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1.

Comment Lexi avait-elle pu ne pas reconnaître ce pas familier sur le gravier de l’allée ?
Elle était tellement absorbée par la création d’une nouvelle paire de boucles d’oreilles en
argent qu’elle faillit ignorer l’impérieux coup de sonnette.
L’esprit encore occupé par son travail, elle alla ouvrir et crut recevoir une flèche en plein cœur.
L’imposante silhouette de son mari, planté sur le seuil du cottage, semblait occulter toute la
lumière. Comme un halo, les rayons du soleil jouaient dans sa chevelure d’ébène, et soulignaient
l’immobilité de sa posture.
Elle n’avait pas revu Xenon depuis leur séparation.
La dernière image qu’elle gardait de lui surgit à sa mémoire : Xenon nouant à son cou, d’une
main tremblante de rage, une cravate de soie d’un bleu aussi électrique que le regard furieux qu’il
dardait sur elle.
En cet instant, ce même regard cobalt la détaillait lentement de la tête aux pieds, et Lexi eut
soudain l’impression qu’il la déshabillait.
Xenon ne lui avait-il pas dit, un jour, que, lorsqu’un homme contemple une jeune femme, il ne
peut s’empêcher d’imaginer qu’il lui fait l’amour ?
S’il le disait, c’était sans doute vrai, avait-elle pensé alors. Il avait, sur de tels sujets, une
connaissance qu’elle était bien loin de posséder.
Lexi sentit son cœur battre follement dans sa poitrine.
Que faisait-il là ?
Si, au moins, elle avait pris la peine de se recoiffer !
Non qu’elle se souciât de plaire à Xenon.
Elle n’en était plus là !
Néanmoins, elle avait sa fierté.
Sur son visage, elle lut un étonnement qui n’avait d’égal que le sien.
Celle qui avait ouvert la porte ne devait lui apparaître que comme le pâle reflet de la créature
sophistiquée qui avait, autrefois, fixé sur lui un regard énamouré à travers un voile de tulle.
Aujourd’hui, l’allure de Lexi était celle d’une femme ordinaire. Tout comme son mode de vie.
Fini les toilettes de grands couturiers et les voitures de sport !
D’une main, elle fit passer une mèche rebelle derrière son oreille. Les rendez-vous réguliers
chez les coiffeurs de renom, cela aussi c’était de l’histoire ancienne.
Par contre, rien n’avait changé dans l’apparence de Xenon Kanellis.
Avec son mètre quatre-vingt-dix, ses yeux d’un bleu intense et son teint basané, il dégageait
toujours le charisme fascinant qui faisait de lui une légende vivante dans sa Grèce natale.
Une légende aux traits anguleux, à la beauté ténébreuse, dont Lexi avait espéré ne plus jamais
croiser la route.
— Xe… Xenon, bredouilla-t-elle, comme si elle butait sur ce prénom qu’elle n’avait pas
prononcé depuis longtemps.
Le sourire sardonique qu’elle connaissait si bien se peignit sur le visage de Xenon.
— Ah, lâcha-t-il, tu m’as fait peur ! J’ai cru que tu ne me reconnaissais plus.
Lexi faillit éclater de rire. Comment aurait-elle fait pour ne pas reconnaître Xenon Kanellis ?
Ridicule. L’oublier était totalement impossible !
Certes, elle avait cessé d’être continuellement obsédée par son souvenir, comme cela avait été
le cas après leur séparation.
Lexi avait vite pris conscience qu’elle ne se remettrait jamais de cette rupture, si elle ne se
reprenait pas en main.
Elle s’était sermonnée, et cela l’avait aidée à surmonter les périodes les plus difficiles, à
affronter la détresse de ces moments où Xenon lui manquait si cruellement qu’elle avait l’impression
qu’une poigne d’acier lui broyait le cœur.
Malgré tout, elle avait fini par guérir.
Ne guérit-on pas de tous les chagrins, même de ceux que l’on croit irrémédiables ?
De plus, Lexi ne s’était-elle pas sortie de situations bien plus délicates, au cours de sa vie, que
d’un mariage qui n’aurait jamais dû advenir ?
— Tu n’es pas le genre d’homme que l’on oublie facilement, Xenon, dit-elle. C’est d’ailleurs
fort dommage.
Le rire que laissa échapper Xenon la déconcerta, peut-être simplement parce qu’il y avait bien
longtemps qu’elle n’avait pas entendu un homme rire dans sa maison.
Comme il y avait longtemps qu’aucun homme ne l’avait contemplée avec une telle arrogance.
Les prunelles outremer de Xenon dardaient sur elle un regard troublant.
— Tu ne me proposes pas d’entrer ? s’enquit-il.
Quelque chose dans son attitude fit naître une pointe d’appréhension en Lexi.
— Pour quoi faire ?
— Tu n’es donc pas curieuse de savoir ce qui m’a poussé à faire toute cette route depuis
Londres, jusque dans cet endroit reculé où tu as choisi de t’installer.
— J’imagine que tu as tes raisons. Mais elles ne m’intéressent pas. Nous n’avons plus rien à
nous dire.
— A ta place, Lexi, je ne serais pas aussi catégorique.
— Inutile d’user de menaces voilées avec moi, Xenon. Tu refuses de m’accorder le divorce que
je demande. Alors, à moins que tu n’aies apporté les papiers pour me les faire signer, tu n’as rien à
faire ici. Désolée si tu as fait toute cette route en vain.
Lexi s’apprêtait à fermer la porte, lorsque la pointe d’une chaussure italienne se glissa dans
l’espace encore entrouvert.
Quel culot ! s’indigna-t-elle en son for intérieur.
Il ne serait d’aucune utilité qu’elle pèse de tout son poids sur la porte. Elle avait beau avoir un
physique athlétique, ce n’était rien en comparaison de Xenon.
Elle se remémora la première fois où il l’avait soulevée de terre pour l’emporter jusque dans
son lit.
Aussi facilement que si elle n’avait été qu’un fétu de paille.
Dire que, ce jour-là, elle s’était lovée contre lui en ronronnant de plaisir !
Comment avait-elle pu se comporter de la sorte ? se demanda-t-elle en frémissant.
— Pas la peine de jouer les gros bras, dit-elle.
Ils se mesurèrent du regard, et Lexi comprit qu’elle ne gagnerait pas.
— Je suppose que je n’ai pas d’autre choix que de te laisser entrer, conclut-elle d’un air pincé.
Tant que tu y es, pourquoi ne te frappes-tu pas la poitrine comme un gorille ?
— En effet, je pourrais. Je n’oublie pas que les comportements de macho t’ont toujours excitée.
Ne réponds pas ! s’intima Lexi in petto.
Il suffisait de voir le sourire qui flottait sur les lèvres de Xenon pour comprendre qu’il prenait
grand plaisir à la situation.
Mais n’adorait-il pas le conflit ? Le frisson d’adrénaline que procure une tractation difficile, et
l’ivresse de la victoire lui étaient aussi nécessaires que l’air qu’on respire.
C’était à cela, d’ailleurs, qu’il devait son exceptionnelle réussite professionnelle.
Par-dessus l’épaule de Xenon, Lexi aperçut sa somptueuse limousine garée au bout de l’allée
qui menait à son cottage. On n’aurait pas pu faire moins discret.
Pourvu que les voisins ne soient pas chez eux !
La célébrité aussi était, pour elle, de l’histoire ancienne.
Lexi s’en était suffisamment lassée pour s’efforcer désormais de passer inaperçue.
Elle avait fait de son mieux pour s’intégrer à la population locale, comme n’importe quel
habitant du village.
Il n’était pas question que Xenon réduise tous ses efforts à néant en faisant étalage de son
insolente richesse.
— Ton bolide rutilant encombre le passage, lança-t-elle.
— Si tu veux, je peux demander à mon chauffeur de se déplacer. Elle peut aller m’attendre plus
loin.
Elle ?
Lexi ne put s’empêcher de tiquer à ce mot.
— C’est une femme qui conduit ta voiture ? questionna-t-elle, surprise de sentir la jalousie la
transpercer.
— Pourquoi pas ? Est-ce que tu ne m’as pas répété sans arrêt que je devrais m’habituer à l’idée
d’égalité entre les sexes ?
— Certes ! Tu as même tendance à remettre en question le droit de vote pour les femmes. A
t’entendre, le sexe faible ne saurait être autorisé à prendre le volant. Tu as assez critiqué ma
conduite !
Refermant la porte derrière lui, Xenon la gratifia d’un sourire condescendant.
— Cela n’a rien à voir, dit-il. Tu es un danger public sur la route, Lex. C’est certainement dû à
ton tempérament d’artiste.
Il y avait à peine cinq minutes que Xenon avait refait surface dans sa vie, et déjà Lexi avait
envie de hurler.
Mais mieux valait être en colère.
Une saine montée d’adrénaline était la garantie de ne pas être submergée par la souffrance.
Comme autrefois. De plus, c’était préférable à cette sensation inopportune, dont elle avait cru être
débarrassée pour toujours, et qui pourtant recommençait à la tarauder.
C’était à n’y rien comprendre !
Malgré elle, Lexi retrouvait intact le désir que Xenon lui avait toujours inspiré.
— Bon, lança-t-elle, dis-moi plutôt ce que tu fais ici ! J’imagine que tu n’es pas venu dans le
seul but de me prouver combien j’ai eu raison de vouloir échapper à ton indécrottable sexisme.
Pendant quelques secondes, Xenon laissa son regard errer sur Lexi sans prendre la peine de
répondre. Très lentement, il refaisait connaissance avec cette femme qu’il avait connue mieux que
n’importe quelle autre.
A vrai dire, ce qu’il voyait ne laissait pas de le surprendre.
Lorsqu’il était tombé éperdument amoureux d’elle, Lexi était une pop star à l’allure tapageuse,
une vedette au faîte de la gloire, que le public adulait. La presse l’avait surnommée Sexy Lexi. Ce qui
collait tout à fait à son personnage.
Tout le monde avait essayé de dissuader Xenon de l’épouser. A en croire son entourage, il
faisait une grossière erreur en liant son sort à une femme qui ne correspondrait jamais aux valeurs
traditionnelles de la société grecque auxquelles il tenait tant. Même lorsqu’elle avait abandonné sa
carrière de chanteuse pour tâcher de jouer — avec plus ou moins de succès — le rôle d’épouse
modèle, elle n’avait nullement convaincu ceux qui la considéraient avec méfiance. La suite des
événements leur avait plutôt donné raison.
Quoi qu’il en soit, la Lexi qui se tenait devant lui n’avait plus grand-chose de commun avec
celle qui faisait se tourner toutes les têtes sur son passage.
Le rouge flamboyant de sa chevelure, qui avait été sa marque de fabrique, avait laissé place à un
blond vénitien bien plus raisonnable. Elle avait gardé les cheveux longs, mais ils étaient maintenant
sagement coiffés en une natte épaisse, rejetée sur son épaule.
Elle avait remplacé les lentilles de contact — qu’elle ne cessait d’égarer jadis — par une paire
de lunettes à monture sombre qui ne faisait que mieux ressortir le gris-vert de ses yeux.
Xenon ne se souvenait pas de l’avoir jamais vue porter des lunettes. Cela lui donnait un sérieux
qui la faisait paraître étonnamment sexy.
Elle n’avait d’autre bijou qu’une paire de lourdes boucles d’oreilles en argent, qui accrochaient
la lumière aux moindres de ses mouvements.
Un blue-jean délavé et une simple chemise de coton complétaient cette transformation radicale.
Xenon avait bien du mal à reconnaître dans cette image presque austère la jeune beauté à
l’apparence un rien tape-à-l’œil qu’il avait jadis épousée.
Cependant, il n’ignorait pas qu’avec Lexi il ne fallait pas se fier aux apparences. Parmi toutes
les femmes qu’il avait connues — et il y a en avait un certain nombre —, c’était celle qui avait révélé
le plus de profondeurs insoupçonnées.
Une personnalité fantasque, qui l’avait fasciné dès qu’ils avaient fait connaissance.
— Tu as changé, dit-il lentement.
L’examen minutieux auquel elle venait d’être soumise fit hausser les épaules à Lexi.
Néanmoins, elle ne put s’empêcher de ressentir un pincement au cœur. La lueur qu’elle avait vue
briller dans les prunelles bleues de Xenon était suffisamment révélatrice de ce qu’il pensait.
Elle se doutait bien qu’il n’avait pas apprécié les changements constatés. Pour autant qu’elle
s’en défende, Lexi ne pouvait éviter que sa fierté en soit blessée.
Si elle avait été informée de sa visite, elle aurait pris soin de se maquiller, même légèrement, et
de troquer son vieux jean contre une tenue plus seyante. Certes, ses principes auraient été en
contradiction avec une telle démarche. Mais quelle femme n’aurait pas fait des efforts de toilette
avant de se retrouver face à l’un des hommes les plus séduisants de la planète ?
— Cela arrive à la plupart des gens, Xenon, dit-elle. Rares sont ceux qui ne changent pas au fil
de l’existence.
Pourtant, songea Lexi, Xenon était la preuve vivante qu’il pouvait en être autrement.
Rien ne le différenciait de celui qu’elle avait connu autrefois.
Son épaisse chevelure brune était toujours aussi indomptable, malgré toutes les tentatives des
coiffeurs pour la discipliner.
Il affichait toujours la même élégance nonchalante — ce qui n’avait rien d’étonnant chez un
homme à la musculature parfaite, alliant puissance et souplesse.
Comme il en avait coutume, chaque fois qu’il était en Angleterre, il portait un costume à la
coupe irréprochable. La seule concession qu’il faisait à la chaleur qui régnait ce jour-là était
l’absence de cravate. Et il avait défait les deux derniers boutons de sa chemise, ce qui lui donnait un
air faussement décontracté.
Car il ne l’était pas. Lexi en était certaine.
Le plus urgent, résolut-elle en l’observant d’un œil inquisiteur, était de savoir ce qui motivait sa
visite.
Le plus tôt elle l’aurait éconduit, le mieux ce serait.
— Pourrais-je enfin connaître les raisons de ta présence ici ? lança-t-elle d’un ton qu’elle
voulait désinvolte. Serait-ce mon jour de chance, et serais-tu venu m’apporter les papiers du
divorce ?
— Tu connais mon point de vue sur le divorce, Lexi. S’il n’y avait pas autant de couples
séparés, le monde marcherait bien mieux.
— Est-ce à dire que l’on doit rester mariés, même quand il se révèle impossible de vivre
ensemble ?
Xenon ne se donna pas la peine de répondre.
— Tu ne m’invites pas à m’asseoir ? poursuivit-il, en parcourant du regard le désordre de la
pièce. Tu ne m’offres pas un café ? As-tu oublié tout ce que je t’ai appris pendant le peu de temps où
tu as été ma femme ?
Et voilà ! Xenon n’hésitait pas à appuyer là où il savait pouvoir lui faire mal, se dit Lexi. En
évoquant à demi-mot leur différence de milieu social, il était certain de faire mouche.
Elle ne riposterait pas !
Personne n’était responsable de ses origines.
La seule chose qui importait, c’était ce qu’elle était devenue. Désormais, elle ne se laissait plus
impressionner par l’arrogance d’un milliardaire grec, ni par son pedigree sans tache.
— Je n’ai certainement pas oublié ton côté autoritaire. Pas plus que ta conviction d’appartenir à
une caste de privilégiés. Cela dit, pourquoi ne pas nous comporter avec courtoisie ? Même si nous
savons tous les deux que ce n’est qu’un simulacre.
— Oh ! Lex ! Serais-tu devenue cynique ?
— J’ai été à bonne école.
Sans plus de commentaire, Lexi tourna les talons et gagna la cuisine.
D’une main qu’elle ne pouvait empêcher de trembler, elle brancha la bouilloire.
Pourquoi fallait-il que Xenon réapparaisse ? Au moment même où elle commençait à peine à
reprendre sa vie en main ?
Depuis peu Lexi apercevait enfin une faible lumière au bout du tunnel. Le monde n’était plus
aussi sombre qu’il lui avait paru pendant de longs mois.
Il ne lui avait pas été facile de retomber dans l’anonymat, après avoir été une idole de la pop,
puis l’épouse d’un magnat des affaires à la réputation internationale.
Sa vie avait été un tourbillon de changements, aussi étourdissants que le spectacle de l’un de ces
artistes qui se métamorphosent en un instant en multiples incarnations.
L’échec de son couple avait été une souffrance presque insoutenable. Mais elle avait surmonté
tout cela.
Elle s’en était sortie !
Pourtant, brutalement, tout remontait à la surface : la souffrance et l’angoisse ; l’expression
impénétrable de Xenon, lorsqu’il était arrivé à l’hôpital où elle venait de perdre leur bébé ; les affres
d’une fausse couche tardive…
Submergée par tant de souvenirs déchirants, Lexi dut se cramponner un instant à l’évier, et
prendre plusieurs inspirations, avant d’avoir la force de retourner dans le salon.
Assis dans un fauteuil qui paraissait trop petit pour lui, Xenon dominait la pièce de sa haute
silhouette.
— Eh bien ? lança Lexi, en lui tendant une tasse.
Elle préféra ne pas s’asseoir, ni se servir un café, évitant tout ce qui pouvait créer entre eux ne
serait-ce qu’un semblant d’intimité.
Xenon écarta une pile de revues sur la table basse, pour y poser sa tasse. Puis il parcourut une
nouvelle fois la pièce d’un regard scrutateur.
— Eh bien, reprit-il en écho, tout en désignant de la main le décor, ce que je vois ici me semble
évocateur d’un certain déclin.
En dépit de sa détermination à garder son calme, Lexi ne put retenir son indignation.
— C’est chez moi, ici ! Et je m’y plais. Au moins, j’y rentre avec la certitude de trouver la paix
dont j’ai besoin.
— Pourtant, c’est incroyablement exigu.
Dans un aquarium sphérique, deux poissons rouges tournaient en rond.
Le regard de Xenon se fit interrogateur. Depuis quand son épouse s’intéressait-elle à ce genre de
bestiole ? Il fronça les sourcils.
— Nous n’avons jamais parlé du versement d’une pension, me semble-t-il…
— Je n’ai pas besoin de ton argent !
— Cela ne me paraît pas très réaliste, vu le mode de vie que tu es contrainte de mener.
— Il me convient parfaitement !
— Vraiment ? Après avoir joui de somptueuses demeures aux quatre coins du monde ?
— Elles n’ont jamais été à moi, Xenon.
— Par ailleurs, on m’a dit que tu gagnes désormais ta vie en dessinant et fabriquant des bijoux.
— On ? Je suppose que tu as embauché quelque détective privé pour m’espionner.
— Un bien grand mot ! Je m’informe simplement de ce que tu deviens, Lexi. Et je m’étonne que
tu en sois réduite à travailler. Ta carrière de chanteuse t’avait rapporté un joli petit pécule. Ne me dis
pas qu’il n’en reste rien.
Un instant, Lexi faillit lui lâcher qu’elle n’avait aucun compte à lui rendre. Qu’est-ce qui lui
permettait de fourrer son nez dans ses affaires ?
Malheureusement, Xenon Kanellis était du genre à ne pas se laisser décourager lorsqu’il se
mettait en tête de savoir quelque chose. De plus, il disposait de tous les moyens nécessaires pour
mener ses propres investigations.
— J’en ai donné beaucoup à… ma famille.
— Ah, bien sûr ! Ta famille…
Xenon prit sa tasse et ingurgita son café.
Le milieu dont Lexi était issu avait toujours été source de problèmes entre eux. C’était l’une des
raisons pour lesquelles leur mariage avait suscité la réprobation de la plupart des membres du clan
Kanellis.
Jusqu’à leur rencontre, Xenon n’avait jamais approché le genre de famille à problèmes dans
laquelle Lexi avait grandi.
Sans jamais avoir convolé en justes noces, sa mère avait eu trois enfants — tous de pères
différents — et elle les avait élevés seule.
La vie de bohème que la petite famille avait menée choquait Xenon au plus haut point.
Cependant, cela ne l’avait pas guéri de l’attirance qu’il éprouvait pour la jeune femme. Il avait
farouchement refusé de prêter l’oreille à tous ceux qui s’efforçaient de lui démontrer à quel point
deux personnalités forgées dans des univers aussi antinomiques étaient incompatibles.
— Comment vont-ils ? questionna-t-il.
Lexi fronça les sourcils. Il n’était guère dans les habitudes de Xenon de s’inquiéter de sa belle-
famille. De plus, il n’avait certainement pas fait tout ce chemin pour cela.
— Très bien.
— Vraiment ?
Il y avait quelque chose d’étrangement alarmant dans l’intonation de Xenon.
Lexi riva son regard au sien, et laissa échapper un profond soupir.
— Manifestement, tu as quelque chose sur le cœur. Alors, tu ferais mieux de parler, au lieu de
tourner autour du pot.
Pendant quelques secondes, Xenon observa un silence pensif. Puis, il déclara :
— Ton frère m’a rendu visite.
— Mon frère ?
Lexi n’avait pu dissimuler l’inquiétude dans sa voix.
Voilà que les problèmes recommençaient !
Elle marqua une pause, pour prendre le temps de se donner une contenance.
— Lequel ? enchaîna-t-elle.
— Tu sais très bien de qui je veux parler. Jason, bien sûr.
— Oui, bien sûr. Jason…
Le cœur de Lexi se mit à battre la chamade.
Depuis l’instant où il avait vu le jour, Jason ne lui avait causé que des soucis.
Elle s’efforça de contrôler sa voix, pour demander du ton bienveillant d’une sœur attentive :
— Et que te voulait-il ?
Un petit soupir agacé s’échappa des lèvres de Xenon, tandis qu’il reposait sa tasse. Son regard
rencontra celui, soudain voilé, de Lexi.
— Epargne-moi cette feinte ingénuité, Lexi ! Tu sais très bien ce qu’il voulait.
L’étau autour du cœur de Lexi se resserra encore davantage.
Xenon avait raison : autant jouer franc jeu !
— Te demander de l’argent, je suppose, dit-elle d’une voix blanche.
— Exactement ! L’argent, dont il a toujours besoin, mais qu’il n’a jamais eu le courage de
gagner par ses propres moyens.
— Inutile d’être aussi désobligeant !
— Oh ! je t’en prie, Lexi ! La solidarité familiale a des limites. Ce n’est que la vérité. Tu ferais
mieux d’ouvrir les yeux. Si tu n’avais pas cédé à tous ses caprices, il serait peut-être différent,
aujourd’hui.
C’en était trop !
Lexi fusilla Xenon du regard, en secouant la tête d’un air furieux.
Comment pourrait-il comprendre, lui qui était né, et avait grandi, dans l’opulence ? Jamais il
n’avait souffert de la faim, ni manqué de quoi que ce soit.
Xenon avait toujours été choyé par une nombreuse famille — bien trop nombreuse, au goût de
Lexi — ainsi que par une armée de domestiques.
Il ne savait pas ce que c’était que d’être convoqué au poste de police pour aller y chercher sa
mère, arrêtée sur la voie publique en état d’ébriété. Ou d’avoir à mentir aux assistantes sociales, de
peur que la fratrie soit placée en foyer.
— Tu ne peux pas comprendre, dit-elle.
— Ce que je comprends, c’est que Jason a vu se tarir la source que tu représentais, et il se
tourne tout naturellement vers son riche beau-frère.
Le cœur de Lexi s’emballa dans sa poitrine.
— Pourquoi a-t-il besoin d’argent ?
— A ton avis ? Pour faire face à ses dettes de jeu, évidemment.
Accablée, Lexi ferma les yeux.
Que n’avait-elle tenté pour arracher Jason à sa passion du jeu ? Combien de fois lui avait-il
promis qu’il allait s’en sortir ?
Elle avait obstinément voulu lui faire confiance, tout en signant chèque après chèque afin de
l’aider à se remettre sur le droit chemin.
Ouvrant les yeux, elle vit que Xenon l’observait avec attention.
— Je suppose que tu as refusé de l’aider, dit-elle. Et que tu l’as envoyé promener. Tu as eu
raison. C’est ce que m’a conseillé le dernier psychologue à qui je me suis adressée. Cela devrait
l’aider à se prendre enfin en charge.
— Si tu veux le savoir, on n’en est plus là ! Jason a contracté des emprunts considérables. En se
servant de ton nom. Du mien aussi, puisque nous sommes toujours mariés. Je ne suis pas facilement
impressionnable, mais j’avoue que, lorsqu’il m’a annoncé la somme, j’ai failli tomber à la renverse.
— Combien ?
Quand elle entendit le chiffre, Lexi se sentit pâlir. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait plus
pareille somme en banque.
— De plus, poursuivit Xenon, ses créanciers sont du genre à devenir agressifs s’ils ne sont pas
remboursés en temps et en heure.
Portant une main à ses lèvres, Lexi soutint le regard bleu acier qui se vrillait au sien.
— Qu’allons-nous faire ? questionna-t-elle d’une voix haletante.
Enfin ! se réjouit Xenon. Enfin elle semblait revenir à la raison.
Ce « nous » était la première parole sensée qu’il ait entendue dans sa bouche, depuis son
arrivée dans ce coin perdu du Devon où elle avait eu la fâcheuse idée de trouver refuge.
— Je n’ai pas d’autre choix que de payer ses dettes.
— Mais…
— A moins que tu aies des économies suffisantes ? J’imagine que tu ne souhaites pas que ton
charmant petit frère soit défiguré.
Xenon plissa les paupières, jusqu’à ce que ses prunelles ne soient plus que deux éclats
métalliques, brillant entre ses cils épais.
— Ces gens-là sont capables de devenir très dangereux, ajouta-t-il.
Le danger était quelque chose que Lexi et ses frères avaient longtemps côtoyé. Pour rien au
monde, elle n’aurait voulu que Jason replonge dans ce monde, où la peur et l’insécurité étaient
monnaie courante.
Elle observa Xenon. Il semblait prêt à leur offrir son aide.
— Je te remercie, souffla-t-elle.
— Attends pour cela de savoir comment je vois les choses. Je veux bien rembourser ce qu’il
doit. Mais cette fois, il n’est pas question qu’il retombe dans ses sales habitudes. Ni qu’il fasse un
autre séjour dans cette clinique de désintoxication où il sait si bien embobiner tout le monde.
— Qu’est-ce que tu proposes ? Une transplantation de cerveau ?
— Rien d’aussi draconien. Il a simplement besoin qu’un changement radical s’opère dans sa
vie. D’ailleurs, il semble en être convaincu, puisqu’il a accepté de partir travailler en Grèce.
— Tu es sérieux ?
— Tout à fait. Il va être employé sur le vignoble de l’un de mes cousins. Ton cher petit frère se
montre tout disposé à se plier au dur labeur de la terre.
Lexi ouvrit de grands yeux.
— Il a vraiment accepté ?
— Pour tout dire, je ne lui ai pas laissé le choix. C’est ça, ou je ne lève pas le petit doigt pour le
tirer d’affaire.
Silencieuse, Lexi essayait de remettre de l’ordre dans les émotions contradictoires qui se
bousculaient dans son esprit.
Devait-elle croire qu’à tant montrer le côté le plus dur, le plus implacable, de sa personnalité,
Xenon faisait parfois oublier qu’il pouvait aussi se montrer bienveillant ?
Pourtant, il ne l’avait guère été, bienveillant, lorsque Lexi avait eu le plus besoin de lui.
Au lieu de saisir la main qu’elle tendait, ne l’avait-il pas repoussée, au point qu’un fossé
infranchissable avait fini par se creuser entre eux ?
— Je ne comprends pas… Pourquoi es-tu venu me raconter tout cela ?
Le sourire que Xenon lui renvoya était glacial.
— Tu n’en as pas la moindre idée, Lexi ? Imagines-tu vraiment que j’accepterais de sortir ton
frère du pétrin par pure bonté d’âme ?
Au temps pour la supposée générosité désintéressée !
Un frisson d’effroi courut le long du dos de Lexi. Xenon dardait sur elle un regard inflexible.
Que sous entendait-il ?
— Tu veux dire que… qu’il y a un prix à payer ?
— Rien n’est jamais gratuit, Lexi… J’aurais cru que tu avais au moins appris cela. Le prix à
payer pour mon aide, c’est que tu redeviennes ma femme.
Sous le choc, Lexi demeura bouche bée. Son cœur s’emballa dans sa poitrine, et une vague de
chaleur parcourut tout son corps.
N’était-ce pas ce dont elle avait si longtemps, et secrètement, rêvé ? Que Xenon vienne un jour
lui dire qu’il lui pardonnait de l’avoir quitté, et qu’il était prêt à tenter de renouer les liens entre
eux ?
Allons, se morigéna-t-elle, il était ridicule de se bercer d’illusions !
Leur couple ne se reformerait pas. Elle le savait.
Comment oublieraient-ils leur douloureux passé ? Comment pourraient-ils croire à un avenir
ensemble ?
— Ta… ta femme ? bredouilla-t-elle.
— Inutile de prendre cet air horrifié. Ce ne serait que temporaire.
Lexi eut toutes les peines du monde à réprimer un violent frisson.
Fallait-il qu’elle soit stupide ! Quand donc cesserait-elle d’être aussi naïve ? Heureusement que
Xenon ne savait pas quelles folles pensées lui avaient traversé l’esprit !
Comment avait-elle pu imaginer — ne serait-ce qu’un instant — qu’un homme aussi fier que lui
serait prêt à oublier l’humiliation qu’elle lui avait fait subir en le quittant ?
— Mais… pourquoi, diable, chercher à redonner vie à notre couple ? questionna-t-elle, avec un
regard interdit.
Lorsque Lexi haussa les épaules, Xenon vit l’étoffe de sa chemise épouser les rondeurs
généreuses de sa poitrine.
Derrière ses lunettes, ses prunelles gris-vert s’assombrirent.
Soudain, le désir le transperça avec la puissance d’un dard acéré. Pour un peu, il aurait renversé
la jeune femme sur le tapis sans plus attendre.
— Ma sœur organise le baptême de sa fille. Je veux que tu sois à mes côtés pour cette occasion.
Ce fut comme si mille petites flèches venaient se planter dans le cœur de Lexi.
Apprendre que la sœur de Xenon avait réussi là où elle-même avait échoué réveillait en elle
une douleur insoutenable. Bien qu’elle s’en défende, cela faisait revenir à sa mémoire des souvenirs
terriblement douloureux.
— Je… J’avais appris que… que Kyra s’était mariée, et… qu’elle attendait un enfant. Mais tout
semble être allé bien vite…
Xenon laissa échapper un petit rire amer.
— Tu sembles oublier que cela fait deux ans que tu m’as quitté, Lexi. Qu’imaginais-tu ? Que le
monde avait cessé de tourner chez les Kanellis, à l’instant où tu disparaissais de notre paysage ?
Pendant quelques secondes, Lexi fut au bord du malaise. C’était à peine si elle parvenait à
retrouver son souffle.
Allons, se dit-elle, il lui fallait se ressaisir et convaincre Xenon de renoncer à cette idée
absurde.
— Je ne comprends pas pourquoi tu souhaites ma présence en Grèce. Nous sommes séparés.
Nous allons divorcer. Cela ne ferait que susciter les commérages, et les commentaires déplacés. Ce
n’est quand même pas ce que tu souhaites, non ?
— Il n’y a pas que le baptême. Ma grand-mère est très malade. C’est pour cela que ma sœur
hâte la cérémonie.
C’était d’une voix sourde que Xenon avait ajouté cette information. Lexi ne put s’empêcher d’en
être émue.
— Je suis désolée, Xenon, dit-elle. Je sais combien tu es attaché à ta grand-mère. Mais je sais
aussi que ta famille n’appréciera pas de me voir resurgir en un moment aussi chargé d’émotion. Ta
mère n’a jamais approuvé le choix que tu as fait en m’épousant. Ma présence ne pourrait
qu’embarrasser tout le monde, et gâcher la fête.
— Ma famille se pliera à mes désirs. Or, ce que je désire, c’est t’avoir auprès de moi.
Lexi dévisagea Xenon avec colère. Comment avait-elle pu oublier son tempérament
despotique ?
Tout le monde devait en passer par là où il l’avait décidé. Lui, et lui seul !
— Cela ne répond pas à ma question, Xenon. Pourquoi revenir vers moi, après tout ce qui s’est
passé ? Ne me dis pas que tu as jeté ton carnet d’adresses. Il regorgeait des noms de tes conquêtes,
lorsque nous nous sommes rencontrés.
— Certes, mais c’est toi que j’ai épousée. Pas une autre. Et tu restes le seul échec de ma vie.
Un instant, Xenon marqua une pause. Son regard avait pris la froideur de l’acier. Il y brillait une
détermination que Lexi ne connaissait que trop bien.
— Je ne supporte pas d’échouer, reprit-il. En quoi que ce soit. De plus, ma grand-mère sera
heureuse de nous voir réunis. Elle croit à la force des liens du mariage.
— Mais ce serait… malhonnête.
— Pas davantage que lorsque tu as promis de m’aimer et de me chérir jusqu’à ce que la mort
nous sépare. As-tu, une seule seconde, pensé à ce serment, lorsque tu es partie ?
Lexi se mordit la lèvre, pour ne pas rétorquer que Xenon avait le chic pour réécrire l’histoire à
sa façon.
A quoi bon essayer de lui faire entendre raison ? Il saurait trouver les arguments les plus habiles
pour réduire à néant ses objections.
De plus, il n’était pas question qu’elle s’effondre devant lui. Il lui fallait se montrer forte et
déterminée.
— Ne compte pas sur moi pour accepter cette mascarade, dit-elle d’un ton ferme.
— Je crois que tu n’as pas bien compris, Lexi. Si tu veux aider ton petit frère à sauver sa peau,
tu n’as pas le choix. J’accepte, néanmoins, de te laisser jusqu’à demain pour réfléchir.
Xenon se leva et se dirigea d’un pas nonchalant vers la porte.
Soudain Lexi eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Ou que, suspendue au-
dessus du vide, au bord d’une falaise, elle était prête à lâcher prise.
— Que se passera-t-il si je décide de refuser ta proposition ?
Il n’y avait pas une once de chaleur dans le sourire dont Xenon la gratifia.
— Eh bien, je jetterai Jason en pâture aux loups qui le cernent. Tout simplement !
2.

La nuit parut interminable à Lexi.


Ce fut à peine si elle parvint à fermer l’œil. Malgré la douceur de l’air estival, elle ne cessa de
frissonner.
Comme si elle était en proie à quelque étrange fièvre.
Au petit jour, elle renonça à trouver le sommeil et tira les rideaux pour contempler le lever de
soleil.
Revoir son mari avait réveillé toutes les émotions qu’elle s’était efforcée de juguler, tout au
long des semaines qui avaient suivi leur séparation.
L’échec de leur couple l’avait anéantie et plongée dans un sentiment de solitude effroyable.
Autour d’elle, on n’avait cessé de la rassurer. Un tel désespoir était normal en pareille
circonstance, lui avaient dit tous ceux qui étaient passés par-là.
Mais le chagrin de Lexi était rendu plus aigu encore par la perte de son bébé.
D’ailleurs, il lui était toujours douloureux d’y repenser. Aussi préféra-t-elle se lever et
s’habiller pour aller marcher sur la plage.
Elle gagna le rivage en coupant à travers champs, derrière son cottage. A cette heure matinale, et
à marée basse, elle savait que personne ne viendrait l’y distraire.
Comme sa vie avait été tumultueuse ! songea-t-elle en se baissant pour ramasser un coquillage.
Rien ne s’était déroulé comme elle l’avait prévu.
Au moins, depuis qu’elle s’était installée dans cette superbe partie du Devon, pouvait-elle
profiter d’un calme et d’une sérénité qui constituaient un heureux changement avec son trépidant
passé.
Ce qui n’empêchait pas que pèsent encore sur ses épaules des responsabilités dont elle aurait
aimé être libérée.
Elle avait quasiment servi de mère à ses deux frères, Jake et Jason.
Jake avait fait son trou en Australie. Mais Jason n’avait jamais surmonté son enfance troublée.
Dire qu’elle avait espéré que le silence qu’il opposait à ses coups de téléphone, depuis
quelques semaines, était bon signe !
Malheureusement, il semblait s’être mis dans une mauvaise situation dont seul Xenon était à
même de le tirer.
Rien n’est jamais gratuit, avait dit ce dernier avec ce fatalisme grec qui lui était coutumier.
Cependant, le prix à payer était exorbitant. Comment Lexi supporterait-elle de revivre à ses
côtés, quand une seule heure en sa compagnie avait suffi à la mettre à cran ?
Et pourtant, avait-elle le droit de refuser la chance qui était offerte à Jason, sous prétexte qu’elle
n’avait pas le courage d’affronter Xenon ?
De quoi donc avait-elle si peur ? De quoi d’autre, sinon de Xenon lui-même ? Des émotions
qu’il faisait renaître en elle. Des désirs qui la submergeaient à peine avait-elle posé les yeux sur lui,
et auxquels elle savait ne pas pouvoir céder.

* * *

De retour chez elle, Lexi s’efforça de remettre un peu d’ordre dans sa chevelure emmêlée par la
brise marine.
Une nouvelle tentative d’entrer en contact avec Jason se solda par un échec. Son téléphone était
coupé, et elle ne put empêcher son imagination de s’emballer.
Que son égoïsme lui fasse refuser de saisir la chance offerte par Xenon et elle passerait le reste
de ses jours à attendre la funeste nouvelle de la mort de son frère.
Avait-elle d’autre choix que d’appeler Xenon ?
Elle s’y résolut sans plus tarder.
A peine avait-elle donné son nom qu’elle fut mise en relation avec son époux.
— Lex ? Tu as pris ta décision ?
— Oui.
Mieux valait, songea-t-elle, s’en tenir à des réponses laconiques. Qui sait si sa voix n’allait pas
la trahir ? Pour rien au monde, elle ne voulait que Xenon puisse percevoir le trouble qui l’agitait.
Et surtout cette faim dévorante qu’il allumait en elle. Ce stupide et inextinguible besoin de
redonner vie à leur amour.
Au téléphone, il était tellement facile d’imaginer qu’ils allaient tout simplement se retrouver le
soir même, comme si de rien n’était ?
Soudain, Lexi ne comprenait plus pourquoi elle ne pourrait se jeter, une nouvelle fois, dans les
bras puissants de Xenon. Comme autrefois. Comme lorsqu’elle avait découvert ce délicieux
sentiment d’être enfin en sécurité contre son buste d’airain.
Un sourire amer flotta sur ses lèvres, tandis qu’elle se remémorait le retour de leur voyage de
noces.
Le dicton qui voulait qu’une lune de miel ne dure jamais très longtemps s’était révélé vrai. A
peine avaient-ils quitté Rhodes et retrouvé l’Angleterre que son mari avait cédé à ce qui était la seule
passion de sa vie : le travail.
Ce n’était pas pour rien que Xenon avait acquis la réputation d’être l’un des hommes d’affaires
les plus influents de la planète.
— Eh bien, Lex, j’attends !
Il était impossible de se méprendre sur l’exaspération qui transparaissait dans sa voix.
— Tu sais très bien que ta proposition ne me convient pas, dit-elle. Je te demande de revoir ta
position.
— Ochi. Impossible ! Tu feras ce que je dis.
— Tu es vraiment sans pitié, Xenon Kanellis.
— Je me moque de ton opinion ! Sache que je ne céderai pas à tes supplications. Alors, évitons
de perdre du temps. C’est oui, ou c’est non ?
Un instant, Lexi marqua une pause. Que faire, sinon capituler ?
— C’est oui, dit-elle dans un souffle.
— Parfait.
Xenon n’avait même pas cherché à dissimuler son intonation triomphante. Lexi l’imagina faisant
faire un demi-tour à son fauteuil pivotant, pour promener un regard satisfait sur les gratte-ciel
londoniens qui entouraient son bureau.
Elle avait envie de hurler.
— Il faut que nous mettions au point les détails pratiques, l’entendit-elle dire.
— Exactement.
Un soupir de soulagement s’échappa des lèvres de Lexi. Au moins, le téléphone lui permettait
de ne pas régler ces questions sous l’œil scrutateur de Xenon.
— Tout d’abord, reprit-elle, j’aimerais qu’il soit clair que nous n’allons pas vraiment reprendre
la vie commune. Tout cela ne sera rien d’autre qu’une mascarade. Il est hors de question que nous
partagions ne serait-ce qu’un simulacre d’intimité. C’est bien d’accord ?
— Ce genre de mise au point peut attendre. Nous en discuterons plus tard. Quand peux-tu me
rejoindre ? Demain ?
Lexi se cramponna au combiné.
— Tu plaisantes ! Je ne peux pas plier boutique, comme cela, séance tenante. Contrairement à ce
que tu as l’air de croire, j’ai une vie personnelle et des choses à régler avant de partir.
— Y aurait-il quelque amoureux transi que tu ne peux te résoudre à quitter ?
Pour un peu, Lexi aurait éclaté de rire. Cela ne pouvait pas être plus éloigné de la vérité.
Comme elle aurait aimé répondre par l’affirmative, pourtant !
Malheureusement, depuis leur rupture, sa vie affective avait été un désert. Y aurait-il un jour un
autre homme ? Elle finissait par en douter.
— Je suis certaine que tes mouchards t’ont fait savoir que je suis, pour l’instant, célibataire.
— Pour l’instant ?
— Fiche-moi la paix avec tes questions ! Ma vie ne te regarde plus. L’un des avantages de la
rupture, c’est que l’on n’a plus à rendre de compte à quiconque.
A l’autre bout du fil, Xenon faisait manifestement un effort pour se contenir.
Cela arracha un sourire de satisfaction à Lexi.
— Ne me pousse pas à bout, maugréa-t-il. Qu’est-ce qui te retient chez toi ?
— Tout d’abord, il y a mes poissons rouges. Et mon travail. J’ai des commandes à terminer.
Quelle est la date du… ?
Elle s’interrompit, la gorge nouée.
— La date du baptême ? reprit-elle.
— La semaine prochaine. J’enverrai ma voiture te chercher vendredi. Nous prendrons l’avion
samedi. Tiens-toi prête pour midi.
La main crispée sur le combiné, Lexi comprit que Xenon venait de raccrocher sans autre forme
de procès.
Quel tyran !
Ses desiderata avaient force de loi.
Il ne lui avait même pas laissé dire qu’elle préférait se rendre à Londres par ses propres
moyens.
Lexi prit une profonde inspiration. A quoi bon perdre inutilement de l’énergie sur des
broutilles ? L’important était qu’elle parvienne à sauver Jason du guêpier dans lequel il s’était fourré.
Le reste de la semaine fut consacré à finir ses commandes. Elle en profita pour réaliser un
pendentif pour le bébé de Kyra. Au moins, ce serait un cadeau original.
Petit à petit, Lexi voyait sa carrière de créatrice de bijoux prendre forme. Apprendre la
joaillerie avait été l’une des décisions les plus judicieuses de sa vie. Lexi adorait le mélange de
travail manuel et de création artistique. C’était toujours une grande émotion lorsque l’une de ses
œuvres plaisait assez à quelqu’un pour être achetée.
Elle n’avait jamais réalisé de pièces pour des enfants. Cela était trop douloureux.
Ce bijou qu’elle voulait créer pour le premier enfant de Kyra avait à ses yeux une grande
importance. Et il était chargé de sens.
Lexi travailla tard dans la nuit, puis toute une journée, pour façonner la minuscule breloque
d’argent à son idée.
Le vendredi ne tarda pas à arriver. Elle venait tout juste de fermer son atelier et de mettre la
dernière main à ses bagages lorsque la voiture envoyée par Xenon vint se garer au bout de l’allée.
La jeune femme frêle qui descendit de la somptueuse limousine pour lui en ouvrir la porte — et
qui annonça répondre au prénom de Charlotte — portait l’uniforme de chauffeur avec une élégance
qui rendait cette tenue très sexy.
Lexi se demanda s’il pouvait y avoir autre chose qu’une relation professionnelle entre elle et
Xenon, avant de se rappeler que ce dernier considérait comme une règle immuable de ne jamais
mêler plaisir et travail.
De toute façon, qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ? Bientôt ils seraient divorcés. Ce que
Xenon faisait de sa vie — et de ses nuits — ne la concernait plus. Alors, à quoi bon éprouver ce petit
pincement au cœur ?
Lexi ne put s’empêcher de sentir l’appréhension nouer son estomac lorsque la voiture arriva en
vue de la tour de verre et d’acier qui abritait les bureaux de l’entreprise Kanellis.
La dernière fois qu’elle s’y était trouvée, c’était à l’occasion d’une réception que donnait le
groupe. Déjà, leur mariage commençait à battre de l’aile.
Ce soir-là, la fatigue avait rendu Xenon particulièrement irritable. Une nouvelle fois ses affaires
l’avaient entraîné loin de Londres et il avait rejoint la soirée depuis l’aéroport.
Il avait considéré le fourreau moulant que portait Lexi avec un regard de prédateur, puis lui
avait cherché querelle sous prétexte qu’elle se montrait trop prévenante avec l’un des invités.
Elle s’était irritée. Comme si elle en était capable ! Ne se rendrait-il donc jamais compte
qu’aucun homme n’existait à ses yeux à part lui ?
Dans la voiture qui les ramenait chez eux, ils avaient continué à se chamailler, avant de
s’enfermer dans un silence lourd de rancune.
Pourtant, cela n’avait pas empêché que tous deux se jettent dans les bras l’un de l’autre, à peine
franchi le seuil de leur appartement, avec une faim dévorante que rien ne semblait pouvoir apaiser.
La tension qu’éprouvait Lexi ne fit que s’accroître, tandis qu’elle traversait le hall de marbre du
bâtiment pour gagner les ascenseurs. Dans la cabine qui la conduisait jusqu’au dernier étage, elle
essuya nerveusement ses mains moites sur l’étoffe de sa robe, tout en évitant son reflet dans les
miroirs teintés.
Toute couleur semblait avoir déserté son visage, et sa tenue lui parut terriblement banale. Cela
faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas mis les pieds en un pareil endroit.
Un lieu où flottait le parfum de l’argent.
Xenon était l’incarnation parfaite de la réussite en affaires, et l’on étudiait son cas dans les
écoles de commerce.
Fils d’une richissime famille grecque, il s’était retrouvé à la tête de l’empire Kanellis après la
mort brutale de son père. Bien que très jeune, il avait rapidement montré les capacités qui lui avaient
permis de redresser la barre d’une situation financière un peu fragilisée par les opérations
hasardeuses de son géniteur. A cela, il avait ajouté la maturité suffisante pour prendre la charge d’une
famille aux multiples ramifications.
Son impressionnante capacité de travail lui avait permis de redonner force et vitalité à l’activité
d’armateur, dans laquelle la famille s’était illustrée depuis fort longtemps, tout en diversifiant son
portefeuille d’investissements.
Il avait même trouvé le moyen de mettre à profit une période de ralentissement économique pour
se tourner vers le cinéma, et acheter les droits d’un scénario qu’il avait aidé à mettre en scène.
Le film, My Crazy Greek Father, avait si parfaitement collé à l’esprit du temps qu’il avait
rencontré un succès planétaire.
Au-delà du folklore grec, il mettait l’accent sur les richesses morales et historiques du pays, ce
qui lui avait valu une kyrielle de récompenses — dont un oscar.
Lorsque Lexi avait rencontré Xenon, quelques années plus tard, il était encore auréolé d’une
gloire hollywoodienne.
Certes, il méritait amplement sa réussite. Mais son insatiable soif de toujours monter plus haut
avait en partie creusé entre eux le gouffre qui avait mené à leur séparation. Son ambition était telle
que Lexi avait fini par se sentir mise sur la touche et par lui en vouloir.
Quand elle n’avait pas réussi à lui donner l’héritier que son farouche orgueil hellénique lui
faisait tant désirer, elle s’était sentie imparfaite — incapable d’être l’épouse qu’il lui fallait.
L’ascenseur s’immobilisa avec une secousse, et Lexi s’avança vers l’accueil où se tenait une
secrétaire à la blondeur sophistiquée.
Où donc était passée la chaleureuse quadragénaire qui mettait tant de cœur à protéger l’accès au
bureau de son patron ?
La ravissante blonde leva vers elle un sourire artificiel.
— Madame Kanellis ?
Comme ces mots sonnaient faux ! songea intérieurement Lexi.
C’était comme si l’on s’adressait à quelqu’un d’autre qu’elle. Un instant, elle se demanda quelle
serait la réaction de la jeune femme si elle se mettait en tête d’expliquer que, non, elle n’était presque
plus Mme Kanellis.
Que Xenon et elle n’avaient plus partagé la même couche depuis presque deux ans.
Que ce diable d’homme refusait obstinément de lui accorder le divorce qu’elle réclamait…
Au lieu de quoi, elle se contenta de répondre par un sourire convenu.
— C’est cela.
— M. Kanellis m’a prévenue de votre visite. Souhaiteriez-vous boire quelque chose, après
votre voyage ?
Un sédatif léger ferait l’affaire, fut tentée de répondre Lexi. Elle se retint.
— J’apprécierais une tasse de thé, dit-elle.
A cet instant, une discrète sonnerie retentit. A la façon dont la secrétaire passa la main sur ses
cheveux — comme pour se recoiffer, ce qui était tout à fait inutile —, Lexi songea que, décidément,
Xenon exerçait toujours la même fascination sur les femmes de son entourage.
— Votre époux vous attend, déclara la jeune femme. Vous pouvez entrer, madame Kanellis.
— Merci.
Serrant son sac à main sous son bras, Lexi se dirigea vers le Saint des Saints.
Le bureau de Xenon était impressionnant. Une immense baie vitrée offrait une vue à 180 degrés
sur les quartiers les plus chic de la capitale anglaise.
Cependant, Lexi ne prêta guère attention à la perspective.
Xenon effaçait tout cela de sa présence dominatrice.
Assis derrière sa table de travail, il la regardait avec la fixité d’un prédateur guettant sa proie.
Le désordre de sa chevelure d’ébène trahissait qu’il y avait passé la main. Sa cravate était
dénouée, et par le col défait de sa chemise apparaissait un triangle de peau bronzée, dont Lexi
pouvait presque sentir la chaleur sous ses doigts.
Elle n’était pas préparée à cette vision. Cela avait quelque chose de trop intime. Trop de
souvenirs resurgissaient à son esprit.
Comment aurait-elle pu oublier la toison brune qui couvrait son torse, et allait mourir en pointe
à l’extrémité de son bas-ventre ? Comment ne pas se rappeler qu’elle aimait tant y laisser glisser ses
ongles, et l’entendre gémir de plaisir…
Ce souvenir importun lui fit monter le rouge aux joues.
— Prends donc un siège, proposa Xenon en désignant de la main l’un de fauteuils placés de
l’autre côté du bureau.
Les jambes tremblantes, elle se laissa tomber avec soulagement dans celui qui faisait face à la
table de travail.
Sous les plis vaporeux de sa jupe, elle serra les genoux, puis laissa son regard errer sur les
divers trophées qui ornaient la pièce.
Sur une étagère la statuette de l’oscar était négligemment posée près des œuvres des
philosophes grecs, reliées de cuir. Sur un mur, on avait accroché le disque d’or obtenu par la bande
originale du film, au milieu de plusieurs diplômes d’écoles de commerce.
Tout cela en disait long sur l’occupant de ce lieu majestueux.
— Eh bien, dit-elle en dardant sur Xenon un regard de défi, me voici.
— Effectivement.
— Ce que j’ai du mal à comprendre, c’est pourquoi tu as choisi de me donner rendez-vous ici.
— D’une part, parce que je préférais que nous nous retrouvions en terrain neutre. Et puis aussi,
parce que cela m’évitait de perdre du temps. Pourquoi rester chez moi, à t’attendre sans rien faire de
constructif ?
— A ce que je vois, le travail est toujours ta préoccupation première. Décidément, tu n’as pas
changé. Tu as beau être à la tête d’une fortune qui dépasse le budget de bien des pays, tu es toujours à
l’affût de ce qui pourrait te faire gagner quelques dollars supplémentaires.
Observant Lexi d’un regard songeur, Xenon ne se donna pas la peine de répondre.
C’était un fait : personne n’osait montrer à son égard l’insolence dont faisait preuve son ex-
épouse.
Ses ravissantes jambes serrées l’une contre l’autre, elle affichait une allure de respectabilité qui
tranchait avec l’apparence, un rien bohème, qu’il lui avait vue lorsqu’il s’était présenté chez elle à
l’improviste.
A vrai dire, le terme respectable n’était pas forcément le plus approprié pour qualifier une
femme qu’il ne pouvait s’empêcher d’imaginer fort peu vêtue, chaque fois qu’il posait les yeux sur
elle.
Diverses visions flottèrent devant ses yeux : Lexi s’avançant vers leur lit, sans autre vêtement
qu’un string ; Lexi, pendant leur lune de miel, s’offrant au soleil sans plus de protection que le slip de
son Bikini…
Cette femme réveillait en lui des pulsions profondes et primitives, qui le ravissaient tout autant
qu’elles l’exaspéraient.
Il ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir d’avoir un tel pouvoir sur lui.
Dès l’instant où il l’avait aperçue, il n’avait eu qu’une idée : l’enlever !
Effacer le reste du monde, afin qu’il n’y ait plus qu’eux deux à la surface de la terre.
C’était peu de temps après que Lexi avait dissous les Lollipops — son groupe de rock — pour
se lancer dans une carrière solo.
L’un de ses premiers concerts avait été donné au bénéfice d’une œuvre de charité que Xenon
subventionnait.
Ce n’était donc pas par goût qu’il était allé l’entendre. Il avait peu d’attirance pour les femmes
qui n’hésitaient pas à recourir à une forme de vulgarité provocante pour faire parler d’elles. Ce qui
était le cas de Lexi et ses acolytes.
Ce soir-là, avec à son bras sa petite amie du moment, il était entré dans la salle de réception
bondée, persuadé que tous ses préjugés allaient se trouver confortés.
Sur scène se trémoussait une rousse incendiaire, vêtue d’une minirobe pailletée.
A sa grande surprise, Xenon avait senti un désir fulgurant s’emparer de lui. Jamais aucune
femme ne l’avait fait vibrer autant que Lexi Gibson. C’était une émotion à la fois intense et
envoûtante. Tout aussi ensorcelante que Lexi l’était elle-même.
Il en avait aussitôt oublié jusqu’à l’existence de sa cavalière, pour tomber sous le charme de la
chanteuse à la délicate pâleur.
Contrairement à ce qu’il imaginait, il ne lui avait pas été facile d’approcher la jeune femme.
Pendant de longues semaines, elle avait refusé de répondre à ses appels, et il s’était trouvé
obligé de la suivre de concert en concert comme le plus ordinaire de ses admirateurs.
Les bouquets qu’il lui avait fait livrer auraient suffi à ouvrir une échoppe de fleuriste. Jusqu’à
ce qu’elle lui intime, dans un bref message, de cesser ces envois.
La curiosité de Xenon en avait été piquée au vif, ce qui n’avait fait qu’aggraver l’attirance qu’il
ressentait pour Lexi.
En échange de la promesse de respecter sa requête, il lui avait extorqué celle de consentir à une
rencontre.
Laquelle s’était bornée à aller prendre un verre ensemble, mais ne l’en avait pas moins rendu
encore plus épris de la pop star.
Sauf que, cette fois, cette dernière semblait avoir également conçu de tendres sentiments pour
son soupirant.
Ils avaient donc commencé à sortir ensemble. Bien que Lexi ait affirmé à plusieurs reprises sa
plus totale méfiance à l’encontre de la gent masculine.
Ce n’était qu’au terme de trois longs mois qu’elle avait admis être encore vierge. Or, l’emprise
qu’elle exerçait sur Xenon était, à ce moment-là, irrémédiable.
La brûlure qu’il sentit soudain au creux de son bas-ventre ne laissait place à aucun doute : le
désir qu’il éprouvait pour Lexi était toujours aussi violent.
Il se déplaça sur son siège pour essayer d’atténuer l’inconfort que ce trouble avait suscité en lui.
Choisissant de ne pas poursuivre sur le sujet abordé par Lexi, il préféra détourner la
conversation.
— As-tu réussi à caser tes poissons rouges ? questionna-t-il en haussant un sourcil inquisiteur.
— Tout va bien. Je les ai confiés à un voisin.
— Puis-je savoir comment ils s’appellent ? Leur sort semblait te préoccuper grandement.
— Serais-tu en train de te moquer de moi ?
— Pas le moins du monde. C’est juste qu’il y a désormais tant d’aspects de ta vie qui me sont
étrangers, Lex. Ma curiosité est légitime. Alors, quels sont leurs noms ?
— L’un s’appelle Bubble, et l’autre Squeak.
Xenon fronça les sourcils.
— Bubble et Squeak…, répéta-t-il d’un air perplexe. N’est-ce pas le nom d’un plat traditionnel
anglais ?
— Oui, répondit-elle. Un plat de pauvres. De paysans.
Lexi était presque amusée de l’étonnement de Xenon.
Qu’il connaisse l’existence de cette préparation, à base de restes de légumes et de viande, était
déjà surprenant — cela n’était certainement pas au menu des tables qu’il avait coutume de fréquenter.
Mais le plus remarquable, songea-t-elle, était qu’il manifeste un quelconque intérêt pour des
broutilles de la sorte.
A vrai dire, par le passé, elle se serait sans doute gardée de toute référence à ses origines
modestes.
Elle ne savait que trop bien qu’elles horrifiaient Xenon, et elle évitait d’en faire état, ce qui la
plongeait dans un affreux sentiment de culpabilité. Elle ne cessait de se reprocher d’avoir honte de
son milieu. De ne pas oser affirmer sa véritable identité.
Peut-être était-il temps, au contraire, de mettre cela en avant ?
Insister sur les différences fondamentales qui les opposaient ne lui permettrait-il pas de mieux
surmonter l’épreuve que Xenon prévoyait de lui imposer ?
En tout cas, ce qui ne rendait pas les choses plus aisées, c’était ce regard avide dont il la
dévorait, et qui lui donnait un sentiment de vulnérabilité tout à fait désagréable.
— Je ne vois pas vraiment le rapport avec un couple de poissons rouges, fit observer Xenon.
— C’est juste parce que cela sonnait bien. Cela dit, tu ne m’as pas fait venir jusqu’ici pour
discuter de choses aussi banales. J’ai accepté de me plier à cette mascarade ridicule que tu as
imaginée. Tu pourrais, au moins, m’en savoir gré et m’autoriser à voir mon frère avant que…
— Je t’arrête tout de suite. Jason est déjà en Grèce. Je craignais qu’il essaie une nouvelle fois
de faire appel à ta générosité proverbiale si l’occasion de te rencontrer lui était donnée.
— Apparemment, tu ne m’as pas comprise. Je t’ai déjà dit que je n’étais plus en situation de
prêter de l’argent à qui que ce soit.
Le regard de Xenon se fit incrédule.
— Quand je t’ai rencontrée, tu étais une femme riche. Est-ce que cette aisance ne te manque
pas ?
Quelle étrange question ! songea Lexi.
A l’époque, Xenon avait difficilement supporté son indépendance financière. Il était de ces
hommes qui tiennent à exercer leur domination sur leur épouse en pourvoyant à tous leurs besoins.
Lexi avait eu bien du mal à se faire à de telles pratiques. Elle qui n’avait jamais compté que sur
ses propres ressources !
— Pas le moins du monde, dit-elle. A vrai dire, cela a été une sorte de soulagement pour moi,
que l’essentiel de ma fortune se soit envolé.
— Que veux-tu dire ?
Lexi soutint le regard qui la scrutait.
Après tout, se dit-elle, pourquoi ne pas s’expliquer plus avant ? Que lui importait, désormais,
d’exposer ses failles aux yeux de Xenon — ainsi, en l’occurrence, que ce sentiment d’insécurité si
profondément ancré en elle ?
Aujourd’hui, elle ne redoutait plus qu’un tel aveu le détourne d’elle.
— J’ai toujours privilégié la frugalité. J’ai grandi dans la pauvreté. Lorsqu’on est dans le
besoin, ce n’est pas drôle. Mais cela n’est pas dépourvu d’effets positifs. Cela vous donne une envie
de réussir chevillée au corps. C’est ce qui m’a poussée à m’inscrire à ce concours de chant télévisé,
alors que j’avais à peine seize ans, et que personne ne croyait en moi. Cependant, j’ai gagné. Et j’ai
signé le contrat qui m’a permis de commencer ma carrière.
Xenon ouvrait la bouche pour réagir, lorsque la secrétaire toqua à la porte et entra, portant un
plateau chargé d’une tasse et d’une théière.
— Merci, Kimberley, dit-il. Posez ça là.
Kimberley s’exécuta en souriant. Lorsqu’elle quitta la pièce, Lexi ne put s’empêcher de
remarquer qu’elle affichait l’ostensible assurance d’une jolie femme qui sait que ses formes sont
avantageusement soulignées par une robe un peu trop moulante.
— Est-ce à dire que tu ne possèdes plus rien ? questionna Xenon, à peine la secrétaire eut-elle
refermé derrière elle.
N’attendant pas qu’il le lui propose, Lexi se servit une tasse de thé — une initiative qui lui
permit de se sentir plus à l’aise.
— Pas tout à fait, dit-elle en s’adossant de nouveau à son fauteuil. Je suis propriétaire de ma
maison, et j’ai fait quelques investissements qui me permettent de vivre dans un confort suffisant. Par
ailleurs, j’espère développer mon activité de créatrice de bijoux, jusqu’à en retirer des revenus
satisfaisants.
Tandis que Lexi buvait son thé, Xenon regarda le soleil illuminer le rideau de cheveux qui
tombait sur ses épaules, comme une cascade d’or pâle.
La Lexi qui se tenait devant lui était terriblement différente de celle qu’il avait connue. A la fois
fragile et très féminine, elle avait quelque chose de plus sérieux qu’autrefois. Peut-être étaient-ce ses
lunettes d’écaille qui lui donnaient cette apparence presque sévère ?
Avec un sourire amer, Xenon s’interrogea un instant sur l’échec de son mariage. Se pouvait-il
qu’il ait manqué de discernement ?
— Allons-y, annonça-t-il en se levant.
Lexi reposa sa tasse.
— Où allons-nous ?
Un étrange sourire flotta sur les lèvres de Xenon.
— Chez nous, bien sûr, répondit-il. A la maison.
3.

Quelle étrange expérience que de passer une nouvelle fois ce seuil qu’elle avait autrefois
franchi, rougissante, dans les bras de Xenon !
Désarçonnée, Lexi demeurait plantée au milieu de l’imposant hall d’entrée du somptueux hôtel
particulier, situé dans le quartier résidentiel de Regent’s Park.
Des gouttes de sueur perlaient à son front.
Xenon imaginait-il à quel point c’était déstabilisant pour elle de se retrouver dans cette maison
après tout ce temps ? Se doutait-il que derrière le sourire de façade, qu’elle trouvait malgré tout la
force d’accrocher sur son visage, son cœur était tenaillé par le chagrin ?
Allons, se sermonna-t-elle intérieurement, en laissant son regard errer autour d’elle, il ne lui
fallait pas accorder une importance exagérée à ce lieu.
Après tout, qu’était-ce sinon une carcasse de pierre ?
Si seulement elle parvenait à n’y voir rien d’autre que cela, et à ne pas se laisser impressionner
par l’atmosphère d’opulence paisible qui s’en dégageait !
Au mur, des tableaux représentaient les paysages les plus enchanteurs de la côte grecque. Des
tapis d’Orient recouvraient les dalles de marbre du sol. Cependant, elle ne put s’empêcher d’être
frappée par le fait que la décoration avait gardé le même caractère masculin que lorsqu’elle habitait
les lieux. Rien n’avait changé.
Elle eut un sourire désabusé.
Certes, c’était là qu’ils avaient vécu tous les deux, mais elle ne s’y était jamais sentie chez elle.
Malgré sa forte personnalité, elle avait toujours éprouvé une sorte de timidité à l’idée
d’apporter sa touche personnelle à ce bâtiment classé. Elle avait trop redouté que son manque de
culture historique ne lui fasse commettre quelque faute de goût qui l’aurait couverte de ridicule.
De ce fait, elle n’avait même pas osé ajouter ne serait-ce que le moindre vase à l’ensemble.
— Tout est exactement identique à mes souvenirs, finit-elle par dire lorsqu’elle eut terminé
l’examen de la pièce. Je m’étonne que tu n’aies pas apporté la plus petite modification au décor.
— Présider aux destinées de l’empire Kanellis ne me laisse guère de temps pour m’occuper de
décoration intérieure. Tu sais ce qu’il en est, non ?
— Bien sûr ! Comment pourrais-je oublier ce qui constitue l’essentiel de ta vie ?
Elle s’interrompit un instant, avant d’ajouter sur un ton qu’elle espérait aussi désinvolte que
possible :
— Ma mère était alcoolique, et j’ai épousé un boulimique de travail. Il doit y avoir quelque
chose en moi qui exacerbe les tendances obsessionnelles de ceux qui m’entourent.
Il ne lui échappa pas que Xenon se raidissait à cette remarque. Comme s’il était choqué. Peut-
être l’était-il, d’ailleurs ?
— Pourquoi dis-tu cela ? questionna-t-il.
— Parce que ce n’est que la pure vérité. Toi comme moi, nous n’avons plus besoin de nous
voiler la face. Nous savons tous deux que nous n’étions pas faits l’un pour l’autre. Je ne fais
qu’évoquer l’une des causes de cette situation.
Voir une ombre de tristesse voiler soudain les traits de Lexi toucha Xenon au cœur.
Comme il aurait aimé, songea-t-il, pouvoir l’effacer de ce charmant visage !
— Quel besoin as-tu de te torturer ainsi inutilement ? Respire, et essaie de te détendre.
— Parce que tu imagines que me faire revenir ici est ce qu’il me faut pour me sentir calme et
sereine ?
— Il est vrai que tu m’as l’air crispée. Allez, viens t’asseoir et décompresse un peu.
Lexi n’avait guère d’autre choix que d’obtempérer, aussi suivit-elle Xenon jusque dans le jardin
d’hiver, situé à l’arrière de la maison.
Cela avait toujours été son endroit préféré, et elle se demanda si Xenon avait fait exprès de l’y
conduire. Cherchait-il à lui rappeler tout ce qu’elle avait perdu en quittant le cadre doré qu’il lui
offrait ?
Deux grands canapés de velours vert étaient disposés face à un jardin empli de fleurs blanches.
Un rosier blanc recouvrait le mur au-delà d’une pelouse où poussaient de hautes marguerites et des
buissons immaculés. Lexi alla ouvrir l’une des grandes portes-fenêtres, faisant entrer dans la pièce
tout un mélange de parfums et le chant des oiseaux.
C’était un véritable crève-cœur.
Lorsqu’elle avait été enceinte pour la deuxième fois, c’était dans le jardin d’hiver qu’elle avait
passé le plus clair de ses journées. Tricotant de minuscules chaussons — ce que plus personne ne
faisait jamais — elle avait rêvé pendant des heures à ce que serait leur vie lorsque leur enfant serait
né, et que Xenon renoncerait enfin à consacrer tout son temps au travail. Lorsqu’ils formeraient une
vraie famille.
Elle fit volte-face pour constater que Xenon la fixait intensément. Une fraction de seconde, elle
eut l’impression de voir briller dans son regard un éclair de compassion.
Mais ce ne pouvait être qu’une illusion. Elle en était certaine.
Quand donc avait-il fait l’effort d’essayer de comprendre ce qu’elle ressentait ?
Xenon avait des idées bien arrêtées, tout autant que rétrogrades, sur la gent féminine, et la façon
dont il convenait de se comporter à son égard.
Les femmes n’existaient que pour être décoratives, satisfaire les instincts des mâles, et leur
donner de robustes fils et de ravissantes filles.
Sauf que Lexi n’avait même pas été capable de remplir cette partie du contrat…
Soudain, elle prit conscience que la vaste bâtisse était étonnamment silencieuse. Nul domestique
zélé n’était venu leur offrir à boire. Aucun son ne montait de la spacieuse cuisine située au sous-sol.
Où donc était passée Phyllida, la souriante gouvernante, si soucieuse de satisfaire à toutes les
requêtes de son maître.
— On dirait que la maison est vide, dit-elle. Phyllida n’est plus à ton service ?
— Bien sûr que si. Mais j’ai envoyé tout le monde à Rhodes pour préparer le baptême. De plus,
il m’a semblé que tu préférerais certainement ne pas avoir à affronter d’emblée les regards de ceux
que tu as connus autrefois.
— Cela ne sera pas facile, c’est vrai.
— Essaie de prendre tout cela avec philosophie. Après tout, ce n’est pas plus difficile que de te
trouver sous la lumière des projecteurs. C’est une chose dont tu as l’habitude, non ?
— Plus maintenant. Et depuis longtemps !
Lentement, Lexi fit le tour de la pièce, laissant traîner une main caressante sur les meubles,
comme pour refaire connaissance avec eux. En fait, c’était plutôt pour échapper à ce regard clair
braqué sur elle, bien plus dérangeant que n’importe quel projecteur.
Tous les objets lui donnaient l’impression de revisiter son passé. Le seul ajout consistait en un
cadre d’argent dans lequel un tout petit bébé, aux boucles de jais, souriait à l’objectif.
— C’est Ianthe, déclara Xenon. Ma nièce.
Une incommensurable tristesse submergea Lexi.
Leur enfant aurait eu deux ans, aujourd’hui. Xenon avait-il totalement occulté ce souvenir ? Ou
bien ne cessait-il pas d’y penser, comme elle le faisait elle-même ?
Se rendait-il compte que cette photo réveillait en elle tant de regrets et d’images douloureuses ?
A l’époque, il n’avait rien échangé avec elle sur la tragédie qui les frappait, se murant dans un
silence indifférent, donnant l’impression à Lexi qu’un mur infranchissable les séparait.
Pourquoi évoquerait-il ce moment de leur passé aujourd’hui ? Connaissant sa nature, il avait
certainement remisé au rayon des accessoires cet épisode de leur vie.
Ce n’était probablement plus pour lui qu’une déception à oublier.
— Comme elle est belle ! dit Lexi.
— Oui, très belle.
Xenon ne put s’empêcher de remarquer la nervosité avec laquelle Lexi se passait la main dans
les cheveux.
Quelque instinct ancestral fit naître en lui le désir de la prendre dans ses bras pour tâcher
d’apaiser cette fébrilité qu’elle avait tant de mal à contenir.
Il n’avait pas touché Lexi depuis sa deuxième fausse couche.
C’était ce qu’elle semblait souhaiter à l’époque. Et il aurait trouvé déplacé — presque
obscène — de ne pas respecter cette demande après ce qu’elle avait traversé. Mais, petit à petit,
chacun s’était enfermé dans une bulle de tristesse, et un gouffre s’était creusé entre eux.
Il ne s’était pas écoulé longtemps avant que Lexi ne le quitte. Tout d’abord, la colère qu’il en
avait conçue avait éclipsé tout autre sentiment. Puis, peu à peu, des émotions plus complexes
l’avaient envahi.
C’était parce qu’il leur avait cédé que Xenon s’était décidé à aller chercher Lexi au fond de sa
campagne.
Maintenant, il se rendait compte que les choses étaient bien plus compliquées qu’il ne l’aurait
cru.
A la voir devant lui, il découvrait que le désir qu’il éprouvait était bien plus violent qu’il ne
l’aurait imaginé.
Mais n’était-il pas trop tard pour renouer ?
Lexi le dévisageait avec une expression dans laquelle le défi se mêlait à la méfiance. On aurait
dit un petit animal pris au piège. Et Xenon ne savait trop comment se comporter.
— Peut-être souhaiterais-tu aller te rafraîchir ? finit-il par proposer. Si tu veux, tu peux aller
choisir ta chambre.
Comme un caillou propage des ondes à la surface de l’eau, la suggestion de Xenon sembla
résonner dans le silence qui suivit.
Leurs regards s’affrontèrent, et la tension monta d’un cran.
Lexi afficha un sourire crispé. Le genre de sourire qu’elle utilisait en interview, pour dissuader
son interlocuteur de poser des questions trop intimes.
— Dans quelle chambre as-tu élu domicile ? questionna-t-elle, en se forçant à paraître
indifférente. Est-ce que tu occupes toujours la chambre d’amis ? Ou bien as-tu repris possession du
lit conjugal ?
Xenon pinça les lèvres. La question avait certainement été choisie à dessein pour le mettre mal à
l’aise, et c’était réussi.
Est-ce que Lexi pouvait seulement imaginer qu’il ne s’était jamais résolu à réintégrer la couche
qui avait été la leur ? C’était pourtant le cas. Il craignait trop que son parfum n’y persiste, ou que le
souvenir de son corps ravissant allongé près de lui ne lui soit par trop insupportable.
Il esquissa un sourire.
— J’occupe la chambre bleue, dit-il.
— Alors, je prendrai la rose. Cela me conviendra parfaitement.
Quel affreux mensonge ! ne put s’empêcher de penser Lexi.
Non, cela ne lui convenait absolument pas de dormir dans une chambre située à l’opposé de
celle de Xenon.
Surtout quand il était là, devant elle, irradiant cette extraordinaire énergie vitale, chargée de tant
de merveilleuses promesses.
Xenon était le seul homme qu’elle eût jamais aimé. Elle n’en avait jamais désiré un autre. Or, ni
le temps, ni leur séparation, n’avait affadi ce qu’elle éprouvait pour lui.
Même en cet instant où la tristesse emplissait son cœur, elle avait bien du mal à juguler le désir
qu’il lui inspirait.
Malgré elle, il lui semblait que la douce chaleur d’une intimité partagée les enveloppait de
nouveau.
— La chambre rose est prête à t’accueillir, déclara Xenon d’un ton sarcastique. Si tel est
vraiment ton choix.
— Exactement. J’espère que tu ne t’étais pas mis en tête que j’allais sauter dans ton lit au
premier claquement de doigts !
— Je te connais assez bien, Lex, pour ne pas entretenir ce genre d’illusion. Quand bien même la
seule chose qui occupe nos esprits, à l’un comme à l’autre, est une furieuse envie de refaire l’amour.
Un tel franc-parler avait beau choquer Lexi, il n’en faisait pas moins naître en elle une
dangereuse excitation.
— Parle pour toi ! protesta-t-elle. Loin de moi cette idée.
— Allons, Lex. Ne mens pas. Je suis persuadé que tu ne cesses de te demander quel effet cela te
ferait de m’embrasser de nouveau.
— Pas du tout ! Tu peux croire ce que tu…
Xenon ne la laissa pas poursuivre. Il posa un doigt en travers de ses lèvres, et Lexi sentit
aussitôt un frisson la parcourir tout entière.
Leurs regards se vrillèrent l’un à l’autre. C’était comme si, enfin, ils refaisaient connaissance.
Pourquoi ne protestait-elle pas ? se demanda-t-elle. C’était la seule chose à faire. Pourtant, elle
ne s’insurgea pas. Comme envoûtée, elle le laissa suivre du doigt le contour de ses lèvres
frémissantes. Sans réagir.
Cela faisait tellement longtemps que les mains de Xenon ne s’étaient pas posées sur elle ! Pour
autant qu’elle se soit efforcée de reprendre pied dans sa vie, cela n’empêchait pas le vide terrible de
certains jours, et ce sentiment glaçant de n’être qu’à moitié vivante.
Elle laissa échapper un soupir, et son souffle alla effleurer les phalanges de Xenon. A la
seconde, elle vit son regard se voiler.
Un autre signe de danger !
Xenon était capable de se laisser emporter par ses pulsions en un éclair, Lexi ne le savait que
trop bien.
Et il lui était étonnamment facile de l’entraîner à sa suite dans le tourbillon de la passion.
Il lui fallait s’écarter de lui. Tout de suite.
Pourtant, elle en était incapable. C’était comme s’il lui avait jeté un sort, et l’avait changée en
statue de marbre.
Sauf qu’une statue de marbre n’aurait pas senti cette chaleur intense l’envahir.
Les paupières closes, elle s’obligea à retenir le sanglot qui menaçait de franchir ses lèvres et de
trahir la force de son désir.
Comment était-il possible que d’un seul doigt posé sur sa bouche, presque innocemment, il lui
donne ainsi l’envie de s’alanguir tout contre lui ?
— Arrête, marmonna-t-elle.
Xenon entoura sa taille de ses deux mains, en un geste de possessivité instinctive. Il inclina la
tête au point que son souffle chaud vint frôler la joue de Lexi.
— Redis-moi cela de façon plus convaincante, ordonna-t-il.
— Je n’ai pas à me répéter.
— Méfie-toi. Qui ne dit mot consent.
Ouvrant les yeux, Lexi vit Xenon approcher son visage où se lisait l’intensité des émotions qui
l’assaillaient. Elle aurait eu tout le temps nécessaire pour le repousser. Elle n’en fit rien.
Lorsqu’elle prononça son prénom, ce fut plus sur le ton d’une supplique que d’une protestation.
— Xenon… je… Oh !
Leurs bouches se soudèrent en un baiser avide et brûlant. Un baiser empreint d’une âpreté
sauvage.
Quand Xenon la plaqua contre lui, Lexi sentit son cœur tambouriner dans sa poitrine. Leurs
souffles se mêlèrent, et une lamentation haletante s’échappa de ses lèvres, tandis que ses bras allaient
se nouer sur la nuque de Xenon.
Pourtant, la révolte grondait en elle.
— Sale type, marmonna-t-elle tout contre sa bouche.
— Tu peux bien me traiter de tous les noms, grommela Xenon, mais tu ne peux pas nier que tu
me désires.
— C’est faux !
— Ne mens pas.
Il vint refermer une main sur le renflement de son sein, et elle ne l’en empêcha pas. Contre la
paume de Xenon, le mamelon durcit, et un afflux de sang vint gonfler sa poitrine.
Non ! protesta-t-elle en son for intérieur. Il ne faut pas !
— Xenon !
Pourquoi prononçait-elle ainsi son prénom ? C’était presque une sollicitation lascive.
Pourquoi enfouissait-elle les doigts dans ses cheveux comme pour le retenir ?
— Laisse-toi aller, Lex, souffla Xenon. Rappelle-toi seulement combien tout cela t’a manqué.
— Mais… nous allons divorcer…
Sans se donner la peine de répondre, Xenon la souleva du sol et l’emporta jusqu’à l’un des
divans où il la déposa délicatement.
La mollesse des coussins contrastait avec la fermeté de ce grand corps allongé sur elle. Une
bouffée d’excitation submergea Lexi, lorsque Xenon lui enleva ses lunettes, et les posa avec
précaution sur le sol.
Puis il se tourna vers elle. De la main, il écarta ses cheveux pour dégager ses yeux, dans
lesquels il plongea un regard qui la transperçait, la rendant incroyablement vulnérable. Une onde de
chaleur la traversa lorsqu’il inclina de nouveau la tête vers elle. Cette fois, il prit sa bouche avec une
délicieuse sensualité.
Aux anges, Lexi laissa ses mains errer sur le dos de Xenon, explorant tout à loisir sa
musculature puissante. C’était un tel délice que d’éprouver le poids de son corps sur elle, de humer
le parfum de sa peau, d’en goûter la saveur. Il plaquait ses hanches aux siennes, et elle ne pouvait
rien ignorer de la puissance de son érection.
Il y avait si longtemps qu’il ne lui avait pas fait l’amour, et tout son corps s’embrasait sous le
sien. Tous ses sens reprenaient vie, vibrant d’un plaisir dont elle avait oublié qu’il pût être aussi
divin.
D’une main, Xenon remonta sa robe le long de ses jambes, et elle sentit la fraîcheur de l’air sur
ses genoux.
Un feu dévorant s’alluma au tréfonds d’elle-même, tandis qu’il lui caressait les cuisses, et une
moiteur ardente perla au cœur de sa féminité.
Elle n’avait plus qu’une envie : qu’il arrache sa culotte de dentelle et plonge au plus profond
d’elle.
Lorsque ses ongles dessinèrent de folles arabesques sur la chemise de soie qui emprisonnait le
torse de Xenon, elle entendit un halètement sourd monter de sa gorge. Et quand elle suivit le contour
de ses tétons, aussi durs que des pointes de silex, c’est lui qui s’abandonna contre elle cette fois,
révélant une vulnérabilité identique à la sienne.
— Lex…, gémit-il.
Quel ravissement que de l’entendre prononcer son prénom dans un râle de désir !
Elle prit sa tête entre ses mains pour mieux unir ses lèvres aux siennes. Lorsqu’elle glissa une
langue exigeante dans sa bouche, il ne put refréner un long gémissement. Près de défaillir, elle
s’agrippa à ses épaules musculeuses et le tissu rêche de sa veste la frôla désagréablement.
Soudain, Lexi ouvrit les yeux.
Le spectacle qu’ils devaient donner lui apparut dans toute sa crudité. C’était comme si son
esprit s’était évadé de son corps et les contemplait d’en haut.
Elle vit cet homme, encore en costume de ville, qui empoignait frénétiquement la femme dont il
était séparé depuis de longs mois et la culbutait sur un canapé comme si elle n’était qu’une Marie-
couche-toi-là qu’il pouvait posséder sans retenue.
Et elle le laissait faire sans protester !
Lexi repoussa Xenon, et cette fois il dut comprendre qu’elle ne jouait plus à le provoquer. La
respiration haletante, il la fixa en plissant les yeux.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? questionna-t-il.
Sans chercher à dissimuler sa fureur, Lexi se dégagea avec peine, s’assit, et attrapa ses lunettes
qu’elle replaça sur son nez.
Si elle n’avait pas mis un terme à tout cela, se demanda-t-elle, est-ce que Xenon aurait poussé
les choses jusqu’à la prendre sur ce coin de canapé ?
— Tu as vraiment besoin d’explication ? s’indigna-t-elle.
— Je ne suis pas d’humeur à jouer aux devinettes.
Manifestement au comble de la frustration, Xenon avait répliqué d’un ton acerbe.
— Ce n’est pas une devinette ! Ne te fais pas plus bête que tu n’es, Xenon. Je t’ai bien précisé
que la mascarade à laquelle tu me contrains ne dépasserait pas certaines limites. Or, à peine m’as-tu
amenée ici — où, pourtant, tu devrais imaginer qu’il ne m’est pas facile de me retrouver — que tu me
sautes dessus comme un adolescent en rut !
Sans mot dire, Xenon suivit Lexi du regard tandis qu’elle se levait et lissait sa robe du plat de la
main, avant d’aller se camper devant la porte-fenêtre. La lumière du jardin dessinait le galbe parfait
de ses longues jambes, et jouait avec les mèches de cheveux échappées de sa stricte natte. Il sentit la
torture du désir le transpercer comme un coup de poignard.
— Peut-être est-ce tout simplement parce que tu réveilles en moi des ardeurs d’adolescent.
Avec tous ses doutes, et ses incertitudes.
Lexi laissa échapper un petit rire amer.
— Toi, avoir des doutes et des incertitudes ? Tu plaisantes ! Je suis certaine que tu savais
embobiner une femme avant même de savoir marcher.
— Peut-être, mais je n’ai pas réussi avec toi. Tu restes mon seul échec. Dans une longue et
brillante carrière de séducteur…
Agacée, Lexi hocha la tête nerveusement.
— Et voilà ! Même quand tu sembles reconnaître tes torts, tu ne peux pas t’empêcher de te
vanter comme l’épouvantable macho que tu es !
Xenon haussa ses larges épaules.
— Je suis ce que je suis, Lexi, protesta-t-il. De par mes origines, le machisme est inscrit dans
mon ADN. De plus, c’est ce que tu appréciais chez moi, non ? Tu m’as souvent dit que c’était pour toi
un puissant aphrodisiaque.
Certes, elle avait dit cela, songea Lexi en se mordant la lèvre. Et bien plus encore.
Des paroles dont le souvenir la faisait aujourd’hui pâlir. Pourtant, elle avait été parfaitement
sincère à l’époque.
Après avoir passé des années à se montrer assez forte pour assumer la charge de tout son
entourage, elle avait apprécié de rencontrer un homme qui sache s’occuper d’elle.
Dans un premier temps, elle avait été heureuse de laisser quelqu’un prendre les décisions à sa
place. Ce n’était que plus tard qu’elle avait compris son erreur à se laisser dominer par Xenon.
C’était ce qui avait fini par faire d’elle une faible femme, désemparée devant les malheurs que la vie
lui avait réservés.
— J’étais bien jeune, alors, rétorqua-t-elle. Et innocente.
— Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui, songea Lexi, elle avait mûri. La gamine sentimentale du passé n’était plus qu’un
lointain souvenir.
Elle avait retrouvé la force de prendre son destin en main.
Ce n’était pas parce que l’échec de son mariage l’avait momentanément déstabilisée qu’il lui
fallait se jeter de nouveau dans ce qui n’était qu’un piège.
D’ailleurs, n’avait-elle pas accepté la proposition de Xenon uniquement pour le bien de Jason ?
Tout en jouant avec sa longue tresse, elle haussa les épaules.
— Aujourd’hui ? J’essaie de faire de mon mieux…
Soudain Lexi paraissait si fragile, s’attrista Xenon qui sentit le remords l’envahir.
— Tu as l’air bien fatiguée, dit-il.
Il y avait tant de compassion dans sa voix que Lexi en fut désarmée. L’inquiétude qu’elle lisait
sur ses traits faillit l’attendrir. Pour un peu, elle serait allée vers lui pour passer une main apaisante
sur son beau visage.
— Inutile de prendre cette mine consternée, Xenon. Je ne suis pas innocente dans ce qui vient de
se passer. Ce serait mentir que de dire que je n’y ai pas pris plaisir.
Le regard que Xenon darda sur elle brillait d’une intensité qui donnait à ses prunelles bleues
l’éclat de l’acier.
— Alors, qu’est-ce qui t’empêche de partager mon lit ? questionna-t-il d’une voix rauque.
— Non, Xenon. Tu sais très bien que cela rouvrirait des blessures trop douloureuses.
Xenon plissa les yeux d’un air pensif.
— Très bien, dit-il. Tu ferais mieux d’aller te reposer un moment avant le dîner.
Il fallut à Xenon un effort sur lui-même pour se détourner de Lexi.
C’était si difficile de résister à la tentation de la prendre de nouveau dans ses bras pour terminer
ce qu’ils avaient commencé !
4.

— Lex ? Réveille-toi…
Lexi s’étira.
Fallait-il vraiment qu’on l’arrache au rêve délicieux qu’elle était en train de faire ? Sur une
plage exotique, un homme la tenait tendrement enlacée, et ses doux baisers dissipaient la tristesse qui
emplissait son cœur.
Elle cligna des paupières, pour se rendre compte que Xenon se tenait près du lit.
Elle laissa échapper un soupir résigné.
Bien sûr, l’homme de son rêve n’était autre que lui. Même dans ses songes, il occupait toute la
place !
Encore tout étourdie, elle se redressa et chercha à tâtons sa paire de lunettes. Autour d’elle, la
chambre rose lui apparut dans toute la netteté de son délicat décor.
Elle n’y avait jamais dormi, pourtant la somptueuse suite, aux hautes baies vitrées s’ouvrant sur
le jardin, lui évoquait quantité de souvenirs qu’elle eût préféré effacer de son esprit.
Car ils avaient fait l’amour sur ce lit à baldaquin.
Ne l’avaient-ils pas fait dans presque toutes les pièces de la maison ?
Et ils avaient bel et bien failli le faire une nouvelle fois.
Le cœur battant, Lexi se remémora ce moment d’abandon sur le canapé, quelques heures plus
tôt. Le sang afflua à son visage, lorsqu’elle revécut la sensation éprouvée quand Xenon avait posé ses
mains sur elle.
Jamais elle n’aurait dû lui montrer à quel point elle avait encore envie de lui, après tout ce
temps.
Mais comment pourrait-il en être autrement ? Il était si diaboliquement séduisant !
Encore aujourd’hui, Lexi gardait intact le souvenir du plaisir qu’il lui avait fait connaître. De la
manière dont elle gémissait son prénom, lorsqu’il lui faisait atteindre de tels sommets de jouissance
qu’elle en restait suffoquée.
N’aurait-elle pas dû plutôt ne penser qu’à la souffrance qu’il lui avait infligée ?
Repoussant les cheveux de son visage, elle s’assit au bord du lit, en essayant de ne pas fixer son
regard sur ses cuisses musclées, bien trop proches d’elle à son goût.
— Quelle heure est-il ? questionna-t-elle.
— 7 heures. Tu as dormi un peu. Néanmoins, tu as le temps de te changer pour dîner.
Evidemment ! songea Lexi. Dans le monde de Xenon cette pratique était la règle. Même en
famille.
Lors de son premier repas dans la maison de vacances des Kanellis, sur l’île de Rhodes, elle
avait cru approprié de descendre dans la salle à manger vêtue d’une simple jupe en jean et d’un T-
shirt.
Grossière erreur !
Parée de soieries et de perles, sa belle-mère avait détaillé sa tenue décontractée avec une
désapprobation qui avait fait soudain paraître polaire cette douce soirée grecque.
Dire qu’il allait lui falloir affronter une nouvelle fois cette muette réprobation !
Et ce d’autant plus qu’elle revenait dans sa belle-famille après avoir eu l’audace de quitter son
plus brillant représentant.
— Quand partons-nous pour Rhodes ? demanda-t-elle. Tu pourrais peut-être me mettre au
courant de tes projets.
Xenon la gratifia d’un coup d’œil moqueur.
— Serais-tu impatiente d’y être, Lex ?
— Pas vraiment. Mais plus tôt ce sera fait, et plus tôt je pourrai espérer retourner à ma vie
paisible. Et oublier toute cette lamentable comédie !
Lexi alla s’asseoir devant la coiffeuse et prit une brosse à cheveux.
Tout à coup, à la contempler qui remettait un peu d’ordre dans sa chevelure emmêlée, Xenon se
rendit compte que cette indéfinissable intimité de la vie conjugale lui avait épouvantablement
manqué.
Presque sans s’en rendre compte, il prononça des paroles qu’il n’avait pas préparées :
— Je croyais que tu serais disposée à donner une nouvelle chance à notre couple, Lex, dit-il.
N’y as-tu jamais pensé ?
Lexi suspendit son geste. Un instant, elle fut tentée de répondre par une boutade. Cependant, il
lui suffit de voir l’étrange lueur qui brillait dans les prunelles bleues de Xenon pour y renoncer. Elle
ne devait pas laisser l’orgueil fausser son jugement, comprit-elle. Certes, leur couple avait été un
échec. Devait-elle pour autant sous-estimer ce qu’ils avaient vécu ?
Elle avait aimé Xenon follement. Au point d’avancer dans la vie avec un sourire béat aux lèvres
et le sentiment permanent d’être en proie à une fébrilité maladive. Comme si elle avait été frappée
par quelque affection incurable.
Néanmoins, il n’était pas bon de se complaire dans la nostalgie de ce qui ne serait plus jamais.
— Non, répondit-elle, cette idée ne m’a même pas effleurée. Je ne dis pas que la vie n’a pas été
difficile sans toi. Ta personnalité est telle que ton absence laisse un vide considérable. Mais tu sais
aussi bien que moi que nous n’étions pas faits l’un pour l’autre. Notre couple a été un échec.
Xenon dévisagea Lexi un long moment, avant de se résoudre à poser une question qui semblait
surgir du plus profond de lui :
— Est-ce parce que nous avons perdu notre bébé ?
Voilà ! Il venait enfin de formuler cette vérité qui avait été trop intolérable, à l’époque, pour
qu’il puisse l’affronter.
Deux longues années s’étaient écoulées depuis ces événements. N’auraient-elles pas dû en
atténuer l’impact ? Néanmoins, Xenon n’était pas préparé à cette vague de chagrin qui le dévastait
comme un tsunami.
Lexi le vit grimacer, et le désespoir la frappa en plein cœur. Elle laissa échapper la brosse qui
tomba au sol avec fracas.
Au sentiment d’impuissance qui lui était si familier vint se mêler l’accablement.
Elle n’était jamais parvenue à surmonter la culpabilité d’avoir infligé à Xenon le chagrin de ne
pas avoir d’enfant.
Savoir qu’elle ne mènerait jamais une grossesse à terme n’avait fait qu’exacerber son perpétuel
sentiment d’insécurité.
Et le fait que Xenon consacre l’essentiel de son temps à son travail n’avait pas arrangé les
choses. Ils avaient fini par ne plus rien échanger.
Lexi n’oublierait jamais l’amertume gravée sur son visage lorsqu’il l’avait retrouvée à l’hôpital
après sa deuxième fausse couche. Assis au bord du lit, grave et immobile, il n’avait même pas eu le
courage de la regarder dans les yeux.
A quoi bon rajouter à sa douleur en évoquant ces cruels moments ?
— Je n’ai pas envie de parler de cela, dit-elle en baissant les yeux vers ses doigts noués sur ses
genoux.
— Lex, dit-il, regarde-moi. Pourquoi ?
Quelle épreuve c’était de s’obliger à soutenir son regard plein de tristesse ! se désola
intérieurement Lexi.
Pourquoi aborder ce sujet aujourd’hui ? Maintenant qu’il était bien trop tard. A quoi bon rouvrir
les plaies du passé ? C’était prendre le risque qu’elles ne se referment jamais.
Et comment pourrait-elle guérir, si elle se mettait en tête que Xenon cherchait à comprendre ce
qu’elle avait éprouvé ? Mieux que quiconque, elle savait que Xenon était incapable de la moindre
compassion.
— Parce que c’est trop tard, répondit-elle.
Mais il refusait de s’avouer vaincu.
Pendant deux ans, il avait laissé ce poison sourdre insidieusement en lui. C’était un véritable
soulagement que d’oser mettre des mots sur une réalité à laquelle il avait toujours redouté de se
confronter.
— Ne crois-tu pas qu’il serait enfin temps que nous en parlions, justement ? Que nous abordions
ce que nous n’avons jamais eu le courage d’aborder ? Après ta fausse couche, tu ne supportais même
pas que je t’approche, Lex. Encore moins que je te touche.
Eprouvant le besoin de mettre un peu de distance entre Xenon et elle, Lexi se leva et alla
jusqu’à la fenêtre.
Si au moins elle parvenait à juguler la douleur qui la taraudait impitoyablement !
Dans le jardin, le crépuscule commençait à allonger des ombres, pareilles à celles qui
emplissaient son âme.
— Ce que je ne supportais pas, dit-elle, c’était ce que je lisais dans tes yeux.
— Et qu’y lisais-tu ?
— Tu le sais très bien ! Que je t’avais déçu au-delà du possible. J’avais parfaitement
conscience que tous mes efforts pour correspondre à ta conception de l’épouse idéale étaient vains.
Mais il y avait une chose sur laquelle je n’avais pas le droit d’échouer : tu m’avais choisie pour
enfanter ta descendance, et j’en étais incapable. Voilà ce que me disait ton regard !
— Est-ce que tu pourrais éviter de penser à ma place ?
Comme pour chercher à apaiser la confusion de son esprit, Lexi colla son front à la fraîcheur de
la vitre que son souffle embua.
— Ne me dis pas que tu n’as pas eu de telles pensées, Xenon. Je ne te croirais pas. Quoi qu’il
en soit, je ne t’en veux pas. Je comprends tes raisons.
— Ah bon ? J’ignorais que tu savais lire dans les pensées. Une autre de tes nombreuses
aptitudes, je suppose !
Lexi préféra ne pas relever le sarcasme.
— C’est logique, poursuivit-elle. Tu as consacré ta vie à faire prospérer la compagnie Kanellis.
Il te faut un fils qui reprendra l’affaire à ta suite. Comme tu l’as fait après ton père, qui lui-même
avait hérité du sien. Fonder une famille a toujours fait partie de tes objectifs, non ?
Un lourd silence fit suite à sa tirade. Lexi ne s’était pas vraiment attendue à ce que Xenon la
contredise. Pourtant, qu’il n’en fît rien la blessa plus qu’elle ne l’aurait cru.
Pour la première fois depuis de longs mois, elle faillit fondre en larmes.
Mais elle se refusait à pleurer devant quiconque. C’était une marque de faiblesse, et cela ne
menait à rien. A rien, sinon à se lamenter sur un avenir vide et désolé. La seule chose qu’elle devait
avoir à l’esprit était qu’elle agissait pour le bien de Jason.
Si, au passage, Xenon et elle avaient l’opportunité de régler certains de leurs problèmes, cela
n’en serait que mieux.
A condition qu’elle ne se fasse pas d’illusions !
Xenon interrompit ses réflexions.
— Je crois que tu as bien besoin de manger un morceau, dit-il.
Lorsqu’elle se tourna vers lui, Lexi constata qu’il l’observait avec une intensité dérangeante.
— Je n’ai pas très faim.
— Ah, non ! Il faut que tu prennes des forces. Pas question que tu tombes dans les pommes
pendant notre voyage, demain.
Peut-être Xenon était-il dans le vrai, après tout, admit Lexi. Elle avait besoin d’y voir clair, et
jeûner ne l’y aiderait pas.
— C’est d’accord, concéda-t-elle dans un souffle. Mais je n’ai aucune envie de me retrouver
dans un restaurant à la mode, et d’affronter la curiosité de l’assistance.
Elle s’interrompit avec un sourire ironique.
— Enfin, reprit-elle, c’est certainement toi qui attirerais les regards. C’est quelque chose qui ne
m’arrive plus désormais.
— C’est pour cela que tu as changé de couleur de cheveux ? Pour passer inaperçue ?
— En partie. C’est aussi parce que je n’avais plus les moyens d’aller chez le coiffeur toutes les
six semaines.
— Les lunettes aussi, c’est pour qu’on ne te reconnaisse pas ?
— Non. C’est juste parce qu’elles me permettent de mieux voir les détails des bijoux que je
crée. Et puis, j’égarais tout le temps mes lentilles.
— Tu peux le dire ! J’ai l’impression d’avoir passé des heures à ramper pour les chercher,
quand nous étions ensemble. Cela dit, il y avait d’autres choses pour lesquelles j’étais souvent à
genoux, et qui étaient bien plus agréables.
Leurs regards se vrillèrent l’un à l’autre.
— Xenon, ça suffit ! protesta Lexi. Je ne veux plus que tu évoques sans arrêt des souvenirs. Cela
ne mène à rien.
Surtout si ces souvenirs les renvoyaient à des moments heureux de leur passé.
— D’accord, acquiesça Xenon, levant les mains en faisant mine de se rendre. Nous ne parlerons
plus du passé. Descends dès que tu seras prête. Je vais préparer le repas.
Lexi ouvrit de grands yeux.
— Toi ? J’ai bien entendu ? Tu veux dire que tu vas appeler le traiteur le plus proche, sans
doute.
— Tu verras.
Et, sans plus de commentaire, Xenon tourna les talons.
Pendant quelques minutes, Lexi demeura immobile à se remémorer tout ce qu’avait dit Xenon.
Comme une adolescente amoureuse.
Ainsi, il avait envisagé qu’elle accepte de donner une nouvelle chance à leur couple !
Non, se sermonna-t-elle, raviver le passé ne pouvait mener à rien de bon. Une bonne douche lui
ferait le plus grand bien, résolut-elle, en se dirigeant vers la salle de bains.

* * *

Quelques instants plus tard, rassérénée, elle enfila un blue-jean et observa avec satisfaction son
reflet dans le miroir.
Ce n’était pas une tenue que Xenon appréciait particulièrement. C’était dommage, disait-il,
qu’une femme dissimule ses jambes. Au moins ne lui donnerait-elle pas l’occasion de regarder les
siennes avec une mine gourmande.
Et pour mettre les choses au point, elle passa un T-shirt noir, bien trop grand pour elle, décoré
d’une immense sucette dessinée en paillettes roses — un produit promotionnel survivant de l’époque
où les Lollipops avaient fait leur dernière tournée.
Dans le jardin, Xenon avait dressé la table et allumé une kyrielle de petites bougies. Cela seul
ne laissa pas de surprendre Lexi. Depuis quand Xenon Kanellis se souciait-il de décoration ?
Néanmoins, il ne tarda pas à la rassurer : le macho en lui n’était pas très loin.
A peine avait-elle mis un pied dans le jardin qu’il prit un air catastrophé.
— Qu’est-ce donc que cette horreur que tu portes ?
— C’est un T-shirt de la dernière tournée de mon groupe, répondit-elle en passant d’un air
innocent le doigt sur les paillettes criardes. Il m’en reste des quantités. Je peux t’en expédier un, si tu
veux.
Esquissant un sourire, Xenon lui tendit un verre de vin.
— Merci, ce ne sera pas nécessaire. Assieds-toi, et commence à manger.
Lexi obtempéra. Le plat de pâtes que Xenon avait préparé — agrémenté d’une sauce aux olives
et aux anchois — était simple mais savoureux. Elle dévora avec un appétit dont elle ne se serait pas
crue capable.
Peu à peu, tandis que le ciel se constellait d’étoiles, elle commença à se détendre. Par un accord
tacite, ils limitèrent leur conversation à des sujets sans danger. Si seulement le monde n’allait pas
plus loin que les murs de ce jardin ! songea Lexi en soupirant. Malheureusement, il n’en était rien.
— Qu’as-tu dit à ta mère ? demanda-t-elle, en reposant sa tasse à café sur la table.
— Que tu serais présente au baptême d’Ianthe, et que tu souhaitais revoir ma grand-mère. C’est
tout.
— Comment a-t-elle réagi ?
Pendant quelques secondes, Xenon demeura silencieux. Comme il s’y attendait, la réaction de sa
mère avait été mitigée. Elle n’avait jamais approuvé le choix qu’il avait fait en épousant une
Anglaise. A plus forte raison, une chanteuse de variétés, issue d’un milieu modeste.
Depuis leur séparation, elle avait retrouvé l’espoir qu’il choisisse la compagne adéquate parmi
toutes les jeunes filles grecques qui n’attendaient que ça.
Mais il l’avait informée qu’il ne tolérerait aucune objection à la venue de Lexi, et qu’il
souhaitait que l’on se montre courtois et attentionné avec celle qui était encore son épouse légitime.
— Elle a accepté, dit-il. Ma mère ne s’arrogerait pas le droit de régenter ma vie.
— Peut-être n’ose-t-elle pas dire tout haut ce qu’elle pense ?
— C’est le cas pour bon nombre d’entre nous, tu sais. Par exemple, si je disais ce que je pense
en cet instant…
Lexi jugea que cette remarque marquait pour elle le moment de se retirer, et elle se leva.
— Très bien, je crois qu’il est temps pour moi d’aller me coucher.
— Sage décision. Bien qu’elle ne me satisfasse guère.
En plongeant son regard dans celui de Xenon, où brillait une lueur malicieuse, Lexi se dit qu’il
était bien dommage qu’elle ne puisse pas écouter ce que lui dictait son corps, pour aller se lover dans
ses bras sans se soucier de l’avenir.
Malheureusement, une raison rendait cela tout à fait impossible. Une raison qui la réveillait
parfois en sueur au milieu de la nuit. Et qui faisait qu’elle ne pourrait jamais envisager de donner une
nouvelle chance à leur couple.
5.

Seul le léger ronronnement du moteur de l’avion troublait le silence, et Xenon se tourna vers
Lexi pour voir si elle dormait.
Il n’en était rien. Elle fixait un magazine posé sur ses genoux, sans se donner la peine d’en
tourner les pages.
Comme elle était pâle ! Dans cette robe à fleurs, sa peau semblait presque translucide. Cela lui
donnait une apparence de fragilité des plus trompeuses. Car Lexi était tout sauf fragile. C’était même
la femme la plus coriace qu’il lui avait été donné de rencontrer.
Xenon reporta son regard sur le document qu’il tenait à la main, mais les lettres dansaient
devant ses yeux et il ne parvenait pas à fixer son attention.
Il reposa la tête contre le siège. La nuit précédente, ils avaient parlé de ce bébé qu’ils avaient
perdu comme jamais ils ne l’avaient fait auparavant. Pourtant, il n’avait pas le sentiment de mieux
comprendre pourquoi leur couple n’avait pas résisté à ce drame. Peut-être n’y avait-il pas de réponse
à toutes les questions qu’il se posait. Peut-être fallait-il qu’il accepte que les choses soient telles
qu’elles l’étaient.
Dès le début de leur union, les dés étaient pipés. Les circonstances n’avaient fait que rendre leur
échec inéluctable.
Savoir cela ne l’aidait pas à mieux gérer la situation présente. Malgré lui, il désirait Lexi avec
une intensité presque douloureuse. En cet instant même, il devait faire un effort surhumain pour ne pas
tendre la main vers elle.
Il était clair qu’elle n’avait aucune intention de céder à ses avances. Mais qu’en serait-il
lorsqu’ils partageraient la même chambre ?
Le bruit du moteur changea, et il jeta un coup d’œil par le hublot.
— Regarde, dit-il à Lexi, nous amorçons notre descente sur Rhodes.
Lexi suivit la direction de son regard. L’île se détachait sur le bleu sombre de la mer Egée,
comme un joyau sur le velours d’un écrin. Cela faisait bien longtemps, songea-t-elle, qu’elle ne
s’était pas accordé le luxe de lézarder au soleil.
— Depuis combien de temps n’y es-tu pas venu ? s’enquit-elle.
— J’y ai passé quelques jours, il y a… plusieurs mois. Mes affaires ne m’ont pas permis de
prendre beaucoup de loisirs ces derniers temps.
— Comme si c’était nouveau ! Tu ne sais pas faire autre chose que travailler. D’ailleurs, n’est-
ce pas ce que tu as fait depuis que nous sommes montés à bord de cet avion ?
— J’essaie tout simplement de régler les affaires courantes, pour ne pas avoir à travailler
pendant que nous serons sur l’île.
Un instant, Lexi demeura bouche bée.
— Je n’en crois pas mes oreilles ! finit-elle par dire. Vas-tu également m’annoncer que tu as
l’intention de couper ton téléphone portable la nuit ?
— Si cela doit te décider à partager mon lit, tu peux considérer que c’est fait !
— Détrompe-toi. Je n’en ai nullement l’intention.
Xenon eut un sourire en coin.
— C’est bien ce que je pensais, dit-il.
Rassemblant les documents qu’il avait étudiés, il les glissa dans sa serviette.
C’était décidé, il n’y toucherait plus de tout leur séjour !
Néanmoins, il ne lui était pas facile de rompre avec ses habitudes de vie. Travailler était devenu
pour lui une seconde nature.
A la mort brutale de son père, Xenon avait à peine dix-huit ans. Il ne lui avait pas fallu
longtemps pour prendre conscience que l’empire Kanellis avait des pieds d’argile. Aussi avait-il
travaillé comme un damné pour redresser la situation. Non seulement ça : il ne s’était pas contenté de
sauver l’entreprise ; il l’avait étendue, et diversifiée avec succès.
— J’essaie d’apprendre à déléguer, enchaîna-t-il en se tournant vers Lexi qui le contemplait
encore avec le même air incrédule. Ce n’est pas évident, quand on a toujours tenu toutes les rênes.
— Peut-être serait-il temps que cela change, dit-elle, et que tu profites un peu du fruit de tes
efforts. Une fois, tu m’as dit que tu ne voulais pas te tuer à la tâche, comme ton père. L’as-tu oublié ?
Xenon darda son regard dans les grands yeux gris-vert.
Que dirait Lexi s’il lui avouait que, ces derniers temps, son acharnement au travail n’avait eu
d’autre objet que de combler le vide incommensurable de son existence ? Qu’il s’accrochait à son
activité professionnelle comme un homme qui se noie se cramponne à la bouée qu’on lui jette ?
Cela dit, l’introspection n’était pas son fort. Il avait toujours préféré la pratique à la théorie.
Il prit la main de Lexi et l’attira à lui.
— Qu’as-tu fait de ton alliance ? demanda-t-il.
— Elle doit être quelque part, chez moi…
— Je croyais que tu l’avais jetée. Pour tourner définitivement la page, peut-être. N’est-ce pas ce
que l’amertume fait faire aux ex-épouses ?
— Si tu veux le savoir, elle est tout bonnement dans un coffret, sur la commode de ma chambre.
Avec tous les bijoux que tu m’as offerts, et que je ne porte plus. Et, détrompe-toi, je n’ai aucune
propension à l’amertume.
Du bout de l’index, Xenon dessina une alliance imaginaire autour de l’annulaire de Lexi.
— Tu aurais dû la prendre avec toi, dit-il. Que va penser ma grand-mère si elle voit que tu ne
l’as pas au doigt ? Nous allons être obligés de t’en acheter une autre.
Troublée tout autant par le contact avec Xenon que par sa suggestion, Lexi fut soulagée qu’il
doive chercher son passeport dans son sac. Cela lui donnait un prétexte pour retirer sa main.
Le passage à la douane fut une formalité vite expédiée. Tout le monde traitait Xenon comme s’il
était un monarque régnant, de retour au bercail. L’accueil du personnel était particulièrement
chaleureux. La plupart des employés le connaissaient depuis sa prime enfance. De plus, Lexi put
constater une nouvelle fois qu’il avait une étonnante aptitude à faire usage de son charme avec tout un
chacun.
Peu importe le milieu dans lequel il se trouvait — qu’il s’agisse d’aristocrates ou de
camionneurs —, Xenon y évoluait avec une aisance époustouflante.
Une limousine les attendait à la sortie de l’aéroport. Comme ils y montaient, Xenon lança
quelques mots dans sa langue au chauffeur.
Ils roulaient depuis à peine une dizaine de minutes lorsque Lexi constata que la voiture ne
suivait pas le trajet qu’elle connaissait.
— Où allons-nous ? s’enquit-elle. Ce n’est pas la route pour aller chez toi.
— Non. Nous allons en ville.
A l’idée de se retrouver en présence de la famille Kanellis, Lexi ne pouvait s’empêcher de
sentir croître son anxiété. Retarder ce moment ne faisait que la mettre encore plus mal à l’aise.
— Pour quoi faire ? dit-elle.
— Un peu de patience, Lex. Fais-moi confiance et détends-toi. Regarde le paysage. Je m’occupe
de tout.
Lexi fusilla Xenon du regard. Il n’avait pas fallu longtemps pour qu’il reprenne ses habitudes de
macho, se dit-elle. Le pire, c’était qu’elle lui obéissait docilement.
Mais n’était-il pas confortable de se laisser aller sur les coussins moelleux de la limousine pour
admirer les somptueux paysages qui défilaient à travers les vitres teintées ?
Ils ne tardèrent pas à pénétrer dans la vieille ville de Rhodes, où le chauffeur dut faire preuve
de toute sa dextérité pour circuler dans le lacis de petites rues. Bientôt il les arrêta devant une
bijouterie.
— Qu’est-ce qu’on fait là ? questionna Lexi en fronçant les sourcils.
— C’est très simple. Tu n’as plus d’alliance, donc nous allons en acheter une.
— Non ! Il n’en est pas question !
Mais déjà le chauffeur lui ouvrait la portière. Quel autre choix avait-elle que d’obtempérer ?
Elle n’allait pas faire une scène en public, tout de même.
Et comment expliquer qu’elle ne voulait absolument pas d’une fausse alliance ? Que l’idée
d’ajouter une touche supplémentaire à cette parodie de vie conjugale lui était insupportable ?
De toute façon, c’était trop tard. Xenon avait pris les choses en main — comme d’habitude — et
il discourait en grec avec le bijoutier. Celui-ci ne fut pas long à leur mettre sous les yeux un plateau
recouvert de velours où étaient présentés bagues et anneaux de diverses factures. Mais tous
terriblement coûteux, à en juger par leurs étiquettes.
L’homme avait-il conscience que Lexi affichait un manque d’enthousiasme ostensible ? se
demanda-t-elle.
Etait-il surpris qu’elle ne semble pas plus heureuse d’être l’objet de tant d’attentions de la part
d’un soupirant aussi prestigieux ?
Remarqua-t-il qu’elle se raidissait en voyant Xenon diriger toute l’opération de main de maître,
parcourant le contenu du plateau d’un œil de connaisseur ?
Toujours est-il qu’elle ne pouvait décemment pas quitter la boutique sans une alliance au doigt.
Aussi choisit-elle l’anneau le plus simple — un fin ruban en or de dix-huit carats.
— J’espère que tu ne la perdras pas, cette fois, ma chérie, murmura Xenon en anglais en le lui
glissant à l’annulaire.
Tandis qu’il s’acquittait de la transaction, le commerçant se pencha vers le bracelet d’argent que
Lexi portait au poignet.
— Magnifique ! dit-il avec admiration.
— Ma femme crée des bijoux, expliqua Xenon.
Que lui prenait-il ? s’indigna Lexi en son for intérieur. Il n’avait nul besoin de jouer les époux
pleins d’orgueil devant un individu qu’ils ne reverraient jamais.
— Est-ce que vos créations sont distribuées à Rhodes ? questionna le boutiquier.
— Non, seulement en Angleterre, répondit Lexi en lui souriant.
— Si vous avez quelques pièces à m’apporter, je serai heureux de les exposer. Les touristes sont
toujours en quête d’œuvres qui sortent de l’ordinaire.
Lexi allait expliquer qu’elle n’était que de passage à Rhodes, mais Xenon s’interposa encore
une fois :
— Nous avons un emploi du temps plutôt chargé, n’est-ce pas, ma chérie ?
Si au moins elle avait pu le bourrer de coups de poing pour lui faire ravaler ses « ma chérie » !
s’offusqua Lexi.
Se serait-elle écoutée qu’elle aurait arraché de son doigt cette prétendue alliance et l’aurait
jetée sur le comptoir. Mais elle était plus respectueuse que Xenon ne l’était lui-même. S’il n’avait
aucun scrupule à fouler aux pieds ses sentiments, elle avait la décence de ne pas mettre en péril sa
réputation.
Elle commençait à se demander si elle allait être capable de se livrer bien longtemps aux
simagrées qu’il lui imposait.
D’autant qu’il semblait prendre un malin plaisir à la provoquer.
Tout à coup, la boutique lui parut être une prison dont il lui fallait absolument s’échapper. Elle
jeta un coup d’œil à sa montre.
— Je crois que nous devrions y aller, dit-elle.
Ils se retrouvèrent sur le trottoir, et Lexi s’apprêtait à dire vertement sa façon de penser à Xenon
lorsqu’un éclair aveuglant lui fit fermer les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, ce fut pour voir un homme
bondir depuis le coin de l’immeuble où il s’était dissimulé et leur mettre sous le nez un énorme
appareil photo dont il les mitrailla.
Un instant, ils demeurèrent interdits. Puis Xenon recouvra ses esprits.
— Arrêtez ça ! aboya-t-il en plongeant vers le paparazzi pour lui arracher son matériel.
Mais il ne fut pas assez rapide. Profitant de l’effet de surprise, l’homme prit ses jambes à son
cou, et bondit sur le siège arrière d’une moto qui l’attendait. En un éclair, il disparut dans la
circulation.
Cela faisait bien longtemps que Lexi n’avait pas été prise dans ce genre d’embuscade. Elle avait
oublié le sentiment d’impuissance et de vulnérabilité que cela faisait surgir en elle.
Elle se mit à trembler comme une feuille, pendant que des passants se hâtaient de sortir leurs
téléphones portables, avides de prendre quelques photos.
— Monte ! lui intima Xenon en la poussant à l’intérieur de la voiture.
Le chauffeur démarra en trombe, pendant que Xenon composait furieusement un numéro sur son
téléphone. Il s’ensuivit une conversation animée, dans laquelle Lexi comprit que Xenon ne devait pas
mâcher ses mots. Lorsqu’il raccrocha, il se tourna vers elle.
— J’aurais dû prévoir ça, dit-il. Je suis désolé.
— C’est un peu tard ! lança Lexi avec colère, se contraignant à ne pas se laisser attendrir par le
repentir sincère qu’elle lisait dans les prunelles d’azur.
— Excuse-moi, mais je ne suis pas une pop star, et je n’ai pas l’habitude de me cacher de la
presse.
— Eh bien, tu ferais mieux d’être plus vigilant ! Maintenant ils ne vont pas se gêner pour bâtir
toute une histoire. Tu penses ! Un couple en instance de divorce surpris en train d’acheter une
alliance… Tant qu’on y est, on pourrait chercher une robe blanche, et un bouquet de fleurs, et faire
prendre quelques photos de plus !
— Cesse de te mettre martel en tête. J’ai réglé le problème.
Xenon semblait être suffisamment sûr de son fait, et Lexi décida de lui faire confiance. A sa
grande surprise, le trajet jusqu’à la grandiose propriété des Kanellis passa plus vite qu’elle ne
l’aurait imaginé. Bientôt ils pénétrèrent dans le parc de la majestueuse citadelle qui dominait la cité
médiévale de Lindos. En dépit de la splendeur de ce qui l’entourait, Lexi ne put s’empêcher de se
raidir lorsque la limousine s’immobilisa au milieu de la cour d’honneur.
C’était maintenant qu’elle allait devoir braver Marina. Et c’était l’obstacle le plus difficile à
franchir, car c’était peu de dire que la mère de Xenon n’avait jamais été de son côté.
Elle ne s’était nullement gênée pour bien montrer qu’elle n’approuvait pas le mariage de son fils
avec une extravagante pop star anglaise, qui plus est issue d’un milieu défavorisé.
Quelque effort que puisse faire Lexi pour s’intégrer dans cette famille d’aristocrates grecs, il
était voué à l’échec. Jamais elle n’était parvenue à franchir la barrière qui la séparait de sa belle-
famille et Marina ne cachait pas son regret d’avoir vu son fils adoré se mésallier.
Allons, se sermonna intérieurement Lexi, ces inquiétudes n’étaient plus d’actualité !
C’est pour Jason que je fais tout cela. Et je ne suis plus une oie blanche impressionnable !
Xenon se tourna vers elle, et soutint son regard.
— Nous y voici. Tu es prête ?
— Autant que faire se peut…
Le chauffeur vint ouvrir sa portière, et Lexi rassembla tout son courage pour sortir de la voiture.
Elle fut aussitôt enveloppée par la douceur embaumée de la brise marine. En contrebas de la
cour, les eaux cristallines de la baie de Saint-Paul miroitaient au soleil. Au loin, les collines
plongeaient dans la mer. C’était un paysage d’une telle beauté que Lexi demeura un moment immobile
à absorber toute cette magnificence.
Cela faisait des siècles que l’immense propriété, étalée sur plusieurs niveaux en terrasse,
appartenait à la famille Kanellis. Trois résidences indépendantes — chacune avec son jardin — y
avaient été construites, au milieu des bougainvillées, des pins et des citronniers. Une vaste piscine à
débordement semblait ne faire qu’un avec les dégradés azuréens du ciel et de la mer.
Souvent Lexi s’était demandé à quoi pouvait ressembler une enfance passée dans cet
environnement paradisiaque, au lieu des logements sociaux miteux où elle-même avait grandi.
Tout à coup, une silhouette familière émergea de la demeure principale. Le cœur de Lexi se
serra en reconnaissant la gouvernante qui présidait aux destinées du domicile londonien de Xenon.
— Phyllida ! lança Lexi d’une voix étranglée par l’émotion, tandis que la robuste femme
l’étreignait fougueusement.
C’était Phyllida qui s’était trouvée à ses côtés, cette horrible nuit où Lexi avait commencé à
perdre du sang. C’était elle qui avait appelé les secours, et l’avait accompagnée aux urgences lorsque
la douleur était devenue insupportable.
Les souvenirs assaillirent Lexi.
Nul ne savait alors où se trouvait Xenon. Phyllida était la seule personne en qui elle eût
suffisamment confiance pour accepter qu’elle la soutienne.
Si sa première fausse couche s’était déroulée assez tôt dans la grossesse pour ne pas avoir
d’autres incidences que psychologiques, il n’en avait pas été de même pour la seconde.
Elle avait mis tant d’espoirs — et tant de rêves — en cette fragile vie qu’elle abritait en son
sein, que les premières douleurs l’avaient terrifiée.
C’était impossible ! avait-elle pensé. Le même cauchemar ne pouvait pas se reproduire.
N’avait-elle pas passé la période « dangereuse » des douze semaines ?
Malheureusement, le sort s’acharnait.
Pendant deux jours, c’était la fidèle gouvernante qui avait silencieusement monté la garde au
chevet de son lit d’hôpital, jusqu’à ce que Xenon revienne de son voyage au Moyen-Orient.
Elle revoyait encore le regard vide qu’il avait planté dans le sien lorsqu’elle lui avait annoncé
que le bébé n’avait pas vécu.
A cet instant, elle avait compris que plus rien ne serait pareil entre eux.
Lexi se dégagea de l’étreinte de Phyllida, et s’efforça de se reprendre.
— Oh ! Phyllida, dit-elle, c’est si bon de vous revoir !
Manifestement aussi émue qu’elle, Phyllida recula et lui caressa les cheveux du plat de la main.
— Chère Alexi, souffla-t-elle, vous avez changé.
— Ah oui, l’excentrique rouquine a disparu ! Mais vous, vous êtes toujours la même, Phyllida.
Vous êtes superbe.
Phyllida eut un petit rire timide, et elle se tapota l’estomac.
— Oh non, dit-elle en rougissant, j’ai grossi. Ce n’est pas comme vous.
Xenon interrompit ces retrouvailles en se tournant vers la maison.
— Ma mère est là ? demanda-t-il.
— Elle est allée rendre visite à votre sœur. Elle a dit que vous vous installiez, et qu’elle vous
verrait au dîner.
— Et ma grand-mère ?
L’expression de Phyllida se fit plus grave.
— Oui, elle est là. Elle est faible, mais elle ne souffre pas. Je sais qu’elle vous attend avec
impatience. L’infirmière est près d’elle.
— Très bien.
Xenon se tourna vers Lex, et effleura de la main le creux de ses reins.
— Viens, Lexi, enchaîna-t-il. Allons défaire nos bagages.
Cela n’avait été que le plus fugace des contacts, mais il avait suffi pour qu’une vague de chaleur
submerge Lexi.
Le cœur battant, elle emboîta le pas à Xenon qui se dirigeait vers la plus éloignée des trois
villas.
Dans le hall, on avait posé leurs deux valises côte à côte, comme un clin d’œil ironique.
A peine la porte se referma-t-elle sur eux que Lexi sentit la panique l’envahir. A l’idée que la
chambre se trouvait derrière la porte la plus proche, des images importunes s’imposèrent à son
esprit : des draps froissés sur l’immense lit, le corps musculeux de Xenon allongé en travers…
De la langue, elle humecta ses lèvres soudain trop sèches pour qu’elle puisse parler.
— Xenon, c’est… c’est une folie, bredouilla-t-elle. Nous… nous ne pouvons pas rester ici.
— Pourquoi ?
— Enfin, tu le sais bien ! Tu n’es pas stupide !
Sur le visage de Xenon, elle lut qu’il n’était pas prêt à capituler, et elle se raidit pour lui tenir
tête.
Fallait-il vraiment qu’elle soit plus précise ? Ne lui épargnerait-il rien ?
Son regard bleu acier demeurait inflexible. Elle se décida à parler :
— Tu sais bien qu’il n’y a qu’un lit dans la villa…
— Et alors ? Ne sommes-nous pas un couple légitime ? Par conséquent, il est normal que nous
partagions le même lit. Qu’est-ce que tu imaginais, Lex ? Que j’allais te laisser seule ici ?
— Tu pourrais au moins faire ce que tout gentleman ferait à ta place : dormir sur le canapé !
Xenon lança un coup d’œil dédaigneux vers le divan que lui indiquait Lexi.
— Ça ? Cela n’a jamais été prévu pour qu’on y dorme. Et tu sembles oublier que je suis grec.
Chez nous, un homme dort dans le lit conjugal.
Il s’interrompit pour la gratifier d’un regard où brillait une lueur de malice, mêlée à une
promesse tacite.
— Avec son épouse ! conclut-il.
Si au moins l’œillade lourde de sous-entendus dont il avait accompagné cette fanfaronnade la
laissait insensible ! se désola intérieurement Lexi. Mais elle avait suffi à mettre le feu à son esprit, et
elle se détestait pour cela.
A quoi bon s’exhorter à ne pas réagir à ses provocations ? Lorsqu’il promenait sur elle ce
regard torride, elle sentait tout son corps se tendre vers lui. Sa poitrine se gonflait jusqu’à en devenir
douloureuse, et une flamme inextinguible s’allumait au creux de son bas-ventre.
La vérité, c’était qu’elle le désirait toujours avec la même force, et qu’elle ne savait pas
comment remédier à cela.
— Pourquoi m’as-tu obligée à te suivre jusqu’ici, Xenon ? demanda-t-elle. Sincèrement. Tu
prétends que c’est pour faire plaisir à ta grand-mère, mais…
— C’est la vérité.
— En tout cas, ce n’est certainement pas la seule raison. Mais est-ce que tu as au moins pensé à
ce moment précis, lorsque tu es venu me chercher, Xenon ? Est-ce que tu as imaginé ma réaction en
découvrant qu’il me faudrait partager ton lit ?
Pendant quelques secondes, Xenon demeura silencieux. Puis un étrange sourire se peignit sur
son visage.
— Oui, dit-il, j’y ai pensé. Mais pas tout de suite.
— Que veux-tu dire ?
Xenon haussa les épaules d’un air détaché et, cette fois encore, Lexi ne put s’empêcher de
remarquer le jeu de ses muscles sous sa chemise.
— Lorsque je suis venu chez toi, c’était plus par curiosité qu’autre chose, je l’admets. C’était
juste l’envie de voir ce qu’était devenue la femme que j’avais épousée. J’étais même presque disposé
à signer les papiers du divorce. Et puis tu as ouvert la porte, et…
La façon dont il laissait sa phrase en suspens ne manqua pas d’inquiéter Lexi. Elle savait que
Xenon n’était pas homme à chercher ses mots.
Et que voulait dire cette manière de plisser les yeux, comme s’il réfléchissait à quelque question
particulièrement épineuse ? N’avait-il pas réponse à tout, d’habitude ?
— Et quoi ? l’encouragea-t-elle.
— Je me suis rendu compte que je te désirais toujours. Comme je n’avais jamais désiré une
femme. Ni avant toi, ni depuis. Tout à coup, le besoin de te prendre dans mes bras a été plus fort que
tout. Et c’est toujours vrai, Lex. Chaque fois que je te vois, l’envie que j’ai de toi est insurmontable.
Douloureuse. Tellement intense que j’en perds tout raisonnement. Comme en ce moment.
Combien de fois ne lui avait-il pas tenu de pareils propos ? songea Lexi, désabusée. C’était ce
qu’il n’avait cessé de lui répéter lorsqu’il lui faisait la cour, et qu’elle se refusait à lui. Encore une
fois, Xenon ne cherchait qu’à obtenir ce qui était hors de sa portée.
Malheureusement, ces paroles, elle ne les avait pas entendues au moment où elle en aurait eu le
plus besoin. Lorsqu’elle souffrait dans son lit d’hôpital, le corps meurtri, et l’âme ravagée par ce
sentiment terrible de l’avoir déçu. De ne pas être la femme qu’il lui fallait.
— C’est impossible, dit-elle d’une voix blanche.
— Pourquoi ? martela Xenon.
Un instant, il darda sur elle un regard si intense que ses prunelles brillèrent comme deux saphirs
dans la lumière tamisée de la pièce.
— Parce que tu n’as pas le courage de t’avouer que tu me désires tout autant ? enchaîna-t-il.
Parce que tu es incapable de reconnaître que rien n’est fini entre nous ?
Un coup de poignard transperça Lexi, mélange de crainte et d’un désir ravageur. Dans sa tête, le
présent et le passé se confondaient. Elle songea au secret qu’elle avait enfoui au plus profond de son
âme.
— C’est seulement un défi que tu t’es lancé, Xenon, dit-elle. Tu as toujours obtenu tout ce que tu
voulais. Tu as juste besoin de reprendre le contrôle sur ce qui t’échappe.
Xenon soutint le regard de Lexi, dans lequel brillait un éclat provocateur. Au fond de lui-même,
il sentit surgir comme un courant que rien ne saurait endiguer.
Un besoin de possession qui avait quelque chose de primitif.
— Tu te trompes, répliqua-t-il. C’est simplement que j’ai pris conscience que rien ne pourra
empêcher que tu restes ma femme. A jamais.
La brutalité de cette déclaration emplit Lexi d’effroi, tout autant qu’elle la faisait vibrer
d’excitation. Cependant, elle se refusait à se laisser fléchir par ce qui n’était qu’une manifestation de
désir charnel.
— Tu ne m’auras pas, Xenon, lâcha-t-elle d’une voix saccadée. Je veux bien partager ton lit, s’il
faut donner de la vraisemblance à toute cette comédie. Mais c’est uniquement pour tirer Jason du
mauvais pas dans lequel il s’est fourré.
Malgré elle, Lexi sentit un picotement parcourir sa poitrine. Elle s’efforça d’ignorer que ses
seins étaient soudain devenus lourds, presque endoloris — comme s’ils se tendaient sous son corsage
pour appeler la caresse des lèvres de Xenon, qui savaient si bien leur prodiguer d’exquis tourments.
Frémissante, elle se contraignit à chasser de son esprit ces images érotiques. Tout comme elle
s’appliqua à ne pas prêter attention à ce feu liquide qui semblait sourdre entre ses cuisses.
— C’est fini, Xenon, poursuivit-elle d’une voix étranglée. Nous ne pourrons pas revenir en
arrière. Et je n’accepterai jamais de refaire l’amour avec toi.
6.

— Mon fils m’a dit que vous vous consacrez désormais à l’orfèvrerie ?
Lexi reposa son verre de vin et gratifia sa belle-mère d’un sourire chaleureux. Elle allait finir
par avoir mal aux zygomatiques, tant elle lui en avait prodigué depuis le début de la soirée, se dit-
elle.
La mère de Xenon n’avait cessé de la bombarder de questions. Un véritable interrogatoire. Bien
sûr, son fils n’avait pas fait le moindre effort pour venir au secours de sa malheureuse épouse !
Sobrement vêtue d’une impeccable robe bleu marine, et parée de plusieurs rangs de perles,
Marina Kanellis affichait la distinction qui était sa marque de fabrique.
Lexi s’était souvent étonnée qu’elle n’ait jamais songé à refaire sa vie après son veuvage. Peut-
être était-elle la femme d’un seul homme…
Cette pensée était un peu trop dérangeante, et Lexi préféra concentrer son attention sur les reflets
des grands chandeliers dansant sur les verres de cristal et la lourde argenterie disposés sur la table.
Dans quelques instants, cet interminable dîner prendrait fin, et elle pourrait échapper à la
curiosité de sa belle-mère. Elle s’était efforcée d’y faire face avec bonne humeur, bien qu’elle ait été
rongée par la nervosité. Cependant, elle se devait de reconnaître que Marina avait fait preuve d’une
forme de gentillesse qui lui était peu coutumière.
En tout cas, elle lui était apparue moins terrifiante que dans son souvenir !
Peut-être était-ce tout simplement parce que Lexi avait désormais acquis une maturité qui la
rendait moins impressionnable. De plus, elle n’avait plus à redouter de commettre quelque
impardonnable bévue susceptible d’embarrasser Xenon.
Qu’avait-elle à perdre, à présent ?
Aussi, ce fut le cœur léger qu’elle se permit un petit sourire ironique avant de répondre.
— Orfèvrerie est un bien grand mot, dit-elle en effleurant du doigt les deux triangles d’argent
qui pendaient à ses oreilles. Mais je fabrique effectivement des bijoux.
— Et vous aimez cela ?
— Beaucoup. J’ai monté un petit atelier, dans mon village, et j’apprécie d’être mon propre
patron. Cela me donne une liberté que j’ai rarement connue dans le passé.
L’air pensif, Marina prit une gorgée d’eau.
— Oui, dit-elle, j’imagine. Bien sûr, je n’ai jamais travaillé moi-même. Ni avant, ni après mon
mariage. A l’époque, il n’était pas jugé opportun pour une femme d’avoir une occupation hors de son
foyer. Surtout, quand on avait les responsabilités qui incombent à l’épouse d’un membre du clan
Kanellis.
Lexi planta un regard éperdu dans les beaux yeux bleus de Xenon.
Aide-moi, je t’en prie, l’implora-t-elle silencieusement.
A sa grande surprise, elle vit briller une lueur complice dans les prunelles de Xenon.
— Les choses ont changé, de nos jours, Mitera, affirma-t-il du ton de celui qui vient soudain de
découvrir que la terre est ronde. Les jeunes femmes modernes apprécient de pouvoir travailler.
Parfois pour des raisons économiques, mais aussi pour avoir un but dans la vie. Une activité
professionnelle leur apporte un véritable épanouissement. Ce que les hommes connaissent, d’ailleurs,
depuis la nuit des temps. C’est une réalité à laquelle on peut difficilement s’opposer !
Stupéfaite, Lexi dévisagea son mari.
Depuis quand Xenon défendait-il des opinions qui ne semblaient pas avoir été forgées au Moyen
Age ? Etait-ce le même homme que celui qui lui avait imposé d’être femme au foyer ? Dès leur
mariage en effet, il lui avait expliqué qu’il était bien trop fortuné pour tolérer que son épouse
travaille.
Lexi avait fait l’effort d’admettre cette mentalité. Après tout, elle avait convolé avec un Grec, et
cela nécessitait de s’adapter à d’inévitables différences culturelles.
Mais à quoi consacre-t-on ses journées lorsqu’une armée de domestiques se charge des tâches
ménagères, et que l’on n’est pas une adepte forcenée du shopping ?
Elle n’avait eu d’autre recours que d’attendre désespérément que la maternité vienne remplir le
vide de sa vie. Hélas ! en vain.
Cependant, elle n’avait pas tardé à découvrir que c’était moins sa conscience qui interdisait à
Xenon de lui autoriser une activité professionnelle, que le besoin de contrôler sa vie, et le désir de
savoir où elle était à chaque instant de la journée.
Avait-il évolué dans sa façon de penser, ou bien se montrait-il simplement opportuniste ?
Leurs regards se croisèrent, et Lexi vit briller dans les profondeurs de ces deux lacs d’azur une
lueur amusée, comme si Xenon imaginait sans peine les pensées qui agitaient son esprit. Il eut même
un sourire entendu qui la déconcerta suffisamment pour qu’elle préfère orienter la conversation dans
une voie tout à fait différente.
— J’ai été navrée d’apprendre que votre mère était souffrante, dit-elle en se tournant vers sa
belle-mère.
Marina hocha la tête.
— Hélas ! Même si elle est très âgée, et qu’elle a eu une vie bien remplie, il n’en reste pas
moins douloureux de la voir décliner ainsi. Irez-vous la voir demain ?
— Oui. Je m’en réjouis à l’avance.
— Elle a toujours apprécié vos chansons. En particulier celle qui parle de cet homme qui s’en
va.
— Ah oui, celle qui s’intitule « Reviens-moi ».
Comme il était curieux, songea Lexi, que la grand-mère de Xenon ait une tendresse particulière
pour celle de ses chansons qui évoquait la séparation. Celle justement qu’elle-même n’avait pu se
résoudre à écouter pendant de longs mois tant elle lui rappelait de façon poignante sa propre rupture.

* * *
Lorsque le dîner s’acheva, Lexi était d’humeur bien plus sereine qu’en début de soirée. Ils
prirent le café sur la terrasse qui surplombait la baie. Dans le ciel d’encre scintillait une myriade
d’étoiles. Lexi regarda briller les lumières de Lindos, en contrebas, et admira le miroitement de la
mer Egée.
Si seulement la perfection de ce moment pouvait se figer pour l’éternité !
Néanmoins, lorsqu’ils prirent congé de Marina et se dirigèrent vers leur villa, elle ne put
s’empêcher de céder à la nervosité.
Afin de repousser l’instant où elle serait obligée de faire face à Xenon, elle s’enferma dans la
salle de bains aussi longtemps que possible. Lorsqu’elle en émergea, ce fut pour le trouver planté
devant la baie vitrée, à contempler la profondeur de la nuit hellénique.
Bien que ses pieds nus n’aient pas fait le moindre bruit sur le sol dallé, il fit volte-face à peine
avait-elle pénétré dans la pièce. Un sourire en coin flotta sur ses lèvres lorsqu’il la vit revêtue de
pied en cap d’un pyjama de soie grège. Cependant, il se dispensa du moindre commentaire sur sa
tenue.
— Tu t’es montrée très aimable avec ma mère, ce soir, dit-il.
— Elle-même s’est comportée de façon bien plus chaleureuse que par le passé.
— De l’eau a passé sous les ponts. Et puis, elle est grand-mère à présent. Il y a aussi le fait que
sa propre mère est en train de mourir. Cela lui fait voir les choses sous un jour différent. La roue
tourne et elle se rend compte que le temps nous est compté… à tous.
L’émotion était palpable dans la voix de Xenon, et Lexi sentit son cœur se serrer.
— Oui, souffla-t-elle, nous ne devrions pas l’oublier…
Xenon laissa son regard errer sur la jeune femme, dans son pyjama boutonné jusqu’au cou.
Démaquillée et sans ses lunettes, elle paraissait incroyablement jeune et innocente. Qui aurait pu se
douter à la voir qu’elle avait eu une enfance si rude ? On l’aurait crue sortie de quelque pensionnat
pour jeunes filles bien nées. Avec la cascade de ses longs cheveux d’or tombant sur ses épaules, elle
ne se rendait probablement pas compte qu’elle produisait l’effet inverse de celui qu’elle recherchait.
Pour aussi austère qu’elle ait voulu paraître, il n’en émanait pas moins d’elle une irrésistible
sensualité.
— Prête à te mettre au lit, à ce que je vois, dit-il d’un air caustique.
— A ton avis ?
— Oh ! il vaut mieux que je ne te le donne pas ! Mais rassure-toi. Je vais te laisser tout le temps
nécessaire pour que tu puisses faire semblant de dormir quand je te rejoindrai.
Rougissant malgré elle, Lexi gagna la chambre et se glissa entre les draps de satin.
Xenon avait gagné ! Elle se sentait bel et bien ridicule. Il avait réussi à la faire douter d’elle-
même.
N’importe quelle femme normalement constituée, n’aurait-elle pas profité de l’occasion qui
s’offrait à elle ?
Serait-ce aussi grave que cela si elle cédait, et s’ils refaisaient l’amour ?
La réponse s’imposa à elle : ce serait tout bonnement dramatique !
Etait-elle prête à revivre les mêmes souffrances ? Il valait mieux ne plus y songer !
Peut-être était-elle plus fatiguée qu’elle ne le croyait, car peu à peu elle sentit ses paupières
s’alourdir.
Xenon semblait tenir parole, et faisait durer le moment de venir se coucher. Toujours est-il que,
lorsque Lexi sentit le matelas s’affaisser de l’autre côté du lit, elle était dans ce confortable état entre
veille et sommeil, et elle ne s’alarma même pas.
Cependant, le lit avait beau être des plus larges, elle ne tarda pas à prendre conscience que le
grand corps de Xenon occupait un espace considérable. Soudain, ce fut comme si une bouffée
d’hormones mâles avait envahi sa sphère. Il lui sembla qu’un courant d’énergie sexuelle commençait
à s’infiltrer sous sa peau.
Elle retint longuement son souffle, tandis qu’ils demeuraient immobiles, côte à côte. Jusqu’à ce
que la voix nonchalante de Xenon résonne dans le silence.
— Allons-nous longtemps faire semblant de dormir ? lança-t-il.
Lexi exhala d’un seul coup tout l’air qu’elle retenait.
— Je n’ai même pas besoin de te demander quelle autre option tu préconises, répliqua-t-elle.
— Qu’est-ce qui te dit que tu ne te fais pas des idées ?
Sans lui laisser le temps de répondre, Xenon posa une main sur sa hanche et l’attira à lui.
Sans grande conviction, Lexi essaya de se dégager.
— Arrête !
— Je ne fais rien de mal, Lex. Détends-toi !
Pendant quelques secondes, Lexi fut tentée de lui ordonner de se pousser jusqu’à l’autre
extrémité du lit. Pourtant, elle n’en fit rien. C’était si bon de sentir le souffle chaud de Xenon
effleurer son cou, son bras reposer sur sa taille !
Il s’en fallait de peu qu’elle ne cède à l’envie de se lover contre lui, comme elle l’avait si
souvent fait. Mais à ce plaisir interdit qui s’emparait d’elle, ne tarda pas à venir se mêler un
sentiment de malaise. Que se passait-il ? C’était bien la première fois que Xenon se contentait de la
tenir serrée contre lui, sans tenter d’aller plus loin !
Selon ses convictions de mâle méditerranéen, un lit conjugal avait une fonction essentielle :
faire l’amour. Une activité à laquelle ils s’étaient livrés assidûment, et avec le plus extrême bonheur.
Xenon était un amant extraordinaire, et Lexi avait toujours répondu avec ardeur à ses avances.
Il lui était même diablement difficile — alors qu’ils étaient couchés si près l’un de l’autre — de
tenir à distance les souvenirs de leurs ébats passionnés.
Tout avait hélas changé après sa deuxième fausse couche. A partir de là — pour ne pas « céder à
la tentation de l’importuner », comme il le disait — Xenon avait déserté leur couche commune,
trouvant refuge dans l’une des chambres d’amis de leur hôtel particulier londonien. A l’en croire, il
se faisait un devoir de la laisser reprendre des forces. Or, cette situation n’avait fait qu’accroître le
chagrin de Lexi, et son sentiment d’être abandonné de celui dont elle aurait eu le plus besoin.
La distance qui s’était installée entre eux avait fini par devenir abyssale. Peu à peu, Lexi s’était
convaincue qu’il en était peut-être mieux ainsi.
Plus jamais ils n’avaient partagé le même lit.
A cette évocation, l’amertume s’empara de Lexi, et elle essaya d’échapper à l’étreinte de
Xenon. En vain.
— Détends-toi, insista-t-il.
— Inutile d’essayer de me donner une fausse impression de sécurité, Xenon. Je sais à qui j’ai
affaire !
— Tu es bien dure avec moi, Lex ! Pourquoi penser que j’ai une idée derrière la tête ?
— Ce n’est pas le cas, peut-être ?
— Non. Pas en cet instant, en tout cas.
Pendant quelques secondes, Xenon se contenta de caresser du pouce la soie de son pyjama.
— Je repensais au dîner de ce soir, enchaîna-t-il d’un ton pensif. J’espère qu’il ne t’a pas été
trop pénible.
— Pas du tout ! Il m’a au moins permis de découvrir que tu as complètement changé d’opinion
sur le fait de savoir si une femme doit travailler ou non.
Sur sa taille, Lexi sentit le pouce de Xenon suspendre sa caresse.
— Je n’aurais jamais dû t’interdire de poursuivre ta carrière, soupira-t-il.
— Tu n’avais pas tout à fait tort. Comment aurais-je pu continuer à me produire à droite à
gauche, une fois que nous étions mariés ? Non, ce n’était pas cela le plus grave. C’est surtout la
manière dont tu me l’avais imposé qui m’avait fait mal.
— Que veux-tu dire ?
La question tomba dans un silence lourd. Lexi retint son souffle. Etait-ce bien Xenon qui
demandait à comprendre ce qu’elle avait ressenti ? Jamais il ne s’était comporté de la sorte. C’était
tellement inhabituel !
Sauf que la situation dans laquelle ils se trouvaient n’avait rien d’ordinaire. De plus, l’obscurité
lui donnait toute occasion de répondre sans détour.
— Qu’à cette époque, tu avais l’air de me considérer davantage comme une … chose, que
comme une personne à part entière. Comme si je n’étais qu’un élément décoratif dans ta vie. Comme
si j’étais incapable d’éprouver des sentiments propres. Tout tournait toujours autour de toi, Xenon…
Tu étais au centre de tout.
Cette fois, ce fut un long soupir que Xenon exhala. Il sentit Lexi se crisper. Et les regrets
l’assaillir.
Avait-il été suffisamment aveugle pour ne pas voir ce qu’il avait sous le nez ? Etait-il trop tard
pour avouer à Lexi qu’il se repentait ? Qu’on ne lui avait jamais appris à agir autrement ?
— J’avais une conception du mariage qui me donnait certaines exigences à l’égard de mon
épouse.
— Je sais. Tu voulais une épouse soumise, et raffinée. Capable de tenir son rang dans la bonne
société. Tu n’aurais pas pu trouver quelqu’un de plus différent de cela que je ne l’étais. Je venais
d’un univers qui n’avait rien à voir avec le tien. Je m’en étais sortie à la force du poignet. Toute ma
vie, je n’avais pu compter que sur moi-même. Et j’avais aussi pris soin de mes frères. J’avais
toujours été autonome. Et tu me demandais de renoncer à cela, et de m’en remettre à toi.
— C’était seulement pour te protéger. Pour veiller sur toi.
— Non. C’était pour me mettre en cage. Oh ! une cage dorée, bien sûr. Mais dans laquelle
j’étais prisonnière. Au début, je n’y ai pas pris garde. Tu me fascinais. La seule chose qui comptait,
c’était d’être avec toi. Tu aurais pu me proposer de vivre au fond d’une grotte que j’aurais accepté.
A entendre Lexi expliquer tout cela, Xenon ne put s’empêcher de tressaillir. Elle semblait
presque choquée d’avoir pu éprouver une telle adoration pour lui.
Autrefois.
— Je n’avais jamais été amoureux avant toi, Lex, dit-il posément. Je n’avais jamais été marié.
Tout ce que je savais, c’est que l’on est tenu de traiter son épouse avec certains égards.
Dans l’obscurité, Lexi se permit un sourire désabusé.
— Ne pas laisser quelqu’un exprimer ses dons et étouffer sa spontanéité, ce n’est pas montrer
du respect, Xenon, corrigea-t-elle. C’est se montrer dominateur. Peut-être te faudrait-il chercher une
femme plus conventionnelle que je ne le suis ? Une femme qui accepterait de se laisser dompter sans
broncher.
Xenon enfouit sa bouche dans la chevelure soyeuse de Lexi. Lorsqu’il répondit, ce fut d’une
voix étouffée.
— Je suis désolé, Lex. Est-ce que tu me crois quand je te dis cela ?
Lexi déglutit avec peine, consciente que Xenon retenait sa respiration dans l’attente de sa
réponse. Comme cela aurait été plus facile de ne pas le croire sincère ! Mais elle le connaissait
suffisamment pour savoir tout le poids qu’il donnait à ses paroles.
— Oui, dit-elle, je te crois.
— Est-ce que tu me pardonnes ?
Fermant les yeux, Lexi s’interrogea un instant. Il était bien plus difficile encore de répondre à
cette question. Car le pardon supposait d’abandonner toute colère pour se trouver… face au vide.
Et qu’est-ce qui viendrait emplir ce vide ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Cependant, elle
ne pouvait continuer à en vouloir à Xenon, simplement parce qu’elle avait peur de laisser place à des
émotions qu’elle ne maîtriserait pas.
— Oui, dit-elle, tout en prenant garde à s’éloigner de lui.
Il ne fallait pas qu’il interprète son indulgence comme une reddition.
La frustration que ressentit Xenon à sentir Lexi reculer le transperça comme un coup de
poignard. L’éloignement qu’elle mettait entre eux n’était pas uniquement physique, il en était
conscient. Si, quelques instants plus tôt, elle avait été à deux doigts de lui céder, il n’en était plus
ainsi.
Ce lui fut un supplice de se contenter d’un chaste baiser sur l’épaule de Lexi, et de lui tourner le
dos. Jamais il n’avait renoncé ainsi à ce qu’il désirait par-dessus tout. A ce qu’il considérait comme
lui revenant de droit.
Contrarié, il se réfugia à l’autre extrémité du lit.
Cependant, le sommeil fut long à venir.
7.

La douche glacée était un vrai supplice, pourtant c’était le seul moyen que Xenon avait trouvé
pour calmer le désir qui bouillait dans ses veines.
Il était au bord de l’implosion !
Inclinant la tête en arrière, il laissa le jet puissant ruisseler sur son visage. Mais rien ne pouvait
lui faire oublier qu’il venait de passer une nuit dans le même lit que sa femme sans oser l’effleurer !
Le sommeil l’avait fui jusqu’aux petites heures du matin, et il avait dû lutter interminablement
contre l’envie d’emprisonner sous lui le corps souple et chaud qu’il sentait bouger à côté de lui.
Que n’aurait-il donné pour plonger les doigts dans la masse de cheveux étalés sur l’oreiller
voisin ? Et pour capturer les lèvres de Lexi avec une ardeur dont il ne doutait pas qu’elle finisse par
faire tomber toutes ses défenses ?
En grommelant, il laissa échapper un juron dans sa langue maternelle.
La longue discussion qu’ils avaient eue dans la nuit aurait-elle suffi à rendre Lex moins
intransigeante à son égard ? s’interrogea-t-il.
Lorsqu’il regagna la chambre, une serviette nouée autour des reins, ce fut pour constater qu’elle
avait déserté le lit.
Sage précaution ! se dit-il. Malgré les effets salutaires de la douche froide, il n’était pas certain
de répondre de lui.
Xenon s’habilla, puis gagna la terrasse où il trouva Lexi installée devant une cafetière et un
assortiment de fruits. Les cheveux tirés en une austère queue-de-cheval, elle offrait l’image même de
l’innocence, dans sa modeste robe de coton. Une paire de lunettes de soleil dissimulait son
expression, mais la manière dont elle mordillait sa lèvre trahissait sa nervosité.
— Voilà un spectacle délicieusement touchant, dit-il d’une voix indolente.
— Je suis allée chercher le plateau que Phyllida avait préparé, expliqua Lexi, sur la défensive.
J’ai pensé que ce serait agréable de déjeuner devant cette vue magnifique.
— Ma mère avait probablement prévu que nous prenions nos petits déjeuners dans sa salle à
manger. Cependant, si tu t’es mis en tête de jouer les fées du logis, je n’y vois aucun inconvénient.
A entendre la moquerie dans son intonation, Lexi se raidit. Pourquoi insinuait-il qu’elle
dissimulait quelque arrière-pensée ? N’avait-elle pas été assez claire la veille ?
— Ma seule intention, protesta-t-elle d’un ton ferme, était de ne pas encombrer Marina. Je
suppose qu’elle n’a pas envie de m’avoir constamment sur le dos.
Avec un petit sourire, Xenon se versa une tasse de café.
— Tout cela est bien agréable, dit-il. Tout à fait comme au bon vieux temps !
Lexi préféra ne pas réagir. Rien n’était pareil aux jours passés !
Elle s’était réveillée au comble de la confusion. La nuit qu’elle venait de passer près de Xenon
la plongeait dans la plus extrême perplexité. C’était bien la première fois qu’il se contentait de la
tenir tendrement enlacée dans un lit, sans qu’il n’y ait entre eux une once de sensualité. De plus, il
avait accepté d’écouter ce qu’elle avait à dire. Et lui-même avait fait l’effort d’expliquer le
fondement de son besoin de domination.
C’était tellement surprenant qu’elle ne savait qu’en penser.
Du coin de l’œil, elle l’observa tandis qu’il buvait son café.
— Phyllida a dit que nous pouvions aller rendre visite à ta grand-mère, après le petit déjeuner.
— C’est d’accord.
Elle vit une ombre passer sur son visage, et demanda :
— Est-ce qu’elle souffre ?
— Non. Les médecins font ce qu’il faut pour cela.
L’air pensif, il s’interrompit pour reposer sa tasse.
— C’est lors de ma dernière visite qu’elle a commencé à me questionner à ton sujet, reprit-il.
Elle a toujours eu beaucoup d’affection pour toi, Lex.
Lexi ne put s’empêcher d’être touchée par cet aveu. Cette affection était réciproque. Elle n’avait
jamais connu aucun de ses grands-parents, et c’était à n’en pas douter ce qui lui faisait autant
apprécier la compagnie de la vieille dame.
— Que t’a-t-elle dit exactement ? interrogea-t-elle.
Xenon la contempla un moment avec l’air de peser le pour et le contre.
— Eh bien, finit-il par répondre, elle a dit que j’avais beau être un homme intelligent, je ne
m’en comportais pas moins comme un fieffé imbécile, parfois. Et que c’était ce que j’avais fait en te
laissant partir.
L’anxiété étreignit Lexi.
— Xenon, protesta-t-elle, je me sens incapable de lui mentir.
— Ce n’est pas ce que je te demande. Crois-tu que tu pourras faire comme si tu éprouvais
encore un peu d’affection pour moi ?
Lexi dévisagea Xenon. Il n’y avait nulle trace de son arrogance coutumière dans sa demande. Au
contraire, il semblait étrangement vulnérable. Peut-être, d’ailleurs, l’était-il vraiment ? Pour une
fois !
Sa grand-mère chérie était mourante. N’était-ce pas le moment ou jamais de lui manifester son
soutien ?
Elle avait aimé cet homme. Elle l’avait épousé. Malgré tout ce qui avait pu se passer entre eux,
il était de son devoir de l’aider à traverser cette épreuve.
D’instinct, Lexi se leva et s’approcha de Xenon pour passer une main dans le désordre de ses
boucles de jais.
— Mais oui, dit-elle, je suis plutôt bonne actrice. Fais-moi confiance, je jouerai la comédie
avec suffisamment de conviction pour que ta grand-mère me croie toujours amoureuse de toi.
Son sourire se figea sur ses lèvres, lorsqu’elle se pencha vers Xenon. Quelque chose avait
changé dans son attitude. Tout à coup, il semblait curieusement irrité.
Etait-ce ce qu’elle venait de dire qui le mettait ainsi en colère ? s’interrogea Lexi.
D’un bond il se leva, et son impressionnante stature vint se dresser devant elle.
— Ainsi, dit-il d’un ton rogue, tu es douée pour jouer la comédie…
Sans autre préambule, il l’attira à lui et s’empara de ses lèvres. Ce fut comme si des vannes
s’ouvraient sous la pression d’un flot tumultueux.
Sa bouche était impatiente et dominatrice. Sa langue cherchait la sienne avec une urgence
frénétique. L’homme qui avait passé une chaste nuit allongé près d’elle avait laissé place au Xenon
d’autrefois.
Il se plaqua à elle. Lexi sentit la saillie de ses hanches, et la proéminence de son érection contre
son ventre. Le brasier du désir se ralluma en elle, comme un magma en fusion. Lorsque la paume de
Xenon vint emprisonner son sein, elle geignit et s’abandonna voluptueusement entre ses bras, tandis
qu’il titillait le téton durci. Elle fit aller et venir ses hanches contre lui en une invite muette.
Elle n’aspirait plus qu’à une chose : sentir la main de Xenon se glisser sous sa robe, et remonter
jusqu’au cœur de son intimité.
Allait-elle oser lui prodiguer les caresses qu’il aimait tant ?
Allait-elle s’enhardir jusqu’à glisser ses doigts sous la ceinture de son pantalon, et les refermer
sur son sexe ? Comme elle aurait aimé entendre Xenon gémir quelque exhortation exaltée dans sa
langue maternelle, d’une voix rauque !
Sauf que ce serait envoyer un signe qu’elle s’interdisait.
Mais pourquoi lui-même ne poussait-il pas plus loin les choses ? s’étonna-t-elle. Pourquoi ne
l’entraînait-il pas à l’intérieur de la villa pour l’allonger sur le sol de marbre, et la prendre sans plus
de cérémonie, comme le mâle dominateur qu’il était n’hésitait habituellement pas à le faire ?
Lexi savait qu’elle n’aurait même pas protesté tant le désir la dévorait avec une intensité
cuisante.
Pourtant, Xenon ne fit rien de tel. Au lieu de cela, il redressa la tête et darda sur elle ses
prunelles d’azur assombries par le désir.
Bien qu’il eût du mal à maîtriser le tremblement de ses mains, ce fut d’une voix posée qu’il
déclara :
— Eh bien, Lex, on peut dire que tu joues ton rôle avec un art consommé ! Et, pourtant, il n’y
avait même pas de public à convaincre…
Il avait beau jeu de se moquer ! s’indigna Lexi en son for intérieur.
Ne venait-elle pas de tomber tête baissée dans le piège qu’il lui avait tendu ? Un piège minable
et avilissant.
Elle avait clairement montré qu’elle le désirait toujours autant.
Au moins, il ne fallait pas qu’il sache pourquoi il en était ainsi. Car la vraie raison, c’était
qu’elle était aussi passionnément amoureuse de lui que par le passé.
— Match nul, lâcha-t-elle d’un ton crispé.
— Comme tu dis ! Allons, il est temps que nous rendions visite à Ghiaghia.
Lexi demanda quelques minutes pour remettre un peu d’ordre dans sa tenue, puis ils traversèrent
la cour sans échanger un mot. Lorsqu’ils pénétrèrent dans la vaste chambre aux volets entrebâillés,
elle sentit son cœur se serrer.
Tout comme sa fille, Sofia avait dû être une beauté dans sa jeunesse. Mais, aujourd’hui, ses
traits délicats avaient l’apparence d’un masque de cire. Son regard rendu vitreux par la morphine se
fixa sur eux, et elle fronça les sourcils comme si elle peinait à les reconnaître. Puis, l’ébauche d’un
sourire flotta sur ses lèvres. Elle leva sa main osseuse pour esquisser un geste de bienvenue.
Lexi résista à l’envie de prendre la frêle vieille dame dans ses bras et se contenta de serrer la
main tendue, avant de déposer un baiser sur la joue ridée.
— Ghiaghia, murmura-t-elle. C’est moi, Alexi.
— Alexi ! Je suis si heureuse de te revoir.
L’aïeule des Kanellis essaya vainement de se redresser, et Lexi jeta un coup d’œil à l’infirmière
qui vint l’aider à soulever la fragile carcasse sur la pile d’oreillers.
— Oh ! Ghiaghia, moi aussi, souffla Lexi. Mais…
Elle ne put empêcher sa voix de se briser.
— Je suis tellement triste que vous soyez souffrante.
Pendant quelques secondes, Sofia dévisagea Lexi avec une expression où se mêlaient la
dérision et une pointe de tristesse.
— C’est notre sort à tous, finit-elle par dire d’une voix douce.
Tout en lui reprenant la main, Lexi s’assit sur la chaise placée à côté du lit.
— Avez-vous besoin de quoi que ce soit, Ghiaghia ? demanda-t-elle. Puis-je faire quelque
chose pour vous ?
Dans le silence qui suivit, on n’entendit que la respiration haletante de la vieille dame.
— Oui, dit-elle dans un souffle. Il faut que tu me promettes d’aimer mon petit-fils autant qu’il
t’aime.
Lexis sentit l’angoisse s’emparer d’elle. Elle avait obéi à l’injonction de Xenon en
l’accompagnant au chevet de sa grand-mère, or elle comprenait enfin pourquoi il avait tant insisté.
Nulles paroles n’avaient autant de force que celles qui sont prononcées sur un lit de mort.
Pouvait-on mentir à un mourant ?
Certes, non, songea Lexi. Néanmoins, elle n’avait nul besoin de mentir. Car ce qu’elle avait à
dire venait du fond de son cœur. Fort heureusement, se réjouit-elle, Xenon se tenait à l’autre bout de
la pièce, et il ne pouvait entendre ce qu’elle-même et Sofia chuchotaient.
— J’aime Xenon comme je n’ai jamais aimé aucun homme, susurra-t-elle en se penchant au-
dessus du lit. Je tiens à ce que vous le sachiez, Ghiaghia.
L’absence de réaction lui fit douter que Sofia l’ait entendue, puis les doigts fuselés serrèrent sa
main avec une force inattendue, et un sourire éclaira le visage diaphane.
Le souffle qui montait du lit se ralentit. La grand-mère de Xenon s’était assoupie.
Pourtant Lexi ne s’éloigna pas de son chevet. Elle demeura assise un long moment, tandis que
les pensées se bousculaient dans son esprit.
Elle se représentait Sofia jeune épousée, puis mère de famille. La vie ne passait-elle pas comme
un songe ?
Sans qu’elle en eût conscience, Xenon était venu se poster derrière sa chaise. Il posa les mains
sur ses épaules.
— Viens, dit-il très doucement.
Puis il lui prit délicatement la main pour l’aider à se lever, et s’inclina afin de déposer un baiser
sur le front de sa grand-mère.
Une douloureuse tristesse serra le cœur de Lexi.
* * *

Au-dehors, la lumière du jour lui parut presque trop vive, tant l’extraordinaire beauté du
paysage contrastait avec le spectacle qu’elle venait de contempler. Elle demeura immobile, ne
sachant trop que faire ou que dire. Et lorsque Xenon se glissa derrière elle et l’entoura de ses bras,
elle n’eut pas l’énergie de protester. Elle se laissa aller contre lui, inhalant son parfum si
caractéristique, se laissant gagner par la force qui émanait de lui.
Combien de temps demeurèrent-ils ainsi ? Lexi n’en avait aucune idée. Peut-être guère plus de
quelques minutes. Cependant, lorsqu’elle chercha à se dégager de l’étreinte de Xenon, il l’en
empêcha. L’obligeant à se tourner vers lui, il planta dans le sien son regard d’azur, qui brillait
étrangement.
— Merci, dit-il.
— Ne me remercie pas. J’aime Sofia. C’est une femme extraordinaire.
Comme il était inhabituel à Xenon de montrer une telle émotion ! se dit Lexi, assaillie par une
soudaine bouffée de ressentiment. Il n’avait pas été aussi bouleversé lorsqu’elle avait perdu leur
enfant…
— Lex ?
Lexi déglutit. A quoi bon se torturer avec le passé ? songea-t-elle.
On ne réécrivait pas l’histoire.
Et pouvait-elle continuer à en vouloir à Xenon de s’être comporté comme il l’avait fait ?
Il avait fait face à la situation comme il l’avait pu. Elle en avait fait autant de son côté. Le seul
problème, c’était qu’ils n’avaient pas trouvé le moyen de s’épauler dans cette épreuve.
— Lex ? répéta Xenon. Nous ferions mieux de décider à quoi nous allons occuper le reste de la
journée, tu ne crois pas ? Il me semble que tu aurais bien besoin de prendre un peu le soleil. Que
dirais-tu d’aller faire un tour en moto ? Tu as toujours aimé chevaucher les belles machines, n’est-ce
pas ?
La lueur amusée qui brillait dans ses yeux alerta Lexi. Ce qu’il lui proposait n’était pas
dépourvu de danger. Toute personne sensée aurait pris un roman pour aller s’installer au bord de la
piscine.
Puis l’image de Sofia lui revint à l’esprit.
Pourquoi se priver de redécouvrir cette île qui lui avait tant manqué ? Et fallait-il s’interdire de
profiter d’une superbe journée, qui ne reviendrait peut-être jamais ?
— D’accord, dit-elle. Pourquoi pas ?
8.

Il y avait bien longtemps que Lexi n’avait pas fait de moto. A vrai dire, depuis son dernier
séjour à Rhodes, juste avant qu’elle ne se sache de nouveau enceinte.
Ensuite, tout le monde s’était mis à la traiter comme une porcelaine fragile !
— Où veux-tu que nous allions ? lança Xenon par-dessus son épaule.
— Je te laisse décider. A toi de me surprendre.
— D’accord.
Dans un rugissement, l’engin passa les grilles de la propriété et s’engagea sur la route qui
serpentait jusqu’au pied de la colline.
Grisée par le sentiment de liberté, Lexi se demanda où Xenon prévoyait de la conduire. Pourvu
qu’il évite la fameuse acropole de Lindos ! songea-t-elle, redoutant les souvenirs que ce lieu pourrait
leur évoquer.
N’était-ce pas là que Xenon avait demandé sa main, par une inoubliable journée d’un
romantisme échevelé ?
A son grand soulagement, elle constata qu’il choisissait d’emprunter la route qui menait vers
l’intérieur de l’île et ses charmants petits villages.
Le seul problème, songea-t-elle, était que la moto exigeait d’une passagère qu’elle agrippe la
taille du conducteur, et l’enlace étroitement. Cette situation était tout autant un délice qu’une véritable
torture. Sentir le vent lui fouetter le visage, tandis qu’elle se cramponnait à Xenon était enivrant. Et le
vrombissement de la machine entre ses cuisses faisait surgir à son esprit les images les plus
inconvenantes.
Ils avaient parcouru une quarantaine de kilomètres quand Xenon immobilisa son engin sur une
route poussiéreuse, à proximité d’un monastère.
— Veux-tu que nous le visitions ?
Ce n’était pas la première fois que Lexi se trouvait là. En fait, songea-t-elle, il n’y avait guère
d’endroit qu’elle n’eût pas exploré sur l’île en compagnie de Xenon. Pensant à Sofia, il lui sembla
opportun d’aller se recueillir dans ce lieu chargé de spiritualité.
— Oui, dit-elle, je veux bien.
Il faisait délicieusement frais entre les épais murs de pierre. Dans le silence où résonnaient
leurs pas, Lexi sentit un calme étrange l’envahir.
Cependant, des émotions contradictoires ne tardèrent pas à reprendre possession de son esprit,
tandis qu’ils admiraient les superbes fresques. C’était comme si chaque cellule de son corps
ressentait avec une acuité particulière la présence de Xenon à ses côtés. Dans sa tenue décontractée,
ses boucles brunes en désordre, il était toujours aussi fascinant.
Lexi surprit les regards en coin d’un petit groupe de Suédoises qui visitaient l’abbaye avec eux.
Comme toutes les femmes, elles étaient attirées par son charme viril, si typiquement grec.
Sur le chemin du retour, ils s’arrêtèrent dans l’un des ravissants villages traversés à l’aller.
Dans l’ombre dansante des arbres, ils s’assirent à la terrasse d’un café. Le propriétaire — prénommé
Petros, comme Xenon en informa Lexi — se précipita pour les saluer avec enthousiasme.
Les deux hommes semblaient être de vieilles connaissances. Après avoir déposé sur leur table
deux tasses de café et des gâteaux secs, Petros retourna dans sa boutique. Quelques instants plus tard,
il revenait en tenant un sachet en plastique qu’il remit à Xenon.
— Efharisto, dit Xenon en regardant ce qu’il y avait dans le petit sac.
— Parakalo, lança Petros, en glissant vers Xenon un regard interrogateur. Ine simantiko ?
— Ne.
Lexi attendit qu’ils regagnent la moto pour aborder le sujet.
— Que t’a dit Petros ?
— Il m’a demandé si quelque chose était important.
— Et tu as répondu que oui.
— Bravo, Lex, tu fais des progrès en grec. Maintenant tu connais le mot qui veut dire oui.
— Très drôle ! Est-ce que ça avait quelque chose à voir avec le sachet en plastique qu’il t’a
donné ?
— Effectivement.
— Qu’est-ce qu’il contient ?
Xenon tapota la poche de son jean.
— Une pellicule.
— Tu ne veux pas m’en dire davantage ?
Xenon lança un coup d’œil en coin à Lexi.
Un instant, il fut tenté de répondre que, puisqu’elle ne se considérait plus comme sa femme, elle
ne pouvait pas espérer en avoir les prérogatives.
Cependant, le regard gris-vert posé sur lui était empreint d’un tel sérieux qu’il baissa la garde.
— Je m’étonne que tu n’aies pas compris toute seule. Tu te souviens de ce photographe qui nous
a surpris à la sortie de la bijouterie. Eh bien, c’est sa pellicule.
Lexi cligna des yeux.
— Tu veux dire que tu l’as récupérée ?
— Bien sûr. Ne t’avais-je pas dit que j’avais réglé l’affaire ? C’est le fils de Petros qui s’en est
chargé. Sur mon ordre, il a transmis au photographe une offre qu’il ne pouvait pas refuser.
C’était bien là les pratiques d’un homme de pouvoir tel que Xenon, pensa Lexi en se mordillant
nerveusement la lèvre.
Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de lui être reconnaissante. Ces photos auraient pu avoir des
effets dévastateurs. A son retour dans le Devon, elle ne tenait pas à ce que tout son voisinage se pose
des questions sur sa relation avec son ex-époux.
— Merci, dit-elle timidement.
— Parakalo, rétorqua Xenon en lui décochant une œillade moqueuse. Au moins, tu n’auras plus
à redouter que l’on te mette sous le nez les preuves que notre relation n’est pas terminée.
— Tu lis dans mes pensées, ma parole !
Leur promenade avait beau être une agréable escapade, songea Xenon en reprenant la direction
de Lindos, il n’en demeurait pas moins entre eux une indéniable tension.
Plus il passait de temps en compagnie de Lexi, plus il sentait un malaise croître en lui.
Elle l’entourait de ses bras, plaquant sa poitrine contre son dos, lui faisant subir une sorte de
supplice. La vision de ses cuisses nues dans le rétroviseur de la moto était aussi un véritable
calvaire…
Si une autre que Lexi avait été assise en croupe derrière lui il n’aurait pas hésité à s’arrêter dans
quelque endroit dissimulé aux regards et à la renverser sur un lit d’aiguilles de pin.
Il joua un instant avec cette idée.
Lexi aurait probablement protesté que cette couche inconfortable entamait sa chair tendre. Cela
ne l’aurait pas dissuadé pour autant de remonter sa robe sur ses jambes, et de lui ôter sa culotte de
dentelle pour se perdre dans la tiédeur humide de son intimité secrète.
Ces images devinrent tellement saisissantes que Xenon fit une légère embardée avec la moto.
— Xenon ! Qu’est-ce que tu fais ?
L’irritation dans la voix de Lexi le ramena à la réalité, et il ralentit.
— Excuse-moi, dit-il. Je n’ai pas l’habitude d’avoir une passagère.
— Ce n’est pas une raison. Concentre-toi !
Comment parvenir à se concentrer quand Lexi l’enlaçait de la sorte ? Il faillit lui dire qu’elle
n’avait pas besoin de serrer ses cuisses contre les siennes aussi fort qu’elle le faisait. Mais il se
refréna. C’était si bon qu’il n’avait nulle envie qu’elle cesse.

* * *

A leur retour à la villa, ils trouvèrent Phyllida et quelques autres domestiques occupés à
disposer des lumignons dans les arbres de la cour. On avait installé de longues tables, décorées de
guirlandes de fleurs.
— Décidément, déclara Xenon en tendant la main à Lexi pour l’aider à descendre de la moto,
ma sœur prend ce baptême particulièrement à cœur. Au fait, elle viendra tout à l’heure te présenter sa
fille. J’avais oublié de t’avertir.
Lexi se figea. Pourtant, c’était stupide, se réprimanda-t-elle en son for intérieur.
Elle savait bien que ce moment viendrait. Elle aurait dû s’y préparer. Mais la nouvelle lui avait
coupé le souffle, comme si elle avait reçu un seau d’eau glacée.
S’efforçant de sourire, elle tourna les talons. Cependant, elle n’avait pas réussi à dissimuler son
malaise à Xenon, puisqu’il la retint par le bras.
— Lex ? Qu’y a-t-il ?
— Rien. Tout va bien.
Lexi se dégagea et prit la direction de leur villa. Xenon lui emboîta le pas, sans qu’elle ne
puisse l’en empêcher. Elle le précéda dans le hall, et l’entendit claquer la porte derrière lui.
— Pour l’amour du ciel, Lex, parle-moi ! l’adjura-t-il.
— Ce n’est rien.
— Enfin, Lex, je vois bien que ça ne va pas ! Comment puis-je t’aider si tu ne m’expliques pas
ce que tu as ?
Prenant une profonde inspiration, Lexi dévisagea Xenon pendant quelques secondes. Si au moins
son cœur cessait de battre la chamade !
— Tu ne peux pas m’aider, finit-elle par marteler. Personne ne le peut !
— Est-ce parce que j’ai parlé du bébé de Kyra ?
— A ton avis ?
Soudain, Lexi sentit toutes les émotions qu’elle avait si longtemps contenues monter en elle avec
une force irrépressible. C’était comme un tsunami qui emportait tout sur son passage.
— Est-ce que tu ne te demandes jamais à quoi il ressemblerait aujourd’hui ? poursuivit-elle
d’un air farouche. Notre petit garçon. Il aurait deux ans, Xenon. Tu l’imagines parfois, avec ses
boucles brunes et ses yeux bleus ? Tout le portrait de son papa ! En train de courir…
— Arrête !
— Mais tu m’as demandé ce que je ressentais, Xenon. Tu veux vraiment savoir ? Eh bien, le
chagrin m’a torturée pendant des mois. Cela arrive moins souvent, aujourd’hui. Mais, au début,
c’était constant. Est-ce que tu peux te figurer ce que c’est de n’être même plus capable d’envisager
l’avenir ?
Jamais Xenon n’avait vu Lexi exprimer un tel désarroi. Jamais elle ne s’était montrée aussi
vulnérable.
Où était passée la Lexi qu’il connaissait ? Celle qui possédait la même force de caractère que
lui, celle à qui la vie n’avait pas laissé d’autre choix que d’être forte. Davantage encore qu’il l’était,
puisque sa naissance ne lui avait pas offert les mêmes opportunités de réussite.
— Parle, lâcha-t-il entre ses dents serrées. Dis-moi tout.
Et ce fut précisément ce que fit Lexi, avec des paroles hachées qui semblaient se bousculer sur
ses lèvres.
— Chaque fois que je voyais un landau dans la rue, ou un petit enfant, c’était comme si l’on
m’enfonçait un pieu dans le cœur. Et tous ces vêtements pour bébé que j’avais achetés. Ils étaient si
mignons ! Mais ils ne cessaient de me rappeler que j’avais perdu le mien. Lorsque je les ai donnés,
j’étais désespérée…
— Tu aurais dû les garder. Nous aurions pu essayer d’avoir un autre enfant.
Lexi grimaça, et secoua la tête.
— Ah oui ? Et comment ? Tu ne t’es plus jamais approché de moi, après cela. Tu n’avais même
plus envie de me toucher. Tout cela parce que j’avais échoué à donner un héritier à la dynastie
Kanellis !
Comment répondre à une telle détresse ? s’interrogea Xenon. Lui qui n’était jamais à court
d’arguments ne trouvait pas ses mots.
— Je… je ne…, bredouilla-t-il.
— Oui, tu ne supportais même pas le moindre contact, le coupa Lexi. C’est la pure vérité !
— Parce que je ne savais pas comment te consoler, Lex. Je ne savais pas quoi dire. Même
aujourd’hui, j’ai du mal à…
A voir l’expression de remords se peindre sur le beau visage ténébreux, le cœur de Lexi se
serra. Pour un peu, c’est elle qui se serait mise en peine de réconforter Xenon.
Mais elle ne pouvait prendre le risque de s’effondrer devant lui. Pour leur bien, à tous les deux,
il fallait qu’elle affronte la réalité dans toute sa brutalité.
— Alors, dit-elle, laisse-moi continuer. Lors de ma première fausse couche, je n’en étais qu’à
quelques semaines de grossesse. Je n’avais même pas eu le temps de me sentir enceinte. Mais, la
deuxième fois, je l’étais de dix-neuf semaines. Dans certains pays, on considère qu’à ce stade le bébé
est presque viable. Pourtant, autour de moi, personne n’a semblé accorder d’importance à ce qui
m’arrivait. C’était la pire chose que j’aie jamais vécue, mais tout le monde faisait comme si de rien
n’était.
Xenon avait l’impression qu’un étau s’était refermé sur son cœur. Il contemplait Lexi sans
parvenir à empêcher ses mains de trembler.
— Oh ! Mon Dieu, Lex…, soupira-t-il.
Une nouvelle fois, Lexi secoua obstinément la tête. Il fallait qu’elle ignore l’expression de
compassion désolée qui se peignait sur les traits de Xenon. Cela ne faisait que rendre les choses
beaucoup plus difficiles.
— On ne cesse de te répéter que tu auras d’autres enfants, enchaîna-t-elle. Que ce n’est pas si
grave. Comme s’il s’agissait d’un manteau que tu as oublié dans un train, et qu’il suffit d’aller en
acheter un autre !
Un lourd silence s’installa, seulement troublé par la respiration haletante de Lexi.
— Pourquoi ne pas m’avoir dit ce que tu ressentais, à l’époque ? questionna Xenon.
— Quand est-ce que j’aurais pu le faire ? Tu t’es jeté dans le travail comme s’il n’y avait que
cela qui comptait pour toi. En plus, tu as déménagé dans une autre chambre. Il était si évident que tu
m’en voulais pour ce qui s’était passé que cela me crucifiait. Tu ne me regardais même plus !
Tout à coup, un voile se déchira devant les yeux de Xenon. Pour la première fois, il se rendait
compte que Lexi avait interprété à tort son comportement. C’était sa propre incapacité à exprimer ses
sentiments qui avait creusé l’abîme entre eux.
— Bien sûr, que j’étais déçu, dit-il d’une voix sourde. Mais pas par toi. Et j’étais persuadé
qu’il me fallait être fort pour deux. Comment aurait-ce été possible si je t’avais montré que mon cœur
saignait presque autant que le tien ?
Le regard fixé sur Xenon, Lexi serra les lèvres. C’était bien l’aveu le plus triste qu’il ne lui eût
jamais fait. La première fois, aussi, qu’elle éprouvait un tel déchirement à repenser à leur séparation.
Comme tout aurait pu être différent ! se désola-t-elle intérieurement.
Un sanglot monta dans sa gorge, aussi incontrôlable qu’un raz-de-marée.
— Oh ! Xenon, lâcha-t-elle d’une voix brisée.
Elle le vit serrer les mâchoires, et secouer la tête.
L’instant d’après, elle était dans ses bras, et Xenon l’embrassait presque sauvagement, sa
bouche vorace écrasant la sienne. Elle entrouvrit les lèvres sous la violence de cet assaut.
Se cramponnant à lui, elle lui rendit ses baisers. Il tenait son visage entre ses mains, comme s’il
ne parvenait pas à être rassasié d’elle et redoutait qu’elle ne s’écarte.
Lexi sentit ses lunettes glisser de son nez, et elle les entendit tomber sur le sol avec fracas.
Peu lui importait. Plus rien ne comptait, car maintenant Xenon l’obligeait à reculer jusque dans
la chambre sans cesser de l’embrasser.
Elle put à peine reprendre sa respiration, lorsqu’il releva la tête et la poussa sur le lit.
Pourquoi demeurait-il planté là, à la fixer aussi intensément ? s’interrogea Lexi. A croire qu’il
lui offrait une porte de sortie, avant qu’il ne soit trop tard…
Mais, lentement, il se mit à dégrafer sa ceinture, puis fit passer son T-shirt par-dessus sa tête.
Fermant un instant les paupières, il descendit la fermeture Eclair de sa braguette, et Lexi l’entendit se
débarrasser de ses chaussures. Enfin, en un même mouvement, il ôta son blue-jean et son caleçon.
Soudain, il fut entièrement nu. Il s’approcha du lit, et vint se placer à califourchon sur elle.
— Lex, murmura-t-il.
Il se pencha pour effleurer ses lèvres, et elle sentit la puissance de ses cuisses musclées
l’enserrer. Elle ne pouvait ignorer l’évident désir qu’il avait d’elle, cependant il semblait
farouchement décidé à faire la preuve de son sang-froid, et il entreprit de défaire un à un les petits
boutons qui fermaient sa robe.
Lexi ne put s’empêcher de frissonner à mesure que l’air frais venait caresser sa peau peu à peu
dénudée. Lorsque apparurent sa culotte et son soutien-gorge, elle vit le regard de Xenon s’assombrir,
et elle n’y tint plus.
La respiration lui manqua quand elle referma les doigts sur son érection. Cela faisait si
longtemps qu’elle ne l’avait pas caressé !
— Tourne-toi, dit-il d’une voix rauque, que je te débarrasse de cette fichue robe.
Tout son flegme sembla alors abandonner Xenon, et ce fut les mains tremblantes qu’il lui enleva
sa robe et la jeta par terre. Ses sous-vêtements ne tardèrent pas à suivre le même chemin.
Lexi était maintenant nue, tout comme il l’était lui-même.
Un juron échappa à Xenon, et il se leva pour aller ouvrir le tiroir de la commode. Tandis qu’il
déchirait l’enveloppe en papier d’aluminium, Lexi se demanda s’il ne serait pas encore temps de
mettre un terme à cette folie.
Elle n’eut guère le loisir de s’interroger davantage. Xenon venait de reprendre sa place, avec un
regard de braise qui mit tous ses sens en ébullition. Une flambée de désir la dévora.
Déjà Xenon s’inclinait pour butiner de sa bouche l’un, puis l’autre de ses tétons, qui se durcirent
sous ce tendre assaut. Lexi plongea les doigts dans son épaisse chevelure, pour mieux le retenir
contre elle. Puis elle arqua les hanches vers lui en une muette supplique.
Les longs doigts de Xenon se glissèrent entre ses cuisses, et il marmonna quelque chose dans sa
langue maternelle lorsqu’ils vinrent rencontrer le cœur humide de son intimité. Il déglutit
péniblement, comme si une boule s’était formée dans sa gorge.
Qu’il révélât cette minuscule faille dans sa cuirasse suffit à attendrir Lexi, qui noua les bras
autour de son cou.
— Xenon, souffla-t-elle.
— Oh ! Lex…, répondit-il dans un râle.
Elle gémit lorsque son membre viril titilla le bouton caché entre les pétales de sa fleur secrète.
Rien n’avait jamais eu la puissance de l’impérieux assaut par lequel il la pénétra, et qui arracha à
Lexi le nom de son amant, crié dans un souffle.
— Est-ce que je t’ai fait mal ? s’inquiéta Xenon.
— Oh ! non, murmura-t-elle. C’est divin.
Lexi avait mis tant de touchante sincérité dans cet aveu que Xenon en fut transporté. Il y avait si
longtemps qu’elle ne s’était pas adressée à lui avec autant de tendresse. C’était comme un velours qui
venait s’enrouler autour de son cœur.
Aussi, lui fit-il l’amour comme si c’était la toute première fois.
Se retenir de ne pas jouir trop vite était un supplice exquis. Xenon était en proie à des
sentiments tellement intenses qu’il s’en fallait de peu qu’il ne perde le contrôle de lui-même.
Ce que jamais, au grand jamais, il n’aurait cru possible !
Il s’inclina pour capturer de nouveau les lèvres de Lexi, mais cette fois c’était comme s’il
buvait à une source de vie. Comme si la ferveur des baisers qu’ils échangeaient lui était aussi
indispensable que l’air qu’il respirait.
Lexi avait noué ses longues cuisses, à la peau si douce et si pâle, autour de ses reins, et elle était
soudée à ses hanches. Il reprit ses mouvements de va-et-vient.
Elle rejeta la tête en arrière, juste à l’instant où une plainte saccadée montait de ses lèvres.
C’était un son autrefois familier à Xenon. Cette fois, il lui parut si merveilleusement inespéré qu’il
lui fit presque venir les larmes aux yeux.
C’est alors que la jouissance l’emporta à son tour.
Un feu d’artifice embrasa tout son corps, avant qu’il ne sombre dans un état de semi-conscience.
La dernière chose dont il se souvint fut d’avoir crié le prénom de Lexi.
9.

Pendant quelques secondes, Lexi se demanda ce qu’étaient les étranges sensations qu’elle
ressentait. Et d’où provenait ce petit bruit régulier, près de son oreille ?
Elle ouvrit les yeux, pour découvrir Xenon profondément endormi à côté d’elle. C’était son
souffle paisible et profond qu’elle entendait. Quant au poids qui pesait sur elle, c’était celui de sa
jambe en travers de ses cuisses.
Le lit avait beau être vaste, son grand corps en occupait la majeure partie. Sur la blancheur
immaculée des draps, sa chevelure était d’un noir d’encre, et sa peau bronzée paraissait presque
dorée. Mais pourquoi cette exquise douleur lovée au creux de son ventre ?
Un flot de sang vint embraser ses joues lorsqu’elle retrouva tout à fait ses esprits. Oui, bien sûr !
Ils avaient fait l’amour. Et Xenon ne s’était pas contenté d’un baiser, pour aussi passionné qu’il fût.
Lexi ferma les yeux. Elle avait besoin de réfléchir.
Comme chaque fois, Xenon l’avait transportée au septième ciel. Il n’y avait qu’avec lui qu’elle
se sentait complètement vivante. A croire que son corps avait été fait pour s’unir au sien. Sans lui,
elle se sentait vide.
Néanmoins, elle ne devait pas se bercer d’illusions : rien n’avait changé entre eux. Mieux valait
éviter cette erreur si typiquement féminine d’imaginer qu’un après-midi passé à faire l’amour pouvait
changer la donne entre un homme et une femme.
— Embrasse-moi.
L’injonction murmurée d’une voix ensommeillée avait brusquement brisé le silence, et Lexi se
figea.
Comment se comporter, après ce qui venait de se produire ?
Manifestement, il n’était pas dans les intentions de Xenon de patienter jusqu’à ce qu’elle se
décide. Il la prit par la taille pour l’attirer à lui. Deux faisceaux d’un bleu intense se plantèrent dans
ses yeux.
— Tu n’as pas entendu ? Embrasse-moi.
— C’est un ordre ?
— Si tu préfères.
Malgré elle, Lexi ébaucha un sourire. Comment ne pas céder quand on mourait d’envie de le
faire ? Même si cela ne pouvait être qu’une erreur.
Elle déposa un rapide baiser sur les lèvres de Xenon.
— Tu es incorrigible, dit-elle.
— Et ça te plaît, ou pas ?
— Je n’en sais trop rien.
Il était bien tentant de continuer à flirter paresseusement avec Xenon. Néanmoins, le monde
continuait à tourner autour d’eux. Toute la maisonnée devait s’affairer pour préparer le baptême du
lendemain et sa belle-sœur ne tarderait pas à arriver pour lui présenter sa petite fille. Cela restait une
épreuve à laquelle il lui fallait se préparer. De plus, ce qui venait de se passer ne faisait que
compliquer les choses.
Elle se tourna vers Xenon.
— Crois-tu que je devrais proposer mon aide pour les préparatifs du baptême ?
Xenon promena un index nonchalant le long du cou de Lexi, puis il posa sa main à plat sur sa
poitrine, doigts écartés, de telle sorte qu’il effleurait ses mamelons.
Elle ne put se défendre d’être troublée par ce contact.
— Je suppose que ma mère a la situation bien en main, dit-il. Et puis, ta maîtrise du grec est
telle que tu risques d’avoir des problèmes à te faire comprendre des domestiques. Non, tu ferais
mieux d’occuper ton temps plus efficacement. En te consacrant à moi, par exemple.
C’était bien de lui, songea Lexi, de s’arranger pour que tout aille dans le sens qui lui convenait.
Et il se débrouillait toujours pour que l’on ait envie de le satisfaire. Même si l’on était certain de se
faire manipuler !
Sans grande conviction, elle fit mine de se lever.
— Il faut que je prenne une douche, et que je m’habille avant l’arrivée de ta sœur.
Xenon referma une grande main chaude sur son sein. Puis il s’inclina pour dessiner de la pointe
de la langue de savantes arabesques autour de ses tétons.
— J’ai besoin de prendre une douche, répéta-t-elle obstinément, en essayant d’ignorer que ces
caresses étaient un pur délice.
— On pourrait croire que tu me fuis, déclara Xenon en relevant la tête. Ne penses-tu pas que
nous devrions discuter un peu de ce qui vient de se passer entre nous ?
— Est-ce bien nécessaire ? Nous avons fait l’amour. C’était bien…
Lexi s’interrompit en voyant l’expression déconfite de Xenon.
— D’accord, reprit-elle, c’était fabuleux. Mais qu’est-ce que cela change ?
— Cela change tout, à mon avis. Entre nous, ce n’est pas qu’une simple histoire de sexe, non ?
Si ce n’était que cela, j’aurais eu plus d’une occasion de trouver satisfaction ailleurs.
— Oh ! j’oubliais que tu es irrésistible !
— Ce n’est pas ce que je veux dire, Lex. C’est juste qu’à partir du jour où je t’ai rencontrée, je
n’ai jamais eu envie d’une autre femme que toi.
Lexi le dévisagea avec méfiance.
— Ne me dis pas que tu n’as pas eu la moindre aventure depuis !
— C’est pourtant le cas, Lex. J’ai respecté les vœux que j’ai prononcés le jour de notre
mariage. Pour moi, c’était sérieux. J’ai toujours cru que ça l’était pour toi aussi.
— Bien sûr, répondit Lexi d’une petite voix.
Même ce jour-là, se rappela-t-elle, il lui avait paru incroyable qu’un homme tel que Xenon
puisse vouloir d’elle.
Sous les atours clinquants de la pop star adulée, elle restait la gamine complexée, l’adolescente
à lunettes dont tout le monde se moquait à l’école parce que ses vêtements étaient miteux et qu’elle
était affligée d’une mère aux mœurs légères.
Dans son enfance, elle n’avait jamais vu de couple heureux, ou solide. Comment s’étonner,
alors, qu’elle n’ait pas su gérer sa vie conjugale ?
Elle s’était efforcée d’accepter que Xenon dirige tout dans leur vie. Y compris la sienne. Que
n’aurait-elle fait pour complaire à ses désirs ? Elle était constamment terrifiée à l’idée de commettre
un faux pas.
Avec l’impression d’être une funambule, marchant sur une corde que son époux aurait tendue
sous ses pas, elle avait obéi à ses instructions, en évitant de regarder sous ses pieds de peur de
basculer dans le vide.
Elle n’avait pas compris, à l’époque, que sa soumission ne faisait qu’ajouter un poids
supplémentaire aux responsabilités qui pesaient sur les épaules de Xenon.
— J’ai fait tout mon possible pour que notre couple marche, reprit-elle. Mais je me rends
compte que je me laissais dominer par ta personnalité. Ce n’était bon ni pour moi, ni pour toi.
— Nous aurions dû en parler.
— Est-ce qu’il est possible de communiquer avec quelqu’un qui n’est jamais là ?
Leurs regards se rencontrèrent, et ce fut d’une voix grave que Xenon répliqua :
— Je reconnais que je ne t’ai pas soutenue comme je l’aurais dû, Lex. Et pas seulement au
moment où tu as perdu le bébé. Je ne t’ai pas aidée, ensuite, à surmonter ce traumatisme. Je n’ai
jamais été suffisamment présent pour toi, même avant cela.
Il vit Lexi tressaillir.
— Je te promets que cela n’arrivera plus, enchaîna-t-il. Que dirais-tu, Lex, si je t’affirmais que
je n’essaierai plus de tout contrôler comme autrefois ? Es-tu vraiment décidée à renoncer à tout ce
qu’il y a de bien entre nous ? A cette incroyable alchimie, et à notre complicité…
Les pupilles bleu sombre fixèrent Lexi. Pendant quelques instants, elle fut incapable de
répondre. Les talents de négociateur de Xenon le rendaient facilement persuasif. Pour sa part, elle
n’avait pas la même maîtrise du langage.
Xenon disait lui-même qu’il n’avait jamais connu d’échec. Essayait-il de renouer le lien avec
elle juste pour restaurer sa fierté blessée ?
Il lui avait pris la main, et de son pouce il caressait son poignet. Pouvait-il sentir son pouls
battre follement ? se demanda Lexi. Avait-il conscience du conflit qui l’agitait ?
Elle secoua la tête.
— Trop de choses nous séparent, Xenon. Je ne suis pas l’épouse qu’il te faut.
— Ne serait-ce pas à moi d’en juger ?
— Tu ne supportes pas de perdre, Xenon. C’est la seule raison pour laquelle tu me désires
encore.
— Non, Lex ! Tu te trompes !
Lexi soutint le regard de Xenon. Elle y lut une détermination inébranlable.
N’avait-elle pas appris, au fil des années, qu’il était inutile de lui tenir tête ? Après tout, quel
mal y avait-il à faire une partie du chemin vers lui ?
Pendant le temps qu’elle passerait à Rhodes, elle pouvait bien accepter qu’il continue à lui faire
l’amour, tout en sachant que les choses n’iraient pas plus loin. Le plaisir qu’ils se donnaient
mutuellement était un tel enchantement qu’il était stupide de s’en priver.
Elle ne doutait pas que Xenon finisse par en venir à la même conclusion qu’elle : ils n’étaient
pas faits pour vivre ensemble.
— Trêve de discussions, décréta-t-elle en lui effleurant les lèvres du doigt. Nous ferions mieux
de nous consacrer à Kyra et à sa petite fille. C’est bien pour cela que nous sommes venus, non ?
Alors, je vais me doucher, et tu ne me feras pas changer d’avis !
Avec la grâce qui avait subjugué tous ses admirateurs lorsqu’elle se produisait à travers le
monde, Lexi quitta le lit, et Xenon ne put s’empêcher de sourire. Comme elle était belle !
Avec un naturel confondant, vêtue seulement de sa chevelure dorée tombant presque jusqu’à sa
taille, elle traversait la pièce d’un pas décidé en direction de la salle de bains.
Xenon secoua la tête d’un air perplexe. Lexi avait le chic pour le mettre au comble de la
frustration. Elle était tellement imprévisible ! A peine venait-il de lui faire l’amour qu’elle
s’empressait de reconstruire autour d’elle les barrières dont elle se protégeait.
Il gagna la deuxième salle de bains, où il prit une douche glacée. Frissonnant sous les jets, il se
rembrunit en songeant que cela allait finir par devenir une habitude.
Lorsque Xenon regagna la chambre, Lexi était déjà habillée. Assise à la coiffeuse, elle ombrait
ses longs cils de mascara.
Comment pouvait-elle afficher cette impassibilité ? On aurait pu croire que rien de particulier
ne s’était passé.
Il laissa tomber le drap de bain qui masquait sa nudité pour prendre une chemise dans la
penderie. Un coup d’œil dans le miroir lui permit de voir rosir les joues de Lexi.
Au moins, songea-t-il, rasséréné, elle n’était pas aussi insensible à son charme qu’elle voulait le
laisser penser !

* * *

Kyra ne tarda pas à arriver, en compagnie de son époux, Nikola, tenant dans ses bras un
précieux fardeau : leur petite Ianthe.
Dès que Kyra aperçut Lexi, elle se précipita à travers la cour pour la serrer dans ses bras.
— Lexi ! s’exclama-t-elle. J’arrive à peine à croire que tu es vraiment là ! En plus, tu as cessé
de te teindre les cheveux.
Lexi éclata de rire.
— Moi aussi, dit-elle, je suis heureuse de te revoir.
Elle étreignit chaleureusement la jeune femme avant de se tourner vers Nikola, auquel elle
trouva un air bien sérieux. Mais elle ne pouvait pas différer davantage le moment tant redouté, et elle
finit par reporter son attention sur Ianthe.
L’estomac noué, Lexi admira le ravissant bébé potelé, au nez retroussé, aux joues roses.
Etait-ce une ressemblance avec Xenon qu’elle décelait dans le dessin de la petite bouche en
cœur ? Ou bien se faisait-elle des idées ?
Effleurant du doigt le velours de la joue, elle fut submergée par une vague de nostalgie.
— Oh ! Kyra, souffla-t-elle, comme elle est belle !
— N’est-ce pas ! Bien sûr, je suis forcément partiale, mais tout le monde s’extasie. En plus, elle
est sage comme une image. Nous avons beaucoup de chance. Oh ! voilà Mitera !
Marina Kanellis était apparue à l’autre extrémité de la cour. Dans sa robe de lin crème, elle
affichait un calme imperturbable. Elle embrassa sa fille et son gendre, puis tendit les bras vers le
bébé. Mais elle interrompit son geste, et tourna un regard interrogateur vers Lexi.
— Peut-être voudriez-vous la prendre, Alexi ? proposa-t-elle.
Le souffle coupé, Lexi regarda tour à tour chacun des membres du petit groupe, en proie à
l’impression insensée qu’ils la jaugeaient. Comme s’ils s’étaient concertés pour la mettre à l’épreuve
et juger de sa réaction devant le bébé. Le regard d’azur de Xenon la transperçait, et elle se demanda
si on pouvait lire sur son visage l’appréhension irrationnelle qui la tenaillait.
Avait-elle d’autre choix que d’accepter de tenir l’enfant qu’on lui tendait ? Après tout, c’était
peut-être mieux ainsi. Elle n’allait pas passer le restant de ses jours à fuir les tout-petits ! Un jour, ses
frères auraient des enfants à leur tour, et elle aurait à cœur de participer à leur vie de famille.
Lexi hocha la tête d’un air hésitant.
— Je n’ai pas beaucoup l’habitude des jeunes enfants, dit-elle.
— Ne t’inquiète pas, on apprend vite, décréta Kyra, pendant que Nikola confiait Ianthe à Lexi.
Serrant la petite fille contre sa poitrine, Lexi inhala son doux parfum. Le petit corps pesait un
poids qu’elle n’avait pas imaginé. Instinctivement, elle resserra son étreinte.
— Tu vois ! s’exclama Kyra. Ça vient tout naturellement. Tu feras une mère parfaite, toi aussi,
un jour.
Interloquée, Lexi se demanda si tout le monde avait oublié, ou s’ils faisaient semblant. Elle
faillit dire qu’elle l’était déjà, mère. Que son enfant n’ait pas vécu n’y changeait rien. Elle avait porté
le fils de Xenon.
C’est alors qu’au comble de l’embarras elle vit la petite fille tourner vers son sein une bouche
avide.
Malgré la chaleur qui régnait dans la cour, Lexi sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle
espéra qu’on ne l’avait pas vue blêmir.
— Je… je crois qu’elle a faim, bredouilla-t-elle.
Kyra éclata de rire, et lui prit Ianthe des bras.
— Elle a tout le temps faim, déclara-t-elle. Suis-moi, je vais lui donner le sein. Tu me
raconteras tout sur ton activité de créatrice de bijoux. Xenon ne tarit pas d’éloges sur tes œuvres.
Lorsqu’elle releva la tête, Lexi rencontra le regard de Xenon toujours posé sur elle.
— Vraiment ? questionna-t-elle.
— Tout à fait ! affirma-t-il. D’ailleurs, tes boucles d’oreilles sont la preuve de ton talent.
D’un geste, il désigna les anneaux d’argent, émaillés d’éclats d’améthystes, qui pendaient aux
oreilles de Lexi.
Ce compliment inattendu mit un peu de baume au cœur de Lexi, pour laquelle la perspective de
voir sa belle-sœur nourrir son bébé était une épreuve à laquelle elle aurait volontiers échappé.
Néanmoins, elle suivit Kyra jusque dans le grand salon, où elle se percha au bord de l’un des
canapés. En silence, elle observa la jeune femme qui offrait son sein à l’enfant, avant de s’appuyer
contre les coussins avec un soupir de satisfaction. Confortablement installée, la sœur de Xenon leva
vers elle un regard interrogateur.
— Ainsi, tu nous reviens ! lança-t-elle sans préambule. Ou, plutôt, tu reviens vers mon frère
chéri. Tu n’imagines pas à quel point cela me fait plaisir. Ma mère aussi en est très heureuse, tu sais.
Un moment, Lexi demeura hésitante. Il lui serait tellement facile, songea-t-elle, d’endosser le
rôle qu’on lui proposait !
Tout à coup, elle ne demandait qu’à redevenir l’épouse de Xenon. Pourtant, mieux valait ne pas
se bercer d’illusions — ne serait-ce que momentanément. Cela ne ferait que lui rendre les choses
plus pénibles lorsqu’elle retournerait à sa vie solitaire.
— Je ne suis venue que pour assister au baptême, dit-elle.
Kyra plissa les paupières.
— Pas davantage ?
— Non.
Dans le silence qui suivit, le seul bruit était celui du bébé qui tétait avec application. Et cela
avait quelque chose de terriblement poignant.
Si c’était moi qui avais tenu dans mes bras l’enfant de Xenon, comme cela, les choses
seraient-elles différentes ? Est-ce que nous serions restés ensemble ?
Mais sa vie de couple serait-elle plus heureuse pour autant ? Lexi n’ignorait pas qu’il lui aurait
fallu continuer à batailler pour arracher son époux à ses précieuses affaires. Quant à elle, jamais elle
ne se serait épanouie. Au contraire, elle serait, encore aujourd’hui, taraudée par le manque
d’assurance et l’incapacité à s’affirmer.
— Lexi ?
Kyra avait pour elle l’expression de ceux qui prennent leur courage à deux mains pour énoncer
une opinion dont ils ne sont pas certains qu’elle sera bien reçue.
Avec un grand soupir, elle se lança :
— Tu as beaucoup manqué à Xenon, Lexi. Beaucoup !
— Je n’ai pas très envie de parler de ton frère, Kyra.
Cette objection ne sembla pas troubler la jeune femme qui poursuivit :
— Tu sais, je ne l’avais jamais vu comme ça.
La curiosité fut plus forte que les réticences de Lexi, et elle ne put se retenir de demander :
— Que veux-tu dire ?
— Il avait l’air tellement… perdu.
— Ce n’est pas un qualificatif qui convient parfaitement à Xenon. C’est un homme fort. Plus fort
que quiconque.
— Peut-être est-ce la réputation qu’il s’est forgée, à force de toujours prendre soin des autres.
Mais je crois qu’il serait temps que quelqu’un se soucie un peu de lui, pour changer.
Lexi laissa tomber son regard sur l’anneau d’or qui brillait à son doigt. Le regret lui serra le
cœur.
Peut-être Xenon avait-il besoin, en effet, que quelqu’un prenne enfin soin de lui ?
Malheureusement, ce ne serait pas à elle de s’acquitter de cette tâche.
Malheureusement.
10.

Le lendemain, Lexi se leva de bonne heure. Laissant Xenon, encore endormi, étalé de tout son
long au milieu du désordre des draps qui témoignait de l’exaltation de leur nuit d’amour, elle se
glissa sans bruit dans la salle de bains pour y enfiler un Bikini.
Dans la lumière dorée du petit matin, la vaste piscine à débordement semblait se déverser
directement dans les eaux diaprées de la baie, en contrebas.
La fraîcheur du bassin la saisit agréablement. Elle avait bien besoin de cela pour la ramener à la
réalité de l’instant.
Une réalité qui empêchait son esprit de divaguer vers des rêves d’avenir chimériques. Car elle
ne pouvait se permettre d’oublier que cet intermède romantique avec Xenon ne saurait être autre
chose qu’éphémère.
Après le départ de sa sœur, la veille, il s’était enfermé dans un curieux mutisme, dont il n’était
sorti que pour répondre brièvement aux tentatives infructueuses de Marina d’animer la conversation
du dîner. L’air maussade, faisant tourner dans son verre un vin qu’il ne buvait pas, il avait affiché
toute la soirée la mine préoccupée que Lexi se souvenait lui avoir vue lorsqu’un problème
professionnel occupait son esprit.
A un moment, elle s’était penchée vers lui pour lui demander à mi-voix si quelque chose n’allait
pas. Plissant les yeux, où brillait une lueur indéfinissable, il s’était contenté de répondre :
— Je te laisse deviner !
Cette réponse sibylline avait tant troublé Lexi qu’elle s’était éclipsée pour regagner leur
chambre dès que l’occasion lui en avait été donnée.
Lorsque Xenon l’y avait suivie, il avait clairement manifesté son refus de toute conversation.
Sans un mot, il l’avait prise dans ses bras pour l’embrasser avec une fougue où la colère
semblait l’emporter sur le désir. Cependant, Lexi n’avait pu se retenir d’y répondre, et ils n’avaient
pas tardé à se laisser emporter par le torrent furieux de la passion.
Tandis qu’elle fendait lentement l’eau fraîche de la piscine, Lexi ne parvenait pas à effacer de
son esprit le souvenir de ces baisers presque rageurs, ni celui de la nuit de fièvre qui s’en était
suivie.
Pourtant, elle ne demandait qu’à oublier.
Il le fallait !
Oui, il fallait oublier la brûlure que les doigts de Xenon avaient laissée sur sa peau ; la façon
dont sa bouche s’était posée sur tous les endroits les plus sensibles de son anatomie ; le moment où il
avait enfoui son visage entre ses cuisses, ignorant sa tentative pour le dissuader d’aller plus loin.
Sans prêter la moindre attention à ses réticences, il avait déposé une pluie de baisers sur la peau
frémissante, à l’intérieur de ses cuisses. Malgré le hoquet de surprise à la fois ravi et choqué qu’elle
avait laissé échapper lorsque la langue de Xenon était venue agacer son clitoris, il avait poursuivi
ses affolantes caresses.
Xenon n’avait pas davantage tenu compte de ses protestations étouffées lorsqu’elle avait essayé
de lui faire entendre que tout cela ne menait à rien.
Elle avait fini par renoncer, et s’était abandonnée dans l’épaisseur des oreillers pour mieux
s’offrir à lui.
Accrochée à ses épaules, Lexi avait atteint les cimes vertigineuses d’un orgasme foudroyant,
avant de retomber sur le lit, tout son corps parcouru de spasmes délicieux.
Comment parvenait-il à la dominer aussi totalement ? se demanda-t-elle. A faire d’elle une
amante à la fois docile et insatiable ?
Comme il avait été simple, et évident, de retrouver cette complicité des corps, qui avait été l’un
des ciments de leur couple !
Pourtant, à bien y réfléchir, même dans ce domaine ils n’avaient pas joué à armes égales. Xenon
était arrivé au mariage avec une connaissance encyclopédique du sexe opposé, tandis que les
connaissances de Lexi en la matière auraient tenu sur un timbre-poste.
Xenon était son premier amant. Ce qui n’avait pas laissé de ravir le macho qui sommeillait en
lui. Bien qu’il s’en soit mollement défendu, il était clair qu’il appréciait qu’elle fût vierge. Cela
faisait partie de la panoplie de l’épouse idéale, telle qu’il se la figurait dans son attachement aux
traditions ancestrales de la société grecque.
Mais Lexi ne serait jamais cette femme-là !
Traversant tout le bassin sous l’eau limpide, elle émergea à l’autre extrémité et se hissa,
ruisselante, sur la margelle.
Qu’adviendrait-il d’elle lorsqu’elle retrouverait sa petite routine paisible ? Elle aurait rempli sa
part du contrat, et effacé la dette de Jason. Il serait temps de reprendre son activité de créatrice de
bijoux, dans la maison qu’elle aimait tant. Mais trouverait-elle jamais le bonheur auprès d’un autre
homme ? Ou bien serait-elle, comme Marina, condamnée à un célibat teinté de nostalgie ?
Elle se frictionna énergiquement avec un drap de bain géant, puis reprit le chemin de la villa où
Xenon devait être éveillé.
Effectivement, il l’attendait, planté sur le seuil de l’une des portes-fenêtres, une tasse de café à
la main.
L’expression de son visage, tandis qu’il la regardait approcher, était des plus impénétrables.
Vêtu seulement d’un blue-jean délavé, accroché bas sur ses hanches, il donnait une impression
de puissance et de gravité. Le soleil mettait des reflets d’or sur son buste à la musculature ciselée, et
Lexi sentit une bouffée de désir la submerger.
Cela en était presque douloureux.
Comme leur entente physique allait lui manquer !
Comme Xenon allait lui manquer !
— Ce Bikini ne laisse rien ignorer de tes formes, déclara-t-il sèchement.
— Tu préférerais quelque chose qui laisse plus de place à l’imagination ?
Xenon haussa ses larges épaules, et fit la moue.
— Je ne déteste pas que l’on mette le feu à mes sens de façon plus suggestive.
Lexi planta un regard de défi dans les pupilles aussi bleues que le ciel.
D’une main ferme, elle repoussa Xenon à l’intérieur de la maison et lui prit la tasse des mains
pour la poser sur une table. A son grand étonnement, elle parvint à ne pas renverser une seule goutte
de son contenu.
— Eh bien, dit-elle, que penserais-tu de ça ?
Agrippant Xenon par les épaules, elle l’attira à elle, et souda ses lèvres aux siennes.
Il lui offrit sa bouche, et leurs langues se mêlèrent en une danse lascive.
Lexi laissa ses paumes explorer tout à loisir les pectoraux de Xenon, qu’elle sentait se
contracter sous le satin de la peau. Puis elle taquina tour à tour chacun de ses tétons entre pouce et
index, comme il l’avait si souvent fait.
Un soupir saccadé monta des lèvres de Xenon.
— Lex…, gémit-il.
— Chut…
Très lentement, du bout des doigts, elle traça un chemin jusqu’à la lisière de sa ceinture. Xenon
frissonna, et se raidit.
C’est alors que Lexi retira sa main, comme si elle se donnait le temps de réfléchir.
— Lex…, soupira-t-il de nouveau.
— Que dis-tu ? questionna-t-elle. Je ne t’entends pas.
Xenon ferma les yeux. Il savait exactement à quel petit jeu Lexi était en train de se livrer. Le
même jeu de pouvoir auquel il s’était adonné avec elle, la nuit précédente. Il déglutit péniblement.
— Ne t’attends pas à ce que je te supplie, maugréa-t-il.
— Ce n’est pas grave, répliqua-t-elle en promenant ses ongles sur son érection qui tendait
l’étoffe du pantalon. Nous avons tout notre temps.
Elle persista dans cette provocation jusqu’à ce que Xenon se sente au bord de l’implosion. Il
exhala un profond soupir. Tout à coup, implorer lui parut être la seule option qui s’offrait à lui.
— S’il te plaît…, marmonna-t-il.
Lexi entreprit de défaire la boucle de sa ceinture.
— Est-ce vraiment ce que tu souhaites ? interrogea-t-elle.
— Oui, Lex… Pour l’amour du ciel !
Lentement, elle baissa la fermeture à glissière de son jean. Puis, très doucement, ses doigts
délivrèrent le sexe raidi du carcan qui l’emprisonnait.
Lorsqu’elle se laissa tomber à genoux, elle entendit un nouveau râle échapper à Xenon, et ce
qu’il y avait de vulnérabilité dans ce son guttural l’émut presque aux larmes.
Jamais elle n’avait eu ce sentiment enivrant d’exercer sur Xenon un tel empire. Tout au moins
sur son corps.
Comme son membre dressé était beau ! s’émerveilla-t-elle.
Elle ferma les yeux, et saisit les fesses de Xenon tout en approchant sa bouche de sa virilité
triomphante.
De la pointe de sa langue, elle effleura délicatement la longue hampe à la douceur soyeuse.
— Lex, geignit-il une nouvelle fois, comme elle l’emprisonnait entre ses lèvres.
Une décharge de volupté transperça Lexi, tandis qu’elle poursuivait sa sensuelle exploration
avec plus de hardiesse.
C’était un tel délice que de le sentir à la fois si doux et si dur !
Elle ne serait jamais l’épouse qu’il lui fallait, mais sa bouche avait le pouvoir insensé
d’arracher à cet homme de longues plaintes rauques.
Elle continua à tourmenter, à effleurer, à lécher, jusqu’à ce que Xenon grommelle quelque
impérieuse sommation en grec. Tout son corps se raidit, et ses doigts glissés dans ses cheveux se
crispèrent.
Il prit une profonde inspiration, puis retint son souffle un instant, avant d’être secoué d’un
spasme incoercible. Avec une exclamation sourde, il se retira et la hissa sur ses pieds.
D’une main tremblante, il remonta la fermeture Eclair de son pantalon, puis vrilla son regard au
sien.
— Tu vas me rendre fou, dit-il. D’où tiens-tu un tel savoir-faire ?
— J’ai eu le meilleur des professeurs.
Cependant, se rembrunit Lexi, il ne s’agissait nullement de technique ou d’habileté.
Oh ! certes, elle éprouvait pour Xenon un désir éperdu. Mais ce n’était pas cela qui la faisait
vibrer de l’envie de caresser son visage avec une tendresse qui aurait trahi ses véritables sentiments.
Ce qui la mettait ainsi au bord du vertige, c’était l’amour démesuré qu’elle éprouvait pour lui et
qu’elle ne pouvait s’autoriser à exprimer.
Mais il n’était plus temps de se laisser aller à de telles réflexions. Dès que le baptême aurait été
célébré, elle serait libre de partir. Xenon l’avait promis, et il ne revenait jamais sur un engagement.
Elle se força à sourire.
— Au moins, reprit-elle sur un ton sarcastique, tu garderas un bon souvenir de moi. D’ailleurs, à
ce sujet, je tiens à quitter l’île dès demain. Je prendrai un vol régulier. Ce sera plus simple.
Xenon marqua une pause, comme pour réfléchir posément à ce qu’il allait dire.
— Que se passerait-il si je disais que je ne suis pas prêt à te laisser partir ?
Lexi plissa le nez.
— Nous n’allons pas rester ici éternellement.
— Non, mais nous pouvons rentrer à Londres tous les deux. Ou même retourner chez toi, dans le
Devon.
— Ensemble ?
— Pourquoi pas ?
Pendant quelques secondes, des images extravagantes traversèrent l’esprit de Lexi : Xenon
faisant la queue à la boulangerie du village ; jouant aux fléchettes au pub ; essayant de s’intégrer à la
vie locale…
C’était inconcevable !
— De quoi parles-tu ? interrogea-t-elle. Je ne comprends rien.
— Ce que j’essaie de te dire, Lex, c’est que je veux que nous nous donnions une nouvelle
chance.
— Nous avons déjà discuté de tout cela, Xenon, soupira-t-elle. On peut même dire qu’on a fait
le tour de la question.
Elle avait beau avoir martelé ces affirmations, Lexi se rendait bien compte que Xenon ne l’avait
pas écoutée. Ou qu’il ne prenait pas au sérieux ses objections.
Peut-être était-il temps qu’elle utilise l’argument décisif qui briserait à jamais le lien entre eux ?
— Non, reprit Xenon, nous n’avons pas cherché comment guérir les blessures du passé. J’ai vu
la tristesse de ton regard, hier, quand tu tenais Ianthe dans tes bras. J’ai compris ce que tu ressentais.
Mais il n’y a aucune raison que les choses en restent là, Lex. Nous pouvons tout recommencer. Nous
pouvons de nouveau essayer d’avoir un enfant.
Les dés étaient jetés !
— Non ! s’écria Lexi avec plus de violence qu’elle ne l’aurait voulu. Je ne pourrai jamais avoir
de bébé, Xenon. Tu ne comprends pas ? C’est pour cela que notre couple est voué à l’échec. Je ne te
donnerai jamais l’enfant que tu désires !
11.

La déclaration de Lexi fut accueillie par un silence assourdissant.


Xenon fixait sur elle un regard qu’assombrissait l’incompréhension.
— De quoi, diable, me parles-tu ? finit-il par articuler sur un ton incrédule.
— Le bébé était… Il avait…
La voix de Lexi se brisa.
Comment formuler les choses, sans porter atteinte à la mémoire de ce tout petit bout d’être
humain ?
— Des tests ont été faits…, reprit-elle. On m’a dit que le bébé souffrait d’une anomalie
génétique. Quelque chose n’allait pas dans ses chromosomes, et c’est pour cela qu’il n’est pas arrivé
à terme. Il n’était pas…
Elle frissonna, comme si la vérité qu’elle s’apprêtait à révéler la glaçait d’effroi.
— Il n’était pas viable, conclut-elle.
De nouveau, un long silence s’installa entre eux, pendant lequel Xenon la dévisagea comme s’il
la découvrait.
— Enfin, Lex ! s’exclama-t-il après quelques secondes. Pourquoi ne m’as-tu pas dit tout cela à
l’époque ? Pourquoi m’avoir dissimulé un secret aussi lourd ?
Une épouvantable douleur transperça Lexi. Ainsi qu’un abominable sentiment de culpabilité.
— Parce que tu n’étais pas là ! s’écria-t-elle. Ce n’est pas ta faute si un fichu volcan islandais
avait choisi ce moment pour paralyser le trafic aérien dans le monde entier. Mais j’étais toute seule
pour essayer d’assimiler ce que me disaient les médecins, et quand tu as fini par revenir tu étais si…
distant.
— Parce que je ne savais pas quoi dire !
Au bord des larmes, Lexi s’interrompit. Allait-elle vraiment devoir aller au bout de sa
confession ? Xenon ne comprenait-il pas pourquoi elle n’avait jamais osé lui assener l’amère vérité ?
— Mais tu désirais un enfant plus que tout, Xenon, soupira-t-elle. Et c’est le fond du problème.
Je ne pourrai jamais te donner cet enfant !
Xenon l’observait d’un air méfiant. A croire qu’il se demandait où elle voulait en venir.
— Je ne te suis pas, Lex. Que veux-tu dire ?
Lexi prit une profonde inspiration.
— Pourtant, c’est très simple. Si notre enfant a eu ce problème, c’est à cause de moi. De moi,
Xenon !
— Comment peux-tu le savoir ?
Les poings serrés, jusqu’à enfoncer les ongles dans ses paumes, Lexi secoua la tête avec
désespoir.
Elle se devait de faire accepter la vérité à Xenon. Il fallait qu’il comprenne qu’aucune baguette
magique ne lui donnerait ce dont il avait toujours rêvé.
— Les médecins ont été très clairs, déclara-t-elle d’un ton ferme. Malgré tous les progrès de la
science, il demeure impossible de modifier notre patrimoine génétique. En ce qui me concerne, il
comporte un élément qui fait que je ne peux pas mener une grossesse à son terme. Je suis porteuse
d’une tare irréversible, et je ne te donnerai jamais l’héritier que tu attends.
— Non ! C’est impossible. Tu es parfaite !
Xenon fit mine de la prendre dans ses bras, et elle l’en empêcha d’un geste de la main.
Pourvu qu’il ne l’approche pas ! se dit Lexi. Sa détermination risquerait de fléchir, et elle aimait
trop Xenon pour l’enfermer dans un piège qui n’aurait jamais d’issue.
— Tu ne comprends pas, Xenon. Je t’offre une porte de sortie. Ne te laisse pas abuser par ton
sens du devoir. Ou même ta fierté. Il n’y a aucune raison pour que mes imperfections physiques te
privent de tes rêves. Trouve une autre femme. Une femme qui te donnera un enfant.
La respiration de Xenon avait pris un rythme saccadé, et ses pupilles bleu cobalt brillaient d’un
éclat fiévreux. Pourtant, ce fut d’un ton posé qu’il prit la parole.
— Que penserais-tu, Lex, si je te disais que je me moque éperdument de ce que tu appelles tes
imperfections ? C’est toi que je veux, de toute façon. Lorsque je t’ai épousée, je ne cherchais pas une
reproductrice ! J’étais amoureux, voilà tout. Et je le suis toujours autant.
— Je t’en prie, Xenon. Ne rends pas les choses plus difficiles. Sois raisonnable !
— Mais c’est toi qui ne l’es pas ! Bien sûr que je rêvais de te faire un enfant. Mais qui nous
empêche d’essayer de nouveau. Nous irons voir les meilleurs spécialistes…
— Non !
Cette fois, Xenon dut sentir ce qu’il y avait d’irrévocable dans la résolution qu’affichait Lexi,
car il se raidit. Elle serra les bras autour de son buste. Malgré la chaleur de la matinée, elle était
glacée dans son minuscule Bikini.
— L’argent ne résout pas tous les problèmes, lança-t-elle d’un air de défi. Je n’aurai jamais
d’enfant, Xenon. Point final ! Et c’est la raison pour laquelle nous n’avons pas d’avenir ensemble.
Le visage de Xenon avait pris une expression sévère.
— Est-ce que tu m’aimes ? demanda-t-il.
Allait-elle oser lui mentir ? s’interrogea Lexi. Lui faire croire que son amour s’était épuisé ?
Qu’il n’en demeurait plus rien ?
Elle planta son regard dans les pupilles d’azur, et comprit qu’elle ne le pourrait pas.
— Je ne cesserai jamais de t’aimer, Xenon, répondit-elle. C’est justement pour cela que je te
rends ta liberté.
— Quelle grandeur d’âme ! Quand je pense que tu m’accuses de vouloir tout contrôler. Mais,
aujourd’hui, c’est toi qui m’assènes des décisions unilatérales. Sans me laisser le temps d’envisager
les autres options possibles.
— Parce qu’il n’y en a aucune !
— Il y a quantité de couples qui mènent une vie très heureuse sans enfants. Et pourquoi ne pas
adopter ? Je t’aime, Lex. Je veux vivre avec toi, et peu importe le reste !
Xenon avait mis dans ses paroles toute sa force de conviction. Pendant un bref instant, un espoir
fou submergea Lexi. Elle se laissa aller à caresser un rêve merveilleux.
Mais la réalité la rattrapa sans tarder.
Combien de temps durerait leur amour, avant qu’ils ne commencent à être taraudés par le regret
de ce qu’ils manquaient ?
Quand donc viendrait le jour où Xenon ne supporterait plus de ne pas être père ? Ce jour-là, il
la délaisserait pour trouver celle qui porterait le fils qu’il désirait tant. Et personne ne le blâmerait
pour cela !
Le cœur de Lexi battait à une vitesse telle que c’était à peine si elle pouvait parler. Ce fut d’une
voix brisée qu’elle répliqua :
— Tu ne me feras pas changer d’avis, Xenon. Je sais que j’ai raison. Un jour, tu me remercieras.
— Te remercier ?
Le regard de cobalt la transperça.
— Oui. Parce que la famille est ce qu’il y a de plus important dans ta vie. Je n’ai pas le droit de
te priver du bonheur d’être père.
Tremblant de tous ses membres, Xenon la prit par les épaules et planta dans le sien le feu de son
regard. Ses traits étaient tellement crispés qu’on aurait cru sa peau tendue à craquer. Un instant, Lexi
redouta qu’il ne l’embrasse. Car, alors, elle n’aurait pas été certaine de tenir bon.
Cependant, il ne l’embrassa pas. Il continua à la dévisager sans mot dire, pendant quelques
secondes qui parurent durer un siècle à Lexi. Lorsqu’il relâcha son étreinte, ce fut comme si une bise
glacée avait soufflé sur son âme.
En titubant presque, elle gagna la salle de bains, dont elle verrouilla la porte en faisant
suffisamment de bruit pour que Xenon ne fût pas tenté de l’y suivre.
Elle craignait trop qu’il ne se rende compte de la fragilité de sa résolution.
Il lui restait encore une épreuve à affronter : le baptême.
Quand bien même plus rien n’avait d’importance que ce rideau de fin qui venait de tomber sur
sa vie avec Xenon, elle se devait de faire honneur à Kyra et à sa famille.
Les nerfs à fleur de peau, elle regagna la chambre pour y prendre la jolie robe qu’elle avait
apportée pour l’occasion.
Xenon avait passé un costume de lin beige, et son expression était tout sauf bienveillante.
Que dire ? s’interrogea Lexi. Comment lui faire comprendre qu’elle agissait pour leur bien à
tous les deux ?
Elle se força à sourire.
— Xenon…
— Pas maintenant, Lex ! l’interrompit-il d’une voix glaciale. J’en ai assez entendu pour
aujourd’hui.
Il quitta la villa en faisant claquer la porte derrière lui.
Avec l’impression de se préparer pour une ultime comédie, Lexi enfila sa robe, puis elle prit le
temps de se peigner et de se maquiller légèrement.
Devant le miroir, elle s’appliqua à afficher un sourire enjoué mais au tréfonds d’elle-même, son
cœur saignait.
Lorsque 11 heures sonnèrent, elle gagna la limousine qui les attendait pour les conduire à la
petite église de Lindos, où se déroulerait la cérémonie.
Marina l’avait précédée, et elle la regarda s’avancer avec un hochement de tête approbateur à la
vue de sa tenue.
— Vous êtes ravissante, mon enfant, déclara-t-elle. Xenon est parti devant. Il nous attend à
l’église.
La chapelle était minuscule. A part la famille proche, tous les invités étaient massés à
l’extérieur, à l’ombre bienfaisante des oliviers.
Que de monde était venu pour accompagner le clan Kanellis dans ce moment de joie !
s’émerveilla Lexi. Cependant elle dut réprimer un sanglot en voyant la mine austère de son mari. Il
s’avança pour l’accueillir, et elle leva vers lui un regard craintif.
— Je ferais peut-être mieux d’attendre ici, dit-elle en désignant l’esplanade de la main. Ta mère
dit que la chapelle ne nous contiendra pas tous.
— Il n’en est pas question ! Je veux que tu te tiennes près de moi. C’est ce qui était convenu.
Après, tu pourras retourner à ta petite vie dénuée de sens.
Il faisait délicieusement frais entre les vieux murs. En d’autres circonstances, Lexi en aurait
admiré le charme séculaire. Mais elle était en proie à une telle confusion qu’elle parvenait à peine à
respirer.
Comme il allait lui être difficile de quitter l’île, le lendemain ! Lorsqu’elle avait quitté Xenon,
deux ans auparavant, c’était parce qu’elle était acculée à cette décision.
Aujourd’hui, Xenon lui offrait une nouvelle chance.
Néanmoins, pouvait-elle s’en saisir, quand elle savait le sacrifice auquel elle le condamnerait ?
C’était par amour qu’elle renonçait à lui.
Un jour, il en prendrait conscience.
Pendant la réception qui suivit, Lexi attendit que Kyra ne soit plus entourée par la foule des
parents et amis, pour lui tendre le petit paquet qu’elle avait apporté.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea la jeune femme, en dépliant le papier de soie. Oh ! Lexi !
Une licorne ! C’est toi qui l’as faite ?
— Oui. Ianthe pourra la porter en pendentif, plus tard. C’est un symbole de puissance et de
pureté.
Soudain, Xenon s’était matérialisé à côté d’elle, et Lexi sentit son cœur se briser.
— C’est magnifique, dit-il en vrillant son regard perçant au sien.
Non, c’est toi qui es magnifique ! Et je t’aime à la folie, mais je ne pourrai jamais te donner
ce que tu veux.
Prenant une profonde inspiration, elle l’attira à l’écart.
— Xenon, il vaut mieux que je parte sans attendre, souffla-t-elle. Je suis certaine que tu sauras
trouver les arguments pour justifier ma disparition soudaine.
Xenon esquissa une grimace qui se voulait une sorte de sourire.
— Comme tu veux…
A quoi bon essayer de retenir une femme qui ne voulait pas de lui ?
12.

Lexi avait cru que son retour dans le petit village du Devon lui apporterait la paix et le
soulagement. Enfin, pensait-elle, c’en serait fini de ce tourbillon d’émotions qui la laissait
complètement exsangue.
Il n’en était rien.
C’était comme si toute lumière avait déserté sa vie, et elle avait l’impression d’avancer en
aveugle dans des ténèbres oppressantes.
Les jours se succédaient, tristes et vides, entrecoupés de nuits d’insomnie.
Il n’était pas jusqu’à ses bijoux qui avaient cessé de lui apporter le plaisir qu’elle trouvait dans
leur fabrication, avant que Xenon ne resurgisse dans sa vie. Toute imagination créatrice l’avait
abandonnée.
Quant à Xenon, justement, il lui manquait bien au-delà de ce qu’elle avait envisagé.
C’était le cœur lourd qu’elle avait quitté Rhodes, après être allée embrasser dans son lit la
vieille dame assoupie. Avec la civilité propre à son milieu, Marina l’avait saluée sans poser de
questions, bien qu’elle ne parvienne pas à dissimuler sa stupéfaction de la voir partir si
précipitamment.
Xenon avait réussi à donner le change. Il s’était contenté de déposer un baiser du bout des
lèvres sur chacune de ses joues, avant qu’elle ne s’engouffre dans la voiture qui l’avait conduite à
l’aéroport. Le sourire en coin dont il l’avait gratifié n’avait en rien adouci la lueur furieuse qui
brillait dans ses yeux.
Oui, elle avait dû se résoudre à se séparer de l’homme de sa vie comme d’une vague
connaissance.
La seule chose qu’elle avait exigée de lui était qu’il lui donne les coordonnées de son frère.
Privé de tous les moyens modernes de communication, dans ses vignes grecques, il ne pouvait être
contacté que par courrier.
Elle lui avait écrit à plusieurs reprises, mais n’avait reçu en retour que deux cartes postales
sibyllines, où il disait vivre la période la plus heureuse de son existence. Dans sa lettre suivante, elle
lui avait confié à quel point elle était impatiente de le revoir, tout en craignant que ce désir ne soit
motivé par de bien mauvaises raisons.
Le vide de ses journées lui faisait tellement désirer un peu de tendre animation.
Par un lugubre après-midi de novembre, un pas fit crisser le gravier menant à son cottage. Cette
fois, elle ne pouvait s’y tromper : ce n’était pas celui de son ex-époux.
Lorsqu’elle ouvrit sa porte, elle resta un moment interdite. L’homme aux pectoraux musclés, au
visage buriné et aux cheveux décolorés par le soleil qui se tenait sur le seuil de sa maison ne lui
évoquait que très vaguement un lointain souvenir. Elle cligna des yeux à plusieurs reprises.
— Jason ? C’est toi ? finit-elle par questionner.
— Il va falloir que tu changes de lunettes, ma grande. Bien sûr que c’est moi !
Laissant tomber le sac qu’il portait à l’épaule, Jason l’étreignit avec chaleur, puis recula.
— Mais, Lexi, s’exclama-t-il, tu n’as plus que la peau sur les os !
— N’importe quoi ! Est-ce que toi tu as déjeuné au moins ?
Quelques instants plus tard, attablé devant un risotto, Jason raconta tous les événements de son
été dans les vignes.
— Je me suis découvert une passion pour ce travail, confia-t-il. Et Xenon est si content de moi
qu’il est prêt à me confier la vinification de leur production familiale. Tu sais, on peut dire qu’il m’a
rendu un fier service. S’il n’était pas venu me chercher, je ne sais pas trop où j’en serais aujourd’hui.
— Comment ça ? Je croyais que c’était toi qui étais allé lui demander de l’argent pour régler tes
dettes de jeu.
Jason sourit, et finit d’engloutir ce qu’il restait dans son assiette.
— C’est en partie vrai, reprit-il. J’étais dans un sacré pétrin, mais je n’avais même pas eu
l’idée de me tourner vers lui. Puis, tout à coup, il a surgi de je ne sais où, et il m’a mis le marché en
main : à condition que je m’engage à ne plus replonger, il me donnait la possibilité d’aller me refaire
une santé en Grèce, et il effaçait mes dettes.
Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? s’interrogea Lexi, tout en écoutant d’une oreille distraite
son frère détailler les plaisirs de sa vie campagnarde, et raconter son idylle naissante avec une jeune
villageoise.
Pourquoi Xenon avait-il caché que c’était lui qui avait pris l’initiative de contacter Jason ? Et
pourquoi avoir prétendu qu’il était indispensable qu’elle coopère à toute l’affaire ?
Ainsi, il l’aimait suffisamment pour avoir inventé tout ce stratagème !
Il ne mentait donc pas lorsqu’il affirmait qu’il n’avait qu’un souhait : qu’elle revienne vivre
auprès de lui, quand bien même elle ne lui donnerait jamais d’enfant.
Ce fut dans un état second qu’elle prépara le café.
— Sais-tu où est Xenon, en ce moment ? interrogea-t-elle, l’air innocent, en revenant s’asseoir
avec Jason.
— Oui, il est à Hollywood. C’est le dixième anniversaire de la sortie de son film, et tout un tas
de manifestations vont se dérouler autour de cela.
Lexi se mordilla nerveusement le pouce. Ce n’était pas ce qu’elle avait espéré. Cela valait-il la
peine de traverser l’Atlantique pour s’assurer qu’elle avait vu juste ? Et qui lui garantissait qu’il
n’était pas trop tard ?
Xenon avait peut-être définitivement tourné la page, mais pouvait-elle prendre le risque de ne
pas aller s’en rendre compte par elle-même ?
Elle passa la nuit à se tourner et se retourner dans son lit, sans arriver à prendre une décision.
Cependant, au petit matin il lui apparut qu’elle devait jouer cette dernière carte. Quelle que soit
l’issue de sa démarche.
Sans plus attendre, elle informa Jason qu’elle s’absentait quelques jours, mais qu’il pouvait
rester chez elle aussi longtemps qu’il le souhaitait.
Rassembler les documents nécessaires à son voyage et trouver un billet d’avion ne fut pas une
mince affaire. Pourtant, trois jours plus tard, elle contemplait par un hublot les gratte-ciel de Los
Angeles.
De crainte que Jason ne la trahisse, s’il advenait qu’il soit en contact avec Xenon, elle ne lui
avait pas confié quel était le but de son voyage. Elle voulait prendre son époux par surprise, et voir
son expression lorsqu’elle serait devant lui.
Habituellement, Xenon descendait chez l’un de ses amis qui tenait un hôtel. Un certain Zak
Constantinides. Elle espérait que c’était toujours le cas. Par chance, elle avait pu y réserver une
chambre.
A peine avait-elle monté ses bagages qu’elle fit le numéro du portable de Xenon.
Il aurait été préférable qu’elle prenne le temps de se rafraîchir et de se changer, songea-t-elle en
écoutant la sonnerie, mais tant pis. Elle était trop impatiente !
Xenon décrocha au bout de quelques interminables secondes.
— Lex ? lança-t-il d’un ton plus acerbe que bienveillant. Que me vaut cette surprise ?
— Je… J’ai pensé qu’il fallait que nous ayons une discussion.
— Il me semble que tout a été dit, non ? Mais je ne veux pas t’empêcher de parler. Vas-y !
— Non. Il faut qu’on se voie.
— Alors, là, ça va être difficile. Je suis à Hollywood.
— Je sais. Moi aussi.
Un silence accueillit cette annonce.
— Que dis-tu ? reprit Xenon d’une voix incrédule.
— Moi aussi, je suis à Hollywood. Je suis descendue chez Zak. Est-ce là que tu loges ?
— Suite présidentielle.
La tonalité indiqua à Lexi que Xenon avait coupé.
Elle se contenta de s’asperger le visage d’eau froide, et de remettre un peu d’ordre dans ses
cheveux, puis elle alla prendre l’ascenseur qui menait à l’appartement en terrasse.
La porte en était entrebâillée, et elle n’eut qu’à la pousser.
— Xenon ?
— Je suis là.
Le ton était tellement peu affable que Lexi sentit son cœur se serrer tandis qu’elle gagnait le
somptueux salon tendu de rouge et d’or.
Au milieu se tenait Xenon, vêtu d’un smoking à la coupe impeccable, qui lui donnait une
apparence particulièrement sévère dans ce décor un peu clinquant.
Son regard avait la froideur de l’acier, et il releva ostensiblement sa manche pour regarder
l’heure à sa montre.
— Je n’aurai pas plus d’une demi-heure à te consacrer, dit-il. On m’attend à une réception.
Alors sois brève…
Tout à coup, Lexi ne savait plus par quoi commencer.
L’avait-elle à ce point poussé à bout, qu’il ne manifeste même pas le moindre étonnement à la
voir là ? se demanda-t-elle avec désespoir.
— Jason est venu me rendre visite, commença-t-elle, d’une petite voix. Il m’a dit que c’était toi
qui l’avais contacté pour lui offrir ton aide. Alors… alors je me suis demandé pourquoi tu avais fait
cela…
Si Lexi avait espéré voir s’adoucir le visage implacable que lui opposait Xenon, elle en fut
quitte pour une amère déception. C’est tout juste si sa moue ne se fit pas encore plus méprisante.
— Il me semble que nous savons aussi bien l’un que l’autre ce qui m’avait poussé à prendre
cette initiative, non ? Je voulais trouver un prétexte valable pour reprendre contact avec toi.
Bêtement, je gardais l’espoir que tout n’était pas fini entre nous, et que nous pourrions nous donner
une deuxième chance. Mais tu m’as bien fait comprendre que je n’avais plus rien à attendre de toi.
Alors, je ne vois pas ce qui t’amène ici.
Lexi aurait été soulagée si le sol s’était ouvert sous ses pieds pour l’engloutir. Jamais Xenon ne
l’avait fixée avec ce regard de glace. Jamais il ne s’était comporté ainsi avec elle.
L’appréhension lui déchira le cœur.
— Je… Je…, bredouilla-t-elle. J’ai enfin compris que tu tenais beaucoup plus à notre couple
que je ne l’avais jamais imaginé. Si… si tu avais mis sur pied toute cette stratégie, c’était bien la
preuve que je comptais pour toi. J’ai vu les choses sous un autre angle, tout à coup…
Xenon secoua la tête, et resserra son nœud de cravate.
— Cela ne change rien au fait que tu refuses absolument de vivre avec moi, répliqua-t-il d’un
ton sec. Mais ne t’inquiète pas pour moi, je survivrai ! Et toi aussi, d’ailleurs.
Lorsque Lexi reprit la parole, ce fut d’une voix presque inaudible.
— Certainement. Mais ce n’est pas comme cela que j’ai envie de vivre. Sans toi, ma vie est
désespérément vide. J’étais sérieuse, Xenon, lorsque je t’ai dit que je n’ai jamais cessé de t’aimer.
Pourtant, Dieu sait que j’ai essayé ! Alors, si tu es encore prêt — vraiment prêt — à accepter l’idée
de ne pas avoir d’enfant, tu n’as qu’à le dire pour que je me jette dans tes bras.
Xenon serra les lèvres, et son regard de cobalt se fit encore plus glaçant.
— Sors d’ici ! lança-t-il, avant de se tourner vers la baie vitrée.
Interdite, Lexi ne pouvait détacher les yeux de son dos hostile.
— Tu ne penses pas ce que tu dis, souffla-t-elle.
Sans même se retourner, Xenon répondit d’une voix sourde.
— Oh ! si ! Je ne suis pas une marionnette que tu peux manipuler à ton bon vouloir, Lexi. Tu as
laissé passer la chance que je t’offrais. C’est trop tard, maintenant.
Sans qu’elle ne puisse rien faire pour les retenir, des larmes brûlantes ruisselèrent sur le visage
de Lexi.
Xenon ne voulait plus d’elle. Qu’y avait-il à ajouter à cela ? C’était comme si son cœur se
brisait en mille éclats.
Un instant, elle fut tentée de prendre ses jambes à son cou, pour fuir aussi loin que possible.
Mais elle n’en pouvait plus de fuir sans cesse.
De plus, quelque chose dans la voix de Xenon l’intriguait. Et pourquoi était-il aussi étrangement
voûté ? Pourquoi, de chaque côté de son corps, ses poings étaient-ils serrés à s’en faire blanchir les
jointures ?
Tout, dans son attitude, indiquait qu’un terrible combat se déroulait en lui.
Lexi ravala ses larmes, et fit un effort pour raffermir sa voix.
— Je t’aime, Xenon, dit-elle. C’est la seule chose qui compte. Jamais je ne cesserai de t’aimer.
Cependant, si tu veux vraiment que je m’en aille, j’obéirai. A la condition que tu me le dises en face.
Elle vit Xenon se raidir encore davantage, et ses larmes redoublèrent.
A le voir ainsi figé, Lexi redouta que Xenon ne refuse d’accéder à sa requête, et ne la laisse
plantée là, comme une idiote.
Puis, il laissa échapper une exclamation rageuse, et il lui fit face. Son beau visage était déformé
par la souffrance.
Sans un mot, il la dévisagea longuement.
Pétrifiée, Lexi attendait avec angoisse ce qu’il allait dire. A sa grande surprise, ce ne fut rien de
ce qu’elle imaginait.
— Tu pleures ? fit-il remarquer avec étonnement.
C’était plus que Lexi n’en pouvait supporter, et elle éclata en sanglots.
— Bien sûr que je pleure ! s’exclama-t-elle.
— Mais, Lexi… je ne t’ai jamais vue pleurer.
Xenon n’avait pas tort. C’était une chose qu’elle s’était toujours interdite. Même lorsque, enfant,
elle était seule pour prendre soin de ses deux frères, et qu’elle avait si peur.
Ou quand elle avait perdu ses bébés. Car elle craignait trop de ne plus jamais pouvoir sécher
ses larmes, si elle les laissait couler.
— Que puis-je faire d’autre ? lança-t-elle. Quand l’homme que j’aime ne veut plus de moi !
Les mâchoires serrées, Xenon détailla les grands yeux battus derrière les lunettes, les traces que
les larmes laissaient sur le petit visage chiffonné, le T-shirt et le jean froissés par une longue nuit
d’avion. A cet instant, il fut submergé par une bouffée d’amour si intense qu’il en eut le souffle coupé.
— Si, dit-il très doucement, il veut bien de toi. Mais à la condition que tu ne l’abandonnes plus
jamais. Car, cette fois, cela le tuerait.
La gorge nouée par l’émotion, Lexi dévisagea Xenon sans oser répondre, tant elle se sentait
incapable d’articuler le moindre mot. Lorsqu’elle finit par trouver le courage de parler, les mots se
bousculèrent dans sa bouche, comme si une vanne s’était ouverte.
— Oh ! Xenon, je ne te quitterai plus. Jamais, jamais, jamais. Parce que je t’aime. Je t’aime
tant !
Dans le regard bleu de Xenon, elle vit briller des larmes qui mirent le comble à son émoi.
— Alors, viens dans mes bras ! Je ne peux plus attendre.
Les jambes en coton, Lexi trouva la force de traverser le superbe tapis d’Orient pour aller se
jeter dans les bras qui lui étaient tendus.
Tirant un mouchoir de sa poche, Xenon essuya les larmes qui baignaient son visage. Puis ils
s’embrassèrent tendrement. Si longuement que Lexi sentit la tête lui tourner. Elle était si heureuse
qu’elle aurait pu se mettre à danser.
Cependant, Xenon jeta un coup d’œil à sa montre, et il fit la grimace.
— Je suis désolé, dit-il, mais on m’attend vraiment pour une réception. Je ne peux pas annuler.
Ce film a été très important pour moi, et pour beaucoup de gens. Je ne veux pas les décevoir.
Lexi porta la main au visage de Xenon, et lui caressa la joue.
— Vas-y, dit-elle. Je t’attendrai ici.
— Pourquoi ne m’accompagnerais-tu pas ? Les photographes ne manqueront pas, et nous leur
donnerions l’occasion de faire quelques clichés qui montreront à la terre entière que nous sommes de
nouveau ensemble. Cela ne me ressemble pas, mais pour une fois j’éprouve le besoin fou de clamer
mon bonheur à la face du monde.
Lexi baissa les yeux vers son blue-jean et son T-shirt. Ils détonaient terriblement avec le
smoking impeccable de Xenon.
— Mais je ne peux pas y aller comme cela ! protesta-t-elle.
— Pourquoi pas ?
— Toutes les femmes vont être en robes de soirée.
— Quelle importance ! Aucune femme ne t’arrive à la cheville, et peu importe ta tenue.
— Oh ! Xenon, tu dis des choses tellement merveilleuses…
— Peut-être parce que tu es la plus merveilleuse des femmes. Allez, viens, madame Kanellis.
Plus tôt nous arriverons là-bas, plus tôt je pourrai te ramener dans notre chambre.
Épilogue

Le soleil qui caressait les paupières de Xenon était déjà chaud malgré l’heure matinale, mais la
cuisse de Lexi était fraîche contre la sienne.
Il s’étira en bâillant.
— Enfin, murmura Lexi, tu es réveillé.
Son souffle sur l’épaule de Xenon était aussi doux que la brise qui leur parvenait depuis le parc.
Cet été étonnamment chaud pour Londres leur permettait de dormir fenêtres ouvertes, presque
chaque nuit. Parfois, à son réveil, Xenon avait l’illusion d’être en Grèce !
Lorsqu’il ouvrit les yeux, Lexi était penchée au-dessus de lui et ses longs cheveux lui
caressaient le torse.
— A vrai dire, cela fait un petit moment que je suis réveillé, dit-il en la prenant par la taille
pour l’attirer à lui, et inhaler son délicat parfum où se mêlaient la vanille et la violette. Je profitais de
cette grasse matinée qui me laisse le temps d’apprécier ma bonne fortune. J’ai beaucoup de chance !
Lexi se lova contre lui.
— Ta bonne fortune… Voyez-vous ça ! Et pourquoi es-tu si chanceux ?
— As-tu tellement besoin de me l’entendre dire ? Faut-il que je te répète que j’ai la chance
d’avoir trouvé l’épouse parfaite ? Celle qui fait de ma vie un jardin d’éden.
— Oh ! je suis loin d’être parfaite ! soupira Lexi en passant la main sur l’ombre de barbe qui
couvrait les joues de son mari.
— Détrompe-toi ! Tu l’es pour moi.
Sans un mot, Lexi étreignit Xenon, puis elle laissa ses lèvres errer sur la toison brune qui
tapissait son torse. De la pointe de la langue, elle dessina des volutes sur sa peau au goût salé.
Parfois, elle avait l’impression d’être au paradis, et il lui fallait se pincer pour être certaine
qu’elle ne rêvait pas.
Xenon avait vu juste : la seule chose qui comptait pour qu’une union soit heureuse, c’était
l’amour.
Qu’elle ne puisse pas leur donner un enfant n’avait en rien altéré les sentiments qu’ils avaient
l’un pour l’autre. Bien au contraire, les tourments qu’ils avaient connus n’avaient fait que renforcer
leurs liens.
Cependant, un événement inattendu était venu transformer radicalement leur vie.
Un soir où Lexi regardait une émission de télévision sur l’adoption, elle avait été profondément
affectée par la situation dramatique de certains enfants abandonnés. Il ne lui avait pas été très
difficile de convaincre Xenon de faire un don conséquent à l’association caritative concernée. Ni de
lui faire accepter qu’elle ne s’y implique comme bénévole.
C’était le hasard qui avait mis sur leur chemin une petite fille de neuf mois, dont les parents
avaient disparu dans un accident de voiture. Ils en étaient tombés aussitôt amoureux, et avaient fait
sans tarder toutes les démarches pour l’adopter.
Leur bonheur avait été complet quand leur demande avait été acceptée, et qu’on leur avait confié
la petite Sofia. C’était le nom qu’ils lui avaient choisi, en souvenir de la grand-mère de Xenon.
Sofia avait maintenant quatre ans, et elle s’entendait à merveille avec sa cousine Ianthe, à peine
plus âgée qu’elle.
C’était, d’ailleurs, la visite de Kyra qui leur valait cette exceptionnelle occasion de paresser au
lit. La jeune femme et Nikola avaient emmené les deux petites filles faire le tour de Regent’s Park, et
visiter le célèbre zoo.
— Ce qui me laisse tout le temps nécessaire pour te faire l’amour, murmura Xenon.
Lorsqu’il captura l’un de ses tétons entre ses lèvres, Lexi gémit de plaisir. Et quand, après de
délicieux préliminaires, il la pénétra d’un seul mouvement puissant, elle éprouva une extraordinaire
sensation de plénitude, et une flèche de plaisir la transperça. Ensemble, ils atteignirent l’extase
suprême.
Dans l’accalmie qui suivit, Lexi embrassa longuement Xenon.
— Ce n’est pas toi qui as de la chance, dit-elle d’une voix étouffée, contre la bouche de Xenon.
C’est moi !
Malgré sa vie bien remplie d’épouse et de mère, Lexi avait conservé son activité de créatrice de
bijoux, et ses œuvres avaient acquis une renommée internationale. Elle n’en oubliait pas pour autant
les villageois du Devon qui avaient été ses premiers clients, et elle retournait chaque année tenir un
stand à leur marché de Noël.
Jason avait épousé la jeune fille rencontrée en Grèce, et il était devenu directeur des vignobles
Kanellis. Quant à Jake, il avait fini par quitter l’Australie pour rejoindre son frère, et travailler avec
lui. C’était un grand bonheur pour Lexi de les voir aussi souvent qu’elle le voulait.
Sous leur pression, elle avait accepté d’apprendre le grec, langue que, pour leur part, ils
maîtrisaient maintenant parfaitement. Cela n’avait pas été chose aisée pour Lexi, mais elle avait tant
apprécié la mine ébahie de son époux lorsqu’elle était parvenue à répondre à l’une de ses questions
dans sa langue, qu’elle avait été grandement payée de tous ses efforts.
Après d’interminables pourparlers, Xenon avait fini par la persuader qu’ils devaient à tous
leurs amis, et à leurs familles, de renouveler leurs vœux de mariage dans une grande cérémonie. Il
avait à cœur d’afficher aux yeux de tous leur bonheur retrouvé.
La cathédrale grecque de Londres avait abrité la célébration. Ensuite, une réception avait été
donnée dans un palace de la capitale.
C’était tout juste s’ils avaient évité une émeute, car les anciennes partenaires de Lexi étaient
présentes pour l’occasion, et la foule s’était massée à l’entrée dans l’espoir de voir un instant
reformé le groupe mythique des Lollipops.
Xenon lui avait offert une nouvelle alliance, cette fois ornée de diamants, et Lexi n’avait pu
s’empêcher de pouffer, en lui faisant remarquer qu’elle devait être la seule femme au monde à
posséder trois alliances offertes par un seul et même homme.
— Ah, mais cette fois, c’est différent, moli mou, lui avait-il glissé à l’oreille. Cette fois, c’est
pour la vie.
La photo de leur couple que tous deux aimaient particulièrement ne faisait pas partie de celles
prises ce jour-là.
Celle qui les ravissait était un cliché volé le soir où Lexi avait rejoint Xenon à Hollywood.
Lorsqu’il l’avait entraînée à la réception d’anniversaire de la sortie de son film.
On y voyait Xenon, majestueux dans son élégant smoking, tenant à son bras une Lexi un peu
échevelée, vêtue d’un blue-jean et d’un T-shirt qui auraient pour le moins mérité un coup de fer.
Pourtant le contraste entre leurs tenues respectives n’était pas ce qui frappait de prime abord.
Ce que l’on remarquait avant tout, c’était la lumière qui irradiait de leurs regards.
Même le plus cynique des observateurs n’aurait pu ignorer que leurs yeux brillaient bien
davantage que les flashes des photographes qui les entouraient.
Car c’était la lumière de l’amour.
TITRE ORIGINAL : THE GREEK’S M ARRIAGE BARGAIN

Traduction française : CATHERINE BENAZERAF

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© 2013, Sharon Kendrick.
© 2015, Traduction française : Harlequin.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-3602-4

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Ce livre est publié avec
l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit
le fruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées,
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