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Procès des sciences1, le verdict

Eté 2021 en France. Chaque samedi, entre 140 000 et 200 000 manifestants battaient le pavé
pour protester contre ce qu’ils appelaient l’obligation du passe sanitaire. Un thème fort
soutenait leur mobilisation : la liberté contre les injonctions scientifiques… La crise générée
par la pandémie de Covid-19 a élargi la question virale et mis en cause l’activité scientifique.
Les média écrits, ou du net, se sont emparé de l’affaire, ont accusé les politiques, jugés peu
capables de faire un bon usage des activités scientifiques, ont accusé les sciences de
nombreux méfaits, certains fort graves comme nous allons le voir. « Le savant et le politique,
un attelage de fortune » lisait-on sur le site The conversation2. L’expertise scientifique est en
perte de légitimité a-t-on beaucoup entendu. Des voix se sont élevées aussi pour défendre les
sciences mises au premier plan par la crise actuelle. Un bon exemple d’intérêt médiatique
récent est proposé par le magazine l’Eléphant de juillet 2021. Le dossier Grand témoin¸ dont
l’invitée est la neurobiologiste Sonia Garel, débute ainsi : « Les scientifiques ont rarement été
autant médiatisés que depuis le début de la crise du Covid-19 et sont aussi bien décriés
qu’encensés.3»
J’ai choisi d’organiser la discussion sous la forme d’un procès en bonne et due forme : un acte
en treize chefs d’accusation et treize plaidoiries qui, dans l’ensemble défendent la non-
culpabilité des sciences de la nature ; pas seulement des secteurs de la biologie concernés par
la pandémie, mais encore la physique, la chimie, l’astronomie, la géologie, la neurologie etc.
ainsi que les mathématiques. Ce bref livre ne prétend pas clore les discussions sur le sujet,
mais contribuer à un débat rationnel et sensible qui vise, au moins, à avoir des idées claires de
ce dont on discute.
Les arguments que je vais présenter pour la défense des sciences, s’appuient sur l’idée selon
laquelle les sciences sont distinctes des techniques même s’il est bien entendu qu’elles leurs
sont fortement associées. Bien des arguments produits en défense des sciences ne valent pas
pour les techniques. Les raisons pour soutenir cette distinction sont assez nombreux ; on en
retiendra ici trois.
Le premier souligne que le temps des sciences et de temps des techniques sont complètement
différents : il y a deux ou trois mille ans que les humains se livrent à des activités proprement
scientifiques et inventent des théories scientifiques dont la première fut l’astronomie ; les
mêmes humains développent des activités techniques depuis plusieurs centaines de milliers
d’années. Il est difficile de croire que des activités aussi désynchronisées soient de même
nature.
Le second relève qu’une grande part des idées et activités scientifiques n’a aucune application
technique ; c’est évident pour ce qui concerne les mathématiques, ça l’est aussi pour la
physique théorique, la cosmologie, la relativité générale, la géophysique, la planétologie, la
paléontologie, les sciences de l’évolution etc. Ce qui motive leur existence et leur
développement n’est pas d’abord -pas seulement en tous cas- la possibilité de leur
application, c’est la curiosité et le plaisir de savoir.

1
Il s’agit, dans cet essai, des sciences de la nature et des mathématiques.
2
art. du 6 mai 2020,
3
L’Eléphant, juillet 2021, p. 4.

1
Le troisième est symétrique du second : une grande part des activités techniques ne sont pas
issues des sciences fondamentales : l’agriculture, la sélection des espèces végétales et
animales, la balistique, la production des tissus, des couleurs etc.
Nous voyons bien cependant que, dans le monde moderne, les sciences théoriques et les
techniques peuvent être très étroitement associées, d’une manière analogue à une symbiose
entre espèces distinctes. Un numéro spécial récent de la revue Sciences humaines donne la
parole à un bon nombre de scientifiques, philosophes, historiennes et historiens. Ils divergent
sur bien des points, mais un thème les réunit, bien exprimé par le biologiste Michel Morange :
« Les connaissances scientifiques n’imposent rien : elles nous forcent à penser, et à penser
encore. Différentes idéologies les ont menacées. La plus dangereuse est de vouloir lier le
progrès des connaissances scientifiques à leurs utilisations et donc à des applications
immédiates.4» Il arrive couramment à des revues d’information scientifiques, fussent-elles de
qualité, de renforcer la confusion. La Recherche, d’octobre 2019 titrait : « Lasers extrêmes,
faire surgir la matière du vide ». Le thème est immense : du vide pourrait surgir la matière !
L’opposition est la plus radicale qui puisse être, celle entre l’être et le non-être. Et il vrai que
de vastes théories contemporaines élaborent des concepts qui effacent ou réduisent cette
antinomie qui paraissait absolue. Nous ne sommes pas seulement dans le concret ; tout autant
nous sommes dans l’imagination, dans le formalisme aussi, dans la philosophie, dans les
controverses de géants, Aristote vs Platon, Newton vs Descartes etc. Or, qu’en dit
immédiatement La Recherche ? Dès le premier paragraphe, l’auteur souligne que l’on
pourrait « utiliser les lasers pour nous débarrasser des déchets nucléaires les plus dangereux ».
C’est navrant ! Pas que je sous-estime la gravité du problème des déchets nucléaires, pas du
tout, mais enfin, le thème de la dissolution de la matière dans le vide n’est pas intéressant
parce que la théorie aiderait peut-être -en passant- à gérer les poubelles de certains humains.
D’immenses théories de ce genre ne sont pas d’abord intéressantes pour leurs éventuelles
applications techniques. Voici aussi pourquoi une bonne part des critiques que l’on peut
justement adresser aux techniques sont injustement étendues aux sciences. La défiance qu’elle
subissent est un effet de cette solide et regrettable identification. Des arguments
philosophiques ont été produits pour justifier que nous sommes entrés dans le monde de la
« technoscience », ils nous font faire fausse route. Une grande partie des techniques est
néfaste, comme l’eugénisme, la reconnaissance faciale, la fracturation hydraulique, l’agri ou
aquaculture intensive, etc. ; alors, identifiée à l’activité scientifique, la technique entraîne
celle-ci dans sa condamnation.
Il me semble important de contribuer à la réflexion à propos de ce que peuvent les sciences ;
d’autant plus qu’à certains signes, je me demande s’il n’y a pas comme des prémices à une
déroute assez générale de la pensée rationnelle. A propos des vaccins contre la Covid 19, on
observe des prises de positions au minimum confuses, voire absurdes venant de courants dont
on aurait pu penser que leur histoire allait les préserver. Ce n’est qu’un exemple, en d’autres
domaines, on voit la raison dérailler, la philosophie perdre le nord et des causes nobles et
magnifiques, féministes, écologiques, égalitaires et anti-racistes, revêtir le masques de
caricatures grimaçantes.
1. Les sciences se trompent fréquemment et ne sont donc pas fiables.
Des théories scientifiques ont soutenu que la terre était au centre du monde, que le cerveau
humain était immuable, que la nature a horreur du vide, que la lumière se déplaçait en ligne
4
Sciences Humaines, les grands dossiers, Septembre-Novembre 2021, p. 64

2
droite, que la chaleur était un fluide circulant d’un matériau à un autre, que l’hérédité était
entièrement génétique etc. Tout ceci est aujourd’hui réfuté, invalidé. Les sciences se
trompent.
Depuis les années soixante-dix, des chercheurs suggéraient que les ARN messagers pouvaient
être de puissants supports pour les vaccins antiviraux. La majorité des spécialistes du domaine
leur opposèrent avec succès l’argument selon lequel les ARN étaient trop instables pour
transporter le message qui déclencherait de façon efficace et fiable la fabrication des
anticorps. Ce sont pourtant ces vaccins ARN qui ont gagné la guerre vaccinale contre le
SARS-Cov. Les scientifiques font les mauvais choix.
L’accusation porte puisque 35% des personnes interrogées approuvent l’opinion suivante :
« Il n’est pas normal que de nombreux scientifiques changent d’avis sur un certain nombre
des sujets comme les traitements les plus efficaces ou l’évolution de l’épidémie, en fait ils ne
savent pas grand-chose mais ne veulent pas le dire. 5»
1. Les théories scientifiques sont provisoires mais pas fausses
Aucune de ces deux accusations ne tient. A des étudiants, je ne peux pas dire qu’« Aristote,
ou Ptolémée, Kepler, Descartes, Newton, Mendeleïev ou Einstein, s’est trompé ; la théorie
qu’il défendait était fausse ». Ce serait arrogant et présomptueux même si certaines théories
scientifiques qu’ils ont inventées ne soient plus valides et ne rendent pas bien compte de
phénomènes qu’elles visent. Elles ont été réfutées, remplacées par d’autres théories qui les
décrivent, les expliquent mieux.
Comment s’étonner que ce remplacement d’une théorie par une autre donne lieu à de vives
controverses : il est normal et utile que certains savants défendent une théorie attaquée, parce
qu’elle a été utile et efficace. Il serait malvenu de la mettre au rebut dès qu’elle prête le flanc
à une critique ou laisse voir une faiblesse, un peu comme si l’on envoyait à la casse une
voiture à la première panne. Souvent, il est arrivé que cette défense permette d’améliorer une
théorie malmenée et qu’elle en ressorte grandie et triomphante. Par ailleurs, il est juste aussi
que des esprits novateurs et obstinés approfondissent leurs objections et leurs critiques s’ils
sont en mesure de proposer une théorie qui rend mieux-compte des phénomènes considérés.
Telles sont les raisons profondes pour lesquelles le débat scientifique est généralement une
arène et un espace polémique.
Est-ce à dire que n’importe quelle théorie peut prendre place dans l’histoire des sciences ?
Non car, pour y jouer un rôle, il faut qu’elle ait été efficace, qu’elle ait permis d’accroître nos
connaissances scientifiques. L’astronomie géocentrique fut une grande et magnifique théorie
alors que la thèse de la terre plate n’a jamais été autre chose qu’un mythe ou une faribole.
Ajoutons une autre remarque importante quant à la vérité des théories scientifiques. Des
controverses surgissent et se développent parce que, dans un certain domaine, nombreux sont
les phénomènes inexpliqués, ou mal expliqués. L’imagination est alors au pouvoir et il arrive
que des modèles, explications, lois, grandeurs, etc. plus ou moins contradictoires soient
avancées. Au bout d’une certaine phase d’expériences, d’échanges d’arguments, etc., un
consensus se dégage, une théorie s’impose et, comme disait un grand auteur, « on change de
paradigme ». Cet accord des esprits est même un critère efficace pour départager les sciences

5
Baromètre confiance IPSOS, octobre 2020.

3
des pseudo-sciences dans lesquelles, à l’inverse, les chapelles se multiplient sans parvenir à se
convaincre.
Les scénarios de transformation ou de remplacement des théories sont extrêmement divers. Le
spectacle est presque toujours surprenant et il faut être attentif et ouvert pour comprendre ce
qui se passe. Arrêtons-nous à une période assez récente des sciences du vivant, la fin du XIX e
siècle. Le paradigme qui avait longtemps dominé était le fixisme, selon lequel les espèces
étaient apparues (ou avaient été créées) telles quelles, dans l’état où on les connaissait. Deux
théories entrèrent en scène. D’un côté la théorie darwinienne qui convainc la plupart de
naturalistes qu’en effet, les espèces vivantes, végétales et animales évoluent, se transforment à
partir d’ancêtres commun. A ce titre, cette théorie est une théorie de l’instabilité des espèces
qui se transforment. De l’autre côté, les découvertes et redécouvertes des lois de l’hérédité
génétique, énoncées par Gregor Mendel insistent sur la stabilité des espèces qui se
reproduisent en interne. Les sciences de la vie semblent devoir emprunter ces deux directions
assez opposées. Dans la première moitié du XX e siècle, des biologistes élaborent une synthèse
entre la théorie de l’évolution et la génétique mendélienne, connue sous le nom théorie
synthétique de l’évolution6. On observe donc que, dans leur version initiale, la théorie de
l’évolution et la génétique n’étaient plus assez performantes pour rendre compte des
phénomènes qu’elles contribuaient à mettre en valeur, mais que d’autre part, elles n’étaient
pas fausses au sens logique ou courant du terme. Elles contribuèrent fondamentalement à faire
émerger une nouvelle théorie plus satisfaisante.
En physique, depuis le début du XXe siècle, il existe une incompatibilité entre deux grandes
théories. Comme le dit le physicien Philippe Pajot, « Ces deux théories -relativité générale et
mécanique quantique-, bien que remarquablement bien vérifiées, ont une lacune majeure :
elles sont incompatibles. Dans la physique de tous les jours, cela ne pose pas de problème : il
suffit d’utiliser l’une ou l’autre selon son champ d’application. Mais dès qu’il s’agit de décrire
les phénomènes extrêmes, il est nécessaire de disposer d’une théorie unifiée… que personne
n’est encore parvenu à élaborer. » 7 Et c’est bien aussi dans ce contexte de controverses que se
produisent les avancées scientifiques réelles, positives, à propos de la cosmologie et de la
physique des particules. Ainsi dit J.P. Luminet, « ce modèle n’est pas forcément le bon, mais
il est celui qui, pour l’instant et vraiment de loin, explique le maximum d’observations 8».
Les sciences ne sont pas toujours en état de crise, de révolution, de changement de
paradigme. Dans ces période de science normale, on rencontre des suggestions et des
hypothèses diverses, immédiatement controversées. Les expériences sont, elles aussi, l’objet
d’interprétations diverses. Voici comment Nicolas Jourdain, glaciologue au CNRS rend
compte de la façon de travailler, la sienne et celle de ses collègues. Leur domaine concerne la
fonte des calottes glaciaires terrestres, ce qu’on nomme la cryosphère : « les glaciologues
modélisent les calottes polaires par diverses approches, car nous ignorons encore beaucoup
des processus de fonte à l’œuvre. Dans notre projet (ISMIP), nous utilisons des approches
multiples pour établir une fourchette de prédictions. Parce que -dit-il- nous devons tenir
compte de ce que nous ne comprenons pas bien ». On ne saurait mieux dire qu’il s’agit d’une
vaste et complexe discussion, d’un grand échange d’arguments. Doit-on parler d’erreurs ? de
tromperie ? de fausseté ?

6
Pour une épistémologie historique de la génétique des populations. Nicola Bertoldi, Open Edition.
7
La recherche, janvier 21, p. 18.
8
Pour la Science, 106, mars 2020, p. 11

4
Comment recevoir une information scientifique si l’on n’est pas spécialiste ? Prenons un
exemple dans l’actualité covidienne. Une information parue dans le magazine Pour la
science, de janvier 2021, traite de la perte de l’odorat, symptôme très fréquent chez les
personnes atteintes. Les méthodes normales des neurosciences ont rapidement cherché à
comprendre l’affaire. Dès juillet 2020, on pouvait lire des publications qui, demeurant
prudentes, suggéraient des réponses: « les neurones olfactifs ne possèdent pas à leur surface
de récepteurs ACE2 qui permettent au SARS-Cov-2 de pénétrer dans les cellules. Mais les
cellules dites sustentaculaires qui soutiennent et protègent les neurones olfactifs, en
possèdent.9» Il est fort possible, suggère l’auteur de l’article, que ce soient ces dernières qui,
infectées par le virus, provoquent cette perte de l’odorat. On aurait donc une réponse à la
question, réponse qui serait, en l’occurrence, plutôt une bonne nouvelle puisque la crainte que
ce soient les neurones eux-mêmes qui soient affectés serait écartée et que les câblages abîmés
des cellules sustentaculaires, semblent se reconstituer. On peut penser que les scientifiques
ont fait du bon travail ; ils ont peut-être, sans doute ? trouvé une bonne explication à ce
symptôme mais ce n’est pas certain ; il se peut que demain, une controverse vienne la
contester. Faudra-t-il conspuer les auteurs de la présente suggestion ? Evidemment non.
Une récente publication philosophique examinait la notion d’obsolescence des concepts ou
théories scientifiques. Bien entendu, le moment ou cette théorie vacille est délicat pour les
scientifiques eux-mêmes dont certains veulent la défendre et d’autres la ranger au grenier ou
la jeter aux oubliettes.
Un bon candidat à l’obsolescence nous est fourni par le concept d’immunité collective ou
grégaire, ce fameux pourcentage de contamination qui constituerait une ligne Maginot
efficace contre la pandémie. Ce n’est pas seulement sa mesure qui est en cause (faut-il qu’il
atteigne 70, 85, 90% ?) mais bien sa validité comme concept général en épidémiologie : « La
vision que l’on peut avoir de l’immunité de groupe, aujourd’hui, n’est malheureusement pas
celle d’il y a 18 ou 6 mois » déclare Alain Fisher, Monsieur Vaccin, du gouvernement
français, le 19 aout 2021. Le même ajoute : « On s’attache un peu trop à l’immunité
collective. C’est peut-être un peu notre faute parce que ça a été mis en avant par les
épidémiologistes et les immunologistes.10» Selon le journal Le Télégramme « il s’agit d un
mythe… et le variant delta pourrait mettre un terme à l’Utopie ». Le Monde du 21 août
2021 s’interroge encore : « Faut-il tirer un trait sur l’immunité collective, cet horizon présenté
depuis plusieurs mois comme un objectif qui nous approcherait de la fin de l’épidémie ? » Le
professeur Paul Fine de la London Scool of Hygiène and Tropical Medecine « met en garde
contre des calculs simples sur le seuil d’immunité collective, valables seulement dans les
situations idéalisées d’une population homogène. En réalité, l’hétérogénéité des situations
(clusters par exemple) rend plus incertain le niveau de contrôle à atteindre. »
Faut-il s’offusquer de cette salve de critiques contre ce qui, il y a deux ans était présenté
comme un pilier de la science épidémiologique ? Fondamentalement non et la partie du public
qui trouve là de quoi rire ou se défier des sciences et de leurs inventions se trompe ; mais
aussi celles et ceux, parmi les épidémiologistes qui ont manifesté une assurance absolue,
dogmatique face à cette notion théorique, cette construction abstraite dont l’ébranlement
devrait les laisser embarrassés ou du moins circonspects.

9
PlS, 519, janvier 2021, p. 6-7
10
Le Monde, cité le 21 août.

5
Admettons que les théories et les expériences qui leurs sont associées ne soient « ni vraies, ni
fausses » ; peut-être pouvons-nous sauver la situation en considérant qu’elles s’approchent de
la vérité ? Une nouvelle théorie engloberait en quelque sorte la précédente, dans une sorte
d’emboîtement comme des matriochka ? puisque la nouvelle explique aussi (et mieux) les
phénomènes dont s’occupait l’ancienne, on a l’impression qu’elle est une généralisation de
celle-ci. Je ne le crois pas car, en général, les théories nouvelles se fondent sur des principes,
des concepts, des piliers complètement différents des précédentes. Regardons un cas très
fameux, le remplacement de la physique newtonienne par la relativité d’Albert Einstein.
Lorsqu’on a affaire à des phénomènes physiques où la vitesse de déplacement des objets est
faible (par rapport à celle de la lumière), la première théorie ne contredit pas la seconde. Dans
ces situations, les équations de la théorie einsteinienne sont les mêmes que celles de la
précédente. La relativité restreinte serait donc une généralisation de la physique newtonienne.
Pourquoi ne suis-je pas convaincu ? Pour établir sa théorie, Albert Einstein a forgé un absolu
physique et en a nié deux. Le temps à une dimension et l’espace à trois dimensions,
indépendants l’un de l’autre, constituaient les deux absolus newtoniens. Einstein les remplace
par un autre absolu, unique : l’espace-temps à quatre dimensions interdépendantes. Il n’y a
pas de généralisation, pas de compromis possible et ceci vise les fondements de la théorie.
Pour saisir concrètement la succession des théories, plutôt qu’aux matriochka, on peut faire
appel à une autre analogie : la nouvelle demeure est construite en utilisant largement les
matériaux de l’ancienne, mais elle peut bien ne pas en utiliser les plans, les fondations etc. et
donc être complètement différente.
Au prétexte que les sciences ne percent pas absolument les secrets ultimes de la nature, on a
parfois exploité le caractère transitoire, relatif, de la vérité des sciences pour y voir une
incertitude systématique, l’accord éphémère et presque aléatoire de la communauté
scientifique. Un relativisme radical a ainsi sapé la confiance dans la validité du discours
scientifique. Il y a là sans doute une autre des racines de sa dévaluation.
Ce serait une erreur ; nous ne devons renoncer ni à l’idée de progrès scientifique, ni à sa
réalité. Les connaissances scientifiques, marquées du sceau de la vérité, s’accroissent et, en
quelque sorte s’accumulent, au fur et à mesure que se déploient les théories scientifiques et les
expériences associées. Quand je dis « connaissances scientifiques », je pense à des
informations si bien établies qu’elles demeurent valables même quand la ou les théories qui
les ont fait connaître ont été réfutées. La liste des connaissances assurées sur la manière dont
la nature se présente à nous est si longue qu’on ne peut en donner que « quelques » exemples.
On comptera donc parmi les connaissances que les sciences nous ont permis d’acquérir, le
diamètre terrestre, les trajectoires elliptiques des planètes, l’existence d’exoplanètes, de
galaxies, la circulation sanguine, les proportions de l’hérédité des caractères simples, le
rapport constant des sinus dans la réfraction de la lumière, l’existence et la régularité des
satellites de Jupiter, l’âge de la terre, les trajectoires paraboliques des projectiles, le
magnétisme terrestre, les distances astronomiques, la vitesse de la lumière, celle du son,
l’évolution des espèces, la transformation de la chaleur en travail mécanique, l’existence
d’une température limite, la tectonique des plaques, les éléments chimiques simples, certaines
fonctions des organismes ou organes vivants, la décomposition de l’eau ou de l’air, la loi des
proportions chimiques, le nombre d’Avogadro, la polarisation de la lumière, les relations entre
l’électricité et le magnétisme, les propriétés des zones cervicales, de phases dans l’activité
cérébrale, l’apoptose cellulaire, le mouvement brownien, l’existence de périodes glaciaires

6
dans l’histoire de la terre, la structure spirale de nébuleuses, certains scénarios de fécondation,
certaines étapes de l’embryologie, la radioactivité, le rayonnement cosmique, l’ozone dans la
haute atmosphère, grand nombre de propriétés génétiques, des effets de supra conductivité, la
succession des humanoïdes, la composition chimique des étoiles etc.
Ceci justifie l’idée d’un progrès dans les sciences. Ce progrès ne serait pas un progrès vers la
vérité, peut-être pas un progrès dans la connaissance des lois de la nature, mais certainement
un progrès dans notre dialogue avec la nature.
Pour ces raisons, cette accusation de fausseté ne peut pas être reçue.
Les mathématiques ne fonctionnent pas de la même manière ; elles ne se trompent jamais. La
nature même de cette science y rend impossible qu’un résultat faux soit validé. Evidemment,
l’élève, l’étudiant, la personne spécialiste même peuvent y commettre des erreurs et trouver
un résultat faux, mais le professeur, les experts évaluateurs ou la communauté repèrent sans
aucune exception la faute.

7
2. Les Sciences cachent notre ignorance
Les sciences nous mènent vers des « contre-vérités » sans cesse plus énormes. Par exemple, la
théorie des quatre interactions fondamentales de la physique11 semble bien être une immense
spéculation qui, en tant que telle, n’est pas plus assurée que la théorie du changement
d’Aristote ou que le mécanisme cartésien. La génétique du développement se déploie à partir
d’une imagination formidablement sophistiquée, pas plus vraie que le transformisme de
Buffon, de Maupertuis ou Lamarck. Les théories des plurivers, des cordes, de la mort
cellulaire programmée, etc. sont marquées de ce double sceau de l’invraisemblance et de la
puissance, de la connaissance et du mystère. Notre ignorance des causes ultimes ou des causes
finales est cachée derrière des paravents scientifiques, des théories, des hypothèses, des
modèles qui ne nous révèlent pas les vérités de la nature ou même des phénomènes. Il y a là
une caractéristique ancienne des sciences.
2. Les sciences dévoilent notre ignorance
Cette accusation est particulièrement intéressante car elle semble frapper juste et fort. Je crois
pourtant que c’est tout l’inverse que nous proposent les sciences, au lieu de cacher et de nier
notre ignorance fondamentale, elles la dévoilent et nous la font comprendre.
Les sciences nous permettent d’acquérir des connaissances de plus en plus vastes à propos de
nous dans la nature et, dans le même temps, elles nous découvrent d’inimaginables abîmes
d’ignorance dont nous ne pouvions pas, au préalable, soupçonner l’existence. Le programme
des sciences ne peut donc pas être de découvrir ni même de se diriger vers une vérité de la
nature ; sans doute peut-il consister à améliorer sans fin la qualité du dialogue que notre
raison entretient avec elle, ce qui est déjà bien beau.
Il s’agit ici de présenter une série de véritables découvertes de domaines d’ignorance dont
nous ne pouvions pas avoir conscience avant d’avoir réalisé certains de ces immenses progrès
dus aux théories scientifiques successives. Il est possible de repérer comment ont été dévoilés
de tels domaines d’ignorance, générés par un accroissement préalable de nos connaissances.
Les anciens savaient que « la variole ne s’attrape pas deux fois ». Le temps des théories
épidémiologiques, des recherches cellulaires sur les anticorps et les systèmes immunitaires est
venu où ont été forgés des arguments théoriques et expérimentaux qui ont fait de l’idée
d’immunité par primo-contamination une idée scientifique admise de façon générale. Quelle
n’est pas la surprise de constater le désarroi des spécialistes, à propos de cette thèse, dans les
premiers mois de la pandémie Covid-19 ? Un grand nombre d’articles sur la question « peut-
on être deux fois frappé par la maladie ?» restent d’une discrétion qui confine au mutisme.
Voici que l’ignorance théorique a pris le dessus. Si l’on ne peut plus affirmer que « le Covid
19 ne s’attrape pas deux fois », alors, un pilier de l’épidémiologie est sapé. Des phénomènes
inexpliqués apparaissent (inégalité selon l’âge, le sexe, le groupe sanguin…) dont certains
vont recevoir rapidement des explications, d’autres pas forcément. Telle observation qui
semblait obscure ou mal comprise sera maîtrisée, telle autre qui paraissait n’être qu’un détail

11
Note : les quatre interactions :
Interaction nucléaire forte, responsable de la cohésion des noyaux atomiques (2,5.10 -15 m) transportée par les
gluons.
Interaction électromagnétique, responsable de la lumière, électricité, magnétisme, chimie (photon)
Interaction nucléaire faible, responsable de la radioactivité, fusion nucléaire (10 -18 m), transportée par les bosons.
Gravitation, responsable de l’attraction des corps massifs (graviton ?)

8
ou une anomalie mineure prendra de l’ampleur. L’ARN messager s’avère probablement
porteur d’une révolution biologique.
La réfutation, par Descartes, vers 1640, de l’existence d’une voûte cosmique pour englober le
Monde permit un accroissement de connaissances à propos de la structure de l’Univers : les
étoiles ne sont pas incrustées dans la voûte céleste, mais sont dispersées dans l’espace et le
Soleil est l’une d’entre elles ; la notion de centre du monde est transformée etc. Mais, en
conséquence, les étoiles visibles elles-mêmes et ce qui existe au-delà d’elles, constituent un
formidable domaine d’ignorance et cet inconnu nouveau provoque l’hésitation de Galilée lui-
même, qui ne sait si l’astronomie peut s’étendre jusqu’à elles et si le monde est infini,
indéfini, ou pas. Un peu plus tard, la théorie de l’attraction newtonienne délivre du savoir en
grande quantité, mais « dès qu’elle fut formulée, elle fut considérée par les astronomes et les
physiciens comme une énigme »12. Ce que c’est que l’attraction en k/d² constitue une
ignorance nouvelle qui ne pouvait être pensée avant la découverte de cette loi et d’ailleurs,
une équivalence fertile et mystérieuse est attachée à cette théorie, celle qui existe entre les
masses pondérale et inerte ; elle ne trouvera une explication qu’avec la relativité générale
d’Albert Einstein en 1916. La république des sciences se trouve donc, à chaque fois, plus
savante et, bientôt après, plus ignorante.
L’adoption des théories atomiques, à partir de la fin du XIX e siècle, d’abord en chimie et peu
après en physique, apporte son immense lot de connaissances qu’on ne peut même pas
mentionner ici. Le rapide développement de ces théories atomiques modernes va en même
temps plonger les savants dans l’obscurité de l’inexpliqué. Le philosophe et chimiste
Meyerson a été fortement marqué par cette crise due à l’essor des théories électromagnétiques
de l’atome au début du XXe siècle : « Donc, le phénomène fondamental, ce n’est plus le choc
de deux corpuscules, c’est l’action de deux électrons. Nous connaissons fort bien les lois qui
régissent cette action et qui sont des lois expérimentales ; mais qui peut dire qu’il comprend
comment cette action s’exerce, qu’il en saisit le mécanisme […] ; et c’est à cet X, à cet
inexplicable, que doivent se ramener les phénomènes que nous avons cru comprendre.13 »
Un peu avant cela (en 1869), dans le domaine de la biologie, Georg Mendel énonce les lois
qui expriment les probabilités d’expression des caractères héréditaires. On sait les effets
qu’elles eurent quant au progrès des connaissances en biologie. Elles instaurent, du même
coup, une méconnaissance générale sur ce qu’il en est de ces « atomes d’hérédité » que sont
les gènes. Et cette ignorance, associée à l’accroissement du savoir, dure depuis lors : le
retentissant livre de R. Dawkins, The selfish gene,14 est une impressionnante manifestation des
hésitations possibles quant à la possibilité de « définir un gène ». L’auteur ne cesse de
suggérer que sa propre définition est un à peu près, une « sorte de définition floue » (p. 56).
La révolution chimique de Lavoisier, à la fin du XVIII e siècle, a permis de connaître et de
décrire des associations entre éléments simples. Mais dès lors apparaissait un mystère :
qu’est-ce qui permet ces associations ? Meyerson note ainsi que « Sa théorieétait absolument
incapable de faire face à tous les problèmes posés par la prolifération des nouveaux gaz»15.

12
Meyerson, De l’explication dans les sciences, p. 58
13
Identité et réalité. p. 110-111
14
Le gène égoïste, Traduction française.
15
De l’explication dans les sciences, p. 214

9
Barbara Romanowicz évoque ainsi la tectonique des plaques: «Il s’agit, dit-elle, de ce lent
ballet de surface qui résulte des mouvements de convection qui animent le manteau terrestre
et qui permettent à notre planète d’évacuer la chaleur emmagasinée, d’une part lors de sa
formation, et de l’autre, par désintégration des éléments radioactifs, encore en cours. » Elle
ajoute que « Ce schéma général, admis par tous, n’explique toutefois pas la présence de
volcans actifs au beau milieu des plaques etc. De nombreuses hypothèses ont donc été
avancées.16»
Au risque de lasser le lecteur, on peut poursuivre, avec le séquençage complet du génome
humain, achevé en 2001 dont on découvre immédiatement la quantité d’ignorance qu’il met
en lumière et qu’on ne pouvait soupçonner auparavant.17 En 20 ans les études ont explosé, qui
portent majoritairement sur les parties du génome qui ne codent pas de protéines. Dans les
années 2000, on pouvait lire dans de multiples médias et manuels d’enseignement que 90% de
l’ADN ne sert à rien et il avait été dénommé, au mieux, ADN muet ou encore ADN poubelle.
Depuis, ce qui semblait inutile, cette sorte de gaspillage de la nature et de l’évolution comme
il en existe à profusion, s’est avéré de la plus grande importance. Ces arrangements non-
codant, jouent un rôle décisif pour réguler et rythmer la dynamique de l’expression des gènes
(p. 50).
La physique quantique, par ses succès mêmes, a plongé la physique dans une période de
grande incertitude et l’apparition de théories audacieuses et très spéculatives sur le vide, la
matière et l’espace en témoigne depuis lors. Le physicien Patrick Peter ne mache pas ses mots
à propos du Big bang : « En fait, le plupart des physiciens pensent que la présence de cette
singularité reflète simplement notre ignorance : nous ne comprenons pas ce qui se passe au
début de l’Univers, car il nous manque la théorie de la gravité quantique »18.
De quoi est fait l’Univers ? Sur ce thème, l’ampleur de ce que l’on ne connait pas est
impressionnante. Une pleine page de la rubrique Repères, du magazine Pour la Science19 est
fascinante. On y lit que l’on connaît quelque chose sur 5% des ingrédients de l’Univers. Dans
ce dossier, articles après article on y voit la puissance et la fragilité des théories cosmiques
actuelles : « Il n’y a aucune preuve de l’existence des trous blancs, différentes pistes sont
explorées en lien avec la matière noire et les rayons cosmiques » (p. 36), « La matière noire
pourrait être très différente de ce que l’on pense. Quelque chose de profond nous échappe »
(p. 46), « Cinq mesures de la vitesse de l’expansion de l’Univers ont été livrées. Toutes
différentes » (p. 76)
La conséquence générale que je veux tirer de cet argument et de ces exemples est que nous
n’avons aucune raison de croire que nous approchons de la vérité de ce qui constitue la nature,
ses lois ou ses symétries. Nous augmentons l’ampleur et l’intensité de notre dialogue avec
elle, ce n’est pas rien. Au cours de ce processus, en effet, les sciences produisent de
l’ignorance, mais, loin d’être un défaut, une faiblesse il s’agit d’une caractéristique nécessaire
à leur existence, qui peut nous aider à penser notre place dans la nature. Il n’y a donc aucue
raison pour plaider coupable de cette accusation.

16
La Recherche, janvier 2021, p. 88)
17
Pour la science, 523, mai 2021.
18
Patrick Peter, Dr CNRS, La recherche, n° 563, janvier 21, p. 27.
19
Pour la science, n°106 de mars 2020, p .8.

10
3. Les Sciences sont incompréhensibles
Les sciences fondamentales sont très complexes en raison de leur caractère abstrait et
sophistiqué, de leur usage massif des mathématiques. Non seulement les non scientifiques ne
peuvent pas les comprendre, mais encore les scientifiques sont si spécialisés qu’ils ne se
comprennent pas d’un domaine à l’autre. Elles ne peuvent qu’être élitistes et échapper à la
discussion générale et citoyenne. En outre, certains esprits intelligents et cultivés demeurent
radicalement incompétents en sciences, ce qui établit solidement que ce sont les sciences
elles-mêmes qui sont assez peu représentatives de ce que peuvent les humains. A-t-on vu, à
l’inverse une personne intelligente qui « n’y comprend rien en littérature » ?
Les scientifiques eux-mêmes avouent leurs limites : « Je crois pouvoir dire, répétait le
physicien Richard Feynman que personne ne comprend la mécanique quantique ! »
Les sciences ne supportent pas les imprécisions de langage, ce qui constitue un obstacle
supplémentaire à leur compréhension. Des mots simples -employés en sciences- cachent des
réalités extrêmement complexes.
Depuis le début de la pandémie, on perçoit un flou assez général sur les notions et le
vocabulaire. Un exemple : les mots mutation, variant, espèce voisine etc. sont pris pour
synonymes alors qu’ils ne le sont pas et cela suffit pour fausser les raisonnements ou
informations qui les accompagnent. Nombreux sont aussi les scientifiques incompétents
lorsqu’il s’agit d’expliquer leurs activités.
3. Les Sciences sont ce que l’on peut comprendre le mieux.
Ces critiques ne sont pas fausses mais il n’y a aucune possibilité d’éviter la complexité des
sciences en elles-mêmes. On doit cependant savoir que c’est en science que l’esprit humain
peut faire l’expérience la plus intense de ce que signifie comprendre une situation ou résoudre
une question. On peut parler des sciences en utilisant le langage commun, mais le langage des
sciences, en lui-même, est particulier et complexe. Par exemple, on peut parler simplement
des marées, en disant qu’elles sont dues à l’attraction universelle. C’est simple, c’est juste, à
condition de ne pas entrer dans une explication précise. En général, l’interlocuteur sait plus ou
moins clairement qu’il existe une théorie bien acceptée qui valide cette attraction. La
communication générale sur un fait scientifique est donc possible, sa compréhension précise
est une autre affaire qui n’est pas accessible sans une formation spécifique. Il en va de même
pour tous les autres phénomènes scientifiques, les ondes, la lumière, l’hérédité etc.
Prenons l’exemple de l’expression on a observé, ou, on a mis en évidence. En septembre
2020, une équipe d’astronomes annonce « la mise en évidence de phosphine sur Vénus ». Si
vous comme moi, ne sommes pas particulièrement émus par cette annonce, c’est seulement
parce que nous n’en connaissons pas les enjeux. Or, s’il y a de la phosphine dans la haute
atmosphère de Vénus, alors, nous sommes en présence d’un fort indice de la présence d’une
forme de vie sur cette planète (la validité de cette proposition est elle-même complexe).
Affaire entendue donc ? Non car l’observation de cette substance chimique, ou sa mise en
évidence n’a rien de direct. C’est par le biais d’instruments complexes, de théories discutées,
de modèles plus ou moins précis que les scientifiques peuvent suggérer la présence ou
l’absence de ceci ou cela : d’éléments chimiques, de traces héréditaires dans un ADN,
d’exoplanètes, d’émission énergétique souterraines, d’activité magnétique etc. Observer dans
les sciences, ce n’est pas voir directement, c’est disposer d’un argument théorique et

11
expérimental intéressant dans le cadre d’une recherche en cours. Il faut un processus de
discussion, de vérification, de réfutation de la communauté des spécialistes pour savoir si ce
qu’on a vu doit ou non être retenu20. Ceci ne doit pas être reproché aux scientifiques, c’est
ainsi, avec des termes moins nets mais bien plus riches que ceux du langage commun, qu’ils
produisent la science.
Pour la plupart des gens, une thèse scientifique est incompréhensible et comme le dit
l’accusation, c’est même vrai pour les savants, dès qu’ils sortent de leur domaine de
spécialité. Cependant, pour les spécialistes de ce domaine-là, c’est tout le contraire, c’est
dans les sciences que les humains peuvent faire l’expérience d’une compréhension intense,
presque parfaite. Je propose trois exemples. Le théorème de Fermat est une propriété
algébrique qui s’énonce simplement et qui a résisté 350 ans aux assauts les plus obstinés et
ingénieux des mathématiciens. Lorsque le mathématicien écossais Andrew Wiles le démontre,
qui peut comprendre sa démonstration ? Presque personne et pourtant, c’est un triomphe car
tout le monde sait qu’elle est parfaitement compréhensible. L’article qu’Albert Einstein publie
en 1905, De l'électrodynamique des corps en mouvement, est d’une clarté éblouissante et il
est rapidement compris par les physiciens et les personnes compétentes. D’ailleurs Einstein en
donnera une version grand public.
Ainsi, quand une thèse scientifique est débattue, combien sont ceux et celles qui peuvent
comprendre les arguments ? Très peu et cependant, un moment vient où les spécialistes sont
convaincus et savent que telle version est la meilleure. Ils l’ont comprise, peuvent l’employer,
l’enseigner, l’améliorer… Le reste du monde sait que, si eux-mêmes ne comprennent pas les
arguments qui l’ont emporté, cette compréhension existe bel et bien. Il y a une bonne raison à
cela ; c’est parce que, depuis qu’elles existent, les sciences ont mis au point des procédures de
contrôle, d’arbitrage, de validation très rigoureuses. Il est difficile, presque impossible
(presque, pas absolument) de les contourner. Il existe une sorte de République des lettres pour
les sciences qui valide les théories et les découvertes qui le méritent. Et ces procédures de
contrôle et de vérification permettent à la foule de celles et ceux qui s’intéressent à ce que
disent les sciences de penser : « certes, je ne comprends pas les arguments, mais je comprends
de quoi il s’agit, je comprends assez bien l’enjeu, la question et le sens global de la réponse. »
Cette situation en vertu de laquelle, sans comprendre le fond et le détail de la question, il est
raisonnable de reconnaître la validité d’une thèse scientifique ou la qualité d’une controverse
scientifique est aussi le lot des scientifiques eux-mêmes : sortis de leur domaine de spécialité -
en général étroit-, ils sont logés à la même enseigne que le grand public.
C’est si vrai que, dans le dossier Qu’est-ce que la science ? de la revue « Sciences
humaines », la philosophe des sciences Anouk Barberousse -qui en connait un rayon- répond
à cette question : « la science c’est l’évaluation par les pairs. »
En ce sens, les sciences peuvent revendiquer d’être plus compréhensibles que tout autre
domaine. Si je cherche à comprendre la dynamique de la Révolution française, ou l’Ethique
de Spinoza ou encore l’apport de la nouvelle vague au septième art, je peux devenir un expert
de la question, avoir une interprétation solide et personnelle de l’une ou l’autre de ces
questions. Mais jamais je ne pourrai avoir le sentiment d’avoir complètement compris
l’affaire ; je saurai que des interprétations solides et différentes existent, que d’autres
personnes expertes en ces domaines, ne comprennent pas ces événements et ces thèses comme
20
Voir Y. Gingras PLS, 524, p. 22

12
je crois les comprendre. Dans les sciences, il n’en va pas ainsi, si j’étudie avec succès la
théorie de la relativité restreinte ou la tectonique des plaques ou l’horloge biologique, je sais,
bien sûr, que des hypothèses et des expérimentations peuvent modifier ou mettre en cause les
théories, mais je sais aussi que je les comprends tout-à-fait. C’est là une expérience
psychologique particulière aux sciences, de savoir que l’on a compris la question. Cette
particularité est poussée à son degré maximum en mathématiques et c’est sans doute la raison
pour laquelle les sciences de la nature, qui sont fortement mathématisées, héritent de cette
caractéristique. Prenons un exemple très simple. Chacun sait (ou devrait savoir) que, dans tout
triangle, les trois médiatrices son concourantes. On peut en être convaincu en traçant autant de
triangles qu’on souhaite, avec leurs médiatrices. Mais si nous faisons le très léger effort de lire
et de suivre la démonstration de ce théorème, alors nous aurons compris cette propriété
absolument, parfaitement. Nous aurons la sensation (justifiée) qu’aucune intelligence, fut-elle
divine, ne peut la comprendre mieux. Il est donc possible de soutenir que loin d’être
incompréhensibles, les sciences sont le domaine ou la compréhension est la plus accessible, la
plus profonde.
Une question liée au langage des sciences peut ici être soulignée. Que le langage commun soit
différent du langage des sciences, soit ! mais il est de grande importance que des passerelles
existent entre la compréhension profonde et réelle d’une science et la compréhension de
second degré, superficielle sans doute, mais valable et solide tout de même qui peut être celle
d’un vaste public, ou des scientifiques eux-mêmes, hors de leur domaine de compétence.
C’est le rôle des médias qui présentent les controverses et les découvertes et c’est aussi le rôle
de l’enseignement des sciences. Ces deux rôles sont différents mais ont comme point commun
qu’ils s’adressent à des personnes qui a priori, lorsqu’elles les lisent ou les écoutent, ne
connaissent pas profondément le sujet.
Les difficultés de l’enseignement des sciences sont grandes. La première, bien évidemment,
est l’incompétence disciplinaire. Il est absolument navrant que les professeures et professeurs
des écoles aient souvent un niveau beaucoup trop faible en sciences. Tant que cela durera, le
mal sera sans remède. Est-ce utile de s’épancher sur le sujet ? Ce n’est pas la seule difficulté,
le seul barrage à franchir pour tisser le lien entre les élèves et les sciences. En mathématiques,
les interrogations et reproches des élèves sont de tous ordres : « à quoi ça sert ? », « ce n’est
pas du tout concret », ou « ça l’est beaucoup trop » (il ne faut pas trop d’abstraction, mais pas
non plus trop de problèmes de robinets) , « pourquoi moins par moins donne plus et plus par
moins donne moins ? ». En physique, les enseignants sont écartelés entre le style « la main à
la pâte » qui se déploie à partir de l’idée que la physique, c’est d’abord et surtout de
l’expérimentation, et le style selon laquelle la physique ce sont d’abord et surtout des
hypothèses et des modèles formels. Comment faire, comment concilier ? Dilemme presque
insurmontable. La biologie est redoutable par ses développements impétueux et les
bouleversements ininterrompus des programmes: tel chapitre qui était juste en 2010 est faux
en 2020 etc.
Je suis convaincu qu’en science, il faut apprendre à faire des choses, à utiliser des
connaissances, sans les comprendre. A rendre familier ce qui est mystérieux. La tâche de
l’enseignement des sciences doit avoir un double but : préparer certaines personnes à devenir
des scientifiques et donc à connaître en profondeur et en toute rigueur les concepts et les
formalismes des sciences et permettre aux autres d’acquérir une culture et une curiosité
suffisantes pour comprendre les enjeux des débats et des découvertes. Mais surtout, la

13
solution réside dans la reconnaissance et le respect de la diversité des intelligences, des goûts
et des rythmes des élèves et des étudiants ; le danger est le dogmatisme pédagogique ou
didactique ; le danger c’est de croire en 1980 « vive les maths modernes pour toutes et tous »,
et croire en 1990, « vive l’explication totale des nombres et des figures pour toutes et tous »,
puis croire en 2010, « vive les maths expérimentales pour toutes et tous ». La réponse est à
chacun son chemin, selon sa personnalité et ses goûts.
On ne peut non plus sous-estimer la difficulté de la tâche de ce qu’on nomme la vulgarisation
scientifique. Les articles ou les émissions sont souvent difficiles à suivre mais cette attention
est à la portée des non-spécialistes. C’est le prix à payer pour visiter ce continent et en
profiter.
Attention au langage imprécis, ou même faux
On saisit bien pourquoi l’imprécision, ou la fausseté du langage contribue à la confusion.
Prenons un exemple. Dans le langage courant, les termes espèce, variété, race, variant…sont
presque synonymes ; mais, si on les emploie indifféremment dans un article ou une émission
grand public (par exemple à propos de Covid19), alors la confusion s’installe car en biologie,
la différence entre une variété et une espèce est essentielle. En effet, un des critères de
distinction des espèces entre elles est d’établir qu’elles ne sont pas interfécondes, qu’elles sont
reproductivement séparées, alors que des variétés distinctes sont interfécondes (ceci est une
version simplifiée de l’affaire qui est fort complexe). On voit bien que, puisqu’il est
précisément question de savoir si ce virus va se reproduire et comment, ces précisions
langagières, même et surtout pour le grand public, ne sont pas marginales.
Nous devons faire face à des informations vagues ou -pire- dont la portée réelle reste
complètement cachée. Qu’est-ce à dire que « nous avons 95% de gènes communs avec le
chimpanzé »21 ou que « nous avons de 1 à 6% de gènes d’origine néandertalienne et
dénisovienne » ? Si on s’intéresse à la distance que l’on connait entre d’une part, la structure
de répartition des nucléotides dans l’ADN codant et d’autre part, la dynamique d’expression
des allèles et leurs conséquence dans la production des protéines, ces informations
spectaculaires ne nous renseignent en rien. Elles semblent comme des slogans quasi
idéologiques qui nous poussent à penser : « je suis très proche d’un chimpanzé » ou « je suis
un cousin mystérieux de Neandertal » dont on ne sait (dans les revues scientifiques) s’il
constituait une « espèce sœur, ou cousine, ou parente, ou proche, ou une variété » par rapport
à homo sapiens. Un excellent numéro de Pour la science, fait le point de ce que l’on peut
penser du métissage entre espèces différentes, du genre homo22. Il existerait aussi des espèces
humaines fantômes. Lorsqu’on tâche de comprendre comment « La séparation en groupes, en
sous-populations, qui évoluent indépendamment les unes des autres, puis se retrouvent,
parfois plusieurs centaines de milliers d’années après, et se métissent semble avoir été la règle
par le passé. (id)» on se dit tout bonnement que bref, le concept biologique d’espèce est en
vrac !
Il arrive aussi que ce ne soit pas le vocabulaire, mais aussi la valeur des résultats de la
recherche qui laisse perplexe. Voici un exemple de « bizarrerie » au sein de la pensée
scientifique. Il s’agit des mutations (transformation lors de la copie d’un élément d’ADN). On
peut lire dans un article de l’article Génétique des populations, de Wikipédia au sujet d’une
21
« La ressemblance génétique entre Homo et Pan troglodyte (un chimpanzé), estimée à 98-99 % » (site Erudit,
octobre 2004)
22
(PLS, hors série 105, nov-déc. 2019, p. 105

14
certaine mutation : « Selon certains auteurs, cette mutation arrive très approximativement une
fois toutes les 25 à 500 générations pour l'ADN-Y.» La fourchette qui va de 25 à 500 ! »,
autrement dit, tellement grande qu’elle ne nous apprend pas grand-chose.
L’un des obstacles principaux qu’il faut surmonter pour vaincre cette soi-disant
incompréhensibilité des sciences est celle-ci qui consiste à croire qu’il y a a priori ou, si l’on
préfère, de façon innée, des esprits scientifiques et d’autres qui ne le sont pas ; parfois on dira
qu’il s’agit d’esprits littéraires. Cette opposition n’a -selon moi- aucun fondement et ceci
pour bien des raisons : celle de Descartes qui expose clairement que c’est le même cerveau, le
même esprit qui s’adonne aux arts, à la science, à la poésie etc., celle tirée de l’histoire au
cours de laquelle des littéraires se sont révélés aussi bien scientifiques et réciproquement, au
cours de laquelle des thèmes, des domaines ont entremêlé sciences, philosophie, art ou
littérature, celle enfin, biologique, qui n’a jamais pu fournir de base objective à une telle
partition des esprits et des cerveaux. Reste à savoir pourquoi la croyance en cette opposition
est si répandue ; je n’en connais pas la raison mais je peux témoigner de sa force néfaste et
des dégâts qu’elle engendre. Des parents, des enseignants la répandent en toute bonne fois.
Des gens intelligents ne s’embarrassent pas pour clamer qu’ils « ont toujours été nuls en
maths, ou en calcul, ou en physique… ». Le mythe de la bosse des maths est une variante de
cette absurdité. En quel autre domaine passerait-on totalement sous silence une méprise
comme celle qui suit: au cours de l’émission Les petits bateaux, par ailleurs très intéressante,
une enfant pose la question suivante à laquelle une spécialiste de l’art pariétal va répondre
(septembre 2021) : « comment se fait-il qu’aient pu être conservées des peintures faites il y a
des millions d’années ? ». Ni la présentatrice, ni la scientifique invitée n’ont relevé
l’invraisemblance de la question. Non seulement ces peintures n’existaient pas il y a des
millions d’années, mais homo sapiens non plus, et il s’en faut de beaucoup. Ces peintures ont
quelque milliers ou dizaine de milliers d’années, soit un faute de datation de 99%. La
question de l’enfant était intéressante bien sûr, mais cette négligence absolue d’une donnée
temporelle aussi démesurée ne devrait pas être tue. Dire que c’est une simple et secondaire
question de mot (40 000 au lieu de 4 000 000), c’est précisément dévaloriser culturellement
les informations scientifiques.
Pour toutes ces raisons, ces accusations contre les sciences, doivent être rejetées et elles ne
peuvent être tenues pour coupables en raison des difficultés qu’elles comportent.

15
4. Les sciences sont dangereuses.
Sans le développement des sciences, pas de bombe à Hiroshima, pas de manipulations
génétiques eugéniques et racistes, pas de pollution chimique et thermique, pas d’artillerie, pas
de guerre bactériologique, pas de surveillance généralisée de l’humanité, pas de risques
médicaux inconsidérés etc.
Les sciences nous menacent d’un nouveau danger avec le développement de l’intelligence
artificielle couplée avec les Big Data. Globalement, cela signifie que la production de
connaissances échappe plus ou moins aux activités humaines, et tend à être confiée aux
machines.
La pandémie récente a dévoilé les dangers liés aux recherches virologiques : applications peu
ou mal contrôlées, vaccins qui ouvrent plus grand la voie aux manipulations génétiques.
4. Ce sont les éventuelles applications des sciences qui sont dangereuses.
L’épisode suivant constitue-t-il en lui-même un danger ? On apprend, le 9 septembre 2021
que le premier module de l’aimant central du réacteur expérimental de fusion nucléaire Iter
est livré en France. La fusion nucléaire est le processus dans lequel deux noyaux atomiques
s’assemblent pour former un noyau plus lourd. Cette réaction est à l’œuvre de manière
naturelle dans le Soleil et la plupart des étoiles de l'Univers. La fusion nucléaire dégage une
quantité d’énergie colossale par unité de masse. Il s’agit bien là d’un épisode de science
fondamentale. Trente-cinq pays y participent, le budget énorme, de même la technologie
associée. Au cœur de cette activité, une idée, une curiosité immense qui me semble
absolument légitime : contrôler la fusion. Il ne s’agit pas d’une de ces chimères comme le
voyage intergalactique ou l’accès à l’immortalité. Certes, on peut suggérer que ces grands
investissements financiers auraient pu être employés autrement, mais c’est une autre question
que celle de la dangerosité. Le développement des recherches sur la fusion nucléaire est-il
dangereux ? Il a déjà rendu possible la construction des bombes A dont la puissance
destructrice est fantastique. En revanche, il permettra peut-être de produire de l’énergie en
quantité immense, débarrassée de certaines des plus dommageables conséquences
écologiques.
En géophysique, comme le rappelle Sylvie Grszow dans La Recherche23 « La formation de la
cordillère des Andes reste pour beaucoup de chercheurs une grande énigme à résoudre ». Une
équipe de l’Université de Houston a développé une théorie nouvelle car les arguments
valables pour les Alpes ou l’Himalaya ne fonctionnent pas bien. Il s’agit bien d’un nouveau
scénario pour écrire différemment les phénomènes géodynamiques à l’œuvre depuis 100 ou
200 millions d’années24. Très bien, mais quelle est l’utilité de ce débat ? Celle de la recherche
elle-même, de l’activité curieuse, normale, ordinaire et fondamentale de la science. En quoi
est-elle dangereuse ? En rien. Certes, la géophysique a rendu possible l’exploitation du sous-
sol, depuis les mines de charbon jusqu’aux gaz de schiste, en passant par le pétrole et les
terres rares, activités dont les dangers écologiques et sanitaires sont désormais bien établis.
La génétique et l’archéologie contemporaines collaborent fréquemment. En paléogénétique,
une des questions qui suscitent un grand intérêt et des controverses nombreuses est celle du
peuplement des Amériques. Un récent dossier de Pour la science25 fait le point. L’auteure
23
mars 2019, n°545
24
Laurent Husson, Université de Grenoble.
25
n°525, juillet 2021

16
Jennifer Raff (Université du Kansas) rappelle qu’un modèle de peuplement tardif des
Amériques a dominé la recherche au cours du XX e siècle, or les études génétiques récentes
suggèrent un rôle antérieur de deux populations asiatiques. « Trois scénarios concurrents, dit-
elle, décrivent la diffusion des populations sur les continents américains » (on parle ici
d’événements qui ont entre 30 000 et 10 000 ans d’ancienneté). Je ne sais pas si son
interprétation est largement acceptée par les scientifiques spécialistes du sujet. Ce qui est vrai,
c’est la parfaite légitimité et la non-dangerosité de ces recherches et débats, quoique les
humains sont suffisamment déraisonnables pour se saisir de ces théories concernant la
génétique des populations, pour les associer à des récits mythiques ou religieux et les
convertir en idéologies et revendications communautaires, raciales, nationales aussi
dangereuses qu’absurdes. Les sciences en sont-elles coupables ? Pas du tout, elles répondent à
cette curiosité, ce plaisir de savoir qui caractérise notre espèce et elle seule.
Qu’y a-t-il de dangereux à mieux connaître la structure de l’Univers ? de quoi est fait le noyau
terrestre ? le mode des interactions physiques ? les processus de réplication de l’ADN ?
L’évolution des espèces vivantes, végétales et animales ? Leur classification ? Les propriétés
périodiques des éléments chimiques ? l’ionisation des plasmas ? la plasticité cérébrale ? Le
processus de vieillissement ? On pourrait proposer une réponse très simple et générale : il n’y
a, à cela, aucun danger ; en approfondissant ces sujets, on contribue à satisfaire la curiosité qui
est en nous, spontanée, générale, la libido sciendi. Agissant de la sorte homo sapiens se réalise
selon sa nature et ses capacités. Il y éprouve plaisir et fierté, point à la ligne. Aussi bien les
chercheurs, les inventeurs que les esprits imaginatifs, pour lesquels les sciences de la nature
fait partie de la culture, éprouvent que ces activités sont légitimes et, en elles-mêmes, sans
risque, ni moral, ni matériel. L’idée d’employer l’ARNm pour déclencher les processus de
reconnaissance d’un fragment viral étranger et la mobilisation du système immunitaire, sans
avoir à employer un fragment viral ou protéinique, c’est-à-dire d’employer un leurre, une
information plutôt que le matériel biologique lui-même, est une idée fondamentale, sans
danger.
Derrière cette réponse simple, mais juste, se profilent des difficultés puisque de vastes
applications technologiques ou industrielles aussi bien néfastes que bénéfiques, parfois même
catastrophiques en ont résulté. Si la science fondamentale n’avait pas existé, alors ces
appareils, machines et possibilités n’auraient pas vu le jour. C’est vrai, mais faut-il confondre
et identifier le mal et la possibilité du mal ? Non sans doute car la possibilité du mal est aussi
la possibilité de ne pas le faire. L’artillerie, l’eugénisme, la bombe nucléaire etc. relèvent de la
politique, pas des sciences. L’histoire montre qu’il faut beaucoup de détermination pour aller
de la thèse abstraite à l’application technique et donc qu’il n’y a rien d’automatique de l’un à
l’autre. C’est ce que montrent mes exemples de l’artillerie, ou du clonage, ou de bombe
atomique, ou sur l’autre versant, des vaccins ARN messager ou des centrales nucléaires.
Lorsque ce passage, de la science fondamentale à l’application technologique et industrielle se
fait, c’est un choix délibéré, social, politique etc. qui est réalisé. La personne qui a imaginé la
thèse originale ne peut être tenue pour responsable des bienfaits comme des méfaits qui en
sont résulté. Raymond Aron a raison d’écrire : « Le savant, individuellement, ne saurait guère
prendre de précautions contre l'exploitation de ses travaux par l'industrie de guerre. 26»
Le biologiste Jacques Testard pose bien la question lorsqu’il note que « la biomédecine
prétend maîtriser la reproduction ; l’enjeu essentiel est maintenant de savoir comment les
26
Introduction à Weber, p. 13.

17
citoyens maîtrisent cette maîtrise »27. Il distingue nettement ici deux étages : celui du savant
producteur de possibilité théorique et technique et celui du citoyen, responsable de l’usage de
ce possible. Je ne m’occupe pas dans cet essai du second étage, mais du premier et il
m’apparaît juste de soutenir que la responsabilité morale de l’usage du possible ne revient pas
au savant : Einstein ou Bohr ne sont pas –en tant que savants- responsables de la destruction
d’Hiroshima et de Nagasaki , pas plus que Carnot (fondateur de la thermodynamique) n’est
responsable de la pollution, ou Krick et Watson ne le sont des clonages, pas plus enfin que
Galilée, inventeur de la trajectoire parabolique des projectiles n’est responsable des méfaits de
l’artillerie, ainsi, Gregor Mendel, inventeur ou découvreur des lois de l’hérédité des caractères
simples, n’est-il pas responsable des abus et dégâts dus aux OGM ou de l’eugénisme, ni
Darwin de la sélection raciale ; Mendeleïev ou Kekulé dont les idées ont illuminé la chimie
n’ont pas à répondre de certaines effrayantes applications chimiques etc. C’est d’ailleurs un
point de vue aussi ancien que les sciences elles-mêmes et un récit dû à un auteur merveilleux,
Plutarque, soutient cette distinction à propos d’Archimède28.
L’argument précédent me semble très fort et général ; il faut cependant y regarder de plus près
pour répondre à l’accusation de dangerosité des sciences.
Une première remise en cause de la distinction entre les sciences et les techniques vient de
l’émergence du concept de technoscience selon lequel l’association sciences et techniques est
si intime qu’il s’agit bien d’une fusion. Pourtant, j’aime assez l’analogie avec la symbiose que
l’on peut utiliser pour défendre la distinction : dans un organisme symbiotique, deux espèces
sont associées si étroitement qu’elles sont mutuellement nécessaires. Néanmoins, si le
biologiste analyse le moindre petit fragment de l’organisme symbiotique, il saura distinguer
telle partie de ce fragment dont l’ADN lui dira qu’elle est de la première espèce et telle autre
partie qu’elle est de la seconde. Il en est ainsi des dispositifs techniques pleins de théorie.
Une seconde est produite par la vigueur de l’attelage Intelligence artificielle-Big Data
(désormais IA-BD). Paradoxalement, je crois que c’est parce qu’il n’est pas assez scientifique
que cet attelage représente un réel danger pour la liberté et l’activité créative. Soulignons
d’abord que les B.D. ont besoin de l’I.A car le volume des données disponibles est si
prodigieux que les machines doivent apprendre à les traiter ; sans cette intelligence, elles
étoufferaient sous une masse d’informations dès lors inutilisables. Or il s’agit bien d’utiliser
ces informations, ces données dans un but de production de connaissances nouvelles. Est-il
vraiment possible que l’(IA,BD) réduise à peu de chose le rôle de la théorie, de la spéculation,
de l’imagination ? Tel en tout cas, l’avis de certains auteurs qui s’expriment, soit pour s’en
inquiéter, soit pour s’en féliciter. Une présentation de ce que font ensemble, IA et BD29 est
proposée par le mathématicien Stéphane Mallat 30 qui répondait à la question : Que ne
comprend-on pas dans les actuels succès des applications de (IA,BD) ? « Pour répondre, je
vais commencer par expliquer le principe général des algorithmes d'apprentissage. Imaginons
un algorithme dont le but est de prédire l'énergie quantique (notée y) d'une molécule en
fonction de sa conformation, autrement dit de sa géométrie (notée x). … On va entraîner cet
algorithme sur une base de données comprenant des dizaines de milliers d'exemples de
conformations x pour lesquelles on connaît l'énergie y de la molécule… Au terme de cet

27
Testart, Jacques, Le désir du gène, Paris, François Bourin, 1992, quatrième de couverture.
28
Plutarque, Vies parallèles, Marcellus
29
Association que je noterai (IA,BD)
30
« Entretien avec Stéphane Mallat », La Recherche, n°532 février 2018.

18
apprentissage dit « supervisé », l'algorithme est capable de prédire l'énergie y d'une molécule
de conformation x inconnue. La capacité de généralisation des algorithmes peut paraître
magique, mais elle repose simplement sur une forme de régularité de la fonction f, qui relie
les données x et la réponse y. C'est précisément la nature de cette régularité que l'on ne
comprend pas bien lorsque les données x sont de grande dimension. Or c'est le cas dans la
plupart des problèmes qui nous intéressent, comme la classification d'images, le diagnostic
médical... »
C’est fort, certainement, mais j’observe trois choses qui fragilisent l’apparente victoire de
cette « non- méthode » ; premièrement, on sait à l’avance ce que l’on cherche, ici un rapport
entre l’état géométrique d’une molécule et son énergie ; or concevoir cette question ne peut
être le fait d’un ordinateur, mais bien d’un esprit imaginatif, spéculatif et en même temps
rationnel, d’un esprit qui cherche des explications, pas seulement des corrélations. H. Krivine
souligne ceci : « Si la découverte du boson de Higgs ou des ondes gravitationnelles n’a pu
avoir lieu qu’en manipulant les milliards de de données, ces découvertes sont, dans leur
genèse « classiques » : on savait ce qu’on cherchait… La théorie les prévoyait »31.
Seconde remarque, cette méthode par approches et rectifications, aussi gigantesque soit-elle,
risque d’être inopérante et faiblement prédictive, voire erratique, dans les situations dites
sensibles aux conditions initiales, soit de chaos déterministe. Ainsi a-t-on vu les prévisions
économiques de nature (IA,BD) incapables de voir venir les grandes crises financières des
années 2008-2009, alors que des théoriciens les annonçaient.
La troisième remarque est plus significative à mon sens. Si notre attelage (IA, BD) peut
éventuellement se passer de théorie physique ou biologique, ou chimique etc., il ne fait que
déplacer l’affaire et doit ménager une place essentielle aux théories mathématiques : le
classement des données, leur mise en relation, les opérations mobilisées, les équations ou
matrices qui doivent être nourries de milliards de milliards de mesures constituent des choix
théoriques a priori qui donnent ou rendent aux mathématiques un rôle et un pouvoir peut-être
plus grand encore que celui dont elles disposent dans la science classique. Chassez la théorie
par la porte, elle rentre par la fenêtre.
Arrêtons-nous à un domaine où « les progrès sont foudroyants, la traduction assistée par
ordinateur. La philosophe, helléniste Barbara Cassin, qui travaille sur l’Intelligence artificielle
raconte qu’un jour où elle devait faire une conférence à New-York, pressée, elle demanda à
DeepL une traduction de larges extraits de son dernier livre, et, dit-elle : « Le résultat a été…
parfait ». Alors s’est-elle dit : « je ne sais plus écrire ». On sent le danger et il est inutile de
nier le succès de la machine. Le fait est que les concepteurs des logiciels de traduction ont
radicalement changé d’approche depuis quelques années : plutôt que de chercher à apprendre
les structures et les règles de fonctionnement d’une langue aux ordinateurs, ils ont compilé un
gigantesque corpus des contextes, des occasions dans lesquelles tel mot et telle locution était
utilisée dans la langue d’origine. Cela, sans comprendre pourquoi ou comment, les
calculateurs peuvent le restituer de manière crédible et précise dans la langue cible où ils ont
compilé un corpus correspondant32.
Il n’est pas question de dénier tout pouvoir à ces nouvelles et impressionnantes capacités de
calcul et d’apprentissage dont les humains dotent certaines machines. Ces pouvoirs sont
31
Hubert Krivine, Comprendre…op.cit., p.105.
32
La Recherche, janvier 2021, p. 114-121.

19
grands et largement inconnus. Toutefois, nous pouvons garder la tête froide en comparant les
performances de l’union de notre esprit et notre corps d’une part avec celles des machines
(robots et calculateurs) d’autre part ; bien que selon certains paramètres, les secondes soient
très supérieures aux premières, les machines sont dédiées à telle ou telle tâche (jouer au go ou
associer des données biologiques précises etc.), nous disposons d’un avantage immense, nous
sommes généralistes. Souvenons-nous des formules de l’anthropologue André Leroi-Gourhan
qui caractérise homo sapiens par « Un cerveau sur spécialisé dans la généralisation »33.
A l’épreuve de la crise COVID19, la dangerosité des sciences est apparue chimérique et
fantasmée. Nous avons, tout à l’inverse, assisté à un succès inouï des sciences biologiques et
génétiques au cours des 20 mois « chauds » de la pandémie. C’est comme si les activités
scientifiques dans les domaines concernés (virologie, épidémiologie, thérapie génique)
avaient soudainement récolté, sous l’effet de l’urgence sanitaire mondiale, les fruits des
recherches fondamentales, spéculatives, expérimentales, menées dans les laboratoires, les
universités, les académies etc. depuis dix, vingt, trente, cinquante ans.
Les effets dangereux des vaccins sont tout-à-fait marginaux, les inquiétudes imaginables pour
l’avenir de ces idées et productions scientifiques sont des chimères (pensons à la beauté de
l’idée du vaccin par ARN messager et aux possibilités biologiques qu’elle suggère). Celles et
ceux qui ne savent pas reconnaître ceci, sont aveugles, sourds ou idéologiquement contraints à
l’inintelligence. Si maintenant on souligne les politiques contradictoires et irrationnelles
souvent menées, les inégalités choquantes entre pays et au sein des populations, les batailles
et manœuvres inspirées aux Big Farma par le désir de faire des profits grâce à cette crise
sanitaire, les risques apparus dans le domaine des libertés publiques et individuelles, alors,
bien entendu, le diagnostic est différent. Ce que je soutiens est que ces dangers ne relèvent pas
des activités scientifiques, mais des politiques et des applications qui ont été rendues possibles
par elles.

33
Voir le passage supra, p. 44.

20
5. Les sciences désenchantent le monde
Au lieu de considérer la variété infinie de la nature, qui fait sa beauté, les sciences l’abordent
à travers un langage dogmatique, fermé, avec des lois et des régularités, des causes a priori
dont s’ensuivent nécessairement des effets prévus, objets de mesure. Chassant la surprise et le
mystère, elles organisent le règne de la rationalité explicatrice et prévisible. Elles
déconstruisent les choses et les idées, cassent les harmonies naturelles, s’occupent et
s’inspirent des situations extrêmes et pathologiques. Elles sont répétitives. Elles s’opposent à
l’art.
Lors de la pandémie Covid, il n’y a pas eu de récit sur ce la coévolution des espèces,
notamment des humains et des bactéries. L’évocation des espaces primaires (forêts,
permafrost…) et des espèces lointaines fut menaçante. Nous avons subi la litanie des chiffres
mortifères, sans réflexion ni interprétation.
Dans son ouvrage sur Diderot ou le matérialisme enchanté, la philosophe Elisabeth de
Fontenay, menait la charge contre « les délires des systèmes théologiques, métaphysiques et
mathématiques » « Plus tard, la révolution mathématique de Galilée et Descartes a
désenchanté les rivières et les bois, privé la nature de ses forces, de sa vie… »
5. Les sciences éclairent et embellissent le monde
Je soutiens que ces accusations sont entièrement infondées.
L’arc-en-ciel est certainement un symbole du monde enchanté. Des légendes nombreuses s’y
attachent comme celle de Leprechaun, le nain Irlandais. Au XVII e siècle la science s’en
empare. Descartes était alors l’un de ceux qui transformaient les sciences de la nature et c’est
avec une certaine fierté qu’il rend compte de l’explication qu’il a donné de l’arc-en-ciel. Les
affirmations récentes du père Binet lui revenaient à l’esprit : « l'arc-en-ciel est ce beau miroir
où l'esprit humain a vu un beau jour son ignorance, c'est là où la pauvre philosophie a fait
banqueroute, car, en tant d'années, elle n'a su rien savoir de cet arc, sinon qu'elle ne sait
rien, puisque tant de cerveaux qui s'y sont alambiqués n'en ont rapporté que rompement de
tête avec leur courte honte ». A cette déclaration d’impuissance, répondait l’orgueilleuse
revendication qu’on pouvait lire dans l’essai Les Météores où René écrivait que « l’arc-en-
ciel est une merveille de la Nature si remarquable, et sa cause a été de tout temps si
curieusement recherchée par les bons esprits et si peu connue, que je ne saurais choisir de
manière plus propre à faire voir comment, par la méthode dont je me sers, on peut venir à
des connaissances que ceux dont nous avons les écrits n'ont point eues ». Et il est vrai qu’il
en a fait un objet de science. L’a-t-il pour autant désenchanté ? Rien n’est moins sûr ; on peut
penser que, sans lui ôter sa beauté et son côté insaisissable, il y a ajouté des suggestions, sur le
chemin de la lumière, sa dispersion en diverses couleurs qui, en même temps qu’elles
procurent du savoir, stimulent aussi l’imagination et la sensibilité.
Darwin désenchante-t-il le Monde en rangeant dans les oubliettes de la nature la création ex
nihilo en une semaine, au profit d’une exubérance adaptative, jamais déterminée, toujours
hasardeuse ? Bien au contraire. C’est plutôt avec la Genèse, ou d’autres cosmogonies assez
fades, que l’imagination, la curiosité, la sensibilité sont mises au chômage. A l’inverse les
hypothèses scientifiques convoquent et stimulent ces facultés qui prennent en charge et
rendent possible le sentiment d’enchantement.

21
Ceci est aussi frappant en mathématique. L’arithmétique, cette science des nombres entiers
leur donne un charme qu’ils n’ont pas sans la théorie. Sans elle, que peuvent-ils bien nous
inspirer si ce n’est qu’ils sont très nombreux, sans fin, voilà tout. Mais, dès que, guidé par
l’arithmétique, l’on met le pied dans cette forêt infinie, l’on est saisi d’admiration,
d’étonnement. Certains nombres ont des formes, nombres carrés, triangulaires, pyramidaux
etc. Une aristocratie se manifeste avec les nombres premiers, ces chefs de bande, de plus en
plus rares, mais tout de même infiniment nombreux, des qualités étranges les associent :
nombres parfaits par exemple. On y découvre des propriétés simples, dont on est sûr qu’elles
sont vraies, mais qu’on ne sait pas démontrer, comme la conjecture de Syracuse. Ils ont fondé
les harmonies musicales etc. A partir d’eux, il est devenu possible d’inventer toutes les
mesures. Des propriétés paradoxales, contre-intuitives apparaissent grâce à eux, qui nous
prouvent la distorsion entre notre intelligence et nos perceptions.
Quand elle mène la charge contre les sciences et d’abord et surtout contre les mathématiques
et les sciences mathématisées, E. de Fontenay raisonne-t- elle ou résonne-t-elle ? Elle dit
trouver chez Diderot « la fantaisie, l’imagination et la sensibilité, [qui,] quand elles
collaborent avec la raison, constituent le plus rigoureux antidote au délire des systèmes
théologiques, métaphysiques et mathématiques »34. Il faut, dit-elle- combattre la linéarité
discursive qui conduit la métaphysique à imiter les mathématiques, à ressasser des
tautologies, à s’effaroucher de la contingence et à tisser sa triste toile, pour mieux
méconnaître la grande chaîne qui lie toute chose et autorise toutes les digressions »35. Aux
oubliettes ou à la poubelle Descartes, Spinoza, Leibniz ! Et ceci enfin (puisqu’il faut choisir
dans ce copieux florilège) : « Plus tard, la révolution mathématique de Galilée et Descartes a
désenchanté les rivières et les bois, privé la nature de ses forces, de sa vie, de son pouvoir
illimité de traduire, les uns dans les autres, les différents ordres, divin, humain, animal,
végétal, minéral36. » La teneur de l’argumentation est toute psychologique et la diatribe fait
souvent office de raisonnement. A-t-elle idée qu’il y a mille styles en mathématiques, en
physique aussi ; qu’en ces disciplines, les tâches consistent souvent à relier, à tisser des
correspondances entre domaines, entre des questions que l’on croyait sans rapport, à faire
changer les choses et les idées que l’on croyait fixées ? Non bien sûr, elle n’en sait rien car
elle n’y connaît rien ; un jour lointain, on a dû lui dire que ce n’était pas beau.
La métamorphose est un phénomène très répandu parmi les espèces. Les fourmis, méduses,
grenouilles, papillons, une partie des poissons, la majorité des insectes et la moitié des
vertébrés, adoptent cette transformation au cours de leur vie. On peut bien, sans y porter un
regard savant, l’admirer, s’en étonner et trouver le spectacle enchanteur. Mais si les sciences
nous donnent les moyens supplémentaires d’interroger et de connaître ce phénomène, y
aurait-il là désenchantement ? Des biologistes de l’évolution (l’équipe de Hanna Ten Brink de
l’Université de Zurich) ont mobilisé leurs savoir et leur imagination pour suggérer une cause
possible -désormais probable- à cet étrange phénomène advenu rarement au cours de
l’évolution. Ils pensent que c’est le moyen évolutif qui rend possible pour une espèce l’accès
à une nouvelle source de nourriture, apparue en abondance dans son écosystème. Pour étayer
cette belle hypothèse, les chercheurs ont eu recours à des modélisations mathématiques qui,
sans prouver leur thèse, la rendre fort probable37. Est-ce-là un désenchantement ?
34
Fontenay, Elisabeth de, Diderot ou le matérialisme enchanté, Paris, Grasset, 1981, p.20
35
Id., p. 57
36
Id, p.246
37
La recherche , n°547, mai 2019.

22
L’accusation de désenchantement du monde peut aussi être soutenue par une erreur quasiment
factuelle. Alain Finkielkraut, à France-Inter le 15 septembre 2021 déplore la multiplication
des éoliennes qui détruisent les paysages. Je suis d’accord avec lui sur ce point. Mais il en tire
argument pour soutenir un préjugé à l’encontre de la science qui, selon lui, désenchante le
monde, au contraire -pense-t-il- de la littérature et de la poésie. Il juge que se joue là une
scène du grand duel de la science contre la poésie ; mais il ignore que la majorité des
scientifiques -du moins je le crois- déplorent eux aussi le déploiement des parcs éoliens,
notamment parce que des arguments scientifiques (et au fond écologiques) montrent qu’il est
préférable d’utiliser l’énergie nucléaire. Mais Alain Finkielkraut, homme cultivé, ne peut
imaginer la science autrement que comme ennemie de la littérature.
Lynn Margulis (1938-2011) est une microbiologiste américaine, qui a travaillé sur l’origine de
l’ADN mitochondrial (qui ne se transmet que de mère à fille). Il n’est pas nécessaire d’être
biologiste pour réaliser en quoi la théorie qu’elle a défendue contribue plutôt à la beauté et la
diversité du monde qu’à son supposé désenchantement. Voici de quoi il s’agit : dans la
matière vivante, il existe des cellules eucaryotes et des cellules procaryotes. Les premières
sont plus complexes que les secondes. Les cellules procaryotes n’ont pas de noyau. Le débat
auquel Lynn Margulis a fourni une contribution de grande portée traite de l’origine des
cellules eucaryotes. La théorie orthodoxe qu’elle va remettre en cause soutient que les
eucaryotes seraient les descendantes des procaryotes, selon des processus évolutionnistes
disons classiques : par accumulation et sélection naturelle de petites mutations favorables qui
auraient abouti à ces cellules plus complexes, aux tâches diversifiées nécessaires à la
construction d’un organisme vivant complexe. Une autre hypothèse, qui a vu le jour dès la fin
du XIXème siècle et à laquelle Lynn Margulis va donner crédibilité et puissance est appelée
théorie endosymbiotique. Selon cette conception, les eucaryotes procèdent aussi des
procaryotes mais comme résultat de plusieurs associations symbiotiques entre des
procaryotes. Ce qui est assez bouleversant est, dans cette affaire, que, non contents de
cohabiter en se rendant des services vitaux, ces procaryotes se mélangent si étroitement qu’ils
en viennent à élaborer une cellule complexe, spécifique, eucaryote. C’est très important car la
symbiose pourrait produire un être spécifique ! L’idée est immense : « les interactions
symbiotiques entre des organismes très distants, sont un moteur primordial de l’évolution ». Il
est clair qu’elle prend là des libertés impressionnantes avec le darwinisme traditionnel qui
semble ne retenir comme moteur de l’évolution que l’accumulation et la sélection de
mutations génétiques devenant héréditaires. Voici ce que Lynn Margulis répond aux
détracteurs : « Le néo-darwinisme, qui insiste sur l'accumulation lente de mutations par la
sélection naturelle au niveau du gène, est une théorie de trouillards 7. » (L.M. 1991). Je ne sais
comment il est possible de qualifier ces débats, ces imaginations, ces travaux et examens
d’activités de désenchanteresses. A l’inverse ce sont de nouveaux mystères, de nouveaux
moyens de les affronter qu’un débat de ce genre propose à l’activité humaine.
Où est le désenchantement scientifique dans la crise Covid ? Les sciences montrent plutôt la
variété, de cette menace et suggèrent des moyens, non pas de faire disparaître ces menaces,
mais de co-évoluer avec elles.
Au début du XXe siècle, le philosophe Max Weber a proposé une réflexion remarquable sur la
question du désenchantement du monde. Elle constitue une partie de la conférence Le savant
et le politique, qu’il prononce en 191738. Une des idées qu’il élabore, telle que je la comprends
38
trad et public. Par Catherine Colliot-Thélène, La découverte, 2003

23
aujourd’hui est celle-ci : certes la science déconstruit les croyances magiques, la puissance
imprévisible et mystérieuse qui serait cause de ce que nous vivons, mais, pour autant il est rare
que la population sache ce qui explique les propriétés de la lumière, la supraconductivité,
l’apoptose cellulaire, la fusion nucléaire, l’effondrement d’un trou noir ou le fonctionnement
de son smartphone. L’enchantement magique ou religieux a donc disparu ou reculé, mais pas
au profit d’une meilleure connaissance de la nature. Ce qui a changé c’est « le fait de savoir
ou de croire que, si on le veut, on peut à tout moment pénétrer les mystères, en apprenant les
sciences. » Je pense toutefois que les choses ont encore changées depuis 1917, temps où
beaucoup pouvaient penser, qu’à force, les savants pouvaient pénétrer les mystères. On sait -
du moins je le crois- que les sciences ne nous proposent pas l’explication des secrets du
monde, mais des imaginations et des scénarisations expérimentales qui mettent en scène la
nature pour nous, dans une adaptation à ce que nous pouvons comprendre et inventer. A
cause des développements des sciences, ce n’est plus Demeter, Merlin ou Jahvé qui
enchantent notre interaction avec les phénomènes naturels, ce sont nos imaginations et nos
mises en scène. Quand je dis « nos », c’est aux scientifiques (dans l’ordre de ce qui les
concerne) que je songe.
Alors, les sciences désenchantent-elles le monde ? Si c’est au sens qu’elles ruinent les
explications et pouvoirs de l’enchanteur Merlin, c’est assez vrai. Si c’est au sens qu’elles
ruinent la pensée magique, certes, si elles dissolvent des thèses mystiques, c’est encore juste.
Mais, si c’est au sens que le monde perd son mystère ou ses mystères via les sciences, c’est
faux car à l’inverse, elles tournent nos regards et notre attention du côté des mystères, elles
nous fournissent des paradoxes, des zones inconnues, des pistes multiples à explorer etc. sans
cesse ; c’est leur fonction et leur nature. Elles ne ferment pas les chemins, elles en ouvrent.
Ce qui est possible est qu’elles nous convainquent de notre incapacité fondamentale à
comprendre le monde, qui, en ce sens qu’il est inexplicable, demeure plus enchanté au fur et à
mesure qu’il est éclairé par les sciences. Dans le dossier de Sciences Humaines intitulé
Qu’est-ce que la Science ?39 une des scientifiques interrogées, la physicienne Bérengère
Dubrulle répond ainsi, avec une simplicité et un aplomb vraiment touchants à la question du
dossier : « J’ai cherché, j’ai voyagé…dans une spirale du savoir m’amenant encore et toujours
plus à l’émerveillement. C’est ainsi que je me suis rendu compte que la science, comme l’art,
était pour moi un moyen de réenchanter le monde, l’art se chargeant de réenchanter les objets
et les êtres, alors que l’enchantement des liens entre ces objets et ces êtres revient à la
science ». (p. 59). Sans doute le dit-elle mieux que la plupart des autres, d’entre nous, mais
elle exprime une expérience et une pensée qui les inspirent presque toutes et presque tous. Les
personnes qui croient que les sciences résoudront un jour l’ensemble des secrets, mystères de
la nature sont fondées à juger qu’elles désenchantent le monde ; mais elles sont rares et, plus
se déploient les sciences, plus claire est la leçon qui invalide cette illusion.

39
de sept-novembre 2021,

24
6. Les sciences sont orgueilleuses
Elles créent l’illusion de pouvoir résoudre les principales difficultés que rencontrent les
humains. Elles prétendent décrypter toutes les lois de la nature et les maîtriser. Elles
surestiment leur importance par rapport aux autres activités comme les arts, le rêve, les loisirs
etc.
Elles surestiment aussi la place des humains dans la nature. En conséquence, elles suggèrent
des projets et des programmes qui ne sauraient les concerner : le transhumanisme ou le
voyage et la conquête intergalactiques en sont des exemples redoutables. Elles font d’homo
sapiens le centre et la finalité de la nature.
Elles faussent les objectifs théoriques et pratiques que nous pouvons nous fixer comme le
montrent deux extrêmes désolants : le slogan Sauver la planète et l’idéologie végan.
6. Les sciences ne se connaissent ou ne s’évaluent pas bien.
L’orgueil et la prétention scientifiques existent bien, qu’il faut critiquer et combattre si l’on
souhaite que les sciences trouvent toute leur place, mais juste leur place comme domaine de
culture et de plaisir. Cette accusation, en effet, n’est pas sans fondements. Pour mieux la
comprendre et y répondre, il convient de souligner qu’elle porte dans des directions diverses,
voire contradictoires.
D’un côté elle consistait, dans les débuts des sciences, à accuser les humains d’un manque
d’humilité face à un Dieu créateur et tout puissant. Adam et Eve cueillent le fruit défendu, qui
est aussi celui du savoir et doivent en être punis ; Médée, dont le nom signifie magicienne
mais encore savante, est poursuivie comme femme trop puissante. L’accusation d’orgueil par
impiété a aussi inspiré des épisodes moins légendaires. La philosophe astronome Hypatie
d’Alexandrie fut bel et bien mise à mort par les chrétiens fanatiques de l’évêque Cyrille ; plus
tard, Michel Servet, admirable médecin et humaniste fut exécuté par le tribunal de Jean
Calvin en 1543. La liste est longue des victimes de cette idéologie qu’on reconnaît de nos
jours chez les fondamentalistes de diverses religions.… Plus ou moins cruelle et répressive,
cette accusation existe toujours. Ses effets dépendent de la puissance de la croyance en Dieu
et des courants théologiques dominants.
Une autre version de l’accusation d’orgueil ne s’appuie pas sur un argument théologique. Elle
est la conséquence d’une survalorisation des pouvoirs et programmes des sciences, souvent
portée par les scientifiques eux-mêmes. Le scientisme a connu un pic d’influence au XIX e
siècle. Les sciences sont alors prisonnières de leurs succès et de l’image d’inéluctable progrès
qui les accompagne. Les lois qui régissent les sociétés devraient être calquées sur les sciences
de la nature et même sur les mathématiques. Le bonheur devient une notion scientifique. Mais
c’est aussi que des philosophes ou des politiques croient pouvoir confier aux sciences un
programme d’une ampleur et d’une ambition exorbitantes. Ainsi, Ernest Renan écrit : « Pour
moi, je ne connais qu’un seul résultat à la science, c’est de résoudre l’énigme, c’est de dire
définitivement à l’homme le [fin]mot des choses, c’est de l’expliquer à lui-même… »40.
Quelle envolée, mais quelle illusion ! De grands savants jugent que l’on touche au but et
Marcellin Berthelot explique en 1895 que « le Monde est aujourd’hui sans mystère ». Outre
que cette philosophie, ou faut-il plutôt dire cette idéologie est très fausse, du point de vue des
40
L’avenir de la science, 1890, cité Agents doubles, p. 197

25
développements des sciences elles-mêmes, elle aura pour conséquence de sceller un divorce
désolant entre les sciences d’une part, la philosophie, les arts et lettres de l’autre. Comment ne
pas le comprendre, de la part de ces dernières qui savent bien la chimère, la vanité, l’orgueil
enfin que véhicule cette fable ?
Le scientisme a été cruellement démenti par l’histoire du XX e siècle. Cependant, ceci n’a pas
mis fin à toute forme d’orgueil et de surestimation du programme des sciences. Ce n’est pas
tant le fait des épistémologues ou des scientifiques eux-mêmes, mais on reconnait ce défaut
dans les discours et les informations sur les sciences, qu’il s’agisse les médias, écrits comme
audiovisuels, des politiques ou de l’enseignement. De nos jours cet orgueil peut être aussi
démesuré qu’au temps du scientisme mais il est découplé de la promesse de bonheur et
d’harmonie qu’on y rencontrait. Nous assistons à la promotion des super pouvoirs des
sciences dépourvus des valeurs humanistes qui leurs étaient fréquemment associées !
Voyons deux domaines dans lesquels cet orgueil moderne se déploie, le transhumanisme et le
voyage intergalactique. Ces programmes sont tout simplement chimériques et les analogies
qui les soutiennent ne sont pas tenables. Lorsque l’on présente les projets d’homme augmenté
comme une extension de la médecine ou de la prophylaxie, on se leurre ; de même lorsqu’on
fait croire que le voyage ou de la conquête inter galactique est analogue à la traversée de
Christophe Colomb, à la découverte de Nouveaux mondes (découverte par qui ? nouveaux
pour qui ?). Contre ces chimères, il faut prendre conscience qu’homo sapiens est un très petit
événement dans le temps et dans l’espace cosmique, galactique, un non-événement à cette
échelle.
Le biologiste Alain Prochiantz a inventé une expression qui m’enchante, homo sapiens, dit-il
est « a-nature par nature ». Quel magnifique clair-obscur ! Ce en quoi et par quoi nous ne
sommes pas des animaux comme les autres, cela précisément fait le cœur de notre façon
d’être aussi des animaux. Tel est l’intérêt de ce message dont l’apparente obscurité donne à
penser. Grâce à cette formule, dès que je me pense comme non-animal, je me souviens que
c’est ainsi parce que je suis, à l’origine, un animal et dès que je me pense comme animal, je
réalise que j’ai aussi été exfiltré de cette animalité.
Les capacités d’homo sapiens de devenir a-nature par nature sont décisives mais n’incluent
pas celles qui lui permettrait de devenir éternel et au-delà des contraintes génétiques des
primates. On trouve des arguments très convaincants à cette impossibilité défendus par Jean-
Michel Besnier41 ; la technologie elle-même ne peut plus grand-chose contre le plafond
physiologique, ce que montre la stabilisation des records, de la taille adulte, de la durée de vie
maximale. Les transhumanistes hypertrophient certaines annonces de résultat pour nous faire
croire que le corps, comme une mécanique réparable, peut être greffé, transformé, externalisé,
modifié génétiquement, jusqu’à en devenir « inoxydable, voire immortel ». De ce point de
vue, il est fort intéressant de suivre de près les informations concernant la technique CRISPR-
Cas9 qui permet des interventions remarquables sur des séquences génétiques très précises et
bien ciblées42. Une expression souvent répétée est qu’il s’agit là des « ciseaux à tout faire en
génie génétique », de l’outil idéal pour couper-copier-coller tout ce qu’on veut dans un ADN
ou un ARN. C’est en fait bien plus délicat. Il existe d’autres arguments, plus généraux : que

41
Interview aux Cahiers de Sc et Vie, avril 2021, p. 75 sq.
42
PLS, hors-série 105, nov-déc. 2019, p. 76 ou Cahiers de Science et Vie, Avril 21, p. 66-67.

26
serait une espèce dont les individus ne mourraient pas ? En tant qu’espèce elle serait invivable
et la fin de sa reproduction serait le début inéluctable de sa sclérose finale.
Un autre scénario dû à l’orgueil scientifique moderne concerne l’exploration spatiale. Comme
objet de science-fiction il est parfaitement recevable, sinon, c’est, je crois, une pure galéjade.
On peut s’informer sur les spéculations prêtées à la NASA ou à d’autres laboratoires spatiaux,
elles se résumeront toujours à ceci : si on se déplace à des vitesses très en dessous de celle de
la lumière, no way. La sonde Voyager 1, lancée en 1977, est sortie récemment du système
solaire ; on imagine qu’elle pourrait atteindre l’Etoile Gliese 445 dans 40 000 ans ; c’est dire !
Si on se déplace à des vitesses proches de celle de la lumière (ce qui est une hypothèse
totalement étrangère à nos théories physiques, mais faisons comme si), alors on peut imaginer
un saut vers l’étoile la plus proche en un ou deux siècles. Bref, ça n’est pas envisageable. Une
raison pour laquelle cette imagination impossible fait flores, c’est qu’elle est le résultat d’une
analogie inacceptable : voici quelques siècles, les occidentaux n’étaient pas allés en Chine ou
en Amérique. Pourtant, les distances entre deux points habités du globe terrestres sont petites,
à l’échelle de ce que peuvent faire les humains au cours de leur vie, non seulement en avion,
en train ou en bateau, mais même à pied, comme le firent nos ancêtres préhistoriques. Le
voyage interstellaire (ne parlons pas de l’intergalactique) relève d’un ordre de grandeur qui
ne concerne pas l’espèce humaine.
Un cas d’orgueil scientifique non seulement spéculatif comme les précédent, mais d’ores et
déjà en cours de réalisation, ou plutôt de non-réalisation, comme on va le voir, est celui du
Human Brain Project. Le 22 juillet 2009, le neuroscientifique très controversé Henry
Markram, lors de la conférence TEDGlobal à Oxford, a déclaré qu'il allait simuler le cerveau
humain, dans un ordinateur et dans toute sa complexité. Ce gigantesque projet, doté
d’énormes subventions par la Commission Européenne (plus d’un milliard d’euros pour les
recherches) a rencontré, dès le début, des critiques radicales au sein de la communauté des
neurosciences : invraisemblance, voire absurdité du projet. Les polémiques se suivent contre
les fondements mêmes du projet ; un auteur du rapport d’évaluation écrit qu’il « est peut-être
révélateur, cependant, que les personnes que j'ai contactées ont eu du mal à nommer une
contribution majeure du RAP au cours de la dernière décennie. »
La présentation orgueilleuse de la science est très répandue : souvent les revues de
vulgarisation nourrissent cette grande erreur de perspective. Elles annoncent à l’envi, des
révélations fondamentales, finales, ultimes. J’aurais pu en choisir des dizaines, des centaines
du même acabit que celle-ci, prise presque au hasard. Dans Science et vie43 on lit que « Cet
été, plusieurs équipes ont fait part des comportements étranges de certaines particules : et si
l’une de ces mystérieuses déviations révélait enfin les lois du monde matériel qui nous
entoure ? » Un concentré de bévues sur ce que peut et fait la science !
Les acteurs qui attribuent aux sciences des super pouvoirs sont divers : les savants eux-mêmes
parfois qui annoncent les théories du tout, que la physique est presque bouclée, que le cerveau
humain est en cours d’être reproduit en mieux etc. Les citoyens non spécialistes aussi qui
verraient bien la science résoudre les tremblements de terre, la mortalité, la transportation
immédiate etc. et d’assez nombreux charlatans, comme le fondateur du MIT Media Lab,
Nicholas Negroponte, qui affirmait lors du discours d'ouverture des rencontres de 2020 que
dans 30 ans, « nous allons ingérer des informations. Vous allez avaler une pilule et connaître

43
Octobre 2020, p. 3

27
l'anglais… ou Shakespeare. Ceci via la circulation sanguine ; une fois qu'il (l’Anglais ou
Shakespeare ?) est dans votre circulation sanguine, il la traverse et pénètre dans le cerveau, et
quand il sait que c'est dans le cerveau, dans les différents morceaux, il le dépose aux bons
endroits. 44»
Le slogan écologique « sauvez la planète » est la version pessimiste de l’illusion précédente
mais il est aussi faux. On peut m’opposer qu’il s’agit précisément d’un slogan et que
l’important est qu’il marque les esprits. Sans doute un slogan doit-il marquer les esprits, mais
je crois aussi qu’il doit résumer, synthétiser un ou plusieurs arguments justes et bien fondés.
Or celui-ci ne l’est pas. En effet, je suis convaincu par la thèse principale du GIEC : les
activités humaines sont pour une bonne part responsables, depuis deux ou peut-être trois
siècles du réchauffement climatique. Je crois aussi que ce réchauffement a des conséquences
catastrophiques sur l’écosystème humain, sur l’anthroposphère. La planète, c’est autre chose.
C’est un objet physique qui a une histoire (environ 4 milliards d’années), un avenir prévisible
(destruction dans environ 3 milliards d’années) et un destin déterminé ou caractérisé par un
certain nombre d’événements majeurs : sa rotation ralentit, mais comment précisément ?, elle
tend à se rapprocher du Soleil, son noyau central ferreux et radioactif connaît des phénomènes
complexes qui jouent un rôle considérable sur sa structure interne, son magnétisme et les
gigantesques flux d’énergie qui la parcourent modifient son champ et sa température etc. Ces
phénomènes jouent sur des distances radiales de milliers de kilomètres et des intervalles de
temps ou des cycles qui se comptent en dizaines ou centaines de siècles. Dans ces conditions,
la modification de la température de la très fine pellicule gazeuse qui enveloppe la planète, la
modification de certains courants océaniques, ainsi que les conséquences qui en résultent pour
la faune et la flore à sa surface n’affectent pas la planète. Notre espèce si turbulente et néfaste
ne peut atteindre directement que quelques kilomètres en forant le sol. Ayons à l’esprit que
l’apparition et la disparition de l’espèce humaine est un non-événement à l’échelle du temps
planétaire terrestre. Ceci ne doit évidemment pas réduire la gravité, pour nous autres humains
et pour la faune et la flore autour de nous, du réchauffement climatique ; mais celui-ci ne fait
ni chaud ni froid à la planète.
A l’opposé, des conceptions qui déprécient la place spécifique d’homo sapiens dans la nature
connaissent une grand vogue. C’est le cas du mouvement vegan. Il me semble qu’il s’appuie
sur une idée forte mais fausse, ce qui, en soi, ne serait pas grave si elle ne menait pas à des
conséquences regrettables. Les leaders de ce mouvement sont d’habiles militants qui recrutent
leurs partisans sur une argumentation de style écologique en dénonçant un certains nombre de
situations révoltantes concernant la maltraitance animale. Mais le fondement de leur doctrine
n’est pas là, ni dans la sauvegarde de la biodiversité. Les arguments du véganisme ne donnent
pas plus d’importance à la mort d’un tigre blanc ou d’un panda qu’à celle d’un rat ou d’un
poulet. C’est une théorie philosophique qui justifie leur point de vue ; elle répond à une
question fondamentale : quelle faculté des êtres naturels fonde leurs droits à la participation
au contrat-social, c’est-à-dire aux règles et principes du vivre ensemble ? Leur réponse est que
c’est la sensibilité. Or, les animaux (du moins une partie d’entre eux) possèdent cette
sensibilité ; ils connaissent l’envie, la peur, l’attachement par exemple. A ce titre, les animaux
sont nos concitoyens. La tradition philosophique, juridique et politique dans laquelle nous
vivons répond autrement et juge que la faculté qui fonde la participation au contrat social est
44
https://www.theatlantic.com/science/archive/2019/07/ten-years-human-brain-project-simulation-markram-ted-talk/594493/

28
la raison. Or, homo sapiens est la seule espèce qui dispose de cette faculté (avec comme
conséquences, le langage, la conscience de soi et de son destin, l’abstraction, la création
artistique, la possibilité de planifier et programmer etc.). Le problème, avec le véganisme est,
pour moi, le suivant : s’il est convaincu de ce statut et des droits équivalents des animaux, il
en déduit qu’il est délictueux ou criminel d’attenter à leur vie, de les maltraiter voire de les
utiliser. Autrement dit, il ne m’est pas possible d’ignorer, quand je partage un moment avec
un vegan, qu’il voit en moi qui ne le suis pas, un criminel. Il y a là une source de conflits qui
me paraît très préoccupante.
Nous sommes donc en équilibre, ni tout puissants, ni comme les autres espèces. L’activité
scientifique est quelque chose de grandiose dans sa démesure : l’exploration d’un système
gigantesque par un très minuscule élément de ce tout : l’espèce humaine. D’un côté, je ne vois
pas comment un si minuscule accident de l’évolution de la matière et de la vie pourrait
embrasser le système général des choses. D’ailleurs, nos possibilités intellectuelles sont
rapidement prises en défaut (paradoxes logiques, mémoire, imagination…), nos capacités
sensorielles et physiques de même dont on connait les limites. D’un autre côté, nous ne
pouvons pas éviter de nous considérer comme le centre de l’Univers puisque toute pensée
concernant l’Univers ou une de ses portions naît de nous, en nous et en quelque sorte pour
nous, ce dont nulle autre espèce n’a expérience.
Descartes, en son temps, fut l’un des premiers à soutenir cette thèse. Voici ce qu’il répondait à
son amie, Christine de Suède : « L’homme n’est pas la fin de la création… » Il ajoutait « Je ne
vois point que le mystère de l’Incarnation, & tous les avantages que Dieu a fait à l’homme,
empêchent qu’il n’en puisse avoir fait une infinité d’autres très grands à une infinité d’autres
créatures.» 6 juin 1647, ATV, 54.
En réalité, nombreux savants et épistémologues font preuve de cette modestie bienvenue. Les
sciences savent la nature de leur ignorance. La revue La Recherche, a publié, en janvier 2021
un numéro dont le dossier principal est intitulé « Univers et Physique quantique ». Ce qui le
rend remarquable c’est qu’il s’agit, tout au long, d’un plaidoyer pour la science à la fois
performante et ignorante. Un aller-retour sans fin, entre admiration et plaisir de comprendre
une découverte ou une théorie puissante et une consternation devant l’incertitude abyssale
quant à la vérité de ces théories.
Il y a là, comme ailleurs à propos des sciences, du travail pour les philosophes. Ils ont pour
tâche de bien repérer ce qui pour nous, en tant qu’humains ordinaires (non scientifiques)
demeure ignorance dans et par les sciences et aussi de réfléchir à comment gérer cette
association connaissance-ignorance de façon rationnelle, en forgeant une conscience claire de
notre situation au sein de la nature : une petite espèce accidentelle dans un recoin quelconque
d’une galaxie quelconque, en un moment quelconque de l’histoire de l’univers, mais espèce
d’une curiosité exceptionnelle. Le grand physicien Penrose a raison de regretter que
« Habituellement, ces problèmes sont balayés sous le tapis au motif qu’il s’agit de
philosophie. »

29
7. Les sciences sont misogynes
Cette accusation repose sur deux arguments principaux. Selon le premier, les faits parlent
d’eux-mêmes et quel que soit le critère que l’on considère, les femmes sont sous-représentées
dans des activités scientifiques. Elles représentent 5% des lauréats du prix Nobel ; on estime à
90% le pourcentage des hommes dans les métiers techniques 45 ; aucune femme ne fut admise
au département de mathématiques de l’ENS Paris lors du concours 2018 etc. Dans les
universités, la situation est peu ou prou la même avec la notable différence en biologie où les
femmes sont nettement plus nombreuses46. Le phénomène est international et la conséquence
inévitable, dans le monde de l’entreprise, la présence des femmes aux métiers scientifiques et
techniques est faible, environ 20%. Le règne de la misogynie en sciences et techniques est
bien établi.
Le second argument accuse les sciences de justifier cette infériorité des femmes par des
arguments de nature : il y aurait des dispositions innées, biologiques, en vertu desquelles les
hommes seraient plus aptes que les femmes à pratiquer et développer les sciences. Des études
prétendent que l’anthropologie préhistorique établit que les hommes sont plus explorateurs du
monde extérieur et qu’ils sont plus capables de représentations symboliques. La science
moderne, toujours selon l’acte d’accusation, prétend que la meilleure connaissance du cerveau
humain confirme la différenciation sexuelle de cet organe. Celui du mâle serait mieux pourvu
en matière grise, celle grâce à laquelle on pense. En validant ces thèses, les sciences se
rendent coupables de misogynie.
7. La misogynie en sciences n’a aucun fondement valable.
La défense des sciences face à ces deux arguments consistera à soutenir que si les faits sont
bien établis et démontrent sans la moindre contestation possible qu’il y a une déplorable
ségrégation misogyne dans le monde scientifique, en revanche, on ne peut pas en inférer que
les sciences sont, par elles-mêmes, coupables de cette injustice. Prenons un contre-exemple ;
il n’est pas anormal ni scandaleux que les performances masculines à la course à pied soient
supérieures à celles des femmes ; ceci est lié à la nature même de l’activité. La domination
masculine dans les activités scientifiques n’est pas fondée en nature et elle doit donc être
combattue puisqu’elle constitue une oppression. Quant à la seconde accusation, elle n’est
heureusement pas bien établie. Il n’y a pas de consensus scientifique selon lequel les hommes
sont naturellement plus aptes que les femmes à pratiquer et élaborer les sciences.
Il y a des domaines où on peut observer que les femmes ont de moindres performances que les
hommes (haltérophilie, course à pied etc.) pour des raison de différenciation sexuelle. Ces
domaines peuvent être regroupés sous la rubrique unique de « plus grande force physique ».
D’autre part, les femmes l’emportent dans le domaine de la gestation et de l’initiation des
enfants à naître et juste nés. Cette situation a fondamentalement justifié une sorte de deal
global : les mâles font la guerre et exercent les pouvoirs généraux dans la cité, et les femelles
règnent sur (ou plutôt sont cantonnées à) la sphère domestique. Tous les arrangements,
élaborations, constructions culturelles, religieuses et sociales imaginables ont été développés
et employés pour justifier cette domination. La ségrégation dans les sciences est un des
théâtres les plus lamentables de cette réalité. Il resterait à expliquer la résistance redoutable
d’une inégalité non fondée, tache qui n’a rien d’évident. Certes le patriarcat est coupable de ce

45
Film La science a mauvais genre, diffusé en France le 6 octobre 2021.
46
En revanche, la situation presque la même aussi mauvaise dans les départements de philosophie.

30
méfait, mais désigner le coupable ne suffit pas toujours à en découvrir les mobiles ni le modus
operandi.
En accord sur un point important avec l’accusation, je constate que le bilan est accablant. Les
femmes occupent une place très faible dans les activités scientifiques contemporaines. En
quelques dizaines d’années, dans les pays qui ne sont pas dominés et paralysés par les
croyances religieuses ou magiques, les femmes ont conquis des positions assez égalitaires
dans des domaines de grand prestige, revenus et pouvoir : le droit, la médecine et l’économie
notamment. Tel n’est pas le cas dans les sciences à l’exception des sciences de la vie
(domaine connexe à la médecine).
Les enquêtes et témoignages nous suggèrent des réalités fort dissemblables quant aux
difficultés rencontrées par les femmes qui ont souhaité devenir des scientifiques. La
neurobiologiste Sonia Garel parle ainsi de sa situation de femme savante : « Je me considère
comme une scientifique avant tout et j’ai toujours mené ma barque sans trop me poser de
questions. Le fait d’être une femme m’a sûrement influencée car je crois que les biais de
genre touchent tout le monde, même inconsciemment. Nous parlons souvent moins fort, nous
nous imposons moins facilement que les hommes, c’est vrai. Mais franchement, je n’ai pas
ressenti de discrimination me concernant. Cependant je n’ignore pas qu’elles existent et il
m’arrive régulièrement de voir des collègues féminines en être victimes. » (L’éléphant, 2021,
p. 8-9). Elle raporte le cas très éclairant de Ben Barres, biologiste à l’Université de Stanford
qui dans les années 1990-2000 est un chercheur reconnu et estimé, bien plus que sa sœur,
Barbara, elle-aussi biologiste. Le fait est que Ben et Barbara sont la même personne, qui a
changé de genre. Dans le film documentaire La science a mauvais genre, les témoignages des
jeunes femmes engagées dans la recherche sont très négatifs. Elles se heurtent au machisme
d’enseignants, de congénères. Des élèves rapportent qu’« à l’école on leur dit que les
sciences, les maths, c’est pour les garçons, les lettres, ou le droit et la médecine, c’est pour les
filles ». Ce sont souvent les femmes elles-mêmes qui choisissent de ne pas s’engager dans les
sciences.
La seconde accusation est moins justifiée. Un argument fort contre la soi-disant infériorité de
nature est la présence réelle de nombreuses femmes dans les réalisations scientifiques du plus
haut niveau. Les travaux de l’historienne américaine, Margareth W. Rossiter sont
convaincants et établissent de façon systématique, la qualité et la quantité des contributions
des femmes aux épisodes majeurs des sciences. Elle analyse les mécanismes qui rendent ces
contributions invisibles ou comment elles ont été dérobées et réattribuées à des hommes.
De nombreux travaux sont menés pour vérifier s’il existe ou pas des différenciations
cérébrales ou psychologiques qui soient genrées. Pour savoir si les cerveaux mâles et femelles
sont discernables et si leurs performances sont différentes. Dans son livre, Quand le cerveau
devient masculin, le biologiste Jacques Baltazar valide, avec nuance, cette thèse ; en revanche,
la neurobiologiste Catherine Vidal la réfute vigoureusement. Elle montre comment les
différences de comportements qu’on pourrait dire « intellectuels » entre hommes et femmes,
sont de nature culturelle et acquise. Elle ruine par exemple l’argument de la matière
cérébrale. Globalement, la communauté scientifique ne présente pas -aujourd’hui- un large
consensus, ce qui rend la recherche sur cette question légitime. Toutefois, dans un

31
remarquable article, publié en 201447, Thomas Breda, dresse une synthèse très convaincante
de la situation. Voici ce qu’on y lit :
« Il y a bien des différences d’aptitudes cognitives entre hommes et femmes à l’âge adulte
mais elles sont faibles et limitées à des aspects très particuliers (Eagly, 1995), telles que la
capacité à se représenter des objets dans un espace tridimensionnel (supériorité des hommes),
ou la capacité à parler de façon fluide et en utilisant un langage approprié (supériorité des
femmes). Sur la plupart des compétences testées, les différences entre les sexes sont non
significatives. On peut vouloir critiquer cette obstination à vouloir mettre en évidence des
différences de « profils cognitifs » entre filles et garçons, et cela d’autant plus que ces
différences sont faibles et potentiellement entièrement expliquées par des facteurs
socioculturels. Cependant, ces différences – certes faibles, mais bien réelles – entretiennent le
stéréotype selon laquelle les femmes seraient moins « douées » pour les maths que les
hommes parce que leur « mode de raisonnement » serait moins approprié à la résolution de
problèmes abstraits… Pour tordre le cou définitivement à ce stéréotype bien ancré, il faut
remarquer que les compétences pour lesquelles les femmes dominent les hommes sont tout
aussi nécessaires à un scientifique de haut niveau que les compétences pour lesquelles les
hommes dominent les femmes (Spelke, 2005). Les psychologues expérimentaux ont par
ailleurs identifié cinq types d’aptitudes fondamentales particulièrement importantes pour être
un bon mathématicien. Pour aucune de ces aptitudes essentielles, il n’existe de différence
significative entre les sexes. Sans entrer dans les détails, les expériences réalisées en
psychologie expérimentale montrent surtout qu’hommes et femmes mettent en œuvre des
stratégies différentes pour résoudre des problèmes mathématiques. Suivant la façon dont un
problème est formulé ou la stratégie la plus efficace pour le résoudre, on observe que les
femmes font mieux ou moins bien que les hommes. Mais il n’y a pas de différence
systématique. Cette absence de différence d’aptitude pour les maths observée en laboratoire
est confortée par l’analyse des résultats scolaires : les filles et garçons inscrits dans un même
cursus mathématique s’avèrent également capables d’assimiler les notions qui leur sont
inculquées. En conclusion, il existe effectivement de faibles différences de profils cognitifs
entre hommes et femmes, mais ces différences sont potentiellement d’origine culturelle, et
surtout, aucun élément ne permet de conclure qu’elles pénalisent les femmes dans l’optique
d’une carrière scientifique. »
Les travaux de Pascal Huguet48, confirment des suggestions qui avaient été mises en évidence
par des expériences aux USA49. Dans des tests récents, on soumet des exercices de calcul
mental à un échantillons masculin-féminin de très bon niveau mathématique. Lorsqu’ils sont
présentés sans commentaire, on n’observe pas de différences significatives ; lorsqu’ils sont
présentés introduits par le simple commentaire « ces exercices obtiennent des résultats
différentiés selon le genre », alors les filles réussissent significativement moins bien que les
garçons. Il semble que l’on soit en présence d’un effet performatif du préjugé misogyne. Le
seul fait de dire l’inégalité de compétence, suffit à créer cette inégalité. On imagine l’impact
catastrophique d’un stéréotype culturel général et existant depuis la petite enfance !

47
Thomas Breda, dans Regards croisés sur l’économie, 2014/2, n°15, pp. 99-116
48
Directeur de l’équipe « Comportement-Cerveau-Cognition » de l’Université d’Aix-Marseille.
49
Spencer et al. (1999).

32
Il y a d’autres domaines où les sciences se prononcent sur des questions fortement genrées.
Un dossier récent de Pour la science50, tire les conclusions de deux études sur les origines de
la violence, notamment chez les grands singes 51 : selon la première, il existe chez les
mammifères une inclination répandue à tuer ses congénères…Dans la plupart des espèces,
cette propension à la violence concerne surtout les mâles (agresseurs et victimes) souvent
équipés d’armes biologiques, témoignant d’un passé évolutif violent où les comportements
agressifs ont constitué un avantage évolutif » (p. 87) Selon la seconde, parmi les 152
« chimpicides » délibérés identifiés dans l’étude (Chimpanzés et bonobos), 92 des tueurs et
73 des victimes étaient des mâles. » Ces données correspondraient de très près avec celles
fournies par l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime : environ 95% des
homicides volontaires sont commis par des hommes, violence majoritairement tournée vers
d’autres hommes qui représentent 79% des victimes. Ces travaux semblent contredire l’étude
de Pascal Picq qui suggère, lui, que la violence masculine est largement orientée vers les
femmes et que son intensité caractérise homo sapiens en le distinguant des autres grands
singes. Là encore, comment, lecteur non spécialiste, peut-on se forger un avis solide et
argumenté, qui ne résulte pas d’un a priori idéologique et moral ? Seule recommandation :
être curieux, attentif et le moins dogmatique possible.
D’une façon générale, je crois que les jugements « scientifiques » misogynes sont fondés sur
du sable, en l’occurrence sur des arguments d’origine religieuse, ou alors sur des
simplifications douteuses d’hypothèses préhistoriques, anthropologiques ou génétiques
comme l’héritage de chasseurs-cueilleurs. Imaginons une autre explication à propos des
mathématiques. Peut-être y a-t-il deux raisons à cette singulière inégalité : les mathématiques
sont le royaume de l’abstraction et aussi de la certitude, de l’opposition binaire du vrai et du
faux. Elles seraient alors au cœur du mode discursif qui décide de qui a raison. Le patriarcat a
toujours eu besoin que les femmes soient soumises quand les hommes ont raison, ou plutôt
ont leurs raisons. Un préjugé général, une règle, serait alors en place : les femmes sont moins
disposées aux sciences conformes à cette règle. En premier viennent les mathématiques, en
second lieu la physique si fort mêlée de mathématique (mais qui tout de même ne s’occupe
pas que d’abstraction), ensuite la biologie, moins mathématisée et qui s’occupe de la vie;
suivraient enfin les domaines qui ne sont pas (ou de façon différente) scientifiques : le droit et
bien entendu la médecine qui touche aussi au statut d’art et qui concerne le soin.
On peut repérer, dans cette immense bataille de la misogynie, des positions extrêmes : le tout
naturel et le tout culturel. Pour le naturalisme outrancier, Homo sapiens, quoiqu’il en soit de
ses compétences culturelles acquises, reste avant tout un grand singe, sélectionné au cours de
l’évolution il y a deux ou trois cent mille ans et stabilisé depuis. La différenciation sexuelle
est toujours, fondamentalement celle des débuts, aménagée tout de même par notre état de
civilisation. L’humain est ce qu’il ou elle est, par nature. C’est oublier la première partie de la
formule oxymorique de Prochiantz : « l’homme est a-nature par nature ». En effet, nous
sommes devenus une espèce culturelle qui a, sous bien des aspects, réprimé ses
caractéristiques naturelles. A l’autre extrême, le culturalisme outrancier soutient que les
caractéristiques naturelles d’homo sapiens¸ sont dissoutes dans et par un pragmatisme socio-
culturel. En lieu et place de caractérisations stables, comme les sexes, femelles et mâles, ce
qui existe, c’est la fluidité entre des formes morphologiques et psychologiques, souples et
continues, du pénis au clitoris, de l’agressivité à la délicatesse, toutes et tous, nous sommes
50
n°108, Septembre 2020
51
Marcos Mendez et son équipe , Madrid 2016 et Michael Wilson et al, Minnesota 2014

33
dans cet intervalle. C’est oublier la seconde partie de la formule : « l’homme est…par
nature ». L’attention aux frontières et aux intermédiaires ne devrait pas avoir pour prix ou
pour condition de déconstruire les concepts qui constituent des repères nécessaires pour se
situer, morphologiquement, fonctionnellement voire psychologiquement et qui sont bien
reconnaissables dans la grande majorité des individus.

34
8. Les sciences sont dominatrices
Les sciences modernes ont pris leur essor lors de la « révolution scientifique » des XVIIe et
XVIIIe siècles. Ceci s’est passé principalement en Europe et c’est ce modèle européen qui
s’est imposé au monde entier, contribuant au triomphe de l’Européocentrisme et de
l’essentialisme. L’idéologie scientiste a prétendu exporter le modèle de développement des
sciences à l’ensemble des activités et des projets des sociétés humaines.
C’est une forme de colonialisme qui a marginalisé et éliminé les autres modes de découverte
et d’explication des phénomènes naturels. Les sciences sont donc un moyen de domination de
l’occident sur le reste du monde.
8. Les sciences des Grecs, des Arabes et des Européens ont envahi le monde.
L’accusation n’est pas sans fondement. Il existe diverses manières pour les humains de se
situer par rapport à la nature, d’en rendre-compte et d’être en dialogue avec elle. Les savoirs
naturels sont variés selon les sociétés et les civilisations. A nouveau, j’attire l’attention sur la
distinction entre les sciences d’une part et les techniques de l’autre, pour souligner que celles-
ci, comme les applications industrielles des sciences sont infiniment plus intrusives pour les
populations et les environnements que les sciences elles-mêmes. L’exportation au monde
entier d’un certain urbanisme, des déplacements automobiles, d’un certain usage et mode de
production de l’énergie, d’une certaine agriculture etc. est sans commune mesure - en termes
d’intrusion, de modelage de l’écosystème – avec l’exportation et l’adoption des théories
scientifiques proprement dites.
Les théories scientifiques qui, aujourd’hui, sont discutées, testées, développées, critiquées,
éventuellement appliquées résultent d’une histoire et d’une généalogie assez simple et fort
brève dans l’histoire d’homo sapiens. Celle où se succèdent les Grecs, les arabes, les latins et,
depuis le XVIIe siècle, les occidentaux dont la manière d’être scientifique a envahi le monde
entier. Dans les laboratoires du Mexique, du Japon, de Côte-d’Ivoire, des USA, de Chine, de
Russie, d’Australie, d’Iran etc. ce sont les mêmes cadres de pensée et d’activité qui animent
les activités scientifiques. Il y a, évidemment, des différences : les budgets, les traditions, des
styles etc., mais telle est la réalité.
La pandémie récente, qui fut mondiale, apporte une confirmation spectaculaire à ce constat.
Certaines populations ou communautés se sont détournées solutions de traitement de la
maladie soutenues par l’OMS. Ce sont des cas rares et ils sont apparus y compris dans les
pays à haut niveau d’activité scientifique. Souvent, les raisons relevaient de croyances
religieuses ou alors complotistes. Il y eut aussi des cas lamentables où la pauvreté et
l’isolement furent responsables de cet absence ou insuffisance de traitement. Cela dit, il
apparaît clairement que, de Moscou à Santiago, de New-Dehli à Québec, ce sont des pistes
scientifiquement proches, relevant d’une culture commune qui ont été suivies, les unes se
révélant plus réussies que d’autres, mais toutes appartenant au même univers conceptuel.
Il est permis de penser que les sciences auraient pu être autres, exister dans un cadre
conceptuel différent, à partir de phénomènes visés différents, de formalismes, d’imagination,
de sensibilité différentes etc. Mais c’est ainsi. Les réponses scientifiques que cette science-là a
suggérées, ainsi que ses méthodes de raisonnement, d’enquêtes, d’expérimentations etc. ont
été reçues et assimilées par toutes ces sociétés. Il est sans doute utile de mettre ce processus
en perspective en remarquant qu’il n’est pas si ancien, relativement à l’histoire générale de

35
l’humanité qui a quelque chose comme 300 000 ans d’ancienneté. Partons de l’idée
raisonnable selon laquelle il n’y a pas de sciences sans écriture ; celle-ci ne débute que vers
3000 av. J.C., à partir de sources très peu nombreuses 52 : Sumer, en Mésopotamie, Egypte,
Chine vers 1200 av. JC., Mésoamérique plus tard, vers 500 av. JC. Tout ceci est assez
restreint, n’y a donc pas trente-six possibilités pour détecter la ou les origines de la pensée et
l’activité scientifique.
J’ai été vite convaincu par la thèse de l’origine grecque. On se souviendra d’abord qu’il s’agit
d’un espace et d’un temps extrêmement étendus : une bonne partie du bassin méditerranéen,
et du VIe siècle avant J.C. jusqu’au IVe siècle après J.C. Doit-on, avec Ernest Renan,
s’accorder sur l’existence d’un miracle grec, ou faut-il, avec Jean-Pierre Vernant, rejeter cette
notion ? Je ne sais mais je soutiens qu’un bouleversement est bel et bien repérable quand, vers
le VIe siècle avant J.C., des penseurs introduisent l’idée selon laquelle le monde est
intelligible, autrement dit qu’il est possible à l’esprit humain d’en décrire les régularités, les
lois, d’en hiérarchiser les valeurs, d’y faire jouer des relations causales. On peut voir à
l’œuvre, au service d’un programme commun qui vise la connaissance et la compréhension du
monde, à la fois l’observation, l’hypothèse, les mathématiques, l’idée du beau et celle du bien.
Même les auteurs qui, légitimement, cherchent à présenter ce moment grec comme héritier et
continuateur du passé –égyptien, babylonien etc.- ne peuvent éviter, comme une sorte d’aveu,
de laisser transparaître le caractère nouveau et fondateur de cette civilisation. Dans son
ouvrage sur l’Histoire des sciences arabes, Ahmed Djebbar a beau chercher (avec talent,
compétence et érudition) les sources non grecques de la science arabe, c’est en vain.
Les Grecs d’avant le VIe siècle, cultivés, curieux et imaginatifs ont d’abord fait ce que firent
d’autres hommes - avant et après eux - dans presque toutes les civilisations : des observations
et des mesures, comme les Babyloniens ou les Egyptiens qui les précédèrent. Mais une chose
remarquable et bouleversante est advenue quand certains d’entre eux estimèrent que le
Monde, la Terre, les astres et les étoiles pouvaient être étudiés et compris. Il y avait mieux à
faire qu’à observer ces objets, à noter leurs positions et leurs formes ; il leur a paru possible de
concevoir des règles générales, des principes, auxquels se conformait le Monde qui, dès lors,
devenait compréhensible par l’esprit humain. C’est dans ces conditions que naît la notion de
cosmos, d’un ordre rationnel du ciel et aussi des phénomènes terrestres.
En même temps, une intuition grandiose leur fit concevoir une nouvelle façon d’acquérir des
connaissances. Ils jugèrent possible de démontrer absolument certaines propositions. On
pouvait, non seulement connaître certaines vérités par l’observation ou l’expérience, mais en
établir d’autres à l’aide de preuves purement intellectuelles. Aussi n’est-il pas surprenant que
leur domaine d’excellence ait été la géométrie. Les réflexions sur les formes du langage
s’accompagnaient de la mise au point d’arguments ordonnés et probants des formes
élémentaires de la logique déductive, de la procédure par hypothèse.
Ainsi sont élaborées dans cet espace-temps grec, les premières théories mathématiques, les
premières théories sur les systèmes astronomiques, les premières théories sur la composition
de la matière, les premières théories de classification du vivant, les premières théories sur la
santé du corps humain et la physiologie… Ce moment grec n’était pas consensuel et des

52
Je n’entre pas dans les formidables controverses qui animent ce domaine de recherche ; je rapporte les
quelques thèses qui, à ma connaissance, font consensus.

36
controverses de grande ampleur opposèrent tout au long savants, philosophes, artistes,
écrivains.
La grande étape suivante, qui explique la structure de la mondialisation des activités
scientifiques se passe dans le monde arabo-musulman. En plein essor à partir du VII e siècle, il
assume la plus grande part de l’héritage grec et c’est cette civilisation –très diverse et divisée
par ailleurs- qui fournira « les maîtres et les éducateurs de l’Occident latin »53. L’historien des
sciences Alexandre Koyré le dit très justement « C’est avec une ardeur surprenante, la
conquête politique à peine achevée, que le monde arabo-islamique se lance à la conquête de la
civilisation, de la science, de la philosophie grecques […] Le monde arabe se sent, se dit,
héritier et continuateur du monde hellénistique. En quoi il a bien raison. Car [entre les VIII e et
XIIe siècles] la brillante et riche civilisation […] arabe est, en toute vérité, continuatrice et
héritière de la civilisation hellénistique »54.
Au temps du déclin scientifique et philosophique de ce monde, les latins prennent le relai.
Pour toutes sorte de raisons, les clercs de l’Occident chrétien, au XII e et surtout au XIIIe siècle
s’engagent dans l’aventure intellectuelle qui consiste à tâcher de comprendre le monde en
acceptant de n’avoir pas - comme unique boussole - les rares et fragiles imaginations de la
révélation. Assez brusquement, l’ambiance et les conditions intellectuelles changent. On
assiste à un déferlement d’informations scientifiques et philosophiques, dû à la découverte,
absolument massive, en quelques décennies, de plusieurs siècles de travaux arabes. Une
multitude de textes, de traités d’astronomie, de médecine, de mathématiques, de physique sont
soudain disponibles. La science arabe et, à travers elle, la science grecque envahit les milieux
érudits latinophones, d’autant plus avides qu’ils étaient fort démunis (pas complètement ; de
redoutables débats existent à ce propos). D’une certaine manière, le vaincu (arabe) s’empare
culturellement du vainqueur (latin). Aristote, quoique dans ses versions commentées,
interprétées, modifiées par les grands savants de l’Islam (Ibn Rushd dit Averroès, Ibn Sina dit
Avicenne…) devient de ce fait un auteur moderne.
Le mouvement de traduction est lui aussi formidable et en quelques générations, tout ce
corpus gréco-arabe devient latin, donc lisible dans tout l’occident. Des institutions d’un type
nouveau (jamais il n’y en eu auparavant) voient le jour : les universités ! D’abord à Paris et
très vite Oxford puis Salamanque, Montpellier, Toulouse, Naples, Padoue. Elles rassemblent
des foules d’enseignants, d’étudiants, de visiteurs. La libido sciendi, le désir de savoir est
désormais –et pour toujours- intensément réveillé dans le monde latin. Où était le centre de
tout ceci ? A Paris, dit-on souvent en jugeant que, succédant à Bagdad, la capitale française
devient capitale de l’empire invisible du savoir. Vous oubliez Oxford, répondent les Anglais,
et il est vrai que cette université tient la dragée haute à la Sorbonne.
L’élan est donné qui ne s’arrêtera plus jusqu’à nos jours. L’activité scientifique devient un des
domaines les plus caractéristiques du monde latin, qui deviendra vite, un monde français,
anglais, allemand, italien etc. Jusqu’aux temps où, s’en allant à la rencontre et plus souvent
hélas, à la conquête, d’autres terres que les siennes, il y apportera ses théories scientifiques.
L’Eldorado de l’histoire des sciences, est cet épisode magnifique qui fut baptisé « révolution
scientifique », autour du XVIIe siècle, le temps de Copernic, Bacon, Kepler, Galilée,
Descartes, Gassendi, Huygens, Leibniz, Hobbes, Newton, Boyle etc. Viennent alors à l’esprit
53
Id.
54
Id. p.27
37
quelques thèmes : la terre dans les espaces infinis, la méthode inductive, l’essor des
mathématiques, la physique nouvelle, le passage de l’alchimie à la chimie, la liberté de penser
et de créer. Tout ceci en un siècle ! Je ne chercherais ni à briser cette vision, ni à la conforter.
Il n’est pas sûr que l’expression Révolution scientifique soit beaucoup plus heureuse que
miracle grec ; mais n’est pas certain non plus qu’il faille renoncer à l’idée selon laquelle des
œuvres et conceptualisations majeures et bouleversantes sont ici rassemblées, contiguës et
communicantes.
Dès lors, nous voici entrés dans le monde moderne, les lumières, les voyages, les
colonisations, les émigrations massives vers l’Amérique du Nord, l’ouverture voulue ou subie
des grands pays d’Asie et d’Afrique. Dans les bagages de l’occident, les sciences ont pris
place. Le fait est qu’en trois siècles, elles se sont acculturées partout. Certainement de
multiples manières. Un seul exemple : un de mes étudiants m’avait proposé comme sujet
pour son doctorat La réception du darwinisme en Chine. Je pensais en apprendre beaucoup
sur les conceptions chinoises des modes de transformation des espèces et sur les théories et
données empiriques sur lesquelles ils travaillaient. Le résultat de cette thèse qui fut jugée très
bonne fut que, sur ces points, je n’appris rien comme s’il n’y avait pas eu de science chinoise
antérieure à opposer ou à confronter avec la théorie darwinienne. En revanche, j’en appris
beaucoup sur la manière dont les Chinois lurent, interprétèrent, adaptèrent et développèrent
ladite théorie. On apprend aussi comment elle prit place dans les débats et polémiques
culturelles et même politiques de la Chine moderne. A ceci, on doit ajouter que, de nos jours,
les laboratoires et universités chinoises sont à la pointe des recherches en biologie des
populations et en génétique évolutive, héritières de la doctrine darwinienne.
Une dérive, peut-être inévitable, a donné consistance à l’accusation de sciences dominatrices ;
elle est advenue avec le succès du scientisme55 qui prétendait étendre ses méthodes à la sphère
sociale, culturelle, politique. Si bien que, la science occidentale se répandant dans le monde,
elle était supposée en même temps, y exporter ses systèmes et valeurs sociales, culturelles et
politiques. C’est une des raisons pour laquelle les sciences purent apparaître comme de fidèles
auxiliaires du colonialisme et de l’impérialisme. J’ajoute encore une remarque importante ;
ceci n’eut pas été tragique si la distinction sur laquelle j’insiste entre les sciences et les
techniques avait été solidement maintenue, ce qui n’était pas le cas (et ne l’est toujours pas,
loin de là). Comme les techniques et les applications industrielles étaient conçues comme
consubstantielles aux théories scientifiques, il fut légitime d’embarquer ces dernières dans le
navire du scientisme et donc des entreprises colonisatrices. Cette menace demeure et elle s’est
même étendue à la question écologique générale.

55
Voir chapitre 6

38
9. Les sciences sont essentialistes
Au lieu de saisir la fluidité des choses, les sciences les figent dans des notions irréelles et
immuables. Elles croient avoir saisi les organismes vivants en cherchant des définitions
strictes : l’espèce, le gène par exemple ; elles croient avoir saisi ce qu’est la matière grâce à
des définitions strictes d’atome ; elles croient avoir saisi ce que sont les sciences en
l’organisant autour de l’idée de théorie scientifique, elles croient avoir atteint ce qui est
essentiel chez les humains grâce à la partition mâle, femelle. Et cette conception dogmatique
étend son empire sur bien d’autres domaines : au lieu de partir des existences concrètes et
particulières et donc, de ce que nous percevons directement, l’essentialisme forge une notion
générale qui dévoilera la nature des choses que nous voulons comprendre. Au lieu de
considérer tel ou tel percheron ou alezan, il imaginera la notion générale de cheval etc. Les
sciences seraient donc coupables d’essentialisme56.
9. Les sciences sont essentialistes, et pourquoi pas ?
Je m’excuse d’infliger ici deux pages de philosophie sans lesquelles je ne parviendrai pas à
assurer la défense contre l’accusation d’essentialisme. Essentialiste ! est devenu une grave
accusation dans le vocabulaire académique et médiatique. Le terme fut introduit en
philosophe des sciences en 1945 par Karl Popper 57, puis largement diffusé par le biologiste
Ernst Mayr à partir des années 1968 dans le contexte d’une analyse de la crise qu’avait subi le
darwinisme58. On doit donc bien avoir à l’esprit que Popper, Mayr ou les suivants emploient
ce terme péjorativement, pour caractériser et combattre une certaine philosophie des sciences.
Dans ce cas, le risque est toujours grand de tomber dans la rhétorique de l’épouvantail qui
consiste, face à une conception que l’on ne partage pas, à en faire une caricature plus aisée à
discréditer.
L’enjeu de cette affaire est considérable. Lorsque l’on veut connaître une chose que désigne
un mot : cheval, étoile, être humain, fleuve, couleur, forêt, route, molécule, spectacle vivant,
montagne, tremblement de terre, champ magnétique etc., nous sommes immanquablement
confrontés à une double perspective : en quoi cette chose est-elle immuable, toujours
identique à elle-même, en quoi cette étoile est-elle comme une autre étoile, ce cheval comme
un autre cheval, etc. En même temps, se pose la question inverse : en quoi change-t-elle, en
quoi n’est-ce pas la même que l’autre étoile, l’autre cheval ? Nous sommes face à une aporie :
si la chose ne change pas du tout, elle n’est pas de ce monde et ma curiosité s’évanouit ; si elle
change trop et tout le temps, c’est un spectre qui échappe à toute connaissance possible. En
conséquence ce qui peut être objet de connaissance scientifique doit pouvoir être associé à
quelques caractères qui rendent compte de ce qui, en lui, ne change pas. D’autre part, il faut
aussi que l’on reconnaisse des notions qui rendent compte de ce en quoi il change.
Dès ses débuts, la philosophie a tenté de forger les outils qui disent ce en quoi et par quoi les
choses ne changent pas, ce par quoi elles sont ce qu’elles sont. Platon en particulier a proposé
le concept d’essence de la chose, d’idée de la chose. Voyez tel cheval, ou tel autre etc. ils sont
différents, mais ils ont, en eux, quelque chose par quoi l’un et l’autre sont un cheval, ce
56
Voir l’article lumineux de Jean Gayon, Open Edition, « DE Popper à la biologie de l’évolution, la question de
l’essentialisme ».
57
Chez Popper, c’est une prise de position contre un réalisme fort et métaphysique en épistémologie, rien de
moins, rien de plus. C’est plus ou moins du côté positiviste. On trouve une définition dans le grand Larousse du
XXe siècle, comme ancienne doctrine médicale s’appuyant sur des principes inconnus.
58
Voir Chapitre 1.

39
quelque chose, c’est son essence. Tous les chevaux du monde auront, en eux, cette essence
chevaline sous peine de ne pas en être un…de cheval. Aristote a forgé une théorie de la
définition par laquelle il établit les règles logiques qui permettent de fixer dans le langage
l’essence des choses. Platon, Aristote, voici les coupables de l’invention maléfique,
l’essentialisme. Est taxée d’essentialisme toute démarche, réflexion ou méthode qui donne un
rôle non négligeable au concept d’essence d’une chose ou d’un phénomène, à ce que l’on
reconnaît comme stable et caractéristique en elle.
Il est très important de comprendre que cette question (essentialisme versus variabilité) est
née ou re-née au cours du débat des biologistes de la synthèse. Cela correspondait à leur
problème essentiel. Qu’est-ce qui est fondamental pour comprendre l’espèce : ce en quoi elle
demeure ou ce en quoi elle change ?
La dénonciation et la dévalorisation de l’essentialisme sont l’une des plus regrettables
fausses-pistes dans lesquelles la philosophie contemporaine entraîne une partie de
l’intelligentsia. C’est un peu comme si, dans le mondes des marins, une doctrine suggérait
qu’il faut se passer de boussole. Bien entendu, la boussole du marin ne suffit pas pour
naviguer et les doctrines de l’essence idéale de Platon ou de la définition analytique d’Aristote
ont été très valablement critiquées. Mais ils ont aussi inventé -je songe surtout à Aristote- des
outils merveilleux pour penser « ce qui change », outils que nos gribouilles modernes
semblent ne pas connaître, tout heureux qu’ils sont de jeter le bébé avec l’eau du bain.
Aristote soutient la thèse selon laquelle il est possible d’en faire une science et, réalisant ce
programme, il conçoit et rédige le premier grand traité de Physique de l’histoire (qui inclut
alors et pour longtemps la biologie).
Les sciences ne sont pas les seules régions qui subissent les accusations d’essentialisme, mais
la notion de l’essence des choses y résiste plutôt bien aux iconoclastes. Elles ne peuvent être
le royaume de la seule perception, nécessairement subjective et en perpétuelle transformation.
Il faut fabriquer des concepts abstraits ; celui de souffre, de cheval, d’espèce, de planète ou
d’étoile, de sexe, d’hérédité, de variété, de population, de théorie scientifique, comme ailleurs
il faut constituer le concept de pays, de théâtre, de symphonie, de film, de capital etc. Sans la
construction de telles notions abstraites et conceptuelles, il n’y a pas de raison à l’œuvre. Or,
qui dit raison, dit analogie et donc équivalence, ce qui ouvre la voie au concept et, au bout du
compte, à l’essence, à ce qui demeure stable au sein même de la variété et du changement.
Cette nécessaire présence des outils pour penser l’essence des choses, surtout celles qui
évoluent et changent, se fait sentir plus encore en biologie que dans les sciences de la matière
inanimée. Le changement existe en physique, en astronomie, en chimie ou en géologie, mais
d’une part il y est en général beaucoup plus lent, et d’autre part ce qui advient dans le monde
des organismes vivants nous touche plus directement, plus intimement, puisque nous en
faisons partie. On comprend donc pourquoi les accusation de sciences essentialistes prennent
surtout pour cible ces sciences du vivant.
Prenons un exemple très controversé dans les études du genre. Je crois qu’il ne faut pas
déconstruire le concept jugé essentialiste de sexe chez les humains. Dans un site
géographique, il peut y avoir une forêt et une prairie et entre les deux une lisière. Cette
dernière ne saurait détruire la partition essentielle du paysage ; dans une région côtière, il y a
l’argoat et l’armor comme on dit en breton et, bien entendu, il y a entr’eux le rivage ou
l’estran. La richesse de la frontière, de l’entre-deux ne doit pas annihiler la partition qui la fait

40
exister. Dans une espèce sexuée comme l’est l’espèce humaine, l’existence des personnes
entre les deux ne doit pas invalider les concepts de mâles et femelles. Ceci ne nie pas que ce
que signifie être femelle ou être mâle, ou être ni l’un ni l’autre varie selon les époques, les
cultures des populations homo sapiens. La construction de concepts généraux, d’essences si
l’on veut, est même une condition nécessaire à la connaissance des hybrides, c’est-à-dire des
êtres et des choses qui existent sous des formes intermédiaires entre les essences et espèces
majoritaires, ordinaires, « normales ». Les sous-bois, les hermaphrodites, les estrans etc. n’ont
aucune chance d’être connus, reconnus et considérées si les concepts, les formes, les essences
de forêt et de prairie, d’océan et de terre, de femelle et de mâle sont déconstruits et dévalués.
On aura reconnu, dans cette controverse, une version de l’opposition nature vs culture. Les
tenants de la primauté des causes naturelles étant les essentialistes. Les opposants y voient la
figure moderne de l’épouvantail essentialiste : à leurs yeux, la nature humaine est une notion
mal fondée qui ne sert qu’à justifier la domination de cette espèce sur les autres, le genre
selon la nature est une notion qui ne sert qu’à justifier l’oppression dont sont victimes les
femmes. C’est encore l’histoire du bébé que l’on jette avec l’eau du bain. C’est toujours
pareil : si je défends l’importance de penser ce qui demeure et qui est stable, je ne suis pas
nécessairement un tenant des essences séparées qui constituent la nature ultime des choses.
Pour Popper, il s’agissait de combattre un essentialisme métaphysique. De quoi s’agit-il ?
D’une conception de la science qui lui fixe pour programme de découvrir la nature ultime,
absolue des choses et des phénomènes, de savoir les définir dans leur réalité suprême et
indépendante de toute variabilité. Bien des savants qui sont accusés d’essentialisme, se
contentent parfaitement d’un programme plus modeste. Qui aujourd’hui, en physique, pense
que nous disposons d’une définition qui dit l’essence définitive et immuable de l’atome, ou du
commencement de l’Univers, ou même de la gravité ? Personne je pense mais, qui
aujourd’hui estime pouvoir se passer d’un concept d’atome et de sa définition opérationnelle
ou d’un concept de singularité primordiale à partie de laquelle s’engendrent les interactions
dans l’espace-temps ?
Parce qu’il y a eu et qu’il y a encore des conceptions qui tendent à justifier le racisme au nom
d’une supériorité naturelle, génétique, immuable de telle race sur telle autre ou à justifier la
domination patriarcale par des raisons dites naturelles, voici que toutes les distinctions et
caractéristiques au sein des populations seraient des constructions culturelles subjectives ou
peu s’en faut. Il est bon de se mettre à l’esprit la superbe formule d’Alain Prochiantz, à la fois
lumineuse et ambiguë, par laquelle il évoque homo sapiens comme « a-nature par nature ». Ce
clair-obscur nous invite à renoncer aux accusations et anathèmes caricaturaux. Selon ses
détracteurs, l'essentialisme biologique servirait de base idéologique au ségrégationnisme. Le
recours au concept d’essence, de nature, rejetterait les scientifiques (et pas seulement eux)
dans les ornières du sexisme, du racisme, de l’homophobie etc. Le concept d’espèce est
devenu une cible des anti-essentialistes. Mais qui songe aujourd’hui à nier son caractère
ambigu et la nécessité de le diversifier ? Personne à ma connaissance. On doit certes tirer la
conséquence qu’il ne convient pas de chercher une définition unique de l’espèce et qu’il n’y
pas d’autre solution que celle qui consiste à accepter et employer, selon le domaine d’étude,
telle définition opérationnelle et adaptable de l’espèce. Est-il pour autant raisonnable de
rejeter le concept ?

41
Le biologiste et philosophe J.J. Kupiec déconstruit hardiment les concepts soupçonnés
d’essentialisme : « l’organisme et l’espèce ne sont plus que deux entités secondaires ; l’entité
première du vivant est la lignée généalogique »59 dit-il. Pourquoi pas, mais il poursuit, au-
delà du raisonnable en écrivant que « la génétique est une idéologie et non une théorie
scientifique ». Il est assez absurde de refuser à la génétique au moins d’avoir été une théorie
scientifique, fut-elle en voie de réfutation. Faut-il dire de même de la physique newtonienne ?
de la chimie de Mendeleïev ?
Il est fort regrettable que les attaques brutales et simplistes contre l’essentialisme des sciences
soit aussi le fait de scientifiques et de critiques perspicaces des méthodes scientifiques. Sous
la plume de Catherine Vidal, on rencontre certaines des formules les plus contestables dans ce
sens. Elle semble bien approuver- Christian Schleiss qui soutient que « Le concept de nature
est, dans le sens commun synonyme de permanence et d’ordre. Il […] déculpabilise à bon
compte des préjugés sexistes réprouvés socialement. » Ainsi, le concept de nature valide le
racisme ! Je déplore encore ce jugement désolant : « L’idéologie essentialiste, selon laquelle
l’inné prévaut sur l’acquis, reste la source d’inspiration des mouvements ultra-conservateurs
qui militent pour la suppression de la mixité dans les écoles. » Elle dénonce « les thèses
essentialistes et leurs implications sociales et politiques lourdes de conséquences (misogynie,
racisme etc.) ». Ainsi, le terme philosophique devient une idéologie fascisante. Il aurait fallu
le montrer, caractériser cette idéologie, la faire voir à l’œuvre etc. Tout ceci est d’autant plus
dommage que ces commentaires philosophiquement navrants accompagnent des informations
et des analyses critiques extrêmement utiles et bienvenues sur les expériences
scientifiquement fort contestables qui tendent à justifier la différentiation sexuelle dans le
domaine des émotions, des comportements, des imaginations et des désirs.
L’accusation d’essentialisme est donc infondée dans la mesure ou cette caractéristique n’est
en soi, ni nuisible ni préjudiciable.

59
Pour La Science, 509, mars 2020, p. 60

42
10. Les sciences sont de faibles objets culturels
Les sciences ne posent pas les vraies questions, la liberté, la beauté, la conscience, le plaisir.
Les sciences se pratiquent dans la douleur et sont une activité pénible. Penser aux sciences est
couramment associé à des sensations de froideur, d’absence de nuance. Victor Hugo lui-
même les a maudites dans les contemplations : « J’étais en proie à la mathématique, Temps
sombre ! Etant ému du frisson poétique, on me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux,
etc. »
En outre, bien plus qu’en d’autres domaines comme la peinture, la musique, la littérature, la
compétence ou l’incompétence en sciences est innée. Les sciences, si on est pas doué au
départ, rien n’y fera, toujours et irrémédiablement, elles nous seront étrangères et hostiles. On
serait inapte pour les sciences comme on aurait pu naître sourd. Il est bien connu qu’il y a des
esprits scientifiques et des esprits littéraires.
Pour être convaincu que ces jugements sont justes, il n’est que de parcourir les index
nominum des ouvrages classiques et aussi contemporains sur les intellectuels ; on constate
qu’il n’y a pas de scientifiques dans les listes, les portraits, les évocations, non seulement des
artistes, mais plus généralement des intellectuels. Dans Le siècle des intellectuels, de
l’historien Michel Winock, paru en 1997, pas de scientifiques ; dans le panorama en deux
tomes du sociologue François Dosse, La saga des intellectuels français, paru en 2018, idem ;
les disciplines considérées sont la philosophie, la linguistique, la psychanalyse,
l’anthropologie et l’histoire. Inutile de nier, les sciences n’ont pas de place lorsqu’il s’agit de
culture.
Une caractéristique de l’art et de la culture est la reconnaissance de sa valeur en soi,
indépendamment de ses usages et applications matérielles, techniques etc. Or de ceci, les
sciences sont dépourvues.
10. La thèse de la faible valeur culturelle est un grand malentendu
Il y a deux volet dans cette accusation et ils sont liés. Le premier constate et soutient que les
sciences ont une faible valeur culturelle. Il est très largement admis et partagé par les élites,
comme par le grand public. A ceci, je répondrai en montrant qu’ils se trompent grossièrement.
Le second volet est implicite et n’est pas exprimé par l’accusation : le niveau de culture
scientifique de nos concitoyens est extrêmement bas. J’en suis d’accord et c’est justement là,
la cause de l’erreur de jugement que je viens d’évoquer. Si la culture scientifique de la
population était meilleure, on associerait infiniment mieux les sciences à la culture générale 60.
Nous sommes dans un cercle vicieux.
La dissymétrie avec les autres domaines de savoir et de création est flagrante : au lycée ou au
collège, un professeur de physique qui ne sait pas que Racine vivait au XVème siècle passe
pour un inculte, mais la proportion de profs de lettres ou d’histoire qui avouent
tranquillement « ne rien comprendre aux pourcentages ou à la règle de trois » n’offusque pas
la communauté éducative ou parentale. Le niveau très médiocre de la culture scientifique
vient de loin et s’installe tôt dans la vie de nos concitoyens. Les connaissances en lettres,
histoire, langues, arts s’acquièrent à l’école mais encore dans une large mesure hors de
l’école ; rien de tel pour les sciences à part quelques associations ou clubs d’astronomie, de
maths, de géologie etc. Le déséquilibre est total : les loisirs, le cinéma, les jeux, les
60
Pour mesurer la culture scientifique des populations, il existe des questionnaires classiques, l’Eurobaromètre
en 13 questions ou le National Science Board aux USA, en 9 questions.

43
informations, sont -pour les esprits curieux - pleins de renseignements et d’enseignements
d’ordre historique, géographique, littéraire, artistique, éthique. Dans la vie hors école, les
sciences et singulièrement les mathématiques ont une place modeste et mal intégrée. Il y
aurait pourtant des occasions à saisir : les rapports marchands bien entendu, et aussi des jeux
de cartes, de dés, de paris, de construction, les Pokémons cette source inépuisable de
réflexion, les puzzles, les collections, les cultures et les élevages de loisir, la succession des
saisons, l’inégalité des jours, les marées, les ressemblances ou dissemblance entre les
personnes etc. Tout ce qui se compte, se mesure, se classe, se compare, change, évolue, tout
ceci peut être occasion de rencontrer l’activité scientifique. Les possibilités culturelles de tous
ces épisodes scientifiques sont rarement exploitées.
D’ailleurs les enfants aiment bien les sciences ; à six ou sept ans, ils adorent découvrir le
calcul et soupçonnent des relations souterrains bien intéressantes entre les nombres ; un
compas est une merveille dont ils perçoivent la puissance encore cachée. Les étoiles les font
rêver mais aussi réfléchir et ils sont sensibles aux défis qu’elles annoncent : combien sont-
elles, où sont-elles, de quelle taille etc. ? Le corps, la circulation du sang, la cicatrisation, la
mémoire, le sommeil, les ressemblances, dans les familles, la place des animaux, des plantes,
ne leur inspirent pas seulement plaisir, douleur, appétit ou passion, mais encore désir de
savoir. Ils veulent couper, coller, chauffer, démonter, jeter, imaginer. Non contents d’observer
et de tester, il n’est pas rare que des enfants échafaudent des théories sur ces phénomènes. Le
goût de l’effort, si nécessaire dans l’apprentissage des sciences, semble ne pas répugner aux
enfants : recommencer, chercher, flairer la bonne piste ou la bonne idée, exercer sa mémoire ;
dans leurs jeux comme dans leur travail, ils y sont disposés… au début. Puis ces dispositions
s’affaiblissent et bientôt, le tableau s’assombrit ; quelques années encore et beaucoup des
enfants, devenus adolescents auront perdu leur enthousiasme et leur désir de science. Que
s’est-il passé ? Pourquoi les petits Mozart de cinq ou six ans ont-ils abandonné ? Je crois qu’il
existe, à cette question une réponse assez simple (à diagnostiquer, pas à résoudre) : la plupart
des adultes chargés de leur éducation leur ont transmis un profond dégoût pour la science en
général, les mathématiques en particulier. Ils leur ont donné une image triste et terne de cet
univers de connaissance qui les faisait naturellement rêver jadis. Ils ont déconnecté les
sciences de la vie réelle aussi bien que de la vie imaginée et enchantée des enfants. Il n’est pas
rare l’enfant qui repèrera un jour l’aveu explicite ou non, la moue dubitative ou horrifiée de
son père ou de sa mère dès qu’il est question des mathématiques ou de la physique.
La majorité des instituteurs et professeurs des écoles sont eux-mêmes allergiques et peu
cultivés en sciences et les enfants le sentent intensément ; les parents, dans les mêmes
proportions véhiculent une image désolée et désolante : ils sont nombreux à ne pas savoir pas
à quel point les nombres sont beaux, vivants et surprenants ; ils ignorent qu’il existe cinq
solides parfaits, que les paraboles expliquent les lunettes et les miroirs ardents, que les corps
tombent tous de la même manière dans le vide, qu’un pendule est isochrone, que la nature n’a
pas horreur du vide, que l’étoile polaire change de place dans le ciel, que l’énergie se
conserve en changeant de forme ou encore que l’ADN a une structure en double-hélice, quel
message peut porter l’ARN, ce qui distingue les virus des microbes, que les araignées ne sont
pas des insectes. Ils ne savent pas pourquoi les calendriers sont si capricieux, ce que peut bien
signifier la relativité, ce qu’est la demi-vie d’une substance radioactive ou pourquoi les
espèces évoluent, ce qui explique les marées, comment justifier la règle des signes en
arithmétique et algèbre… Le seul message que beaucoup transmettent est qu’il faut

44
apprendre les sciences alors qu’eux-mêmes n’en connaissent pas grand-chose. Ils sont
nombreux, ces enseignants, ces parents qui partagent avec leurs enfants le plaisir et la
curiosité que procure un livre d’aventure, un film, un épisode historique, l’évocation d’un
pays, les premiers mots connus dans une langue étrangère, un tableau ou un morceau de
musique… Mais combien font la même expérience autour d’un thème de mathématique,
d’une situation physique ou d’une question de biologie ?
Ainsi sombrent, dans les années d’école et de lycée l’enthousiasme et la curiosité pour les
sciences. Qu’on y prête attention et on percevra le flux ininterrompu d’imprécations et de
préjugés hostiles aux sciences dans les médias, les déclarations publiques etc. Je n’en donne
ici qu’un exemple ; la campagne du gouvernement français en faveur de la vaccination anti-
Covid diffusée tout l’été 2021. Le scénario met en scène une discussion entre amis qui
échangent des arguments. Cette partie est fort bien faite. Puis vient le contrepoint conclusif :
une donnée chiffrée. Hélas, elle est introduite par la phrase suivante, répétée tout l’été aux
millions d’auditeurs et téléspectateurs : « On peut discuter de tout, pas des chiffres ». C’est
consternant, les chiffres sont une chose dont on peut pas discuter. Est-il possible de
dévaloriser davantage un objet, un domaine que de le tenir pour inapte à susciter toute
discussion ? Faut-il rappeler aux auteurs de cette séquence que, depuis le début de la
pandémie, une des observations qui a le plus troublé les esprits, fut que « les scientifiques et
les autorités ne cessent de discuter les chiffres et des données ». Et, de façon générale, il faut
le redire : oui bien entendu, les chiffres ça se discute, ça a toujours été discuté, depuis Euclide
jusqu’à Cantor ; c’est même un merveilleux sujet de discussion. L’étrangeté culturelle des
sciences est souvent le fait des scientifiques eux-mêmes.
Si quelqu’un évoque une personne au tempérament fermé, rigide, sans nuances et sans
charme, on l’imagine aisément accompagner ses propos de gestes qui dessinent un carré dans
l’espace, ou au mieux une ligne droite, des figures géométriques en fait. Géométrique,
rationnel, scientifique ! autant dire rigide et repoussant. Ainsi, les objets, raisonnements,
idées, actions qui relèvent de la science sont-elles profondément associées à ce qui est moins
beau, moins riche, moins fluide ; bref ce sont des domaines de moindre culture parce que la
culture c’est justement ce qui fait qu’une chose est riche de pensées et d’expériences variées,
émouvantes, changeantes, ce qui fait appel à notre sensibilité autant qu’à notre intelligence.
Cette opinion est hélas aussi forte qu’elle est fausse. Dans les sciences, il y a des styles, de la
beauté, de la sensibilité, de l’imagination, de la curiosité, de la diversité à l’infini. Autant ou
plus que dans la plupart des autres domaines où se construit et s’exerce la culture humaine,
elles dévoilent la diversité du monde, animé et inanimé. Elles ont leurs langues, leurs
manières d’être enseignées, discutées.
Encore faut-il savoir le montrer. Le message de Luis Sepulveda dans son beau livre Le Vieux
qui lisait des romans d’amour est lamentable : « En parcourant les textes de géométrie, il se
demandait si cela valait vraiment la peine de savoir lire, et il ne conserva de ces livres qu’une
seule longue phrase qu’il sortait dans ses moments de mauvaise humeur Dans un triangle
rectangle, l’hypoténuse est le côté opposé à l’angle droit, phrase qui, par la suite, devait
produire un effet de stupeur chez les habitants d’El Idilio, qui la recevaient comme une
charade absurde ou une franche obscénité »61. Le théorème de Pythagore serait donc une
obscénité ? Quelle misère ! Imaginez que l’on sache poser aux enfants la question suivante :
« j’ai deux carrés, un grand et un petit, comment faire pour en avoir un qui soit la somme des
61
Sepulveda, Luis, Le vieux qui lisait des romans d’amour, p. 65

45
deux premiers ? » ; je vous garantis que plus d’une, plus d’un, sera curieux. Un bon prof de
maths est capable de montrer que c’est ce théorème, cette absurdité, qui fournit la réponse.
Une revue politique publiait tout récemment la photo d’une chambre d‘exécution du Texas,
« tout, dans cette photo respire la mort […] univers géométrique et technique etc. »62. On
l’aura compris, la géométrie et la technique sont du côté de la mort. Que répliquer ? sinon
peut-être suggérer à l’auteur une visite aux jardins de l’Alhambra de Grenade ; ses préjugés
devraient s’évanouir dans cet espèce de paradis de beauté, de nature et de géométrie.
L’accusation valide la thèse très répandue dite des deux cultures. Il y aurait des esprits
littéraires et il y aurait des esprits scientifiques Cette faribole continue de faire des ravages
dans l’enseignement, dans l’idée que l’on se fait de la culture. Il y a là un terreau très étendu
sur lequel on cultive des esprits faux. Sonia Garel, neurobiologiste plaide pour « Ce qu’on
appelle le savoir scientifique, un savoir qui devrait d’ailleurs faire vraiment partie de la
culture générale, trop souvent réduite en France aux humanités 63». Tournant le dos à des
auteurs cités plus haut, Elisabeth Badinter dresse un tableau magnifique et enthousiasmant des
passions intellectuelles au siècle des lumières. La place des savantes et savants y est immense
et leur rôle dans l’épanouissement de la culture générale de ce temps et des à venir est un
bonheur. Chez Marcel Proust, le prince absolu de la littérature, les références, les arguments,
les analogies tirées des sciences sont nombreuses, précises, informées, humoristiques,
profondes, variées, actuelles. On y observe comme les sciences ont leur place dans l’activité
créatrice d’un auteur dont l’œuvre traite de nous dans le monde. Stephen Jay Gould trouve les
mots, bien sûr lorsqu’il écrit que « La pensée créatrice, dans les sciences autant que dans les
arts, est le moteur du changement »64.
Les sciences sont objets de culture car elles sont objets de plaisir. C’est là une vérité qui se
dresse contre la croisade antiscientifique. Aristote ouvre sa Métaphysique en notant que
« Tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître 65 » et il l’applique si bien à lui-même
que - dit Pellegrin- «les traités scientifiques d’Aristote révèlent un étourdissant désir de
savoir »66. Quels sont les ingrédients qui entrent dans la composition de ce plaisir de savoir,
de ce désir de science ? Je laisse volontiers aux psychologues le soin de la réponse pour me
contenter d’observer qu’il est impossible à éliminer sans briser du même coup le dynamisme
de celles et ceux qu’il anime. Le mathématicien Jean Dieudonné y voit un puéril mais vital
esprit de jeu : « Il y a une espèce de curiosité innée et naturelle de l’être humain à résoudre
des devinettes. Ne cherchez pas plus loin, les neuf dixième des mathématiques, en dehors de
celles qui ont été suscitées par des besoins pratiques, sont des résolutions de devinettes »67.
Lorsque que le physicien H. Poincaré note, ingénument que « l’une des découvertes les plus
étonnantes que les physiciens aient annoncé dans ces dernières années, c’est que la matière
n’existe pas »68, il ne peut pas ne pas éprouver ce plaisir fort procuré par la capacité de
troubler la quiétude de l’autre, de le surprendre, de l’inquiéter peut-être, mais aussi de lui

62
Politis, été 2001
63
Numéro spécial de l’Eléphant, juillet 2021., p. 4-9
64
Darwin et les grandes énigmes de la vie
65
Aristote, Métaphysique, I, 980 a, 21.
66
Pellegrin, « Aristote », in Le Savoir grec, art.cit., p. 614
67
Dieudonné, Jean, « Mathématiques vides et mathématiques significatives », in Penser les mathématiques, Paris,
1982, Seuil, p.23
68
Poincaré, Henri, in La science et l’hypothèse. Op. cit. p. 245.

46
ouvrir des perspectives : pourrais-je donc penser un monde sans matière ? et même en faire
partie ?
Je crois que la libido sciendi, est l’un des attributs principaux des êtres humains. « Entre
toutes les passions de l’esprit humain –écrivait Bossuet dans le Sermon sur la mort- l’une des
plus violentes, c’est le désir de savoir ». Certains –Bossuet peut-être- y voient donc une
passion néfaste, qu’il s’agit de combattre. D’autres une passion avec laquelle il s’agit bien de
vivre ou plutôt, avec laquelle il s’agit de bien vivre. Pour la plupart des auteurs, il y a dans ce
désir de savoir une caractéristique de notre espèce et de son âme rationnelle. Les Entretiens
sur la pluralité des Mondes de Fontenelle sont un véritable manifeste en faveur de ce désir de
savoir ; dressé contre les thèses jansénistes, annonçant les lumières, l’auteur –léger et
profond- affirme que « le désir de savoir est non seulement légitime, mais source de
plaisir »69. Le plaisir est aussi enfant de la patience et de l’attente : outre la gloire qu’il reçut
immédiatement en concluant sa démonstration de 1993, Andrew Wiles a pu sentir le souffle
des trois cent cinquante années durant lesquelles le théorème de Fermat avait résisté aux
mathématiciens.
Où que l’on regarde, nous la rencontrerons ; du côté des arts, de Dieu, de l’histoire, de la
morale, des passions, des œuvres matérielles, la soif de devenir savant rode. On peut bien
chercher à la dénoncer et à la limiter, on ne peut la terrasser. Certains gardiens la fustigent,
comme Saint Augustin qui alertait les fidèles « Bien que naturelle à l’homme, la curiosité ne
reste pas moins une forte, sinon inévitable occasion de pécher puisqu’elle mène à des
connaissances éloignées de Dieu 70 » son coreligionnaire Thomas d’Aquin, nuancera le
danger : le curieux [des lois du monde] n’est pas nécessairement en faute ; ses intentions
peuvent être louables et sa recherche peut être compatible avec le salut.
Michel de Montaigne se gardait de toute assurance trop bien établie et la libidio sciendi
n’échappe guère à sa critique puisqu’il se demande si le mieux ne serait pas de « retrouver la
sécurité puérile, l’ignorance des bêtes ». On peut d’ailleurs –comme Maurice Merleau Ponty-
ajouter un mode d’emploi moins bestial et plus rassurant de « la critique du savoir humain
[celle de Montaigne] » ; elle ne « le ruine que si l’on garde l’idée d’un savoir entier et absolu ;
si au contraire, elle nous en débarrasse, alors, seul possible, il devient la mesure de toutes
choses et l’équivalent d’un absolu »71.
Si l’on devait proposer un traitement, un remède à ce grand problème, je choisirais pour cible
les professeurs des écoles, des collèges et des lycées. Qu’ils soient formés, sélectionnés sur ce
critère de la conscience de la nécessité de la culture scientifique et du bien qu’elle nous
apporte. Einstein donne le la de tout ceci en disant : « tout travail scientifique relève, à
quelque degré, d’une création au sens d’invention ; il se rapproche par-là de l’œuvre d’art »72.
Elles et eux, sont les mieux placés pour combattre le fléau que représente la croyance en
l’existence de deux sortes d’esprits, les littéraires et les scientifiques. Ce sont les mêmes
esprits, tout-à-fait les mêmes et le choix, le tri de se consacrer plutôt à l’histoire qu’à la chimie
ou plutôt à la génétique qu’à la peinture est affaire de circonstances, les circonstances du

69
Martin, Christophe, présentation des Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, Paris, Flammarion,
1998, p. 28
70
Saint augustin, « De l’utilité de croire », cité in Dictionnaire des notions philosophiques, Paris, PUF, 2 vol.,
1990, art. « curiosité », I, 537 b.
71
Merleau Ponty, Maurice, Eloge de la philosophie, op. cit., p. 339
72
Cité dans Einstein philosophe, de M. Paty.

47
milieu culturel où l’on a grandi et des préjugés de nos sociétés et institutions, rien de ceci
n’est pré déterminé.
L’accusation est donc entièrement contestée.
11. Les sciences aveuglent les politiques et sont élitistes
L’accusation est nette : scientifiques et politiques sont deux mondes peu compatibles. Les
sciences ne conviennent pas aux choix et décisions politiques. Soit, au nom de la certitude
scientifique, les responsables politiques suivent sans esprit critique les suggestions des
savants, soit, parce que les avis sont divers, voire contradictoires, les politiques ne savent
qu’en faire. Un fait semble établi qui n’arrange pas les choses : la culture scientifique des
responsables en question est faible. De plus, le temps des sciences n’est pas adapté au rythme
et aux règles du temps politique et social.
Ce sont parfois les scientifiques eux-mêmes qui négligent cette incompatibilité en
revendiquant un rôle de décideurs politiques. Ils y sont parfois poussés par l’opinion publique.
Le baromètre IPSOS, cité dans le premier chapitre donne une indication nette à ce sujet :
« Pour plus des trois-quarts des Français, ce sont les scientifiques qui doivent définir les
mesures de lutte contre la Covid-19, et le Gouvernement doit les appliquer strictement. »
Les sciences sont parfois taxées d’élitisme ; elles constitueraient un monde à part et supérieur
aux autres.
11. Les politiques sont souvent aveugles
L’accusation est fausse mais on peut comprendre qu’elle semble pertinente. Les sciences
n’aveuglent pas les politiques, mais elles ne les éclairent pas non plus, en tous cas, pas
beaucoup. Les politiques n’aveuglent pas les sciences mais les négligent et ne les
comprennent pas ou peu. Les rapports embarrassés qu’entretiennent politique et sciences
nourrissent parfois de grandes illusions. Le médecin, physiologiste et épistémologue Claude
Bernard espérait en 1868 « qu’on put rapprocher la politique et la médecine et les mettre
toutes les deux dans la voie des sciences expérimentales »73. C’était un temps ou le scientisme
pouvait passer pour crédible, où l’on croyait que les progrès dans les sciences pourraient se
prolonger dans le contrat social. Le souhait de C. Bernard s’appuyait en outre sur l’idée la
science expérimentale est l’horizon de toute bonne science et que la médecine peut en être
l’archétype ; toutes choses sur lesquelles les doutes les plus sérieux règnent depuis longtemps.
Il y a quelques mois, un autre médecin, le professeur Raoult, ou ses supporters, crurent qu’il
pouvait imaginer un grand destin politique, c’est un temps où il suffit d’être populaire pour
diriger une nation.
D’une certaine façon, il faut reconnaître que les choix et les actions politiques n’ont pas de
rapport avec les sciences. Les thèmes traités par les sciences fondamentales sont très au-delà
des choix et décisions politiques qui concernent les règles du vivre ensemble. Prenons des
exemples : savoir s’il y a eu trois ou quatre lignées d’hominidés voici 500 000 ans, ou quel est
le meilleur modèle théorique du refroidissement du noyau terrestre, ou si la gravitation peut
ou non être unifiée avec les trois autres interactions physiques connues, ou si on va bientôt
résoudre la conjecture de Syracuse en mathématique, ou si les cellules eucaryotes sont des
symbioses des procaryotes. Tout ceci ne concerne pas les politiques pour des raisons d’échelle
de temps et d’espace ; ce sont pourtant des thèmes très chauds dans le monde des sciences
73
Principes de médecine expérimentale, PUF, 2008

48
fondamentales. Les choix politiques qui concernent les humains ont une portée spatiale ou
temporelle très petite. On a appris, grâce au développement récent des préoccupations
écologiques, que ces choix devaient se décider à l’échelle mondiale et sur des perspectives
temporelles longues, comme un ou deux siècles. Cette échelle raisonnable -loin, très loin
d’être adoptée par les politiques contemporains- est pourtant insignifiante au regard des
intervalles spatiaux et temporels où se passent les phénomènes scientifiques fondamentaux
(des centaines de milliers d’années pour les plus courts ou des milliards d’années-lumière
pour les plus lointains). Il est dommage que ces considérations d’ordre de grandeurs ne soient
pas présentes à l’esprit lorsqu’on débat sur des questions où ils ont une grande signification.
Par exemple, la demi-vie des déchets radioactifs, les mouvements géologiques des plaques
continentales, les durées des transits interstellaires, les rythmes de l’évolution des espèces…
On pourrait alors observer que certains phénomènes ne concernent pas les humains, ni nos
enfants ou petits-enfants, ni même notre espèce.
Il existe ainsi de vastes domaines de la recherche scientifique qui n’ont pas d’application
prévisible sur les modes de vie des humains. Ils n’en sont pas moins immensément précieux
parce qu’ils concernent notre curiosité, désir de savoir, imagination, spiritualité… La seule
fonction des politiques dans ces domaines de recherche est d’assurer la liberté de penser,
d’expérimenter, d’échanger librement sur ces questions. On pourrait en dire de même dans les
domaines de l’art qui n’a d’autre utilité que de nous aider à être plus conscients, plus heureux,
plus humains. Nous en sommes loin ; une note du Conseil Economique et Social du janvier
2021 reproche que la recherche fondamentale soit assez négligée en France : « Dans le
nouveau paysage [de la compétition mondiale] la France accuse un retard important,
notamment du fait de l’insuffisance des financements publics alloués à la recherche et à
l’écosystème d’innovations » (L’éléphant, p. 14).
Il arrive pourtant que les activités relevant des sciences fondamentales aient des effets
inattendus qui se traduisent par des découvertes artisanales, techniques, industrielles,
médicales, sociétales. Ce fut le cas pour l’agriculture et la domestication, l‘élaboration de
matériaux (métaux, alliages, ciment etc.), de produits chimiques de synthèse, la production
d’énergie, la médecine, les transports, la communication, l’informatique, l’effet tunnel en
physique quantique etc. Il s’est ainsi constitué une zone de grande importance, la science
appliquée, où les sciences et la politique se rencontrent et doivent coexister. Lénine usait
d’une formule frappante : « le socialisme, ce sont les soviets plus l’électricité ». Comme on
l’a vu, il y a là une double et tragique réduction, celle de la démocratie au pouvoir des seuls
soviets et celle de la science à la production électrique. Mais enfin, dans un style Révolution
d’Octobre, ce programme était à peu près celui du scientisme qui fut une philosophie
puissante de la fin du XVIIIe siècle et de la première moitié du XX e. Ce fut aussi une des
illusions ou des mauvaises idées pour associer sciences et politique.
Il y a donc les situations réelles dans lesquelles la politique rencontre des effets indirects et
partiels de la pensée et de l’activité scientifique. Tel est le cas de la production d’énergie, de
l’armement, de l’aménagement du territoire, de la santé publique, de la communication, de la
surveillance et du contrôle des populations. Tâchons de voir sur un exemple, le concept de
vieillissement d’un organisme vivant, en quoi une nouveauté scientifique n’est pas la même
chose pour la communauté scientifique d’un côté, pour la sphère politique de l’autre. L’idée
de vieillissement d’un être vivant s’est trouvée complètement bouleversée dans les
laboratoires de biologie à la fin du siècle passé. On apprit que l’on ne vieillit pas parce que la

49
machine est usée ; en effet, les programmes de régénérescence cellulaires assurent le
renouvellement parfaitement fonctionnel des organes jusqu’au moment où des programmes de
destruction sont à leur tour débloqués pour déclencher la fin de vie. Le vieillissement et la
mort deviennent un épisode positif et dynamique de la vie des espèces. Représentons-nous ce
qui arrive aux biologistes embarqués dans cette révolution conceptuelle et théorique : ils sont
conduits à penser autrement le temps de la vie, la nature des programmes à l’œuvre au cours
du développement, leurs règles et le fait que la mort ne soit pas un dérèglement, le rapport de
l’individu à son espèce, les cibles de l’évolution etc. De multiples programmes de recherche
s’offrent à leur imagination et à leur curiosité.
A quoi ça sert ? s’exclament immédiatement le badaud, le politique et le financier. Que vont
faire ces derniers de cette découverte, de cette nouvelle théorie scientifique ? Celui-ci songera
à la façon d’appliquer ces idées nouvelles à des techniques d’ingénierie génétique pour
modifier les programmes de blocage ou les répresseurs engagés dans la programmation des
renouvellements cellulaires. De grandes questions éthiques, techniques, budgétaires,
démocratiques etc. se présentent immédiatement au responsable politique. Deux leçons
générales s’imposent alors : la première est que, ce qui peut éventuellement être appliqué
techniquement ne représente qu’une toute petite partie de l’ensemble des idées ou expériences
concevables par les scientifiques dans ce nouveau champ conceptuel apparu, la seconde est
que la science elle-même ne fournira pas les réponses politiquement justes aux questions que
pose la préoccupation politique. Ainsi, celle-ci est-elle à la fois très peu de chose par rapport à
ce que la science pense et fait, mais elle est en revanche seule détentrice de la décision, du
« ce qu’il faut faire », dans le cadre du contrat social. Ce n’est pas à la science d’en décider,
telle n’est pas sa nature.
Sans doute peut-on développer le même genre de considération avec d’autres exemples,
comme l’armement, l’énergie ou l’aménagement du territoire. Or, ces activités sont si
dissemblables qu’il n’y a pas de réponse générale qui vaille. Ces applications techniques ont
montré, tout au long de l’histoire, les bienfaits et les méfaits dont elles sont porteuses. Leur
développement et leur usage sont l’affaire des politiques. Les techniques tiennent d’un côté
aux sciences fondamentales et de l’autre aux choix politiques. Terrible situation puisque les
sciences sont à la fois libres et rationnelles, audacieuses et contrôlées alors que l’activité
politique des humains est plutôt brouillonne et irresponsable, oublieuse et imprudente.
Parmi les plus importantes entreprises pour entremêler sciences et politiques ou sciences et
idéologie, il eut, en URSS au milieu du XX e siècle la doctrine stalinienne du Lyssenkisme. En
1928, Lyssenko affirme avoir développé une technique agricole, qui triplera le rendement
agricole du blé en exposant les semences de ce dernier à une forte humidité et à une
faible température1. Les Soviétiques cherchent alors le remède à l’insuffisance dramatique de
leur production agricole. Les succès réels de sa méthode sont marginaux. La propagande
soviétique soutient Lyssenko, présenté comme le génial inventeur et promoteur d’une
agriculture conforme à leur idéologie. Il est nommé en 1938 à la tête de l'Académie Lénine
des sciences agronomiques2. Lyssenko et les dirigeants soviétiques opposent la science
naturelle matérialiste à la génétique bourgeoise et idéaliste de type mendélien. Les
adversaires, au sein de la grande école de génétique et de biologie russes sont éliminés et
envoyés au Goulag. L’agriculture soviétique s’effondre durablement. On peut aussi penser à
d’autres exemples importants et dramatiques de saisie politique de théories scientifiques ;
ainsi la mise au point des bombes atomiques, d’abord à fission, puis à fusion. La biologie

50
n’est pas en reste : en 1883, Sir Francis Galton fonde l’eugénisme qui s’appuie sur la théorie
de la sélection naturelle de Darwin. Il s’agit d’un programme de sélection artificielle pour
produire une race d’hommes améliorée par un contrôle des mariages et des naissances. Ses
conceptions inspirent les mouvements eugénistes américain et européen qui se développeront
dans la première moitié du XXe siècle, jusqu’aux doctrines nazies.
L’accusation d’incompatibilité entre sciences et politique pose un problème général : quel
rapport la pensée, la culture, la formation scientifique peuvent-elles avoir avec la pensée, la
culture et la formation des décideurs politiques ? Un texte de Max Weber est resté un
classique de la comparaison entre les qualités des dirigeantes ou dirigeants politiques et des
chercheuses ou chercheurs. En voici la conclusion toujours valable même si certaines
expressions ont vieilli. Max Weber s’adresse aux étudiantes et étudiants : « Mes chers
étudiants ! Vous venez à nos cours en exigeant de nous, qui sommes vos professeurs, des
qualités de chef sans jamais songer au préalable que sur cent professeurs, quatre-vingt-dix-
neuf n'ont pas et ne doivent pas avoir la prétention d'être […] « chefs » dans les affaires qui
concernent la conduite de notre vie. Il ne faut tout de même pas oublier que la valeur d'un être
humain ne dépend pas fatalement des qualités de chef qu'il peut ou ne peut pas posséder en
tout cas, les dispositions qui font d'un homme un savant éminent et un professeur d'université
ne sont certainement pas les mêmes que celles qui pourraient faire de lui un chef dans le
domaine de la conduite pratique de la vie. Qu'un homme possède cette dernière qualité, cela
relève du pur hasard. » Raymond Aron, dans l’Introduction qu’il écrivit à ce texte, disait, de
Weber que « celui-ci manifeste l’« impatience d’un homme d’action qui demande à la science
la connaissance des moyens et des conséquences, mais qui sait à l’avance, qu’elle ne le
délivrera pas de l’obligation de choisir… » .
Le président français a donné une impression semblable, déclarant dès le début de la crise
Covid-19 « s’en remettre à l’avis du Conseil scientifique » qu’il avait créé. Confronté à
l’expérience qui a rapidement prouvé la fausseté de cette voie, il a su revenir sur ses pas et
manifester une grande autonomie dans la prise en compte de l’acceptabilité des mesures
sanitaires. Il ne fut pas -loin s’en faut- le plus mauvais élève de la classe sur cette question.
Elitistes ? Pourquoi pas ?
L’accusation d’élitisme est plutôt inconsistante. Si l’on veut dire par là que la sélection y est
rigoureuse ce n’est pas faux, mais alors, il s’agit d’une banalité sans force et sans originalité.
Ne pourrait-on pas en dire autant de toute sorte d’activité ? Les sports sont élitistes pour les
sportifs, la musique pour les musiciens, la cuisine pour les cuisiniers et donc aussi les sciences
pour les scientifiques. Si l’on veut dire, plus précisément, que les sciences sélectionnent les
élites de notre société, alors, l’accusation est fausse. Par quoi, par qui est constituée cette
élite ? Par les dirigeants politiques, les grandes fortunes, les financiers, les influenceurs des
réseaux sociaux et des médias, des célébrités du spectacle et de certains sports. Il peut advenir
que des scientifiques y accèdent, mais sans plus ; les « élites scientifiques » sont peu écoutées.
Si pourtant, cette idée est répandue, c’est qu’il y a une vraie raison pour ça. Elle tient à la
place des sciences, singulièrement des mathématiques, dans notre système éducatif. Ces
disciplines jouent un rôle de premier plan dans la sélection et l’orientation des élèves. Les
choses sont sans doute en train de changer, mais la tendance est forte selon laquelle les bons
élèves sont les bons en mathématiques et en sciences. Cette situation n’est pas très rationnelle
pour plusieurs raisons. On exige de bonnes performances en mathématiques (et aussi en
physique) pour accéder à des filières très attractives où ces compétences ne serviront pas, ou

51
si peu. C’est le cas en médecine, dans les filières économiques et même dans bon nombre des
« grandes écoles scientifiques » ; en effet, une fois sortis de ces institutions qui les ont
sélectionnés, les diplômées et diplômés n’utiliseront plus leur connaissances scientifiques.
Tout ceci est néfaste car c’est une sorte de gaspillage et aussi parce que l’intérêt et la valeur
des sciences sont, de ce fait, décorrélées de leurs justifications profondes.
Mais, au fond, il faut ici plaider coupable. Il est exact que la possibilité de pratiquer la science
à un haut niveau est sélective et ne peut sans doute pas être une activité de masse. Est-ce
dommageable ? est-ce critiquable ? Si les voies élitistes sont constituées pour établir des
privilèges, selon des méthodes injustes, à des fins dominatrices etc., alors, elles sont
condamnables, mais si elles sont dépourvues de ces caractères, alors, elles sont respectables et
acceptables.
L’arène scientifique est parfois cruelle et nombres d’injustices parsèment son histoire ; des
talents, des génies furent victimes de l’incompréhension, de la jalousie, des manœuvres
d’adversaires sans scrupules. Il y a aussi des méchants dans cette histoire et c’est peut-être un
signe de l’intensité de ce domaine de pensée et d’action. Je ne mentionne que le cas d’un des
plus célèbres physiciens, dont le nom est sans cesse évoqué. Christian Doppler, découvreur,
vers 1840, de l’effet qui porte son nom connut la réussite, une reconnaissance et même une
élection à l’Académie des sciences d’Autriche, avant qu’un rival obtus et malveillant ne ruine,
dans l’esprit de la majorité de la communauté concernée la valeur de ses travaux, ne le fit
perdre son poste et -provisoirement- considérer comme fausse sa théorie74.

74
Pour la Science, 516, p. 77

52
12. Les sciences sont incompatibles avec les religions
Les religions75 accusent parfois les sciences d’outrepasser leurs compétences et de traiter de
questions qui ne relèvent pas de leur magistère propre. Elles sont aussi accusées de ne pas
respecter leurs dogmes et leurs vérités. Enfin, les religions accusent les sciences de s’occuper
de questions d’éthique et de morale dont elles s’estiment dépositaires.
D’un autre côté, les religions, accusent les sciences de ne pas reconnaître ce qu’elles leur
doivent, à savoir qu’elles en sont les inspiratrices. Les sciences négligeraient qu’il existe des
preuves scientifiques de l’existence de Dieu, de l’existence d’un dessein intelligent dans la
nature.
Une idée très répandue est donc que les sciences sont incapables de se développer en
harmonie avec les religions.
Une autre critique est parfois adressée aux sciences qui seraient dogmatiques et prétendraient
comme les religions, détenir la vérité sur les choses naturelles.
12. Une histoire souvent conflictuelle.
Que les sciences de la nature soient incompatibles avec la foi dans les enseignements
religieux, me semble fondamentalement juste quoique cette incompatibilité, non seulement ne
soit pas démontrée, mais encore ne soit pas solidement validée par l’histoire. Si elle me
semble juste, c’est notamment à cause d’un argument développé par Richard Dawkins que je
résume ainsi : Les religions soutiennent que la question de Dieu (son existence et ses attributs
infinis) ne concerne pas les sciences ; elle est au-delà de ce dont s’occupent celles-ci. Or, la
cosmologie et surtout la théorie de l’évolution fournissent des arguments irrésistibles contre le
concept d’un Dieu créateur ou si on préfère, d’un projet cohérent émanant de la toute-
puissance divine. La cosmologie à l’échelle de l’Univers, la géologie à l’échelle planétaire et
surtout l’évolution du vivant à l’échelle de notre écosystème, sont un bricolage éblouissant,
dont les manières de fournir des solutions à la succession infinie des changements et des
transformations naturelles, ne présentent absolument pas les caractères d’un dessein, d’un
projet, qui serait celui du démiurge. Plus les sciences se développent et renforcent cette idée,
plus celle de l’existence d’un Dieu créateur tout puissant s’affaiblit. C’est pourquoi Dawkins
soutient que la question de Dieu est bien une question qui relève aussi des sciences. On verra
qu’il est possible d’émettre des objections à ce point de vue.
En effet cet argument ne convainc pas tout le monde mais surtout l’histoire nous apprend que
cette incompatibilité n’est pas une règle générale. Les religions ont raison de nier aux sciences
la capacité à répondre à des questions ultimes ; celle-ci bien sûr : « pourquoi existe-t-il
quelque-chose plutôt que rien ?». Chacun en fait l’expérience ; soit ce qui existe (matière,
esprit, énergie, Univers…) est issu de quelque-chose, mais alors, entamant une régression
sans fin, on se demandera de quoi est issu ce quelque-chose… soit, ce qui existe est créé ex
nihilo, ce que nous ne pouvons concevoir à moins de sortir le joker Dieu. Mais, bien entendu,
la question se pose alors à nos modestes entendements : et lui-même, comment est-il venu à
l’existence ? Sans parler des invraisemblances stupéfiantes des mythes cosmogoniques
associés.
75
« Les religions » est une locution évidemment trop vague et qui vise un très grands nombre d’institutions,
croyances et traditions, non seulement distinctes, mais souvent hostiles et ennemies les unes des autres. J’aurai
surtout à l’esprit les principales religions révélées et les grandes sectes qui s’en inspirent, quoique séparées des
branches principales.

53
Si les religions réclament en général que les sciences ne se mêlent pas des questions
théologiques, elles ne se privent pas, elles, de se mêler de questions qui relèvent des sciences
naturelles. Les grands conflits qui mirent aux prises les sciences et les religions en attestent.
Il faut rendre à César ce qui lui appartient et aux premiers chrétiens leur mépris ou leur haine
pour la science. Ils avaient leurs bonnes raisons : si seule compte la question du salut, si seule
est vraie la parole révélée, alors il faut repousser tout ce qui en détourne, or l’amour du savoir
qui valut déjà à Adam et Eve leur exil du jardin d’Eden met nos âmes en péril. Ils passèrent
aux actes. Damascius, Proclos, Simplicius furent interdits d’enseignement à Athènes au V e
siècle, la bibliothèque et le musée d’Alexandrie furent saccagés (quatre siècles après une
première destruction romaine et quelques siècles avant que les Arabes n’achèvent la
démolition de ce qu’il en restait), Hypatie, mathématicienne et philosophe, fut massacrée par
la foule des chrétiens d’Alexandrie, épisode qui inspire cette belle révolte de Condorcet « Les
ouvrages de la belle Hypatie, assassinée dans l’église d’Alexandrie par les moines aux gages
de Saint Cyrille, ne nous sont pas parvenus »76. Que le monde –dans les premiers siècles de
notre ère - fut inquiétant et qu’il y ait eu bien des raisons de reporter tout son espoir dans le
royaume de Dieu, cela se comprend. Saint Augustin, lui-même, a contribué à forger cette
distance entre «la foi et la raison » où plutôt la soumission de celle-ci à celle-là.
La répression systématique du XVe au XVIIe de femmes savantes accusées de crime de lèse-
majesté divine77 et souvent condamnées à mort ; le grand conflit sur le système du monde au
XVIIe siècle qui oppose les églises chrétiennes à la communauté des astronomes et
mathématiciens puis aboutit à la condamnation lamentable de Galilée en 1632. Aux
découvertes et élaborations très convaincantes des astronomes-mathématiciens, les églises
opposaient quelques versets ambigus mais sacrés de la révélation. Au bout du compte,
évidemment, elles durent faire machine arrière et payèrent cher leur combat mené sur le
terrain des sciences astronomiques et physiques. Dans le même temps, les mêmes églises
s’engageaient dans une condamnation de l’atomisme, au nom du mystère de la
transsubstantiation. Plus tard vint le combat (non officiel mais bien réel) contre les théories
transformationistes en général et le darwinisme en particulier. Il est d’ailleurs stupéfiant que
cette opposition religieuse se soit maintenue et s’avère si puissante de nos jours, puisqu’une
bonne partie des fidèles, chrétiens, juifs et musulmans est convaincue par l’une ou l’autre des
versions du créationnisme.
De tout ceci, il ne faut cependant pas tirer la conclusion que les religions et la foi en un Dieu
soient inévitablement des contre-indications à l’activité scientifique. Il existe pas mal
d’arguments pour contester une telle opinion. Le premier est empirique, c’est le nombre
important de scientifiques qui furent croyants, de Kepler, Descartes, Galilée, Newton jusqu’à
Pierre Duhem, la liste serait longue. Cependant, si l’on en croit l’étude minutieuse menée par
Richard Dawkins, leur nombre (ou proportion) va diminuant irrésistiblement sur le temps
long78. Le second est qu’il existe une orientation théologique favorable au développement des
sciences ; en substance, elle dit ceci : Dieu a créé l’Univers, en étudiant la nature, nous
accroissons les raisons d’admirer son œuvre et de l’aimer davantage ; donc, il est juste et bon
d’étudier les sciences. Cette conception favorable à l’étude des sciences se rencontre à

76
Condorcet, Jean-Antoine-Caritat de, « Fragment sur l’Atlantide », (première édition 1804), Paris, Flammarion,
1988, p. 329.
77
Voir le dossier Sorcières ! des Cahiers de science et vie, décembre 2021.
78
R. Dawkins, Pour en finir avec Dieu.

54
diverses époques dans chacune des grandes religions et explique qu’il y eut des situations où
les relations sciences et religions furent harmonieuses. Il est difficile d’affirmer que c’est le
plus souvent. Ce qui me semble vrai est qu’au cours de leurs développement, les sciences ont
contraint les religions (sauf attitude déraisonnable) à reculer et à abandonner des thèses
qu’elles avaient défendues avec fermeté et obstination : le système du monde, la création sur
la Terre, d’une unique espèce d’enfants de Dieu¸ la création des humains sur un mode fixiste,
l’animation à l’instant de la génération etc. Une attitude défensive mais intelligente a consisté
pour les dirigeants religieux à reculer sans céder sur l’essentiel, un peu comme une armée doit
reculer sur des positions de repli stratégiques et infranchissables.
L’accusation faite aux sciences de contester aux religions leur rôle prépondérant dans le
magistère de la morale, me semble différente. Parce que je ne crois pas que, ni les sciences, ni
les religions soient bien qualifiées pour revendiquer cette position. J’avais été choqué par la
déclaration du président français Sarkosi lorsqu’il avait suggéré que jamais l’instituteur ne
pourrait remplacer le prêtre pour enseigner la morale aux jeunes. Les sciences ne sont pas
qualifiées en ce domaine et, en général, ne le revendiquent pas 79. Pour ce qui concerne les
religions, leurs attitudes -passées ou actuelles- vis-à-vis du droit des femmes, du respect des
choix individuels de vie, de l’intégrité des enfants, de la liberté d’expression, du droit à
l’athéisme et à l’apostasie, ne les qualifient pas au rôle de défenseuses de la morale.
Les sciences ne reconnaîtraient pas aux religions ce qu’elles leurs doivent. Cette deuxième
accusation est intéressante : elle est -de nos jours- juste et c’est la revendication religieuse qui
est fautive. Ce seraient donc plutôt les religions qui pourraient être condamnées pour fausse
accusation. Je ne crois pas que les sciences leurs doivent grand-chose et c’est là, je pense, une
opinion largement partagée. Tel ne fut pas toujours le cas ; on peut mentionner trois des plus
grands scientifiques de tous les temps qui pensaient l’inverse : Kepler, Descartes et Newton.
Kepler, lorsqu’il publie son Mysterium Cosmographicum remercie Dieu de l’avoir inspiré, de
lui avoir révélé l’architecture du monde ; Descartes, lorsqu’il publie ses Principes de la
philosophie, fonde sa découverte du principe d’inertie sur la faculté divine d’immutabilité et
Newton, lorsqu’il élabore sa théorie de l’attraction universelle, pense l’espace et le temps
comme des sensorium Dei.
Plus récemment, François Euvé, physicien, jésuite, et rédacteur de la revue Études, a publié il
y a quelques années un long article dans La Recherche où il défend la thèse selon laquelle la
théologie chrétienne fut pour beaucoup dans l’émergence de la science moderne. Il suggère
une connexion entre certaines grandes orientations de la science et des contenus théologiques
proprement chrétiens ; il défend par exemple « Le caractère chrétien de la révolution
mécaniste du XVIIe » ou que « le dogme de l’incarnation serait à l’origine d’une physique
mathématique » etc. On serait aussi redevable au mystère de l’incarnation divine, d’une «
science théorétique qui s’opposerait à une science appliquée ou à une moderne
technoscience » ; mais encore, lui devrait-on « une science fondée sur les causes finales
contre celle qui se bâtit sur les causes efficientes » etc. A ces revendications, je n’opposerai
qu’un seul argument : les controverses associées à ces concepts ont existé depuis que la
science existe (chez les Grecs, puis les Arabes, les Latins etc.) et se sont enrichies et
poursuivies bien après que les sciences aient cessé de se préoccuper du jugement des Eglises.
Ces débats sur le rôle explicatif ou représentatif, réaliste ou positiviste, idéaliste ou
matérialiste, continuiste ou révolutionnaire des sciences sont, eux aussi, très largement
79
Sauf lors de la période scientiste dont il a été question supra.

55
indépendants de toute conviction religieuse. Bref, ces diverses orientations de la science, les
conceptions de ce qu’elles peuvent réaliser ou viser, n’ont que peu à voir avec le
christianisme. Les sciences modernes ont vécu dans un monde chrétien et ont dû penser leurs
relations avec ses croyances (qui étaient souvent celles de leurs acteurs), mais c’est au fond
une rencontre « par accident ». Les véritables problèmes de la science se sont posés avant
cette cohabitation et se posent encore après que la pensée chrétienne ait cessé d’être
hégémonique dans la conscience de l’humanité occidentale. Que les savants et philosophes de
la nature aient été croyants ou non n’a eu que peu d’incidence sur le contenu et sur la nature
de leur production scientifique.
Il y eut, au début du XX e siècle, un débat autour de l’article du physicien Pierre Duhem, Une
physique de croyant. Il a longuement réfuté que la science moderne ait « émergé à partir du
XVIIe siècle, en se dégageant d’une vision religieuse du monde » et il est évident que, pour ce
grand physicien, il n’y a nulle contradiction entre la science et la foi. Cependant précise en
substance Pierre Duhem, sa physique n’est pas une physique inspirée ou déterminée par sa foi
et sa religion, elle est une physique de croyant tout simplement parce qu’elle est faite par un
physicien qui se trouve être croyant. La science peut être faite par un savant croyant, mais pas
en tant qu’il est croyant. La religion ne permet pas de comprendre comment se fait la science,
même si elle explique la conscience philosophique de ces savants.
Beaucoup d’encre a coulé pour tenter de caractériser les styles scientifiques corrélativement
aux grands courants religieux de l’époque (Kepler le protestant versus Galilée le catholique en
fournit l’exemple le plus commenté) ; cette encre a coulé en vain. Dès que ces auteurs font
œuvre scientifique, ces déterminations sont muettes et stériles.
Le biologiste Stephen Jay Gould, a élaboré et défendu, à partir de 1997, un principe, appelé
NOMA80 qui, selon lui, résout le « prétendu conflit entre science et religion, deux domaines
entièrement différents, et aussi essentiels l’un que l’autre ». Selon lui, « Le domaine de la
science, son magistère, concerne les faits et les expériences ; on y examine en quoi consiste
l’Univers (les faits) et pourquoi il fonctionne ainsi (la théorie). Le magistère de la religion
s’attache, lui, aux significations ultimes et aux valeurs morales. » Le principe de NOMA
exige donc de reconnaître que « la religion ne peut plus dicter le contenu des conclusions
factuelles relevant du magistère de la science » et que cette dernière, n’induit pas de vérités
morales. Il exige la séparation entre les faits naturels et la moralité humaine. » Un autre grand
biologiste évolutionniste, Richard Dawkins, a critiqué la position de Gould en soulignant que
la religion recourt nécessairement à des thèses sur la création et la formation du monde et
qu’elle s’occupe aussi de questions scientifiques. Il écrit : « Il est totalement irréaliste de
prétendre, comme Gould et bien d'autres le font, que la religion se tient à l'écart du terrain de
la science, se limitant à la morale et aux valeurs. Un univers avec une présence surnaturelle
serait un type d'univers fondamentalement et qualitativement différent. » Il admet par ailleurs
que les sciences ne s’occupent pas des valeurs morales. A mon avis, Gould fait un tour de
passe-passe : il substitue tout simplement l’éthique à la religion. Il appelle religion un
ensemble de principes et de valeurs morales. Comme si les religions pouvaient se passer d’un
magistère sur la création. Je crois plutôt, comme R. Dawkins, qu’elles ne se contentent pas de
défendre et commenter les valeurs morales.

80
Pour No Overlapping Magister.

56
Des prétentions exagérées sont aussi le fait de savants qui croient à leurs théories comme à
des dogmes ou des révélations. Parfois, en effet, enthousiasmés par la beauté et les
performances de la science à laquelle ils participent, ils négligent ou dévaluent les épisodes
précédents en donnant à l’état présent de ce qu’ils savent des allures de vérité définitive, de
révélation. C’est par exemple la position de l’éminent zoologue G.G. Simpson qui n’entendait
pas faire de l’humour lorsqu’il expliquait que « toutes les tentatives antérieures à 1859
(parution de L’origine des espèces de Darwin) pour répondre à cette question (Qu’est-ce
qu’un homme ?) ne valent rien. Nous n’en serions que mieux si nous les ignorions
complètement.81 » Il est certain que l’arrogance, le simplisme, la tentation hégémonique, le
dogmatisme furent parfois (souvent ?) les attributs de discours scientifiques. L’impérialisme
idéologique et culturel des sciences a fait des ravages, dans l’enseignement, dans le monde de
l’art et de la culture en général.

81
Cité par Dawkins dans The selfish Gene, (1976), traduction française, Laura Ovin, Le gène égoïste, Paris,
Odile Jacob, 2003, p. 17. Le plus étonnant est que Richard Dawkins, dans sa note de commentaire (p. 357) se
montre compréhensif et valide le jugement très faux de Simpson.

57
13. Les sciences ne sont pas libres
Les sciences ne sont pas libres car la recherche dépend de crédits, de moyens, de politiques
qui leurs sont externes. Elles dépendent de leur éventuelles possibilités d’applications. Elles
doivent obéir à l’injonction « découvrez ceci ou cela ». Elles doivent respecter certaines
valeurs et convictions idéologiques ou religieuses.
Cette accusation contient sa contraposée : si elles sont libres, elles errent inefficacement. Ce
n’est donc pas un domaine où s’épanouit la liberté de pensée et d’action.
13. Les sciences sont nécessairement libres
En 1975, le physicien Stephen Hawking prédit qu’il est possible de détecter un infime
rayonnement de corps noir, émanant de l’horizon des évènements d’un trou noir. Cette
prévision théorique est un grand résultat de la thermodynamique des trous noirs, une branche
de la cosmologie. Voici qui constitue un paradoxe puisque la physique classique démontrait
l’impossibilité de rayonnement émis par un trou noir. En 2016 une possible solution complexe
a été inventée par le même Hawking. Cette double réussite du physicien britannique est
marquée du sceau de la liberté. En effet, qu’est-ce qui contraignait Hawking à investir son
temps, ses talents dans des activités aussi abstraites, aussi étranges ? Rien si ce n’est une sorte
de passion, de libre-arbitre extrême ?
En 1855, Flemming publiait des dessins précis de fragmentation de cellules en train de
mourir. En 1952, puis 1955 on décrivit un même phénomène sans que la biologie s’en émeuve
particulièrement ni ne s’en trouve transformée. En 1972, John Kerr, Andrew Wyllie et
Alastair Currie éclairent d’un jour nouveau ce phénomène, désormais nommé Apoptose ; il
s’agit de la mort programmée des cellules, processus, non pas accidentel mais fondamental
dans la sculpture du vivant, selon l’expression de J.C. Ameisen 82. La libre décision de ces
savants ouvre une voie qui allait bouleverser la biologie. Là aussi la liberté, le libre arbitre des
chercheurs saute aux yeux. Sans doute eurent-ils de bonnes raisons de s’engager ainsi, parce
qu’en effet la liberté, même quand elle emprunte des voies originales, n’est pas une errance
hasardeuse et peut bien être guidée par la raison.
Ainsi en va-t-il dans les sciences ; c’est toujours un acte libre qui induit telle ou telle activité,
telle expérimentation, tel initiative théorique. Tant par les questions que posent les sciences
que par les idées et les activités qu’elles mettent en œuvre, les sciences sont des espaces de
liberté. L’imagination y est au pouvoir ; les horizons nouveaux s’ouvrent à l’exploration. La
liberté est aussi caractéristique de l’activité scientifique par le fait que l’on ne sait pas, à
l’avance, quel sera le résultat des études entreprises et des découvertes réalisées. Très
fréquemment, l’inventeur, l’inventrice d’une grande idée ignore si oui ou non elle aura de
vastes applications et ne s’en préoccupe pas beaucoup. Heinrich R. Hertz, lorsqu’il met en
évidence les ondes électromagnétiques vers 1886, juge que cette découverte sera sans
conséquences pratiques ou industrielles.
Certes, les choses sont en réalité plus complexes, surtout lorsqu’il s’agit des sciences
contemporaines. De grands moyens matériels, techniques et donc économiques sont
nécessaires pour développer et tester des idées ou des modèles théoriques. Que l’on songe au
programme de séquençage du génome, lancé en 1988, achevé en 2003 ou à la mise en

82
Voir J.C. Ameisen, La sculpture du vivant, Points sciences, 2003.

58
évidence du Boson de Higgs, postulé par la théorie en 1964 et détecté en 2012. La liberté et la
curiosité non contrainte des chercheuses et chercheurs est moindre.
Tout de même, celle-ci trouve sa voie dans les labos et les universités. L’épisode récent du
vaccin contre le SARS-CoV-2 en est un bel exemple. Plusieurs équipes se sont obstiné à
poursuivre l’exploration de la voie des de l’ARN messager, alors même que de solides
arguments scientifiques semblaient l’invalider ; en conséquence, les crédits de recherche
étaient bien plus conséquents du côté des pistes par virus atténué ou à vecteur viral. Qui
pouvait être sûr des résultats ? Ce fut donc largement un choix intellectuel libre.
Le philosophe Raymond Aron, décrit avec une parfaite clarté l’exercice de cette liberté par la
communauté scientifique britannique83. « En Grande-Bretagne même on a, au lendemain de
la guerre, discuté de l'indépendance de la science. Quelques savants, impressionnés par
l'exemple soviétique, souhaitaient l'établissement d'un plan de recherches, avec répartition
rationnelle des ressources matérielles et humaines entre les différents laboratoires, chacun
recevant sa mission particulière. [18] Les savants britanniques ont rejeté cette conception
pragmatique ; ils ont dénié à l'État le droit d'indiquer aux savants ce qu'ils devaient chercher.
L'abandon ou la subordination de la recherche théorique serait non seulement fatal au progrès
de la technique (on ne sait jamais à l'avance quelle théorie aboutira à une application) mais
aussi la première étape d'une abdication de la communauté scientifique, aliénant son
autonomie. La disparition des biologistes mendéliens ou l'obligation pour les physiciens
d'envelopper leurs résultats dans le jargon du matérialisme dialectique illustrent ce que
pourrait être l'étape finale. » (p. 16)
Mais alors, la liberté des scientifiques serait-elle une sorte de hasard, une errance dans une
nature elle-même divagante et hasardeuse ? Quel est le domaine de liberté du scientifique ? Je
crois que sa liberté, pour n’être pas erratique, s’appuie sur deux piliers : ses goûts, sa culture,
son tempérament d’une part, l’histoire des sciences dont il s’occupe d’autre part. Cette
histoire a, avant son intervention, trié et essayé bien des pistes, en a éliminées et a, en quelque
sorte, guidé son imagination et sa curiosité. C’est pourquoi les suggestions et hypothèses,
même originales, ne sont pas fantaisistes. La liberté en science est raisonnable. Ecoutons les
formulations excellentes de Jean-Claude Ameisen : « La motivation la plus importante du
chercheur n’est pas l’exploration de l’inconnu : l’inconnu est trop vaste. Tout chercheur part à
la découverte de ce qu’il a déjà entrevu, imaginé, de ce qu’il pense, mais caché aux regards.
D’où l’importance, en science, des hypothèses, des théories, des paradigmes, des
constructions et des projections intellectuelles.84» A. Koyré trouvait lui aussi des mots justes
en soulignant que « D’autre part, l’observation et l’expérience –c’est-à-dire l’observation et
l’expérience brutes, celles du sens commun- ne jouèrent qu’un rôle peu important dans
l’édification de la science moderne… L’empirisme de la science moderne ne repose pas sur
l’expérience, mais sur l’expérimentation... L’expérimentation est un processus téléologique
dont le but est déterminé par la théorie. 85 » Disons que la nature, même soigneusement
examinée, ne nous présente pas (presque jamais) les éléments constitutifs des théories
scientifiques : on n’y rencontre pas de forces, de gènes, de gaz parfaits, de lois de
conservation, etc. tout ceci on l’invente, on l’imagine, on le crée.

83
R. Aron, Introduction à Max Weber
84
Ibid., p. 237
85
A. Koyré, « Une expérience de mesure » (version anglaise 1953), traduite par Serge Hutin, republié dans
Etudes d’Histoire de la pensée scientifique, Tel, Gallimard, 1973, p. 289-319, p. 290.

59
Des faits soigneusement examinés ne prennent un sens dans le développement des sciences
que dans la mesure où on sait par avance ce qu’ils sont en mesure de nous apprendre, ou
qu’ils sont en mesure de nous apprendre quelque chose à propos d’une construction
spéculative ou en tout cas a priori. On aurait bien d’autres exemples de ce genre : William
Herschel a vu Uranus en 1781, il l’a vue comme une planète nouvelle (après avoir pensé qu’il
s’agissait d’une comète), mais « à dix-sept occasions différentes (au moins) entre 1690 et
1781, de nombreux astronomes, dont certains observateurs les plus éminents d’Europe,
avaient vu une étoile dans des positions qui nous semblent aujourd’hui avoir été celle
d’Uranus »86. Sans doute, l’amélioration de son télescope ne fut pas pour rien dans cette
découverte, mais aussi le fait qu’il était davantage prêt à y voir autre chose qu’une étoile. 87 La
tendance est puissante qui pousse le savant à voir ce qu’il s’attendait à voir ou plutôt ce qu’il
attendait de voir. Elle peut aussi conduire à la faute et c’est sans aucun doute arrivé bien des
fois. Pourquoi ne pas songer à l’expérience psychologique que rapporte T. Kuhn au cours de
laquelle on présente à des observateurs des cartes dont certaines sont anormales (un cinq de
cœur noir par exemple) ; les observateurs doivent énoncer les cartes qu’ils ont vu défiler et, en
règle absolument générale, ils reconnaissent des cartes « normales », celles qu’ils s’attendent
à voir en raison de leur cadre a priori fourni par leur connaissance de la manière dont est
formé un jeu de cartes88.
Il existe en histoire et philosophie des sciences, une école de pensée, dite externaliste, selon
laquelle les activités scientifiques sont déterminées et qu’elles s’expliquent par les conditions
extérieures, économiques, institutionnelles, idéologiques. Autant dire que, dans ces
conditions, les sciences ne sont en effet pas libres. Cette contrainte est évidemment valide
pour ce qui concerne les techniques mais tout-à-fait infondée pour les sciences. Il faut, pour
que de la science soit produite, que certaines conditions matérielles et institutionnelles soient
réunies : il ne faut pas être condamné à mort, ni emprisonné ; il faut avoir un lieu et quelques
moyens de vivre et aussi d’écrire ; il faut des conditions de travail vivables. Il ne faut pas que
les idées que l’on a et les recherches que l’on mène soient rigoureusement interdites etc. Pour
le reste, ces conditions extérieures sont sans grand effet. Il est curieux d’observer que de
nombreux auteurs -pas toujours mauvais par ailleurs- répètent qu’il convient d’explorer et
d’expliciter ces conditions externes pour comprendre le déroulement de l’activité scientifique.
Le problème est que la réalité de ces connexions causales fait défaut et les meilleurs travaux
du genre ne parviennent pas à les établir. Ils peuvent bien établir des faits sociaux,
économiques, idéologiques à côté des idées et activités scientifiques, ils doivent se contenter
de faire passer cette proximité pour une explication.
La période que j’ai étudiée de plus près, l’âge classique, constitue une mine inépuisable
d’exemples significatifs de la vanité des tentatives de compréhension des développements
scientifiques et/ou de la philosophie naturelle, par des raisons socio-économiques, ou encore
religieuses. De formidables controverses scientifiques animent ce siècle. Combien d’efforts et
de talents n’ont-ils pas été consentis ou déployés pour connecter les prises de positions et les
activités scientifiques des uns et des autres avec leur nationalité, leur religion, leurs
appartenance ou dépendance avec tel réseau, leur richesse, ou avec les troubles militaires,
politiques de l’époque ? Ces déterminations diverses ne manquaient pas au XVII e. En dépit de
leur forte motivation, les chasseurs de causalité externe reviennent bredouilles. Et pourtant !
86
Thomas Kuhn, La structure des Révolutions scientifiques, op.cit., p. 162-163.
87
Le chapitre IX de Kuhn présente de nombreux autres exemples, en électricité et en chimie notamment.
88
Thomas Kuhn, La structure des Révolutions scientifiques, op.cit., p. 161.

60
Précisément à cette époque, dans toute l’Europe la guerre triomphe et avec elle, les tensions
religieuses, les révoltes, les répressions 89. Les savants et les philosophes qui réalisent les
transformations nombreuses et profondes dans la sphère des sciences de la nature et des
mathématiques sont assez profondément mêlés à tout ceci. Leurs déterminations religieuses
couvrent à peu près le spectre des possibles : réformés, catholiques, libertins, jansénistes,
papistes, jésuites. Leurs formations intellectuelles sont extrêmement différentes : de Roberval
à Descartes, de Kepler à Wallis, on trouve à peu près tous les genres, des plus académiques
jusqu’aux véritables autodidactes. Leurs conditions de travail n’ont à peu près rien à voir, leur
manière d’être en réseau non plus. Le style et les modes d’argumentation sont en effet fort
dissemblables, selon qu’il s’agisse du cercle Mersenne en France, de la Royal Society à
Londres etc. Leurs dépendances institutionnelles et matérielles vont de la compagnie de Jésus,
aux revenus en libéral ou aux rentes familiales. Et pourtant ! le fait est là : les conditions
sociales de la vie de ces auteurs ne jouent aucun rôle que l’on sache caractériser dans leurs
discussions serrées sur les contenus des théories scientifiques qu’ils élaborent ni sur les
dispositifs expérimentaux qu’ils imaginent et que, parfois, ils réalisent. Galilée condamné à la
prison à vie et à l’interdiction définitive d’enseigner le système du monde qu’il a exposé,
demeure un savant libre comme en témoigne avec éclat le chef-d’œuvre qu’il rédige et publie
(illicitement) en 1638.
Lorsqu’elle est privée de liberté, la recherche scientifique est menacée, s’étiole et risque de
s’éteindre. On a vu la situation en Russie au milieu du XX e siècle, ce fut aussi le cas jadis, en
Italie, après la condamnation de Galilée ; la persévérance des institutions catholiques dans
leur lutte contre ses partisans eut pour effet le déclin spectaculaire de la création scientifique,
mathématique et astronomique en Italie. Déclin temporaire heureusement. Des contraintes
budgétaires peuvent aussi avoir des effets pervers, comme on le voit en génétique
contemporaine ; après le décodage du génome humain, l’essor fut remarquable. Très vite,
quelques gènes attirèrent l’attention et on fit de belles découvertes à leur sujet. Comme le
signale l’auteur d’un dossier récent de Sciences et vie, « On pourrait supposer que, plus on en
sait sur les mêmes quelques gènes, plus on serait enclin à explorer le reste du génome. Mais
c’est le contraire qui s’est produit au cours des deux dernières décennies : on a accordé plus
d’attention [en l’occurrence la grande part des financements] à une poignée d’élus. Bien que
cela ait été signalé comme un problème potentiel lors du dixième anniversaire de la
publication du projet génome humain, il n’y a eu aucun changement de cap depuis. 90 » De la
sorte, la Liberté est menacée par des effets de mode ou des financements peu diversifiés. Tel
est le risque de la dynamique Plus on est riche, plus on s’enrichit.

89
Georges Duby, Histoire de la France, Larousse 1987, vol 2, p.172.
90
PlS, 523, Mai 2021, p. 51

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