féconde de calamités ; elle semble avoir associé à sa gloire l’opprobre
et l’ignominie, et aux belles prérogatives que la Providence lui a décernées, la
déplorable mission d’égarer et de pervertir l’univers. Mais, grâces à Dieu, elle
conserve encore une grande puissance de bien, qui, mise en œuvre par la Religion,
peut opérer au loin des prodiges. A côté des vices honteux qui dégradent la nature
humaine, brillent d’éclatantes vertus. Elle tient en réserve des âmes d’élite qui
201

purifiées, ce semble, au contact forcé du mal et éprouvées par la séduction de


l’exemple, sont capables d’opposer une digue au torrent dévastateur, en même
temps qu’elles répandent elles-mêmes les eaux douces et salutaires de la sainteté.
N’ont-elles pas déjà enfanté des merveilles ? Sur un sol si souvent ébranlé par nos
discordes civiles, elles ont fait germer et affermi toutes les œuvres de la charité
chrétienne. »1
3 Mgr Sibour dépeint en fait un Paris à deux faces, selon un schéma classique au XIXe siècle ;
c’est la description d’un Paris Babylone, conservant aussi des racines chrétiennes sur
lesquelles précisément les archevêques entendent rebâtir leur cité. Conscients des
difficultés qui les attendent, les archevêques de Paris, à la différence de certains de leurs
collègues, ne sont pas adversaires de la modernité. Le cardinal Morlot qui succède à
Sibour en 1857 met ainsi l’accent sut « la grande cité, les merveilles sans nombre qui
distinguent cette capitale de la France, pour ne pas dire de toutes les nations civilisées ;
cette métropole du talent, de la science, des arts, de ce qu’il y a dans le monde de plus
éminent et de plus illustre. »2 Quant à Darboy qui monte à son tour sur le siège parisien en
1863, il avait au préalable chanté les louanges de Paris : « Le tumulte me plaît, les orages
sont mes amours ; j’adore les chemins de fer, Paris m’enivre avec la magnificence de ses
palais, les merveilles des arts et son énergique activité. »3 Cette constante n’est pas le fruit
du hasard. Le pouvoir politique a choisi pour Paris des évêques éveillés aux réalités de la
ville et qui, loin de fermer les yeux sur le détachement religieux, cherchent à le mesurer
pour mieux l’enrayer.

Remodeler le paysage clérical


4 Les archevêques de Paris connaissent l’état de déchristianisation de leur diocèse. D’après
l’enquête conduite par Mgr Sibour auprès des curés en 1854, le taux de pratique religieuse
s’établirait à 15,8 % de la population adulte4, mais sans cloute faut-il encore le minorer.
Dix ans plus tard, les diverses enquêtes pastorales conduites à la demande de Mgr Darboy
confirment ces proportions, tout en insistant sut le caractère résiduel de la pratique dans
certaines paroisses de banlieue ou de l’est parisien5. Le premier objectif des archevêques
de Paris est donc de remédier à cette situation qui est attribuée essentiellement à deux
causes : la Révolution française d’une part, l’urbanisation rapide du diocèse d’autre part.
Aux yeux des autorités ecclésiastiques, ce dernier point surtout est important. Elles
considèrent en effet que la désaffection des fidèles à l’égard de l’Église est due au manque
de lieux de culte et partant, pensent que les seules solutions à la crise religieuse doivent
venir de la refonte du réseau paroissial et de la construction d’églises. L’Église vit alors
sur l’idée que la présence d’un édifice religieux suffit à rassembler les fidèles. C’est
pourquoi, du reste, on calcule leur capacité non en fonction des pratiquants, mais en
fonction des habitants d’une paroisse. Loin d’un repli sur soi ou d’un enfermement dans
les cadres existants, l’Eglise du Second Empire se lance alors dans un vaste programme de
réorganisation du diocèse, à propos duquel on peut parler d’haussmannisation religieuse,
même si ce plan est lancé avant 1853. Le projet ébauché par Mgr Sibour s’appuie sur trois
axes d’intervention différents : la refonte de la carte paroissiale, la construction d’églises,
enfin l’émergence d’une cité épiscopale.
5 Bien que Mgr Affre ait déjà pressenti, dans les années 1840, la nécessité d’ériger de
nouvelles paroisses dans un diocèse dont la configuration n’avait pas changé depuis 1802,
il revient à Mgr Sibour d’avoir envisagé un vaste programme de réorganisation
paroissiale, visant à la création de nouvelles entités, mais aussi à une meilleure
202

répartition des habitants dans les paroisses existantes. Au début du Second Empire,
certaines d’entre elles regroupaient en effet 60 000 fidèles, d’autres moins de 10 000. Son
objectif est donc de parvenir au chiffre moyen de 20 000 habitants par paroisse. Ce projet,
conduit en concertation avec les autorités départementales, est long à aboutir, car il se
heurte à de nombreuses oppositions, notamment de la part des paroisses les plus lésées,
souvent du reste situées dans les quartiers les plus riches de la capitale.
6 En 1856, une nouvelle carte est dessinée. Les changements sont plus modestes que le
projet initial : quatre paroisses sont créées dans le Paris intra muros 6, trente-deux
subissent des modifications de frontières, dix seulement ne connaissent aucun
changement. Cette refonte est donc importante, même si elle ne remet pas
fondamentalement en cause le tissu paroissial existant. Désormais, cinq paroisses
seulement dépassent 30 000 habitants, huit étant en dessous de 15 000. Le redécoupage
permet cependant un meilleur encadrement des populations de l’est parisien. La réforme
est prolongée après l’annexion de 1860 qui conduit à une nouvelle organisation
paroissiale. Après 1860, Paris compte soixante-trois paroisses, réparties de la façon
suivante : quarante-et-une appartiennent aux onze arrondissements centraux, vingt-deux
aux neuf arrondissements périphériques. Sur ces vingt-deux paroisses, quatre
appartenaient à l’ancien Paris7 et dix-huit proviennent de l’annexion 8. Mais très vite ce
cadre paraît trop étroit, surtout dans la zone récemment annexée où la pression
démographique est particulièrement forte, ce qui contraint les autorités civiles et
ecclésiastiques à envisager la création de trois nouvelles paroisses entre 1860 et 1870 : St-
Honoré d’Eylau en 1862, Notre-Dame de Clignancourt en 1863 et Saint-Denis de la
Chapelle en 1870, tandis que disparaissent la paroisse de l’Assomption qui n’a en fait
jamais eu d’existence concrète, et celle de Saint-André.
7 Cette refonte de la carte paroissiale s’accompagne de nombreuses constructions d’églises.
Une paroisse ne peut exister sans lieu de culte et les bâtiments provisoires aménagés à la
hâte apparaissent vite insuffisants. En outre, de nombreuses églises sont en mauvais état
au début de l’Empire9. Dans les limites du Paris de 1860, vingt-deux églises paroissiales
sont achevées, construites ou mises en chantier sous le Second Empire. Plus d’une
paroisse sur quatre est ainsi dotée d’un nouveau lieu de culte pendant les vingt ans qui
séparent le coup d’État du 2 décembre de la chute du régime impérial. Le phénomène
n’est pas propre à Paris puisque le Second Empire marque un temps d’apogée pour les
constructions d’églises au XIXe siècle 10. Mais il faut tout de même noter que plus de la
moitié des quarante-trois églises édifiées à Paris au XIXe siècle, l’ont été pendant cette
période11. Ces nouvelles églises se situent pour l’essentiel dans le nouveau Paris, c’est-à-
dire dans les arrondissements récemment annexés ou en marge de l’ancien Paris. Dans
certains cas du reste, les travaux sont antérieurs à l’annexion. Or quel est le but de ces
constructions ? Certes l’accueil des fidèles, mais aussi l’inscription du religieux dans la
ville et l’investissement par l’Église des nouveaux espaces urbains.
8 L’église en tant que bâtiment a en effet pour vocation d’exprimer un sentiment religieux.
Elle est aussi un signe et un symbole, signe adressé aux croyants pour leur indiquer la
présence d’une communauté de prières, symbole placé sous le regard des incroyants ou
des indifférents, qui a pour objet de matérialiser la force du catholicisme. Ainsi, à la
désaffection grandissante des fidèles, l’Église de Paris répond par une débauche de
pierres. La prise de possession par les catholiques d’un espace urbain en pleine
transformation marque le souhait de donner à voir une religion triomphante. D’une
certaine manière, le temps du Second Empire, prolongeant les années du premier XIXe
203

siècle, s’apparente à l’époque de la réaction post-tridentine. L’art dément ainsi


l’impression d’une Église citadelle souvent décrite pour évoquer l’Église de la deuxième
moitié du XIXe siècle. Loin de se refermer sur ses bastions architecturaux, l’Église innove,
construit et restaure. Elle offre au monde l’image d’une institution en pleine expansion.

L’essor d’un catholicisme triomphant


9 Cette volonté démonstrative se retrouve dans les choix architecturaux effectués par les
autorités civiles et ecclésiastiques. Dans le premier tiers du XIXe siècle, les principaux
bâtiments construits adoptent un style classique, largement inspiré du modèle antique, à
l’image de la Madeleine, achevée au début des années 1840. Mais cette architecture
classique suscite des critiques chez un certain nombre de catholiques pour lesquels rien
ne distingue ce type de bâtiments des édifices civils construits dans le même style. A cet
argument s’ajoute le rejet des formes empruntées à l’antiquité, jugée païenne. C’est ce qui
explique la défaveur, à partir des années 1840, du modèle du temple classique qui avait
pourtant séduit les catholiques du premier XIXe siècle. La vogue romantique pousse au
rejet de ces formes d’« art païen ». À l’inverse, la faveur du Moyen Âge conduit à
chercher, dans cette période idéalisée de l’histoire du christianisme, les formes
architecturales destinées à inspirer les nouvelles églises.
10 D’une certaine manière, la décennie 1840 marque donc un tournant dans les choix
architecturaux effectués pour la construction des nouvelles églises. C’est en 1840 que le
préfet de la Seine, Rambuteau, impose, malgré de fortes contestations, le plan de la future
église Sainte-Clotilde. Dessiné par l’architecte allemand Gau, qui vient de s’illustrer dans
l’achèvement de la cathédrale de Cologne, le plan propose la construction d’une église de
type néo-gothique, aux formes monumentales12. Mais il revient à l’architecte français,
Lassus, de conceptualiser ce retour aux formes de l’architecture médiévale. S’affirmant
comme un artiste chrétien, Lassus prône le retour à l’église gothique comme exprimant le
mieux le dogme catholique. Elle est « l’église-Bible »13. Encore sa prédilection va-t-elle au
premier gothique, aux formes austères, plutôt qu’au gothique flamboyant. À Paris, ses
idées s’expriment notamment dans l’édification de l’église Saint-Jean-Baptiste de
Belleville, considérée comme « un des chefs d’œuvre du genre néo-gothique. »14
11 De fait, le style néo-gothique inspire plusieurs églises parisiennes construites sous le
Second Empire, à l’image de Saint-Eugène, Saint-Bernard-de-la-Chapelle, Saint-Joseph
Artisan, ou encore Saint-Marcel. Mais l’influence médiévale a aussi beaucoup contribué à
faire revivre l’art roman, que ce soit à Notre-Dame-de-la-Croix, Notre-Dame-des-Champs,
Notre-Dame-de-la-Gare, ou encore à Saint-Ambroise, Saint-Joseph ou Saint-Lambert-de-
Vaugirard. Le succès du style néo-roman, particulièrement visible dans les églises des
quartiers populaires de l’est parisien s’explique aussi par son faible coût de revient 15. Mais
quel que soit le style retenu, plusieurs traits communs peuvent être repérés. Tout
d’abord, dans le choix du terrain, tout vise à mettre en valeur l’édifice. L’église est
désormais isolée, située soit sur une place, comme Saint-Augustin, soit sur un tertre,
comme Notre-Dame-de-la-Croix de Ménilmontant, soit à l’angle de deux rues, à l’image de
Saint-Pierre de Montrouge. Dans tous les cas, l’objectif est le même ; il s’agit de faire voir
l’église, de ne pas la dissimuler au regard. Il est nécessaire que l’édifice religieux soit
ouvert vers l’extérieur, d’où le choix d’un vaste portail qui invite à entrer. Ballu qui
succède à Gau pour achever Sainte-Clotilde, choisit de modifier le portail pour lui donner
plus de profondeur. À Notre-Dame-de-la-Croix, un perron de cinquante marches, aussi
204

large que l’édifice, invite indéniablement à pénétrer dans l’église. Lorsque le site n’est pas
propice à l’épanouissement de l’édifice, les architectes s’arrangent pour jouer avec le
terrain et permettre ainsi de corriger l’impression d’étroitesse, ainsi à Saint-Pierre-de-
Montrouge où Vaudremer construit une façade exiguë, pour ensuite pleinement profiter
de l’élargissement du terrain, afin de développer un vaste transept.
12 Le recours au modèle gothique ou roman n’empêche pas les bâtisseurs du Second Empire
d’utiliser des modes de fabrication moderne. À Saint-Eugène, l’utilisation de la fonte et du
fer permet d’abaisser les coûts de fabrication, mais aussi d’augmenter le volume
utilisable. Le métal est aussi mis à contribution à Saint-Augustin et à la Trinité, mais, dans
ces deux cas, les architectes ont renoncé à opter pour un style médiéval donné, préférant
un plus grand éclectisme, mieux à même de répondre au programme somptueux qui est le
leur. A Saint-Augustin, Baltard s’inspire de l’architecture de la Renaissance, avec la
volonté manifeste de ne pas tomber dans le roman ou le gothique. C’est aussi un moyen
de trancher avec les autres édifices alors construits et d’affirmer le caractère
exceptionnel de cette église, construite au cœur du nouveau quartier de l’ouest parisien.
Il n’empêche que quel que soit le style choisi, le dessein reste la glorification de la
religion, par la construction d’édifices qui impriment leur trace dans le paysage. L’église
s’élève vers le ciel, domine les autres édifices, imposant sa présence au regard et invitant
à la prière.
13 La peinture accompagne ce projet. Les années du Second Empire prolongent en effet le
grand mouvement de renouveau de la peinture religieuse en France, analysée par Bruno
Foucart16. Le goût est de plus en plus alors à la peinture murale. Les nouvelles églises ou
les églises restaurées délaissent les tableaux accrochés au profit de véritables fresques
commandées aux meilleurs artistes du temps. L’église sert ainsi de support au renouveau
pictural en France. Hippolyte Flandrin s’impose surtout comme le « personnage central
du renouveau de la peinture religieuse en France au XIXe siècle », selon Bruno Foucart 17 .
Or il consacre peu de tableaux à des thèmes religieux, au risque d’y perdre en notoriété,
préférant s’adonner pleinement à la peinture murale, comme dans l’église de Saint-
Vincent-de-Paul dont il décore la nef de 1848 à 1853, ou à Saint-Germain-des-Prés où il
officie de 1856 à 186118. On pourrait multiplier les exemples de ces peintres acteurs du
renouveau de la peinture religieuse, à l’intérieur même des églises. Citons entre autres
Théophile Chassériau, qui intervient à Saint-Roch en 1853, et Saint-Philippe-du-Roule en
1855, ou Pierre-Auguste Pichon qui décore la chapelle Sainte-Geneviève à Saint-Eustache
entre 1851 et 1855, puis la chapelle Saint-michel à Saint-Séverin en 1859, et enfin la
chapelle de Saint-Charles-Borromée dans l’église de Saint-Sulpice en 186719 D’autres
peintres profitent de la construction d’églises neuves dans des quartiers en pleine
expansion pour faire connaître leurs talents, à l’image de Jean-François Brémond, qui
décore l’église de Saint-Jacques-Saint-Christophe à Belleville, ou de Tomain Cazes, peintre
de Notre-Dame-de-Clignancourt.
14 Mais l’effort de construction et d’embellissement des églises de la capitale n’est pas
uniformément réparti. La participation de l’État, de la ville, mais aussi des paroissiens
eux-mêmes peut expliquer que les bâtiments édifiés n’aient pas le même lustre selon le
quartier où ils se situent. Dans la partie orientale du diocèse, les églises sont plus
modestes, à l’ouest, elles sont plus grandioses, à l’image de Saint-Augustin qui devient le
symbole de cette politique de prestige. Ainsi, à travers le redécoupage des paroisses et la
construction de nouvelles églises, se dessinent deux manières différentes de concevoir
l’exercice du culte. Dans les quartiers de l’est parisien, en particulier dans les nouvelles
205

paroisses, les cérémonies sont moins fastueuses, parce que le clergé est moins nombreux
et le budget de la fabrique moins élevé que dans les paroisses riches du centre et de
l’ouest. Mgr Sibour lui-même en convient :
« Nous nous résignerons à moins de pompe, écrit-il, et à des chants moins
harmonieux dans nos églises, si nous moralisons, ce qui est l’essentiel, des centres
populeux jusqu’ici étrangers à l’action de christianisme. »
15 L’essentiel est ici d’occuper l’espace, de matérialiser la présence de l’Eglise par un
bâtiment, mais aussi par tout un réseau d’œuvres grâce auxquelles l’archevêque espère
reconquérir les populations détachées. L’absence de pompe s’explique par des raisons
économiques, mais répond aussi à une critique formulée depuis les années 1840 contre
des cérémonies qui par leurs fastes éloignent le peuple des autels.
16 À l’ouest et au centre de Paris en revanche, les cérémonies conservent leur éclat. Elles
participent de la mise en scène d’une religion triomphante, conformément au vœu des
autorités ecclésiastiques, relayées en la circonstance par les autorités locales. Le préfet de
la Seine, Haussmann, défend ainsi les grandes paroisses, menacées par la réforme de 1856,
en reprenant à son compte les arguments avancés pat les curés :
« On objectait, non peut-être sans raisons, qu’il importait de conserver dans la
capitale de l’Empire, un certain nombre de paroisses étendues, ayant de grands
revenus, possédant des églises magnifiques, dans lesquelles le culte pût être célébré
avec une splendeur digne de Paris et de la France, conforme d’ailleurs à l’habitude
et aux vœux des populations qui se pressent dans les plus riches quartiers de la
Ville. II paraissait que la madeleine et St-Roch, deux de ces paroisses de premier
ordre, ne devaient pas être démembrées. »20
17 Ainsi, au cœur de la capitale, la madeleine et Saint-Roch se voient attribuer un rôle
directeur dans le développement du culte. Ces deux églises ont pour fonction de
manifester la splendeur et les fastes du catholicisme, afin d’exalter aux yeux du monde les
beautés du Paris religieux. Malgré la réforme de 1856, les paroisses centrales ont vite
retrouvé leurs forces et les formes du culte n’y ont guère évolué. Les grandes paroisses du
cœur de Paris, la madeleine, St-Roch, sur la rive droite, mais aussi St-Sulpice, St-Thomas
d’Aquin, puis Ste-Clotilde, sur la rive gauche, demeurent parmi les centres les plus
glorieux du diocèse de Paris. Elles attirent du reste au-delà du cadre strict de leur
paroisse, y compris des fidèles de l’est ou de la banlieue, désireux de bénéficier d’une
liturgie plus fastueuse.

Notre-Dame, symbole du catholicisme parisien


18 La cathédrale Notre-Dame est également destinée à magnifier les vertus de l’Église de
Paris. Mgr Sibour considère qu’elle doit être une sorte de modèle en ce domaine ; il lui
assigne donc un rôle directeur dans l’épanouissement du culte :
« Le culte public ne peut pas rester sans splendeur ; une restauration matérielle ne
saurait suffire ; la basilique réparée, embellie, ne peut pas demeurer une
magnifique solitude. Notre-Dame ne retrouvera sa gloire que lorsqu’elle sera
animée par la présence d’un clergé suffisant, par des pompes religieuses qui
attirent et qui attachent les peuples. »21
19 L’archevêque est attaché à la préservation d’un culte fastueux dans la cathédrale, dans la
mesure où cette église est, à ses yeux, la plus importante du diocèse et joue un rôle de
phare pour l’ensemble des églises de France. De fait, la cathédrale occupe une place à
part, non seulement dans le paysage parisien, mais aussi dans le paysage mental des
206

archevêques. Elle est l’église emblématique de leur diocèse, celle qui doit par-dessus tout
exprimer la force du catholicisme parisien. C’est pourquoi les archevêques successifs
attachent une grande importance à son réaménagement et à sa restauration.
20 Ce n’est pas le Second Empire qui lance les travaux de restauration de la cathédrale de
Paris, mais c’est lui qui les achève et leur consacre, en définitive, la plus grosse part du
budget nécessaire à cette entreprise. Les travaux eux-mêmes avaient débuté en 1845, sous
la responsabilité des architectes Viollet-le-Duc22 et Lassus23. Ils avaient été interrompus en
1850, l’Assemblée législative se livrant alors à un débat sur les modalités de leur
poursuite, débat qui fut interrompu par le coup d’État. Mais Mgr Sibour, très désireux de
voir achever la réfection de sa cathédrale, fait en sorte d’obtenir des gages dans ce sens. Il
demande, dès le mois de mars 1852, au ministre des Finances que soit inscrit au budget
« le crédit nécessaire pour la continuation des travaux de restauration de la cathédrale de
Paris. »24 Parmi d’autres mesures, la reprise des travaux de Notre-Dame est donc l’une des
compensations acquises par l’archevêque de Paris en échange de son soutien au régime.
21 Mgr Sibour obtient gain de cause, en jouant sur un double registre : il met l’accent sur la
fonction cultuelle du lieu, mais aussi sut son caractère monumental et sur sa notoriété qui
en font l’un des édifices les plus visités de France :
« Monsieur et cher ministre, n’oubliez pas que Notre-Dame de Paris est notre grand
monument religieux et national, le premier que les étrangers vont visiter. [...] Il
doit être dans les sollicitudes du chef de l’Etat et de son ministre avant tout autre,
avant le palais de justice, avant l’Hôtel de Ville, avant même le Louvre. Ajournez
d’autres restaurations, ajournez les chemins de fer, etc. mais de grâce, pour notre
honneur à tous, aux yeux des étrangers comme des nationaux, n’ajournez pas la
cathédrale. »25
22 Et Sibour fait état de « plaintes sur le délabrement, la nudité, l’indécence de tout
l’intérieur de ce magnifique monument. » « Il faut, conclut-il, que, dans un an, nous ayons
secoué cet opprobre. »26 Trois mois plus tard, au mois de mars 1853, Mgr Sibour apprend,
à la suite d’une intervention personnelle de Napoléon III, que les travaux doivent
reprendre27. Cette implication du souverain s’explique par les événements récents. Son
mariage avec Eugénie de Montijo, en janvier 1853, dans la cathédrale de Paris, lui a
confirmé l’état de vétusté de l’édifice, même si celui-ci avait été caché par des tentures.
Napoléon III désire donc, par ce geste, favoriser l’embellissement de l’église qui a marqué
l’enracinement de la famille régnante. Il cherche aussi à amorcer le renouveau du paysage
parisien dont la mission est alors confiée à Haussmann. Il est sensible aux arguments de
Mgr Sibour, lorsque celui-ci met l’accent sur le caractère national de la cathédrale. En
définitive, à compter de 1853, le budget annuel pour les travaux de la cathédrale de Paris
est fixé à 500 000,00 francs28. Les travaux extérieurs se poursuivent jusqu’au début des
années 1860, tandis que la réfection intérieure a également été entreprise en 1853, le
baptême du prince impérial en juin 1856 accélérant les transformations de la décoration.
23 Mais au-delà de la restauration de la cathédrale elle-même, c’est toute une réflexion sur la
nature et la destination de cet édifice qui s’engage alors. Symbole de Paris, et pas
seulement du Paris religieux, Notre-Dame se doit non seulement d’être belle, mais encore
de s’offrir à la vue des croyants comme des non-croyants pour affirmer la force de la
religion. L’archevêque de Paris parle à son propos de « joyau », mais un joyau ne peut
jeter tous ses feux que s’il est posé sur un écrin qui le mette en valeur. Cet écrin est, aux
yeux de Sibour et de ses contemporains, l’île de la Cité, et, au-delà, la ville de Paris tout
entière. Dès lors, la restauration de Notre-Dame ne peut être dissociée des grands travaux
conduits dans la capitale. Il s’agit, en dégageant les abords de l’édifice, d’ouvrir, à la fois la
207

perspective et l’accès vers la cathédrale, pour que les fidèles puissent aisément converger
vers elle.
24 C’est surtout à l’époque du carême et, dans une moindre mesure, de l’avent, que les
regards se tournent vers la cathédrale de Paris. Ses voûtes résonnent alors des paroles du
prédicateur désigné par l’archevêque pour porter la bonne parole aux foules. Depuis que
Mgr de Quelen, dans les années 1830, a fait appel à l’abbé Lacordaire pour cette mission, la
chaire de Notre-Dame est devenue l’un des hauts lieux de l’éloquence sacrée. Après le
Père de Ravignan qui s’illustre dans les années 1840, c’est un autre jésuite, le Père Félix,
qui tient la chaire de Notre-Dame pendant tout le Second Empire. Il prêche en effet toutes
les stations de carême de 1853 à 1870, alors même que, depuis 1867, il est devenu
supérieur de la résidence des jésuites à Nancy29. Seule une différence de vues avec Mgr
Darboy sur la définition du dogme de l’infaillibilité pontificale à laquelle il est favorable,
le pousse à annoncer, à la fin de la station de 1870, qu’il cesse ses prédications 30. Mais,
durant tout l’Empire, ses sermons ont attiré une foule nombreuse31, dans laquelle se
mêlent chrétiens fervents et notables du régime, tant elles sont devenues un événement
mondain. Dans le cas présent, Notre-Dame se voit attribuer un rôle phare dans la mesure
où les sermons de carême, évoqués par la presse religieuse, sont diffusés bien au-delà des
frontières de la capitale. La prédication de carême est donc symbolique de la mission de
reconquête de l’opinion parisienne que se sont assignée les archevêques de Paris.
25 Aux yeux de l’archevêque de Paris, Notre-Dame doit enfin se dresser au cœur de la Cité et
dominer ce quartier de la même façon qu’elle domine la capitale. Il obtient sur ce point
gain de cause, puisque les abords immédiats de la cathédrale sont dégagés des maisons
qui les encombraient. En revanche, Mgr Sibour échoue dans le projet plus ambitieux de
transformer le quartier de la cathédrale en centre religieux de Paris. C’est avec l’appui de
Viollet-le-Duc et Lassus qu’il met au point ce projet dont les contours s’inspirent de
l’organisation des cités episcopales du moyen Âge. Déjà au début des années 1840, les
deux architectes avaient envisagé de profiter de l’aménagement des abords de la
cathédrale, pour y édifier l’archevêché32. Le projet défendu par Mgr Sibour, inspiré par
Viollet-le-Duc et Lassus, est plus ambitieux. Il vise à construire, autour de la cathédrale,
un véritable ensemble religieux, composé de l’archevêché, mais aussi du grand et du petit
séminaire, ainsi que d’une maison pour les chanoines. Ce projet, présenté au ministre des
Cultes, en août 1854, met l’accent sur l’intérêt qu’aurait l’empereur à attacher son nom à
la construction de cet ensemble :
« Notre-Dame est le Louvre de la Religion, et ce plan réalisé en serait l’achèvement.
Napoléon III, en attachant ainsi son nom à cette œuvre, mêlerait une des plus
grandes gloires modernes à une des plus belles gloires du moyen Âge. Ces deux
immortels souvenirs, consacrés par la Religion, seraient à jamais inséparables, dans
la mémoire des fidèles. »
26 Mais le projet s’inscrit aussi dans le souhait de Sibour de redonner vie aux études
cléricales. Le modèle médiéval qu’il offre en exemple au ministre vise à rappeler la
nécessité pour les étudiants de faire corps avec la société de leur temps, en animant la vie
culturelle de leur quartier. Sibour craint la désaffection de Notre-Dame ; il redoute qu’elle
ne se transforme en un sanctuaire, visité uniquement par les amoureux d’art gothique,
mais délaissé par les fidèles. En revanche, la transformation de ce quartier en pôle
religieux permettrait de lui redonner vie. Ainsi, naîtrait, au cœur de la capitale, le centre
de direction de l’Église de Paris. Aux côtés des séminaires, l’archevêché et la maison
canoniale seraient en effet voués à l’administration diocésaine. La proximité du grand
séminaire pourrait aussi, le cas échéant, favoriser le passage vers l’archevêché des sujets
208

les plus brillants. Ainsi, c’est tout un monde de clercs, de chanoines et de secrétaires, qui
graviterait autour de la cathédrale, transformant le quartier en un centre religieux, de la
même façon que le quartier latin s’impose comme centre intellectuel ou le quartier de la
Bourse comme centre des affaires. Dès lors, comme le suggère Viollet-le-Duc, l’île de la
Cité deviendrait le cœur religieux de la France : « l’Île de la Cité renfermerait les édifices
les plus importants de France, dans l’ordre religieux, comme dans l’ordre judiciaire. » 33
27 La fonction symbolique de la cathédrale de Paris, comme église nationale, est renforcée
par le choix qu’en fait Napoléon III pour être le théâtre des grandes cérémonies du
régime. Une fois l’Empire proclamé, c’est à Notre-Dame que se déroulent les fêtes
religieuses du 15 août. Le choix de la cathédrale où le couple impérial est généralement
présent s’explique par l’attachement à cette église, témoin des grandes heures de la
dynastie impériale. En ce sens, l’anniversaire du 15 août commémore, en un même élan,
tous les actes qui ont marqué l’histoire napoléonienne depuis le sacre de Napoléon Ier
jusqu’au baptême du prince impérial. Le 15 août sert ainsi à rappeler l’acte fondateur de
la dynastie et du régime, l’Empire se refusant à célébrer le 2 décembre. Après 1858,
l’organisation des cérémonies est rendue plus facile par la désignation de l’archevêque de
Paris comme grand aumônier de l’empereur. Il est toutefois frappant de voir la
persistance avec laquelle le régime continue à associer la religion à la célébration de cet
anniversaire, au moment où l’Empire se libéralise et où la crise italienne provoque des
tensions entre le régime et les catholiques. Indépendamment de ces aléas conjoncturels,
l’Empire entend demeurer une monarchie chrétienne. Il trouve du reste un appui de
choix dans la personne de l’archevêque de Paris. Avec Mgr Darboy surtout, la célébration
du 15 août reprend une certaine vigueur. Ses adresses au clergé pour les inviter à
s’associer aux fêtes du 15 août ne se contentent pas de reproduire les directives du
ministre, comme le faisaient les lettres de ses prédécesseurs. Mgr Darboy en profite pour
faire l’éloge de la dynastie impériale. En 1863 par exemple, il vante la France
chevaleresque, évoquant la « foi de Clovis, de Charlemagne et de saint louis. »34 Le choix
de ces trois monarques n’est pas innocent, puisque chacun représente l’une des dynasties
qui a régné en France, la dynastie napoléonienne entendant être la quatrième. Dans sa
lettre du 5 août 1866, il reprend le thème de la double protection de la Vierge et de
Napoléon : « Enfants de la France, nous souvenant que le 15 août est tout à la fois la fête
patronale de notre pays, placé par ses chefs sous la tutelle de la sainte Vierge, et la fête
patronale de l’Empereur par autorité du Siège Apostolique, qui a réglé qu’on célébrerait,
en ce jour, la mémoire de saint Napoléon, nous prierons Dieu d’agréer nos actions de
grâce pour les bienfaits dont il a comblé la nation. »35 Et de nouveau il fait l’éloge de
« notre fier drapeau », au milieu de l’Europe troublée. Autrement dit, la fête de
souveraineté est à la fois une fête religieuse et une fête nationale, aux yeux de
l’archevêque de Paris.
28 Les cérémonies à l’intérieur de la cathédrale doivent donc être somptueuses. Elles
associent représentants du pouvoir civil et du pouvoir religieux. Ainsi, par l’attention
particulière portée par l’empereur à la dimension religieuse de la cérémonie, par le choix
expressément formulé de Notre-Dame comme théâtre des fêtes, le 15 août scelle
véritablement l’union du trône et de l’autel, en l’occurrence du palais des Tuileries et de
Notre-Dame de Paris qui se trouve de ce fait hissée au rang d’église des fastes impériaux.
Pour l’empereur, la cathédrale ne doit pas seulement être un joyau architectural, un
musée de l’art gothique. Elle doit aussi affirmer haut et fort le caractère chrétien de la
209

monarchie impériale. On comprend mieux dès lors que le régime ait choisi délibérément
de faire de Paris la capitale religieuse de l’Empire.

Paris, « cité sacrée »


29 Mais on ne saurait réduire la fonction cultuelle de Paris à l’ordonnancement des
cérémonies religieuses du régime impérial. L’ambition des archevêques de Paris est plus
grande encore. Ils souhaitent en effet pouvoir offrir Paris en modèle aux autres cités du
monde catholique et se poser ainsi en concurrent direct de Rome. « Après le Saint Pontife,
je ne pense pas qu’il y ait un seul évêque dans l’univers catholique qui puisse exercer une
influence plus étendue pour le salut des âmes que l’archevêque de Paris », écrivait en
1848, l’abbé Dupanloup, alors collaborateur de l’archevêque de Paris. À ses yeux, Paris
devrait profiter de cette position pour s’offrir comme un modèle de sainteté :
« Ô heureuse la France, si le diocèse de Paris, si fortement et saintement discipliné,
pouvait être offert à tout son clergé comme un modèle à suivre, et un centre de
pieux exemples, de bons conseils ; si les prêtres qui se présentent n’en rapportaient
qu’un zèle plus ardent et plus put, qu’un amour plus profond des vertus
ecclésiastiques, qu’un désintéressement plus entier, qu’une estime plus grande er la
bonne discipline sacerdotale. »36
30 Ce thème est repris par le cardinal Morlot, à l’occasion du carême de 1859 qui le conduit à
s’interroger sur la faiblesse de la pratique religieuse dans son diocèse. Pour lui, la
grandeur de Paris sur le plan culturel et économique doit naturellement conduire cette
ville à s’imposer aussi comme moteur de la civilisation chrétienne :
« Ô Paris, qui brille d’un si grand éclat dans le monde, rendez-vous de tous les
peuples, centre de l’industrie, des lettres et des arts, à qui Dieu a donné tout ce qui
peut servir à la propagation de la vérité et à l’apostolat de la charité, que ta
vocation est belle et quelle action tu peux avoir sur le monde si tu sais y être fidèle !
Ah ! puisses-tu être appelée la Cité sainte ! alors toutes les nations seraient, pout
ainsi dite, bénies en toi. Les peuples civilisés marcheraient en quelque sorte à ta
lumière ; et l’Eglise, essuyant ses latines, ouvrant son cœur aux plus belles
espérances, s’appuyant sut toi comme la mère sur le bras d’un fils, verrait
s’accomplir pour la propagation de l’Evangile et le bonheur de l’humanité des
choses vraiment merveilleuses. Alors bien des montagnes de difficultés seraient
aplanies, bien des abîmes seraient comblés, et les hommes d’attente et de désir
pourraient entrevoir la réalisation du règne de Dieu sur la terre. » 37
31 La grandiloquence du propos ne doit pas détourner d’en analyser le sens. Le cardinal
Morlot, dont le mandement a été inspiré, sinon écrit par l’abbé Darboy38, met en effet le
doigt sur la situation particulière de Paris où s’affrontent tradition et modernité. Pour
Morlot, Paris a été doté de tous les atouts pour devenir le guide d’une nouvelle civilisation
chrétienne qui, loin de rejeter le progrès, l’intégrerait. Selon lui, l’industrialisation et
l’urbanisation ne doivent pas être condamnés. Au contraire, ils permettent à Paris de
pouvoir s’offrir en contre modèle aux populations séduites par la société matérialiste. Il
s’agit donc, pour l’archevêque de Paris, de bâtir une nouvelle cité chrétienne, non en
refusant l’industrialisation, mais en l’acceptant. Paris doit devenir la « cité sainte » des
temps nouveaux. Certes, aux yeux de Morlot, Paris ne mérite pas encore le nom de « cité
sainte », mais elle a les moyens de rivaliser avec Rome en ce domaine. Et l’archevêque
énumère les richesses du diocèse de Paris qui sont autant d’arguments en faveur de sa
démonstration, d’autant plus qu’en bien des domaines, le diocèse de Paris dépasse les
autres diocèses de France.
210

32 La comparaison avec Rome est donc omniprésente dans l’esprit des archevêques de Paris.
À partir des années 1860, elle prend une nouvelle dimension, à l’heure de la question
romaine. Mgr Darboy est en effet l’un des rares évêques à considérer la survie du pouvoir
temporel des papes comme un anachronisme. Républicain en 1848, il adhère franchement
aux principes de 1789 et ne peut donc que s’opposer au pape. Face au catholicisme
intransigeant de Pie IX, Darboy défend un catholicisme libéral, plus ouvert et notamment
susceptible de favoriser la réconciliation entre croyants et populations détachées – il
songe à une partie de la bourgeoisie et du monde ouvrier. Cette défense du catholicisme
libéral le pousse en particulier à prendre ses distances à l’égard du Syllabus, publié en
1864. Il le fait à deux niveaux, d’abord en expliquant le texte à ses diocésains avec le
projet d’en atténuer la portée, ensuite en suggérant au ministre des Cultes d’en interdire
la publication. L’opposition entre Darboy et Pie IX qui se durcit jusqu’à la fin de l’Empire
et que l’on ramène souvent au refus du pape d’accorder le chapeau de cardinal à
l’archevêque de Paris, repose donc sur une différence fondamentale d’appréciation sur la
place de l’Église dans la société. Darboy est favorable à une Église ouverte au monde, à
une Église moderne, ce qui le conduit à refuser de voter en faveur du dogme de
l’infaillibilité pontificale lors du concile du Vatican en 1870. Dans cette lutte, il en vient
même à refuser toute influence romaine, en particulier la liturgie que la papauté a réussi
à imposer à la plupart des diocèses depuis les années 1840.
33 En alliant l’attachement aux traditions liturgiques du diocèse de Paris et une adaptation
des structures ecclésiastiques à une ville en pleine urbanisation, l’archevêque de Paris
pense pouvoir, à la fin du Second Empire, réveiller la foi dans son diocèse et en faire le
phare de l’Église de France, sinon un modèle pour la chrétienté. Dans l’immédiat, l’échec
est patent avec la victoire de l’intransigeantisme au concile du Vatican en juillet 1870 et la
mort de Mgr Darboy, fusillé par les Communards le 24 mai 1871. Cette mort confirme la
perception qu’ont eue les Parisiens d’une Église toute puissante dans le Paris du Second
Empire. Elle est en effet le résultat d’un anticléricalisme exacerbé, certes par l’alliance du
trône et de l’autel, mais aussi par l’omniprésence du catholicisme dans la ville.

NOTES
1. . Lettre pastorale de Monseigneur l’archevêque de Paris à l’occasion de la prise de possession de son siège,
15 octobre 1848, p. 12.
2. Archives Historiques de l’Archevêché de Paris (AHAP), 4° K 14/31 II, Mandements, lettres
pastorales, pièces diverses. 1853-1863, « Lettre pastorale de Son Éminence Monseigneur le cardinal
archevêque de Paris à l’occasion de la prise de possession de son siège métropolitain, et de son
entrée dans son diocèse », 19 avril 1857, pp. 3-12.
3. Mgr Darboy. « L’homme intime. Lettres inédites », Le Correspondant, 25 juin 1898, pp. 1016-
1048, Darboy à Thibouret, 11 juin 1847, p. 1021.
4. F. Boulard (dir.), Matériaux pour l’histoire religieuse du peuple français XIXe-XXe siècles, Paris,
Éditions de l’EHESS, Presses de la FNSP et Éditions du CNRS, t. 1, 1982, tableau 75.14, p. 207.
5. Voir J.-O. Boudon, « L’état religieux du diocèse de Paris au milieu du XIXe siècle. Réflexions du
vicaire général Meignan », Histoire, Economie, Société, 1998, 4, pp. 725-744.
211

6. L’Assomption, St-Martin, St-Éloi et St-Marcel.


7. St-Antoine-des-Quinze-Vingts, St-Éloi, St-Marcel et St-Pierre-de-Chaillot.
8. Voir Y. Daniel, L’équipement paroissial d’un diocèse urbain : Paris (1802-1956), Paris, Éditions
ouvrières, 1957, p. 27.
9. . Voir la conversation qu’a Mgr Sibour avec le nouveau préfet de la Seine à ce propos, Mémoires
du baron Haussmann, t. 2, Préfecture de la Seine, Paris, Victor Havard, 1890, p. 135.
10. N.-J. Chaline, « La construction des églises paroissiales aux XIXe et XXe siècles », Revue d’Histoire
de l’Église de France, 1987, t. 73, pp. 35-49.
11. N.-J. Chaline, « Une fièvre de construction », in Ch. Bouchon, C. Brisac, N.-J. Chaline et J.-M.
Leniaud, Ces églises du dix-neuvième siècle, Amiens, Encrage, coll. Hier, 1993, p. 17.
12. A. Falières-Lay, « la basilique Sainte-Clotilde-Sainte-Valère à Paris, architecture et
sculpture », Paris et Ile de France. Mémoires publiés par la Fédération des Sociétés Historiques et
Archéologiques de Paris et de l’Ile-de-France, 1989, t. 40, pp. 207-255.
13. J.-M. Leniaud, Jean-Baptiste Lassus (1807-1857) ou le temps retrouvé des cathédrales, Genève-Paris,
Droz-Arts et métiers graphiques, 1980, p. 122.
14. G. Brunei, in G. Brunei, M.-L. Deschamps-Bourgeon et Y. Gagneux, Dictionnaire des églises de
Paris, Paris, Éditions Hervas, 1995, p. 257.
15. J.-m. Leniaud, « les constructions d’églises sous le Second Empire : architecture et prix de
revient », Revue d’Histoire de l’Eglise de France, 1979, t. 55, n° 175, pp. 267-278, p. 274.
16. B. Foucart, le renouveau de la peinture religieuse en France (1800-1860), Paris, Arthéna, 1987, p. 77.
Dans les années 1849-1860, le tableau religieux persiste aux Salons, puisqu’il représente 6,25 %
des tableaux présentés. L’ÉTAT contribue largement à ce bilan. Dans la même période, il a en
effet consacré aux tableaux religieux 38 % des 4,315 millions de francs, destinés à des commandes
de tableaux, voir P. Angrand, « L’État mécène. La période autoritaire du Second Empire
(1851-1860) », Gazette des Beaux-Arts, mai-juin 1968, pp. 303-348.
17. B. Foucart, op. cit., p. 205.
18. Voir l. Flandrin, Hippolyte Flandrin, sa vie et son œuvre, Paris, librairie Renouard, 1902.
19. B. Foucart, op. cit., p. 224.
20. AHAP, Carton madeleine, le préfet de la Seine à l’archevêque de Paris, 10 août 1864.
21. AHAP, 2 D-3 D (Carton Notre-Dame), Mgr Sibour à l’empereur, 11 décembre 1852 (brouillon).
22. Voir J.-M. Leniaud, Viollet-le-Duc ou les délires du système, Paris, Mengès, 1994.
23. Voir J.-M. Leniaud, Jean-Baptiste Lassus (1807-1857), op. cit.
24. AHAP, 2 D-3 D (Notre-Dame), le ministre des finances à Mgr Sibour, 10 mars 1852. En réponse
à la lettre de l’archevêque de Paris, le ministre des finances a promis d’en parler à louis Napoléon
Bonaparte.
25. A.N., 246 AP 24 (Papiers Fortoul), Mgr Sibour à Fortoul, 10 janvier 1853.
26. Ibid.
27. AHAP, 2 D-3 D (Notre-Dame), le secrétaire de l’empereur, Mocquard, à Mgr Sibour, 16 mars
1853.
28. A.N., F 19/7093, Budget des cultes, année 1853.
29. Voir notice « Félix », in P. Duclos (dir.), Les Jésuites, Dictionnaire du monde religieux dans la France
contemporaine, tome I, Paris, Beauchesne, 1985, p. 114.
30. Voir P. Burnichon, La Compagnie de Jésus en France. Histoire d’un siècle (1814-1914), Paris,
Beauchesne, tome 4, 1922, pp. 202-3.
31. Et pourtant, lors de sa première conférence, en 1853, il ne rassemble que 300 personnes. Il est
vrai qu’il n’est guère connu, voir P. Fernesolle, Témoins de la pensée religieuse en France au XIXe siècle.
Les conférenciers de Notre-Dame, Paris, Spes, 1936, tome 2, p. 69.
32. Voir J.-M. Leniaud, Les cathédrales au XIXe siècle, Paris, Economica, 1993, p. 447.
33. AHAP, 2 D-3 D (Notre-Dame), Note sur les abords de Notre-Dame, 10 août 1854 [par Viollet-le-
Duc].
212

34. AHAP, 3 B 5, Rapports avec le pouvoir civil. Second Empire (Dossier Fête de Napoléon III),
lettre de Mgr Darboy à son clergé, 3 août 1863.
35. Ibid., Lettre de Mgr Darboy à son clergé, 5 août 1866.
36. AHAP, 1 D VI/2 (Papiers Sibour).
37. Mandement de Son Eminence le cardinal archevêque de Paris pour le carême de l’année 1859,
20 février 1859, pp. 47-64.
38. C’est ce que laisse entendre Darboy dans son Journal.
213

L’actualité de l’art urbain à Paris


depuis le Second Empire et
l’affirmation d’un « droit de cité aux
artistes »
Gérard Monnier

1 Mon projet était de faire le point sur la contribution de Paris aux métamorphoses de l’art
urbain depuis le Second Empire, d’évaluer l’impact de la transformation politique, c’est-à-
dire l’apport d’un régime républicain à la production monumentale symbolique ; il a en
cours de route quelque peu évolué : plutôt que de montrer les aspects quantitatifs, qui
relèvent d’un inventaire méthodique (qui reste à faire), je préfère dégager les principaux
traits qualitatifs de la production symbolique, un axe mieux à même de donner des
résultats spécifiques.
2 Par rapport aux pratiques monumentales de l’Ancien Régime, les équipements qui
contribuent sous la Troisième République à la production de l’art urbain changent en
effet de nature. À la production des lieux qui contribuaient à la manifestation du pouvoir
monarchique, avec ses inflexions en direction d’une histoire nationale (la conversion du
palais de Versailles en musée d’histoire, l’érection de la colonne de Juillet, place de la
Bastille), ou qui redonnaient leur présence urbaine aux structures de l’Église, une
production si dense entre 1815 et 1848, dès le Second Empire, succèdent des équipements
différents : d’abord les équipements qui répondent aux besoins nés de l’urbanisation (les
aqueducs et les réservoirs, les égouts) de la révolution industrielle et de la révolution des
transports (les gares et les emprises ferroviaires), et les équipements nécessaires au
développement des échanges dans l’espace urbain (le système de voirie, la couverture du
canal Saint-Martin, les nouveaux ponts, les halles centrales, les grands magasins, les
entrepôts du bassin de la Villette, l’organisation des expositions universelles). Quant à
son tour la République engage son effort d’édification, c’est à la fois en accomplissant les
programmes précédents (l’exemple le plus marquant est l’achèvement de l’Opéra de
Paris), mais aussi en s’engageant dans des voies nouvelles : les lycées et la nouvelle
Sorbonne répondent aux besoins de l’éducation, les musées, les bibliothèques publiques,
214

les théâtres répondent aux activités de culture et de loisirs culturels1. C’est à partir de ces
programmes que se construit le projet d’une nouvelle phase dans l’embellissement
monumental. Mais on sait que les intervenants mettent en question l’unité de
l’architecture ; le meilleur exemple est l’effet de la pression qu’exercent les concepts des
ingénieurs dans l’expression de l’actualité de cet embellissement par les formes
construites, par l’investissement esthétique dans l’actualité technologique : nouveaux
viaducs du métro, « tour de trois cents mètres », etc. Et on connaît la riposte d’une
génération d’architectes pour au contraire manifester l’actualité du style Beaux-Arts,
pour tirer les édifices monumentaux, et lourdement, du côté d’un éclectisme savant et
d’une opulence démonstrative et triomphante (Grand et Petit Palais, gare d’Orsay, pont
Alexandre III)2. Seule manifestation d’une actualité artistique différente, les entrées des
stations du métropolitain, confiées à Hector Guimard, mais dont les formes exubérantes
sont interdites dans les lieux sensibles, comme la place de l’Opéra, où leur modernité
délibérée est jugée incompatible avec l’unité stylistique du paysage. Mais plusieurs de ces
traits sont communs à quelques capitales en Europe, qui ne sont pas alors toutes des
hauts lieux du régime républicain (je pense à Vienne, à Bruxelles). Lesquels parmi eux
sont propres à Paris, et avec quels résultats sur l’art urbain ?
3 Sont d’abord spécifiques de Paris les opérations qui relèvent de la mutation politique, et
qui transforment des palais en équipements de service public ; notons à ce propos un
double effet : la protection de ce patrimoine, dont l’entretien est confié aux architectes
des Bâtiments civils et des Palais nationaux, et la non-construction dans divers
programmes de l’officialité : il faut attendre les années 1930 pour que la III République
construise un ministère (ministère de la marine), et deux musées (musée des Travaux
publics, et musée d’art moderne). L’impact de la mutation politique du bâti est d’autant
plus fort que ces lieux constituent dans la ville en général le territoire de l’intervention
de l’État (face à l’intervention de la ville).
4 Ensuite, et depuis la fin du siècle dernier, les interventions monumentales relèvent d’un
« projet local » sur l’esthétique urbaine, et à deux échelles distinctes : d’une part, à
l’échelle du paysage urbain, les interventions se fixent sur la colline de Chaillot et le
Champ-de-Mars, sur l’axe Champs-Élysées – Étoile et les rives de la Seine, dont les
attendus se sont manifestés dans la très longue durée. Les innovations dans ce domaine
sont réservées aux bords de la zone Centre : aussi bien la basilique de Montmartre, la tour
Montparnasse, le centre universitaire de Jussieu, le ministère des Finances, la maison de
la radio, la Villette, les projets de Malraux pour la Défense, etc. les inclusions qui mettent
en question l’unité du paysage urbain de Paris-Centre sont des exceptions rares : la tour
Eiffel, le palais de l’UNESCO. Il n’est pas inutile de rappeler les polémiques vigoureuses et
les contraintes qui ont accompagné ces inclusions, et aussi de noter que l’insertion des
voies sur berge, si violentes soient-elles pour la perception du promeneur, épargnent
visuellement le paysage comme système de formes. D’autre part, à l’échelle des objets
construits, la manifestation d’un art urbain fait une place à l’actualité : actualité d’une
culture architecturale éclectique, affirmation des techniques, présentes dans différentes
formes (le métal, le béton armé, le verre, le textile aujourd’hui), actualité des
problématiques de l’art contemporain (Guimard et le métro, Buren au Palais-Royal, l’art
public du Paris de la Défense, les manifestations de la sculpture contemporaine sur les
Champs-Elysées).
5 Depuis les débuts de la Troisième République, les interventions de l’État, principalement,
et de la Ville, secondairement, s’appuient sur un assemblage original des critères d’une
215

gestion patrimoniale (relativement rigoureuse) et d’une incitation à la création


(relativement ouverte), qui est la contribution historique du Paris contemporain à l’art
urbain. Cet assemblage relève d’une dynamique entre acteurs (administratifs et
politiques), entre cultures (architecturale, technique et artistique). Il produit, dans le
domaine des espaces publics, des manifestations esthétiques (le desserrement, les parvis)
dont la dimension politique et symbolique (accessibilité, disponibilité aux manifestations
temporaires) sont sous-estimées, et que l’arrivée de nouveaux comportements (des
associations de résidents plus défensives, un marché foncier plus puissant) peuvent
mettre en question. Dans ce sens, l’impact des parvis du Centre Georges Pompidou et de
l’Arche de la Défense, ou celui de la Cité de la Musique, relève sans doute de la volonté de
faire place à l’imprévu, au spectacle de rue, aux différentes formes de la fête. Dans la
période récente, support d’importants chantiers d’art public, le site de Paris-la Défense
est typique de ce que les institutions de l’État peuvent produire ou inspirer.
6 À ce point de mon exposé, je me demande si cet inventaire des objets et des espaces ne
révèle pas autre chose, de bien plus fondamental. Lorsque je m’interroge en effet sur le
sens de grands bâtiments dédiés aux arts, du Grand Palais au Centre Georges Pompidou et
à la Cité de la musique, je constate que ce sont moins les arts - formule abstraite - que les
artistes vivants, comme formation sociale, qui sont les véritables destinataires de ces
équipements, destinés à permettre la relation des artistes au public, bref à favoriser les
activités du « monde de l’art ».
7 Ce qui est alors en question, c’est la reconnaissance de la place que Paris, en tant que
capitale, accorde aux artistes vivants ; cette reconnaissance est incarnée dans une série
cohérente de propositions spatiales, qui sont pour la plupart des initiatives de l’État
républicain, porteur sous la IIIe République d’une doctrine claire et nouvelle, « l’art libre
dans un État protecteur », qui ouvre la voie aux manifestations d’un nouveau « service
public » des arts3. Après la crise du Salon, initiée sous Jules Ferry en 1880, l’État choisit,
tout en se retirant de l’organisation de la manifestation, la posture du protecteur
bienveillant des artistes. Dans la durée, à partir de ce moment, des constructions
considérables jalonnent cet effort séculaire d’équipements dédiés aux artistes, du Grand
Palais, édifié à l’occasion de l’Exposition de 1900, à la gestation laborieuse du musée d’art
moderne, relais d’un musée du Luxembourg épuisé, puis au centre Georges Pompidou –
dont le programme initial se proposait l’accueil d’activités délibérément multiples, dont
l’IRCAM est le seul élément rescapé - enfin à la récente Cité de la musique. Mentionner
l’effort avorté de Malraux pour situer à la Défense un grand musée du XXe siècle permet
de prendre la mesure de la constante du choix urbain, qui s’est toujours en définitive
imposé.
8 Que cette production spatiale et symbolique ne se confonde pas avec les efforts qui se
portent sur les choix artistiques proprement dits est bien remarquable ; on ne peut que
constater que les moments de grande indécision des efforts de l’État dans la commande
aux artistes peuvent coïncider avec les édifications les plus déterminées et les plus
marquantes. En particulier dans le champ de « l’art public » (défini comme tel par la
Seconde République), occupé plutôt par les municipalités que par l’État, les initiatives de
l’État sont minces par rapport à son effort sur les infrastructures d’exposition. Car elles
relèvent moins de l’action directe sur la production artistique que de l’intervention sur
les conditions de vie sociale des artistes et des conditions de leur rencontre avec le public.
Il est clair que cet effort est d’abord un acte de nature civique, de même nature que celui
que font, depuis 1950, les villes allemandes dans les Kunsthalle, lorsqu’elles affirment la
216

place des artistes dans l’espace social de la ville, dans une gamme de manifestations qui
va de l’exposition des œuvres à la célébration des artistes dans le cadre de manifestations
officielles et solennelles (qui a eu son équivalent en France avec l’inauguration du Salon
par le Président de la République).
9 Cet effort est l’expression d’un « droit de cité aux artistes », particulièrement reconnu à
Paris, capitale de l’État républicain. Ce droit de cité, qui incorpore les fonctions de
célébration des artistes dans des lieux d’exposition, de rencontre avec le public, est un
choix majeur, sans commune mesure avec les actions conduites en faveur de la formation
des artistes (dans des institutions globalement stagnantes sous la III e République) ou de
leurs conditions de vie (l’effort pour la construction d’ateliers d’artistes est un effort
municipal). Il est le choix des conditions nécessaires à l’exercice du droit d’exposer, un
choix qui maintient vivante la proclamation célèbre de Barère de Vieuzac, en 1791, à
propos du droit de l’artiste à exposer son ouvrage : « Son tableau, c’est sa pensée ; son
exposition publique, c’est sa permission d’imprimer. Le salon du Louvre est la presse pour
les tableaux ».
10 Au XXe siècle, les formes de ce droit de cité donné aux artistes, issu de la pensée
révolutionnaire, prennent une dimension internationale évidente. le premier lieu public à
manifester cette sollicitude de l’État pour les artistes étrangers est le musée des Écoles
étrangères contemporaines, ouvert en 1932 au Jeu de Paume, et qui dispose d’un budget
propre, indépendant de celui du musée du Luxembourg, dont il est issu. Ce droit de cité
symbolique accordé aux artistes étrangers n’est pas sans rapport avec le climat de liberté
qui est l’attrait principal de ceux qui participent à cette « Internationale de l’art
moderne », pour reprendre les termes de Jean Cassou, étonné de ce rassemblement
paradoxal dans une capitale manifestement bourgeoise4. Est-ce sans effet, si ce climat de
liberté coïncide avec les capacités matérielles des infrastructures proposées aux artistes ?
5
Dans les aménagements culturels récents, ces infrastructures prennent une forme
nouvelle : on notera l’importance du desserrement immobilier, au profit de l’espace
public, que les parvis ménagent avec générosité aux abords des grands édifices : tout se
passe comme si la mise à la disposition des lieux au public devenait un critère de valeur
de l’insertion des équipements urbains. Au droit de cité des artistes s’ajouterait un « droit
d’occuper » l’espace public, indéterminé, du parvis du Centre Pompidou, du parvis de
l’Arche de la Défense ou de la Cité de la musique6.
11 Inutile de dire que ce droit de cité des artistes recoupe le rôle international de la vie
artistique de la capitale : des études récentes précisent l’extraordinaire attrait des artistes
étrangers pour Paris depuis le Second Empire. On sait que plusieurs générations
successives donnent une démonstration continue de cette capacité de Paris à être, dès la
fin du siècle dernier, le séjour d’élection des artistes peintres, des artistes anglais, des
artistes américains, des artistes Scandinaves. Vient ensuite la vague des pays de l’Europe
du sud, des Italiens et des Espagnols, et, entre les deux guerres, de l’Europe Centrale.
Après 1945, des contingents de jeunes artistes venus de Grèce et de Yougoslavie, puis des
États-Unis, d’Amérique latine et du Japon, viennent compléter ce rassemblement
international.
12 En conclusion, art urbain, respect d’un paysage informé et capacité des infrastructures
offertes aux manifestations des artistes sont les différents volets des réponses qu’une
culture politique d’inspiration républicaine offre à la question de l’action de l’État sur la
politique artistique qu’il mène, dans une remarquable continuité, à l’égard de Paris
capitale.
217

NOTES
1. Sur la décision de Jules Ferry en 1881, la nouvelle Sorbonne est édifiée entre 1883 et 1901 par
l’architecte Henri-Paul Nénot ; voir l’ouvrage collectif dirigé par Philippe Rivé, La Sorbonne et sa
reconstruction, Lyon, La Manufacture, 1987. Pour l’architecture des lycées, on attend la thèse de
Marc Le Cœur, L’architecture des lycées sous la Troisième République.
2. On notera au passage la grande qualité des restaurations récentes, par exemple du pont
Alexandre III, signe incontestable de la nouvelle réception de l’esthétique triomphaliste de ces
équipements.
3. Cf. G. Larroumet, L’Art et l’État en France, Paris, Hachette, 1895, et M. Couyba , L’Art et la
démocratie : les écoles, les théâtres, les manufactures, les musées, les monuments, Paris, Flammarion,
1902.
4. J. Cassou, Une vie pour la liberté, Paris, Laffont, 1981.
5. Depuis sa mise en service, le Grand Palais accueille, jusqu’aux années récentes, un très grand
nombre de Salons artistiques divers : non seulement les salons des Sociétés héritières de la
Société des Artistes français, mais aussi le Salon des Indépendants, le Salon d’Automne, etc.
6. Ce point est développé dans mon ouvrage, L’architecture moderne en France, tome III, 1967-1999,
de la croissance à la compétition, Paris, Picard, 2000, pp. 12-136.
218

Quatrième partie. Les lieux du savoir


219

L’île des Musées à Berlin, symbole


de la capitale de l’Empire allemand
Thomas W. Gaehtgens

1 Le chancelier allemand, Gerhard Schroeder, a participé, en octobre 1999, à un événement


mémorable qui s’est peut-être déroulé par hasard en liaison avec le 10e anniversaire de la
réunification de l’Allemagne, célébré la veille. Le 4 octobre, a été fêtée sur l’île des musées
à Berlin la Richtfest, une fête qui marque traditionnellement l’achèvement d’une
première tranche de travaux. En effet, les travaux de transformation et de restauration de
l’ancienne Nationalgalerie sont déjà suffisamment avancés pour que l’on puisse espérer
une réouverture de cet édifice important au cours de l’année 2001.
2 La participation du chancelier à cette fête et son discours revêtent une signification
symbolique d’une force exceptionnelle que seules les personnes bien au fait de l’histoire
de l’île des musées et de la politique culturelle allemande peuvent apprécier à sa juste
valeur. La présence du chancelier et le contenu de son discours doivent être considérés
comme la conséquence d’une réorientation de la politique culturelle allemande, déjà
annoncée par la nomination à la chancellerie fédérale d’un ministre d’État chargé de la
Culture et des médias. Dans la République fédérale, la culture est l’affaire des Länder, ce
qui, en raison d’une tradition et d’une histoire totalement différente, est absolument
incompréhensible pour les Français. Aussi, la nomination d’un ministre au gouvernement
fédéral central est-elle un événement décisif dans l’histoire du pays. Les ministères de la
culture des Länder considèrent nécessairement cette initiative comme une ingérence dans
leur domaine de compétence et les gouvernements des Länder observent avec méfiance ce
geste politique récent du gouvernement fédéral.
3 Par cette nouvelle mesure, cependant, le gouvernement actuel a cherché à nommer un
responsable pour les affaires de dimension européenne et à assumer les tâches qui, dans
le domaine de la culture, ont un caractère national, suprarégional. Le discours de Gerhard
Schröder sur l’île des musées n’est nullement réductible à une profession de foi
symbolique en faveur de la conservation des collections sur l’île des musées. Le chancelier
a bien plutôt exprimé sa volonté concrète de promouvoir la restauration des édifices de
l’île au cœur de Berlin, à l’aide de moyens substantiels qui seront mis à disposition par le
gouvernement. De cette manière, il n’a pas déchargé le gouvernement du Land de Berlin
220

de sa responsabilité à l’égard de ce complexe muséal, mais il en a fait une préoccupation


nationale.
4 Au point juridique, l’annonce de cette volonté politique ne change rien. Car l’île des
musées fait partie d’un formidable ensemble de collections géré par la fondation Stiftung
Preußischer Kulturbesitz. Au sein de cette fondation, l’État fédéral et les Länder sont
conjointement responsables au plan financier, dans la mesure où il s’agit des anciennes
collections de ce qui fut autrefois l’État de Prusse et l’Empire allemand.
5 Le gouvernement fédéral était déjà depuis longtemps le bailleur de fonds le plus
important de la fondation. Mais depuis que le ministre fédéral de la Culture et des médias
est devenu, en 1998, le président du Conseil de la fondation, les liens de celle-ci avec le
gouvernement fédéral sont encore mieux soulignés. En s’engageant, comme il vient de le
faire, en faveur de l’île des musées, le chancelier allemand a rendu officiel un glissement
de pouvoir vers un engagement encore plus fort du gouvernement fédéral dans le
domaine de la culture. Le fait que Berlin soit de nouveau investi du titre de capitale de
l’Allemagne a évidemment joué un rôle décisif dans cette évolution. Le gouvernement
fédéral sent qu’il a le devoir de s’occuper de l’aménagement de la ville dans laquelle il
réside. L’île des musées en fait partie. Elle est située en face du bâtiment encore
provisoire de la chancellerie fédérale et attend une restauration de fond.
6 Je voudrais, dans ce qui suit, mettre en évidence deux perspectives qui me paraissent
revêtir une importance particulière pour l’histoire des capitales européennes et leur
rayonnement culturel. Pour commencer, je décrirai comment l’extension des collections a
modifié le schéma urbanistique du centre de Berlin depuis la première moitié du XIXe
siècle. À cet effet, il est tout d’abord nécessaire de donner un court résumé de l’histoire de
l’île des musées.
7 Dans une deuxième partie de mon intervention, je voudrais décrire comment l’État,
d’abord celui de la Prusse, puis l’État national allemand, s’est emparé de l’art pour ses
besoins de représentation officielle et a, de cette manière, marqué d’une empreinte
décisive le paysage urbain de la capitale. Ceci nous permettra ensuite d’aborder certaines
questions qui se posent en liaison avec l’actuelle politique culturelle de l’Allemagne dans
sa nouvelle capitale Berlin, dix ans après la réunification.
8 Tandis qu’à Paris, l’ancien château des rois de France hébergea, dès la Révolution
française, au centre de la ville, la collection nationale de tableaux et de sculptures et que
celle-ci occupa progressivement l’ensemble de l’édifice, à la faveur d’un processus qui
devait s’étendre sur deux cents ans, le château de Berlin resta jusqu’en 1918 la résidence
des rois de Prusse et de l’empereur d’Allemagne (fig. 1-2). Un bâtiment propre, le Altes
Museum, fut conçu au début du XIXe siècle pour les collections royales. Il se situait juste
en face du château et devait être accessible au public. Ce choix urbanistique était porteur
d’un programme. L’art était pour ainsi dire dégagé de la tutelle du château et installé
dans un édifice propre, destiné à l’éducation du public. Cette polarité entre le château et
le musée n’est plus visible aujourd’hui à Berlin, après que, par un acte de vandalisme
destructeur, le gouvernement de la RDA eut démoli le château dans les années 1950. Mais
il faut bien voir que le développement des musées s’est effectué pour ainsi dire sous le
regard du souverain et avec son soutien, sur l’île des musées située juste en face du
château des Hohenzollem (fig. 3-4). Tous les bâtiments qui existent dans ce complexe
muséal ont été fondés par le roi de Prusse ou l’empereur d’Allemagne. Seul le musée de
221

Pergame, quoique commencé sous Guillaume II, fut achevé à l’époque de la République de
Weimar.
9 L’île des musées à Berlin est considérée à juste titre comme l’un des plus importants
complexes de collections d’art et de vestiges de l’histoire des civilisations. Sur cette
presqu’île délimitée par la Sprée et le Kupfergraben au centre de la ville, se trouvent cinq
constructions muséales d’une importance et d’un rayonnement exceptionnels dans
l’histoire de l’architecture et du collectionnisme : le musée ancien, le musée nouveau,
l’ancienne Galerie nationale, le musée Bode (l’ancien musée Kaiset-Friedrich) et le musée
de Pergame. Les œuvres d’art qui y sont conservées et présentées proviennent d’horizons
culturels les plus divers, depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’époque moderne.
10 Il fallut une centaine d’années pour achever ce complexe muséal. Œuvre d’art complète,
unique sur le plan urbanistique et dans l’histoire des collections, l’île des musées reflète
les conceptions architecturales et les politiques muséales de plusieurs générations. La
genèse de ce complexe n’a pas suivi un cours linéaire. Chaque extension de collection,
chaque nouvelle installation nécessita des années, voire des décennies de lutte. L’histoire
de l’île des musées constitue un chapitre essentiel de l’histoire de la culture et des idées
en Prusse et en Allemagne.
11 Le développement des musées est étroitement lié au développement des collections ainsi
que des disciplines telles que l’histoire de l’art, l’archéologie, l’égyptologie, l’histoire des
civilisations du Proche et de l’Extrême-Orient. L’essor dynamique des sciences au XIXe
siècle contribua de manière essentielle à l’important développement que connurent les
musées sur le plan culturel. Il détermina la manière dont on acquérait les objets, dont on
y travaillait, dont on les conservait, les classait et les exposait et, par conséquent, il
favorisait fondamentalement la réflexion à leur sujet.
12 L’activité des collectionneurs et le traitement scientifique des objets ne peuvent toutefois
se développer sans une instance qui se charge de leur promotion. Les monarques et l’État
étaient, en Prusse et en Allemagne, les commanditaires de cette expansion des collections
et des musées. C’est pourquoi l’île des musées n’est pas seulement un témoignage de
l’histoire des idées et des sciences mais aussi, d’une manière absolument essentielle, le
fruit d’une politique prussienne et allemande de l’art et de la culture. L’île des musées - et
c’est ce qui doit être démontré – est aussi résolument le produit d’une politique,
prussienne d’abord, puis impériale.

L’Altes Museum
13 L’édifice le plus ancien et le plus remarquable au regard de l’histoire de l’architecture, est
l’Altes Museum, érigé par Schinkel et inauguré en 1830 (fig. 5). Il abritait à l’origine des
sculptures antiques, des moulages de plâtre et, à l’étage supérieur, des tableaux choisis de
toutes les écoles.
14 L’Altes Museum de Schinkel doit déjà sa création à tout un faisceau d’exigences auquel le
roi donna suite au terme de longues discussions. Avant que le monarque prussien se
décidât à fonder ce musée, d’autres avaient vu le jour dans diverses capitales
européennes. Le Musée Napoléon, à Paris, constituait un point culminant dans une
histoire des musées qui se déroulait déjà depuis un certain temps, et fut le fruit de la
politique de conquête napoléonienne. Cette institution fut pour toute l’Europe une telle
attraction qu’en raison sans doute de son grand succès auprès du public, les États de
222

l’Alliance exigèrent, après 1815, le retour des trésors volés pour les exposer dans leurs
propres musées publics.
15 La Prusse ne disposait pas d’une telle institution. Ce fut donc la marque d’une politique
artistique lorsque Frédéric-Guillaume III accepta les plans de Schinkel, en 1823. Ce n’est
pas par hasard si l’Alte Pinakothek de Klenze fut érigée simultanément à Munich et
qu’elle ouvrit ses portes la même année que le musée ancien à Berlin, en 1830.
16 L’Altes Museum fut construit en face de la résidence des monarques. Dans ce lien
urbanistique se lisait l’origine monarchique de cet édifice qui devait servir « au but
premier et suprême d’un musée, l’éveil et l’éducation du sens artistique » « La façade
antérieure... s’ouvre au peuple entier » lit-on dans une ancienne description qui voyait
dans le péristyle de Schinkel une invitation de son fondateur à entrer. D’après le
mémoire, qu’une commission dirigée par Wilhelm von Humboldt avait rédigé, le musée
devait « d’abord réjouir, puis instruire. »1 À cet effet, le monarque régnant mit son bien à
disposition. 348 tableaux provenant de ses châteaux furent confiés au musée.

Le Neues Museum
17 Frédéric-Guillaume IV, le romantique sur le trône de Prusse, plaça le musée royal sous sa
direction. Cette décision correspondait d’un côté à des intérêts personnels, mais montrait
d’un autre côté que l’État ne voulait pas que la politique artistique lui échappât.
18 Le règne de Frédéric-Guillaume IV, toutefois, ne fut pas seulement marqué par la
réalisation des plans du Neues Museum, le début des travaux de construction et les
premiers aménagements intérieurs. Car c’est au fond aussi à ce monarque que l’on doit
l’idée de l’île des musées. Le 8 mars 1841, il décréta que « toute l’île de la Sprée derrière le
musée devait être reconvertie en un havre pour les arts et la science ». Ce qui fut mené à
bien, c’est le Neues Museum, construit par Friedrich August Stüler, entre 1834 et 1855 (fig.
6). Conçue comme une extension de l’Altes Museum, la nouvelle construction lui fut reliée
par un passage. Elle ne devait pas seulement servir à l’exposition d’un plus grand nombre
de sculptures et de moulages en plâtre mais aussi à l’hébergement des collections
préhistoriques, et surtout des collections égyptiennes qui, entre-temps, s’étaient
considérablement agrandies.

La Nationalgalerie
19 Le bâtiment suivant, la Nationalgalerie, fut érigé à partir des idées du roi Frédéric-
Guillaume IV lui-même et des plans dessinés par Stüler (fig. 7). L’architecte Heinrich
Strack assura le suivi de la construction, commencée en 1866, jusqu’à son achèvement en
1876. Cet édifice pseudo-périptère devait donner à l’art moderne un cadre respectable. À
l’image du Walhalla de Ratisbonne, symbole du patriotisme allemand naissant après les
guerres de libération contre Napoléon, la Narionalgalerie fut construite dans des formes
néo-classiques.
20 Ni l’Altes Museum, ni le Neues Museum ne convenaient, par leur conception et la
disposition des salles, à l’exposition d’un art contemporain. Pourtant il ne s’agissait plus
seulement de consacrer un musée à l’art contemporain mais de réaliser concrètement
l’idée que « la nation » puisse créer « avec les moyens de l’art, une image d’elle-même ».
223

21 Il est caractéristique qu’à l’époque de la fondation de la Nationalgalerie, Berlin ne pouvait


nullement être considéré comme un grand centre artistique en Allemagne. D’ailleurs, les
collections de peinture contemporaine étaient beaucoup plus importantes sur les lieux de
création, à Düsseldorf et à Munich. La politique artistique de Berlin conservait encore,
face à ces villes, un caractère provincial. On comprend d’autant mieux que la volonté
d’assumer aussi un rôle dirigeant dans la promotion des arts se fût affirmée à mesure que
les prétentions politiques devenaient plus fortes. Les collections d’art n’étaient pas l’un
des moindres moyens par lesquels la dynastie royale cherchait à se faire valoir davantage.
22 L’inscription visible de loin, À l’art allemand MDCCCLXXI, conférait au musée une vocation
nationale, à laquelle la Prusse, entre-temps, se sentit appelée. La figure de Germania,
protectrice des beaux-arts, formait la partie centrale de l’ornement sculpté figurant au
fronton, signe clair que la Prusse dédiait le temple de l’art à la nation entière.
23 Une statue équestre du roi Frédéric-Guillaume IV, achevée en 1886, fut dressée devant
l’édifice. C’était une manière, d’une part, de saluer la donation à travers le monarque et,
en même temps, d’expliciter l’initiative d’un roi de Prusse pour la nation entière. En
érigeant une statue équestre devant le musée, le monarque et l’État attestaient en outre
leur prétention à diriger cette institution publique. Avec l’érection, quelques décennies
plus tard, d’une telle statue en l’honneur de l’empereur Frédéric III devant le Kaiser
Friedrich-Museum, cette prétention allait être réitérée.
24 L’objectif premier de la Nationalgalerie était certes de collectionner et de présenter l’art
allemand, et en particulier l’art contemporain. Mais la présence d’images de batailles et la
représentation d’événements marquants de l’histoire prussienne venaient rappeler que
l’art s’inscrivait dans le cadre d’une propagande politique de l’État.
25 Karl Scheffler est celui qui a exprimé le plus clairement cette utilisation du musée à des
fins politiques : « C’est tout à fait à dessein que la Nationalgalerie fut mise au service des
intérêts dynastiques ; par moments, on la confondait avec un temple de la gloire. Il fallait
y exposer des tableaux de batailles qui célébraient les victoires allemandes, des portraits
et des bustes de princes, d’hommes d’État et de généraux, et l’on privilégiait
fondamentalement les œuvres d’art qui, en raison de leur thème, semblaient de nature à
conforter la situation sociale du moment. La Galerie servait à « éduquer » le peuple dans
une certaine direction, à le garder pieux et politiquement fiable. »2
26 Les musées de l’île de la Sprée, à Berlin, ne servaient pas seulement à conserver et à
exposer des œuvres d’art, mais étaient aussi des institutions puissantes de la politique
culturelle prussienne. Le changement intervenu dans la finalité du musée et dans la
présentation des œuvres, entre le Neues Museum et la Nationalgalerie, montre d’une
manière particulièrement claire que la politique artistique prussienne s’était orientée
dans le même sens que la politique générale. La prétention de diriger la nation allemande
l’emporta sur l’intention d’évoquer la mission historique du genre humain. La politique
artistique était mise plus directement au service de la politique du moment. La Prusse
avait aussi à prendre la direction de l’Allemagne dans le domaine de l’art et des musées.
La politique muséale prussienne devait rayonner au-delà des frontières de la Prusse et
devenir représentative de tout l’Empire allemand.
224

Le Kaiser Friedrich-Museum et le Musée de Pergame


27 On aurait pu imaginer qu’avec la Nationalgalerie, l’île des musées était achevée. Le
complexe muséal qui avait été créé pouvait accueillit des œuvres et des monuments allant
de l’Égypte ancienne jusqu’à la période contemporaine. Or, à la proclamation de l’Empire
allemand, l’histoire des musées de Berlin ne faisait qu’entrer dans sa phase la plus
dynamique. Certaines raisons, plutôt extérieures à cet état de fait, ne seront que
brièvement évoquées ici.
28 L’essor économique des années soixante-dix et le soutien déterminé de Wilhelm Bode,
directeur de la galerie de peinture et, à partir de 1905, directeur général, amenèrent la
création de collections privées de grande qualité. La formidable expansion que connut
toutefois à cette époque le patrimoine artistique de la Prusse n’aurait pas été possible si
l’empereur et le gouvernement n’avaient pas été fondamentalement disposés à
développer les collections d’art prussiennes de manière à les rendre compétitives avec
celles des autres capitales européennes.
29 Les œuvres conservées sur l’île des musées après la proclamation de l’Empire allemand en
1871, étaient loin de pouvoir rivaliser avec les collections de Munich, de Vienne, de Paris
ou de Londres. Pendant un peu plus de quarante ans, de 1871 à la Première Guerre
mondiale, les musées de Berlin développèrent cependant une activité exceptionnelle, qui
leur permit d’amasser des trésors comparables en qualité et en quantité à ceux des
grandes métropoles européennes.
30 Après que la Prusse eut pris les commandes de l’Allemagne, la politique muséale de
l’Empire allemand se poursuivit dans deux directions, afin d’atteindre un niveau égal aux
grands centres artistiques. Il fallait, premièrement, que la qualité des collections et de
leur présentation fût améliorée et, deuxièmement, que les collections témoignassent des
grandes ambitions impériales. Sur ces deux plans, le gouvernement favorisa de diverses
manières les activités allant dans ce sens, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.
31 En ce qui concerne l’île des musées, ces objectifs politiques aboutirent au début du siècle à
de nouvelles constructions, celles du Kaiser Friedrich-Museum et du musée de Pergame
(fig. 8-9). Ces deux édifices monumentaux parachevèrent, au début du XXe siècle, le
complexe de l’île de la Sprée et marquèrent le point culminant de la politique muséale de
l’Empire. Le premier musée présente une collection d’art occidental réunie selon une
démarche scientifique, le second offre à voir les collections romaines et grecques ainsi
que des vestiges tout récemment acquis de civilisations du Proche-Orient.
32 Ce n’est que des décennies plus tard, en 1930, que les travaux de l’actuel musée de
Pergame, commencés en 1912 par Alfred Messel, interrompus pendant la Première Guerre
mondiale et continués par Ludwig Hoffmann à la mort de Messel, purent aboutir. Le
bâtiment monumental, conçu de nouveau dans un style néo-classique, abritait, à côté de
l’autel de Pergame, le Deutsches Museum (musée allemand) dans l’aile nord et, dans l’aile
sud, les collections devenues immensément riches du Vorderasiatisches Museum (Musée
du Proche-Orient) dont la porte d’Ishtar et l’allée processionnelle formaient un pendant à
l’autel de Pergame.
33 Avec le musée de Pergame, se termine la phase de construction sur l’île des musées. Les
musées construits par la suite durent l’être dans d’autres quartiers, au Tiergarten et à
Dahlem.
225

Le rôle de l’archéologie
34 L’île des musées, au moins avec ces bâtiments accomplis ou commencés vers 1900, était
un produit de l’impérialisme allemand. Tandis que l’Angleterre, la France, la Hollande et
l’Italie avaient, déjà depuis des siècles, acquis en dehors de leur territoire propre des
colonies pour satisfaire leurs prétentions hégémoniques, l’unification des États
d’Allemagne en un Empire allemand intervint trop tard pour encore réaliser à plus
grande échelle de tels objectifs. L’Afrique du Sud allemande et d’autres rares enclaves
furent les seules colonies d’un empire qui mit trop tardivement sur pied une flotte pour
pouvoir, au-delà des mers du monde entier, participer à grande échelle à la conquête des
terres et à l’exploitation des richesses naturelles. Des efforts furent néanmoins entrepris
dans ce sens et l’extension des collections ethnologiques profita de cette ambition.
35 À côté de ces activités, la politique extérieure de l’Empire allemand s’efforçait, dans le but
de stimuler le développement industriel propre et les exportations, d’entretenir des
relations diplomatiques étroites avec le Proche-Orient, en concurrence aussi avec
l’Angleterre et la France. Des ingénieurs allemands construisirent des routes et des voies
ferrées en Asie mineure. Dans ce cas aussi, l’essor des exportations de biens et de
technologies eut des répercussions dans le domaine culturel, en particulier dans celui de
l’archéologie.
36 L’île des musées doit son autel de Pergame à un ingénieur des ponts et chaussées
passionné d’archéologie. Dans le cadre de ses activités d’ingénieur, Cari Humann tomba
sur les sculptures de Pergame, qu’il exhuma systématiquement à partir de 1878 et qu’il fit
transporter à Berlin, sur la base de contrats signés avec le gouvernement turc.
37 L’autel de Pergame fit sensation dans le monde scientifique. Berlin pouvait se glorifier de
posséder, à côté de Londres avec sa frise du Parthénon, le chef-d’œuvre architectural et
sculptural le plus important de l’Antiquité grecque.
38 L’autel de Pergame fut la trouvaille la plus spectaculaire mais nullement la seule, ni même
celle qui devait intéresser aussi durablement l’opinion publique que les fouilles de
Heinrich Schliemann à Troie ou celles qu’Ernst Curtius menait à Olympie depuis 1875. Le
financement des fouilles était un aspect essentiel de la politique muséale de l’Empire
allemand.
39 Parmi la génération montante, Theodor Wiegand dirigea avec beaucoup de succès les
fouilles de Priène, avant de commencer le vaste chantier de Milet, qui devait durer de
nombreuses années. Wiegand entretenait également d’excellentes relations avec la
maison impériale et, en tant que beau-père de Georg von Siemens, avait aussi ses entrées
dans les milieux influents de l’économie allemande.

Les collections du Proche-Orient


40 Les Allemands ne restreignirent nullement leur intérêt aux sites de la civilisation
grecque. Les archéologues poussèrent leurs recherches jusqu’en Mésopotamie, le pays
aux deux fleuves, berceau prétendu de l’humanité. La Société allemande de l’Orient (
Deutsche Orient-Gesellschaft), fondée en 1898, encourageait les expéditions dans les régions
du Proche-Orient encore largement inexplorées par la science. Dans le voyage de
Guillaume II en Palestine, préparé et réalisé avec force moyens, le crochet de l’empereur
226

par Beyrouth, puis Bagdad et Baalbek, pour la visite des ruines qui s’y trouvaient,
soulignait l’engagement du gouvernement et de l’empereur lui-même dans l’exploration
des grandes civilisations d’autrefois.
41 Une querelle de prestige en règle se déclencha au Proche-Orient pour l’obtention des
autorisations de fouilles en certains lieux importants. Les archéologues pouvaient
bénéficier, dans leurs négociations, de l’appui des représentations diplomatiques de leurs
pays, car les gouvernements européens considéraient aussi l’exploration scientifique et le
gain que représentait l’acquisition de monuments pour leurs propres collections, comme
un terrain privilégié pour l’exercice de leur politique de puissance. Il est par exemple
caractéristique de cette situation que les archéologues allemands s’efforcèrent en vain de
reprendre les fouilles abandonnées par les Français à Didyme. L’opposition manifestée sur
ce point auprès des autorités turques par les ambassadeurs français empêcha une
campagne allemande. Bien que les fouilles aient été arrêtées, la France ne voulut pas
abandonner un terrain archéologique « conquis ».

NOTES
1. Voir pour une documentation et une bibliographie exhaustives : T.W. Gaehtgens, L’Art sans
frontières. Les relations artistiques entre Paris et Berlin, Paris, le livre de Poche, « Références », 1999.
2. K. Scheffler, Berliner museumskrieg, Berlin, 1921, pp. 105-106.

RÉSUMÉS
L’île des musées fut achevée avec l’inauguration du musée de Pergame, en 1930. Ce complexe
unique en son genre a mis cent ans à se construire. Un tel ensemble, modelé par l’histoire,
constitue, par son architecture et l’histoire de ses collections, une œuvre d’art totale qui doit son
développement et sa diversité aux différents objectifs qui lui fuient posés. Tandis que, sur la base
d’une première conception didactique inspirée des lumières, l’Altes Museum et le Neues Museum
inaugurèrent une nouvelle fonction, celle de collectionner des œuvres, la Nationalgalerie
incarnait, au-delà de cette tâche, le rôle dirigeant que la Prusse entendait prendre, tant sur le
plan de la politique que de celui de l’encouragement des arts. L’art n’était d’ailleurs pas
seulement encouragé pour lui-même mais placé, en même temps, au service de la représentation
officielle de l’État. Ce lien devait rester caractéristique de l’époque de l’Empire allemand.
Depuis la fondation de l’Empire allemand, les musées se développèrent parallèlement aux
prétentions que la Prusse s’efforçait de justifier aux yeux du Reich et du monde entier par des
preuves tangibles. Outre la force militaire, dont la Prusse avait fait la démonstration lors de la
campagne contre la France, il s’agissait aussi de développer une force économique et de produire
des réalisations culturelles dignes d’une grande puissance européenne. Le Kaiser Friedrich-
227

Museum et le musée de Pergame étaient des complexes prestigieux, offerts aux regards du
monde entier, par lesquels la Prusse et l’Empire allemand pouvaient faire figure, au plan national
et international, de centres mondiaux de la culture.
L’impulsion la plus décisive fut donnée à l’île des musées sous l’Empire allemand. Sans l’extension
des collections à cette époque, et la construction des deux grands bâtiments supplémentaires,
l’Altes Museum, le Neues Museum et la Nationalgalerie seraient restés, jusqu’en 1870, au rang de
musées de province, aussi honorables que ceux de Cassel, de Karlsruhe, de Francfort ou de
Stuttgart. Or l’Empire allemand visait, pour sa représentation officielle, une gloire mondiale,
comparable à celle de Paris et de Londres.
Sous le Troisième Reich, l’île des musées n’a pas connu d’expansion supplémentaire. Toutefois,
les collections de la Nationalgalerie qui, avec leurs œuvres de la modernité classique, avaient été
transférées au Palais du prince héritier, furent systématiquement détruites ou bradées dans le
cadre de la campagne contre l’art dit dégénérer. Après la Deuxième Guerre mondiale et la
destruction massive des musées, la RDA se vit confrontée à la tâche difficile de restaurer les
édifices et de trouver une compensation à la perte d’une grande partie des collections. Mais elle
échoua pour une bonne part dans cette entreprise. Le Neues Museum est encore en partie une
ruine. Et les autres musées ont fait l’objet d’une remise en état plutôt sommaire.
Avec la décision du gouvernement fédéral de s’efforcer de restaurer et de réaménager les musées
selon des critères scientifiques modernes et de s’engager financièrement, un nouveau chapitre
dans l’histoire de ce complexe muséal pourrait s’ouvrir. Sous quelle forme rendre les collections
accessibles au public et comment les insérer dans le paysage muséal, qui s’est entre-temps
agrandi en direction du Kulturforum et d’autres sites ? Ces questions se discutent encore. Pour y
répondre, il importera de bien avoir à l’esprit l’histoire de ce complexe de bâtiments sur l’île des
musées et de le respecter, conserver et restaurer en sa qualité de monument historique.
En même temps – on peut l’espérer – un objectif politique et didactique des musées devrait être
de présenter ces importantes collections comme un ensemble représentatif du patrimoine
culturelle européen et mondial. L’île des musées devrait redevenir un lieu permettant au public
de se cultiver et de jouir de l’art, selon la mission que Wilhelm Von Humboldt avait attribuée à
l’Altes Museum. De cette façon, on aurait donné à ce complexe muséal soumis autrefois à des buts
politiques différents un sens approprié pour une société démocratique dans l’Europe
d’aujourd’hui.
228

La bibliothèque nationale :
l’expérience allemande
Matthias Middell

1 À la suite de l’unification allemande en 1990, Berlin a assumé la fonction de capitale de la


République Fédérale, ce qui a réactualisé également une ambivalence ancienne dans les
perceptions réciproques de la France et de l’Allemagne. Au cours des trois derniers siècles
et demi, la concentration à Paris de nombreuses, si ce n’est de la plupart des fonctions
culturelles, contrasta toujours avec la multiplicité des résidences, des centres du
commerce, de l’industrie et de la banque ou des lieux d’attraction des élites culturelles
dans les pays de langue allemande. Le transfert du Parlement et du gouvernement de
Bonn vers Berlin a suscité des fantasmes sur la possible instauration d’un centralisme
analogue à celui de Paris dans la ville aux quatre millions d’habitants où coule la Sprée.
Cette ville doit devenir une métropole non seulement nationale, mais aussi européenne et
s’ouvrir ainsi sur l’Est de l’Europe, et ce ne sont pas les souvenirs nostalgiques de l’époque
de la République de Weimar qui manquent, période où Berlin fut identifiée à la Metropolis
caricaturale du film de Fritz Lang. En particulier, pour de nombreux observateurs,
diplomates, journalistes et scientifiques français, cela semble être un certain retour à la
normale parce que le voisin allemand s’accorde maintenant avec leurs propres habitudes.
Il suffit de s’envoler pour Berlin, de flâner sur le Hackescher Markr et à Prenzlauer Berg
pour capter des images valables de l’Allemagne1 . Ce rêve de l’homogénéisation
européenne dans lequel les États nationaux se dotent, selon un modèle de subsidiarité
perverti et à l’exemple aussi bien français qu’anglais, hongrois que tchèque, de capitales
puissantes où les énergies politiques et culturelles sont liées entre elles de façon
représentative pour simplifier les négociations sur l’harmonisation, ne peut cependant
masquer que très imparfaitement que le polycentrisme de l’Allemagne ne fut pas
supprimé pendant l’époque du Reich fondé en 1871 et qui sombra en 1945. Il s’est même à
nouveau renforcé après la Deuxième Guerre mondiale, si bien qu’il doit constituer
aujourd’hui aussi le fondement d’une perception plus exigeante du pays. Mais pour
l’instant, incontestablement, se déroule un débat influencé et même stimulé par les
points de vue extérieurs. Il porte sur la question suivante : la perspective convenant à une
Allemagne européanisée réside-t-elle dans un centralisme culturel ou dans l’entretien
229

d’une évolution décentralisée, à ancrage régional et enfermée dans de perpétuelles


négociations ?
2 C’est dans ce décor tout juste esquissé que se joue l’histoire d’une bibliothèque nationale
allemande qui ne s’accorde pas de façon évidente avec le topos d’une capitale culturelle.
Cette histoire est au moins caractérisée par les trois particularités suivantes :
• La création d’une bibliothèque nationale allemande eut lieu relativement tard par rapport
au reste de l’Europe.
• Elle était liée à un système polycentrique de répartition des symboles et des collections de
biens culturels qui représentent la nation.
• Elle resta toujours précaire dans sa fonction de bibliothèque nationale, même si l’on peut
distinguer des conjonctures stables et des phases pendant lesquelles le statut national de
cette bibliothèque fut contesté.

La création tardive2
3 Une partie considérable de l’histoire de la bibliothèque nationale allemande est l’histoire
de ses antécédents et l’histoire de tentatives de création qui ont échoué3. Bien avant le XIX
e
siècle, l’Allemagne était très riche en bibliothèques, ce qui constituait à la fois un
obstacle et un substitut pour une bibliothèque nationale. On peut distinguer trois types de
bibliothèques qui, par l’ampleur de leurs fonds, atteignaient une importance dépassant de
loin une éventuelle fonction locale4.
1. Les vieilles bibliothèques princières des villes de résidence qui furent ensuite transformées
en bibliothèques régionales, comme à Dresde ou à Munich par exemple, ou qui, centres
culturels, furent transférées dans d’autres lieux comme cela se produisit à Helmstedt, dans
le cas de la bibliothèque des princes de Julich qu’on installa ensuite à Wolfenbüttel. De par
leur création, ces bibliothèques dataient de l’époque de la Renaissance et de la Réforme ou,
selon le cas, du XVIIIe siècle. À l’époque, on y trouvait un rassemblement important des
connaissances régionales et internationales ainsi que des différentes disciplines
scientifiques. Elles jouèrent un grand rôle dans l’éducation des princes et l’édification
familière et, plus tard, dans l’administration et l’économie du pays 5 Depuis le XVIIIe siècle, il
était également possible à un public (socialement restreint) d’utiliser la plupart de ces
bibliothèques, même si celles-ci n’étaient pas en mesure, tant s’en fallait, de satisfaire les
besoins de la « rage de lire » qui sévissait et fit proliférer, après 1770, les bibliothèques de
prêt6,lesquelles disparurent cependant à nouveau au XIXe siècle lorsque l’on se retira dans la
sphère privée pour lire pour soi7.
2. Les bibliothèques universitaires les plus anciennes furent ouvertes à Heidelberg et à Leipzig
au XVe siècle et au début du XVIe siècle. À l’époque des lumières, ce fut le tour des tout aussi
importantes bibliothèques de Gœttingen et de Halle. Elles ancrèrent l’idée d’une unité
indissoluble entre une université de bonne qualité et une bibliothèque respectable. Cette
conception fut au fondement de la réorganisation des universités allemandes au XIXe siècle.
Ainsi s’étend aujourd’hui sur tout le pays un réseau dense de bibliothèques universitaires
dont les plus importantes disposent de millions de livres, indépendamment du fait qu’elles
furent créées à la Renaissance comme Leipzig8 ou qu’elles remontent seulement au
développement universitaire des années 1960 comme Bielefeld, Bochum ou Constance 9. C’est
relativement tôt qu’elles s’ouvrirent aussi partiellement au public, cette fonction resta
cependant extrêmement limitée étant donné le manque de moyens financiers pour former
des bibliothécaires professionnels et les rares possibilités existantes pour permettre la
consultation des livres10. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle que la fréquence
d’utilisation put passer par exemple à Leipzig de 1 700 commandes pour 3 385 volumes (en
230

1832) à 72 100 commandes (en 1900). Provenant, en règle générale, des collections de livres
des facultés11 , les bibliothèques créées de bonne heure lors de la sécularisation des cloîtres
au cours de la Réforme acquirent un fonds initial et l’enrichirent continuellement, surtout
lorsqu’elles se trouvaient près de lieux centraux pour le commerce du livre 12. Grâce aux
ouvrages scientifiques légués et aux œuvres rassemblées, en particulier par les philologues,
les bibliothèques universitaires devinrent des lieux importants d’une mémoire culturelle et
revendiquèrent au XIXe siècle d’autant plus fort le statut de représentants de la nation que le
manque d’un État unifié et d’institutions correspondantes passaient au premier plan. Au
début du XXe siècle, les collections d’ouvrages et documents sur les cultures étrangères
détenues par les bibliothèques universitaires prirent en outre une plus grande importance.
L’internationalisation de la science à l’époque d’un européocentrisme impérialiste devint
alors également un élément stabilisateur de l’affirmation de la nation pour elle-même 13.
3. Dans certaines villes assez grandes, les bibliothèques municipales – issues bien souvent des
bibliothèques des conseils municipaux à finalité administrative, des bibliothèques de prêt
généralistes ou de donations privées14 – atteignirent également la taille de véritables
grandes bibliothèques. Elles rassemblaient des ouvrages pour transmettre une mémoire
régionale la plus complète possible dans laquelle la ville occupait une fonction centrale. Ce
dense entrelacs composé de différents types de bibliothèques satisfit un certain temps la
demande de livres accessibles au public. Les catalogues, de concert avec les listes de livres
publiées par les libraires allemands établies surtout à l’occasion des foires de Leipzig,
fournirent initialement des ressources bibliographiques suffisantes. Cependant, à partir des
années 1840, le fait que la littérature allemande soit représentée à une plus grande échelle
dans une bibliothèque incarnant le lieu de la mémoire nationale naissante devint une
exigence croissante qui ne voulait plus s’accommoder de la dispersion dans les trente-neuf
États particuliers fermement attachés à leurs bibliothèques princières, municipales et
régionales avec leurs réglementations différentes concernant la collecte et le dépôt
obligatoire d’ouvrages15.

4 En 1843, le bibliothécaire de Cassel, Karl Christian Siegismund Bernhardi, fit une


première tentative et adressa un mémorandum à l’Académie prussienne des sciences de
Berlin. Le 17 janvier 1844, il reçut néanmoins une réponse totalement négative signée de
Jakob Grimm. J. Grimm pensait qu’une bibliothèque nationale fondée sur l’obligation pour
toutes les maisons d’édition de déposer un exemplaire de leurs publications n’était ni
opportune, ni applicable. Il se plaçait du point de vue d’une conception de la grande
culture inspirée par le classicisme, et l’« accumulation systématique des livres médiocres
et mauvais » lui inspirait avant tout une grande répulsion16. Avec la Révolution de 1848,
l’idée fut toutefois reprise et c’est l’éditeur-libraire de Hanovre, Heinrich Wilhelm Hahn le
jeune, qui se tourna, dans un écrit du 15 juillet 1848, vers la présidence de l’Assemblée
nationale de Francfort et lui proposa toutes les publications de sa maison d’édition pour
l’édification d’une bibliothèque de travail. La maison d’édition de Hahn se prêtait tout
particulièrement à une telle proposition puisqu’elle dirigeait la publication, depuis 1826
déjà, de la plus importante collection de documents historiques nationaux, les monumenta
Germaniae Historica. Lors de la 69e séance de l’Assemblée nationale, le don fut accepté et le
fondement d’une Bibliothèque du Reich posé. Les députés Karl Gustav Schwetschke de
Halle et Moritz Veit de Berlin s’associèrent à la proposition de Hahn et s’engagèrent
également à remettre à la future Bibliothèque du Reich un exemplaire de leurs futures
publications. Jusqu’au 12 mai 1849, quarante et un éditeurs-libraires consentirent
librement à cette obligation, mais, en réalité, dix-sept maisons d’édition seulement
livrèrent à l’Assemblée nationale tout juste 3 000 ouvrages représentant un peu plus de
4 500 volumes17.
231

5 Dans les circonstances particulières des discussions révolutionnaires de 1848-1849, le


bibliothécaire du Reich, Johann Heinrich Plath, joua un grand rôle dans la croissance et le
développement systématique de cette Bibliothèque du Reich qui en était encore à ses
débuts, non seulement en dressant un catalogue en cinq volumes à ambition nationale,
mais aussi en envoyant de très nombreuses lettres à d’autres maisons d’édition pour les
gagner à l’entreprise. L’extension et l’établissement d’un catalogue divisé en trente
spécialités présentes à la Paulskirche fut la première tentative pour classer la littérature
nationale. Plath obtint aussi du ministre des Finances un décret dispensant des frais de
port tous les envois de livres à la Bibliothèque du Reich. Ainsi, on peut voir également, en
dehors des actes fondateurs votés par le Parlement, que l’exécutif commençait à
reconnaître à cette bibliothèque le statut d’une nouvelle institution officielle. Outre les
nouvelles parutions, Plath s’efforça de rassembler les lois et ordonnances anciennes
importantes pour le commerce du livre et il essaya d’organiser l’acquisition courante de
tous les journaux officiels ; par conséquent, même la littérature qui échappait à la
distribution par les librairies trouva sa place dès le début dans cette Bibliothèque du Reich
18.

6 En mai 1849, suivit toutefois la dissolution de la bibliothèque et l’Assemblée fédérale


déclara, le 11 octobre 1851, que la création d’une bibliothèque nationale allemande ne
devait être reconnue ni comme un devoir de la Confédération germanique, ni comme un
besoin s’inscrivant dans l’intérêt national même pour le présent.19 Les fonds rassemblés
dans la Bibliothèque du Reich allèrent, sur une décision de l’Assemblée fédérale de 1855,
au Germanisches Nationalmuseum (musée national germanique) de Nuremberg et ne furent
transférés à la Deutsche Bücherei qu’en 1938. L’attitude négative des gouvernements et des
parlements à l’égard des propositions d’établir une bibliothèque nationale ne changea pas
jusqu’à la fin du XIXe siècle. Aussi bien la tentative de 1869 dans le cadre de la
Confédération de l’Allemagne du Nord que les propositions de l’éditeur Eduard Brockhaus
en 1874 au Reichstag lorsque la nouvelle loi sur la presse fut discutée et dans laquelle il
voulait remplacer les réglementations sur le dépôt obligatoire d’ouvrages au niveau des
territoires nationaux particuliers par un dépôt obligatoire d’exemplaires au niveau
national, montrèrent l’intérêt permanent pour l’institution d’une bibliothèque nationale
mais aussi les difficultés provisoirement insurmontables qui se dressaient à l’encontre de
son établissement. Ce sont précisément les divergences sur le dépôt légal des ouvrages
dans les différents Länder – beaucoup ne prévoyaient plus aucune obligation du tout alors
que d’autres avaient institué l’obligation de déposer dans différentes bibliothèques – qui
devinrent un obstacle majeur pour assurer la collection complète des nouvelles parutions
en langue allemande du territoire du Reich. D’autre part, les libraires qui étaient
concentrés dans une forte proportion à Leipzig20 et jouissaient d’un appui puissant au
Börsenverein s’opposèrent à ce que la Bibliothèque royale prussienne soit simplement
transformée en une collection nationale, ainsi que le prévoyaient les statuts de la
bibliothèque de 1885. Le Börsenverein réagit à cette revendication de la Bibliothèque de
Berlin en publiant, entre autres, un catalogue de sa propre bibliothèque21. Les années 1880
et 1890 furent marquées par une certaine coordination des normes de catalogage. Une
première bibliographie nationale des publications universitaires parut, et la création de la
Zeitschrift für das Bibliothekswesen (Revue des bibliothèques) accéléra non seulement la
professionnalisation du métier de bibliothécaire mais aussi une unification des structures
des bibliothèques et la diffusion de la revendication d’une bibliothèque nationale. En
même temps, il faut retenir environ vingt propositions de diverses sortes qui, partant de
232

points de vue totalement différents, devaient aboutir à une bibliothèque nationale, mais
qui furent toutes provisoirement vouées à l’échec.
7 Ce n’est qu’en 1906 que le directeur du ministère prussien des Cultes et de l’Éducation,
Friedrich Althoff, et le président du Börsenverein, Karl Siegismund, se rencontrèrent et
rapprochèrent leurs points de vue22. On convint d’accélérer, sur l’initiative des éditeurs,
la création d’une bibliothèque nationale et le Börsenverein mobilisa ses membres pour
qu’ils acceptent d’eux-mêmes d’envoyer leurs nouvelles publications à cette bibliothèque.
De cette manière, l’obligation librement consentie par les éditeurs remplaçait une
législation du Dépôt légal comme cela était le cas depuis longtemps dans d’autres pays. On
peut supposer qu’Althoff, instigateur de la réforme des universités de Prusse qu’il voulait
appliquer à tout le Reich et fondateur d’une préfiguration de l’actuelle conférence des
ministres des Affaires culturelles, espérait qu’une telle obligation librement consentie de
la part des éditeurs échouerait et qu’enfin la transformation de la bibliothèque de Berlin
en une bibliothèque nationale réussirait grâce à l’avortement de cette proposition de
compromis. On peut conclure, entre autres, de sa proposition qu’il voulait abriter la
nouvelle bibliothèque nationale et la Bibliothèque royale de Berlin en un seul et même
bâtiment, mais qu’il était également prêt à prendre d’autres options en considération
dans les négociations avec Siegismund.
8 Dans cette situation, l’Etat de Saxe et la ville de Leipzig, vite informés par Siegismund des
projets en gestation, prirent l’initiative, après avoir présenté une série de mémorandums
et garanti au Borsenverein un terrain à bâtir et les financements pour ériger rapidement
une bibliothèque. De même, la commune comme le gouvernement de Dresde se
montrèrent tous deux prêts à participer aux coûts permanents de la bibliothèque au
moyen d’une subvention permanente pour transférer la bibliothèque nationale à Leipzig.
La fondation de la bibliothèque nationale apparaissait à maint membre du Borsenverein
comme un coup de force, si bien que lors des assemblées annuelles de 1912 des attaques
violentes contre les procédés du comité directeur ne purent être évitées. Prévue pour le 1
er
janvier 1913, la fondation résulta d’une initiative privée du Borsenverein et des éditeurs
pour réagir aux besoins en informations d’un marché national et, en même temps, pout
entreprendre un effort financier considérable dans le but d’assurer, voire d’augmenter
encore la prééminence de Leipzig comme centre de la production et du commerce du
livre en profitant de la bonne volonté de l’Etat de Saxe et de la ville de Leipzig où la Foire
des livres avait trouvé sa place. L’idée d’une concurrence entre les États territoriaux était
donc toujours répandue malgré toutes les tentatives pour unifier la communication
culturelle au sein du Reich. Elle constituait un facteur décisif quand des efforts financiers
étaient nécessaires pour créer de nouvelles institutions.
9 Le sentiment national, pour ne pas dire un certain nationalisme, qui s’exprimèrent, entre
autres, dans le fait que le bâtiment fut inauguré le 2 septembre 1916, jour anniversaire de
la bataille de Sedan, joua sans aucun doute le rôle d’un troisième facteur. Ce ne fut pas
non plus un hasard si la Deutsche Bücherei fut construite dans le même style et tout près du
monument à la Bataille des nations, ce monument qui devait rappeler la tradition
nationale de 1813, même si ce souvenir était à double tranchant pour les Saxons qui
n’avaient abandonné Napoléon qu’au milieu de la bataille23. La constitution des archives
de toutes les publications liées au livre fut décisive pour les fondateurs de la Deutsche
Bücherei, c’est-à-dire les éditeurs regroupés au sein du Borsenverein. À cette occasion,
l’espace que cette collection devait couvrir ne fut pas défini en fonction des frontières
administratives claires de la politique, mais par la zone d’influence de cette association
233

d’éditeurs créée en 1825 sur la base des pratiques des foires du XVIIIe siècle. L’Autriche et
la Suisse ainsi que des ouvrages publiés en langue allemande à l’étranger furent ainsi
inclus dès le début dans le projet de bibliothèque.
10 En deuxième lieu, il s’agissait pour le Borsenverein d’établir la collection la plus complète
possible de l’ensemble de la production imprimée, y compris les documents officiels qui
n’étaient pas commercialisés par les libraires, de telle sorte que la fonction de mémoire
nationale à laquelle appartiennent aussi bien les publications gouvernementales
officielles que celles qu’on peut trouver en librairie, fut effectivement remplie.
Finalement, on devait associer au projet une bibliographie nationale afin de remplacer le
catalogue des publications établi jusque-là par la librairie Hinrich, mais qui répondait de
moins en moins aux besoins modernes en informations après que le marché littéraire eut
connu un développement considérable. Deux défauts de ce projet apparurent pourtant
très vite. Déjà, le 16 mai 1913, au cours du Congrès des bibliothécaires de 1913, le
représentant de la Deutsche Bücherei avait dû défendre sa nouvelle institution contre
l’ironie des directeurs des bibliothèques anciennes qui existaient en Allemagne depuis des
siècles et prédisaient que la nouvelle bibliothèque, puisqu’elle n’abritait pas de fonds
anciens, n’attirerait personne avant très longtemps. La réponse montrait clairement que
les archives et la bibliographie étaient au centre du projet d’une bibliothèque nationale.
Le lecteur était tout à fait le bienvenu, mais aucun effort particulier ne fut fait pour placer
ses besoins au centre du travail de la bibliothèque24. Dans cette mesure, la Deutsche
Bücherei, qui atteignit rapidement le statut de bibliothèque centrale dans le commerce de
livres, dut s’affirmer sans posséder comme capital de départ des fonds anciens sur
lesquels pouvait s’appuyer une bibliothèque créée au XVIe ou au XVIIe siècle. Le deuxième
manque résidait dans le fait que la Deutsche Bücherei ne répondait pas aux besoins
croissants des sciences qui exigeaient des publications étrangères en plus de la
production nationale de livres. Jamais les représentants des universités et des académies
n’eurent la moindre influence sur la conception de la Deutsche Bücherei.

Le système polycentrique
11 Quand un habitant de Leipzig entend le mot « bibliothèque nationale », il pense, sans
aucun doute, à la Deutsche Bücherei de sa ville, mais cela ne va en aucun cas de soi. On doit
à cet effet prendre en compte trois facteurs opposés et complémentaires. De par sa
création très tardive, la Deutsche Bücherei de Leipzig ne réunit intégralement grosso modo
que la littérature parue depuis 1913, même si le Museum für Buchgeschichte (musée de
l’histoire du livre) qui se trouve dans le même bâtiment que la Deutsche Bücherei a le droit
de rassembler des livres et des journaux antérieurs à la date de fondation de 1913, de telle
sorte qu’on peut aussi trouver dans la bibliothèque de très importants documents datant
d’avant la Première Guerre mondiale. Une série de fonds plus anciens, parmi lesquels
notamment la Bibliothèque du Reich de 1848-1849, fut intégrée dans la Deutsche Bücherei,
mais on renonça, en bonne logique, à recueillir systématiquement les ouvrages du XIXe ou
du XVIIIe siècle pour ne pas épuiser les moyens disponibles lors de la création de la
Deutsche Bücherei en 1913. Cette lacune d’une collection systématique des publications du
siècle dernier a entraîné une conception quasi virtuelle de la bibliothèque nationale
allemande dont les centres de gravité sont répartis dans tout le pays. La politique d’achat
de livres et les stratégies pour établit une bibliographie nationale complète ont, depuis les
années 1960, institutionnalisé à très peu de détails près cette idée d’une bibliothèque
234

nationale polycentrique. Munich devint ainsi le centre spécifique des publications du XVIe
siècle, Wolfenbüttel de celles du XVIIe, Gœttingen de celles du XVIIIe et Francfort-sur-le-
Main ainsi que Berlin (1871-1913) ceux des livres et revues du XIXe siècle. De cette
coopération est né, entre-temps, le Handbuch historischer Buchbestände (Catalogue des
fonds de livres anciens) qui, certes, ne remplace pas un catalogue historique général car
ce qui n’a pas été rassemblé (qu’on estime à environ un tiers des nouvelles parutions du
XIXe siècle) ne peut pas être remplacé par un achat a posteriori aussi intensif, mais permet
cependant, pour la première fois, une vue d’ensemble. Dans les années 1970 et 1980, la
politique des bibliothèques de la République Fédérale a encore accentué cette stratégie en
spécialisant toute une série d’institutions universitaires dans le rassemblement
d’ouvrages ayant trait à des domaines particuliers. Dans les années 1990, les bibliothèques
Est-allemandes furent intégrées à ce système décentralisé et obtinrent également de la
Deutsche Forschungsgemeinschaft les moyens appropriés à l’établissement ou, selon le cas, à
l’approfondissement des spécialités thématiques de leurs fonds.
12 Le deuxième facteur qui gêna le monopole de la Deutsche Bücherei de Leipzig fut la
concurrence exercée, depuis le début du XXe siècle, pat la Bibliothèque de Berlin. Déjà
avant 1900, lorsque l’on développa le projet d’une bibliothèque nationale allemande, on
eut l’idée de transformer la Bibliothèque royale prussienne. Encore en 1912-1913, Adolf
von Harnack qui était à la fois secrétaire de l’Académie des Sciences, directeur de la
Bibliothèque royale et l’inspirateur de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft pensa remplacer le
projet qui se concentrait sur Leipzig par un engagement croissant de la Prusse et du Reich
à Berlin. Les membres du Börsenverein, partisans d’une Deutsche Bücherei à Leipzig,
réussirent à s’imposer et gagnèrent à leur projet le directeur du département des livres
de la Bibliothèque royale au moment encore incertain de la création pendant la Première
Guerre mondiale, alors qu’il participait à la création de la Deutsche Bücherei en sa qualité
de responsable des catalogues et de la bibliographie. Cela empêcha le conflit latent de se
produire dans cette période particulièrement critique, mais cela n’y a mis fin en aucun
cas, ce conflit s’étant même accentué à long terme. Ainsi, la Deutsche Bücherei se sentait
menacée par la concurrence de Berlin, en particulier, pendant la deuxième moitié des
années 1920 et pendant les années 1970 et 1980, et elle observait avec une grande
méfiance l’attention que l’État portait au développement d’une « Staatsbibliothek ». Le
troisième adversaire du projet de Leipzig résulta à la fin de la Deuxième Guerre mondiale
de la création de la Deutsche Bibliothek à Francfort-sur-le-Main, déjà effective en juin 1945,
en fonction du partage de l’Allemagne. La Deutsche Bibliothek évolua dans le cadre d’un
monde de l’édition divisé qui entraîna une structure double persistante après 199025.

Une construction précaire


13 L’histoire de la Deutsche Bücherei est l’histoire d’un succès, mais aussi d’une succession de
crises. Tout d’abord, sa création fut placée dans l’ombre de la Première Guerre mondiale
qui éclata juste après la décision du Borsenverein de créer la Deutsche Bücherei, une époque
pendant laquelle les discussions nationales étaient accaparées par bien d’autres sujets. En
1917, un premier bilan fit apparaître que 37 % des publications parues depuis 1913 ne se
trouvaient pas dans la bibliothèque et que le gouvernement du Reich ne donnait pas les
moyens ni ne mettait son autorité politique à la disposition de la nouvelle institution26. La
crise postérieure à la Première Guerre mondiale conduisit presque à la fermeture de la
Deutsche Bücherei qui venait d’ouvrir. Mais cette crise économique et l’inflation aux
235

conséquences catastrophiques pour les moyens d’acquisition disponibles entraînèrent le


premier engagement du Reich pour la Deutsche Bücherei, après une visite du président
Ebert, en août 1920. En 1925, une loterie nationale organisée dans l’ensemble du Reich
devait servir à accroître les moyens financiers destinés à l’achat des livres parus après
1913 qui n’étaient pas arrivés jusque-là sur les rayons de la Deutsche Bücherei. Elle renforça
l’impression d’une participation de toute la population du Reich à la création de cette
bibliothèque qui symbolisait de plus en plus la mémoire nationale. Entre 1927 et 1931, les
catégories de publications utilisées dans la bibliographie nationale furent
progressivement élargies et, à partir de 1931, la bibliographie nationale lut entièrement
fondée sur les collections de la Deutsche Bücherei.
14 L’arrivée des nationaux-socialistes au pouvoir, en 1933, eut des conséquences
contradictoires pour la Deutsche Bücherei. D’une part, les nouveaux dirigeants portèrent à
cette collection de la littérature de langue allemande une très grande attention et lui
consacrèrent des moyens financiers considérables. Un nouveau bâtiment donna l’espace
supplémentaire nécessaire à 700 000 livres, après que la Deutsche Bücherei eut déjà atteint
un fonds de 1,3 million d’unités bibliographiques. Le 20 septembre 1935 enfin, la loi sur
l’obligation de déposer des exemplaires donna désormais aussi à la Deutsche Bücherei un
fondement légal pour qu’elle complète ses fonds. La Deutsche Bücherei devint en 1940 une
institution de droit public autonome sur le plan juridique, après que le Borsenverein se fut
retiré des administrations de tutelle et dut accepter d’être effectivement dépossédé de la
bibliothèque qu’il avait fondée en 1912-1913. D’autre part, le travail bibliographique au
sein de cette institution dorénavant étatique alla de pair avec la censure que les
nationaux-socialistes appliquèrent à l’encontre des maisons d’édition et des librairies, de
telle sorte que des catégories entières de livres furent proscrites27. La guerre entraîna
finalement la destruction de parties très importantes des bâtiments et la perte d’environ
50 000 revues, tandis que les fonds restants furent mis en lieu sûr et progressivement
réinstallés seulement après 1945.
15 Les agissements des Alliés après la Deuxième Guerre mondiale eurent un effet tout aussi
important et critique. Conformément aux Accords de Yalta, des troupes américaines ne
pénétrèrent à Leipzig qu’entre les mois d’avril et de juin et cédèrent ensuite la ville à
l’Armée Rouge. Pendant la courte période de leur occupation, elles essayèrent de
convaincre la majorité des éditeurs qui étaient organisés au sein du Borsenverein et les
bibliothécaires de la Deutsche Bücherei de les suivre à Wiesbaden où l’on autorisa une série
de maisons d’édition à proximité de la Deutsche Bibliothek créée à Francfort. Les catalogues
de la Deutsche Bücherei n’allèrent au-devant de cette action que parce qu’elle n’avait pas
accès à différents domaines des environs ruraux de Leipzig. Les troupes soviétiques se
hâtèrent de rouvrir la Deutsche Bücherei de Leipzig, mais en même temps elles tentèrent
de l’utiliser pour leur propre politique du livre en ordonnant de retirer, à l’aide des
catalogues de la Deutsche Bücherei, la littérature national-socialiste et antisoviétique. Les
changements au sein du Borsenverein fermèrent à la fin toute possibilité à un retour au
statut initial de la bibliothèque, de telle sorte qu’elle resta, même après 1945, une
institution d’État.
16 En 1961, W. Ulbricht parla de la Deutsche Bücherei comme de la bibliothèque nationale de
la RDA mais, pendant la totalité des années 1960 encore, un débat, compliqué et
conflictuel, se déroula entre une tendance à se différencier de la République Fédérale et à
se définir par rapport à celle-ci et une tendance à maintenir la perspective d’un État
national unifié. Ce n’est qu’après 1971 que le projet de nation socialiste s’imposa, et la
236

conception d’un État-nation RDA dominait alors aussi la politique des bibliothèques et eut
des conséquences notables pour la Deutsche Bücherei. Cette décision eut aussi des
conséquences contradictoires sur la politique de la Deutsche Bücherei, de même que la
revendication d’un statut séparé fondé de façon nationale resta ambivalente. L’existence de
deux États allemands devenait toujours plus une réalité reconnue sur le plan
international. Pourtant la querelle pour la poursuite de la tradition d’une nation
culturelle allemande s’amplifia dans la mesure où les deux sociétés, séparées par un mur
mais aussi reliées l’une à l’autre de façon asymétrique par de multiples réseaux de
communication, se disputaient le même héritage28. Au sein de la Deutsche Bücherei, on
expérimenta très tôt l’idée d’une bibliothèque nationale spécifique à l’Allemagne de l’Est.
Cependant le catalogue édité tous les mois entre 1951 et 1954 sous le titre
Biicherverzeichnis der DDR (Catalogue des livres de la RDA) fut un échec catastrophique et
ne fut aucunement reconnu par les utilisateurs prévus, de telle sorte qu’on en revint
bientôt à ne poursuivre que la bibliographie nationale allemande. Lorsqu’à la fin des
années 1960 l’idée d’un catalogue des écrits propres à la RDA reparut, les bibliothécaires
de Leipzig, intéressés par leur position centrale dans l’administration de la mémoire
allemande imprimée, purent convaincre la direction politique du pays du caractère
inopportun de telles réflexions menées au niveau idéologique. Le compromis trouvé
reprit une idée autrichienne qui tenait mieux compte de la réalité de l’après-guerre que la
concurrence de Francfort qui revendiquait toujours le titre suspect de bibliographie
nationale. Désormais, c’était la Deutsche Nationalbibliographie und Bibliographie des im
Ausland erschienenen deutschsprachigen Schrifttums (Bibliographie nationale allemande et
bibliographie des écrits de langue allemande parus à l’étranger), sous la responsabilité de
Leipzig, qui paraissait politiquement correcte, bien que son titre soit un peu compliqué.
Au cours du changement dans les rapports à la nation, le catalogue des doctorats et
doctorats d’Etat tomba aussi sous le feu croisé de la critique, mais ici c’est la concurrence
de la Deutsche Bibliothek de Francfort-sur-le-Main qui joua plus directement encore un rôle
décisif pour que le Jahresverzeichnis der Hochs-chulschriften der DDR, der BRD und West-Berlins
(Catalogue annuel des publications universitaires de la RDA, de la RFA et de Berlin-Ouest)
continue à paraître29. Dans ces bibliographies, la rupture avec la tradition fut cependant
entièrement rendue visible, elle était déjà évidente dans la première section
nouvellement organisée, réservée à la rubrique marxisme-léninisme, qui représentait
l’expression la plus manifeste de la nouvelle hiérarchisation du savoir.
17 À partir de 1977, la Deutsche Bücherei n’eut plus pour fonction de rassembler les doctorats
et ne revendiqua plus non plus l’obligation de les déposer. La mesure prise par le
ministère de l’Enseignement universitaire et technique pour protéger des documents
secrets donna l’impression d’avoir été dictée par une certaine paranoïa et modifia
profondément le caractère de la bibliothèque nationale. De ses catalogues et
bibliographies disparurent les dissertations qu’il fallait maintenir secrètes. Il ne resta
qu’une fonction de dépôt qui, après 1990, offrit cependant au moins des points de départ
pour combler les lacunes qui étaient néanmoins apparues30. La politique d’acquisitions de
la Deutsche Bücherei resta, dans une large mesure, la même que celle établie dans les
années 1920. Elle s’appuyait en grande partie non seulement sur l’obligation de déposer
des maisons d’édition particulières, qui était aussi soumise à des lois en RDA, mais aussi
sur la remise volontaire d’exemplaires par les maisons d’édition des autres territoires de
langue allemande, lesquelles renouaient avec les traditions du Börsenverein et obtinrent le
soutien de leurs gouvernements respectifs pour remplir cette fonction culturelle
nationale. À la place du terme de bibliothèque nationale que Walter Ulbricht
237

« emprunta » en 1961, le nom utilisé lors de la création et transmis réapparut désormais ;


il rappelait un peu par son style le XIXe siècle : Gesamtarchiv des deutschsprachigen
Schrifftums (Archives générales des écrits de langue allemande). Mais la fonction d’une
bibliothèque nationale fut avant tout mise en danger par le centralisme de la RDA,
accompagné de la concurrence entre Leipzig et Berlin, où la Staatsbibliothek obtint, par
une loi de 1984, les mêmes droits dans un système bipolaire de bibliothèque nationale ; en
1989, elle réclama même, pour elle seule, dans une ébauche de nouveau statut qui n’est
plus vraiment mis en valeur, ce nouveau rang « exception faite de la littérature allemande
de 1913 à nos jours qui était rassemblée dans la Deutsche Bücherei. »31
18 Nous en arrivons ainsi au dernier point de cette histoire des crises et des périodes plus
stables avec le processus de l’unification allemande à partir de 1990. L’existence de deux
bibliothèques nationales, à Leipzig et à Francfort-sur-le-Main, souleva le problème
fondamental de leur avenir et de leurs relations réciproques. Si l’on n’avait considéré que
la richesse des fonds, pour ne pas prendre en considération des raisons teintées de
nostalgie comme la tradition, le choix n’aurait alors pas dû poser problème. Née de la
Guerre Froide et du bi-étatisme allemand apparu après 1949, la Deutsche Bibliothek de
Francfort-sur-le-Main n’avait le droit d’exister que depuis peu. Cette bibliothèque est, en
y regardant de plus près et pour utiliser une formulation volontairement provocante, une
collection des doubles des livres et revues parus entre 1945 et 1990 qui se trouvent à
Leipzig, ce qui s’explique avant tout par le fait que cette bibliothèque n’avait pas le droit
aux achats rétrospectifs. Mais on peut facilement s’imaginer, considération faite des
rapports de forces politiques dans ce processus d’unification et de l’énorme signification
prise après la Première Guerre mondiale par Francfort-sur-le-Main, lieu du commerce de
livre et de l’édition, qu’une telle vision des choses ne fut guère partagée. Tout comme
Leipzig, Francfort-sur-le-Main avait atteint au XVIIIe siècle le rang de métropole du
marché littéraire. À présent, les cartes furent à nouveau battues et la fonction de
représentation nationale fut redistribuée de manière différente. La Deutsche Bücherei de
Leipzig fut incorporée à la Deutsche Bibliothek de Francfort-sur-le-Main, sur une décision
des deux Börsenvereine du 10 juillet 1990 et après un élargissement de la « Loi sur la
Deutsche Bibliothek » de 1969 à la Deutsche Bücherei de Leipzig.
19 Les sommes considérables qui furent aussi investies après 1990 dans ce lieu désormais
numéro deux, menèrent à la rapide intégration de la Deutsche Bücherei dans le circuit des
informations bibliographiques (organisé aujourd’hui par internet) et réduisirent ainsi la
précarité de son rôle. Mais en même temps, cette décision accentua encore le
polycentrisme de l’espace culturel. Beaucoup considèrent cela comme un chemin possible
conduisant dans le paysage futur des lieux de mémoire32 européens et qui s’éloigne de
l’image française ou plutôt parisienne d’une bibliothèque nationale33. Leipzig est devenu,
pour une longue période de l’histoire allemande, le lieu de la bibliothèque nationale, mais
cela n’a pas conduit — de même que la concentration d’autres institutions administrant la
mémoire culturelle en des lieux comme Nuremberg, avec son Germanisches
Nationalmuseum, ou Marbach, avec l’Archiv der deutschen Dichternachlässe (Archives
littéraires de Marbach), ou Weimar, avec les lieux commémoratifs du classicisme, pour ne
citer que quelques exemples –, à ce qu’un système formé d’une multitude de centres
culturels complémentaires et en partie concurrents ne disparaisse au profit d’une seule
capitale culturelle34. Pour une histoire comparée européenne, cette différence structurale
fondamentale serait à placer au cœur des réflexions.
20 traduit par Marianne Charle
238

NOTES
1. L’ironie du sort veut que les perceptions françaises de l’Allemagne et celles des dirigeants de la
RDA jusqu’en 1989/90, qui selon le schéma « métropole-province » faisaient une différence entre
« Berlin, capitale de la RDA » et « nos compatriotes ( ?) dehors, dans la République » étaient très
proches sur ce point. Le déplacement du centre berlinois vers le centre et l’est de la ville ne
semble pas exclure un certain danger d’infection par ce virus, bien que le chapitre des relations
particulières entre la France et l’Allemagne de l’Est soit clos depuis longtemps.
2. R. Blum, « Nationalbibliographie und Nationalbibliothek. Die Verzeichnung und Sammlung der
nationalen Buchproduktion, besonders der deutschen, von den Anfängen bis zum zweiten
Weltkrieg », Archiv für Geschichte des Buchwesens, 35 (1990), pp. 1-294 ; M.P. Olson, The Odyssey of a
German National Library, Wiesbaden, Harrassowitz, 1996 ; B. Fabian (dir.), Buchhandel – Bibliothek-
Nationalbibliothek, Wiesbaden, Harrassowitz, 1997.
3. Pour approfondir cet aspect de l’histoire du livre et de l’histoire culturelle, on se reportera aux
ouvrages généraux suivants : Bibliographie der Buch-und Bibliotheksgeschichte, Bad Iburg, H. Meyer,
1982 et sq., et Wolfenbütteler Bibliographie, Zur Geschichte des Buchwesens im deutschen Sprachgebiet,
1840-1980, établie pat E. Weyrauch, en collaboration avec C. Fricke, vol. 1 et sq., munich, K. G. Saur,
1990 et sq.
4. Le Handbuch der Historischen Buchbestände in Deutschland, publié sous la direction de B. Fabian
entre autres, vol. 1 et sq, Hildesheim/Zurich/New York, Olms-Weidmann, 1992 er sq. offre une
vue d’ensemble impressionnante sur ce paysage des effectifs de livres historiques transmis (c’est-
à-dire parus jusqu’à la fin du XIXe siècle).
5. Voir, par exemple, H. Bräuning-Octavio, « Die Bibliothek der großen Landgräfin Caroline von
Hessen-Darmstadt », Archiv für Geschichte des Buchwesens, 6, 1966, pp. 681-876.
6. S.J. Schmidt, Die Selbstorganisation des Sozialsystems Literatur im 18. Jahrhundert, Francfort/M.,
Suhrkamp, 1989 ; G. Jäger/J. Schönert (dir.), Die Leihbibliothek als Institution des literarischen Lebens
im 18. und 19. Jahrhundert, Hambourg, Hauswedell, 1980; G. Jäger, A. Martino, R. Wittmann (dir.),
Die Leihbibliothek der Goethezeit, Hildesheim, Gerstenberg, 1979.
7. G. Jäger, « Die deutsche Leihbibliothek im 19. Jahrhundert. Verbreitung-Organisation-Verfall »,
Internationales Archiv für Sozialgeschichte der Literatur, 2, 1977, pp. 96-133.
8. G. Loh , Geschichte der Universitätsbibliothek leipzig von 1543-1832, 1 re éd., Leipzig,
Bibliographisches Institut, 1987 ; D. Debes (ed.), Zimelien. Bücherschätze der Universitäts-Bibliothek
Leipzig, Weinheim, VCH, Acta Humaniora, 1989 ; R. Jäger (ed.), 450 Jahre Universitätsbibliothek
Leipzig 1543-1993, Leipzig, Universitätsbibliothek Leipzig, 1993.
9. On peut considérer le nombre des ouvrages imprimés jusqu’en 1943, c’est-à-dire jusqu’au
moment de leur transport en lieu sûr après la destruction d’universités centrales et donc
d’importantes bibliothèques d’instituts, et disponibles à la bibliothèque universitaire de Leipzig,
comme un exemple de la dynamique régnant lorsque l’on augmenta le nombre des livres :

10. J. Dietze, « Die Universitäts-Bibliotheken und die Öffentlichkeit. Die Benutzerordnungen von
Göttingen (1761), Berlin (1813) und Leipzig (1833) », Wissenschaftliche Zeitschrift der Karl-Marx-
Universität Leipzig, Gesellschafts-und sprachwissenschaftliche Reihe, vol. 9, 1959/60, cahier 5,
pp. 809-816.
239

11. D. Döring, Die Bestandsentwicklung der Bibliothek der philosophischen Fakultät der Universität zu
Leipzig von ihren Anfängen bis zur Mitte des 16. Jahrhunderts, Leipzig, 1990.
12. C. Alschner, Die Säkularisierung der Klosterbibliotheken im albertinischen Sachsen (Mark Meißen,
Leipzig und Pegau), Leipzig, doctorat Université de Leipzig, 1969 ; E. Kroker, Katalog der
Büchersammlung der deutschen Gesellschaft in Leipzig, Leipzig, Zentralantiquariat der DDR, 1971 ; G.
Loh, Die Katalogisierungsarbeiten an der Universitätsbibliothek Leipzig in den Jahren 1813 bis 1829,
Leipzig, 1981.
13. Ainsi, la bibliothèque universitaire de Leipzig, qui nous servira ici d’exemple une fois encore,
entreprit de publier à partir de 1898 un catalogue des adresses qui étaient à sa disposition et
commença en 1901 par un catalogue des manuscrits en sanscrit qui furent suivis des manuscrits
islamiques, chrétiens-orientaux, juifs, samaritains, grecs, latins et aussi des manuscrits juridiques
du Moyen-Âge. Entre 1901 et 1935, on accéléra ainsi la classification de la mémoire nationale, y
compris de ses éléments étrangers.
14. Cf., par exemple, U. Schmidt, « Jüdische Bibliotheken in Frankfurt a. Main. Vom Anfang des
19. Jahrhunderts bis 1938 », Archiv für Geschichte des Buchwesens, 29, 1987, pp. 235-267.
15. À propos de la protohistoire de la bibliothèque nationale, cf. également J. Stollbetg, « Die
Bibliothek der ehemaligen Deutschen Bundesversammlung. Kurzer Abriß ihrer Geschichte und
der Struktur ihres Bestandes », Archiv für Geschichte des Buchwesens, 26, 1986, pp. 297-315.
16. J. Rex, « Karl Bernhardis Gedanken zur Errichtung einer deurschen Nationalbibliothek in der
Periode des Heranreifens der bürgerlich-demokratischen Revolution (1843) », Zentralblatt für
Bibliothekswesen, 81, 1967, pp. 529-538.
17. 17. J. Jacobi, « Anmerkungen zur Bibliothek der deutschen Reichsversammlung von
1848/49 », in J. Jacobi (éd.), Bibliothek als Lebenselixir : Festschrift für Gottfried Rost zum 65. Geburtstag,
Leipzig/Francfort/M./Berlin, Die Deutsche Bibliothek, 1996, p. 47-77.
18. Cf. R. Blum, art. cit., p. 65 et sq.
19. A. Paust, Die Idee einer deutschen Reichsbibliothek. Zur Vorgeschichte und Gründung der Deutschen
Bücherei, Leipzig, Gesellschaft der Freunde der Deutsche Bücherei, 1933, p. 6 et sq.
20. F. Barbier, L’Empire du livre. Le livre imprimé et la construction de l’Allemagne contemporaine
1815-1914, Paris, Cerf, 1995.
21. Katalog der Bibliothek des Börsenvereins der Deutschen Buchhändler, 2 vol., Leipzig, 1885/1902.
22. R. Blum, « Die Denkschriften von 1906, betreffend die Begründung einer Sammlung von allen
Erscheinungen des deutschen Buchhandels », Archiv für Geschichte des Buchwesens, 38, 1992,
pp. 295-297 ; B. Fabian, « Die Reform des preußisch-deutschen Bibliothekswesens in der Ära
Althoff : Fortschritt oder Weichenstellung in die Sackgasse », in B. vom Brocke (dir.),
Wissenschaftsgeschichte und Wissenschaftspolitik im Industriezeitalter, Hildesheim, Edition Bildung
und Wissenschaft, Verlag A. Lax, 1991, pp. 425-442.
23. K. Keller/H.-D. Schmid (dir.), Vom Kult zur Kulisse. Das Völkerschlachtdenkmal als Gegenstand der
Geschichtskultur, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1995.
24. H. Paalzow, « Die Deutsche Bücherei in Leipzig », in Deutsche Bücherei des Börsenvereins, Leipzig,
Börsenverein der deutschen Buchhändler, 1915, pp. 62-67.
25. E. Umlauf, « Der Wiederaufbau des Buchhandels, Beiträge zur Geschichte des Büchermarktes
in Westdeutschland nach 1945 », Archiv für Geschichte des Buchwesens, 17, 1977/78, pp. 1-1750.
26. Il existe de nombreux ouvrages sur l’histoire de la Deutsche Bücherei, voir par exemple H.
Rörzsch et al. (dir.), Deutsche Bücherei, 1912-1962. Festschrift zum fünfzigjährigen Bestehen der
Deutschen Nationalbibliothek, Leipzig, Verlag für Buch-und Bibliothekswesen, 1962.
27. D. Aigner, » Die Indizierung ‘schädlichen und unerwünschten Schrifttums’ im Dritten Reich »,
Archiv für Geschichte des Buchwesens, 11, 1971, pp. 933-1034.
28. Sur cette relation, voir maintenant C. Kleßmann/A. Misselwitz/G. Wiehert (dir.), Deutsche
Vergangenheiten – eine gemeinsame Herausforderung. Der schwierige Umgang mit der doppelten
Nachkriegsgeschichte, Berlin, C. Links, 1999.
240

29. Cf. P. Vodosek/K. Marwinski (dir.), Geschichte des Bibliothekswesens in der DDR, Wiesbaden,
Harrassowitz, 1999. Dans cet ouvrage, voir, en particulier, G. Rost, « Tradition auf dem Prüfstand.
Die Deutsche Bücherei in den Jahren der DDR », pp. 133-144 ainsi que D. Höchsmann, « Die
Entwicklung des Bibliothekswesens im zentralisrischen Sraar : Verordnete Strukturen und ihre
Wirksamkeit », pp. 37-46.
30. W. Bleek, L. Mertens (dir.), Bibliographie der geheimen DDR-Dissertationen, Munich, New
Providence, K.G. Saur, 1994.
31. D. Lülfing, « Die Entwicklung der deutschen Staatsbibliothek und ihre Rolle im
Bibliothekswesen der DDR », in P. Vodosek, K. Marwinski, op. cit., pp. 145-158.
32. En français dans le texte (n.d.t.).
33. En français dans le texte (n.d.t.).
34. W. Ernst, « Schnittstellen zwischen Bibliothekslogistik und dem Imaginären der
Kulturnation : das Germanische Nationalmuseum Nürnberg und die Deutsche Bücherei Leipzig »,
Wolfenbütteler Notizen zur Buchgeschichte, 24e année, 1999, Cahier 1 ; l’ancien directeur général de
la Deutsche Bücherei de Leipzig souligne au contraire que le cycle typique s’est accompli avec
l’unification des deux bibliothèques à Francfort et Leipzig. Étant donnée la dispersion de l’État, le
commerce de livres se développe selon lui et remplit presque son devoir national-culturel, après
la réussite de l’unification de l’État, l’État national endosserait la responsabilité pour la
bibliothèque nationale : G. Rost, « Die Vollständigkeit als wesentlichster Zweck. Der Buchhandel
und die Bewahrung der deutschsprachigen Literatur im zwanzigsten Jahrhundert », in B. Fabian
(dir ), Buchhandel – Bibliothek – Nationalbibliothek, op. cit., pp. 157-197.
241

Bibliothèque de la Cour,
bibliothèque nationale à Vienne
Norbert Bachleitner

1 La bibliothèque viennoise la plus renommée est sans cloute un centre culturel, et, pour
emprunter le mot de Schopenhauer, un lieu de la mémoire de l’humanité. Beaucoup
moins évidente est la réponse à la question : centre de quel espace politique et culturel ?
Surtout quand on regarde l’histoire de la Bibliothèque nationale, l’ambiguïté l’emporte
pour donner une réponse courte et nette. Certes, la difficulté pour définir l’espace dominé
par la capitale Vienne résulte de la multiplicité des nations et des langues en Europe
centrale. Pour traiter le problème de la Bibliothèque nationale de Vienne, lieu de
mémoire culturelle et lieu symbolique, je donnerai d’abord quelques informations sur son
histoire. Ensuite, j’analyserai plusieurs aspects de la bibliothèque, centre culturel de
l’Empire et de la République : le problème du propriétaire, la question, souvent discutée à
partir de la deuxième moitié du dernier siècle : à qui appartient la bibliothèque ? La
question des exemplaires remis à titre de dépôt légal ; la question de la dénomination de
la bibliothèque, la question des changements de nom, liée à son orientation
programmatique ; le projet, jamais réalisé, d’une Bibliothèque centrale de l’empire.
2 Les débuts de la Bibliothèque de la cour remontent au XIVe siècle 1. Or, le plus ancien
témoignage sur un membre de la dynastie Habsbourg collectionneur de livres, date de
1368. Le duc Albtecht III, qui règne alors, est un amateur passionné de manuscrits et de
livres. les livres sont d’abord incorporés dans le trésor du souverain à Vienne, puis, sous
Frédéric III et maximilien 1er, ils sont partiellement dispersés à Wiener Neustadt et à
Innsbruck, résidences de ces deux empereurs. À cette époque, Vienne n’est pas encore le
centre naturel de l’Empire ; la ville est même occupée pat matthias Corvin, roi de Hongrie,
entre 1485 et 1490. C’est seulement au XVIe siècle que les livres de l’empereur sont réunis
à Vienne, d’abord dans le monastère des minorites, plus tard dans le Palais de la cour
impériale (Hofburg). À cette époque, pour la première fois, un bibliothécaire, Hugo Blotius,
est nommé ; en 1576 il dresse un catalogue des fonds qui comportent 7 300 volumes
environ.
3 Au XVIIe siècle, la bibliothèque grandit tellement qu’une nouvelle salle devient
nécessaire. Une telle salle, grande et d’apparat (Prunksaal), est achevée en 1726 par Joseph
242

Emanuel Fischer von Erlach, d’après le plan de son père Johann Bernhard, architecte très
connu, qui avait dessiné le château de Schönbrunn et l’église de Karl (Karlskirche) entre
autres. Somptueusement décorée dans le style baroque, la nouvelle salle offre une
capacité de 200 000 volumes. le décor de la salle est centré sur l’apothéose de Charles VI :
au centre s’élève une statue de l’empereur, la fresque le glorifie comme mécène des arts.
Du luxe officiel, certes. Mais, en même temps, un nouveau règlement ouvre la
bibliothèque à un public de savants intéressés. Désormais, le lecteur est expressément
invité à fréquenter la bibliothèque à son gré et à y enrichir son savoir. Bien sûr, au XVIIIe
siècle, le nombre de lecteurs est encore faible. L’ouverture au grand public n’aura lieu
qu’au cours du XIXe siècle, et notamment à partir de 1860. Mais un premier pas vers une
bibliothèque publique, et donc nationale, est déjà fait par Charles VI dans la première
moitié du siècle des lumières.
4 À cette époque, les fonds sont enrichis par la collection de livres d’Eugène de Savoie, par
la bibliothèque de l’Université, et par plusieurs autres collections importantes. la
bibliothèque, toujours plus importante, manque toujours de place. Donc, au cours des XIXe
et XXe siècles, plusieurs parties de la Hofburg sont adaptées aux besoins de la bibliothèque.
Mais jusqu’alors il n’y a pas de bâtiment particulier pour recevoir les fonds de la
bibliothèque. Ce fait me semble significatif de son statut ambigu.
5 En 1920, deux ans après la chute de la monarchie, la bibliothèque est prise en charge par
la République. Jusqu’en 1945 elle portera le nom « Nationabibliothek » (Bibliothèque
nationale), puis le nom d’« Österreichische Nationalbibliothek » (Bibliothèque nationale
d’Autriche). Il faut ajouter que c’est seulement après la Deuxième Guerre mondiale qu’elle
jouera le rôle d’une véritable bibliothèque nationale.

La question du propriétaire
6 La question délicate de la délimitation entre la dynastie, la Cour et l’État, divisés en 1866
par la nouvelle constitution, fut vivement discutée pendant la deuxième moitié du XIXe
siècle. La question touchait aussi le statut de la Bibliothèque de la Cour. Mais, sous la
monarchie, il n’y avait pas de raison pour se disputer la bibliothèque. Par contre, la
question « à qui appartient la bibliothèque ? » s’est évidemment posée à la fin du règne
des Habsbourg. Par principe, on distinguait trois catégories de propriétaires potentiels, à
savoir l’État, la Cour (Hofstaat), et l’Empereur lui-même. En 1918, lors de la succession de
l’empereur François-Joseph, la plupart des manuscrits sont considérés comme un
patrimoine personnel des Habsbourg ; les imprimés, acquis par dépôt légal, tirés des
couvents abolis, etc., sont considérés plutôt comme propriété de la Cour. Mais le
problème du statut de la bibliothèque n’est pas encore résolu. Après la chute de la
monarchie, en février 1919, la République prend la bibliothèque en charge
provisoirement. Néanmoins, les fonds sont encore des biens plus ou moins sans maître.
On propose même de les vendre à l’étranger pour alléger la disette qui règne après la
guerre.
7 La prise en charge de la bibliothèque par la République est importante pour rejeter les
réclamations des États successeurs, notamment de l’Italie et de la Tchécoslovaquie.
L’argumentation du nouveau gouvernement, qui n’est pas encore fondée par une décision
judiciaire, vise à refuser de telles réclamations. Le patrimoine des Habsbourg, donc les
fonds anciens, est déclaré propriété de la République ; seule la propriété de la Cour, c’est-
243

à-dire les imprimés récents, acquis par deniers publics ou à titre de dépôt légal, fait partie
de la succession de la monarchie.
8 Le traité de Saint-Germain avait reconnu les réclamations de documents historiques et
d’objets d’art par les États successeurs d’après le principe du patrimoine culturel.
Heureusement pour l’Autriche, les États en question respectèrent l’intégrité des
collections historiques, et ils ont abandonné presque toute demande en restitution. Enfin,
en 1920, une convention spéciale empêche tout pillage quelconque.

Les exemplaires remis à titre de dépôt légal


9 La question du propriétaire renvoie à la question de la dotation. Traditionnellement, les
frais de la bibliothèque étaient supportés par la « Grande maîtrise » (Obersthofmeisteramt,
plus tard Oberstkämmereramt), c’est-à-dire par le budget de la Cour. Mais, pour compliquer
les choses, à partir du XVIIIe siècle, une taxe sur les almanachs et journaux viennois
contribuait à la dotation. En plus, il y avait les livres remis à titre de dépôt légal, sans
doute la source principale des fonds de la bibliothèque. Dès le XVIe siècle, l’Empereur, en
contrepartie du privilège impérial qui protégeait de la contrefaçon, recevait un certain
nombre d’exemplaires d’un nouveau livre. Ensuite, un commissaire devait veiller à la
remise de nouveautés présentés à la foire aux livres à Francfort. Même si la remise ne se
déroulait jamais sans difficultés, ce qui, d’ailleurs, expliquent les lacunes dans les fonds
viennois, grâce aux exemplaires de dépôt légal collectionnés à Vienne, la bibliothèque
peut être considérée, du moins dans la période du XVIe au XVIIIe siècle, comme la
bibliothèque représentative du Saint Empire romain.
10 En 1808, peu après la naissance de l’Empire autrichien, désormais plus ou moins
indépendant de l’Empire allemand, la bibliothèque s’est, par décret, réservée le droit de
recevoir des exemplaires de tous les livres qui paraissent dans les provinces cisleithanes,
c’est-à-dire dans tout l’Empire autrichien, à l’exception de la Hongrie. On pourrait dire
que, désormais, la bibliothèque, à un certain degré, remplir la fonction d’un centre
national de documentation. Ainsi, à cette époque, un conservateur en parle déjà comme
de la « bibliothèque nationale de l’empire autrichien. »2
11 Mais, en pratique, la remise de nouveautés de librairie ne se déroule pas encore d’une
manière satisfaisante. Beaucoup de libraires, surtout ceux de provinces éloignées de
Vienne, refusent de délivrer leurs nouveaux titres, et bien sûr, il n’est pas facile pour la
bibliothèque de les recouvrer. En plus, les bibliothécaires, d’un point de vue critique,
choisissent les livres dignes de figurer sur leurs rayons, mettant au pilon tous les titres
qu’ils considèrent inutiles. C’est là l’une des raisons pour lesquelles il n’y avait pas de
bibliographie nationale autrichienne jusqu’à la Deuxième République. Mises à part les
listes incomplètes, dressées par les libraires dans la deuxième moitié du XIXe siècle, il n’y
avait pas de bibliographie autrichienne jusqu’à 1945, la Bibliothèque de la Cour se
déclarant incapable de la fournir. Il faut souligner le fait que la bibliothèque n’a pas
rempli cette fonction centrale d’une bibliothèque nationale, restant une bibliothèque de
la Cour, d’orientation scientifique et officielle.
12 Après la perte de la Lombardie et de la Vénétie en 1866, la bibliothèque n’avait droit
qu’aux exemplaires provenant de la moitié autrichienne de l’Empire. Avec la constitution,
promulguée en 1867, la question des exemplaires remis à titre de dépôt légal est de
nouveau discutée dans les cercles libéraux. Pourquoi devrait-on remettre des
244

exemplaires ? Pour enrichir le trésor de l’Empereur et de la Cour ? Sauf dans le cas des
œuvres présentées luxueusement, la bibliothèque était obligée de rembourser un certain
pourcentage du prix. Dans l’opinion de quelques critiques, la Bibliothèque de la Cour n’est
pas l’institution propre à recevoir les exemplaires. Ils désirent la création d’une véritable
bibliothèque nationale. Les libraires protestent vigoureusement contre la « taxe »
imposée et la Chambre des députés (Reichsrat), en 1877, essaie en vain d’abolir le dépôt
légal. De même, tous les essais ultérieurs pour réformer la loi échouent. Jusqu’à la fin de
la monarchie, on continue comme auparavant, avec la loi en vigueur et avec des libraires
qui la rejettent.

Le nom de la bibliothèque et son orientation


programmatique
13 Déjà au début du XIXe siècle, on l’a vu, un conservateur avait constaté que la Bibliothèque
de la Cour n’était pas, à vrai dire, une bibliothèque nationale. C’est seulement en 1920
qu’elle change de nom. On se décide pour « Nationalbibliothek » sans adjectif qualificatif. La
discussion sur ce sujet est vive, et nombreux sont les noms envisagés : Bibliothèque de
l’État (Staatsbibliothek), Bibliothèque de la province (Landesbibliothek), Bibliothèque
centrale de l’État (Staatszentralbibliothek), et Bibliothèque fédérale (Bundesbibliothek).
Finalement, toutes ces dénominations alternatives n’apparaissent pas pertinentes, parce
qu’elles sont déjà présentes dans les autres bibliothèques autrichiennes ou simplement
trop compliquées. Il est important pour nous de constater que toutes les alternatives
proposées manquent d’un qualificatif précisant la bibliothèque de quel État, de quelle
nation etc. il s’agit. Or, il faut savoir qu’à cette époque non seulement les milieux
nationalistes pro-allemands (Deutschnationalen) mais presque tout le monde en Autriche
espérait et attendait le rattachement prochain à l’Allemagne. Même les patriotes
autrichiens les plus ardents estimaient faible la chance de survie du pays comme État
indépendant. Par ailleurs, la plupart des commentateurs doutaient qu’une nation
autrichienne existât. En tout cas, on ne voulait pas préjuger de l’avenir très incertain par
des noms tels que « Bibliothèque nationale d’Autriche ».
14 Vue de 1920, la Bibliothèque nationale devait être le centre de documentation de la
littérature des anciennes provinces de la monarchie, et notamment de la littérature
rédigée en langue allemande. À cette époque, le directeur de la bibliothèque écrit à ce
sujet :
« La bibliothèque devra être, au-delà de son rôle de bibliothèque principale de
l’Autriche, un centre de documentation de la littérature des Allemands maintenant
dominés par d’autres nations, et surtout de la littérature des minorités dans les
pays dans l’est er dans le sud, à savoir en Yougoslavie, en Roumanie, en Hongrie, en
Pologne, et surtout en Italie qui a annexé le sud du Tyrol et quelques parties
allemandes de la Carinthie. [...] Ce sera du travail « national » au sens propre. » 3
15 L’idée que la Bibliothèque nationale devra collectionner la littérature allemande des pays
de l’ancienne monarchie, Othmar Doublier, le directeur des imprimés, la souligne dans un
essai intitulé L’importance de la Bibliothèque nationale du point de vue de la politique mondiale (
Die weltpolitische Bedeutung der Nationalbibliothek, 1920). En même temps, il met en évidence
la fonction d’encouragement à l’intégration et à la réconciliation des peuples :
« Même si la monarchie austro-hongroise, l’une des plus grandes formations d’Etats
de l’Europe centrale, n’existe plus, les membres des soi-disant États successeurs, er
surtout ceux des pays slaves, chercheront et trouveront ici les documents pour la
245

recherche du développement de leurs patries. Plus la recherche s’intensifie et plus


les hommes politiques et les journalistes prendront intérêt à l’histoire, plus la
bibliothèque deviendra un centre politique et pacifique. [...] Elle cherchera [...] à
rapprocher l’ouest er l’est, du moins au niveau scientifique. » 4
16 Or, il est évident que la bibliothèque est riche en fonds slaves. Un document de 1919 la
vante d’être « la seule bibliothèque européenne qui rassemble dans ses collections les
produits les plus importants de toutes les littératures slaves. »5 On peut y ajouter un
détail de la statistique d’acquisitions : en 1913, le taux d’acquisitions dans les langues
slaves s’élève à presqu’un quart des acquisitions totales6.
17 On le voit, l’orientation de la nouvelle Bibliothèque nationale hésite entre le nationalisme
allemand et la fonction d’un pont entre l’ouest et l’est, d’un lieu de rencontre des
cultures. Cette balance indécise me semble significative, parce qu’il s’agit d’un élément
important de l’identité autrichienne, et de sa capitale notamment, d’un auto-stéréotype
qui s’est maintenu jusqu’à présent. Je ne renvoie ici qu’à la discussion actuelle sut
l’adhésion des pays de l’Europe orientale à l’Union européenne. D’un côté, l’on peut y
constater une orientation politique et culturelle vers l’Ouest, de l’autre, les relations
historiques avec l’Est sont soulignées, surtout quand il s’agit de préparer la voie à des
échanges économiques ou de se présenter comme un lieu idéal pour des conférences sur
des problèmes géopolitiques. D’un côté, on rencontre un nationalisme borné, de l’autre,
une ouverture vers les autres qui tient parfois à la négation de soi-même.
18 Une résolution du gouvernement, rédigée en 1920, défend la nouvelle désignation
« Bibliothèque nationale » et trouve qu’elle représente au mieux la situation indécise du
pays. Après avoir lu cette résolution, on est tenté de paraphraser le titre du roman de
Robert Musil et de parler d’un pays sans qualités7:
« Nous avons choisi la nouvelle désignation parce qu’elle exprime au mieux le
caractère de la bibliothèque et la distingue nettement des autres bibliothèques
publiques. D’ailleurs, cette désignation ne préjuge pas de la solution des questions
de droit public. Elle signifie seulement que la bibliothèque appartient à la
communauté. »8
19 L’ambiguïté n’est résolue qu’après la Deuxième Guerre mondiale et la libération en 1945.
Tout de suite, la même année, l’adjectif « autrichienne » est ajouté au nom de la
bibliothèque. Le nouveau programme donne comme objectif principal à la bibliothèque
« l’encouragement d’un patriotisme autrichien sûr de soi-même. »9 le patriotisme devrait
être encouragé par la collection d’œuvres des auteurs, des artistes et des chercheurs
autrichiens ainsi que d’œuvres concernant la culture autrichienne parues à l’étranger. En
plus, le nom « Bibliothèque nationale autrichienne » devrait prévenir la confusion avec
les autres bibliothèques nationales, et avec la Bibliothèque nationale française en
particulier. Voilà un argument, qui montre qu’on jugeait encore nécessaire de justifier
l’adjectif « autrichienne », même par un raisonnement un peu curieux.
20 Bien sûr, après 1945, la bibliothèque reçoit encore les exemplaires remis à titre de dépôt
légal. En outre, elle s’occupe de la coordination de la coopération entre les bibliothèques
autrichiennes ainsi que de la formation des bibliothécaires. Désormais, la bibliothèque
prépare la bibliographie nationale, qui est éditée par l’organisation des libraires. De
même, elle recense la littérature consacrée aux thèmes autrichiens parue à l’étranger.
D’ailleurs, elle encourage le développement de nouveaux instruments de bibliographie,
par exemple un catalogue des périodiques dans toutes les bibliothèques autrichiennes
ainsi qu’un modèle de comptabilisation électronique des livres prêtés. Un fonds
d’archives chargé de collectionner et d’étudier les papiers laissés par des écrivains
246

autrichiens y est créé. Evidemment, une telle mission pose des problèmes de financement
majeurs parce que le fonds d’archives doit entrer en concurrence avec les collectionneurs
privés ainsi qu’avec des archives étrangères, et surtout avec des archives allemandes qui
achètent les papiers d’écrivains autrichiens sous prétexte de rassembler les sources de la
littérature de langue allemande. Pour des raisons évidentes, le problème de la collection
du patrimoine culturel est encore plus grand dans le cas des autographes des musiciens.
21 Néanmoins, on peut conclure de toutes ces activités, que, sous la Deuxième République,
l’ancienne Bibliothèque de la Cour est enfin devenue une bibliothèque nationale.

Le rêve d’une « Bibliothèque centrale de l’Empire »


22 Un plan pour le développement de la ville, élaboré en 1859, avait prévu l’agrandissement
du Palais de la Cour impériale (Hofburg), avec un bâtiment de bibliothèque particulier. Le
plan ne fut jamais réalisé, d’un côté parce qu’il manquait d’argent, de l’autre, parce qu’on
ne voulait pas déprécier la salle de lecture historique, bâtie par Charles VI. L’idée d’un
bâtiment de bibliothèque particulier, qui devrait être et représentatif et fonctionnel ne
cessa pas de hanter les architectes et les bibliothécaires. En 1879, l’un des directeurs de la
Bibliothèque de la Cour regrettait que « l’apparence de l’institution vénérable ne soit pas
en accord avec son importance ou avec sa dignité et qu’elle ne soutienne pas la
comparaison avec la splendeur des deux musées de la Cour. »10
23 Le manque de place dans la Bibliothèque de l’Université alimente la discussion à ce sujet.
En 1890, le recteur de l’Université pense à une bibliothèque centrale de l’Empire (
Reichsbibliothek), centre de la recherche autrichienne mais aussi internationale11.
24 Au tournant du siècle, on rêvait encore d’un grand « palais de bibliothèque »12, sur le
modèle des autres villes. Une telle bibliothèque moderne devrait fusionner la
Bibliothèque de l’Université et la Bibliothèque de la Cour. Ferdinand Eichler, un
bibliothécaire de Graz, écrit à ce sujet :
« Le gouvernement devra remplir une grande tâche à Vienne. Si nous parcourons
les rues de la ville, nous nous réjouissons de la vue de beaucoup de nouveaux
bâtiments splendides. Des théâtres, des musées, le Parlement et l’Hôtel de Ville,
l’Université et la cathédrale s’élèvent au ciel dans des lignes magnifiques. Mais nous
cherchons en vain le grand et moderne édifice de bibliothèque que nous trouvons
ailleurs dans les villes les plus petites. » 13
25 Vers 1910, un projet similaire prévoit une bibliothèque près du Nouveau Palais de la Cour
impériale (Neue Holfburg). Voilà le rêve d’un centre culturel non réalisé, le rêve aussi d’un
centre symbolique qui pourrait soutenir la comparaison des musées nationaux.
26 En résumé, on peut constater que l’histoire de la Bibliothèque nationale reflète l’histoire
de l’Autriche et les problèmes de l’identité du pays. Ce dernier étant indécis par rapport à
son orientation, tiraillé entre l’ouest et l’est, entre les options d’un État multi-culturel
avec plusieurs centres régionaux et nationaux et le rattachement à l’Allemagne, la
principale bibliothèque du pays n’est devenue une vraie bibliothèque nationale qu’après
la Deuxième Guerre mondiale.
247

NOTES
1. L’exposé de l’histoire de la bibliothèque est tiré de Geschichte der Österreichischen
Nationalbibliothek, édité par Josef Stummvoll ; première partie : Die Hofbibliothek (1368-1922),
Vienne, Prachner, 1968 ; deuxième partie : Die Nationalbibliothek (1923-1967), Vienne, Hollinek,
1973.
2. Cité d'après O. Doublier, « Ein Vierteljahrhundert aus der Geschichte der Hofbibliothek
1891-1916 », in Festschrift der Nationalbibliothek in Wien. Herausgegeben zur Feier des 200 jährigen
Bestehens des Gebäudes, Vienne, Österreichische Staatsdruckerei, 1926, pp. 163-210, citation p. 210.
3. « Sie wird [...] über ihren Rahmen als Hauptbibliothek Oesterreichs hinaus ein Sammelpunkt
für die nationale Literatur jener deutschen Stämme sein müssen, die jetzt unter fremdnationale
Herrschaft gekommen sind, besonders der kleineren Splitter, in den östlich und südlich
gelegenen Staaten, also in Jugoslavien, Rumänien, Ungarn, (das heute nicht mehr unmittelbar
mit deutschem Geiste in Berührung steht wie früher) in Polen, aber auch und das vielleicht in
besonderen Masse, in Italien, das Deutschsüdtirol und deutsche Teile Kärntens annektiert hat.
[...] Das aber ist dann ‘nationale’ Arbeit im eigentlichsten Sinne des Wortes ». Cité d’après J.
Mayerhöfer, « Von der Hofbibliothek zur Nationalbibliothek (1899-1922) », in Geschichte der
Österreichischen Nationalbibliothek, première partie, op. cit., p. 618.
4. « Wenn auch die österreichisch-ungarische Monarchie, einst einer der größten
Staatskomplexe Mitteleutopas, nicht mehr besteht, so werden die Angehörigen ihrer
sogenannten Sukzessionsstaaten, gerade vorzugsweise die slawischen, das Material zur
Erforschung des staatlichen Werdens ihrer Heimat dauernd hier suchen und finden. Je
verzweigter die Forschung wird und je mehr auch bei Politikern und Journalisten
Vergangenheitwärts gerichtete Interessen fühlbar werden, desto mehr wird die Bibliothek ein
friedliches, politisches Zentrum werden. [...] Sie wird [...] West und Ost wenigstens auf dem
Gebiete der Wissenschaft wieder nahe zu bringen suchen ». Cité d’après ibid., p. 636.
5. « [...]die einzige Bücherei Europas, an der sämtliche slawische Literaturen in ihren wichtigsten
Erscheinungen vertreten sind ». Cité d’après ibid., p. 590.
6. Cf. ibid., p. 531.
7. La phrase est empruntée au titre de Rohert menasse, Das Land ohne Eigenschaften. Essay zur
österreichischen Identität, Francfort/Main, Suhrkamp, 1995.
8. « Für diese Neubenennung war insbesondere die Erwägung maßgebend, daß einerseits dieser
Name am besten das Wesen und den Charakter dieser Bibliothek im Gegensatz zu den übrigen
Staatsbibliotheken kennzeichnet, anderseits durch diesen Namen jeder staatsrechtliche Hinweis
vermieden und lediglich die Zugehörigkeit zur Allgemeinheit ausgedrückt wird. » Cité d’après
Josef Mayerhöfer, “Von der Hofbibliothek zur Nationalbibliothek (1899-1922)”, in Geschichte der
Ӧsterreichischen Nationalbibliothek, première partie, op. cit., p. 580.
9. Die « [...] Pflege und Förderung eines selbstbewußten österreichischen Patriotismus ». Cité
d’après E. Trenkler, « Vom Ende des Zweiren Weltkrieges zur Konsolidierung (1945-1949) », in
Geschichte der Österreichischen Nationalbibliothek, deuxième partie, op. cit., p. 156.
10. « [...] daß die äußere Erscheinung des ehrwürdigen Instituts nicht ganz seiner Bedeutung und
Würde entspreche und sich nicht mit dem Glanze der beiden kaiserlichen Hofmuseen vergleichen
dürfe ». Cité d’après Doublier, « Ein Vierteljahrhundert aus der Geschichte der Hofbibliothek »,
p. 178.
11. W. von Harrel, Über Aufgaben und Ziele der classischen Philologie, Vienne, Selbstverlag der k.k.
Universität, 1890, p. 35.
248

12. « Bibliothekspalast » ; cf. Ferdinand Eichler, « Moderne Bibliotheksbauten », Mitteilungen des


Österr. Vereins für Bibliothekswesen, tome 10, 1906, n° 1, pp. 1-11, citation p. 11.
13. « Eine große Aufgabe hat aber der Staat in Wien zu erfüllen. Wenn wir die Straßen Wiens
durchwandern, so erfreut sich unser Auge an dem Anblick vieler prächtiger neuer Gebäude.
Theater und Museen, Parlament und Rathaus, Universität und Dom ragen in herrlichen Formen
zum Himmel empor, aber das große, von Grund auf neu errichtete, moderne Bibliotheksgebäude,
wie es anderwärts kleine und kleinste Städte bereits besitzen, das suchen wir vergebens ». Ibid.,
pp. 10-11.
249

Madrid capitale de l’État :


établissements d’assistance,
scientifiques et culturels au XIXe
siècle
Virgilio Pinto Crespo

1 Tout au long du XIXe siècle, en particulier pendant la seconde moitié, Madrid connut de
nombreux changements qui furent influencés1 de façon décisive, par la consolidation du
régime libéral avec le règne d’Isabelle II (1833-1868) et l’arrivée de la bourgeoisie au
gouvernement de la ville à partir de la décennie 1830. Les intérêts économiques et
politiques convergèrent pour en faire une « digne » capitale de l’Etat. Mais c’est durant
les dernières décennies du siècle, une fois amorcée la période de la Restauration (1875),
que les transformations s’accélérèrent et se firent plus visibles. À la fin du siècle, la
population dépassait légèrement le demi-million de personnes2. Dans la seconde moitié
du XIXe, non seulement le nombre d’habitants doubla, ayant en cinquante ans une
croissance pratiquement identique à celle des trois derniers siècles entre le milieu du XVIe
et le milieu du XIXe siècle, mais elle connut quelques changements urbains fondamentaux.
Résultat : une ville au degré de complexité structurelle – urbaine, sociale, institutionnelle,
culturelle – beaucoup plus important à la fin qu’au milieu du siècle.
2 On commença à considérer la ville comme un tout. Cette vision unitaire de la ville est une
caractéristique du XIXe siècle. Le premier à la formuler fut Mesonero Romanos ; il
s’éloignait ainsi des conceptions des siècles passés, fondées sur l’idée de la ville comme
simple théâtre de la Cour, pour laquelle on avait pris des mesures partielles de nettoyage
et d’ornementation. Paradoxalement, c’est à partir du milieu du siècle que la ville connaît
le développement d’une importante architecture civile et que se produit une ségrégation
plus radicale de l’espace. Une fois la propriété libérée des attaches juridiques qui la
conditionnaient sous l’Ancien Régime, les affaires immobilières, ainsi que d’autres
activités financières, devinrent la base de nouvelles fortunes3, qui s’unirent à la vieille
aristocratie foncière, formant une nouvelle oligarchie. Plus qu’en ville bourgeoise, Madrid
250

se transforma en ville « nobiliaire/bourgeoise »4, ce qui apparut dans la différenciation


des quartiers et dans le paysage résidentiel.
3 De nombreux édifices, réalisés selon une gamme de tendances architecturales variée –
l’architecture métallique et l’éclectisme de la période de la Restauration – et destinés à
divers usages, parsemèrent la ville5. On construisit les marchés, les gares – Delicias (1879),
Norte (1879), et Atocha (1888) – ainsi que des bâtiments institutionnels – Palais de
Velásquez (1881), Palais de l’Exposition des Beaux-Arts (1881), Banque d’Espagne (1884),
Bourse du Commerce (1885), École d’Ingénieurs des Mines (1886), Palais de Cristal (1887),
Prison Modèle (1887), Académie Royale de la Langue (1891), Palais de la Bibliothèque et
des Musées Nationaux (1866-1892), Ministère des Travaux Publics (1893), etc. De nouvelles
églises ou édifices de communautés religieuses virent le jour : la Basilique d’Atocha, les
Visitandines (Salesas, 1880), l’Asile du Sacré Cœur (1880), la Crypte de la Cathédrale de
l’Almudena (1883). Les palais se situèrent sur l’axe de Recoletos, au début de la Castellana
ou dans le quartier Indo, espace aristocratique6.
4 Dans cette contribution, nous cherchons à expliquer les relations existant entre les
changements structuraux et la mutation que l’on voulut donner à l’image de la ville en la
dotant d’établissements conformes à son nouveau rôle. Cette étude est fondée en grande
partie sur un autre travail, plus étendu, intégré à son tour dans l’élaboration du deuxième
volume de l’Atlas Historique de Madrid7 : Madrid en 1898 : un guide urbain8. On y reconstruit
un moment clé de l’histoire de la ville pour mieux comprendre son évolution postérieure,
moment où les critères de croissance des cinq décennies précédentes avaient été établis.
Malgré les profonds déséquilibres qu’elle connaissait en cette fin de siècle, il s’agissait
d’une ville nettement différente de celle de l’Ancien Régime qui avait connu un
changement fondamental, à savoir passer de Cour à capitale de l’Etat, de ville théâtre à
ville planifiée, au moins dans les intentions, puisque la dynamique même de croissance de
la ville déborda les projets stricts, et hors du centre commencèrent à surgir des faubourgs
désordonnés qui s’étendirent au-delà des limites de la commune. Au moins, le centre
d’intérêt des dirigeants avait-il changé d’orientation. La préoccupation du nettoyage et
l’ornementation propres au siècle antérieur s’étaient transformées en souci d’organiser la
ville (résidence, activités économiques, communication entre les différentes zones),
même si les mesures ne furent pas très efficaces.
5 En 1898, on procéda à une réorganisation administrative de la ville, mais la réforme
n’entra en vigueur qu’en 19029. Bien que l’on ait maintenu une structure du passé -
division en dix districts et cent quartiers -, les circonscriptions territoriales étaient
complètement différentes des précédentes. Cela supposait la constatation officielle des
changements survenus et exprimait la prise de conscience de cette nouvelle réalité, plus
visible dans les dernières années du XIXe et les premières du XXe que dans les décennies
précédentes, comme on peut le voir dans l’abondante cartographie et dans les divers
guides publiés alors10. Mais la perception de la ville n’était pas uniforme. Le IXe Congrès
International d’Hygiène et Démographie eut lieu à Madrid en avril 1898. Comme de
coutume à l’occasion de réunions de ce genre, un guide d’hygiène, de démographie et de
culture fut publié11. Ce guide, pensé pour les congressistes, mentionnait les
établissements les plus importants ayant un rapport avec le sujet de leur étude, et de plus
il cherchait à transmettre une idée globale de Madrid, comme une ville bien équipée en
établissements scientifiques, culturels et de bienfaisance-assistance dont il offrait
l’inventaire, rendant compte brièvement de leur histoire, de leurs fins, de leurs
installations et de leurs ressources. Il s’agissait d’une vision complaisante de la ville,
251

conforme aux objectifs du guide – aider les congressistes –, et totalement opposée à celle
donnée quelques années plus tard par le médecin hongrois installé à Madrid, Philih
Hauser12 ; pour lui la ville conservait des carences remarquables, notamment en matière
d’hygiène et de santé publiques, carences héritées de l’Ancien Régime et accrues par le
développement rapide de la population causé par l’immigration. Moments polémiques
durant lesquels la ville, mieux équipée et à la complexité structurelle passablement plus
importante que dans les décennies et même les siècles passés, affronte les nombreux
problèmes encore à résoudre.

Les réformes urbaines


6 Enrique Sepúlveda écrivait dans un livre de mœurs (1886) :
« Depuis quelques années, la nostalgie de la démolition s’est emparée de nous et, si
nous nous laissions porter par nos premières impressions, Madrid serait
actuellement en ruine. On s’est entêté à dire que cette capitale n’est pas à la
hauteur des autres villes importantes, et l’on veut démontrer la nécessité de
l’agrandir en démolissant des maisons et en rasant des rues. En réalité, Madrid est
devenu trop petit pour loger une population qui a poussé comme les champignons ;
il paraît sans doute anachronique et de mauvais goût de trouver dans les rues du
centre, des ruelles comme celle de Preciados, des passages comme celui de San
Ginés et des tunnels sombres et malodorants comme celui du Perro. Si le Madrid
ancien n’avait pas été complété par le Madrid moderne des quartiers de Pozas,
Salamanca, Monasterio, Prosperidad et tant d’autres, il faudrait aujourd’hui
chercher n’importe quel petit coin sur la carte, le baptiser Madrid bis et y conduire
tous les gens qui ne trouveraient ni chambre, ni commerce, ni cimetière pour
répondre aux besoins de la vie et de la mort. Mais, à côté de la zone d’expansion
rationnelle et pratique de Madrid est née la monomanie de la zone d’expansion
partielle, fantastique et presque irréalisable. »13
7 La situation décrite par notre auteur est claire, bien que ses tendances conservatrices et
moralisatrices le poussent à censurer le premier point : la ville a besoin de réformes
internes et d’un nouvel espace pour sa croissance. Ce besoin avait déjà été évoqué par
Mesonero Romanos dans l’appendice du Manual de Madrid de 1835. Le programme de
réformes comprenait des mesures qui touchaient les infrastructures urbaines et défendait
un cadre socio-économique différent, qui stimulerait l’amélioration et le développement
de la ville : libéralisation de la propriété, amélioration des activités commerciales,
création d’institutions culturelles, aménagement et embellissement de la ville pour
renforcer le rôle symbolique qui était le sien en tant que capitale de l’État. Quelques-unes
de ces propositions furent mises en pratique mais elles étaient la conséquence de
décisions politiques qui n’étaient pas liées uniquement à Madrid ; ce fut le cas du début de
la confiscation des biens de l’Église en 1836. D’autres, comme la numérotation des rues,
furent mises en place de bonne heure mais l’application de la plupart d’entre elles fut
retardée14. La vieille structure urbaine et son réseau de voies conçu plusieurs siècles
auparavant ont survécu et certaines des rues signalées par Sepúlveda comme étant
impropres à un centre urbain font partie, aujourd’hui encore, des rues madrilènes.
8 À l’époque où écrivait Mesonero, Madrid était encore « enfermé » à l’intérieur de la vieille
muraille ou enceinte du XVIIe siècle, même si, vers le milieu du siècle, des quartiers
apparurent dans les faubourgs (Chamberí), en dehors de l’espace urbain consolidé, et
furent intégrés par la suite dans la zone d’expansion. La préoccupation de Mesonero se
propagea parmi les élites madrilènes. Dans les décennies du milieu du siècle, la nécessité
252

de réformes urbaines fut l’objet de discussions entre banquiers, entrepreneurs, hommes


politiques et techniciens (architectes et ingénieurs) ; elles incluaient aussi bien les
réformes internes que celles destinées à régulariser la croissance au moyen de la
planification des zones d’expansion15. Réformes et expansion offraient de bonnes
occasions de faire des affaires et devinrent le moyen d’attirer les investissements,
renforçant ainsi le rôle économique de la ville, ce qui était considéré comme un élément
supplémentaire des nouvelles fonctions que Madrid devait occuper en tant que capitale
de l’État.
9 Les discussions aboutirent à quelques propositions. En 1846, l’ingénieur Juan Merlo
réalisa le premier avant-projet de zone d’expansion, que la Mairie refusa. En 1857 (Décret
Royal du 7 avril) le gouvernement pria la Mairie de commencer la préparation d’un
nouveau projet de zone d’expansion. Un autre Décret Royal, celui 19 juillet 1860,
approuva le projet d’expansion réalisé par l’ingénieur Carlos Maria de Castro selon lequel
l’espace urbain était multiplié par trois et qui proposait une division rationnelle
d’utilisation selon de grandes aires bien définies : espaces verts, quartiers résidentiels de
luxe, pour classe moyenne et pour classe ouvrière, quartier manufacturier et zone
industrielle16. L’application fut lente, l’occupation du nouvel espace irrégulière. Les
projets formels furent rapidement faussés, à cause de normes favorisant davantage les
intérêts des propriétaires que ceux du plan lui-même. En même temps, des quartiers
naquirent dans la périphérie, en marge du projet. Ce fut le cas de Cuatro Caminos, Bellas
Vistas, Tetuán, Ventas, Prosperidad, Guindalera ou Pacífico17.
10 Ce projet était le reflet des changements qui eurent lieu en Europe au milieu du XIXe siècle
quant à la manière de percevoir les villes comme un ensemble intégré et normalisé dont
le développement devait être régularisé et planifié. La zone d’expansion était une
solution adoptée par d’autres villes espagnoles (le projet de Barcelone réalisé par Cerda
fut approuvé en 185918) et par quelques autres villes du bassin méditerranéen, pour
s’adapter aux nouvelles nécessités de croissance, en accord avec les intérêts d’une
bourgeoisie qui émergeait au sein d’économies fondamentalement agraires, et qui
trouvait dans l’immobilier un moyen rapide d’enrichissement19.
11 Mais dans le cas de Madrid, l’idée de zone d’expansion était profondément liée à l’idée de
capitale. De grandes rues rectilignes, des parcs, des résidences de luxe, des établissements
publics et privés répondant aux besoins de la ville devaient constituer le décor urbain
nécessaire à la fonction représentative qu’avait la ville en tant que capitale, théâtre et
symbole du « progrès » que le pays devait subir. Le Plan Castro se préoccupait non
seulement de définir la morphologie de la nouvelle ville mais il fixait aussi des critères
pour améliorer les conditions de vie de ses habitants. Faire une capitale digne en
rajoutant un centre urbain neuf à l’ancien et en les réunissant tous les deux au moyen
d’un réseau de voies, comme le proposait le Plan Castro, était seulement l’une des
solutions possibles. Même si conservateurs et réformateurs étaient d’accord sur la
nécessité de faire un Madrid digne, ils n’approuvèrent pas tous cette solution et quelques-
uns défendirent une action plus radicale sur la ville20.
12 Si Mesonero décrivit les carences de cette ville de cour, Fernández de los Ríos signala
celles du Plan de la Zone d’Expansion et énuméra les réformes qu’il considérait
nécessaires pour un changement radical de Madrid. Impressionné par les réformes de
Paris menées à bien par Haussmann, il comprit bientôt que le plan Castro n’allait pas
intégrer le vieux centre dans la zone d’expansion et il proposa un nouveau programme de
réformes apte à garantir une telle intégration. La construction de nouvelles places et de
253

grandes voies rompant la structure inadéquate du vieux centre et intégrant les différents
quartiers dans la ville, conçue comme un tout et non pas comme un simple assemblage de
différents espaces, constituait la base qui articulait les réformes proposées. Le résultat
aurait donné une ville différente, mieux organisée, capable de mieux jouer son rôle
symbolique de capitale de l’État21.
13 Un exemple clair des réformes nécessaires peut être celui du Palais Royal. Construit sur le
terrain de l’Alcázar (château) des Austrias après sa destruction par l’incendie de 1734, il
en avait hérité l’isolement par rapport à la ville, bien qu’il en fût le noyau originel à partir
duquel elle s’était formée et développée. Les monarques avaient résidé dans l’ancien
Alcázar et les principaux organes du gouvernement de la Monarchie s’y étaient établis 22.
Le nouveau Palais, occupé par Charles III dès 1764, remplissait des fonctions similaires et
continua d’être le centre du pouvoir en tant que résidence des rois, même si, avec le
régime libéral, les institutions gouvernementales occupèrent d’autres édifices.
« Le noyau représentatif de la capitale, ce que Madrid espère vainement devenir
depuis des siècles, est constitué par le Palais Royal. La construction du palais, qui
repose sur des terrasses herculéennes aux murs d’une incroyable épaisseur et à
l’orgueilleuse masse de pierre, fut une entreprise épuisante. Ni Philippe V, ni
Ferdinand VI ne purent en voir la fin et seule la volonté tenace de Charles III a
ouvert le palais à l’installation de la monarchie. Cependant, le palais surnageait au
milieu d’habitations misérables, sans aucune compagnie. » 23
14 Telle était la situation au XVIIIe siècle, selon la description faite par un illustre architecte
et urbaniste de notre siècle. Cent ans plus tard, la situation n’avait pas changé, selon
Ángel Fernández de los Ríos qui, dans un livre consacré à l’analyse et à la défense des
changements dont la ville avait besoin, écrivait (1868) :
« Observons ce promontoire de pierre embryonnaire que les rois ont fait construire
pour demeure à l’extrémité de la Cour, à un endroit qu’ils paraissent avoir choisi
pour ne jamais se voir entouré par le peuple de Madrid. Quelles dynasties nous
avons eu ! On comprend qu’étant donnée leur nature, aucune des deux ne se soit
occupée du confort et de la décoration de la capitale ; mais on ne s’explique pas
pourquoi leur insouciance est arrivée au point de ne pas soigner ce qu’elles avaient
sous les yeux tous les jours. Sans Joseph Ier, il est clair que les places d’Orient et de
l’Armurerie seraient telles qu’il les a trouvées, occupées par les couvents et les
églises Saint-Jacques, Saint-Jean, Sainte-Claire, et par les baraques et les ruelles qui
entouraient le Palais ; sans Don Agustín Argüelles, il est probable que les
démolitions entreprises par Joseph Ier seraient toujours un immense désert ; grâce à
la place d’Orient, le Palais a enfin un endroit où reposer la vue sans dégoût ; sans la
Mairie, la Cuesta de la Vega serait toujours l’image fidèle d’une entrée de Tanger ou
de Tétouan. Si l’on regarde vers le nord, on se heurte aux écuries et aux remises ; si
on se tourne vers le midi, le regard s’écrase sur la place de l’Armurerie et, à travers
l’arc, sur une démolition sempiternelle, dont une partie est transformée en dépôt
d’immondices ; deux dynasties ont habité le Palais ; onze rois ont vus, cherchant du
côté du couchant le panorama le plus pittoresque que l’on puisse découvrir depuis
cette résidence, l’immense série d’étendoirs de couches et de linge sale des
habitants de Madrid ; pas un seul d’entre eux n’a eu l’idée de promouvoir la
construction de lavoirs dans d’autres points plus convenables et plus commodes de
la ville, de canaliser ce bout de Manzanares, de transformer ses rives en allées et en
jardins, changer, enfin, l’aspect de cet endroit. »24
15 L’homme qui réclamait que l’on purifie les alentours du Palais Royal afin de l’intégrer à la
ville, était républicain ; c’est pour cela qu’il dut ajouter la note suivante, puisqu’il écrivait
au début du Sexennat Démocratique :
254

« Il est possible qu’en raison du radicalisme qui est de mise au moment de la


circulation de ce livre, nombreux soient ceux qui en arrivent au point de recevoir
de mauvais gré l’idée que la révolution s’occupe d’embellir le Palais. Nous rappelons
à ceux qui parlent ainsi, sans tenir compte du fait que ce qu’elle embellit c’est la
capitale de l’Espagne, que... »25

Institutions de bienfaisance
16 Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle les nouvelles ou les convocations comme
celles qui suivent abondèrent dans la presse madrilène : « Bal au bénéfice des pauvres » ;
« Sa Majesté la Régente a fait don de 1 000 pts à l’asile du Bon Pasteur » ; « Une
représentation au bénéfice des asiles municipaux va avoir lieu dans les jardins du Buen
Retiro » ; « Sur l’initiative d’une de nos amis, un hôpital spécial pour enfants pauvres va
être fondé. Cette dame financera l’installation en faisant appel aux sentiments
humanitaires de toutes les classes sociales. »26 Des nouvelles qui expriment à quel point
l’assistance aux classes les plus défavorisées était liée à une vieille conception de la
bienfaisance. Aider les pauvres était un devoir moral de la société, pas un droit des
personnes dans le besoin27. La création de nouveaux centres de bienfaisance et
d’assistance dans la seconde moitié du XIXe siècle est due en grande partie à des initiatives
caritatives privées, plus que philanthropiques, des élites sociales madrilènes qui, imitant
les propres membres de la royauté, trouvaient de bon ton d’aider les nécessiteux. Cette
idée de la bienfaisance égale à charité subsista tout au long du siècle. Dans les dernières
décennies, cependant, émerge l’idée d’assistance sociale. On commence à mettre sur un
même plan les concepts de pauvreté et de classe travailleuse, et l’action bienfaisante
s’étend aussi à l’instruction considérée comme un élément supplémentaire de
l’amélioration des conditions de vie et pas seulement un instrument de réhabilitation,
d’ordre public, comme cela arrivait dans les asiles depuis les réformes illustrées du XVIIIe
siècle. La création de la Commission des Réformes Sociales, transformée par la suite en
Institut National de Prévision (1903), fut une conséquence de cette nouvelle manière de
concevoir les choses.
17 D’un point de vue juridique, le terme bienfaisance avait une autre signification et pouvait
se définir comme « l’ensemble des institutions engagées dans le secours des pauvres, la
synthèse des aides sociales. »28 Dans la législation du XIXe siècle la bienfaisance est
considérée comme un système unifié composé d’organisations de nature différente :
institutions, associations et services. Les institutions, à leur tour, pouvaient être des
établissements et des fondations. De cette façon on cherchait à ce que les différentes
manières d’aider ou d’assister, depuis le simple fait de donner une aumône jusqu’à
l’assistance régulière dans un hôpital, soient soumises à un régime administratif unique,
contrôlé par l’État. La loi et le règlement de 182229 fixaient l’unité juridique et
administrative des établissements de bienfaisance. Bien que cette loi ait été à peine
appliquée, l’idée d’un système unique de bienfaisance, intégré tant par les établissements
privés que publics, fut reprise par la législation suivante. Dans certains cas, réaffirmant le
caractère public de tout le système30 ; dans d’autres en y intégrant la bienfaisance
publique et privée, comme cela fut le cas dans la législation de la Restauration31. Cette
dernière législation essaya de conjuguer le rôle des institutions publiques et le
mouvement de fondations privées, qui s’accéléra durant ces années-là. Ceci explique aussi
la complexité du système de bienfaisance madrilène intégré par des établissements
publics – ceux administrés par l’Etat, par le Conseil Général et les mairies – et par des
255

établissements privés, appartenant à des institutions ecclésiastiques, à des congrégations


religieuses ou à des associations caritatives.
18 Nous pouvons affirmer que Madrid a doublement bénéficié de son rôle de capitale de
l’Etat. La concentration d’établissements publics de bienfaisance-assistance était la
conséquence de ses fonctions administratives. Pôle d’attraction des élites sociales du
royaume et des congrégations religieuses féminines spécialisées dans l’enseignement et la
bienfaisance, de nombreuses institutions bienfaisantes y furent fondées, spécialement
dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Les quartiers aisés de la zone d’expansion se
peuplèrent d’établissements de bienfaisance. Comme l’écrivaient deux apologistes de
l’époque (1885) : « De cette façon la pitié chrétienne a embelli les nouveaux quartiers de la
zone d’expansion de Madrid, cassant cette monotonie de la construction urbaine
moderne. »32 Sur une centaine d’institutions que nous avons pu recenser à la fin du siècle,
les deux tiers sont privées33. Il faudrait y ajouter quelques centres d’enseignement qui
admettaient des élèves sans ressources.
19 Les établissements les plus importants furent publics. L’État était responsable de sept
centres – sur les neuf qu’il y avait dans tout le royaume au milieu du siècle – situés dans la
ville ou ses environs34. Bien qu’ils se soient consacrés aux personnes qui avaient besoin
d’une aide de longue durée ou permanente, seuls quelques-uns ont subsisté et laissé une
trace urbaine. Les huit qui appartenaient au Conseil Général s’occupèrent tant de
l’assistance sanitaire que de l’accueil d’adultes pauvres, d’enfant abandonnés et de jeunes.
Certains comme la Inclusa, l’Hôpital Général converti en Hôpital Provincial ou l’Hospice
Saint-Ferdinand avaient été fondés aux siècles précédents. D’autres, comme l’Hôpital
Saint-Jean-de-Dieu, peuvent être considérés de fondation récente. L’importance de ces
établissements fut plus grande que celles des établissements d’État et leur impact urbain
fut plus marqué et durable.
20 La Mairie avait également des compétences à l’égard des centres de bienfaisance. Les
vagues d’immigrants et les crises que la ville connut pendant la seconde moitié du siècle,
remplissaient les rues de mendiants. Un « spectacle lamentable » pour la ville. Afin de les
accueillir, un ancien couvent fut converti en asile (1834) ; il fut agrandi tout au long du
siècle et trois asiles de nuit furent créés dans la banlieue, bien qu’ils n’eussent pas
beaucoup de succès.
21 L’initiative la plus importante de la Mairie madrilène fut les Maisons de Secours, qui
constituèrent un réseau rudimentaire d’assistance primaire. Les cinq premières furent
créées en 1858 à la suite d’une épidémie de choléra que la ville connut au cours du siècle.
En 1874 il y en avait dix, une pour chaque district35. A la fin du siècle, les districts Hospicio
et Inclusa en comptaient deux chacun, ce qui faisait un total de douze36. Elles étaient
équipées d’une infirmerie, d’une salle de soins et d’une salle de consultation, de
médicaments et d’instruments médicaux. On s’y occupait des premiers soins en cas
d’accident ou de bagarre, des premières visites à domicile des pauvres, des campagnes de
vaccinations. Il y avait des consultations quotidiennes pour les pauvres et on y
rassemblait les dons distribués ensuite aux familles nécessiteuses du quartier. En 1868, les
maisons de secours s’occupèrent de 31 000 personnes, vers la fin du siècle elles
fournissaient des médicaments à 40 000 malades et des aliments à environ 15 000
personnes37. Malgré le maigre budget municipal38, l’aide arrivait à un grand nombre de
personnes car les maisons de secours canalisaient les aides particulières. Il s’agissait
d’institutions qui s’implantèrent et finirent par faire partie du paysage urbain dans les
256

quartiers où elles étaient installées, bien qu’elles se confondissent avec le reste des
constructions.
22 La bienfaisance privée ou « particulière », comme les désignait la législation de l’époque,
s’occupait d’une gamme de besoins allant des soins hospitaliers à la réhabilitation sociale,
en passant par l’assistance aux vieillards et aux enfants. Elle s’était adaptée au nouveau
système politique et à la législation du siècle. Les anciennes formes juridiques et
institutionnelles – fondations, patronages – survécurent et les nouvelles, les associations 39
, furent adoptées. C’est à cette bienfaisance que l’on doit plusieurs des établissements
d’assistance les plus importants de la ville, comme les asiles des Petites Sœurs des Pauvres
ou la maison de santé Notre-Dame du Rosaire (1869), l’asile du Sacré Cœur (1880) et l’asile
Sainte-Christine ; certains existent encore. Il y avait aussi des hôpitaux pionniers en ce
qui concerne l’application de nouvelles connaissances médicales, tels que l’Hôpital
Homéopathique Saint-Joseph (1846), la Clinique du Dr Rubio ou encore l’Hôpital de
l’Enfant-Jésus (1887), fondé par la duchesse de Santoña, et intégré ensuite à la
bienfaisance publique (1889). Mais la grande majorité des institutions privées
n’occupaient que de petits locaux dans des bâtiments d’habitations particulières.
23 À la fin du siècle dernier Madrid possédait vingt hôpitaux40. Cependant, la recrudescence
des épidémies mettait en évidence de façon dramatique qu’ils n’étaient pas suffisants et il
fallait souvent créer de nouvelles installations à la hâte, ou bien construire un bâtiment
dans de mauvaises conditions et qui durerait peu, comme l’Hôpital des Épidémies à la fin
du siècle. Une insuffisance qui s’étend à l’ensemble de la bienfaisance madrilène.
24 La concentration de ce type d’établissements n’est pas due à une stratégie rénovatrice de
la ville ni à un plan systématique contre la pauvreté et la marginalisation ; elle fut plutôt
liée à ses fonctions administratives et à son rôle comme centre du pouvoir, pôle
d’attraction des gens et des ressources. Ils sont le reflet de l’image que les élites sociales
souhaitaient donner d’elles-mêmes, compatissante envers la misère, mais on peut dire
qu’ils ne contribuèrent pas à donner une image différente de la ville. Une bonne partie
des établissements importants s’installèrent aux limites du centre urbain, entre la zone
d’expansion et les quartiers périphériques et, dans certains cas, ils contribuèrent à
consolider et à prolonger temporairement le caractère de faubourg de certaines zones.
C’est ce qui s’est produit au nord-est de la ville où la présence des asiles pour pauvres,
l’Hôpital des Épidémies déjà cité, les cimetières et la prison formèrent un espace
marginal, séparé de la ville jusqu’à ce qu’il se trouve cerné par un quartier aisé et par la
Cité Universitaire au milieu du XXe siècle. De toute façon, Madrid devint un lieu où les
carences stimulèrent l’apparition de nouvelles idées sur l’assistance et la bienfaisance et
où l’on mit en route de nouveaux moyens pour combattre la pauvreté et la
marginalisation.

Académie, science et culture


25 Fragmentée dans la pratique, la ville avait, selon le discours théorique officiel, une unité
fonctionnelle due à son rôle politique de capitale de l’État. Cette circonstance conditionna
la vie intellectuelle et l’augmentation du nombre des institutions académiques et
culturelles. Une croissance qui eut à voir davantage avec le fait d’être la capitale qu’avec
le processus de développement culturel, indéniable sous certains aspects.
257

26 D’après l’étude Madrid en 1898, déjà citée, on peut faire un bilan des dotations
académiques, scientifiques et culturelles les plus significatives de la ville. Il y avait une
trentaine d’archives et de bibliothèques, seize centres d’enseignements supérieur, une
quinzaine de centres de recherches de branches différentes, une autre quinzaine de
musées, vingt-cinq théâtres. Il y avait également les Académies Royales et une douzaine
d’entités ou d’associations pour la promotion de nombreuses activités scientifiques ou
culturelles. Au total, cent vingt entités auxquelles on pourrait ajouter au moins une
trentaine de librairies et d’imprimeries importantes, outre la presse et les publications
périodiques41.
27 Dans certains cas, l’origine des établissements met en évidence la dépendance par rapport
aux fonctions de capitale. Certains des bâtiments culturels les plus importants,
maintenant intégrés dans le patrimoine historique de la ville, furent construits pour
abriter des expositions ayant lieu dans la capitale. Le Palais National de l’Exposition des
Beaux-Arts (1887), aujourd’hui Musée des Sciences Naturelles, fut construit pour
accueillir ce genre d’expositions organisées régulièrement à la suite d’un concours issu de
l’Exposition Nationale de l’Industrie et des Arts de 1881. Le Palais de Velásquez (1883),
dans le parc du Retiro, fut construit pour recevoir l’Exposition Minière et devint ensuite
le Musée d’Outre-mer, et le Palais de Cristal (1887), dans le même parc, fut construit à
l’occasion de l’exposition générale sur les Philippines.
28 Le centralisme de l’État influença clairement les archives et les bibliothèques. Les
Archives Historiques Nationales créées en 1866 furent installées à l’Académie Royale
d’Histoire. La construction du Palais de la Bibliothèque et des Musées Nationaux
commença en 1866 et s’acheva en 1892, année de la célébration du quatrième centenaire
de la découverte de l’Amérique. En 1896 on y installa la Bibliothèque Nationale, créée par
Philippe V en 1711 et dénommée Librairie Royale et qui avait ensuite été séparée de la
Maison Royale en 1836. Le Musée Archéologique National y avait été transféré l’année
précédente. L’ancien Cabinet d’Histoire Naturelle (1785) fut transformé en musée de
peinture et de sculpture – le Musée du Prado – par Ferdinand VII (1819). Un nouveau
bâtiment fut construit en 1886 pour les Archives d’Actes Authentiques (1765). Les
organismes publics les plus importants étaient dotés de bibliothèques, parmi lesquelles
on mentionnera la Bibliothèque Royale, au Palais Royal, ou bien la Bibliothèque du Sénat,
créée en 1852 et pour laquelle on construisit une nouvelle salle selon des critères
muséologiques à l’intérieur du Palais du Sénat (1882-1883).
29 Les réformes de l’enseignement d’État, spécialement de l’enseignement universitaire,
eurent une incidence fondamentale sur la ville de Madrid. Son université fut créée en
1822, tandis que celle d’Alcali était supprimée. L’année suivante, l’université complutense
fut restaurée et celle de Madrid fut fermée. En 1836, la reine régente Marie Christine de
Bourbon donna finalement l’ordre de transférer à Madrid les facultés de Philosophie et de
Théologie et en 1843, elle occupa le bâtiment de l’ancien Noviciat des Jésuites. En 1850,
elle reçut le nom d’Université Centrale en accord avec le rôle qu’on lui attribua dans le
système universitaire espagnol.
30 Le Plan d’Études du ministre Pedro José Pidal (1845) donnait les lignes d’un système
d’enseignement universitaire hiérarchisé et centralisé, soumis au gouvernement. La loi
Moyano de 1857, sanctionna les tendances à la centralisation. Ces normes
conditionnèrent le système universitaire espagnol, jusqu’à des époques récentes dans
certains domaines. L’université madrilène devint le sommet du système universitaire.
Centre où culminait la carrière académique des professeurs en chaire, elle jouissait en
258

outre de quelques privilèges bureaucratiques, comme l’enseignement et les diplômes de


doctorat42. Les centres liés à l’héritage complutense furent le Droit et la Philosophie, qui
ont le caractère de facultés à partir de la loi Pidal d’où est également issue la Faculté des
Sciences. La Faculté de Médecine naquit de l’ancien collège de Chirurgie Saint-Charles –
fondé en 1797 –, quand celui-ci devint Faculté des Sciences Médicales (1843) puis Faculté
de Médecine (1845), occupant l’édifice construit en 1832 sur le terrain de l’ancien hôpital
des femmes. La Pharmacie, qui fut intégrée aux Sciences Médicales en 1843, devint faculté
également en 1845 et occupa un bâtiment construit en 1827 pour le Collège des
Pharmaciens. A la fin du siècle, l’université était composée des facultés de Droit,
Philosophie et Lettres, Sciences, Médecine et Pharmacie, et du Musée des Sciences
Naturelles, dispersés dans plusieurs édifices différents ; elle possédait une bibliothèque
centrale de 26 000 volumes parmi lesquels se trouvaient ceux de l’ancienne université
d’Alcalá.
31 Certains enseignements techniques, comme l’architecture, les mines et les ponts et
chaussées que l’on pouvait étudier uniquement à Madrid43, acquirent le rang universitaire
à partir de 1857. L’Ecole des Mines, créée par Charles III à Almadén, ville possédant des
mines de mercure millénaires (1777), fut transférée à Madrid en 1835 et devint École des
Ingénieurs des Mines en 1834. On construisit à son intention un magnifique bâtiment
dans la zone d’expansion du nord de la ville qu’elle occupa en 1893. L’ancienne école des
techniciens des travaux publics de l’État (1779) est à l’origine de l’École des Ingénieurs des
Ponts et Chaussées, Canaux et Ports, pour laquelle on construisit un nouvel édifice
inauguré en 188244.
32 Les centres universitaires se consacrèrent de préférence à l’enseignement. On commença
à appliquer les nouvelles connaissances scientifiques dans les hôpitaux et les petits
laboratoires en raison du caractère essentiellement utilitaire donné à de telles
connaissances, comme héritage des conceptions héritées des Lumières. Les campagnes de
vaccination, la médecine homéopathique, les progrès de la chirurgie avec l’introduction
de l’anesthésie, peuvent en être l’exemple45. C’est de cette époque que datent aussi
l’Observatoire Astronomique (1790), que l’on dut reconstruire en 1845, et le Jardin
Botanique, installé au Retiro en 1781. À l’instar des Académies Royales créées au XVIIIe
siècle (Académies Royales de la Langue, d’Histoire et des Beaux-Arts), on fonda alors
l’Académie Royale des Sciences Exactes, Physiques et Naturelles (1834), pour laquelle on
construira plus tard un bâtiment propre (1894) et l’Académie Royale de Médecine (1876),
considérées comme des institutions promotrices de nouvelles connaissances46. En résumé,
Madrid, tout au long du XIXe siècle, se peupla d’établissements et d’institutions
académiques, scientifiques et culturelles.
33 De façon générale, nous pouvons affirmer que la majorité des établissements indiqués
étaient situés dans le centre historique. Cependant, certaines zones de la ville se
consolident en tant qu’espaces scientifico-culturels à cette époque-là. L’exemple le plus
flagrant est celui de l’axe Recoletos-Prado et environs d’Atocha, ces derniers connaissant
une concentration spéciale d’établissements : l’Hôpital Clinique Saint-Charles, la Faculté
de Médecine, le Jardin Botanique, l’École d’Ingénieurs des Ponts et Chaussées,
l’Observatoire, le Musée du Prado, le Musée d’Ethnologie, l’Archive Historique de
Protocole, l’Académie Royale de la Langue, le Musée de l’Artillerie. Recoletos est la
symbiose des transformations récentes de la ville où le Palais des Bibliothèques et des
Musées Nationaux (Bibliothèque Nationale, Bibliothèque de la Faculté des Sciences, Musée
259

Archéologique, Musée des Sciences Naturelles), des théâtres et des hôtels particuliers
marquent le paysage urbain.

L’image de la ville
34 Le besoin de s’ouvrir à de nouveaux courants de pensée – krausisme, positivisme - ou
d’étendre la science et la culture à des secteurs sociaux plus larges que les seules élites
sociales ou bureaucratiques, motiva l’activité des nombreuses institutions de la capitale
comme l’Ateneo, la Société de Développement des Arts ou l’Institution de l’Enseignement
Libre, pour ne signaler que les plus représentatives47. Le travail de propagation culturelle
et d’éducation des classes populaires fut développé par les nombreuses institutions de
bienfaisance créées dans la deuxième moitié du XIXe siècle, ou par les premières
organisations ouvrières. Parmi celles-ci, il convient de signaler l’Association des Écoles
Gratuites Dominicales, le Patronage Saint-Joseph ou l’Association d’Enseignement pour
Femme48. Il s’agit alors de faire face aux besoins sociaux d’une ville aux profonds
déséquilibres liés à sa croissance rapide.
35 Ainsi donc, nous nous trouvons en présence de trois facteurs dynamisants de la
rénovation de la ville, tant du point de vue des équipements que du point de vue
intellectuel et culturel, mais nous n’allons pas approfondir cet aspect.
36 En premier lieu, les mesures centralisatrices de l’État libéral et son intérêt à établir les
bases d’une culture nationale. La création de centres et d’institutions a été étroitement
liée à cette stratégie et a eu au moins un résultat : la culture madrilène de la fin du XIXe
siècle est en grande partie une culture officielle49. Même si cette culture officielle n’a pas
été la seule. Ensuite, le comportement des élites sociales par rapport à la bienfaisance
traduit une attitude paternaliste motivée par des raisons de prestige social. Enfin, les
carences du système de bienfaisance en direction des classes populaires favorisèrent
surtout à la fin du siècle la naissance d’associations qui essayaient d’établir les bases d’un
nouveau système capable d’améliorer les conditions de ces classes-là. Le Madrid du XIXe
siècle fut fondamentalement le résultat de la séparation entre les intérêts des élites
sociales et les besoins sociaux qui demandaient un autre type de traitement.
37 C’est peut-être pour cela que l’image de la ville qui s’est formée à cette époque et a été
transmise au XXe siècle n’a pas été celle d’une ville ordonnée, centre actif de production
intellectuelle et culturelle, en rapport avec les équipements qu’elle comptait ou de ses
réalisations. L’image fut conçue dans le contexte d’une profonde polarisation sociale et la
littérature de l’époque contribua de façon décisive à sa manifestation. L’image est
composée presque à parts égales par la peinture des mœurs – traditionalisme madrilène –
et par des éléments descriptifs du caractère artificieux de la vie sociale de la ville.
38 Madrid à la fin du siècle, comme à tant d’autres moments de son passé, était un lieu
d’attraction pour écrivains et intellectuels50, animateurs des débats, mais aussi agents de
la culture critique qui surgissait alors. Les théâtres et autres lieux de distraction de la
ville contribuaient en outre au développement d’autres formes d’expression culturelle,
différentes de la culture officielle ou de celle des élites intellectuelles, la culture populaire
51
qui a été si souvent identifiée à la culture madrilène « typique ». C’est là le premier
ingrédient de l’image de la ville.
39 Les nouveaux équipements et bâtiments, et la croissance de la ville dans l’espace,
l’avaient transformée, mais l’image donnée par ces lieux représentatifs ne pouvait pas
260

cacher la réalité des faubourgs : « Madrid est entourée de faubourgs, où vivent plus mal
qu’au fin fond de l’Afrique un monde de mendiants, de miséreux, de gens abandonnés. » 52
La littérature de l’époque a décrit la ville comme un espace social, un cadre physique,
différencié dans sa structure, occupé par différentes classes sociales, avec un
protagonisme spécial des classes moyennes. Elle acquiert un rôle remarquable dans cette
littérature et l’espace urbain s’intègre à la structure narrative53. Le second ingrédient de
l’image topique qui a été transmise du Madrid du XIXe siècle vient d’ici. Une ville tape-à-
l’œil, habitée par une population qui avait de très mauvaises conditions de vie et qui
luttait au jour le jour.
40 L’existence de ces différents mondes superposés n’est rien d’autre que l’expression de la
fragmentation sociale de la ville, représentée dans sa propre réalité physique sous forme
de ségrégation spatiale. La coexistence de ces différentes formes culturelles en est la
conséquence et elle caractérise la vie intellectuelle et culturelle de la ville de cette fin de
siècle ; c’est un signe qui définit l’identité historique de Madrid, comme l’est également la
dichotomie permanente entre le Madrid officiel et la société madrilène, expression d’une
disparité profonde entre les positions des élites politiques et sociales et les besoins de la
population, elle explique les diverses formes d’expression culturelle. Aussi, malgré les
essais réformistes et les dotations scientifiques et culturelles majeures, la ville n’a pu être
le symbole d’une culture nationale, bien qu’on ne puisse nier que la ville se soit pourvue
de moyens qui permirent son développement postérieur.

NOTES
1. M. Espadas Burgos, « Evolución política de Madrid en el siglo XIX », in Historia de Madrid, dir. A.
Fernández García, Madrid, Editorial Complutense, 1993, pp. 457-458.
2. En 1897, selon le recensement, il y avait 512 150 habitants. Cf. A. Fernández García, A.
Bahamonde, « La sociedad madrileña en el siglo XIX », in Historia de Madrid, pp. 479-513.
3. A. Bahamonde, A. Fernández, art. cit., p. 495.
4. S. Juliá, « ...Y una capital digna de la Nación », in S. Julia, D. Ringrose y C. Segura, Madrid :
historia de una capital, Madrid, Alianza, 1994, p. 343.
5. Se reporter à la carte de Madrid à la fin du XIXe siècle en fin de volume, p. 000.
6. P. Navascués, « Revolución y Restauración », in Historia de Madrid, pp. 429-435. Une excellente
étude sur la relation entre l’architecture et la capitale se trouve dans C. de San Antonio, El Madrid
del 98. Arquitectura para una crisis : 1874-1918, Madrid, Consejería de Educación y Cultura, 1998,
pp. 58-93.
7. Le premier résultat de ce projet fut publié en 1995 : V. Pinto Crespo, S. Madrazo (dirs), Madrid :
Átlas Histórico de la ciudad, siglos IX al XIX . Barcelone, Lunwerg, 1995, vol. 2, 1850-1939, Barcelone,
Lunwerg, 2001.
8. V. Pinto Crespo (dir.), Madrid en 1898 : una guía urbana. Madrid, Ed. La librería, 1998. L’ouvrage,
réalisé au Centre d’Études et de Documentation pour l’Histoire de Madrid de l’Université
Autonome de Madrid, est fondé sur un plan des rues de la ville élaboré pour cette publication à
partir de différentes sources cartographiques et documentaires de l’époque. Ce plan permet de
localiser 2 265 toponymes, parmi lesquels les 1 158 rues et les 100 quartiers administratifs,
261

d’autres quartiers ainsi que chacune des institutions, des organismes, des établissements et des
dotations que possédait la ville à ce moment-là. La cartographie a été élaborée par Rafael Gili
Ruiz er Fernando Velasco Medina.
9. La réforme précédente entra en vigueur en 1863 et divisa la ville en 10 districts et 100
quartiers. Cf. F.J. de Bona, Anuario administrativo y estadístico de la provincia de Madrid para el año
1868, Madrid, Oficina Tipográfica del Hospicio, 1868, pp. 23-52. Malgré quelques ajustements
postérieurs, cette division était devenue obsolète en raison de la croissance des quartiers qui
s’étendaient dans la zone d’expansion et hors du centre de la ville. La nouvelle division
administrative fut approuvée par la Mairie le 15 juillet 1898 et entra en vigueur le 1 er décembre
1902.
10. F. Cañada López, Guía de Madrid y pueblos colindantes, Madrid, Tipografía de A. Marzo, 1902 ; A.
González Iribas, Guía práctica de Madrid : contiene todos los distritos con sus planos, la numeración de los
edificios, líneas de tranvías, clase de pavimento que tiene cada calle, solares, Madrid, Imprenta Regino
Velasco, 1906 ; Guía del plano de Madrid reducido con la autorización competente del publicado por el
Instituto Geográfico y Estadístico, Madrid, Lithographie de J. Méndez, 1900 ; M. Luna, La caridad en
Madrid o sea guía de pobres y bienhechores, Madrid, Ginés Carrión, 1907 ; R. Roldán, A. González, Guía
práctica de Madrid formada con arreglo a las nuevas divisiones administrativas y judicial con el Plano del
Distrito y con la nueva numeración de los edificios, Madrid, Imprenta R. Velasco, 1903. Ces guides
constituent non seulement un moyen de s’orienter dans la ville mais ils sont également un
instrument d’analyse urbaine.
11. Guía redactada con ocasión del IX Congreso Internacional de Higiene y Demografía, Madrid, Est.
Tipográfico de Ricardo Fé, 1898.
12. Ph. Hauser y Kobler, Madrid desde el punto de vista médico-social, 2 vol. Madrid, Rivadeneyra,
1902. Réédité par Carmen del Moral à Madrid, Editora Nacional, 1979.
13. E. Sepúlveda, La vida en Madrid en 1886, Madrid, Librería de Fernando Fé, 1887, pp. 27-28. Ces
démolitions étaient en grande partie la conséquence de la confiscation des propriétés
ecclésiastiques, bien qu’elles soient le reflet des tentatives de réformes visant à faire de Madrid
une ville moderne. L’auteur exagère sans doute cette pratique puisque la structure de la voirie du
centre historique a subsisté. Pour une analyse détaillée des transformations dans l’enceinte du
centre, cf. E. Ruiz Palomeque, Ordenación y transformaciones urbanas del casco antiguo madrileño
durante los siglos XIX y XX, Madrid, CSIC, 1976, en particulier les p. 101 à 131. Cf. également dans le
livre La memoria selectiva, 1835-1936, Madrid, Consejería de Educación y Cultura, 1999, pp. 46 à 53,
où nous avons représenté cartographiquement les effets de la confiscation des biens de l’Église
sur la ville.
14. Cf. l’étude détaillée qu’en fait E. Baker dans Materiales para escribir Madrid, Madrid, Siglo XXI,
1991, pp. 73-78.
15. C. Sambricio, Madrid : Ciudad-Región, I : De la ciudad ilustrada a la primera mitad del siglo XX,
Madrid, Comunidad de Madrid, 1999, p. 52.
16. C.M. de Castro, Memoria descriptiva del Anteproyecto de Ensanche de Madrid, Madrid, 1860.
17. R. Mas Hernández, El barrio de Salamanca, Madrid, 1982, p. 34.
18. A. García Espuche, A., M. Guardia, F. J. Monclus, J. L. Oyon, « Barcelona », Atlas histórico de
ciudades europeas : Península Ibérica, Barcelona, Salvat, 1996, p. 76.
19. A. Bahamonde, J. Toro Mérida, Burguesía, especulación y cuestión social en el Madrid del siglo XIX,
Madrid, Siglo XXI, 1978, pp. 27-33.
20. A. Bonet Correa, « Estudio preliminar » in Plan Castro, Madrid, COAM, 1978, en particulier pp.
XXVI-XXVIII.
21. A. Fernández de los Ríos, El futuro Madrid, ed. et intr. de A. Bonet Correa. Madrid, 1989, pp.
XLVIII-LVIII. L’ouvrage fut publié en 1868 ; peu après il en publia un autre fondamental, Guía de
Madrid, Madrid, Oficinas de la Ilustración Española y Americana, 1876.
262

22. À propos de son organisation ainsi que de ses fonctions cf. V. Gerard, De castillo a palacio. El
alcázar de Madrid en el siglo XVI, Bilbao, Xarait Ediciones, 1984. J. M. Barbeito, El Alcázar de Madrid,
Madrid, COAM, 1992.
23. F. Chueca Goitia, Madrid ciudad con vocación de capital, Saint-Jacques de Compostele, 1974, p. 37.
24. Á. Fernández de los Ríos, El futuro Madrid, Introduction de Antonio Bonet Correa. Madrid,
1989, pp. 127-128.
25. Ibid., p. 128.
26. Pour la période 1876-1890, cf. Madrid en sus diarios, organisation et prologue de M. Agulló y
Cobo, Madrid, 1971, IV, pp. 61-86.
27. « La bienfaisance est la vertu de faire le bien ; selon la définition que lui donne le langage
administratif, c’est l’ensemble des devoirs du gouvernement envers une partie de ses
administrés. Tous les publicistes qui se sont occupés de la bienfaisance reconnaissent que le
secours aux infortunés ne constitue pas un droit des malheureux, même si la plupart le considère
comme un devoir moral de la société que l’administration accomplit en son nom ». F. J. de Bona,
Anuario administrativo y estadístico de la provincia de Madrid para el año 1868, Fac. similé de l’éd. de
1869, Madrid, Comunidad, 1995.
28. F. Hernández Iglesias, La beneficiencia en España, Madrid, imp. Manuel Minuesa de los Ríos,
1879, p. 11
29. Loi du 23 janvier et Règlement du 6 février 1822.
30. Loi du 20 juin 1849.
31. Décret royal et Instruction du 27 avril 1875 ; Décret royal et Instruction du 14 mars 1899. À
propos de législation, cf. E. Maza Zorrilla, Pobreza y asistencia social en España, siglos XVI al XX,
Valladolid, Université de Valladolid, 1987, pp. 179-194. Pour la législation allant jusqu’à 1875, la
meilleure analyse est celle, déjà mentionné, de F. Hernández Iglesias.
32. J.M. Quadrado, V. de la Fuente, Madrid y su provincia, édition originale à Barcelone, 1885,
Madrid, 1977, p. 230.
33. Pour ce faire, nous avons utilisé une cartographie et des sources imprimées, Anuario del
Comercio, de la Industria y de la Administración, Madrid, Bailly-Bailliere, 1898, p. 321, 368 et 388 ; M.
Luna, La caridad en Madrid, o sea guía de pobres y bienhechores, Madrid, Ginés Carrión, 1907.
34. M. Gutiérrez Sánchez, « Crisis social y asistencia pública en el último cuarto de siglo » dans
Historia de la acción social pública en España, Madrid, Ministère du Travail et de la Sécurité Sociale,
1990, p. 185.
35. J. Gutiérrez Sesma, Beneficiencia municipal madrileña, Madrid, Ayuntamiento, 1994, p. 174.
36. V. Pinto Crespo, Madrid en 1898, op. cit., p. 136.
37. M. Krause, « La beneficencia pública en Madrid en el cambio de siglo », dans Madrid en la
sociedad del siglo XIX, vol. II, Madrid, Alfoz, 1986, p. 183.
38. Dans les années 1882-1883, la Municipalité consacra seulement 5 % à la bienfaisance. C’est ce
qui était habituel dans les dernières décennies du siècle. Cf. M. Gutiérrez Sánchez, op. cit., p. 189.
Donnée qui coincide avec ce qui arrivait dans l’ensemble des municipalités espagnoles. Cf. P.
Carasa Soto, El sistema hospitalario españolen el siglo XIX, Valladolid, Universidad, 1985, p. 51.
39. Au début du XXe siècle, il existait encore des fondations pieuses, maintenant intégrées à la
Bienfaisance, créées plusieurs siècles auparavant. Cf. A. Marín de la Bárcena, Apuntes para el
estudio y organización en España de las instituciones de beneficiencia y previsión, Mémoire du Ministère
du Gouvernement, Madrid, Suc. de Rivadeneira, 1909, pp. 240-282.
40. V. Pinto Crespo, op. cit., p. 140.
41. La liste de toutes les institutions ou entités apparaît dans l’Anuario del comercio, de la industria,
de la magistratura y de la administration, Madrid, Bailly-Bailliere, 1898, p. 321, 368, 378. Afin de les
localiser sur le plan de Madrid, c’est dans cet annuaire que nous avons puisé l’information,
recoupée ensuite avec celle d’autres sources. Dans certains cas, une sélection s’imposait :
imprimeries et librairies, presse, cafés, etc.
263

42. F. Villacorta Baños, « Cultura y sociedad en el Madrid del siglo XIX », in Visión histórica de
Madrid, Madrid, R.S. Económica Matritense de Amigos del País, 1991, pp. 260-263.
43. M. Peset, J.L. Peset, La universidad española (siglos XVIII y XIX), Madrid, 1974, p. 451.
44. S. Madrazo Madrazo, El sistema de transportes en España, 2 vols, Madrid, Turner, 1984, I,
pp. 121-131.
45. J. Álvarez-Sierra, Historia de la medicina madrileña, Madrid, 1968, p. 105.
46. J. Vernet Ginés, Historia de la ciencia española, Madrid, Instituto de España, 1975, pp. 219-225.
47. J A. Martínez Martín, op. cit., pp. 551-552 ; F. Villacorta Baños, op. cit., pp. 267-271.
48. Ibid, pp. 270-272.
49. J A. Martínez Martín, « La cultura en Madrid en el siglo XIX », in Historia de Madrid, p. 550.
50. S. Juliá, op. cit., pp. 344-345 ; A. Ena Bordoneda, » Las letras en el Madrid de 1898 », in Madrid
1898, Madrid, Electa, 1998, pp. 65-66 ; P. Aubert, « Madrid, polo de atracción de intelectuales a
principios de siglo », in La sociedad madrileña durante la restauración, Madrid, 1989, II, pp. 102-131.
51. A. Amorós, « Madrid se diviene (1895-1905) », in Madrid 1898, Madrid, Electa, 1998, pp. 55-57.
52. Pío Baroja, cité par Carmen del Moral, La sociedad madrileña de fin de siglo y Baroja, Madrid,
Ediciones Túrner, 1974, p. 77.
53. Cf. F. Anderson, Espacio urbano y novela : Madrid en « Fortunata y Jacinta », Madrid, José Porrúa,
1985, pp. 9-12 ; M. Parajón, Cinco escritores y su Madrid, Madrid, Prensa Española, 1978, pp. 31-40.
264

Cinquième partie. Capitales et


commerce des lettres
265

Paris, méridien de Greenwich de la


littérature
Pascale Casanova

1 On voudrait ici tenter de comprendre pourquoi et comment Paris est devenu capitale
mondiale de la littérature. Et pourquoi une telle affirmation n’est pas une représentation
nationalo-centrique, mais une réalité qui, reposant sur la croyance, est vraie à la fois dans
les représentations et dans les faits, et dont les effets sont mesurables.
2 Je me permets de m’arrêter brièvement sur ce point parce qu’il est évidemment très
difficile pour une Française d’affronter ce sujet sans s’exposer à apparaître comme
victime d’un « biais » national, sinon nationaliste, suspicion si forte que de nombreux
chercheurs n’osent s’aventurer sur ce terrain. C’est sans doute ce qui fait qu’on en reste
souvent à une analyse des fonctions nationales de Paris, occultant qu’elle est aussi une
capitale mondiale dé-nationalisée.

Paris est une fonction


3 En réalité, pour éviter tous les malentendus liés à la notion de capitale, je pense qu’il
vaudrait mieux dire, en reprenant les termes de Paul Valéry qui a écrit un article célèbre
intitulé précisément « Fonction de Paris »1, il vaudrait mieux dire que Paris exerce une
fonction littéraire au sein de ce qu’il faut appeler, je crois, l’« espace littéraire
international ». Le Paris dont je parlerai ici n’est donc pas un Paris « réel », avec des
monuments visitables, des « lieux de mémoire » et des signes visibles et avérés de
puissance et de pouvoir. Il s’agit d’une fonction nécessaire à la structuration et au
fonctionnement de l’ensemble de la République mondiale des Lettres.
4 D’autres centres ont d’autres fonctions internationales. George Bernard Shaw, d’origine
irlandaise, avait été accusé par les nationalistes irlandais d’avoir trahi son pays en
préférant Londres à Dublin. Et il s’était défendu très ironiquement en énumérant les
vertus et les fonctions comparées des capitales européennes, énumération qui lui
permettait au passage d’égratigner les nombreux écrivains irlandais exilés à Paris. Shaw
écrivait donc en 1930 :
266

« Londres était le centre littéraire de la langue anglaise [...] Si mon objet avait été la
science ou la musique j’aurais été à Berlin ou Leipzig. Si cela avait été la peinture,
j’aurais été à Paris : beaucoup d’écrivains irlandais en effet qui se sont fait un nom
dans la littérature s’étaient enfuis à Paris avec l’intention de devenir peintres. Pour
la rhéologie je serais allé à Rome, et pour la philosophie protestante à Weimar. Mais
comme la langue anglaise était mon arme, il n’y avait rien en dehors de Londres. » 2
5 Penser Paris comme une fonction littéraire permet de formuler l’hypothèse d’une
autonomie de cette fonction, en d’autres termes de traiter son rôle au sein de l’espace
littéraire comme indépendant de la fonction politique ou économique, par exemple, qui
est la sienne au sein de l’espace politique national. Fernand Braudel a observé qu’il y a, le
plus souvent et de façon transhistorique, dissociation entre les capitales économiques –
les grandes places financières – et les capitales culturelles. Au XVIe siècle, Venise est la
capitale économique, mais c’est Florence qui l’emporte intellectuellement ; au XVIIe siècle,
Amsterdam devient le centre du commerce européen, mais Rome et Madrid triomphent
dans les arts et la littérature ; au XVIIIe siècle, Londres est devenu le centre du monde
économique, mais c’est Paris qui impose son hégémonie culturelle.
« À la fin du XIXe siècle, au début du XXe, écrit Braudel, la France, largement à la
traîne de l’Europe économique, est le centre indubitable de la littérature et de la
peinture de l’Occident ; la primauté musicale de l’Italie puis de l’Allemagne s’est
exercée à des époques où ni l’Italie ni l’Allemagne ne dominaient économiquement
l’Europe. »3
6 Autrement dit, si l’on réfléchit dans ces termes structuraux on peut affirmer que chaque
fonction qu’exerce une capitale dépend de sa position dans l’espace ou le champ auquel
elle appartient. On peut montrer dans le même sens qu’au sein d’un même espace
national, la fonction politique peut être dissociée de la fonction intellectuelle ou
culturelle, ou mieux, il peut y avoir, dans un même espace national, une lutte entre une
capitale politique gardienne des traditions intellectuelles les plus conservatrices et les
plus académiques et une métropole moderne, prétendante au statut de capitale littéraire.
Cette seconde métropole est souvent plus ouverte sur le monde extérieur ; elle est dotée
d’une classe intellectuelle plus cosmopolite, moins nationale, plus subversive. C’est
souvent dans ces villes, où va s’accumuler le capital littéraire, que se réunissent les
éditeurs les plus novateurs, que les traducteurs, c’est-à-dire, par définition, les gens les
plus ouverts aux innovations internationales, diffusent les nouvelles normes esthétiques.
On peut répéter en ce sens une dissociation et une lutte qui peut se décliner sur ce modèle
entre Pékin et Shanghaï dans les années 1920 ; entre Madrid et Barcelone à partir de la fin
du siècle dernier ; entre Varsovie et Cracovie ; entre Rio de Janeiro et Saõ Paulo, etc.
7 Dans le cas de Paris, et du fait de la centralité française, les fonctions – politique,
économique, culturelle, intellectuelle, littéraire – se trouvent concentrées dans le même
lieu, et de ce fait, souvent confondues. Or, la très grande spécificité du rôle de Paris
comme capitale littéraire, c’est qu’elle ne peut être définie par son rôle au plan national.
La fonction littéraire de Paris ne s’exerce pas, ou pas seulement, sur le territoire national.
Ce n’est pas la capitale de la littérature spécifiquement pour les Français. Ce n’est pas la
capitale de la littérature nationale. C’est, depuis le début du siècle dernier, la capitale de
la littérature, c’est-à-dire de l’univers littéraire dans son ensemble. C’est pourquoi, parler
de Paris en tant que capitale littéraire, c’est parler de la capitale dénationalisée d’un
espace littéraire qui a conquis son autonomie relative selon un processus qui s’amorce au
XVIe siècle.
267

8 Si Paris, en tant que centre littéraire, n’est pas la capitale de la France, mais la capitale du
monde (littéraire), on doit pouvoir montrer qu’elle est une sorte de capitale par
excellence dotée de propriétés qui en font une sorte de « type idéal » au sens de Max
Weber c’est-à-dire une entité possédant dans leur totalité et au plus haut degré toutes les
caractéristiques définissant une catégorie d’objets. Tenter de définir Paris en ce sens,
devrait donc permettre, par contiguïtés, distinctions ou rapprochements, de définir et de
comprendre la fonction et le rôle d’autres capitales littéraires.
9 En outre, parler de Paris comme d’une « fonction » littéraire, suppose qu’on le considère
relationnellement, c’est-à-dire, non pas pour et en lui-même, mais dans sa relation avec
d’autres instances de consécration, avec d’autres fonctions complémentaires ou
concurrentes. On ne peut donc pas comprendre le rôle spécifique de Paris en dehors
d’une appréhension globale des fonctionnements de l’espace littéraire mondial.

Paris capitale de la liberté


10 On peut montrer par exemple que Paris combine des propriétés a priori antithétiques et
qu’il réunit toutes les représentations historiques de la liberté. La Révolution française,
puis les grands soulèvements parisiens du XIXe siècle, en font, dans le monde entier et
selon le récit mythique qui en a circulé, l’incarnation par excellence de la liberté
politique. C’est Victor Hugo qui, dans le fameux Paris-Guide de 1867, suggérait que, sans
1789, la suprématie de Paris était incompréhensible :
« Rome a plus de majesté, Trèves a plus d’ancienneté, Venise a plus de beauté,
Naples a plus de grâce, Londres a plus de richesse. Qu’a donc Paris ? La Révolution
[...] Paris est, sut toute la terre, le lieu où l’on entend le mieux frissonner l’immense
voilure invisible du progrès. »4
11 Il faut d’ailleurs noter que Hugo esquissait là une typologie intéressante des centres
culturels. C’est par l’espèce de « capital » – substantif masculin qui n’est pas sans lien avec
son homonyme féminin puisque le capital, notamment littéraire, s’accumule dans les
capitales – qu’il les caractérise : capital historique et monumental pour Rome, artistique
pour Venise, économique pour Londres, etc. Ce qui nous ramène très directement à la
question des « fonctions » et de l’autonomie des fonctions au sein des différents espaces.
12 Mais si Paris est la capitale des soulèvements et de la liberté politique, il est aussi, et
conjointement, la « ville aux cent mille romans », comme l’a dit Balzac, la ville qui, mille
fois décrite littérairement, s’est mise à incarner la littérature. C’est enfin la capitale des
arts, du luxe et de la mode. Liberté politique, élégance et intellectualité – et il faudrait
sans doute ajouter aussi, avec d’infinies nuances, liberté sexuelle avec la tolérance à
l’égard du mode de vie des artistes qu’on a appelé « la vie de Bohême » – dessinent donc
une configuration unique et mythique, une sorte de figure idéale qui a permis, dans les
faits, d’inventer et de perpétuer la liberté de l’art et des artistes.
13 Sous ce rapport, on peut rapprocher Paris d’autres villes. De Barcelone par exemple, qui
cumule, pendant la période franquiste une réputation de libéralisme politique relatif et
un grand capital intellectuel. La capitale catalane joue le rôle de centre littéraire sur un
plan national ou plus largement linguistique puisqu’elle a contribué à la reconnaissance
des romanciers latino-américains. Mais – il suffit de l’énoncer pour le comprendre –
Barcelone ne joue aucun rôle de consécration en dehors de son aire linguistique.
268

14 Et, de même que de nombreux intellectuels, et surtout de nombreux éditeurs se sont


installés à Barcelone pour jouir d’un « climat » plus libéral qu’à Madrid – capitale
politique –, de même, Paris devient le lieu d’une immigration massive. Entre 1830 et 1945,
réfugiés politiques et artistes du monde entier viennent à Paris – on peut même dire qu’ils
y affluent – et contribuent à en faire, dans les faits, la nouvelle « Babel », « Cosmopolis »
réelle, carrefour mondial de l’art et de la littérature.
15 À la croyance en sa littérature et son libéralisme politique, Paris ajoute donc la foi dans
son internationalisme artistique. L’universel sans cesse proclamé fait de Paris le lieu
universel de la pensée universelle. Paris est universel deux fois : dans la croyance en son
universalité et dans les effets réels que produit cette croyance. « En art, disait Brancusi à
Tzara en 1922, il n’y a pas d’étrangers »5 ; dans la capitale du monde, il n’y a pas de
frontières nationales, au moins pas de frontières proclamées ; autrement dit, ce n’est pas
l’appartenance nationale qui compte pour accéder à la reconnaissance littéraire. « Ici,
écrit Henri Michaux à propos de la fameuse et pourtant très marginale, très pauvre, très
petite, librairie d’Adrienne Monnier, ici est la patrie de ceux qui n’ont pas trouvé de
patrie, cheveux de l’âme flottant librement. »6 La patrie de ceux qui n’ont pas de patrie,
serait la définition la plus exacte de l’exterritorialité artistique et littéraire de Paris.

Les étrangers qui « font » Paris


16 À propos de cette fonction mondialisée ou, mieux, internationalisée de Paris, je voudrais
préciser que cela ne signifie nullement que tous les secteurs de la vie littéraire parisienne
sont ouverts à la nouveauté de l’étranger, que les écrivains s’intéresseraient tous à des
esthétiques exotiques, que les instances littéraires parisiennes échapperaient toutes aux
revendications nationalistes, ou même qu’aucune manifestation de fermeture à l’étranger
et aux littératures étrangères ne pourraient être repérables à Paris, surtout dans les
moments de tension politique et nationale. Les espaces littéraires sont des lieux de luttes,
de rivalités et de tensions, et il y a évidemment dans l’espace littéraire parisien des
secteurs nationalistes et mêmes xénophobes littérairement. Mais pour des raisons
historiques, Paris est une fabrique efficace de littérature, c’est-à-dire que, dans certains
secteurs de l’espace littéraire, très peu nombreux, très marginaux, il y a de grands
consécrateurs -traducteurs et/ou critiques – dont les verdicts critiques sont autant de
certificats d’universalité littéraire. Et il suffit d’un ou deux agents de ce type – songeons
pour l’entre-deux guerres à Valery Larbaud et à André Gide –, de gens très marginaux
comme Adrienne Monnier, pour que la totalité du système se mette à fonctionner. Donc,
d’une part, de grands cosmopolites, et surtout, d’autre part, de grands immigrés qui
viennent à Paris pour emprunter et « importer » dans leur pays les grandes innovations
qu’ils y découvrent, pour les faire connaître chez eux et provoquer ainsi de grandes
révolutions spécifiques. Autrement dit, si on peut parler de Paris comme d’une capitale
littéraire dénationalisée, c’est parce que ce sont les étrangers qui font Paris, ce sont eux
qui mettent en œuvre la fonction parisienne. Et ils font Paris en deux sens : ils font la
« valeur » de Paris en contribuant à produire et à reproduire sans fin la croyance dans
Paris ; et ils font l’effet par excellence de Paris, celui qui consiste à imposer des formes et
des modes d’expression, c’est-à-dire des valeurs littéraires nouvelles.
17 Qu’on songe à Rubén Darío, poète nicaraguayen, dont la révolution moderniste qui
bouleversa, vers 1890, toutes les pratiques poétiques de langue espagnole jusqu’à Borges –
et qui a donc été prodigieusement important pour toute la poésie moderne de langue
269

espagnole – ce modernisme de Darío, donc, ne fut pas autre chose que l’importation dans
la poésie, la langue et les tournures castillanes, des innovations de la poésie symboliste
française.
18 Qu’on songe aussi à Georg Brandes, grand critique littéraire danois qui, lui, fasciné par le
naturalisme, par Taine et par Zola, les importa à la fin du siècle dernier dans tous les pays
Scandinaves et provoqua un gigantesque mouvement politico-littéraire qu’on a appelé le
« Genommbrot », la « percée moderne », mouvement qui permit à tous les intellectuels et
écrivains de ces pays de lutter contre l’emprise inséparablement esthétique et politique
de l’Allemagne.
19 Qu’on songe enfin, et beaucoup plus près de nous, à quelqu’un comme Carl Burjström,
grand traducteur suédois, capable, fait rarissime dans l’histoire de la traduction, de
traduire dans les deux sens et de proposer ici en France des traductions renouvelées et
commentées d’August Strindberg, mais aussi de publier en Suède de nombreuses
traductions de romanciers français. C’est lui qui a traduit et donc introduit les auteurs du
Nouveau Roman en Suède dès les années 1960 et qui a favorisé ainsi, quelques années plus
tard, l’accession de Claude Simon au prix Nobel. Mais il faudrait parler aussi de Heinrich
Heine, de Gabriela Mistral, de Sylvia Beach, de Gertrud Stein, de Ezra Pound. En d’autres
termes, la fonction et l’effet de Paris s’exercent dans toutes les langues et ce sont les
grands intermédiaires venus du monde entier qui mettent en œuvre et activent cette
fonction de Paris.
20 Paradoxe ou preuve supplémentaire de l’efficacité de ces mécanismes : c’est sur les
provinciaux et sur les francophones non français que l’effet de Paris s’exerce le plus
difficilement. Ainsi, à partir du début du XIXe siècle, Paris accueille, consacre et célèbre –
sous forme de traductions, de préfaces, de prix littéraires, d’articles critiques, de
citations, etc. – de nombreux écrivains venus d’espace littéraires nationaux lointains,
écrivant dans de petites langues, mais rejette avec constance tous les provinciaux venus
du territoire français, ainsi que de nombreux Belges et Suisses, qui, Ramuz en a
longuement témoigné, du fait notamment de leur accent, sont considérés comme des
sortes de « provinciaux aggravés ». On peut donc dire qu’il y a à Paris, à l’inverse de
toutes les capitales littéraires nationales et/ou linguistiques, une sorte de préjugé
défavorable à l’égard des nationaux provinciaux ou de ceux qui, bien qu’étrangers,
parlent la même langue.

Le méridien de Greenwich
21 Cette fonction faite ville, cette ville-fonction donc, ou cette littérature-monde pour
parodier Fernand Braudel, produit donc des effets précis dans l’univers littéraire. Un des
effets de Paris – et il faudrait dire plus précisément, un des effets structurants de la
fonction de Paris, c’est qu’il devient, du fait de sa centralité, le méridien littéraire, c’est-à-
dire le lieu à partir duquel on va mesurer et décompter le temps spécifique de la
littérature. Paris devient donc, une fois « l’empire du français », comme le dit Rivarol,
établi en Europe, la capitale de la consécration littéraire. Mais toute la difficulté pour en
parler c’est d’enlever cette ville à la chronologie politique qui est devenue la seule
chronologie historique légitime.
22 Il y a des temps – des temporalités, mais aussi des chronologies – qui, étant produits par
des univers relativement autonomes, ne sont pas réductibles à la chronologie historique
270

ordinaire. Chaque espace, chaque champ relativement autonome produit son tempo, mais
aussi son histoire, ses événements qui font date, ses structures, ses luttes, sa périodisation
donc son histoire qui ne peut pas être alignée – décalquée – sur l’histoire politique.
23 L’histoire spécifique de l’espace littéraire international – qui passe notamment par les
œuvres manifestes de Du Bellay et Herder, pour le dire trop vite7 – permet de montrer
comment et pourquoi le capital littéraire s’accumule et se concentre d’abord à Paris, et
pourquoi la langue française devient, à partir de la fin du XVIIe siècle et pour longtemps,
la langue littéraire par excellence. Rappelons brièvement que l’espace littéraire s’organise
selon une structure qui oppose la capitale, lieu le plus doté en capital littéraire et la ou les
provinces, elles-mêmes situables dans cet espace, non en termes spatiaux mais en termes
temporels. Chaque point dans l’espace pourra être situé selon sa distance temporelle au
centre. Gertrud Stein a écrit génialement dans un texte de la fin de sa vie et qui s’appelle
justement Paris-France : « Paris était là où était le XXe siècle. » 8 Elle donne ainsi à
comprendre ou à saisir à travers ce raccourci saisissant, comment, dans l’univers
littéraire, l’espace n’est rien d’autre que du temps, ou une manière de nommer le temps.
Et le temps, en matière littéraire, c’est une autre façon de parler d’esthétique. Autrement
dit Paris est le lieu où se décrète, ou à partir duquel on peut mesurer, le présent littéraire,
c’est-à-dire la modernité esthétique. Stein le dit d’ailleurs très clairement : « Paris était
l’endroit qui convenait à ceux d’entre nous qui avaient à créer l’art et la littérature du XXe
siècle. »9
24 C’est en ce sens que j’ai proposé de parler de Paris comme du méridien de Greenwich de la
littérature : c’est une ligne fictive qui permet pourtant une organisation et une mesure
réelle du temps et de l’espace. Dans la République mondiale des Lettres, le méridien de
Greenwich permet de déterminer la mesure spécifique du temps. Donc, dans une sorte de
circulation et de contamination des effets et des causes, on peut dire qu’à la fois, le
moderne, c’est-à-dire ce qui est décrété présent au moment où il est consacré, se fait,
s’élabore à Paris ; mais aussi, qu’il se fait à Paris parce que la grande autonomie des
instances consacrantes leur permet de reconnaître et de consacrer l’innovation littéraire.
Les critiques, les traducteurs, les éditeurs choisissent et proclament ce qui est
littérairement moderne ou non, prononcent des consécrations et des anathèmes,
désignent les textes qui constitueront la mesure de toutes choses littéraires. C’est ainsi
qu’à partir de l’évaluation et de la mesure parisiennes, on dira qu’un texte est périmé,
académique, d’avant-garde, révolutionnaire ou anachronique.
25 La traduction est sans doute la forme par excellence de la reconnaissance spécifique. C’est
par exemple à partir de la traduction de son Ulysse à Paris, en 1929, traduction rédigée
sous la direction de Valery Larbaud et publiée par Adrienne Monnier, que Joyce accède à
la reconnaissance internationale. Ce faisant il devient, et pour longtemps, le grand
« moderne », c’est-à-dire celui à partir duquel, ou à l’aune duquel, on évaluera la
modernité de tous les autres textes, c’est-à-dire leur distance précise au centre littéraire.
26 Si Paris désigne le présent, la position d’un écrivain dans l’espace littéraire mondial peut
se déterminer en fonction de sa distance temporelle, donc esthétique, au centre. Cette
distance temporelle et esthétique peut être évaluée elle-même en fonction de ses
pratiques et de ses prises de position stylistiques, formelles, narratives, etc. Mais qu’on ne
croit pas qu’il s’agit ici de théories abstraites. Tous les écrivains des périphéries littéraires
ont évoqué la province, les écrits provinciaux, c’est-à-dire les anachronismes qui les ont
longtemps tenus à l’écart des grands courants esthétiques mondiaux. L’historien brésilien
de la littérature, Antonio Candido, évoque l’usage des techniques et de l’esthétique
271

néonaturalistes dans le roman d’Amérique Latine pendant toute la première moitié du XX


e
siècle, alors même, dit-il, que c’est, depuis longtemps, un anachronisme dans de
nombreuses régions de l’Europe. Le Yougoslave, Danilo Kis, qui a eu accès à la modernité
littéraire internationale – notamment à travers l’œuvre de l’Argentin Borges – voyait tout
le roman yougoslave comme une production arrêtée dans le temps, figée dans des
questions et des formulations périmées pour lui depuis longtemps. Le romancier espagnol
Juan Benet évoque le retard du roman espagnol des années 1950 et 1960 en parlant d’un
« paysage ruiné ». Le Péruvien Mario Vargas Llosa emploie aussi les termes de
« pittoresque », de « provincial » et d’« anachronique » pour faire comprendre ce qui se
passait dans la littérature latino-américaine des années 1950. Et c’est pourquoi, pour
accéder au présent, ils vont tous deux avoir recours à ce que j’appellerais des
« accélérateurs temporels » : Faulkner pour l’un – lui-même consacré à Paris -, Sartre
pour l’autre.
27 On pourrait évoquer aussi, beaucoup plus récemment, mais ce sont des phénomènes
structurels qui échappent, je l’ai dit, aux chronologies ordinaires, le discours de réception
du prix Nobel du poète mexicain Octavio Paz. Ce texte s’intitule précisément : La Quête du
présent10 et, selon le rituel presque magique de celui qui, ayant accédé à la plus haute
consécration littéraire, peut dévoiler la nature non pas spatiale mais temporelle de son
long voyage de Mexico jusqu’à Paris et Stockholm, Paz y évoque la distance temporelle
qui l’a toujours séparé du centre. Ayant été « expulsé », comme il le dit, du présent
légitime, celui de Londres, de Paris ou de New York, il évoque tout son itinéraire de poète
parti pour ramener le présent chez lui ; et ce, afin, non seulement d’accéder à la
modernité poétique, mais aussi de devenir, comme il le dit encore « contemporain de tous
les hommes » et faire cesser la malédiction de l’anachronisme.
28 Je voudrais terminer en rappelant et mon inquiétude initiale et le paradoxe de la
situation. Parler de Paris comme d’une capitale littéraire mondiale et dénationalisée, c’est
s’exposer à apparaître comme défendant une position nationale ou nationaliste – même
inconsciemment -. Surtout en ces temps de lutte féroce entre Paris et Londres ou New
York où chaque prise de position sur le déclin supposé ou la suprématie de telle ou telle
place mondiale est aussi une façon de choisir son camp ; et où les attaques nombreuses
contre Paris peuvent toujours faire apparaître cette façon d’en parler comme une défense
et illustration nostalgique. Cette suspicion donc, ne peut être levée aussi longtemps qu’on
ne comprend pas que Paris exerce une fonction qui ne peut être incarnée que par des
internationaux.
29 On sait que Valery Larbaud a fait la généalogie de tous les anglicistes français depuis
Voltaire qui ont permis la dénationalisation de la littérature anglaise. Il faudrait de même
dresser la généalogie de tous les cosmopolites, intellectuels, traducteurs, écrivains, poètes
internationaux, Français aussi bien qu’étrangers, qui ont fait de Paris une capitale
littéraire, qui l’ont arraché aux limites de sa fonction nationale, politique, qui l’ont enlevé
aux frontières linguistiques et au nationalisme commun. Paris est aussi une capitale
politique nationale et c’est une fonction qu’elle continue d’exercer par ailleurs. Mais ceux
qu’on pourrait appeler les « fonctionnaires de l’universel littéraire », ont fait peu à peu de
Paris un territoire autonome, au service exclusif de la littérature, voué à l’invention, à la
désignation et à la consécration des œuvres universelles, c’est-à-dire celles qui échappent
aux définitions et aux consécrations nationales prononcées par les capitales nationales.
272

NOTES
1. P. Valéry, « Fonction de Paris », Regards sur le monde actuel, Œuvres, Paris, Gallimard, 1960,
Bibliothèque de la Pléiade, t. II, pp. 1007-1010.
2. G. B. Shaw, Immaturity, Londres, Constable, 1930. (je traduis).
3. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, tome 3, Le Temps du
Monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 54.
4. Victor Hugo, « Introduction », in Paris Guide, par les principaux écrivains et artistes de la France,
Paris, A. Lacroix, Verbœckhoven, 1867, vol. 1, pp. XVIII-XX.
5. Cf. A. Kaspi et A. Marès (éd.), Le Paris des étrangers depuis un siècle, Paris, Imprimerie Nationale,
1989, p. 213.
6. H.Michaux, « Lieux lointains », Mercure de France, 1 er janvier 1956, n° 1109 ( Le souvenir
d’Adrienne Monnier), p. 52.
7. Cf. P. Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Le Seuil, 1999, pp. 69-118.
8. G. Stein, Paris-France, Alger, Chariot, 1945 (trad. par la baronne d’Aiguy), p. 23.
9. Ibid., p. 25.
10. Paris, Gallimard, 1991 (trad, par J.C. Masson).
273

Parisianisme ou provincialisme
culturel ?
Les sociétés savantes et la capitale dans la France du XIX e siècle

Jean-Pierre Chaline

1 Dans ce colloque axé sur la notion de « capitale culturelle » dont Paris, du fait de la
centralisation française, apparaît comme l’expression la plus accomplie en Europe, notre
propos ne vise assurément pas à remettre en cause l’évidence d’une primauté qui, depuis
longtemps, s’impose et a pu dès lors constituer un modèle pour les États voisins. L’idée
que l’on développera ici est cependant que, même en France, cette domination culturelle
de la capitale n’a pas été sans susciter certaines résistances de la part de ce qu’on appelle
avec quelque dédain chez nous la « province ».
2 Pour ce dernier concept, renvoyons aux pages éclairantes d’Alain Corbin dans les Lieux de
mémoire. Sous le titre « Paris-province »1, notre collègue montre comment, dès le « Grand
Siècle », un microcosme parisien développa ce thème d’une « province » définie
négativement par un manque, un éloignement qui la marginalisent irrémédiablement :
type de représentation dont nous sommes les héritiers – ainsi serai-je moi-même
contraint de justifier d’abord l’intérêt, nullement évident pour beaucoup de nos
contemporains, du sujet que je vais traiter – et qui s’est imposé souvent aux provinciaux
eux-mêmes. Daniel Roche ne suggère-t-il pas, à propos des académies provinciales de
l’Ancien Régime2, qu’elles exprimaient plus peut-être une volonté d’imitation du modèle
parisien qu’un véritable dynamisme culturel local ? C’est aborder là le cas d’un type
d’associations cultivant les lettres, les sciences ou les arts, dont le prolongement et
l’épanouissement, au XIXe siècle, me paraissent mériter l’intérêt et dont les réactions, face
à l’emprise parisienne, diffèrent alors sensiblement de ce qu’elles pouvaient être avant 89
3
.
3 La Révolution, en effet, devait balayer ces groupements par trop liés aux élites ou aux
institutions de l’Ancien Régime. Ils étaient une centaine à caractère « savant » : 37
académies dont 33 en province, des sociétés d’agriculture (19 en province, plus 29
« bureaux secondaires »), des sociétés de médecine, etc., toutes expressions largement
provinciales de l’esprit des Lumières. La Convention règle leur sort le 8 août 1793, suivant
274

l’abbé Grégoire pour qui, « institution parasite, le fauteuil académique doit être
renversé. »4 D’où un décret « portant suppression de toutes les Académies et Sociétés
littéraires patentées ou dotées par la Nation » et organisant la confiscation de leurs biens.
4 C’est de cette table rase que tout va repartir, les principes de liberté affirmés par la
Constitution de l’an III ouvrant les perspectives d’une renaissance sur des bases juridiques
nouvelles. L’art. 300 de cette constitution – celle du Directoire – proclame en effet que
« les citoyens ont le droit de former des établissements particuliers d’éducation et
d’instruction ainsi que des sociétés libres pour concourir au progrès des sciences, des lettres et
des arts ». Les régimes suivants seront plus restrictifs quant à cette liberté d’association,
mais tous se montreront ouverts aux demandes d’autorisation présentées par ce qu’on
appelle désormais les « sociétés savantes ». D’où l’essor continu de celles-ci tout au long
du XIXe siècle : déjà au nombre d’une centaine à la fin de l’Empire, dont 80 dans les
départements, elles passent à 300 à la fin de la Monarchie de juillet, 470 à la veille de
Sedan, enfin 800 à la Belle Epoque, dont les 4/5 en province5.
5 Car c’est là l’autre fait majeur à souligner : la multiplication des sociétés savantes
s’accompagne d’une implantation massivement provinciale, Paris ne comptant qu’à peine
20 % de l’effectif total. Sans doute la capitale, nullement absente de ce mouvement, brille-
t-elle par la présence, en bord de Seine, des prestigieuses compagnies composant
l’Institut et de quelques autres académies ou « sociétés centrales » rayonnant par leurs
succursales ou leurs correspondants sur l’ensemble du territoire. Mais il serait très erroné
de ne voir en province que des dépendances ou des imitations. Dans leur immense
majorité, les sociétés savantes des départements ont un caractère autonome et sont
vraiment l’émanation d’élites locales soucieuses d’affirmer une certaine personnalité
culturelle ancrée dans un terroir et une histoire spécifiques.
6 Par là va se poser le problème de leurs relations avec une capitale qui non seulement fait
prévaloir ses goûts, ses modes, ses représentations, mais, de surcroît, s’efforce
institutionnellement d’imposer son contrôle aux foyers culturels provinciaux. Un
problème, il faut le dire, plus sérieux qu’on ne serait tenté de le croire aujourd’hui,
l’image trop répandue des sociétés savantes provinciales – rançon peut-être d’un succès
qui devait en faire naître jusque dans d’obscures bourgades – les ayant réduites au cliché
dérisoire de l’« érudit local ». Ce n’est pas ainsi que le XIXe siècle les considérait ; et plutôt
que les traits d’ironie qu’elles partageaient d’ailleurs avec l’Académie Française, c’est leur
définition très louangeuse dans la Grande Encyclopédie qu’il faut de préférence retenir :
« Réunion d’hommes de sciences, de lettres, d’érudits, de penseurs qui mettent en
commun leurs efforts, leur savoir et leurs ressources en vue de faire progresser la
branche de connaissances humaines à laquelle ils se sont spécialement adonnés. » 6 Ton de
respect qui surprendra peut-être mais qui était celui des autorités de l’époque. Il faut
entendre les ministres de l’Instruction publique ouvrant rituellement les congrès des ces
sociétés7, il faut voir le soin mis à les répertorier dans des annuaires parfois
internationaux8 ; il faut songer au très officiel inventaire de leurs travaux par Lasteyrie
(83 818 recensions rien que jusqu’en 1885)9, après les précédents moins exhaustifs du Dr
Koner (1852) pour les travaux allemands du même genre10 ou de la Royal Society de
Londres pour les Scientific Papers (1864)11. Quelle que soit, à nos yeux, la valeur réelle de
cette production, comprenons qu’au XIXe siècle, elle faisait impression et qu’à ses auteurs
ou coordinateurs, on accordait sans restriction le titre de « savants ».
7 Autre considération, inspirant le respect, l’effectif important de membres rassemblés par
toutes ces sociétés : je l’évalue vers 1900 à quelque 200 000, déduction faite des
275

appartenances multiples12. Quel organisme culturel, ou d’ailleurs politique, pouvait alors


en France en aligner autant13 ?
8 Tout ceci, dit un peu longuement sans doute, mais j’ai dit pourquoi, explique qu’au XIXe
siècle on ait pris au sérieux les sociétés savantes. Par la masse de leurs adhérents comme
par leur réseau national, elles constituaient une force potentielle et par conséquent un
enjeu. Que cet enjeu soit à fondement culturel et qu’il ait pu remettre en cause la
domination de la capitale en ce domaine nous situe bien dans la problématique de ce
colloque.
9 Écartons ici l’objection possible qui, de fait, rendrait superflue la suite du propos, à savoir
que ces sociétés de province pourraient n’être que les agents d’une uniformisation
culturelle à la parisienne, simples imitateurs d’un modèle central. Cela se rencontre
parfois avec des groupements nés surtout du zèle d’un préfet mais qui, précisément, ne
survivent guère à son départ ; et s’il est vrai qu’en restaurant les ci-devant académies, le
pouvoir napoléonien y voyait d’abord un moyen d’encadrer les esprits, c’était là compter
sans le réveil d’une conscience provinciale et sans une grande méfiance envers un
centralisme culturel ne rappelant que trop à ces compagnies l’esprit du décret de 93. Ce
ressentiment à l’égard d’un jacobinisme dont elles furent victimes, fortement exprimé
dans leur discours rétrospectif14, enracine en ces sociétés un véritable girondisme
culturel : Paris n’est après tout qu’un 1/80e de la France. La province aussi est capable
d’avoir une pensée, un goût, dont nos sociétés se voudront interprètes et gardiennes. Sans
refuser l’innovation venue de la capitale, elles entendent en filtrer les excès et résister
aux simples modes, estimant incarner la saine tradition des valeurs classiques. Un
exemple en peut être donné avec le débat ouvert à l’Académie de Rouen par la
proposition d’un de ses membres – le romantique Ulric Guttinguer – d’élire
correspondant le jeune Victor Hugo. Tenants et adversaires du nouveau courant
s’affrontent, opposant qui les promesses, qui les outrances de l’« enfant sublime ».
Finalement Hugo est élu, en 1827, ce qui relativise le « provincialisme » et le
conservatisme souvent reprochés à ces académies. Ces sociétés de province ne sont pas
formées, en effet, uniquement de vieillards grincheux ou de beaux esprits de sous-
préfecture. On est surpris d’y découvrir des jeunes gens, et de vrais talents, pour qui
l’épanouissement intellectuel n’implique pas forcement de vivre à Paris, quoi qu’en ait dit
Balzac dont les personnages pèsent trop peut-être sur notre jugement. Je citerai ici un
jeune espoir du romantisme, Achille Allier, qu’une mort prématurée, à trente ans,
empêcha d’acquérir au-delà de sa province natale la notoriété que lui promettaient des
talents multiples. L’introduction de son premier grand livre, en 1833, est un vrai
manifeste anti-parisien : « Adorant de loin cette idole, faudra-t-il que les hommes de
lettres des provinces fassent venir de Paris leur style en même temps que leurs habits ?...
Jeunes hommes des provinces, pourquoi irions-nous nous mêler à cette existence de
passions dégradantes et de besoins factices ? Paris est un Styx où l’éducation nous
immerge pour nous endurcir... Quittons donc la vaste officine où la société frelate les
intelligences provinciales jusqu’à ce qu’elles aient perdu tout goût de terroir. »15
10 Sans doute, reconnaît-il, la province n’offre pas toujours l’émulation ni les contacts
intellectuels souhaitables. Mais c’est pour lui précisément le rôle des sociétés savantes
que de rassembler des capacités dispersées autour de projets stimulants.
11 C’est bien ce que suggère la floraison de groupements à la curiosité féconde. Parmi maint
exemple possible voici celui des créations d’Arcisse de Caumont16. Propriétaire normand
aisé, c’est à 21 ans qu’au sortir de l’École de Droit il contribue à la fondation d’une société
276

de naturalistes. L’année suivante, en 1824, il crée lui-même les Antiquaires de Normandie


dont le succès allait bientôt faire un modèle imité à Toulouse, Poitiers ou Amiens.
Animateur infatigable, associant des goûts scientifiques à sa passion pour l’architecture
médiévale, il est celui qui va renouveler la connaissance de l’art du Moyen Âge par un
manuel d’archéologie qui sera longtemps la bible de cette discipline.
12 L’éclat qu’il donne à Caen, ville universitaire de province qui n’aura jamais mieux mérité
son surnom d’« Athènes normande », repose, on le voit, sur tout autre chose qu’une
érudition locale ou une connaissance bornée. Caumont va souvent à Paris où il fréquente
la Bibliothèque Royale, le cours de Champollion, les salons de Cuvier ou Brongniard où il
fait connaissance avec l’Allemand Humboldt. C’est dire qu’il n’y a chez lui aucun
« provincialisme » au sens péjoratif du terme et qu’il sait utiliser les ressources offertes
par la capitale. Autour de lui, parmi ses aînés, des hommes que les péripéties de la
Révolution ont souvent amenés à émigrer en Angleterre et qui y ont découvert la très
pionnière Société des Antiquaires de Londres. Parmi ses jeunes recrues, enfin, nombre
d’élèves de la toute nouvelle Ecole des Chartes, qui vont apporter aux sociétés de province
leur caution scientifique d’archivistes-paléographes.
13 Cet exemple caennais, loin d’être unique, se retrouve en bien d’autres villes, avec un type
d’élites pas seulement aristocratiques, à la fois attachées au terroir et ouvertes aux
apports extérieurs. Sans même citer le cas d’une petite cité comme Abbeville où, au sein
d’une société locale d’Émulation, l’étonnant Boucher de Perthes17 invente rien de moins
qu’une science nouvelle – la Préhistoire – et ce contre les sommités parisiennes, peu
promptes à faire crédit à cet amateur, provincial de surcroît, on peut évoquer, plus loin
de Paris, une métropole comme Toulouse, seule en province à compter deux académies,
outre une puissante Société archéologique du Midi de la France et bien d’autres
groupements encore.
14 Mais le plus bel exemple est fourni par Lyon. Seconde ville de France par ses habitants et
par sa richesse, l’ancienne « métropole des Gaules », longtemps capitale religieuse,
s’avère aussi la ville savante par excellence, avec cinq sociétés dès 1810, quand Paris n’en
comptait qu’une douzaine, 15 en 1846 et jusqu’à 27 en 1902, qui font vraiment de Lyon la
capitale de l’érudition et le premier pôle culturel de province. Autant dire que la
métropole rhodanienne ne se considère pas comme le simple élément d’un obscur agrégat
provincial ; à l’instar des grandes cités d’Allemagne ou d’Italie du Nord avec lesquelles elle
est très liée, elle affirme son autonomie culturelle et – détail révélateur – affecte
ostensiblement de ne pas répondre aux enquêtes ministérielles sur les sociétés savantes...
15 Cette volonté d’autonomie par rapport à une capitale dont on ne nie pas la primauté
intellectuelle mais dont certains foyers culturels provinciaux supportent mal les
prétentions à résumer toute vie de l’esprit, est à la base des entreprises d’Arcisse de
Caumont et de son long combat pour opposer à la croissante mainmise parisienne une
organisation issue des départements.
16 Nous avons vu l’érudit caennais mettant sur pied des sociétés à l’échelle d’une province,
la Normandie, forte déjà de cinq départements. L’expérience acquise puis l’apparition,
dans les années 1830, de groupements similaires dans d’autres régions allaient inciter
Caumont à aller plus loin en rassemblant périodiquement ces types de société au niveau
national. Un modèle lui était fourni par les grands congrès scientifiques patronnés en
Allemagne par Alexandre de Humboldt. Celui de Vienne, en 1832, avait rassemblé 1 100
participants. Sous le nom d’« Assises scientifiques », de tels congrès se tiennent à Caen,
dès 1833, puis à Poitiers, dans une ambiance de véritable mobilisation culturelle et
277

d’exaltation des gloires de la province. La création par l’infatigable Caumont, en 1834,


d’un groupement d’envergure nationale bien qu’ayant son siège à Caen, la Société pour la
conservation et la description des Monuments Historiques, rebaptisée plus tard Société
française d’Archéologie, devait de même susciter la tenue de congrès chaque année dans
une ville de province différente, autre façon de s’affirmer face à la capitale.
17 1834 : c’est précisément l’année où Guizot, ministre de l’Instruction publique, crée la
première esquisse de ce qui deviendra le CTHS18 (Comité des Travaux Historiques et
Scientifiques). Lui-même fondateur, quelques mois plus tôt à Paris, d’une Société de
l’Histoire de France, il mesure l’importance de ces groupements savants et de ce qu’ils
peuvent apporter : « Réunissant, dit-il, l’élite des hommes remarquables par leur
instruction, leur position sociale, leur goût éclairé », il convient, estime-t-il, de les
« encourager » mais aussi de « les diriger, les centraliser »19. Dès le départ, tout est dit :
pour le Parisien, le ministre qu’est Guizot, les sociétés de province constituent une
« armée » qu’il faut encadrer et faire œuvrer à des programmes décidés d’en haut. Et tout
en assurant respecter leur indépendance, Guizot pose bel et bien les bases d’un organisme
de tutelle appelé à diriger ces sociétés depuis Paris, en échange de quelques subventions.
18 C’est à cette tentative d’enrôlement, qui se précise sous le ministre Salvandy, qu’Arcisse
de Caumont riposte en fondant l’Institut des Provinces (1839), structure d’organisation
des congrès et de coordination entre les sociétés savantes des départements. Province
contre Paris, en quelque sorte, et au Congrès de Reims, qui réunit 1 200 participants, tel
orateur ne se prive pas de dénoncer la « tyrannie » de la capitale à travers les comités
institués par le Ministère. Une tentative de Salvandy pour débaucher Caumont avec un
titre, aussi pompeux que vide, de « Délégué général du ministre près des sociétés
savantes » échoue, et seuls les événements de 48 empêcheront le conflit de tourner à
l’épreuve de force.
19 Profitant d’une tolérance de fait, Caumont multiplie ses congrès sous la Seconde
République. Le Second Empire, sans les interdire, allait chercher à contrôler les
manifestations des sociétés savantes. Avec les ministres Fortoul puis Rouland se
développe une tentative pour les rattacher à l’autorité des recteurs dans chaque
circonscription universitaire. Mais surtout, pour faire pièce aux congrès Caumont, le
pouvoir organise lui-même en 1861 à la Sorbonne un Premier congrès des sociétés
savantes, rendu très attractif pour les provinciaux par des billets de chemin de fer à demi-
tarif et des concours dotés de prix... Sévère concurrence pour Caumont, auquel restent
pourtant fidèles les sociétés les mieux tentées, que ces libéralités gouvernementales ne
suffisent pas à rallier. D’où pendant une quinzaine d’années une dualité de congrès
savants, à celui de la Sorbonne s’opposant celui de l’Institut des Provinces, dont on notera
à l’occasion qu’il n’envisageait pas de se tenir ailleurs... qu’à Paris.
20 Le décès de Caumont en 1873, puis une politique plus souple inaugurée par Jules Ferry en
188120, allaient progressivement désamorcer le conflit opposant la province à Paris à
travers ces sociétés savantes. Comme le « moment Guizot » dont parle P. Rosanvallon, le
« moment Caumont » était passé et avec lui l’influence des notables incarnant une
certaine tradition provinciale.
21 L’habileté de la Troisième République aura été de gérer plus libéralement cette aspiration
à l’autonomie culturelle dans le cadre d’institutions un peu moins directives mais non
moins centralisatrices, en fait, dans ce domaine. Un autre exemple en serait la façon dont
elle devait exorciser un possible séparatisme breton21 ou occitan22, ce dernier notamment,
exprimé par les groupements félibréens inspirés de Mistral, se voyant à la fois très
278

officiellement reconnu et, en même temps, réduit à sa dimension littéraire, sous la forme
précisément de sociétés savantes. Le choc de la défaite et le traité de Francfort devaient y
contribuer, en estompant de telles velléités derrière le deuil commun de l’Alsace-
Lorraine. Mais dans ce dernier cas comme dans celui, plus général, qu’on vient de
développer, l’aspiration de la province – ou d’une certaine partie de la province – à
exister culturellement en dehors de Paris se résout dans une sorte de liberté emboîtée.
Oserons-nous parler ici de poupées russes ? De même, en tout cas, que selon la formule
habile retenue alors par les autorités, l’amour de la « petite patrie » s’inclut dans celui de
la grande, l’expression culturelle de la province ne se conçoit décidément, en France, que
dans le cadre d’une expression nationale, autant dire largement parisienne.

NOTES
1. A. Corbin, « Paris-province », in P. Nora (dir), Les Lieux de mémoire III, Les France, vol. 1, Paris,
Gallimard, 1992, pp. 777-823.
2. D. Roche, Le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris-
La Haye, Mouton, 1978, 2 vol.
3. J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France, XIXe-XXe siècles, Paris, Éditions
du CTHS, 1995, rééd., 1999.
4. Rapport de Grégoire in Procès-verbaux du Comité d’Instruction publique de la Convention Nationale,
séance du 8 août 1793 (B.N. Le 38 389). S’y joignait un discours non moins assassin du peintre
David. Les deux sont reproduits in J.-P. Chaline, op. cit. « Documents », pp. 228-230.
5. Pour ce développement numérique et l’extension géographique des sociétés savantes, cf. J.-P.
Chaline, op. cit., chapitres II et III.
6. La Grande Encyclopédie, t. 30, art. « société », notamment pp. 147 à 156, « Sociétés savantes,
littéraires et artistiques ».
7. Des exemples in J.-P. Chaline, op. cit., chap. VIII, notamment pp. 210-211.
8. Le premier est l’Annuaire des Sociétés savantes de la France et de l’étranger, publié sous les auspices
du Ministère de l’Instruction publique (Paris, 1846) 1019 p. On peut citer plus tard les répertoires d’A.
d’Héricourt, Annuaire des Sociétés savantes de la France et de l’étranger, Paris, 1866, ou d’H. Delaunay,
Annuaire international des Sociétés savantes, Paris 1902, sans oublier les listes périodiquement
dressés par le CTHS de 1862 à nos jours.
9. Bibliographie générale des Travaux historiques et archéologiques publiés par les sociétés savantes de la
France, par R. de Lasteyrie et E. Lefèvre-Pontalis, Paris, Imprimerie nationale, 1888.
10. Le Repertorium du Dr Koner (Berlin 1852, 2 vol.) visait à cataloguer les articles historiques ou
archéologiques publiés de 1800 à 1850 par les diverses sociétés d’Europe.
11. Le Catalogue of Scientific Papers, publié par la Royal Society, Londres, 1864, se limitait aux
disciplines scientifiques.
12. Il était de bon ton, à l’époque, pour un notable de pouvoir inscrire sur ses cartes de visite
« membre de plusieurs sociétés savantes ». Aussi convient-il pour évaluer l’effectif réel des
érudits, d’appliquer au nombre d’inscrits déclaré un abattement d’environ 10 %.
13. Rappelons que dans une France où les partis politiques durent attendre 1901 pour avoir une
reconnaissance officielle, les quelque 500 loges maçonniques ne comptaient alors guère plus de
30 000 initiés au total et les sociétés gymniques pas plus de 100 000 adhérents. Seules les sociétés
279

orphéoniques, avec environ 300 000 membres à la Belle Époque, semblent avoir dépassé l’effectif
des sociétés savantes.
14. L’Annuaire publié en 1846 en fournit de frappants exemples, avec tout un vocabulaire de la
catastrophe – « orage », « naufrage », « tourmente » révolutionnaire – mais aussi de la
persécution et de la dépossession.
15. A. Allier, L’Ancien Bourbonnais, Moulin, 1833, Introduction.
16. Cf. F. Bercé, « Arcisse de Caumont et les sociétés savantes », in P. Nora (dir.), Les Lieux de
mémoire II La Nation, vol. 2, Paris, Gallimard, 1986.
17. Cl. Cohen, J. Hublin, Boucher de Perthes, 1788-1866. Les origines romantiques de la préhistoire, Paris,
Belin, 1989.
18. X. Charmes, Le CTHS, Histoire et Documents, Paris, Imprimerie nationale, 1886, 3 vol.
19. Cité in X. Charmes, op. cit., tome II, p. CXLVIII.
20. Jules Ferry, le 5 mars 1881, remanie l’ancien Comité de travaux historiques et des sociétés
savantes, perçu par les groupements concernés comme trop directif, et organise ce qui sera,
désormais, le CTHS, avec 90 membres titulaires et 200 correspondants départementaux,
s’efforçant d’unifier le monde érudit tant provincial que parisien.
21. Après le temps d’une « Association bretonne » (1843-1859) dans l’esprit d’Arcisse de Caumont
apparaît un pan-celtisme toléré par l’administration impériale, autour de la Villemarqué qu’avait
rendu célèbre l’édition du Barzaz-Breiz, recueil de chants populaires bretons. Mais c’est seulement
avec la création, en 1898, de l’Union régionaliste bretonne que ce mouvement s’étend au-delà du
milieu érudit et des sociétés savantes, commençant à imaginer un possible séparatisme.
22. Sur le lien du Félibrige avec les sociétés savantes et sa reconnaissance officielle dans ce cadre
érudit, cf. J.-P. Chaline, op. cit., chap. VIII, notamment pp. 212-214.
280

Madrid : du centre intellectuel à la


capitale politique (1900-1931)
Paul Aubert

1 L’histoire et la sociologie politique des intellectuels espagnols se confondent avec celles


de ce centre administratif, politique et culturel qu’est Madrid, siège de la Cour, avant
d’avoir, en 1931, le statut officiel de capitale. C’est à Madrid que se forge ce que l’on
appellera « l’Âge d’argent » (La Edad de plata) de la culture espagnole, pour désigner un
paradoxe : un renouveau culturel dans un pays pourvu de 50 % d’analphabètes et doté
d’un régime politique à bout de souffle. C’est dans cette ville, dont les intellectuels qu’elle
a attirés contestent eux-mêmes l’importance, que se prépare et qu’est proclamée la
Deuxième République. Madrid s’affirme donc, non sans mal, en trois décennies, comme
centre intellectuel puis comme capitale politique de l’Espagne.

Une attraction paradoxale


2 Dès le milieu du XIXe siècle, il est une logique qui pousse à se rendre à Madrid les jeunes
gens ayant des ambitions intellectuelles ou politiques. Toutefois bientôt il en apparaît une
autre qui conduit ceux des générations suivantes à quitter l’Espagne – souvent grâce aux
bourses de la Junta para Ampliación de Estudios à partir de 1908 – pour connaître les
derniers courants de la pensée européenne. Ce double mouvement centrifuge et
centripète n’a pas en Espagne la même signification que, par exemple, en France où toute
vie intellectuelle est subordonnée au centralisme politique et culturel de Paris. Il y eut en
Espagne d’autres pôles d’attraction : Oviedo, dans le domaine universitaire, à la fin du XIXe
siècle ; Valence, au niveau politique, au début de ce siècle, et Barcelone, qui a pu servir de
modèle de développement aux Madrilènes : « Madrid d’aujourd’hui : village de la Manche
qui meurt, ville catalane qui naît », prophétise le poète1.
3 L’attraction culturelle qu’exerce Madrid depuis le début du siècle ne semble qu’être la
conséquence de sa position économique. Jusque dans les années 1920, Madrid est un
centre administratif et financier qui a du mal à s’imposer comme capitale politique, face
aux revendications catalanistes qui expliquent certaines inflexions de la Monarchie
281

(comme l’avènement de Primo de Rivera) ou le fait que la Deuxième République ne


néglige pas les revendications autonomistes. Par-delà cette émulation avec Barcelone, en
termes d’urbanisme ou de gestion municipale, et un mimétisme évident à l’égard de Paris,
le centralisme finit par imposer sa logique. Si bien que l’on peut difficilement affirmer
qu’il y eut des « intellectuels » catalans qui s’exprimaient uniquement depuis Barcelone et
en catalan. Cependant, si le succès ne dépend pas exclusivement de la permanence à
Madrid – certains romanciers prouvent que l’on peut faire une œuvre en dehors de la
capitale et même la publier à Barcelone – seul le séjour dans la capitale transforme
certains écrivains ou journalistes en intellectuels célèbres.

« Un gros hameau, un village sans histoire, une ville inachevée »

4 Construit entre deux domaines royaux, dépourvue de tradition et donc de monuments2,


« ce village sans histoire »3, surprend les jeunes provinciaux. « Dans une bourgade de la
Manche, dont le nom est Madrid, se trouve la capitale officielle de l’Espagne », ironise
Unamuno4. Comment une telle ville est-elle possible au milieu du désert central ? Cette
question face à la description d’un paysage autant qu’à une réalité économique, de
nombreux écrivains, comme Juan Ramón Jiménez, José Ortega y Gasset ou Manuel Azaña,
se la sont posée. Avant les historiens de l’économie, ils produisent des témoignages
contradictoires sur cette ville qui a poussé au milieu des champs. De surcroît, Madrid est
une ville dont la relation avec l’environnement régional demeure inaltérée : elle continue
à élargir sa demande de produits agricoles jusqu’à pratiquer le parasitisme économique 5,
et vit aux dépens de sa région, au lieu de lui insuffler son dynamisme.
5 Madrid connaît, au cours du premier tiers du XXe siècle, une remarquable croissance
démographique6. Elle attire aussi bien les classes moyennes, qui cherchent du travail dans
l’administration ou dans le secteur tertiaire, que les paysans, qui rejoignent les ouvriers
des ateliers. À la suite de la croissance naturelle, de la baisse de la mortalité (celle-ci passe
de 32,19 ‰ à 15,71 ‰ en 19317) et de la forte immigration, la population augmente de
35 % en vingt-trois ans, passant de 400 000 habitants, en 1877, à 540 000 en 1900 (la moitié
de la population madrilène était née en dehors de Madrid). La ville double ensuite le
nombre de ses habitants entre 1900 et 1930. Cependant, Madrid est, dans les années 1930,
une capitale d’un peu moins d’un million d’habitants (quand Paris frise les trois millions,
Berlin les quatre et Londres dépasse les huit millions8) dépourvue des conditions
nécessaires au développement d’une métropole, puisqu’elle ne contrôle aucune zone
d’influence, qu’elle est éloignée des grandes villes européennes, au contraire de Barcelone
qui a une projection européenne et méditerranéenne9.
6 Témoin privilégié des transformations architecturales et sociales de la capitale, le
journaliste Corpus Barga découvre, chaque fois qu’il retourne à Madrid depuis Paris, où il
réside entre 1914 et 1930, une croissance extravagante : « Madrid est aujourd’hui un
champ de bataille, note-t-il, il y a partout des barricades, des travaux, des chantiers de
démolitions. »10 Et il avoue sa nostalgie pour le Madrid d’avant 1914 « qui était un beau
village, rouge, de tuiles et de briques » et ignorait encore les façades de ciment 11.
7 À partir de la deuxième décennie, Madrid entre dans une période de réformes urbaines.
Commencés en 1892, les travaux de la zone d’expansion (ensanche) se poursuivent, grâce à
la législation sur les maisons à prix modérés du 12 juin 191112 qui favorise la construction
de quelques quartiers résidentiels pour les classes moyennes à droite de La Castellana 13.
Des années 1930 date le prolongement de celle-ci (1926), après la construction de la Gran
282

Via (entre 1910 et 1929) qui peu à peu se peuple de cinémas et de banques surmontées de
statues équestres ou d’anges aux ailes déployées. Les rues Goya, Serrano et du Comte
d’Aranda se remplissent de maisons de nouveaux riches, pourvues du confort et
d’équipements sanitaires, qui arborent des façades ornées de corniches, de colonnes et de
grilles14 ; tandis que l’on construit des hôtels particuliers le long des Paseos de la Castellana
ou du Cygne. La segmentation sociale de l’espace éloigne les indigents vers les terrains
vagues, tandis que les progrès des transports changent la vie des habitants des villages
environnants en leur permettant d’atteindre chaque jour le centre. Les lignes du tramway
électrique, dont la construction commence en 1871, remplacent, au début du siècle,
l’omnibus tiré par des chevaux et forment, en 1929, un réseau radiocentrique à partir de
la Puerta del Sol15. En 1921, on construit la deuxième ligne de métro. Le nombre
d’automobiles privées a triplé au cours de la seconde décennie16 bien que la bicyclette soit
le moyen de transport le plus utilisé, et, après elle, la moto side-car que l’on peut
désormais acheter à crédit.
8 Néanmoins l’expansion spatiale de Madrid n’est pas harmonieuse. Corpus Barga attribue
ce développement irrationnel et injuste au caprice des Bourbons. Madrid se développe à
l’Est vers la zone la plus inhospitalière et non à l’Ouest, qui représente la seule partie
habitable, accaparée par le domaine royal17. La banlieue est composée d’excroissances qui
ont poussées, « comme les ronces au bord du chemin », écrit Azaña18, au milieu de
terrains vagues mal reliés à la ville et dépourvus de services publics ou d’équipements
sanitaires19.
9 « Madrid reste à faire parce que nous y avons très peu réfléchi », regrette Azaña. Jusqu’à
la République, qui prendra des mesures pour la protection du patrimoine20, le
développement de Madrid, ce « bled mal construit où s’ébauche une grande capitale »21,
n’est le fruit d’aucune politique municipale ni étatique (il n’y eut pas d’expropriations de
terrains, » ni de nouvelles lois qui les permettent : celles-ci n’étaient possibles qu’en cas
d’insalubrité22), mais le résultat chaotique d’initiatives privées, auxquelles se mêle
l’intervention des représentants des partis dynastiques, qui préfèrent urbaniser les
terrains qui leur procurent le plus grand bénéfice. Quelques compagnies créent ensuite
les infrastructures. Cette urbanisation est très inégale : on bâtissait des immeubles très
hauts à la périphérie, comme par exemple, l’avenue Reina Victoria. Ce qui choquait les
krausistes, amis de la nature. Cet aménagement urbain où se mêlent l’idée de la colonie
manufacturière, de l’habitation unifamiliale anglaise, et de la cité-jardin allemande, ne
répond à aucune vision d’ensemble.
10 Donc, la vision de ce désordre, qui suscite des commentaires contradictoires, pouvait
difficilement créer une nouvelle mentalité urbaine. « Madrid est une ville où les choses
changent à peine et où presque tout le monde vit comme si l’on était à la veille du tirage
d’une loterie ou d’un tremblement de terre. Ceci est un vice du temps du gros lot et des
pronunciamientos », note le jeune Maeztu23. Et Azaña constate, au cours de la décennie
suivante que Madrid est incapable d’inculquer des manières ou un style de vie à
quiconque24. On regrette autant qu’elle soit incapable de rayonner, au-delà de quelques
kilomètres, que de recueillir l’élan des capitales de province25. De telle sorte que l’on finit
par se demander si la ville la plus importante d’Espagne ne serait pas – au contraire des
vraies capitales – un obstacle au développement national. Selon Ortega, Madrid, qui reste
pour lui le centre de « la vieille politique », aurait pris trop au sérieux un rôle pour lequel
elle n’était pas préparée et a confondu l’expression de son particularisme avec celle d’un
sentiment national26.
283

Une vie intellectuelle superficielle

11 Que peut-on attendre de cette capitale ratée, qui intéresse davantage les écrivains que les
urbanistes et n’aurait jamais élaboré aucune culture d’avant-garde et où « il n’y a rien à
faire, ni où aller, ni (pour un Madrilène) rien à voir », qui ne procure que l’ennui et, pour
peu que l’on boive l’eau de Lozaya, le typhus ?27 Beaucoup de nos futurs intellectuels,
Adolfo Posada, en 1878, Unamuno, en 1880, font une première expérience déprimante que
José Martínez Ruiz n’est pas loin de partager en 1895. À tel point que le premier décide de
retourner à Oviedo, et que les autres auront l’habitude de parler de Madrid sur un ton
dubitatif. « Quels attraits offre Madrid à l’étranger pour se distraire [...] pour qu’il se
rende compte qu’il est dans la capitale de l’Espagne ? »28
12 Une fois passée l’émotion esthétique – face à « l’océan de beautés accumulées » que le
poète Juan Ramón Jiménez croit voir au crépuscule depuis la Place d’Armes – le nouveau
venu se sent mal à l’aise au milieu d’une sociabilité diffuse. Contre ce dégoût spirituel, « la
meilleure défense c’est la fuite, la fuite au désert pour se retrouver soi-même. » 29 Cette
répulsion qu’éprouve Unamuno à l’égard de Madrid, en particulier, et du milieu urbain,
en général, dure jusqu’à son séjour dans la capitale comme député en 1931 (celle-ci
symbolise alors la jeune République et représente l’épicentre d’un événement qui a
changé l’orientation de la nation30). Elle explique en partie sa pensée agrariste. Après un
court séjour à Madrid, où il a du mal à se frayer un chemin au milieu du tumulte,
l’écrivain savoure toujours son retour à Salamanque, qu’il appelle, malgré les
mesquineries dont il est l’objet, sa « retraite active, sa solitude agitée et féconde. » 31 Bien
qu’il reconnaisse que Madrid est en train de devenir le centre culturel et politique de
l’Espagne, il confesse son incapacité à supporter la superficialité de la vie citadine 32 – il
n’aime pas non plus Paris – et le fait que l’on ait toujours l’impression de vivre dans un
éternel présent, structuré par d’interminables discussions de cafés ou en proie à un
« spectacle de vanités et de misères. »33 Cette vision, qui n’est pas différente de celle que
transmet, par exemple, le jeune Maeztu, en 190334. Marcelino Domingo la partage, vingt
ans plus tard, en 1924, lorsqu’il dénonce l’indigence spirituelle et l’inutilité politique de la
ville : « De même que l’Angleterre est le baromètre de l’Europe et Paris celui de la France,
Madrid n’est pas le baromètre de l’Espagne. Souvent le sol de l’Espagne tremble, et
Madrid, insensible, s’amuse. » Cet auteur suggère qu’une Espagne pourvue d’une autre
capitale aurait eu une histoire différente. Mais surtout il se plaint de la solitude de l’élu de
la nation, qui ne se sent pas assisté par l’opinion publique madrilène35. De telle sorte que
l’on ne sait pas si l’immaturité de Madrid vient du fait qu’elle ne soit pas encore la
capitale effective de l’Espagne, ou au contraire, si elle n’est que l’expression de son
incapacité à le devenir pour demeurer « la capitale de la province de Madrid. »36 Quoi qu’il
en soit, Ortega, fatigué par les anathèmes réitérés contre « l’épicurienne Madrid », finit
par demander malicieusement : « Y aurait-il des savants à Salamanque ou à Bilbao ? » 37
Bref, la plupart des jeunes gens durent faire contre mauvaise fortune bon cœur dès lors
qu’ils surent qu’ils devraient passer leur vie à Madrid.

L’atmosphère décourageante de la Restauration

13 Plus que la capitale de l’Espagne, Madrid incarne pour la plupart des intellectuels le
régime corrompu de la Restauration. Ils y contractent une haine tenace de la politique en
284

vigueur qu’ils confondent avec la politique tout court. C’est à partir de cette vision que
Valle-Inclán a inventé « el esperpento » [l’horreur] pour décrire, en 1920, un Madrid
grotesque, « un Madrid absurde, brillant et affamé », qui illustre, à la rencontre de
l’inefficacité politique et de la bohème artistique, « toute la vie misérable de l’Espagne. » 38
14 Parallèlement à cette réaction de dégoût, une autre réaction apparaît, propre à la jeune
génération : par-delà la protestation, le militantisme appliqué à l’analyse de la gestion
municipale. Julián Besteiro, le jeune professeur de logique de l’Université Centrale, élu
conseiller municipal en novembre 1913, sous l’égide de la Conjunción republicano-socialista
découvre, si ce n’est la lutte des classes, concept qui difficilement pouvait pénétrer son
âme néo-kantienne, du moins l’exploitation d’un « peuple résigné et appauvri » et il
dénonce la passivité de la Mairie face à l’augmentation du prix des loyers, à la spéculation
et aux « affaires », quand il apprend, en 1916, que l’expulsion de la classe ouvrière de l’
Ensanche de Madrid est le fruit d’une opération spéculative39.
15 Après avoir été déçus par Madrid, de nombreux écrivains découvrent la Castille, c’est-à-
dire souvent la désolation de la steppe plus que le souvenir de l’épopée. L’Espagne est un
pays rural, dont la vie politique est définie en 1913 par Antonio Machado comme
« l’encanaillement de la campagne par l’influence de la ville », bien qu’il suggère aussi que
la campagne continue à triompher à sa façon « à travers un suffrage d’analphabètes. » 40
Madrid fait les élections et aucun gouvernement n’est suffisamment fort pour renoncer à
cette corruption que la pratique raisonnée du caciquisme et des élections falsifiées a
institutionnalisée dans le pays, au milieu de l’indifférence des électeurs.
16 Mais la capitale n’eut pas que des détracteurs. Certains expliquent que Madrid fut pillée
par les Espagnols venus de toutes les provinces, ou dénoncent, comme Ramón y Cajal, « la
haine non fondée contre Madrid. »41 Mais le savant reconnaît que ce processus, qui a
poussé Madrid à se sacrifier au reste de l’Espagne n’est que la conséquence d’un grave
défaut : le manque d’ambition qui ne l’a pas incitée à créer une industrie. Et Baroja se
rappelle les difficultés qu’un ami à lui dut surmonter pour créer une usine42.
17 Pourquoi Madrid exerce-t-elle donc une telle attraction, si sa force d’inertie et son
pouvoir de répulsion paraissent insurmontables43 ?

Se faire un nom
18 En effet, de nombreux jeunes gens finissent par se convaincre, un soir d’automne, qu’il
n’y a d’autre solution que d’aller à Madrid. L’attraction qu’exerce la capitale s’explique
par le fait qu’elle commence à être à la tête d’un réseau de communication et d’un
appareil administratif. À Madrid se trouvent les Ministères et le Parlement, et les partis
politiques qui organisent le « caciquisme »44. Après la Première Guerre mondiale, cette
ville, qui s’est affirmée comme le premier centre financier du pays par le rapprochement
des économies régionales, devient le siège des grandes sociétés. D’autre part, à la
charnière des deux siècles, elle possède la seule Université où l’on puisse étudier toutes
les disciplines et préparer un doctorat. Seul le séjour à Madrid permet d’acquérir la
notoriété45. C’est pourquoi, en 1908, Ortega y Gasset veut convaincre Unamuno de venir le
rejoindre à Madrid, seul lieu disait-il d’où l’on pouvait « faire monter la pression, dans
toute l’Espagne ».
285

Un lieu de diffusion culturelle

19 Tel est sans doute, à cette époque, le principal désaccord entre Unamuno et Ortega : leur
différente évaluation culturelle de Madrid. La stratégie d’Ortega, son ambition de réussir
un jour à formuler un projet national, en formant « le parti de la culture »46 ne peut être
conçue que depuis la capitale. A tel point que le jeune philosophe réagit contre ce qu’il
appellera plus tard « la dégénérescence des cervelles » en dénonçant « l’énorme tare du
provincialisme » : « Notre ville n’a pas de grandes vertus ; mais [...] elle reste la machine
d’expansion intellectuelle la plus puissante dont dispose l’Espagne » proclame-t-il 47.
20 Unamuno oppose trois types d’arguments à ceux qui veulent l’attirer à Madrid. Le
premier est d’ordre intellectuel : le risque de saturation dû à la surabondance des moyens
d’étude, au nombre excessif des revues de l’Athénée, par exemple, aux excès des
bibliographes qui publient des revues de revues et finalement des catalogues. Le second
est moral : le dégoût que lui inspire « l’érotisme morbide que reflète l’insupportable
littérature parisienne », sans oublier le souvenir du crime de Caïn, qui a édifié la première
ville après avoir tué son frère berger, Abel. L’écrivain allègue finalement des raisons
hygiéniques : l’organisme humain ne se serait pas encore adapté à la vie urbaine 48.
21 À l’aliénation que produit, selon Unamuno, la vie de la capitale, Ortega oppose, tout au
long de sa vie, l’aliénation qu’engendre le vide culturel de la province. Et il explique le
désespoir initial d’une génération intellectuelle qui se trouve, à son retour des universités
européennes, privée de maîtres, de foi nationale et de public49.
22 En effet, malgré l’absence de toute politique culturelle d’État, en 1880, Madrid représente
70 % de la production intellectuelle du pays (Barcelone seulement 12 %). Le
développement de l’imprimé s’explique uniquement par une augmentation de l’appareil
de production de celui-ci et par les progrès de l’alphabétisation. Bien que la croissance de
Madrid se situe en dessous de la moyenne nationale et que d’autres pôles culturels se
développent, comme Valence et Séville50, une analyse statistique montre que la capitale
concentre un tiers des imprimeries nationales (31,90 % en 1894 et 33,88 % en 1914 ; alors
que pour les mêmes années celles de Barcelone ne représentent que 17,79 % et 21,43 %
respectivement)51. D’autre part, Madrid se distingue du reste des villes d’Espagne pat le
plus grand nombre, la diversité, le tirage et la durée de ses journaux, majoritairement
fondés entre 1900 et 1920. En 1913, quatre quotidiens dépassent les cent mille
exemplaires ; ils ne seront plus que trois en 192052. Les journaux de Madrid payaient en
1913 plus de 63 % des sommes que la presse nationale consacrait à l’affranchissement
(ceux de Barcelone 12 %).
23 La modernisation technique et de la concentration capitaliste53, se traduit au début du
siècle, et en particulier, pendant la deuxième décennie, pat une augmentation du tirage
de certains journaux et les difficultés croissantes des autres54. Ce processus explique la
diminution de la presse d’opinion par rapport à la presse d’information, et la disparition
de la presse artisanale. Il y a sept rotatives en Espagne en 1894, trente-six en en 1913 :
mais douze à Madrid et huit à Barcelone. Les disparités géographiques s’accentuent si l’on
considère qu’en 1920, la moitié des rotatives, appartenant aux journaux, se trouvaient à
Madrid. La province de Madrid et celle de Barcelone possèdent, en 1913, 55 % de ces
machines (en 1927, elles en auront 66 %) alors qu’elles ne réunissent que 25 % des titres.
Leurs journaux sont donc mieux équipés que ceux du reste du pays. En 1927, la
distribution par province est très différente, car Madrid ne représente que 18,50 % du
286

total, moins que Barcelone, qui atteint 22,22 %. Malgré cette redistribution en faveur des
entreprises de province où le nombre de journaux augmente, ces deux villes disposent
encore de plus de 40 % des rotatives espagnoles. Finalement, à partir de 1910-1912, la
presse de Madrid achète massivement des machines à composer (surtout des linotypes) :
elle en aura trente-quatre en 1912, cinquante-deux en 1920, et quatre vingt-cinq en 193055
.
24 Par conséquent, Madrid profite, plus que n’importe quelle autre ville, de la diffusion des
grandes inventions techniques du siècle dernier56. A la charnière des deux siècles, elle
diffuse mieux que les autres la production intellectuelle et structure un marché national
du livre et de l’imprimé. La présence des nouveaux alphabétisés dans quelques provinces
traduit un déplacement de la population vers le centre et la périphérie et une
concentration des lecteurs potentiels dans les grandes villes. Les progrès de
l’alphabétisation sont notables (15 % entre 1860 et 1920) mais ils ne font que suivre ceux
de la démographie57. La province de Madrid occupe une place importante, mais pas
unique, dans cette progression. Cependant, l’analphabétisme, uniquement à Madrid-ville,
diminue, passant de 59,49 % de la population en 1900 à 38,9 % en 1930 58.
25 Par delà les visions contradictoires d’une ville parasitaire ou pillée, archaïque ou
modernisée, inconsistante ou attirante, implacable ou généreuse, se forme, au cours des
ans, une capitale légèrement cosmopolite qui devient le seul point de rencontre (à
l’exception de Barcelone qui forge à ce contact sa nouvelle culture « moderniste ») avec la
société européenne.

S’initier à la littérature et au journalisme

26 L’inquiétude ou la rébellion des jeunes écrivains s’expriment sous la forme d’articles de


journaux, qui leur donnent l’impression de participer à la réforme morale de la société,
même si certains préfèrent s’adonner au culte du solipsisme et de la sensualité.
Cependant, les relations de l’intellectuel avec la presse restent ambiguës. Certains
hommes de lettres et journalistes, métamorphosés en « intellectuels » par leur
collaboration journalistique, trouvent dans celle-ci, en même temps que l’illusion de leur
propre importance, une sécurité financière favorable à la multiplication des
commentaires.
27 Seuls certains universitaires, quelques professeurs de l’enseignement secondaire ou
primaire ou les hauts fonctionnaires peuvent échapper à la rédaction de l’article
quotidien. On peut rappeler à ce sujet les démarches réitérées de Unamuno, en 1897-99,
ou celles de Valle-Inclán en 1904 pour élargir le domaine de leurs collaborations
journalistiques59. Mais aussi la réponse au professeur de Salamanque de Verdes
Montenegro qui le met en garde contre la perte de son indépendance et de sa spontanéité
60
. (Unamuno lui-même conseille plus tard à ses disciples de ne pas dissoudre leur génie
dans une multitude d’articles).
28 Par ailleurs, la condition de journaliste n’est pas enviable, puisque la profession est privée
de réglementation jusqu’en 1919, et que les grands journaux ne payent convenablement
que deux ou trois journalistes professionnels61. Jusqu’à l’apparition de El Sol, qui a dès
l’origine62, un fonctionnement, une idéologie, un discours et des objectifs tout à fait
nouveaux pour l’Espagne de son temps, mais qui reste une exception63, la vie des journaux
est en proie à la plus grande improvisation. Ils ne disposent pas de fonds documentaires
ni d’archives. Les salles de rédaction sont un immense local meublé d’un écritoire et de
287

quelques divans où viennent chercher l’inspiration, ou simplement le repos, les


journalistes et leurs amis de la bohème artistique et littéraire. Certains journalistes
occasionnels, comme Baroja64, dénoncent la médiocrité morale et intellectuelle de la
profession, dans laquelle un journaliste professionnel, comme Araquistain65 verra une
conséquence de la modernisation de la presse par le capital qui la transforme en une
industrie soumise à des exigences de rentabilité.
29 Madrid sera donc tout cela : l’activité journalistique tantôt conçue comme émancipation
économique, tantôt vécue comme servitude alimentaire66, et d’autres fois revendiquée
comme un tribut nécessaire au militantisme politique. Par exemple, l’arrivée de Luis
Morote depuis Valence à Madrid signifie non seulement sa consécration journalistique, en
s’intégrant à la rédaction madrilène de El Liberal, mais encore elle lui permet d’organiser
quelques campagnes contre la peine de mort ou en faveur des prisonniers politiques 67.
Néanmoins, le salaire change les bases du recrutement des producteurs du discours socio-
culturel. Dorénavant, depuis les colonnes du journal, certains journalistes, dépourvus
d’une pensée politique originale (Rodrigo Soriano, Luis Araquistain) auront l’illusion de
disposer des attributs du pouvoir intellectuel.

Fréquenter des lieux d’étude ou de sociabilité

30 En arrivant à Madrid, ces jeunes gens côtoient des plumes célèbres, fréquentent les
réunions organisées dans les librairies ou font une apparition aux soirées littéraires 68. Les
cercles de café eurent leurs détracteurs comme Unamuno, mais selon l’avis de Valle-
Inclán leur influence sur la vie culturelle et artistique valait bien celle de plusieurs
universités. C’est là que nos hommes de lettres en herbe forgent indéfiniment des projets
de conquête.
31 Les plus studieux fréquentent la Residencia de Estudiantes69 qui occupe une place privilégiée
dans le courant de rénovation culturelle du début du siècle, bien que son succès ne doive
pas faire oublier les vicissitudes de l’Université traditionnelle. Fondée en 1910 par
Romanones, administrée par la Junta para Ampliación de Estudios elle fut conçue comme un
lieu de rencontre et de réflexion, où l’on eut conscience de forger l’avenir. Ses membres
furent en contact avec les grandes figures nationales et étrangères. Bergson, Einstein,
Keynes, Marie Curie, Aragon, Éluard et bien d’autres y furent accueillis.
32 Les jeunes gens ambitieux se tendent à l’Athénée, conscients de pénétrer dans une vieille
maison chargée d’histoire, ou dans d’autres lieux de sociabilité masculine, prêts à se
servir de la tribune pour conquérir un siège de député. Avec la Institución Libre de
Enseñanza et la Residencia de Estudiantes, celui-ci est le lieu où l’on côtoie les écrivains
célèbres. A l’Athénée, ces jeunes gens trouvent de surcroît le confort que leur refusent les
sordides pensions de famille, « du papier à discrétion, des plumes neuves, de l’encre, des
livres, des revues, du chauffage, des salons, et une bibliothèque magnifique, en plus de
l’occasion d’intervenir dans un débat ou d’obtenir la promesse d’une collaboration
journalistique. »70
33 Au début du siècle, à la suite de la discussion de certains mémoires, comme celui que
Costa présente en mars 190171, les débats semblent avoir retrouvé le ton de ceux de jadis,
à tel point que l’on doit suspendre, en 1903, une séance après la controverse suscitée par
un débat sur le roman contemporain. On aborde des sujets plus délicats, comme la
question ouvrière ou scolaire, avec la participation de socialistes comme Pablo Iglesias ou
Jaime Vera ou d’anarchistes comme le docteur Madinaveitia ou Federico Urales, etc.
288

L’affaire Ferrer, auquel Ortega et Maeztu consacrent une conférence respectivement en


1909 et 191072, suscite aussi des discussions passionnées. Les efforts du président Labra
pour maintenir l’institution dans son rôle de diffusion de la culture, et éviter qu’elle ne
serve à l’expression des idées politiques de ses membres, restent vains. La générosité
abstraite d’un tel dessein ne répond plus aux inquiétudes qu’ont semées dans les esprits
les nouvelles du conflit mondial, les premiers échos de la révolution tusse et les
conséquences de la grève générale révolutionnaire de l’été 1917. Il est sans doute trop
tard pour tirer des leçons de l’histoire ou maintenir l’Athénée dans l’indifférence
studieuse qui indignait Unamuno.
34 En réfléchissant sur l’évolution de cette « institution de la culture la plus renommée
d’Espagne », refuge de la liberté de pensée73 le Recteur de Salamanque constate que le
débat y reste subordonné à la pratique de l’éloquence et que l’Athénée a cessé d’être une
tribune pour devenir une bibliothèque où les jeunes gens font semblant de travailler74. En
sacrifiant à ce rite intellectuel, sans enthousiasme, sans nécessité et, surtout, sans
résultats apparents, ces jeunes gens, selon Unamuno, se plaisent à retarder leur entrée
dans la vie active, au moment où l’Espagne a besoin, plus que jamais, d’hommes d’action :
« à force d’étudier tellement nos problèmes, nous allons oublier qu’il faut les résoudre »,
proclame-t-il75. L’Athénée diffusait alors une culture insipide, jusqu’à ce qu’apparaisse un
courant de rénovation après le désastre de 1898 qui « crée l’Athénée dissident, en
l’arrachant au marasme dans lequel l’avaient emprisonné les manes de Cánovas » 76, selon
Azaña. C’est pourquoi, lorsqu’il en devient le secrétaire, durant la Première Guerre
mondiale, il donne à cette institution l’impulsion qui contribue à la politiser.

Trouver une tribune

35 L’Athénée devient alors un réduit favorable aux Alliés où l’on prépare des manifestations
et des manifestes, depuis la création en son sein, et autour de la revue España, de la
« Ligue Antigermanophile » et la métamorphose de celle-ci, à la fin de la guerre, en
« Unión Democrática Española », puis en « Acción Republicana », en 1925, qui se
transforme, l’année d’après, en « Alianza Republicana ». D’autre part, à l’Athénée a lieu, le
30 novembre 1917, la deuxième Assemblée des Parlementaires sous la présidence
d’Abadal. En accueillant cette réunion, l’Athénée prend ouvertement parti contre le
Gouvernement. À partir de ce moment-là, la vénérable institution de la rue du Prado
apparaît – jusqu’à sa fermeture, pour ses activités contre la Dictature, le 20 janvier 1924 –
comme le foyer de l’opposition au régime, le premier à protester contre les violations des
libertés publiques et le dernier à se soumettre à « l’anarchie organisée et dissolvante de
l’État. »77
36 À Madrid donc se forment les élites, se trouvent le Pouvoir et le savoir : l’éditeur, la
chaire, la chronique. L’apparition de la figure de « l’intellectuel » – dès que celui-ci peut
se servir à des fins politiques de la renommée que lui a conférée son activité scientifique
ou littéraire – est liée à sa présence dans la capitale, c’est-à-dire à une plus grande
diffusion de la presse et à la naissance d’une opinion publique – destinataire et
légitimatrice de son action – qui lui attribuent un rôle dans la lutte idéologique.
289

Forger un projet de rénovation politique


37 La conduite des intellectuels espagnols n’acquiert sa signification véritable que depuis
Madrid quand celle-ci devient le centre de leur protestation. Madrid apparaît au niveau
politique et culturel comme un triple cadre référentiel. Elle symbolise un système
oligarchique, un régime hybride : une autocratie parlementaire. Dans le domaine
idéologique, elle est le lieu d’où l’on perçoit la crise européenne des valeurs (ce n’est que
depuis la perspective nationale que des mots comme modernisation ou progrès trouvent
leur sens). Mais elle est aussi le symbole de l’éternelle actualité que favorise la formation
d’une mythologie petite bourgeoise ou le centre d’une action de l’intellectuel sur la
société qui n’est plus unilatérale mais faite d’interactions réciproques : le journal et la
conférence populaire mettent l’intellectuel en contact avec la rue et l’arrachent au milieu
étroit des soirées littéraires. Si les intellectuels influent sur la genèse et le statut des
événements quand ils cristallisent une pensée collective, ceux-ci ne manquent pas de
modifier leur propre itinéraire. Vouloir étudier les relations dialectiques de l’intellectuel
et de l’événement, oblige à connaître la configuration socio-politique de leur milieu et
conduit à constater que l’événement prend tout son sens grâce au commentaire qui le
structure depuis Madrid. Ce courant de nationalisation de la vie politique espagnole
s’intensifie avec le processus de concentration capitaliste qui affecte la presse. Puisque
Madrid est le centre du Pouvoir, elle sera aussi celui de l’action ou de la protestation des
intellectuels depuis les institutions traditionnelles à partir des années de la Première
Guerre mondiale, grâce au développement de nouveaux organes de presse et à
l’apparition d’une opinion publique qui leur attribuent un rôle essentiel dans la lutte
idéologique et dans la formation d’une société nouvelle78.
38 Les intellectuels espagnols sont madrilènes et ils ne furent jamais aussi nombreux.
Connaître Madrid permet de mieux étudier leur histoire et de contredire la description,
forgée par les aînés, d’une jeunesse intellectuelle exubérante mais dépourvue de
cohérence et d’envie d’en découdre79.

Des intellectuels organisés

39 À Madrid, ces futurs intellectuels se forgent une conscience politique face aux échos des
événements nationaux et internationaux, en écoutant les orateurs et en lisant les
journaux. Ils découvrent la personnalité de Giner de los Ríos et les vertus du vieux leader
socialiste, Pablo Iglesias80, au moment où des personnalités plus jeunes prennent part aux
débats du Xe Congrès du PSOE81. Il ne s’agit pas seulement, comme c’est désormais le cas
pour Unamuno, de collaborer au numéro de El Socialista du Premier mai ou de profiter
occasionnellement de la tribune de l’Athénée mais d’adopter, au-delà de ce rite, une
attitude militante, en prononçant une conférence à l’Académie de la Jurisprudence (où
Azaña fait, en 1902, son premier discours sur la « Liberté d’Association ») ou à la Maison
du Peuple82.
40 À partir de 1911, grâce au travail de « La Escuela Nueva », fondée par le bibliothécaire de
celle-ci, Manuel Núñez Arenas – afin de dépasser l’ouvriérisme de la direction du PSOE et
le paternalisme de l’Athénée – de nombreux intellectuels, se rapprochent du PSOE. On
compte parmi eux plus d’une vingtaine d’universitaires83. Ils atteignent rapidement la
direction politique des organisations ouvrières et ils changent les mœurs d’un socialisme
290

intransigeant, encore structuré par corporations, qui excluait de toute représentation


élective les « ouvriers intellectuels. »84 On trouve une preuve de ce désir réciproque de
rapprochement dans les écrits de Pablo Iglesias et, de la part des intellectuels issus de la
Instituciôn Libre de Enseñanza, dans leurs conférences et leurs articles sur le socialisme
ou sur les relations des intellectuels et des ouvriers.
41 Cela n’empêche pas que quelques-uns se sentent attirés ensuite par la « Liga de Educación
Política », le nouveau projet formulé par Ortega en 1914, à l’intérieur du Parti Réformiste,
dont le manifeste, publié en octobre 1913, met un terme à l’intérêt que le jeune
professeur avait manifesté pour le socialisme. Le discours, intitulé « Vieille et nouvelle
politique », qu’il prononce le 23 mars 1914, à la tribune madrilène du Théâtre de la
Comédie, galvanise toute une génération : « Après avoir nié une Espagne nous devons
nous faire un devoir d’en trouver une autre ». La double appartenance de certains
intellectuels à la « Liga » et à la « Escuela Nueva », malgré les conceptions opposées des
deux mouvements, peut surprendre, mais elle révèle leur foi en une possible
modernisation de l’Espagne et leur désir – par-delà tout contenu doctrinaire, ouvriériste
ou élitiste – de multiplier les lieux stratégiques.
42 À Madrid, les intellectuels s’organisent en groupes cohérents, mais ils découvrent aussi,
depuis les confins du libéralisme social bourgeois, les classes moyennes et un nouveau
protagoniste politique : la classe ouvrière ; même si Madrid, qui reste une ville de petits et
moyens ateliers, n’a pas de prolétariat stricto sensu.
43 Par-delà la dialectique du savoir et du pouvoir, de l’intelligence et du travail, de
l’évocation pas toujours rhétorique de leur nécessaire union, se pose alors aux
intellectuels la question de l’opportunité de créer leur propre parti (Ortega) ou de militer
au sein du mouvement ouvrier (Besteiro, De los Ríos, Araquistain).
44 L’intellectuel n’est donc plus un membre rebelle de la bourgeoisie, il acquiert une plus
grande conscience de groupe et il peut préparer une alternative politique, même si
certains libéraux préfèrent opposer à la masse anonyme et réputée aliénée de la ville,
l’image d’un peuple conscient bien qu’inorganisé, forgeant à travers une idéalisation du
monde rural des représentations à usage urbain. Face au désert spirituel castillan la ville
pouvait incarner non seulement le luxe ou le progrès mais aussi la menace prolétarienne.
Car le prolétariat n’attend pas toujours le Premier mai pour manifester dans la rue. Ceci
aussi les intellectuels l’apprennent à Madrid : la masse est une réalité urbaine avant d’être
pour eux une notion marxiste, à un moment où Gramsci réaffirmait, après la Première
Guerre mondiale, malgré le discrédit des villes italiennes, sa croyance en la fonction
historique des grandes villes85
45 Depuis Madrid, s’expriment donc tous ceux qui cherchent l’appui de l’opinion publique
pour réformer la vie politique espagnole. La présence du Parlement adoucit le débat
politique qui reste presque toujours dans la légalité. Madrid ne connaît, au début du
siècle, aucune explosion de violence comme Barcelone. L’augmentation de la
participation électorale jusqu’à 70 % dans les années 1909-1910 – quand le vote pouvait
signifier le choix d’un régime et d’une société – suggère que le système électoral avait
acquis une plus grande crédibilité et que Madrid pouvait apparaître comme une ville
libérale86 qui permettait la formation d’une majorité de gauche sous la direction de fait du
socialiste néo-kantien Besteiro.
46 De l’Athénée à l’Académie de Jurisprudence, de la Institución Libre de Enseñanza jusqu’à la
Residencia de Estudiantes, les intellectuels trouvent à Madrid un lieu de formation, une
291

tribune et un public, qui leur confèrent un rôle, en leur permettant d’exposer leurs désirs
de réformer la société et disputer au Pouvoir le monopole du discours social. Mais cette
parole publique tend à se reproduire : discours, banquets, hommages, manifestes,
manifestations participent d’un rite légitimateur que seule confère l’action depuis la
capitale.
47 D’autre part, cette « classe intellectuelle » de fonctionnaires, d’avocats et de journalistes
qui s’est formée à Madrid constitue une élite relativement nombreuse qui ne peut plus
être absorbée par le Pouvoir, comme au siècle précédent, et elle élabore – en
monopolisant les moyens de communication – un nouveau discours politique
d’opposition qui aspire à être national et devient républicain.

Disposer de l’appareil d’État

48 Telle est donc la fonction de Madrid : attirer, former, conférer un rôle et donner une
cohérence à l’action des intellectuels qui réussirent à dépasser, tout le long de la
Restauration et de la Dictature, le solipsisme ou la révolte, le doute ou la vanité, pour
constituer, par la constance de leur protestation, un groupe de pression politique. Celui-ci
se dote d’un projet politique qui cristallise en 1930 les espoirs de changement de la
société espagnole, et non seulement, comme dans la décennie précédente, les velléités
limitées d’adaptation de la bourgeoisie pour sauver les privilèges qui pouvaient l’être.
Dans leur souci de rationaliser et de moraliser le système politique, les intellectuels
confondent leurs propres objectifs avec l’intérêt national et s’adressent maintenant aux
classes moyennes, radicalisées par un avenir incertain, qu’ils finissent par identifier avec
la représentation nationale.
49 Le 14 avril, les intellectuels et le peuple de Madrid fêtent par avance l’avènement d’une
république que seulement quelques communes du Nord de l’Espagne ont proclamée. Cette
fête spontanée, en l’honneur de la souveraineté recouvrée, qui est aussi l’expression du
rêve d’une république populaire dans cette ville d’artisans, d’ouvriers et de petits
patrons, rend impossible toute autre solution politique87. Madrid impose sa culture
républicaine. L’événement y devance les faits qui le constituent, l’idée républicaine
précède sa forme juridique88. « Madrid a gagné l’assaut magnifique de la forteresse
monarchique (...). Cet acte a fait de Madrid le centre de la révolution hispanique. » 89 Les
intellectuels participent massivement à un pouvoir qu’ils sont persuadés d’avoir créé par
leur opiniâtreté et la force de leur parole90. Ils pensent non seulement faire leur devoir en
participant aux travaux des Cortès constituantes madrilènes mais ils proclament encore –
en s’identifiant à la République et à la capitale – que Madrid est l’objet de l’attention du
monde entier. L’attraction socio-culturelle qu’exerçait Madrid au début du siècle avait
trouvé une expression politique.

***

50 Une réflexion sur le statut et le rôle des capitales européennes permet de constater un
décalage entre celles-ci et conduit à se demander si les Espagnols du début du siècle sont
les contemporains des Français ou des Allemands de la même époque. Les universitaires
ne s’y sont pas trompés qui encouragent leurs meilleurs disciples à aller terminer leurs
études à Paris et surtout à Berlin. Madrid ne constitue donc que la première étape d’un
voyage qui conduit vers une autre capitale européenne, une sorte d’intermédiaire
292

culturel. La reconnaissance de cette dépendance et les prétentions hégémoniques de Paris


en matière culturelle engendrent parallèlement un sentiment de gallophobie ou de
méfiance à son endroit qui s’estompera au moment de la Première Guerre mondiale mais
structurera durablement les relations entre les deux pays. Elle n’est pas non plus
étrangère à un sursaut de dignité d’intellectuels espagnols qui suggèrent que la solution
aux maux de la patrie ne peut qu’être nationale.
51 On ne peut, en effet, séparer cet engagement des intellectuels des débats idéologiques
dans lesquels ils s’insèrent, ni ceux-ci du contexte socio-politique madrilène qui les fait
naître. « Dans le domaine politique, l’équivalent de l’œuvre de la génération littéraire de
1898 reste à faire », proclamait Manuel Azaña en 1918. Cette œuvre qu’il voulait
entreprendre, en mettant en pratique, dans le climat agité de l’après-guerre, les idées de
ses aînés, c’est la Deuxième République, qui se prépare et qui est proclamée à Madrid.
52 Cette ville qui apparaît, au début du siècle, à la plupart des témoins comme un gros
hameau, un village sans histoire ou une ville inachevée dont la vie spirituelle, dans
l’atmosphère décourageante de la Restauration, n’est que le fruit de la superficialité des
cafés et des tertulias, est un endroit où quiconque sait respecter quelques règles sociales,
s’initier à la littérature et au journalisme, fréquenter des lieux d’étude ou de sociabilité, et
se servir d’une tribune, peut trouver une formation intellectuelle et se faire un nom. C’est
le lieu où une classe intellectuelle organisée forge un projet de rénovation politique avant
de disposer de l’appareil d’Etat. Celle-ci réactive et transforme le symbolisme de Madrid
puisque, en cessant d’être le siège de la Cour, « le fief de la Monarchie »91, pour affirmer
son ambition d’être la capitale d’un nouveau régime – comme le précise pour la première
fois dans l’Histoire la Constitution de la Deuxième République –, Madrid devient enfin un
symbole national et justifie l’attraction qu’elle exerce et le rôle qu’elle confère.
L’émergence de son potentiel symbolique se confond, jusque dans les années 1930, avec
celle des intellectuels disposés à incarner l’opposition au régime de la Restauration et à
être les pères de la République. Madrid sera ensuite le symbole de la résistance à la
rébellion militaire. Ortega, toujours attentif à la dégénérescence provinciale, regrettera
plus tard qu’elle ait été livrée par le franquisme à des « intellectuels amateurs et
provinciaux »92, comme si, sans intellectuels, Madrid n’était plus Madrid.

NOTES
1. J. R. Jiménez, Madrid posible e imposible. La colina de los chopos, 1913-1929, Libros de Prosa, Madrid,
Aguilar, 1969. Quant à Luis Araquistain, il note que « Les véritables Madrilènes (...) se sentent
loyalement humiliés quand ils comparent l’activité du conseil général barcelonais au madrilène »
avant d’avoir honte par la comparaison du budget que les deux conseils consacrent à l’Éducation
publique : 2 787 209 ptas., pour le Barcelonais. 40 375 ptas. pour le Madrilène. (« Este Madrid de
nuestros pecados », España, n° 7, 12 mars 1915, pp. 9-10).
2. F. Sáinz de Robles, ¿Por qué es Madrid capital de España ?, Madrid, Aguilar, 1940 (2 e éd.), 224 p.
3. M. Azaña, « Madrid », in Obras Completas, Mexico, Oasis, 1966, p. 805.
293

4. M. de Unamuno, « En un lugar de la Mancha », La Publicidad, 6 mars 1917, in Obras Completas, t.


VII, Madrid, Escelicer, 1967, p. 616.
5. J. Nadal, La población española, Barcelone, Ariel, 1976, 4 a ed., p. 253. A. Marvaud, La cuestión social
en España, Madrid, ed. de la Revista de Trabajo, 1970, p. 153 (l re éd., Paris, Alcan, 1910) ; J.R.
Jiménez, op. cit., p. 787 ; M. Azaña, « Madrid », op. cit., p. 805 ; D. Ringrose, « El legado de Madrid.
Madrid y la oligarquía agrocomercial del siglo XIX », Revista de Occidente, n° 27-28, août-septembre
1983, p. 75.
6. J. R. Alonso Pereira, Madrid, 1898-1931, de Corte a metrópoli, Madrid, Consejería de Cultura y
Deportes, 1985, 199 p.
7. Reseña estadística de la provincia de Madrid, Madrid, Instituto Nacional de Estadística, 1955 ; J.
Nadal, op. cit., p. 226. Le taux de mortalité de Madrid était alors l’un des plus élevés d’Europe, il
était même supérieur au taux de natalité (Philip Hauser, Madrid bajo el punto de vista médico-social,
Madrid, Suc. de Rivadeneyra, 1902, pp. 222-223).
8. Anuario estadístico, Madrid, 1931. B. R. Mitchell, European Historical Statistics, 1750-1970, Londres,
The Mac Millan Press ltd., 1975, pp. 76-77.
9. R. Ferras, Barcelone, croissance d’une métropole, Paris, Anthropos, 1977, p. 616.
10. El Sol, 21 avril 1926. Paseos por Madrid, Madrid, Júcar, 1987, p. 53.
11. Los pasos contados, t. 3, Madrid, Alianza ed., 1979, p. 82.
12. P. Barreiro Pereira, Asentamientos urbanos y periféricos de vivienda unifamiliar en Madrid,
1900-1939 (Las casas baratas), Thèse de Doctorat, Madrid, Universidad Complutense, 1987.
13. D. Brandis, El paisaje residencial en Madrid, Madrid, MOPU, 1983, pp. 168-173.
14. « Madrid », OCI, op. cit., pp. 806-807.
15. Ce réseau a, en 1928, un volume annuel de 201 815 823 voyageurs. (P. Folguera, Vida cotidiana
en Madrid. Primer tercio del siglo a través de las fuentes orales, Madrid, Comunidad de Madrid,
Consejería de Cultura y Deportes, 1987, p. 66).
16. En 1921, il y avait 4 208 voitures et 13 929 en 1929 (Información sobre la ciudad, Ayuntamiento
de Madrid, 1929).
17. Corpus Barga, « Hay que republicanizar Madrid », Crisol, 21 novembre 1931 ; Paseos por Madrid,
op. cit., p. 72.
18. « Madrid », op. cit., p. 807.
19. L’architecte Amós Salvador Carreras critique le projet d’urbanisation de la banlieue, œuvre,
en 1910, d’un ingénieur militaire, Núñez Grandes, directeur des voies publiques municipales, sans
l’assistance d’un architecte (El Sol, 2 mai 1919). « Face aux nouveaux courants européens de
rationalisation de la ville en zones [...] le plan de la banlieue madrilène se rattache à l’urbanisme
traditionnel, fondé principalement sur l’ouverture de voie » (P. Barreiro Pereira, op. cit., t. I,
p. 212).
20. J. Tusell « La política de Bellas Artes durante la II a República », Revista de Occidente, n° 17, 1982,
pp. 51-57.
21. M. Azaña, « Madrid », op. cit., p. 805.
22. « Madrid cloaca. Campaña en pro de la higienización y baratura de las casas », España Nueva,
23-VI-1909 ; A. Calzado, « Las habitaciones insalubres », El Radical, 26 mars 1910.
23. R. de Maeztu, « Epistolario. Dos cartas de Ramiro de Maeztu a Ortega (1908) », Revista de
Occidente, n° 65, octobre 1986, p. 125.
24. M. Azaña, « Madri », op. cit., p. 809.
25. L. Araquistain, El ocaso de un régimen, Madrid, ed. España, 1930, p. 115.
26. J. Ortega y Gasset, « La Constitución y la nación », El Sol, 11 janvier 1928, O.C., t. 11, op. cit.,
p. 201.
27. Respectivement, M. Azaña, « Madrid », op. cit., p. 805 ; J. de Aragón, « Malestar general. Las
verdaderas causas », La Correspondencia de España, 19 janvier 1909.
294

28. A. Posada, Fragmentos de mis memorias, Universidad de Oviedo, 1983, p. 93 et 96 ; J. de Aragón,


art. cité.
29. J. R. Jiménez, op. cit., p. 788.
30. « Madrid de la España eterna » ; « Los de Santa Brígida », El Sol, 28 février 1932 ; Obras
Completas, op. cit., t. I, p. 582.
31. « De vuelta a Madrid », La Nación, Buenos Aires, 15 mars 1914, in De mi vida, Espasa Calpe, 1979,
p. 97.
32. « Ciudad y campo », art. cit., p. 1035.
33. « La evolución del Ateneo de Madrid », La Nación, Buenos Aires, 24 janvier 1916, De mi vida,
op. cit., p. 125 ; Antonio Azorín, Obras Completas, Madrid, Aguilar, t. I, 1947, p. 1109.
34. « Mariucha y el público », Alma Española, n° 2, 15 novembre 1903.
35. M. Domingo, « La abyecta anécdota », España, n° 406, 26 janvier 1924.
36. J. de Aragón, art. cité.
37. Respectivement, Unamuno, « Fe en sí mismo », España Nueva, 8 avril 1909 ; « La conciencia
liberal y española de Bilbao », Conférence à la société « El Sitio » de Bilbao le 5 septembre 1908 ;
Ortega, « Glosas a un discurso » et « Nuevas glosas », El Imparcial, 11 septembre 1908 et 26
septembre 1908, Obras Completas, t. X, op. cit., pp. 83-90.
38. R. del Valle-Inclán, Memorias, t. I, op. cit, p. 114 ; Allen Phillips, Alejandro Sawa. Mito y realidad,
Madrid, Turner, 1976, pp. 21-23.
39. « Los apaches de Madrid », El Socialista, 6 janvier 1916, Obras Completas, Madrid, Centro de
Estudios Constitucionales, éd. de E. Lamo de Espinosa, 1983, t. I, p. 391.
40. Ortega-Unamuno, Epistolario completo, op. cit., p. 160 ; A. Machado, « Sobre pedagogía », El
Porvenir Castellano, Soria, 10 mars 1913.
41. Besteiro, op. cit., p. 1109 ; Corpus Barga, « Bellezas y miserias de Madrid », art. cit. ; « En qué se
parecen Roma y Madrid », El Sol, 23 novembre 1923 ; Paseos por Madrid, op. cit., p. 41 ; S. Ramón y
Cajal, El mundo a los ochenta años, Obras Literarias Completas, Madrid, Aguilar, 1947, pp. 384-385.
42. El tablado de Arlequín, le éd. 1904, Obras Completas, t. V, Madrid, Biblioteca Nueva, 1948, p. 15.
43. L. Araquistain, El ocaso de un régimen, op. cit., p. 116.
44. M. Martínez Cuadrado, Elecciones y partidos políticos en España (1868-1931), Madrid, Taurus,
1969 ; J. Varela Ortega, Los amigos políticos, Madrid, Alianza editorial, 1977.
45. Antonio Azorín, Obras Completas, Madrid, Aguilar, 1947, pp. 1105-1106.
46. Lettre à Unamuno de 1912, citée par E. Salcedo, Vida de Don Miguel, op. cit., pp. 156-157.
47. « La idea de principio en Leibniz y la evolución de la teoría deductiva » (1947), Obras
Completas, op. cit., t. VIII, p. 304 ; « Glosas a un discurso », art. cité.
48. Epistolario completo Ortega-Unamuno, op. cit., p. 160 ; « Ciudad y campo. De mis impresiones
de Madrid », Nuestro Tiempo, Madrid, n° 19, juillet 1902, pp. 100-109, O.C, t. I, op. cit., p. 1036.
49. « En defensa de Unamuno », 11 octobre 1914, Obras Completas, t. X, op. cit., p. 267.
50. Les données précédentes relatives aux imprimeries et aux libraires-éditeurs révélaient déjà
cette
prépondérance : il y avait en 1879, 98 imprimeries et 246 libraires-éditeurs à Madrid, 6
imprimeries et
14 libraires-éditeurs à Barcelone, sur un total de 533 imprimeries et 1 289 libraires-éditeurs au
niveau
national.
51. Évolution du nombre de machines à imprimer en Espagne (1894-1914) :
295

(Source : Statistique de la contribution industrielle, citée par J.-F. Botrel, Pour une histoire littéraire
de l’Espagne 1868-1914, Thèse de Doctorat d’État, Université de Besançon, 1981, pp. 72-74, et 77)
52. Ce sont en 1913 : ABC (conservateur), La Correspondencia de España (conservateur), Heraldo de
Madrid (libéral) et El Liberal. Et en 1920 : toujours ABC, dont le tirage augmente de 50 %, ainsi que
El Debate (catholique traditionnaliste) qui connaît un développement spectaculaire (de 650 % si
les données sont exactes) et El Liberal.
53. Une des premières manifestations de celle-ci fut la création, le 3 avril 1906, de la « Sociedad
Editorial de España », le « trust », qui réunissait El Imparcial (libéral), Heraldo de Madrid (favorable
à Canalejas) et El Liberal, lequel publiait aussi des éditions à Barcelone, Bilbao, Murcie et Séville.
Une société rivale, le groupe « Prensa Española », fut créée par Torcuato Luca de Tena, le 7
janvier 1909. Elle éditait déjà Blanco y Negro et ABC, fondés respectivement le 10 mai 1891 et le 1 er
janvier 1903. Ce dernier fut considéré comme le premier grand journal espagnol.
54. P. Aubert, La presse espagnole et son public – 1914-1918, Université de Pau, 1983, 723 p.
55. Estadística de la prensa periódica de España referida al 1° de abril del año 1913, Madrid, Ministerio de
Instrucción Pública y Bellas Artes, 1914. Estadística de la prensa periódica de España referida al 1° de
febrero del año 1920, Madrid, Ministerio de Instrucción Pública y Bellas Artes, 1921.
56. J.-M. Desvois, « El progreso técnico y la vida económica de la prensa en España de 1898 a
1936 », España, 1898-1936 : estructuras y cambio, Madrid, Universidad Complutense, 1984, pp. 91-114.
57. Il y a en 1877 12 millions d’analphabètes pour 17 millions d’habitants. En 1920, le nombre
d’analphabètes est de 11 millions pour 21 millions d’habitants. Par conséquent, si le nombre des
alphabétisés a doublé entre ces deux dates, celui des analphabètes est toujours le même. Il faut se
méfier des pourcentages, qui ne permettent pas de rendre compte de la réalité d’une façon aussi
précise que les chiffres absolus, et ne considérer comme analphabète que la population âgée de
plus de 14 ans.
58. Le pourcentage d’alphabétisés passe entre ces deux dates de 40,74 % à 66,54 % (cette
progression est encore plus spectaculaire dans la province de Barcelone : de 24,31 % à 67,54 %).
Elle est cependant, avec celles de Álava et Palencia en 1900 et celles de Santander, Álava, Palencia
et Barcelone en 1920 celle qui a le pourcentage d’analphabètes le plus réduit. (Anuario Estadístico
de España, 1900, 1930).
59. M a Dolores Gómez Molleda, El socialismo español y los intelectuales. Cartas de líderes del
movimiento obrero a Miguel de Unamuno, éd. de la Universidad de Salamanca, 1980, 550 p. ;
« Correspondencia inédita de Valle-Inclán a José Ortega Munilla », in « Algunas páginas olvidadas
y un epistolario, José Luis García Velasco, éd., Revista de Occidente, n° 59, avril 1986, pp. 26-28.
60. Ibid., pp. 224-225. Voir également José Martínez Ruiz, Antonio Azorín, Obras Completas, t. I,
op. cit., p. 1109.
61. P. Aubert, « La presse et le Pouvoir », Les moyens d’information en Espagne, Maison des Pays
Ibériques-Universite de Pau, Presses Universitaires de Bordeaux, 1986, pp. 9-65. Il pouvait y avoir
une différence de un à douze entre le salaire du journaliste et celui du rédacteur en chef.
62. G. Redondo, Las empresas políticas de José Ortega y Gasset, El Sol, Crisol, Luz (1917-1934), Madrid,
Rialp, 1970, 2 vol. , 476 p., 608 p. ; J.-M. Desvois, « El Sol, orígenes y tres primeros años de un diario
de Madrid (1917-1920) », Estudios de Información, Madrid, octobre-décembre 1970. S. Carrasco
Urgoiti, R. Cruz, A. Elorza y M. Cabrera, « Las fundaciones de Nicolás M a Urgoiti : escritos y
archiv », Estudios de Historia Social, n° 24-25, Madrid, janvier-juin 1983.
63. P Aubert, J.-M. Desvois, « El Sol, un grand quotidien atypique (1917-1939) », Typologie de la
presse hispanique, Université de Rennes II, pp. 97-107.
64. Juventud, egolatría, Madrid, Caro Raggio, 2e éd., 1920, p. 278.
65. « El periodico industrial », España, n° 57, 24 février 1916.
66. M. de Unamuno, « Ciudad y campo », art. cité, p. 1033.
67. J. S. Pérez Garzón, Luis Morote. La problemática de un republicano (1862-1923), Madrid, Castalia,
1976, p. 158.
296

68. M. Pérez Ferrero, Tertulias y grupos literarios, Madrid, ed. Cultura Hispánica, 1974 ; M. Tudela,
Aquellas tertulias de Madrid, Madrid, ed. Avapiés, 1984.
69. A. Jiménez Fraud, Historia de la Universidad española, Madrid, Alianza ed., 1971, p. 451 ;
Margarita Sáenz de la Calzada, La Residencia de Estudiantes, Madrid, CSIC, 1986.
70. « Tres generaciones del Ateneo », Obras Completas, Mexico, éd. Oasis, t. I, 1966, p. 631. R.
Gómez de la Serna, Automoribundia, op. cit., p. 191.
71. J. Artiles, « De la época romántica : Larra y el Ateneo », Revista de Bibliotecas, Archivos y Museos,
Madrid, n° 8, 1931, pp. 137-151.
72. R. Ma de Labra, El Ateneo de Madrid (1835-1905). Notas históricas, Madrid, 1906 ; V. García Martí, El
Ateneo de Madrid, (1835-1935), Madrid, éd. Dossar, 1948 ; A. Ruiz Salvador, El Ateneo científico,
literario y artístico de Madrid, 1835-1885, Londres, Tamesis Books ltd., 1971 ; A. Garrorera Morales,
El Ateneo de Madrid y la teoría de la Monarquía liberal, 1836-1874, Madrid, 1974 ; F. Villacorta Baños,
El Ateneo de Madrid (1885-1912), Madrid, CSIC, 1985 ; A. Ruiz Salvador, Ateneo, Dictadura y República,
Valencia, F. Torres, 1976.
73. Ortega, « Los problemas nacionales y la juventud », (15 octobre 1909), Obras Completas, op. cit.,
t. X, p. 105-118 ; Maeztu, « La revolución y los intelectuales » (7 décembre 1910) dans Liberalismo y
socialismo, éd. de E.I. Fox, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, 1984, pp. 63-85.
74. « En el Ateneo », El Liberal, 25 novembre 1917.
75. M. de Unamuno, « La evolución del Ateneo de Madrid », La Nación, Buenos Aires, 24 janvier
1916, in De mi vida, op. cit.
76. M. Azaña, « Tres generaciones del Ateneo », Obras Completas, t. I, op. cit., p. 620.
77. L. Araquistain, « La disolución desde arriba. Un atraco a la libertad personal », España, n° 154,
21 mars 1918.
78. P. Aubert, La presse espagnole et son public, 1914-1918, op. cit.
79. M. de Unamuno, « La juventud ‘intelectual’ española » (1896), art. cit., p. 987.
80. A. Machado, « Desde el mirador de la guerra. Lo que recuerdo yo de Pablo Iglesias ». Obras,
Poesía y Prosa, éd. Aurora de Albornoz y Guillermo de Torre, Buenos Aires, Losada, 1964,
pp. 638-639.
81. « Pablo Iglesias », El Imparcial, 13 mai 1910 ; O.C., t. X, op. cit., p. 140. Cf. El socialismo español y los
intelectuales. Cartas de líderes del movimiento obrero a Miguel de Unamuno, Introduction et éd. M a
Dolores Gómez Molleda, éd. de la Universidad de Salamanca, 1980 ; El Socialista, 4 octobre 1912.
82. M. Azaña, Memorias políticas y de guerra, Madrid, Aguado, 1976, p. 493. Voir J.-L. Guereña, « Les
sociétés madrilènes et l’éducation au début du XXe siècle », Matériaux pour l’Histoire de notre temps,
BDIC, Université Paris X, n° 3-4, juillet-octobre 1985, pp. 43-46.
83. J.-L. Guereña, « Cultura y política en los años diez : Ortega y “La Escuela Nueva” », Cuadernos
Hispanoamericanos, Madrid, n° 403-405, janvier-mars 1984, pp. 544-567.
84. J. J. Morato, Obras Completas, Madrid, s.e., s.d., p. 120.
85. « La fonction historique des grandes villes » (non signé) L’Ordine Nuovo, I, 34, 17 janvier 1920
dans Ecrits politiques, t. I, R. Paris éd., Paris, Gallimard, 1974, p. 301.
86. Aviva Aviv, « Una ciudad liberal : Madrid, 1900-1914 », Revista de Occidente, n° 27-28, 1983,
pp. 81-91.
87. S. Juliá, « Madrid, 1931-1934 ». De la fiesta popular a la lucha de clases, Madrid, Siglo XX, 1984,
p. 21.
88. P. Aubert, « La proclamation de la Deuxième République : l’événement vu par El Sol et Crisol »,
in Le discours de la presse, Université de Rennes II, 1989, pp. 219-228.
89. César Falcón, « Temas políticos – Madrid y la revolución hispánica », Nosotros, 25 avril 1931.
90. P. Aubert, « Los intelectuales en el Poder (1931-1933) », in J. L. Garcia Delgado (éd.), La II
República española. El primer bienio, Madrid, Siglo XXI, pp. 169-231.
91. Corpus Barga, Paseos por Madrid, op. cit., p. 72.
297

92. « La idea de principio en Leibniz y la evolución de la teoría deductiva », art. cité, p. 304, note
1.
298

Les capitales littéraires allemandes


Michel Espagne

1 Dans tous les pays européens, la vie littéraire se concentre en des lieux et on est tenté de
les considérer confusément comme des capitales. Pourtant, avant de s’interroger plus
précisément sur ce que pourrait être une capitale littéraire allemande, quelques
distinctions préliminaires s’imposent. Ce n’est pas parce qu’un écrivain considéré par la
postérité comme important a vécu dans une ville que celle-ci peut devenir
rétrospectivement une capitale. Il y a une différence de nature entre la constitution d’un
panthéon qui repose sur le travail, le filtre et les transformations de la mémoire collective
et une capitale qui existe dans le présent et certainement pas à titre rétrospectif. Il
convient donc de reconstituer la perception des acteurs de la vie littéraire au moment
même de leur activité, ce qui doit détourner de plaquer des modèles extérieurs. D’autre
part, l’espace culturel germanophone n’est pas jusqu’à l’époque actuelle l’État allemand, il
intègre des centres aussi importants que Vienne ou Zurich. A plus forte raison, serait-il
absurde pour des époques anciennes d’établir des distinctions. La polémique entre
Bodmer et Breitinger de Zurich d’un côté, Gottsched de Leipzig de l’autre, structure les
débats littéraires au milieu du XVIIIe siècle. Le libraire Trattner de Vienne répand ses
éditions pirates à travers l’Allemagne. Au moins jusqu’à Königgrätz (Sadowa), le
morcellement politique de l’ensemble issu de l’Empire romain germanique exclut que l’on
puisse définir l’une de ses parties comme l’Allemagne au détriment des autres. Dans les
remarques qui suivent, on envisagera la période qui va du milieu du XVIIIe siècle à nos
jours en mettant toutefois l’accent sur le moment où s’est constituée une littérature
nationale allemande.

Les fonctions de la capitale


2 Avant de s’interroger sur le sens exact de la notion de capitale littéraire dans le monde
germanique, on peut commencer par rechercher une définition précise du mot capitale.
Reinhart Koselleck dans ses Geschichtliche Grundbegriffe nous laissant sans secours
particulier, on doit aller à la source des différents lexiques. Kant et Hegel ignorent le
terme, qui n’apparaît pas non plus chez Goethe. Dans le dictionnaire d’Adelung (édition
de 1796) Hauptstadt désigne « la plus noble et plus importante ville d’une province ». Par
299

exemple, Erfurt est la capitale de la Thuringe. Le dictionnaire de Grimm, qui paraît depuis
1854 mais dont le 10e volume, contenant le terme de Hauptstadt, n’a été publié qu’en 1877
après la fondation de l’Empire, donne trois sens :
1. La première ville d’un pays, d’une province du point de vue de sa grandeur, de sa situation et
de son importance politique. Parmi les exemples donnés : « Mayence fut à la même époque
capitale de la Germanie et de la Gaule » et une phrase de Justus Möser écrite en 1798 : « C’est
une de nos particularités à nous pauvres Allemands, sans capitale, nous devons avoir notre
propre théâtre national ». Le dictionnaire précise ensuite : « Comme la première ville du
pays est d’habitude le siège du prince territorial, on emploie comme des synonymes
Hauptstadt et Residenzstadt ». Grimm cite une formule empruntée à la Volkszeitung de 1863 «
Unsere Haupt- und Residenzstadt Berlin »1.
2. La métropole par rapport aux colonies.
3. La ville la plus importante dans un domaine : Solingen, capitale de l’acier. Le dictionnaire de
Trübner, paru en 1939 à Berlin, n’a tout simplement pas d’entrée capitale (mais a bien des
entrées Häuptling, chef de horde, Hauptmann, capitaine, Hauptsache, chose principale,
Hauptsatz, proposition principale). Il faut dire que d’après le lexique de la langue parlée de
Küpper de 1983, on appelait dans les années 1930 Munich Hauptstadt der Bewegung, capitale
du mouvement national-socialiste. Le dictionnaire de Kempcke paru en RDA en 1984 précise
que la capitale est « la ville généralement la plus grande d’un pays où en règle générale les
organes centraux du pouvoir d’État ont leur siège ». Quant au dictionnaire Duden de 1993, il
propose prudemment comme définition « la ville [la plus grande] d’un pays où se trouve le
siège du gouvernement ». On pourrait dire pour résumer cette brève exploration que le
terme de capitale n’est pas un concept sémantiquement lourd, qu’il désigne naturellement le
siège du pouvoir mais que dans cette fonction la capitale est soit absente, soit plurielle, soit
ambiguë comme dans le composé Haupt- und Residenzstadt.

3 Qu’est-ce qu’une capitale littéraire ? Quand on pose cette question dans un cadre
francophone, on pense immédiatement à Paris, c’est-à-dire à un lieu où vivent de
nombreux auteurs, où leurs livres sont produits, où leur consécration se décide, où sont
engagées les traductions, où s’opère la diffusion et se pratique intensément la lecture
critique. On pensera rarement au fait que toutes ces fonctions qu’enveloppe le terme de
capitale sont en fait radicalement distinctes et au mieux font système entre elles. Il est
très difficile de dire d’un point de vue général où vivent les écrivains allemands au XXe
siècle, mais il est bien évident qu’ils ne sont pas concentrés dans un lieu ni dans une
région unique. De très grandes figures sont associées à de minuscules terroirs, comme
Arno Schmid dans son village de Basse-Saxe ou Ernst Jünger dans son village de la Forêt
noire. Et ce ne sont pas des écrivains de terroir mais bien des auteurs d’envergure
nationale. Une partie non négligeable est installée à l’étranger, notamment à Paris,
comme si cette distance était une condition favorable à la production littéraire. En
remontant dans le passé, on peut voir que la situation est la même dans la longue durée.
Un des personnages aux réseaux les plus efficaces pour entretenir une sociabilité
littéraire dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, Gleim, vivait à Halberstadt et l’un des
promoteurs de la littérature de la Empfindsamkeit, Jacobi, a longtemps habité Eutin.
4 Le lieu de production des livres est, dans de très nombreux cas, différent du lieu de
séjour. Il s’agit souvent de Leipzig. Wieland qui vit dans un hameau pas très éloigné de
Weimar, Osmannsredt, publie ses œuvres chez le Leipzigois Göschen2. Goethe passe de
Göschen à Cotta à Stuttgart3. Jean Paul vit à Bayreuth mais ses livres sont publiés chez
Matzdorff ou chez Voss à Berlin, accessoirement chez Beygang à Leipzig4. Vers 1790, on
compte dans l’ensemble du monde germanique un écrivain pour 4 000 habitants, mais 1
300

pour 800 à Vienne, 1 pour 675 à Berlin et 1 pour 170 à Leipzig5. Entre 1765 et 1805, Vienne
produit 1 235 livres en moyenne décennale contre 2 423 à Berlin et 5 556 à Leipzig. En
1835, ont été publiés 24 titres à Berlin, 23 à Munich, 31 à Stuttgart et 110 à Leipzig. C’est
seulement vers 1913 que Berlin, en nombre de titres produits, l’emporte sur les autres
centres allemands. Ces résultats statistiques doivent être considérés avec une certaine
prudence, car des notions comme le nombre de titres ou le nombre d’auteurs recouvrent
des choses parfaitement disparates en l’absence de toute hiérarchie des valeurs
esthétiques ou du degré de consécration. On peut toutefois en tirer l’idée que les lieux de
production du livre sont sensiblement dispersés sur le territoire, que les auteurs le sont
également, et que le centre qui se dessine peu avant la guerre de 1914 n’a même au
moment de son plus grand rayonnement qu’une importance relative. À l’époque
contemporaine Francfort, qui n’est en rien, on le sait, un lieu de séjour traditionnel pour
les écrivains, est certainement l’un des principaux lieux de production de livres.
5 Observons le mode de consécration immédiate d’un texte important pour la culture
allemande de son époque, les Discours à la nation allemande de Fichte qui paraissent à
Berlin en 18086. Les échos immédiats en 1808 et 1809 ont évidemment une importance
décisive dans la diffusion de l’œuvre. La première recension paraît en juillet 1808 dans la
Allgemeine Zeitung qui est publiée à Stuttgart et Tübingen. Le même mois on trouve une
recension dans Der Freimüthige, revue berlinoise. Puis c’est la Neue Leipziger Literaturzeitung
qui publie un compte rendu en septembre. La Jenaische Allgemeine Literaturzeitung
n’intervient qu’en novembre. Il faut encore signaler des comptes rendus dans la
Oberdeutsche Allgemeine Literaturzeitung de Munich, dans la Neue Sammlung kleiner
historischer und literarischer Schriften d’Altona, dans Pallas. Eine Zeitschrift fur Staats- und
Kriegskunst de Tübingen et dans les Heidelbergische Jahrbücher der Literatur où Jean Paul
Richter, écrivain fixé à Bayreuth, écrit son commentaire. Sur huit recensions immédiates,
une seule a été publiée à Berlin, les autres venant de Stuttgart, Leipzig, Tübingen,
Heidelberg, Jena, Munich et Altona, c’est-à-dire de sept lieux différents.
6 Les canaux de consécration obéissent, quant à eux, à une répartition géographique tout
aussi autonome. Après les Acta eruditorum de Leipzig, l’Allgemeine deutsche Bibliothek de
Berlin, le Göttingischer Gelehrtenanzeiger (Göttingen), la Jenenser Literaturzeitung de Jena ont
eu, au XVIIIe siècle, une position dominante relayée, au xix e siècle, par des revues
essentiellement leipzigoises (Zeitschrift für die elegante Welt) ou hambourgeoises. Ajoutons
que la reconnaissance passe plus nettement en Allemagne qu’en France par l’étranger. Le
succès obtenu par tel ou tel auteur allemand le renforce dans sa position allemande.
7 Dans le domaine des traductions, de la pénétration sur le marché allemand d’œuvres
étrangères, on peut dire que le système d’inscription obligatoire au Börsenverein de
Leipzig7 a créé une situation de monopole de fait. Pour sortir les livres plus rapidement,
les libraires avaient ensuite créé de véritables usines de traduction, évoquées par Nicolai
dans son roman Sebaldus Nothanker8 et partageant la tâche entre de nombreux traducteurs
censés réaliser la traduction dans un temps très limité. Mais, dès le XVIIIe siècle, les
traducteurs les plus réputés vivent à l’écart de la librairie. Garve par exemple est installé
à Breslau.
8 Une des fonctions de la capitale littéraire est d’être un lieu de diffusion et de lecture. Or,
comme l’a montré Frédéric Barbier9, si l’on voit bien entre 1837 et 1913 le nombre des
librairies berlinoises passer de 25 % à 37 % du nombre des librairies allemandes, si l’on
évolue d’un ratio de 10 000 à un ratio de 3 700 habitants par librairie, il n’en reste pas
moins que cette évolution est récente, et que durant la même période Leipzig passe d’un
301

libraire pour 3 000 habitants à un libraire pour 1 700 habitants. A Dresde, Stuttgart et à
Hambourg, on compte respectivement vers 1810 un libraire pour 3 400, 3 800 et environ
4 700 habitants. La capitale de l’Empire, au moment où se réalise une concentration de
pouvoir maximale, ne se caractérise pas par une densité de lecteurs qui permette d’en
faire une capitale de la lecture.

Le passage de Leipzig à Weimar


9 Plus que les autres, la ville de Leipzig, nous l’avons déjà suggéré, concentre, à plusieurs
époques, différentes fonctions qui caractérisent la capitale littéraire. Le moment le plus
clair est sans doute le milieu du XVIIIe siècle. On trouve à Leipzig une forte densité
d’hommes de lettres parmi lesquels des noms importants de l’histoire littéraire
(Gottsched, Weisse, Gellert)10. Ces écrivains bénéficient d’un très fort succès populaire. En
particulier Gellert qui est véritablement un auteur à succès, contribue largement à
inaugurer cette catégorie sociologique dans l’espace germanique. Surtout Leipzig est
devenu le principal lieu éditorial d’Allemagne, après avoir définitivement relégué
Francfort au second plan, et le prince des libraires qu’est Philipp Erasmus Reich11 durant
la période 1765-1787 a réussi à moderniser et moraliser le commerce des livres. Jusqu’au
début du XVIIIe siècle, prévalait un commerce fondé sur l’échange de papier imprimé dans
des fûts de bois. Après une phase où le système d’échange prévoyait la possibilité de
renvoi des invendus, les libraires leipzigois introduisirent et imposèrent, dans la seconde
moitié du siècle, le système d’un achat des livres sans retour possible. Une des
contributions de Reich à la modernisation de la librairie dans le monde germanique
consiste notamment à développer le catalogue de la foire, à combattre les éditions
pirates, à clarifier et normaliser les relations éditeur-auteur. On aboutit à une mise en
évidence de la fonction de l’auteur comme sujet bien individualisé et doté de droits. On
assiste également au phénomène du best-seller.
10 À cet égard, il faut mentionner le Werther. L’éditeur Christian Friedrich Weygand,
originaire de Helmstedt, venait de s’installer à Leipzig. Rédigé dans les premiers mois de
1774, le Werther paraissait en septembre de la même année. Ce prodigieux succès qui
inlassablement réédité fut bientôt traduit dans de nombreuses langues12 intervient au
moment où la place de Leipzig a conforté sa situation de quasi-monopole, où le passage à
la lecture extensive, la part grandissante de la littérature de fiction deviennent de plus en
plus évidents. C’est à Leipzig, chez Georg Joachim Göschen, que Christoph Martin Wieland
publie ses œuvres complètes, dont on s’accorde à reconnaître le rôle dans la création d’un
large lectorat pour la forme romanesque. Or Leipzig est aussi le lieu où la consécration
peut être prononcée, d’abord par les nombreux lecteurs que la densité des librairies
permet d’imaginer dans la classe des négociants, lecteurs qui utilisent parfois les services
de cabinets de lecture particulièrement bien dotés comme celui de Beygang13, mais aussi
par l’instance médiatrice des revues. Gottsched, qui enseigne la littérature allemande à
l’Université, est un inépuisable fondateur de revues selon le modèle anglais des journaux
sentimentaux, et Nicolai de Berlin installe même la rédaction de sa revue Bibliothek der
schönen Wissenschaften und der freyen Künste [Bibliothèque des belles sciences et des arts
libéraux] à Leipzig. Une concentration comparable peut être constatée au milieu du XIXe
siècle, lorsque les romanciers dits de la Jeune Allemagne, par exemple le romancier
Laube, publient des romans destinés à un vaste public, sont en même temps responsables
de revues, dans le cas de Laube la Zeitung fur die elegante Welt [Journal pour le monde
302

élégant] et sont en relation immédiate avec des éditeurs. Un best-seller aussi notable que
Doit et avoir de Gustav Freytag a été publié en 1855 à Leipzig où l’auteur travaillait dans
une grande revue littéraire réaliste Die Grenzboten [Les messagers de la frontière].
11 La proximité d’écrivains soucieux du succès de leurs ouvrages auprès d’un public
découvrant un nouveau type de lecture et de maisons d’édition florissantes a entraîné
une conséquence pour le moins inattendue. Les écrivains de Leipzig, accompagnés et
soutenus par les écrivains d’autres régions d’Allemagne – on pense en particulier à
Klopstock – ont tenté de constituer une coopérative de production, de confondre en
quelque sorte les fonctions de l’édition et de la production littéraire. Un gigantesque
système de souscription rendait les libraires superflus. Cette entreprise de la société
typographique de Dessau (1781) était notamment dirigée contre les bénéfices que certains
éditeurs, en particulier Reich, retiraient de la commercialisation des productions
intellectuelles. L’éditeur Wendler était par exemple célèbre pour avoir fait fortune en
exploitant sans grands scrupules le talent littéraire de Christian Fürchtegott Gellert.
Pourtant l’idée de république des savants défendue par Klopstock fut un échec. Elle avait
notamment pour défaut d’exclure la dimension du public et de ses goûts pour faire de
l’espace littéraire une simple affaire d’écrivains.
12 La juxtaposition du travail d’écriture, des instances de consécration des maisons d’édition
et de ce lieu d’échange qu’est la foire du livre aboutit à favoriser une littérature de large
diffusion au détriment de la littérature de cénacle. Le phénomène explique sans doute en
partie un glissement de Leipzig à Weimar dans la fonction de capitale. Lorsque Georg
Joachim Göschen, qui a publié en 1787 une édition des Œuvres complètes de Goethe en huit
volumes refuse en 1791 de publier l’Essai sur la métamorphose des plantes, Goethe quitte son
éditeur pour faire affaire avec Cotta. Ce qui revêt une importance symbolique, c’est moins
le divorce de Goethe et de son éditeur leipzigois, que le refus d’une littérature soumise
aux intérêts de l’édition. Le mythe de Weimar comme capitale littéraire repose sur le
mythe d’une littérature incarnée par Goethe et Schiller qui ne se plierait pas aux
exigences du marché littéraire. Cultivant l’idée d’autonomie de l’art et s’inscrivant en
faux contre son asservissement à l’idée même de marché, la nouvelle capitale va se définir
par une certaine distance vis-à-vis des contraintes propres à l’ancienne. Des auteurs
comme August Lafontaine, produisant des romans qui se vendent fort bien et font la
fortune de leurs éditeurs, se situent désormais en marge et sont l’objet d’une
condescendance appuyée. Les échecs éditoriaux que peuvent rencontrer Schiller ou
Goethe – qui doit pourtant le début de sa carrière au succès fulgurant du Werther – sont
réinterprétés comme des signes de qualité, d’une élection inaccessible au commun.
Wieland, qui après avoir été publié chez Weidmann s’en est libéré au terme d’un procès
pour rejoindre Göschen, Wieland qui, avec son Merkur, dispose sur place à Weimar d’un
support de consécration constitue un peu une exception à la tendance à l’élection qui
caractérise la nouvelle capitale. Il faut dire, d’une part, que le thème de l’autonomie de
l’art est en partie une conséquence de l’individualisation de l’œuvre liée au
développement du marché littéraire, d’autre part, que l’autonomie de l’art finit par
devenir, elle aussi, un argument sur le marché : on en arrive au phénomène du Cercle de
Stefan George dont le succès, y compris commercial, repose sur le mépris affiché des lois
du marché littéraire14.
13 Alors que la définition d’une capitale littéraire reposant sur l’étroite collaboration d’un
grand nombre d’auteurs et d’éditeurs répond à des considérations de type comptable ou
statistique, la capitale littéraire se fondant sur l’autonomie de l’art peut être plébiscitée
303

par une reconnaissance étrangère. Quand Madame de Staël érige Weimar en temple de la
littérature allemande aux yeux du public francophone ou même anglophone, elle néglige
le nombre d’exemplaires vendus mais répercute l’idée propre aux weimariens de
l’autonomie de l’art.

Berlin et les petits centres


14 La question de la capitale littéraire allemande envisagée du point de vue de la période la
plus contemporaine dissimule aussi la question, très actuelle, du rôle de Berlin. Il n’est
certainement pas question de nier que, dans la longue durée, Berlin a joué un rôle
éminent dans les lettres allemandes, notamment lorsque s’est opérée la conjonction de
plusieurs facteurs favorables, tels que la présence d’auteurs, de maisons d’édition et un
rayonnement politique de la ville sur le reste du pays. C’est ainsi, par exemple, que
Nicolai dans sa triple fonction d’éditeur d’une très grande revue la Allgemeine deutsche
Bibliothek [Bibliothèque universelle allemande], d’auteur prolifique et de propriétaire
d’une maison d’édition a fortement contribué à faire de Berlin, dans les années 1770-1780,
un lieu de première importance.
15 Un deuxième moment facilement reconnaissable est ce que l’on pourrait appeler le
moment Theodor Fontane. Il suit la guerre de 1870 qui a définitivement donné à la Prusse
un rôle dominant en Allemagne. L’œuvre de Fontane présente la caractéristique d’être un
retour, au demeurant critique, sur la société prussienne. D’autre part, les premiers
ouvrages de Fontane à avoir connu un large succès sont ses récits de captivité en France 15
– il avait été fait prisonnier en 1870 – et ses récits de voyage ultérieurs dans la France
occupée. Deux textes qui donnent lieu à des prépublications dans la Vossische Zeitung,
grand journal berlinois du temps.
16 Un troisième moment serait le moment brechtien entre la fin de la guerre de 1914 et
l’avènement du national-socialisme. Il se caractérise par l’éclosion, très clairement ancrée
à Berlin d’une modernité littéraire liée à d’autres expérimentations esthétiques (de la
musique de Kurt Weill à la peinture de Grosz) qui se veut en même temps une
expérimentation de formes sociales nouvelles. C’est l’époque où Döblin publie son roman
Alexanderplatz. Il est toutefois caractéristique qu’on désigne ce grand moment de l’histoire
culturelle berlinoise du nom de « république de Weimar ». Berlin est un lieu central pour
cette esthétique car la ville a été un épicentre de la catastrophe antérieure, le cœur du
pouvoir politique wilhelminien, un peu à la manière dont l’anticonformisme berlinois de
l’après seconde guerre mondiale était adossé à l’hyperconformisme de la période
national-socialiste.
17 Si cette place de Berlin ne saurait être niée, on est en droit de s’interroger dans le long
terme sur la place relative d’autres centres qui peuvent, à y regarder de près, apparaître
comme aussi importants pour une histoire culturelle. Dans les années 1770, Göttingen est
le lieu d’éclosion d’une école poétique qui avec Voss, Boie, Stolberg, Hölty etc., fournit à
l’Allemagne une série de poètes beaucoup plus novateurs et significatifs que ceux qui
gravitent autour de la cour de Berlin comme le métricien Ramier par exemple. Même si
l’on ne souhaite pas minimiser la fonction des salons berlinois, dont celui de Rahel
Varnhagen, on doit considérer que la vie littéraire autour de 1800 s’opère sur le théâtre
de petites villes qui sont, du point de vue des œuvres qui y voient le jour, plus
importantes que le centre berlinois. On pense à Tübingen-Stuttgart comme lieu où se
fonde la philosophie de Schelling et Hegel, où se développe la poésie de Hölderlin, mais
304

aussi comme siège d’une des principales maisons d’édition de l’époque la maison Cotta. Il
est devenu courant de parler d’un romantisme de Iéna ou d’un romantisme de Heidelberg
et, de fait, ces deux villes ont été, à des moments différents, des centres tout aussi
importants que Berlin. A Iéna, on associera Schelling, Fichte, Novalis, Tieck mais aussi
Schiller. Un des grands journaux du tournant du siècle susceptible de faire ou défaire les
réputations le Jenenser Literaturzeitung se publie, comme son nom l’indique, à Iéna. Avec
Brentano, Gunderode, les frères Grimm, Görres, se dessine un romantisme de Heidelberg
qui fait de la ville à partir de 1805 un épicentre de la littérature allemande, n’ayant de ce
point de vue rien à envier à Berlin. À noter que ces petites villes qui sont les véritables
centres éphémères de la vie littéraire allemande à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle
ont en général une université dotée d’une grande bibliothèque et possèdent leur revue de
fort rayonnement et une maison d’édition. L’osmose entre l’érudition académique et la
vie littéraire est un trait tout à fait notable : Schiller enseigne à Iéna et Creuzer, proche de
la poétesse Gunderode, développe à l’université de Heidelberg sa théorie du Symbolisme.
18 Même si des polarisations plus fortes s’opèrent au tournant XIXe-XXe siècle, on ne peut
manquer d’observer que la Vienne de Musil, Freud, Stefan Zweig, Arthur Schnitzler,
Hermann Broch n’est en rien un centre moins considérable que le Berlin de la même
époque.
19 Lorsque, dans un article célèbre de 1889 sur les archives littéraires, Wilhelm Dilthey
suggère une répartition des manuscrits, de la mémoire philologique16, Berlin n’est pas
oublié, mais Munich, Stuttgart, Hannovre, Heidelberg ont chacun leur part de l’héritage
dans cette répartition idéale. Et, jusqu’à nos jours, Leipzig, Francfort, Göttingen,
Wolfenbüttel restent encore les lieux des principales bibliothèques, les lieux d’une
mémoire imprimée de la nation allemande.
20 À mesure qu’on se rapproche de la période la plus contemporaine, on doit noter que
Berlin n’émerge pas comme le centre littéraire décisif. Le lieu de résidence des écrivains
allemands depuis les années 1930 est en fait aléatoire. Les lieux de consécration et de
publication depuis 1945 sont en revanche très étroitement rattachés à Francfort qui
dispose avec le feuilleton de la Frankfurter Allgemene Zeitung – où régna le critique
d’origine juive polonaise Reich-Ranicki17 – d’un des vecteurs essentiels de consécration,
avec la foire du livre, d’un des vecteurs principaux de diffusion des livres et, avec les
maisons d’édition Fischer et surtout Suhrkamp, de deux des principales maisons
d’édition. La maison Suhrkamp principalement bénéficie ou bénéficiait, durant tout le
règne de son directeur Unseld, de la réputation de fabriquer les auteurs. Très liée à
l’université et dévoué à la philosophie critique qu’y dispensaient Max Horkheimer et
Theodor Adorno puis Jürgen Habermas, la maison Suhrkamp disposait, des années 1950
aux années 1970, d’une propre idéologie de légitimation qui la rendait incontournable sur
tous les campus et faisait de Francfort une Mecque de la littérature et, plus généralement,
de la production intellectuelle allemande. Bien que les prix littéraires n’aient pas, et de
loin, dans l’espace germanique l’importance qu’ils revêtent en France, on doit ajouter que
les prix n’étaient pas ou pas majoritairement décernés à Berlin. Cet équilibre dans la
longue durée entre une ville qui cherche à assurer son hégémonie politique et des centres
nombreux qui lui font pleinement équilibre dans la pratique de la création, de la
production matérielle, de la diffusion et de la consécration montre le danger qu’il y aurait
à projeter une catégorie de la capitale, tirée de l’histoire de France, sur des espaces
auxquels elle est mal adaptée. Et ceci même s’ils la revendiquent, puisqu’il s’agit au fond
305

d’exercer par l’importation de la catégorie étrangère de la capitale, d’affirmer un


monopole intellectuel du centre sur la périphérie.

La fonction de l’étranger
21 Une des caractéristiques les plus singulières de l’histoire littéraire allemande depuis le
XVIIIe siècle est l’importance de l’étranger comme lieu de séjour durable et lieu de
consécration. On peut dire que si le terme de capitale littéraire allemande doit être
employé au pluriel, plusieurs capitales se situent dans un espace non germanophone. Le
premier exemple qui vient chronologiquement à l’esprit est celui de Rome, où
Winckelmann s’installe de 1755 à 1768, sert de guide à un grand nombre d’artistes ou
d’aristocrates en voyage et fait de la référence à l’Antiquité un élément désormais central
de la culture littéraire classique. La présence d’un individu pourrait paraître
statistiquement sans importance si les œuvres qui s’y préparent et en sont issues,
essentiellement l’Histoire de l’art dans l’antiquité de 1764 ne devenaient immédiatement des
textes de référence, suscitant notamment des débats avec des écrivains restés en
Allemagne comme Lessing.
22 Après Winckelmann, le voyage en Italie est devenu une sorte de rituel obligé18 pour
quantités d’écrivains qui en ont tiré un récit et ont fondé leur consécration sur leur séjour
à Rome ou plus généralement en Italie en général. Le portrait de Goethe dans la
campagne romaine par Tischbein, l’une des représentations les plus connues de Goethe,
montre assez le poids qu’il attribuait à cette expérience italienne. Il faudrait énumérer les
noms d’écrivains qui, de Herder à Heine, ont jugé indispensable d’aller chercher leur
inspiration dans la péninsule. Johann Gottfried Seume, lecteur de la maison Göschen,
s’engage en 1802 dans un voyage à pied à Syracuse d’où il tire le manuscrit de son
principal ouvrage19. L’écrivain Heinse célèbre dans son Ardinghello (1787) les Apennins et
Jean Paul Richter, qui n’a pu se rendre lui-même en Italie, estime indispensable de
compenser son séjour en parsemant son grand roman le Titan (1790) de descriptions de
paysages italiens. tirés de son imagination alliée à la consultation de récits de voyage. On
aurait tort de considérer le voyage en Italie comme un simple poncif littéraire : il
correspond à une donnée dans le long terme qui dépasse de loin la place occupée par la
référence italienne dans l’œuvre de Stendhal par exemple. Il s’agit d’un véritable
décentrement du champ littéraire allemand.
23 Durant la première moitié du XIXe siècle et durant les années 1920 et 1930, Paris joue un
rôle un peu comparable. Il y a d’ailleurs une relation entre le décentrement romain et le
décentrement parisien. Paris est devenu, avec la Révolution et pour quelques décennies,
une sorte de capitale politique, un laboratoire des mouvements sociaux à l’écoute duquel
tout intellectuel allemand se doit de rester. Et il ne s’agit pas ici des voyages sur le théâtre
de la Révolution qu’une très forte proportion d’écrivains ont accomplis, mais bien de
séjours durables. Ce sont des années entières que Guillaume de Humboldt passe à Paris,
avec un programme explicitement défini, celui d’une anthropologie comparée exigeant
de se situer à l’extérieur du monde allemand. Même si les persécutions politiques à
l’encontre des écrivains d’opposition sous l’ère de Metternich sont une cause immédiate
de l’exil massif d’hommes de lettres allemands vers Paris, on doit reconnaître chez
beaucoup un prolongement du projet humboldtien d’anthropologie comparée. Comme si
l’on ne pouvait tenir un discours pertinent sur l’Allemagne qu’en parlant de Paris, ou,
mieux encore, comme si les opposants allemands devaient parler de Paris pour aborder
306

indirectement la situation politique de l’Allemagne. Outre le cas de Heine, qui vit à Paris
de 1831 à 1856, on peut évoquer le nom de Ludwig Börne et citer celui des philosophes
jeunes-hégéliens Arnold Ruge, Moses Hess, Lorenz von Stein. Par rapport au cas romain,
le cas parisien a la particularité de voir s’établir à Paris des journaux et des maisons
d’édition20. Le Paris des années 1830-1840 avec autour de 50 000 émigrés allemands peut
être considéré comme une capitale littéraire allemande. Une situation comparable
réapparaît dans les années 1930, où les écrivains allemands qui parlent de la France et
sont installés à Paris (Walter Benjamin ou Siegfried Kracauer pour ne donner que deux
exemples) évoquent en fait le national-socialisme21. Un fort pourcentage des écrivains qui
comptent, c’est-à-dire des antinazis, passent des mois ou des années à Paris et y écrivent.
Après la guerre, une partie des écrivains juifs d’expression allemande s’installent encore à
Paris, l’exemple le plus connu étant celui de Celan, mais aussi des écrivains qui cultivent
la tradition de l’observatoire extérieur, à notre époque Peter Handke ou Paul Nizon parmi
d’autres noms connus. Paris est à l’évidence aussi une capitale littéraire allemande.
24 Le décentrement caractéristique et récurrent de la littérature allemande a en fait
plusieurs dimensions. Les aléas de l’histoire allemande imposent à un pourcentage
important d’écrivains un exil plus ou moins long en France. Si l’on s’en tenait à ce seul
critère, on pourrait dire que durant quelques périodes des années 1930 Sanary-sur-Mer a
été une véritable capitale allemande (fréquentée par J. Meier-Graefe, E. Toller, H. Mann,
Th. Mann, René Schickelé, B. Brecht, Fr. Wolf, Fr. Hessel, Lion Feuchtwanger) 22. Cet exil
peut être l’occasion nous l’avons dit d’une réflexion sur l’Allemagne depuis l’extérieur,
cette recherche d’une relation objectivante peut même s’autonomiser par rapport aux
conditions extérieures chez des écrivains que rien ne pousse depuis 1945 à vivre hors des
frontières. Car leur lectorat est évidemment allemand et si l’on parle de Paris comme
d’une capitale littéraire allemande, c’est aussitôt pour préciser que les lecteurs sont très
majoritairement ailleurs, qu’il s’agit seulement d’un lieu d’observation et d’une source
d’inspiration.
25 Toutefois il y a aussi essentiellement durant la grande période de la littérature allemande
au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle une autre fonction des capitales littéraires
étrangères, celle qui consiste à assurer la consécration à un certain nombre d’auteurs et
plus généralement à la littérature elle-même. La première anthologie du lyrisme
allemand (Choix de Poésie allemande de Michael Huber, 4 vol., Humblot, 1766) est parue en
France et en français et elle est l’œuvre d’un Allemand soucieux de la diffusion de sa
littérature nationale naissante. Quand Michael Huber publie son ouvrage, il n’existe
quasiment pas de littérature allemande et il s’agit précisément de la créer et, pour la
créer, d’obtenir une reconnaissance parisienne. C’est un Allemand Gottfried Sellius qui
publie la première traduction de l’ Histoire de l’art dans l’antiquité évoquée plus haut. C’est
un Allemand Georg Adam Junker, qui publie en français une Anthologie du théâtre allemand
(1784, 4 vol.). Le premier traducteur d’Hoffmann en France est encore un Allemand,
Loève-Veimars. Benjamin Constant ou Madame de Staël sont des auxiliaires précieux de la
littérature allemande dans la mesure où l’écho qu’ils en diffusent depuis Paris a valeur de
consécration. Il est certain que cette fonction de consécration de Paris s’estompe au cours
du XIXe siècle et ne réapparaît épisodiquement que sous le fascisme et dans l’immédiat
après-guerre où il peut revenir à ce lecteur arbitre qu’est devenu l’étranger de distinguer
le bon grain de l’ivraie. La fonction canonisatrice et extraterritoriale de l’étranger et plus
particulièrement de Paris après Rome est en tous cas un élément à prendre en compte
dans la complexité des capitales littéraires allemandes.
307

26 Une capitale littéraire est un lieu où une majorité d’écrivains d’une aire linguistique
donnée écrivent, sont publiés, sont diffusés, reconnus et lus. Bien que ces fonctions soient
tout à fait différentes dans la définition de l’espace littéraire, on a pris l’habitude de les
considérer selon le modèle français, sans doute aussi anglais, comme indissociables.
L’Allemagne fournirait un exemple extrême d’une dissociation possible. On peut sans
grande peine associer tel ou tel lieu du monde germanique, à l’inclusion de Zurich et de
Vienne, à une ou plusieurs des fonctions qui définissent une capitale littéraire. Aucun
pourtant, sauf peut-être Leipzig et encore durant une période limitée, ne rassemble
toutes ces fonctions. Berlin n’a jamais été une capitale littéraire et si l’on tend souvent à
donner ce titre à Weimar, c’est en mettant entre parenthèses toute une série de fonctions
de la capitale. Il reste que la dispersion des centres et une translation sur la carte de l’aire
culturelle allemande des pôles dominants aboutit à une irrigation du pays par la culture
du livre certainement plus forte qu’ailleurs. Le rôle de l’étranger dans l’organisation de la
vie littéraire pousse à l’extrême la tendance à la décentralisation. Les autres remarques
que l’on pourrait être tenté de faire sur la notion de « capitale littéraire » dans l’espace
germanique ressortissent au jugement de valeur. Si l’on considère qu’une extrême
centralisation du dispositif est un gage d’efficacité et de modernisation, on pourra parler
d’un déficit allemand. On pourrait dire aussi, à la manière dont Frédéric Barbier avait
montré l’incidence des catalogues de foire, substitut d’une localisation étroite des livres,
sur la genèse de la science bibliographique, que la multiplicité des capitales littéraires a
contribué à faire de la culture allemande plus que d’autres une culture du livre.

NOTES
1. Dans ses travaux sur Berlin qui annoncent la science statistique J.P. Süßmilch ne parle de
Berlin que comme de la Residenzstadt.
2. E. Zänker, Georg Joachim Göschen, Leipzig, Sax Verlag Beucha, 1996.
3. S. Unseld, Goethe und seine Verleger, Francfort, Insel, 1991.
4. L. Fertig, « Ein Kaufladen voll manuskripte. Jean Paul und seine Verleger », in Archiv für
geschichte des Buchwesens, 32, 1989, pp. 273-395.
5. J. Goldfriedrich, Geschichte des deutschen Buchhandels, Leipzig, Verlag des Börsenvereins,
1886-1913, t. 3 (1909). R. Wittmann, Geschichte des deutschen Buchhandels: ein Überblick, Munich,
Beck, 1991.
6. J.G Fichte in zeitgenössischen Rezensionen, éd. pat E. Fuchs, W.G. Jacobs et W. Schieche, Stuttgart,
Fromann-Holzboog, 1995, t. 4.
7. F. Perthes, Der deutsche Buchhandel als Bedingung des Daseyns einer deutschen Literatur, Hambourg,
1816.
8. F. Nicolai, Sebaldus Nothanker (1773), rééd., Stuttgart, Reclam, 1991.
9. F. Barbier, L’Empire du livre. Le livre imprimé et la construction de l’Allemagne contemporaine
(1815-1914). Paris, Cerf, 1995.
10. G. Witkowski, Geschichte des literarischen Lebens in Leipzig, Leipzig, Teubner, 1909.
11. H. Rosenstrauch, Buchhandelsmanufaktur und Aufklärung. Die Reformen des Buchbändlers und
Verlegers Ph. E. Reich (1717-1787), Francfort-sur-le-Main, Buchhändler-Vereinigung GmbH, 1986.
308

12. C. Helmreich, « La traduction des ‘Souffrances du jeune Werther’ en France (1776-1850).


Contribution à une histoire des transferts franco-allemands », in Revue germanique internationale,
12/1999, pp. 179-193.
13. M. Lehmstedt, « Lektüre in Leipzig. Beygangs ‘Literarisches Museum’ zwischen 1795 und
1820 », in M. Lehmstedt (dir.), Beiträge zur Geschichte des Buchwesens im frühen 19. Jahrhundert,
Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1993, pp. 179-233.
14. R. Kolk, Literarische Gruppenbildung. Am Beispiel des George-Kreises 1890-1945, Tiibingen,
Niemeyer, 1998.
15. Voir Th. Fontane, Kriegsgefangen. Erlebtes 1870 - Briefe 1870/71, Berlin, Verlag der Nationen, 1984
et, du même auteur, Aus den Tagen der Okkupation. Eine Osterreise 1871, Berlin, Verlag der Nationen,
1984.
16. W. Dilthey, « Archive für Literatur », in Deutsche Rundschau, 58, février-mars 1889,
pp. 360-375.
17. M. Reich-Ranicki, Mein Leben, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1999.
18. A. Wilton et I. Bignamini, Grand Tour. Il fascino dell’Italia nel XVIII secolo, Milan, Skira, 1997.
Catalogue d’exposition, Rome février-avril 1997.
19. J.G. Seume, Spaziergang nach Syrakus im Jahre 1802 (1803).
20. H. Jeanblanc, Des Allemands dans l’industrie et le commerce du livre à Paris (1811-1870), Paris,
CNRS-Éditions, 1994.
21. Voir B. Witte, Walter Benjamin. Une Biographie, Paris, Cerf, 1988 ; A. Betz, Exil et engagement. Les
intellectuels allemands et la France 1930-1940, Paris, Gallimard, 1991.
22. Voir J.-P. Guindon, « Sanary-sur-Mer, capitale mondiale de la littérature allemande », in J.
Grandjonc et Th. Grundtner (dir.), Zones d’ombre, Aix, Alinea, 1990, pp. 25-64.
309

Construction d’une capitale : Leipzig


et la librairie allemande, 1750-1914
Frédéric Barbier

Une situation contrastée


Un poste marginal

1 La suprématie de Leipzig dans le domaine de l’écrit et de l’imprimé, éclatante à partir de


la fin du XVIIIe et surtout au XIXe siècle, n’était pourtant en tien donnée a priori, non plus
que l’évolution de ce petit point fortifié sur la frontière slave au haut Moyen Âge comme
une des principales villes de l’Europe contemporaine. Lorsque, à partir du tout début du X
e siècle, les campagnes militaires et la colonisation allemandes s’enfoncent à l’Est de

l’Elbe, il ne s’agit d’abord que de quadriller le pays par la construction de forteresses


assurant les principaux itinéraires. Henri Ier fonde en 928-929 le poste le plus avancé, à
Meissen1, sur l’Elbe. La colonisation s’accompagne de missions chrétiennes, des évêchés
sont créés à Meissen (959), Merseburg (965) et Zeitz (968), tous trois suffragants du nouvel
l’archevêché de Magdebourg (968). C’est précisément l’évêque Thietmar von Merseburg
qui, dans ses Annales, cite pour la première fois le bourg de Libzi (urbs Libzi), sur la route
militaire de Merseburg à la Mulde (1015-1017)2.
2 Il ne s’agit d’abord que d’un petit peuplement slave (sorbe) et allemand, protégé par des
marécages et couvert par une forteresse au confluent de 1 Elster blanche ( Weißer Elster) et
de la Pleiße, deux des affluents de l’Elbe. Le premier essor est lié à la poussée allemande
en pays slave et au développement du négoce3 le bourg, qui reçoit du margrave Othon le
Riche une charte urbaine en 1164, étant en effet placé à la rencontre de deux axes
majeurs des échanges : dans le sens Est-Ouest, la « route royale » (via regia) qui conduit de
l’Allemagne moyenne (la région de Mayence et de Francfort) vers l’Ostelbie, par Eisenach,
Gotha, Erfurt, Weimar et Naumburg4 ; mais Leipzig est également bien située sur la route
Nord-Sud, entre la mer du Nord, le Harz (Goslar) et la Baltique d’un côté, l’Erzgebirge et
Nuremberg, ou la Bohême (donc aussi l’Allemagne du Sud, le Tyrol et l’Italie) de l’autre. À
partir du XIVe siècle, une part importante des échanges assurés par Leipzig portera
310

d’ailleurs sur le trafic avec Posen (Poznan), Breslau (Wroclaw), Thorn (Torun), Cracovie et
le bassin des Carpathes, mais aussi, à la faveur des Guerres hussites, avec Nuremberg, la
Bohême et Prague...5
3 Pour autant, des concurrents dangereux existent à proximité immédiate : Naumburg,
Merseburg (où des foires se tiennent depuis 1007), mais surtout Halle et Magdeburg, voire
Erfurt, bénéficient de conditions naturelles parfois meilleures, notamment par suite de
leur position sur une voie navigable (Halle, Magdebourg). La résidence des margraves est
d’abord fixée à Meissen. Freiberg, portée par les mines d’argent découvertes à proximité,
est la principale ville de Saxe aux XIIIe et XIVe siècles (5 500 habitants vers 1300), elle a le
droit d’étape pour le commerce avec Prague et la Bohême, y compris pour le sel exporté
de Halle. Enfin, nous sommes longtemps sur une marche frontière, un pays nouveau, qui
ne saurait de longtemps concurrencer le « vieux pays » du Rhin et de l’Allemagne
méridionale. À l’Ouest, commandant le confluent du Rhin et du Main, la ville libre et
d’Empire (Freie Reichsstadt) de Francfort-sur-le-Main domine l’ensemble des réseaux, elle
est une ville de foire depuis 1140, mais aussi la ville de l’élection (depuis 1152) et du
couronnement impérial (depuis 1562) et la résidence de nombreux diplomates. Francfort-
sur-le-Main sera décrite, au xviiie siècle, comme la « capitale secrète » de l’Allemagne.

Principales routes commerciales de Leipzig sous l’Ancien Régime : croquis de localisation.


Nota. Les noms de villes sont indiqués dans la langue du pays. Les noms entre parenthèses désignent
les directions plus lointaines du commerce.

4 N’insistons donc pas davantage, sinon pour rappeler que la position dominante que
Leipzig réussira à s’assurer comme ville de foire sera toujours sujette à être remise en
question par des concurrents plus actifs, ou par suite d’une organisation différente des
acteurs et des courants économiques. Le poids démographique de la ville reste d’ailleurs
relativement limité jusqu’à l’époque de la Révolution industrielle : nous sommes
évidemment très en retrait par rapport aux principales capitales politiques européennes.
311

Tableau 1 – Évolution de la population de Leipzig, XIIIe-XIXe siècles6

Les facteurs de développement

5 Leipzig, donc, à ses débuts : une petite place frontière géographiquement marginale,
commandant un confluent et un nœud d’itinéraires. Pourtant, la grammaire historique de
la ville et de sa région amène à souligner la présence dans le long terme d’un certain
nombre d’éléments favorables, qui rendront possible l’essor de Leipzig et sa construction
comme capitale du livre. Passons rapidement en revue les cinq points principaux.
6 1) La réussite de la ville est fondamentalement liée à son rôle et à son statut de ville de
marché (Markt), puis de foire (Messe, lat. missa). Protégés par le margrave de Meissen,
deux marchés anciens se tiennent régulièrement à Leipzig, au Jubilate7 et à la Saint-Michel
(Michaelis)8, auxquels l’électeur Frédéric II joint en 1458 le privilège d’un troisième
marché, à l’An nouveau (Neujahr). La tenue du marché est directement liée à l’instauration
d’un droit spécifique, qui permette de garantir un privilège d’exclusivité dans un certain
rayon, mais aussi d’assurer la protection des négociants étrangers et de fixer les
conditions financières des échanges. Les trois foires annuelles sont confirmées par un
acte pris par Maximilien Ier à la demande de la ville en 1497 : les dispositions portent
également sur l’interdiction d’instituer de nouvelles foires dans les évêchés de
Magdebourg, Halberstadt, Merseburg, Naumbourg et Meissen et sur le droit exclusif
d’étape conféré aux Leipzigois dans un rayon de quinze milles9. L’autonomie qui est de
fait celle du Magistrat de Leipzig et l’appui que celui-ci réussit à s’assurer de la part des
autorités territoriales (le prince et l’empereur) prennent rang parmi les facteurs les plus
importants de la réussite urbaine.
7 2) L’essor de la foire et des activités liées au négoce, notamment au grand négoce,
entraîne un certain nombre de conséquences à plus ou moins long terme :
• Le négoce d’Ancien Régime s’appuie sur des réseaux d’échanges de marchandises, qui
recouvrent également des réseaux financiers : les grandes places de négoce sont
nécessairement des places financières, où se font les principales opérations bancaires
classiques – le change en espèces, d’abord, mais aussi l’ouverture de crédit et, surtout, la
création, l’endossement et la circulation du « papier » (progressivement à partir du XVIe

siècle). Leipzig se trouve à la tête de réseaux financiers étendus, tandis qu’une des fonctions
principales de la foire devient celle du paiement, à terme du clearing, et que des maisons de
banque commencent à se développer (on en comptera une quinzaine en ville à la fin du XVIIIe
siècle).
• Le négoce d’Ancien Régime fonctionne principalement sur la base du « papier » commercial
émis par une maison, et circulant d’une place à l’autre : autrement dit, sur la base du crédit,
que la communauté des négociants accorde à ses différents membres et partenaires. Pour
que le système soit viable, pour éviter les crises qui s’enchaînent en cascade, il faut qu’il soit
aussi sûr que possible. Le négoce suppose donc aussi une activité fondée à la fois sur
312

l’information (il faut savoir avec qui et dans quelles conditions on travaille), sur la confiance,
sur la solidarité et sur la définition de règles communes et de pratiques (Usancen) auxquelles
les uns et les autres se soumettront. Dès lors, deux caractéristiques fondamentales sont liées
au développement de ce type d’activités.
8 D’une part, c’est ce que nous pourrions appeler l’autogestion : les négociants constituent
une communauté solidaire et qui a l’expérience de sa propre administration. Dans une
ville de foire et d’échanges comme Leipzig (encore plus Francfort, mais aussi Lübeck ou,
plus tard, Hambourg), ce sont eux qui dominent la gestion du Magistrat et qui
déterminent les cadres principaux de la politique urbaine (songeons par exemple à tous
les problèmes d’infrastructure qui se posent pour accueillir la population foraine très
importante qui envahit la ville à chaque foire). Cette pratique ancienne de l’autogestion
jouera un grand rôle également dans le domaine du livre et de l’imprimé.
9 D’autre part, c’est l’importance de la communication et de l’information. Le négoce et la
finance d’Ancien Régime sont en eux-mêmes des activités intimement liées à la
communication : nous avons dit que le « papier » et la correspondance devaient circuler
rapidement et en sécurité, mais les investisseurs veulent aussi être informés le plus
rapidement sur les conditions dans lesquelles ils travaillent. Les réseaux du négoce
recouvrent donc des réseaux d’information, et Leipzig devient, à partir du XVIIe siècle,
l’une des capitales allemandes de la communication10.
10 3) Le troisième facteur favorable à l’essor de la ville est celui de la territorialisation (
Territorialisierung), entendons, de la formation de principautés territoriales pratiquement
indépendantes. Au XIVe siècle, tandis que la poussée allemande vers l’Est s’est plus
orientée vers la Baltique, deux puissances principales se sont constituées entre l’Elbe et
l’Oder : au Nord, la marche de Brandebourg, au Sud, celle de Misnie, puis de Saxe 11. Dans
ces principautés territoriales, la logique géo-politique (gouverner un certain territoire)
tend à se juxtaposer à la logique féodalo-dynastique ancienne. En Palatinat électoral
(Heidelberg) comme en Saxe (mais aussi en Bourgogne, en Bohême, en Autriche et, plus
tard, en Hongrie, etc.), une administration se met en place, qui travaille, dans une
perspective mercantiliste, à l’enrichissement du pays, au meilleur rendement de la
collecte des impôts, donc aussi à la possibilité d’entretenir une armée plus puissante et
mieux équipée. La nécessité de disposer de cadres administratifs et ecclésiastiques mieux
formés pousse à la fondation d’Universités que l’on pourrait qualifier de territoriales :
Prague en Bohême (1348), Vienne en Autriche (1365), Cracovie en Pologne (1364), Erfurt
(1379), Heidelberg en Palatinat (1385), Ofen (Buda) en Hongrie (1389) et Leipzig en Saxe
(1409) – dans ce dernier cas notamment pour mettre à profit les difficultés de Prague,
alors enfoncée dans la crise hussite.
11 Dès lors, Leipzig prend rang dans les itinéraires estudiantins, tandis que les différentes
activités liées au livre et à l’écrit se développent dans la ville, où l’imprimerie apparaît de
manière certaine en 1481. Leipzig se caractérise fondamentalement par cette
combinaison de deux catégories principales de fonctions, négociantes (et capitalistes) et
culturelles, puis artistiques. Au total, on le voit, une constellation très moderne de
caractères – économiques et financiers, mais aussi intellectuels et culturels, dans une
moindre mesure politiques, qui interviennent en outre dans le cadre d’un développement
démographique tendant très progressivement à s’affirmer.
12 4) Un quatrième facteur oriente la trajectoire de la ville dans un sens favorable : il s’agit
du déclenchement de la Réforme luthérienne, dont l’épicentre se place en Thuringe et en
313

Saxe. La mutation vers une principauté territoriale moderne et puissante aux mains de la
famille des Wettin n’a pas empêché la logique féodalo-dynastique de jouer et, en 1485,
l’électorat de Saxe est divisé entre une principauté électorale, la Saxe ernestine, et un
duché, la Saxe albertine, auquel appartiennent Leipzig, Dresde et Meissen. Les origines du
luthéranisme s’ancrent le plus nettement en Saxe ernestine, Luther lui-même est né à
Eisleben (près de Halle), il entre chez les Augustins d’Erfurt avant de commencer à
enseigner dans la nouvelle Université créée par l’électeur Frédéric le Sage en 1502 dans sa
petite résidence de Wittenberg. Après avoir été mis au ban de l’Empire, Luther se réfugie
à la Wartburg (près d’Eisenach), où il travaille à sa traduction du Nouveau Testament (1521)
et, bientôt, Wittenberg devient le centre de la religion nouvelle, et du vaste mouvement
intellectuel qui l’accompagne12.
13 Les conséquences de ces événements ont été décrites comme d’abord négatives pour
Leipzig : l’Université de Wittenberg devient en quelques années la plus importante
d’Allemagne, et concurrence bien entendu le plus durement celle, voisine, de Leipzig.
Dans le même temps, les activités d’imprimerie et de librairie se développent dans la
petite ville, là aussi au détriment, a-t-on soutenu, de Leipzig. Très vite pourtant, le
rapport de forces joue plus directement, les professionnels (imprimeurs, libraires et
relieurs) de Leipzig reprennent le contrôle de la production et du marché : la ville
s’impose dès lors progressivement comme le centre du commerce du livre réformé en
Allemagne et dans les pays majoritairement de langue allemande, en même temps que
comme le principal centre de production des feuilles volantes, canards et publications
éphémères diffusés par le parti réformé (Flugschriften).
14 De plus, avec le passage de la ville (en 1540) et de la principauté à la Réforme, le
développement des activités éditoriales privilégie de plus en plus nettement les
publications en langue vulgaire. Sur les deux plans, de centre de la librairie réformée et
de la librairie en langue allemande (donc de la librairie nationale), Leipzig devient plus
autonome face à Francfort-sur-le-Main, qui travaille surtout dans le domaine de la
librairie catholique, internationale et majoritairement en latin. Il est en outre bien
évident que la ville bénéficie du déplacement progressif de l’axe structurant de
l’Allemagne en direction de l’Est, du Brandebourg-Prusse et de la double résidence de
Berlin/Potsdam. De point d’appui contribuant à la sécurité d’une marche excentrée,
Leipzig réussit progressivement à s’imposer comme une des grandes places de négoce et
de finances au cœur des pays allemands.
15 Les maisons religieuses ont été fermées dans les principautés passées à la Réforme, et
leurs biens confisqués. En Saxe albertine, après la mort du duc Georg (1541), les livres des
anciennes maisons conventuelles sont concentrés à Leipzig. Caspar Borner (1492-1547),
humaniste et recteur de l’Université, obtient du duc Moritz en 1543 une aide financière
pour payer le corps professoral, mais aussi la remise à l’Université de cinq villages en
dehors de la ville (ce qui lui apporte des revenus importants et réguliers) et celle du
couvent des Dominicains à Leipzig même. L’Université y établit sa première bibliothèque
(la Bibliotheca Paulina), qui s’ajoute aux collections déjà constituées par les différentes
facultés. On y incorpore successivement les bibliothèques des Augustins et des
Franciscains de Leipzig, mais aussi celles des Cisterciens d’Altzelle et de Buch, des
Bénédictins de Pegau et de Chemnitz, des Augustins de Lauterberg près de Halle, des
Franciscains de Langensalza et des Dominicains de Pirna. Au milieu du XVIe siècle (donc,
en moins de dix ans), la Bibliothèque de l’Université de Leipzig est déjà devenue la plus
riche de la principauté13.
314

16 5) Enfin, le développement économique de la Thuringe et de la Saxe assure à l’activité


négociante de Leipzig un large volant de marchandises à mettre sur le marché. Au XIIe
siècle, le premier essor est lié à l’exploitation des mines d’argent de Freiberg, ville qui
s’impose dès lors comme la principale place financière du margraviat. Deux siècles plus
tard, Freiberg est sur le déclin par suite de l’appauvrissement des mines et de la situation
confuse de la Bohême, mais nous assistons à l’essor rapide de l’argent à Schneeberg et
dans l’Erzgebirge orientale, et du cuivre dans le comté de Mansfeld (où travailla le père de
Luther). À partir du début du XVIe siècle, la foire de Leipzig combine plus étroitement les
fonctions commerciale et financière14, tandis que se constitue dans la géographie de
l’Allemagne moyenne (Thuringe et Saxe) une région minière et industrielle de rang
européen, qui nécessite de lourds investissements capitalistes et soutient par la suite le
développement des nouvelles techniques15 et des réseaux de finance16.
17 Les conséquences sont très importantes, qu’il s’agisse de l’essor d’une économie
monétaire, de la richesse plus grande des princes territoriaux (avec aussi la mise en place
d’une administration financière), ou de la montée d’autres formes de travail, à terme de la
modernisation des rapports sociaux et des logiques culturelles. Leipzig joue le rôle de
place centrale dans la circulation monétaire et ce sont des membres de la haute
bourgeoisie négociante urbaine que les princes de Saxe chargent d’organiser leur
administration financière et de réunir les sommes éventuellement nécessaires à la bonne
marche de l’État. Les mêmes phénomènes touchent aussi le domaine du livre, de
l’imprimerie et de la librairie : à la fin du XVIIe, mais surtout aux XVIIIe et XIXe siècles, cette
branche d’activités progresse rapidement en ville même et dans les principautés de Saxe
et de Thuringe, et la production imprimée de Leipzig dépasse celle de Francfort à partir
de la décennie 1610. L’essor plus rapide des industries régionales de Saxe constitue l’un
des éléments principaux qui permettent à Leipzig d’asseoir sa suprématie, tandis que
l’existence d’un marché régional d’une certaine importance est un élément crucial dans la
perspective d’une « librairie d’Ancien Régime » longtemps dominée par le problème de la
contrefaçon – donc par les difficultés de contrôler un marché de diffusion
géographiquement plus étendu17. Arrivant en Saxe, Mme de Staël s’étonne de
l’omniprésence du livre :
« On peut juger, par la quantité d’ouvrages qui se vendent à Leipsick, combien les
livres allemands ont de lecteurs ; les ouvriers de toutes les classes, les tailleurs de
pierre même, se reposent de leurs travaux un livre à la main... » 18

La « librairie d’Ancien Régime » : foires du livre et


structures professionnelles
Fonctions de la foire

18 Comprendre le rôle de la foire du livre nécessite de rappeler quelles sont les trois
principales fonctions de la « librairie » – entendue au sens large : l’imprimerie, la librairie
de fonds (l’édition) et la librairie de détail (la diffusion). Concrètement, une fois le livre
imprimé, le libraire doit faire connaître ses publications ou son assortiment auprès de ses
collègues ou de ses clients ; il doit ensuite assurer l’expédition des volumes
éventuellement commandés ; il doit enfin se faire payer, ce qui, dans une économie pré-
industrielle très morcelée, n’est pas la moindre difficulté. Dès lors que ces activités sont
géographiquement dispersées, ce qui est le cas dans l’espace germanique, et non pas
315

concentrées comme en France ou en Angleterre dans une ville principale, des pôles
d’échanges deviennent indispensables : la dispersion alourdit et complique le travail, elle
ralentit la circulation des livres et elle constitue un facteur évident de renchérissement.
La montée en puissance des fonctions de stockage, d’échange et de redistribution permet
de répondre à une multiplication d’itinéraires qui s’opère selon une progression
factorielle19. Ajoutons que la même dispersion se retrouve du côté du public des lecteurs
d’Ancien Régime, dans la mesure où celui-ci ne concerne qu’une minorité plus ou moins
étroite répartie dans un grand nombre de villes de résidence princière, de centres
universitaires ou négociants, etc. En 1808, le grand libraire berlinois Friedrich Nicolai
souligne que :
« l’on ne doit pas s’imaginer que ce serait un avantage pour la librairie allemande
que d’être pratiquée dans une foire que l’on ne peut visiter qu’après un voyage de
trente mille et plus. C’est là un mal nécessaire, parce que toutes les villes
allemandes sauf Vienne sont trop pauvres pour nourrir un véritable libraire... » 20
19 Le système de la foire s’articule avec la technique fondamentale utilisée pat la librairie
ancienne qui est celle du Tauschhandel, ou échange entre éditeurs de leurs titres de fonds
selon des barèmes précisément établis. Cette pratique, qui combine donc étroitement
l’édition et la diffusion, suppose que l’on dispose de la marchandise nécessaire (des titres
de fonds) et pousse donc au maintien d’une activité éditoriale dispersée. D’autre part,
l’échange doit être matériellement possible, il faut que les libraires se rencontrent pour
traiter leurs affaires – et telle est bien la fonction essentielle des foires. En revanche, les
échanges de librairie ne sont possibles que dans des aires socio-culturelles cohérentes, ce
qui aboutit à la constitution précoce de plusieurs « marchés régionaux » du livre autour
de métropoles commerciales comme Augsbourg, Francfort-sur-le-Main et, à terme,
Leipzig.
20 Deux autres fonctions complémentaires interviennent dans le système des foires, à savoir
l’information et le paiement. Il faut en effet faire connaître ses produits : le monde
germanophone est très tôt familiarisé avec les livres de démonstration (Musterbuch)
manuscrits21 et les premiers grands libraires éditeurs font imprimer des catalogues de
leurs titres, qu’ils remettent à des « voyageurs » chargés de prendre les commandes22. Des
listes des titres présentés à la foire paraissent à Francfort en 1564 : ces « catalogues de
foires », d’abord publiés par certains libraires, sont compilés, à compter de 1599, pour
donner les références de l’ensemble des nouveautés proposées à la foire de Francfort. Le
processus est le même à Leipzig à partir de 1594, où un catalogue compilé paraît chaque
année à compter de 1602, déjà dans une optique de concurrence à l’encontre de Francfort
23
Ces différents catalogues sont publiés sous le contrôle des Magistrats, pour des raisons
qui relèvent de l’efficacité économique, mais aussi de la censure.
21 Le système du Tauschhandel s’appuie d’autre part sur un ensemble de pratiques
spécifiques : progressivement, les échanges sont organisés d’une foire sur l’autre, le
retour des exemplaires invendus venant en balance des comptes, lesquels sont soldés par
les libraires entre eux, avec plus ou moins de difficultés, un certain jour de la foire (
Buchhändler-Abrechnungstag). Des réflexions sont conduites sur les fonctions précises des
différents acteurs de la chaîne du livre et sur la mise en place de pratiques
professionnelles acceptées par tous24 :
« Et on a l’impression que le commerce des livres a atteint sa plus haute floraison
dans notre siècle. Les librairies les plus significatives d’Allemagne sont celles de
Francfort, Leipzig, Nuremberg, Vienne, Strasbourg, Hambourg, tout comme celles
des villes où se trouvent des établissements d’enseignement. Mais dans cette
316

optique, à la première place, c’est Francfort qui mérite le prix, ville dont le quartier
des libraires est appelé couramment la rue des livres [Buchgasse] et l’Académie
foraine des muses [Messeakademie der Musen] par Henri Estienne dans son éloge
de la foire de Francfort... »25

Essor de Leipzig

22 Dès le début du XVIIe siècle, Leipzig tend à prendre le pas sur sa concurrente principale,
Francfort, pourtant siège de la Commission impériale de la librairie26 depuis 1569 (264
titres à Leipzig, 140 à Francfort en 1616). Comme l’a montré Étienne François, la
prédominance de la Saxe et de la Thuringe dans la géographie allemande du livre renvoie
à un rééquilibrage d’ensemble de la géographie économique allemande la plus large, de
sorte que la conjoncture spécifique de la branche est comme le miroir de la conjoncture
économique générale. La progression saxonne, tragiquement arrêtée par la Guerre de
Trente ans, reprend avec d’autant plus d’ampleur dans la seconde moitié du XVIIe et au
XVIIIe siècle (3 286 titres à Leipzig en 1701, contre seulement 800 à Francfort). Francfort
tend dès lors à devenir une place d’influence plus limitée travaillant surtout pour
l’Allemagne du Sud et ses marges et dont les catalogues de foires cesseront de paraître en
1750.
23 Un des facteurs les plus importants dans le développement de la foire du livre réside dans
le développement accentué du commerce avec l’Est27, pour lequel Leipzig est évidemment
mieux placé, et s’impose comme le centre à l’échelle du continent. Depuis l’Europe
occidentale, les marchandises sont expédiées à Leipzig, via Amsterdam et Hambourg, puis
par bateau en remontant l’Elbe jusqu’à Magdebourg, ou par la route. Au XVIIIe siècle, l’Elbe
est la plus importante voie d’eau en Allemagne même. Enfin, la domination de Leipzig sur
le « petit monde » de la « librairie » allemande est définitivement assurée par la mise en
place d’une réforme générale de l’organisation et des pratiques des professionnels. La
conjoncture est très favorable (essor de la production imprimée), qui se combine avec la
prise de conscience de l’existence d’un marché national allemand du livre et avec une
réflexion sur la définition d’une littérature nationale28 et sur le rôle de différents acteurs
du champ littéraire – l’auteur, le public, mais aussi le libraire29. Dans un espace
linguistique unifié, la diversité politique fait cependant les beaux jours de la contrefaçon,
parfois avec l’appui même du souverain (surtout en Allemagne du Sud et en Autriche) : les
privilèges octroyés par les princes territoriaux (et d’abord par l’Empereur) ne sont pas
respectés, l’économie régulière du livre s’en trouve minée, et la modernisation du statut
de l’auteur est remise en cause (puisqu’il est difficile, voire impossible, de le payer).
24 En 1764, le libraire leipzigois Philipp Erasmus Reich adresse une circulaire à ses collègues,
dans laquelle il évoque la nécessité urgente de réorganiser la librairie allemande pour en
extirper la contrefaçon30. Ce que Reich propose, c’est que les libraires de bonne foi [redlich
] s’unissent pour adopter des « lois intangibles » [unabweichliche Gesetze], de sorte que les
privilèges soient à nouveau observés et les contrefacteurs considérés comme des brigands
[Räuber]. La première de ces lois est de refuser de diffuser des contrefaçons et de ne pas
entrer en affaires avec ceux qui se livrent à cette activité ni avec des personnages au
crédit mal assuré ou inexistant : la librairie doit être définie comme un commerce
convenable, qui ne peut accueillir en son sein des hommes qui seraient souvent dignes
des galères [oft Galeeren-würdigen Leuten].
317

25 Reich propose donc de ne plus visiter les foires de Francfort, de concentrer les affaires de
la librairie allemande à Leipzig, et d’y suivre scrupuleusement la règle interdisant de
travailler dans la contrefaçon. Un tel programme suppose, pour être mis en œuvre avec
succès, de s’appuyer sur l’unanimité de ceux qui contrôlent la place centrale de la
librairie : la fondation, en 1765, de la Buchhandels-Gesellschaft in Deutschland constitue la
première étape vers la constitution des professionnels en groupe de pression. Le
Tauschhandel ancien sera abandonné au profit du Nettohandel (les livres sont cédés au
comptant ou à crédit), de la condition (les livres sont envoyés à condition pour une année,
à l’issue de laquelle les invendus sont retournés et le reste soldé), et de la « circulation par
Leipzig » (der Verkehr durch Leipzig).
26 Le programme proposé par Reich se heurte, bien évidemment, à des oppositions
puissantes (notamment en Allemagne méridionale et dans les États des Habsbourg), mais,
à moyen terme, la réussite est éclatante. Nombre de correspondances conservées
témoignent de l’importance de la foire de Leipzig, même dans une géographie éloignée. À
la fin du XVIIIe siècle, le bâlois Decker, un cousin des grands imprimeurs berlinois, propose
à un collègue strasbourgeois de l’accompagner à Leipzig :
« Je compte partir pour Leipsic le 20 avril (...). Le voyage pourrait se monter à 30
louis par tête, mais certainement l’utilité que vous en retireriez surpasserait cette
somme... »
27 De même, lorsque Wilhelm Ziegler, représentant des Levrault, arrive dans la ville, le 14
avril 1818, il y trouve « presque tous les libraires de l’Allemagne » (entendons, les
libraires « qui comptent »), mais aussi plusieurs libraires londoniens, avec lesquels il
propose à ses correspondants français d’établir des relations – témoignage remarquable
du rôle désormais tenu par Leipzig dans le grand commerce européen de librairie. De
France sont venus Treuttel et Würtz31, ainsi que la veuve Renouard et un « commis de
Michaud. »32
28 Bien entendu, la foire du livre est d’abord la rencontre des libraires de fonds, mais elle est
aussi bien autre chose : les récits et les autobiographies, plus encore une iconographie
considérable et notamment les œuvres de Christian Gottfried Geißler et de Georg
Emanuel Opitz, montrent que, autour de la « grande librairie », c’est tout un monde de
revendeurs moins importants, de petits colporteurs, etc., qui envahit la ville et occupe
chaque arcade et chaque porche libre33.

De nouvelles fonctions : mise en réseau et


communication
La commission de librairie

29 Le dernier tiers du XVIIIe siècle avait été marqué par la concentration du commerce de
librairie au cours de la seule foire de Jubilate34 Le XIXe siècle voit une remise en question
fondamentale de la fonction des foires, par suite de l’industrialisation (qui se traduit par
l’émergence de nouveaux modèles d’imprimés35), des transformations de la structure
démographique et de l’intégration très rapide de la géographie allemande : la proportion
des libraires qui « font » la foire rend à s’affaisser de plus en plus nettement, jusqu’à
tomber à quelque 13 % de l’ensemble des libraires allemands en 1832.
318

30 À compter de la décennie 1830, la structure budgétaire de l’édition se modifie, dans un


mouvement qui s’amplifiera jusqu’à la Première Guerre mondiale : le livre d’Ancien
Régime était plus rare, mais la marge bénéficiaire à l’exemplaire relativement élevée ;
désormais, la pratique des grands tirages et la diminution des prix de vente supposent
d’écouler un nombre bien plus important de volumes pour rentrer dans ses frais, et les
frais généraux sont augmentés d’autant pour le libraire de fonds. Dans le même temps, les
conditions mêmes de circulation et d’expédition changent du tout au tout et rendent en
principe moins nécessaire le détour par Leipzig : après la publication de la note de
Friedrich List sur la nécessité d’un chemin de fer Dresde-Leipzig et son tôle comme noyau
du futur réseau national allemand36, cette première ligne de chemin de fer est achevée
dès 1837. La foire, concurrencée par d’autres outils, ne répond plus pleinement aux
besoins d’affaires qui se sont considérablement accrues et qui se poursuivent tout le long
de l’année.
31 Un certain nombre de libraires spécialisés vont donc, dans l’intervalle entre deux foires,
proposer à leurs correspondants de suivre leurs affaires en ville. C’est l’amorce de la
« librairie intermédiaire » (Zwischenbuchhandlung) et de la commission. Le fait de « faire la
foire », soi-même ou par le biais d’un « voyageur », n’empêche d’ailleurs pas de disposer
parallèlement d’un commissionnaire à Leipzig : pour les Levrault, il s’agit d’abord de la
maison Mittler, dont on juge d’ailleurs qu’elle est « assez bien payé[e] » pour rendre tous
les services que l’on souhaite. La commission se substitue progressivement à la foire
comme le principal agent structurant de la librairie allemande au cours du XIXe siècle, et
consiste à répondre à la massification du marché par une spécialisation plus grande :
alors que le marché s’élargit et se diversifie, et que le bénéfice à l’exemplaire ne couvre
plus les frais de diffusion pour un libraire isolé, la spécialisation du commissionnaire dans
un certain nombre de fonctions permet de rétablir l’équilibre, voire, paradoxalement,
d’abaisser les coûts37.

Une palette de services

32 Quels sont donc les services offerts par les commissionnaires de Leipzig ?
33 Le commissionnaire offre à ses commettants, d’abord, les services d’un secrétariat (pour
les circulaires, la comptabilité, etc.). C’est lui qui reçoit les commandes, les transmet ou
les exécute, assure la correspondance, tient les livres d’inventaires et les différents
comptes. Comme les commissionnaires sont de plus en plus localisés à Leipzig, les
économies de courrier sont importantes. Bientôt, le commissionnaire ajoute à ces services
ceux d’un magasin permanent : chaque commissionnaire gère à Leipzig l’Auslieferungslager
de son commettant (entendons, il a en stock tous les titres du catalogue de celui-ci, et
exécute donc directement les commandes à sa place), de sorte que la fonction d’entrepôt
se substitue ainsi pour partie à celle des foires traditionnelles. Il devient inutile,
contrairement à ce que l’on voit encore au début du XIXe siècle, de venir à Leipzig avec ses
équipages et ses volumes, puisque l’on a en ville un magasin permanent.
34 Enfin, le commissionnaire propose les services d’un banquier et d’un comptable, les frais
prévus par la commission intégrant un pourcentage destiné à rémunérer le crédit aux
commettants. Les comptes sont usuellement arrêtés au 31 décembre, mais non pas réglés :
une fois par an, on se retrouve, toujours à la foire de Pâques (foire de Jubilate), pour
présenter ses livres de fonds, engager des affaires nouvelles, balancer les comptes de
l’année écoulée et effectuer les paiements. Les comptes s’annulent en grande partie les
319

uns les autres, de sorte que le paiement de sommes relativement faibles permet de solder
des échanges beaucoup plus importants (c’est la logique du clearing). La foire est elle
aussi, et très directement, créatrice de crédit : en 1869 (donc, pour 1868), on a réglé près
de 4 millions de thalers à la foire de Pâques, représentant pour l’essentiel les opérations
de la commission au cours de l’exercice écoulé38. Pourtant, l’intégration croissante fait
que, à la fin du XIXe siècle, les paiements effectués au sein de la librairie de Leipzig en
cours d’année rejoignent presque en importance ceux faits à la foire (en 1877, 13,4
millions de marks en cours d’année, contre 14,7 millions de marks à la foire).
35 Face aux changements rapides de l’économie du livre (baisse à long terme du prix du
livre) et à l’intégration croissante des marchés, les commissionnaires se trouvent, au XIXe
siècle, constamment forcés d’innover. La tendance de fond est celle de la concentration et
de la spécialisation et elle dérive de la nécessité de réaliser des économies d’échelles pour
pouvoir rentabiliser la mise en place d’un échelon intermédiaire dans les circuits du livre.
En 1842, le Bestellanstalt assure la correspondance entre les seuls commissionnaires, et
constitue un outil de rationalisation à l’échelon supérieur. Vingt ans plus tard, en 1863,
l’institution emploie six personnes et exécute 50 000 commandes par jour39. La presse
spécialisée étrangère se fait l’écho du processus de concentration croissante : ainsi de la
Bibliographie de la France annonçant, le 5 décembre 1910, que les deux principales maisons
leipzigoises de commission (Koehler et Volckmar) venaient de racheter la raison sociale
Robert Hoffmann, créant « une sorte de trust qui contrôle les 7/10e du chiffre d’affaires de
la librairie allemande ».
36 Au total, les chiffres que nous proposons ci-dessous mettent en évidence le fait que
Leipzig réussit à rester la place de commission par excellence autour des années 1900,
alors même que la concurrence berlinoise est de plus en plus forte dans les autres
branches de la « librairie » (édition, impression, diffusion) et que les nouveaux moyens de
communication permettent aux éditeurs ou aux imprimeurs, par économie,
d’abandonner les grands centres pour s’établir dans des villes où l’immobilier et le coût
des salaires sont moindres – un symbole de cette géographie nouvelle peut résider, par
exemple, dans le départ de la maison Diederichs de Leipzig pour Iena au début du XXe
siècle40. Paradoxalement, la commission est un outil suffisamment souple pour permettre
à Leipzig de conserver son rôle de capitale du livre même en cas de délocalisation des
entreprises.

Tableau 2 – Les Commissionnaires à Leipzig (1896-1912)

37 En 1895, tous les commissionnaires ayant plus de 200 commettants sont installés à
Leipzig, et le principal d’entre eux, F. Volckmar, travaille pour 618 commettants (K.F.
Koehler, 598 ; K.F. Fleischer, 504). À la même date, chaque commissionnaire berlinois
travaille pour six commettants à peine41. Ajoutons qu’il ne s’agit là que du nombre des
commettants avec lesquels des contrats de commission ont été signés : on estime en lait
320

que chaque commissionnaire important de Leipzig est, à la fin du XIXe siècle, en relations
d’affaires avec quelque cinq mille correspondants au total... Les masses manipulées sont
en proportion : on expédie de Leipzig, essentiellement par le biais de la commission, plus
de 10 000 tonnes de livres en 186442. C’est la « librairie intermédiaire » de Leipzig,
hautement spécialisée, qui réussit à retourner radicalement à son profit les effets de
l’intégration des marchés et de la baisse des coûts des transports.

Les associations professionnelles

38 L’organisation systématique des professionnels du livre et de l’édition comme un groupe


de pression suffisamment puissant pour définir et imposer ses propres règles de
fonctionnement est à la base du programme de Reich. Peu à peu, l’État et la ville, qui y
trouvent bien évidemment leur intérêt, soutiennent directement ces associations : le
Börsenverein (« Association de la bourse ») est fondé en 1825, qui constitue l’instance
centrale de direction pour l’ensemble de la branche des « industries polygraphiques »
dans toute l’Allemagne, voire au-delà. À terme, c’est l’inscription au Börsenverein de
Leipzig qui manifeste l’appartenance à la « librairie allemande ».
39 En 1840 est créée la Gesellschaft « Typographia » (« Société Typographia »), d’abord comme
bibliothèque et chorale, puis comme association professionnelle. Leipzig est également le
siège de la principale association professionnelle allemande des patrons imprimeurs,
fondée en 1864 (Innung Leipziger Buchdruc-kereibesitzer) et qui fixe les « règles du jeu » dans
le domaine de l’imprimerie typographique. Ces organisations attachent une grande
importance à la qualité du travail, donc aussi à la formation des ouvriers et employés, et
elles interviennent directement dans les progrès de l’enseignement professionnel et de
l’enseignement technique. L’École des apprentis imprimeurs fonctionne depuis 1869 (
Fachschule fur Buchdruckerlehrlinge), elle est supprimée à la suite de la grande grève de
1873 mais sera rétablie en 1884, et le syndicat patronal fait obligation à ses membres d’y
envoyer leurs apprentis. Un grand nombre d’autres associations spécialisées existent
encore à Leipzig dans tous les domaines des activités du livre et de l’imprimerie : citons
l’association des gérants d’imprimeries de Leipzig (1864, Leipziger Faktorenverein), ou
encore la Société typographique (1877, Typogra-phische Gesellschaft). Lorsque l’on crée, en
1884, l’ « Association centrale pour l’ensemble des arts du livre » (Centralverein für das
gesamte Buchwesen), le ministre saxon de l’Intérieur en définit l’objet en ces termes :
« Promouvoir les arts graphiques à Leipzig et assurer à cette ville d’imprimerie le
premier rang dans les arts et les industries graphiques... »

De la ville des foires à la capitale du livre


40 Avec cette dernière citation, nous touchons à l’achèvement de la séquence par laquelle
l’ancienne place frontalière se métamorphose en capitale de la librairie allemande et de la
librairie en langue allemande : si les transformations de la structure et de la topographie
urbaines sont gigantesques au XIXe siècle, si l’essor industriel fait réellement de la ville
l’un des pôles européens de la branche des industries polygraphiques, la construction de
l’image de Leipzig comme ville du livre constitue un élément en définitive peut-être aussi
important. Reprenons rapidement ces trois points.
321

Formation de la grande ville et topographie urbaine

41 L’Allemagne du XIXe siècle est un pays touché par un ensemble de transformations


radicales, sur le plan de l’économie, bien entendu, mais surtout sur celui de la
démographie, avec un accroissement de population très rapide, le développement d’un
exode rural massif et, comme corollaire, la montée en puissance de villes et d’entités
urbaines qui atteignent des poids considérables. Leipzig peut être considérée comme l’un
des symboles de ces bouleversements, puisque la population urbaine y fait plus que
décupler en deux générations à peine. La population de Dresde est dépassée dans les
années 1880 tandis que, en 1889-1892, dix-sept communes suburbaines sont absorbées : la
topographie de la ville s’en trouve radicalement modifiée, et on distingue désormais la
vieille ville (Alt-Leipzig) des quartiers nouveaux (Neu-Leipzig)43.

Tableau 3 – Évolution de la population urbaine, 1834-1910

42 Bien entendu, les habitants ne sont plus les mêmes, et la part des immigrés tend à devenir
dominante. Une enquête de 1885 aboutit, pour une population de 170 000 habitants
environ, à une proportion de 35 % d’originaires de la ville même, et donc de deux-tiers
d’immigrés : 25 % des habitants viennent de Saxe, 23 % de Prusse44, 9 % d’autres États
allemands, 1,5 % d’Autriche-Hongrie45.
• Entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale, la vague de constructions
immobilières qui touche la ville atteint une ampleur jusque-là inconnue. Dans un premier
temps, on construit le Ring, qui entoure la vieille ville, et sur lequel donnent un grand
nombre de nouveaux bâtiments publics : la Poste centrale, le Musée et l’Université sont
élevés sur l’ Augustusplatz entre 1884 et 1897. L’acquisition par la ville du grand domaine
Schimmel (Schimmelsches Gut) permet d’élever le nouveau quartier résidentiel du Musikviertel
et de construire en une quinzaine d’années plusieurs édifices très importants et
représentatifs : tribunal d’Empire (Reichsgericht)46, Bibliothèque universitaire47, Ecole des arts
industriels (Kunstgewerbeschule), Conservatoire de musique 48, École industrielle municipale (
Städtische Gewerbeschule)49, enfin, nouvelle salle de concert du Gewandhaus 50. Les deux parcs
du Johanna Parka, plus tard, du König Albert Park, rendent le quartier très agréable. Le
couronnement de cette campagne qui a modifié radicalement la physionomie urbaine, est
apporté avec le nouvel hôtel de ville, élevé par Hugo Licht entre 1899 et 1905 sur les vestiges
de l’ancienne Pleißenburg51 : il n’est pas indifférent d’observer que l’art du livre (Buchkunst)
s’y trouve symbolisé par l’une des cinq statues monumentales figurant au fronton du
gigantesque complexe de bâtiments.
• Dans un second temps, à partir des années 1900, l’attention se porte davantage sur les
bâtiments destinés au commerce et aux différentes foires. Les maisons de commerce font
élever d’imposants complexes abritant bureaux, salles de réunion er espace de stockage et
de réexpédition, mais aussi d’exposition : l’un des principaux, le Specks Hof est une
construction des années 1908-1909 destinée à l’exposition et au négoce (plus de 10 000 m 2
disponibles)52. Le Städtisches Kaufhaus est bâti par la ville à partir de 1893, pour accueillir les
nouveaux types de foires (Mustermesse = foire-exposition).
322

43 La gigantesque gare terminus, élevée sur les plans des architectes dresdois Lossow et
Kühne et terminée en 1915, referme symboliquement cette époque particulièrement
brillante de l’histoire urbaine : un bâtiment de 300 sur 230 m abrite les deux
administrations concurrentes des chemins de fer prussiens et de ceux de Saxe, tandis que
douze statues monumentales illustrent, en façade, douze activités professionnelles
caractéristiques de Leipzig – parmi lesquelles le professeur, le musicien, l’étudiant, le
négociant et l’imprimeur. Bien entendu, les principales entreprises suivent le
mouvement, qui font élever des bâtiments « représentatifs » pour les grandes banques53
et les nouvelles usines : imprimeries, usines de reliure industrielle, maison de
commission, etc.
44 La présence de la foire (pas seulement la foire du livre) structure de longue date et le plus
profondément la topographie et l’aspect même de la ville. Les commerces envahissent
tous les espaces disponibles, à commencer par le marché (Markt), le Naschmarkt, le Brühl
et les nouvelles places construites à la fin du XVIIIe siècle devant les portes (Augustusplatz,
Königplatz, Fleischerplatz)54. Des échoppes sont installées dans les cours et dans les
passages, tandis que le Gewand-haus rassemble les activités liées au commerce des textiles
et que tous les porches et les rez-de-chaussée sont occupés par les marchands. Les
annuaires municipaux, etc., permettent d’identifier les visiteurs professionnels, de
connaître leur branche d’activité, de savoir d’où ils viennent et où ils résident en ville.
Progressivement pourtant, au XIXe siècle, les déplacements structurels du commerce
amènent à réorganiser les espaces qui lui sont dévolus, tandis que la formation des
associations professionnelles et leur action dans la définition des pratiques commerciales
les poussent à élever des bâtiments représentatifs et parfois très importants (au premier
chef, la Buchhändlerhaus, « Maison des libraires »).

La capitale allemande du livre

45 Dans le temps même où Leipzig s’impose comme une très grande ville au niveau
européen, la montée des activités industrielles liées au domaine de la typographie et des
arts graphiques en fait la capitale indiscutable de cette branche en Allemagne. Le tableau
ci-dessous présente quelques chiffres qui permettent de mesurer l’ampleur du processus,
surtout sensible lorsque la loi saxonne du 15 octobre 1861 sur la liberté d’établissement
permet à la croissance de suivre une logique extensive et non plus intensive55.

Tableau 4 – Les activités du livre à Leipzig, 1840-1896

Note56
Note57
Note58
323

46 À côté de l’imprimerie, Leipzig dispose de toutes les activités annexes à la typographie


proprement dite : taille-douce et lithographie, plus tard photographie, mais aussi
fonderie typographique (dont les exportations sont très importantes vers la Russie et
l’Autriche-Hongrie)59, reliure60, industries mécaniques (fabrication de matériel
d’imprimerie, principale usine allemande de machines pour la papeterie). Seule la
papeterie lui échappe, par suite de trop médiocres conditions sous le rapport de l’eau, de
même que la fabrication d’encre, pour laquelle les plus grandes usines allemandes
spécialisées sont établies à Hanovre, Celle, Hambourg et Stuttgart. Mais, même dans ce
cas, la place de Leipzig est telle que toutes les maisons allemandes de quelque importance
et actives dans la branche y ont nécessairement un bureau.
47 Il va de soi que le domaine de la librairie est également très privilégié, avec quelque 186
maisons en 186061, 257 en 1872. La librairie spécialisée (musicale, etc.) est l’un des points
forts, de même que l’antiquariat, dont la vigueur s’explique par la présence sur place
d’une vaste clientèle éventuellement intéressée, liée notamment à l’Université, et par
l’extension des réseaux commandés par la librairie générale. Les ventes aux enchères sont
également un secteur d’activité non négligeable. En 1869 par exemple, il s’est déroulé
onze ventes à Leipzig, au cours desquelles 250 000 volumes ont été dispersés, pour une
valeur totale de 75 000 Talers – dont 23 000 apportés par la vente de la bibliothèque de
l’empereur Maximilien du Mexique62. En 1876, le commerce d’antiquariat représente une
valeur totale estimée à 300 000 marks.63. En 1899 enfin, la librairie ancienne d’antiquariat
a acquis quarante-deux bibliothèques privées particulièrement riches, dont elle a proposé
les volumes à la vente dans ses catalogues64.
48 Un texte de 1885 souligne les atouts industriels de la ville :
« La signification de Leipzig dans le domaine des industries graphiques repose
principalement sur sa capacité de production, sur le grand nombre d’ouvriers
qualifiés, sur la quantité et la variété du matériel typographique [= les fontes], sur
les machines et appareils annexes que les grandes maisons générales [Gesamtges-
chäfte] et les imprimeries de labeur offrent, mais aussi sur le soin d’une série de
spécialités : la composition en langues étrangères, les ornements, l’impression de
papier monnaie et de valeurs [Wertpapieren], de cartes avec de nombreuses couleuts,
de travaux de ville pour les commerçants, d’illustrations, etc. »
49 Cet essor des activités du livre à Leipzig s’accompagne d’un double mouvement
fondamental. D’une part, c’est la place toujours tenue par l’innovation et la recherche de
l’innovation chez les professionnels des différentes spécialisations : rappelons ainsi que
c’est Brockhaus qui, en 1826, met en service la première presse mécanique à Leipzig, que
la ville est également le lieu d’apparition des principales innovations dans le monde
éditorial allemand du XIXe siècle (le Pfennimagazin, ou encore la Universal-Bibliothek), et que
s’y développe le plus nettement le modèle nouveau de l’usine dans le domaine des
industries polygraphiques. D’autre part c’est, précisément, ce type d’usines qui
correspondent aux entreprises les plus dynamiques, supposent de nouvelles logiques de
gestion, mais sont aussi le lieu privilégié où se diffuse l’innovation. Les bâtiments
colossaux qui sont alors élevés pour les principales entreprises industrielles de la branche
contribuent également à remodeler la topographie urbaine et l’image de la ville, et
d’abord sein du nouveau quartier du livre (Buchviertel).
324

Tableau 5 – Répartition des entreprises d’imprimerie en fonction de leur structure, Leipzig, 1896

Rôle et statut de la capitale

50 Dans les années postérieures à l’unification impériale, Leipzig s’est donc imposée comme
la première ville dans le domaine allemand de la « librairie » même si, sur certains points,
elle est plus vivement concurrencée par la nouvelle capitale politique de Berlin –
notamment dans le domaine de la presse périodique à vocation « nationale ».
Progressivement, la ville cherche à se doter des institutions et des bâtiments qui
manifestent le plus clairement sa suprématie : rappelons que, dans les années 1800, le
solde des comptes (Abrechnung) se fait encore en parcourant les rues à la recherche de ses
relations d’affaires ou en les visitant ou les recevant à domicile et que, en 1792, Friedrich
Nicolai refuse le choix du Café Richter pour réunir et abriter ces opérations – entre autres
parce qu’il l’estime trop éloigné du lieu où se déroule la foire65. Mais, en 1834, est élevée
dans la Ritterstraße la première « Bourse des libraires » (Buchhändlerbörse), mais la vague
des constructions professionnelles est la plus impressionnante à l’époque de l’Empire
wilhelminien : le symbole en est la nouvelle et monumentale « Maison des libraires »,
construite en 1898-1900 (Buchhändlerhaus). Lorsque l’on envisage de créer, en face de
celle-ci, une « Maison des industries du livre » (Deutsches Buchgewerbehaus), la ville offre le
terrain. De même, avec la création du Musée allemand du livre (Deutsches Buchmuseum),
pour lequel le Gouvernement de Saxe acquiert la ttès belle collection d’incunables de
Klemm à Dresde, pour la somme considérable de 400 000 marks.
51 Dans les premières années du XXe siècle, la ville réussit à acquérir un important domaine
rural sur sa lisière Sud-Est, et elle entreprend d’y aménager un nouveau quartier autour
de l’axe majeur conduisant de la Gare de Bavière66 au monument commémoratif de la
Bataille des nations, précisément élevé de 1898 à 1913 sut les lieux mêmes de la bataille de
1813. Même si le quartier projeté ne se construit que lentement, c’est là que l’on va
élever, à la veille de la guerre (1913), la nouvelle Bibliothèque nationale allemande (
Deutsche Bücherei), sur des plans d’Oskar Pusch. Le parti pris architectural est
complètement différent de celui de la Bibliothèque universitaire, avec un bâtiment
central à six étages, des façades organisées selon les trois fonctions principales des locaux
(consultation, gestion, conservation) et des capacités théoriques de stockage calculées
pour deux siècles. Il est significatif que les professionnels de la librairie aient joué un rôle
de moteur dans cette création : la Bibliothèque est fondée autour des collections mêmes
du Börsenverein et l’initiateur principal du projet est, en 1910, le libraire Ehlermann à
Dresde.
52 Au total, il s’agit bien d’inscrire le monde allemand du livre, dont on proclame la
suprématie au niveau mondial, dans la continuité d’une construction nationale dont il
325

participe très étroitement et à laquelle renvoie aussi le site de la « bataille des Nations ».
L’apogée en est atteint lorsque la ville décide d’organiser, sur un projet de Karl Lamprecht
(1856-1915), une Exposition internationale des arts du livre (Internationale Ausstellung fur
Buchgewerbe und Graphik, abrégé en Bugra), projet lancé en 1910 mais qui, par une
singulière ironie de l’histoire, n’aboutira qu’en 1914. L’exposition sera à son tour
accueillie dans le sud-est de la ville, non loin de la Deutsche Bücherei, et ses différentes
manifestations s’inscrivent parfaitement dans cette logique de commémoration67.
53 Le 28 juin 1914, la Johannisfest est l’occasion de célébrer les « grands morts allemands »,
parmi lesquels on remarque la cohorte des « hommes du livre », de Peter Schöffer,
l’ancien associé de Gutenberg, à Ottmar Mergenthaler (Mühlacker, 1854-Baltimore, 1908),
qui mit le point final à la mécanisation de la composition. Dans le même temps, on
inaugure le monument à Gutenberg, par A. Lehnert. Et la Bugra, officiellement ouverte le 6
mai 1914, est décrite par le chroniqueur de la Börsenblatt (Th. Goebel), comme
« une exposition inoubliable et grandiose de l’esprit allemand, honorant notre
partie allemande, un soleil central pour le monde graphique, oui, un soleil qui
envoie savoir et pouvoir parmi tous les peuples, dont apprentis et élèves accourront
dans la métropole allemande du livre... »

Conclusion : les instruments de la suprématie


54 Le parcours exceptionnel de Leipzig nous aide à préciser les catégories de la capitale et
leur mise en œuvre.
55 Un concept fondamental éclaire la problématique d’une capitale qui s’impose en dehors
d’une fonction politique de direction : le réseau, qui permet à la ville de s’imposer au sein
d’une certaine géographie, selon des logiques qui changent et s’adaptent en fonction de la
conjoncture. Le réseau est constitué d’itinéraires, mais il est aussi animé par des jeux de
pratiques matérielles et professionnelles (comment se font les échanges ?) et par des
hommes. Dans les faits plusieurs types de réseaux se superposent et interfèrent dans leur
action et dans leurs effets – les routes et les voies commerciales, mais aussi les réseaux
financiers, ceux d’informations, etc. Enfin, la géographie des réseaux est dynamique, qui
fait appel à des notions comme notamment les liaisons (principales ou secondaires), et la
hiérarchie (des centres et des fonctions) : elle s’oppose donc à une géographie plus
sratique, fondée sur les limites politiques ou administratives.
56 Ces réseaux permettent à la ville de contrôler, dans une conjoncture donnée, ce que nous
pouvons appeler un hinterland relativement structuré, pour lequel, s’agissant d’une
certaine fonction ou d’une certaine activité, elle constitue le centre. La géographie
d’origine des négociants visitant les foires trace les contours d’un espace qui tend à
s’élargir progressivement, mais aussi à se déplacer en fonction des conditions
changeantes des marchés. A terme, la définition d’une « librairie allemande » dont
Leipzig est le centre obligé et qui transcende le système des États et de leurs frontières
fait de la ville le point central d’un ensemble qui s’étend à toute la planète.
57 Au cœur de la réussite, nous trouvons, pour reprendre le terme de Max Weber, un
« esprit » (Geist), qui combine plusieurs dimensions principales pour constituer un
ensemble paradigmatique : à la base, ce sont des fonctions commerçantes et culturelles,
mais aussi une éthique de la responsabilité collective, de la solidarité négociante et
urbaine et de la compétence professionnelle, et, enfin, une certaine forme de libéralisme
économique (les autorités de l’Etat laissant, d’une manière générale, la direction des
326

« affaires » au Magistrat urbain et aux différentes instances professionnelles) 68.


L’articulation immédiate entre les principaux dirigeants de la branche (les responsables
des grandes maisons et des organisations professionnelles) et l’évolution du marché
permet des formes d’adaptation beaucoup plus rapide et efficace (par exemple, le passage
de la foire à la commission), et conforte la suprématie de Leipzig dans le long terme.
58 Enfin, la construction de la « capitale du livre » s’appuie sur une forme
d’institutionnalisation et sur un ensemble complexe de symboles qui l’imposent en la
proclamant. L’institutionnalisation permet aux professionnels de se constituer
collectivement comme organe directeur de la branche et donc de se réserver un volant
plus grand pour adapter la configuration de celle-ci à un éventuel déplacement de
conjoncture. Du côté des symboles, il s’agira aussi bien de monuments qui rythment la
topographie urbaine, que d’institutions (la Deutsche Bücherei) et, pour finir, de l’ordre du
discours (les formules imposant le statut de Leipzig comme capitale du livre).
59 Au-delà de la simple constatation de la suprématie de Leipzig, les fonctions de la ville par
rapport à la librairie allemande relèvent bien d’une logique plus large :
« L’organisation de l’espace [habité] n’est pas seulement une commodité technique,
c’est, au même titre que le langage, l’expression symbolique d’un comportement
globalement humain, [L’histoire] est idéaliste. Car les faits économiques sont
[aussi], comme tous les autres faits sociaux, des faits de croyance et d’opinion... »
60 souligne André Leroi-Gourhan.

NOTES
1. Lat. Misni, d’où la marche de Misnie.
2. R. Holtzmann, éd., Die Chronik des Bischofs Thiemar von Merseburg..., Berlin, 1935 (reprint
Munich, 1980).
3. Bibliographie sélective : E. Hasse, Geschichte der Leipziger Messen, Leipzig, 1885 (reprint, Leipzig,
1963). Jürgen John, éd., Kleinstaaten nnd Kultur in Thüringen vom 16. bis 20. Jahrhundert, Weimar,
Köln, Wien, 1994. Ernst Kroker, Handelsgeschichte der Stadt Leipzig, Leipzig, 1925. Walter Lange, Dûs
tausendjährige Leipzig : die Stadt der Mitte, Leipzig, 1928, notamment les deux chapitres : « Leipzig,
ein Hort deutscher Freiheit und Einheit » et « Leipzig, die Hochburg des Deutschen
Buchhandels ». Leipzig, Stadt der wa(h)ren Wunder : 500 Jahre Reichsmesse Privileg, Leipzig, 1997
[catalogue d’exposition, donnant une bibliographie complémentaire récente aux pp. 364-367].
Wolfgang Martens, (éd.), Leipzig : Aufklärung und Bürgerlichkeit, Heidelberg, 1990.
Sur l’histoire du livre : J. Goldfriedrich, F. Kapp, Gescbichte des deutschen Buchhandels, Leipzig,
Börsenverein, 1886-1903, 4 vol. G. Schwetske, Codex nundinarius Germaniae literatae bisecularis:
Meßjahrbücher des deutschen Buchhandels [1564-1765], Halle, Schwetske’s Verlagsbuchhandlung und
Buchdruckerei, 1850. Id. Codex nundinarius Germaniae literatae continuatus [1766-1846], ibidem, 1877
(donne les statistiques de fréquentation de la foire du livre de Leipzig). M. Lehmstedt, « Die
Herausbildung des Kommissionsbuchhandels in Deutschland im 18. Jahrhundert. », dans F.
Barbier, S. Juratic, D. Varry (éd.), L’Europe et le livre, Paris, Klincksieck, 1996, pp. 451-483. Id., « Ein
nothwendiges Übel : die Leipziger Buchhändlermesse im 18. Jt. », dans Leipzig, Stadt der wa(h)ren
Wunder..., op. cit., pp. 65-76. Carl B. Lorck, Die Druckkunst und der Buchhandel in Leipzig durch vier
327

Jahrhunderte..., Leipzig, 1879. F.H. Meyer, « Die Leipziger Messe von 1780 bis 1837 », dans Archiv fur
Geschichte des Buchhandels, XIV, 1887. « Der Buchhandel und die verwandten Gewerbe in Leipzig
im Jahre 1899 », dans Bbrsenblatt fur deutschen Buchhandel, 11, 1901, p. 301 et sq. Deux sources
documentaires importantes sont données par un annuaire : Das Jetslebende Leipzig, 1701, Leipzig, zu
finden beÿ Johann Gottfried Renger, 1701, et par P.J. Marperger, Beschreibung der Messen und Jahr-
Maerckte, Leipzig, 1710.
4. Cette route assure également le commerce des Pays-Bas et, au XVe siècle, des pays
bourguignons du Nord (Flandre, Hainaut, Brabant, etc.).
5. U. Schirmer, « Die Leipziger Messen in der ersten Hälfte des 16. Jts », dans Leipzigs Messen,
1497-1997, Cologne etc., 1999, 2 vol. , t. 1, pp. 87-107.
6. K. Blaschke, Bevölkerungsgeschichte von Sachsen bis zur industriellen Revolution, Weimar, 1967.
7. Le troisième dimanche après Pâques.
8. Le dimanche suivant la Saint-Michel, c’est-à-dire peu après le 29 septembre.
9. Voir la carte de 1726 reproduite dans Leipzig, Stadt der wa(h)ren Wunder..., op. cit, p. 50, et qui
donne l’étendue géographique du privilège d’étape.
10. Leipzig peut être présentée comme la première capitale de la presse périodique allemande.
En 1605 paraît la première Meßerelation, donnée par Abraham Lamberg et destinée à diffuser les
nouvelles récentes à l’occasion de la foire. Si le modèle est antérieur, puisqu’on le connaît à
Cologne et à Francfort-sur-le-Main dans les dernières années du XVIe siècle, il est évident qu’il
connaît un certain développement pendant les guerres, c’est-à-dire précisément à une époque où
le public souhaite être plus vite et mieux informé sur le cours des événements : paradoxalement,
la Guerre de Trente ans est caractérisée par l’essor de nouvelles formes de production et de
nouvelles pratiques de « consommation » des imprimés, et Leipzig en bénéficie d’autant plus que
la ville elle-même a été relativement épargnée par les troubles. A partir de 1632, on y donne un
Aviso aus dem Schwedischen Posthause zu Leipzig, qui tendra à prendre la forme d’une publication
périodique. Le Wöchentliche Zeitung, apparu en 1642, est également lié à la poste suédoise et paraît
une, voire jusqu’à quatre fois par semaine - un chiffre tout-à-fait exceptionnel.
11. Elles resteront en concurrence pour s’assurer l’hégémonie régionale jusqu’au succès de la
Prusse à la suite de la Guerre de Sept ans.
12. En 1547, la ligne ernestine doit céder la partie orientale de sa principauté à la ligne albertine,
et Wittenberg perd son statut de résidence au profit de Dresde. G. Göbler, Historisches Lexicon der
deutschen Lände : die deutscben Territorien und reichsunmittelbaren Geschlechter vom Mittelalter bis zur
Gegenwart, 5e éd., Munich, 1995.
13. D. Debes, (éd.), Leipziger Zimelien : Bücherscbätze der Universitätsbibliothek, Weinheim, 1989. À la
fin du XVIIe siècle, les fonctions d’ordre intellectuel et culturel occupent la place la plus
importante pour justifier la désignation par Moreri de Leipzig comme une « belle et grande
ville » : « Leipzig est considérable par son université (...), par ses foires (...) & par cette assemblée
de sçavans, lesquels, à l’imitation des François, se sont fait une coutume de nous donner tous les
mois des journaux très instructifs et remplis d’érudition. Celui de Leipzig [les Acta eruditorum] se
publie en latin (...). La fameuse bibliothèque de cette ville est nommé Pauline, parce que lors que
les habitans embrassèrent la doctrine de Luther en 1539, l’on donna à l’Université des docteurs
luthériens le monastère des Dominicains, le plus grand & le plus commode qui y fut, & et qu’on
nommoit le monastère de s[aint] Paul (...). Elle est ample & considérable, ayant été composée de
tous les livres qui se trouvèrent alors dans tous les couvens de la ville & des environs. Il y a sur
tout près de 8 000 manuscrits qui n’ont jamais été imprimez : le sieur Feller en donna le catalogue
en 1686... »
14. K. Blaschke, « Die Kurfürsten von Sachsen als Förderer der Leipziger Messe », dans Leipzigs
Messen..., op. cit, notamment p. 72.
328

15. Les Kuxen désignent des participations dans les mines d’argent : les capitalistes de Leipzig
investissent eux-mêmes, ou interviennent pour le compte d’investisseurs extérieurs, de telle
sorte que la ville devient le marché central des Kuxen en Allemagne.
16. U. Schirmer, « Die Leipziger Messen in der ersten Hälfte des 16. Jts. : ihre Funktion als
Silberhandel-u. Finanzplatz der Kurfürsten von Sachsen », dans Leipzigs Messen..., op. cit.,
notamment p. 97.
17. À cet égard, il n’est pas indifférent que Leipzig se situe à proximité de la « capitale littéraire »
de l’Allemagne des Lumières, Weimar. Wiederholte Spiegelungen : Weimarer Klassik, 1759-1832...,
Munich, Vienne, 1999, 2 vol.
18. De l’Allemagne, nelle éd., Paris, Garnier-Flammarion, 1985, 2 vol. , tome I, p. 119 et sq.
19. yn (nombre d’arcs reliant n points) = (S x...xn) – xn.
20. Lettre à Perthes, citée par Pamela E. Selwyn, « Generationskonflikt unter Buchhändlern ? Der
deutsche Buchhandel im Briefwechsel zwischen Friedrich Perthes und Friedrich Nicolai im
Frühjahr 1808 », dans Börsenblatt für den deutschen Buchhandel, Leipzig, 1990/2. p. 16. Soulignons la
difficulté réelle, les coûts, les délais, parfois les risques liés au voyage de Leipzig en une saison
(Pâques) où les conditions climatiques restent aléatoires. Ces difficultés sont encore accrues en
temps de guerre ou lorsqu’éclatent des épidémies.
21. Dans le domaine de l’écrit, on connaît tout particulièrement le livre de modèles d’un atelier
de copistes de la région de Mayence au milieu du XVe siècle aujourd’hui conservé pour partie à la
Bibliothèque de Göttingen (SUBGöttingen, 8° Cod. Ms. Uff. 51 Cim).
22. Dès 1469-1470, Peter Schöffer publie un catalogue de ses vingt titres et son « voyageur »
parcourt les villes d’Allemagne, dont Nurembetg, pour prendre les commandes (Thesaurus
librorum, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, 1983, n° 95). K. Burger, Buchhdndleranzeigen des 15.
Jts, Leipzig, 1907. Dans certains cas, ces catalogues sonr manuscrits, comme par exemple à Rome
pour les éditions de Sweinheim et Pannartz vendues dans la maison de Pietro et Francisco
Massimo, près du Campo dei fiori (Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Einbl. VII-1/2, reproduit dans
Gutenberg e Roma, p. 114, n° 73).
23. Albrecht Kirchhoff, « Die Anfänge des Leipziger Meßkatalogs », dans Archiv für Geschichte des
deutschen Buchhandels, 7, 1882, pp. 101-122.
24. Ahasver Fritsch (chancelier du prince de Schwarzburg), Tractatus de typographis, bibliopolis,
char-tariis et bibliopegis [relieurs] scriptus..., Iena, 1675. La traduction allemande paraît en 1750.
Cité par Hans Widmann (éd.), Der Deutsche Buchhandel in Urkunden und Quellen, Hambourg, E.
Hauswedell, 1965, t. I, p. 46 et sq.
25. H. Widmann, op. cit., pp. 36 et 49.
26. Kaiserliche Bücherkommission. Une commission analogue est établie par le prince électeur à
Leipzig en 1569, qui sera abolie en 1837.
27. Sauf la Baltique. Rappelons que c’est au XVIIIe siècle qu’est engagé le plus largement le
processus d’acculturation de l’Europe centrale et orientale, avec Faction de Pierre le Grand en
Russie, plus tard celles de Marie-Thérèse et de Joseph II en Autriche et en Hongrie.
28. M. Espagne et M. Werner (éd.), Qu’est-ce qu’une littérature nationale ? Approches pour une théorie
interculturelle du champ littéraire, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1994
(« Philologiques », III).
29. F. Barbier, « De la République des auteurs à la République des libraires : statut de l’auteur,
fonctions et pratiques de la librairie en Allemagne au XVIIIe siècle », dans F. Barbier et al. (éd.),
L’Europe et le livre : réseaux et pratiques du négoce de librairie, op. cit., pp. 415-449.
30. 30. H. Widmann, op. cit, pp. 57-59.
31. F. Barbier, « Une Librairie internationale au XIXe siècle : Treuttel et Würtz », Revue d’Alsace,
1985, p. 111 et sq.
32. Sans doute Louis Gabriel Michaud, l’éditeur de la célèbre et monumentale collection
biographique.
329

33. Nombreuses reproductions des aquarelles de Opitz (dès l’époque également diffusées en
lithographies), par exemple dans Leipzig, Stadt der wa(h)ren Wunder..., op. cit., pp. 89, 346 et 351.
34. La perte d’importance de la foire de la Saint-Michel a, entre autres, pour effet d’imposer un
crédit usuel de un an, au lieu des six mois courant jusque là entre deux foires.
35. La croissance de la production a aussi, pour corollaire logique, le fait qu’un grand nombre de
nouveautés sont publiées en dehors du calendrier traditionnel de la foire.
36. F. List, Über ein sächsisches Eisenbahnsystem als Grundlage eines allgemeinen deutschen Eisenbahn-
systems und insbesondere über Anlegung einer Eisenbahn von Leipzig nach Dresden, Leipzig, 1833. Id.,
Aufruf an unsere Mitbürger in Sachsen, die Anlage einer Eisenbahn zwischen Dresden und Leipzig
betreffend, Leipzig, 1833.
37. La fonction de la commission n’est pas propre au petit monde de la librairie : dans tous les
domaines, les négociants de Leipzig font, en définitive, relativement peu d’affaires « en propre »,
mais ils interviennent le plus largement comme intermédiaires.
38. Publikationen des Börsenvereins, II, 305.
39. Jahresbericht der Handels-u. Gewerbekammer zu Leipzig, 1863, Leipzig, in Comm. bei S. Hirzel,
1863.
40. A. Druckenmüller (éd.), Der Buchhandel der Welt, Stuttgart, C.E. Poeschel, 1935.
41. Mais pour soixante à Stuttgart : ce dernier chiffre témoigne du maintien d’une géographie
dominée, mais bien réelle, de la librairie d’Allemagne du Sud.
42. Jahresbericht der Handelskammer zu Leipzig, 1878 und 1879, Leipzig, 1880.
43. La ville ancienne reste une petite ville, qui s’étendait à l’origine sur un quadrilatère de 600
sur 800 mètres, soit seulement quarante-huit hectares.
44. La province prussienne de Saxe est très proche de Leipzig (Halle).
45. Verwaltungsbericht des Rathes der Stadt Leipzig für das Jahr 1886[–1905], Leipzig, 1888 [–1907].
46. Le bâtiment est construit à partir de 1888 sur un projet de Peter Dybwad.
47. Commencée en 1888 sur des plans dArwed Roßbach.
48. Commencé en 1887 (Hochschule für Musik).
49. Commencée en 1890.
50. Commencé en 1884.
51. L’ancien hôtel de ville accueille notamment le Musée historique de la ville (1911).
52. La tradition de ce type de constructions est ancienne, comme le montrent les deux exemples,
aujourd’hui conservés, du Barthels Hof (qui remonte au milieu du XVIIIe siècle) et du Webers Hof
e
(mi-XVII ).
53. Haus der Deutschen Bank (1898-1901), etc.
54. T. Topfstedt, « Orte der Messe in Leipzig », dans Leipzigs Messen..., op. cit., pp. 29-32.
55. Pour la situation dans le royaume, voir aussi Zeitschrift des Statistischen Büreaus des Königlichen
Ministeriums des Innern, notamment 26 avril 1857, pp. 60-66 et passim (Saxe, 1837-1856, industries
du livre).
56. Jahresbericht der Handels-u. Gewerbekammer zu Leipzig, 1863, Leipzig, in Comm. bei S. Hirzel,
1863.
57. Jahresbericht der Handelskammer zu Leipzig, 1886, Leipzig, 1887.
58. Jahresbericht der Handelskammer zu Leipzig, 1895, Leipzig, 1896.
59. Statistische Mittheilungen aus dem Königreich Sachsen, Dresde, 1854.
60. En 1849, la ville compte 91 relieurs, qui emploient 236 apprentis, soit des chiffres très
supérieurs à ceux des autres villes de Saxe, y compris Dresde. En 1861, la branche s’est
développée et concentrée, puisque nous relevons désormais la présence en ville de 107 relieurs et
de 445 apprentis (Zeitschrift des Stat. Büreaus Sachsen, sept.-oct. 1863, n° 9-10, p. 94 et sq).
61. Leipziger Adressbuch für 1860..., Leipzig, Druck und Verlag von Alexander Edelmann, 1860.
62. Publikationen des Börsenvereins, II, 305.
63. Jahresbericht der Handelskammer zu Leipzig, Leipzig, [s.n.], 1877.
330

64. « Der Buchhandel und die verwandten Gewerbe in Leipzig im Jahre 1899 », dans Börsenblatt für
den deutschen Buchhandel, 11, I, 1901, p. 301 et sq.
65. M. Lehmstedt, « Ein nothwendiges Übel,... », art. cité, p. 73 et la référence de la note 40.
66. Élevée de 1841 à 1844 comme terminus de la ligne vers Nuremberg par Altenbourg.
67. Le statut de la ville est comme symboliquement affirmé par les grandes expositions qui s’y
tiennent à partir de 1897 : l’exposition pour le quatrième centenaire de la foire (Exposition
industrielle et commerciale de Thuringe et de Saxe, Thüringisch-sächsische Industrie- u. Gewerbe
Ausstellung) réunit alors 3 500 exposants et attire 2 300 000 visiteurs. En 1913, l’Internationale
Baufach-Ausstellung (IBA) est la première à être organisée sur le nouvel espace aménagé entre le
Monument de la bataille des Nations et la Deutscher Platz. F. Barbier, « Un enjeu symbolique : le
Salon du Livre (BUGRA) de Leipzig en 1914 », dans D. Bourel (dir.), Fascinations et résistances :
Allemagne-France, Préfaces, n° 13 (1989), pp. 114-119.
68. La circulaire de Reich citée plus haut fait d’ailleurs souvent appel à la morale : « Que
penserait-on d’un voyageur qui voudrait tourner bride à la première montagne et sacrifier
l’accomplissement de ses projets à la crainte de se trop fatiguer ? » (traduction F.B.). Les termes
employés assimilent les contrefacteurs à des brigands, qui se sont mis hors la loi, et à la « plus
basse classe de l’humanité » [die niedrigste Claße von Menschen]. Le raisonnement s’appuie sur
l’articulation entre la morale, la réussite et la reconnaissance sociale.
331

Sixième partie. Les lieux de l'émotion


esthétique
332

Salon et art moderne


Eric Darragon

1 Les Salons du XIXe siècle témoignent d’une époque où les œuvres d’art étaient destinées à
du texte et dans une proportion inégalée. Des archives de papier en continu avec les
œuvres. Walter Benjamin qui a formulé, parmi beaucoup d’autres, cette proposition à la
fois limpide et énigmatique, « L’image qui est lue – je veux dire l’image dans le
Maintenant de la connaissabilité – porte au plus haut degré la marque du moment
critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture », l’auteur de Paris capitale du XIXe siècle,
ce livre absent et omniprésent qui n’est pas un livre et qui est plus qu’un livre, ne dit
pratiquement rien sur des Salons ni même des artistes du Salon alors que son projet
concerne au plus près la question du destin de l’art, celle des « biens culturels », celle des
images, de leurs lectures, à commencer par l’histoire de l’art. Les passages, les panoramas,
les expositions universelles, les rues, les productions de l’industrie, la photographie, pour
quelqu’un qui n’ignorait rien de l’art réputé moderne en son temps, permettraient
d’envisager dans un dispositif de citations et de montage ce qui est aussi montré au Salon
mais selon un dispositif différent. Et avec l’estampille du moment critique « périlleux »
par excellence, celui de l’apparition. On a donc Gavarni ou Baudelaire, voire Blanqui ou
Freud mais, en tant que telle, l’œuvre d’art du Salon n’est pas envisagée là où elle
commence à se définir. Il est bien question d’elle mais précisément de manière dérivée,
secondaire, sous forme d’image, comme si l’épreuve de la « dialectique à l’arrêt » n’était
pas disponible sous la forme de l’exposition première. En éloignant les chefs d’œuvre de
son champ, alors même qu’il prétend à une vision plus profonde, à un relief de la forme
plus étendu, en disposant à sa guise « les différents aspects d’un même kaléidoscope »,
Benjamin n’a pas voulu envisager l’épreuve critique du Salon, même partiellement,
comme s’il s’agissait d’une autre logique. Dans le même temps, au centre d’une analyse
plus globale qui n’obéit plus au récit linéaire et continu du « il était une fois » et qui en
propose une critique radicale, l’expérience de l’art est postulée sous la forme la plus
exigeante qui soit comme une découverte arrachée à un historicisme convenu, établi dans
sa vérité, justifié et intégré à un ordre de valeurs. Poétique de l’expérience qui en appelle
au travail de l’analyse :
« Il y a, à l’intérieur de chaque œuvre d’art véritable, un endroit où celui qui s’y
place sent sur son visage un air frais comme la brise d’une aube qui point. Il en
333

résulte que l’art que l’on considérait souvent comme réfractaire à toute relation
avec le progrès, peut servir à déterminer la nature authentique de celui-ci. Le
progrès ne loge pas dans la continuité du cours du temps, mais dans ses
interférences : là où quelque chose de véritablement nouveau se fait sentir pour la
première fois avec la sobriété de l’aube. »1

Salon et critiques
2 Ce rappel, ce réveil, cette évidence ont constitué pour nombre de critiques du Salon un
objet dont ils avaient à rendre compte aussitôt et qui prit corps. Benjamin ne cherchant
pas à prolonger une invention qui aurait eu lieu dans la relation critique, sa position – elle
échappe aux catégories qui conditionnent le discours – intéresse l’historien, et
particulièrement l’historien de l’art héritier de la tradition moderniste. Par rapport à la
mise en cause virulente du modernisme et du formalisme qui firent du Salon le théâtre
d’un « bon combat » et de l’artiste moderne une figure héroïque en butte à l’adversité
mise en œuvre par ses contem-porains, évolution de l’historiographie qui prit une bonne
trentaine d’années et qui n’est pas achevée 2, il est permis de rappeler que Walter
Benjamin est l’un des premiers à disqualifier l’usage d’une catégorie et de raisonnements
dont l’aboutissement caricatural fut de l’ordre de la convention et de la croyance. Il l’a
fait dans une époque, les années 1930, où cette catégorie était menacée sans penser un
instant qu’elle pouvait en elle-même sauver ce dont elle était censée avoir la garde.
3 On peut considérer aujourd’hui son œuvre à la lumière d’une histoire de l’art qui ne cesse
d’interroger le phénomène de l’exposition au Salon comme un élément décisif, mais
décisif de quoi ? De quelle modernité ? Et qu’est-ce qu’un Salon 3 ? Si son interprétation
est complexe, la réponse est simple : la foule devant l’œuvre d’art. Et cette foule sur un
siècle tant il est malaisé d’établir à quel moment finit le Salon, sa fin étant déjà en elle-
même son histoire4. Si on prend un témoin, Baudelaire par exemple, qui a donné de la
modernité l’idée que l’on sait, sans la voir à proprement parler dans une œuvre autre que
celle d’une sorte d’archive, on a déjà une certaine prémonition de Benjamin, notamment
quand il énonce dans ses « quelques mots d’introduction » au Salon de 1845, après un
hommage à « l’éloquence » de Gustave Planche qui officiait à la Revue des Deux Mondes, ce
propos impertinent en apparence, lourd en réalité d’un déplacement profond de toute
approche analytique :
« Nous parlerons de tout ce qui attire les yeux de la foule et des artistes ; – la
conscience nous y oblige -. Tout ce qui plaît a une raison de plaire, et mépriser les
attroupements de ceux qui s’égarent n’est pas le moyen de les ramener où ils
devraient être. » 5
4 Pas d’anathème contre le bourgeois, pas de « criailleries systématiques », pas de propos
sur le jury, « le mode et la fréquence des expositions, etc. », pas de pose ou de jeu
d’influence, pas de politique artistique, mais ce qu’il nomme une conscience et un métier.
Il s’agit d’une entrée en matière dont le parti a été tenu pour situer la modernité dans son
élément le plus fluide, la foule, véritable clef de liaisons harmoniques nouvelles pour
l’épreuve du regard, et avec son héros, Monsieur G., « l’artiste, homme du monde, homme
des foules et enfant ». A cela Benjamin répond avec la mélancolie qui lui est propre : « Le
pathos de ce travail : il n’y a pas d’époques de décadence » ; il parlait aussi de
« l’indestructibilité de la vie suprême en toutes choses » et il est l’un des rares à avoir pu
comprendre l’esprit du « métier » baudelairien.
334

5 Par rapport à cette première idée, celle qui établit une connexion entre la foule et les
artistes et qui prend ses distances avec toute notion partielle de progrès ou de décadence,
idée que toutes les études descriptives ne peuvent que justifier, il est facile d’observer ce
que donne pour ainsi dire le point de vue adverse, ce qu’il implique d’archaïsme au nom
du moderne. En l’occurrence celui de Zola, lui aussi considéré comme un acteur
important de cette revendication du moderne dans l’art des Salons. Entré dans la critique
d’art par un coup d’éclat en 1866, Émile Zola est l’exemple même de ce que l’on pourrait
appeler le point de vue absolu, celui qui au nom d’une idée construit ou tente de
construire une histoire en mettant en cause le public, le jury, la critique, le Salon, le
système des beaux-arts, en invoquant l’avenir et la vérité. Si, passant par-dessus un long
travail de déception qui réduit comme une peau de chagrin la fougue de l’engagement de
jeunesse, on se place en 1896, date à laquelle le Salon des Artistes français du Palais de
l’Industrie subit la concurrence du Salon du Champ de Mars organisé depuis 1890 par la
Société nationale des Beaux-Arts, on mesure sans équivoque comment une histoire de la
continuité esthétique ou de son apparence peut aboutir à une sorte d’impasse, à une
forme finale de l’histoire dont l’illusion fait partie du modernisme. En rédigeant son
dernier Salon, Zola déclare éprouver un brusque sentiment de distance, une rupture avec
le sentiment de répétition et d’ennui. Il commence par mettre en scène son témoignage
en rappelant le nom de Cézanne qui est alors au début d’une reconnaissance tardive. Zola
le sait, il ne s’en félicite pas pour autant, préférant constater la justesse de son point de
vue sur le « grand peintre avorté ». Plus important que tout est de valoriser son apport en
dénonçant les suiveurs. Il voit la domination de la « note claire », un « Salon délavé ». Il le
dit d’autant plus que tout le monde le dit à cette date. Il constate un abus effroyable de la
tache dont, en son temps, il avait fait un critère de réalisme. Il fustige comme une
véritable démence le reflet, l’ombre colorée, l’effet lumineux. En fonction de ce qu’il avait
énoncé trente ans plus tôt, le progrès s’assimile à une décadence. Les positions
s’inversent. Comme Albert Wolff et tous les autres, c’est lui maintenant qui s’indigne
devant les « femmes multicolores », des « paysages violets », des « chevaux orange ». Si
l’histoire a pris corps grâce à lui, ce serait l’histoire du Salon comme cadre d’un
phénomène d’assimilation de formules et de modes. À aucun moment, l’idée d’envisager
que l’art ait pu exister ailleurs sous d’autres formes ne vient tempérer cette mise en scène
pleine d’opportunité. Il s’agit en effet d’aboutir à une conclusion et à une seule : « Ce que
j’ai défendu, je le défendrai encore, car c’était l’audace d’un moment. » 6 Ce type de
démonstration pourrait être étendu de manière à montrer, pour le projet qui consiste à
écrire une histoire de l’art au Salon, cette fonction d’utilisation du « moment », à la fois
détaché de l’ensemble qu’il constitue et agrégé à d’autres pour constituer une
connaissance dont on voit assez bien qu’elle fait peu de cas de l’idée de masse ou de
totalité évoquée par Baudelaire. Entre ces deux pôles, la marge d’appréciation est
importante, elle prête à toutes les ambiguïtés. Elle a néanmoins le mérite d’exister pour
l’historien d’aujourd’hui avec davantage d’insistance dans la mesure où ce dernier sait
que le Salon met à l’épreuve le point de vue qu’il adopte autant, sinon plus, qu’il n’en
révèle la fécondité. Le positif et le négatif s’y tiennent de façon lumineuse, si on peut dire,
à condition d’accepter le travail d’analyse que représente un tel couple. À cet égard
l’historien peut être instruit, sinon par les artistes eux-mêmes, du moins par tous ces
critiques du XIXe siècle qui disposaient d’une culture d’historien. Ils furent légion. Citons
Zacharie Astruc, intéressante figure d’artiste, d’écrivain, de critique, auteur d’un Salon
important en 1859, par sa lucidité et sa générosité, souvent cité pour ce qui y est dit des
Casseurs de pierre de Courbet. Il s’est représenté lui-même sur la couverture de la brochure
335

en aveugle guidé devant la cimaise par un chien, en arrêt devant une chose que nous ne
voyons pas, la main tenant en guise de bâton la plume d’oie du journaliste. Une image à la
mesure de la question du Salon. L’une de ses allégories7.

Histoires croisées du Salon


6 L’étude descriptive du Salon sous tous ses aspects est extrêmement instructive, ne serait-
ce que pour prendre conscience d’un phénomène collectif d’attraction où se mêlent
lucidité et aveuglement, ordre et désordre générateurs d’un événement instable. L’art de
Salon est pris dans un système qui dans son principe devait assurer la pérennité de l’idéal
classique mais dont l’histoire réelle est tout autre. Un grand nombre de documents
montre cette fonction du jugement en tant que révélateur d’une société en proie à la
production de l’art, depuis le tableau d’Auguste Biard au Salon de 1847, Quatre heures au
Salon, jusqu’à la toile d’Henri Gervex, Une séance du jury de peinture (1885). L’épreuve
physique de la présence devant les œuvres est un phénomène dont tendent compte
abondamment les statistiques et les comptes rendus, qui participe par ailleurs à une
évolution de l’art, évolution de la hiérarchie des genres, évolution de la notion de sujet,
évolution du discours sur l’art, évolution de l’institution, mais qui est aussi et avant tout
désir d’intensité et d’émotion, besoin de divertissement et de distraction, attraction,
émotion, participation à un rituel qui divise et rassemble à la fois. Parmi toutes les
caractéristiques de cette histoire sociale inséparable de l’histoire des formes, on pourrait
souligner la fonction du comique, du caricatural, longtemps tenu pour la preuve par
excellence de l’incompréhension et du rejet8. Or, dans ce domaine comme dans d’autres,
le phénomène est plus global, plus profond, si l’on considère le Salon comme le lieu de
plusieurs histoires mêlées ou télescopées.
7 L’idée de laisser le public juger par lui-même revient souvent avec des intentions diverses
et le comique fait partie comme on le sait du succès des Refusés en 1863. Dès avant cette
date symbolique, et d’abord politique, l’ennui est le véritable ennemi, sinon de l’art, du
moins du public. Depuis que ce dernier ose rire des artistes, et cette conduite résulte
d’une forme d’éducation, cette caractéristique s’accentue au point de devenir un élément
de la création. Certains artistes ont compris que dans cette relation violente voire cruelle
pouvait exister une arme redoutable. Pour une part, l’échec des tentatives de remise en
ordre tient à une opinion relayée par la presse qui réclame ses droits. Un Salon trop
expurgé de ses éléments perturbateurs est jugé sévèrement. L’opinion n’est pas
fondamentalement complice du jury qui prétend agir à sa place ou en son nom. Le Salon
n’a jamais pu devenir le conservatoire du grand art ou de la tradition que certains
auraient voulu restaurer et la raison se trouve largement du côté du public, objet de
toutes les spéculations. Certaines œuvres majeures du XIXe siècle intègrent cette idée et la
dominent. D’autres la rejettent avec le même génie. Il y a donc dans les mouvements qui
portent la foule devant une œuvre d’art un gisement de possibilités dont certaines ont
rencontré l’histoire. On peut considérer le Salon comme l’élément institutionnel qui
provoque ce type d’événements. Il n’est encore envisagé sous cet angle que de façon
partielle.
8 Un autre élément susceptible d’appréhender le Salon comme une instance peu réductible
à une visée étroite de l’art moderne, celle qui élabore avant tout une convention et qui
trahit son objet, est déposé dans les textes critiques. On est toujours surpris par l’acuité
d’expression de ces textes, leur diversité, leur faculté de divergence. Leur étude
336

systématique est devenue un moyen privilégié pour découvrir des éléments qui
permettent de voir ce qui parfois ne peut plus l’être. Surtout cette archive permet
d’évaluer dans certaines limites une instabilité et une dynamique du jugement qui
concerne aussi bien les artistes reconnus, ceux autour desquels on voudrait organiser une
tradition vivante, et les artistes novateurs qui s’en démarquent. Cette virulence
généralisée dont on découvre toutes les variantes et toutes les inflexions va de pair avec
des mouvements de fond. Mais l’étude des Salons de ce point de vue de libre examen n’est
pas seulement une exigence documentaire destinée à qualifier une réception, elle
constitue une difficulté utile pour l’histoire de l’art qui procède par réévaluations
successives9. Elle révèle en effet que l’expérience du Salon ne fut pas abritée pat les
catégories déterminées par la réputation, le style, ou la nature des thèmes évoqués. C’est
plutôt l’inverse qui se produit sur les différents éléments qui participent d’un accrochage.
Or l’historien, dans le souci légitime de retrouver son objet, procède souvent à un travail
qui consiste à ne pas recréer le désordre dommageable du Salon. Il tend à préserver
l’œuvre qu’il étudie en la séparant de l’effet perturbateur d’une vision élargie10. D’où dans
la présentation de l’art du XIXe siècle un dispositif d’aménagement policé qui permet de
focaliser le regard. Il ne faut pas longtemps pour être rappelé à une dimension qui n’est
pas seulement celle de la diversité éclectique mais plus fondamentalement celle de l’art
dans une société qui s’est donné les moyens d’exercer sa liberté de juger. Si le Salon
présente toutes les caractéristiques de la diversité et de la discordance, il a pourtant une
unité. Les publics, les critiques, les organes de presse sont multiples, il est pourtant
question d’une même entité. Le Salon est resté ce cadre unique pour des objets qui y
trouvent sans doute une place ou un classement. Un ordre relatif qui n’a jamais pu limiter
l’activité générale du jugement. La politique du silence à laquelle certains critiques se
sont tenus comme étant le meilleur moyen pour combattre un art qu’ils jugeaient
dangereux n’a pas pu fonctionner. Le Salon ne permettait pas cette stratégie. Les
expositions indépendantes, les sécessions, les expositions particulières, en mettant en
cause le statut du Salon, ont engagé un processus irréversible qui, par étapes, a créé une
autre histoire pour l’art moderne. Celle des Demoiselles d’Avignon, exposées à un autre
regard.
9 Troisième élément d’appréciation, l’histoire administrative et l’histoire culturelle. Dans
ce domaine de nombreux travaux ont été engagés pour essayer d’aborder sous d’autres
angles la question de la forme, figée par des définitions exclusives11. On y retrouve bien
évidemment l’institution et l’histoire du débat qui lui est liée avec l’avantage de pouvoir
observer d’assez près la relation entre les pouvoirs publics, les artistes et les
personnalités, critiques, historiens, théoriciens, qui ont le plus souvent une vision
d’ensemble réformiste. Or tous ces épisodes trouvent une logique supérieure dans la
question du nombre. Aucune idée n’y résiste. Quand, faute de pouvoir adapter le Salon de
manière à satisfaire des intérêts pluriels, la décision sera prise de diviser la difficulté en
considérant le Salon comme enjeu d’une activité marchande donnant la possibilité aux
artistes de vendre, et d’autre part comme étant le dépositaire des valeurs de la tradition
nationale et à ce titre lié au système des beaux-arts et à la fonction d’un jury, on voit
assez bien le résultat de ce que Baudelaire ressentait avant tout comme une « attraction »
de fait. L’échec du Salon triennal en 1883 qui fait suite à la réforme du Salon de 1881
éclaire rétrospectivement la fonction de désordre productif liée à l’art de Salon12.
10 L’histoire de l’art récente a mis en évidence des ensembles de phénomènes artistiques
comme la peinture religieuse, l’orientalisme, le décor des édifices publics, la peinture
337

militaire, la conception du paysage, les fonctions de la sculpture, elle aborde aussi sur de
nouvelles bases les catégories du style et du goût, elle poursuit l’étude de l’œuvre
artistique individuelle, celle des institutions et des collections. Le Salon est à la croisée de
tous ces domaines et avec ses caractéristiques propres. En insistant sur l’événement qu’il
représente et notamment sur le public en tant qu’acteur, on ne peut que replacer les
questions sous leur jour et relancer l’analyse de l’art là où elle pourrait se transformer en
éléments de politique culturelle, en catégories de l’histoire sociale. Le Salon aura été
l’épreuve de cette histoire. Il serait paradoxal de le transformer aujourd’hui en une
simple chambre d’enregistrement au service d’une visée, si légitime soit elle, alors qu’il
fut un lieu d’interférences quasiment au sens où l’entendait Benjamin.
11 Un dernier point montrerait l’intérêt qu’il y a à ne pas traiter le Salon du seul point de
vue de la « modernité » de l’art français : la présence constante des écoles étrangères. La
fonction internationale de Paris, capitale du XIXe siècle, si l’on veut enregistrer ce terme.
On se rend compte de plus en plus d’un phénomène de relativité nécessaire. Il a fallu du
temps. Les Salons du XIXe siècle, dans leur fonctionnement administratif, étaient ouverts
aux artistes étrangers qui bénéficiaient d’une attention critique remarquable. Plusieurs
ont fait carrière à Paris et sont ainsi intégrés dans une histoire de l’art nationale. Mais il
faut aussi considérer le Salon d’un autre point de vue parce que ces étrangers n’ont pas eu
la même perception de l’art moderne, notamment du réalisme ou de l’impressionnisme.
Venus pour apprendre et s’informer, ils n’ont pas eu la même approche non plus de
Gérôme, Cabanel ou Cormon, de la peinture d’histoire et de ses sujets. L’histoire
internationale au Salon ne peut être saisie qu’à travers un prisme différent. Or la critique
était attentive, sous l’angle des nationalités, à cet apport original. Ce qui vaut pour
Whistler, l’est peut-être moins pour Répine ou Gallen-Kallela. Mais le Salon a joué un rôle
considérable pour des artistes qui sont aujourd’hui très mal connus et pour des histoires
qui ne peuvent plus être ignorées. Paris fut peut-être la capitale du XIXe siècle. Une des
raisons de ce phénomène est à chercher au Salon13. Là où il y avait du monde devant les
tableaux et où s’inventait quelque chose au nom même de ce phénomène. À cet égard, il
n’est pas sûr que nous en soyons là où nous devrions être. En parlant en 1845 de sa
« méthode de discours » Baudelaire avait identifié le point d’attache de l’histoire et de la
critique. Ce dernier demeure plus que jamais du ressort de cette instance.

NOTES
1. W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle. Le livre des Passages, Éd. R. Tiedeman, Paris, Cerf, 1989,
p. 492.
2. F. Haskell, Rediscoveries in Art: some aspects of taste, fashion and collecting in England and France,
Londres, Phaidon Press, 1976 (éd. française 1986). J. Thuillier, article « Pompiers », Encyclopaedia
Universalis, supplément 1980 ; Peut-on parler d’une peinture ̒pompier̕» ? Paris, 1984 ; P. Vaisse, « Les
raisons d’un retour : retrouvailles ou ruptures », Le Débat, 10, mars 1981, pp. 10-28, et
« L’esthétique du XIXe siècle : de la légende aux hypothèses », Le Débat, 44, mars 1987, pp. 90-105 ;
C. Rosen & H. Zerner, Romanticism and Realism : the Mythology of Nineteenth-Century Art, New York,
Viking Press, 1984 (éd. française, Paris, Albin Michel, 1986).
338

3. M.-C. Chaudonneret, L’État et les artistes. De la Restauration à la monarchie de Juillet (1815-1833),


Paris, Flammarion, 1999. Cl. Allemand-Cosneau, « Le Salon à Paris de 1815 à 1850 », catalogue Les
Années romantiques. La peinture française de 1815 à 1850, Musée des Beaux-Arts de Nantes, décembre
1995-mars 1996.
4. P. Mainardi, The End of the Salon. Art and State in the Early Third Republic, Cambridge, Cambridge
U.P., 1993. P. Vaisse, La Troisième République et les peintres, Paris, Flammarion, 1995.
5. C. Baudelaire, Œuvres complètes, II, Paris, éd. C. Pichois, 1976, p. 352.
6. E. Zola, Œuvres complètes, Paris, éd. H. Mitterand, tome 12, 1969, pp. 1047-1052.
7. Z. Astruc, Les 14 stations du Salon, 1859, Paris, Poulet-Malasis er De Broise, 1859.
8. Les Salons caricaturaux, catalogue par Th. Chabanne, Les dossiers du Musée d'Orsay, 41, RMN,
1990.
9. M. Tourneux, Salons et expositions d’art à Paris (1801-1870) ; essai bibliographique, Paris, 1919, et les
répertoires de V. Schuster et R. Wrigley, A Bibliography of Salon Criticism in Paris from the Ancien
Regime to the Restauration, 1699-1827, Cambridge, Cambridge U.P., 1991, et N. Mc William, A
Bibliography of Salon Criticism in Paris from the July Monarchy to the Second Republic, 1831-1851, New
York, Cambridge U.P., 1991. Un des premiers programmes de recherche de l’Institut national
d’histoire de l’art porte sur la question des Salons et de la critique.
10. Cette démarche est explicitée par les auteurs du catalogue Jean-Paul Laurens, 1838-1921, Peintre
d’histoire, Paris, musée d’Orsay, octobre 1997-janvier 1998. Voir aussi les catalogues Ernest
Meissonier, Musée des Beaux-Arts de Lyon, mars-juin 1993, RMN, 1993, et Paul Delaroche, un peintre
dans l’Histoire, Musée des Beaux-Arts de Nantes, octobre 1999-janvier 2000.
11. Cynthia et Harrison White, La carrière des peintres au XIXe siècle. Du système académique au marché
des impressionnistes, (1965), trad. française, Paris, Flammarion, 1991. Outre l’ouvrage de P. Vaisse,
op. cit., voir G. Monnier, Des beaux-arts aux arts plastiques, Lyon, La Manufacture, 1991. M.-C. Genet-
Delacroix, Art et État sous la IIIe République. Le système des Beaux-Arts, 1870-1940, Paris, Publications
de la Sorbonne, 1992. M. Marrinan, Painting Politics for Louis-Philippe. Art and Ideology in Orléanist
France, 1830-1848, New Haven & Londres, Yale U.P., 1988.
12. P. Mainardi, op. cit.
13. On ne dispose pas d’une étude d’ensemble sur la fonction du Salon pour les artistes étrangers
et sut les publications qui leur étaient consacrés. Cette attention critique fut pourtant
constitutive de l’histoire de l’art d’expression française comme en témoigne l’ouvrage de H.
Focillon, La Peinture aux XIXe et XXe siècles, Paris, H. Laurens, 1928.
339

Les salons parisiens et la promotion


des musiciens étrangers (1870-1940)
Myriam Chimènes

1 « C’était la belle époque, et la capitale de la France était en même temps la capitale du


monde culturel. Cette ville magnifique était la Mecque des créateurs, l’atelier et la
résidence d’une galaxie d’artistes et d’hommes de lettres. »1 C’est en ces termes que Pablo
Casais évoque dans ses souvenirs le Paris où il s’est installé en 1900 sur le conseil de
François Gevaert, directeur du Conservatoire de Bruxelles, qui lui a dit : « Ce dont vous
avez besoin avant tout, c’est d’écouter de la musique, toute la musique que vous pourrez ;
vous devez assister à des concerts de toutes sortes. Bruxelles n’est pas un endroit pour
vous. Le centre actuel de la musique est Paris. C’est là que vous devez aller, vous pourrez
y entendre les meilleurs orchestres symphoniques du monde. Rien qu’à Paris vous en avez
quatre, Lamoureux, Pasdeloup, Colonne et celui du Conservatoire. Vous entendrez tout et
c’est ce qu’il vous faut. »2 Cette attirance pour Paris n’est pas exclusivement réservée à la
Belle Epoque et parmi les musiciens, compositeurs ou interprètes, Casais n’est pas le seul
à élire domicile dans la capitale, pour des séjours plus ou moins longs. Ricardo Vines,
Georges Enesco, Manuel de Falla, Igor Stravinsky, Serge Prokofiev, entre autres, vécurent
ou séjournèrent à Paris entre 1870 et 1940, sans compter des vedettes lyriques comme
Lina Cavalieri, venues se produire à l’Opéra, qui est, au tournant du siècle, la scène au
monde qui fonde la carrière internationale d’un musicien3.
2 Inscrire une telle recherche dans le cadre de la Troisième République répond à une
logique politique : de la fin du Second Empire à l’instauration du régime de Vichy, le rôle
de l’État se modifie en la matière assez peu. La République n’inaugure pas de politique
musicale nouvelle, propre au pouvoir républicain et qui se démarque de celle de Second
Empire. La concentration des investissements budgétaires dans le fonctionnement de
l’Opéra et du Conservatoire traduit un désintérêt évident pour la création musicale : il
faut attendre 1938 pour que soient instaurées les premières commandes d’État régulières
à des compositeurs de musique4. En revanche, des concerts de la Société Nationale de
Musique à ceux du Groupe Jeune France en passant par les Ballets russes ou les Concerts
Wiéner, une grande partie des manifestations qui font date dans l’histoire de la musique
de cette période doivent leur survie et parfois leur existence au soutien que les classes
340

sociales fortunées apportent à ces initiatives privées. Ce n’est qu’après 1936, sous
l’impulsion du Front populaire, que se dessine l’amorce des changements qui seront
effectifs après 1945. On assiste après la Seconde Guerre mondiale à une modification
profonde de la vie musicale et des implications respectives des pouvoirs publics et des
mécènes. Mais tout au long de la Troisième République, les élites sociales continuent à
jouer un rôle important dans la vie musicale et la musique, en particulier, occupe une
place de choix dans les salons parisiens, qu’elle soit simple réjouissance de l’intimité ou
accessoire des réceptions mondaines. Contrairement aux idées reçues, ces manifestations,
souvent teintées de snobisme, ne constituent pas un épiphénomène dans l’histoire de la
vie musicale de cette époque. Quelques nuances doivent néanmoins être apportées à ce
tableau. Si les salons musicaux perdurent, il est indéniable qu’ils fleurissent surtout à la
Belle Époque, célèbre pour le déploiement des fastes de sa vie mondaine. En revanche, à
partir des Années folles, leur nombre diminue sensiblement, mais l’efficacité de leurs
animateurs ne faiblit pas.
3 Les concerts dans les salons s’inscrivent naturellement dans le calendrier des interprètes,
au même titre que les concerts publics, ce dont témoigne encore Casais qui résume ainsi
ses activités : « Il y avait les concerts, les soirées musicales, les répétitions et d’autres
obligations. »5 Pour un interprète, se produire dans un salon permet à la fois de
s’entraîner et de se forger un public choisi susceptible d’en drainer un plus large vers les
salles de concerts. Outre la publicité que procure une telle prestation, le cachet rapporté
est souvent un élément déterminant. Quant aux compositeurs, ils peuvent dans ce cadre
roder leurs dernières œuvres en avant-première devant un public restreint et récolter
éventuellement des commandes effectuées pour la consommation privée de riches
mécènes. Les animateurs de salons conjuguent donc les fonctions de producteurs et de ce
qu’on qualifierait aujourd’hui de responsables des relations publiques. Au début du siècle,
conscients de cette réalité, les imprésarios servent d’ailleurs d’intermédiaires pour
l’organisation de concerts dans les salons du Tout-Paris. Lorsque des interprètes et des
compositeurs étrangers viennent étudier à Paris, y chercher la reconnaissance ou y
mesurer leur notoriété, ils sacrifient eux aussi à ce passage obligé. Véritables médiateurs,
les animateurs de salons contribuent à leur insertion, y compris parfois dans le milieu
musical, et ces musiciens bénéficient d’une promotion équivalente, voire plus importante,
que celle dont profitent leurs collègues français, car leur situation d’étrangers excite
volontiers le snobisme des milieux mondains. Quelques exemples significatifs
d’interprètes, de compositeurs et de promoteurs illustrent le rôle des salons parisiens
dans le lancement ou l’entretien de carrières de musiciens étrangers.
4 Tout frais primé du conservatoire de Barcelone, Ricardo Vines a douze ans lorsqu’il arrive
à Paris en 1887 avec sa mère et son frère. Très vite, tout en effectuant ses études au
Conservatoire, le petit pianiste catalan se produit dans les salons pour subvenir aux
besoins de sa famille et apprendre son métier. Son journal fourmille de détails concernant
ces soirées et indique avec précision les cachets perçus6. Il met également en lumière le
fonctionnement de cette véritable chaîne des salons, un engagement entraînant l’autre.
C’est ainsi que le 13 avril 1893, à l’occasion d’un concert dans le salon de la Senora de
Soto, Argentine richissime, Vines remporte un « succès indescriptible » et fait la
connaissance des Godebski dont il devient rapidement un familier7 .Peu après, il se réjouit
du succès remporté chez Juliette Adam, dont le salon, assure-t-il, est « peut-être celui qui
a le plus d’importance à Paris. »8 En marge de ses études, le jeune Vines gagne donc sa vie
dans les salons tout en s’exerçant à jouer et en tissant un réseau de relations, y compris
341

parmi les musiciens. Il a déjà joué d’innombrables fois dans des dizaines de salons
parisiens, bourgeois ou aristocratiques, lorsqu’il donne avec succès son premier concert
public le 21 février 1895 à la Salle Pleyel. Le capital relationnel amassé a
incontestablement fructifié : sept cents personnes assistent à son récital 9. Dès la fin des
années 1890, Ricardo Vines va s’affirmer comme l’un des principaux défenseurs et
interprètes de musique contemporaine, en particulier des œuvres de Debussy et de Ravel,
dont il crée de nombreuses œuvres.
5 En 1904, lorsqu’Arthur Rubinstein arrive à Paris, où il va vivre de manière intermittente
jusqu’à 1914, son imprésario Gabriel Astruc se charge de l’organisation de ses premiers
récitals. Astruc vient de créer la Société musicale, un bureau de concerts dont il a été
assez avisé pour confier la présidence à la comtesse Greffulhe. Afin d’obtenir le patronage
de celle-ci, et donc le financement de ses débuts parisiens, Rubinstein est prié de se faire
« examiner » par la comtesse, qui le convoque dans sa propriété de Bois Boudran où il doit
faire la preuve de son talent10. L’examen de passage réussi, la comtesse Greffulhe lui
accorde son patronage et en conséquence son soutien financier. Le premier concert de ce
jeune virtuose de dix-sept ans est salué par la critique, notamment Le Figaro dans lequel
Charles Joly relève une « assistance élégante, choisie et nombreuse comme on le vit
rarement à une séance de pianiste. »11 En marge de ses concerts publics, Rubinstein va
rapidement se produire dans les salons parisiens où l’a introduit son ami Armand de
Gontaut-Biron. Confirmant le caractère professionnel de ce genre d’entreprise, c’est
Gabriel Astruc qui négocie ses cachets12. C’est ainsi que Rubinstein joue notamment chez
les Castellane, les Ephrussi, les Rothschild ou chez la comtesse Potocka. Il se souvenait
que sa première prestation dans un salon parisien avait eu lieu chez la marquise de
Ganay, sœur de la comtesse de Béarn :
« Une centaine d’invités ’en grande toilette’ emplissaient le salon crème et or, assis
sur de fragiles chaises dorées, prêts à entendre de la musique. Comme pour un
concert public, j’arrivai par une porte latérale, m’inclinai pour répondre aux
applaudissements polis et attaquai mon programme, imprimé d’avance. Mon
élégant auditoire entama immédiatement des conversations animées,
s’interrompant de temps à autre pour un ‘Bravo !’ – d’ordinaire après un passage
fortissimo. A la fin du programme, le dernier accord éteint, les portes s’ouvrirent
sut une vaste salle à manger où un somptueux buffet était servi. En un clin d’œil, la
table chargée de nourritures et de vins fut assiégée par les invités, qui se
comportaient comme si mon récital leur avait donné une faim et une soif
inextinguibles. Les autres soirées furent très semblables sauf celle du comte Jean de
Castellane, où j’eus l’honneur d’avoir Gabriel Fauré parmi mon public, et ainsi que
je l’appris ensuite, Marcel Proust, encore inconnu. Anna de Noailles, la célèbre
poétesse, était également présente. »13
6 Dans les années 1920, c’est aussi par l’intermédiaire d’un impresario que Vladimir
Horowitz bénéficie des faveurs du monde parisien. Comme Gabriel Astruc, Merovitch a en
effet rapidement compris l’influence des animateurs de salons. C’est ainsi qu’en 1926,
Horowitz se produit chez Jeanne Dubost, femme d’un agent de change, qui reçoit le
mercredi après-midi dans son salon de l’avenue d’Iéna « musiciens, artistes, politiciens de
gauche et d’extrême gauche. »14 Les habitués de son salon sont notamment Ravel, Ibert,
Delannoy, Ferroud, Roland-Manuel, Roussel, Schmitt, Milhaud, Auric et Poulenc, et elle
organise en particulier des manifestations musicales en l’honneur d’artistes étrangers,
comme Bartok ou Berg15. Pour Horowitz, Jeanne Dubost réunit une quarantaine d’invités
soigneusement sélectionnés en fonction de leur compétence et de leur influence.
L’enthousiasme de cet auditoire privé, qui comprend Ravel, est contagieux et le bouche à
342

oreille contribue à faire vendre tous les billets pour les deux récitals qui marquent les
débuts parisiens de Vladimir Horowitz à la salle Gaveau16.
7 Les salons offrent parfois aussi des scènes d’entraînement aux danseurs. Isadora Duncan
arrive à Paris en 1900 après l’échec de ses débuts à Chicago. Elle doit à Châties Nouffiard 17
d’être présentée à Jacques Baugnies de Saint-Marceaux, qui la conduit chez sa mère. C’est
ainsi qu’elle danse dans le salon de Madame de Saint-Marceaux un soir de janvier 1901,
accompagnée au piano par Ravel, tandis qu’André Beaunier lit des vers18. Peu de temps
après, elle danse chez Madeleine Lemaire (qui l’a découverte chez Madame de Saint-
Marceaux), puis chez la comtesse Greffulhe et enfin chez la princesse Edmond de Polignac
19
. Le réseau fonctionne incontestablement et contribue à préparer sa carrière publique.
En mai 1904, Isadora Duncan triomphe au Trocadéro20. Mais elle continue à s’appuyer sur
la société qui a parrainé ses débuts : avant de fonder son école, elle fait une conférence
explicative chez la comtesse de Béarn devant un public qui comprend notamment Rodin,
Forain et Henri de Régnier21.
8 Comme Gabriel Astruc, avec qui il s’associe l’année suivante, Serge de Diaghilev comprend
dès sa première venue à Paris en 1906 pour l’Exposition d’art russe l’intérêt qu’il peut
avoir à s’appuyer sur l’aristocratie parisienne22. En 1907, il obtient le parrainage de la
comtesse Greffulhe pour les Cinq concerts historiques russes qu’il organise à l’Opéra et,
dès la première saison de Ballets russes en 1909, la comtesse Greffulhe, la comtesse de
Chevigné et Misia Sert figurent en tête des personnalités du Tout-Paris qui lui apportent
une aide financière. Ce soutien des élites, qui fréquentent les spectacles des Ballets
Russes, s’accompagne aussi de l’organisation de soirées privées. Le salon de Misia devient
le quartier général des artistes russes et en particulier de Diaghilev, qui utilise son salon
pour faire passer des auditions23. D’autre part, quelques salons accueillent les danseurs
pour de véritables représentations. C’est ainsi, qu’en juin 1909, Monsieur et Madame
Maurice Ephrussi montent les Sylphides, dont la première vient d’avoir lieu au Châtelet,
dans le jardin de leur hôtel particulier de l’avenue du Bois de Boulogne, avec Pavlova et
Karsavina24. À la même époque, Robert de Montesquiou, organise au Pavillon des muses
une des fêtes dont il a le secret, au cours de laquelle Karsavina vient danser25.
9 On peut encore citer Wanda Landowska, Jan Kubelik, Geraldine Farrar, Lina Cavalieri ou
Mary Garden, parmi les vedettes qui se produisent dans les salons. Marya Freund,
interprète de Mahler et de Schœnberg, qui s’installe à Paris en 1912, est une protégée de
Sophie et Paul Clemenceau, dont elle fréquente le salon. Elle chante également chez
Madeleine Lemaire ou chez Madame Ferdinand Blumenthal. Les pianistes Clara Haskil,
Dinu Lipatti et Lily Krauss bénéficient du soutien de la princesse Edmond de Polignac, qui
organise pour eux des concerts dans son salon. En 1939, à la veille de la guerre, Lipatti a
l’occasion de jouer chez elle, accompagné par l’Orchestre de la Société des concerts du
Conservatoire dirigé par Charles Münch.
10 Si les salons parisiens sont de toute évidence des terrains de lancement pour les
interprètes, ils sont également pour les compositeurs des lieux de création et de diffusion
de leurs œuvres. Trois figures majeures illustrent avec éloquence cette réalité : Wagner,
Mahler et Stravinsky.
11 En France, la carrière et la postérité de l’œuvre de Wagner sont intimement associées aux
réactions extrêmes qu’elle provoque, en particulier entre 1870 et 1914. Décriée lors de ses
premières auditions en France, la musique de Wagner est ostensiblement mise à l’index
après la défaite de 1870, la controverse dépassant désormais le domaine strictement
343

musical pour se doubler d’arguments de nature nationaliste. Après la création de Rienzi en


1869, aucun opéra de Wagner n’est représenté scéniquement en France avant 1881. Ce
contexte explique partiellement le militantisme des cercles wagnériens, animés d’un
esprit de propagande. À partir de 1876, un juge d’instruction, Antoine Lascoux, deux
ingénieurs, les frères Marcel et Gabriel Gaupillat, un industriel, Jules Griset, et Léon
Leroy, qui fut journaliste puis sous-préfet, organisent dans leurs salons des séances
privées, intitulées « Le Petit Bayreuth », au cours desquelles les opéras de Wagner,
transcrits pour petit ensemble, sont donnés en langue originale. Dans les années 1880,
Judith Gautier monte dans son salon de la rue de Washington le « Bayreuth de poche »,
qui est un théâtre de marionnettes représentant les opéras de Wagner. Le « Petit
Bayreuth » et le « Bayreuth de poche » sont l’apanage de cercles exclusivement voués aux
œuvres de Wagner. La diffusion de la musique de Wagner dans les salons parisiens se
développe surtout à partir des années 1890, en particulier après la production en 1891 au
Palais Garnier de Lohengrin, première œuvre de Wagner à être représentée sur une scène
nationale, alors que les efforts des propagandistes n’ont plus lieu d’être. Jusqu’à 1914,
Wagner est joué dans les salons dont les animateurs fournissent une partie du public de
l’Opéra. Ce contexte explique la pénétration de Wagner au répertoire des salons parisiens.
Mais dans ce cadre, les œuvres semblent n’être jamais données dans la langue originale.
Ces manifestations privées sont dues à l’initiative de mélomanes qui affichent un goût
prononcé pour la musique de Wagner – par conviction profonde, par souci d’être à la
mode ou par snobisme – et qui, pour la plupart, fréquentent le Festival de Bayreuth.
Beaucoup des animateurs sont eux-mêmes des amateurs, comme l’architecte Jean Girette,
qui chante notamment Wotan ou Madame Maurice Gallet, qui chante Kundry. Les salons
du comte de Chambrun, de Mme Willy Blumenthal ou de la vicomtesse de Tredern
accueillent également les œuvres de Wagner et les amateurs mondains servent aussi de
relais vers des auditoires plus larges26
12 En 1900, Gustav Mahler fait la connaissance à Paris de Paul Clemenceau, ingénieur, frère
cadet de Georges, et de sa femme Sophie, née Szeps, d’origine viennoise. Cette dernière le
met d’ailleurs en contact avec sa sœur Berta Zuckerkandl, qui vit à Vienne, et chez qui
Mahler rencontre l’année suivante sa future femme, Alma Schindler27. Les Clemenceau
s’appliquent à promouvoir l’œuvre de Mahler. Grâce à eux, les Ménard-Dorian attirent
l’attention d’Alfred Cortot qui envisage en 1904 de créer la Cinquième Symphonie à Paris. Le
projet avorte. En revanche Alfredo Casella, qui est à cette époque l’accompagnateur
notamment de Marya Freund, à qui il doit ses liens avec les Clemenceau, se révèle plus
efficace. En décembre 1908, ce compositeur, pianiste et chef d’orchestre italien fixé à
Paris depuis 1896, ardent défenseur de la musique de son temps, fait découvrir la
Deuxième Symphonie à la comtesse Greffulhe, en jouant l’œuvre dans son salon à quatre
mains avec l’un de ses camarades. Gabriel Astruc est convié à assister à cette audition qui
se déroule « dans la plus stricte intimité »28. En 1909, Mahler fait la connaissance chez les
Clemenceau de Casella, dont la propagande active porte ses fruits. La première audition
parisienne de la Deuxième Symphonie est donnée le 17 avril 1910 par l’Orchestre Colonne
sous la direction de Mahler, au cours d’un concert placé sous l’égide de la Société des
grandes auditions musicales de France, largement financée par la comtesse Greffulhe 29.
Cette création constitue le clou de la saison.
13 Venu à Paris pour la première fois en 1909 à l’occasion de la création de L’Oiseau de feu,
Stravinsky se fixe en France pendant l’entre-deux-guerres. Par l’intermédiaire de
Diaghilev, il fait dès son premier séjour la connaissance des fidèles des Ballets russes, en
344

particulier de Misia Sert et de la princesse Edmond de Polignac. Spectatrice assidue, cette


dernière affirme déceler aussitôt « l’importance de ce nouveau génie »30, à qui elle
apporte son soutien de diverses manières : commandes, organisation d’avant-premières
dans son salon ou aide au financement de manifestations publiques31. En 1915, elle lui
commande Renard et en 1922, elle finance l’avant-première de Mavra qui a lieu à l’Hôtel
Intercontinental. Noces en 1923, le Concerto pour piano et orchestre en 1924 voient le jour
dans son salon32. En 1927, la princesse finance la création d’Œdipus Rex ; la première
publique, qui a lieu le 30 mai aux Ballets russes, est précédée la veille par la première
audition de l’œuvre dans son salon, avec le compositeur au piano. Selon le même
principe, la première audition française du Duo concertant est donnée au cours d’un
concert dans son salon le 7 décembre 1932 par Samuel Dushskin et Igor Stravinsky, qui
jouent le même programme le lendemain à la salle Pleyel33. En 1910, Stravinsky rencontre
Gide chez Misia34. En 1934, Perséphone est créé dans le salon de la princesse de Polignac, en
présence notamment de Gide et de Claudel. Si la célébrité de Stravinsky est acquise grâce
aux Ballets russes, il’ est indéniable que c’est dans cette mouvance que le musicien
rencontre ceux qui l’admirent et le soutiennent. Les fêtes organisées dans les années 1920
à l’issue des représentations de ses ballets contribuent à élargir et entretenir ces réseaux.
En 1920, après la création de Pulcinella, le prince persan Firouz donne une soirée fameuse
au cours de laquelle il réunit autour de Stravinsky, de Picasso et de Diaghilev notamment
Misia Sert, Cocteau, la princesse de Polignac, Radiguet, la princesse Violette Murat, Auric
et Poulenc. Quelques jours après la première de Noces, en 1922, de riches Américains,
Gérald et Sarah Murphy, reçoivent en l’honneur de Stravinsky, Picasso, Cocteau, la
princesse de Polignac, Biaise Cendrars, Darius Milhaud, Germaine Tailleferre, Ernest
Ansermet et Marcelle Meyer entre autres35. Parfaitement conscient de ses intérêts,
Stravinsky sait que ces manifestations mondaines sont importantes pour le
développement de sa carrière et il excelle en la matière.
14 Mais ces figures marquantes n’ont pas l’exclusivité et on peut évoquer aussi notamment
Georges Enesco lancé par la comtesse Bibesco, Isaac Albeniz dont le troisième cahier d’
Iberia est créé dans le salon de la princesse de Polignac, Manuel de Falla familier des
salons des Godebski, de Madame de Saint-Marceaux et de Romaine Brooks, Richard
Strauss dînant chez la future comtesse Charles de Polignac ou chez la princesse de
Cystria, Cyril Scott faisant découvrir ses œuvres, notamment à Ravel, chez Madame de
Saint-Marceaux.
15 Dans l’attelage qui assemble les artistes d’un côté et les élites consommatrices de l’autre,
la personnalité et les motivations des animateurs de salons méritent l’attention. Il
convient en premier lieu d’établir une distinction entre les salons musicaux et ceux où
l’on fait de la musique. Dans la première catégorie, les animateurs pratiquent pour la
plupart eux-mêmes la musique en amateurs ; dans la seconde, ce sont de simples
mélomanes ou des personnalités mondaines pour qui la musique, ornement des
réceptions, constitue un signe extérieur de richesse supplémentaire. Les modes de
réception et d’organisation sont donc différents selon les cas. Les salons musicaux jouent
de diverses manières un rôle dans la promotion des musiciens étrangers, alors que les
salons mondains contribuent surtout à alimenter par la suite le public des salles de
concert. Les animateurs de salons musicaux ne perdent pas de vue leur fonction
valorisante de découvreur, tandis que les hôtes des salons mondains s’enorgueillissent de
recevoir des vedettes consacrées, dont ils paient le prix, et de se situer en quelque sorte
en position de concurrents des scènes publiques où se produisent ces célébrités. Dans les
345

deux cas, le salon est l’antichambre des concerts publics. Parmi les nombreux animateurs
de salons musicaux, trois personnalités se distinguent en contribuant respectivement à la
promotion de musiciens étrangers et à la diffusion et à la création de leurs œuvres :
Madame de Saint-Marceaux, la comtesse Greffulhe et la princesse Edmond de Polignac.
16 Dédicataire notamment d’Après un rêve de Fauré et de « La Flûte enchantée » de
Shéhérazade de Ravel, Marguerite de Saint-Marceaux est musicienne et pratique à la fois le
chant et le piano. De 1875 à 1927, elle reçoit rituellement tous les vendredis soir 36. Ricardo
Vines donne chez elle la primeur des dernières œuvres de Debussy ou de Ravel et
introduit à son tour Manuel de Falla dans son salon. Pablo Casais, Isaac Albeniz, Georges
Enesco, Maggie Teyte, entre autres, fréquentent le 100 boulevard Malesherbes. L’effet
publicitaire est manifeste. Même les moins mondains, comme Debussy, sacrifient au
passage dans son salon, ce qui semble prouver son importance37. D’ailleurs, le fait que
Puccini, dont on monte alors La vie de Bohèmes à l’Opéra, soit amené chez elle par Boldini
n’est pas moins révélateur38. Le salon de Madame de Saint-Marceaux répond parfaitement
à la définition d’Émilien Carassus, qui qualifie les salons d’« organe de lancement et de
résonance. »39 Véritable arbitre du goût, Madame de Saint-Marceaux peut juger avec
satisfaction des succès publics de ceux qu’elle a découverts ou contribué à lancer, telle
Isadora Duncan, qui demeure fidèle à son salon : « Isadora Duncan est des nôtres.
Originale et charmante, naïve et peut-être roublarde, elle poursuit son rêve et le réalise.
Son succès est colossal. Tout le monde parle de son talent, le théâtre est plein les jours où
elle danse. Berlin la renvoie, Paris l’acclame après l’avoir dédaignée. »40
17 Née Elisabeth de Caraman Chimay, la comtesse Greffulhe est issue d’une famille attachée
à la tradition musicale. En 1878, elle épouse le vicomte Henry Greffulhe et s’installe dans
un hôtel rue d’Astorg. Celle qui sera bientôt considérée comme la reine du Tout-Paris, qui
éblouira Marcel Proust et sera l’un de ses modèles pour la duchesse de Guermantes,
sacrifie, elle aussi, d’abord à la pratique de la musique dans le salon familial. Son salon est
de manière plus évidente un tremplin vers les manifestations publiques, qu’elle contribue
elle-même à organiser, comme fondatrice et présidente de la Société des Grandes
Auditions Musicales de France41. En ce sens, le lien entre l’espace privé et l’espace public
est plus étroit. La comtesse Greffulhe soutient ainsi Arthur Rubinstein ou Enrico Caruso,
Alfredo Casella ou Gustav Mahler, après que son salon ait servi de cadre à leur prestation
ou à la création de leurs œuvres. Elle est incontestablement une femme de pouvoir,
comme en témoignent un télégramme de Gaston Calmette l’assurant que Le Figaro est à sa
disposition pour parler de Caruso et de la saison russe42, ou encore une demande de
recommandation pour le pianiste Breitner, qui part à New York et qui affirme que
« toutes les portes musicales lui seraient ouvertes là-bas si [elle voulait] mettre sur une de
[ses] cartes que la comtesse Greffulhe recommande vivement M. Breitner pour son grand
talent de pianiste. »43
18 Le salon de la princesse Edmond de Polignac se distingue de tous les autres en ce sens
qu’il a pour spécialité d’être un lieu de création, en particulier d’œuvres spécialement
commandées par son animatrice. Dédicataire notamment de la Pavane pour une infante
défunte de Maurice Ravel, la princesse de Polignac ne s’illustre cependant pas tout de suite
comme commanditaire. D’origine américaine, née en 1865, Winnaretta est très jeune à la
mort de son père, Isaac Singer, l’inventeur de la machine à coudre, qui lui laisse une
fortune considérable. Elle est musicienne, pratique le piano et l’orgue et pendant une
vingtaine d’années, son goût se forge au gré des concerts auxquels elle assiste, de sa
fréquentation des musiciens dont elle devient la protectrice et l’amie, des séances qu’elle
346

organise dans son propre salon, qui devient l’un des plus réputés de la capitale entre 1895
et 1940 : parmi d’autres, elle reçoit Reynaldo Hahn, Darius Milhaud, Maurice Ravel, Igor
Markevitch, Satie, Stravinsky, Wanda Landowska44. Traduisant son intérêt pour la
production contemporaine, la princesse transforme son salon en véritable atelier de
création, y compris d’œuvres qu’elle n’a pas commandées. Si la princesse accueille
Blanche Selva pour la création du troisième cahier d’Iberia, elle se produit volontiers elle-
même, jouant par exemple Le Prélude à l’après-midi d’un faune avec Ricardo Viñes 45. Outre
de nombreuses œuvres de Stravinsky, c’est dans son salon que sont donnés en première
audition en 1923 les Tréteaux de Maître Pierre, commandés à Falla, et en 1930 la Partita,
commandée au jeune Igor Markevitch. La création des Tréteaux de Maître Pierre, à laquelle
prennent part notamment Ricardo Vines et Wanda Landowska, est l’occasion pour Francis
Poulenc de faire la connaissance de la fameuse claveciniste à l’intention de qui il compose
son Concert champêtre.
19 Il est incontestable que les solidarités nationales jouent un rôle et que l’origine de
certains animateurs de salons est parfois déterminante : Misia Sert soutient Diaghilev, la
princesse Bibesco lance Georges Enesco, Sophie Clemenceau défend Mahler et Schœnberg,
et protège Marya Freund. Les salons offrent aussi aux musiciens des moyens d’insertion
dans leur propre milieu professionnel, en leur fournissant l’occasion de faire
connaissance de collègues : Vines fait de la musique avec Massenet chez le Docteur
Blondel46, Puccini dîne avec Fauré et Messager chez Madame de Saint-Marceaux47 , Arthur
Rubinstein rencontre Pablo Casais chez les Dettelbach et Félia Litvinne chez la comtesse
de Béarn48 ; par l’intermédiaire des Clemenceau, Mahler est présenté à Dukas et à
Debussy, avec qui il dîne d’ailleurs chez la comtesse Greffulhe ; quant à Bartók, il
rencontre Poulenc chez Jeanne Dubost. Lieux de sociabilité, les salons permettent aux
musiciens de croiser également des personnalités des monde de l’art, de la littérature, des
sciences et de la politique : Ricardo Viñes voit José-Maria de Heredia chez Juliette Adam,
Isadora Duncan dîne avec le docteur Babinsky chez Madame de Saint-Marceaux, chez qui
Puccini passe une soirée avec Jacques-Émile Blanche, et Maggie Teyte avec Boldini, Marya
Freund et Gustav Mahler se lient avec Painlevé chez les Paul Clemenceau, Casais
rencontre Léon Blum et le colonel Picquart chez les Ménard-Dorian. Les salons sont enfin
des lieux de pouvoir et certaines de leurs animatrices jouissent d’une légitimité reconnue.
Marie Scheikevitch salue l’influence de Madeleine Lemaire en affirmant que « lorsqu’un
artiste avait la chance de se faire entendre chez elle, sa réputation se trouvait grandie et
que Madeleine Lemaire le présentait aussitôt au directeur susceptible de l’engager et aux
mondains pouvant organiser des soirées pour lui. »49 Quant à la comtesse Greffulhe, afin
d’obtenir dans le Figaro une critique élogieuse de celle qui chante Amnéris dans Aïda au
théâtre de Monte-Carlo, elle n’hésite pas à prier Robert Brussel de « surveiller la
critique. »50
20 Pour un musicien, se produire dans un salon réputé équivaut à bénéficier d’un « avant-
papier » dans la presse écrite ou à participer à une émission promotionnelle à la radio. De
surcroît, la qualité de la réception dans un salon sert de baromètre et permet d’augurer
du succès public. Le salon légitime en quelque sorte l’artiste, mais l’artiste légitime
également l’animateur du salon. Les enjeux sont donc équitablement répartis et le bouche
à oreille fait son œuvre.
21 Les animateurs de salons mondains, comme les Murat, les Ephrussi, les Rothschild ou les
Castellane, sont de toute évidence flattés de voir réservée à leur salon l’antériorité sur le
passage de vedettes étrangères sur des scènes publiques. Un de leur fournisseurs, Gabriel
347

Astruc, rappelle qu’à la Belle Époque une vingtaine de salons ouvrent leurs portes aux
stars des scènes étrangères, tels Chaliapine ou Geraldine Farrar, et se disputent leur
première apparition51. D’ailleurs, les pourcentages touchés par les imprésarios indiquent
l’importance de ces manifestations. À titre d’exemple, le contrat signé entre Gabriel
Astruc et Wanda Landowska prévoit que les honoraires payés seront partagés par moitié
pour les soirées particulières52.
22 Il y a donc les découvreurs, d’une part, et ceux qui contribuent à entretenir la notoriété,
d’autre part. Les locomotives, comme la comtesse Greffulhe ou Misia Sert, se posent en
véritables arbitres du goût et savent donner le mouvement dans leur propre milieu,
passant ainsi le relais aux leaders de la vie mondaine. Mais la réussite n’est pas toujours
au bout de chemin. C’est le cas du compositeur Roffredo Caetani, que la comtesse
Greffulhe s’acharne à défendre, mais en vain, et dont les œuvres sont jouées dans la salle
de concerts privée de la comtesse de Béarn. L’Écossais Cyril Scott qui, grâce à madame de
Saint-Marceaux, fait entendre ses œuvres à Fauré et Messager, en présence notamment
d’Élie Halévy, n’a guère plus de succès. Le snobisme contribue inévitablement à éveiller
l’attrait pour le musicien étranger, déjà reconnu ou à découvrir, la virtuosité et la
jeunesse des candidats, parfois prodiges comme Vines ou Enesco, suscitant un intérêt
complémentaire.
23 S’il faut bien entendu se garder d’accorder aux salons une importance démesurée et de
considérer leurs animateurs comme les seuls responsables de la promotion des musiciens
étrangers, on doit néanmoins constater que les salons sont un rouage non négligeable
dans le fonctionnement de la vie musicale à Paris, à une époque où le public de l’Opéra et
des concerts demeure un public d’élites. La circulation qui s’opère entre l’espace public et
l’espace privé n’en est que plus étroite. Après avoir amorcé le lancement des artistes dans
leur salon, les animateurs assistent à leurs concerts, auxquels ils contribuent à drainer du
public. Malheureusement, l’absence de recherches similaires sur les capitales
européennes – on connaît assez peu le rôle de Muriel Draper à Londres, de Berta
Zuckerkandl à Vienne ou de la comtesse Pecci-Blunt à Rome – interdit une étude
comparatiste, qui permettrait d’affirmer la singularité du rôle des salons parisiens dans la
promotion des musiciens étrangers.

NOTES
1. P. Casals, Ma vie racontée à Albert Kahn, Paris, Stock Musique, 1970, p. 70.
2. P. Casals, op. cit., pp. 50-51.
3. Cf. F. Patureau, Le Palais Garnier dans la société parisienne 1875-1914, Liège, Mardaga, 1991.
4. Cf. M. Chimènes, « Le budget de la musique sous la Troisième République », in La Musique : du
théorique au politique, sous la direction de H. Dufourt et J.-M. Fauquet, Paris, Klincksieck, 1991,
pp. 261 -312. Pour leur part, les artistes plasticiens bénéficient de commandes dès le début de la
Troisième République, qui poursuit en la matière la politique du Second Empire.
5. P. Casals, op. cit., p. 4.
6. La première partie de ce Journal est reproduite dans N. Gubisch, Les années de jeunesse d’un
pianiste espagnol en France (1887-1900), Journal et correspondance de Ricardo Vines, extraits présentés
348

et annotés par N. Gubisch, Thèse de Musicologie, Conservatoire national supérieur de musique de


Paris, 1971.
7. « Toutes les dames étaient de la haute société ; parmi elles, il y avait la Comtesse de
Tocqueville... Plus tard, la femme du célèbre sculpteur Godebski est arrivée, et M. Soto a dit que
Mme Godebski est très compétente en musique, et très exigeante et franche, aussi avons-nous été
très contents quand, après m’avoir entendu, elle a dit qu’après Rubinstein et Paderewski, c’est
moi qui lui ai procuré le plus grand plaisir. Nous avons été très satisfaits, car le mari de cette
dame fut ami intime de Liszt et il l’est aussi de Rubinstein et de Paderewski, de plus, il a une
énorme influence en Pologne, son pays. Elle m’a aussi dit qu’elle pourrait peut-être m’emmener
en Pologne cet été, pour donner des concerts ». (R. Viñes, Journal, 13 avril 1893, in N. Gubisch,
op. cit.).
8. Cf. R. Viñes, Journal, 13 mai 1893, in N. Gubisch, op. cit.
9. Cf. R. Viñes, Journal, 21 février 1895, in N. Gubisch, op. cit.
10. « La Ctesse G. avait constitué une association appelée Les Grandes Auditions de France en
rassemblant la fine fleur de l’aristocratie française. Ses membres devaient donner leur
bénédiction à un événement spécial de leur choix, théâtral ou musical, en occupant les meilleures
loges en grande toilette. [...] Grâce aux excellentes relations de M. Astruc, la comtesse avait
accepté de me recevoir dans son château. [...] Elle voulait "m’examiner" – pour voir si je méritais
son patronage. » (A. Rubinstein, Les jours de ma jeunesse, Paris, Robert Laffont, 1973, pp. 178-179).
11. Le Figaro, 21 décembre 1904.
12. « Monsieur Astruc s’occupa des arrangements financiers et obtint, à son enchantement, un
millier de francs de l’époque pour chaque apparition. » (A. Rubinstein, op. cit., p. 267).
13. A. Rubinstein, op. cit., p. 267.
14. D. Milhaud, Ma vie heureuse, Paris, Belfond, 1987, p. 170.
15. Cf. lettre de Poulenc à Milhaud, Jeudi saint [13 avril 1922], in F. Poulenc, Correspondance
1910-1963, réunie, choisie, présentée et annotée par M. Chimènes, Paris, Fayard, 1994. Voir aussi
H. Sauguet, La musique, ma vie, Paris, Librairie Séguier, 1990, pp. 272-273.
16. Horowitz racontait : « chez Mme Dubost, je jouai quelques pièces de Chopin, et de Liszt, en
terminant par du Ravel : Oiseaux tristes et Jeux d’eau. À la fin un petit homme se leva et vint vers
moi en me disant : Bravo ! Vous jouez très bien. Mais nous nous jouons ça de façon plus
impressionniste, ici ; vous, vous le jouez comme du Liszt ». Puis, en fixant le plafond : « Mais je
crois que c’est vous qui avez raison. Ravi de vous connaître. Maurice Ravel ». (cité in G. Plaskin,
Vladimir Horowitz, traduit de l’anglais par Alain Malraux, Paris, Buchet-Chastel, 1985, pp. 68-69).
17. Originaires de Louviers, les Noufflard étaient apparentés aux Halévy et aux Baugnies de Saint-
Marceaux.
18. « 15 janvier 1901 : Une amie des Noufflard, danseuse américaine vient à l’atelier de Jacques.
Personne bien étrangère, s’imaginant qu’elle va bouleverser le monde avec ses 18 ans et quelques
gestes trouvés et observés sur des vases étrusques. Beaunier dira des vers traduits du grec tandis
que Ravel jouera du piano ». « 20 janvier 1901 : Le soir, la petite danseuse américaine exécute des
danses de gestes. Beaunier lit des vers, Ravel joue le piano. Ensemble exquis, ensemble de rêve et
de poésie. Grand succès pour tous ces jeunes, Jacques en tête, organisateur de cette petite fête ».
(Journal inédit de Madame de Saint-Marceaux, collection particulière).
19. Cf. I. Duncan, Ma vie, Paris, Gallimard, « Les documents bleus », n° 42, 1928, pp. 86-87.
20. « 7 mai 1904 : Le soir, danse d’Isadora Duncan au Trocadéro. Succès fou pour cette petite
personne un peu illuminée, intéressante par sa conviction, son entêtement à reconstituer les
danses grecques, les poses trouvées sur les vases et les médailles. 7 000 spectateurs, un succès
fou, avec des places à 50 centimes ». (Journal inédit de Madame de Saint-Marceaux).
21. Journal inédit de Madame de Saint-Marceaux, 21 février 1909.
22. Cf. R. Buckle, Diaghilev, traduit de l’anglais par Tony Meyer, Paris, Jean-Claude Lattes, 1980.
349

23. Cf. M. Sert, Misia, Paris, Gallimard, NRF, 1952 et A. Gold et R. Fizdale, Misia, Paris, Gallimard,
1981.
24. Cf. lettre de Madame Maurice Ephrussi à Gabriel Astruc, 22 juin 1906, A.N., Papiers Astruc.
25. Cf. lettre de Robert de Montesquiou à Tamara Karsavina, 4 juin 1909, A.N., Papiers Astruc.
26. Cf. M. Chimènes, « Élites sociales et pratiques wagnériennes : de la propagande au snobisme »,
in Von Wagner zum Wagnérisme. Musik, Literatur, Kunst, Politik, herausgegeben von Anegret Fauser &
Manuela Schwartz, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1999, pp. 155-197.
27. Cf. H.-L. de la Grange, Gustav Mahler, Paris, Fayard, 1983, tome II, p. 156.
28. Cf. lettre dAlfredo Casella à Gabriel Astruc [décembre 1908], A.N., Papiers Astruc.
29. Cf. H.-L. de la Grange, op. cit., tome III.
30. « Memoirs of the late Princesse Edmond de Polignac », in Horizon, vol. XII, n° 68, August 1945,
p. 133.
31. Cf. M. Chimènes, « La Princesse de Polignac et la création musicale », in La Musique et le
Pouvoir, sous la direction de H. Dufourt et J.-M. Fauquet, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1987,
pp. 125-145.
32. En guise de remerciements, Stravinsky lui dédie l’année suivante sa Sonate pour piano.
33. Cf. S. Kahan, The Princess Edmond de Polignac (1865-1943). A Documentary Chronicle of her Life and
Artistic Circle, Dissertation, The City Universiry of New York, 1993.
34. Cf. A. Boucourechliev, Igor Stravinsky, Paris, Fayard, 1982, p. 244.
35. Cf. J. Hugo, Le regard de la mémoire, Le Paradou, Actes Sud, 1983, p. 158.
36. Cf. Une famille d’artistes en 1900, « Les Dossiers du Musée d’Orsay » n° 49, Paris, Réunion des
Musées Nationaux, 1992. Le journal inédit (1894-1927) de Madame de Saint-Marceaux est en
cours d’édition.
37. Cf. M. Chimènes, « Debussy à travers le journal de Madame de Saint-Marceaux (1894-1911) »,
in Cahiers Debussy, n° 3, 1976, pp. 5-10.
38. Cf. Journal inédit de Madame de Saint-Marceaux, 6, 13, 16 mai 1898 et 13 janvier 1899.
39. E. Carassus, Le snobisme et les lettres françaises, de Paul Bourget à Marcel Proust, 1884-1914, Paris,
Armand Colin, 1966, p. 99.
40. Journal inédit de Madame de Saint-Marceaux, 5 février 1909.
41. Cf. M. Chimènes, « Le mécénat d’une héroïne de Proust », in L’Histoire, n° 166, mai 1993,
pp. 78-79.
42. Cf. télégramme de G. Calmette à la comtesse Greffulhe 28 mars 1904, A.N., archives Greffulhe.
43. Lettre à la comtesse Greffulhe, [1899], A.N., Archives Greffulhe.
44. Cf. M. Chimènes, « La Princesse de Polignac et la création musicale », art. cit.
45. Cf. Programme du 11 février 1906, A.N., Papiers Astruc, 409/AP.
46. Cf. R. Viñes, Journal 20 mars 1893, in Nina Gubisch, op. cit.
47. Cf. Journal inédit de Madame de Saint-Marceaux, 13 janvier 1899.
48. Cf. A. Rubinstein, Les jours de ma jeunesse, op. cit., pp. 194 et 292.
49. M. Scheikevitch, Souvenirs d’un temps disparu, Paris, Plon, 1935, p. 45.
50. Cf. note envoyée pat la comtesse Greffulhe à Robert Brussel : « elle lui serait reconnaissante
de bien vouloir surveiller la critique qui sera faite de cette représentation et de dire quelques
mots élogieux sut Madame Gien ». (18 mars 1938, A.N., Archives Greffulhe).
51. Cf. G. Astruc, Le Pavillon des fantômes, Paris, Belfond, 1987, p. 218.
52. Cf. A.N., Papiers Astruc.
350

Rome et l’opéra
Didier Francfort

1 En devenant capitale de l’Italie unifiée, Rome aurait pu devenir le centre d’une expression
privilégiée du nationalisme italien : l’art lyrique. Apparemment, cela ne s’est pas fait. La
scène lyrique romaine reste dominée par les théâtres milanais et concurrencée par ceux
de Naples ou de Turin. Ce phénomène doit être expliqué. Pourquoi Rome ne devient-elle
pas entre 1870 et 1915 la capitale lyrique d’Italie ?
2 L’objet de cette communication est double. Il s’agit à la fois d’évoquer la scène lyrique
romaine, le répertoire, le public et, en même temps, de mettre en évidence, dans le
processus de production d’œuvres lyriques nouvelles, l’adaptation de l’opéra à la réalité
politique et culturelle qui place Rome au centre de l’Italie.

Les théâtres
3 Dès 1870, un discours de déploration apparaît. Rome, « capitale de la beauté » 1 sort d’un
régime contraire à l’épanouissement des arts : elle a besoin d’un théâtre « digne de la cité
des Césars ». En avril 1873, L’Eclettico se plaint de ne trouver à Rome qu’un seul théâtre
dédié à l’opéra : l’Apollo où l’on dépense les yeux de la tête pour entendre peu, ce peu
étant déjà trop2. Il est difficile de savoir combien de scènes lyriques fonctionnent entre
1870 et 19153. Un chroniqueur écrit en 1893 qu’il ne peut rien garantir à ses lecteurs tant
est complexe « le kaléidoscope théâtral romain. »4 Si l’on peut avec certitude noter
l’ouverture des grands théâtres lyriques romains, suivre les saisons qu’ils consacrent à
l’opéra (une longue saison de Carnaval de décembre à avril), il est plus difficile de savoir
ce qui se passe dans les petites salles. Le titre d’une œuvre au programme ne suffit pas
toujours à la classer dans un genre. Des salles qui présentent des opérettes dialectales
peuvent donner exceptionnellement un opéra, des théâtres lyriques un récital de chant
ou des tableaux vivants. L’Adriano a vu passer un éléphant5.
4 En 1870, Rome compte deux théâtres de première catégorie dotés d’une loge royale :
l’Apollo et l’Argentina. L’Apollo est le teatro massimo. Reconstruit en 1795, acquis par la
Ville en 1869, il a été le cadre des prestigieuses créations de Verdi dans les années 1850 (Le
Bal masqué, Le Trouvère) mais il est promis à la démolition en raison des travaux
351

d’aménagement des rives du Tibre. À partir de 1870, il est l’objet de récriminations : les
mises en scène sont peu heureuses, le théâtre est trop souvent fermé (de juin à
novembre). Le grand opéra français y est toujours apprécié : La Juive, L’Africaine. On joue
aussi du Bellini, du Wagner ; la première romaine de Lohengrin a lieu à l’Apollo en 1878 6.
Le théâtre, avant sa démolition, devient l’objet d’interminables débats relatifs à sa gestion
7. Sa dernière représentation est Amletto (Hamlet) d’Ambroise Thomas, le 31 janvier 1881 8.

Une plaque commémorative posée en 1925 évoque l’emplacement du théâtre perdu.


5 Le théâtre Argentina existe toujours au centre de Rome9. On n’y donne plus guère d’opéra
mais il a un riche passé. Inauguré en 1732, il a été le cadre de quelques créations
mouvementées : Le Barbier de Séville de Rossini en 1816, La Bataille de Legnano de Verdi en
janvier 1849. Municipalisé en 1869, il présente, le 20 octobre 1870, une fête patriotique
originale qui voit défiler sur scène les héroïques bersagliers. En 1887, lors des discussions
du Conseil municipal relatives au remplacement nécessaire de l’Apollo, l’Argentina a ses
défenseurs ; ils insistent sur le fait que ce théâtre municipal est assez grand, situé au
centre et que les conditions acoustiques sont excellentes. Des travaux seraient nécessaires
mais une représentation récente de La Damnation de Faust de Berlioz a prouvé que
l’Argentina peut devenir le premier théâtre de la capitale10. Les frais d’aménagement
seraient pris en charge par l’État. Les partisans de l’Argentina l’emportent. Les travaux
commencent11 et sont considérés comme des « travaux gouvernementaux » : l’architecte
municipal Gioacchino Ersoch dirige la rénovation. Le théâtre ouvre ses portes le 4 avril
1888 lors d’une séance de gala en présence de la famille royale avec la Carmen de Bizet.
L’Opinione regrette ce choix : à l’origine on devait donner le Mefistofele de Boïto et le
journal déplore « que l’inauguration d’un théâtre italien ne puisse se faire avec une œuvre
italienne ». Pourquoi n’a-t-on pas pensé à reprendre Le Barbier de Séville qui y avait été créé
12
? L’Argentina ne joue donc pas le rôle de théâtre du répertoire italien que souhaitait lui
conférer la municipalité en 1887. D’une certaine façon, son concurrent privé, le Costanzi,
sans subvention ni changement de statut jusqu’en 1926, y parvient plus et devient l’opéra
de référence du répertoire italien, n’ayant comme véritable rival que la Scala de Milan.
6 Le théâtre Costanzi passe pour avoir quelque chose d’« ingrat »13, sans doute en raison des
interventions de Marcello Piacentini sur l’édifice d’Achile Sfondrini (1926-1929 et 1960). À
l’origine du théâtre, on trouve, en 1877, le projet spéculatif d’un hôtelier, Domenico
Costanzi, qui possède un terrain entre la gare et le Quirinal. Son idée est de créer un
théâtre de rapport qui serait un vaste théâtre populaire, un politeama, destiné à la
bourgeoisie plus qu’à l’aristocratie qui domine le public de l’Argentina et de l’Apollo.
L’architecte Sfondrini construit une salle qui passe pour être un hybride, un compromis
entre le théâtre populaire en amphithéâtre et le théâtre aristocratique avec loges. Lors de
la soirée d’inauguration, le 27 novembre 1880, l’événement mondain et politique et
l’admiration pour l’architecture font oublier un spectacle lyrique assez désastreux14.
Francesco D’Arcais, dans L’Opinione conseille aux amateurs de chant d’aller plutôt à
l’Argentina. Il doute que le Costanzi puisse devenir un véritable théâtre populaire et
prédit qu’il sera le rendez-vous de la société cultivée15. La Riforma présente l’inauguration
comme un événement solennel « pour la capitale d’Italie, pour l’art italien, pour le grand
public », voici un théâtre d’une élégante modernité « digne de Rome. »16 En revanche, La
Capitale craint que le public ne boude ce « théâtre monumental » qui présente des spectacles
médiocres dans un lieu excentrique qui ne sera accessible aux mélomanes que « grâce au
tramway. »17 Dès le mois de décembre 1880, Costanzi a du mal à régler ses fournisseurs et
le théâtre est souvent fermé. Francesco D’Arcais dans L’Opinione suggère de subventionner
352

le théâtre, de le municipaliser afin qu’il devienne un théâtre de répertoire18. Le public


préfère alors entendre La Favorite ou Le Frouvère à l’Argentina. L’opinion des Romains
change avec les représentations d’Otello de Verdi que le Costanzi parvient à organiser
quelques semaines à peine après la création de l’œuvre à Milan. Le Conseiller Pacelli est,
au Conseil Municipal, l’un des plus ardents défenseurs du Costanzi qu’il juge seul digne de
succéder à l’Apollo comme teatro massimo. On lui rétotque que le Costanzi, destiné à
l’origine à être un politeama populaire, a une scène trop petite19. Le Conseiller Giovagnoli
explique alors que ce que l’on reproche au Costanzi ce n’est ni sa localisation
périphérique, ni la surface de sa scène mais « la facilité que peuvent avoir les classes
populaires (ceti minori) d’assister au spectacle alors que les habitués de l’Apollo ne souhaitent pas
être en contact avec elles ». Le Costanzi reste cependant un théâtre privé, ce qui veut
surtout dire privé de subventions. De 1888 à 1890, le Costanzi est géré par un impresario
audacieux, l’éditeur Edoardo Sonzogno qui organise un concours de composition. En 1898,
Enrico Costanzi hérite du théâtre à la mort de son père20. En 1900, La Fosca est créée alors
que courent des bruits d’attentats. Il Messaggero considère le Costanzi comme le meilleur
théâtre italien en raison de la diversité de son répertoire, malgré l’absence de subvention
et la difficulté d’accéder aux droits de certaines œuvres appartenant aux éditeurs Ricordi
et Sonzogno21. Les Romains doivent ainsi attendre que le théâtre obtienne les droit d
’Adriana de Cilea ou de Ratcliff de Mascagni. Les difficultés financières s’accumulent. En
1908, le théâtre est vendu à la Société Théâtrale Internationale, compagnie liée aux
théâtres d’Amérique latine. La direction musicale est alors assurée par Leopoldo Mugnone
qui s’entoure d’une troupe comprenant des artistes très célèbres tels que la Bellincioni,
De Luca ou Cigada22. Des difficultés surgissent au sein de la direction. Le comte Ernesto di
San Martino, président, démissionne, officiellement pour s’occuper du comité
d’organisation de l’Exposition de commémoration du cinquantenaire du Royaume. Pietro
Mascagni dirige le Costanzi mais se révèle assez mauvais organisateur et décide de
démissionner en 1910. Mais le Costanzi trouve un imprésario et directeur exceptionnel,
une femme, Emma Carelli, qui, parallèlement à ses fonctions de direction, poursuit sa
carrière de cantatrice. Il y a bien une « tradition du Costanzi »23 qui donne à ce théâtre privé
une certaine fonction officielle. Le théâtre est le cadre des galas de bienfaisance des
institutions officielles ou semi-officielles. On y donne ainsi en 1914 une grande soirée
lyrique de bienfaisance au profit des émigrés italiens avec, entre autres, Toscanini et
Caruso24.
7 Les autres théâtres romains ne sont que très partiellement consacrés à l’opéra. On peut
cependant dénombrer une dizaine de salles qui entre 1870 et 1915 ont représenté un
nombre variable d’opéras, associés à d’autres spectacles :
• le Capranica, brillant au XVIIIe siècle, qui donne encore, en 1872, Le Trouvère mais présente
surtout des acrobates jusqu’à sa fermeture en 1881 ;
• le Metastasio, construit en 1714, devenu théâtre de quartier avec plus d’opérettes dialectales
ou de bals que d’opéras comme la Lucia di Lamermor présentée en 1888 ;
• le Valle, célèbre pour la création de La Cenerentola de Rossini en 1817, fermé en 1890 malgré
les succès de la basse comique Papini.
8 Plusieurs théâtres intitulés politeama ont une vocation populaire. Le Politeama Romano,
construit en bois près du Tibre en 1862, est couvert d’une toiture à partir de 187225, on y
reprend fréquemment Le Barbier de Séville. En 1888, le Nuovo Politeama donne du Verdi.
On peut citer, parmi les autres théâtres de cette catégorie, l’Alhambra (de 1880 à 1902) et
l’Adriano inauguré en 1898.
353

9 En 1871, un nouveau théâtre est inauguré : le Quirino. Les débuts sont difficiles mais le
public afflue lorsque la scène se spécialise dans l’opérette avec, par exemple, Giorno e notte
de Fransceschini. L’opéra n’est pas complètement absent avec Rigoletto26 En 1915, le
Quirino, largement modernisé par l’architecte Piacentini gagne un nouveau renom, sous
la direction de Mascagni qui y inscrit au programme son Amico Fritz 27. La ville compte
encore un théâtre Rossini, inauguré en 1874, un théâtre Manzoni inauguré en 1876 avec
Les Lombards de Verdi et, enfin, un Théâtre dramatique national qui a fonctionné de 1886
à 1929 et qui annonçait en octobre 1895 une saison consacrée, entre autres, à Massenet et
à Mascagni28.
10 Quel que soit le nombre effectif de théâtres qui dédient une partie de leur programme au
lyrique, une déploration récurrente proclame que « Rome a besoin d’un autre théâtre. »29
Dans ce discours, une voix originale s’exprime : celle de Francesco D’Arcais, critique
musical, directeur du quotidien romain L’Opinione30, partisan d’un théâtre de répertoire
où les œuvres italiennes majeures seront interprétées de façon régulière. Cette idée est
violemment critiquée à Milan où la Rivista Teatrale s’en prend violemment à D’Arcais
qualifié de « paladin des théâtres de répertoire en Italie. »31 On lui reproche de vouloir créer à
Rome un théâtre qui serait « subventionné par la nation et inscrit dans le budget de l’État ».
D’Arcais voudrait que ce théâtre obtienne des éditeurs (les Milanais Ricordi et Sonzogno)
une franchise pour jouer les œuvres de Bellini, Donizetti et Mercadante. Le journal
milanais dit surtout craindre que ce théâtre subventionné ne puisse être soustrait à
l’influence néfaste de « la haute et basse camorra ».
11 Toutes les créations lyriques importantes qui se déroulent dans les capitales provinciales
provoquent à Rome un sentiment d’envie largement diffusé dans la presse et dans les
délibérations du Conseil Municipal. Ainsi le 5 février 1887, alors que la Scala crée l’Otello
de Verdi, la municipalité publie une déclaration qui marque la volonté de Rome de
rattraper le prestige, dans la vie lyrique, de sa rivale :
« Considérant le fait que la ville est actuellement capitale d’Italie, il conviendrait
que les événements artistiques importants puissent s’accomplit d’abord à Rome,
avant d’être donnés ailleurs, ou au moins que ces œuvres puissent être sans délai
portées à l’admiration des Romains et que l’on exécute ainsi le plus vite possible des
opéras comme celui qui intéresse et émeut aujourd’hui le cercle musical, l’Otello de
l’illustre Maestro Verdi. »32
12 Des voix discordantes se font entendre. Le 7 mars 1887, le conseiller Raffaele Givagnoli
considère qu’il n’est pas nécessaire de subventionner « un théâtre qui ne sert qu’à la
population la plus aisée » alors que « tant de services publics, en particulier les asiles et les
hôpitaux, sont dans une situation de déficience réelle indigne d’une capitale. » 33 On réplique que
le théâtre représente une activité qui relance le commerce et l’industrie et favorise donc
le bien-être des classes laborieuses. Les opposants aux subventions développent leur
argumentation. Le plus virulent est le conseiller Federico Seismit-Dodat qui s’en prend
aux « spectacles de luxe » et aux subventions. Les génies musicaux italiens Rossini,
Donizetti et Verdi ont su s’imposer sans solliciter d’aide publique. Le théâtre lyrique
romain est voué au déficit. Seismit-Dodat exclut de façon absolue « que le théâtre à Rome
puisse constituer une attraction pour les étrangers. Ceux qui peuvent assister aux spectacles des
grandes capitales étrangères ne se rendent pas à Rome pour aller au théâtre mais pour saluer
l’antique reine du monde. »34
13 Les partisans des subventions insistent sur le fait que la capitale ne peut être privée d’un
théâtre musical que les subventions publiques doivent l’aider à tenir son rang. Ils se
354

réclament d’un « consensus universel » autour de l’idée que le théâtre lyrique est l’un des
éléments essentiels de la vie civile et des commodités qu’offre une capitale. Le conseiller
Tittoni récuse les arguments de Seismit-Dodat : « Rome, où résident la Cour, le Parlement, le
Corps diplomatique, a un devoir d’hospitalité qui lui impose d’offrir une ambiance de vie neuve et
attrayante. »35 Elle ne doit pas se présenter comme un musée de monuments mais comme
la capitale d’un État libre et civil. La municipalité doit donc subventionner l’opéra.
14 On finit pat se mettre d’accord en demandant une subvention au Ministère de
l’Instruction publique : Rome « centre universel des arts », « esprit et cœur de l’Italie rénovée »
doit avoir un théâtre grandiose36. Mais Seismit-Dodat persiste à penser que ceux qui se
rendent à Rome pour « admirer les Antiquités » ne seront jamais attirés par le théâtre
lyrique37 . Il est dénoncé, dans les colonnes de L’Opinione par Francesco D’Arcais comme
l’expression d’un groupe hostile aux subventions, coalition hétéroclite de radicaux et de
cléricaux qui posent la question politique avant la question artistique38.
15 Malgré leurs difficultés financières, les théâtres romains ont connu, dans les années 1890,
une véritable « résurrection »39. Les soirées les plus réussies, les galas mondains et les
grandes premières sont des moments « qui ne peuvent se donner que dans une capitale. » 40 La
révolution vériste, née à Rome avec la création de Cavalleria Rusticana de Mascagni,
s’inscrit dans ce contexte. On pourrait ainsi tenter de s’interroger sur le rapport entre la
production lyrique et les conditions d’accueil des œuvres.
16 Dans le contexte qui détermine la perception des œuvres, interviennent les directeurs de
salle, les imprésarios, les critiques41. Les métiers d’impresario et de chanteur ont été
étudiés par John Rosselli42. On peut donc s’en tenir à l’évocation de quelques grandes
figures, mais le premier protagoniste est le public d’opéra.

Public et imprésarios
17 Le public, entité multiforme et insaisissable, est impossible à évaluer. Le public romain est
obligé de respecter des normes de comportement digne d’une capitale : pas question
d’applaudir n’importe quoi. Les artistes chéris du public romain notent son exigence et
son indéfectible fidélité. Pietro Mascagni écrit à son épouse le 10 mai 1900 : « Rome pour
moi est toujours la même. Tout le monde m’adore. »43 Qu’en est-il ? L’enthousiasme du public
est-il guidé par une « claque »44 souvent décriée ou spontanée ? La presse rendant compte
des représentations lyriques se répète inlassablement : le public est à la fois très élégant
et nombreux (« numeroso e scelto »45), à la fois aristocratique et populaire. Seules quelques
soirées sont marquées par la désaffection du public, par son enthousiasme ou par son
indignation.
18 Le public des trois grands théâtres (Apollo, Argentina, Costanzi) n’a pas la même
composition sociale que celui des autres théâtres. Et au Costanzi, on dénombre plus de
places bon marché qu’à l’Argentina. Le public populaire est exclu par la monopolisation
des places par un public d’habitués capables d’acquérir un abonnement ou d’acheter des
places pour un opéra auquel ils n’assisteront guère. Ce phénomène de « bagarinismo
teatrale » est particulièrement fréquent au Costanzi. En décembre 1880, la salle de 2 000
places à peine inaugurée n’a qu’une cinquantaine de spectateurs alors que l’on refuse de
vendre des billets46. Les journaux insistent beaucoup sur la description mondaine du
public d’habitués. La liste des personnalités présentes à la création de Tosca est
impressionnante : la famille royale, le gouvernement Pelloux, le préfet...
355

19 La différenciation des genres (opéra et opérette) coïncide avec la différenciation des


publics, ainsi que le type de salle et de représentation (gala, matinée populaire). Lors des
soirs de gala, le théâtre est illuminé a giorno, le public choisi est « digne d’une capitale » 47.
C’est la Rome « élégante et aristocratique »48, celle du public « éclectique, intellectuel,
réfractaire par disposition et par tradition aux luttes de clochers infécondes. »49
20 Le public romain est morcelé en petits groupes. Ce trait spécifique est dû à l’époque
pontificale. La saison lyrique était alors strictement limitée à la période de Carnaval, la
censure interdisait des œuvres récentes attendues du public. On prit alors l’habitude à
Rome « où l’art musical fut toujours très honoré de faire exécuter chez des particuliers des opéras
entiers avec un chœur mais avec une partie d’orchestre réduite pour piano. »50
21 Le public populaire bénéficie de matinées à prix réduits que les imprésarios doivent
proposer. Des pressions s’exercent parfois pour que des œuvres soient reprises dans ces
conditions. En avril 1914, le Costanzi reprend Don Pasquale à des tarifs exceptionnels : «
Les amoureux de la musique pourront se réjouir de ce que ce spectacle soit destiné à toutes les
classes. »51 Ce public populaire est censé être exclusivement attaché au bel canto. En 1908,
une polémique oppose Luigi Cesana, critique au Messaggero, à ses collègues Podrecca et
Pompei. Cesana se fait le porte-parole des « béotiens » qui sont, selon lui, le vrai public. Ce
« pubblico minuto » ne peut être éduqué aux « poèmes qu’il ne peut comprendre aujourd’hui »
que s’il a commencé par être attiré par Norma ou Traviata52 Pour contrebalancer le rôle
néfaste de la claque, la presse s’attribue une mission éducative auprès du public novice.
En 1870, d’éphémères publications hebdomadaires comme Il Diavolo Zoppo saluent la
liberté de la presse et la mission que lui apporte le nouveau régime : « Je suis un diable (...)
qui a des idées modernes et aujourd’hui, sous le soleil de la Liberté, l’idée de faire le journaliste
m’est venue à l’esprit. Mais je ne m’occuperai pas de politique, chose trop ennuyeuse, mais mon
esprit fier et artistique me porte vers la littérature, les beaux-arts et la musique. » 53
22 Le statut des journalistes spécialisés dans la vie musicale romaine n’est pas unanimement
reconnu. Ils appartiennent à un réseau de notables de la vie musicale, participent à la
direction des écoles et des sociétés musicales, qu’ils soient de simples journalistes ou
qu’ils dirigent des quotidiens comme Francesco D’Arcais54 ou des publications plus
spécialisées comme Carlo Morpurgo55. Ils doivent pourtant se battre pour obtenir la
reconnaissance des artistes et des directeurs de salle. Dans le nouveau Costanzi, des
invitations gratuites ne sont accordées aux journalistes qu’après une polémique publique
56
. Certains journaux sont en revanche craints par les artistes. Mascagni, si fier d’être
populaire à Rome, attend avec anxiété les critiques de La Tribuna57.
23 Dans le cercle qui organise la vie lyrique, parmi les imprésarios et les directeurs de salle,
trois fortes personnalités doivent être évoquées : Edoardo Sonzogno, Vicenzo Jacovacci et
Guglielmo Canori.
24 Edoardo Sonzogno (1836-1920), fondateur du quotidien radical Il Secolo, éditeur de
musique à Milan, est impresario du Costanzi en 1890. Il lance un concours d’opéra ouvert
aux jeunes compositeurs58 et publie la plupart des opéras véristes de Mascagni,
Leoncavallo, Cilea et Giordano. Les scènes lyriques doivent traiter avec Sonzogno ou avec
son concurrent Ricordi pour obtenir le droit d’exécuter les œuvres de leur catalogue. Les
négociations sont parfois difficiles. Des problèmes juridiques opposent Sonzogno et
Mascagni. La direction de l’Adriano déclare en janvier 1900 avoir obtenu de Sonzogno le
droit exclusif de représenter à Rome les Maschere de Mascagni alors que le Costanzi
annonce au même moment qu’il prépare la création romaine de l’œuvre.
356

25 La correspondance de Mascagni est riche d’allusions aux inimitiés tenaces, aux jalousies
qui caractérisent le microcosme musical à Milan et à Rome. Sonzogno a failli se battre en
duel avec Boïto, compositeur et librettiste de Verdi en décembre 1893, à propos d’un
article irrévérencieux paru dans la presse anglo-saxonne.
26 L’impresario Vicenzo Jacovacci fait figure de vétéran de l’opéra. Il a organisé la création
des œuvres de Verdi dans les années 1850. Malade quand la salle n’est pas pleine 59, il offre
des cadeaux aux chanteurs qui assurent le succès de ses productions. Il est l’objet d’une
polémique à laquelle se mêlent des enjeux politiques. En février 1872, Il Cigno défend
Jacovacci et la Béatrice qu’il présente contre les attaques des libéraux et de L’Opinione de
D’Arcais. On accuse alors D’Arcais de ne pas apprécier le spectacle parce que le théâtre ne
lui a pas offert de loge. Le succès de l’Apollo et de l’Argentina sont à porter au crédit de «
papà Jacovacci »60. Certes, il n’est jamais sûr de payer les choristes, certes il n’est pas
aimable avec tous61 et se laisse parfois influencer. Avec l’âge, il reprend les succès de sa
jeunesse et oublie l’évolution du goût de ses contemporains. Lors de l’inauguration du
Costanzi, c’est le désastre. La Sémiramide de Rossini ne plaît plus. L’œuvre n’est pas seule
en cause. L’interprétation est très critiquée, malgré les qualités de la direction de Rossi.
La basse Merli est à peine audible mais, qu’importe, le spectacle est alors plus dans la salle
que sur la scène. Francesco D’Arcais considère que l’âge de Jacovacci n’est pas seul
responsable du fiasco. Le système même de X impresa, du contrat signé entre
l’entrepreneur de spectacle et la municipalité ou le propriétaire de la salle, doit être revu.
Il faut – D’Arcais le répète – municipaliser et subventionner les salles. La mort de Jacovaci,
le 30 mars 1881 ouvre une période de crise de l’art lyrique romain. Le Conseil municipal
constate le 7 avril 1881 que l’impresa du défunt doit à la ville plus de 100 000 lires.
27 L’un des successeurs de Jacovacci est un Romain, Guglielmo Canori. Il assure la saison du
Costanzi et lutte en vain pour que ce théâtre soit subventionné et succède à l’Apollo. Son
titre de gloire est d’avoir fait venir l’Otello de Verdi en 1887. Il sait repérer des opéras
récents qui obtiennent un certain succès (Gustavo Wasa de Marchetti) et bénéficie d’un
excellent réseau amical qui lui permet d’obtenir le concours d’artistes de renom comme
Victor Maurel (créateur du rôle d’Otello). Avec lui, Rome peut rivaliser avec Milan.
L’Apollo, quelques jours avant sa fermeture définitive, a encore donné un Prophète très
applaudi62 mais des rumeurs surgissent. Canori aurait des difficultés financières : il doit
rompre son contrat dans l’été 1888.
28 Les débats qui ont suivi la mort de Jacovacci et les difficultés de Canori ont montré
l’existence d’une sensibilité cherchant à dégager l’opéra des impératifs strictement
commerciaux. Cette sensibilité a-t-elle pu imposer un renouvellement du répertoire ? Le
vérisme serait-il une expression musicale de cette volonté de réforme des conditions
économiques et sociales de l’opéra ? Il convient de voir le répertoire lyrique romain entre
1870 et 1915 et la place qu’occupent les reprises et les créations (prime assolute) mais, les
réactions du public face au répertoire étant largement conditionnées par la popularité
des chanteurs et par leur capacité à « faire passer » l’innovation ou l’archaïsme, il faut
d’abord évoquer les interprètes.

Les interprètes
29 Le public a ses favoris, chanteurs ou chefs, qu’il suit dans l’ensemble de leur répertoire. Le
talent des chanteurs exceptionnels qui ne passent que très exceptionnellement est
357

reconnu, mais Enrico Caruso qui a plus organisé sa carrière aux États-Unis qu’en Italie 63
n’a pas su gagner la passion du public romain. On lui préfère ainsi Emilio De Marchi 64 pour
la création du rôle de Caravadossi dans Tosca. Moins encore que ceux de Caruso, les
passages de Fedor Chaliapine ne semblent provoquer d’enthousiasme. Il faut dire qu’on a
pu l’entendre à l’Argentina lors d’un gala où l’intérêt du public s’est porté vers la loge
royale où siégeait un invité d’honneur : le président Loubet65.
30 À côté des chanteurs célèbres, le public romain acclame de jeunes chanteurs et lance leur
carrière. En 1875, un menuisier romain, Francesco Marconi, pousse la romance dans la
rue. Sa vie bascule dans un épisode qui évoque bien, selon John Rosselli, un cliché
hollywoodien : il est entendu par un professeur de chant qui en fait son élève et le lance
sur la scène dès l’année suivante66. Il fréquente les plus grands artistes. Victor Maurel
provoque au Costanzi un énorme enthousiasme dans la romance Cielo e Mare de la
Gioconda de Ponchielli. Il est alors « le grand ténor romain »67 dans une ville où se manifeste,
nous y reviendrons, un esprit de clocher, un « campanilisme » parfois exclusif.
31 La soprano Amelita Galli-Curci a débuté en 1906 sur une petite scène près de Bari. En
1908, elle participe à la première italienne de Don Procopio de Bizet au Costanzi. En 1913,
elle est une Gilda brillante dans Rigoletto68. Elle fait ensuite une carrière internationale et
enregistre aux États-Unis avec Caruso. L’accès au disque est alors un signe de notoriété.
Un message publicitaire paru en 1914 dans le Messaggero donne une liste des artistes
enregistrés sur les disques disponibles dans un commerce romain : on retrouve bien sûr
Caruso mais aussi deux habitués des théâtres romains : Alessandro Bonci et Mattia
Battistini.
32 Alessandro Bonci (1870-1940)69, « souverain du bel canto »70 émeut les mélomanes par ses
interprétations du répertoire du début du XIXe siècle : Les Puritains, L’Élixir d’Amour avec
bien sûr « una furtiva lacrima », mais interprète aussi des œuvres plus récentes comme La
Fanciula del West de Puccini71. Il a pu heurter un public trop passionné en refusant
d’accorder un bis72. Son principal titre de gloire est le rôle de Riccardo dans Le Bal Masqué
de Verdi (créé à Rome en 1859), il a modifié l’interprétation en entrecoupant l’air « E
scherzo od è folia » de rires73. C’est la risata qui marque peut-être l’influence du vérisme
dans l’interprétation des œuvres plus anciennes du répertoire. Bonci n’est pas romain
mais il réside dans la capitale et finit par être adopté. Emma Carelli, napolitaine, devient
elle aussi une personnalité romaine. Elle a débuté avec Caruso dans La Gioconda de
Ponchielli74. Son installation à Rome s’explique par le fait qu’elle épouse un député. Elle
est engagée au Costanzi en 1899 et devient l’une des interprètes les plus dévoués de
Mascagni75. Elle part en tournée en Amérique avant de prendre en charge la
programmation de la STIN et de diriger le Costanzi pendant plus de dix ans. Elle mène de
front un travail d’imprésario et de cantatrice dans des œuvres novatrices pour le public
romain telles que Fedra de Pizzetti sur un texte de D’Annunzio, Elektra de Strauss en 1912
ou la première de Parsifal.
33 Autre objet de la fidèle vénération des Romains : Gemma Bellincioni76. Après avoir fait
reconnaître son talent lors d’une tournée ibérique avec le vieux ténor Enrico Tamberlick,
elle crée à Rome le rôle de Santuzza dans Cavalleria Rusticana de Mascagni (1890) puis La
Sorella di Mark de Setaccioli avant de chanter devant l’empereur Guillaume II, d’enseigner
à l’Académie Sainte-Cécile et de faire une carrière d’actrice de cinéma. Son nom est gage
de succès, qu’elle chante la Traviata, la Tosca ou Salomé. À Rome, outre Bonci, le ténor le
plus fêté par le public est Fernando De Lucia77. Après son passage en Amérique latine, il a
créé à Rome les œuvres de Mascagni (L’Amico Fritz et Iris au Costanzi). Georges Thill a suivi
358

son enseignement, il faut dire que De Lucia brille particulièrement dans le répertoire
français, par exemple dans Werther de Massenet78. Il est présenté par la presse romaine
comme « un grand seigneur du chant »79 particulièrement lorsqu’il est associé au baryton
Giuseppe De Luca dans un mémorable Barbier de Séville (1908). Ce dernier représenterait «
la glorieuse tradition du belcanto italien », mais serait avant tout « un grand baryton romain »,
un « valeureux concitoyen »80. Le « campanilisme » renforce la gloire des musiciens non
seulement des chanteurs mais aussi des chefs comme Teofilo De Angelis. Assistant de
Mugnone dans la préparation de la création de Tosca en 1900, ce natif de la province de
Rome, dirige la saison de printemps au Costanzi en 1913. Il a composé un Requiem à la
mémoire du roi Umberto81. Le « campanilisme » n’est pas nécessairement une forme
d’étroitesse d’esprit lorsqu’il célèbre des artistes de la qualité de De Angelis mais aussi des
chanteurs tels que la basse Papi ou Antonio Cotogni, professeur à l’Académie Sainte-
Cécile. Lors du jubilé de Cotogni en 1904, on compte les opéras dans lesquels il a
triomphé : 157, de Faust à Macbeth82.
34 La plus grande gloire de la scène lyrique romaine rassemble toutes les qualités de l’artiste
aimé du public romain : il s’agit de Mattia Battistini. Né à Rome en 1856, ancien élève de
l’Académie Sainte-Cécile, il a débuté dans un répertoire original comprenant des
oratorios, des œuvres de Mendelssohn ou de Haydn83. Dans un répertoire lyrique plus
conventionnel (Donizetti, Verdi), il triomphe lors de tournées en Russie, en France, en
Amérique. Il est alors « le baryton des rois et le roi des barytons », il rentre à Rome où il
occupe la scène de façon continue sous les vivats du public84.
35 Si des enregistrements permettent de comprendre l’attachement du public romain pour
Battistini, d’autres formes de « campanilisme » existent, d’autant plus étroites d’esprit
qu’elles sont institutionnalisées par la presse et par la municipalité. En 1887, l’imprésario
Canori obtient de la commune un contrat pour l’organisation de saisons lyriques ; il se
présente comme très attaché à « sa ville natale », cite le succès d’Otello au Costanzi, évoque
un grand projet de théâtre municipal romain qui serait « le premier des théâtres italiens et
un des plus célèbres d’Europe »85 et se dit prêt à allonger la durée de la saison. Il se dit sûr du
soutien de compositeurs (Marchetti), de chanteurs (Victor Maurel) ou de chefs (Franco
Faccio, qui a dirigé la Scala pendant seize ans). Mais on lui impose une clause qui l’oblige à
inscrire au programme des œuvres choisies par une commission municipale et des
œuvres de compositeurs nés à Rome ou y résidant. Dès le mois de mars, le contrat est
dénoncé. Francesco D’Arcais expose les causes de cet échec : « J’ai déjà fait remarquer que
dans la capitale du royaume d’Italie, le campanilisme qui n’admet que des compositeurs romains
et exclut ceux qui ont eu la disgrâce de naître dans d’autres provinces italiennes a quelque chose de
ridicule. »86 Ainsi, le Jacopo de Leonardi, imposé par la municipalité a été « un fiasco total ».
Mais la volonté de la municipalité de n’accorder des subventions aux théâtres publics
qu’en se ménageant la possibilité d’imposer des œuvres demeure. En 1915, Luigi
Mancinelli dirige une commission municipale qui sélectionne des œuvres nouvelles qui
doivent être présentées à l’opéra. Le public et le chroniqueur du Messaggero désavouent le
choix de ce jury87.
36 Ce « campanilisme » municipal est distinct de celui du public qui est surtout une forme de
fidélité envers un nombre restreint d’œuvres et d’interprètes, qui peut évoquer un désir
de trouver dans l’opéra un sentiment de reconnaissance. En avril 1915, « dans l’incertitude
et le doute général » qui précèdent l’entrée en guerre de l’Italie, le public romain a tenu à
répéter les signes de « ses faveurs constantes »88. Au début du XXe siècle, malgré la création
de quelques œuvres novatrices, le goût du public d’art lyrique se fige.
359

Le répertoire
37 On peut considérer qu’il n’y a pas un répertoire lyrique homogène mais trois, assez
distincts : un répertoire moyen, d’œuvres connues et admises, un répertoire « archaïque »
marginal d’œuvres anciennes oubliées et exhumées et un répertoire d’œuvres nouvelles,
de créations. Le premier répertoire ne permet pas de mettre en évidence un originalité
romaine. L’œuvre de Verdi représente un goût moyen, consensuel, ne serait-ce que pour
des raisons de patriotisme. Le compositeur « national » avait réussi à créer à Rome,
malgré la censure, des œuvres importantes : I due Foscari (1844), La Bataille de Legnano
(dans le contexte bien particulier de 1849), Le Trouvère (1853), Un Bal masque (1859) mais
aucune création verdienne n’a lieu après 1870. Pourtant les œuvres de Verdi connaissent
un énorme succès auprès du public populaire. En 1880, le Politeama présente Le Bal
masqué et l’Alhambra, Traviata89. En octobre 1888, l’Adriano et le Quirino donnent
simultanément Aida90. Mais Verdi ne présente pas ses dernières œuvres à Rome. Si Le
Caire où est créée Aida est bien loin, Milan est désignée comme la scène usurpatrice
volant à la capitale son Verdi « national » pour la première européenne d’Aida ou pour la
création d’Otello et de Falstaff Mais, la simple reprise d’œuvres anciennes est présentée
comme une façon d’adapter la scène romaine à une mission nationale. Le théâtre Adriano
donne comme preuve du « caractère populaire » de sa saison lyrique de 1914 le fait de
satisfaire le désir « de public très nombreux qui veut réentendre les mélodies vibrantes du vieil
opéra verdien (Ernani) qui n’a pas été exécuté dans nos théâtres depuis trop longtemps, » 91 La
musique de Verdi transfigure les lieux où elle est entendue et fait des théâtres populaires
de vrais théâtres lyriques. En 1893, L’Opinione liberale évoque une représentation de
Traviata au Quirino : « Quand la musique est belle et plaît, on accourt pour l’entendre que ce soit
dans un café-chantant, dans une salle de concert ou dans un théâtre : les notes mélodieuses qui
vont au cœur résonnent quel que soit l’endroit où on les écoute, sans distinction de lieu et de temps.
»92
38 La presse romaine attise l’envie du public en publiant des correspondances de la première
de Falstaff à la Scala en 1893. Le séjour de Verdi à Rome, en avril 1893, à l’occasion de la
reprise au Costanzi du Falstaff qui vient d’être créé à Milan (avec le même chef,
Mascheroni), fut un événement considérable. L’Opinione liberale se félicita de voir Verdi
surmonter sa répugnance à paraître en public pour répondre au désir de la municipalité
et des citoyens romains93. La date s’inscrivit dans l’histoire italienne aux côtés des
précédentes venues de Verdi à Rome pour la création du Trouvère ou du Bal Masqué.
L’arrivée de Verdi à la gare provoqua une émeute, une véritable « mer humaine »94. Verdi
fut reçu par le roi et fait citoyen d’honneur de la ville. Le sens politique de l’accueil ne
doit pas cacher que Falstaff n’est plus une œuvre populaire, qu’elle n’entre pas dans le
répertoire courant comme Aida. Le Verdi dont le succès constant est présenté comme un
signe d’adhésion aux valeurs de l’Italie nouvelle n’est pas le Verdi de la dernière manière,
celui de Falstaff. Les œuvres composées entre 1842 et 1871 (Aïda) incarnent l’idéal d’une
sensibilité moyenne entre les vieilleries d’un bel canto trop peu sensible aux failles de
l’humanité et les nouveautés audacieuses cosmopolites et crypto-wagnériennes. La
musique instrumentale tolérerait l’innovation debussyste ou post-wagnérienne mais le
chant, lui, doit rester mélodique, italien, bref, verdien. « Verdi est le maître de l’époque » sa
musique s’oppose, en 1870, aux « fantasmes de l’abbé Listz » (sic) et à la musique de l’avenir
95
. Dans la polémique qui l’oppose en 1908 à Edoardo Pompei, à propos de la musique
360

moderne, Luigi Cesana relate ce qui lui est arrivé dans une osteria des environs de Rome.
Menacé par un groupe d’habitués hostiles à la présence d’un bourgeois, il ne fut sauvé de
la fureur populaire que parce que des musiciens commencèrent à jouer du Verdi. Tout
s’arrange dès que « la puissance mélodique de Verdi apaise l’assistance ». Et Cesana de se
demander ce qui serait advenu si l’orchestre avait interprété un extrait de Salomé96.
39 Avec l’œuvre de Verdi, l’opéra français constitue le fond de répertoire consensuel. Faust
triomphe en octobre 1873. La Juive, Les Huguenots ou Le Prophète sont des œuvres dont les
connotations politiques peuvent sembler particulièrement séduisantes à Rome. La
détérioration des relations franco-italiennes ne se traduit pas par un abandon de ce
répertoire et lorsque ces relations s’améliorent à nouveau, c’est tout naturellement que
l’on présente le Faust de Gounod au président Loubet en avril 1904. L’influence et le succès
des opéras français ont pu conduire les compositeurs « véristes » à s’inspirer de sujets
tirés de la littérature française : de la Bohême de Puccini à Tosca tirée de Victorien Sardou,
en passant par Manon Lescaut ou par L’Amico Fritz créé le 1er novembre 1891 au Costanzi.
40 Quelle a été la place du wagnérisme à Rome ? Elle est moins importante qu’à Bologne,
bastion avancé du wagnérisme européen (Lohengrin y est exécuté en 1871 en présence de
Verdi, Tannhaüser en 1872). Rome est confrontée au wagnérisme par la présence de Liszt
qui y réside de 1861 à 1871. L’auteur des paraphrases passe aux yeux de bien des critiques
italiens pour être un partisan du cléricalisme. Les wagnériens sont souvent présentés
comme des éléments antinationaux. Les « avveniristi » s’en prennent en vain à la mélodie
« seule reine de droit divin dans le bel paese. »97 Verdi lui-même donne l’exemple en jugeant
avec un mélange de sévérité et d’admiration Lohengrin qu’il a entendu en 1871. Dans une
lettre à Faccio, en juillet 1889, il fustige les jeunes compositeurs qui ne sont plus de bons
patriotes parce qu’ils écoutent trop Wagner98. Cela ne l’empêche pas, par la suite, de se
rapprocher de Boïto et de collaborer amicalement avec ce wagnérien déclaré.
41 Le répertoire wagnérien s’impose à Rome tard, mais avec force. Rienzi est interprété
devant un public populaire au Politeama en octobre 1880. Il faut dire que l’œuvre date de
1842 et que l’action se passe à Rome. La scène contribue à une auto célébration rituelle de
la ville mais l’exemple de Rienzi est exceptionnel : peu d’opéras sont consacrés à Rome.
Nous y reviendrons. En décembre 1895, Mascheroni dirige à l’Argentina La Walkyrie (qu’il
a présentée à la Scala en décembre 1893). Le public « nombreux et choisi » sort de la
représentation « plus confus que conquis » : le livret italien est jugé incompréhensible, la
musique n’est pas dépourvue de beautés mais certains passages sont trop longs99.
Lohengrin est repris en 1900, en 1904, en 1910 au Costanzi. Lorsqu’en 1908 Mugnone dirige
Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, le Messaggero est frappé par la solennité de la
représentation et l’enthousiasme du public100. Rome fait partie avec Paris, Budapest,
Vienne, Berlin mais aussi Bologne des villes qui peuvent découvrir Parsifal dès le 1 er
janvier 1914101. Au Costanzi, la soirée a quelque chose d’exceptionnel. On interdit l’entrée
aux retardataires. Le public est à la fois différent des matinées dominicales « bourgeoises et
démocratiques » et des premières aristocratiques. Le Messaggero parle d’un « fritto misto
alla... romana ». Les wagnériens purs sont rares si l’on en croit les remarques de néophytes
entendues au buffet (« Ah, si Wagner avait connu le cinéma ! »). Un article de Pompei
souligne la « beauté profonde » de la musique et les qualités de la direction d’Edoardo
Vitale.
42 Les œuvres du répertoire courant de Wagner et surtout de Verdi dominent la vie lyrique
romaine de 1870 à 1915 mais on peut aussi entendre quelques reprises d’œuvres
anciennes. Leur nombre est limité et leur ancienneté toute relative. L’opéra n’est pas un
361

conservatoire. On ne joue que très rarement des opéras de Mozart comme La Flûte
Enchantée102. Lorsque l’Argentina reprend ses représentations après l’inondation de
janvier 1871, il donne Le Mariage secret de Cimarosa, créé en 1792 mais qui « n’est plus
conforme aux temps présents. »103 Freischütz de Weber est l’une des rares œuvres épargnées
par l’outrage du temps. Carlo Morpurgo félicite Jacovacci d’avoir présenté les « scènes
fantasmagoriques » de cet opéra écrit il y a plus de cinquante ans104. Le répertoire du bel
canto de la première moitié du XIXe siècle semble jalousement gardé, on écoute toujours, à
côté des œuvres de jeunesse de Verdi, les opéras de Rossini, Donizetti et Bellini. Mais la
reprise d’un de ces trois maîtres est risquée. Certaines œuvres ne passent plus. Lors du
gala d’ouverture du Costanzi, nous l’avons vu, Jacovacci a peut-être commis une erreur en
choisissant Sémiramide de Rossini. L’œuvre est longue (près de quatre heures),
spectaculaire105, et apparaît comme « vieillie de quelques siècles. »106 En revanche, lorsque
Mascagni exhume Mosè de Rossini en avril 1915 au Quirino, la presse loue son courage et
compare l’œuvre créée en 1827 à Rome à Parsifal qui vient d’être découvert107. Depuis sa
création à l’Argentina en 1816, Le Barbier de Séville plaît à tous les publics : au Politeama en
1873, à l’Apollo dans les années 1880. Parfois l’interprétation est décevante. En avril 1888,
l’Argentina présente « le chef d’œuvre rossinien » sans « le feu sacré qui lui convient » de façon
pesante, lourde, « quasi-funèbre ». Même Battistini ne parvient pas à sauver les
représentations qui sont suivies par un profond silence du public108. Mais l’attrait de
l’œuvre demeure avec l’Almaviva de Fernando De Lucia en 1908 ou avec un Mattia
Battistini mieux entouré en 1915.
43 Les œuvres de Donizetti et Bellini connaissent un destin divers. En 1915, Bonci déchaîne
l’enthousiasme dans l’Élixir d’Amour. « Le public romain est toujours amoureux de la musique de
Donizetti. »109 Un opéra de Bellini n’a jamais quitté le répertoire : Norma. Lorsqu’il succède
à Sémiramide au Costanzi en novembre 1880, les critiques se mettent à regretter que
l’œuvre n’ait pas été choisie pour l’inauguration du théâtre tant la musique de Bellini
correspond aux habitudes du public. Le fait que soient évoqués l’Antiquité et le prestige
de la « Cité des Césars » peut ne pas être indifférent.
44 Pour savoir si Rome a été ou aurait pu être capitale italienne de l’opéra après 1870, il faut
voir les créations d’œuvres nouvelles qui y ont été faites. Certains opéras sont restés
célèbres, d’autres ont sombré dans un oubli dont rien ne permet de dire qu’il est justifié.
45 Le succès de Tosca ne s’est jamais démenti depuis la création au Costanzi le 14 janvier 1900
sous la direction de Leopoldo Mugnone. L’œuvre peut nous intéresser par son sujet. Le
livret de Giuseppe Giacosa et de Luigi Illica est tiré d’une pièce de Victorien Sardou. Il
parle de Rome en 1800, on est donc au cœur d’une célébration centenaire. Le baron
Scarpia, chef de la police, figure de satyre bigot, serviteur hypocrite et violent de
l’absolutisme et de l’obscurantisme, est l’ennemi des partisans de la République romaine
représentés par le peintre Caravadossi. Le début du IIIe acte sur la terrasse du Château
Saint-Ange est un tableau musical du petit matin à Rome. Un berger conduit son troupeau
avant que ne retentissent les cloches des églises de la ville, ville qui apparaît bien comme
le sujet de l’opéra. Puccini a déjà exploité les possibilités expressives de l’évocation des
paysages urbains – dans la mesure où la musique peut évoquer quelque chose – dans un
passage de La Bohême (1896). Les passages « descriptifs » de Rome provoquent lors de la
création l’enthousiasme du public, mais cet enthousiasme a été préparé à l’avance. On
observe en effet ce phénomène de « pré-réception » dont parle Hervé Lacombe110. Les
journaux annoncent l’avancement des répétitions. Le Messaggero du 9 janvier 1900 est un
numéro spécial. La rubrique lyrique occupe la première page, elle est intitulée A la veille de
362

Tosca. Le triomphe du « maître lucquois » y est déjà annoncé. Le 13 janvier, le journal


présente le livret, décrit le début du IIIe Acte. Le compte rendu est à la hauteur de
l’attente. Le Messaggero relate un événement fondateur, artistique et mondain. Le théâtre
a un aspect grandiose. La Rome « intellectuelle » côtoie le public élégant des loges et le
public populaire. Le prélude du IIIe acte illustre « le réveil de la ville éternelle. »111 Les
nombreuses reprises de l’œuvre sont comparées à cette première mémorable. En janvier
1904, la créatrice, Hariclea Darclee reprend le rôle titre112. En 1908, la direction est à
nouveau assurée par Mugnone mais les chanteurs n’ont plus l’éclat de ceux qui brillèrent
lors de la création113 Tosca semble jouer alors régulièrement un rôle dans l’auto-
célébration de la ville. En 1913, Tosca n’est plus interprétée au Costanzi mais à l’Adriano,
plus populaire, en alternance avec Aïda114. L’opéra romain est devenu un classique en une
dizaine d’années. Il est l’opéra de la capitale. Après Tosca, les œuvres de Puccini
s’imposent vite à Rome. Madame Butterfly, qui a été un échec à Milan en 1904, a été révisée
et inscrite au programme du Costanzi en 1907-1908. Puis Rome découvre La Fanciulla del
West en 1913. Edoardo Pompei considère qu’il s’agit du spectacle le plus réussi de Puccini
après Tosca115.
46 Si Puccini et Tosca réveillent des enthousiasmes particulièrement forts à Rome,
l’ensemble du répertoire post-verdien, qu’il se reconnaisse ou non dans le vérisme, est
largement présent. On peut citer quelques exemples : un Ruy Blas de Filippo Marchetti
(créé à Rome en novembre 1870), un opéra de Petrella tiré des Promessi Sposi de Manzoni
(décembre 1872), un Amletto de Franco Faccio concurrençant celui d’Ambroise Thomas.
Les chefs peuvent assez facilement imposer leurs compositions. Mancinelli fait entendre
en février 1904 son Ero e Leandro, composé sur un livret d’Arrigo Boïto qui signe sous le
pseudonyme de Tobia Gorrio.
47 En 1890, l’éditeur Sonzogno, qui gère, nous l’avons vu, le Costanzi, a lancé un concours
auquel participent de jeunes compositeurs sélectionnés par un jury (où s’illustre
Francesco D’Arcais). Parmi les œuvres soumises au concours, on peut retenir celle de
Gastaldon, connu pour sa romance Musica Proibita. Il met en musique une adaptation de
Cavalleria Rusticana de Verga. L’opéra est donné au Costanzi en avril 1890 sous le nom de
Mala Pasqua. D’Arcais considère que le compositeur écrit facilement mais que « la facilité
est souvent mère de la vulgarité et fille des réminiscences. »116 En revanche, D’Arcais s’engage
pour défendre l’œuvre concurrente tirée du même texte de Verga, la Cavalleria Rusticana
de Mascagni, créée quelques jours plus tard. La vogue du vérisme est lancée mais la presse
romaine ne cesse de dénoncer ses excès. Dès 1893, la Loreley de Catalani est saluée comme
une œuvre opportune qui présente enfin autre chose que les bassesses humaines et
provoque d’autres sentiments que le dégoût „et l’ennui117. L’art lyrique doit élever l’âme.
Mais le programme de 1895 montre que la vogue vériste est bien dominante avec Paillasse
de Leoncavallo, L’Amico Fritz de Mascagni et des œuvres de Puccini. La place de capitale du
vérisme est âprement disputée entre Rome et Milan. Les fortes personnalités liées à ce
courant sont divisées en clans rivaux. En 1896, Mascagni dénonce la presse milanaise
montée contre lui par Leoncavallo qui offre une prime aux critiques milanais qui vont à
Rome assister à la première de son Chatterton118. Quelques opéras récents sont souvent
repris à Rome : Zazà de Leoncavallo, La Gioconda de Ponchielli, Andrea Chénier de Giordano.
48 Pietro Mascagni a une place à part : il entretient avec Rome une histoire d’amour, même
si cet amour naît d’une conjonction d’intérêt entre le musicien de 27 ans, fils d’un
boulanger de Livourne, et la capitale politique cherchant à s’affirmer comme capitale
culturelle. Lors du concours de 1890 au Costanzi, Francesco D’Arcais se réjouit du « succès
363

triomphal de l’œuvre » qui marque « un événement artistique » : le compositeur et pianiste


Giovanni Sgambati serait sorti en disant que « cette musique ne se discute pas mais quelle
fascine et émeut. »119 On a parlé d’hystérie du public, il y eut vingt rappels. D’Arcais, comblé
par Mugnone et par la Bellincioni, se présente comme un vieux critique enfin heureux de
retrouver l’enthousiasme de sa jeunesse. L’œuvre est vite présentée à Turin, Milan et
Livourne mais des querelles surgissent à propos de l’exploitation des droits entre
Mascagni, Verga et Sonzogno. Mascagni est décoré de l’ordre de la Couronne d’Italie en
mai 1890 et sa Cavalleria est reprise au Costanzi en octobre. En 1891, le Costanzi crée
L’Amico Fritz. Et la presse romaine suit la carrière du compositeur à Vienne ou à Berlin. En
1896, Ricordi propose à Mascagni un sujet japonais d’Illica. C’est Iris. « Si l’on donne l’Iris à
Rome, écrit Mascagni, le succès est assuré. »120 L’œuvre est créée en novembre 1898. La
musique reçoit un accueil favorable mais le livret est jugé trop lourd de symboles ;
l’œuvre est éclipsée par la Butterfly de Puccini dont le livret est signé par le même Illica. A
Rome, Iris laisse le souvenir de l’interprétation d’Hariclea Darclée. Des passages
orchestraux sont transposés par la fanfare de la place Colonna. Avec de tels succès,
Mascagni peut écrire : « A Rome, je suis vraiment moi-même. »121 Il faut dire qu’il sort de
moments difficiles à Milan où sa « pauvre Iris » a été selon lui maltraitée par Toscanini 122.
Mascagni est fréquemment immodeste mais il ne peut se vanter d’être un bon
administrateur au Costanzi lors de la saison 1909-1910. Après une attente de deux ans, les
Romains découvrent Isabeau de Mascagni qui a été créée en 1911 à Buenos Aires. L’œuvre
a déjà triomphé à Turin, lorsque Edoardo Vitale la dirige au Costanzi. La première
romaine est « une belle victoire du maestro Mascagni, lié au public de Rome par des liens anciens
et indissolubles d’affection et d’admiration. »123 Ces liens n’empêchent pas le public romain de
critiquer les choix de Mascagni en matière de livret et de s’en prendre à la « verbosité » du
texte de Parisina de D’Annuzio que la musique sauve, lors de la première romaine en mars
1914. Dans cet opéra, Mascagni est digne des « vertus prodigieuses du génie italien ». Edoardo
Pompei considère qu’il a su abandonner « les sonorités excessives et les taches de couleur trop
violente »124, bref qu’il a su sortir du vérisme. Un épisode de l’histoire lyrique s’achève.
Entre 1890 et 1900, l’attente nerveuse de l’innovation vériste a succédé à l’héroïsme
verdien. Après 1900, les créations ont plus de mal à rencontrer le public. Le répertoire se
fossilise. On parle de « patrimoine mélodramatique » qui serait « une part importante de notre
richesse nationale. »125 Face à ce bloc classique de répertoire, l’innovation est marginale, et
se réduit à quelques audaces (l’Abul de Nepomuceno en avril 1915) mais surtout à des
compositions musicales pour le théâtre qui ne peuvent être considérées comme des
opéras. La collaboration entre D’Annunzio et Ildebrando Pizzetti mérite d’être citée.
Pizetti compose une musique de scène pour La Nave créée en 1908 à l’Argentina, alors
dirigée par le comte di San Martino126. D’Annunzio a collaboré avec Mascagni pour
Parisina mais retrouve Pizzetti pour une œuvre plus novatrice présentée au Costanzi : la
musique originale d’accompagnement du film Cabiria127. Le thème antique du film met en
évidence une veine d’inspiration dont on peut s’étonner qu’elle n’ait pas plus été présente
dans les œuvres lyriques créées à Rome entre 1870 et 1915. Cela faillit se faire avec un
opéra de Boïto, opéra dont l’inachèvement est significatif. En 1870, Arrigo Boïto, qui a
créé un Mefistofele à la Scala en 1868, achève un poème sur Néron. Giulio Ricordi propose
le sujet à Verdi qui craint alors de collaborer avec un écrivain de la Scapigliatura. Boïto
décide de composer lui-même la musique de son Nerone, travail interrompu par les livrets
écrits pour Verdi ou pour d’autres. Verdi cherche alors à encourager amicalement Boïto
d’autant plus que Mascagni déclare publiquement dans un journal de Gênes qu’il
désirerait écrire un opéra sur Néron et serait plus capable de l’achever que Boïto. Rien n’y
364

fait. Après la mort de Verdi, Boïto présente une œuvre presque achevée. En 1911, il
montre à Ricordi quarre actes complets mais annonce qu’il veut en composer un
cinquième. Lorsqu’il meurt en 1918, la réduction pour piano des quatre actes achevés est
prête, l’orchestration est déjà bien avancée. Toscanini participe à l’achèvement de la
partition et dirige la création posthume le 1er mai 1924... à Milan. L’inachèvement de
l’œuvre n’est pas fortuit. Comment rendre la représentation sonore de la Rome antique
spectaculaire ? L’un des passages les plus réussis est peut-être l’incendie de Rome au IV e
Acte. Le compositeur bloqué dans l’achèvement de son opéra romain fut incapable à la fin
de sa vie d’écrire une seule lettre, cela peut évoquer la difficulté d’accéder à Rome décrite
par L’interprétation des rêves de Freud. On ne peut ni chanter ni atteindre le centre du
monde.

Le rayonnement romain
49 Cela conduit à l’hypothèse que Rome capitale n’est pas restée capitale lyrique parce que le
temps de l’assaut héroïque des œuvres verdiennes des années 1850 est passé mais aussi
parce que la ville n’a pas disposé d’un répertoire suffisant consacré à son auto-
célébration. Mais peut-être ne faut-il pas séparer l’opéra des autres productions
musicales, théâtrales ou non ? L’auto-célébration des capitales est ainsi plus souvent prise
en compte par un répertoire léger, par l’opérette (La vie parisienne) que par le grand
opéra. La célébration de la capitale que présente l’opérette n’est peut-être pas la
présentation spécifique d’une ville mais la présentation d’une image plus ou moins
transposée de la centralité, de la familiarité avec le pouvoir, de l’ennui des fonctionnaires
perdus dans leurs actes comme Danilo de La Veuve Joyeuse de Lehár, dont le succès à Rome
est d’ailleurs considérable. L’intrigue est censée se dérouler à Paris et oppose le caractère
pétillant de la vie de la capitale au provincialisme pontévédrin. Qu’elle parle de Vienne ou
de Paris, l’opérette parle de capitales. La tradition de l’opérette dialectale « romanesque »
reste bien vivante dans les cafés-chantants et dans les théâtres (Na vignetta da Scarpone au
Metastasio en 1900). Parmi les opérettes romaines, on peut citer le Cicerone agli Scavi di
Campo Vaccino comme une sorte de revers comique à l’impossible Nerone de Boïto. À côté
de l’opérette dialectale romaine, les théâtres accueillent des troupes de nombreuses
régions italiennes : la compagnie vénitienne Moro-Lin128 mais, plus souvent, des troupes
napolitaines. Romaine ou napolitaine, l’opérette dialectale tend à s’estomper, sans
disparaître, au profit d’une culture européenne commune de l’opérette. Des compagnies
milanaises (Caramba-Scognamilglio au Costanzi en 1910-1911) ont leur saison à Rome et
reprennent les succès viennois ou parisiens. Toutes les catégories du genre sont ainsi
présentes : la zarzuella129, l’opérette française (La Mascotte d’Audran, souvent reprise en
1888, dans deux théâtres simultanément en 1904, Gilda de Narbonne, Les Mousquetaires au
couvent en 1895...), l’opérette viennoise (Bocaccio de Suppé en 1895, Rêve de Valse d’Oscar
Straus en 1913, La Veuve Joyeuse qui s’impose en 1913 dans deux théâtres...). Le succès de
Lehár inspire des imitateurs : avant La Rondine de Puccini (1917), La Princesse Modem-Style
est une œuvre de style viennois « sans originalité. »130
50 Le rayonnement musical de Rome tient également à la place qu’y occupe la musique
instrumentale, à l’Académie Sainte-Cécile et à la société philharmonique. Des
personnalités comme Giovanni Sgambati (1841-1914), élève de Liszt, pianiste et
compositeur, ou Ettore Pinelli (1843-1915) ont contribué à défendre la musique
instrumentale et à sortir du débat entre verdiens et wagnériens. La musique
365

instrumentale souffre cependant longtemps d’un préjugé. Une équivalence sommaire est
établie entre musique vocale et musique italienne, d’un côté, et entre musique
instrumentale et musique étrangère, de l’autre. Ainsi, en 1888, le Directeur des Antiquités
et des Beaux-Arts rend compte au Ministre de l’Instruction publique des concerts donnés
par les élèves de l’Académie Sainte-Cécile131. Il présente une statistique éloquente : en 13
concerts, 107 morceaux ont été interprétés (23 vocaux et 84 instrumentaux, 26 italiens et
81 étrangers). En recoupant les deux classifications, on trouve que, sur les 23 œuvres
vocales, 20 sont italiennes et que sur les 84 instrumentales, 81 sont étrangères. Le
Directeur des Beaux-arts peut donc se réjouir de « l’orientation de l’école où l’on accorde
ajuste titre dans l’enseignement instrumental une primauté à la musique étrangère,
particulièrement à la musique allemande, et dans le domaine du chant (dolce canto) une
primauté aux maîtres immortels de notre Italie vénérée ». Les musiciens qui enseignent à
Sainte-Cécile ont dépassé cette dichotomie, qu’il s’agisse de Filippo Marchetti (qui dirige
le Lycée musical) ou de Giacomo Setaccioli (flûtiste, né en 1868, élève au Lycée musical,
engagé en 1886 dans l’orchestre du Costanzi, compositeur d’un opéra, Le dernier des
Abencérages, créé à Rome en 1893). Ettore Pinelli et Giovanni Sgambati ont une place
particulièrement importante dans l’ensemble de la vie musicale romaine. Sgambati anime
le quintette de la Cour, compose des ballades interprétées par le Cercle Artistique
international132 dont le nom même suggère qu’il ne se réduit pas à une défense de la
musique italienne. Le cosmopolitisme musical est très marqué lorsqu’il s’agit de musique
de chambre, avec des œuvres de Mendelssohn, Franck. En 1913, la Société internationale
pour la musique de chambre présente un trio de Smetana et une sonate de Strauss133.
51 En 1884, Pinelli écrivait au Ministre de l’Instruction publique que la Société orchestrale
romaine qu’il présidait voulait « raviver en Italie le culte de la musique instrumentale » et «
présenter dignement aux étrangers la culture musicale de la capitale du royaume. » 134 À
l’Académie Sainte-Cécile, Pinelli, Sgambati côtoient des critiques (D’Arcais) et le comte di
San Martino qui préside l’institution. On ne peut opposer, à Rome, musique instrumentale
et art lyrique. La même sensibilité, les mêmes compositeurs, les mêmes interprètes
interviennent et tout indique que le public est identique. Lorsque Verdi vient à Rome
pour la première de Falstaff, Pinelli dirige un concert donné à la Cour. La musique
instrumentale présente cependant un répertoire plus large que celui de l’opéra. On joue
des œuvres de Mozart, de Beethoven, d’Haydn. Sgambati associe fréquemment Beethoven
et Liszt135. La Società orchestrale romana fête ses vingt ans en 1893, elle est considérée
comme l’« orchestra stabile » de la ville, cette stabilité lui étant enviée, selon L’Opinione
liberale, par les autres villes italiennes (Milan, Naples, Turin)136. En 1908, l’ouverture d’une
nouvelle salle offre un cadre remarquable aux saisons symphoniques. Il s’agit de
l’Augusteo, aménagé sur les ruines du Mausolée d’Auguste. Gustave Mahler y a dirigé,
ainsi que Bruno Waltet qui aurait selon le Messaggero une « sensibilité toute méridionale
contrastant avec son origine teutonique. »137 Claude Debussy y a dirigé, en février 1914, La
Mer, créée en 1905, et déjà entendue en 1913 sous la direction de Toscanini.
52 Les concerts romains les moins conventionnels du début du XXe siècle ont été présentés
aux abonnés du Costanzi dans le cadre des « five o’clock ». Le 21 février 1913, lors d’une
matinée futuriste, on crée une œuvre de Balilla Pratella, « élève de Mascagni. »138 L’art des
bruits est alors moins remarqué que la peinture de Carrà ou les discours de Marinetti et
de Papini.
53 Loin de ces expérimentations sonores, les concerts réguliers des fanfares renforcent le
succès des airs d’opéra les plus connus. Dès octobre 1870, sur le Pincio, la Banda musicale
366

de l’armée italienne interprète la Marche nationale de Rivela, des polkas mais aussi des airs
tirés d’opéras de Donizetti, Mercadante et Verdi139. Aux concerts du Pincio, s’ajoutent
ceux que donnent la fanfare communale et la musique du 12e régiment d’Infanterie,
Piazza Colonna : on y joue du Verdi, du Rossini, du Gounod. La banda comunale diversifie
son répertoire, sous la direction d’Alessandro Vessela. En 1900, elle joue aussi des
transcriptions de Saint-Saëns et de Massenet140. La commission chargée de choisir les
orchestres qui représentent l’Italie à l’Exposition de Paris en 1900 (où siègent Marchetti,
Boïto, le comte di San Martino) désigne cette fanfare pour jouer en alternance avec
l’orchestre de Milan dirigé par Toscanini et celui de Bologne dirigé par Martucci.
54 L’évolution du répertoire des fanfares reflète les mutations du goût pour l’opéra.
Apparaissent ainsi de nouvelles transcriptions d’œuvres de Mascagni (Iris en 1900) de
Wagner, de Puccini. Le répertoire d’une capitale ne peut plus se contenter d’être
l’expression figée d’un art identitaire utilisé comme signe de reconnaissance par le
nationalisme. Cette juxtaposition d’aspirations contradictoires à une culture
internationale et à une culture nationale conduit à une « question romaine » musicale :
que devient la musique sacrée dans la capitale de l’Italie et du catholicisme ? Elle est
largement liée à la musique lyrique. On continue à jouer le Stabat Mater de Rossini quand
Mascagni découvre son Moïse. Et les compositeurs lyriques n’ont pas hésité à suivre
l’exemple de Verdi et à écrire de la musique religieuse. Luigi Mancinelli compose et dirige
ainsi un oratorio141. Les problèmes qui divisent Église et État n’isolent pas la musique
sacrée du complexe sonore et musical où l’opéra a aussi sa place. Les cérémonies
organisées au Panthéon à la mémoire d’Humbert Ier sont accompagnées d’un requiem de
Setaccioli142. Les œuvres composées par le franciscain milanais Hartmann sont créées en
1900 par des chanteurs d’opéra. Même le maître de chapelle de la Sixtine, compositeur
officiel de l’Église, Lorenzo Perosi (1872-1956) accepte que ses compositions soient jouées,
en création, au théâtre Costanzi. Ainsi, en avril 1904 pour son Jugement universel et son
Stabat Mater, on remarque dans le public du théâtre un nombre tout à fait inhabituel de
prêtres. D’ailleurs, les critiques n’hésitent pas à comparer la musique de Perosi à l’opéra :
« il émeut comme le mélodrame. »143
55 La musique sacrée, instrumentale, les fanfares et l’opéra forment bien un espace musical
cohérent et révèlent une sensibilité commune : celle d’une capitale. Il est ainsi impossible
de considérer de façon univoque que Rome n’a pas connu de grande tradition lyrique en
raison de sa place de capitale religieuse. Une ville qui possède un teatro massimo capable,
en 1900, de créer un opéra d’auto-célébration finissant par un sacrifice fondateur comme
Tosca est bien une capitale lyrique, d’autant plus que cette création s’insère dans le riche
contexte d’une vie musicale diverse et novatrice. Il ne faudrait pas croire le discours de
déploration des Romains dénonçant la faiblesse de la vie lyrique de leur ville mais le
considérer comme un discours relevant d’une culture de la plainte, du scandale propre
aux capitales. Il semblerait presque que dans une capitale digne de ce nom on aille plus à
l’opéra pour s’en plaindre, pour siffler que pour applaudir. Cette culture du scandale
marque tout le XIXe siècle romain dès la création du Barbier de Séville de Rossini. Elle est
toujours présente en 1900 même si, alors, le vérisme apparaît comme le dernier exemple
d’une musique contemporaine issue de la tradition classique capable d’obtenir l’adhésion
d’un vaste public.
367

NOTES
1. Eptacordo, giornale di belle arti, musica drammatica, coregrafia (...), a. XII, n° 17, 30 août 1871.
2. L’Eclettico, Giornale letterario-artistico, a.I n° 1, 14 avril 1873.
3. P. Staccioli, I teatri di Roma dal Rinascimento ai giorni nostri, Rome, 1997.
4. L’Opinione liberale, 25 mars 1893.
5. Il Messaggero, 1er janvier 1908.
6. B.M. Antolini, « Rome (since 1790) », in The New Grove Dictionary of Opera, Londres, Mac Millan,
vol. IV, 1992, pp. 26-30.
7. M. Ruggieri, « Per un teatro nazionale di musica a Roma : il teatro Apollo tra gestione
impresariale e progetti di teatro a repertorio », in Archivio di Stato di Roma et Società Italiana di
Musicologia, La musica a Roma attraverso le fonti d’archivio, Atti del Convegno internazionale. Roma
4-7 giugno 1992, Rome, 1994, pp. 345-392.
8. L’Opinione, 31 janvier 1888.
9. G. Tricanti, Il Teatro Argentina, Rome, 1971.
10. Délibérations du Conseil municipal de Rome, séance du 7 mats 1887.
11. Relation du Ministre des Travaux publics au Roi, s.d. (1887), A.C.S., Min.LL.PP. Opere
Governative Roma, b. 155.
12. L’Opinione, 3 février 1888.
13. C. Laulhere-Vigneau (dir.), Opéras d’Europe, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 32.
14. L’Opinione, 28 novembre 1880.
15. L’Opinione, 29 novembre 1880.
16. La Riforma, 29 novembre 1880.
17. La Capitale, 30 novembre 1880.
18. M. Ruggieri, op. cit.
19. Délibérations du Conseil municipal, 7 mars 1887, pp. 364-365.
20. F. Bartoccini, « Domenico Costanzi » in Dizionario biografico degli Italiani (D.B.I.), vol. 30,
pp. 374-375.
21. Il Messaggero, 30 avril 1904.
22. Archivio Storico Capitolino di Roma (ASCR), Archivio STIN, b.1, 1908-1912.
23. Il Popolo Romano, 25 décembre 1913.
24. Il Messaggero, 17 octobre 1914.
25. L’Eco del Mezzogiorno, 1er juin 1872.
26. La Tribuna, 3 mars 1895.
27. Il Messaggero, 17-19 février 1915.
28. La Tribuna, 18 octobre 1895.
29. Gazzetta teatrale di Roma, a. I, n° 1, 25 janvier 1872.
30. Le quotidien s’est appelé quelques années L’Opinione liberale.
31. Rivista Teatrale, a. XX, n° 848, 8 mars 1884, article signalé au Ministre de l’Instruction publique
Baccelli, A.C.S. Min. Pubblica Istruzione, BB. AA., Arte drammatica e musicale, b.l1.
32. Délibération CM. 5 février 1887, ibid.
33. Ibid., 7 mars 1887, p. 367.
34. Ibid., 4 avril 1887, pp. 468-471.
35. Ibid., p. 473.
36. Motion n° 49, C.M. 4 avril 1887.
37. C.M. séance du 6 juin 1887.
368

38. L’Opinione, 26 mars 1888.


39. L’Opinione liberale, 25 mars 1893.
40. Il Popolo Romano, 16 février 1913.
41. H. Lacombe, Les Voies de l’opéra français au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1997, pp. 18-39.
42. J. Rosselli, The Opera Industry in Italy from Cimarosa to Verdi, Cambridge, Cambridge U.P., 1984,
et Il Cantante d’opera, storia di una professione, Bologne, 1993.
43. A.C.S., Archivio Mascagni, microfilms, b.2-4.
44. L’Opinione, 6 juillet 1888.
45. La Tribuna, 16 septembre 1895.
46. La Capitale, 2 décembre 1880.
47. Il Popolo Romano, 16 février 1913.
48. L’Opinione, 11 avril 1890.
49. Il Messaggero, 9 janvier 1900.
50. A. Cametti, « Un giubileo artistico » in Musica e Musicisti, Gazzetta musicale di Milano, dir. G.
Ricordi, a. 59, n° 7-15 juillet 1904, p. 146.
51. Il Messaggero, 12 avril 1914.
52. Il Messaggero, 1er avril 1908.
53. Mefistofele, a.I., n° 1, 5 novembre 1870.
54. Éloge funèbre de Francesco D’Arcais, L’Opinione, 16 août 1890.
55. La Gazzetta teatrale di Roma, periodico settimanale artistico-letterario, a.I, n° programme, 18
janvier 1872.
56. La Capitale, 2 décembre 1880.
57. Lettre à Lina, Rome, 20 janvier 1898, A.C.S. Arch. Mascagni (mic), b. 2-4.
58. L’Opinione, 1er juillet 1890.
59. L’Avvisatore teatrale, 1-15 janvier 1873.
60. La Riforma, 8 octobre 1873.
61. La Banda, Periodico Musicale, 15 janvier 1874.
62. L’Opinione, 15 janvier 1888.
63. L. Alberti, « E. Caruso », in D.B.I., vol. 21, pp. 1-7.
64. A. Iesue, « E. De Marchi », in D.B.I., vol. 38, pp. 446-447.
65. Il Messaggero, 25-26 avril 1904.
66. J. Rosselli, Il Cantante d’opera (...) op. cit., p. 130.
67. Il Messaggero, 22 janvier 1904.
68. Représentation honotée de la présence de la reine, Il Popolo Romano, 19 janvier 1913.
69. J. Rosselli, Il Cantante (...), op. cit., pp. 244-247, A. Mattera, « Alessandro Bonci », in D.B.I., vol. 11,
pp. 670-671.
70. Il Messaggero, 19 février 1915.
71. Œuvre créée à New-York en 1911 avec Caruso, Il Messaggero, 17 décembre 1915.
72. Il Messaggero, 8 novembre 1904.
73. Il Messaggero, 6 mars 1914.
74. R. Melloncelli, « Emma Carelli », in D.B.I., vol. 20, pp. 57-60.
75. Soirée en l’honneur de Mascagni à l’Adriano, Il Messaggero, 23 novembre 1904.
76. A. Marrera, « G. Bellincioni », in D.B.I., vol. 7, pp. 689-691.
77. M. Tiberi, « Fernando De Lucia » in D.B.I. vol. 38, pp. 366-369.
78. Il Messaggero, 5 janvier 1900.
79. Il Messaggero, 23 février 1908.
80. Il Messaggero, 16 février 1914.
81. T. Balar, « T. De Angelis », in D.B.I., vol. 33, pp. 301-303.
82. A. Camerri, op. cit.
83. A. Zapperi, « M. Battistini », in D.B.I, vol. 7, pp. 275-277.
369

84. Il Messaggero, 25 novembre 1904.


85. Lettre de G. Canori à la Commune, 30 mai 1887, in Délib.C. M. 1887, pp. 646-650.
86. L’Opinione, 26 mars 1888.
87. Il Messaggero, 4-5 avril 1915.
88. Il Messaggero, 19 avril 1915.
89. La Riforma, 1er octobre 1880.
90. L’Opinione, 22 octobre 1888.
91. Il Messaggero, 23 septembre 1914.
92. L’Opinione liberale, 23 septembre 1893.
93. L’Opinione liberale, 13 avril 1893.
94. L’Opinione liberale, 15 avril 1893.
95. Il diavolo Zoppo, 5 novembre 1870.
96. Il Messaggero, 1er avril 1908.
97. Archivio Musicale, 18 juin 1882, p. 337.
98. M.-J. Philips-Matz, Giuseppe Verdi, traduit de l’anglais par Gérard Gefen, Paris, Fayard, 1996,
p. 819.
99. La Tribuna, 18 décembre 1895.
100. Il Messaggero, 9 janvier 1908.
101. Il Messaggero, 2 janvier 1914.
102. La Capitale, 31 décembre 1880.
103. Il Liuto, 10 janvier 1871.
104. La Riforma, 9 novembre 1873.
105. Semiramide, conférence inédite d’Elisabetta Soldini, Genève 1998.
106. La Capitale, 21 décembre 1880.
107. Il Messaggero, 4-5 avril 1915.
108. L’Opinione, 12 avril 1888.
109. L’Opinione liberale, 16 septembre 1893.
110. H. Lacombe, op. cit., pp. 72-73.
111. Il Messaggero, 15 janvier 1900.
112. Il Messaggero, 11 janvier 1904.
113. Il Messaggero, 2 janvier 1908.
114. Il Popolo Romano, 23 octobre 1913.
115. Il Messaggero, 19 février 1915.
116. L’Opinione, 11 avril 1890.
117. L’Opinione, 9 janvier 1893.
118. Lettre de Mascagni à son épouse, 1er mars 1896, A.C.S., Archivio Mascagni, b.2-4.
119. L’Opinione, 19 mai 1890.
120. Lettre de Mascagni à son épouse, 20/1898, A.C.S., Arch. Masc. b.2-4.
121. Id., 8 septembre 1900.
122. Id., 1er février 1899.
123. Article de Renzo Rossi, Il Popolo Romano, 7 février 1913.
124. Il Popolo Romano, 12 février 1914.
125. Congrès théâtral de 1900, Il Messaggero, 13 janvier 1900.
126. Il Messaggero, 2 janvier 1908, 11/1908.
127. Il Messaggero, 8 mai 1914.
128. La Riforma, 9 mars 1873.
129. Les trois épouses d’Oscar au Teatro Nazionale, Il Messaggero, 14 avril 1900.
130. Il Popolo Romano, 27 novembre 1913.
131. Lettre au Ministre, 28 juin 1888. A.C.S. Min. Pubblica Istruz., BB AA, Arte Drammatica e
Musicale, b.94.
370

132. La Palestra, a.III, n° 2, 1873.


133. Il Popolo Romano, 1er janvier 1913.
134. Lettre d’E. Pinelli à Guido Bacelli, 19 février 1884, A.C.S. Min. P. Istr., BB. AA. Arte
Drammatica e Musicale, b.83.
135. L’opinione liberale, 17 février 1893, 13 avril 1893.
136. L’opinione liberale, 1er janvier 1893.
137. Il Messaggero, 16 mars 1914.
138. Il Popolo Romano, 8 février 1913.
139. L’Industria. Giornale settimanale della società degli operai Romani, 30 octobre 1870.
140. Il Messaggero, 4 janvier 1900.
141. Il Messaggero, 8 février 1904.
142. Il Messaggero, 15 mars 1914.
143. Il Messaggero, 9 octobre 1904.
371

Les théâtres et leurs publics Paris,


Berlin et Vienne 1860-1914
Christophe Charle

1 Au XIXe siècle, le théâtre constituait, dans les villes, la principale distraction collective
susceptible de toucher la gamme la plus large de catégories sociales. Dans les capitales,
comme Paris, Berlin et Vienne, la différenciation des quartiers, la présence de théâtres
publics et l’attraction exercée par ces villes sur un public et des auteurs provenant
d’espaces plus larges font des institutions théâtrales un observatoire privilégié de
l’évolution de l’offre et de la demande culturelle mais aussi de la fonction culturelle
nationale et internationale de chaque capitale. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, et
surtout à partir des années 1860, les trois capitales considérées connaissent une
libéralisation des conditions d’ouverture des théâtres, ce qui rend à accroître l’offre, donc
la concurrence et la différenciation potentielle des publics. Elles profitent aussi d’une
expansion sans précédent de leurs populations (soit définitive par immigration, soir
temporaire avec les grands événements culturels qui drainent les foules pour des durées
limitées, notamment les expositions universelles). Cette migration est la source d’une
demande de distractions, porteuse d’une surenchère dans l’offre des spectacles pour faire
face à la différenciation des publics. Dernière justification du moment choisi pour la
comparaison, le théâtre, genre particulièrement codifié par la tradition, est traversé,
presque simultanément dans les trois pays considérés, par des tendances novatrices. Elles
cherchent à rompre avec l’esthétique traditionnelle, à ouvrir le répertoire ou les genres
représentés, voire à créer une nouvelle relation entre le théâtre et son public (naissance
de l’avant-garde au théâtre dans les années 1880-90, tentatives récurrentes du théâtre
populaire, popularité grandissante des genres mixtes de la culture moyenne : opérettes,
revues, variétés).
2 Il reste un dernier parti à justifier : pourquoi comparer spécifiquement le théâtre dans les
trois grandes capitales citées ?
1. parce qu’elles disposent, par définition, du public le plus large et le plus diversifié possible ;
2. parce qu’elles sont le point de départ des innovations ;
372

3. parce que les milieux théâtraux de ces trois villes suivent d’assez près ce qui se fait dans les
deux autres capitales et pratiquent des importations et exportations réciproques dont la
balance est également révélatrice des hiérarchies et des légitimités culturelles entre pays.

3 Pour répondre à ces trois considérations, j’examinerai deux aspects complémentaires. En


premier lieu, une morphologie de l’organisation théâtrale permettra de mettre en
relation l’offre de spectacles et la structure urbaine spécifique à chaque capitale. En
second lieu, un essai de typologie des théâtres fera comprendre la relation entre leur
répertoire et leur répartition dans la géographie urbaine.

Théâtres et capitales
Évolution du nombre des théâtres

4 Période d’expansion urbaine et de libéralisation économique, les années 1860-1914


enregistrent une augmentation significative du nombre des scènes en activité.

Tableau 1 – Évolution du nombre des théâtres à Paris, Vienne et Berlin1

5 Cette augmentation, inégale selon les villes, est décalée par rapport à la croissance
démographique générale : le nombre des théâtres a presque triplé à Vienne alors que la
population augmente de 80,3 % pour les arrondissements du centre, mais de 253,3 % pour
les arrondissements périphériques (de 842 951 à 1 927 606 habitants : 1869-1910) 2 ; la
population de Berlin quadruple (de 496 000 à 2 071 257 habitants) (1860-1910) alors que le
nombre des salles ne quadruple pas tout à fait. Paris multiplie sa population par 1,7 (de
1 696 141 à 2 888 119 habitants) tandis que le nombre de théâtres, déjà élevé en début de
période (40), fluctue entre 26 et 36 dans les années difficiles qui vont de 1880 à 1900 avant
de dépasser le niveau initial après 19103.
6 Cette statistique fondée sur les scènes théâtrales traditionnelles masque cependant en
partie l’ampleur de l’accroissement de l’offre de spectacles vivants : pendant cette
période, se créent en effet des scènes temporaires en dehors des anciennes limites
urbaines, naissent des lieux de divertissement concurrents multiples qui absorbent la
nouvelle clientèle née de l’essor urbain (cafés-concerts, théâtres de variétés, panoramas,
cirques, cabarets, premiers cinémas, spectacles de curiosités), enfin certains nouveaux
théâtres offrent un nombre de places plus important que les salles plus anciennes. A
Vienne, la capacité des théâtres en termes de places passe de 11 289 en 1890 (dont 3 208
debout) à 13 502 (dont 2 342 debout) en 1900 et à 18 832 (dont 2 097 debout) en 1910.
L’augmentation globale de plus de 7 000 places en vingt ans s’accompagne donc d’une
diminution de la part des places debout, les moins onéreuses et destinées au public le plus
populaire. À Berlin, l’offre de fauteuils s’élève de 12 473 places en 1893 (sans doute 14 000
environ avec les théâtres secondaires4) à 22 500 environ en 1900, soit une croissance plus
vive qu’à Vienne correspondant à une expansion démographique plus rapide. Seule la
capitale française dispose depuis le départ et presque jusqu’au bout d’un nombre de
373

places de théâtres (près de 40 000) bien supérieur à celui des deux autres capitales alors
que la différence de population entre Paris et les deux autres villes n’atteint pas 1 million
d’habitants et tend à diminuer. Comparée à celles Berlin et de Vienne, l’offre de places à
Paris est, sur un an supérieure à 5 500 000 billets à vendre5. Ce surdimensionnement est
aggravé d’ailleurs si l’on ajoute les autres types de spectacles (cafés-concerts, variétés,
cirques, panoramas, etc.). Il explique l’image internationale de capitale du divertissement
attachée à Paris dès la première moitié du siècle. Il constitue cependant un handicap dans
les années difficiles qui s’étendent sut la deuxième moitié des années 1880 et la première
moitié des années 1890 où, malgré l’Exposition universelle de 1889, les recettes totales des
théâtres stagnent (cf. graphique n° 1).

Graphique n° 1 – Recettes des théâtres de Paris 1860-1899 (en francs)


recettes théâtres de Paris

Répartition spatiale

7 La divergence entre Paris et les deux autres capitales germaniques s’explique en partie
par la spécificité de chaque évolution urbaine.
8 À Paris, l’époque des grandes percées urbaines, le Second Empire, est celle aussi où le
théâtre est en butte à la suspicion du régime comme lieu de subversion et de
rassemblement des classes populaires. Le régime profite des rénovations urbaines pour
faire disparaître une partie des théâtres du boulevard du Temple en 18626. En sens inverse
cependant, une vague nouvelle de fondations de salles est permise par la libéralisation de
la législation sur les théâtres en 1864 et par les conditions favorables que donnent aux
spectacles l’enrichissement de la bourgeoisie et des classes moyennes, le développement
des chemins de fer qui convergent vers Paris et les deux grandes expositions universelles
de 1855 et 1867 qui attirent une clientèle internationale avide de distractions. De ces deux
facteurs, résulte un changement de la géographie des scènes parisiennes. Certaines
scènes du « Boulevard du Crime » ne retrouveront pas de nouvel emplacement après le
percement des boulevards haussmanniens tandis que le régime, en fonction des milieux
qu’il favorise et des orientations de prestige de sa politique urbaine, a créé de nouvelles
scènes en position stratégique dans le nouveau Paris et plus particulièrement tournées
374

vers la bourgeoisie enrichie : en témoignent les deux théâtres situés de part et d’autre de
la place du Châtelet réaménagée et construits par la Ville de Paris, l’installation du
théâtre de la Gaîté à proximité de l’axe nord/sud du boulevard de Strasbourg ou la
reconstruction de l’Opéra en fonction de la nouvelle avenue du même nom et à
l’extrémité du boulevard des Italiens, le centre mondain de la vie parisienne. La
géographie parisienne des théâtres reste centrée sur une zone étroite, et même plus
étroite qu’auparavant avec un glissement vers l’ouest qui correspond au glissement de sa
clientèle bourgeoisie privilégiée (cf. cartes).
9 À Berlin, la croissance urbaine (aussi bien des parties bourgeoises que des parties
populaires) est au contraire beaucoup plus centrifuge et accompagne l’extension urbaine.
Il n’y a pas, à proprement parler, comme à Paris, un quartier privilégié des théâtres mais
plutôt une répartition relativement équilibrée dans les quartiers centraux en fonction des
élargissements successifs de la trame urbaine. Quand les nouveaux quartiers bourgeois de
l’ouest sont suffisamment peuplés, on voit apparaître tardivement de nouvelles salles
comme le Theater des Westens (1896) situé Kantstrasse à Charlottenburg, au-delà du
Tiergarten ou le second Schiller Theater, fondé en 1908, dans la même commune, plus tard
rattachée à Berlin.
10 À Vienne en revanche, les salles traditionnelles demeurent au centre ou bien sont
reconstruites à proximité du Ring, tandis que les nouvelles salles se répartissent de façon
équilibrée dans les arrondissements au-delà du Ring : le Burgtheater, autrefois situé dans la
vieille ville, près de la Hofburg, Michaelerplatz, est reconstruit sur le Ring et ouvert en
1888 ; le Deutsches Volkstheater est construit en 1887 dans le VIIIe arrondissement 7, le
Kaisersjubiläum Theater dans le IXe arrondissement, en 1898. Cette répartition spatiale
divergente entre les trois capitales indique des modes différents de spécialisation et des
fonctions différentes des théâtres par rapport aux divers publics. A Paris, la persistance
d’une spécialisation centrale implique un public non exclusivement local, les spectateurs
viennent d’autres arrondissements et de province ou sont des étrangers de passage qui
séjournent dans ces mêmes quartiers fortement équipés en hôtels de luxe, ce qui permet
de maintenir cette concentration spécifique, alors que la population proche croît moins
vite que celle des arrondissements plus lointains. À Vienne, les salles traditionnelles, au
nombre de quatre plus l’Opéra, n’offrent, au total, que 5 à 6 000 places à la clientèle
privilégiée qui habite toujours les arrondissements centraux, plus nettement qu’à Paris.
En effet, dans cette dernière ville, les grands magasins et les sièges de sociétés
industrielles ou financières neutralisent d’importantes surfaces sur les boulevards du
centre au détriment de la fonction résidentielle. Les classes bourgeoises privilégiées se
reportent de plus en plus à l’Ouest8. À Berlin, on assiste à un processus qui rappelle
l’évolution londonienne : les classes bourgeoises, qui forment le fond du public
s’éloignent de plus en plus du centre, fréquentent des théâtres plus dispersés qu’à Paris 9.
Elles peuvent également continuer de se rendre dans les salles traditionnelles grâce à
l’important réseau ferré urbain (Stadtbabn, Ringbabn et tramways) qui relie quartiers
anciens et quartiers nouveaux, bien avant que Paris ne dispose d’un métro. Ainsi
s’explique aussi l’implantation privilégiée des nouvelles salles à proximité de l’axe de la
Friedrichstrasse où se trouve la grande gare du même nom, desservie par le Stadtbahn qui
relie le centre à Charlottenburg et aux banlieues de l’Ouest : le Concordia Theater (devenu
Apollo-Theater, 1890), le Metropoltheater (d’abord nommé Unter den Linden, 1892), le Neues
Theater (1893), le Trianon Theater (1902) et le Komisches Oper (1905) se concentrent là.
375

11 Si les théâtres parisiens anciens peuvent résister (avec toutefois des difficultés
récurrentes pour les plus fragiles) à la dissociation entre la géographie traditionnelle des
théâtres et la nouvelle localisation de la bourgeoisie et des classes moyennes, c’est aussi
parce que la part de la clientèle non parisienne est beaucoup plus élevée que ne l’est la
clientèle extérieure à Vienne et à Berlin. Dans son rôle culturel, Vienne se trouve
concurrencée par les autres villes de l’Empire (Budapest, Prague, Cracovie), souvent
peuplées en majorité de non-germanophones qui se dotent de « théâtres nationaux »
pour se libérer de l’emprise de la culture germanique10. Les élites urbaines ont donc,
même si la programmation de leur ville ne les satisfait pas, moins de raisons d’effectuer
un déplacement coûteux vers la capitale pour se tenir au courant des nouveautés. On
retrouve le même phénomène que celui décrit par Victor Karady pour le rôle impérial
déclinant de Vienne comme ville universitaire11. Or cette clientèle étudiante joue souvent
un rôle important pour soutenir les tendances novatrices. Sa stagnation handicape
notamment l’émergence de scènes à ambitions plus intellectuelles. Il en va de même (la
question de la langue en moins) en Allemagne où chaque grande ville, du fait de la
tradition de mécénat princier, dispose au minimum d’une grande salle qui offre une
variété et une qualité de spectacle quasi similaires à celles de la nouvelle capitale 12.
Cependant Berlin, à la différence de la capitale des Habsbourg, a la chance de ne pas avoir
de rivale de même rang au plan culturel dans sa zone d’influence, la plus proche étant
Dresde. En France au contraire, l’écart de population et de richesse entre la capitale et les
autres grandes villes est tel que les théâtres municipaux n’arrivent que très difficilement
à offrir une programmation de qualité ou recourent directement aux troupes parisiennes
de passage. D’après les statistiques des droits d’auteurs versés par les théâtres, 68,7 % le
sont par les théâtres de Paris en 188013. Pour les amateurs de théâtre de province, le
voyage à Paris est souvent un détour quasi obligé14.

Nombre de places et rapport à la population

12 L’intensité de la fréquentation est difficile à évaluer en fonction des indicateurs


disponibles. Pour Paris, grâce aux statistiques de l’impôt sur les spectacles, on dispose des
recettes détaillées par théâtre et du nombre des représentations qu’on peut mettre en
rapport avec la population des différents arrondissements. Pour Vienne, faute de source
similaire, on ne dispose que de la statistique des représentations et des places par
arrondissement ce qui, indirectement, permet d’évaluer les recettes et l’intensité de la
pratique. Pour Berlin, les seuls indicateurs quantifiables sont le nombre des places des
théâtres par quartier en rapport avec la population et la chronologie de la fondation des
nouveaux théâtres qui laisse supposer que la demande augmente.
13 Le cas parisien souligne la montée de l’exclusivisme social de la fréquentation des
théâtres. Elle se déduit de la persistance de la concentration des salles les plus prospères
et les plus chères dans le centre bourgeois, de l’élévation du prix moyen des places à
l’intérieur de ceux-ci, du déclin des théâtres périphériques susceptibles de toucher la
clientèle moyenne ou populaire et de la montée en puissance, en sens inverse, de
nouveaux spectacles comme les cafés-concerts, les cabarets et les variétés. Alors que les
premiers cafés-concerts ouvrent dans les années 1860, sur la rive droite, dans les 1 er, 2e, 3e
et 4e arrondissements, ils se diffusent ensuite sur la rive gauche. Les salles les plus
luxueuses se trouvent dans les quartiers des théâtres (9e et 10e) et aux Champs-Élysées. En
revanche, l’expansion du public populaire coïncide avec la multiplication des
376

établissements dans les quartiers populaires périphériques, là où justement les anciens


théâtres végètent15. Comme la population augmente alors que les recettes de ces théâtres
stagnent, on peut en déduire une substitution de public entre les deux types
d’établissements.

Source : Annuaire statistique de la Ville de Paris, années citées.


Graphique n° 2 – Les recettes des « théâtre de banlieue »

14 Les difficultés des décennies 1880-90 contribuent à éliminer les salles de théâtre les plus
fragiles qui pouvaient offrir aux clientèles désargentées des spectacles moins coûteux. De
même, on constate que les théâtres du centre les moins prospères sont ceux de la partie
est des boulevards, celle qui desservait les quartiers populaires : 4e, 11e, sud du 19e et du
20e. Non satisfaite, la demande populaire se reporte alors dans ces vides culturels vers les
cafés-concerts et les nouvelles formes de loisirs qui émergent au tournant du siècle :
activités associatives, spectacles sportifs ou sports, cirques, fêtes foraines, etc.
15 La carte des recettes des théâtres par arrondissement en 1881 met déjà en évidence
l’écart de l’intensité des pratiques avant la phase de difficultés. Les 1er et 2 e
arrondissements concentrent les théâtres les plus prospères qui drainent la clientèle la
plus bourgeoise, demandeuse de spectacles dans des salles aux places plus chères ou
supposant des mises en scène coûteuses : avec 80,9 F et 52,9 F par habitant ils arrivent
nettement en tête, suivis de peu par le 9e (44,3 F) dont le chiffre est cependant haussé un
peu artificiellement par la présence de l’Opéra sur son territoire. Vient ensuite le 10 e,
ancien domaine du boulevard semi populaire moins réputé et qui mord aussi sur la
clientèle moyenne des vieux quartiers centraux, situés sur sa bordure sud ou ouest. Dès
qu’on sort de ces trois pôles (pôle mondain, boulevard bourgeois, boulevard moyen ou
populaire) on tombe à des niveaux de pratique très faibles que ce soit sur la rive gauche
intellectuelle, sur la rive droite populaire ou dans les anciens arrondissements de
banlieue qui disposent pourtant de salles propres.
377

Tableau 2 – Répartition comparée par arrondissement des théâtres et des cafés-concerts à Paris

Sources : Concetta Condemi, Le café-concert à Paris de 1849 à 1914, essor et déclin d’un phénomène
social, thèse EHESS, 1989 ; Annuaire Hachette, 1897.

16 On note, en sens inverse, que les cafés-concerts (tableau n° 2) se développent tout


particulièrement dans les quartiers où les théâtres n’existent pas ou connaissent des
difficultés (arrondissements périphériques et partie centre-est ancienne).
17 À Vienne :

Tableau 3 – Évolution du nombre des places de théâtre par arrondissement à Vienne

Source : Statistisches Jahrbuch der Stadt Wien für das Jahr..., Vienne, Verlag der Wienermagistrat.

18 À Vienne, les places de théâtre, en 1890, sont réparties à égalité entre les deux premiers
arrondissements, l’un bourgeois et aristocratique, l’autre plus populaire et mêlé, et les
arrondissements bourgeois ou des classes moyennes immédiatement extérieurs au Ring
(VI-IX). Au tournant du siècle, la prééminence théâtrale du centre s’effrite cependant
avec l’accroissement de l’offre dans les arrondissements bourgeois ou moyens, éloignés
du centre, et dans les arrondissements plus populaires (III-V). Cette évolution traduit le
départ des catégories aisées du centre et l’ouverture de scènes nouvelles axées sur les
genres les plus populaires dans des quartiers plus modestes.
19 À Berlin :
20 Le même processus se retrouve à Berlin mais est beaucoup plus déséquilibré au profit de
l’ouest bourgeois.
378

Tableau 4 – Nouveaux théâtres fondés dans la décennie dans les diverses parties de Berlin

Source : Deutsches Bühnenjakrbuch.

21 Dans la décennie 1880, les nouveaux théâtres berlinois se répartissent de manière


équilibrée entre le nord/nord-ouest, l’est-nord-est et le sud sud-ouest, tandis que ni
l’ouest, ni le centre, résidence des classes aisées, ne voient naître de nouvelles scènes dans
la mesure où elles possèdent déjà des salles les plus anciennes à proximité. À l’inverse, la
décennie 1900, la plus féconde en fondations de nouvelles scènes, voit un arrêt des
créations dans les quartiers les plus populaires (c’est-à-dire l’est, si l’on excepte la
souscription pour la construction tardive d’une salle pour la Neue Volksbühne qui échappe
aux lois du marché16) et une concentration des nouvelles salles dans les quartiers les plus
aisés qui ont connu une forte croissance de leur population. Comme à Paris, la population
des quartiers ouvriers berlinois s’est reportée vers les nouveaux loisirs meilleur marché
(cabarets, cafés chantants (Tingel-tangel), variétés, cirques) qui se développent à l’époque.

Genres et publics
22 L’analyse précédente met en évidence un changement progressif des goûts du public le
plus large et la nécessaire adaptation des théâtres aux transformations urbaines et à
l’évolution de la composition du public. Il reste à voir si les directeurs des principales
scènes, celles qui, à Paris, ont survécu aux difficultés des années 1880 et celles qui, à
Berlin et à Vienne, ont dû faire face à l’éclosion de nouveaux lieux théâtraux dans les
nouveaux quartiers ont réussi à adapter leur offre à cette demande changeante. Nous
commencerons par le cas parisien sur lequel on dispose de données plus complètes que
pour les deux autres capitales.

Paris, tradition, novation et avant-garde

23 Un premier indice est fourni par la part des nouveautés dans le répertoire de l’année. L’
Annuaire statistique de la ville de Paris fournit, pour le début de la période (années 1875-77),
des statistiques détaillées sur le nombre d’actes nouveaux et de pièces nouvelles par
rapport à l’ensemble des pièces de l’année, des périodiques théâtraux spécialisés
permettent de faire des comparaisons avec les décennies suivantes. Si l’on prend l’année
1876 comme année témoin, on constate que les théâtres privés sont très inégalement
innovateurs sous ce rapport. Le boulevard bourgeois (Gymnase, Vaudeville, Variétés,
Palais-Royal) donne entre un quart et trois quarts d’actes inédits et, en nombre de pièces,
entre 15 et 30 % de nouveautés. Cette faiblesse de l’innovation confirme les jugements
sévères que portaient à l’époque des romanciers naturalistes comme Zola qui dénonçaient
379

la domination des théâtres les plus prospères par les éternelles reprises des mêmes pièces
et des mêmes auteurs devant un public conformiste et blasé. Cette facilité est permise par
l’importance de la clientèle extérieure à Paris qui retarde sur les nouveautés et peut se
satisfaire de reprises pour elle encore inédites. Plus on va vers les théâtres moyens ou
populaires, plus l’absence de nouveautés est marquée, ce qui est logique puisqu’il s’agit
d’un public moins fidèle, qui va plus rarement au théâtre ou qui n’a pas les moyens de
fréquenter les théâtres du boulevard bourgeois. Il consomme donc ses sous-produits ou
ses pièces déjà amorties dont la réputation de succès ancien suffit à remplir la salle. Cette
moindre innovation des scènes situées dans les quartiers plus mêlés socialement tient
aussi au souci de satisfaire le goût du plus grand nombre, goût souvent retardataire pour
les classiques du genre. Enfin les recettes et le taux de fréquentation étant plus bas, sauf
les jours fériés, seuls des succès déjà connus ou des pièces amorties n’entraînent pas des
frais trop élevés face à des charges moins bien couvertes par un public moins argenté.

Tableau 5 – Part des nouveautés dans le répertoire de l’année des principaux théâtres parisiens

Sources : Annuaire statistique de la ville de Paris et Albert Soubies, Almanach des spectacles, 1875-1915,
de l’année citée.

24 Cette stratégie du moindre risque n’a pas résisté aux difficultés des années 1880-90.
D’abord parce que les théâtres les plus fragiles qui vivaient de reprises ont disparu des
quartiers centraux ou orientaux, tandis que les théâtres établis des beaux quartiers ont
ressenti la concurrence sur leur propre zone d’attraction des nouveaux spectacles qui
attirent aussi la clientèle bourgeoise, ainsi que l’attestent leurs tarifs et les témoignages
sur les cafés-concerts et les cabarets à la mode.
25 Face à la concurrence, le tableau n° 5 indique que les principaux théâtres ont choisi de
nettement augmenter la part des nouveautés dans leurs programmes en 1890 si l’on
compare à 1876. Cela correspond aussi, comme je l’ai montré ailleurs, à l’arrivée sur le
marché littéraire d’une nouvelle génération d’auteurs, celle qui a d’abord tenté sa chance
dans la poésie ou le roman et essaie, avec des succès divers, de forcer les portes du théâtre
qui assure des gains nettement plus élevés que les autres genres littéraires17.
380

26 Toutefois, la nouveauté en soi ne suffit pas à retrouver les faveurs du public dans la
mesure où la crise des théâtres, dans les années 1880, est liée à une conjoncture
économique générale maussade et à la concurrence des genres plus faciles (opérettes,
vaudevilles, revues). Or les auteurs nouveaux, à cette époque, souhaitent sortir de la
facilité qui dominait dans le théâtre à succès antérieur. Et l’on pourrait montrer que les
recettes n’augmentent pas forcément à proportion de l’effort de nouveauté. Pire, les
scènes plus populaires qui rompent avec leur politique traditionnelle s’enfoncent dans la
spirale du déclin et des changements de direction. Ainsi les Folies dramatiques, après un
bon début dans les années 1880, voient leurs recettes décliner en dents de scie jusqu’en
1900, sans que l’Exposition de 1900 les fasse réémerger comme la plupart des autres
théâtres. La recette moyenne par représentation passe d’une fourchette 1 800/2 000
francs en 1880, à 1 300 francs en 1890 et 988 francs en 1900. Dans la période faste, les
Folies dramatiques offraient peu de pièces nouvelles. Au creux de la crise, ce théâtre
présentait en revanche beaucoup de pièces nouvelles tandis qu’en 1900, revenu à la
tradition et aux valeurs sûres, en espérant profiter de la conjoncture faste de l’Exposition
universelle, il ne parvient pas pour autant à renouer avec l’affluence.
27 Quelles sont les recettes du succès ? Les aléas des courbes de recettes de la plupart des
scènes, sauf celles qui remplissent une fonction spécifique comme l’Opéra, l’Odéon et la
Comédie française, rendent incertaine une réponse univoque à l’âge du vedettariat où
l’on se déplace autant pour un acteur ou une actrice que pour une pièce particulière.
Cependant les théâtres qui résistent le mieux à la crise répondent à trois
caractéristiques : ils sont situés depuis longtemps dans le quartier central des théâtres et
cultivent un genre bien identifié pour une clientèle stable : c’est le cas du boulevard
bourgeois ; avec ses comédies, ses vaudevilles et ses opéras bouffes, il est fréquenté pat la
clientèle moyenne supérieure et la clientèle de passage. Un second type de théâtre cultive
un genre rare et spectaculaire fondé sur quelques titres bien rodés et rarement
renouvelés, c’est le cas du Châtelet avec ses féeries ou ses pièces à grand spectacle ou du
Grand Guignol qui renouvelle le mélodrame par les trucages sanglants. Enfin, un
troisième groupe fonde sa réputation sur une personnalité forte (acteur ou directeur) qui
draine un public conquis d’avance, c’est le cas du théâtre de la Renaissance avec Sarah
Bernhardt puis avec le théâtre Sarah Bernhardt lui-même. Les plus grands succès de
l’époque, dont on se souvient encore, sont des pièces qui répondent à l’un de ces
modèles : les pièces d’Offenbach ou de Feydeau pour le premier groupe de théâtres, les
pièces tirées des romans de Jules Verne comme Michel Strogoff, pour le second, les grandes
créations de Rostand par Sarah Bernhardt, pour le troisième. Il reste un quatrième type,
en voie d’émergence au moment de la crise, celui de l’avant-garde et qui se veut d’ailleurs
une réponse au théâtre de boulevard en crise.
28 Ce modèle, inventé par Antoine, et repris à Berlin et à Vienne, repose sur le relus des trois
autres stratégies : contre le vedettariat qui grève les recettes, il renouvelle rapidement
son répertoire, autour d’un noyau de public fidélisé par l’abonnement. Ainsi, le théâtre
s’assure une trésorerie pour les créations et une publicité grâce à un réseau des
protecteurs littéraires qui patronnent le théâtre et servent de caisse de résonance aux
scandales comme aux succès. Effectivement, les premières années du Théâtre libre
contrastent du tout au tout avec les difficultés des théâtres moyens de la même époque.
Avec des frais généraux réduits au minimum, la troupe dégage un léger bénéfice tout en
créant de nombreuses pièces : la première année, le Théâtre libre réunit 11 000 francs
d’abonnements et, à la seconde saison, 40 000 francs. Antoine a loué la salle en décadence
381

des Menus-Plaisirs, boulevard de Strasbourg, à l’est du quartier central des théâtres,


après avoir été d’abord relégué dans un théâtre de l’ancienne banlieue à Montparnasse,
rue de la Gaîté. Pour lui, l’aide essentielle cependant provient des « personnalités,
membres de la Presse, écrivains, artistes dramatiques qui n’ont cessé de couvrir la
nouvelle tentative de leur toute puissante protection. »18

Berlin et Vienne : la césure des publics

29 Vienne n’a pas connu, comme Paris, ou du moins beaucoup plus tardivement, ce
processus de rupture dans les modèles culturels offerts au public. Pourtant une
comparaison avec les dominantes de l’offre théâtrale parisienne souligne que les mêmes
procédés prévalaient sur les principales scènes viennoises. Comme l’indique le graphique
n° 3 sur la part des différents genres par année entre 1885 et 1900, la majorité des
spectacles viennois est formée de farces, d’opérettes, d’opéras-comiques et de pièces de
genre. Les genres anciens et traditionnels (tragédies, drames, comédies, ballets), c’est-à-
dire les genres de la première moitié du siècle et des théâtres de cour, sont surclassés et
ne connaissent qu’une progression limitée. L’évolution est rigoureusement la même qu’à
Paris et à Berlin. En 1912 à Paris, les recettes des salles consacrées au vaudeville, à
l’opérette et aux pièces de genre représentaient 51,8 % des recettes totales. Le mélodrame
qui frôlait les 30 % sous la Restauration est tombé à 15 %, tandis que les salles
subventionnées vouées aux genres nobles sont tombées de 52,8 % des recettes en 1829 à
29,4 % en 191219.

Graphique n° 3 – Évolution du nombre de représentations par genre à Vienne


382

Graphique n° 4 – Nombre de représentations et de pièces par nationalité à Vienne

30 Ce glissement du gros du public vers les genres faciles, optimistes et éclectiques se relie à
la diversification des salles situées (notamment à Vienne) dans des quartiers de plus en
plus mêlés socialement. Mais ce n’est pas la seule raison puisque les scènes traditionnelles
sont victimes de cette même dérive, pour des raisons commerciales. Le Volkstbeater, fondé
théoriquement pour accueillir des pièces littéraires de qualité visant un public
socialement plus diversifié, voit cette double ambition décliner au profit d’une
programmation répondant aux mêmes critères commerciaux que les scènes privées
concurrentes et destinée à la bourgeoisie la plus traditionnelle. Un observateur de
l’époque écrit par exemple en 1902 :
Ce public veut être distrait mais non bouleversé, être stimulé pat des thèmes
actuels mais pas du tout pris au plus profond de lui-même, il veut terminer
dignement la journée qu’il a gagnée dans un théâtre qui chasse les soucis. Devant
les tragédies, il ressent une véritable horreur, il abandonne, à la jeunesse et aux
moins nantis, la fréquentation des soirées classiques du jeudi (plus tard du lundi)
qui doit du moins sauver l’apparence d’une aspiration à l’idéal au Volkstheater ; il
afflue en revanche en masse aux pièces traditionnelles, aux farces et aux comédies.
Et comme il est difficile de contenter ces gens blasés ! Ils veulent chaque samedi
voit quelque chose de nouveau et quand ils ont vu la première, ils ressemblent à
l’homme qui a voyagé de Dan à Berseba et s’est écrié : « tout cela est désert ! 20 »
31 Les scènes privées viennoises les plus commerciales recourent aussi à une autre méthode
pour limiter les risques : elles reprennent systématiquement des pièces qui ont déjà eu du
succès à Berlin ou traduisent et adaptent les pièces reconnues sur les scènes parisiennes.
Dans la répartition des pièces par nationalité d’origine, le théâtre français occupe une
position dominante sur les scènes viennoises (cf. graphique n° 4). Il en va de même à
Berlin au point de susciter une réaction de rejet chez les auteurs allemands.
32 À Berlin, indépendamment des imitations du Théâtre libre, on voit naître de nouvelles
scènes littéraires. Parmi ces scènes pour public lettré, un observateur du début du siècle
retient le Deutsches Theater (1883) de Max Reinhardt où dominent le naturalisme ou les
classiques rénovés, le Lessing Theater (1888), le Kleines Theater (1901) et le Schiller Theater
(1894). La nouvelle bourgeoisie et les classes moyennes peu exigeantes plébiscitent le
Metropoltheater, le Trianon et le Residenztheater (1871, spécialité de farce parisienne) ou le
Lustpielhaus (1904)21. Enfin la petite bourgeoisie et les classes moyennes, voire la partie
supérieure de la classe ouvrière, qui aspirent à la culture légitime, font le succès de la
Volksbuhne et de la Neue Volksbuhne. Grande métropole, Berlin dispose ainsi, au début du
383

siècle, d’une gamme de théâtres répondant à la diversité de la gamme des publics, comme
c’était déjà le cas de Paris vingt ans plus tôt.
33 Cette diversification s’explique aussi par le conservatisme marqué de la scène officielle, le
Koniglisches Schauspielhaus22. Il remplit la même fonction de référence littéraire que le
Burgtheater viennois. Cependant, il produit beaucoup plus de pièces classiques que celui-
ci, ce qui laisse moins de place aux auteurs récents ou étrangers et il se cantonne dans les
auteurs les moins novateurs. Alors qu’Ibsen avait été représenté 185 fois à Vienne, il n’est
présent que trente-deux fois en seize ans sur la scène du théâtre berlinois équivalent.
L’auteur norvégien est joué en revanche sur les scènes littéraires nouvelles. De même, les
pièces des « naturalistes » allemands sont réduites à la portion congrue : une seule pièce
de Hauptmann connaît dix-huit représentations. Le public du théâtre royal, souvent
formé de fonctionnaires et de membres de la bourgeoisie cultivée traditionaliste, est
préservé de la modernité par des surintendants conservateurs. En contrepartie, les
classiques allemands et étrangers restent très présents dans les programmes de la scène
officielle de Berlin, puisqu’ils occupent près de cent représentations par an, soit environ
un tiers des jours d’activité. L’explication de cette place maintenue des classiques ne
réside pas dans leur popularité puisque, d’après les données financières lacunaires qu’on
possède, les séances classiques sont plutôt déficitaires. Cette programmation vise surtout
à barrer l’entrée d’auteurs nouveaux au répertoire et à sélectionner un public d’habitués
qui se retrouvent entre eux pour les jours classiques. C’est aussi un moyen pour l’État
prussien d’affirmer son rôle culturel d’héritier de la tradition allemande puisque les
auteurs classiques étrangers, mis à part Shakespeare, sont moins représentés qu’à
Vienne. Le reste de la programmation est cependant tout aussi traditionnel, comme
l’indique le tableau des auteurs allemands modernes les plus joués. La plupart de ces
auteurs modernes sont l’équivalent allemand des fournisseurs de pièces à la demande des
théâtres du boulevard parisien. Certains collaborent régulièrement entre eux (ainsi von
Moser, L’Arronge et Schönthan), pratique économique des auteurs à la chaîne qui permet
de reprendre des thèmes populaires et de se partager le travail d’écriture pour aller plus
vite en fonction de schémas-types.

Conclusion

34 En tant qu’indice de la modernisation culturelle, l’évolution des théâtres des trois


capitales, de leurs spécialisations et de leurs publics se caractérise à la fois par des
convergences (dispersion progressive dans l’espace urbain central, sélectivité sociale
croissante du public au détriment des théâtres populaires, apparition de théâtres mixtes
jouant sur plusieurs genres, naissance de l’avant-garde et des théâtres littéraires par
réaction aux errements du théâtre bourgeois en liaison avec des milieux intellectuels
mobilisés) et des différences : Berlin, de ce point de vue, rattrape progressivement Paris,
alors que Vienne reste plus traditionnelle et perd son rôle leader dans l’espace
germanique comme banc d’essai au profit de Berlin et se provincialise. Paris reste une
capitale européenne en s’ouvrant aux littératures étrangères, plus encore que Berlin et
Vienne, et surtout en lançant certains auteurs étrangers. Mais ses scènes publiques y
perdent le rôle d’innovation qui étaient encore le leur à l’époque romantique. Elles
s’alignent sur le théâtre commercial (cas de la Comédie française)23 et sont victimes des
pressions politiques. On voit bien, en fin de période, des tentatives ambitieuses (comme le
Théâtre des Champs-Élysées ou le théâtre Antoine), d’origine privée, mais elles sont
fragiles et dépendent des aléas du mécénat privé, alors que Berlin parvient mieux à le
384

mobiliser. De même, Berlin réussit mieux, par sa vie associative intense, à ouvrir des
scènes alternatives alors que le théâtre populaire en France reste une rêverie
d’intellectuels qui ne s’implante que partiellement en province (théâtre du peuple de
Bussang dans les Vosges) ou lors de conjonctures politiques militantes. Le public
populaire ne dispose pas de structures associatives suffisantes comme en Allemagne pour
développer une politique culturelle aussi ambitieuse. Dans le même temps, l’essor d’une
nouvelle culture de masse (cafés-concerts, cinémas, spectacles sportifs) draine
prématurément le nouveau public potentiel avant que de nouveaux théâtres populaires
ne réussissent à le séduire. Ce n’est pas un hasard si les tentatives de l’entre-deux-guerres
en ce sens puiseront leur inspiration du côté allemand ou russe (processus inversé du
mouvement parisien du Théâtre libre des années 1880).

Carte 1 – Carte des théâtres à Vienne vers 1900


385

Carte 2 – Carte des théâtres à Paris vers 1900

Carte 3 – Carte des théâtres à Berlin vers 1900


386

NOTES
1. Annuaire statistique de la ville de Paris ; Neuer Theater Almanach.
2. N. Pietri, C. Buffet, B. Michel, Villes et société urbaine dans l’espace germanique, Paris, Sedes, 1992,
p. 27.
3. W. Ribbe (hg.), Geschichte Berlins, Munich, Beck, 1987, tome 2, p. 694 ; M. Halbwachs, « Gross
Berlin : grande agglomération ou grande ville ? », Annales d’histoire économique et sociale, tome 6,
1934, p. 553 ; Annuaire statistique de la ville de Paris.
4. D’après les données de Brockhaus, édition de 1893 et le Baedeker de 1904 et R. Freydank, Theater
in Berlin von den Anfängen bis 1945, Berlin, Henschelverlag Kunst und Gesellschaft, 1988.
5. 37 000 (Paris)-15 000 (Vienne ou Berlin) = 22 000 x 250 représentations en moyenne, soit
5 500 000 billets.
6. C. Naugrette-Christophe, Les théâtres et la ville sous le Second Empire : une mutation organisée, thèse
Université Paris III, 1990, citée pat M. Girot, « L’urbanité des faubourgs : premiers jalons pour une
histoire des théâtres de la banlieue’ parisienne (1817-1932) », Recherches contemporaines, n° 2,
1994, p. 118.
7. P. Haiko, « Ein Theater für das Bürgertum : das deutsche Volkstheater in Wien als Modell eines
Bürger-Theatets für die gesamte Monarchie », in H. Hass, H. Stekl (hg.), Bürgerliche
Selbstdarstellung, Städtebau, Architektur, Denkmäler, Wien, Bölhau Verlag, 1995, pp. 153-162 ; A.
Teichgräbet, Das ’deutsche Volkstheater und sein Publikum. Wien 1889 bis 1964, doctorat, Université de
Vienne, 1965 ; A. Oppenheim & E. Gettke, Deutsches Theater-Lexikon, eine Encyclopädie alles
Wissenswerthen der Schauspielkunst und Bühnentechnik, Leipzig, Verlag von Carl Reissner, 1889 ; F.
Hadamowsky, Wien Theater. Geschichte von den Anfängen bis zum Ende des Ersten Weltkriegs, Munich &
Vienne, Jugend und Volk, 1988 ; F. Czeike, Historisches Lexikon Wien, Vienne, Kremayr & Scherrau,
1992-97, 5 vol.
8. Cf. C. Charle, Paris fin de siècle, culture et politique, Paris, Éditions du Seuil, 1998, chapitre 2.
9. H. Reif, « Hauptstadtentwicklung und Elitenbildung: ‘Tout Berlin’ 1871 bis 1918 », in M.
Grütner, R. Hachtmann, H.-G. Haupt (hg.), Geschichte und Emanzipation, Francfort/M, New York,
Campus, 1999, notamment pp. 692-697; D.L. Augustine, Patricians and Parvenus. Wealth and High
Society in Wilhelmine Germany, Oxford, Berg, 1994.
10. 1837 à Budapest, 1881 à Prague (Cf. A.M. Thiesse, La création des identités nationales Europe XVIIIe
-XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1999, pp. 138-139).
11. V. Karady, « De la métropole académique à l’université de province. Note sur la place de
Vienne dans le marché international des études supérieures (1880-1938) », Revue germanique
internationale, 1/1994, pp. 221-242.
12. Dr C. Engel Reimers, Die deutschen Bühnen und ihre Angehörigen eine Untersuchung über ihr
wirtschaftliscbe Lage, Leipzig, Verlag von Duncker & Humblot, 1911.
13. Calculé d’après D. Leroy, Histoire des arts du spectacle en France, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 55,
note 69.
14. C. Pellissier, Loisirs et sociabilités des notables lyonnais au XIXe siècle, Lyon : Éditions lyonnaises
d’art et d’histoire/P.U.L., 1996 ; P. Dreyfus, « Le théâtre en province », Revue d’art dramatique,
p. 308, tome 7, 1887, pp. 32-36.
15. C. Condemi, Les cafés-concerts, histoire d’un divertissement, Paris, Quai Voltaire, 1992, pp. 58-61.
Cf. le graphique n° 2 des recettes des théâtres de banlieue.
16. C.W. Davies, Theatre for the People, The Story of the Volksbühne, Austin, University of Texas
Austin, 1977.
387

17. C. Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, Paris, Presses de l’École normale
supérieure, 1979.
18. Le théâtre libre, mai 1890, p. 11.
19. D. Leroy, op. cit., p. 172.
20. Dr A. Mayer (hg.), Deutsche Thalia, Jahrhuch für das gesamte Bühnenwesen, Vienne & Leipzig,
Wilhelm Braumüller, 1902, p. 282.
21. Cf. P. Linsemann, Die Theaterstadt Berlin, eine kritische Umschau, mit einem Geleitwort von
Maximilian Harden, Berlin, Verlag von Richard Taendler, 1897; C.W. Davies, Theatre for the People,
op. cit.; K. Strecker, Der Niedergang Berlins als Theaterstadt, Berlin, Verlag von CA Schwetschke und
Sohn, 1911.
22. D’après C. Schäffer & C. Hartmann, Die königlichen Theater in Berlin. Statistischer Rückblick auf die
künstlerische Thätigkeit und die Personal-Verhältnisse während des Zeitraums vom 5- December 1786 bis
31. December 1885, Berlin, Berliner Verlagscomptoir, 1886; C. Klinger, Das Konigliche Schauspielhaus
in Berlin unter Botho von Hülsen 1869-1886, dissertation Freie Universität Berlin, 1954; M. Koch, Das
Königliche Schauspielhaus in Berlin unter Bolko, Graf von Hochberg 1886-1902, dissertation Freie
Universität Berlin, 1957.
23. Cf. A. Joannidès, La Comédie-française de 1680 à 1900, dictionnaire général des pièces et des auteurs,
Genève, Slatkine reprints, 1970 et A. Pollazzon, La Comédie française : un théâtre et son public
(1885-1913), mémoire de maîtrise sous la direction de C. Charle, Université Paris I, 1995.
388

Trajectoires opposées : la culture


musicale à Paris et Berlin pendant
l’entre-deux-guerres
Jane F. Fulcher

1 Le compositeur Gabriel Fauré mourut à un moment très peu propice, politiquement


parlant, en 1924, quelques mois après la victoire de la coalition de gauche, le Cartel des
gauches, sur ses adversaires de droite. À court de temps pour définir sa position sur
toutes les questions culturelles, le nouveau gouvernement céda à la pression de Paul
Léon, fonctionnaire conservateur et expérimenté au Ministère des Beaux-Arts. Familier
du compositeur depuis des années, et grand avocat de la musique de Fauré, Léon insista
pour que celui-ci reçoive la panoplie complète de grandioses obsèques nationales : ceci,
après tout, avait été le cas pour l’ancien professeur et mentor de Fauré, Camille Saint-
Saëns, pour lequel Léon avait arrangé une cérémonie similaire trois ans auparavant1.
2 Cependant, la conjoncture politique était particulièrement malencontreuse, puisque la
nature de la cérémonie prévue énoncerait le message du précédent gouvernement, le Bloc
National, à propos de la musique et de sa caractéristique « nationale ». À travers cette
cérémonie, cependant, il devient possible d’accéder à ces attitudes, significations et
symboles dominants qui caractérisaient les institutions musicales françaises officielles
pendant une grande partie des années 1920. Car non seulement le programme
nationaliste conservateur avait dicté les lignes d’action jusqu’à ce point, mais, avec la
défaite du Cartel des gauches deux ans plus tard, il allait resurgir et dominer à nouveau la
décennie.
3 Longtemps négligée, la culture musicale française officielle de cette période est pourtant
fascinante autant qu’importante, si l’on perçoit la subtilité avec laquelle elle a continué à
tourner la musique française vers le passé. En effet la musique était alors partie
intégrante de la représentation politique française, développée par ce que Maurice
Agulhon a appelé « le système politique et mental d’après-guerre. »2 Cependant, et de
manière compréhensible, l’histoire de la musique des années 1920 a concentré son
attention sur la République de Weimar, sur ses tentatives pour forger une nouvelle
culture musicale, par opposition à la « fixation » sur la mémoire nationale du passé. En
389

fait les historiens de la musique n’ont pas compris que la culture musicale officielle
française créa par inadvertance un terrain propice à l’éclosion d’une avant-garde qui
entretint avec elle un dialogue tout aussi subtil.
4 L’un des buts de cette étude est donc de reconstituer le « message » de cette avant-garde
française qui a disparu avec son contexte dialogique, et ainsi se trouve souvent dédaigné,
car pas assez « sérieux » ou pas aussi significatif que la musique allemande de l’époque.
L’autre but est de retracer le transfert de cette avant-garde dans la culture de la
République de Weimar, qui interpréta ses techniques à l’intérieur d’une culture officielle
qui, comparée à celle de la France, s’avère très révélatrice. En effet, comme nous le
verrons, l’avant-garde française, centrée sur le « Groupe des Six », qui se trouvait
marginalisée par la culture musicale française, conservatrice et nationaliste, chercha à
être jouée en Allemagne et en Autriche. L’avant-garde allemande qui les entendit
(principalement à Berlin, mais aussi dans d’autres villes), imita leur style, tout en
transformant sa signification dans le contexte du débat culturel de la République de
Weimar. Le transfert ne fut cependant pas unilatéral : comme on le verra à la fin de cette
étude, dans les années 1930, les « Six » allaient s’approprier, pour le Front Populaire, les
leçons apprises de Weimar quelques années plus tôt.

La culture musicale française des années 1920


5 Traditionnellement, les funérailles républicaines en France avaient une portée politique,
donnant au régime l’occasion de célébrer ses valeurs. En tant que partie du « culte des
grands morts », les vies ainsi consacrées devaient devenir des illustrations des vertus
républicaines, leur signification était fixée pour créer un lieu de mémoire. De telles
funérailles comportaient ainsi non seulement des éléments communicatifs et cognitifs,
mais aussi une dimension d’affectivité et d’unification sociale, particulièrement cruciale à
l’époque3. Même cinq ans après le Traité de Versailles, l’atmosphère de deuil et de
commémoration persista, surtout dans l’ancienne génération, qui avait assisté au
massacre de sa jeunesse la plus vigoureuse. Ainsi, dans le cas de Fauré, ces éléments
religieux, que l’on évitait généralement lors des funérailles républicaines traditionnelles,
purent être incorporés en tant que parties du deuil qui planait après la guerre4.
6 Les funérailles de Fauré, comme celles de Saint-Saëns, eurent lieu à la Madeleine, la plus
prestigieuse église du centre de Paris, où tous deux avaient officié comme organistes
officiels. Cependant les funérailles de Fauré inclurent une interprétation de sa propre
messe de Requiem, qui pouvait encore être comprise comme un requiem pour tous les
morts tombés pour la France. Le gouvernement s’y rendit donc en force, représenté par
une délégation officielle de taille impressionnante, qui incluait, outre l’Archevêque de
Paris5, les présidents de la République, du Sénat et de la Chambre des Députés.
7 Cependant, les funérailles furent particulièrement éloquentes pour les nationalistes,
toujours très en vue malgré leur récente défaite, car, en raison de toutes les distinctions
honorifiques du compositeur pacifique, son corps fut porté entre des rangs de
baïonnettes, de sabres et de canons. Jacques Durand, l’éditeur de Fauré, nota les sous-
entendus chauvins d’un tel « militarisme » à cette époque-là, remarquant que, pour
beaucoup, le prestige de Fauré et la victoire sur les Allemands paraissaient liés 6. De plus,
après la guerre, l’idéal d’une « défense » nationale à travers la culture, et la menace
continuelle de l’Allemagne, particulièrement en musique, demeuraient virulents en
France. L’idée de « défendre » la culture française avait déjà été renforcée par le Bloc
390

National, la coalition conservatrice du centre et de la droite qui avait répondu aux


traumatismes et aux peurs de l’après-guerre. Celles-ci incluaient la peur de l’« invasion »
et de complots visant à ébranler la France politiquement et culturellement, ce qui suscita
le thème de la « protection » de la culture française au moyen de l’exclusion de tout ce qui
n’était pas « français ». Pour beaucoup, toujours ardemment chauvins, continuait donc
une venimeuse « guerre des cultures », et ainsi, pour tous, à l’exception de l’extrême-
gauche, art et patrie demeuraient inextricablement liés.
8 Les symboles mobilisés aux funérailles de Fauré étaient donc censés également renforcer
l’idéal du patriotisme français, et l’idéologie officielle selon laquelle le talent, comme
l’intelligence, était fondamentalement national7. Effectivement, la « signification »
culturelle de la musique de Fauré se trouva ce jour-là établie comme « nationale », et c’est
pourquoi l’artiste, désormais consacré, entrait dans le canon musical au prix d’une
distorsion ou d’une sélection. Même le magnifique Requiem de Fauré, soigneusement
encadré par le contexte performatif, avec tous ses supports symboliques, acquit l’aura
distinctive d’une spiritualité « nationale »8.
9 La signification de la vie et de la musique du compositeur, énoncée ainsi symboliquement
dans la cérémonie, se trouva ensuite rapidement exposée sous forme de discours par son
successeur à l’Académie des Beaux-Arts. Dans ce site prestigieux du conservatisme
culturel, le compositeur Alfred Bruneau, élu à l’Académie à la mort de Fauré, rendit le
traditionnel hommage à son prédécesseur lors de sa réception. Ce jour-là, Bruneau
décrivit la musique de Fauré comme « simple, solide, sévère et forte », l’interprétant ainsi
comme un résumé des qualités du classicisme français, défini pendant la guerre comme le
« style national »9. Bruneau, après avoir loué le « vrai » classicisme de Fauré, continua par
une attaque de plus en plus courante contre les modernes, les « pseudo-destructeurs de
ce grand édifice ». Dénaturant le style de Fauré ainsi que sa tolérance pour la musique
étrangère et les innovations de la jeunesse, Bruneau affirma (citant le compositeur hors
contexte) que celui-ci avait constamment plaidé « la cause du classicisme ».
10 Tous les thèmes de Bruneau se trouvaient déjà établis dans le discours musical dominant,
discours marqué par une peur obsessionnelle de l’« anarchie » et du « désordre », mais
aussi de l’éclectisme et de la « pollution » venue du dehors. De même, dans d’autres
domaines culturels, les courants dangereux, qu’ils soient internes ou externes, devaient
être combattus par l’inculcation des valeurs classiques, perçues comme synonymes de
l’unité spirituelle de la nation. La conception officielle du classique se trouvait donc liée à
une communauté française holiste et conservatrice, par opposition à l’anarchie, à un
esprit socialement critique, ou à toute rupture brusque avec le passé. Ceci, bien sûr, se
trouvait étroitement lié avec le sentiment de la faiblesse de la France après la guerre, et
particulièrement aux difficiles problèmes en matière de main-d’œuvre et de finances
publiques. De plus se trouvaient posés de pressants problèmes internes, politiques et
sociaux, et particulièrement les interrogations et le mécontentement des travailleurs et
de la jeunesse française. D’où une tentative de se tourner vers le passé, ce qui constituait
le luxe d’un pays victorieux, par opposition avec la République de Weimar, qui n’avait pas
d’autre choix que de se projeter vers un nouveau futur10.
11 En France, Fauré ne fut pas le seul compositeur à être impliqué (et déformé) dans le
processus de construction d’une mémoire nationale et d’une identité culturelle après la
Première Guerre mondiale. En effet, comme Maurice Agulhon l’a observé, ce ne fut pas
seulement une période de commémoration, mais aussi une période de création de
symboles, souvent incarnés dans des individus, qui se trouveraient par la suite
391

« consacrés » en monuments. Par conséquent, les grands compositeurs français


récemment décédés, sinon à la guerre, du moins durant cette période (comme Debussy),
furent aussi transformés en mémoriaux à l’aide de statues, pour établir le sens
« national » de leur art. Bien que la musique de Debussy ait fait l’objet de discussions
enflammées, et cela jusqu’à sa mort en 1918, cette musique, précédemment attaquée
parce que « non-française », prit alors place dans le canon musical grâce à de tels gestes 11.
12 L’inquiétude pour toute chose nationale, cependant, influait non seulement sur la
reclassification des compositeurs, ou leur consécration ultérieure, comme nous l’avons vu
avec Debussy et Fauré : à la lumière de l’insistance à présenter le national comme
« classique », l’emphase se portait clairement sur l’art « élevé », par opposition au
« populaire », et sur le passé, par opposition à l’idée de progrès, de « nouvelle musique »,
ou de changement. Les attaques contre les jeunes compositeurs étaient donc fréquentes,
de même que la condamnation de l’influence allemande et du style « moderne », qui
incluait non seulement la nouvelle musique étrangère, mais aussi ses manifestations
dangereuses en France12.

La culture musicale sous Weimar


13 Le contraste n’aurait pu être plus grand avec les idéaux de la République de Weimar, qui,
d’une façon similaire, se trouvaient mis en œuvre en musique au moyen d’un programme
concerté et organisé. En Allemagne, la musique devait aussi permettre à la fois
d’« imaginer » et de réaliser la communauté, mais ici en accord avec les idéaux politiques
et culturels du régime social-démocrate. Celui-ci recherchait un « nouveau monde », un
monde laïc et démocratique, dans lequel l’individu pouvait atteindre une complète et
réelle indépendance, en partie grâce à la participation à l’expérience collective. Par
tradition le parti des masses, le parti social-démocrate continuait à mettre l’accent à la
fois sur les travailleurs et la jeunesse, ainsi que le démontraient les gigantesques
associations chorales qui donnèrent des concerts en divers lieux à Berlin et dans les
provinces13.
14 Des tensions étaient pourtant perceptibles, d’une façon symptomatique dans le
répertoire, entre une tradition chorale « classique » et les nouvelles chansons
révolutionnaires, qu’encourageait le Parti communiste. Cependant, le point sur lequel
tous insistaient fut, au début, l’innovation qui mènerait à la création d’un nouvel ordre
social, et peu après des individus pourvus de conceptions créatives accédèrent au pouvoir
dans le milieu social-démocrate. L’un d’entre eux était Hermann Scherchen, chef
d’orchestre et promoteur de la musique contemporaine, à la fois en tant qu’éditeur de la
revue Melos, et en tant que fondateur de la Neue Musikgesellschaft14. L’autre figure majeure
était Leo Kestenberg, depuis longtemps membre du parti social-démocrate, et militant
pour l’éducation populaire parce qu’il croyait en une communauté culturelle libérée de
toute classe sociale. Alors actif dans la musique à l’école, en tant qu’élément d’un plus
large projet de recomposition sociale, et dans la création d’un « nouvel homme », il
participa à la mise en œuvre d’une réforme pédagogique. Celle-ci incluait la très
prestigieuse École supérieure pour la musique à Berlin (Hochschule für Musik), qui mit en
place un nouveau programme d’éducation musicale en 1925, ainsi qu’un centre pour les
« études radiophoniques » en 1927. Ce dernier se reliait à l’accent mis en permanence sur
les nouveaux moyens de communication dans la République de Weimar, qui s’empara
392

immédiatement de la radio comme l’un des moyens pour réunifier, grâce à la culture, une
société divisée15.
15 A l’Académie prussienne des Beaux-Arts de Berlin, généreusement subventionnée par
l’État, et dont les membres conseillaient le gouvernement, l’accent était également mis
sur l’innovation, et spécialement sur l’encouragement à la « nouvelle musique ». Parmi
ceux qui enseignaient à Berlin se trouvaient les figures majeures de la musique
contemporaine, non seulement en Allemagne, mais également en Europe, y compris les
deux rivaux, Schoenberg et Stravinsky. Tout aussi innovateur, en 1928, le Conservatoire
de Francfort ouvrit, pour la première fois, une classe de jazz, qui était alors fortement
promu comme un moyen d’enrichir les autres genres de musique. D’où l’emphase mise
sur ses innovations techniques – sa nouvelle façon d’utiliser les percussions, ses
contrastes de timbres, ses idées rythmiques, ses caractéristiques harmoniques, qui
pouvaient apporter de nouveaux moyens d’expression16.
16 Cependant, l’« esprit » de Weimar ne fut pas créé uniquement par les institutions
culturelles officielles : le secteur privé, également imprégné d’idéalisme utopique,
participa lui aussi à sa croissance. De nombreuses associations pour interpréter la
nouvelle musique fleurirent alors en Allemagne, en majorité, bien sûr, à Berlin, mais
d’autres apparurent également dans divers centres provinciaux. En dehors de Berlin,
cependant, de tels programmes ne manquaient pas de rencontrer une forte opposition,
particulièrement dans des villes comme Leipzig et Munich, centres renommés pour leur
conservatisme esthétique et politique. Deux autres centres d’expérimentation musicale,
en dehors de Berlin, furent les festivals de Donaueschingen, et plus tard de Baden-Baden,
qui présentaient la musique moderne la plus avancée, en provenance du monde entier17.
Le second, bien qu’il fût un festival à résonance nationale, totalement en accord avec le
programme social-démocrate, et initialement financé par le gouvernement, se trouva
plus tard pris en charge par des mécènes privés.

La politisation du débat culturel en France


17 A Paris, une interaction tout aussi subtile entre les sphères publiques et privées établit
également une hégémonie esthétique en musique, mais sa substance culturelle était
diamétralement opposée. En dépit de la « démobilisation » culturelle, le monde officiel
exerçait toujours une pression indirecte, et appliquait les leçons apprises pendant la
guerre en ce qui concerne le contrôle de la signification et de l’orientation du goût.
L’accent mis pendant la guerre sur l’histoire de la musique française et sur la pédagogie
nationale au moyen de concerts en France se trouva ainsi étendu à l’après-guerre. L’État
subventionna les concerts populaires Pasdeloup, qui se spécialisèrent dans un répertoire
plus récent, et présentèrent en 1920 et 1921 une série de « concerts historiques »
accompagnés de conférences érudites18. En même temps que les concerts Pasdeloup, trois
autres associations symphoniques subventionnées continuèrent à donner des concerts à
Paris après-guerre devant des auditeurs enthousiastes. La Société des Concerts du
Conservatoire demeura la gardienne du répertoire « classique » ; les Concerts Lamoureux
se spécialisèrent dans Wagner, Schumann et Liszt, et les Concerts Colonne se
concentrèrent sur les grands maîtres français plus contemporains. Les compositeurs
français de l’ancienne génération se trouvèrent alors dans une position privilégiée – ils
étaient présentés comme les plus récentes manifestations d’une longue tradition d’art à la
fois « grand » et « véritablement français ». Et, pour cette même raison, la jeunesse
393

française dut faire face à une résistance de plus en plus hostile, sa musique étant attaquée
non seulement parce que dangereusement moderniste, mais aussi parce qu’en même
temps « non-française ».
18 Cependant, l’hégémonie conservatrice en France se trouva contestée par la gauche, qui
institua à nouveau une certaine polarisation à la fois dans les sphères culturelles et
politiques. Des revues tels que Clarté, proche du Parti communiste français (né en 1920),
fournirent une liaison permettant des échanges avec la gauche allemande et avec le
modèle soviétique (en matière de culture pour les masses)19. La politisation était en effet
omniprésente, et peu de compositeurs français de l’ancienne génération auraient récusé
l’observation de Julien Benda selon laquelle « tout » était politique pendant la période
postérieure à 1918. Ce n’était pas seulement dans les domaines politique, moral et
intellectuel que les « passions » de nation, race et classe prédominaient alors, comme
Benda l’affirmait, mais également dans la sphère esthétique. Les partis politiques,
syndicats et fédérations contestataires s’affrontaient avec vigueur, attaquant leurs
principes politiques mutuels avec les « armes » du langage, de la philosophie, de la
littérature et des arts. Nationalistes, communistes et fascistes étaient tous fortement
impliqués dans la sphère culturelle, ce qui, selon Benda, amena les artistes à croire que
leurs intérêts étaient en jeu et ainsi à se trouver enflammés par les mêmes passions 20.
19 Déjà sensibilisée à la propagande culturelle, l’ancienne génération, qui se souvenait de la
culture pendant la guerre, était habituée à la fois aux questions politiques et à la manière
dont elles impliquaient l’esthétique. Ceci était vrai aussi pour les compositeurs
allemands ; certains d’entre eux épousaient en effet les valeurs conservatrices, comme
Hans Pfitzner et Arnold Schoenberg, bien que leurs conclusions esthétiques différassent
grandement. En France, c’était la question du « véritable classicisme », les valeurs qu’il
incarnait et les techniques qu’il sous-entendait, qui engendrait le débat entre les
partisans de la culture dominante et la gauche qui la contestait. Ce n’était pas seulement
dans des périodiques telles que La Nouvelle Revue Française (plus à gauche) et L’Action
Française (nationaliste) que ces questions furent au centre du débat esthétique français.
Des personnalités de gauche, comme Romain Rolland, et de droite, tel Pierre Lasserre,
faisaient explicitement le lien entre la question de l’universel ou du national, et le
classicisme en musique. L’ancienne génération, qui avait connu beaucoup des projets de
temps de guerre et la propagande d’après-guerre, savait de quelle manière sophistiquée la
musique pouvait être présente pour y inscrire les valeurs nationalistes françaises. Pour
certains, l’expérience de la politique à travers la culture était l’expérience politisante en
elle-même, les incitant à rejoindre des partis politiques (comme Satie ou Charpentier), ou
à faire des gestes publics et à changer leur style (tel Ravel)21.

L’avant-garde musicale en France


20 Pour la jeune génération – l’avant-garde – les choses étaient différentes : les six
compositeurs qui seraient bientôt connus comme « Les Six » partageaient plutôt les
caractéristiques qui sont attribuées à leur groupe d’âge, qui fut souvent appelé « la
génération de 1914 ». Comme l’a remarqué Robert Wohl, il s’agit, par essence, de la
seconde génération de la guerre – ou celle qui passa « directement des examens
scolaires... au front ». C’était aussi celle qui rentra chez elle pleine d’amertume et d’ironie,
vidée de tout patriotisme, encline au nihilisme, et manifestement dénuée de respect pour
la génération précédente. A l’inverse de leurs aînés, ils percevaient la guerre moins
394

comme une occasion de confirmer la tradition qui existait avant que comme une occasion
pour opérer un changement culturel radical. Ceci permet d’expliquer leur fascination
pour la Russie et l’Allemagne, en dépit des « interdits » nationalistes pesant sur ces pays,
et pour l’expérimentation musicale caractéristique de ces deux pays, à tout le moins au
début22.
21 Les six jeunes compositeurs – Auric, Poulenc, Durey, Honegger, Milhaud et Tailleferre –
étaient tous étudiants pendant la guerre, bien que certains aient été appelés pour leur
service militaire. Ils avaient tous poursuivi leur éducation artistique dans la culture
dominante, tout en étant cependant attirés par les courants modernistes, et
particulièrement marqués par Le Sacre du Printemps de Stravinsky et par Parade de Satie.
Tous rejetaient résolument l’idéalisme moral, le patriotisme et la fétichisation des
« grandes » figures de la musique, leur transformation en « icônes » dans la culture
dominante d’après-guerre. Ils réprouvaient également les efforts de cette dernière pour
contrôler la production de signification dans les arts, de même que la conception
officielle, conservatrice et « exclusive », de ce qui constituait « le style classique » en
France. Les conventions qu’ils rejetaient, comme Satie, étaient donc celles associées aux
restrictions artistiques pendant la guerre, de même que le sens restreint et nationaliste
de la légitimité esthétique pendant la période d’après-guerre.
22 Ironiquement, Cocteau assuma le rôle de « publicitaire » ou de parrain pour le groupe, en
dépit du fait que sa rhétorique chauvine donnait une fausse impression de leur projet. Il
rendait cependant un service très utile, attirant l’attention sur les jeunes compositeurs, et
les protégeant contre la dangereuse accusation de manque de patriotisme grâce à une
rhétorique légitimante. Cocteau s’était fait lui-même le porte-parole de la « nouvelle »
musique française dans un court pamphlet, Le coq et l’arlequin, terminé dans l’été 1918 et
publié peu après, juste avant la fin de la guerre23. Sa tactique, comme celle d’Apollinaire
avant lui, était essentiellement d’épouser les valeurs du temps de la guette, d’invoquer ses
thèmes et ses clichés, tout en argumentant pour une interprétation plus large et plus
contemporaine. De là une germanophobie omniprésente, à commencer par les louanges
que Cocteau adresse au jeune Georges Auric pour s’être lui aussi, comme l’aviateur
Roland-Garros, « échappé » d’Allemagne, mais d’une manière différente.
23 Bien au contraire, ainsi que le montre l’étude des membres du « groupe des Six », tous
éprouvaient un intérêt certain pour la musique allemande, spécialement celle de
Schoenberg24. Et, loin d’être une jeunesse nationaliste insouciante ou iconoclaste,
partageant les opinions de Cocteau, ainsi qu’il était supposé alors, et l’a été depuis, ils
s’intéressaient en fait aux questions intellectuelles majeures de leur époque. Ils n’étaient
pas encore politiquement « alignés », comme l’étaient leurs aînés, mais ils avaient
cependant conscience des problèmes idéologiques, et les abordaient non seulement par le
biais d’oppositions stylistiques, mais également par le choix de collaborateurs et de
textes. Le problème primordial était celui du « national » par opposition à « l’universel »,
centré ici autour de la question-clé de l’influence à la fois des Allemands et d’autres pays.
24 Ne partageant pas le nationalisme de Cocteau, presque tous ressentaient une fascination
irrésistible pour la musique contemporaine allemande et autrichienne, et en particulier
celle d’Arnold Schoenberg et de ses élèves. Par ailleurs, à la différence de leur ami
Stravinsky, ils entretenaient un dialogue tendu et constant avec leur propre culture,
imprégnant leurs œuvres symboliquement avec un commentaire que nous devons tenter
de recréer dans ce contexte.
395

25 Il s’agit ici de comprendre que la façon stratégique dont Satie « jouait » avec les
significations établies et les styles dans Parade, ou son classicisme facétieux qui échappait
à « l’autorité », tout ceci présentait un immense attrait25. La façon dont « Les Six » se
moquaient des conventions avait une source similaire – un rejet de toutes les orthodoxies
officielles et un désir de questionner ou d’entamer le dialogue avec ses significations
dominantes. C’est pourquoi, comme Satie, ils choisirent pour cible les piétés
traditionnelles de l’art « élevé », interprétant « le populaire » non comme étant affirmatif
(à la façon d’Adorno), mais comme un « défi » culturel. Ils recherchaient, dans le sens le
plus intégral, une nouvelle culture plus « immédiate » et réelle que la culture classique
fossilisée et réifiée que leurs aînés étaient en train d’imposer. Incorporer au populaire
quelques traits classiques choisis constituait un moyen de se livrer à des commentaires
sociaux er à une critique culturelle, mais d’une manière qui, dans le contexte
conservateur, était voilée, dans un registre différent de la satire de Weimar.
26 Tour ceci peut être glané dans ces séries de concerts présentés par Jean Wiéner, un ami
proche du groupe, concerts qui commencèrent en 1921, sous l’appellation iconoclaste de
« concerts salades ». Leur but, par contraste implicite avec le programme dominant des
concerts parisiens à l’époque, était de présenter « la musique vivante », ou « la musique
de notre temps ». Ami de Stravinsky et Milhaud, avec qui il avait suivi les cours du
Conservatoire de Paris, Wiéner était un pianiste et un compositeur qui avait récemment
ouvert un nouveau bar parisien chic. C’est pourquoi il pouvait mobiliser « le Tout-Paris »,
ou tous ceux qui étaient influents socialement et ouverts culturellement, qui pouvaient se
permettre de tourner en ridicule la « république bourgeoise » et son esthétique officielle
classique26.
27 Wiéner trouva donc une place pour la « nouvelle musique » – pour tout ce que la France
officielle avait exclu, et une place pour les jeunes compositeurs en rébellion esthétique, et
ayant besoin d’un nouveau moyen de se faire connaître. Il remarqua que l’atmosphère
parmi eux était à la révolte et à la contestation, ou, comme l’un de ses membres, Georges
Auric, le dirait, un « esprit nouveau » qui était libre de tout préjugé27. Ceci émergea de
manière provocatrice dans les concerts de Wiéner, qui entendaient être – et furent
immédiatement interprétés comme tels – un défi à l’esthétique officielle classique,
nationaliste et exclusive. Leur provocation était inhérente non seulement à la nature
esthétique des œuvres sélectionnées, mais également au mélange de musiques provenant
de différents niveaux de culture, de différentes cultures nationales, et même de
différentes races. La plus grande provocation, cependant, fut l’inclusion de musique
allemande moderne, qui continua à être exclue de la plupart des autres concerts, pendant
une grande partie des années 1920, car elle était « non-patriotique ».
28 Le 6 décembre 1921, Wiéner donna le premier de ses concerts « contre-culturels », auquel
il incorpora audacieusement l’orchestre de jazz américain de Billy Arnold. A cela s’ajouta
l’interprétation sur piano mécanique du provocateur Sacre du Printemps de Stravinsky et
d’une sonate de Darius Milhaud, un ami proche de Wiéner. Le 15 décembre, ce dernier
programma Pierrot Lunaire, une pièce atonale de Schoenberg, ainsi que des œuvres de
Stravinsky, Satie et Milhaud, et un morceau en quarts de ton d’Habá28.
29 Dans leur contexte, ces œuvres étaient des propositions politiques, en ce qu’elles
remettaient fondamentalement en question les présupposés exclusifs de la culture
dominante. De fait, leur politique implicite était perçue dans la presse musicale française
par ces conservateurs nationalistes qui (contrairement à ce qui se passait en Allemagne)
continuèrent à la dominer durant la majeure partie des années vingt. Le 1er janvier 1923,
396

le Courrier musical publia un article de Louis Vuillemin intitulé, avec provocation,


« Concerts Métèques ». Ce terme, connotant « métis », et plus spécifiquement un Juif,
avait été introduit par Charles Maurras et largement propagé par l’Action Française. Ici,
Vuillemin attaquait les concerts de Wiéner (qui était juif) en utilisant des concepts qui
survivraient longtemps dans les condamnations des compositeurs impliqués, refaisant
surface particulièrement à la fin des années 1930. Pour Vuillemin, les œuvres interprétées
dans les concerts de Wiéner, y compris celles des « Six », étaient (avec un sous-entendu de
trahison) des produits du « mauvais goût international ». Utilisant un langage d’une
violence saisissante, mais devenu admissible durant la guerre, il déclara alors que ce
« mouvement » commençait « à vomir les métèques et leur coco pianistique, vocal ou
symphonique. »29
30 De telles charges, qui sous-entendaient un « bolchevisme » culturel, avaient leurs
parallèles dans la République de Weimar, de la part de la minorité nationaliste allemande,
qui allait devenir une force considérable au cours de la décennie. Ces musiciens, accusait
Vuillemin, avaient du succès principalement parmi les « gogos cosmopolites » – le mot
cosmopolite dans de tels discours faisant le plus souvent référence implicite aux Juifs. Et,
invoquant la notion d’après-guerre d’un complot allemand-juif-communiste, Vuillemin
les décrit (avec Wiéner à l’esprit), comme « minables » physiquement, et portant des
« lunettes à la boche ». Il pose alors insidieusement la question qui sous-entend
clairement un complot – » commandé pat qui ? par quelle machiavélique et empoisonnée
propagande ? »
31 Il n’était donc pas surprenant que de jeunes compositeurs français cherchent refuge en
Allemagne et en Autriche, pays « ennemis » selon les conservateurs, mais où leurs
innovations stylistiques suscitaient l’enthousiasme de leurs collègues étrangers. Parmi
ces « réfugiés », se trouvaient Milhaud et Poulenc, qui se rendirent à Vienne en 1921 pour
donner plusieurs concerts de musique française avec la chanteuse polonaise Marya
Freund. Milhaud était déjà impressionné par Schoenberg, l’ayant « salué » dans la presse,
avec ses collègues durant la guerre, et lui ayant par la suite dédié son Quattuor à cordes (de
1920), au plus fort du nationalisme français. Ses liens avec Vienne demeurèrent solides,
car Milhaud devint le seul compositeur français à être régulièrement publié par les
Éditions Universelles de Vienne, qui distribuaient aussi ses œuvres en Allemagne 30. Ainsi,
sans grande surprise, Milhaud fut, avec Honegger (qui était né en France de parents
suisses-allemands) l’un des jeunes compositeurs français les plus fréquemment joués en
Allemagne.
32 Ils eurent leur plus fort impact à Berlin durant la première moitié des années 1920, à
savoir la période d’instabilité sociale et en même temps d’inflation galopante dans toute
l’Allemagne. Le penchant à la satire politique dans les cabarets berlinois contribua à
encourager la réceptivité, tout comme, au début, les parallèles avec la lutte contre
l’ancienne génération à Paris31. La manière choquante dont « Les Six » utilisaient la
dissonance, ainsi que les rythmes de la musique populaire, et l’invocation du style et des
formes classiques, exercèrent alors une influence prononcée en Allemagne. Il convient
cependant de se rappeler qu’en France ces techniques étaient des innovations tranchant
sut la culture dominante d’après-guerre et ses règles, ainsi qu’indirectement, un moyen
de la saper.
33 Pour Milhaud, par exemple, le jazz n’était pas seulement un outil de satire sociale ou une
personnification du « moderne » – c’était un défi à la culture conservatrice et, en tant que
style, il était profondément expressif. Pour Milhaud, un Juif français, le jazz était un
397

lyrisme expressif que seules les « races opprimées » pouvaient produire, et c’est pour
cette raison que dans cette musique (pour lui, celle des esclaves noirs), il entendait « de la
tendresse, de la tristesse et de la foi ». Il s’agissait là des qualités même que Milhaud
percevait chez les esclaves juifs captifs en Égypte, de là son identification, en tant que Juif
dans la France de Vuillemin, avec la culture noire américaine. Dans l’intensité des
mélodies et des rythmes du jazz, Milhaud (tout comme Wiéner) devinait le tragique –
quelque chose de profondément humain, et d’aussi émouvant que n’importe quel « grand
art universellement reconnu. »32
34 Comme on l’a déjà remarqué, l’utilisation novatrice des styles du passé par les différents
membres des « Six » faisait, comme chez Satie, partie d’un dialogue complexe avec la
culture conservatrice dominante. Le passé et le présent n’étaient pas de simples
oppositions, mais se trouvaient plutôt en relation tendue, car, on l’a vu, alors qu’ils
cherchaient à rejeter la culture traditionnelle, ils n’y parvinrent pas complètement. Par
opposition au « monologisme » rétrograde des nationalistes et à la satire de la République
de Weimar, cette tension dialogique, « bakhtinienne », entre les possibilités donnait une
dimension supplémentaire à leur œuvre. En Allemagne, Hindemith tenta de parodier le
passé, bien qu’avec moins de tensions de ce genre, et seulement durant une phase
passagère, dans des œuvres telles que sa pièce de marionnettes, Nush-Nushi. Pour
Hindemith, un tel projet n’était pas au centre de sa créativité, surtout après 1925 ; comme
il l’expliqua en 1920, « quand je ne suis pas inspiré, je compose toujours des choses de ce
genre. »33

Transferts croisés
35 Les membres des « Six » n’auraient jamais fait une telle remarque : de tels conflits étaient
au cœur de leur projet créateur, nés d’une situation politico-culturelle en France très
éloignée de celle de l’Allemagne. Leur « message » de ce fait, ne « passa » pas, leurs
innovations suscitant cependant une certaine émulation dans l’avant-garde allemande,
bien que celle-ci se trouvât pourtant rapidement dans une position similaire. Car, dès
1930, Berlin n’était plus un paradis moderniste, et les compositeurs allemands
commençaient à apprendre la leçon des Français en matière de sédition subtile, tandis
que les Français devraient rapidement apprendre les leçons de Weimar. Au milieu des
années 1930, durant la période du Front Populaire en France, plusieurs membres des
« Six », parmi lesquels Milhaud, servirent de conseillers musicaux du gouvernement 34.
Leur rôle fut alors de guider, d’aider l’avant-garde de la culture moderniste nationale, de
trouver des solutions positives aux problèmes sociaux réels grâce au développement de
genres et de styles appropriés. Les Français expérimentèrent donc de nouveaux lieux
pour la musique, et l’utilisation de la radio pour la diffusion de la culture afin de l’intégrer
dans la vie « réelle », ainsi que l’avaient fait leurs prédécesseurs dans la République de
Weimar.
36 Pendant ce temps, les Nazis avaient beaucoup appris sur la manière de « mettre en
scène » et de s’approprier la grande musique, ou de la revêtir d’une signification politique
grâce à sa présentation concrète. Bien que ce ne fût pas aussi subtil que l’enterrement de
Fauré, ils enrôlèrent les grands compositeurs allemands du passé au service de la
« défense » et de la pureté culturelle, et pour attaquer l’art moderne « bolchevique »35. En
somme, pendant toute la période de l’entre-deux-guerres, en dépit des barrières imposées
par le nationalisme – en France dans les années 1920 et en Allemagne dans les années
398

1930 – les frontières étaient perméables, et les transferts culturels persistèrent. Mais les
emprunts et les appropriations prirent place dans un dialogue spécifique à l’intérieur de
chaque culture, l’exemple ou l’émulation des étrangers, et la « dialogie » nationale
donnant naissance à des amalgames propres à l’Allemagne et à la France.

NOTES
1. P. Léon, Du Palais-Royal au Palais-Bourbon, Paris, Albin Michel, 1947, pp. 22-24.
2. M. Agulhon, La République, volume 1, 1880-1932, Paris, Hachette, 1990, p. 350.
3. Pour l’étude d’ensemble et novatrice des « lieux de mémoire », cf. P. Nora (dir.), Les Lieux de
mémoire, vol II, La Nation, Paris, Gallimard, 1986. Sur les funérailles républicaines, voir A. Ben-
Amos, « Les funérailles de gauche sous la Troisième République : deuil et contestation », in A.
Corbin, N. Gérome et D. Tartakowsky (éd.), Les Usages politiques des fîtes aux XIX-XXe siècles, Paris,
Publication de la Sorbonne, 1994, pp. 199-210.
4. Ibid. Sur la poursuite du deuil au cours des années 1920 en France comme dans le reste de
l’Europe, cf. J.M. Winter, Sites of Memory. Sites of Mourning: The Great War in European Cultural
History, Cambridge, Cambridge U.P., 1995.
5. J. Durand, Quelques souvenirs d’un éditeur de musique, 2 e série (1910-1924), Paris, A. Durand et fils,
1925.
6. Ibid.
7. C. Prochasson et A. Rasmussen, Au nom de la patrie. Les intellectuels et la Première guerre mondiale
(1910-1919), Paris, La Découverte, 1996, p. 269.
8. Sur le concept anthropologique de « contexte performatif » appliqué à l’art musical européen,
cf. J.F. Fulcher, « The Concert as Political Propaganda in France and the Control of ‘Performative
Context’« , The Musical Quarterly, 1998, vol. 82, n° 1, pp. 41-67. Sur la renaissance du spiritualisme
après la guerre, cf. J.M. Winter, Sites of Memory. Sites of Mourning, op. cit., en particulier pp. 145-175.
Le manque de place ne me permet pas d’évoquer le style de Fauré et son rôle important comme
directeur du Conservatoire de 1905 à 1920. Mais il est essentiel de noter qu’en dépit du fait que
son style n’était pas « progressiste » dans la période d’après-guerre, il continuait de promouvoir
l’avant-garde naissante et demeurait membre à la fois de la Société nationale de musique
française, conservatrice, et de la Société musicale indépendante, plus innovatrice, dont il accepta
la présidence. Sur sa tentative continue pour concilier les factions en lutte dans le monde musical
français et la fonction que cela eut pour sa nomination comme directeur du Conservatoire, cf. J.F.
Fulcher, Trench Cultural Politics and Music from the Dreyfus Affair to the First World War, New York,
Oxford U.P., 1999, pp. 140-168. Sur l’évolution du style de Fauré, cf. J.-M. Nectoux, Gabiel Fauré : les
voix du clair-obscur, Paris, Flammarion, 1990. Le Requiem de Fauré, commencé en 1877, révisé entre
1887 et 1889, fut orchestré en 1900. Un tel ouvrage, caractéristique du style de Fauré au tournant
du siècle, était rassurant en 1924 puisqu’il reliait la période entre la fin du romantisme et les
innovations du XXe siècle.
Comme Nectoux l’a observé, Fauré ne dépassa jamais les limites de la tonalité, bien qu’il les ait
repoussées et considérablement élargies. Son utilisation de la « tonalité étendue » et de la
modulation ainsi que ses mélodies longues, fluides et en évolution continuelle étaient hautement
innovatrices. Bien qu’avec l’approbation des conservateurs, ses premiers morceaux de musique
de chambre utilisent les formes traditionnelles, dans ses dernières œuvres, comme le remarque
399

Nectoux, il s’éloigne des schémas classiques et devient non seulement plus économe mais plus
audacieux en harmonie et plus polyphonique dans la texture.
9. A. Bruneau, La vie et les œuvres de Gabriel Fauré, Notice lue par l’auteur à l’Académie des Beaux-
Arts, Paris, Librairie Charpentier et Fasquelle, 1925, p. 30.
10. M. Agulhon, La République, op. cit., vol. 1, p. 256 et Gordon Wright, France in Modem Times, New
York, Rand McNally, 1974. Sur la nécessité où se trouvaient les Allemands de « réinventer » leur
nation et de se forger un nouveau futur, cf. P. Fritzsche, « Did Weimar Fail ? », The Journal of
Modem History, 1996, vol. 68, pp. 629-656. Sur les innovations culturelles de la République de
Weimar et leurs relations avec l’avant-garde parisienne, cf. J. Willett, Art and Politics in the Weimar
Period. The New Sobriety 1917-1933, New York, Panthéon Books, 1978, pp. 44-67. Willett, cependant,
ne se rend pas compte combien l’avant-garde parisienne était faible, marginale et contestée
comparée à celle de Weimar. Sur la « culture de Weimar » en général, cf. P. Gay, Weimar Culture.
The Outsider as Insider, New York, Harper and Row, 1968 (trad fse, Le suicide d’une république
Weimar, 1918-1933, Paris, Calmann-Lévy, 1993).
11. M. Agulhon, La République, op. cit., pp. 352-54. Sur la controverse d’avant 1914 pour savoir si la
musique de Debussy était véritablement « française », cf. J.F. Fulcher, French Cultural Politics and
Music, op. cit., pp. 158-161.
12. Pour des attaques caractéristiques contre les jeunes compositeurs à cette époque en fonction
de leurs innovations, cf. les articles de V. d’Indy, « Le public et son évolution », Comoedia, 1er
octobre 1923 et « Matière et forme dans l’art musical moderne », Comoedia, 28 janvier 1924. Cf.
aussi J. Wiéner, Allegro appasionato, Paris, Pierre Belfond, 1978, pp. 78-81. La place me manque
pour analyser l’opéra et l’éducation musicale, mais dans ces deux domaines, également, l’accent
était mis sur le passé. A l’Opéra, Rouché a mis en scène nombre d’œuvres aux livrets
politiquement conservateurs et composées par des musiciens réactionnaires, en particulier La
Légende de Saint Christophe de V. d’Indy en 1920, Dans l’ombre de la cathédrale de G. Huë en 1922 et,
au début des années 1930, Le Mas de J. Canteloube et Un jardin sur l’Oronte d’A. Bachelet, inspiré
pat le roman de Maurice Barrès.
Au Conservatoire de Paris, l’accent était mis également sur le passé ; en effet, la génération
d’étudiants d’après-guerre (qui comprenait Olivier Messiaen) fut la première à bénéficier
complètement des réformes de Fauré, qui comprenaient un cours sur l’histoire de la musique et
un nouveau prix institué sut l’histoire de la musique.
13. Sur la construction imaginaire des communautés, cf. B. Anderson, Imagined Communities :
Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1983 (traduction française, Paris,
La Découverte, 1996). Sur les idées social-démocrates sur la musique, cf. P. Huynh, La Musique sous
la République de Weimar, Paris, Fayard, 1998, pp. 172-174.
14. Ibid., p. 67, 74, 99, et 128. Voir aussi B. Gilliam (éd.), Music and Performance during the Weimar
Republic, Cambridge, Cambridge U.P., 1994.
15. P. Huynh, La Musique sous la République de Weimar, op. cit., pp. 95-96 et 256-57. Sur le rôle de la
radio sous la République de Weimar, cf. C. Christian Führer, « A Medium of Modernity:
Broadcasting in Weimar Germany, 1923-1932 », The Journal of Modem History, 1999, vol. 69, n° 4,
pp. 722-753. Il n’est pas possible d’analyser dans les limites de cet article les autres aspects de la
vie musicale de la République de Weimar, comme l’opéra, en particulier le Kroll Oper,
particulièrement novateur, par opposition à l’Opéra d’État plus conservateur et le rôle en son
sein de Leo Kestenberg. A ce sujet, cf. P. Huynh, op. cit., pp. 258-261 et J. Willett, Art and Politics in
the Weimar Period, op. cit., pp. 164-167. Cf. aussi S. Cook, Opera for a New Republic: the Zeitopern of
Krenek, Weill and Hindemith, Ann Arbor, UMI Research Press, 1988.
16. P. Huynh, op. cit., pp. 101 et 227-228. Cf. aussi J. Bradford Robinson, « Jazz Reception in
Weimar Germany: in Search of a Shimmy Figure », in Bryan Gilliam (ed.), Music and Performance
during the Weimar Republic, op. cit., pp. 107-134.
17. P. Huynh, op. cit., pp. 268-70 et J. Willett, op. cit., pp. 88-90 et 160-162.
400

18. S. Marti, « Les Grands concerts parisiens au seuil des années 20 », Revue internationale de
musique française, 1989, p. 21.
19. P. Huynh, op. cit., p. 76 et J. Willett, op. cit., p. 172.
20. J. Benda, La trahison des clercs (1927), n. édition, Paris, Grasset, 1975, pp. 118-120.
21. Cf. les articles de J.-F. Fulcher sur « Satie, Erik » et « Ravel, Maurice » dans J. Julliard et M.
Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Le Seuil, 1996, pp. 1030-1031 et 943-44.
22. Sur le voyage de Milhaud en Union soviétique (avec son ami Jean Wiéner), cf. D. Milhaud,
Notes sur la musique. Essais et chroniques, édités par Jeremy Drake, Paris, Flammarion, 1982, p. 419.
23. B. Benech (éd.), Jean Cocteau : Romans, poésies, critique, théâtre, cinéma, Paris, La Pochothèque,
1995, p. 419.
24. D. Milhaud, Notes sur la musique, op. cit., p. 131.
25. Sur les « jeux » précédents de Satie avec les significations établies, cf. J.F. Fulcher, French
Cultural Politics and Music, op. cit., pp. 194-204.
26. J. Wiéner, Allegro apasionato, op. cit., p. 47, 95, 163 et 166. Aux pages 43-44, Wiéner donne la
liste de ses mécènes parmi l’aristocratie et les « nouveaux riches » (en particulier dans le milieu
de la « haute couture ») à la recherche de « distinction », au sens de Bourdieu, et cherchant à se
différencier de la « République bourgeoise ». Sur Wiéner et le jazz, cf. L. Tournès, New Orleans sur
Seine. Histoire du jazz en France, Paris, Fayard, 1999, pp. 19-20. De façon significative, Wiéner était
aussi d’origine juive bien que catholique baptisé.
27. Pendant la guerre, le Conservatoire étant pratiquement vide et le « prix de Rome » suspendu,
les moyens traditionnels de « reproduction » et de « consécration » furent temporairement
interrompus, ce qui affecta directement cette génération. Sur l’esprit de dérision de cette
génération à l’égard de la culture dominante, cf. M. Agulhon, La République, op. cit., I, p. 351 et sur
l’esprit de rébellion et de contestation parmi les jeunes compositeurs, cf. J. Wiéner, op. cit., p. 47
et 75-77.
28. J. Wiéner, op. cit., pp. 49-52.
29. Ibid., p. 66. Sur les implications antisémites de cette attaque, cf. J.F. Fulcher, « The
Preparation for Vichy: Anti-Semitism in French Musical Culture between the Two World Wars »,
The Musical Quarterly, 1995, vol. 71, n° 2, pp. 458-475.
30. D. Milhaud, Notes sur la musique, op. cit., p. 30 et P. Huynh, op. cit., p. 67. Sur l’amitié de Milhaud
avec Paul Hindemith, cf. J. Harding, The Ox on the Roof: Scenes from Musical Life in Paris in the
Twenties, New York, St Martin’s Press, 1972. Sur l’engagement politique d’Hindemith et son style à
cette époque, cf. J. Bokina, Opera and Politics, New Haven, Yale U.P., 1997, pp. 140-142.
31. P. Huynh, op. cit., p. 61 et pp. 83-87. Sur la satire sociale dans l’art de la République de Weimar,
cf. J. Willett, Art and Politics in the Weimar Period, op. cit., pp. 51-56 et P. Jelavitch, Berlin Cabaret,
Cambridge (Mass.), Harvard U.P., 1993.
32. Sur le jazz sous la République de Weimar, cf. P. Huynh, op. cit., p. 251 et s. et Bryan Gilliam
(ed.), Music and Performance during the Weimar Republic, op. cit., pp. 107-134. Sur l’interprétation du
jazz chez Milhaud, cf. D. Milhaud, Notes sur la musique, op. cit., pp. 103-105.
33. Sur Bakhtine et l’élément « dialogique », cf. M. Calinescu, « Modernism and ideology », in M.
Chedor, R. Quionnes & A. Wachtel (ed.), Modernism : Challenges and Perspectives, Urbana, Illinois,
University of Illinois Press, 1986. Pour la citation d’Hindemith, cf. P. Huynh, op. cit., p. 137.
34. Sur le rôle des « Six » pendant le Front populaire, cf. J.F. Fulcher, « Style musical et enjeux
politiques en France à la veille de la Seconde Guerre mondiale », Actes de la recherche en sciences
sociales, 1995, n° 110, pp. 22-35.
35. Cf. M. Kater, The Twisted Muse: Musicians an their Music in the Third Reich, New York, Oxford
U.P., 1997, pp. 188-203.
401

Conclusions et prolongements
Christophe Charle

1 Le colloque s’est terminé par une table ronde1 chargée de dresser un premier bilan et de
proposer des pistes de recherche pour des enquêtes futures. Il reposait sur trois paris,
inégalement tenus, ce qui doit nous inciter à aller plus loin : le pari de
l’interdisciplinarité, le pari de la longue durée et le pari de la comparaison européenne.
Ces trois paris vont à l’encontre des tendances actuelles de l’historiographie, en
particulier de l’histoire culturelle et de l’histoire politique, de plus en plus tournées vers
le local, le court terme, voire l’intemporel anthropologique. Qu’on ait pu rassembler des
historiens, des historiens d’art, des musicologues, des historiens du livre et de la
littérature, des sociologues et des ressortissants d’espaces nationaux aux historiographies
décalées est déjà un événement notable. La comparaison, c’est-à-dire l’histoire au second
degré et le refus des limites nationales indiscutées, et le dialogue entre disciplines, c’est-
à-dire la réaction contre la spécialisation croissante, sont sans doute les pratiques les plus
improbables dans l’état actuel des universités et des sciences de l’homme. Au cours du
colloque, les discussions ou les réflexions finales ont permis ces approches plus
synthétiques. Plus rarement certains communicants y ont recouru pour les besoins même
de leur démonstration. Ce n’est donc qu’un premier pas dans la bonne direction.
2 Trois enseignements semblent émerger de ces confrontations.
3 1) Tout d’abord, il en ressort une image plus complexe de la typologie des capitales
culturelles et symboliques. Au plan symbolique, l’opposition, trop simple, entre espaces
nationaux centralisés et espaces polycentriques a été affinée dans l’analyse du jeu des
interactions entre le local2, le national3 et l’international comme médiations expliquant la
capacité ou non pour une capitale ancienne ou nouvelle d’affirmer son identité et sa
prééminence, de maîtriser son image et son passé ou de se projeter vers l’avenir. Paris
très, voire trop, contrôlé par le pouvoir central et ses investissements nationaux, ne laisse
ainsi guère d’espace à la mémoire spécifique de certaines tragédies qui touchent sa
population : un seul tombeau sous l’Arc de Triomphe, lieu du deuil de tous les Français,
masque le deuil propre des habitants d’une ville pourtant en première ligne du front en
1914-1918, auxquels ne sont concédés que d’aléatoires mémoriaux dans des arrière-cours
de mairies d’arrondissement4. Rome après 1870, enjeu de deux politiques symbolique
concurrentes, l’une nationale de l’Etat unifié, l’autre à la fois locale – grâce à l’ancienneté
402

du marquage de l’espace chrétien par le dense réseau d’églises, de couvents et de


processions – et internationale en tant que capitale d’un État universel et lieu de
pèlerinage, est devenue une ville double, capitale incomplète contestée au plan culturel 5
comme au plan politique. L’excès de mémoire peut nuire à une capitale. Inversement des
tables rases ou quasiment comme Madrid ou Berlin peuvent progressivement accumuler
un capital symbolique et politique qui les rapproche tendanciellement du modèle parisien
comme le montrent Paul Aubert et Virgilio Pinto ou comme je l’ai montré, avec d’autres,
pour Berlin6.
4 2) Au plan culturel, la dominance ne dépend pas seulement de l’histoire et, en particulier,
de l’histoire de l’État et de la nation, comme nous avons trop tendance à le croire en
France, mais aussi largement des types de biens symboliques qui sont en jeu.
L’affirmation d’un centre reste toujours précaire dans le cas des biens liés à un marché de
masse, à un large public (théâtre7, livre) ou à circulation facile. En revanche, les biens
culturels liés aux élites (opéra8), à un marché à diffusion restreinte (musique avant l’ère
de la reproduction) ou à fort enjeu politique et financier (musées, expositions) nécessitent
des investissements lourds, des arbitrages entre acteurs peu nombreux et des politiques
culturelles de longue durée. En contrepartie, ils produisent des effets d’attraction ou
d’image à long terme, à la différence des premiers types de biens symboliques.
5 Ainsi, si Pascale Casanova peut parler de Paris comme du « méridien de Greenwich de la
littérature », en d’autres termes, d’une sorte de capitale des capitales littéraires, c’est
sans doute en raison du très ancien investissement de la monarchie sur les pouvoirs de
l’écrit et de la rhétorique mais aussi de l’image de liberté attachée à la capitale française
depuis le milieu du XVIIIe siècle, émaillée d’une série de batailles littéraires, artistiques,
musicales ou théâtrales qui accompagnent – et parfois annoncent –, en contrepoint,
d’autres batailles politiques ou sociales plus tragiques. Les autres capitales littéraires ou
artistiques de l’Europe peuvent posséder l’un des deux traits (Londres, capitale libérale,
n’a pas de véritables académies, Berlin, ville universitaire et académique, n’est que
tardivement le théâtre de luttes littéraires ou artistiques mémorables). L’un sans l’autre
ne peut susciter cette dialectique symbolique, source du magnétisme culturel à long
terme. Il faut prendre garde toutefois ici à l’importance de la durée d’observation. A la
veille de la guerre de 1914, une dynamique proche de celle de Paris s’emparait de la
plupart des capitales d’Europe centrale et orientale, qu’on songe aux Sécessions de
Vienne et de Berlin, aux créations de scènes ou de revues d’avant-garde à Berlin,
Budapest, Moscou, Munich, Saint-Pétersbourg ou Vienne dans le prolongement du
Théâtre libre et du Théâtre de l’Œuvre, du Mercure de France ou de la Revue blanche de
Paris.
6 3) Si, au plan des effets symboliques, les communications ont permis d’identifier les
acteurs et leurs stratégies (l’État ou le souverain, les municipalités, les autorités
spirituelles, les intellectuels et les artistes, mais aussi certains groupes de citoyens), au
plan culturel, du fait des décalages chronologiques et de l’entrelacement des politiques de
moyenne, courte et longue durée, il est plus difficile de proposer des modèles d’analyse
explicative des convergences et des divergences constatées selon les contextes, en dehors
des processus de transferts toujours importants au sein de la culture européenne de cette
époque.
7 Nous retrouvons ici l’absence d’un véritable paradigme d’analyse imputable au caractère
encore jeune de l’histoire culturelle ou de sa dépendance forte par rapport à d’autres
branches historiques plus anciennes. Fernand Braudel, dans Civilisation matérielle, économie
403

et capitalisme, notait déjà le décalage entre la liste des villes dominantes sur le plan
culturel et celle des centres successifs des économies-mondes qu’il croyait discerner à
chaque époque9. Pour le cœur de l’époque embrassée par le colloque (1750-1930), la
première était incontestablement Paris, comme l’ont montré aussi bien les analyses de
Pascale Casanova10 que le tableau des salons musicaux parisiens comme lieux de
lancement des artistes internationaux dressé par Myriam Chimènes (CNRS)11. Alors qu’à
la même époque, Londres occupait le centre des courants économiques mondiaux, le
rayonnement culturel, européen et mondial de la capitale britannique était beaucoup
plus limité et contesté au sein même de l’espace anglais par New York ou certaines
métropoles régionales britanniques. Pourtant, cette domination parisienne rencontre
aussi ses limites non seulement à l’échelle internationale mais aussi dans l’espace français
en fonction des aléas politiques : Jane F. Fulcher (Université de Bloomington), a ainsi
évoqué les difficultés de l’avant-garde musicale française des années 1920 dans le cadre
du climat néo-nationaliste anti-allemand. Cette hostilité à l’ouverture indispensable pour
une musique novatrice a imposé au « Groupe des Six » une stratégie internationale pour
se faire reconnaître et c’est l’Allemagne progressiste de Weimar qui a le mieux rempli ce
rôle12.
8 Surtout, si le processus de construction nationale, appuyé sur des politiques symboliques
et culturelles, semble un trend de longue durée, suscitant des transferts de proche en
proche à mesure que les nations européennes émergent et tentent d’égaler leurs aînées,
l’affirmation des capitales culturelles, elle, est de plus en plus traversée par la tension qui
marque la culture contemporaine. Dès que l’écart grandit entre une sphère de production
restreinte et une sphère à large public ou à public traditionnel, la dynamique novatrice
n’implique plus forcément la centralité sociale et spatiale que symbolisait le Salon des
Beaux-Arts tel que nous le restitue Éric Darragon (Université Paris I)13. Une foule
bruyante et béotienne, des groupes d’amateurs argentés, des critiques plus ou moins
inspirés et des officiels chargés de passer commande s’y côtoyaient devant le
caravansérail des nouveautés artistiques dans une sorte de lutte pour la vie à l’état pur.
Avec l’éclatement des institutions académiques, inégalement rapide selon les capitales et
les arts, les avant-gardes rejettent de plus en plus la protection de l’État et refusent de
produire des œuvres en fonction d’un contexte simplement national. Selon les cas, elles
s’adressent aux happy few, à l’internationale des lettres et des arts, voire à la postérité.
Pour la culture d’élite innovatrice, la mobilité des acteurs et des publics entre ainsi de
plus en plus en contradiction avec l’ancien paradigme fondé, à l’époque moderne, sur le
dialogue entre la Cour et la Ville, entre le Roi (et les grands) et l’artiste ou l’homme de
lettres.
9 Notre programme, ambitieux en termes de chronologie et de thématique, nous avait
obligé à limiter le nombre des cas étudiés et à concentrer notre attention sur la culture
d’élite. Ces choix impliquent que d’autres rencontres ou d’autres recherches changent la
géographie des lieux comparés : non plus Berlin, Leipzig, Madrid, Rome, Vienne ou Saint-
Pétersbourg, mais, pourquoi pas, Athènes, Barcelone, Budapest, Bruxelles, Dublin,
Helsinki, Londres, Moscou, Prague ou Stockholm. Ils demandent aussi qu’au livre, au
théâtre, à l’opéra, au musée et aux cénacles musicaux succèdent des enquêtes
comparatives sur la presse, les revues, les festivals, les carnavals, la danse, le café-concert,
l’opérette, les images, etc. Notre problématique enregistrait encore ce qu’on pourrait
appeler « l’effet-lieux-de-mémoire » et « l’effet-patrimoine » qui, après la France des
années 1980, ont touché les autres pays d’Europe dans les années 1990. A cette logique
404

historiographique fin de siècle, doit se substituer une logique nouveau siècle moins
tournée vers la pierre et l’histoire, vers la trace et la mémoire, vers le lieu et le symbole,
pour rechercher la mobilité et le projet, le passant et la passante, l’éphémère de la
capitale en mouvement, la rencontre de l’habitant et de l’hôte, le croisement des cultures
et des langues, bref « la ville promise »14.

NOTES
1. Animée par François Gasnault (Archives de Paris), elle réunissait Frédéric Barbier (CNRS/
EPHE), Pierre Bourdieu (Collège de France), Christophe Charle (Paris I), Alain Corbin (Paris I, IUF),
Daniel Roche (Collège de France) et Carl E. Schorske (Princeton).
2. Cf. Céline Braconnier (Universiré Paris I), « Résistances du local à l’emprise symbolique du
national à Paris à la fin du XIXe siècle ».
3. Cf. Jean-Pierre Chaline (Université Paris IV), « Parisianisme ou provincialisme culturel ? Les
sociétés savantes et la capitale dans la France du XIXe siècle ».
4. Jean-Louis Robert (Université Paris I), « Les monuments aux morts de la Grande Guerre à
Paris ».
5. Didier Francfort (Université Nancy II), « Rome et l’Opéra ».
6. C. Charle, Paris fin de siècle, Paris, Le Seuil, 1998, chapitre 1 ; E. François et al. (hg.), Marianne-
Germania. Deutsch-französischer Kulturtransfer im europäischen Kontext, 1789-1914, Leipzig, Leipziger
Universitätsverlag, 1998 ; Gerhard Brunn & Jürgen Reulecke (hg.), Metropolis Berlin, Berlin als
deutsche Hauptstadt im Vergleich europäischer Hauptstàdte, 1870-1939, Bonn-Berlin, Bouvier Verlag,
1992.
7. Thème que j’ai personnellement analysé et présent aussi dans l’intervention de M.
Steinhauser.
8. Sujet abordé par D. Rabreau et D. Francfort. Voir aussi les travaux plus anciens de Jane Fulcher,
Le Grand Opéra français : un art politique, Paris, Belin, 1988, William Weber, « L’institution et son
public. L’Opéra à Paris et à Londres au XVIIIe siècle », Annales ESC, n° 6, novembre-décembre 1993,
pp. 1519-1539 et Frédérique Patureau, Le Palais Garnier dans la société parisienne 1875-1914, Liège,
Mardaga, 1991.
9. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Paris, A. Colin, 1979, vol. 3, pp. 52-54.
10. Cf. aussi son livre, La République mondiale des lettres, Paris, Le Seuil, 1999.
11. Cf. M. Chimènes, « Les salons parisiens et la promotion des musiciens étrangers (1870-1940) ».
12. Cf. sa communication comparative « Trajectoires opposées : les institutions musicales et leurs
fonctions à Paris et à Berlin après 1914 ». Le même phénomène se retrouve en peinture, cf.
Kenneth E. Silver, Vers le retour à l’ordre : l’avant-garde parisienne et la Première Guerre mondiale, trad.
française, Paris, Flammarion, 1991.
13. Cf. sa communication « Salon et art moderne ».
14. Cf. pour une première approche à propos de Paris à élargir à l’Europe et aux autres époques :
D. Roche (dir.), La Ville promise. Mobilité et accueil à Paris (fin XVIIe-début XIXe siècle), Paris, Fayard,
2000.
405

Les auteurs

1 Paul Aubert est professeur de Littérature et Civilisation espagnoles contemporaines,


directeur du Département d’études hispaniques à l’Université de Provence (Aix-Marseille
I). A publié : « La propagande étrangère en Espagne dans le premier tiers du xx e siècle »,
Mélanges de la Casa de Velázquez, tome XXXI-3, Madrid, 1998 ; Les élites et la presse en Espagne
et en Amérique Latine des Lumières à la Deuxième Guerre mondiale, Actes du colloque
international de novembre 1997 (édition scientifique en collaboration avec Jean-Michel
Desvois), Univ. de Provence-Univ. de Bordeaux III-Casa de Velázquez, 2000.
2 Norbert Bachleitner est professeur au département de Littérature comparée à
l’Université de Vienne (Autriche). A publié : Kleine Geschichte des deutschen
Feuilletonromans, Tübingen, Narr, 1999 ; avec EM. Eybl et E. Fischer, Geschichte des
Buchhandels in Osterreich, Wiesbaden, Harrassowitz, 2000.
3 Frédéric Barbier est professeur à l’École nationale supérieure des sciences de
l’information et des bibliothèques, directeur de recherche associé à l’IHMC (UMR 8066 du
CNRS). A publié avec : Sabine Juratic, Dominique Vany (sous la dir.), L’Europe et le livre :
réseaux et pratiques du négoce de librairie, XVIe-XIXe siècles, Paris, Klincksieck, 1996, (« Cahiers
d’histoire du livre », 1) ; Histoire du livre, Paris, A. Colin, 2000.
4 Sarah B. Benson est assistante-doctorante auprès du Département d’histoire de l’art à
l’Université de Cornell, New York (États-Unis). A traduit de l’italien: Architecture in the Age
of Printing, MIT Press, 2001.
5 Ewa Bérard est chargée de recherche au CNRS à l’UMR « Transferts culturels ». A publié :
« Viatcheslav Ivanov et Ernst Curtius : philosophie de la culture et du nihilisme », Revue
germanique internationale, 10/1999 ; Saint-Pétersbourg, une fenêtre sur la Russie, 1900-1935,
Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2000.
6 Jacques-Olivier Boudon est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Rouen.
A publié : Histoire du Consulat et de l’Empire, Paris, Perrin, 2000 ; Paris, capitale religieuse sous
le Second Empire, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Histoire religieuse de la France », 2001.
7 Céline Braconnier est maître de conférences à l’Université de Cergy-Pontoise. A publié :
« Braconnages sur terres d’Etat. Les inscriptions politiques séditieuses dans le Paris de
l’après-Commune (1872-1885) », Genèses, 35, juin 1999.
406

8 Catherine Brice est maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris (en
délégation à l’Institut d’Histoire du Temps présent du CNRS). A publié : « Rome mégapole
patrimoniale », dans C. Nicolet, J. Ch. Depaule et R. Ilbert (dir.), Les Mégapoles
méditerranéennes, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000 ; « I viaggi délia Regina Margherita »,
dans D. Corsi (ed.), Altrove. Viaggi di donne dall’Antichità al Novecento, Rome, Viella, 1999 ; « Il
Re era pallido ». Disasters and the making of royal image (1882-1884), dans Disastro! J. Foot et J.
Dickie (dir.), Londres & New York, Saint Martin’s Press, 2001.
9 Pascale Casanova est écrivain et critique littéraire. A publié : Beckett l’abstracteur.
Anatomie d’une révolution littéraire, Paris, Le Seuil, 1997 ; La République mondiale des Lettres,
Paris, Le Seuil, 1999.
10 Jean-Pierre Chaline est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-
Sorbonne (Paris IV), directeur de l’UFR d’histoire, co-directeur du Centre de recherches
en histoire du XIXe siècle. A publié : Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France aux
XIXe et XXe siècles, Paris, CTHS, rééd. poche, 1999 ; La France au XIXe siècle, 1814-1914 (avec D.
Barjot et A. Encrevé), Paris, PUF, rééd. 1999.
11 Christophe Charle est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris I
Panthéon-Sorbonne, directeur de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (CNRS).
A publié : Vordenker der Moderne. Die Intellektuellen im 19. Jahrhundert, Francfort/M., Fischer
Taschenbuch Verlag, « Europäische Geschichte », 1997 ; Paris fin de siècle, culture et
politique, Paris, Le Seuil, 1998 ; La crise des sociétés impériales (1900-1940), essai d’histoire
sociale comparée de l’Allemagne, de la France et de la Grande-Bretagne, Paris, Le Seuil,
2001.
12 Myriam Chimènes est directeur de recherche au CNRS à l’Institut de recherche sur le
patrimoine musical en France. A publié : « Élites sociales et pratiques wagnériennes : de la
propagande au snobisme », in Von Wagner zum Wagnérisme : Musik, Literature, Kunst, Politik,
Anegret Fausser und Manuela Schwartz (hg.), Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1999 ;
« Poulenc and his patrons : social convergences », in Francis Poulenc : Music, Art and
Literature, Sydney Buckland & Myriam Chimènes (ed.), Aldershot (GB) et Brookfields
(USA), 1999 ; La Vie musicale sous Vichy, Bruxelles, Paris, Complexe IHTP/CNRS, coll.
Histoire du temps présent, 2001.
13 Éric Darragon est professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. A publié :
Darstellen, was ich selber bin. Georg Baselitz im Gespräch mit Éric Darragon, Insel Verlag, 2000 ;
« Manet-Caravage : l’objet du tâtonnement », Critique d’art, 16, automne 2000.
14 Michel Espagne est directeur de recherche au CNRS, directeur de l’UMR « Pays
germaniques » (ENS-Ulm). A publié : Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUE
1999 ; Le creuset allemand. Histoire interculturelle de la Saxe aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, PUR
2000.
15 Didier Francfort est maître de conférences à l’Université Nancy-II. A publié : « L’Orient
des musiciens : Verdi et Saint-Saëns, étude comparée », in G. Meynier et M. Russo (dir.),
L’Europe et la Méditerranée. Stratégies politiques et culturelles (XIXe-XXe siècles), Paris,
L’Harmattan, 1999 ; « Réflexion sur le mot ‘modéré’ », in F. Roth (dir.), Les modérés dans la
vie politique française (1870-1965), Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2000.
16 Étienne François est professeur d’histoire à l’Université Paris I Panthéon-Sotbonne et au
« Frankreich-Zentrum » de l’Université technique de Berlin. A publié : 1968 – ein
europäisches Jahr ? Leipzig, 1997 ; Marianne-Germania. Deutsch-französischer Kulturtransfer im
407

europäischen Kontext, 1789-1914, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1998 ; avec Hagen


Schulze (dir.), Deutsche Errine-rungsorte, Munich, Beck, 2001, vol. 1 et 2.
17 Jane F. Fulcher est professeur de musicologie à l’Université d’Indiana à Bloomington. A
publié : French Cultural Politics and Music from the Dreyfus Affair to the First World War, New
York, Oxford UP, 1999; The Nation’s Image: French Grand Opera as Politics and Politicized Art,
New York, Cambridge UP, 1987 (traduction française : Le Grand Opéra français: un art
politique, Paris, Belin, 1988).
18 Emmanuel Fureix est doctorant, ATER à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. A
publié : « Mots de guerre civile. Juin 1848 à l’épreuve de la représentation », Revue
d’histoire du XIXe siècle, 1997/2 ; « Des émotions impolitiques : les cérémonies funèbres à la
mémoire de Louis XVI et du duc de Berry dans le Paris de la Restauration », in L’émotion
politique au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne (à paraître).
19 Thomas W. Gaehtgens professeur d’histoire de l’art à l’Université libre de Berlin. A
publié : avec Krysztof Pomian, Histoire artistique de l’Europe. Le XVIIIe siècle, Paris, Le Seuil,
1998 ; avec Uwe Fleckner, Prenez garde à la peinture ! Kunstkritik in Frankreich, 1900-1945,
Berlin, Akademie Verlag, 1999.
20 Jean-Michel Leniaud est directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études (IV e
section), professeur à l’École des Chartes. A publié : Les bâtisseurs d’avenir. Portraits
d’architectes, XIXe-XXe siècles, Paris, Fayard, 1998 ; « Les lieux et bâtiments du Conseil
d’État », in Le Conseil d’État de l’an VIII à nos jours, Paris, Adam Biro, 1999.
21 Matthias Middell est directeur du Centre des hautes études de l’Université de Leipzig. A
publié : Kulturtransfer und Vergleich, Leipzig, 2000 ; avec Monika Gibas et Frank Hadler,
Zugänge zu historischen Meistererzählungen, Leipzig, 2000.
22 Gérard Monnier est professeur d’histoire de l’architecture contemporaine à l’Université
Paris I Panthéon-Sorbonne. A publié : L’architecture moderne en France. 1966-1999. De la
croissance à la compétition, tome III, Paris, Picard, 2000 ; Le temps de l’œuvre. Approches
chronologiques de l’édification des bâtiments (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne.
23 Virgilio Pinto Crespo est professeur d’histoire moderne à l’Université autonome de
Madrid. A publié : avec S. Madrazo, Madrid, atlas histórico de la ciudad (siglos IX-XIX),
Barcelone, 1995 ; Madrid en 1898. Unaguia urbana, Madrid, 1998.
24 Ilaria Porciani est professeur d’histoire du Risorgimento à l’Université de Bologne. A
publié : La festa della nazione. Rappresentazione dello Stato e spazi sociali nell’Italia unita,
Bologne, Il Mulino, 1997 ; L’Università italiana. Repertorio di atti eprovvedimenti ufficiali,
1859-1914, Firenze, Olschki, 2000.
25 Daniel Rabreau est professeur d’histoire de l’art des temps modernes à l’Université Paris
I Panthéon-Sorbonne, directeur du Centre Ledoux. A publié : Claude-Nicolas Ledoux
(1736-1806). L’architecture et les fastes du temps, Annales du Centre Ledoux, tome III,
Bordeaux-Paris, 2000 ; Le dessin d’architecture au XVIIIe siècle, Paris, 2000.
26 Jean-Louis Robert est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris I
Panthéon-Sorbonne, directeur du Centre d’histoire sociale du XXe siècle. A publié : avec D.
Tartakowsky, Paris, le peuple, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999 ; Les
ouvriers, la patrie et la révolution, Paris 1914-1919, Besançon, Annales littéraires, 1997.
27 Monika Steinhauser est professeur d’histoire de l’art à l’Université de Bochum. A publié :
« Die Anatomie Selbdritt ». Das Bild des zergliederten Körpers zwischen Wissenschaft und
Kunst, in P. Müller-Tamm und K. Sykora (Hg.), Puppen Körper Automaten. Phantasmen der
408

Moderne, Cologne, 1999; « Die ästhetische Gegenwart des Vergangenen. Architektur- und
Ruinenbilder zwischen Geschichte und Erinnerung », in H.-R. Meier und M. Wohlleben
(Hg.), Bauten und Orte als Träger von Erinnerung. Die Erinnerungsdebatte und die Denkmalpflege,
Zurich, 2000.
28 Danielle Tartakowsky est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris VIII.
A publié : Nous irons chanter sur vos tombes, le Père Lachaise, XIXe-XXe siècle, Paris, Aubier,
1999 ; avec Jean-Louis Robert, Paris le peuple, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1999.
29 Bruno Tobia est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Rome. A publié :
L’Altare della Patria, Bologne, Il Mulino, 1998.
30 Jakob Vogel est maître de conférences d’histoire à l’Université technique de Berlin. A
publié : Nationen im Gleichschritt. Der Kult der ‘Nation in Waffen’ in Deutschland und Frankreich,
1871-1914, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1997; avec Jürgen Kocka, « Bürgertum und
Monarchie im 19. Jahrhundert », in Mario Kramp (Hg.), Krönungen. Könige in Aachen,
Mainz, 2000.
409

Liste des illustrations

Sarah B. Benson
1 1. Giuseppe Vasi, Palais du Capitole, gravure à l’eau-forte, 20,2 x 32,3 cm, dans Delle
Magnificenze di Roma Antica e Moderna Libro Terzo che contiene Le Basiliche e Chiese Antiche di
Roma dedicate alla Santità di nostro Signore Papa Benedetto XLV, Rome, Stamperia di Apollo,
1753, planche 80. University Park, PA, USA, Pennsylvania State University libraries
division of Rare Books © droits réservés.
2 2. Montagu, Veduta del Campidoglio, gravure à l’eau-forte, 14,9 x 26,4 cm, dans Nouveau
recueil de vues des plus beaux édifices de la Rome moderne et des plus beaux restes de la Rome
Ancienne gravées par d’habiles maîtres en 50 planches, Rome, Bouchard et Gravier Libraires
rue du cours près de l’Église de S. Marcel, 1787. Rome, American Academy de Rome,
Bibliothèque © droits réservés.
3 3. Palais du Capitole, vue actuelle.
4 4. Restes du Portique du Temple de « Jupiter Tonant », gravure à l’eau-forte, 34,1 x 23,5
cm, dans J. Barbault, Vues des plus beaux restes des antiquités romaines telles qu’elles subsistent
encore à Rome et en divers endroits de l’Italie, dessinées par Monsieur Barbault et gravées par
d’habiles maîtres, 5 vols. Rome, Bouchard & Gravier Libraires François rue du Cours près
l’Église de S. Marcel, 1770, planche 10 © droits réservés.

Ewa Bérard
5 1. La Bourse, Saint-Pétersbourg, 1820 © droits réservés.
6 2. La place du Palais, Saint-Pétersbourg, 1850 © droits réservés.
7 3. La perspective Nevski près du palais Anitchokov, 1830. La « tour toscane » de la
municipalité au fond à gauche © droits réservés.
8 4. L’Hôtel de Ville de Moscou, 1890 © droits réservés.
410

Gérard Monnier
9 1. Le pont Alexandre III aujourd’hui. (Real et Alby, ing. Cassien-Bernard et Cousin, arch.,
1898-1900). Vue en 1999, cliché G. Monnier © Archipress.
10 2. Le Grand-Palais, Deglane, Louvet et Thomas, arch., 1898-1900. Vue en 1900 © droits
réservés.
11 3. La tour Nobel, Paris-La Défense (De Mailly, arch. et Prouvé, constructeur, 1966) et les
sculptures de Takis. Vue en 1999 © Adagp, Paris 2002. Cliché G. Monnier, © Archipress.
12 4. La Grande Arche, Paris-La Défense, E.P.A.D., maître d’ouvrage, J. O. von Spreckelsen,
arch., avec la collaboration de P. Andreu, F. Deslaugiers, arch., et de P. Rice, ing., concours
1983, réalisation 1985-1989. Vue en 1989 © droits réservés. Cliché G. Monnier ©
Archipress.
13 5. Le parvis Centte National Georges-Pompidou, rue Saint-Martin, Paris, IVe arr. Ministère
de la Culture maître d’ouvrage, R. Rogers et R. Piano, arch., 1973-1977. Vue en 1978. Cliché
G. Monnier © Archipress.
14 6. Le Grand Louvre. Etablissement Public du Grand Louvre, maître d’ouvrage, I.-M. Pei, G.
Duval, M. Macary, arch., 1983-1989. La pyramide et le dispositif d’accès. Vue en 1989. ©
Adagp, Paris 2002. Cliché G. Monnier © Archipress.
15 7. Le Grand Louvre. Etablissement Public du Grand Louvre, maître d’ouvrage, I.-M. Pei, G.
Duval, M. Macary, arch., 1983-1989. La pyramide et les bassins. Vue en 1989. Cliché G.
Monnier © Archipress.
16 8. Cité de la Musique, le musée, Parc de la Villette, Paris XIXe arr. Ministère de la Culture
maître d’ouvrage, C. de Portzampatc, arch., 1984-1995. Vue en 1999. © Adagp, Paris 2002.
Cliché G. Monnier © Archipress.

Thomas W. Gaehtgens
17 1. Plan du centre de Berlin, vers 1903 © Kunsthistorisches Institut der Freien Universirät
Berlin, droits réservés.
18 2. Vue aérienne du centre de Berlin avant la Deuxième Guerre mondiale ©
Kunsrhistorisches Institut der Freien Universität Berlin, droits réservés.
19 3. Vue aérienne de l’île des Musées de Berlin © Kunsthistorisches Institut der Freien
Universität Berlin, droits réservés.
20 4. Schéma des musées de l’Ile des Musées de Berlin © Kunsthistorisches Institut der
Freien Universität Berlin, droits réservés.
21 5. Le Altes Museum © Kunsthistorisches Institut der Freien Universität Berlin, droits
réservés.
22 6. Le Neues Museum © Kunsthistorisches Institut der Freien Universität Berlin, droits
réservés.
23 7. La Galerie nationale © Kunsthistorisches Institut der Freien Universität Berlin, droits
réservés.
411

24 8. Le Kaiser-Friedrich Museum, aujourd’hui Bode-Museum © Kunsthistorisches Institut


der Freien Universität Berlin, droits réservés.
25 9. Le musée Pergamon © Kunsthistorisches Institut der Freien Universitàt Berlin, droits
réservés.

Daniel Rabreau
26 1. G.-M. Oppenord, Détail de la façade du projet d’Opéra (1re variante), 1734, plume à
l’encre rouge et noire, Paris, Bibliothèque de l’Ecole nationale supérieures des Beaux-Arts
© droits réservés.
27 2. G.-M. Oppenord, Détails des décorations de la façade du projet d’Opéra (2e variante),
1734, plume, lavis et aquarelle, Paris, Bibliothèque de l’École nationale supérieure des
Beaux-Arts © droits réservés.
28 3. G.-M. Oppenord, Projet de façade pour l’Opéra (2e variante), 1734, plume, lavis et
aquarelle, Paris, Bibliothèque de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts © droits
réservés.
29 4. S.-N. Lenoir le Romain, Vue à vol d’oiseau du projet d’Opéra et de lotissements au
Carrousel, 1781, plume et lavis, Paris, BnF. Cabinet des arts graphiques et de la
photographie © droits réservés.
30 5. E.-L. Boullée, Élévation du projet d’Opéra au Carrousel, 1781, Paris, BnF, Cabinet des
arts graphiques et de la photographie © droits réservés.
31 6. E-J. Bélanger, Vue perspective du projet de place Louis XVI et d’Opéra au Carrousel,
1789, eau-forte, Paris, musée Carnavalet © droits réservés.
32 7. F.-J. Bélanger, Plan général du Louvre et des Tuileries, avec les projets de place. Louis
XVI et d’Opéra, 1789, eau-forte, Paris, BnF. Cabinet des arts graphiques et de la
photographie © droits réservés.
33 8. C. de Wailly, Détail du plan général des projets d’Opéra et de lotissements à
l’emplacement du terrain des Capucines (entre la place Vendôme et les grands
boulevards), 1798, eau-forte, BnF, Cabinet des arts graphiques et de la photographie ©
droits réservés.

Monika Steinhauser
34 1. K. von Fischer, Nationaltheater à Munich, 1811-1818 (reconstruction après le
bombardement 1943) © droits réservés.
35 2. G.W. Kraus, Inauguration du monument au roi Max I. Joseph le 13 octobre 1835 © droits
réservés.
36 3. K.F. Schinkel, Schauspielhaus à Berlin, 1818-1821 © droits réservés.
37 4. K.F. Schinkel, Schauspielhaus à Berlin avec le décor de scène du prologue d’ouverture
de J. W. von Goethe, 1821 © droits réservés.
38 5. CD. Freydank, Le Musée de Schinkel à Berlin, 1838 © droits réservés.
39 6. K.F. Schinkel, Escalier du Musée à Berlin, 1821 © droits réservés.
412

40 7. C.D. Freydank, Escalier du Musée avec vue sur le Lustgarten, avant 1843 © droits
réservés.
41 8. K.F. Schinkel, Décor de scène pour La Flûte enchantée de Mozart, 1815 © droits réservés.
42 9. G. Semper, Hoftheater à Dresde (1re construction), 1838-1841 © droits réservés.
43 10. G. Semper, Plan du Forum de Dresde, 1842 © droits réservés.
44 11. F. Jasper, E. Pendl, Vienne à vol d’oiseau avec la Ringstrasse, vers 1905 © droits
réservés.
45 12. C. Hasenauer, 2e projet pour les Musées royaux de Vienne (1868) de Sempter,
retravaillé à partir de 1869 pour son plan du Forum © droits réservés.
46 13. E. van der Nüll et A.S. von Sicardsburg, Opéra de Vienne, vue aérienne © droits
réservés.
47 14. E. van der Nüll et A.S. von Sicardsburg, Opéra de Vienne, 1863-1869 © droits réservés.
413

Liste des cartes et figures

Virgilio Pinto Crespo


1 Carte de Madrid à la fin du XIXe siècle II-III

Frédéric Barbier
2 Principales routes commerciales de Leipzig sous l’Ancien Régime : croquis de localisation
337
3 Tableau 1 : Évolution de la population de Leipzig, XIIIe-XIXe siècle 337
4 Tableau 2 : Les commissionnaires à Leipzig (1896-1912) 349
5 Tableau 3 : Évolution de la population urbaine, 1834-1910 351
6 Tableau 4 : Les activités du livre à Leipzig, 1840-1896 353
7 Tableau 5 : Répartition des entreprises d’imprimerie en fonction de leur structure,
Leipzig, 1896 354

Christophe Charle
8 Tableau 1 : Évolution du nombre des théâtres à Paris, Vienne et Berlin 404
9 Graphique 1 : recettes des théâtres de Paris, 1860-1899 405
10 Graphique 2 : les recettes des « théâtres de banlieue » 409
11 Tableau 2 : Répartition comparée par arrondissement des théâtres et des cafés-concerts à
Paris 410
12 Tableau 3 : Évolution du nombre des places de théâtre par arrondissement à Vienne 410
13 Tableau 4 : Nouveaux théâtres fondés dans la décennie dans les diverses parties de 411
14 Tableau 5 : Part des nouveautés dans le répertoire de l’année des principaux théâtres 412
15 Graphique 3 : Évolution du nombre de représentations par genre à Vienne 415
16 Graphique n° 4 : Nombre de représentations et de pièces par nationalité à Vienne 415
414

17 Carte 1 : Carte des théâtres à Vienne vers 1900 419


18 Carte 2 : Carte des théâtres à Paris vers 1900 420
19 Carte 3 : Carte des théâtres à Berlin vers 1900 420
415

Index des noms propres

A
Abadal, 317
Abadie (Paul), 214
Abbatucci, 127
Adam (Juliette), 140, 371, 379
Adam (Lambert Sigisbert), 103
Adam (Nicolas Sébastien), 103
Addison (Joseph), 170
Adelung (Johann Christoph), 323
Adorno (Theodor), 206, 330, 430
Affre (Monseigneur), 219
Agulhon (Maurice), 10, 83, 421, 425
Albeniz (Isaac), 376-377
Albrecht III (duc), 263
Aldrophe (Alfred Philibert), 212
Alembert (Jean Le Rond d’), 20, 183, 195
Alexandra Fiodorovna, 114
Alexandre Ier, 112
Alexandre II, 15, 113, 115-117
Alexandre III, 15, 114-115
Alexandre VII Chigi, 166-167
Allier (Achille), 300
Alphand (Jean-Charles), 211
Althoff (Friedrich), 254-255
Amelot, 189
416

Anderson (Benedict), 171-172


Angiviller (comte d’), 34, 188-189
Angoulême (duchesse d’), 35, 38
Ansermet (Ernest), 376
Antoine (André), 186, 188, 190, 414
Anzino (Monseigneur), 143, 145
Apollinaire (Guillaume), 429
Aragon (Louis), 94, 316
Araquistain (Luis), 315, 319
Arc (Jeanne d’), 84, 88, 92
Argenson (comte d’), 180
Argüelles (Don Agustin), 277
Arnold (Billy), 431
Artois (Comte d’), 186
Astruc (Gabriel), 371-373, 375
Astruc (Zacharie), 364, 379
Aubert (Paul), 436
Audran (Edmond), 400
Auric (Georges), 372, 376, 429, 431
Azaña (Manuel), 306, 308, 317-318, 321

B
Babinsky (Docteur), 379
Baciocchi (Elisa), 58
Ballu (Théodore), 211, 221
Baltard (Victor), 29, 222
Balzac (Honoré de), 292, 300
Barberis (Walter), 49
Barbier (Frédéric), 16-17, 326,333
Barère de Vieuzac (Bertrand), 234
Baroja (Pio), 311, 315
Bartok (Béla), 372, 378
Battistini (Mattia), 390-392, 395
Baudelaire (Charles), 361-362, 364, 366
Baudin (Alphonse), 84
Baudot (Anatole de), 211
Baugnies de Saint-Marceaux (Jacques), 373
Beach (Sylvia), 293
Béarn (comtesse de), 372-373, 378-379
417

Beaunier (André), 373


Beethoven (Ludwig van), 401
Bélanger (François Joseph), 186-187
Bellincioni (Gemma), 384, 391, 397
Bellmi (Vincenzo), 382, 385, 395
Benda (Julien), 428
Benet (Juan), 295
Benjamin (Walter), 332, 361-363, 367
Benois (Alexandre), 113
Bérard (Ewa), 14-15
Berg (Alban), 372
Bergson (Henri), 316
Berlioz (Hector), 174, 382
Bernhard (Johann), 264
Bernhardi (Karl Christian Siegismund), 253
Bernhardt (Sarah), 414
Berry (duc de), 29, 37, 189
Besteiro Juliàn), 310, 319-320
Beygang (Johann Gottlob), 325, 327
Biard (Auguste), 364
Bibesco (comtesse), 376, 378
Binet-Valmer (Maurice), 157
Bismarck (Otto, prince von), 150
Bizet (Georges), 382, 390
Blanche (Jacques-Emile), 379
Blanqui (Louis-Auguste), 361
Blondel (Docteur Charles), 378
Blondel (Jacques-François), 176
Blotius (Hugo), 263
Blum (Léon), 379
Blumenthal (madame Ferdinand), 374
Blumenthal (madame Willy), 375
Bode (Wilhelm), 244
Bodmer (Johann Jakob), 323
Boffrand (Germain), 187
Boie (Heinrich Christian), 329
Boissy (colonel), 157
Boïto (Arrigo), 382, 388, 394, 397-399, 401
Boldini (Giovanni), 377
Bonaparte cf. Napoléon
418

Bonci (Alessandro), 390-391, 395


Borges (Jorge Luis), 293, 295
Borne (Ludwig), 332
Borner (Caspar), 341
Bosio (François Joseph), 35, 37
Botta (Mario), 209
Boucher de Perthes (Jacques), 301
Boudon (Françoise), 175
Boudon (Jacques-Olivier), 21
Boulanger (Georges), 63
Boullée (Etienne Louis), 186-188
Bourbon (Marie-Christine de), 282
Bourjade (Docteur), 151-152
Brâncusi (Constantin), 292
Brandes (Georg), 293
Braudel (Fernand), 117, 290, 294, 437
Brébion (Maximilien), 187
Brémond (Jean-François), 222
Brecht (Bertold), 16, 332
Breitinger (Johann Jakob), 323
Breitner (Ludovic), 378
Brentano (Clemens), 330
Brice (Catherine), 12, 54
Brisson (Henri), 85, 151
Broch (Hermann), 330
Brockhaus (Eduard), 254, 354
Brongniard (Alexandre Théodore), 301
Brooks (Romaine), 376
Bruneau (Alfred), 424
Brussel (Robert), 379
Buren (Daniel), 233
Burjström (Carl), 293

C
Cabanel (Alexandre), 367
Caetani (Roffredo), 140, 379
Calandra (D.), 148
Calmette (Gaston), 377
Calonne (Charles Alexandre de), 189
419

Canaletto (Giovanni Antonio Canal, dit), 164-167


Candido (Antonio), 295
Canillac (Monseigneur de), 162, 164-165, 168
Canori (Guglielmo), 388-389, 392
Cánovas del Castillo (Antonio), 317
Caracciolo (Alberto), 49
Carassus (Emilien), 377
Caravadossi, 396
Carducci (Giosuè), 54
Carelli (Emma), 384, 390
Carignan (prince de), 141, 175-176
Carrà (Carlo Dalmazzo), 401
Caruso (Enrico), 377, 384, 390
Casais (Pablo), 369-370, 377-379
Casanova (Pascale), 436-437
Casella (Alfredo), 375, 377
Cassou (Jean), 234
Castellane (comte Jean de), 372, 379
Castelli (Michelangelo), 135
Castro (Carlos Maria de), 275-276
Catalani (Alfredo), 397
Catherine II (la Grande), 110, 112-113, 116
Caumont (Arcisse de), 300-303
Cavalieri (Lina), 369, 374
Cavour (Camillo Benso, comte de), 45, 71-72, 77, 147
Cazes (Tomain), 222
Celan (Paul), 332
Cendrars (Biaise), 376
Cerdá, 275
Cesana (Luigi), 387, 393-394
Cézanne (Paul), 363
Chalgrin (Jean-François), 210
Chaliapine (Fedor), 379, 390
Chambrun (comte de), 375
Champollion (Jean-François), 301
Charlemagne, 227
Charles Borromée (saint), 210
Charles Ier, 31
Charles III, 276, 283
Charles VI, 264, 269
420

Charles X, 11, 32, 37-38


Charles-Albert Ier, 13, 47, 136, 138, 148
Charpentier (Gustave), 428
Chartres (duc de), 184, 189
Chassériau (Théophile), 222
Chateaubriand (François René, vicomte de), 32, 35, 37-39
Chevalier (Louis), 92
Chevigné (comtesse de), 373
Chichagov (Dimitri), 116
Chimènes (Myriam), 437
Choay (Françoise), 162
Choiseul (duc de), 188
Cigada, 384
Cilea (Francesco), 384, 388
Cimarosa (Domenico) 395
Claudel (Paul), 376
Clemenceau (Georges), 131
Clemenceau (Paul), 374-375, 379
Clemenceau (Sophie, née Szeps), 378
Clément XII, 163
Clovis, 36
Cocteau (Jean), 376, 429-430
Colbert (Jean-Baptiste), 167
Colonne (Judas Colonna, dit Edouard), 369
Condé (Louise de), 32
Constant (Benjamin), 333
Constanzi (Domenico), 383
Corbet, 188
Corbière (Jules), 29
Corbin (Alain), 297
Cormon (Jules), 367
Cornette (Joël), 103
Corpus Barga, 307-308
Correnti (Cesare), 50, 136-138, 145-146
Corsini (famille), 142
Cortot (Alfred), 34, 375
Corvin (Matthias), 263
Costa, 316
Cotogni (Antonio), 391
Cotta (Johann F. von), 325, 328, 330
421

Courbet (Gustave), 364


Coypel (Antoine), 176
Coysevox (Antoine), 178
Creuzer (Friedrich), 330
Crispi (Francesco), 56, 76-77, 137, 145-146
Curie (Marie), 316
Curtius (Ernst), 245
Cuvier (Georges, baron), 301
Cuvillier (François), 199
Cystria (princesse de), 376

D
D’Annunzio (Gabriele), 391, 398
D’Arcais (Francesco), 383, 385-386, 388-389, 392, 397
D’Azeglio (marquise), 47
D’Azeglio (Massimo), 71
Dalou (Jules), 83-84, 90
Dante (Durante Alighieri, dit), 53
Darboy (Monseigneur), 217-218, 225, 227, 229
Darclee (Hariclea), 396, 398
Dario (Rubén), 293
Darragon (Eric), 438
Dausset (Louis), 150-151
David (Jacques Louis), 190
De Amicis (Edmondo), 46, 52
De Angelis (Teofilo), 391
De Falla (Manuel), 369, 376-377
De Luca (Giuseppe), 384, 391
De Lucia (Fernando), 391, 395
De Marchi (Emilio), 390
De Soto (Madame), 371
Debussy (Claude), 371, 377-378, 401, 425
Decazes et de Glücksberg (Elie, duc), 31
Decker, 346
Dedsgodetz (Antoine), 167-168, 170
Delacroix (Eugène), 94
Delannoy (Marcel), 372
Deperthes (Pierre-Joseph-Edouard), 214
Depretis (Président du Conseil), 73-74, 76, 133
422

Déroulède (Paul), 90
Desprez de Boissy, 194
Dettelbach, 378
Diaghilev (Serge de), 373, 375-376, 378
Diderot (Denis), 20, 110, 183, 185, 195
Diederichs, 349
Dilthey (Wilhelm), 330
Diquelou (Suzanne), 154
Döblin (Alfred), 329
Dolet (Etienne), 84
Dominati (Jacques), 155
Domingo (Marcelino), 310
Donizetti (Gaetano), 385, 391, 395, 401
Dostoïevski (Fedor Mikhaïlovitch), 110, 112
Doublier (Othmar), 267
Draper (Muriel), 380
Dreyfus (Alfred), 19, 90
Du Barry (Madame), 182
Du Bellay (Joachim), 294
Dubost (Jeanne), 372, 378
Dufrene (Bernadette), 91
Dufresny (Charles), 174
Dukas (Paul), 378
Duncan (Isadora), 373, 377, 379
Dupanloup (abbé), 228
Durand (Jacques), 423
Durey (Louis), 429
Dushskin (Samuel), 376

E
Ebert (Friedrich), 258
Ehlermann, 355
Eichler (Ferdinand), 269
Einstein (Albert), 316
Élisabeth de France (Madame), 32, 35, 37-38
Eluard (Paul), 316
Enakiev (Fedor), 116-117
Enesco (Georges), 369, 376-378, 380
Engelhard (Maurice), 126, 130
423

Ephrussi (Maurice), 372-373, 379


Ersoch (Gioacchino), 382
Espagne (Michel), 16-17
Estienne (Henri), 344

F
Faccio (Franco), 392, 394, 397
Falkenstein (comte de) cf. Joseph II
Farrar (Geraldine), 374, 379
Faulkner (William Falkner, dit), 296
Fauré (Gabriel), 372, 377-378-379, 421-425
Félix (Père), 225
Fénelon (François de Salignac de la Mothe), 178
Ferdinand VI, 276
Ferdinand VII, 282
Fernandez de los Rios (Angel), 276-277
Ferrer (Francisco), 316
Ferroud (Pierre Octave), 372
Ferry (Jules), 233, 303
Feuchtwanger (Lion), 333
Feydeau (Georges), 414
Fichte (Johann Gottlieb), 16, 325, 330
Fiévée (Joseph), 37
Fiquet (Henri), 151
Firouz (prince), 376
Fischer (Karl von), 198-199, 330
Fischer von Erlach (Joseph Emanuel), 178, 264
Flandrin (Hippolythe), 222
Fleischer (K.F.), 349
Fontaine (Pierre François Léonard), 29
Fontane (Theodor), 106, 329
Fontenay (Maurice de), 152
Forain (Jean-Louis), 373
Förster (Ludwig), 213
Fortoul (Hippolyte), 302
Foucart (Bruno), 222
Foy (Maximilien Sébastien), 40
Franck (César), 400
François (Etienne), 14, 344
424

François-Joseph Ier, 264


Fransceschini, 384
Frayssinous (Denis), 207, 210
Frédéric II de Prusse, 14-15, 101, 103, 106-107, 338
Frédéric III, 263
Frédéric le Sage, 340
Frédéric-Guillaume Ier (dit le Roi-Sergent), 102
Frédéric-Guillaume II, 103-104, 200
Frédéric Guillaume III, 242-243
Frédéric-Guillaume IV, 106, 242-243
Freud (Sigmund), 330, 361, 399
Freund (Marya), 374-375, 378-379, 432
Freytag (Gustav), 327
Fulcher (Jane F.), 437
Fureix (Emmanuel), 10-11
Fürst (Georg von), 107

G
Gaehtgens (Thomas W.), 18, 105, 107
Gallen-Kallela (Akseli), 367
Gallet (madame Maurice), 374
Galli-Curci (Amelita), 390
Gambetta (Léon), 67
Ganay (marquise de), 372
Garden (Mary), 374
Garibaldi (Giuseppe), 77, 147
Garnier (Charles), 20, 174
Garros (Roland), 429
Garve, 326
Gastaldon (Stanislas), 397
Gau (Franz Christian), 210, 212, 221
Gaulle (Edmé), 29
Gaupillat (Gabriel), 374
Gaupillat (Marcel), 374
Gautier (Judith), 374
Gavarni (Sulpice Guillaume Chevalier, dit Paul), 361
Geissler (Christian Gottfried), 346
Gellert (Christian Fürchtegott), 326, 328
Georg (duc), 341
425

George (Stephan), 328


Gérome (Jean-Léon), 367
Gervex (Henri), 364
Gevaert (François), 369
Giacosa (Giuseppe), 396
Gide (André), 293, 376
Giersberg (Hans-Joachim), 99
Gilly (Friedrich), 200
Gioberti (Vincenzo), 72
Giordano (Umberto), 388, 397
Giovagnoli (Raffaello), 383
Girette (Jean), 374
Girodet Trioson (Anne Louis Girodet de Roucy, dit), 34
Givagnoli (Raffaele), 385
Gleim (Johann Wilhelm Ludwig), 324
Gluck (Christoph Willibald, chevalier von), 182-183, 185, 190
Godde (Hippolyte), 209
Godebski (Cyprian), 371, 376
Goebbels (Joseph Paul), 106
Goebel (Th.), 356
Goethe (Johann Wolfgang von), 16, 196-197, 323, 325, 328, 331
Gogol (Nicolaï Vassilievitch, dit Nicolas), 112
Gontaut-Biron (Armand de), 372
Görres (Johann Joseph von), 330
Gorrio (Tobia), 397
Göschen (Georg Joachim), 325, 327-328,331
Gottsched (Johann Christoph), 323, 326-327
Gounod (Charles), 394, 401
Gramsci (Antonio), 319
Greffuhle (comtesse, née Elisabeth de Caraman-Chimay), 371, 373, 375, 377-379
Greffuhle (vicomte Henry), 377
Grégoire (abbé), 298
Grimm (Jakob), 253, 323-324
Grimm (les frères), 330
Griset (Jules), 374
Grosz (Georges), 329
Guermantes (duchesse de), 377
Guibert (cardinal), 216
Guiccioli (Marquis), 140
Guillaume Ier, 63, 67, 106-107
426

Guillaume II, 67-68, 115, 241, 246, 391


Guimard (Hector), 212, 232-233
Guizot (François), 302-303
Günderode (Karoline von), 330
Gutenberg (Johannes Gensfleisch, dit), 355-356
Guttinguer (Ulric), 300

H
Habá (Alois), 431
Habermas (Jürgen), 331
Hahn (Heinrich Wilhelm), 253
Hahn (Reynaldo), 378
Halévy (Elie), 379
Handke (Peter), 332
Harnack (Adolf von), 257
Hartmann (Gerhart), 402
Haskil (Clara), 374
Hauptmann (Gerhard), 417
Hauser (Philip), 273
Haussmann (Georges Eugène, baron), 16, 19, 92, 119, 128, 174, 211, 215-216, 223, 276
Haydn (Michael), 391, 401
Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), 203, 323, 330
Heine (Heinrich), 200, 204, 293, 331-332
Heinse (Johann Jacob Wilhelm), 331
Helvétius (Claude, Adrien), 28
Henri Ier l’Oiseleur, 335
Henri IV, 135
Herder (Johann Gottfried), 196, 203, 294, 331
Heredia (José Maria de), 379
Héret (Louis Jean Antoine), 211
Hérold (Ferdinand), 129
Hess (Moses), 332
Hessel (Fr.), 333
Heurtier (Jean-François), 184
Hindemith (Paul), 433
Hindenburg (Paul von), 106
Hinrich, 256
Hitler (Adolf), 80, 106
Hittorff (Jacques Ignace), 210
427

Hoffmann (Ludwig), 245


Hoffmann (Robert), 348
Hohenzollern, 65, 240
Hölderlin (Friedrich), 330
Hollis (Thomas), 164-166
Hölty (Ludwig Heinrich Christoph), 329
Honegger (Atthut), 429, 432
Horkheimet (Max), 331
Horowitz (Vladimir), 372
Hovelacque (Abel), 131-132
Huber (Michael), 333
Huet (J.-C), 185
Hugo (Victor), 94, 291, 300
Humann (Carl), 245
Humbert Ier, 13, 51, 133, 136-139, 141-143, 145, 148, 402
Humboldt (Guillaume de), 332 Humboldt (Wilhelm von), 242, 301

I
Ibert (Jacques), 372
Ibsen (Henrik), 417
Iglesias (Pablo), 316, 318-319
Illica (Luigi), 396, 398
Isabelle II, 271
Ivan IV, 110

J
Jacobi, 324
Jacovacci (Vincenzo), 388-389, 395
Jaurès (Jean), 88
Jean-Paul II, 209
Jiménez (Juan Ramón), 306
Joly (Charles), 372
Joly de Fleury, 189
Joseph (Max I.), 198
Joseph Ier, 277
Joseph II, 182
Joukovski (Vassili), 112
Jourdain (Francis), 94
428

Joyce (James), 295


Julich (princes de), 250
Jünger (Ernst), 324
Junker (Georg Adam), 333

K
Kalb (maréchal von), 106
Kant (Emmanuel), 323
Karady (Victor), 408
Karsavina (Tamara), 373-374
Katharina (Electrice), 100
Kempcke, 324
Kergorlay (Gabriel de), 35
Kestenberg (Leo), 426
Keynes (John Maynard), 316
Khomiakov (Alexis), 111, 113
Kis (Danilo), 295
Klemm (Gustave Friedrich), 355
Klenze (Leo von), 198-200
Klopstock (Friedrich Gottlieb), 327-328
Koehler (K.F.), 348-349
Koner (Dr), 299
Koselleck (Reinhart), 323
Kracauer (Siegfried), 332
Krauss (Lily), 374
Kubelik (Jan), 374
Kühne (Max Hans), 352
Küpper, 324

L
L’Arronge (Adolphe), 417
La Barre (Jean-François, chevalier de), 84
La Fontaine (Jean de), 30
La Gorce (Jérôme de), 180
La Marmora (Lieutenant Général Alfonso), 139
Labra (président), 316
Lacombe (Hervé), 396
Lacordaire (abbé), 210, 225
429

Lacroix (Sigismond), 131-132


Lafontaine (August), 328
Laloux (Victor), 214
Lammenais (Félicité Robert de), 210
Lamoureux (Charles), 369
Lamprecht (Karl), 355
Lampué (Victor), 152
Lanaro (Silvio), 58
Lancret (Nicolas), 103
Landowska (Wanda), 374, 378-379
Lang (Fritz), 249
Larbaud (Valery), 293, 295-296
Laroche-Joubert, 122
Lascoux (Antoine), 374
Lasserre (Pierre), 428
Lassus (Jean-Baptiste), 210-211, 221, 224, 226
Lasteyrie (Robert de), 299
Laube (Heinrich), 327
Le Bon (Gustave), 54
Le Brun (Charles), 107
Le Nôtre (André), 99
Le Roy (J.-D.), 187
Le Vau (Louis), 100
Lebas (Hippolyte), 209
Ledoux (Claude Nicolas), 178, 188-189
Lehàr (Frantz), 399-400
Lehnert (A.), 356
Lejeune (Adrien), 91
Lemaire (Madeleine), 373-374, 379
Lemarchand (Georges), 151
Leniaud (Jean-Michel), 21
Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov, dit), 118
Lenné (Peter Joseph), 104
Lenoir (Alexandre), 183
Léon (Paul), 421
Léon XIII, 134, 143
Leonardi, 392
Leoncavallo (Ruggero), 388, 397
Leroi-Gourhan (André), 357
Leroy (Léon), 374
430

Lessing (Gotthold), 20, 195, 331


Levra (Umberto), 46, 55
Levrault (famille), 346-347
Leygues (Georges), 157
Licht (Hugo), 351
Likhatchev (Dimitri), 113
Linz (Juan - J.), 120
Lipatti (Dinu), 374
List (Friedrich), 347
Liszt (Franz), 393-394, 400-401, 427
Lirvinne (Félia), 378
Loève-Veimars, 333
Lossow (William), 352
Loubet (Emile), 83, 390, 394
Louis (Victor), 184, 188-189
Louis Ier, 200 Louis XIII, 100
Louis XIV, 14-15, 99-102, 104, 174, 185
Louis XV, 28, 173-175, 178, 180-182, 186, 188-191
Louis XVI, 11, 27, 32, 34-36, 39-40, 42-43, 105, 179, 181-182, 186, 188-191
Louis XVII, 32
Louis XVIII, 27-28, 32, 34, 37-38, 42-43
Louis-Philippe Ier, 105
Lubersac (abbé de), 187
Lully (Jean-Baptiste), 174, 180, 190
Luther (Martin), 340-341

M
Mably (Gabriel Bonnot de), 28
Mac-Mahon (Edme, Patrice, Maurice, comte de), 66
Machado (Antonio), 311
Madinaveitia (Dr), 316
Maeztu, 308, 310, 316
Maffei (comtesse), 58
Mahler (Gustav), 374-375, 377-379, 401
Maistre (Joseph de), 42
Malesherbes (Chrétien Guillaume de), 33
Malraux (André), 232
Manara (Luciano), 76
Mancinelli (Luigi), 392, 397, 402
431

Mandelstam (Ossip), 117


Mandrou (Robert), 103
Manfroni (Giuseppe), 136, 141, 143-144
Mann (Heinrich), 332
Mann (Thomas), 332
Manuel (Jacques Antoine), 40
Manzoni (Alessandro), 397
Marat (Jean-Paul), 122
Marcel (Etienne), 84, 126-127, 129
Marchetti (Filippo), 389, 392, 397, 400-401
Marconi (Francesco), 390
Marguerite de Savoie, 51, 136-144, 148
Marie-Antoinette, 27, 31-32, 35, 43, 182
Marie-Christine (sœur de Marie-Antoinette), 182
Marigny (marquis de), 188
Marin (Louis), 89
Marinetti (Filippo Tommaso), 401
Markevitch (Igor), 378
Martinez Ruiz (José), 309
Martucci (Giuseppe), 401
Mascagni (Pietro), 384-386, 388, 391, 395, 397-398, 401
Mascheroni (Edoardo), 393-394
Massenet (Jules), 378, 385, 391, 401
Matzdorff, 325
Maurel (Victor), 389-390, 392
Mauriac (François), 94
Maurras (Charles), 92, 431
Maximilien (empereur du Mexique), 353
Maximilien Ier, 199, 263, 338
Mayer (Arno J.), 50
Mazzini (Giuseppe), 72
Meier Graefe (J.). 332
Melegari (Dora), 46
Memhardt (Johann Gregor), 100
Menabrea (Luigi Federico), 53
Ménard-Dorian, 375, 379
Mendelsohn (Felix), 391, 400
Mercadante (Saverio), 385, 401
Mercier (Louis Sébastien), 83, 191
Mergenthaler (Ottmar), 355
432

Merlo (Juan), 275


Merli (Francesco), 389
Merovitch, 372
Messager (André), 378-379
Messel (Alfred), 245
Metternich (prince de), 332
Meyer (Marcelle), 376
Michaud (Louis Gabriel), 346
Michaux (Henri), 292
Michel-Ange (Michelangelo Buonarroti, dit), 163, 169
Middell (Matthias), 16-17
Mihaly (Pollack), 213
Milhaud (Darius), 372, 376, 378, 429-433
Minghetti (Marco), 147
Mirabeau (Honoré Gabriel Riqueti, comte de), 107
Mistral (Frédéric), 303
Mistral (Gabriela), 293
Moitte (Jean Guillaume), 29
Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit), 30
Monnier (Adrienne), 292-293, 295
Monnier (Gérard), 20
Montagu, 165, 169-170
Montalembert (Charles Forbes, comte de), 210
Montansier (Madame), 189
Montesquiou (Robert de), 373
Montijo (Eugénie de), 225
Moreau (Pierre-Louis) ,180-181
Morice (les frères), 84
Moritz (duc), 341
Morlot (cardinal), 217-218, 228-229
Morny (Charles Auguste, duc de), 127
Morote (Luis), 315
Morpurgo (Carlo), 388, 395
Möser (Justus), 324
Moser (von), 417
Mosse (George L.), 12
Mozart (Wolfgang Amadeus), 178, 395, 401
Mugnone (Leopoldo), 384, 391, 394, 396-397
Münch (Charles), 374
Muñoz, 81
433

Murat (princesse Violette), 376, 379


Murphy (Gerald), 376
Murphy (Sarah), 376
Musil (Robert), 268, 330
Mussolini (Benito Amilcar), 82

N
Napoléon Bonaparte, 15, 29, 92, 107, 111-112, 161, 190, 227
Napoléon III, 174, 225-227
Natoire (Charles-Joseph), 168-169
Nepomuceno (Alberto), 398
Néron, 399
Nerval (Gérard de), 199-200
Ney (Michel, prince de la Moscova), 40
Nicolai (Friedrich), 326-327, 329, 343, 354
Nicolas Ier, 109
Nicolas II, 14-15, 114-117
Nicotera (G.), 134, 141
Nizon (Paul), 332
Noailles (Anna de), 372
Noufflard (Charles), 373
Novalis (Friedrich, baron von Hardenberg, dit), 330
Noverre (Jean Georges), 185
Núñez Arenas (Manuel), 319

O
Offenbach (Jacques), 414
Opitz (Georg Emanuel), 346
Oppenord (Gilles-Marie), 174, 176-180, 190
Orléans (duc d’), 174, 177, 180, 184, 188-189, 191
Ortega y Gasset (José), 306, 309-312, 316, 319, 321
Othon le Riche, 336
Ouzoulias (Albert), 154

P
Pacelli, 383
Painlevé (Paul), 379
Paléologue (Maurice), 114
434

Panini (Giovanni Paolo), 162, 164-165, 167-168, 384,401


Papi (Gennaro), 391
Papillon de La Ferté, 184
Papini (Giovanni), 384
Pasdeloup (Jules Etienne), 369
Passanante, 142
Patrizi (Cardinal), 135
Patte (Pierre), 179
Pavlova (Anna), 373
Paz (Octavio), 296
Pecci-Blunt (comtesse), 380
Péguy (Charles), 83-84, 90, 93-94
Pelloux (L.G.), 387
Pernin, 155
Perosi (Lorenzo), 402
Perrault (Claude), 186
Perrin (Pierre), 180
Pesci (Ugo), 139-140
Pesne (Antoine), 103
Petitjean (Joseph Constant), 151
Petrella (Errico), 397
Peyre (M.-J.), 184, 187-189, 191
Pfitzner (Hans), 428
Philibert (Emmanuel), 50
Philippe V, 276, 282
Piacentini (Marcello), 383-384
Picasso (Pablo), 376
Piccinni (Niccolo), 182, 185
Pichon (Pierre-Auguste), 222
Pichon (Stephen), 107, 222
Picquart (colonel), 379
Pidal (Pedro José), 282
Pie IX, 133, 135-138, 141, 144-146, 229
Pierre Ier (le Grand), 109-110, 112, 117
Pigalle (Jean-Baptiste), 103
Pinelli (Ettore), 400-401
Pinto Crespo (Virgilio), 19, 436
Piorry (Dr), 121
Piranèse (Giovanni Battista Piranesi, dit), 165, 170
Pizzetti (Ildebrando), 391, 398
435

Planche (Gustave), 362


Plath (Johann Heinrich), 253
Pleyel (Ignaz), 371, 376
Pobedonostsev (Konstantin), 114-115
Poggi, 52
Podrecca, 387
Polignac (comtesse Charles de) cf Singer (Winnaretta)
Polignac (princesse Edmond de), 373-376
Pompei (Edoardo), 387, 393, 395-396, 398
Ponchielli (Amilcar), 390, 397
Ponge (Francis), 91
Porciani (Ilaria), 147
Posada (Adolfo), 309
Potocka (comtesse), 372
Poubelle (Eugène-René), 124
Pouchkine (Alexandre), 109, 111-112
Poulenc (Francis), 372, 376, 378, 429, 432
Poulot (Dominique), 18, 105
Pound (Ezra), 293
Poussin (Nicolas), 168
Poussine (Nicolas), 95
Poyet (Bernard), 188, 190
Pratella (Balilla), 401
Préobragenski (Michail), 214
Primo de Rivera (Miguel), 306
Prokofiev (Serge), 369
Prost (Antoine), 84
Proust (Marcel), 372, 377
Puccini (Giacomo), 377-379, 394, 396-398,400-401
Pusch (Oskar), 355

Q
Quatremère de Quincy (Antoine Chrysostome), 200
Quélen (Mgr Hyacinthe Louis de), 29, 41,225

R
Rab (Eugène), 120
Rabreau (Daniel), 20
436

Radiguet (Raymond), 376


Rambeau (Mireille), 188
Rambuteau (Claude Philibert Barthelot, comte de), 216, 221
Rameau (Jean-Philippe), 178, 180, 190
Ramier (Carl Wilhelm), 330
Ramon y Cajal (Santiago), 311
Ramuz (Charles Ferdinand), 294
Raphaël (Raffaello Sanzio, dit), 76
Rastrelli (Francesco Bartolomeo), 112
Ratazzi (U.), 138
Rauch (Christian Daniel), 199
Rauzan (abbé de), 40
Ravel (Maurice), 371-373, 376-378, 428
Ravignan (Père de), 225
Réau (Louis), 14, 99
Régnier (Henri de), 373
Reich (Philipp Erasmus), 326, 328, 345-346
Reich-Ranicki (Marcel), 330
Reinhardt (Max), 16
Renouard (veuve), 346
Répine (Ilia Iefimovitch), 367
Richter (Jean-Paul), 325, 331
Ricordi, 385, 388, 398-399
Rivarol (Antoine, dit le comte de), 294
Rivela (Ernesto), 401
Robert (Hubert), 181
Robespierre (Maximilien de), 196
Roche (Daniel), 297
Rodin (Auguste), 373
Roland-Manuel (Roland Alexis Manuel Lévy, dit), 372
Rolland (Romain), 428
Romanelli (Carlo), 148
Romano (Liborio), 59
Romanones, 316
Romanos (Mesonero), 271, 274,
Romanov (dynastie des), 113, 117
Rosanvallon (Pierre), 303
Rosin (la Bela), 135
Rosselli (John), 386, 390
Rossi (Carl), 112, 389
437

Rossini (Gioacchino), 384-385, 389, 395, 401-402


Rostand (Edmond), 414
Rothschild (famille), 372, 379
Rouland (Gustave), 302
Rousseau (Jean-Jacques), 20, 30, 40, 182, 194-195
Roussel (Albert), 372
Rubino (E.), 148
Rubinstein (Arrhur), 371-372, 377-378
Ruge (Arnold), 332
Ruspoli (Emanuele), 142

S
Sacco (Nicolas), 87
Sacconi (G.), 148
Saint-Armand, 127
Saint-Marceaux (Marguerite de), 373, 376-379
Saint-Saëns (Camille), 401, 421-422
Saint-Simon (Louis de Rouvroy, duc de), 100
Salvandy (Narcisse Achille, comte de), 302
San Martino (comte Ernesto di), 384, 398, 400-401
Santoña (Duchesse de), 280
Sardou (Victorien), 394, 396
Sartre (Jean-Paul), 296
Satie (Eric), 378, 428-431, 433
Savoie (Eugène de), 264
Say (Léon), 120-121
Scarpia (baron), 396
Scheffler (Karl), 243
Scheikevitch (Marie), 379
Schelling (Friedrich Wilhelm von), 330
Scherchen (Hermann), 426
Schickelé (René), 332
Schiller (Friedrich von), 16, 20, 196-197, 199, 202, 328,330
Schinckel (Karl Friedrich), 200-204, 241-242
Schindler (Alma), 375
Schliemann (Heinrich), 245
Schmid (Arno), 324
Schmitt (Florent), 372
Schnitzler (Arthur), 330
438

Schoenberg (Arnold), 374, 378, 426, 428-432


Schöffer (Peter), 355
Schönthan (Paul), 417
Schopenhauer (Arthur), 263
Schorske (Carl), 117, 205
Schroeder (Gerhard), 239
Schumann (Robert), 427
Schwetschke (Karl Gustav), 253
Scott (Cyril), 376, 379
Ségur (Général Philippe Paul, comte de), 111
Seismit-Dodat (Federico), 385-386
Sella (Clotilde), 145
Sella (Quintino), 57, 73, 135, 145
Sellius (Gottfried), 333
Selva (Blanche), 378
Semper (Gottfried), 20, 203-205
Sepùlveda (Enrique), 274
Sert (Misia), 373, 375-376, 378
Servandoni (Giovanni Niccolò), 180
Setaccioli (Giacomo), 391, 400, 402
Seume (Joahann Gottfried), 331
Sèze (Romain, comte de), 37
Sfondrini (Achile), 383
Sgambati (Giovanni), 397, 400
Shakespeare (William), 417
Shaw (George Bernard), 289-290
Sibour (Monseigneur Marie Dominique Auguste), 217, 218-219, 223-226
Sicard von Sicardsburg (August), 205-206
Siegismund (Karl), 254-255
Siemens (Georg von), 246
Sighele (Scipio), 54
Simmel (Georg), 115
Simon (Claude), 293
Singer (Isaac), 378
Sipiaguine (Dimitri), 115
Sironi, 82
Sixte IV, 163
Sixte V, 75
Smetana (Bedrich), 400
Sonzogno (Edoardo), 383-385, 388, 397
439

Soriano (Rodrigo), 315


Spanheim (Ezechiel), 103
Staël (Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein, dite Madame de), 16, 328, 333, 342
Stein (Gertrud), 293-294
Stein (Lorenz von), 332
Steinhauser (Monika), 20
Stendhal (Henri Beyle, dit), 332
Stern (Jean), 186
Stolberg (Christian, Graf zu), 329
Stolberg (Friedrich Leopold, Graf zu), 329
Strack (Heinrich), 242
Strauss (Oscar), 400
Strauss (Richard), 376, 391, 400
Stravinsky (Igor), 369, 374-376, 378, 426, 429-431
Street (Georg-Edmond), 214
Strindberg (August), 293
Stüler (Friedrich August), 242
Sue (Eugène), 94
Suppé (Franz von), 400

T
Tailleferre (Germaine), 376, 429
Taine (Hippolyte), 293
Tamberlick (Enrico), 391
Tartakowsky (Danielle), 11
Tenca (Carlo), 58
Teyte (Maggie), 377, 379
Thiers (Louis, Adolphe), 63
Thietmar von Merseburg (évêque), 335
Thill (Georges), 391
Thomas (Ambroise), 382, 397
Thomon (Thomas de), 112
Tieck (Ludwig), 330
Tischbein (Johann H. Wilhelm dit le Jeune), 331
Tisseron (Serge), 92
Tittoni (T.), 386
Tobia (Bruno), 58
Toller (E.), 332
Toscanini (Arturo), 384, 398-399. 401
440

Tramblin, 180
Trattner (Joh. Thomas), 323
Tredern (vicomtesse de), 375
Treuttel, 346
Trübner, 324
Turgot (Anne Robert Jacques, baron de l’Eaulne), 182
Tzara (Samy Rosenstock, dit Tristan), 292

U
Ulbricht (Walter), 259-260
Umberto, 391
Unamuno (Miguel de), 306, 309, 311-312, 314, 316-318
Urales (Federico), 316

V
Vaillant (Edouard), 150
Valéry (Paul), 289
Valle-Inclàn (Ramón Maria del), 310, 314
Van der Nüll (Eduard), 205-206
Vanzetti (Bartolomeo), 87
Vargas Llosa (Mario), 295
Varnhagen (Rahel), 330
Vasi (Giuseppe), 163, 165-166
Vaudremer (Joseph Auguste Emile), 212-213, 221
Veit (Morirz), 253
Vera (Jaime), 316
Verdi (Guiseppe), 382-385, 388-395, 399, 401-402
Verga (Giovanni), 397
Verne (Jules), 414
Vessela (Alessandro), 401
Viazemski (prince), 109
Victor-Emmanuel II, 12, 49, 51, 54-55, 73-74, 76, 133, 135-142, 144, 148
Victor-Emmanuel III, 148
Victoria (reine), 114
Vines (Ricardo), 369, 371, 377-380
Viollet-le-Duc (Eugène Emmanuel), 125-126, 130, 211, 224, 226-227
Vitale (Eduardo), 395, 398
Vogel (Jakob), 13, 59
441

Volckmar (E), 348-349


Voltaire (François Marie Arouet, dit), 30, 40, 103, 182-183, 296
Voss (Johann Heinrich), 325, 329
Vuillemin (Louis), 431-433

W
Wagner (Richard), 374-375, 382, 394-395,401,427
Wailly (Charles de), 184, 186, 188-191
Walter (Bruno), 401
Watteau (Antoine), 103
Weber (Carl Maria von), 395
Weber (Max), 291, 356
Wendler, 328
Weidmann, 328
Weill (Kurt), 329
Weisse, 326
Werner (Anton von), 107
Wettin, 340
Weygand (Christian Friedrich), 327
Whistler (James Abbot Mc Neill), 367
Wiegand (Theodor), 246
Wieland (Christoph Martin), 196, 325, 327-328
Wiéner (Jean), 370, 430-433
Winckelmann (Johann Joachim), 331
Wohl (Robert), 429
Wolf(Fr.), 332
Wolff (Albert), 363
Würtz (libraire), 346

Z
Ziegler (Wilhelm), 346
Zola (Emile), 293, 363, 412
Zuckerkandl (Berta), 375, 380
Zweig (Stefan), 330
442

Index des noms de lieux

A
Abbesses (place des), 211
Abbeville, 301
Académie de la Jurisprudence (Madrid), 318
Académie des Beaux-Arts (Paris), 424
Académie Prussienne des Beaux-Arts, 426
Académie Royale de la Langue (Madrid), 272, 283
Académie Royale d’Histoire (Madrid), 282, 283
Académie Sainte-Cécile (Rome), 391, 400
Adriano (théâtre), 381, 384, 388, 393, 396
Alcalá, 282-283
Alcázar des Austrias, 276
Alexandre III (Pont), 232
Alexandrowna, 101
Alger, 66
Alhambra (théâtre), 384, 393
Almadén, 283
Almudena (crypte de la cathédrale d’), 272
Alsace, 120, 303
Alte Pinakothek, 242
Altes Museum (Musée ancien), 240-243, 246-247
Ait-Leipzig cf. Leipzig
Altzelle, 341
Ambigu comique (théâtre), 412
Amiens, 300
443

Amsterdam, 290, 345


Anjou (rue d’), 32, 38
Annunziata (couvent de la SS.), 51
Antoine (théâtre) 577
Apollo (théâtre), 143, 381-383, 387, 389, 395, 407
Arc de Septime-Sévère, 170
Arc de Triomphe (Paris), 66, 88, 151, 157-158
Archiv der deutschen Dichternachlässe, 261
Archives Historiques de Protocole (Madrid), 283
Arengario della Nazione, 82
Argentina (théâtre), 381-383, 387, 389-390, 394-395, 398
Arkangelsk, 111
Armes (Place d’), 309
Armurerie (place de l’), 277
Asile des Petites Sœurs des Pauvres, 280
Asile du Sacré Cœur, 272
Asile Sainte-Christine, 280
Assomption (cathédrale de F), 110
Assomption (paroisse de l’), 219
Astorg (rue d’), 377
Athénée (Madrid), 312, 316-320
Athènes, 187, 301, 438
Arocha (basilique d’), 272
Atocha (Gare), 272
Auerstaedt, 107
Augagneur (quai), 212
Augsbourg, 343
Augusteo (théâtre), 401
Augustusplatz (Leipzig), 351-352
Aurélien (muraille d’), 72

B
Baalbek, 245
Babbuino (via del), 76, 145
Babelsberg, 101
Babylone, 21, 207, 216, 218
Baccelli (viale), 79
Baden-Baden, 427
Bagdad, 245
444

Baltimore, 355
Baltique, 111, 117, 336
Banque d’Espagne, 272
Barberini (Piazza), 76, 145
Barcelone, 275, 290, 292, 305-307, 312-314, 320, 371, 438
Bari, 390
Basse-Saxe, 324
Bastille (place de la), 11, 33, 188, 231
Batignolles, 154
Bayreuth, 325
Beaubourg, 20, 91
Bellas Vistas (quartier de), 275
Belleville, 87, 211-212
Bergerac, 103
Berlin, 12-17, 20-22, 59, 61-69, 100-102, 104, 106, 150, 158, 193, 200, 203, 239-240, 243-245,
249, 253-255, 257, 290, 307, 321, 324-325, 327, 329-331, 333, 341, 354, 377, 394, 398,403-408,
411, 414, 416, 418, 421, 422, 426-427, 432-433, 436-438
Berlin (château de), 104
Besançon, 212
Beyrouth, 245
Bibliothèque nationale d’Autriche, 264
Bibliothèque universitaire (Leipzig), 351
Bielefeld, 251
Bilbao, 310
Bizet (rue), 213
Bochum, 251
Bohême, 101, 336
Bois Boudran, 371
Bois de Boulogne (avenue du), 63, 373
Bois-Chenu (basilique du), 214
Bologne, 142, 394, 401
Bon Pasteur (asile du), 277
Bonn, 99, 249
Bordeaux, 35, 187, 212
Bordeaux (Grand Théâtre de), 180
Borghese (villa), 138, 148
Borgo, 136, 142-143
Botzaris (rue), 156
Bouffes parisiens, 412
Bourgogne, 339
445

Bourse (quartier de la), 227


Bourse (Saint-Pétersbourg), 112
Bourse du Commerce (Madrid), 272
Bourse du travail, 86-87
Bouvines, 36
Brandebourg, 100-101, 103-104
Brandebourg (marche du), 339, 341
Brandebourg (porte de), 66-67
Brescia, 142
Breslau, 326, 336
Brotteaux (monument des), 32
Brùhl (Leipzig), 352
Brunswick, 14, 102
Bruxelles, 232, 369, 438
Buch, 341
Buchhändlerhaus (Leipzig), 352, 355
Budapest, 213, 394, 407, 437-438
Buen Retiro (jardins du), 277
Buenos-Aires, 398
Burgtheater (Vienne), 205, 406, 417, 419
Bürgertheater, 419
Bussang (théâtre de), 418
Buttes Chaumont, 156

C
Caen, 301-302
Café Richter (Leipzig), 354
Cambridge, 213
Capitole (mont), 12, 74-77, 137, 161, 170
Capitole (place du), 142-143, 169
Capranica (théâtre), 384
Caracalla (Thermes de), 56, 79
Carinthie, 267
Carltheater, 419
Carnavalet (Musée), 18
Caroussel (place du), 185, 187
Carpathes (les), 336
Cascine (Piazzale delle), 52
Cassel, 247, 253
446

Castellana (la), 307


Castello (place du), 52
Castille, 311
Castro Pretorio, 147
Catherine (canal), 114
Cecilienhof, 104
Celle, 353
Chaillot (colline de), 20, 232
Châlons, 66
Champ-de-Mars (Paris), 25, 63, 84, 232, 363
Champs-de-Mars (Saint-Petersbourg), 112
Champs-Elysées (avenue des), 11, 14, 34, 63, 66, 69, 89, 150, 232, 233, 409
Champs-Élysées (théâtre des), 418
Chapelle expiatoire Marie-Antoinette, 32, 35
Chapelle (porte de la), 92
Charlottenburg, 406-407
Charonne (métro), 91
Château Saint-Ange, 396
Châtelet (place du), 406
Châtelet (théâtre du), 373, 412-413
Chauchat (rue), 212
Chemnitz, 341
Chicago, 373
Cité (Ile de la), 225
Cité de la Musique, 233, 235
Cité Universitaire (Madrid), 281
Clinique du Dr Rubio, 280
Coblence, 99
Colisée (le), 79, 82, 204
Collegio Romano (piazza del), 146
Cologne (cathédrale de), 221
Colonna (piazza), 56, 141-142, 146, 398, 401
Comédie française, 176, 182-183, 188, 191, 413, 418
Comte d’Aranda (rue du), 307
Conciergerie, 10, 31, 35, 43
Concorde (place de la), 11, 35, 43, 66, 85, 89-92
Concordia Theater (Berlin), 407
Conservatoire de musique (Leipzig), 351
Conservatoire de musique (Paris), 425
Constance, 251 Constantin (arc de), 79
447

Contrat-Social (rue du), 10, 28


Corso (le), 12, 74, 76-77, 142
Corso (via del), 76, 143, 146
Costanzi (théâtre), 382-384, 387-398, 400-402
Cracovie, 290, 336, 340, 407
Cristoforo Colombo (via), 79
Cuatro Caminos (quartier de), 275
Cuesta de la Vega, 277
Cygne (Paseos du), 307

D
Dahlem, 245
Dan, 416
Daumesnil (avenue), 156
Dauphiné, 214
Dauphine (Porte), 150
Défense (la), 20, 68, 151, 232, 233, 235
Delicias (Gare), 272
Délos, 178
Delphes, 178
Dessau, 328
Deutsche Bibliothek (Francfort), 257
Deutsche Bücherei (Leipzig), 355
Deutsches Museum (Musée allemand), 245
Deutsches Theater (Berlin), 416
Deutsches Volkstheater (Vienne), 406, 416
Didyme, 245
Domrémy, 214
Donaueschingen, 427
Dresde, 20, 203, 205, 250, 255, 326, 340, 347, 350-351, 355, 408
Dublin, 289, 438
Düsseldorf, 243

E
Échelle (rue de l’), 185
École des Arts industriels (Leipzig), 351
École des Ingénieurs des Ponts et Chaussées (Madrid), 283
École d’Ingénieurs des Mines (Madrid), 272, 283
448

École industrielle municipale (Leipzig), 351


Eiffel (tour), 232
Eisenach, 336, 340
Eisleben, 340
Elbe, 335-336, 339, 345
Elbeuf (hôtel d’), 185
Elster blanche (l’), 336
Elysée (palais de l’), 87
Erfurt, 323, 336, 340
Erzgebirge, 336, 341
Esquilin, 75, 138
Étoile (place de l’), 88, 149, 158, 232
Eutin, 324
Évry (cathédrale d’), 209

F
Faculté de Médecine (Madrid), 282-283
Ferdinand-Brunot (place), 156
Fleischerplatz (Leipzig), 352
Florence, 45-47, 50-58, 133, 142, 199, 290
Folies Dramatiques (Théâtre des), 412-413
Fontainebleau, 106
Fori Imperiali (via des), 79
Forum romain, 163, 170
Francfort-sur-le-Main, 17, 247, 253, 257, 259-261, 303, 325-326, 330-331, 335-337, 339, 341,
343-345, 426
Freiberg, 336, 341
Friedrichstrasse (Berlin), 407

G
Gaîté (rue de la), 414
Gaîté (théâtre de la), 406
Galerie des Glaces (Versailles), 15, 107
Galerie nationale (Nationalgalerie), 241
Gare de Bavière (Leipzig), 355
Gatchina, 15
Gaveau (salle), 372
Gay-Lussac (rue), 91
Gendarmenmarkt (Berlin), 200
449

Gênes, 399
Genève, 195
Georges-Pompidou (Centre), 233, 235
George-V (avenue), 214-215
Gesù (le), 143
Gewandhaus (Leipzig), 351-352
Gotha, 336
Göttingen, 207-208, 251, 257, 326, 329-330
Goya (rue), 307
Gran Via, 307
Grand Palais, 20, 232, 233
Grand Guignol (théâtre), 413
Grands Boulevards (Paris), 11, 85-89, 184, 186, 188, 190
Graz, 269
Greenwich, 289, 294-295
Greyssoney, 148
Guindalera (quartier de), 275
Gymnase (théâtre), 412

H
Hackescher Markt, 249
Halberstadt, 324, 338
Halle, 251, 336, 340
Halle au blé, 175
Halles (quartier des), 175
Hambourg, 326, 339, 344-345, 353
Hanovre, 207-208, 253, 330, 353
Harvard (université de), 166
Harz (le), 336
Heidelberg, 16, 251, 325, 330, 339-340
Helmstedt, 250
Helsinki, 438
Hochschule fur Musik (Berlin), 426
Hofburg (Palais de la cour impériale) (Vienne), 205, 406
Holy Trinity church (Nice), 214
Hôpital de l’Enfant-Jésus, 280
Hôpital des Épidémies, 281
Hôpital Général (Madrid), 279
Hôpital Homéopathique Saint-Joseph, 280
450

Hôpital Provincial (Madrid), 279


Hospicio (district de Madrid), 280
Hôtel de Ville (Moscou), 115-116
Hôtel-de-Ville (place de L’), 20, 150

I
Iéna, 15-16, 107, 330, 349
Iéna (avenue d’), 372
Ile des Musées, 18, 239-242, 245-247
Ile-des-Cygnes, 29
Imperiale (Piazza), 82
Imperiale (via), 79
Impero (via delF), 79-80
Inclusa (la) (district de Madrid), 279-280
Indipendenza (Piazza), 77
Indo (quartier), 272
Innsbruck, 263
Instituciôn Libre de Enseñanza (Madrid), 316
Invalides (les), 18
Italiens (boulevard des), 86
Ivry, 154

J
Janicule (le), 77
Jantschtheater (Vienne), 419
Jardin Botanique (Madrid), 283
Jeu de Paume, 20, 234
Johanna Park (Leipzig), 351
Josephsstädtertheater (Vienne), 419
Juillet (colonne de), 11, 124, 231
Julien-Lacroix (rue), 212
Jussieu (centre universitaire de), 232

K
Kaisersjubiläum Theater (Vienne), 407, 419
Kantstrasse (Berlin), 406
Karl (église de) (Karlskirche), 264
Karlsruhe, 101, 247
451

Kleines Theater (Berlin), 416


Komisches Oper (Berlin), 407
König Albert Park (Leipzig), 351
Königgrâtz, 323
Königlisches Schauspielhaus (Berlin), 417
Kônigsplatz (Leipzig), 352
Kremlin, 110, 112-113, 116, 118
Kulturforum (Berlin), 20, 247
Kunsthistorisches Museum (Vienne), 205
Kupfergraben, 241

L
La Spezia, 142
Langensalza, 341
Latran (le), 75
Le Caire, 393
Le Peletier (rue), 180
Leipzig, 16-17, 19, 251, 252, 254-257, 259-261, 290, 323, 325-328, 330, 333, 335-344, 346-354,
356-357, 427, 438
Leningrad, 113
Léon-Blum (place), 91
Lessing Theater (Berlin), 416
Libzi cf. Leipzig, 335
Livourne, 397
Loi (rue de la), 189
Lombardie, 266
Londres, 22, 67, 150, 205, 244-245, 289-291, 296, 307, 380, 436-438
Longchamp, 13, 63, 65-66, 68-69, 84
Longchamp (rue de) (Nice), 214
Longueville (hôtel de), 185
Lorraine, 120, 303
Louis XV (place), 32-33, 42, 188
Louis XVI (place), 34, 37, 40-41, 187
Louvois (Hôtel de), 189
Louvre (le), 18, 20, 104-105, 167-168, 181, 185-188, 226
Lozaya, 309
Lübeck, 339
Lucques, 57
Ludwigsburg, 14, 101-102
452

Lungara (palais de la), 73


Lustgarten , 202-203
Lustpielhaus (Berlin), 416
Luxembourg, 18, 86, 189
Lyon, 32-33, 212, 301

M
Macao, 147
Madeleine (église de la), 10-11, 32, 34, 36-38, 43, 220, 223, 422
Madrid, 19, 22, 101, 271-277, 279, 281-285, 290, 292, 305-315, 317-318, 320-322, 436, 438
Magdebourg, 335-336, 338, 345
Main, 337
Maison des Industries du Livre (Leipzig), 355
Maison des Libraires (Leipzig), 352
Maison du Peuple (Madrid), 318
Malesherbes (boulevard), 92, 377
Manche (la), 305-306
Mannheim, 99, 101, 200
Mansfeld, 341
Mantoue, 142
Manzanares, 277
Manzoni (théâtre), 384
Marbach, 261
Marceau (avenue), 214-215
Marches (les), 142
Marforio (fontaine), 168
Marigny, 185
Marly, 99, 178
Marne, 150
Marsan (pavillon de), 187-188
Marseille, 103, 187
Maxime (Cirque), 79
Max-Joseph (place), 198
Mayence, 323, 336
Meissen, 335-336, 338, 340
Ménilmontant, 87, 211
Menus Plaisirs (théâtre des), 414
Merseburg, 335-336, 338
Metastasio (théâtre), 384, 399
453

Metropoltheater (Berlin), 407, 414


Mexico, 296
Michaelerplatz, 406
Milan, 58, 142, 210, 382-383, 385, 388-389, 393, 396-399, 401
Milet, 246
Minerva (piazza della), 146
Ministère des Travaux Publics (Madrid), 272
Minorités (monastère des), 263
Misnie (marche de), 339
Modène, 57
Monasterio (quartier de), 274
Monceau (parc), 122
Mont Capitolin (cf. Capitole), 162-163
Monte-Carlo, 379
Montecavallo (place de), 138
Montecitorio, 141
Montmartre, 153, 211, 216
Montmartre (rue), 85
Montparnasse, 87, 414
Montparnasse (tour), 232
Monza, 139
Moscou, 15-16, 91, 109-111, 113-118, 437-438
Moscovie, 109
Mousseaux (cimetière des), 33
Mühlacker, 355
Mulde (la), 335
Munich, 16, 20, 193, 198-200, 203, 243-244, 250, 324-325, 330, 427, 437
Mur des Fédérés, 84, 91
Muratte (rue des), 141
Musée allemand (Deutsches Museum), 245
Musée allemand du Livre (Leipzig), 355
Musée ancien (Altes Muséum), 241-242
Musée Bode, 241
Musée capitolin, 161, 163-165, 168-169
Musée d’art moderne, 232
Musée de l’Artillerie (Madrid), 283
Musée de l’Orangerie, 20
Musée de Pergame, 19, 241, 244-247
Musée des Sciences Naturelles, 282-283
Musée des Travaux publics, 232
454

Musée d’Erhnologie (Madrid), 283


Musée d’Orsay, 20
Musée d’Outre-Mer, 282
Musée du Luxembourg, 233-234
Musée du Prado, 282-283
Musée du Proche-Orient (Vorderasiatisches Museum), 245
Musée Kaiser-Friedrich, 243-244, 246
Musée Napoléon, 241
Musée national germanique (Germanisches Nationalmuseum), 254
Musée nouveau (Neues Museum), 241
Museum fur Buchgeschichte (Musée d’histoire du Livre), 256
Musikviertel (quartier), 351

N
Nancy, 225
Nantes, 187, 210-211
Naples, 57-59, 142, 148, 291, 381, 401
Naschmarkt (Leipzig), 352
Nation (place de la), 11, 83-84, 89-90, 92-93
Nationalgalerie (Galerie nationale), 239, 242-244, 246-247
Naumbourg, 336, 338
Navone (place), 142-146
Nazionale (via), 74-77
Neue Volksbühne (Berlin), 411, 416
Neues Museum (Musée nouveau), 242-244, 246-247
Neues Theater (Berlin), 407
Neu-Leipzig cf. Leipzig
Neva, 109, 112, 114
Nevski (Perspective), 116
New York, 296, 378, 437
Nice, 214
Normandie, 301
Norte (Gare), 272
Norwich, 213
Notre-Dame de Lorette (église), 209
Notre-Dame de Bonne Nouvelle (église), 209
Notre-Dame de Clignancourt (église), 219, 222
Notre-Dame de la Croix de Ménilmontant (église), 221
Notre-Dame de la Gare (église), 221
455

Notre-Dame de la Salette (basilique), 214


Notre-Dame de Ménilmontant (église), 211
Notre-Dame de Paris (cathédrale), 215, 224-228
Notre-Dame des Champs (église), 221
Notre-Dame du Rosaire (Maison de santé), 280
Notre-Dame et les Martyrs anglais (église) (Cambridge), 213
Notre-Dame-de-Clignancourr (église), 219
Nouveau Palais de la cour impériale (Neue Hofburg), 270
Nouvelle Garde (pavillon de la), 158
Nowawes (faubourg de), 101
Nuovo Politeama (théâtre), 384
Nuremberg, 261, 336, 344
Nymphenburg, 99

O
Observatoire Astronomique (Madrid), 283
Odéon (Théâtre de l’), 180, 184, 188-189, 198, 413
Oder, 339
Œuvre (Théâtre de l’), 437
Ofen (Buda), 340
Offices (Florence), 51, 52
Olympie, 245
Opéra (place de l’), 85-86
Opéra (Vienne), 205-206
Opéra Comique, 188
Opéra de Paris, 20, 173-176, 180-184, 186-191, 231, 232, 369, 373, 377, 380, 406,410,413,425
Orient (place d’), 277
Osmannstedt, 325
Ostelbie, 336
Oviedo, 305, 309

P
Pacifico (quartier de), 275
Palais (place du) (Saint-Pétersbourg), 116-117
Palais Bourbon, 91
Palais de Cristal, 272, 282
Palais de l’Industrie (Paris), 363
Palais de la Bibliothèque et des Musées Nationaux (Madrid), 272, 282-283
456

Palais de la cour impériale (Hofburg), 269


Palais de l’Exposition des Beaux-Arts (Madrid), 272, 281
Palais de Velásquez, 272, 282
Palais d’Hiver, 112-114, 116-117
Palais du Sénat (Madrid), 282
Palais Pitti (Florence), 199
Palais Royal (ou Nouveau Palais de, Madrid), 282
Palais-Royal (place du), 86, 92, 188, 191, 233
Palais-Royal (théâtre), 174-176, 180-181, 184,412*
Palatin, 56, 80
Palatinat, 339-340
Palerme, 58-59
Pamphili (villa), 143
Panthéon (Paris), 25-26, 28-30, 40, 84-88, 157, 402
Panthéon (Rome), 12, 55, 76, 137, 144-146, 187, 199
Paris, 9-10, 12-19, 21, 25-28, 31, 33, 37, 40, 43, 45, 61-69, 83-85, 87, 90-95, 100-102, 104-106,
119-132, 149-154, 156-158, 161, 176, 180-181, 184-187, 189, 191, 194, 198, 205-206, 208,
210-212, 215-221, 224, 225, 228, 229, 231-233, 235, 242, 244, 249, 276, 289-296, 300-303,
306-307, 309-310, 321, 324, 332-333, 369, 371, 374-375, 377, 380, 394, 399, 403-408, 410, 412,
414, 416-418, 421, 427, 432, 435-437
Parme, 57, 142
Pavée (rue), 212
Pegau, 341
Pékin, 290
Père-Lachaise (cimetière du), 30, 91, 151
Perrée (rue), 155
Perro (tunnel du), 274
Petit Palais, 20, 232
Petrograd, 113-114
Pia (via), 73
Picpus (cimetière de), 33
Piémont, 48-50, 53-54, 135, 148
Pierre-et-Paul (forteresse), 110, 112
Pinacothèque capitoline, 168
Pincio (le), 141, 143, 401
Pirna, 341
Place Rouge, 113, 116
Plaisance, 142
Pleisse, 336
Pleissenburg (Leipzig), 351
457

Poitiers, 300, 302


Politeama Romano (théâtre), 384, 392, 394-395
Popolo (Piazza del), 77, 145
Porta Flaminia, 75
Porta Pia, 55, 77, 147
Posen, 336
Postdam, 14-15, 99-108, 341
Postdamerplatz (Berlin), 20
Pouilles (les), 142
Pozas (quartier de), 274
Prado (rue du), 317
Prague, 336, 340, 407, 438
Prati, 75
Preciados (rue), 274
Prenzlauer Berg, 249
Priène, 245
Principe Umberto (rue), 138
Prison Modèle (Madrid), 272
Prusse, 100, 103-106, 196, 200, 351
Puerta del Sol, 307
Pyramides (place des), 88-89, 92

Q
Quarenghi (Manège de), 112
Quattro-Fontane (via), 76, 145
Quiberon, 33
Quirinal, 12, 55, 138-139, 141-145, 148, 383
Quirinal (place du), 140, 144
Quirino (théâtre), 384, 393, 395

R
Ranelagh (gare du), 66
Rastatt, 101
Ratisbonne, 243
Recoletos, 272, 283
Rédemption (temple de la), 212
Reims, 150, 302
Reina Victoria (Avenue), 308
458

Renaissance (théâtre), 412, 414


Repubblica (Piazza della), 52
République (place de la), 11, 65, 84, 87, 89-90, 92-93, 129
Residencia de Estudiantes (Madrid), 315-316
Residenztheater (Berlin), 416
Résurrection (temple de la), 212
Retiro (parc du), 282, 283
Rhin, 107, 337
Rhône, 212
Richelieu (rue de), 186, 188-189
Ring (Leipzig), 19, 351
Ring (Vienne), 19, 116, 205-206, 406, 410
Rio de Janeiro, 290
Risorgimento Italiano (temple du), 51
Ritterstrasse (Leipzig), 355
Rome, 12, 17, 21-22, 45-47, 50, 52, 54-57, 72-80, 82, 133-148, 161-164, 166-171, 181-212, 217,
228, 229, 290-291, 331, 333, 380-383, 385-402, 436, 438
Rossini (théâtre), 384
Rouen, 300
Rousseau (rue J.-J.), 10, 28
Rusticucci (place), 143

S
Sacré-Cœur (basilique du), 21, 122, 214, 216, 232
Saint-Alexandre-Newski (église), 102
Saint-Ambroise (église), 211, 221
Saint-André (paroisse), 219
Saint-Antoine (faubourg), 83-87
Saint-Augustin (église), 221, 222, 223
Saint-Augustin (place), 92
Saint-Basile-le-Bienheureux (église), 117
Saint-Bernard de la Chapelle (église), 221
Saint-Denis (basilique), 32, 38
Saint-Denis de la Chapelle (église), 219
Saint-Denis du Saint-Sacrement (église), 209
Sainte-Anne d’Auray (basilique), 214
Sainte-Chapelle, 210, 215
Sainte-Claire (église), 277
Sainte-Clotilde (église), 210-211, 216, 221, 223
459

Sainte-Geneviève (église), 28, 29, 222


Sainte-Marie-du-Trastevere (place), 147
Sainte-Marie-Majeure (église), 137, 143
Saint-Eugène (église), 221, 222
Saint-Eustache (église), 222
Saint-Ferdinand (Hospice), 279
Saint-Getmain l’Auxerrois (beffroi), 215
Saint-Germain-des-prés (église), 222
Saint-Honoré (rue), 92, 180, 186, 188
Saint-Honoré d’Eylau (église), 219
Saint-Ignace (église), 142
Saint-Isaac (cathédrale), 116
Saint-Jacques (église), 207-208, 277
Saint-Jacques (tour), 215
Saint-Jacques-Saint-Jean-Christophe (église), 222
Saint-Jean (Baptistère de), 52
Saint-Jean (église), 277
Saint-Jean Baptiste de Belleville (église), 211, 221
Saint-Jean-Baptiste de Montmartre (église), 211
Saint-Jean-Baptiste (Norwich), 213
Saint-Jean-de-Dieu (Hôpital), 279
Saint-Jean-de-Latran (église), 137
Saint-Joseph (église), 221
Saint-Joseph Artisan (église), 221
Saint-Lambert de Vaugirard (église), 221
Saint-Laurent-hors-les-murs (basilique), 146
Saint-Marcel (boulevard), 92
Saint-Marcel (église), 221
Saint-Martin (basilique), 214
Saint-Martin (canal), 231
Saint-Martin (Porte), 183, 189
Saint-Martin (Théâtre), 412
Saint-Nicolas (Nantes), 210
Saint-Nicolas (Nice), 214
Saint-Pétersbourg, 15-16, 22, 101, 109-118, 437-438
Saint-Philippe du Roule (église), 210, 222
Saint-Pierre (basilique), 12, 75, 144-146
Saint-Pierre (place), 146
Saint-Pierre de Chaillot (église), 215
Saint-Pierre de Montrouge (église), 221
460

Saint-Roch (église), 222, 223


Saint-Roch (rue), 92
Saint-Sauveur-sur-le-Sang (église), 117
Saint-Séverin (église), 222
Saint-Suaire (église du), 143
Saint-Sulpice (église), 222, 223
Saint-Thomas d’Aquin (église), 223
Saint-Vincent de Paul (église), 210, 222
Salamanca (quartier de), 274
Salamanque, 309-310, 314, 316
Salette (la), 214
San Ginés (passage), 274
San Gregorio (via), 79
San Martino (via), 77
Sanary-sur-Mer, 332
Sans-Culottes (rue des), 27
Sans-Souci (château de), 103-104, 107
Santa Caterina (couvent de), 51
Santa-Croce (église de), 53
Santa-Maria-ad-Martyres, 144-145
Saõ Paulo, 290
Saône, 212
Sarah-Bernhardt (théâtre), 414
Saxe, 255, 336, 339-342, 344, 351-352
Scala (la), 382, 385, 392-394, 398
Schiller Theater (Berlin), 406, 416
Schimmel (Domaine), 351
Schlüter (château de), 203
Schneeberg, 341
Schönbrunn, 99, 264
Scossacavalli (piazza), 146
Sedan, 17, 67-68, 255
Seine, 20, 150, 152, 211, 221, 223, 232, 298
Sénat (Rome), 137
Serrano (rue), 307
Séville, 312
Shanghaï, 290
Sienne, 167
Sixtine (chapelle de la), 402
Smolensk, 111
461

Soissons (Hôtel de), 175-176


Solferino (via), 77
Solingen, 324
Sony Center (Berlin), 20
Sorbonne (la), 302
Spagna (piazza di), 145
Specks Hof (Leipzig), 351
Sprée, 18, 241, 244, 249
Staatsbibliothek (Berlin), 257
Städtisches Kaufhaus (Leipzig), 351
Stadtschloss (de Potsdam), 100, 103, 108
Stockholm, 296, 438
Strasbourg, 344
Strasbourg (boulevard de), 406
Stuttgart, 14, 102, 247, 325-326, 330,353
Styx, 300
Superga, 145
Syracuse, 331

T
Tanger, 277
Tempelhof (Berlin), 13, 63-64, 69
Temple (boulevard du), 21, 32, 406
Temple (donjon du), 27
Termini (gare de Rome), 12, 74-75, 137, 139-140, 142
Tetuán (quartier de), 275
Théâtre de Cour (Dresde), 203
Theater des Westens, 406
Théâtre de la Comédie (Madrid), 319
Théâtre des Arts, 189
Théâtre dramatique national (Rome), 385
Théâtre Feydeau, 189
Théâtre français cf. Odéon
Théâtre Louvois, 189
Théâtre libre, 414, 416, 418, 437
Théâtre national (Berlin), 200
Théâtre royal national et de cour (Munich), 198-200
Thorn, 336
Thuringe, 323, 340-342, 344
462

Tibre, 12, 54, 72, 74-75, 135, 138, 146, 211, 382, 384
Tiergarten, 245, 406
Tilsitt (quai), 212
Toscane, 52-53, 104
Toulouse, 300
Tours, 214
Trentin, 77
Tretiakov (galerie), 117
Trèves, 291
Trianon Theater (Berlin), 416
Trianons (les), 99
Tribunal d’Empire (Leipzig), 351
Trieste, 77
Trinitatis (via), 75
Trinité (église de la), 211, 222
Trinité (église américaine de la), 214
Trionfi (via dei), 79-80
Tritone (via del), 145
Trocadéro (le), 20, 373
Troie, 245
Trône (place du), 33
Tsarskoïe Selo, 15, 114, 117
Tübingen, 16, 325, 330
Tuileries, 63, 89, 91, 109, 122, 151, 178, 180, 185-188, 191, 228
Turin, 45-47, 49-52, 55, 57, 133, 142, 145-146, 148, 381, 397-398, 401
Tyrol, 267, 336

U
Umiltà (rue dell’), 141
UNESCO (palais de 1’), 232
Unitarian church, 213
Unter den Linden (Berlin), 14, 66, 407
Université Centrale (Madrid), 282, 310
Urbino, 76

V
Vaillant (square), 153
Valence (Espagne), 305, 312, 315
463

Valle (théâtre), 384


Variétés (théâtre des), 412
Varsovie, 290
Vatican (Etats du), 12, 17, 72, 75, 133, 136-139, 142, 161, 229
Vaudeville (théâtre), 143, 412
Vecchio (Palazzo), 51-52
Vendée, 33
Vendôme (place), 89, 188
Vénétie, 266
Venezia (Piazza), 12, 74-75, 77, 79-80, 82
Venise, 142, 148, 290-291
Ventas (quartier de), 275
Vérone, 142
Versailles, 14-16, 18, 99-109, 114, 128, 178
Versailles (château de), 103-105
Victoire (rue de la), 212
Victor-Emmanuel II (corso), 52, 75, 138
Vienne, 16, 19-20, 22, 205-206, 208, 232, 244, 263, 265, 269, 302, 323, 325, 330, 333, 340, 344,
375, 380, 394, 398-399, 403-408, 410-411, 414-417, 432, 437-438
Villette (la), 231, 232
Viminale, 75
Vincennes (Cour de), 151
Vincennes (Porte de), 151
Visitandines (monastère des), 272
Vittoriano, 55, 74-77, 148
Vittorio Emanuele (Piazza), 52
Volksbühne (Berlin), 416
Vorderasiatisches Museum (Musée du Proche-Orient), 245
Vosges, 418

W
Walhalla, 243
Wartburg, 340
Washington (rue de), 374
Weimar, 16-17, 106-107, 158, 241, 249, 261, 290, 325-326, 328, 333, 336
Wiener Neustadt, 263
Wiesbaden, 259
Wittenberg, 340
Wolfenbüttel, 14, 102, 250, 257, 330
464

Wurzbourg, 99

X
XX settembre (via), 73, 145-146

Y
Yalta, 259

Z
Zeitz, 335
Zurich, 323, 333
465

Illustration

Virgilio Pinto Crespo – Carte de Madrid à la fin du XIXe siècle


466

Sarah B. Benson – Figure 1 – Giuseppe Vasi, Palais du Capitole, 1753

Sarah B. Benson – Figure 2- Montagu, Veduta del Campidoglio, 1787


467

Sarah B. Benson – Figure 3 – Palais du Capitole, vue actuelle

Sarah B. Benson – Figure 4- Restes du Portique du Temple de « Jupiter Tonant », 1770


468

Ewa Bérard – Figure 1 – La Bourse, Saint-Pétersbourg, 1820

Ewa Bérard – Figure 2- La place du Palais, Saint-Pétersbourg, 1850


469

Ewa Bérard – Figure 3 – La perspective Nevski près du palais Anitchokov, 1830. La « tour toscane » de
la municipalité au fond à gauche

Ewa Bérard – Figure 4- L’Hôtel de Ville de Moscou, 1890


470

Gérard Monnier – Figure 1 – Le pont Alexandre III (1898-1900, Cassien-Bernard et Cousin, arch.). Vue
en 1999

Gérard Monnier- Figure 2- Le Grand-Palais (1898-1900, Deglane, Louvet et Thomas, arch.). Vue en
1900
471

Gérard Monnier – Figure 3 – La cour Nobel, Paris-La Défense (1898-1900, De Mailly arch., Prouvé
constructeur. Sculptures de Takis). Vue en 1999

Gérard Monnier – Figure 4 — La Grande Arche, Paris-La Défense (1985-1989, J.C). von Spreckelsen, P.
Andreu, F. Deslaugiers arch., P. Rice ing.). Vue en 1989
472

Gérard Monnier – Figure 5 — Le parvis Centre National Georges-Pompidou, Paris, IV e arr. (1973-1977,
R. Rogers et R. Piano, arch.). Vue en 1978

Gérard Monnier – Figure 6- Le Grand Louvre. La pyramide et le dispositif d’accès (1983-1989, I.-M. Pei,
G. Duval, M. Macary, arch.). Vue en 1989
473

Gérard Monnier – Figure 7- Le Grand Louvre. La pyramide et les bassins (1983-1989. I.-M. Pei). Vue en
1989

Gérard Monnier – Figure 8 – Cité de la musique, le musée, Parc de la Villette, Paris XIX e arr.
(1984-1995, C. de Portzamparc, arch.). Vue en 1999
474

Thomas W. Gaehtgens – Figure 1 — Plan du centre de Berlin, vers 1903

Thomas W. Gaehtgens – Figure 2 – Vue aérienne du centre de Berlin avant la Deuxième Guerre
mondiale
475

Thomas W. Gaehtgens – Figure 3- Vue aérienne de l’île des Musées de Berlin

Thomas W. Gaehtgens – Figure 4 — Schéma des musées de l’Île des Musées de Berlin
476

Thomas W. Gaehtgens – Figure 5 – Le Altes Museum

Thomas W. Gaehtgens – Figure 6 – Le Neues Museum


477

Thomas W. Gaehtgens – Figure 7 – La Galerie nationale

Thomas W. Gaehtgens – Figure 8 – Le Kaiser-Friedrich Museum, aujourd’hui Bode-Museum


478

Thomas W. Gaehtgens – Figure 9 – Le musée Pergamon

Daniel Rabreau — Figure 1 — G.-M. Oppenord, Détail de la façade du projet d’Opéra, 1734
479

Daniel Rabreau – Figure 2- G.-M. Oppenord, Détail des décorations de la façade du projet d’Opéra,
1734

Daniel Rabreau – Figure 3 – G.-M. Oppenord, Projet de façade pour l’Opéra, 1734
480

Daniel Rabreau – Figure 4 – S.-N. Lenoir le Romain, Vue à vol d’oiseau du projet d’Opéra et de
lotissements au Carrousel, 1781

Daniel Rabreau – Figure 5 – E.-L. Boullée, Élévation du projet d’Opéra au Carrousel, 1781
481

Daniel Rabreau – Figure 6 – F.-J. Bélanger, Vue perspective du projet de place Louis XVI et d’Opéta au
Carrousel, 1789

Daniel Rabreau – Figure 7 – F.-J. Bélanger, Plan général du Louvre et des Tuileries, avec les projets de
place Louis XVI et d’Opéra, 1789
482

Daniel Rabreau – Figure 8 – C. De Wailly, Détail du plan général des projets d’Opéra, 1798

Monika Steinhauser – Figure 1 – K. von Fischer, Nationaltheater à Munich, 1811-1818


483

Monika Steinhauser — Figure 2 — G. W. Kraus, Inauguration du monument au roi Max I. Joseph le 13


octobre 1835

Monika Steinhauser – Figure 3 – K.F. Schinkel, Schauspielhaus à Berlin, 1818-1821


484

Monika Steinhauser – Figure 4 – K.F. Schinkel, Schauspielhaus à Berlin, 1821

Monika Steinhauser – Figure 5 – C.D. Freydank, Le Musée de Schinkel à Berlin, 1838


485

Monika Steinhauser – Figure 6 – K.F. Schinkel, Escalier du Musée à Berlin, 1821

Monika Steinhauser – Figure 7 – CD. Freydank, Escalier du Musée avec vue sur le Lustgarten, avant
1843
486

Monika Steinhauser – Figure 8 – K.F. Schinkel, Décor de scène pour La Flûte enchantée de Mozart,
1815

Monika Steinhauser – Figure 9 – G. Semper, Hoftheater à Dresde (1re construction), 1838-1841


487

Monika Steinhauser – Figure 10 – G. Semper, Plan du Forum de Dresde, 1842

Monika Steinhauser – Figure 11 – F. Jasper, E. Pendl, Vienne à vol d’oiseau avec la Ringstrasse, vers
1905
488

Monika Steinhauser – Figure 12 – C. Hasenauer, 2e projet pour les Musées royaux de Vienne, 1868

Monika Steinhauser – Figure 13 – E. van der Null et A.S. von Sicardsburg, Opéra de Vienne, vue
aérienne
489

Monika Steinhauser – Figure 14 – E. van der Nüll et A.S. von Sicardsburg, Opéra de Vienne, 1863-1869

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