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La “gnose africaine” de Valentin-Yves Mudimbe

Anthony Mangeon

To cite this version:


Anthony Mangeon. La “gnose africaine” de Valentin-Yves Mudimbe. Entre inscriptions et prescrip-
tions, V.Y. Mudimbe et l’engendrement de la parole, Honoré Champion, pp.47-56, 2013. �hal-03160083�

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La « gnose africaine » de Valentin-Yves Mudimbe

Résumé

The Invention of Africa (1988) constitue un véritable tournant dans l’œuvre de V.Y.

Mudimbe. Son sous-titre propose en effet de repenser la philosophie et « l’ordre du savoir »

grâce à la notion de gnosis : Mudimbe se détache ainsi de Michel Foucault et de sa réflexion

sur l’épistémè, mais il introduit également une nouvelle distance entre l’Afrique et les

discours – occidentaux et africains – qui la prennent pour objet. Cette distance lui permet

alors de conserver intacte la possibilité d’un savoir « authentiquement africain » parce

qu’absolu et sans médiation, en même temps qu’elle maintient – c’est l’hypothèse défendue

ici – un modèle de connaissance typique des sociétés initiatiques africaines, voire une

mystique caractéristique des mouvements charismatiques et prophétiques qui ont, au cours du

XXe siècle, fait florès au Congo.

The Invention of Africa s’ouvre sur une distinction majeure : au concept d’épistémè,

emprunté aux Grecs par le truchement de Michel Foucault1, V.-Y. Mudimbe préfère

désormais celui de gnosis. Tandis que l’épistémè désignait communément la science ou, dans

son usage foucaldien, une « configuration intellectuelle générale », la gnosis se caractérise

plutôt comme « un savoir structuré, commun et conventionnel », mais qui est ordonné par

« des procédures spécifiques de contrôle dans son usage et sa transmission » – d’où sa

spécialisation en un « savoir supérieur et ésotérique »2. En posant cette option – alors même

qu’il prétend, à l’instar de Foucault, interroger les discours « en amont, dans ce qui les rend

1
Michel Foucault, Les Mots et les choses (1966), Paris, Gallimard, coll. TEL, 1995 ; L’Archéologie du savoir,
Paris, Gallimard, 1969.
2
Valentin-Yves Mudimbe, The Invention of Africa, Philosophy, Gnosis and the Order of Knowledge,
Bloomington, Indiana University Press, 1988, p.IX.
possibles, avant que de les accepter comme des commentaires qui révéleraient ou

restitueraient une expérience africaine »3, Mudimbe introduit, selon moi, un glissement

doublement significatif.

L’épistémè foucaldienne préexiste aux sujets et à leurs discours ; elle est « ce qui rend

possible » leurs positions et leurs énoncés et elle se trouve, dans le même temps, une totalité

close sur elle-même, puisque le savoir qu’elle propose se génère par infinie déclinaison, à

l’intérieur d’un cadre cohérent en dépit de ses variations et de ses ruptures épistémologiques.

Foucault distingue certes, dans Les Mots et les choses, plusieurs ruptures et, par conséquent,

plusieurs configurations indexées sur des modèles différents du « savoir » : l’épistémè de la

Renaissance l’ordonne en effet selon la ressemblance, celle de l’Âge Classique s’articule sur

la représentation, et celle qui nous domine depuis le XVIIIe siècle se centre sur l’homme,

comme sujet et objet de savoir. Mais le philosophe français postule également une

« configuration générale » qui, quant à elle, ne varie guère dans ses préoccupations

essentielles. On peut ainsi passer d’une théorie de la richesse à une économie, d’une histoire

naturelle à une biologie, et d’une grammaire générale à une philologie, générant de fait une

nouvelle « triade du savoir » dans les interstices de laquelle viendront bientôt se loger toutes

les sciences humaines et sociales ; un continuum et un principe d’identité n’en continuent pas

moins de traverser les siècles et leurs ruptures. Ce continuum, Foucault l’appelle « l’épistémè

du monde occidental »4 et ce principe d’identité réside, selon lui, dans « une certaine position

de la ratio occidentale qui s’est constituée dans son histoire et qui fonde le rapport qu’elle

peut avoir à toutes les autres sociétés, même à cette société où elle est historiquement

apparue »5. Foucault précise alors la nature de ce mode relationnel, en soulignant que sa

singularité consiste à « se lier aux autres cultures sur le mode de la pure théorie »6 : le rapport

3
Ibidem, p.X.
4
Michel Foucault, Les Mots et les choses (1969), Paris, Gallimard, coll. TEL, 1995, p. 262.
5
Ibidem, p.388.
6
Ibidem.
occidental à l’autre s’instruit donc, fondamentalement, comme une violence symbolique qui

impose sur la réalité un ensemble de prismes qui la commentent plutôt qu’ils ne la révèlent ou

ne la dévoilent.

Dans le cas de l’Afrique, les discours qui l’ont pris pour objet, et que Mudimbe

rassemble sous l’appellation globale d’africanisme7, ont « inventé » toute une série de

topiques vouées à exposer sa différence et sa singularité. Ils ont ainsi progressivement formé

une « bibliothèque coloniale » à l’intérieur de laquelle

ce “quelque chose” qu’est le non-occidental se dévoile lui-même comme ce à quoi manquent les normes

occidentales, et il s’offre par conséquent lui-même comme objet pour la conversion, la transmutation et la

standardisation. (…) En elle-même, la bibliothèque n’est pas tant soucieuse de préserver les récits passés ou

présents, ou de considérer les coutumes et le savoir comme constituant un corps ou des corps ayant, en leur

propre droit, une qualité particulière inscrite dans une histoire donnée ; elle cherche plutôt à rassembler ces

divers éléments et à les écraser dans un “arrière-plan primitif”8.

Dès lors que les penseurs africains s’attachent à spécifier en quoi réside leur

« différence africaine », dans le statut qu’occupent par exemple les « systèmes traditionnels

de pensée » par rapport à la philosophie ou à tout autre savoir normatif, ou dès qu’ils tentent

d’africaniser les disciplines ou les pratiques discursives occidentales (des sciences humaines

ou sociales à la théologie, pour donner un autre exemple), ils emploient de fait, nous dit

Mudimbe, « des catégories et des systèmes conceptuels qui dépendent d’un ordre

épistémologique occidental »9. Leurs théories et leurs méthodes suivent en effet « des

contraintes, des règles, et des systèmes d’opération qui supposent un lieu épistémologique

non-africain »10 et c’est précisément parce que cet espace discursif participe de l’épistémè

occidental, sans pour autant s’y tenir ou s’y cantonner, c’est parce qu’il prétend exposer un

7
Valentin-Yves Mudimbe, The Invention of Africa, op.cit., p.XI.
8
Valentin-Yves Mudimbe, Tales of Faith, Oxford, The Athlone Press, 1997, p.176.
9
Valentin-Yves Mudimbe, The Invention of Africa, op.cit., p.X.
10
Ibidem.
autre savoir, à défaut d’un savoir autre, antérieur, subalterne ou alternatif au savoir occidental,

que Mudimbe propose de l’appeler gnosis plutôt qu’épistémè11.

Dans le même temps, au contraire de l’épistémè qui reste impersonnelle et préexistante

à toute subjectivité, la notion de gnose permet de rétablir la primauté d’un sujet connaissant,

acteur déterminant dans la construction et la transformation des « ordres du discours ».

Mudimbe, on le sait, n’a cessé d’invoquer, « contre le structuralisme, les droits du sujet et le

caractère toujours aussi impératif et nécessaire d’une philosophie de la subjectivité », ainsi

qu’il le souligne dans sa préface à Parables and Fables12. Dans le livre suivant, The Idea of

Africa, il proposera d’explorer à nouveau « le concept de l’Afrique en rassemblant tous les

niveaux d’interprétation, en examinant leurs ancrages et leurs références dans la tradition

occidentale, en se concentrant sur leurs constellations passées et présentes, et en

[s’]impliquant [lui]-même même comme lecteur »13.

Cette dernière citation révèle une conception fondamentalement herméneutique du

savoir. Mudimbe ne cesse d’insister, en effet, sur l’existence d’au moins trois niveaux

d’interprétation des cultures :

On trouve toujours, en principe, une sorte de degré zéro du discours : une interprétation première,

populaire, des événements fondateurs d’une culture et de son devenir historique. Qu’on puisse qualifier ce

discours comme un corps de légendes et de mythes n’a point d’importance étant donné que […] cette référence

discrète et, en même temps, systématique à une genèse, marque les pratiques quotidiennes de la communauté.

[…]

Il y a aussi, en principe, de manière très explicite dans certaines sociétés et moins dans d’autres, un

second niveau de discours. Ceux-ci se déploient eux-mêmes de manière critique et ils s’actualisent comme les

disciplines intellectuelles – l’histoire, la sociologie, l’économie – de la culture, c’est-à-dire comme un savoir

11
« The book attempts, therefore, a sort of archeology of African gnosis as a system of knowledge in which
major philosophical questions recently have arisen : first concerning the form, the content, and the style of
“Africanizing” knowledge ; second, concerning the status of traditional systems of thought and their possible
relation to the normative genre of knowledge » (ibidem, p.X).
12
Valentin-Yves Mudimbe, Parables and Fables, Madison, Wisconsin University Press, 1991, p.XI.
13
Valentin-Yves Mudimbe, The Idea of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1994, p.XV.
disciplinaire qui transcende le premier niveau de discours et qui, par son pouvoir critique, domestique le

domaine du savoir populaire et l’inscrit dans un champ rationnel. […]

Finalement, il y a un troisième niveau de discours, qui devrait en principe être critique des autres

discours (interrogeant leurs modalités, leur signification et leurs objectifs) et qui, en même temps, par vocation,

devrait être autocritique14.

C’est à ce troisième niveau, et dans l’inspiration de Paul Ricœur, à qui il emprunte

cette distinction herméneutique entre plusieurs échelles de discours, que Mudimbe entend se

situer. Ses « lectures » des deux précédents niveaux ont alors pour but de « comprendre, d’une

part, ce que sont et ce que ne sont pas les cultures africaines, et d’autre part, à quelles

difficultés font face les investigations scientifiques dans les sciences humaines et sociales »,

ainsi qu’il nous le confie en conclusion de Parables and Fables15.

Concentrons-nous d’abord sur ce second segment : les difficultés rencontrées. Elles

proviennent de la diversité des discours qui tous prétendent, d’une certaine manière, révéler

ou dévoiler le monde africain dans son essence ou sa nature. Sur quelles bases fondent-ils leur

prétention à la vérité, alors qu’ils se font largement concurrence ? Des « disciplines

occidentales telles que l’anthropologie, l’histoire, la théologie » se voient en effet contestées

par l’émergence de nouveaux discours, comme la reconstruction ethnophilosophique des

visions africaines du monde, dont les auteurs peuvent être occidentaux aussi bien qu’africains.

La Philosophie Bantoue (1945) du révérend père Tempels, ou Une Bible noire (1973),

d’Henri Morlighem et de Tiarko Fourche, se présentent ainsi « comme une traduction

parfaitement “scientifique” d’un système philosophique implicite qui serait là, dans

l’expérience quotidienne »16. Dans tous les cas, leur prétention d’objectivité repose sur leur

supposée fidélité à un discours premier – mais demeuré jusque-là anonyme et désarticulé – et

sur leur aptitude spéculaire à représenter cette expérience première sur le mode de la pure

14
Valentin-Yves Mudimbe, The Idea of Africa, op.cit., 1994, p.XIII-XIV.
15
Op.cit., p.193.
16
Valentin-Yves Mudimbe, Parables and Fables, op.cit., p.101 ; The Idea of Africa, op.cit., p.XIV.
correspondance. « Nous avons essayé d’être en conformité avec la pensée noire », disent ainsi

Morlighem et Fourche, et s’ils reconnaissent que « la mise en chapitres, leurs titres, leur

ordonnance sont notre fait », c’est pour aussitôt ajouter que « ce découpage […] suit

fidèlement la séquence logique des conceptions noires » : « Une Bible noire est bien une

œuvre africaine » concluent-ils sereinement17. De son côté, le père Tempels assume une

position plus résolument paternaliste, mais qui ne se veut pas moins fidèle à « la philosophie

bantoue » :

Nous ne prétendons certes pas que les Bantous soient à même de nous présenter un traité de

philosophie, exposé dans un vocabulaire adéquat. C’est à nous qu’il appartient d’en faire le développement

systématique. C’est nous qui pourrons leur dire, d’une façon précise, quelle est leur conception intime des êtres,

et eux se reconnaissant dans nos paroles, acquiesceront alors en disant : “tu nous connais à présent, tu nous as

compris, complètement, tu “sais” à la manière dont nous “savons”18.

Or, c’est précisément cette option représentationnaliste que Mudimbe remet, de prime

abord, vigoureusement en question19. Pour lui, toute « interprétation de la relation entre une

expérience vécue et le récit oral ou écrit qui en témoigne ne peut être qu’une réduction à une

unité synthétique théorétique »20 si bien que, je cite encore Parables & Fables, « la meilleure

des traductions reste un reflet, ou plus exactement, une reconstruction métaphorique. Elle ne

peut s’identifier à ce qui la précède que de manière figurative et surtout elle témoigne, dans

tous les cas, d’un ordre douteux »21.

« Ordre douteux » : cet hypallage dit bien quel soupçon fait peser sur ces « textes » et

leurs divers niveaux d’interprétation l’activité de Mudimbe lecteur. Un doute radical sert ainsi

de fil conducteur à ses divers essais anglophones :

17
Henri Morlighem & Tiarko Fourche, Une Bible noire, cosmogonie bantu (1973) ; Paris, Les Deux Océans,
2002, p. 26.
18
Placide Tempels, La Philosophie Bantoue, Elisabethville, Lovania, 1945, p.20.
19
Pour une critique du représentationnalisme dans la philosophie occidentale, voir Richard Rorty, L’Homme
spéculaire (traduction française de Philosophy and the Mirror of Nature, 1979) ; Paris, Seuil, 1990.
20
Valentin-Yves Mudimbe, Parables and Fables, op.cit., p.192.
21
Ibidem, p.171.
Ne pourrait-on pas supposer qu’en dépit même de l’habileté des discours et de la compétence de leurs

auteurs, ils ne révèlent pas la chose du texte, c’est-à-dire ce qui se trouve à l’extérieur [out there], dans les

traditions africaines, d’une discrète insistance, et qui détermine ces mêmes traditions tout en demeurant

indépendant à leur égard ? Le colonialisme et ses pièges, en particulier l’anthropologie appliquée et la chrétienté,

ont tenté de réduire cette réalité au silence. Les discours africains contemporains, par la distance

épistémologique même qui les rend possibles, explicites et crédibles en tant qu’énonciations scientifiques ou

philosophiques, pourraient bien n’être qu’en train de commenter plutôt que de révéler la chose du texte. […]

Cette réalité n’est-elle pas déformée par l’expression des modalités africaines dans des langues non-africaines ?

[…] Est-ce que la question de savoir comment se lier plus fidèlement à la chose du texte implique

nécessairement une autre rupture épistémologique ?22

On atteint ici, apparemment, un point de non-retour dans la radicalisation du doute.

Tout en justifiant, en effet, l’émergence de la gnose africaine comme une alternative à l’ordre

colonial du discours, ou plus exactement comme une alternative à la bibliothèque coloniale,

Mudimbe anticipe son possible échec puisqu’elle demeure elle-même, de son point de vue,

dans un pur rapport d’extériorité, ou à tout le moins dans un rapport métaphorique, par ses

jeux de langage, vis-à-vis d’une réalité qu’il resterait donc toujours à nommer (« naming what

is out there »23). Mais dans l’instant même où il établit cette nouvelle distance, Mudimbe

opère lui-même un singulier retournement : ce ne sont pas tant, en effet, des représentations

du monde africain, que des représentations ancrées dans l’épistémè occidentale, y compris au

sein de la gnose africaine, qu’il remet en question. Il continue donc, implicitement, d’accorder

foi et crédit au représentationnalisme, puisqu’il s’interroge sur les modalités d’un lien plus

fidèle avec la chose du texte. L’idée d’« une chose du texte », d’une « quelque chose qui

serait là, dehors » vient alors confirmer la partition, soulignée précédemment, entre « ce que

sont les cultures africaines, et ce qu’elles ne sont pas ». La possibilité d’une « révélation » se

maintient, la nécessité d’un autre discours s’impose, tandis que se trouve reconduite l’idée

d’un savoir demeuré caché. Or, présupposer ou simplement maintenir cette hypothèse d’un

22
Valentin-Yves Mudimbe, The Invention of Africa, op.cit., p.183 & p.186.
23
Valentin-Yves Mudimbe, Parables and Fables, op.cit., p.171.
savoir profond, demeuré inaccessible jusque-là alors même qu’il énoncerait pleinement la

réalité et qu’il serait donc en prise avec un véritable ordre des choses, c’est implicitement

cautionner un certain projet ethnophilosophique ou, à tout le moins, « philosophico-

linguistique »24. Un peu plus tôt dans le livre, Mudimbe opposait déjà « l’immanence de

l’expérience humaine ou de l’expérience sociale concrète » aux « réductions idéologiques,

positives ou négatives » qui tâchaient d’en rendre compte pour souligner, à rebours, la

puissance du mythe25. Le mythe s’offre comme « un texte qu’on peut morceler et qui révèle

l’expérience humaine et l’ordre social » ; il existe ainsi « une autonomie du mythe et de la

société, qui se répondent réciproquement », si bien que « le mythe signifie l’expérience

humaine au point que sans lui la réalité perd son sens »26. Je note d’ailleurs que ces

affirmations suivent l’exposition d’un « savoir profond des Dogons », à travers les entretiens

d’Ogotemmêli avec Marcel Griaule27. Mudimbe semble alors fasciné par les étroites

correspondances symboliques entre structurations sociales et explications mythiques d’un

ordre du monde. Or la révélation de telles correspondances ne peut s’atteindre qu’au terme

d’un cheminement initiatique, dont Griaule, à la suite d’Alexis Kagame pour le Rwanda ou

d’Ahmadou Hampâté Bâ pour la culture peule, nous dévoile le contenu proprement

gnoséologique28.

Nous sommes alors face à un paradoxe saillant : ou bien les mythes, les contes

initiatiques sont communément partagés par l’ensemble des Dogons, des Bantous ou des

Peuls, irriguant et structurant leurs sociétés tout entières, et dès lors ils ne sont nullement

24
À la suite du philosophe rwandais Alexis Kagamé, à qui j’emprunte la formule d’une « analyse philosophico-
linguistique » (La Philosophie bantu-rwandaise de l’Être, Bruxelles, Académie Royale des Sciences d’Outre-
mer, 1956), V.-Y. Mudimbe insistait déjà, dans ses premiers essais francophones (L’Autre face du Royaume,
1973 ; L’Odeur du Père, 1982) sur la nécessité de philosopher à partir des langues africaines.
25
Valentin-Yves Mudimbe, The Invention of Africa, op.cit., p.89.
26
Ibidem, p.143.
27
Marcel Griaule, Dieu d’eau, entretiens avec Ogotemmêli (1948) ; Paris, Fayard, 1966.
28
Alexis Kagamé, La Philosophie bantu-rwandaise de l’Être, Bruxelles, Académie Royale des Sciences
d’Outre-mer, 1956 ; Ahmadou Hampâté Bâ, Contes initiatiques peuls, Paris, Stock, 1994. Pour une analyse plus
extensive de ce modèle gnoséologique, voir mon essai : La pensée noire et l’Occident, de la bibliothèque
coloniale à Barack Obama, Cabris, Sulliver, 2010.
secrets ; ou bien ils sont effectivement un savoir caché, une gnose possédée par quelques-uns,

mais alors ils restent à la marge des sociétés, comme le simple produit d’intelligences

spéculatives d’exception. Cette économie de dogmes intangibles ou de vérités cachées par la

profusion des symbolismes, et finalement d’autant plus précieuses qu’elles ne sont réservées

qu’à quelques élus ayant triomphé des épreuves de l’initiation, le conte initiatique Kaïdara la

met par exemple en abyme lorsqu’il prescrit de donner l’enseignement reçu oralement

« comme un conte de cour » aux hommes en général, et « comme un enseignement profond et

pratique aux oreilles dociles et aux têtes chanceuses »29. Mais Henri Morlighem ne dit pas

autre chose lorsqu’il souligne, dans son introduction à la deuxième édition d’Une Bible noire,

que

l’ignorance étant considérée comme l’apanage des peu doués et des profanes, les enseignements de la

science secrète confèrent graduellement une connaissance rudimentaire, puis approfondie, de l’histoire et de la

tradition, des lois de la nature, de l’organisation des mondes visibles et invisibles régie par le processus de la

genèse divine. C’est donc bien à tort que beaucoup d’ethnologues limitent les matières d’enseignement

initiatique à la magie ou à la politique. L’existence de la Science secrète est posée du fait que, dès la Genèse, le

Créateur est le détenteur primordial et le dispensateur permanent des Sciences Profanes et Secrètes. La

possibilité pour l’homme, d’accéder à ces connaissances, se déduit du fait que, même déchu, l’homme a été créé

à l’image de Dieu, ce qui permet d’inférer qu’il conserve un potentiel divin dont l’initiation lui permet de

récupérer l’efficience30.

La mise en exergue d’une gnose africaine – ou african gnosis – est donc moins

anodine qu’elle n’en a l’air. Elle permet certes de marquer une nuance, et donc une réserve

d’importance vis-à-vis de la dimension hégémonique et solipsiste inhérente à l’épistémè

foucaldienne, mais elle conserve également une dimension ésotérique – voire mystique – au

savoir puisque, d’une part, la gnose est « par définition un savoir secret »31 et que, d’autre

part, cette formule est explicitement empruntée à Johannes Fabian, qui s’en servit en 1969

29
Ahmadou Hampâté Bâ, Contes initiatiques peuls, op.cit., p. 331.
30
Henri Morlighem et Tiarko Fourche, Une Bible noire, op.cit., p.19.
31
Valentin-Yves Mudimbe, The Invention of Africa, op.cit., p.186.
pour caractériser la doctrine du mouvement prophétique Jamaa, fondé dans les années

cinquante par le Père Tempels32. Discutant l’idée que « la gnose est un savoir des mystères

divins réservé à une élite »33, l’anthropologue montre d’abord que La philosophie bantoue

avait servi de « premier manifeste »34 à une doctrine religieuse bientôt centrée sur la notion de

mawazo, que Fabian traduit par « gnose » mais qui désigne plus généralement, dans sa forme

plurielle, en swahili, « la pensée en acte », et notamment celle de Dieu (Mungu-Mawazo) qui

s’incarne ensuite en une multitude de formes – dont l’homme (muntu mawazo). Fabian

montre alors que cette notion caractérise « la communication » dans ses trois aspects

fondamentaux : son origine (en Dieu), sa réalisation (en tant que processus) et son contenu,

qui ne peuvent finalement s’atteindre que par un processus initiatique de « pénétration

progressive »35. On retrouve alors, de fait, cette concaténation caractéristique de la gnose où

« le contenu du savoir inclut l’explication de sa propre origine », nous dit Fabian, si bien que

savoir c’est tout ensemble actualiser une réalité (« un objet-monde ») et le processus même

qui nous permet de le connaître36. En somme, la gnose est un savoir performatif, qui crée le

monde en même temps qu’il l’énonce.

Il me semble donc, pour conclure, qu’en postulant la possibilité d’une « chose du

texte » qu’il resterait à nommer, ou qui pourrait s’énoncer elle même sans médiation et par là

même manifester un autre rapport entre les mots et les choses, V.-Y. Mudimbe formule,

contre sa propre déconstruction de l’africanisme et de ce qu’il appelle « la gnose africaine »,

un pari gnoséologique qui le rend finalement plus proche de la mystique d’un Blaise Pascal

que du doute d’un René Descartes.

Anthony MANGEON,

32
Johannes Fabian, « An African Gnosis. For a Reconsideration of an Authoritative Definition », History of
Religions, vol. IX, n°1, Août 1969, p. 42-58.
33
Johannes Fabian, Ibidem, p.42.
34
Ibidem, p.46.
35
Ibidem, p.51.
36
Ibidem, p.51.
Institut de recherches inter-site en études culturelles, Université Paul Valéry

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