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1.

Le claquement de la porte de la maison tira Darcy de sa torpeur. Avec un gémissement, elle se


rendit compte qu’elle s’était assoupie sur la moquette.
Dave, qui entrait dans la pièce, son attaché-case à la main, s’arrêta net.
— Que fais-tu par terre ?
Se mettant sur son séant, Darcy se frotta la nuque.
— Je dormais apparemment.
— Que t’est-il arrivé ? As-tu bu hier soir ?
— Non, David. Jusqu’à preuve du contraire, le thé en sachet ne contient pas d’alcool et je n’ai
rien avalé d’autre.
Elle s’adossa au bureau de Mme Cusack. En chêne massif, il était assez solide pour la soutenir.
— J’ai rédigé une douzaine de lettres de candidature — elles sont là, prêtes à être
postées — puis je me suis assise un instant sur le canapé pour les admirer avec la satisfaction
du devoir accompli et je me suis endormie. J’étais sans doute plus fatiguée que je ne le pensais.
— A quelle heure t’es-tu couchée ?
Avec un haussement d’épaules, Darcy bâilla.
— Je ne sais pas très bien. J’ai dû m’écrouler vers 3 ou 4 heures du matin. Bon, je n’ai pas eu
mon quota de sommeil et je vais me coucher.
— Darcy, euh…
— Aïe, j’ai l’impression que tu as un service à me demander, Dave.
— Mme Cusack m’a téléphoné chez moi, ce matin. Elle est malade et j’espérais que tu pourrais
la remplacer…
— Encore ? Ses sinus sont toujours bouchés, je suppose ? As-tu remarqué que, depuis mon
retour, ta secrétaire a pris l’habitude de se faire porter pâle un jour sur deux ? Cela dit, je ne
m’en plains pas, mais elle exagère, non ?
— Et de son côté elle pense que tu profites de moi parce que tu ne paies pas de loyer pour
occuper la suite royale.
La suite royale. C’est Darcy elle-même qui avait baptisé ainsi le petit appartement aménagé
sous les combles quand son frère avait acheté la maisonnette pour y ouvrir son cabinet
d’avocat. Au début, pour soulager les cordons de sa bourse, il s’était installé quelque temps
dans ce grenier à moitié restauré. Darcy n’avait pas prévu qu’elle y vivrait elle-même, même de
façon temporaire.
— Ecoute, ce n’est pas exactement le Ritz mais c’est vrai, ton hospitalité me rend un fier service
et je t’en remercie. Et je suis heureuse de te donner un coup de main. Mais dans l’immédiat j’ai
besoin d’un bon café pour recouvrer mes esprits…
— Je m’en occupe.
— Ne le fais pas trop serré ! En général, quand tu le prépares, il ressemble à de l’acide.
— Peut-être, mais je suis sûr qu’il te réveillera.
— David, ton café réveillerait un mort ! Ai-je le temps de prendre une douche ? Après la nuit
blanche que je viens de passer, j’aimerais me rendre plus présentable pour accueillir tes clients.
Dave consulta sa montre.
— Je n’attends personne avant une bonne heure. Je vais d’abord m’assurer que le chauffe-eau
marche pour t’éviter de traverser la salle d’attente vêtue d’un drap de bain.
Avec une grimace, Darcy étira son corps ankylosé et se leva pour rejoindre l’unique salle de
bains de la maison située au rez-de-chaussée.
— Merci. Remarque, vu l’état dans lequel je me sens, une douche froide serait peut-être plus
indiquée.
Elle resta longtemps sous le jet d’eau chaude puis, comme elle s’enroulait dans une serviette,
elle s’aperçut qu’elle avait oublié de sortir des affaires de rechange propres. Décidément, elle
n’était pas bien réveillée ! A contrecœur, elle se glissa dans ses vêtements de la veille.
La journée promettait d’être longue. Mais il valait mieux s’occuper des clients de Dave et du
travail administratif que de rester les bras ballants à se morfondre sur son triste sort, se dit-elle.
Et elle était contente de prêter main-forte à Dave pour le remercier de tout ce qu’il faisait pour
elle. L’appartement aménagé sous les toits ne méritait peut-être pas la qualification de « suite
royale » mais il lui permettait au moins d’avoir un endroit où poser ses valises et où dormir. Et,
comme son frère refusait d’entendre parler de loyer, elle estimait normal de se rendre utile
dans son cabinet. Dès qu’elle aurait retrouvé du travail, un logement et un salaire, elle se
mettrait en quête d’un beau cadeau pour Dave…
Absorbée par ses pensées, elle s’apprêtait à traverser la salle d’attente pour rejoindre l’escalier
lorsqu’elle se rendit compte qu’un homme et une femme se tenaient au milieu de la pièce,
regardant autour d’eux comme s’ils étaient perdus.
Etait-elle donc restée si longtemps sous la douche ? Pourtant Dave n’était pas venu hurler
derrière la porte pour lui reprocher de vider le ballon d’eau chaude. Sans doute ces clients
étaient-ils arrivés très en avance, à moins qu’ils n’aient pas pris rendez-vous. Dave s’était-il
seulement rendu compte de leur présence ? S’ils étaient entrés sans sonner et qu’il n’avait pas
entendu claquer la porte…
— Bonjour, leur dit-elle. Puis-je vous aider ?
L’homme se tourna vers elle et, à la manière dont il la dévisagea, il était évident qu’il était
convaincu qu’elle ne pourrait leur être d’aucune utilité. Cela n’avait rien de surprenant, songea
Darcy. Avec ses vêtements chiffonnés et tachés d’encre, ses cheveux enveloppés dans un
turban de fortune, elle ressemblait davantage à une femme de ménage qu’à la secrétaire
particulière qu’elle était censée incarner ce jour-là.
Lui, par contre, était d’une rare élégance. Grand, large d’épaules, brun de cheveux, très
séduisant, vêtu d’un costume qui sortait certainement des mains d’un couturier italien, il la
considérait en fronçant les sourcils comme s’il attendait qu’elle justifie son existence.
Darcy se moquait comme d’une guigne de ne pas correspondre aux critères de beauté de ce
monsieur si distingué. Elle avait eu son compte d’hommes beaux comme des dieux qui se
servaient de leurs charmes pour arriver à leurs fins. Et elle savait mieux que personne que
l’habit ne faisait pas le moine.
— Vous nous surprenez un peu tôt, ce matin, j’en ai peur, leur dit-elle. Nous ne vous attendions
pas.
— J’ai téléphoné avant de venir, riposta-t-il froidement.
« Formidable », pensa-t-elle. Il avait dû s’entretenir avec Dave pendant qu’elle était sous la
douche et, à présent, elle passait pour une menteuse ou une idiote. Qu’était-elle censée dire ou
faire ?
Refusant de s’intéresser plus longtemps à ce bel inconnu, Darcy posa les yeux sur sa compagne
et retint un mouvement de surprise. A notre époque, quelle femme osait se montrer en public
affublée d’un chapeau noir et d’une voilette ? Une veuve éplorée ? Une star de cinéma ? En
tout cas, quelqu’un qui ne craignait pas le ridicule !
Bizarrement, elle n’avait pas remarqué plus tôt ce couvre-chef extravagant. Il aurait pourtant
dû la frapper à l’instant précis où elle avait aperçu le couple. Certes, l’homme à lui seul attirait
le regard mais Darcy avait l’impression qu’il cherchait surtout à détourner l’attention sur lui.
Dave cria de la cuisine :
— Le café est prêt, Darcy ! Je n’ai plus qu’à sortir des tasses. Peux-tu conduire nos hôtes dans
mon bureau, s’il te plaît ?
D’un geste sciemment théâtral, Darcy les invita à la suivre à l’arrière de la maison où Dave avait
installé son repaire.
S’il attendait des clients, il n’avait rien préparé pour les accueillir. Il régnait dans la pièce le
même désordre que d’habitude. Darcy se mit en devoir de ranger la table de travail pour
permettre au moins d’y déposer un plateau.
Sur ces entrefaites, Dave entra — sans plateau — portant dans ses mains trois tasses remplies à
ras bord d’un café noir et fumant. C’était bien du Dave tout craché, songea-t-elle. En toutes
circonstances, il se montrait simple et ne s’embarrassait jamais de cérémonie.
Elle se demanda ce que ce client si distingué pensait du service et l’observa à la dérobée.
— David, tes invités désirent peut-être un peu de crème ou du sucre, suggéra-t-elle avec
gentillesse.
— Trey n’en prend jamais, répliqua David. Mais je ne sais pas si…
D’un air ennuyé, il glissa un œil vers la femme au chapeau qui hocha la tête.
— Un nuage de lait me ferait plaisir, merci, dit-elle doucement. Je ne peux le boire s’il est trop
chaud.
— Peux-tu aller en chercher dans le réfrigérateur, Darcy ? Mais d’abord laisse-moi te présenter
à nos hôtes. Voici Trey…
— Smith, le coupa l’homme.
Darcy remarqua la façon dont Dave écarquilla légèrement les yeux. Quelqu’un d’autre n’aurait
peut-être même pas remarqué sa surprise mais ce petit manège ne l’abusa pas un instant. Le
client de Dave mentait et Dave le savait.
D’ailleurs, l’inconnu qui tenait à le rester n’avait pas beaucoup d’imagination. Smith…
Honnêtement, n’aurait-il pas pu trouver un nom un peu plus original ?
— Ravie de faire votre connaissance, monsieur Smith, dit-elle sèchement. Nous comptons tant
de Smith dans notre clientèle que j’espère ne pas vous confondre avec l’un de vos homonymes.
Et voici madame Smith, je suppose ?
— Trey, intervint David, Darcy est ma sœur. Elle me donne un coup de main aujourd’hui parce
que ma secrétaire est malade.
Monsieur X — ou plutôt Smith — examina Darcy de la tête aux pieds.
Sous ce regard critique, elle avait l’impression d’être une serpillière. Réaction ridicule, se dit-
elle. L’élégance de son impeccable costume italien ne donnait pas à ce type le droit de juger sa
tenue.
— En fait, je m’habille ainsi pour mettre à l’aise les criminels qui sont nombreux parmi nos
clients. J’avais l’intention de revêtir mon pyjama rayé de bagnard, jaune et noir, mais j’ai peur
de l’avoir oublié chez le teinturier. Si vous voulez bien m’excuser un instant, je reviens.
Le lait était au fond du frigo, encore dans sa bouteille en plastique du supermarché, et bien sûr
Darcy ne trouva rien de présentable pour le servir. En désespoir de cause, elle se rabattit sur
une autre tasse. Et comme il fallait s’y attendre elle ne réussit pas non plus à dénicher un
plateau. Aussi posa-t-elle le sucrier et la tasse remplie de lait sur la planche à découper
accompagnés de petites cuillères et de serviettes en papier qu’elle découvrit toutes froissées
dans un tiroir.
Elle sortait de la cuisine quand elle entendit Dave lui crier de son bureau :
— Darcy ! Apporte aussi de la glace, s’il te plaît !
De la glace ? Et quoi encore ? Si cela continuait, elle ne réussirait pas à monter se changer avant
midi, songea-t-elle.
Dieu merci, le réservoir à glaçons était plein — ce qui était assez révélateur des priorités de
Dave, ou peut-être de celles de ses clients. Elle en mit quelques-uns dans un bol et repartit.
— N’est-il pas un peu tôt pour servir l’apéritif ? demanda-t-elle en entrant dans le bureau.
Puis elle comprit pourquoi Dave lui avait demandé de la glace et, de surprise, elle faillit laisser
tomber son précieux chargement.
La femme au chapeau n’avait plus rien de mystérieux. En tout cas, elle ne cherchait plus à
dissimuler son identité même si Darcy aurait mis sa main à couper qu’une longue histoire
expliquait cet œil au beurre noir, ce visage tuméfié et la vilaine coupure de sa lèvre.
Désarçonnée, Darcy posa la planche à découper sur le bureau de Dave, retira le sucrier et la
tasse de lait du torchon qu’elle avait utilisé pour couvrir ce plateau improvisé, y renversa les
glaçons et tendit le tout à la blonde.
— Avez-vous été victime d’un accident de voiture ? Ou de… d’autre chose ?
— D’autre chose, répondit sobrement son interlocutrice en pressant le tissu contre sa joue.
Merci.
L’homme serra la main de Darcy.
— Je me présente : Trey Kent, dit-il d’un ton bourru. Et voici ma sœur Caroline. Dave m’assure
que vous êtes capable de garder un secret — et à présent vous mesurez pourquoi c’est
important.
— Oui, balbutia Darcy, encore sous le choc. Si je peux être utile en quoi que ce soit…
— Nous sommes venus en parler avec Dave.
A ces mots, elle comprit qu’il la priait poliment de les laisser. Elle se sentit désagréablement
congédiée.
Lorsqu’un petit moment plus tard elle revint, vêtue d’un pantalon de tweed et d’un pull à
manches courtes, ils discutaient toujours derrière les portes closes. Elle s’asseyait au bureau de
Mme Cusack pour consulter l’agenda quand elle entendit le grincement caractéristique de la
poignée du bureau de Dave. Aussitôt, elle se hâta vers l’office pour remettre en route la
cafetière.
Et non pas pour éviter de se retrouver de nouveau face à face avec ce Trey Kent si arrogant, se
dit-elle. Elle se moquait comme d’une guigne de l’opinion qu’il se faisait d’elle.
Les lattes du parquet de chêne du hall d’entrée craquèrent et, un instant plus tard, Trey Kent
apparut sur le seuil de la cuisine, le torchon rempli de glace à la main. Il le tenait à bout de bras
comme s’il craignait que l’eau qui en dégoulinait salisse son pantalon impeccablement repassé.
— Je crois que nous n’en avons plus besoin, mademoiselle Malone.
Hochant la tête, Darcy se saisit du morceau de toile, l’essora dans l’évier et l’accrocha au clou.
— J’espère qu’il vous a été utile.
— Oui, merci. Vous êtes très gentille.
Elle s’attendait à ce qu’il reparte dans le bureau de Dave mais il s’adossa au placard et croisa les
bras sur son torse.
— Le mariage de ma sœur est prévu à la mi-décembre.
Et pourquoi lui faisait-il une telle déclaration ?
— Vraiment ? J’aurais pourtant parié qu’elle venait voir Dave pour intenter un procès à son
agresseur et non pour rédiger un contrat de mariage. A moins, bien sûr, que ce soit son fiancé
qui l’ait mise dans un état pareil.
— C’est bien lui. Et elle ne va pas l’épouser.
— Eh bien, tant mieux ! La plupart des femmes battues sont tellement déstabilisées par ce qui
leur arrive qu’elles se reprochent les mauvais traitements dont elles ont été victimes et
n’imaginent même pas porter plainte contre leur tortionnaire.
— Comment le leur reprocher ? Dénoncer de tels agissements est compliqué, désagréable et
souvent vain. Sans parler du danger que cela leur fait courir.
Darcy le considéra d’un air pensif.
— Voilà sans doute pourquoi elle s’adresse à Dave plutôt qu’à la police : vous préférez régler le
problème sans créer de remous.
— Pas tout à fait. Nous avons rendez-vous en fin de matinée avec le procureur mais j’ai insisté
pour que Caroline rencontre d’abord Dave. Il est en train de lui expliquer pourquoi il est
impératif d’aller jusqu’au bout et d’empêcher Corbin de faire subir à quelqu’un d’autre sa
violence.
A ces mots, Darcy se mordit la lèvre.
— Oh, je pensais…
— Ce que vous pensez saute aux yeux, mademoiselle Malone. En attendant, toute cette histoire
nous pose un gros problème.
— Nous ? Je présume que vous voulez dire en général parce que je ne me sens pas
personnellement concernée.
— Un problème pour Caroline et pour moi. Et pour les chaînes Kentwells.
Darcy claqua dans ses doigts.
— Oui, bien sûr ! Kentwells, le groupe de grands magasins, voilà pourquoi votre nom me
semblait familier. Trey Kent… Laissez-moi réfléchir. Vous ne vous prénommez pas vraiment
Trey, n’est-ce pas ? Vous êtes quelque chose comme Kent Trois, ce qui sonne un peu comme
Trey.
— Je préfère ça au Kent Junior dont mon père était affublé.
— Je vous l’accorde. Mais alors quel est votre véritable nom ?
— Andrew Patrick Kent… Trois, ajouta-t-il à contrecœur.
— Tous ces prénoms sont charmants et vous n’en utilisez aucun. Quel dommage !
— Vous êtes très insolente. Votre frère vous l’a-t-il déjà dit ?
— Très souvent. Mais comme je ne travaille pas officiellement pour lui, et uniquement pour le
dépanner, il ne peut pas me renvoyer, voyez-vous.
— Il m’a expliqué que vous étiez actuellement inactive.
— Au contraire, répliqua Darcy en s’emparant d’une tasse. Je m’active comme une folle pour
décrocher un emploi. D’ailleurs, l’une des lettres de candidature qui attendent d’être postées
est adressée au responsable marketing des magasins Kentwells.
— Au responsable marketing, répéta-t-il d’un air songeur. Dave m’a fait savoir que vous étiez
graphiste.
— J’ai l’impression que Dave vous a énormément parlé de moi. Cela ne lui ressemble pas. En
général, il discute avec ses clients des affaires qui les amènent.
— Je l’ai interrogé sur vous.
— Vraiment ? Et pourquoi, si vous me permettez de vous poser la question ?
— Je peux peut-être vous faciliter les choses auprès du directeur des relations humaines.
— Pourquoi le feriez-vous ? demanda abruptement Darcy. Je n’ai pas l’impression que vous
ayez été subjugué ce matin par mes capacités dans quelque domaine que ce soit. Dave vous
aurait-il demandé de me donner un coup de main ?
Si elle avait compté sur une réponse claire, elle en fut pour ses frais.
— J’ai décelé chez vous un certain potentiel…
— Oh, je vois ! Vous allez me trouver un poste chez vos concurrents afin que je les mène à la
faillite. A moins que vous ne cherchiez ainsi à m’empêcher de raconter à droite ou à gauche les
déboires de votre sœur ? Rassurez-vous, je sais garder un secret.
— Dave m’a assuré que votre discrétion était légendaire.
— Mais vous ne le croyez pas, voilà pourquoi vous préférez acheter mon silence.
Il fronça les sourcils et reprit d’un ton sec.
— J’aimerais vous parler de mon problème, mademoiselle Malone. Mais puis-je vous appeler
Darcy ?
— Je ne pense pas pouvoir vous empêcher de me nommer comme bon vous semble. Mais,
avant que vous me donniez les détails sordides de la mésaventure de Caroline, je tiens à vous
avertir que je ne suis pas avocate et encore moins une spécialiste des femmes battues.
— Je n’avais pas l’intention de vous donner les détails, sordides ou non, des affaires de
Caroline.
— Alors, pour l’amour de Dieu, que puis-je faire pour vous, Trey ?
Comme Darcy l’avait espéré, il tressaillit légèrement en l’entendant employer son prénom.
— Je tente depuis un bon moment de vous le dire. Si vous vouliez me laisser finir mon
explication…
Elle lui tendit une tasse de café.
— Bien sûr. Je n’ai rien d’autre à faire, je suis tout ouïe.
— Lorsque Caroline a fixé la date de son mariage, les publicitaires de ma chaîne avaient décidé
de se servir de l’événement pour monter une énorme opération de promotion. Ils avaient
imaginé une campagne sur trois mois avec des spots télévisés, des affiches sur les murs de la
ville, des doubles pages dans les journaux montrant les futurs mariés en train de choisir tout ce
dont ils auraient besoin pour la réception et pour leur nouvelle maison.
— De la bague de fiançailles à la tondeuse à gazon…
— Ils n’ont sans doute pas pensé à la tondeuse à gazon. En tout cas, les espaces publicitaires et
les temps d’antenne ont déjà été réservés, les produits sélectionnés et les photographes sont à
pied d’œuvre depuis deux jours.
— Je commence à mesurer l’ampleur du problème, murmura Darcy. Vous avez tout prévu mais
les héros de votre campagne vous font soudain faux bond.
— C’est à peu près cela, oui.
Darcy avala une gorgée de café.
— Ce n’est certainement pas un homme qui est à l’origine du conflit entre Caroline et son
fiancé. Dommage ! Il aurait pu prendre la place du premier et les gens n’y auraient vu que du
feu.
— Ce n’est pas le cas, dit-il. Et nous devons repartir de zéro.
— Et il va aussi vous falloir dissimuler le visage ravagé de Caroline. Peut-être qu’en la
photographiant uniquement de profil jusqu’à ce qu’elle ait cicatrisé vous pourriez…
— Etes-vous aussi insolente sur tous les sujets ?
— En général, oui, reconnut Darcy. Néanmoins, je dois peut-être vous faire remarquer que je
n’avais pas l’intention de manquer de respect vis-à-vis de Caroline ni d’avoir l’air de prendre à
la légère ce qui lui arrive.
» Je ne méprise que vous. Pourquoi me raconter toute cette histoire, d’ailleurs, monsieur Smith
qui tenez tant à votre anonymat ? Je me moque de vos soucis.
— Dave m’a suggéré de prendre quelqu’un d’autre.
— Je suis toujours stupéfaite d’entendre un avocat réputé et onéreux énoncer l’évidence
comme s’il s’agissait d’une idée révolutionnaire.
— Oui, j’ai déjà étudié la possibilité de faire un échange. Le problème est évidemment de
trouver qui mettre à la place.
Darcy haussa les épaules.
— Vous pourriez prendre contact avec les couples qui ont déposé leur liste de mariage dans les
magasins Kentwells et leur proposer des articles gratuits en échange de quelques clichés.
— Ces personnes ont déjà fait leurs choix. Or, toute la campagne repose sur l’excitation des
futurs mariés devant les produits que leur propose notre Boutique Blanche. De surcroît, nous
avons besoin de commencer les séances de photos demain. Nous sommes déjà en retard sur le
planning, ce qui ne nous laisse pas le temps de mener une petite enquête sur ces fiancés.
— De mener une petite enquête ? Dans quel but ?
— Je m’étonne de votre question. Un homme violent a failli incarner le personnage principal de
cette histoire. Je préférerais éviter de tomber à présent sur un bigame ou un détraqué sexuel.
— Vous êtes presque aussi cynique que Dave. D’ailleurs pourquoi ne pas proposer le rôle à
Dave ?
— Dave ?
— Il aura du mal à passer pour un prince digne d’un mariage royal, je vous l’accorde, mais les
gens pourront sans doute s’identifier facilement à lui. C’est un avantage, non ? Votre campagne
s’adresse à M et Mme Tout-le-monde, pas au gratin de la société.
— M et Mme Tout-le-monde ?
— Oui, pardonnez-moi de le dire mais la plupart de vos clientes s’imagineront plus difficilement
dans la peau de Caroline. Votre sœur est ravissante, un vrai mannequin — du moins le serait-
elle sans son visage tuméfié. Alors que si vous photographiez des fiancés ordinaires…
— Comme David ?
— Pourquoi ne pas lui demander ce qu’il en pense ?
— Je l’ai fait. Il m’a répondu qu’il était plus habitué aux divorces qu’aux fiançailles.
— C’est malheureusement le lot de la plupart des avocats.
— Il m’a également précisé qu’il ne sortait avec personne.
— Quelle blague ! Il multiplie les conquêtes, au contraire. Sa petite amie du moment a d’ailleurs
téléphoné hier soir et j’ai complètement oublié de prévenir Dave que Ginger avait cherché à le
joindre.
— Je comprends mieux maintenant pourquoi vous m’avez dit savoir garder un secret…
Furieuse, Darcy rétorqua avec force :
— En tout cas, s’il vous a affirmé n’avoir personne dans sa vie actuellement, il se moquait de
vous.
— Vous ne m’avez pas laissé finir. En fait, il m’a confié ne fréquenter personne qu’il imaginerait
devenir un jour sa femme.
— Alors là, vous me surprenez ! Depuis le collège, il ne cesse de me répéter que je ne devrais
jamais accepter de partager ne serait-ce qu’un soda avec un type que je ne souhaiterais pas
épouser. Et lui fait le contraire, apparemment… Comme je ne suis rentrée ici que depuis une
semaine, je n’ai pas encore eu l’occasion de rencontrer cette Ginger. Mais j’ai hâte de faire sa
connaissance pour voir de quoi il retourne.
Il se raidit légèrement contre le placard.
— Si nous pouvions revenir au sujet qui nous intéresse, Darcy…
— Bien sûr. Ecoutez, si vous ne parvenez pas à trouver des fiancés qui vous plaisent, vous
pouvez toujours transformer votre opération publicitaire en une campagne d’intérêt national
pour sensibiliser le public aux violences conjugales.
Un peu tard, elle se souvint du chapeau à voilette, du nom de famille d’emprunt.
— Cela dit, ajouta-t-elle, Caroline n’aura sans doute pas vraiment envie de s’exposer ainsi.
— Et si le nom de son ex-fiancé apparaît il pourrait également nous intenter un procès en
diffamation.
— Le mot « diffamation » ne me semble pas approprié si vous vous contentez de dire la vérité.
Mais peut-être devriez-vous demander des précisions à Dave.
— Mais dans l’immédiat j’ai toujours un problème.
— Dave est un homme plein de ressources. Je suis sûre qu’il a déjà dix idées en tête.
— Il en a eu une. Il me suggère d’incarner le futur époux.
Darcy se demanda pourquoi cette solution ne lui avait pas traversé l’esprit. Pourtant, elle
n’avait pas imaginé un seul instant que Trey Kent puisse déjà être marié, elle était même
certaine du contraire. Il émanait de lui quelque chose qui laissait entendre qu’aucune
femme — sauf peut-être Caroline — n’avait son mot à dire dans ses faits et gestes. Mais il était
étrange qu’elle l’ait deviné sans même s’être donné la peine d’y réfléchir.
— Il y avait d’autres possibilités, plaisanta Darcy. Mais pourquoi pas, en effet ? Et vous marier
n’est sans doute pas un trop grand sacrifice pour vous dès lors que l’intérêt de vos magasins est
en jeu. La question est réglée. Un autre café ?
— Je n’ai aucune intention de convoler en justes noces.
— Ah bon ! Pourquoi ? Qu’avez-vous contre le mariage ?
— Rien. Je n’en ai simplement pas envie pour l’instant.
— S’il s’agit alors de jouer la comédie, pourquoi ne pas demander à des acteurs ou à des
mannequins de s’en charger ?
— Il vaut mieux prendre quelqu’un ressemblant à l’homme de la rue, vous l’avez reconnu vous-
même.
— Oui, bien sûr mais n’est-ce pas un peu triste de faire semblant ?
— Qui cela dérangera-t-il ? s’enquit Trey. Les clients n’ont pas besoin de le savoir.
— C’est vrai. Bien sûr, pour être crédible aux yeux de votre clientèle, vous devrez jouer le rôle
du fiancé transi avec conviction. Et cela risque de créer un problème. Votre pseudo future
femme peut finir par croire que vous l’êtes vraiment. Amoureux, je veux dire…
Trey hocha la tête.
— Vous avez tout à fait raison. Et Dave m’a même fait remarquer que l’histoire pouvait très mal
finir, être portée devant la justice comme un cas de promesse de mariage non tenue.
— Cela ne m’étonne pas de lui. Comme tous les hommes légers en amour, il envisage la fin
d’une relation avant même de l’entamer.
Il leva un sourcil.
— Comme tous les hommes légers en amour ? Mais vous avez mis le doigt sur le problème
aussi vite que lui ou moi.
Désarçonnée, Darcy haussa les épaules.
— Alors je pense que je dois être également considérée comme une fille légère dans ce
domaine.
— Et voilà pourquoi…
Il leva sa tasse et en avala une gorgée.
Le souffle court, Darcy se demanda pourquoi elle se sentait soudain si angoissée. Toute cette
affaire ne la concernait pas, n’est-ce pas ?
— Voilà pourquoi, reprit-il très doucement, Dave a suggéré que ma prétendue fiancée soit…
vous.
2.

Trey n’avait jamais songé à la meilleure manière de formuler une demande en mariage, ni au
moment idéal pour la présenter, ni même à la personne à qui il pourrait l’adresser. Il se disait
qu’il avait largement le temps d’y réfléchir parce qu’il avait trente-deux ans et aucune envie de
se marier dans l’immédiat.
Mais il n’aurait jamais imaginé que, le jour où il suggérerait à une femme de l’épouser, elle
s’étranglerait avec son café et virerait au cramoisi.
Qu’elle soit abasourdie et prise de vertige, il pouvait le comprendre. Qu’elle verse quelques
larmes de joie ou qu’elle soit incapable de parler, aussi.
Mais, qu’elle soit en état de choc au point de frôler l’asphyxie, non.
D’ailleurs, la perspective de devenir Mme Andrew Patrick Kent Trois n’était certainement pas ce
qui provoquait l’étouffement de Darcy Malone puisqu’il avait pris la précaution de lui préciser
qu’il ne lui proposait pas réellement le mariage mais seulement de jouer, pour un temps, le rôle
de sa fiancée.
Sa réaction n’avait donc aucun sens. De surcroît, vu le nombre de femmes qui convoitaient
cette place depuis des années, pourquoi celle-ci frisait-elle l’apoplexie à l’idée d’incarner un
petit moment sa future épouse ?
— Darcy, si vous pouviez cesser de tousser un instant et écouter ce que je…
— Trey, balbutia-t-elle entre deux quintes. Allez-vous-en, d’accord ?
— Je ne peux pas laisser quelqu’un sur le point de rendre l’âme. Tenez, prenez un peu d’eau.
Il lui tendit un verre et elle réussit à en avaler une gorgée. Comme sa toux se calmait, il
poursuivit.
— Je ne vois pas ce qui vous révulse dans cette histoire. Je ne vous demande pas de porter mon
enfant. La plupart des femmes que je connais auraient été flattées par une telle proposition.
— Ce qui est précisément la raison pour laquelle vous me l’avez demandé à moi plutôt qu’à
elles, n’est-ce pas ? Parce que je ne suis pas assez bête pour vous prendre au sérieux.
Soulagé qu’elle comprenne, Trey opina du menton.
— Oui, mais je ne l’ai sans doute pas exprimé de la façon qu’il aurait fallu. Ecoutez-moi jusqu’au
bout et vous vous rendrez compte que vous tirerez également de nombreux avantages de la
situation.
— Donnez-m’en un.
— Vous avez besoin de trouver un emploi.
— J’en décrocherai un toute seule, merci. J’ai beaucoup de diplômes, je suis très qualifiée.
Elle s’exprimait d’un ton légèrement agressif et il regretta de ne pas avoir demandé à Dave
pour quelle raison elle était actuellement au chômage.
— Je pourrais vous faciliter les choses, insista-t-il. Vous m’avez dit que vous aviez postulé
auprès des magasins Kentwells…
— Et imaginez-vous l’atmosphère dans laquelle je travaillerais si j’étais embauchée dans ces
conditions ? Mon chef sera ravi d’avoir une employée imposée par le patron !
— Je ne suis pas bête au point d’en faire ouvertement état.
— Ah oui ? Et comment allez-vous vous y prendre ? Si des photos de nous deux en train de
choisir les lampes de notre chambre s’étalent dans tous les magazines et sur tous les murs de la
ville, croyez-vous vraiment que vos salariés ne vont pas faire le rapprochement ? De toute
façon, je sais ce que je vaux, je n’ai pas besoin de piston.
— Vous êtes têtue, non ? Dave m’avait prévenu.
Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle n’était plus à San Francisco.
— Pour un homme tenu au secret professionnel, Dave parle beaucoup trop.
— Vous ne faites pas partie de ses clients. Contrairement à moi. Mais si nous étions fiancés il
pourrait vous confier ce qu’il veut parce que nous serions alors — dans un sens — de la même
famille.
— Votre idée est ridicule.
— Elle serait au contraire la solution parfaite. C’est vrai, des fiançailles éclair paraissent
toujours louches mais…
Les yeux de Darcy s’écarquillèrent. Ils étaient d’un vert assez foncé, remarqua Trey. Il n’en avait
jamais vu de semblables.
— Comment ? s’écria-t-elle. Vous ne croyez pas au coup de foudre ? A l’amour qui naît au
premier regard ?
Ignorant l’ironie du ton, il poursuivit :
— Mais, comme vous êtes la sœur de mon meilleur ami et non une totale inconnue, nous
pourrions nous être rencontrés il y a des mois, voire des années. Vous avez vécu dans un autre
Etat pendant quelque temps, ce qui explique pourquoi mes amis ne vous connaissent pas et
n’ont jamais entendu parler de vous. Mais comme je voyage beaucoup j’aurais pu vous avoir
rendu souvent visite. Il me sera facile de les en persuader.
— Et non une totale inconnue…
Elle avait l’impression d’entendre le scénario d’une série télé.
Mais Trey continuait son raisonnement.
— Evidemment, les gens seront très surpris en apprenant mon prochain mariage mais pas
autant que si je leur annonçais que je passais la bague au doigt de quelqu’un qu’ils connaissent
déjà.
Elle hocha la tête.
— Et avec qui ils savent que vous ne faites que passer un peu de bon temps.
— Exactement. Comme vous leur êtes inconnue, ils vont réserver leur jugement pendant un
petit moment. Et lorsqu’ils vous verront il ne leur paraîtra pas inconcevable que je sois tombé
amoureux de vous…
— Merci, je me sens très flattée !
Trey réprima un juron. Qu’avait-il donc dit de si abominable ? Elle avait de beaux yeux, une
démarche gracieuse, il émanait d’elle une certaine assurance, même vêtue de vêtements
rapiécés. S’il avait pu seulement l’empêcher de parler à tort et à travers, elle incarnerait
presque la candidate idéale.
— Je vous faisais un compliment.
— N’essayez pas de vous raccrocher aux branches, Trey. Vous vous enfoncez davantage.
— Quoi qu’il en soit, le fait de nous être peu fréquentés et par intermittence expliquera en
toute logique pourquoi nous romprons nos fiançailles à la fin.
— Parce que quand nous commencerons à passer beaucoup de temps ensemble nous nous
rendrons compte que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, contrairement à ce que nous
avions initialement espéré.
— Exactement.
— Vous avez vraiment pensé à tout.
— Ce n’est pas comme si l’histoire était destinée à être éternelle, Darcy.
— Mais elle va se poursuivre un petit moment.
Elle soupira avant de reprendre la parole :
— Juste pour faire avancer la discussion et certainement pas parce que je suis d’accord,
combien de temps devra durer cette comédie ?
Trey calcula mentalement.
— Deux ou trois semaines.
— Comment êtes-vous arrivé à ce chiffre ? Ne m’avez-vous pas dit que la campagne s’étalerait
sur trois mois ?
— Eh bien oui, nous avons réservé des espaces publicitaires pour une plus longue période mais
il faut compter deux ou trois semaines de photos, pas davantage.
— Et ensuite je n’aurai plus à me soucier de rien ?
— Il nous faudra sans doute apparaître en public à quelques occasions juste pour rendre
crédible le conte de fées. Dave m’a dit que vous n’aviez personne dans votre vie et que…
— Et que je n’ai donc rien de mieux à faire jusqu’à Noël !
— Ce n’est pas exactement la manière dont je l’aurais formulé mais…
— Veuillez m’excuser un instant, je vais demander à mon frère les coordonnées d’un bon
avocat.
— Mais Dave est avocat, Darcy.
— Oui, mais quand je l’aurai étranglé j’en aurai besoin d’un autre pour me défendre.
— Dave n’avait que vos intérêts à cœur. Vous êtes pour le moment désœuvrée. Trouver un
emploi peut vous prendre des mois d’autant que vous êtes actuellement au chômage…
Elle soupira comme si elle préférait éviter d’en parler et Trey poussa son avantage.
— Il est bien entendu que je compenserai financièrement le temps que vous m’aurez consacré.
— Merci de me traiter comme une call-girl.
— Vous avez mal compris mon intention ! Vous effectuerez un travail honnête et rémunéré,
même s’il ne correspond pas exactement à celui pour lequel vous postuliez. Et dans quelques
semaines, dès que les photos seront terminées, je suis certain de vous trouver un emploi
correspondant à vos compétences.
— Quel qu’il soit, il semblera louche.
Elle avait raison, Trey dut le reconnaître.
— Très bien. Si ma proposition de vous pistonner ne vous satisfait pas, alors dites-moi de quoi
vous avez envie.
— Je peux tout vous demander ?
Soudain, une lueur brillait dans son regard. De cupidité, pensa-t-il. Ou peut-être juste
d’ambition.
— Dans la limite du raisonnable, répondit-il d’un ton posé.
— Alors j’aimerais créer ma propre entreprise.
— J’ai précisé « dans la limite du raisonnable », Darcy.
— Ma requête correspond totalement à ce critère. Je ne veux pas prendre la direction d’une
firme multinationale. J’aimerais seulement avoir une petite société de graphisme dont je serais
à la fois le chef et l’unique salariée. J’en ai assez de travailler pour les autres. J’ai envie de
choisir mes projets et de m’organiser comme bon me semble.
— Se mettre à son compte n’est pas toujours une sinécure.
— Cela vaut mieux que d’avoir un patron sur le dos. Vous allez m’aider à monter ma propre
affaire. Puis, quand nous aurons rompu nos fiançailles, les magasins Kentwells me prieront de
leur créer un nouveau logo et…
— Attendez un instant.
— Cela prouvera à tous que nous sommes restés en bons termes même si nos projets de
mariage n’ont pas abouti. Vous pourrez alors me recommander aux autres entreprises avec
lesquelles vous êtes en relations professionnelles et nous serons quittes.
— C’est scandaleux ! Il s’agit de chantage, ni plus ni moins.
— Ce sont les affaires. C’est à prendre ou à laisser.
— Et si je refuse ?
Darcy haussa les épaules.
— Cela ne me dérangera pas. Et je suis certaine que vous trouverez parmi les femmes de votre
connaissance une autre candidate qui sera très contente de vous rendre ce service et qui jouera
sa partition avec beaucoup plus d’enthousiasme et de conviction que je ne l’aurais fait.
A cette idée, Trey ne put réprimer un gémissement. Mais Darcy poursuivait :
— Et, si Dave se penche sérieusement sur la question, il va vous rédiger en moins de temps qu’il
n’en faut pour le dire un contrat en béton qui empêchera votre pseudo-fiancée de vous faire un
procès quand vous romprez avec elle.
Trey n’avait aucune envie de risquer sa liberté sur un accord prénuptial qui pourrait être
attaqué et remis en question par la suite.
— Si j’accepte de financer votre entreprise, je serai bien sûr en droit d’attendre de vous bien
davantage que des apparitions occasionnelles en public.
Darcy répondit du tac au tac :
— Ah oui ? Et qu’avez-vous en tête ? Vous voulez que je porte votre enfant, finalement ?
A cette idée, la bouche de Trey devint sèche. D’horreur, se dit-il.
— Que le ciel nous préserve de donner au monde une autre version de vous, même en
miniature !
A ces mots, Darcy sourit.
— C’est drôle parce que c’est exactement ce que j’étais en train de penser à propos de vous.
Andrew Patrick Kent Quatre, pauvre petit ! Comment l’appelleriez-vous ? Quatro ?
Trey décida d’ignorer la remarque.
— Si je dois investir une grosse somme d’argent pour vous permettre de monter votre
entreprise, vous devrez en échange être à mon service à tout moment. Et pas question de vous
compromettre avec un autre type.
— Si je vous comprends bien, je pourrai faire ce que bon me semble à la condition de ne pas me
faire pincer. Parfait.
— Bon sang, Darcy…
— Ne vous inquiétez pas. Il n’y a absolument personne dans ma vie et ce n’est pas près de
changer. Vous n’avez donc pas à vous en faire à ce sujet. De toute façon, si je veux réaliser mes
projets, je serai trop occupée pour avoir le loisir de draguer.
Plus elle travaillerait pour son propre compte, plus elle lui coûterait de l’argent, il en était sûr.
Mais avait-il le choix ?
— D’accord. Alors, affaire conclue ? dit-il en lui tendant la main.
Comme elle hésitait, il se surprit à retenir son souffle. Mais finalement elle mêla ses doigts aux
siens.
Trey avait la gorge serrée. Pourtant, elle avait accepté ses conditions, la situation était
parfaitement claire, leur marché sans risque, il en était certain.
Alors pourquoi avait-il envie de s’enfuir à toutes jambes ?
*
*     *
Darcy ne savait plus où elle en était. La proposition de Trey était tellement ridicule qu’elle avait
exigé une contrepartie tout aussi risible pour le lui faire comprendre. Elle n’avait pas imaginé un
instant qu’il puisse l’accepter.
Lorsqu’il lui avait tendu la main pour sceller leur accord, elle avait été tentée un instant de
reculer, de se rétracter et de lui suggérer de reconsidérer son idée initiale, de lui demander de
lui trouver du travail.
Au lieu de quoi, elle l’avait saisie et elle avait ainsi consenti à faire semblant d’être sa fiancée
pendant les trois mois à venir.
Au nom du ciel, avait-elle perdu l’esprit ? Trey Kent incarnait exactement ce dont elle n’avait
pas besoin — un autre bel homme qui savait utiliser son physique pour en tirer avantage…
Non, pensa-t-elle. Cette fois, tout serait différent. Cette fois, ce serait elle qui tirerait avantage
de la situation.
Elle entendit des voix s’approcher et se rendit soudain compte de l’ambiguïté de la situation :
elle et Trey, main dans la main dans la cuisine. Aussitôt, elle recula.
Mais manifestement David avait déjà tout vu car il dit :
— Vous êtes tombés d’accord ? Parfait. Heureux d’avoir pu t’aider, Trey.
— Comment ça, Dave ? A moins d’avoir accepté de m’accompagner aux nombreuses soirées
prévues, ta contribution personnelle ne me semble pas comparable à…
Caroline s’éclaircit la gorge.
— A propos de mondanités, allez-vous organiser une petite fête pour les fiançailles de votre
sœur, David ?
— Cela ne m’a pas effleuré l’esprit, non.
A ces mots, Darcy se détendit. Dave n’avait pas complètement perdu l’esprit.
Caroline fronça les sourcils.
— Alors peut-être vais-je m’en charger. En général, l’usage prévoit que les réceptions soient
données par la famille de la jeune fille mais y a-t-il des règles spécifiques pour ce genre
d’événements ?
Cette femme parlait-elle sérieusement ? Avait-elle bien compris que cette histoire était une
pure fiction ? Ou Trey avait-il l’intention d’entretenir l’illusion avec elle aussi ?
Darcy décida de s’amuser un peu et de laisser Trey se charger de remettre Caroline face à la
réalité.
— Bonne question, dit-il à sa sœur. Peut-être devrions-nous nous procurer un guide des bons
usages pour nous tenir au courant des codes en la matière.
Caroline sourit avant de poser un doigt précautionneux sur sa lèvre abîmée.
— Excellente idée. Toutes les futures mariées devraient posséder un manuel de savoir-vivre
sous la main. Je suis ravie, Trey… Darcy a beaucoup plus d’idées que moi.
— Oui, grommela son frère. J’ai déjà remarqué son côté créatif, surtout lorsqu’elle veut obtenir
quelque chose.
— Je vais donc commencer à organiser cette soirée, poursuivit Caroline. Le week-end prochain,
je serai certainement plus présentable et pourrai apparaître en public. Qu’en pensez-vous ? Je
cicatrise vite.
Darcy se demanda si Caroline parlait d’expérience et avait pris beaucoup de coups dans la vie.
Et soudain elle se sentit un peu égoïste de n’avoir pensé qu’à elle en imaginant les
conséquences de cet accord. Si, en jouant sa partition pendant un moment, elle pouvait faciliter
l’existence de Caroline, lui épargner les désagréments d’une rupture de fiançailles et l’aider à se
reconstruire pour lui éviter de retomber chaque fois sous la coupe d’un homme violent…
« Voilà un motif plus honorable que de faire chanter Trey pour l’obliger à m’offrir une
société… »
Manifestement, sa tête lui tournait encore. Comment s’était-elle débrouillée pour se retrouver
empêtrée dans cette situation ? Et pourquoi ? C’était une véritable énigme. Certainement pas
pour aider Caroline qu’elle ne connaissait même pas et encore moins Trey qui ne lui plaisait
pas !
— C’est merveilleux, conclut Caroline. Tout se présente sous les meilleurs auspices !
Trey consulta sa montre.
— Caroline, qu’as-tu décidé à propos du procureur ?
A ces mots, l’euphorie de Caroline s’envola.
— Je vais lui parler et porter plainte.
— Très bien. Je serai avec toi, ajouta-t-il en lui serrant l’épaule avec une douceur inattendue.
Puis il se tourna vers Darcy.
— Je reviendrai vous prendre à 6 heures et nous passerons la soirée à mettre au point les
détails afin que vous soyez pleinement opérationnelle pour démarrer les séances de photos
demain matin.
Aucune douceur ne teintait plus sa voix.
— Comme c’est aimable à vous de me demander si ce programme est compatible avec mon
emploi du temps, murmura-t-elle, sarcastique. Et je m’apprête à subir votre côté directif tout
au long de cette campagne.
— Vous croyiez sans doute que nous pourrions la mener à bien sans préparation et laisser le
personnel penser que nous étions trop occupés à faire l’amour pour trouver un moment pour
en discuter ? répliqua Trey.
Remarquant que son frère réprimait un sourire, Darcy, irritée, riposta d’un ton mielleux.
— Parfait et, à présent, remettez-vous vite au travail, très cher. Vous allez avoir besoin de
gagner beaucoup d’argent pour remplir votre part de contrat.
*
*     *
Quand Trey sonna à la porte de la maison à l’heure dite, Darcy se battait encore avec
l’imprimante qui refusait de sortir un testament sur lequel elle avait travaillé tout l’après-midi.
— Asseyez-vous, lui dit-elle. Dave aura besoin de ce document demain, à la première heure.
Au lieu de s’installer sur le siège qu’elle lui désignait, il prit place sur le coin du bureau, tout à
côté d’elle.
— Le traitement de texte ne semble pas être votre tasse de thé, remarqua-t-il.
— Je suis graphiste, pas secrétaire.
Elle appuya sur un bouton et l’appareil bourdonna, avala plusieurs feuilles d’un coup avant de
s’arrêter net. Avec un soupir, Darcy tenta de le redémarrer mais sans succès.
— Elle fait encore un caprice ! Tant pis, je vais la laisser se reposer et je finirai plus tard. Allons-
y.
— Vous ne vous changez pas ?
Etonnée, Darcy considéra son pantalon et son pull.
— Pourquoi ? Vous aviez l’intention de me traîner dans un endroit hyperchic ? Il n’en est pas
question.
— Pendant ces trois mois de campagne, vous serez obligée de fréquenter les restaurants
huppés et les soirées mondaines, vous savez. Si vous ne les supportez pas, cela va poser un
problème…
— Oh, rassurez-vous, je suis capable de me tenir en société, du moment que vous m’offrez de
quoi m’habiller en toute circonstance. Mais tenez-vous vraiment à m’emmener dans un de vos
repaires et risquer que quelqu’un de votre connaissance surprenne notre conversation ?
— Bien vu. Que suggérez-vous ?
Elle le regarda d’un air songeur.
— Il y a une petite brasserie en bas de la rue. Elle est tellement bruyante que personne
n’entend rien à l’intérieur et il y fait tellement sombre que personne ne vous remarquera… à
condition, bien sûr, de laisser tomber votre cravate et d’emprunter une des vieilles vestes de
Dave pour remplacer votre veston. Allez voir au dos de la porte de son bureau.
Lorsqu’il revint, il était affublé d’un blouson noir trop grand pour lui, au dos duquel était inscrit
en lettres jaunes le nom de l’université où David avait fait ses études de droit.
— Je ne sais pas si je vais pouvoir aller et venir incognito dans cette tenue. Je parie que ce jaune
brille dans le noir.
— C’est parfait, répliqua-t-elle. Ainsi vêtu, vous allez vous fondre parmi la clientèle de la
brasserie, ce qui n’aurait pas été le cas dans votre costume trois pièces.
— Etes-vous certaine que David ne m’en voudra pas de le lui emprunter ? Où se trouve-t-il,
d’ailleurs ?
— Je n’en sais rien. Il est parti il y a une heure ou deux à un rendez-vous.
Il l’aida à passer son imperméable. Elle s’assura qu’elle n’oubliait pas ses clés et referma
soigneusement la maison derrière eux.
Sa voiture était garée devant le perron. Comme il fallait s’en douter, il s’agissait d’un cabriolet
de sport rouge qui avait dû coûter une petite fortune.
Les hommes sont tellement prévisibles !
— Bigre ! Votre véhicule n’a rien d’une charrette ! s’exclama-t-elle. Combien de litres
consomme-t-il au cent ?
— Aucune idée. Il appartient à Caroline.
— D’accord. Au temps pour moi. Alors que conduisez-vous d’habitude ? Une Rolls assortie à
votre costume ?
— Cela dépend des jours.
Malgré elle, Darcy dut avouer qu’elle était impressionnée — certainement pas par le fait qu’il
possédait plusieurs voitures mais parce qu’il ne semblait pas vouloir s’en vanter.
— Comment Dave et vous êtes-vous devenus amis ? C’est drôle, j’ai du mal à vous imaginer en
train de vous taper mutuellement sur le ventre comme de vieux copains et je ne l’ai jamais
entendu prononcer votre nom.
— Nous nous sommes rencontrés à l’université. Ensuite, nous nous sommes perdus de vue
jusqu’à ce qu’un dîner d’anciens élèves nous donne l’occasion de nous revoir, il y a un an ou
deux.
— Et à l’époque je vivais déjà à San Francisco.
— Tout s’explique. Et que faisiez-vous là-bas ?
— De l’art graphique, répondit-elle d’un air crispé. Et depuis combien de temps dirigez-vous vos
grands magasins ?
— Environ deux ans. A la remise de mon diplôme, j’ai travaillé sur la côte Est. Puis mon père est
mort il y a six mois et je suis donc rentré m’occuper du groupe.
— Je suis désolée, je l’ignorais.
— Vous n’aviez aucune raison de le savoir.
Ce qui n’était pas tout à fait vrai, pensa Darcy même si son nom ne lui aurait sans doute rien dit.
Mais il y a six mois elle allait si mal qu’elle n’aurait sans doute même pas remarqué Trey si elle
l’avait croisé.
Non, corrigea-t-elle aussitôt. Quelles que soient les circonstances, il était impossible à une
femme de passer à côté de lui sans le voir.
En entrant dans la brasserie, elle s’arrêta pour inspecter la salle.
— J’ai repéré une table libre. Je vais la réserver si vous voulez bien vous charger des boissons,
d’accord ? Un thé glacé pour moi, s’il vous plaît.
La table était située dans un coin tranquille entre la porte et le bar et elle dut jouer des coudes
pour fendre la foule et l’atteindre. A mi-chemin, elle entendit quelqu’un crier son nom. Elle se
retourna et aperçut un copain de David penché sur la table de billard.
— De retour, Darcy ? lui lança-t-il. Dave n’est pas malade, j’espère ?
— Non, il va bien, Joe.
— Il ne vient plus beaucoup ici, ces temps-ci. Et la dernière fois qu’il m’a donné de tes nouvelles
tu étais à San Francisco avec Pete Willis.
Avec effort, Darcy répondit d’une voix posée.
— Peter et moi avons rompu.
— Pas possible ! Viens, je t’offre une bière et tu vas tout me raconter. Cela fait plus d’un an que
je ne t’ai vue.
C’est alors que Trey surgit derrière elle.
— Elle boit du thé glacé et elle est avec moi, ce soir.
Les yeux étincelant de colère, Joe leva le menton.
— Je ne vois aucun collier portant votre nom à son cou ni de bague à son doigt.
— Jetez-y un coup d’œil demain et vous serez peut-être surpris, répliqua Trey.
Il se mit entre eux.
— A plus tard, Joe, lança Darcy.
Prenant son verre de thé glacé, elle hésita à l’envoyer au visage de Trey. Pourtant, elle aurait dû
se réjouir d’échapper si facilement à l’interrogatoire de Joe. Cela dit, ce n’était pas parce que
Joe lui posait des questions qu’elle se croyait obligée d’y répondre et ce n’était certainement
pas à Trey de décider à qui elle devait parler.
— Auriez-vous la gentillesse de m’expliquer les raisons de votre comportement primaire et
ridicule, digne d’un primate ? lui jeta-t-elle.
— Il vous ennuyait.
— Il me demandait comment j’allais.
— Qui est Pete Willis ?
— Oh, c’est ce qui vous contrarie ? C’est l’homme avec qui je travaillais à San Francisco. Vous
n’avez pas à vous inquiéter à son sujet.
— Ne va-t-il pas revenir tourner autour de vous dans l’espoir d’une réconciliation ?
— Certainement pas. A présent, je vous suggère de nous installer et de discuter de notre affaire
avant que Joe ne soit imbibé de bière et n’ait envie de se battre avec vous.
Trey considéra cette éventualité avec calme.
— Craignez-vous sa réaction ? Ou la mienne ?
— Aucune des deux. Je ne veux pas que Dave soit obligé de faire sortir tout le monde de prison
parce que, pour finir, je serai obligée de m’occuper de la paperasserie administrative. Parlez-
moi de cette campagne de publicité.
Hochant la tête, Trey s’adossa à son siège.
— Comme nous l’avions déjà commencée avec Caroline et Corbin, le service publicitaire est en
train de revoir tout le planning.
— Corbin, quel nom !
— Il lui allait comme un gant. L’idée est de minimiser le temps passé pour les photos en
travaillant dans le magasin de façon logique et pas nécessairement dans l’ordre où elles
passeront dans les journaux. Demain, nous démarrerons par la bague de fiançailles parce que,
bien sûr, la campagne va débuter sur ce thème et ils en ont besoin au plus vite. Mais par la suite
peut-être nous occuperons-nous de meubles de maison ou de jardin parce que ces rayons sont
mitoyens à la bijouterie.
— Ah bon, je l’ignorais, répondit Darcy.
Un instant désarçonné, Trey claqua dans ses doigts :
— Ah oui, bien sûr ! Tous nos magasins se trouvent à Chicago et vous habitiez sur la côte Ouest.
Lentement, elle acquiesça.
— Oui.
Elle n’avait aucune raison de lui avouer toute la vérité, à savoir qu’elle préférait faire ses
courses chez les concurrents de Kentwells. A quoi bon le lui dire ?
— Nous devrons commencer tôt le matin, reprit-il. Il y a toujours un important travail de
préparation à faire parce que nous repartons de zéro avec vous.
— Vous êtes trop aimable de minimiser ainsi mon existence.
Trey soupira.
— Je voulais juste dire que les vêtements qui avaient été choisis pour Caroline ne vont pas vous
aller et que la coupe de cheveux comme le maquillage devront également être revus.
Une femme en veste blanche déposa une pizza sur leur table et s’en alla sans dire un mot. Trey
parut sidéré.
— Avons-nous commandé ce plat ?
— En quelque sorte. C’est ce que je prends chaque fois que je viens. Je n’ai eu qu’à adresser un
signe à Jessie en cuisine pour lui faire comprendre que j’en désirais une. Vous devriez la goûter.
A propos de Caroline, j’aimerais vous poser une question. A-t-elle compris, lui avez-vous bien
expliqué qu’il s’agissait d’une mise en scène ?
— Bien sûr.
— Parce qu’elle me semble un peu rêveuse. Elle ne parlait pas sérieusement à propos de la
soirée de fiançailles, si ?
— Bien sûr que si. La meilleure façon de rendre cette histoire crédible aux yeux des gens est
d’agir comme si elle était vraie. Caroline va donner une réception, Dave portera un toast à la
santé de l’heureux couple… Tout cela donnera une impression de réalité.
Il se découpa un morceau de pizza.
— A présent, revenons à nos moutons. Dites-moi tout ce que j’ai besoin de savoir sur ma future
femme.
3.

A peine avait-il posé sa question que Trey regretta de l’avoir formulée. Demander à une femme
de parler d’elle… Où avait-il la tête ?
Comme toutes les filles d’Eve, Darcy allait profiter de la perche qu’il lui tendait pour passer la
soirée entière à lui raconter sa vie en long, en large et en travers et à s’auto-analyser.
Lorsqu’elle aurait fini d’appliquer ses talents de psy sur son propre cas, il saurait sans doute ce
qu’elle avait pris pour son petit déjeuner le jour de son entrée à la grande école et connaîtrait
en détail les moindres blessures infligées à sa psyché depuis sa prime enfance.
Pourquoi ne l’avait-il pas simplement interrogée sur quelques points précis qui lui auraient
permis d’apprendre l’essentiel ? A présent, il allait devoir supporter des heures de discours
nombriliste et il en ressentait déjà les effets soporifiques.
— J’ai vingt-sept ans, commença-t-elle. Je suis née et j’ai grandi dans la banlieue ouest de
Chicago. Il y a huit ans, mes parents ont trouvé la mort dans un accident de voiture. A la fin de
mes études, j’ai travaillé dans les relations publiques d’une entreprise de la région avant de
m’exiler quelque temps à San Francisco. Puis je suis revenue ici. D’autres questions ?
Elle mordit dans son morceau de pizza comme pour lui signifier qu’elle estimait avoir tout dit
sur le sujet.
Sidéré par sa réponse, Trey ne put s’empêcher de remarquer :
— Si j’avais posé la même question à Caroline, j’en aurais eu pour des heures. Vous, par contre,
vous me résumez votre vie en dix secondes.
Darcy haussa les épaules.
— Je n’ai rien vécu qui vaille la peine de s’étendre dessus.
— En général, cela n’empêche pas les femmes de parler longuement d’elles, remarqua Trey.
— Et voilà sans doute la raison pour laquelle vous n’avez aucune envie de vous marier. Vous les
trouvez ennuyeuses, égocentristes et trop bavardes.
Prudemment, il préféra ne pas se mouiller.
— En tout cas, je préfère être bien établi avant de songer au mariage.
Darcy leva les yeux au ciel.
— Vous voulez me faire croire qu’une chaîne de grands magasins implantés dans la ville depuis
plus d’un siècle ne vous suffirait pas pour entretenir une épouse ? Et moi qui vous ai fait
confiance pour monter ma propre affaire ! Je savais que quelque chose ne tournait pas rond
dans ma tête.
— Vous avez donné votre accord, lui rappela Trey.
— Et comptez sur moi pour vous rappeler vos propres engagements. En attendant, cependant,
il nous faut mettre au point certains détails pour jouer en public cette comédie.
— Lesquels ?
— Par exemple, comment sommes-nous censés nous être rencontrés ? Depuis combien de
temps sommes-nous censés être amoureux ? Quand sommes-nous censés nous marier ?
— Peut-être devrions-nous commencer par supprimer tous les « sommes-nous censés » et
nous comporter comme si toute l’histoire était vraie.
Elle haussa les épaules.
— Si vous voulez. Je pensais que vous vous sentiriez plus à l’aise si j’insistais au contraire sur le
fait qu’il s’agisse d’une fiction. Mais c’est vous le patron. A ce sujet, vous m’avez dit que
l’équipe de photographes a déjà commencé à travailler avec Caroline et Corbin. Comment
allez-vous leur expliquer ce changement soudain de casting ?
— Des contraintes professionnelles ont obligé Corbin à quitter la ville.
— Vraiment ?
— Non, mais j’espère qu’il aura l’intelligence de faire profil bas jusqu’à ce que je me sois
suffisamment calmé pour ne pas le tuer.
Hochant la tête, Darcy se cala dans son fauteuil et le dévisagea d’un air pensif.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit Trey.
— Vous a-t-on déjà fait remarquer votre tendance à la violence ? Tout à l’heure, vous avez
menacé Joe, qui peut parfois se montrer pénible mais qui n’est certainement pas dangereux. Et
même si Corbin incarne à mes yeux le pire de l’être humain…
— Je n’ai menacé en rien votre copain Joe. C’est vous qui m’avez déclaré qu’après une bière
supplémentaire il me chercherait peut-être des noises. Je voulais juste vous assurer que j’étais
parfaitement capable de me défendre. Quant à Corbin, je préférerais personnellement
l’envoyer en prison puis le ruiner quand il serait sorti plutôt que de le faire passer de vie à
trépas.
— Voilà qui est rassurant !
— La question est donc réglée. Revenons à vous. Donc après la mort de vos parents vous vous
êtes retrouvés seuls au monde, Dave et vous ? Je comprends mieux pourquoi il veille sur vos
fréquentations et ne m’a jamais parlé de sa petite sœur. Il se sent responsable de vous.
Darcy sourit.
— A moins qu’il n’ait qu’une confiance très relative en ses copains de chambrée. Je n’en sais
rien. Quoi qu’il en soit, tout cela appartient au passé. Quand sommes-nous censés…
Il pointa un doigt en avant pour la réprimander.
— D’accord. Quand nous marions-nous ?
A ces mots, Trey se raidit imperceptiblement.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit-elle.
Avec un faible sourire, Trey secoua la tête.
— Rien. C’est juste que, un instant, j’ai eu la même sensation que la nuit dernière quand je me
voyais en rêve poursuivi par un skinhead armé d’une barre de fer.
— Merci beaucoup, j’adore être mise dans le même sac que des skinheads.
— Ne le prenez pas personnellement, mais j’ai été assailli par le sentiment d’un danger
imminent.
— Et qu’est-il arrivé avec votre agresseur ?
— En tout cas, je ne l’ai pas épousé, répondit calmement Trey.
— Nous pouvons donc en conclure qu’il ne s’agissait pas exactement de la même impression.
Tant mieux. Vous alliez me dire la date prévue pour notre mariage.
— Comme je n’ai aucune intention de me marier, je ne vois pas l’intérêt de fixer une date.
— Mais les gens vont évidemment poser la question et si vous n’avez pas de réponse à leur
avancer ils trouveront ça étrange. Ensuite, ils seront vexés de ne pas recevoir de faire-part. Il ne
leur viendra pas à l’idée que personne n’a été convié à la noce.
— Je n’avais pas pensé à cet aspect des choses.
— Cela ne m’étonne pas. Comme votre campagne se termine avec les fêtes de fin d’année,
pourquoi ne pas organiser la noce la nuit de la Saint-Sylvestre ?
— Pendant les vacances ? Cela va paraître bizarre, non ?
— Nous pourrions prétendre vouloir fêter notre mariage dans l’intimité et au moment où le
peu de famille qu’il me reste sera là.
Trey secoua la tête.
— Les gens risquent de se demander ce que nous cachons d’autant que l’annonce de mes
fiançailles va créer la surprise générale.
— Pourquoi inviter le monde entier pour devoir ensuite tout annuler ?
— Nous pourrions annoncer que nous nous marierons l’année prochaine sans donner de date
précise.
— Et quel impact aura cette campagne publicitaire si elle repose sur une vague promesse de
mariage qui se tiendra à une date indéterminée dans un futur lointain ?
Ennuyé, Trey se frotta les mâchoires.
— Vous avez raison. Va pour la Saint-Sylvestre. Je suppose que cela facilitera les choses. Les
demoiselles d’honneur seront vêtues de rouge et leurs bouquets composés de houx et de gui.
— Quel cliché ! J’espère que votre service publicitaire a plus d’imagination que vous.
Au moment où il ouvrait la bouche pour protester, Trey vit le visage de Darcy blêmir. De
nouveau, la conscience d’un danger imminent s’empara de lui.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit-il. Votre vieux copain Joe est-il ivre au point de trouver le cran de me
provoquer ?
— Ce n’est pas mon copain mais celui de Dave.
Quand Trey se retourna pour le fixer droit dans les yeux, Joe s’arrêta net. A ses traits crispés, il
était évident qu’il menait un combat intérieur mais, finalement, il tourna les talons et s’en alla.
— Je suis très impressionnée ! s’écria Darcy. Réussir à l’intimider sans même prononcer un
mot !
— Et si j’avais porté une cravate il se serait enfui en courant.
— Vous auriez dû me prévenir que cet accessoire vous était si vital. Ecoutez, je crois que je n’ai
plus très faim et comme nous avons fait le tour des questions importantes…
— Vous aimeriez retourner auprès de votre imprimante pour tenter d’en sortir le testament,
finit-il à sa place.
Elle soupira.
— Quelque chose comme ça, oui.
— Très bien, je vous raccompagne.
En route, ils décidèrent de se tutoyer pour donner plus de crédibilité à leurs fiançailles.
Parvenue devant sa maison, Darcy lui tendit la main.
— A demain, au magasin, dit-elle.
Elle le congédiait de manière si évidente que Trey ne put s’empêcher de sourire. Que craignait-
elle ? Qu’il force sa porte et passe la nuit chez elle pour pouvoir la conduire au travail au petit
matin ?
Il se demanda si, au fond, cela ne valait pas tous les risques à encourir de tenter de la séduire.
Sans doute pas. Cette femme était suffisamment dangereuse sans qu’il soit utile d’en rajouter
en la fourrant dans son lit et en lui donnant toutes sortes d’idées.
— J’ai besoin de rentrer pour récupérer ma cravate et rendre son blouson à Dave, remarqua-t-il
d’une voix suave.
— Oh, bien sûr.
Elle n’avait pas l’air pressée de l’introduire chez elle mais elle ne se hâta pas non plus d’allumer
les lumières. S’il s’était agi d’une autre femme, il aurait interprété ce geste comme un appel du
pied parce que les baisers volés dans le noir semblaient particulièrement romantiques à la gent
féminine. Mais Darcy ne rentrait pas dans le moule à plus d’un titre.
Il envisagea la possibilité de l’embrasser pour lui prouver qu’elle en avait envie mais il préféra y
renoncer. Elle était capable de lui faire une scène, voire de le frapper, et il ne tenait pas à
comparer avec Caroline leurs bleus respectifs le lendemain. De surcroît, la campagne de pub
reviendrait alors à son point de départ. Non, lui voler un baiser n’aurait aucun sens.
Tranquillement, il récupéra son veston dans le bureau de Dave, enroula sa cravate autour de
son cou et se dirigea vers la sortie.
— Cela ne t’ennuie pas de rester seule ici ?
— J’habite ici. A quelle heure dois-je arriver demain ?
— Retrouvons-nous au restaurant du centre commercial à 9 heures. Y a-t-il vraiment une
chambre dans ce grenier ?
— Nous l’appelons la suite royale mais en réalité…
A ces mots, il sourit.
— Tu es donc une vraie Cendrillon.
Elle leva les yeux au ciel.
— Façon de parler. Mais ne t’inquiète pas, je ne vais pas me mettre à divaguer et m’imaginer
avoir rencontré le prince charmant et tout le bataclan. Un, tu n’as rien de charmant, deux, des
pantoufles de vair sont sans doute très inconfortables à porter.
— Une chance que mes magasins n’en aient pas en rayons ! dit-il en souriant.
Oui, pensait-il en quittant la maison. Dave avait eu raison, elle était parfaite. Spirituelle, les
pieds sur terre et pas du genre à oublier le contrat qu’elle avait passé.
Il tenait la situation bien en main et pouvait se détendre.
*
*     *
Le lendemain matin, le ciel était couvert de gros nuages bas. Il soufflait un vent froid et
quelques gouttes de pluie frappaient les vitres de sa chambre. Darcy se retourna dans son lit et
envisagea sérieusement d’oublier l’existence de Trey Kent et de rester sous la couette.
Ce qui s’était passé la veille n’était qu’un mauvais rêve, n’est-ce pas ? Entre l’incroyable
arrogance de Trey, certain qu’elle serait flattée d’avoir été choisie pour jouer sa petite comédie,
et son comportement digne d’un homme des cavernes à la brasserie, elle avait l’impression
d’être entrée dans un univers surnaturel où rien n’était vraiment ce à quoi il ressemblait.
Ce fat prétentieux n’avait pas fait preuve d’une once d’humour sauf peut-être au moment de
partir, lorsqu’il s’était félicité en souriant que ses magasins ne vendent pas de pantoufles de
vair. Lorsqu’elle était montée dans son grenier et s’était écroulée sur son lit, elle ne savait plus
quoi penser de lui.
Elle soupira. Peut-être si elle se rendormait…
Mais elle avait donné son accord et à présent elle devait tenir ses engagements. Aussi, à
contrecœur, sortit-elle de son lit.
Quand elle descendit, Mme Cusack était déjà derrière son bureau, le nez dans son mouchoir
blanc. Elle sourit faiblement à Darcy et la salua d’une voix mourante.
— Je me réjouis de vous voir en meilleure forme, lui dit Darcy. J’ai essayé de m’occuper de tout
hier mais j’ai eu un petit souci avec le testament de Mme Johansson. Je n’ai pas réussi à
l’imprimer.
La secrétaire se moucha.
Darcy se demanda si ses sinus étaient en cause ou si la secrétaire commentait ainsi son
efficacité. Elle préféra rester dans l’ignorance.
Soudain, elle fronça les sourcils.
— J’avais laissé des enveloppes sur votre table. Les avez-vous mises quelque part ?
— M. Malone les a sans doute postées hier en rentrant chez lui.
A ces mots, Darcy sentit la migraine vriller son crâne.
— Formidable, grommela-t-elle.
— Si vous ne vouliez pas les envoyer, remarqua la secrétaire, il ne fallait pas les poser là.
Cette femme avait vraiment le don de l’irriter, songea Darcy.
La veille, perturbée par la proposition de Trey, elle avait complètement oublié ces lettres.
Cela dit, cela n’avait pas beaucoup d’importance. Vu le marché de l’emploi, ses candidatures
spontanées finiraient sans doute au panier et personne ne chercherait à la joindre pour la
convoquer à un entretien.
Trey n’avait pas tort en lui disant qu’il lui faudrait des mois avant de réussir à décrocher un
poste correspondant à ses compétences. Et il avait également raison en lui faisant remarquer
qu’être au chômage ne favorisait pas sa recherche d’emploi. Voilà pourquoi la possibilité de
monter sa propre entreprise la tentait. Elle aurait été folle de ne pas profiter de la chance qui se
présentait.
Sur ces entrefaites, Dave arriva à son tour, posa son attaché-case sur le bureau de Mme Cusack,
ignorant le long soupir de sa secrétaire, et s’empara de la pile de feuillets qui attendaient sa
signature.
— Comment s’est déroulé ton rendez-vous hier ? s’enquit Darcy.
Fascinée, elle regarda la manière dont Dave, toujours imperturbable en général, virait au
cramoisi.
— A tes oreilles rouges, je devine qu’il s’agissait d’un rendez-vous galant…
— Darcy…
— A ce sujet, quand vas-tu te décider à me présenter Ginger ? Je suis vraiment désolée, j’ai
oublié de te prévenir qu’elle avait cherché à te joindre avant-hier soir.
Il consulta sa montre.
— Je croyais qu’une séance de photos t’attendait aujourd’hui, Darcy.
— Exact, je partais. Pourquoi ne pas inviter Ginger à dîner ce soir ? En rentrant, je passerai chez
le chinois et nous ferons réchauffer leurs spécialités.
Sans répondre, David sortit son stylo à plume.
— Tu as l’intention de démarrer ta carrière de top model en jean et en pull ?
— Tu ne penses pas que Trey Kent veut voir figurer sur ses affiches sa fiancée dans des
vêtements qui sortent de son placard ?
— Fiancée ? s’exclama alors Mme Cusack. Qui est fiancée ?
Darcy se mordit la lèvre. Comment avait-elle pu oublier la présence de Mme Cusack, toujours
l’oreille à l’affût ?
— Dave vous expliquera, dit-elle gentiment. Je dois filer pour ne pas arriver en retard à mon
rendez-vous.
*
*     *
Comme elle était un peu en avance, Darcy en profita pour tourner sur l’immense parking. Le
plus grand centre commercial de la région commençait à ouvrir ses portes.
Pourtant, elle remarqua la foule agglutinée devant le magasin Tyler Royale — le principal
concurrent des chaînes Kentwells. Il s’agissait sans doute d’une journée de soldes
exceptionnels.
Elle regretta de ne pas avoir le temps d’aller y jeter un coup d’œil. Non qu’elle ait beaucoup
d’argent à dépenser en ce moment mais ce ne serait vraiment pas du luxe d’acheter quelques
vêtements plus présentables pour accueillir les clients de Dave ou se rendre à des entretiens
d’embauche.
Avec un soupir, elle se gara près des magasins Kentwells et se dirigea vers la porte principale.
Comme cela faisait des années qu’elle n’était pas venue dans ce centre, elle hésita avant de
trouver leur lieu de rendez-vous.
Avec ses petites tables rondes et ses chaises de métal dans un style de vieux bistrot, il s’agissait
plus d’un snack que d’un véritable restaurant. L’endroit semblait désert et elle espéra qu’un
serveur arriverait bientôt. Elle avait vraiment besoin d’un bon café pour démarrer sa journée et
être capable de prendre des poses, de faire semblant de se passionner pour un portique ou une
Cocotte-Minute.
Elle consulta sa montre et s’installa dans un coin. Il était 9 heures. Etre en avance était bon
pour son image de marque, pensa-t-elle. Mais Trey n’arrivait pas.
Un quart d’heure plus tard, elle était toujours assise, à plier dans tous les sens une serviette en
papier et à se demander ce que Trey pouvait bien fabriquer.
Ce n’était pourtant pas son genre d’être en retard…
Pourquoi dire ça ? se reprocha-t-elle aussitôt. Elle ne savait rien de lui. Certes, la veille au soir, il
s’était présenté chez elle à l’heure dite mais cela ne signifiait pas qu’il était toujours ponctuel.
Elle se remémora son sourire, son sourire charmant, désarmant, capable d’illuminer une pièce.
Mais elle s’interdit de s’y attarder. Plus jamais elle ne se laisserait abuser par l’apparence, pas
après son expérience désastreuse avec Pete Willis. Pourtant, mieux valait rester prudente avec
Trey. Dans le domaine de la séduction, Pete était un amateur débutant comparé à Trey.
— Une femme avertie en vaut deux, murmura-t-elle pour s’en convaincre.
Un instant trop tard, elle entendit des pas s’approcher et se redressa.
— Vous parlez souvent toute seule ? s’enquit Trey.
— Seulement quand j’attends quelqu’un plus de vingt minutes.
— C’est la raison pour laquelle je suis parti à votre recherche. Nous étions censés nous
retrouver au restaurant…
Darcy fronça les sourcils.
— Et cet endroit n’en est pas un ?
Secouant la tête, Trey sortit un talkie-walkie de sa poche.
— Je l’ai trouvée, Jason, dit-il avant de raccrocher. A présent que vous me le faites remarquer,
je pense que je n’aurais pas dû être surpris de votre confusion. Vu l’endroit extraordinaire où
vous m’avez emmené dîner hier soir…
— J’ai l’impression d’être dans un restaurant. Il y a des chaises, des tables, des nappes…
— Ce n’est pas Le Restaurant, dit-il en insistant sur les lettres capitales. Il s’agit du café, on n’y
sert que des sandwichs et des boissons. Suivez-moi là-haut. Tout le monde vous attend.
« Bon début, Darcy. Et toi qui voulais l’impressionner par ta ponctualité… »
— Que faisiez-vous avec cette serviette ? s’enquit-il soudain.
Elle considéra les morceaux de papier froissé qu’elle avait entre les mains.
— Je cherchais à créer un logo pour ma future entreprise.
En le voyant tressaillir légèrement, elle se sentit mieux.
— Qu’avez-vous à reprocher à cette brasserie, de toute façon ? Vous m’aviez dit que vous
aimiez la pizza.
Sans répondre, Trey l’entraîna vers l’Escalator. Parvenu à l’étage supérieur, il se dirigea vers de
lourdes portes vitrées. A l’intérieur se trouvait une pièce tapissée de miroirs et de bois de
noyer. Les tables avaient été poussées sur le côté pour faire de la place et des portants couverts
de vêtements occupaient le centre de la salle. Dans un coin, une coiffeuse et une maquilleuse
patientaient devant leurs attirails.
Dès qu’ils entrèrent, un grand silence tomba et chacun les regarda.
— En effet, ce restaurant n’a rien de comparable avec celui du bas, dit Darcy. Serait-il possible
d’avoir un cappuccino ?
Un homme qui se tenait au milieu de l’équipe secoua la tête.
— Pas avant l’ouverture, à midi. Commençons. Nous avons déjà pris du retard sur l’horaire.
— Jason, intervint Trey. Il y a certainement quelqu’un capable de faire marcher la machine à
café. Darcy nous rend un immense service, nous pouvons au moins lui offrir une tasse. Chérie,
laisse-moi te présenter Jason, le directeur de la publicité du groupe.
Darcy observa l’homme avec intérêt à cause du ton que Trey avait employé pour s’adresser à
lui, un ton presque conciliant.
— Cela n’a pas d’importance, dit-elle. Je peux me passer de caféine. Je m’étonne simplement
que vous ayez transformé le restaurant en vestiaire.
Une femme aux cheveux blancs qui étalait des vêtements sur les tables se tourna vers elle :
— Il ne s’agit pas d’un essayage ordinaire et nous aurions été trop à l’étroit dans une cabine.
Ce qui était vrai. Il y avait quatre portants chargés d’une vingtaine de tenues chacun et une
grande boîte remplie d’accessoires.
— Darcy, Arabella est la responsable de collections, lui apprit Trey. Et Justine, celle des produits
cosmétiques. Je vous laisse travailler, mesdames. Appelez-moi au bureau quand tout sera prêt.
Surprise, Darcy se tourna vers lui :
— Mais tu ne restes pas ?
Lorsque Trey lui décrocha son sourire à mille watts, Darcy se sentit fondre.
« Ne commence pas à broder un roman-feuilleton. Il s’agit d’une mise en scène destinée à son
entourage, il sourit à une actrice, pas à toi. »
— Je suis flatté d’apprendre que ma présence te rassure mais j’ai une chaîne de magasins à
diriger.
— Il ne s’agit pas de me rassurer, répliqua-t-elle. Mais n’as-tu pas besoin, toi aussi, d’être
relooké de la tête aux pieds ? Vas-tu te faire photographier dans ce costume ?
— Pourquoi ? Il ne te plaît pas ? Qu’as-tu à lui reprocher ?
En réalité, rien. Bien coupé et élégant, il devait sortir des mains d’un grand couturier et avait dû
coûter une petite fortune.
— Il est très bien, concéda-t-elle. Mais…
— Alors à plus tard, je vous laisse. Je ne sers que de faire-valoir. La future mariée tient le rôle
principal.
Et il s’en alla.
La responsable de collections farfouillait parmi les cintres, regardant les vêtements d’un œil,
Darcy de l’autre. A son expression, il était évident qu’elle était contrariée.
« Sans doute n’apprécie-t-elle pas mon jean, pensa Darcy. Peut-être aurais-je dû mettre ma
garde-robe sens dessus dessous pour lui en jeter plein la vue. »
Puis elle regarda avec plus d’attention les portants. La plupart des affaires pendues auraient
davantage convenu à une grand-mère qu’à une future mariée. Démodées, les robes étaient
ornées de dentelles, de jabots et de volants et la jeune femme n’aurait pas été étonnée de
trouver parmi les accessoires une ribambelle de chapeaux assortis.
— Ces tenues ne sont-elles pas un peu, disons… habillées ?
— Nous avons pensé que la fiancée de M. Kent était une femme plutôt sophistiquée, répliqua
Arabella en s’emparant d’un tailleur rose pâle.
Sophistiquée. « Oui, sans doute », pensa Darcy.
Jason soupira.
— Dépêchons, dépêchons ! Ne perdons pas davantage de temps !
Justine entraîna Darcy vers la table de maquillage, dirigea sur elle un projecteur qui éblouit
Darcy et s’empara d’une palette de couleurs qu’elle colla au visage de la jeune femme.
— Vous devriez offrir une photo de vous à votre fiancé, murmura-t-elle.
— Pourquoi ?
— Parce que quand je lui ai demandé la teinte de vos cheveux il m’a répondu « plutôt dans les
bruns ». Très utile. Je vous concède que, de la part d’un homme, on ne pouvait guère espérer
mieux. Et Arabella a dû prévoir des vêtements de toutes tailles pour être sûre d’avoir la vôtre.
— Il n’avait pas non plus la moindre idée de la mienne ?
Justine se mit à rire.
— Il a juste précisé à Arabella qu’il vous enlaçait d’un seul bras sans problème.
A l’idée que Trey la décrive ainsi alors qu’il n’avait jamais posé la main sur elle, Darcy sentit une
étrange chaleur s’emparer d’elle. La colère, certainement, se dit-elle.
*
*     *
Quand, deux heures plus tard, le directeur de la publicité l’entraîna vers le rayon bijouterie, les
appareils photo étaient déjà chargés et Trey attendait, accoudé à une devanture, en discutant
avec un homme qui portait de magnifiques lunettes. Comme il lui adressa un petit geste, Darcy
traversa la pièce pour le rejoindre.
L’épaisse moquette qui tapissait le sol combinée avec sa jupe étroite et ses talons aiguilles
rendait sa marche difficile. Heureusement, Trey était trop absorbé par sa conversation pour
remarquer son air emprunté.
« Ou peut-être l’a-t-il vu mais fait-il semblant de l’ignorer », pensa-t-elle.
— Merci de m’avoir fait envoyer un café, Trey.
Elle promena les yeux autour d’elle, étonnée de l’aspect vieillot de la décoration qui semblait
n’avoir pas changé depuis l’ouverture du magasin, un siècle plus tôt.
Seul le matériel des photographes paraissait moderne.
Heureusement, les articles, eux, étaient flambant neufs.
Le responsable de la bijouterie qui ajustait son nœud de cravate sortit fièrement un plateau de
bagues et Jason s’éclaircit la gorge.
— Regardez les bijoux, Darcy, pendant que nous cherchons le meilleur angle de vue et ajustons
les projecteurs. Puis vous devrez pousser des « Oh » et des « Ah ».
Docilement, Darcy se pencha vers le présentoir. Les pierres étincelaient sous les flashs.
— Oh ! Ah ! dit-elle. Comme ça ?
Jason fronça les sourcils.
— Ne pouvez-vous pas y mettre un peu plus de conviction ?
Darcy se ressaisit. La femme qu’elle était censée incarner — le genre de femme qu’épouserait
Andrew Patrick Kent Trois — se répandrait certainement en cris d’extase.
— Si, bien sûr, assura-t-elle gentiment.
— Tant mieux. Ces bagues ont été soigneusement sélectionnées. Prenez-en une et
recommencez.
Sans même leur accorder un regard, Darcy prit la première qui se présentait. Ce n’est qu’alors
qu’elle l’examina.
De toutes celles exposées, c’était sans doute celle qu’elle aurait choisie en dernier. Le diamant
était gros comme un bouchon de carafe, m’as-tu-vu au possible et la pierre était montée de
manière compliquée. Or, Darcy avait toujours préféré la simplicité en matière de joaillerie.
Elle la glissa à son doigt et tendit le bras pour mieux l’examiner.
— Ooooh, dit-elle. Ahhh.
Du coin de l’œil, elle vit Trey se mordre les lèvres pour ne pas éclater de rire.
— N’aie pas peur de paraître trop enthousiaste, Darcy. Tu as fait le bon choix. C’est sans doute
le diamant le plus gros et le plus pur du lot.
— Et le plus cher, ajouta Jason.
« Pourquoi ne la traitait-il pas ouvertement de femme vénale ? » pensa Darcy, irritée.
— Passons aux photos, ordonna Jason. Cette pose me plaît. Posez la main contre la joue de
Trey, Darcy, levez les yeux vers lui et embrassez-le.
4.

Un baiser.
Et bien sûr, songea Darcy avec irritation, Jason espérait celui du prince charmant éveillant la
belle princesse endormie.
Pour Darcy, les premiers baisers n’étaient jamais simples. Même dans l’intimité, entre deux
personnes qui se connaissaient et s’appréciaient, ils étaient toujours maladroits, empruntés.
Ajoutez à cela l’assistance autour d’eux, aussi nombreuse que lors d’une finale à Wimbledon, et
il était évident que l’affaire tournerait au désastre. Ils allaient se heurter les mentons, se cogner
les dents. Heureusement, tous deux ayant passé l’âge des appareils dentaires, ils ne risquaient
pas de se les emmêler dans la manœuvre.
Bien sûr, se rappela-t-elle, seuls Trey et elle sauraient qu’il s’agissait d’une première fois. Ils
devaient donc de surcroît s’arranger pour que personne ne le soupçonne.
Elle réprima un gémissement. Pourquoi Trey n’avait-il pas pensé à la prévenir ? Et qu’aurait-elle
fait s’il lui en avait parlé, d’ailleurs ? Lui aurait-elle suggéré des exercices d’entraînement ?
De toute façon, elle aurait dû s’en douter. Une campagne publicitaire axée sur le thème des
fiançailles n’aurait aucune crédibilité si les gens ne voyaient pas les deux tourtereaux se
bécoter. Ce tableau était l’élément incontournable de leur petite mise en scène.
Pourtant, Darcy ne put s’empêcher de protester.
— Les photos de personnes en train de s’embrasser sont souvent décevantes, dit-elle. Si, en
théorie, elles paraissent formidables, en pratique, elles laissent à désirer. Prenez Hollywood,
par exemple, qui a porté à l’écran toutes les variantes possibles et imaginables de la grande
scène du baiser. Certaines frisent vraiment le ridicule alors que…
Agacé, Jason la fusilla du regard.
— Qui est le responsable, ici, Trey ?
— Je faisais simplement remarquer que les gros plans…
— Elles apparaîtront en arrière-plan.
— Elles ? Vous comptez en faire plusieurs ?
— Trey ne vous a-t-il donc rien expliqué ? s’exclama Jason. C’est le fil conducteur de la
campagne. A chaque passage publicitaire, il y aura une petite représentation des fiancés
enlacés.
Darcy retint un mouvement d’humeur.
— Je l’ignorais. Bon… Allons-y.
— Bien sûr, si vous n’en avez pas envie…
A présent, le ton de Jason était clairement dédaigneux.
— Mais si, bien sûr, j’en ai envie, rétorqua-t-elle. Je n’ai simplement pas l’habitude d’être
photographiée en pleine action. En général, on s’embrasse sans témoins et non pour la
postérité.
Elle posa sa main — la gauche avec l’annulaire orné de la bague de diamant en
évidence — contre la joue de Trey comme Jason le lui avait demandé et l’autre sur son torse.
Sa peau était chaude et curieusement douce, sa barbe naissante picotait légèrement ses doigts
et elle sentit les battements calmes de son cœur.
Lorsqu’il l’étreignit, Darcy se tendit, en proie à une légère appréhension. Son hésitation fut si
brève que ni Jason ni aucun membre de l’équipe ne durent le remarquer, mais Trey le perçut et
un doute soudain traversa ses yeux comme s’il hésitait à poursuivre.
« Tu crois peut-être que je n’en suis pas capable ? eut-elle envie de lui lancer. Alors laisse-moi
te prouver le contraire. »
Il vit sans doute la lueur de défi qui brilla dans son regard parce que le sien s’éclaira alors
comme par magie. Mais sans s’y arrêter Darcy se hissa sur la pointe des pieds, retint son
souffle et pressa ses lèvres contre les siennes.
Un instant, Trey resta absolument immobile comme si sa hardiesse le pétrifiait.
Darcy fut étonnée par son absence de réaction. Etait-il fait de glace ? Ou cherchait-il à
provoquer les suspicions après avoir déclaré vouloir les éviter à tout prix ?
Fermant les paupières, elle fit appel à toute la chaleur, à toute la douceur qu’elle put trouver en
elle et l’embrassa comme si elle accueillait son amant à son retour d’un voyage au bout de la
terre.
Et, comme s’il se réveillait enfin, Trey resserra soudain son emprise, la souleva de terre et
s’empara de sa bouche d’un air affamé. Lorsqu’il releva la tête, elle était tellement tétanisée
qu’elle ne parvenait même plus à respirer. Espérant qu’elle ne donnait pas l’impression d’être
sur le point de s’évanouir, elle remarqua alors le grand silence qui était tombé dans la pièce.
— Peut-être faudrait-il orienter autrement la lumière, grommela un des éclairagistes.
— La ferme ! ordonna Jason. Trey, Darcy — il paraissait gêné —, voulez-vous la refaire en un
peu moins de, euh… euh, avec un peu plus de retenue ?
Trey ne l’avait pas lâchée. Tant mieux, songea Darcy. Ses jambes ne la portaient plus, elle
perdait pied et, sans son soutien, elle se serait étalée de tout son long sur le sol, ce qui aurait
donné d’étranges idées à l’équipe.
— Pardonnez-nous, dit Trey. Notre dernier baiser remonte à… Combien de temps, chérie ?
Plusieurs heures. Nous étions donc sans doute trop en manque l’un de l’autre mais maintenant
la tension est un peu retombée et nous devrions pouvoir nous embrasser avec davantage de
maîtrise. On reprend. Tout le monde est prêt ?
Darcy aurait voulu protester car elle était loin d’être prête à rejouer cette scène, mais elle ne
parvenait même plus à parler. Le deuxième baiser fut plus distant, plus calme et très
certainement plus photogénique. Pourtant, inexplicablement, elle frissonna sous cette étreinte.
« Pour une mise en scène, tu joues peut-être ton rôle avec un peu trop de conviction », se dit-
elle.
A la fin, Trey l’enlaçait toujours mais elle s’écarta avant qu’il ne devine son émoi et déclara :
— Je pense que vous avez eu ce que vous vouliez. Que fait-on, à présent ?
Le directeur artistique secoua la tête.
— Oh, non ! Il ne s’agissait que d’essais pour vérifier les éclairages. Nous opérerons deux ou
trois modifications puis nous passerons aux véritables prises de vue.
— Vous voulez dire que nous allons…
— Nous embrasser toute la matinée, oui ! acheva Trey. N’est-ce pas formidable, chérie ! Viens
jeter un coup d’œil aux bagues pendant qu’ils font les dernières mises au point.
— Pourquoi ? s’enquit-elle avec un haussement d’épaules. Elles se ressemblent toutes, non ?
Grosses et rondes, grosses et carrées, grosses et…
— Qu’as-tu contre les gros diamants ?
— Rien du tout mais je préfère nettement celles-ci, répondit-elle en lui indiquant un autre
présentoir.
— Ce sont des antiquités.
— Justement, elles illustrent à merveille les grands magasins Kentwells qui privilégient le style à
la mode, les valeurs sûres aux tendances du moment, la satisfaction profonde du client aux
opérations promotionnelles. Comme la beauté de ces pierres qui a résisté aux années,
l’attention que vous portez à votre clientèle est éternelle.
Trey la dévisagea, une étrange lueur dans le regard.
— Joli !
— Bravo pour la formule, déclara Jason d’un ton impatient. Mais les slogans publicitaires ont
déjà été rédigés. On reprend. Tout le monde est prêt ?
— Darcy ne l’est pas, objecta Trey. Elle n’a pas encore choisi sa bague.
— Elle a dit que ça n’avait pas d’importance, remarqua Jason.
— Et je maintiens que cela en a, rétorqua Trey.
Tandis qu’ils discutaient, Darcy décida d’aller admirer les présentoirs. Mais peu habituée aux
talons aiguilles elle trébucha. Au moment où elle se sentit tomber, elle tenta de se retenir à
Trey. Dans le mouvement, l’énorme diamant qu’elle portait au doigt s’accrocha à la manche de
Trey, déchira un morceau de tweed et égratigna sa main, laissant une longue trace rouge sur sa
peau. Elle le regarda, horrifiée.
— Je suis vraiment désolée, Trey.
D’un air pensif, il examina les dégâts et se tourna vers son directeur des ventes.
— J’ignorais que nous avions en rayon des articles aussi dangereux.
— Voilà ce qui arrive quand on travaille avec des amateurs, lâcha Jason.
*
*     *
Emerveillée, Darcy contemplait les magnifiques joyaux — colliers, bracelets, boucles
d’oreilles — hérités des générations passées. Il y avait moins de diamants et davantage de
pierres précieuses — émeraude, opales, rubis… L’or n’était pas aussi éblouissant que celui des
bagues modernes, sa brillance avait été patinée par le temps. Finement travaillés, certains
bijoux portaient quelques traces discrètes de choc qui les rendaient plus émouvants encore.
Dans un coin, Darcy remarqua un petit écrin. A l’intérieur se trouvait un anneau d’or orné d’une
améthyste ovale. Sa beauté lui frappa le cœur.
— Celle-ci, dit-elle.
Sans un mot, le directeur des ventes ouvrit la vitrine et la lui tendit.
Jason y jeta un coup d’œil et fronça les sourcils.
— Trey, nous avons déjà sélectionné la bague ! Nous perdons du temps.
— Oui, c’est vrai.
Trey prit la main de Darcy, retira le diamant qu’elle avait au doigt et glissa à la place le
magnifique quartz mauve.
— Non, Trey, protesta Jason. Il nous faut l’autre !
— Pourquoi ? Cette pierre est très belle.
En voyant l’expression peinte sur le visage du directeur de la publicité, Darcy souffla à Trey :
— Ce n’est pas grave, Trey.
— Je regrette, c’est important. Tu vas la porter longtemps, je tiens à ce qu’elle te plaise.
Il avait raison. Trois mois lui parurent soudain une éternité.
— Je l’aime beaucoup, reconnut-elle. Elle ne ressemble pas à un bouchon de carafe comme
l’autre.
— Et elle n’est pas aussi coupante non plus. La question est réglée.
— Aucune alliance n’ira avec, insista Jason. Soyez raisonnables !
A ces mots, le responsable de la joaillerie prit la parole pour la première fois depuis l’arrivée de
Darcy.
— Nous pouvons en fabriquer une.
— Vraiment ? s’exclama Darcy. J’ignorais complètement que vous confectionniez des bijoux.
— Comme la plupart de nos clientes, remarqua Trey. Cela nous donnera une nouvelle idée pour
une publicité. N’est-ce pas génial, Jason ? Maintenant, remettons-nous au travail. Un important
déjeuner m’attend.
*
*     *
Darcy passa le reste de la séance dans un état second. Pendant des heures, les photographes
mitraillèrent la bague sous tous les angles, discutèrent des différentes alliances compatibles. Et
à la fin, Jason lui-même parut satisfait. Comme il remerciait le personnel, elle se tourna vers
Trey.
— C’est fini ? s’enquit-elle.
— Personnellement, je suis épuisé, dit Trey. Nous en avons terminé pour ce rayon mais nous
devrons travailler à l’étage des meubles cet après-midi.
— Ah, d’accord. A quelle heure suis-je censée être revenue ?
— Revenue ? Mais où comptais-tu aller ?
— N’importe où ailleurs. J’ai besoin de prendre l’air.
— Tu te sentiras mieux avec l’estomac plein. Allons-y.
— Tu disais que tu avais un déjeuner…
— Oui, avec toi. Montons au restaurant.
Darcy hésita.
— Peut-être vaut-il mieux nous rendre dans un endroit où nous pourrons discuter.
— Cela ne me semble pas de bon augure…
Mais il lui prit le bras et l’entraîna vers la sortie.
— Le fast-food te conviendrait-il ?
— Parfait, un hamburger frites et une glace, voilà qui va me remonter le moral !
— Te remonter le moral ? Pourquoi est-il si bas ?
— J’ai été déstabilisée, tu sais. Tu aurais dû me prévenir du… programme.
Il parut surpris.
— Tu t’es très bien débrouillée.
Comme elle ouvrait la bouche, Darcy se reprit à temps. Pourquoi lui expliquer en détail son
agacement ? Si elle lui disait qu’elle n’avait pas aimé l’embrasser devant les photographes, Trey
lui demanderait pourquoi. Et il pourrait en conclure que sa gêne ne venait pas de la présence
de l’assistance mais de quelque chose de beaucoup plus personnel.
De quelque chose lié à lui. Ce qui était ridicule, bien sûr.
Pourtant, elle devait le reconnaître, plus les baisers se succédaient, plus elle les avait appréciés.
En réalité, s’il n’y avait pas eu toute l’équipe autour d’eux, elle aurait trouvé l’expérience très
agréable. En l’embrassant, Trey avait réveillé en elle des désirs enfouis qu’elle avait crus éteints
à jamais.
Cela dit, elle avait commis une fois l’erreur de confondre le pouvoir de séduction d’un homme
et sa capacité à l’aimer. Elle avait cru que Pete s’intéressait vraiment à elle alors qu’il n’avait
voulu que passer un bon moment en sa compagnie. Plus jamais elle ne laisserait une telle
situation se reproduire et il était donc important de faire comprendre à Trey que leurs baisers
ne lui avaient fait aucun effet.
— Merci, dit-elle poliment. Je suis flattée que tu aies apprécié. Quel est le problème avec
Jason ? Il est pénible !
— A la disparition de mon père, il pensait prendre la direction des magasins. Mais j’ai été
nommé à sa place.
— Il est donc furieux de n’être pas devenu le patron ? Je suis surprise que tu ne l’aies pas
renvoyé.
— Je ne le peux pas. C’est mon cousin.
Galamment, il lui offrit un siège avant de se rendre au comptoir pour passer leur commande.
Comme toujours dans les fast-foods, elle était mal assise ; à croire que les gérants le faisaient
exprès pour décourager leurs clients de s’attarder à la fin du repas, mais Darcy tenta de se
détendre après la fatigue de la matinée. Avec un soupir de soulagement, elle retira ses
chaussures et frotta ses chevilles du bout du pied. Même si elle s’efforçait d’être discrète, elle
remarqua qu’un grand brun, assis à la table voisine, observait son manège avec intérêt. Il
prenait un café avec deux petits enfants absorbés par leur repas.
Il était père de famille et il reluquait les femmes ! Certains hommes n’avaient vraiment aucune
moralité.
Trey revint, les bras chargés d’un plateau.
— J’en ai profité pour te prendre un grand soda.
— Merci. Pourrais-tu avoir l’obligeance de le lancer au visage du type derrière toi ?
— Quel type ?
Les sourcils froncés, il promena les yeux autour de lui.
— Celui avec deux garçonnets ?
— Et une alliance au doigt, oui.
Soudain, elle se rappela la scène avec Joe à la brasserie.
— Ce n’est pas grave, ajouta-t-elle. Inutile de provoquer un duel en mon honneur.
— Oh, me battre ne m’ennuierait pas ! De toute façon, mon costume est déjà fichu.
Il adressa un signe amical à l’inconnu avant de se tourner vers Darcy.
— Excuse-moi un instant.
— Non, vraiment, c’est inutile. Cela n’a aucune importance.
Ennuyée, Darcy tenta de le retenir quand elle prit conscience du geste de Trey.
— Tu viens de saluer ce gars qui me fait de l’œil depuis notre arrivée ?
— Oui, bien sûr. Il n’était pas en train de te reluquer, il était simplement curieux de voir avec
qui j’étais. C’est le président-directeur général des magasins concurrents.
— Le P.-D.G. de Tyler Royale déjeune dans un fast-food ?
— Et pourquoi pas ? C’est également mon cas et il a une meilleure excuse.
— Ses enfants ?
— Oui, alors que moi je suis accompagné d’une…
— D’une femme qui se comporte comme une gamine. D’accord, un point pour toi. Dois-je me
montrer hautaine avec lui ou charmante ?
— Charmante, bien sûr. Il arrive.
Trey se leva.
— Ross, quel plaisir de vous voir ! J’aimerais vous présenter ma fiancée.
Dans sa bouche, le mot paraissait incongru. S’afficher ainsi avec lui hors des magasins Kentwells
rendait leurs fiançailles plus réelles — et plus sérieuses.
Elle tendit la main à l’homme qui s’approchait. En effet, la lueur qui brillait dans ses yeux n’avait
rien de lubrique et tout d’une simple curiosité. Trey avait raison.
— Félicitations, Trey, dit-il. Et tous mes vœux de bonheur à la future mariée. Charmé de faire
votre connaissance, mademoiselle…
— Darcy Malone, dit-elle très vite.
— Ross Clayton. Trey, il faut absolument que nous ayons tous les deux une discussion sérieuse,
un de ces jours.
Il échangea deux ou trois amabilités avec eux et s’en alla.
Après son départ, Darcy remarqua que Trey fronçait les sourcils.
— Qu’a-t-il voulu dire ? s’enquit-elle.
Un instant, elle se demanda s’il allait lui répondre.
— Peut-être tente-t-il une manœuvre de rapprochement, dit-il finalement. Dans l’espoir de
faire fusionner nos sociétés respectives.
Elle leva les yeux au ciel.
— Tu veux dire que Kentwells et Tyler Royale s’échangeraient des actions ? Bien sûr et moi je
suis la présidente des Etats-Unis.
— Je ne vois pas de quoi il pourrait s’agir d’autre, murmura-t-il.
Changeant de sujet, Darcy considéra sa tenue et poussa un gros soupir.
— Je déteste ce tailleur. Il est démodé.
— Arabella a meilleur goût d’habitude, concéda-t-il.
— Tu m’avais bien promis de me dédommager financièrement pour le temps que je
consacrerais à ces photos, n’est-ce pas ?
— Je crois, oui. Pourquoi ?
— Parce qu’il y a des soldes à l’autre bout du centre commercial aujourd’hui et j’aimerais y
jeter un coup d’œil. Si tu pouvais m’accorder une petite avance sur mon salaire…
— Tu plaisantes ! Tu ne penses pas sérieusement aller t’habiller chez mes concurrents ?
Pourquoi ne pas faire tes courses dans nos magasins ?
— Nos magasins, répéta-t-elle d’un air songeur. Attention à tes paroles, Trey. Je pourrais finir
par m’habituer à considérer ta société comme un bien commun.
A la vue de l’ombre qui passa dans ses yeux, elle cessa de plaisanter.
— Si je me rends chez Kentwells, Arabella va me proposer des vêtements pour le troisième âge.
— Je vais l’envoyer en réserve pour te permettre de choisir ceux qui te plaisent.
— Merci, Trey.
Hochant la tête, il lui sourit.
— Tu n’es pas mauvaise en affaires, Darcy. Me menacer d’aller chez Tyler Royale pour obtenir
ce que tu veux chez Kentwells… Très habile.
Elle préféra lui cacher qu’il ne s’agissait pas vraiment d’une menace.
— Comment dois-je m’y prendre pour ne pas avoir à passer à la caisse ? s’enquit-elle.
— Signe les factures et envoie-les-moi à mon bureau.
— Génial. Rassure-toi, je n’ai pas l’intention de dévaliser les rayons ni de te contraindre à la
faillite mais…
— Il ne s’agira que d’une avance, Darcy. Compte sur moi pour les déduire de ce que je te devrai
à la fin de ta prestation.
— Quel pingre tu fais ! Mais c’est d’accord.
— J’allais oublier de te dire : nous sommes invités pour le thé ce soir chez ma grand-tante.
— N’est-ce pas plutôt un rituel de l’après-midi ?
— Il est servi à toute heure chez tante Archie.
— Tante Archie ?
— Millicent Archibald. Elle a appris par le téléphone arabe qu’un mariage se préparait dans la
famille et elle veut faire ta connaissance.
A ces mots, Darcy le regarda d’un air incrédule.
— Elle l’a appris par le téléphone arabe ? Tu ne lui as pas passé un coup de fil pour la mettre
toi-même au courant ! Il nous faut nous procurer au plus vite un manuel de savoir-vivre, tu en
as bien besoin !
— Je n’ai pas pensé à l’appeler.
— Au moins, tu n’as pas sciemment voulu qu’elle l’apprenne en ouvrant le journal quand la
campagne démarrera, cela me console un peu. Tu sais, tu sembles tout faire pour que
personne ne croie à ces fiançailles.
Il ne parut pas l’entendre, ce qui valait sans doute mieux.
— Trey ? Es-tu furieux contre moi parce que j’ai suggéré d’aller renouveler ma garde-robe chez
Tyler Royale et non dans tes magasins ?
— Euh, non, bien sûr. Le thé est servi à 7 heures.
— Je suppose que cette tenue conviendra pour l’occasion.
— Il le faudra parce que tu n’as plus le temps de faire les boutiques maintenant. Une nouvelle
séance de photos aux rayons meubles nous attend.
— Formidable. J’ai hâte de voir la tête de Jason quand je vais sauter sur les matelas dans cette
jupe.
5.

Sauter sur les matelas, les essayer pour voir s’ils étaient bons… Quel charmant programme ! se
dit Trey. Mais Darcy n’oserait pas, si ?
Non, bien sûr que non. Même si elle avait éprouvé une antipathie immédiate pour Jason, elle
n’allait pas se comporter comme une idiote pour le seul plaisir de faire enrager le directeur de
la publicité.
Et se rouler sur un lit dans cette jupe étroite et courte qui se retroussait jusqu’au haut des
cuisses au moindre mouvement la ferait évidemment ressembler à une idiote.
A moins que cette exhibition la rende plus sexy encore…
La veille, lorsqu’elle lui était apparue vêtue d’un pantalon informe et taché, Trey n’aurait jamais
deviné qu’il dissimulait les plus belles jambes de l’univers et il se demanda si elle était
consciente de ses atouts. Sans doute pas. Et avec ce petit jeu elle ne cherchait pas à le
provoquer, mais uniquement à faire blêmir de colère Jason.
Pourquoi s’en étonner, d’ailleurs ? Ce dernier s’était vraiment montré odieux avec elle toute la
matinée. Pourtant, l’idée qu’elle soit prête à tout pour hérisser Jason alors qu’elle se moquait
comme d’une guigne de sa réaction à lui l’irrita. Il n’avait pas prévu qu’elle accorde autant
d’attention à son cousin.
Même la manière dont elle l’avait embrassé n’avait certainement rien à voir avec lui, se dit-il.
Elle s’était frottée contre lui comme une chatte dans le seul but de choquer Jason, il en était
persuadé.
Pendant un instant, elle l’avait décontenancé — jusqu’à ce qu’il comprenne ce qu’elle
manigançait. Mais il avait fini par lui montrer qu’il n’était pas dupe de son manège. Et très vite il
l’avait battue sur son propre terrain. Après ce baiser, elle ne tenait plus debout et il aurait parié
la moitié de sa fortune qu’elle ne pensait plus à Jason à ce moment-là.
Oui, il avait marqué un point, même si cette étreinte lui avait aussi coupé le souffle.
En tout cas, il serait très dangereux de séduire cette femme qui ne jacassait pas sans cesse, qui
embrassait comme un ange, qui s’emboîtait si bien dans ses bras… Et qui ne pouvait
s’empêcher de relever un défi. A l’avenir, il ne devrait pas l’oublier. Mais pourquoi tenait-elle
tant à choquer Jason ?
Refusant de s’attarder sur le cas de son cousin — pourquoi perdre son énergie à penser à
quelqu’un qu’il ne parviendrait pas à changer ? — Trey reporta ses pensées sur Ross Clayton.
Que faisait le P.-D.G. d’un des plus gros groupes de magasins de vêtements dans un fast-food
un vendredi à midi au lieu de se trouver à son bureau ?
Il avait pris un jour de congé avec ses enfants, bien sûr. Il serait stupide de chercher une raison
cachée à sa présence. S’il avait eu envie de discuter avec Trey, il lui aurait suffi de décrocher son
téléphone.
Pourtant, Ross lui avait sorti une étrange réflexion : « Il faut absolument que nous ayons tous
les deux une discussion sérieuse un de ces jours… » Cela faisait-il partie des phrases sans
signification particulière qui émaillaient les conversations professionnelles ? Ross faisait-il
allusion à l’idée régulièrement soulevée de créer une association de commerçants dans la
galerie marchande ? Ou cherchait-il à lui faire passer un autre message ?
Curieux que Darcy se soit également posé la question. Sans aucune expérience de la grande
distribution, ni connaître Ross Clayton, elle avait tout de suite senti quelque chose d’anormal.
L’éventualité que Clayton souhaite un rapprochement de leurs sociétés était la première
explication qui lui était passée par la tête et beaucoup de gens se seraient contentés de cette
réponse. Mais pas Darcy. Elle avait un sens inné ou plutôt un instinct très sûr en affaires.
L’habileté avec laquelle elle l’avait menacé d’aller s’habiller chez le concurrent en était la
preuve… Il avait été à deux doigts d’y croire.
Il se demanda pourquoi elle préférait Tyler Royale aux chaînes Kentwells et commença à
dresser la liste des différents avantages qu’elle y trouvait peut-être. Cet exercice était plus
apaisant pour l’esprit que de repenser à leurs baisers.
Mais il devait avouer que Darcy ne le laissait pas insensible et que leur petit jeu l’amusait
beaucoup. Peut-être, oubliant toute prudence, la séduirait-il après tout. Le risque était le
piment de la vie, non ?
*
*     *
Malgré la curiosité avec laquelle la secrétaire de Trey l’observait, Darcy s’assoupit à moitié en
attendant Trey qui avait des papiers de dernière minute à signer.
Elle était éreintée et sa journée n’était pas terminée. A présent, elle allait devoir affronter sa
tante Archie.
Quand Trey réapparut enfin, Darcy regarda l’horloge murale.
— Tu diras à ta tante que ce n’est pas ma faute si nous sommes en retard.
— Désolé, je devais régler une affaire importante.
Darcy lui prit le bras tout en adressant un signe à la secrétaire avec la revue qu’elle tenait à la
main.
— Merci de me la laisser, Carol.
Dans le couloir, Trey s’aperçut de quoi il s’agissait et s’arrêta brusquement.
— Pourquoi emportes-tu la brochure de nos concurrents ?
— Parce que je trouve que c’est une erreur de la laisser traîner dans ta salle d’attente. Et aussi,
ajouta-t-elle avec un sourire malicieux, parce que je n’ai pas fini de la lire.
— Je croyais que nous nous étions mis d’accord pour que tu n’ailles pas t’habiller chez Tyler
Royale. Alors pourquoi éprouves-tu le besoin de feuilleter leurs plaquettes publicitaires ?
— Pour les comparer aux tiennes, répondit-elle suavement. Ils ont prévu des soldes monstres
samedi prochain et j’ai hâte de suggérer à Arabella de suivre leur exemple.
— Donne-moi ça, lui ordonna-t-il en tentant de s’en emparer.
— Tiens ! Cherches-tu un article en particulier ? Peut-être pourrais-je alors t’indiquer à quelle
page il se trouve ?
Comme Trey froissait le prospectus et le jetait à la poubelle, elle haussa les épaules.
— Bon, j’en trouverai un autre. A ce sujet… Crois-tu que le P.-D.G. de Tyler Royale me donnerait
des bons de réduction si je lui en demandais gentiment ?
Trey sourit.
— Fais comme tu le sens, mais apparemment Ross n’est pas à son bureau aujourd’hui. Peut-
être a-t-il pris sa journée pour emmener ses enfants voir le Père Noël.
— En septembre ?
— Dans la grande distribution, la période des fêtes commence très tôt, tu sais.
Les yeux au ciel, elle le laissa lui ouvrir la portière de la voiture de Caroline.
La maison de Millicent Archibald n’était pas loin du centre commercial, aussi y furent-ils moins
en retard que Darcy ne l’avait craint. La vieille demeure semblait sortir tout droit d’une
illustration d’un roman du siècle dernier. Un majordome vêtu d’un impeccable costume sombre
ouvrit la porte au moment précis où Trey se garait devant le perron.
— Bonsoir, monsieur, dit-il d’un ton égal. Madame vous attend dans le petit salon. Par ici,
mademoiselle.
— Salut, Gregory.
D’un regard circulaire, Darcy remarqua le feu dans la cheminée, le tapis persan, le service en
argent, le chat siamois allongé avec un air de sphinx sur un coussin.
La jeune femme redressa les épaules et tenta de se rappeler les bonnes manières. Il était
évident que ce thé avec la grand-tante de Trey allait être un modèle du genre.
Brutalement, elle se rendit compte qu’elle avait oublié de lui demander comment elle devait
appeler sa parente. Sûrement pas tante Archie — une femme entourée d’un siamois, d’un
maître d’hôtel, d’argenterie et d’une cheminée n’apprécierait certainement pas une telle
familiarité. Tant pis, elle improviserait.
Comme elle posait les yeux sur celle qui se levait pour leur souhaiter la bienvenue, Darcy se
figea.
Elle ne ressemblait pas du tout à la vieille dame distinguée qu’elle s’attendait à rencontrer. Elle
s’était tellement imaginé être présentée à une femme aux cheveux légèrement bleutés, vêtue
d’un tailleur dans les tons pastel orné d’un collier de perles, qu’elle se demanda un instant si
elle n’était pas victime d’hallucinations.
Grande et dégingandée, Millicent Archibald portait un pantalon kaki, un pull rouge vif, des
chaussettes jaune citron et un bracelet de tennis de cuir serti de diamants. Ses cheveux,
composés de mèches noires, blanches et grises, étaient enroulés sur le haut de sa tête en un
chignon improvisé retenu par une grosse épingle en plastique.
De ses yeux pénétrants, elle étudia Darcy de la tête aux pieds.
— Elle est absolument parfaite, Trey, déclara-t-elle enfin.
Darcy était certaine qu’il ne s’agissait pas d’un compliment. Mais elle préféra jouer les idiotes et
la gratifia d’un grand sourire.
— Merci, madame.
— Gregory ! cria la vieille femme. A présent, mes visiteurs imitent vos façons ridicules !
Combien de fois dois-je vous répéter de ne pas me donner du « madame » à tout bout de
champ ?
Avec un soupir, elle se réinstalla sur le canapé.
— Appelez-moi Archie. Tout le monde m’appelle ainsi à l’exception de Gregory.
De nouveau, son regard brillant se posa sur Darcy.
— Ainsi vous allez devenir une Kent. Ce mariage est un peu précipité, non ?
— Comment en as-tu entendu parler ? s’enquit Trey.
— Caroline m’a demandé si le cocktail de tes fiançailles pouvait se dérouler ici. Je l’avais
d’ailleurs conviée à se joindre à nous avec Corbin mais elle a décliné l’invitation.
Elle se tourna vers Darcy.
— Vous vous chargez de servir le thé, bien sûr ? Je n’ai jamais su le faire correctement.
Servir le thé ? Pourquoi l’en priait-elle ?
C’était un piège, Darcy en avait l’intuition sans qu’elle sût exactement quel était le but de ce
petit jeu.
Discrètement, elle regarda le service en argent composé d’une multitude de récipients de
toutes tailles. Elle repéra sans difficulté la théière et le sucrier mais s’interrogea sur le contenu
du troisième.
La gorge serrée, elle s’approcha du plateau.
— Comment aimez-vous votre…
— Donnez-moi plutôt une goutte de ceci, déclara tante Archie en lui montrant le pot dont
Darcy n’avait pas deviné l’usage.
Quand elle versa le breuvage, Darcy fut surprise de son parfum mais Trey lui prit des mains la
tasse et la tendit à sa tante qui la sirota en souriant.
— Je veux bien respecter les règles de bienséance en utilisant l’argenterie et la porcelaine de
Chine. Mais je refuse d’absorber du thé. Je préfère un bon bourbon. Cela vous choque, ma
chère ? Vous vous y habituerez.
— Pour tout vous dire, je préférerais moi aussi un whisky.
Le regard de tante Archie s’éclaira.
— Bravo ! Vous n’êtes donc pas une poupée de cire finalement. Où Trey vous a-t-il dénichée ?
— Trey est un vieil ami de mon frère.
— Ce tailleur d’un autre âge m’a induite un moment en erreur, je dois l’avouer. Qu’attends-tu,
Trey, pour lui retirer cette tenue ridicule ?
A ces mots, le visage de Darcy vira au rouge brique. Tante Archie avait certainement posé cette
question sans penser à mal mais elle imagina soudain Trey lui défaire d’une main experte ses
boutons, promener ses doigts sur sa peau, lui retirer son corsage, dégrafer le soutien-gorge de
dentelle qu’Arabella avait choisi pour elle…
Avec une profonde inspiration, elle versa le bourbon dans une autre tasse puis risqua un coup
d’œil vers Trey. Il la dévisageait pensivement comme s’il réfléchissait aux paroles de sa tante et
elle sentit un frisson la parcourir.
— Qu’aimerais-tu, Trey ? s’enquit-elle.
— Boire ?
Elle s’empourpra davantage.
— Archie me trouve snob mais je préfère mon scotch dans un verre avec des glaçons, reprit-il.
Avec souplesse, il se dirigea vers un placard et se servit.
Tante Archie n’avait pas quitté Darcy des yeux.
— Ne vous en faites pas, ma chère. Je parle toujours à tort et à travers. Mais au nom du ciel que
faites-vous dans ce tailleur de bonne sœur ?
Darcy tenta de repousser les images érotiques qui enflammaient son esprit.
— Je te l’avais dit, murmura-t-elle à Trey.
— Pour l’amour de Dieu, Trey, emmène ta fiancée renouveler sa garde-robe ! Et profites-en
pour t’acheter des chaussettes jaunes.
En souriant, elle tendit la jambe pour leur faire admirer ses propres chevilles.
— Il est impossible de se prendre au sérieux avec cette couleur aux pieds.
Le majordome entra avec un plateau de petits-fours.
— Vous pouvez emporter le thé, Gregory. Personne n’en veut. Mais laissez les amuse-gueules.
Le chat en raffole.
Comme s’il suivait la conversation, le siamois leva la tête et s’étira avec volupté.
— Il est complètement stupide — je parle de Mistigri, pas de vous, Gregory. Je me demande
pourquoi je le garde.
Comme le maître d’hôtel quittait la pièce, elle s’adossa contre le canapé, sa tasse à la main.
— Alors, racontez-moi la vérité, à présent. Je n’imagine pas Trey jaloux au point de vouloir voler
la vedette à Caroline en se mariant avant elle. Alors que s’est-il passé ?
Son regard passa tour à tour de Darcy à Trey.
— Vous ne voulez rien me dire ? Bon, alors montrez-moi votre bague, ma chère.
Quand Darcy lui tendit la main, tante Archie examina l’améthyste avec attention et fronça les
sourcils.
— Je trouve la pierre un peu toc, Trey. On dirait un bijou d’occasion. Tu aurais quand même pu
en prendre une neuve !
— C’est moi qui l’ai choisie, intervint Darcy.
— Alors vous êtes folle, ma chère. Vous auriez dû exiger le plus gros diamant. Quand j’ai
divorcé, j’ai mis en gage le bouchon de carafe que mon ex-mari m’avait offert et j’ai ainsi pu
lancer ma propre affaire. Je vous conseille de suivre mon exemple. Une entreprise est plus sûre
qu’un homme.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, reconnut Darcy. Je vais monter ma société dès la fin de la
campagne publicitaire.
— Parfait. Et si l’améthyste ne vous suffit pas pour démarrer, ma chère, venez me trouver.
*
*     *
Lorsque Gregory les reconduisit à la porte, la tête de Darcy tournait un peu. Elle se laissa choir
sur le siège passager du cabriolet de Caroline et regarda la lune qui brillait au-dessus de la
maison de Millicent Archibald.
— Trey, ai-je rêvé ?
— Tante Archie donne toujours cette impression aux gens. Ils sont soit complètement séduits
soit totalement furieux.
— Je peux comprendre ces réactions extrêmes.
Elle se redressa.
— Ma voiture est toujours garée sur le parking du centre commercial, tu sais.
— Es-tu certaine d’être en état de conduire ? Quand on boit du bourbon dans une tasse, il est
difficile de mesurer la dose ingurgitée.
— Ne t’inquiète pas, je n’ai pas perdu mes facultés de jugement. Dans quelle branche travaille
ta tante ?
— Dans les relations publiques.
A ces mots, Darcy faillit s’étrangler.
— Tu ne parles pas sérieusement !
— Bien sûr que non. C’était un test pour juger de ton état d’ébriété. Elle dirige un cabinet
d’assurances. Et elle est redoutable en affaires.
Comme ils arrivaient devant le centre commercial, il répéta :
— Es-tu sûre d’être capable de conduire ? Je peux te ramener et passer te prendre demain
matin, si tu préfères.
Darcy lui décrocha un sourire éblouissant.
— Inutile. Je compte aller jeter un coup d’œil aux soldes de Tyler Royale dès l’ouverture.
— Darcy…
— Je n’achèterai rien, lui assura-t-elle. Je veux seulement comparer vos prix. A demain.
Et elle s’enfuit avant qu’il n’ait pu répliquer.
Quand elle rentrerait à la maison, Dave serait sans doute sorti, peut-être avec Ginger… Ginger.
Brutalement, Darcy eut l’impression de manquer d’air. Comment avait-elle pu oublier qu’elle
avait proposé à son frère de l’inviter à dîner ?
En passant devant la maison, elle remarqua la lumière dans le salon et la bibliothèque. A moins
que Dave ait soudain décidé de recevoir des clients la nuit, Darcy allait sous peu faire la
connaissance de sa petite amie.
Elle se rendit compte qu’elle s’était arrêtée au milieu de la rue quand le conducteur derrière
elle lui adressa un appel de phares. Dans son rétroviseur, elle reconnut la voiture de sport
rouge de Caroline. Trey l’avait suivie.
Furieuse, elle se gara et sortit de son véhicule pour venir frapper à sa vitre.
— Craignais-tu que je me perde en route ?
— Tante Archie a parfois cet effet sur les gens. Mais que se passe-t-il chez toi ? Une soirée ?
— Bien sûr. Pendant que tu étais au bureau, j’ai téléphoné à tous les types du quartier pour
organiser une fête d’enfer ce soir.
— Y aura-t-il de la pizza ?
Darcy renonça. A quoi bon discuter ? Sur ce terrain, il la battait toujours à plates coutures.
— Dave a dû inviter Ginger, je pense.
— Pas avec toutes les lumières allumées !
— Et pourquoi pas ? Quel esprit mal tourné !
— Peut-être, en effet. Même s’il n’a pas l’intention de l’épouser, il doit la trouver attirante.
— Il n’y a pas que le sexe dans la vie. Ils sont peut-être en train de discuter poésie ou politique
ou de jouer aux échecs.
— Tu veux parier cinq dollars sur la question ?
— Non, laisse tomber. A demain.
— Je viens avec toi.
— C’est inutile.
Mais il la suivit quand elle ouvrit la porte et jeta un coup d’œil à l’intérieur.
— Dave ? Je suis rentrée ! Pardonne-moi de ne pas t’avoir prévenu de mon retard. Je t’avais
proposé d’inviter Ginger à dîner mais j’ai été débordée et j’ai complètement oublié de…
Le souffle court, elle s’interrompit en pénétrant dans le salon. Dave était assis sur le canapé, un
verre de vin à la main, et devant lui se tenait une très jeune femme — elle n’avait pas vingt
ans — vêtue d’une minijupe, d’une veste de cuir et chaussée de bottes noires. Une main sur la
hanche, elle leva la tête pour dévisager Darcy.
— Vous aviez prévu un dîner avec moi ? Personne ne m’en a parlé !
— Il ne s’agissait pas d’une invitation en bonne et due forme mais plutôt d’une idée lancée en
l’air, expliqua Darcy avec le sentiment d’aggraver son cas.
— Je suis passée par hasard et Dave recevait une femme, reprit Ginger d’un air suspicieux. Il
m’a assuré qu’il s’agissait d’une cliente.
— Et c’était une cliente, intervint Dave. Voilà pourquoi je ne peux rien te dire sur elle. De
toute façon, elle est partie. Laisse-moi te raccompagner à la porte, Ginger.
A contrecœur, Ginger le suivit.
Dès qu’ils furent hors de vue, Trey se tourna vers Darcy.
— Je crois que tu me dois cinq dollars.
— Seigneur ! Dave a-t-il perdu la tête ? Cette fille est à peine majeure !
Elle se laissa tomber sur le sofa et se déchaussa.
— Ces sandales me font horriblement mal aux pieds ! Je ne veux plus les remettre.
Comme elle étendait ses jambes, elle heurta par mégarde un verre de vin qui traînait sous la
table basse et le renversa. Une grosse tache rouge orna aussitôt la moquette.
Darcy le regarda d’un air songeur. Pourquoi Dave l’avait-il caché ?
La porte du bureau grinça et, du coin de l’œil, Darcy vit passer une ombre qui disparut vers
l’office.
Quand son frère revint, elle lui lança :
— Ta cliente — celle qui était partie à en croire Ginger — est dans la cuisine maintenant.
Dave soupira.
— Vous pouvez sortir ! cria-t-il. Il n’y a plus que des amis.
Lorsque la visiteuse de Dave apparut, regardant de droite à gauche comme pour s’assurer que
la voie était libre, Darcy n’en crut pas ses yeux.
— Caroline ? Que faites-vous ici ?
Caroline rougit.
— J’organisais votre soirée de fiançailles.
6.

A ces mots, le silence tomba et tous quatre se figèrent. Darcy assise sur le canapé, Trey perché
sur l’accoudoir, Dave la main sur la porte et Caroline sur le seuil de la pièce comme si elle se
sentait trop honteuse pour entrer.
Darcy la regarda avec plus d’attention. Sous la lumière du lampadaire, son œil au beurre noir
était plus prononcé et la balafre sur sa lèvre plus sinistre que la veille.
— Avez-vous vu un docteur ? lui demanda-t-elle.
— Non, je l’ai recousue moi-même ! lança Trey. Evidemment, elle a consulté un médecin !
— Laisse ta sœur répondre aux questions qu’on lui pose, intervint Dave. Asseyez-vous, Caroline,
et finissez votre vin.
— A moins d’essorer la moquette pour le récupérer, cela risque d’être difficile, dit Darcy en
ramassant le verre. En reste-t-il dans la bouteille ?
A la vue de la tache, les yeux de Caroline s’écarquillèrent.
— Je suis désolée. Je ne voulais pas…
— Bien sûr, répliqua Darcy. Moi non plus, je ne m’attendais pas à le trouver sous la table basse.
— Cela arrive tout le temps, assura Dave.
Stupéfaite, Darcy le dévisagea avant de comprendre qu’il tentait simplement de mettre sa
cliente à l’aise.
— Ecoutez, Caroline, reprit-elle. Etes-vous certaine d’avoir envie de maintenir cette réception
pour les fiançailles samedi prochain ? Parce qu’à moins de prévoir une soirée déguisée et de
porter un masque…
Caroline sourit avec précaution.
— Ça ira, vous verrez.
— Bon. Laissez-moi au moins vous aider à l’organiser. Dave est complètement incompétent
dans ce domaine comme vous vous en êtes certainement déjà aperçue. Je n’ai pas non plus une
grande expérience de la chose mais je peux dessiner des cartons d’invitation. Dites-moi
seulement ce que vous voulez.
« Et je prendrai tout mon temps pour les concevoir et, quand j’en aurai terminé, il ne sera peut-
être plus utile de les envoyer. »
— Il est trop tard pour inviter les gens par courrier, fit remarquer Caroline. J’ai déjà commencé
à les appeler. J’aurais dû voir les horaires avec vous. Mais Dave m’a assuré que vous n’aviez rien
de prévu samedi soir et Trey tient à…
Comme Trey esquissait un geste, Caroline s’interrompit au milieu de sa phrase et rentra la tête
dans les épaules comme si elle craignait un coup.
Darcy se demanda ce qu’elle s’apprêtait à dire. Quels projets Trey avait-il pour samedi soir ? Et
avec qui ?
Au fond, elle s’en moquait d’ailleurs. Mais cela l’intriguait.
Trey se leva.
— Je te ramène à la maison, Caroline.
— J’aimerais d’abord nettoyer cette tache avec de l’eau gazeuse, dit-elle.
— Je m’en occuperai, assura Dave. C’est moi qui ai mis ce verre sous la table.
— Et je t’aiderai, ajouta Darcy. C’est moi qui l’ai renversé.
Caroline parut hésiter comme si elle ne savait plus quoi penser.
Comme Trey se tournait vers Darcy, elle fut surprise de voir passer dans son regard une lueur
de gratitude. Etait-ce parce qu’elle venait au secours de sa sœur au lieu de lui reprocher
l’incident ? Et les larmes qui brillaient dans les yeux de Caroline étaient-elles dues à la
culpabilité à propos du vin renversé ou au soulagement de n’en être pas tenue pour
responsable ?
Soudain, Darcy se rendit compte que les blessures que Corbin avait causées à Caroline étaient
sans doute plus profondes qu’un œil au beurre noir et une lèvre fendue. Un jour ou l’autre, son
visage cicatriserait. Les autres plaies mettraient sans doute davantage de temps à se refermer.
Sur une impulsion, Darcy traversa la pièce pour l’embrasser.
— Merci de vous donner tant de mal pour cette soirée, Caroline. Cela me touche beaucoup,
d’autant que vous avez tant d’autres soucis à gérer.
Sans répondre, Caroline la gratifia d’un pauvre petit sourire. Dave l’aida à mettre son manteau
et bientôt Darcy entendit le ronflement familier du moteur de la voiture de sport, avec Trey au
volant sans aucun doute.
En proie à une foule d’émotions, elle tenta de réfléchir aux événements de la soirée.
Découvrir l’incroyable jeunesse — et puérilité — de Ginger l’avait irritée et l’inquiétait pour
Dave. Elle avait éprouvé également une profonde sympathie pour Caroline mêlée à une
certaine incompréhension — comment cette femme qui avait tout pour elle avait-elle pu se
laisser démolir à ce point par quelqu’un ? Et enfin elle trouvait étrange que Trey l’ait saluée
d’un simple « à demain » lorsqu’elle l’avait raccompagné à la porte.
— Dave ! s’écria-t-elle soudain. Comment Caroline est-elle arrivée ici ? Possède-t-elle une autre
voiture ?
Manifestement gêné, Dave évita son regard.
— Elle m’a téléphoné pour m’expliquer qu’elle voulait me parler. Aussi suis-je allé la chercher.
— Je vois. Pour satisfaire ta clientèle, tu n’hésites pas à jouer les chauffeurs maintenant.
Pensivement, elle considéra la tache puis son frère.
— Pourquoi lui avoir offert un verre ?
Les oreilles de Dave rougirent.
— J’essayais seulement de la mettre à l’aise. Elle avait l’air d’avoir besoin de quelque chose
pour se détendre.
— Cela n’a rien d’étonnant. La pauvre ! Aller te demander conseil pour organiser une soirée !
Quelle idée ! Et en plus tu as ouvert une bouteille dont je me sers pour la cuisine…
A l’aide de son mouchoir, il se mit à nettoyer la moquette.
— Lorsque tu sauras cuisiner, Darcy, je solliciterai ton avis sur le vin. En tout cas, Caroline n’est
pas venue me trouver pour discuter des fiançailles. Nous en avons parlé mais ce n’était pas la
raison principale de sa présence.
— Quel était alors l’objet de sa visite ?
— Elle a reçu l’appel d’un journaliste qui voulait comprendre pourquoi elle était brusquement
évincée de la campagne publicitaire et pourquoi Trey avait pris sa place.
— Des rumeurs sont parvenues à leurs oreilles. Arrête ! Cette tache ne partira pas ainsi, tu
aggraves la situation.
— Qu’est-ce que Caroline proposait d’utiliser ?
— De l’eau gazeuse. Mais nous n’en avons pas.
— Bien sûr. Nous n’avons qu’à mettre un tapis dessus et personne ne remarquera rien.
— Il n’en est pas question. Il te faut une nouvelle moquette, de nouveaux mouchoirs et, dans la
foulée, essaie de trouver aussi une nouvelle petite amie.
*
*     *
Le matin, les magasins Kentwells étaient calmes. Seuls quelques vendeurs et de rares clients
erraient dans les étages. Curieux que le personnel ne profite pas de ces heures creuses pour
regarnir les rayons, songea Darcy. Mais peut-être tout ce travail avait-il été effectué pendant la
nuit.
Ou peut-être les ventes s’effondraient-elles et n’y avait-il aucun article à remplacer, ce qui
expliquerait pourquoi cette campagne publicitaire était tellement importante aux yeux de Trey.
Après avoir fini ses achats, elle passa à son bureau.
— Tu tombes bien, je voulais te parler, lui dit-il.
Posant son stylo, il remarqua le gros sac qu’elle portait.
— Tu as trouvé des vêtements qui t’ont plu, à ce que je vois.
— Et je t’ai même acheté quelque chose.
Lorsqu’elle lui tendit un petit paquet emballé d’un joli papier, Trey l’examina sans s’émouvoir.
— Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cette attention ?
— Comme tu m’as offert une bague de fiançailles, il m’a paru normal de te donner à mon tour
un présent.
Il s’installa à côté d’elle sur le sofa, ouvrit la pochette et découvrit des chaussettes jaunes.
— Tu ne recules devant aucun investissement, Darcy.
— Ta tante m’a soufflé l’idée. Hier soir, elle prétendait que personne ne pouvait se prendre au
sérieux avec cette couleur aux pieds alors j’ai pensé…
— Il est heureux que nous ne mettions pas en parallèle nos cadeaux respectifs, dit Trey. Parce
qu’un bijou ne se compare pas à une paire de chaussettes.
— A deux paires de chaussettes, corrigea Darcy. Mais tu as raison. Je me suis creusé la tête
pour te les trouver, contrairement à toi pour l’améthyste. Et, s’il s’agit d’une allusion à leur
valeur marchande, laisse-moi te dire que je n’ai pas les mêmes revenus que toi et que cet achat
représente un pourcentage bien plus important dans mon budget que la bague dans le tien.
— Je serais plus sensible à cet argument si je ne m’attendais pas à en recevoir la facture sous
peu.
— Alors sache que je les ai achetées sur mes propres deniers. Et je ne te demanderai pas de me
les rendre quand toute cette campagne sera finie.
— Si c’est une discrète tentative pour m’inciter à te laisser la bague en souvenir…
— Pas en souvenir, non. Mais peut-être me servira-t-elle de garantie au cas où tu oublierais de
remplir ta part du contrat.
— A ce sujet, Darcy, j’ai réfléchi et…
— Tu as réfléchi à mon entreprise ? Tant mieux ! Moi aussi. J’ai beaucoup d’idées. Si tu
comptais faire marche arrière et revenir sur ta promesse, n’y compte pas.
— Non, non, mais je voulais te parler.
— Vraiment ? Vu la manière dont tu as quitté la maison hier soir, avec un simple « à demain »,
j’avais l’impression au contraire que tu n’avais pas grand-chose à me dire.
Il pencha la tête et la regarda avec attention.
— Je comprends… Tu as été déçue.
— Non ! s’écria-t-elle aussitôt. Je suis seulement surprise, du coup, que tu aies envie de me
parler ce matin.
— En fait, je désirais t’exprimer quelque chose mais pas avec des mots.
— Pourrais-tu être plus précis ?
Soudain, il lui enlaça les épaules, l’obligeant à se plier vers lui, et lui prit les lèvres avec une
extrême douceur.
— Hier, tu as été très gentille avec Caroline et j’ai éprouvé le besoin de t’embrasser.
— Pour me remercier ?
Sa voix tremblait légèrement. Ce baiser ne l’avait pas affectée à ce point mais savoir qu’il
s’agissait d’un geste de gratitude la refroidissait.
— Parfait, lui lança-t-elle. Tu as bien fait de t’abstenir : Dave et Caroline se seraient sans doute
posé des questions.
Elle se leva.
— A plus tard, au rayon maison.
— Attends, Darcy ! s’écria-t-il alors qu’elle avait la main sur la poignée de la porte. Je ne t’ai pas
dit toute la vérité.
Les sourcils froncés, elle se tourna vers lui et il poursuivit.
— Ce n’est pas seulement parce que tu t’es montrée très gentille avec Caroline que j’ai désiré
t’embrasser.
Elle sentit soudain son cœur battre à tout rompre.
— Et je ne voulais pas t’embrasser comme je viens de le faire non plus, d’ailleurs. Ce dont je
rêvais…
S’approchant, il plaqua ses mains contre le mur, de chaque côté de son visage, et se pencha
vers ses lèvres.
Darcy ne pouvait pas s’écarter ni lui envoyer son gros sac à la figure. Aussi décida-t-elle de le
laisser faire. Puis elle pourrait lui sourire, hocher la tête et sortir d’ici.
Mais le baiser de Trey la foudroya. Quand il s’empara de sa bouche, elle eut l’impression d’être
soulevée par un raz de marée sensuel.
Comment sans même la toucher réussissait-il à lui donner l’impression d’être caressée ?
— Voilà ce dont j’avais envie, murmura-t-il.
— Je vois. Mais tu ne l’as pas fait parce que…
— Parce que Dave n’aurait pas apprécié. Non que cela le regarde. Tu es adulte et moi aussi,
Darcy. Et je peux verrouiller cette porte et m’étendre avec toi sur ce canapé sans qu’il ait son
mot à dire…
Il était en train de lui proposer de faire l’amour avec elle dans son bureau… avec sa secrétaire à
quelques mètres et Jason en train d’arpenter le rayon maison en tous sens en se demandant où
ils étaient passés ! Et il parlait sérieusement !
Stupéfaite, Darcy fut choquée, presque horrifiée, par la brutalité de cette approche.
Ou du moins l’aurait-elle été si elle n’avait pas été sérieusement tentée de le prendre au mot.
Elle se ressaisit à temps. Depuis longtemps, elle avait décidé de ne plus jamais tomber dans les
pièges de séduction masculins. Aucun homme ne la décevrait plus. Alors que lui arrivait-il ?
Pourquoi vouloir compliquer la situation qui l’était déjà à la base ?
Pourtant avec un simple baiser, sans même la toucher, Trey lui donnait envie de lui céder.
Froidement, elle le dévisagea d’une manière qui le fit reculer et réajuster son nœud de cravate.
— Je vois, dit-elle. Puisque nous en sommes aux confidences, je dois avouer que je n’ai pas dit
non plus toute la vérité, Trey.
— Ah bon ?
Il paraissait seulement vaguement intéressé.
— Qu’est-ce qui n’était pas vrai dans ce que tu m’as dit ?
— Je n’ai pas payé tes chaussettes au prix fort.
— Mes chaussettes ?
— Oui. As-tu déjà oublié mon cadeau ? Elles étaient en solde et je les ai eues pratiquement
pour rien.
Hochant lentement la tête, il sourit.
— Si je comprends bien, cela signifie « bas les pattes ».
— Tu es très intuitif, Trey. A tout à l’heure.
Dès qu’elle fut hors de vue, elle s’appuya contre un mur et poussa un gros soupir, de
soulagement.
Ce ne pouvait pas être du regret, n’est-ce pas ? Quand une petite voix intérieure la traita de
menteuse, elle fit semblant de ne pas l’avoir entendue.
*
*     *
Il ne fallut qu’un instant à Darcy pour passer une robe rouge en daim — qui lui plaisait
davantage que celle qu’Arabella avait prévue pour cette séance — et elle arriva au rayon
maison quand les photographes en étaient encore à installer leur matériel.
Mais elle remarqua à peine leur présence parce qu’elle repensait à la proposition de Trey.
Comment avait-il osé lui proposer de faire l’amour dans son bureau ?
Les yeux plissés, Jason s’approcha d’elle.
— A quel jeu jouez-vous, Darcy ? lui jeta-t-il avec hargne.
Avait-il compris la vérité à propos de leurs fiançailles ? s’interrogea-t-elle avec angoisse. Il n’y
avait d’ailleurs pas besoin d’être Sherlock Holmes pour se poser des questions. Le brusque
changement de casting avait dû lui paraître suspect.
Mais à présent que devait-elle faire ? Le mettre dans la confidence et lui donner les détails de
l’affaire ou paraître offusquée qu’il doute de la réalité de ses fiançailles ?
Elle préféra faire l’idiote en espérant que Trey apparaîtrait à temps pour lui permettre de sortir
de ce mauvais pas.
— Je ne suis pas certaine de saisir le fond de votre pensée, Jason. De quoi parlez-vous ?
D’un air froid, il sortit une feuille de sa poche.
— Pourquoi avez-vous envoyé une lettre de candidature à mon service ? Que cherchiez-vous ?
A me tendre un piège ?
Darcy reconnut une des enveloppes qu’elle avait rédigées avant de rencontrer Trey et que Dave
avait postées par mégarde.
— Pas du tout ! Mais comme j’aimerais trouver du travail et que…
Elle se rendit compte trop tard de son erreur.
— Je veux dire. La publicité est votre partie et…
— Justement : c’est mon domaine réservé et je n’ai aucune envie d’entendre vos idées en
matière de slogans ou de logos ni vos leçons sur la manière de photographier. Suis-je clair ?
— Très clair, mais…
— Allez vous changer pour les prises de vue.
— C’est déjà fait.
— Vraiment ? D’où sort cette robe ?
— Vous n’avez pas l’air de l’apprécier. Contrairement à moi. Trey va devoir nous servir
d’arbitre.
— C’est peut-être lui le patron, protesta Jason, mais il n’est pas spécialiste en la matière.
— Je ne suis peut-être pas un spécialiste mais je sais reconnaître une tenue attirante quand j’en
vois une. Je vote pour. Cent pour cent pour.
Darcy fit volte-face et vit Trey remonter l’allée centrale, passant sous une construction de
serviettes présentées en arc-en ciel. Son costume sombre tranchait parmi cette mosaïque de
couleurs et ses yeux brillaient d’un air appréciateur.
— Je t’apporte un cappuccino, poursuivit Trey en lui tendant une tasse. Cette robe semble très
soyeuse. Je peux toucher ?
— Non, dit-elle fermement. Si tu tiens à mettre la main sur quelque chose, va voir les coussins.
Certains sont faits en coton égyptien.
— Je parie qu’ils ne sont pas aussi doux que ta peau.
— Que sais-tu de la douceur de ma peau ? lui murmura-t-elle à l’oreille. Tu ne l’as jamais
effleurée.
Il sourit.
— Nous pourrions y remédier…
— Non. Où veux-tu en venir, Trey ?
— Tu as besoin d’un dessin ?
— Non, mais j’aimerais en connaître la raison. Et, accessoirement, ce n’est pas parce que tu
m’apportes un café que je te céderai.
— Dommage ! Et t’abandonnes-tu dans les bras des hommes pour le fun ?
— Des hommes ! Sûrement pas. Jamais plus d’un à la fois !
— Fais attention, tu choques Jason.
— Oh, il est certainement ravi de voir ses soupçons se confirmer. En tout cas, méfie-toi de lui.
C’est certainement lui qui a prévenu les journalistes qui ont appelé Caroline.
Les sourcils de Trey se levèrent.
— Je ne t’ai pas parlé de cette histoire.
— Non, mais Dave, oui.
— Ne t’inquiète pas, je tiens déjà la situation bien en main. En réalité, c’est de cela que je
voulais te parler tout à l’heure mais tu m’as distrait et j’ai oublié.
— Je t’ai distrait ?
— Les chaussettes jaunes, lui rappela-t-il.
— Rends-les-moi.
— Tu ne pourras pas te les faire rembourser si tu les as eues en solde.
— Je m’en moque. Je veux les reprendre si elles t’empêchent de me mettre au courant de tout.
Etais-tu sérieux en parlant d’inviter tes concurrents ? Et quand allons-nous commencer à
travailler sérieusement sur mon affaire. Et…
— Jason est prêt à prendre les photos. Nous en discuterons après le dîner.
— Et si je suis déjà prise pour la soirée ?
— Impossible, je suis le seul type dans ta vie actuellement. De plus, je dois t’expliquer pourquoi
ce serait une bonne idée de faire l’amour ensemble. Alors, à moins que tu préfères que je t’en
parle maintenant devant les photographes…
7.

Taquiner Darcy en public était peut-être ridicule, reconnut Trey. Mais aussi très amusant. Et
présentait surtout l’avantage de l’empêcher d’aborder des sujets qui pourraient inciter Jason à
poser des questions gênantes.
Darcy lui sourit.
— Dis-le-moi maintenant, Trey, lui proposa-t-elle. Je suis sûre que l’équipe brûle d’apprendre
que nous n’avons pas encore couché ensemble.
Elle était vraiment délicieuse à le prendre ainsi au mot.
— J’ai l’impression que le sujet te travaille beaucoup, Darcy. Tu as envie de me céder, avoue-le.
Et il s’avança vers elle pour l’enlacer.
Mais, sans le laisser l’approcher, Darcy saisit une des serviettes qui composaient l’arc-en-ciel et
la lui lança au visage.
Surpris, il protesta :
— Eh ! N’abîme pas la marchandise !
— Je te l’achèterai en souvenir. Tiens, si la jaune ne te plaît pas, en voici une rouge !
Comme elle continuait à le bombarder de tissus de toutes les couleurs, il finit par riposter à son
tour et la scène dégénéra en bataille rangée, ponctuée d’éclats de rire.
— Si vous pouviez cesser vos jeux puérils, intervint Jason d’un ton sec. J’aimerais reprendre le
travail.
A ces mots, l’équipe qui comptait les points en riant se figea.
Manifestement peu pressée d’obtempérer, Darcy envoya un dernier projectile à la tête de Trey
avant de s’efforcer de recomposer la construction en arc-en-ciel.
Trey la regarda se hisser sur la pointe des pieds pour remettre les serviettes en place. Séduit, il
admira les douces courbes de son corps svelte tandis qu’elle se contorsionnait, les bras au-
dessus de sa tête.
A la fin, elle se tourna vers lui.
— Tu ne veux pas m’aider ?
— Comment pourrais-je te refuser quoi que ce soit quand tu me le demandes avec ce sourire ?
Elle lui tendit la pile de tissus multicolores mais, au lieu de les lui prendre des mains, il la
souleva par la taille pour lui permettre d’atteindre le haut de l’édifice.
Surprise, elle poussa un cri et, un moment, il crut qu’elle allait les faire tomber tous les deux.
Mais elle saisit le support de métal et remit les serviettes à leur place avant d’admirer son
œuvre.
— J’ai fini. Tu peux me redescendre. Et préviens-moi la prochaine fois.
— Je t’avais prévenue, répliqua Trey.
Il la mit à terre et resserra son emprise.
— Je t’avais dit que je voulais toucher ta robe et ce moyen est aussi bon qu’un autre.
*
*     *
Pour Darcy, la journée fut plus longue et plus difficile que les précédentes. Jason, exaspéré par
l’insistance de Darcy à vouloir choisir elle-même ses vêtements, ne cessait de l’accabler de
reproches.
Peut-être aurait-il été plus simple de suivre les conseils d’Arabella, songeait Darcy. D’ailleurs, si
elle portait une tenue de grand-mère, Trey n’aurait plus d’excuse pour poser la main sur elle.
Mais il aurait sans doute trouvé un autre prétexte pour la toucher. Tous les moyens étaient
bons pour la déstabiliser.
Parce qu’il était évident pour Darcy qu’il cherchait à la déstabiliser. Et malheureusement être
consciente de son petit manège ne l’aidait pas à garder la tête froide.
Chaque fois qu’elle l’observait à la dérobée, elle se remémorait la chaleur de ses mains lorsqu’il
l’avait soulevée sans effort comme une ballerine. A d’autres moments, elle se surprenait à
regarder sa bouche et à éprouver de nouveau la pression de ses lèvres contre les siennes. Et
lorsque, au prix d’un dur combat intérieur, elle parvenait à chasser de son esprit les souvenirs
de ce baiser elle ne pouvait s’empêcher de se rappeler avec quelle aisance il avait accepté, dans
son bureau, son refus de lui céder. Avec un sourire et une petite réflexion humoristique, il avait
changé de sujet et rien n’indiquait même la moindre déception… Il aurait été certainement
content de partager avec elle un petit interlude érotique. Mais il n’éprouvait pour elle aucune
passion, elle l’attirait par simple curiosité. Autrement, il n’aurait pas renoncé si facilement.
Et elle, que ressentait-elle pour lui ?
Si, au départ, il s’agissait d’un simple contrat d’affaires où les sentiments n’avaient pas leur
place, à présent, elle devait reconnaître qu’elle n’était plus tout à fait claire, qu’une frontière
avait été franchie.
Jason jura.
— Que faites-vous à rêvasser ? Au travail, Darcy !
A ces mots, elle se ressaisit. Ce n’était pas le moment d’y réfléchir. Elle le ferait plus tard. Elle
avait besoin de temps pour songer à la situation et à ce qu’elle voulait à propos de Trey.
Surtout à propos de Trey, murmura une petite voix intérieure.
Darcy fit de son mieux pour l’ignorer.
*
*     *
Lorsque les prises de vue furent terminées, Darcy était tellement épuisée qu’elle se serait
volontiers allongée par terre pour une petite sieste. Mais, comme elle était entourée de
machines à laver, de réfrigérateurs et de fours à micro-ondes, elle dut y renoncer.
Trey consulta sa montre :
— Je dois retrouver Caroline pour faire le point avec elle sur ce qui s’est passé pendant la
journée. Veux-tu monter à mon bureau avec moi ou aller faire des courses ?
Avec un gémissement, Darcy lui envoya un léger coup de coude dans les côtes.
— Comment pourrais-je courir les magasins ? Je suis morte !
— Je croyais que les femmes pouvaient acheter des vêtements à longueur de journée.
— Pas moi, en tout cas. Je rentre chez moi.
— Nous devons dîner ensemble, tu t’en souviens ? Pour une discussion très sérieuse…
— Je n’ai pas faim et je suis trop fatiguée pour parler. Tout ce dont j’ai envie dans l’immédiat
est de retirer mes…
Le visage de Trey s’éclaira.
— Tes vêtements ?
Elle ne tomba pas dans le piège.
— Mes chaussures et de me détendre.
— D’accord, retourne chez toi et repose-toi. J’achèterai de quoi nous nourrir en me rendant
chez toi.
— Je viens de te dire non.
— Tu as besoin de reprendre des forces. Qu’est-ce que tu aimerais ? Des plats mexicains ?
Chinois ? Italiens ?
— Martiens, ce serait bien. Comme le traiteur qui vend leurs spécialités n’est pas sur ta route,
sens-toi libre d’annuler. A demain.
Elle promena les yeux autour d’elle à la recherche de son sac de vêtements et le repéra derrière
du matériel photographique. Le directeur artistique qui surveillait les rangements le lui tendit.
— Les meilleures photos de la journée ont été prises lors de la bataille de serviettes, lui dit-il.
— Je n’en doute pas.
— Jason ne les retiendra sans doute pas. C’est dommage.
Darcy lui sourit. Elle aimait bien le jeune homme et elle admirait la façon dont il réussissait à
composer avec le caractère difficile de Jason.
— S’il pense que leur publication me gênera, il les utilisera, dit-elle.
Avec un geste de la main, elle s’en alla vers le parking. Même les affiches étalées sur les murs
de Tyler Royale annonçant des soldes monstres sur une majorité d’articles ne lui donnèrent pas
envie d’aller y jeter un coup d’œil.
La circulation était impossible. Agacée par la rapidité à laquelle les feux passaient au rouge,
Darcy tenta pourtant de prendre les choses du bon côté. Quand elle arriverait, le cabinet de
Dave serait fermé, lui et Mme Cusack seraient partis et elle n’aurait plus à se soucier de rien
pour la journée. Du moins l’espérait-elle.
Enfin parvenue dans son quartier, elle se gara sans encombre. Ravie à l’idée de profiter enfin du
calme, Darcy entra la clé dans la serrure, poussa la porte et… resta figée.
Le salon ressemblait à une maison de poupée qu’une fillette peu soigneuse aurait renversée
avant de la remettre à l’endroit sans prendre le temps de replacer les meubles. Le canapé, les
chaises des clients, les placards à dossiers, la table basse, tout avait été poussé dans un coin
près de la cuisine. Le vieux tapis de sol taché et élimé avait été retiré et des piles de lattes de
bois, à côté de gros pots de colle et d’une boîte de clous, laissaient penser qu’un élégant
parquet allait bientôt le remplacer.
Il est vrai qu’elle avait suggéré à Dave, la veille au soir, qu’il était temps de changer la
moquette. Mais elle ne s’attendait pas à ce qu’il la prenne au mot. Et pourquoi fallait-il que les
travaux commencent aujourd’hui ?
Elle qui n’avait qu’une envie, celle de se reposer et de se détendre, ne pouvait même pas avoir
accès au sofa, à présent couvert de livres, de dossiers, d’une lampe et de sacs de détritus.
Quant au bureau de Mme Cusack, il bloquait le passage de l’escalier et elle ne pouvait donc pas
atteindre le grenier ni ses affaires…
Accablée, elle sortit son portable pour téléphoner à Dave mais il ne prit pas l’appel qui fut
transféré sur son numéro professionnel. Elle entendit alors une voix suave lui apprendre que les
bureaux seraient fermés jusqu’à vendredi pour cause de travaux.
— Pourquoi as-tu décidé de t’occuper du revêtement de sol maintenant, Dave ? pesta-t-elle à
voix haute. En général, tu remets tout à demain !
Une voix derrière elle la fit soudain sursauter.
— Tu parles encore toute seule, Darcy ?
Elle se retourna.
Les bras chargés d’un gros sac en papier, Trey claqua la porte d’un coup de hanche.
— Tu devrais t’enfermer à clé quand tu es chez toi, tu sais. N’importe qui peut entrer.
— Oui, même des gens qui ne sont pas invités, remarqua-t-elle. Et à ce propos je ne me
rappelle pas t’avoir convié.
— Ah bon ? Ne m’as-tu pas dit que tu souhaitais déguster des spécialités martiennes ? J’ai pris
cela pour une invitation. Je t’ai donc apporté un repas martien, ou plutôt ce qui m’a paru le plus
proche des mets extraterrestres.
— Et qu’as-tu acheté ? s’enquit Darcy avec curiosité.
— Tu vas voir.
Il promena les yeux autour de lui comme s’il découvrait seulement le désordre qui régnait dans
la pièce mais, sans se laisser décontenancer, il retourna quelques caisses pour en faire une
table de fortune, se servit de deux gros pots de peinture en guise de sièges et commença à
vider le contenu de son sac.
— Je suis un peu étonné, dit-il en jetant un regard circulaire dans le salon.
— Par la vitesse avec laquelle nous avons entrepris de changer le revêtement de sol ? Moi
aussi.
Elle s’installa sur sa chaise improvisée et tira sur sa jupe. Quand les yeux de Trey se posèrent
sur ses cuisses, elle se félicita d’avoir fait cet effort.
— Connaissant Dave, je pensais qu’il allait attendre la fin du mois de février pour prendre
contact avec un fabriquant, prendre une décision courant juillet et rappeler six mois plus tard.
— Je suis surtout surpris par le parquet de bois. Ce n’est pas le même investissement qu’un
simple remplacement de moquette.
— Peut-être s’est-il dit qu’il deviendrait alors plus facile de déplacer les meubles.
— Vu la taille de ce bureau, parquet ou pas, il ne sera pas simple à bouger, remarqua Trey.
— Je sais. Dave comptait s’en servir pour lui mais il n’a jamais réussi à lui faire passer la porte.
— Et il n’avait pas pensé à prendre des mesures avant de l’acheter ? Heureusement qu’il s’est
spécialisé dans le droit et non dans les maths. Crois-tu qu’il a l’intention de poser lui-même les
lattes ?
Elle le dévisagea avec horreur.
— Dave ? Il en serait incapable !
Mais, regardant avec plus d’attention le matériel qui les entourait, elle poussa un soupir de
soulagement.
— Ce bois, cette colle, ces outils appartiennent à un professionnel, pas à un novice.
— Tant mieux. Cela m’ennuierait que mon avocat se coupe le bras.
Darcy ouvrit la boîte qu’il lui tendait avec circonspection.
— Une soupe de petits pois ? En quoi est-ce martien ?
Manifestement ravi de son petit effet, il sourit :
— Comme nous sommes ce que nous mangeons et que les petits hommes qui vivent sur Mars
sont verts, j’ai pensé…
Elle leva les yeux au ciel.
— Et tu as sans doute pris une salade d’épinards pour l’accompagner ?
— Oui, avec du brocoli. J’ai acheté également des rouleaux parce qu’ils ressemblent aux blocs
de pierre de Mars. Et un gâteau au chocolat parce que c’est un dessert universel.
Ouvrant son propre bol de soupe, il changea de sujet :
— Que vas-tu porter à la soirée de fiançailles ?
— Je n’en sais rien. En fait, j’espère encore l’annulation de toute cette histoire.
— N’y compte pas. Caroline a déjà invité cent cinquante personnes, loué deux orchestres pour
permettre aux invités de danser sur deux sortes de musique et elle voulait voir le menu avec
toi. Je lui ai dit que tu la rappellerais.
— Deux orchestres ? Pourquoi ne pas s’adresser plutôt à un disc-jockey qui alternerait les
disques ?
— Tu plaisantes ! Caroline ne fait jamais rien à moitié.
Il regarda le sol d’un air songeur.
— Ce qui explique sans doute le choix du bois.
— Tu veux dire que parce qu’elle a renversé son verre sur la moquette l’autre soir elle a
entrepris de la remplacer par du parquet ? Il aurait été plus logique de la faire nettoyer et de
partager la note avec moi. Ta sœur a un sentiment de culpabilité surdéveloppé qui explique
d’ailleurs certainement pourquoi elle a laissé Corbin la maltraiter.
— Mais ces travaux te posent un problème. Comment vas-tu réintégrer ta chambre ? En
perçant un trou dans le mur ?
Darcy lui décrocha un grand sourire.
— Tu vas pousser ce bureau pour dégager l’escalier.
A sa grande déception, Trey secoua la tête.
— Désolé, mais cet après-midi une femme m’a démis l’épaule parce que je lui proposais d’aller
faire des courses.
— Trey, je t’ai donné un petit coup de coude de rien du tout et je suis certaine de ne pas t’avoir
fait mal.
— Alors c’est quand tu m’as envoyé toutes ces serviettes à la figure.
— Me soulever pour me permettre de les remettre en place était plus difficile que de bouger
un meuble de quelques centimètres.
— Je refuse de risquer un lumbago. Mais que vas-tu faire ?
Darcy ne voulait même pas y penser. Puisque Trey déclarait forfait, elle devait trouver une
solution par elle-même.
— J’ai téléphoné à Dave mais il ne prend pas ses appels. Et cela m’ennuierait de débarquer sans
prévenir chez lui, au cas où il serait en compagnie de Ginger.
— Je suis d’accord avec toi.
— Et je ne veux pas embêter qui que ce soit…
— Alors, il ne te reste qu’une solution, répliqua Trey, très à l’aise. C’est dit. Tu passeras la nuit
chez moi.
*
*     *
Pour la cinquième fois de la soirée, Darcy répéta :
— Je préfère aller dormir à l’hôtel.
— Sois raisonnable. Il va sans doute falloir des jours avant que ce parquet soit fini. Et même
lorsqu’il sera posé tu ne pourras pas marcher dessus tout de suite. A mon avis, tu n’auras pas
accès au grenier avant au moins une semaine.
— C’est vrai, reconnut-elle avec un soupir. Mais je ne veux pas habiter chez toi. Je vais
demander l’hospitalité à Caroline.
Trey secoua la tête.
— Elle n’aura malheureusement que sa baignoire à te proposer. Pourquoi crois-tu qu’elle a
demandé à Archie de lui prêter sa maison pour la réception ?
— Tante Archie ! s’écria Darcy d’un air triomphant. Je suis sûre qu’elle a des chambres d’amis.
— Oui, elle a aussi très envie d’apprendre ce qui se passe et que nous lui cachons.
Darcy se mordilla les lèvres.
— Je ne dormirai pas avec toi, dit-elle d’un ton ferme.
Quand il se mit à rire, Darcy sentit ses joues s’enflammer.
— Et il n’est pas question pour moi de partager ton lit, qu’on y dorme ou pas ! renchérit-elle.
— Chérie, que vas-tu imaginer ? J’ai des principes, tu sais, je ne vais pas profiter de la situation.
Alors, débarrassons vite la table et partons.
*
*     *
Situé au soixante-quatrième étage, l’appartement de Trey occupait à lui seul la moitié de
l’étage de son immeuble situé dans un des quartiers les plus huppés de Chicago. Des baies
vitrées de l’immense salon, Darcy admira les lumières de la ville.
— Fais comme chez toi, lui dit Trey. Le frigo est toujours vide mais il y a un traiteur en bas qui
fait des plats à emporter. Suis-moi, je vais te montrer ma suite.
— Ta suite ? Il n’en est pas question ! Tu as sûrement une chambre d’amis.
— Bien sûr, mais elle ne possède pas de salle de bains, ce qui t’obligerait à traverser le hall pour
aller prendre une douche et tu m’accuserais de chercher à te reluquer.
— Tu pourrais ne pas reluquer, cela réglerait le problème.
Le regard de Trey la détailla d’un air coquin des pieds à la tête.
— Je pourrais essayer.
Rien qu’à son ton, il était clair qu’il doutait d’y parvenir.
Darcy le dévisagea soudain d’un air suspicieux.
— Es-tu sûr que c’est bien Caroline qui a entrepris de refaire le parquet chez nous ?
— Chérie, j’espère que tu ne vas pas t’imaginer que j’aurais tout manigancé pour t’attirer dans
un traquenard.
— Jure-moi que tu ne l’as pas fait !
— Non. Parce que j’aurais pu le faire mais je n’y ai simplement pas pensé. Mes neurones ne
fonctionnent plus très bien depuis que je te connais.
Bien entendu, Darcy n’en crut pas un mot. Trey continuait son opération de séduction.
Un jour, pensa-t-elle, une femme réussirait à anéantir l’esprit de Trey. Elle espérait simplement
ne pas être là pour assister à ce spectacle. Il lui serait trop douloureux de voir cet homme qui
avait toujours réponse à tout, qui anticipait toujours la situation, agir comme un amoureux
transi et stupide. Surtout si la femme en question ne le méritait pas.
Repoussant ces idées, elle le suivit dans la suite principale. La chambre était immense et les
lumières de la ville brillaient à la fenêtre.
— Depuis quand habites-tu ici ?
— Depuis que mon père est tombé malade.
— Tu ne m’as jamais dit où tu vivais auparavant.
— Tu ne me l’as jamais demandé. J’étais à Philadelphie. La femme de ménage est passée
aujourd’hui, les draps et les serviettes de toilette sont propres. Si tu as besoin de quoi que ce
soit, d’une brosse à dents, par exemple…
— Je me débrouillerai sans, merci. Et tu peux dormir sur tes deux oreilles, je ne pense pas
t’appeler cette nuit.
Il grommela quelque chose et s’en alla.
Darcy s’attendait à passer une nuit blanche. Comment pourrait-elle fermer l’œil dans le lit de
Trey, la tête sur ses oreillers, l’odeur de son after-shave flottant dans l’air ? Mais à peine
allongée elle s’assoupit.
Les effluves d’un café fraîchement moulu la réveillèrent.
Trey se tenait à côté d’elle, un bas de pyjama pour tout vêtement, et une tasse à la main.
— Je sais à présent deux choses à ton sujet, dit-il. Tu es très sensible aux odeurs et tu ronfles.
— Pas du tout.
— Qu’en sais-tu ? Tu dormais. Et au réveil tu as une voix très sensuelle. Continue, c’est
intéressant.
Darcy se mit sur son séant et avala une gorgée. Le breuvage était si bon qu’elle s’en étonna.
— C’est toi qui as fait le café ?
— C’est mon seul talent culinaire.
— Rien qu’à cause de cela, je te garderai peut-être, après tout.
— Ne me menace pas dès le matin. A présent que tu es enfin éveillée, aimerais-tu un morceau
du journal ?
Il lui posa le quotidien sur les genoux, en sortit la page des sports puis, à sa grande surprise, il
s’allongea à côté d’elle et se mit à parcourir les titres.
— Tu vas rester ici au lit à lire la presse ?
— A moins que tu me proposes une meilleure manière de démarrer la journée. Ta photo est
dans le journal d’ailleurs.
— La campagne a démarré ?
C’est alors que le téléphone retentit sur la table de chevet. Darcy regarda le nom qui s’affichait
sur le combiné et déclara :
— C’est Caroline. Je ne ferai pas de bruit et elle ne se doutera pas de ma présence, d’accord ?
Trey s’empara de l’appareil.
— Salut, Caroline, dit-il. Quel temps fait-il en dessous ?
Darcy ne put s’empêcher de s’interroger à haute voix :
— En dessous ?
— Au quatorzième étage où se trouve son appartement. Comment, Caroline ? Non, non, Darcy
me demandait où tu étais. Nous lisons la presse et nous hésitons à nous lever ou à rester toute
la journée sous la couette…
Il tourna la tête vers Darcy.
— Pourquoi fais-tu autant de bruit, Darcy ? Je croyais que tu voulais te montrer aussi discrète
qu’une souris pour que Caroline ne devine pas ta présence ?
8.

Trey cala le téléphone contre son épaule tout en observant Darcy du coin de l’œil. Elle sifflait de
colère comme une bouilloire sur le point d’exploser.
— Qu’y a-t-il encore, Caroline ? s’enquit-il. Le traiteur te demande un menu ? Veux-tu en
discuter avec Darcy ?
Il leva les yeux de son journal mais Darcy secouait la tête.
— Quel qu’il soit, il me convient, assura-t-elle.
— Tu as carte blanche, Caroline, mais fais simple, je t’en conjure. Bon sang ! Il faut que nous
partions ! Jason va nous agonir d’injures… D’accord, à demain soir.
Tout en raccrochant, il se tourna vers la jeune femme.
— Lorsque tu siffles comme ça, tu ressembles vraiment à un serpent.
— Très drôle. D’accord, j’aurais mieux fait de me taire pendant ta conversation téléphonique.
Mais tu n’étais pas obligé d’insister lourdement sur ma présence !
Trey haussa les épaules.
— Caroline a un sixième sens pour ce genre d’histoires.
— Et comment l’a-t-elle développé, je me le demande ! Elle a dû te trouver souvent au lit en
bonne compagnie !
— Qu’est-ce qu’il te prend ? Ce n’est que Caroline !
— Je ne vois pas l’intérêt de la convaincre que nous couchons ensemble. Et j’apprécierais que
tu ne me mettes pas dans le même sac que toutes les autres femmes de ta connaissance.
— Crois-moi, Darcy, tu n’as rien de comparable avec elles.
— Merci, dit-elle d’un air vexé.
Mais que voulait-elle à la fin ? D’abord, elle le priait de ne pas la comparer aux autres puis elle
semblait lui reprocher de ne pas le faire !
— C’était un compliment, Darcy !
— Bien sûr.
— D’ailleurs, j’ai refusé de me fiancer avec l’une d’elles, rappelle-toi !
— Parce qu’elles auraient essayé de convaincre Caroline qu’il s’agissait de quelque chose de
plus sérieux qu’une simple partie de jambes en l’air.
Il hésita, ne sachant pas très bien quelle réponse elle espérait. Dès lors qu’il s’agissait de Darcy
Malone, le terrain n’était jamais sûr.
— C’est vrai.
Cela dit, aucune des autres femmes en question ne se serait retrouvée chez lui et encore moins
dans son lit parce qu’un bureau bloquait l’accès à leur chambre. Il aurait tout simplement
déplacé le meuble pour régler leur problème.
Pourquoi alors avoir refusé de pousser celui de Mme Cusack pour permettre à Darcy de monter
dans ses appartements ?
D’abord parce que l’idée qu’elle vive seule dans un quartier mal famé et dans un grenier ne lui
plaisait pas beaucoup. De plus, Darcy était différente. Elle était saine et ne brodait pas un
roman d’amour à partir de rien. Et surtout il voulait lui prouver qu’il la respectait.
Ce qui ne signifiait pas qu’il n’avait pas envie de faire l’amour avec elle — il la désirait, en fait.
Mais il la considérait différemment des autres filles d’Eve. La plupart auraient mal interprété
son invitation à venir dormir chez lui, surtout dans son lit. Mais pas Darcy. Avec elle, il ne
risquait rien. Elle ne tenait pas plus que lui à s’engager sur le long terme.
A présent, il devait trouver le moyen de le lui expliquer pour qu’elle revienne à de meilleurs
sentiments à son égard. Mais vu son air contrarié il avait peu de chances d’y parvenir.
— Tu ferais mieux de t’inquiéter de la réaction de Dave plutôt que de celle de Caroline, reprit-
elle. Si ta sœur lui apprend que j’ai passé la nuit dans ton lit…
— Elle ne nous y a pas exactement surpris alors pourquoi mettrait-elle Dave au courant ? Et,
même dans ce cas, en quoi cela le contrarierait-il ? Il sait bien qu’il ne s’agit de rien de sérieux.
— Formidable. Mon frère va me prendre pour une fille légère qui couche avec n’importe quel
homme dont elle n’a rien à faire.
— Si tu veux, je vais lui passer un coup de fil pour lui assurer qu’il ne s’est rien passé entre nous.
D’un air dubitatif, elle le considéra un instant.
— Tu ferais cela ? Merci.
— Bien sûr ! Je serai très content de le lui dire.
Elle lui envoya un coup de poing, sans lui faire de mal, évidemment. Mais cela fournit à Trey le
prétexte dont il avait besoin. Il s’empara de ses poignets et la fit basculer sur lui. Comme il
regardait son visage si proche du sien, sentait ses cheveux caresser sa peau, respirait les
fragrances de son parfum enivrant, il prit soudain conscience que, pour la première fois de sa
vie, il était étroitement enlacé à une femme qui n’avait nullement l’intention de le laisser aller
plus loin.
Et c’était bien dommage.
*
*     *
Bien entendu, ils arrivèrent en retard et trouvèrent Jason qui arpentait le rayon cosmétiques
comme un lion en cage. Sans perdre de temps, Darcy retira sa veste et s’installa pour permettre
à l’esthéticienne de la maquiller.
— La première page publicitaire vous a plu ? s’enquit Justine en s’activant.
Darcy se souvint alors du journal que Trey lui avait tendu lorsque le téléphone avait sonné.
Agacée contre lui, elle ne l’avait même pas feuilleté.
— Je ne l’ai pas encore vue, dit-elle.
— Nous avons été très occupés ce matin, expliqua Trey avec un sourire. Je vais te chercher un
café, chérie. Tu n’as même pas eu le temps de prendre ton petit déjeuner.
A ces mots teintés de sous-entendus coquins, Justine étouffa un éclat de rire et Darcy eut envie
d’envoyer le flacon de démaquillant à la tête de Trey.
Mais Jason prit sèchement la parole.
— Les photos ne passent pas mal mais la prochaine série sera meilleure. Je vous retrouve à
l’étage de la maison. Nous commencerons la matinée avec la porcelaine de Chine.
— N’était-ce pas le programme d’hier ? s’enquit Justine.
— Nous n’y sommes pas arrivés finalement.
— Parce que vous préfériez faire les imbéciles avec des serviettes, s’emporta Jason.
Darcy attendit qu’il soit hors de portée de voix.
— J’aimerais jeter un œil à cette pub, Justine.
Les mains encore pleines de crème, l’esthéticienne alla lui chercher le quotidien qui traînait sur
une table et l’ouvrit.
Darcy soupira.
— Quand Jason a dit que la page lui plaisait, je me suis douté, que j’aurais l’air d’une fiancée du
siècle dernier dessus. La bague rend bien, cela dit.
— Et la photo du baiser est excellente, renchérit Justine. Mais elle a besoin d’être agrandie
pour avoir un véritable impact. Le directeur artistique m’en parlait justement avant votre
arrivée. Il veut intervertir les clichés. Celui du couple enlacé devrait être mis en avant pour
attirer l’attention et ceux montrant les articles laissés en arrière-plan.
Darcy hocha la tête.
— Il a raison.
Mais tant que Jason serait responsable de l’opération, aucune photo d’elle embrassant Trey ne
s’étalerait en gros plan et en première page des journaux et cela valait mieux.
Comme Darcy traversait le rayon joaillerie pour se rendre à l’étage de la maison, elle décida
d’aller en saluer le responsable pour lui dire qu’elle trouvait magnifique son améthyste sur les
clichés. Elle le surprit en grande discussion avec Trey.
— Bonjour, mademoiselle, lui dit-il en repoussant discrètement des papiers.
Darcy aperçut le croquis d’une bague mais elle était trop loin pour en voir les détails.
Trey se tourna vers elle.
— J’allais te chercher un croissant, dit-il. Tu n’as pris qu’un café ce matin. Vu le travail que tu
fournis, ce n’est pas assez.
Darcy vit le sourire du directeur de la bijouterie. Tenter de faire taire Trey était inutile, elle le
savait, aussi préféra-t-elle l’ignorer.
— Est-ce sur mon autre bague que vous travaillez ?
Elle ne parvenait pas à dire « mon alliance ». Comme il n’y aurait pas de mariage, il n’y aurait
pas non plus d’alliance pour symboliser cette union.
— Ce n’est qu’une esquisse, expliqua Trey. Le résultat final sera sans doute très différent.
Il avait d’ailleurs sans doute apporté déjà des modifications au dessin initial pour retarder sa
mise en œuvre dans l’espoir que leurs fiançailles soient rompues avant que les orfèvres n’aient
commencé à le réaliser.
Et c’est justement parce qu’elle savait que Trey ne la lui passerait jamais au doigt qu’elle avait
très envie de voir à quoi elle aurait ressemblé.
— Comme il est encore temps de la modifier, je peux peut-être donner mon avis ? Après tout,
c’est ma main qu’elle ornera, non ?
Trey haussa les épaules.
— Montrez-la-lui.
Aussitôt, le directeur ressortit ses croquis.
— La plupart des alliances et des bagues de fiançailles sont dessinées ensemble de manière à ce
qu’elles s’harmonisent, lui dit-il. Mais lorsque nous partons d’un bijou conçu à l’origine pour
être porté seul c’est un peu plus compliqué. L’ensemble serait un peu bancal si nous nous
contentions d’un anneau d’or. Aussi en avons-nous imaginé deux qui se croiseront autour de
l’améthyste pour recréer un équilibre. Nous y sertirons des éclats de la pierre principale.
— C’est très beau, dit-elle avec sincérité en considérant le modèle. Mais trop imposant pour
moi.
A ces mots, le joaillier la regarda d’un air stupéfait et Trey prit la parole.
— Que suggères-tu ?
— Les deux anneaux incrustés d’améthystes écrasent la bague de fiançailles. Mais s’ils étaient
plus fins et si vous vous contentiez d’y ajouter un diamant de chaque côté…
Elle prit un stylo qui traînait sur la table et commença à crayonner.
— Euh… un peu comme ça.
Les sourcils froncés, le directeur étudia son esquisse.
Darcy se rendit compte trop tard qu’il n’était pas très malin d’expliquer à un professionnel
pourquoi il faisait fausse route. Manifestement, l’homme avait beaucoup travaillé sur cette
alliance. Et elle donnait l’impression de vouloir lui apprendre son métier alors qu’elle n’était en
rien une experte en la matière.
— C’était juste une suggestion, bredouilla-t-elle, gênée.
Puis, tournant les talons, elle s’éloigna.
Trey échangea quelques mots qu’elle n’entendit pas avec son employé et la rattrapa en
quelques enjambées.
— Ne te reproche rien. Il n’a pas mal pris ta proposition. De plus, ton idée était excellente et le
résultat beaucoup plus joli que l’énorme horreur violette qu’il avait en tête.
— Et il coûterait également beaucoup moins cher, ajouta-t-elle. Deux petits diamants plutôt
que trente améthystes.
— C’est vrai. Il va revoir sa copie.
— Je suis heureuse d’avoir contribué à ralentir le processus.
Elle s’arrêta avant d’entrer à l’étage de la maison.
— N’est-ce pas Caroline que j’aperçois là-bas sous un chapeau de paille avec des lunettes
noires ?
Il s’agissait bien de Caroline qui faisait mine de s’intéresser à des tasses à café.
Darcy s’approcha d’elle.
— Si je peux me permettre un conseil, ne prenez pas celles avec des anses dorées.
Caroline la regarda avec un sourire. Darcy ne l’avait pas revue depuis deux jours et elle fut
étonnée de constater que sa lèvre était presque entièrement cicatrisée. A cause des lunettes,
elle ne voyait pas bien le reste de son visage. Si la maison de tante Archie n’était pas trop
éclairée, elle pourrait les retirer pour la réception.
— Bonjour, Darcy. Qu’avez-vous contre les anses dorées ?
— Elles ne passent pas bien au four à micro-ondes.
A peine avait-elle prononcé ces paroles que Darcy se mordit la langue. Imaginer que Caroline
faisait réchauffer son café au four à micro-ondes était grotesque.
— Ah oui, bien sûr, je n’y avais pas pensé ! Quel modèle préférez-vous ? Je cherche un cadeau
pour votre mariage.
— C’est à moi de vous en offrir un pour vous remercier d’organiser ces fiançailles. A ce sujet,
savez-vous ce que je devrais donner à tante Archie ?
— Archie a déjà tout. Et si, par miracle, elle tombe sur un article qu’elle ne possède pas encore
et qui lui plaît, elle l’achète immédiatement. Mais, à propos, elle m’a suggéré de venir tôt
demain avec vous.
— Pour tout installer pour la soirée ? Bien sûr. A quelle heure ?
— Pas exactement. Elle nous invite à profiter de son masseur, de sa manucure et de sa
coiffeuse.
Comme Trey s’approchait à son tour, Caroline lui tendit sa joue. Il dut se baisser pour ne pas
heurter son chapeau en l’embrassant.
— Je vois que vous êtes au rayon porcelaine aujourd’hui, s’exclama-t-elle. A la soirée, je pourrai
annoncer à tout le monde que vous avez déposé une liste de mariage dans les magasins
Kentwells !
— A mon avis, nos invités l’auraient deviné tout seuls, remarqua Trey.
Formidable, se dit Darcy. Encore une corvée à laquelle elle n’échapperait pas : renvoyer tous les
cadeaux après l’annulation de leurs noces.
— Avez-vous fixé une date ? reprit Caroline. Les gens commencent à me poser la question.
— Le soir de la Saint-Sylvestre, répondit Trey avec un clin d’œil à Darcy.
Caroline fronça les sourcils.
— Pourquoi attendre si longtemps ? Après ce matin, je croyais…
Darcy se mordit la langue.
« Bravo, lança-t-elle mentalement à Trey. Voilà à quoi a abouti ta petite plaisanterie pour lui
faire croire que nous avons passé la nuit ensemble ! »
Il les avait mis dans de sales draps — si elle osait dire — en transformant la réalité. A présent, à
lui de se débrouiller pour remettre les pendules à l’heure.
— Je vous laisse bavarder. A demain, Caroline.
Cette dernière se pencha pour lui déposer un baiser sonore sur la joue.
— Je suis ravie de la tournure que prennent les événements, dit-elle. Je vous aime beaucoup,
Darcy. N’était-ce pas écrit ?
*
*     *
Darcy n’était pas chez tante Archie depuis un quart d’heure qu’elle comprit que Trey non
seulement n’avait pas arrangé la situation mais l’avait au contraire aggravée. Caroline ne cessait
de parler du mariage, tante Archie buvait ses paroles comme du petit-lait — ou plutôt du
bourbon ! — et Darcy tentait de se détendre sous les mains expertes du masseur.
— Vous êtes très tendue, remarqua-t-il.
Quel homme intuitif ! pensa-t-elle. Elle se sentait aussi raide qu’un morceau de bois.
— La date de ce mariage me paraît bien lointaine, remarqua tante Archie. Et, un 31 décembre,
il vous sera difficile de trouver une salle pour la réception.
Darcy leva la tête pour répondre.
— Nous préférons quelque chose d’intime.
— Uniquement la famille ? s’enquit Archie. Oui, ce n’est pas bête. Sans les relations
professionnelles, ce sera plus sympathique. Et dans ce cas pourquoi ne pas recevoir ici ? Nous
mettrons un grand sapin de Noël comme décoration.
— Ce sera plus original que les bouquets de fleurs habituels, renchérit Caroline.
Darcy sentait presque le parfum de la résine, voyait les guirlandes et les bougies, entendait les
rires de leurs proches et la voix solennelle du maire. Même si elle n’avait jamais songé
sérieusement au mariage — elle ne comptait pas convoler en justes noces avant longtemps,
alors à quoi bon ? — elle se surprenait à y penser sans cesse à présent.
Elle perdait certainement la tête. Comment pouvait-elle s’imaginer dans une belle robe blanche
échangeant avec Trey des promesses d’amour éternel devant un sapin de Noël illuminé ?
— Il faudrait en parler à Trey, reprit Archie dont le masque durcissait et qui n’osait plus
articuler. Que fait-il aujourd’hui ?
Darcy se rendit compte qu’elle n’en savait rien. Elle ignorait complètement les projets de la
journée de son fiancé.
— Il joue au golf avec Dave, répondit Caroline. Il m’a promis qu’ils seraient tous deux à l’heure
et en smoking.
Abasourdie, Darcy en crut à peine ses oreilles.
— Il a réussi à convaincre Dave de porter un smoking ?
— Un photographe sera là, expliqua Caroline. Les clichés serviront pour la campagne. A ce
propos, avez-vous vu la publicité du jour ? Elle est vraiment excellente.
Elle se leva et marcha sur les talons vers le couloir — pour ne pas abîmer ses doigts de pied
fraîchement manucurés — et s’empara du journal qui traînait sur une commode, l’ouvrit à la
bonne page avant de le montrer à Darcy. Cette dernière n’en crut pas ses yeux.
Sur la plus grande photo qui prenait deux pages, elle lançait une serviette à la tête de Trey et,
sur la petite, elle recomposait l’arc-en-ciel en place tandis que Trey riait en la soulevant pour
l’aider.
Jason avait-il donné son accord pour la publication de ces clichés ? Sûrement pas… Et pourtant.
Elle se remémora la conversation qu’elle avait eue avec le directeur artistique. « Si Jason pense
que ces images me gêneront, il les retiendra », avait-elle prédit.
Elle les regarda de nouveau. Sur la photo où Trey la tenait dans ses bras, sa jupe était
légèrement retroussée et ses cheveux en bataille. Elle imaginait presque le regard
machiavélique de Jason en les choisissant.
— Elles ne sont pas bonnes du tout ! s’écria-t-elle.
— Mais si ! Vous y êtes naturels, et c’est ce qu’il faut. Mais attendez que les spots publicitaires
démarrent à la télévision, dit-elle avec un sourire énigmatique.
*
*     *
Les nombreux invités qui vinrent à la soirée de fiançailles partagèrent l’avis de Caroline. La
bataille de serviettes alimentait toutes les conversations.
Darcy avala un peu de champagne et se tourna vers Trey.
— Je me demande si Jason va se réjouir du succès de cette page publicitaire ou en être furieux
parce qu’il voulait surtout me ridiculiser en publiant cette photo.
— Tu le sauras bientôt. Il arrive.
En effet, Jason traversait le salon au pas de charge pour le rejoindre. Rouge de colère, il
s’adressa à Darcy avec hargne.
— Je vous avais priée de ne pas mettre les pieds dans mon service !
— J’ignore de quoi vous parlez, rétorqua-t-elle, étonnée.
— Vous avez convaincu le directeur artistique de retenir les photos des serviettes.
Interloquée, elle se demanda ce qui s’était passé. Le subordonné de Jason l’avait-il mal
comprise ? Ou avait-il pris une initiative avant d’en reporter la faute sur elle ?
— Non, pas elle, intervint Trey. C’est moi.
— Depuis quand prends-tu de telles décisions sans m’en toucher un mot ? hurla Jason.
— Ces photos étaient bien meilleures que celles que tu avais choisies, répliqua Trey. A présent,
si tu veux bien nous excuser, Darcy, mon cousin et moi allons poursuivre ailleurs cette petite
discussion.
— Bien sûr, réussit-elle à balbutier.
Lorsque Jason avait commencé à hurler, l’assistance avait paru se pétrifier mais, très vite, les
conversations reprirent.
— Ne vous inquiétez pas, intervint Caroline. Cela leur arrive souvent.
— S’ils s’entendent si mal, pourquoi travaillent-ils ensemble ?
Caroline haussa les épaules.
— Les actionnaires fondateurs du groupe ont organisé la société de façon à ce qu’elle ne sorte
jamais de la famille. Trey étant l’aîné de la jeune génération, il a pris la direction du groupe et
Jason occupe la seconde place. Or, il aurait préféré être le P.-D.G. Mais, dites-moi, que pense
Trey de l’idée de célébrer le mariage ici ?
— Je ne le lui ai pas demandé.
Darcy baissa la voix pour ne pas risquer d’être entendue par des oreilles indiscrètes.
— Franchement, Caroline, l’opinion de Trey n’a aucune importance. Comme vous le savez très
bien, il ne s’agit que d’une mise en scène.
Caroline lui sourit d’un air étonné.
— Oh, vraiment ?
Darcy soupira de frustration.
— Vous êtes une incurable romantique, Caroline. Mais en réalité nous ne sommes pas…
Comme elle promenait les yeux dans la pièce, elle reconnut soudain le P.-D.G. de Tyler Royale
accompagné d’une grande blonde plantureuse.
Il s’approcha d’elle.
— Bonsoir, Darcy. Permettez-moi de vous présenter ma femme, Kelly.
Cette dernière serra la main de Darcy.
— Vous êtes la reine des médias, mademoiselle Malone. Si le public apprécie autant cette
campagne que les membres de mon club, préparez-vous.
— A quoi ?
— A ce que les gens vous demandent davantage encore et s’insinuent dans votre vie privée.
Bientôt, ils exigeront des photos de votre voyage de noces puis voudront découvrir le berceau
de votre premier enfant puis son école maternelle.
« Cela ne m’ennuierait pas du tout », pensa Darcy.
Un instant, l’idée lui parut si naturelle qu’elle n’y réagit pas tout de suite. Mais soudain
l’évidence la frappa comme un coup de tonnerre. Elle adorerait choisir un berceau avec Trey,
une école maternelle avec Trey, tout avec Trey.
Oui, elle en mourait d’envie. Et surtout elle avait envie de Trey.
Ce n’était qu’une mise en scène, avait-elle rappelé quelques instants plus tôt à Caroline qui lui
avait adressé un petit sourire entendu. A présent elle comprenait pourquoi. Caroline s’était
rendu compte de ce qui se tramait bien avant elle. Elle avait deviné que Darcy était tombée
amoureuse de Trey.
Et elle ne pouvait rien faire d’autre que sourire comme si de rien n’était.
9.

Ils avaient passé un contrat et Darcy s’était engagée à le respecter. Elle avait promis à Trey
qu’elle ne prendrait pas cette histoire au sérieux, qu’elle ne s’imaginerait jamais réellement
fiancée avec lui.
Et elle n’avait tenu parole qu’une toute petite semaine…
A présent, elle allait devoir jouer son rôle, faire semblant d’être détachée pendant les trois mois
à venir. La campagne publicitaire ne faisait que commencer. Ils étaient allés trop loin pour
revenir en arrière.
Une fois les photos terminées, la situation serait plus facile mais il lui faudrait affronter douze
longues semaines de fiançailles avec leur lot de mondanités, de réunions de famille, de
vacances en commun, de félicitations, de baisers sous le gui, quatre-vingt-dix jours à incarner la
future femme adorée de Trey en public tout en prétendant ne rien éprouver pour lui en privé.
Elle ne ferait que mentir ! N’étant pas vraiment sa fiancée ni idiote au point de se croire adorée
par lui, comment pourrait-il en être autrement ? Elle connaissait les limites et les travers de
Trey. Cela dit, aimer ne signifiait pas espérer la perfection chez l’autre. Ce n’était que lorsque
les défauts étaient connus et acceptés que l’amour pouvait croître.
— Ça va ? s’enquit Kelly Clayton.
— Oui, oui, un début de migraine, ce n’est rien.
— Je n’en suis pas étonnée. Comprendre dans quel engrenage vous avez mis le doigt a de quoi
donner le vertige. Votre maison va devenir une attraction touristique, chaque fois que vous
vous montrerez en public, vos vêtements seront passés au crible, vos fans vous suivront à la
trace…
Cette femme était intuitive, cela ne faisait aucun doute, mais elle n’avait pas compris ce qui
ennuyait réellement Darcy. Une chance.
— Arrête, Kelly, intervint son mari. Avant de lui faire peur, rappelle-toi que Darcy ne va pas
devenir mannequin professionnel et les gens vont l’oublier petit à petit. J’ai entendu dire que
vous étiez également une graphiste de grand talent, poursuivit-il.
Darcy se demanda comment il le savait.
— Je vais sous peu me mettre à mon compte.
— Vraiment ? Je suis surpris. Je crois avoir vu une lettre de candidature signée de votre main
sur mon bureau.
Ce courrier envoyé par erreur allait-il la poursuivre encore longtemps ? Elle s’efforça de
reprendre contenance :
— Pour ma part, je suis étonnée que vous l’ayez eue sous les yeux. Je l’avais adressée au
directeur des ressources humaines. En général, ils ne la transmettent pas au P.-D.G.
— C’est exact, dit-il. Je ne rencontre que les candidats les plus intéressants.
Darcy se demanda si son responsable du personnel avait remarqué le nom et parlé d’elle à son
patron, non pas à cause de ses compétences mais parce qu’elle était liée à Trey. Cela n’aurait
rien de surprenant d’ailleurs.
— Je suis déçu, poursuivit-il. Je voulais vous proposer un poste chez Tyler Royale.
Le visage de Darcy se pétrifia mais elle réussit à sourire.
— Vous embaucheriez la fiancée de votre principal concurrent ?
— Si elle convient à la fonction, oui.
— Merci. Quand j’aurai monté ma propre entreprise, je vous appellerai, et peut-être pourrions-
nous travailler ensemble.
« Quand j’aurai monté ma propre entreprise… » Elle l’avait dit presque sans y penser. Mais,
soudain, elle se rendit compte qu’entretenir des relations professionnelles avec Trey après leur
rupture serait plus ardu encore que ces trois mois de fiançailles à venir. Comment le consulter à
propos de financement, de l’évolution du marché, lui parler de ses idées, alors qu’elle ne
cesserait de rêver de partager avec lui des projets beaucoup plus personnels ?
Non, elle n’y parviendrait pas. Mieux valait oublier définitivement cette collaboration.
Mais la question ne se poserait pas avant trois mois, trois longs mois, et elle ne devait pas
l’évoquer maintenant. Si elle y faisait allusion, Trey lui demanderait pourquoi elle avait changé
d’avis. Et que répondrait-elle ? Certainement pas la vérité — pas question de lui dire qu’elle
avait été assez bête pour tomber amoureuse de lui. Elle ne pouvait lui avouer qu’elle ne voulait
pas faire des affaires avec lui parce qu’elle rêvait d’une autre forme de partenariat.
Voilà pourquoi elle allait devoir mentir et jouer la comédie sur plusieurs registres différents.
Comment allait-elle s’en sortir sans devenir folle ?
Tout à coup, Caroline s’approcha d’elle et lui prit le bras avec un sourire.
— Je voulais juste vous dire que je connais l’enfer que vous traversez, Darcy. Rien n’est pire
qu’un chagrin d’amour.
Darcy en resta bouche bée.
— Mais…
Comment Caroline pouvait-elle se douter des affres dans lesquelles elle était plongée ? Et, si
elle les avait devinées, par quelle intuition les avait-elle attribuées à une déception
sentimentale ?
— Dave m’a parlé de votre fiancé, poursuivit Caroline.
— Il a fait quoi ?
Caroline perçut sa surprise.
— Ex-fiancé, devrais-je dire. Il ne s’agissait pas de ragots, Darcy. Dave a évoqué cette histoire
pour m’expliquer pourquoi il était trop tôt pour tomber amoureuse de lui.
Darcy ne comprenait plus rien.
— Vous êtes tombée amoureuse de Pete ? Mais il vit toujours à San Francisco !
— Mais non, idiote. De Dave. Pourtant il pense qu’il ne s’agit pas vraiment d’amour. A son avis,
Corbin est encore trop présent dans mon esprit.
— Et qu’en est-il de son histoire avec Ginger ?
— C’est terminé.
— Il a rompu avec elle ?
— Peut-être pas officiellement, mais ce n’est qu’une question de jours.
Caroline paraissait en avoir la certitude mais savait-elle vraiment de quoi elle parlait ? Il y avait
une semaine à peine, elle comptait épouser un homme qui finalement avait révélé son vrai
visage. Et maintenant elle se croyait éprise de Dave…
Pourtant elle ne se trompait pas sur un point, se dit Darcy. Il était très difficile de faire la part
des choses.
D’ailleurs, Caroline avait peut-être raison. Peut-être Darcy n’était-elle pas vraiment amoureuse
de Trey mais juste perturbée parce qu’elle sortait d’un échec sentimental.
Elle le souhaitait presque. Il lui serait plus facile de traiter ce problème si elle était seulement en
train de se remettre du choc qu’avait provoqué son ex-fiancé et partenaire en épousant la fille
de leur plus riche client.
Mais elle en doutait. Après la trahison de Pete, elle avait été déprimée quelque temps — quelle
femme ne l’aurait pas été ? — mais elle s’était très vite rendu compte qu’elle éprouvait plus de
colère que du chagrin. Et elle ne regrettait pas cette rupture.
Si elle avait accepté de jouer le rôle de la fiancée de Trey Kent, cela n’avait rien à voir avec Pete.
Mais son accord n’avait pas été non plus dicté par la promesse de Trey de l’aider à monter son
affaire puisqu’elle avait le cœur serré, non à l’idée de renoncer à créer sa propre entreprise
mais à la perspective de perdre Trey.
Depuis le premier jour, cet homme la fascinait…
*
*     *
Quand Darcy se réveilla dans le grand lit de Trey, le dimanche matin, elle n’entendit aucun bruit
dans l’appartement. Trey avait dû sortir.
Il était près de midi mais la soirée s’était terminée très tard et, une fois couchée, elle ne s’était
pas endormie tout de suite parce que la brutale prise de conscience de son amour pour Trey
l’avait hantée une grande partie de la nuit.
Elle était tombée amoureuse ! Et elle ne pouvait le reprocher à personne d’autre qu’à elle-
même.
Depuis le début, Trey s’était montré honnête — avec douleur, elle se remémora leur première
conversation, les raisons pour lesquelles il l’avait choisie, elle, et non pas une des femmes de sa
connaissance. Et il ne lui avait jamais fait la cour. Toutes ses gentillesses n’étaient destinées
qu’à faire croire aux gens qu’ils étaient réellement fiancés.
Mais Darcy n’avait vu que ce qu’elle avait voulu voir : à quel point ils s’entendaient, à quel point
il était drôle et comme elle se sentait bien près de lui.
Et maintenant elle devait en payer le prix.
Pour commencer, il lui fallait un bon café. Puis elle réfléchirait à ce qu’elle devait faire, à la
manière dont elle allait pouvoir traverser ces quatre-vingt-dix jours.
Elle se félicita d’avoir un peu de temps devant elle, que Trey ne soit pas venu la voir ce matin.
Elle le regretta aussi. Et elle se demanda ce qui se serait passé s’il s’était allongé sur son lit pour
lire la presse.
« Je lui aurais sans doute cédé, se dit-elle. Alors il vaut mieux qu’il soit sorti. »
Qu’est-ce que Trey lui avait dit devoir faire ce jour-là, déjà ? Peut-être ne lui avait-il rien dit du
tout, il n’avait d’ailleurs aucun compte à lui rendre. Si elle avait continué à vivre dans son
grenier, il ne l’appellerait certainement pas pour l’avertir qu’il allait se balader ou acheter le
journal.
En prendre conscience lui rappela une fois de plus qu’elle vivait en plein fantasme.
Heureusement, elle retournerait sans doute chez elle aujourd’hui. Si les bureaux de Dave
devaient rouvrir le lendemain, les meubles avaient certainement retrouvé leur place habituelle
et elle pouvait de nouveau emprunter l’escalier pour réintégrer sa suite royale.
Comme elle passait devant le salon, elle fut surprise d’y découvrir Trey, assis sur le canapé, une
tasse à la main et un magazine sur les genoux.
— Bonjour, lui lança-t-il avec chaleur. J’ai commandé un brunch, il ne devrait pas tarder à
arriver.
Darcy tira sur son T-shirt.
— Je devrais… aller m’habiller.
— Pourquoi ? Tu n’as pas volé un peu de repos. Si tu veux passer la journée en pyjama, je n’ai
rien contre.
— Je ne porte pas de pyjama.
Hochant la tête, il lui sourit.
— Je l’ai remarqué. Ce T-shirt est un de mes préférés même si je le trouve encore plus beau sur
toi.
Elle en doutait. Il était séduisant en jean, en costume, en… « Arrête », s’ordonna-t-elle.
— Nous avons du nettoyage à faire, lui rappela-t-elle. Tante Archie a été gentille de nous prêter
sa maison, c’est la moindre des choses de tout remettre en état.
— Caroline a demandé au traiteur de tout ranger en partant.
— Oh ! dit-elle en s’installant à l’autre bout du canapé, les jambes repliées sous elle. Je mesure
la différence entre nos univers respectifs. Je n’ai jamais donné de soirée sans tout nettoyer
après.
A ces mots, Trey fronça les sourcils.
— Que se passe-t-il, Darcy ? Quelqu’un a-t-il été désobligeant avec toi hier soir pour que tu aies
l’impression de ne pas appartenir au même monde ?
Il y réfléchit.
— J’ai vu que tu avais discuté avec Ross et Kelly Clayton…
— Seulement de l’éventualité de travailler pour Tyler Royale.
Un peu tard, Darcy se rappela la décision qu’elle avait prise la veille. Sans doute n’était-il pas
très malin de mettre le sujet sur le tapis maintenant, de s’attirer des questions. D’un autre côté,
que pouvait-elle lui raconter d’autre à propos de sa conversation avec les Clayton ? Qu’ils
avaient parlé de berceaux et d’écoles maternelles ?
Trey aurait alors éclaté de rire. Et elle n’avait vraiment aucune envie de le voir s’esclaffer à ce
propos.
— Je croyais que tu me laissais être ton premier client, protesta-t-il d’un ton léger. En tout cas,
il est temps de nous intéresser sérieusement à ton entreprise. As-tu réfléchi à un
emplacement ?
— Non, j’ai été trop occupée, Trey.
— Tu dois y songer sans attendre. Il te faudra des mois pour tout mettre en place.
Darcy se mordilla les lèvres. La conversation devenait plus sérieuse. Si elle esquivait, il la
prendrait pour une dilettante, une douce rêveuse persuadée qu’être son propre patron
signifiait ne pas avoir à travailler du tout. Mais si elle partageait avec lui ses projets, ses idées, il
serait plus difficile de le convaincre par la suite de renoncer à ce partenariat…
Elle se retrouvait dans la situation d’une mouche prisonnière d’une toile d’araignée. Quoi
qu’elle fasse, elle aboutirait à une impasse.
— De mon côté, j’ai commencé à y réfléchir, reprit Trey. Et ce que j’ai trouvé jusqu’ici…
Au grand soulagement de Darcy, la sonnette d’entrée retentit à ce moment-là. Trey alla ouvrir
et revint chargé d’un plateau qu’il posa sur la table.
— Déjeunons, dit-il. Après les petits-fours que Caroline a servis hier soir, j’ai faim de quelque
chose de plus consistant.
— En effet, remarqua Darcy en examinant les plats. Des pommes de terre, des œufs brouillés,
des saucisses, du bacon, des gâteaux et des côtelettes d’agneau !
— Les meilleures de la ville.
Il lui offrit une chaise et lui tendit une assiette.
— Sers-toi. De quoi parlions-nous ?
— Du petit déjeuner, dit-elle, espérant changer de sujet.
— Pas du tout, nous évoquions ta future entreprise. Comme promis, j’ai commencé à
prospecter le marché. Tu vas devoir affronter beaucoup de concurrents. Je ne me rendais pas
compte qu’il y avait tant de graphistes à Chicago.
— Ils ne sont pas tous bons et chacun a sa spécialité.
— Si tu crois que tu vas pouvoir choisir tes contrats…
— Je ne suis pas complètement utopique, Trey. Bien sûr qu’il me faudra…
Elle s’interdit de poursuivre. A quoi bon le convaincre qu’elle n’était pas déconnectée du
monde du travail au point d’ignorer que monter sa propre affaire ne voulait pas dire devenir
indépendante ? En quoi lui importait-il qu’il la prenne pour une sombre idiote ?
Parce qu’elle avait envie de lui donner une bonne opinion d’elle.
La situation aurait été beaucoup plus simple si elle n’avait pas fait la connaissance de Trey. Si
seulement il n’avait pas emmené Caroline voir Dave. Si seulement Mme Cusack n’avait pas
souffert de sinusite ce jour-là…
Elle dégusta son déjeuner en réfléchissant à la manière dont les choses auraient tourné si Trey
n’était pas entré dans son existence. Elle se serait réveillée dans son grenier parce que
personne n’aurait renversé le verre de vin, elle aurait envoyé d’autres lettres de candidature et,
avec un peu de chance, elle se serait vu accorder quelques entretiens…
Peut-être aurait-elle même été appelée par les magasins Kentwells et aurait-elle rencontré Trey
après tout.
Quelle que soit la façon dont elle tournait le problème, elle retombait toujours sur lui.
Ne pas croiser Trey lui aurait certainement simplifié la vie mais elle l’aurait regretté. Quand
tout serait fini, elle allait souffrir mais elle n’aurait pas voulu renoncer à le connaître, même
pour s’éviter cette douleur.
Bien sûr, c’était idiot. S’il était resté un inconnu pour elle, elle ne saurait pas ce qu’elle avait
manqué. Pourtant, elle ne parvenait même pas à imaginer l’existence sans lui.
Trey fronça les sourcils.
— Qu’y a-t-il, Darcy ? Tu me fais peur quand tu me regardes comme ça.
Elle se ressaisit à temps. Le laisser deviner ses pensées était dangereux. Heureusement, il était
assis à côté d’elle et non en face d’elle. Mais qu’aurait-il perçu s’il avait croisé ses yeux ? Du
désir ? De la souffrance ? De l’amour ?
Et comment y aurait-il réagi ?
— Comme quoi ?
— Comme si les côtelettes ne te suffisaient plus et que tu cherchais à t’attaquer à des proies
vivantes.
— Tu as deviné mes véritables envies, dit-elle en lui décrochant un grand sourire, de ce sourire
sexy, craquant, qui le faisait fondre chaque fois. J’ai faim de toi.
— Ah oui, j’aimerais voir ça !
— Que ferais-tu ?
Il prit un air songeur.
— Je remettrais toute cette nourriture au chaud puis je te laisserais me sauter dessus.
Avec effort, elle s’interdit de bouger pendant qu’il finissait son assiette.
Ce serait stupide d’aller plus loin. Cela ne ferait que rendre les choses plus douloureuses.
Mais cela enrichirait aussi le stock de ses bons souvenirs qui l’aideraient plus tard à supporter
ses souffrances.
Quand elle repoussa sa chaise, Trey posa ses couverts sur son assiette.
— Parlais-tu sérieusement ?
— Tout à fait.
Il lui enlaça la taille, la fit asseoir sur ses genoux et l’embrassa pendant un long et délicieux
moment. A la fin de ce baiser, Darcy fondait comme neige au soleil et ses doutes s’étaient
envolés. Demain, la semaine suivante ou dans trois mois, quand tout serait fini, elle le
regretterait. Mais pas maintenant.
Le souffle court, il l’écarta légèrement.
— Peut-être dois-je te demander…
Darcy avait la tête qui tournait comme si elle était ivre, elle avait du mal à se tenir droite mais
elle le regarda en face.
— Oui, Trey, j’ai vraiment envie de faire l’amour avec toi.
— Je suis heureux de l’entendre. Mais ce n’était pas la question que j’avais en tête. Je voudrais
savoir si tu es en train de te métamorphoser en mante religieuse ou en mygale ?
Elle lui sourit.
— Ni l’une ni l’autre. Comme tu l’as dit toi-même, je suis un serpent.
— Tant mieux. Les serpents ne mangent pas leurs partenaires après avoir fait l’amour avec eux.
— Il y a sûrement un début à tout, murmura-t-elle.
— Je devrais donc veiller à te satisfaire.
Il glissa un bras sous ses genoux et la souleva. Dans le mouvement, sa chaise tomba par terre
mais ni l’un ni l’autre n’y prêtèrent attention. Et Trey oublia complètement de mettre le repas
au chaud.
Puis il la porta jusqu’à la chambre et Darcy s’étira langoureusement tandis qu’il la déshabillait.
— Je n’ai pas trouvé la chasse à l’homme très difficile, Trey…
— Je ne voulais pas t’épuiser à tenter de m’attraper.
Il se glissa sous les draps à côté d’elle.
— Ni que tu ressentes ensuite le besoin de te nourrir pour reconstituer tes forces.
Puis les plaisanteries laissèrent la place à la tendresse, à l’exploration mutuelle et finalement au
plaisir et à la passion.
Darcy dut s’endormir car lorsqu’elle sortit de sa torpeur elle était à moitié allongée sur le corps
de Trey, abandonnée comme une poupée de chiffon, et il lui caressait paresseusement les
cheveux.
— Je meurs de faim, murmura-t-elle.
D’un air inquiet, il leva la tête.
— L’instinct de survie m’oblige à te demander de quoi tu as faim.
— De côtelettes.
— Parfait. J’ai acheté les meilleures de la ville.
Elle promena une main sur son torse velu.
— Les meilleures côtelettes de la ville sont sous mes doigts et je vais les croquer.
*
*     *
Darcy ne retourna pas dans son grenier mais le lundi matin suivant, se sentant en pleine forme
et en harmonie avec le monde, elle refusa de suivre Trey au travail.
— Va à ta réunion, dit-elle. Je veux prendre un autre café puis faire les magasins pour dénicher
quelque chose pour tante Archie afin de la remercier de son hospitalité.
Trey finissait sa tasse dans la cuisine. Il était déjà rasé de près et élégamment habillé. Darcy
sourit en songeant au contraste entre cet homme et l’amant fougueux aux cheveux ébouriffés
et au sourire si sexy qu’il était quelques heures plus tôt.
— Si tu as envie d’offrir un cadeau à quelqu’un, donne-le plutôt à Gregory, dit Trey. Il s’est
donné beaucoup plus de mal pour cette soirée qu’Archie.
Il s’empara de sa bouche avec avidité.
Après son départ, elle resta un long moment pensive. Ils venaient de passer deux jours
idylliques mais elle avait la certitude que Trey ne souhaiterait pas prolonger leur relation. Il lui
avait si souvent répété qu’il ne voulait pas entendre parler d’engagement ni de long terme
qu’elle ne nourrissait aucun espoir sur la question. D’ailleurs, même dans le feu de la passion, il
n’avait rien dit qui puisse laisser penser qu’il avait changé d’avis.
A présent, il ne lui restait plus qu’à faire ses valises et à repartir chez elle. Le plancher était
certainement fini et les meubles avaient retrouvé leur place initiale. Elle n’avait plus d’excuse
pour prolonger son séjour chez lui.
Et pourtant, si elle retournait chez elle, elle perdait toute possibilité de transformer une
passade en quelque chose de plus sérieux, de plus profond… qui ressemblerait à de l’amour.
Exactement, se dit-elle. Et c’était la raison pour laquelle plus tôt elle serait partie, mieux cela
vaudrait. Puisqu’elle n’avait aucune chance d’aboutir, de réaliser son rêve, elle préférait s’en
aller plutôt que de l’entendre sous peu lui suggérer de rentrer chez elle.
Aussi, malgré sa tristesse, réunit-elle ses affaires et les mit-elle dans la voiture.
En arrivant au centre commercial, elle fut étonnée de voir le parking bondé. Elle fut plus
surprise encore de constater que ce n’était pas la chaîne Tyler Royale qui attirait cette foule
mais Kentwells. Elle ne trouva à se garer qu’à l’autre extrémité de la galerie marchande.
Comme elle entrait dans le hall, elle entendit soudain quelqu’un l’appeler et se retourna.
Ross Clayton s’avançait vers elle.
— Heureux de vous rencontrer, dit-il. Mais je ne pense pas que vous veniez chez moi.
— En effet, je ne fais que passer.
— Cela vous ennuie-t-il si je fais quelques pas avec vous ?
— Pas du tout. Je suis surprise de vous voir ici, Trey m’a dit que vos bureaux étaient dans le
centre-ville.
— C’est le cas. Mais cette filiale est entre deux directeurs actuellement. Alors en attendant que
le nouveau arrive de Seattle j’assure l’intérim.
— Cela semble compliqué. C’est plus simple pour Trey qui a tous ses magasins à Chicago.
— Oui, il est plus simple de gérer une chaîne quand tous les points de vente sont réunis
géographiquement mais, d’un autre côté, cette concentration peut devenir une source de
complications si l’économie régionale connaît une baisse de régime. Il n’est alors pas possible
de compenser la perte de chiffre d’affaires par les résultats enregistrés ailleurs.
— Oui, je comprends.
Sur une impulsion, elle s’enquit :
— Parliez-vous sérieusement en disant que vous étiez prêt à m’employer ?
— Bien sûr.
Elle prit une profonde inspiration. Il lui semblait important de faire quelque chose maintenant
pour préserver son avenir. Et pour se rappeler que ses fiançailles n’allaient pas durer.
— Accepteriez-vous d’attendre Noël pour m’embaucher ?
Il la dévisagea d’un regard pénétrant :
— La fin de la campagne publicitaire ?
— Oui.
Elle se mordit la lèvre avant d’ajouter :
— J’ai besoin de vous dire quelque chose… en confidence.
Comme il hochait la tête, elle poursuivit :
— Si vous me proposez du travail parce que je vais épouser le P.-D.G. des magasins Kentwells,
alors ne le faites pas.
— Ce n’est pas la question, Darcy.
— Je tiens à clarifier les choses et à vous prévenir que je n’aurai plus aucun lien avec lui après
les fêtes…
Il y eut un long silence puis Ross lui sourit.
— Ainsi, Trey a monté cette histoire de mariage de toutes pièces…
— Non, non, pas vraiment. Au départ, il s’agissait de Caroline mais quand…
Elle s’interrompit, se rappelant à temps qu’elle n’avait pas le droit de parler des déboires de
Caroline.
Mais Ross ne l’écoutait plus. Ils arrivaient devant le fast-food et il salua d’un geste un homme
assis à une table.
Trey.
— Nous continuerons cette conversation plus tard, Darcy. Mais soyez assurée que je vous
embaucherai dès que vous en exprimerez le désir.
Trey s’était levé.
— De quoi discutez-vous ? Etes-vous en train de devenir copains tous les deux ?
— Mais non, nous concluons de petites affaires de notre côté, Trey, répondit Ross. Félicitations,
mon vieux. C’était très malin de votre part de démarrer maintenant cette campagne
publicitaire, d’améliorer l’image de vos magasins au moment précis où je voulais les acquérir
pour me contraindre à vous en offrir un bon prix.
A ces mots, Darcy resta pétrifiée. Sans l’avoir voulu, elle avait révélé des informations
essentielles au principal concurrent de Trey. L’homme qui tentait de le racheter connaissait à
présent la situation et la négociation allait devenir plus délicate pour Trey…
Mais pourquoi ne lui avait-il soufflé mot de cette histoire ? Pourquoi ne lui avait-il pas fait
confiance ? Elle n’aurait rien dit si elle avait su l’importance de l’enjeu.
Mais soudain elle remarqua l’expression peinte sur le visage de Trey. Il ne paraissait pas en
colère mais coupable.
Et elle comprit brutalement la vérité qui se cachait derrière les fiançailles. Trey n’avait pas tenté
de protéger Caroline en prenant sa place. Il n’avait même pas essayé de poursuivre une
opération planifiée pour le bien de ses magasins.
Depuis le début, il s’agissait d’une ruse pour augmenter le prix de vente des actions Kentwells.
Et Darcy n’avait été qu’un instrument.
Sans le vouloir, elle avait trahi Trey et elle regrettait de lui avoir ainsi compliqué la tâche. Mais
ce qu’elle avait fait était une broutille, une erreur innocente.
Lui avait agi délibérément. Il l’avait utilisée — et elle ne pourrait jamais le lui pardonner.
10.

Trey s’était servi d’elle, exactement comme son ex-fiancé. La seule différence entre Trey et
Pete était que cette fois-ci elle l’avait démasqué avant qu’il ne la laisse tomber.
S’efforçant de paraître naturelle, Darcy sourit.
— Je vous laisse à votre discussion, dit-elle. A plus tard, Trey.
La fierté lui permit de garder la tête haute tandis qu’elle se dirigeait non pas vers la sortie,
comme elle en avait envie, mais vers les magasins Kentwells. Elle ne voulait pas que Trey devine
son intention de s’en aller et tente de la retenir.
Bien sûr, à un moment ou à un autre, elle devrait s’expliquer avec lui. Mais dans l’immédiat elle
ressentait le besoin d’être seule une heure ou deux pour reprendre ses esprits, pour réfléchir…
Trey mettrait du temps à se rendre compte qu’elle était partie. Si elle traînait un peu dans les
rayons, ses employés lui diraient l’avoir vue lorsqu’il s’y présenterait à son tour.
D’un pas décidé, elle passait devant la joaillerie quand le directeur la héla.
— Mademoiselle Malone ! Mademoiselle Malone ! Si vous vouliez vous donner la peine de
venir voir un instant…
Pour ne pas l’inquiéter, elle s’approcha de lui.
— J’aimerais vous montrer votre alliance, lui dit-il en sortant un écrin d’un tiroir.
Darcy découvrit le fruit de son travail. Les deux anneaux étaient fidèles au croquis initial du
bijoutier mais, pour le reste, sa création ressemblait à s’y méprendre à la petite esquisse
qu’elle avait dessinée quelques jours plus tôt. L’or n’était pas encore patiné. Il n’y avait aucune
pierre mais juste de petites entailles où elles seraient placées.
— Si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais emprunter votre bague de fiançailles pour voir
comment elle s’harmonise avec celle-ci avant de poser les diamants et de polir.
A contrecœur, Darcy retira l’améthyste pour la lui donner. Comme elle était bête d’en éprouver
des regrets ! se dit-elle. Depuis toujours, elle savait qu’elle devrait la rendre.
A en juger à ses petites exclamations de joie, le joaillier était particulièrement content du
résultat de ses efforts.
— Laissez-moi prendre quelques mesures, dit-il. Je ne vous retiendrai qu’un instant mais je
veux être certain de la taille.
Darcy se rendit compte soudain qu’il lui offrait le prétexte qu’elle attendait.
— Ne vous pressez pas, répondit-elle.
Elle avait hâte de se débarrasser de ce bijou maintenant qu’elle connaissait les projets réels de
Trey.
— Pourquoi ne pas la garder quelque temps ? reprit-elle. Cela vous sera plus facile pour
coordonner l’ensemble. Et je veillerai à ce que ma main gauche n’apparaisse pas sur les photos
aujourd’hui.
En effet, comme elle n’avait aucune intention de se rendre à la séance de prises de vue,
personne ne remarquerait son annulaire nu.
Nonobstant les protestations du bijoutier, Darcy insista pour la lui laisser et s’en alla aussi vite
que possible.
Elle sortit par une petite porte et rejoignit sa voiture. Sur la route, elle repensait, abasourdie, à
ce qui s’était passé. A présent que le danger immédiat était écarté, sa colère reprenait le
dessus.
Comment Trey avait-il osé lui mentir ? Comment avait-il pu lui dissimuler le but réel de toute
cette mise en scène ? Contrairement à ce qu’il avait prétendu au départ, il ne s’agissait pas pour
lui de protéger sa sœur en la remplaçant au débotté dans cette histoire de mariage mais de
réaliser un profit conséquent au moment de céder son entreprise à Ross.
Mais, au fond, pourquoi Trey aurait-il dû lui dire la vérité ?
« Tu ne comptes pas, murmura une petite voix intérieure. Tu n’es qu’un pion, une employée. Le
patron n’a pas à mettre son personnel au courant de ses projets. Rien ne l’y oblige. »
Submergée par une vague de découragement et de tristesse, elle avait hâte de rentrer chez
elle.
Une voiture de sport était garée à l’angle de sa rue. Elle la regarda avec stupéfaction. Comment
Trey avait-il pu venir si vite ici ? Comment savait-il même déjà qu’elle était partie ?
L’envie de ne pas s’arrêter la traversa. Elle aurait pu continuer de conduire. Mais pour aller où ?
se demanda-t-elle. Après tout, mieux valait sans doute se confronter à lui maintenant, à chaud.
*
*     *
Trey avait du mal à se focaliser sur les chiffres que Ross Clayton lui exposait parce qu’il voyait le
visage de Darcy danser au milieu des documents posés sur la table.
Il se remémorait la consternation peinte sur ses traits en se rendant compte qu’elle avait confié
la vérité sur leurs fiançailles à la mauvaise personne. Mais la surprise, la déception et la douleur
qui avaient ensuite brillé tour à tour dans ses yeux l’inquiétaient bien davantage.
Il se rappelait aussi la vitesse avec laquelle elle avait quitté les lieux. Le claquement de ses
talons sur le sol marbré le hantait.
— Ecoutez, lança soudain Ross. Mettons-nous d’accord sur le principe et serrons-nous la main
mais nous reprendrons plus tard l’examen des comptes, quand vous serez plus concentré.
— Je suis tout à fait concentré, grommela Trey.
Mais il repoussa sa chaise.
— Pardonnez-moi un instant, j’ai besoin de…
— Je sais. Parfois, je regrette de n’être pas un requin. Vous êtes si pressé de rejoindre votre
fiancée que vous seriez prêt à signer n’importe quoi pour en finir au plus vite. Allez régler vos
affaires personnelles et nous reprendrons cette discussion demain.
Ross le croyait amoureux, songea Trey en quittant la salle. Il aurait éclaté de rire s’il n’avait pas
craint de paraître grossier devant l’homme qui lui offrait plusieurs millions de dollars. Quand il
raconterait l’anecdote à Darcy, elle aussi s’en amuserait, il en était sûr.
Mais d’abord il devait la retrouver et aucun de ses employés ne semblait savoir où elle était
passée. Arabella n’en avait aucune idée, Justine non plus. Quant au directeur de la bijouterie, il
était tellement fier de sa création qu’il n’entendit même pas la question de Trey.
— Regardez, lui dit-il. Les deux bijoux vont magnifiquement bien ensemble, le diamant met en
valeur l’améthyste, c’est une splendeur !
Trey s’arrêta brutalement.
— C’est la bague de Darcy.
— Oui, monsieur. Elle m’a proposé de la garder quand je lui ai montré la monture de l’alliance
pour me permettre de travailler plus facilement sur l’harmonie des deux.
— Elle vous a proposé de la garder ? répéta lentement Trey.
Pourquoi avait-elle laissé ce joyau auquel elle tenait tant ? s’interrogeait-il. Et qu’avait-elle
quitté d’autre ? Le magasin ? Lui ? Pourquoi ?
Et soudain l’évidence le foudroya.
— Bon sang ! cria-t-il. Donnez-la-moi !
*
*     *
En ouvrant la porte de la maison, Darcy remarqua immédiatement la beauté du parquet. Riche,
sombre et patiné, il lui parut magnifique.
La femme assise au bureau de Mme Cusack était penchée sur un dossier et il fallut un moment
à Darcy pour la reconnaître.
— Caroline ?
— Oh, Darcy ! Bonjour.
Stupéfaite, Darcy en resta un instant sans voix.
— Que faites-vous ici ? s’enquit-elle enfin.
— Je suis juste venue donner un coup de main à Dave car Mme Cusack souffre de nouveau de
sinusite… Elle prétend que la poussière provoquée par les travaux en est la cause mais, vu que
les ouvriers ont œuvré en son absence, je ne vois pas très bien comment elle aurait pu en être
incommodée…
— Ainsi vous vous rendez indispensable…
Caroline se mit à rire.
— Je l’espère. Voulez-vous du café ? Du vrai, pas de cet horrible breuvage dont Dave a le secret.
Je lui ai interdit de toucher désormais à la cafetière.
— Avec plaisir.
Darcy tourna la tête vers la porte du bureau de Dave qui était fermée.
— Trey est là ?
— Trey ? Non, pourquoi ? Il devrait l’être ?
— Sa voiture est garée dans la rue. Mais, suis-je bête, c’est la vôtre ! Pardonnez-moi.
Trey n’aurait évidemment pas pu traverser la ville et arriver ici avant elle. Si elle avait espéré
qu’il allait se mettre à sa recherche, la réalité se chargeait de lui montrer qu’elle se faisait des
illusions.
— Ça va, Darcy ?
— Oui, oui, très bien. Je vais aller chercher mes affaires que j’ai laissées dans le coffre. Pourrez-
vous demander à Dave de venir me voir dès qu’il sera disponible ?
— Bien sûr. A ce sujet, je trouve l’en-tête du papier à lettres de votre frère vraiment démodé.
Peut-être devriez-vous lui dessiner un nouveau logo pour rehausser l’image de son cabinet.
D’un air songeur, Darcy la dévisagea en hochant la tête. Visiblement, Caroline avait jeté son
dévolu sur Dave…
Darcy ne savait pas trop quoi en penser. Elle aimait bien Caroline, l’avoir comme belle-sœur ne
lui aurait pas déplu. Mais leurs deux familles deviendraient alors liées… ce qui l’empêcherait de
couper définitivement les ponts avec Trey.
Elle était rentrée à Chicago pour ne pas risquer de croiser Pete à San Francisco. Et, à présent,
allait-elle devoir quitter Chicago pour ne pas retomber sur Trey à chaque coin de rue ?
Elle sortait ses sacs de la voiture lorsqu’un petit cabriolet noir se gara derrière elle et Trey se
pencha par la vitre ouverte.
— Que diable fais-tu ici, Darcy ? s’enquit-il d’une voix au-dessus de la normale.
— Je prends mes affaires, répondit-elle froidement.
— Pourquoi n’es-tu pas au magasin ? Viens, allons en discuter à l’intérieur.
— Non. C’est le premier jour de Caroline et je…
— Caroline travaille pour Dave ?
Refusant de s’attarder sur ce sujet, Darcy lui lança :
— Ton contrat a été conclu ?
Elle retint son souffle. Et s’il répondait non ? Et s’il n’avait pas conclu d’accord avec Ross ? Et s’il
lui disait qu’il avait laissé ce dernier en plan pour partir à sa recherche ?
— Oui, marmonna-t-il. Les chaînes Kentwells vont fusionner avec les magasins Tyler Royale.
Suffoquée, Darcy tenta de recouvrer son calme.
— Jason ne va pas être content.
— Je suis sûr du contraire. Il sera mieux loti financièrement que s’il dirigeait les magasins.
— Quelque part, je crois que le plus important pour lui était de prendre le contrôle de l’affaire.
— Oui, mais c’est la raison pour laquelle l’entreprise périclitait et risquait la faillite. Aussi ai-je…
— T’ai-je demandé des explications ? Je m’en moque, Trey.
Ce n’était pas vrai, bien sûr, mais elle ne pouvait supporter de l’entendre évoquer les
négociations en cours comme si elle n’était pas impliquée personnellement, comme si son
propre destin n’était pas en jeu.
— Très bien, dit-il doucement. Je ne t’ennuierai pas avec ces histoires.
Elle laissa le silence s’installer. « Dis-lui adieu et retourne chez toi », se dit-elle. Mais elle était
incapable de bouger. De surcroît, elle préférait parler avec lui sans témoin, alors autant en finir
maintenant.
— Je suppose que tu es venu me demander de retourner au centre commercial avec toi.
— Evidemment. Nous avons une campagne publicitaire à terminer.
— Vraiment ? A quoi bon ? Son objectif a été atteint, non ? Il s’agissait en réalité d’améliorer
l’image de marque de tes magasins afin d’obliger Ross à augmenter son prix. Mais puisque
l’affaire est conclue il n’est plus utile de poursuivre cette comédie.
Soudain, Darcy s’interrompit. Si elle continuait sur sa lancée, Trey allait se demander pourquoi
elle prenait les choses tellement à cœur.
Avec un soupir, Trey continua.
— Quelle différence cela fait-il pour toi ? Tu as donné ton accord pour participer à cette
campagne et le contrat que j’ai conclu avec Ross ce matin n’y change rien. Cela reste une bonne
idée. Et que fais-tu ici ? Je t’ai cherchée partout dans le centre commercial. Je me demandais si
tu n’étais pas rentrée à la maison.
A la maison. Darcy sentit son cœur se serrer. Pour lui, ces mots ne signifiaient rien…
— Mais je suis rentrée à la maison, Trey ! Je suis chez moi.
— Tu sais bien ce que je veux dire. Je suis allé à l’appartement, espérant t’y trouver. Mais tu
avais emporté toutes tes affaires. Pourquoi ? Je ne t’ai pas priée de partir.
— C’est vrai et je suppose que cela t’aurait arrangé de m’avoir sous la main quelques jours
supplémentaires. Nous avons pris du bon temps ce week-end, je le reconnais.
— Il ne s’est rien passé ce matin qui justifie ton départ précipité.
Elle haussa les épaules.
— Tu as sans doute raison.
— Alors, après un corps à corps torride et un baiser, pfff, tu t’en vas !
Elle ne put supporter la légèreté avec laquelle il évoquait les choses.
— Arrête !
— Si, pour toi, tout cela ne compte pas, en quoi ma réaction t’importe-t-elle, Darcy ?
Elle se mordit la lèvre.
— De toute façon, j’ai découvert ce que tu avais derrière la tête depuis le départ.
— Oui, dit-il doucement. Et c’est ce que je trouve intéressant, Darcy. Tu n’as pas eu le temps de
retourner à l’appartement après avoir quitté le centre commercial. Donc tu avais plié bagage
avant.
— Comment le sais-tu ? s’enquit-elle, étonnée.
— J’ai demandé au portier l’heure à laquelle tu étais partie et si tu étais revenue. Tu avais
emporté tes affaires avant de rencontrer Ross ce matin, avant de savoir ce qui se tramait.
Pourquoi, Darcy ?
Elle haussa les épaules. Peut-être valait-il mieux qu’il croie qu’elle avait décampé parce qu’elle
se moquait de leur relation. Peut-être ne chercherait-il pas plus loin.
— Comme je te l’ai dit, je suis aussi légère que toi en amour. Et même les bons week-ends ont
une fin.
— Je vois. Donc rien de ce qui s’est passé n’a d’importance pour toi ?
Elle aurait dû acquiescer mais quelque chose la retenait de réduire à néant la magie qu’ils
avaient partagée, même pour préserver sa fierté.
— Si, reconnut-elle. Mais quand j’ai appris ce que tu avais manigancé j’ai compris que j’avais
fait le bon choix en partant. Ce n’est pas la première fois qu’on se sert de moi pour réussir une
affaire mais je ne m’y habitue toujours pas.
— C’est donc la raison pour laquelle tu es rentrée de San Francisco. Comment s’appelait-il ?
Pete quelque chose.
— Pete Willis et je préfère ne pas parler de lui.
Il ne bougea pas ni ne souffla mot. Le silence tomba.
Finalement, Darcy capitula.
— D’accord, si tu veux les détails sordides, je vais te les donner. Je suis allée avec Pete à San
Francisco pour y ouvrir une agence publicitaire. Il s’occupait des ventes et moi des maquettes,
nous réfléchissions ensemble sur les idées.
— Une forme de partenariat, si je comprends bien.
— C’était bien plus que cela. Nous avions décidé de nous marier quand l’entreprise serait bien
établie. Il m’avait même offert un diamant. En tout cas, je l’ai cru et je n’ai évidemment pas
demandé à un bijoutier de me le confirmer. Et en attendant nous travaillions tous deux
d’arrache-pied pour assurer le succès de notre affaire. Puis un jour il m’a expliqué qu’il avait
décroché le contrat du siècle et… qu’il allait épouser la fille de son client. Il m’a donné deux
semaines de salaire pour que je parte immédiatement parce que sa fiancée ne voulait pas que
je reste dans les parages. Et il m’a proposé de garder la bague.
— Et c’est alors que tu as découvert qu’il ne s’agissait pas d’un diamant.
Darcy soupira.
— Pas tout de suite. Mais quand je n’ai plus eu un sou en poche je l’ai apporté chez un joaillier.
C’était une belle imitation et j’en ai tiré cent dollars, de quoi payer l’essence pour rentrer chez
moi.
— Je ne suis pas ton ex-fiancé, Darcy.
— Oh si ! lança-t-elle d’une voix coupante.
— Je voulais dire que je ne suis pas Pete Willis.
— Il m’a sciemment bernée. Toi, tu ne me connaissais même pas, donc je n’étais pas
personnellement visée par tes manœuvres. Et tu n’avais aucune raison de me confier tes
secrets. D’ailleurs, cette fois-ci, je n’aurai pas tout perdu.
— Tu gardes une améthyste au lieu d’un faux diamant…
Elle lui tendit sa main nue.
— Non, j’ai déjà rendu ma bague. Mais j’ai gagné de beaux vêtements, de délicieux repas, de
bons moments au lit avec toi…
— Arrête, Darcy.
— Et, après tout, pourquoi suis-je déçue que tu ne m’aies pas confié tes projets ? Au départ, tu
ne voulais même pas me donner ton vrai nom ! Alors pourquoi m’étonner que tu n’aies pas
joué cartes sur table ?
Elle connaissait déjà la réponse : parce qu’elle avait envie qu’il lui fasse confiance, parce qu’elle
voulait partager quelque chose avec lui.
Trey restait silencieux.
Après un moment, Darcy reprit la parole :
— Bon, je crois que nous nous sommes tout dit et qu’il faut en finir. Je…
— Non, nous sommes loin d’en avoir fini.
A ces mots, le cœur de Darcy se mit à battre la chamade.
— Je pensais avoir le temps, Darcy. Je ne me sentais pas pressé.
— Le temps ?
— Trois bons mois.
— Ah oui, la campagne publicitaire ! Ecoute, je suis désolée que ton nouveau patron veuille
poursuivre cette comédie jusqu’à son terme mais…
— Il est aussi devenu ton nouvel employeur, Darcy.
Etonnée, elle le dévisagea. Elle avait momentanément oublié l’accord qu’elle avait conclu avec
Ross Clayton. Mais Trey avait raison. Ross la forcerait peut-être à assumer ses engagements
jusqu’au bout avant de lui proposer un poste. Le succès de la campagne de Trey se mesurait
déjà à la foule amassée devant les magasins. Pourquoi Ross Clayton voudrait-il l’interrompre ?
De surcroît, la révélation de la vérité anéantirait l’intérêt de ce feuilleton publicitaire aux yeux
des clients et la bonne image des magasins Kentwells.
— Tu as passé un contrat, lui rappela Trey. Trois mois.
Le cœur de Darcy se serra.
— En effet, je vais sans doute être obligée de…
— Non, répliqua doucement Trey. Tu n’y es pas obligée. J’ai reçu cinq sur cinq le message. Ce
n’est pas la campagne que tu rejettes, c’est moi.
Elle ne pouvait le nier même si elle ne voulait pas le heurter.
— Et Ross ? dit-elle. Je ne l’imagine pas m’embaucher si je lui fais faux bond. Il l’interpréterait
comme un coup bas et c’est compréhensible. Mais va-t-il te faire porter le chapeau si je me
désiste ?
— Pourquoi lui as-tu demandé du travail de toute manière ? reprit Trey avec curiosité. Je
pensais que tu voulais monter ta propre entreprise, devenir indépendante.
Elle haussa les épaules.
— J’ai réfléchi à l’importance de la concurrence dont tu m’avais parlé. Je risque d’avoir
beaucoup de mal à percer et…
— Je ne te crois pas. C’est à cause de moi aussi, n’est-ce pas ?
— Tout n’est pas lié à toi, Trey. Cela va-t-il affecter tes relations professionnelles avec Ross si
nous ne poursuivons pas la campagne jusqu’au bout ? Parce que, en ce cas, je pourrais…
— Tu reviendrais sur ta position pour m’éviter des ennuis ?
Darcy ne savait pas très bien ce qu’elle avait envie de faire. Mais elle était certaine soudain qu’à
l’issue de cette histoire elle ne voulait pas lui dire adieu.
— Ne t’inquiète pas, reprit-il. Je ne vais pas travailler pour lui. Quand la fusion sera consumée,
je perdrai mon poste.
— Mais pourquoi ?
— C’était une des conditions que j’ai posées à la base. Les fondateurs du groupe avaient rédigé
les statuts de la société de manière à ce que les magasins soient dirigés, quoi qu’il advienne, par
un membre du clan.
— Je sais, Caroline me l’avait expliqué.
— Malheureusement, ils n’avaient pas envisagé la possibilité qu’aucun de leurs descendants ne
soit intéressé par ces fonctions ou qualifié pour les assumer.
— Tu penses à Jason ?
— Il a été embauché temporairement lorsque mon père est tombé malade et, très vite, il est
apparu qu’il ne savait pas gérer une entreprise et le reste de la famille — à commencer par
tante Archie — m’a demandé de reprendre les commandes.
— Tu n’as pas envie de rester à la tête de l’entreprise ?
Trey secoua la tête.
— Je n’ai donné mon accord qu’à la condition de vendre et les actionnaires ont accepté. Voilà
sur quoi je travaille depuis un an.
— Discrètement.
— Très discrètement parce que si cela venait à se savoir l’affaire capoterait fatalement. Je n’en
avais pas parlé à Ross parce que je ne le croyais pas preneur et je ne voulais pas lui révéler que
je souhaitais liquider les magasins. Puis il m’a approché l’autre jour au fast-food.
Darcy s’en souvenait.
— Il t’a proposé de te racheter ? Voilà pourquoi il tenait tant à te parler en tête à tête ?
Trey sourit.
— Nous avons joué au chat et à la souris quelque temps… jusqu’à la soirée de fiançailles.
« J’ai besoin de discuter avec Trey un instant », lui avait dit Ross ce soir-là. Tout s’était déroulé
sous ses yeux mais elle n’avait pas alors les éléments pour comprendre ce qui se tramait.
— Je vois, dit-elle finalement. Alors que vas-tu faire à présent ?
— Reprendre mes activités d’avocat, je pense. Il me faudra un peu de temps pour relancer mon
cabinet après cette parenthèse.
— Tu es avocat ? Mais alors pourquoi avais-tu besoin de Dave ?
— Se défendre soi-même est toujours une erreur.
— Et tu vas repartir sur la côte Est ? A Philadelphie ?
— Sans doute. Rien ne me retient plus ici.
Ainsi elle pourrait rester à Chicago sans crainte de tomber sur lui à tout bout de champ mais la
réponse de Trey lui serra le cœur. « Rien ne me retient plus ici… »
— De toute manière, il faudra des semaines, voire des mois, avant que la fusion ne soit
effective, reprit-il.
— En tout cas, il n’est peut-être pas trop tard pour empêcher le joaillier de fabriquer l’alliance.
Il peut sans doute la refondre en quelque chose d’autre. Je suis désolée, j’ai essayé de ralentir
le processus en lui demandant toutes ces modifications mais…
— Vraiment ? Je lui ai ordonné de poursuivre.
— Mais pourquoi n’as-tu pas cherché à gagner du temps ?
— Je n’avais pas envie de gagner du temps. Je désirais qu’il crée cette bague. Mais j’ignorais
encore pourquoi. Je ne l’ai compris que ce matin lorsque je me suis aperçu que tu avais quitté
le magasin en y laissant… cela.
Il fouilla dans sa poche et sortit l’améthyste. En la regardant briller au creux de sa paume, Darcy
sentit son estomac se nouer.
— Pourquoi, Trey ?
— Je veux plus, voilà pourquoi.
— Plus que quoi ?
— Je te trouvais amusante, mignonne, intelligente et j’aimais plaisanter avec toi, t’asticoter. Tu
t’es montrée très gentille avec Caroline au lieu de la mépriser parce qu’elle s’était fiancée à un
homme violent. Tu ne parlais pas sans arrêt comme le font tant d’autres femmes. Et tu m’as
acheté des chaussettes jaunes pour que je me prenne moins au sérieux.
— Je vois, dit Darcy d’un ton crispé. Merci de ces explications.
Comme si elle n’avait rien dit, il poursuivit.
— Puis je me suis rendu compte que j’étais fier de t’avoir à mes côtés et que je me sentais un
peu seul quand tu n’étais pas là. J’ai alors commencé à penser à l’avenir mais pas très
sérieusement. L’idée me faisait peur, aussi ai-je évité de creuser. Et il n’y avait pas urgence à y
réfléchir. J’avais trois mois devant moi. Et soudain, ce matin, le temps a brusquement paru
s’accélérer et j’ai compris ce qui s’était passé.
Il sourit et pourtant ses traits trahissaient une souffrance.
— Je suis tombé amoureux de toi… Stupide de ma part, non ? Voilà où j’en suis. Après t’avoir
expliqué longuement pourquoi je ne voulais surtout pas de véritables fiançailles, j’ai soudain
fait un virage à cent quatre-vingts degrés. Et à présent, si je te dis que j’ai envie d’aller loin avec
toi, de construire mon avenir avec toi, tu vas évidemment pousser de hauts cris.
— Tu envisages l’avenir avec moi ? balbutia-t-elle, la gorge serrée.
— Un avenir commun, pour nous, Darcy, dit-il doucement. Voilà toute l’histoire.
Il lui proposait tout ce qu’elle voulait, tout ce dont elle avait rêvé…
Darcy ne savait pas par où commencer. Elle secoua la tête, un peu perdue.
Il interpréta son geste comme un refus.
— D’accord, Darcy. Je vais te laisser. Ne t’inquiète pas à propos de Ross, j’arrangerai les choses
avec lui.
Tournant les talons, il s’éloigna, les mains dans les poches, comme s’il s’en moquait. Et pourtant
ses épaules semblaient voûtées sous le poids du monde qu’il portait.
Elle devait faire quelque chose et vite sinon l’homme qu’elle aimait allait sortir pour toujours de
sa vie et il ne saurait jamais ce qu’elle éprouvait pour lui.
— Trey ! Tu me demandes de porter tes enfants, finalement ?
Trey s’arrêta.
— Je t’en prie, Darcy, ne plaisante pas sur ce sujet, je ne pourrais pas le supporter.
— Je ne plaisante pas. Et tu peux l’appeler Andrew Patrick Kent Quatre si tu veux mais il n’est
pas question de le surnommer Quatro. Je m’y oppose formellement.
— Est-ce une promesse ?
— Oui, dit-elle si doucement qu’il ne fut pas certain d’avoir bien entendu. Oui, parce que je
t’aime, moi aussi.
En trois enjambées, il la rejoignit et la prit dans ses bras.
— Je t’aime, dit-il en s’emparant de sa bouche pour un long baiser langoureux.
Par-dessus son épaule, Darcy vit les rideaux du salon bouger comme si quelqu’un les observait.
Elle n’en fut pas surprise. Elle s’étonnait seulement que Caroline ne se soit pas précipitée dans
le bureau de Dave pour l’inviter à regarder à son tour. Puis, toute au bonheur d’être dans les
bras de Trey, elle oublia le reste du monde.
Lorsqu’il cessa de l’embrasser, il s’enquit :
— Si tu refuses Quatro, serais-tu d’accord pour Ivé ?
Perplexe, elle fronça les sourcils.
— Ivé ?
Avec un sourire malicieux, il inscrivit dans l’air le nombre quatre en chiffres romains.
— I-V comme quatre.
— Un garçon s’appelant Ivé ? Non, Trey, certainement pas.
— Alors il va falloir lui trouver un autre nom.
— Très bien. Mais n’avons-nous pas mieux à faire dans l’immédiat ?
— Maintenant que tu me le fais remarquer, murmura-t-il, beaucoup d’idées me viennent à
l’esprit. Allons en parler à l’intérieur.
Elle secoua la tête.
— Non, il nous faudrait alors en discuter avec Caroline et Dave.
— Tu as raison. Rentrons donc chez nous.
« Chez nous. » Quels mots magnifiques !
— D’accord.
Et, bras dessus, bras dessous, ils se dirigèrent vers la voiture.
Titre original : THE CORPORATE MARRIAGE CAMPAIGN
Traduction française : CHRISTINE BOYER
HARLEQUIN ®
est une marque déposée du Groupe Harlequin
Photos de couverture
Fond : © ROYALTY FREE / PHOTODISC
Arabesque : © ISTOCK PHOTO
© 2005, Leigh Michaels.
© 2006, 2011, Traduction française : Harlequin S.A.
ISBN 978-2-2802-5489-2
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Ce roman a déjà été publié dans la collection
HORIZON N° 2048
sous le même titre
en janvier 2006
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1.

« Le dicton est bien vrai ! pensa Heloise Lawton. On ne se sent jamais plus seul qu’au milieu
d’une foule… »
Elle n’avait qu’une envie : rentrer chez elle, se plonger dans un bon bain et oublier ses soucis.
Mais au lieu de cela elle bavardait avec les invités de la soirée, en évitant ceux qui redoutaient
ses éventuels futurs commentaires sur leur style vestimentaire. Elle avait tendance à être
acerbe, depuis quelque temps…
Heloise se déplaça légèrement pour prendre appui sur sa jambe gauche. Ses sandales à talons
signées Christian Louboutin — une merveille ! — étaient trop petites, et les lanières lui sciaient
la peau : une vraie tenue de camouflage pour une femme qui n’était pas à sa place en ce lieu où
chacun affirmait sa position sociale, jugeait les autres en fonction de la fortune et de
l’influence. Pitoyable attitude ! De son côté, Heloise n’éprouvait pas de pitié pour ces gens ; ils
lui inspiraient plutôt un grand mépris.
Si elle était ici, c’était pour son travail. Cela payait les traites de sa maison. Elle n’était pas dotée
d’un fonds d’investissement, ni d’une fortune ancestrale, contrairement à ceux qui
l’entouraient…
Elle consulta discrètement sa montre, guettant le moment où elle pourrait s’éclipser sans
heurter Cassie, sa rédactrice en chef… Il y avait peu de temps encore, elle aurait été ravie
d’assister à une soirée mondaine de ce genre. Mais depuis qu’elle s’était décidée, sur une
impulsion, à trier les affaires de sa mère qui dormaient au fond d’un garde-meuble tout avait
changé !
Dès qu’elle avait entrepris cette tâche, elle avait su qu’elle commettait une erreur. Cela avait
ranimé tant de souvenirs, tant de blessures mal cicatrisées…
Elle avait relu la lettre que sa mère avait jointe à son testament, et, avec le recul, ces mots
avaient pris une signification si différente…!
Heloise laissa son regard errer sur la vaste salle au plafond vertigineux, éclairée par de grands
lustres imposants, ornée de compositions florales inventives composées d’arums, d’orchidées
blanches et de roses en bouton. Ce décor était superbe, mais elle ne parvenait pas à apprécier
sans réserve ce déploiement de richesses inutile…
Elle se moquait bien des toilettes des invitées, et de savoir si la soie serait le « must » de la
prochaine saison… Demain, quand il lui faudrait rédiger un article sur cet événement, elle
réussirait sans doute à trouver les mots enthousiastes qui étaient nécessaires, mais en cet
instant trop de choses envahissaient son esprit… trop de colère, et trop de ressentiment aussi !
— Une dinde déguisée en paon, lui murmura Cassie par-dessus sa coupe de champagne. Là-bas,
sur ta droite.
Heloise tressaillit, et regarda dans la direction indiquée par sa patronne.
— Bernadette Ryland, précisa Cassie. La dame en jaune près du pilier en marbre. Enfin, si on
peut appeler ça du jaune. Comment sa conseillère de mode a-t-elle pu lui proposer une tenue
pareille ?
Heloise dut s’avouer que Cassie exagérait à peine, hélas ! L’actrice qu’elle lui désignait en
termes si peu flatteurs avait été, voici peu, une femme d’une beauté peu commune… avant de
se prêter aux coups de bistouri d’un chirurgien esthétique. Il lui avait si bien « retendu » les
traits qu’elle arborait en permanence une expression d’étonnement. Quant à la robe, elle
défiait toute description !
Cassie continua, entre deux gorgées de champagne :
— Amelia Monroe devrait changer de coupe, tu ne trouves pas ? Cette coiffure ne lui va pas du
tout. Ça alors ! Tu as vu qui je vois ? Jeremy Norland, juste à côté d’elle. Tiens, tiens, il est avec
Sophia Westbrooke… enfin quelque chose d’intéressant, ce soir. Je me demande si…
— Jeremy Norland ? coupa vivement Heloise. Où ça ?
Mais déjà elle repérait sans effort la haute silhouette brune. Elle avait vu une ou deux photos
de Jeremy Norland : l’une prise alors qu’il jouait au polo, l’autre lors d’un mariage dans
l’aristocratie. Curieusement, il semblait moins dur qu’elle ne l’avait supposé. Beau et très viril,
mais avec une note de douceur sensuelle, un peu à la façon de George Clooney…
— Tu le connais ? demanda Cassie.
— Non, pas du tout, répondit Heloise, se crispant malgré elle. J’ai juste entendu prononcer son
nom.
— Comme tout le monde, non ?
Cassie salua une dame en gris qui s’efforçait depuis un instant d’attirer son attention, et
précisa :
— La sœur du duc d’Odell. Elle a épousé un roturier mais, comme de juste, elle continue à
porter ostensiblement le titre de « Lady ».
Heloise l’écoutait à peine. Son regard restait braqué sur Jeremy Norland, et son esprit,
imperméable à toute autre chose, répétait convulsivement : « Il est ici. Le beau-fils du vicomte
de Pulborough se trouve ici, à Londres… » Debout près de l’imposante porte en chêne sculpté, il
riait comme s’il n’avait pas un seul souci au monde. Et pourquoi en aurait-il eu, d’ailleurs ? Ne
menait-il pas une existence de rêve ?
Cassie suivit la direction de son regard, et commenta :
— Il est superbe, hein ? Un physique d’athlète peaufiné par la compétition équestre… Et il a un
costume fabuleux. Bon sang, ce qu’il peut être sexy !
— Oh, il en a conscience ! lâcha Heloise, plutôt sèche, en voyant de quel air l’intéressé regardait
Sophia Westbrooke.
— Il est difficile de l’en blâmer, ma chérie. Il a tout : la beauté, la fortune, les relations. Un
mélange ravageur !
— Je m’étais laissé dire qu’il détestait Londres, observa Heloise en se forçant à sourire.
— C’est le cas. Il vit dans le Sussex, dans la propriété de son beau-père. Il fabrique des tables,
des chaises, ce genre de choses…
— De l’ébénisterie, je sais. J’ai lu un article là-dessus.
— Chacune de ses créations coûte une fortune. La robe de Sophia aussi, j’imagine. De quel
styliste est-elle ? Tu le sais ?
— Youri Peshkov. Un nouveau venu qui monte. Spécialiste de la soie dévorée et des silhouettes
très romantiques.
— Ça vaut le coup de faire un papier sur lui ?
— Peut-être bien, répondit Heloise en observant Sophia Westbrooke, qui levait un regard
d’adoration vers Jeremy Norland.
Sophia devait avoir dix-neuf ans tout au plus ! Et Jeremy avait récemment fêté ses trente-
quatre ou trente-cinq ans — Heloise n’avait pas retenu précisément ce qu’elle avait lu sur
Internet, la veille.
— Elle sort de son pensionnat en Suisse, dit Cassie, qui semblait avoir deviné le tour de ses
pensées. Et la voilà déjà avec Jeremy Norland. Quelle veinarde !
— Cela n’a rien à voir avec la chance, ma chère, et tout avec le milieu social. Nous ne
fréquentons pas n’importe qui, nous autres, commenta Heloise, parodiant un accent
aristocratique outrageusement châtié.
Cassie eut un petit rire.
— Bon, mêle-toi un peu à la foule pour récolter des potins intéressants pour le magazine,
reprit-elle. Cessons de médire sur les autochtones, ils mordent !
« Rien de plus vrai ! » pensa Heloise. Quel malheur que nul n’eût averti sa mère, vingt-huit ans
plus tôt, lorsqu’elle avait été engagée à Coldwaltham Abbey à un âge aussi tendre que celui de
Sophia…!
Elle suivit du regard Cassie, qui se frayait un passage dans la foule. Sa patronne n’était pas plus
à sa place qu’elle dans ce milieu, mais nul ne s’en serait douté à la voir évoluer. Cassie marchait
avec une assurance souveraine qui semblait mettre chacun au défi de lui contester quoi que ce
fût.
« J’étais comme elle, avant, pensa Heloise. Ambitieuse jusqu’à la moelle… » Mais, en trois mois
et demi à peine, tout avait changé. Comment aurait-elle pu se douter, le jour où elle avait
rapporté chez elle deux cartons de documents, que sa perspective sur la vie en serait changée ?
Ses yeux revinrent se poser sur Jeremy Norland, que l’on appelait plus souvent « Jem ».
Jem incarnait à lui seul l’arrogance de la haute société. Il était né avec une petite cuiller
d’argent dans la bouche, et il affichait la superbe d’un homme passé par les plus grandes
écoles, qui se sait soutenu par un réseau de connaissances haut placées.
Et Heloise lui en voulait avec une violence qui la surprenait elle-même.
Il s’inclina pour déposer un baiser sur la joue de Sophia. Ce type était d’une arrogance inouïe ! Il
n’ignorait pas l’effet qu’il produisait sur sa jeune compagne, qui lui sourit avec coquetterie, et
posa une main sur son épaule. La jeune fille n’avait pas vu de près les effets du malheur, pensa
Heloise ; elle ne pouvait pas être à l’abri d’une sotte folie, telle que se laisser séduire par Jem
Norland ou l’un de ses pareils…
Depuis qu’elle avait relu la lettre de sa mère, Heloise sentait croître la haine et la colère en elle.
Elle ne supportait plus de côtoyer ces gens égocentriques, avec leurs propriétés fabuleuses,
leurs chevaux, leur accent aristocratique ; ces gens avaient détruit l’existence de sa mère… et la
sienne avec ! Elle les détestait. Tous !
Quelques semaines plus tôt, ils l’avaient fascinée ; elle les avait observés avec un détachement
mêlé d’ironie… Mais à présent elle n’éprouvait plus que du mépris pour eux. Et en particulier
pour Jem Norland, le beau-fils de l’homme qu’elle haïssait entre tous : Lawrence Alexander
Milton, vicomte de Pulborough.
Son père !
Ha ! Son père… appliqué à lui, ce mot équivalait à une mauvaise plaisanterie. Le vicomte
n’était en réalité qu’un simple géniteur, rien de plus !
Six ans plus tôt, quand elle avait lu pour la première fois la lettre, Heloise n’avait pas réellement
saisi son sens ni sa portée. Elle était en état de choc, traumatisée par la disparition brutale de sa
mère. Elle avait été incapable d’intégrer le fait qu’elle portait les gènes du vicomte de
Pulborough. Cet homme n’avait rien à voir, alors, avec sa vie.
Elle n’avait songé qu’à une chose : sa mère n’assisterait pas à la cérémonie de remise de son
diplôme. Elle avait refoulé tout le reste, et n’y avait plus pensé pendant six longues années !
Le temps avait passé comme dans un rêve, depuis. Heloise avait eu tant de choses à accomplir !
Se bâtir une carrière, économiser pour son avenir, lutter pour faire semblant d’être intégrée au
vaste monde si effrayant…
En réalité, elle avait toujours inconsciemment trouvé des excuses pour ne plus mettre le nez
dans les affaires de sa mère : le manque de temps, le manque de place… Cependant, quand elle
avait acheté son appartement, elle s’était dit qu’il était grand temps de trier les papiers
« enterrés » dans les cartons d’un garde-meuble. La lettre qui y demeurait enfermée lui avait
alors sauté à la figure comme une bombe à retardement.
En la relisant, Heloise avait ressenti des émotions différentes ; elle avait envisagé les choses
sous un tout autre jour, et son antipathie s’était muée en colère.
Oh, elle n’avait guère eu de mal à imaginer ce qui s’était passé lors de cet été lointain !… Jeune,
naïve, follement amoureuse, sa mère s’était trouvée emportée dans un conte de fées.
Seulement voilà, le prince charmant était marié. Et qu’avait été son destin, après un bref été de
bonheur ? Une vie de larmes et de solitude, à lutter pour élever seule sa fille, à s’échiner pour
joindre les deux bouts, à tirer le diable par la queue… Toute une vie de soucis et de
responsabilités en échange d’un plaisir fugitif.
L’honorable vicomte de Pulborough y songeait-il, quand il arpentait sa magnifique propriété du
Sussex ? Lui arrivait-il d’accorder une seule pensée à ce qui s’était passé autrefois ?
Tout à coup, Heloise avait éprouvé le besoin impérieux de le savoir. Après des semaines de
douloureuse introspection, elle avait enfin eu le courage de se manifester auprès de l’homme
qui avait trahi sa mère — et elle-même.
Pour quel résultat ? Aucun, pensa-t-elle en gagnant une des hautes fenêtres ouvertes.
Elle commençait à ressentir les élancements lancinants d’une migraine, et une révolte sourde
grondait en elle à la pensée de l’injustice du sort…
*
*     *
Alerté par un chatoiement de soie pourpre dans son champ de vision, Jem Norland dirigea son
regard vers Heloise.
— Jem, tu m’écoutes ? fit Sophia. On va chercher un coin pour s’asseoir, avec Andrew.
— La blonde, là-bas, qui est-ce ? coupa Jem.
Lord Andrew Harlington plissa les paupières pour mieux voir, et demanda :
— La blonde en robe pourpre, tu veux dire ? Avec des jambes superbes ?
— Tout juste.
— Je n’en ai aucune idée, admit Andrew en enlaçant Sophia par la taille. Et toi, Sophy ? Tu la
connais ?
— C’est Heloise… comment, déjà ? La fille de la télé. Heloise… Leyton. Non, Lawton ! Voilà, c’est
ça, Lawton. Celle qui fait l’émission de stylisme.
— Pardon ? fit Jem.
— Elle donne des conseils sur les couleurs, l’allure, le choix de son style vestimentaire. Elle est
excellente, d’ailleurs. Elle écrit aussi pour Image.
— Oui, ça me rappelle effectivement quelque chose, dit Jem, pince-sans-rire.
Et il observa avec une attention accrue celle qui venait de lâcher une véritable bombe au sein
de sa famille. Heloise Lawton, la chroniqueuse pleine d’esprit qui croquait les goûts et travers
vestimentaires de ses contemporains. Sa mère et sa demi-sœur lui en avaient parlé…
Mais il n’aurait jamais associé à ces informations une blonde distinguée et un peu froide, qui
semblait tout droit sortie d’un film d’Alfred Hitchcock.
Une opportunité se présentait, irrésistible. Il avait beau savoir que sa mère lui aurait conseillé la
prudence, c’était plus fort que lui. Il voulait en avoir le cœur net : pourquoi avoir choisi ce
moment ? pourquoi s’en prendre à Lawrence ? Son beau-père était le plus doux des hommes.
C’était quelqu’un de profondément religieux, très honorable, plein de bonté. Il était
inimaginable que…
— Elle est jolie, n’est-ce pas ? commenta Sophia. Mais ce n’est pas ton genre.
— Pardon ? fit-il en tressaillant.
— Je disais que Heloise Lawton est très jolie.
— Très, admit-il hardiment.
En réalité, Heloise Lawton était belle. Belle, manipulatrice et dangereuse. Il était déroutant de
penser qu’une personne dotée d’un physique aussi séduisant pouvait être coupable de cruauté
délibérée…
Comment avait-elle osé mettre au point pareille arnaque ? Et dans un moment aussi
douloureux et dramatique ? Avait-elle besoin de se faire de la pub au point de se moquer
entièrement du mal qu’elle pouvait causer ?
Ignorant les regards amusés de Sophia et d’Andrew, il s’excusa de les délaisser un moment et
se dirigea vers Heloise Lawton, sans même se demander comment il l’aborderait.
Mais leurs regards se croisèrent, et il vit qu’elle le reconnaissait. Il aurait dû s’y attendre. Les
aventurières de ce genre ne s’avancent jamais sans avoir pris tous les renseignements
possibles.
Elle avait certes choisi son moment pour porter son attaque : le moment où le vicomte était
vulnérable, et où sa famille aurait consenti à tout pour le protéger.
Pour sa part, en tout cas, il était prêt à défendre l’homme qui avait changé sa vie du tout au
tout ! pensa-t-il avec une colère ravivée et contenue à la fois.
— Jem Norland, annonça-t-il en lui tendant la main.
Il vit que les doigts de la jeune femme se crispaient sur sa pochette de soirée, et qu’elle
échouait à lui sourire.
Non, décidément, Heloise Lawton ne ressemblait pas du tout à ce qu’il avait imaginé…! Il était
frappé par ses traits tirés, son expression de fatigue. Et, dans son regard, il voyait des
sentiments auxquels il avait espéré ne plus jamais être confronté : de la souffrance, presque du
désespoir.
Lentement, elle déposa sa coupe de champagne sur une table proche.
— Heloise Lawton, répondit-elle en glissant ses doigts entre les siens.
Sa main était froide, menue. Il la lui serra en luttant contre le désir incongru et soudain de la
réconforter. Quelles que fussent les apparences, elle était redoutable ! Et ses projets étaient
susceptibles de faire du mal à ceux qu’il aimait.
Il savait — il l’avait vu — que l’espace réservé au nom du père, sur le certificat de naissance de
cette femme, était resté blanc. Mais, quel qu’ait pu être son géniteur, ce n’était certainement
pas le vicomte de Pulborough. Alors, quelle conclusion en tirer ?
Que cette fille tentait sa chance, pardi ! Pour se faire de la publicité, sans doute. Elle était
évidemment décidée à réussir. Peu importait comment !
Et il en connaissait un rayon, sur ce genre de femmes ! Elles avaient été la malédiction de son
enfance. Les sirènes fatales auxquelles son père n’avait su résister.
C’était juste que… eh bien, celle-ci n’avait pas du tout l’air d’être fatale. Extérieurement, elle
avait de la classe, et une dignité mêlée de douceur.
Il vit qu’elle tentait de nouveau de lui sourire, sans y parvenir tout à fait.
— Je travaille pour Image, dit-elle.
— C’est ce que j’ai cru comprendre. Mon amie Sophy affirme que vous êtes experte en look et
en style.
— N-non, je… Eh bien, j’écris des articles sur la mode, si c’est ce qu’elle veut dire. Après tout, le
style, c’est très personnel, chacun ses goûts.
« La réponse est pleine de diplomatie, pensa-t-il. Elle est intelligente, je dois l’admettre. »
Sous cette surface, que trouvait-on ? Du feu ? De la passion ?
De l’avidité, sûrement, en tout cas ! Cette femme songeait forcément à l’argent et à sa
carrière ; à manipuler et utiliser les gens pour gravir les échelons… Elle avait jeté son dévolu sur
un homme vieillissant, vulnérable et malade, et proclamé qu’elle en était la fille. En avançant
quelle preuve ? Aucune !
— Et cette émission de télévision dont Sophy m’a parlé ? enchaîna-t-il.
— Je n’ai pas encore une grande expérience. Il m’est arrivé de faire des chroniques dans la
tranche horaire matinale, et on m’a aussi demandé de concevoir une émission sur la British
Academy of Film.
Il vit qu’elle crispait les doigts sur sa pochette de soirée, trahissant sa profonde nervosité.
Nerveuse, elle avait des raisons de l’être ! Il était, pour sa part, bien résolu à faire ce qu’il fallait
pour l’empêcher de nuire à Lawrence !
Son beau-père avait cru en lui malgré tout, avait toujours eu foi en son bon naturel en dépit des
apparences contraires. Et Jem tenait à lui renvoyer l’ascenseur.
Lawrence n’était pas homme à fuir ses responsabilités, même s’il fallait pour cela en payer le
prix. Il avait un sens aigu du bien et du mal. Il était tout aussi incapable de rejeter une fille que
d’abandonner Coldwaltham Abbey. C’étaient là des choses sacrées, pour lui.
— Vous aimeriez faire davantage de télévision ? s’enquit Jem d’une voix neutre.
— Non.
— Vraiment ?
— C’est excitant et intéressant, mais cela ne me passionne pas réellement. Je ne le fais que
pour le magazine.
— Image ?
— Oui. Et puis, cela fait bon effet sur ma carte de visite.
— C’est important ?
— Très, dit-elle en sirotant son champagne, et en promenant autour d’elle un regard nerveux.
Quand on a un nom qui parle aux gens, cela vous ouvre un tas de portes.
— Ah ?
— Dans ce métier, les relations comptent davantage que la compétence.
« Et tu envisages d’utiliser froidement Lawrence pour servir ton ascension ! » pensa-t-il. Mais
pourquoi diable était-ce Lawrence qu’elle avait choisi ? Un homme qui avait mené une
existence à l’abri de tout reproche, et que les autres admiraient et respectaient…
A quoi rimait cette cruauté envers le vicomte et sa famille ?
Oh, il n’avait aucune peine à imaginer les réponses ! Heloise Lawton avait sans doute au fond
de quelque tiroir un roman qu’elle désirait faire publier. Si elle parvenait à provoquer un peu de
scandale autour de son nom, un gros éditeur serait tenté de miser sur elle… Décidément, cette
fille était écœurante !
— J’aimerais écrire sur autre chose…, reprit-elle. J’adore la mode, mais…
Elle s’interrompit, laissant errer son regard au-dehors, à travers la croisée.
— Vous voulez plus, c’est ça ? acheva-t-il à sa place.
Elle se retourna vers lui, réagissant à son intonation presque acerbe :
— Il y a quelque chose de mal à ça ?
— Tout dépend de ce que vous êtes prête à faire pour y parvenir.
— Bien entendu, dit Heloise, rembrunie, en serrant nerveusement ses doigts sur sa coupe de
champagne.
Jem Norland affichait une expression impénétrable, mais elle sentait pourtant qu’il avait de
l’antipathie pour elle. Peut-être était-ce parce qu’il méprisait la profession de journaliste,
comme beaucoup de gens ? Mais peut-être aussi…?
« Je n’aurais pas dû venir », se dit-elle. Si elle avait su que Jem Norland — ou l’un quelconque
des membres de la famille Pulborough — faisait partie des invités, elle aurait évité d’assister à
cette soirée. Quand elle choisirait de les affronter, il faudrait que ce soit à sa manière, et au
moment qu’elle aurait elle-même fixé !
Là, elle n’était pas prête. Elle n’avait pas prévu que cela pourrait se passer ainsi.
Jem Norland ne cessait de river sur elle son regard bleu si intense, et elle se demanda s’il savait.
Si son beau-père lui avait parlé ou non. Cela lui donnait encore plus mal à la tête…
— Ma mère m’a laissé entendre que vous étiez apparentée à mon beau-père, laissa-t-il tomber.
Ainsi, il était au courant !
Elle avait l’impression, tout à coup, qu’elle venait de faire un saut dans le vide sans l’avoir
prévu, précipitée au-devant d’un destin incontrôlable. Comme elle demeurait silencieuse, Jem
spécifia :
— Mon beau-père est le vicomte de Pulborough. Le deuxième mari de ma mère.
— N-nous… nous ne nous sommes jamais rencontrés.
Il haussa les sourcils en une expression outrée de surprise. Puis il la détailla du regard de haut
en bas, en homme qui s’apprête à faire tomber le couperet.
Ah, il avait l’art consommé de vous donner, sans y paraître et d’un seul regard, le sentiment
que vous étiez un ver de terre ! On voyait qu’il était issu d’un milieu où l’on se croyait, depuis
des siècles, supérieur au reste de l’humanité !
Heloise était horrifiée de se sentir si insignifiante et misérable. C’était lui, plutôt, qui aurait dû
avoir honte ! Après tout, sa mère avait épousé un homme qui avait abandonné une jeune fille
enceinte de lui.
— Vraiment ? fit-il. J’ai dû mal comprendre ce qu’on m’a dit.
— Ma mère l’a connu voici des années. J’ai écrit au vicomte de Pulborough pour lui apprendre
son décès, dit Heloise en reposant son verre sur une table basse. Il n’a pas répondu.
Trois semaines s’étaient écoulées depuis qu’elle avait envoyé sa lettre. Et cela n’avait provoqué
aucune réaction. Aucune ! Elle ne s’était pas attendue à ce silence.
Elle n’avait certes pas espéré que son père la recevrait à bras ouverts, non. Mais cela ! Plus les
jours passaient, plus ce dédain nourrissait sa rancune.
Comment pouvait-on réagir ainsi ? Comment avait-il pu créer une vie et s’en soucier aussi peu ?
A l’époque où elle avait été en âge de poser des questions sur son père, sa mère lui avait
affirmé que c’était un homme bien, un homme bon, qui ne pouvait pas vivre avec elles, même
s’il le désirait.
Elle ne lui avait jamais révélé son identité, mais Heloise s’était toujours raccrochée à l’idée que
c’était « un homme bon » qui l’aurait volontiers acceptée dans son existence si cela avait été
possible.
Naïveté enfantine ! Le vicomte de Pulborough était un homme bardé de privilèges qui se
moquait bien du sort du commun des mortels ! Il avait laissé une jeune fille assumer seule, et
sans soutien, les conséquences de leur liaison ; il avait totalement chassé de son esprit le fait
qu’il avait engendré une petite fille : elle-même, Heloise.
— Il a des problèmes de santé, lâcha Jem.
— De santé ? répéta-t-elle, levant les yeux vers lui.
Elle était sûre d’avoir perçu des intonations menaçantes dans sa réponse, en dépit de sa
politesse et de son maintien policé.
— Mais vous le savez sans doute, continua Jem. Il était à l’hôpital.
— N-non… je n’étais p-pas au courant…
Comment l’aurait-elle su ? Il semblait la blâmer. Mais de quoi ?
— Il a subi un quadruple pontage.
— Oh…
Elle ne savait que dire, comment réagir. Etant donné qu’elle n’avait pas une seule fois
rencontré le vicomte de Pulborough, elle était surprise de ressentir un tel choc à cette nouvelle.
— A soixante-treize ans, ce n’est pas une mince affaire, continua Jem.
Heloise eut un moment de panique. Le vicomte n’allait tout de même pas mourir maintenant !
Si cela se produisait, elle ne pourrait jamais le connaître, jamais savoir pourquoi il les avait
abandonnées, elle et sa mère. Elle fit involontairement un pas en avant, et s’enquit :
— Sa vie est-elle en danger ?
— Il a eu une fuite mitrale, voici quatre ans, ce qui rendait l’opération plus risquée que de
coutume. Mais il s’en est sorti avec une alerte sans gravité.
— Une alerte ?
— Sa pression artérielle a grimpé au moment où il devait reprendre connaissance, après
l’anesthésie, et ils ont dû ralentir le processus. Mais il se remet bien.
— Tant m-mieux.
— Nous nous en réjouissons tous. Toute la famille s’est réunie autour de lui pour le soutenir.
— Oui, bien sûr… Je suis sûre que…, murmura Heloise.
Elle ferma fugitivement les paupières.
— Nous veillons, en particulier, à ce qu’il ne subisse aucun stress, et à ce que rien ne vienne le
bouleverser.
Le sens de ces propos était on ne peut plus clair, pensa Heloise.
— Je vois, énonça-t-elle doucement.
Puis elle ajouta — c’était plus fort qu’elle :
— Vous le protégez contre moi. Il n’a pas vu ma lettre, n’est-ce pas ?
— Non.
Il avait laissé tomber ce mot sans même y adjoindre une excuse. C’était un « non » sans
équivoque. Dire qu’elle s’était tourmentée, rongé les sangs, angoissée ! Qu’elle avait eu peur
d’être rejetée ! Et le vicomte de Pulborough ne savait même pas qu’elle lui avait écrit !
Sa précieuse famille, sa « vraie » famille avait fait barrage autour de lui pour qu’il ne soit pas
perturbé. Mais elle, s’en souciaient-ils ? Ils ne s’étaient même pas demandé ce qu’elle
ressentait, bien sûr…
De toute manière, cela leur était égal. Pour eux, elle était quantité négligeable. Une nuisance
tout au plus. Quelqu’un qui était né du mauvais côté de la barrière et refusait d’y rester.
Une pensée la traversa soudain : le destinataire de sa lettre ne l’avait pas reçue, c’était
quelqu’un d’autre qui en avait pris connaissance, l’avait lue, en avait disséqué et soupesé le
contenu. C’était une lettre à caractère intime, pourtant. Une lettre qu’elle avait eu bien du mal
à rédiger. Elle ne s’était pas doutée un seul instant qu’un autre que son père en connaîtrait le
contenu.
— C’est vous qui l’avez lue ? demanda-t-elle.
— Non.
— Qui, alors ?
— Quelle importance ?
— Il est inadmissible de faire ça ! C’était une affaire personnelle, privée. Cela ne concerne que…
Elle hésita, ne sachant quel terme employer. Elle n’arrivait pas à prononcer les mots : « Mon
père ».
— … Que le vicomte de Pulborough et moi. Personne d’autre !
— Pas même l’épouse du vicomte ?
— Non, dit-elle en soutenant son regard.
Elle vit qu’il réprimait la réplique, sans doute acerbe, qui lui montait aux lèvres. Il finit par
demander :
— Pourquoi maintenant ?
— Pardon ?
— Pourquoi vous êtes-vous manifestée maintenant, et pas l’année dernière ? Pourquoi avoir
choisi ce moment précis ?
Heloise se sentit déroutée ; si elle percevait sa critique implicite, elle ne voyait pas ce qui la
sous-tendait… Tout à coup, elle saisit de quoi il était question : Jem Norland ne la croyait pas ! Il
ne croyait pas qu’elle était la fille naturelle de son beau-père.
De quel droit ? Qu’est-ce qui l’autorisait à douter d’elle et de sa mère ?
Ah, il voulait savoir pourquoi elle avait choisi ce moment pour se manifester ? Eh bien, elle allait
le lui dire, elle allait lui faire toucher du doigt sa méprisable mesquinerie !
— Parce que je viens seulement de comprendre à quel point cela comptait pour moi. A la mort
de ma mère… j’ai trouvé une lettre, jointe à son testament.
Elle s’interrompit, peinant à continuer, étouffée par la colère et par le chagrin que ravivaient les
souvenirs.
Des images lui venaient en foule : les agents de police, venus lui annoncer la nouvelle ; le long
trajet de retour jusqu’à la maison ; le choc et le sentiment de vide ; l’incrédulité, quand elle
avait pris connaissance de la lettre — cette lettre comme venue de la tombe qui, enfin, lui
livrait la vérité.
Ces mots, sa mère avait espéré les lui dire un jour. Ce n’était pas par une prémonition morbide
qu’elle avait rédigé cette « confession » ; elle l’avait seulement fait pour prévenir
l’imprévisible…
D’abord, Heloise avait dû s’occuper des funérailles. Et puis, il lui avait fallu s’accoutumer au
bouleversement radical de son existence.
Six ans plus tard, quand elle avait récupéré les affaires de sa mère — toute une vie dans
quelques misérables cartons —, elle avait découvert sa propre colère. Ayant fait une recherche
sur Internet, elle avait vu une photo de Coldwaltham Abbey, la résidence du
vicomte — l’homme qui avait abandonné sa mère en la laissant sans le sou —, et l’avait
confrontée malgré elle au HLM où sa mère avait vécu, et l’avait élevée…
Relisant la lettre, elle avait été surprise de n’y trouver aucune amertume. Sa mère avait aimé
son père et avait cru en lui, sans doute jusqu’au moment de sa mort.
C’était là ce qui avait attisé sa curiosité soudaine. Comment Jem Norland aurait-il pu le
concevoir, alors qu’elle-même n’était pas sûre de comprendre ?
Prenant une profonde inspiration, elle tenta de continuer :
— Il y a six ans, ma mère a eu un accident de voiture. Un camion l’a… le chauffeur s’était
endormi au volant, elle… est m-morte sur le coup.
— Je suis désolé, dit Jem Norland.
Elle vit qu’il faisait un mouvement, et leva instinctivement le bras, comme pour se protéger de
sa compassion.
— Vous voulez savoir pourquoi j’ai attendu ? Ma mère ne m’avait jamais appris qui était mon
père, c’était son secret. Elle ne l’avait révélé à personne. Elle…
— A personne ? coupa Jem Norland.
— Votre beau-père n’a pas dû avoir de peine à s’en débarrasser ! Elle est partie sans faire de
vagues. Elle a disparu pour avoir son enfant toute seule, et n’a jamais rien demandé. Elle n’a
jamais cherché à prendre contact…, hoqueta Heloise, luttant contre un afflux de larmes. Elle
valait mille fois mieux que lui ! Il était indigne d’elle !
2.

Heloise se détourna, dominée par une colère et un chagrin intenses, et se fondit dans la foule
élégante. Ainsi, la lettre qu’elle avait envoyée n’était pas parvenue à son destinataire ! Elle avait
circulé parmi des étrangers qui s’étaient approprié le secret de sa mère. Quant à elle-même, on
avait piétiné son désir de savoir, de comprendre le passé ; on l’avait prise pour une vulgaire
menteuse !
Elle se réfugia dans les toilettes des dames — un lieu somptueux aux parois en marbre — en
refoulant de son mieux un accès de larmes. Heureusement, il n’y avait là personne. Faisant
couler de l’eau fraîche, elle s’aspergea le visage…
Jem Norland ne la croyait pas…! Jamais elle ne se serait attendue à une réaction pareille. Elle
avait passé des heures et des heures à imaginer la teneur de la réponse qu’elle recevrait. Pas un
instant elle n’avait supposé une telle issue…
« Il faut que je me ressaisisse », pensa-t-elle, éprouvant le besoin de rentrer chez elle, de
réfléchir, de pleurer aussi… pour alléger sa frustration, sa révolte et sa tristesse. Elle ne pouvait
pas rester ici au risque de se trouver de nouveau confrontée à Jem Norland. Oui, même si cela
devait déplaire à Cassie, il fallait qu’elle s’en aille !
Dès qu’elle pénétra de nouveau dans la vaste salle, Heloise fut heurtée par le bourdonnement
des conversations, la lourdeur de l’air saturé de parfums. Passant une main sur son front
comme pour tenter de chasser sa tension, elle traversa la salle et rejoignit Cassie.
— Tu as une mine épouvantable ! s’exclama cette dernière.
Heloise laissa échapper un soupir. Cassie était presque une amie, mais ce n’était pas le genre de
femme à qui l’on pouvait se confier…
En fait, depuis la disparition de sa mère, elle n’avait plus personne à qui parler vraiment ; plus
personne avec qui discuter des choses importantes — celles qui touchaient à l’âme, à l’essence
même de la personnalité.
— Une bonne nuit de sommeil, et il n’y paraîtra plus, prétendit-elle. Je crois que je vais rentrer.
Cassie pinça les lèvres. Comme prévu, cette annonce ne lui faisait pas plaisir. Cassie était
« mariée » à son travail, et elle attendait de ses collègues qu’ils soient comme elle. La direction
du magazine, c’était sa vie.
— Déjà ? fit-elle.
— Mon article ne demande plus qu’à être rédigé, j’ai ce qu’il me faut pour l’étoffer, affirma
Heloise. On ne peut pas en dire autant de Bernadette Ryland !
Comme prévu, Cassie se détendit à ce trait d’humour, et se détourna pour contempler la robe
plus que légère de l’actrice.
— Très juste. Ecoute, j’aimerais bien parler à une ou deux personnes avant de partir, dit-elle.
Son regard se posa sur Monica Bennington, dont la liaison avec un membre du Parlement
défrayait la chronique depuis plusieurs jours. Oh, Heloise était sûre que Cassie parviendrait à
échanger quelques mots avec elle ! Elle n’abandonnerait à personne l’exclusivité de cette
histoire à sensation ! C’était pour ça qu’elle réussissait si bien.
— Accorde-moi une demi-heure, reprit Cassie, et je t’accompagnerai dehors. Nous sommes
toutes un peu à cran depuis que Naomi s’est fait agresser.
La récente mésaventure de leur collègue avait traumatisé la rédaction. Mais la peur elle-même
n’était pas assez forte pour retenir Heloise. Elle savait que la demi-heure quêtée par Cassie se
muerait en heure entière, voire plus. Or, il fallait absolument qu’elle s’en aille !
— Je ne veux pas te bousculer, Cassie. Reste aussi longtemps que tu voudras. Je prendrai un
taxi.
— Tu es sûre de vouloir rentrer toute seule ?
— Certaine ! Il n’est pas très tard. Je pourrais même prendre le métro mais, dans cette tenue, je
préfère éviter !
Cassie laissa couler un rire amusé, et son expression se radoucit.
— Commande un taxi à la réception, et demande une note de frais au chauffeur, recommanda-
t-elle. Fais bien attention à toi !
Elle s’éclipsa, tandis qu’Heloise la suivait des yeux avec reconnaissance. Enfin, elle allait pouvoir
s’échapper ! Elle regarda la double porte d’entrée de la salle de bal comme un naufragé qui
aperçoit la terre.
Une fois hors de la salle, dans une atmosphère plus fraîche et plus respirable, elle se sentit tout
de suite un peu mieux. Soulagée de constater qu’il n’y avait pas grand monde dans les parages,
elle dénicha, dans son sac de soirée, le ticket qui lui était nécessaire pour récupérer son étole
au vestiaire, et se hâta de s’engager dans le vaste escalier.
Elle avait à peine descendu quelques marches qu’une voix lança derrière elle :
— Mademoiselle Lawton ?
Elle n’eut pas besoin de se retourner pour identifier Jem Norland !
— Allez-vous-en, dit-elle tandis que ses doigts se refermaient convulsivement sur la rambarde
en acajou. Je ne veux pas vous parler.
Elle continua à descendre, ramenant au creux de sa main les pans de sa robe de soie pour éviter
de prendre ses talons dedans. Il y avait foule dans le vestibule en marbre, à l’entrée du
vestiaire. Elle n’eut pas d’autre choix que de faire la queue.
Jem Norland l’y rejoignit.
— Je suis désolé, énonça-t-il en se plaçant près d’elle, imposant et intimidant.
— Pourquoi ? demanda-t-elle sans le regarder.
— Je vous ai bouleversée.
Il semblait sincère, et cela la surprit : c’était une réaction qu’elle ne comprenait pas. Il lui avait
adressé la parole délibérément, en homme au fait de son identité, et il lui avait signifié qu’il ne
croyait pas à son histoire. Comment aurait-il voulu qu’elle réagisse, bon sang ?
— Je suis en colère, voilà ! fit-elle en se tournant vers lui. Pas bouleversée : furieuse ! Vraiment
furieuse !
Elle sentit des larmes lui picoter les paupières, et lâcha :
— Oh, et puis, allez-vous-en, laissez-moi tranquille ! Partez, c’est tout.
Comme la queue avançait, elle remit son ticket à l’une des hôtesses du vestiaire, puis
enveloppa ses épaules dans son étole avec un soin exagéré, cherchant à se donner une
contenance. Jem Norland avait gagné la réception, et ce mouvement ne lui avait pas échappé.
Elle jeta un bref regard vers l’escalier, regrettant de ne pas avoir attendu Cassie. Puis, voyant
que cinq personnes attendaient à la réception, elle prit tout à coup sa décision : renonçant à
demander un taxi, elle se dirigea vers la sortie.
Jem Norland l’arrêta en chemin :
— Nous devons parler.
— De quoi ? Je n’ai rien à vous dire, et ce dont vous pourriez avoir à me parler ne m’intéresse
nullement. Ma mère a eu raison de ne jamais revoir mon père.
Sur ce, la tête haute, et plutôt fière de sa petite tirade, elle franchit le seuil, puis les marches du
perron.
Il faisait noir, dehors. Marcher seule en pleine nuit, à Londres, sur des talons de sept
centimètres qui plus est, était un choix stupide. Elle en était consciente ; sa fierté, pourtant, lui
interdisait de revenir en arrière.
Refoulant l’angoisse qu’elle éprouvait toujours quand elle était seule dans les ténèbres, elle
prit la direction de l’artère principale la plus proche. La rue était déserte, mais il n’y avait pas de
quoi s’affoler, se persuada-t-elle. Naomi avait joué de malchance, c’est tout. Ici, le trottoir était
bien éclairé, et le quartier résidentiel et sûr. Dès qu’elle aurait atteint Hyde Park, elle pourrait
héler un taxi.
Elle ramena contre elle les pans de son étole pourpre, comme si le fin tissu avait pu la protéger
contre d’éventuels malfaiteurs. Alors que l’étole ne la protégeait même pas de la fraîcheur de
l’air ! Par une nuit pareille, elle aurait dû porter des sous-vêtements chauds, un bon duffle-coat,
des mocassins confortables…
Elle jeta derrière elle un rapide coup d’œil qui la rassura : personne en vue, pas même Jem
Norland. Cependant, à mesure qu’elle s’éloignait d’Alburgh House, elle sentit la nervosité
l’envahir. Les lieux avaient une tranquillité si inquiétante, et le noir modifiait si étrangement ce
monde pourtant familier !
Elle pressa le pas malgré elle, alertée par une sensation de danger. Les terreurs irrationnelles de
son enfance qui refaisaient surface, et elle ne pouvait pas les dominer.
« Du calme, s’admonesta-t-elle. Tu n’es pas loin du carrefour. Là-bas, il y aura du monde, de la
circulation, des taxis… Tu n’as qu’à marcher résolument, comme si tu savais très bien ce que tu
fais, et il n’y aura pas de problème… »
Un vent s’était levé, qui semblait gagner en force. La température avait fraîchi, aussi. Le temps
était à la pluie.
Soudain, elle perçut derrière elle, dans les ténèbres, un bruit de pas distinct, et son pouls
s’accéléra. Elle tendit l’oreille, guettant les échos rythmés qui lui parvenaient : celui ou celle qui
marchait se trouvait encore à quelque distance, et semblait avoir la même allure qu’elle…
Se détournant pour en avoir le cœur net, elle vit un homme encore assez éloigné qui avançait
dans sa direction. Elle poursuivit sa route en jaugeant les solutions qui s’offraient : si elle
s’élançait au pas de course pour rejoindre l’artère principale, cet inconnu pouvait-il la
rattraper ? Bah, de toute façon, elle ne devait plus être très loin du carrefour, non ? Pas de quoi
s’affoler…, se persuada-t-elle, traversant délibérément la rue.
Une fois sur l’autre trottoir, elle guetta les sons qui lui parvenaient : le rythme des pas qu’elle
entendait ne se modifia nullement, et elle se trouva soudain vraiment ridicule : il était évident
que d’autres personnes pouvaient avoir, comme elle, décidé de rejoindre la station de taxis !
A l’instant où elle se rassurait ainsi, son oreille lui révéla que l’homme traversait aussi la rue. Et
maintenant il hâtait le pas, à n’en pas douter !
Résistant au désir fébrile de se retourner, elle continua d’avancer vers le carrefour illuminé qui
venait enfin d’apparaître dans son champ de vision. A en juger par les sons qui lui parvenaient,
l’homme s’était encore rapproché ! Si ça tournait mal, elle pouvait ôter ses sandales et se
mettre à courir ; ou affronter son poursuivant. Voyons, que lui avait-on appris au cours
d’autodéfense, déjà ? Une main sous le menton de l’agresseur, un coup de genou dans
l’entrejambe…
— Mademoiselle Lawton…
Elle fit volte-face, affrontant Jem Norland avec une colère irrépressible :
— Vous ne pourriez pas réfléchir un peu ? On ne vous a jamais dit qu’on ne doit pas suivre une
femme en pleine nuit, surtout si elle est seule ?
— Je ne voulais pas vous faire peur, déclara Jem en ralentissant l’allure. Je croyais que vous
m’aviez vu.
— C’est une habitude, chez vous, de supposer ce qui n’est pas ! Vous ne pouvez pas me laisser
tranquille, à la fin ? s’écria-t-elle d’une voix étranglée de fureur.
Et, tout à coup, la respiration lui manqua. Ses yeux s’écarquillèrent tandis qu’elle tentait
vainement de reprendre son souffle, en proie à une sorte d’affolement intérieur.
Jem saisit son visage entre ses paumes, et lui recommanda avec un calme persuasif, en plantant
son regard bleu dans le sien :
— Inspirez et expirez calmement. Tout va bien, il n’y a rien à craindre.
Ces mots furent sans effet, mais elle continua à le regarder, en puisant quelque réconfort dans
la chaleur que diffusaient ses mains viriles, plaquées contre ses joues. Elle respirait avec
difficulté, et une douleur sourde lui élançait la poitrine.
— Je suis désolée, je…
— N’essayez pas de parler, intervint-il aussitôt, vous êtes en état de choc. Continuez à respirer
aussi régulièrement que possible.
Il regarda autour de lui, comme s’il pouvait, par la seule force de sa volonté, faire surgir un
médecin sur le trottoir. Heloise lâcha un rire étranglé, aussitôt suivi d’un hoquet.
— Désolée…
— De quoi ? C’est moi qui vous ai effrayée. J’aurais dû vous appeler plus tôt, me faire connaître.
Je n’ai pas réfléchi.
Voyant qu’elle recouvrait peu à peu son souffle, il la relâcha. Pendant un instant de silence, ils
se dévisagèrent. Puis Heloise eut un frisson. Aussitôt, il se défit de son veston pour le lui jeter
sur les épaules.
— Non, je…, commença-t-elle.
— Il fait froid, coupa-t-il, levant les yeux vers le ciel. Et il commence à pleuvoir.
Plaçant légèrement sa main au creux de son dos, il l’amena à se remettre en route vers l’artère
principale. Au bout de quelques pas, elle s’immobilisa en demandant :
— Que faites-vous ? Que voulez-vous ?
— Vous parler, dit-il du ton qu’il aurait employé avec un enfant. Nous avons besoin de discuter.
Elle fit signe que non, objectant d’une voix étranglée :
— A quoi bon ? Vous ne me croyez pas.
— Mais, vous, vous croyez ce que vous dites, déclara-t-il en fourrant ses mains dans ses poches.
Heloise se remit en route vers Hyde Park Corner, en cessant soudain de se poser des questions
inutiles. L’important, c’était qu’elle n’était plus seule dans cette rue sombre et déserte, que
personne ne l’avait agressée, qu’elle était en sécurité.
Elle reçut plusieurs grosses gouttes, et dit en se tournant vers Jem :
— Vous allez être trempé, sans votre veston.
— Je survivrai, répondit-il avec un demi-sourire qui, étrangement, la rendit toute chose.
— Où allons-nous ? demanda-t-il.
— Au carrefour. Pour prendre un taxi.
— Vous auriez pu en faire appeler un à la réception.
— Je sais.
— Mais vous ne l’avez pas fait à cause de moi, énonça-t-il lentement. C’est ça ?
— Plus ou moins, oui, concéda-t-elle en coulant un regard vers lui.
Il pleuvait pour de bon, à présent, et sa chemise mouillée commençait à adhérer à son torse. Il
avait un beau corps, harmonieusement musclé, comme l’avait observé Cassie. « Elle a dit aussi
qu’il était sexy », lui souffla une petite voix. Il était fort, aussi. Et rassurant.
« Oh, bon sang ! D’où me viennent de telles pensées ? » s’interrogea-t-elle.
Elle ajouta :
— Mais tout va bien, maintenant.
— Je vais vous trouver un taxi, décida-t-il d’un ton sans réplique.
— Merci.
— Je vous dois bien ça. Je vous ai fait une peur bleue.
Elle leva les yeux juste à temps pour capter son demi-sourire, et les petits plis qui venaient de
naître aux coins de ses yeux si bleus. Sexy… Oh, oui ! en diable. Mais il demeurait l’ennemi. Il
croyait qu’elle mentait en prétendant être la fille du vicomte de Pulborough. Quel but inavoué
lui prêtait-il donc ? Qu’aurait-elle pu avoir à gagner ?
— Pourquoi ne me croyez-vous pas ? s’enquit-elle abruptement.
Jem prit une profonde inspiration, puis lâcha :
— Lawrence est un homme très profondément religieux. Il est resté avec sa première femme
pendant près de trente ans, et pourtant elle était atteinte d’une grave maladie
neurodégénérative. Il croit dur comme fer au caractère sacré du mariage.
— Alors, vous en déduisez que ma mère était une menteuse ?
— Le nom de Lawrence ne figure pas sur votre certificat de naissance…
— Comment en serait-il autrement ? Il n’est pas resté assez longtemps avec maman pour être
au courant de mon existence, répliqua-t-elle.
— Je n’arrive pas à imaginer que Lawrence ait pu abandonner un enfant. C’est contraire à son
caractère. Il en est incapable.
— Vous ne lui avez pourtant pas posé la question, n’est-ce pas ? Vous ne lui avez même pas
montré ma lettre.
— Non, pas encore, dit Jem en s’arrêtant près de la devanture éclairée d’un café. Voulez-vous
boire quelque chose ?
Heloise leva les yeux, vit que les membres du personnel commençaient à ranger les tables.
— Je voudrais rentrer chez moi. Je vais bien, maintenant, vous pouvez retourner à la soirée.
— Je n’en ai pas l’intention. J’ai froid, je suis trempé, et je tiens à vous raccompagner chez vous.
— Et Sophia Westbrooke ? Elle va vous chercher.
— Sophy rentrera avec Andrew.
— Cela ne la dérangera pas ?
— Pourquoi cela l’ennuierait-il ? Ils savent que je déteste ce genre de manifestation. Et je ne
peux pas supporter Londres. Il y a trop de bruit, ici. Trop de gens.
Parvenant à l’angle de la rue, ils s’immobilisèrent sous un réverbère qui captait dans son halo
un rideau de pluie brillante.
— Mmm… j’ai lu ça quelque part, dit Heloise.
— Et qu’avez-vous lu d’autre ?
— Votre père est feu Rupert Norland. Il a disparu dans un accident de hors-bord lorsque vous
aviez quatorze ans, et votre mère s’est remariée au vicomte de Pulborough huit mois plus tard.
Vous avez été expulsé du collège. Vous dessinez du mobilier, et vous êtes célibataire.
— C’est tout ?
Elle le regarda. Il avait glissé les mains dans ses poches, nonchalamment, et l’écoutait avec un
intérêt modéré.
— Vous avez un demi-frère, Alexander, qui va à Harrow et qui héritera du domaine de
Coldwaltham Abbey. Selon la rumeur, vous avez été fiancé à Brigitte Coulthard, héritière de
l’empire Coulthard, groupe de vente au détail. On ne vous connaît aucune autre liaison
sérieuse.
Elle marqua un temps d’arrêt, puis ajouta :
— Dois-je continuer ? Je suis assez efficace, côté recherches.
— C’est ce que je constate. Si je comprends bien, je n’ai pas de secrets.
Serrant contre elle les pans de son veston, elle demanda :
— Et moi ? En ai-je ?
— Non, fit-il avec un demi-sourire. Je ne suis pas mauvais non plus, côté recherches.
Un silence s’écoula. Puis il fit un pas en avant pour héler un taxi de passage. Comme le
chauffeur se garait le long du trottoir, échangeant le voyant « libre » contre le voyant
« occupé », Jem s’enquit :
— Où allons-nous ?
— A Hammersmith.
Elle remarqua sa silhouette baignée de pluie, ses cheveux mouillés plaqués sur sa nuque virile,
et, ramenant instinctivement le regard sur elle-même, constata qu’elle était trempée de la tête
aux pieds, malgré le veston. Ses sandales à talons étaient fichues. « Je m’en moque », pensa-t-
elle, envahie d’un fatalisme soudain. Jem semblait enclin à mener le jeu, et elle n’avait pas
l’énergie de s’y opposer. Quand il s’installa à côté d’elle dans le taxi, elle n’émit pas le moindre
commentaire. Elle ne se demanda même pas si le trajet jusqu’à Hammersmith le détournait
considérablement de sa route.
« Et s’il avait raison ? répétait une voix obstinée dans son esprit. Et si le vicomte de Pulborough
n’était pas ton père ? » Elle avait le sentiment de trahir sa propre mère, en se laissant
impressionner ainsi. Mais Jem était si sûr de lui, si catégorique !
Le regard braqué sur les ténèbres qui défilaient au-delà de la vitre, elle se demanda si sa mère
avait pu mentir. Non, c’était inimaginable, impossible à croire…
— Quel numéro, ma belle ?
La voix du chauffeur l’arracha à ses pensées, et elle précisa en tressaillant :
— Au 15, juste après la deuxième à gauche.
Elle se tourna vers Jem, dont le visage était enveloppé par la pénombre. Il l’observait, elle en
était sûre. Se dépouillant du veston, elle le lui remit en disant :
— Vous feriez mieux de récupérer ça. Merci.
Il le prit, et sortit son portefeuille de la poche intérieure pour payer le taxi. Puis il ouvrit la
porte, descendit, et contourna la voiture pour l’aider à descendre. Elle se laissa faire.
Dehors, il avait cessé de pleuvoir, mais l’atmosphère demeurait humide.
— Vous n’aurez jamais un autre taxi, ici, observa-t-elle enfin en constatant que la voiture
s’éloignait et qu’il était resté sur le trottoir.
— Je marcherai, fit-il avec un haussement d’épaules. Je me sentirai plus tranquille si je vous sais
vraiment en sécurité.
Se détournant, elle gagna le portail de son immeuble et déverrouilla la serrure.
— Voulez-vous prendre un café ? proposa-t-elle sans trop savoir ce qu’elle disait. Et puis vous
pourrez téléphoner pour avoir un taxi.
— Le café n’est pas de refus.
Heloise pensa qu’elle venait d’enfreindre une fois encore les règles de sécurité les plus
élémentaires : on n’invitait pas chez soi, à une heure tardive qui plus est, un homme qu’on
connaissait à peine. Mais, si Jem Norland suscitait en elle une bonne dose de mépris, en
revanche, il ne lui faisait pas peur.
Elle n’était même plus sûre de le mépriser, d’ailleurs. En fait, ce sentiment s’était dissipé sans
qu’elle sache comment.
— Mon appartement est à l’étage, précisa-t-elle sans aucune nécessité. L’immeuble a été divisé
en lots voici des années.
— Il y a longtemps que vous y habitez ?
— Six mois. J’ai eu de la chance de pouvoir l’acheter.
Ils grimpèrent l’escalier, et elle le précéda dans l’appartement après avoir déverrouillé la
seconde porte, en précisant :
— Le salon est juste là, installez-vous. Je vais me changer.
Elle se réfugia dans sa chambre, s’adossant un instant contre le battant clos. Mais que lui avait-
il pris ? Elle n’avait nul besoin de l’inviter chez elle !
« Il n’avait nul besoin d’accepter ta proposition, lui souffla une voix, ni même de prendre la
peine de te raccompagner. » Et puisqu’il était tellement sûr que sa mère avait menti pourquoi
désirer lui parler ?
Oh, elle aurait tant aimé, soudain, se glisser sous sa couette et tout oublier dans le sommeil ! Se
secouant, elle se dévêtit et enfila des sous-vêtements secs, un jean, un chandail rose pâle. Il lui
fallait rejoindre Jem Norland dans le salon. Il devait être frigorifié, mais elle n’avait aucun
vêtement de rechange à lui proposer. Faisant un détour par la salle de bains, elle y prit une
grande serviette.
Elle entra dans le salon en s’efforçant de dompter sa nervosité.
— Désolée de ne pas y avoir pensé, vous devez être frigorifié, commença-t-elle.
Planté devant la fenêtre, dos tourné, il fit volte-face à son entrée.
— C’est calme, ici, observa-t-il.
— Oui, dit-elle en serrant nerveusement le drap de bain contre elle.
Oh, bon sang, que lui arrivait-il ? Elle ne manquait pas de présence d’esprit, d’habitude ! Et
même d’esprit de repartie ! Mais ce soir ces atouts semblaient l’avoir désertée.
— Je… je l’ai acheté pour ça, énonça-t-elle avec effort. Et puis, c’était dans mes prix. En plus, le
métro n’est pas loin.
« Je ne débite que des banalités », se désola-t-elle.
Il sourit alors, posant sur elle son regard très bleu, à l’éclat si particulier… C’était étrange, mais
sous l’envoûtement de ce regard-là elle aurait juré que cet homme n’était pas un ennemi. Il
possédait, à dire vrai, un don peu ordinaire : vous donner l’impression que vous étiez quelqu’un
de spécial.
— Je vous ai apporté une serviette, annonça-t-elle timidement, en la lui tendant avec
hésitation.
— Merci. Il vaudrait mieux l’étaler sur le canapé, pour que je n’abîme pas le tissu. Si vous
permettez que je m’assoie, bien sûr.
— Faites, je vous en prie. Je peux aller en chercher une autre, si vous voulez.
Elle se dirigeait déjà vers le seuil, mais il l’interrompit d’un :
— Ça va très bien comme ça.
— Je vous apporte un café ?
— Volontiers.
« Il a une belle voix, pensa-t-elle. Chaude, veloutée… Une voix d’homme cultivé, bien élevé. »
Elle le regarda disposer avec soin le drap de bain sur le canapé, puis se contraignit à gagner la
cuisine.
La présence de Jem lui donnait le sentiment d’être toute petite, minuscule. Et elle n’était pas
habituée à cela… Le vicomte de Pulborough avait de la chance d’avoir un allié tel que lui ! Elle,
elle n’avait personne pour veiller sur son sort, pour l’étreindre et la rassurer… Après avoir si
longtemps lutté seule, et joué à la femme forte, elle avait envie de…
Elle avait tout simplement envie que quelqu’un la réconforte, lui affirme que tout irait bien. Oh,
sa mère lui manquait tant ! Sa mère qui avait toujours été si aimante, si protectrice,
maintenant, n’était plus là ; et Heloise avait l’impression d’être seule face à la mer, sur le point
d’avoir à affronter un raz de marée qui l’emporterait comme un fétu de paille.
3.

— Que se passe-t-il ? demanda Jem Norland, entrant dans la cuisine. Qu’est-ce que c’était que
ce fracas ?
Il comprit aussitôt ce qui venait de se produire en voyant à terre une assiette brisée en trois
morceaux. Il la ramassa en commentant :
— Ce n’est pas votre jour, on dirait.
— J’ai voulu prendre un plateau en haut du buffet, expliqua Heloise, lui ôtant les débris des
mains pour les jeter dans la poubelle.
Elle ferma brièvement les yeux, posant d’une main tremblante le plateau qu’elle tenait sur le
plan de travail en mélamine.
— Est-ce que ça va ? s’enquit Jem.
— Disons que j’ai eu de meilleurs moments, soupira-t-elle en achevant de disposer sur le
plateau les tasses à café, et les scones qu’elle venait de passer au four. Et vous ? Vos vêtements
ont un peu séché ?
Il répondit dans un sourire plein d’humour, qui incurva sa bouche virile et dessina de fins
éventails aux coins de ses yeux bleus :
— L’évaporation est en cours.
Elle ne put retenir un léger rire.
— Vous prenez du sucre ?
— Non, et pas de lait non plus, précisa-t-il en s’appuyant au chambranle de la porte avec
décontraction. Laissez-moi faire, je vais porter le plateau dans le salon.
Il s’avança, et elle s’effaça docilement — passivité qui n’était pas du tout dans son caractère.
*
*     *
Jem embrassa du regard sa silhouette, frappé par son air adolescent. Sa coupe courte et chic
avait perdu son glamour sous la pluie pour devenir plus naturelle. Heloise était pieds nus, et,
ainsi, lui arrivait à peine à l’épaule. Il avait étrangement envie de la protéger… Bizarre, pensa-t-
il, compte tenu du mal qu’elle était susceptible de faire à ses proches.
Et si elle disait vrai, après tout ? Si elle était réellement la fille de Lawrence ?
Cela aurait signifié que Lawrence n’était pas l’homme de principes, intègre et droit, qu’il avait
côtoyé. Cela aurait écorné le piédestal sur lequel il l’avait placé…
Il la suivit dans le petit salon, et la regarda allumer l’insert au gaz de la cheminée. Elle
contempla un instant les flammes, puis s’installa dans un fauteuil.
Il déposa le plateau sur le vieux coffre de bois dont elle se servait comme table basse, se
rappelant soudain, avec une acuité inattendue, que la jeune femme avait perdu sa mère. Et
tout à coup il ne douta plus qu’elle eût trouvé une lettre de la défunte affirmant qu’elle était la
fille du vicomte de Pulborough.
La question était : la mère d’Heloise Lawton avait-elle menti sur ce point ?
Si oui, pourquoi l’avait-elle fait ? Il n’y avait qu’une réponse possible, évidente : l’argent. Peut-
être avait-elle vu dans ce stratagème naïf le moyen de procurer la sécurité à sa fille…
Il était même envisageable qu’elle ait eu une brève liaison avec le vicomte. Deux semaines plus
tôt, Jem aurait juré que c’était impossible. A présent…
En revanche, il lui semblait inenvisageable que Lawrence ait pu abandonner un enfant. C’était
un homme qui attachait une extrême importance à sa famille, à ses devoirs, et c’était d’ailleurs
ce qui avait convaincu sa propre mère de retenter avec lui l’aventure du mariage.
Or, leur union était réussie. Sa mère était heureuse — aux antipodes de la femme qu’il avait
côtoyée dans son enfance…
— Je vous sers du café, Heloise ?
Elle tressaillit, et se débarrassa du coussin qu’elle triturait nerveusement, pour se mettre
debout.
— Excusez-moi, je ne sais pas où j’avais la tête. Je vais faire le service.
Elle prit la cafetière et lui en versa une tasse, qu’elle lui tendit. Il la prit avec un « merci », en
passant sa main libre dans ses cheveux humides d’un air songeur. C’était insensé ! Il n’aurait
pas dû se trouver ici ! Sa seule intention avait été de la mettre en garde, de lui signifier que
Lawrence n’était pas un homme esseulé et sans défenseurs.
Il s’assit, et la regarda. Heloise semblait vraiment lasse, des cernes bleutés ombraient ses
paupières, et il y avait aussi de la tristesse en elle… Cela n’avait rien de surprenant. De toute
évidence, la vie n’avait pas été tendre avec elle.
— Le café est excellent, dit-il, histoire de briser le silence.
— Il provient du commerce équitable. Chaque fois que je peux, j’achète ce genre de produit.
De nouveau, le silence. Il y avait longtemps que Jem ne s’était senti aussi peu à sa place. C’était
lui qui avait provoqué cette rencontre. Il avait suivi Heloise parce qu’il était convaincu qu’il
fallait régler au plus vite cette affaire. Et voilà qu’il ne parvenait même pas à aborder le sujet !
Elle était si fragile ! Il n’avait pas du tout imaginé avoir affaire à ce genre de femme, aux
antipodes de la réputation que lui valaient ses chroniques dans Image. Heloise était… un
papillon aux ailes meurtries.
Un papillon… oui, la comparaison lui seyait, surtout telle qu’elle était apparue à la soirée : d’une
beauté éthérée et vulnérable…
Il fallait bien commencer par quelque chose, pourtant. Alors, pourquoi pas par l’événement qui
avait tout enclenché ?
— Quand votre mère est-elle morte ?
— Il y a six ans, murmura-t-elle. Le 28 novembre. J’étais à l’université. Ils m’ont téléphoné là-
bas.
Il ne demanda pas qui désignait ce « ils ». Il l’observa, regardant passer sur son visage une
indicible tristesse. Elle était belle à couper le souffle — comme une de ces héroïnes des siècles
passés pour lesquelles les hommes auraient volontiers donné leur vie. Sa mère avait-elle été
dotée de la même splendeur ? Avait-elle éveillé en Lawrence une attirance irrésistible ?
— Comment s’appelait votre mère ? demanda-t-il.
Il connaissait la réponse, mais il désirait faire parler Heloise, et comprendre la démarche qu’elle
avait engagée.
— V-Vanessa. Vanessa Lawton, répondit-elle en essuyant une larme.
Il se retint à grand-peine d’aller la prendre dans ses bras pour la réconforter. Tout, en elle,
même le rose délicat de son pull, contribuait à l’émouvoir. Bien entendu, tout cela était peut-
être calculé. Mais il ne croyait plus du tout à cette possibilité. Il aurait juré, même, que Heloise
était sincèrement convaincue d’être la fille du vicomte de Pulborough.
Se rappelant qu’elle était aussi persuadée que Lawrence les avait abandonnées, sa mère et elle,
il se sentit mal à l’aise.
— Quel âge avait-elle ? s’enquit-il.
— Quarante ans.
Lawrence avait soixante-treize ans. Ce qui faisait une différence de… vingt-sept ans ! Nom d’un
chien, pensa-t-il.
— Avez-vous la lettre de votre mère ?
— Ou-oui, bien sûr, fit-elle en tressaillant.
Elle se débarrassa de sa tasse pour aller prendre, sur l’étagère de la bibliothèque, un dossier en
carton ordinaire. L’ayant ouvert, elle prit la première feuille de la pile qu’il contenait, et la lui
tendit en précisant :
— C’est son écriture.
Il n’en douta pas. Heloise Lawton avait quelque chose de digne. S’il y avait entourloupe quelque
part, elle n’était pas de son fait, Jem en était convaincu. Il hésita, répugnant soudain à prendre
connaissance du contenu de la lettre.
Elle l’y encouragea d’un signe. Alors, il lut le récit d’un été à Coldwaltham Abbey. Chaque mot
était pour lui comme un coup de poignard. Il releva brièvement les yeux vers Heloise, qui s’était
réinstallée dans son fauteuil, sa tasse au creux des mains.
— Ça vous fait donc vingt-huit ans, c’est ça ?
— Non, vingt-sept.
Vingt-sept… Il continua sa lecture. La description de Coldwaltham Abbey était brève, mais
précise et juste. Et pourtant il n’avait pas trouvé trace, dans les registres archivés, d’une
employée portant le nom de Vanessa Lawton.
Il voulut le lui révéler, mais se retint, pris de scrupule. Heloise avait subi une si grande perte ! A
quoi bon en rajouter ?
— A votre avis, pourquoi votre mère a-t-elle évité de vous parler de Lawrence ? demanda-t-il
en repliant soigneusement la lettre.
— Parce qu’il était marié, répondit-elle avec un haussement d’épaules fataliste. J’imagine que
cela la blessait, qu’elle avait du mal à revenir sur le passé.
— Et lorsqu’il a perdu sa première femme ?
— Je ne sais pas…
Elle posa sur lui ses yeux couleur chocolat, à la douceur de velours :
— Comment est-il ?
Lawrence ? Quelques heures plus tôt, Jem aurait répondu sans hésiter : un homme d’une
intelligence redoutable, cultivé, aimant, excellent mari, père et beau-père… A présent, il se
demandait qui était réellement son beau-père. Etait-il possible de connaître les autres à fond ?
On ne pouvait jamais être au fait de toutes leurs pensées, tous leurs sentiments, tous leurs faits
et gestes… n’est-ce pas ?
Plaçant la lettre sur un coin du coffre, il lâcha :
— Heloise…
Elle leva les yeux. C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom.
— C’est un homme bon.
Il vit passer dans son regard une sorte de soulagement, comme si ce qu’il venait de dire lui
apportait un immense réconfort.
— Acceptez-vous de me confier cette lettre ? demanda-t-il.
— Non.
C’était un refus prévisible. A quoi aurait-il pu s’attendre ? Il ne pouvait pas la blâmer pour cela…
Tant pis, il se passerait de ce document…
— Je ne peux pas, murmura-t-elle en replaçant le feuillet dans la boîte et en rabattant le
couvercle.
— Cela ne fait rien.
Il ajouta après un bref silence :
— La raison pour laquelle elle est partie n’est pas précisée.
— Non…
— A-t-elle dit si Lawrence était au courant de sa grossesse ?
— Elle ne m’a jamais rien dit. Tout ce que je sais se trouve dans cette lettre.
— Vraiment ?
Elle hocha la tête.
— Elle vous avait parlé de Coldwaltham Abbey ?
Heloise fit de nouveau signe que non.
— C’est bizarre.
— Pourquoi ?
— Il est étrange qu’elle n’ait jamais mentionné un endroit qui représentait tant de choses pour
elle.
— Le vicomte de Pulborough aussi comptait pour elle, elle avait eu un enfant de lui, répliqua
vivement Heloise. Pourtant, elle n’en a jamais parlé non plus. Il y a des choses trop
douloureuses pour qu’on les dise.
Se levant abruptement, elle alla remettre le carton d’archives en place. Jem s’adossa au canapé,
et médita, soupesant ce qu’il savait de Lawrence et les convictions d’Heloise.
Cela ne collait pas ensemble. Le Lawrence qu’il connaissait n’aurait jamais abandonné un
enfant — même s’il avait amèrement regretté la liaison qui avait provoqué sa venue au monde.
Par conséquent, à supposer que Vanessa Lawton et Lawrence eussent été amants…
— Est-il possible que votre mère ait quitté Coldwaltham Abbey sans que Lawrence sache qu’elle
était enceinte de lui ?
— Non.
— Pourquoi « non » ?
— Elle n’aurait pas fait cela. C’est inadmissible. Un père a le droit de savoir. Elle n’aurait jamais
réagi comme ça, je le sais…
Une larme roula sur sa joue, et elle baissa la tête — l’image même de la désolation et de la
solitude. Pour la première fois, Jem avait envie de l’embrasser… juste ciel ! Elle avait un visage
si doux, un si joli cou, un corps voluptueux…
— Avez-vous une photo de votre mère ?
— Quand elle était jeune, vous voulez dire ?
— Oui.
— Je crois.
— Puis-je la voir ?
Elle se leva et gagna un placard, à droite de la cheminée.
— J’ai récupéré quelques cartons dans un garde-meuble, voici quelques semaines, et je suis
sûre d’avoir vu des photos dans l’un d’eux. Je ne les ai pas encore triées, je…
« … n’en ai pas eu le courage », acheva Jem en son for intérieur.
— Maman gardait tout : les cartes de vœux, les lettres, tout… Je crois que c’est dans cette
boîte, continua-t-elle en sortant un gros carton.
Jem s’agenouilla près d’elle, ouvrit le premier album : il vit la photo d’Heloise à quatre ou cinq
ans…
— Je ne pense pas que ce soit dans les albums. Regardez plutôt dessous…
Sous les albums, il trouva une série de photographies, tantôt reliées par un élastique, tantôt
enfermées dans des enveloppes portant des inscriptions telles que : « Margate, vacances
d’août. » D’autres étaient en vrac, tout au fond. Il en prit une au hasard et la regarda.
C’était une jeune fille, qui n’était pas sans ressemblance avec Heloise. Ses cheveux blonds
flottaient au vent, derrière elle. Elle était assise sur une vieille souche d’arbre. Derrière, il y
avait un grand chêne — qui lui donna un coup au cœur.
Cet arbre, il le connaissait bien ! Il l’avait même escaladé des centaines de fois. C’était le vieux
chêne de la Pelouse Sud, aujourd’hui ouverte au public. Autrefois, elle était encore propriété
privée. Cela signifiait donc…
Quoi ? Qu’il n’y avait pas de mensonges dans la lettre ? Que Lawrence… était le père d’Heloise ?
— C’est votre mère ? s’enquit-il.
La réponse était évidente, mais il avait besoin d’une certitude.
— Oui. Je ne sais pas où elle a été prise. Ça date d’avant ma naissance. Elle n’a plus jamais été
aussi mince, ensuite.
— C’est à Coldwaltham.
— Ah ?
Il hocha la tête, regrettant la lueur d’espoir qu’il voyait poindre dans son regard. Cette photo
prouvait que Vanessa Lawton avait visité Coldwaltham, rien de plus. Sûrement pas que
Lawrence était son père !
En revanche, c’était un élément suffisant pour qu’il décide de parler à Lawrence. Le plus tôt
serait le mieux.
— Puis-je vous emprunter cette photo ? Je rentre dans le Sussex demain. Je montrerai votre
lettre à Lawrence, et ce cliché.
— Merci, dit Heloise, remettant les photos dans la boîte, et la boîte dans le placard. Est-ce que
vous me croyez, alors ?
Une part de lui-même aurait voulu répondre « oui ». Mais cela aurait impliqué que son beau-
père avait menti. Et Lawrence n’avait rien d’un menteur !
— Je ne sais pas, lâcha-t-il.
Il vit qu’elle allait se détourner et, sans réfléchir, la saisit pour la retenir.
— Je lui montrerai la lettre, reprit-il.
Elle hocha la tête, les lèvres frémissantes, l’émotion à fleur de regard. Oh, il aurait tant voulu
prendre son visage entre ses mains, et l’embrasser pour effacer sa douleur !
Au lieu de cela, il sourit et se redressa, la photo encore au creux de sa main.
— Je vous appellerai dès que je me serai entretenu avec lui.
Elle acquiesça. Prenant son veston humide, il l’enfila, glissant la photo dans la poche intérieure.
Il parlerait aussi à sa mère, et à sa demi-sœur Belinda. Si Lawrence était le père d’Heloise, il
n’avait pu le devenir qu’à l’époque où il était l’époux de la mère de Belinda. Oh, bon sang ! Quel
gâchis !
— Merci, murmura Heloise.
Il la contempla, songeant qu’elle ne lui était guère redevable de quoi que ce fût, pour l’instant.
— Allez vous coucher, dit-il doucement. Vous êtes épuisée.
Il regretta presque les mots qu’il venait de prononcer. Ils avaient fait surgir la vision d’Heloise
au lit, ses cheveux blonds défaits… Son regard viril erra sur sa bouche aux lèvres pleines et
sensuelles… Il avait envie de la serrer contre lui, et qu’elle laisse aller sa tête contre son
épaule…
Allons donc ! Qui cherchait-il à duper ? Il désirait beaucoup plus que cela ! Ce qu’il voulait,
c’était la déshabiller lentement, et l’attirer à lui, toute nue… Il voulait faire disparaître son
expression triste et blessée… Il voulait…
Trop de choses, toutes impossibles ! Cette femme menaçait le bonheur de sa propre mère.
Heloise le raccompagna au bas de l’escalier. Son costume était pratiquement sec, maintenant,
mais il n’y prenait même pas garde.
— Merci pour le café, dit-il.
— Merci pour le taxi.
Elle sourit, en disant cela, et il pensa que si Vanessa avait eu le même sourire cela aurait suffi à
expliquer l’éventuelle faute de Lawrence…
Ce fut une fois dans la rue qu’il se rappela ne pas avoir appelé de taxi. Tant pis. Il n’avait plus
qu’à rejoindre une artère passante pour en guetter un. S’il n’en trouvait pas, la route à pied
serait longue !
4.

Jem négocia le virage à toute vitesse, puis appuya encore sur l’accélérateur pour prendre la
longue ligne droite sans avoir conscience des risques qu’il encourait.
Il n’était pas près d’oublier le visage las de Lawrence, sa main tremblante tenant la
photographie, son remords criant.
Le doute n’était donc pas permis : Heloise Lawton était bien la fille naturelle du vicomte de
Pulborough ! Jem l’avait compris à l’expression du vieil homme — si celui-ci avait nié, il ne
l’aurait pas cru.
Et, à cet instant, quelque chose s’était brisé. Pour lui, Lawrence avait toujours été un homme
imperméable à toute faiblesse humaine. A l’âge de quinze ans, il avait eu terriblement besoin
d’une figure paternelle invincible, et c’était sa foi en Lawrence qui lui avait permis de devenir
adulte. Il avait cru que son beau-père était au-dessus du commun des mortels ; digne de foi et
de confiance — à l’opposé de son propre père.
Rabattant sa Land Rover vers l’accotement, Jem se gara, et regarda s’obscurcir le ciel écarlate
dans la quiétude du soir. Il savourait un instant de répit avant de téléphoner à Heloise Lawton.
Pour lui dire quoi ? Que son père, enfin, avait lu sa lettre. Que le vicomte de Pulborough serait
ravi de recevoir la fille dont il avait tu l’existence à ses proches…
Allait-il aussi lui révéler que sa propre mère avait pleuré ? Ou que Belinda, sa demi-sœur, avait
quitté la maison en trombe, en refusant d’entendre quoi que ce fût ?
Les fondements de sa vie d’adulte venaient de subir un séisme, et avaient cruellement besoin
de soutien ! Secrets et mensonges… quelle horreur ! Il détestait le sentiment de désillusion qui,
soudain, était venu tout envahir.
Incapable de tenir en place, Jem descendit de voiture, fit quelques pas, s’adossa à la clôture
d’un champ, posant son pied gauche sur la traverse la plus basse. Il apercevait au loin le vieux
chêne de la Pelouse Sud, dont les branches s’étendaient majestueusement, vaguement
menaçantes sur le fond du ciel strié d’ocre rose. Impossible de ne pas songer à Vanessa Lawton,
assise sous l’arbre séculaire, souriant à l’objectif…
Ainsi, Lawrence était un menteur, un tricheur. La mère de Belinda s’en était-elle rendu
compte ? Avait-elle vu, du haut de sa fenêtre, son mari avec Vanessa Lawton ?
Et Belinda ? Avait-elle su, elle aussi ? Elle avait alors… combien ? Treize ans. A cet âge-là, on
comprenait bien des choses… Cela expliquait peut-être la relation difficile qu’elle avait avec son
père…
A contrecœur, Jem regagna la Land Rover. Il devait téléphoner à Heloise, il l’avait promis.
D’ailleurs, pour être franc, il tenait à accomplir cette tâche. Il avait follement envie d’entendre
sa voix… et cela lui faisait peur.
Heloise avait le pouvoir de détruire sa famille, d’anéantir l’existence que sa mère avait rebâtie
de son mieux. Son arrivée à Coldwaltham Abbey causerait inévitablement des souffrances à
ceux qu’il aimait. Mais, pour elle, qu’est-ce que cela signifierait ? Une légitimation, à n’en pas
douter. Elle avait eu raison d’avoir foi en sa mère. Alors que lui…
Faisant ronfler le moteur, il démarra, prenant la route de sa demeure.
*
*     *
Heloise ne se sentait pas très bien. Tout arrivait… avec vingt-sept ans de retard ! Des questions
se pressaient en foule dans son esprit, qui toutes se résumaient à une seule : pourquoi ?
Elle allait aujourd’hui connaître les réponses. L’homme qui avait abandonné sa mère, qui l’avait
abandonnée elle aussi, avait demandé à la voir. Que ressentirait-elle en sa présence ? De la
colère ? Du chagrin ? Des regrets ?
De l’amour, peut-être ?
Honnêtement, elle n’en savait rien. Son existence ne l’avait pas du tout préparée à cette
situation. Mais il lui était impossible de se dérober à une rencontre avec l’homme qui avait
contribué à sa venue au monde — si douloureuse qu’elle fût. Il lui fallait affronter le vicomte de
Pulborough.
Et puis, elle reverrait aussi Jem Norland, l’homme grâce auquel cette entrevue était possible
parce qu’il avait tenu parole.
Elle ne s’était pas véritablement attendue à ce qu’il le fasse, en réalité. Pourtant, il s’était
manifesté pour lui annoncer que la maison de son père lui était ouverte.
Cependant, elle ne se faisait pas d’illusions à son sujet ! Il lui avait parlé d’une voix tendue,
presque coléreuse, même. Et elle n’avait pas de mal à comprendre pourquoi. Il avait été si sûr
du vicomte de Pulborough ! C’était pourtant Vanessa, sa mère, qui avait détenu la vérité.
Elle foula le gravier de l’allée qui menait à la demeure de Jem. Il avait appelé ça un cottage,
mais seul un homme de son monde pouvait décrire sous ce nom cette superbe maison en
brique rouge, solidement bâtie, à pignon blanc, qui semblait tout droit sortie d’un conte de
fées ! Rien à voir avec le lotissement HLM où elle avait grandi à Birmingham !
Le vicomte de Pulborough ne s’était sans doute pas rendu compte du sort auquel il livrait la
jeune Vanessa Lawton. Il n’avait pas dû y accorder une seule pensée ! songea Heloise, sentant
se ranimer le sentiment d’injustice qui l’avait rongée au cours des semaines précédant sa
rencontre avec Jem Norland.
Elle voulait que le vicomte de Pulborough sache à quelle dure existence il avait condamné sa
mère ! Et, quand elle aurait la certitude qu’il avait enfin compris les conséquences de son acte,
elle s’en irait. Elle retournerait à Londres, et il pourrait continuer à vivre comme auparavant.
Et quelle importance si Jem Norland n’aimait pas cela ? Il était très protecteur envers le
vicomte, mais tout cela ne le concernait en rien ! Le vicomte n’était pas son père !
Quand elle sonna à la porte, un homme d’âge mûr vint lui ouvrir. Il tenait une tasse fumante à
la main. Elle allait s’excuser de s’être trompée de maison quand il lâcha :
— C’est Jem que vous venez voir, je suppose ?
— Ou-i.
— Il est dans l’atelier. Je vais vous conduire.
Il ajouta avec un clin d’œil :
— Il va être ravi de vous recevoir, j’en suis sûr !
Posant sa tasse sur la petite table proche de l’entrée, l’homme referma la porte derrière lui, et
la précéda dans une étroite allée en précisant :
— L’atelier est à deux pas.
Heloise regarda le sol meuble, puis ses fins escarpins en cuir, émit un soupir résigné, et suivit
son guide.
— Au fait, je m’appelle Matt.
— Et moi, Heloise Lawton.
— Je travaille ici.
— Il y a beaucoup d’employés, dans la propriété ?
— Pas mal. Il y a treize mille hectares à entretenir. Et puis l’abbaye, bien sûr. Il y a toujours
quelque chose à réparer. Je suis le charpentier.
Comme ils prenaient un tournant, Matt cria :
— Jem ! Tu as de la visite, mon vieux !
Heloise glissa sur le sol meuble, et se retint machinalement au bras de Matt.
— Il va vous falloir des chaussures plus pratiques, observa-t-il. Sinon, vous allez vous estropier.
Elle retint la réplique qui lui montait aux lèvres. En sortant de chez elle, ce matin-là, elle ne
s’était guère attendue à faire une incursion à la campagne !
— Vous êtes en avance, dit Jem, sortant de l’atelier en briques et clignant des paupières sous le
soleil.
Il était très différent de l’homme qu’elle avait rencontré, avec son jean usé et son T-shirt qui
semblait avoir connu des jours meilleurs. Elle se sentit toute chose, en le voyant. Dieu, que cet
homme était beau ! « Sexy comme le péché », avait dit Cassie.
— Je ne vous attendais pas avant 10 heures, continua-t-il en s’approchant.
— Il est la demie.
— Ah ? Oh, bon sang ! fit-il en consultant sa montre.
— Bon, faut que j’y aille, lança gaiement Matt en remettant à Jem un trousseau de clés. J’ai du
boulot, moi, contrairement à d’autres ! J’emmène Bess, elle a besoin de se dégourdir.
— Merci, lui dit Jem.
Il ajouta à l’intention d’Heloise :
— Le temps de me laver les mains, d’enfiler un veston, et je suis à vous.
Elle le suivit à l’intérieur, en s’efforçant d’ignorer sa chute de reins moulée dans le jean étroit.
Oh, bon sang, mais que lui arrivait-il ? Jem Norland représentait tout ce qu’elle détestait. Il
faisait partie de la haute société huppée et, par principe, elle lui était hostile… n’est-ce pas ?
— Nous allons à l’abbaye ? s’enquit-elle.
— Pas à pied, c’est trop loin. Nous prendrons la Land Rover.
En pénétrant dans l’atelier, elle eut les narines assaillies par l’odeur du bois et des copeaux. Elle
regarda autour d’elle avec curiosité.
— C’est ici que vous travaillez ?
— Non, dit-il. C’est mon espace privé. Tout ce que je fais ici, je le garde pour moi.
Il étendit la main, effleurant la surface d’une vaste table ronde. Elle regarda glisser sur le bois
lisse ses doigts bruns et virils, en un geste qui évoquait irrésistiblement une caresse sur un
corps de femme… Elle détourna les yeux, rougissante, démontée par son propre trouble. D’où
avait-elle tiré une pensée comme celle-là ?
C’était sans doute dû à la tension qui l’habitait… Car elle était à cran, c’est vrai. Elle aurait bien
aimé que quelqu’un la soutienne, dans les moments qu’elle s’apprêtait à traverser. Mais Jem
n’était pas la personne qu’il lui fallait.
Il s’approcha d’un petit lavabo, à l’autre bout de l’atelier, et demanda en se détournant
légèrement :
— Comment vous sentez-vous ?
Elle n’allait tout de même pas lui répondre : nerveuse, mal à l’aise, triste, amère…
— Je ne sais pas trop, lâcha-t-elle en s’efforçant de sourire.
Jem hocha la tête, comme s’il avait anticipé cette réponse.
— Merci d’avoir arrangé cette entrevue.
— Il n’y a pas lieu de me remercier. J’ai tenu ma promesse, tout simplement, dit-il en essuyant
ses mains à une serviette.
— Je ne pensais pas que vous le feriez.
— Ah ? Eh bien, ça ne me surprend pas.
Il enfila un sweat-shirt, dont le bleu renvoyait irrésistiblement au bleu de ses yeux. « Superbe, il
est superbe », pensa-t-elle avec un drôle de petit pincement.
— Je vous dois des excuses, reprit-il.
— Pourquoi ?
Il se rapprocha d’elle, s’arrêtant à deux pas.
— Je ne vous ai pas crue.
— Non…, lâcha-t-elle avec nervosité. Je sais.
— Lawrence…
Il s’interrompit, et elle vit passer sur son visage un sourire plein d’autodérision et de lassitude,
qui fut plus révélateur pour elle que bien des discours.
Elle faisait son entrée dans une famille qui ne voulait pas d’elle. Ce qui n’avait rien d’étonnant,
bien sûr. Cela, elle l’avait su dès le début. Mais elle n’avait pas envisagé la situation selon leur
point de vue. Et c’était bien naïf de sa part !
Elle n’avait eu conscience que de sa propre colère, son propre ressentiment. Or, d’autres
personnes qu’elle étaient impliquées dans cette affaire. Le vicomte de Pulborough, Lawrence…
était aimé, estimé. Peut-être avait-elle cruellement révélé son secret le plus intime et le plus
honteux. Peut-être n’avait-il cessé de redouter cette révélation. Peut-être sa mère en avait-elle
eu conscience et avait-elle décidé, par amour pour lui, de garder le silence… Heloise n’en savait
rien. Et elle n’avait pas pris le temps d’y réfléchir…
— Lawrence, continua Jem, n’a pas apprécié que nous ne lui ayons pas montré immédiatement
votre lettre. Il a prétendu que nous n’avions pas le droit de lui dissimuler quoi que ce soit. Il a
immédiatement reconnu votre mère sur la photo.
— V-vraiment ? balbutia Heloise, la gorge serrée.
— Il l’a appelée Nessa.
— Grand-mère l’appelait comme ça aussi, dit-elle avec un petit coup au cœur.
Jem continua, sans remarquer qu’elle était suspendue à ses lèvres — ni deviner qu’elle s’en
voulait d’être avide de tout ce qu’il pourrait lui apprendre :
— Nous n’avions pas retrouvé la moindre trace d’une Vanessa Lawton dans les archives du
personnel de l’Abbaye. Je ne sais pas si je vous l’avais dit. Quand nous avons reçu votre lettre,
nous avons pris le temps d’effectuer des recherches.
— Elle était secrétaire.
— Lawrence me l’a appris. Elle dactylographiait ses notes en vue d’un livre qu’il projetait.
Heloise déglutit avec difficulté. L’émotion menaçait de la submerger, et elle ne voulait pas
pleurer, surtout pas ! Jem se rapprocha encore ; son expression s’était adoucie.
— Cela implique que son nom ne figurait pas sur les registres de l’Abbaye, précisa-t-il.
— Oh.
Il leva la main, ramenant en arrière une mèche blonde qui avait glissé sur son visage. Elle sentit,
contre sa joue, l’effleurement de ses doigts virils, et demeura figée sur place, n’osant bouger,
tourneboulée par ce geste tendre et doux. Elle aurait donné cher pour se laisser aller contre
cette épaule virile, se presser entre ces bras rassurants…
« Ah, non ! Tu ne vas pas te comporter en fillette des siècles passés ! » pensa-t-elle, déroutée
par le changement qui s’opérait en elle. Elle avait toujours eu tant de certitudes, et voilà
qu’elles semblaient toutes voler en éclats…
— Je suis désolé, dit-il. Sincèrement désolé.
Il laissa retomber sa main, et elle eut la sensation qu’il voulait partir.
— Qu’a-t-il dit à mon sujet ?
— Il aimerait sans doute mieux vous en faire part lui-même.
Elle se sentit vaciller. Jamais elle n’avait eu aussi peur qu’en cet instant ! Elle s’était préparée à
un rejet brutal, cherchant à se cuirasser contre l’inévitable. Et pourtant elle avait
désespérément espéré… quoi donc ? Une forme d’acceptation, probablement, afin de ne pas se
percevoir ni être perçue comme une « erreur », un accident du destin amèrement regretté…
Et Jem ? Que venait-il faire, dans tout cela ?
— Il a dit, énonça Jem avec lenteur, comme s’il cédait à l’envie de lui livrer quelque chose en
pâture, que Alexander Pope a écrit un poème intitulé « Héloïse à Abélard ».
Elle plissa le front, le lien lui échappait.
— Je sais, dit-elle. En 1717. C’est l’un de ses rares écrits qui aient trait à l’amour. Maman en
avait un exemplaire, c’est de là qu’elle a…
Elle s’interrompit, achevant en pensée : « … tiré mon prénom. » Soudain, une lueur venait de
jaillir dans un monde de ténèbres.
— Lawrence a écrit un livre sur la poésie anglaise. Sur les poètes du XVIIIe, pour être précis. C’est
sa grande passion, lâcha Jem.
Il se détourna, mais elle avait capté le message que lui délivrait son regard.
— Nous ferions mieux d’aller à l’Abbaye. Il veut vous parler.
Tandis qu’il levait le bras pour saisir, accroché au mur, un gros trousseau de clés, elle se sentit
soudain étrangement réticente. Après tout le chemin accompli, elle aurait été soulagée
d’apprendre que le vicomte de Pulborough avait changé d’avis et ne voulait plus la recevoir. Elle
ne se sentait pas assez forte pour aller à l’Abbaye…
— Vous serez là ? demanda-t-elle.
— Si vous avez besoin de moi.
Elle eut un drôle de pincement au cœur, à cette réponse. Se doutait-il de l’émoi qu’il avait fait
naître en prononçant ces mots ? Et de son incertitude inaccoutumée ?
— Rencontrerai-je quelqu’un d’autre ?
— Non.
C’était la réponse qu’elle espérait mais, à peine l’eut-elle entendue qu’elle désira en connaître
l’explication. Le vicomte de Pulborough voulait-il qu’elle reste dans l’ombre ? Avait-il honte
d’elle ?… Ou de lui-même ?
— Ma mère a l’intention de se tenir à l’écart, ajouta Jem. Il n’y a qu’elle à l’Abbaye, en ce
moment.
Alexander ne serait donc pas là. Alexander, quatorze ans, qui était son demi-frère. Le demi-
frère de Jem, aussi.
Elle leva les yeux vers lui, trouvant la situation étrange. Jem Norland et elle n’avaient aucun lien
du sang, mais ils étaient cependant reliés par ce fait, et le seraient toujours… cela avait quelque
chose de déroutant…
— Alex est à son école, dit Jem en l’entraînant hors de l’atelier. Et Belinda vit avec son mari aux
abords immédiats de Chichester.
Belinda, sa demi-sœur, dont elle avait vu une photographie sur Internet. Heloise s’aperçut
soudain, avec un vague sentiment de honte, qu’elle n’avait pas songé un instant à ce que
ressentirait Belinda face à une demi-sœur surgie du passé, dont l’existence signifiait qu’on avait
menti à sa mère, qu’on l’avait trompée.
Elle connaissait les faits : Belinda avait quarante ans, était l’épouse de l’honorable Piers
Atherton, et n’avait pas d’enfants. Il ne lui était pas venu à l’esprit de se soucier de ses
émotions.
— Cela vaut sans doute mieux, commenta-t-elle en sortant de l’atelier.
— Lawrence est de cet avis.
— Belinda ne m’acceptera pas, n’est-ce pas ?
— Non.
Cette réponse tomba comme un couperet. Elle s’était dit que Belinda avait eu le meilleur, et
que c’était injuste. Mais pour sa part elle avait eu une mère qui l’avait aimée, alors que celle de
Belinda avait été malade, et était morte… Tout à coup, avec une lucidité implacable, Heloise
entrevoyait l’ensemble de la situation. Elle n’avait pas pu faire d’études dans un collège huppé,
voyager, apprendre à jouer d’un instrument, faire de l’équitation, ni quantité d’autres choses.
Mais elle avait été aimée. Grâce à sa mère, elle avait toujours eu l’impression d’être à part, et
d’avoir un soutien.
— Est-ce que Belinda est au courant, en ce qui me concerne ?
— Lawrence lui en a parlé.
La conversation avait dû être difficile…
Ils traversèrent la cour, gagnant la Land Rover, dont Jem ouvrit la portière.
— Pourquoi l’appelez-vous toujours Lawrence ? s’enquit-elle abruptement.
— Je ne vois pas comment l’appeler autrement. Il n’est pas mon père.
Il contourna la voiture et monta s’installer au volant, puis se tourna vers elle, déjà assise sur le
siège du passager.
— Ma mère l’a épousé quand…
— … Vous aviez quinze ans, je sais, coupa-t-elle. J’ai lu ça quelque part.
— Oh, j’oubliais. Vos recherches, fit-il avec un sourire en coin.
— J’étais curieuse.
— C’est naturel.
— Quand votre mère a voulu l’épouser, ça vous a dérangé ?
Il se tourna vers elle, l’air surpris.
— Quinze ans, ce n’est pas un âge facile, expliqua-t-elle d’un ton d’excuse. Alors, je me
demandais…
— En toute franchise, j’étais jaloux comme un tigre. Au début, en tout cas. En rentrant du
collège pour les vacances de Noël, j’ai découvert que je n’étais plus aussi important qu’avant,
ça m’a déplu.
— J’imagine.
Il sourit, accentuant ses irrésistibles fossettes.
— J’ai été infernal pendant quelques mois. A tel point qu’on m’a renvoyé de l’école.
— Mais maintenant vous l’aimez bien, n’est-ce pas ?
Après un bref silence, il répondit :
— Il a été plus paternel avec moi que mon propre père ne l’a jamais été. Je lui en suis
reconnaissant.
Heloise aurait aimé lui demander ce qu’il entendait par là. La note coupante de son intonation
ne lui avait pas échappé… Sans trop savoir pourquoi, elle éprouva le besoin de combler le
silence, et se hâta de dire :
— Je ne voulais pas non plus que ma mère se marie. J’aimais bien qu’on soit seulement toutes
les deux.
— Il y a eu quelqu’un ?
— Elle a sans doute eu une ou deux occasions… mais j’ai probablement empêché que ça se
développe. Je… je changerais mon attitude, aujourd’hui, si je le pouvais. Elle n’a pas pu désirer
que ça se passe ainsi…
Jamais Heloise n’avait songé à la solitude de sa mère, auparavant… A présent, il était trop tard.
Elle était morte.
— Je ne suis pas sûre qu’elle aurait compris pourquoi j’ai pris contact avec mon père. Surtout
maintenant, après tant d’années. Cela ne va provoquer que des souffrances, n’est-ce pas ?
Jem n’émit aucune réponse ; il garda le regard braqué sur la route, comme s’il se concentrait
sur la conduite. C’était compréhensible. Heloise imaginait assez bien l’effet qu’avait pu produire
au sein de la famille l’arrivée d’une fille cachée…
— Ce n’est pas ma faute, éprouva-t-elle le besoin de souligner. C’est votre beau-père qui est
responsable de ça.
— Et votre mère. Il faut être deux pour une liaison.
— Elle n’était pas mariée.
— Mais elle savait qu’il l’était. Ne cherchez pas à répartir les doses de blâme. Vous ne pouvez
savoir ce qui s’est passé entre eux.
Heloise crispa nerveusement ses mains.
— Je sais qu’ils avaient vingt-sept ans de différence. Elle avait à peine dix-neuf ans.
« Le même âge que ta Sophia Westbrooke », ajouta-t-elle en son for intérieur, se contraignant à
garder ce fait à la mémoire. Si elle ressentait une relation, un lien avec Jem Norland, c’était
illusoire ! Elle ne savait rien de lui. Et ne voulait rien savoir.
— Qui est le plus à blâmer, selon vous ? conclut-elle.
— Rencontrez Lawrence, répondit-il avec calme. Parlez-lui.
Le conseil était bon et Heloise sentit s’évanouir sa poussée de colère. Bien des choses
dépendaient de ce que lui dirait le vicomte de Pulborough, pensa-t-elle, laissant errer son
regard au-delà de la vitre.
Le domaine de Coldwaltham s’étirait de part et d’autre de la route. Des arbres imposants se
dressaient sur le terrain herbeux, et l’on voyait à peu de distance un groupe de cerfs en train de
brouter.
C’était à son père qu’appartenait tout cela, pensa-t-elle. Vanessa avait-elle été éblouie par
toute cette richesse ? Cela expliquait-il ce qui s’était produit ?…
— Quand les cerfs se sont-ils installés ici ? demanda-t-elle.
— Ce ne sont pas des cerfs ordinaires, dit Jem, passant une vitesse. Il s’agit de daims à robe
sombre, et leur présence est mentionnée dans les archives dès 1624.
Coldwaltham Abbey apparut alors. Sa façade en pierre claire était une vision à la fois magique
et intimidante. Bientôt, ils franchirent des grilles en fer forgé, laissant derrière eux les terres
accessibles au bétail, et d’emblée les jardins prirent un aspect plus ordonné, à la française. Les
pelouses à l’herbe drue et veloutée semblaient s’étirer à l’infini.
Dire que son père possédait tout cela ! Elle en éprouva de la colère. Elle aurait tant aimé,
enfant, avoir un jardin !
— Est-ce que vous jouiez ici ? demanda-t-elle à Jem, comme si elle quêtait une réponse
susceptible d’attiser son ressentiment.
— Pas ici, non. L’Abbaye est ouverte au public pendant la majeure partie de l’été. Il y a une
petite partie clôturée proche des communs, réservée à la famille.
« Quelle drôle de chose, pensa-t-elle, que de posséder tout cela et de n’en même pas avoir la
jouissance… » C’était un autre monde. Où elle faisait son entrée en intruse. Sans qu’on veuille
d’elle.
— Il y a aussi un court de tennis, continua Jem. L’écurie se trouve au-delà. Elle abrite sept
chevaux. Il y en a quatre à moi.
— Bien sûr, vous jouez au polo, glissa-t-elle en pensant : « Le sport des riches. »
— Presque tous les week-ends, dit Jem.
Il gara la Land Rover dans une petite cour, en précisant d’un ton neutre :
— Lawrence a réquisitionné les pièces du bas. Il lui est interdit de monter un escalier, pour le
moment.
Heloise contempla le bâtiment qui lui faisait face, et qui évoquait à ses yeux un musée plutôt
qu’une maison. Il avait quelque chose de froid et d’intimidant, dans la lumière grise de ce mois
de février.
Jem avait déjà contourné la voiture, et lui ouvrait la portière.
— Prête ? s’enquit-il.
— Oui, mentit-elle.
— Je vous conduis jusqu’à Lawrence.
Elle le suivit dans un état second, d’une démarche quelque peu incertaine. Tout ici contribuait à
accroître son sentiment d’être déplacée en un tel milieu : les plafonds très hauts, les portes de
bois sculpté, le grand escalier, les tapis aux tons chauds, les vitrines remplies de pièces de
vaisselle superbes, les tableaux…
Jem s’arrêta à l’extrémité d’un long corridor, en disant :
— Il est tout au bout. Je vais vous présenter, et vous laisser seule avec lui. C’est bien ce que
vous désirez ?
Elle aurait aimé oser lui dire qu’elle avait besoin de lui. Il avait affirmé qu’il la soutiendrait, si
elle le lui demandait.
— Vous ne restez pas ?
— Il ne vaut mieux pas.
— Oui, j’imagine, lâcha-t-elle — sans pouvoir réprimer un sentiment d’abandon. Est-ce que…
Elle baissa les yeux sur son pantalon crème, puis continua :
— Est-ce que je suis présentable ?
— Vous êtes ravissante.
Il ajouta après un court silence :
— Soyez tranquille, vous l’aimerez bien. Et… il sera fou de vous.
Tournant la poignée en cuivre, il poussa la porte et Heloise trouva, sans trop savoir comment, la
force de le suivre dans la pièce immense, aux lourds meubles en chêne, qui dégageait pourtant
une sensation de chaleur et de vie. Il y avait un beau bouquet de fleurs jaunes, printanières, sur
une table ovale.
— Lawrence est toujours confiné au lit, dit Jem en lui désignant une porte à l’autre bout. Il a pas
mal souffert de l’opération, il ne s’en est pas encore remis.
Il avança, et elle n’eut pas d’autre choix que de le suivre, en dépit de la peur intense qui la
tenaillait. Comme il se retournait pour lui décocher un sourire encourageant, elle s’efforça de
sourire en retour.
— Prête ?
Elle acquiesça. Un instant, ils demeurèrent figés l’un en face de l’autre, comme si le temps
s’était soudain suspendu, rien que pour eux. Lentement, il leva la main pour la poser sur sa
joue, et, du bout du pouce, effleura le contour de ses lèvres pulpeuses.
— Bonne chance, murmura-t-il.
Elle resta interdite, incapable de saisir la nature de ce qui venait d’éclore entre eux. Elle se
sentait prise dans un tourbillon d’émotions indémêlables. Mais elle savait que Jem avait envie
de l’embrasser, elle voyait son regard viril rivé sur ses lèvres, comme pour épouser les
mouvements de son pouce. Tout à coup, semblant prendre conscience de son geste, il retira sa
main.
Puis il se détourna pour s’éloigner, et elle fut envahie par une sensation d’abandon. Elle avait
eu envie de son baiser, constata-t-elle avec honte. Comment avait-elle pu éprouver cela ?
La vision de Sophia Westbrooke, jeune, belle et rieuse, s’offrit à son esprit…
— Lawrence, je vous ai amené Heloise Lawton, annonça Jem en poussant la porte.
Elle avança derrière lui, dominée par une panique qui demeura pourtant fugitive. Dès que Jem
s’effaça, et qu’elle vit le vieil homme redressé en position assise sur le lit, sa peur se dilua d’un
seul coup.
C’était là l’homme qu’avait aimé sa mère, pensa-t-elle en faisant un pas en avant. « Un homme
bon », avait dit Vanessa. Il avait des cheveux blancs, et ses rides structuraient bien son visage. Il
semblait s’attendre à ce qu’elle soit en colère. La cicatrice écarlate laissée par l’opération était
visible à travers le col entrouvert de sa veste de pyjama.
Le vicomte de Pulborough posa sur elle un regard qui ne vacillait pas, murmurant avec
douceur :
— Heloise ?
Sa voix brisée et hésitante balaya l’amertume qu’elle avait nourrie, et une vague d’émotion la
submergea.
Derrière elle, un léger déclic lui indiqua que Jem venait de refermer la porte : elle était seule
face à son père.
5.

« Nom d’un chien ! J’ai bel et bien failli l’embrasser ! »


Jem se cala dans un fauteuil, renversant la tête en arrière, songeur.
Il avait voulu se montrer bon, à la fois solidaire de Lawrence et d’Heloise. Et, surtout, il avait
voulu aider sa mère — car, eût-il refusé de conduire Heloise à Lawrence, c’était sa mère qui
aurait dû s’acquitter de cette tâche.
Mais il n’était nullement entré dans ses projets d’embrasser Heloise Lawton ! Il avait failli le
faire, pourtant. Il avait oublié qu’il n’était pas insensible à la grâce de ses traits, à l’élégance de
son port, à la douceur de ses yeux tristes… Bon sang !
Il n’avait nul besoin de complications. Que lui prenait-il d’éprouver de l’attirance pour une
femme qui menaçait la paix de sa famille ? Après tout ce qu’il savait de l’amour et du mariage, il
aurait dû être à l’abri de telles tentations, non ?
— Elle est partie ?
Il tressaillit, arraché à sa songerie.
— Elle est partie ? redemanda Belinda en désignant la porte d’un mouvement de menton. Ou
bien je l’ai manquée ? La blonde pas si potiche que ça ?
— Si c’est d’Heloise que tu parles, elle est avec lui, révéla-t-il en se levant. Que fais-tu ici ? Nous
étions convenus…
— Parle pour toi ! Je n’ai rien promis du tout, moi, s’insurgea Belinda, ramenant les pans de sa
veste autour de son corps d’une maigreur pitoyable. Je veux voir à quoi elle ressemble. Je veux
savoir si elle vaut la peine de tout ce branle-bas.
— Belinda, tu sais très bien que ce n’est pas une bonne idée. Le moment est mal choisi.
Il était assez près d’elle pour percevoir la senteur alcoolisée de son haleine. Elle avait encore
bu, pensa-t-il, consultant sa montre d’un geste machinal et constatant que la journée n’était
pourtant pas très avancée.
— C’est mon père, pas le tien ! lança Belinda. Même s’il aime bien se comporter en père avec
toi. Et c’est ma mère qu’il a trompée. La mienne !
Jem emprisonna sa main, qu’elle agitait comme une serre prête à lacérer.
— C’est après Lawrence que tu en as, alors, c’est à lui que tu dois faire part de ce que tu
ressens, mais…
— Pas maintenant, je sais ! Je dois attendre qu’il aille mieux ! Tu me l’as assez seriné !
s’échauffa-t-elle, arrachant sa main à son emprise. Mais, elle, elle peut lui rendre visite quand
ça lui chante, hein ! Elle peut poser autant de stupides questions qu’elle veut !
La porte émit un déclic, et Belinda tourna la tête juste un peu avant lui alors qu’on poussait le
battant. Tout sembla se dérouler au ralenti. Jem vit le regard étonné et interrogateur que lui
décochait Heloise, mais, déjà, Belinda s’était portée à sa rencontre. Sa voix tonna, chargée de
tout le mépris, toute l’amertume qu’elle avait sans doute accumulés en elle depuis des années
sans jamais s’en ouvrir à âme qui vive :
— Vous êtes la fille de Nessa ? Vous lui ressemblez. Est-ce que vous êtes aussi une traînée,
comme elle ?
L’insulte se répercuta à travers la salle dans toute sa vulgarité rageuse. Heloise esquissa un
mouvement, de protestation sans doute, qu’elle n’eut pas le temps de mener à son terme.
Belinda avait levé une main, et l’abattait sur sa joue en une gifle retentissante. Si preste que fût
Jem, il ne put s’interposer.
Il vit frémir Heloise, qui posa une paume sur sa joue meurtrie, levant son autre bras en un geste
défensif comme pour prévenir d’autres coups.
— Ça suffit, Belinda ! En voilà assez, assena Jem.
Sa demi-sœur fit volte-face, les yeux brûlant de haine.
— Non, ce n’est pas assez ! Si tu t’imagines que je vais rester passive pendant qu’elle accapare
mon père, tu te trompes !
Se redressant du haut de son mètre soixante-cinq, elle s’en prit de nouveau à Heloise :
— Votre mère était une vipère, et vous ne valez pas mieux ! Vous n’êtes qu’un parasite prêt à
rafler le maximum !
Jem s’avança entre les deux femmes. Heloise était en état de choc.
— Cette fois, ça suffit ! Rentre chez toi ! ordonna-t-il à Belinda.
Un ricanement déforma son joli visage :
— Elle t’a alpagué, hein ? Méfie-toi, les filles de ce genre ne s’intéressent qu’à l’argent, et tu en
as plus qu’il n’en faut. Peut-être qu’elle a envie de se taper le beau gosse et d’en faire un article
dans son magazine écœurant !
— Va-t’en, Belinda.
— Oh, je ne m’attarde pas, sois tranquille ! Maintenant que je lui ai dit son fait !
Belinda s’éloigna dans le corridor. Il attendit qu’elle ait disparu à l’angle avant de se retourner.
— Je suis désolé, je…
Il s’interrompit, ne sachant comment atténuer le choc.
— Elle me déteste, murmura Heloise.
— Elle est en colère, rectifia-t-il, la rejoignant d’un pas pour la serrer entre ses bras.
C’était dangereux, il le savait bien, mais que faire ? Il sentit ses cheveux contre sa joue virile, et
l’étreignit plus fort, glissant sa main dans la masse blonde pour amener sa tête contre son
épaule. Il la sentait frémir contre lui, secouée de sanglots, et savait qu’elle ne pleurait pas
seulement à cause de l’accueil hostile d’une femme dont elle avait prévu le rejet…
Il en voulut à Lawrence avec une intensité qui le surprit. Lawrence, l’homme qu’il avait révéré
entre tous…! C’était le mensonge dans lequel il avait vécu qui lui répugnait le plus. Avec un tel
secret, comment avait-il pu s’ériger en modèle moral ?
Peu à peu, Heloise s’apaisa, et il s’écarta à demi en murmurant :
— Ça va mieux ?
La question était stupide, il en avait conscience, mais il se sentait si impuissant ! Et qu’il
détestait ce sentiment-là ! C’était ce qu’il avait éprouvé auprès de sa mère en larmes, alors qu’il
tentait vainement de l’aider…
— Désolée, murmura Heloise, cherchant un mouchoir dans sa poche. Vous n’allez pas chercher
Belinda ? C’était Belinda, j’imagine ?
— Oui, confirma-t-il, jetant malgré lui un coup d’œil vers le corridor désert comme si le seul
énoncé de son nom pouvait la faire reparaître.
— Elle a un bon « direct » du droit, souffla Heloise, s’essayant à l’humour.
— C’est ce que j’ai vu. Pardon.
— Vous n’y êtes pour rien.
Il effleura sa joue meurtrie, où l’on distinguait nettement l’empreinte de trois doigts.
— Elle m’a fait une marque ?
— Elle disparaîtra vite.
Heloise recula, comme si ce contact était plus qu’elle n’en pouvait encaisser.
— Drôle de journée, souffla-t-elle.
Ils s’engagèrent ensemble dans le corridor, l’un derrière l’autre, en silence. Heloise, qui ouvrait
la marche, ruminait sans doute les propos de Lawrence ; et, lui, il aurait voulu les connaître…
— Quand devez-vous rentrer à Londres ? demanda-t-il soudain.
— Ce soir, précisa-t-elle en se détournant. Je repars en voiture cet après-midi.
Elle contempla, au-delà des fenêtres, le paysage d’hiver, dénudé et venteux.
— Je me demandais si vous aviez des amis dans le secteur.
— Non, dit-elle.
Elle avait du mal à parler. Elle avait tant désiré haïr le vicomte de Pulborough ! Mais cela lui
était impossible. Il s’était montré chaleureux et compatissant.
— Allez-vous revoir Lawrence ?
— Je n’en sais rien.
Un instant plus tard, alors qu’ils avaient repris place dans la Land Rover et qu’il mettait le
contact, il ajouta :
— Ne vous laissez pas influencer dans votre décision par l’attitude de Belinda.
Elle acquiesça, mais l’expression furieuse et hostile de sa demi-sœur restait gravée dans son
esprit. Si elle ne pouvait lui en vouloir, elle ne pouvait non plus oublier son mépris.
— Ils… ils ont une relation difficile, révéla Jem. C’est comme ça depuis que je les connais.
— L-Lawrence m’en a parlé, balbutia Heloise, butant sur le prénom peu familier. Il se fait des
reproches. Il se demande si elle était au courant de sa liaison avec ma mère.
— C’est possible.
— Il en est persuadé, dit-elle en luttant contre un nouvel afflux de larmes.
Pour la première fois de sa vie, elle blâmait sa mère. Vanessa avait-elle compris que Belinda
n’était pas heureuse ? Qu’elle se sentait seule et qu’elle avait peur ?
Peut-être avait-elle été trop jeune, trop grisée par son amour pour avoir conscience du mal
qu’elle provoquait… En tout cas, depuis qu’elle avait rencontré son père, Heloise ne parvenait
pas à croire qu’il pût être le seul fautif, et que l’innocence était entièrement du côté de sa
mère…
Peut-être était-il plus noble et plus digne de mettre fin dès maintenant au processus qu’elle
avait elle-même enclenché, pensa-t-elle. Peut-être valait-il mieux que cette première visite à
Coldwaltham soit aussi la dernière…
— Voulez-vous déjeuner quelque part ? demanda Jem.
— Pardon ?
— Est-ce que vous avez faim ? Il est déjà plus de 13 heures. Nous pourrions faire une halte dans
un pub.
Elle fut tentée de dire oui. Elle n’avait pas très envie de rentrer à Londres, et de se retrouver
face à elle-même dans son appartement. Oh, si seulement elle avait pu parler à quelqu’un de ce
qui arrivait dans sa vie ! Elle se sentait si seule !
— Vous êtes occupé, dit-elle, et je ne voudrais p…
— Il faut bien que je mange, coupa-t-il. La cuisine est excellente, aux Cricketers, affirma-t-il en
s’engageant dans un chemin étroit. Ce n’est qu’un tout petit détour, et ça en vaut la peine.
Un réseau de branches nues s’étendait de part et d’autre du chemin, se réunissant presque au
milieu, comme une tonnelle. Cela devait être superbe, en été.
— Il vous a plu ?
Elle n’eut pas besoin de demander de qui il parlait.
— Oui, reconnut-elle. Beaucoup.
— Et maintenant vous l’appelez Lawrence.
— C’est lui qui me l’a demandé, dit-elle en se détournant — et en remarquant son demi-sourire
viril.
The Cricketers était un charmant vieux pub à l’anglaise, tel qu’on les voit surgir du passé sur
d’anciennes photographies aux tons sépia, avec leurs toits en angles coupés et leur architecture
composite, sans cesse retouchée au fil des siècles.
Ah, quel bon air, ici ! pensa-t-elle en descendant de voiture et en faisant quelques pas. Quel
espace et quelle beauté ! Et puis, il y avait Jem…
Elle se tourna vers lui, qui verrouillait la voiture. Lawrence lui en avait parlé avec beaucoup
d’affection, en soulignant le lien particulier qui les unissait. Cela lui avait permis de mieux
comprendre la façon dont il l’avait abordée, la première fois…
Jem l’entraîna vers le porche, et ils se courbèrent de concert sous la poutre basse de l’entrée
pour gagner l’intérieur ombreux. Il n’y avait là pour toute lumière que l’éclat des petits carreaux
teintés des étroites fenêtres, et du feu de bois qui flambait dans la vaste cheminée à l’extrémité
de la salle.
— C’est superbe, ici, dit-elle en s’approchant de l’âtre pour offrir ses mains à la chaleur des
flammes.
Jem vint se placer près elle, lui tendant un menu.
— Que désirez-vous manger ?
— Un potage, je pense. Et puis du café.
Comme il faisait bon dans la pièce, elle ôta sa veste, puis la plaça sur le dossier d’une chaise
avant de s’attabler dans l’encorbellement.
Toutes les informations qui se bousculaient dans sa tête lui donnaient le tournis, et elle avait
envie de dormir. L’excès de tension, sans doute. Oui, il était tentant de s’absenter du monde, et
d’oublier le « Qui suis-je ? » qui la hantait. Difficile, vu que le reste de sa vie en dépendait…
— Voici le café, dit Jem, déposant une tasse devant elle. Nous serons servis dans un instant.
— On se sent bien dans cette salle, dit-elle avec effort comme il prenait place face à elle, une
pinte de bière à la main. Vous… vous y venez souvent ?
— Quelquefois. Il y a un très joli jardin, à l’arrière. En été, ça fait du bien de s’y poser un
moment après une journée de travail à l’atelier.
— J’imagine.
— Et puis, c’est un endroit hanté, bien sûr.
— Ah ?
— C’est ce qu’affirme la légende. En 1760, Sukey Williams, la serveuse, tomba amoureuse d’un
voyageur fortuné.
— Et lui, il l’aimait aussi ?
— Sukey le crut, en tout cas. Elle devint sa maîtresse au grand chagrin des jeunes gens du
voisinage. Une nuit, elle reçut une lettre, prétendument rédigée par son amant, qui lui
demandait de la rejoindre dans le bosquet proche.
— Et elle y est allée ? demanda Heloise, se penchant en avant malgré elle.
— Certes ! Personne ne sait ce qui se passa exactement dans le bosquet, mais Sukey en revint
avec une vilaine blessure à la tête, et en mourut. Depuis, elle erre ici la nuit, prétend-on,
guettant la venue de son amant.
Heloise émit un rire bref.
— Vous croyez à ces choses ?
— Moi ? Non.
— C’est une belle histoire, en tout cas.
— Vous devriez demander à Lawrence de vous raconter celles qu’il m’a apprises sur l’Abbaye,
quand je suis arrivé. Je doute qu’elles soient toutes vraies, mais elles étaient plaisantes.
— Je le ferai peut-être, dit-elle.
« Jem est très chic », pensa-t-elle. Malgré la difficulté de la situation, il se comportait avec une
sacrée classe, vu les remous qu’elle suscitait dans sa famille…
Elle avait été si choquée par la démonstration de haine de Belinda — tellement plus intense
que son imagination ne la lui avait dépeinte !
Et la mère de Jem ? La deuxième épouse de Lawrence… Que pensait-elle de la soudaine entrée
en scène d’une fille illégitime de son mari ?
— Ce que je préférais, c’étaient les récits des trois Guerres Civiles, continua Jem, sans relever
son air songeur. Je suis convaincu que Lawrence les inventait à mesure, pour satisfaire mon
goût des histoires d’aventure et d’honneur.
Il s’interrompit comme la serveuse déposait leurs assiettes. Heloise goûta son potage aux
poireaux et aux pommes de terre, qui était très savoureux.
— C’est bon ? s’enquit-il.
— Délicieux.
— Richard Camford est un cuisinier très doué. Il a repris cet endroit voici un an ou deux. C’est
un transfuge de Londres.
— Vous n’aimez pas du tout la capitale, n’est-ce pas ?
— Pas beaucoup, admit Jem, attaquant sa tourte au bœuf et aux rognons. Il est agréable d’y
flâner en touriste, mais je n’ai aucune envie d’y vivre. Je préfère dîner dans un pub campagnard
comme celui-ci plutôt que de me joindre à la foule habituelle dans le dernier restaurant à la
mode. Je n’aime pas non plus les soirées de la haute société.
— Pourquoi ?
— Parce que j’aime choisir les personnes que je fréquente. Il y a dans les soirées londoniennes
quantité de gens que je n’ai nulle envie de voir. Ils m’assomment.
Heloise pensa aux soirées auxquelles elle avait assisté pendant l’été pour le compte d’Image.
On y voyait toujours les mêmes personnes, en effet. Seuls changeaient le thème, l’occasion, les
robes…
— Au polo aussi, il y a toujours plus ou moins les mêmes gens, non ? fit-elle observer.
Jem répondit avec un sourire espiègle :
— C’est juste. Mais les chevaux sont intéressants !
Elle se surprit à lui sourire en retour. Elle s’était détendue sans presque en avoir conscience,
constata-t-elle en avalant le reste de son potage. Jem avait conversé à bâtons rompus, et son
angoisse s’était atténuée. Même le souvenir de la gifle de Belinda n’était plus aussi cuisant.
— Vous ne me demandez pas ce que m’a dit Lawrence, reprit-elle.
— Vous m’en ferez part si vous en avez envie. Si vous n’y tenez pas, Lawrence m’apprendra
tout, lui.
— Vraiment ?
— Cela fait partie de ses habitudes.
— Il doit être agréable d’avoir ce genre de relation avec quelqu’un, dit-elle sans pouvoir
contenir un soupçon de mélancolie.
Elle ne pouvait partager aucun secret avec quiconque, elle !
— Vous ne travaillez pas dans la branche qui vous convient, fit soudain remarquer Jem.
Elle leva les yeux d’un air intrigué.
— Le journalisme, spécifia-t-il.
— Je suis journaliste de mode, c’est assez particulier, souligna-t-elle en souriant. Je suis la fille
qu’on n’a pas envie d’accompagner dans une soirée.
— Cela m’étonnerait.
La voix de Jem s’était faite plus grave, plus rauque, et son regard bleu s’attarda sur ses lèvres.
Elle pensa à ce qu’elle avait ressenti lorsqu’il lui avait effleuré la joue… et baissa
précipitamment les paupières.
— Comment êtes-vous devenue journaliste ?
— L’année du bac, j’ai obtenu un stage dans un petit magazine : je faisais le café, répondais au
téléphone, et tenais la rubrique mode. Ils m’ont trouvée meilleure que leur rédactrice
habituelle.
— Ensuite, il y a eu Cambridge, dit Jem, et une licence de lettres avec mention très bien.
— Je vois que vos recherches ont été précises.
Il sourit, et une fois encore elle détourna les yeux. « Que m’arrive-t-il ? se demanda-t-elle. Et
pourquoi ? »
Luttant pour reprendre ses esprits, elle continua :
— Après l’université, j’ai travaillé de nouveau pour le magazine, toujours comme bénévole.
J’étais barmaid quatre soirs par semaine pour payer mon loyer.
— Vous deviez être très déterminée.
— Je l’étais, oui. Il était hors de question que je mène la même existence que ma mère…
Sa voix se brisa, et elle devint brusquement silencieuse. Jem finit par demander :
— Elle avait une vie si dure que ça ?
— Misérable. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est…
— Misérable, je connais, coupa-t-il. Cela n’est pas nécessairement en rapport avec l’argent.
Heloise leva les yeux d’un air étonné, surprise par sa colère.
— Je croyais… que vous aimiez vivre à Coldwaltham Abbey.
— C’est devenu mon sanctuaire, oui. Mais, à quinze ans, certains dégâts sont parfois
irréparables.
— J’imagine…
Elle fronça les sourcils, réfléchissant. A quinze ans, elle avait su ce qu’était une existence placée
sous le sceau du manque : elle n’avait jamais pris l’avion, jamais pu aller en France lors des
voyages organisés par le lycée, jamais pu apprendre à jouer d’un instrument de musique parce
que sa mère n’avait pas les moyens de lui payer des leçons…
Mais Jem ? Qu’est-ce qui avait pu lui manquer ? Elle se rappela soudain qu’il avait été expulsé
du collège. Il avait peut-être été un enfant perturbé, traumatisé par la mort de son père ?
Et Belinda ? Si elle avait été au courant de la liaison de son père, elle avait dû être bien
misérable aussi…
Heloise se sentit un peu honteuse d’avoir oublié que les autres avaient leurs fardeaux à porter,
leurs chagrins secrets…
— Ma mère est partie travailler à Coldwaltham Abbey à l’âge de dix-neuf ans, poursuivit-elle.
Lawrence dit que… ça a été comme un coup de foudre. La rencontre des deux moitiés d’un
même puzzle.
Elle marqua un arrêt, guettant une réaction qui ne vint pas.
— Sa femme…
Sa voix s’étrangla sur ces mots, et des larmes jaillirent de ses yeux. Jem posa sa main sur la
sienne, attendit en silence tandis que ses doigts menus frémissaient convulsivement sous les
siens. Ce n’était pas une histoire facile à raconter.
— Oh, bon sang ! Je suis désolée… je ne suis pas comme ça, d’habitude…, murmura-t-elle en
retirant sa main. Décidément, je passe mon temps à m’excuser, avec vous…
Elle semblait gênée. Sa carapace élégante s’était craquelée, et plus jamais il ne la verrait sous
le jour où elle lui était apparue la première fois, en blonde hitchcockienne et froide.
— Je me demande pourquoi je pleure…, reprit-elle. Il m’a parlé de sa femme, Sylvia. De sa
maladie.
— Ils sont restés mariés pendant vingt-neuf ans, souligna-t-il.
Elle leva sur lui un regard doux, blessé. Cela l’atteignit en plein cœur. Dire qu’il l’avait crue
insensible ! C’était tout le contraire…
Il aurait aimé lui faciliter les choses, mais les faits avaient la peau dure : Sylvia était morte de la
maladie de Charcot — une façon bien cruelle de quitter la vie, surtout pour une femme aussi
charmante et cultivée.
— Elle a eu une longue maladie, avoua Jem.
Elle hocha la tête.
— Lawrence m’en a parlé. Il m’a confié qu’il l’aimait énormément, et qu’il a beaucoup souffert
de la voir partir. Il a dit qu’il n’avait pas su encaisser la réalité à ce moment-là, et tenté de
l’ignorer. Il passait de longues soirées à lire, et se consolait en lui payant les meilleurs soins
possibles.
Cela, Jem le savait. Lawrence lui avait confié qu’il regrettait éperdument la façon dont il avait
vécu les derniers mois de Sylvia. Mais aller jusqu’à avoir une liaison ? A abandonner un enfant ?
C’était impensable.
— Ma mère est arrivée cet été-là. Elle était très jeune, très jolie. Et très gentille. Ce sont ses
mots, dit-elle en reniflant.
— Et ils ont entamé une liaison ?
— Cela a fini par se produire, oui. Lawrence n’avait pas l’intention d’en venir là… il n’aurait
jamais imaginé que ma mère s’éprendrait de lui… Nessa, c’est comme ça qu’il l’appelle.
— Mais elle en est tombée amoureuse ?
— Oui. Ça a commencé par de petits riens, comme prendre le thé avec elle sur la terrasse, et
puis c’est devenu quelque chose d’aussi important que l’air qu’on respire.
Jem eut presque l’impression d’entendre son beau-père prononcer ces mots. Lawrence avait
soutenu à plusieurs reprises que les grandes décisions naissaient souvent d’une série de
décisions moindres, et qu’il était important de veiller aux petites choses, pour que les grandes
soient justes, honorables.
Pour la première fois depuis qu’il le connaissait, il se demanda si la sagesse de Lawrence et sa
philosophie de l’existence avaient été engendrées dans le tourment.
— Combien de temps ont-ils été amants ?
— Pas longtemps. Du moins, physiquement. Il a été amoureux de ma mère dès son arrivée ici,
et il se croyait à l’abri, parce qu’il pensait qu’elle ne s’intéresserait jamais à quelqu’un d’aussi
âgé que lui.
— Il n’avait que quarante-cinq ans.
— Mais elle dix-neuf. Il a dit qu’elle était fraîche comme un matin de mai.
Une fois de plus, les yeux d’Heloise s’humectèrent, et une larme roula sur sa joue. Sans
réfléchir, Jem leva la main pour l’essuyer du bout du pouce. C’était une erreur, il en avait
conscience.
Heloise aussi était comme un matin de mai. A vingt-sept ans, elle dégageait plus de maturité
que la photographie qu’il avait vue de Vanessa Lawton, mais la mère et la fille avaient une
ressemblance marquée. Un homme pouvait facilement s’éprendre d’une telle femme…
— Ils lisaient de la poésie ensemble. Ils prenaient le thé sur la terrasse, et il a presque oublié
qu’il était marié, que sa femme était en train de mourir, que son existence était sinistre…
Elle leva les yeux, quêtant de la compréhension de sa part, et il se surprit à en
éprouver — chose qu’il avait crue impossible. Pour lui, une liaison adultère était inadmissible.
Elle signifiait tromperie et mensonges. C’était un acte d’égoïsme absolu.
Peut-être était-ce le cas, en effet. Pourtant, il éprouvait une forme d’empathie, de
compréhension, de pardon.
— C’est quand il l’a embrassée que tout a changé, dit-elle en posant sur lui son regard brun.
Avant ça, ils ne s’étaient pas sentis coupables. Ils auraient dû se séparer à ce moment-là, selon
lui, mais ils ne l’ont pas fait. L’idée de leur séparation était trop douloureuse. Est-ce que… est-
ce que j’ai tort de me réjouir qu’il l’ait aimée ?
Jem ne se sentait pas qualifié pour trancher. D’instinct, il aurait répondu que tout ce qui
pouvait la réconforter était bon…
Mais d’autres images se présentaient à son esprit : il imaginait Sylvia, prisonnière d’un corps qui
refusait de lui obéir, effrayée et solitaire. Il revoyait sa propre mère, malheureuse et
déboussolée à l’époque où son père était encore en vie. Que de mensonges ! Que de nouveaux
départs manqués et que de désillusions !
Lawrence n’entrait pas dans un tel schéma, il le savait ; mais tout était trop emmêlé dans son
esprit pour qu’il parvienne dès maintenant à faire le tri…
— Il ne savait pas qu’elle était enceinte, dit Heloise, presque triomphalement. Il n’était pas au
courant de ma naissance.
Jem se sentit presque euphorique à cette révélation.
— Pourquoi ne lui a-t-elle rien dit ?
— Je l’ignore. Il prétend regretter qu’elle se soit tue. Mais ça ne doit pas être vrai. Qu’aurait-il
pu faire, s’il l’avait su ? Sa femme était en train de mourir.
Jem examina les diverses possibilités. Pour Lawrence, cela aurait été un dilemme moral
impossible à résoudre. Toute décision aurait forcément été imparfaite.
— Qu’est-il arrivé à Vanessa ? demanda-t-il doucement.
— Maman est rentrée chez elle, et je suis née.
Comme la serveuse se présentait à cet instant pour retirer leurs assiettes, Jem demanda :
— Vous voulez un dessert ? Ou un autre café, peut-être ?
— Il faut que je rentre à Londres, répondit-elle en consultant sa montre. Je n’aime pas rouler la
nuit.
Jem sourit à la serveuse.
— C’était excellent, Penny. Merci. Je vais régler l’addition et vous ramener à votre voiture,
Heloise.
Elle hocha la tête, et enfila sa veste en murmurant :
— Il faut que je vous donne de l’argent…
Elle n’acheva pas sa phrase : il la regardait comme si elle venait de parler en chinois. Peut-être
une règle tacite voulait-elle, parmi les gens de la haute, que la personne qui avait lancé une
invitation acquitte la note ? Ou alors la notion de partage équitable n’était pas encore parvenue
jusqu’à eux… Peu importait. Il ne s’agissait que d’un potage et d’un café, après tout : pas de
quoi ruiner qui que ce fût.
Elle le regarda ouvrir son portefeuille en cuir souple, luxueux, avec le naturel confondant de
ceux qui sont nés avec des moyens. Jem ne comprendrait sans doute jamais ce que c’était que
de rouler la manche de son pull pour en dissimuler la reprise ; ou d’être gênée de porter le
manteau de rebut d’Alison McEwen, une voisine proche. Mais c’était un homme bienveillant.
Tandis qu’ils sortaient dans la rue, il demanda :
— Est-ce que vous habitez avec vos grands-parents ?
Elle éclata de rire — un de ces rires émotifs qui masquent une blessure.
— Ma grand-mère avait honte d’avoir une mère célibataire à la maison. Elle a déclaré à tout le
monde que sa fille avait trouvé un job extraordinaire quelque part, et elle l’a envoyée à
Birmingham, chez sa cousine.
— Lawrence est au courant ?
— Il a posé des questions insistantes, alors, je lui ai dit la vérité. Je ne peux pas changer le
passé.
— Non, murmura Jem, attendant qu’elle fût installée sur le siège du passager pour fermer la
portière et contourner la voiture.
Une fois au volant, il s’enquit :
— Comment l’a-t-il pris ?
« Il a pleuré », répondit-elle en son for intérieur. Elle en avait perdu tout désir de vengeance.
Rien n’aurait pu faire plus de mal à son père biologique que les reproches implacables qu’il
s’adressait lui-même.
— Ce n’était pas si épouvantable que ça, assura-t-elle en se contraignant à sourire. Ma mère
était merveilleuse, et elle m’aimait. C’est plus que n’en ont bien des enfants.
— Vous avez vécu à Birmingham ?
— Maman aurait pu rentrer à la maison, si elle avait consenti à me faire adopter. Elle a refusé.
Grand-mère venait nous voir, mais nous n’allions jamais chez elle.
— Vraiment jamais ?
— Non. Elle avait honte. Cela ne cadrait pas avec son idée d’une famille parfaite.
— C’est terrible d’être comme ça.
— Peut-être. Les gens font comme ils peuvent. Beaucoup redoutent plus que tout l’opinion des
autres.
Il y eut un silence.
— Elle vit encore ? demanda enfin Jem.
Heloise fit signe que non. Sa grand-mère s’en était allée paisiblement, il y avait deux ans de
cela. Personne ne l’avait regrettée : elle n’était pas de celles qui inspirent beaucoup d’affection.
Mais l’interrogation de Jem rappelait à Heloise qu’elle était seule au monde, qu’elle ne
comptait pour personne. Pas vraiment, du moins. Les paroles que Lawrence avait prononcées
au moment de leur séparation n’en devenaient que plus importantes, plus poignantes…
Ils ne tardèrent pas à s’engager dans la cour où sa petite Astra était garée. Heloise descendit de
la Land Rover avant même que le moteur eût cessé de tourner, et attendit que Jem la rejoigne.
Elle frissonna dans le vent glacial.
— Merci, dit-elle.
— De rien. Est-ce que vous allez revenir ?
— Je ne sais pas. C’est compliqué… J’ai promis d’y réfléchir.
Il la saisit soudain par les bras, et ce contact la fit frémir, malgré l’épaisseur de tissu qui la
protégeait.
— Revenez, dit-il doucement.
Puis il l’embrassa, doucement, à la racine des cheveux, presque comme pour une bénédiction.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, et s’écarta avec un faible sourire.
— Je… il faut que j’y aille.
— Oui, dit-il, fourrant les mains dans ses poches.
Lui adressant un tout petit signe, elle monta dans sa voiture et partit.
6.

Heloise contempla les pans dansants de sa robe ivoire avec un sentiment de culpabilité. La
toilette élégante et classique, d’une beauté discrète, s’harmonisait à merveille avec le cadre de
Coldwaltham Abbey. Mais elle avait coûté une fortune, et cet achat écornait ses économies
beaucoup plus qu’il n’était permis.
Et tout cela pourquoi ? Sur qui voulait-elle faire impression ? Elle aurait aimé pouvoir se
convaincre que c’était son père…
Il y avait cependant bien d’autres personnes qu’elle désirait impressionner, aujourd’hui : la
deuxième épouse de son père, son demi-frère, sa demi-sœur…
Et Jem.
Elle serra convulsivement entre ses doigts le paquet-cadeau qu’elle tenait. La place que Jem
Norland avait prise dans son univers mental la dérangeait… Etant donné le rôle qu’il avait joué
dans ses retrouvailles avec Lawrence, il était naturel qu’elle pense à lui ; mais fallait-il vraiment
qu’elle réagisse comme une collégienne chaque fois qu’il téléphonait ? ou qu’elle se demande
s’il était heureux qu’elle eût accepté cette deuxième invitation à l’Abbaye ? Elle n’arrivait pas à
le déterminer par la seule intonation de sa voix : il se montrait charmant parce que c’était dans
sa nature, croyait-elle…
Comme elle se dirigeait vers l’escalier principal de Coldwaltham Abbey, elle marqua un temps
d’arrêt pour rassembler son courage. Elle devait se présenter à la grande entrée, seule, cette
fois, et cela lui semblait si difficile ! Cela revenait à s’aventurer sans armure sur un territoire
truffé de dangers ! Où étaient donc passées l’assurance et l’indépendance qu’elle avait toujours
eues ? Son calme extérieur et sa toilette superbe n’étaient qu’une apparence ; elle redoutait
d’avoir à souffrir…
Quelque chose lui soufflait qu’elle commettait une erreur en venant ici. Car enfin personne ne
pouvait véritablement désirer sa présence ! Combien de fois, d’ailleurs, n’avait-elle pas été
tentée de se décommander, au cours des jours écoulés ?
Pourtant, un instinct mystérieux l’avait retenue de téléphoner à son père. Et voilà qu’elle était
ici, pour le soixante-quatorzième anniversaire de Lawrence — invitée à une réunion de famille
en comité restreint.
Le large portail s’ouvrit avant même qu’elle eût grimpé la première marche, et un majordome
apparut.
— Bonjour, balbutia-t-elle. Je suis Heloise Lawton.
Le majordome sourit, avec le juste mélange d’assurance, de chaleur et d’obséquiosité
qu’exigeait son rôle. La perfection professionnelle incarnée.
— La famille vous attend dans le Salon d’Hiver, miss Lawton. Si vous voulez bien me suivre…
Délivrée de son manteau en laine souple, Heloise emboîta le pas au majordome, intimidée par
l’architecture imposante des lieux. Quand le valet l’eut annoncée, elle franchit le seuil du Salon
d’Hiver en affichant un grand sourire. Mais ses doigts étaient crispés sur le petit paquet qu’elle
tenait.
Sa première impression fut celle d’une atmosphère chaleureuse. De lourds rideaux à motifs de
cachemire ornaient les quatre croisées à la française, percées de haut en bas sur un pan de
mur, et de vastes canapés étaient symétriquement disposés autour de l’immense cheminée.
Les quatre personnes qui s’y trouvaient assises s’étaient tournées vers elle. Jem lui adressa un
clin d’œil presque imperceptible, qu’elle capta avec un petit coup au cœur. Quelques jours plus
tôt, elle l’avait banalement trouvé « craquant » ; et voilà que sa présence virile semblait tout
envahir. Le fait de le savoir là, prêt à la soutenir, suffisait à lui insuffler de la force.
Le vicomte de Pulborough — son père — se porta aussitôt à sa rencontre. Il semblait en
meilleure forme que lors de leur première entrevue, et son visage agréable s’illumina d’un
sourire de plaisir sincère.
— Heloise, ma chère petite, je suis heureux que tu sois venue, dit-il en l’entraînant vers le
centre de la pièce. Il est un peu ridicule de fêter son anniversaire, à mon âge, mais, cette année,
j’en ai éprouvé le besoin.
— Bon anniversaire, murmura-t-elle. Je t’ai apporté un cadeau. Je n’étais pas sûre de ce qui te
ferait plaisir. Ce n’est qu’un petit rien, je…
Elle s’interrompit, et lui tendit un mince paquet oblong enrubanné de rouge sombre. Tout cela
lui semblait si étrange ! Elle repensa aux nombreuses années où, privée de lui, elle n’avait pas
eu à offrir de présents… Songeait-il à cela, lui aussi ?
Il lui pressa la main, en se saisissant du paquet.
— Je suis ravi de te voir. Permets-moi de te présenter ma femme.
Il la mena jusqu’à une personne qu’elle identifia aussitôt comme la mère de Jem. A les voir côte
à côte, la ressemblance était saisissante, pensa-t-elle en serrant la main qu’on lui tendait. A
cause des yeux, surtout — d’un bleu intense…
— Appelle-moi Marie, énonça la mère de Jem d’une voix un peu rauque, avec une pointe
d’accent français.
Heloise se souvint de ce qu’elle avait lu dans un article : la vicomtesse était française de
naissance.
— Marie, dit-elle docilement.
Cette dernière sourit.
— Cela ne doit pas être facile pour toi, mais nous sommes enchantés que tu sois avec nous
pour cet anniversaire.
— Merci.
— Tu connais déjà mon fils, Jeremy…
Heloise salua Jem avec un sourire embarrassé.
— Il a été très bon avec moi, dit-elle.
— Et voici Alexander, le fils que j’ai eu avec Lawrence, acheva Marie en désignant le quatrième
convive.
C’était un jeune garçon d’environ quatorze ans, d’une beauté un peu sauvage. Heloise le
regarda avec curiosité, avide de repérer entre elle et son demi-frère quelque ressemblance. Il la
contempla avec un intérêt égal.
— Enchanté, énonça-t-il avec l’accent typique des collèges huppés.
— Ravie de te rencontrer, murmura-t-elle.
— Viens donc t’asseoir près de moi, Heloise, reprit Marie. Quel beau prénom tu as !
— Il vient d’un poème, dit prudemment Heloise.
— Je sais, admit Marie avec un clin d’œil. C’est l’une des plus belles, mais aussi des plus
tragiques histoires d’amour françaises qui l’a inspiré. Ta mère partageait donc la passion de
Lawrence pour les poètes anglais du XVIIIe ?
— Je… je ne crois pas, pas vraiment.
Le vicomte intervint :
— Tu es née le jour anniversaire de la naissance de Pope. Nessa devait le savoir.
— Il est né un 21 mai ? fit Heloise, frappée.
— En 1688. Une sacrée coïncidence, n’est-ce pas ?
Son épouse sourit, et s’excusa :
— Je suis vraiment navrée de n’avoir pas tout de suite montré ta lettre à Lawrence. Je l’aurais
fait aussitôt si j’avais été au courant de sa relation avec ta mère. J’espère que tu pourras me
pardonner, Heloise.
— B-bien sûr.
— Je croyais qu’il n’avait pas de secrets pour moi, mais… il me réservait encore des surprises.
Le vicomte s’approcha de sa femme pour poser une main sur son épaule. Elle la recouvrit de la
sienne, en disant :
— Ouvre donc ton cadeau, Lawrence.
Jem se leva pour gagner une table ronde où étaient posées des carafes en cristal taillé.
— Que désires-tu boire, Heloise ?
— Rien, merci.
— Vraiment ?
Heloise hocha la tête. Elle se sentait trop nerveuse pour avaler quoi que ce fût !
Jem versa un petit verre de xérès, qu’il tendit à sa mère. Il semblait très à l’aise, et, avec un
accès d’envie, Heloise se demanda : « Quel effet cela peut-il faire de vivre dans un endroit
pareil ? »
Le vicomte défit le ruban et le papier, révélant une biographie de Samuel Johnson.
— C’est un de mes amis qui l’a écrite, précisa Heloise. Nous étions ensemble à l’université.
— A Cambridge, intervint Jem. En littérature anglaise.
Le vicomte leva les yeux. Il semblait très ému.
— La même université que moi, murmura-t-il. Je vois que tu partages ma passion pour les
livres. Johnson était un homme remarquable.
— C’est lui qui a rédigé un Dictionnaire de la langue anglaise, n’est-ce pas ? demanda Jem,
se rapprochant pour jeter un coup d’œil sur l’ouvrage.
— Paru en 1755, précisa son beau-père qui feuilletait la bibliographie. Un ouvrage brillant.
Intelligent et plein d’esprit. J’adore la définition de « pêche à la ligne » : « Un bâton et une
ficelle avec un ver à un bout et un imbécile à l’autre. »
Il sourit en entendant l’éclat de rire de Jem, et continua :
— Je ne peux pas supporter ce loisir. L’art de perdre du temps !
— Connais-tu le livre de Lawrence ? demanda Marie, qui observait Heloise.
— Non.
— Lawrence, voyons ! poursuivit Marie en se tournant vers son époux. Tu aurais dû le lui
montrer. Ton père l’a dédié « à Nessa », Heloise. C’est ta mère, n’est-ce pas ?
— J’irai le chercher à la bibliothèque après le repas, décida Lawrence en refermant la
biographie de Johnson.
Marie se tourna vers son fils :
— Si tu le montrais dès à présent à Heloise, Jem ? Je suis sûre qu’elle sera enchantée, et nous
attendons toujours Piers et Belinda.
— Non, cela ne fait rien…, commença Heloise.
Marie l’interrompit d’un geste.
— Je ne vois pas pourquoi nous ferions semblant de ne rien savoir. C’est d’autant plus absurde
qu’Heloise est un charmant ajout à notre famille. N’aimerais-tu pas voir le livre, petite ? C’est
le début de ton histoire !
— Allons, suis-moi, Heloise, dit Jem, secondant sa mère.
Il lui tendit la main, et elle glissa ses doigts entre les siens en frémissant.
— La bibliothèque est par là, précisa-t-il en désignant une double porte.
Il l’entraîna dans cette direction et, comme le murmure de la conversation s’atténuait derrière
elle, Heloise n’eut plus conscience que d’être avec Jem. Il relâcha sa main pour pousser les
lourds battants en chêne, tout en expliquant :
— Lawrence a un bureau ici. S’il n’avait pas eu la responsabilité de son héritage, je suis sûr qu’il
serait devenu un rat de bibliothèque perdu dans ses travaux universitaires.
— Son traité de poésie est très respecté, observa Heloise, presque honteuse de la fierté
involontaire de sa réplique. J’y ai jeté un coup d’œil. Il passe pour une référence.
Levant les yeux, elle vit que Lawrence la contemplait en souriant.
— La famille ne lui porte pas un respect particulier sur ce terrain.
— Pourquoi n’a-t-il rien écrit d’autre ?
— Par manque de temps, je suppose. La gestion de Coldwaltham Abbey est un travail à plein
temps, et souvent ingrat. Je ne l’envie pas, ni Alex.
— C’est Alex qui doit hériter ?
— A moins que la loi ne change et que ce redoutable honneur échoie à Belinda, dit Jem en
prenant un volume sur les rayonnages. Voici l’objet. En bonne compagnie auprès d’éditions
originales de Dickens et de Keats.
Heloise prit le livre qu’il lui tendait, et consulta la page de garde. Une dédicace y figurait : « A
Nessa, avec amour. »
C’était là, en noir et blanc. Rien de commun avec une bague de mariage, mais c’était tout de
même une reconnaissance publique, une preuve que sa mère avait été aimée. « Je suis le
produit de l’amour », pensa-t-elle.
— Sylvia n’a pas été blessée par ces mots ? demanda-t-elle en les effleurant du bout des doigts.
— Elle n’en a très certainement rien su. Quand ce livre a paru, elle était au-delà de toute
contingence humaine.
Mais sa fille avait dû être au courant, elle…
— Pauvre Belinda, murmura Heloise, refermant l’ouvrage et le restituant à Jem.
Il le retourna entre ses doigts, en disant :
— J’en ai un exemplaire chez moi, je te le prêterai.
— Inutile. Je l’ai trouvé d’occasion sur Internet. Je devrais le recevoir bientôt.
Pendant que Jem remettait le livre en place, Heloise se réjouit d’avoir trouvé un exemplaire qui
serait bien à elle, dont la dédicace attesterait l’amour que Lawrence avait porté à sa mère.
C’était si important à ses yeux ! Elle n’aurait pas aimé apprendre qu’elle était née par accident,
sans avoir été désirée. Le jugement sans appel de sa grand-mère sur le célibat de Vanessa avait
laissé des traces, apparemment… Même si elle était aujourd’hui capable d’avoir du recul sur
son enfance, elle n’en était pas moins le produit de l’éducation qu’elle avait reçue, de
l’existence qu’elle avait menée.
Et il en était forcément ainsi pour Belinda aussi. Cette dédicace devait la faire souffrir.
L’ouvrage qui était si cher à Lawrence n’était pas dédié à Sylvia, sa mère, mais à la femme qu’il
avait aimée du temps où il était marié.
— Est-ce que Belinda me déteste toujours ? demanda Heloise.
— Nous n’en avons pas parlé.
— Mais…?
— Je suppose qu’elle ne va pas t’accepter sans mal. Cela n’a rien à voir avec toi
personnellement, affirma Jem, prenant ses mains entre les siennes. Tu imagines ce qu’elle peut
ressentir, non ?
Il caressa sa paume du bout du pouce, avec douceur.
— Je… je n’aurais pas dû venir.
— Je suis heureux que tu sois là.
— C’est vrai ?
— Bien sûr, dit-il en libérant ses mains. Il ne faut jamais redouter la vérité.
— Mais elle fait mal, parfois.
— Parfois, oui.
— J’ai failli ne pas venir.
— Pourquoi ?
— Je pensais que ta mère me détesterait. Qu’elle…
— Elle n’est pas comme ça, coupa Jem.
Certes. Marie s’était montrée chaleureuse et adorable. Elle semblait accepter son arrivée au
sein de la famille de son mari sans traumatisme apparent. Cependant, Jem avait éprouvé le
besoin de la protéger, cela, Heloise en était sûre… Il y avait de quoi s’embrouiller…
— Pourtant, objecta-t-elle, cherchant à comprendre, tu étais hostile. Tu étais sûr que…
Elle n’acheva pas. Jem la rejoignit et l’attira entre ses bras. Elle laissa aller sa tête contre son
torse, à l’écoute des battements de son cœur…
— Cela n’a rien à voir avec toi, murmura-t-il.
— Vraiment ?
Il s’écarta à demi pour la regarder dans les yeux.
— C’est plutôt avec moi que cela a à voir.
— Je ne comprends pas.
Et Jem n’avait pas envie de s’expliquer. Heloise avait eu raison de dire que certaines choses
étaient trop douloureuses pour être révélées publiquement. S’il avait dû mettre des mots sur
les sentiments qu’il éprouvait envers son père, cela aurait amplifié leur réalité, d’une certaine
manière.
Dès l’instant où il avait lu la lettre adressée à Lawrence, il avait eu l’impression que l’histoire se
répétait. Cela avait ravivé le souvenir des mensonges et des tromperies qui avaient fait partie
intégrante de son enfance.
C’était lui, en réalité, qui n’arrivait pas à encaisser la trahison de Lawrence envers son épouse
malade et leur fille. Marie avait un peu pleuré sous l’effet de la surprise et du choc, et c’était
tout ; mais pour sa part il ne parvenait pas à comprendre la vulnérabilité, la faillibilité de son
beau-père.
Rien de tout cela n’était la faute d’Heloise, et il en était conscient. Cependant, le simple fait
qu’elle existât avait détruit sa foi aveugle en Lawrence.
Pourtant, Heloise aussi était une victime. Elle avait grandi sans père. Sans même savoir qui était
son géniteur.
Il la serra plus étroitement contre lui, savourant la douceur soyeuse de ses cheveux, la tiédeur
de son corps. Il avait envie de l’embrasser, d’effacer les émotions poignantes qu’il voyait passer
sur son beau visage.
Il recula, s’écartant d’elle. C’était trop tôt. Elle était trop vulnérable ; trop préoccupée, aussi,
par le brusque bouleversement de son existence.
Et puis, il n’était pas très sûr de ce qu’il voulait lui-même, ni de la réaction qu’il pourrait
provoquer…
Ce qu’il ressentait à son égard était perturbant. Extérieurement, elle paraissait garder sa
maîtrise de soi, et être même un peu froide. Ce n’était pourtant pas ainsi qu’il la voyait ! Il avait
le désir éperdu de la protéger, de lui éviter les amertumes et les coups de la vie…
Il vit qu’elle repliait ses bras autour d’elle en un geste inconsciemment protecteur, trahissant sa
tension, et songea qu’il lui avait sans doute fallu bien du courage pour se présenter une
deuxième fois à Coldwaltham Abbey. Car, si Lawrence était de toute évidence ravi de cette fille
qui lui tombait du ciel, il ne pouvait en aller de même du côté de Belinda. Celle-ci était
inexcusable d’avoir giflé Heloise. Jem comprenait néanmoins ses motivations, sa colère.
Heloise aussi, sans doute, puisqu’elle avait tu l’incident à Lawrence. Ce dernier n’avait
visiblement aucune idée de l’éclat de sa fille aînée.
— On ferait mieux de repasser à côté, suggéra-t-il. Belinda et Piers sont sûrement là,
maintenant.
— Oui, murmura Heloise, nerveuse.
— Elle a eu le temps de s’habituer à l’idée de ta présence.
— Tu veux dire qu’elle ne me giflera pas, cette fois ?
— Cela me paraît fort improbable, assura-t-il avec un léger sourire.
Il lui tendit la main, qu’elle saisit entre ses doigts menus.
— Si elle se risque à le faire, ajouta-t-il, je te promets de sauter par-dessus la table pour te
sauver.
Elle pouffa.
— Tu ferais ça ?
— Et comment !
Il l’escorta jusqu’à la porte avant de relâcher sa main et de s’effacer, l’amenant à le précéder
dans la pièce. Heloise s’immobilisa sur le seuil, hésitante. Belinda était là, assise dans un
fauteuil à haut dossier. Elle avait le visage empourpré et semblait en colère.
D’instinct, Heloise redressa le menton. Elle sentit que les doigts de Jem, tièdes et réconfortants,
se posaient au creux de son dos. Elle était contente qu’il soit là pour la soutenir !
— Heloise, dit le vicomte en s’avançant jusqu’à elle, j’aimerais te présenter ma fille, Belinda.
Belinda leva les yeux, et Heloise lut dans ses iris bleu-vert un mélange de mépris et de crainte.
Elle sut ce qui se passait en elle, et éprouva un étrange élan de sympathie pour sa demi-
sœur — l’un de ces élans qui vous lient à quelqu’un de façon indissoluble.
Belinda avait beau avoir quarante ans, elle demeurait l’adolescente effrayée qu’elle avait été
des années auparavant. Elle avait dû, à l’époque, avoir le sentiment que son monde tombait en
ruine. Sa mère se mourait, son père était amoureux d’une autre femme, et elle était seule, très
seule.
Heloise fut contente de n’avoir pas révélé à Lawrence qu’elle avait déjà « rencontré » Belinda.
Lors de leur deuxième conversation téléphonique, il avait confié qu’il espérait que ses deux
filles deviendraient amies et, sur le moment, Heloise s’était tue.
Eh bien, ce serait là le secret qu’elle partagerait avec Belinda…
Elle tendit la main à sa demi-sœur, avec un sourire calme, en disant :
— Enchantée de te rencontrer.
Elle vit passer un éclair dans le regard de Belinda. De la reconnaissance, peut-être ? Elle n’en
aurait pas juré, mais Belinda saisit sa main tendue et répondit :
— Bonjour.
Puis, comme si un rideau de glace tombait soudain entre elles :
— Je me souviens de ta mère.
Heloise sentit que Jem faisait un pas, se rapprochant d’elle.
— Tu lui ressembles beaucoup.
— Merci, murmura Heloise, consciente que Belinda n’avait nullement cherché à lui faire un
compliment.
Lawrence interrompit l’échange en désignant le bel homme qui se tenait près du manteau de la
cheminée, en annonçant :
— Et voici le mari de Belinda, Piers Atherton.
— Bonjour, dit poliment Heloise.
D’emblée, elle trouva Piers antipathique. Elle n’aurait pas su préciser pourquoi exactement.
Mais il avait quelque chose de visqueux qui la mettait mal à l’aise.
— C’est un plaisir de vous rencontrer, déclara-t-il en saisissant sa main tendue et en la retenant
au creux de la sienne.
Son regard allait beaucoup plus loin : il était ouvertement lascif et racoleur. Elle aurait bien
aimé retirer sa main, et se demanda pourquoi Belinda avait épousé un homme pareil ! Si la
liaison de son père lui avait fait du mal, il était étrange qu’elle eût choisi un homme visiblement
ouvert à d’autres… rencontres.
— Si nous passions à table, puisque nous sommes tous là ? suggéra Marie avec son délicieux
accent français.
Belinda se leva brusquement, comme si elle était prête à prendre la porte. Heloise sentit les
doigts de Piers lui effleurer le bras. Dans des circonstances normales, elle lui aurait opposé une
rebuffade cinglante, en lui disant vertement d’aller se faire voir. Mais les circonstances
n’avaient rien d’ordinaire…
— Je vais te guider jusqu’à la salle à manger, lui souffla Jem.
Reconnaissante, elle lui emboîta le pas dans le couloir. Lui jetant un coup d’œil à la dérobée,
elle comprit que son intervention avait été intentionnelle. Il n’aimait pas Piers, lui non plus !
Pendant le bref instant où ils étaient seuls, elle lui murmura :
— Merci.
Déjà, les autres les avaient rejoints, mais elle fut presque sûre qu’il répondait à voix basse : « De
rien. »
La salle à manger était moins imposante qu’elle ne l’avait anticipé ; la table ronde était
conviviale, bien qu’elle pût accueillir une douzaine de personnes.
— Heloise, tu seras près de Lawrence, annonça Marie. Et Jeremy s’assiéra près de toi, ainsi, tu
seras à côté des personnes que tu connais le mieux.
Heloise lui adressa un sourire reconnaissant, et prit place à l’endroit désigné. Tandis que chacun
s’attablait, elle embrassa du regard les décorations de table discrètes, la nappe en lin lourd, le
beau bouquet de roses rouges disposé en centre de table. Elle n’avait rien connu d’aussi
somptueux dans son enfance !
Il lui était impossible d’imaginer sa mère dans un tel décor. Comment Vanessa avait-elle réagi,
en arrivant ici ? S’était-elle sentie écrasée par tant de luxe et de splendeur ? Ou bien cela
l’avait-il éblouie ? Etait-ce pour cette raison qu’elle s’était lancée dans une liaison répréhensible
avec un homme nettement plus âgé qu’elle ?
Cette hypothèse mettait Heloise mal à l’aise. Il était plus commode, plus facile de… de croire
que sa mère était une victime. Or, en toute justice, cette position était plutôt celle de la mère
de Belinda !
— P-pardon ? Désolée, j’avais l’esprit ailleurs, murmura Heloise, s’apercevant soudain que
Marie lui adressait la parole.
— Oh, ce n’était rien de bien important, répondit cette dernière avec un sourire. Je te
demandais si tu aimais les escalopes. C’est le péché mignon de Lawrence, alors, elles sont de
tradition pour son repas d’anniversaire.
— Oui, oui bien sûr, j’aime ça.
Le repas s’étira interminablement, aux yeux d’Heloise. Elle vit défiler dans une sorte de
brouillard les escalopes sur lit de clémentines aux trois poivres, le canard aux poires, échalotes
et baies de genévrier, suivis d’un somptueux tiramisu au chocolat et aux dattes. C’était
délicieux, mais elle trouvait oppressant le cérémonial du service, et la conversation laborieuse,
privée de naturel. Elle savoura le Kahlua qui accompagnait le dessert en espérant que cela
sonnerait le glas du festin.
Lawrence semblait ne pas prendre garde aux sentiments qui affectaient ses convives. Il posait
sur eux un sourire bienveillant, ignorant le silence de sa fille aînée, les réflexions déplacées de
son gendre et le malaise de son jeune fils.
Alex, qui manquait un peu d’assurance et restait discret, était sympathique. Marie se révélait
une hôtesse remarquable : élégante, intelligente, sensible, vraiment exquise. Souvent, elle
quêtait du regard le soutien de Jem, qui le lui apportait avec classe.
Ce n’était pas un manège inintéressant à suivre, pensa Heloise, écoutant ce qui se disait. Il était
question des inquiétudes de Lawrence au sujet des dégâts qu’avait subis le toit de l’abbaye
pendant les tempêtes de Noël, des difficultés d’Alex dans l’apprentissage du français, du
lancement, à l’automne, de la ligne de meubles de bureau de Jem…
Ils prirent le café dans le salon d’hiver, dont l’horloge chantournée égrenait les minutes avec un
tic-tac sonore. Belinda avait apporté avec elle son verre de vin. Assise à l’extrémité gauche d’un
divan, elle posa un regard hostile sur Heloise :
— On ne t’a pas beaucoup entendue.
— Belinda ! intervint son père d’un ton d’avertissement.
— Elle a encore trop bu, commenta le mari de Belinda avec une moue de mépris.
— Que désires-tu savoir ? demanda calmement Heloise à sa demi-sœur.
Elle avait remarqué, bien sûr, que Belinda n’avait cessé de boire pendant tout le repas, et
qu’elle n’était pas heureuse. Bien qu’elle ne fût en rien responsable de ce malheur, Heloise se
sentait coupable.
— Je n’en sais rien, lâcha Belinda avec un haussement d’épaules. Tu vis à Londres, c’est ça ?
— A Hammersmith.
— Et avant, tu étais à Birmingham, non ?
Heloise acquiesça.
— Tu n’as pas l’accent de là-bas.
Heloise ne crut pas bon d’expliquer que sa mère avait tenu à lui faire prendre des cours
d’élocution. Belinda ne s’intéressait pas réellement à elle, et l’interrogatoire qu’elle menait
mettait tout le monde mal à l’aise.
— Est-ce que ta mère travaillait ?
— Elle était secrétaire.
— Ah ? J’avais cru comprendre qu’elle était femme de ménage.
Heloise ne cilla pas.
— A l’occasion, oui, quand on était à court. Quelquefois, j’allais l’aider et ça me faisait un peu
d’argent de poche.
— Ah, voici le café ! s’écria Marie avec un soulagement perceptible comme une serveuse en
uniforme déposait un plateau devant elle. Je te le sers comment, Heloise ?
— Avec un peu de lait, et un sucre. Merci.
Cette interruption détourna la conversation sur des sujets plus neutres. Belinda parla de gens
et de lieux inconnus d’Heloise, pour lui faire bien sentir qu’elle était une intruse. Elle ne lui
accorda pas le moindre regard, comme si elle était invisible.
Subitement, Heloise se sentit à bout. Tout ici était source de tension pour elle : la maison, le
mobilier, les tableaux, les gens. C’était un monde où elle n’avait pas sa place. Peut-être sa mère
avait-elle fini par avoir ce sentiment aussi, à la longue ? Peut-être était-ce pour cette raison
qu’elle n’avait jamais repris contact avec Lawrence ?
Jem lui ôta sa tasse vide des mains pour la déposer sur la table.
— Il vaudrait mieux que je parte, dit-elle.
Marie leva les yeux sur son fils, puis sur leur invitée.
— Tu rentres à Londres, Heloise ?
Cette dernière ne répondit pas. En réalité, elle avait loué une chambre dans un hôtel proche.
Elle était terrifiée à l’idée qu’on pût lui proposer de dormir à Coldwaltham Abbey. Elle n’était
pas prête pour ça !
Elle regarda sa demi-sœur. Il lui sembla étrange d’éprouver autant de compassion pour une
femme qui n’avait, de toute évidence, que de l’antipathie pour elle.
Du coin de l’œil, elle entrevit que Marie se penchait vers son fils aîné pour l’entretenir à voix
basse, et qu’il acquiesçait en silence. Finalement, Marie se tourna vers elle et suggéra :
— Jeremy pourrait peut-être te faire visiter un peu le domaine avant que tu quittes le Sussex ?
— Personnellement, je ne serais pas fâché de prendre un peu l’air, enchaîna Jem. La balade te
tente, Heloise ?
— Je… je ne… Euh, oui, volontiers, balbutia-t-elle, ne voyant pas le moyen ni la raison de
refuser.
Quelques instants plus tard, elle était sur le perron, ses adieux faits. Le vent soufflait en tous
sens, et elle serra autour d’elle les pans de son manteau souple en lambswool.
— Il va faire froid, observa Jem, scrutant le ciel.
— Oui.
— Ma mère s’inquiète, elle pense que Belinda t’a perturbée. Elle n’aimerait pas que tu sois
malheureuse en partant d’ici.
— Ce n’est pas le cas, affirma Heloise, qui se força à sourire.
— Tu as vraiment envie de faire cette promenade ?
Oh, oui ! Avec Jem, elle en avait une envie folle. A quoi bon le nier ? Mais elle savait qu’il n’était
pas très avisé d’être avec lui, de rester avec lui. Il n’y avait pas de vraie place pour elle, à
Coldwaltham Abbey. Elle aurait dû partir.
— Cela te dérange ? s’enquit-elle.
Il répondit avec un sourire qui creusa ses irrésistibles fossettes :
— Pas le moins du monde !
7.

Fourrant ses mains dans les poches de son pardessus et s’engageant dans la longue allée, Jem
renversa la tête pour scruter le ciel.
— Belinda a été très déplaisante, dit-il.
— Je m’y attendais. Je n’aurais pas dû venir, répondit Heloise avec un sourire. Mais je n’ai pas
pu résister : je n’avais jamais eu de père, jusqu’ici !
— Lawrence est heureux de te voir.
— Tu crois ?
— Tu es son rayon de soleil. Son opération l’a pas mal secoué. Il dit qu’il n’a jamais rien eu à
subir d’aussi pénible. Ma mère a eu très peur.
Ils traversaient la cour, à présent, et Jem entraîna sa compagne vers un passage voûté, sur la
droite.
— Tu n’es pas équipée pour marcher, avec ces escarpins. Autant nous en tenir au parcours du
touriste lambda, commenta-t-il.
Heloise fut soulagée de pouvoir emprunter un chemin pavé de larges dalles de pierre. Le vent
s’attaquait au bas de sa robe, plaquant les pans contre ses jambes tandis qu’elle avançait.
— Il y a longtemps que Coldwaltham Abbey est ouverte au public ? s’enquit-elle.
— Depuis 1948. Il a fallu lutter pour qu’elle survive, comme cela a été le cas de beaucoup de
grandes propriétés après la Seconde Guerre mondiale.
— C’est injuste, dit Heloise.
Puis, soudain, elle lâcha :
— Est-ce que Belinda a un problème d’alcool ?
— Un problème avec l’alcool. Avec elle-même. Avec son mari, répondit Jem en se tournant vers
elle pour jauger sa réaction.
— Piers est un sale type.
— Tu as remarqué ! commenta Jem en éclatant de rire.
— On le remarquerait à moins ! Cassie, ma rédactrice en chef, le traiterait de « peloteur ».
Pourquoi Belinda reste-t-elle avec lui ?
— Va savoir. Elle a grandi sous l’égide de Lawrence, alors, elle pense peut-être qu’un mariage
est indissoluble ? suggéra Jem.
Il y eut un silence, puis il reprit d’un ton d’excuse :
— Pardonne-moi, je n’aurais pas dû manquer de tact. Je…
— Il est clair que pour lui, quand on se marie, c’est pour toujours, coupa Heloise, contemplant
les murs de la propriété assaillis par les roses grimpantes et les glycines. Je regrette que ma
mère ne m’en ait pas parlé. Je ne comprends pas pourquoi elle ne m’a rien dit. On s’entendait si
bien…
Elle essuya d’un revers de main les larmes qui lui montaient aux yeux, et Jem murmura sans la
regarder :
— Elle est morte brusquement. Elle avait peut-être l’intention de t’en parler… plus tard.
— Quand ça, « plus tard » ? J’avais vingt et un ans quand elle est morte ! Ce n’était tout de
même pas un secret honteux ! Encore que… ça l’est peut-être. Bon sang ! Ce qu’ils ont fait à
Belinda est une honte ! Je me demande qui pensait à elle.
Jem se tourna vers elle, et le lent sourire qui le caractérisait apparut sur son visage viril.
— Tu es une femme peu ordinaire.
— Pourquoi ? Je dis la vérité, c’est tout.
— Justement, ce n’est pas si courant que ça ! Peu de gens sont capables de la regarder en face.
Ils franchirent ensemble des grilles en fer forgé encadrées de feuillage, et Heloise continua :
— Je regrette qu’elle ne m’ait pas parlé. Il y a tant de choses que je voudrais savoir ! Et je ne
connais pas assez bien Lawrence pour le questionner.
— Quoi, par exemple ?
— Eh bien, ce qu’ils se sont dit la dernière fois qu’ils se sont vus. Ils savaient que Sylvia était
mourante. Pourquoi n’ont-ils pas projeté de se revoir plus tard ? Pourquoi maman a-t-elle tu à
Lawrence qu’elle était enceinte ? Pourquoi n’a-t-elle pas repris contact après la mort de sa
femme ? Cela n’a pas de sens !
Cela n’en avait pas, en effet. Mais la liaison de Lawrence et Vanessa en avait-elle ? songea Jem.
Vu ce qu’il savait de son beau-père et du caractère inaltérable de ses principes, il aurait juré
qu’une telle relation était impossible. Et pourtant elle avait eu lieu.
— Tu ne trouves pas bizarre, toi, qu’ils ne se soient jamais revus ? insista Heloise. Il ne semble
pas y avoir eu de dispute entre eux, ni rien de ce genre. Alors ?
— On ne sait jamais vraiment ce qui se passe dans la vie de quelqu’un, énonça prudemment
Jem.
— On dirait que tu penses à quelque chose de très personnel.
— C’est le cas.
Il s’agissait d’une affaire très intime, certes ! Sa mère avait reconduit un mensonge aux yeux du
monde extérieur. Jem avait vu se jouer sous ses yeux la comédie des tromperies et de
l’hypocrisie jusqu’à la mort de son père ; il avait été témoin du mal inouï qu’un être humain
peut infliger à un autre être humain.
Plus rien ne le surprenait, désormais. Le traitement que Piers réservait à Belinda était
méprisable, et pourtant elle semblait incapable de le quitter. Sa personnalité était laminée, de
même que celle de sa propre mère l’avait été aussi. Ce n’était pas la première fois qu’il assistait
à cela. Deux êtres qui avaient fait vœu de s’aimer, et s’évertuaient pourtant à se causer de la
souffrance et du mal.
En revanche, Lawrence… Lawrence lui avait presque fait croire qu’il était possible de vivre à un
haut niveau d’élévation.
— Voici l’arbre, dit-il soudain à Heloise en désignant d’un signe le vieux chêne qui se dressait
sur une vaste pelouse.
Elle leva les yeux vers lui d’un air interrogateur.
— L’arbre de la photo que tu m’as donnée. C’est celui qu’on voit à l’arrière-plan, derrière ta
mère. Tu ne le reconnais pas ?
Indifférente au fait que les talons de ses escarpins s’enfonçaient dans le sol meuble, Heloise se
rapprocha du tronc, palpant son écorce noueuse. Son regard se porta sur l’allée qui menait à la
demeure, puis sur la façade sud, percée de larges et hautes fenêtres.
— On ne peut pas dire qu’ils se réfugiaient à l’abri des regards, observa-t-elle. Tu crois que les
gens étaient au courant ?
— Vu la présence d’un personnel nombreux… de Belinda… je ne crois pas que leur liaison ait pu
passer inaperçue.
— Et Sylvia ?
— Il est possible qu’elle l’ait su. Ou qu’elle ait été trop malade pour s’en rendre compte.
« Guère probable », songea Heloise, s’adossant au tronc et fermant les paupières, comme pour
tenter de chasser la vision d’une femme mourante, assistant dans la souffrance à ce qui avait
lieu sous son toit.
Elle n’aimait pas devoir remettre en cause l’image parfaite qu’elle gardait de sa mère. Vanessa
avait été si aimante, si encourageante, si merveilleuse ! Heloise voulait désespérément
conserver ce souvenir pour se rappeler les bons moments sans arrière-pensée dérangeante.
Bien sûr, l’histoire de son enfance ne cessait pas d’être authentique et vraie. Mais Heloise
commençait à découvrir d’autres facettes de la personnalité de sa mère, qui lui étaient
inconnues.
Et cela modifiait sa perspective. Cela la contraignait à percevoir les choses sous un jour
légèrement différent. Sa mère n’était plus la protagoniste passive de son malheur. Vulnérable
et faillible comme tout être humain, elle avait fait des choix dont certains étaient erronés…
Rouvrant les paupières, elle se retrouva face à Jem qui la contemplait en silence. Lentement, il
leva la main pour toucher le vieux chêne, avec une sorte de révérence.
— Coldwaltham inspire beaucoup d’amour, murmura-t-il subitement.
Puis il ajouta :
— Il se fait tard, le ciel s’obscurcit. Nous ne devons pas trop nous attarder.
Heloise sortit de son sac son téléphone mobile.
— Je ferais bien d’appeler un taxi, dit-elle. Je passe la nuit à Arundel.
— Chez des amis ?
— Euh, non. Je… je n’aime pas conduire la nuit. C’est idiot, je sais. J’ai toujours détesté ça, mais
depuis l’accident de maman…
Elle haussa les épaules, et se remit à faire défiler les noms, cherchant le numéro de l’entreprise
de taxis locale.
Jem posa sa main sur la sienne, en disant :
— Cela n’a rien d’idiot.
Elle se figea, plongeant son regard brun dans ses prunelles si bleues. « Quels yeux superbes,
pensa-t-elle. Et puis, c’est un type bien. » Il y avait longtemps qu’elle n’avait porté un tel
jugement. Les hommes jouaient souvent un drôle de jeu, avaient des buts inavoués. Jem, lui,
était différent, authentique.
— Puisque tu ne rentres pas à Londres, j’ai quelque chose à te montrer, déclara-t-il tout à coup.
— Quoi ?
— Tu verras.
Elle remit son mobile dans son sac, puis, coupant à travers le jardin, ils reprirent la grande allée
centrale. Coldwaltham Abbey s’élevait avec majesté au-dessus de la haie d’ifs, superbe et
chargée d’histoire. Ces lieux insufflaient une sensation de pérennité, d’absolu, songea Heloise.
Se détournant, elle capta l’expression de Jem — joie et fierté mêlées. Il aimait réellement cet
endroit ! Il semblait avoir un lien avec cette maison, et cela se reflétait sur son visage et dans sa
voix.
Aurait-elle ressenti les mêmes choses, si elle avait grandi à Coldwaltham Abbey ? Il devait être
si merveilleux de se sentir rattaché à un endroit, d’y avoir des racines bien établies, avec un
entourage et une famille…
Ce ne serait jamais son lot, elle venait d’en avoir la preuve. On n’adoptait pas une famille. Un
tel sentiment d’appartenance ne pouvait naître que de longues années de connivence, de liens,
de familiarité. Ici, elle ne serait jamais qu’une intruse. Sa présence ferait toujours souffrir
Belinda.
Heloise se retourna vers Jem, contemplant son profil. Il avait un visage intelligent et calme. Elle
avait du mal à l’imaginer en adolescent rebelle en révolte contre le monde. Il surprit son regard,
et elle se hâta de demander :
— Que veux-tu me montrer ?
— Mon projet. Je pense qu’il te plaira.
Il ne voulut pas en dire davantage, la menant vers la petite cour gravillonnée où sa Land Rover
était garée.
— Ce n’est pas loin, reprit-il en souriant, mais sur des talons pareils ça fait une trotte.
Elle baissa les yeux vers ses escarpins crème : elle en aimait le cuir souple, les talons
vertigineux. Sans doute Jem dut-il lire dans ses pensées, car elle vit qu’il avait l’air rieur quand
elle leva les yeux. Ses prunelles brillaient d’une petite lueur troublante, qui la rendit toute
chose.
« Sexy comme le péché… », avait dit Cassie. Il la caressait du regard, la provoquait… « Prends
garde », lui souffla une voix.
Comme il lui ouvrait la portière, elle s’installa sur le siège du passager, rabattant prestement les
pans de sa robe pour dissimuler un bout de cuisse. Extérieurement, elle semblait maîtresse
d’elle-même. En elle, c’était le tumulte.
Elle n’avait jamais été aussi désorientée par un homme, n’avait jamais eu autant de mal à
démêler ce qu’elle attendait de lui. Désirait-elle qu’il l’embrasse ? Qu’il la serre entre ses bras ?
Qu’il lui fasse l’amour ?
Sa mère avait-elle eu de tels sentiments pour Lawrence ? C’était peut-être ça, la magie de
Coldwaltham Abbey…
Jem s’installa au volant avec aisance et d’un air impavide. Mais elle avait vu du désir dans son
regard bleu. Quoi qu’il pût dire ou faire, elle savait que leur attirance était mutuelle.
Et inattendue. Comment deux personnes issues de milieux aussi différents pouvaient-elles
trouver un terrain d’entente ?
C’était une attirance impossible, aussi. Ils n’étaient pas deux étrangers libres de s’aimer ou non.
Elle était la fille illégitime du mari de sa mère. Cette réalité dressait sa barrière invisible entre
eux. Ils ne courraient, ni l’un ni l’autre, le risque de la franchir. L’enjeu était trop élevé.
Tout cela était absurde. Elle allait voir ce que Jem désirait lui montrer, puis partir. Partir pour de
bon, s’entend. Elle n’était pas à sa place avec ces gens, et, si elle restait, elle aurait à en souffrir.
Jem dépassa tous les repères qu’elle connaissait déjà.
— Où sommes-nous ? s’enquit-elle.
— Toujours dans la propriété de Coldwaltham. Et voici mon bébé.
Ayant pris un virage serré, il s’arrêta devant une grange reconvertie. De vastes baies
dominaient la façade. Heloise se retourna pour contempler la vue.
— C’est incroyable, n’est-ce pas ? murmura Jem. Voici Windmill Hill, qui reconduit à l’Abbaye,
et tout autour ce sont les Downs.
— C’est magnifique, beau à couper le souffle.
— Dès que j’ai vu cet endroit, j’ai su que j’en ferais quelque chose un jour. Il a fallu des années
pour que le service de l’urbanisme donne son accord.
— C’est à toi ? demanda-t-elle.
— Entièrement à moi. Lawrence me l’a offert pour mon vingt et unième anniversaire. Mais je
n’ai eu l’autorisation de transformer ça en habitation que l’an dernier.
Tout en parlant, il lui fit franchir les lourdes portes d’entrée, l’introduisant dans un vaste
vestibule à plafond haut, avec une galerie. Une immense table ronde occupait la partie
centrale. Heloise avança jusqu’à elle, et caressa du plat de la main le bois au grain lisse.
— C’est le meuble auquel tu travaillais dans ton atelier ? demanda-t-elle en se tournant vers
Jem.
— C’est ma table arthurienne. Je désirais un meuble qui en impose. Il faut occuper l’espace.
Heloise embrassa du regard le superbe plateau de bois. Sa surface avait été divisée en divers
segments : dans chacun de ces segments, un mot désignant une vertu était incrusté dans
diverses essences contrastant avec celle de l’ensemble : « Foi », « espoir », « paix », « amour »,
« vaillance »…
Effleurant le mot « honneur », elle demanda :
— C’est de la marqueterie ?
— Précisément. Ce n’est pas un meuble qu’on peut réaliser en série, cela revient trop cher. Ce
genre de travail est un acte d’amour.
— Qu’est-ce qui t’a donné cette idée ?
— Mes lectures de gosse, dit Jem en l’entraînant plus loin. J’adorais la légende du roi Arthur et
des chevaliers de la Table ronde. C’est une version adulte de mes passions d’enfant.
Il y avait peu, pensa-t-elle, elle aurait juré qu’il n’était qu’un privilégié qui occupait une place
sans l’avoir conquise, uniquement parce qu’il avait des relations. Or, Jem Norland avait du
talent ! Il était doué, brillant même, dans le domaine d’expression qu’il s’était choisi. Et il faisait
fructifier ce talent de son mieux. Il devait être frustrant de constater qu’on méprisait vos
accomplissements parce que vous étiez né coiffé !
— Tu es vraiment bon dans ton domaine, dit-elle.
— Cela t’étonne ?
« Oui, songea-t-elle, marquant une hésitation. Enfin, non. » Il ne fut pas dupe, et sourit.
— Je suis bon. Mais sans l’argent de mon père je ne serais peut-être arrivé à rien, traduisit-il à
haute voix.
— Comment as-tu deviné ?
— Tout le monde pense ça. J’ai passé ma vie à faire mes preuves.
— Pardon.
Il haussa les épaules.
— Viens donc voir la cuisine. Elle n’est pas tout à fait terminée, mais tu en auras une idée
quand même.
Quand elle fut dans la pièce, en érable clair, avec des surfaces de travail contrastantes en granit
sombre, elle s’exclama :
— C’est magnifique ! Tout cet endroit est extraordinaire ! Je comprends que tu n’aies aucune
envie de vivre à Londres.
— Je t’offre un thé, un café ? proposa Jem, mettant une bouilloire sur la vaste cuisinière au gaz
à l’ancienne.
— Je prendrai volontiers du thé.
Le breuvage fut bientôt prêt, et servi dans de superbes tasses bleu cobalt, œuvre d’une artiste
locale. Heloise s’assit sur un des canapés crème et sirota la boisson réconfortante, en regardant
s’obscurcir le ciel au-delà de la baie vitrée. Peu à peu, la nuit tomba, dans une sorte de paix.
Entre elle et Jem, même le silence était agréable…
Elle le contempla, renversé sur le canapé, les yeux clos et l’air las, comme si la journée avait été
aussi stressante pour lui que pour elle. Alors qu’il rouvrait les yeux et surprenait son regard, elle
s’empressa de dire en reposant sa tasse :
— Il faut que j’y aille.
— Pourquoi ?
— Il se fait tard.
— Pas tant que ça. Je n’ai pas grand-chose dans mon garde-manger, mais j’ai sûrement de quoi
faire une omelette.
— Mais…
— Je t’accompagnerai à Arundel tout à l’heure, lorsque je rentrerai chez moi.
— Tu ne vis pas ici ? demanda-t-elle avec étonnement.
— Pas encore. Pour le moment, je suis au cottage. Ici, il n’y a pas de lits, et les salles de bains
viennent juste d’être installées, dit Jem en ramassant leurs tasses.
Il les mit dans l’évier, et inspecta le contenu du réfrigérateur.
— Pour faire une omelette, pas de problème. Il y a même du fromage, et j’ai un excellent
chardonnay dans la cave à vins. Qu’en dis-tu ?
Elle consulta sa montre : il était encore tôt, et une longue soirée en solitaire n’avait rien
d’alléchant ; alors que l’autre versant de l’alternative était si tentant !
— Va pour le chardonnay, j’adore ça, accepta-t-elle.
Elle le regarda œuvrer tandis qu’il cassait et battait les yeux dans une jatte.
— Depuis combien de temps habites-tu Londres ? s’enquit-il.
— Six ans. Depuis la fin de mes études universitaires.
— Tu n’es pas rentrée à Birmingham ?
— Je n’avais pas de maison, là-bas.
— Oui, j’imagine, fit-il en lui décochant un coup d’œil aigu. C’est sympa, non, que tu sois allée à
la même université que Lawrence ?
Elle détourna les yeux.
— Ça doit lui faire bizarre de se découvrir une fille dont il ignorait tout, murmura-t-elle.
Jem avait versé les œufs battus dans la poêle, et en surveillait la cuisson à l’aide d’une large
cuiller de bois.
— Il va falloir qu’on mange sur nos genoux, dit-il. Je n’ai pas encore fabriqué de chaises.
Heloise n’en avait cure. Jamais elle ne s’était sentie aussi heureuse, aussi à l’aise. Elle emporta
son assiette et son verre à l’endroit où elle se tenait assise un instant plus tôt et s’y réinstalla
confortablement, se débarrassant de ses escarpins. Jem la rejoignit.
— Tu ne bois pas ? demanda-t-elle en voyant qu’il avait de l’eau dans son verre.
— Je conduis, tout à l’heure.
— Tu n’aurais pas dû ouvrir une bouteille rien que pour moi.
— Pourquoi pas ? dit-il en prenant place face à elle. Je n’arrive pas encore à me décider, pour
les chaises, continua-t-il. J’opte pour des meubles intemporels, ou bien pour quelque chose de
spectaculaire ?
— Quelque chose de spectaculaire, ça s’impose dans une pièce comme ça, répondit-elle sans
hésiter.
Il éclata de rire puis, posant son assiette par terre, il alla ouvrir un tiroir de la cuisine et en sortit
une série d’esquisses et de dessins plus aboutis, qu’il lui soumit.
— J’aime beaucoup celui-ci, dit-elle après les avoir examinés un instant. Celui-là est
d’inspiration un peu trop gothique. Mais ici les proportions sont superbes, et j’adore le dossier
asymétrique.
— Il ne sera pas facile d’obtenir la courbure que j’ai dessinée…, observa Jem, songeur, en
prenant le feuillet qu’elle avait sélectionné pour le placer au sommet de la pile.
— Comment as-tu commencé ? demanda-t-elle avec curiosité.
— Ça m’est venu peu après mon arrivée à Coldwaltham. On m’a permis de récupérer des pièces
de bois inutilisées au fil des divers aménagements de l’abbaye. Et on m’a donné un lieu pour
travailler.
— Tu n’es pas autodidacte, je crois ?
— Y aurait-il une faille dans tes investigations ? lança-t-il, gentiment provocateur.
— Voyons ce que je me rappelle… Tu as un diplôme de design. Avec mention très bien. Mais je
ne sais plus où tu l’as obtenu. Tu n’étais pas mon principal objet de recherche !
Il éclata de rire.
— J’imagine que non. Après mon diplôme, j’ai trouvé un stage d’apprentissage, et j’ai vraiment
appris à travailler le bois. Comme je n’étais pas obligé de gagner ma vie, j’ai pu suivre mes
inclinations. L’argent a ses avantages.
— C’est formidable que tu puisses faire ce que tu aimes.
— J’ai la chance de m’être trouvé une passion. En arrivant ici, je filais un mauvais coton. Et
j’avais l’argent pour financer ça aussi ! lâcha-t-il d’un ton léger, avec humour.
— Qu’est-ce qui a amené le changement ?
— Lawrence.
Un silence naquit, s’étira entre eux. Heloise finit de manger son omelette, déposa sa fourchette
et son couteau avec soin. Subitement, Jem lui lança :
— Tu veux savoir pourquoi je t’en voulais tellement, au début ? Quand je t’ai rencontrée ?
Elle acquiesça.
— Parce que ça signifiait que Lawrence ne valait pas mieux que les autres hommes.
Il ne savait pas pourquoi il éprouvait le besoin de lui parler ; il se laissait aller, voilà tout. Elle
était si gracieuse, avec ses doigts déliés repliés autour de la tige délicate du verre…!
— Mon père était une brute, lâcha-t-il.
Il vit, avec une sorte de satisfaction, qu’il venait de lui causer un choc. C’était un sacré
événement pour lui aussi que d’exprimer, à haute et intelligible voix, les sentiments qu’il avait
enfermés en lui si longtemps. Il ne lui avait jamais paru très noble de dénigrer un homme qui
n’était plus là pour se défendre et, avec une indéniable lâcheté, il avait préféré refouler et
enterrer le passé sous une chape de plomb — comme s’il n’avait jamais existé. Pourtant, le legs
de son père était bien réel : financier, bien sûr ; mais aussi affectif.
— C’était un tricheur, un menteur et une brute, reprit-il avec une franchise crue.
— Rupert Norland ? fit Heloise d’un ton où perçait quelque étonnement.
Il ne pouvait l’en blâmer. L’image que le monde entier conservait de Rupert Norland,
l’entrepreneur à succès si charmant, était entièrement différente de la sienne ! Personne ne se
doutait de la redoutable métamorphose qu’il opérait à chacun de ses retours à la maison !
Dès que la porte se refermait, l’homme charmeur disparaissait pour laisser la place à une brute,
qui se délivrait de ses états d’âme à coups de poing. Jem avait eu sous les yeux le douloureux
spectacle d’une mère terrorisée, acculée dans un recoin, qui dissimulait ensuite avec soin les
ecchymoses qui la meurtrissaient. Car Rupert avait toujours évité de frapper les parties de son
corps qui ne pouvaient être dissimulées.
Jem avait assisté à la lente dégradation de la personnalité de sa mère, paralysée de terreur,
contrainte de subir, de rester. Et il avait su ce que signifiait l’expression « se sentir
désespérément impuissant ».
— Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent, reprit-il d’une voix calme, presque
atone. Lawrence est tombé amoureux de ma mère, il s’est montré doux et patient avec elle. Je
l’admirais pour ça, même si cela me faisait peur.
— Et avec toi comment était-il ?
Il eut un demi-sourire, et sentit s’éloigner les sombres fantômes du passé.
— Il a eu la patience d’un saint. J’étais un casse-cou plus enclin à me servir de mes poings que
de mes neurones. Difficile à comprendre, n’est-ce pas ?
— Tu te demandes pourquoi les enfants d’une brute deviennent des brutes eux-mêmes, c’est
ça ? énonça-t-elle avec hésitation.
— Je crois que c’est parce qu’on n’a jamais connu autre chose. Cela n’a rien de rationnel, bien
entendu. C’est une façon d’exprimer la colère qu’on a accumulée, et qui gronde. Tout à coup,
ça explose, c’est plus fort que soi.
— Est-ce pour cette raison qu’on t’a expulsé ?
— Oui, et parce que je faisais de la contrebande de cigarettes au collège.
— C’était après ton arrivée à Coldwaltham ?
— L’expulsion, oui. Tout le monde était à bout de patience avec moi, à ce moment-là. Après la
mort brutale de mon père, les gens avaient eu tendance à m’excuser. Mais, le jour où j’ai cassé
deux dents de devant à un camarade, il n’a plus été possible d’ignorer ma conduite.
Heloise remua sur son siège, et ses cheveux blonds ondoyèrent dans la lumière, telle une
coulée d’or. Elle avait quelque chose d’éthéré, presque surhumain. Peut-être était-ce pour ça
qu’il se confiait si aisément à elle… qu’il lui ouvrait son âme. Ou, plus simplement, parce qu’elle
savait ce qu’étaient la perte et le deuil, qu’elle pouvait comprendre…
— Et Lawrence ? Qu’est-ce qu’il a fait ? s’enquit-elle.
« Tout et rien », pensa Jem, amené pour la première fois à mettre des mots sur son passé.
— Il écoutait, dit-il enfin. Il avait l’air de bien m’aimer et de croire en moi.
Elle sourit, et son visage s’éclaira d’une manière extraordinaire. Il en fut bouleversé.
— Maman était comme ça, dit-elle. Je pouvais lui parler de tout…
Sa phrase resta en suspens, et son expression s’assombrit.
— C’est pourquoi ça te blesse tellement qu’elle ne t’ait pas parlé de Lawrence ? suggéra-t-il.
Elle hocha la tête, en silence.
— Personne n’est parfait, murmura-t-il. Ni Lawrence ni ta mère…
— Bien sûr. Je sais. C’est juste que…
Elle ne continua pas. Quelque chose, soudain, circulait entre eux, renvoyant aux oubliettes la
conversation interrompue. Jem avait l’impression qu’une force invisible l’aimantait, et il se
retrouva près d’Heloise, glissant sa main dans la masse dorée et soyeuse de ses cheveux d’un
geste aisé, irrésistible. Il sentit la forme délicate de sa tête au creux de sa paume, et attira son
visage vers lui, près, plus près, sans qu’elle résiste.
Elle venait à lui comme dans ses rêves les plus fous, comme s’il n’était pas d’endroit où elle eût
plus envie d’être que contre son torse. Elle entrouvrit les lèvres, et il en oublia la folie de son
geste, et toutes les résolutions qu’il avait prises.
Ce fut un baiser d’une douceur poignante, qui avait quelque chose d’inévitable. Toute
prudence était oubliée. Il ne pensait plus qu’à elle, au besoin qu’il avait d’elle.
Aimer… Sa vie durant, il avait fui les sentiments intenses. Il avait toujours placé la maîtrise de
soi plus haut que tout. Il s’était senti incapable de faire confiance à quelqu’un, de s’en remettre
à quiconque pour ce qui était de son propre bonheur…
Mais avec Heloise cela semblait naturel, juste. Envolée la peur paralysante ! Il n’éprouvait qu’un
émerveillement inouï, une fabuleuse adéquation avec le monde.
— Heloise…, murmura-t-il.
Il la sentit se raidir. A son grand désespoir, elle s’écartait, elle se « rétractait » pour ainsi dire,
s’éloignant de lui physiquement et affectivement.
— Ce n’est pas… une bonne idée, souffla-t-elle.
Il la relâcha, raide comme un morceau de plomb.
— Désolée, je ne peux pas…
— Pourquoi ? demanda-t-il, anéanti, en regardant ses lèvres meurtries et gonflées par leur
baiser fou.
Elle leva vers lui des yeux pleins de larmes.
— Je… il ne faut pas… Je vais appeler un taxi.
— Je te reconduis.
— Non, je…
Jem la saisit par les épaules, la contraignant à le regarder en face, et déclara — la mort dans
l’âme, mais sincère :
— Je ne comprends pas pourquoi cela nous serait interdit, mais je respecte ta décision. Je
t’emmène à Arundel.
— Merci. C’est juste que… avec Lawrence… et Belinda… ce n’est pas une bonne idée, redit-elle.
Quand elle eut enfilé son manteau, ils sortirent et il referma la porte avec décision, en dépit de
sa souffrance intérieure.
Heloise frissonna dans l’air glacial. Une occasion en or pour la serrer contre lui, l’embrasser… Au
lieu de cela, il dit dans un sourire :
— Allons-y.
8.

Heloise referma le dernier numéro d’Image, fraîchement arrivé de chez l’imprimeur, puis
souffla dans un mouchoir en papier. Dieu, qu’elle se sentait cotonneuse ! En plus, sa gorge était
en feu.
Pour couronner le tout, Jem venait de remporter le prix du design le plus innovant de l’année,
et sa photo s’étalait en couverture du magazine. Il avait une telle présence, sur ce cliché, qu’elle
avait l’impression de l’avoir près d’elle, en chair et en os ; elle se remémorait ce qu’elle avait
éprouvé quand il l’avait tenue dans ses bras, quand il l’avait embrassée.
C’était pourtant un souvenir qu’elle aurait aimé oublier ! Ils s’étaient embrassés ; ils avaient
franchi, sans qu’elle sache comment, une frontière invisible, et maintenant rien ne serait plus
jamais pareil. Elle savait, maintenant, l’effet que cela faisait d’être dans les bras de Jem, de
l’entendre murmurer son nom à son oreille…
Heloise souffla dans un mouchoir, et se pelotonna plus confortablement sur son canapé.
Lawrence avait raison, pensa-t-elle : un tas de petits riens finissaient par vous mener à un
instant crucial, où votre vie basculait d’un seul coup.
Accepter une invitation à l’anniversaire de Lawrence, une promenade dans un jardin, une
omelette et un verre de vin, tout cela s’enchaînait si naturellement, et semblait si anodin…
Lawrence avait dit que tout avait changé quand il avait embrassé sa mère. Et qu’à cet instant-là
ils auraient pu opter pour la vie commune.
S’ils n’avaient pas fait ce choix, Vanessa l’avait fait pour sa part. Elle était partie. Et elle avait eu
raison de le faire !
Contrairement à sa mère autrefois, Heloise connaissait bien le fonctionnement du milieu de
Lawrence. Et de Jem.
Tous deux vivaient dans un monde restreint aux règles strictes où les relations primaient. Dans
ce monde, on attachait de l’importance à vos origines, on nouait des liens entre grandes
familles, on bâtissait des dynasties. Les hommes de l’aristocratie n’épousaient pas de jeunes
femmes issues d’une cité HLM de Birmingham, ni même d’une banlieue chic. Ils couchaient
avec elles, éventuellement, et se servaient d’elles. Voilà tout.
Et elle ne voulait pas d’une telle relation ! Il était hors de question qu’elle soit le « caprice »
d’un milliardaire ! Si c’était là ce qu’elle avait recherché, les « occasions » de ce genre ne lui
avaient pas manqué, depuis deux ans…
Jem Norland était séduisant, attirant. Incroyablement sexy. Mais elle ne pouvait pas se
permettre d’en tomber amoureuse. Elle n’avait donc pas d’autre choix que la rupture radicale.
N’est-ce pas ?
Oh, bon sang, qu’est-ce qui n’allait pas chez elle ? Il n’y avait pas d’autre solution possible,
c’était évident. Elle refusait de mener la même existence que sa mère : cette route âpre et
difficile, elle n’en voulait pas !
Jem Norland n’était pas du tout l’homme qu’il lui fallait. Elle l’avait bien senti, quand il lui avait
parlé de sa maison, de ses aménagements, de ses exigences esthétiques… Jamais elle ne serait
à sa place dans cet univers ! Alors, il était inutile de ruminer tout cela !
Elle retapa le coussin pour s’allonger un peu mieux ; elle ne se sentait décidément pas bien, et
d’humeur morose. Elle fêtait aujourd’hui ses vingt-huit ans… Le bilan n’avait pas de quoi la
réjouir…
La sonnerie de l’Interphone de son appartement l’arracha à sa songerie léthargique. Elle alla
décrocher en disant d’une voix lasse :
— Oui ?
— Heloise ?
Oh, seigneur ! C’était Jem ! Que faisait-il ici ? Que voulait-il ?
Elle s’efforça de se ressaisir tant bien que mal, et déclara :
— Va-t’en, je suis malade.
— C’est Lawrence qui m’envoie.
Heloise s’adossa au mur. S’il était là, c’était à cause de Lawrence. Cela n’avait rien à voir avec
elle. Dire qu’elle avait eu un élan d’espoir en entendant sa voix… Fallait-il être stupide !
— Je ne suis pas bien, insista-t-elle.
— Il t’envoie un cadeau, dit Jem.
Il y eut un silence.
— Heloise, ouvre. Il pleut.
A contrecœur, elle appuya sur le bouton pour lui permettre d’entrer. Puis, regardant autour
d’elle, elle eut un élan d’affolement : les papiers de sa mère, qu’elle avait vainement tenté de
ranger, s’étalaient un peu partout ; il y avait à côté des tasses à café vides, et une vieille
couverture étalée sur le canapé… Elle n’eut que le temps de faire disparaître un tas de
mouchoirs, et aperçut avec effarement son visage livide dans la glace du vestibule. Déjà, Jem
frappait à la porte.
Resserrant autour d’elle les pans de son peignoir, elle entrouvrit le battant de quelques
centimètres.
— Je suis malade. Va-t’en.
— C’est contagieux ?
— Oui.
— Alors, ne m’envoie pas tes microbes, dit-il en poussant la porte d’autorité. Laisse-moi entrer,
plutôt. Je ne peux pas faire passer le cadeau par l’entrebâillement.
Heloise se résigna, ouvrit et s’effaça pour lui livrer passage.
— Tu as une mine affreuse, commenta-t-il.
— Et je suis encore plus mal que je n’en ai l’air, crois-moi, affirma-t-elle en s’affalant sur son
canapé et en soufflant dans un mouchoir.
— Il y a quelqu’un pour s’occuper de toi ?
— Oui : moi. Je suis une grande fille, dit-elle entre deux éternuements.
C’était divin de le revoir ! Il était cent fois mieux encore que sur la photo d’Image, et elle
contempla avec un plaisir renouvelé sa haute silhouette athlétique, ses yeux si bleus… La
dernière fois qu’ils s’étaient vus, elle l’avait embrassé. Elle avait mêlé ses doigts à ses cheveux
noirs, avait plaqué son corps contre le sien…
Elle le regarda alors qu’il ôtait son veston pour le placer sur le dossier d’une chaise. Il ne se
comportait vraiment pas en milliardaire. Il semblait aussi à son aise dans son petit salon que
dans les immenses et hautes pièces de Coldwaltham Abbey.
S’agenouillant à demi près d’elle, il posa sa main fraîche sur son front en demandant :
— Tu as de la fièvre ?
— J’ai pris froid, voilà tout. Ce n’est rien de grave. Tu veux un café ? proposa-t-elle en se levant.
Je vais me préparer un grog au citron.
Il la suivit, s’immobilisant sur le seuil de la cuisine pour la regarder faire. Au bout d’un bref
instant, il ordonna :
— Retourne t’allonger dans le salon, je m’en charge.
Elle faillit protester, puis céda, trop lasse pour s’opposer à lui. Elle retourna se pelotonner sur
son canapé, les yeux clos, recrue de fatigue. Elle écoutait les petits bruits qui venaient de la
cuisine, en se disant qu’elle aurait dû se douter de la présence de Jem à Londres : il y était
forcément venu pour recevoir son trophée du design…
— Félicitations pour le prix, lui dit-elle un instant plus tard en prenant la tasse fumante qu’il lui
tendait.
— Merci.
— On a fait un article dessus.
— Je sais, dit-il, laissant errer sur elle son regard, telle une caresse.
Elle sentit un frisson la parcourir.
— Pourquoi n’as-tu pas répondu à mes appels ?
Pourquoi ? Mais parce qu’elle était terrifiée ! Par lui, par l’amour, par le rejet possible, par la
peur de souffrir.
— Je suis débordée, prétendit-elle.
— Pas pour parler au téléphone avec Lawrence, observa Jem, s’asseyant face à elle, une tasse
de café à la main. Ou à Belinda.
— C’est elle qui m’a appelée. Elle est venue à Londres, et nous avons déjeuné ensemble.
— Ça s’est bien passé ?
— Qu’est-ce qu’elle t’en a dit ? biaisa-t-elle.
Il eut un demi-sourire, comme à contrecœur, et révéla :
— Elle a entrepris une cure de désintoxication.
— C’est vrai ? dit Heloise, presque revigorée à cette nouvelle. C’est super. Je suis vraiment
contente.
Elle s’était demandé si Belinda tiendrait parole. Etrangement, elle avait eu de la sympathie pour
elle — pour sa demi-sœur. Est-ce qu’un jour les choses seraient vraiment tout à fait naturelles
entre elles ?
— Lawrence est ravi, ajouta Jem.
Oubliant toutes ses interrogations, toute au plaisir que lui causait cette annonce, elle lui sourit.
— J’espérais qu’elle tiendrait parole, dit-elle.
— Et toi, comment vas-tu ? s’enquit-il doucement.
— Bien. Le coup de froid mis à part, bien sûr.
Jem la regarda resserrer autour d’elle les pans de son peignoir. Il avait failli oublier le charme
affolant de cette femme. Il avait cru que rien ne pouvait être plus séduisant que la belle Heloise
qu’il avait d’abord rencontrée. Mais il s’était trompé : celle qu’il voyait devant lui, pâle, les traits
tirés, les cheveux emmêlés, irradiait pourtant d’une sensualité à couper le souffle…
Et il devait admettre que cela lui faisait peur. Pendant toute sa vie d’adulte, il avait fui
l’intimité. Lawrence avait réussi à réparer en grande partie les dégâts causés par son enfance,
mais il n’était pas parvenu à le délivrer de sa peur de la déloyauté et de la trahison…
Comme Heloise changeait de position, sur le canapé, il entrevit l’éclat laiteux de ses longues, si
longues jambes, et se leva brusquement pour remettre son veston.
Il ne se demandait plus pourquoi Lawrence était tombé amoureux de Nessa : il avait dû être
irrésistiblement entraîné, comme par le chant d’une sirène. Et pour sa part, chaque fois qu’il
voyait Heloise, il entendait aussi le même chant, d’une beauté poignante.
Le mieux était de donner tout de suite le cadeau de Lawrence — et celui qu’il avait choisi pour
elle de son côté — puis de partir. Lawrence lui-même n’avait pu se raccrocher à ses sacro-saints
principes, il avait été impuissant à résister. Alors, pourquoi en irait-il différemment pour lui ?
Il prit le petit paquet que Lawrence lui avait confié, et dit en se retournant vers Heloise :
— Bon anniversaire ! Lawrence a décrété que, puisque tu ne pouvais pas venir dans le Sussex,
je devais être son messager, et te remettre ceci.
— C’est pour moi ? C’est bien vrai ?
Il lui remit le présent, en regardant passer tout un éventail de sentiments sur son visage :
surprise, plaisir… Etait-elle donc si seule au monde, pour être aussi étonnée par ce cadeau ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ouvre, tu verras bien.
Elle déballa un livre, et, la voyant stupéfaite, il s’enquit :
— Tu comprends le français ?
— Pas très bien.
— C’est l’histoire d’Héloïse et Abélard, dit-il en se rasseyant face à elle. Ils ont réellement
existé.
Il vit se peindre sur son visage une extraordinaire expression de douceur, et sut qu’elle était
contente de ce cadeau, que cela comptait énormément à ses yeux. Pour la première fois, il
comprit ce qui la motivait : elle rêvait d’avoir une famille ; d’être acceptée ; de faire partie
d’une communauté qui vous aimait et vous soutenait. Et il était bien placé pour connaître le
pouvoir salvateur d’une telle chose. Heloise en avait besoin autant que lui, elle aussi.
— Qui était Héloïse ? demanda-t-elle.
— Elle avait dix-huit ans, et était la nièce et pupille d’un puissant chanoine, à Paris, au XIe
siècle. Il s’appelait Fulbert.
— Et Abélard ?
— Pierre Abélard était un philosophe, le précepteur d’Héloïse. Beaucoup plus âgé qu’elle. Ce
récit lui donne une quarantaine d’années.
— Ma mère m’a appelée comme ça pour vraiment marquer le coup, alors.
— Lawrence y voit plutôt une sorte de legs.
Un legs, vraiment ? Sa mère avait-elle eu cette intention en joignant cette lettre à son
testament ? Avait-elle voulu mettre sa fille en contact avec son père ? Si belle que fût cette
hypothèse, Heloise ne la trouvait pas réellement crédible. Vanessa ne s’était pas attendue à
mourir si jeune, et Lawrence, bien plus âgé qu’elle, n’était a priori pas destiné à lui survivre…
Soudain, elle fut submergée par la brutalité douloureuse de la disparition de sa mère. Et des
larmes roulèrent sur ses joues.
Elle ne fut pas vraiment consciente des mouvements de Jem. Elle s’aperçut seulement qu’elle
était soudain dans ses bras, qu’il la serrait bien fort, et qu’elle se cramponnait à lui comme s’il
était sa seule sauvegarde.
Il lui caressa les cheveux avec douceur, et, peu à peu, elle se sentit à l’abri, en paix. Quand il se
déplaça pour lui offrir une position plus confortable, elle laissa aller sa tête contre son épaule
en refusant de céder à la petite voix qui lui soufflait une mise en garde.
— Comment te sens-tu ? demanda Jem.
— Désolée, je…, commença-t-elle.
— Chut ! Pas ça, murmura-t-il.
Elle savait ce qu’il voulait dire : au stade où ils en étaient, les excuses entre eux étaient
superflues. Il devinait ce qu’elle ressentait parce qu’il l’avait en partie accompagnée dans son
voyage. Jem avait de la compassion, de la profondeur. Pour la première fois de sa vie, elle se
sentait protégée. Aimée.
Aimée. La vérité s’abattit sur elle comme un coup de massue. Une série de petits riens
auxquels on ne prend pas garde et, soudain, l’autre est pour vous « aussi important que l’air
qu’on respire », avait dit Lawrence…
Seigneur, comment cela était-il arrivé ? Les choses avaient évolué insensiblement, presque à
son insu. Elle s’était focalisée sur son père, et n’avait pas prêté toute l’attention qu’il fallait à
Jem, pourtant sans cesse présent à ses côtés, toujours prêt à la soutenir.
« Je l’aime ! » pensa-t-elle.
Abandonnée contre lui, elle savoura ce moment délicieux et terrible, sans même oser bouger.
— Je ne t’ai pas encore donné mon cadeau, murmura Jem.
Il se redressa, s’écartant légèrement pour tirer un petit paquet carré de la poche de son veston.
Heloise se redressa face à lui, presque à contrecœur, et le prit avec hésitation. Elle se sentait
vulnérable, comme s’il avait pu deviner ce qu’elle ressentait pour lui.
— C’est un ami qui l’a réalisé, précisa-t-il.
Soulevant le couvercle, elle vit un entrelacs de feuilles de vigne en platine, formant un mince
bracelet. Le présent était d’une beauté exquise, et il venait de Jem. Mais il avait visiblement
coûté une fortune ; c’était le genre de bijou qu’on voyait dans les vitrines de la luxueuse Bond
Street.
— Je ne peux pas, c’est trop…, balbutia-t-elle.
— Ce n’est rien du tout, voyons. Mets-le, s’il te plaît.
Elle passa à son poignet le mince bijou, en songeant à sa mère : avait-elle senti, comme elle,
cette griserie inédite ? Avait-elle été submergée, elle aussi, par cette émotion inouïe ?
— Heureux anniversaire, murmura Jem.
— Merci, dit-elle avec douceur.
Elle considéra l’objet superbe qui ornait maintenant son bras, en se disant qu’il matérialisait le
fossé qui la séparait de Jem. Jem était millionnaire, et avait pour beau-père un vicomte. Rien
n’était possible entre eux ! Etait-elle destinée à vivre, comme sa mère, avec un désespoir secret
au cœur ?
Jem l’attira contre lui, et elle se laissa faire. La nuit tomba autour d’eux, peu à peu. Dans la
pénombre, tout prenait plus d’acuité, et elle n’osait bouger de peur de rompre
l’ensorcellement.
Et Jem, que ressentait-il ? Il ne disait rien, la tenant simplement enlacée, et peut-être
n’éprouvait-il que de la sympathie…
— Comment te sens-tu, maintenant ? demanda-t-il, élevant la voix dans le silence.
— Beaucoup mieux, admit-elle.
— Tu as sans doute besoin de dormir.
— Oui.
Il déposa un baiser doux sur ses cheveux, en disant :
— Je ferais mieux de partir.
Mais il semblait penser le contraire. Alors, pourquoi ne pas le retenir ?
Elle pensa à ce qui arriverait ensuite, à tout le malheur possible qui la guettait, et se redressa en
murmurant :
— J’ai la tête qui tourne. Je crois que je vais me coucher.
Il encaissa sa rebuffade, se leva, parut hésiter :
— Ça ira ?
— Oui. Merci pour ce merveilleux cadeau.
Il eut une nouvelle hésitation, comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose, puis déclara
simplement :
— Je suis content qu’il te plaise.
— Tu remercieras Lawrence pour moi. Je lui téléphonerai, bien sûr, mais…
— On pourrait déjeuner ensemble, un de ces jours, non ?
— Oui, entendu.
— Je m’envole demain pour Milan, mais après…
— Oui, ce sera très bien.
« Non, pensa-t-elle, ce ne sera pas bien du tout. Dans la vraie vie, Cendrillon ne serait pas du
tout heureuse avec son prince charmant trop riche et trop différent d’elle ! »
« Et s’il t’aimait vraiment ? » lui souffla une petite voix.
La part la plus rationnelle d’elle-même lui objecta qu’elle serait toujours la fille illégitime de
Lawrence, et qu’elle n’était pas assez bien pour Jem.
Ce dernier écarta une mèche de cheveux qui avait glissé sur sa joue, et lui dit dans un sourire :
— Tu as l’air éreintée. Repose-toi. Je peux trouver la sortie tout seul.
9.

Quand Heloise s’éveilla, le soleil filtrait par la fente des rideaux, inondant la chambre de
lumière. Le livre que son père lui avait offert gisait sur la table de chevet, et elle portait encore
au bras le cercle de platine que Jem lui avait offert. Ainsi, ce n’était pas un rêve, pensa-t-elle,
consultant le réveil. Elle avait dormi douze heures d’affilée ! Et elle se sentait étonnamment
mieux…
Se levant pour gagner la cuisine, elle se prépara un thé et des toasts grillés et beurrés en
songeant à Jem. Il était à Milan, ou près de s’y rendre. Mais elle avait accepté de déjeuner avec
lui à son retour. Encore un petit pas dans une direction qu’il n’était pas bon de prendre… A quoi
bon entamer une relation sans avenir qui la ferait souffrir ?
Jem la regardait parfois comme si elle était tout pour lui, mais cela ne signifiait nullement qu’il
était épris d’elle. Alors qu’elle-même était éperdument amoureuse, au contraire.
Se réfugiant sur le canapé, elle prit une boîte des papiers de sa mère en se disant qu’elle
comprenait le passé, désormais. Elle savait même exactement ce que Vanessa avait vécu : une
histoire déterminée par le destin, tout comme c’était le cas pour elle-même aujourd’hui. Par
quelque disposition mystérieuse, elle avait rencontré Jem et ne pouvait résister aux émotions
qu’il faisait naître en elle…
Elle commença à trier les documents, en se demandant comment sa mère avait pu accumuler
autant de paperasses. Vanessa n’avait jamais rien jeté, apparemment. Il y avait des listes de
courses, un devis pour un voyage à Barcelone qui n’avait jamais eu lieu, des bulletins scolaires…
Au fond de la boîte s’entassaient des lettres remontant à des décennies, triées avec soin et
entourées de bandes élastiques. Heloise reconnut, sur un des paquets, l’écriture bien
particulière de sa grand-mère, datant de l’époque où Vanessa était enceinte. L’écriture du
deuxième paquet lui était inconnue, et, ôtant la bande élastique, elle ouvrit la première
missive. Elle avait été rédigée un peu avant l’époque des lettres de sa grand-mère, pendant le
séjour de Nessa à Coldwaltham Abbey, et étaient signées d’une certaine Janice.
Une amie de sa mère ? Elle n’avait jamais entendu parler de cette Janice, donc, l’amitié en
question s’était défaite avec le temps… Peut-être au moment où sa mère s’était installée à
Birmingham, en décidant de garder son enfant ?
Heloise se mit à lire les missives. Elles étaient gaies et bavardes, pleines de petits détails
propres à intéresser des jeunes filles de dix-neuf ans : la description d’une soirée ou d’une
nouvelle robe, par exemple. Janice parlait de sa rencontre avec un mécanicien, Steve, qui devait
l’emmener au cinéma… Cela revenait un peu à lire le journal intime de quelqu’un : on ne
résistait pas à l’envie de commettre une indiscrétion, on se laissait prendre.
Heloise lut plusieurs lettres, puis hésita en voyant une adresse différente sur une enveloppe. Sa
mère avait déménagé à Birmingham. « Donc, elle avait découvert qu’elle était enceinte »,
pensa Heloise en dépliant le feuillet.
Le ton de Janice n’était plus le même. Cette dernière se montrait moins libre, comme si elle ne
savait pas très bien ce qu’elle devait écrire.
Soudain, Heloise lut une phrase propre à bouleverser son univers de fond en comble. C’était
une courte ligne. Mais elle avait la force explosive d’une bombe :
« Tu dois bien savoir qui est le père de ton enfant. »
Ces mots semblaient ne pas avoir de sens, d’autant qu’elle ne disposait pas des réponses de sa
mère à Janice, et elle se hâta d’ouvrir la lettre suivante. Janice y alignait des dates et des faits,
comme pour tenter de retracer le fil quotidien des rencontres. Subitement, il était question
d’un marin, un certain Patrick MacMahon que personne ne savait où retrouver…
« Oh, mon Dieu ! » pensa Heloise, glacée, en prenant conscience de la réalité. Sa mère avait
quitté Coldwaltham Abbey le 19 du mois, et rencontré Patrick MacMahon le 22. Est-ce que
Nessa avait eu deux amants au milieu de son cycle menstruel ? Etait-il possible qu’elle n’ait pas
su avec certitude qui était le père de son enfant ?
On comprenait, d’après les propos de Janice, qui était l’homme dont Vanessa aurait voulu
qu’il fût le père de son bébé. Cela, oui, c’était clair. Et cela expliquait peut-être pourquoi Nessa
n’avait jamais révélé à sa fille son identité, pourquoi elle n’avait pas repris contact avec
Lawrence après la mort de sa femme… n’est-ce pas ?
Cela expliquait peut-être même la lettre qu’elle avait jointe à son testament. Théoriquement,
Lawrence aurait dû la précéder dans la mort, et elle avait pu penser qu’il n’y avait ni mal ni
risque à parler à sa fille de l’homme qu’elle lui souhaitait pour père…
Tout en enchaînant dans sa tête ces interrogations, ces déductions, ces pensées, Heloise
comprit qu’elle venait de perdre quelque chose d’essentiel. Cela avait eu tant d’importance
pour elle de savoir qu’elle avait un père, d’en connaître le nom ! Elle avait eu besoin d’être sûre
que l’homme qui lui avait donné la vie était « l’homme bon » dont sa mère lui avait parlé. De
connaître ses propres origines, sa place dans le vaste monde.
Et voici qu’elle se retrouvait à la dérive, sans racines possibles, sans savoir qui elle était, ou qui
était son père. C’était peut-être Lawrence. Et peut-être pas.
Des larmes roulèrent sur ses joues, et la souffrance l’envahit. Elle s’était mise à aimer Lawrence
comme un vrai père. A présent, elle avait l’impression d’être arrachée à la famille que sa mère
avait voulu lui léguer.
Jusqu’ici, elle n’avait pas eu conscience de ce qu’elle avait espéré. Elle le constatait à l’étendue
de sa détresse, en se retrouvant renvoyée sur le bord de la route, hors du monde où Lawrence
avait accepté de l’introduire. Elle n’avait plus ni père, ni demi-sœur, ni demi-frère… personne !
C’était un coup terrible. Un de ces coups dont on ne se remet pas.
Il fallait absolument qu’elle prévienne Lawrence, bien sûr. Elle ne pouvait le laisser continuer à
croire qu’il avait une deuxième fille alors que le contraire était tout aussi possible ! Elle devait
lui téléphoner pour le remercier du cadeau d’anniversaire, et lui parler…
Seigneur, elle ne pourrait jamais lui révéler tout cela !
Lawrence savait-il quoi que ce fût sur Patrick MacMahon ? Non, ce n’était guère vraisemblable.
Nessa l’avait rencontré après son départ de Coldwaltham, après avoir décidé avec Lawrence
que leur liaison ne pouvait se poursuivre.
Etait-ce par désespoir que sa mère s’était laissé entraîner dans le lit d’un autre ? Heloise aimait
mieux ne plus faire de suppositions, ne plus formuler d’interrogations. Elle ne pourrait jamais
avoir de réponses.
Elle se leva en chancelant, fourra les lettres dans son sac, et résolut de passer à l’action. Vite,
avant d’en perdre le courage. Elle devait immédiatement partir pour le Sussex pour parler à
Lawrence face à face.
*
*     *
Impeccablement maquillée, ses cheveux relevés en chignon, Heloise était le professionnalisme
incarné. En elle-même, elle était au désespoir. Mais rien n’en filtrait dans son apparence, tandis
qu’elle suivait Cassie à travers la foule qui se bousculait chez Gulliver’s pour l’ouverture de leur
nouvelle boutique — le fleuron de l’entreprise. Elle devait songer au magazine. A sa carrière. A
son avenir.
Comme Cassie le lui avait fait remarquer un instant plus tôt, tous les gens riches et célèbres,
tous les « people », étaient là ce soir, proie facile pour une armada de paparazzis. Caleb, le
photographe d’Image, était aux anges. Heloise le regarda prendre une photo cruelle d’un des
parasites habituels en pensant : « Mêmes gens, mêmes inaugurations pompeuses et vaines. »
Mais elle continua d’avancer sur le tapis rouge, en évitant la jeune femme en minijupe qu’on
avait chargée d’y répandre des pétales de fleurs.
C’est alors qu’elle le vit. Jem. Revenu de Milan.
Comme il lui avait manqué ! C’était maintenant, en le revoyant, qu’elle comprenait à quel point
elle avait souffert de ne pas le voir. Il se détourna brusquement, la repérant aussitôt comme s’il
était programmé pour la débusquer au milieu de la foule.
Et, tout à coup, elle eut l’impression que le monde était plus beau. Tout à coup, cette soirée qui
promettait d’être si ennuyeuse prenait une couleur différente, un éclat particulier.
Pour quelqu’un qui proclamait haut et fort qu’il avait ce genre d’événement en horreur, il
donnait splendidement le change ! Il était à l’aise comme un poisson dans l’eau. Normal : c’était
son monde.
Alors que, de son côté, elle avait dû lutter pour se faire une place dans la vie. Son tailleur-
pantalon blanc était un emprunt, qu’elle rapporterait le lendemain matin ; et elle restituerait,
avant même de quitter Gulliver’s, les pendants d’oreilles en diamant qu’elle portait. Son monde
à elle, c’était « nulle part ».
— Bonjour, lui dit-il en posant sur elle son regard bleu, brillant, animé.
— Bonjour, répondit-elle sur le même ton, le cœur battant la chamade.
Elle avait tant de choses à lui apprendre ! Sa découverte des lettres, la réaction de Lawrence,
ses vaines tentatives pour découvrir des informations sur Patrick MacMahon… Et pourtant les
mots nécessaires ne lui venaient pas.
Pour l’instant, il lui suffisait que Jem soit là. Elle aurait le temps de lui expliquer tout cela, de
passer en revue avec lui les émotions provoquées par sa longue conversation avec Lawrence. Il
était peut-être déjà au courant de tout, d’ailleurs.
Il s’inclina pour lui donner un baiser sur la joue — un baiser tel qu’en échangeaient les
étrangers qui se croisaient dans cette vaste salle. Elle eut pourtant l’impression d’être atteinte
par la foudre. « Je l’aime », pensa-t-elle, comprenant soudain qu’elle n’aurait pas voulu changer
ce fait si elle en avait eu le pouvoir.
Sa mère avait peut-être ressenti la même chose, et elle en avait payé le prix. Cela ne signifiait
pourtant pas que son propre destin serait identique au sien ! Vanessa avait fait un choix erroné
dont elle avait logiquement subi les conséquences. Si elle avait opté pour une autre attitude,
elle aurait pu reprendre contact avec Lawrence après la mort de sa femme — disparue
seulement quelques mois après son départ de Coldwaltham Abbey. Et qui sait ? Sa vie aurait
peut-être été entièrement différente…
— Il faut que je te parle, murmura Jem.
— Je sais.
Elle aurait du mal à exprimer ce qu’elle ressentait au sujet de sa mère, mais il le fallait…
Belinda passa dans son champ de vision, et elle se tourna vers celle qui n’était peut-être pas sa
demi-sœur. Curieusement, ce n’était pas si important que ça à bien des égards, comme le
prétendait Lawrence dans sa sagesse. Il y aurait toujours un lien entre elles.
Belinda était superbe. Elle avait une coupe courte, très moderne, qui épousait la rondeur de sa
jolie tête, et une toilette à la dernière mode étourdissante. Elle était entièrement différente de
la femme que Heloise avait d’abord rencontrée ! Jem lâcha un sifflement bas, et commenta :
— Tu es fabuleuse.
Belinda saisit la main d’Heloise et la pressa.
— Grâce à mon ange tutélaire, dit-elle. Cette demoiselle a du génie.
— Le travail était mâché d’avance, affirma Heloise. Tu as une silhouette que t’envieraient bien
des mannequins.
— Et la clinique ? s’enquit Jem.
De nouveau, Belinda adressa un regard significatif à Heloise.
— J’en sors, je suis encore en convalescence. Je vis au jour le jour, pour l’instant.
— Et Piers ?
— Il est avec Corinne Risborough. Je l’ai toujours su, d’ailleurs, répondit Belinda. J’ai arrêté de
faire semblant de ne pas être au courant, c’est tout. Tu le savais sûrement aussi, Jem. Il ne s’est
jamais montré particulièrement discret. Bon, je vous laisse, je viens d’apercevoir une amie. On
se verra tout à l’heure.
Tandis qu’elle s’éloignait à travers la foule, Jem observa en la suivant du regard :
— Quand Lawrence m’a annoncé la nouvelle, je n’en revenais pas.
— Elle a parcouru un sacré bout de chemin, déclara Heloise.
Jem se tourna alors vers elle, et elle retint son souffle, redoutant un peu ce qu’il allait lui dire.
La blâmait-il de ne pas avoir mieux examiné les papiers de sa mère avant d’entrer en contact
avec Lawrence ? Elle se le reprochait elle-même. Même si elle n’arrivait pas à regretter ce qui
en était sorti, elle admettait qu’elle avait, par sa démarche, provoqué pas mal de chagrins et de
soubresauts affectifs.
Elle s’en était enfin ouverte à Cassie, qui lui avait affirmé qu’elle était sotte de faire un drame
de tout cela. Son conseil lui avait mis du baume au cœur. Mais c’était de la bouche de Jem
qu’elle aurait aimé l’entendre.
La liaison de sa mère et de Lawrence demeurait un fait avéré, et il était toujours possible qu’elle
soit réellement sa fille…
— Vous êtes Heloise Lawton, déclara une voix féminine, tout près d’elle.
Détournant ses yeux de Jem, Heloise vit Sophia Westbrooke, encore dans une création superbe
de Youri Peshkov.
— C’est bien moi, oui, dit-elle.
— J’adore votre rubrique, déclara Sophia en glissant son bras sous celui de Jem. Je me
demandais où tu étais passé, chéri, continua-t-elle d’une voix étonnamment rauque.
Son attitude intime et familière fut pour Heloise un coup de poignard en plein cœur. Sophia
Westbrooke était exactement le genre de femme qui convenait à un homme tel que Jem
Norland. Elle était jeune, belle, malléable et, de toute évidence, en adoration devant lui. Que
pouvait-il désirer de plus ?
C’était uniquement dans les contes de fées que le beau-fils d’un vicomte épousait une roturière
issue de la classe ouvrière ! Elle n’aurait pas dû l’oublier !
Sans se douter des sentiments d’Heloise, Sophia s’adressa de nouveau à elle :
— J’achète Image tout le temps. C’est une tunique de Youri Peshkov que je porte.
Rappelée à ses exigences journalistiques, Heloise eut presque l’impression d’entendre les
instructions que lui aurait soufflées Cassie : « Cette demoiselle est l’héritière d’un homme qui
vaut des milliards, chérie. Les Westbrooke ont des appuis très haut placés et ils connaissent
tout le monde. Fais bien attention à la ménager. »
— Bon, eh bien, je ferais mieux de circuler un peu, annonça-t-elle avec son sourire le plus
professionnel. Je vous souhaite une très bonne soirée.
Elle n’avait pas franchi plus de quelques pas en direction de la sortie lorsque Jem la rattrapa.
— Où vas-tu ?
— Je pars.
— Pourquoi ?
Elle le regarda, réduite au silence. Il ne se rendait compte de rien, constata-t-elle. Il n’avait sans
doute aucune idée du code moral de ceux qui étaient issus d’un autre milieu que lui. S’il l’avait
embrassée, cela n’avait à ses yeux aucune signification.
— Retourne à ta Sophia.
— Sophy est l’amie attitrée d’Andrew. Lord Andrew Harlington, qui est un de mes amis.
— Ah, oui ?
Le sourire de Jem s’accentua, et une lueur espiègle s’alluma dans ses prunelles.
— Tu as cru que Sophy et moi…?
— C’est une possibilité, lâcha-t-elle avec raideur.
— Sûrement pas ! s’insurgea-t-il. Je t’ai embrassée. Ça signifiait quoi, à ton avis ?
— Les hommes font ce genre de chose. Surtout les hommes de ton milieu.
— De mon mi… Oh, bon sang !
Elle baissa les yeux, soudain honteuse. Il lui releva le menton pour la contraindre à le regarder
en face.
— Voilà qui est intéressant…, ajouta-t-il.
— Vraiment ?
— Contrairement à ce que tu as pu entendre, l’époque où on abusait de la femme de chambre
est entièrement révolue.
Le rire qui perçait dans sa voix la fit rougir, et elle détourna les yeux. Effleurant sa joue du bout
du pouce, Jem continua :
— Nous reparlerons de ça plus tard.
— Je ferais mieux de circuler un peu, murmura-t-elle.
— N’essaie surtout pas de t’esquiver sans moi, lui dit-il.
Elle le regarda se fondre de nouveau dans la foule dans un mélange d’excitation, de nervosité,
et… de bonheur. Le rêve était peut-être permis, après tout…
Pendant la demi-heure suivante, elle baigna dans un optimisme royal. Elle avait l’impression
d’être une rose en bouton en train d’éclore sous un chaud soleil d’août. Et elle reçut
l’approbation sans réserve de Cassie en réussissant à soutirer dix bonnes minutes d’entretien
au dirigeant londonien de la maison Lancôme. Tout se déroulait à merveille !
Soudain, comme alertée par un sixième sens, elle repéra Piers Atherton. Il entrait à l’instant
même chez Gulliver’s, avec une femme étourdissante à son bras : Corinne Risborough,
certainement.
D’instinct, Heloise chercha Belinda du regard. Elle vit passer sur le visage de cette dernière une
expression de souffrance, et se hâta de louvoyer parmi les petits groupes pour la rejoindre et la
soutenir. Comment Piers avait-il osé amener sa maîtresse dans un lieu où il savait retrouver
Belinda ?
Cette dernière s’était un instant figée. Elle tressaillit comme si on l’avait giflée, puis se dirigea
vers la porte de sortie. Heloise aurait aimé la suivre au-dehors, mais elle portait des pendants
d’oreilles prêtés par Gulliver’s qui valaient une fortune. Il lui fallut quelques minutes pour
trouver un garde de sécurité, signer les formulaires nécessaires, et confier sa pochette de
soirée à Cassie. Alors, elle fut enfin libre de suivre Belinda dans la nuit.
Des groupes s’attardaient sur le trottoir, fumant des cigarettes ou sirotant une coupe de
champagne. Heloise regarda de part et d’autre, puis décida de prendre à gauche, en direction
de la station de métro. Il était improbable que Belinda eût décidé d’emprunter les transports en
commun, mais où serait-elle allée, sinon ?
Après avoir interrogé un passant qui n’avait croisé personne, elle revint, bredouille, en direction
de Gulliver’s. Ce fut par le plus grand des hasards qu’elle tourna la tête vers une ruelle latérale.
Elle reconnut la robe de Belinda avant même de comprendre la nature de la scène qu’elle
venait de surprendre. Trois jeunes gens — deux garçons et une fille — la cernaient. Ils portaient
des hauts de survêtement dont ils avaient relevé les capuches. Voyant que l’un d’eux poussait
brutalement Belinda contre le mur, Heloise s’élança au pas de course, en criant d’une voix de
plus en plus forte :
— Belinda ! Au secours ! Belinda !
Elle agissait dans l’impulsion du moment, sous l’emprise de la colère et du désir de protéger, et
elle ne pensa pas un instant au danger qu’elle pouvait encourir elle-même. Elle ne songeait
qu’à Belinda. Au chemin qu’elle avait parcouru tous ces derniers mois, et à la peur qu’elle
devait ressentir en cet instant.
— Au secours ! cria-t-elle de nouveau alors que deux assaillants détalaient dans la direction
opposée et que le troisième se ruait vers elle.
Parvenu à sa hauteur, il l’agrippa et la cogna brutalement contre le mur, cherchant à lui
arracher le bracelet en platine qu’elle avait glissé à son poignet.
Il y eut comme un déclic dans sa tête, et tout ce qu’elle avait appris au cours d’autodéfense
qu’elle avait suivi soir après soir dans l’espoir de se défaire de son sentiment de vulnérabilité
remonta à la surface. « La pire erreur est de ne rien tenter », répétait leur instructeur.
— Non ! hurla-t-elle avec toute l’énergie dont elle était capable.
Au même moment, elle décocha à son agresseur un coup de talon agressif, suivi d’un autre
coup « bien placé ». Elle entendit son cri de douleur, et le chapelet de jurons qu’il déversait
d’une voix entrecoupée. Et soudain, elle fut libre tandis qu’il fuyait en direction de la rue. Ne lui
accordant qu’un bref regard, elle courut jusqu’à l’endroit où Belinda était affalée au sol. Celle-ci
avait une vilaine entaille sous un œil, et une lèvre enflée.
— Belinda ? dit-elle en s’agenouillant sans se soucier du tailleur-pantalon immaculé.
Des larmes roulèrent sur le visage défait de Belinda, qui lâcha pitoyablement :
— Tu as été si courageuse ! Pourquoi suis-je incapable de ces choses-là ?
— Tu dis des bêtises. Tu n’as rien de cassé, au moins ?
— Je ne crois pas. Ils voulaient ma bague de fiançailles.
Heloise entendit un bruit de pas précipités, et des voix. Elle releva vivement la tête, alarmée,
puis poussa un soupir de soulagement en reconnaissant Jem. En un instant, il les eut rejointes.
Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur Heloise, il se concentra sur Belinda, captant son
regard vide et les coupures qui marquaient son visage sillonné de larmes.
— Peux-tu te mettre debout ? lui demanda-t-il.
— Je ne crois pas.
Elle était en état de choc, pensa Heloise. Elle se redressa pour s’écarter, mais Belinda la rappela
aussitôt.
— Que s’est-il passé ? s’enquit Jem.
— Elle s’est fait agresser. Deux de ses agresseurs se sont enfuis à mon arrivée.
— Et le troisième ?
— Heloise lui a flanqué un coup de pied, murmura Belinda.
Il les regarda tour à tour, puis dit :
— C’était une folie, Heloise.
— Et que voulais-tu que je fasse ?
— Que tu te serves de ton portable, comme tout le monde.
Elle lui montra ses mains vides.
— Je ne l’ai pas sur moi, figure-toi.
Jem sortit de sa poche son téléphone pour composer un numéro, et elle l’entendit demander
une ambulance, donner des informations précises sur le lieu où ils se trouvaient.
L’ambulance arriva vite, presque aussitôt suivie d’une voiture de police. Mais Belinda, qui
souffrait sans doute d’un traumatisme, avait sombré dans une demi-conscience, et ce fut
Heloise qui fournit des informations aux agents, acceptant de faire une déposition au
commissariat le lendemain matin. L’incident terminé, elle commençait à se sentir vidée
d’énergie, et subissait le contrecoup du choc. Jem vint près d’elle.
— Tu devrais aller à l’hôpital toi aussi, pour un contrôle.
— Je vais très bien, soutint-elle en ignorant les élancements provoqués par l’écorchure de sa
joue. Je voudrais rentrer. Va avec Belinda.
Au lieu de répondre, il passa un deuxième coup de fil. L’un des ambulanciers s’approcha d’eux,
et insista pour qu’elle vienne se faire examiner à l’hôpital, puisqu’on l’avait cognée à la tête.
Elle refusa d’un signe véhément. Elle désirait soudain qu’ils partent, tous, et se retrouver
tranquille !
— On m’a seulement poussée contre le mur, ce n’est rien du tout, souligna-t-elle.
— Elle ne devrait pas rester seule, monsieur, on ne sait jamais, insista l’ambulancier.
— Je lui tiendrai compagnie, décréta Jem.
— Et Belinda ? fit Heloise.
Jem lui enveloppa les épaules de son veston, et elle s’aperçut qu’elle tremblait.
— Ma mère est à Londres, lui apprit-il. Je viens de la prévenir, elle va rejoindre Belinda à
l’hôpital. Tu as quelque chose à récupérer chez Gulliver’s ?
— Un sac, dit-elle avec effort. Petit. Blanc. Je l’ai laissé à Cassie.
Il la ramena jusqu’à la rue, plaçant une main au creux de son dos pour la guider. Son pied lui
faisait mal, tant était rude le coup qu’elle avait décoché à son agresseur.
*
*     *
Cassie fumait une cigarette devant Gulliver’s, et lâcha un sifflement étranglé en l’apercevant.
— Juste ciel ! Que t’est-il arrivé ?
— Tu devrais voir le type, répliqua Heloise, s’essayant à l’humour.
Coupant court à la plaisanterie, Jem intervint :
— Elle s’est portée au secours d’une personne agressée. Je la raccompagne.
Cassie eut la même réaction que l’infirmier, mais il interrompit son plaidoyer :
— Comme je l’ai promis, je resterai avec elle. Nous sommes juste venus récupérer son sac. Il est
blanc…
Sans mot dire, Cassie tendit la pochette de soirée. Heloise vit très bien la lueur spéculatrice qui
venait de s’allumer dans ses prunelles, mais elle était trop lasse pour réagir.
D’ailleurs, les spéculations étaient peut-être justifiées, puisque Jem avait alerté Marie afin de
pouvoir lui tenir compagnie. L’espoir se répandit en elle, effaçant la colère et la peur qu’elle
venait d’éprouver pour laisser place à un contentement secret. Elle était subitement certaine
que tout se dénouerait au mieux.
10.

Jem était en proie à des émotions contradictoires. Il éprouvait de la reconnaissance envers


Heloise parce qu’elle avait sauvé Belinda, et il était fier de son attitude. Mais il ressentait aussi
une peur rétrospective en songeant à ce qui aurait pu arriver…
Il héla un taxi pour la raccompagner chez elle le plus tôt possible, et ils partirent.
— Tu n’es pas obligé de rester, soutint-elle. Je n’ai pas de traumatisme crânien.
— J’ai fait une promesse, je la tiens.
Il vit son demi-sourire, et éprouva un élan de soulagement.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il. Comment as-tu su que Belinda avait des ennuis ?
— J’ai assisté à l’arrivée de Piers avec… je suppose que c’était Corinne ?
Il hocha la tête.
— Quand j’ai vu la réaction de Belinda, je n’ai pas voulu qu’elle reste seule. Et c’est une sacrée
chance que je l’aie suivie !
— Qu’est-ce qui t’a amenée dans cette ruelle ?
— Le hasard ! Le temps que je rende les diamants, elle avait déjà disparu.
Ainsi, Heloise était sortie rejoindre Belinda, pensa Jem. Et elle s’était battue pour elle ! Sa demi-
sœur avait de la chance…
— Tu aurais pu être grièvement touchée, observa-t-il.
Le taxi s’arrêta à ce moment-là devant l’immeuble d’Heloise, et Jem ne demanda pas s’il
pouvait entrer ; il préféra agir comme si ce droit lui était acquis. Il y avait trop de non-dits entre
eux, et puis, si Heloise souffrait d’un traumatisme, il tenait à être auprès d’elle, qu’elle le veuille
ou non.
Son petit salon était impeccable, et il y avait, sur une table basse, un bouquet de fleurs
visiblement choisi pour ses qualités décoratives. Heloise ôta un de ses escarpins et en examina
le talon.
— Zut, il est fichu ! fit-elle. J’espère que je lui ai mis le pied dans un état encore pire !
— Tu lui as donné un coup au pied ?
— Avec mon talon, oui. C’est l’os le plus solide du pied, tu sais. Et quand on a en plus des talons
aiguilles renforcés de métal… Quant au coup que je lui ai flanqué ensuite, il serait indécent d’en
préciser la nature, dit-elle en ôtant les épingles qui retenaient son chignon.
Elle lui adressa un sourire triomphant.
— En tout cas, il m’a lâchée ! Je suis plutôt fière de moi. Je me suis souvenue de ce qu’on
m’avait appris. On ne sait jamais comment on va réagir face à une situation qu’on avait
envisagée sur un plan purement théorique.
« Certes », pensa Jem, qui aurait pu en dire autant de lui-même en cet instant. Il se sentait aussi
gauche qu’un adolescent. Il avait tant de choses à expliquer à cette femme ! Mais il se sentait
paralysé, la gorge nouée, ne sachant par où commencer ni comment exprimer les sentiments
qui se formaient en lui.
Il n’était même pas tout à fait sûr de les comprendre. Peut-être était-ce de l’amour. Peut-être
bien.
Qui savait exactement ce qu’était ce sentiment, d’ailleurs ? Chez son père, il s’était manifesté
sous la forme du pouvoir, de la mainmise sur l’autre. Chez son beau-père, sous celle de l’amitié
et de l’acceptation.
Et lui, comment l’envisageait-il ? Jem n’en savait rien, et, dans l’ignorance, préférait se tenir en
terrain neutre. Une fois que certains mots étaient prononcés, ils l’étaient pour toujours.
— J’ai besoin d’une bonne douche, lui dit Heloise. Fais comme chez toi. Tu trouveras du vin
dans le réfrigérateur.
Elle disparut dans l’étroit couloir, et Jem en profita pour tirer les rideaux et allumer les petites
lampes d’ambiance. Puis il alla dans la cuisine et déboucha la bouteille de vin avant de revenir
dans le salon. Heloise ne tarda pas à reparaître, les cheveux humides, enveloppée dans un court
kimono. Et il s’aperçut soudain qu’il n’y avait rien de « neutre » dans ce qu’il ressentait ! S’il
avait cru pouvoir se maîtriser, c’était une illusion ! Il la désirait avec toute la force d’une passion
primitive.
Sans doute lut-elle ce qu’il éprouvait dans son regard, car elle dit précipitamment :
— Je vais passer un vêtement.
— Je sers le vin, marmonna-t-il — perdant pied une fois de plus.
Elle reparut dans une robe en jersey fin, drapée autour d’elle, et qui, nota-t-il, ne semblait tenir
que par un simple nœud, aisé à défaire…
— Ah, la douche m’a fait du bien ! soupira-t-elle en prenant le verre de vin blanc qu’il lui
tendait.
— J’imagine, dit-il alors qu’ils prenaient place sur le canapé, chacun dans un angle. Comment se
fait-il que tu sois experte en autodéfense ?
— J’ai suivi un cours quand j’étais à l’université. Je… j’ai pratiquement subi une agression, une
fois. Enfin, je ne sais pas comment on appelle ces choses. Mais je l’ai échappé belle.
Jem garda le silence, la laissant libre de continuer ou non.
— Je rentrais chez moi après une soirée, reprit-elle. Il était très tard, il faisait noir et les rues
étaient désertes. J’ai supposé que je serais en sécurité si je suivais la rue principale. Quand j’ai
entendu quelqu’un derrière moi, je ne me suis pas inquiétée particulièrement. Et puis les pas se
sont accélérés, et je crois que c’est ça qui m’a alertée. Alors, j’ai traversé la rue. Je me croyais
invincible, tu sais, dit-elle en s’efforçant de sourire.
Tout en l’écoutant parler, Jem visualisait très bien la scène. Et il était surpris par sa propre
réaction : cela le rendait furieux que quelqu’un ait pu traiter Heloise, son Heloise, de cette
manière.!
L’instinct de possession qu’elle éveillait en lui lui faisait peur. Cela lui rappelait trop de choses…
cela ranimait la crainte, enracinée en lui, qu’il puisse un jour ressembler à son père…
Il leva les yeux vers elle, et sut pourtant qu’il voulait en réalité ce qu’il y avait de mieux pour
elle. Il désirait qu’elle vive pleinement sa vie, qu’elle s’accomplisse, qu’elle soit heureuse. Cela
n’avait rien à voir avec la possession et la mainmise sur l’autre, n’est-ce pas ?
— J’ai eu une sacrée chance, poursuivit Heloise. J’étais en train de courir sur le trottoir, mais
j’étais à bout de forces et je sentais qu’il allait me rattraper quand un bus a tourné à l’angle de
la rue.
— Un bus ?
— Un bus de nuit, oui. Ils ont dû m’apercevoir, parce qu’il s’est arrêté et un passager m’a aidée
à monter. Une sacrée chance.
Jem allongea le bras pour la saisir par la main. Leurs doigts se mêlèrent, et il plongea son regard
dans ses yeux bruns dont les iris s’éclairaient de petits éclats d’ambre.
— Une veine, en effet. Tu aurais dû prendre un taxi.
— Je n’avais pas un sou, dit-elle d’une voix entrecoupée, comme si elle ne trouvait plus sa
respiration, soudain.
Pas un sou… Si cela avait pu la protéger contre tout et à jamais, Jem aurait volontiers renoncé à
sa propre fortune ! Etait-ce cela, l’amour ?
Depuis toujours, les femmes avaient eu autant d’attirance pour lui que pour son argent. Si cela
lui avait donné accès à son compte en banque, Brigitte Coulthard aurait tout aussi bien épousé
à sa place un usurpateur ! pensa-t-il, regardant Heloise.
Et, tout à coup, en voyant trembler imperceptiblement sa lèvre inférieure, il comprit. Heloise le
désirait, en dépit de toutes les peurs qui la retenaient. Tout comme il la voulait aussi.
Le reste — Lawrence, Nessa, Belinda… — était sans importance. La seule chose qui comptait
était qu’il avait enfin trouvé une femme qui s’intéressait à lui tel qu’il était, sans se soucier de
sa richesse. Et, lui, il pouvait aussi voir la véritable Heloise, telle qu’elle était.
Enfin, il comprenait pourquoi il avait tenu à lui montrer sa demeure : il avait voulu partager
avec elle ses projets, sa vision de l’avenir. Il avait voulu la visualiser dans ces lieux pour mieux
les considérer comme un futur foyer.
Peu à peu, il l’attira à lui. Ce n’était pas un geste désinvolte, au contraire. D’où sa peur. S’il lui
faisait l’amour maintenant, plus jamais il ne serait libéré d’elle. Tout se résumait à une question
de confiance : celle qu’il avait en elle, celle qu’elle avait en lui.
— Aie confiance en moi, murmura-t-il avec douceur.
Heloise plongea un instant son regard incertain dans le sien, comme pour y quêter quelque
chose, puis répondit avec un sourire :
— Je te fais confiance.
Alors, avec une lenteur délibérée, elle attira sa tête virile vers la sienne. Dès que leurs lèvres
entrèrent en contact, il sombra. Leurs bouches se dévorèrent avec fièvre, ils échangèrent des
caresses passionnées. Maintenant, il savait ce que c’était que l’amour. Il savait qu’il ne courait
aucun danger, puisqu’il était avec Heloise, et qu’avec elle il n’y avait ni projets retors, ni secrets,
ni mensonges.
Il n’y avait qu’eux, rien qu’eux deux. Unis.
*
*     *
Heloise ouvrit les yeux, et contempla le beau spécimen masculin qui sommeillait à côté d’elle.
Jem n’avait jamais été plus sexy, pensa-t-elle. Et il était à elle !
Il lui avait demandé sa confiance, elle la lui avait accordée. Pour la première fois depuis qu’elle
avait perdu sa mère, elle était réellement convaincue de pouvoir faire confiance à quelqu’un.
C’était quelque chose de nouveau, d’intimidant. Mais elle venait pourtant de se réveiller dans
une sensation de paix et de plénitude. Et elle avait l’impression que son cœur était sur le point
d’éclater de bonheur.
Que de choses à régler, si véritablement Jem et elle voulaient vivre ensemble ! Il détestait
Londres, elle y travaillait… Mais quelle importance ? Tout s’arrangerait, puisqu’ils avaient foi
l’un en l’autre.
Il ouvrit les yeux, la vit, et un sourire éclaira peu à peu son beau visage.
— Tu es là, dit-il d’un ton émerveillé.
— Je vis ici, répliqua-t-elle sur un ton badin.
— Alors, que fais-tu avec un homme dans ton lit ? riposta-t-il sur le même ton.
— Eh bien, il n’avait pas envie d’être seul cette nuit. Il m’a semblé que je pouvais lui accorder
l’hospitalité, le pauvre.
— C’est toutes les nuits que je ne veux pas être seul.
— Ah ? Vraiment ?
— Vraiment, fit-il en attirant son corps nu contre le sien.
Elle émit un gémissement voluptueux comme il lui donnait un baiser au creux du cou, et ils
eurent un bref échange sensuel, plein d’abandon espiègle.
— Tu sais l’heure qu’il est ? demanda-t-elle soudain alors que son regard tombait sur le réveil
posé sur le chevet. 10 heures passées.
— Bon sang ! fit-il en roulant sur lui-même pour se lever
— Il faut qu’on aille voir Belinda.
— Je file sous la douche.
— Tu trouveras des serviettes dans le placard. Je vais nous préparer du thé.
Elle se leva pour passer son kimono, lui donnant à admirer le spectacle magnifique de son corps
mince, le regardant par-dessus son épaule en un geste de séduction immémorial. Il n’avait pas
envie de bouger. Il aurait aimé que cet instant dure toujours… Puis il se rendit compte que le
moment allait se renouveler, encore et encore, la vie entière.
Quand il sortit de sous la douche, elle lui demanda :
— Tu ne téléphones pas à l’hôpital ?
— Autant aller là-bas directement. Ils ont admis Belinda par précaution, je doute qu’ils la
gardent longtemps. Si nous faisons chou blanc, je t’emmènerai dans un café sympa.
— Je croyais que tu n’aimais pas Londres, dit-elle en lui tendant une tasse de thé.
— Oh, je te réserve des surprises ! fit-il en lui décochant un clin d’œil.
Heloise s’éclipsa dans la salle de bains, et il s’installa sur le canapé avec une sensation de
légèreté incroyable. Il avait l’impression d’être délivré d’un accablant fardeau. Sa vie prenait
sens, d’une façon qu’il n’aurait jamais crue possible.
Quand le téléphone sonna à côté de lui, il hésita à décrocher. Le répondeur s’enclencha au bout
de trois sonneries, décidant pour lui.
— Heloise, tu es là ? Décroche, c’est Cassie… Bon, appelle-moi dès que tu pourras. Je veux tout
savoir sur ton dieu du sexe. Tu as vingt-quatre heures avant que je déballe tout à la rédaction…
Au fait, tu lui as dit, pour les lettres ? Est-ce qu’il sait que ton père s’appelle Patrick
MacMahon ? J’attends ton appel.
Il y eut un déclic, puis ce fut le silence. Jem demeura plongé dans une hébétude abasourdie.
Rien de ce qu’il venait d’entendre n’avait de sens pour lui.
Heloise rentra dans le salon, et elle n’avait pas changé : elle avait toujours l’air d’un ange. Sa
robe aubergine épousait les ravissantes courbes de son corps, et sa chevelure blonde ondoyait
à chacun de ses mouvements.
— On a téléphoné ? fit-elle. Il m’a semblé entendre des voix.
Posant sa tasse encore à moitié pleine sur la table, Jem se pencha vers le répondeur pour
appuyer sur la touche d’écoute. Son regard resta braqué sur le visage d’Heloise pendant toute
la durée du message de Cassie. Il la vit écarquiller les yeux, et pâlir.
— Jem, je…, commença-t-elle.
— Tu m’as caché quelque chose, on dirait, laissa-t-il tomber d’une voix bizarre, presque
métallique, qu’il ne reconnut pas lui-même.
Figée sur place, elle balbutia :
— Je… j’allais t’en parler. Je n’ai pas trouvé le bon moment. Cela s’est produit pendant ton
séjour à Milan…
Jem ne put en supporter davantage, et leva la main, lui intimant le silence. Il venait de se faire
avoir comme un imbécile, pensa-t-il, s’octroyant une dernière fois le plaisir amer de contempler
le visage d’Heloise Lawton. Décidément, elle était passée maître dans l’art de rouler son
monde ! Il s’était laissé prendre, elle l’avait littéralement envoûté. Tout comme Lawrence !
Il la contempla, et elle lui inspira une répulsion totale. L’amour et la haine étaient si proches,
parfois… Il n’avait aucun mal à décider de quel côté il penchait, mais il ne pouvait pourtant se
déprendre d’un sentiment de désillusion, de trahison. Et ça faisait si mal.
Il se leva, traversa la pièce, ouvrit la porte et sortit. Il l’entendit crier son nom, à travers le
battant clos, mais ne jeta pas un seul regard en arrière.
Heloise resta en proie à une souffrance aiguë, d’une violence inouïe. Ni la mort de sa mère ni le
dévoilement du mystère de sa naissance ne l’avaient fait souffrir ainsi. Si elle avait chaque fois
cru toucher le fond, elle découvrait à présent qu’elle s’était trompée. Rien n’était comparable à
ce qui la transperçait en cet instant.
Du bonheur absolu, elle passait au malheur le plus terrible. Il était vrai, comme on le disait, que
l’acte d’amour était aussi la réunion de deux âmes. Et maintenant elle avait l’impression qu’on
l’avait coupée en deux.
Gagnant la fenêtre, elle regarda s’éloigner Jem, qui partait sans même se retourner. Quand il
eut tourné à l’angle de la rue, son ultime espoir disparut avec lui. Il n’avait même pas attendu
qu’elle s’explique… Il lui avait demandé de lui faire confiance mais, à la première épreuve, il
avait refusé de croire en elle.
Elle revint vers le téléphone, et réécouta encore le message du répondeur. Il était accablant,
c’était vrai. Mais Jem aurait tout de même dû écouter ce qu’elle avait à dire ! Or il l’avait
quittée. Et tout était fini.
Elle survivrait, bien sûr. Personne ne mourait vraiment d’avoir le cœur brisé. Son homonyme
des siècles passés avait réussi à mener une brillante carrière d’abbesse, bien qu’elle n’eût pas
librement choisi la condition de nonne…
Heloise sortit de chez elle sous le soleil de juin, et gagna le commissariat pour faire sa
déposition. Les agents de police lui apprirent que deux des agresseurs, filmés par des caméras
de surveillance, avaient été appréhendés. Ils avaient bon espoir de les faire parler, et de
prendre aussi le troisième. Heloise leur sourit, et se déclara à leur disposition pour toute aide
qu’elle pourrait apporter. Puis elle se rendit à l’hôpital pour voir Belinda.
Quoi qu’il ait pu se passer entre elle et Jem, elle se sentait toujours une responsabilité envers
celle qui était peut-être sa demi-sœur, et elle tenait à voir comment elle allait. Elle voulait
savoir aussi si la récente et fragile assurance que Belinda avait conquise n’avait pas été
anéantie par la tragique mésaventure de la veille.
Elle entra dans la chambre qu’on lui avait indiquée en plaquant résolument un sourire sur son
visage. Mais, en voyant Jem au chevet de Belinda, elle se figea. Il leva les yeux, et quelque
chose de lugubre passa sur son visage.
— J’allais justement m’en aller, dit-il, se levant aussitôt.
Il embrassa Belinda sur la joue, puis s’empressa de disparaître. Belinda désigna à Heloise le
siège qu’il venait de libérer, l’encourageant à y prendre place. Les ecchymoses qu’elle avait sur
le visage commençaient à virer au jaune bleuté.
— Comment vas-tu ? demanda Heloise, non sans effort.
— Plutôt bien. Ton écorchure ne se voit pas trop, dit Belinda.
— Non.
C’étaient les blessures invisibles qui faisaient le plus souffrir.
— Je viens du commissariat. Ils ont pris ma déposition.
— Ils sont venus prendre la mienne, annonça Belinda.
Elle ajouta presque immédiatement, sans qu’il fût besoin de préciser de qui et de quoi elle
parlait :
— Tu ne l’as pas mis au courant. Des lettres, je veux dire.
— Je comptais le faire. Mais il y a eu ton agression, et… une chose en entraînant une autre…
— Jem ne m’a pas présenté les choses comme ça ! observa Belinda, s’éclairant d’un sourire.
— Il n’a pas voulu m’écouter. Je suis sûre qu’il croit à un coup monté. Même si je ne comprends
pas pourquoi. A quoi s’imagine-t-il que ça pourrait me mener ?
— A son argent, révéla laconiquement Belinda.
Heloise la dévisagea, atterrée.
— Je me fiche de son argent !
— Je sais. Et je pense qu’il le sait aussi. Accorde-lui une chance, Heloise. Il changera d’avis.
— Non, c’est trop tard…
— Uniquement si tu entérines la situation par ton attitude. Tu n’as pas connu Jem à son arrivée
à Coldwaltham. Il était odieux, tu sais.
Heloise se surprit à prêter l’oreille malgré elle.
— T’a-t-il parlé de son père ? reprit Belinda.
— Un peu. Il a dit que c’était une brute et un tricheur.
— Le jugement est faible ! ricana Belinda. Rupert Norland était un salaud. Comparé à lui, Piers
est mère Teresa, je t’assure. Jem n’a plus rien de commun avec le garçon qu’il était à l’époque,
tu sais, continua-t-elle avec lenteur, comme si elle cherchait ses mots. Mais… il n’accorde pas
facilement sa confiance. On lui a trop souvent menti. Papa et Marie sont stupéfaits de la facilité
avec laquelle tu as eu raison de ses défenses. Il a une affection très profonde pour un très petit
nombre de gens et, bien que tu aies représenté pour eux une menace, il n’a pas pu s’empêcher
de tomber amoureux de toi.
Heloise hocha la tête avec véhémence, en une dénégation muette. Un homme véritablement
amoureux ne l’aurait pas plantée là comme Jem l’avait fait le matin même !
— Il t’aime profondément, s’obstina Belinda. J’aimerais bien que quelqu’un me porte des
sentiments aussi forts. C’est parce qu’il t’aime qu’il souffre à ce point, en ce moment.
Heloise fronça les sourcils. L’espoir s’insinuait en elle, en dépit de sa volonté.
— Mais il y a de fortes chances pour que je ne sois pas la fille de Lawrence, observa-t-elle.
— Et alors ? répliqua Belinda en lui prenant la main. Papa a raison de prétendre que, si tu n’es
pas sa fille biologique, tu devrais l’être.
Heloise sentit que des larmes lui montaient aux yeux ; elle les essuya précipitamment d’un
revers de manche, comme Belinda continuait :
— Et si tu n’es pas vraiment ma sœur tu devrais l’être. Papa m’a dit qu’il n’a aimé que trois
femmes : ma mère, jusqu’au jour de sa mort ; Marie ; et ta mère. Mais c’est elle qu’il a
abandonnée. Alors, quelle importance, tout ça ? Tu pourrais passer un test ADN, bien sûr. Mais
qu’est-ce que ça changerait ? Papa t’aime comme sa fille. Donc, tu es sa fille.
— M-merci.
— Accorde une chance à Jem, je te le répète.
« Encore faudrait-il qu’il le souhaite, pensa Heloise, et ce n’est pas le cas. »
— Il va falloir que j’y aille, c’est la fin des visites, murmura-t-elle. A bientôt.
Elle embrassa Belinda, et s’esquiva comme une voleuse. Ses émotions la submergeaient,
l’écrasaient, elle ne savait plus où elle en était. Elle suivit inconsciemment la série de flèches qui
indiquait la sortie, sans même prêter attention à son environnement.
— Heloise ?
C’était la voix de Jem — mi-implorante, mi-autoritaire. Elle s’immobilisa en l’entendant, mais
n’osa pas se tourner vers lui.
— J’aurais dû t’écouter, ajouta-t-il.
Un flot de larmes mouilla les yeux d’Heloise, et roula sur ses joues. Elle ne se retourna pas. Elle
ne voulait pas qu’il la voie pleurer. L’écho de la voix de Belinda retentissait encore à ses oreilles,
et elle aurait aimé, tant aimé, accorder sa chance à Jem ! Elle le désirait plus que tout au
monde ! Mais il l’avait laissée tomber, exactement comme Lawrence avait laissé tomber sa
mère. Fallait-il donc toujours souffrir, quand on aimait quelqu’un ?
— J’ai cru que tu avais trompé Lawrence. Cherché à lui faire croire quelque chose de faux…
alors que ce n’était pas le cas.
— Je… ce n’était pas le cas, non, murmura-t-elle d’une voix étranglée.
Elle entendit son pas. Il s’était approché d’elle. Elle avait presque l’impression de sentir son
souffle sur sa joue.
— Je te demande pardon, dit Jem.
Ce n’était pas suffisant, pensa-t-elle, ravagée par le chagrin. Elle n’arrivait plus à lui faire
confiance, maintenant, quoi qu’il pût dire.
— Je ne sais pas qui est mon père. Ce n’est peut-être même pas Patrick MacMahon, laissa-t-elle
échapper.
Farouchement, elle s’essuya le visage, et avança de quelques pas avant de faire volte-face, pour
être bien sûre de mettre quelque distance entre elle et Jem.
— Je ne sais même plus qui est ma mère, hoqueta-t-elle. J’ai tout perdu, je n’ai plus personne…
et ce n’est pas ma faute… ce n’est pas ma faute…
Elle s’interrompit, secouée par les sanglots qu’elle ne cherchait plus à cacher. Jem énonça d’une
voix basse et douce, mais nette :
— Je t’aime.
Heloise replia ses bras autour d’elle, comme pour se protéger d’un nouveau coup.
— Je t’aime, répéta-t-il en se rapprochant.
Soudain, elle se retrouva entre ses bras, tandis qu’il murmurait à son oreille, en la serrant très
fort :
— Je suis désolé, je te demande pardon. Je t’aimerai toujours…
Elle voulut s’écarter de lui, et il la libéra tout de suite. Mais elle se contenta de s’écarter assez
pour scruter son visage. Et elle vit dans ses yeux tout l’amour du monde. Pour elle. Pour elle
seule.
Un sourire naquit lentement sur son visage, et elle déclara :
— Je t’aime aussi. J’aurais dû te parler de…
— Arrête. C’est la première partie de ta phrase que j’avais besoin d’entendre, coupa-t-il en la
happant entre ses bras pour l’embrasser éperdument.
Puis il reprit :
— Epouse-moi. Epouse-moi, et reste avec moi jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Elle eut un faible sourire, et se contenta de hocher la tête en silence, la gorge trop nouée par
l’émotion pour parler.
Il le comprit sans doute, car il la serra plus fort, et ils restèrent ainsi enlacés. Combien de temps
dura leur étreinte, Heloise n’aurait su le dire. Elle ne prêtait pas garde non plus à ceux qui
passaient peut-être là et les voyaient. Elle avait l’impression d’avoir franchi un cercle de feu, et
d’être enfin en sécurité. Une nouvelle histoire d’amour venait de naître. La leur.
Epilogue

Heloise pensait à sa mère. Elle aurait tant voulu qu’elle soit là le jour de son mariage ! Oui, sa
mère aurait aimé cette matinée d’août ensoleillée, et ces noces dans la plus pure
tradition — auxquelles elle n’avait pas eu droit.
— Prête ? lui demanda Belinda, d’une élégance folle dans une robe couleur du temps.
Heloise hocha la tête.
— Tu as peur ?
— Non.
Jamais Heloise ne s’était sentie aussi sûre d’elle. Elle s’apprêtait à descendre le grand escalier
de Coldwaltham Abbey pour rejoindre Jem, et il n’y avait là aucune raison d’avoir peur. Plus
jamais elle n’aurait peur. Ils avaient l’un et l’autre trop souffert par le passé pour mettre en
danger la chose précieuse qu’ils avaient découverte ensemble.
Lawrence attendait au bas des marches, et son visage bienveillant rayonnait d’une fierté toute
paternelle.
— Je me souviens très bien de Marie dans cette robe, dit-il en offrant sa main à Heloise alors
qu’elle arrivait à son niveau.
Heloise sourit. Elle avait été très heureuse de la proposition de Marie, lui offrant sa robe de
mariée et son voile. C’était une tenue de princesse d’un classicisme intemporel, qu’elle adorait.
— Tu es belle, ajouta Lawrence.
— Merci.
— Marie est déjà à l’église.
Un élan de bonheur submergea Heloise, alors qu’elle allait entrer dans l’abbaye. Parvenue tout
près du seuil, elle marqua un arrêt pour embrasser Belinda. Puis elle rabattit son voile, et prit le
bras de son père. Car, quelle que fût la réalité génétique, Lawrence était son père dans le vrai
sens du terme, pensa-t-elle en remontant la travée centrale. Ses collègues d’Image étaient là,
et on remarquait la toilette étourdissante de Cassie — qui était encore un peu d’humeur
boudeuse, sans doute, car ils avaient refusé que leurs noces fassent l’objet d’un reportage, quel
qu’il fût.
Elle atteignit l’autel, rejoignit Jem. Un moment plus tard, le pasteur les déclarait mari et femme
pour la vie.
— Je t’aime, madame Norland, souffla Jem en inclinant la tête pour l’embrasser.
— Je t’aime aussi, murmura-t-elle.
Et, comme leurs lèvres se rencontraient, elle pensa : « Notre amour est éternel. »
Titre original : ORDINARY GIRL, SOCIETY GROOM
Traduction française : ANNE DAUTUN
© 2005, Natasha Oakley.
© 2006, 2011, Traduction française : Harlequin S.A.
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Ce roman a déjà été publié dans la collection
o
AZUR N  2634
sous le titre
UNE ENVOÛTANTE ATTIRANCE
en novembre 2006
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Prologue

Elle avait terriblement changé, pourtant il l’aurait reconnue de toute façon.


Andrew ne fit qu’apercevoir la jeune femme, à l’autre bout du couloir de l’hôpital. Mais ce fut
assez pour réveiller son plus beau souvenir, un souvenir aussi doux que le frôlement d’une aile
de papillon sur sa joue.
Cette femme ne ressemblait en rien à la jeune fille épanouie, sensuelle et rayonnante qu’il avait
connue. Son visage anxieux et sa pâleur donnaient l’impression que la vie ne lui avait épargné
aucune difficulté. Pourtant, il retrouva un reste de l’ancienne Ellie dans le menton décidé
pointé en avant, le pli déterminé de la bouche, le port de tête résolu, et la même émotion
fugace le submergea de nouveau.
Il la chassa énergiquement. Il était trop occupé pour se permettre d’être sentimental. Les
responsabilités écrasantes que faisait peser sur ses épaules le poste de directeur-adjoint du
service de cardiologie à l’hôpital Burdell ne lui laissaient guère le temps de cultiver le vague à
l’âme. Il devait en principe succéder à Elmer Rylance quand celui-ci prendrait sa retraite, et il lui
fallait être à la hauteur de ce chirurgien à la renommée internationale.
Il ne pouvait pas se plaindre, cependant, puisque sa carrière avait suivi un parcours fulgurant. Il
s’y était consacré corps et âme, sans que rien ne le détourne de la route qu’il s’était fixée,
comme en témoignait son mariage raté. Et s’il était jeune pour prendre un poste aussi
prestigieux, trop jeune disaient certains, il paraissait néanmoins plus que son âge. Aucun fil
argenté ne striait encore sa chevelure brune, il était aussi mince et vigoureux qu’à vingt ans,
mais ses traits tirés révélaient les longues heures passées à travailler sans jamais se détendre.
Et l’expression désabusée de son regard laissait entrevoir une sécheresse qui le rongeait petit à
petit de l’intérieur.
La jeune femme était accompagnée d’une petite fille d’environ sept ans, qu’elle couvait d’un
œil possessif et angoissé qui lui était tristement familier. Combien de parents avait-il vus
contempler leur enfant ainsi ! Le plus souvent, ils repartaient chez eux heureux et soulagés,
mais pas toujours…
Le visage sombre, il s’engouffra dans son bureau.
Sa secrétaire l’attendait, fidèle au poste comme d’habitude ; la liste des rendez-vous de la
matinée était posée sur le bureau, ainsi que les dossiers correspondants. Le café était prêt,
corsé et bouillant, comme il l’aimait.
La première patiente de la liste avait dix-sept ans, l’âge d’Ellie quand il l’avait rencontrée. Mais
la ressemblance s’arrêtait là : la jeune fille était épuisée par la maladie, alors qu’Ellie était une
nymphe heureuse et gaie qui empoignait la vie à bras-le-corps avec la confiance de ceux qui se
savent bénis des dieux.
— Docteur Blake ?
La question de sa secrétaire l’obligea à revenir sur terre.
— Excusez-moi, vous avez dit quelque chose ?
— Je vous demandais si vous aviez vu les résultats des examens. Ils viennent juste d’arriver.
Andrew grommela dans sa barbe, agacé par son moment d’inattention. Il détestait être pris en
défaut et prenait soin de dissimuler ses faiblesses. Par bonheur, Mlle Hastings était bien trop
disciplinée pour les remarquer. Elle fonctionnait comme une machine bien huilée. Tout comme
lui…
Malgré lui, pourtant, ses pensées revinrent vers Ellie. Dieu qu’elle était belle ! Belle, sauvage,
indisciplinée, débordante de vie et de santé. Elle jouissait de ces cadeaux de l’existence sans
arrière-pensée, avec une insouciance et une gaieté communicatives et, pendant un bref
moment, elle les avait partagés avec lui.
Irrité de laisser ses pensées vagabonder, il les étouffa une fois de plus. La journée qui l’attendait
s’annonçait chargée.
— Je vais commencer par la tournée des patients, expliqua-t-il. Pendant ce temps-là, je
voudrais que…
Suivit une rafale d’instructions brèves et précises.
A son grand soulagement, lorsqu’il s’engagea de nouveau dans le couloir, Ellie avait disparu.
1.

Elle l’aurait reconnu de toute façon : n’importe où, n’importe quand. Au bout d’un couloir, au
bout de dix ou vingt ans.
Les années avaient transformé la jeune fille insouciante et frivole qui croyait mener le monde à
la baguette en une femme sans illusions qui savait que, pour survivre, il fallait lutter chaque
jour pied à pied et que, même ainsi, on ne gagnait jamais.
La surprise n’avait pas été totale, cependant. Le nom d’Andrew figurait sur la liste des médecins
dans le hall d’accueil de l’hôpital, et elle s’était préparée à l’éventualité de cette rencontre.
Andrew Blake était un nom assez communément répandu, il aurait pu s’agir de quelqu’un
d’autre, mais elle avait tout de suite deviné que ce ne serait pas le cas. Ce nom lui avait rappelé
le jeune homme pensif et sérieux qui, pour l’adolescente consciente de son pouvoir de
séduction qu’elle était, avait représenté un véritable défi. Sa confiance en elle l’avait poussée à
agir sans vergogne et avec succès, mais à quel prix ? Ils l’avaient payé cher, l’un et l’autre.
A dix-sept ans, la tête emplie de rêves, elle s’imaginait à la tête d’une immense fortune après
une carrière aussi glorieuse que fulgurante, habitant une grande et confortable maison. La
réalité était une modeste pension dans un quartier de Londres peu agréable, où le seul confort
était la gentillesse de Daisy, sa propriétaire.
*
*     *
Lorsque le taxi s’arrêta devant la maison, un rideau de dentelle défraîchie se souleva à l’une des
fenêtres du rez-de-chaussée. Daisy guettait leur retour…
Elinor aida Hetta à descendre. Il y a peu de temps encore, celle-ci aurait protesté qu’elle
pouvait se débrouiller. S’en serait suivie l’inévitable prise de bec qui aurait mené Elinor au bord
des larmes. Mais, aujourd’hui, Hetta n’avait plus la force d’argumenter. Elle se contentait
d’obéir docilement, ce qui était bien pire.
Daisy ouvrit la porte d’entrée.
— J’ai mis de l’eau à chauffer pour le thé. Venez donc le prendre avec moi.
Agée d’une cinquantaine d’années et veuve depuis bien longtemps, Daisy possédait un cœur
d’or. Elle gagnait tant bien que mal de quoi vivre grâce à sa pension de famille qui, en plus
d’Elinor et Hetta, abritait un couple de jeunes mariés, deux étudiants et M. Jenson, un locataire
à qui Daisy menait une guerre sans merci parce qu’il fumait dans son lit et s’endormait souvent
sans éteindre sa cigarette.
Quand la maison était pleine, Daisy ne disposait plus que d’une petite pièce voisine de la
cuisine. Sa générosité était inversement proportionnée à la taille de son domaine, et elle
considérait Elinor et Hetta comme ses propres enfants. Elinor travaillait comme esthéticienne à
domicile et, lorsqu’elle partait pour la journée, Daisy gardait Hetta pour lui éviter des frais de
baby-sitter.
Fatiguée par le trajet, Hetta s’endormit presque aussitôt sur le canapé. Les deux femmes
s’éclipsèrent dans la cuisine pour pouvoir bavarder à leur aise sans risque d’être entendues.
— As-tu vu Elmer Rylance en personne ou as-tu été reçue par un membre de son équipe ?
s’enquit Daisy sans préambule.
— Il m’a reçue en personne, mais il paraît que c’est mauvais signe.
— Ne dis pas de bêtises ! Il est bien trop tôt pour émettre ce genre de pronostic.
— Hetta a besoin d’une greffe cardiaque de toute urgence. S’il n’y a pas de donneur d’ici à
quatre mois…
Un sanglot empêcha Elinor de poursuivre. Daisy la serra contre son ample poitrine pour la
rassurer.
— On en trouvera un, j’en suis certaine.
— Le professeur Rylance a fait l’impossible pour me rassurer, mais, en fait, il n’y a aucune
garantie de réussite. Il faudrait un miracle, et il y a longtemps que je n’y crois plus.
— Moi si ! décréta Daisy. Tout finira par s’arranger, tu verras.
Elinor se mit à rire à travers ses larmes.
— Ne me dis pas que tu as encore consulté tes cartes de tarot !
Quand elle ne s’occupait pas de la pension, Daisy s’adonnait à la cartomancie et à
l’interprétation des signes du zodiaque. Elle avait une confiance aveugle dans ce qu’elle lisait et
prétendait que cela lui permettait de conserver son optimisme.
— Je les ai tirées pendant que vous étiez à l’hôpital. La chance te sourira bientôt, ma belle, mais
elle te surprendra au moment où tu t’y attends le moins.
— Rien ne me surprend plus, murmura Elinor en s’essuyant les yeux. Remarque…
— Quoi donc ?
— J’ai cru voir un fantôme aujourd’hui.
— Quel genre de fantôme ?
— Peu importe… Je deviens aussi fantasque que toi.
— Il n’est pas juste que tu sois seule pour affronter cette épreuve.
— Je ne suis pas seule puisque tu es là.
— Il te faudrait un homme. Le père d’Hetta, par exemple.
— Moins j’entends parler de Tom Landers, mieux je me porte. Je n’aurais jamais dû l’épouser.
Mon deuxième mari a été tout aussi désastreux que le premier, et avant…
La voix d’Elinor s’éteignit.
— Et avant ? répéta Daisy.
— C’est moi qui ai été responsable du désastre. Il m’aimait et voulait m’épouser. Je lui ai brisé
le cœur en refusant.
— Si tu ne l’aimais pas, tu n’y peux rien.
— Mais si, je l’aimais ! Je l’aimais comme je n’ai jamais aimé personne, Hetta mise à part.
Malheureusement, je ne l’ai compris que trop tard.
Un gémissement angoissé monta de la gorge d’Elinor.
— Oh, Daisy, j’avais l’homme le plus merveilleux de la terre à mes pieds et j’ai tout gâché.
*
*     *
Plusieurs sortes de fantômes tourmentaient Elinor. Parfois, il s’agissait de celui qu’elle avait
aimé et qui lui rappelait ce qui aurait pu être. Parfois, c’était l’ombre d’elle-même, Ellie
l’insouciante, Ellie à qui tout souriait, qui lui demandait des comptes d’un ton accusateur en lui
reprochant d’avoir dilapidé ses rêves.
Elle interrogeait alors le passé pour s’efforcer de comprendre.
A l’approche de ses dix-sept ans, Ellie Foster trouvait que la vie avait un goût de paradis.
Personne ne roulait sur l’or dans son entourage, mais on se débrouillait vaille que vaille avec un
optimisme à toute épreuve. Un profond sentiment de liberté l’habitait depuis qu’elle avait
décidé d’arrêter ses études. Sa mère avait bien essayé de la persuader de les poursuivre, mais
elle avait repoussé cette perspective avec horreur. Pourquoi s’ennuyer sur les bancs du lycée
quand elle pouvait gagner sa vie en travaillant au rayon parfumerie d’un grand magasin ? Cet
emploi lui procurait non seulement de l’argent de poche qu’elle pouvait dépenser à sa guise,
mais il lui donnait un sentiment d’indépendance auquel elle n’était prête à renoncer pour rien
au monde.
Sans orgueil mal placé ni fausse modestie, elle n’ignorait pas les atouts dont la nature l’avait
dotée. Une silhouette aux rondeurs harmonieuses, des jambes interminables, des cheveux
blonds comme les blés qui cascadaient sur ses épaules, des yeux immenses d’un bleu profond
et une bouche dont le sourire possédait un pouvoir fascinant.
Les garçons lui tournaient autour, certains assez audacieux pour essayer de lui voler un baiser,
d’autres, plus timides, se contentant de la contempler avec adoration sans oser l’approcher.
Consciente de son succès, elle s’amusait de ce ballet dont elle menait la danse avec un art
consommé.
Chaque fois qu’elle se penchait vers son passé, Elinor était consternée par son ignorance et sa
naïveté. Comment avait-elle pu s’imaginer qu’elle pourrait conquérir le monde avec ces armes
ridicules ? Pour son malheur, personne n’avait cherché à la détromper. Surtout pas la cohorte
d’adolescents énamourés qui la suivaient comme des chiots.
Côté garçons, sa petite bande se composait de Pete, Clive et Johnny. Côté filles, il y avait Grace,
la sœur de Johnny, et Kathy qui s’était jointe à eux parce que faire partie de l’entourage d’Ellie
lui conférait un certain statut. Naturellement, elle-même s’était imposée comme chef, et
personne n’y trouvait rien à redire.
Tout ce petit monde arpentait les rues de Markton, petite ville provinciale sans caractère où
Ellie était née et où elle n’avait pas l’intention de faire de vieux os. Même si son avenir
demeurait encore flou, elle ne doutait pas que la gloire l’attendait. Elle deviendrait
célèbre — que ce soit comme mannequin ou comme présentatrice à la télévision. Son emploi
de vendeuse au rayon parfumerie n’était que la première étape d’une ascension vertigineuse.
La capitale l’appelait et, lorsqu’elle l’aurait conquise, elle s’attaquerait au monde.
Sa soirée d’anniversaire devait se dérouler chez Grace, dont la maison était plus spacieuse et
dont les dix-sept ans tombaient la même semaine. Par souci de simplicité, les parents avaient
décidé de recevoir ensemble. Pour l’occasion, Ellie avait acheté un fourreau lamé or au
décolleté audacieux qui avait soulevé les cris de protestation de sa mère.
— On ne s’habille pas comme une nonne pour aller à une soirée, maman !
— Ton décolleté frise l’indécence et la jupe est bien trop courte.
— Il faut bien se mettre en valeur !
— Dans ma jeunesse, seul un certain genre de femmes osait porter des tenues aussi
provocantes.
Ellie avait salué cette repartie d’un éclat de rire moqueur puis elle avait embrassé sa mère.
— Tu n’en as jamais mis quand tu avais mon âge ?
— Si je l’avais fait, ton père ne l’aurait pas supporté. Il n’a jamais apprécié les filles qui jouent
les vamps.
— Tu veux dire qu’il était déjà aussi barbant que maintenant ?
— Il était déjà aussi délicieux, aussi gentil et prévenant.
— Comment peux-tu dire ça alors qu’il voulait t’empêcher de t’amuser ?
— C’est faux. Il préférait que je m’amuse avec lui, c’est tout. Nous nous aimions. Tu
comprendras quand tu rencontreras l’homme de ta vie. Tu n’auras pas envie de t’amuser sans
lui.
— Peut-être, mais je n’ai aucune envie de le rencontrer avant d’avoir profité des bons côtés de
la vie.
Par une étrange ironie, le sort avait voulu qu’elle prononce ces paroles le soir où, justement,
elle allait croiser l’homme de sa vie. Malheureusement, elle ne saisit la pertinence de ces
propos que trop tard.
— Je te souhaite de tout cœur de t’amuser, avait conclu sa mère en l’embrassant. Après tout,
on n’est jeune qu’une fois.
La soirée démarra sur les chapeaux de roues et, très vite, la fête battit son plein. Les parents
restèrent une petite heure avant de s’éclipser discrètement. Dès qu’ils furent partis, le volume
sonore devint assourdissant, et les bouteilles d’alcool surgirent comme par magie. Malgré son
insouciance, Ellie refusa de boire pour garder les idées claires et ne pas perdre une miette de
sa soirée.
Les couples se déhanchaient avec une énergie joyeuse qui se faisait plus lascive quand le
rythme devenait langoureux. Ellie faisait corps avec la musique dont elle accompagnait les
moindres nuances avec une sensualité naturelle. Pete dansait avec elle et ses yeux ne quittaient
pas les ondulations gracieuses de sa silhouette.
Au début, elle remarqua d’un œil distrait l’inconnu qui se tenait au seuil de la pièce. Puis, en
pivotant sur elle-même, elle se trouva brusquement face à lui. Il dominait tout le monde d’une
bonne tête et paraissait plus âgé, d’autant qu’il portait un jean et une chemise dont le
classicisme détonnaient au milieu des accoutrements fantaisistes des uns et des autres.
Le petit sourire condescendant qu’il arborait au coin des lèvres agaça prodigieusement Ellie. S’il
avait appartenu à une autre génération, ce mépris l’aurait laissée indifférente, mais il devait
avoir à peine vingt ans et lui parut bien trop jeune pour arborer cet air supérieur.
Elle ne se serait pas non plus intéressée à lui s’il avait été quelconque. Mais ce sourire insultant
mettait en valeur des lèvres superbes, et les traits du visage de cet inconnu — un peu
irréguliers, mais beaux précisément à cause de cela — retinrent son attention. Quant à ses yeux
sombres et expressifs, ils auraient dû l’admirer au lieu de balayer la pièce sans s’arrêter sur
personne.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle à Pete pendant une accalmie musicale.
— Andrew, le frère aîné de Johnny et de Grace. Il est médecin, alors on ne le voit pas souvent.
En apercevant son frère, Johnny se dirigea vers lui pour lui proposer de se joindre à la fête. Le
nouveau venu esquissa une grimace éloquente.
— Tu plaisantes ! l’entendit s’exclamer Ellie.
— Allez, viens t’amuser avec nous.
— Je te remercie, mais j’ai passé l’âge de jouer dans la cour de récréation.
Hérissée par cette réponse, Ellie se déhancha de plus belle pour lui prouver que la cour de
récréation n’était pas fréquentée que par des gamins. Sa démonstration éblouissante lui valut
des sifflements admiratifs des garçons et les coups d’œil furieux des filles, mais, quand le
morceau s’arrêta, Andrew avait disparu.
Loin de s’avouer vaincue, elle partit à sa recherche et le trouva dans la cuisine en train de lire
tout en mangeant un sandwich, devant une tasse de thé.
Sa première offensive ayant échoué, elle décida de changer de tactique, persuadée que le
charme serait bien plus efficace.
— Pourquoi te caches-tu ici au lieu d’être avec nous ? lança-t-elle.
Andrew leva la tête de son livre en lui adressant un regard vague, comme s’il avait le plus grand
mal à s’arracher à sa lecture.
— Pardon ?
— Viens t’amuser au lieu de jouer les rabat-joie.
— Je préfère jouer les rabat-joie ici que là-bas.
— Rien ne t’y oblige ! Cela fait du bien de se détendre.
— En buvant n’importe quoi et en se contorsionnant de façon ridicule ? Très peu pour moi,
merci. J’ai donné pendant ma première année d’université, et l’expérience m’a suffi.
Sur ce commentaire désobligeant, il se replongea dans son livre. Piquée au vif, Ellie riposta d’un
ton aigre-doux :
— Dis tout de suite que nous t’ennuyons.
— Il n’y a que la vérité qui blesse.
Puis, conscient d’être allé trop loin, il la dévisagea avec un sourire désarmant.
— Excuse-moi, je ne voulais pas être désagréable. En quel honneur, cette soirée ?
— Nous fêtons mon anniversaire et celui de Grace.
— Quel âge as-tu ?
— Dix-neuf ans.
Le regard sceptique qui la fixa la fit rougir.
— Pas tout à fait dix-neuf, admit-elle à contrecœur.
Sans rien dire, Andrew détailla sa silhouette puis s’attarda sur son visage.
— Même pas dix-huit, je présume.
— Dix-sept aujourd’hui.
— Ne prends pas cet air sinistre. C’est le bel âge !
— Qu’en sais-tu ? Je parie que tu ne les as jamais eus.
Il éclata de rire et, soudain, il parut incroyablement jeune et séduisant.
— Si, mais il y a longtemps.
— Tu m’as l’air très vieux, en effet, répliqua-t-elle avec ironie.
— J’ai vingt-six ans. Un âge canonique pour toi, je suppose.
— Pas du tout ! Je préfère les garçons plus âgés que moi. Ils sont bien plus intéressants.
Elle se jucha sur la table en croisant les jambes pour qu’il puisse admirer leur galbe. Les yeux
noirs d’Andrew croisèrent les siens.
— C’est vrai ?
— Puisque je te le dis.
— Retourne donc t’amuser et fais attention à ce que tu bois.
— Cela ne regarde que moi, riposta-t-elle d’un ton de défi.
— Dans ce cas, bonne gueule de bois.
Le regard furibond dont elle le gratifia n’eut aucun effet, car Andrew s’était déjà replongé dans
son livre. Vexée, elle sortit de la cuisine en claquant la porte et alla trouver Johnny qui officiait
au bar.
— Ton frère est odieux.
— C’est un euphémisme ! Il est tellement sérieux qu’il a un effet soporifique sur tous ceux qu’il
approche. Je me demande pourquoi il est rentré à la maison ce soir alors qu’il est en pleine
révision pour ses examens.
— Je croyais qu’il était déjà médecin.
— Il a terminé le cursus classique l’été dernier, mais il prépare l’internat. De toute façon, il
passe sa vie à étudier, alors oublie-le et amuse-toi. Tiens, prends un peu de whisky.
Encore sous le coup de la dernière réplique d’Andrew, Ellie vida son verre d’un trait, puis
demanda à Johnny de le remplir de nouveau et répéta l’opération.
Agrippant discrètement le rebord de la table pour ne pas montrer à quel point l’alcool lui
tournait la tête, elle prit une grande inspiration et tendit de nouveau son verre.
— Encore !
Johnny s’exécuta. Quand des applaudissements s’élevèrent, il n’en fallut pas plus pour qu’elle
prenne la bouteille et boive au goulot.
En retournant danser, elle se sentait en état d’apesanteur. Son corps se mouvait tout seul, et
les partenaires se succédaient sans qu’elle leur prête la moindre attention, parce qu’aucun
d’eux n’était celui qu’elle aurait souhaité avoir.
Soudain, un bras lui enlaça la taille pour l’entraîner vers la porte. Elle avait la vue tellement
brouillée qu’elle ne reconnut même pas son compagnon.
— Qui es-tu ?
— Tu le sais bien, lui susurra une voix masculine à l’oreille.
— Ah bon ?
— Bien sûr… Tes yeux m’ont promis beaucoup de choses, ce soir. Viens… Hé, fiche le camp, toi !
Ces derniers mots s’adressaient à quelqu’un qui venait de surgir brusquement et arrachait Ellie
des bras du garçon.
— C’est à toi de déguerpir, décréta Andrew d’une voix calme.
— Dis donc…
— Décampe, sinon tu risques de le regretter.
— Ecoute-le, dit Ellie. Il est médecin, alors il sait de quoi il parle.
Prise d’une crise de fou rire nerveux, elle se mit à pouffer. Un autre bras se glissa autour de sa
taille, infiniment plus ferme que le précédent.
— Merci d’être venu à ma rescousse, murmura-t-elle à Andrew.
— Qu’est-ce que tu as bu ? s’enquit-il d’un ton sévère.
— Pas la moindre idée. C’est une soirée, tu sais…
— Et alors ? C’est une raison pour ingurgiter n’importe quoi et se comporter comme une
idiote ?
— C’est moi que tu traites d’idiote ?
— Oui.
— Laisse-moi ! Je peux m’occuper de moi toute seule.
— Pas en ce moment. Viens.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Ellie fut propulsée vers la porte sans
ménagement.
— Lâche-moi, voyons ! Que fais-tu ?
— Je te ramène chez toi.
— Je ne veux pas rentrer. Laisse-moi !
— Inutile de te débattre, je suis plus fort que toi.
— Au secours ! hurla Ellie. Débarrassez-moi de ce type !
Aussitôt, Pete se plaça en travers de leur chemin d’un air menaçant.
— Où emmènes-tu ma petite amie ? lança-t-il d’un ton agressif.
— Je ne suis pas ta petite amie ! s’indigna Ellie. Je n’ai jamais…
— Taisez-vous ! ordonna Andrew. Je vois mal comment elle serait ta petite amie alors que tu es
incapable de l’empêcher de faire des bêtises.
Il resserra sa prise autour de la taille d’Ellie quand elle voulut se dégager et poursuivit :
— Quant à toi, tu es trop jeune pour être la petite amie de qui que ce soit. Tu n’es qu’une
gamine qui s’essaie à singer les adultes dans une tenue qui n’est pas de son âge. Maintenant,
sortons d’ici.
— Il n’en est pas question.
— Je ne te demande pas ton avis.
— Tu le regretteras.
— Pas tant que toi si je ne te ramène pas.
Ellie redoubla d’efforts pour s’échapper. Andrew la souleva sans autre forme de procès et se
dirigea vers l’entrée. Malgré son vertige, Ellie perçut nettement les ricanements de ses amis
devant le traitement qu’on lui réservait.
A son grand soulagement, Johnny apparut pour leur barrer le chemin.
— Pose-la, Andrew. C’est ma petite amie.
— Encore ? Ecoute, Johnny, nous discuterons de ça plus tard. Pour l’instant, je ramène Ellie
chez elle. Au moins, elle y sera en sécurité. Quelle est son adresse ?
— Ne dis rien, Johnny ! tempêta Ellie en martelant le dos d’Andrew de coups de poing.
En voyant l’expression de son aîné, Johnny fournit l’information avec un empressement
révoltant. Avant qu’Ellie puisse lui signifier sa façon de penser, elle était dehors. L’éclat de rire
général qui salua sa sortie accrut sa fureur.
Andrew se dirigea vers une vieille camionnette délabrée et l’installa sur le siège passager. Dès
qu’elle fut assise, elle ouvrit la porte pour s’enfuir, mais il la referma de nouveau.
— A toi de choisir entre la manière douce ou la manière forte, lança-t-il. Soit tu restes
gentiment assise sur ton siège, soit je t’enferme à l’arrière jusqu’à ce que nous soyons chez toi.
— Tu n’oserais pas.!
Un large sourire étira les lèvres d’Andrew.
— Tu crois ça ?
Impressionnée malgré elle, Ellie se recroquevilla sur son siège d’un air renfrogné.
Quand il la rejoignit à l’intérieur, elle garda un silence boudeur. Dès que la voiture démarra,
tout se mit à tourner. Saisie d’un vertige abominable, elle rejeta la tête en arrière et ferma les
yeux.
2.

— Ça va, ma chérie ?


Une migraine effroyable martelait les tempes d’Ellie. Quand le visage de sa mère se pencha sur
elle, elle s’aperçut avec stupeur qu’elle n’était plus dans la camionnette mais dans son lit.
— Comment suis-je arrivée… Oh, mon Dieu !
En proie à une épouvantable nausée, elle eut tout juste le temps de se ruer vers la salle de
bains.
Après s’être passé le visage à l’eau fraîche, elle constata qu’elle se trouvait en sous-vêtements
et que la dentelle blanche ne cachait pas grand-chose de son anatomie.
Quand l’avait-on déshabillée ? Et, surtout, qui et comment ?
La mine pensive, elle revint dans sa chambre où sa mère l’attendait avec une tasse de thé.
— Andrew nous a dit que tu t’étais sentie mal et que tu lui avais demandé de te ramener juste
avant de perdre connaissance, mais je me demandais si tu n’avais pas trop bu. Enfin, peu
importe puisque tu es revenue à bon port. En tout cas, j’ai trouvé ton cavalier charmant.
Ellie contempla sa robe soigneusement suspendue sur un cintre en pestant tout bas. Si sa mère
savait qu’il avait profité de son inconscience pour lui enlever ses vêtements, elle trouverait sans
doute Andrew beaucoup moins charmant.
— Que t’a-t-il raconté ? marmonna-t-elle.
— Que tu étais montée droit dans ta chambre. Ensuite, il a attendu notre retour dans le salon
pour nous expliquer qu’il était inutile de rester debout puisque tu étais là. J’ignorais que le
frère aîné de Grace et Johnny était médecin. Cela m’a étonnée. En général, tu préfères les
garçons plus exubérants.
Ellie leva les yeux au ciel.
— Je l’ai rencontré hier soir, alors ne va pas t’imaginer Dieu sait quoi !
— En attendant, c’est à lui que tu t’es adressée quand tu as eu besoin d’aide. Je suis contente
de voir que tu gagnes en discernement avec l’âge.
Ellie accueillit cette remarque comme une insulte.
— J’ai dix-sept ans, maman ! Il coulera de l’eau sous les ponts avant que je m’intéresse à
quelqu’un d’aussi ennuyeux. Il se trouve simplement qu’il était le seul à avoir une voiture.
— Peut-être, mais pour que tu aies accepté de monter dans cette camionnette en piteux état tu
as dû vraiment l’apprécier.
Mal à l’aise, Ellie se passa la main sur les yeux.
— Je ne me sens pas très bien. Je crois que je vais dormir encore un peu.
Dès que sa mère quitta la pièce, Ellie s’enfouit sous sa couette en étouffant un bâillement. Juste
avant de s’endormir, elle se souvint de l’inconnu qui avait voulu l’entraîner avant qu’Andrew
n’intervienne. Elle comprit alors que, si elle s’était évanouie avec lui, il ne se serait pas contenté
de la ramener chez elle et de la mettre au lit. Elle ne conservait aucun souvenir du moment où
Andrew lui avait enlevé ses vêtements, mais il lui avait probablement évité un sort bien pire.
Un rêve dérangeant hanta son sommeil. Elle se trouvait dans une voiture qui s’arrêtait
subitement. La portière s’ouvrait, et un homme la soulevait dans ses bras comme si elle ne
pesait pas plus lourd qu’une plume. Ensuite, il y avait le cliquetis de la porte d’entrée, puis
l’ascension d’un escalier. En proie à une merveilleuse impression de bien-être, elle glissait un
bras derrière la nuque de l’inconnu. Sa joue reposait contre son torse et elle percevait les
battements sourds de son cœur. Peu après, il la déposait en douceur sur son lit. Le visage de
son compagnon lui apparaissait, tantôt brouillé, tantôt très net, mais toujours sérieux, avec une
expression intense qu’elle ne pouvait déchiffrer.
*
*     *
Cette première gueule de bois lui laissa un souvenir mémorable et très désagréable. Lorsqu’elle
émergea, en fin d’après-midi, elle était persuadée qu’Andrew passerait pour prendre de ses
nouvelles. Et, si, d’un côté, elle appréhendait de le revoir à cause des circonstances de leur
rencontre, de l’autre son cœur s’emballait dès qu’elle pensait à lui.
Pour lui faire oublier l’adolescente qui avait suscité son mépris, elle choisit à dessein une tenue
très sage et se contenta d’une touche de gloss sur les lèvres. Cette sobriété l’intriguerait sans
doute assez pour qu’il engage la conversation. Il s’apercevrait alors qu’elle était aussi
intelligente que belle, il deviendrait son esclave, et elle se vengerait qu’il ait pu la considérer
comme une gamine sans intérêt.
A sa grande déception, ce ne fut pas Andrew mais Johnny qui passa.
— Salut, Ellie. Tu te sens mieux ? Tu avais l’air mal en point hier soir.
— Je me demande bien pourquoi.
— Je sais, c’est ma faute. Andrew m’a passé un sacré savon.
— Ah bon ? Qu’a-t-il dit ?
— Les trucs habituels. On ne donne pas d’alcool à une petite idiote qui n’a pas deux sous de
cervelle, on s’occupe de ses amis, on…
— Merci, j’ai compris le message.
Malgré son indignation, Ellie suggéra :
— Si on retournait chez toi ? Comme ça, je pourrais le remercier.
— Il n’est plus là. Il est parti retrouver sa petite amie, ce matin.
— Ah ? Quand reviendra-t-il ?
— Aucune idée. Lilian prépare les mêmes examens que lui, alors j’imagine qu’ils vont réviser
ensemble. Seulement réviser, remarque. Mon frère a de la glace dans les veines.
Une image s’imposa à Ellie dans un éclair. Celle du visage d’Andrew penché sur elle tandis qu’il
la déshabillait. Le regard de braise qui la fixait contredisait les propos de Johnny.
L’image s’effaça aussi vite qu’elle était venue. Encore sous le choc, elle contempla Johnny,
étonnée qu’il lui paraisse soudain terriblement puéril et stupéfaite d’avoir pu être flattée par
l’admiration qu’il lui portait.
Pourtant, elle ne le quitta pas d’une semelle et dîna tous les soirs chez lui dans l’espoir
qu’Andrew réapparaîtrait. Au bout de quatre jours de ce manège, elle déclara forfait et
demanda à Mme Blake de quoi écrire pour remercier son fils, puisqu’elle n’avait pu le faire de
vive voix.
Assise à la table de la cuisine, elle se lança après quelques secondes de réflexion :
« Cher Andrew,
» Je te dois des remerciements pour l’aide que tu m’as apportée lors de ma soirée
d’anniversaire. »
Tout en mâchonnant son crayon, elle relut cette première phrase avec satisfaction. Les termes
mesurés ne révélaient rien des reproches qu’elle lui adressait au fond d’elle-même pour ne pas
avoir donné signe de vie depuis.
— Il y a deux « m » à incommensurable, un accent aigu sur le premier « e » de éternel et deux
fois un seul « t » à gratitude.
Ellie sursauta en entendant par-dessus son épaule cette voix qu’elle aurait reconnue entre
toutes. Repoussant sa chaise, elle se leva d’un bond pour faire face à Andrew.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Elle était furieuse d’être surprise. Aucun des scénarios qu’elle avait prévus ne correspondait à
cette scène, comme si on lui avait donné le mauvais script.
Pourtant, le visage d’Andrew appartenait au bon scénario, lui. Il avait beau avoir les traits tirés
de ceux qui travaillent beaucoup, la flamme qui brûlait dans ses yeux lui réchauffa le cœur.
— J’étais en train de t’écrire pour te remercier, expliqua-t-elle, mais je ne parle pas de gratitude
éternelle et incommensurable.
Andrew s’empara de la feuille pour lire les quelques lignes qu’elle avait griffonnées.
— Parce que tu n’étais pas encore arrivée à ce passage.
— Je m’efforce de faire les choses bien, alors tu n’as pas le droit de te moquer de moi. Je
t’aurais remercié de vive voix si tu avais été là le lendemain.
— J’ai pensé qu’il valait mieux me faire discret.
Une flambée de chaleur submergea Ellie devant cette allusion à la façon dont il l’avait dévêtue.
Elle se détourna pour qu’il ne voie pas ses joues cramoisies.
A cet instant, le reste de la famille envahit la cuisine. La mère d’Andrew se jeta à son cou.
— Je croyais que tu serais absent jusqu’à la fin de la semaine !
— Tu me connais, je change souvent de projet au dernier moment.
— Laisse-moi rire ! Une fois que tu as décidé quelque chose, il est impossible de te faire
changer d’avis.
Pour toute réponse, Andrew répliqua par ce sourire calme qu’Ellie commençait à connaître et
qui signifiait qu’il se moquait éperdument de l’opinion des autres.
— Je plains cette pauvre Lilian si elle t’épouse, lança Grace d’un ton taquin.
— Elle a bien trop de bon sens pour se marier avec moi.
— Est-ce tout ce que tu trouves à dire sur l’amour de ta vie ? Tu n’es pas dans tous tes états
quand tu la vois ? Ton pouls ne s’affole pas ?
— Celui qui a inventé les petites sœurs devrait être supprimé de la face de la terre, observa
Andrew.
— Ne me parle pas comme à un bébé ! J’ai dix-sept ans, je te signale.
— C’est bien ce que je disais, riposta Andrew.
La mine pincée, Grace prit Ellie par le bras.
— Viens dans ma chambre écouter le disque que je viens d’acheter.
Mais cela ne disait rien à Ellie. Elle était prête à n’importe quoi pour rester avec Andrew et ne
pas être associée à une « petite » sœur.
— Si nous aidions plutôt ta mère à mettre le couvert ?
*
*     *
Après le dîner, tout le monde alla dans le jardin regarder les lucioles. Quand les autres
décidèrent de rentrer, Ellie effleura le bras d’Andrew pour le retenir.
— Je ne t’ai pas remercié correctement pour la soirée.
Malgré l’obscurité, elle distingua son sourire.
— Sur le moment, tu n’étais pas très reconnaissante.
— Je n’étais pas tout à fait moi-même.
— Je ne te le fais pas dire ! Ce n’était pas joli à voir. Il est dangereux de boire inconsidérément.
— En effet. Je pourrais tomber sur un individu sans scrupules qui profiterait de mon
inconscience pour me déshabiller, par exemple.
Sans pouvoir bien se l’expliquer, Ellie éprouvait le besoin d’aborder le sujet.
— Pourquoi cette remarque ? Tu veux savoir si j’ai abusé de toi ?
Ellie lui adressa un sourire provocant.
— Est-ce le cas ?
— Cesse ce petit jeu, Ellie. Tu es trop jeune et trop ignorante des hommes pour te risquer à ce
genre de conversation.
— Comment ça, me risquer ?
— Certains hommes résistent mal à la provocation.
— En bref, tu refuses de me dire si tu m’as séduite.
— Tu sais très bien que non ! répliqua-t-il avec colère. Si c’était le cas, tu le saurais.
— Pourquoi t’es-tu donné le mal de me déshabiller, alors ?
— Si je ne l’avais pas fait, ta mère aurait deviné que tu n’étais pas en état d’enlever tes
vêtements. J’ai fait en sorte que tout ait l’air normal. De toute façon, je suis médecin, alors j’ai
l’habitude de voir des gens dans le plus simple appareil. Une personne de plus ou de moins ne
fait aucune différence pour moi.
Ellie le fusilla du regard. Elle voulait justement que cela change quelque chose pour lui.
A cet instant, Grace appela de la maison.
— Andrew, Lilian au téléphone pour toi !
Tous deux se hâtèrent vers la maison. Ellie ne put s’empêcher de tendre l’oreille pour écouter
le début de la conversation.
— Lilian ? Oui, je suis bien arrivé. Oui, c’était merveilleux… Comment ?
Le petit rire qui ponctua cette question atteignit Ellie en plein cœur. Elle se figea, parcourue de
sensations nouvelles qu’elle ne parvenait pas plus à maîtriser qu’à identifier. Andrew était un
homme, et non un garçon de son âge. Il provoquait en elle une sourde excitation, l’intriguait,
l’attirait, mais son attitude condescendante la blessait.
Par dépit, elle se promit de faire en sorte qu’il tombe éperdument amoureux d’elle. Alors, il
cesserait de la traiter comme une petite fille.
*
*     *
Le crépuscule tombait lorsque Andrew s’engagea dans l’allée qui menait à la maison. Avec ses
murs recouverts de lierre et ses dix chambres, elle reflétait sa réussite professionnelle.
Pourtant, depuis le départ de sa femme et de son fils, il y passait de moins en moins de temps
et préférait dormir dans l’appartement qu’il avait acheté à deux pas de l’hôpital.
De toute façon, il ne s’était jamais senti chez lui dans cette demeure, il ne l’avait achetée que
pour satisfaire les envies de grandeur et de luxe de Myra. En tant qu’épouse du plus jeune
spécialiste en chirurgie cardiaque du pays, elle avait estimé qu’il lui fallait une résidence
appropriée. Andrew avait rechigné devant la taille gigantesque de la propriété, mais Myra avait
tellement insisté qu’il avait cédé, comme d’habitude : ne pas faire d’histoires n’était-il pas le
meilleur moyen de lui cacher que les sentiments qu’elle lui inspirait étaient morts, si tant est
qu’ils aient jamais vécu ?
Pendant quelque temps, elle s’était amusée à jouer les châtelaines, allant jusqu’à baptiser la
maison du nom de Oaks. Elle avait acheté un poney pour Simon et lui avait appris à monter
dans le parc. Mais il était déjà trop tard : leur mariage déjà mal en point touchait à son terme
et, au moment du divorce, Myra n’avait même pas voulu garder la maison.
Il se servait une tasse de café quand son téléphone portable se manifesta. Dès qu’il reconnut la
voix de Myra, la migraine qu’il sentait pointer depuis un moment se déclara.
— Tu es toujours aussi difficile à joindre, Andrew. Où es-tu ?
— A la maison.
— Pourquoi ne te décides-tu pas à la vendre ? Cela te simplifierait la vie.
— Aucune idée.
— J’appelle pour m’assurer que ça tient toujours pour le week-end prochain. Simon est
impatient de te voir.
— Justement, je voulais t’appeler à ce sujet.
— Si c’est pour annuler, tu perds ton temps. Ton fils a besoin de toi.
— Je dois travailler à l’hôpital. Explique-le à Simon, il comprendra.
— Il comprend surtout qu’il figure en dernier sur ta liste de priorités.
— C’est faux !
— Je t’en prie ! Je savais en t’épousant que ton travail passerait toujours en premier et j’ai fait
mon choix en toute connaissance de cause, mais pas Simon. Il a le droit d’avoir un père et
besoin de se sentir aimé.
— Ne commence pas à insinuer que je n’aime pas mon fils ! tonna Andrew.
— Comme si c’était nécessaire ! Tes actes parlent pour toi. Chaque fois que tu le laisses
tomber…
— Passe-le-moi, je veux lui parler.
La conversation avec son fils fut un désastre. La politesse de Simon à son égard lui fit froid dans
le dos. Plus que jamais, il eut conscience du fossé qui se creusait entre eux sans pour autant
savoir comment le combler.
Déprimé et épuisé par cette conversation, il raccrocha avec un soupir de lassitude, fit chauffer
un plat surgelé au microondes et s’assit devant son ordinateur, son assiette à côté de lui.
Pendant deux heures, il travailla d’arrache-pied et ne s’arrêta que lorsque sa migraine devint si
forte qu’il fut incapable d’aligner deux pensées cohérentes.
La mine sombre, il s’interrogea sur la cause de cette fatigue inhabituelle, sur ce sentiment
persistant d’inutilité qui l’habitait. Les impératifs liés à sa profession étaient lourds, mais il en
avait toujours été ainsi. La pression, le stress, les décisions à prendre sur le vif, les questions de
vie ou de mort constituaient son lot quotidien. Pourtant, pour la première fois de sa carrière, il
se demanda s’il était en mesure de faire face à ces responsabilités écrasantes.
Fallait-il lier cette soudaine baisse de confiance en lui à cette fugitive confrontation dans le
couloir de l’hôpital avec un passé qu’il croyait enterré depuis longtemps ?
Enterré mais pas mort, manifestement.
D’une main fébrile, il ouvrit un tiroir et en sortit une enveloppe contenant des photos. En proie
à une étrange réticence, il la considéra sans l’ouvrir, puis renversa le contenu d’un geste
brusque et contempla les visages épanouis d’une jeune fille et d’un jeune homme qui souriaient
à l’objectif comme si le monde leur appartenait.
Les cheveux couleur d’épi mûr d’Ellie ruisselaient sur ses épaules, son visage rayonnait. Plus
que sa beauté, c’était la joie de vivre qui émanait d’elle qui frappait. Elle offrait un concentré
de féminité, de jeunesse et de bonheur qui semblait promettre à tout homme qui
l’approcherait une félicité éternelle.
A cette pensée, un petit sourire amer se dessina sur les lèvres d’Andrew. Il avait senti cette
flamme. Il s’y était réchauffé puis brûlé, avant de la voir mourir.
Son regard s’attarda sur les traits rieurs de la jeune fille, tandis qu’il essayait de faire le lien avec
la femme entrevue à l’hôpital. Il étudia ses yeux, en s’efforçant d’y déceler la trace de cet
amour auquel il avait cru autrefois. Sur tous les clichés, l’homme n’avait d’yeux que pour elle,
comme si rien d’autre au monde n’existait pour lui. Une expression d’adoration dans le regard,
il lui enlaçait la taille, lui caressait le visage ou l’embrassait.
Une folle envie de secouer ce jeune crétin pour le mettre en garde s’empara d’Andrew. Il ne
fallait pas qu’il se laisse ensorceler par cette jeunesse dont l’innocence n’était qu’apparente, il
fallait l’avertir que cette femme lui briserait le cœur en se moquant de lui.
Quand il avait aperçu Ellie pour la première fois à la soirée, elle dansait en riant, la tête rejetée
en arrière, les yeux étincelants. Il lui avait semblé qu’elle incarnait tout ce à quoi il avait
renoncé le jour où il avait décidé de devenir le meilleur médecin du pays. Aiguillonné par cette
ambition, il s’était lancé dans les études à corps perdu en refusant les plaisirs faciles.
Et puis, sans prévenir, une fée avait fait irruption dans sa vie. Sans prévenir non plus, le regret
de ce qu’il avait rejeté l’avait submergé. Alors, il s’était enfui dans la cuisine pour échapper à
cette vision.
Elle était venue l’y retrouver, si belle, si lumineuse, qu’il avait su aussitôt qu’elle représentait
une menace pour sa tranquillité d’esprit. Pour se défendre, il avait affiché l’indifférence et fait
mine de ne pouvoir s’arracher à sa lecture, alors que chaque cellule de son corps vibrait d’une
vie nouvelle.
Elle avait flirté comme une gamine, dévoilant ses jambes, prétendant apprécier les hommes
plus âgés qu’elle, usant de tout son charme avec un tel talent qu’elle l’aurait désarmé s’il
n’avait été aussi déterminé à ne pas succomber. En dernier recours, il l’avait traitée comme une
enfant pour se débarrasser d’elle.
Il s’était promis de l’éviter ensuite, mais quand il avait vu son frère lui servir verre après verre
son sang n’avait fait qu’un tour.
Une fois chez elle, il l’avait portée dans une pièce qui semblait être sa chambre.
Malheureusement, quand il l’avait déshabillée pour ne pas éveiller les soupçons de sa mère, il
avait failli perdre la tête. Ce corps sublime à peine masqué par quelques voiles de dentelle
l’avait rendu fou. Pour s’interdire de le caresser, il avait suspendu la robe sur un cintre, avec des
gestes lents et mesurés destinés à discipliner les sensations tumultueuses qui l’assaillaient. En
pure perte. Terrifié, il était sorti de la chambre comme s’il avait le diable à ses trousses.
Le lendemain, il s’enfuyait pour rejoindre Lilian, mais il était trop tard. Il avait toujours été trop
tard.
3.

Hetta et Elinor partageaient une pièce minuscule. La nuit, Elinor écoutait la respiration de sa
fille, paniquée à l’idée qu’elle puisse mourir dans son sommeil. Chaque matin, elle remerciait le
ciel qu’elle soit encore en vie et s’efforçait de se convaincre qu’elle ne dépérissait pas de jour
en jour. Chaque matin, elle partait travailler et téléphonait à plusieurs reprises dans la journée
pour avoir des nouvelles. En fin d’après-midi, elle rentrait en toute hâte et tentait de se
rassurer sans être dupe, en se disant qu’Hetta n’était pas plus pâle ni plus épuisée que la veille.
Le médecin généraliste qui la suivait s’efforça également de la rassurer, tout comme Elmer
Rylance, mais les semaines s’écoulèrent sans que l’appel tant espéré survienne.
Un mois après avoir aperçu Andrew, elle retourna à l’hôpital pour le contrôle d’avril. Une jeune
infirmière les introduisit dans le bureau du professeur Rylance en déclarant :
— Je dois vous prévenir que…
— J’expliquerai la situation à Mme Landers, lança une voix masculine, derrière leur dos.
Elinor reconnut ce timbre ferme avec la même conviction qu’elle avait reconnu le visage malgré
les années. Lorsque la porte se referma derrière l’infirmière et qu’Andrew avança dans la pièce,
elle se prépara à lire le choc dans son regard.
— Sir Elmer vous prie de l’excuser, madame Landers, mais il a une forte grippe. Je suis Andrew
Blake, son bras droit, et j’assure ses consultations à sa place aujourd’hui.
Il lui jeta un bref regard, lui serra brièvement la main et s’installa à son bureau pour consulter le
dossier ouvert devant lui.
Elinor fut abasourdie. Il ne l’avait même pas reconnue ! La première stupeur passée, le
soulagement l’envahit à l’idée qu’il n’apprendrait pas la triste histoire de ses échecs. Seule
Hetta comptait, le reste n’avait aucune importance.
Andrew examina sa fille puis lui posa des questions auxquelles elle répondit sans la moindre
timidité.
— Tu t’essouffles plus facilement qu’avant ?
Hetta acquiesça.
— J’imagine que de nombreuses activités te sont interdites.
— Des tas. Je voudrais un chien, mais maman dit que cela me fatiguerait.
— Là n’est pas la question, tu le sais bien, intervint Elinor. Nous ne pouvons pas avoir de chien
dans cette petite pièce.
— Vous vivez dans une seule pièce ? s’enquit Andrew.
— Dans une pension de famille. Nous sommes un peu à l’étroit, mais nous nous y sentons bien.
— Vous fumez ?
— Non.
— Et les autres locataires ?
— M. Jenson fume comme une cheminée, déclara Hetta. Daisy est toujours furieuse contre lui à
cause de ça.
— Parle-moi des autres locataires.
Pendant qu’Andrew et Hetta bavardaient, Elinor en profita pour évaluer les changements
survenus en douze ans. Il était toujours aussi grand, mais son corps s’était étoffé et ses épaules
avaient une carrure impressionnante. Ses traits semblaient plus accusés, en revanche, plus
aigus, mais les boucles noires qui lui couronnaient la tête étaient toujours aussi fournies. A
trente-huit ans, il semblait dans la force de l’âge et dégageait l’assurance et la confiance en soi
que donne la réussite.
— Sais-tu où se trouve l’aire de jeu dans le couloir, Hetta ? demanda-t-il.
— Oui. Il y a un énorme lapin.
— Tu veux aller le voir ?
Un large sourire aux lèvres, la fillette acquiesça et quitta la pièce aussi vite que le lui permettait
son état de santé.
— Avez-vous de la famille qui puisse vous aider à vous occuper de votre fille, madame ?
demanda Andrew dès qu’ils furent seuls.
— Mes parents sont morts tous les deux, mais Daisy, ma propriétaire, m’aide énormément.
C’est elle qui garde Hetta quand je travaille.
— Quel métier exercez-vous ?
— Je suis esthéticienne à domicile. Je vais chez des particuliers, cela me permet d’avoir un
emploi du temps plus souple.
— Vous n’êtes pas payée quand vous ne travaillez pas, je suppose ?
— Tout changera quand Hetta sera guérie. Je pourrai travailler davantage et mettre de l’argent
de côté pour l’emmener en vacances. Nous…
Elle se tut subitement. Pourquoi lui confiait-elle ces rêves qui ne prendraient jamais corps ?
— L’état d’Hetta a-t-il empiré ? demanda-t-elle avec angoisse.
— Il y a une légère aggravation, mais pas de quoi s’alarmer, dit-il en rédigeant l’ordonnance. Je
modifie un peu son traitement pour qu’elle respire plus facilement. N’hésitez pas à appeler
mon bureau si son état vous inquiète.
Elinor faillit avouer qu’elle vivait dans une anxiété permanente, qu’elle se rongeait les sangs à
longueur de temps et que, malgré sa réussite et ses diplômes, il était impuissant à sauver une
fillette qui se mourait à petit feu.
Au lieu de quoi, elle murmura :
— Merci, docteur.
— Je vous en prie. Au revoir, madame.
Cette nuit-là, elle resta auprès d’Hetta jusqu’à ce que celle-ci s’endorme. Ensuite, elle
s’approcha de la fenêtre et contempla les jardins de ce quartier déprimant.
Très vite, ses pensées dérivèrent vers Andrew. Il était devenu une machine, mais c’était
inévitable. Il y a douze ans, il avait déjà planifié son existence selon un chemin rectiligne dont
rien ne devait le détourner.
Comment avait-elle pu s’inquiéter pour lui alors qu’il ne se souvenait même pas d’elle ?
*
*     *
Se promettre de conquérir Andrew était facile, mais comment passer aux actes s’il ne se
manifestait pas ? Au grand dépit d’Ellie, les semaines qui suivirent leur deuxième entrevue se
succédèrent sans qu’il donne signe de vie. Force lui fut de conclure qu’il était retourné vers
Lilian et l’avait oubliée.
Faute de mieux, elle retrouva sa bande, mais leurs centres d’intérêt lui paraissaient à présent
futiles.
Et puis Jack Smith fit son apparition. Il était très beau, travaillait comme mécanicien dans un
garage et dominait sans mal le petit groupe du haut de ses vingt et un ans. L’intérêt qu’il porta
à Ellie après la désertion d’Andrew mit du baume au cœur de la jeune fille.
— Je parie que tu as tous les garçons que tu veux à tes pieds, déclara-t-il, un soir qu’ils étaient
tous au pub.
— Ça, c’est sûr, renchérit Grace. A notre soirée d’anniversaire, tous les garçons la dévoraient
des yeux, même Andrew.
— C’est faux ! protesta Ellie. Il m’a tirée de leurs griffes.
— A d’autres, Ellie ! Tu ne nous as jamais raconté ce qui s’était passé après votre départ.
— Je n’ai pas l’intention de le faire.
— Qui est Andrew ? demanda Jack.
— Mon frère aîné, expliqua Grace. Il a emmené Ellie de force au beau milieu de la soirée. Si tu
veux mon avis, tu lui as vraiment tapé dans l’œil.
— Il a Lilian, je te signale, rétorqua Ellie.
— Il l’oublierait en un clin d’œil pour peu que tu y mettes du tien.
— Ellie est capable de rendre n’importe quel garçon amoureux d’elle, qu’elle le veuille ou non,
déclara Jack.
— Pas Andrew, fit celle-ci.
— Que si ! insista Grace. Je suis prête à le parier.
Ellie haussa les épaules avec indifférence pour cacher à quel point cette déclaration lui faisait
plaisir.
— Ne dis pas de bêtises. De toute façon, je n’ai pas l’intention d’essayer.
— Tu n’es pas drôle. Cela m’amuserait de le voir perdre ses airs supérieurs.
— Moi aussi.
— Dans ce cas, qu’est-ce qui t’arrête ?
— Rien. Je n’ai pas envie.
— Tu as la frousse, avoue.
— Cela ne m’intéresse pas, c’est tout.
— Eh bien, fais semblant.
— On verra.
Le souvenir de cette scène atterra Ellie. Ils s’étaient lancé des défis comme des gamins dans une
cour de récréation : c’était cette conversation qui, au bout du compte, avait brisé le cœur d’un
homme.
*
*     *
L’anniversaire de Johnny tombait très exactement sept semaines et trois jours après qu’Andrew
eut rencontré Ellie. Il y avait six semaines et cinq jours qu’il était tombé sur elle dans la cuisine
et avait compris qu’il avait commis une erreur en revenant.
De crainte d’une nouvelle rencontre, il avait invoqué son travail pour éviter d’assister à
l’anniversaire de son frère, mais devant l’insistance de sa mère il avait fini par se résigner
En arrivant en ville, le jour dit, il décida sur une impulsion d’acheter quelque chose pour sa
mère et s’engouffra dans l’unique grand magasin de la rue principale.
La première personne qu’il aperçut au rayon parfumerie fut Ellie. En la voyant rire avec un
client, il comprit que tous les subterfuges qu’il avait utilisés pour l’effacer de son esprit
n’avaient servi à rien. La vérité s’imposa avec une lumineuse évidence : elle l’obsédait depuis
leur dernière rencontre.
En levant la tête, elle l’aperçut enfin et lui sourit. Il répondit spontanément à ce sourire et scella
son destin par la même occasion.
Dès que le client s’éloigna, il s’approcha, le cœur battant à tout rompre. Pour cacher son
émotion, il la salua d’un ton presque agressif.
— On dirait que tu as envie de m’étrangler, s’exclama-t-elle. Qu’as-tu encore à me reprocher ?
— Rien, je me contentais de te dire bonjour.
— Tu as une curieuse façon de t’y prendre.
Le sourire étourdissant qui accompagna cette remarque eut raison de la nervosité d’Andrew.
— Je cherche quelque chose à offrir à ma mère. Il n’y a pas de raison que Johnny soit le seul à
recevoir des cadeaux.
— Johnny ?
— C’est son anniversaire.
— Ah bon ? Je l’ignorais.
Andrew s’efforça de masquer sa déception.
— Tu ne viens pas à la soirée ?
— Je n’ai pas beaucoup vu Johnny ni les autres, ces derniers temps. Que veux-tu ? Du parfum,
du rouge à lèvres, du…
— Pardon ?
— Pour ta mère ?
— Ah, oui…
Agacé de se comporter comme un demeuré, il s’ordonna de se ressaisir.
— Quel genre de maquillage porte-t-elle ?
Sa confusion manifeste provoqua l’hilarité d’Ellie.
— Je parie que tu ne sais même pas si elle se maquille.
— Je ne suis pas un expert en la matière.
— Comme les trois quarts des hommes.
— Que leur conseilles-tu, d’habitude ?
— Du savon parfumé.
Elle lui présenta plusieurs boîtes. Il choisit la plus grande et la plus voyante.
— Je me doutais que tu prendrais celle-là.
— Parce que c’est celle que tout le monde préfère ?
— Seulement les hommes. Je vais te faire un paquet-cadeau gratuitement. Je te dois bien ça.
— J’espérais que tu me remercierais autrement.
— Comment ça ?
— Cela m’ennuie d’arriver seul à cette fête. Tu pourrais venir avec moi, puisque tu es en froid
avec Johnny.
— Lilian ne t’accompagne pas ?
— Pourquoi cette question ? C’est une amie, sans plus.
A sa grande honte, il se sentit rougir comme un collégien.
Ellie eut une moue ennuyée.
— Cela me ferait plaisir, mais c’est la nocturne, ce soir. Nous fermons à 9 heures.
— Aucune importance, je ferai un tour chez mes parents et je reviendrai t’attendre dehors.
A 9 h 10, Ellie n’était toujours pas là. Une sourde appréhension s’empara d’Andrew. Et si elle
avait changé d’avis, si elle était sortie par une autre porte pour lui faire faux bond ?
— Je suis désolée, j’ai été retenue par le directeur.
La voix fraîche et claire l’arracha à ses sombres pensées, et il se dérida aussitôt.
— Peu importe, puisque tu es là.
Glissant son bras sous le sien, elle l’entraîna le long du trottoir.
— Tu es allé chez tes parents ?
— Oui. L’atmosphère était un peu trop bruyante pour mon goût. Johnny m’a donné rendez-
vous à la fête foraine dans le parc. Nous pourrions manger un morceau quelque part et les
rejoindre ensuite.
— Bonne idée.
Ils dînèrent dans un petit restaurant français. Ellie parut à Andrew plus posée, plus réfléchie,
moins frivole, et il s’en réjouit.
— Ta mère a aimé le cadeau ?
— Et comment ! Je n’aurais jamais cru qu’un savon puisse susciter un tel enthousiasme.
— Ce n’est pas tant le cadeau que l’attention qui compte. La plupart des hommes se donnent
un mal fou pour trouver ce qui plairait à leur compagne, mais le vrai cadeau c’est de montrer
qu’on a pensé à celle qu’on aime. Les hommes sont parfois stupides.
— Sans doute.
Andrew savourait ce babillage avec un plaisir non dissimulé. Il l’aurait écoutée pendant des
heures lui raconter des anecdotes sur le magasin et les clients. A son grand étonnement, elle fit
des observations très pertinentes sur la nature humaine, preuve qu’elle était plus fine et plus
mûre qu’elle ne voulait le laisser croire. Et, loin d’être blasée, elle se réjouissait de tout avec
une candeur rafraîchissante.
— Tu ne manges rien, fit-elle observer alors qu’elle avait presque terminé son steak au poivre.
— Est-ce ma faute si tu me distrais ?
— Tu as tort, c’est délicieux.
— Attends le dessert. Leurs glaces sont exquises et toujours servies avec une montagne de
crème chantilly.
Ellie prit un air pincé.
— Tu me considères vraiment comme un bébé. Je suis une adulte, tu sais. Enfin, presque…
Andrew tenta de rattraper sa maladresse.
— Tu m’en veux encore pour toutes les horreurs que je t’ai dites ?
— Tu n’avais pas tout à fait tort, même si j’ai du mal à l’admettre.
Tous deux éclatèrent de rire en même temps et, à partir de ce moment, leur rencontre devint
un sujet de plaisanterie.
— Je m’étonne que tu sois revenu pour la soirée de ton frère. Tu dois nous trouver terriblement
puérils, non ?
— Ma mère a tellement insisté que je n’ai pas voulu la décevoir.
— C’est gentil.
Andrew secoua la tête.
— A dire vrai, il s’agit surtout d’apaiser ma conscience parce que je suis un mauvais fils.
— Tu plaisantes ! Ta mère ne cesse de vanter tes mérites.
— Pourtant, j’ai très égoïstement laissé tomber ma famille pour me consacrer à des études
dont je suis le seul bénéficiaire.
— Si tu ne t’intéressais qu’à ta petite personne, tu aurais choisi un métier où le seul objectif est
le profit, comme banquier ou Dieu sait quoi d’autre.
— J’aurais fait un banquier exécrable, alors que je suis doué pour la médecine. Mais ne va pas
t’imaginer que je suis complètement désintéressé. J’ai l’intention de devenir un des meilleurs
spécialistes en chirurgie cardiaque et j’espère bien un jour être non seulement célèbre, mais
riche.
Etonnée par tant d’assurance, Ellie le dévisagea sans rien dire.
— Tu me trouves cynique, je parie. Tu aurais préféré que je parle de dévouement sans bornes,
peut-être ?
— Les gens qui raisonnent dans ces termes m’effraient un peu. Ils s’imaginent avoir le droit de
dicter leur conduite aux autres. Et puis, du moment que tu aides des malades à recouvrer la
santé, tes motivations n’ont aucune importance.
— C’est bien mon avis.
Etonné qu’Ellie se montre si compréhensive, Andrew se surprit à raconter son enfance, à
décrire ses ambitions, son désir de quitter cette petite ville sans intérêt.
— Ne crois pas que je méprise la vie que mes parents ont choisie, mais j’aspire à des horizons
plus vastes.
— Comme ?
— Je veux atteindre le plus haut niveau de ma profession, devenir la référence dans mon
domaine, acquérir une réputation internationale.
— Tu travailles dans un hôpital, en ce moment, non ?
Andrew acquiesça en souriant.
— Ce qui revient à travailler de longues heures en étant sous-payé et en dormant à peine, mais
j’apprends énormément.
— Et ensuite ?
— Le travail que je fournis en ce moment me permettra d’obtenir un jour tout ce que je désire.
Tout en parlant, il sut que son bonheur ne serait jamais complet sans Ellie.
— Il serait peut-être temps de faire une apparition à la fête foraine, déclara-t-il.
— Oh oui ! Allons-y !
Aucune attraction ne leur échappa, ni le train fantôme, ni le manège, ni les autotamponneuses.
Ils terminèrent par la grande roue. Une fois en haut, Ellie hurla de frayeur. Andrew choisit cet
instant pour oser enfin lui enlacer les épaules. Lorsqu’elle leva les yeux vers lui en riant, tout
s’effaça. Ils furent seuls au monde.
Il l’embrassa au milieu d’une pluie d’étoiles, sans savoir si le feu d’artifice explosait en lui ou à
l’extérieur. Il n’y avait plus que les mains d’Ellie qui se nouaient derrière sa nuque, les lèvres
qu’elle lui tendait pour lui rendre son baiser avec passion.
Lorsqu’ils s’écartèrent pour reprendre leur souffle, il chuchota d’une voix rauque :
— Je mourais d’envie de t’embrasser, mais je suis tellement froussard que j’ai attendu que tu
ne puisses pas t’échapper pour passer à l’acte.
— Je n’ai pas envie de m’échapper. Embrasse-moi encore, embrasse-moi toujours.
Andrew obtempéra de bonne grâce, émerveillé par le corps souple et ardent qu’il sentait frémir
contre lui.
*
*     *
Douze ans plus tard, il ne trouvait pas de mots assez durs pour celui qu’il était alors. Ellie ne
cherchait qu’à se jouer de lui, et il était tombé dans le panneau comme un crétin parce qu’il
avait eu soudain envie de croire aux contes de fées. Mais une petite voix insidieuse lui souffla
qu’il valait mieux que ce fût à cette époque que maintenant. Le cynisme n’avait pas encore fait
de ravages chez lui.
4.

A dix-sept ans, Ellie ne pensait qu’à profiter de la vie. La quête de l’amour en faisait partie et,
avec Andrew, elle crut découvrir le paradis.
Elle était folle de lui et se prenait parfois à rêver d’une vie en sa compagnie. Mais elle comprit
très vite qu’il était aussi sérieux en amour que dans son travail. Il s’engageait totalement dans
leur relation et attendait en retour qu’elle fasse de même.
Un peu effrayée par l’intensité de cette idylle, Ellie refusait d’envisager l’avenir à long terme et
se promettait pendant leurs séparations de reprendre ses distances. Mais dès qu’ils se
retrouvaient elle oubliait ses belles résolutions.
— Tu m’aimes ? demandait-il souvent.
Quelle autre réponse qu’un oui pouvait-elle donner, quand il la dévisageait avec cette flamme
ardente au fond des yeux ?
Sans la demander officiellement en mariage, il commença à en parler comme d’une conclusion
inévitable. Mme Foster se félicitait que sa fille fréquente un garçon aussi raisonnable, et Ellie
n’avait pas le cœur de lui avouer que c’était justement cette qualité qui l’inquiétait.
Cependant, flattée par cet amour inconditionnel et touchée par la profondeur des sentiments
d’Andrew, elle n’osait lui faire part de sa répugnance à se marier si jeune pour se lancer dans
une vie domestique qui l’épouvantait.
Mais, quand Andrew aborda un jour la question des enfants, elle exprima ses réticences.
— Tu ne veux pas avoir d’enfants tout de suite ?
— Je n’ai pas envie de sacrifier ma jeunesse à la maternité. Ma carrière compte beaucoup pour
moi. J’ai des ambitions.
— Comme de gagner ta vie en faisant des shampoings dans une arrière-boutique ?
Cette remarque provoqua la fureur d’Ellie. Andrew fut tellement bouleversé par cette première
dispute qu’elle finit par se jeter à son cou pour le réconforter. Leur réconciliation fut un
moment de pur bonheur, mais elle eut pour effet de resserrer leurs liens, si bien qu’Ellie eut de
plus en plus l’impression d’être prisonnière d’une situation qu’elle ne maîtrisait pas.
Malgré cela, elle se sentait incapable de rompre. Les émotions qu’Andrew lui inspirait lui
ouvraient un monde nouveau et merveilleux, auquel elle ne voulait pas renoncer.
En revanche, elle ne comprenait pas la volonté d’Andrew d’attendre le mariage pour faire
l’amour. Elle voulait être nue dans ses bras, trembler de désir contre lui, l’aimer et être aimée
de lui, mais elle eut beau user de tous ses artifices pour qu’il cède rien n’y fit. Malgré cela,
pourtant, elle ne désespérait pas de venir à bout de sa résistance.
Un jour, ils allèrent se promener en barque sur le lac. Il faisait un temps magnifique, et Andrew
avait enlevé sa chemise. Etendue au fond de la barque, Ellie regardait le soleil jouer sur sa peau
hâlée. Ses bras musclés lui rappelèrent la puissance qu’elle devinait en lui lors de leurs
étreintes, les mains qui maniaient les rames, la magie et la douceur de ses caresses.
Ils accostèrent sur une petite île et s’installèrent sous un arbre pour pique-niquer. Ensuite, Ellie
se nicha contre son compagnon en écoutant battre son cœur.
— Tu m’aimes ? chuchota-t-elle.
Il plongea un regard grave et intense dans le sien.
— Comment peux-tu poser la question ? Tu es ma vie, mon souffle, ma lumière.
D’un geste tendre, elle lui glissa une main derrière la nuque et l’attira à elle jusqu’à ce que leurs
lèvres se touchent. Le corps en feu, elle se plaqua étroitement contre lui, l’embrassant avec une
passion qu’elle espérait communicative.
Avec quelle joie elle sentit son compagnon faiblir ! Après une légère hésitation, il l’enlaça avec
fougue et lui rendit son baiser sans réserve. Ses mains parcouraient son corps de caresses
enivrantes. Lorsque ses lèvres prirent le relais, tous les désirs imprécis qui couvaient en elle
s’épanouirent. Une vague brûlante se répandit dans ses veines, tandis que la douleur délicieuse
qui montait du creux de son ventre s’enflait peu à peu jusqu’à devenir brasier. Elle ne se lassait
pas de sentir rouler sous ses doigts les muscles souples d’Andrew, d’explorer ce corps plein de
force et d’énergie.
Il déboutonna son chemisier avec fébrilité et contempla sa poitrine offerte d’un air ébloui.
Lorsqu’il saisit la pointe délicate d’un sein du bout des lèvres, une douce plainte monta de la
gorge d’Ellie.
— Andrew… Viens… Viens, s’il te plaît.
Tandis qu’il soulevait sa jupe, qu’il glissait une main entre ses cuisses, elle ferma les yeux pour
mieux savourer les sensations qui la parcouraient. Pour la première fois, elle découvrait la
griserie du jeu tout neuf de l’amour, l’ivresse d’un bonheur partagé, d’une exploration
voluptueuse et réciproque. Bientôt, elle saurait, bientôt il se donnerait enfin à elle, bientôt ils
s’appartiendraient…
Lorsqu’elle rouvrit les paupières, il la dévisageait d’un regard où le désir avait disparu pour faire
place à l’effroi.
— Que se passe-t-il, Andrew ?
— Je… je perds la tête. Je m’étais promis de…
Sans achever sa phrase, il se releva d’un bond et s’en fut à toutes jambes. Mortifiée, Ellie
enfouit la tête dans ses mains en éclatant en sanglots.
Lorsqu’il revint quelques minutes plus tard, il s’agenouilla pour la prendre dans ses bras en lui
murmurant des mots tendres.
— Pardonne-moi, mon amour. Je ne voulais pas te vexer, mais… Je ne peux pas.
— Pourquoi ?
— Parce que je te désire bien trop, tu ne comprends pas ?
— Non ! Comment peut-on désirer trop quand on aime ? Tu mens, tu ne m’aimes pas !
Ces paroles provoquèrent la colère d’Andrew.
— Dois-je comprendre que pour toi l’amour se résume à la satisfaction des pulsions ? Crois-tu
qu’un homme prouve son amour en prenant ce qu’il veut sans se préoccuper de sa partenaire ?
— Mais puisque je suis consentante !
— Est-ce une façon de me dire que je ne suis pas le premier ?
Furieuse, Ellie perdit patience à son tour.
— Comment oses-tu insinuer une chose pareille ?
— Pardonne-moi. Mes mots ont dépassé ma pensée. Je déteste ces disputes.
— Si tu m’aimais, tu aurais envie de me faire l’amour, pleurnicha-t-elle.
— J’en meurs d’envie, bon sang ! Mais pas comme ça, dans un sous-bois, à la va-vite, comme si
tu étais une fille de rien. Je te respecte trop pour ça, et tu devrais en faire autant.
— Arrête de me faire la leçon. A t’entendre, je ne fais rien de bien. C’est à croire que tu veux
me faire vieillir avant l’âge.
— J’ai surtout envie de te rendre heureuse, mais je ne suis pas doué, murmura-t-il d’un air
misérable. Pardonne-moi si je t’ai blessée.
Andrew demeura inflexible dans sa volonté de ne pas dévier du droit chemin. Pourtant, des
deux, l’esclave c’était lui. Il refusait de céder, mais il était le premier à en souffrir.
Cet incident marqua une étape dans leurs relations. Comme d’habitude, ils se réconcilièrent ;
pourtant, cette fois, une certaine prudence s’installa entre eux, car ils avaient appris à quel
point ils pouvaient se faire mal.
L’annonce de leur mariage, peu après, ne découragea pas les efforts de Jack Smith.
— Tu n’épouseras pas Andrew, déclara-t-il un jour. Tu as besoin d’un homme comme moi, d’un
bon vivant qui apprécie la vie et ses plaisirs.
Ellie en voulait toujours autant à Andrew de son entêtement. Aussi décocha-t-elle un grand
sourire à Jack au lieu de l’envoyer au diable. Encouragé, celui-ci devint omniprésent, toujours
disponible pour l’accompagner quelque part quand Andrew travaillait. Un jour où ce dernier les
surprit attablés à la terrasse d’un café, il reprocha à la jeune fille son attitude équivoque.
— Soit tu es ma fiancée, soit tu ne l’es pas.
— Si tu veux m’enchaîner, je préfère ne pas l’être.
— C’est un voyou, Ellie. Même à toi, cela devrait sauter aux yeux.
— Comment ça « même » à moi ?
— Tu n’as pas un sou de bon sens.
— Dans ce cas, pourquoi veux-tu m’épouser ?
— Parce que je t’aime ! Parfois, je préférerais ne rien éprouver pour toi, mais je n’y peux rien,
c’est plus fort que moi.
Comme chaque fois qu’il lui avouait ses sentiments, Ellie fondit.
— Tu n’as aucune raison d’être jaloux de Jack, je t’assure.
Une semaine plus tard, Andrew annonça d’un air radieux :
— J’ai réussi à obtenir deux semaines de vacances en août. Nous pourrions en profiter pour
partir en lune de miel.
Ellie tomba des nues.
— Mais… c’est dans un mois !
Elle se vit enfermée dans une cuisine, enchaînant lessive sur lessive, une meute d’enfants
cramponnés à ses jambes, et sentit de façon presque palpable les barreaux de la prison se
refermer sur elle.
Est-ce pour cette raison qu’elle accepta une promenade en barque avec Jack deux jours avant
son mariage ? Qu’elle ne protesta pas quand il l’emmena sur l’île et que Jack repoussa la
barque pour les empêcher de repartir ?
Lorsqu’on vint à leur secours le lendemain matin et que, une fois qu’elle fût rentrée chez elle,
Andrew lui demanda des explications d’un air accusateur, elle l’affronta, une lueur de défi au
fond des yeux.
— C’est un hasard, c’est tout.
— Est-ce un hasard si tu es allée là-bas seule avec lui, à deux jours de notre mariage ?
— Je voulais m’amuser, où est le mal ?
— Tout dépend de ce que tu entends par s’amuser.
— Que veux-tu dire ?
— Je me souviens très bien du genre d’amusement que t’inspire cette île. Jack s’est-il montré
plus coopératif que moi, au moins ?
Il arborait un visage froid et dur qu’elle ne lui avait jamais vu, comme si, après l’avoir adorée, il
la détestait.
Au lieu de lui avouer qu’elle avait rejeté les avances de Jack, elle poussa la provocation encore
plus loin.
— Crois ce que tu voudras. Si tu ne me fais pas confiance, c’est ton problème.
— Je ne demande qu’à te faire confiance, Ellie, mais tu as passé une nuit entière avec lui. Dis-
moi simplement que cela n’a eu aucune conséquence et je te croirai.
— Que s’est-il passé à ton avis ?
— C’est justement ce que j’aimerais savoir !
Il n’en fallut pas plus pour qu’Ellie explose.
— Laisse-moi tranquille ! J’en ai assez de ton comportement tyrannique, assez que tu veuilles
me dicter ma conduite ! Tu as tout planifié : le mariage cette semaine, le bébé dans un an et
moi enfermée dans une maison pour materner pendant que tu te consacres à ta brillante
carrière.
— Mais… nous étions d’accord pour…
— Tu étais d’accord. Tu as tout décidé tout seul, or je ne supporte pas qu’on me force la
main.
Andrew blêmit.
— Si je comprends bien, les sentiments que je te porte se réduisent à une épreuve de force ?
— Tu ne me laisses pas respirer, tu programmes toute mon existence, mais j’ai envie d’autre
chose, figure-toi !
— Comme de vendre des produits de beauté ! Tu parles d’un programme.
— C’est mon choix. Je veux aller à Londres, travailler dans un grand magasin et devenir
quelqu’un.
— Tu penses y arriver avec ce bon à rien de Jack Smith ?
— Au moins, lui, il croit en moi.
— Il espère surtout vivre à tes crochets.
— En tout cas, il sait faire découvrir les bons côtés de la vie à une fille.
Une lueur menaçante assombrit le regard d’Andrew.
— Peux-tu te montrer plus explicite ?
— Que veux-tu savoir ? lança la voix de Jack du seuil de la pièce.
Manifestement, il avait entendu leur dernier échange.
— Fiche le camp, riposta Andrew, les poings serrés.
— Pas question. Cette histoire me concerne également, figure-toi. Je n’ai pas obligé Ellie à venir
avec moi. Elle avait besoin d’oublier un peu tes sermons, alors je lui ai procuré l’amusement
qu’elle cherchait, et elle a beaucoup apprécié, n’est-ce pas, mon ange ?
La seconde suivante, Jack roulait à terre, assommé par un coup de poing magistral.
— Ne fais pas ça, Andrew ! hurla Ellie.
— Tu le protèges, c’est ça ?
— Non, mais tu risques d’abîmer tes mains. C’est ennuyeux pour la chirurgie.
— Je m’en moque.
Jack se releva en se frottant la mâchoire. Une flamme meurtrière brillait dans son regard. Ellie
crut qu’il allait se jeter sur Andrew, mais il fit bien pire.
— Tu as gagné ton pari, mon cœur. Toutes mes félicitations.
— Quel pari ? demanda Andrew.
Ellie se rappela la conversation du pub. Elle eut soudain l’impression qu’un gouffre s’ouvrait
sous ses pieds.
— Rien, fit-elle à la hâte.
— Cela m’étonnerait, répliqua Andrew avec un calme inquiétant.
— Elle a parié avec toute la bande que tu succomberais à ses charmes, et tu es tombé dans le
panneau tête baissée, expliqua Jack avec une joie mauvaise.
Le regard d’Andrew emprisonna celui d’Ellie.
— C’est vrai, Ellie ?
— Nnnon… Enfin, ce n’est pas comme ça que…
— C’est donc vrai ?
— Il s’agit juste d’une blague stupide.
Andrew l’interrompit d’une voix sèche, mille fois plus impressionnante que s’il avait hurlé.
— Inutile d’en dire plus, j’ai compris. Je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même. C’est toujours une
erreur de perdre le sens de la mesure.
— Laisse-moi t’expliquer, Andrew.
— Quoi donc ? Que tu n’as jamais eu l’intention de m’épouser ? J’ai saisi le message, rassure-
toi. L’ennui, c’est que je manque singulièrement d’humour pour ce genre de blague, comme tu
dis.
Le regard d’Andrew reflétait une telle souffrance qu’Ellie eut mal pour lui.
— Je suis navré de vous avoir fait perdre votre temps, reprit-il. Je ne vais pas vous imposer mon
ennuyeuse présence plus longtemps. Bon vent à tous les deux !
Le visage décomposé, il quitta la pièce sans un regard en arrière.
Un mois plus tard, Ellie s’enfuyait à Londres avec Jack. Ils se marièrent en catimini et, ensuite,
comme Andrew l’avait prédit, Ellie dut l’entretenir. A partir de ce moment, sa vie alla de mal en
pis.
*
*     *
Elinor attendait l’appel depuis si longtemps que, lorsque l’hôpital lui téléphona, un soir, elle eut
du mal à comprendre ce qu’on lui disait.
— Je vous demande pardon ?
— C’est l’hôpital Burdell, madame. Nous avons un donneur pour votre fille.
— Mon Dieu, enfin !
— Nous devons effectuer quelques examens pour nous assurer de la compatibilité avant de
prendre une décision, mais une ambulance est en route vers chez vous.
C’est à peine si Elinor entendit les instructions qui suivirent. Des larmes de joie et de
soulagement ruisselaient sur ses joues. Avant d’aller trouver Hetta, cependant, elle s’obligea à
se calmer et parvint même à esquisser un grand sourire.
— L’hôpital vient d’appeler, ma chérie. Nous partons tout de suite.
— C’est sûr ? Parce que la dernière fois…
— Je sais, ma grande. Il ne nous reste plus qu’à croiser les doigts.
A deux reprises on les avait convoquées, mais chaque fois la transplantation n’avait pu avoir
lieu.
Peu de temps après, une ambulance se garait devant la maison. La nouvelle s’était répandue
comme une traînée de poudre dans la pension, et tout le monde vint leur souhaiter bonne
chance. Daisy s’affolait, telle une mère poule, en les abreuvant de conseils.
— Tu as tout ce qu’il te faut, Hetta ? Où est Samson ?
— Il est là !
La fillette brandit un animal en peluche qui avait dû un jour ressembler à un ours.
— Parfait ! Elinor, préviens-moi si je peux faire quoi que ce soit.
Pendant le court trajet jusqu’à l’hôpital, Elinor et Hetta se tinrent la main en silence. Dès leur
arrivée, une infirmière emmena Hetta dans une salle d’examen pendant qu’une autre posait à
Elinor les questions rituelles.
— Sir Elmer est-il rétabli ? demanda la jeune femme.
— Il est toujours grippé, madame. C’est le Dr Blake qui va opérer. Il est en route pour l’hôpital.
— Je peux aller retrouver Hetta ?
— Pas encore. Suivez-moi.
Cette attente mit les nerfs d’Elinor à rude épreuve. Folle d’angoisse, elle arpenta la pièce de
long en large en essayant d’imaginer un avenir qui demeurait obstinément obscur et incertain.
Au bout d’un moment, lasse de ces allées et venues, elle se posta devant la fenêtre et
contempla son reflet sur le carreau. La porte s’ouvrit derrière elle. Dans la vitre, elle vit un
homme en smoking pénétrer dans la pièce et reconnut sans hésiter la haute silhouette
d’Andrew.
La gorge nouée, elle pivota vers lui.
— Avez-vous la réponse ? L’opération peut-elle avoir lieu ?
— Nous devrions avoir les résultats d’ici à quelques minutes. Ne vous affolez pas et gardez
espoir.
— Savez-vous combien de médecins m’ont demandé la même chose ?
— Beaucoup, je suppose.
— C’est la troisième tentative. La première fois, quand nous sommes arrivées à l’hôpital, on
avait attribué le cœur à quelqu’un d’autre.
— Cela prouve que votre fille était assez résistante pour attendre, mais pas l’autre enfant.
— Trois mois après, nous avons eu une nouvelle chance, mais l’ambulance qui transportait le
cœur a été retardée. Quand elle est arrivée, l’organe était inutilisable. Avez-vous déjà reçu le
cœur destiné à Hetta ?
— Pas encore, non.
— Alors cela peut recommencer ! s’écria-t-elle d’une voix que l’angoisse rendait suraiguë.
— Aucun risque. Il n’y a que quelques kilomètres de parcours.
— Mais vous devrez effectuer des tests quand il arrivera et, s’ils se déroulent mal, il…
— L’hôpital qui nous l’envoie effectue lui-même ces tests. Je sais quelle épreuve cela
représente pour vous, madame Landers, mais on a dû vous expliquer que ces faux espoirs
étaient courants. Certains de mes patients ont été appelés cinq fois avant de subir une greffe.
Aujourd’hui, ils jouissent d’une excellente santé.
— Pour un enfant, il est beaucoup plus difficile de réunir toutes les conditions.
— Efforcez-vous de ne pas penser au pire. Les choses se présentent plutôt bien.
Elinor scruta le visage de son compagnon pour essayer de deviner s’il mentait pour la rassurer
ou s’il était sincère. Il lui opposa ce masque de paisible affabilité qu’elle ne connaissait que
trop, mais se retrouver si près de lui réveilla des souvenirs pénibles. Bouleversée, elle se tourna
de nouveau vers la fenêtre en s’efforçant de réprimer son émotion. Il ne semblait toujours pas
la reconnaître, Dieu merci. Elle ne permettrait pas aux fantômes du passé de menacer l’avenir
de sa fille.
Une infirmière entra pour donner plusieurs documents à Andrew. Une terrible appréhension
noua l’estomac d’Ellie pendant qu’il les étudiait. Il marmonna quelque chose dans sa barbe et
leva les yeux vers elle.
— Les résultats des tests sont excellents.
— Vous voulez dire que…
— Le cœur est en parfait état, et Hetta dans la meilleure disposition possible pour une
opération.
La main sur sa bouche, Elinor se détourna en étouffant un sanglot. Sa poitrine se soulevait
lentement, péniblement, comme si un étau la comprimait. Elle demeura immobile un long
moment, le temps de surmonter son émotion.
Lorsqu’elle fit volte-face, Andrew était parti.
5.

L’infirmière adressa un sourire indulgent à Elinor.


— Suivez-moi, je vous emmène voir votre fille.
Hetta était allongée sur un chariot. Elle tendit les bras à sa mère, et toutes deux s’étreignirent
longuement.
— C’est pour de bon, cette fois, murmura la fillette.
— Oui, répondit Elinor d’une voix tremblante.
Hetta fronça les sourcils d’un air soucieux.
— Ne t’inquiète pas, maman.
— Je ne m’inquiète pas.
— Si, je le vois bien. L’opération se déroulera comme sur des roulettes, tu verras.
— Hetta a raison, renchérit la voix bien timbrée d’Andrew.
Il les rejoignit, l’air détendu et insouciant, et tendit la main à la fillette.
— Je m’appelle Andrew. Nous nous sommes déjà vus, tu te souviens ?
— Très bien. Vous n’étiez pas chic comme maintenant. Vous étiez à une soirée ?
— Oui, mais je m’y ennuyais à mourir et j’ai été content de pouvoir m’échapper grâce à toi.
— L’opération va durer longtemps ?
— Pas très. Ne t’en fais pas, de toute façon, tu ne te rendras compte de rien. Tu te sens prête ?
— Oui.
La confiance d’Hetta se devina au sourire radieux qu’elle adressa à Andrew. La gentillesse et la
chaleur qu’il lui témoignait donnaient l’impression qu’il n’avait qu’un souci : faire son bonheur
et lui rendre sa santé.
Il désigna la boule de poils grisâtres qu’Hetta serrait contre elle.
— C’est un ami ?
— Oui. Il s’appelle Samson. Je ne m’en sépare jamais.
— Eh bien, il va prendre une leçon de chirurgie, aujourd’hui.
Hetta pouffa. Elinor remercia Andrew en silence, certaine que sa fille était en de bonnes mains.
Une infirmière emmena le chariot. Elinor le suivit sans lâcher la main de sa fille. Les paupières
d’Hetta s’abaissaient déjà sous l’effet du puissant sédatif qu’on lui avait administré. Trop vite,
elle atteignit la porte derrière laquelle elle disparaîtrait.
— Je t’aime, ma chérie.
— Moi aussi, maman.
Quand les portes se refermèrent sur le chariot, l’épouvante s’empara d’Elinor. Ce moment
qu’elle avait appelé de tous ses vœux survenait enfin, néanmoins il s’accompagnait d’un risque
majeur pour sa fille.
— Hetta, murmura-t-elle. Oh, mon Dieu, Hetta…
— Vous avez fait tout ce que vous avez pu, déclara Andrew en la rejoignant. Maintenant, vous
devez me faire confiance.
— Mais c’est ma fille ! Je n’ai personne d’autre au monde.
— Où est son père ?
— Nous avons divorcé juste après la naissance d’Hetta. Je ne l’ai pas revu depuis et j’espère ne
jamais le revoir. Si elle meurt, il ne me restera ni espoir ni bonheur, rien à quoi je puisse
m’accrocher. Sans elle, je n’ai plus aucune raison de vivre.
— Il est possible de survivre aux chagrins les plus terribles. Même si le bonheur nous a
définitivement échappé, on trouve le moyen de continuer.
Il s’exprimait d’une voix étrange, comme si ces paroles lui étaient arrachées malgré lui. En
plongeant les yeux au fond des siens, Elinor comprit qu’il l’avait reconnue au premier coup
d’œil. Il se souvenait, il n’avait rien oublié…
Sans doute devina-t-il ses pensées, car il enveloppa ses mains dans les siennes.
— Faites-moi confiance. Je ferai l’impossible pour elle… et pour vous.
Il la lâcha brusquement et fit un pas en arrière.
— Je vous la ramènerai, je vous le promets.
Sur ces entrefaites, il s’éloigna.
Elinor le suivit d’un regard noyé d’angoisse en priant le ciel pour qu’il oublie qu’elle avait gâché
toutes ses chances de bonheur.
Puis elle se ressaisit. Cette histoire remontait à des années ; ils avaient changé et, si Andrew
n’avait pas réagi en la revoyant, c’est que leur passé commun n’avait aucune importance pour
lui.
*
*     *
Les heures passèrent avec une effroyable lenteur.
Dehors, la nuit fit peu à peu place au jour sans qu’Elinor le remarque. Elle ne vit pas non plus la
porte s’ouvrir. Perdue dans un autre monde où l’espoir et la souffrance se succédaient tour à
tour, elle ne prit conscience d’une présence que quand on posa une tasse de thé devant elle et
qu’Andrew s’assit à son côté.
— C’est fini, fit-il d’un ton bref. L’intervention s’est bien déroulée. Elle devrait se rétablir
rapidement et reprendre la vie normale d’une enfant de son âge.
— Vous êtes sûr ?
— Je ne le dirais pas si c’était faux.
Le visage enfoui dans les mains, Elinor se mit à trembler violemment.
— Je peux aller la voir ?
— Dans un instant. On est en train de la transférer en soins intensifs.
— Vous lui avez vraiment laissé cet ours répugnant pendant toute l’opération ?
Il secoua la tête.
— J’enlève toujours les animaux en peluche pendant que j’opère, cependant je m’assure qu’ils
sont là au réveil. Je n’aime pas mentir aux enfants.
— Vous savez vous y prendre avec eux.
— Pas vraiment, non. Nous irons la voir dès que vous aurez fini votre tasse. Vous avez les nerfs
solides, j’espère.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle sera branchée à une douzaine de machines et que son apparence sera
impressionnante. Si vous êtes bouleversée, surtout ne le montrez pas. La vue d’une mère en
sanglots est la pire des choses pour un jeune opéré.
— J’ai pleuré en apprenant sa maladie, mais, depuis, cela ne m’arrive plus.
— Excusez-moi, c’était maladroit de ma part, murmura-t-il avec lassitude.
Il se leva sans laisser à Elinor le temps de répliquer qu’il n’avait rien à se reprocher.
— Si vous vous sentez prête, allons-y.
Bien qu’elle se fût préparée, Elinor sentit le cœur lui manquer en découvrant la silhouette
immobile au visage couleur de cire entourée de tubes, de machines et de tuyaux. Pendant un
moment, elle demeura clouée sur place en luttant contre les larmes.
— Inspirez profondément, lui conseilla Andrew.
— Elle est tellement pâle. Ce teint cendreux…
— Tout le monde réagit comme ça après une opération. Venez, je vais vous expliquer à quoi
servent ces machines.
Elinor désigna un tuyau qui sortait de la bouche d’Hetta.
— C’est l’assistance respiratoire. Elle pourra s’en passer dès qu’elle sera en mesure de faire
fonctionner ses poumons.
Il continua à parler, mais Elinor n’écouta que d’une oreille. Seule l’atteignait la douceur de cette
voix au timbre apaisant.
Soudain, le ton se durcit.
— Où est Samson ?
L’infirmière le contempla comme s’il était subitement devenu fou.
— Qui ça ? demanda-t-elle.
— Samson, l’ours en peluche. Il doit être là quand Hetta se réveillera. Appelez la salle
d’opération.
L’infirmière s’exécuta sans perdre un instant, mais personne ne savait où était passée la
peluche.
— Débrouillez-vous pour la retrouver, sinon vous allez m’entendre, menaça Andrew.
— Mais, docteur…
— J’ai promis à cette enfant que son ours ne la quitterait pas. Il n’est pas question d’aggraver
son état pour une négligence de votre part, c’est compris ?
L’infirmière lui jeta un regard apeuré et retourna vers le téléphone.
Cinq minutes plus tard, Samson réapparaissait. Il était tombé par terre sur le chemin de la salle
d’opération et avait atterri dans un débarras poussiéreux. Il était évident qu’on ne pouvait
mettre un objet aussi sale dans les mains d’une fillette récemment opérée.
— Allez le laver au savon antiseptique, puis séchez-le soigneusement, ordonna Andrew à
l’infirmière.
— Tout de suite, docteur.
Samson retrouva sa couleur d’origine. Même son sourire semblait plus vif. Elinor alla au-devant
de l’infirmière pour la remercier et jeta un coup d’œil en direction du lit de sa fille. Andrew était
toujours là, surveillant le fonctionnement des divers branchements.
Quand il la surprit en train de l’observer, il lui adressa un petit salut très bref et quitta la pièce
sans un mot.
Elinor retourna auprès de sa fille et s’assit sur une chaise. Tout doucement, elle glissa Samson
sous la main d’Hetta. Les petits doigts s’y cramponnèrent aussitôt, mais ce fut le seul signe de
vie que donna sa fille.
Les heures s’égrenèrent sans changement notable. Hetta demeurait inanimée, minuscule
silhouette figée sous le drap.
Lorsque Andrew revint, il eut un court échange avec l’infirmière puis se tourna vers Elinor.
— Nous allons voir si elle peut se passer de l’assistance respiratoire.
Elinor suivit la manœuvre avec anxiété. Quand Hetta fut débarrassée du tuyau, tous retinrent
leur souffle, puis la poitrine de la fillette se souleva, et elle poussa un profond soupir.
— On ne peut rêver mieux, déclara Andrew. Vous pouvez aller prendre un petit déjeuner,
madame Landers.
— Je ne veux pas la quitter.
— Elle vient de franchir la première étape avec succès. Vous l’aiderez beaucoup plus
efficacement si vous entretenez vos forces. Il y a une cantine ouverte toute la nuit au dernier
étage. Mangez correctement, je ne tiens pas à ce que vous perdiez connaissance sous mes
yeux.
Loin d’être froissée par ces propos plutôt secs, Elinor remarqua qu’il paraissait épuisé après
cette nuit blanche, et que la journée ne faisait que commencer pour lui.
Il revint toutes les quatre heures. Il se trouvait là quand Hetta ouvrit enfin les yeux.
— ‘Jour, maman.
— Bonjour, ma chérie.
La petite fille se rendormit aussitôt, au grand affolement d’Elinor.
— Hetta !
— Laissez-la, fit Andrew. Elle n’a pas la force de faire mieux pour le moment.
Sans plus s’attarder, il repartit. Hetta se réveilla de nouveau une heure plus tard. Cette fois, elle
sourit avant de replonger dans l’inconscience, dont elle n’émergea vraiment qu’en fin d’après-
midi.
— ‘Jour, maman, répéta-t-elle.
La voix était plus gaillarde, cette fois. Elinor s’agenouilla par terre pour poser sa tête contre
celle de sa fille.
— Te voilà de retour parmi nous, ma chérie.
— Où est Samson ?
Elinor souleva l’ours en peluche.
— Il ne t’a pas quitté, tu vois.
— Ce n’est pas Samson !
— Si, ma chérie.
— Non !
Une profonde détresse se peignit sur le visage de la fillette. De grosses larmes envahirent ses
joues sans qu’Elinor parvienne à les arrêter. Les tentatives de l’infirmière n’eurent pas
davantage de résultats.
Soudain, Andrew apparut comme par magie.
— Je veux Samson ! Vous m’avez promis qu’il serait là.
— J’ai tenu ma promesse.
Il s’assit au bord du lit en souriant.
— Pendant que nous te donnions un cœur tout neuf, nous avons pensé qu’il avait besoin de
retrouver un peu de fraîcheur. C’est pourquoi alors nous l’avons baigné.
Les pleurs d’Hetta s’arrêtèrent.
— Il déteste les bains.
— Je m’en suis rendu compte. Il a grogné si férocement que les infirmières ont eu peur. Mais
c’est bien Samson. Regarde, il a toujours l’oreille déchirée.
— C’est le chat de Daisy qui l’a abîmée.
— L’important est qu’il soit là. Prends-le dans tes bras et ensuite…
Hetta n’écouta pas la suite pour la bonne raison qu’elle s’était déjà rendormie.
— Merci, murmura Elinor. Comment faites-vous pour…
— Un instant, je vous prie.
Andrew fit signe à l’infirmière de s’approcher. Il discuta avec elle pendant un long moment et
se tourna vers Elinor quand il eut fini. Les yeux rivés sur sa fille, elle la contemplait avec
adoration, aussi s’éclipsa-t-il discrètement pour ne pas la déranger.
*
*     *
Pendant une semaine, Elinor ne quitta quasiment pas le chevet d’Hetta. Quand elle avait besoin
de se reposer, elle s’allongeait une heure ou deux dans une chambre qu’on mettait à la
disposition des parents, mais revenait très vite auprès de sa fille.
Au début, elle suivit ses progrès avec un émerveillement incrédule, sidérée qu’une enfant aussi
fragile ait survécu à une si lourde intervention. Au bout de quelques jours, Hetta avait déjà
recouvré sa vivacité et repris des couleurs.
— C’est la vedette des soins intensifs, déclara une infirmière. Elle fait des progrès stupéfiants.
— C’est la première fois de sa vie qu’elle fait ce qu’on attend d’elle sans discuter, répondit
Elinor en souriant.
— D’habitude, je suis un vrai diable, hein, maman ? lança la voix flûtée d’Hetta.
— Tu nous écoutais, friponne ! Je croyais que tu dormais.
Quand on put débrancher les diverses machines, Hetta fut transférée dans un autre service
réservé aux enfants où elle se lia tout de suite d’amitié avec le petit garçon du lit voisin.
Enfin rassurée sur le sort de sa fille, Elinor retourna dormir à la pension à partir de ce jour-là.
Avec ses forces, Hetta retrouva également sa malice et sa gaieté. Elle adorait taquiner sa mère
en lui montrant la cicatrice qui courait sur sa poitrine.
Un matin qu’Andrew l’examinait après qu’on eut enlevé les pansements, la fillette s’exclama :
— Elle est belle, hein, maman ?
— Si on apprécie ce genre de chose, oui, murmura Elinor sans conviction.
— Mais nous apprécions, n’est-ce pas, Hetta ? déclara Andrew.
— Drôlement ! Tu sais qu’on m’a ouverte avec une énorme scie électrique, maman ?
Elinor pâlit.
— C’est le seul moyen de franchir la cage thoracique pour accéder au cœur, expliqua Andrew
en échangeant un regard complice avec Hetta.
Quand il repartit, peu après, Elinor lui emboîta le pas.
— Vous trouvez ça malin de raconter ce genre d’horreurs à un enfant ? lança-t-elle.
— Ce sont les adultes qui ne les supportent pas, les enfants tiennent parfaitement le coup,
riposta-t-il d’un ton sec. Au revoir, madame Landers.
Force fut à Elinor de reconnaître qu’il avait raison. En tant que convalescente, Hetta s’amusait
comme une folle. En un rien de temps, elle devint le chef de file des enfants du service et fut au
cœur de toutes les conspirations. La jeune femme se réjouissait de cette métamorphose
spectaculaire, même si les facéties de sa fille provoquaient parfois des chahuts mémorables.
Des liens particuliers s’étaient développés entre Andrew et Hetta. Non seulement elle l’appelait
par son prénom, mais le traitait avec une camaraderie qui contrastait avec la révérence
respectueuse que lui témoignait le personnel du service. A ses yeux, il était l’ami qui avait
compris l’importance de Samson dans sa vie, celui qui savait l’écouter.
Un matin, Elinor arriva au moment où il demandait :
— Ces rochers tombent-ils vraiment sur toi, ou en as-tu seulement l’impression ?
— Je me réveille toujours avant, alors je ne peux pas savoir, répliqua Hetta.
— Ces rêves signifient que tu es encore sous l’effet de l’anesthésique.
— Il agit encore ?
— On t’a injecté une très forte dose, et cela prend du temps de l’éliminer. Voilà pourquoi tu fais
ces rêves étranges. La prochaine fois que tu verras ces rochers en dormant, dis-toi qu’ils ne sont
pas réels, et tu n’auras plus peur.
Hetta acquiesça d’un air grave.
Elinor suivit Andrew dans le couloir pour lui demander des explications.
— Pourquoi ne m’a-t-elle jamais parlé de ces cauchemars ?
— Elle sait par quelle épreuve vous êtes passée, alors elle essaie de vous protéger.
— C’est elle qui vous l’a dit ?
— Elle n’en a pas eu besoin. Vous ne vous êtes pas aperçue qu’elle se préoccupe autant de
votre bien-être que vous du sien ? En fait, elle vous ressemble beaucoup.
Comme chaque fois, il la quitta brusquement. Trop brusquement, songea Elinor avec une
pointe de tristesse.
Juste après l’opération, elle avait espéré qu’ils pourraient évoquer le passé sereinement. Entre
autres choses, elle aurait aimé pouvoir lui demander pardon, mais, à trois jours du départ
d’Hetta de l’hôpital, elle comprit qu’il n’y avait aucune chance pour que cela se produise.
Leurs routes s’étaient croisées de nouveau par hasard, mais ces retrouvailles devaient
embarrasser Andrew et il serait probablement soulagé d’être délivré de sa présence.
De son côté, elle voyait la situation sous un jour plus positif. Certes, leur relation s’était mal
terminée autrefois, mais cette rencontre, douze ans après, en avait quelque peu dissipé
l’amertume. De toute façon, la rancœur d’Andrew à son égard n’avait pas dû durer très
longtemps. N’avait-il pas réussi tout ce qu’il s’était promis d’accomplir ? Sans doute était-il
marié avec une femme brillante à la hauteur de ses ambitions. Avec le recul, il devait même se
réjouir de ne pas avoir fait sa vie avec la jeune écervelée qu’elle était.
Quant à elle, elle n’avait aucune raison d’être amère. C’était elle qui l’avait blessé, et si elle
l’avait payé cher elle l’avait bien cherché.
*
*     *
Les économies d’Elinor fondaient comme neige au soleil. Elle recommença donc à travailler en
acceptant des rendez-vous qui ne nécessitaient pas de déplacements trop lointains. La veille du
jour où Hetta devait sortir, elle se rendit à l’hôpital en début de soirée d’un cœur léger. La
journée avait été fructueuse, et elle récupérait sa fille le lendemain : tout allait donc pour le
mieux.
Lorsqu’elle pénétra dans la chambre, Hetta faisait un concours avec son voisin d’en face pour
savoir lequel tirait le mieux la langue.
Elinor s’assit en riant au bord du lit de sa fille.
— Les infirmières doivent être soulagées que tu partes demain.
Hetta sourit d’un air malicieux.
— Je suis contente de rentrer à la maison, tu sais.
A cet instant, un toussotement discret se fit entendre sur le seuil de la chambre. Le visage
d’Elinor s’éclaira quand elle aperçut Daisy, mais son sourire s’évanouit devant la mine lugubre
de son amie. Quand celle-ci lui fit signe de la rejoindre dans le couloir, elle s’exécuta, en proie à
un funeste pressentiment.
— Que se passe-t-il, Daisy ?
— M. Jenson est resté au lit ce matin parce qu’il avait pris froid. Il a allumé une cigarette et s’est
endormi. Nous avons de la chance d’en être sortis vivants.
— Tu veux dire que…
— Le dernier étage de la maison a brûlé juste après ton départ. Les pompiers nous ont laissés
prendre ce qui avait survécu à l’incendie, mais rien de plus. Dieu merci, tes affaires ont été
épargnées. Je les ai apportées avec moi.
En effet, Elinor repéra ses valises posées dans le couloir. La panique l’envahit quand elle songea
aux conséquences de cet incendie.
— L’assurance couvrira les frais, reprit Daisy, mais tant que les réparations ne seront pas
effectuées la maison restera inhabitable. Les étudiants ont trouvé une autre pension, M. Jenson
s’est réfugié chez sa sœur, et je me suis installée dans un hôtel à deux pas de la maison pour
surveiller les travaux. Où irez-vous, la petite et toi ?
— Nous trouverons bien un endroit. Surtout ne t’inquiète pas pour nous. Tu as été formidable,
mais il faut penser à toi, maintenant.
Elinor parvint à donner le change jusqu’au départ de Daisy, cependant, dès qu’elle fut seule, la
précarité de sa situation l’horrifia. Elle se retrouvait à la rue avec sa fille convalescente. Même
simple et modeste, la maison de Daisy était chaleureuse et confortable. Là, elle aurait pu
s’occuper d’Hetta comme il le fallait, mais comment faire si elle n’avait plus de toit ?
Désireuse de ne pas inquiéter sa fille, elle retourna auprès d’elle et plaisanta comme d’habitude
jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
Peu après, l’équipe de nuit prit son service. En pénétrant dans la chambre, Mlle Stewart,
l’infirmière en chef, fronça les sourcils en apercevant Elinor assise auprès de sa fille. Son regard
perçant se posa sur les valises glissées tant bien que mal sous le lit, et la jeune femme sentit sa
nervosité monter d’un cran. Mlle Stewart était une femme au tempérament autoritaire qui ne
concevait pas qu’on puisse s’écarter de la règle.
— Voulez-vous me suivre, madame Landers, s’il vous plaît ?
A contrecœur, Elinor la rejoignit dans son bureau.
— Les heures de visite sont terminées, madame. Je dois vous demander de partir.
— Je ne sais pas où aller, avoua Elinor. La pension dans laquelle j’habitais a brûlé ce matin. Je
viens juste de l’apprendre.
— Est-ce pour cette raison que vos valises sont là ?
— Oui. Ma propriétaire a apporté mes affaires.
— L’hôpital n’est pas un hôtel. Le règlement ne nous autorise pas à héberger les parents des
patients.
— Pourtant, j’ai dormi ici après l’opération.
— Parce que votre fille était en soins intensifs, ce qui n’est plus le cas. Elle doit quitter l’hôpital
demain, je crois ?
Elinor hocha faiblement la tête.
— Vous feriez bien de chercher un logement sans perdre un instant.
Malheureusement cela supposait le versement d’une caution, or Elinor n’en avait pas les
moyens.
Son désarroi dut se lire dans ses yeux, car l’infirmière reprit :
— Les services sociaux peuvent prendre Hetta sous leur aile. Je leur téléphonerai demain à la
première heure.
— Non ! Je veux qu’elle reste avec moi.
— L’intérêt d’Hetta passe avant le vôtre, madame.
— Son intérêt est de vivre avec sa mère.
— Vous oubliez que vous n’avez pas de maison, répliqua l’infirmière avec un sourire doucereux.
Ce sourire fit frémir Elinor. Il symbolisait ce monde impitoyable dans lequel elle se débattait
depuis si longtemps et qui l’écrasait petit à petit. La gorge nouée par une angoisse
incontrôlable, elle s’enfuit en courant dans le couloir et dévala l’escalier pour sortir dans le
parc. En proie à une panique totale, elle courut à perdre haleine et ne s’arrêta que quand un
arbre lui barra le chemin. Le front posé contre le tronc noueux, elle laissa libre cours à son
désespoir.
Elle avait lutté de toutes ses forces, donné tout ce qu’elle pouvait sans compter, mais ce dernier
coup du sort l’anéantissait…
6.

Les larmes qu’elle refoulait depuis si longtemps jaillirent, d’autant plus abondantes qu’elle les
retenait depuis des années.
— Cela ne finira donc jamais ? Mon Dieu, je vous en supplie…
— Que se passe-t-il ? demanda une voix d’homme derrière elle.
— Rien, enfin si… Tout, mais laissez-moi tranquille ! De toute façon, personne ne peut m’aider.
— Si, moi, déclara Andrew d’une voix ferme.
Elle fit volte-face, le visage ruisselant, atterrée qu’il la voie dans cet état. Chancelante, elle
s’adossa contre le tronc, pleurant sans retenue ni chercher à se cacher.
— Je ne sais plus quoi faire. Il y a toujours autre chose… Je suis à bout, je n’en peux plus… Il ne
faudrait pas, pour Hetta, mais je n’ai nulle part où aller.
Andrew la prit doucement par les épaules.
— C’est Hetta ? Son état t’inquiète ? Tu veux que j’aille la voir ?
C’est à peine si Elinor remarqua qu’il l’avait soudain tutoyée.
— Non, Hetta va bien.
— Dans ce cas, tout va bien. C’est la seule chose qui compte, Ellie, alors accroche-toi à cette
certitude. Tout autre problème se résoudra d’une façon ou d’une autre.
Sourde à cet argument, Elinor secoua la tête.
— Dès qu’un problème est réglé, un autre surgit. C’est comme ça depuis des années, il n’y a
aucune raison pour que cela change.
— Il est normal que tu t’inquiètes après les épreuves que tu viens de traverser, mais tout va
s’arranger, tu verras…
— Qu’en sais-tu ? On va m’enlever ma fille et je ne pourrai pas l’empêcher.
Renonçant à la raisonner, Andrew l’enlaça avec douceur.
— Pleure, murmura-t-il. Libère-toi. Tu as lutté assez longtemps, alors laisse-toi aller. Tu n’es pas
seule.
— Oh si ! Je suis seule depuis des années. Et ne me dis pas que je l’ai cherché, je le sais.
— Loin de moi cette intention.
— S’il n’y avait que moi, je pourrais me débrouiller, mais ce n’est pas juste pour Hetta. Elle n’a
jamais eu une vie facile. Elle méritait une meilleure mère, une femme solide qui sait où elle va.
Andrew continua à la bercer en attendant que l’orage passe. Lorsque les sanglots qui
secouaient Elinor s’apaisèrent enfin, il lui prit le visage entre les paumes.
— Ecoute-moi, Ellie ! Quoi qu’il advienne, il y a toujours une solution. Tout ce que tu as enduré
remonte à la surface et il est sain que tu faiblisses momentanément, mais ce n’est pas ton
genre de baisser les bras.
— Tu ne me connais pas.
— Si. Tu es quelqu’un de courageux.
— Cette personne-là n’a jamais existé. J’ignorais tout de la vie quand je t’ai connu.
— Tu crois en savoir davantage, maintenant ?
— Oh oui ! Il faut se battre sans cesse, mais rien ne s’arrange jamais, surtout quand on est
victime de ses propres bêtises.
— Cela ne sert à rien de se déprécier. Maintenant, explique-moi pour quelle raison on veut
t’enlever Hetta.
— La pension où nous habitions a brûlé aujourd’hui, et elle doit quitter l’hôpital demain.
— Il suffit de trouver un autre logement.
— Comment ça ? Je n’ai plus un sou vaillant, et Mlle Stewart veut appeler les services sociaux
pour qu’ils emmènent Hetta.
— Ce ne sont pas des ogres, voyons ! Ces gens-là savent qu’un enfant a besoin de sa mère.
Pourquoi t’es-tu confiée à cette idiote de Mlle Stewart ?
— Elle m’a trouvée dans la chambre d’Hetta alors que les visites étaient terminées.
— Bon, je m’occupe d’elle.
Il s’écarta, et Elinor put contempler son visage. En dépit de l’obscurité, la fermeté de son
expression lui inspira confiance.
— Elle n’est pas commode, murmura-t-elle.
— Mettrais-tu en doute mon autorité sur le personnel ?
Il lui prit le bras pour la guider entre les arbres et la lâcha en approchant du bâtiment.
— Surtout, n’interviens pas, recommanda-t-il. Laisse-moi faire.
A sa grande stupeur, Elinor constata que sa peur s’était dissipée, comme si l’assurance qui
émanait d’Andrew s’était communiquée à elle.
Quand ils arrivèrent dans le service, Mlle Stewart se précipita vers Andrew en jetant un regard
soupçonneux à Elinor.
— Nous avons un grave problème, docteur. Hetta Landers n’a plus de logement, et je pense
qu’il est de mon devoir de…
— M’en informer, coupa Andrew avec fermeté. Mme Landers m’a fait part de ses difficultés, en
effet.
— Je suppose que vous êtes d’accord avec moi pour confier la question aux autorités
compétentes. Un enfant vulnérable ne doit pas…
— Etre séparé de sa mère, je partage votre opinion sur ce point. Un de mes amis dirige un des
départements des services sociaux. J’ai déjà pris contact avec lui, il n’est donc pas nécessaire
que vous le fassiez.
Mlle Stewart prit un air pincé.
— Si vous prenez l’affaire en main, murmura-t-elle à contrecœur. Puis-je connaître le nom de
votre ami ?
Le visage d’Andrew prit une expression glaciale qui rappela à Elinor celle qu’il arborait le jour de
leur séparation.
— Mettriez-vous ma parole en doute, mademoiselle ?
L’infirmière pâlit à ce ton cinglant, ce qui ne l’empêcha pourtant pas d’insister.
— Je ne me le permettrais pas, docteur, mais si jamais cette personne téléphone ici pour
prendre contact…
— Ce sera avec moi, pas avec vous, trancha Andrew. Allez donc chercher vos bagages, madame
Landers, vos amis ne devraient pas tarder à arriver.
Dans un état second, Elinor obtempéra en veillant à ne pas réveiller sa fille. Lorsqu’elle rejoignit
Andrew, il prit les valises et ils quittèrent tous deux le service.
— Que feras-tu si Mlle Stewart vérifie l’exactitude de tes dires ? demanda-t-elle.
— Elle n’osera jamais.
— Elle va sûrement réagir quand elle s’apercevra qu’il ne se passe rien.
Il lui jeta un coup d’œil amusé.
— Mais il va se passer quelque chose. Je vais m’en occuper personnellement. Tu ne m’en crois
pas capable ?
— Si.
Deux étages plus bas, ils longèrent de nouveau un couloir, puis Andrew s’effaça pour la laisser
entrer dans une pièce.
— C’est mon bureau. Il y a un cabinet de toilette attenant, cela t’évitera de sortir. Allonge-toi
sur le canapé, verrouille la porte et n’ouvre à personne. Je viendrai avant la femme de ménage
qui arrive à 6 heures. Il y a un réveil sur le bureau.
— Je ne sais pas comment te rem…
— C’est inutile. Bonne nuit.
Trois secondes plus tard, il avait disparu, l’abandonnant à sa stupeur. Etourdie par les
événements de la soirée, elle ferma la porte à clé. Mais, quand elle s’étendit sur le canapé en
éteignant la lumière, elle sentit un grand calme prendre possession d’elle. Ses problèmes
étaient loin d’être résolus, mais Andrew avait promis de s’en occuper, et cela suffisait pour
qu’elle se sente en sécurité.
Tandis qu’elle s’enfonçait doucement dans le sommeil, elle songea aux bras fermes et tendres
qui l’avaient enlacée pendant sa crise de désespoir.
Il n’en fallut pas plus pour réveiller ses souvenirs. Elle avait oublié le bonheur que cela
représentait d’être entre les bras d’Andrew. Elle avait réussi à supporter ses propres mariages
en évitant de comparer ses deux époux successifs avec celui dont elle avait rejeté l’amour parce
qu’elle était trop jeune et stupide pour en apprécier la valeur. Lorsqu’elle en avait pris
conscience, il était trop tard et, pour ne pas sombrer dans la folie ou le désespoir, elle avait
enfoui ces précieux souvenirs au fond d’elle-même.
Par une étrange ironie du destin, tout lui revenait ce soir avec une incroyable netteté. C’est tout
juste si elle ne percevait pas la présence d’Andrew dans l’obscurité, si elle ne sentait pas la
chaleur de son corps, sa voix qui lui chuchotait des mots tendres, les baisers qui pleuvaient sur
son visage.
A la torture, elle se releva et prit une longue douche dans le cabinet de toilette pour chasser sa
fatigue. En sortant de la cabine, elle s’examina machinalement dans la glace. Son visage lui
causa un choc. D’ordinaire, elle était toujours tirée à quatre épingles, mais, sans maquillage, les
traits tirés par l’angoisse, elle mesura à quel point les années et les épreuves l’avaient marquée.
Son visage était devenu anguleux, son expression fermée, ses yeux emplis de détresse, et sa
crinière blonde avait disparu, remplacée par une coupe courte et pratique.
Et c’était cette femme prématurément vieillie qu’Andrew avait tenue dans ses bras, ce soir !
Une femme qui ne soutenait pas la comparaison avec la jeune fille d’autrefois.
*
*     *
Le lendemain, à 5 h 30 précises, Andrew frappa à la porte du bureau. Elinor, qui était debout
depuis 5 heures, le fit entrer.
— Tu n’as pas eu de problèmes ? demanda-t-il.
— Non.
— Parfait. Bon, voici ce que je te propose…
Il se mit à arpenter la pièce sans la regarder.
— En te quittant, hier soir, j’ai appelé un de mes amis qui part aujourd’hui même pour un long
séjour à l’étranger. La personne qui devait garder sa maison en son absence lui a fait faux bond
au dernier moment, et je savais que cela l’ennuyait de la laisser inoccupée pendant plusieurs
mois. Quand je lui ai exposé ta situation en lui demandant si tu pouvais t’installer chez lui, il a
été ravi. C’est à la campagne, tout près de Londres, et le salaire est assez élevé pour te
permettre de t’occuper à plein temps d’Hetta.
Elinor le dévisagea avec incrédulité. C’était trop beau pour être vrai.
— Il a l’intention de me payer alors qu’il me fournit un toit ?
— Il faut entretenir la maison, l’aérer, faire en sorte qu’on voie qu’elle est habitée.
— Je devrai aussi faire suivre le courrier, je suppose.
Andrew se tourna vers elle avec une expression étrange, comme si cette remarque le prenait
de court.
— Je ne pense pas qu’il y en aura beaucoup. A mon avis, il s’est chargé de le faire réexpédier
directement.
— Je pourrais également répondre au téléphone et donner ses coordonnées.
Andrew hocha la tête avec cette même expression bizarre.
— Je peux lui dire que tu acceptes ?
— Cela me tente terriblement, mais il ne sait rien de moi.
— Ma recommandation lui suffira.
— Où puis-je le joindre pour le remercier ?
— Je lui dirai de t’appeler quand tu seras installée.
— Comment s’appelle-t-il ?
Andrew éluda la réponse en consultant sa montre.
— La femme de ménage va arriver d’une minute à l’autre. Tu devrais aller à la cafétéria prendre
un petit déjeuner.
Elinor obtempéra docilement. Connaître le nom de son bienfaiteur pouvait attendre.
Non sans surprise, elle s’aperçut qu’elle mourait de faim et s’offrit des œufs au bacon en plus
des toasts. La plupart des consommateurs étaient des médecins et des infirmières. A son grand
désarroi, Mlle Stewart figurait parmi eux.
Les yeux perçants de l’infirmière se posèrent sur elle sans aménité. A l’évidence, elle enrageait
d’avoir été obligée de s’incliner devant Andrew. Sans hésiter, elle se dirigea vers la table
d’Elinor et s’assit d’autorité.
— Vous êtes bien matinale, madame Landers. Puis-je savoir où vous avez passé la nuit ?
— Non, répliqua la jeune femme d’un ton sec. Votre service est terminé, et vous n’avez plus
votre mot à dire. Dès que possible, je vais préparer les affaires de ma fille pour l’emmener
— Où donc, puisque vous n’avez plus de logement ?
— Bonjour, mesdames ! lança une voix masculine.
Les deux femmes levèrent la tête d’un même mouvement. Un large sourire aux lèvres, Andrew
prit place à table.
— Je suis heureux de vous trouver là, madame Landers. J’ai appelé M. Martin. Il est enchanté
que vous puissiez remplacer sa gouvernante. Vous pouvez vous installer aujourd’hui. Prenez
contact avec ma secrétaire dans la matinée, elle vous communiquera tous les détails.
L’infirmière du village où réside M. Martin a été prévenue de votre arrivée. Elle viendra
examiner Hetta tous les jours.
Il se tourna vers l’infirmière.
— J’espère que vous prenez un solide petit déjeuner, mademoiselle. La garde de nuit est
toujours éprouvante.
Il continua à parler à bâtons rompus, s’arrêtant à peine pour reprendre son souffle afin de ne
pas laisser à Mlle Stewart le temps de poser des questions. Impressionnée, Elinor rendit un
hommage silencieux à cette performance. Cet homme extraverti ne ressemblait en rien à
Andrew. Il se faisait violence et, si son comportement semblait désinvolte, ses intentions ne
l’étaient pas, elles.
Malheureusement, le regard buté de Mlle Stewart indiquait qu’elle n’était pas disposée à s’en
laisser conter. Elle semblait même déterminée à rester après le départ d’Andrew pour sonder
Elinor et lui arracher la vérité. Quand le bip d’Andrew sonna, la jeune femme crut que
l’infirmière avait gagné, mais il trouva la parade.
— Le devoir m’appelle. Pouvez-vous m’accompagner, madame Landers ? J’ai besoin de vous
donner quelques recommandations au sujet d’Hetta. Au revoir, mademoiselle Stewart. J’ai été
ravi de bavarder avec vous.
Glissant la main sous le coude d’Elinor, il l’entraîna vers la sortie. Dès qu’ils furent dans le
couloir, il poussa un soupir de soulagement.
— Cette femme est une véritable teigne, déclara-t-il.
— Heureusement que tu es venu à ma rescousse.
— Je n’ai pensé à ce danger qu’après ton départ. Suis-je arrivé à temps, au moins ?
— Dieu merci, oui.
— Elle va fouiner dans tout l’hôpital. Il faut que tu sortes de là.
— Où puis-je aller ?
— Voici les clés de ma voiture. Elle est garée devant un panneau qui porte mon nom. Installe-
toi sur la banquette arrière en te cachant sous la couverture et termine ta nuit. Quand tu te
réveilleras, rapporte les clés à ma secrétaire.
— Elle ne risque pas d’ébruiter la chose ?
— C’est la discrétion même, ne t’inquiète pas.
La voiture était d’un luxe et d’un confort inouïs. Elinor s’allongea à l’arrière en rabattant la
couverture en mohair sur sa tête pour qu’on ne puisse pas la voir. Un délicieux bien-être
l’envahit, comme si elle se trouvait dans un cocon douillet où rien ne pouvait la menacer.
*
*     *
A 10 heures du matin, elle rapporta les clés à la secrétaire d’Andrew. Celle-ci les prit sans
commentaire et lui tendit une lettre qu’elle venait de taper, ainsi qu’un trousseau de clés.
Andrew l’informait en termes très formels que tous les arrangements nécessaires étaient
effectués et qu’un taxi avait été réservé pour l’emmener chez M. Martin. Elle devait donner un
relevé d’identité bancaire à la secrétaire pour qu’on puisse lui verser son salaire directement
sur son compte en banque.
Quand elle arriva dans le service où se trouvait Hetta, l’équipe de jour était en place, sous la
houlette de Mme Edwards dont la jovialité offrait un contraste saisissant avec la sévérité de
Mlle Stewart.
— Tu es prête, ma chérie ? fit Elinor en embrassant sa fille. Nous allons nous installer dans une
nouvelle maison.
— On ne retourne pas chez Daisy ?
— Hélas, non. Il y a eu un incendie hier.
— Je parie que M. Jenson s’est endormi dans son lit avec une cigarette allumée. Pauvre Daisy !
Comment va-t-elle faire ?
— Elle s’est installée dans un hôtel, et l’assurance couvrira les frais des travaux. Quant à nous,
nous allons garder la maison d’un monsieur qui est parti en voyage.
Elinor avait l’impression de vivre un rêve. Non seulement Hetta allait enfin quitter l’hôpital,
mais, grâce à Andrew, les nuages qui s’amoncelaient sur sa tête la veille s’étaient dissipés.
— Je te quitte une minute, le temps d’aller remercier Andrew, dit-elle à sa fille.
— Il est passé tout à l’heure pour me dire au revoir ; il a dit qu’il ne serait pas là quand tu
viendrais parce qu’il doit opérer.
Elinor devina qu’il avait pris ses précautions pour ne pas la revoir avant son départ, mais peut-
être était-ce pour le mieux, après tout.
Le taxi les attendait, comme prévu. Très vite, la ville s’éloigna pour faire place à la banlieue puis
à la proche campagne de Londres. Les maisons devinrent plus luxueuses, plus spacieuses,
disséminées au milieu d’immenses jardins.
Lorsque le taxi franchit un portail en fer forgé, Elinor eut juste le temps de lire le nom de la
propriété sur une plaque. La voiture remonta une longue allée bordée de buissons épais avant
de se garer devant une imposante demeure.
Le chauffeur transporta les bagages à l’intérieur, mais refusa lorsqu’elle voulut le payer.
— Tout est réglé, madame.
Une fois seules, la mère et la fille examinèrent leur environnement.
— On se croirait au cinéma ! s’exclama Hetta.
Main dans la main, elles partirent en exploration. La cuisine immaculée possédait un
équipement ultramoderne.
— Elle a été installée pour un véritable cordon-bleu, murmura Elinor avec amusement.
— Tu me feras quand même des frites et des œufs à la coque, hein ? demanda Hetta avec
anxiété.
— Mais oui, ma chérie.
Le réfrigérateur débordait : œufs, lait, bacon, viande, légumes, jus de fruits leur permettraient
presque de tenir un siège pendant un mois.
Etonnées par cette débauche de luxe, elles gravirent l’escalier en silence pour visiter l’étage. Le
palier ouvrait sur deux couloirs couverts d’une épaisse moquette crème. Toutes les portes du
premier étaient fermées, mais le deuxième ouvrait sur deux chambres en vis-à-vis. La plus
grande, avec une double exposition et un lit à baldaquin recouvert de plumetis blanc, était
visiblement destinée à Elinor.
— On doit avoir l’impression d’être une star dans une chambre comme ça, murmura Hetta.
L’autre chambre était tout aussi spacieuse, mais plus simple. La couette recouverte d’une
housse représentant des animaux sauvages fit les délices d’Hetta. Les étagères contenaient des
livres sur la flore et la faune qui attirèrent immédiatement son attention. Pendant qu’elle
parcourait les titres, elle bâilla à s’en décrocher la mâchoire à plusieurs reprises.
— Tu devrais t’allonger, ma chérie.
— Je peux déjeuner d’abord ? J’ai faim.
Elinor s’agenouilla pour serrer sa fille dans ses bras.
— Bien sûr, mon poussin.
Mais, incapable de lutter plus longtemps contre le sommeil, Hetta posa la tête sur l’épaule de
sa mère et s’endormit comme une masse. Elinor la déposa sur le lit et l’embrassa tendrement.
Ensuite, elle descendit chercher leurs valises pour les vider. Hetta dormait d’un sommeil si
profond qu’elle ne se réveilla même pas quand sa mère laissa tomber un sac de voyage à côté
de son lit.
Attendrie par ce spectacle, Elinor contempla longuement sa fille, puis acheva de visiter la
maison. Cela ne dura guère longtemps car, mis à part le salon et la salle à manger, la plupart
des pièces étaient fermées.
Après avoir dormi tout l’après-midi, Hetta s’éveilla avec un appétit féroce. Lorsque la fillette fut
rassasiée, Elinor regarda un programme télévisé pour enfants avec elle jusqu’à ce qu’elle donne
de nouveau des signes de fatigue.
En la couchant, Elinor constata qu’il y avait également une télévision dans la chambre de sa
fille. A en juger par le décor, la chambre appartenait à un petit garçon.
Toutes deux avaient évoqué en plaisantant une maison digne d’un décor de cinéma, mais elles
n’étaient pas si loin de la vérité. Le lit à baldaquin aurait pu contenir quatre personnes, et la
salle de bains possédait une baignoire circulaire aux robinets dorés qui, sans être du meilleur
goût, évoquaient les grandes heures d’Hollywood.
Avant de se coucher, elle essaya la douche. Celle-ci avait différents jets, et la température de
l’eau restait constante, un luxe qu’elle n’avait pas connu depuis des années. En se séchant, elle
sourit en songeant à l’installation sommaire de Daisy, qui donnait une eau juste tiède et dont la
pomme de douche vous restait régulièrement dans les mains.
Après avoir jeté un dernier coup d’œil à Hetta, Elinor se glissa avec bonheur dans son propre lit.
Elle avait laissé les portes des chambres ouvertes et la lumière allumée dans le couloir, au cas
où sa fille se réveillerait. Au milieu de la nuit, un léger trottinement la tira du sommeil, puis elle
sentit sa fille se faufiler à côté d’elle. Juste avant de se rendormir, Elinor se dit qu’elle était au
paradis. Elle ne voyait pas comment expliquer autrement la disparition quasi miraculeuse de
ses inquiétudes et cette impression divine de sérénité. Malheureusement, il en allait ainsi dans
les contes de fées, pas dans la vie réelle.
7.

Les jours, les semaines se succédèrent sans que rien ne vienne perturber la routine paisible de
la mère et de la fille. L’infirmière du village voisin venait chaque jour examiner Hetta et
confirmer ses progrès.
— Ne vous inquiétez pas si elle dort beaucoup, expliqua-t-elle à Elinor. La convalescence est
longue après une intervention aussi lourde. Surtout, ne l’obligez pas à forcer le rythme.
A son arrivée, Elinor avait trouvé dans la cuisine une lettre expliquant les secrets de la maison,
ainsi qu’une clé de la voiture remisée dans le garage. A son soulagement, il s’agissait d’une
modeste berline et non d’un luxueux véhicule qu’elle aurait eu peur de conduire. Elinor
emmenait fréquemment Hetta au village pour acheter des journaux, des provisions, ou
déjeuner dans le salon de thé. Au cours d’une de ces escapades, elle retira de l’argent à un
distributeur automatique en redoutant que sa carte soit refusée au cas où elle serait à
découvert. A sa grande surprise, le ticket indiquait un montant positif. Manifestement, son
premier salaire avait été versé, mais il lui parut exorbitant par rapport à ce qu’elle attendait.
Persuadée qu’il y avait une erreur, elle recommença et tomba sur le même chiffre
astronomique. M. Martin devait être soit philanthrope, soit un peu fou, conclut-elle.
Hetta s’était si vite familiarisée avec la maison qu’Elinor n’avait plus besoin d’être là quand elle
se réveillait de sa sieste. Elle descendait seule et venait retrouver sa mère dans le jardin où
celle-ci lisait pour profiter de la chaleur des mois d’été.
En dehors de l’infirmière, personne ne venait leur rendre visite. Par moments, Elinor avait le
sentiment de vivre dans un monde à part, où régnait la tranquillité nécessaire au complet
rétablissement d’Hetta.
Elle se demandait souvent si elle avait jamais connu une telle quiétude. Sa vie avec Tom
Landers ne lui avait apporté que des chagrins, et son mariage avec Jack Smith avait été marqué
par des disputes incessantes et une lutte quotidienne pour l’empêcher de boire.
Avant cela, il y avait eu Andrew…
Elle s’interdit d’aller plus loin, incapable de ranimer des souvenirs qui ne faisaient que raviver la
tristesse d’être passée à côté du bonheur par sa faute.
*
*     *
Grâce à sa nouvelle fortune, Elinor s’autorisa quelques extras, notamment celui d’offrir un taxi
à Daisy pour venir les voir. Les retrouvailles furent si joyeuses que la jeune femme persuada son
amie de rester pour la nuit. Et lorsque celle-ci repartit, le lendemain, elle lui fit promettre de
revenir bientôt.
Au fur et à mesure que les forces d’Hetta revenaient, elle se mit à réclamer avec insistance un
chien à sa mère. Elinor la distrayait de son mieux mais, si elles passaient d’excellents moments
ensemble, elle sentait bien que, par moments, sa compagnie ne suffisait pas à sa fille.
Un matin, alors qu’elles prenaient le petit déjeuner en élaborant le programme de la journée, il
y eut un bruit à la porte d’entrée. Intriguée, Elinor se rendit dans le hall et découvrit une
enveloppe sur le paillasson. C’était la première fois que du courrier arrivait, puisque M. Martin
faisait suivre le sien. Cette lettre avait dû passer à travers les mailles du filet des services
postaux. En la ramassant pour la poser sur une console, elle écarquilla les yeux en découvrant
que le destinataire était Andrew Blake.
Il devait s’agir d’une erreur, sans doute. A moins qu’Andrew ait demandé à M. Martin s’il
pouvait recevoir du courrier ici. Mais pourquoi ? Et pour quelle raison ne lui en avait-il pas
parlé ? D’ailleurs, pourquoi M. Martin n’avait-il jamais appelé comme Andrew le lui avait dit ?
La réponse s’imposa comme une évidence : parce qu’il n’y avait pas de M. Martin, et que cette
maison appartenait à Andrew. C’était la seule explication logique. Comment avait-elle pu être
aveugle à ce point ?
Elle vivait de la charité d’Andrew depuis son arrivée dans cette maison, et, si elle l’ignorait, lui le
savait. Il avait organisé la chose avec minutie, faisant suivre courrier et coups de téléphone,
fermant les pièces qui auraient pu révéler la supercherie.
N’écoutant que son instinct, elle décrocha le téléphone, composa le numéro de l’hôpital et
laissa un message sur la boîte vocale d’Andrew.
Il la rappela presque aussitôt.
— Hetta va bien ?
— Elle est en pleine forme. J’appelle parce que tu as reçu du courrier.
Le bref silence qui suivit confirma à Elinor la justesse de son analyse.
— Je viendrai ce soir, fit-il d’un ton sec.
Là-dessus, il raccrocha sans autre forme de procès.
A peine eut-elle reposé le combiné qu’Elinor regretta son geste. Au lieu de suivre son
impulsion, elle aurait mieux fait de prendre son mal en patience. A présent, elle allait être
obligée de partir, et elle ne retrouverait jamais un endroit où Hetta serait aussi heureuse.
C’était à croire qu’elle ne tirerait jamais aucun enseignement de ses erreurs. Elle agissait sur
des coups de tête et, ensuite, il était trop tard pour faire marche arrière.
A cet instant, elle aurait donné n’importe quoi pour revenir dix minutes en arrière.
Ou douze ans.
Dans un état second, elle rejoignit Hetta qui traçait des dessins dans le gravier de l’allée du
jardin. En entendant sa mère, elle leva la tête en souriant.
— J’adore ce jardin, maman. On trouve toujours quelque chose à faire.
Elinor aussi aimait ce jardin qui lui avait offert un avant-goût de paradis. Malheureusement,
leurs jours y étaient comptés.
A 10 heures, ce soir-là, Andrew n’avait toujours pas donné signe de vie. Minuit sonna sans
aucun changement. Elinor conclut qu’il avait été retenu à l’hôpital pour une urgence et qu’il
n’avait pas pu l’avertir.
Le lendemain matin, il téléphona alors qu’elle terminait son petit déjeuner. Comme elle l’avait
supposé, il avait dû opérer en urgence.
— L’état de mon patient était désespéré, et je n’ai pas eu le temps de te prévenir. Je viendrai ce
soir.
Ce jour-là, Elinor acheta un journal d’annonces immobilières afin de chercher un logement.
Lorsque le soir vint, les heures s’égrenèrent sans qu’Andrew arrive. Certaine qu’il ne viendrait
pas, elle se fit une raison sans pouvoir s’expliquer ce comportement étrange. Pourquoi s’était-il
montré aussi généreux pour ensuite l’ignorer comme si elle n’existait pas ?
Après avoir couché Hetta, elle descendit dans le salon pour réfléchir et tenter de prendre une
décision. Au lieu de quoi, elle demeura les yeux perdus dans le vague, en proie à une
insurmontable tristesse.
Vers 1 heure du matin, elle émergea de sa rêverie et poussa un gémissement effaré en
consultant sa montre. Au moment où elle sortait du salon pour monter l’escalier, des phares
puissants balayèrent les vitres du hall. Elle entendit une portière claquer, puis la sonnette
résonna quelques secondes plus tard.
Etonnée qu’Andrew n’utilise pas sa propre clé, elle alla ouvrir avec méfiance. Mais il s’agissait
bien de lui, les sourcils froncés et l’air mal à l’aise.
Sans rien dire, elle s’effaça pour le laisser entrer.
— Je suis désolé d’arriver si tard. Si je n’avais pas vu de la lumière, je serais reparti. J’ai opéré
toute la soirée.
— Veux-tu que je te fasse à dîner ? Tu dois mourir de faim.
Elinor saisit ce prétexte pour repousser l’inévitable explication. Elle avait besoin de temps pour
mettre de l’ordre dans ses idées. Et puis Andrew semblait épuisé, elle ne se sentit pas le cœur
de l’agresser d’emblée.
— Quelque chose de simple, alors.
— Une omelette, ça te va ? dit-elle en se dirigeant vers la cuisine.
— Très bien. Je boirais aussi volontiers un verre de lait, si cela ne t’ennuie pas.
La jeune femme le servit et le regarda boire.
— Johnny se moquait toujours de ta manie d’ingurgiter des litres de lait, murmura-t-elle à mi-
voix.
Il parut surpris qu’elle se rappelle ce détail, mais hocha la tête avec un petit sourire.
Pendant qu’Elinor préparait l’omelette, il l’interrogea sur les progrès d’Hetta, ce qui leur permit
de passer les premières minutes sans trop de gêne.
— A quand remonte ton dernier repas ? demanda Elinor pendant qu’il dévorait le contenu de
son assiette.
— A midi.
— Une omelette te suffira ?
— Tu pourrais en faire une autre ?
L’espoir presque juvénile qui se reflétait dans le regard d’Andrew arracha un sourire amusé à
Elinor.
— Bien sûr. Va dans le salon, je l’apporte dans trois minutes.
Lorsqu’elle le rejoignit, il était installé sur le canapé. Elle posa l’assiette sur la table basse et
s’assit dans un fauteuil.
— Excuse-moi de t’avoir fait faux bond deux soirs de suite, déclara-t-il.
— C’était encore une urgence, ce soir ?
Il hocha tristement la tête.
— Le même patient qu’hier, un petit garçon. Son état s’est brusquement aggravé en fin
d’après-midi. Nous avons fait l’impossible, mais il aurait fallu un miracle pour qu’il s’en sorte.
— Je suis désolée.
— A quoi bon ? Cela fait partie des aléas du métier.
Il esquissa un sourire forcé puis désigna son assiette.
— Tes omelettes sont délicieuses. Essaierais-tu de m’engraisser ?
— Cela ne risque pas d’arriver. Tu as toujours dévoré n’importe quoi sans prendre un gramme.
Cela m’exaspérait.
— Je me souviens.
Elinor avait l’impression d’avancer en terrain miné. A tout instant, le passé resurgissait avec son
cortège de souvenirs heureux ou pénibles.
Quand il eut fini, Andrew s’étira et posa la tête contre le dossier, les yeux fermés. Son profil se
découpait nettement contre la lueur de la lampe. Elinor contempla avec fascination la ligne du
nez anguleux, le menton décidé qui révélait la personnalité obstinée, puis la bouche, si
différente du reste — mobile, expressive, sensuelle, même si son expression s’était durcie en
douze ans. Deux lignes profondes l’encadraient à présent ; d’autres petites rides striaient la
commissure de ses paupières. Andrew avait le visage d’un homme qui ne s’accorde jamais ni
repos ni détente et qui refuse d’admettre qu’il est fatigué.
Depuis des années, elle refoulait le souvenir de ses baisers et du désir qu’il lui avait inspiré.
Mais le souvenir le plus dangereux était beaucoup plus récent : il remontait à cette soirée où il
l’avait réconfortée dans le parc de l’hôpital. Elle se rappelait ses paroles, la sensation rassurante
de ses bras qui l’enveloppaient, et, contre ce souvenir-là, elle était incapable de lutter.
Elle n’aurait su dire si cette bouche sensuelle lui avait ou non embrassé les cheveux. Sur le
moment, elle n’y avait pas fait attention. Mais plus tard, en y repensant, elle eut l’impression
d’avoir ressenti la pression imperceptible de ses lèvres.
Andrew ouvrit les yeux si lentement qu’elle aurait eu le temps de détourner les siens. Pourtant,
elle n’en fit rien.
Il la considéra avec tristesse, puis esquissa une petite moue amère.
— Je n’arrive pas à croire qu’il s’agisse de toi, murmura-t-il.
— Je me suis souvent demandé ce que je dirais si nous nous rencontrions un jour. Te présenter
des excuses me paraît tellement inapproprié.
— Surtout, n’en fais rien ! Je déteste ça. Tu pourrais préparer du café ? conclut-il sans transition
Heureuse de s’échapper, Elinor se rendit dans la cuisine. Quand elle revint, Andrew parcourait
les annonces immobilières.
— J’ai été stupide de penser que tu ne découvrirais pas le pot aux roses, lança-t-il.
— Cette maison t’appartient, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et M. Martin ?
— Il n’existe pas.
— C’est toi qui me verses ce salaire extravagant ?
Il eut un haussement d’épaules.
— Cela me rend vraiment service que tu occupes la maison. Je n’aime pas qu’elle soit vide.
— Tu aurais pu trouver une gardienne pour la moitié de ce prix. Avoue qu’il s’agit d’un moyen
pour…
— Aider une vieille amie ?
— J’appelle ça faire l’aumône.
— Tu m’en veux ?
Elinor acquiesça. Cela l’humiliait de vivre aux crochets d’Andrew, mais elle s’efforça de chasser
son ressentiment.
— Peu importe, murmura-t-elle.
— Qu’y a-t-il de mal à secourir une amie ?
— Nous n’avons jamais été amis.
Andrew hocha la tête d’un air pensif.
— C’est vrai. Nous étions amoureux, puis tu en as préféré un autre, ce qui était ton droit le plus
strict. Tu vois, j’ai tiré un trait sur le passé, alors pourquoi pas toi ?
— Parce que tu m’as donné de l’argent. C’est… c’est insultant.
— Je voulais juste te dépanner.
Il eut un rire sans joie.
— Il y a une chose qui n’a pas changé : tu as toujours eu le chic pour me mettre dans mon tort.
Je n’ai jamais su sur quel pied danser avec toi. Je suppose que cela fait partie de ton charme.
— Ce qui est charmant chez une fille de dix-sept ans devient souvent odieux chez une femme
mûre.
— Une femme mûre ! Tu n’as pas encore trente ans, je te signale.
— J’ai l’air d’en avoir quarante et l’impression d’en avoir cinquante.
Elinor poussa un soupir et ajouta :
— Pourtant, je me comporte comme une gamine de dix ans. Excuse-moi, Andrew. Tu m’as
vraiment aidée, mais l’idée de recevoir de l’argent de ta part me…
— Changeons de sujet, si cela ne t’ennuie pas.
Il y avait tant de lassitude dans cette requête qu’Elinor n’insista pas.
— Ta maison est superbe. Tu as réussi exactement comme tu l’avais prévu.
— C’est ça que tu vois dans cette maison ? Ma réussite ?
— Il y a la voiture, aussi.
Il esquissa un sourire empreint de dérision. Il y eut un court silence, puis il déclara :
— Je suis vraiment désolé de ne pas t’avoir dit la vérité. J’ai essayé d’agir au mieux, mais
j’aurais dû deviner que cette situation te hérisserait. J’espère que tu ne vas pas partir. Cela me
ferait plaisir que tu restes.
— Je croyais que tu voudrais que je m’en aille.
— Pourquoi ça ?
— Parce que tu t’es donné beaucoup de mal pour me cacher la vérité.
Le petit sourire ironique reparut sur les lèvres d’Andrew.
— En effet. Ce soir-là, après t’avoir laissée dans mon bureau, je suis venu ici pour cacher ce qui
aurait pu me trahir. Ensuite, je suis allé dans un supermarché ouvert jusqu’à minuit pour
remplir le réfrigérateur. Le lendemain, j’ai fait suivre le téléphone et le courrier dès l’ouverture
des bureaux.
— Pourquoi t’es-tu donné tout ce mal ?
— Aurais-tu accepté si tu avais su que j’étais le propriétaire ?
Avant de répondre, Elinor s’accorda quelques secondes de réflexion.
— Je l’aurais fait à contrecœur, parce que je n’avais pas le choix.
— Exactement ! Tu serais venue malgré toi et partie dès que possible, or je voulais que tu te
sentes libre et sans contrainte.
— Est-ce pour cette raison que tu as sonné au lieu d’utiliser ta clé ?
— Oui. Je veux que tu considères cette maison comme la tienne pour aussi longtemps que tu
en auras besoin. Si j’allais et venais sans prévenir, tu ne te sentirais pas à l’aise.
— Tu dois regretter de m’avoir trouvée en train de sangloter dans le jardin de l’hôpital. Je t’ai
placé dans une situation très inconfortable.
— Pas du tout. J’ai simplement eu envie de t’aider, mais je ne pouvais pas te dire la vérité,
étant donné le peu d’estime que tu me portes.
— N’inverse pas la situation. C’est moi qui t’ai donné toutes les raisons de me détester.
— Je ne t’ai jamais détestée, Ellie. Enfin, si, juste après notre rupture peut-être. J’étais jeune à
l’époque, et mon orgueil avait souffert, mais j’ai vite retrouvé le sens de la mesure et compris
que ma vie n’était pas brisée comme je l’avais cru. En tout cas, pas assez pour te haïr. En un
sens, tu m’as fait une faveur. Avec ma carrière à assurer, je n’étais pas prêt pour le mariage.
Il s’interrompit un court instant puis changea de sujet.
— Tu prends bien soin de toi, au moins ?
— C’est d’Hetta qu’il faut s’inquiéter, pas de moi.
— Hetta est en convalescence. En revanche, si tu ne fais pas attention, c’est toi qui vas tomber
malade. Tu as été forte pour elle, mais qui est fort pour toi ?
Lui, songea-t-elle, consciente qu’elle ne pouvait le lui avouer.
— Tu as besoin de récupérer, toi aussi, insista-t-il.
— Cette maison est l’endroit idéal pour m’y aider. Où habites-tu, au fait ? Je ne t’ai pas obligé à
vivre à l’hôtel, j’espère ?
— Non, rassure-toi. J’ai un appartement près de l’hôpital. C’est là que je vis la plupart du temps.
J’ai acheté cette maison pour ma femme il y a quelques années.
— J’ignorais que tu étais marié.
— Nous nous sommes séparés depuis lors. Le divorce été prononcé il y a un an. Elle n’a pas
voulu de cette maison… Je crois que je vais la vendre.
— Elle ne représente rien pour toi ?
— Je n’y ai aucun bon souvenir. Myra et moi nous sommes aperçus très vite que nous avions
commis une erreur en nous mariant. Pendant des années, notre seul lien a été notre fils.
Comme quoi, les beaux mariages ne font pas toujours le bonheur des époux.
— Comment ça ?
— Je voulais entrer dans l’équipe d’Elmer Rylance parce qu’il est le meilleur spécialiste de
chirurgie cardiaque au monde. La moitié des techniques utilisées à l’heure actuelle ont été
inventées ou perfectionnées par lui. A l’époque, j’étais tellement imbu de moi-même que je
n’envisageais pas un seul instant d’apprendre auprès d’un autre. Il se trouve que Myra est la
nièce d’Elmer Rylance. Je l’ai rencontrée à un gala de charité organisé par des médecins, et j’ai
froidement lancé une offensive de séduction dans le seul but de me rapprocher de son oncle.
Ce n’est pas très glorieux, comme tu le vois.
— Tu es dur envers toi-même.
— J’aime regarder la vérité en face, et la mienne n’est guère reluisante. Quand je me fixe un
objectif, je fonce sans me soucier de ceux que j’écrase en chemin. Tu es bien placée pour le
savoir.
Médusée qu’il s’adresse des reproches au sujet de leur relation, Elinor le dévisagea sans savoir
que dire.
— Qu’as-tu fait après notre rupture ? demanda-t-il.
— J’ai épousé Jack Smith. Cela a très vite mal tourné. Il était tout ce que tu avais prédit. Le pire,
c’est que je le savais.
— Dans ce cas, pourquoi t’es-tu mariée avec lui ?
— Par orgueil. Je m’étais fourrée dans une impasse et je refusais d’admettre que je m’étais
trompée. Comme tu m’avais dit que c’était un bon à rien, je l’ai épousé pour démontrer le
contraire. J’ai tenu deux ans, puis je l’ai quitté.
— Et Tom Landers ?
— Tom était mon nouveau départ. Je voulais prouver à mon entourage que je n’étais pas vouée
aux échecs. Malheureusement, il s’est révélé pire que Jack. Hetta est le seul bonheur qui soit né
de ce mariage. Après ça, j’ai juré de tirer un trait sur les hommes.
— Sage décision, murmura Andrew avec une moue amusée. Tu n’as jamais su choisir tes
fréquentations.
— Pas toujours, chuchota-t-elle.
8.

Un silence embarrassé s’était abattu sur la pièce.


Aussi sursautèrent-ils tous deux en entendant un cri de joie. La seconde suivante, Hetta se
précipitait au cou d’Andrew.
— Je savais que tu viendrais me voir !
Deux petits bras étreignirent Andrew à l’étouffer. Il se libéra en riant et aperçut Samson.
— Ne me dis pas que tu as gardé cet ours impossible !
— Il n’est pas impossible, mais très gentil. Et puis c’est mon meilleur ami.
— Meilleur que moi ?
— Un peu plus, mais pas beaucoup.
Un large sourire fendit le visage d’Andrew. Une telle métamorphose s’opéra sur son visage
qu’Elinor cessa un instant de respirer. D’un seul coup, elle retrouvait l’Andrew d’autrefois.
— Pourquoi es-tu levée ? demanda-t-elle à sa fille.
— Puisque Andrew est venu me voir, il fallait bien que je me réveille, répliqua Hetta avec une
logique imperturbable. Je peux avoir du lait ?
— A la condition que tu remontes te coucher tout de suite après.
— Mais elle vient seulement d’arriver ! protesta Andrew.
— Il faut qu’il voie ma cicatrice, renchérit Hetta.
Elinor comprit qu’Andrew préférait que sa fille reste. La présence d’un tiers facilitait la
conversation.
Elle se rendit dans la cuisine pour chercher un verre de lait. Lorsqu’elle revint, Hetta montrait sa
cicatrice avec fierté.
— Tu te plais ici ? demanda Andrew.
— Oh oui ! Il y a un grand jardin avec une balançoire, et puis maman est là tout le temps.
— Tu fais toujours ces cauchemars ?
— Je fais de drôles de rêves, mais je n’ai plus peur depuis que j’en ai parlé avec toi. Et toi ? Tu
as des cauchemars ?
Andrew se raidit.
— Pourquoi poses-tu cette question ?
— Tu as une tête à en faire souvent.
— Hetta ! fit Elinor d’un ton sévère.
Andrew semblait si mal à l’aise qu’elle devina que sa fille avait touché une corde sensible.
— Cela m’arrive comme à tout le monde, admit-il avec réticence. Tu devrais aller te recoucher,
maintenant, sinon tu seras fatiguée demain.
— Tu viens me border ? Je te ferai visiter ma chambre.
— N’ennuie pas Andrew, Hetta.
Mais celui-ci s’était déjà levé et prenait la fillette par la main.
*
*     *
Une étrange impression envahit Elinor en les regardant circuler dans la chambre. N’importe qui
aurait pu les prendre pour une vraie famille en les voyant tous les trois réunis. Heureusement,
toute à sa joie de montrer ses trésors à Andrew, Hetta ne percevait pas la tension qui circulait
entre les adultes.
Dès qu’elle fut rendormie, ils regagnèrent le rez-de-chaussée.
— Il est temps que je rentre, déclara Andrew. Promets-moi de ne pas déménager. De mon côté,
je te promets de ne pas te déranger.
— Comment pourrais-tu me déranger alors que je te dois tant ?
— Tu ne me dois rien, je t’en prie. Sache seulement que je ne m’imposerai pas. Hetta est
heureuse ici. Ne la prive pas de ce bonheur à cause d’une histoire qui n’a plus d’importance, si
tant est qu’elle en ait jamais eu.
— Tu penses vraiment ce que tu dis ?
— Je ne sais pas… Il y a si longtemps… Quoi qu’il en soit, il ne faut pas que ce qui s’est passé
entre nous te fasse fuir.
Loin d’être soulagée par ces paroles, Elinor sentit une douleur diffuse lui comprimer le cœur.
— Merci, c’est gentil de ta part.
Elle le dévisagea intensément et remarqua qu’il étouffait un bâillement.
— Tu tombes de fatigue, Andrew. Tu ne peux pas conduire dans cet état. C’est dangereux.
— L’air de la nuit me réveillera.
— Tu risques surtout d’avoir un accident.
Comme pour confirmer ces propos, il cligna des yeux, luttant pour les garder ouverts. Elinor le
prit fermement par le bras et l’entraîna vers le salon où elle l’obligea à s’asseoir sur le canapé.
— Tu es fou d’être venu jusqu’ici à cette heure impossible. Tu aurais pu attendre demain.
— Je ne voulais pas te faire faux bond deux soirs de suite.
— Tu n’es pas en état de reprendre le volant.
— Si tu me prépares du café, cela ira.
— Je vais surtout te préparer un lit. Combien d’heures as-tu dormi la nuit dernière ?
— Trois ou quatre…
— Où est ta chambre ?
— A côté de celle d’Hetta.
— Et la clé ?
— Dans le premier tiroir de mon bureau, dans la bibliothèque.
— Et la clé du bureau ?
— Ah… oui…
Il fouilla dans ses poches et lui tendit un trousseau.
Le décor spartiate de la chambre d’Andrew ne surprit pas Elinor. L’atmosphère en était aussi
dépouillée que celle de la sienne était raffinée. Le lit étroit et les meubles sobres et
fonctionnels reflétaient la personnalité réservée de l’occupant des lieux.
Elle se souvint de la façon dont il avait éludé le sujet de la mort du petit garçon en disant que
cela faisait partie des aléas du métier. Aurait-il pris la mort d’Hetta avec le même
détachement ? Cela semblait difficile à croire, étant donné l’affection qu’il lui
témoignait — mais que savait-elle de lui, après tout ?
Elle finissait le lit quand il fit irruption sur le seuil.
— Merci de te donner tout ce mal.
— A quelle heure te réveilles-tu ?
— Normalement, à 6 heures, mais demain je n’opère pas, alors je peux me lever plus tard.
— Très bien. Bonne nuit, Andrew.
Lorsqu’elle fut couchée, le sommeil refusa de venir. Les paroles d’Andrew au sujet du passé la
tourmentaient. Leur relation n’avait-elle eu vraiment aucune importance à ses yeux ? Elle-
même n’avait-elle pas compté du tout dans sa vie ? Et était-il sérieux en affirmant qu’elle lui
avait fait une faveur en le quittant ?
Il mentait, comprit-elle soudain. C’était lui qui avait insisté pour se marier, lui qui échafaudait
mille projets d’avenir communs. Inconsciemment, il réinterprétait les événements afin de se
persuader qu’ils n’avaient eu aucun impact sur lui.
Elle ne demandait qu’à croire que cela valait mieux pour eux, mais il y avait cette douleur logée
au creux de sa poitrine, cette tristesse quand elle songeait à ce qui aurait pu être. Elle avait cru
posséder un trésor et il s’acharnait à lui démontrer que ce n’en était pas un.
Quand il lui avait appris qu’il était divorcé, elle avait ressenti une bouffée de joie, mais à quoi
bon ? Cela ne changeait rien, puisqu’elle ne lui inspirait plus que de l’amitié.
En revanche, leurs retrouvailles lui avaient permis de découvrir celui qu’il était devenu et qui
était déjà en germe chez lui autrefois. Non le brillant chirurgien, mais l’homme généreux qui se
préoccupait du bien-être de ses semblables.
Et c’était cet homme-là qui l’avait aimée et qu’elle avait rejeté ! Elle avait toujours refusé de
céder au regret, mais aujourd’hui comment faire autrement ?
Un cri la fit sursauter. Inquiète, elle bondit hors du lit et se précipita vers la chambre d’Hetta.
Mais sa fille dormait du sommeil du juste. Le bruit provenait de la chambre d’Andrew.
Refermant la porte d’Hetta, elle se dirigea vers ladite chambre et entra dans la pièce.
Le clair de lune éclairait la silhouette étendue sur le lit. Andrew était torse nu, le drap avait
glissé autour de sa taille. Pour ne pas l’embarrasser, elle le remonta et s’agenouilla près du lit
en le secouant par les épaules.
— Réveille-toi, Andrew !
Il ouvrit immédiatement les yeux. D’instinct, son regard se posa sur le cadran lumineux du
réveil.
— J’arrive…
Elle alluma la lampe de chevet.
— C’est Elinor. Tu n’as pas besoin d’aller à l’hôpital.
Il cligna des yeux pour ajuster sa vision puis se détendit brusquement.
— Merci. J’ai fait un cauchemar ?
— Oui.
— Excuse-moi. Je n’ai pas réveillé Hetta, au moins ?
— Non, elle dort comme un ange.
— Tant mieux. Ce genre de rêve m’arrive quand je travaille trop.
— C’est-à-dire en permanence.
Il haussa les épaules.
— Certains sont pires que d’autres, mais cela ne signifie rien.
— C’est faux, et tu le sais.
Elinor enleva ses mains qui reposaient toujours sur les épaules d’Andrew. Il se rejeta contre les
oreillers, la mine défaite.
— Certains aspects de ce métier sont insupportables, murmura-t-il d’une voix blanche. Nous
nous sommes battus pour ce petit garçon, mais cela n’a servi à rien.
Il ferma les yeux.
— Il avait six ans…
Un peu tard, Elinor comprit qu’elle s’était trompée. Loin de lui inspirer de l’indifférence, son
échec accablait Andrew. Il ne supportait pas de voir disparaître prématurément un être aussi
jeune.
— Le pire, c’est d’annoncer le décès aux parents. Je ne peux pas effacer de mon esprit
l’expression de leurs visages.
— C’est toujours toi qui t’en charges ?
— Bien sûr. Je suis responsable.
— Personne ne peut être responsable de la mort d’un enfant, quand les chances de survie sont
aussi minces.
— Peut-être, mais ils m’avaient fait confiance. Si Hetta n’avait pas survécu à l’intervention, tu
aurais pensé que je t’avais laissée tomber, comme eux.
— Une greffe du cœur est une opération à haut risque. Il n’est pas juste de blâmer le chirurgien
en cas d’échec. Si Hetta n’avait pas tenu le coup, j’aurais compris.
Il lui adressa un sourire désabusé.
— Tu n’aurais peut-être rien dit, mais ton regard aurait parlé pour toi.
— Peut-être, admit-elle à contrecœur. Que t’ont dit les parents ?
— Rien, mais les voir m’a suffi. Ils se sont sentis trahis. J’aurais tellement aimé leur dire que leur
fils allait se réveiller. Je voulais leur annoncer un miracle, mais j’ai échoué.
Bouleversée par cette confession, Elinor lui caressa la joue.
— Je commence à avoir peur, Ellie. Comment puis-je continuer dans ces conditions ?
Cet aveu qui ressemblait si peu à Andrew eut raison de la prudence d’Elinor. Sans réfléchir, elle
l’enlaça, l’étreignant avec tendresse en cherchant les mots capables de le réconforter.
— Tu n’as pas peur, Andrew. Tu es simplement épuisé moralement et physiquement.
— Ce n’est pas tant le travail que les responsabilités, le fait d’avoir la vie des gens entre mes
mains. Quand nous nous sommes rencontrés, je négligeais cet aspect du métier. Je rêvais de
gloire et de réussite sans penser au reste. Tu te souviens ? Je débordais d’assurance et de
confiance en moi. Quel prétentieux j’étais !
— Je te trouvais merveilleux.
— Tu avais tort. Je n’avais pas vu les pièges dans lesquels je me jetais.
— Crois-tu que j’ai vu ceux qui me guettaient ? Tant qu’on n’a pas un peu vécu, on ne mesure
pas les risques que l’on prend.
— Sauf quand il est trop tard.
Il posa la tête contre la sienne en soupirant.
— Ce genre de cauchemar t’arrive souvent ?
— Oui. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai acheté l’appartement. Il vaut mieux être seul
dans ces moments-là.
— C’est faux ! On a besoin d’amour et d’affection. C’est une des rares choses que j’ai apprises
quand je me sentais esseulée.
— C’est curieux. Je ne t’ai jamais imaginée souffrant de solitude. Tu étais si jolie, si vivante.
C’est ce qui m’a attiré chez toi. Je n’ai pas pu te résister.
— Tu aurais préféré ?
— Oui. J’ai essayé de lutter, mais sans succès.
— Je ne m’en rendais pas compte. Tu me paraissais tellement distant.
Un profond silence répondit à Elinor. Elle s’aperçut alors qu’Andrew s’était endormi contre son
épaule.
Avec d’infinies précautions, elle s’allongea à côté de lui. Il émit un son étrange et se blottit
contre elle en lui enlaçant la taille. Quand il recommença à gémir, elle le serra plus fort en lui
chuchotant des mots d’apaisement, et il se calma aussitôt.
Troublée par ce corps viril abandonné contre elle, Elinor sentit le désir monter en elle, comme
douze ans auparavant, quand elle l’avait supplié de lui faire l’amour. Cette fois, pourtant, il se
tempérait de compréhension. Elle n’était plus l’adolescente qui ne songeait qu’à satisfaire ses
pulsions, mais une femme qui avait souffert et souhaitait apporter un peu de douceur dans
l’existence d’un homme sur qui pesaient d’écrasantes responsabilités.
Lorsqu’il s’agita de nouveau, elle l’embrassa tendrement sur la tempe.
— Tout va bien, chuchota-t-elle. Je suis là.
Sans savoir s’il pouvait l’entendre, elle continua à parler en jouant avec ses cheveux.
— Si seulement j’avais compris, murmura-t-elle.
Les images de leur escapade sur l’île l’assaillirent. Deux maris égoïstes lui avaient appris la
valeur d’un homme qui l’aimait plus que son propre plaisir.
— Tu ne pensais qu’à moi, mais je ne m’en rendais pas compte. J’avais beau te répéter que je
t’aimais, j’ignorais la signification de mes paroles… Il suffirait de si peu pour renouer ce lien
merveilleux qui existait entre nous. Si tu savais le nombre de choses que j’ai envie de te dire, de
partager avec toi, de…
Un violent soubresaut d’Andrew l’interrompit. Elinor retint son souffle en se demandant s’il
l’avait entendue. Il semblait dormir, mais ses mains se mirent à parcourir son corps avec ardeur.
Gênés par la très chaste chemise de nuit de coton qu’elle portait, les doigts d’Andrew
s’attaquèrent maladroitement aux boutons. Elle l’aida à terminer avec une telle fébrilité que le
dernier sauta, puis elle repoussa le drap et se plaqua étroitement contre lui.
— Ellie…
— Je suis là. Serre-moi, Andrew, serre-moi fort.
Les mains nouées derrière sa nuque, elle posa ses lèvres sur les siennes. Il répondit à ce baiser
avec une fièvre qui l’emplit d’allégresse.
Les gestes d’Andrew se firent plus précis, urgents, comme s’il avait enfin trouvé ce qu’il
cherchait depuis des années. Ses mains semblaient déjà connaître les moindres courbes de son
corps, explorant leurs méandres avec une douceur passionnée. Grisée de caresses, Elinor lui en
prodigua à son tour, de plus en plus audacieuses, de plus en plus folles, fascinée par les muscles
souples et puissants qu’elle sentait sous ses mains. Lorsqu’il honora ses seins de ses lèvres, elle
se tendit comme un arc en frémissant de plaisir. Une certitude absolue la guidait : celle de se
donner au seul homme à qui elle avait jamais eu envie d’appartenir.
A cet instant, Andrew ouvrit les yeux et une expression horrifiée se peignit sur son visage.
— Seigneur, non !
9.

Andrew s’arracha des bras d’Elinor, comme s’il ne pouvait supporter sa vue.
— Andrew ! supplia-t-elle d’une voix désespérée.
— Non, Ellie. Je ne veux pas de ça, pas comme ça, tu comprends ?
Mortifiée, elle déclara :
— Pardonne-moi.
— C’est ma faute. Je n’aurais pas dû venir ce soir.
Il parlait vite, d’une voix hachée, saccadée, reportant le blâme sur lui pour ne pas lui avouer
qu’il ne la désirait pas, pour épargner sa sensibilité, sans se rendre compte que chacune de ses
paroles s’enfonçait dans son cœur comme autant de coups de couteau.
La tête baissée, elle rajusta sa tenue à la hâte tandis qu’il remontait le drap sur lui.
— Je ne suis pas venu ici dans l’intention de faire l’amour avec toi, Ellie. Je voulais juste
m’expliquer et repartir aussitôt. Cela aurait mieux valu pour nous deux.
— Arrête, je t’en prie ! La fautive, c’est moi. J’aurais dû comprendre que M. Martin n’était
qu’une invention. A mon âge, on ne croit plus au Père Noël.
— Tu n’as aucun reproche à te faire. Je voulais t’aider.
— Pourquoi ça, alors que tu me détestes depuis des années ?
— Je ne t’ai jamais détestée, je te l’ai déjà dit.
— C’est vrai, j’oubliais. Tu ne t’abaisses pas à ce genre de sentiments dégradants.
La colère montait en elle. Une rage sourde et brutale qui rendait sa propre souffrance plus
tolérable.
— Tu es un homme bien, trop distingué pour te venger. En réalité, tu préfères une autre
méthode : rendre le bien pour le mal… Mais que cherches-tu en agissant ainsi ? A me faire
prendre conscience de ce que j’ai rejeté ? A me faire regretter ? Si c’est ton but, il n’y a pas de
quoi se vanter.
— Que t’arrive-t-il, Ellie ? Pourquoi cette aigreur ?
— Comme si tu l’ignorais ! Pour que ton plaisir soit complet, sache que Jack Smith était un
ivrogne qui me battait et Tom Landers, un déséquilibré qui m’a quittée alors qu’Hetta était
malade. Pendant ces années de cauchemar, j’ai toujours pensé que c’était ma punition pour le
mal que je t’avais fait, mais, bien entendu, tu éprouves le besoin d’enfoncer le clou en
m’humiliant.
D’un geste vif, Andrew lui plaqua la main sur la bouche pour l’empêcher de continuer puis la
secoua sans ménagement.
— Qu’ai-je fait pour mériter ces accusations ? Si je suis vraiment le monstre que tu dépeins, je
suis surpris que tu perdes ton temps avec moi. Tout compte fait, nous l’avons peut-être
échappé belle, tous les deux.
Elinor ne répondit rien.
Ils se dévisagèrent, atterrés d’en être arrivés là. Puis un frisson parcourut Andrew, et il la lâcha.
— Nos propos ont dépassé notre pensée. Mieux vaut les oublier. C’était une erreur de croire
que nous pouvions nous revoir comme s’il ne s’était rien passé autrefois.
— Tu as raison, approuva-t-elle tristement.
— Tu ferais mieux de retourner dans ta chambre.
Glacée, elle sortit de la pièce comme une somnambule et se jeta sur son lit en frissonnant
violemment. Si seulement elle pouvait pleurer ! Malgré ses efforts, hélas, les larmes refusèrent
de venir.
*
*     *
Quand elle entra dans la cuisine, le lendemain matin, Andrew terminait son café. Il posa une
tasse devant elle en lui adressant un sourire crispé.
— Merci de m’avoir accueilli cette nuit. J’avais vraiment besoin de sommeil.
Pourtant, il semblait toujours aussi las, et elle doutait qu’il eût beaucoup dormi après son
départ.
— Tu dois toujours assumer la charge de travail de sir Elmer ? Il ne s’est toujours pas remis de
sa grippe ?
— Elle a mal tourné, et il est resté absent plus longtemps que prévu, mais il devrait revenir
cette semaine. Cela me laissera peut-être le temps de rattraper mon retard administratif.
— Sans parler de ton retard de sommeil.
— En effet.
Il parut hésiter puis continua :
— Je ne voudrais pas que tu te méprennes, Elinor… Je suis touché de ce que tu as fait pour moi,
cette nuit. Tu m’as apporté une chaleur et un réconfort dont j’avais presque oublié l’existence,
mais ta sollicitude doit s’arrêter là. Je n’ai jamais eu l’intention d’en abuser.
— J’ai compris, Andrew. Inutile d’aller plus loin.
— Non, laisse-moi finir. Hier soir, je t’ai dit que je ne voulais pas t’imposer ma présence, or,
quelques heures plus tard, j’ai failli te faire l’amour. Je suis impardonnable.
— Tu dormais…
— Il serait trop facile de me justifier à si bon compte. Tu te sens redevable à mon égard à cause
d’Hetta, mais tu ne me dois rien, et surtout pas ce genre de gratitude.
De nouveau, il réinterprétait les faits à sa façon. Dans sa version, c’est tout juste s’il ne lui avait
pas forcé la main. Mais, s’il s’imaginait lui faciliter la situation, il se trompait lourdement. Ces
paroles lui transperçaient le cœur, et elle l’aurait empêché de continuer si elle en avait eu la
force.
— Je te promets que cela ne se reproduira pas. Je ne reviendrai plus, rassure-toi. Voilà… Il est
temps que je parte, maintenant.
— Hetta sera déçue de ne pas te dire au revoir. Je vais la chercher.
— Je suis pressé.
— Dans ce cas, reviens nous voir.
— Non… Maintenant que nous avons tiré la situation au clair, il serait plus raisonnable de ne
pas nous revoir.
Elinor acquiesça tristement.
— Comme tu voudras.
La mort dans l’âme, elle l’accompagna dans le hall. Au moment de franchir la porte, il se
retourna.
— Merci encore pour cette nuit. Prends bien soin de toi.
Trois minutes plus tard, la voiture disparaissait dans l’allée. En proie à une insurmontable
détresse, Elinor la suivit d’un regard désolé.
En faisant volte-face, elle aperçut Hetta au bas de l’escalier. Son visage chiffonné indiquait
qu’elle avait vu Andrew partir.
— Il n’a pas attendu que je me réveille, maman !
— Il était pressé, ma chérie.
— Il ne nous aime pas vraiment.
— Il t’adore, au contraire. Viens prendre ton petit déjeuner au lieu de dire des bêtises.
Pour la première fois, ce jour-là, la compagnie d’Hetta pesa terriblement à Elinor. Elle rêvait
d’être seule pour réfléchir et pleurer en paix. Au prix d’un effort surhumain, elle parvint tant
bien que mal à donner le change sans éveiller les soupçons de sa fille sur son état d’esprit, mais,
quand le moment de se coucher arriva enfin, elle se recroquevilla sur elle-même et laissa enfin
libre cours à son chagrin.
L’expression horrifiée du regard d’Andrew quand il s’était réveillé l’obsédait. Comment avait-
elle pu croire qu’il pourrait répondre à son désir ? Pourtant, à cet instant-là, elle ne songeait pas
à elle, seulement à le réconforter, et elle lui avait ouvert les bras dans un geste d’amour
spontané.
Un geste d’amour… Elle ne voulait pas y croire, mais il était trop tard pour lutter contre
l’évidence. Son amour pour Andrew ne renaissait pas : il n’était jamais mort, tout simplement.
Pendant douze ans, elle l’avait enfoui au plus profond d’elle-même, dans un endroit secret
qu’elle n’osait pas visiter. Il s’était manifesté de nombreuses fois, d’une voix qu’elle ne voulait
pas entendre, attendant son heure, tapi dans l’ombre. Et aujourd’hui elle ne pouvait plus lui
échapper.
*
*     *
Au bout de quelques jours, elle cessa de tendre l’oreille pour guetter un bruit de moteur :
Andrew ne reviendrait pas, elle s’y résignait. A ses yeux, il n’était plus possible de rester dans
cette maison. Hetta était assez solide à présent pour supporter un déplacement, d’autant que,
grâce à la générosité d’Andrew, ses économies lui permettraient de subvenir à leurs besoins
pendant plusieurs mois. C’était un crève-cœur de vivre sur l’argent qu’il lui avait donné, mais
cela ne durerait pas, heureusement.
Elle appela Daisy à son hôtel. Une chambre se libérant la semaine suivante, elle demanda à son
amie de la réserver pour elle. Hetta accueillit la nouvelle avec des sentiments mitigés : elle se
sentait triste de quitter la maison, mais heureuse de retrouver Daisy.
Elinor écrivit une lettre de remerciements à Andrew en lui expliquant qu’elle ne pouvait
décemment occuper sa maison plus longtemps. Elle reçut par retour du courrier une réponse
dans laquelle il lui demandait de reconsidérer sa décision. Elle lui signifia par un mot très bref
que celle-ci était irrévocable et, cette fois, il n’y eut pas de réponse.
Plus les jours passaient, plus Elinor avait le cœur lourd. Cette maison représentait son dernier
lien avec Andrew et il allait bientôt disparaître. Hetta devait encore se rendre une fois à
l’hôpital pour une dernière visite, mais il se débrouillerait probablement pour déléguer sa
responsabilité à quelqu’un d’autre, afin d’éviter une rencontre.
La veille du départ, alors qu’Hetta rangeait ses jouets, Elinor fit le tour du jardin en s’efforçant
de chasser la tristesse qui l’étreignait. Elle était certaine d’avoir pris la bonne décision, mais une
voix tentatrice lui soufflait qu’elle aurait pu rester quelques jours de plus pour essayer de voir
Andrew une dernière fois, quitte à réveiller le souvenir pénible de leur dernier face-à-face.
Elle regagnait la maison quand elle aperçut une femme sur la terrasse. Grande, élégante et
pleine d’assurance, elle regarda Elinor approcher sans paraître le moins du monde gênée.
— Qui êtes-vous ? demandèrent-elles au même moment.
L’inconnue se mit à rire.
— Je suis chez moi, mais je vais répondre en premier si cela ne vous ennuie pas.
— Vous êtes…
— Myra Blake. En fait, cette maison n’est plus la mienne puisque j’ai déménagé il y a plus d’un
an. A qui ai-je l’honneur ?
— Elinor Landers, déclara la jeune femme avec une pointe de méfiance.
— Depuis quand vivez-vous ici ? Ça ne ressemble pas à Andrew d’installer une femme chez lui.
Il est bien trop puritain pour ça.
— Il a opéré ma fille et, étant donné que la maison où nous habitions a brûlé pendant qu’elle
était à l’hôpital et que nous n’avions nulle part où aller, il m’a proposé de venir ici pour quelque
temps.
Myra esquissa un sourire ironique.
— Tiens donc ! Vous n’espérez tout de même pas me faire croire qu’il a agi par pure bonté
d’âme.
— Vous vous méprenez sur la situation, madame.
— Quelles que soient ses motivations, je m’en moque, de toute façon. Si vous m’offriez une
tasse de thé ? Je meurs de soif.
Sans attendre la réponse, Myra pénétra dans la maison. Elinor lui emboîta le pas, un peu
éberluée.
Lorsque le thé fut prêt, elle rejoignit Myra dans le salon. Tout en buvant son thé à petites
gorgées, celle-ci la détailla d’un regard aigu où brillait une étincelle amusée. Elinor lui rendit la
pareille, et force lui fut de constater qu’avec ses cheveux bruns soyeux, son visage aux traits
délicats et sa silhouette parfaite sa visiteuse possédait des atouts physiques indéniables.
Et cette femme ravissante avait partagé la vie d’Andrew, sa maison, son lit. Il avait beau dire
qu’il s’était marié par intérêt et que leur union n’avait pas été heureuse, il avait tout de même
dû y trouver quelques agréments.
— Votre thé est une merveille, déclara Myra. Je n’en ai pas goûté d’aussi délicieux depuis une
éternité.
— Je suis ravie que vous l’aimiez, madame Blake.
— Pas de cérémonies entre nous ! Appelez-moi Myra, je vous en prie.
— J’aimerais comprendre, Myra. Pourquoi…
— Vous vous demandez comment j’ai pu entrer, c’est ça ? J’ai encore une clé.
En se penchant pour reposer sa tasse, Myra fronça les sourcils en dévisageant Elinor de
nouveau.
— Nous sommes-nous déjà rencontrées ? s’enquit-elle tout à trac.
— Je ne crois pas, répondit Elinor.
— C’est curieux, votre visage me semble familier. Enfin, peu importe. Vous vous interrogez sur
la raison de ma présence, je suppose. J’espérais qu’Andrew serait là. Dieu sait pourquoi,
puisqu’à l’époque où nous habitions ici il jouait à l’homme invisible. Ça se passe bien ?
— Je vous demande pardon ?
— Entre Andrew et vous.
— Il n’y a rien entre Andrew et moi. Ma fille a subi une greffe du cœur, mais, à l’origine, c’était
une patiente du Dr Rylance.
— C’est mon oncle.
— Je sais.
— Décidément, Andrew s’est montré très bavard. Voilà qui est de plus en plus étrange.
Troublée par les insinuations de Myra, Elinor voulut dissiper le malentendu.
— Votre oncle était malade quand on a pu opérer ma fille, alors Andrew a dû le remplacer.
Ensuite, comme je vous l’ai dit, l’endroit où j’habitais a brûlé et…
— Andrew a joué le bon Samaritain. Vous m’en direz tant !
Myra contemplait Elinor avec une ironie non dénuée de sympathie.
— Cette maison est idéale pour un séjour de convalescence. Hetta fait des progrès tous les
jours, expliqua Elinor avec embarras.
— Surtout avec Andrew pour la surveiller.
— Il ne vit pas ici.
— Mais il vient vous voir, j’imagine.
— Il n’est venu qu’une fois. Il paraît qu’il a un appartement près de l’hôpital.
— Et quel appartement ! Une véritable cellule de moine. Il y passait déjà la plupart de son
temps quand nous étions mariés et nous rendait de rares visites pour voir notre fils. Je suppose
qu’il vous a également parlé de Simon. Peut-être vous a-t-il même annoncé que je me
remariais.
— Non.
— Eh bien, c’est le cas. Je m’apprête à convoler en justes noces avec Cyrus Hellerman. Il est
américain, et milliardaire, cela va de soi.
Elinor esquissa un sourire.
— Cette maison ne vous suffisait pas ?
— Elle ne manque pas de charme, mais je m’y suis toujours sentie à l’étroit. J’ai rencontré Cyrus
il y a trois semaines. Il est veuf depuis plusieurs mois et se sentait très seul. L’occasion était trop
belle pour la laisser passer, alors je l’ai saisie sans perdre de temps.
— Pourquoi ça ? Vous aviez peur qu’une autre ne vous le souffle ?
— Exactement, avoua Myra avec une franchise désarmante. Remarquez, je garde beaucoup
d’affection pour Andrew. Quand nous nous sommes mariés, j’étais éperdue d’admiration pour
lui. D’après oncle Elmer, c’est un génie mais, selon moi, il a de curieuses idées. Notamment en
ce qui concerne l’argent. S’il ne soignait pas autant de personnes gratuitement, il serait à la tête
d’une véritable fortune, aujourd’hui. Je respecte son choix, mais je n’aime pas limiter mes
dépenses.
— Votre oncle sait qu’il ne fait pas payer toutes ses consultations ?
— Bien sûr. Il trouve cette attitude admirable.
— Cela prouve qu’Andrew pense aux autres avant de penser à lui.
— Je vous en prie ! Il m’a assommée pendant des années avec ses prêchi-prêcha. J’ai été
soulagée de le quitter, vous pouvez me croire. Ne me dites pas que vous approuvez ses idées ?
conclut Myra avec consternation.
— Je crois bien que si.
Myra haussa les épaules avec dédain.
— Eh bien, pas moi !
— Pourtant, vous appartenez à une famille de médecins.
— Raison pour laquelle j’en ai par-dessus la tête de leurs sermons. Andrew et moi avons
commis une erreur en nous mariant. Notre divorce est la seule bonne décision que nous ayons
prise ensemble.
— Et votre fils ?
— Justement, vous pourriez me rendre un grand service à ce sujet. Il a sept ans. Quel âge a
votre fille ?
— Sept ans aussi. Et, grâce à Andrew, elle fêtera ses prochains anniversaires.
— Oncle Elmer prétend qu’il n’a pas son pareil pour opérer les enfants. Bizarrement, il sait aussi
les mettre en confiance.
— Pourquoi « bizarrement » ?
— Parce qu’il ne comprend rien à son fils. Remarquez, s’ils se voyaient un peu plus, leurs
relations s’arrangeraient peut-être.
— Andrew doit lui consacrer le peu de temps dont il dispose, non ? Il n’est pas homme à fuir ses
responsabilités.
— Il n’était pas là pour le cinquième anniversaire de Simon. Ni pour le sixième, d’ailleurs. Vous
auriez dû voir la tête de mon fils, quand Andrew lui a fait faux bond pour ses sept ans. Il est en
train de saboter leur relation, or Simon a besoin de lui. Voilà pourquoi je pense que vous
pourriez leur rendre service à tous les deux.
10.

Myra espérait une question, mais Elinor jugea prudent de garder le silence. La nature du service
que sa visiteuse attendait d’elle l’inquiétait. Elle n’avait nulle envie que la jeune femme précise
sa pensée.
— Que pensez-vous de cette maison ? demanda Myra.
— Je l’aime beaucoup.
— Quelle chambre occupez-vous ?
L’appréhension d’Elinor monta d’un cran.
— Eh bien, je…
— La mienne, je parie ! Elle est drôle, n’est-ce pas ? C’était ma période victorienne, mais la salle
de bains date de ma période égyptienne. Si j’étais restée, j’aurais tout changé. Votre fille est
là ? conclut-elle en sautant du coq à l’âne.
Un peu déconcertée par ce brusque changement de sujet, Elinor hocha la tête.
Juste à cet instant, Hetta pénétra dans le salon, un jouet dans chaque main. Elle dévisagea Myra
d’un regard insistant qui aurait embarrassé une personne possédant moins d’aplomb que celle-
ci.
— Bonjour, lança-t-elle. Je m’appelle Myra.
— Bonjour, madame. Moi, c’est Hetta.
— Tu te plais ici ?
La fillette acquiesça.
— Tu dois te sentir un peu seule sans compagnon de ton âge. Tu aimes les chiens ?
Hetta hocha la tête avec enthousiasme.
— Je crois que tu t’entendrais bien avec mon fils. Il a exactement ton âge et possède un petit
chien. Tu veux le rencontrer ?
— Avec le chien ?
— Bien sûr !
Sortant un téléphone portable de son sac, Myra composa un numéro.
— Vous pouvez l’amener, Joe.
Un pressentiment s’empara d’Elinor.
— Une seconde, s’il vous plaît…
— Vous n’allez pas refuser à votre fille de rencontrer mon fils ? coupa Myra d’un air innocent.
— Non, mais…
— Ils vont s’entendre à merveille. Ah, te voilà, mon chéri !
Un petit garçon accompagné d’un chauffeur en uniforme apparut sur le seuil. Elinor cessa un
instant de respirer. Simon était une version miniature d’Andrew jusque dans son attitude. La
façon dont il se tenait immobile, balayant la pièce du regard sans rien dire, exactement comme
son père la première fois qu’elle l’avait vu, lui fit un coup au cœur.
— Je vous présente Simon, déclara Myra.
Elinor s’approcha du garçonnet qui tenait un chiot dans ses bras.
— Bonjour, Simon. Je m’appelle Ellie, s’entendit-elle annoncer, stupéfaite d’utiliser ce diminutif
qu’elle n’employait plus depuis des années.
— Bonjour, madame.
Il voulut tendre la main, puis se rappela qu’il portait le chiot. Immédiatement, Hetta offrit de
l’en débarrasser.
Pendant les premières minutes, les deux enfants s’examinèrent avec méfiance, mais le chien
servit à briser la glace, et ils s’éloignèrent en chuchotant dans un coin.
— A la bonne heure ! décréta Myra avec satisfaction. Vous pouvez aller dîner au pub du village,
Joe. Je vous appellerai quand j’aurai besoin de vous.
Le chauffeur salua, puis s’éclipsa rapidement.
Elinor se tourna vers Myra avec indignation.
— Votre fils est resté dans la voiture pendant que vous veniez ici pour…, pour…
— Tâter le terrain, compléta Myra d’un ton posé. Il le fallait bien, puisque je ne vous
connaissais pas. En fait, je l’ai amené à tout hasard, au cas où les rumeurs qui vous concernent
se révéleraient justes.
— De quelles rumeurs s’agit-il ?
— On m’a dit que vous aviez un enfant de l’âge de Simon, que vous étiez une bonne mère. Et
l’on m’a dit la vérité, sinon je n’aurais pas demandé à Joe d’amener mon fils.
— Que mijotez-vous, Myra ?
— Disons que ma vie est un peu compliquée, en ce moment. Cyrus veut se marier dans quinze
jours et je dois rejoindre Detroit au plus vite pour les préparatifs.
— Vous ne comptez pas emmener Simon avec vous ?
— En voyage de noces ? Vous plaisantez. D’ailleurs, il est grand temps qu’Andrew s’occupe un
peu de son fils.
— Vous abandonneriez votre fils sans état d’âme ?
Au lieu de répondre à la question, Myra déclara :
— J’ai eu une conversation très intéressante avec Mlle Stewart. Cela a dû être un véritable
cirque, ce petit jeu de cache-cache entre le bureau d’Andrew et la banquette arrière de sa
voiture. Ne prenez pas cet air surpris : tout se sait dans un hôpital, et les ragots vont vite,
surtout quand on y a d’excellents amis qui vous tiennent au courant de ce qui s’y passe. Comme
une des infirmières habite le village, j’ai également appris qu’Andrew avait prêté sa maison à la
même mystérieuse jeune femme qu’il avait mis tant de soin à sauver des griffes de la délicieuse
Mlle Stewart. Tout cela m’a intriguée, alors j’ai décidé de venir ici pour satisfaire ma curiosité.
Cela ressemble tellement peu à Andrew.
— Cette histoire fait un scandale ? s’exclama Elinor, atterrée.
— Pas encore, rassurez-vous, mais la nuit que vous avez passée dans le bureau pourrait servir
les ennemis d’Andrew. Comme tous les gens brillants, il suscite bien des jalousies, d’autant que
l’heure de la retraite approche pour mon oncle. Les prétendants à sa succession sont déjà sur
les rangs, et les mauvaises langues prêtes à cracher leur venin.
Elinor suivit ces explications avec consternation. Son désarroi n’échappa pas à Myra :
— Ne vous inquiétez pas, je ne vous créerai pas d’ennuis. Je suis peut-être superficielle et
couverte de bijoux comme un arbre de Noël — comme me l’a dit obligeamment mon ex-mari
un jour de tendresse —, mais je vous promets que vous n’avez rien à craindre.
Sans comprendre pourquoi, Elinor ne mit pas sa parole en doute.
— Vous devez vous étonner que je ne sois pas jalouse qu’il vous ait installée ici, reprit Myra.
— De toute façon, vous n’avez aucune raison de l’être.
— Même après un divorce, on conserve souvent un sentiment possessif à l’égard de son ex-
époux. Dieu merci, ce n’est pas mon cas. J’ai été follement amoureuse d’Andrew, il est vrai,
mais c’était avant que je m’aperçoive à quel point il est ennuyeux.
— Andrew, ennuyeux ?
— Je savais bien que vous lui ressembliez ! Je vous souhaite bonne chance, et ce d’autant plus
sincèrement que cela m’arrange.
Elinor n’en revenait pas. La détermination de cette femme à organiser la vie des autres en
fonction de la sienne avait quelque chose de fascinant.
— Je suis désolée de vous décevoir, mais Hetta et moi partons demain.
Myra parut interdite.
— Vous vous êtes disputée avec Andrew ?
— Non.
— Il vous a mise à la porte alors ?
— Non plus.
— Dans ce cas, pourquoi partez-vous ?
— Parce qu’Hetta se porte comme un charme, et qu’il est temps de nous installer ailleurs.
— Pourquoi ça ?
— Cela ne vous regarde pas.
— Avez-vous trouvé un logement aussi agréable que cette maison ?
— La pension de famille où nous logions va être reconstruite. Nous nous installerons dans un
hôtel à proximité en attendant la fin des travaux.
— Vous laissez tomber cette maison pour une pension de famille ? Vous perdez la tête !
Elinor soupira. Parler avec Myra relevait du dialogue de sourds.
— Là n’est pas la question. Et puis, en admettant que je reste, vous ne pouvez pas laisser Simon
sans en avertir Andrew au préalable.
— Je suis tout à fait d’accord ! Téléphonez-lui pendant que je prépare le dîner.
Interloquée, Elinor suivit Myra dans la cuisine sans savoir si elle était vraiment sérieuse. Après
avoir servi du jus de fruits aux enfants, Myra les envoya dans le jardin et se tourna vers Elinor.
— Et ce coup de fil ? Je n’ai pas l’intention de m’en charger, alors, si vous ne le faites pas, vous
ne risquez pas d’avancer.
Malgré son appréhension, Elinor se rendit dans le hall et composa le numéro d’Andrew. Il
décrocha à la première sonnerie.
— Oui ? fit-il d’un ton sec.
— C’est Elinor. Excuse-moi de te déranger mais j’ai un problème.
— Avec Hetta ?
— Non, Myra. Elle est venue avec Simon, qu’elle a l’intention de laisser ici.
— Je ne comprends pas.
— Elle part aux Etats-Unis pour se remarier et ne veut pas l’emmener avec elle.
— Passe-la-moi.
Elinor retourna dans la cuisine.
— Andrew voudrait vous parler, Myra.
— Je suis occupée.
— C’est pour lui parler que vous êtes venue, rappela-t-elle.
— Si j’avais voulu lui téléphoner, j’aurais pu le faire n’importe où. Je veux le voir. Où est passée
la confiture de framboises ? Elle a changé de place.
— Je l’ai rangée sur l’étagère du haut. Venez, je vous en prie.
— Pas question ! C’était plus pratique sur l’étagère du milieu.
— Nous n’en prenons jamais.
— Simon en raffole. Allez dire à Andrew que je refuse de lui parler.
C’est tout juste si Elinor n’entendit pas ce dernier grincer des dents quand elle lui rapporta la
réponse de son ex-femme.
— Dis-lui d’arrêter ce petit jeu stupide et de venir.
Myra accueillit le message en riant, mais elle se dirigea enfin vers le hall. Le soulagement
d’Elinor fut de courte durée, car la jeune femme raccrocha sans même échanger un mot avec
Andrew et regagna la cuisine.
— Cela ne sert à rien de discuter, expliqua-t-elle. Il n’écoute pas.
La sonnerie résonna presque immédiatement. Elinor courut répondre.
— Je n’y suis pour rien, expliqua-t-elle.
— Je sais. Dis-lui que je viendrai ce soir. Ça va ? Elle n’est pas désagréable, j’espère ?
— C’est une vraie tornade, mais je la trouve plutôt sympathique.
Myra avait rejoint les enfants dans le jardin. Hetta riait aux éclats en jouant avec le chiot.
— Occupez-vous d’eux pendant que je termine le dîner, lança Myra. Je vous appellerai quand
ce sera prêt.
Là-dessus, elle s’engouffra dans la maison.
— Tu as vu comme il est mignon, maman ? s’écria Hetta. Il s’appelle Fudge.
— C’est moi qui ai choisi son nom, expliqua timidement Simon.
Le petit garçon semblait bien s’entendre avec Hetta, même si leurs tempéraments étaient
manifestement à l’opposé l’un de l’autre. S’il restait, peut-être saurait-il tempérer l’énergie
débordante de sa fille. En tout cas, celle-ci lui montrait sa cicatrice avec fierté, preuve qu’elle le
considérait déjà comme un ami.
Tous quatre prirent le dîner sur la terrasse. Le repas se déroula dans une chaude ambiance. Les
enfants dévorèrent leurs macaronis pendant que Myra monopolisait la conversation. Gagnée
par son enthousiasme et sa nature chaleureuse, Elinor l’écoutait avec amusement. Leur
visiteuse possédait un don inné pour raconter des histoires désopilantes. Elinor rit de bon cœur
en écoutant Myra relater les démêlés de Fudge avec un âne.
En arrivant, Andrew les surprit en pleine crise d’hilarité. Personne ne remarqua sa présence, et
il demeura un long moment à observer la joyeuse scène qui s’offrait à lui.
Ce fut Elinor qui l’aperçut en premier. Elle leva la tête une seconde avant qu’il n’ait le temps de
supprimer le petit sourire nostalgique qui affleurait à ses lèvres. La façon dont elle se figea
brusquement alerta les autres. Le visage d’Hetta s’illumina, Myra le considéra avec une pointe
d’ironie, et Simon parut content mais incertain, comme s’il ne savait à quoi s’attendre.
Son père ne paraissait pas plus à l’aise, si l’on en croyait le sourire crispé qu’il lui adressa avant
de se tourner vers son ex-femme.
— Bonsoir, Myra.
— Tu arrives juste à temps pour le café. Rentrons, il commence à faire frais.
Dans le salon, Myra suggéra aux enfants d’aller regarder la télévision à l’étage.
— Je les accompagne, déclara Elinor.
— Non, restez. Les discussions entre Andrew et moi tournent très vite à l’orage lorsque nous
sommes seuls.
Indécise, Elinor interrogea Andrew du regard.
— Reste, s’il te plaît.
Après le départ des enfants, les trois adultes se dévisagèrent avec embarras. Puis, comme le
silence s’éternisait, Andrew passa à l’attaque.
— J’espère que tu n’es pas venue pour créer encore des problèmes, Myra.
— Ce n’est pas mon genre.
— Ah bon ?
Elinor décida d’intervenir avant que la situation ne s’envenime.
— Il va être bientôt l’heure de coucher les enfants, et je voudrais savoir où Simon va dormir.
— Quelle question ! s’exclama Myra. Ici, bien sûr.
— Ne rêve pas, Myra, lança Andrew.
— L’équation est simple, mon cher : je pars pour Detroit où je vais me marier et je ne peux pas
emmener un petit garçon en voyage de noces. De plus, Simon est fou de joie à l’idée de vivre
avec toi. Tu l’as trop souvent laissé tomber et, aujourd’hui, je ne te laisserai pas faire.
— Je n’ai pas le temps de m’occuper d’un enfant.
— Toi, non, mais ta petite amie, oui.
— Ellie n’est pas ma petite amie.
— C’est bien dommage. Il est grand temps que tu t’intéresses à autre chose qu’aux scalpels.
— Au cas où cela vous serait d’une quelconque utilité, je vous rappelle que je quitte cette
maison demain matin, déclara Elinor.
— Mais non ! fit Myra. Nous avons réglé la question tout à l’heure. Vous n’allez pas refuser à
Andrew de l’aider à sortir de cette impasse, Ellie ? Je peux vous appeler Ellie, j’espère ?
— Non, répliqua Andrew.
Myra balaya l’interdiction d’un revers de main et poursuivit.
— Simon a apporté ses affaires pour rester quelques mois. Si tu refuses, Andrew, je l’emmène à
Detroit, et tu ne le reverras jamais.
Les poings serrés, Andrew fusilla Myra du regard.
— Tu bluffes.
— Que non, mon cher ! Je te fais une faveur en t’obligeant à nouer une relation avec ton fils
avant qu’il ne soit trop tard. Maintenant, j’attends ta réponse. Veux-tu ne plus jamais le revoir ?
— Tu sais parfaitement que je t’empêcherai de faire ça.
— Très bien, dans ce cas, il reste.
— Elinor vient de te dire qu’elle partait.
— Tu trouveras bien le moyen de la persuader de prolonger son séjour. Je vais préparer le café.
Sans plus s’occuper d’eux, Myra s’éclipsa vers la cuisine.
Les mains dans les poches, Andrew se campa devant une fenêtre.
— Que veux-tu que je fasse ? demanda Elinor.
— Je refuse qu’elle me sépare définitivement de mon fils, mais si tu pars elle le fera.
Enoncer le dilemme revenait à lui demander à mots couverts de rester. Partagée, Elinor
murmura :
— Elle n’est pas sérieuse, Andrew. Ce serait monstrueux de faire une chose pareille.
— Quand Myra profère une menace, elle la met toujours à exécution. Pour l’amour de Dieu,
aide-moi, Ellie ! Reste ici, occupe-toi de Simon.
— Mais c’est toi qu’il veut.
— Je viendrai le plus souvent possible.
— Cela ne suffit pas.
Les yeux rivés aux siens, il murmura lentement, comme à contrecœur :
— Je reviendrai m’installer ici.
— Dans ce cas, j’insiste pour rester comme gouvernante, déclara Elinor avec un calme qu’elle
était loin de ressentir.
Andrew eut un haussement d’épaules impatient.
— Peu importe !
— Cela a beaucoup d’importance, au contraire. Si nous ne définissons pas précisément nos
relations, la situation deviendra vite impossible.
— Comme tu voudras.
— Nous signerons un contrat qui définira mes fonctions et le montant de mon salaire.
— A ta guise.
— Parfait, j’accepte.
La cohabitation serait difficile puisque Andrew ne voyait que l’aspect commode de la situation,
mais, au moins, Elinor profiterait un peu de lui tant que Simon serait là. Quand il faudrait partir,
elle aurait le cœur brisé, mais, d’ici là, elle avait la ferme intention de profiter de ce sursis.
Myra revint avec le café, qu’ils déclinèrent l’un et l’autre.
— Je vois que vous avez réglé la question, s’exclama-t-elle. A la bonne heure ! Simon pense que
c’est toi qui as proposé de l’accueillir, Andrew, alors arrange-toi pour ne pas le détromper.
— Comptez sur moi pour y veiller, promit Elinor.
Myra lui adressa un sourire lumineux.
— Je savais que vous ne me laisseriez pas tomber.
Elle appela son chauffeur puis se dirigea vers la porte.
— Je vais dire au revoir à Simon.
Indifférente à la tension qui régnait entre eux, elle quitta la pièce sans un regard en arrière.
— Merci, murmura Andrew. Ce genre de surprise est typique de Myra.
— Elle n’avait pas le choix.
— Tu ne vas pas prendre sa défense, tout de même !
— Je prends la défense de Simon. Il me paraît trop calme et trop docile pour son âge. J’espère
qu’il lui arrive de faire des bêtises ou des caprices.
— Je n’en sais rien, avoua-t-il d’un air piteux.
— Bon, allons-y.
— Où ça ?
— En haut. Il faut qu’il te voie avec sa mère et sache que vous êtes tous les deux d’accord pour
qu’il reste. Essaie de te montrer un peu chaleureux avec elle, sinon il devinera qu’elle te
l’impose.
— Ne m’en demande pas trop, Ellie.
— C’est ton fils, que diable ! Il mérite un petit effort, non ?
— Bien sûr, mais…
— Alors, fais-le !
Elinor ne sut jamais d’où lui venait cette autorité. Peut-être était-ce le souvenir de l’expression
heureuse mais méfiante de Simon quand il avait aperçu son père qui lui donna le courage de
placer Andrew devant ses responsabilités.
Celui-ci la suivit de mauvaise grâce jusqu’à la chambre d’Hetta, qui était auparavant celle de
Simon.
— Finalement, nous ne déménageons pas, dit-elle à sa fille. Cela ne t’ennuie pas de dormir avec
moi pendant quelque temps pour permettre à Simon de récupérer sa chambre ?
— Hetta peut rester ici, déclara le garçonnet. Ça m’est égal.
— Non, c’est ta chambre, fit la fillette.
— Je te la laisse.
— Je n’en veux pas.
Elinor mit un terme à la discussion.
— Nous réglerons la question plus tard.
Elle adressa un regard déterminé à Andrew, qui s’avança vers son fils.
— Tu es content de rester ici, Simon ? Ta mère et moi avons pensé que ce serait la meilleure
solution.
— C’est vrai, alors ? Je peux vraiment rester ?
Le petit visage plein d’espoir levé vers lui permit à Andrew de prendre conscience qu’Elinor
disait vrai. Son fils avait besoin de sentir qu’il désirait sa présence. Au prix d’un gros effort, il
passa un bras autour des épaules de Myra.
— Cela ne t’ennuie pas trop de me laisser Simon ?
— Si tu es d’accord, non.
— Simon est-il d’accord ? demanda Elinor.
Le petit garçon acquiesça vigoureusement.
La sonnette de la porte d’entrée rompit le silence qui s’était abattu sur la pièce.
Myra serra son fils dans ses bras à l’étouffer.
— C’est Joe. Il faut que je parte. Au revoir, mon chéri. Je t’appellerai tous les jours.
Après avoir embrassé Hetta, elle se tourna vers Andrew qui lui déposa un baiser rapide sur la
joue. Ensuite, elle enveloppa Elinor dans une étreinte parfumée.
— Merci, lui susurra-t-elle à l’oreille. Et bonne chance !
Son départ laissa un vide qu’Elinor s’empressa de combler.
— Si vous alliez tous les deux bavarder dans le salon pendant qu’Hetta et moi transportons ses
affaires dans ma chambre ? suggéra-t-elle à Andrew et Simon.
Andrew n’acceptait d’ordres de personne. Depuis quelque temps, même Elmer Rylance le
consultait systématiquement avant de prendre une décision. Mais il devina d’instinct qu’Elinor
savait ce qu’elle faisait et suivit son fils dans l’escalier en se préparant à une conversation dont
il pressentait qu’elle serait malaisée.
A son grand soulagement, Simon lui facilita la tâche. Trop heureux d’avoir son père tout à lui, il
lui raconta ses activités des dernières semaines avec un entrain étonnant. Comme chaque fois
qu’il le voyait, Andrew s’émerveilla que cet enfant à l’esprit si vif fût le sien — tout en
regrettant d’être incapable de lui manifester sa tendresse.
Par bonheur, Simon interpréta ses silences comme autant de marques d’intérêt, et ils
parvinrent à passer une heure sans fausse note. Pourtant, c’est avec soulagement qu’Andrew
accueillit Elinor quand elle vint chercher son fils pour le coucher.
Lorsqu’elle rejoignit Andrew, une demi-heure plus tard, il arpentait le salon nerveusement.
— Tu vois, ce n’est pas si difficile, observa-t-elle.
— Je n’ai jamais vu Simon aussi bavard. D’ordinaire, il est très renfermé avec moi.
— Il est heureux parce qu’il est persuadé que c’est toi qui as proposé de le garder. Tu utilises le
même genre de mensonge avec les enfants que tu opères en leur laissant croire que leurs
animaux en peluche ne les quittent pas pendant l’intervention.
Andrew se figea.
— Si tu insinues que je fais semblant d’aimer mon fils, tu te trompes.
— Si tu l’aimes, dis-le-lui.
— Je ne sais pas comment m’y prendre. Je me sens maladroit, complètement démuni face à lui.
— Normalement, le lien entre un père et son enfant s’établit naturellement.
— Encore faut-il en avoir l’occasion. Cela fait des années que je travaille comme un forcené et
que je le vois à peine. Quand il a commencé à grandir, je n’ai plus su comment le prendre parce
que je me sentais coupable de lui consacrer aussi peu de temps.
— Myra ne pouvait pas t’aider ?
— Nos relations n’ont jamais été au beau fixe, tu sais.
— Pourtant, elle vient de te rendre un fier service. Le temps passe vite, Andrew. Si tu n’essaies
pas de remédier à cette situation rapidement, Simon ira chercher ailleurs l’affection qu’il ne
trouve pas chez toi. Agis avant qu’il ne soit trop tard.
— Si tu es là, je me sentirai moins seul. Tu n’essaieras plus de partir, j’espère ?
Elinor avait conscience de prendre une décision lourde de conséquences. Pourtant, au lieu de
s’enfuir tant qu’il en était encore temps, elle s’entendit murmurer :
— Non, Andrew. Je resterai aussi longtemps que tu auras besoin de moi.
11.

La vie prit un rythme paisible. Andrew se réinstalla le lendemain de l’arrivée de Simon. Au


début, Elinor et les enfants le virent très peu à cause de ses horaires chaotiques. Lorsqu’il lui
arrivait de prendre le petit déjeuner avec eux, celui-ci se déroulait dans une ambiance moins
crispée qu’Elinor ne l’avait craint au départ. Le babillage des enfants dissipait la tension et, si
Andrew ne se joignait pas à la conversation, il la suivait sans marques d’agacement.
Les relations qu’Elinor entretenait avec lui étaient également moins pénibles qu’elle ne le
redoutait, sans doute parce que le contrat d’embauche les avait clarifiées. Peu à peu, le
souvenir de son humiliation lorsqu’il s’était réveillé dans ses bras se détachait d’elle, comme s’il
s’était agi d’une autre femme.
Quand Elinor avait appelé Daisy pour l’informer du changement de programme, celle-ci avait eu
une réaction inattendue.
— Tu as raison, ma grande. On ne sait jamais.
— Je suis sa gouvernante, Daisy, rien de plus.
— Si tu le dis…
Le premier soir où Andrew réussit à revenir à une heure décente, Simon le guettait sur le
perron avec impatience.
— Je savais que tu rentrais tôt aujourd’hui ! s’écria-t-il. Ellie me l’avait dit.
— 9 heures du soir, ce n’est pas très tôt. Et puis qui t’a permis de l’appeler Ellie ?
— Elle me l’a demandé.
Andrew s’agenouilla pour regarder son fils dans les yeux.
— C’est vrai ?
— Oui. Pourquoi, ce n’est pas son nom ?
— Si.
— Alors, je ne comprends pas.
— Moi non plus. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas, mais peu importe. Surtout
ne lui parle pas de cette conversation.
Comme Elinor l’avait pressenti, l’entente entre les deux enfants était parfaite. Maintenant
qu’elle avait recouvré ses forces, Hetta pouvait laisser libre cours à son naturel expansif et
turbulent. Par contraste, Simon semblait particulièrement raisonnable. Quand ils faisaient des
bêtises, c’était toujours à l’instigation d’Hetta.
L’occupation favorite de celle-ci était de s’asseoir avec Simon devant son ordinateur. A sept
ans, il maîtrisait parfaitement les nouvelles technologies. Hetta, dont l’éducation sur ce point
avait souffert de sa maladie, était fascinée par l’étendue des connaissances de son ami, et
l’admiration qu’elle lui portait aida le petit garçon à prendre confiance en lui.
A plusieurs reprises, Elinor les trouva tous les deux en pleine discussion dans la chambre de
Simon après le couvre-feu. Dès qu’elle entrait, ils cessaient de parler d’un air coupable, puis
Hetta filait dans la chambre de sa mère sans demander son reste.
Un soir, après avoir couché les enfants, Elinor rejoignit Andrew dans le salon.
— Il faut que j’inscrive Simon et Hetta à l’école, Andrew. Sais-tu si celle du village a bonne
réputation ?
— Elle est excellente. Simon la fréquentait avant que nous ne nous séparions, Myra et moi.
— Tant mieux, voilà une question réglée. Je voulais également savoir quand tu envisageais de
prendre quelques jours de vacances.
— Dieu seul sait quand !
— Il faudrait que ce soit avant la rentrée des classes pour que Simon puisse t’avoir à lui tout
seul pendant plusieurs jours.
Au lieu de répondre, Andrew la contempla d’un regard indéchiffrable qui eut le don d’exaspérer
Elinor.
— Tu dois sûrement pouvoir te libérer, non ?
— Le moment est mal choisi.
— Parce que sir Elmer va prendre sa retraite bientôt, je suppose ? Les requins ont entamé leur
ronde et, comme tes dents sont plus longues que celles des autres, tu tiens à ne pas céder un
pouce de terrain, c’est ça ? Très bien, je vais prévenir Simon que son père est un requin.
— Tu es injuste.
— Lucide, plutôt.
Cette remarque fit sortir Andrew de ses gonds.
— Je veux ce poste. Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à ça, bon sang !
— Il y a des centaines de postes de chirurgien, mais tu n’as qu’un fils.
— En admettant que je me libère quelques jours, qu’allons-nous pouvoir nous dire ?
— Peu importe. Ce qui compte, c’est que tu lui consacres un peu de temps. Et puis Hetta et moi
serons là pour venir à ta rescousse.
— Vous serez là ?
Elinor lui jeta un regard apitoyé.
— Il ne s’agit pas de vous expédier sur une île déserte.
— Je ne sais pas quoi lui dire.
— Qui te demande de parler ? Il a peut-être simplement envie que tu l’écoutes. Si tu faisais cet
effort, les réponses te viendraient sans doute spontanément.
— Comment t’y prends-tu avec lui ?
Elinor ne put s’empêcher de sourire.
— Cela ne s’apprend pas, Andrew.
Il poussa un profond soupir.
— J’ai beau t’observer attentivement pour essayer de comprendre comment tu parviens à être
aussi proche de lui, je n’y arrive pas. A la différence de moi, tu es peut-être simplement douée
pour les relations humaines.
Elinor jugea le moment propice pour poser une question qui l’intriguait.
— Pour quelle raison as-tu voulu garder Simon, Andrew ?
— J’ai gâché toutes mes relations avec mes proches, et il est le seul qui me reste. Avec mes
patients, c’est facile parce que ce qu’ils attendent de moi est très simple.
— C’est simple de leur sauver la vie ?
— En un sens, oui. Ils viennent à l’hôpital, je les guéris la plupart du temps, et nous nous
séparons sans regret. Sur le plan émotionnel, ils n’espèrent rien de moi.
— Autrefois, tu n’étais pas si renfermé.
— Je l’étais potentiellement. Puis nous nous sommes rencontrés, et…
— C’est à cause de moi que tu t’es retiré dans ta tour d’ivoire ?
— Je l’ignore. J’essaie seulement de trouver une explication rationnelle.
Elinor leva les yeux au ciel.
— Faut-il que tout soit toujours rationnel ?
— Tout l’est, en fin de compte.
— Tu le penses vraiment ou tu essaies de t’en persuader ?
— Peu importe.
Le visage fermé, il quitta le salon.
Déçue, Elinor sortit Fudge. Assise sur un banc, elle attendait qu’il ait fini son tour, quand
Andrew surgit, un verre dans chaque main.
— Je peux te tenir compagnie ?
Elle acquiesça sans rien dire. Tous deux contemplèrent la lune à travers les frondaisons.
L’atmosphère romantique du lieu aurait dû éveiller la nostalgie d’Elinor, mais elle se sentait au
contraire presque heureuse de partager ce moment d’intimité silencieuse avec Andrew.
— As-tu pensé à offrir un cadeau de mariage à Myra ? demanda-t-elle au bout d’un moment.
— Quelle idée !
— Il est sain d’entretenir de bonnes relations avec elle. Et puis cela fera plaisir à Simon.
— Bon, d’accord, bougonna-t-il, mais à condition que tu t’en occupes.
— Je vais demander à Simon de s’en charger. Il a effectué des recherches sur Internet et a
trouvé le site d’un grand magasin de Detroit. Il faut simplement que tu lui donnes un numéro
de carte de crédit.
— Si tu veux, mais assure-toi qu’il ne me ruine pas.
Grâce aux coups de téléphone quotidiens et aux courriers électroniques de Myra à son fils, ils
suivirent les préparatifs du mariage de près. Myra envoya par Internet des photos des robes de
mariée entre lesquelles elle hésitait. Un soir, Andrew surprit le trio agglutiné devant
l’ordinateur.
— Que regardez-vous de si intéressant ? s’enquit-il en approchant. Seigneur ! Pourquoi ta mère
porte-t-elle cette abominable robe en satin rouge, Simon ?
— C’est pour son mariage.
Le coup d’œil entendu qu’échangèrent le père et le fils fit un plaisir immense à Elinor. Il y avait
du progrès.
Guidé par la jeune femme, Simon choisit une élégante boîte en argent comme cadeau. Myra fit
semblant de croire que l’attention venait d’Andrew et le remercia par e-mail.
Lorsque les photos du mariage arrivèrent, ils se réunirent de nouveau devant l’ordinateur. Myra
avait finalement renoncé au satin cramoisi pour la relative sobriété d’un brocart de soie ivoire.
Elle était accompagnée de dix demoiselles d’honneur et d’un nombre équivalent de garçonnets
qui, pour une raison mystérieuse, portaient tous un kilt.
— Tu regrettes de ne pas avoir assisté au mariage ? demanda Andrew à Simon.
— Oh, non ! Maman m’aurait obligé à porter un kilt.
Andrew sourit.
— Je te comprends.
Elinor s’efforçait de créer de nouveaux liens entre le père et le fils. Avec elle, Simon faisait
preuve d’une volubilité qui témoignait d’un immense besoin de se confier, mais, avec son père,
elle le sentait gauche et mal à l’aise. Un jour, elle se souvint qu’Andrew excellait aux échecs et
ne fut pas surprise en s’apercevant que Simon était déjà un joueur habile.
Forte de cette découverte, elle acheta un livre et lui soumit un nouveau problème à résoudre
chaque soir, dans l’espoir qu’un jour Andrew rentrerait suffisamment tôt et tomberait sur lui.
Au début, ce fut en vain et puis, un jour, la chance finit par jouer en sa faveur. Simon était
tellement absorbé par son échiquier qu’il ne remarqua pas la présence de son père alors que,
d’ordinaire, il ne ratait jamais son retour. Etonné, Andrew s’approcha de son fils et dut s’y
prendre à deux reprises pour obtenir son attention. Quand les deux têtes brunes se penchèrent
sur l’échiquier, Elinor cria victoire.
Lorsqu’ils furent seuls, après le dîner, Andrew remarqua d’un air pensif :
— Je ne savais pas que Simon savait jouer aux échecs.
— Il est doué.
— Très doué !
Il adressa à Elinor un coup d’œil perçant.
— C’est par hasard qu’il jouait dans le salon ?
— Si tu poses la question, tu sais bien que non. C’était un coup monté, mais tu as fait le reste
du chemin tout seul.
— Quand je t’ai demandé de t’occuper de lui, je n’attendais pas que tu pousses la conscience
professionnelle aussi loin.
— Je suis une perfectionniste qui aime le travail bien fait, tout comme toi. Et puis, tu as sauvé la
vie de ma fille. Si je peux t’aider à améliorer tes relations avec Simon, nous serons quittes.
Elinor n’avait plus fait allusion aux vacances. Andrew non plus. Elle en conclut qu’il avait décidé
de ne pas tenir compte de sa requête et lui en voulut terriblement. Elle avait l’impression de se
battre contre des moulins à vent, d’être la seule à fournir des efforts, et nourrissait un
sentiment d’échec qui la démoralisait.
Elle avait donc abandonné tout espoir, quand il débarqua un soir en déclarant :
— Je suis en vacances ! Plus d’hôpital pendant une semaine.
Les enfants poussèrent des cris de joie et entamèrent une danse de Sioux dans le hall. Les yeux
d’Andrew croisèrent ceux d’Elinor. Il s’y reflétait une expression étrange, comme s’il quêtait son
approbation.
— Pourquoi ne nous as-tu rien dit avant ? demanda-t-elle.
— Je n’étais pas sûr de trouver un remplaçant.
Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres d’Elinor.
— Celui que tu as trouvé est-il aussi bon que toi ?
— Il est persuadé d’être meilleur.
— Par quel hasard est-il disponible, dans ce cas ?
— Il avait un autre engagement mais il brigue la succession d’Elmer, alors il s’est débrouillé
pour se libérer.
Qu’Andrew prenne le risque de déplaire à Elmer Rylance parce qu’elle lui avait demandé de
prendre quelques jours de vacances fit un immense plaisir à Elinor. Sa joie fut cependant de
courte durée. C’était pour Simon qu’il l’avait fait, pas pour elle. Ils avaient pris l’habitude de
prendre un verre de vin tous les soirs pendant la dernière promenade de Fudge. Dès qu’ils
furent installés sur le banc, ce soir-là, elle demanda de but en blanc :
— Ton absence pourrait-elle te faire perdre la place de sir Elmer ?
— En une semaine ? Tu n’as pas une très haute opinion de ma personne, dis-moi.
— Un homme déterminé peut marquer de nombreux points en très peu de temps.
— Il peut aussi ne pas en marquer un seul. Si tu t’imagines que je vais être bientôt à la rue, c’est
bien dommage, parce que j’allais te proposer de nous marier.
Elinor eut un haut-le-corps.
— Pardon ?
— Cela me paraît une excellente idée. Nous nous entendons bien tous les deux, et Simon vous
adore, Hetta et toi. Et puis, sans mariage, tu partiras un jour ou l’autre. Tu es une excellente
employée, mais les employés nous quittent tôt ou tard, or j’ai justement envie que tu restes.
Une brusque tristesse submergea Elinor. Jamais elle n’aurait cru qu’Andrew puisse la blesser
aussi cruellement. Il voulait l’épouser pour conserver une bonne employée ! Comment pouvait-
il envisager une seconde qu’elle puisse accepter ?
— Il ne suffit pas de se marier pour former une famille, murmura-t-elle d’une voix blanche.
— Tout le monde y gagnerait.
— Même moi, tu crois ?
Alerté par un léger tremblement dans la voix d’Elinor, Andrew fronça les sourcils en la scrutant
avec attention.
— Cela ne te paraît pas une bonne idée ?
— Je n’en vois pas de pire. Je t’ai promis de rester tant que tu aurais besoin de moi, mais
aujourd’hui j’y mets une condition : ne me parle plus jamais de mariage !
Sur ces entrefaites, elle se leva et rentra dans la maison, abandonnant Andrew à l’obscurité
nocturne.
Le lendemain, Andrew déclara qu’une fête foraine s’était installée dans les environs et suggéra
d’y emmener tout le monde.
— Nous irons après-demain, pour l’anniversaire d’Ellie.
— Comment tu sais que c’est l’anniversaire de maman ? s’écria Hetta. Je t’ai rien dit.
— Parce que je suis un magicien.
Dès qu’ils furent seuls, Elinor protesta :
— Je ne tiens pas à ce qu’on fête mon anniversaire.
— Maintenant que j’en ai parlé aux enfants, on ne peut pas les décevoir. Si tu proposais à Daisy
de venir ? Je suis certaine que cela lui ferait plaisir.
Il quitta la pièce sans attendre la réponse d’Elinor et partit peu après pour le village avec les
enfants.
Le matin de son anniversaire, la cérémonie des cadeaux eut lieu juste après le petit déjeuner.
Hetta lui offrit une broche en forme de cœur, Simon, un carnet et Andrew, une magnifique
étole en cachemire qu’elle promit de porter le soir même.
Depuis l’étrange proposition d’Andrew, elle se sentait tiraillée, partagée entre l’indignation et la
tentation d’accepter. Avant qu’il lui soumette son idée, elle s’était parfois surprise à imaginer
qu’ils étaient mariés, et que Simon et Hetta étaient leurs enfants. Le rêve était parfois même si
tangible qu’elle devait se morigéner pour en émerger.
Aujourd’hui, Andrew lui offrait d’en faire une réalité. Elinor se sentait terriblement tentée de lui
dire qu’elle était revenue sur sa position, et que cette solution lui paraissait tout compte fait
raisonnable. Mais il manquait un élément essentiel : sans réciprocité de sentiments, leur
mariage courrait droit à l’échec, or Andrew ne l’aimait pas.
Dans l’après-midi, le téléphone sonna alors qu’Elinor était seule dans la maison.
— Bonjour, Ellie. C’est Myra. Comment allez-vous ?
— Très bien. Simon est dans le jardin, je vais le chercher.
— C’est à vous que je veux parler. Je voudrais vous souhaiter un bon anniversaire.
— C’est gentil. Comment étiez-vous au courant ?
— Simon est un informateur zélé. Il paraît que vous allez à la fête foraine pour fêter
l’événement ce soir.
— En effet.
— J’ai un petit cadeau pour vous qui vous fera réfléchir, j’espère. Je sais pourquoi votre visage
m’était familier : je vous avais déjà vue.
— Où ça ?
— Sur les photos qu’Andrew garde au fond d’un tiroir dans son bureau. Il y en a une bonne
douzaine de lui et de cette jeune fille avec une cascade de boucles blondes, en train de
s’embrasser ou tendrement enlacés. Il ignore que je suis au courant. Je suis tombée dessus par
hasard, mais je ne lui en ai jamais parlé. Maintenant, je sais qui est le fantôme qui le hante
depuis toujours.
— Je vous demande pardon ?
— J’ai deviné qu’il y avait quelqu’un d’autre tout de suite après notre mariage. Pas une
maîtresse au sens conventionnel du terme, mais un fantôme logé au fond de son cœur, qui
resurgissait de temps à autre et dont le souvenir le plongeait dans une profonde tristesse. A
l’époque, j’étais assez présomptueuse pour croire que je pourrais le lui faire oublier mais je n’ai
jamais pu, pour la bonne raison qu’il aimait toujours cette jeune femme.
Le cœur d’Elinor battait à tout rompre.
— Vous devez vous tromper. Je n’étais qu’une enfant à l’époque.
— Mais pas Andrew, or il n’est pas homme à donner son cœur à la légère. Avec lui, c’est tout ou
rien. C’est épuisant à vivre, mais au bout du compte c’est lui qui paie le plus lourd tribut.
— C’est vrai, admit Elinor. Je l’aimais, mais je n’ai pas pu assumer ce qu’il attendait de moi.
— Dois-je comprendre qu’il vous a hantée, lui aussi ?
— En permanence… Ce n’était pas délibéré, mais son image a toujours refusé de s’effacer,
surtout celle de son visage, le jour de notre rupture. Je lui ai fait terriblement mal, ce jour-là.
— Vous l’aimez, n’est-ce pas ?
— Myra, je vous en prie !
— Cela crève les yeux. Il y a toujours eu une troisième personne entre nous. C’est assez
amusant de la rencontrer après tout ce temps.
— Je suis désolée.
— Il n’y a pas de quoi. Andrew et moi n’aurions jamais dû nous marier. La balle est dans votre
camp, à présent, et j’espère que vous n’allez pas gaspiller cette nouvelle chance. Au revoir,
Ellie. Et bon anniversaire !
Elinor chancelait en reposant le combiné. Myra devait se tromper. Pourtant, ce mot de
« fantôme » l’atteignait en plein cœur parce qu’il correspondait exactement à ce qu’elle
ressentait depuis ce jour terrible où ils s’étaient quittés, douze ans auparavant.
Malheureusement, si ses sentiments pour Andrew n’avaient pas changé, il n’en allait pas de
même pour lui.
*
*     *
La soirée à la fête foraine fut un vrai bonheur. Hetta et Simon ne tenaient pas en place. Andrew
remporta un tel succès au jeu de massacre que le propriétaire finit par le supplier de partir.
Ils sortaient du train fantôme quand Hetta désigna la grande roue.
— On y va, maman ?
Elinor considéra l’énorme machine sans enthousiasme.
— Je n’y tiens pas, ma chérie.
— Aurais-tu peur ? se moqua Andrew.
— Tu sais bien que oui.
Andrew se comportait de façon étrange depuis le début de la soirée, comme s’il était
déterminé à réveiller leurs souvenirs.
— Trêve d’hésitations, lança Daisy. Allons-y !
Simon et Hetta lui emboîtèrent résolument le pas. Tous les trois s’entassèrent dans une cabine
et firent signe aux deux autres de les rejoindre.
Andrew prit Elinor par la main.
— Viens.
Ils s’installèrent juste derrière Daisy et les enfants. L’interminable ascension se fit dans un
silence tendu. Lorsqu’ils entamèrent la descente, Elinor sentit la panique la gagner. A cet
instant, Andrew lui enlaça les épaules pour l’attirer contre lui, et son appréhension se dissipa
comme par magie.
— N’oublie pas notre contrat, Andrew, murmura-t-elle.
— Je l’ai signé pour te faire plaisir, mais tu ne seras jamais une employée à mes yeux. Tu es
Ellie, tu n’as jamais cessé de l’être et tu le seras toujours. Tu te souviens ? s’enquit-il en lui
effleurant les lèvres.
— Jusqu’au moindre détail, chuchota-t-elle dans un souffle.
— Alors, tu te rappelles ce que je t’ai dit ce soir-là.
La gorge nouée par l’émotion, elle hocha la tête en silence.
— Je ne suis pas plus courageux aujourd’hui. Il a fallu que j’emploie la même ruse. Embrasse-
moi, Ellie, embrasse-moi encore et encore.
Incapable de résister à cet appel venu du fond du cœur, elle s’exécuta avec la même ferveur
ardente qu’à dix-sept ans. Et, comme la première fois, une pluie d’étincelles s’éleva dans le ciel.
12.

Le retour s’effectua dans une joyeuse ambiance. Elinor prépara du chocolat pour calmer les
enfants puis donna le signal du coucher.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais me retirer aussi, déclara Daisy. Je me suis
amusée comme une folle, mais ce genre de soirée n’est plus de mon âge.
— Je vais t’imiter, fit Elinor. Bonne nuit, Andrew.
Dans l’escalier, les enfants chahutèrent de plus belle, mais, dès qu’ils furent séparés, tout
rentra dans l’ordre. Ecrasés de fatigue, ils s’endormirent la tête une fois posée sur l’oreiller.
En se déshabillant, Elinor essaya de remettre de l’ordre dans ses idées et ses émotions. Il s’était
passé quelque chose qui avait provoqué un changement radical dans le comportement
d’Andrew. Pendant toute la soirée, il l’avait dévorée des yeux, avait saisi la moindre occasion
pour la frôler, lui prendre la main, lui enlacer la taille.
Quand on frappa doucement à sa porte, elle ne fut pas étonnée. Elle attendait ce signal,
l’espérait même avec impatience.
Andrew demeura sur le seuil d’un air hésitant jusqu’à ce qu’elle s’efface pour le laisser passer.
Lorsqu’elle referma la porte, il lui tendit une enveloppe.
— Il faut que tu voies ça.
A l’intérieur, Elinor découvrit les photos dont Myra lui avait parlé. Bouleversée, elle les
contempla avec avidité, s’arrêta longuement sur celle où ils s’embrassaient avec passion,
comme s’ils étaient seuls au monde.
— Nous étions tellement jeunes, murmura-t-elle. Même toi…
Elle leva brusquement la tête pour plonger les yeux dans ceux d’Andrew.
— Pourquoi me les montres-tu ?
— Parce que je sais que tu es au courant de leur existence.
Elinor écarquilla les yeux, stupéfaite.
— Myra ?
— Elle m’a appelé avant que nous partions pour la fête foraine et m’a raconté votre
conversation.
— En entier ?
— Assez pour que je comprenne que je ne pouvais pas repousser cet instant plus longtemps.
J’ai tellement de choses à te dire et je retarde le moment de jour en jour de peur de te faire
fuir. Pourras-tu jamais me pardonner, Ellie ?
— C’est plutôt à moi de te demander pardon.
— Sûrement pas. Tout ce qui est arrivé est ma faute. Tu étais jeune et tu ne pensais qu’à
t’amuser, ce qui était parfaitement normal. J’ai voulu t’engager avant l’âge dans une vie pour
laquelle tu n’étais pas prête. Tout ce que tu m’as dit le jour de notre rupture était vrai.
J’essayais d’organiser ta vie à ma convenance. Ma seule excuse est que j’avais besoin de toi
comme de l’air qu’on respire. Tu étais mon point d’ancrage avec le reste du monde. Jusque-là,
j’avais fait passer les études et le travail avant le reste. Tu m’as réveillé brusquement de ma
léthargie, et j’ai voulu te garder coûte que coûte, sans m’apercevoir que c’est à toi que je
demandais de payer le prix fort.
— Tu es trop dur avec toi. Moi aussi je t’ai fait du mal.
— Je le méritais. Si j’avais été plus patient, nous n’aurions peut-être pas perdu douze ans.
Elinor se noya dans le regard tourmenté rivé au sien.
— Il ne s’est rien passé avec Jack sur l’île, Andrew. Il a voulu tenter sa chance, mais il a reçu une
paire de gifles en réponse. Jamais je ne t’aurais trompé.
— Merci, Ellie… C’est étrange, mais cela fait du bien d’entendre ça, même des années après.
— Je voulais que tu sois le premier et le seul.
— Si je n’avais pas été aussi arrogant, cela aurait été le cas. Nous aurions emménagé dans un
appartement en attendant que tu sois prête à t’engager.
— En vivant comme un frère et une sœur ? s’enquit-elle d’un ton taquin.
— Nous n’aurions pas tenu longtemps. J’avais toutes les peines du monde à résister à mes
pulsions, et tu ne m’y aidais guère.
— Si seulement nous avions été plus lucides, chuchota-t-elle.
Andrew effleura ses boucles blondes.
— A quoi bon regretter ce qui est irréversible ?
— Si nous nous étions rencontrés deux ou trois ans plus tard, imagine ce que…
— Je l’ai fait des milliers de fois, figure-toi, mais c’est le meilleur moyen de devenir fou. Après
notre rupture, d’ailleurs, j’ai perdu la tête. J’ai étouffé mes sentiments et suis devenu une sorte
d’automate qui agissait machinalement. Quand je me suis autorisé à éprouver de nouveau des
émotions, je me suis assuré que je pouvais les maîtriser.
Il se tut le temps de reprendre sa respiration et poursuivit :
— Et puis il a suffi que je t’aperçoive à l’hôpital pour que mon univers bien ordonné soit de
nouveau bouleversé. Quand tu m’as raconté tes déboires, j’étais effondré parce que je me
sentais responsable. J’ai été heureux de pouvoir t’aider en opérant Hetta, mais j’étais certain
que nos chemins se sépareraient de nouveau. Ensuite il y a eu cet incendie, et je n’ai pas pu
résister à la tentation d’inventer un mensonge pour t’attirer ici. Je mourais d’envie de venir te
voir. Je t’imaginais, évoluant dans la maison, effectuant des tâches quotidiennes, heureuse et
épanouie. Dans mes pires moments de folie, je me persuadais que nous étions mariés et que
ces douze années n’étaient qu’un cauchemar. C’est stupide, n’est-ce pas ?
Elinor sourit en se rappelant ses propres rêveries à ce sujet.
— Pas tant que ça.
— Ensuite, tout est allé de travers. Il y a eu cet incident pénible dans ma chambre. Je te désirais
comme un fou, mais je refusais que tu fasses l’amour avec moi parce que tu te sentais une
dette envers moi.
Elinor le contempla avec stupeur.
— Tu as pris ça comme une sorte de… de paiement en nature ?
— Comment faire autrement ? Tu ne voulais rien de moi, surtout pas d’argent. Et voilà que tu
me rejoins dans mon lit, en murmurant ces paroles que je rêve d’entendre depuis toujours.
Quand je me suis réveillé, j’ai été consterné.
— Tu étais démoralisé et abattu. Je voulais simplement te réconforter, mais tu as eu l’air
tellement horrifié que j’ai cru que tu n’avais pas envie de moi.
— Comment peux-tu dire une chose pareille ? Depuis douze ans, il ne s’est pas écoulé un jour
où je ne t’aie pas aimée et désirée, même quand je refusais de l’admettre. Après cette nuit
désastreuse, j’ai cru que le fossé qui nous séparait ne pourrait jamais être comblé. Et puis Myra
a surgi avec Simon, et le destin m’a donné une nouvelle chance. Si tu savais quel coup tu m’as
porté en exigeant un contrat d’embauche…
— Je cherchais à te faire comprendre que je ne t’importunerais plus.
— Pourquoi as-tu refusé quand je t’ai demandé de m’épouser ?
— Tu voulais garder une bonne employée, il y a plus flatteur comme demande en mariage.
— J’ai eu peur de t’effrayer en t’avouant que je t’aimais toujours. Mon unique but était de te
passer la bague au doigt et de dévoiler mes sentiments plus tard, quand le moment serait
propice. Devant ton refus, j’ai cherché un autre moyen de t’ébranler. Ton anniversaire
approchait, il y avait une fête foraine, alors j’ai sauté sur l’occasion. Tu vois, je ne me suis pas
amélioré : j’échafaude toujours des plans pour te prendre dans mes filets, sans me soucier de
savoir si tu m’aimes ou non.
— Tu croyais que je ne t’aimais pas ?
— Jusqu’au coup de fil de Myra, je n’avais aucune certitude. Dieu merci, ses révélations m’ont
rendu l’espoir.
— Elle ne s’est pas trompée. Je t’aime de toute mon âme, Andrew.
Un éclat passionné au fond des yeux, il lui saisit le visage entre les mains.
— Que de malentendus ! Crois-tu que nous saurons les dissiper pour nous aimer enfin ?
Ces paroles qu’Elinor rêvait d’entendre ne résonnèrent pas aussi joyeusement qu’elle l’aurait
cru à ses oreilles. Son passé commun avec Andrew pesait si lourd que l’avenir lui paraissait
confus, voire inenvisageable.
— Il est peut-être trop tard, Andrew. Comment pourrions-nous retrouver la magie d’autrefois ?
Les personnes que nous étions alors n’existent plus.
— Mais, Ellie…
— Ne m’appelle pas comme ça ! Ellie est morte depuis longtemps…
Comme elle voulait se dégager, il l’enlaça fermement et lui caressa le visage.
— Ce visage est celui que j’ai toujours aimé. Il n’a pas changé, même s’il a une expression plus
douce aujourd’hui. Tu es toujours Ellie, celle que j’aime.
Le baiser qui conclut cette déclaration enflammée empêcha Elinor de protester. Consciente
qu’elle n’avait pas la force de combattre un amour qu’elle appelait de tous ses vœux, elle rendit
les armes. Leurs problèmes n’étaient pas entièrement résolus, il restait encore des zones
d’ombre, mais rien ne les empêchait de s’aimer librement.
— Tu me désires toujours, Ellie ?
— Oui…
Fort de cette assurance, il fit glisser la robe de chambre sur ses épaules sans rien dire et
déboutonna la chemise de nuit de coton jusqu’à ce que celle-ci tombe sur le sol.
— Espérais-tu vraiment pouvoir te cacher sous ces épaisseurs ? murmura-t-il en lui effleurant la
nuque de ses lèvres. Même si tu t’habillais comme un Eskimo, tu serais toujours la plus belle
pour moi.
Elinor s’était offerte à lui à deux reprises, mais il ne pouvait accepter ce don qu’aujourd’hui. Un
frémissement d’impatience le parcourut tandis qu’elle entreprenait de le déshabiller. Lorsque
ce fut chose faite, il l’entraîna vers le lit sans un mot.
Ils vécurent ces instants comme s’ils ne se connaissaient pas, avec une assurance teintée
d’incertitude. Comme pour ne pas l’effaroucher, les mains d’Andrew s’aventurèrent sur la
gorge d’Elinor, ses hanches, au creux de ses reins, lui prodiguant caresse sur caresse, lentement
d’abord, presque timidement, puis avec de plus en plus d’ardeur au fur et à mesure que la
fièvre les gagnait. Elle retrouva la tendresse passionnée de ces mains avec bonheur — un
bonheur auquel les épreuves qu’elle avait traversées prêtaient une autre dimension que celle
du simple plaisir physique. L’amour et le désir se mariaient si parfaitement en elle qu’Elinor ne
pouvait dire où l’émotion finissait et où la jouissance commençait. Quand Andrew entra en elle,
l’éclat ardent qui embrasa les prunelles de celui-ci l’aveugla presque.
Après deux maris, il demeurait son premier amant véritable, le premier à l’aimer avec
générosité, à susciter en elle ces sensations étourdissantes. Elle fut presque effrayée par
l’intensité de ce qu’elle ressentait, mais le regard brûlant qui la fixait dissipa ses craintes. Ce
regard lui disait que, dans ses bras, Andrew trouvait une plénitude qu’aucune femme ne lui
avait jamais apportée.
Lorsqu’ils regagnèrent lentement des rivages plus apaisés, ils restèrent allongés côte à côte,
éblouis et comblés, presque incrédules. Jamais Elinor n’aurait cru pouvoir ressentir une félicité
aussi extraordinaire.
— Je ne te laisserai plus jamais partir, déclara Andrew en l’étreignant. Marions-nous le plus vite
possible.
— Il est un peu tôt pour parler mariage alors que nous venons juste de nous retrouver.
— Justement, je ne veux pas te perdre.
— Je préfère ne pas agir dans la précipitation. Nous avons changé et nous avons des années de
secrets derrière nous.
— A partir de maintenant, nous n’aurons plus de secrets l’un pour l’autre. Puisque nous nous
aimons, le reste viendra tout seul.
A ces mots, Elinor se raidit. Bien entendu, sa réaction n’échappa pas à Andrew.
— Pardonne-moi, Ellie ! J’essaie encore de te faire passer par mes quatre volontés. Si je
continue, cela se terminera comme la première fois.
Lâchant Elinor, il s’assit au bord du lit, la tête entre les mains. Bouleversée, elle le serra contre
elle avec tendresse.
— Je te demande simplement un peu de temps pour ne pas recommencer les mêmes erreurs.
Je t’aime, Andrew, je t’aimerai toujours.
Il se retourna lentement vers elle.
— Nous ferons ce que tu veux.
Une lueur espiègle s’alluma dans les yeux d’Ellie.
— Tout ce que je veux ?
— Oui.
— Alors, viens, murmura-t-elle en l’attirant.
Mais Andrew fronça soudain les sourcils.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit-elle.
— J’ai entendu du bruit.
En tendant l’oreille, ils perçurent, en effet, des pas dans l’escalier, puis une voix qu’ils
reconnurent instantanément.
— Merci, Daisy. Je connais le chemin.
— Ce n’est pas possible ! gémit Andrew.
— J’ai bien peur que si, fit Elinor en souriant.
Ils eurent juste le temps de passer un peignoir avant que Myra frappe à la porte.
— Vous ne vous attendiez pas à me voir, je parie ! dit-elle lorsqu’on lui eut ouvert.
— Mais… vous étiez à Detroit, ce matin ! s’exclama Elinor, médusée.
— Pas du tout. Je suis arrivée hier pour assister à la soirée annuelle d’oncle Elmer.
— Tais-toi donc ! ordonna Andrew.
— Tu n’en as pas parlé à Ellie ?
Celle-ci considéra Andrew avec une fausse sévérité.
— Je croyais que nous ne devions plus avoir de secrets ?
— Je t’expliquerai plus tard. En tête à tête, précisa-t-il avec un regard furibond à l’adresse de
son ex-femme.
— Pourquoi n’es-tu pas venu chez oncle Elmer ? Il était stupéfait.
— Je voulais éviter de te rencontrer.
— Cela m’étonnerait ! La soirée d’oncle Elmer est un événement social que tu n’as jamais
manqué. Tu ne prendrais pas le risque de mettre ta carrière en danger pour m’éviter.
— Quelle incidence cette soirée peut-elle avoir sur la carrière d’Andrew ? s’enquit Elinor.
— Oncle Elmer s’apprête à désigner son successeur et il a des idées plutôt vieux jeu au sujet de
ses ouailles. A ses yeux, la compétence médicale ne suffit pas. Un chirurgien doit également
prendre part à la vie sociale de son entourage.
— Fadaises ! grommela Andrew.
— Tu aurais dû y aller ! s’exclama Elinor.
— J’avais mieux à faire.
— Comme d’aller à une fête foraine, commenta Myra.
— Comment as-tu pu négliger un événement de cette importance, Andrew ? s’écria Elinor.
J’aurais compris ! Je sais ce que ce poste représente pour toi.
— Rien à côté de ce que tu représentes pour moi.
Myra leva les yeux au ciel.
— Je pourrais te causer de sérieux ennuis professionnels, Andrew. Ellie est la mère d’une de tes
patientes, et la loger chez toi, l’attirer dans ton lit pourrait te valoir un blâme de la part du
conseil de l’Ordre. Cela étant, j’accepte de me taire à une condition.
— Du chantage, maintenant ! s’exclama Andrew, furieux. De mieux en mieux !
— Si vous annonciez votre mariage, votre liaison prendrait une allure très respectable, et oncle
Elmer approuverait certainement.
— Malheureusement, c’est là que le bât blesse, murmura Andrew, mal à l’aise.
— Allons bon ! Ne me dis pas que vous allez recommencer les mêmes erreurs alors que vous
êtes toujours aussi fous l’un de l’autre !
Elinor se mit à rire.
— Ce n’est pas si simple, Myra.
— Bien sûr que si ! Quand on veut quelque chose, il faut le prendre, c’est tout. Ouvrez les yeux,
Ellie. Pensez à ce que deviendra Andrew s’il vous perd de nouveau. Il n’est pas homme à donner
son cœur facilement. Vous avez eu la malchance de rencontrer l’amour de votre vie trop
jeunes, mais, aujourd’hui, vous êtes mûrs pour vous marier.
— Nous préférons agir avec prudence, cette fois.
Myra balaya l’objection d’un revers de main.
— Pourquoi ça ? Coupez court aux commérages et foncez, au contraire. Dans un mois, ce serait
parfait. Cyrus et moi passerons quelques jours à Londres et je ne veux pas manquer votre
mariage.
Elinor se prit la tête entre les mains.
— Cette conversation me donne le vertige. Comment pouvez-vous dire des choses pareilles
alors que vous avez été sa femme ?
— Je ne le suis plus puisque j’ai épousé Cyrus. Je suis très heureuse, d’ailleurs, et j’espère que
vous le serez aussi, ne serait-ce que pour Simon. Il s’est beaucoup épanoui depuis mon départ.
Abasourdis par la façon dont Myra prenait les choses en main, Andrew et Elinor échangèrent un
regard incrédule. A cet instant, le téléphone de Myra sonna.
— Tout va bien, oncle Elmer. Il est là, mais il n’est pas en mesure de te parler. Appelle-le
demain pour lui faire part de la bonne nouvelle.
Elle éteignit en leur adressant un sourire éblouissant.
— Maintenant que j’ai dit ce que j’avais à dire, je vous laisse. Simon occupe toujours la même
chambre, j’espère ? Je vais l’embrasser avant de partir.
Elle adressa un petit salut à Elinor, envoya un baiser à Andrew du bout des doigts et se dirigea
vers la porte.
— Merci pour tout, lança Andrew en riant.
— Surtout, n’oubliez pas de m’inviter au mariage. Je veux conduire Andrew à l’autel.
Quand la porte se referma sur elle, ils l’entendirent s’écrier :
— Ah, tu es réveillé, Simon ! Devine ! Ton père et Ellie vont se marier. Tu feras une merveilleuse
demoiselle d’honneur, Hetta. Je te vois très bien en satin rose.
La voix de Myra s’éloigna dans le couloir.
— Du satin rose, ce n’est pas si mal, murmura Elinor. Au moins, nous échapperons au rouge
criard.
Andrew l’enlaça tendrement.
— Oublie Myra et ses élucubrations. Rien ne nous oblige à nous marier si tu ne le souhaites pas.
— Elle a raison, au fond. Je me demande pourquoi j’hésitais.
— Tu ne m’en veux pas trop de ne pas avoir mentionné la soirée d’Elmer ?
— Non, mais je n’en reviens pas que tu aies pris un tel risque.
— Au diable Elmer et ses mondanités ! Je voulais monter sur la grande roue avec la femme de
ma vie.
— Cela aurait pu te coûter cher.
Andrew mit ses mains en avant.
— C’est sur elles que repose ma crédibilité, pas sur ma capacité à porter un smoking.
— De toute façon, Myra a parlé de bonne nouvelle, alors je crois que tu as décroché le poste de
tes rêves.
— Peu importe. Pour l’instant, j’ai une question autrement plus cruciale en tête. J’ai déjà essayé
une fois de t’obliger à te marier avec moi sans te faire une demande en bonne et due forme,
mais je vais remédier à cette lacune : veux-tu m’épouser, Ellie ?
Les yeux étincelants, Elinor noua ses mains derrière la nuque d’Andrew et se perdit dans les
prunelles sombres de son compagnon.
— Oui, Andrew. Je le souhaite de toute mon âme.
Titre original : HIS PRETEND WIFE
© 2002, Lucy Gordon.
© 2003, 2011, Traduction française : Harlequin S.A.
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Ce roman a déjà été publié dans la collection
o
AZUR N  2317
sous le titre
PASSION DE JEUNESSE
en juillet 2003
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Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

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