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Table des Matières

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Table des Matières
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© 2006, Lee Wilkinson. © 2010,
Traduction française : Harlequin S.A.
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013
PARIS — Tél. : 01 42 16 63 63
978-2-280-81560-4
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couverture, nous vous signalons qu'il est en vente irrégulière. Il
est considéré comme « invendu » et l'éditeur comme l'auteur
n’ont reçu aucun paiement pour ce livre « détérioré ».
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise
sous le titre :
KEPT BY THE TYCOON
Traduction française de
ANNE DAUTUN
HARLEQUIN®
est une marque déposée du Groupe Harlequin
et Azur ® est une marque déposée d’Harlequin S.A.
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Chère lectrice,
N’est-ce pas au mois de mars, à l’issue d’un hiver qui semble
parfois s’éterniser, que nous commençons à guetter avec
impatience les premiers signes du printemps ? Mais, après tout,
pourquoi ne pas profiter encore un peu de ces journées
maussades pour savourer, bien au chaud, la lecture de vos
romans ? Ce mois-ci, je vous propose notamment une histoire de
Trish Morey qui vous dépaysera puisqu’elle se passe en grande
partie sous le soleil de la Méditerranée : Sous le charme du
souverain (n° 2978). Elle met en scène un héros forcé
d’accepter, malgré ses réticences, la couronne de Montvelatte, et
une héroïne amoureuse mais trop fière pour accepter de n’être
que la maîtresse du souverain. A moins… à moins que le désir et
les sentiments qui les poussent l’un vers l’autre ne les conduisent
tous deux dans des contrées qu’ils n’auraient jamais imaginées…
Ne manquez pas non plus le dernier volume de la trilogie de
Lynne Graham, « Secrets et passions », dans lequel bien des
secrets vont être dévoilés, et où vous ferez enfin la connaissance
de Molly, la demi-sœur perdue d’Ophélia (Sous l’emprise d’un
séducteur, n° 2983).
Egalement au rendez-vous du mois de mars : le troisième titre
de la série « Le royaume des Karedes » (La maîtresse secrète,
de Marion Lennox, n° 2984), qui se passe bien sûr sur l’île
d’Aristos, mais avec, en contrepoint, l’Australie et ses paysages
sublimes. Grâce à cette histoire à la fois bouleversante et pleine
d’espoir, marchez dans les pas d’un prince irrésistible, et d’une
future princesse charmante et peu conventionnelle.
Très bonne lecture !
La responsable de collection
1.
En cette fin d’après-midi, la salle de kinésithérapie de la
luxueuse Grizedale Clinic, dans le quartier londonien de Mayfair,
ressemblait à un havre de paix. Un vase de roses pourpres
répandait ses effluves odorants dans l’air, et la table de massage
en cuir noir, recouverte d’une toile immaculée, était prête pour le
prochain patient.
Vêtue d’un tailleur gris sur un chemisier de soie écrue, ses
longs cheveux blonds noués en queue-de-cheval, Madeleine était
à son bureau, occupée à compléter le dossier de sa dernière
patiente.
Un léger coup frappé à la porte lui fit lever la tête et son amie,
Eve, entra, impeccable dans son uniforme bleu, ses boucles
brunes soigneusement retenues par une barrette.
Madeleine connaissait Eve Collins et son frère Mark depuis
l’âge des jeux dans le bac à sable et c’était Eve qui avait
l’informée qu’un poste intéressant venait de se libérer à la
clinique.
— Je dois t’avertir, lui avait-elle dit, qu’il s’agit uniquement
d’un remplacement, Maddy. La titulaire est en congé de
maternité. Mais le salaire est satisfaisant et l’ambiance agréable.
Cela t’aiderait à te mettre à flot en attendant que tu te sois
constitué une vraie clientèle. A condition que tu sois prête à
travailler quatre soirs par semaine durant l’été…
— Cela ne me dérangera pas du tout, avait répondu
Madeleine, reconnaissante. L'argent sera le bienvenu, et
l’expérience profitable.
Ayant obtenu le poste, elle s’était mise à l’ouvrage sans tarder.
Il lui avait fallu renoncer à voir sa mère en soirée. Mais elle s’était
organisée pour lui rendre visite à la maison de repos entre deux
consultations.
Eve sourit à son amie en déposant sur le bureau des
documents administratifs. Puis, son regard bleu pétillant
d’excitation, elle annonça :
— Tu as un nouveau patient en salle d’attente. Un certain
Ryan Lombard. Quel physique ! Vraiment sublime. Grand, brun,
athlétique… avec un charme démentiel.
Amusée, Madeleine leva les yeux au ciel.
— Le dernier « beau gosse » que tu m’as annoncé avait des
boutons sur la figure et des pellicules !
— Je n’exagère pas, je t’assure ! Toutes les employées sont
excitées comme des puces ! Tu reconnaîtras que Thelma est
plutôt remontée contre les hommes, en général. Eh bien, il a suffi
qu’il lui sourie pour qu’elle fonde comme de la guimauve. Elle
était si perturbée qu’elle en a laissé tomber ses dossiers !
— Tu ferais mieux d’arrêter ton boniment et de m’envoyer ce
demi-dieu, sinon, je n’aurai pas le temps de l’examiner avant la
fermeture, ironisa Madeleine.
Eve s’éclipsa. Quelques instants plus tard, la porte se rouvrit
pour livrer passage au nouveau venu. Délaissant les notes qu’elle
achevait de rédiger, Madeleine leva les yeux vers lui.
L'homme qui était entré dégageait une impression de pouvoir,
d’assurance souveraine. A la vue de cet inconnu superbe, aux
traits hardis et pleins de caractère, elle eut l’impression que son
cœur cessait de battre, que son sang se figeait dans ses veines
sous l’effet du choc.
C'était comme si, jusqu’alors, elle n’avait fait que compter les
heures qui la séparaient de cette rencontre. Comme si elle n’avait
attendu que lui, et qu’il venait enfin combler le sentiment de vide
qui n’avait cessé de l’habiter, même à l’époque où elle était
mariée avec Colin.
Au lieu de se lancer dans un flot de propos volubiles, à l’instar
de la plupart des patients, il se contentait de rester immobile,
fixant sur elle ses yeux vert émeraude.
Au prix d’un gros effort, Madeleine s’efforçait de recouvrer
son sang-froid. L'effet que produisait l’inconnu sur elle était aussi
foudroyant que dévastateur ! D’instinct, elle sentait qu’elle devait
garder ses distances.
Pour la première fois, elle comprenait toute la portée de la
recommandation obstinée de ses professeurs : ne jamais
s’impliquer affectivement avec les patients. Et elle en mesurait
aussi… l’inefficacité !
Prenant une profonde inspiration, elle se leva et s’avança d’un
pas aussi assuré que possible, la main tendue.
— Bonjour, monsieur Lombard. Je suis Madeleine Knight…
Il lui serra fermement la main, en souriant et en la regardant
droit dans les yeux. Ce qui ne manqua pas de la troubler de plus
belle.
— Si j’ai bien compris, dit-elle, la gorge sèche, vous auriez
subi un traumatisme cervical. Quand cela est-il arrivé ?
— Voici deux ou trois heures, précisa-t-il d’une voix grave et
un peu rauque qui la fit frissonner. Depuis, j’éprouve une gêne
persistante. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter, mais on
m’a conseillé de consulter, pour m’assurer qu’il n’y avait pas de
lésion.
D’une voix mal assurée, elle s’enquit :
— Comment cela s’est-il produit ?
— Je tournais sur un circuit avec ma voiture de course lorsque
ma direction a lâché. Quand on est lancé à cette vitesse, les
balles de foin acquièrent une étrange solidité, acheva-t-il avec un
sourire.
S'efforçant de rester professionnelle, Madeleine poursuivit :
— Veuillez vous mettre torse nu et vous allonger, s’il vous
plaît. Nous allons voir ça.
Puis elle se concentra sur ses notes tandis qu’il ôtait son
veston et sa chemise, les suspendait au dossier d’un fauteuil et
s’étendait sur la table d’examen.
Ce fut seulement lorsqu’il fut prêt qu’elle osa relever les yeux.
Elle admira son dos musclé, la puissance racée de ses larges
épaules, et sa taille mince. Sa peau halée semblait douce,
évoquant presque une soie moirée. Et sa chevelure brune,
bouclant sur la nuque, avait quelque chose de follement sexy.
Elle s’approcha de la table, et, se concentrant sur sa tâche,
l’examina avec soin, d’un toucher à la fois sûr et délicat.
Il avait sûrement conscience de l’effet qu’il produisait sur les
femmes. Pourtant, il ne lança pas de plaisanteries déplacées, pas
plus qu’il ne tenta de faire la conversation. Il se contenta de
rester allongé, levant les bras et fléchissant ses muscles à sa
demande.
— Bien, fit-elle une fois l’examen terminé.
Elle se hâta de s’écarter tandis qu’il se redressait.
— Il y a une raideur musculaire dans la région de la nuque et
des épaules, reprit-elle. Mais aucun signe de véritable dommage.
D’ici à quelques jours, tout sera résorbé.
— Parfait, dit-il avec un sourire charmeur qui révéla ses dents
blanches parfaitement alignées.
Des fossettes creusèrent ses joues viriles, de fines lignes
apparurent au coin de ses yeux verts. Des yeux pareils auraient
donné un relief singulier même au plus ordinaire des visages. Et le
visage de cet homme-là était loin de l’être !
Elle détourna le regard avec effort, s’efforçant d’ignorer les
battements précipités de son cœur.
— Prenez tout le repos nécessaire ce week-end, lui conseilla-
t-elle. Je vous suggère d’effectuer ensuite une visite de contrôle
pour parer à tout imprévu.
Il la regarda droit dans les yeux.
— Très bien. Quand est-ce que je vous revois ? demanda-t-il.
Son regard intense, et la manière dont il avait formulé sa
question mirent aussitôt Madeleine sur ses gardes. Elle ne pouvait
pas revoir cet homme — fût-ce d’un point de vue professionnel.
Cela aurait équivalu à courtiser le danger ! A courir au désastre !
La clinique imposait à ses employés une règle draconienne :
maintenir une stricte distance avec les patients. Elle ne pouvait
pas se permettre de perdre son travail ! D’autant que les frais
des soins qu’elle devait assumer pour sa mère allaient croissant.
Elle fit mine d’étudier sa grille de rendez-vous avant de
s’enquérir :
— Est-ce que lundi à la même heure vous conviendrait?
Mme Plump, la kiné rondouillette et heureuse en ménage qui
assurait les consultations le lundi soir, prendrait soin de lui sans
encourir le moindre risque, pensa-t-elle.
— Cela me va à la perfection.
— Eh bien, alors, c’est entendu. Au revoir, monsieur
Lombard.
— Bonsoir, mademoiselle Knight. Je vous remercie beaucoup.
Sur ces mots, il gagna la porte et sortit. Ce fut un peu comme
s’il emportait avec lui la vitalité intense qu’il créait autour de lui, et
elle pensa avec mélancolie : « Ainsi va la vie… »
Elle se rassit à son bureau, hantée par la vision de son visage
bronzé et attirant, et se mit en devoir de coucher ses
observations médicales dans son dossier.
Un moment plus tard, Eve frappa à la porte et entra, la
surprenant alors qu’elle avait le regard perdu dans le vague.
— Je me demandais si tu étais encore là. Presque tout le
monde est parti.
« Mais moi, personne ne m’attend à la maison », songea
Madeleine, peu pressée de rejoindre son appartement pour un
dîner en solitaire.
Eve reprit :
— Alors ? Comment as-tu trouvé Ryan Lombard ?
— Aussi beau que tu l’avais annoncé, concéda Madeleine,
s’efforçant d’adopter un ton léger.
— S'il n’y avait que ça ! s’exclama son amie. D’après Joanne,
qui connaît tous les potins, il est le patron de Charn Industries. Il
est l’héritier de Christopher Charn, son parrain. Donc, Ryan
Lombard est milliardaire ! Et toujours célibataire, en plus ! Il a
apparemment réussi à éviter qu’on lui mette le grappin dessus.
Un vrai défi en soi, non ? Si j’avais la moindre chance de réussir,
je le relèverais sans hésiter. Après tout, un milliardaire vaut bien
qu’on risque de perdre sa place !
Eve marqua un temps d’arrêt, puis continua :
— Enfin… à condition de croire aux miracles ! Il y a peu de
chances qu’il s’intéresse à une fille comme moi. Avec un
physique pareil et ce charme infernal, il doit avoir toutes les
femmes à ses pieds !
Eve avait très certainement raison sur ce point… Réprimant un
soupir, Madeleine refoula Ryan Lombard au fin fond de son
esprit.
— Bon, je me sauve, déclara Eve. J’ai rendez-vous avec
Dave. A mardi prochain ! Ne passe pas tout ton week-end à la
maison de santé, surtout. Essaie de te distraire un peu !
— C'est promis.
Depuis que sa mère souffrait d’un grave traumatisme crânien à
la suite de l’explosion de gaz qui avait anéanti leur maison,
Madeleine avait passé le plus clair de son temps libre à son
chevet. Assise auprès du corps figé de la malade, elle lui parlait
ou lui faisait la lecture, sans même avoir la certitude d’être
entendue ou comprise.
C'était dur pour elle.
Tout comme avait pesé lourd la mort de Colin, son mari,
disparu dans la même catastrophe.
Un drame dont elle ne pouvait rejeter le blâme que sur elle-
même…
A mesure que les semaines avaient passé, ses amis s’étaient
éloignés, fuyant sa tristesse. Seuls Eve et Mark étaient restés
fidèles. Avec sa gaieté et son tempérament terrien, Eve lui avait
apporté un précieux soutien émotionnel. Quant à Mark, il l’avait
tout d’abord aidée à retrouver un toit. Et puis il l’avait emmenée
au restaurant pour l’inciter à se nourrir, lui avait remonté le moral
de son mieux tandis qu’elle s’efforçait de rassembler les débris
épars de son existence.
Mark était le premier à admettre qu’il n’était pas très fort pour
étancher les pleurs. Il avait, en revanche, le don de la faire rire,
de l’amener à oublier, ne fût-ce que quelques instants, la tragédie
de sa vie.
Aujourd’hui, il lui manquait, depuis que la compagnie
pétrolière qui l’employait l’avait muté à l’étranger. Elle regrettait
son appui généreux, son humour impertinent, sa décontraction.
Il manquait une présence masculine dans sa vie.
Depuis qu’elle était seule, plusieurs hommes avaient tenté de
lui faire la cour. Mais, consciente que sa situation s’opposait à la
réussite d’une nouvelle relation, elle avait maintenu ses distances.
Certes, elle savait qu’il était temps d’aller de l’avant !
Cependant, aucun homme n’avait exercé sur elle d’attirance
assez puissante pour la pousser à saisir sa chance, et être le
catalyseur du renouveau de son existence.
Jusqu’à aujourd’hui.
Or, cette nouvelle attirance, si violente qu’elle fût, était inutile
et vaine.
Elle soupira. Il était grand temps qu’elle quitte la clinique !
Après avoir refermé la fenêtre, elle prit son sac à bandoulière et
sortit par une porte latérale pour se diriger vers la grille.
Lorsqu’il pleuvait, elle regagnait en bus son appartement de
Knightsbridge. Mais, par beau temps, comme aujourd’hui, elle
rentrait à pied. Pourtant, en s’engageant dans Grizedale Street,
elle se sentait plutôt abattue, peu enthousiaste à l’idée
d’accomplir une demi-heure de marche.
Au moment où elle allait dépasser une limousine bleu nuit
garée le long du trottoir, la portière arrière s’ouvrit, et un
passager descendit du véhicule. Gênée par le soleil couchant, qui
plaçait en contre-jour la haute silhouette surgie devant elle,
Madeleine mit un instant à identifier l’homme qui lui barrait le
passage.
Ryan Lombard.
Elle s’immobilisa, figée d’étonnement.
— Je me suis dit que j’aurais peut-être la chance de vous
cueillir au passage, si j’étais patient, dit-il. Seriez-vous d’accord
pour dîner avec moi ?
Déstabilisée, elle balbutia :
— N… non… mais merci.
— J’ai été stupide de vous prendre ainsi par surprise. Mais
puisque je reconnais ma bêtise, fit-il en riant, accepterez-vous de
revenir sur votre décision ? Vous pourrez rire à mes dépens !
— J’y renonce, dit-elle en souriant.
— Allons, acceptez ! Je vous assure que je ne mords pas.
— Désolée, mais c’est toujours non.
— Puis-je connaître la raison de ce refus ?
Il déployait tant de charme qu’elle se sentait troublée.
— La clinique exige qu’il n’y ait aucune familiarité entre le
personnel et les clients, et qu’ils n’entretiennent pas de relations
personnelles, expliqua-t-elle d’un ton embarrassé.
— Soyez assurée que je saurai garder le secret s’il s’installe
de la familiarité entre nous, affirma-t-il avec une légère ironie.
— Je ne suis pas habillée comme il convient pour sortir…
— Moi, je vous trouve parfaite.
Elle n’eut pas le loisir de protester davantage. La tenant par le
coude, il l’entraînait déjà jusqu’à la limousine et l’incitait à se
glisser sur le siège arrière. Il s’assit à côté d’elle. Puis,
galamment, il se pencha vers elle pour boucler sa ceinture avant
d’en faire autant. Alors que sa cuisse virile entrait en contact avec
la sienne, elle fut envahie par un trouble intense.
Ryan perçut sa réaction, et se déplaça pour rétablir un espace
entre elle et lui. Il le sentait, il ne fallait pas brusquer les choses…
Le soleil qui filtrait dans la voiture avivait l’éclat des prunelles
aigue-marine, semées de paillettes dorées, de la jeune femme, et
exaltait son teint de pêche. Réprimant une envie folle de caresser
sa joue veloutée, Ryan demanda du ton le plus léger qu’il put :
— Il y a un endroit qui vous tente plus particulièrement?
— Non, je…, ne put que balbutier Madeleine.
Seigneur, jamais elle n’aurait dû se trouver là !
Après avoir appuyé sur un bouton, Ryan Lombard dit au
chauffeur :
— Roulez un moment, Michael.
La voiture démarra en douceur. Se sentant presque «
kidnappée », Madeleine bredouilla faiblement :
— Qu’est-ce qui vous a… ?
— ... poussé à tenter ma chance ? suggéra-t-il. Ma
détermination. Si j’avais été sûr de vous revoir, je n’aurais sans
doute pas provoqué le destin. Mais, après m’être discrètement
informé et avoir découvert que vous n’étiez pas là le lundi, j’en
suis arrivé à la conclusion que cela ne pouvait avoir que deux
significations : soit j’étais un patient que vous ne vous souciiez
pas de revoir…, soit j’étais susceptible de vous intéresser, mais,
vu les exigences de la clinique, vous préfériez marquer vos
distances. J’ai espéré que la seconde hypothèse était la bonne.
Madeleine s’efforça de dompter un élan d’excitation. Il s’était
exprimé avec prudence. Mais son aplomb révélait qu’il était sûr
de lui. Et la manière dont elle s’était laissé entraîner n’avait pu
que renforcer sa conviction !
En fait, l’attirance entre eux avait la puissance d’un champ
magnétique. Cela, elle le sentait. Cependant, elle n’avait pas
oublié les commentaires d’Eve sur l’ascendant que Ryan devait
exercer sur les femmes… Peu désireuse de lui laisser croire
qu’elle était du genre à lui tomber dans les bras, elle s’efforça de
prendre une expression détachée.
— Cela ouvre tout un champ de possibilités, reprit-il avec un
sourire. Et je suis ravi que vous soyez libre de les explorer.
— Qu’est-ce qui vous prouve que je le suis ? répliqua-t-elle.
— Pour commencer, vous ne portez pas d’alliance…
— Cela ne signifie rien, de nos jours.
— C'est juste. Aussi ai-je « cuisiné » votre collègue.
— Laquelle ?
— La jolie brune qui m’a d’abord reçu. Je l’ai vue sortir de la
clinique et je lui ai parlé. Elle s’appelle Eve, n’est-ce pas ? Si j’ai
bien compris, c’est votre meilleure amie.
Sans honte aucune, il ajouta :
— Je lui ai soutiré des informations à votre sujet.
— Quel genre d’informations ? demanda-t-elle, tendue.
— Il me fallait savoir si vous étiez mariée ou engagée dans une
relation stable. Elle m’a appris que vous étiez veuve, et que vous
viviez seule. Il me semblait impossible qu’une femme aussi belle
que vous soit célibataire. Mais elle a paru certaine qu’il n’y avait
aucun homme dans votre vie.
Comme Madeleine se contentait de le dévisager, il demanda :
— Donc, vous n’avez pas de petit ami ? Personne ne vous
attend à la maison, c’est bien ça ?
— Non, reconnut-elle, incapable de mentir.
— Alors, je peux m’autoriser à penser que vous préférez
dîner avec moi plutôt que seule ?
La voyant toujours silencieuse, il se montra plus pressant :
— Allons, avouez, ne fût-ce que pour apaiser mon fragile ego!
Elle sourit malgré elle. Ce sourire rendait sa beauté vibrante de
vie, et faisait pétiller les paillettes dorées de ses yeux. Fasciné par
ce spectacle, Ryan la contempla, tandis qu’elle répliquait avec
une vivacité un peu sèche :
— J’ai la nette impression que votre ego se porte à ravir!
— J’ai affaire à une femme d’esprit, à ce que je vois !
commenta-t-il en riant. Alors, où aimeriez-vous aller ?
— Je n’ai aucune préférence. Je vous laisse choisir.
« Il a une très belle bouche », pensa Madeleine. Une bouche
qui exprimait un mélange fascinant de sensualité, de maîtrise de
soi et de sensibilité.
Ryan donna ses instructions au chauffeur avec une sensation
de triomphe. Le premier obstacle était franchi !
— Au Xanadu, Michael, s’il vous plaît.
Il lui fallait s’interdire de toucher cette femme tout de suite, il
en était conscient. Pourtant, il ne put s’empêcher de saisir sa
main et, caressant sa paume du bout du pouce, il continua d’une
voix douce :
— Reconnaissez que c’est un cadre idéal pour une soirée
romantique.
« Mon Dieu, tout va trop vite ! » pensa Madeleine avec un
frisson. Elle retira sa main, puis, pour se donner une contenance,
elle se détourna et regarda par la vitre.
Elle n’avait pas tout à fait recouvré une respiration régulière
lorsqu’ils franchirent les hautes grilles en fer forgé et se garèrent
devant le célèbre restaurant de Mayfair.
Ancienne demeure privée, le Xanadu avait l’allure d’une
hacienda espagnole. Il se dressait à l’abri de jardins subtilement
éclairés, où grands arbres et buissons, associés à de belles
pelouses, offraient un cadre aussi discret qu’enchanteur.
Le chauffeur, un homme d’âge mûr, descendit pour leur ouvrir
la portière.
— Ne vous donnez pas la peine d’attendre, dit Ryan. Rentrez
donc retrouver votre femme, Michael.
— Merci, répondit ce dernier avec gratitude. Bonsoir,
monsieur. Madame…
Ryan poussa la double porte d’entrée du Xanadu avec
l’aisance qui le caractérisait. Dès le vestibule, il fut débarrassé de
son pardessus, et ce fut le directeur en personne qui les accueillit.
— Bonsoir, monsieur Lombard… Madame… C'est un plaisir
de vous voir, monsieur. Vous désirez être placé à votre table
habituelle ?
— Oui, Henri, s’il vous plaît.
« Sa table habituelle ? » pensa Madeleine. « A-t-il coutume
d’amener ses conquêtes ici ? »
Le maître d’hôtel s’approcha, et, les précédant au travers
d’une série d’arches voûtées, les mena à une table retirée, dans
un coin de l’élégante salle aux murs blancs.
Les hautes fenêtres donnant sur le jardin étaient grandes
ouvertes, laissant pénétrer le parfum vespéral des roses et du
chèvrefeuille. Quelques étoiles et un mince croissant de lune
argenté ponctuaient déjà le ciel bleu nuit.
C'était en effet un lieu merveilleusement romantique, pensa
Madeleine.
Tandis qu’ils savouraient un apéritif, elle tenta de se concentrer
sur le menu. Pourtant, en dépit d’elle-même, elle ne cessait de
regarder son compagnon à la dérobée.
Avec sa fossette au menton, sa bouche à la fois ascétique et
sensuelle, son nez droit, ses hautes pommettes, ses yeux
émeraude frangés de cils épais et ses sourcils bruns d’un arc
parfait, il était mieux que beau : fascinant.
Ce n’était pas seulement une question de physique, à vrai dire.
Il y avait en lui quelque chose… qu’elle n’aurait su définir. Mais
en tout cas, cela comblait un besoin en elle. Elle avait la sensation
d’être à sa place auprès de lui, comme si elle l’avait connu depuis
toujours, comme s’ils étaient faits pour être ensemble.
Pendant qu’ils savouraient l’excellent repas, il aborda des
sujets variés, explorant leurs centres d’intérêt communs, quêtant
son avis. Et, bien qu’elle fût troublée par sa présence, par
l’attirance brûlante qui circulait entre eux, elle se surprit à
répondre avec facilité et aisance.
Cependant, lorsqu’ils en furent au café, il s’aventura sur un
terrain plus glissant.
— Parlez-moi de votre mari.
Aussitôt tendue, elle observa :
— Il n’y a pas grand-chose à en dire.
— Comment s’appelait-il ?
— Colin. Colin Formby.
— Vous avez conservé votre nom de jeune fille ?
— Oui. C'est ce que voulait ma famille, énonça-t-elle d’une
voix calme.
— Vous êtes fille unique, c’est ça ?
— Oui.
Ryan se carra sur son siège, puis demanda après une pause :
— Votre mari travaillait dans quel domaine ?
— Il était physiothérapeute.
— Et vous vous êtes connus comment ?
— A l’université, lâcha-t-elle, fuyant le regard perçant et
intense qu’il posait sur elle.
— Vous étiez de la même promotion ?
— Non. J’étais en dernière année d’études. Colin était chargé
de cours.
— Il était plus âgé que vous, alors ? s’enquit Ryan, intrigué.
— Il avait dix-huit ans de plus.
— C'est une grande différence.
— Oui, dit-elle laconiquement.
Elle avait toujours pensé que cela n’avait pas la moindre
importance. Tout aurait été différent si elle avait véritablement
aimé Colin.
Ryan la sentit mal à l’aise, mais il brûlait d’en savoir davantage
aussi poursuivit-il :
— Combien de temps êtes-vous restés mariés ?
— Six mois.
— Très peu de temps, alors.
— Certes, murmura-t-elle.
Il marqua un temps d’arrêt, conscient qu’il l’amenait à aborder
quelque chose de pénible.
— Comment est-il mort ?
— Dans une explosion.
— C'est dur, dit-il, réprimant les questions qui lui montaient
aux lèvres.
— Ça l’a été, oui.
Il lut de la tristesse dans son regard comme elle levait enfin les
yeux vers lui. Et aussi, une autre émotion qu’il n’aurait pas su
préciser. Mais il ne s’agissait pas, il en était certain, du chagrin
insondable, de la désolation infinie de quelqu’un qui a tout perdu.
Il en fut soulagé. Il avait redouté, en apprenant qu’il n’y avait
pas d’homme dans sa vie, qu’elle fût encore éprise de son mari
disparu. Les courants qu’il captait à présent lui indiquaient qu’il
s’était trompé.
Tant mieux, cela augmentait ses chances de réussite.
Il lui resservit du café, puis, avec aisance, changea de sujet :
— Que faites-vous de votre temps libre ? Seriez-vous une
accro de la télévision ?
De nouveau détendue, elle répondit en riant :
— Non ! Je préfère de beaucoup la lecture.
— Ah ! Vous êtes une femme selon mon cœur, alors ! Avez-
vous lu Funny Business, de Matthew Colt ?
— Oh, oui ! J’adore le passage où Joe essaie de voler le
caniche de son ex-femme…
Ils parlèrent de l’ouvrage, riant à l’évocation des passages
qu’ils avaient trouvés les plus drôles. Madeleine finit par observer
:
— J’ai lu qu’il allait être adapté au théâtre.
— Il paraît, oui. Cela promet d’être amusant… Vous aimez le
théâtre ?
— J’adore.
— Avez-vous vu cette nouvelle pièce à Covent Garden dont
tout le monde parle ?
— Mon impresario préféré ?
Elle secoua la tête.
— J’imagine que les places se vendent à prix d’or.
— Si vous avez envie de la voir, je peux obtenir deux billets
sans grande difficulté.
Elle sentit son cœur battre à grands coups, et lutta contre la
tentation de répondre « oui ». Elle était déjà folle d’avoir accepté
ce dîner ! Ryan Lombard n’avait sans doute en vue qu’une brève
aventure. La plupart des femmes auraient sans doute sauté à
pieds joints sur une telle occasion, mais ce n’était pas du tout son
style.
De plus, cela pouvait lui coûter son travail.
— Je vous remercie, mais non.
— Comment dois-je interpréter cette réponse ? insista-t-il.
Vous n’avez pas envie de la voir ? Ou vous n’avez pas envie d’y
aller avec moi ?
Madeleine eut l’impression d’être acculée au bout d’une voie
sans issue. Redressant le menton, elle répondit avec le plus de
calme possible :
— Je ne suis pas très disponible. Et je ne désire pas
m’engager.
Ryan avait deviné d’emblée qu’il n’apprivoiserait pas aisément
cette femme, mais il prit conscience que la tâche serait encore
plus ardue qu’il ne l’avait cru. Pour autant, dès qu’il l’avait vue, il
l’avait désirée avec une violence passionnée qui l’avait surpris.
Voire déstabilisé. Aussi était-il résolu à parvenir à ses fins, quoi
qu’il lui en coûte.
Cependant, il aurait commis une erreur stratégique de taille en
se montrant insistant ! pensa-t-il. D’un geste désinvolte, il
concéda sa défaite, puis aiguilla la conversation sur un sujet
moins périlleux.
Pourtant, en notant le soulagement de la jeune femme, une
question le taraudait. Pourquoit était-elle ainsi sur ses gardes, si
réticente à se lier ?
Mais la nuit commençait à peine, il lui restait du temps pour la
faire changer d’avis !
Au moment où ils se levèrent pour quitter les lieux, Ryan sentit
que la jeune femme était si détendue qu’elle n’avait aucune envie
de partir…
Il l’escorta au-dehors.
Le taxi qu’il avait fait demander les attendait. Plaçant une main
au creux de son dos, il l’entraîna vers la voiture. Puis, quand ils
furent installés à l’arrière, il s’enquit :
— Selon Mlle Collins, vous habitez Knightsbridge. Où,
exactement ?
Elle lui donna son adresse. A l’instant où ils s’engageaient dans
le trafic londonien, Ryan se tourna vers elle et plongea son regard
dans le sien.
Troublée, légèrement essoufflée, Madeleine avait l’impression
de faire un rêve éveillé.
Alors, emprisonnant son visage entre ses paumes, Ryan inclina
la tête et déposa un baiser sur ses lèvres. Si fugitive qu’elle fût, la
caresse la bouleversa, éveillant en elle une émotion infinie.
Ryan s’écarta d’elle.
— Et voilà. C'est ce que vous avez redouté toute la soirée.
Pourtant, cela n’avait rien de si effrayant, n’est-ce pas ?
Elle se contenta de le dévisager.
— Je peux donc recommencer ? reprit-il.
— Je n’y tiens pas, mumura-t-elle.
— Soit.
Mais il l’embrassa de nouveau. Cette fois, il n’était plus
question d’une caresse légère et fugitive ! Et, comme elle
entrouvrait les lèvres sous la pression des siennes, il imprima un
tour passionné à son baiser jusqu’à ce qu’elle en ait le vertige.
La sentant prête à s’abandonner, il murmura :
— Mon appartement est tout près. Je vous offre un dernier
verre ?
— Il est tard, objecta-t-elle d’une voix tremblante. Je dois
rentrer me coucher.
— Justement, je ne pense qu’à ça… Il existe une telle alchimie
entre nous…
— Je ne suis pas tentée par les aventures sans lendemain…
— Qui parle d’une nuit ? répliqua Ryan. Mille et une nuits ne
suffiraient sans doute pas à me rassasier.
Elle baissa les yeux. Pour la première fois de sa vie, elle était
follement tentée de suivre les conseils répétés d’Eve, qui lui disait
toujours : « Vis donc un peu, bon sang ! »
Mais son éternel sentiment de culpabilité vint à son secours, lui
rappelant qu’elle ne pouvait se permettre de céder à cet homme.
Une liaison avec lui comporterait trop de risques, financiers et…
émotionnels.
Prenant une profonde inspiration, elle déclara :
— Je ne veux pas coucher avec vous. Je veux rentrer. S'il
vous plaît.
2.
Elle s’était attendue à une réaction de dépit, à de l’insistance.
Il n’en fut rien. Sans manifester ni déception ni déplaisir, Ryan
concéda :
— Soit. Si c’est ce que vous voulez.
Soulagée, elle se détendit. Mais c’était avoir compté sans son
obstination !
— Mais vous accepterez de dîner avec moi demain ? reprit-il.
Le beau temps va durer, à en croire la météo. Nous pourrions
pique-niquer ? Je connais un endroit merveilleux pour ça.
— Je crains de ne pouvoir venir.
— Pourtant, vous ne travaillez pas le samedi ?
— Non, mais j’ai à faire. Mon ménage… mes courses…
Elle achetait toujours de menus présents pour sa mère avant
de prendre le bus pour la maison de santé, en début d’après-
midi.
— Les courses et le ménage peuvent attendre, non ? Il serait
beaucoup plus agréable de partir en excursion à la campagne.
Se remémorant le sort de sa mère et de Colin, l’amertume de
la culpabilité lui monta à la bouche, et elle déclara d’un ton
tranchant :
— Il n’y a pas que l’amusement, dans la vie !
Voyant passer une ombre sur le visage de Ryan, elle regretta
sa sortie.
— Désolée, s’excusa-t-elle. Ce n’était pas très aimable de ma
part.
— Certes, dit-il, emprisonnant sous ses doigts la main qu’elle
avait posée sur sa manche dans un geste de contrition. Mais vous
n’avez pas à l’être avec moi. Je préfère l’honnêteté…
Sa réponse surprit la jeune femme. Aucun des hommes qu’elle
avait approchés n’avait attaché de valeur particulière à la
franchise !
— Si vous me disiez plutôt, continua-t-il, pourquoi vous êtes si
bouleversée à l’idée de vous détendre un peu ?
Cela, elle ne pouvait se résoudre à le lui confesser ! Elle
n’avait pu s’en ouvrir à personne. Pas même à Eve et à Mark!
— Vous vous trompez, fit-elle en retirant vivement sa main.
C'est juste que…
— Vous me trouvez antipathique ?
— Ce n’est pas ça du tout ! répondit-elle étourdiment.
— Quoi, alors ?
— Je… je n’ai pas de temps pour m’attacher…
— Je ne vous demande que quelques heures ! Si vous êtes
occupée demain matin, nous pouvons nous voir dans l’après-
midi.
— Je suis prise à partir de 14 h 30.
— Et quand serez-vous rentrée ?
— Aux environs de 18 heures, lâcha-t-elle.
— Dînez avec moi, alors.
Tandis qu’elle cherchait vainement un faux prétexte, ils
pénétrèrent dans Danetree Court, un quartier à l’ancienne, sur
une place ombragée. Ils se garèrent devant son appartement en
rez-de-jardin, et, cherchant fébrilement sa clé dans son sac, elle
déclara :
— Inutile de me raccompagner jusqu’à ma porte.
Ignorant cette injonction, Ryan, ayant prié le chauffeur
d’attendre, l’escorta sur le trottoir. A la lumière ambrée du
réverbère, il ouvrit la porte à sa place puis lui rendit la clé.
Son visage viril n’était qu’à quelques centimètres du sien, et il
aurait suffi d’un rien pour que leurs lèvres s’effleurent. Cette seule
idée la troubla.
— Merci pour cette soirée, dit-elle en reculant. C'était très
agréable.
— Je suis content que cela vous ait plu. Nous pourrions aller
chez Annabel’s, demain soir…
Madeleine hésita, partagée entre la nécessité de mettre fin à
cette rencontre et le désir de la prolonger, de revoir cet homme.
La sentant vaciller, Ryan déclara avec fermeté :
— Je passe vous prendre à 19 h 30.
— Entendu, concéda-t-elle.
Comme il haussait ironiquement les sourcils à cet
acquiescement sans enthousiasme, elle ajouta :
— J’en serai ravie. Bon, eh bien… bonne nuit, Ryan.
C'était la première fois qu’elle utilisait son prénom et elle se
délecta de ses sonorités dans sa bouche.
— Bonne nuit, Madeleine. Dormez bien.
Mais au lieu de faire demi-tour comme elle s’y attendait, il
demeura immobile, la fixant du regard. Elle aurait dû entrer chez
elle et refermer sa porte. Pourtant, comme fascinée par son
regard intense qui attisait la tension sensuelle circulant entre eux,
elle demeura sans bouger lorsqu’il inclina la tête et l’embrassa.
Il l’attira contre lui, promenant ses lèvres sur les siennes.
Quand il tenta d’approfondir leur baiser, elle ouvrit la bouche
sans résister. Il lui dispensa alors une caresse brûlante qui la
laissa sans force. Son cœur se mit à battre à grands coups
désordonnés. Un désir dévastateur la submergea. Elle avait
presque perdu l’esprit quand il libéra sa bouche, un instant plus
tard, et murmura d’une voix rauque :
— Tu es si belle… J’ai hâte de te sentir nue contre moi, de te
faire l’amour…
Les yeux rivés aux siens, dans la pénombre, elle se sentit
incapable de lui opposer un refus.
— C'est ce que tu veux aussi ? murmura-t-il.
Elle hocha la tête. Puis elle patienta, rongée de nervosité,
fébrile, tandis qu’il payait la course. Dès qu’il l’eut rejointe, il
reprit sa bouche, la grisant d’un baiser plus doux que le miel, plus
capiteux qu’un grand vin. Et, tout en l’embrassant, il leur fit
franchir le seuil, refermant la porte d’un léger coup de pied.
Il continua à meurtrir ses lèvres dans la pénombre, retirant à
tâtons la barrette qui maintenait sa longue chevelure blonde. Elle
entendit son murmure étranglé de satisfaction alors que la masse
soyeuse se dénouait entre ses doigts virils.
Ses mains fermes et douces à la fois se promenèrent sur son
corps et il souffla au creux de son oreille :
— Jamais je n’ai eu envie d’une femme à ce point…
Emportée dans un tourbillon sensuel, elle savoura des mots,
des sensations, des saveurs qui lui étaient inconnues. Sans même
qu’elle ait eu le temps de s’en rendre compte, il avait ouvert son
chemisier et dégagé la bretelle de son soutien-gorge. Il effleura
avec son pouce la pointe d’un de ses seins dressée. Comme elle
lâchait un gémissement étranglé, il s’inclina à demi et happa la
pointe entre ses lèvres, la titillant et la mordillant en une délicieuse
torture.
N’y tenant bientôt plus, la jeune femme le repoussa, lui prit la
main, et l’entraîna vers sa chambre. Quand elle entendit le déclic
de la porte qui se refermait, une voix intérieure lui lança en guise
d’avertissement : « Tu es folle ! Cela ne te ressemble pas ! »
Mais elle avait déjà franchi le point de non-retour, et n’avait
aucune envie d’écouter sa raison ! Gagnant la fenêtre, elle tira sur
le cordon du store vénitien ; les lattes rabattues à l’oblique
épaissirent les ténèbres de la chambre.
Un instant, elle perçut l’éclat intense de ses prunelles, dans le
noir. Puis Ryan actionna l’interrupteur de la lampe de chevet, et
un halo de lumière ambrée naquit dans l’angle de la pièce.
Il aperçut sur le chevet une photo d’elle, à côté d’un homme
souriant, aux cheveux clairs. Il la saisit, et demanda avec
circonspection :
— C'est ton mari ?
— Oh, non, c’est Mark, répondit-elle sans réfléchir. Il est au
Moyen-Orient, en ce moment. Il travaille dans la pétrochimie.
— Un ex ?
— Un ami.
Ryan reposa la photo avec soin, puis se tourna vers elle. Elle
s’attendait qu’il se montre pressant, peu soucieux des
préliminaires. Pourtant, il dit avec douceur, sans manifester la
moindre hâte :
— Déshabille-toi, je t’en prie. J’ai envie que tu le fasses pour
moi.
Comme ensorcelée, elle obéit. Mais, en dépit de son regard
approbateur, elle se sentit rougir lorsqu’elle se retrouva devant lui
dans le plus simple appareil. Le désir n’annihilait pas sa pudeur…
Ryan émit un bruit de gorge expressif en la découvrant dans sa
nudité. Puis il entreprit de se dévêtir à son tour, et elle
expérimenta le même trouble que lui… Quand il étendit la main
en un signe d’invite, elle se rapprocha docilement. Il s’allongea
sur le lit avec elle. Puis, redressé sur un coude, il étendit un bras
pour la caresser, s’attarda sur un de ses seins.
— Tu es ravissante, dit-il. Je n’ai jamais rien vu d’aussi exquis.
Colin n’avait pas été un amant très excitant. Il n’avait jamais
fait preuve, ni d’une libido très affirmée, ni de beaucoup de
savoir-faire. Il avait préféré lui faire l’amour dans le noir, et ne
l’avait jamais touchée ainsi ! En réalité, il avait plutôt fui les
contacts, trouvant qu’il y avait de la honte à se montrer sensuel, à
prendre du plaisir.
De toute évidence, Ryan n’avait pas ces inhibitions…
— Tu sens la fleur de pommier, murmura-t-il.
Il promena ses lèvres sur sa peau, allumant de petits brasiers
sur sa chair, l’amenant à frissonner délicieusement. Elle
s’abandonna à ces sensations, goûta les caresses hardies que sa
main habile, glissée entre ses cuisses, dispensait au cœur de sa
féminité.
Mais ce tourment exquis ne tarda pas à se révéler presque
intolérable pour la jeune femme, et elle se contorsionna et gémit,
en proie à un violent désir de le sentir en lui. Répondant à son
appel, il l’amena à se retourner, attira intimement jusqu’à lui ses
hanches rondes. Puis il la pénétra, et ils se livrèrent à une danse
sensuelle et rythmée qui les mena ensemble vers les hauteurs
vertigineuses du plaisir.
Epuisés, comblés, ils demeurèrent un moment l’un contre
l’autre, leurs cœurs battant la chamade. Puis leurs respirations
s’apaisèrent.
Ryan la tourna alors face à lui et l’enlaça tendrement.
Comme elle avait été mariée, sa timidité tout comme la façon
dont elle avait réagi à ses caresses l’avaient déconcerté. Elle avait
ressenti du plaisir, de toute évidence. Mais il aurait juré qu’elle
éprouvait aussi de la gratitude. Avait-elle eu un partenaire
maladroit ? Ou tout simplement indifférent ?
Elle capta son air rembruni et demanda avec une certaine
anxiété :
— Je t’ai déçu ?
— Au contraire, dit-il en l’embrassant avec tendresse. Tu es
spéciale, et je suis flatté que tu m’aies accueilli dans ton lit.
Il fut soulagé de la voir se détendre, et la ramena contre lui,
logeant sa jolie tête contre son épaule.
Elle se laissa aller, épuisée par l’intensité de leur échange, mais
en même temps extatique, follement heureuse.
Elle n’aurait jamais cru que l’amour — oui, c’était forcément
de l’amour, ce sentiment si violent — pouvait éclore et fleurir si
vite. Il ne s’agissait pas de frustration enfin comblée, ou
d’alchimie sensuelle. Non, c’était autre chose. Bien plus fort, bien
plus vaste.
Leur osmose semblait totale, aussi bien physiquement que
mentalement, pensa-t-elle en sombrant peu à peu dans le
sommeil. Elle avait trouvé sans le chercher l’homme qui lui
convenait en tout point, son âme sœur.

Ces sentiments ne l’avaient pas quittée lorsqu’elle s’éveilla,


détendue et heureuse. Pour la première fois de sa vie, elle était
amoureuse. Réellement amoureuse. Et elle savait que c’était un
grand risque que de s’éprendre ainsi d’un homme qu’elle venait
tout juste de rencontrer.
Pourtant, elle n’aurait pas pu dire qu’elle n’avait pas mesuré
les conséquences possibles. Elle avait été consciente d’être
vulnérable, près de tomber sous le charme. Elle avait su qu’en
acceptant de partager son lit elle risquait de basculer dans le
précipice de l’amour. Volontairement, elle avait franchi le pas.
Et cela avait été merveilleux. Inoubliable. Rien ne pouvait
altérer cela. Même pas son sentiment de culpabilité envers
Colin…
Elle étendit la main pour toucher Ryan, et s’aperçut qu’elle
était seule. Elle ouvrit les yeux et le vit près du lit, vêtu de pied en
cap, une tasse de thé à la main.
— Désolé de t’avoir réveillée, mais j’ai pensé qu’il vaudrait
mieux que je m’en aille tôt.
Souriant, il déposa la tasse sur la table de nuit. Les volets
étaient encore clos. Pourtant, dans la pénombre, ses yeux verts
brillaient. Avec ses cheveux un peu en désordre et sa barbe
naissante, il était irrésistiblement viril et séduisant.
Le cœur battant la chamade, elle se redressa sur son séant.
— En fait, continua-t-il, j’aimerais rester et te faire l’amour
même si tout le monde se scandalise ensuite de voir un inconnu
sortir de ton appartement. Mais tu as beaucoup à faire, je
crois… Je passe te prendre à 7 h 30, ajouta-t-il en s’inclinant
pour lui donner un baiser prolongé, comme s’il avait le plus grand
mal à se séparer d’elle.
Elle allait presque le supplier de rester lorsqu’il se redressa et,
en quelques pas, franchit le seuil. Un instant plus tard, il avait
disparu.
Pendant quelques instants, elle se sentit seule, abandonnée,
comme si elle venait juste de faire un rêve et que le songe
merveilleux s’était dissipé. Mais la tasse de thé fumant, sur la
table de nuit, était une preuve concrète de la réalité, et de la
prévenance de Ryan. Recouvrant toute sa joie à cette pensée,
elle savoura le thé avec gratitude. Encore quelques heures
d’attente et elle le reverrait !
La matinée s’écoula dans l’excitation et l’impatience. Sa visite
à la maison de santé ne lui parut pas aussi démoralisante que de
coutume. Pour la première fois depuis longtemps, une sensation
de bonheur embellissait sa vie, et masquait même de son
sentiment de culpabilité.
Ce soir-là, à 7 h 15, elle était prête pour leur sortie. Debout
près de la fenêtre, elle vit arriver une Porsche argent métallisé qui
se gara le long du trottoir. Ryan en descendit, superbe dans un
habit de coupe irréprochable. Aurait-elle dû mettre une toilette
plus sophistiquée pour se rendre chez Annabel’s ? se demanda-
t-elle avec inquiétude.
Domptant son appréhension, elle prit sa pochette de soirée et
alla ouvrir.
— Prête ? fit Ryan en lui décochant un sourire charmeur.
Elle acquiesça, puis demanda d’une voix incertaine :
— Est-ce que… je suis présentable ?
Il l’embrassa du regard. Elle portait une robe noire très simple
qui épousait ses formes délectables, et mettait en valeur sa jolie
peau de blonde. Ses cheveux, torsadés en chignon, dégageaient
l’élégance de l’ossature de son visage. De petits pendants en or
brillaient discrètement à ses oreilles joliment ourlées.
— Tu es sublime, dit-il.
Puis, inclinant sa tête brune, il l’embrassa. Elle sentit son cœur
battre plus vite, et sut qu’il était le maître absolu de ses rêves, de
son avenir.
C'était une belle soirée, calme et tiède. Un parfum de roses
flottait dans l’air. Ryan la mena jusqu’à la voiture et démarra dès
qu’ils furent installés. Comme ils quittaient la place pour
s’engager dans le trafic, il demanda :
— Alors, qu’as-tu fait de ta journée ?
— Oh, rien de très excitant. J’ai passé les trois-quarts de la
matinée en courses et en ménage.
— Mais tu es sortie cet après-midi, non ? C'était agréable ?
Troublée par cette question, elle tenta de répondre avec une
décontraction mesurée :
— Pas particulièrement.
Ryan vit aussitôt qu’elle était sur la défensive. Intrigué, il se
demanda ce qu’elle dissimulait. Sans doute en aurait-il le cœur
net lorsqu’il la connaîtrait mieux…
— Qu’est-ce qui t’a poussée à devenir kinésithérapeute ?
s’enquit-il pour changer de sujet.
Elle se détendit, et expliqua volontiers :
— Disons que j’ai suivi les pas de mon père. Il était kiné, et il
avait des mains en or, selon l’expression commune. Il était très
connu, et très demandé. C'était un bourreau de travail.
— Tu ne le voyais pas beaucoup, alors ?
— Non, admit-elle avec une pointe de tristesse. Quand il
n’était pas à son cabinet de consultation dans Baker Street, il
partait aux U.S.A. pour donner des conférences.
— Pourquoi les Etats-Unis ?
— Il est Américain. Il a grandi à Boston, c’est là qu’il a suivi
sa formation.
— Tu es à moitié américaine, alors. Tu as des parents là-bas?
— Un oncle et une tante. Nous allions souvent chez eux, ils
étaient toujours contents de nous recevoir, dit Madeleine,
souriant à ce souvenir.
Ryan ne posa pas d’autres questions et, pendant quelques
instants, ils roulèrent en silence. Bientôt, la Porsche se gara
devant la célèbre entrée en sous-sol d’Annabel’s, dans Berkeley
Square. Un instant plus tard, ils étaient attablés, et savouraient un
apéritif.
Il n’y avait que peu de clients au bar, et encore moins dans la
salle de restaurant. La piste de danse était déserte.
— L'affluence a lieu plus tard, expliqua Ryan. Nous avons le
temps de dîner tranquillement, et ensuite, nous danserons.
Madeleine se sentit troublée à l’idée de se retrouver dans ses
bras.
— De quoi as-tu envie ? s’enquit Ryan lorsqu’on leur eut
remis le menu.
— Rien de spécial. Je te laisse choisir.
Il se pencha par-dessus la table, lui saisit la main et l’examina.
— Tu as dit que ton père avait des mains de guérisseur, des
mains en or. Et toi ?
— Je crains de ne pas avoir le même don. Ni le même
dévouement.
— Tu n’es pas carriériste, si je comprends bien ?
— Pas vraiment. Je serais tout aussi heureuse d’être épouse et
mère.
— Au risque de paraître macho, je trouve cela très louable à
notre époque. La plupart des femmes que je rencontre ne
songent qu’à leur carrière. Le mariage et la maternité passent
bien après leur indépendance. Il n’y a pas lieu de s’étonner que
tant d’hommes se sentent menacés… Mais ne te méprends
surtout pas ! Je ne voudrais pas d’une écervelée soumise, si belle
fût-elle. Ni d’une femme crampon…
— Tu as des idées bien arrêtées, dit-elle en riant. Et à
l’inverse, que recherches-tu comme qualités chez une femme?
— Qu’elle soit intelligente, d’esprit indépendant, capable de
s’affirmer comme mon égale. Mais cependant désireuse de
donner la priorité à son couple et à sa famille.
Etait-ce pour cela qu’il demeurait célibataire ? se demanda
Madeleine. Parce qu’il n’avait pas trouvé de partenaire qui lui
convînt ? Ou bien n’était-ce qu’un prétexte pour courir les
femmes ?
— Il n’est pas facile de trouver cet « oiseau rare », reprit-il
comme pour répondre à ses interrogations. Du coup, je n’ai
jamais été pressé de me marier.
Etourdiment, elle lança :
— Donc, tu en as l’intention ?
La voyant rougir, il répondit avec une lueur d’amusement dans
le regard :
— Certes…
Heureusement, on apporta les hors-d’œuvre. Madeleine fut
soulagée de cette diversion. Quant à Ryan, il maintint la
conversation sur des sujets légers tout au long de leur très
agréable repas. Ce fut au moment du café qu’il aborda de
nouveau des thèmes plus personnels.
— Tu aimes ton travail à la clinique ?
— Oui. Dommage qu’il s’agisse d’un emploi temporaire.
— As-tu des patients privés ?
— Quelques-uns. J’espère en avoir davantage au moment où
je terminerai mon CDD, dit Madeleine tout en sirotant son café.
— Est-ce que tu soignes aussi les enfants ?
— Bien sûr. En ce moment, je m’occupe d’un jeune garçon
qui s’est endommagé le genou en jouant au foot. Pourquoi me
poses-tu cette question ?
— Ma sœur Diane et son mari, Stuart, ont un problème avec
leur fille de 10 ans, Katie. Il y a deux mois, elle a été blessée
dans une chute de cheval. Depuis qu’elle a quitté l’hôpital, elle
est suivie à domicile. Mais elle a pris son kiné en grippe, semble-
t-il, et refuse tout traitement. Accepterais-tu de l’examiner ?
— Oui, bien sûr. Si tu penses que je peux l’aider…
— Si Katie a de la sympathie pour toi, et je suis sûr qu’elle en
aura, tu serais la réponse à toutes nos prières… Tu reprends un
café ?
— Non, merci.
Le club avait commencé à se remplir, plusieurs couples
évoluaient sur la piste.
— Aimes-tu danser ? demanda Ryan avec un sourire
charmeur.
— J’adore ça ! répondit-elle avec enthousiasme.
La spontanéité de sa réaction la surprit, et, tandis que Ryan
l’entraînait vers la piste de danse, elle se demanda où était passée
la Madeleine pleine de retenue et maîtresse d’elle-même qui ne
lui était que trop familière.
Elle avait toujours aimé danser, même s’il y avait longtemps
qu’elle ne s’était pas adonnée à ce plaisir. Mais cette occasion
était particulière… Ryan était bon danseur : il avait le pied léger,
et une élégance toute masculine. Tandis qu’elle s’abandonnait
contre son torse, que sa joue effleurait ses cheveux, et qu’ils
évoluaient de concert, elle eut le sentiment qu’ils étaient faits l’un
pour l’autre.
La soirée s’écoula comme dans un rêve. Madeleine était toute
au plaisir de la musique, au bonheur de leur intimité prolongée.
Comme l’espace commençait à être envahi par les dîneurs,
Ryan lui murmura à l’oreille :
— On rentre ?
Elle acquiesça, parcourue d’un délicieux frisson d’excitation.
Elle avait anticipé un repas agréable, quelques pas de danse,
mais son imagination ne l’avait pas portée au-delà. Or, voici qu’il
lui suggérait que la nuit était loin d’être close…
Lorsqu’ils furent installés dans la Porsche, Ryan la regarda
droit dans les yeux et lui demanda sans détour :
— Hier, j’ai partagé ton lit. Veux-tu partager le mien à Denver
Court, ce soir ?
Alors que son cœur battait à se rompre, elle tenta de répondre
d’un ton léger :
— Ce ne sera que justice.
Ils s’arrêtèrent bientôt devant un imposant building, et, alors
que Ryan l’aidait à descendre de la voiture, un vigile se hâta à
leur rencontre et se proposa de ranger la Porsche. Ryan lui glissa
un billet de banque au creux de la main, puis entraîna Madeleine
dans l’immeuble, jusqu’à l’ascenseur.
Un instant plus tard, ils débouchaient au dernier étage, à
l’élégant décor blanc et or. Ryan occupait un immense penthouse
d’angle, dont le living en forme de L, percé de plusieurs portes-
fenêtres, donnait sur un patio et un jardin clos. Le souffle coupé,
Madeleine regarda autour d’elle avec admiration.
Ryan sourit, puis s’inclina pour déposer un baiser doux au
creux de sa nuque :
— As-tu envie d’un dernier verre ?
Frémissant sous la caresse, impatiente de goûter aux plaisirs à
venir, elle fit signe que non. Il prit alors sa main dans la sienne, et
la mena dans la vaste chambre, dont la moquette et les rideaux
gris orage se détachaient sur fond de murs clairs.
Il poussa une deuxième porte donnant sur une pièce aux tons
ivoire, elle aussi.
— Si tu désires passer à la salle de bains… Tu y trouveras ce
qu’il te faut.
En effet, elle y découvrit tout le nécessaire, même des mules et
un peignoir. Amenait-il souvent des femmes ici ? se demanda-t-
elle. Elle se hâta de refouler cette pensée désagréable. Si leur
rencontre n’était pour lui qu’un épisode voué à une fin rapide,
pour elle, cette liaison avait un caractère spécial. Si brève dût-elle
être, c’était une de ces histoires d’amour comme on n’en vit
qu’une fois.
Après s’être douchée et avoir brossé ses longs cheveux, elle
enfila le peignoir et les pantoufles, puis entra timidement dans la
chambre.
Ryan sortait de sa propre salle de bains, nu à l’exception d’un
drap de bain noué autour des reins. Il s’essuyait les cheveux à
l’aide d’une serviette-éponge.
La jeune femme demeurait hésitante. Il se débarrassa de la
serviette qui lui ceignait la taille et, tendant les mains vers elle, lui
ordonna doucement :
— Viens.
Séduite par cette arrogance, elle obéit et fut récompensée par
un baiser prolongé. Il s’était rasé, et elle huma avec délices
l’odeur fraîche, légèrement musquée, de son eau de toilette.
— Mmm…, murmura-t-elle, les yeux clos.
Dénouant le lien du peignoir qu’elle portait, il fit courir ses
mains sur son corps, savourant à loisir le plaisir tactile que lui
procurait sa peau satinée. C'était une sensation étrangement
érotique, songea Madeleine, et, lorsque ses doigts virils
remontèrent vers ses seins pour en agacer les pointes dressées,
elle frémit de tout son être, laissant échapper un cri étranglé,
voluptueux.
Elle se colla à lui, mais il n’était pas pressé d’aller plus loin. Il
fit durer le plaisir en murmurant :
— Nous avons toute la nuit devant nous. Nous avons tout le
temps de savourer le voyage. Je veux te plonger dans les délices
de la chair.
Comme elle s’étonnait de sa patience généreuse, il reprit :
— Tu es si sensible, si réactive. Cela rend le plaisir mutuel. Tu
aimes ça, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en s’inclinant pour happer la
pointe d’un de ses seins entre ses lèvres.
— Oui, oh oui ! Mais je n’y tiens plus…
— Oh, si, tu le peux.
Après quelques minutes, il la conduisit enfin jusqu’au lit et l’y
allongea. Lorsqu’il laissa ses doigts s’aventurer dans les replis
soyeux du cœur de sa féminité, elle se contracta convulsivement,
assaillie par les vagues d’un plaisir exquis.
Puis, soudain, une forme de tristesse l’envahit. Elle aurait aimé
faire l’amour avec Ryan, partager pleinement l’expérience avec
lui, savoir qu’il ressentait la même joie et la même volupté qu’elle.
Quand elle rouvrit les paupières, et leva vers lui un regard
noyé, elle le surprit qui l’observait. Souriant, comme s’il avait
deviné ses pensées, il commenta :
— C'est bien ainsi.
Et, habilement, il recommença à ranimer en elle des sensations
aussi inouïes que celles qu’il avait éveillées un moment plus tôt.
Ils firent l’amour, alors, lentement, jusqu’à ce qu’ils s’envolent
tous deux vers les cimes de la jouissance.
Un moment plus tard, elle gisait dans ses bras, comblée, le
cœur rempli d’amour et de gratitude.
3.
Après une nuit entière d’amour, Madeleine s’éveilla aux
alentours de 10 heures du matin, seule dans le vaste lit. Quelques
secondes plus tard, Ryan franchit le seuil de la chambre,
apportant le plateau du petit déjeuner. Il avait passé un peignoir
bleu marine et ses cheveux étaient encore humides de sa douche.
— Bonjour, lui dit-il avec un lent sourire tandis qu’elle se
redressait. Je me suis dit que ce serait délicieux de déjeuner au
lit. Soyons décadents !
Il déposa le plateau sur la table de nuit, puis, s’inclinant pour
l’embrasser, il observa avec une ironie taquine :
— Après la nuit que nous avons passée, je me demande
comment tu fais pour avoir l’air si frais.
— Je suis heureuse, lui répondit-elle avec simplicité.
— Le bonheur te va bien.
Prenant place au bord du lit, il lui servit des toasts, des œufs
brouillés et du café tout en enchaînant avec désinvolture :
— Parle-moi encore un peu de toi.
— Il n’y a pas grand-chose à raconter.
Percevant son malaise, désireux d’en connaître la cause, Ryan
opta pour une approche légère.
— Tes parents habitent Londres ?
— Ils ont divorcé lorsque j’avais treize ans.
— J’imagine que c’est l’acharnement au travail de ton père qui
a provoqué cette séparation.
— Oui. Ma mère l’aimait passionnément, mais elle a fini par se
lasser de ne jamais le voir lorsque nous avions besoin de lui, dit-
elle sans pouvoir s’empêcher de fuir son regard.
— Ils se sont quittés à l’amiable ?
— Autant que faire se peut.
— Mais il a dû te manquer, non ?
— Oui. Et je pense que ma mère ne s’est jamais remise de
cette rupture, dit Madeleine, dont les yeux s’étaient emplis de
larmes en dépit du sourire qu’elle adressait à Ryan.
— Elle s’est remariée ?
— Non. Je crois qu’elle l’aime toujours. En tout cas, il n’y a
jamais eu personne d’autre dans sa vie.
— Et toi, tu le revois ?
Elle secoua la tête en signe de dénégation.
— Il s’est remarié peu de temps après le divorce, et s’est
installé à Los Angeles. Il y a des années que nous ne sommes
plus en contact, conclut-elle.
Cherchant à éviter d’autres questions, elle tenta de retourner la
situation.
— A toi de me dire quelque chose à ton sujet !
— « Il n’y a pas grand-chose à raconter », répliqua-t-il.
Là-dessus, il éclata de rire et lui donna un baiser. Puis il
précisa :
— J’ai perdu mon père lorsque j’avais douze ans. Un an
après sa disparition, ma mère s’est remariée avec un ex-officier
de l’armée.
— Tu t’es bien intégré à ta nouvelle famille ?
— Je me sentais un peu seul. Ma sœur, Diane — elle a sept
ans de plus que moi — était en fac, à l’époque. Et,
malheureusement, je ne me suis pas entendu avec mon beau-
père. Je lui en voulais d’avoir pris la place de mon père, et je le
lui faisais sentir. Ce qui a dû être dur pour ma mère, je m’en
rends compte aujourd’hui. Il était très strict. Après avoir reçu une
ou deux raclées pour ce qu’il appelait mon « insolence », je me
suis pris à le détester pour de bon.
Ryan marqua un temps d’arrêt, puis continua :
— C'est allé de mal en pis. Les corrections sont devenues de
plus ne plus violentes et, pour finir, lorsqu’il s’est mis à me
fouetter à coups de ceinture, ma mère a tenté d’intervenir. Il l’a
repoussée si brutalement qu’elle a fait une chute. J’ai vu rouge :
je lui ai sauté dessus. J’avais près de quatorze ans, à l’époque.
Madeleine s’enquit avec angoisse :
— Et que s’est-il passé ?
— J’ai réussi à lui fendre la lèvre en deux avant d’échouer au
service des urgences.
Comme Madeleine laissait échapper une grimace horrifiée, il
ajouta :
— Je crois qu’il l’a regretté, ensuite. Mais il était évident que
ça ne pouvait plus continuer comme ça. Alors, on s’est empressé
de m’envoyer chez mon parrain et ma marraine.
— Cela a dû te bouleverser…
— Au début, j’ai été très amer. Même si parrain et marraine
étaient formidables.
— Ils avaient des enfants ?
— Une fille, Fiona. Mais ils avaient toujours rêvé d’avoir un
garçon. Ils étaient ravis que j’habite chez eux.
— Fiona n’était pas jalouse ?
— Oh, non, fit Ryan, radouci. Nous sommes devenus très
proches. En fait, elle m’adorait, j’étais son héros. Elle avait
presque trois ans de moins que moi, et je l’ai toujours appelée «
petite sœur ».
— Donc, c’était un déménagement bénéfique ?
— Ça oui. J’ai été traité comme un membre de la famille, et
j’ai été très heureux avec eux jusqu’à mon entrée à Oxford. Mon
parrain est mort voici dix-huit mois… ça a été comme perdre un
père… Bon, en voilà assez avec les souvenirs attristants !
Parlons plutôt d’autre chose. Qu’as-tu envie de faire, aujourd’hui
? Aimerais-tu…
— Je ne peux pas, coupa Madeleine d’un ton malheureux. Je
suis prise.
Le dimanche, elle déjeunait à la maison de santé, où elle
passait l’après-midi et la soirée.
Comme elle ne livrait aucune précision, Ryan demanda :
— Tu pars à quelle heure ?
— Dans une heure environ.
— Alors, je te raccompagne chez toi dès que tu seras prête.
Il avait parlé d’une voix égale, mais elle le sentit blessé par sa
réticence. Pourtant, elle ne put se résoudre à lui parler de sa
mère. Cela l’amènerait à lui poser des questions auxquelles elle
n’avait pas envie de répondre. Son sentiment de culpabilité
l’écrasait.
Distant, il conduisit la voiture en silence, et elle ne trouva pas le
moyen de rompre la glace. Lorsqu’il se gara devant chez elle
sans avoir ouvert la bouche, elle fut prise d’angoisse, redoutant la
fin brutale de leur relation. Que deviendrait-elle, s’il repartait
pour ne plus jamais revenir ?
Comme s’il cherchait à prolonger le sentiment d’inquiétude
qu’elle éprouvait, il attendit qu’elle eût ouvert sa porte pour
demander :
— Es-tu libre, demain soir ?
— Oui, dit-elle avec enthousiasme.
— Alors, j’aimerais t’emmener voir Katie et ses parents. Je
leur ai déjà parlé de toi.
Hésitante, elle commença :
— Il y a juste une chose qu…
— Tu préfères ne pas mélanger vie professionnelle et vie
privée, c’est ça ? la devança-t-il.
— Oui.
— Pas de problème. Ils savent uniquement que tu es la kiné
qui m’a examiné, et nous pouvons très bien nous en tenir là. Je
passerai te prendre à 6 h 30. Nous dînerons ensemble, ensuite.

Dès le premier contact, Madeleine fut conquise par la sœur et


le beau-frère de Ryan. Tout en savourant une boisson fraîche sur
la terrasse ensoleillée de leur demeure du Surrey, elle apprit que
Diane, dotée des mêmes cheveux noirs et des mêmes yeux verts
que son frère, était avocate. Stuart, son mari, agréable et liant,
exerçait le métier d’architecte. Ils étaient fous de leur fille unique.
Ils furent ravis et soulagés lorsque Katie, se prenant d’une
immédiate sympathie pour Madeleine, accepta qu’elle s’occupe
d’elle.
Ce fut un coup de cœur réciproque. Madeleine accorda
d’emblée son affection à la petite fille silencieuse et sensible, aux
longs cheveux noirs et aux grands yeux bruns, et au sourire
timide.

Pendant les semaines suivantes, grâce à des soins réguliers,


l’état de Katie s’améliora de façon spectaculaire. Un lien puissant
se développa entre Madeleine et la fillette et Ryan en fut
enchanté. Mais il resta discret. Suivant le souhait de Madeleine, il
ne laissa rien filtrer de leur liaison.
Ils passaient du temps ensemble, à dîner, danser, bavarder ; à
jouir tout simplement de leur entente. Plusieurs fois, Ryan invita la
jeune femme à un barbecue sur sa terrasse. Ensuite, à l’abri des
regards curieux, ils faisaient l’amour au soleil, longuement,
langoureusement.
Au fur et à mesure que les semaines s’écoulaient, Madeleine
apprit à mieux le connaître. En plus d’être un superbe athlète et
un amant hors pair, il était aussi de caractère égal, généreux,
intelligent, sensible et stimulant. Elle n’aurait jamais pu trouver un
autre homme qui lui convienne aussi bien ! Elle s’émerveillait du
destin miséricordieux qui avait amené ce miracle dans son
existence.
La seule ombre au tableau venait de ses visites à la maison de
santé. Ryan ne faisait aucun commentaire, mais elle le savait
blessé par ses absences inexpliquées. Il se montrait même un peu
jaloux… Chaque fois qu’elle tentait de lui apprendre la vérité, la
culpabilité lui nouait la gorge, et elle renonçait.
Cependant, elle avait changé ses habitudes. Elle s’était
arrangée pour voir sa mère le samedi matin, réservant la suite de
la journée à Ryan.
Ce samedi-là, ils avaient un programme spécial. Jonathan
Cass étant un des peintres préférés de Madeleine, Ryan devait
l’emmener à une présentation privée exceptionnelle de ses
dernières toiles, dans une galerie de Piccadilly. Il passerait la
prendre à 12 h 30, afin de déjeuner avec elle avant de se rendre
à l’exposition.
Madeleine s’arrangea pour rentrer un peu plus tôt que de
coutume. Elle venait d’arriver lorsque le téléphone sonna. C'était
Ryan.
— J’ai une urgence professionnelle, expliqua-t-il. Cela ne
t’ennuie pas que je passe seulement après déjeuner ?
— Bien sûr que non.
— Alors, je te retrouve à 14 heures, dit-il, visiblement
soulagé.
La matinée avait été maussade. Mais vers 14 heures, la pluie
avait redoublé et il tombait des hallebardes. Ryan était toujours
exact, aussi Madeleine se sentit-elle nerveuse lorsque l’heure de
leur rendez-vous fut dépassée. Au fil des minutes son agitation ne
fit que croître. Lorsque 16 heures sonnèrent, le regard rivé sur le
square en contrebas, elle crut l’apercevoir à travers la vitre
ruisselante de pluie, le visage défait. Ce n’était pas lui mais elle fut
saisie d’un pressentiment funeste. Oh, mon Dieu ! Et s’il lui était
arrivé quelque chose ?
« Ne sois pas stupide », se réprimanda-t-elle. Il avait été
retardé, voilà tout. Oui, mais, en ce cas… pourquoi n’avait-il pas
téléphoné pour l’avertir ?
Après avoir patienté jusqu’à 16 h 30, elle tenta de le joindre
sur son mobile, puis à son appartement. En vain. A 17 heures,
elle était morte d’inquiétude. Elle se demandait avec agitation que
faire, lorsqu’elle aperçut sa voiture. Elle en fut si soulagée qu’elle
crut défaillir.
Comme il avait sa clé, à présent, elle attendit en tremblant qu’il
l’ait rejointe. Elle n’avait pas la force d’appeler, ni de se porter à
sa rencontre.
— Désolé, je n’ai pas pu venir plus tôt, dit-il en ôtant son
pardessus pour l’accrocher à la patère.
Quand il se tourna vers elle, elle eut un choc. Des zébrures
marquaient sa joue, comme s’il avait été griffé par un chat
enragé.
— Qu’est-ce que tu as ? Que t’est-il arrivé ? s’écria-t-elle.
— Ce n’est rien, juste une égratignure, répondit-il
évasivement.
— Je me suis inquiétée. Je me demandais ce qui se passait!
— J’ai été retenu, malheureusement.
Les mâchoires serrées, elle attendit une explication, qui ne vint
pas.
— Nous pouvons tout de même aller à la galerie en soirée,
dit-il finalement.
— Ce n’est pas le problème, fit-elle avec raideur. Je me suis
fait un sang d’encre à ton sujet. Tu aurais pu me téléphoner !
— La batterie de mon mobile était à plat, déclara-t-il, bien
qu’elle ne pût être dupe de ce prétexte grossier. Tu me
pardonnes ?
Comme elle gardait un visage fermé, il dit en souriant :
— Juste ciel, non, pas du tout.
Il s’inclina alors pour l’embrasser. Elle recula d’un pas.
— Et moi qui n’attendais que le moment de t’embrasser, dit-il.
Toute la journée je n’ai pensé qu’à te faire l’amour.
Furieuse de son attitude cavalière, elle resta de marbre. Il lui
releva le menton, et prit sa bouche.
Sous son baiser, elle prit conscience de l’intensité de son
désir, de son besoin d’être rassurée par sa présence. Mais elle
tenta de dissimuler ce qu’elle ressentait, et refusa de
s’abandonner entre ses bras.
Il lui caressa le dos d’un geste un peu fébrile, cherchant à se
contenir, attendant un signe de pardon. Comme rien ne venait, il
détacha sa bouche de la sienne.
— Tu n’es pas encore convaincue ?
— Non, répondit-elle, sa colère l’ayant désertée. Essaie
encore.
Il eut un sourire, l’enlaça et l’embrassa de nouveau. N’y tenant
plus, elle éleva la main pour lui caresser la joue, effleurant avec
douceur les marques qui zébraient son visage. Laissant échapper
un soupir étranglé, il déposa un baiser au creux de sa paume. Elle
se sentit fondre. Oh, Seigneur! Comment avait-elle donc fait pour
vivre sans lui, avant de le connaître ?
Elle se mit à défaire les boutons de sa chemise, et vit briller
dans son regard viril un éclair de satisfaction.
Plus tard, elle se rendit compte qu’elle aurait dû exiger une
explication. Mais comment l’aurait-elle pu ? Puisque, de son
côté, elle ne parvenait pas à lui fournir celle qu’elle lui devait ?
Et puis, chaque fois qu’elle le voyait nu, elle se laissait griser
par la vue de son corps splendide. C'était aussi simple que ça.
Bien qu’il fût un amant habile et patient qui aimait à lui donner
du plaisir, il ne perdit pas son temps en préliminaires. Ils se
prirent avec emportement, et se retrouvèrent pantelants,
érotiquement mêlés l’un à l’autre, attendant de reprendre souffle.
Au bout d’un moment, Ryan se redressa sur un coude, et
demanda avec tendresse :
— Ça va ?
— Bien sûr. Pourquoi ?
— Je n’ai pas été particulièrement doux.
Cette observation amena Madeleine à prendre conscience
qu’il était toujours très attentionné avec elle. Mais, cette fois-ci,
quelque chose l’avait déstabilisé… Leur amorce de dispute,
peut-être ?
— Inutile de me traiter comme une porcelaine, dit-elle. Je ne
vais pas tomber en morceaux !
Il se mit à rire.
— Chercherais-tu me dire que tu préfères la méthode à la
hussarde ? Tiens, tiens, tiens…
— Pas du tout ! J’aime…
Elle s’interrompit en rougissant, et tenta de se libérer de son
étreinte. Il la retint, lâchant d’une voix insinuante :
— Allons, continue. Il serait temps que tu t’ouvres à moi.
Qu’est-ce que tu aimes ? Je ne demande pas mieux que de
t’obliger.
« Il est d’humeur bizarre », pensa-t-elle. Accusatrice, elle
lança :
— Tu cherches à m’embarrasser !
— Et j’y réussis, à en juger par la manière dont tu rougis, lui
dit-il d’un air satisfait.
Se redressant, elle tenta encore une fois de lui échapper. Mais
il la cloua sous lui.
— Ne sois pas timide. Parle.
— Ryan, je t’en prie…
— Très bien. Puisque tu ne veux pas parler, je m’en remettrai
une nouvelle fois à l’expérience.
— Pas maintenant, protesta-t-elle, continuant à se débattre.
De toute façon, ça ne sert à rien.
Sûre d’être rassasiée de volupté, elle frémit pourtant dès le
premier contact alors que, savamment, il ranimait son désir. Et
leur voyage dans le monde des sensations fut encore plus
enivrant que la fois précédente.
Ce soir-là, alors qu’ils partaient à la galerie, elle songea qu’elle
avait une chance inouïe de connaître Ryan. Dans la quiétude de
son bonheur, elle osa penser au jour où, enfin, il lui dirait qu’il
l’aimait et lui demanderait d’être sa femme.

Par une belle fin d’après-midi de septembre, une femme se


présenta à la clinique, et demanda à parler à Madeleine. Cela
semblait urgent. La jeune femme accepta de la recevoir,
supposant qu’il s’agissait d’un problème médical.
— Bonjour, je suis Madeleine Knight…
La nouvelle venue, belle grande et brune, très élégamment
vêtue et mince comme un fil, ignora son sourire chaleureux et sa
main tendue. Elle énonça avec un regard hostile :
— Moi, je suis Fiona Charn, la fiancée de Ryan…
Elle s’assit sur le siège des visiteurs, croisa ses jambes gainées
de soie, et continua :
— Pour dire les choses crument, il a profité de mon absence
pour coucher avec vous…
Madeleine rougit jusqu’aux oreilles. Faisant miroiter la grosse
émeraude qu’elle arborait au doigt, Fiona Charn ajouta :
— Mais c’est moi qui porte sa bague…
— J’ignorais qu’il était fiancé…, dit Madeleine, dans un état
second.
— Oh, je ne vous blâme pas. Ryan a le sang chaud. Si ce
n’avait pas été vous, c’en aurait été une autre. Il exerce une
véritable fascination sur le sexe féminin. Les femmes se jettent à
sa tête. Et il est compréhensible qu’il tire parti des occasions…
Mais je suis de retour, et cela doit cesser. Ryan m’appartient !
D’une voix tendue, à peine audible, Madeleine soutint :
— S'il est vraiment tel que vous le décrivez, je suis surprise
que vous vouliez encore de lui.
— Certes, je le veux ! Si vous espériez me convaincre de lui
rendre sa liberté, n’y pensez plus ! D’ailleurs, il ne tient pas à ce
que je le libère. Et puis, nous avons un marché.
— Un marché ? répéta Madeleine.
— Lorsque papa a vu qu’il n’aurait pas d’autre descendance
que moi, il a été très déçu. Il est vieux jeu ; selon lui, une femme
ne peut pas diriger un empire. Quand Ryan est venu vivre chez
nous, il a eu l’impression que son rêve se réalisait. Qu’il avait
enfin le fils qu’il désirait depuis toujours. Par ailleurs, il s’inquiétait
de mon avenir…
Fiona marqua un temps d’arrêt. Elle ne tarda pas à continuer :
— Après sa première crise cardiaque, papa a eu un entretien
avec Ryan. Ils sont convenus que Ryan hériterait de Charn
Industries à la condition de m’épouser et de veiller sur moi.
Madeleine se rappela les propos que lui avait rapportés Eve.
Le parrain de Ryan lui avait légué l’empire Charn…
— Ryan et moi étions amants depuis un moment, alors, il a été
heureux de légaliser la situation. Aujourd’hui, nous serions
mariés, et il n’y aurait pas le moindre problème, si on n’avait pas
découvert que je souffre d’une maladie du sang très rare. J’ai dû
suivre un long traitement dans une clinique privée. Ryan s’est
retrouvé seul, et, comme je l’ai dit, c’est un passionné qui a
besoin d’une femme. N’importe laquelle.
D’une voix coupante, Fiona ajouta :
— De plus, j’ai découvert que j’étais enceinte. Du coup, le
traitement a été encore plus long et complexe que prévu. Au
total, j’ai perdu mon enfant…
Choquée et horrifiée d’apprendre qu’elle avait été la maîtresse
de Ryan alors que sa fiancée traversait une épreuve aussi
affreuse, Madeleine restait figée sur place, la dévisageant en
silence.
— Mais me voilà de retour, maintenant, et nous allons bientôt
nous marier, déclara Fiona. Je n’ai aucune intention de laisser
Ryan vagabonder ailleurs. Alors, je vous suggère de trouver
quelqu’un d’autre. Un homme qui ne soit pas déjà pris, de
préférence.
Là-dessus, Fiona se leva et tourna les talons, quittant le
cabinet sans un regard en arrière. Madeleine demeura anéantie.
Elle était encore debout, immobile, le regard perdu dans le
vide, lorsque Eve lui apporta le dossier de la patiente suivante.
— Seigneur ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es
pâle comme un fantôme !
Avec un immense effort, Madeleine laissa tomber d’une voix
blanche :
— Fiona Charn, la femme qui vient de sortir… c’est la fiancée
de Ryan.
— Quoi?
— C'est la fiancée de Ryan.
Voyant vaciller son amie, redoutant qu’elle ne s’évanouisse,
Eve la fit asseoir.
— Tu en es sûre ? Tu es certaine d’avoir bien compris ?
— Elle portait la bague qu’il lui a offerte.
— Non ! Ce n’est pas possible. Il t’aime ! J’en étais si sûre…
Mais s’il appartient à ce genre d’homme, il vaut sans doute mieux
que tu ne le voies plus ! s’indigna Eve.
Elle étreignit son amie, puis, la voyant vraiment bouleversée, lui
suggéra de rentrer.
— Non, je préfère continuer à travailler, affirma Madeleine.
Ce soir-là, Eve insista pour la raccompagner chez elle.
— Mark est peut-être sorti, je préfère que tu ne sois pas
seule, insista-t-elle.
Rentré du Moyen-Orient, Mark occupait passagèrement le
divan-lit du salon de Madeleine. Il était effectivement là et,
lorsqu’il apprit la nouvelle, il fut encore plus ému et scandalisé
que sa sœur.
— J’aimerais tordre le cou de salopard ! gronda-t-il entre
autres commentaires imagés.
Madeleine fit valoir d’un air lugubre que si Ryan avait traité sa
future femme avec un mépris impardonnable, il ne lui avait, en
revanche, jamais menti. Il ne lui avait fait aucune promesse.
Jamais il ne lui avait déclaré qu’il était libre, qu’il l’aimait, ou
désirait son amour. Elle le lui avait accordé de son plein gré. Elle
avait eu la stupidité de le croire disponible, d’imaginer qu’il tenait
à elle !
Quelle grossière erreur de sa part ! Mais, après ce qui était
arrivé à Colin et à sa mère, sans doute ne méritait-elle pas d’être
heureuse. Il y avait une sorte de justice dans le fait que Ryan ne
l’eût pas plus aimée qu’elle n’avait aimé Colin…
Mark l’arracha à ses pensées.
— Arrête de lui chercher des excuses. Il s’est servi de toi,
c’est tout. Tu ne vas pas le rejoindre à Paris, j’imagine ?
— Non ! affirma-t-elle avec détermination.
Ryan était en voyage d’affaires dans la capitale française, et
elle devait l’y retrouver à l’occasion d’un long week-end. Elle
avait follement rêvé de cette escapade romantique, imaginant des
balades sur les Champs-Elysées, des excursions en bateau-
mouche, des promenades dans les jardins du Palais-Royal…
Mais plus rien n’était comme avant, à présent !
— Quand il rentrera, reprit Mark, promets-moi de lui dire tout
le mal que tu penses de lui !
— Je ne peux pas, chuchota-t-elle.
Comment aurait-elle pu révéler à Ryan l’étendue de son
désespoir, de son humiliation ? Si elle devait le quitter, que ce fût
au moins en préservant sa fierté !
Devinant sa pensée, Eve approuva.
— Il vaut mieux lui laisser croire que ça t’est égal. Au moins, il
ne pourra pas se vanter d’avoir accroché ton scalp à sa
ceinture…
— Comment vas-tu le quitter sans lui laisser soupçonner la
vérité ? demanda Mark.
Madeleine répondit d’un ton malheureux :
— Je n’en sais rien.
Après qu’ils eurent discuté un moment, Eve s’exclama :
— J’ai trouvé ! Envoie-lui un courriel où tu lui annonces que tu
as rencontré quelqu’un d’autre et que tu le plaques.
— Ça m’étonnerait que ça marche, murmura Madeleine. Il est
à Paris depuis deux jours seulement. Il ne croira jamais que j’ai
fait une rencontre en si peu de temps.
— Alors, reprit pensivement Eve, il faut que ce soit quelqu’un
que tu connais déjà.
— Mais je ne connais pers…, commença Madeleine.
— Et moi, alors ? la coupa Mark.
Comme elle le fixait en silence, il continua :
— Ne me regarde pas comme ça, c’est vexant pour mon ego
! Je suis beau, bronzé, charmant… cela ne suffit pas pour tenir le
rôle de ton amant ?
— Bien sûr que oui, mais…
— Alors, tout ce qu’il te reste à faire, c’est de dire à cette
méprisable canaille que je suis l’homme auquel tu tiens. Tu n’as
qu’à raconter que j’étais en mission à l’étranger, mais que je suis
rentré et que, maintenant, il est de trop. Cela devrait faire
l’affaire.
— C'est possible, reconnut Madeleine. Il a vu une photo de
toi, il a voulu savoir si tu étais un ex. Je lui ai répondu que tu étais
un ami.
— Impeccable. On n’avoue pas à son amant du moment qu’il
a un rival. Alors, en avant pour la rupture ! fit Mark, sortant son
ordinateur portable. Et sois suffisamment désinvolte pour fouler
aux pieds l’orgueil macho de ce minable. Comme ça, tu seras
sûre de ne plus le revoir !
Avec l’aide de Mark et d’Eve, Madeleine rédigea son
message :

« Mark est rentré du Moyen-Orient plus tôt que prévu. Je ne


pourrai pas te rejoindre à Paris. Désolée de t’avertir à la dernière
minute, mais je suis sûre que tu trouveras à me remplacer sans peine.
Merci pour les bons moments que nous avons passés ensemble.
Madeleine. »

— Ce sera très bien, décréta Mark, appuyé par un hochement


de tête approbateur d’Eve.
Ce fut seulement après le repas du soir, une fois Eve rentrée
chez elle et Mark installé sur le canapé-lit, que Madeleine mesura
ce qu’elle avait fait. Sa souffrance et son amertume prirent le
dessus, et elle s’effondra sur son lit, sanglotant à fendre l’âme.
Quand elle s’éveilla, après une nuit misérable, Mark était levé.
Tout en repliant le canapé-lit, elle entendit couler le jet de la
douche. Encore en tenue de nuit, elle se mit en devoir de
préparer du café dans la cuisine.
— Mmm, ça sent bon, dit Mark, surgissant sur le seuil, juste
vêtu d’une serviette de bain nouée autour des hanches.
Comme elle allait lui servir du café, elle vit qu’une voiture se
garait devant chez elle. Une silhouette familière en descendit. Elle
se mit à trembler, prise de panique.
— Oh, mon Dieu, c’est Ryan ! Je ne veux pas le voir ! Je ne
pourrais pas le supporter…
— Voyons, du calme, intervint Mark. Tu n’as qu’à ne pas
ouvrir, c’est tout.
— Il a une clé, avoua-t-elle. Seigneur, que vais-je faire?
— Je vais le mettre à la port… Non, j’ai une meilleure idée, fit
Mark. Allons, viens, ma belle. Donnons à ce salopard une petite
comédie de première classe.
Il l’entraîna vers la chambre, s’immobilisant avec elle sur le pas
de la porte.
— Mets tes bras autour de mon cou et ferme les yeux, lui
recommanda-t-il.
Puis, se débarrassant en un tournemain de la serviette qui lui
ceignait les reins, il attira Madeleine et l’embrassa à l’instant où
Ryan pénétrait dans le vestibule.
Il s’interrompit alors, comme surpris, et tous deux se
tournèrent vers le visiteur qui les regardait d’un air groggy.
Une expression de choc, d’incrédulité, de colère passa sur le
visage de Ryan. Glacé, il laissa tomber d’une voix coupante :
— Voici donc Mark… Je comprends pourquoi tu n’as pas
voulu venir à Paris…
Il expédia le trousseau de clés sur la table basse.
— Nous nous retrouverons un jour, Madeleine. Retiens bien
ces mots !
Là-dessus, il tourna les talons et disparut. Satisfait, Mark
laissa tomber :
— Ce salopard a eu la monnaie de sa pièce.
Il plaça une main sur les yeux de Madeleine pour lui boucher
la vue, se baissa pour ramasser la serviette, et s’en drapa en
disant :
— Si tu veux bien garder les yeux fermés pendant que je me
rends présentable…
La recommandation était inutile. Elle avait le regard brouillé
par les larmes.
4.
Comme si le mauvais sort conspirait contre elle, cette amère
rupture fut suivie d’un autre coup du destin. Après avoir sombré
dans un profond coma, sa mère mourut trois jours plus tard, à
peine âgée de quarante-quatre ans.
Madeleine assista à l’enterrement sans verser de larmes. Se
reprochant la mort de sa mère comme elle s’était reproché celle
de Colin, elle était accablée par la désolation, le chagrin, la
culpabilité. Elle avait l’impression de s’être transformée en bloc
de glace.
Seuls Eve et Mark l’accompagnèrent. Son oncle et sa tante lui
avaient envoyé leurs condoléances, s’excusant de ne pouvoir être
présents. Ils terminaient leur lettre par ces mots :
« Si tu as envie de venir à Boston, n’hésite pas. Tu pourras
rester chez nous tant que tu en auras envie. »
C'était comme si on lui tendait une bouée de sauvetage.
Son remplacement à la clinique touchait à sa fin. Mark, en
vacances estivales, était tout disposé à lui garder son
appartement. Encouragée par Eve, Madeleine prévint ses
patients privés, et accepta l’offre de son oncle et de sa tante.
Elle n’avait qu’un regret : se séparer de Katie, même si la
petite était pratiquement tirée d’affaire, à présent. En apprenant
la nouvelle, la fillette se jeta dans ses bras avec emportement, et,
les yeux pleins de larmes, s’écria :
— Je ne veux pas que tu partes !
Madeleine parvint à la calmer en lui assurant qu’elles
s’écriraient, ne perdraient pas contact. Et puis, ce n’était jamais
qu’une semaine ou deux à passer, un mois grand maximum ! Le
cœur serré, elle lui fit ses adieux. Katie lui rappelait tant Ryan !

A son arrivée à Boston, elle fut accueillie à bras ouverts par


son oncle et sa tante, qui tentèrent de leur mieux de la réconforter
et de la distraire. Elle s’efforça de faire bonne figure. Mais la
mort de sa mère l’avait désespérée. Et Ryan lui manquait avec
une violence effrayante, ravageuse. Incapable de se ressaisir,
cédant à leurs pressantes instances, elle s’attarda chez eux
pendant cinq semaines, puis six… Elle hésitait d’autant plus à
rentrer à Londres qu’elle redoutait de tomber sur Ryan… ou sur
l’annonce de son mariage dans les journaux. Pour finir, lorsque
sa tante la pria de rester, et que son oncle lui offrit même un
poste dans sa clinique de physiothérapie au Wandsdon Heights
Fitness Center, elle accepta. Si elle s’installait à Boston, en toute
sécurité, elle finirait par oublier Ryan, n’est-ce pas ? Elle avait si
peur de porter le deuil de cet amour toute sa vie…
Sa décision enchanta son oncle et sa tante qui la pressèrent de
demeurer chez eux lorsqu’elle leur fit part de son intention de
trouver un appartement. Mais elle avait besoin d’indépendance et
ils se rendirent à ses raisons, à regret.
Madeleine n’eut qu’à passer un coup de fil à Londres pour
que Mark accepte de se charger de rendre les clés de son
appartement lorsqu’il repartirait au Moyen-Orient. Eve se
chargerait de garder ses quelques biens.
Le plus difficile fut de rédiger une lettre d’adieu pour Katie.
Cependant, pour atténuer le choc, les parents de la fillette lui
offrirent un ordinateur, et, après que Madeleine lui eut promis de
correspondre par e-mail avec elle, Katie parut surmonter sa
déception.

***
Le travail ne manquait pas, à la clinique sportive. Madeleine
s’absorba dans sa tâche, qui était gratifiante. Peu à peu,
l’amertume de sa désillusion sentimentale, de la trahison de Ryan,
qu’elle avait cru loyal et digne de foi, commença à s’atténuer,
même si le souvenir en siégeait toujours dans un recoin de son
esprit.
Cependant, lorsque Alan Bannerman rejoignit leur équipe, le
plus dur de la crise était passé. La douceur d’Alan, sa charmante
timidité la touchèrent. Après l’avoir côtoyé pendant un mois ou
deux, elle accepta un rendez-vous. Ce fut un compagnon
agréable qui lui fit oublier sa solitude. Après trois mois de
fréquentation, il la demanda en mariage.
Elle fut surprise par l’ardeur de sa requête. Lui qu’elle avait
cru placide, peu enclin aux émotions fortes ! Elle lui demanda un
temps de réflexion et il accepta de patienter une semaine. Ils
dîneraient ensemble le samedi suivant, elle lui donnerait alors sa
réponse…
Le samedi matin venu, toutefois, elle n’avait toujours pas
réussi à prendre une résolution. Elle décida de téléphoner à Eve.
Son amie l’aiderait sûrement à se décider !
Eve fut ravie de l’entendre. Elles échangèrent quelques propos
affectueux, puis Madeleine lui annonça qu’elle avait un conseil à
lui demander. Lorsque Madeleine eut terminé son récit, Eve
s’écria :
— Un homme beau, honnête et fiable demande ta main, et tu
appelles ça un problème ? Alors que l’homme de ma vie a enfin
emménagé chez moi, mais qu’il n’y a toujours pas moyen de
l’amener à s’engager ! Mais bon…, je te comprends. Le
mariage, c’est capital. Ce doit être terrible de ne pas savoir où
on en est sur ce point !
Madeleine ne put s’empêcher de rire. Elle protesta pourtant :
— Eve, sois sérieuse une minute. J’ai un vrai problème.
— Comment est-il au lit ? demanda abruptement son amie.
— Je n’en sais rien, avoua Madeleine.
— Tu l’as tenu à distance, si je comprends bien. C'est
compréhensible après ce qui t’est arrivé. Mais ce ne serait pas
une mauvaise idée de savoir si vous vous entendez sur le plan
sexuel avant d’envisager de te laisser passer la bague au doigt !
— Justement, soupira Madeleine, j’aime bien Alan, mais il ne
m’inspire pas de passion.
— Je m’en doutais. Tu n’hésiterais pas à l’épouser, sinon.
Tu… tu penses toujours à Ryan, n’est-ce pas? Tu l’aimes
encore.
— Non ! s’insurgea Madeleine.
Prenant conscience que sa véhémence était révélatrice, elle
réitéra plus sobrement :
— Non, je ne suis plus amoureuse de lui.
— Mais tu n’as pas surmonté votre rupture.
— Cela n’a rien à voir avec Ryan !
— Pff ! Cela a tout à voir, au contraire !
— Je te jure que c’est du passé. C'est fini, et bien fini.
— Soit, je te crois. Alors, qu’attends-tu de moi ?
— Je voudrais ton opinion sincère. Est-ce que tu penses que
je dois épouser Alan ?
— Si tu as besoin de mon avis, c’est que tu ne l’aimes pas
suffisamment. Donc, tu ne dois pas te marier avec lui.
La simplicité de cette réponse soulagea Madeleine.
— Merci, dit-elle. Tu as tout à fait raison, je m’en rends
compte. Il ne serait pas loyal de l’épouser. Je lui ferai part de
mon refus ce soir. Nous dînons ensemble.
— Et ensuite ? Si vous travaillez ensemble, cela pourrait créer
des difficultés.
— Je sais…, répondit Madeleine, tout en réfléchissant. Le
mieux serait de donner ma démission, et de chercher un autre
job.
— Je suis d’accord. Cela lui permettra d’encaisser cet échec,
et d’aller de l’avant, approuva Eve.
Comme Madeleine poussait un cri étranglé sous l’effet du
choc, son amie commenta avec calme :
— Il faut savoir se montrer cruel pour être bon, parfois. Si tu
restais, tu ne lui rendrais certes pas service ! Alors, comment te
sens-tu, maintenant que tout est éclairci ?
— Je n’en sais trop rien. Je suis soulagée… un peu triste… et
assez déstabilisée. Et puis, entendre ta voix a réveillé mon mal du
pays…
— Voilà plus d’un an que tu es partie, Maddy. Si tu rentrais
chez nous ?
A peine Eve eut-elle prononcé ces mots que Madeleine eut
très envie de regagner Londres. Mais Londres était aussi la ville
de Ryan ! Elle pouvait tomber sur lui par hasard, et, même si ce
risque était minime, elle n’en supportait pas l’idée. En fait, cela lui
donnait la chair de poule !
Sentant son désarroi, Eve décida d’aborder franchement le
sujet.
— A moins que tu ne redoutes de tomber sur Ryan ?
— Eh bien, je…
— Londres est une grande ville, Maddy. Et puis, vous ne
fréquentez pas les mêmes milieux.
— C'est juste... Au fait, il est sûrement marié à Fiona.
— Je suppose. Je n’ai rien vu dans les journaux, mais je ne lis
pratiquement jamais les articles « people ». Alors, c’est oui ? Tu
rentres ?
— J’aimerais bien… Mais je n’ai presque pas d’économies, il
faudra que je trouve un travail. Et un appartement.
— Tu pourras dormir chez moi en attendant, je viens
d’acheter un divan-lit. Dave n’y verra aucune objection. Quant
au boulot, tu peux toujours prendre une clientèle privée jusqu’à
ce que tu aies trouvé le poste qui te convient. Il faut que tu ailles
de l’avant, Maddy !
— Je sais !
— Eh bien, je vais voir demain à la clinique quels clients ont
besoin d’un suivi à domicile. Je te tiendrai au courant… Bon,
avant de raccrocher, j’aimerais te passer quelqu’un. Il dort sur
mon divan en attendant d’avoir trouvé un job, justement.
Madeleine entendit presque aussitôt une voix familière au bout
du fil :
— Salut, la belle !
— Mark ! s’exclama-t-elle. Je suis si contente de t’entendre!
— Ah, je le savais bien ! Dépêche-toi de revenir. Tu seras
encore plus emballée de me voir en chair et en os !
Rieuse, Madeleine observa :
— Je ne savais pas que tu étais rentré.
— Pour de bon, en plus. Prêt à me rendre au bureau tous les
jours.
— Encore une de tes blagues, rétorqua Madeleine,
parfaitement incrédule.
— Je t’assure que non. Je vais vraiment essayer.
— Y a-t-il une raison particulière à ce changement radical?
— Tu te demandes s’il y a une femme derrière ça ? La
réponse est oui. Elle s’appelle Zoé, elle a une silhouette de rêve,
des cheveux noirs, des yeux chocolat. Ajoute qu’elle a bon
caractère, qu’elle est intelligente, loyale, et qu’elle pense que je
suis la huitième merveille du monde, plastronna Mark.
— Pas étonnant, tu as toujours su te vendre, plaisanta
Madeleine. Tu es le roi des bonimenteurs. Tâche de lui cacher
tes défauts le plus longtemps possible !
— Des défauts, moi ? fit mine de s’indigner Mark. Comme
tous les hommes, je suis parfait ! Mais bon, je te pardonne. A
condition que tu reviennes le plus vite possible.
— J’en ai l’intention.
— Y a-t-il une chance que tu sois là pour les fêtes ? Je parie
que nous aurons un Noël blanc, cette année. Notre rêve
d’enfance à tous les trois.
— Oui…, murmura Madeleine, nostalgique. Mais Noël, c’est
dans trois jours ! Je ne crois pas pouvoir être à Londres avant le
nouvel an. Je vous tiens au courant.
— Je compte sur toi ! A bientôt.
Madeleine raccrocha avec un soupir. Elle était sûre, à présent,
qu’elle allait rentrer en Angleterre. Son départ porterait un coup
à son oncle et à sa tante. Et elle n’avait pas plus envie de leur
annoncer cette nouvelle que d’opposer un refus à Alan. Mais il
fallait le faire.

Le dîner fut une épreuve plus difficile que prévu. Alan se


montra tenace, refusant d’accepter sa décision, tentant par tous
les moyens de la faire changer d’avis. Quand elle rentra en taxi,
ce soir-là, elle avait la conviction qu’il ne lâcherait pas prise.
Persuadée qu’une rupture nette était la meilleure solution, elle
décida de quitter Boston au plus vite, et appela Logan Airport.
La chance était de son côté : il y avait une place libre grâce à
une défection de dernière minute sur un vol pour Londres en
première classe, le lendemain soir ! Elle n’avait pas vraiment les
moyens, mais elle réserva tout de même avec sa carte de crédit.
« Ouf ! » pensa-t-elle.
Une fois à Londres, elle disposerait d’un reliquat d’économies
lui permettant de séjourner quelques jours à l’hôtel. Ensuite, tout
dépendrait du travail qu’elle trouverait. Si Eve avait une
proposition convenable…
Il était encore trop tôt à Londres pour qu’elle puisse l’avertir
de vive voix, aussi lui laissa-t-elle un message sur son portable.
Puis elle envoya un courriel à Katie, lui annonçant son retour et
enfin, toutes ces dispositions prises, elle se décida à se coucher.
Elle avait des insomnies depuis quelque temps. Mais il lui
semblait que, ce soir, après avoir agi en accord avec elle-même,
elle dormirait mieux. Malheureusement, il n’en fut rien. Ryan vint
hanter son sommeil, comme si tous ses souvenirs étaient excités,
ravivés par l’idée de ce retour imminent à Londres…
Après avoir passé une nuit agitée, elle s’éveilla en petite forme,
une sensation de vide et de tristesse au cœur. Elle s’empressa de
passer sous la douche, espérant s’en trouver revigorée, mais ce
ne fut pas le cas.
Avec toute cette précipitation, elle n’avait pas encore averti
son oncle et sa tante de sa décision. Se sentant un peu coupable
de les abandonner ainsi, elle les appela pour leur expliquer les
raisons de son départ précipité et les remercier tendrement de
tout ce qu’ils avaient fait pour elle. Puis, ayant rédigé avec
difficulté un court billet à l’intention d’Alan, elle prépara ses
bagages.
La sonnerie du téléphone la fit sursauter à l’instant même où
elle s’apprêtait à appeler Londres. C'était Eve qui se montrait
enchantée de sa décision.
— Eh bien, je suis ravie que tu ailles de l’avant ! s’exclama-t-
elle. Justement, j’ai quelque chose à te proposer ! Il n’y a rien
d’intéressant pour toi à la clinique en ce moment, mais j’ai reçu
hier l’appel d’une certaine Mme Rampling, qui a désespérément
besoin d’aide. Son mari a eu une attaque le mois dernier. De
plus, en tombant, il a subi une fracture de la hanche. Elle
s’inquiète de la lenteur de ses progrès. Il semble que ce soit un
patient difficile, qui déteste l’hôpital et les cliniques. Mais il a
accepté qu’un kiné le traite à domicile. Elle recherche quelqu’un
qui consente à s’installer chez eux pour le suivre jusqu’à ce qu’il
ait recouvré une meilleure mobilité et une certaine qualité de vie.
— Ils habitent où ? s’enquit Madeleine.
— En ce moment, dans le Kent. Ils ont une grande maison
près du village d’Hethersage. Si l’on excepte le fait que M.
Rampling est un patient « peu coopératif », l’opportunité semble
excellente. Le salaire proposé est plus que généreux et tu aurais
un logement indépendant. Ça t’intéresse ?
— Beaucoup, répondit Madeleine, sans hésitation.
— Dans ce cas, tu pourrais peut-être téléphoner à Mme
Rampling ? Je vais te communiquer ses coordonnées…

Lorsque Madeleine joignit le numéro de téléphone que lui avait


transmis son amie, une femme à la voix agréable lui répondit.
C'était Harriet Rampling. Après les premiers échanges de
politesse et d’informations, Madeleine s’enquit :
— Vous habitez dans le Kent, je crois ?
— Oui, à Hethersage Hall, depuis la sortie d’hôpital de mon
mari. D’ordinaire nous vivons à Londres, mais nous avons dû
entreprendre d’importants travaux d’aménagement dans notre
demeure de Regent’s Park, afin de faciliter la vie de George.
Comme il y en a pour plusieurs semaines encore, notre fils nous a
suggéré de nous installer ici avec lui. La demeure est vaste, et
nous avons nos appartements personnels au rez-de-chaussée. Il
y a également un appartement indépendant, très confortable, qui
pourrait vous convenir. Du moins, nous l’espérons. L'on y
accède par un escalier extérieur, ce qui offre une certaine intimité.
Je… je crois qu’il vous plaira, acheva Harriet Rampling, non sans
laisser percer dans son intonation une certaine anxiété.
— J’en suis certaine, affirma Madeleine.
Elle perçut un net soupir de soulagement, à l’autre bout du fil.
Puis Mme Rampling reprit :
— Vous pourrez déjeuner avec nous ou conserver votre
indépendance, à votre guise. Je suppose que vous rentrez à
Londres bientôt ?
— Je quitte Boston ce soir, je devrais être là-bas demain
matin.
— Avez-vous des projets précis pour Noël ?
Madeleine était sûre d’être accueillie à bras ouverts chez Eve,
mais elle savait aussi qu’il n’y avait pas beaucoup d’espace dans
son appartement. Maintenant que Dave avait emménagé avec
elle, et que Mark était de passage, ce serait invivable !
De plus, Dave et Eve, Mark et Zoé formaient deux couples.
Elle serait le canard boiteux, dans ce quatuor. Et ce n’était pas
une position agréable. Aussi répondit-elle :
— Non, pas vraiment.
— Vous n’avez pas de famille ?
— Ma mère est morte voici un an, et mon père réside en
Californie. Je vais sans doute prendre une chambre à l’hôtel
jusqu’à la fin de la période des fêtes.
— Vous tenez à rester à Londres ?
— Pas particulièrement.
— Alors, ne serait-il pas plus judicieux de venir vous installer
tout de suite à Hethersage Hall ?
Tentée, Madeleine pesa le pour et le contre. Un séjour à
l’hôtel grèverait encore plus son budget alors qu’elle avait payé
son billet de retour au prix fort.
— Je… je ne voudrais pas m’imposer chez vous à Noël, dit-
elle.
— Vous ne vous imposeriez en rien, voyons… Au demeurant,
George et moi partons en Ecosse demain matin. Nous passerons
les fêtes avec notre fils et notre fille. Nous venons d’avoir un
petit-fils et nous sommes impatients de le voir, expliqua Harriet
Rampling avec une joie perceptible. Notre absence vous
permettra de vous adapter en douceur à votre nouvel
environnement. Qu’en dites-vous ?
Cela semblait idéal, en effet, pensa Madeleine. Mais elle se
retrouverait tout de même avec l’autre fils de Mme Rampling, et
sa famille. Sauf s’ils partaient eux aussi ? Quoi qu’il en soit, elle
ne dérangerait sans doute pas, puisqu’elle aurait un appartement
indépendant.
— Entendu, j’accepte, dit-elle. Du moment que votre fils n’y
voit pas d’inconvénient.
— Certainement pas ! Eh bien, c’est décidé. Mary Boyce, la
gouvernante, préparera tout pour votre arrivée. Et Jack, l’époux
de Mary, ira vous chercher à l’aéroport. J’ai hâte de faire votre
connaissance en janvier… Bon voyage. Et sentez-vous à votre
aise chez nous.
— Merci. Au revoir.
A la fois soulagée et excitée, Madeleine téléphona à Eve pour
lui annoncer la nouvelle, et la remercier de lui avoir rendu service.
— Les amis sont là pour ça, dit Eve. Mais… tu es bien sûre
de vouloir tenter cette aventure ? Après tout, tu ne sais pas
vraiment dans quoi tu te lances…
— Tout est arrangé, il est trop tard pour revenir en arrière,
objecta Madeleine. Tout à l’heure, tu m’as presque poussée à
accepter. Pourquoi ces réticences ?
— Je… Eh bien, je me suis peut-être emballée un peu vite.
— Ne te fais aucun souci. Je suis sûre que tout ira bien,
affirma Madeleine.
— Je l’espère, soupira Eve. En tout cas, s’il y avait le moindre
problème, tu pourrais venir chez nous. Si tu n’es pas satisfaite,
fais-le-moi savoir, surtout. Nous nous arrangerons.
5.
A la suite d’un incident technique, l’avion partit avec deux
heures de retard. Madeleine, qui n’arrivait jamais à dormir en
avion, était épuisée lorsqu’elle débarqua à l’aéroport.
Après avoir échangé ses dollars contre des livres sterling, elle
glissa à l’épaule son sac à bandoulière, prit son sac de voyage et
se dirigea vers la sortie. Un chauffeur en uniforme l’aborda :
— Mademoiselle Knight ?
— Oui, c’est moi, dit-elle, se demandant comment il l’avait
repérée si vite dans la foule.
— C'est Mme Rampling qui m’envoie.
— Désolée que vous ayez dû patienter si longtemps.
— Ce n’est pas grave, cela m’a donné le temps de me
restaurer. Si vous voulez bien me suivre.
Madeleine lui emboîta le pas, suivant sa courte silhouette
massive jusqu’à une limousine. Le temps était froid, et le ciel gris
perle iridescent, tel un coquillage. Madeleine se surprit à
frissonner dans l’air glacial.
Heureusement, grâce à la stupéfiante rapidité du chauffeur, elle
se retrouva vite installée au chaud dans le véhicule, son bagage
logé dans le coffre. Dès qu’ils se furent un peu éloignés de
l’aéroport, cédant à l’agréable confort des sièges rembourrés de
cuir, elle sombra dans un demi-sommeil.
Lorsqu’elle reprit ses esprits, ils roulaient sur une route de
campagne paisible, bordée d’un côté par des arbres dépouillés
et, de l’autre, par un vieux mur envahi de lichen. Elle se redressa
en étouffant un bâillement, et regarda autour d’elle.
Ils approchaient d’une maison de gardien en pierre avec de
hautes cheminées et des fenêtres à meneaux. Lorsqu’ils
tournèrent en direction des grilles de l’entrée, celles-ci s’ouvrirent
comme par magie, puis se refermèrent derrière eux. Ils
empruntèrent alors une route sinueuse qui serpentait à travers un
immense parc.
Au détour du dernier virage, niché au creux d’un vallon,
Hethersage Hall s’offrit enfin au regard de la jeune femme. C'était
une demeure sans prétention, en pierre claire et aux toits
d’ardoise, avec des fenêtres à carreaux biseautés. Son portail en
chêne renforcé de métal semblait surgi du fond des âges.
La voiture s’immobilisa sur l’aire de stationnement pavée, et,
tandis que le chauffeur aidait Madeleine à descendre du véhicule,
une petite femme ronde aux cheveux gris fit son apparition sur le
perron, tout sourires :
— Bonjour, mademoiselle Knight. Je suis Mary Boyce, la
gouvernante… Je vous en prie, entrez, ne vous attardez pas
dehors par ce froid.
Madeleine lui rendit son sourire, puis la suivit dans un vaste
vestibule lambrissé, garni de meubles anciens doucement patinés
par les ans. La haute cheminée était remplie de bûches. Son
manteau était orné de branches d’épicéa et de festons de lierre
entremêlés de houx à baies rouges, et, dans un angle, se dressait
un grand sapin de Noël décoré. L'ensemble était superbe et
féerique.
— Vous devez être fatiguée, continua Mme Boyce d’un ton
jovial. Avec le décalage horaire et ce long retard, par-dessus le
marché ! Si vous voulez me suivre dans le salon…
La pièce aux murs blancs était spacieuse, avec un plafond à
poutres, et ses fenêtres à double battant donnaient sur un
agréable jardin. Le mobilier était un heureux mélange d’antiquités
et de sièges modernes en cuir ; le tapis oriental, une merveille. Le
regard de Madeleine fut attiré par les tableaux de Jonathan Cass
qui ornaient les murs. Elle eut un pincement au cœur. Ryan
possédait plusieurs toiles de ce peintre. Des paysages de neige.
Mme Boyce l’installa dans un profond fauteuil, devant une
belle flambée, et annonça :
— Je vous sers un en-cas pendant que Jack monte vos
bagages.
— Je vous remercie, mais je suis trop lasse pour déjeuner. Je
me contenterai d’une tasse de thé, s’il vous plaît.
— Je vous la prépare tout de suite.
Quand la gouvernante revint avec un plateau chargé d’une
théière et d’un cake aux raisins doré, Madeleine, bercée par la
chaleur du feu, n’était pas loin de s’assoupir. Aussi Mme Boyce
dit-elle avec sympathie :
— Vous avez grand besoin de repos. Je reviens dans un
instant pour vous montrer votre chambre.
Un moment plus tard, Madeleine la suivait à travers le hall,
puis dans un élégant escalier en courbe dont la tête de rambarde
était ornée d’un griffon. Sur le palier, elle regarda autour d’elle.
C'était décidément une merveilleuse demeure, sans prétention
aucune avec ses murs blancs, ses poutres sombres, ses parquets
cirés et ses tentures en lin.
— Nous y voici, annonça Mme Boyce en poussant une porte
au bout du large couloir.
Le sol du salon était recouvert d’un tapis ancien, vieux rose,
assorti aux rideaux, et une horloge d’un autre temps égrenait les
heures sur la cheminée. En dépit du chauffage central discret, un
feu brûlait dans l’âtre, et un panier de bûches et de pommes de
pin exhalait un parfum aromatique délicieux. La chambre était
accolée à une salle de bains privée. Il y avait aussi une cuisine
aérée, bien équipée, meublée de pin clair.
— Quel appartement ravissant ! s’exclama Madeleine,
véritablement enchantée.
Mme Boyce rayonna.
— Mme Rampling sera contente. Elle craignait qu’il ne vous
plaise pas. Il n’y a qu’un seul problème. Je me suis rendu compte
que le téléphone est en dérangement. Mais vous pourrez utiliser
un appareil en bas en attendant que le problème soit résolu…
— Oh ne vous inquiétez pas, j’ai mon mobile, en cas de
besoin, dit Madeleine.
L'air soulagé, la gouvernante lui précisa qu’il y avait des
provisions dans les placards et le réfrigérateur, et que Annie, en
charge de la maisonnée pendant les fêtes, lui ferait des courses si
elle le désirait. Puis elle lui souhaita bon repos, et gagna le seuil.
Là, elle se retourna, comme frappée d’une idée :
— Mon Dieu, j’allais oublier ! Pour votre première soirée ici,
notre maître compte que vous vous joindrez à lui pour dîner.
Madeleine remarqua qu’elle ne faisait mention ni d’une épouse
ni d’enfants, bien qu’il y eût certainement une Mme Rampling
junior. Elle allait questionner Mme Boyce, mais celle-ci, ayant
précisé qu’un apéritif serait servi dans le cabinet de travail, à
l’extrémité du vestibule opposée au pied de l’escalier, s’éclipsait
déjà. Une seconde plus tard, la porte s’était refermée derrière
elle.
Si l’invitation à dîner avait été formulée avec élégance, elle
était pourtant frappée d’un sceau dictatorial que, sans trop savoir
pourquoi, Madeleine trouva perturbant. Cependant, elle ne
dépendait de personne, n’est-ce pas ? Mme Rampling avait été
claire là-dessus. Alors, si « le maître » avait des tentations
autoritaires, elle serait libre de s’en aller !
« Oh, bon sang, qu’est-ce qui te prend ? » se demanda-t-elle,
irritée contre elle-même. Elle venait à peine d’arriver que, déjà,
elle pensait à partir ! Cela ne lui ressemblait pas.
Elle jeta un regard autour d’elle une fois de plus. A l’autre
bout du salon, une porte vitrée donnait sur l’escalier extérieur,
protégé par une rambarde en fer forgé. Les portes de la cuisine
et de la chambre étaient en chêne lisse ; celui de la porte
communiquant avec le reste de la demeure richement sculpté.
Comme elle admirait ce délicat travail, elle constata avec malaise
que la serrure ne comportait pas de clé.
« Que vas-tu chercher ? Pourquoi y aurait-il besoin d’une clé,
puisque cet appartement est intégré à la maison ? » se
réprimanda-t-elle. Mais sa sensation de malaise persista.
Poussant plus loin ses investigations, elle s’aperçut qu’aucune
des portes n’avait de clé — pas même celle de la salle de bains.
En revanche, celle qui donnait sur l’escalier extérieur était dûment
verrouillée. « Si cela s’avère gênant, j’en parlerai à Mme Boyce
», décida-t-elle. Et elle passa dans la chambre.
Trop fatiguée pour déballer tout le contenu de son sac de
voyage, elle se contenta de sortir ses affaires de toilette, son
réveil, et une tenue pour le dîner. Tandis qu’elle se déshabillait et
passait une chemise de nuit, elle vit qu’il s’était mis à neiger. De
gros flocons voltigeaient dans le ciel, telles de minuscules
danseuses en jupon de tulle. Ravie par ce spectacle magique, elle
les contempla un instant avant de tirer les rideaux. Puis, ayant
remonté le réveil et rabattu la courtepointe, elle s’allongea et
sombra dans le sommeil.
Peu à peu, elle glissa dans un rêve étrange. Un bruit se faisait
entendre dans la pièce voisine : le déclic d’une porte ouverte puis
refermée. Des pas furtifs bruissaient sur le tapis. Avec l’étrange
prescience des dormeurs, elle sut que quelque chose de
menaçant se dressait maintenant juste derrière la porte de sa
chambre.
Elle se leva, mais, incapable d’ouvrir cette porte et d’affronter
le danger, elle franchit au contraire une autre porte, percée dans
le mur opposé. Elle se retrouva alors dans un couloir étroit et
obscur. Derrière elle, elle entendait encore des pas, et la peur lui
étreignit le cœur.
Elle se mit à courir à l’aveuglette dans un interminable dédale
de couloirs tandis que la chose mystérieuse, loin de la laisser en
paix, gagnait du terrain… Elle l’entendait haleter à son oreille…
Soudain, elle se retrouva dans un cul-de-sac. Alors qu’elle
cherchait frénétiquement une issue, une main glacée se posa sur
elle dans les ténèbres…
Elle s’éveilla en poussant un cri étranglé, le cœur battant, le
corps secoué de tremblements. Le cauchemar se dissipa alors, et
elle ne tarda pas à se rappeler où elle se trouvait. Un coup d’œil
au cadran lui apprit qu’il était presque 18 heures.
Malgré le caractère abrupt de son réveil, elle se sentait
reposée. Elle aurait tout de même préféré prendre un en-cas au
coin de la cheminée plutôt que d’affronter un dîner familial avec
les Rampling. Mais n’allait-elle pas partager leur vie ? Mieux
valait commencer d’un bon pied…
Après s’être douchée, elle enfila une robe du soir grise,
épurée, coupée dans un tissu soyeux. Elle avait réuni ses cheveux
en chignon torsadé, et un maquillage discret exaltait son teint.
Décidée à joindre Eve, elle passa dans le salon où le feu
achevait de se consumer, pour prendre son portable. Mais elle
ne trouva que son cabas de voyage. Où avait-elle donc laissé son
sac à main ? Dans la voiture ? Non, elle se rappelait avoir posé
ses deux sacs près du fauteuil, lorsqu’elle avait bu du thé. Elle
avait le temps de gagner le salon pour appeler Eve avant le dîner.
Elle s’engagea dans l’escalier sans croiser personne. La
maison silencieuse semblait déserte. Par la croisée du palier, on
voyait tomber la neige, drue et rapide à présent, fouettée par un
vent violent.
Dans le hall, elle admira une nouvelle fois le grand sapin —
destiné sans doute à enchanter les enfants de la maisonnée.
Désireuse de ne pas déranger la famille, elle frappa à la porte du
salon. Elle n’obtint aucune réponse. S'étant décidée à ouvrir, elle
vit qu’il était désert. Elle marcha alors jusqu’au fauteuil et se
pencha pour récupérer son sac. Il n’était plus là !
D’abord déconcertée, elle s’avisa que la gouvernante avait dû
le trouver et le mettre de côté. Tant pis, elle téléphonerait à Eve
plus tard !
Quand elle eut gagné le cabinet de travail, elle découvrit qu’il
était également vide. C'était une pièce accueillante. Des
rayonnages chargés de livres encadraient la cheminée. Il y avait
une horloge à balancier, une petite table octogonale où
reposaient un téléphone et la photographie encadrée d’une
femme aux cheveux grisonnants, avec un doux visage.
Plusieurs lampes déversaient une lumière dorée, en harmonie
avec le flamboiement du feu de bois qui crépitait dans la vaste
cheminée, elle aussi parée de lierre, de gui et de houx. A gauche,
une porte entrouverte laissait apercevoir un bureau imposant doté
d’un équipement informatique ultramoderne.
Comme l’horloge indiquait qu’il n’était pas encore 19 heures,
Madeleine s’installa dans le vaste fauteuil proche du feu, et
contempla les flammes.
Insidieusement, ses pensées dérivèrent vers la froide journée
de septembre où, plus d’un an auparavant, elle avait dîné avec
Ryan dans un vieux pub proche de Rye. Ils avaient pris place
près de la cheminée, et elle avait l’impression de revoir, comme
s’il se trouvait réellement devant elle, son visage éclairé par le
rougeoiement palpitant des flammes. Elle visualisait la menue
cicatrice en forme de croissant qu’il avait au coin de sa bouche,
son bref sourire en coin, l’ensemble même de ses beaux traits
virils qui avaient toujours eu le don d’accélérer les palpitations de
son cœur…
Elle n’avait entendu entrer personne, mais un instinct secret lui
fit lever les yeux.
Un grand homme brun se dressait devant elle, à quelques pas,
et la regardait.
Quel choc ! Non, ce n’était pas Ryan. Il était impossible que
ce fût lui ! Elle avait forcément des visions !
Elle se frotta les yeux, puis ferma obstinément les paupières.
Pourtant, quand elle les rouvrit, la « vision » n’avait toujours pas
disparu. Ryan était là, silencieux, le visage fermé, rivant sur elle
un regard froid.
Son cœur se mit à battre à grands bonds désordonnés, ses
oreilles bourdonnèrent, un manteau de ténèbres parut s’abattre
sur elle. Elle lutta contre son vertige, et surmonta le malaise tant
bien que mal. Cependant, incapable de parler, de bouger, elle
resta immobile à le dévisager. Il portait un pantalon anthracite et
un pull en laine fine blanc qui moulait ses larges épaules. C'était
un spectacle à la fois troublant et menaçant.
Ce fut lui qui rompit le premier le silence :
— Tu es encore plus ravissante que dans mon souvenir.
Il avait parlé d’un ton mordant qui donnait à ce commentaire
l’allure d’un reproche plutôt que d’un compliment.
— Que fais-tu ici ? demanda-t-elle d’une voix si tremblante
qu’elle était presque inintelligible.
— Je suis chez moi, dit-il avec un léger sourire.
Madeleine ne put réprimer un haut-le-corps.
— Mme Rampling m’a dit que son fils possédait Hethersage
Hall.
— Je suis le fils d’Harriet. Plus précisément son filleul.
— Je n…Ne comprends pas… Je croyais que tes parents
s’appelaient Charn…
— C'était le cas, oui, confirma Ryan. Mais, après deux ans de
veuvage, Harriet a rencontré George Rampling, un veuf d’âge
mûr avec trois grands enfants et deux petits-enfants, et elle l’a
épousé…
Madeleine ne l’écoutait déjà plus. L'esprit en tumulte, elle
prenait soudain conscience que, Ryan ayant sans doute épousé
Fiona, elle se trouvait à présent dans la demeure de cette
dernière. Seigneur ! Peut-être allait-elle entrer d’une seconde à
l’autre !
Saisie de panique à cette pensée, elle se leva d’un bond en
pensant : « Il faut que je m’en aille ! » Mais elle n’avait pas fait
deux pas que Ryan l’avait saisie par le poignet et la retenait d’une
main de fer.
— Pas de précipitation, dit-il.
— Je t’en prie, laisse-moi partir…
Elle tenta obstinément de se libérer. Puis, comprenant qu’elle
n’y parviendrait pas, elle renonça. Desserrant alors un peu son
étreinte, il la ramena près du fauteuil et l’y fit rasseoir.
— Je veux m’en aller, murmura-t-elle.
Il fit un signe de tête négatif.
— Harriet était trop contente que tu acceptes sa proposition.
Tu dois rester. Elle me rendrait responsable de ton départ, sinon.
— Et ta femme ? lâcha Madeleine.
Il haussa les sourcils.
— Elle ne voudra pas de moi ici, persista-t-elle.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ? s’enquit-il avec intérêt.
Elle faillit avouer la vérité. Mais, le bon sens et la prudence
emportant la partie, elle commença avec circonspection :
— Puisque Mme Rampling est absente et que ta femme se
trouve ici…
— Ce n’est pas le cas, coupa Ryan.
Madeleine fut si soulagée à cette annonce qu’elle reprit
courage.
— Mais je manque à tous mes devoirs, continua Ryan d’un
ton suave. Que puis-je t’offrir à boire ?
— Je ne veux rien, merci. Je n’ai aucune intention de rester. Je
rentre à Londres séance tenante.
— Je ne peux décemment pas demander à Jack de reprendre
la route en pleine nuit par ce mauvais temps.
— Je prendrai un taxi.
— Et tu t’imagines que tu en obtiendras un ?
— Les conditions météo ne sont tout de même pas
dramatiques ! protesta-t-elle.
— Lorsque je suis arrivé tout à l’heure, c’est tout juste si j’ai
pu remonter la route d’accès. Et depuis, c’est la tempête.
— Eh bien, je gagnerai la grand-route à pied, s’il le faut. Et
j’attendrai le taxi là-bas.
Ryan eut un sourire impitoyable.
— Tu n’as aucune idée du chemin à parcourir. Cela fait deux
bons kilomètres, et, comme la route est dans un creux du vallon,
la neige s’y entasse plus profondément qu’ailleurs. Au
demeurant, quand bien même parviendrais-tu à gagner la route
principale, tu n’en serais pas plus avancée. Par un temps pareil,
je doute qu’elle soit praticable. Quoi qu’il en soit, tu n’as pas la
moindre chance d’avoir un taxi. Alors, tu ferais aussi bien de te
détendre, et de rester assise.
— Je préfère remonter à l’appartement.
Madeleine se leva et, d’une démarche mal assurée, tenta de
gagner le seuil. Ryan l’y devança. S'adossant nonchalamment au
chambranle, il lui barra le passage.
— Et moi, je préfère que tu restes.
Il était si intimidant, si menaçant, qu’elle n’eut pas l’audace de
passer outre. La voyant hésiter, il ajouta d’une voix doucereuse :
— J’attendais avec impatience de pouvoir m’entretenir avec
toi.
— Alors, tu savais que ta marraine m’avait engagée ?
— Oh, oui. Lorsque Harriet a mentionné ton nom, je lui ai
précisé que je te connaissais, et que tu avais suivi Katie. Elle n’en
revenait pas de sa chance. Je serais bien allé t’accueillir à
l’aéroport, mais je ne voulais pas que tu refuses de venir à
Hethersage.
— Je n’ai aucune intention de rester. Si je ne peux pas quitter
ces lieux ce soir, je le ferai demain à la première heure.
— Nous verrons cela, fit Ryan avec un sourire bref. D’ici là, si
nous bavardions ?
— Nous n’avons rien à nous dire.
— Là, tu te trompes, soutint-il en la prenant par un coude
pour l’amener jusqu’au fauteuil.
Il attendit qu’elle se fût assise, puis s’approcha du serviteur à
roulettes. L'espace d’un éclair, elle songea à tirer parti de
l’occasion pour lui fausser compagnie. Mais le bon sens lui
souffla qu’elle irait droit à l’échec : Ryan l’aurait rejointe avant
qu’elle ait gagné l’appartement. Où, d’ailleurs, elle n’avait pas la
possibilité de s’enfermer.
— Alors, qu’est-ce que je te sers ?
— Rien du tout, je te le répète.
Ignorant sa réponse revêche, il lui servit un verre de malaga et
le lui présenta, la mettant au défi de refuser. Elle céda.
Se versant alors un whisky, il s’assit face à elle et la regarda. Il
semblait immensément satisfait, pensa-t-elle avec rancœur. Il se
savait maître de la situation, et il voyait aussi qu’elle avait
conscience de sa supériorité.
Ce travail, qui avait semblé une occasion inespérée, prenait
des allures de cauchemar ! Tout en savourant le vin, elle fixa les
flammes, cherchant à rassembler ses idées. L'offre d’un poste
dans la maison même de Ryan ne pouvait pas être une
coïncidence !
Pourtant, il n’avait pu planifier cela, n’est-ce pas ? Et
d’ailleurs, en admettant qu’il eût provoqué ces retrouvailles
indésirables, dans quel but avait-il agi ? Que pouvait-il espérer en
retour ?
Rien. Il n’avait rien à y gagner. Il avait même tout à perdre si
Fiona venait à découvrir le pot aux roses.
Néanmoins, Madeleine ne pouvait se départir de ses
soupçons. Elle se demanda si, pour une raison ou une autre,
Ryan avait réussi à s’assurer la complicité de sa marraine.
George Rampling avait-il vraiment besoin de soins ? Ou tout cela
n’était-il qu’une supercherie sophistiquée ?
Cependant, comment avaient-ils pu savoir qu’elle rentrait en
Angleterre ? Elle avait pris sa décision de manière improvisée, et
n’en avait averti que Mark et Eve.
Et Katie. Elle avait envoyé un e-mail à la fillette le samedi en
pleine nuit. Donc, Katie n’en avait pris connaissance que le
lendemain. Or, c’était ce même jour que Mme Rampling avait
contacté la Grizedale Clinic… Mais comment avait-elle pu savoir
qu’elle devait tenter cette démarche ? Comment avait-elle pu être
au courant ?
— Tu as donné ta langue au chat ? lui lança Ryan, moqueur.
Lentement, elle leva les yeux vers lui :
— Est-ce que M. Rampling a besoin de soins ? Ou bien tout
ça n’est-il qu’un tissu de mensonges ?
— Harriet t’a dit la vérité. Il y a des semaines qu’elle cherche
un kiné.
— Donc, tu prétends que ma présence ici n’est due qu’à une
coïncidence ?
Haussant un sourcil d’un air de plus en plus railleur, Ryan
répliqua :
— Si je te répondais « oui », me croirais-tu ?
— Non.
— Ce n’est pas fait pour m’étonner. En réalité, tout a été
minutieusement préparé.
Une sensation de peur la submergea. Elle était tombée dans un
piège !
Elle posa son verre sur la table d’une main tremblante, puis
referma ses bras autour d’elle comme pour chasser un frisson. La
dernière fois qu’ils s’étaient vus, Ryan avait dit : « Nous nous
reverrons… » Ces mots brefs avaient sonné comme une menace,
et elle frissonnait rien que d’y songer !
« Ne t’affole pas ! » se réprimanda-t-elle. Que pouvait-il
contre elle, après tout ?
Pourtant, elle sentait chez lui une dureté, une colère mal
maîtrisée qui n’avaient rien de rassurant, tout au contraire !
— Comment as-tu su que je rentrais en Angleterre ? s’enquit-
elle d’une voix incertaine.
— Devine.
— Katie ?
— En plein dans le mille. Sachant que cela… m’intéressait,
dirons-nous, Diane m’a tenu au courant de l’évolution de la
situation à Boston. Quand elle a reçu ton courriel, Katie était si
excitée qu’elle l’a aussitôt annoncé à sa mère.
— Cela n’explique toujours pas comment tu as su que je
cherchais un job, ni pu me manœuvrer pour que je vienne ici…
Eve était la seule à être inform…
Madeleine s’interrompit, se remémorant soudain l’étrange
revirement de son amie lors de leur ultime conversation…
— Quand as-tu parlé à Eve ? demanda-t-elle avec vivacité.
— J’étais sûr qu’elle connaîtrait tes projets, et j’ai réussi à
entrer en contact avec elle à la clinique. Elle a d’abord résisté.
Puis nous avons eu une longue conversation. En apprenant
qu’elle te cherchait un travail, j’ai glissé que je pouvais lui donner
un coup de main. Je n’ai eu ensuite qu’à suggérer à Harriet de
téléphoner à une certaine Madeleine Knight — ce qu’elle s’est
empressée de faire.
Ainsi, il avait manipulé sa marraine et Eve… Mais qu’avait-il
bien pu dire à son amie pour qu’elle se laisse convaincre ? Et
pourquoi Eve ne l’avait-elle pas tenue au courant ?
Comme s’il devinait ses interrogations, Ryan précisa :
— Je n’ai même pas eu à solliciter la discrétion d’Eve. Elle a
suggéré elle-même qu’il vaudrait mieux te dissimuler mon
implication avant que nous ayons pu nous parler. Elle avait peur
que tu décides de rester à Boston, je suppose…
Un léger coup fut frappé à la porte, et la gouvernante passa la
tête dans l’entrebâillement pour annoncer que le dîner était prêt.
— Merci, Mary, dit Ryan. Nous nous servirons nous-mêmes.
Vous pouvez vous retirer. Annie se chargera de tout à son
arrivée.
— Merci… Et bonne nuit, en ce cas.
— Bonne nuit.
La porte se referma dans un cliquètement. Prenant conscience
un peu tard qu’elle avait une occasion de s’éclipser, Madeleine
se leva en appelant :
— Madame Boyce… !
Mais un bras viril l’enserra par-derrière, et une main ferme se
plaqua sur sa bouche.
— Silence, ma douce, murmura Ryan, lui effleurant la nuque
avec ses lèvres. Je ne veux pas que Mary soit mêlée à ceci.
Frémissante, bouleversée par cette caresse qui n’en était pas
une, Madeleine resta figée. Cependant, dès que Ryan la relâcha,
elle fit volte-face et s’exclama :
— Je refuse d’être retenue ici contre mon gré ! Comme il
restait de marbre, elle continua d’un air dérouté :
— Je ne comprends pas ce que tu escomptes obtenir, et
pourquoi tu t’es donné tant de mal pour m’amener ici !
— Cela ne m’a pas coûté beaucoup de peine. En fait, tout a
marché comme sur des roulettes.
— Mais p…
— Nous en parlerons en dînant, coupa Ryan.
— Je ne veux pas dîner !
Promenant sur elle son regard vert et sensuel, il déclara :
— Dans ce cas, je connais une autre occupation beaucoup
plus excitante…
Elle le dévisagea, n’osant croire à ce qu’il suggérait. Mais il
continua tranquillement, d’une voix vaguement doucereuse :
— Nous montons ?
6.
— Je ne veux pas que tu me touches ! s’écria-t-elle d’un ton
suraigu.
— A ton aise, lâcha Ryan avec un sourire. Je suppose que tu
préfères manger.
— N’importe quoi serait préférable ! répliqua-t-elle.
— Tu es d’humeur insolente ma foi, dit-il en lui prenant le
menton pour lui faire lever la tête.
Elle réprima un violent tressaillement. La voyant pâlir, il la
relâcha.
— Je commence à croire que je t’effraie.
— Grossière erreur !
— Tu n’as pas peur, alors ?
— Pas du tout, mentit-elle. J’ai horreur que tu me touches,
c’est tout.
— Il va pourtant falloir que tu t’y habitues…
Le crépitement d’un fax dans la pièce voisine interrompit
Ryan.
— Une seconde. Je m’assure qu’il ne s’agit pas d’une affaire
importante, dit-il avant de s’éclipser.
Dès qu’il fut dans le bureau, elle se laissa choir dans un
fauteuil, ses jambes se dérobant sous elle. Au même instant, son
regard tomba sur le téléphone posé sur la table basse. « Si tu
n’es pas satisfaite, fais-le-moi savoir, surtout », avait dit Eve…
D’un bond, comme un naufragé qui se jette sur une bouée de
sauvetage, Madeleine traversa la pièce et décrocha le récepteur.
A l’instant même où elle achevait de composer le numéro, une
main, passant par-dessus son épaule, appuya sur le support du
récepteur. Lui ôtant l’appareil des mains, Ryan le replaça sur son
socle.
— Tss, tss, tss, fit-il. On ne peut pas te laisser une seconde !
— J’ai promis de téléphoner à Eve, énonça-t-elle le plus
calmement possible.
— Eh bien, ça attendra. Notre repas est en train de refroidir,
fit-il observer en allongeant la main pour lui effleurer la joue.
Coincée entre la table et son grand corps viril, elle demeura
immobile, n’osant faire un mouvement.
— A moins que tu n’aies changé d’avis, et que tu ne veuilles
monter ?
— Seigneur, non !
— Quel dommage… Enfin, tant pis.
Il la prit par un coude et la mena dans la salle à manger aux
murs blancs, aux poutres sombres. Une table de couvent éclairée
aux chandelles y était dressée pour deux. De grosses bûches
flambaient joyeusement dans l’âtre. Un épais tapis en fourrure
s’étalait devant la cheminée, près de laquelle trônait un canapé
confortable.
Une fois que Madeleine fut assise, Ryan s’approcha d’un
grand buffet sur lequel était placé un ensemble de récipients
coiffés de cloches en argent. Il souleva ces dernières l’une après
l’autre, remplissant leurs assiettes de poulet rôti et de légumes.
Puis, ayant disposé le tout sur la table et servi du chablis, il s’assit
face à Madeleine et attendit qu’elle veuille bien entamer le repas.
Il l’avait menacée de devoir s’habituer à un contact physique
entre eux, songea-t-elle. N’osant l’interroger là-dessus, elle se
demanda nerveusement ce qu’il avait voulu dire…
— Tu as peur d’échouer dans mon lit ? lui lança-t-il d’une
voix lourde de sens.
— Alors que tu as une épouse ? eut-elle la présence d’esprit
de répliquer. Sûrement pas.
— Je n’ai pas de femme.
— T…Tu as d…Dit qu’elle n’était pas ici, balbutia-t-elle.
— Logique, puisque je n’en ai pas.
— Tu n’es pas marié ?
— Non.
— Mais je croyais…
— Quoi donc ?
Elle perdit pied un instant, puis se ressaisit.
— J’aurais pensé qu’avec une demeure pareille, tu aurais
commencé à fonder une famille.
— Cela n’a rien d’obligatoire.
— Echouer dans ton lit non plus !
— Mais cela aura lieu tout de même.
— Tu pèches par excès de confiance ou par prétention ? osa-
t-elle rétorquer.
Il rit, et riposta :
— Mets plutôt ça sur le compte du destin.
Prenant un air buté, elle se concentra sur le contenu de son
assiette. Ryan n’ajouta rien et, pendant un moment, le silence ne
fut troublé que par le ronronnement du feu de bois et le tic-tac de
l’horloge.
Tout en faisant mine de manger, Madeleine ne cessait de
réfléchir. Comment se faisait-il que Ryan ne fût toujours pas
marié ? Fiona avait présenté leur union comme imminente, pour
ainsi dire déjà scellée !
Ryan se dérobait-il ? Tentait-il de se libérer du marché conclu
? Tout en se payant du bon temps en cachette…
Eh bien, il n’allait certes pas se servir d’elle de cette manière !
Cela ne marcherait pas une deuxième fois. Elle n’était plus si
bête. Ni si vulnérable.
N’est-ce pas ?
Bien qu’elle n’osât lever les yeux, elle sentait son regard posé
sur elle, et cela la rendait nerveuse. Elle avait l’impression d’être
un insecte sous un microscope.
Lorsqu’ils eurent terminé le plat de résistance, il débarrassa,
puis lui présenta une large part de tourte aux pommes
accompagnée de Stilton. Il n’avait donc pas oublié qu’elle
préférait accompagner la tourte aux pommes avec du fromage et
non de la crème ! Elle leva étourdiment les yeux vers lui, et
lorsque leurs regards se croisèrent, elle demeura comme
fascinée.
Ce fut Ryan qui rompit le charme.
— Alors ? Que deviens-tu, depuis la dernière fois que nous
nous sommes vus ? demanda-t-il sur le ton de la conversation.
— Je croyais que tu t’étais tenu informé, répliqua-t-elle,
acerbe.
— Il reste des éléments importants dont je ne suis pas sûr, dit-
il, imperturbable. Par exemple, la raison qui t’a poussée à fuir à
Boston…
Il l’ignorait ? Eh bien, elle n’avait pas l’intention de lui en faire
part !
— J’ai supposé que c’était à cause de Mark, continua-t-il en
constatant qu’elle restait silencieuse. J’ai cru que vous vous étiez
séparés lorsqu’il a découvert ton infidélité…
« Il ne manque pas de toupet ! pensa-t-elle. Lui, parler de
fidélité ! »
Comme elle demeurait obstinément muette, il reprit :
— Tu m’as bien eu avec ton numéro de jeune femme timide et
difficile à séduire… J’aurais pourtant dû me rendre compte que
tu n’avais rien d’une innocente, vu la manière que tu avais de
disparaître sans rien expliquer. Mais j’ai quand même été choqué
de découvrir quel genre de femme tu étais vraiment…
Oh, elle n’avait pas oublié son expression quand il l’avait vue
avec Mark ! De toute évidence, il n’était pas habitué à être le «
dindon de la farce » !
— Alors ? Combien d’hommes as-tu abusés et séduits, depuis
ce temps ?
Face à son mutisme tenace, il continua :
— Je sais qu’il y en a au moins un qui a voulu t’épouser. Un
certain Alan, si je ne m’abuse.
« Il a dû l’apprendre par Eve », pensa-t-elle. Dans les
courriels qu’elle avait adressés à Katie, elle avait mentionné Alan
comme un simple collègue.
— Il a été furieux de découvrir que tu l’avais fait marcher, hein
? C'est pour ça que tu es revenue précipitamment ? Insista Ryan,
avec rancœur.
— Je n’ai pas pour habitude de « faire marcher » les hommes,
jeta-t-elle.
— Alors, pourquoi ne l’as-tu pas épousé ?
— Je ne l’aimais pas assez pour ça.
— Ton mari mis à part, as-tu déjà aimé sincèrement quelqu’un
?
A cette question, Madeleine éprouva une douleur sourde au
creux de l’estomac, et les larmes lui montèrent aux yeux. Elle
baissa la tête, dissimulant son expression.
— Je me doutais bien que non, fit Ryan, ricanant sans pitié.
— Eh bien, tu te trompes ! s’insurgea-t-elle.
Puis, prenant conscience qu’elle se trahissait en parlant ainsi,
elle ajouta avec franchise :
— J’ai toujours aimé Mark.
— Pas tant que ça, sinon, tu ne l’aurais pas trompé
allègrement… Je ne crois pas une seconde que tu aies éprouvé
de véritables sentiments pour un homme. Mais il a dû y en avoir
pas mal qui t’ont aimée. Tous piégés par la même comédie,
vieille comme le monde.
Il se rapprocha d’elle, et lui assena :
— Ce petit jeu est terminé, maintenant. Dorénavant, c’est moi
qui mène la danse !
— J… Je… N…Ne comprends pas, balbutia-t-elle.
Il eut un demi-sourire à glacer le sang :
— Cela signifie que tout s’est déroulé comme prévu, que tu es
ici, et qu’il ne me reste plus qu’à te garder.
— Même si je suis bloquée par la tempête, que tu n’as tout de
même pas programmée, je…
— La neige est le produit du hasard, certes, coupa Ryan.
— Cela ne m’empêchera pas de partir demain à la première
heure, affirma-t-elle en s’efforçant de paraître sûre d’elle.
— A ta place, je n’y compterais pas trop.
Il gagna la fenêtre, et écarta le lourd rideau de velours rouge.
Elle vit, à travers les carreaux biseautés, qu’une neige drue
tombait en tourbillons, fouettée par un vent violent.
— D’après l’ancien propriétaire, lors des hivers rigoureux,
cette demeure et la région sont parfois isolés pendant des jours à
cause des chutes de neige.
— Il te déplairait forcément d’être bloqué ici, non ?
— En ce moment précis, cela me fait très exactement l’effet
inverse.
Ignorant le commentaire, elle tenta résolument d’alléger
l’atmosphère :
— Pourquoi t’es-tu installé à la campagne ?
— J’en avais assez de la vie citadine. J’ai toujours eu
l’intention de m’installer au vert, et lorsque j’ai su que cet endroit
était en vente…
Madeleine fut surprise. Ryan lui avait fait l’effet d’être un
citadin invétéré, trop sophistiqué pour aimer l’existence
campagnarde. Mais elle s’était tellement trompée sur son
compte!
— Cet endroit était ce dont je rêvais, conclut-il.
— Tu as vendu ton appartement de Denver Court ?
— Non, je l’ai toujours. C'est plus pratique lorsque je dois
passer un soir ou un week-end en ville.
— Ce doit être pénible de faire le va-et-vient ?
— Pas tant que ça. Je travaille beaucoup à la maison,
dorénavant. Quand j’ai besoin de me rendre à Londres, je
prends mon hélicoptère. Je le pilote moi-même.
— J’ignorais que tu avais un brevet de pilotage.
Ryan rabattit le rideau, puis, d’un mouvement imprévisible, se
retrouva tout près d’elle.
— Il y a quantité de choses que tu ignores à mon sujet, dit-il,
la dominant de toute sa taille. Il te reste beaucoup à apprendre.
Par exemple, je n’aime pas qu’une femme se moque de moi,
surtout lorsque j’étais convaincu de son amour…
Dans un regain de tension, Madeleine leva sur lui ses yeux
aigue-marine dilatés par l’appréhension.
— C'est pourquoi je t’ai manipulée pour que tu viennes ici.
— Je ne vois vraiment pas ce que tu espères y gagner ! dit-
elle avec agitation.
— Pas du tout ? demanda-t-il en coulant un regard expressif
vers l’épais tapis de fourrure. Si nous nous rapprochions du feu
et… ?
— Non ! s’exclama-t-elle d’une voix rauque.
— Pour un peu, on croirait que je veux te déshabiller et
t’imposer ma volonté, laissa-t-il tomber d’un air railleur.
Le cœur battant à grand coups, elle ne répondit rien.
— Oh, ça viendra…, continua Ryan de la même voix mi-
railleuse, mi-provocante.
— Si tu oses me toucher, je hurle ! menaça-t-elle.
— Tss, tss, tss… que de mélo ! En tout cas, il n’y aura
personne pour t’entendre.
— Il y a Mme Boyce et son mari.
— Ils se sont retirés pour la nuit. Et comme ils habitent à
plusieurs centaines de mètres, au-dessus des anciennes écuries, il
faudra en effet que tu hurles comme une perdue.
La gorge sèche, elle risqua :
— Il y a sûrement d’autres domestiques…
— Installés dans des maisonnettes modernes sur le domaine.
Nous sommes seuls, en toute intimité. Il sera inutile de crier, je le
crains. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas nécessaire pour le
moment, observa Ryan, pince-sans-rire. J’allais juste suggérer
que nous prenions le café près du feu.
Madeleine se sentit plutôt ridicule. Prenant conscience que
telle avait été, en effet, l’intention de Ryan, elle se rapprocha du
foyer et s’assit sur le vaste canapé en cuir, tandis qu’il allait
chercher la cafetière, au chaud sur le buffet.
Il jouait sans doute au chat et à la souris dans le seul but de lui
faire peur, pensa-t-elle. Si ce n’était qu’un jeu, elle devait
conserver son calme ! Refuser de se laisser terroriser !
Ce qui était plus facile à dire qu’à faire…
« Et s’il ne plaisantait pas ? » lui souffla une voix intérieure
qu’elle refusa d’écouter. Elle devait tenir bon jusqu’au lendemain,
voilà tout. A ce moment-là, elle trouverait bien un moyen de
quitter cette demeure, même s’il lui fallait pour cela abandonner
ses affaires sur place…
— Alors ? Tu projettes ton évasion ?
Elle tressaillit à cette apostrophe de Ryan et sentit ses joues
devenir écarlates.
— En plein dans le mille, dirait-on ! reprit-il en éclatant de rire.
Comment pouvait-elle se laisser constamment surprendre par
lui ? se demanda-t-elle, déroutée, en acceptant la tasse de café
qu’il lui apportait.
Il s’assit près d’elle, et continua :
— Tu as un visage très expressif. Tu semblais terriblement
déterminée… Mais je me souviens aussi des moments où tu avais
l’air avide de satisfaire ton désir et ta passion… Et je me rappelle
ton air rêveur, après… comblé d’amour…
— Arrête ! s’écria-t-elle.
— Ce rappel te mettrait-il mal à l’aise ? ironisa Ryan.
Regrettes-tu d’avoir abusé Mark, puisque tu professes l’avoir
aimé?
— Je regrette de t’avoir connu !
— Ah, mais, la vie est faite de regrets… Est-ce que tu pensais
à lui lorsque nous étions au lit ensemble ? Tu regrettais de ne pas
être dans ses bras ?
— Souvent ! jeta-t-elle.
Elle vit avec satisfaction qu’il accusait le coup — même s’il ne
s’agissait que d’une blessure d’amour-propre.
— Alan était-il un bon amant ?
Déconcertée par cette question inattendue, elle répondit d’un
ton acerbe :
— Cela ne te regarde pas !
— Avec combien d’hommes as-tu couché, à part lui ?
— Avec combien de femmes as-tu couché, à part… ? Elle
s’arrêta net. Elle avait failli dire « Fiona ».
— Oui ? fit-il. A part… ? Toi, c’est ça ? Eh bien, je…
— Je ne veux pas le savoir ! coupa-t-elle avec violence. Je
m’en fiche !
En réalité, l’idée qu’il s’était trouvé dans les bras d’autres
femmes lui faisait mal, aujourd’hui encore. Cependant, cet
interrogatoire était insensé ! C'était la Pitié qui se moquait de la
Charité !
Ryan reprit avec lenteur :
— Je ne prétendrai pas que j’ai vécu comme un moine,
Madeleine. Mais je ne suis pas non plus un Casanova. Une
femme me suffit…
« Tu as failli me prouver le contraire », ironisa-t-elle
amèrement en son for intérieur.
— Mais pas n’importe laquelle, poursuivit Ryan. En fait,
aucune n’est entrée dans mon lit depuis pas mal de temps.
Si c’était vrai, où était Fiona, alors ? De nouveau en clinique?
— La seule chose qui m’ait réchauffé un peu, c’est de rêver
que tu étais avec moi…
Madeleine avait beau connaître son inconstance, elle n’en fut
pas moins troublée. N’y pouvant plus tenir, elle reposa sa tasse
sur sa soucoupe et se leva d’un bond.
— Je remonte à l’appartement !
— Pas si vite, dit Ryan, la retenant par un poignet.
Et, avant qu’elle ait pu prévoir son geste, il l’attira sur ses
genoux et l’y maintint prisonnière, enlacée par la taille. Elle se
débattit comme un beau diable, puis, voyant que c’était inutile,
elle demeura figée, détournant la tête.
— Détends-toi donc, fit-il. Il était un temps où tu aimais bien
être sur mes genoux, auprès du feu. Surtout si je…
— Eh bien, maintenant, ça me ferait horreur ! coupa-t-elle.
— Si je n’étais pas un honorable gentleman, je placerais mes
mains juste un peu plus haut, pour voir si c’est vrai.
Affolée, le cœur battant à se rompre, elle prétendit d’une voix
rauque :
— Tu perdrais ton temps. Je suis immunisée contre toi.
— Je ne suis pas certain de te croire. Ton cœur s’est emballé,
et, comme tu as juré que je ne te faisais pas peur, il faut en
conclure que tu me désires.
— Je ne veux pas de toi et je ne t’aime pas !
— Tu ne m’aimais pas non plus voici un an, mais tu étais très
passionnée et tu réagissais sans inhibitions ni réserves. Ne
cherche pas à le nier ! Il y a des signes qui ne trompent pas. Je
suis sûr de ce que j’avance, et je pense que ça n’a pas changé.
Si je voulais, je ranimerais ton désir sans peine… je te donnerais
beaucoup de plaisir…
Hardiment, elle rétorqua :
— Mon corps te suivrait peut-être, mais pas mon esprit. Et tu
m’as bien dit une fois qu’une grande part du plaisir sexuel est
cérébral… Bon, ça suffit comme ça. Je veux me coucher.
— Exactement la proposition que j’attendais, fit Ryan en lui
ôtant sa barrette d’un geste preste pour libérer ses longs cheveux
blonds. Tu me dois réparation. Il serait temps que tu t’en
souviennes.
— Réparation ? hoqueta-t-elle. Et puis quoi encore ? Qu’y a-
t-il à réparer ?
— Aucun homme n’aime qu’on le mène en bateau, et puis
qu’on le laisse tomber co…
— Je ne t’ai pas…
— Arrête ! Quand ton amant régulier est rentré à Londres, tu
t’es empressée de te débarrasser de moi. Je reconnais que ça
m’est resté en travers de la gorge. Et je compte que tu te
dédouanes.
Ainsi, il voulait se venger ! pensa-t-elle. Et satisfaire son
orgueil blessé !
— Je ne veux pas de toi, dit-elle d’une voix étranglée. Je n’irai
pas dans ton lit ! Tu ne peux pas me forcer à faire ce que je ne
veux pas.
— Je n’ai pas du tout l’intention de faire usage de la force. Ce
ne sera pas nécessaire.
Il était si sûr de lui ! Sans pouvoir réprimer un frisson, elle
implora :
— Ryan, je t’en prie, pas ça ! Je veux dormir seule, dans mon
propre lit.
Il la relâcha, et elle se mit debout en vacillant, n’osant croire
qu’elle avait gagné la partie. Il se leva, posa sa main sur sa taille.
— Je t’accompagne là-haut, dit-il.
Elle avait presque traversé le vestibule, intensément consciente
du contact de sa main virile au creux de ses reins, lorsque Ryan
l’immobilisa.
— L'occasion est trop belle ! Je ne vais quand même pas me
rabattre sur Mary ! dit-il, narquois.
Il la fit pivoter entre ses bras et, comme il lui renversait la tête
en arrière, elle eut une brève vision du bouquet de gui suspendu
au-dessus d’eux. Mais, déjà, il avait pris sa bouche. D’emblée,
elle oublia tout.
Bien que sa caresse fût légère, elle eut sur elle un effet
dévastateur. Elle entrouvrit les lèvres et, émettant un gémissement
sourd, Ryan imprima un tour plus profond à leur baiser. Elle eut
alors l’impression d’être emportée par un tourbillon.
Plus rien ne comptait que cet homme, sa bouche sur la sienne,
ses mains fiévreuses, la tiédeur de son corps ferme, et le souvenir
de ce qu’ils avaient vécu, de ce qu’il avait signifié pour elle
autrefois.
Quand il la laissa finalement aller, elle vacilla et se raccrocha à
lui. Il l’aida à retrouver son équilibre, puis la souleva dans ses
bras pour la porter vers le sommet de l’escalier. Madeleine avait
l’impression d’être plongée dans un monde irréel, comme si tout
ce qui lui arrivait n’était qu’un rêve.
Un instant plus tard, quand elle sentit qu’il l’avait déposée sur
un lit moelleux et que la lumière jaillit autour d’eux, elle s’aperçut
qu’elle se trouvait dans une chambre inconnue, très masculine. Il
y avait un grand lustre, et le lit, immense, était surmonté d’un dais
bleu et argent.
— Tu as dit que tu voulais dormir seule. Si tu y tiens toujours,
tu es libre, dit Ryan.
Le cœur et les sens enflammés, elle sut avec une lucidité
saisissante qu’elle était toujours amoureuse de lui. Même s’il
cherchait uniquement à se servir d’elle, Ryan était le seul homme
qu’elle aimerait jamais. Elle se sentait liée à lui de manière
indissoluble.
— Tu le veux toujours ? insista-t-il.
Non!
Elle ne savait pas très bien si elle avait pensé ce mot ou l’avait
crié à voix haute, ou encore s’il avait perçu sa reddition.
Toujours est-il qu’il se mit en devoir de se dévêtir. Elle le
regarda, fascinée et vulnérable. Quand il fut entièrement nu, il vint
s’asseoir près d’elle sur le lit.
— Déshabille-toi pour moi, dit-il, comme autrefois.
Les doigts tremblants, elle commença à se dépouiller de ses
vêtements, un à un…
Assis sur le bord du lit, il l’observa, le regard brillant d’une
sombre intensité.
— Viens ici, lui ordonna-t-il doucement.
Quand elle fut près de lui, il la fit pivoter sur elle-même et
l’attira à lui, entre ses cuisses. Puis, glissant ses mains sous ses
bras, il se mit à caresser ses seins laiteux. Elle sentait la fermeté
de ses muscles contre ses cuisses, sa chair virile contre son dos.
Il titillait ses mamelons dressés, sans hâte, jouissant visiblement
de lui donner du plaisir. Et elle voyait, dans la psyché qui leur
faisait face, le reflet de leurs corps : celui de Ryan, brun, halé,
musclé, contrastant avec ses courbes si féminines et sa chair pâle.
Elle voyait ce qu’il faisait, excitant les pointes de ses seins, les
faisant rouler entre le pouce et l’index… Cette vision érotique
exacerbait son plaisir, la mettant presque à la torture. Enfin, il
glissa une main au creux de sa féminité et, habile, éveilla des
sensations si vives qu’elle ne tarda pas à se contracter
convulsivement, au comble de la volupté.
Elle frémissait encore lorsqu’il l’amena à se lever.
— Et maintenant, voyons ce que tu as appris, dit-il.
Elle se retourna vers lui en tressaillant. Posant sur elle un
regard moqueur, il ironisa :
— L'époque où l’on attendait des femmes qu’elles s’allongent
sur le dos et soient courageuses en pensant à l’Angleterre est
révolu. De nos jours, elles sont les égales sexuelles des hommes.
Alors, c’est à ton tour de me faire l’amour.
Sur ces mots, il s’allongea sur le dos, croisa les bras derrière
sa tête, et attendit. Elle resta à le regarder, le cœur battant, tandis
qu’il ajoutait avec causticité :
— Autrefois, tu as toujours feint la timidité et l’innocence.
Mais tu n’as plus à faire semblant. Alors, voyons ce que tu as
appris depuis que nous nous sommes connus.
Angoissée, elle baissa la tête. Ryan eut un coup au cœur. Il lui
saisit la main et la serra doucement — geste familier de réconfort,
geste d’autrefois qu’aujourd’hui elle trouva moqueur.
Retirant vivement sa main, elle lança d’une voix saccadée :
— Très bien. Si c’est ce que tu veux…

Quand Madeleine s’éveilla, il était presque 10 h 30, et elle


était seule. Si elle était sensuellement comblée, elle était
cependant agitée de sentiments et d’idées contradictoires…
Après sa maladroite tentative pour obéir à Ryan, elle avait
voulu se réfugier dans son appartement, mortifiée par son
inexpérience. Mais il l’avait renversée sous lui, et l’avait aimée
avec rapidité et emportement, les menant au sommet de la
jouissance. Pourtant, malgré le caractère explosif de son plaisir,
tant de choses lui avaient manqué ! La tendresse, la douceur,
l’engagement mutuel…
Elle s’était mise à pleurer malgré elle, et Ryan l’avait serrée
contre lui, la laissant se vider de ses larmes. Enfin épuisée, elle
s’était endormie.
Aux premières heures de l’aube, encore enveloppée dans le
rêve délicieux d’un pique-nique qu’ils avaient fait ensemble
autrefois, elle s’était blottie contre lui, et elle l’avait aussitôt senti
réagir, avait perçu les battements précipités de son cœur. Dans
les ténèbres, ses lèvres viriles avaient trouvé les siennes, et il
l’avait embrassée avec une passion contagieuse. Une fois encore,
ils avaient fait l’amour avec une faim insatiable, avant de se
rendormir dans les bras l’un de l’autre.
Se remémorant à présent la beauté de leur voyage sensuel, elle
versa de nouveau des larmes. Elle pleurait sur les erreurs
irréparables du passé, sur l’amour qu’elle éprouvait toujours
pour Ryan en dépit de tout, mais plus encore parce qu’elle lui
avait cédé.
Si elle avait eu la force de lui résister, il ne l’aurait pas
contrainte, elle en était certaine. Elle était la seule cause de sa
propre perte. Le besoin qu’elle avait de lui avait suffi à effacer
l’année écoulée, à la faire retomber dans l’envoûtement de sa
séduction.
Elle se demanda avec désespoir comment elle pouvait
continuer à aimer un homme qui l’abandonnerait sans le moindre
état d’âme une fois qu’il aurait eu sa revanche. Elle avait beau se
mépriser pour cela, elle se sentait pourtant prête à rester, à lui
donner ce qu’il voulait, si seulement Fiona ne faisait pas partie du
paysage…
Mais Fiona était bien réelle. Et sans doute aimait-elle toujours
Ryan, elle aussi. Sans doute espérait-elle encore l’épouser.
Pauvre Fiona…
Comment deux femmes pouvaient-elles rester éprises d’un
homme méprisable ?
Trois femmes, si elle comptait Harriet Rampling.
Soudain, sans trop savoir pourquoi, Madeleine s’interrogeait
sur la relation de Ryan avec sa mère adoptive. Après avoir
supporté la manière indigne dont il avait traité sa fille, et avoir tout
aussi indignement violé la promesse faite à son premier mari,
Harriet Rampling continuait pourtant à être proche de Ryan, au
point, même, d’accepter de vivre chez lui.
Comment cela était-il possible ?
Décidément, cela n’avait aucun sens…
7.
Madeleine séchait à peine ses larmes lorsque la porte de la
chambre s’ouvrit, livrant passage à Ryan, qui apportait du café
sur un plateau.
Il arborait un pantalon couleur craie et un chandail vert olive
sous un blouson sans manches.
S'efforçant de recouvrer son sang-froid, elle se redressa sur
son séant puis ramena la courtepointe devant elle pour dissimuler
sa nudité. Il déposa le plateau sur la table de chevet et,
s’asseyant sur le bord du lit, il lui souleva le menton, scrutant son
visage encore gonflé de larmes.
— Des regrets ?
— Il est trop tard pour ça, dit-elle.
Mais, malgré elle, sa voix avait frémi de façon révélatrice.
Ryan lui effleura la joue. Il y avait de la tendresse dans son
regard, dans sa caresse. Submergée par un élan d’amour, elle
logea sa joue au creux de sa paume. Il laissa échapper un étrange
soupir, et la serra contre lui, murmurant contre sa chevelure :
— Il est temps que nous…
La sonnerie du téléphone l’interrompit. Il se releva, fit signe à
Madeleine de ne pas laisser refroidir le café, puis sortit son
portable de sa poche pour prendre la communication. Tandis
qu’il gagnait la fenêtre, elle se mit en devoir de remplir les deux
tasses posées sur le plateau. Elle l’entendit énoncer d’un ton
professionnel :
— Lombard.
Puis, tout de suite après, sa voix changea :
— Bonjour, ma chérie, comment vas-tu ?
« C'est Fiona ! » pensa Madeleine, le cœur serré.
— Ah, tant mieux…, continua Ryan. Oui, oui, c’est ça. Non
sommes bloqués par la neige, tu ne pourras pas arriver ici par la
route, aujourd’hui. Et sans doute pas non plus demain…
Le cœur battant soudain à tout rompre, Madeleine se
demanda si Fiona était dans une clinique, et désirait rentrer à la
maison pour Noël.
— Entendu, ce serait parfait, reprit Ryan. Je prendrai des
dispositions. En fait, cela cadre à la perfection avec mes autres
projets… Je te rappelle. Promis. Au revoir.
Gagnée par la panique, Madeleine songea : « Il faut que je
m’en aille, si Fiona doit venir ! »
Elle fut totalement surprise lorsque, ayant raccroché, Ryan
revint s’asseoir près d’elle et lui demanda avec naturel :
— Que dirais-tu d’un voyage à Londres ?
— Londres ? fit-elle d’un air interloqué.
— J’ai pensé que nous pourrions déjeuner au Denaught.
— M…Mais j…Je croyais…, balbutia-t-elle.
— Que je voulais te garder en prison ici ?
Agacée par son amusement, elle rétorqua :
— C'est bien ce que tu as voulu me faire croire, non ?
Ryan prit le temps de savourer une gorgée de café, puis admit
tranquillement :
— J’ai parlé de te garder avec moi, en effet. Mais je comptais
sur la persuasion plutôt que sur la force.
« A quel jeu joue-t-il encore ? se demanda-t-elle. Pourquoi
cette invitation au restaurant ? »
— Tu viens juste de dire que nous étions bloqués par la neige,
non ? fit-elle.
— Et nous le sommes. Mais nous possédons une petite
souffleuse de déneigement. Jack pourra l’utiliser pour dégager
l’aire de décollage de l’hélicoptère. Tu es déjà montée dans un
hélico ?
— Non.
— Un baptême de l’air, ça te tente ?
En réalité, Madeleine n’avait aucune envie de voyager en
hélicoptère ! Elle souffrait de vertige, de surcroît. Mais une
occasion de quitter la maison se présentait ! Une fois au
Denaught, elle pourrait peut-être fausser compagnie à Ryan ! Elle
pouvait, par exemple, prétendre qu’elle allait aux lavabos pour se
faufiler dehors et sauter dans un taxi !
— Oui, j’aimerais bien, prétendit-elle en s’efforçant de
dissimuler son excitation.
— Bien entendu, tu dois me donner ta parole de ne faire
aucune tentative de fuite, et de respecter tes obligations envers
Harriet.
Elle n’osa affronter son regard, mais répondit tout de même
après une hésitation :
— Soit, très bien.
— Parfait. Eh bien, pendant que tu te prépares, je vais donner
des instructions à Jack et organiser tout ça.
Dès qu’il eut refermé la porte de la chambre, la jeune femme
sauta à bas du lit, se rhabilla à la va-vite et grimpa dans son
appartement. Elle avait hâte d’être loin d’ici ! Ses bagages
resteraient au manoir, mais elle pourrait toujours s’arranger pour
les récupérer plus tard. En attendant, Eve lui prêterait de quoi se
vêtir.
En un rien de temps, elle fut douchée. Elle passa un chemisier,
un joli tailleur en laine fauve, des bottes assorties, et descendit au
rez-de-chaussée. Il lui fallait trouver Mme Boyce, récupérer son
sac et téléphoner à Eve !
Elle ne trouva pas la gouvernante, ni dans la cuisine ni dans les
pièces qu’elle se risqua à explorer. Alors qu’elle retournait dans
le vestibule, Ryan apparut, vêtu d’une veste longue en cuir.
— Perdue ? demanda-t-il.
— Je cherchais Mme Boyce.
— Mary a congé jusqu’après Noël. Annie la remplacera une
fois qu’elle sera là. Tu avais besoin d’elle pour une raison
particulière ?
Madeleine s’efforça de répondre avec désinvolture :
— Je n’ai pas retrouvé mon sac, hier soir. J’ai cru l’avoir
laissé dans le salon, mais il n’y était pas. Je suppose que Mme
Boyce l’a trouvé et mis en lieu sûr.
— S'il ne s’agit que de ça ! Inutile de te mettre martel en tête.
— Mais j’ai besoin de mon portefeuille, et…
— Rassure-toi, coupa Ryan avec un sourire nonchalant, je
paie le restaurant. Alors, prête ?
Réfléchissant très vite qu’elle avait de l’argent dans son sac de
voyage, et qu’elle en aurait besoin pour payer le taxi, elle
improvisa à toute vitesse :
— Presque. Je ferais mieux de prendre un manteau.
Elle se précipita à l’étage où il ne lui fallut qu’un instant pour
prendre son manteau crème. Puis elle ouvrit la fermeture Eclair
de la poche intérieure de son sac de voyage, dans laquelle elle
avait glissé son portefeuille, son passeport et d’autres documents.
Elle était vide.
« Je me suis trompée, c’est l’autre poche », pensa-t-elle. Mais
celle-là aussi était vide ! Avec un coup au cœur, elle passa
fébrilement en revue le contenu du sac. Toutes ses affaires s’y
trouvaient… sauf son argent, son passeport et ses autres
documents de voyage.
Soudain, elle eut l’impression que toutes les pièces du puzzle
se mettaient en place. Plus d’argent ni de papiers, pas de clé sur
les serrures, un téléphone en dérangement, un sac
mystérieusement disparu… C'était voulu, organisé ! comprit-elle
en serrant les mâchoires.
— Il y a un souci ?
Elle leva les yeux et vit Ryan sur le seuil. Maîtrisant avec peine
sa colère, elle commença :
— Ce téléphone ne marche pas…
— Mary m’en a averti, fit-il tranquillement.
— Il n’y a pas de clé sur les serrures, et je suis sûre que c’est
fait exprès. N’essaie pas de me mentir !
— Dans ce cas, tu sais sans doute pourquoi ?
— Ça oui ! Pour empêcher que je puisse m’enfermer ici, et
pour que tu puisses y aller et venir à ta guise — même si tu n’en
as pas le droit !
— Je suis chez moi, souligna-t-il alors qu’elle s’interrompait, le
souffle court.
— Peut-être, mais ça ne t’autorise pas à confisquer mes
affaires !
Face à son silence, elle poursuivit d’un ton accusateur :
— Tu es entré pendant que je me reposais, et tu as volé mon
portefeuille et mon passeport. N’essaie pas de nier !
— Ce n’était nullement mon intention. Mais « voler » n’est pas
le verbe adéquat. J’ai simplement mis ces objets à l’abri pour
t’empêcher de commettre une sottise.
— Qui t’y autorise ? s’emporta-t-elle. Tu n’as pas le droit de
me traiter de cette manière !
— Si tu remettais tes récriminations à plus tard ? L'hélicoptère
est prêt, et Jack nous attend. Mais si tu as changé d’avis, nous
pouvons tout aussi bien rester ici.
Elle était prête à proclamer qu’elle n’irait nulle part avec lui,
mais elle pesa rapidement le pour et le contre. Ici, elle n’avait
aucune chance de s’échapper. Alors, autant faire taire ses griefs
pour le moment et suivre Ryan. Elle lui fausserait compagnie à la
première opportunité ! Eve ou Mark paieraient le taxi…
— Eh bien ? fit-il.
— Je n’ai pas changé d’avis.
— Alors, allons-y.
C'était un beau jour de décembre, au ciel sans nuages et bleu
comme le lapis-lazuli. Malgré le soleil, pourtant, l’air était glacial.
Le décor nappé de givre évoquait une carte de vœux ancienne.
Une épaisse couche de neige amoncelée sur les seuils, les
buissons, les haies recouvrait le paysage, alourdissant les
branches des arbres.
Les abords du portail avaient été dégagés. Devant la grille,
attelé à un petit traîneau, un poney d’allure trapue et solide
patientait placidement.
— C'est un legs du précédent propriétaire, qui partait
s’installer en Australie, expliqua Ryan en l’aidant à prendre place
dans le traîneau et en s’installant près d’elle. Il a appartenu à ses
enfants. Il est confortable, n’est-ce pas ?
Déstabilisée par son contact étroit avec Ryan, la jeune femme
ne répondit rien.
— Nous avons une motoneige, mais il y a un problème de
moteur. Jack va réparer ça.
Retrouvant enfin sa voix, elle s’enquit :
— L'aire de décollage est loin ?
— A quelques centaines de mètres, pas plus. Mais, vu le
temps, j’ai pensé que ce mode de transport serait préférable à la
marche. Et Hercule a besoin d’exercice.
Il claqua la langue, et Hercule se mit en branle avec
enthousiasme, même s’il s’enfonçait profondément dans la neige.
Bientôt, ils parvinrent à l’endroit surélevé où se trouvaient l’aire
de décollage et d’atterrissage et le hangar de l’hélicoptère.
L'appareil attendait, portes ouvertes, rotors en marche. Jack vint
à leur rencontre et se chargea du traîneau tandis que Ryan
escortait sa compagne jusqu’au petit habitacle argenté. Domptant
une hésitation, elle baissa la tête et monta.
Quelques instants plus tard, ils s’élevaient vers le ciel bleu.
Après avoir stabilisé l’appareil, Ryan se tourna vers Madeleine. Il
observa son immobilité, ses poings crispés au creux de ses
genoux, son regard braqué sur le tableau de bord.
— Ça va ? s’enquit-il.
Elle hocha la tête. Il lui prit la main et la serra. Alors seulement,
elle lui accorda un faible sourire.
Au bout de quelques instants, prenant une profonde
inspiration, elle se força à regarder ce qui l’entourait. Le
panorama était fantastique ! Fascinée, elle nota quantité de
détails : le dessin du réseau de haies, les petites buttes, les fermes
isolées, les routes et les cours d’eau… Et même, nettes sur le
tapis de neige, des empreintes de pas d’animaux.
Puis, en un rien de temps, ce fut un paysage citadin qui
apparut, et ils amorcèrent leur descente vers l’aire d’atterrissage
clairement signalée du Denaught.
Avec ses murs de pierre grise, ses tours et ses tourelles, l’hôtel
évoquait irrésistiblement un château, songea Madeleine. Lisant
sans doute ses pensées, Ryan précisa :
— C'était une demeure fortifiée qui a appartenu à sir Ian
Bolton. Après l’extinction de la famille Bolton, elle est restée un
temps inoccupée. Jusqu’à ce qu’un promoteur s’avise d’en tirer
parti et la transforme en hôtel de grand luxe. Alors, conclut-il
tandis que les pales de l’hélicoptère s’arrêtaient et qu’il ôtait son
casque, que dis-tu de ce premier vol en hélicoptère ?
Elle se surprit à répondre :
— J’ai apprécié ! Je ne m’y attendais pas, les hauteurs me
terrifient.
— La sensation en ressemble en rien à ce qu’on peut ressentir
au bord d’un précipice.
— Je m’imaginais que ce serait aussi terrible ! dit-elle en riant.
— Pourtant, tu es venue.
Elle espéra qu’il n’avait pas deviné son projet. Si c’était le cas,
elle aurait plus de mal à lui fausser compagnie. Cela dit, si elle y
était contrainte, elle refuserait tout simplement de rentrer à
Hethersage avec lui. Et, s’il tentait de l’y forcer, elle ferait une
scène !
Il semblait y avoir beaucoup de passage au Denaught, et
Madeleine se sentit ragaillardie en voyant qu’un portier en
uniforme rouge veillait aux arrivées et aux départs de nombreux
taxis devant l’entrée principale.
— Il y a beaucoup moins de neige ici, fit-elle observer.
— Autant en profiter. On annonce une nouvelle tempête.
Un jeune homme en uniforme bleu et au visage rond les
accueillit chaleureusement.
— Tu sembles connu ici, constata Madeleine.
— C'est un endroit où je viens souvent, dit Ryan alors qu’ils
entraient par une porte latérale. Ils ont un excellent chef, une aire
d’atterrissage très pratique, et j’ai aussi une voiture, ici.
Dans le vestibule décoré pour Noël où flambait un grand feu
de cheminée, un homme distingué, grisonnant, arborant un œillet
à la boutonnière, les salua cérémonieusement.
— Bonjour, monsieur Lombard…
— Bonjour, Charles. Je vous présente Mlle Knight. Le
directeur, visiblement de la vieille école, s’inclina.
— Je suis désolé de ne pas vous avoir averti plus tôt, surtout
en cette période surchargée, reprit Ryan.
— Aucune importance. C'est toujours un plaisir de vous
recevoir, monsieur Lombard. Votre table est prête. Et votre
invitée est là.
— Merci.
Tandis qu’un serveur débarrassait les visiteurs de leurs
manteaux, le directeur précisa :
— La demoiselle vous attend dans le salon privé.
Le cœur de Madeleine se mit à battre à grands coups alors
que Ryan l’entraînait sur la droite, vers la porte du petit salon.
Elle n’avait pas oublié la conversation téléphonique de ce matin,
et elle se demandait avec appréhension si Ryan avait suggéré à
Fiona de le rejoindre ici parce qu’elle ne pouvait pas se rendre à
Hethersage par la route.
Mais pourquoi l’avait-il invitée, elle ? Pour mieux la tenir sous
sa coupe, peut-être… ?
Après tout, il ignorait sa propre entrevue avec Fiona, et il
ignorait aussi qu’elle était informée du marché qu’il avait conclu
avec son parrain… De plus, pour sa part, elle n’allait certes pas
révéler à Fiona de quelle manière Ryan l’avait manipulée pour la
faire venir à Hethersage Hall… Peut-être comptait-il la présenter
tout simplement comme la kinésithérapeute de George Rampling
? N’était-ce pas le rôle qu’il lui avait assigné ?
Et… comptait-il ramener Fiona là-bas, en hélicoptère, avec
eux ? Mais, dans ce cas, comment pouvait-il imaginer continuer à
« obtenir réparation » sous les yeux de sa fiancée ? Cela ne tenait
pas debout…
En tout cas, si c’était Fiona qui était dans le salon, il était hors
de question qu’elle affronte cette femme ! Elle aimait mieux tout
dire à Ryan !
— Qui nous attend ? demanda-t-elle devant la porte close.
— Tu verras bien.
— J’aimerais savoir.
— Cela gâcherait la surprise, déclara-t-il en ouvrant le battant
et en la poussant doucement à l’intérieur.
Lorsque la jeune femme pénétra dans la pièce, où flambait
aussi un feu de bois, il lui sembla de prime abord qu’elle était
déserte. Mais une petite silhouette, surgie d’un immense fauteuil,
se précipita vers elle et l’étreignit avec tant d’élan et d’affection
qu’elle en fut bouleversée.
— Katie ! s’exclama-t-elle, riant à travers ses larmes.
Seigneur, ce que tu as grandi ! Tu m’arrives presque au menton.
— Toi, tu n’as pas du tout changé, décréta Katie. Tu es
toujours aussi belle.
Elle se tourna vers Ryan et l’embrassa avec chaleur :
— Merci de l’avoir amenée, oncle Ryan ! Oh, je suis si
contente que tu sois revenue, Madeleine ! continua-t-elle. Tu
m’as manqué, tu sais. Tu es contente d’être en Angleterre ?
Madeleine leva les yeux, et, croisant le regard ironique de
Ryan, affirma en se détournant :
— Bien sûr.
— Je suis en vacances. Alors, lorsque maman m’a appris que
tu étais à Hethersage pour soigner oncle George, je lui ai
demandé la permission d’aller te voir. Mais oncle Ryan a dit que
vous étiez bloqués par la neige…
C'était donc Katie, et non Fiona, que Ryan avait appelée « ma
chérie » ! Et il l’avait amenée ici pour faire plaisir à la fillette,
même si cela revenait pour lui à courir un risque, à la voir refuser
de retourner au Hall avec lui.
— C'est moi qui ai demandé à oncle Ryan de t’amener,
annonça fièrement la fillette.
— Il ne m’avait pas mise au courant.
— Je lui ai demandé de ne rien te dire. Je voulais te faire une
surprise !
— Et tu as parfaitement réussi, reconnut Madeleine, serrant
très fort la main de Katie dans la sienne. Mais tu n’es tout de
même pas venue seule jusqu’ici ?
— Non. Helga, la jeune fille au pair, m’a accompagnée. Elle
revient me chercher à 14 heures.
Madeleine comprit qu’elle devrait reporter sa fuite à plus tard.
Elle ne pouvait en aucun cas prendre la poudre d’escampette tant
que Katie était là…
— Maman va nous rejoindre dès qu’elle aura quitté son
bureau, ajouta la petite. Elle a dit qu’on ne l’attende pas pour
commencer à déjeuner, elle n’est pas sûre de pouvoir se
libérer… Je meurs de faim ! J’étais tellement excitée à l’idée de
te revoir que je n’ai presque rien avalé au petit déjeuner. Est-ce
que tu as faim, toi, Maddy ?
— Oui, mentit Madeleine, qui avait l’appétit coupé.
— Alors, si mes deux préférées ont l’estomac dans les talons,
glissa Ryan en les prenant par les épaules, mangeons !
Ils s’installèrent près des fenêtres, dans l’agréable salon, et
passèrent commande. Katie parla avec animation de « Bertrand
».
— Qui est-ce ? s’enquit Madeleine.
— Le chien qu’oncle Ryan m’offre à Noël. Papa et maman ne
veulent plus que je fasse de cheval jusqu’à ce que je sois plus
grande. Alors, ils ont accepté que j’aie un chien. Bertrand a six
mois, et je l’aurai demain parce que le refuge est fermé le jour de
Noël. J’ai décidé de l’appeler Bertrand parce que c’est le
deuxième prénom d’oncle Ryan !
— Vraiment ? fit Madeleine en riant. Je l’ignorais.
— Peu de gens le savent, bougonna Ryan avec une grimace.
Katie, petite peste, es-tu vraiment obligée de révéler à tout le
monde mes honteux secrets ? Et d’ailleurs, comment sais-tu ça ?
Pas dupe de la colère simulée de Ryan, la fillette pouffa :
— C'est maman qui me l’a appris ! Elle trouve que c’est un
prénom plutôt pompeux pour un chien. Alors, je le surnommerai
sûrement Bertie ! Tu sais, Madeleine, son ancien propriétaire
l’avait enfermé dans une maison en ruine. Quand on l’a trouvé, il
était presque mort de faim. Mais il aime quand même les
humains, et il est très gentil ! Il vient du refuge du Mill House.
Oncle Ryan leur donne beaucoup d’argent pour s’occuper des
animaux…
Décidément, la petite était intarissable ! pensa gaiement
Madeleine tandis que le repas se déroulait. Elle était surprise de
la voir si vive alors qu’elle lui avait toujours paru timide et
renfermée. Ryan vit son regard, et commenta avec une ironie
affectueuse :
— Katie ne parle pas beaucoup, en général. Mais quand elle
est excitée, elle pourrait damer le pion à toute l’Angleterre réunie
!
Au moment où ils achevaient le café, Diane arriva en hâte,
vêtue d’un tailleur gris très professionnel, avec un sac en
bandoulière et une mallette.
— Bonjour ! lança-t-elle d’une voix essoufflée.
Elle embrassa sa fille, donna un baiser sur la joue à Ryan, et
étreignit Madeleine avec chaleur, en lui disant d’une voix sincère :
— C'est bien que tu sois revenue.
Puis elle s’attabla avec eux pour savourer elle aussi un café.
— J’ai bien cru que je n’arriverais pas ! Quelquefois, je me
demande pourquoi je travaille autant.
Ryan sourit.
— Tu adores ton job. Sans lui, tu serais perdue.
— C'est vrai. Mais je n’ai pas envie de ressembler à maman.
— Je ne crois pas que tu aies du souci à te faire pour ça,
commenta Ryan en haussant un sourcil.
— N’empêche que tu ne voudrais pas que TA femme soit
carriériste, lui fit observer Diane.
— Si c’était quelque chose de vital pour elle, je m’y ferais,
assura-t-il.
Ils bavardèrent quelques instants. Katie rappela vivement à
son oncle qu’il lui avait promis de lui montrer son hélicoptère,
réclamant même de le visiter tout de suite, puisqu’elle avait
encore un bon moment devant elle avant l’arrivée de la jeune fille
au pair.
Comme Ryan hésitait, Diane intervint.
— Vas-y si tu veux. Comme ça, Madeleine et moi
échangerons quelques nouvelles.
La petite bondit sur ses pieds, et alla tirer son oncle par la
manche. Il leva les yeux au ciel et lâcha :
— Très bien. Viens, ma puce ! Nous prendrons ton manteau
en sortant.
— Helga a son cours de yoga tout à l’heure, rappela Diane à
sa fille. Alors, si tu la vois arriver pendant que vous êtes dehors,
rentre directement avec elle. Papa devrait être déjà là à ton
retour.
— O.K... bon, alors, au revoir, maman.
— Au revoir, chérie. Je rentrerai tôt, ce soir.
— Super ! Au revoir, Maddy. Viens vite nous voir, hein ?
Comme ça, je te présenterai Bertie, déclara Katie en serrant très
fort Madeleine contre elle.
— Entendu, promit Madeleine en lui rendant son étreinte.
Alors que la fillette entraînait Ryan, il se retourna et croisa le
regard de Madeleine. La jeune femme lut un avertissement
implicite dans ses prunelles tandis qu’il précisait d’un ton léger :
— Je n’en ai que pour une dizaine de minutes. Ne t’en va nulle
part, surtout.
Diane regarda s’éloigner le duo avec une expression
affectueuse.
— Je serai heureuse lorsque Ryan fondera une famille, dit-elle
à Madeleine. Ce serait un si bon père ! Il est merveilleux avec
Katie, et elle l’adore.
Elle marqua un arrêt, puis continua presque avec embarras :
— Je ne m’étais pas rendu compte de ce qui se passait entre
toi et Ryan… je veux dire, avant qu’il m’en parle…
Ahurie, Madeleine se demanda ce que Ryan lui avait appris,
précisément, et quelle place il avait assignée à Fiona dans ce
schéma ! Diane ne semblait pas au courant de l’accord qu’il avait
conclu avec son parrain… Ou du moins, si elle en était informée,
elle ne semblait pas le blâmer d’avoir manqué à sa parole !
— Il n’a pas été heureux pendant que tu étais au loin, enchaîna
Diane. Mais te voilà de retour, Dieu merci. Je suis ravie de
constater que tout semble arrangé…
Madeleine l’écouta sans prononcer un mot. Elle aurait été bien
en peine de trouver quoi que ce soit à dire !
— Pauvre Ryan, soupira Diane. Il n’a pas eu la part belle…
Surprenant l’expression sceptique de Madeleine, elle prit
aussitôt la défense de son frère :
— Je sais, il donne l’impression d’être gâté par la vie. Mais ce
n’est pas la vérité. Bien qu’il n’y soit pour rien, il se retrouve
perdant dans des domaines qui comptaient vraiment pour lui… Il
n’a jamais connu de privations matérielles, c’est vrai, mais il n’a
pas eu une enfance très heureuse. C'est un miracle, en fait, qu’il
ne soit pas perverti…
Se remémorant ce que Ryan lui avait raconté sur son beau-
père, Madeleine commença :
— Tu veux di…
— Je veux dire qu’il aurait pu aisément devenir un être faible,
psychologiquement détruit. Heureusement, c’est l’un des
hommes les plus solides, les plus équilibrés que je connaisse. La
seule chose qui l’ait profondément déstabilisé, c’est ton départ
aux Etats-Unis… Bref, pour en revenir au cœur du sujet, notre
mère n’était pas du genre grillon du foyer. Elle ne voulait pas être
mère, c’était une carriériste dans l’âme. Elle avait plus de trente
ans quand elle a épousé papa, et uniquement parce que j’étais en
route. Les enfants l’ennuyaient. Ryan est arrivé alors qu’elle se
croyait en pleine pré-ménopause. Elle lui en a voulu, alors qu’il
n’avait pourtant pas demandé à naître, comme tous les enfants !
Nous avons fait de notre mieux, papa et moi. Mais c’est d’amour
maternel qu’il avait le plus besoin. Plus il tentait de se rapprocher
d’elle, plus elle le repoussait… et il était beaucoup trop jeune
pour comprendre ses raisons.
Madeleine éprouva un élan de compassion infinie pour le
pauvre enfant rejeté si cruellement. Elle se ressaisit cependant en
pensant que, après la manière dont il avait traité Fiona, Ryan ne
méritait aucune pitié !
— Quand il a eu 12 ans et moi 19, continua Diane, papa est
mort. Six mois plus tard, à notre grande surprise, maman s’est
remariée. Contrairement à papa, qui était la bonté personnifiée,
son nouveau mari était une brute. Il est normal que Ryan l’ait
détesté… Bref, lorsqu’il a eu 14 ans, on l’a envoyé vivre chez
son parrain et sa marraine pour le protéger. Il y a été accueilli à
bras ouverts, c’est vrai. Pourtant, là aussi, il a eu son lot de
problèmes, soupira-t-elle, rembrunie.
Madeleine fut abasourdie. Ryan ne lui avait pas parlé de cela !
Il avait, au contraire, souligné le bon traitement qu’on lui avait
réservé.
Diane eut un geste de la main, comme pour dire : « Laissons là
les mauvais souvenirs. » Et elle enchaîna :
— Même si les Charn avaient largement les moyens, il n’a pas
voulu être un fardeau. Il désirait son indépendance, il voulait
payer ses études lui-même. Comme pour répondre à ses
souhaits, notre tante du côté paternel nous a légué un peu
d’argent en mourant. J’ai utilisé ma part pour avancer dans ma
carrière. Ryan, avec l’aide et l’aval de son parrain, l’a placé en
Bourse. Il a un sens inné des affaires, il change en or tout ce qu’il
touche ! Quand il est entré en fac, il l’avait, son indépendance
financière !
Marquant un arrêt, Diane déclara avec fierté :
— Il aurait pu couper avec les Charn s’il l’avait voulu. Mais il
a continué à considérer leur maison comme la sienne et à les
traiter comme ses vrais parents. Lorsque Christopher a eu des
ennuis, il l’a défendu bec et ongles…
« C'était le moins qu’il puisse faire, puisqu’il allait hériter de
Charn Industries », pensa cyniquement Madeleine.
Diane n’avait toujours pas mentionné Fiona… Elle s’apprêtait
à la questionner lorsque sa compagne s’écria :
— Nom d’une pipe, je n’ai pas cessé de caqueter, hein ?
Mais je tenais à te faire comprendre que Ryan n’est pas…
— N’est pas quoi ? fit Ryan, survenant à cet instant précis.
Toutes deux tressaillirent. Visiblement gênée d’avoir été
surprise à parler de lui, Diane s’exclama :
— Oh, te voilà ! Alors, Katie a apprécié la visite ?
Il eut un large sourire.
— Elle a adoré. Bien entendu, elle veut devenir pilote quand
elle sera plus grande.
— Elle est rentrée, je suppose ?
— Oui. Helga n’avait pas le temps, sinon elle serait passée
dire bonjour.
— Et moi, je me mets en retard ! s’exclama Diane. J’ai un
rendez-vous à 15 heures Dis-moi, Ryan, les parents de Stuart
viennent à la maison pour Noël. Tu amèneras Madeleine, n’est-
ce pas ?
— Promis.
— Bon, on se tient au courant. Il faut que je me sauve ! Je
prends juste le temps d’aller me rafraîchir aux lavabos.
— Je viens avec toi, dit Madeleine, saisissant l’occasion au
vol.
Tandis que Ryan hélait un serveur pour payer l’addition, les
deux femmes se dirigèrent vers le hall. Le cœur battant,
Madeleine s’efforça de paraître naturelle, pour le cas où Ryan
l’aurait observée.
Dès que Diane serait en route, elle se faufilerait dehors pour
demander un taxi. Cela l’obligerait à abandonner son manteau ici,
mais tant pis. C'était un faible prix à payer. Et Eve pourrait lui en
prêter un, sans aucun doute.
8.
Les toilettes au décor raffiné étaient désertes. Tandis que
Diane brossait ses cheveux devant le miroir, Madeleine osa
aborder le sujet qui la tarabustait :
— Je me demandais si Fiona… Est-ce qu’elle va bien ? Je
crois savoir qu’elle a eu beaucoup de problèmes…
— C'est le moins qu’on puisse dire ! s’exclama Diane en
rectifiant son rouge à lèvres. Toute la famille s’est toujours fait un
sang d’encre à son sujet. Mais c’est Ryan qui a porté le plus
lourd fardeau, étant donné qu’elle s’est toujours raccrochée à lui.
Heureusement, tout est rétabli, maintenant. Depuis qu’elle n’a
plus d’inquiétudes sur sa santé, elle doit avoir l’esprit libre, je
suppose. Et il en va sûrement de même pour Harriet. Je sais que
ça a été un soulagement pour moi… Bon, je file ! Prends soin de
toi, et à bientôt, Maddy !
Madeleine poussa un soupir. Elle n’était guère plus avancée !
Sa seule certitude était que Fiona se portait bien, et ne languissait
pas dans quelque clinique. Cependant, ses interrogations les plus
importantes demeuraient sans réponse ! Fiona espérait-elle
encore épouser Ryan ? Escomptait-elle qu’il tiendrait sa parole ?
Et dans ce cas, pourquoi n’était-elle pas avec lui ?
Comme Diane franchissait le seuil, un groupe de femmes
animées et rieuses fit son entrée. Madeleine s’attarda devant le
miroir aussi longtemps que possible, faisant mine de rajuster sa
toilette. Puis, lorsque les amies ressortirent, elle saisit l’occasion
de se mêler à elles.
Elle avait redouté de voir Ryan dans le hall, occupé à la
guetter. Un coup d’œil lui apprit que ses craintes n’étaient pas
justifiées. Soulagée, elle se hâta vers la porte principale. Le
portier en uniforme rouge poussa les battants pour elle. Dehors,
des véhicules allaient et venaient. A deux mètres, il y avait une
Mercedes en attente, dont le moteur ronronnait. Mais pas un taxi
n’était en vue. Elle sollicita le portier pour avoir une voiture.
— Certainement, madame.
Au même instant, Ryan apparut près d’elle. Il tenait son
manteau sur un bras.
— Le taxi ne sera pas nécessaire, James, intervint-il. Cette
dame est avec moi.
Elle resta figée par le choc. Ryan glissa un billet dans la main
du portier avant de jeter le manteau de Madeleine autour de ses
épaules. Prête à lui déclarer qu’elle ne rentrait pas avec lui, elle
fut surprise lorsqu’il lui redressa le visage par le menton, en
déclarant d’une voix douce :
— Je sais pertinemment que tu croisais les doigts !
Ce commentaire désinvolte était pourtant mâtiné d’une
amertume mordante qui la mortifia. Alors qu’elle s’empourprait, il
sourit, puis inclina la tête et l’embrassa. Ce fut comme s’il
réalisait un numéro de magie noire. Ensorcelée, elle se laissa
mener jusqu’à la Mercedes, prenant place sur le siège du
passager. Ryan se glissa au volant, et boucla leurs ceintures en un
tournemain. Il démarra immédiatement, avant même qu’elle eût
repris ses esprits.
Dégrisée, elle se maudit intérieurement. Pourquoi avait-elle la
faiblesse de lui céder encore ? Pourquoi son instinct de
conservation restait-il impuissant contre le charme retors de Ryan
?
« Parce que c’est plus fort que toi », lui souffla une petite voix.
Elle était sous l’emprise de l’amour qu’il lui inspirait.
Ce n’était pas une pensée agréable. Cela la privait de son
indépendance, de sa liberté, de sa fierté même. Cela la mettait à
la merci d’un homme qui n’avait pas hésité à traiter indignement
sa fiancée.
Eh bien, elle ne finirait pas comme Fiona ! se jura-t-elle,
décidée à trouver la force de résister à Ryan, de le quitter.
Ils étaient déjà bien engagés dans le trafic lorsqu’elle songea
enfin à s’étonner de leur mode de transport. Ryan avait affirmé
que les routes d’accès à Hethersage étaient bloquées par la neige
pour quarante-huit heures au moins. Alors, pourquoi cette
Mercedes, et non l’hélicoptère ?
Elle lui posa la question, et il répondit avec calme :
— Je désire passer Noël là-bas, mais pour le moment, j’ai à
faire en ville, il faut que je passe la nuit ici.
— Ah ? fit-elle avec surprise.
— Oui. Cela t’ennuie ?
— Non.
Elle aimait autant rester à Londres, cela servirait mieux ses
intentions. Cependant, elle s’interrogea sur les motivations de
Ryan, qui n’agissait jamais au hasard. Pourquoi voulait-il rester à
Londres ? Cela avait peut-être à voir avec Fiona… Et il avait
mentionné « d’autres projets », au téléphone, lorsqu’il parlait
avec Katie.
— Que projettes-tu, exactement ? s’enquit-elle avec calme.
— De laisser la voiture à Denver Court pour ne pas avoir à
tourner des heures pour me garer, et d’aller faire des courses en
taxi. Pour ton cadeau d’anniversaire, entre autres…
Son anniversaire ! Même Eve et Mark n’y avaient pas pensé.
Et pour sa part, elle avait eu l’esprit trop préoccupé pour y
songer…
— Comment connais-tu la date de mon anniversaire ?
— Une fois, tu as dit que si tu étais née quelques minutes
après minuit, et non avant, tu serais venue au monde la veille de
Noël.
Ainsi, il n’avait pas oublié, pensa-t-elle, émue jusqu’aux
larmes. Comme s’il ressentait son émotion, il continua vivement :
— Eh bien, que désirerais-tu comme cadeau ? Le choix
t’appartient.
— Je ne veux pas de cadeau de toi.
Il y eut un lourd silence qu’elle s’empressa de rompre.
— Désolée de paraître impolie et peu reconnaissante. Ce
n’est pas de l’ingratitude…
— Juste de l’impolitesse ?
Elle rougit, mais persista.
— Je ne tiens pas à ce que tu m’offres quelque chose.
Ryan reprit comme s’il n’avait pas entendu ce qu’elle venait de
dire :
— Ce serait bien de commencer notre séance de shopping
chez Harrod’s. Puisque tu n’as rien emporté, tu vas avoir besoin
de pas mal de choses : une robe pour ce soir, des accessoires,
des dessous, du maquillage, une chemise de nuit…
— Mais je…
— Cesse donc de discuter, voyons.
— Je ne veux pas être obligée d’accepter ce que je n’ai pas
payé. Je déteste me sentir redevable.
Elle vit qu’elle avait provoqué sa colère. Cependant, il énonça
calmement, comme s’il s’efforçait d’être raisonnable :
— Considère ça comme ton cadeau de Noël.
— Je ne veux pas de cadeau de Noël.
Elle ajouta :
— Je n’ai pas les moyens de t’en offrir un.
— Dans ce cas, accepte mon offre comme un présent que tu
m’accorderais. Fais-moi plaisir.
Il continua, faisant naître de petits frissons sur sa chair :
— En réalité, tu n’auras pas besoin d’une chemise de nuit…
Mais nous en achèterons tout de même une, pour que j’aie le
plaisir de te l’enlever…
Même si les rues et les trottoirs étaient dégagés, une couche
de neige et de givre poudrait les parcs, les jardins, les squares,
faisant de Londres une ville féerique. Ils ne tardèrent pas à arriver
à Denver Court, l’ensemble résidentiel où demeurait Ryan. Celui-
ci confia sa voiture à l’un des agents de sécurité, qui se chargea
également d’appeler un taxi.
Quelques instants plus tard, Ryan et Madeleine étaient en
route dans une voiture bien entretenue, vers Harrod’s. En dépit
de l’affluence de dernière heure, le chauffeur réussissait à se
faufiler dans le trafic. Le crépuscule approchait, et les premières
lumières commençaient à illuminer le centre de Londres. Partout
on ne voyait que des décors chamarrés, des Pères Noël, des
rennes et des traîneaux, des vitrines brillantes, débordant de
victuailles ou d’articles de luxe…
Lors d’un arrêt à un feu rouge, Ryan abaissa la portière pour
donner une liasse de billets à une femme qui quêtait pour la
Communauté d’Emmaüs. Elle le remercia chaleureusement.
— Tu es très généreux, commenta Madeleine.
— Je peux me le permettre. Et j’apprécie l’action de la
Communauté d’Emmaüs. Ils font du bon travail.
Quand ils furent parvenus devant Harrod’s, Ryan demanda au
chauffeur d’être prêt à les prendre dans une heure, en appuyant
sa requête d’une nouvelle liasse de billets. Puis il entraîna sa
compagne dans le grand magasin, et gagna directement le rayon
habillement. Contrairement à la plupart des hommes, il avait un
coup d’œil précis. Comme elle refusait de choisir, il s’en chargea
à sa place. En un temps record, elle se retrouva nantie de tous les
éléments qu’il avait cités, et plus encore. Et une heure ne s’était
pas écoulée qu’ils étaient de nouveau à bord du taxi, leurs achats
dûment logés dans le coffre.
— Eh bien, ce n’était pas une corvée si épouvantable que ça,
non ? fit-il alors qu’ils s’éloignaient du trottoir.
Elle s’obstina dans un mutisme rebelle. Lui prenant la main, il
demanda :
— Dis-moi… Si nous étions mariés, ou près de l’être,
t’opposerais-tu toujours à ce que je t’achète des choses ?
Son cœur fit un bond dans sa poitrine, et elle répondit :
— Non, bien sûr. Mais ce ne serait pas pareil.
Cela aurait signifié qu’il l’aimait et la respectait — et non qu’il
cherchait à satisfaire son plaisir et à panser son ego blessé !
— Là, j’ai l’impression d’être une… une femme entretenue,
déclara-t-elle.
— Tu nous rabaisses tous les deux, dit-il d’une voix douce où
perçait néanmoins de la colère.
— Tu n’as sans doute jamais dû payer en échange de faveurs
sexuelles ! lui lança-t-elle, piquée.
— Non, dit-il brusquement. Et je ne songeais nullement à
commencer.
Tout à coup, elle eut honte d’elle-même.
— Excuse-moi, murmura-t-elle, je n’aurais pas dû dire ça.
Il déposa un baiser au creux de sa paume avec un léger
soupir.
— Et moi, je regrette que nous n’ayons pas commencé par
l’achat le plus important. Cela aurait pu modifier du tout au tout
ce que tu ressens.
— Je ne vois pas comment !
— Cela dépend de ce que je comptais acheter, non ?
— Je n’en sais rien, fit-elle, déconcertée. C'était quoi ?
— Je te le dirai lorsque nous serons arrivés.
— Je veux savoir tout de suite. Qu’est-ce que c’est ?
— En dehors de ton cadeau d’anniversaire ? Une bague.
— U...Une b…Bague ? balbutia-t-elle.
Il précisa délibérément :
— Une bague de fiançailles.
Du temps où elle avait rêvé qu’il était amoureux d’elle, elle
aurait eu l’impression que son désir le plus cher se réalisait. Là,
elle était stupéfaite. Et perturbée.
— Pourquoi irais-tu m’acheter une bague alors que tu
prétends vouloir réparation, sans plus ?
— Eh bien, pour sauver les apparences, par exemple. Pour
que les autres…
— Je ne veux pas d’une bague ! Ce ne serait qu’une
imposture.
— Tu ne veux pas te sentir entretenue, as-tu dit. Si tu étais ma
fiancée, tu n’aurais pas à éprouver ces sentiments. Et cela te
conférerait un certain statut pendant que nous sommes ensemble.
— Garde ton argent ! Je n’ai aucune intention de rester avec
toi ! En dehors du fait que tu veux te venger, je ne représente rien
à tes yeux.
— Tu m’obsèdes. Et il est hors de question que je te rende ta
liberté avant d’y être disposé.
— Tu ne peux pas me contraindre.
— Certes. Mais tu resteras. Une partie de toi le veut. Celle
qui — au risque de te paraître mélodramatique — est encore
sous l’envoûtement de notre rencontre. Sinon, tu n’aurais jamais
passé la nuit dernière avec moi, et tu ne m’aurais pas suivie en
sortant du Denaught.
Confrontée à cette déclaration trop perspicace, elle resta
muette. Mais Ryan continua :
— Tu as peut-être besoin d’arriver à m’oublier, tout comme
j’ai besoin d’arriver à t’oublier…
Elle frissonna, glacée par ce constat.
— Et le meilleur moyen d’y parvenir, de nous libérer l’un et
l’autre, c’est encore de rester ensemble jusqu’à ce que nous en
ayons naturellement fini avec cette obsession, cette fixation —
appelle ça comme tu voudras.
Si c’était aussi simple ! pensa-t-elle.
— Ah, nous y voilà ! fit soudain Ryan.
Le taxi s’était arrêté devant Marshall & Brand, une des plus
grandes joailleries de Londres, dont les vitrines exposaient un
choix restreint de merveilles rares.
Tandis que le chauffeur patientait à quelques mètres, Ryan
entraîna sa compagne, qui n’en pouvait plus, jusqu’à l’entrée de
la boutique. Un garde ouvrit et, après avoir jaugé Ryan d’un
coup d’œil, les laissa entrer.
Avec ses lustres à pampilles, ses miroirs, ses fleurs fraîches,
ses divans et fauteuils en velours et ses élégantes vitrines mises en
valeur par une moquette prune, l’endroit évoquait un élégant
salon.
Un homme élégamment vêtu, aux cheveux argentés, se
présenta pour saluer Ryan, qu’il semblait bien connaître. C'était
Carl Brand, le joaillier. Ryan lui présenta Madeleine :
— Mlle Knight, ma fiancée…
Carl Brand inclina courtoisement la tête.
— Je suis désolé d’arriver plus tard que prévu, s’excusa
Ryan.
— Je vous en prie, ne vous excusez pas. Si vous voulez bien
vous asseoir. J’ai déjà préparé une sélection de bagues, je vais
vous la montrer.
Comme le joaillier se dirigeait vers une vitrine, une jeune
femme se présenta pour offrir le champagne aux visiteurs.
Madeleine accepta une flûte. Elle avait l’impression d’être une
actrice dans une pièce de théâtre. Tandis qu’ils savouraient le vin
pétillant, plusieurs présentoirs furent placés devant eux, sur la
table. Ils contenaient un rubis, une émeraude, une superbe aigue-
marine sertie sur or, un saphir, un ensemble de petites opales
parfaites, et un énorme solitaire. Chaque bague était, à sa
manière, magnifique.
— Eh bien, chérie, qu’en dis-tu ? s’enquit Ryan.
Ce « chérie » la mit sur les nerfs, et elle se demanda comment
il réagirait si elle déclarait qu’elle les détestait toutes et le plantait
là. Elle n’en aurait sans doute pas le culot, cependant…
Sans doute devina-t-il sa pensée, car il lui suggéra, en lui jetant
un regard d’avertissement :
— Si tu en essayais une ?
— Y a-t-il une alternative ? répliqua-t-elle d’un ton suave.
Il fit mine de ne pas avoir compris.
— Si aucune de celles-ci ne te plaît, nous en verrons d’autres.
— Je n’en veux pas d’autres.
— Il y en a donc une qui te plaît ?
Quelle importance ? songea-t-elle. Vu les circonstances…
Mais, en effet, un des joyaux avait sa préférence. Comme elle
tenait à garder cela pour elle, elle répondit avec une douceur
teintée de perfidie :
— Puisque c’est toi qui l’achètes, chéri, je préférerais que tu
choisisses.
— Vraiment ?
— Vraiment.
— Soit.
Madeleine éprouva un regret fugitif. Il allait sans doute élire le
diamant, qui aurait remporté les suffrages de la plupart des
femmes. Pour sa part, en dépit de sa splendeur, c’était la pierre
qu’elle aimait le moins : elle la trouvait trop grosse, tape-à-l’œil.
Ryan allongea le bras, prit une bague et la lui passa au doigt.
— Voici celle que je prendrais. Elle s’harmonise avec tes
beaux yeux.
Elle regarda fixement l’aigue-marine qu’il avait glissée à son
annulaire. Elle lui allait à la perfection, et produisait un effet
superbe sur sa main fine. C'était celle qu’elle aurait élue, s’il
s’était agi de véritables fiançailles…, pensa-t-elle, les larmes lui
montant aux yeux.
Ryan lui releva le visage, vit ses yeux humides et brillants.
— Bien sûr, si tu en préfères une autre…
Elle eut un signe de dénégation. L'embrassant sur les lèvres il
dit alors :
— Dans ce cas, nous la prenons.
Carl Brand, qui s’était discrètement éclipsé, revint s’enquérir
de leur choix. Il les complimenta en apprenant qu’ils avaient une
prédilection pour l’aigue-marine. C'était, leur dit-il, une pierre
exceptionnelle, taillée par un maître orfèvre français.
— Dois-je vous faire un paquet ? demanda-t-il.
Comme Madeleine voulait ôter la bague, Ryan l’en empêcha :
— Garde-la, chérie. J’aimerais que tu la portes.
Brand indiqua que le bijou était assuré, offrant de leur fournir
tous les éléments de détail. Mais Ryan déclara que ce n’était pas
nécessaire, et, se levant, entraîna le joailler à l’écart pour un bref
conciliabule. Madeleine perçut ces mots :
— Certainement, monsieur Lombard. Oui… Ils proviennent
de la même maison. Si vous voulez bien m’accorder un instant…
Sur un signe de Carl Brand, la jeune femme qui avait servi le
champagne se présenta, prit ses instructions, puis s’éloigna. Elle
ne tarda pas à rapporter un écrin en cuir bleu nuit aux armes de
la maison, qu’elle remit à Ryan. Ayant discrètement resservi du
champagne, elle s’éclipsa. Carl Brand fit empaqueter l’étui, et
s’occupa des aspects financiers avec Ryan.
Pendant ce temps, Madeleine sirota son champagne en fixant
l’aigue-marine qui ornait maintenant son doigt.
Elle éprouvait une sensation d’étrangeté et de léger vertige.
Ses idées étaient confuses… Pourquoi Ryan avait-il insisté pour
qu’elle porte une bague de fiançailles ? Avait-il réellement songé
à son statut, et à ce qu’elle éprouverait en étant sa maîtresse non
consentante ?
Allons donc ! Cela n’avait aucun sens. S'il ne cherchait qu’une
revanche, il n’avait aucune raison de se soucier de ce qu’elle
ressentait !
Elle se remémora les propos de Diane, qui avait affirmé que
son départ à Boston l’avait déstabilisé, et elle se demanda s’il
avait quelque peu tenu à elle, autrefois… Ce n’était certes plus le
cas, en tout état de cause. Une chose demeurait cependant
certaine : il la désirait. Jusqu’à l’obsession, selon ses propres
dires. Il avait prétendu qu’il lui fallait se libérer d’elle…
Il pensait peut-être y parvenir de cette manière… avant
d’épouser Fiona.
Oui, mais cela n’aurait toujours pas expliqué le pourquoi de
cette bague ! Et Fiona n’allait certes pas se prêter à cette
mascarade… A moins qu’elle n’eût pas d’autre moyen d’avoir
Ryan que de le seconder dans son « caprice » ? C'était une
possibilité…
Madeleine soupira. Ses pensées dérivèrent, lui faisant
envisager la situation sous un angle différent. Elle avait, jusqu’ici,
condamné l’attitude de Ryan envers Fiona. Mais peut-être
l’aurait-il épousée s’il ne l’avait pas rencontrée, elle, à un moment
donné…
En ce qui la concernait, Madeleine n’aurait jamais « volé » le
fiancé d’une autre. Cependant, elle ne s’était jamais posé la
question, supposant d’emblée que Ryan était libre. Alors, peut-
être avait-elle sa part de responsabilité dans tout cette gabegie ?
Ce n’était pas une pensée agréable. La culpabilité, elle en avait
plus que son compte !
Tentant d’y voir clair, elle chercha à arrêter une ligne de
conduite. Allait-elle s’enfuir à la première occasion ? Ou bien
allait-elle accepter de rester avec Ryan ?
Non, cela elle ne le pouvait pas ! Pas lorsque Fiona rôdait en
arrière-fond de leur relation douce-amère… Mais… considérant
l’amour violent qu’elle ressentait pour Ryan, aurait-elle le
courage de le quitter ?
Elle n’avait toujours pas réussi à prendre une décision lorsqu’il
revint, nanti de deux paquets-cadeaux, et lui lança :
— On y va ?
Elle le suivit, en se demandant si l’un de ces présents était
destiné à Fiona.
Le joaillier les escorta jusqu’au seuil, et, au moment d’ouvrir la
porte, souhaita à Madeleine « un très heureux anniversaire », en
glissant au creux de sa main un petit paquet enveloppé de papier
argent. Elle le remercia par un sourire qui fit la conquête de Carl
Brand.
Sur le trottoir, Ryan la délivra du présent de Brand, le logeant
avec le reste dans les vastes poches de sa veste en cuir. En
voiture, Madeleine dut lutter contre une irrésistible envie de
dormir, due sans doute à la fatigue de la journée et au
champagne… Mais le trafic ralentissait leur progression vers
Denver Court, et lorsque Ryan, la voyant somnolente, l’attira
contre son épaule, elle se laissa faire. Avec une sensation intense
de soulagement, de tranquillité paisible, elle s’endormit tandis que
la neige tombait doucement sur Londres.
Un long moment plus tard, éveillée, alerte et reposée, elle
traversait avec lui le hall de l’immeuble résidentiel de Denver
Court.
Quand ils se retrouvèrent dans l’appartement « plein-ciel »,
elle constata avec un pincement au cœur que rien n’y avait
changé. Les lieux étaient tels qu’elle les avait découverts lorsque,
plus d’un an plus tôt, elle était venue vivre ici avec Ryan. Seule
différence, la terrasse et le jardin étaient nappés d’une fine
couche de neige.
Elle regarda tourbillonner les flocons en songeant à ce bonheur
passé… Il n’était pas bon de revenir ainsi en arrière. Mais c’était
plus fort qu’elle.
Il lui semblait revivre cet été merveilleux, sentir la tiédeur du
soleil, le parfum des roses du patio, la douceur des baisers de
Ryan…
— A quoi penses-tu ? murmura Ryan à son oreille.
— Pardon ? fit-elle en tressaillant, et en constatant qu’il l’avait
rejointe près de la baie vitrée.
— Tu semblais à des milliers de kilomètres, dit-il. Ton
expression était tendre, concentrée, comme si, dans ton monde
imaginaire, quelqu’un te faisait l’amour.
Il la vit rougir, et observa :
— J’ai touché juste, on dirait. De qui s’agit-il ? Moi ?
Comme elle demeurait muette, il ajouta en haussant les épaules
:
— Du moment que ça te plaisait, aucune importance.
Il alla déposer leurs achats de chez Harrod’s sur une
méridienne de velours pêche, puis l’aida à se défaire de son
manteau. A cet instant, le téléphone du séjour sonna.
— Excuse-moi, dit Ryan, c’est probablement le coup de fil
que j’attends.
Il s’éclipsa dans la pièce voisine et referma la porte derrière
lui. « Fiona ? » se demanda Madeleine. Elle était contente qu’il
n’y eût pas un deuxième appareil sur la table de chevet. Elle
n’aurait peut-être pas résisté à la tentation d’écouter. Mais Ryan
ne voulait pas d’un téléphone dans les chambres. Il refusait,
disait-il, qu’on le dérange lorsqu’il dormait ou faisait l’amour.
Se rappelant soudain qu’il avait parlé d’un dîner au Starlight
Room, elle prit conscience qu’elle devait se préparer et
commença à défaire les paquets. Elle déposa sur le dossier d’un
fauteuil capitonné la robe de soirée que Ryan avait élue : un
fourreau de coupe superbe, effleurant les chevilles, en mousseline
de soie mordorée — une couleur qu’elle n’aurait jamais osé
choisir elle-même.
Elle avait été éblouie par son propre reflet, quand elle l’avait
passée chez Harrod’s. Après avoir posé sur elle un long regard,
Ryan avait décrété : « Nous la prenons. » Avaient suivi une étole,
une pochette, des sandales et des bas de soie, en harmonie avec
la toilette. Et des dessous d’une délicatesse infinie. Jamais elle
n’aurait rêvé pouvoir se parer un jour de vêtements aussi raffinés,
aussi distingués. Et maintenant encore, en les sortant de leurs
emballages, elle éprouvait un frisson de plaisir…
« Tu ne dois pas ressentir ces choses ! » se réprimanda-t-elle
sévèrement. Elle ne devait pas se laisser bercer par ces cadeaux,
qu’il offrait peut-être pour soulager sa conscience.
S'il en avait une ! Vu le traitement qu’il avait réservé à Fiona!
Contemplant l’aigue-marine qui ornait son doigt, Madeleine se
demanda pour la énième fois pourquoi elle continuait à aimer
Ryan alors qu’elle le savait capable de malmener une femme, et
d’en contraindre une autre — elle-même — à des fiançailles de
comédie « pour la galerie ».
Tout aurait été si différent, s’il l’avait aimée ! Elle n’aurait
même pas attaché d’importance au fait qu’ils n’étaient pas
mariés… Mais Ryan ne l’aimait pas. Il la désirait, c’est tout.
Et elle ne devait pas oublier ce fait, elle ne devait pas faiblir.
Or, si elle restait, elle s’amollirait !
Elle devait trouver le moyen de s’évader, et vite. Une fois de
retour à Hethersage, elle serait piégée. Il fallait donc qu’elle lui
fausse compagnie ce soir.
A en juger par les propos qu’il avait tenus dans le taxi, il était
sûr d’avoir barre sur elle. Il baisserait donc sa garde. En mettant
un moment favorable à profit, elle pouvait sauter dans un taxi —
en comptant sur Eve et Mark pour qu’ils paient la course. S'ils
étaient sortis, elle s’arrangerait !
Poussée à agir, à présent que sa décision était prise, elle se mit
en devoir de se préparer. Elle ôta la bague et les petites créoles
en or qu’elle portait aux oreilles, défit ses cheveux, et prit le sac
de toilette et le déshabillé acquis chez Harrod’s. Quand elle entra
dans la salle de bains, Ryan n’était toujours pas revenu de la
pièce voisine.
9.
Un quart d’heure plus tard, quand elle sortit du bain, fraîche et
parfumée, le déshabillé ondoyant autour d’elle, il était allongé sur
la méridienne. Il la saisit par la main et l’attira à côté de lui,
nichant son visage au creux de son cou.
— Mmm, tu sens bon ! dit-il.
Le cœur et les sens aussitôt emballés, elle chercha à se raidir,
à dompter sa faiblesse. Il ne parut pas se formaliser de son
manque de réceptivité. Désignant les quatre petits paquets
déposés près de lui, il déclara :
— Tu as tout le temps d’ouvrir tes cadeaux d’anniversaire
avant nos préparatifs.
Puis il lui tendit le paquet le plus proche. C'était la petite boîte
que Carl Brand lui avait remise. Elle en ôta l’emballage pour
découvrir un étui à bijoux en filigrane d’argent, conçu pour
contenir une dizaine d’anneaux. Un article de grand prix, de toute
évidence. Elle en conclut qu’il avait le plus grand respect pour la
clientèle de Ryan !
Le deuxième paquet contenait une carte de vœux réalisée à la
main et un flacon de parfum — présents de Katie. Elle en fut si
émue qu’elle se retint à grand-peine de pleurer. Diane avait joint
pour sa part une savonnette et une huile de bain du même
parfum, Janvier, le préféré de Madeleine.
— Comment ont-elles su la date de mon anniversaire ?
demanda-t-elle à Ryan.
— Apparemment, tu l’avais précisée une fois à Katie, et elle
s’en est souvenue. Quand elles ont su que je comptais t’emmener
en ville pour t’acheter un cadeau, elles ont voulu se joindre à moi
pour te surprendre. C'est pour ça qu’elles ne t’en ont pas
parlé…
Ryan prit alors le dernier paquet, et le lui tendit en disant :
— Heureux anniversaire !
Elle vit, après l’avoir délivré du papier d’emballage, qu’il
s’agissait de l’écrin en cuir bleu de chez Marshall & Brand. Le
cœur soudain serré, elle se contenta de le regarder.
— Tu ne l’ouvres pas ? fit Ryan.
Comme elle tentait de s’exécuter avec des doigts tremblants, il
lui prit l’écrin des mains et l’ouvrit. Involontairement, elle laissa
échapper un soupir.
Sur le velours de présentation, un somptueux collier en or,
orné de six aigues-marines superbes, côtoyait des pendants
d’oreilles assortis, tout aussi ravissants. Alors qu’elle contemplait
la parure dans un silence abasourdi, Ryan suggéra :
— Si tu les essayais ?
Il lui laissa mettre les pendants d’oreilles et admira l’effet
obtenu. Mais il tint à attacher lui-même le collier, et effleura sa
nuque d’un baiser après avoir assujetti le fermoir. Elle en resta
toute frémissante.
— Oui…, murmura-t-il, la faisant pivoter face à lui. Bien sûr, il
faudrait le porter à même la peau…
Il écarta les pans de son déshabillé et elle sentit les pierres
glisser sur son décolleté, fraîches sur sa peau tiède. Captant son
reflet dans le miroir, elle vit que la parure avait l’exacte couleur
de ses yeux. Une émotion la saisit.
— Tu vas sans doute me dire que, en dépit de la bague, tu te
sens entretenue ?
Furieuse de son moment de faiblesse, elle répliqua :
— Et que voudrais-tu que je ressente ?
— Puisque c’est ainsi, autant que j’en aie pour mon argent!
Il la fit lever de la méridienne, dénoua la ceinture du peignoir et
fit couler à terre le vêtement soyeux. La soulevant entre ses bras,
il la porta jusqu’au lit et l’y allongea. Il se déshabilla, ensuite, puis
resta un instant à la contempler, tel un sultan en son harem, face à
sa favorite.
Elle était belle avec son corps mince aux courbes élégantes. Et
plus encore… Son physique, à la fois terrien et exotique, le
fascinait. Quand il s’allongea auprès d’elle, elle se raidit. Mais,
s’il avait pu, dans un bref instant de colère, être tenté de lui
imposer sa volonté, il n’était pas homme à recourir à la force
avec une femme…
Il lui donna un baiser tendre, assorti de caresses douces qui
mirent à bas toutes les résistances qu’elle comptait lui opposer.
Quand il s’aventura vers le cœur de sa féminité, et lui arracha un
léger cri de volupté, il murmura :
— Laisse-toi aller à ton plaisir…
C'était une injonction inutile. Elle brûlait déjà d’un feu liquide,
et il lui fit éprouver savamment, à plusieurs reprises, d’infinis
plaisirs. Quand, enfin, elle sentit son poids viril sur elle, elle avait
l’impression de ne plus avoir rien à donner… Il lui prouva qu’elle
se trompait.
Ensuite, cependant, elle recouvra ses esprits, et déplora sa
faiblesse. Une fois de plus, elle s’était laissé manipuler, séduire.
Elle s’était laissé prendre à son déploiement de tendresse feinte.
Et rien n’avait changé.
Comme s’il lisait dans ses pensées, et que cela le perturbait, il
s’écarta d’elle, se redressa au bord du lit, et décréta en lui
donnant un baiser fugitif :
— Il est temps de nous préparer…
Elle élevait les mains pour ôter la parure, quand il l’interrompit
d’un geste, précisant d’une voix douce mais dont le caractère
implacable ne lui échappa pas :
— Je tiens à ce que tu les portes. Et la bague aussi…
Elle sentit que toute résistance était inutile. Peu importait, elle
pourrait toujours s’arranger pour que Eve et Mark lui rapportent
les bijoux, et récupèrent ses affaires, pensa-t-elle en le regardant
gagner la salle de bains, et en se laissant fasciner, une fois de
plus, par la splendeur de sa nudité mâle, digne d’une statue de
Michel Ange.
Quand il reparut, fraîchement douché et en habit, elle ressentit
plus fortement encore son magnétisme. Tout en achevant de
parfaire son maquillage, elle regretta intensément de devoir le
quitter. Elle aurait tellement aimé que les choses fussent
différentes !
Immobile, il la contempla, moulée dans son fourreau mordoré,
parée des aigues-marines, chaussée de délicates sandales, un
élégant chignon dégageant la ligne pure de son cou. Mal à l’aise
sous son regard trop intense, elle demanda avec inquiétude :
— Est-ce que je suis présentable ?
Il eut ce demi-sourire en coin qui ne manquait jamais de
l’émouvoir, et déclara d’une voix rauque :
— Mon amour, tu es un enchantement.
Troublée, elle le laissa lui draper son étole sur les épaules —
non sans penser qu’un manteau eût été préférable pour son
projet de fuite. Et elle le suivit.
Le Starlight Room était situé au sommet d’un immeuble, à
l’autre extrémité du complexe résidentiel, au-delà d’une vaste
patinoire qui se métamorphosait en piscine une fois l’été venu.
La vaste et haute salle en rotonde, au plafond bleu et clouté
d’étoiles, offrait un panorama de rêve sur Londres enneigé.
Madeleine, qui n’y avait jamais pénétré, ne put retenir un frisson
d’excitation en découvrant les lieux. Ils étaient aussi féeriques,
luxueux et glamour que dans son imagination, et la majorité des
tables, placées chacune en regard d’une baie, accueillaient des
convives en tenue de soirée. Des senteurs de parfum français
flottaient dans l’air, de somptueux bijoux brillaient au cou des
femmes.
En temps ordinaire, la jeune femme ne se serait pas sentie à sa
place au milieu de tout ce luxe. Mais ce soir, elle avait
conscience, non sans fierté, d’être une des femmes les mieux
vêtues, et d’avoir pour escorte l’homme le plus sublime et le plus
fascinant.
Alors qu’on les conduisait jusqu’à une table de six, et non de
deux, comme elle l’avait anticipé, elle coula un regard vers Ryan,
s’attendant à ce qu’il rectifie l’erreur du maître d’hôtel. Il ne pipa
mot. Dès qu’ils furent assis, un sommelier se présenta avec une
bouteille de champagne.
— Pas encore, merci, lui dit Ryan.
Puis, il se tourna vers elle.
— Allons-nous réaliser la première étape de ton rêve ?
demanda-t-il.
Abandonnant sa pochette de soirée sur la table, elle se laissa
entraîner entre ses bras, sur la piste centrale. Il y avait plus d’un
an qu’ils n’avaient pas dansé ensemble. Tandis qu’ils évoluaient
au rythme envoûtant de la musique, elle se rappela son bonheur
d’alors… Même en cet instant, Ryan avait le don de rendre
l’exercice follement romantique. S'il en avait été autrement entre
eux, elle aurait volontiers dansé avec lui la nuit entière !
Comme l’orchestre latino cessait de jouer dans un tonnerre
d’applaudissements, ils retournèrent vers leur table. Soudain,
Madeleine s’immobilisa net, en voyant les convives qui s’y étaient
installés dans l’intervalle. Elle était médusée.
Ryan lui passa un bras autour de la taille pour l’entraîner
doucement jusqu’à sa place. A la table, tout sourires, Eve et
Dave, Mark et une jeune femme — Zoé sans doute, les
attendaient. Ils portaient des toilettes superbes.
D’un seul mouvement, ils se levèrent et entonnèrent en chœur :
— Joyeux anniversaire, Maddy !
Puis Eve, s’écria :
— Tu es magnifique !
Elle se pencha et l’embrassa sur la joue, aussitôt imitée par
Mark. Les trois hommes se saluèrent ensuite très amicalement.
Depuis quand Ryan et Mark s’entendaient-ils comme larrons
en foire ? se demanda Madeleine, de plus en plus étourdie.
Tandis que Mark présentait sa compagne, et désignait
Madeleine comme « la fiancée de Ryan », chacun prit place à
table. Madeleine les imita, sans plus savoir où elle en était ! Prise
entre les sourires, les commentaires, le jeu des présentations des
uns et des autres, et la tendre comédie de Ryan, elle restait
hébétée.
— Fais voir, ordonna soudain Eve, installée près d’elle, en lui
prenant la main pour admirer sa bague. Quelle merveille !... Je
dois avouer que lorsque Ryan m’a expliqué de quoi il retournait,
et qu’il m’a demandé mon aide, j’étais plutôt inquiète. Mais je
suis vraiment contente de voir que tout s’est si bien arrangé…
« Quels mensonges Ryan a-t-il pu bien raconter pour gagner si
facilement la complicité d’Eve et de Mark ? » s’étonna
Madeleine, de plus en plus abasourdie.
— Et pour couronner le tout, continua Eve, le Starlight Room
! J’en ai eu le souffle coupé, quand j’ai su que nous dînerions ici.
Malheureusement, nous ne pourrons pas nous attarder avec vous
après le repas. Nous avons des places au premier rang pour
Sérénade, grâce à Zoé, qui en est une des scénaristes !
Sur un signe de Ryan, le serveur apporta le champagne, et les
toasts fusèrent. Chacun fit son choix dans les menus et, avant
l’arrivée des hors-d’œuvre, les amis de Madeleine lui offrirent les
cadeaux qu’ils lui destinaient. Elle les accepta dans une sorte
d’état second, avec des remerciements chaleureux dictés par elle
ne savait quelle partie d’elle-même. Tout lui paraissait totalement
irréel. Elle avait l’impression de participer à une sorte d’étrange
comédie.
Le repas se déroula dans l’excitation et la joie générales. Et
celle-ci fut à son comble lorsque Dave, déclarant que la soirée
s’y prêtait particulièrement, produisit une bague de fiançailles et
demanda solennellement Eve en mariage. Passé le premier
moment d’émotion intense, le brouhaha reprit de plus belle. Si
Ryan parlait peu, et Madeleine moins encore, personne ne parut
s’en formaliser, ni même s’en apercevoir.
Puis, soudain, alors qu’ils achevaient le café, un serveur
apparut, murmurant que le taxi attendait. En un instant, les quatre
invités eurent remercié leur hôte, et fait leurs adieux. Eve étreignit
son amie, lui murmurant :
— Téléphone-moi, que nous ayons une vraie discussion toutes
les deux.
— Bonne soirée au théâtre ! lança Ryan.
Figée comme une statue, Madeleine regarda disparaître le
quatuor.
Elle se sentait vide. Maintenant qu’il était trop tard, elle s’en
voulait de s’être comportée comme si tout était normal !
N’aurait-elle pas dû, au contraire, dénoncer la duplicité de Ryan
? Révéler la fausseté et la cruauté de son attitude envers elle ?
En réalité, elle n’avait pu se résoudre à révéler le pot aux roses
en présence de Zoé et de Dave, qu’elle connaissait à peine. Elle
n’avait pu consentir à perturber la soirée, à gâcher le moment de
merveilleux bonheur que Dave avait réservé à Eve. Ryan avait-il
misé sur tout cela lorsqu’il avait organisé ce dîner ? Ou bien était-
il convaincu, dans sa prétention masculine, qu’elle ne le quitterait
pas ?
— Tu veux danser ? lui demanda-t-il, ne manifestant plus,
soudain, qu’une distance polie.
Elle refusa d’un signe.
— J’aimerais savoir ce que tu as dit à Eve pour gagner son
soutien.
— La vérité.
— Elle la connaissait déjà !
Ryan eut un regard flamboyant.
— Elle savait uniquement ce que tu lui avais raconté. Et ce
n’était pas la vérité.
— Si tu t’imagines qu…
Il posa un doigt sur ses lèvres pour la faire taire.
— Il est grand temps que nous nous expliquions, lui dit-il.
Mais pas ici. Nous devons rentrer et discuter avec honnêteté et
franchise.
Troublée par le contact léger de sa main, et par son
expression, elle se surprit à hésiter. Elle désirait connaître
l’explication du revirement d’Eve et de Mark… Mais… et si
c’était encore un subterfuge de Ryan ? Il était passé maître dans
ce genre de manigances…
Déjà, il l’entraînait, et elle se laissait faire.
— Tu promets de ne pas m’empêcher de partir après que
nous aurons parlé ? demanda-t-elle.
— Si tu le désires toujours après m’avoir entendu, je jure que
je ne te retiendrai pas.
Elle soupira. Qu’aurait-il bien pu lui dire qui fût susceptible de
modifier radicalement la situation ? Et de la convaincre de rester
?
Quand ils furent dans l’appartement, il lui suggéra de se mettre
à l’aise tandis qu’il allumait le feu dans la cheminée. Elle avait
envie de changer de vêtements, et passa dans la chambre sans se
faire prier.
Son premier geste fut d’ôter la bague, le collier et les pendants
d’oreilles pour les ranger à l’abri dans leur écrin. Puis elle remisa
son étourdissante toilette dans le dressing. Elle enfila alors la
tenue qu’elle avait quittée pour passer la robe du soir. Si Ryan
espérait la voir paraître en déshabillé, pensa-t-elle avec un regain
d’humour, il allait en être pour ses frais !
Quand elle retourna dans le salon, un grand feu flambait dans
la cheminée, et des verres de porto et de cognac étaient servis
sur la table basse. Elle hésita un instant sur le seuil et Ryan
l’enveloppa d’un regard ironique. Il ne fit aucun commentaire,
cependant, sur ses bottes et son tailleur.
Il avait ôté son veston et son nœud papillon, défait les deux
premiers boutons de sa chemise de soirée et en avait roulé les
manches jusqu’aux coudes.
Un éclat de charbon maculait sa joue. Comme elle y fixait
involontairement le regard, il eut un geste instinctif pour se
nettoyer — ce qui provoqua une traînée noire. Sans réfléchir, elle
prit un mouchoir en papier qu’elle humecta avec sa langue pour
essuyer la tache.
Prenant conscience de son geste, agacée, elle lâcha le
mouchoir sur la table.
— C'était idiot, dit-elle.
— Pas du tout, c’était adorable, rectifia Ryan, en lui prenant la
main pour la porter à ses lèvres.
Nerveuse, elle s’assit dans le fauteuil le plus proche. Il se mit
alors à genoux devant elle pour lui ôter ses bottes. Elle fronça les
sourcils.
A sa grande surprise, il éclata de rire, et, sans même l’avoir
voulu, elle sourit.
— Voilà qui est mieux ! approuva-t-il. Bon, et maintenant, un
peu de porto ?
Elle prit le verre qu’il lui tendait, puis Ryan s’empara du verre
de cognac et s’assit dans le fauteuil situé en face du sien.
— Tu as ôté la bague, remarqua-t-il.
— Oui, je… Je ne voulais pas la porter. Je ne comprends pas
que tu aies insisté pour l’acheter.
Il répondit avec légèreté :
— Je crois beaucoup aux premières fois, et je n’avais jamais
acheté de bague de fiançailles, auparavant.
— Tu en as acheté une pour Fiona, lâcha-t-elle.
Là, ça y était, elle avait livré ce qui lui pesait sur le cœur!
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? demanda Ryan en haussant
un sourcil.
La voyant hésiter, il insista :
— Il me semblait entendu que nous aurions une explication
franche.
— Eh bien… Elle est venue me voir à la clinique, une fois. Elle
m’a déclaré que vous étiez fiancés.
— Nous ne l’avons jamais été, assena catégoriquement Ryan.
— Elle portait une bague ! Avec une émeraude carrée.
— Sa grand-mère lui en a donné une. Un héritage de famille,
disons. Pour son vingt et unième anniversaire. Tu n’as qu’à
vérifier auprès d’Harriet, si tu doutes de moi.
— Oh…
— Que lui as-tu dit, lorsqu’elle t’a affirmé qu’elle était ma
fiancée ?
Madeleine ne put réprimer une crispation au rappel de la
souffrance et de l’humiliation que cette annonce lui avait causées.
— Je lui ai répondu que je l’ignorais.
— Elle s’est montrée méchante avec toi ?
— Pas vraiment. Elle a prétendu que je n’étais pas
responsable. Que les femmes se jetaient à ta tête, que tu étais
bien pardonnable d’en profiter, et que si ce n’avait pas été moi, il
y en aurait eu une autre.
— Et qu’a-t-elle dit encore ? fit Ryan en plissant les yeux.
Domptant une ultime hésitation, Madeleine se décida à faire un
récit complet, sans rien omettre. Quand elle lui mentionna le «
marché financier » conclu par le père de Fiona en échange de la
promesse de mariage, et l’affirmation de Fiona, déclarant que
Ryan n’avait pas demandé mieux que d’accepter puisqu’ils
étaient déjà amants, elle lui vit soudain une expression glaciale.
— Et tu as cru ça ? fit-il.
— Ce n’était pas la vérité, peut-être ?
— Non, bon sang ! s’exclama-t-il en posant brutalement son
verre sur la table. Je n’ai jamais été l’amant de Fiona, et je n’ai
jamais conclu aucun accord avec mon parrain !
De toute évidence, il était furieux. Madeleine n’en continua pas
moins :
— Pourtant, tu as hérité de l’empire Charn lorsqu’il est mort.
— Certes. Christopher avait toujours eu l’intention de me le
léguer. Mais après avoir placé une considérable somme d’argent
en fidéicommis pour Fiona, il a traversé une période houleuse.
Pendant les dernières années de sa vie, il a dû affronter de
sévères problèmes financiers. Au moment où il me l’a avoué, et
m’a demandé mon aide, le soi-disant empire était au bord de la
faillite. C'est uniquement grâce à mon apport et mon soutien
financier qu’il a surnagé…
Etait-ce à cela que Diane avait fait allusion, se demanda
Madeleine, lorsqu’elle avait affirmé que Ryan avait défendu
Christopher « bec et ongles » ?
— Quand il est mort, conclut simplement Ryan, j’avais insufflé
tellement de capitaux dans l’affaire qu’elle m’appartenait déjà
virtuellement.
Cette fois, il ne mentait pas, Madeleine en avait la certitude.
10.
Accablée, désespérée de l’avoir méjugé si longtemps, elle le
dévisageait en silence.
La voyant anéantie, Ryan ravala sa colère.
— Fiona a-t-elle ajouté d’autres choses ? s’enquit-il.
— Que vous auriez déjà été mariés si elle n’avait pas été
atteinte d’une grave maladie du sang…
— Continue, je t’écoute.
Cette scène était si bien gravée dans l’esprit de Madeleine
qu’il lui semblait encore entendre résonner les moindres mots de
Fiona. Elle répéta donc tout ce que cette dernière lui avait appris
sur sa maladie, sur son séjour en clinique et sur l’infidélité
inévitable de Ryan, confronté à une trop longue solitude. Quand
elle en arriva au moment où Fiona avait découvert sa grossesse,
ce qui avait compliqué la situation et s’était terminé par la perte
du bébé, Ryan murmura d’un air sombre :
— Et tu as cru que cet enfant était de moi ?
— Eh b…Bien… ou…Oui…, balbutia Madeleine, en pleine
détresse, choquée. J’ai été horrifiée de découvrir que, pendant
que j’étais ta maîtresse, ta fiancée avait subi des épreuves aussi
dures…
Visiblement médusé, Ryan lâcha d’un ton incrédule :
— Parce que tu as prêté foi à ces propos ? Tu as vraiment cru
que j’étais capable de vous traiter, elle et toi, d’une manière aussi
ignoble ?
— Je suis déso…, commença Madeleine.
Elle n’osa même pas achever ses excuses tant Ryan semblait
fou de rage.
— Jamais ce bébé n’aurait pu être le mien. Il n’y a jamais rien
eu du tout entre Fiona et moi, dit-il avec une fureur contenue.
Pourquoi, alors, se demanda Madeleine, Fiona avait-elle
proféré de tels mensonges ?
Ryan reprit avant qu’elle ait pu formuler son interrogation :
— Je devrais plutôt dire qu’il n’y a jamais rien eu de mon
côté. Je l’ai toujours considérée comme une sœur, une sœur
tendrement aimée, et l’ai toujours traitée comme telle.
Malheureusement, elle s’est entichée de moi. J’ai escompté que
cela lui passerait une fois qu’elle serait au loin, en fac. Mais cela
n’a pas été le cas. Lorsque je lui ai fait clairement comprendre
qu’il n’y aurait jamais aucune relation de cette sorte entre elle et
moi, que je la considérais comme une sœur et rien d’autre, une
sorte de rupture s’est produite en elle. Elle s’est mise à sortir
avec une ribambelle d’hommes… J’imagine que le père était l’un
d’eux…, soupira Ryan.
— Je suis désolée… vraiment navrée de t’avoir blâmé pour
tout cela…, murmura Madeleine, abattue. Je… je ne voulais pas
croire que tu avais pu traiter de cette manière une pauvre femme
malade…
Voyant l’expression de Ryan, elle fut portée à ajouter :
— A moins… que sa maladie aussi n’ait été un mensonge?
— La maladie du sang en est un, oui. Mais elle a été
malade… Elle a été soignée dans des cliniques de
désintoxication, pour dépendance à l’alcool et à la drogue.
Madeleine ne put réprimer un haut-le-corps, à cette terrible
annonce.
— Elle a subi de mauvaises influences, soupira Ryan, et quand
nous nous sommes rendu compte qu’elle était toxicomane, il était
trop tard. Ce fut un vrai cauchemar. Chaque fois qu’elle sortait
de traitement, nous espérions qu’elle en avait fini avec la
dépendance. Mais elle rechutait, et elle faisait des scènes
horribles quand ses parents tentaient de la renvoyer en
traitement. Comme Christopher a longtemps été malade avant de
mourir, et que Harriet était hors d’état d’assumer tout cela, c’est
moi qui ai dû prendre Fiona en charge… Tu te souviens du jour
où je devais t’accompagner à l’exposition de Jonathan Cass et
où je n’ai pas pu venir ?
— Oui, bien sûr. Je m’étais fait un sang d’encre, j’avais peur
qu’il te soit arrivé quelque chose de grave. Mais tu étais dans une
humeur bizarre. Tu n’as pas voulu me donner d’explications.
— Je ne pouvais pas t’en donner, plus exactement. J’avais
accompagné Fiona en clinique, et veillé à son installation. Quand
j’ai voulu partir, elle a fait une crise d’hystérie. Je n’ai pas eu le
cœur de l’abandonner comme ça. Je me sentais coupable, en
partie responsable. Il me semblait que les choses auraient été
différentes si j’avais pu lui rendre son amour… Quand j’ai tenté
de te téléphoner pour t’avertir de mon retard, elle m’a arraché
mon portable des mains et l’a fracassé contre le mur. Après, elle
s’est lancée dans une série de récriminations, et pour finir, elle
m’a griffé la joue…
Ainsi, c’était ça ! pensa Madeleine, se remémorant les
égratignures fraîches qui avaient marqué la joue de Ryan, ce
jour-là.
— Elle avait appris ton existence je ne sais comment, continua
Ryan, et elle était folle de jalousie. Je ne m’étalerai pas là-dessus,
mais ce fut un des pires moments de ma vie.
Honteuse de ne pas s’être montrée plus aimante et
compréhensive, Madeleine soupira :
— Je regrette que tu ne m’aies rien dit.
— Sur le moment, je ne m’en sentais pas le droit. Avec le
recul, je regrette de m’être tu.
— Si j’avais su ça, je n’aurais pas cru Fiona. Je n’aurais pas
supposé que tu profitais de moi et…
Madeleine se tut brusquement, se remémorant sa riposte.
— … envoyé cet e-mail de représailles ? acheva Ryan,
lugubre.
— Ce n’était pas par représailles, non !
— Pourquoi ne t’es-tu pas ouverte franchement à moi ?
Pourquoi ne m’as-tu pas rapporté les propos de Fiona ? Et
pourquoi, bon sang, as-tu joué cette comédie avec Mark lorsque
je suis venu te trouver pour comprendre ce qui se passait?
— Pour préserver ma fierté, avoua Madeleine.
— J’avais beau avoir lu ton courriel, j’ai été secoué. Je n’en
croyais pas mes yeux, en fait. J’étais fou de rage, jaloux comme
un tigre. Même après que Eve m’a dit que Mark et toi étiez
comme frère et sœur, je…
— Quand t’a-t-elle dit ça ? l’interrompit Madeleine.
— Quand je suis allé la voir à la clinique.
— Et pourquoi es-tu allé la voir ?
Pour Madeleine, c’était là la question capitale.
— A la suite d’un commentaire de Fiona à l’annonce de ton
retour en Angleterre, Harriet s’est convaincue que sa fille était
responsable de notre rupture. Vu la scène à laquelle j’avais
assisté entre Mark et toi, je n’y croyais guère. Mais j’ai décidé
d’en avoir le cœur net. Alors, j’ai téléphoné à Fiona, et je ne l’ai
pas lâchée avant qu’elle se décide à parler. Elle ne m’a pas
avoué le tiers du quart de ce qu’elle avait fait ! Cependant, elle a
admis s’être présentée comme ma fiancée. Elle le regrettait
amèrement, mais elle n’avait jamais eu le courage de l’admettre.
Après ça, je me suis posé quantité de questions, évidemment.
Alors, je suis allé trouver Eve, elle devait savoir de quoi il
retournait, selon moi. Son attitude a d’abord été hostile. Puis,
quand j’ai mis cartes sur table, elle m’a fourni toutes les
informations que je désirais. Elle m’a même appris qu’elle était en
train de te chercher un job. Tu connais la suite.
Ryan poussa un soupir, et ajouta :
— Malheureusement, quand tu es arrivée, je n’ai pas très bien
géré les choses. C'est le moins qu’on puisse dire ! Je me suis
comporté avec toi en parfait salaud. Je comprends que tu veuilles
t’en aller. Mais j’espère que tu voudras rester.
— Je… il y a une chose que j’aimerais savoir.
— Je t’écoute.
— Diane m’a dit que Fiona va bien, maintenant. Mais…
— Quelques semaines après avoir appris qu’elle était tirée
d’affaire, elle a épousé le plus jeune fils de George Rampling, et
ils se sont installés à Edimbourg. Ils ont eu un bébé il y a un mois.
Harriet et George sont fous de joie.
— Alors, c’est là-bas qu’ils passent Noël. Harriet m’a
informée qu’ils partaient en Ecosse.
— C'est exact. Est-ce que… ça te convainc de rester, au
moins pour ce soir ?
— Si je reste…
— Ce sera selon tes propres règles, coupa Ryan. Je te
promets de n’exercer aucune pression, et de te laisser réfléchir
comme tu l’entends.
— En ce cas, d’accord.
Ryan ne put dissimuler son soulagement.
— Je meurs de sommeil, reprit-elle dans un bâillement, en se
mettant debout. J’aimerais aller me coucher.
— Seule ?
— Seule.
— Alors, bonne nuit, dit Ryan, déposant un baiser sur sa
main.
Madeleine était si épuisée qu’elle se prépara dans un état
second, et s’endormit d’un sommeil de plomb à l’instant même
où elle fut allongée entre les draps.

***
Le lendemain matin, cependant, alors qu’elle savourait seule
un somptueux petit déjeuner apprêté par Ryan — qui le lui avait
apporté au lit —, elle tenta de réfléchir.
On était à la veille de Noël, et il ne lui avait pas caché qu’il
aurait aimé passer les fêtes à Hethersage, avec elle. « En tant que
simple invitée », avait-il souligné. Touchée par sa prévenance, sa
délicatesse, elle avait eu toutes les peines du monde à ne pas le
rappeler auprès d’elle lorsqu’il s’était éclipsé…
Elle regrettait amèrement de ne pas avoir eu confiance en lui,
et d’avoir détruit ce qu’ils auraient pu continuer à partager. Mais
personne ne pouvait revenir en arrière. Le passé était le passé.
Une seule option s’ouvrait à elle, désormais : aller de l’avant. Ou
du moins, essayer.
Alors, se sentait-elle prête à rester près de Ryan, et à lui
donner ce qu’il attendait ? Pouvait-elle accepter une vie
commune alors qu’elle l’aimait et que son amour n’était pas
partagé ?
Après tout, elle n’était pas tenue de trancher tout de suite. Elle
pouvait passer tranquillement Noël à Hethersage… C'était une
bonne occasion de faire le point, non ?
Posant le plateau sur le chevet, elle se doucha et se prépara
rapidement. Puis elle revint vers le plateau, où Ryan avait disposé
une rose pourpre à peine éclose, au parfum capiteux. Elle
enveloppa la tige dans du coton humide, glissa la fleur dans son
sac. Puis elle saisit son manteau, l’écrin à bijoux, et passa dans le
séjour.
Debout près de la baie vitrée, Ryan contemplait le patio
enneigé. Il semblait tendu. Quand il se retourna lentement vers
elle, elle avança jusqu’à lui et lui remit l’écrin.
— Cela signifie-t-il que tu as décidé de ne pas venir ?
— Je… j’accepte de venir en tant qu’invitée.
Le soupir de soulagement qu’il poussa était à peine audible,
mais pourtant Madeleine le perçut parfaitement.

Ils déjeunèrent au Denaught, dans un silence tendu que ni l’un


ni l’autre ne parvinrent à rompre. Puis ils partirent en hélicoptère,
par un radieux temps d’hiver.
Annie, une jeune femme au visage rond, aux yeux bleus et aux
cheveux couleur sable, les accueillit à leur arrivée.
Elle avait préparé l’appartement de Madeleine, où brûlait un
bon feu, et précisa que le dîner serait servi à 19 h 30.
Tandis que la jeune femme traversait le vestibule pour grimper
à l’étage, il lui sembla étrangement qu’elle rentrait chez elle ; que
la vieille demeure la reconnaissait, et était heureuse de la revoir.
Ayant mis la rose dans l’eau, elle se fit du thé, puis, sans même
allumer la lumière, s’installa près de l’âtre flamboyant et savoura
son breuvage. Elle était pensive. Mais, peu à peu gagnée par la
torpeur, elle somnola et finit par s’endormir.
Quand elle rouvrit les yeux, il était l’heure de se préparer pour
le repas du soir. Elle se doucha, passa une robe fourreau bleu
nuit, noua ses cheveux en chignon.
Bien qu’elle s’efforçât d’être calme, son cœur battait à tout
rompre lorsqu’elle poussa la porte du bureau, au rez-de-
chaussée.
Il ne brûlait qu’une seule lumière dans l’accueillante petite
pièce. Ryan était près de la cheminée, et la lueur palpitante des
flammes dessinait des ombres changeantes sur son beau visage,
profondément songeur.
Dès qu’il vit Madeleine, une tension crispa ses traits mais il se
ressaisit très vite et l’accueillit avec courtoisie.
Tandis qu’ils prenaient l’apéritif, il conversa poliment, et elle
s’efforça de l’imiter — bien qu’elle eût le cœur serré au souvenir
de l’intimité qu’ils avaient partagée.
Leur inconfort réciproque se prolongea pendant le repas, et,
au moment où ils se retrouvèrent devant la cheminée du bureau
pour un ultime verre, Madeleine regrettait déjà d’être venue à
Hethersage. Elle guettait le moment de se retirer enfin dans son
appartement !
Les rideaux n’étaient pas encore tirés, laissant voir la neige
tourbillonner au-dehors. Au milieu d’un silence, la jeune femme
constata :
— Voici longtemps que nous n’avions pas eu un Noël blanc.
Mark me l’avait prédit lorsque j’étais encore à Boston…
— Qu’est-ce qui t’a décidée à rentrer en Angleterre ?
demanda Ryan.
— J’avais téléphoné à Eve, et j’ai eu le mal du pays en
l’entendant au bout du fil.
— Tu lui as demandé si tu devais ou non épouser Alan, et je
pense que ce n’était pas une question.
— Oui, soupira Madeleine. Eve a été suffisamment avisée
pour me répondre que le simple fait de quêter son avis prouvait
que je ne l’aimais pas assez pour me marier avec lui. Elle avait
raison.
Le regard de Ryan croisa le sien, et le retint prisonnier. Il dit
doucement :
— Il y a eu un temps où j’espérais que tu m’aimais…
— C'était le cas, avoua-t-elle en dépit de l’étau qui enserrait
soudain sa poitrine.
— Si je t’avais demandée en mariage, aurais-tu accepté ?
Réprimant une hésitation, elle avoua :
— Oui, si j’avais été sûre que tu m’aimais.
— Oh, je t’aimais, oui ! Je t’aimais. Dès que je t’ai vue, j’ai
reçu un choc. J’ai tenté de me convaincre qu’il s’agissait d’une
flambée de désir passionnel, mais je sentais bien que c’était de
l’amour ! De toi, je ne savais rien. J’ignorais ce qui se passait
dans ta tête, si tu étais heureuse ou malheureuse, si tu avais de
l’humour ou non, si tu aimais les enfants, si tu étais bonne ou
mauvaise… Mais j’étais sûr que tu étais celle que j’attendais.
Celle dont je voulais partager la vie. J’avais prévu de te
demander ta main à Paris, de t’emmener place Vendôme pour
choisir une bague…
Madeleine crut que son cœur allait éclater à cette confession.
— C'est pour cette raison que j’ai été anéanti en te voyant
avec Mark. Je ne voulais pas le croire. Je ne l’aurais peut-être
pas cru, si je n’avais pas été conscient, pendant toute la durée de
notre liaison, que tu me dissimulais quelque chose.
Comme elle ne tentait pas de nier, Ryan reprit :
— A chacune de tes absences inexpliquées, je me demandais
si tu voyais un autre homme. Etait-ce le cas ?
— Non.
— Alors, pourquoi ces cachotteries ? Pourquoi ne m’as-tu
jamais dit où tu allais ? Aujourd’hui encore, je ne le sais toujours
pas !
— J’allais dans une clinique voir ma mère, explosa soudain
Madeleine. Elle était dans le coma depuis plus d’un an. Elle avait
été blessée grièvement dans l’explosion qui a tué Colin.
Ryan leva vivement la tête :
— Pourquoi ne m’en as-tu jamais rien dit ?
— Je… je me sentais si coupable…
— Coupable ?
— Oui, dit-elle dans un sanglot. Parce qu’elle s’était trouvée
là… parce que Colin était mort… parce que je ne l’avais pas
réellement aimé…
Ryan s’approcha d’elle et lui prit la main avec douceur.
— Allons, dis-moi tout. Parle, délivre-toi de ça.
Un instant, Madeleine garda le silence. Puis, lorsqu’elle eut
l’impression qu’elle s’était suffisamment ressaisie, elle raconta :
— Colin était un bel homme, très respecté comme professeur.
Quand il m’a manifesté de l’intérêt, je me suis sentie flattée. Je
trouvais sa compagnie agréable, j’appréciais en lui ce que je
prenais alors pour de la maturité. Je me suis imaginé que j’étais
amoureuse de lui, et j’ai accepté de l’épouser. Peut-être que
j’étais à la recherche d’un père, en fait… je n’en sais rien. Dès
que j’ai eu mon diplôme, nous nous sommes mariés à la mairie.
Comme il partageait un appartement avec un de ses collègues, à
l’époque, nous nous sommes provisoirement installés chez ma
mère tandis qu’il cherchait un logement pour nous. Maman et lui
s’entendaient bien, et nous étions encore chez elle lorsque
l’explosion s’est produite…
— Tu n’étais pas sur place ?
— Non. Non, je… je faisais des courses…
— Continue, je t’écoute.
— Très peu de temps après mon mariage, j’ai compris que
j’avais commis une terrible erreur. Je me suis sentie piégée, je
suis devenue nerveuse, et nous avons commencé à nous disputer
pour des riens, je… Enfin, bref. Le samedi, quand nous faisions
les courses de la semaine, maman et moi, Colin nous
accompagnait… Il avait été longtemps célibataire, il était très
soucieux de sa nourriture…
— Je vois…
— L'explosion a eu lieu un samedi, juste avant midi. Si nous
avions suivi nos habitudes, nous serions sortis ensemble, ce jour-
là. Mais j’avais eu une dispute avec Colin, et même maman a dû
sentir que j’avais besoin d’air. Elle a suggéré que j’aille faire les
courses pendant que Colin l’aiderait à terminer la décoration du
salon. Elle venait de faire intégrer une nouvelle cheminée : un
insert. On a découvert, après l’accident, qu’une conduite avait
été endommagée pendant l’installation, et que le gaz qui s’en
échappait s’était sans doute accumulé derrière le carrelage. Colin
fixait des étagères près de la cheminée au moment où ça s’est
produit… avec une perceuse… Quand je suis revenue, maman
et Colin avaient été emmenés d’urgence à l’hôpital. Il était mort
lorsque je suis arrivée là-bas…
— Et, pendant tout ce temps, tu t’es rendue responsable de
ce drame.
— Je l’étais.
— Ne sois pas stupide, dit-il avec douceur. C'était un
accident inévitable, voyons. Si vous étiez partis ensemble ce
jour-là, cela n’aurait tout de même pas manqué de se produire à
un moment ou un autre !
Pour la première fois, Madeleine eut une perception différente
de la catastrophe. L'explication rationnelle de Ryan faisait tomber
ses œillères. Jusque-là, elle n’avait jamais envisagé le caractère
inéluctable de l’explosion.
— Quant à l’erreur que tu as commise en te mariant,
poursuivit Ryan, des tas d’autres gens l’ont faite, la font et la
feront ! Tu n’as pas à t’en vouloir pour ça.
Il vit que Madeleine se sentait mieux, et osa lui demander :
— Et ta mère ?
— Elle est morte quelques jours après notre rupture.
— Seigneur ! murmura Ryan.
— Si elle avait survécu, je ne serais jamais partie aux Etats-
Unis. Mais là, j’avais l’impression qu’il ne me restait plus rien.
J’avais besoin de laisser toute cette tristesse et cette souffrance
derrière moi. Pourtant, j’ai vite compris que c’était impossible…
Il y eut un long silence. Ce fut Ryan qui le rompit :
— Quand j’ai appris ton départ, je m’en suis presque réjoui.
Plus tu étais loin, mieux ça valait, selon moi. Et puis j’ai
découvert que j’éprouvais le besoin de savoir ce que tu faisais,
comment tu allais. Lorsque j’ai su que ton retour était imminent,
je me suis senti terriblement partagé. Ensuite, quand j’ai
découvert ce qui s’était réellement passé avec Fiona, et que Eve
et Mark t’avaient poussée à monter la comédie de « l’autre
homme », j’ai ressenti du soulagement…
— Il y a quelque chose qui m’échappe, le coupa Madeleine.
Puisque tu connaissais la vérité sur Mark et moi, pourquoi as-tu
été aussi horrible ? Pourquoi as-tu parlé de « réparation » ?
— Parce que la colère m’avait gagné. J’étais furieux que tu ne
m’aies pas parlé franchement, que tu aies cru les mensonges de
Fiona, que tu n’aies pas eu confiance en moi… Je t’en ai voulu
de la souffrance que tu m’avais causée, de tout ce temps
perdu… Mais je le regrette, et je m’excuse de t’avoir traitée
ainsi.
« Si j’avais eu foi en lui, pensa-t-elle, il m’aimerait peut-être
toujours, au lieu de ne voir en moi qu’une obsession sensuelle…
» A cette pensée, de grosses larmes jaillirent de ses yeux et
roulèrent sur ses joues.
Ryan se leva, comme pour venir la réconforter, mais, se
reprenant, il se contenta de lui tendre un mouchoir. Elle le prit en
marmonnant un merci et sécha tant bien que mal ses larmes.
S'efforçant de réprimer son angoisse, elle murmura :
— Il se fait tard. Je crois que je vais aller me coucher.
— Je t’accompagne.
Ils grimpèrent l’escalier en silence. Sur le palier, elle espéra
qu’il la prendrait dans ses bras, qu’il l’embrasserait et lui
demanderait de rester…
— Bonne nuit, dit-il en portant sa main à ses lèvres.
Abattue, elle le laissa aller, et rentra dans son appartement où
elle s’apprêta pour la nuit. Quand elle se mit au lit, elle vit que
minuit avait sonné, et que Noël était là. Etrangement, sa fatigue
l’avait quittée. Un long moment après qu’elle se fut couchée, le
sommeil la fuyait encore.
Elle ne cessait de ruminer…
En la quittant, Ryan lui avait apparemment laissé le soin
d’accomplir le premier pas si elle le désirait. Et elle s’avouait à
présent, qu’elle avait envie de rester. Même si leur histoire n’était
pas vouée à une fin heureuse, elle avait envie d’être auprès de lui,
le plus longtemps possible…
Hélas, comment aurait-elle pu s’attarder ici en sachant que
c’était elle qui avait brisé l’amour que Ryan lui portait par son
manque de foi en lui ? Sa fierté le lui interdisait ! Mais…
Ryan n’avait rien à se reprocher, en réalité. S'ils avaient tant
souffert, l’un et l’autre, c’était à cause de sa propre stupidité.
N’avait-elle pas une dette envers lui ?
Si elle ne pouvait pas changer le passé, elle avait tout de même
la possibilité de réparer, ne fût-ce qu’un tout petit peu, ce qu’elle
avait fait.
Elle se leva, ôta sa chemise de nuit pour enfiler un simple
peignoir, et, sans faire le moindre bruit, quitta son appartement et
longea le couloir jusqu’à la chambre de Ryan.
Elle s’y faufila sur la pointe des pieds, sans même avoir frappé
à la porte. Les rideaux non tirés laissaient filtrer la clarté
nocturne, et révélaient la danse des flocons de neige
tourbillonnant sur Hethersage Hall.
Madeleine dénoua son peignoir, l’enleva. Puis, soulevant le
duvet, elle se glissa dans le lit, auprès de Ryan.
Il dormait nu, comme de coutume. Son souffle était doux et
régulier. Se redressant sur un coude, elle déposa un baiser sur
ses lèvres. Presque aussitôt, elle vit briller ses yeux ouverts, dans
les ténèbres, et ses bras virils l’enlacèrent.
— Dois-je en conclure, demanda-t-il d’une voix rauque, que
c’est mon cadeau de Noël ?
— Il te rend heureux ?
— C'est le plus beau que j’aie jamais reçu. J’espère que le
mien sera à la hauteur.
— Qu’est-ce que c’est ?
Il allongea le bras pour allumer la lampe de chevet, et lui remit
un petit paquet. Il contenait un bracelet qu’elle avait admiré chez
Marshall & Brand, et une alliance assortie à la bague de
fiançailles qu’il lui avait offerte.
— Epouse-moi, dit-il simplement.
— M…Mais… tu…Tu avais prétendu que je n’étais qu’une
obsession… que tu ne voulais plus me désirer…
— Quand j’ai dit à Eve que je t’aimais toujours, et que je
voulais que tout recommence, elle m’a affirmé qu’elle était sûre
que tu m’aimais encore. Mais j’en suis venu à m’imaginer qu’elle
s’était trompée. J’ai été pris de panique, et je t’ai assené tout un
tas de choses stupides. Est-ce que tu as toujours de l’amour
pour moi ?
— Oui, avoua Madeleine.
— Alors, dis-moi oui !
— Eh bien, il faudrait peut-être que tu y mettes un peu plus de
persuasion…
Elle ne put retenir un petit cri suraigu lorsqu’il roula sur lui-
même et la cloua soudain sous lui.
— De la persuasion ? Combien ? demanda-t-il. Beaucoup…
— Enormément, répondit-elle. Alors, j’espère que TU seras à
la hauteur.
— Tu peux y compter ! Voyons, nous allons commencer par
un baiser, je pense. Et puis nous verrons comment ça évolue?
Il s’exécuta aussitôt, l’embrassant passionnément.
— Bon début, commenta-t-elle lorsqu’il écarta ses lèvres des
siennes. Et ensuite ?
Ryan ne se fit guère prier pour déployer toutes les ressources
de sa magie sensuelle et elle se laissa emporter dans le monde
obscur, brûlant, incendiaire, du désir.
Au terme de leur voyage magique, ils demeurèrent un moment
blottis l’un contre l’autre, dans la quiétude d’après l’amour, puis
Ryan murmura :
— Alors, qu’en dis-tu ?
— C'était merveilleux… Tes chances d’obtenir un « oui »
viennent d’augmenter considérablement.
— Je suis enchanté d’apprendre que je progresse. Bien sûr, la
« persuasion » dans les règles de l’art demande beaucoup de
temps. Mais qui irait nous reprocher de passer la journée de
Noël au lit ? Personne.
— J’en conviens sans peine, approuva Madeleine avec un
sourire de bonheur.

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