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Laure Dobigny*
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ÉNERGIE ET SOCIÉTÉ : SCIENCES, GOUVERNANCES ET USAGES
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L’INDIVIDU MODERNE FACE AUX ENJEUX ÉNERGÉTIQUES
n’est pas forcément suivie d’un changement d’énergie. Mais lorsque c’est
le cas, le changement est contextuel à la crise, et non déterminé par elle.
Parce qu’il s’agit toujours d’un choix entre diverses possibilités. Si la crise
pétrolière des années soixante-dix va conduire au fort développement du
nucléaire en France, cette période est aussi contemporaine d’un formidable
essor des énergies renouvelables. Celles-ci auraient tout autant pu permettre
une indépendance énergétique à la France. Le choix du nucléaire n’était en
rien une fatalité, et n’a d’ailleurs pas été unanime en Europe.
il n’y a ainsi aucun déterminisme énergétique dans l’histoire, c’est-
à-dire que les alternatives sociales ne se résument pas aux simples alternatives
énergétiques. un changement d’énergie et de convertisseur est toujours le
résultat d’un choix collectif, déterminé par le sens social que revêt son usage,
dans un contexte spéciique.
L’énergie employée et les techniques mises en œuvre dans son
appropriation témoignent en effet directement de notre rapport au monde
naturel et social. Et ce, par la triple dimension de l’énergie : la source d’énergie
est un phénomène naturel, le convertisseur est une technique et, en tant
que telle, un intermédiaire entre l’homme et la nature, ainsi qu’entre les
membres d’un groupe (Gras, 2003). Enin, le système énergétique dans lequel
s’insèrent les convertisseurs est, quant à lui, une organisation socio-technique,
une construction sociale.
L’usage d’une énergie et de son convertisseur est donc aussi à
comprendre comme moyen d’action sur le monde, tant naturel que social. Le
moulin à vent, par exemple, se développa fortement à partir du Xiie siècle
parce qu’il permettait de se soustraire aux privilèges et bans seigneuriaux
auxquels était soumise l’utilisation du moulin à eau2. Le choix du moulin à
vent, dans ce contexte social spéciique, portait bien une revendication et
son usage réalisait cette action sur la société. il s’inscrivait également dans
un rapport particulier à la nature – qui n’était pas celui de prédation ou de
domination, donc dans une conception singulière de la place de l’homme
vis-à-vis de la nature.
Loin de tout évolutionnisme technique ou déterminisme matérialiste,
le choix énergétique non seulement caractérise, mais est aussi déterminé
par une certaine conception du monde, induisant un rapport spéciique à la
nature ; et par une conception toute aussi particulière du bien-être social,
impliquant une organisation sociale spéciique.
Les usages énergétiques sont donc fortement liés aux choix techniques.
Tout d’abord, parce que nos comportements dépendent tout autant de
notre conception du monde et vision de la nature, et non pas seulement
d’une rélexion éthique (Larrère, 1997). Mais aussi parce que l’énergie et la
2 Les cours d’eau étant annexés à une propriété. Et c’est bien dans une période de pro-
testation contre les banalités que se développe le moulin à vent (Debeir, Deléage, Hémery,
1986).
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3 Basée sur des entretiens et observations, cette étude a été effectuée dans diverses
régions de France, en s’attachant à varier les zones d’habitation (urbain, péri-urbain et rural)
ainsi que les situations professionnelles et familiales des interviewés (Dobigny, 2005).
4 Selon M. Heidegger, en effet, « Le pro-duire fait passer de l’état caché à l’état non ca-
ché, il présente (bringt vor). Pro-duire (her-vorbringen) a lieu simplement pour autant que
quelque chose de caché arrive dans le non-caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan,
dans ce que nous appelons le dévoilement » (Heidegger, 1954).
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Continuité, ou Rupture
Les alternatives émanant des pouvoirs étatiques ou industriels, qu’il
s’agisse de l’hydrogène, du « charbon propre », d’iTER, mais aussi des grands
projets EnR, s’insèrent dans le système technique actuel, c’est-à-dire se
situent en totale continuité technologique, et donc aussi, dans la linéarité
de nos usages énergétiques.
Elles reposent sur cette même conception « moderne » du monde,
qui sous-tend l’usage des énergies fossiles et issiles : le rapport d’extériorité –
et de prédation – de l’homme envers la nature. Si l’on comprend aisément
en quoi des alternatives tels que l’hydrogène ou iTER s’inscrivent dans
ce même rapport à la nature, il faut bien se garder de croire que les
grands projets EnR n’en découlent pas tout autant. En quoi la construction
d’énormes barrages hydrauliques ne relève t-elle pas d’une artiicialisation
de la nature, manipulée et dominée ? Que l’énergie hydraulique soit une
des rares EnR à n’avoir jamais été abandonnée malgré l’essor des énergies
fossiles en est par ailleurs le révélateur. Et tous les développements actuels
de grands convertisseurs EnR s’inscrivent dans cette continuité. Si prendre
5 Bien que cette notion soit attachée à la pratique de rites (Lévi-Strauss, 1958), nous
considérons qu’elle puisse faire sens à propos de la technique.
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Bibliographie
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de l’énergie. Paris, Flammarion, 428 p.
DoBiGNY L., 2005. Des énergies renouvelables à la sobriété énergétique, Etude socio-
anthropologique des EnR dans l’habitat individuel en France. Mémoire de Maîtrise, sous la
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GRAS A., 2003. Fragilité de la puissance. Paris, Fayard, 310 p.
GRiNEVALD J., 2005. De la nature de l’économie à l’économie de la nature. in Penser
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GuCHET X., 2005. Les sens de l’évolution technique. Paris, Editions Léo Scheer, coll. Non
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