Comment la science s’est corrompue

Quand j’étais petit, mon père faisait des a écrit, publié en 1968 et apprécié par
expériences dans la maison. Lorsque des générations d’étudiants en physique :
vous soufflez sur le haut d’une bouteille Waves (Cours de physique de Berke-
de vin, combien de modes de vibration ley, Vol. 3). Ma sœur et moi, âgés de
y a-t-il ? Comment obtient-on les notes deux et cinq ans, sommes remerciés dans
les plus aiguës ? les remerciements pour avoir cédé nos
Une autre fois, la question étudiée Slinkies à la cause.
pouvait être l’« angle de repos » d’un Il poursuivait ces recherches, non
tas de sable, comme dans un sablier. pas simplement comme un exercice
Dépend-il de la taille des particules ? De pédagogique, mais pour satisfaire sa
leur forme ? Ces facteurs déterminent- propre curiosité. Et il a trouvé le temps
ils la vitesse à laquelle un sablier se vide ? de le faire même lorsqu’il travaillait à la
Ma préférée était la question de frontière de la physique des particules,
savoir quelle technique permet de vider dans le laboratoire de Louis Alvarez au
le plus rapidement une cruche d’eau. Lawrence Berkeley Laboratory. C’était
Faut-il simplement la retourner et assez tôt dans la transition de la pratique
laisser l’air s’engouffrer (comme il se de la science vers la « grande science. ».
doit, pour remplacer l’eau) de façon Alvarez a reçu le prix Nobel en
haletante, glouglou, glouglou, ou la 1968 pour son invention et son utili-
tenir avec un angle plus doux pour sation de la chambre à bulles, un in-
que le versement soit ininterrompu ? strument permettant de détecter la dés-
Réponse : retournez la cruche et intégration des particules. Il s’agissait
tournez-la vigoureusement pour créer d’un appareil qui tenait confortable-
un effet de tourbillon. Cela crée un es- ment sur une table. Aujourd’hui,
pace creux au centre du flux, où l’air peut vous pouvez en construire une vous-
entrer librement. La cruche se videra même, si vous le souhaitez. Mais
très rapidement. au cours des décennies suivantes, les
Mon père est devenu célèbre pour accélérateurs de particules sont de-
ces expériences de « physique de cui- venus d’énormes installations (CERN,
sine » après avoir inclus des devoirs basés SLAC) nécessitant le type de biens
sur ces expériences dans un manuel qu’il immobiliers que seuls les gouverne-
ments et les grandes institutions, voire
les consortiums d’institutions, peuvent La science comme autorité
obtenir. Les articles scientifiques ont
fini par compter non plus une poignée En 1633, Galilée est traduit devant
d’auteurs, mais des centaines. Les scien- l’Inquisition pour avoir démontré que la
tifiques sont devenus des scientifiques- terre n’est pas fixe mais tourne autour
bureaucrates : des acteurs institution- du soleil. C’était un problème, évidem-
nels avisés, capables d’obtenir des sub- ment, car les autorités ecclésiastiques
ventions gouvernementales, de gérer pensaient que leur légitimité reposait sur
une main-d’œuvre tentaculaire et de la prétention à avoir une compréhension
bâtir des empires de recherche. adéquate de la réalité, ce qui était le cas.
Inévitablement, un tel environ- Galilée n’avait pas envie de devenir un
nement a sélectionné certains types hu- martyr et s’est rétracté pour sauver sa
mains, ceux qui trouveraient cette vie peau. Mais dans la tradition des Lu-
attrayante. Une bonne dose de car- mières, on raconte qu’il aurait murmuré
riérisme et de talent politique était dans son souffle : « Mais ça bouge !. ».
nécessaire. Ces qualités sont orthogo- Cette anecdote occupe une place de
nales, disons, au moteur de vérité sous- choix dans l’histoire que nous racontons
jacent de la science. sur ce que signifie être moderne. D’un
Vous pouvez imaginer l’attrait d’un côté, la science et sa dévotion à la vérité.
retour aux sources pour quelqu’un qui De l’autre côté, l’autorité, qu’elle soit ec-
a été attiré par une carrière scientifique clésiastique ou politique. Dans ce récit,
lorsque la perspective avait une dimen- la « science » représente une liberté de
sion plus intime. La physique de cui- l’esprit qui est intrinsèquement en con-
sine, c’est le pur rafraîchissement intel- tradiction avec l’idée d’autorité.
lectuel que procure le fait de s’interroger La pandémie a mis en évidence une
sur quelque chose que l’on observe dans dissonance entre notre image idéalisée
le monde par ses propres moyens, puis de la science, d’une part, et le travail que
de l’étudier. C’est l’image de base que la « science » est appelée à faire dans
nous avons de la science, immortal- notre société, d’autre part. Je pense que
isée par l’anecdote de Galilée montant la dissonance peut être attribuée à ce dé-
dans la tour penchée de Pise et laissant calage entre la science en tant qu’activité
tomber divers objets pour voir à quelle de l’esprit solitaire et sa réalité institu-
vitesse ils tombent. tionnelle. La grande science est fonda-
mentalement sociale dans sa pratique, ce
qui entraîne certaines conséquences.
 En pratique, la « science poli- sont accusés de ne pas obéir à la science.
tisée » est la seule qui existe (ou Si tout cela a une consonance médiévale,
plutôt, la seule dont vous êtes suscep- cela devrait nous faire réfléchir.
tible d’entendre parler). Mais c’est pré- Nous vivons dans un régime mixte,
cisément l’image apolitique de la sci- un hybride instable de formes d’autorité
ence, en tant qu’arbitre désintéressé de démocratiques et technocratiques. La
la réalité, qui en fait un instrument si science et l’opinion publique doivent
puissant de la politique. Cette con- être amenées à parler d’une seule voix
tradiction apparaît aujourd’hui au grand dans la mesure du possible, sinon il y a
jour. Les tendances « anti-science » du conflit. Selon l’histoire officielle, nous
populisme sont dans une large mesure essayons d’harmoniser les connaissances
une réponse à l’écart qui s’est creusé en- scientifiques et l’opinion par l’éducation.
tre la pratique de la science et l’idéal Mais en réalité, la science est diffi-
qui sous-tend son autorité. En tant que cile, et il y en a beaucoup. Nous de-
moyen de générer des connaissances, la vons la prendre pour argent comptant.
science a la fierté d’être falsifiable (con- Cela vaut pour la plupart des journalistes
trairement à la religion). et des professeurs, ainsi que pour les
Mais quelle sorte d’autorité serait- plombiers. Le travail de réconciliation
ce si elle insistait sur le fait que sa pro- entre la science et l’opinion publique
pre compréhension de la réalité n’est que s’effectue, non pas par l’éducation, mais
provisoire ? On peut supposer que le but par une sorte de démagogie distribuée,
de l’autorité est d’expliquer la réalité et ou scientisme. Nous apprenons que ce
de fournir des certitudes dans un monde n’est pas une solution stable à l’éternel
incertain, dans l’intérêt de la coordina- problème d’autorité que toute société
tion sociale, même au prix de la simpli- doit résoudre.
fication. Pour remplir le rôle qui lui est L’expression « suivre la science »
assigné, la science doit se rapprocher de sonne faux. Principalement parce qu’elle
la religion. ne mène nulle part. Elle peut éclairer les
Le chœur des plaintes concernant le différentes lignes d’action, en quantifi-
déclin de la « foi en la science » énonce ant les risques et en spécifiant les com-
le problème presque trop franchement. promis. Mais elle ne peut pas faire les
Les plus réprouvés d’entre nous sont choix nécessaires à notre place. En pré-
les climato-sceptiques, à moins qu’il ne tendant le contraire, les décideurs peu-
s’agisse des négationnistes de Covid, qui vent éviter d’assumer la responsabilité
des choix qu’ils font en notre nom.
De plus en plus, la science est mise
au service de l’autorité. Elle est invo-
quée pour légitimer le transfert de sou-
veraineté d’organes démocratiques à des
organes technocratiques, et comme un
moyen d’isoler ces mouvements du do-
maine de la contestation politique.
Au cours de l’année écoulée, un pub-
lic craintif a accepté une extension ex-
traordinaire de la juridiction des ex-
perts dans tous les domaines de la
vie. Un modèle de « gouvernement par
l’urgence » s’est imposé, dans lequel la
résistance à ces incursions est qualifiée
d’« anti-science. ».
Mais la question de la légitimité
politique qui pèse sur le pouvoir des ex-
perts n’est pas prête de disparaître. Au
contraire, elle sera plus âprement com-
battue dans les années à venir, à mesure
que les dirigeants des organes directeurs
invoqueront une urgence climatique qui
exigerait une transformation globale de
la société. Nous devons savoir comment
nous en sommes arrivés là.
Dans The Revolt of the Public,
Martin Gurri, ancien analyste des ser-
vices de renseignement, retrace les
racines d’une « politique de négation »
qui a englouti les sociétés occidentales,
liée à un effondrement généralisé de
l’autorité dans tous les domaines - poli-
tique, journalisme, finance, religion, sci-
ence. Il en attribue la responsabilité
à l’internet. L’autorité s’est toujours
située dans des structures hiérarchiques
d’expertise, protégées par des accrédita-
tions et un long apprentissage, dont les
membres développent une « répulsion
réflexe à l’égard de l’intrus amateur. ».
Pour que l’autorité fasse vrai-
ment autorité, elle doit revendiquer
un monopole épistémique quelconque,
qu’il s’agisse de connaissances sac-
erdotales ou scientifiques. Au XXe
siècle, surtout après les succès spec-
taculaires du projet Manhattan et de
l’alunissage d’Apollo, s’est développée
une spirale dans laquelle le public en est
venu à attendre des miracles d’expertise
technique (on pensait que les voitures
volantes et les colonies lunaires étaient
imminentes). Réciproquement, le fait
d’alimenter les attentes d’utilité so-
ciale est normalisé dans les processus
de recherche de subventions et de con-
currence institutionnelle qui sont désor-
mais indissociables de la pratique scien-
tifique.
Le système était viable, même si
c’était avec difficulté, tant que les échecs
inévitables pouvaient être tenus à l’écart.
Cela nécessitait un contrôle rigoureux,
de sorte que l’évaluation de la per-
formance institutionnelle était une af-
faire intra-élite (commission d’experts,
examen par les pairs), permettant le
développement de « pactes informels
de protection mutuelle« , comme le dit
Gurri. L’internet et les médias soci-
aux, qui diffusent avec délectation les
cas d’échec, ont rendu impossible un tel
contrôle. C’est là le cœur de l’argument
très parcimonieux et éclairant par lequel
Gurri explique la révolte du public.
Ces dernières années, une crise de
la réplication en science a balayé un
nombre inquiétant de résultats autre-
fois considérés comme solides dans de
nombreux domaines. Il s’agit notam-
ment de résultats qui étaient à la base
de programmes de recherche entiers et
d’empires scientifiques, aujourd’hui ré-
duits à néant. Les raisons de ces échecs
sont fascinantes et donnent un aperçu de
l’élément humain de la pratique scien-
tifique.
Henry H. Bauer, professeur de
chimie et ancien doyen des arts et des
sciences à Virginia Tech, a publié en
2004 un article dans lequel il a entrepris
de décrire la manière dont la science est
réellement menée au XXIe siècle : elle
est, dit-il, fondamentalement corpora-
tive (dans le sens d’être collective). « Il
reste à apprécier que la science du XXIe
siècle est d’un genre différent de la « sci-
ence moderne » du XVIIe au XXe siè-
cle.... ».
Aujourd’hui, la science est prin-
cipalement organisée autour de
« monopoles de la connaissance » qui
excluent les opinions dissidentes. Il ne
s’agit pas de manquements ponctuels à
l’ouverture d’esprit de la part d’individus
jaloux de leur territoire, mais d’un sys-
tème.
Le processus très important de
l’examen par les pairs dépend du désin-
téressement, ainsi que de la compétence.
« Cependant, depuis le milieu du 20e
siècle environ, les coûts de la recherche
et la nécessité d’avoir des équipes de spé-
cialistes coopérants ont fait qu’il est de
plus en plus difficile de trouver des ex-
aminateurs qui soient à la fois directe-
ment compétents et désintéressés ; les
personnes réellement informées sont en
fait soit des collègues, soit des concur-
rents. »
Bauer écrit que « les pairs évalua-
teurs compagnons ont tendance à étouf-
fer plutôt qu’à encourager la créativité
et la véritable innovation. La centrali-
sation du financement et de la prise de
décision rend la science plus bureaucra-
tique et moins une activité de chercheurs
de vérité indépendants et motivés. ».
Dans les universités, « la mesure de la
réussite scientifique devient le montant
du « soutien à la recherche » apporté,
et non la production de connaissances
utiles. ». (Les administrations univer-
sitaires prélèvent généralement 50 % du
montant de toute subvention pour cou-
vrir les « coûts indirects » du soutien à la treprises, qui sont ensuite publiés dans
recherche). des revues scientifiques et profession-
Compte tenu des ressources néces- nelles. Pire encore, les essais cliniques
saires à la conduite de la grande science, dont les résultats sont pris en compte
celle-ci doit servir un certain maître in- par les agences fédérales lorsqu’elles dé-
stitutionnel, qu’il soit commercial ou cident d’approuver ou non des médica-
gouvernemental. Au cours des 12 ments comme étant sûrs et efficaces sont
derniers mois, nous avons vu l’industrie généralement réalisés ou commandés
pharmaceutique et sa capacité sous- par les sociétés pharmaceutiques elles-
jacente de réalisation scientifique à son mêmes.
meilleur. Le développement de vaccins L’ampleur de la grande science -
à ARNm représente une percée d’une tant la forme corporative de l’activité
réelle importance. Cela s’est produit que son besoin de ressources impor-
dans des laboratoires commerciaux qui tantes générées autrement que par la sci-
ont été temporairement dispensés de la ence elle-même - place donc la science
nécessité d’impressionner les marchés dans le monde des préoccupations extra-
financiers ou de stimuler la demande scientifiques. Y compris les préoccupa-
des consommateurs par d’importantes tions relayées par les lobbies politiques.
injections de fonds publics. Cela de- Si la préoccupation est très médiatisée,
vrait mettre un frein au réflexe politique tout désaccord avec le consensus offi-
de diabolisation des entreprises pharma- ciel peut mettre en péril la carrière d’un
ceutiques qui prévaut à gauche comme à chercheur.
droite. Les sondages d’opinion indiquent
Mais on ne peut pas supposer que généralement que ce que « tout le monde
« le résultat net » exerce une fonc- sait » sur une question scientifique, et
tion disciplinante sur la recherche scien- son incidence sur les intérêts publics,
tifique qui l’aligne automatiquement sur sera identique à l’opinion bien institu-
le motif de la vérité. Il est notoire que tionnalisée. Cela n’est pas surprenant,
les entreprises pharmaceutiques ont, à étant donné le rôle que jouent les mé-
grande échelle, payé des médecins pour dias dans la création du consensus. Les
qu’ils louent, recommandent et pre- journalistes, rarement compétents pour
scrivent leurs produits, et recruté des évaluer les déclarations scientifiques de
chercheurs pour qu’ils apposent leur manière critique, collaborent à la prop-
nom sur des articles rédigés par les en- agation des déclarations des « cartels de
recherche » qui s’autoprotègent, en les sujet récurrent dans les courriels était de
faisant passer pour de la science. savoir comment maintenir les voix dis-
Le concept de cartel de recherche de sidentes hors des revues et des médias,
Bauer est apparu au grand public lors l’affirmation reposait sur une logique
d’un épisode qui s’est produit cinq ans circulaire. ».
après la publication de son article. En On peut être pleinement convaincu
2009, quelqu’un a piraté les courriels de la réalité et des conséquences désas-
de l’unité de recherche sur le climat de treuses du changement climatique tout
l’université d’East Anglia, en Grande- en s’autorisant une certaine curiosité
Bretagne, et les a publiés, provoquant à l’égard des pressions politiques qui
le scandale du « climategate« , dans pèsent sur la science, je l’espère. Essayez
lequel les scientifiques qui siégeaient au d’imaginer le contexte général dans
sommet de la bureaucratie climatique lequel se réunit la CIPV. Des organisa-
se sont révélés faire obstruction aux de- tions puissantes sont en place, avec des
mandes de données émanant de per- résolutions préparées, des stratégies de
sonnes extérieures. Cette situation s’est communication en place, des « parte-
produite à un moment où de nom- naires mondiaux » d’entreprise sécurisés,
breux domaines, en réponse à leurs pro- des groupes de travail interagences en
pres crises de réplication, adoptaient le attente et des canaux diplomatiques ou-
partage des données comme norme dans verts, attendant de recevoir la bonne pa-
leurs communautés de recherche, ainsi role d’un groupe de scientifiques travail-
que d’autres pratiques telles que la com- lant en comité.
munication des résultats nuls et le pré- Ce n’est pas un cadre propice
enregistrement des hypothèses dans des aux réserves, aux qualifications ou aux
forums partagés. remises en question. La fonction de
Le cartel de la recherche sur le cli- l’organe est de produire un produit : la
mat a assis son autorité sur le proces- légitimité politique.
sus d’examen par les pairs des revues
jugées légitimes, auquel les challengers
ingérants ne se sont pas soumis. Mais, La troisième jambe : le moralisme
comme le note Gurri dans son traite-
ment du climategate, « étant donné que Le scandale du « climategate » a porté
le groupe contrôlait largement l’examen un coup à la CIPV, et donc aux centres
par les pairs dans son domaine, et qu’un de pouvoir en réseau pour lesquels elle
joue le rôle d’arbitre scientifique. Cela
a peut-être conduit à une réceptivité ac- l’établissement, en particulier ceux qui
crue dans ces centres pour l’arrivée d’une touchent aux tabous idéologiques, cela
figure telle que Greta Thunberg qui suit une logique d’escalade qui restreint
augmente l’urgence morale de la cause les types d’enquêtes acceptables pour la
(« Comment osez-vous !« ), lui donnant recherche soutenue par les institutions,
un visage humain impressionnant qui et les déplace dans la direction dictée par
peut galvaniser l’énergie de masse. Elle les lobbies politiques.
est remarquable à la fois parce qu’elle est Il va sans dire que tout ceci
bien informée et parce qu’elle est une en- se déroule loin du champ de
fant, encore plus jeune et d’apparence l’argumentation scientifique, mais le
plus fragile que son âge, et donc une drame est présenté comme celui de
victime-âge idéale. la restauration de l’intégrité scien-
Il semble y avoir un modèle, qui ne tifique. À l’ère de l’Internet et des
se limite pas à la science et à la poli- flux d’information relativement ouverts,
tique du climat, dans lequel l’énergie de un cartel d’expertise ne peut se main-
masse galvanisée par les célébrités (qui tenir que s’il fait partie d’un ensem-
parlent toujours avec certitude) renforce ble plus vaste d’opinions et d’intérêts
la main des activistes pour organiser des organisés qui, ensemble, sont capables
campagnes dans lesquelles toute insti- de gérer une sorte de racket de protec-
tution de recherche qui ne parvient pas tion moral et épistémique. Réciproque-
à discipliner un enquêteur dissident est ment, les lobbies politiques dépendent
considérée comme servant de canal de d’organismes scientifiques qui acceptent
« désinformation. ». L’institution est de jouer leur rôle.
placée sous une sorte de séquestre moral,
On peut considérer que ce
qui sera levé lorsque les responsables
phénomène s’inscrit dans une évolution
de l’institution dénonceront l’enquêteur
plus large des institutions, qui passent
fautif et prendront leurs distances par
d’une culture de la persuasion à une
rapport à ses conclusions. Ils cherchent
culture où les décrets moraux coerci-
alors à réparer les dommages en affir-
tifs émanent de quelque part en haut,
mant les objectifs des militants en des
difficile à localiser précisément, mais
termes qui surpassent les affirmations
véhiculés dans le style éthique des RH.
des institutions rivales. Affaiblies par la diffusion incontrôlée
Comme cela se répète dans dif- de l’information et la fragmentation de
férents domaines de la pensée de l’autorité qui l’accompagne, les insti-
tutions qui ratifient des images partic-
ulières de ce qui se passe dans le monde
ne doivent pas se contenter d’affirmer le
monopole du savoir, mais imposer un
moratoire sur la pose de questions et
l’observation de modèles.
Les cartels de la recherche mo-
bilisent les énergies dénonciatrices des
activistes politiques pour s’interposer et,
réciproquement, les priorités des ONG
et des fondations activistes mesurent le
flux de financement et de soutien poli-
tique aux organismes de recherche, dans
un cercle de soutien mutuel.
L’une des caractéristiques les plus
frappantes du présent, pour quiconque
est attentif à la politique, est que nous
sommes de plus en plus gouvernés
par le biais de paniques qui semblent
toutes avoir été conçues pour susciter
l’assentiment d’un public de plus en
plus sceptique à l’égard des institutions
fondées sur des prétentions d’expertise.
Et cela se produit dans de nombreux
domaines. Les défis politiques lancés
par des personnes extérieures, présentés
sous forme de faits et d’arguments, qui
offrent une image de ce qui se passe dans
le monde qui rivalise avec celle qui pré-
vaut, ne reçoivent pas de réponse en na-
ture, mais plutôt une dénonciation. De
cette façon, les menaces épistémiques à
l’autorité institutionnelle sont résolues
en conflits moraux entre les bonnes et
les mauvaises personnes.
La montée en puissance du contenu
moral des déclarations qui sont ostensi-
blement expertes et techniques doit être
expliquée. J’ai suggéré qu’il existe deux
sources rivales de légitimité politique, la
science et l’opinion populaire, qui sont
imparfaitement conciliées par une sorte
de démagogie distribuée, que nous pou-
vons appeler le scientisme. Cette dém-
agogie est distribuée dans le sens où des
centres de pouvoir imbriqués s’appuient
sur elle pour se soutenir mutuellement.
Mais comme cet arrangement a
commencé à vaciller, avec l’opinion pop-
ulaire qui s’est détachée de l’autorité
des experts et qui s’est affirmée contre
elle, un troisième pied a été ajouté à la
structure pour tenter de la stabiliser :
la splendeur morale de la victime. Se
ranger du côté de la victime, comme
toutes les grandes institutions semblent
maintenant le faire, c’est arrêter la cri-
tique. C’est en tout cas ce que l’on es-
père.
Au cours de l’inoubliable été 2020,
l’énergie morale de l’antiracisme a été
associée à l’autorité scientifique de la
santé publique, et vice versa. Ainsi,
la « suprématie blanche » était une ur-
gence de santé publique, suffisamment
urgente pour dicter la suspension des
mandats de distanciation sociale au nom
des protestations. Comment la descrip-
tion de l’Amérique comme suprémaciste fondamental au-dessus de sa tête est
blanche s’est-elle transformée en une af- celui de la force et de la sincérité de
firmation à consonance scientifique ? son antiracisme. Pour les personnes
Michael Lind a soutenu que le blanches qui travaillaient dans des or-
covid a mis à nu une guerre de classe, ganismes techniques liés à la santé
non pas entre le travail et le capi- publique, la confluence des manifesta-
tal, mais entre deux groupes que l’on tions de George Floyd et de la pandémie
pourrait qualifier d’« élites« : d’un semblait avoir présenté une opportunité
côté, les propriétaires de petites en- de convertir leur précarité morale sur la
treprises qui s’opposaient aux lockdowns question de la race en son contraire :
et, de l’autre, les professionnels qui l’autorité morale.
bénéficiaient d’une plus grande sécu- Plus de 1 200 experts de la santé,
rité de l’emploi, pouvaient travailler s’exprimant en tant qu’experts de la
à domicile et adoptaient généralement santé, ont signé une lettre ouverte en-
une position maximaliste sur la poli- courageant les manifestations de masse
tique d’hygiène. Nous pouvons ajouter comme étant nécessaires pour faire face
qu’étant dans l’« économie de la con- à la « force létale omniprésente de la
naissance« , les professionnels font na- suprématie blanche. ». Cette force om-
turellement preuve de plus de déférence niprésente, ils sont spécialement quali-
envers les experts, puisque la monnaie fiés pour la détecter grâce à leurs con-
de base de l’économie de la connaissance naissances scientifiques. Les éditoriaux
est le prestige épistémique. de revues telles que The Lancet, The
Ce clivage s’est superposé au New England Journal of Medicine, Sci-
schisme préexistant qui s’est organisé entific American et même Nature par-
autour du président Trump, la popula- lent désormais le langage de la théorie
tion étant triée entre les bonnes et les de la race critique, invoquant les mi-
mauvaises personnes. Pour les profes- asmes invisibles de la « blancheur »
sionnels, ce n’est pas seulement le statut comme outil d’explication, variable de
de leur âme, mais aussi leur position contrôle et justification de toute pre-
et leur viabilité dans l’économie insti- scription politique pandémique à laque-
tutionnelle qui dépendent du fait de se lle il semble bon de s’aligner.
trouver ostensiblement du bon côté de La science est remarquablement
ce clivage. Selon le binaire manichéen claire. Elle a également été détournée
établi en 2016, le point d’interrogation à des fins expansives. En février 2021,
la revue médicale The Lancet a con- tique » et à s’arroger des pouvoirs qui
voqué une commission sur la politique l’autoriseraient à se passer du Congrès et
publique et la santé à l’ère Trump pour à gouverner par fiat exécutif. De façon
déplorer la politisation de la science inquiétante, on nous prépare à des « ver-
par le président - tout en exhortant à rouillages climatiques. ».
des « propositions dirigées par la sci-
ence » qui aborderaient la santé publique
La sagesse de l’Orient
par le biais de réparations pour les
descendants d’esclaves et d’autres vic- Les nations occidentales disposent
times d’oppression historique, le ren- depuis longtemps de plans d’urgence
forcement de la discrimination positive pour faire face aux pandémies, dans
et l’adoption du Green New Deal, en- lesquels les mesures de quarantaine sont
tre autres mesures. Il est certainement délimitées par des principes libéraux -
possible de défendre de telles politiques respectant l’autonomie individuelle et
avec sincérité, librement et avec toute la évitant autant que possible la coercition.
considération requise. De nombreuses Ainsi, ce sont les personnes déjà infec-
personnes l’ont fait. Mais il se peut tées et les personnes particulièrement
aussi que le tri moral et l’insécurité qui vulnérables qui devaient être isolées, par
en résulte chez les professionnels tech- opposition à l’enfermement des person-
nocrates les incitent à s’en remettre aux nes en bonne santé chez elles. La Chine,
activistes et à adhérer à des visions plus en revanche, est un régime autoritaire
ambitieuses d’une société transformée. qui résout les problèmes collectifs par
Le succès spectaculaire de la « santé un contrôle rigoureux de sa popula-
publique« , qui a permis d’obtenir un tion et une surveillance omniprésente.
consentement craintif de la population Par conséquent, lorsque la pandémie
pendant la pandémie, a suscité une de COVID a commencé pour de bon,
ruée vers tout projet technocratique- la Chine a verrouillé toutes les activ-
progressiste qui aurait peu de chances ités à Wuhan et dans d’autres régions
d’aboutir s’il était poursuivi de manière touchées. En Occident, on a simple-
démocratique, et l’a présenté comme ment supposé qu’un tel plan d’action
une réponse à une menace existentielle. n’était pas envisageable.
Au cours de la première semaine de Comme l’épidémiologiste britan-
l’administration Biden, le chef de la nique Neil Ferguson l’a déclaré au
majorité du Sénat a exhorté le prési- Times en décembre dernier : « C’est un
dent à déclarer une « urgence clima- État communiste à parti unique, avons-
nous dit. Nous pensions que nous ne plus » de la population avait déjà été tuée
pourrions pas nous en sortir avec [les par le Covid. Environ 50 % des per-
lockdowns] en Europe... et puis l’Italie sonnes interrogées avaient une estima-
l’a fait. Et nous avons réalisé que nous tion plus réaliste de 1 %. Le chiffre réel
pouvions le faire. » Il a ajouté que était d’environ un dixième de un pour
« De nos jours, le lockdown semble in- cent. La perception du public du risque
évitable. ». de mourir du Covid était donc gonflée
Ainsi, ce qui avait semblé impossible d’un à deux ordres de grandeur. C’est
en raison des principes de base de la so- très significatif.
ciété occidentale semble désormais non L’opinion publique compte beau-
seulement possible, mais inévitable. Et coup plus en Occident qu’en Chine.
cette inversion complète s’est produite Ce n’est que si les gens ont suffisam-
en l’espace de quelques mois. ment peur qu’ils renonceront à leurs
L’acceptation d’un tel marché sem- libertés fondamentales au nom de la
ble dépendre entièrement de la gravité sécurité - c’est la formule de base du
de la menace. Il y a sûrement un point Léviathan de Hobbes. Attiser la peur
de danger au-delà duquel les principes est depuis longtemps un élément es-
libéraux deviennent un luxe inabord- sentiel du modèle économique des mé-
able. Le Covid est en effet une mal- dias de masse, qui semble être en voie
adie très grave, avec un taux de létalité d’intégration avec les fonctions étatiques
environ dix fois supérieur à celui de la en Occident, dans une symbiose de plus
grippe : environ un pour cent des per- en plus étroite. Alors que le gouverne-
sonnes infectées en meurent. Toutefois, ment chinois recourt à la coercition ex-
contrairement à la grippe, ce taux de térieure, en Occident, la coercition doit
mortalité est tellement biaisé par l’âge venir de l’intérieur, d’un état mental de
et d’autres facteurs de risque, qu’il varie l’individu. L’État est nominalement en-
de plus de mille fois entre les très jeunes tre les mains de personnes élues pour
et les très vieux, que le chiffre global de représenter le peuple, il ne peut donc pas
1 % peut être trompeur. En novembre être un objet de peur. Quelque chose
2020, l’âge moyen des personnes tuées d’autre doit être la source de la peur, de
par le Covid en Grande-Bretagne était sorte que l’État peut jouer le rôle de nous
de 82,4 ans. sauver. Mais pour jouer ce rôle, il faut
que le pouvoir de l’État soit dirigé par
En juillet 2020, 29% des citoyens des experts.
britanniques pensaient que « 6 à 10 % ou
 Au début de 2020, l’opinion qu’il pourrait être très difficile de revenir
publique a accepté la nécessité d’une à une situation différente de celle de la
suspension à court terme des libertés Chine.
fondamentales en supposant qu’une fois Comme le dit Lord Sumption,
l’urgence passée, nous pourrions rede- « Lorsque vous dépendez, pour vos lib-
venir des non-chinois. Mais cela revient ertés fondamentales, d’une convention
à supposer une robustesse de la cul- plutôt que de la loi, une fois que la
ture politique libérale qui n’est peut-êtreconvention est rompue, le charme est
pas justifiée. Lord Sumption, juriste et rompu. Lorsque vous arrivez à une sit-
membre retraité de la Cour suprême du uation où il est impensable d’enfermer
Royaume-Uni, plaide pour que les lock- les gens, au niveau national, sauf lorsque
downs en Occident soient considérés quelqu’un pense que c’est une bonne
comme le franchissement d’une ligne idée, alors franchement, il n’y a plus de
qui ne risque pas d’être franchie. Dans barrière du tout. Nous avons franchi ce
un entretien avec Freddie Sayers à Un- seuil. Et les gouvernements n’oublient
Herd, il souligne que, selon la loi, le pas ces choses-là. Je pense que c’est
gouvernement dispose de larges pou- un modèle qui finira par être accepté,
voirs pour agir en cas d’urgence. « Il y si nous ne faisons pas très attention,
a beaucoup de choses que les gouverne- comme un moyen de traiter toutes
ments peuvent faire et qu’il est générale- sortes de problèmes collectifs. » Aux
ment admis qu’ils ne devraient pas faire. États-Unis comme au Royaume-Uni, le
Et l’une d’entre elles, jusqu’en mars gouvernement dispose d’immenses pou-
dernier, était d’enfermer des personnes voirs. « La seule chose qui nous protège
en bonne santé dans leurs maisons. » de l’utilisation despotique de ce pouvoir
Il fait l’observation burkéenne que est une convention que nous avons dé-
notre statut de société libre repose, non cidé d’écarter. »
pas sur des lois, mais sur une conven- Il est clair qu’une admiration pour la
tion, un « instinct collectif » sur ce que gouvernance à la chinoise a fleuri dans
nous devrions faire, enraciné dans des ce que nous appelons l’opinion centriste,
habitudes de pensée et de sentiment en grande partie en réponse aux boule-
qui se développent lentement au fil des versements populistes de l’ère Trump et
décennies et des siècles. Ces conven- du Brexit. Il est également clair que
tions sont fragiles. Il est beaucoup plus la « science » (par opposition à la sci-
facile de détruire une convention que ence réelle) joue un rôle important à
d’en établir une. Cela laisse entendre
cet égard. Comme d’autres formes de
démagogie, le scientisme présente des
faits stylisés et une image tronquée de la
réalité. Ce faisant, il peut générer des
peurs suffisamment fortes pour rendre
les principes démocratiques caducs.
La pandémie est maintenant en
recul et les vaccins sont disponibles
pour tous ceux qui le souhaitent dans
la plupart des régions des États-Unis.
Mais de nombreuses personnes refusent
d’abandonner leurs masques, comme si
elles avaient rejoint un nouvel ordre re-
ligieux. Le large déploiement de la
peur comme instrument de propagande
d’État a eu un effet désorientant, de
sorte que notre perception du risque s’est
détachée de la réalité.
Nous acceptons toutes sortes de
risques au cours de la vie, sans y penser.
En choisir un et en faire l’objet d’une
attention particulière, c’est adopter un
point de vue déformé qui a un coût réel,
payé quelque part au-delà de la limite
du champ de vision. Pour s’en sortir -
pour replacer les risques dans leur con-
texte - il faut affirmer la vie, se recentrer
sur toutes ces activités utiles qui élèvent
l’existence au-delà du simple état végé-
tatif.
Perdre la face
Peut-être la pandémie n’a-t-elle fait
qu’accélérer, et justifier officiellement,
notre long glissement vers l’atomisation.
Par la nudité de nos visages, nous nous
rencontrons en tant qu’individus et, ce
faisant, nous vivons des moments fu-
gaces de grâce et de confiance. Cacher
nos visages derrière des masques revient
à retirer cette invitation. Cela doit être
politiquement significatif.
C’est peut-être à travers ces mo-
ments microscopiques que nous prenons
conscience de nous-mêmes en tant que
peuple, liés par un destin commun.
C’est ce qu’est la solidarité. La solidar-
ité, à son tour, est le meilleur rempart
contre le despotisme, comme le notait
Hannah Arendt dans Les origines du
totalitarisme. Le retrait d’une telle ren-
contre est désormais marqué du sceau
du civisme, c’est-à-dire de la bonne hy-
giène. Mais de quel régime devons-
nous être citoyens ?
« Suivre la science pour minimiser
certains risques et en ignorer d’autres
nous dispense d’exercer notre propre
jugement, ancré dans un certain sens de
ce qui fait la valeur de la vie. Cela nous
dispense également du défi existentiel
de nous jeter dans un monde incertain
avec espoir et confiance. Une société
incapable d’affirmer la vie et d’accepter
la mort sera peuplée de morts-vivants,
d’adeptes d’un culte de la demi-vie qui On a dit qu’un peuple a le gouverne-
réclament toujours plus de conseils de la ment qu’il mérite.
part des experts.