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« La technologie
a trop d’impact
sur la planète pour
être la solution »
L’idée que l’innovation nous sauvera de l’épuisement
des ressources et des changements climatiques
est une illusion dangereuse, prévient l’ingénieur
Philippe Bihouix, qui appelle à multiplier
les démarches « low tech » et à privilégier la sobriété
C’
physiques de la croissance ?
est la conviction de nombreux Effectivement, la croissance à long terme
décideurs : dans le combat mon- est une absurdité en tant que telle. Imagi-
dial contre le changement cli- nons que la consommation d’énergie
matique, l’innovation technolo- croisse de 2 % par an – en réalité, on a fait
gique est une des clés de la réus- un peu plus ces dernières décennies.
site pour faire baisser nos émis- A l’échelle de l’humanité, ça veut dire un
sions de gaz à effet de serre. Pour Philippe doublement de la consommation tous les
Bihouix, au contraire, cette fuite en avant trente-sept ans. Cela s’appelle une expo-
technologique ne nous sauvera pas, et il est nentielle. Si on multiplie par deux tous les
urgent d’imaginer un monde entretenant trente-sept ans, dans mille ans, il faudrait
un autre rapport à l’innovation. Ingénieur, il avoir multiplié la consommation par
a notamment écrit en 2014 L’Age des low tech. 400 millions – 390 millions exactement. Et
Vers une civilisation techniquement soutena- dans mille cinq cents ans, il faudrait avoir
ble (Seuil), ce diplômé de l’Ecole centrale de la puissance de l’étoile solaire. Pas de ce que
Paris est aujourd’hui directeur général le Soleil envoie sur Terre : la puissance de
d’AREP, la plus grande agence d’architecture l’étoile, intégralement. Donc les partisans
de France. Dans cet épisode du podcast de la fusion nucléaire peuvent nous dire
« Chaleur humaine », diffusé sur le site du qu’on va trouver un système formidable,
Monde le 8 novembre, il explique que davan- mais on ne fera jamais des réacteurs
tage de technologie, cela signifie plus de ma- nucléaires de la taille de l’étoile solaire.
tières premières, plus d’énergie, et donc plus C’est de la science-fiction.
d’impact, à différents niveaux, sur la planète. de l’ONU pour le climat, plaident pour On peut quand même souligner
On a déjà découvert et maîtrisé le développement massif de l’éolien, les bénéfices qu’apporte la technologie
Face à l’ampleur de la crise climatique, de nouvelles sources d’énergie, qu’est-ce du solaire et des batteries – en plus dans nos vies. On le voit par exemple
l’idée qu’« on trouvera bien une qui nous empêche de continuer de la sobriété – pour se débarrasser dans le secteur de la santé, comme pour
solution », sous-entendu une solution et d’en faire un usage rationnel pour « IL NE FAUT SURTOUT des énergies fossiles. Vous semblez le cas des vaccins…
technologique, revient souvent.
Qu’il s’agisse de l’hydrogène,
poursuivre une forme de croissance ?
Il y a deux voies pour ça. Une voie techno-
PAS LAISSER ne pas croire à cette option qui mobilise
beaucoup de ressources…
Oui, il ne faut pas forcément jeter le bébé
avec l’eau du bain. L’innovation technologi-
de la fusion nucléaire ou de la logique et une voie économique. Je com- À DES EXPERTS Je ne suis absolument pas contre le solaire que apporte un certain nombre de bien-
numérisation… Pourquoi ne partagez- mence par la voie économique. L’idée, c’est ou l’éolien, mais je m’insurge contre le rêve faits. La question médicale est intéressante :
vous pas cet espoir ? de faire du découplage entre la croissance LE FAIT qui consisterait à dire qu’on va pouvoir quand on veut faire passer en force des
Parce que les technologies ont un im- du PIB [produit intérieur brut] d’un côté et maintenir notre niveau de consommation technologies, comme la 5G, on parle tout
pact : elles consomment des ressources de l’autre la consommation d’énergie, les
DE DÉCIDER QUE et de confort, de mobilité, simplement en de suite du télé-chirurgien, des ambulances
non renouvelables, souvent des ressources émissions de CO2, la consommation de TELLE TECHNOLOGIE remplaçant une couche d’énergie fossile par connectées. Sur les jets privés, on explique
métalliques, que l’on doit piocher dans la matière, etc. Il y a aujourd’hui un décou- des solutions d’énergies renouvelables. Si que c’est utile pour les transplantations
croûte terrestre. Et même si on a à notre plage relatif, c’est-à-dire que le PIB monte OU TEL USAGE SERA on veut maintenir le niveau de vie à l’occi- cardiaques… L’argument de la médecine,
disposition des milliers de fois l’énergie né- un peu plus vite que la consommation dentale, et promettre ce niveau de vie à l’en- évidemment, c’est la moins contestable de
cessaire à l’humanité qui nous tombe sous d’énergie. Par contre, on n’arrive pas en- UTILE OU NON. C’EST semble des pays du monde, le besoin généré toutes les promesses technologiques.
forme de soleil, on a besoin de convertis- core à faire un découplage absolu, une EFFECTIVEMENT UNE en métaux est, à mon avis, très complexe à Le penseur de la technique Jacques Ellul
seurs, pour capter cette énergie, la transfor- courbe du PIB qui continuerait à monter gérer. Il faut aller les chercher plus profon- disait qu’on entend souvent que la techno-
mer en électricité, ou la stocker. Et pour avec une décroissance d’énergie, de ma- QUESTION DE DÉBAT dément, en consommant plus d’énergie ; il logie, c’est quelque chose de neutre,
cela, on a besoin de beaucoup de métaux. tière, de pollution… Surtout, ça a ses limi- faudra peut-être aller dans les océans, mais qu’avec un couteau je peux éplucher des
C’était un impensé il y a une dizaine ou une tes : on ne fera jamais un découplage d’un DÉMOCRATIQUE » cela pose des questions d’impact sur la bio- carottes ou je peux assassiner mon voisin.
quinzaine d’années. Aujourd’hui, l’Agence facteur 390 millions. Une voiture qui con- diversité et d’industrialisation de l’océan Mais lui disait que la technologie n’est ni
internationale de l’énergie, l’Organisation somme 390 millions de fois moins d’éner- profond. Il y a des gens qui fantasment sur positive, ni négative, ni neutre. Elle est tou-
de coopération et de développement éco- gie qu’aujourd’hui, ça ne s’appelle même la Lune ou les astéroïdes. Mais, globale- jours ambivalente, toujours à la fois posi-
nomiques, la Banque mondiale, la Com- pas un vélo, ça sera très compliqué à faire. ment, je pense que le niveau d’extraction tive et négative. C’est toujours très difficile
mission européenne, tout le monde recon- L’autre aspect est technologique. Il n’est pas soutenable. L’effort de déploie- d’éviter les mésusages par rapport aux
naît qu’il va y avoir un incroyable besoin consiste à dire que cette grande quantité de ment industriel lui-même est à mon avis bons usages.
d’extraction de ressources pour nourrir métaux qu’on va devoir extraire pour difficilement atteignable.
une transition avec beaucoup d’énergies nourrir l’installation de panneaux pho- Plus on va faire de la sobriété, de la réduc- En fait, ce que vous dites, c’est qu’il faut
renouvelables, et avec le passage à l’électri- tovoltaïques, d’éoliennes, on va pouvoir la tion à la source, des économies d’énergie et distinguer en fonction des usages.
que de la mobilité. Cela va créer une ten- recycler, faire de l’économie circulaire. On de ressources, plus ça sera facile de faire la C’est ce que vous appelez le
sion sur des métaux comme le cuivre, le peut refaire des câbles de cuivre à l’infini en transition. Si on veut maintenir l’existant, « discernement technologique »…
zinc, le nickel, ou des métaux dits « plus ra- les refondant, avec quasiment pas de per- continuer à tous se balader avec des voitu- Cette notion de discernement technolo-
res », comme le lithium ou le cobalt, que tes, c’est vrai. Mais, en réalité, ce discours res de 2 tonnes et avec le même niveau de gique, ou de « techno-discernement », que
l’on utilise dans les batteries lithium-ion ne marche pas pour la plupart des métaux. mobilité, là, ça risque d’être très complexe. je trouve très importante, consiste à se dire
pour les véhicules électriques. Il y a une trentaine de métaux, sur la que, bien sûr, on peut utiliser les technolo-
La multiplication de ces besoins a évi- soixantaine qu’on utilise dans l’ensemble gies. Il faut juste reconnaître qu’elles ont
demment des conséquences en termes
énergétiques, climatiques et en termes de
de nos industries, qui sont recyclés, à
l’échelle mondiale, à moins de 1 %. Ce sont LE PROFIL toujours un impact parce qu’elles consom-
ment de l’énergie, parce qu’elles consom-
biodiversité. Ça ne se voit pas forcément les petits métaux des nouvelles technolo- ment de manière inéluctable des ressour-
parce que c’est loin de chez nous, mais il va gies, les fameuses terres rares, le palla- ces qui ne seront pas disponibles pour les
y avoir un besoin de multiplication par dium, le tantale… Dans les objets très tech- générations futures, parce qu’elles abîment
deux, cinq, dix, cinquante, selon les scéna- nologiques comme les smartphones, on
Philippe Bihouix
la biodiversité.
rios et selon les métaux. Cela crée un défi trouve une quarantaine de métaux diffé- Diplômé de l’Ecole centrale de Paris, il est ingénieur, Donc il faut se poser la question de l’uti-
de déploiement industriel et minier qui est rents en très petite quantité, quelques mil- a notamment écrit en 2014 L’Age des low tech (Seuil) lité de l’usage de ces technologies. Dans le
absolument incroyable. ligrammes. Quand ces objets arrivent en et vient de publier, avec Sophie Jeantet domaine médical, on peut ne pas le contes-
fin de vie, ces quelques milligrammes ne et Clémence De Selva, La Ville stationnaire (Actes Sud), ter. Les volumes d’électronique en jeu à
Est-ce que vous partagez l’analyse de représentent pas grand-chose. un ouvrage sur la question de l’étalement urbain l’hôpital sont très limités par rapport aux
l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, selon et les moyens de le stopper. Il est aujourd’hui directeur général objets connectés qui vont équiper des mil-
qui le clivage d’aujourd’hui n’est plus Les scientifiques du Groupe d’experts d’AREP, la plus grande agence d’architecture de France, liards d’utilisateurs. Idem pour le plasti-
entre la gauche et la droite, mais entre intergouvernemental sur l’évolution filiale de la SNCF, qui réalise des infrastructures et des projets que. Je n’ai pas de problème pour des plasti-
les gens qui pensent qu’il y a un monde du climat (GIEC), le groupe d’experts urbains à l’échelle mondiale. ques souples, tout à fait polluants, qui ser-
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JEUDI 29 DÉCEMBRE 2022
térienne, où l’innovation vient rendre cer- sera plutôt des vélos électriques… On pour-
tains emplois obsolètes, caducs et où on rait aller même plus loin, poser la question
mute vers d’autres emplois créés par l’in- du nombre de kilomètres, aller vers une lo-
novation. Pour simplifier à gros traits, on gique de démobilité. Pourquoi habite-t-on
passe des mineurs de charbon aux déve- de plus en plus loin de son travail ? Pour-
loppeurs de métavers. Mais quand il s’agit quoi faut-il faire de plus en plus de kilomè-
de dire qu’il y a certains secteurs qu’il va tres pour déposer les enfants à l’école de
falloir adapter parce qu’ils ne sont plus te- musique, pour aller passer une radio, pour
nables, plus acceptables d’un point de vue aller voir un spécialiste ? Ce sont des ques-
climatique, du point de vue des ressources, tions d’aménagement du territoire.
là, on répond que c’est impossible parce
qu’il faut préserver les emplois. On glorifie C’est un peu l’idée que vous défendez
l’innovation technologique et ce n’est pas dans votre dernier ouvrage, « La Ville
grave si elle détruit des emplois ; et, à côté stationnaire » : vous allez à rebours
de ça, il faudrait être les deux pieds sur le de l’idée de la smart city. Mais à quoi
frein pour tout changement lié à des ques- pourrait ressembler une ville qui serait
tions environnementales. dans une démarche low-tech ?
Aujourd’hui, l’organisation du territoire
J’insiste un peu sur la question des SUV… fait qu’on est obligé de mettre deux loge-
Pour moi, c’est l’exemple parfait du fait ments neufs en chantier quand on a un ha-
qu’on ne vit pas dans une économie tirée bitant de plus, à cause de la décohabitation,
par le consommateur. C’est une légende à cause de la métropolisation. En fait, on
économique de dire qu’à travers mes construit beaucoup de neuf et en même
achats je vais créer des filières. On vit dans temps on crée du vacant, on crée des loge-
une économie poussée. Si je veux une ments sous-occupés. Il y a 3 millions de lo-
petite voiture qui pèse 700 kilos et qui ait gements vacants en France et 8 millions de
150 kilomètres d’autonomie, eh bien elle logements sous-occupés dans la définition
n’est pas disponible, elle n’existe pas. Donc de l’Insee. Si on remplissait tout ça, on
je vais aller dans le panel de ce qu’on va me pourrait loger 12 millions de personnes en
proposer. Et effectivement, il y a eu une in- plus sans construire un mètre carré. Et
flation du poids des voitures. Certains as- pourtant, on explique qu’il faut mettre
pects sont réglementaires, mais c’est es- 500 000 logements en chantier chaque an-
sentiellement parce que la marge sur les née et qu’on n’en a pas assez. Est-ce qu’il ne
grosses voitures est plus importante que faut pas réinvestir plutôt les bourgs, les vil-
sur les petites. Il y a eu de tels gains de pro- lages, les villes moyennes, les sous-préfec-
ductivité dans l’industrie automobile tures, où existe tout ce parc vacant, tout ce
qu’aujourd’hui, si vous vouliez acheter patrimoine qu’on va pouvoir réinvestir ?
l’équivalent d’une voiture de 1980, elle ne
vaudrait vraiment rien. Donc, pour lutter Qu’est-ce qui pourrait générer
contre la déflation et la perte de chiffre d’af- une démarche plus rationnelle
faires, il a fallu faire de l’enrichissement dans l’utilisation des matériaux,
technologique des voitures. Ce n’est pas des ressources et de l’énergie ?
l’industrie qui peut prendre la décision, me Si on regarde le rôle de la puissance publi-
semble-t-il, de réclamer une réglementa- que, la question de la réglementation et des
tion pour faire des voitures plus petites. normes est indispensable. Il ne s’agit pas for-
C’est la puissance publique qui doit siffler cément d’interdire, parce que ça réveille de
la fin de la partie ou donner la règle du jeu. vieux fantômes de l’écologie liberticide, ce
qui suscite des levées de boucliers. Mais il y a
Vous plaidez pour ce qu’on appelle des choses aujourd’hui qui sont interdites,
les « low-tech », des technologies d’autres qui sont autorisées, et on peut faire
de petite échelle, peu gourmandes bouger ça à travers un débat démocratique.
en énergie, facilement réparables, Le deuxième levier, c’est le levier fiscal.
QUENTIN FAUCOMPRÉ adaptables. Concrètement, comment Si demain on veut pouvoir aller vers un
cela peut-il se traduire ? monde de la réparation, de la maintenance,
J’aime bien parler de démarche « low- il faut avoir une fiscalité qui s’adapte, de
tech », plutôt que dire que tel objet est low- manière progressive et en donnant de la
vent de poches de sang. On parle de quel- Parce que, entre-temps, on a développé la tech ou pas. Je prends souvent l’exemple du visibilité aux entreprises, sans prendre à la
ques milliers de tonnes à l’échelle d’un connaissance scientifique, la capacité à lut- vélo. On pourrait dire que c’est un objet gorge des gens qui ont un chauffage au
pays, qu’on va savoir gérer, alors qu’à côté ter contre les invasions avec des systèmes low-tech par excellence. Vous pouvez être fioul ou qui habitent loin de leur boulot.
de ça on va avoir des millions de tonnes biologiques, on comprend mieux l’interac- très autonome, presque le réparer vous- Cela signifie avoir une fiscalité des ressour-
d’usage de plastique qu’on aurait pu éviter. tion entre les sols et les plantes, on va pou- « SI VOUS RÉNOVEZ même, ça a consommé très peu de ressour- ces, du carbone, mais alléger la fiscalité sur