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LLE TEXTE ÉTRANGER

L #8

QQQL’INTIME ET LE POLITIQUE DANS LA LITTÉRATURE QQQ


Q
QQQET LES ARTS CONTEMPORAINS QQQ

QQQ Numéro coordonné par QQQ


QQQ Florence Baillet et Arnaud Regnauld QQQ
QQQ Université Paris 8 QQQ

POUR CITER CET ARTICLE


Florence Baillet, « L’intime et le politique dans les arts contemporains : Introduction », Le

Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.


URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/baillet.html
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »

L’ INTIME ET LE POLITIQUE DANS LA LITTÉRATURE ET LES ARTS


CONTEMPORAINS : I NTRODUCTION

Florence Baillet
UNIVERSITÉ PARIS 8

A utofictions, journaux intimes, vogue de l’autobiographique et du


biographique, l’installation « Corps étranger » (1994) de l’artiste
Mona Hatoum, montrant une vidéo endoscopique de son corps, ou
encore l’exposition intitulée « M’as-tu vue » (2003) de Sophie Calle :
depuis la fin des années 1960 et le début des années 1970, après
une tendance à effacer toute trace de subjectivité, à « déperson-
naliser » l’œuvre d’art, caractérisant, si l’on en croit la critique1, une
grande partie des mouvements artistiques des années 1960, se
multiplient désormais dans les arts et la littérature les récits ou mises
en scène de soi, ainsi que les démarches visant à instaurer une
relation particulière, étroite, voire secrète, entre l’œuvre et chacun
des individus constituant son « public ». À telle enseigne que le terme
d’« intime », qui avait déjà pu être, au cours de son histoire,
étroitement associé aux arts et à la littérature, notamment dans le
cadre des avant-gardes européennes du tournant du siècle2,

1
Élisabeth LEBOVICI, « L’intime et ses représentations », in : Élisabeth
LEBOVICI (dir.), L’Intime, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts,
2004 (2ème éd), pp. 11-21. Ici, p. 15.
2
Il semble même avoir été un « mot à la mode », selon Marianne Streisand,
pour désigner l’art moderne autour de 1900. Nous renvoyons à l’histoire du
terme « intime » en France, en Angleterre et en Allemagne qu’elle propose

2
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »

semblerait faire actuellement retour, ou du moins se trouve


fréquemment invoqué pour qualifier la production artistique des
quarante dernières années3. De fait, nombre de créations contem-
poraines s’emploient manifestement à afficher les marques de
l’intime : elles adoptent une perspective rapprochée, se focalisant sur
des micro-événements attachés à une singularité individuelle, du
registre de l’infime et du ténu, et elles s’efforcent de suggérer une
« authentique » proximité, en convoquant toute une gamme de
sensations, d’émotions et de sentiments.

Ces œuvres d’art accomplissent cependant un paradoxe, puisqu’elles


montrent ce qui est habituellement tenu caché : si l’intime nous
renvoie, de par son étymologie, au superlatif « intimus », désignant ce
qu’il y a de plus intérieur, de plus secret et de plus profond, l’intime
dans la littérature et les arts suppose en effet que l’on propose à un
public ce qui, d’ordinaire, n’est pas censé être exposé au regard de
tous, tout en affirmant dans le même mouvement, pour que cela
reste du domaine de l’intime en dépit de cette monstration, le
caractère secret, très personnel, de ce qui est présenté. Afin de
désigner, voire de réinventer cet intime qui ainsi échappe, au bord ou
dans les replis du visible, l’art fait d’ailleurs souvent éclater les
cadres : comme on le verra au cours des différentes contributions qui
composent cet ouvrage, ce pourra être l’image cinématographique qui
saisit l’écoute, le médium photographique qui convoque le toucher…
La création artistique se nourrit alors de ce jeu entre ce qu’elle
dévoile et ce qu’elle voile, renégociant ses propres frontières de
l’intime et reconfigurant à chaque fois, à sa manière, ce qui ressort de
la sphère publique et de la sphère privée : on peut en ce sens
considérer qu’elle met en lumière et interroge des normes qui relèvent
non seulement de l’idiosyncrasie de chacun, mais aussi de

dans la première partie de l’ouvrage suivant : Marianne STREISAND, Intimität –


Begriffsgeschichte und Entdeckung der « Intimität » auf dem Theater um
1900, Munich, Fink, 2001, pp. 11-130, en particulier p. 110.
3
Cf. Isabelle DE MAISON ROUGE, Mythologies personnelles - L’art
contemporain et l’intime, Paris, Scala, 2004.

3
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »

représentations collectives, et ce, à un moment où le domaine de


l’intime paraît connaître des remaniements dans les sociétés
contemporaines, qu’il s’agisse, par exemple, du développement des
nouvelles technologies et d’une sociabilité en réseau, ou encore de
l’émergence, dans le monde du travail, de nouveaux modes de
management investissant la vie privée de l’individu.

Le but du présent recueil serait justement de se pencher sur ce


« trouble » autour de la notion d’intime dans la littérature et les arts
contemporains. Avec un parti pris : déceler, au sein de ces pratiques
artistiques, les liens susceptibles de se tisser entre l’intime et le
politique, sans considérer ces deux termes comme nécessairement
antinomiques. Il s’agirait d’aller ainsi à rebours des nombreuses
critiques qui fustigent d’emblée l’intime dans la littérature et les arts
en imputant à ces derniers un dédain du politique. D’aucuns
considèrent par exemple qu’une telle autoréflexivité exacerbée, un
pareil nombrilisme les conduiraient à négliger le vivre-ensemble. Il en
est également pour leur reprocher de sombrer dans un exhibition-
nisme « malsain », de flirter avec l’« obscène », si bien qu’on tendrait
là aussi à déconnecter ces œuvres du politique, en ne les envisageant
plus, cette fois-ci, que dans une perspective « morale ». Certains
encore voient dans cet intime instrumentalisé et surexposé jusque
dans les pratiques artistiques, une extension au domaine de la culture
des dispositifs de surveillance et de discipline d’une société relevant
désormais d’un panoptisme généralisé : l’intime dans l’art ne serait
alors que la manifestation supplémentaire d’une colonisation des
individus par le pouvoir et d’une disparition du politique.

Notre optique sera donc autre : si l’on prend à rebrousse-poil la


« dépolitisation » ou « l’apolitisme » dont sont souvent taxées ces
œuvres, on est peut-être davantage à même d’appréhender ce qui se
trame dans la création contemporaine, laquelle semble inviter à porter
un regard différent sur l’intime, s’efforçant de ne pas le réduire à

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A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »

« l’intimité gastrique4 » et le dégageant de toute gangue narcissique.


L’intime pourrait être à penser plutôt en termes de relation, affirmant
la contiguïté entre la sphère intime et l’espace politique, évoquant
non pas une intériorité enfermée dans sa tour d’ivoire, non pas un
repli sur soi régressif, mais un retrait qui serait tout entier creusé
dans l’enveloppe de ce monde commun et donc de fait y participerait,
même si c’est (et sans doute parce que c’est justement) sur le mode
d’une réserve5 : l’intime, qui constitue une brèche, une interruption,
un hiatus, pourrait en fait offrir un espace pour élaborer d’autres
possibles. En ce sens, il ne serait pas à considérer comme « l’autre de
l’espace public », mais comme « une condition de [son] émergence
dans le monde moderne6 ».

Or quand la création contemporaine met l’accent sur la subjectivité


du geste artistique, tel un « art de faire7 » à même de produire un
écart, de détourner l’ordre établi, voire d’y échapper, quand elle
redessine à sa manière les contours de l’intime et l’amène à passer de
l’ombre à la lumière, elle « publicise » cet intime susceptible d’entrer
en tension avec la société8 : elle pourrait alors être considérée comme

4
Jean-Paul SARTRE, Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990, p. 10.
5
Nous suivons ici ce que dit Michaël Foessel dans son ouvrage sur l’intime :
« (…) il s’agit d’un concept relationnel, ce qui le distingue de l’idée
d’intériorité. » Cf. Michaël FOESSEL, La privation de l’intime – Mises en scène
politiques des sentiments, Paris, Seuil, 2008, p. 13.
6
Ibid., p. 70. On notera par ailleurs que chez Hannah Arendt, l’intime n’est
pas plongé dans la nuit, mais se trouve dans la pénombre, indirectement
éclairé par la lumière du domaine public. Cf. Hannah ARENDT, Condition de
l’homme moderne, trad. de Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p.
91.
7
Michel DE CERTEAU, L’Invention du quotidien – 1. Arts de faire, Paris, UGE,
10-18, 1980.
8
Pour Hannah Arendt, « la réaction de révolte contre la société au cours de
laquelle Rousseau et les romantiques découvrirent l’intimité était dirigée
avant tout contre le nivellement social, ce que nous appellerions aujourd’hui
le conformisme inhérent à toute société ». Hannah Arendt considère en effet
qu’à l’époque moderne, la société a envahi le domaine public, si bien que « le

5
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »

un lieu de (re)conquête de l’intime et de sa potentialité politique,


sous le signe du dissensus9. Elle ferait en effet intervenir une
dimension politique à une toute petite échelle, sur un mode mineur10,
en décalant le cadrage, en saisissant des lignes imperceptibles et
souterraines, afin de mettre à jour des perspectives négligées et de
laisser s’élever d’autres voix, dans toute leur singularité et leur
diversité. Ce qui pourrait donc être à l’œuvre, dans les arts et la
littérature de l’intime, c’est un accent mis sur le sensible, sur les
corps et les affects, cherchant à ancrer le politique au cœur des
subjectivités, quitte à jouer avec le risque, parfois, de l’opacité et
d’une pluralité atomisante. Notre ouvrage, à plusieurs voix,
entremêlant des points de vue et des champs disciplinaires variés,
sondant la création contemporaine dans des contextes divers,
souhaiterait prendre la mesure de ces évolutions.

domaine social et le domaine politique sont beaucoup moins distincts » : la


société correspondrait, selon elle, à une forme d’extension du fonctionnement
de la famille, qui relève en réalité de la sphère privée, à la sphère publique,
laquelle deviendrait alors une sorte de « gigantesque administration
ménagère », loin de la vision antique du politique, développée par ailleurs par
la philosophe. H. ARENDT, Condition de l’homme moderne (note 6), p. 78, p.
71 et p. 66.
9
Selon Jacques Rancière, « la politique » consisterait justement « à
reconfigurer le partage du sensible qui définit le commun d’une communauté,
à y introduire des sujets et des objets nouveaux, à rendre visible ce qui ne
l’était pas et à faire entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus que
comme animaux bruyants. Ce travail de création de dissensus constitue une
esthétique de la politique (…) ». Cf. Jacques RANCIERE, Malaise dans
l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, pp. 38-39.
10
Pierre Zaoui, tout en s’appuyant sur Deleuze, propose ainsi d’envisager
« l’art le plus apparemment intimiste » comme « un art éminemment
politique ; politique, non au sens des grands appareils, des institutions, des
partis, mais au sens d’une politique du quotidien, plus imperceptible, plus
minoritaire ». Cf. Pierre ZAOUI, « Deleuze et la solitude peuplée de l’artiste
(sur l’intimité en art) », in : E. LEBOVICI (dir.), L’Intime (note 1), pp. 43-58.
Ici, p. 58.

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A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »

Cette publication fait suite à un colloque sur « L’intime et le politique


dans la littérature et les arts contemporains », qui s’est tenu les 2, 3,
4 et 5 juin 2010 au musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis et à la
Maison Heinrich Heine de la Cité internationale à Paris. Cette
manifestation scientifique était organisée par Florence Baillet, Karin
Maire-Parienti et Arnaud Regnauld, enseignants-chercheurs à
l’université Paris 8, avec le soutien de l’Équipe d’accueil « Les mondes
allemands : régions, histoire, cultures, sociétés » (université Paris 8),
de l’UFR Langues LLCE-LEA, de l’université Franco-allemande, du
DAAD (Office allemand d’échanges universitaires) et du Centre de
sociologie des pratiques et des représentations politiques.

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