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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Marc.Escola@unil.ch

HISTOIRE LITTÉRAIRE — XVIE-XVIIIE SIÈCLES


Semestre d’automne, Jeudi 12h15-13h, Anthropole 2064
Une page moodle2.unil.ch est associée au cours. Clé : Marcel.
Pour la commodité des échanges, les étudiants sont invités à s’inscrire formellement à cette page
Tous les documents proposés, y.c. les Chronologies, sont à imprimer au préalable.

Lien Zoom :
https://unil.zoom.us/j/92992279604

PROGRAMME DES SÉANCES


17 SEPT. « L’ÂGE CLASSIQUE » : UN SIÈCLE DE DEUX SIÈCLES ?
1685 : Révocation de l’Édit de Nantes. Promulgation du « code noir »
NOTIONS : absolutisme, classicisme, baroque, rococo, Lumières, « règne », « siècle ».

24 SEPT. & 1 OCT. : HUMANISME ET SCEPTICISME : AUTOUR DE MONTAIGNE


1592 : Mort de Montaigne
AUTEURS : Montaigne, La Boétie, Gassendi.
GENRE : essai, excerpta, anas
NOTIONS : humanisme, scepticisme, pyrrhonisme, relativisme, baroque.

8 OCT. : GALANTERIE ET PRÉCIOSITÉ


1659 : création des Précieuses ridicules
1662 : création de L’École des femmes
1666 : création du Misanthrope
1672 : création des Femmes savantes
AUTEUR : Molière
GENRES : comédie, farce, satire, allégorie, épigramme.
NOTIONS : ridicule, comique, outrance, charge, parodie ; galanterie, préciosité, honnêteté,
mondain(s) ; doctes, savants, pédants, libertins ; lecture allégorique.

15 OCT. : RÉGULIERS ET ANTIRÉGULIERS


1637 : Querelle du Cid de Corneille. Discours de la méthode de Descartes
AUTEURS : Corneille, Scudéry, Chapelain
GENRES : tragi-comédie et tragédie
NOTIONS : règles, unités, vraisemblance et vérité, bienséance, Académie, poétique normative.

22 OCT. : « NEC PLURIBUS IMPAR ». LES POÈTES ET LE ROI


1661 : arrestation du surintendant Nicolas Fouquet. Construction du château de Versailles
AUTEURS : La Fontaine, Choisy, Boileau, La Bruyère
GENRES : fable, éloge et genres encomiastiques, formes brèves
NOTIONS : absolutisme, monarchie de droit divin, parrhêsia (ou « courage de la vérité »),
mécénat, encomiastique, lecture « à clé », jansénisme (Port-Royal).

28 OCT. : Conférences de Delphine Denis et Bérengère Parmentier

29 OCT. : LA VRAISEMBLANCE DE CE QUI EST SANS EXEMPLE


1678 : Querelle de La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette
AUTEURS : Mme de La Fayette, Valincour, Fontenelle, Huet
GENRES : nouvelle historique, « petit roman » vs. roman héroïque, roman pastoral ; roman
comique ou « anti-roman »
NOTIONS : vraisemblance, Histoire, fiction, épique.

…/… SEMAINE DE LECTURES

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

12 NOV. : ANCIENS ET MODERNES (OU : DU SUBLIME DANS LES ARTS ET LES LETTRES)
1674 : traduction par Boileau du Traité du Sublime attribué à Longin,
publié dans un volume d’Œuvres diverses, avec les Épîtres et l’Art poétique
1674 : Querelle d'Alceste (Quinault, Perrault, Racine, Boileau) ; Iphigénie de Racine
1687 : Querelle des Anciens et des modernes (Perrault et Boileau)
1714 : seconde Querelle des Anciens et des Modernes (dite « Querelle d’Homère »: Mme Dacier,
Houdar de la Motte)
AUTEURS : Perrault, Boileau, Fontenelle, Houdar de La Motte, Mme Dacier
GENRES : opéra, parallèle, satire, conte, discours, traduction
NOTIONS : imitation, progrès, fidélité, historicité, sublime.

19 NOV. : LES LUMIÈRES (I) : SAVOIRS ET PRÉJUGÉS (Cours donné par Nathalie KREMER, Univ. Paris 3)
1751 : premiers tomes de l’Encyclopédie sous la dir. de Diderot et D’Alembert
AUTEURS : Diderot, d’Alembert, Marmontel, Montesquieu
GENRES : encyclopédie et dictionnaire, article, pamphlet, manifeste, discours
NOTIONS : « gens de lettres », « philosophe », autorité, raison, science, méthode, préjugé.

26 NOV. : LES LUMIÈRES (II): EMPIRISME ET SENSUALISME (Cours donné par Nathalie KREMER, Univ. Paris 3)
1754 : Traité des sensations de Condillac
AUTEURS : Condillac, Descartes, Locke, Hume.
GENRES : essai, traité, lettre, dialogue, fictions méthodiques
NOTIONS : sensualisme, empirisme, rationalisme, matérialisme.

3 DÉC. : ANTHROPOLOGIE ET POLITIQUE : L’HOMME ET LE CITOYEN (LES LUMIÈRES, III)


1762 : Le Contrat social et Émile ou de l’éducation de J.-J. Rousseau
AUTEURS : Rousseau, Kant
GENRES : traité philosophique
NOTIONS : autonomie, Lumières, politique, cité, citoyenneté, contrat.

10 DÉC. : ROMANESQUES. SENSUALITÉ ET SENSIBILITÉ


1731 : Manon Lescaut de Prévost ; La Vie de Marianne de Marivaux (1ère part.)
AUTEURS : Marivaux, Prévost, Challe, Crébillon, Lenglet-Dufresnoy, Diderot
GENRES : roman-mémoires (pseudo-mémoires), roman épistolaire (monodique ou
polyphonique)
NOTIONS : picaresque, libertinage, romanesque, sentiment, « dilemme » du roman (réalisme vs.
idéalisme).

17 déc. : EXERCICE POUR LA VALIDATION, VIA MOODLE

DÉBUT JANVIER, VIA MOODLE : RÉPONSES AUX QUESTIONS DE L’EXERCICE POUR LA VALIDATION

LISTE DES NOTIONS À ACQUÉRIR :


L’astérisque * signale les notions forgées a posteriori

Unités, Règles, Bienséances, Vraisemblance, Galanterie, Préciosité, Honnêteté, Jansénisme (Port-Royal),


Lumières, Sensibilité, Sublime *Sensualisme, *Rationalisme, *Empirisme, Matérialisme, Mécanisme,
Libertinage, Scepticisme, Pyrrhonisme, Anciens et Modernes, *Classicisme, *Baroque, *Absolutisme, *Rococo,
etc.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 1 : « L’âge classique » : un siècle de deux siècles ? (1610-1789)

1685 : Révocation de l’Édit de Nantes et promulgation du « Code Noir »

On retiendra 1685, date de la Révocation de l’Édit de Nantes garantissant depuis Henri IV la liberté de
culte aux protestants, comme formant tout à la fois le milieu du (long) règne personnel de Louis XIV
(1661-1715), l’apogée de la puissance politique et militaire de la France, la fin de la période dite
« classique » de l’histoire des arts, et l’orée des Lumières. L’épicentre d’une période qui court de la mort
d’Henri IV (1610) à la Révolution française (1789), qui marque la fin de l’Ancien Régime.

Modalités de travail

Documents associés à chaque séance sur Moodle

L’évaluation est solidaire à celle du séminaire. Ce sera 2-3 questions sur Moodle pour le 17 décembre.

1685 : Révocation de l’Édit de Nantes. Promulgation du « code noir »


Notions : absolutisme, classicisme, baroque, rococo, Lumières, « règne », « siècle »

On retiendra 1685, date de la Révocation de l’Édit de Nantes garantissant depuis Henri IV la liberté de
culte aux protestants, comme formant tout à la fois le milieu du (long) règne personnel de Louis XIV
(1661-1715), l’apogée de la puissance politique et militaire de la France, la fin de la période dite
« classique » de l’histoire des arts, et l’orée des Lumières. L’épicentre d’une période qui court de la mort
d’Henri IV (1610) à la Révolution française (1789), qui marque la fin de l’Ancien Régime.

Histoire littéraire XVIe-XVIIIe siècles : de la mort de Montaigne à la Révolution française

Qu’est-ce qui fait date pour l’histoire littéraire ?

1592 : dernière édition des Essais de Montaigne


1637 : Querelle du Cid de Corneille ; Discours de la méthode de Descartes
1659 : création des Précieuses ridicules
1661 : arrestation du surintendant Nicolas Fouquet ; début de la construction de Versailles
1678 : Querelle de La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette
1685 : Révocation de l’Édit de Nantes ; Promulgation du « code noir »
1687 : Querelle des Anciens et des modernes
1714 : seconde Querelle des Anciens et des Modernes
1731 : Manon Lescaut de Prévost ; La Vie de Marianne de Marivaux
1754 : Traité des sensations de Condillac
1751 : premiers tomes de l’Encyclopédie sous la dir. de Diderot et D’Alembert
1762 : Le Contrat social et Émile ou de l’éducation de J.-J. Rousseau

Nous pouvons observer que l’histoire littéraire n’est pas seule. Elle est composée de plusieurs histoires :
politique, sociale, juridique qui n’ont rien à voir avec la vie littéraire, mais qui ont eu des répercussions
dans la littérature.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

On voit plusieurs dates importantes (12) :

Parmi ces dates, il y a des dates de polémiques ou de querelles, qui sont donc des dates plus littéraires,
qui sont décisives pour les genres de la tragédie, et le petit-roman (dont la princesse de Clèves est la 1ère
représentation).

Certaines dates sont des dates de parutions, de publications. Ce sont les premiers échantillons des romans
en France et en Europe (roman en première personne qui deviendra la forme majoritaire au XVIIIe
siècle).
On retrouve aussi des dates de créations (1659, par exemple, la création de la toute première pièce de
Molière, Les précieuses ridicules, début de sa carrière parisienne et de sa carrière d’auteur).

Il y a aussi des dates de publications d’œuvres littéraires ou philosophiques (1754 Traité des sensations,
texte décisif pour l’histoire des idées à l’échelle européenne mais pour la littérature française aussi ; puis
1637 avec le Discours de la méthode de Descartes qui est contemporain du Cid de Corneille ; 1592
dernière édition des Essais de Montaigne au lendemain de sa mort).

Des publications qui peuvent être individuelles, c’est le cas des romans, mais qui peuvent aussi être
collectives, c’est le cas en 1751 du premier tome de l’Encyclopédie supervisée par Diderot et
d’Alembert.

« L’événement » littéraire : un carrefour de causalités

Chacune de ses dates est l’occasion de se demander « Qu’est-ce qui fait date ou événement ? » mais
aussi l’occasion de voir que l’histoire de la littérature est faite de dynamiques hétérogènes, que chaque
date est à la fois un foyer, un moment dans le flux historique dans lequel on peut tenter de ressaisir
différentes évolutions, on peut tenter d’apercevoir différentes causalités à l’œuvre (littéraires, sociales,
économiques, culturelles ou politiques). L’histoire littéraire n’est pas le reflet univoque de l’histoire
politique et sociale mais en même temps elle ne jouit pas d’une réelle autonomie à l’égard de celle-ci, il
n’y a pas de causalité strictement littéraire, tout événement ici est un carrefour de causalité.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Panorama des genres de l’âge classique

Les dates retenues offrent un panorama des genres (petits et grands) en s’autorisant une réflexion sur
leur histoire spécifique, avec une évolution interne. L’un des moteurs de l’histoire littéraire, c’est la
compétition des genres (la farce et la comédie sont en concurrence, la tragicomédie et la tragédie sont
en concurrence dans les années 1730, le roman et 1ère personne et en concurrence avec le roman en 3ème
personne et triomphe en 1730) à ces compétitions ont des enjeux formels et littéraires, mais aussi des
enjeux idéologiques, sociaux et parfois financiers. L’histoire des genres c’est la meilleure échelle pour
saisir la dynamique littéraire, les grandes évolutions.

On retrouve donc plusieurs genre à l’âge classique :


• tragédie, comédie, farce, tragi-comédie, pastorale
• fable, caractère, dialogue, discours
• sermon, discours, éloge, lettre, traité, essai
• nouvelle, conte, roman ( roman comique, roman héroïque, roman pastoral, roman-mémoires,
roman épistolaire)
• dictionnaire, encyclopédie, etc.

Notions descriptives :

Ces 12 dates ont aussi été choisies pour introduire une série de notions descriptives :

• Endogènes (= catégories contemporaines attestées et forgées au sein même du devenir


historique, parfois avec une charge polémique) :
o Unités, règles, bienséances, vraisemblance, galanterie, préciosité, honnêteté,
Pyrrhonisme, Jansénisme (Port-Royal), Lumières, Sensibilité, Sublime, Matérialisme,
Mécanisme, Libertinage, Anciens et Modernes, Monarchie de droit divin, etc.
• Exogènes (forgées a posteriori qui aident à historiciser)
o *Humanisme, *Classicisme, *Baroque, *Absolutisme, *Rococo, *Sensualisme,
*Rationalisme, *Empirisme, etc. à Termes qui ont une vertu euristique.

Réfléchir à l’existence d’un « canon » (panthéon d’auteurs majeurs et liste d’œuvres canoniques ou
« classiques ») :

Il n’existe pas de canons au sens strict du terme d’auteurs à connaître, il n’y a pas de liste arrêtée des
canons. Mais, le corpus du Bachelor atteste bien l’existence d’une série d’œuvre de référence qu’il faut
connaitre et permet de voir les œuvres les plus importantes.

Fonctions de cette dizaine de dates :

1) Qu’est-ce qui fait date ou évènement pour l’histoire littéraire ?


2) Tout évènement est au carrefour de différentes séries causales.
3) L’histoire des genres est l’une des échelles de l’histoire de la littérature.
4) Pour introduire des catégories descriptives.
5) Pour manifester l’existence d’un canon d’œuvres historiquement décisives.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Première date : 1685 – Révocation de L’Édit de Nantes. Promulgation du « code noir »

18 octobre :
Promulgation par Louis XIV de l’édit de Fontainebleau (textes de loi) révoquant l’édit de Nantes, signé
en 1598 par Henri IV et qui garantissait une (relative) liberté de culte aux protestants, en mettant fin aux
« guerres de religions » (depuis 1562).

Mars :
Promulgation du « code noir » sur décision de Colbert (ordonnance de 60 articles régissant la vie des
esclaves noirs dans les colonies françaises, aux Antilles, Guyane, Réunion et en Louisiane, mais non au
Québec où l’esclavage est interdit).

Un siècle de deux siècles ?

La date de 1685 partage en deux :


• Le long règne personnel de Louis XIV : 1661-1715
• Partage en deux siècles la période de « L’âge classique » qui va de la fin de la dynastie des
Valois ou du premier roi de la dynastie des Bourbons (Henri IV, roi de Navarre, protestant,
couronné roi de France en 1589 après avoir embrassé la foi catholique, assassiné en 1610)
jusqu’à la Révolution française (1789)

à Imprimer les Chronologies proposées sur Moodle

La révocation de l’Édit de Nantes

C’est une décision obtenue par les jésuites devenus très influents à la cour de Louis XIV et de Mme de
Maintenon, mais aussi une vraie décision personnelle de Louis XIV qui entend manifester sa toute
puissance, montrer le caractère absolu de son pouvoir en affirmant l’unité du royaume. Le parti
protestant est vu par Louis XIV et son entourage comme une faction qui divise le pays, comme une
menace pour l’unité du Royaume. Cette décision de Louis XIV c’est aussi celle d’un catholique
convaincu et persuadé que les protestants, qu’on appelle à l’époque « les réformés », le catholique qu’est
Louis XIV pense que les protestants sont dans l’erreur et qu’il faut les ramener à la vraie foi. C’est un
geste politique qui vient parachever une politique de conversion engagée dès le début du règne de Louis
XIV et qui encourage la conversion des protestants dès les années 1660. A partir de 1685, il les oblige
à se convertir.

Le roi est directement choisi par Dieu. Cela manifeste le statut de la monarchie française théorisée
comme monarchie de droit divin (tout au long du siècle et jusqu’à Bossuet) et qui affirme « Un Roi, une
Loi, une Foi ». Cela prévaut jusqu’en 1787 qui s’arrête avec l’Édit de Versailles (dit de « tolérance) et
est promulgué par Louis XVI.

A partir de 1685, il y’a un exil massif de l’élite protestante (10% de la population française dans les 4
décennies suivantes). C’est aussi une fuite des capitaux, fuite des cerveaux dans les pays voisins comme
les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, en Prusse, et en Suisse romande.

La conséquence c’est aussi le développement de la presse clandestine, les premiers journaux modernes
naissent à Amsterdam, et en Suisse.

C’est dans ces milieux d’exilés protestants que vont naître les idées progressistes des Lumières. On
retrouve un idéal de tolérance politique et religieuse mais aussi une enquête sur les fondements et la
légitimité de l’autorité.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Un représentant de l’exil protestant, penseur sceptique et précurseur des Lumières :

Pierre Bayle (1647-1706) est l’auteur de plusieurs entreprises :

• Pensées diverses sur la comète (1683) : Premier échantillon d’essai philosophique marqué par
l’idéal des Lumières. Bayle commence une enquête sur les croyances et superstitions
populaires (donc la valeur prophétique du passage des comètes donne l’exemple). Il veut
montrer que les préjugés font entrave à la vraie foi, à la religion. Il veut qu’on dénonce toute
forme d’idolâtrie comme des formes de mauvaises crédulités, des formes de paganisme dans
le monde chrétien (superstitions qui viennent pour beaucoup de l’Antiquité et du M-A). Il vient
à se demander pourquoi l’église est si accommandante à l’égard des superstitions populaires
alors qu’elle est si tolérante à l’égard des athées. Si l’église ne lutte pas vraiment contre les
superstitions c’est parce qu’elle ne peut pas s’en prendre aux phénomènes de la croyance. Il
découvre le lien entre foi et croyance, que la foi est une croyance comme une autre. Il ouvre
une approche laïque à l’aspect religieux pour la première fois, la religion est pensée comme
une institution, comprise pour ce qu’elle est, un instrument de domination qui instrumentalise
les croyances et les peurs. On vient à s’interroger sur le phénomène de la croyance.

• Nouvelles de la République des Lettres (1684) : Pierre Bayle, juste avant son exil, est aussi
l’auteur d’un des premiers grands périodique moderne. Bayle est le seul rédacteur jusqu’en
1687 de ce fascicule de 40 pages. Il propose des comptes rendus sur les livres les plus
importants qui intéressent la vie intellectuelle et politique. C’est un premier exemple d’une
presse libre de toute tutelle politique et qui teste l’autonomie du monde intellectuel, les
savants communiquent entre eux pour favoriser le progrès intellectuel.

• Dictionnaire historique et critique (1696-1702) : Il s’agit d’un examen critique des savoirs
historiques (correction du Dictionnaire historique de Moreri). Préfiguration de l’Encyclopédie
de D’Alembert et Diderot. Chacune des notices est accompagnée d’abondantes annotation et
jeu de renvois internes et c’est dans cet appareil critique que se développe une interrogation
très hétérodoxe sur la fiabilité des savoirs disponibles. Ce texte a un dispositif formel et
graphique très complexe. Goût pour le paradoxe et la confrontation d’opinion contradictoires :
position sceptique, dans la lignée de Montaigne. Une école de relativisme et un idéal de
tolérance.

Le paradoxe de l’athée vertueux Pensée sur la Comète (1683), paragraphe 161 :

Dans cette réflexion sur la croyance, les


préjugés et l’opinion se trouve aussi posée de
façon radicalement neuve, la question
morale : « Nos convictions conditionnent-
elles absolument nos actions ? » - à
l’évidence oui, on peut avoir la foi et se
montrer criminel, on n’agit pas toujours
selon nos principes, mais le plus souvent
selon notre intérêt personnel. Si on peut être
religieux et en même temps criminel, alors le
raisonnement peut et même doit être
retourné. C’est le paradoxe de l’athée
vertueux, paradoxe souvent commenté dès la
fin du XVIIe siècle et au XVIIIe. « Si on peut être religieux et en même temps criminel, alors on peut
être athée et se comporter de façon morale, il faut juste des lois civiles bien faites, un état qui fasse valoir
la justice, et cela suffit à garantir la vertu ».
Ligue d’Ausbourg (1686)
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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

L’autre conséquence de la promulgation de l’Édit de Nantes, outre l’exil des protestants, c’est
l’affaiblissement économique du pays qui sera aggravé par les conséquences internationales directes de
la révocation de l’Édit de Nantes, c’est la constitution dès 1686, de la Ligue d’Ausbourg, qui voit toute
l’Europe protestante se coaliser contre la France. Cette ligue est conduite par guillaume d’Orange,
rejointe par la très catholique Espagne.

À partir de ce moment, il y aura une série de guerres incessantes de la France avec ses principaux voisins
jusqu’en 1697 (Traité de Ryswick). Dès 1701 et jusqu’en 1714, commence la Guerre de succession
d’Espagne (duc Philippe d’Anjou, petit fils de Louis XIV, désigné comme roi d’Espagne par Charles
II).

À partir de 1685-1686, la France est donc constamment en Guerre. De 1685 à 1715, le règne de Louis
XIV sera de plus en plus sombre, la politique sera de plus en plus rigoureuse, le roi sera de plus en plus
autoritaire. Il y a une ruine progressive du royaume de France.

La Promulgation du « Code noir »

La promulgation par Colbert d’une soixantaine d’articles de presse de loi (textes juridiques), qui vont
régir pendant des décennies, la vie des esclaves noirs et le droit commun français pour les esclaves noirs
dans les jeunes colonies françaises (Antilles, Guyane, Réunion, Louisiane), à l’exception du Canada, où
l’esclavage restera interdit.

Ces textes de loi donnent un statut civil d’exception, par rapport au droit commun français à tous les
esclaves noirs (ils ne vont donc pas bénéficier des lois françaises, mais d’un statut d’exception). Le droit
de police sur eux est délégué au maître dont les seules vraies obligations consistent à faire baptiser et
instruire dans la fois catholique leurs esclaves. Ces textes de loi légitiment les châtiments corporels, dont
la responsabilité est laissée aux maîtres des esclaves.

Cette situation faite aux esclaves noirs dans les colonies françaises va perdurer jusqu’à l’abolition de
l’esclavage en 1794, mais abolition théorique puisqu’il n’y a pas de mesures d’application et l’esclavage
sera vite rétabli. La véritable abolition de ces textes de loi sera en 1848.

Première version préparée par Colbert et deuxième version sous la Régence du duc d’Orléans et
promulguée par Louis XV en 1724.

Ce qu’on voit à cette date de 1685, c’est l’inscription dans la loi d’un régime dérogatoire durable qui a
des conséquences sur tous les continents et sur l’histoire mondiale jusqu’à aujourd’hui.

Très vite commencera au XVIIIe siècle, une réflexion critique sur la colonisation par Diderot
Supplément au Voyage de Bougainville en 1672. La réflexion sur les relations entre pouvoir politique et
religieux qui commence en 1685, ne cessera pas tout au long du XVIIIe siècle.

On peut donc retenir cette date de 1685 comme une date doublement décisive : elle achemine
paradoxalement une remise en cause de toutes les formes d’autorités religieuses d’abord et bientôt
politiques (et lance des interrogations sur les rapports entre la politique et la religion). Cette date entraîne
aussi un partage économique de la planète.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 2 : Humanisme et scepticisme pyrrhonien : Autour de Montaigne

1592 : Mort de Montaigne

Lire dans l'Atelier de théorie littéraire du site Fabula, une série de "variations" sur les notions
auteur/autorité chez Montaigne, assorties d'un florilège de citations, et d'une analyse de l'Avis "Au
lecteur" (1580).

Édition de référence : éd. Villey & Saulnier, rééd. Presses Universitaires de France, coll. "Quadrige" (en
3 vol. ou 1 seul selon la date d'édition); indiquant les trois strates du texte: A: 1580 (livre I-II), B: 1588
(livre III et add. sur I-II), C: additions manuscrites sur l'exemplaire de Bordeaux). En ligne sur
Wikisource.

En ligne, commode pour des recherches sur le texte : TheMontaigneProject sur le site de l'Université de
Chicago (qui révèle par un jeu de couleurs les trois strates de rédaction, ailleurs distinguées par A pour
1580, B pour 1588, C pour les additions manuscrites de l'exemplaire de Bordeaux entre 1588 et 1592).

Accès aux 59 sentences "sceptiques" gravées sur les poutres et solives de sa "librairie" (avec une visite
guidée virtuelle de la bibliothèque du château de Montaigne).

Accès direct (dans une graphie modernisée) au Discours de la servitude volontaire d'Étienne de La
Boétie (ca. 1549, publ. posthume subreptice 1574), disponible dans plusieurs collections de poche (dont
GF-Flammarion).

1592 : Mort de Montaigne (né Michel Eyquem en 1533


Auteurs à Montaigne, La Boétie, Gassendi.
Genre à essai, excerpta, anas
Notions : humanisme, scepticisme, pyrrhonisme, relativisme, baroque

1592 est une date importante car non seulement elle correspond à la mort de Montaigne mais aussi à la
dernière édition des Essais.

Montaigne c’est l’homme d’une seule œuvre : Essais, au détriment d’une autre, qu’il n’a jamais cherché
à publier, « Journal de voyage ». Les Essais sont une œuvre unique dont il a voulu y enfermer toute sa
vie à la façon d’un autoportrait. Si bien, qu’on pourrait croire que la rédaction des Essais a occupé le
soir de sa vie. On pourrait imaginer qu’au terme d’une existence publique bien remplie (il a été maire
de la ville de Bordeaux), on peut imaginer qu’il s’est retiré les soirs de sa vie pour rédiger les Essais,
des textes autobiographiques.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Les trois « strates » (A, B, C) des Essais, cinq périodes dans la vie de Montaigne

En réalité, la rédaction des Essais obéit à une histoire en grande partie dictée par les aléas de l’Histoire
et par les aléas de l’existence même de Montaigne. Il ne se serait pas excessif de regarder les Essais
comme la juxtaposition, plus exactement le tissage de plusieurs œuvres successives.

Ces cinq étapes correspondent à la fois à des moments dans la vie de Montaigne et dans la rédaction du
monument qui constituent les Essais.

2. Montaigne avant Montaigne :


l’éducation d’un humaniste (1533-1571) à Montaigne prend sa retraite à 38 ans
2. Premiers Essais : l’éd. de 1580 (livres I-II : A) à Publication du premier volume d’Essais, qui
comporte deux livres (édition de 1580). Montaigne s’adonne aux commentaires de textes
grecs et latins (qu’il lit, relit et commente).
2. Le monde comme un livre :
l’expérience du monde (1580-1588) : Montaigne reprend une vie active professionnelle. Il écrit
le monde comme un livre.
2. Le « troisième allongeail »: l’éd. de 1588
(livre III & additions sur livres I-II : B) : Il met au point une nouvelle édition d’Essais qui
comporte désormais trois livres et qui comporte aussi une quantité d’additions sur les deux
premiers livres publiés en 1580.
2. La pensée à l’essai : 1588-1592
(add. ms. sur « l’exemplaire de Bordeaux » : C). : Montaigne ne renonce pas à écrire et procède
à des additions manuscrites sur son exemplaire personnel de la précédente édition (1588),
l’exemplaire de Bordeaux.

Une page de l’exemplaire de Bordeaux (édition manuscrite)

Et son exemplaire personnel se présente comme ceci. Il y a le texte de la


précédente édition, et dans les marges, un peu comme le fera Proust, il ajoute
du texte. Si bien que les éditions modernes des Essais comportent trois
couches éditoriales qui sont distinguées dans le texte même par les lettres A,
B et C. Les paragraphes qui commencent par A sont le premier état du texte
(pour les livres I-II sont l’édition de 1580). La couche B ce sont les additions
de 1588 et le livre III. Et la couche C ce sont les additions manuscrites de
Montaigne sur l’édition de 1588. C’est sa fille adoptive qui a donné en 1595
une édition du texte complet des Essais qui juxtapose les 3 versions de
l’œuvre.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

1. Montaigne avant Montaigne

— une éducation humaniste, sous le signe d’Érasme et de l’humanisme italien. Cf. I, 26 : « De


l’institution des enfans »
— 1539 : Collège de Guyenne (Bordeaux), élève de Buchanan
— 1548 : Collège des lecteurs royaux (Paris)
— Études de droit (Toulouse ?)
— 1557 : conseiller à la Cour des Aides de Périgueux, puis Chambre des enquêtes du Parlement de
Bordeaux; déplacements auprès de la Cour
— 1558 : rencontre de La Boétie (1530-1563). Cf. I, 28 : « De l’amitié »
— 1565 : mariage avec Françoise de la Chassaigne
— 1668 : mort de son père, Pierre Eyquem
— 1671 : retraite au sein des « doctes vierges » (muses) ; publication d’un vol. d’œuvres de La Boétie

Contexte familial et anoblissement


Il est né en 1533 dans une famille de riches négociants bordelais, récemment anoblis par l’achat du
château et de la seigneurie de Montaigne. Il sera le premier à abandonner son nom pour se faire appeler
Michel de Montaigne. Il emprunte tout autre chose qu’un titre nobiliaire, il emprunte un nom d’auteur
attaché à une œuvre. Son père avait pris part aux guerres menées en Italie sous le règne de François 1er
(considéré comme mécène des lettres, le début de son règne qu’on considère comme la Renaissance qui
a justement été encouragée par le pouvoir royal).

Éducation
Son père ramène d’Italie des traités sur des principes d’éducation modernes qu’il tire aussi de la lecture
d’Érasme et qu’il va appliquer à Montaigne. Montaigne parle de cette éducation dans le chapitre 26 du
livre I des Essais. L’enfant reçoit un précepteur, venu d’Allemagne et qui ignore absolument le français,
de telle sorte qu’il emploie uniquement le latin avec son jeune élève. Les domestiques sont obligés d’en
faire autant aussi bien que le père et la mère de Montaigne, donc ils apprennent les rudiments nécessaires
pour parler latin avec lui. Si bien que le latin est véritablement sa langue première. Il apprend le français
et le gascon qu’à 6 ans seulement. Puis, la langue grecque qu’il apprendra comme langue vivante.

Il entre très jeune, en 1539, au collège de Guyenne (Bordeaux) considéré comme le meilleur collège de
France à son époque (avec des maîtres réputés). Il vit comme un emprisonnement son séjour dans le
collège de Guyenne, qui est très sévère sur la pédagogie de son temps, mais toujours est-il qu’il lit des
cours de littérature latine et grecque dans toute leur diversité. En 1548, il rentre dans le collège des
lecteurs royaux à Paris (à 15 ans). Il nous manque une partie de sa vie, mais l’on pense qu’il a fait des
études de droit, sans doute à Toulouse.
Vie professionnelle
Il est devenu juriste très jeune et à 24 ans, en 1557, devient conseiller à la cour des Aides de Périgueux,
puis Chambre des enquêtes du Parlement de Bordeaux où il s’occupe des procès civils, puis se spécialise
dans la jurisprudence (il se spécialise dans la littérature de la jurisprudence, ce qui aura des conséquences
sur son œuvre littéraire).

Rencontre avec La Boétie


C’est en 1558 que Montaigne rencontre de La Boétie et entretiennent une amitié exceptionnelle et à
laquelle nous devons sans doute l’entreprise des Essais. Ils ont presque le même âge. Leur amitié a duré
5 ans suite à la mort de La Boétie (1563). Il lui léguera ses manuscrits et sa bibliothèque personnelle.

Sur cette amitié, Montaigne nous a laissé un témoignage fameux, I. 28 « De l’amitié » :


« Si on me presse de dire pourquoy je l’aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en respondant :
Par ce que c’estoit luy ; par ce que c’estoit moy. Il y a, au delà de tout mon discours, et de ce que j’en
puis dire particulierement, ne sçay quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de cette union. Nous
nous cherchions avant que de nous estre veus […]. »

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Mariage
En 1565, Montaigne se marie avec Françoise de la Chassaigne. C’est un mariage de raison ave une
famille de parlementaires qui est imposé par son père. Elle n’apparait jamais dans les Essais, il n’est
jamais question de son mariage, de son ménage. Et dans le chapitre 3 du livre III, « Des trois
commerces » (le mot commerce signifiant l’échange des relations, qui sont l’amitié, les femmes, les
livres). Le commerce des femmes n’occupe qu’un très court paragraphe dans ce long essai, toute la place
est laissée à l’amitié et la fréquentation des livres.

Retraite et mélancolie
En 1668, le père de Montaigne, Pierre Eyquem, meurt. Montaigne a son héritage (fortune et domaine
familial). Et en 1671, il quitte la vie professionnelle et se retire dans son château de Montaigne (à 38
ans). Il entend se consacrer à la lecture et à la chasse. Il est pris d’une immense mélancolie qui le pousse
à écrire (lié à la mort de La Boétie). Il est accablé par la tristesse de la mélancolie et le deuil de son ami
et de son père. Les Essais sont sans doute entrepris pour poursuivre le dialogue interrompu avec son
ami.

Il écrit à propos de son amitié avec La Boétie dans « De l’amitié » :


« Si je la compare, dis-je, toute [i.e. ma vie passée] aux quatre années qu’il m’a esté donné de jouyr de
la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et
ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdy [en 1563], […] je ne fay que trainer languissant ; et les plaisirs
mesmes qui s’offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous estions à
moitié de tout ; il me semble que je luy desrobe sa part, […] J’estois desjà si fait et accoustumé à estre
deuxiesme par tout, qu’il me semble n’estre plus qu’à demy. »

Ailleurs, dans un essai consacré à l’art épistolaire « Considération sur Cicéron », un essai consacré aux
lettres de Cicéron (connu pour ses discours de rhétorique), Montaigne dit préférer les lettres familières
de Cicéron à tous ces discours:
« Sur ce subject de lettres, je veux dire ce mot, que c'est un ouvrage auquel mes amys tiennent que je
puis quelque chose. Et eusse prins plus volontiers ceste forme à publier mes verves, si j'eusse eu à qui
parler. Il me falloit, comme je l'ay eu autrefois, un certain commerce qui m'attirast, qui me soustinst
et souslevast. »

Ce commerce c’est l’amitié, Montaigne aurait voulu pouvoir avoir, avec La Boétie, une très longue
amitié, une très longue correspondance. Cela aurait constitué, leur œuvre commune et c’est à défaut de
cette correspondante devenue impossible, qu’il entreprend la rédaction des Essais. Il faut comprendre
que les Essais viennent à la place d’un échange épistolaire impossible entre son ami et lui.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Éditions des œuvres de La Boétie

La première tâche qu’entreprend durant sa retraite c’est précisément l’édition des œuvres et des
manuscrits de son ami La Boétie. En 1671 il fait paraître un volume d’œuvres de La Boétie : « Les
poésies dactyles ».

Mais il réserve ce qu’était la grande œuvre de Étienne de la Boétie un traité de théorie politique,
incendiaire, composé à 18 ans (le lendemain de la pacification de la Guyenne par les autorités
monarchiques) qui s’intitule le Discours de la servitude volontaire ou le Contr’un. Il a été rédigé aux
alentours 1549.

C’est une sorte de révolution dans le domaine de la théorie politique. La Boétie amène à réfléchir sur le
domaine de l’obéissance. La question qu’il se pose c’est « Comment se fait-il que les hommes acceptent
d’obéir à l’un d’entre eux ? »

Il essaie de comprendre comment un tyran prend du pouvoir sur une ville, une nation. Il essaie de
comprendre « comme il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations
endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’a pouvoir
de leur nuire, sinon qu’ils ont pouvoir de l’endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu’ils
aiment mieux le souffrir que lui contredire. » L’obéissance est au cœur de la pensée politique. Le pouvoir
peut être défini par la puissance reçue de ceux qui aliènent eux-mêmes leur liberté. Par prudence, La
Boétie prend comme exemple des faits de tyrannie dans l’Antiquité. Il pense aussi à la légitimité du
pouvoir de la monarchie. L’obéissance apparaît pour lui comme un ressort du pouvoir.

Les tyrans arrivent au trône par divers moyens, mais dirigent toujours de la même manière :
« S’ils [les tyrans ou les maîtres] arrivent au trône par des moyens divers, leur manière de régner est
toujours à peu près la même. Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter,
les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d’esclaves qui leur appartient
par nature. ». « La première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude. » La 2e : le
conditionnement idéologique, les superstitions. La 3e (le « secret »): « asservir les sujets les uns par le
moyen des autres » (contrôle social pyramidal). « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. »

Quels sont les raisons de la servitude volontaire ? La première réponse est la coutume, l’habitude, cela
parait comme naturel. Le deuxième ressort est l’idéologie et tout un système de croyances. Le principal
ressort est le secret du pouvoir. Le pouvoir fait confiance à une toute petite élite qui aura un certain
pouvoir qui donne aussi du pouvoir à une autre petite élite, etc.

Ce texte proprement révolutionnaire se clôt sur un appel à la désobéissance civil c’est un des premiers
théoriciens du pouvoir mais aussi de la désobéissance civile.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

2. Premiers Essais : 1571-1580

Un des principaux buts des Essais est de commenter la théorie de La Boétie. Il voulait faire précéder
l’œuvre de son ami (chap. 29) après son texte sur l’amitié (chap. 28).

Il considérait ses propres textes comme grotesques :


« Considérant la conduite de la besongne d'un peintre que j'ay, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit
le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ;
et, le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n'ayant grace qu'en
la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez
de divers membres, sans certaine figure, n'ayants ordre, suite ny proportion que fortuite? […] mais je
demeure court en l'autre et meilleure partie : car ma suffisance ne va pas si avant que d'oser
entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l'art. Je me suis advisé d'en emprunter un
d'Estienne de la Boitie, qui honorera tout le reste de cette besongne. C'est un discours auquel il donna
nom La Servitude Volontaire ; mais ceux qui l'ont ignoré, l'ont bien proprement dépuis rebaptisé Le
Contre Un. Il l'escrivit par maniere d'essay, en sa premiere jeunesse, à l'honneur de la liberté contre
les tyrans. » (I, 28, « De l’amitié », incipit) »

C’était le premier projet, éditer l’œuvre de la Boétie, en faire le centre


d’un volume plus copieux, où les textes de Montaigne auraient servi de
décor (et décor un peu capricieux). On a une illustration du grotesque sur
le frontispice de l’édition suivante, 1588, la page de titre est réduite à un
tiers à peu près de la surface et tout le reste est rempli de grotesque
destiné à servir de cadre au texte principal.

Si Montaigne a dû renoncer à disposer du texte de La Boétie car les


protestants s’en étaient déjà emparé pour appeler au soulèvement
politique contre l’autorité d’Henry III. Il était déçu (il croyait être le seul
à posséder ce texte) mais les protestants s’en étaient emparés avant lui.

Si bien que 1528, il y aura bien les 57 chapitres qu’il avait imaginé il publia ses 39 chapitres et au
chapitre 29 il a fait paraître une série de sonnets. Dans sa troisième édition, il va biffer les sonnets sur
La Boétie car ils se trouvent ailleurs. Il laisse de la place vide. C’est une place pour signifier le vide qu’à
laissé La Boétie, mais aussi pour appeler les lecteurs à peut-être remplacer La Boétie et devenir l’ami
de Montaigne pour créer une sorte de dialogue épistolaire. Ce geste peut-être c’est celui qui dessine
l’avenir de la littérature moderne, ou en tout cas une certaine conception du rapport de l’auteur au
lecteur. Et par là Montaigne se trouve être beaucoup plus que l’inventeur d’un genre littéraire.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Les lectures de Montaigne (excerpta)

Il consacre ses années solitaires à toute une série de lectures, il a à sa disposition une riche bibliothèque,
celle de son père, ses propres livres à lui, puis les livres légués par La Boétie (qui sont les plus
nombreux). Il s’adonne à la lecture de plusieurs œuvres et surtout de trois auteurs qu’il annote et
commente. Il pratique ce qu’est l’usage courant des excerpta (lit et recopie dans un cahier des citations).
Il fait son propre cahier de citations. Les trois auteurs sont :
• Sénèque : les Épîtres, bréviaire du stoïcisme
I, 14: « Que les goûts des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en
avons. » ; I, 20, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir ». Atticisme (style coupé)
• Épicure : Lettres (à Ménécée), Sentences; et son disciple latin : Lucrèce, De natura rerum
• Plutarque : Vies parallèles et Œuvres morales mêlées trad. Amyot (1559 et 1572)

Les premiers essais, ceux qui paraîtrons en 1580 (Livres I et II), sont issus d’exercices de commentaires
ou de gloses de ces grands textes venus de l’Antiquité. Montaigne rédige ces essais à partir de ces cahiers
d’excerpta et ces essais sont des essais de commentaires (il part de citations, il réfléchit et confronte les
citations de ses auteurs à sa propre expérience du monde ou à d’autres souvenirs de lecture et il discute
la valeur des opinions de l’Antiquité).

Le choix de ces auteurs n’est pas indifférent. Puisque Sénèque d’un côté, Épicure et Lucrèce de l’autre,
représentent les deux grands courants philosophiques issus de l’Antiquité : deux morales ou deux
sagesses. Le stoïcisme d’un côté, l’épicurisme de l’autre. De Sénèque il lit surtout les Épitres, les lettres
(d’où sa passion pour le genre épistolaire). Ces Épitres de Sénèque sont considérées comme le bréviaire
du stoïcisme. C’est une œuvre philosophique morale qui invite à l’endurance, et à opérer le plus net
partage entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous et contre quoi il est vain de se
révolter, par exemple, la mort. La philosophie stoïcienne c’est celle qui apprend à départager ce qui
dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. On trouve une trace plus profonde du stoïcisme dans
des essais du livre I, chapitre 14-20. Il va faire une réflexion sur le suicide. De Sénèque, Montaigne
retient aussi un style, qu’on dit coupé (il cherche la breveté). Il y a cette tension entre la prolifération du
texte et le gout de la sentence, de la maxime, de l’épigramme. Il cherche la condensation du texte.

D’Épicure, Montaigne lit les Lettres et le recueil des Sentences et également le disciple latin, Lucrèce,
De natura rerum. L’épicurisme se caractérise par un examen des différents biais par lesquels l’homme
peut prétendre au bonheur dans la reconnaissance de ses propres limites et le partage des désirs naturels
et des désirs vains des hommes. C’est aussi une conception très matérialiste qui fait assez peu de place
à l’hypothèse religieuse, et d’ailleurs, Dieu pour Épicure, ne se mêle pas des affaires humaines. Le
monde humain est explicable par des causes matérielles et non par le religieux et le divin.

Le stoïcisme d’un côté et l’épicurisme de l’autre, ce sont les deux philosophies traditionnellement
opposées l’une à l’autre, deux sagesses que Montaigne discute, comme s’il avait cherché à orchestrer au
départ ces deux sagesses pour savoir laquelle des deux était la mieux à même pour suivre durant sa
retraite. Il confronte ces deux pensées, les annote en juriste habité à discuter des cas concrets, les critique,
les compare. Il présente des lois, des maximes qui en font l’exception. C’est le sens même du titre,
Essais sans déterminant, façon de renvoyer au verbe, essayer son jugement sur tel ou tel objet, maxime
ou sentence.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Le troisième auteur est Plutarque, un historien, c’est la grande passion de Montaigne, comme d’ailleurs
du grand Rousseau Montaigne lit les Vies parallèles (où Plutarque confronte face à face un héros grec
et un autre romain) et il lit aussi de Plutarque, les Œuvres morales mêlées (parues en 1572, moment de
la retraite de Montaigne). Ce sont des textes très célèbres. Plutarque est un penseur éclectique qui renvoie
épicurisme et stoïcisme dos à dos. C’est peut-être ce qui a séduit Montaigne, il se reconnaît en tout cas,
dans l’esprit de Plutarque. Ces deux ouvrages dressent un catalogue de toutes les étrangetés de la vie
humaine. Montaigne a comme Plutarque, le goût de la diversité, de la relativité des mœurs et des usages.
Il aime sa façon de viser le général à travers le particulier.

Montaigne écrit sur Plutarque et des historiens : « Les Historiens sont ma droitte bale [au jeu de paume
: coup droit]: ils sont plaisans et aysez; et quant et quant [i.e. en même temps] l'homme en general, de
qui je cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu, la diversité et verité
de ses conditions internes en gros et en destail, la varieté des moyens de son assemblage et des accidents
qui le menacent. Or ceux qui escrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux
evenemens, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors, ceux là me sont plus propres.
Voylà pourquoy, en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. »

Les premiers Essais rédigés en 1572-1573 sont une façon d’essayer de mettre à l’épreuve les discours
et opinions des grands philosophes. Et donc ces textes sont en grande partie une mosaïque de citations,
librement glosées, cousues ensemble par association d’idées, par digression, par glissement d’exemples.

Montaigne explique sa façon de procéder dans la citation suivante dans le chapitre 12 du livre III, le
livre le plus tardif : « Quelqu’un pourroit dire de moy que j’ay seulement faict icy un amas de fleurs
étrangeres, n’y ayant fourni que le filet à les lier. » (III, 12, « De la phisionomie »).
à Pratique de la libre citation (sans trop de souci du contexte et en s’appropriant la pensée d’autrui).

Dans certains des essais de Montaigne, une grande partie du texte est fait de citations. Et le texte de
Montaigne serait réduit à quelques coutures, ménages de passages d’une édition à l’autre. Il pratique
librement la citation, il décontextualise de façon assez sauvage parfois certaines phrases, sentences ou
maximes de auteurs grecs et latins qu’il lit, il s’approprie la pensée d’autrui. Il friponne dans les livres
d’autrui et s’approprie librement la pensée d’autrui.

Il y a un autre auteur qui dans ces années 1570 va jouer un rôle important pour Montaigne, auteur à qui
il faut faire une place à part, un auteur moins connu c’est Sextus Empiricus, le théoricien du scepticisme,
de ce qu’on appelle aussi la philosophie du doute ou de pyrrhonisme.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 3 : Autour de Montaigne – suite


La semaine passée nous avons parlé du premier projet des Essais de Montaigne qui envisageait ses
propres essais comme des grotesques. Il a dû renoncer à son texte sur son ami la Boétie vu qu’on lui a
volé les droits. On a aussi parlé des lectures de Montaigne qui s’est retiré dans son château. Il discute et
confronte stoïcisme et épicurisme. Il lit aussi Plutarque.

Sextus Empiricus – le scepticisme, philosophie du doute

Parmi ses lectures de Montaigne, il faut faire place à un auteur moins connu : Sextus Empiricus (IIe
avant JC). Il a exercé une influence considérable sur Montaigne. Ce philosophe a été traduit en 1575 par
Henri Estienne. On doit à Sextus Empiricus le texte Hypotyposes [Esquisses] pyrrhoniennes.
Montaigne a lu ce texte en 1569.

Dans ce texte, on retrouve un exposé des principes du scepticisme. Le scepticisme constitue à l’antithèse
du dogmatisme que représente les doctrines épicuriennes et pyrrhoniennes qui enseignent des principes
de vie positifs. Le scepticisme se refuse à tout dogmatisme et enseigne le doute systémique,
l’impossibilité d’accéder à une vérité solide et première. C’est une philosophie idéale pour les temps
troublés de la fin du XVIe siècle (guerres de religions). Montaigne se prend de passion pour cette
doctrine. Il s’agit de la sagesse par excellence. Il s’agit de se livrer à une pesée des arguments
contradictoires et à suspendre la plupart du temps son jugement.

Il fait un recueil des maximes sceptiques. Il les fait graver dans son château (lien moodle pour faire une
visite virtuelle du château). On peut voir des exemples de maximes :
• Le jugement allant et venant, je ne saisis pas à égalité sans pencher.
• Je ne conçois pas, j'attends, j'examine suivant usage et instinct.
• C'est possible et ce n'est pas possible.
• Contre chaque argument un argument égal.
• Je n'arrête rien. (46)

Montaigne emprunte aussi à Sextus Empiricus sa propre devise : « Que sais-


je ? ». Ce que sais-je ne signifie pas « je ne sais rien », mais plutôt « je ne sais
pas décider, je reste dans le doute ». La version radicale du scepticisme
consiste à suspendre en permanence le jugement. Il s’agit de nier que
l’homme puisse atteindre une certitude absolue. Cette doctrine enseigne à
trouver une paix de l’âme dans cet inconfort.

C’est à la lecture de Vie de Pyrrhon en 1575 que nous devons sans doute l’essentiel de ce qui fera le
deuxième livre des Essais (de la première édition de 1580). Ce texte entoure la pièce maitresse, un texte
très long et dur : l’Apologie de Raimond Sebond.

C’est l’essai 12 du texte 2 : « Apologie de Raimond Sebond ». Ce texte sera constamment lu et


réinterprété durant le cours du XIIe siècle jusqu’à entraîner la mise à l’index des textes de Montaigne
en 1676. Il est considéré comme un texte hétérodoxe et hérétique.

C’est un texte très long de 250 pages. Il occupe le quart de l’ensemble du livre 2. Raimond Sebond est
un théologien du XVe. En 1565, Montaigne (à la demande de son père) a traduit la Theologia naturalis
de Raymond Sebond. C’est un ouvrage orthodoxe. C’est un essai de démonstration rationnelle de tous
les dogmes du christianisme. C’est un essai de conciliation de la raison et de la foi, des progrès de la
raison (tangibles) et des vérités de la foi (intangibles). L’objectif est d’étayer la croyance par la raison.
Il part du principe que la raison est un don de Dieu. L’homme a eu la raison et non les animaux. La
raison peut servir la croyance. Il s’est appelé à étaler une apologie de Sebond.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

C’est une apologie faite et modifiée suite à la demande d’une « dame » qui est Marguerite de Valois
(catholique épouse d’Henri de Navarre, futur Henri IV). Pourquoi fallait-il une apologie de Sebond ? A
la faveur des guerres de religion, on voyait se développer, parmi les érudits, un rationalisme anti-
chrétiens qui allait parfois jusqu’à l’athéisme. On parlait du pouvoir de la raison qui allait jusqu’à
remettre en question la foi. C’était un premier courant libertin.

Montaigne entreprend un examen des principes des théologiens sur la raison. Il commence par un
examen du postulat anthropocentrique. Il place l’humain au sommet de toute autre créature. Il accumule
des dizaines d’animaux qui ont vont preuve de raison. La Fontaine s’appuie sur les théories de
Montaigne pour critiquer et défendre l’intelligence animale.

Il se passionne pour les théories animales et prend distance avec le théologien qu’il vient de traduire. Il
s’éloigne du sujet de base et, inspiré par Sextus, il dresse un tableau de la misère de l’homme qui invalide
les pouvoirs de la raison. Ce texte va influencer Pascal.

Ce qui se cherche dans ces pages de Montaigne, c’est une conception de la foi, « la raison n’a pas à
prouver des vérités de la foi » (à changé les arguments de Sebond). Il est tout proche de la théologie
de la grâce (augustinisme) mise en place au siècle suivant. C’est à la foi de se soumettre se soumettre à
la raison. Il en vient jusqu’à dire que la foi c’est cette soumission elle-même de la raison. On parle alors
de fidéisme : les vérités de la foi demeurent inaccessibles à la raison. On parle de faiblesse de l’homme
à l’égard de l’instance divine. On met en doute les capacités de la raison à trouver des vérités.

Cette apologie est un texte ambivalent passible d’une double lecture : le fidéisme (s’en remettre à la foi)
et pyrrhonisme (mettre en doute les capacités de la raison à découvrir des vérités). On obtient un texte
hérétique. Le pas est vite franchi du fidéisme à un pyrrhonisme radical.

Il était difficile que le pyrrhonisme ne pris pas le pas sur le fidéisme (et inversement) et Montaigne est
assez inquiet sur la réception de ses essais de 1580 par les autorités religieuses. Dès sa parution en 1580,
Montaigne pend la route de Rome pour soumettre si possible son texte au Pape pour qu’il le valide. Son
livre ne sera pas condamné et il va être constamment réédité.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Avis au lecteur (dès 1580, inchangé)

C’est un avis au lecteur très


célèbre. Cette page sera laissée
inchangée dans les éditions
postérieures. C’est un texte très
court (voulu par Montaigne). C’est
un texte difficile et majeur du XVIe
siècle et décisif pour le statut de la
littérature et surtout pour
l’autobiographie, le mémoire, le
journal intime, le texte à la
première personne, etc.

Ce qui est intéressant c’est que ce texte est signé par un nom d’auteur qui est aussi un nom de lieu. Son
nom est imprimé au frontispice de son livre. Le texte est aussi daté du 1er mars 1580. C’est le premier
auteur à dater exactement la préface de son texte. Il faut voir ceci comme une sorte d’acte de naissance
de l’auteur au sens moderne. Montaigne est le premier à associer l’attribution d’un texte à un nom. Cela
permet de conditionner la manière dont les lecteurs vont entrer dans la lecture.

Le texte affirme une autorité paradoxale de l’auteur. A la fin, le lecteur se trouve congédié assez
brutalement. Il doit partir, le lecteur n’a rien à faire là. C’est l’affirmation sans ambiguïté d’une
destination privée du texte. C’est un livre sans ambition publique, sans usage public. Il ne transmet pas
un savoir directement exploitable par le lecteur. Son sujet est frivole et ce n’est pas un livre de savoir.

Ce n’est pas l’œuvre d’un personnage


suffisamment public pour que l’on ne le confonde
pas avec l’histoire. Ce ne sont pas des mémoires.
C’est un livre privé à usage privé. L’œuvre nous
est donné ici comme un portrait. L’œuvre
constitue beaucoup plus qu’un portrait au naturel.
Le livre est consubstantiel à son auteur :

Le livre est fait de la même façon que son auteur.


Le livre n’est pas là pour communiquer un savoir,
mais pour créer Montaigne. Le livre de Montaigne, c’est Montaigne à jamais par-delà de la mort. Du
moment où l’œuvre circule, son auteur est déjà mort. Il y’a œuvre que lorsque le livre se détache de
l’individu qui l’a écrite. Celui qui prend congé c’est l’homme qui continuera être l’auteur des essais. La
publication institue une communauté de lecteurs qui partagent la mémoire de Montaigne qui est
« bientôt, déjà ou toujours mort ».

On pose donc ces deux axes : régime privé de la lecture et indistinction de l’œuvre et de l’auteur, mais
ces détails restent toujours complexes. La vraie difficulté est la déictique initiale. Ce livre n’a pas d’autre
finalité que le domaine privé. Il postule et réalise la coïncidence du sujet et de son œuvre sans aucun
espace pour la dissimulation. Il y’a une immédiateté qui est à la fois la manière et la matière de ce livre.
Donc, le livre que nous tenons dans les mains est la médiation entre lecteurs et auteur. C’est le livre
d’abord qui parle à la troisième personne pour donner en second temps la parole à une instance
d’énonciation. C’est le livre qui autorise la bonne fois en agençant son auteur. Le livre est le lieu où
advient l’auteur en autorisant sa signature.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

En résumé, il y’a quelque chose de circulaire. On a tourné en rond : l’auteur est l’instance qui vaut
comme la garantie de son livre avec sa signature, c’est une instance distincte de l’homme, mais cette
instance n’a pas de lieu en dehors de ce dire, l’auteur se tient dans l’exercice de cette autorité que
pourtant il fonde. Il y’a quelque chose de mystique (mystère) au sens religieux du terme dans cette
déictique très problématique. Montaigne est mort, mais se survit comme auteur. Le livre prend la voix
l’auteur disparu.

Le « je » dont il est question ici est un « je » particulièrement complexe. C’est un « je » du passé, mais
peut aussi être un « je » du présent ou bien un « je » du futur. Le livre de Montaigne est un de tombeau
de Montaigne (et non le tombeau de la poésie). Il n’est plus là, mais c’est un lieu de résurrection à
condition qu’une communauté de lecteurs se retrouvent dans ce livre.

La fin est tout à fait ironique en parlant de frivolité. Le livre offre la possibilité de devenir l’ami de
Montaigne. Le futur antérieur est la temporalité même de l’auteur. Le présent du lecteur et le futur prévu
par les textes est situé après la date finale qui ne se distingue pas de la date de mort de Montaigne.
Montaigne sait qu’il doit mourir comme individu historique et doit ressusciter comme auteur de l’œuvre
dont on ne le distinguera plus. Ce sera une œuvre qui vivra d’une distance autonome, une œuvre qui
vivra à chaque fois qu’elle aura un auteur. Le texte est hanté par un modèle religieux. C’est une sorte de
transubstanciation de l’homme à l’auteur. La lecture est pensée comme eucharistie textuelle et
communion. Le lectorat à venir est pensé comme une communauté.

C’est peut-être ainsi qu’il faut lire Montaigne. On cherche à se faire un ami avec Montaigne après la
mort de La Boétie. Il y’a quelque chose de l’ordre du sacré entre les lecteurs et l’auteur.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 4 : Galanterie et préciosité – Autour de 4 comédies de Molière


1659 – 1662 – 1666 – 1672 :

Il s’agira d’éclaire les notions que sont galanteries, préciosité, honnêteté dans le théâtre de Molière.

Entre 1659 et 1672, Molière publie quatre œuvres :

a) 1659 : création des Précieuses ridicules


o Extrait à connaître : Préface scènes 4 et 9 (toutmoliere.net)
b) 1662 : création de L’École des femmes
o Extrait à connaître : Acte III, scènes 2 et 3
o Critique de l’École des Femmes, scène 6
c) 1666 : création du Misanthrope
o Extrait à connaître : Acte V, scène dernière
d) 1672 : création des Femmes savantes
o Extrait à connaître : Acte I, scène 1 et Acte III, scènes 2

On s’occupera aussi du premier féminisme apparu durant cette époque.

a) Les Précieuses ridicules.

En 1659, Molière crée les Précieuses ridicules. Il s’agit d’une pièce très courte, de 9 scènes, en prose.
Il y a une préface dans laquelle le dramaturge s’étonne et ironise sur le fait qu’il est devenu auteur. La
pièce raconte l’histoire de deux femmes venues de la province. Elles vont être piégées par deux valets
déguisés en marquis.

Est-ce que Molière a voulu tourner un comportement ridicule dans sa pièce par la préciosité des deux
femmes ? Il se trouve que nulle précieuse n’a revendiqué ce titre. Les salons supposément précieux du
XVIIe siècle, n’ont pas revendiqué de textes pareils.

Il s’agit de la première pièce nouvelle créée par la troupe de Molière après sont retour à Paris, troupe de
« L’Illustre Théâtre » devenue « Troupe de Monsieur » (frère du roi : Philippe d’Orléans).

Cette pièce a été représentée le 18 novembre 1659. Elle a été imprimée dès janvier 1660 avec une préface
où le dramaturge s’étonne d’être devenu « auteur ».

Les précieuses sont toujours ridicules et sont toujours des femmes. Le terme est toujours au pluriel. Ce
terme circule dans des textes, mais il n’est pas attesté qu’il s’agisse de quelque chose de ridicule. On
parle de rumeurs.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

La carte de Tendre (imaginée par Mlle de Scudéry dès 1653 et imprimée en 1654 au tome I de sa Clélie

Voir sur Wikisource le détail de la gravure (attribuée à F. Chauveau) ainsi que l'extrait correspondant
du roman.

Sur les cartes allégoriques des décennies 1650-1660, et la difficile assignation du Royaume de
Galanterie, voir l'article (et ses illustrations) de D. Denis, "Sçavoir la carte. Voyage au Royame de
Galanterie", revue Études littéraires, vol. 34, n°1-2 (2002) : "Espaces classiques", sous la dir. de P.
Dandrey (accessible via erudit.org).

Entre 1654 et 1661, Molière va faire parler de ces


précieuses. Tout commence par un jeu de cartes
allégoriques. En fin 1653, commence à circuler une
Carte [du pays] de Tendre de Mademoiselle de
Scudéry. Il s’agit d’une sorte de jeu de l’oie qui
permet de représenter des différentes étapes de la
vie amoureuse. C’est un trajet qui va du sud au nord,
on rencontre une amitié avec une femme et un
homme. Le parcours est jalonné sur plusieurs villes.
Les villages s’appellent billets doux, billets galants.
Il y a un lac de l’indifférence. C’est un jeu mondain
ironique sur les rapports entre les hommes et les
femmes.

Cette carte est directement parodiée par l’Abbé d’Aubignac renommée « Carte ud Pays de Coquetterie ».

Elle devient aussi une parodie du marquis de Maulévrier avec la Carte du Royaume des Prétieuses :
« On s’embarque sur la Rivière de Confidence pour arriver au Port de Chuchoter. De là on passe
par Adorable, par Divine, par Ma Chère, qui sont trois Villes sur le chemin de Façonnerie, qui est la
capitale du Royaume. À une lieue de cette Ville est un Château bien fortifié que l’on appelle Galanterie.
Ce Château est très noble, ayant pour dépendants plusieurs Fiefs, comme Feux cachés, Sentiments
tendres et passionnés, et Amitiés amoureuses. Il y a auprès deux grandes Plaines de Coquetteries, qui
sont toutes couvertes d’un côté par les montagnes de Minauderies, et de l’autre par celles de Pruderie.
Derrière tout cela est le Lac d’Abandon, qui est l’extrémité du Royaume. »

Cette satirique marque la fin de la guerre civile où l’aristocratie s’est rebellée contre le pouvoir royal.
Les centres de la vie mondaine parisienne se reconstitue. Il y a deux clans qui se créent : le clan de Mlle
de Montpensier (cousine du roi qui s’est aussi rebellée) et le clan Scudéry qui a soutenu le roi.

La préciosité : Trois caractéristiques principales retenues par l’historiographie

• Manières outrées, raffinement extrême (* snobisme avant la lettre)


• Affectation de vertu (« pruderie »)
• Excessive délicatesse de langage (jargon, goût pour les périphrases, les mots rares, les
néologismes, etc.)
• Orthographe de l’époque : pértieuses(s)

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Les précieuses avant les précieuses :

Ces différentes cartes parodiques sont reproduites en 1658 supervisé par Charles Sorel dans le Recueil
des pièces en prose les plus agréables de ce temps dit Recueil Sercy. On y retrouve :

• Les cartes parodiques de celle de Tendre


• Une « loterie » de livres imaginaires, dont Les Précieuses maximes des Précieuses, le
Dictionnaire où le langage français est d’un côté et le langage précieux de l’autre
• Les lois de la galanterie (déjà publiées par Sorel en 1644) : ce sont des lois parodiques et
ironiques sur la galanterie :
Loi xvi — […] S’il y a des Mots inventés depuis peu, et dont les Gens du Monde prennent plaisir
de se servir, ce sont ceux-là qu’on doit avoir incessamment dans la bouche : Il en faut faire comme des
Modes nouvelles des habits, c’est-à-dire qu’il s’en faut servir hardiment, quelque bizarrerie qu’on y
puisse trouver et quoi que les Grammairiens et faiseurs de Livres les reprennent. Par exemple en louant
un Homme, il ne faut pas être si mal avisé que de dire, il a de l’esprit, ce qui sent son vieil gaulois, il
faut dire il a esprit, sans se soucier de ce que l’on vous objecte que vous oubliez l’article, et que l’on
pourrait dire de même, il a folie, ou il a prudence, car il y a des endroits où cela peut avoir meilleure
grâce qu’en d’autres. Toutefois on peut dire maintenant, cet Homme a de l’esprit, pourvu qu’on y ajoute
infiniment, et même cela se répète ainsi avec affectation. Il a de l’esprit infiniment, et de l’esprit du beau
Monde et du Monde civilisé ; ou bien l’on dira, il a de l’esprit furieusement, car il faut savoir que ce mot
de furieusement s’emploie aujourd’hui à tout, jusque-là même, que dans l’un de nos Romans les plus
estimés, il y a, qu’une Dame était furieusement belle. Ce mot est énergique pour signifier tout ce qui est
excessif, et qui porte les uns ou les autres à la furie. En parlant de la naissance de quelqu’un l’on doit
dire, il est bien Gentilhomme ; et qui prononce ce mot autrement, ne sait pas que la plupart de ceux qui
sont véritablement nobles se nomment ainsi eux-mêmes […].

Il s’agit d’une loi de la galanterie qui parle des manières de s’exprimer.

Abbé de Pure, La Prétieuse, ou le Mystère des Ruelles, 1656-1658

Il faut faire place à part d’un roman spécial : celui de l’abbé de Pure La Prétieuse ou le Mystère des
Ruelles (1656-1658). Il traite de la préciosité comme un mystère : « La Prétieuse de soi n’a point de
définition ; les termes sont trop grossiers pour exprimer une chose si spirituelle. On ne peut concevoir
ce que c’est que par le corps qu’elles composent et par les apparences de ce corps. C’est un amas de
belles personnes ; c’est un composé du triage des Ruelles, et de tout ce qu’il y a de beau qui les fréquente.
[…] C’est un animal d’une espèce autant bizarre qu’inconnue. Les Naturalistes n’en disent rien. […]
On dit qu’elles ne se formaient que d’une vapeur spirituelle, qui s’excitant par les douces agitations qui
se font dans une docte Ruelle, se forment enfin en corps et composent la Prétieuse. »

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Débats sur la condition féminine et la question du mariage

Cette préciosité est traitée comme un mystère. On trouve des figures spirituelles délicates. Il n’y a pas
que des femmes définies comme précieuses. Il y’a une grande place donnée aux conversations entre les
personnages.

Ces conversations débattent beaucoup de la condition des femmes. On est dans une culture catholique,
mais cependant on y trouve des opinions inédites telles que :
• L’éventualité du divorce
• Des mariages « à l’essai »
• D’un mariage « à bail », c’est-à-dire un mariage renouvelable par tacite reconduction
• Du principe de l’union libre sans mariage.
La dimension utopique soulignée de ces conversations est ironique : « ce qui semble inutile dans cette
Ruelle pourra profiter à nos neveux et servir de lois à l’autre siècle ». Ce roman satirique donne une
place à des débats sérieux sur les conditions des femmes.

Saint-Évremond, « Le Cercle » (ca. 1656)

En novembre 59, les Précieuses ont déjà une existence, mais seulement littéraire. Le public rit de ces
deux jeunes femmes introduites dans la société parisienne qu’elles croient connaître, mais elles ne sont
que des caricatures de cette société. Elles sont confrontées à des laquais déguisés qui les trompent.

A la fin de 1659, aucun contemporain n’a songé à dire ou écrire que Molière a voulu faire la satire d’un
groupe de femme déterminée.

Charles Sorel (attrib.), Les Lois de la galanterie DOC WORD SUR MOODLE

Saint-Évremond, Le Cercle, 1656 : http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Cercle.

Antoine Baudeau sieur de Somaize (né en 1630), Le grand Dictionnaire des Précieuses ou la Clef de
la langue des Ruelles, 1660 ; à consulter en ligne dans la base Miscellanees
: http://www.miscellanees.com/s/somaize.htm.

François Poullain de la Barre, De l'égalité des deux sexes, discours physique et moral où l'on voit
l'importance de se défaire des préjugés, 1673. Lire sur Wikisource la Préface (texte intégral, où il faut
se rendre attentif à l'emploi du terme "galanterie") et le "Plan & but" de l'ouvrage.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

L’affaire des Précieuses ridicules

Antoine Baudeau de Somaize a voulu faire une affaire des Précieuses ridicules. Il en fait quatre ouvrages
dans l’année 1660 :

• Les Véritables précieuses : texte critique (janv.) : il soutient que Molière aurait plagié l’abbé de
Pure.
• Les Précieuses ridicules, nouvellement mises en vers (avril) : il va aussi écrire une version en
vers des Précieuses ridicules. Il confie le texte à une troupe concurrente pour ruiner la carrière
de Molière.
• Gilbert, Gabriel, La Vraie et la fausse précieuse, représentée par la troupe de Molière durant le
mois de mai 1660. Non imprimée. Il convoque Gabriel Gilbert pour faire concurrence à Molière.
Il embauche la propre troupe de Molière. Ce texte n’a pas été conservée.
• Le Grand Dictionnaire des précieuses ou la Clef de la langue des ruelles (avril). = glossaire :
C’est un dictionnaire, un glossaire des termes de la nouvelle langue. Somaize s’amusee à faire
exister le terme de « loterie ». Exemple de la lettre « p » :

Paris. Il faudrait n'avoir point de raison pour ne pas confesser que toutes les bonnes choses abondent
dans Paris : il faudrait être l'antipode de la raison pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau
des merveilles et le centre du bon goût.
Peupler. Peupler un bal : remplir la solitude d'un bal, ou remplir ses vides.
Des perles : des grâces.
Un poulet (i.e. un billet épistolaire) : un innocent.
Les pieds : les chers souffrants.
Le pain : le soutien de la vie.
Le pot de chambre : l'urinal virginal.
Paravent. De grâce, ôtez-moi ces paravents : de grâce, délivrez-moi de ces traîtres.
Une porte : une fidèle gardienne.
Pleuvoir. Il pleut : le troisième élément tombe. Peigne. Apportez-moi un peigne, que je démêle mes
cheveux : apportez-moi une dédale, que je délabyrinthe mes cheveux.
à Dictionnaire qui joue avec les mots. Il faut interdire l’usage de ces mots sous peine d’amende. C’est
un texte ludique qui ne renvoie à aucun usage.

• Les Véritables précieuses, contenant le Dialogue de deux Précieuses sur les affaires de leur
communauté (sept.)
• Grand Dictionnaire des Précieuses, 2de éd. (oct.) : liste de pseudonyme et des clés
• 1661 : Le Grand Dictionnaire des Précieuses historique, géographie, poétique, etc. : « bottin »
mondain (pseudonymes et clés) : L’affaire des Précieuses ridicules s’éteint. Le terme n’est plus
employé qu’au passé. La pièce aura duré 6 ans.

En 1671, Sorel dit : « Nous ne voulons point faire de fraude : on a parlé des Précieuses comme si c’était
quelque nouvel Ordre de femmes ou de filles qui fissent plus les capables que les autres en leurs Discours
et en leurs manières d’agir ; mais nous n’en avons jamais vu aucune qui ait voulu avouer d’en être, et
quoi que quelques-unes tinssent beaucoup des Coûtumes qu’on leur attribuait, elles se sont tenues
cachées à cause de la guerre qu’on leur a faite. »

La mode satirique aura duré 7 ans et il ne semble pas qu’il y’a eu des salons précieux durant ces dates.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Les Précieuses ridicules, scène 4 :

Il n’y pas longtemps on enseignait la préciosité comme courant historique. Cette flambée satirique
montre que cette galanterie était un idéal mondain, mais aussi un fonctionnement du ridicule dans le
théâtre de Molière. Prenons un exemple avec la scène 4 des Précieuses ridicules :

Les deux femmes vont refuser les marquis qui vont décider de se déguiser pour se venger. Magdelon est
un bon bourgeois qui va leur faire la morale. Les deux personnages apparaissent aussi ridicules dans
cette scène. Gorgibus et Magdelon sont ridicules : un par défaut (langage familier, manque de politesse
et de bienséance à rustre) et un par surenchèrement.

Magdelon : Mon père, voilà ma cousine, qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais
arriver, qu’après les autres aventures. Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux
sentiments ; pousser le doux, le tendre, et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes.
Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique la
personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle, par un parent, ou un ami,
et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache, un temps, sa passion à l’objet aimé, et cependant lui
rend plusieurs visite, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante, qui exerce
les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée
de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée : et cette déclaration est suivie d’un
prompt courroux, qui paraît à notre rougeur, et qui pour un temps bannit l’amant de notre présence.
Ensuite il trouve moyen de nous apaiser ; de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion,
et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se
jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de
fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les
choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles, dont en bonne galanterie on ne
saurait se dispenser ; mais en venir de but en blanc à l’union conjugale ! ne faire l’amour qu’en
faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue !

Magdelon montre le protocole de séduction tel que l’on peut déduire de l’intrigue de Mlle de Scudéry.
Il faut parler de l’amour que pour hâter le mariage. Le ridicule est donné par rapport à une norme : le
public va rire à une pièce ou non.

Le ridicule dans les comédies de Molière est donné toujours par un écart : exagéré ou trop détaché. Cette
norme n’a pas besoin d’être incarnée dans un personnage, mais elle est inscrite dans des comportements
excessifs (Alceste et Philinte, Philaminte et Armande sont ridicules de se dire supérieure aux hommes
intellectuellement parlant).

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

La galanterie, idéal de sociabilité mondaine vs la « préciosité » :

La galanterie donne un idéal mondain et un idéal littéraire. Ses caractéristiques peuvent se déduire par :
— la distinction et l’élégance au lieu de l’affectation
— le « beau langage » au lieu du jargon
— la liberté de ton au lieu du purisme
— le badinage au lieu de la vaine subtilité
— le « tendre » (comme pratique ludique de séduction) au lieu de la pruderie.

Chacun des termes attribués aux précieuses est à l’antipode de la galanterie. Le purisme serait une
antithèse que professent les milieux galants. La galanterie se caractérise comme un caractère enjoué par
les femmes dans un milieu mondain. Il y’a un art du second degré joué par la galanterie elle-même.

Mlle de Scudéry définit l’air galant dans ses Conversations de 1684 :


« C’est un grand malheur de ne l’avoir pas [i.e. “l’air galant”], car il est vrai qu’il n’y a point
d’agrément plus grand dans l’esprit que ce tour galant et naturel, qui sait mettre je ne sais quoi qui
plaît aux choses les moins capables de plaire, et qui mêle dans les entretiens les plus communs, un
charme secret qui satisfait et qui divertit. Enfin ce je ne sais quoi galant, qui est répandu dans toute la
personne qui le possède, soit en son esprit, en ses paroles, en ses actions ou même en ses habillements,
est ce qui parachève les honnêtes gens, ce qui les rend aimables, et ce qui les fait aimer. […]
Il y a une manière de dire les choses qui leur donne un nouveau prix, et il est constamment vrai que ceux
qui ont un tour galant dans l'esprit peuvent souvent dire ce que les autres n'oseraient seulement penser.
Mais l'air galant de la conversation consiste principalement à penser les choses d'une manière
délicate, aisée et naturelle ; à pencher plutôt vers la douceur et vers l'enjouement que vers le
sérieux et le brusque, et à parler enfin facilement et en termes propres de toutes choses sans
affectation […]. »

Il y’a une sorte de distance amusée de choses sérieuses.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Les « moralités » conclusives des Contes de Perrault – « Moralité » de La Belle au Bois dormant

Il y’a un jeu et une sorte de misogynie jouée. Les deux narrations sont assumées par un homme et
adressée à des femmes sous forme de morale. C’est un cynisme, un jeu entre les sexes, de la lecture avec
elle-même.

A ce courant galant on peut affiner des auteurs du courant classique : LaFayette, Boileau, LaFontaine.
Il s’agit toujours du même éditeur. Il y’a toujours la dimension du courant de la galanterie enjouée.

Ces textes galants mettent en scène des hommes et des femmes, une façon de dédramatiser les relations
hommes-femmes, ménager les conditions possibles d’égalité entre les deux sexes. Il s’agit de refonder
les relations hommes-femmes sur un principe d’égalité et de réfléchir aux conditions féminines.

Précieuses et savantes :

Les Femmes Savantes forment une suite aux Précieuses ridicules. Poulain de la Barre dit : « Il y a si peu
à dire du caractère de savante à celui de précieuse que l’on passe insensiblement de l’un à l’autre ».
C’est l’auteur des tous premiers textes sur l’éducation des femmes et de l’égalité des deux sexes. Il est
l’auteur du premier grand manifeste féministe en 1666.

Boileau, Satires, X, « Des FemmeS », ca. 1668 DOC WORD SUR MOODLE à La précieuse succède
à la savante dans le défilé des femmes insupportables (susceptibles de dissuader du mariage)

« Amour précieuses, passions galantes », Marc Escola, DOC PDF SUR MOODLE

Mlle de Scudéry, Sur l’éducation des femmes (« Histoire de Sapho » dans « Le Grand Cyrus »,
1654.DOC WORD SUR MOODLE

Mlle de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus [1650-1654], Xe partie [1654], livre II, « Histoire de
Sapho ». Sur l’éducation des femmes.
Texte intégral sur la base artamane.org. Anthologie au format de poche : éd. C. Bourqui, GF-
Flammarion, 2005, p. 500-504.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 5 – Réguliers et antiréguliers – La Querelle du Cid, 1637 – 15.10 :


1637 : Publication à La Haye du Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la
vérité dans les sciences, de R. Descartes, servant de (brève) préface à trois traités scientifiques donnés
comme des « essais de cette méthode ». Première œuvre philosophique à paraître directement en
langue vulgaire, c’est-à-dire en français et non en latin, sous une forme narrative (et même
autobiographique) et à destination du plus large public (donc aussi d’un lectorat féminin).

Lire l'intégralité de la première partie sur Wikisource.

1637 : Querelle du Cid: point d'aboutissement d'une décennie de débats sur le bien-fondé des "règles"
et notamment de la règle dite des "24h", sur la valeur de la tragi-comédie comme genre "moderne" et
la possibilité de rénover l'antique genre de la tragédie ; une décennie de réflexions théoriques sur
l'illusion mimétique et les relations de la vraisemblance au vrai historique ; mais plus encore: le
moment d'un nouveau partage entre autorité du public (que valent les suffrages qu'un simple
particulier peut recevoir du public pour telle de ses œuvres?) et l'autorité conférée collectivement par
le jugement des pairs, régulé par l'instance de légitimation nouvellement créée (1635) sur décision du
pouvoir politique (Richelieu) : l'Académie française.

Jugement de l’Académie française sur la Tragi-comédie du CID, Texte WORD sur MOODLE

Voir dans la rubrique "Bibliographie", les ouvrages de G. Forestier, H. Merlin et l'édition B. Donné du
Cid accompagné du dossier des textes de la "Querelle".

En cette même année, 1637, paraissent deux œuvres majeures pour l’histoire littéraire et pour
l’histoire culturelle.

Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences

C’est d’abord, en 1637, la publication à la Haye (Pays-Bas) du Discours de la méthode pour bien
conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, de R. Descartes

Pour la première fois, avec cet ouvrage de Descartes, se trouve proclamé l’égalité de tous les hommes
par le célèbre incipit : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».

Par bon sens, Descartes entend la raison et il reçoit que tous les hommes reçoivent en naissant une
dose égale d’intelligence ou raison. C’est l’affirmation de l’égalité de tous les hommes (et aussi bien
de toutes les femmes) par la raison. Il défend l’idée que c’est le libre exercice de la faculté rationnelle
est au fondement de toute connaissance.

Et cet ouvrage, qui porte un idéal de progrès et de confiance est à l’origine de l’essor d’un courant
rationaliste qui va dominer le 17e siècle et qui va aussi très vite rentrer en concurrence avec les autorités
religieuses pour lesquelles, le rationalisme ouvre la voie à l’athéisme. Si on fait toute confiance en la
raison, alors va-t-on continuer à s’en remettre à la vérité divine véhiculée par les autorités religieuses ?
De fait, Descartes a la prudence de publier son traité à la Haye, donc aux Pays-Bas (risque de censure).

C’est une œuvre que tous les intellectuels du temps vont discuter. Certains contestent l’idée cartésienne
que seuls les hommes sont dotés de raison et que les animaux ne sont que des machines, animés par le
seul instinct. C’est une idée que par exemple La Fontaine comme Montaigne contestent (les animaux
sont aussi dotés d’intelligence, mais juste différente de celle des hommes).

29
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Toujours est-il que l’influence de Descartes est dominante jusqu’à la pénétration en France d’une toute
autre philosophie. Le 17e siècle sera massivement cartésien, mais au 18e siècle les choses vont changer
avec les premières traductions de philosophes anglais, notamment de Locke, qui va introduire en France
la pensée empiriste : ce n’est pas la raison qui au centre/fondement de la connaissance, mais plutôt
l’expérience.

L’importance du Discours de la méthode n’est pas seulement philosophique. Elle inaugure une nouvelle
façon de faire de la philosophie, en lui donnant un autre public. C’est la première à être écrite directement
en langue vulgaire (français) et non en latin, cela élargit le public. Il est le premier à écrire pour tout le
monde : « la philosophie est l’affaire de tous ». C’est une façon de s’adresser au public par-delà les
autorités académiques et religieuses. Les femmes, pour la 1ère fois vont pouvoir lire l’œuvre d’un
philosophe et la discuter, comme Mme de la Fayette. Cette circulation est facilitée par le fait qu’il s’agit
d’un essai bref (cinquantaine de pages), là encore c’est une nouveauté. C’est un texte écrit à la 1ère
personne qui prend la forme préalable d’un récit autobiographique. Descartes fait le récit de la formation
qu’il a recu et de l’insatisfaction qu’il éprouve à l’égard de celui-ci. Le Discours de la méthode se lit
comme la première autobiographie de l’histoire de la littérature

Le Cid

Cette date de 1637 c’est aussi la création du Cid, tragi-comédie de Pierre Corneille, suivi d’une
« Querelle » inédite dans sa forme comme dans sa finalité, et décisive tant pour l’évolution des formes
théâtrales que pour « la république des Lettres » dans son ensemble (monde littéraire).

Tandis que le XVIIIe siècle c’est le siècle du roman, qui diversifie les genres romanesques, le XVIIe,
on dit souvent que c’est le siècle du théâtre, mais surtout de la tragédie (en 5 actes obéissant trois unités).
Cet aperçu n’est pas inexact mais ce résumé ne rend compte que de deux décennies (années de
concurrence entre Racine et Corneille). Le premier 17e siècle avait un autre théâtre, qu’on appelle le
baroque, on pourrait penser que l’histoire aurait pu se dérouler autrement.

Principaux dramaturges de la fin du XVIe s.

Si on songe à la fin du 16e siècle, on a vu renaître le genre antique de la tragédie sur le modèle de la
tragédie grecque. Disons que ce genre antique a été ressuscité dans la seconde partie du 16e siècle

• Théodore de Bèze, Abraham sacrifiant (Lausanne, 1550)


• Étienne Jodelle (La Cléopâtre captive, 1553, sujet issu de Plutarque)
• Jean de la Taille (Saül le Furieux, 1572, tragédie à sujet biblique)
• Robert Garnier (Les Juives, 1583, inspirée de l’Ancien Testament)
• Alexandre Hardy (Scédase ou l’hospitalité violée, 1604, sujet tiré de Plutarque)

Ce sont des grands noms de la fin du 16e siècle et le corpus de tragédie est très important dans la
deuxième partie du XVIe siècle même si aujourd’hui on l’étudie trop peu.

1628 : acte de « décès » du genre tragique

Or, si on saute à l’année 1628, on a pu croire à la disparition du genre tragique, à peine ressuscité
quelques années plus tôt.

Parmi les 8 pièces nouvelles créées lors de la saison 1628 : aucune tragédie, mais des tragi-comédies ou
des pastorales (genres modernes), signées notamment par Du Ryer et Rotrou. Autres jeunes
dramaturges de la période : Mairet, Scudéry, tous « modernes » ou antiréguliers. Ces jeunes auteurs
signent une rupture avec la tragédie classique afin de moderniser et créer la tragi-comédie.

30
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

La tragi-comédie, genre des « modernes »

Comme la tragédie, sont mis en scène des personnages de rang élevé dans des actions qui comportent
une part de péril, mais sans enjeux politiques explicites. Les intrigues sont souvent amoureuses et privés
(à l’inverse de la tragédie qui, selon Corneille, doit « donner à craindre des malheurs plus grands que la
perte d’une maîtresse »).

Comme la comédie, on a une fin heureuse, le plus souvent matrimoniale.

Ce qui caractérise les tragi-comédies jusqu’en 1630 c’est qu’elles offrent au spectateur une action
multiple dans un espace démultiplié (parfois: plusieurs continents !) et sans contrainte de durée
(plusieurs mois, et souvent plusieurs années !). Pas de règles des trois unités !

Sources des tragi-comédies : le plus souvent romanesques (le Roland furieux de l’Arioste), plus
rarement: des comedias espagnoles (Lope de Vega). Les conséquences c’est que les actions portés sur
scène sont très diversifiées.

Ce sont donc pratiquement que des tragi-comédies qui sont crées à ce moment-là.

On a la parution du 5e et dernier volume du Théâtre d’Alexandre Hardy, précédé d’une préface


« antimoderniste ». On a également la publication par Jean de Schélandre d’une nouvelle version
(complète réécriture) de sa pièce Tyr et Sidon, devenue tragicomédie en deux journées, 20 ans après sa
création comme tragédie, précédé d’une Préface de François Ogier, véritable manifeste en faveur de la
tragi-comédie comme genre moderne et qui répond à la préface antimoderniste de Hardy. Dans ce
manifeste il attaque la règle des 24 heures dénoncée comme artificielle et revendique un principe de
plaisir et variété (ce que les gens viennent chercher au théâtre selon lui, du spectacle). Il affirme le goût
pour les contemporains du spectacle, du travestissement, du romanesque.

En 1628 se révoque quelque chose comme une querelle des ancien et des modernes. Les réguliers d’un
côté (partisans de la tragédie) et les anti-réguliers de l’autre (partisans de la tragi-comédie). Et cette
querelle se développe sur une dizaine d’années auxquelles on doit probablement le développement de
la théorie dramatique en France qui ne cessera plus d’accompagner la pratique théâtrale.

La « règle des 24 heures »

Au centre des débats, se trouve l’acceptation ou non, des règles communes pour la production des
œuvres dramatiques. Faut-il ou non se donner des règles communes pour produire des pièces de théâtre ?
on discute beaucoup du fondement de ces règles, de leur finalité.

Parmi les règles, on a la première de toute qui est celle des 24 heures. L’unité de temps (arbitrairement
réduite à une « révolution du soleil », soit : l’intervalle entre deux nuits) commande toutes les autres
règles :
— resserrement de l’action dramatique de la multiplicité des aventures (caractéristique de la tragi-
comédie « moderne »).
— dramaturgie de la crise et du huis clos (espace resserré)
— unité de lieu (antichambre ou « palais à volonté »)
— principe de la liaison des scènes (continuité du dialogue à l’intérieur d’un acte) et des intervalles
d’actes (pour résorber la différence entre temps de l’action et temps de la représentation).

L’année 1630 établi un tournant dans le débat de cette règle des 24 h. Chapelain, érudit, spécialiste de
théorie littéraire de l’époque, publie plusieurs opuscules dont une Lettre à Godeau sur la règle des 24h,
où il défend l’efficacité de cette règle pour le spectacle dramatique.

31
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cette même année voit le ralliement de Mairet, dramaturge moderne, auteur de tragi-comédies. Tragi-
comédie pastorale, précédée d’une « Préface en forme de discours poétique ». Il adopte la règle des 24h,
ce qui va entraîner le ralliement progressif de tous les jeunes auteurs modernes. Ce n’est pas un
renoncement, toute une génération de jeunes auteurs s’est persuadé du bien-fondé de l’unité de temps et
de l’unité d’action au nom de l’efficacité dramatique. Ce resserrement entraîné par la règle des 24h sert
à la puissance du spectacle, le spectateur a l’impression d’assister à un spectacle en temps réel, donc il
y a plus de plaisir procuré chez le spectateur. Les « modernes » comprennent qu’ils ont tout à gagner à
faire une tragédie de la crise.1

Le Cid, Corneille, 1637

C’est dans ce contexte là que Corneille fait ses débuts. Avec des comédies d’abord (Place Royale) et
des tragédies. Mais le Cid est créé comme une tragi-comédie régulière (l’action a été volontairement
resserrée autour d’un unique conflit amour-devoir). Sujet historique empruntée à une chronique
espagnole. Unité de temps, 24h (au péril de la vraisemblance car la chronique se déroulait sur plusieurs
journées). Unité de lieu relative (l’action se passe dans une ville et pas une pièce). Et dénouement de la
pièce heureux (mais cette action a un enjeu tragique puisque le roi doit au Cid la survie de son royaume).
C’est parce qu’il y a cet enjeu politique que la pièce pourra ultérieurement être annexée au genre
tragique. En 1648, lorsque Corneille fait apparaître une nouvelle édition du Cid qui apparaît sous
tragédie à fin heureuse.

La Querelle du Cid, 1637

Chronologie de la Querelle : (en gras : textes des interventions de Corneille)

• 5 janv.: création du Cid, tragi-comédie [régulière], au théâtre du Marais, le rôle titre (Rodrigue) étant
tenu par Mondory, principal acteur du temps ; succès sans précédent.
• Corneille est anobli par octroi de « lettres de noblesse », sur décision de Richelieu.
• 20 févr. : Épître en vers « Excuse à Ariste ».
(« Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée »).
• 23 mars : publication exceptionnellement rapide du texte de la pièce.
• Fin mars : pamphlet de Mairet, L’Auteur du vrai Cid espagnol [Guillén de Castro] à son Traducteur
français…
• 1er avril: Scudéry, Observations sur le Cid… [96 p., d’abord non signées]
• Fin mai : Lettre apologétique du sieur Corneille aux Observations…
• Début juin : Scudéry, Requête à l’Académie française [créée en 1635 par Richelieu]
• Multiplications des pamphlets, libelles, défenses, etc.
• Été : Première version du Jugement de l’Académie, par Chapelain, soumise à Richelieu
• Fin nov.: Sentiments de l’Académie française… [extrait à lire sur Moodle]
• Interdiction par Richelieu de rien ajouter à la polémique: Corneille est privé de réponse, et s’enferme
dans le silence, jusqu’en 1640 : création d’Horace, première des tragédies à sujet historique romain
qui feront son succès pendant plusieurs décennies. Sa réponse: les trois Discours sur le poème
dramatique en 1660 seulement.
• 1648 : nouvelle édition du Cid, tragédie (sans variante majeure)

Le Cid est créé en janvier c’est le plus grand succès théâtral en France. Corneille est ivre de son succès
il reçoit grâce à cette pièce des lettres de noblesse, il est anobli sous décision de Richelieu. Ivre de son
succès il publie une épitre qui est texte très orgueilleux où il dit : « je ne dois qu’à moi seul toute ma
renommée ». Il défie par-là ses rivaux.

Richelieu crée l’Académie Française qui avait surtout l’ambition d’affirmer une tutelle du pouvoir royal
sur la République des lettres. Cette création c’est l’idée qu’on peut pas laisser les écrivains écrire comme

1
G. Forestier, Passions tragiques et règles classique. Essai sur la tragédie française. « Six années de débats ».

32
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

ils l’entendent et qu’il y a un magistère à exercer (parce que la création littéraire a une dimension
politique). En 1635 est une institution décidée par le pouvoir royal, investie d’une autorité officielle sur
les questions de langue et de littérature. C’est important parce que l’idée de Richelieu c’est qu’il existe
pour les œuvres un autre tribunal que le public. Ce qui veut dire que les polémiques entre dramaturges
ne sont pas d’ordre privé.

Scudéry, Observations sur Le Cid

C’est un rival de Corneille, Scudéry, qui va lancer la Querelle. Il fait paraître cette publication de critique
littéraire (très sévère) mais qui ne dépasse pas les limites de la critique littéraire de l’époque. Il conteste
la valeur du sujet et les questions de vraisemblances. C’est de la critique littéraire, mais c’est aussi une
façon de compter pour rien les suffrages et l’autorité de la pièce.

• Reproche à l’auteur du Cid de s’être « déifié d’autorité privée » (le critique ne compte pour
rien les suffrages et l’autorité du public, qui peut bien avoir été abusé par les « faux prestiges »
de la pièce).
• Entend « prouver contre cette pièce du Cid
Que le sujet n’en vaut rien du tout,
Qu’il choque les principales règles du poème dramatique,
Qu’il manque de jugement dans sa conduite,
Qu’il a beaucoup de méchants vers,
Que presque tout ce qu’il a de beautés sont dérobées,
Et qu’ainsi l’estime qu’on en fait est injuste. »
Vraisemblance dramatique > vérité historique

Il soutient qu’il est important que les pièces dramatiques mettent au-dessus d’une vérité historique, une
vraisemblance dramatique. Le poète doit préférer la vraisemblance au vrai :

« il est vrai que Chimène épousa le Cid, mais il n’est point vraisemblable [i.e. recevable par le
spectateur] qu’une fille d’honneur épouse le meurtrier de son père. Cet événement était bon pour
l’historien, mais il ne valait rien pour le poète ; et je ne crois pas qu’il suffise de donner des répugnances
à Chimène ; de faire combattre le devoir contre l’amour ; […] de faire intervenir l’autorité d’un Roi ;
car enfin, tout cela n’empêche pas qu’elle ne se rende parricide, en se résolvant d’épouser le meurtrier
de son père. »

C’est un évènement indécent et qui est tiré d’une vérité historique mais ce n’est pas pour autant qu’il
faut le porter à la scène et le rendre populaire.

Ces observations sont raillées par Corneille. Alors Scudéry fait appel à l’Académie dont le statut prévoit
qu’elle peut / doit arbitrer les querelles entre dramaturges. C’est un geste très habile à l’égard de
Richelieu, Scudéry montre qu’il a compris le rôle de l’Académie.

Le statut de l’Académie prévoyait que le dramaturge incriminé devait donner son assentiment à
l’arbitrage. Corneille y répugne mais finit par se laisser convaincre, sans doute sous l’ordre de Richelieu.

Le tribunal de l’Académie Française a commencé à travailler à partir de mai mais le jugement n’est paru
qu’en septembre. Les académiciens ont eu beaucoup de mal à écrire le texte. Finalement, le texte
condamne Corneille. La Querelle s’arrête avec la publication des sentiments de l’Académie

33
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Jugement final de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid rédigé par J. Chapelain au
nom de l’Académie, et révisé par Richelieu :

« […] il y aurait eu, sans comparaison, moins d'inconvénient dans la disposition du Cid, de
feindre contre la vérité, ou que le comte ne se fût pas trouvé à la fin le véritable père de Chimène, ou
que, contre l’opinion de tout le monde, il ne fût pas mort de sa blessure, ou que le salut du roi et du
royaume eût absolument dépendu de ce mariage, pour compenser la violence que souffrait la nature en
cette occasion par le bien que le prince et son état en recevraient : tout cela , disons-nous, aurait été
plus pardonnable que de porter sur la scène l’événement tout pur et tout scandaleux, comme l’histoire
le fournissait ; mais le plus expédient eût été de n’en faire point de poème dramatique […]. »

Corneille n’aurait pas dû préférer choisir un évènement historique de cette nature et il aurait fallu
changer le dénouement. Alors, l’Académie lui propose des alternatives qu’il aurait dû adopter. Ce sont
des dénouements de tragi-comédies qui sont proposés (reconnaissance, malentendu). Mais il n’en fera
rien, et il ne changera jamais sans dénouement.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 6 – 1661 : Nec pluribus impar. Les poètes et le roi:


Nous sommes le 9 mars 1661. Le cardinal Mazarin meurt au château de Vincennes après avoir
administré la France comme premier ministre pendant 2 décennies depuis la mort de Louis XIII en 1643.
Louis XIV est âgé de 5 à peine. Il aura d’ailleurs joué le rôle auprès du jeune Louis XIV le rôle d’un
autre prélat : celui de Richelieu auprès de Louis XIII- L’histoire s’est répétée deux fois (Marie de
Médicis a appelé Richelieu comme 1er ministre auprès de Louis XIII et Anne d’Autriche a appelé
Mazarin auprès de Louis XIV pendant sa minorité).

Comme Richelieu, Mazarin aura été le sauveur de la monarchie pendant un épisode de quasi-guerre
civile. C’est un épisode qui a laissé une trace indélébile dans la mémoire de Louis Xiv. C’est l’épisode
de la Fronde (1648-1653). C’est un mouvement de révolte contre la politique fiscale de Mazarin et
contre l’autorité royale, obligeant la famille royale à fuir Paris. Ils ont dû affronter le soulèvement
militaire d’une partie de l’aristocratie (les « Princes ») qui parvient à soulever le petit peuple parisien
contre l’autorité royale. L’arme royale doit assiéger Paris deux fois tout cela en pleine guerre avec
l’Espagne qui soutient les frondeurs. Il y’a une alliance entre les aristocrates et les ennemis d’Espagne.
Mazarin est parvenu à diviser la noblesse et à rétablir l’ordre. Louis XIV lui doit tout y compris la paix
dont jouit le royaume et le traité des Pyrénées qui précède de peu le mariage de Louis XIV avec l’infante
d’Espagne (la fille de Philippe IV).

A la mort de Mazarin, la ville et la cour s’attendent à ce que Louis XIV nomme un successeur parmi les
proches collaborateurs qui forment le conseil royal. On se demande qui il va choisir entre Nicolas
Fouquet et Colbert. Il y’a un coup de théâtre qui arrive : Louis XIV revendique le pouvoir pour lui seul
et c’est la première fois dans l’histoire de la monarchie française que le roi s’arroge l’intégralité du
pouvoir décisionnel. Jusqu’à là, la monarchie fonctionnait selon un adage : le roi règne, mais ne
gouverne pas.

Loménie de Brienne, contemporain de Louis XIV, a assisté à ce moment et l’explique :


« Le Roi (...) adressa la parole à M. le Chancelier : Monsieur, je vous ai fait assembler avec mes
ministres et secrétaires d' État pour vous dire que jusqu'à présent j'ai bien voulu laisser gouverner mes
affaires par feu M. le Cardinal ; il est temps que je les gouverne moi-même. Vous m'aiderez de
vos conseils quand je vous les demanderai. (...) Ensuite le Roi se tourna vers nous et nous dit : Et
vous, mes secrétaires d'État, je vous défends de ne rien signer, pas une sauvegarde, pas un passeport,
sans mon ordre, de me rendre compte chaque jour à moi-même et de ne favoriser personne dans vos
rôles [i.e. listes de gratifications] du mois. (...) »

Les affaires de la France deviennent les affaires du roi, les ministres sont réduits au simple rang de
conseillers.

On a cru d’abord à un caprice et que le jeune roi reviendrait à ses plaisirs et ses femmes. Il n’en fut rien,
Louis XIV avait l’ambition de parachever l’œuvre entamée par Richelieu et Mazarin en créant un état
moderne soumis à une autorité unique : l’absolutisme.

35
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Nicolas Fouquet (1615-1680)

Nicolas Fouquet a été le plus choqué puisqu’il s’attendait à être


nommé ministre de l’état. C’était le surintendant des finances,
l’homme fort du pays, magistrat homme d’affaire enrichi dans le
commerce avec les colonies. Il s’était rangé auprès de la reine
Anne d’Autriche et de Mazarin lors de la Fronde. Il a été nommé
surintendant des finances en 1653 (récompense pour son soutien
lors de la Fronde). Il a travaillé au redressement du royaume après
la fin de la guerre contre l’Espagne. Il a aussi ramassé une fortune
fabuleuse qui lui permet d’entretenir une clientèle, de se créer une
seconde cour où il fait figure de protecteur des arts et des lettres.

En banlieue parisienne, il a une propriété qu’il fait embellir, puis fait bâtir le château de Vaux-le Vicomte
(ressemble à Versailles). C’est un projet grandiose distendu qui vaut une fortune. Il fait appel aux plus
grands artistes du temps : Le Vau (architecture), les jardins par le Nôtre (nouveau système de fontaine),
Puget (sculptures), Le Brun (décoration).

« L’Académie » de Fouquet : nouveau Mécène

Fouquet s’est attaché toute une cour d’artistes, d’écrivains de toutes les tendances. Il réunit une petite
académie composée de plusieurs artistes, auteurs, musiciens, écrivains : Le Vau, Le Brun, Puget, Le
Nôtre, Lully, Corneille, de Scudéry, Scarron et son épouse Françoise d’Aubigné, La Rochefoucauld, De
La Fayette, Molière, La Fontaine, etc.

Le lendemain de la mort de Mazarin, Fouquet prend une décision imprudente : il décide de faire de
l’inauguration de son château, des honneurs au roi. Plus de 600 courtisans vont le voyage pour cette fête
grandiose nocturne du 17 août 1661. Les Fâcheuses de Molière sont créées. C’est la réussite de Fouquet
et l’humiliation du roi qui décide de perdre le surintendant. Fouquet sera arrêté le 5 septembre à Nantes
par le mousquetaire d’Artagnan.

Arrestation de Fouquet à Nantes

Il est arrêté, emprisonné, accusé de malversations, puis de hautes trahisons. C’est un procès politique
qui dure plusieurs années pour malversations financières ou péculat (qui tourne au procès du ministère
Mazarin), puis pour lèse-majesté (menées séditieuses). Le procès se poursuit jusqu’en 1664. Il sera
condamné à la détention perpétuelle dans la forteresse de Pignerol, où il meurt en 1680.

Durant les premiers mois du procès, quelques proches de Fouquet vont se mobilisér comme LaFontaine,
mais ils le délaissent, la plupart vont se laisser gagner par le roi, persuadés qu’il ne le pardonnera jamais.
C’est le 6 septembre 1661 que Louis XIV décide de construire Versailles (avec les mêmes artistes) qui
sera terminée en 1664 (première version) afin de terminer cette humiliation du roi. Il sera inauguré par :
—> 1664 : fête dite des « Plaisirs de l’Île enchantée).
—> 1663 : liste la liste des gratifications royales pour les gens de lettre.

Corneille, Vers présentés à Mgr. le procureur-général Fouquet, dédicace d'Œdipe (1659) et Avis "Au
lecteur" de cette même pièce.

Mémoires de l’abbé de Choisy : la chute de Fouquet et la fête de Vaux sur MOODLE doc PDF

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

L’absolutisme ou la monarchie absolue

A partir de 1661 et l’inauguration de Versailles, il est clair que le règne de Louis XIV ne sera pas le
même que les autres et que commence un nouveau règne : l’absolutisme. Les caractéristiques sont les
suivantes :
• La puissance publique se trouve concentrée dans les mains du seul monarque qui gouverne sans
aucun contrôle.
• La société est pensée comme un corps dont le monarque est la tête (« chef » < lat. caput).
• Principe du pouvoir de droit divin : inscrit dans les lois du royaume depuis 1614 (le roi est placé
sur le trône par Dieu même, qui règne par son intermédiaire).

Cette notion est l’objet d’une lente élaboration théorique depuis le XVIe siècle, puis sous le règne de
Louis XIII. Des théoriciens comme Jean Bodin ou Richelieu vont théoriser ce régime en le distinguant
de la tyrannie.

Les théoriciens de l’absolutisme

Il existe plusieurs théoriciens :


-J. Bodin, Les Six livres de la République, 1576.
-P. de Bérulle, Discours de l’État et des grandeurs de Jésus, adressé à Louis XIII, 1623.
-Richelieu, Testament politique (ca. 1642, inédit)
-Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte (posth., 1709).

Tous ces théoriciens ont pensé que la société était un corps et que la cour était la tête de ce corps. Les
troubles de la Fronde ont fait le reste en achevant de faire persuader Louis XIV de la nécessité d’un
pouvoir centralisateur, seul détenteur de la violence légale. Pour s’éloigner de l’idée de la tyrannie et
légitimer le pouvoir du roi, il faut d’asseoir son pouvoir sur le principe divin. Toute puissance vient de
Dieu, c’est lui qui choisit les rois et leur donne la puissance. Ils ont toute leur légitimité. Obéir au roi
c’est obéir à Dieu même et tout acte de rébellion est un acte sacrilège contre Dieu.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Bossuet (1627-1704) : évêque de Meaux, précepteur du Dauphin (1670-1681)

La synthèse de toute cette pensée politique sera reprise par Bossuet dans un texte nommé Politique – de
l’écriture simple. Il distingue quatre qualités essentielles à l’autorité royale :
• Elle est sacrée :
o Dieu établit les rois comme ses ministres, et règne par eux sur les peuples. « […] Toute
puissance vient de Dieu [saint Paul, Rom., xiii, 1, 2]. Les princes agissent donc comme
ministres de Dieu, et ses lieutenants sur la terre. […] Le trône royal n’est pas le trône
d’un homme mais le trône de Dieu même. »
o « La personne des rois est sacrée, et attenter sur eux est un sacrilège. […] Ils sont
sacrés par leur charge, comme étant les représentants de la majesté divine, députés par
sa providence à l’exécution de ses desseins. »
o « Il y a donc quelque chose de religieux dans le respect qu’on rend au prince. Le service
de Dieu et le respect pour les rois sont choses unies. […] C’est l’esprit du christianisme
de faire respecter les rois avec une espèce de religion. […] Cette seconde majesté n’est
qu’un écoulement de la première, c’est-à-dire de la divine, qui, pour le bien des choses
humaines, a voulu faire rejaillir quelque partie de son éclat sur les rois. »
à Le roi est comme un Dieu. Rien ni personne ne doit le contredire.
• Paternelle :
o • « [L’état monarchique] a son fondement et son modèle dans l’empire naturel, c’est-à-
dire dans la nature même. Les hommes naissent tous sujets : et l’empire paternel qui
les accoutume à obéir, les accoutume en même temps à n’avoir qu’un seul chef. »
o • « […] Le nom de roi est un nom de père, et la bonté est le caractère le plus naturel des
rois. »
• Absolue :
o « Le prince ne doit rendre compte à personne de ce qu’il ordonne. […] Sans cette
autorité absolue, il ne peut ni faire le bien ni réprimer le mal : il faut que sa puissance
soit telle, que personne ne puisse espérer de lui échapper : et enfin la seule défense des
particuliers, contre la puissance publique, doit être leur innocence. »
o « Quand le prince a jugé, il n’y a point d’autre jugement. Les jugements souverains
sont attribués à Dieu même. »
à Personne ne peut s’excepter de cette autorité royale.
• Soumise à la raison :
o [Adresse aux rois] « Moins vous avez à rendre raison aux autres, plus vous devez avoir
de raison et d’intelligence en vous-même »
o [agir par raison, et non par passion ou par humeur] : apprendre à réguler leurs propres
passions. Il faut se mettre à l’écoute de la voix de Dieu.

La seule limite est qu’on doit obéir au roi en tout sauf s’il va à l’encontre de Dieu. L’alliance est ainsi
cédée entre la monarchie absolue du droit divin et l’église catholique comme religion d’état. Il va y’avoir
la montée en puissance des jésuites jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes. Il va y’avoir lieu aussi des
violences contre les Jésuites (secte qui veut diviser le royaume)

Cette dimension de la dimension politique n’est pas sans effet à la théorie littéraire. D’abord parce que
la chute de Fouquet met un terme au mécénat privé : tous les arts doivent attendre de la générosité royale.
Louis XIV fait établir une liste de gratification des artistes qui se renouvelle de mois en mois. Il se
comporte en patron des arts et est le principal commanditaire des œuvres.

Dans les années 1660-1680, ce sont les années les plus brillantes du règne que nous associons au
classicisme. Ce sont celles de Racines de Molière, La Bruyère, Racine, etc. La littérature et les arts se
développent librement. Les œuvres s’élaborent avec pour destinataire : le roi, la famille royale et la cour.

La théorisation de l’absolutisme à Bossuet, Politique tirée de l’Écriture sainte (1709) sur MOODLE

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Justification par l’Ancien Testament et l’Évangile de l’autorité royale comme absolue : « le trône royal
n’est pas le trône d’un homme mais le trône de Dieu même ».

Devise de Louis XIV, associée (emblème) à la figure du Roi-Soleil

Il est inscrit : Nec pluribus impar. Il existe plusieurs traductions :


= Il n’a pas de pareil (de pair) à traduction la plus évidente
= Il ne peut être égalé (ou seulement comparé)
= Au-dessus de tous (comme le soleil)
= Suffisant (seul) à toutes choses
= Tout lui est possible
à Cela montre qu’il a le pouvoir absolu et se trouve au-dessus de tout le monde. C’est un statut
d’exception.

Entre flatterie et « parrhêsia »

Parrhêsia : dire directement au pouvoir ce qu’il ne veut pas entendre (l’antonyme de la flatterie), type
particulier de franchise, où celui qui parle engage le destin de sa propre personne = le « courage de la
vérité » (M. Foucault).

On voit se développer une littérature d’éloge. Toutes les formes d’éloge s’imposent même les formes
brèves : satires, caractères, fables, etc. Tous les écrivains se sentent tenus de produire un portrait du roi
et de faire des éloges au roi. Le roi sera partout, l’éloge du roi sera lisible partout dans les œuvres,
préfaces, dédicaces, mais on n’a pas affaire non plus à une littérature de courtisans.

La plupart des auteurs (retenus par l’histoire littéraire) sont des auteurs très habiles qui essaient de tenir
le milieu entre la flatterie et la parrhêsia. La parrhêsia c’est tous les discours qui tiennent dans une
situation dans laquelle celui qui parle, parle directement au pouvoir en engageant sa propre personne.
C’est le courage de parler directement au pouvoir et c’est donc l’antonyme de flatterie.

La plupart des auteurs classiques jouent un jeu très ambigu entre flatterie et parrhêsia (sur moodle).
Boileau et la Bruyère vont écrire des éloges au roi dans Première Epître au Roi (1669 : Boileau) et Les
Caractères (1688-1696 : LB). La Première Epître au Roi est un texte flagorneur, flatteur. Boileau va
aussi se demander : comment faire un éloge au roi. Il ne renonce pas à la satire des autres gens de lettres
qui cherchent à faire le portrait du roi, mais qui n’y parviennent pas. Il va jusqu’à considérer que
l’ambition militaire de Louis XIV pourrait être préjudiciable à son règne. Il fait entendre que la seule loi
qui aille et celle que donnent les arts, les artistes, etc. c’est un texte flatteur, mais un texte qui ne renonce
pas à dire au roi les caractères aventureux de certaines ambitions du roi.

LB, lui, ne va pas hésiter à faire un éloge, un portrait du roi qui est le centre du livre. Ce long portrait
du roi est un complet éloge du roi, mais si on regarde de près le dernier tiers du texte, on peut observer
qu’à partir de la 4ème édition, il a introduit des variantes du texte qui transforme le statut du texte : passe
d’éloge à un caractère de la royauté idéale. Fait-il un éloge du caractère royal de Louis XIV ou une
proposition, une théorie de comment devrait-être le roi ? il a fait une liste des admirables vertus du
pouvoir royal. De ces phrases-là, on ne sait pas si Louis XIV est digne ou pas. Est-ce un éloge
dithyrambique des qualités réelles du roi ? Dans des textes pareils, la position des écrivains à l’égard du
roi est certes une position d’obéissance, mais ils se permettent de faire des remarques sur la monarchie.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

La Fontaine et l’art de la fable

LaFontaine fait partie de ces auteurs qui se permettent de faire des critiques sur le pouvoir royal.
LaFontaine a été très marqué par la chute du surintendant Fouquet. Cet épisode aura un effet sur la
production littéraire de LF. Durant 1661, il ne va cesser de demander au roi de donner grâce à Fouquet.
Il écrit deux textes : Elegie pour M. Fouquet et Ode au Roi. Dans les deux textes, il demande la grâce
du roi à Fouquet. Louis XIV ne lui pardonnera jamais ces textes tout comme LF ne donnera jamais
allégeance au roi.

LF fait ensuite son projet des fables dans lequel il va y faire des parrhêsia, il y’a des jeux ambigus qui
vont très loin dans la provocation, mais toujours dans l’allégorie. On retrouve des parrhêsia dans les
fables suivantes :
• Avec la fable « Le Renard et L’Ecureuil » (restée manuscrite), susceptible d’une lecture "à clé"
(l'écureuil figurant dans les armes de Fouquet, le renard incarnant les ruses de Colbert) à c’est
une allégorie transparente entre Fouquet et Colbert. L’écureuil est Fouquet (c’est sa devise sur
son blason) et le renard est incarné par Colbert. Fouquet écrit dans sa fable :
o « Il ne se faut jamais moquer des misérables,
Car qui peut s'assurer d'être toujours heureux?
Le sage Ésope dans ses fables
Nous en donne un exemple ou deux ;
Je ne les cite point, et certaine chronique
[i.e. le procès Fouquet]
M'en fournit un plus authentique. »
à Toute la fable se lit comme un commentaire, une prédiction des relations entre Fouquet et Colbert
• Vie d’Ésope, en tête du premier recueil des Fables (1668) : une fable sur la naissance des fables
comme art de la parole politique face à un pouvoir absolu. à On voit Esope imaginer la
première fable dans un contexte de contrainte politique pour sauver sa peau (commentaire sur
Moodle).
• Dans les six premiers livres : nombreuses allusions. Par ex. « Le Corbeau et le Renard » (I,2),
passible d’une lecture à clé.

La Fontaine, Le Songe de Vaux, description allégorique des jardins du Château de Vaux-le-Vicomte,


inaugurés en 1661 (texte laissé inachevé).

La Fontaine, "Élégie pour M. F[ouquet" ; "Ode au Roi" + Fable Renard et Ecureuil sur MOODLE

Boileau, Épître I, "Au roi", 1669 (à lire en ligne sur Wikisource).

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Extrait de la fable de l’Ecureuil et du Renard :

Le Renard se moquait un jour de l'Écureuil


Qu'il voyait assailli d'une forte tempête :
Te voilà, disait-il, près d'entrer au cercueil
Et de ta queue en vain tu te couvres la tête.
Plus tu t'es approché du faîte,
Plus l'orage te trouve en butte à tous ses coups.
Tu cherchais les lieux hauts et voisins de la foudre : [devise de Fouquet : « Quo non
ascendet ? »]
Voilà ce qui t'en prend ; moi qui cherche des trous,
Je ris, en attendant que tu sois mis en poudre. [i.e. réduit en poussière]
Tandis qu'ainsi le renard se gabait, [i.e. se moquait]
Il prenait maint pauvre poulet
Au gobet ; [i.e. au gosier]
Lorsque l'ire [i.e. la colère] du Ciel à l'écureuil pardonne :
Il n'éclaire plus ni ne tonne ;
L'orage cesse et le beau temps venu,
Un chasseur ayant aperçu
Le train de ce renard autour de sa tanière :
Tu paieras, dit-il, mes poulets.
Aussitôt nombre de bassets
Vous fait déloger le compère.
L'écureuil l'aperçoit qui fuit
Devant la meute qui le suit.
Ce plaisir ne lui dure guère,
Car bientôt il le voit aux portes du trépas.
Il le voit ; mais il n'en rit pas,
Instruit par sa propre misère.

C’est une fable écrite vers 1653, durant le procès de Fouquet. C’est une allusion transparente, l’espoir
de Fouquet d’être pardonné par le roi et que la situation pourrait se retourner contre Colbert. Son tour
va venir et il sera le centre de l’hostilité du roi.

41
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Le premier recueil de 1668 contient de nombreuses allusions à l’affaire Fouquet. C’est le cas notamment
le cas du Corbeau et du Renard :

Les messages cachés de cette fable sont :

• Le Renard : Colbert, capable de toutes les flatteries pour parvenir à ses fins, tente le corbeau de
faire renoncer à ses charges (le fromage) pour que le corbeau soit plus vulnérable (à faire
arrêter Fouquet)
• Le Corbeau : Fouquet, trop sûr de lui, et d’abord trop naïf.
• Le fromage : Dans un épisode très important qui a entraîné la chute de Fouquet, Fouquet, parmi
ses charges, était avec une charge de Procureur général au Parlement qui lui assurait une valeur
d’immunité qui valait à Fouquet une sorte d’immunité pénale (il ne pouvait être jugé que par un
tribunal de parlementaires) et que Colbert, par d’adroites flatteries, l’invita à vendre de lui-
même pour complaire au roi.

Attention : Pas toutes les fables contiennent ce genre de métaphores, mais un grand nombre oui. Il y’a
tout un art de parrhêsia.

La Bruyère : Chapitre « Du Souverain ou de la République », n°35 sur MOODLE à Au centre


géométrique des Caractères ou les Mœurs de ce siècle, On sera attentif aux variantes indiquées pour le
dernier tiers du texte.

La Fontaine, Vie d'Ésope le Phrygien, en tête du premier recueil des Fables d'Ésope mises en vers
français par M. de La Fontaine (1668 : six premiers livres). SUR MOODLE
Commentaire dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula: "L'auteur comme genre".

42
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 7 – 1661 : La querelle de La Princesse de Clèves – 29.10.20:


la scène de l'aveu est à télécharger ci-dessous, ainsi que l'analyse qu'en propose G. Genette. MOODLE

Intrigue fictive et chronologie historique à SUR MOODLE, comment l’intrigue amoureuse privée
prend place dans les intervalles de la chronologie historique et politique publique.

Le débat sur l’aveu (1678-1683) sur MOODLE + Position de Valincour sur la scène d’aveu

La vraisemblance de ce qui est sans exemple

Le livre apparait en mars 1678 en anonymat. C’est le même éditeur que pour la plupart de nos œuvres
du corpus : Claude Barbin. C’est l’éditeur à la mode. Le livre est divisé en 4 parties en 4 tomes in-12.
Le livre apparaît sans auteur. L’anonymat est courant durant le XVIIe siècle car les aristocrates ne
voulaient pas « prostituer » leur nom en publiant un livre. Ce n’est pas de leur devoir d’écrire des
œuvres.

Le volume s’ouvre sur l’avis au lecteur :


Quelque approbation qu’ait eu cette Hiſtoire dans les lectures qu’on en a faites, l’Autheur n’a pû ſe
reſoudre à ſe declarer, il a craint que ſon nom ne diminuaſt le ſuccez de ſon Livre. Il ſçait par experience,
que l’on condamne quelquefois les Ouvrages ſur la mediocre opinion qu’on a de l’Auteur, & il ſçait
auſſi que la reputation de l’Auteur donne ſouvent du prix aux Ouvrages. Il demeure donc dans l’obſcurité
où il eſt, pour laiſſer les jugemens plus libres & plus equitables, & il ſe montrera neanmoins ſi cette
Hiſtoire eſt auſſi agréable au Public que je l’eſpere.

On peut formuler plusieurs remarques. D’une part, il laisse à l’auteur la possibilité de se révéler au
public. Cela montre que cette œuvre est susceptible de créer une polémique publique. La 2ème remarque
est qu’on laisse planer le doute sur la qualité de l’auteur : le nom de l’auteur sera peut-être une surprise,
à voir le nom est déjà connu soit il ne l’était pas. Tout est fait pour laisser à croire que l’auteur n’est pas
inconnu dans le milieu galant. La 3ème remarque est que l’ouvrage est considéré comme histoire et non
pas comme roman. Tout le début du récit se lit comme une chronique du règne d’Henri II ; récit qui
aurait été les faits que raconte un témoin qui a vécu cette histoire.

Le nom de Madame de la Fayette est régulièrement attaché à ce livre. Le nom de MdlF est souvent relié
à son ami intime : La Rouchefoucauld. Ils sont très proches (intimes).

Mlle de Scudéry dit dans une lettre : « M. de La Rochefoucauld et Mme de La Fayette ont fait un roman
des galanteries de la cour d’Henri second, qu’on dit être admirablement bien écrit. Ils ne sont pas en âge
de faire autre chose ensemble. »

Mme de la Fayette écrit dans une lettre du 13 avril 1678 au chevalier de Lescheraine : « Un petit livre
qui a couru il y a quinze ans [La Princesse de Montpensier, bref récit paru anonymement en 1662], et
où il plut au public de me donner part, a fait qu’on m’en donne encore à La Princesse de Clèves ; mais
je vous assure que je n’y en ai aucune, et que M. de La Rochefoucauld, à qui on l’a voulu donner aussi,
y en a aussi peu que moi ; il en a fait tant de serments qu’il est impossible de ne le pas croire, surtout
sur une chose qui peut être avouée sans honte. Pour moi, je suis flattée qu’on me soupçonne, et je
crois que j’avouerais le livre, si j’étais assurée que l’auteur ne vînt jamais me le redemander. » (à
suivre…)

Est-ce un démenti formel ? Pas si sûr. Il y’a peut-être une façon d’insinuer que l’attribution de la
Princesse de Clèves à M. de Montpensier est plus proche que de celle de Rouchefoucauld. Elle ne veut
pas être considérée comme femme savante. Elle refuse de se faire figure d’auteure.
MdlF écrit dans une lettre à Ménage en 1691 : « Je vous demande en grâce de ne nommer personne, ni
pour l’une ni pour l’autre [des deux « histoires » de La Princesse de Montpensier et de la Princesse de
43
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Clèves]. Je ne crois pas que les deux personnes que vous me nommez [La Rochefoucauld et Segrais] y
aient eu nulle part, qu’un peu de correction. »
On n’en saura jamais plus. Ce sont ces quelques lignes qui ont décidé d’attribuer le livre à MdlF.

Dans la suite de la lettre de MdlF au chevalier de Lescheraine, elle ne se gêne pas de nommer toutes les
qualités de l’histoire : « […] Je le [le livre de la Princesse de Clèves] trouve très agréable, bien écrit,
sans être extrêmement châtié, plein de choses d'une délicatesse admirable, et qu'il faut même relire plus
d'une fois, et surtout ce que j'y trouve, c'est une parfaite imitation du monde de la cour et de la manière
dont on y vit. Il n'y a rien de romanesque, ni de grimpé [i.e. échevelé, « rocambolesque »] ; aussi
n'est-ce pas un roman, c'est proprement des mémoires et c'était, à ce que l'on m'a dit, le titre du
livre, mais on l'a changé. »

MdlF met l’accent sur la principale originalité de l’œuvre et qui fait rupture : le refus du romanesque.
C’est un roman qui fait tout pour effacer le statut de fiction et de roman en se donnant pour modèle le
récit historique. On va nommer cela le petit roman, le nouveau roman.

Petites histoires et grands romans

Le paysage romanesque du XVIIe siècle se laisse partager entre deux versants de l’année 1660. Jusqu’en
1660, il y’a un triomphe des grands romans héroïques parus par parties séparées :
• H. d’Urfé, L’Astrée, 1607-1610 (roman pastoral)
• Gomberville, Polexandre, 1619-1641
• Mlle de Scudéry, Le Grand Cyrus, 1649-1653 ; Clélie, 1654-1660 (10 vol. chacun)
• La Calprenède, Cléopâtre, 1648-1656

Ces romans qui ont connus un grand succès ont été supplanté par une chose inédite : le petit roman. La
rupture apparaît entre 1657 et 1662, tout a basculé entre ces deux dates :
• 1657 : recueil des Nouvelles françaises ou les Divertissements de la Princesse Aurélie, rédigé
par Segrais à la demande de Mlle de Montpensier (cousine du roi).
• 1662 : La Princesse de Montpensier, attribuée à Mme de La Fayette. Sans doute aussi : La
Comtesse de Tende (publié en 1710 seulement).
• 1672 : Saint-Réal, Dom Carlos, « nouvelle historique ».
• 1675 : Mme de Villedieu [M.-Cath. Desjardins], Les Désordres de l’Amour (recueil de 4
nouvelles)

Entre 1660 et la fin du siècle, il y’a plus de 600 (?) de petits romans qui apparaissent. C’est très rapide
et brutal.

Autre point important est que le public est conscient de la mutation de genres opérée. Sorel dit en 1664 :
« beaucoup de gens se plaisent davantage au récit naturel des aventures modernes, comme on en met
dans les histoires qu’on veut faire passer pour vraies, non pas seulement pour vraisemblables. »
[i.e. acceptables uniquement dans une fiction, en vertu des conventions du genre et des normes ou
attentes du public].

Un autre auteur, Du Plaisir, peut décrire que « les petites histoires ont entièrement détruit les grands
romans. » Les nouveaux traits de ce roman sont une critique des grands romans.
Le grand roman tient roman, qui est extraordinaire, peu vraisemblable. Cette aventure est romanesque
et incroyable. Il écrit en style romanesque. » selon le dictionnaire du Furetière (1690). Il donnait le
plaisir de l’aventure et de l’amour hors-normes. Il n’y a rien d’extraordinaire dans la Princesse de Clèves.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Un goût pour l’Histoire : sur les derniers Valois (Henri II et ses fils)

Ce livre permet de donner un goût de l’Histoire, qui nous raconte des faits historiques réels :
• Trad. en 1657 par J. Baudoin de l’Histoire des guerres civiles en France de l’historien italien
Davila.
• 1668 : Abrégé de la grande Histoire de France de Mézeray
• Publication des Mémoires de l’autre siècle : par ex. ceux de Brantôme en 1665.
• => ambition des auteurs de « nouvelles » historiques : « écrire ce que les historiens ont oublié
d’écrire » (Valincour).

La PDC modèle du « petit roman »

Il s’agira de s’inspirer de la Princesse de Clèves et de concurrencer avec le genre romanesque. Le petit


roman va mettre des personnages fictifs de très petit nombre à des personnalités historiques de très haut
rang.

Différence entre grand roman et petit roman :


Le petit roman va se concentrer sur une seule anecdote dépouillée d’artifices et qui va être narrée avec
une grande sobriété. Quant au rythme, c’est le refus des temps morts, il y’a un idéal du temps resserré.
La Princesse de Clèves se déroule en quelques mois. Le genre narratif nouveau transpose des exigences
attachées à l’intrigue dramatique et au théâtre : unité de lieu (la cour), unité de temps (quelques mois
dans l’année) et l’unité d’action (une intrigue amoureuse). Le ressort de cette nouvelle esthétique
romanesque se tient entre vérité de l’Histoire et éléments fictionnels. L’invention romanesque vient se
glisser dans l’intervalle des faits historiques (mort d’Henri II dans un tournoi de 1559 par exemple).

L’Histoire retient des faits publics : événements politiques, grandes dates de la vie nationale. Les faits
fictionnels vont inventer une causalité susceptible d’aboutir à un fait réel et vrai. Par exemple, le Duc
de Nemours est une personnalité historique qui appartient au premier cercle de la cour du XVIe siècle.
Le lecteur le connaît et il sait qu’il a failli épouser la fille de la reine d’Angleterre par les historiens. Le
mariage ne se fait pas, mais on ne sait pas pourquoi. L’auteur va donc inventer une raison à l’échec de
ce mariage : le Duc aime quelqu’un d’autre, la Princesse de Clèves (personnage inventé).

La Princesse se veut le roman contre le genre romanesque. Le livre a une structure linéaire avec un ordre
chronologique rigoureux. Il y’a aussi la vraisemblance psychologique. Il a un dénouement :
renoncement de la Princesse de Clèves d’épouser le Duc. Les amants ne se marient pas, c’est un
paradoxe à toute la trame. Il y’a aussi une scène intense qui permet de considérer le livre comme petit
roman : la scène de l’aveu de Clèves à son mari sur son amour pour un autre.

Le débat sur l’aveu : une scène « sans exemple »

Extrait de l’aveu :
Ah ! madame ! s’écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous avez des raisons
pour souhaiter d’être seule, que je ne sais point, et je vous conjure de me les dire. Il la pressa longtemps
de les lui apprendre sans pouvoir l’y obliger […] Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer
une chose que je n’ai pas la force de vous avouer, quoique j’en aye eu plusieurs fois le dessein. Songez
seulement que la prudence ne veut pas qu’une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure
exposée au milieu de la cour. Que me faites-vous envisager, madame, s’écria M. de Clèves ! je n’oserais
vous le dire de peur de vous offenser. Madame de Clèves ne répondit point ; et son silence achevant de
confirmer son mari dans ce qu’il avait pensé : Vous ne me dites rien, reprit-il, et c’est me dire que je ne
me trompe pas. Hé bien ! monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un
aveu que l’on n’a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en
donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls
où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et
je ne craindrais pas d’en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour […].

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être
à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous
déplairai jamais par mes actions. Songez que, pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et
plus d’estime pour un mari que l’on en a jamais eu. Conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi
encore si vous pouvez.

Chronologie des débats

Il y’a une grande querelle par rapport à ce livre :


• Mars 1678 : échange entre Bussy et Mme de Sévigné.
• Mercure galant, 1678 (périodique mondain, organe des Modernes, dir. Donneau de Visé),
d’avril à octobre : « Question galante » relative à la scène de l’aveu, et réponses diverses ; mai
: lettre d’un « géomètre de Guyenne » [Fontenelle].
• Juin : [Valincour], Lettres à Mme la marquise de *** sur le sujet de la PDC
• 1679, [abbé de Charnes], Conversations sur la Critique de la PDC, chez C. Barbin.
• 1683, Du Plaisir, Sentiments sur les lettres et l’histoire…, précédés de La Duchesse
d’Estramène, 1682 (réécriture de la PDC)

Ce débat sur cette scène de l’aveu est un débat esthétique et moral. La Princesse a-t-elle bien fait
d’avouer à son mari son amour pour un autre ? c’est un débat qui prote sur la bienséance même de
l’aveu. Il y’a un sens moral : une femme doit-elle faire ce genre d’aveu ? et un sens esthétique : MdlF
a-t-elle bien fait de faire avouer la Princesse ? C’est l’articulation des deux qui permet de faire parler la
vraisemblance.
Bussy-Rabutin écrit dans une lettre à Mme de Sévigné le 22 mars 1678 : « L’aveu de Mme de Clèves à
son mari est extravagant, et ne se peut dire que dans une histoire véritable ; mais quand on en fait une à
plaisir, il est ridicule de donner à son héroïne un sentiment si extraordinaire. L’auteur, en le faisant, a
plus songé à ne pas ressembler aux autres romans qu’à suivre le bon sens. Une femme dit rarement à
son mari qu’on est amoureux d’elle, mais jamais qu’elle ait de l’amour pour un autre que pour lui. »

C’est une correspondance privée. Il pointe l’essentiel sans précaution : dès lors qu’il est sans exemple,
l’aveu sort de la vraisemblance ordinaire, il ne peut pas être regardé comme un cas particulier d’une loi
générale déjà reçue. C'est ça l'idée que les classiques se font de la vraisemblance : est vraisemblable un
événement dont on peut regarder comme un exemple d'une loi déjà admise ou reçue. Est vraisemblable
ce qui peut passer pour exemple d'une loi générale. Est invraisemblable ce qui est extraordinaire, ce qui
est sans exemple, ce qu’on ne peut pas ramener à une loi générale. Or, dans la mesure où la nouvelle
historique et galante s'autorise la caution de l'histoire est-ce qu'elle est soumise à la même vraisemblance
que toutes les fictions romanesques ?

Bussy écrit que l’aveu serait admissible dans une histoire vraie, mais non pas dans une fiction. Or ce
roman se veut comme histoire vraie. Pour échapper au romanesque ordinaire, l'auteur est tombé dans
une sorte de surenchère, mais il a peut-être aussi rompu avec le romanesque et favorisé les modalités de
la fiction où la fiction se donne comme histoire véritable. Pour Bussy, c'est d'abord un autre
vraisemblable, un autre contrat de lecture.
Le vraisemblable dans LPC ne tient plus dans ce qui est conforme à ce que l'on sait des comportements
humains (en l'occurrence les conduites des femmes à l'égard de leur mari). Le vraisemblable tient plutôt
désormais à la force de conviction d'un événement qui est lui-même sans exemple, mais qui peut se
donner pour vrai précisément parce qu'il est sans exemple. Donc le talent du romancier, à compter de
cette révolution de 760, consistera à faire passer pour vrai quelque chose d'exceptionnel, ce qui n'est pas
du tout le souci de Mademoiselle de Scudéry qui a affiché le roman comme romanesque, comme hors-
normes en quelques sortes.

Dans cette lettre, passe aussi quelque chose d’autre, quelque chose comme une expérience du monde :
une femme ne dit rarement à son mari qu’un autre l’aime et ne dit jamais qu’elle en aime un autre. Une
femme ne doit pas faire cela.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

A la fin de cette citation, on voit que le piège a fonctionné puisqu’ici c’est comme si l'affaire était réelle,
comme si on était dans une histoire véritable où cette lettre de Bussy montre que on est en train de
changer de vraisemblance. Dès lors qu’on accepte de lire le roman comme une histoire véritable, alors
le système de la vraisemblance, le système de coordonnées de vraisemblances est totalement modifié.

Fontenelle commente l’intrigue de manière positive dans une lettre en mai 1678 : […] Nous voici à ce
trait si nouveau et si singulier […]. Qu’on raisonne tant qu’on voudra là-dessus, je trouve le trait
admirable et très bien préparé : c’est la plus vertueuse femme du monde, qui croit avoir sujet de se défier
d’elle-même, parce qu’elle sent son cœur prévenu malgré elle en faveur d’un autre que son mari. Elle
se fait un crime de ce penchant, tout involontaire et tout innocent qu’il soit ; elle cherche du secours
pour le vaincre. Elle doute qu’elle eût la force d’en venir à bout si elle s’en fiait seule ; et, pour s’imposer
encore une conduite plus austère que celle que sa propre vertu lui imposerait, elle fait à son mari la
confidence de ce qu’elle sent pour un autre. Je ne vois rien à cela que de beau et d’héroïque. Je suis ravi
que Monsieur de Nemours sache la conversation qu’elle a avec son mari, mais je suis au désespoir
qu’il l’écoute. Cela sent un peu les traits de l’Astrée. (= vrai roman héroïque) »

Dans un premier temps, il justifie l'épisode et ce qui est évalué par Fontenelle c'est la cohérence interne
de la fiction. C'est les raisons que l'auteur a su donner à la PDC pour se résoudre à cet aveu et toutes ces
raisons sont vraisemblables. Donc l'aveu même s'il est sans exemple, même s'il est extraordinaire est
vraisemblable. Il est vraisemblabilisé à l'intérieur de la fiction par toutes les raisons que l'auteur a su
donner à la Princesse. La faute contre la vraisemblance c'est le cadre même de la scène, c’est le fait que
Nemours soit caché et écoute cette conversation intime entre l'épouse et le Prince de Clèves. La présence
de Nemours c'est le mauvais romanesque. Donc on voit la main de l'auteur, c’est un artifice romanesque.
Mauvais romanesque et nouveau vraisemblable avec ce geste extraordinaire de l'aveu, mais qui est
parfaitement justifié à l'intérieur des coordonnées fictionnelles.

Cette lettre de Fontenelle indique qu'il existait, dès la parution du roman, un débat dans le public. Le
Mercure galant va lui donner un tour plus public encore. Dès le mois d’avril (3 semaines après), la scène
de l’aveu va faire l’objet d’une question galante. Nous avons ici un exemple de question galante : « si
après avoir été trahi d’une maîtresse qu’on a aimée parfaitement, on en peut aimer une autre avec une
aussi ardente passion »…
On attend ensuite le courrier des lecteurs et on va imprimer les meilleures réponses. Ce sont des réponses
qui sont rarement sérieuses, qui sont assez souvent jouées, humoristiques, au second degré et qui sont
signées de pseudonymes. C’est cela la galanterie : une question de casuistique amoureuse qui est à la
fois sérieuse et amusante ou piquante. On invite le public, le lectorat du périodique à en débattre, à
mettre par écrit les réponses et à les envoyer au journal qui les imprime. Donc l'épisode devient l'objet
d'un débat galant et voici comment formuler la question galante. Nous verrons que la réponse est dans
la question :
Mme de Clèves découvre à son mari la passion qu’elle a pour M. le duc de Nemours. Le trait est
singulier, et partage les esprits. Les uns prétendent qu’elle ne devait point faire une confidence si
dangereuse, et les autres admirent la vertu qui la fait aller jusque-là.

[Question:] Je demande si une femme de vertu, qui a toute l’estime possible pour un mari parfaitement
honnête homme, et qui ne laisse pas d’être combattue pour un amant d’une très forte passion qu’elle
tâche d’étouffer par toute sorte de moyens ; je demande, dis-je, si cette femme voulant se retirer dans
un lieu où elle ne soit point exposée à la vue de cet amant qu’elle sait qu’il l’aime sans qu’il sache qu’il
soit aimé d’elle, et ne pouvant obliger son mari à consentir à cette retraite sans lui découvrir ce qu’elle
sent pour l’amant qu’elle cherche à fuir, fait mieux de faire confidence de sa passion à son mari, que de
la taire au péril des combats qu’elle sera continuellement obligée de rendre par les indispensables
occasions de voir cet amant, dont elle n’a aucun autre moyen de s’éloigner que celui de la confidence
dont il s’agit.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

La lourdeur même de la syntaxe avec cette très longue phrase est évidemment voulue. C’est un trait
d'humour puisque dans la formulation de la question on énumère toutes les raisons que l'auteur a su
donner à la PDC d'avouer. Donc c'est un peu le même jeu que dans la lettre de Fontenelle qui est peut-
être d'ailleurs derrière la rédaction de cette question galante. Qu'est-ce qu'on signifie par-là, mais que la
vraisemblance ne doit pas s'apprécier absolument à l'aune des bienséances, mais qu'elle doit désormais
s'apprécier en regard de l'économie interne de l'intrigue ? Ce qui est le signe que l'auteur a su faire
oublier l'artifice, le signe que l'histoire nous est donnée pour vraie. Donc la fiction sera à partir de cette
date-là pour tout le XVIIIe siècle, ce qui est susceptible d'étendre le champ du moralement croyable.

Il y’a des réponses à cette question. Certains lecteurs reconnaissent que cet aveu est inimitable et fait le
principal mérite de l’histoire :
• - de « Stedroc, berger des rives de Juïne » : « elle [i.e. Mme de Clèves] ne sera imitée d’aucune
bergère, mais c’est aussi ce qui fait le mérite de la Princesse de Clèves que de s’être rendue
inimitable ». à C’est une faute, une bêtise, mais fait de la PDC inimitable.
• - de « De Merville » : « La Princesse de Clèves est excusable parce qu’elle ne serait plus
l’héroïne d’un roman si elle n’avait un caractère extraordinaire. Je crois qu’elle devait plutôt se
laisser tenter, que de s’exposer à la mauvaise humeur continuelle d’un mari, parce qu’un homme
est plus heureux d’être trahi sans le savoir, que d’être le confident d’une femme qui le hait le
plus vertueusement du monde. » à Elle a pris le risque de perdre l’estime de son mari, il aurait
fallu trouver autre chose, mais le roman a besoin d’extraordinaire et la bonne solution (ne rien
dire) aurait fait un mauvais roman.

La nouvelle historique galante fonde un pacte de lecture paradoxal ; impact de lecture qui autorise
l'auteur de l'histoire à sortir de la vraisemblance ordinaire pour faire fiction de ce qui est sans exemple,
à la condition d'élaborer une intrigue qui motive le comportement extraordinaire en le rendant nécessaire
en regard de la seule situation narrative (à l'intérieur même de la fiction). La PDC si elle a fait scandale
si elle a suscité des débats, c’est qu’elle a fait bouger ce qu'on peut accepter de croire. Ce qui est
moralement croyable ne se confond pas avec le déjà su, avec le déjà vu, avec le déjà lu, avec ce qui est
conforme à l'opinion commune ou à la norme. La fiction peut être le lieu d'une expérience inouïe, peut
être le lieu de l'expérience morale. La fiction apparaît, dès ce moment-là, pour ce qu'elle sera très
longtemps, un outil méthodique. On peut faire fiction, on peut faire par méthode, recourir à la fiction
pour imaginer des expériences morales et ce sera la grande ligne de force du roman au XVIIIe siècle.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 8 – Anciens et Modernes – 1674-1687-1714 :


Anciens et Modernes (ou : Du Sublime dans les arts et les lettres)

Chronologie

• 1674 : traduction par Boileau du Traité du Sublime attribué à Longin, publié dans un volume
d’Œuvres diverses, avec les Épîtres et l’Art poétique
• 1674 : Querelle d'Alceste (tragédie lyrique de Quinault et Lully, défendue par Perrault comme genre
« moderne ») ; Vs. Iphigénie de Racine (Préf. polémique lors de l’éd.)
• 1687 : Querelle des Anciens et des modernes (Perrault et Boileau)
• 1714 : seconde Querelle des Anciens et des Modernes (dite « Querelle d’Homère »: Mme Dacier,
Houdar de la Motte)

CF Chronologie des Anciens et des Modernes sur MOODLE

Les deux dates principales sont 1687 et 1714 pour deux disputes : entre Perrault et Boileau et entre Mme
Dacier et Houdar de la Motte. La Querelle des Anciens et des Modernes est un débat qui court sur deux
siècles (Renaissance – Diderot) et qui est périodiquement réactivée. C’est un débat entre les partisans
de la tragédie classique et ceux de la tragédie moderne.

Deux siècles polémiques

Ce débat porte :
- sur la valeur à accorder aux auteurs de l’Antiquité
- sur leur usage pour le présent : doivent-ils avoir rang de modèle ? Toute création nouvelle doit-elle
relever de l’imitation (réglée) ? Dans quelle mesure est-il possible d’innover ?
- sur le statut du beau : qu’est-ce qui rend une œuvre belle ? (Conformité à une norme idéale rationnelle
donc transhistorique, ou conformité aux attentes d’un public historiquement circonscrit ?).

C’est donc une controverse sur la valeur accordée aux auteurs de l’Antiquité et sur leur usage pour le
présent. Doivent-ils avoir rang de modèle ? Toute création nouvelle doit-elle relever de l’imitation
(réglée) ? Dans quelle mesure est-il possible d’innover ? Il y’a aussi un débat sur le statut du beau.

Le paradoxe de la postérité

Ce qui est en jeu c’est l’idée même de littérature. Les partisans de chaque côté :

• Partisans des Anciens : Boileau, Racine, La Bruyère, La Fontaine, Fénelon…


• Partisans des Modernes : Desmarets de Saint-Sorlin, Quinault, Pradon, Fontenelle, Houdar de la
Motte, mais aussi Corneille, Perrault…

En regardant cette double liste, on remarque toute de suite qu’alors que l’histoire semble avoir fait
triompher le point de vue des modernes, ce sont les œuvres des partisans des Anciens qui sont demeurées
les plus vivantes, les œuvres dites « par imitation ». Ce sont ces œuvres-là, produites par imitation de
l’Antiquité qui sont pour nous les moins datés et celles qui font date pour la suite de l’histoire littéraire.
Parmi les modernes, leurs œuvres ont sombré dans l’oubli à deux exceptions près : Corneille (profite du
face à face avec Racine) et Perrault (dont on connait ses comptes, bien que ce soit des versions
postérieures qui sont aujourd’hui considérées).

49
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Enjeux littéraires, philosophiques, politiques

Ce jugement paradoxal reconnu par la postériorité doit nous conduire à la prudence et un examen des
enjeux que ces querelles à répétitions. Ces enjeux sont des enjeux littéraires et aussi bien philosophiques
qui en définitive on peut les ramener à trois, en disant que les Querelles sont interprétables sur ces trois
plans :
• Historicité : faut-il admettre le principe d’un progrès à l’œuvre dans l’Histoire, et si oui, dans quels
domaines des productions humaines ? Technique seulement ?
• Universalité : existe-t-il des « règles » ou normes rationnelles, et donc transhistoriques et
universelles du Beau ?
• Autorité : sur quel fondement légitimer le jugement de valeur sur une œuvre ?

Ces querelles ouvrent un éventail de questions concrètes qui sont les principes mêmes de notre
discipline. Est-ce que l’on doit se poser sur le modèle des œuvres antiques ? qu’est-ce qui assure la
périodicité des œuvres ? Est-ce qu’ils existent des chefs d’œuvre intemporels ? Quel statut doivent avoir
les règles, sont-elles universelles ou non ?

Trois temps de la Querelle

[On passe sous silence une première Querelle en 1670-1675 : sur la langue et le merveilleux (Desmarets
de Saint-Sorlin)]

Les trois temps qui vont nous intéresser :

I. L’année 1674 : Boileau vs. Racine


II. 1687-1694 : première Querelle (Boileau et Perrault). En amont : l’année 1674.
III. 1711-1715 : deuxième Querelle, dite « d’Homère » (Anne Dacier, Houdar de la Motte)

I. L’année 1674 : Boileau vs Racine

Premières escarmouches (1674)

C’est dans cette année qu’apparaissent les premières escarmouches avec Boileau (infatigable chef de
file des Anciens). En 1674, il fait paraître un gros volume validé par le roi, comprenant les Épîtres, l’Art
poétique, et sa traduction du Traité du Sublime [Peri hupsous] attribué alors au rhéteur grec Longin (Ve
s.) et depuis à un auteur anonyme très antérieur (Ier s. : Pseudo-Longin).

Avec ce volume, l’idée maitresse de Boileau est que le règne du roi ne peut pas être gérée seulement
par les contemporains qui sont toujours trop prompts à la flatterie et dont le jugement va se périmer
dans les siècles qui suivent. Le soucis de la gloire du roi exige selon Boileau qu’on sahe replacer sa très
haute figure royale dans des comparaisons prestigieuses avec des grandes figures. Si la gloire du roi
doit durer au-delà de son règne, elle doit chercher à s’enraciner dans les siècles passés (comparé à
d’autres grands souverains de l’Antiquité grecque et latine). Les poètes du présent ne suffiront pas à
assurer la gloire du roi pendant des siècles et des siècles si elle n’est pas prise dans des parallèles avec
l’Antiquité.

Ce que Boileau invente avec ce volume c’est une façon de construire un rapport entre le présent et le
futur, entre le 17e siècle de Louis XIV et les grandes périodes de l’Antiquité grecque et latines.

50
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Art poétique, chant II : la déchéance de l’élégie moderne

Cette poétique est en réalité une œuvre de combat contre les petits genres mondains que les
modernes pratiquent en les disant vierges de toute influence antique. Ce sont des petits poètes qui
affaiblissent les grandes œuvres de l’Antiquité. La bête noire de Boileau c’est le Trissotin des Femmes
Savantes qui cultive les petits genres littéraires en méprisant les grandes œuvres de l’Antiquité.

Dans son Art poétique, chant II, il prend le public comme témoin sur une conversation sur la valeur des
genres et des modèles antiques. On définit l’élégie comme essence telle qu’elle est représentée dans
l’Antiquité et on essaye de comprendre ce que les modernes on en fait et ce qu’elle doit revenir :

La plaintive Élégie en longs habits de deuil, Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil. Elle peint
des amants la joie et la tristesse, Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse. Mais, pour bien
exprimer ces caprices heureux, C’est peu d’être poète, il faut être amoureux. Je hais ces vains
auteurs, dont la muse forcée M’entretient de ses feux, toujours froide et glacée ; Qui s’affligent
par art, et, fous de sens rassis, S’érigent pour rimer en amoureux transis. Leurs transports les plus
doux ne sont que phrases vaines. Ils ne savent jamais que se charger de chaînes, Que bénir leur
martyre, adorer leur prison, Et faire quereller les sens et la raison. Ce n’était pas jadis sur ce ton
ridicule Qu’Amour dictait les vers que soupirait TIBULLE, Ou que, du tendre OVIDE animant les
doux sons, Il donnait de son art les charmantes leçons. Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie.

Il dénonce les pratiques contemporaines qui affaiblissent la force du genre. Les modernes, selon
Boileau, ne savent que flatter la nouveauté de leur époque, du régime, flatter les goûts faciles du public
et trahissent l’autonomie dont la littérature a besoin et qu’elle ne pet tenir que de la conscience qu’elle
doit garder, qu’elle a une histoire propre. C’est cette autonomie qui peut servir la gloire du roi. Ce
discours paradoxal fait appel à l’intelligence que le roi peut avoir de sa postérité, de la pérennité de
son règne.

Le sublime [Peri hupsous] ou le « merveilleux dans le discours », selon Boileau (1674)

Dans ce même recueil de 1674, on retrouve la traduction d’un traité attribué au départ à Longin (on
sait aujourd’hui que ce n’était pas lui). La traduction de Boileau vient faire éclater une manière de
convergence entre son art poétique (conçu comme un manifeste en faveurs des anciens) et cet essai
de critique littéraire attribué à un ancien (Longin) dont l’objet et la définition de la réussite absolue,
supérieure et durable.

La réussite est ce qui met une œuvre au-dessus de toutes les autres. Cette qualité, le grec la nomme
Peri hupsous, que Boileau a traduit par le sublime. Il s’agit d’une évidence de la beauté et de la vérité
du texte qui s’impose et subjugue au même temps. Longin appelle sublime, l’extraordinaire, le
merveilleux dans le discours. Le sublime de Longin ne se retrouve que dans un seul style de parole :

« Il faut donc savoir que par Sublime, Longin n'entend pas ce que les Orateurs appellent le style sublime :
mais cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu'un ouvrage enlève,
ravit, transporte. Le style sublime veut toujours de grands mots ; mais le Sublime se peut trouver dans
une seule pensée, dans une seule figure, dans un seul tour de paroles. Une chose peut être dans le style
sublime, et n'être pourtant pas Sublime, c'est-à-dire n'avoir rien d'extraordinaire ni de surprenant. Par
exemple, Le Souverain Arbitre de la nature d'une seule parole forma la lumière. Voilà qui est dans le style
sublime : cela n'est pas néanmoins Sublime ; parce qu'il n'y a rien là de fort merveilleux, et qu'on ne pût
aisément trouver. Mais, Dieu dit : Que la lumière se fasse ; et la lumière se fit. Ce tour extraordinaire
d'expression qui marque si bien l'obéissance de la Créature aux ordres du Créateur, est véritablement
sublime, et a quelque chose de divin. Il faut donc entendre par Sublime dans Longin, l'Extraordinaire, le
Surprenant, et comme je l'ai traduit, le Merveilleux dans le discours. »

51
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

C’est une citation extraordinaire puisque c’est la première fois qu’un texte profane parle d’un texte
biblique comme exemple de style, de bon style. Le sublime n’est pas le style élevé de la rhétorique
mais il constitue un au-delà de la rhétorique et des règles.

La mimésis selon Longin

Tout au long du traité Longin montre comment cette beauté supérieure peut être obtenue, comment
elle peut être ratée. Il ne cesse de montrer que cette beauté tient dans un art de limites : on touche
au sublime par accident en prenant le risque de la transgression. Longin montre que pour produire le
sublime, il n’y a pas de règles. La meilleure façon pour en trouver c’est de prendre des risques et la
meilleure façon d’inventer ces risques c’est l’émulation (ce que l’Ancien nomme mimésis, c’est-à-dire
l’imitation avec des œuvres du passé). La compétition intérieure d’un créateur avec des grandes chefs
d’œuvres du passé peut permettre de produire par moments (jamais continuellement) du sublime
(c’est quelque chose qui se communique, ce n’est pas quelque chose qui s’enseigne). L’imitation ne
permet pas de trouver du sublime. Il faut entrer en compétition avec les Anciens. Il prend pour exemple
Platon (qui a été poète avant d’être philosophe):

« Platon montre qu’il y a encore une autre voie pour parvenir au sublime. Quelle est-elle, quelle en
est la nature? C’est l’imitation (mimèsis), l’émulation des grands génies du passé, tant en prose
qu’en vers [...] Non, l’imitation n’est pas un larcin ; c’est comme une empreinte qu’on tire d’un beau
caractère, d’une belle œuvre plastique, d’un bel ouvrage manuel » (XIII, 2 et 4)

On voit tout l’intérêt du texte dans le contexte de la querelle. Il faut quand même comprendre ce
paradoxe de Longin. La thèse de Longin met à bas un idéal de mesure, d’harmonie, de bon gout, de
bienséance (tous ces critères que les théoriciens du XVIIe siècle identifient à la beauté). À ces critères,
la thèse de Longin tend à substituer une poétique de l’enthousiasme, de la transgression qui légitime
finalement les incorrections.

C’est donc ainsi qu’on peut lire la fin de la scène 4 de l’acte III du Cid, Corneille s’aventure au-delà des
bienséances, avec ce tête à tête entre Chimène et Rodrigue. Il tente un coup et arrive à une beauté
inédite : le sublime. Il prend des risques en ne se raccommodant pas à la bienséance. Cette notion de
sublime rencontre un succès extraordinaire à partir de 1674.

« Chambre du sublime » : une élite littéraire

Mme de Thianges offre à son neveu, un très grand jouet : une chambre :

Janv. 1675 : Mme de Thianges (sœur de Mme de Montespan) donna en étrennes à son neveu le duc
du Maine (aîné des bâtards de Louis XIV et Mme de Montespan), une chambre toute dorée, grande
comme une table, abritant des figures de cire. Au-dessus de la porte, en grosses lettres : Chambre
du Sublime. Au dedans, un lit et un balustre, avec un grand fauteuil, dans lequel était assis le duc
du Maine, représenté en Apollon. Auprès de lui : M. de La Rochefoucauld, auquel il donnait des vers
pour les examiner. À côté du fauteuil on voyait aussi Marcillac, fils de La Rochefoucauld, et Bossuet
(précepteur du Dauphin). À l’autre bout de l’alcôve, Mme de Thianges et Mme de Lafayette lisaient
des vers ensemble. Un peu en retrait : Mme Scarron, gouvernante des bâtards royaux (future Mme
de Maintenon). De l’autre côté du balustre, Boileau, armé d’une fourche, empêchait sept ou huit
méchants poètes d’approcher (dont sans nul doute Perrault et Quinault!). Près de Boileau : Racine
et, un peu plus loin, La Fontaine, auquel il faisait signe d’avancer.

Voilà une description de la chambre du sublime qui montre à quel point à cette époque la bonne
société se passionne pour cette question et adoube, en quelques sortes, Boileau, mais aussi ses amis :
Racine, La Fontaine, La Rochefoucauld, Mme de La Fayette… Il y a une partie du sublime, ce sont les
partisans des anciens.
52
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

1674 encore : La querelle l’Alceste

En 1674 encore, se produit un autre événement, une autre querelle. C’est la querelle d’Alceste. Depuis
1673, les partisans des Modernes ont leurs genre : c’est la tragédie lyrique (l’opéra). C’est un spectacle
nouveau qui fascine le public et surtout le roi et sa cour. Le roi donne carte blanche à Lully pour
promouvoir ce nouveau genre. Il y’a une compétition entre la tragédie lyrique, celle d’Alceste et la
tragédie régulière de Racine au même temps qu’un rapport à l’Antiquité car ce sont deux spectacles
issus de pièces d’Euripide.

Perrault va se mêler à ces escarmouches. Il contrôle tout ce qui touche à la gloire du roi. Il est chargé
en quelque sortes de la politique artistique du roi. Il fait directement une critique sur la Querelle
d’Alceste. Il prend la défense de Quinault (auquel on reprochait d’avoir trahi le tragique de la pièce
d’Euripide). Il plaide pour une adaptation des sujets des Anciens aux goûts du nouveau public
contemporain et de ses nouvelles attentes.

C’est Racine et non Boileau qui se chargera de donner la réplique et elle sera sanglante, c’est la préface
d’Iphigénie (1675). Où, Racine, sans même se donner la peine de citer le nom de son adversaire, va
opposer la rigueur de sa propre lecture d’Euripide qui lui a servi de modèle défendre. Il va défendre sa
propre tragédie imitée d’Euripide. On peut en voir un extrait ci-dessous :

« J'avoue que je lui dois [à Euripide] un bon nombre des endroits qui ont été le plus approuvés
dans ma tragédie. Et je l'avoue d'autant plus volontiers, que ces approbations m'ont confirmé
dans l'estime et dans la vénération que j'ai toujours eues pour les ouvrages qui nous restent de
l'Antiquité. J'ai reconnu avec plaisir, par l'effet qu'a produit sur notre théâtre tout ce que j'ai
imité ou d'Homère ou d'Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les
siècles. Le goût de Paris s'est trouvé conforme à celui d'Athènes. Mes spectateurs ont été
émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et
qui ont fait dire [par Aristote] qu'entre les poètes, Euripide était extrêmement tragique, c'est-
à-dire qu'il avait merveilleusement excité la compassion et la terreur, qui sont les véritables
effets de la tragédie. »

L’essentiel est de proclamer l’universalité du goût au même temps que le caractère transhistorique de
la beauté tragique.

53
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

I. 1687-1694 : première Querelle (Boileau et Perrault).

Le moment de la grande contre-offensive des modernes.

La « cabale sublime »

1677: Boileau et Racine sont nommés « historiographes du roi » (mettent un terme à leur carrière
littéraire).

1684: Boileau élu à l’Académie

Les Anciens semblent donc avoir gagné aux yeux du roi. D’ailleurs, l’éducation du Grand Dauphin
confié à un partisan résolu des Anciens : l’érudit P.-D. Huet

Perrault, « Le Siècle de Louis-le-Grand », 1687

Louis XIV a donc tranché. Perrault est marginalisé et est écarté de la Petite Académie. En étant
marginalisé, Perrault prend donc la décision de ne pas se laisser faire. Il dit dans Le siècle de Louis-le-
Grand :

« La belle Antiquité fut toujours vénérable ;


Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable.
Je vois les anciens, sans plier les genoux ;
Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ;
Et l’on peut comparer, sans craindre d’être injuste,
Le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste. […] »

• Le Parallèle des Anciens et des Modernes : 4 tomes, 1688-1697 (comparaison domaine par domaine)
• Les Contes en prose, 1695-1697

Il prononce la supériorité de Louis XIV sur tous les anciens siècles. Il ne faut plus se référer au siècle
d’Auguste. Le siècle de Louis est mieux que celui d’Auguste. Il n’y a rien avant lui. Il publie aussi Le
Parallèle des Anciens et des Modernes (1688-1697) en 4 tomes. C’est une comparaison domaine par
domaine. Les gens ont cru que c’était ironique cette comparaison. La thèse prend la forme d’une
conversation galante entre trois personnages. Il publie aussi les Contes en prose (1695-1697). C’est une
machine de guerre qui a pour objectif de séduire le public mondain. A partir de là la Querelle
s’envenime. Le roi doit imposer le retour à la paix entre Perrault et Boileau.

Nicolas Boileau [Despréaux], "Discours au Roi", en tête des Satires (1664), accessible sur Wikisource.

Boileau, Art poétique (1674) : texte intégral sur Wikisource ; lire par exemple (et au moins) le chant
II in extenso.

Boileau, trad. de : (Ps.)Longin, Traité du Sublime, ou du merveilleux dans le discours (1674) : texte
intégral de Longin accessible en ligne sur remacle.org.

la Préface de Boileau (dès 1674) et des extraits de ses "Réflexions sur le sublime" postérieures (1694
et posth.) SUR MOODLE

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Racine, Iphigénie (1674), réécriture de l'Iphigénie en Aulide d'Euripide : lire en ligne la Préface(pour
l'éd. de la pièce en 1675), réponse polémique à La Critique de l'Opéra [de Quinault] ou examen de la
tragédie d'Alceste [d'Euripide] publiée par Perrault (1674), dont Racine ne veut pas même prononcer
le nom.

II. 1711-1715 : deuxième Querelle, dite « d’Homère » (Anne Dacier, Houdar de la


Motte)

La troisième querelle se passe en 1714. C’est la première fois où une femme apparaît dans une querelle.
Il s’agit d’Anne Dacier, fille du philologue Tanneguy Lefèvre, épouse André Dacier, secrétaire perpétuel
de l’Académie française, traducteur lui-même, collaboratrice de P.-D. Huet dans l’entreprise éditoriale
des « classiques » ad usum delphini. Elle a une ambition de traduction qui veut faire éclater la dimension
universelle des œuvres. Elle dit :
« […] j’ai toujours eu l’ambition de pouvoir donner à notre siècle une traduction d’Homère
qui, en conservant les principaux traits de ce grand poète, pût faire revenir la plupart des gens
du monde du préjugé désavantageux que leur ont donné des copies difformes que l’on en a
faites. »

La réaction des Modernes ne s’est pas faite attendre. Houdar de la Motte a répondu à cela en faisant une
traduction de l’Illiade en version abrégée en vers français. Il s’agit de :
= démontrer que le texte original est insupportable à un lecteur contemporain, faute de clarté,
de bon goût, de décence.
= élaguer et réécrire ; transposer en alexandrins
= construire à partir de fragments du poème homérique un texte émouvant et attachant selon
les critères contemporains.

Madame Dacier publie ensuite Des Causes de la corruption du goût en 1715.

Comment cette querelle va pouvoir s’éteindre ? Avec la publication de réflexions critiques sur la poésie
et la peinture de l’Abbé du Bos. Il appelle à un jugement spécifique propre aux œuvres d’art. C’est un
jugement de goût. C’est un basculement complet. Les œuvres sont proposées à une appréciation sensible
et à un jugement de goût et non plus de jugement esthétique.

Charles Perrault, Le Siècle de Louis-le-Grand (1687), accessible sur wikisource.

Antoine Houdar de La Motte, L'Iliade, poème, avec un Discours sur Homère, éd. F. Assaf,
Toulouse, Société de Littérature Classique (diff. Champion), 2006. Accès en ligne à l'édition originale :
lire prioritairement le "Discours sur Homère".

La Fontaine, Épître à Mgr l’Évêque de Soissons, 1687 (P.-D. Huet, homme d’une très grande érudition,
était avec Boileau l’un des chefs de fil des Anciens au sein de l’Académie ; pressé de prendre parti dans
la Querelle, La Fontaine affiche sa fidélité aux Anciens (le traducteur et le continuateur d’Ésope ne
saurait faire autrement), mais en saisissant aussi cette occasion pour manifester son indépendance, et en
évitant donc de s’aliéner le parti Moderne). SUR MOODLE

L. Marin, "Le sublime dans les années 1670 : un je ne sais quoi ?", Biblio 17, 1986, n° 25, Actes de
Baton Rouge, p. 185-201; repris dans Sublime Poussin, Seuil, 1995, pp. 209-222. SUR MOODLE

Extrait de M. Escola, Les Contes de Perrault, Gallimard, coll. "Foliothèque", 2005 (Dossier, ¶ 5, p. 179-
187). SUR MOODLE

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 9 – 1754 – Les Lumières (I). Empirisme et sensibilité :


Condillac, Avis au lecteur du Traité des sensations (1754) :
"J’avertis donc qu’il eſt très-important de ſe mettre exactement à la place de la Statue que nous allons
obſerver. Il faut commencer d’exiſter avec elle, n’avoir qu’un ſeul ſens, quand elle n’en a qu’un ;
n’acquérir que les idées qu’elle acquiert, ne contracter que les habitudes qu’elle contracte : en un mot,
il faut n’être que ce qu’elle eſt. Elle ne jugera des choſes comme nous, que quand elle aura tous nos ſens
& toute notre expérience ; & nous ne jugerons comme elle, que quand nous nous ſuppoſerons privés de
tout ce qui lui manque. Je crois que les Lecteurs, qui ſe mettront exactement à ſa place, n’auront pas de
peine à entendre cet Ouvrage ; les autres m’oppoſeront des difficultés ſans nombre."

C’est la première des séances consacrées au XVIIIe siècle avec les Lumières. On a le cours par Nathalie
Kremer, professeure à la Sorbonne Paris.

On associe le XVIIIe siècle, qu’on appelle d’ailleurs le siècle des Lumières, à la raison. C’est le siècle
de la raison avec Montesquieu, Voltaire, etc. Ce mouvement philosophique, qui place la raison critique
au centre de son discours, il est inséparable d’une veine sentimentale (qui donne une place légitime au
sentiment et à la pensée du corps). Raison et sensibilité ne sont pas du tout exclusive ni opposées, il faut
les penser ensemble. Elles se complètent, se suppléent.

« La raison et le sentiment se conseillent et se suppléent tour à tour. »


(Vauvenargues, Réflexions et maximes, 1746)

« Le vrai philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, et qui joint à un
esprit de réflexion et de justesse, les mœurs et les qualités sociables. »
(Du Marais, art. « Philosophie, 1765)

Dans cette définition qu’au cœur de la conduite du philosophe se trouve la raison, mais qu’elle est formée
par deux éléments l’esprit de justesse et réflexion mais aussi par les mœurs et qualités sociables.

La Raison du philosophe (« l’esprit de réflexion et de justesse »)

Kant a défini ce que sont les Lumières :


« Les Lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à lui-même. La
minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par
autrui. Il doit s’imputer à lui-même cette minorité quand elle n’a pas pour cause le manque
d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaire pour user de son esprit
sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre
intelligence! Voilà donc la devise des Lumières. »

C’est le résumé que donne Kant de ce siècle des Lumières. Il interprète bien l’importance pour tous les
hommes de réfléchir par eux-mêmes en employant leur propre esprit sur tout ce qu’ils rencontrent dans
leur vie humaine. Il ne faut pas se laisser guider aveuglement ou par paresse, par manque de courage,
par des idées qui nous sont imposées, soit de l’Église, soit des lois de l’Etat (qui sont injustes), soit par
des idées superstitieuses qui poussent à l’intolérance (opinion commune, doxa). Ces idées des Lumières
restent présentes aujourd’hui.

Par rapport à cette philosophie des Lumières, elle ne tombe pas du ciel. Elle existait déjà avant le XVIIIe
siècle avec Montaigne (XVIIe siècle) et d’autres philosophes. Ils apparaissent pourtant isolés de leur
siècle, alors qu’au XVIIIe siècle, il y’a un renforcement, un mouvement philosophique voir se dégager
au cours du XVIIIe siècle.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

C’est LES philosophes qui emploient le terme DES lumières pour combattre LES ténèbres : les pensées
non-critiques. Ce sont des pluriels car ils veulent prouvent une vérité plurielle. Il y’a un renforcement
de cet esprit critique qui va impliquer tous les domaines de la raison : politique, économie, histoire, etc.

Le pluriel est très important parce qu’on combat la vérité en ne mettant pas la place à une vérité
singulière. La vérité des lumières c’est une vérité plurielle, qui se cherche encore.

Cette incitation à répandre l’esprit critique est faite sous deux formes différentes :
• Réflexion théorique :
o Montesquieu, De l’Esprit des lois (1748)
o Rousseau, Le Contrat social (1762)
o Diderot, l’Encyclopédie
• Réflexion littéraire (la fiction est un moyen puissant de répandre parmi le peuple la pensée
critique)
o Montesquieu, Les Lettres persanes (1721)
o Voltaire, Candide (1759)
o Diderot, La Religieuse (1780)

La Sensibilité (« les mœurs et les qualités sociables »)

C’est l’autre versant de ce philosophe exemplaire qui cultive ses passions en parallèle de la raison.
Diderot montre bien que les passions sont essentielles à l’éducation de l’homme et du philosophe :

« On croirait faire injure à la raison, si l’on disait un mot en faveur de ses rivales. Cependant, il n’y a
que les passions, et les grandes passions, qui puissent élever l’âme aux grandes choses. Sans elles,
plus de sublime, soit dans les mœurs, soit dans les ouvrages. »
(Diderot, Pensées philosophiques, 1746)

Les passions sont essentielles pour produire des ouvrages de qualité et même dans nos mœurs, dans
notre comportement social. Nous ne sommes pas que des hommes de raison.

Raison et sensibilité des Lumières

1. Sur le plan philosophique : empirisme et sensualisme


Rousseau dit dans Emile ou de l’éducation, 1762 : « Exister, c’est sentir. » Ces trois mots résument
l’empirisme de Locke. Cet empirisme se trouve d’abord dans un essai de John Locke en 1690 avec son
Essay concerning human understanding. Locke a un succès phénoménal car il prend le contre-pied exact
de la philosophie de Descartes, Locke commet tout un développement dans le milieu des philosophes
français au XVIIIe siècle. On voit donc l’empirisme se développer contre le cartésianisme. Là où
Descartes posait que nos connaissances proviennent essentiellement d’idées innées (en nous) et qu’il
suffit de réactiver, Locke va refuser ces spéculations pour placer la connaissance non pas dans la tête,
mais les idées, les connaissances que nous avons en nous se développent au fur et à mesure que les
perceptions extérieures viennent en nous (les sens), nous donnent des sensations et nous permettent
d’exister.

Cartésianisme : les connaissances nous viennent d’idées innées


Empirisme : toutes nos connaissances viennent des sens < Nihil est in intellectu quod non fuerit in
sensu (Locke)

Selon Locke, toutes les idées viennent par sensation ou par réflexion :
« Supposons donc qu’au commencement l’âme est ce qu’on appelle une table rase, vide de tous
caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? […] À cela je

57
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

réponds en un mot, de l’expérience : c’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là


qu’elles tirent leur première origine. […] »
Selon lui, les objets de la sensation, première source de nos idées :

« Et premièrement nos sens étant frappés par certains objets extérieurs, font entrer dans notre âme
plusieurs perceptions distinctes des choses, selon les diverses manières dont ces objets agissent sur nos
sens. C’est ainsi que nous acquérons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid,
du dur, du mou, du doux, de l’amer, et de tout ce que nous appelons qualités sensibles. Nos sens, dis-
je, font entrer toutes ces idées dans notre âme […]. Et comme cette grande source de la plupart des
idées que nous avons, dépend aisément de nos sens, et se communique par leur moyen à
l’entendement, je l’appelle sensation. »

Il y’a des opérations de l’âme qui sont fondées par des aspects extérieurs, par nos sens. Il y’a d’abord
la sensation, puis la réflexion.

Dans l’Encyclopédie, on retrouve la définition suivante : « « Les sensations sont des impressions qui
s’excitent en nous à l’occasion des objets extérieurs. » Suite à cela, qui produisent en nous donc des
idées. Ça résume bien l’empirisme de Locke. L’empirisme est une pensée qui va s’implanter partout,
même hors philosophie, au XVIIIE siècle.

En ce qui concerne la méthode, là où Descartes avait une méthode déductive, l’empirisme prend le
contre-pied et dit que la réflexion et la connaissance sont fondées sur l’expérimentation, il utilise donc
une méthode inductive.

« L’observation recueille les faits ; la réflexion les combine ; l’expérience vérifie les résultats de la
combinaison ». (Diderot, pensées sur l’interprétation de la nature)

En France, avant Diderot, le premier grand représentant de Locke est Condillac avec les écrits suivants :
• 1746 : Essai sur l’origine des connaissances humaines
• 1749 : Traité des systèmes
• 1754 : Traité des sensations

On passe d’un empirisme à un sensualisme. Chez Locke, ce sont des sensations extérieures qui
produisent ensuite la réflexion. C’est une relation de cause à effet (entre la sensation et l’idée). Chez
Condillac, on a une relation de sensation d’identité, ou de congruence. La sensation c’est l’idée. Il y a
une identité entre sentir et penser (c’est la même chose) :

« Penser […] c’est toujours sentir, et ce n’est rien que sentir » ; « penser c’est avoir des perceptions ou
des idées ; […] nos perceptions ou nos idées sont des choses que nous sentons, […] par conséquent
penser c’est sentir. »

Condillac, dans son Traité des sensations, dit qu’il veut activer les sens de la statue. Il essaie d’observer
(imaginairement, mentalement) ce qui se passe dans l’esprit de la statue. C’est une expérience de pensée
philosophique qui se base sur une fiction expérimentale :

« nous imaginâmes une statue organisée intérieurement comme nous, et animée d’un esprit privé de
toute espèce d’idées. Nous supposâmes encore que l’extérieur tout de marbre ne lui permettait l’usage
d’aucun de ses sens, et nous nous réservâmes la liberté de les ouvrir à notre choix, aux différentes
impressions dont ils sont susceptibles. »

La statue qu’on anime petit à petit c’est une fiction bien sûr, mais elle a une valeur d’expérience de
pensée et de preuve philosophique par la pensée.

58
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Condillac demande à ses lecteurs de se mettre à la place de la statue. Le lecteur doit à la fois observer
(extérieur) et à la fois sentir cette expérience de l’intérieur. Il pose une thèse du sensualisme :

« Toute sensation est une perception qui ne saurait se trouver ailleurs que dans un esprit, c’est-à-dire
dans une substance qui se sent elle-même, et qui ne peut agir ou pâtir sans s’en apercevoir
immédiatement. »

Au siècle des Lumières, la plupart des philosophes sont dits athées et donc matérialistes. En gras, on a
une définition matérialiste de l’esprit qui engendre une question religieuse sérieuse. Les philosophes
matérialistes sont des philosophes athées qui ne croient pas en Dieu, ni à la résurrection de l’âme. Ils
réduisent aussi tout à la matière (conçue comme forme d’énergie / mouvement perpétuel). L’esprit de
l’homme est identifié à des atomes, de la matière et donc est ramené au cerveau et pas à l’âme.

A ce sujet, Helvétius dit :

« J’ai prouvé que l’âme n’est en nous que la faculté de sentir ; que l’esprit en est l’effet, que dans
l’homme tout est sensation, que la sensibilité physique est par conséquent le principe de ses besoins,
de ses passions, de sa sociabilité, de ses idées, de ses jugements, de ses volontés, de ses actions, et
qu’enfin, si tout est explicable par la sensibilité, il est inutile d’admettre en nous d’autres facultés. »

Tout est explicable par la sensibilité. L’âme est une matière sensible qui meurt après la mort de l’homme,
il n’y a donc pas de vie après la mort. Vaugenargues affirme :

« Nos passions ne sont pas distinctes de nous-mêmes ; il y en a qui sont tout le fondement et toute la
substance de notre âme. »

C’est une façon de dire que tous ce que nous sentons et tous ce que nous sommes et nous savons. Cela
ramène au côté matérialiste de l’homme et de son esprit.

2. Sur le plan moral : la morale naturelle

On voit apparaître une morale naturelle au XVIIIe siècle qui montre cette imbrication de la raison et du
sentiment. Cette morale implique une morale pas fondée sur des principes religieux, mais sur des
principes anthropologiques.

La morale des Lumières a une triple ambition :


• Universelle (principes valables pour tous les hommes indépendamment des cultures
/époques)
• Naturelle (du plus profond de l’homme, sans normes données à priori)
• Humaine (laïque)

Du point de vue de la morale naturelle, on retrouve Rousseau. Il affirme que l’homme est naturellement
bon. Cela implique que l’homme à l’état naturel est un homme bon. Tous ses vices naissent à partir du
moment où l’homme vit en société. C’est le contact social qui le rend moralement néfaste et mauvais.

La morale naturelle de Rousseau :


• Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755)
• Illustrations littéraires : Julie ou la nouvelle Héloïse (1761)

Mme Beccary, La Paysanne pervertie ou les dangers de la ville (1785)


Helvétius et d’autres philosophes comme Diderot s’opposent à cela et disent qu’au contraire c’est au
contact avec les autres que s’exerce la vertu :

59
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

« Je ne méprise pas les plaisirs des sens. J’ai un cœur et des yeux ; j’aime à voir une jolie femme. Mais,
je ne vous dissimulerai pas, il m’est infiniment plus doux encore d’avoir secouru le malheureux,
d’avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture agréable, une
promenade avec un homme. »

Rousseau et les autres philosophes se rejoignent par contre sur un point :


« La morale naturelle est guidée par l’instinct de l’homme « indépendamment de toute réflexion ». (Jean-
Jacques Burlamaqui),

La morale est instinctive, innée.


« En suivant toujours ma méthode, je ne tire point ces règles des principes d’une haute philosophie,
mais je les trouve au fond de mon cœur écrites par la nature en caractères ineffaçables. »
(Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, 1762)

3. Sur le plan esthétique : impression et émotion

Se développe une esthétique de l’émotion qui va prendre ses distances avec la théorie du classicisme. Il
y’a une pensée très normative et codifiée de la littérature ; pensée avec laquelle on va prendre ses
distances au XVIIIe siècle.

« Les seules lumières de la raison naturelle sont capables de conduire les hommes à la perfection de la
science et de la sagesse humaine, aussi bien qu’à la perfection des arts. » (abbé Meslier, 1762)

On retrouve ces idées dans :


• Dominique Bouhours, Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit (1687) : il y’aura
toujours quelque chose qui échappe aux normes. C’est un principe basé sur le « je ne sais quoi ».

• Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719) : Il pose dans ses
réflexions qu’il ne faut pas juger un ouvrage par la raison, mais par le sentiment. Le public juge un
ouvrage par la voix du sentiment :
« le public juge d’un ouvrage par la voie du sentiment et suivant l’impression que le poème ou le
tableau font sur lui. Puisque le premier but de la poésie et de la peinture est de nous toucher, les poèmes
et les tableaux ne sont de bons ouvrages qu’à proportion qu’ils nous émeuvent et qu’ils nous
attachent. »

« L’ouvrage plaît-il, ou ne plaît-il pas? L’ouvrage est-il bon ou mauvais en général? C’est la même chose.
Le raisonnement ne doit donc intervenir dans le jugement que nous portons sur un poème ou sur un
tableau en général, que pour rendre raison de la décision du sentiment et pour expliquer quelles fautes
l’empêchent de plaire, et quels sont les agréments qui le rendent capables d’attacher. »

« Le cœur s’agite de lui-même, et par un mouvement qui précède toute délibération, quand l’objet
qu’on lui présente est réellement un objet touchant. »
Donc on a cette idée du sixième sens. Le cœur s’agite toujours de lui-même instinctivement quand on
est devant une belle œuvre. Évidemment, le public qui juge est un public lettré, etc. Il y’a quand même
une éducation du goût faite en amont. La raison peut être appelée, mais après le jugement.

• Diderot, Salons (1759-1781) et Essais sur la peinture (1765)

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

4. Sur le plan littéraire : la sensibilité romanesque

Quelques titres :
• Marivaux, La Vie de Marianne (1731-’41); Le Paysan parvenu (1735-’36)
• Mme de Tencin, Mémoires du comte de Comminges (1735); Les Malheurs de l’amour (1747)
• Mme de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne (1747)
• Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse (1761)
• Mme Riccoboni, Lettres de Mrs Fanni Butlerd (1757); Lettres de Milady Juliette Catesby (1759)

Samuel Richardson:
Pamela or virtue rewarded (1740-’41)
Clarissa Harlowe (1748-’49)
Sir Charles Grandisson (1753-’54)

« C’est Richardson, c’est Fielding qui nous ont appris que l’étude profonde du cœur de l’homme,
véritable dédale de la nature, peut seule inspirer le romancier, dont l’ouvrage doit nous faire voir
l’homme. »
(Marquis de Sade, Idées sur le roman, 1800)

C’est Richardson qui est l’instigateur de cette veine sensible et que nous allons retrouver plus tard dans
le semestre.

Condillac, Extrait raisonné du Traité des sensations (rééd. Fayard, 1984, p. 285) :

"Le principal objet de cet ouvrage est de faire voir comment toutes nos connaissances et toutes nos
facultés viennent des sens, ou, pour parler plus exactement, des sensations : car dans le vrai, les sens ne
sont que cause occasionnelle. Ils ne sentent pas, c'est l'ame seule qui sent à l'occasion des organes ; et
c'est des sensations qui la modifient, qu'elle tire toutes ses connaissances et toutes ses facultés. Cette
recherche peut infiniment contribuer aux progrès de l'art de raisonner ; elle le peut seule développer
jusques dans ses premiers principes. En effet, nous ne découvrirons pas une manière sûre de conduire
constamment nos pensées, si nous ne savons pas comment elles se sont formées. Qu'attend-on de ces
philosophes qui ont continuellement recours à un instinct qu'il ne sauroit définir ? Se flattera-t-on de
tarir la source de nos erreurs, tant que notre ame agira aussi mystérieusement ? Il faut donc nous observer
dès les premières sensations que nous éprouvons ; il faut démêler la raison de nos premières opérations,
remonter à l'origine de nos idées, en développer la génération, les suivre jusqu'aux limites que la nature
nous a prescrites : en un mot, il faut, comme le dit Bacon, renouveler tout l'entendement humain."

Accès au texte intégral du Traité des sensations de Condillac (1754) sur Wikisource ; lire le "Dessein
de cet ouvrage", jusqu'à "des talents de toute espèce", ainsi que les chapitres I et II, au moins jusqu'au
§. 10, "la mémoire devient en elle une habitude".

Un efficace résumé de l'ensemble des quatre parties a été rédigé par Condillac lui-même sous le titre
de "Extrait raisonné", SUR MOODLE

61
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 10 – 1751 – Les Lumières (II). Savoirs et préjugés : naissance de


l’Encyclopédie :
L’Encyclopédie des Lumières – De la raison à l’imagination

Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens
de lettres (1751-1772, en 28 volumes) -> titre
http://encyclopedie.uchicago.edu -> mis en ligne
• Projet ambitieux : englober tous les sujets de savoir
• But : être une vraie biblio du savoir à part entière et complète -> exhaustif.
• Outil des lumières

« Changer la façon commune de penser » (Diderot et d’Alembert, Discours préliminaire)


• But : pas seulement de compiler un savoir, mais aussi constituer le savoir ; changer la façon de
penser.

Chardin, Le Singe antiquaire (1740) Paris, Musée du Louvre -> optique


provocatrice de l'encyclopédie. Représente la manie des collectionneurs
d'objets antiques sous la figure d'un singe.

Tableau accompagné d'un quatrain :


Dans le dédale obscur des monuments antiques
Homme docte, à grands frais pourquoi t’embarrasser ?
Notre siècle, à des yeux vraiment philosophiques,
Offre assez de quoi s’exercer.
- (Chardin, Le Singe
antiquaire)

• Relance un des aspects de la querelle des anciens et modernes. L'antiquaire s'oppose au


philosophe parce qu’il représente le regard tourné vers le passé. Juste le plaisir d'amasser le
savoir pour le faire. Futile. VS le philosophe qui réfléchit.
• Pas un simple dictionnaire, mais un outil critique qui a pour but de dépasser la pure
information pour adopter un regard critique.

« L’Encyclopédie ne sera donc pas un simple catalogue du monde naturel. Elle y introduit une vision,
un regard, qui repense les faits, qui les analyse et les ordonne.
[…] tout à la fois thésaurus de l’apport des siècles antérieurs et méthodologie de la connaissance ; bilan
d’un acquis toujours menacé et règle de vie qui postule comme exigence première : ‘II faut tout
examiner, tout remuer, sans exception et sans ménagement’. La maxime n’a rien perdu de sa
pertinence en un temps comme le nôtre. » (Roland Mortier, « Diderot et l’Encyclopédie », in :
Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, numéros 18-19, 1995, p.131)
• Tout passer sous la loupe de l'esprit critique.

1. Genèse du projet
2. Un dictionnaire raisonné
3. De la raison à l’imagination

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

1. Genèse du projet

• 1746 : Le Breton (voit que l'encyclopédie en Angleterre fonctionne bien, donc veut trouver un
traducteur pour faire succès en France) contacte d’Alembert et Diderot
• Pour traduire la Cyclopaedia d’Ephraïm Chambers (1728, 2 vol.)
• Élargissement du projet par Diderot : « Mais […] conçoit-on que tout ce qui concerne les
sciences et les arts puisse être renfermé en deux volumes in-folio ? » (DP)

« Le Babel des sciences » (Chateaubriand) :

• Résultat colossal
• 1746-1772 : traduction durera environ 25 ans
• 28 volumes :
o 17 vol. de texte (71.818 articles)
o 11 vol. de planches (2.885 illustrations)
• Tirage à 4225 exemplaires pour le 1er vol. en 1751 (abonnés qui payent à l'avance pr recevoir
à l'avance les volumes)

Chronologie :

• 1746 : lancement du projet


• 1750 : diffusion du Prospectus (repris comme Discours préliminaire en tête du 1er vol.)
• 1751-1766 : parution des 17 vol. de texte
• 1752-1772 : 11 vol. de planches
• 1776-1777 : Supplément par Panckoucke (5 vol.)
• 1780 : parution d’une Table (2 vol. d’index)

Par une société de gens de lettres :

« Quel homme peut être assez hardi et assez borné pour entreprendre de traiter seul de toutes les sciences
et de tous les arts ? […] Nous avons inféré de là que pour soutenir un poids aussi grand que celui que
nous avions à porter, il était nécessaire de le partager ; et sur-le-champ nous avons jeté les yeux sur un
nombre suffisant de savants et d’artistes ; d’artistes habiles et connus par leurs talents ; de savants
exercés dans les genres particuliers qu’on avait à confier à leur travail. Nous avons distribué à chacun
la partie qui lui convenait ; […] Personne ne s’est avancé sur le terrain d’autrui, et ne s’est mêlé de ce
qu’il n’a peut-être jamais appris » (Discours Préliminaire) à division entre spécialités (Sciences
humaines,)

Les « gens de lettres » : (collaborateurs)

• Le chevalier de Jaucourt : rédige un quart des articles


• Saint-Lambert : art. « Génie », « Législateur » …
• Turgot : art. « Etymologie », « Fondation » …
• Le baron d’Holbach : art. « Prêtres », « Théocratie » …
• Marmontel : articles sur la littérature (repris ultérieurement dans ses Éléments de littérature)
• Rousseau : art. « Economie politique », articles sur la musique (repris ultérieurement dans le
Dictionnaire de musique)
• Voltaire : « Français », « Histoire », « Imagination » …
• …

63
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Oppositions au projet :

• Le pouvoir spirituel : les Jésuites (perspective religieuse) à l'encyclopédie menacerait leur


propre autorité
o Dictionnaire de Trévoux
o Journal de Trévoux
• Le pouvoir officiel :
o 2 révocations du privilège de l’Encyclopédie (1752 ; 1759)
o Interdiction de la publication de l'encyclopédie à 2 moments : en 1752 et 1759 ->
privilège = autorisation de paraître sur le marché pour un livre.

Première révocation du privilège de l’Encyclopédie :

• Le 7 février 1752
• Les censeurs veulent voir le texte, et non plus le manuscrit.

Suite à la thèse de doctorat en théologie de l’abbé de Prades (collaborateur de l’Encyclopédie), un


« arrêt » du Conseil du Roi interdit la vente des 2 premiers volumes :
« Dans ces deux volumes on a affecté d’insérer plusieurs maximes tendant à détruire l’autorité royale,
à établir l’esprit d’indépendance et de révolte, et, sous des termes obscurs et équivoques, à élever les
fondements de l’erreur, de la corruption des mœurs, de l’irréligion et de l’incrédulité. »

Deuxième révocation du privilège de l’Encyclopédie :

• En 1759 (suite à la parution de De l’Esprit de Helvétius en 1758)


è Obtention d’un nouveau privilège pour un Recueil de mille planches gravées en 4 volumes.

1759 : « l’année terrible » :

« Ce que l’histoire nous a transmis des noirceurs de l’envie, du mensonge, de l’ignorance et du


fanatisme, nous l’avons éprouvé. Dans l’espace de vingt années consécutives, à peine pouvons-nous
compter quelques instants de repos. Après des journées consumées dans un travail ingrat et continu que
de nuits passées dans l’attente des maux que la méchanceté cherchait à nous attirer ! » (Avertissement
au vol. VIII, 1759)

1765 : « le grand et maudit ouvrage est fini ! »

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

2. Un dictionnaire philosophique

Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers

Encyclopédie, Dictionnaire, Raison : ("ou" conjonctif à équivalence)

« L’ouvrage que nous commençons à deux objets : comme Encyclopédie, il doit exposer autant qu’il est
possible, l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines ; comme Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers, il doit contenir sur chaque science et sur chaque art, soit libéral, soit
mécanique, des principes généraux qui en sont la base, et les détails les plus essentiels qui en font le
corps et la substance. » (DP)

• Encyclopédie : enchainement des connaissances humaines à l'ordre logique et le système du


savoir
• Dictionnaire : faire le tour de tous les savoirs à illustration

1. Dictionnaire :

« Les détails les plus essentiels qui font le corps et la substance » de chaque article

Durey de Noinville, Table alphabétique des dictionnaires (1758)

• Répertoire de tous les dictionnaires, tellement il y en a à cette époque.


• Surproduction de dictionnaires

Originalités du dictionnaire de Diderot et d’Alembert :

• La dimension encyclopédique
• L’ampleur de la matière + les planches
• Les arts mécaniques autant que les arts libéraux
• Le refus de la religion

Planche « Fabrique de tabac » (vol. 1 – 51)

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Le refus de la religion :

Quelques lectures d’articles matérialistes de l’Encyclopédie.

Le matérialisme et l’anti-religion dans l’Encyclopédie

Article « Âme » (abbé Yvon et Diderot) :


« On entend par âme un principe doué de connaissance et de sentiment. »

Article « Âme » (Diderot) :


« Mais de quelque manière que l'on conçoive ce qui pense en nous, il est constant que les fonctions en
sont dépendantes de l'organisation, & de l'état actuel de notre corps pendant que nous vivons. Cette
dépendance mutuelle du corps & de ce qui pense dans l'homme, est ce qu'on appelle l'union du corps
avec l'âme ; union que la saine philosophie & la révélation nous apprennent être uniquement l'effet de
la volonté libre du Créateur. »
- Fait 'économie d'une divinité. Ce n'est pas le postulat de Dieu qui est à la source de l'explication
de ce qui est le corps vivant.

Article « Animal » (Diderot) :


« Le vivant et l’animé, au lieu d’être un état métaphysique des êtres, est une propriété physique de la
matière. »
- Rien de divin, mais que physique. Pour Diderot : pas de différence entre l'homme et l'animal.

Article « Animal » (Diderot) :


« S’il est vrai, comme on n'en peut guere douter, que l'univers est une seule & unique machine, où tout
est lié, & où les êtres s'élevent au-dessus ou s'abaissent au-dessous les uns des autres, par des degrés
imperceptibles, ensorte qu'il n'y ait aucun vide dans la chaîne, […] il nous sera bien difficile de fixer les
deux limites entre lesquelles l'animalité, s'il est permis de s'exprimer ainsi, commence & finit. »

Article « Animal » (Diderot) :


« C'est, dit M. de Buffon, Hist. nat. gen. & part. la matiere vivante & organisée qui sent, agit, se meut,
se nourrit & se reproduit. Conséquemment, le végétal est la matiere vivante & organisée, qui se nourrit
& se reproduit ; mais qui ne sent, n'agit, ni ne se meut. Et le minéral, la matiere morte & brute qui ne
sent, n'agit, ni ne se meut, ne se nourrit, ni ne se reproduit. D'où il s'ensuit encore que le sentiment est le
principal degré différentiel de l'animal.
Mais […] l'homme lui-même ne perd-il pas quelquefois le sentiment, sans cesser de vivre ou d'être un
animal ? Alors le pouls bat, la circulation du sang s'exécute, toutes les fonctions animales se font ; mais
l'homme ne sent ni lui-même, ni les autres êtres : qu'est-ce alors que l'homme ? Si dans cet état, il est
toûjours un animal ; qui nous a dit qu'il n'y en a pas de cette espece sur le passage du végétal le plus
parfait, à l'animal le plus stupide ? »

Diderot, Le Rêve de d’Alembert (1769):

« Qui sait les races d'animaux qui nous ont précédés? qui sait les races d'animaux qui succéderont aux
nôtres? Tout change, tout passe, il n'y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans
cesse; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin; il n'en a jamais eu d'autre, et n'en aura
jamais d'autre. Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas
une molécule qui ressemble à elle- même un instant: Rerum novus nascitur ordo [Naît un nouvel ordre
de choses], voilà son inscription éternelle… »

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Diderot, Le Rêve de d’Alembert (1769):

« Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces… tout est en un flux
perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme; tout minéral est plus ou moins plante; toute plante
est plus ou moins animal. Il n’y rien de précis en nature… Toute chose est plus ou moins une chose
quelconque… Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes! Y a-t-il un atome en nature
rigoureusement semblable à un autre atome? Non… Il n’y a qu’un seul et grand individu, c’est le tout. »

Article « Fanatisme » (Deleyre):

« S. m. (Philosophie) c'est un zèle aveugle & passionné, qui naît des opinions superstitieuses, & fait
commettre des actions ridicules, injustes, & cruelles ; non-seulement sans honte & sans remords, mais
encore avec une sorte de joie & de consolation. Le fanatisme n'est donc que la superstition mise en
action. Voyez Superstition. »

Voltaire contre le fanatisme :

• 1741 : Mahomet ou le fanatisme (a été interdit à Genève il y a 3 ans)


• 1762 : l’affaire Calas et le Traité sur la tolérance (1763)
• 1766 : le supplice du chevalier de La Barre

Article « Capuchon » (Diderot):


« S. m. (Hist. ecclés.), espèce de vêtement à l’usage des Bernardins, des Bénédictins etc. […]
Le Capuchon fut autrefois l’occasion d’une grande guerre entre les Cordeliers. L’ordre fut divisé en
deux factions, les frères spirituels, et les frères de communauté. Les uns voulaient le capuchon étroit,
les autres le voulaient large. La dispute dura plus d’un siècle avec beaucoup de chaleur et d’animosité
[…] »
« Mais un Cordelier qui aurait du bon sens ne pourrait-il pas dire aux autres avec raison: ‘Il me semble,
mes pères, que nous faisons trop de bruit pour rien […] Si nous attendions que la saine philosophie, dont
les lumières se répandent partout, eût pénétré un peu plus avant dans nos cloîtres, peut-être trouverions-
nous alors […] ridicules l’entêtement de nos prédécesseurs sur la mesure de notre capuchon. »

2. Encyclopédie : « exposer l’ordre et l’enchaînement des connaissances »

Diderot loue « le mérite de l’ordre encyclopédique, ou de la chaîne par laquelle on peut descendre sans
interruption des premiers principes d’une science ou d’un art jusqu’à ses conséquences les plus
éloignées, et remonter de ses conséquences les plus éloignées jusqu’à ses premiers principes ; passer
imper-ceptiblement de cette science ou de cet art à un autre, et s’il est permis de s’exprimer ainsi, faire
sans s’égarer le tour du monde littéraire. » (DP)

L’Encyclopédie s’adresse aux « gens éclairés » ;


Le dictionnaire est destiné à la « multitude »

Ainsi les dictionnaires « sont un secours pour les savants, et sont pour les ignorants un moyen de ne
l’être pas tout à fait. » (d’Alembert, art. « Dictionnaire »)

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

3. Un dictionnaire raisonné :

Comment concilier dictionnaire et encyclopédie, c’est-à-dire alphabet et raison ?

cf. classement alphabétique de l’Encyclopédie :

vol.1: A-Azymites (1751) vol.9: Ju-Mamira (1765)


vol.2: B-Cézimbra (1752) vol.10: Mammelle-Myva (1765)
vol.3: Cha-Consécration (1753) vol.11: N-Parkinsone (1765)
vol.4: Conseil-Dizier (1754) vol.12: Parlement-Poyitric (1765)
vol.5: Do-Esymnete (1755) vol.13: Pomacies-Reggio (1765)
vol.6: Et-Fne (1756) vol.14: Reggio-Semyda (1765)
vol.7: Foang-Githium (1757) vol.15: Sen-Tchupriki (1765)
vol.8: H-Itzehoa (1765) vol.16: Téanum-Vénérie (1765)
vol.17: Vénérien-Zzuéné (1765)

Concilier alphabet et raison par l’arbre des connaissances


comme instrument de la raison, qui transforme le
« labyrinthe » des connaissances dispersées en une
« carte du savoir »

« […] former un arbre généalogique ou encyclopédique qui rassemble [les différentes parties de nos
connaissances] sous un même point de vue, et qui serve à marquer leur origine et les liaisons qu’elles
ont entre elles. » (DP)

« [L’ordre encyclopédie] consiste à rassembler [nos connaissances] dans le plus petit espace possible,
et à placer, pour ainsi dire, le philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe dans un point de vue fort élevé
d’où il puisse apercevoir à la fois les sciences et les arts principaux ; voir d’un coup d’œil les objets de
ses spéculations, et les opérations qu’il peut faire sur ces objets; distinguer les branches générales des
connaissances humaines, les points qui les séparent ou qui les unissent; et entrevoir même quelquefois
les routes secrètes qui les rapprochent. » (DP)

L’Arbor scientiae de Raymond Lulle (1295)

• 1295 : l’Arbor scientiae de Raymond Lulle


• 1605 : Francis Bacon: De dignitate et augmentis scientiarum (De la
dignité et de l’accroissement des savoirs)
• 1751 : l’Encyclopédie

« Pourquoi n’introduirons-nous pas l’homme dans notre ouvrage comme il


est placé dans l’univers ? Pourquoi n’en ferons-nous pas un centre commun
? Est-il dans l’espace infini quelque point d’où nous puissions, avec plus
d’avantage, faire partir les lignes immenses que nous nous proposons
d’étendre à tous les autres points ? »
« Voilà ce qui nous a déterminés à chercher dans les facultés principales de
l’homme la division générale à laquelle nous avons subordonné notre travail. » - (Diderot, art.
« Encyclopédie »)

68
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Les 3 facultés de l’esprit humain :

Les 3 facultés de l’esprit humain à l’origine des 3 grandes disciplines scientifiques qui divisent l’arbre
des connaissances :

Esprit humain : Discipline :


Mémoire à Histoire
Raison à Philosophie
Imagination à Poésie (littérature/arts

Mémoire versus imagination :

Voltaire, art. « Imagination » dans l’Encyclopédie (d’après Condillac) :


« Il y a deux sortes d'imagination, l'une qui consiste à retenir une simple impression des objets ; l'autre
qui arrange ces images reçues, & les combine en mille manieres. La premiere a été appellée imagination
passive, la seconde active ; la passive ne va pas beaucoup au-delà de la mémoire, elle est commune aux
hommes & aux animaux ; de-là vient que le chasseur & son chien poursuivent également des bêtes dans
leurs rêves, qu'ils entendent également le bruit des cors ; que l'un crie, & que l'autre jappe en dormant.
Les hommes & les bêtes font alors plus que se ressouvenir, car les songes ne sont jamais des images
fideles ; cette espece d'imagination compose les objets, mais ce n'est point en elle l'entendement qui
agit, c'est la mémoire qui se méprend.
(…)
L'imagination active est celle qui joint la réflexion, la combinaison à la mémoire ; elle rapproche
plusieurs objets distans, elle sépare ceux qui se mêlent, les compose & les change ; elle semble créer
quand elle ne fait qu'arranger, car il n'est pas donné à l'homme de se faire des idées, il ne peut que les
modifier. »

Les 3 divisions de l’arbre :

Les 3 divisions de l’arbre (qui correspondent aux 3 facultés de l’âme humaine) croisent 3 autres divisions
sur le plan horizontal : le divin, l’humain et le végétal

« La distribution générale des êtres en spirituels et en matériels fournit la sous-division des trois
branches principales. » (DP)

Mémoire à Histoire :
• Histoire sacrée ou ecclésiastique (dieu)
• Histoire civile (l’homme)
• Histoire naturelle (la nature)

Raison à Philosophie
• Métaphysique générale ou ontologie
• Science de l’homme
• Science de la nature

Imagination à Poésie
• Parabolique ou allégorique (spirituel)
• Narrative (humain)
• Dramatique (naturel)

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Mémoire à Histoire
• Histoire sacrée, ecclésiastique : Histoire des prophéties
• Histoire civile, ancienne et moderne :
o Histoire civile proprement dite
o Histoire littéraire
• Histoire naturelle
o Uniformité de la nature : (Histoire des météores, des minéraux, des végétaux, des
animaux…)
o Écarts de la nature : (Prodiges célestes, Météores prodigieux, Animaux monstrueux…)
o Usages de la nature : (Arts, Métiers, Manufactures)

Raison à Philosophie
• Métaphysique ou ontologie (Science de Dieu)
o Théologie naturelle
o Théologie révélée (la somme des deux : « religion, d’où par abus superstition »)
o Science des esprits (divination)
• Science de l’homme
o Logique
§ Art de penser
§ Art de retenir
§ Art de communiquer
o Morale
§ Générale [éthique]
§ Particulière (jurisprudence)
• Science de la nature
o Mathématique
o Physique
§ Zoologie
§ Astronomie
§ Botanique
§ Chimie
§ […]

Imagination à Poésie (= les « beaux-arts »)


• Sacrée / profane
o Narrative :
§ Poème épique
§ Madrigal
§ Épigramme
§ « Roman, etc. »
o Dramatique :
§ Tragédie
§ Comédie
§ Opéra
§ Pastorale
o Parabolique :
§ Allégorie
• Musique (instrumentale/vocale)
• Peinture
• Sculpture
• Architecture

70
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

3. De la mémoire à l’imagination

Métaphores du champ du savoir : Pour saisir ce savoir. La représentation passe par l'imagination.

• La mappemonde :
o « [L’ordre encyclopédie] est une espèce de mappemonde qui doit montrer les
principaux pays, leur position et leur dépendance mutuelle, le chemin en ligne droite
qu’il y a de l’un à l’autre ; chemin souvent coupé par mille obstacles, qui ne peuvent
être connus dans chaque pays que par des habitants ou des voyageurs, et qui ne
sauraient être montrés que dans des cartes particulières fort détaillées. Ces cartes
particulières seront les différents articles de l’Encyclopédie, et l’Arbre ou Système
figuré en sera la mappemonde. » (DP)

Autres métaphores du champ du savoir :

• La machine :
o « Si on voulait donner à quelqu'un l'idée d'une machine un peu compliquée, on
commencerait par démonter cette machine, par en faire voir séparément &
distinctement toutes les pièces, & ensuite on expliquerait le rapport de chacune de
ces pièces à ses voisines ; & en procédant ainsi, on ferait entendre clairement le jeu
de toute la machine, sans même être obligé de la remonter. Que doivent donc faire
les auteurs d'un dictionnaire encyclopédique ? C'est de dresser d'abord, comme nous
l'avons fait, une table générale des principaux objets des connaissances humaines.
Voilà la machine démontée pour ainsi dire en gros : pour la démonter plus en détail, il
faut ensuite faire sur chaque partie de la machine, ce qu'on a fait sur la machine
entière […]. » (art. « Dictionnaire »)

La vraisemblance du savoir

« On peut imaginer autant de systèmes différents de la connaissance humaine que de mappemondes de


différentes projections » (DP)

« Ce n’est donc qu’en supposant la vérité des êtres, c’est-à-dire l’immutabilité de leur essence, & la
permanence de leurs attributs, qu’on peut les ranger dans ces classes génériques & spécifiques, dont la
nécessité est indispensable pour former le moindre raisonnement. Les propriétés des nombres & des
figures ne seroient pas plus constantes. Peut-être que demain deux et deux feront cinq, et qu’un triangle
aura quatre angles : par-là toutes les sciences perdroient leur unique et inébranlable fondement »
(Article « Vérité métaphysique ou transcendentale », Encyclopédie, 1765, t. XVII, p. 71a)

Conclusion : l’homme sensible au cœur de la raison de l’Encyclopédie et des Lumières

« C’est la présence de l’homme qui rend l’existence des êtres intéressante […] Qu’on suive telle autre
voie [d’organisation du savoir] qu’on aimera mieux, pourvu qu’on ne substitue pas à l’homme un être
muet, insensible et froid. L’homme est le terme unique, d’où il faut partir, et auquel il faut tout ramener,
si l’on veut plaire, intéresser, toucher, jusque dans les considérations les plus arides et les détails les plus
secs. Abstraction faite de mon existence et du bonheur de mes semblables, que m’importe le reste de la
nature ? »
(Diderot, art. « Encyclopédie »)

71
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 11 – 1762 – Les Lumières (III). Anthropologie et Politique :


L’homme et le citoyen (Atour de J.-J. Rousseau)

On va se consacrer principalement à Rousseau, non pas parce


qu’il est suisse mais parce que de tous les philosophes du XVIIIe
siècle c’est celui dont la postérité est sans doute la plus grande et
dont l’œuvre reste aujourd’hui encore de la plus grande actualité.

C’est un philosophe du XVIIIe siècle, mais c’est un philosophe


qu’on discute encore aujourd’hui, notamment pour le versant
politique de son entreprise philosophique. Politique qui est
résumée dans son livre publiée en 1782, le Contrat social.

Lakanal, Rapport sur JJR, 1794

« C’est la Révolution [1789] qui nous a expliqué le Contrat social [1762]. »

Formule prononcée par un des leaders de la révolution française de 1789, Lakanal, au moment du
transfert des cendres de JJR au Panthéon.

C’est donc la révolution qui permettra de comprendre le traité publié (bien plus tôt) de Rousseau. C’est
une façon de dire la difficulté proprement théorique de l’ouvrage, qui est demeuré quasiment invisible
pendant près d’un quart de siècle. Ainsi, la pensée de Rousseau n’a pas vraiment influencé cette
révolution malgré qu’elle ait été intrinsèquement visionnaire et révolutionnaire.

Il a donc fallu près d’un quart de siècle, et une Révolution, pour commencer à entrevoir ce que Rousseau
a voulu dire, et la révolution qu’il avait opéré en 1762 dans la théorie politique.

Le P. Berthier, Observations sur le Contrat social (ca. 1762, posth.)

« Il serait, je crois, impossible de citer aucun publiciste [i.e. théoricien du droit public], avant
l’auteur du Contrat social [1762], qui ait refusé la souveraineté aux rois. »

C’est bien là le coup de tonnerre : « il n’y a pas d’autre source de souveraineté que la souveraineté du
peuple ». Avec Rousseau, il n’y a pas d’autre source de légitimité que la souveraineté du peuple, et il
n’y a de gouvernement légitime que le républicain, c’est-à-dire les institutions démocratiques. Ce sera
le premier à affirmer que le Souverain, c’est le Peuple.

Nous aurons à comprendre que les pensées solidaires de Rousseau sont originaires d’une anthropologie,
c’est-à-dire d’une théorie/morale de l’homme. Et que le tout forme pour lui un système de pensée, qui
est aujourd’hui le nôtre.

Accès dans l'Encyclopédie à l'article "Économie (politique)" par "M. Rousseau, citoyen de Genève".
Ou sous la forme séparée : Discours sur l'économie politique (1755) sur la base "Classiques des
sciences sociales" (UQAC).

Accès à l'édition originale du Contrat social (texte intégral Wikisource).

Accès à l'ensemble de l'œuvre sur la base "Classiques des sciences sociales" (UQAC).

72
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

L’œuvre de J.-J. Rousseau

On doit envisager l’ensemble de l’œuvre de Rousseau par le biais de sa biographie. JJR n’est pas pour
rien le promoteur / inventeur de l’autobiographie. C’est une œuvre qu’on peut envisager en trois temps :

A) Moment des deux Discours : Rousseau est proche des autres philosophes
1750. Discours sur les sciences et les arts
1755. Discours sur l’origine de l’inégalité
Rédact. de l’ Article « Économie politique pour l’Encyclopédie (vs. « Droit naturel » par Diderot).
Essai sur l’origine des langues
1757. Brouille avec les « encyclopédistes » (Diderot le premier)

B) Temps principal : contient l’essentiel de son œuvre après la rupture avec les philosophes
1758. Lettre à d’Alembert sur les spectacles en réponse à l’art. « Genève » de l’Encyclopédie
1760. Première version du Contrat social (« ms. de Genève »)
1761. La Nouvelle Héloïse
1762. Le Contrat social
Émile ou de l’Éducation (dont Profession de foi du vicaire savoyard, au livre IV). Condamnation en
France et en Suisse

C) Temps de l’autobiographie
1765-1670. Les Confessions (publication posth.)
1772-1776. Rédaction de Rousseau juge de Jean-Jacques et des Rêveries du promeneur solitaire
(publication posth.)

73
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

A) Les deux Discours : en réponse aux « questions » mises au concours par l’Académie de Dijon

L’œuvre composée est celle d’un complet autodidacte. C’est une œuvre tardive, Rousseau n’a pas eu de
formation universitaire, il est venu tard à la philosophie. Il a 38 et 43 ans lorsqu’il rédige les deux
premiers Discours.

Les Discours sont suscités de façon très contingente par des questions, mises au concours par
l’Académie de Dijon (une de ces Académie de province qui constituait au 18e siècle un des principaux
lieux de diffusion lieux de savoir, hors des universités ; elles mettaient des questions au concours et le
lauréat était publié).

Rousseau a gagné les concours avec ces deux Discours :


• 1er Discours (1750) : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les
mœurs »
• 2d Discours. (1755) : « Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes et si elle est
autorisée par la loi naturelle ? »

La réponse au premier Discours lui vaut une immédiate célébrité, à l’échelle de toute l’Europe. Il lui
vaut d’être adoubé par le clan des philosophes (Diderot et d’Alembert) et très vite d’être associé à la
rédaction de l’Encyclopédie. Il est chargé d’articles sur la musique, puisqu’il est lui-même musicien et
aussi de questions politiques.

L’idéal des Lumières

Cet accueil que les philosophes réservent à partir du premier Discours, elle résulte d’un malentendu qui
va aller croissant d’année en année. Les philosophes n’ont pas d’abord voulu voir que Rousseau, seul
ou presque parmi tous les intellectuels du temps, s’opposait à la croyance d’un progrès continu de
l’humanité, qui serait profitable à un grand nombre, sinon à tous.

C’est là l’idéal des lumières : un optimisme historique qui veut que le devenir se confonde avec un
progrès continu : indéniable sur le plan des techniques et des sciences, il doit inévitablement
s’accompagner d’un progrès moral et politique. C’est ce que vise l’Encyclopédie : illustrer le progrès
technique (importance accordée aux « arts et métiers ») pour mieux légitimer les transformations
politiques et sociales au nom d’un progrès moral.

Thèse anthropologique des deux Discours, en rupture avec l’idéal des Lumières

Eh bien cet optimisme Rousseau ne le partage pas du tout. Dès le premier Discours, et plus encore dans
le second, il professe une thèse anthropologique unique, avec une thèse sur la nature profonde de
l’homme (qui est au fondement de tous ses ouvrages ultérieurs) : Le progrès de la raison est au même
temps un progrès des passions.

Le processus de civilisation est au même temps un processus de dénaturalisation qui se traduit par le
développement des passions sociales : Le progrès continue de la raison induit une modification de la
nature humaine, avec le développement des « passions sociales » (l’ambition, l’intérêt, l’amour-propre),
toutes ces passions étrangères à la nature humaine et toutes également dommageables à la moralité.
Ce qui croît en même temps que le progrès, c’est l’injustice sociale et notre capacité à nous en
accommoder (notre indifférence au sort d’autrui vs. la pitié comme sentiment naturel). La seule passion
naturelle est la pitié et avec le progrès les hommes deviennent de plus en plus durs.

« Il faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société : ceux qui voudront
traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux. »
(Émile, IV).

74
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Extrait de l’art. « Économie politique » (polémique avec l’art. « Droit naturel » signé par
Diderot)

« Résumons en quatre mots le pacte social des deux états [les possédants et ceux qui n’ont rien,
les « prolétaires »] : Vous avez besoin de moi, car je suis riche & vous êtes pauvre ; faisons donc
un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l'honneur de me servir, à condition que vous
me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander. »

Ce que montre le second Discours, c’est que l’état de société n’est que l’oppression institutionnalisé des
plus faibles, au profit des plus riches et des plus puissants.

Rousseau va plus loin encore dans son discours sur l’origine de l’inégalité, il montre que les lois ont été
originellement instituées pour sanctuarisé l’usurpation des riches. La loi peut être définie comme « l’acte
juridique de légitimation de la dépendance du plus petit nombre, à l’égard du plus grand nombre,
privilégiée ».

Ce sont ces thèses-là que Rousseau reformule pour l’article « Économie politique » que Diderot et
d’Alembert lui ont demandé pour l’Encyclopédie. Il entreprend dans ce très long article de démontrer
que la société est issue d’un faux contrat : la réalité de la vie sociale n’est que la force fait de loi ». La
propriété est un état de fait légal, irrévocable, mais qui l’a décidé ?

Discours sur l’origine de l’inégalité

Résumons le pacte social des deux états, il n’y a jamais que deux classes sociales, ceux qui possèdent et
ceux qui n’ont rien : « vous avez besoin de moi car vous êtes pauvre et je suis riche, faisons donc un
accord entre nous : je permettrais que vous ayez l’honneur de me servir à condition que vous me
donnerez le peu qu’il vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander ». Cette citation
semble ironique mais c’est exactement cette même idée que l’on véhicule lorsqu’on dit : « Il faut bien
qu’il y ait des riches, sinon qui donnera du travail aux pauvres ? » à théorie du ruissellement

Donc, Rousseau soutien dans son Discours sur l’origine de l’inégalité que les hommes eux-mêmes sont
à l’origine du mal social et que l’inégalité n’est ni d’origine naturelle, ni d’origine divine. Elle est
d’origine sociale, elle résulte du passage à l’état social et donc, elle doit être corrigée.

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire Ceci est à moi, et trouva des gens assez
simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile [i.e. société politique, soit : État].
Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre
humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous
d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre
n'est à personne”. »

Toutes ces thèses sont inacceptables pour les encyclopédistes. L’article de Rousseau « Économie
politique » (qui doit figurer à la lettre e) était en fait une réponse polémique à l’article « Droit naturel »
signé par Diderot. La brouille va intervenir très vite ensuite. Diderot substituera un deuxième article
« économie » à celui de Rousseau (il ne peut pas revenir en arrière, le volume contenant la lettre e était
imprimée et l’article de Rousseau y figure). Mais il y aura un deuxième article « économie » qui figurera
sous la lettre o, et c’est l’article de Diderot qui s’en prend vivement à Rousseau. Ça peut paraître
anecdotique mais c’est en réalité le moment ou se séparent les deux gauches : gauche radicale et gauche
d’accompagnement, avec Rousseau d’un côté et les philosophes de l’autre. Le nœud de la discorde c’est
l’économie et surtout l’appropriation des moyens de production et cette question-là sera le point de
départ de la réflexion de Marx au 19e siècle.

75
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

B) 1757-1758

La brouille entre Rousseau et les philosophes ne va pas toutefois venir du débat sur l’économie, elle va
venir d’une querelle personnelle. L’année décisive c’est 1757.

Diderot méditait depuis longtemps une réformes des genres théâtraux, peut-être même au départ en
dialogue avec Rousseau, vient d’achever une pièce d’un genre nouveau qu’il théorise de « drame » :
• Pièce de Diderot, Le Fils naturel (drame) : « L’homme de bien est dans la société. Il n’y a que
le méchant qui soit seul. »

Rousseau prend cette citation comme une allusion perverse à ses choix personnels (il se retire dans un
Hermitage) mais aussi comme une critique de ses convictions philosophiques.

C’est également l’année de la réponse à l’Art. « Genève » de l’Encyclopédie signé par D’Alembert:
Lettre sur les spectacles. Article qui appelle la politique à admettre un théâtre en son sein et Rousseau
adresse à d’Alembert une lettre indignée contre le théâtre (profonde réflexion sur les effets de la fiction)

1757 c’est aussi la date d’une passion de Rousseau pour Mme d’Houdetot, maîtresse du « philosophe »
Saint-Lambert (ami de Grimm et Diderot), passion ébruitée par des rumeurs que Rousseau impute à
Diderot et Mme d’Épinay (son hôtesse). Se réfugie dans le « donjon » de Mont-Louis à Montmorency.
— Rédaction parallèle de la Nouvelle Héloïse, Émile ou de l’Éducation, le Contrat social, qui paraissent
en 1761-1762 (tous trois à Amsterdam).

76
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Les persécutions des années 1760

Ces années où il publie ses œuvres sont dominées par les persécutions, au terme desquelles il va basculer
dans une paranoïa (dont il faut expliquer les origines) :

- Juin 1762 : décrété de prise de corps par la Grande Chambre du Parlement de Paris (essentiellement
pour la « Profession de foi du Vicaire savoyard », Émile, IV).
- Été : décret d’expulsion contre l’auteur du Contrat social prononcé par les autorités de Genève puis
de Berne.
- Sept. : mise à l’Index de l’Émile, et anathème prononcé par l’archevêque de Paris, Chr. De Beaumont.
— L’Emile et le Contrat sont interdits en France, aux Pays-Bas, à Genève et Berne.
- Mai 1763 : Rousseau doit renoncer à la citoyenneté genevoise.
— 1764 : Voltaire publie anonymement les Sentiments des citoyens dans lesquels il révèle publiquement
l'abandon par Rousseau de ses enfants.
— 1765 : Rousseau échappe au lynchage par la population de Môtiers.
— 1766 : exil en Angleterre, auprès de Hume, avec lequel il se brouille, etc.

Ces persécutions permettent de prendre la mesure de la radicalité de l’œuvre, et notamment du Contrat


social.

Dans le Livre IV d’Émile il fait paraître un pamphlet qui est la critique des institutions ecclésiales, en
particulier du dogmatisme de l’église catholique. Et en même temps, une critique de l’athéisme et du
matérialisme des encyclopédistes. Il plaide pour une religion naturelle, pour un culte seulement intérieur
qui n’a pas besoin des églises.

Il devient la bête noire des deux camps : celui des philosophes et celui du parti dévot. Se déclenche donc
à partir de là une persécution et Rousseau doit fuir la France d’une arrestation (il va à Yverdon).

C) L’œuvre autobiographique

À dater de 1765 Rousseau est dans une solitude radicale, il est en proie à l’hostilité de la plus grande
partie de l’intellegentia européenne. Il est malade et il bascule progressivement dans la paranoïa et ce
glissement et scandé par les trois grandes œuvres autobiographiques :

• 1765-1670 : Les Confessions (publication posth.)


• 1772-1776 : Rédaction des Dialogues. Rousseau juge de Jean-Jacques
• puis des Rêveries du promeneur solitaire (publications également posth.)

Rousseau est un de ces rares auteurs qui est célébré pour deux œuvres : une œuvre philosophique et une
œuvre littéraire (ce qui fait peut-être le lien entre les deux c’est l’Émile : thèse anthropologique sous
forme de fiction).

Les persécutions montrent que Rousseau avait toutes les raisons pour devenir paranoïaque. Il a d’abord
été victime d’une campagne de dénigrement d’une très rare violence, mais ensuite cette hostilité n’aurait
pas été aussi vive si l’œuvre de Rousseau n’avait pas été aussi inacceptable (pour sa société).

77
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Plan du Contrat social ou Principes du droit politique

Le sous-titre du Contrat social, « Principes du droit politique » :


Rousseau prétend en rester constamment au niveau des principes.
C’est-à-dire qu’il cherche à fonder le droit politique et
l’organisation politique en droit sans tenir compte des faits (c’était
la grande affaire de Montesquieu dans « L’esprit des lois » que de
confronter l’un à l’autre les différents modes de gouvernements).
Rousseau se distingue de Montesquieu par un geste théorique qui
est assez incroyable :

« Commençons don par écarter tous les faits, car ils ne


touchent pas à la question ».

La question c’est comment instituer un ordre social qui soit tout


entier au service de l’intérêt général et qui garantisse l’égalité de
tous les citoyens.

Une fois le fondement du droit politique établi, il restera à fonder


l’état idéal sur la base de ces principes. Et ce sont les deux grandes
parties de ce traité.4 livres mais deux moments :

A) De la Souveraineté (fondement de l’État)


Livre I : fondation du principe de souveraineté
Livre II : théorie du peuple, comme sujet de la volonté générale

B) Du gouvernement de l’État
Livre III : formes de la souveraineté
Livre IV : questions diverses (règle de majorité, modèle antique, politique et religion)

La quête du principe : quel peut/doit être le fondement légitime de l’ordre social ?

— Incipit : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne
laisse pas d’être plus esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui
peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question » (CS, I, 1). »

Les hommes devraient pouvoir vivre sans dépendre les uns des autres (se sont mis en place des rapports
de domination et de servitude). Il faut écarter tous les faits parce que dans les faits il n’y a que des
rapports injustes.

= à quelle condition une autorité peut-elle être reconnue comme légitime ?


= comment concilier égalité et liberté ? Telle est la seule question intrinsèquement politique.

Le « problème fondamental »

« Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les
biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et
reste aussi libre qu'auparavant ». (Contrat Social, I, 6)

Quelle forme d’association imaginée qui concilie la liberté et l’égalité, et qui permette aux hommes de
vivre ensemble, dans la justice ?

78
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Les fondements traditionnellement attestés

Avant l’énoncé de la solution au problème fondamental, se subdivise en chapitres très courts les
fondements très traditionnellement invoqués pour attester l’autorité et qui sont à ces yeux autant
d’imposture. Il balaye de ces yeux tous ces fondements :

• fondement naturel (Aristote) : le modèle patriarcal (le père de famille)


• fondement divin (Saint Paul)
• le « droit du plus fort » (Hobbes)

L’autorité ne peut pas être d’origine naturelle, ni divine et ne peut pas non plus reposer sur la force.
Dans les trois cas ce sont des marchés de dupes, ou de faux fondements.

La solution : le « contrat social »

La solution au problème fondamental ce sera le « contrat social », c’est-à-dire un acte d’association dans
lequel chacun cède au même moment à la communauté sa liberté naturelle pour gagner la liberté civile,
la garantie des droits égalitaires. C’est « l’acte par lequel un peuple est un peuple » et non une
« multitude » (un agrégat d’individus).

Ce contrat, qui est un acte d’association des citoyens, est singulièrement traité par Rousseau comme un
moment performatif, qui revêt sous la plume de Rousseau une dimension mystique. C’est le moment où
tout le peuple s’assemble dans la perspective de l’intérêt commun. L’acte crée le peuple comme sujet
d’une nouvelle forme de volonté : la volonté générale.

Le moment du contrat (I, 6)

« Chacun de nous met en commun sa personne & toute sa puissance sous la suprême direction de la
volonté générale ; & nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.
À l’instant, au lieu de la personne particuliere de chaque contractant, cet acte d’association
produit un corps moral & collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel
reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie & sa volonté. » (= « volonté générale »)

Dans l’assemblement, les personnes en viennent à former un corps politique et celui-ci est doué d’une
volonté propre qu’est la volonté générale.

La « dénaturation » de l’homme en citoyen

Substitution à l’égalité et la liberté naturelles d’une liberté et d’une égalité civiles :


• Chacun acquiert sur tous exactement les mêmes droits qu’il cède aux autres (condition de
l’égalité civile).
• Chacun se donnant à tous ne se donne à personne séparément ; obéir à la volonté générale,
c’est obéir à soi-même (condition de la liberté civile).

Chacun aliène ses droits à la communauté mais reçoit au même temps les droits accordés au citoyen.
Donc c’est un acte libre qui fait que l’homme devient citoyen. Façon de concilier la liberté et l’égalité.

79
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

L’institution du peuple comme sujet de la volonté générale et source de toute souveraineté

Cela entraîne en cascade en redéfinition de tous les termes de la théorie politique :

« Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenoit autrefois le
nom de Cité, & prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé
par ses membres Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant
à ses semblables. A l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de peuple, &
s’appellent en particulier Citoyens comme participans à l’autorité souveraine, & Sujets comme
soumis aux loix de l’État.

C’est le principe de la volonté générale qui entraîne une redéfinition de toute la théorie politique. La
communauté s’appelle le Peuple et celui-ci est le souverain lorsqu’il légifère. Mais la communauté
politique s’appelle l’État si on l’envisage du point de vue de sa conservation mais c’est une seule et
même chose. Les associés sont les citoyens.

La volonté générale

- Elle n’est pas la moyenne des opinions.


- Elle n’est pas l’expression d’un consensus.
- Elle n’est pas la mise en facteur commun des intérêts individuels (elle n’est pas la volonté de tous).
- Elle est la volonté de chacun quand il prend en considération le bien de tous, relativement à ses
propres intérêts.
- Elle est une « somme de différences » :
« ôtez [des volontés particulières] les plus et les moins qui s'entre-détruisent, reste pour somme des
différences la volonté générale ».

Chaque décision que prend un citoyen dans l’assemblée est de l’ordre d’une pesée entre son propre
intérêt et le bien commun. Rousseau fait le pari que si tous les associés se livrent au même temps à cette
pesée, va s’établir un moment donnée un point d’équilibre (il y a là quelque chose qui relève de la foi
intérieure). Exemple : question des impôts (chacun veut en payer le moins possible, mais chacun sait
combien ils sont importants).

La volonté générale est infaillible

- Le peuple assemblé (le « Souverain ») ne peut pas prendre de décisions contre lui-même. Il n’y a de
décisions possibles que favorables à tous (et non seulement à certains).
- La volonté générale tend toujours à l’utilité publique (à la condition d’interdire les « factions », c.à.d
en termes modernes : les partis qui scindent le corps politique, mais aussi les lobbys).

La souveraineté est inaliénable (et donc indivisible)

« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste
essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle
est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses
représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement »

« Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi »
« S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne
convient pas à des hommes. » (Contrat social, III, 4)

80
Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Cours 11 – 1731 – Un nouveau paradigme romanesque :


Test de validation

On trouvera le sujet dans le Moodle dès le jeudi matin. Il sera affiché entre 10h et 20h. Ce seront deux
questions : une sur le XVIIe, une sur le XVIIIe siècle. Les réponses se trouveront dans les documents
présents sur le Moodle. On aura un lien direct qui nous redirigera vers le document en question. On doit
faire 15-20 lignes. Le temps est limité. Il faut 45minutes pour le test. On a 1h30 pour répondre aux deux
questions. Nous devons indiquer sur notre document le nom de Lise Michel (nom du prof du séminaire).
C’est une validation simple, juste pour voir si on a suivi le cours, ce qu’on a compris ou pas, etc. Il ne
faut pas s’inquiéter. Si on a le moindre problème, envoyer un mail au prof.

Cours

C’est au cours du XVIIIe siècle que le roman s’est imposé comme le genre majeur dans la littérature. Il
affirme une ambition nouvelle : il veut devenir un genre vrai, c’est-à-dire d’offrir aux lecteurs un sujet
d’expérience. La lecture devient alors un substitut par l’expérience de pensée. Ce triomphe n’a pas été
simple :
• Entre 1700 et 1750, sont publiées environ 945 œuvres de fiction narrative en prose.
• Une douzaine de ces œuvres seulement affichent l’appellation de roman (en couverture en
titre ou en couverture). C’est une ambition qui est affichée. Une seule avant 1740.
• Plus de 200 se présentent sous la forme de Mémoires de…, avec des variantes d’intitulé :
Histoire de…, Vie de…, Aventures de…, Lettres de…: C’est ce que nous retrouvons à la place du
terme « roman ».
• = autant de formes de fiction à la première personne, où le récit est présenté comme
authentique.

Quelques exemples :
— Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, 1715-1735
— Challe, Les Illustres françaises, histoires véritables 1713
— — Marivaux, Vie de Marianne, 1731 (ou Aventures de Mme la Comtesse de ***)
— — Montesquieu, Les Lettres persanes, 1721
— Crébillon, Lettres de la marquise, 1731
— — Courtilz de Sandras, Mémoires de d’Artagnan, 1700
— Prévost, Mémoires d’un homme de qualité, 1728-1731
— Crébillon, Égarements du cœur et de l’esprit, 1736 (Mémoires de Meilcour)

Ce sont des mémoires fictives. Le terme mémoire est un terme masculin. Ce fait signale à la fois une
mauvaise conscience des romanciers à l’égard de la fiction. On a aussi un désir d’un nouveau contrat,
pacte avec les lecteurs. Les romans se nommant mémoires refusent de se prétendre comme roman. Cela
montre qu’ils ont l’ambition de faire quelque chose dans le monde réel.

Prendre connaissance de l'avis "Au lecteur" de Manon Lescaut (1731), SUR MOODLE, ainsi que de
l'Éloge de Richardson de Diderot (1762, contemporain de la rédaction de La Religieuse, roman-
mémoires resté inédit du vivant de Diderot). + CHRONOLOGIE du genre romanesque au siècle de
Lumières.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Triomphe du roman à la première personne, sous deux formes

Avec ces premiers types de romans, on retrouve le triomphe du roman à la première personne sous deux
formes :
• Roman-mémoires (dit aussi pseudo-mémoires)
• Roman épistolaire (monodique ou polyphonique)

Les formes narratives sont très proches entre ces deux types. Le seul élément qui change est le temps de
l’histoire est très proche entre le temps de la narration et le temps de l’action (roman-mémoires), alors
que dans le roman épistolaire, le narrateur écrit assez rapidement après le temps de l’action. Les deux
formes peuvent d’ailleurs se superposer. Il suffit que les mémoires soient adressés à un lecteur pour que
le roman-mémoire tende vers le roman épistolaire (Vie de Marianne de Marivaux par exemple).

Si nous parcourons la production par décennies, on trouve :


• Roman de mœurs 1730’s : les romans-mémoires
o Prévost, Marivaux, Crébillon, Mouhy…
• Romanesque sentimental : romans centrés sur le destin d’un individu, romans de mœurs
• et « romans féminins », 1740-1750’s : la production de trois femmes qui élaborent un
nouveau romanesque qui est plus sentimental et psychologique
o Mme de Graffigny, Mme de Tencin, Mme Riccoboni
• Fin du siècle : Mme de Charrière, Mme de Staël

On trouve aussi :
• Le roman libertin et/ou érotique :
o Sade (ca 1790’s) :
• Les deux 1ères versions de Justine, 1781-1791 : mémoires
• Les Cent vingt Journées de Sodome : journal
• Aline et Valcour : roman épistolaire.

Le roman épistolaire : formes des fictions « philosophiques »

On retrouve :
— Montesquieu, Les Lettres persanes, 1721
— Influence du modèle anglais : Richardson
Pamela ou la vertu récompensée, 1740 trad. en 1742 par l’abbé Prévost
Clarisse Harlowe, 1748, trad. en 1751 par l’abbé Prévost
—> Éloge de Richardson par Diderot, 1762 (Moodle)
— Rousseau, Le Nouvelle Héloïse, 1761
— Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Raisons du privilège accordé à la P1

Comment interpréter ce privilège à la première personne alors que le XVIIe siècle avait très peu
développé le roman à la première personne ? On peut apporter trois séries de réponses à ce choix :

1. Philosophiques et idéologiques :

L’essor de la classe bourgeoise ; le succès des thèses empiristes (influence de Locke).

Une idée reçue veut que cette montée en puissance du roman à la première personne s’explique par
l’essor de la bourgeoisie. A l’époque, les gens bourgeois n’avaient pas leur place dans un roman. Les
classes sociales du peuple et de la petite bourgeoisie étaient toujours placées sous le ridicule, la
moquerie, alors que ceux de l’aristocratie étaient héroïque, etc. Lorsque Furetière intitule « roman
bourgeois » au XVIIe siècle, c’est un roman satirique, parodique qui se moque des bourgeois. C’est un
antiroman en quelque sorte. Le roman du XVIIe siècle met en place un héroïsme représenté par des
aristocrates.

Avec le développement du mémoire, le lectorat s’élargit, il y’a davantage de gens qui savent lire. La
bourgeoisie est désormais plus nombreuse que l’aristocratie. Le travail du romancier sera de produire
de l’exceptionnel dans le quotidien, dans la trivialité. Les personnages de ce roman sont des personnages
qui évoluent dans un monde où les barrières sont moins rigides, où les différentes croyances sous
soumises à un examen par les philosophes. Le roman doit donc s’adapter à ces changements. H. Coulet
dit dans Le Roman jusqu’à la Révolution :
« Le roman au XVIIIe s. est devenu l’école de la vie, non pas seulement le manuel des belles
manières et des conversations mondaines qu’il avait été à l’époque baroque. Pour la première
fois, la bourgeoisie va posséder sa littérature, se reconnaître dans des œuvres qui ne la
ridiculiseront pas, voir ses vertus exaltées, ses aspirations encouragées, son genre de vie
magnifié par l’art, ses problèmes devenus représentatifs des problèmes que pose en général la
condition humaine. »

La promotion du roman a aussi à faire avec la rupture philosophique. C’est la rupture qui est faite en
1700 par P. Coste et An Essay Concerning Human Understangind. J.L. Locke montre comment
l’individu se sert du langage pour articuler ses idées premières. Il soutient uqe la genèse de chaque
individu est différente en fonction de ses propres expériences. La diversité de nos expériences explique
la diversité des individus. Chacun s’approprie la langue commune à sa façon et selon ses connaissances.

Le but du roman-mémoires sera dont de monter comment un personnage est devenu celui qu’il est au
moment où il rédige son récit : donner à lire le procès par lequel un individu se constitue dans sa
singularité. Le narrateur fait le récit des expériences vécues.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

2. Matérielles et éditoriales :

Romans « périodiques » = romans qui s’écrivent dans l’ignorance de leur fin et peuvent se publier par
parties séparées (au risque de l’inachèvement ou des publications apocryphes). La publication et
l’écriture du roman se fait sous forme décalée, comme une série, un feuilleton.

Dans un roman-mémoires, le personnage nous donne le dénouement dès le début. Nous savons ce que
le personnage est devenu depuis le début. Le mémorialiste doit dès la première page doit déclarer ce
qu’il est devenu au terme de son historie. Le récit s’occupera de dire par quel biais il est devenu celui
qu’il est aujourd’hui.

Cela a une importance et une conséquence sur la conception romanesque. Le romancier est indifférent
à l’achèvement de ce récit. Le dénouement est déjà connu vu qu’il est déclaré. Le futur le plus lointain
se confond avec l’origine du texte. Cela libère l’imagination quant aux péripéties qui vont arriver au
personnage. Le romancier a déjà décidé ce qui va arriver à son personnage. Le roman doit recouvrir
plusieurs dizaines d’années qu’il faut narrer, mais il n’y a pas d’étapes prescrites. Ce sont souvent de
très longs romans qui paraissent par « parties séparées ». Ces romanciers vivent à la façon des
scénaristes de notre époque.

Exemple avec la publication de Cleveland de Prévost :


Déc. 1730 : contrat avec É. Néaulme pour un Cleveland « fini » en 4 t. (4 vol. in-12 de 360 p.
promis pour le 1er fév. )
1731 : — parution des tomes I (livres 1 & 2) & II (livre 3 seul) en avril à Londres en anglais ,
en mai-juin en Hollande, puis en nov. à Paris (Didot, en accord avec Néaulme ?).
en mai : t. V & VI des Mémoires d’un Homme de Qualité (nouveau contrat pour ces seuls 2 t.
d’achèvement, sorte de « suite posthume ») + Manon Lescaut comme t. VII (nouveau contrat).
— parution des tomes III (livres 4-5) & IV (livres 6-7, livre 7 très court) en sept. à Amsterdam
(Néaulme), et en 1732 Londres (Prévôt), puis à Paris, amputés d’une bonne partie du t. IV (satire
des Jésuites).
1732 : Prévost promet plusieurs fois à Néaulme un cinquième et dernier volume sans
l’écrire.
1735 : parution chez Néaulme d’un t. V (et dernier) apocryphe commandé par l’éditeur
(suite plausible et complet achèvement).
parution du t. I du Doyen de Killerine (rédigé fin 1734 ; la préf. dénonce le t. V comme
apocryphe et promet un achèvement de Cleveland en 2 t. supplémentaires).
1736 : Étienne Néaulme revend ses droits sur Cleveland à son frère Jean
Mai : Prévost négocie avec le libraire français Prault pour une « conclusion » du Cleveland en
3 vol. ; réédition parisienne des t. déjà parus en 5 vol.
1737 : proscription des romans par le chancelier d’Aguesseau (demande des Jésuites). mars-
avril 1738 : parution à Paris du tome VI (livres 6 & 7, précédés d’un Avertissement de
l’auteur, sans doute rédigé fin 1735), puis à La Haye
mars 1739 : tome VII (livres 11-13) & tome VIII (livres 14-15) à Paris, puis à La Haye (J.
Néaulme)
t. II & III du Doyen de Killerine (achevé l’année suivante).
1741 : première édition « complète » de Cleveland… laissé inachevé!

La plupart des romans de cette période sont des romans périodiques avec le risque de continuation volée
par d’autres auteurs. Le risque principal est l’inachèvement (auteur qui recommence une autre saga,
etc.).
Dans la mesure où le roman a été livré à l’éditeur, le romancier ne peut pas corriger. Le souci du
romancier est de ne pas trop hypothéquer la suite (pour pas se retrouver bloqué pour les tomes suivants).
Ce sont des romans écrits sans savoir comment sera la suite.
3. Esthétiques et formelles :

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Le pacte de lecture paradoxal d’un roman « véritable » ; le double registre et le statut des « réflexions ».
On entend deux voix lorsque l’on lit un récit rétrospectif à la première personne.

Choisir d’écrire à la première personne est faire le choix d’avoir un narrateur incarné et non pas abstrait
comme dans La Princesse de merde. Dès lors qu’on pratique le roman épistolaire, on a des narrateurs
incarnés avec une focalisation intégrée. Ce qui est dit, énoncé est toujours le produit d’une perception
singulière. Cette perception que nous avons (que qqn nous parle, a une personnalité propre, etc.) est
double car celui qui dit « je » est à la fois le héros et le narrateur. C’est un héros qui parle à deux stades
d’évolution de sa vie : il connaît la suite, la fin de l’histoire (le narrateur), alors que l’autre est pris dans
l’action et ne connait pas encore le dénouement (le personnage, le héros). Il y’a donc un jeu entre ce
double. Le romancier peut donner la place au discours du personnage, ainsi qu’aux réflexions du
narrateur (sagesse, réflexion, morale, etc.). On parle alors de double registre. J. Rousset dit à ce sujet :
— Dans le roman à la première personne, le pronom « je » peut renvoyer au héros (« je narré »)
comme au narrateur (« je narrant »), le romancier peut donner tour à tour la place aux pensées
du héros engagé dans le cours d’une action où il doit improviser son attitude, et aux réflexions
du narrateur qui connaît l’issue de la situation, peut faire état d’événements ultérieurs ou d’une
sagesse acquise par l’expérience (« je me disais que/ j’ai su depuis »).
(Dans Formes et significations, 1962)

Si on est à la première personne, nous déchiffrons en même temps une énonciation. Ce qui signifie que
la narration est elle-même une fiction. Le narrateur sait tout et il peut faire le récit. Il est souvent orienté
et fictif. La stratégie du narrateur vaut elle-même comme une histoire, un roman. Elle est d’autant plus
sensible car souvent la narration est adressée à quelqu’un (Vie de Marianne de Marivaux). Le narrateur
peut être suspect de complaisance (embellit son récit) ou de mauvaise foi.

Deux niveaux de fiction et (donc) trois niveaux d’analyse

• Le roman fait aussi fiction de l’énonciation elle-même (la stratégie narrative du mémorialiste).
• 3 niveaux de lecture :
o L’histoire (les faits) = ce que fait le personnage
o La narration (le récit) = la stratégie du mémorialiste (souvent suspect)
o Le roman (le texte) = l’ambition de l’auteur

à On peut commenter les événements de l’histoire (ce que fait le personnage), la narration (le récit,
comment le mémorialiste raconte l’épisode) et le texte (ambition de l’auteur). Il y’a tout un jeu de
l’auteur.

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Exemple avec Marivaux dans son Avertissement en tête de La Vie de Marianne :

« […] si c'était une histoire simplement imaginée, il y a toute apparence qu'elle n'aurait pas la
forme qu'elle a. Marianne n'y ferait ni de si longues ni de si fréquentes réflexions : il y aurait
plus de faits, et moins de morale ; en un mot, on se serait conformé au goût général d'à présent,
qui, dans un livre de ce genre, n'est pas favorable aux choses un peu réfléchies et raisonnées. On
ne veut dans des aventures que les aventures mêmes, et Marianne, en écrivant les siennes, n'a
point eu égard à cela. Elle ne s'est refusée aucune des réflexions qui lui sont venues sur les
accidents de sa vie ; ses réflexions sont quelquefois courtes, quelquefois longues, suivant le goût
qu'elle y a pris. Elle écrivait à une amie, qui, apparemment, aimait à penser : et d'ailleurs
Marianne était retirée du monde, situation qui rend l'esprit sérieux et philosophe. Enfin, voilà
son ouvrage tel qu'il est, à quelque correction de mots près. On en donne la première partie au
public, pour voir ce qu'on en dira. Si elle plaît, le reste paraîtra successivement ; il est tout prêt. »

Exemple avec l’Avertissement aux Mémoires et aventures d’un homme de qualité (1728-1731) de l’abbé
Prévost :

« Cet ouvrage me tomba, l’automne passé, entre les mains, dans un voyage que je fis à l’abbaye
de… où l’auteur s’est retiré. La curiosité m’y avait conduit. J’étais bien aise de connaître un
homme si digne de compassion par ses malheurs, et si estimable par la fermeté d’âme avec
laquelle il les a supportés. Tous ceux qui ont quelque commerce avec les Pères… ne sauraient
ignorer le nom de cet illustre aventurier : je serai néanmoins fidèle à la promesse que je lui ai
faite, de ne le pas placer à la tête de son Histoire. Je ne l’ai obtenue de lui qu’à cette condition ;
et l’honneur ne me permet pas d’y manquer. […] Au reste, quoique Monsieur… soit encore
plein de vie et de santé, on peut dire sans blesser sa modestie, qu’il a été dans sa jeunesse un des
hommes de France les mieux faits et du meilleur air. Je lui ai entendu rendre cette justice par
plusieurs personnes qui l’ont connu, il y a plus de trente-cinq ans : il est encore, malgré son
grand âge, d’une figure très prévenante, et du caractère le plus aimable du monde. Si l’on trouve
dans cette histoire quelques aventures surprenantes, on doit se souvenir que c’est ce qui les rend
dignes d’être communiquées au public. Des événements communs intéressent trop peu, pour
mériter d’être écrits. Le style est simple et naturel, tel qu’on le doit attendre d’une personne de
condition, qui s’attache plus à l’exactitude de la vérité, qu’aux ornements du langage. »

à On a longtemps cru que le public pouvait être dupe de ces mémoires. Aujourd’hui, on parle plutôt de
contrat ludique. Le mémoire nous demande de le lire comme si cela était vrai.

Le « dilemme du roman » au XVIIIe siècle selon G. May (thèse 1963)

Selon G. May, le roman posait alors problème au niveau de la lecture et de sa réalité, véracité. Il dit à
ce sujet :
« Fallait-il satisfaire les partisans d’une littérature d’édification morale, embellir donc la nature
humaine en la peignant, l’idéaliser, et tomber ce faisant, dans l’irréel et l’invraisemblable ? Ou
fallait-il au contraire, représenter la nature humaine telle qu’elle était, et donc, dans la mesure
où le réalisme est à l’art ce que le cynisme est à la morale, tomber dans l’immoralité ? »

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Histoire littéraire – XVIe-XVIIIe siècles

Exemple d’exercice pour la validation et éléments de corrigé

[Les trois questions proposées, qui visent à vérifier la connaissance de certaines des notions définies
lors du cours, supposent surtout connus les documents associés aux séances correspondants sur la page
Moodle.

Des éléments de corrigé sont proposés dans le document ci-dessous]

1. Séance « 1637 » — Faites toutes les remarques nécessaires (au moins trois) sur ce quatrain de Boileau
(Satire IX) : « En vain contre le Cid un ministre se ligue,/ Tout Paris pour Chimène a les yeux de
Rodrigue. / L'Académie en corps a beau le censurer, /Le public révolté s'obstine à l'admirer. » (1,5
points)

2. Séance « 1731 » — Comment expliquer le goût des romanciers (et des lecteurs) du premier XVIIIe
siècle pour les narrations à la première personne ? (1,5 points)

3. Séance « 1678 » — Répondez aux trois questions qui suivent cet extrait de Valincour, Lettres sur
la Princesse de Clèves (doc. Moodle) : « […] il me semble que la chose [i.e. la scène de l’aveu] n’en eût
pas été moins agréable, si elle eût été moins concertée. C’est à faire à n’avoir pas tant l’air de grande
aventure ; car je vous avoue qu’en matière d’histoire, le vraisemblable me touche plus que tout le reste,
et cela coûte souvent moins à l’historien. En effet, quel embarras n’est-ce point que d’avoir à faire venir
de la Cour Monsieur de Clèves, faire égarer le duc de Nemours, le faire cacher dans un pavillon, y
amener Madame de Clèves et son mari, et tout cela pour entendre une conversation d’un demi-quart
d’heure, que l’on lui eût fort bien fait entendre partout ailleurs. Je ne sais si je me trompe, mais il me
semble que ces manières d’incidents si extraordinaires sentent trop l’histoire à dix volumes : il n’était
rien de plus aisé que de rendre la chose naturelle et croyable. Le Duc de Nemours était intime ami de
Monsieur de Clèves ; il pouvait se trouver chez lui à telle heure qu’il eût plu à l’auteur ; et il eût aussi
bien entendu cette conversation dans quelque endroit où il se serait rencontré par hasard, que dans ce
pavillon, où il l’a fallu amener avec tant de soins et de peines. »

1) Quel sens donner ici au mot d’histoire et historien ? Pourquoi le choix de ces termes ? (1
point)
2) Quelle définition de la notion de vraisemblance ce passage permet-il de formuler ? (1 point)
3) Qu’est-ce qui distingue la posture de Valincour de l’attitude d’un commentateur moderne ?
(1 point)

CORRIGE SUR MOODLE

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