Vous êtes sur la page 1sur 85

23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II.

La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

OPENEDITION SEARCH Tout OpenEdition

Éditions de la
Sorbonne
Théorie critique et modernité négro-africaine | Jean-Godefroy Bidima

Chapitre II. La philosophie


africaine : discours de
maitrise
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 1/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

p. 173-224

Texte intégral
1 Notre propos étant de procéder à un examen des postulats, méthodes et thématiques
structurateurs de ce discours, il ne sera question pour nous, ni de labourer les champs
négro-africains pour trouver une quelconque philosophie, cette tendance idéologique
obture la vraie recherche sur les problèmes fondamentaux de la praxis, ni de faire une
herméneutique des traditions pour ressusciter une quiddité rationnelle garantissant au
Nègre le brevet d'humanité, ni de chercher une philosophie dite du développement (vite
récupérable par les pouvoirs autoritaires et utilisée aux fins d'obturation des possibles).
Notre intervention sur le domaine du discours philosophique africain change de
perspective et s'emploiera à étudier comment le discours des philosophes négro-africains
s'érige en discours du pouvoir, en pouvoir obturateur des possibles qui prend pour
alliées/alibis la rationalité et l'émancipation du Sujet négro-africain. Notre démarche
voudrait explorer la réponse à cette question qui résume le paradoxe de la philosophie
africaine : comment la philosophie africaine, initialement projet de déstructuration des
postulats réducteurs et autoritaires issus de la colonisation et de ses adjuvants, est-elle
devenue un discours de maîtrise fonctionnant avec des catégories autoritaires ?
Comment, et en quoi l'émancipation se tourne-t-elle en son contraire de façon active et
passive ? Pourquoi ce discours philosophique se transmue-t-il en discours de l'ordre ?
Comment rendre compte que la mise en ordre de certains philosophèmes n'était qu'une
mise en discours de la violence symbolique structuratrice de l'espace répressif en Afrique
Noire ? Le devenir-pouvoir répressif du discours philosophique négro-africain ne peut
être démasqué que par une mise en lumière des diverses tendances qui agitent à l'heure
actuelle ce discours. De cette mise en évidence, nous dégagerons les "philosophèmes" (en
vérité les idéologèmes) afin de voir les implications épistémologico-politiques de ce

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 2/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

discours vis-à-vis de la praxis, de la temporalité, et en un mot, du possible. Ce procédé


est méthodologiquement fécond dans la mesure où on observe un mouvement allant de
l'étude du discours à la mise en question des conditions de production du discours,
autrement dit de la réalité sociale.

II.1. Les tendances : classification et idéologie


2 On ne peut tenter une étude sur les enjeux idéologiques de la "philosophie africaine"
sans esquisser un inventaire de l'état des lieux. C'est une vieille démarche
aristotélicienne qui recommande, pour chaque question, d'explorer sa topique,
autrement dit l'ensemble de ses lieux communs. Une évaluation de ces tendances revêt
un triple intérêt. Elle permet d'une part de voir les différentes méthodologies
structuratrices des architectoniques de ces "philosophies", ensuite une importance
pédagogique accompagne la mise au clair de ces diverses tendances -car en Afrique
Noire l'enseignement de la philosophie dans le Secondaire et le Supérieur est en partie
conditionné par ces courants- et enfin, elle a un intérêt politique, dans la mesure où les
tendances de ces courants de pensée ont une génèse socio-politique. Le contexte
politique alimente les conditions de production du discours, celui-ci pouvant jouer le
rôle de camoufleur et de manipulateur des possibles et de l'imaginaire social.
3 Il importe de faire état des classifications en cours en matière de "philosophie africaine",
afin de dégager l'a priori idéologique impliqué dans ces classifications. La façon de
classer, de coupler, peut obéir à une certaine conception que le Sujet veut se faire du
mouvement et de l'interaction entre le temps, les doctrines, et partant, entre ceux-ci et la
pratique socio-politique.
4 Après les débats concernant l'existence (ou la non existence) d'une philosophie en
Afrique, vers les années 1970, les Africains se sont réunis au Colloque d'Addis-Abeba
en 1976. Le thème de ce colloque était la "Problématique de la philosophie africaine".
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 3/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

L'essentiel du propos tournait autour des grandes généralités sur la position à adopter
devant les alternatives : "pour ou contre" l'existence de la philosophie africaine, pour ou
contre l'ethnophilosophie, pour ou contre l'existence de la philosophie négro-
pharaonique, pour ou contre une existence d'une philosophie éthiopienne (nègre et
copte !). Poser déjà l'essentiel des questions du colloque autour d'une alternative (soit...
soit...) relève d'un questionnement idéologique parce qu'anti-dialectique. En effet, la
catégorie dialectique d'action réciproque interdit de poser les problématiques en termes
d'alternative (ou bien on est pour la philosophie traditionnelle et collective alors on est
un ethnophilosophe, ou bien on est contre, alors on est signalé à la vindicte des
"authentiques" Africains qui vous baptiseront "europhilosophes"). L'alternative comme
procédé de questionnement se révèle autoritaire, dans la mesure où l'énoncé binaire des
termes de la question met le Sujet répondant en demeure de ne choisir qu'entre l'un des
termes de l’alternative. Osera-t-il ajouter une réponse qui échappe à ce carcan binaire
qu'il lui sera signifié que ce n'était pas là la question posée ni le problème à résoudre. Ce
procédé autoritaire a figé et stérilisé le débat philosophique en Afrique. Et le colloque
d'Addis-Abeba dont la problématique générale partait de cette alternative implicite, a
débouché sur une première classification des "philosophies africaines" fortement sujette
à caution comme les autres.
5 J.M. Van Parys1 classe les communications de manière curieuse. Il distingue les textes
dits de révolte, ensuite l'ethnophilosophie. De ces deux séries, il dégage quatre courants :
la nouvelle problématique de la philosophie africaine, les études historiques, la
philosophie éthiopienne et la philosophie sociale. Une classification/dissection analogue
du champ philosophique en Afrique noire se fait observer chez Elungu Pene Elungu2.
Celui-ci, avec un grand talent didactique, classe les courants philosophiques en Afrique
sous trois rubriques : les philosophies ethnologiques, les philosophies idéologiques, et le
courant critique. Le récent ouvrage de ce penseur ne fait qu'habiller ce schéma3. Ces

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 4/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

deux classifications sont faites dans un contexte zaïrois, mais les mêmes schémas de
classification se font voir au Sénégal et au Cameroun. Ce qui nous suggère l'étendue et
l'importance de ce problème de classification.
6 Deux penseurs sénégalais attirent notre attention, Pathé Diagne et A.Aly Dieng. Le
premier, dans un ouvrage sur l'europhilosophie4, s'emploie à "penser les possibles d'une
histoire libératrice des hommes et des peuples"5. Sur ce, il n'entreprend pas de détecter
les "images-souhaits" et la possibilité d'une utopie concrète libératrice du tissu social
africain, mais il procède plutôt à une "redécouverte de l'esprit de la civilisation
pharaonique et post-pharaonique en Afrique noire"6. Cette découverte est subordonnée
au démasquage des puanteurs et pesanteurs de "l’euro-philosophie" dans le continent.
Dans ce projet, la classification des philosophies en Afrique suit une démarche
manichéenne ; d’un côté l'europhilosophie, et de l'autre, la pensée négro-
africaine/pharaonique. Ce dualisme un peu trop intangible ignore la complexité et la
subtilité des différents problèmes qui peuvent sous-tendre cette philosophie africaine
que les classifications et présupposés idéologiques réduisent à un discours stérile voué à
la répétition du même. Cette analyse oublie que chaque concept et chaque philosophie
obéissent à une logique des multiplicités (Deleuze). Celle-ci introduit entre une
philosophie et elle-même des écarts et un foisonnement incontrôlable des devenirs qui
font qu'une philosophie n'a jamais un fond commun, à la fois présence à soi et absence.
L'europhilosophie est à la fois elle-même et peut être autre chose qu'elle-même.
7 Le deuxième penseur, Aly Dieng, économiste sympathique et érudit, entreprend à la
suite de son ouvrage Hegel, Marx et les problèmes d'Afrique Noire, d'étudier les
"problèmes philosophiques d'Afrique Noire"7. Le but de cette oeuvre est de procéder à
l'examen de la "pertinence du discours philosophique par rapport aux luttes des peuples
africains"8. Et la classification qui est sous-jacente à cette analyse se trouve être la même
que celles sus-évoquées. Il se profile, derrière ce discours, une répartition de la

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 5/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

philosophie africaine en quatre secteurs : la philosophie ethnologique, les critiques de


l'ethnophilosophie, la philosophie africaine d'obédience pharaonique et la philosophie
africaine marxiste. Il importe de souligner avant l'examen de ces classifications que
"l'Ecole Zaïroise" s'appuie énormément sur l'étude des traditions récentes du Négro-
Africain tandis que "l'Ecole Sénégalaise"9 se préoccupe non seulement des rapports de la
philosophie au marxisme, mais surtout des liens de celle-ci à la tradition pharaonique.
8 Une autre manière de classer -très didactique-aussi les philosophies en Afrique est
perceptible dans l'ouvrage d'Azombo et Meyongo10. Soucieux de ne pas trancher sur le
débat stérile sur l'existence de la philosophie africaine, ils ne classent les philosophies ni
chronologiquement, ni selon leurs affinités doctrinales. Toutefois, ce qui tient lieu de
classification se résume en fait à une grande séparation entre, d'un côté, les "pro", et, de
l'autre, les "anti" du problème de l'existence d'une philosophie africaine. L'ouvrage,
destiné à former les élèves des classes de terminales, introduit déjà dans l'horizon
intellectuel du jeune philosophe ce cercle de "l'existence/non-existence de la philosophie
négroafricaine". Les catégories socio-anthropologiques qui y sont traitées ne constituent,
à leur manière, qu'une caution pour l'existence d'une pensée africaine qui se veut
philosophique. Nous ne sortons pas de l'engrenage. Cette présentation prédispose le
jeune élève en Afrique à ne penser la philosophie que sous cet angle de l'existence ou de
la non-existence de la philosophie en Afrique. Ces classifications obéissent à plusieurs a
priori, entre autres, une conception de l'histoire linéaire, une idéologie du progrès
continu par accumulation et, à la fin, un paradigme réificateur jouant un rôle génétique
au niveau des catégories structuratrices de cette pensée africaine.

II.1.a. La conception de l'histoire : linéarité et nécessité


9 L'histoire en tant que lieu des luttes peut être appréhendée dans l'ordre du discours de
manière idéologique. C'est vrai, l'histoire se spécialise, haussant de plus en plus sa
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 6/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

démarche au rang de science rigoureuse par une soumission de ses conjectures à une
"vérification" à l’aide des disciplines auxiliaires (l'archéologie, les statistiques, la
géographie, l'héraldique, la numismatique, la sigillographie, la sociologie,
l'anthropologie...), mais il n'en demeure pas moins que la phase herméneutique est
sujette au choix d'une subjectivité qui veut connaître (la connaissance, comme le
souligne Habermas, étant toujours liée à l'intérêt) en fonction de ses préoccupations.
C’est ainsi qu'une certaine représentation du devenir historique peut avoir des
incidences sur la façon dont les Sujets impliqués dans l'histoire se déterminent vis-à-vis
de la société, au regard de l'action qu'ils doivent mener dans celle-ci. L'histoire et la
façon de l'aborder peuvent se souder aux intérêts politiques. Il est clair que présenter le
devenir de l'histoire (naturelle/sociale/humaine) comme le théâtre dans lequel tout est
mû et converge vers la Christogenèse (point omega) serait, ni plus ni moins, soumettre
l'action humaine à la nécessité et étouffer le possible11.
10 Ce qui est intéressant dans le cas qui nous préoccupe, consistera, non pas à voir la place
que les Africains ont occupée dans l'histoire de la philosophie, mais à examiner les
arguments et présupposés qui se trouvent à la base de la présentation de leurs
philosophies. Notre démarche se propose de ne pas répondre à la question déjà trop
débattue, à savoir ce qu'on a dit des Africains/Nègres concernant la philosophie, mais de
s'interroger sur un problème brûlant et peu abordé par les Africains : que disent-ils
d'eux-mêmes, comment se positionnent-ils dans la philosophie ? Il s'agit de travailler à
dégager les implications idéologiques de ce dire des Africains ; ce qu'on dit d'eux est
moins important que ce qu'ils disent d'eux-mêmes. La philosophie en Afrique, telle
qu'elle se fait présenter par les penseurs de ce continent, tourne autour d'un point
central qui semble être ce missionnaire belge, Tempels. Les tentatives sont faites de part
et d'autre, soit pour le disculper, soit pour le dénoncer12. Dénoncé ou récupéré, il
demeure d'après les présentations évoquées une figure incontournable. Les diverses

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 7/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

présentations/classifications partent de l'ouvrage de Tempels13, en passant par ses


promoteurs et critiques pour proposer soit un retour à l'Egypte pharaonique nègre, soit
une avancée vers un marxisme bouilli à la sauce des traditions locales (Mbargane
Guissé).
11 En partant de l'ethnologie coloniale réductionniste jusqu'aux tentatives suscitées, nous
voyons se profiler une conception d'une histoire de la philosophie linéaire progressant
par dépassements !14. L'ethnologie réductionniste fut dépassée par les premiers critiques
de l'ethnologie (Tempels, Kagame, Lufuluabo etc...). Ceux-ci "fondèrent" une
"philosophie nègre", elle-même dépassée par les critiques de Tethnophilosophie (Towa,
Hountondji, Eboussi Boulaga). La critique de l'ethnologie, qui se présentait comme
philosophie elle-même, se voit dépassée par ceux qui esquissent une véritable
philosophie africaine pharaonique et nègre, eux-mêmes étant dépassés par les tenants
du marxisme version africaine (Y. Mbargane Guissé et A. Aly Dieng). Ces derniers
viennent encore d'être dépassés par la tendance herméneutique gadamero-africaine
(Okolo)...
12 Cette classification de la philosophie en Afrique en termes de dépassements suppose une
vision de l'histoire très linéaire où les ethnologues et Tempels font figure de
présocratiques rendant possible l'évolution de la philosophie critique, etc... La linéarité
sous-jacente à cette présentation de la philosophie en Afrique est anti-dialectique dans la
mesure où la dynamique d'opposition radicale des concepts et paradigmes n'est pas
soulignée à l'intérieur des différents moments de ces philosophies. Cette classification
évolue autour du "même", car la problématique générale : "existe-t-il ou non une
philosophie capable de redonner au Nègre son brevet d'humanité ?" a retenu prisonnière
l'élaboration des concepts nouveaux et féconds.
13 Le socle épistémologique et les démarches heuristiques, d'après les classifications
mentionnées, évoluent dans un espace symbolique où le Nègre a la hantise de se venger

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 8/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

et, par conséquent, la détermination historique de son soi ne peut qu'obéir à un schéma
évolutionniste dans lequel la platitude cédera le pas à un "grand destin du peuple noir".
Les dépassements que nous fait voir la classification de la philosophie en Afrique
renvoient à une conception du temps qui sous-tend l'horizon intellectuel des
présentateurs sus-nommés.
14 Le dépassement, supposé ou réel, des différentes philosophies africaines ne tient
compte, ni de la lutte qu’il y a à l'intérieur de chaque système philosophique, ni même de
l'abandon de l’évolution comme méthode de classification. La philosophie n'évolue pas
en Afrique noire à travers une Odyssée comprenant le stade ethnophilosophique, le stade
critique, le stade idéologique, et le stade de la refondation d'une philosophie à base des
traditions pharaoniques ou tribales. Mais, en son sein, s'articule une lutte entre la
nécessité et la possibilité, autrement dit, entre un discours institué (fût-il rationnel !) et
les clameurs des discours instituants. La classification des philosophies en Afrique en
termes d'évolution et non en ceux d'opposition dialectique s'adosse sur l'idée d'un
progrès très linéaire.
15 En elle-même, l'idée du progrès ne semble pas avoir des retombées idéologiques
susceptibles de barrer la voie à l'émergence du possible dans l'histoire. Cette idée revêt
une certaine importance pour la compréhension du gauchissement idéologique et de son
corollaire, l'idée du développement15. Notre intention est de mettre en lumière comment
l’idée du progrès est devenue une idéologie fonctionnant/distribuant une certaine
méconnaissance qui transparaît dans la classification évolutive et unilinéaire de la
philosophie en Afrique. L'idée du progrès est liée à une certaine conception de l'histoire
supposant soit un optimisme fondé, soit un pessimisme déclaré. Les utopies et certains
millénarismes -croyant la plupart du temps au développement d'une histoire dont
"l'arché" et le "telos", dans un ailleurs spatial ou temporel situés, réconcilieront l'être de

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 9/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

l'homme avec lui-même- supposent une notion du progrès reposant sur un optimisme
historique.
16 En revanche, les eschatologies avec leur vision cataclysmique de l'évolution et de sa
finalité, fonctionnent implicitement avec la notion d'un progrès pessimiste. Que ce soit la
variante doctrinale optimiste, que ce soit la pessimiste, toutes les deux peuvent, à des
degrés divers, procéder à une démobilisation au niveau de l'action. Si la progression de
l'histoire vise une fin heureuse s'imposant à nous, moyennant un certain réajustement de
nos comportements, alors point n'est besoin d'introduire les ridicules histoires de lutte
des classes ; "il n'y a qu'à...". A contrario, si le progrès suit la chute d'une humanité
coupable, il va s'acheminer vers la catastrophe finale purifiant/régénérant cette
humanité, alors "il n'y a qu'à... attendre la venue du Soler...". Ces deux visions du progrès
installent le Sujet dans une espèce de nécessitarisme où, croyant agir pour produire du
neuf, il se fige dans la répétition du "même". A partir de ces visions du progrès, aucun
discours pratique du possible ne peut émerger, nous évoluons à l'intérieur d'une vision
nécessitariste de l'histoire, où les possibles divers que nous rencontrons/expérimentons,
concourent à la réalisation d'un dessein eschatologique. Mais, pourquoi les philosophes
africains s'acharnent-ils à présenter leur philosophie sous la démarche d'un progrès se
dirigeant vers les formes supérieures de la rationalité ? Est-ce innocent de croire à un
développement continu s'effectuant à coups de dépassements ? Pourquoi privilégier le
dépassement et non le conflit qui se trouve à l'intérieur des divers paradigmes d'une
même philosophie ? L'imaginaire obturateur des possibles et l'imaginaire instituant qui
sont repérables dans chacune de ces philosophies sont-ils mis en valeur ?
17 La classification de la philosophie africaine sous la bannière du dépassement ou du
progrès obéit à la première méconnaissance qui est la vision triomphaliste du devenir
historique de l'Afrique noire. S'il est établi que la philosophie a évolué en Afrique à partir
des balbutiements ethnophilosophiques (ou bien à partir des textes fondateurs des

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 10/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

pharaons...) jusqu'aux systématisations critiques qui posent de "vrais" problèmes


inhérents à la "vraie" philosophie, à savoir ceux de son statut au niveau de son existence
en Afrique, du développement, etc..., il faut en conclure que ce qui est suggéré par cette
présentation échappant ainsi au philosophe négro-africain classificateur, c'est le ferme
désir des Africains de présenter leur histoire comme un triomphe dont la progression de
la pensée, des balbutiements ethnophilosophiques à leur admission au brévaire
philosophique, constitue un exemple patent. Une vision d'une histoire africaine en
termes de triomphe, mais aussi une conception de la Raison déclinée sur le mode de la
victoire des Lumières sur les ténèbres ! La philosophie africaine parvenue au stade mûr
serait la preuve même du triomphe de la Raison (avec un grand R) et de son exercice
dans ces cultures et ce continent toujours piégés. La vision triomphaliste de l'histoire
africaine et de la rationalité parvenue à sa maturité en Afrique débouche sur une posture
politique ignorée du philosophe africain, et par conséquent non prévue par lui au cours
de sa classification.
18 La vision triomphaliste de l’histoire suggérée par ces classificateurs fait croire à un
progrès ascendant. Une histoire dans laquelle le Nègre fut l'initiateur dans l'Egypte
pharaonique, et à l'intérieur de laquelle- malgré quelques vicissitudes minimes- il
reprend possession de son moi intime à l'aide de l'élaboration d'une nouvelle rationalité,
ne peut que mettre le Sujet négro-africain en demeure d'espérer un avenir meilleur,
pourvu qu'il donne créance à la bienveillance de ceux qui sont chargés de déchiffrer son
bonheur. Tout est pour le mieux, le Nègre triomphe, sa philosophie et son histoire sont à
l'acmé de leur réussite. Repenser la question de l'histoire africaine en termes de
catastrophes et en termes de discontinuités serait aux yeux de cette conception
triomphaliste et continuiste une vraie impasse. Un exercice universitaire aussi anodin
que les classifications des philosophies revêt donc, au-delà de son caractère didactique,
des implications idéologiques (la notion du progrès) et politiques, car le triomphalisme

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 11/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

qui hante les Africains à travers ces classifications traduit et conduit au désamorçage
politique consistant à ne plus "trop demander", ni aux politiques, ni aux intellectuels, ni
à la société civile, puisque tous font ce qu'ils peuvent dans une histoire qui, somme toute,
est ascendante. Le progrès dont il s'agit ici est un semblant de "croissance dans
l'homogène"16.
19 La conception du progrès dont il s'agit dans ces présentations est abstraite et la Raison
dont parlent ces philosophies se révèle être une Raison intemporelle et anhistorique qui
chevauche de l'ethnophilosophie aux philosophies néo-négro-pharaoniques, via les
philosophies critiques et celles du développement. Comment ces philosophies se sont-
elles déterminées vis-à-vis de la production matérielle, autrement dit, quel lien pouvait-il
y avoir entre la production/reproduction de la vie en Afrique et l'apparition de ces
philosophies ? L'apparition ou la disparition de l'ethnophilosophie, par exemple, ont-
elles été liées aux changements ou à la permanence d'une certaine économie de marché
ou non ? Ce passage, des élaborations ethno-philosophiques aux philosophies africaines
dites critiques, a-t-il été l'objet ou la conséquence du changement de l'organisation de
l'Etat dans les post-colonies ? Quels sont les rapports entre les philosophies africaines, le
Capital, le sexe et l'Etat ? Une présentation/classification de type triomphaliste ne tient
compte, ni des contradictions internes des philosophies, ni du nécessaire (et parfois
relatif) rapport qu'il peut y avoir entre la philosophie, l'économie, la sexualité et l'Etat.
20 Les articulations entre le discours philosophique africain, les contraintes de la
production et la loi étatique sont ignorées. Quels investissements/désinvestissements se
font entre les codes du discours philosophique, la catégorie d'échange en économie
tropicale et le problème de l'obligation suggéré par la loi étatique ? Les Africains qui
disent et classent leurs philosophies sont muets sur ces problèmes fondamentaux et se
contentent de présenter des séquences conduisant vers le grand destin du Nègre reconnu
et rénové ! A cette classification triomphaliste, il faut opposer une présentation qui

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 12/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

prend les diverses élaborations de la philosophie en Afrique dans une structure qui met
ses différents moments en relation avec des thématiques bien définies et répondant à
une certaine organisation du social.
21 Ainsi, au schématisme réducteur de la présentation : ethnophilosophie, philosophie
critique, le courant idéologique, le courant néo-négro-pharaonique, etc... il faut
substituer des couples à l'intérieur desquels se dégageront des problématiques bien
déterminées. Notre insistance sur cette classification est due au fait que c'est à l'intérieur
d'elle que nous pourrons dégager comment le discours philosophique est devenu un
discours de maîtrise sous les oripeaux de la rationalité en Afrique, et comment le
philosophe négro-africain, apparatchick, vit/théorise/fantasme sa propre
méconnaissance. La classification par couples nous permet de distinguer les pistes de
recherche ; ces rapports s'articulent avec l'ethnologie et les traditions.

II.1.b. "L'ethnologie" : une ruse du capital et du sexe ?


22 Elle a d'abord été la forme première d'expression à prétention philosophique dans
l'Afrique coloniale, elle était comme une arme idéologique avec laquelle la capture du
moi profond du Négro-Africain devait être faite17.
23 Une grande querelle s'est engagée autour de ce qu'on a nommé l'ethnophilosophie. Il ne
serait pas trop important de revenir sur cette notion et les polémiques qui l'ont
entourée18, signalons que l'ethnophilosophie a été critiquée pour son gommage de
l'historicité dans son traitement des problèmes africains. Sa méthode concordiste
consistant à transposer dans une philosophie collective et anonyme "certaines catégories
autoritaires de la métaphysique occidentale" a soulevé des objections sérieuses de la part
de la jeune génération des philosophes19. On lui reprochait enfin la dé-mobilisation vis-à-
vis des contradictions de la praxis et l'installation dans une Afrique éternelle, prospère in
illo tempore et sans oppositions usque ad finem !
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 13/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

24 Mais, ce qu'il convient d'ajouter à propos de ce mouvement dit ethnophilosophique, c'est


que son étude, et sa critique, n'ont pas assez insisté sur ce qui nous semble essentiel, à
savoir les rapports du concept à la production matérielle, sexuelle et à l'Etat. Il est à
souligner que la critique de l'ethnophilosophie n'a pas tenu compte de mettre en rapport
les catégories qu'emploie l'ethnophilosophie, la manière dont les Africains
produisaient/reproduisaient leur vie dans le cadre d'une structure économico-sociale et
sexuelle bien déterminée et les affects étatiques. Cette critique de l'ethno-philosophie fait
mine d'ignorer les rapports qui peuvent exister entre le Sujet producteur des concepts,
ceux-ci, et l'imaginaire véhiculé par les symboles sur lesquels s'appuie l'Etat. Quels
rapports les catégories de l'ethnophilosophie entretenaient-elles avec l'Etat ? Pouvait-on
voir une influence de l'Etat ou de la sexualité aux temps coloniaux sur l'élaboration de
ces catégories ? Si oui, quelle était la nature véritable de cette influence ?20
25 Une critique de l'ethnophilosophie qui ne tient pas compte de l'Etat, du sexe, et du
Capital discriminera les présupposés de l'ethnophilosophie sous un angle idéaliste et
logique. Certes, l'ethnophilosophie a semblé un délire autoritaire des Nègres nantis du
système colonial et qui, tout en vivant une sexualité brimée par la nouvelle religion et,
sous couleur de revaloriser la "rationalité nègre”, ont systématisé leurs propres
fantasmes. Il est vrai, l'ethnophilosophie a été la fabulation et l'hystérie sotériomaniaque
de quelques colons dont la sexualité était régie par le judéo-christianisme, mais une
analyse de l'ethnophilosophie sous l'angle dialectique aurait pu privilégier le transit et
l’interaction entre les catégories de l'ethnophilosophie, les catégories et affects que l'Etat
colonial/néo-colonial met en jeu, les catégories et symboles que la production
économique impose et le jeu sexuel de ces symboles.
26 Au lieu du discours, brillamment idéaliste, qui a enfermé le phénomène
ethnophilosophique dans la problématique de "l'existence ou de la non-existence d'une
philosophie africaine", il est possible de chercher la vérité du délire et de l'arrogance de

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 14/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

l'ethnophilosophie en faisant l'autopsie de l'imaginaire que l'Etat mettait en marche. A


travers cette exploration, nous serons instruits sur les représentations que le commerce
du Sujet avec la production occulte en Afrique noire21.
27 La crise du Sujet négro-africain, avant d'être une crise de son "Identité" et de ses
"modèles de représentation", se conjugue avant tout comme une crise économique. Les
discoureurs africains, et en cela fidèles aux jeunes hégéliens que Marx critiqua jadis, ne
descendent presque pas de leur piédestal pour se "compromettre" aux analyses des
catégories économiques et de leurs réfractions sur la profonde et assidue dépossession
de soi de l'Africain. Du discours ethnophilosophique, le mouvement en profondeur
pourrait descendre à l'analyse du discours étatique, du Capital, et du sexe.
28 La critique des "singeries autoritaires" du discours ethnophilosophique tombe elle-même
dans un discours de maîtrise qui, sûr de soi parce que transparent à soi, ignore, ou feint
d'ignorer, la détermination politico-économico-sexuelle des catégories qui sillonnent le
discours ethnophilosophique. Le manque d'analyse économico-politique lié au
phénomène ethnophilosophique rend hautains et immaculés les discours de ces
philosophes qui n'osent dans leurs écrits parler de sexualité, encore moins s'abaisser aux
concepts liés à la "chrématistique". L'ethnophilosophie est née, elle fut critiquée, mais sa
critique est retombée dans l'abstraction à cause de son manque d'analyse dialectique des
rapports entre ethnophilosophie, Etat, production et, pourquoi pas, sexualité. La critique
de l'ethnophilosophie (Eboussi, Towa, Hountondji) est aussi idéaliste par
désexualisation du discours. Tout se passe comme si le discours ethnophilosophique
n'exprimait pas la sexualisation du discours. Ces critiques de l'ethnophilosophie ne se
rendent pas compte que le dicours philosophique fonctionne par concepts et, ceux-ci,
comme le dit Deleuze, se divisent en percepts et affects. Etudier un discours comme s'il
ne comportait que la dimension conceptuelle/consciente, c'est ignorer que toute
conceptualité est sexuée parce que basée sur les affects. Qui s'est jamais demandé si le

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 15/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

discours ethnophilosophique était une ruse du Capital ou de la logo-phallocratie ? Peut-


être serait-il important dans le discours philosophique négro-africain d'étudier la
dimension affective des concepts ? Voilà où en sont les rapports entre la philosophie en
Afrique et l'ethnophilosophie, ces rapports s'appuient aussi sur un certain lien que cette
philosophie entretient avec le problème du langage.

II.1.c. Le langage : de la "Selbsthasst" au mana


29 Les problèmes liés d'une part à l'adoption des langues coloniales, et, d'autre part à la
communication entre les différentes tribus dans le cadre des proto-nations, sont à
l'origine de la réflexion sur le langage chez la plupart des philosophes africains. Le but de
ces recherches sur le langage était polémique et didactique.
30 L'étude des langues africaines entrait dans le contexte de l'affirmation de soi du Nègre.
Bafoué par l'histoire, ses langues reléguées à la portion congrue de simples dialectes
improbables sur le plan de la précision et trop rudimentaires sur le plan de l'élévation
abstraite, le devenir-homme du Noir devait donc procéder à une réhabilitation des
langues africaines. Cette réhabilitation s'est faite plus pressante à cause de l'imposition
de la francophonie. Les courants "anti-francophonie" entreprirent donc de lutter contre
l'abâtardissement des langues africaines. Ce but polémique était secondé, pour plus
d'effacité, par une entreprise didactique, celle de refaire à travers le langage un
inventaire des règles et des symétries permettant de trouver des moyens efficaces
d'assimilation de ces langues. Ces analyses à bien les examiner, se regroupent en deux
rubriques sécrétant toutes la méconnaissance. Le problème du langage chez le
philosophe africain ne peut être compréhensible qu'à travers a) le
concordisme/triomphalisme, b) le pacte avec le mana.
31 Le concordisme peut se définir comme une tentative de réplique au culte de la différence
qui nourrissait une certaine forme de racisme. Le concordisme se veut un genre réfutatif
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 16/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

consistant à trouver des ressemblances entre les langues dominées et les langues
dominantes. Le Sujet discoureur en langue dominée veut, par cette réfutation, prouver sa
sortie de la particularité pour se hisser au niveau de l'universalité décrétée et définie par
le maître. Dire que le Ki-Swahili a aussi la table des dix catégories d'Aristote serait le
sortir de sa particularité géographique, afin qu'il exprime, à sa manière, l'universalité des
catégories de l'Organon. Le Kiswahili serait ainsi sauvé-du moins, pense le philosophe
négro-africain-des pesanteurs de la particularité, afin d'adopter la "souplesse" des
langues indoeuropéennes. Les tenants de ce concordisme furent ceux qu'on qualifia jadis
d'ethnophilosophes22.
32 Les deux versants du concordisme23 opèrent une hypostase du problème de la langue en
Afrique. En posant les langues européennes comme modèles en fonction desquels seront
analysées les langues africaines, on en fait par présupposition une substance immuable à
laquelle les modèles périphériques que sont les langues africaines devront se conformer.
Pourquoi vouloir à tout prix prouver, comme Kagame, que les langues bantoues
déclinent la substance et les modes comme le grec du temps d'Aristote ? La même
substantialisation du langage se retrouve chez les concordistes égyptophiles. Poser que
l'égyptien ancien a des parentés avec le yoruba ou le haoussa, présuppose que l'égyptien
est une substance immuable et, comme l'Idée platonicienne, il éclaire et fonde les
langues négro-africaines devenues (comme les ombres de la caverne) de pâles reflets de
cette substance divine et éternelle. Le concordisme égyptophile aboutit à deux
conséquences. D'abord, nous observons un phénomène d'émanation plus ou moins
métaphysique concernant le problème de la langue. Les langues africaines procéderaient
-mystérieusement comme le Fils procède du Père- de l'égyptien antique... Ensuite, cette
filiation quasi mécanique suppose que les langues africaines n'ont pas évolué. Le
substantialisme, qui projette une langue essenceétalon, consiste en un réductionnisme
anti-dialectique et moniste. Le travail philosophique sur ces langues pourrait laisser cet

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 17/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

unanimisme pour analyser leur évolution contradictoire/dialectique, afin de ne pas


éviter l'histoire présente, la nôtre, avec son poids de contradictions. A quelles conditions
le langage concourt-il à l'émergence du possible en Afrique noire ? Puisque qu'on est
rattaché aux pharaons, quelles ont été les langues des marginaux à cette époque ? Quelle
était la langue des figures sociales de la contestation du pouvoir pharaonique comme les
fous ? On est enfermé dans une vision triomphaliste et historiciste.
33 La deuxième tendance dans le traitement de la langue chez les philosophes négro-
africains concerne le problème de l'extension, de la politisation et de l'alphabétisation
dans les langues négro-africaines. Ce sujet, louable en soi, fondait la possibilité de
l’expression du Nègre hors des canons et schèmes linguistiques imposés. Le but du
projet était-paraît-il-de "décomplexer" le Négro-Africain vis-à-vis des langues importées.
But politique, dans la mesure où il fut question d'"exporter" ces langues jusqu'à l'O.N.U.,
et surtout, de trouver une langue africaine pour tous dans ce "damier linguistique" qu'est
l'Afrique. Tentative d'unité et tendance à l’auto-affirmation de soi se conjuguent ici. Ce
projet se veut triomphaliste. Il est nécessaire, pour que nos langues soient exportées, de
les articuler sur une problématique de la lutte pour la reconnaissance. Cette lutte fait
dire au Nègre -tellement obnubilé par le complexe du "nous aussi" -que les langues
africaines sont très aptes à l’abstraction, donc à la science et à la philosophie, et même à
l'abstraction picturale. Le premier versant veut trouver des ressemblances dans les
catégories des langues indo-européennes exprimées chez les philosophes grecs, tandis
que le second tente de relier les langues négro-africaines actuelles à l'Egypte
pharaonique ancienne.
34 "Nous devons parler et écrire nos langues (...) les utiliser de proche en proche dans les
relations interafricaines et à l'extérieur de notre continent... Certains Etats ont déjà
adopté à cet égard une politique saine et encourageante. C'est ainsi qu'au Zaïre quelques
langues régionales ont été intégrées au programme de l'enseignement primaire... Même

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 18/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

sans connaître le lingala..., j'éprouve beaucoup de plaisir à entendre le président Mobutu


s'adresser au peuple en ce bel idiome... Pourquoi le Haoussa, le Yoruba, et le Ki-swahili,
le Malgache... ne pourraient-ils pas devenir les instruments de travail pour de vastes
régions africaines ? Quand le Président Idi Amin s'adressa aux Nations Unies en Ki-
swahili, des millions de Noirs de par le monde... vibrèrent de fierté"...24.
35 Le projet de parler et d'écrire dans les langues africaines n'est pas dépréciable en soi, ce
qui devient problématique reste l'indifférence vis-à-vis d’une question de fond, à savoir
l'articulation de la parole et de l'écriture sur les problèmes de l'émancipation renvoyant à
celui des modalités d'intégration du dire et de l'écrit dans les stratégies d'hibernation et
de réification du Sujet. Qu'un dirigeant politique s'exprime devant le peuple ou ses pairs
sur le plan international dans sa langue maternelle ne peut qu'assombrir davantage les
pistes de recherche sur l'émancipation du Sujet. S'exprimer (intra-muros) à travers les
antennes en langues locales, c'est souvent créer entre le peuple et le pouvoir (politique et
intellectuel) une illusion de proximité et d'union qui occulte la coupure (très nette !)
entre la bureaucratie au pouvoir et le peuple. Parler, faire un discours en langues
africaines, c'est capturer par l'idéologie dominante tous les Sujets que la non
compréhension du français (ou du portugais...) aurait pu sauver partiellement du
doctrinarisme des intellectuels. L'incrustation des signifiants dans l'horizon imaginaire
des Sujets passe -et c'est une technique fort connue et utilisée à diverses fins -dans le
cadre des Etats autoritaires (voyez bien la notion de Volksprache) par l'entretien du
chauvinisme et de l'orgueil national. S'exprimer dans les langues africaines à l'O.N.U.
devient donc une tactique d'attiser l'orgueil national et le chauvinisme douteux. Le
devenir-libre du Sujet négro-africain passe, certes, par le développement des langues
africaines, mais il ne faut surtout pas croire qu'une fois ces langues étendues et bien
parlées, le problème de l'émancipation trouvera mécaniquement sa résolution. Car, si les
Noirs ont "vibré de fierté" quand Idi Amin s'exprima naguère en Ki-Swahili à l'O.N.U.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 19/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

comme le dit Hebga, ils sont aussi "fânés de honte", parce que, en Ki-Swahili, le
Président Amin ordonna des tortures et des meurtres. Parler, enseigner, "exporter" les
langues africaines ne pose ni ne résout le problème de l’autorité et de l'émancipation.
36 Un phénomène qui illustre le caractère illusoire de la problématique de l'extension des
langues africaines et de la réappropriation de celles-ci par les institutions africaines
(l'école, l'Etat, les Eglises) se trouve être, chez les théologiens catholiques africains, le
fameux problème de l'inculturation. Après Vatican II, les Eglises catholiques africaines
ont "africanisé" la liturgie. Les instruments de musique africains prirent la place des
harmoniums, les langues locales chassèrent sympathiquement le latin. Le sérieux, la
sévérité et l’austérité de la messe en latin firent place à la danse africaine à l'Eglise et à la
jovialité hilare des fidèles. Ce changement aurait pu nous faire croire à l'émancipation,
mais, illusion d'optique ou de perspective, plus que jamais ces Eglises ne sont pas pour
autant libérées. Que le personnage du prêtre ne soit plus "Rex secundum ordinem
Melchisedech" mais "chef de tribu" ne pose pas a priori les problèmes de l'autorité et de
l'émancipation. Ce que nous voulons souligner réside dans le fait que la promotion de la
langue dans les écoles, l'emprunt de l'alphabet latin25 et arabe, l'explication des termes
scientifiques dans les langues africaines ne résolvent pas en eux-mêmes le grand
problème de l'émancipation à travers le langage. A preuve, les Eglises catholiques
africaines qui ont traduit toute la liturgie en costumes et langues locaux n'échappent pas
au problème de l'indépendance. Même si la messe est dite en Lingala (Zaïre), cela
n'élimine, ni l'action disciplinaire des "épiscopocrates" de la curie romaine, ni la gestion
symbolique des affects, ni la vassalité et la dépendance matérielle de ces Eglises vis-à-vis
de l'Occident, ni l'impérialisme symbolique du judéo-christianisme. L'illusion
triomphaliste consiste à mettre en marche les mécanismes de la célébration d'une
victoire et d'une prospérité beaucoup plus supposées que réelles à l'aide de la catégorie
du possible illusoire, "il n'y a qu'à...". Pour que les langues africaines parviennent à une

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 20/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

meilleure élucidation du rapport entre le Sujet et son historicité... il n'y a qu'à... trouver
les accointances avec les Pharaons..., prouver qu'elles sont aptes à la métaphysique..., les
enseigner..., les exporter..., les exhiber à l’O.N.U, etc... Le triomphalisme veut exorciser
l'histoire africaine en rendant impossibles ces possibles en gestation que notre rapport à
la souffrance au cours de l'histoire appelle. En faisant croire à la grandeur de l'Afrique, (à
la limite, c'est assez sécurisant psychologiquement pour nous Africains), en célébrant de
façon ostentatoire les fêtes faisant suite à l'obtention de la reconnaissance, les
intellectuels africains postulent/veulent une histoire africaine guidée par un grand
dessein, une Afrique qui se vante d'avoir enseigné les Grecs, et qui considère ses maux
présents comme des accidents de parcours qui n'entament en rien la majestuosité de ce
"continent berceau de l'humanité". Ces tentatives de rattacher à tout prix le destin actuel
de l'Afrique noire-dans ses douloureuses parturitions-à l'Egypte pharaonique relèvent
d'une méconnaissance. Vouloir fonder l'historicité présente sur une Egypte éloignée
dans le temps est une tentative de masquer les écueils présents ; les fondements cachent
l'effondrement ! !26
37 Le concordisme linguistique chez les philosophes africains a eu avant nous plusieurs
critiques de direction et de talents différents. La plupart de ces critiques relevaient les
incohérences méthodologico-historiques d'une telle démarche. Ce qui n'a pas été traité,
et que nous voulons ici souligner, concerne le concordisme comme attitude
pathologique qui se traduit par une "haine de soi" (Selbsthasst). Vouloir fonder son
historicité à travers la concordance entre le grec d'Aristote et les langues bautoues
traduit la haine de soi-même dans la mesure où l'auto-consistance de soi n'est garantie
que par le prestige d'autrui. Cette situation de "haine de soi" est un phénomène qui
s'était déjà produit dans l'histoire des Juifs de Vienne au début de ce siècle. Le cas du
Juif viennois Karl Kraus est très éclairant. Celui-ci, dans son journal "Die Fackel" (la
torche), a entrepris une campagne antisioniste contre Theodor Herzl. Pour Kraus, les

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 21/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

sionistes voulaient constituer un nouveau ghetto pour les Juifs en Palestine. Selon lui, la
décadence était due à la corruption judéo-libérale de la finance et de la presse. Il
demanda aux Allemands de ne pas contaminer leur race par les Juifs. Ces
recommandations sont dans Die Fackel, n. 413-417, 1915 (Au sujet de la "Selbsthasst", il
faut consulter Jacques le Rider, Modernité viennoise et crise de l'identité, Paris, 1984).
Dans son délire assimilationiste apparaît le problème du langage. Le rapport du Juif
assimilé au langage était une sorte d'auto-exorcisme. Son propre langage était fort
déprécié. Le "Mauschel" (Moïse, le pauvre juif errant en Hébreu-yiddish) symbolisait le
"jargon" juif. Ce "Mauschel", méprisé par les Allemands l'était aussi par les Juifs comme
Karl Kraus et Eduard Engel. Ceux-ci sont devenus de véritables obsédés du bon usage et
du purisme de l'allemand. Les études comparatives entre le "Mauschel" et l'allemand
était largement favorables à ce dernier, ce qui aboutissait à la dépréciation du
"Mauschel". Le concordisme linguistigue des Africains est, malgré les apparences, fort
dépréciable pour les langues africaines. Il naît en Afrique, un syndrome fréquent chez les
opprimés : la haine de soi. Le concordisme n’est donc pas une simple affaire linguistique,
mais un problème pathologique. Albert Memmi exprime bien cette attitude : "il existe
une judéophobie du Juif, comme il existe une négrophobie du Noir et un anti-féminisme
des femmes, qui sont l'aboutissement logique du refus de soi" (Albert Memmi, Portrait
d'un Juif, II, Paris, 1966, p. 92 et sv.).
38 La vision triomphaliste est historiciste, dans la mesure où est présupposé
méthodologiquement un principe de continuité (entre les langues africaines, et les
catégories d'Aristote, cf. Alexis Kagame, et entre l'égyptien ancien et les langues
africaines) lui-même s'inscrivant dans une lecture du développement historique très dix-
neuvièmiste. Ce principe de continuité est unilinéaire et presque mécanique chez les
philosophes africains. Ce principe continuiste présuppose, toujours dans un cadre très
dix-neuvièmiste, un déterminisme rigoureux du passé sur le présent et l'avenir. Ainsi,

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 22/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

suivant cette lecture d'une histoire africaine continuiste, le passé glorieux de l'Afrique
pharaonique déterminera-t-il le futur de l'Afrique et, puisque ce passé était triomphant,
le futur -par le principe de continuité- sera lui aussi triomphant. Le triomphalisme
historiciste qu'occultent ces exposés sur les langues africaines, introduit une approche
nécessitariste du devenir historique de l'Afrique. Il est vrai, les propos d'un Senghor ont
assez agacé, mais la réaction du rétablissement de la dignité des langues africaines a
insidieusement opté contre le possible. Senghor affirmait :
39 "Le français est une langue à vocation universelle... parce que le français est une langue
"de gentillesse et d'honnêteté". Qui a dit que c'est une langue atone d'ingénieurs et de
diplomates ?... Je sais ses ressources pour l'avoir goûté, mâché et enseigné, et qu'il est la
langue des Dieux... Et puis, le français nous a fait don de ses mots abstraits-si rares dans
nos langues maternelles-... chez nous les mots sont nécessairement nimbés d'un halo de
sève et de sang, les mots français rayonnent de mille feux comme les diamants. Des
fusées qui éclairent notre nuit..."27.
40 La réfutation de l'auto-négation du Nègre (telle qu'elle transparaît chez Senghor) aurait
dû pousser les philosophes africains à examiner les rapports entre le dit, le non-dit et le
non-encore dit. Au lieu d'adopter le concordisme ou le triomphalisme, le rapport du
Sujet négro-africain au langage-rapport non-encore bien circonscrit et par conséquent
opaque-peut s'inscrire dans l'examen laborieux des divers codes à travers lesquels les
stratégies de capture du Sujet s'investissent dans la vie des Africains. Comment se place
la notion de code relativement à l'idéologie à travers la multiplicité des sociolectes en
Afrique ? Tâche linguistique, mais aussi politique dans la mesure où les codes mis en
marche par une certaine rhétorique peuvent contribuer au renforcement de la
redondance autoritaire. Comment les codes rhétoriques, architecturaux,
cinématographiques et iconiques en général peuvent-ils opérer chez les individus des

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 23/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

changements de comportements, et, partant, modifier le cours du devenir historique de


l'Afrique ?
41 Parlant du langage, Chomsky distingue deux types de discussion dans l'étude du langage
et de la pensée : les problèmes et les mystères. Parmi les problèmes, il énumère ceux-ci :
"Quels sont les types de structures cognitives développés par l'homme sur la base de ses
expériences, et, spécifiquement, dans le cas de l'acquisition du langage ? Quelle est la
base de l'acquisition du langage et de ses structures, et comment se développent-
elles ?"28. A notre avis, le problème du langage posé en ces termes ne concernerait
politiquement que très peu l'Afrique. Du point de vue politique, le traitement du langage
consisterait à faire éclater ses problèmes en les étendant, des interrogations concernant
les structures cognitives à l'action mobilisatrice ou démobilisatrice du langage dans
l'histoire de la cité. Quel rôle jouent les effets de rhétorique (figures de pensée et figures
de style) dans la distorsion de la communication en Afrique ? Comment les codes
architecturaux (l'organisation de l'habitat en ville et en campagne, la disposition
topographique, bref l'organisation/gestion de l'espace) et leur décryptage peuvent-ils
conduire du simple langage architectural à une interrogation politique concernant la
ville, et l'habitat en Afrique ? L'institution-ville en Afrique, avec une nette délimitation
entre les quartiers luxueux et les bidonvilles, offre un espace ou plutôt un langage à
travers lequel il devient possible de lire la reproduction des rapports de production qui
sont dans une certaine mesure les rapports de classe. "La lecture des espaces urbains,
périphériques ou centraux, ne se fait pas seulement sur les cartes, en construisant un
code abstrait, c'est une lecture symptomale par excellence et non littérale"29.
42 Une approche du langage qui se cantonne dans le concordisme et le triomphalisme ne
peut qu'éluder la vraie question concernant l'articulation du langage sur l'émancipation
et le problème du possible. A notre avis, les philosophes africains n'ont jamais bien posé
ce problème, mais ils articulent en toute bonne conscience le langage sur le mythe et le

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 24/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

mana. "La religiosité est un prédicat essentiel dans la vie du Nègre". Ce refrain, repris en
choeur par les Africains, a investi plusieurs domaines. Si on a pu dire que son art était
originairement religieux, le problème relatif à la langue en Afrique ne manquera pas au
rendez-vous de la "transcendance" et du "spirituel". La langue est ainsi inféodée à la
magie et au mana.
43 Dans La pensée africaine, Alassane Ndaw, développe tout au long de son ouvrage un
vitalisme spiritualiste et manifeste un intérêt pour la linguistique. A celle-ci, il assigne
une tâche de description des langues africaines, mais, sans poursuivre l'argumentation et
tirer les conséquences socio-politiques qui s'imposeraient, il tombe immédiatement dans
l'incantation. "Nommer est un acte magique doué d'efficace". Parler, c'est aussi
manipuler les forces de la nature bénéfiques ou maléfiques. C'est aussi évoquer le monde
non visible des ancêtres et des Dieux. Peut-être devrait-on, plus exactement, parler de
mondes au pluriel, et du même coup... il faudrait s'attacher à l'étude des niveaux de
langue... Peut-être devrait-on... s'acheminer vers une théorie linguistique de la magie"30.
44 Toute étude des langues africaines devra tenir compte de sa "vocation ontologique"31 et,
du coup, la linguistique doit y être "une ontolinguistique"32. L’originalité des langues
africaines, poursuit Ndaw en toute sérénité, consiste à être des actes magiques, car elles
sont substantiellement liées à l'Etre comme force vitale. Et si jamais on traite de ces
langues sans en référer à ce qui suit, on ferait de belles théories "désincarnées" et
"vides"33. L'étude de la linguistique devra s'occuper des niveaux de langue au sein d'une
société, en établissant par exemple une nette différence entre le langage profane et celui
des initiés (nous y sommes !). La langue aura alors ici une double fonction : "signifier et
cacher"34, d'ailleurs, on doit conserver ces initiales et ce langage sacré.
45 "Il est juste que la langue profane ne puisse galvauder le sacré"35. Brillant, Alassane
entreprend l'étude des différences entre la langue secrète Dogon (toujours !) et la langue
profane de cette tribu. De la linguistique comparative, Alassane glisse vers une onto-

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 25/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

cosmo-théologie qui débouche sur un acte de foi politique : "Le langage organise le
monde, c'est-à-dire maintient le statu quo des forces vitales bénéfiques et maléfiques"36.
Examinons cette inféodation du problème de la langue au mana.
46 D'abord, il n'est pas sûr que "nommer" ne soit qu'un acte magique. Alassane fait dans
cette définition une curieuse concession au mythico-religieux. Cette conception de Ndaw
se rapproche de la Genèse biblique où Dieu opère à travers la nomination des éléments.
La parole, dans ce cas, a une fonction ontogénétique de nature métaphysique
incompréhensible pour ceux qui, comme nous, sont habitués à voir dans la nomination
un acte linguistique et politique de classification, de disposition et d'assignation des êtres
dans leurs statuts respectifs. La seule parole ne crée pas, c'est plutôt l'action de l'homme
sur la matière physique et sociale qui peut être porteuse de création. Dire que "parler,
c'est aussi manipuler les forces de la nature bénéfiques ou maléfiques"37, c'est supposer
a) que la nature est animée des forces conscientes, b) qu'il y a une continuité et une
connivence de type astrologique entre le Sujet humain et ces forces, c) qu'il existe un
méta-monde ou un infra-monde qui contient ces forces bénéfiques. Ces forces
mystérieuses, ce topos transhistorique, et ces existences invisibles ouvrent à de brillantes
synthèses métaphysiques qui, malheureusement, ne posent pas le problème du rapport
entre le langage et l'autorité.
47 La première supposition, à savoir que la Nature est animée de forces
maléfiques/bénéfiques est assez curieuse. Historiquement, après la révolution
galiléenne, il est tout à fait ahurissant de voir ceux qui prétendent à la philosophie
présenter la Nature, non pas en termes de relations séculières, mais comme une espèce
de participation vitale et mystérieuse. Cette Nature dont nous parle Ndaw et ses forces
vitales rentrent à la fin du vingtième siècle dans un espace d’intelligibilité de la
cosmologie pré-copernicienne.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 26/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

48 L'ancienne conception de la Nature s'articulait selon le schéma astro-bio-anthropo-


morphique. Celui-ci privilégiait la qualité et la Nature considérée comme un milieu vital
plein d'intentions. Dotée d'une complexité qualitative, l'énergie y est force vivante.
Ensuite, l'explication et la compréhension de la réalité/totalité étaient holistiques (le tout
expliquait les parties). La causalité y était comprise comme une influence venant du ciel
(des astres). La conséquence épistémologique était l’ordonnancement d'une science qui
se déclinait sous le mode de la sécurité, car cette science portait sur les essences
absolues. Les corollaires de cette science furent une conception d'un espace homogène et
isotrope, et d’un temps cyclique isochronique. La vérité, quant à elle, était absolue et tout
devait y être conforme aux lois de la mesure (aucune démesure n'était permise !). Dans
cette conception de la Nature, le langage avait un statut particulier, celui de participer à
l'ordonnancement des qualités de ce complexus. Le verbe y était secondé par une "âme",
puisque toute chose nommée est animée et participe aux vibrations dues à
l'individuation de la force vitale. La parole servait donc à communiquer des "âmes", ainsi
pouvait-on par la simple parole insuffler une âme bienfaisante (les diverses
bénédictions), ou une âme malfaisante (cf. toutes les histoires de jeteuses de mauvais
sorts au moyen-âge). C'est à l’intérieur de cet espace mental qu'évolue Ndaw, avec des
phrases comme "parler, c'est aussi manipuler les forces de la nature bénéfiques ou
maléfiques"38.
49 Cette conception de la Nature est irrecevable, ainsi que la conception du langage qui y est
sous-jacente. La totalité naturelle se conjugue en termes de quantité. Cette totalité, loin
d'être magique, se veut mécanique. Ce mécanisme s'articule non plus sur un espace vital
d'une complexité insondable, mais sur un espace géométrique que l'on doit pouvoir
déchiffrer, préserver, et non dominer en équations. L'énergie y est force calculable, et
non vitale, et la compréhension de la Nature n'est plus holistique, mais atomique (les
parties peuvent expliquer le tout). Ce qui aboutit à deux conséquences épistémologiques.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 27/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

D'abord, la causalité cesse d'être une influence venant du ciel (astres, etc...) pour devenir
l'articulation/désarticulation improbable des structures. Le schéma nécessitariste cède
ainsi le pas au schéma probabiliste/dialectique et ouvert. Ensuite, à la vérité des absolus
se substituent la vérité du relatif et le caractère provisoire de toute connaissance. Dans ce
nouveau schéma, le langage n'évolue pas au sein d'une ontologie de l'Etre vital, mais
s'articule pour signifier (donner un sens qui n'est lié ni à une ontogénèse, ni à une
cosmogénèse, ni à une ontophanie, ni à une hiérophanie, ni a fortiori à une
théophanie !). La temporalité ne sera plus ce cours cyclique enfermé dans une logique
répétitive et éternitaire, mais s'ouvrira à l'infinité. Le langage n'exprimera plus "l'être
magique" comme le veut Ndaw, sa tâche ne consistera plus, comme il le souhaite, à
protéger le sacré39, mais sera ce qui traduit intentionnellement ou inconsciemment des
significations par la médiation des signes. Le langage sera donc, non pas l'aptitude à
répéter, mais à inventer et à utiliser intentionnellement des signes.
50 A travers le rattachement de la problématique du langage au mana est occultée, outre la
caducité de sa conception de la Nature, une méconnaissance de nature politique.
Alassane Ndaw affirme que le langage a une double fonction : "signifier et cacher". Or, la
distorsion de la communication n'a d'autre but à travers le langage que de "cacher",
d'occulter, de soustraire à la vigilance et à l'analyse du Sujet certaines réalités. Une vue
moins idéologique aurait assigné au langage la double fonction de "signifier et
dévoiler/déconstruire la fausse harmonie des totalités répressives". Le Kant du Projet de
paix perpétuelle nous a habitué à la notion de publicité concernant l'espace public ;
toutes les maximes relatives au droit public dont on ne peut faire la publicité sont
"injustes".
51 Le rattachement au mana vise moins à exorciser le langage profane qu'à défendre les
intérêts des castes sacerdotales dans certaines sociétés africaines qui ont encore des
chefferies et royautés de type féodo-esclavagistes. La défense des intérêts de cette caste

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 28/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

vise aussi sur le plan historique à refuser à l'Afrique un langage porteur de négativité
qui, ouvrant sur le possible, discriminerait la réalité africaine présente en établissant la
tension dialectique en son sein, non entre le "est" (ce qu'elle est) et le "devrait" (ce
qu'elle devrait être), mais entre le est et le non-encore. La problématique du langage
produit une méconnaissance par la production des oublis.

II.2. Les oublis


II.2.a. L'oubli de la critique du langage technocratique
52 Les rapports de la philosophie africaine avec l'ethnophilosophie opéraient une
méconnaisance en voilant la nature politico-économico-sexuelle des catégories
structuratrices de ce courant. La méconnaissance étant dans ce cas le décrochage d'un
discours vis-à-vis de ses conditions politico-économico-sexuelles de production. De plus,
le rapport entre la philosophie africaine et le langage semble également autoritaire par
omission. L'omission est d'abord celle de ne pas rattacher les problèmes du langage au
langage du pouvoir qui influence, aussi bien en amont qu'en aval, le "langage ordinaire".
Le pouvoir dont il s'agit ici s'applique au langage administratif.
53 Pourquoi la référence au langage administratif ? Parce qu'il participe, avec plus ou moins
d'efficacité, au discours technocratique dont le but inavoué est de contribuer de manière
autoritaire à l’entreprise de dépossession de soi. Le langage administratif contribue à la
célébration des attributs du pouvoir presqu’anonyme de la technocratie. On peut
légiférer par l'écrit et par le dire, mais l'écrit -puisqu'il ne s'envole pas comme le verbe-
reste l'un des meilleurs supports et le champ d'exhibition du pouvoir. L'étude de
l'intensité et du poids du pouvoir devra passer par une anthropologie de l'écriture, car
celle-ci, en tant qu'elle assemble, dispose, juxtapose, signes et symboles issus d'un
champ socio-politique agité/déchiré par les intérêts, est le lieu de lisibilité et/ou
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 29/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

d’occultation de l'imaginaire social. Prescriptif le plus souvent, le langage administratif


produit des actes illocutoires (actes par lesquels l'emploi du langage a pour effet premier
de modifier les comportements entre les interlocuteurs)40. La modification des
comportements peut aller, soit dans le sens de la perte de soi, soit dans celui de
l'émancipation du Sujet. En quoi le langage administratif peut-il intéresser le philosophe
en Afrique ? En ce que, sous ce langage dépouillé, se profile le problème des valeurs
résumé par ces interrogations : lorsque l'administration pourvoit à notre compréhension
des énoncés linguistiques, que valent-ils ? Quels effets l'administration produit-elle par
ces actes de langage ? A quelles conditions le fonctionnalisme du langage administratif
peut-il réussir à être autoritaire ? Comment l'idéologie s'investit-elle dans l'écriture
administrative, autrement dit, à quelles procédures linguistiques l'administration
recourt-elle pour imposer son discours et ses symboles au niveau de l'échange
symbolique ? Quels procédés discursifs utilise l'administration pour garantir une valeur
et une autorité aux normes qu'elle définit ? Comment se tissent les rapports
psychologiques, politiques et symboliques entre le texte administratif (le procès-verbal,
le rapport, la note, le mémoire, le communiqué, la circulaire, la décision, le décret,
l'arrêté...), le Sujet à qui s'adresse ce texte, le contexte dans lequel est émis le texte, et
l'anonymat de l'administration cachant le principe d’autorité ?
54 Le langage administratif41 joue parfois sur une ambiguïté fondamentale ; il se veut à la
fois plus près du Sujet récepteur et très éloigné, en fait, de celui-ci. On recommande au
rédacteur administratif d'avoir un style sobre à la portée de tout le monde, ce qui exclut
le jargon et un style ampoulé. Cette transparence recommandée par le style administratif
introduit au moins deux sortes de méconnaissances. La transparence linguistique est la
preuve évidente du caractère "démocratique" des institutions. A un langage accessible
correspondrait l'ouverture des institutions à tous. La deuxième méconnaissance réside
dans "l'impartialité" et la "neutralité" du langage administratif. Si le langage

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 30/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

administratif est sobre et accessible à tous, alors l'Etat n'appartient pas à une seule classe
et a fortiori ne peut défendre les intérêts d'une faction. L'Etat est un, au-dessus et pour
tous. La neutralité du langage administratif vise en fait à atténuer, et même à effacer,
toutes les tensions qui peuvent surgir dans le langage issu du tissu social en devenir.
Nous aboutissons au langage univoque et obscur à force de transparence. Ce langage
monolithique est bien caractérisé par la mise en évidence de "l'oblativité" de l'Etat, car,
par ce style limpide, ramassé, économique, et à la portée de tous, l'Etat se veut "Servus
servorum"42. Le langage administratif43 introduit une deuxième variante. S'il se veut
accessible à tous, il lui faut un recul, une preuve de distinction, de majestuosité, de
noblesse, et même d'autorité, susceptible de le distinguer du langage profane. Il se
sacralise à travers l'écriture, il s'institue en code sacré agitant le spectre tricéphale
(interdiction, transgression, punition). Le langage administratif devient ainsi à cause de
sa majestuosité, l'idéal, "la langue promise"44 ; et le "clerc administratif se mue en objet
de désir et d'admiration aux yeux de ceux qui ne maîtrisent pas les codes de ce langage.
Pour améliorer les facultés de rédaction, Gaudouin stipule :
"Règle seconde permettant de donner au style sa noblesse...
-délicatesse, goût, choix judicieux des expressions, propriété du terme...

55 Règle troisième pour que le style ait à la fois de la force (gravité) et même de la
majesté..."45
56 Du simple problème de style, nous remarquerons une évolution vers l'incrustation des
signifiants par lesquels l'autorité s'investit. Robert Catherine, dans son homélie sur le
style, opère ce glissement des soins stylistiques à la célébration du pouvoir politique :
"Etant donné son rôle et sa place dans l'Etat, le caractère officiel de ses actes,
l'importance de ses décisions sur l'activité économique et sociale de ses concitoyens, le
délégataire de l'autorité publique se doit non seulement d'écrire en français, mais sous
une forme telle que la différence du ton permette à son lecteur de reconnaître qu'il est
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 31/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

immédiatement en présence d'un document officiel qui participe à la dignité qui doit
accompagner les affaires de l'Etat"46.
57 La majestuosité du style est chargée d'établir la distance et le caractère suprême de
l'Etat. Les qualités linguistiques exigées du rédacteur administratif introduisent une
méconnaissance par identification/substitution. Les qualités linguistiques du texte
administratif (la noblesse, la délicatesse, le choix judicieux, la propriété du terme, la
force, la gravité et la majestuosité) s'individuent, et par le procédé d'identification, c'est
l’administrateur qui incarnera la noblesse, la délicatesse, le choix judicieux, la gravité,
etc... Il s'opère ainsi une substitution, ce n'est plus le style qui est délicat, mais
l'administrateur. En exigeant la majestuosité, l'administrateur veut se faire valoir. Le
discours administratif, par son côté anonyme, prescriptif/menaçant, établit une
dialectique entre son ambition de se vouloir transparent et la peur de la transparence
caractérisée par le schématisme et la sécheresse de ses stéréotypes. C'est un discours qui
suggère l'ordre, le respect, la hiérarchie, et dont "l’objectivité" vise-à travers
l'accentuation du caractère impersonnel- le gommage de la subjectivité. Dans l'optique
de cette impersonnalisation du, et par le langage administratif, l'expression de la liberté
du Sujet se réduit à l'application des prescriptions du texte administratif. L'interrogation
et la création s'effacent ainsi au profit de l'application, et la transcendance au profit de
l'adaptation. Ce style participe à la reproduction du même par homogénéisation des
consciences47.
58 Le philosophe négro-africain qui interroge son rapport au langage affiche une
indifférence étonnante vis-à-vis du langage administratif (l’une des composantes les plus
sophistiquées du langage technocratique). L'exercice du métier de philosophe en Afrique
vit et évolue au sein du langage administratif. Non libéré des nécessités matérielles
comme certains philosophes-aristocrates d'Athènes, les nécessités matérielles poussent
le philosophe négro-africain à avoir comme employeur l'Etat. Celui-ci l'assigne (le

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 32/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

consigne) dans une structure administrative bien huilée, l'exercice d'interrogation du


philosophe négro-africain devrait donc naturellement porter sur la discrimination de ce
langage qui conditionne son exercice en tant que "philosophe-salarié"48, mais,
curieusement, rien n'est dit sur ce langage fonctionnaliste. On disserte à grands renforts
de références sur la parenté entre les langues pharaoniques et les langues négro-
africaines, on s'applique (et avec quel zèle !) à voir comment les langues négro-africaines
"elles aussi" peuvent être aptes à l’abstraction (et Pathé Diagne de traduire un dialogue
socratique en Wolof)49. D'autres encore veulent la philosophie en langues nationales,
etc... Ce nombrilisme qui rive le problème du langage à l'exhibition des langues tribales
et à leurs rapports soit avec l'activité philosophante, soit avec la science, a pour secret
l'idéalisme et le refus de la dialectique.
59 Que la philosophie se fasse en Dogon ou en Malinké, que le Wolof exprime avec
pertinence la relativité restreinte einsteinienne, qu'il y ait des filiations linguistiques
entre l'égyptien ancien et les langues négro-africaines est fort bien, mais ne pose a priori
et ne résout pas du tout le problème du rapport entre le discours, le langage et le pouvoir
en Afrique. La position du philosophe africain vis-à-vis du langage est une fuite en
arrière, on se réfugie dans l'Egypte pharaonique, on se hâte d'user du concordisme entre
les catégories de la logique d'Aristote et les langues bantoues, ce qui, indirectement,
dédouane aussi bien les clichés administratifs autoritaires que les instances émettrices
de ces clichés.
60 Le mutisme du philosophe vis-à-vis du langage administratif s'explique en partie par la
place qu'il occupe dans le procès de production en Afrique. Le philosophe est cette fine
fleur qui, en Afrique, se veut héritière des Lumières, interprète de l'Etre et du Bien,
représentant le Savoir dans une population quasi analphabète, et sismologue
transcendantal qui détecte tous les mouvements et tremblements du royaume des Idées.
Voilà pourquoi le philosophe négro-africain s'interdit de penser le rapport entre le

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 33/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

langage et la technocratie, et entre celle-ci et le possible. La négation déterminée d'une


histoire africaine devenue duperie peut aussi passer par la discrimination des clichés du
discours du pouvoir.
61 Au lieu de l'exhumation de sa langue tribale à qui on a tôt fait de découvrir des
correspondants ontologiques, phénoménologiques, existentialistes et marxistes, un
travail de décryptage doit être fait sur le style de ces langues tribales, afin d'y surprendre
les clichés autoritaires (passés et actuels). Le rapport du langage au pouvoir doit, en
Afrique, partir des traditions africaines et se poursuivre dans la quotidienneté africaine.
Dire que le Wolof peut exprimer la relativité n'exclut pas que le problème du pouvoir se
soit posé et se pose encore dans la société Wolof. Comment le langage pouvait-il, à
travers le discours, exprimer la répression et l'obturation des possibles dans la société
traditionnelle Wolof ? Comment, avec l'avènement de la modernité, le changement de
paradigmes sociaux, ces clichés autoritaires ont-ils perdu de leur efficacité ou non ?
L'Etat sénégalais qui coiffe la société Wolof a-t-il récupéré, renforcé, atténué ou substitué
ces clichés autoritaires ? Quelle dialectique pouvait-il y avoir, dans les sociétés
traditionnelles, entre le langage officiel des chefs et courtisans féodaux, et les marginaux
comme les "fous" dont le langage (consciemment ou inconsciemment) violeur des codes,
exprimait la libération du non-encore dit ? Comment se traduisent dans les sociétés
africaines actuelles la dialectique entre le langage stabilisateur et le langage de la
créativité ? Comment et sous quelles modalités, à travers le langage, s'élabore, s'exprime
et se communique le possible ? Si le langage, en nommant les choses, exprime une
tension au sein de l'espace public africain, il faut bien démontrer certains oublis en
commençant par celui du "faire-croire".

II.2.b. Mépris de l'analyse du "faire-croire"

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 34/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

62 Le problème du transit-du-croire revêt une importance capitale, non seulement pour


saisir les liaisons entre le Sujet et la loi, mais aussi pour exprimer cette espèce de
méconnaissance qui mine le devenir historique. Le problème de cette méconnaisssance
n'a jamais été abordé par le discours philosophique africain. Plusieurs études se sont
orientées vers le problème de la croyance. Toutefois on l'a rabattu sur un réductionnisme
qui voudrait que la croyance fût réduite aux seules religions. En Afrique, les philosophes
n'ont pas assez réfléchi sur le problème de la croyance en général et sur celui du transit-
ducroire en particulier. La question se poserait ainsi de savoir comment se fait-il que
nous soyons toujours pris de court par le mensonge issu des énoncés institutionnels et
que nous nous rendions souvent compte de notre égarement "post festum" ? Qu'est-ce
qui explique la non-simultanéité entre la lucidité rationnelle et les énoncés de croyance ?
Quelle explication donner à ce phénomène curieux consistant pour chaque génération à
"se faire avoir" ? Comment rendre intelligible ce paradoxe qui consiste pour chaque
génération à démasquer les illusions des générations antérieures, tout en les subsumant
et en les transformant, pour se nourrir des mêmes illusions avec d'autres oripeaux ?
Comment s'opère et fonctionne dans la société africaine le transit-du-croire ?50
Comment fonctionne l'articulation du triptyque : symbolique/imaginaire/réel en
Afrique ?
63 L'importance de la question du transit-du-croire dans l'économie de la réflexion
philosophique africaine tient au fait que cette question renvoie à une série
d'interrogations qui ouvrent au grand problème de la désubjectivation rampante due à
l'excroissance du système managerial. Le transit-du-croire permet une évaluation de la
notion de "croire". Qu'est-ce que croire ? Simple adhésion aux énoncés d'un discours et
hypostase des procédés narratifs, argumentatifs et rhétoriques ? Ou bien croire, est-ce la
production de la fiction dans le réel, ou simplement le processus d'éclipse de la fiction
pour une réalité très omniprésente ? Croire est-il une nécessité subjective ou un

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 35/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

processus aléatoire ? Comment le Sujet adhère-t-il à un énoncé de croyance, quelle que


soit sa provenance et pourquoi ? Et "au nom de quoi" perdure-t-il dans cette adhésion ?
Quelle est la fonction de l'autre dans ma propre croyance ? Enfin, comment le Sujet se
situe-il, concernant la croyance, à l'intérieur du couple désir-histoire ? Autrement dit, la
croyance est-elle un lieu d'assujettissement idéologique ou une modalité du désir
productive et explosive ?
64 Pourquoi les philosophes africains n'ont-ils pas réfléchi sur le problème du croire ? Trois
hypothèses peuvent expliquer leur mutisme. La première concerne le manque d'une
approche esthétique des institutions ; l'absence de réflexion sur le rapport
image/pouvoir/investissements. Pourquoi le détour esthétique de l’interrogation des
institutions est-il si fondamental ? D'abord, l’esthétique nous permet de travailler sur un
matériau malléable dont ne sauraient se passer les montages juridiques et politiques.
Ensuite, le fondement objectif du fanatisme s'appuie sur un impératif : la théâtralité et la
mise en scène de la Suprême Référence (l'Etat, le Capital ou même le peuple). Et enfin,
l'épiphanie des pouvoirs ne peut être efficace que comme visant la fascination, et celle-ci
nous touche d'abord de manière sensible (au sens de aisthésis). L'approche esthétique
du pouvoir n'est pas réductible au seul examen des images, elle essaye de donner à
l'esthétique son sens plénier qui traite de la sensibilité parce que les pouvoirs sont affaire
d'images et de sensibilité. Le deuxième point du désintérêt du discours philosophique
africain sur le croire concerne l'absence d'une analyse de la notion de représentation.
Quel est "l'efficace de la représentation" ? Qui représente (quis) ? Quelles sont les
médiations entre le représentant et le représenté (quibus auxiliis) ? Pourquoi
représente-t-on (cur ?) ? Comment (quomodo ?) et quand (quando ?) ? Que se passe-t-il
dans la distance (espace mental et social) qui sépare le représentant et le représenté ? Le
concept de représentation permet, en mesurant l'écart et la tension entre le représentant
et le représenté au sein du procès de représentation, de faire ressortir le problème de la

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 36/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

méconnaissance lié au double discours. En vue des stratégies d'hibernation, il peut


fonctionner en manipulant, d'un côté, l'interdit et, de l'autre, les emblèmes de la
permissivité. Le croisement de l'interdit et les emblèmes d’une permissivité tronquée
nous indiquent que tout discours au sein de l'espace public est frappé (peu importe
l'emballage officiel !) d'une ambiguïté dans laquelle l'articulation du dire implique la
production de la méconnaissance liée à ce double langage. Ces problèmes auraient pu
donner au discours philosophique africain des instruments théoriques/pratiques par
lesquels une prise de conscience est possible. Mais, en réduisant la modernité africaine
au catalogue des discours explicites (la philosophie, le développement, l'indépendance, la
démocratie, la théologie, les mythes, etc...), le discours philosophique africain manque
pour sûr la saisie de l'essentiel, à savoir les principes implicites de la dimension
institutionnelle : la production des effets de fiction dans la réalité sociale. Ceux-ci
s’articulent et réarticulent le faire-croire. Point de "faire-croire" sans production des
fictions, et point de fiction sans cette dimension inconsciente qui met au grand jour ce
que la clarté et la distinction rationnelles ne dévoilent pas le plus souvent.
65 La dernière raison qui pousse le discours philosophique africain à ne pas se pencher sur
le problème de la méconnaissance et sur celui du transit-du-croire est relative à une
saisie générale de la philosophie comme l'instance productrice des certitudes et le lieu
même de la transparence rationnelle du discours. Bien sûr, certains philosophes
africains admettent ou ont souvent admis l'importance d'une raison dialectique pour le
devenir historique africain, mais parfois leur conception de la philosophie et surtout de
cette rationalité dialectique en font des instances dans lesquelles l'intelligibilité serait
totale. Ce qui est occulté, c'est bien la ruse qui est logée au sein de tout processus, ruse
qui, si l'on en croit le Hegel de la Phénoménologie, ferait que le réel ne se dévoile jamais
à travers le simple (ou complexe) jeu des contradictions et que les divers faisceaux de la
temporalité impliquent toujours une méconnaissance. Repenser les ambiguïtés, les

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 37/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

espaces de "clôture" et des "lignes de fuite" ainsi que "l’horizon de la fuite", implique
comme le souligne H. Védrine de repenser cet "après-coup"51.
66 En Afrique, sauf quelques exceptions (Eboussi dans La crise du Muntu)52, la vocation de
la philosophie participe à une espèce de dialectique sacerdotale dans laquelle le
philosophe, faisant fi de toutes les méconnaissances et ambiguïtés qui logent au creux du
réel, maîtrise la réalité à travers un discours totalisant. Commentant Michel de Certeau,
Védrine saisit bien l'importance de cette interrogation sur le croire : "c'est finalement le
croire qui façonne l'opinion publique, le consensus, la passivité et qui permet aux
structures de domination de coexister avec des tactiques individuelles de contour. Mais
ce croire a changé de formes ; fondé autrefois sur le primat de l'invisible sur le visible, il
est aujourd'hui totalement voué au visible et au bruit"53. Le discours philosophique
africain, tout au moins sa grande tendance, est insensible à ces nouvelles modalités du
croire où se logent le "visible et le bruit". Aucune analyse n'est faite concernant ces lieux
visibles, par exemple la publicité (une excuse, un peu trop facile, est souvent donnée, à
savoir que l’étude de ces lieux visibles relèverait soit de la sociologie, soit de
l’anthropologie) qui gagne de plus en plus du terrain en Afrique noire, ou l'image, car
l'efficacité des emblèmes, les montages du Droit et la méconnaissance politique sont
médiés par ces représentations. Le discours philosophique africain, dans sa grande
partie, reste un discours autarcique, auto-fondateur et clos sur lui-même. Même Eboussi
qui critique le discours de maîtrise de la philosophie, reste dans une position
autocratique, il n’étudie pas par exemple pas le rapport entre l'emblématique, le
fantasmatique et la politique (image/pouvoir, armoiries/représentations politico-
linguistiques). Ce n'est pas un discours qui essaye, à travers l'exploration de ces zones
inconnues du réel où loge la méconnaissance, de s'ouvrir à la problématique de
l'inconscient. Très sûr de proposer une théorie salvatrice, le philosophe africain ne fait ni
l'analyse de la ruse, ni celle, très périlleuse, de son propre dire qui est rongé par la ruse

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 38/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

en tant que Sujet écrivant/fantasmant. Pourquoi ne pas prendre sa propre critique de


l'Etat, de l'ethnophilosophie comme un d(él)ire inaccompli au sein duquel s'inscrit la
méconnaissance ? Il nage en plein système de croyance, celle-ci est prise au sens de "lieu
où les sujets investissent des propositions qu'ils tiennent pour vraies et qui guident leurs
actions"54. On fait des discours pour ou contre les mythes, pour ou contre l’intrusion de
l'ethnologie en philosophie, en faveur ou contre le marxisme, pour ou contre la filiation à
l'Egypte pharaonique, pour ou contre l'africanisation de l'herméneutique, pour ou contre
l'intuition, ce qui est soigneusement tu, c'est l'interrogation sur la méconnaissance
générale et fondamentale vis-à-vis du système intellectuel structurateur de leurs énoncés
et dont la transparence est loin d'être totale. Examen de leur propre discours ; quelle est
la part de méconnaissance logée dans leurs énoncés qui ont une prétention à la validité
et à la vérité ? Autrement dit, comment travaillent et quels sont les effets de dénégation
quand un philosophe africain s'engage à critiquer, à produire des énoncés sur le Vrai, le
Bien, le Beau, le mode de production, etc ?... Quelles sont les différentes liaisons entre la
dite dénégation et la situation du Sujet discoureur au sein du procès de production ? Le
problème de la méconnaissance, noblement occulté, participe d'une saisie très
autoritaire de la philosophie, qui se traduit par une conception très particulière de la
Raison.

II.2.c. L'autoréflexivité de la rationalité


67 Quand la philosophie africaine parle ou traite de la Raison, quand on critique
l'ethnologie coloniale, les dictatures d'ébène, le développement extraverti, etc..., on le fait
au nom des "Lumières"., au nom d'une certaine Raison, mais laquelle ?"On (Hegel de La
Raison dans l'Histoire) nous a expulsés du domaine de la rationalité" se borne-t-on à
répéter, mais de quelle rationalité s'agit-il ? Deux observations sont à faire.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 39/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

68 D’abord, les concepts de rationalité et de Raison qu'emploient les discours


philosophiques africains n'ont pas fait une espèce d'auto-élucidation, car, dans ceux-ci,
on ne sait pas à quoi renvoie ces concepts. Une chose apparaît cependant : une saisie de
la Raison et de la rationalité indépendante des rapports de production existants. C'est ce
qui laisse supposer que la Raison et/ou la rationalité ici correspond à une divinité. Loin
de nous l'idée de réhabiliter, en faisant cette auto-élucidation du terme Raison chez les
Africains, un mode de pensée mythique, parascientifique, ou un sentimentalisme de
mauvais aloi, mais plutôt de souligner qu'une conception bâtarde de la Raison se profile
dans l'ombre. Celle-là même qui fut utilisée par certains philosophes au XVIII. siècle, à
savoir que la Raison est une faculté absolue, immuable et nécessaire. Bien qu'au nom de
cette Raison ils aient élaboré des idéaux universalistes et démocratiques (liberté, justice
et égalité), une pareille conception de la Raison (qui la "divinisait") opérait sur le plan
pratique des occultations. Il s'agissait pour la bourgeoisie au pouvoir de s'emparer de ces
idéaux, d'en faire des étendards, brandis sur le plan théorique afin de mieux occulter leur
négation pratique.
69 La deuxième observation concernant cette hypostase de la Raison sera relative au
manque d’autoréflexivité de cette Raison. C’est, bien sûr, du côté de l’Idéalisme allemand
qu’il faut se tourner-tout en n’étant pas dupe des présupposés idéalistes et
européocentriques qui entouraient cette notion-pour voir les premiers pas de
l'autoréflexivité. L'étendue, le champ, et le pouvoir de la Raison sont examinés par
Kant... L'incorporation de l'autoréflexivité de la Raison en Afrique permettrait aux
philosophes de ne plus faire cette approche massive et hypostasiante de la Raison.
70 Tous les philosophes qui luttent contre les mythes et autres logiques aliénantes n'ont usé
implicitement jusque-là que d'un concept de Raison conçu sur le mode instrumental. Le
rapport de ces philosophies à la Nature est un rapport de domination. Tous les Africains
philosophes, quand ils ne conçoivent pas la Nature en termes de forces, en termes

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 40/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

magico-vitalistes (A. NDaw), considèrent la Nature comme une instance que l'on doit
dominer.
71 L'oubli fondamental de la philosophie africaine concernant le concept de rationalité, et
celui de Raison, est relatif à une saisie pathologique de l'action de la rationalité dans
l'existence. C'est Habermas qui, à la suite d'Adorno et Horkheimer et tout en les
modifiant, essaye de repenser la contemporanéité, en y soulignant l'effectuation
déformante de la Raison dans l’histoire55. L'effet de la déformation de la Raison dans
l'histoire se manifeste en Afrique par le désir de la technique, et du pouvoir où, les
mythes une fois rejetés, le Nègre pourra enfin, en toute clarté et distinction, utiliser le
calcul pour dominer la Nature (physique et humaine !). "Dès lors la matière doit être
dominée enfin sans qu'on l'imagine habitée par des forces... occultes. Tout ce qui ne se
conforme pas aux critères du calcul et de l'utilité est suspect à la Raison"56. Réélaborer
un nouveau concept de rationalité devient plus que jamais fort important en Afrique
aujourd'hui et ce, pour plusieurs raisons :

a. Ceci mettra en lumière tous les subjectivismes qui, avec cette critique de la
rationalité, pourraient introduire en Afrique une pensée agonistique. Celle-ci
soutient, sous couvert de post-modernisme, un scepticisme démobilisateur où, la
Raison humiliée et "l'Aufklärung"57 désavoué, le Sujet n'aurait plus de support pour
penser et orienter sa praxis.
b. La deuxième utilité de cet examen de la rationalité sous l'angle de son effectuation
déformante serait une réévaluation de la position du Sujet en Afrique à l'heure des
bouleversements.

72 A cause du sous-développement matériel, le salut de l'Afrique a été subordonné, comme


il a été dit précédemment, à l'acquisition des instruments d'exploration des potentialités
de la Nature afin de la maîtriser. Force est de constater aujourd'hui que la rationalité
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 41/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

dont il s'agit chez les Africains concernerait ce que Hegel nomme la rationalité de
l'entendement, il s'agit non pas du "Vernunft", mais bien du "Verstand", car il y a
réduction de la Raison à la rationalité instrumentale. Ce qui se profile à l'horizon, c'est la
réhabilitation philosophique du Sujet autoréférentiel et autotélique.
73 On continue paisiblement à parler de la Raison comme une espèce de "Ratio perennis",
sans en faire une approche pathologique quant à son effectuation dans l'histoire, sans
nuancer son gauchissement instrumental58. La conception massive de la Raison ouvre
aussi la voie à une conception massive du politique.

II.2.d. Et les apories du politique...


74 Le discours philosophique africain n'a pas bien examiné les problèmes liés à une
pragmatique du politique. Cette pragmatique du politique concerne le problème de la
décision du politique, décision qui peut être interrogée selon l'axe de l'espace et celui du
temps avec leurs apories respectives relatives au pouvoir. L'interrogation pragmatique
du politique déplace la question du politique. Dorénavant, il ne s'agit plus des problèmes
théoriques liés à la légitimation du pouvoir, celle-ci renvoyant au point de vue du droit,
mais de s'interroger sur une théorie du gouvernement dans laquelle le pouvoir passe à
l'acte, sur un problème relatif à l'action, à la décision.
75 Or, l'action du pouvoir du prince se fait autour de cette notion qui le lie aux Sujets à
savoir le "coup d'Etat". L'action du prince se déroule sur le mode du coup d'Etat et les
Sujets sont aussi liés au prince par cette notion de coup d'Etat permanent. Il faut d’abord
préciser ce thème de "coup d'Etat". L'usage restrictif fait de ce terme aujourd'hui l'action
par laquelle une personne ou un groupe de pression casse momentanément la continuité
des institutions étatiques pour fonder un nouvel ordre institutionnel, action violente
(symbolique ou réelle) par excellence. Or, cette connotation tardive gomme le sens
profond de la notion de coup d'Etat. Naudé la définissait déjà au XVIII. siècle comme
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 42/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

l'ensemble de tous les artifices et règles par lesquels un prince peut "policer" et
"administrer" les Etats et les Empires. Ces règles et ces artifices doivent rester secrets.
Les coups d'Etat sont donc l'ensemble des secrets du gouvernement59. Si le coup d'Etat
s'identifie à tout secret du gouvernement chez Naudé, il a un sens plus profond au
XVIII. siècle européen : à savoir le "coup de théâtre" et le "coup d'éclat" du prince.
76 Réfléchir sur la pragmatique du politique par la médiation de la catégorie du "coup
d'Etat" exige un travail de cette notion dans sa multivocité, afin d'en dégager l'opacité et
la déchirure qui déterminent le caractère aporétique du pouvoir politique. Le coup
d'Etat, entendu comme coup d'éclat du prince et coup de théâtre, est un acte de rupture
et curieusement de fondation. Si le coup d'Etat (d'éclat !) vient du prince, celui-là a pour
but de rompre avec la continuité historique (libérer tout d'un coup des otages
provoquera une sorte d'arrêt historique et de rupture avec le temps des jérémiades à
propos des otages), et, par ce "coup d'histoire", le prince assure une nouvelle fondation
de son pouvoir. Mais si ce coup d'Etat est pris au sens de prise de pouvoir et éviction du
prince, la violence qui s'ensuit est aussi en même temps rupture avec l'ancien ordre et
fondation d'un nouvel ordre. Dans tous les cas, cette notion indique le caractère
aporétique de l'action politique. Cette déchirure, cette béance, ce caractère contradictoire
rendent très difficile une réflexion sur une pragmatique du politique. Mais le caractère
aporétique du passage à l'acte du politique exprime une tension entre la continuité et la
discontinuité de l'Etat de droit. Cette tension peut être pensée sous l'angle de l'espace
d'abord. Comment, et qu'est-ce qui rend aporétique et distendu le lieu du pouvoir ?
77 Pour répondre à cette question, nous faisons appel à la notion de sublime. Nous prenons
sublime au sens où l'entend Kant : "est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste
est petit"60. Le prince, dans un espace public soustrait au pluralisme, veut toujours être
l'incomparable, il n'est comparable à rien d'autre qu'à lui-même. Et c'est parce que son
incomparabilité doit s'inscrire dans l'espace qu'il construit ou fait construire des

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 43/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

monuments ou palais qui, au sein de l'espace, annoncent sa grandeur et sa sublimité.


Voici ce qu'on disait au temps du Roi Soleil du Louvre et de Versailles : "Le Louvre est
assurément le plus superbe palais qu'il y ait au monde... Cette maison de Versailles
regarde bien plus le plaisir et le divertissement de votre Majesté que sa gloire... Quelle
pitié que le plus grand Roi fût mesuré à l'aune de Versailles... Votre Majesté observera de
plus qu'elle est entre les mains de deux hommes, Louis Le Vau, premier architecte,
André le Nôtre, premier jardinier"61. Ce texte met en lumière l'aporie de l'inscription du
prince dans l'espace. En même temps, il y a ostentation de la grandeur et de la beauté
par la réalisation d'oeuvres sublimes, mais aussi constatation de la limite de cette
grandeur, dans la mesure où elle est suspendue, limitée, à l'habileté de l'architecte. Le
fait que le palais soit assigné à un lieu (Versailles ou Louvre) traduit, en tant que ce lieu
est la représentation/personnification de la grandeur du prince, la limitation spatiale de
sa grandeur. L'aporie de l'inscription du prince dans l’espace aurait pu inciter les
philosophes africains à la réflexion, mais il n'en a rien été.
78 Le lieu du pouvoir offre aussi une espèce de tension du temps du pouvoir. Si le sublime
que donne à voir le pouvoir se révèle en fait limité, très aporétique, il faudrait penser ces
apories du pouvoir avec une figure : la tempête. La logique du pouvoir politique se
décline en termes tempétueux. Mais, dans le temps du pouvoir, ou de la tempête, peut se
lire le moment de l'instant (symbolisé par l'éclair dans une tempête). Dans l'économie de
la temporalité, l'instant est cet indicible que je ne peux nommer... mais que je nomme
pourtant, car au moment de la nomination de l'instant (ou de l'éclair) celui-ci est déjà
dans le passé. Cette aporie temporelle de l'innommable nommé traduit dans la politique
la notion d'évènement brusque. L'exemple d'une violence qui change les régimes
politiques est à ce sujet fort éclairant. La violence de l'assassinat d'un prince, et, partant
la suspension des institutions est une rupture et une fondation. Par cette action, la
société donne à voir une situation d'exception qui est en même temps retour à l'Etat de

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 44/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

nature par l'abolition du droit, et retour à l’Etat civil par la fondation d’un nouvel état de
droit. L'événement politique, en général, porte en creux, outre ce caractère aporétique,
une opacité consubstantielle, parce que nous ne pouvons rien dire du déroulement de
l'instant irruptif, destructeur et fondateur. Lors de l’irruption/destruction, il y a
suspension de la visibilité et du dire, c'est après l'irruption qu’il est possible de trouver
des chaînes causales, d'expliquer les signes prémonitoires, etc... Cette lisibilité de
l'histoire "post festum", sans être une excuse pour ne pas réfléchir sur l'action politique,
introduit la réflexion aux arcanes de la méconnaissance inscrite dans le dire politique.
Cette distension/opacité du pouvoir doit inciter à la prudence dans l'appréciation du
passage à l'acte du politique. Tout simplement parce que, aussi bien ceux qui gèrent les
pouvoirs politiques que ceux qui les critiquent de manière viscérale, ne savent rien du
moment irruptif destructeur/fondateur. Quelles sont les conditions de possibilité d'une
pragmatique de l'action et de la décision politique ? La question reste ouverte.
79 Cette aporie du pouvoir absolu est présente dans tous les régimes politiques, et jusque-
là, les philosophes africains, qui ont une approche très massive (se reflétant dans leurs
critiques) du phénomène politique, n’ont pas réfléchi sur cette espèce de défi que lancent
les apories de la pratique politique à l'intelligence humaine. Les apories du politique nou
introduisent dans l'optique d'une réflexion sur le temps, réflexion intensive dont la
philosophie africaine fait dans une certaine mesure l'économie.

II.2.e....Pour une saisie intensive du Temps


80 Bien sûr, il est possible d'arguer que des réflexions sur le développement, sur le mythe,
sur la possibilité d'une philosophie négro-africaine, sur l'Egypte pharaonique, sur la
rationalité technologique, s'occupent, non pas des hypostases de la Raison pure, mais
bien d'une histoire insérée dans la temporalité. Laissée dans cet état, la question de la
temporalité risque de se résoudre dans des traitements empiriques des divers domaines
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 45/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

du savoir philosophique, et manquer, par là même, l'essentiel de la problématique


philosophique liée aux relations entre le temps, la praxis, le Sujet et le réel. Mais posé de
cette façon, le problème du temps risquerait d'avoir une appréhension chosiste dans
laquelle le temps existerait "in re" et entrerait en quelque sorte en rapport avec la praxis,
avec le Sujet auteur de celle-ci, et le réel qui englobe les deux. Nous devons souligner
que, dans les couples Temps/praxis, Temps/Sujet et Temps/réel, le temps n'est pas pris
comme une "res", mais se trouve imbriqué dans une constellation qui englobe le "locus",
le "subjectum” et finalement le "facere".
81 Le problème du temps est fort important aujourd'hui en Afrique, car à travers une
certaine forme de saisie du temps, peuvent se profiler le transcendantalisme (qui pose
l'invariabilité des catégories dans un "locus" méta-temporel) et le téléologisme (celui-ci
se conjugue sous deux modalités : d'abord, il invite à une fuite en avant à travers la
justification des eschatologies, ensuite cette fuite prend le caractère d'un nécessitarisme
rigoureux ne laissant aucune place au "nonencore", au "non-prévu", au "non-encore-
pensé", bref, aucun espace n'est plus laissé au "non" tout court). A la suite de Sigwart,
Horkheimer a raison d'affirmer que "tout être particulier nous est donné dans le temps...
il s’ensuit que le rapport au temps, est inhérent à tous nos jugements sur l’existence, les
qualités, les activités et les relations de choses particulières''62.
82 Les penseurs africains ne s'arrêtent qu'assez superficiellement pour réfléchir sur cette
instance conditionnante de leurs activités pratiques et théoriques. Pourtant, la question
du temps doit se poser pour la modernité africaine, car dans celle-ci, se profile quelque
chose comme une "crise du temps".
83 Loin de nous l'idée de traiter la notion de temps comme fondement originaire à
l'intérieur duquel tout étant trouve son fondement, en attendant le dévoilement de ce qui
est en retrait, autrement dit, en scrutant les diverses manifestations de l'Etre. Il ne sera
pas question de prendre le temps comme "un ordre possible de succession" à côté de

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 46/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

l'espace, autre ordre possible, mais cette fois, de coexistence ! Notre propos ne consistera
pas à l'associer à une saisie spatialisante. La conception du temps qui nous intéresse
saisit celui-ci comme déchirure, et distension. Et, c'est bien entendu à la saisie
augustinienne des formes du temps que nous pensons. Le temps comme déchirure
s'ouvre sur une aporie chez Augustin : "Mais je ne mesure pas l'avenir qui n’est pas
encore, je ne mesure pas le présent, car il n'a pas d'étendue, je ne mesure pas le passé
puisqu'il n'est plus..."63. Cette aporie du temps le définit comme une distension64. Sans
toutefois assumer le fait que chez Augustin la distension du temps trouve sa résolution
dans l'éternité, il est possible de dégager les trois paramètres que cette distension met en
vue : l'attente, la tension et le souvenir65.
84 L'attente est prise ici, non pas comme un état, mais comme processus, une attente au
sens de "adventus". Mais, chez Augustin, c'est l'attente de Dieu. Qu'il nous soit permis de
pervertir cette notion d'attente afin de penser la temporalité en Afrique à l'aide de cette
catégorie, mais sécularisée. Nous excluons aussi de cette notion d'attente la conception
judaïque, telle que nous la retrouvons exprimée chez Ernst Bloch. Dans son but de
trouver un système ouvert des catégories dans lequel la mobilité de celles-ci pourra
constituer un terreau viable pour la "conscience anticipante", Bloch développe une
théorie de l'attente (fortement liée à sa conception de l’espérance) qui est subtilement
teintée de messianisme juif. Cette attente est celle qui soupçonne toujours la venue d'un
Messie qui peut à tout moment apparaître. Peut-on supposer que cette attente
messianique équivaut à la situation du "Dasein" heideggerien, attendant et guettant
l'Etre qui peut à tout moment apparaître ou plutôt se dévoiler ? Certes, la comparaison
serait ridicule ! Bloch préconise une philosophie matérialiste qui saisit la matière dans sa
processualité, alors que Heidegger n'aime pas beaucoup cette dégradation de l'Etre qui
essaye de le fixer dans des catégories. Toujours est-il que Bloch, tout en fondant une
ontologie matérialiste, veut aussi en même temps avoir une foi de type eschatologique en

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 47/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

la venue du non-encore. Il y a, comme chez St Augustin, une espèce de téléologie chez


Bloch, à cette différence que tout converge vers "l'amor dei" chez Augustin, alors que
Bloch, tout en reconnaissant comme essentielle l'aspiration à un "sujet-nous", admet un
point final eschatologique de l'histoire66. Cette attente biochienne, bien qu'admettant
"l'anticipation" et "la processualité", ne convient pas aujourd'hui comme prémisse
essentielle pour penser la déchirure du temps en Afrique. Entre une eschatologie
sécularisée à la manière biochienne et une eschatologie mystique, la frontière est
difficilement perceptible. L'attente dont il sera question ici est celle qui soupçonne dans
l'épaisseur du réel les éléments en gestation. Ernst Bloch a aussi la même conception de
l'attente, mais chez lui, elle est doublée de messianisme. Une attente qui tente, et
devient, une tension vers. Tension qui exprime l'attention que nous portons sur l'histoire
qui n'a de consistance que dans le souvenir. La tension qu'exprime le temps ici
impliquera pour nous une conception non spatiale du temps67. En Afrique prévaut le
plus souvent une propension à spatialiser le temps. La spatialisation du temps borne la
temporalité en passé, présent et futur. Cette saisie peut être rectiligne et très idéologique
en Afrique, car la nostalgie du passé pousse souvent à une fuite en avant qui évite le
présent. Repenser le temps en Afrique aujourd'hui signifie ne plus se cantonner dans la
rectilinéarité de l'avant et de l'après, mais de concevoir le temps dans son intensité sur le
mode de l'accompli et du non-accompli. L'accompli et le non-accompli placent le temps
dans la praxis transformatrice à l'intérieur de laquelle la déchirure de la vie est médiée
par le travail.
85 Cette lecture du temps en accompli et non-accompli impose au négro africain une autre
évaluation du souvenir. L'hypostase du passé, les louanges des traditions, effacent la
problématique de l'accomplissement, or, saisir la tradition comme processus, saisir notre
mémoire, et partant, le souvenir comme devenir implique une recherche, selon la belle
formule d'Ernst Bloch "de l'avenir dans le passé". Rechercher dans l'histoire passée et

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 48/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

présente les éléments non-accomplis signifie traiter la temporalité sous l'angle du


possible, car le possible demeure ce qui demande à être accompli.
86 Finalement, à travers la notion d'accompli et de non-accompli, nous pouvons travailler
sur les multiples relations qui peuvent exister entre le temps et le réel, entre le temps et
l'action, et entre le temps et le Sujet. Comment le réel peut-il se concevoir et se
comprendre comme le non-accompli en gestation ? A quelles conditions l'action
accomplit-elle tous les prédicats qui lui sont inhérents ? Quant au Sujet, quelles sont les
conditions de possibilité de l'éclosion de ses prédicats ?
87 Il est clair qu’une conception du temps comme distension (bien sûr épurée de l'attirail
idéaliste que lui donnait St Augustin) introduit la réflexion aux limites de la conception
du possible. Car, celui-ci se veut latence-tendance et, par conséquent, tension et
distension. La philosophie en Afrique en reste souvent au présupposé d'un temps
linéaire : avant/après (la colonisation, l'invasion, l'esclavage, etc...). Cependant la
réintroduction du temps sous le mode de l'accompli et du non-accompli aura cet
avantage de considérer aussi bien "l'avant" que "l’après" comme des réalités
processuelles qu'il ne faut ni hypostasier, ni prendre de manière atomiste. Mais un oubli
se construit et obéit à certains implicites, oublier le temps comme distension/tension
relève d'une pratique nécessitariste... Le temps s'investit dans le texte, l'écrit exprime
aussi une modalité du temps, la manière d'écrire ouvre et/ou couvre le mouvement du
négatif. Autrement dit, l'écriture du temps débouche sur une temporalisation de l'écrit.

II.2.f. Ecriture et harmonie : la tentative anatreptique


88 Que l'écriture soit le lieu du pouvoir ne fait aucun doute. Mais une certaine forme
d'écriture qui brise les codes et pense le réel dans sa multiplicité peut être susceptible, en
tant qu'instance de marquage symbolique, de se retourner contre les lieux producteurs
des codes : l'écriture des philosophes. Comment les philosophes en Afrique construisent-
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 49/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

ils leurs textes ? Le réel dans sa multivocité, interpellant le philosophe dans ses écrits,
une certaine forme d'écriture peut mimer la logique identifiante, classificatoire et
fonctionnaliste, la manière d'écrire peut refléter la consonance/l'harmonie. Une certaine
manière d’écrire-et là, ce n'est pas une simple affaire de style-peut, à travers l'amour du
"jargon" et de la cohérence, investir l'espace de lisibilité au point d'y loger, avec méthode,
des clichés autoritaires. La hantise de la systématique peut cacher la clôture
conceptuelle... Le problème du style d'écriture philosophique africaine, n'est pas un
problème de pure esthétique où le style serait une certaine modalité de l'expression, mais
bien plus un problème politique, parce que "toute pratique, en effet, comporte un style,
et que le style est inséparable d'une pratique"68. Toute pratique implique une manière de
faire, le contenu de la pratique étant inséparable de la manière. Granger définit le style
comme "usage du symbolisme ; il ne concerne pas seulement la texture de ce dernier,
mais aussi son rapport à une expérience qui l'enveloppe"69. Dans ce symbolisme passent
les diverses pratiques de pouvoir. En attendant, une étude des stratégies discursives et
socio-langagières relatives à la narration, à la rhétorique et à l'argumentation du
discours des philosophes africains, il est possible de faire quand même une remarque
générale. Chez tous les philosophes africains, il n'y a pas l'ombre d’une écriture
désarticulée, par exemple sous forme d'aphorismes, ou sous une autre forme susceptible
de piéger la cohérence. C'est une écriture continue se voulant rigoureuse, qui enchaîne,
de manière soit inductive, soit déductive des raisons et des causes, une écriture qui tient
compte de la mesure dans la bonne optique apollinienne. De cette écriture est proscrite
la césure et l'incohérence. L'allure de ces textes est souvent épidictique, l'auteur y écrit
un discours du genre démonstratif (leurs textes philosophiques comme les discours
d'Isocrate sont des textes d’apparat !) et même réfutatif. "Demonstratio" et "refutatio"
sont aussi les vieux réflexes du droit romain et, aujourd'hui, de la répression du droit
pénal, par exemple l’établissement de l'aveu obéit à une procédure de "demonstratio et

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 50/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

refutatio". Cette stratégie discursive épidictique s'organise en une thèse centrale


réfutative (soit de l'ethnophilosophie, soit du marxisme, soit du sous-développement),
qui subordonne donc autour d’elle la chaîne des arguments (chaîne est prise ici au sens
du manque d'autonomie de la part des arguments) qui militent pour ou contre cette
thèse. Cette cohérence des chaînes de raisons est un discours total, c'est-à-dire clos sur
lui-même et ceci pour plusieurs raisons.
89 Ce modèle épidictique manque, à cause de sa manie de la cohérence et même parfois du
jargon, d'aérer le discours afin d'y voir comment se logent les diverses dénégations, et
surtout comment s’effectue le jeu entre le texte, le Sujet et le désir. Autrement dit, "dans
l'écriture, le ratage est le performatif du Sujet qui rejoue son avènement dans l'acte de
manquer l’objet de son désir"70. La cohérence du texte qui évite les ratages fixe et fige le
texte. Celui-ci cesse d'être une présence et une absence qui indiquent à travers ces trous
et ces ratages que l'écriture est justement ce lieu où le Sujet pose à la fois sa prétention à
la saisie du réel et sa rencontre, toujours manquée (le réel déborde notre saisie
scripturaire et conceptuelle !), avec ce réel.
90 "L'éloquence professorale" de cette philosophie africaine évite, à travers la phobie de
l'incohérence et du ratage, d'introduire la discontinuité au sein du continuum répressif.
Discontinuité qui est fondatrice dans la mesure où elle peut anticiper son devenir. La
dimension proleptique est à l'intérieur de ces ratages. En adoptant un mode d’exposition
philosophique "cohérent" et "technique" (il vaut mieux dire technocratique !), le
philosophe africain, à son niveau, mime un mode de pensée cybernétique, celui-là même
qui fonctionne dans la parfaite harmonie et la cohérence. Dans cette écriture
philosophique qui occulte la dimension polyrythmique du réel et de la philosophie son
produit, réside une négation de la dimension fondamentale du temps du Sujet. Ce temps
qui est celui de l'erreur se veut aussi le temps de la création71.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 51/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

91 Une écriture philosophique qui ne met pas en scène les concepts et leurs mouvements
est une écriture morte. Le philosophe doit utiliser l'effet d’hypotypose où les concepts
auront une vie très incohérente que l'on met en scène à travers l'écriture. On doit, dans
cette écriture, utiliser les variations de la langue, les modulations et une tension qui
orientent le discours philosophique vers un "dehors", exprimant ainsi une ligne de fuite.
La variation du style, c’est la variation de la vie dans ce qu'elle a de contradictoire : "le
style en philosophie, c'est le mouvement du concept. Bien sûr, celui-ci n'existe pas hors
des phrases... c'est une mise en variation de la langue... En philosophie, c'est comme
dans un roman : on doit se demander : "qu'est-ce qui va arriver ?" "Qu’est-ce qui s'est
passé ?" Seulement les personnages sont des concepts, et les milieux, les paysages sont
des espaces-temps. On écrit toujours pour donner la vie... pour tracer les lignes de fuite.
Pour cela, il faut que le langage ne soit pas homogène, mais un déséquilibre, toujours
hétérogène : le style creuse des différences de potentiels entre lesquelles quelque chose
peut passer, un éclair... va sortir du langage même..."72.
92 La philosophie africaine est une écriture monocorde, le style des phrases n'admet pas
une tension entre une principale et une subordonnée, "l'éloquence professorale" des
tropiques ne supporte pas entre les phrases une sorte de "zig-zag"73, il lui faut des
phrases toutes droites. Ce qui manque au style des philosophes africains, c'est un peu de
musicalité dans l'écriture, une polytonalité qui saisira le réel dans ses multiples aspects.
93 L'exemple type du style d'écriture philosophique polytonale est l’aphorisme que nous
rencontrons déjà chez Nietzsche, chez Schelling74 et surtout chez Adorno. Chez celui-ci,
même si son écriture aphoristique très travaillée peut déboucher sur "un maniérisme
formaliste qui peut aller jusqu'à l'hermétisme"75, l'aphorisme est cette écriture
d'indication et d'incitation qui introduit au sein de la béatitude linéaire un scandale
stylistique et une provocation à penser. Le fragment comme élément privilégié de cette
écriture indique plusieurs choses ; d'abord la fêlure de l'écriture et par conséquent de

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 52/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

cette fausse Totalité qui mutile la vie, ensuite, le fragment libère le processus, parce qu'il
est le résultat d'une fragmentation passée et la promesse d'une fragmentation future.
Avec le fragment, la négativité se met à l'abri de la vengeance des hypostases et des
glaciations conceptuelles : les "aphorismes mettent l'accent sur la négativité"76.
94 Bien sûr, l’aphorisme n'est pas le seul mode d'écriture discontinue, on pourrait créer de
nouveaux concepts et une nouvelle manière de pratiquer la césure et la béance dans
l'écrit en Afrique. L'écrit, s'il ne se fragmente pas, a tôt fait de se figer en institution. Les
discours des philosophes africains sont réfutatifs/démonstratifs et, en tant que tels, se
figent dans les institutions où les textes contre l'ethnophilosophie, la colonisation, ou qui
militent pour une Egypte pharaonique nègre ont une valeur sacrée pour les générations
futures qui se livreront à une hagiographie de type talmudique. La tendance générale de
la philosophie africaine privilégie la positivité et se méfie de la dialectique. Bien sûr, nous
fera-t-on remarquer, que la plupart des philosophes de ce continent sont, soit des
"hégéliens", soit des "marxiens" qui privilégient la dialectique, à preuve, ils luttent pour
le changement et l'avènement en Afrique d'un autre exister où puissent s'épanouir les
prédicats de l'homme : la Liberté et la Raison. A supposer que ces philosophes luttent
(l’impensé de cette lutte n'a pas encore été mis à jour !) pour l'Afrique, il n'en demeure
pas moins que leurs philosophies refusent la négativité, ou plutôt, leur dialectique n'est
pas assez négative. Leur discours est réfutatif, mais se fige, car ne sécrétant pas de par sa
forme, les éléments de son propre dépassement et de sa propre dislocation. Réfutatifs,
ces discours sur le marxisme, sur l'ethnologie, sur l'Afrique, sur le développement, sur
les traditions, se constituent en institutions qui pensent avoir une vue panoptique sur le
devenir africain. Un discours qui ne veut pas se figer en catéchisme devra être
anatreptique. Le discours anatreptique est ce discours qui se retourne contre lui-même,
afin d’être non seulement réfutateur, mais aussi auto-réfutateur. Car la ruse du système
voudrait qu’un discours, quelque critique qu'il soit, s'incruste en un objet figé. Le

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 53/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

discours anatreptique est celui qui s'annonce et s'énonce comme moment transitoire,
comme une réalité en cours de fragmentation. Bien sûr, les "dialectiques sacerdotales" et
leurs vieux réflexes pseudo-platoniciens feront remarquer que cette façon de mettre le
négatif en marche confine au scepticisme, car on ne pourrait jamais rien affirmer, il leur
faut toujours un "arché" stable sur lequel s'appuyer.
95 L'optique de l'auto-dislocation construit et affirme, mais à la différence des "dialectiques
sacerdotales", l'affirmation n'est qu'un moment transitoire et la construction est
impliquée dans une processualité qui empêche toute hypostase. Pour l'instant, le
discours philosophique africain s'écrit de manière très autoritaire où on trouve trop de
prescriptions ("on doit...", "il faut...") teintées d'un moralisme fort douteux dans lequel le
"devoir-être" fonctionne comme une hypostase. Discours de capture par la manie de la
prescription moralisante, mais aussi par sa hantise de maîtriser la Totalité à travers le
concept, celui-ci se comporte de manière conquérante et la Nature chez ces philosophes
n'est qu'un objet qu'il faut "maîtriser", tout cela fonctionne dans la bonne optique de la
rationalité instrumentale. Ce discours ne va pas vers le réel avec la modestie d'y trouver
des ambiguïtés, des trous, des manquements, la part de méconnaissance qui se glisse
dans le rapport entre le concept et la réalité, mais explique, critique, expose ce qu'est la
crise du Muntu, ce qu'est le réel africain, et ce qu'il devrait être. "Pour qu'il y ait
développement, il n'y a qu'à... Discours suffisant, où le philosophe, mieux, l'intellectuel,
ignorant la méconnaissance qui se loge dans tout dire, dicte et prescrit le devenir de
l'Afrique.
96 Nous avons ici affaire au développement d'une espèce particulière de notre modernité :
"les prêtres masqués" dont parlait Nietzsche et Max Stirner77. Le specimen du "prêtre
masqué" est dans la littérature philosophique africaine Njoh Mouellé. L'oeuvre
fondamentale de ce penseur tourne autour d'une idée-force : le passage du Négro-
Africain de sa situation de médiocrité à l'excellence78. Le médiocre étant celui qui reste

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 54/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

dans l'immédiateté du culte de l'Avoir, l'excellence sera la finalisation de l'Avoir pour la


profondeur de l'Etre79. Plusieurs remarques sont à faire sur ce programme.
97 Les deux concepts d'Avoir et d'Etre qu'utilise Njoh manquent d'originalité. Il ne signale
pas qu'il s'inspire de la fameuse opposition établie par le philosophe catholique Gabriel
Marcel dans un livre déjà bien vieux sur Etre et avoir80. Njoh les réutilise en les mâtinant
de théories personnalistes chrétiennes que nous connaissons depuis Mounier. Dans
Développer la richesse... où il est dit que "l'Avoir doit être subordonné à l'Etre" (cf.
présentation), ce thème, qui est le poumon de l'ouvrage, est une reprise mécanique de
Gabriel Marcel. Celui-ci, parlant de connaturalité entre le Qui et le Quid, préconise
d'éliminer la distance et l'extrériorité qui semblent opposer ces deux notions, il faudrait
arriver à objectiver l'Etre, au mieux à "transformer l'Avoir en Etre". Quant aux deux
autres concepts que Njoh emploie : la médiocrité et l'excellence, c'est une reprise gauchie
de Nietzsche. Le thème du combat contre la médiocrité sillonne toute l'oeuvre de
Nietzsche (les luttes de Zarathoustra contre la "massification", "deviens qui tu es" dans
Ainsi parlait Zarathoustra, "deviens ce que tu es "dans Le Gai savoir). S'agissant du
thème de "l’excellence", c'est le "Surhomme" de Nietzsche falsifié. Falsifié parce que
"l'excellence" de Njoh conseille un retour au culte de l'intériorité, alors que la sortie hors
du "brave bétail grégaire" (Ecce Homo) implique l'introduction du "dehors" et de
"l'hétérogène" dans nos façons de penser et d'agir, ce qui n'a rien à voir avec une
intériorité hypostasiante conseillée par Njoh. Le philosophe qui indique où est
"l'excellence" et où se loge "la médiocrité", exprime une attitude propre à notre
modernité : le cléricalisme cynique.
98 En Afrique noire, les élites ont confisqué le dire en se constituant en une oligarchie
(coupée des "médiocres") qui s'estime par nature destinée à dire et à décider pour la
société. Sélectionnée par les appareils (universitaires et politiques), elle (l'élite) parle de
l'Homme aux hommes avec une condescendance bienveillante, un cynisme aimable et un

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 55/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

sourire bien élevé. Ce faisant, elle considère que d'un côté il y a la médiocrité et de l'autre
l'excellence. Ce schéma dualiste, binaire et franchement manichéen est inconsciemment
un réflexe politique d'une période qui a structuré nos schèmes intellectuels, à savoir la
guerre froide : d'un côté les preux et, de l'autre, les nuis. Le brouillage des schémas, le
déplacement des repères et l'extrême fluidité de notre histoire pourraient nous empêcher
de nager dans cette illusion du panoptique, où l'intellectuel, parce qu’il a saisi une petite
face du devenir, croit maîtriser celui-ci à travers le concept.
99 La position de Njoh fait penser à ces "prêtres masqués" dont parle Nietzsche. "Le
philosophe enseigne les qualités qui lui sont propres comme les seules qualités
nécessaires pour arriver au bien supérieur (...) Il laisse s'élever graduellement toutes les
espèces d'hommes, jusqu'à ce qu'elles aient atteint son type, le type supérieur. Il méprise
ce qui est généralement apprécié ; il ouvre un gouffre entre les valeurs supérieures du
prêtre et les valeurs du monde. Il sait ce qui est vrai, ce qui est le but, ce qui est le
chemin... Le philosophe-type est ici dogmatique absolu"81. Culpabiliser les pratiques de
la "métis" comme étant "médiocres" et s'élever vers "l'excellence" est une ruse du
cléricalisme : "les prêtres - et, avec les demi-prêtres les philosophes, ont appelé... vérité
une doctrine dont l'effet éducateur était bienfaisant... une doctrine qui rendait
"meilleur". Ils ressemblent par là... à un faiseur de miracle sorti du peuple, qui, parce
qu'il s'est servi d'un poison comme remède nie que c'est un poison... Vous les
reconnaîtrez à leurs fruits"82 (Nietzsche, op. cit, p. 271). L'excellence et la médiocrité sont
des figures processuelles qui, dans leur présence, exprimeraient leur absence.
L'excellence serait ainsi, non seulement sa propre absence, mais un moment et une
figure du déploiement de la médiocrité. Et celle-ci se déclinerait comme "image-essai"
(E. Bloch) de l'excellence. Ainsi comprise, la médiocrité serait alors l'action par laquelle
les "sans-espoir", reconnaissant la règle truquée du jeu social et la comédie des surfaces,

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 56/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

bifurquent pour rester "hors-jeu" et inventer un lieu qui est pour l'instant un "non-
encore" (nondum).
100 Un discours qui dicte au peuple les critères de "l'excellence" peut-il se considérer comme
une institution qui doit non seulement mettre en marche le mouvement du négatif, mais
se saisir comme un moment appelé à être dépassé ? La forme d'écriture reflète un certain
esprit suffisant de l'intellectuel qui, sautant au-dessus de toutes les méconnaissances et
ruses du système, opère donc une douce réconciliation entre le Sujet et le réel décadent.
101 A travers le problème de l'écriture se profile l'examen de la place de l'intellectuel dans
l'économie du devenir africain. Les intellectuels qui disputent avec l'Etat post-colonial le
rôle de "phares", de "klaxons-avertisseurs solennels", détiennent aujourd'hui un pouvoir
en Afrique : "celui du discours", de la parole. Se sont-ils interrogés pour savoir si c'est
leur seul talent qui leur ouvre toutes grandes les portes des mass-médias ? Se
demandent-ils qui est aujourd'hui exclu de la prise de parole, alors qu'eux ne cessent de
s'expliquer sur leurs motivations, ce qu'ils souhaitent, ce que doit être le devenir de
l'Afrique, etc... ? Se sont-ils interrogés sur le "lieu de leur discours" ? Articulent-ils leur
discours sur la place qu'ils occupent à l'intérieur du procès de production ? Analysent-ils
la place du Nègre dans le monde au XXI. siècle ? Se posent-ils des questions sur un
certain libéralisme qu'on présente aujourd'hui, à la suite de la faillite du marxisme
autoritaire, comme la clé de la réussite ? Aucun de ces philosophes ne montre très
clairement que son discours est d'abord une hypo-thèse, une erreur et que, finalement,
le travail d'élucidation qui compose les diverses strates de leurs thèses n'est qu'un
fragment mal assuré parce qu'en attente d'un dehors et promesse d'une future
fragmentation. Une écriture philosophique sacerdotale est celle qui critique sans
montrer en quoi elle-même peut être une impasse. Dans un opéra inachevé et composé
en 1930 par Schönberg : Moïse et Aaron83, se lit cette impossibilité qui arrive à toute
pensée de s'incarner dans la parole (et surtout dans l'écrit). Dans cette oeuvre, l'Idée et le

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 57/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

Réel sont confrontés : Moïse "sachant penser mais non parler", et Aaron étant "parole et
action". L'antagonisme et l'impasse résident entre la pensée et les images (peu importe
que celles-ci soient iconographiques ou graphiques) qui prétendent la relayer. Moïse
s'exclame : "...Ainsi je suis battu... Ainsi tout ce que j'ai pensé était insensé... O Parole,
toi, parole qui me manques !". En vue d'une ouverture de son discours, le philosophe
africain devrait arriver à cette impossiblité et reconnaître comme Moïse de Schönberg
dans cet inachèvement de son dire une force stimulant le non-encore. Si la majorité des
intellectuels africains sont muets sur ces questions, il faut quand même voir qui est exclu
de leurs discours.

II.2.g. La "géronto-phallo-sophie" : la démasculinisation des philosphèmes


102 La philosophie telle qu'elle est pratiquée en Afrique est un discours de maîtrise, car elle
fonctionne de manière patriarcale. Celle-ci est entendue au double sens de
gouvernement des Pères (ceux qui sont âgés !) et d'autorité des hommes (homme au sens
latin de "vir"). Ce qui est omis, c'est le discours de l'enfant et celui des femmes.
103 En Afrique, le logos des philosophes a omis, non pas de parler de l'enfant -les brillantes
thèses en matière de didactique des langues étrangères le font- mais de laisser parler les
enfants. Sans doute, une vieille tradition philosophique occidentale ne laisse que peu de
place à la parole de l'enfant -celui-ci étant supposé être une pâte à informer dont la seule
activité ne sera que la répétition des modèles des adultes- mais la philosophie africaine
s'appuie sur un indécrottable réflexe inconscient tapi sur la "grande tradition" du respect
des "vieux". Le silence de (imposé à...) l'enfant sécurise cette philosophie africaine.
L'interrogation de l'enfant qui, dans son processus de socialisation, navigue entre le réel,
la fiction et l'imaginaire peut constituer un terreau de possibilités pour l'avenir du non-
encore. Du "trivium" au "quadrivium", l'enfant en Occident n'avait de tête que pour
recevoir la violence symbolique des institutions.
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 58/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

104 Mais cette philosophie "gérontocratique" qui exclut les enfants dans l'espace de parole
est aussi autoritaire, car elle se conjugue au masculin84, c'est-qu'on pardonne le
barbarisme -une "phallosophie". L'absence du discours sexuel dans l'économie de la
philosophie africaine est assez curieux. Certes, le discours philosophique africain a plus
ou moins été nourri dans les schèmes patriarcaux de la philosophie occidentale qui vient
seulement de prendre en considération (assez tardivement) le problème sexuel. Aucun
texte de philosophie africaine contemporaine, à notre connaissance, n'explore les
problèmes africains sous l'angle de l'inconscient. Ils ne parlent pas de sexualité. Tout se
passe comme si le problème sexuel et la cohorte des désublimations répressives qu'il
permet de mettre à jour n'importaient pas. Quand il leur arrive de faire allusion à la
sexualité, c'est pour la rabattre sur une analyse moralisante, pharisienne et superficielle
où l'on condamne la prostitution, la polygamie, la dot85, alors qu'il faudrait discriminer la
"sexuation" du discours en philosophie ainsi que la "masculinisation" des philosophèmes
qui permettent à ces philosophes africains d'appréhender la société. Il s'agit moins de
"moraliser" les rapports avec les femmes, de se poser en donneur de leçons que de
"démasculiniser" (c'est-à-dire se déposséder du pouvoir) ce pouvoir symbolique par
lequel on a prise sur le réel africain. Et ceci en réinstaurant un nouveau "contrat socio-
symbolique" avec le féminin ; position qui ferait voler en éclat les codes et le langage
philosophiques ambiants pour trouver un nouveau discours.
105 En ce qu'elle ne laisse pas la parole aux "exclus" du discours que sont les femmes et les
enfants, la philosophie négro-africaine mime les mêmes schèmes autoritaires d'une
philosophie occidentale qui n'a laissé que très peu de place au cours de son histoire à la
femme et à l'enfant. Le discours philosophique africain a une pratique d'exclusion et un
discours de maîtrise. Un discours de maîtrise est celui qui refuse la Négativité, un
discours autosuffisant qui, par sa forme d'écriture, fige le devenir.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 59/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

II.2.h. Citation et déontologie


106 Quand on écrit, le désir fonctionne à plusieurs niveaux. On peut écrire pour satisfaire au
"désir d'éternité" (selon la belle formule de Ferdinand Alquié !). Au-delà de sa forme
commerciale d'objet d'échange, l'écriture reste pour le Sujet ce qui, après sa mort, se
transmettra de générations en générations, ad infinitum. Par l'écriture, il y a comme une
recherche d'éternité du Sujet et une quête d’éternité de l'écriture. Chaque lettre est
interprétée comme un objet qui divinise/éternise le souvenir de son auteur.
107 L'écrit entre aussi dans les stratégies de pouvoir et peut garantir un contrat. Celui-ci peut
être de nature explicite (économique, politique, historique) ou implicite. Quand il
devient implicite, le contrat s'investit dans la croyance. Le contrat implicite de croyance
est reglé non pas par des protagonistes présents dans l'acte interlocutif, mais par la place
qu'ils occupent au sein du procès interlocutif. Ce contrat implicite de croyance fait que
dans une salle de classe, sans avoir placé un mot, le professeur est légitimé a priori
comme détenteur du savoir, entre lui et ses élèves il y a un "contrat implicite de
croyance" qui circule. Ce contrat de croyance lie le plus souvent le lecteur à un livre,
d'ailleurs, comme l'avertit Lacan : "lier et lire, c'est les mêmes lettres, faites y
attention"86. Cette liaison presqu'affective à un auteur prend diverses formes selon que
ce dernier occupe ou non une place de dignitaire dans l'échiquier du savoir. Ceci rend
souvent difficile la mise en perspective de certaines oeuvres, car elles sont légitimées a
priori par le cotexte (l'environnement verbal) et le contexte (l'environnement
situationnel) qui perpétuent le "contrat implicite de croyance". Ce contrat implicite de
croyance lie les lecteurs à La crise du Muntu d'Eboussi Boulaga. La critique de ce livre
peut être empêchée par le cotexte prompt à développer un sophisme ad ignorantiam.
Celui-ci mise sur "l'ignorance en ce qui concerne les raisons de croire le contraire de ce
qui est avancé"87, ignorance basée sur notre manque d'informations sur le sujet donné.
"L'oeuvre X (La crise du Muntu) n'a jamais eu de critique, donc elle est irréprochable".
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 60/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

En fait, cette attitude dérive de notre ignorance des preuves qui peuvent invalider les
thèses de l'oeuvre X (La crise du Muntu). L'environnement verbal peut aussi produire un
sophisme ad populem : on essaye alors de (se) persuader en faisant appel à l'émotion.
C'est une non-argumentation qui recourt au pathos en invoquant "à l'appui d’un point de
vue les éléments culturels jouissant d'un grand prestige, mais, qui, en eux-mêmes ne
constituent pas une raison... rigoureuse d'adhérer à ce point de vue"88. Ce sophisme peut
exploiter les prestiges liés à la modernité et à la tradition. Les notions de "crise" et
"d’authenticité" qu'utilise Eboussi dans La crise du Muntu correspondent aux grands
besoins de la modernité africaine dont tout le monde s'accorde à y décéler la crise. Alors,
au nom de quoi ne justifierait-on pas une oeuvre qui fait appel et qui traite de la crise et
de l'authenticité ? Critiquer La crise du Muntu serait nier cette "crise" et refuser
"l'authenticité" !
108 Si l’environnement verbal (le cotexte) qui entoure La crise du Muntu peut engendrer des
sophismes "ad ignorantiam" et "ad populem”, l'environnement situationnel (le
contexte) pourrait faire surgir le sophisme "tu quoque”. Ce dernier refuserait une
critique dirigée contre La crise du Muntu en la retournant contre celui qui ose critiquer
ce livre. Par exemple, certains aspects du livre sont du plagiat et la réplique sera : "les
passages du tien aussi". C’est un argument qui rejette à la face de l'autre la critique qu'il
nous a formulée. Sans parvenir à le réfuter, on se contente de dire, "... lui aussi fait la
même chose". Ce sophisme "tu quoque" (toi aussi) peut parfois prendre l'aspect d'une
attaque contre la personne89. L'exemple pourrait être celui-ci, La crise du Muntu est
souvent un plagiat, la réponse serait :"voyez un peu qui dit cela... lui aussi ? "90. Le
contexte favorise aussi une position relevant du sophisme ad misericordiam. Ce dernier
convoque la pitié, en invoquant la gentillesse d'un auteur pour ne pas critiquer l'oeuvre
de celui-ci : "tu ne peux pas dire ça du livre X, son auteur est si gentil", "qu'est-ce l'auteur
de La crise du Muntu lui a fait pour qu'il puisse critiquer son livre ? ". Comme dans le

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 61/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

cas de l'attaque ad hominem, nous passons subrepticement de l'oeuvre à critiquer à la


personnalité/crédibilité de l'auteur et du lecteur. Parfois, le sophisme ad misericordiam
peut être secondé par le sophisme ad baculum (baculum en latin veut dire bâton), par ce
dernier, on tente de faire accepter une idée en usant de la force et de l'intimidation. On
peut illustrer ce sophisme de la façon suivante : "en critiquant le livre X, tu devrais tenir
compte de ce que tu auras contre toi comme critique". La texture de l'oeuvre à examiner
dans tous les cas est laissée de côté au profit des considérations liées à la situation de
l'oeuvre. L’argument consistant à affaiblir l'interlocuteur par le recours à la compétence
(supposée ou vraie !) ou à l'autorité de l'auteur sera un sorte de sophisme ad
verecundiam. Celui-ci laisse de côté le texte pour décréter la vérité de l'oeuvre en
s'appuyant sur les compétences et les attributs de l'auteur ou sur les compétences et le
prestige de celui qui déclare la vérité de ce texte. "Oser critiquer l'oeuvre X, mais son
auteur est professeur agrégé, il est internationalement connu !".
109 Nous nous proposons de mettre en perspective La crise du Muntu sur un aspect précis :
son rapport à la citation. Sur 237 pages on cherche en vain les référents qui, pourtant,
sont plus que présents. La crise du Muntu est un puzzle dans lequel la copie, le plagiat et
le pastiche se disputent.
110 Nous y dénotons alors la "copie". Celle-ci "se distingue... de la reproduction en ce qu'elle
demande l'intervention d'un nouveau réalisateur qui effectue une seconde oeuvre d'après
la première, c'est pourquoi la manière dont il aura vu, lu, compris l'original... empêche la
copie d'être rigoureusement identique à l'original"91. Eboussi copie, il ne reproduit pas, il
intègre ce que les autres ont dit sans les citer. Des exemples abondent. La troisième
proposition de sa problématique (p. 11) stipule : " l'abstraction des conditions de
naissance et d'excercice des discours à prétention philosophique, les transforme en
principes déterminants dans la construction philosophique : celle-ci devient ainsi une
idéologie au service des rapports de force que la prise en considération des conditions

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 62/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

aurait manifesté". Pourquoi Eboussi ne dit pas qu'il reprend l'argument principal de
L'Idéologie allemande de Marx, puisqu'avant lui, Marx a qualifié d'idéologique toute
institution (y compris la philosophie) qui occulte ses "conditions de naissance", sa
manière d'être produite et reproduite ? Dans les pages 118-119, où il traite de "la logique
de l'appartenance", Eboussi fait l'analyse du "Menon" de Platon et arrive à cette
constatation : "ce petit esclave pense-t-il vraiment par lui-même ? N'est-il pas vrai que le
dialogue avec Socrate est fictif ? C'est Socrate qui invente les questions, et il les pose de
telle manière que l'autre n'a plus qu'à acquiescer", p. 119. Cette critique de Socrate n'est
pas d'Eboussi, mais de Nietzsche. Observons les figures de Socrate chez Nietzsche et
nous retrouvons cette "analyse" d'Eboussi dans Naissance de la tragédie et La
philosophie de l'époque tragique des grecs. A la page 129, Eboussi fait une observation
sur le mot "philosophique" qui devient un article de commerce : "la marchandise est ici
une certaine littérature" p. 129. Nous reconnaissons là la critique de la "Kulturindustrie"
faite par Adorno et Horkheimer vers les années 1940. Pour ceux-ci, l'industrie de la
culture avait réduit la littérature, la peinture, la musique en articles de vente dans le
marché des biens symboliques (Cf. La dialectique de la raison). Comment ne pas voir
une reprise des analyses de Ricoeur sur la métaphore dans les pages 57 et 58 ? Comment
ne pas surprendre une reprise de Merleau-Ponty dans La phénoménologie de la
perception, (Paris, 1945 réed. 1983 1er paragraphe p. 251) avec cette phrase qu'Eboussi
développe en page 211 : "le sentir est la communication originelle avec le monde" ?
Comment ne pas penser à Marcuse de La fin de l’utopie avec des phrases comme "le rêve
et l'utopie... sont des forces de transformation plus puissantes qu'une rationalité qui ne
se comprend pas elle-même", p. 215 ? La critique d'une rationalité instrumentale
(Eboussi est parmi les rares Africains à la faire) que nous retrouvons à la page 215 : "une
rationalité qui... se donne une éternité illusoire parce qu'abstraite et intemporelle plus
qu'une rationalité serve, parce qu'elle est raison entravée et bloquée", c'est la vieille

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 63/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

critique de Nietzsche reprise par l'Ecole de Francfort vers les années 1940 (Cf.
Horkheimer, L'éclipse de la raison).
111 Quand Eboussi traite de la question linguistique (pp. 132-133), il décrit les aberrations
du fantasme du colonisé à savoir parler la langue du colonisateur, et la dictature de l'écrit
sur "l'oral". Il note que la raison coloniale "est grammairienne" (p. 133), "lexicale"
(p. 133) et surtout que cette "raison grammairienne, normative et prescriptive" (p. 134)
aboutit à une "grammmaire" comme "science paradigmatique de la raison coloniale”
(p. 134). Pourquoi Eboussi n'avoue-t-il pas qu'il reprend ici les analyses de Michel de
Certeau sur les rapports entre les langues dominantes et les langues dominées ? Que la
grammaire exerce des "prescriptions", "ordonne", "légitime" (p. 134), c'est bien de
Certeau qui, bien avant Eboussi, a dénoncé cette législature. Parlant du "français gélé
dans les livres" (La culture au pluriel, Paris, 1974. p. 141), de Certeau pense que "la
langue des maîtres" (p. 141) tend à "substituer la multiplication des pratiques actuelles à
la préservation d'une origine législative dont les grammaires exerçeraient la
magistrature" p. 141. Ces analyses seront complétées quand de Certeau expliquera la
brimade que le français a exercé sur le basque et le breton (voir de Certeau, J. Revel, D.
Julia, Une politique de la langue)
112 La notion de rire qui est utilisée tout au long de La crise du Muntu est nietzschéenne.
"L'éclat de rire (qui) produit une faille dans le sérieux compact d'un discours..."(Eboussi,
p. 132) nous rappelle la fonction corrosive du rire dans Le gai savoir de Nietzsche (liv.
IV, 327, "Prendre au sérieux").
113 S'agissant de la notion de mémoire vigilante et du refus du "triomphalisme historique"
dont parle Eboussi à la page 154, c'est un thème que nous retrouvons déjà vers les
années 1935-1940". "Brosser l'histoire à rebrousse-poil" était pour Walter Benjamin la
lutte contre une vision historiciste, continuiste et triomphaliste de l'histoire. Quand
Eboussi dit : "celle-ci (l'histoire) n'est pas une épopée de part en part. La servitude

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 64/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

initiale doit être reconnue, elle ne doit pas être attribuée uniquement à des forces
extérieures" (p. 154), comment ne pas penser à cette phrase de Benjamin : "Il n'est aucun
document de la culture qui ne soit aussi document de barbarie. Et la même barbarie qui
les affecte, affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main !”
(Essais, p. 199). Parfois on croit entendre l'ontologie fondamentale de Heidegger, la
copie est si bien faite qu'Eboussi imite Heidegger jusqu'aux définitions circulaires.
Comment définit-il "l'origine" ? L'origine c'est la permanence de l'origine !" L'origine
dont il est question n'est pas le commencement, mais l'actualité en tant que permanence
de l'origine" p. 212. De l'origine nous aboutissons à l'origine ! Quid de l'origine ?
114 L'oeuvre entière donne l'impression d’un pastiche très cohérent. Nous employons
pastiche au sens du XVIII. siècle français : "on nomma pastiches, les opéras formés par
la réunion de plusieurs morceaux appartenant à différents ouvrages"92.
115 Parfois, il s'agit tout simplement du plagiat. "Le plagiaire (c'est) celui qui fait passer pour
sienne l'oeuvre d'autrui. Le véritable auteur est donc frustré du profit ou de la réputation
qui lui seraient revenus... le plagiat n'est pas seulement une malhonnêteté ; c'est aussi
une dévalorisation de l'oeuvre du plagiaire... Le plagiat se distingue 1, de la citation, car
celle-ci est attribuée à son auteur 2, de la documentation, qui entre dans le travail
nouveau et original 3, de l'adaptation car l'oeuvre adaptée est modifiée et d'ailleurs son
auteur est reconnu".93 Chez Eboussi, dans A contretemps (Paris, 1991), le plagiat est plus
que criant. Dans la dernière partie de ce livre intitulée "l'agir", l'auteur reproche à un
autre auteur l'usage abusif de la citation et utilise avec mesure ses sources. Il cite Michel
de Certeau (pp. 245, 248), Michel Foucault (pp. 224, 248), Wittgenstein (p. 253),
Rowlands et Warnier (p. 255), Léo Strauss (p. 256), Ignace de Loyola (pp. 257, 258),
Kierkegaard (p. 259), Merleau-Ponty (p. 260), Péguy (p. 261). Mais, fidèle à la procédure
du plagiat, il cite et utilise les termes d'autrui sans revéler ses sources. A la page 242 dans
laquelle l'auteur étudie le dogme comme énoncé, nous y reconnaissons les analyses de

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 65/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

Saül Kripke dans la Logique des noms propres, Paris, 1980. Le terme de "désignateur
rigide" qu'Eboussi utilise, bien que mis entre guillemets, est de Kripke. Pourquoi Eboussi
n'a pas signalé-en mettant entre parenthèses le nom de Kripke, comme il le fait en
page 247 concernant René Thom-que ce terme n'est pas de lui ?94 En page 246, Eboussi
indique le vieux thème de "l'impossibilité du langage" que nous connaissons depuis les
tergiversations des sceptiques jusqu'à la théologie négative. Eboussi dit : "nous heurtant
aux quatre "impossibilités du langage" qui affligeaient les écrivains juifs de l'époque et de
la culture de Kafka : "... l'impossibilité de ne pas écrire, l'impossibilité d'écrire en
allemand, l'impossibilité d'écrire dans une autre langue, ce à quoi on pourrait ajouter
l'impossibilité d'écrire....". Cette citation laissée ainsi, le lecteur pourrait croire
qu'Eboussi cite Kafka puisqu'il utilise les guillemets. On pourrait aussi suggérer
qu'Eboussi "adapte" cette citation à partir de l'oeuvre de Kafka qu'il a peut-être lue.
Mais, ne signalant pas dans quelle oeuvre (de Kafka) il a puisé cette citation, une
question s'est posé, pourquoi cite-til ailleurs en mettant l'oeuvre et les références et, dans
ce cas précis, il n'indique rien ? Dans quelle oeuvre de Kafka puise-t-il cette citation ?
Recherches faites, ce n'est pas une citation de Kafka, c'est plutôt un commentaire de
Deleuze sur Kafka qu'Eboussi plagie en taisant le nom de Deleuze. Il fait comme si c'était
sa lecture de Kafka alors que c'est bien le commentaire deleuzien qui est reproduit de
manière tronquée (car Eboussi change le verbe parler en verbe écrire). Deleuze dit : "Il
faut parler de la création comme traçant son chemin entre les impossibilités... C'est
Kafka qui expliquait : l'impossibilité pour un écrivain juif de parler allemand,
l'impossibilité de parler tchèque, l'impossibilité de ne pas parler. Pierre Perrault retrouve
le problème : impossibilité de ne pas parler, de ne parler anglais, de parler français..."
Pourparlers, Paris, 1990, p. 182. Nous signalons que le texte d’Eboussi est paru en 1991,
chronologiquement Eboussi a eu en main ce texte de Deleuze. C’est la même citation que
nous retrouvons chez Eboussi (p. 246) mais très falsifiée. Peut-être devrions-nous nous

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 66/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

poser cette question de Jacques D'Hondt concernant Hegel ? "Faut-il surveiller les
lectures des philosophes ? On n'exige pas habituellement qu'ils les confessent. Mais c'est
dommage... car la connaissance de ce qu'ils lisent faciliterait souvent l'intelligence de ce
qu'ils disent. Parfois, une inflexion surprenante de leur discours laisse soupçonner qu'ils
reprennent la parole d'un autre sans prévenir. Ils la transposent, et elle devient comme
un écho brisé, presqu'indéchiffrable. L'énigme des formules ne se délie que si l'on
retrouve le texte original." (Avant Propos, Hegel secret, 2. éd, Paris, 1968, p. l). La crise
du Muntu nous a semblé l'une des rares oeuvres de philosophie africaine où nous
trouvons une esquisse de pensée anatreptique (autoréfutatrice). Eboussi indique que son
livre n'est pas l'unique voie d’accès au vrai (p. 218), et que "l'appel à l'existence
raisonnable" que fait le philosophe "sonnerait comme un message de salut" (p. 232), la
relativité de sa position ne justifierait pas "un privilège aussi exorbitant" (p. 233).
Finalement, cette pensée (de la crise) "confesse sa modestie et sa banalité originelles, en
se reconnaissant comme oubli surmonté, tentation refusée ou mieux à surmonter.... pour
une franche acceptation des limites et de la mortalité... de ce qui est, à commencer et à
finir par soi-même" (p. 236). Ces très belles paroles d'Eboussi qui nous rappellent
Nietzsche (Cf. Les doctrinaires du but de l'existence, dans Le gai savoir) sont à méditer.
Mais La crise du Muntu se ferme à cette ouverture esquissée et traduit la clôture.
Clôture, parce que ce texte est comme la plupart en philosophie africaine, un texte de
"rétention anale", gage d'efficacité théorique et de politesse philosophique. Ce texte ne
laisse pas parler le fantasme, il ne parle pas de ces fonctions corporelles par lesquelles le
corps s'exprime. Rien n'est dit sur le sexe et ses montages rhétorico-politico-symboliques
en Afrique. Semblable à un Sujet bien élévé qui serre ses concavités anales pour ne pas
laisser s'échapper un gaz, le philosophe nègre serre ses neurones pour ne pas laisser
sortir le bouillonnement fantasmatique constitutif de chaque subjectivité. Discours de
maîtrise qui ne laisse s'exprimer ni les femmes, ni les enfants, ni même le peuple.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 67/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

Pratique patriarcale qui pense en place et lieu des "exclus". Plaidoyer qui souligne ses
limites mais au nom d'une vérité que le texte défend. Pourquoi n'avoir pas reconnu que
le texte (La crise du Muntu !) est une erreur ? Errer c'est s'ouvrir au possible. L'erreur
n'est-elle pas une modalité du vivre ? Pourquoi se laisser enchaîner dans la mystique de
la vérité ? Laquelle ? Depuis les années 60 les politiciens et les intellectuels ont confisqué
la parole en Afrique. Une transformation des clameurs populaires en énoncés doctes est
en Afrique un mensonge !95 La crise du Muntu brise plusieurs idoles, mais n'arrive pas à
briser sa propre idole qui est son propre discours à travers un démembrement formel.
Celui-ci, à travers les décrochages syntaxiques, les séries interrogatives ponctuées
d'oxymores, les fragments romancés dans une diversité contrastive de tons, la
polyphonie discontinue, ouvre le Sujet philosophant/fantasmant à l'inconnu. Au
contraire, le fait de ne pas briser l'écriture obéit à l'illusion continuiste et identitaire.
Celle-ci suppose a) que le Sujet écrivant est identité et pure présence à soi et, b) que le
texte philosophique produit de cette identité serait une totalité non fissurée n'admettant
aucune incohérence. Tout texte, et a fortiori un texte philosophique, devrait être bâti
comme une "hyphologie" (hyphos, tissu de la toile d'araignée en grec)96. Roland Barthes
insiste sur ce fait que le "texte veut dire tissu"97 donc diversité et hétérogénéité des
fibres/strates.
116 A travers cette écriture qui refuse l'incohérence d'une syntaxe syncopée, quand le
philosophe africain évite l’inintelligibilité, le manque d'ordre et le chaos, quand son
discours philosophique n'est pas ponctué par des interpolations diverses, des kyrielles et
des paradoxes, il ne fait que traduire l'esprit de système (qui est dans une certaine
mesure l’esprit du système !) se caractérisant par une continuité narrative. "L'esprit de
système" avec ses modélisations dissertatives et ses logicités abstraites, articule la vieille
"dispositio" rhétorique. Sa hantise est l'équilibre mutuel des parties d'un texte et, sa
vérité se soude à un finalisme d'une pensée téléologique qui sait toujours ce qu'elle

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 68/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

cherche, où elle va, quel est le lieu et le but de son discours. L'exposition paratactique et
anatreptique -jouant sur des substitutions instantanées, des brisures, des répétitions, des
destructions, des modélisations éphémères avec une mosaïque de débuts et de fins-
inquiète, car elle révèle à chaque auteur muré dans sa suffisance que son savoir est
incomplétude. Dans son rapport à la réalité, le concept bute sur des disruptions qui
révèlent la liaison opaque entre son ipséité et sa matérialisation scripturaire. En parlant
de la crise du Muntu, de nos langues, de notre rapport à la modernité et de la religiosité
des Etats post-coloniaux, il faudrait peut-être essayer de le dire en désarticulant notre
dire, afin de réhabiliter l'idée d'inconnu à notre savoir triomphant.
117 L'identité du Sujet nègre qui croit articuler des raisons (comme s'il était unité) se veut
une identité différenciante qui, dans son travail de totalisation interne, indique qu'elle
est affirmation parce que négation, présence parce qu'absence, articulation parce que
désarticulation, savoir parce que et à cause de l'ignorance. Cette structure
antithétique/fragmentaire cohabite donc au sein d'un même qui n'est déjà plus même
mais autre parce qu'étant en voie d'altération et de fragmentation.
118 Quand le Sujet philosophant écrit, il vacille parce qu'il accède, comme dirait Lacan, dans
l'ordre du symbolique. Le Sujet n'y apparaît que comme "éclipse de Sujet". En écrivant,
le Sujet rejoue parfois le drame de l'impossibilité de sa condition, drame dans lequel la
scène de l'écriture se donne comme une mise en abyme où le Sujet et l'objet de son
discours adviennent sous forme d'une absence/présence. "Le réel ne saurait s'inscrire
que d'une impasse de la formalisation"98. Le philosophe n'est confronté aux concepts que
dans l'acte même de les manquer, il faudrait bien -et c'est valable pour la plupart des
intellectuels quand ils parlent doctement-reconsidérer l'écriture comme le suspens et la
suspension du sens. Ecrire et articuler les concepts désignent le paradoxe consistant à
trouver dans l'absence le lieu même de la communication.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 69/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

119 Un livre ne vaut pas seulement par ce qu'il dit (son champ), mais aussi par ce qu'il ne dit
pas ou n'a pas su dire (tout le hors-champ). La crise du Muntu se légitime donc par ce
qu'il ne dit pas (son hors-champ) et par des "structures d'appel" (W. Iser) qu'il secrète à
travers la pluralité des thèmes abordés. Ce que nous voulions souligner, c'est le respect
des règles de déontologie quant à l'appropriation et à l'utilisation des thématiques et tics
de langage élaborés par d’autres : une simple affaire d'honnêteté intellectuelle. A moins
que La crise du Muntu, violant les codes de la tradition constituée en philosophie avec sa
manie des renvois, des filiations, des citations, des sources et paradigmes, inaugure un
genre qui existe déjà dans les arts : les collages. En arts plastiques, les artistes dadaïstes
ont utilisé les collages pour lutter contre la tendance mimétique en peinture. Dans la
musique contemporaine, le collage s'appelle "citation" et sert à introduire des éléments
composites dans l'oeuvre. Ce qui a pour but de briser l'unité de celle-ci en mettant un
peu de "hasard" dans le continuum musical. Concernant les procédés d'écriture, le
collage consiste à insérer dans un roman des lettres écrites par des inconnus de la rue,
des prospectus et des slogans. C'est ainsi que sont construits certains romans d'Aragon et
de Breton. Si c'est bien une philosophie des collages que préconise La crise du Muntu, au
moins, cette oeuvre doit signaler qu'elle emprunte ailleurs-l'esthétique des collages
avoue ses emprunts et ne prétend en aucun cas dissoudre l'emprunt dans la création
initialeafin que le lecteur soit averti. C'est une précaution pédagogique de citer et de ne
pas cacher le référent. Le poète, le musicien et le romancier qui "collent" ne cachent pas
qu'ils "collent", ils le proclament parce qu'ils veulent briser la logique unitaire et
continuiste. L'oeuvre est toujours appelée à être transmise aux générations futures, cette
déontologie de l'emprunt-qui est très bien représentée dans l'opéra Votre Faust de
Michel Butor et Henri Pousseur-devrait être respectée afin que les futurs lecteurs
puissent distinguer dans La crise du Muntu le texte, ses emprunts et ses réfutations. Le
texte de La crise du Muntu, en réalisant l'exploit de parler des autres et par d’autres sans

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 70/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

les citer participe à l'illusion continuiste, car la citation rompt la linéarité de la pensée de
l'écrivain99. L'acte d'écriture comporte des dangers dont celui de citer ses sources. Citer
ses référents devient souvent un danger dans la mesure où l'on voit ce que l'on croit
savoir se transmuer en non-savoir (c'est-à-dire, en savoir d'autrui, en un savoir déjà
formulé ailleurs et qui ne nous est pas propre !). La crise du Muntu, en ne citant pas ses
sources, exprime cette angoisse inconsciente de se voir retourné en non-savoir, en savoir
d'autrui. Au-delà de la peur inconsciente de se découvrir non-savant, se profile une
attitude autoritaire très utilisée par les politiques : la mise-en-silence. Cette politique de
mise-en-silence se traduit comme suit : "on dit X pour ne pas (laisser) dire Y"100. Les
tactiques de la domination utilisent le silence, les "sans-espoir" aussi. En tant que figure
autoritaire, la mise-en-silence peut aussi s'investir dans les manières d'écrire. Il y a un
silence qui fait taire la voix de l'autre, et "un silence du plagiat, où vient s'effacer sous son
propre nom la voix du Sujet qui énonce"101. Le plagiaire, en ne citant pas ses sources,
impose un silence à celles-ci et, imposer le silence à ses sources pour faire triompher sa
propre voix est un procédé politique autoritaire. Les Etats autoritaires ne font rien
d'autre que d’étouffer les autres voix. Le plagiaire est peu ou prou un autoritaire. "Savoir
faire et savoir montrer, c'est double savoir"102, par conséquent savoir écrire, c'est aussi
savoir montrer où on a puisé ses sources.

Conclusion
120 Cette partie avait pour but de surprendre les diverses stratégies par lesquelles un devenir
historique autre s'efface. Une lutte se fait jour dans l’espace public africain entre un
imaginaire instituant et la gestation du non-encore-advenu. A quelles conditions, dans
l'optique de la Théorie Critique, l’avènement du possible dans la temporalité peut-il
s'effectuer ? Les critiques formulées à l'égard de l’organisation instrumentale du réel
négro-africain n’avaient pas pour but de verser dans "l"afro-pessimisme" ou dans "le
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 71/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

tribal-populisme". Ce que nous voulions souligner, c'est que plusieurs fondements


subsistent dans cette société africaine, cependant le contenu de ceux-ci n’est ni définitif,
ni déterminé, mais au contraire ouvert à l’inachèvement, ils demandent à chaque fois
une re-construction. Dans la philosophie africaine, un travail intéressant s’est fait103 et
notre intervention a consisté à mettre en garde les textes de cette philosophie contre les
méconnaissances des institutions, y compris l’institution de la critique. Ces oeuvres,
comme toute oeuvre d'art, comportent des lacunes. Et, en tant que telles, elles sécrètent
un "horizon d'attente" (H.R. Jauss) et une "structure d’appel" (W. Iser) qui prouvent leur
indéterminité, leur processualité et leur fécondité. L'avenir de l'Etre africain est au prix
de la considération du "non-encore"...

Notes
1. J. M. Van Parys, "Philosophie en Afrique", Séminaire sur la Philosophie-Africaine à Addis-Abeba (1-3
décembre 1976), Mélanges de philosophie africaine, 1978, pp. 33-69.
2. P.E.A Elungu, "La philosophie Africaine hier et aujourd'hui", op. cit, p. 10.
3. Idem, L'Eveil philosophique africain, Paris, 1986.
4. P.F. Diagne, L'Europhilosophie face à la pensée du Négro-Africain, Dakar, 1981.
5. Ibidem, p. 11.
6. Ibidem, p. 11.
7. A. Aly Dieng, Hegel, Marx et les problèmes d'Afrique Noire, Dakar, 1978 ; le second ouvrage est intitulé,
Contribution à l'étude des problèmes philosophiques en Afrique, Paris, 1983.
8. Ibidem, p. 9.
9. Ce que nous appelons "Ecole" n'est pas un groupe de penseurs travaillant dans le même sens. Au sein de
la pensée philosophique sénégalaise ou zaïroise, il ya des oppositions, le terme d'Ecole ne devrait donc pas
tromper, il sert à caractériser la tendance dominante en philosophie dans ces deux contextes, extrêmement
complexes une fois de plus...

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 72/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

10. Azombo-Menda-Meyongo, Précis de philosophie pour l'Afrique, Paris, 1981.


11. On aura remarqué au passage que nous évoquons Teilhard de Chardin. Celui-ci est le fer de lance des
africanistes, en commençant par Senghor. Si la présentation de l'histoire en général obéit aux intérêts
inavouablement politiques, la représentation et/ou la classification de l'histoire de la philosophie recèle
souvent des obstructions. L'une d'entre elles étant de présenter et de désigner un foyer mondial unique de
la philosophie (la Grèce pour les uns, l'Egypte pharaonique et nègre pour les autres) ou d'exclure certains
peuples de la trajectoire du pélerinage de l'Idée.
12. Hountondji rabâche les mêmes discours sur Tempels, "L'effet Tempels" Encyclopédie philosophique
universelle, vol I, L'univers philosophique Sous la dir. d'A. Jacob, Paris, 1989. Pourquoi ne pas aussi
caractériser le discours de Tempels du point de vue sexuel ? Certes, son dire était une ruse de la politique
coloniale, on peut aussi compléter en ajoutant que c'était aussi une ruse de la phallocratie.
13. Tempels La Philosophie bantoue, Paris, 1957.
14. Présenter/classer la philosophie en Afrique comme un mouvement de dépassement et progressif à
l'intérieur de la problématique de l'existence de la philosophie africaine, revient implicitement à opter
pour une conception du temps historique qui privilégie dans une certaine mesure la nécessité. Tout se
passe comme si la philosophie africaine, par cette "assomption", était appelée, à travers ces dépassements,
à un grand dessein, à une certaine Parousie où le Nègre, enfin dressé comme une quille hiératique,
exhibera son système des catégories.
15. En débusquant cette idée de progrès derrière la classification des thèmes liés à cette notion, en
l'occurrence, l'objet du progrès, le sujet du progrès et l'unité ou l'opposition entre les deux, on peut se
demander qui parle du progrès et dans quelles conditions, qui ne veut pas en parler et pourquoi ? Si
progrès il y a, quel est son sens véritable. Ce progrès est-il créateur du neuf ou accumulation sur le même ?
16. P. Lantz, "Progrès et Projet", Le progrès en question, vol. 1, Paris, 1978, p. 184. Le progrès suggéré par
ces classifications est dangereux parce que, pris de manière radicale, il sert à justifier les politiques
mégalomaniaques qui enferment l'Histoire africaine et son devenir dans des frontières autoritairement
tracées a priori. Si la contradiction est l'essence même des réalités naturelles et historiques, la philosophie,
en tant que produit de ce réel historique, doit épouser les caractères de la contradiction. Ce qui, de facto,
doit exclure sa présentation de manière progressivement ascendante et triomphaliste. Ce que les

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 73/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

présentateurs de la philosophie en Afrique ne montrent pas, c'est cette lutte qu'il y a au sein de toute
philosophie entre les éléments émancipateurs et les pesanteurs de stabilisation.
17. Nous récusons la présentation de J. Smet et Nkombe dans "Panorama de la philosophie", Mélanges de
philosophie africaine, Kinshasa, 1978, pp. 263-282. Ces deux auteurs indiquent une structure dite interne
et une autre externe. La structure externe dégage les rapports entre la philosophie africaine, le savoir
européen et la sagesse africaine ; l'emploi des deux substantifs : savoir (européen) et sagesse (africaine) est
dans la droite ligne du senghorisme qui voulut qu'aux uns échût la "Raison analytique", superficielle,
déshumanisante, etc..., et aux autres la "grande sagesse" d’une émotion qui dirige vers les profondeurs de
la "participation vitale". Ce qui est occulté par cette théorie, c'est l'union du Sujet avec le mana. La
structure interne, se compose, quant à elle, d'un courant idéologique, d'un courant de reconnaissance,
d'une phase critique et de la variante synthétique. Ce qui semble gênant dans cette présentation, c'est
l'amalgame fait entre les oeuvres littéraires (Maryse Condé, Cf. p. 270), les manifestes politiques (Mobutu,
Nyéréré, Kaunda, Lumumba cf. pp. 268 et sv.), les ethnologues et les textes de philosophie. Ces différents
secteurs, pour les auteurs précités, sont des moments de "grande marche" de la philosophie africaine...
vers quels abîmes ?
18. Cf. Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique actuelle, Yaoundé, 1971. F.
Eboussi, "Le Bantou problématique", Paris, 1968, La crise du Muntu, Paris, 1977. P. Hountondji, Sur la
philosophie africaine, Paris, 1977. S. Adotevi, Négritude et Négrologues, Paris, p. 1972, Elungu P. Elungu,
"Authencitité et culture", Revue Zaïroise de psychologie et pédagogie, n. 1, 1973. "La philosophie
africaine, hier et aujourd'hui, Mélanges de philosophie africaine, publié par A. J. Smet, Kinshasa, 1978,
pp. 9-32. L'éveil philosophique africain, Paris, 1984.
19. Y. Mbargane Guissé, Philosophie, culture et devenir social en Afrique Noire, Dakar, 1979. Ceux qui ont
été qualifiés d'ethnophilosophes occupaient bien une place spéciale dans le processus économique (ils
étaient en majorité ecclésiastiques les RR. PP. Tempels, V. Mulago, A. Kagame, Makarakiza, Mabona, J.
Mbiti, F.M Lufuluabo, Tshiamalenga Ntumba). Leurs places et leurs discours devaient aussi avoir un
rapport particulier avec la sexualité.
20. Towa dans une certaine mesure s'est orienté vers cette voie. Il a parfois expliqué que l'ethnophilosophe
Tempels a écrit sa Philosophie bantoue pour venir à bout, moyennant l'évangélisation, des révoltes des
Nègres chargés de travailler dans les mines et firmes coloniales de l'ancien Congo-Léopoldville. Mais, ce
que Towa ne fait pas, c'est analyser certaines catégories de l'économie de marché (l'échange, la valeur,

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 74/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

l’investissement...) afin de voir leur transfert, leur réfraction et surtout leur légitimation dans les
philosophèmes (idéologèmes) émaillant des textes ethnophilosophiques. Hountondji et Eboussi, eux-
aussi, n'utilisent pas cet axe de recherche.
21. Un exemple éclairera l'interrogation que nous formulons à l'égard des promptes critiques de
l'ethnophilosophie. La critique qui revient le plus souvent contre l'ethnophilosophie concerne le processus
de fétichisation de la culture qu'elle opère. Dans la mesure où la dynamique contradictoire qui existe entre
les éléments d'une même culture est occultée, l'ethnophilosophie peut être rejetée. Mais alors, ce concept
de fétichisme de la culture africaine ne peut trouver son explication qu'à travers les autres fétichismes :
celui de l’Etat autoritaire et l'universalisation de l'aspect marchandise, corollaire du fétichisme de la
marchandise. Se limiter à une critique de l'ethnophilosophie en s'arrêtant au seul confusionnisme
méthodologique que celle-ci réalise, aux cercles de son expression, relèverait d'une critique idéaliste et
romantique (au mauvais sens du mot !). Les cercles qui sont relevés dans le discours et la pratique de
l'ethnophilosophie (Cf. F. Eboussi, La crise du Muntu, Paris, 1977, pp. 60-61) devraient aussi s'étendre et
rejoindre, ceux non moins importants dans lesquels s'enferment les Etats autoritaires et les économies de
marché en Afrique. Si on ne parle, en traitant de l'ethnophilosophie, ni de l'Etat et ses investissements sur
le Sujet, ni du sort de celui-ci dans ses désinvestissements/réinvestissements, on abstrait, et on critique
l'ethnophilosophie sur un fond de méconnaissance.
22. Nous n'entrerons pas dans le débat trop connu et lassant sur la méthode de ces "ethnophilosophes".
Nous signalons : A. Kagame, La philosophie BantuRwandaise de l'Etre, Bruxelles, 1956, La philosophie
Bantu comparée, Paris, 1978. Tierrou, Le Nom africain ou langage des traditions, Paris, 1977. F.M. Lufu
Luabo, Vers une théodicée Bantu, Tournai, 1961, La notion Luba de l'Etre, Tournai, 1964. Une critique
récente met en perspective "l'hypothèse relativiste" concernant la méthode de Kagame dont le côté
aristotélicien se "méprend sur sa propre généalogie", Cf. P. Hountondji, "Langues africaines et
philosophie : l'hypothèse relativiste", Etudes philosophiques, Paris, n. 4, oct-déc, 1982, p. 393 et sv. Un
peu plus loin, il y a une critique violente de Kagame par Mukendi Ntite, "Les langues Africaines et vision du
monde", Présence Africaine, n. 103, 3è trim, 1977. Mais d'autres courants fleurissent, entre autres le
concordisme égypto-négro-pharaonique. L'enjeu de ce versant du concordisme est simple, si l'Egypte
pharaonique/nègre a été le berceau de la civilisation grecque qui donne tant de suffisance et d'arrogance à
l’Occident, alors l'établissement des filiations entre l'égyptien ancien et les langues nègres devrait bien
restituer au Noir sa fierté et sa dignité.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 75/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

23. Il s'agit du versant qui regarde vers la Grèce et de celui qui retourne à l'Egypte
24. M.P. Hebga, "L'homme vit aussi de fierté", Présence Africaine, n. 99-100, 3. et 4. trim, 1976, pp. 26-27.
25. Cette proposition est de Y. Mbargane, Philosophie, culture et devenir social en Afrique, p. 135.
26. Cheik Anta Diop a fait une oeuvre archéologique en parlant des rapports entre l'Egypte pharaonique et
la culture négro-africaine, mais le risque est grand aujourd'hui chez ses laudateurs d'hypostasier cette
oeuvre féconde par la louange inconsidérée de l'Egypte pharaonique. La ruse de l'histoire voudrait souvent
qu’un concept fécond soit statufié et monumentalisé par la postérité, l'expurgeant de par le fait même de
sa charge explosive. Anta Diop s'est occupé du passé par amour du présent. A nos générations de trouver à
cette oeuvre archéologique une dimension proleptique. Une étude, non faite par Anta Diop, peut s'amorcer
pour savoir comment cette société négro-africaine gérait le problème de l'exclusion. Tout se passe le plus
souvent comme si égypto-négro-africaine, cette société du simple fait qu'elle était de même couleur, vivait
sans contradictions. Dans une société -peut-on lire le plus souvent-les niveaux de langues différencient les
divers groupes (l’ouvrier de Sarcelles bien que s'exprimant en français parle une langue différente de celle
d'un énarque). Comment s'articulait la lutte entre le langage des "sans-espoir" dans cette Egypte-là et celui
de l'aristocratie pharaonique ? Quelle était la culture des "sans-espoir" ? Et sous quelles modalités
s’investissait l'emblématique dans les stratégies d'hibernation ? Autant de questions qui font de ce rapport
négro-africain à l'Egypte tout un programme.
27. L.S. Senghor, Liberté I, Négritude et humanisme, Paris, 1964, pp. 225-226.
28. N. Chomsky, Réflexions sur le langage, trad. J. Milner, Vauterin et Fiala, Paris, 1981, p. 169.
29. H. Lefebvre, Le droit à la ville, suivi de Espace et politique, Paris, 1972, p. 2.
30. Alassane Ndaw, La pensée africaine, Dakar, 1983, p. 250.
31. Ibidem, p. 251.
32. Ibidem, p. 251.
33. Ibidem, p. 251.
34. Ibidem, p. 251.
35. Ibidem, p. 251.
36. Ibidem, p. 252.
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 76/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

37. Ibidem.
38. Alassane Ndaw, op. cit.
39. Cf. p. 251.
40. Pour une vue assez technique de ce problème d'actes illocutoires, lire. O. Ducrot, Dire et ne pas dire.
Principes de sémantique linguistique, Paris, 1972. J.R Searle, Les actes du langage, Essai de philosophie
du langage, Paris, 1972.
41. En réponse à la question : comment améliorer la rédaction administrative, Gaudouin énonce la
première règle "indispensable" : "posséder son sujet-réfléchir assez-établir un plan harmonieux, équilibré-
établir un plan rigoureux-précision, simplicité, clarté, homogénéité, vivacité, cohérence". J. Gaudouin,
"Entre les documents d'information et les documents d'instruction" Correspondance et rédaction
administratives, Paris, 1980, pp. 141-151. Il est très important de souligner que l’universalisation
tentaculaire de l’Etat et le problème de l'assimilation du colonisé justifient le fait qu'en Afrique Noire
l'écriture administrative suive les mêmes canons d'écriture et de légitimation qu'en Europe occidentale.
Comme le montre G. Conac, "il est facile de reconnaître aujourd'hui encore dans les institutions
administratives des divers Etats décolonisés par la France et l’Angleterre l'empreinte métropolitaine...",
"Le développement administratif des Etats d'Afrique Noire", Les Institutions Administratives des Etats
francophones d'Afrique Noire, sous la dir. de G. Gonac. Paris, 1979, p. XIX.
42. Gaudouin, op cit, p. 84, dit : "Une administration animée d'un esprit intégral de service public doit tout
mettre en oeuvre pour être comprise de ceux pour qui elle travaille et pour les associer à son action... il y a
là plus qu'une question de forme. Il y a là un impératif catégorique de la morale administrative".
43. E. Landowski insiste longuement sur la méconnaisance introduite par le langage administratif qui
devient "un langage sans frontière de classe". L'impartialité affichée ne sert que les intérêts autoritaires des
obturateurs des possibles. Ceux-ci, à travers les suggestions administratives imposent une nouvelle
légitimation, un nouveau "faire-valoir". "Le langage administratif", L'administration, Paris, 1974, pp. 358-
389.
44. E. Landowski, op. cit. p. 371.
45. Gaudouin, op. cit, p. 84. La juxtaposition entre force, gravité, majesté est très significative.
46. Robert Catherine, Le style administratif, Paris, 1967, pp. 17-18.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 77/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

47. Gaudouin :"Les caractères spécifiques de l'administration, le respect de la hiérarchie, la responsabilité,


l'objectivité. Le caractère de l'administration qui transparaît dans ses écrits, c'est l'objectivité.
L'administration est au service du bien public, elle sert, non des intérêts particuliers, mais l'intérêt général,
elle se doit donc d’être, et elle l'est d’ailleurs, impartiale, sereine et objective. Cette impartialité a pour
conséquence de rejeter de la rédaction tous les termes... qui ont un caractère subjectif... il en résulte un
style impersonnel assez froid, mais qui donne dans son ensemble une impression d'homogénéité et de
pérennité". Op. cit, p. 87.
48. Cf. Ferrari, Les philosophe salariés, texte présenté par S. Douailler et P. Vermeren, Paris, 1983.
49. P. Diagne, L'Europhilosophie face à la pensée du Négro-Africain, Dakar, 1981.
50. Explicitons bien notre interrogation. Quand nous parlons du croire, nous ne voulons pas dire croyance
religieuse, car attraper le "croire" par la religion, c'est déjà le circonscrire et donner à penser que croire
n'est attribuable qu'à ceux-là seuls qui revendiquent une appartenance religieuse. Réduire la croyance au
religieux, comme le font un certain nombre de discours africains, c'est limiter le religieux aux Eglises et
aux "sectes", alors qu'une religiosité très laïque se développe avec le fétichisme généralisé (l'attitude
religieuse à l'égard de l'argent, la fétichisation de l'art, la divinisation (virginisation ?) de la "femme", le
culte de la personnalité des vedettes, la sacralisation de la sexualité, le sacerdoce du travail, le sacrifice de
la militance et du "bénévolat", et la religion de soi-même ; l'autolâtrie, dans laquelle on est tout et les
autres rien).
51. H. Védrine, Les ruses de la Raison, Paris, 1982, p. 196.
52. Eboussi. Boulaga, La crise du Muntu, Paris, 1977.
53. Ibidem, p. 189.
54. Ibidem, p. 189.
55. Jürgen Habermas, "Dialectique de la rationalisation", interview avec A. Honneth, Cahiers de
Philosophie 3, Habermas, L'activité communicationnelle, Lille, 1987.
56. Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La Dialectique de la Raison, p. 24.
57. L'Aufklärung a été particulièrement absente dans la défense des droits humains des Nègres, mais rien
n'empêche que le Nègre puisse récupérer et utiliser à son profit les idéaux qui ne lui étaient pas destinés.
Lire Louis Sala Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, 1987.
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 78/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

58. Ce qu'analyse Horkheimer dans un texte "Raison et conservation de soi", Eclipse de la Raison.
59. Cf. Naude, Considérations politiques sur les coups d'Etat, Paris, 1988, p. 89.
60. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Oeuvres Philosophiques, tome 2, Paris, 1985, p. 1017
61. Cité par Bernard Teyssedre, L'art au siècle de Louis XIV, Paris, 1967, p. 46.
62. Max Horkheimer, Théorie Critique, p. 171.
63. St. Augustin, Les confessions, trad. J. Trabucco, Paris, 1964 p. 276.
64. Ibidem, p. 273.
65. Ibidem, p. 278.
66. Ernst Bloch, L'esprit de l'utopie, Paris, 1977, lire particulièrement le chapitre "Karl Marx", la mort et
l'Apocalypse".
67. La conception non-intensive du temps a été critiquée par Bergson qui oppose la durée à la
spatialisation du temps. Mais une conception intensive vue sous l'angle bergsonien est lourde de
présupposés idéalistes, cf. la critique que fait Max Horkheimer de l'hypostase du temps bergsonien, "la
métaphysique bergsonnienne du temps", trad. Ph. Soulez, L'homme et la société, N. 69-70, Déc, 1983,
pp. 11-21.
68. Gilles G. Granger, Essai d'une philosophie du style, 2. éd. Paris, 1988, p. 11.
69. Ibidem, p. 10.
70. Collectif, Anthropologie de l'écriture, sous la dir. de R. Laffont, Paris, 1984, p. 241.
71. Une écriture discontinue, qui privilégie la césure et le ratage, est une écriture qui est en devenir, car
étant en attente de l'improbable. La discontinuité, la césure introduite au sein de la linéarité de l'écriture
amène une espèce de suspension de l'écriture dans laquelle le Sujet est en attente d'une rencontre avec le
réel dont il continue inlassablement à maintenir l'exigence. L'écriture continue qui ne s'occupe pas de la
violation du sens devient close, car à la polysémie du scriptural, on oppose les praxèmes figés dans une
syntaxe non ambiguë.
72. Gilles Deleuze, "Signes et événements", entretien avec R. Bellour et F. Ewald, Magazine littéraire,
n° 257, Sept 1988, p. 19.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 79/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

73. Ibidem, p. 19.


74. Cf. F.W. Schelling, "Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature" (1805) et "Aphorismes
sur la philosophie de la nature" (1806), OEuvres métaphysiques, Paris, trad. Courtine, Martineau, Paris,
1980.
75. Jean R. Ladmiral, "Dialectique négative de l'écriture aphoristique", Revue d'Esthétique n. 8, 1985,
p. 99.
76. T.W. Adorno, Minima Moralia, p. 11.
77. Cf. M. Stirner, L'Unique et sa propriété, Paris, 1978 ; "Les prêtres ; c'est-à-dire, les théologiens, les
philosophes, les hommes d'Etat, les philistins", p. 438.
78. E. Njoh Mouellé, De la médiocrité à l'excellence, Yaoundé, 1970.
79. C'est l'idée centrale de Développer la richesse humaine, Yaoundé, 1980.
80. Gabriel Marcel, Etre et avoir, Paris, 1935. Comparons les deux définitions suivantes de l'Avoir. Gabriel
Marcel dit : "ce qu'on a présente évidemment une certaine extériorité par rapport à soi... je ne puis avoir...
que quelque chose qui possède une existence... indépendante de moi... je n'ai que ce dont je peux en
quelque manière... disposer" p. 225. Njoh reprend presque la même chose dans sa définition de l'avoir :
"Avoir, c'est avoir nécessairement quelque chose qui se distingue de nous, que nous pouvons tenir à
distance, et dont nous pouvons disposer à notre guise", op. cit. p. 8. Un auteur américain du siècle dernier,
A. Bierce définit le verbe piller comme suit : "prendre les biens d'un autre sans observer les réticences
coutumières des voleurs. Effectuer un changement de propriété avec l'accompagnement candide d'une
fanfare. Arracher à B la richesse de A, pendant que C se lamente sur une occasion perdue". Dictionnaire du
diable, Paris, 1987.p.
81. F. Nietzsche, La volonté de puisance, trad. H. Albert, Paris, 1991, p. 271. Nous laissons au exégètes le
soin d'établir dans ce livre la part de la pensée du philosophe Nietzsche et les ajouts de sa soeur Elisabeth.
82. Ibidem, p. 250. Nietzsche attire son attention sur la susceptibilité du type clérical en philosophie. "Il
considère une attaque contre lui comme une attaque dirigée contre la morale, la vertu, la religion, l'ordre,
il sait faire tomber ses adversaires dans le décri... en somme tant qu'il lutte, il lutte exactement comme un
prêtre, comme un membre du clergé." pp. 276-277.
83. A. Schönberg, Moïse et Aaron, trad. D. Huillet, J.M. Straub, Toulouse, 1990.
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 80/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

84. La plupart des thèses se font sur l'oppression des femmes en Afrique, ce sont des thèses dont
l'essentiel du discours est ethnologique, la seule en philosophie qui essaye de secouer l'establishment
phallocrate est celle de Ndeye Awa Thiam, Continents Noirs, Paris, 1984. La limite de cette thèse est de
n'avoir pas pu analyser au niveau des stratégies discursives comment se profilent les idéologèmes
phallocrates, autrement dit, il manque à cette thèse une étude génétique de la sexuation du discours.
85. Njoh Mouellé, (Développer la richesse humaine, p. 21 et sv.) condamne la prostitution, et opte pour la
responsabilisation et la libération de la femme. Il existe certainement dans la philosophie africaine
d'autres textes luttant contre la "chosification" de la femme. C'est la dernière trouvaille du cynisme
philosophique phallocrate africain consistant pour le vainqueur à prendre la . défense du vaincu. Il n'est
pas commode de dire que le réel est déformé sans avoir pu, au préalable, corriger les lunettes qui vous
déforment le réel. D'ailleurs, parler des femmes est différent de laisser parler les femmes. L'important n'est
pas de changer de réponse à propos de la question féminine en Afrique, mais de changer la forme et le
contenu du questionnement en philosophie africaine. La question n'est pas : comment les femmes peuvent
s'en sortir, mais plutôt, comment sortir, en philosophes, de nos réflexes androcrates ? La philosophie
africaine deviendra alors le lieu incertain où le philosophe procède à travers les règles du discours
(syntaxe, sémantique, typographie) à la dé-possession du pouvoir masculin. Dé-masculiniser les catégories
philosophiques est une affaire beaucoup plus importante que le discours hypocrite des phallo-sophes sur
les femmes. Le discours philosophique négro-africain n'a pas du tout parlé du corps. Eboussi, certes,
disserte sur le corps, mais c'est un corps épuré, il vaut mieux dire qu'il parle de la corporéité (Cf. son
analyse du sentir dans La crise du Muntu, pp. 211 et sv.). La philosophie africaine, en omettant d'aller du
"haut" vers le "bas", en refusant de laisser s'exprimer la sueur, les pets, les fèces et les fesses, en donnant à
l'espace public des concepts graves et tristes, sans senteur et humour, tombe sans le savoir dans le piège de
l'immaculée conception. Dans celle-ci, ce qui compte c'est le résultat, propre, dégagé de toute souillure
corporelle. Dans la rhétorique philosophique africaine qui ne se compromet jamais dans "l'épithuméia", ce
qui importe, c'est le concept propre, c'est à dire affranchi de toute souillure de la sexuation. Le discours
philosophique africain actuel serait-il une ruse de "l'immaculée conception" ? "La souveraineté des
cerveaux est toujours une fausse souveraineté" (P. Sloterdijk, op. cit, p. 16). Le jour où la philosophie
africaine osera parler, sans sourciller, des lèvres, des vulves, des saignements et écoulements, du sperme et
du pus, elle aura alors fait un grand pas hors de ses concepts patriarcaux et immaculés. Toute "immaculée
conception" (formulation des concepts dépourvus d'affectivité) est une ruse du patriarcat. Celui-ci nous

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 81/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

livre, comme concepts philosophiques, des entités froides, impassibles, distantes, arrogantes et
indifférentes à la viscosité du réel que nous aimons voir dégouliner.
86. Jacques Lacan, Le séminaire, liv. XX, Encore, Paris, 1975, p. 190
87. Cf. Joseph Blais, La logique, une introduction, Montréal, 1985, p. 152. Ce terme vient de Locke dans
son traitement des "fallacies".
88. P. Talbot et J. Doyon, La logique du raisonnement, théorie de l’inférence propositionnelle et
application, Québec, 1986, p. 152. Ces deux penseurs estiment que ce sophisme exploite les privilèges en
faveur du progrès, de la science, de la crise, de l'authenticité, pour tout ce qui est moderne ou d'avant-
garde. Le raisonnement implicite de ce genre d’argument est : si une critique porte sur la "crise" ou
"l'authenticité" alors elle est vraie (ou justifiée) Or ce livre porte sur la "crise" et "l'authenticité". Donc cette
critique est vraie (justifiée).
89. Frans Van Eemeren, Rob Grootendorst, "les sophismes dans une perspective-pragmatico-linguistique",
L'argumentation, colloque de Cérisy sous la direction d'Alain Lempereur, Liège, 1991, p. 175.
90. La forme "tu quoque" qui se mue en attaque "ad personam" vise "à éliminer l'interlocuteur comme
participant sérieux à la discussion... en déconsidérant sa compétence, son objectivité... ou sa crédibilité".
Ibidem, p. 175.
91. A. Souriau, Vocabulaire d'esthétique, Paris, 1990, p. 495.
92. Ibidem, p. 1113.
93. Ibidem, pp. 1136-1137.
94. Il ne prend pas la précaution épistémologique de justifier et spécifier dans quel contexte ce terme
complexe est "adapté". Se définissant comme la constance référentielle d'un individu dans tous les mondes
possibles, le désignateur rigide a au moins trois sens. Il existe une rigidité "de jure", "de facto et étendue.
Eboussi n'indique pas dans quel sens il utilise sa "rigidité". Lire Pascal Engel, La norme du vrai, Paris,
1989, p. 197.
95. La crise du Muntu soulève des ambiguïtés qui doivent être interrogées ; quel est le statut du désir
(conatus ? cupiditas ?) Au nom de quel fondement "exercer" la vigilance vis-à-vis du savoir (p. 206) ? Au
nom de quel principe ? Ce dernier sera-t-il un savoir ou un non-savoir ? Qu'en est-il du mythe comme
parole originaire ? Qu’est-ce que l'originaire ? L'originaire est-il ici pris au sens du fondement (Grund), ou
https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 82/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

au sens de "Ursprung" ? Quid des rapport entre art et instant (pp. 215-216) ? Comment s’articule la notion
de lieu (du discours, du rire) ?
96. Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, 1973, p. 101.
97. Ibidem,, p. 100.
98. Lacan, op. cit. p. 85.
99. Il serait intéressant de voir tout le travail de Walter Benjamin sur la citation. Celle-ci, brise la
continuité et le paradigme du progrès dans un texte. La citation fend l'oeuvre et l'oriente vers un dehors
qui, telle une semence, vient la féconder. Citer, c’est donner un rendez-vous, (citar en espagnol c'est
donner un rendez-vous) à la nouveauté et souligner par là l’incomplétude/richesse de notre dire.
100. E. Pulcinelli-orlandi, "Hétérogénéités et silences", Le sens et ses hétérogénéités, p. 208. Les
modalités de mise-en-silence peuvent être : "prendre la parole, oter la parole à quelqu'un, empecher de
dire, interdire certains sens, faire taire, censurer".
101. J.J. Courtine, C. Haroche, "Silences du langage, langages du visage à l'âge classique", préface à la
présentation de l’abbé Dinouart, op. cit, p. 28.
102. B. Gracian, L'Homme de cour, trad. Hamelot de la Houssaie, Paris, 1987, p. 77. Pour l’historien de la
philosophie, il faudrait peut-être comparer la 3. proposition de la page 11 de La crise du Muntu d’Eboussi
et toute la page 83 de l'Idéologie allemande, trad. Auger, Badia, Baudrillard, Cartelle, Paris, Ed. Sociales
1976. On pourrait aussi confronter (si on peut confronter ce qui n'est qu'une reprise d'une même pensée !)
La critique de la maïeutique/dialectique socratique d’Eboussi aux pages 118-119 à la critique nietzschéenne
de la même dialectique/maïeutique socratique à l'aphorisme 7, de la page 84 du livre très connu. Le
Crépuscule des idoles, trad. H. Albert, 1985, pp. 84-85.
103. Théophile Obenga, La philosophie Africaine de la période pharaonique, Paris, 1990.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition
Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de
caractères.

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 83/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

Référence électronique du chapitre


BIDIMA, Jean-Godefroy. Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise In : Théorie critique
et modernité négro-africaine : De l’École de Francfort à la “Docta spes africana” [en ligne]. Paris :
Éditions de la Sorbonne, 1993 (généré le 23 janvier 2024). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/psorbonne/15947>. ISBN : 979-10-351-0277-7. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.15947.

Référence électronique du livre


BIDIMA, Jean-Godefroy. Théorie critique et modernité négro-africaine : De l’École de Francfort à la
“Docta spes africana”. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 1993 (généré le 23
janvier 2024). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/psorbonne/15869>. ISBN : 979-
10-351-0277-7. DOI : https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.15869.
Compatible avec Zotero

Théorie critique et modernité négro-africaine


De l’École de Francfort à la “Docta spes africana”
Jean-Godefroy Bidima

Ce livre est cité par


(1997) Le Bien Commun La Palabre. DOI: 10.3917/micha.bidim.1997.01.0125
(2017) Le Concept et le roman. DOI: 10.3917/herm.diall.2017.01.0223
Mbele, Charles Romain. (2020) La question d’une philosophie des marges, entre vérité, solidarité et
justice. Diogène, n° 263-264. DOI: 10.3917/dio.263.0075
Tahirou Younoussi Meda, Adama. (2022) Adoption des pratiques du foguain chawara dans la filiale
d’une multinationale au Niger : la mobilisation des connaissances locales. Management
international, 26. DOI: 10.7202/1090300ar

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 84/85
23/01/2024 12:55 Théorie critique et modernité négro-africaine - Chapitre II. La philosophie africaine : discours de maitrise - Éditions de la Sorbonne

Bidima, Jean-Godefroy. McGeoch, Beatrice. (1998) Philosophical Sketches on African Becomings.


Diogenes, 46. DOI: 10.1177/039219219804618417
Foé, Nkolo. (2012) Les politiques de la philosophie en Afrique. Diogène, n° 235-236. DOI:
10.3917/dio.235.0174
Foé, Nkolo. (2012) The Multiple Politics of Philosophy in Africa: Emancipation, Postcolonialisms,
Hermeneutics, and Governance. Diogenes, 59. DOI: 10.1177/0392192114543748
Seck, Abdourahmane. (2016) Après le développement : détours paradigmatiques et philosophie de
l’histoire au Sénégal. Présence Africaine, N° 192. DOI: 10.3917/presa.192.0013
Ouattara, Bourahima. (2016) Senghor, lecteur de Barrès. Présence Africaine, N° 191. DOI:
10.3917/presa.191.0215
Ouattara, Bourahima. (2017) Senghor, lecteur de Barrès. Études de lettres. DOI: 10.4000/edl.1062
Kane, Oumar. (2012) Épistémologie de la recherche qualitativeen terrains africains : considérations
liminaires. Recherches qualitatives, 31. DOI: 10.7202/1085027ar

https://books.openedition.org/psorbonne/15947?lang=fr 85/85

Vous aimerez peut-être aussi