Vous êtes sur la page 1sur 11

Changement énergétique et rapport au monde

Laure Dobigny*

* CETCOPRA, Paris 1 Panthéon-Sorbonne


17 rue de la Sorbonne
75005 Paris, France

Le contexte énergétique actuel, à savoir l’épuisement des ressources


fossiles et les risques environnementaux encourus, révèle la nécessité d’un

question émergent d’une part divers projets d’alternatives énergétiques

technique distinctement de celle de la consommation


usages sont en effet intimement liés aux choix techniques dans le domaine
de l’énergie. Et opérer cette distinction, c’est aussi affirmer que les choix
techniques n’ont ni lien ni incidence sur la société.

d’une centrale nucléaire, l’expression d’une toute autre façon de concevoir


et d’être au monde, en ce qu’ils s’inscrivent dans un tout autre rapport à la

évolutionnisme technique ou déterminisme énergétique, nos choix techniques


conception particulière

aussi, nécessairement, un changement social, en tant que modification de


cette conception du monde, conception qui est bien davantage caractérisée
par la technique employée que par l’énergie utilisée.

l’utilisation d’énergies renouvelables en autonomie, nous montre en effet


qu’ainsi, les acteurs s’inscrivent dans un tout autre rapport à l’énergie et à
la nature, mais également, dans une autre solidarité.

dans la continuité du système énergétique actuel ou dans un réel changement


technique qui, s’il permettait une modification des usages, conduirait également
à une nouvelle organisation sociale ?

215
ÉNERGIE ET SOCIÉTÉ : SCIENCES, GOUVERNANCES ET USAGES

Les ressorts du changement énergétique


Si un changement énergétique apparaît aujourd’hui impératif, il s’agit
cependant de s’interroger sur ce qui peut conduire à un tel changement.

technique1 ne nous permettent pas une telle compréhension. En effet, si l’on

est de constater qu’il n’y a pas de substitution totale d’une énergie par une

utilisées, il y a donc bien davantage « cohabitation » que substitution, même


si les proportions sont inégales.

qui se traduit ici en terme d’efficacité énergétique. Et s’il y a bien eu des

ne semble pas davantage pouvoir les expliquer. En effet, lorsque le charbon


et la machine à vapeur commencent à être utilisés, leur rendement est alors

alors que, s’il permet la mise en place d’un grand réseau, il est bien plus
entropique que le courant continu en petit réseau. Et le fait que l’hydrogène
ait un bilan énergétique négatif n’empêche pas son choix actuellement. Ce
n’est pas parce que ce choix n’est pas techniquement rationnel qu’il ne sera
pas fait, puisque le choix technique ne repose justement pas sur la rationalité
technique. Si rationalité il y a, elle se situe ailleurs.

tionnés dans le temps, vers d’avantage d’efficacité : « on ne choisit pas une


technique parce qu’elle est plus efficace, mais c’est parce qu’on la choisit

L’histoire de l’énergie n’est donc pas celle d’une évolution linéaire,


de l’usage de l’énergie humaine à celui du nucléaire. Elle se révèle plutôt
sinueuse, allant de découvertes d’énergie dont l’utilisation ne se produira
que bien plus tard, d’abandons relatifs puis de réutilisations postérieures

ou les biocarburants.

d’une autre, un certain déterminisme énergétique, comme l’épuisement d’une

nouvelle énergie ne coïncide pas avec une période de crise, et une crise

1 À savoir le postulat d’une évolution linéaire et autonome de la technique, vers toujours


plus d’efficacité. Sur une critique de ces théories, cf. Gras, 2003.

216
L’INDIVIDU MODERNE FACE AUX ENJEUX ÉNERGÉTIQUES

le cas, le changement est contextuel à la crise, et non déterminé par elle.


choix entre diverses possibilités. Si la crise

rien une fatalité, et n’a d’ailleurs pas été unanime en Europe.

les alternatives sociales ne se résument pas aux simples alternatives


énergétiques
résultat d’un choix collectif, déterminé par le sens social que revêt son usage,
dans un contexte spécifique.
L’énergie employée et les techniques mises en œuvre dans son
appropriation témoignent en effet directement de notre rapport au monde
naturel et social. Et ce, par la triple dimension de l’énergie : la source d’énergie
est un phénomène naturel, le convertisseur est une technique et, en tant
que telle, un intermédiaire entre l’homme et la nature, ainsi qu’entre les

une construction sociale.


L’usage d’une énergie et de son convertisseur est donc aussi à
comprendre comme moyen d’action sur le monde, tant naturel que social. Le
e
siècle
parce qu’il permettait de se soustraire aux privilèges et bans seigneuriaux
auxquels était soumise l’utilisation du moulin à eau . Le choix du moulin à
vent, dans ce contexte social spécifique, portait bien une revendication et

domination, donc dans une conception singulière de la place de l’homme

Loin de tout évolutionnisme technique ou déterminisme matérialiste,


le choix énergétique non seulement caractérise, mais est aussi déterminé
par une certaine conception du monde, induisant un rapport spécifique à la
bien-être social,
impliquant une organisation sociale spécifique.
Les usages énergétiques sont donc fortement liés aux choix techniques.

notre conception du monde et vision de la nature, et non pas seulement

2 Les cours d’eau étant annexés à une propriété. Et c’est bien dans une période de pro-
testation contre les banalités que se développe le moulin à vent (Debeir, Deléage, Hémery,
1986).

217
ÉNERGIE ET SOCIÉTÉ : SCIENCES, GOUVERNANCES ET USAGES

technique employées contiennent et engagent un certain rapport au monde.

les acteurs dans un autre rapport à l’énergie, à la nature, mais aussi dans
une nouvelle solidarité.

Changement énergétique et implications sociales

auprès de personnes en autonomie énergétique totale ou partielle dans


. Ce choix
énergétique dans l’habitat ne doit pas être compris comme l’apanage
d’un engagement écologique radical, voire d’une population favorisée. S’il
y a bien, parmi les acteurs rencontrés, une dimension écologique dans ce

en cause de la consommation et des moyens de production, ainsi que d’une


dimension économique, pédagogique et d’équité sociale, notamment à travers

les rendre accessibles au plus grand nombre.

à cause de sa gratuité d’utilisation, ce qui invaliderait cette alternative à

ce qu’elle révèle au contraire, est que cet usage conduit à la sobriété

des lieux de production et de consommation d’énergie : avoir conscience


de la production amène à consommer différemment. La proximité de la
de

acquiert une valeur symbolique qui s’oppose à son gaspillage. La connaissance


du système technique donne donc sa valeur

directement les usages et la consommation d’énergie.


Et la valeur qu’acquiert l’énergie pour les acteurs est la stricte

bien rare et précieux. Ce renversement de valeur tient à la visibilité de la

3 Basée sur des entretiens et observations, cette étude a été effectuée dans diverses
régions de France, en s’attachant à varier les zones d’habitation (urbain, péri-urbain et rural)
ainsi que les situations professionnelles et familiales des interviewés (Dobigny, 2005).
4 Selon M. Heidegger, en effet, « Le pro-duire fait passer de l’état caché à l’état non ca-
ché, il présente (bringt vor). Pro-duire (her-vorbringen) a lieu simplement pour autant que
quelque chose de caché arrive dans le non-caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan,
dans ce que nous appelons le dévoilement » (Heidegger, 1954).

218
L’INDIVIDU MODERNE FACE AUX ENJEUX ÉNERGÉTIQUES

sur la satisfaction des besoins. L’autonomie conduit donc également à une


inversion de la logique de consommation moderne : ce n’est pas la satisfaction
d’un besoin qui amène à consommer de l’énergie, mais la présence d’énergie

nature nous donne, quand elle nous le donne » témoigne un acteur. Est
ainsi adopté un mode de consommation économe, arbitré en fonction de

La visibilité de la production fait sens, elle rend conscient de l’énergie mise


en œuvre ainsi que de l’acte de consommation, et acquiert donc une valeur.
Cette valeur conférée à l’énergie sort alors du cadre de l’habitat : s’instaure

choix quotidiens de biens de consommation.

il s’agit en effet de se greffer sur un phénomène naturel sans le modifier,

de l’acteur aux phénomènes naturels pour ses besoins énergétiques. Cette


dépendance modifie et, en même temps, inscrit l’acteur dans un autre rapport

de préservation et d’usage raisonné tant de l’énergie, que des ressources

la production d’énergie, mais qui est à comprendre comme « attention


de » et rompt radicalement avec une position d’extériorité, d’indifférence
ou de maîtrise. Certains utilisateurs acquièrent ainsi une connaissance
météorologique très précise, basée par exemple sur l’orientation de leur
éolienne.
L’usage de ces techniques s’inscrit donc davantage dans un rapport
de cohabitation
conception « écocentrée » du monde.

Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’autonomie ne conduit

s’instaure en effet un échange de savoirs et d’expériences, la création de


groupe de pairs, ainsi que des relations et entraides avec le voisinage, autour
de l’énergie et de la panne.

219
ÉNERGIE ET SOCIÉTÉ : SCIENCES, GOUVERNANCES ET USAGES

en effet, on a conscience de la nécessité de l’autre, notamment en cas de

le voisin par exemple. S’il s’instaure de nouveaux liens sociaux, c’est parce
que l’autonomie en révèle l’importance. En revanche, dans nos sociétés
illusion d’autonomie et
d’inutilité de l’autre pour la satisfaction de ses besoins. L’autre est effectivement
invisible, il n’est que service ou bien marchand, comme l’intervention de

solidarité reposant

Cette autonomie en premier lieu énergétique a aussi des répercussions


plus globales sur la liberté d’un individu ou d’une localité. L’autonomie et
la sobriété permettent en effet de s’extraire de cercles de dépendance qui

des objectifs non salariés, qu’il s’agissent d’activités culturelles, sociales ou

de « fait » qui engage avant tout une autonomie de pensée, comme processus,

L’autonomie d’une commune permettrait, de façon identique, la


réalisation d’autres objectifs collectifs, ainsi qu’une plus grande liberté dans

ce système énergétique à sa généralisation, peut être discuté et diverger

énergétique conduirait nécessairement à une modification de l’organisation


sociale.

De la corrélation changement énergétique –


changement social
Les choix techniques ont donc également, de par leur usage, des
conséquences sociales. Conséquences qui ne s’imposent pas extérieurement

changement social qui conduit à l’obsolescence d’un système énergétique

que les changements énergétiques ont des conséquences sociales, voire


philosophiques, tant idéelles, que par la concrétude d’un rapport au monde
et aux autres que la technique permet. En effet, si le choix énergétique

220
L’INDIVIDU MODERNE FACE AUX ENJEUX ÉNERGÉTIQUES

son adoption et usage ont une « efficacité symbolique » et réalisent le passage

l’adoption d’une technique modifie à son tour le social, aux conséquences


impensées lors de son choix, notamment par de nouveaux usages dans les
rapports sociaux. Elle peut également conduire à remettre en cause les

de montrer les limites d’une conception du monde qui sépare la nature


de l’homme, démontrant que lorsque nous abandonnons nos artefacts, ils

une nature « vivante » en interaction avec l’homme ?

changement social, et d’autre part, entre système énergétique et organisation

technique : un changement radical de technique ne conduirait pas, mais


proviendrait d’un changement social radical.

des usages, ou dans la continuité des technologies modernes ?

Continuité, ou Rupture
Les alternatives émanant des pouvoirs étatiques ou industriels, qu’il

situent en totale continuité technologique, et donc aussi, dans la linéarité


de nos usages énergétiques.
Elles reposent sur cette même conception « moderne » du monde,

ce même rapport à la nature, il faut bien se garder de croire que les

fossiles en est par ailleurs le révélateur. Et tous les développements actuels

5 Bien que cette notion soit attachée à la pratique de rites (Lévi-Strauss, 1958), nous
considérons qu’elle puisse faire sens à propos de la technique.

221
ÉNERGIE ET SOCIÉTÉ : SCIENCES, GOUVERNANCES ET USAGES

en compte l’environnement6 de l’homme, préserver son « contexte », n’est


pas une conception d’extériorité radicale entre l’homme et la nature, elle
n’en reste pas moins une vision anthropocentriste du monde. La nature
est toujours un immense réservoir de ressources, mais qu’il faut préserver,
voire faire fructifier, pour permettre l’existence future de l’homme.

pas d’extériorité entre l’homme et nature, mais une nature « processus »


agir sur la nature c’est toujours aussi agir sur la
société
système technique, serait nécessairement aussi modifier notre organisation
sociale.
technique employée
qui caractérise une certaine conception du monde naturel et social. Les
convertisseurs sont en effet indissociables du système énergétique dans lequel
ils s’insèrent : de grandes unités de production d’énergie n’ont de sens que

est inatteignable : ne sont remises en cause, ni la surproduction d’énergie,


ni les considérables pertes. Et interroger les besoins et consommations
énergétiques est en fait impossible avec un tel réseau. Cette énergie invisible,
immédiate et immatérielle empêche toute conscience de sa mise en œuvre

pourraient donc cesser d’augmenter, voire se stabiliser.

autre rapport à la nature et l’énergie, et ne peut être sans implications


sur l’organisation sociale. Car il s’agit bien d’aller vers une autonomie : de
nombreuses communes font en effet le choix de techniques dont elles

la régie des réseaux d’eau.


Ce processus d’autonomisation énergétique, encore plus installé dans
d’autres pays européens, ne peut être que l’expression d’une tout autre
façon de concevoir et d’être au monde et, en tant que tel, le signe avant
coureur d’un profond changement social à venir, mais déjà « en œuvre ».

énergétiques s’insérant dans un système technique identique, toutes


6 L’usage de ce mot exprime à lui seul la prégnance d’une conception anthropocentriste
(Grinevald, 2005).

222
L’INDIVIDU MODERNE FACE AUX ENJEUX ÉNERGÉTIQUES

énergies confondues, démontrent bien la prégnance d’une conception qui


sépare la nature de l’homme, en essayant, sans pouvoir y parvenir, par une

technique était hors de la société et la société hors de la nature. Et d’autre


part, un système alliant alternative technique, baisse des consommations
et autre rapport à la nature, mais induisant nécessairement une nouvelle
organisation sociale.

mises en œuvre pour son appropriation se révèlent un formidable miroir

l’énergie se situe au centre de nos sociétés occidentales, sur laquelle


ne repose pas seulement la matérialité de nos modes de vie mais aussi
notre organisation sociale, qu’elle soit politique, économique, technique

répondre distinctement à la question de l’épuisement des ressources fossiles


d’une part, et de la nécessaire baisse de consommation d’autre part. Les

aussi s’inscrire dans un autre rapport au monde, incluant un changement


radical de système énergétique, mais alors aussi de société.

Bibliographie
L’institution imaginaire de la société
Les servitudes de la puissance, Une histoire
de l’énergie
Des énergies renouvelables à la sobriété énergétique, Etude socio-
anthropologique des EnR dans l’habitat individuel en France

Revue d’économie industrielle


Fragilité de la puissance
Penser
et agir avec Illich, Balises pour l’après-développement,

Les sens de l’évolution technique

, 1997. Du bon usage de la nature

223
ÉNERGIE ET SOCIÉTÉ : SCIENCES, GOUVERNANCES ET USAGES

Anthropologie structurale

L’énergie de demain : techniques, environnement, économie

Essais et Conférence

224
Questions :

1/ À quoi la « nécessité d’un changement énergétique » (p. 215) fait-elle référence


selon vous ?

2/ Qu’est-ce que le « déterminisme énergétique » (p. 216) ? Résumez les arguments


de l’autrice concernant sa conception de l’« histoire de l’énergie ».

3/ Comment l’autrice caractérise-t-elle l’énergie ?

4/ Sur quoi se fondent les choix énergétiques selon l’autrice ?

5/ Définissez la notion de « sobriété énergétique » (p. 218).

6/ Comment évolue la consommation énergétique des « personnes en autonomie


énergétique totale ou partielle » (p.218) enquêtées par l’autrice ? Pour quelles
raisons ?

7/ Qu’est-ce qu’une « conception “écocentrée” du monde » (p. 219) ? À quel type de


conception peut-on l’opposer ?

8/ Les « choix techniques » (p. 220) relèvent-ils d’une rationalité parfaitement


autonome séparée du « social » ? Argumentez.

9/ Selon l’autrice, les EnR sont-elles réductibles à la catégorie de « technique » ?

Vous aimerez peut-être aussi