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La maîtresse du prince :

Cela fait huit ans que Phoebe n'a pas revu le


prince Leandro. Huit longues années qui n'ont
pourtant pas suffi à lui faire oublier la sensualité
de leurs caresses et de leurs baisers, ni cette
terrible soirée où Leandro lui a fait comprendre
qu'elle ne serait jamais pour lui qu'une maîtresse
de plus. Elle est donc bouleversée lorsque le roi de
Castaldini lui demande personnellement d'aller
trouver Leandro à New York afin de le convaincre
de prendre la succession du royaume. Si elle ne
peut refuser cette mission de la plus haute
importance, elle se fait néanmoins une promesse :
quoi qu'il arrive, elle gardera ses distances avec
son ancien amant...

Une troublante situation :


Pour rien au monde, Finn ne demanderait de
l'aide à Shane Dwyer, le meilleur ami de son frère.
Irresponsable, coureur de jupons et macho, il
représente exactement le genre d'homme qu'elle
méprise. Hélas, lorsque son appartement est
entièrement dévasté par un incendie, elle n'a
d'autre choix que d'accepter l'hospitalité de Shane,
le temps que des réparations soient effectuées.
Pourtant, si cette cohabitation ne l'enchante
guère, le mépris qu'elle éprouve pour lui laisse peu
à peu place à un trouble des plus étranges : cet
homme qu'elle croyait détester, elle brûle
maintenant de le toucher, de l'embrasser, et de se
perdre entre ses bras...
La maîtresse du prince

Olivia Gates
Titre original :
THE ONCE AND FUTURE PRINCE
Il y a huit cents ans, Antonio D'Agostino
fondait le royaume méditerranéen de Castaldini.
Mêlant influences italiennes et maures, le
royaume était unique en son genre. Mais ce qui
différenciait surtout Castaldini des autres
monarchies du monde, c'était la règle de
succession qu'Antonio D'Agostino avait instaurée.
Constatant qu'aucun de ses fils n'était de taille à
porter la couronne après lui, il décréta que la
succession se ferait non pas par la loi du sang
mais par celle du mérite. Tous les membres du
vaste clan D'Agostino étaient désormais
considérés comme héritiers de la famille royale et
pouvaient prouver leur valeur en tant que
monarque potentiel. Le roi Antonio établit des
conditions strictes, que les candidats devaient
remplir avant de pouvoir prétendre au trône.
Le futur roi devait avoir une réputation sans
tache, une santé de fer, et n'être dominé par
aucun vice. Il lui fallait aussi être issu d'une noble
lignée, de par sa mère comme de par son père.
D'une grande force de caractère et d'un grand
charisme, il devait avoir l'étoffe d'un meneur. Par-
dessus tout, l'héritier du trône devait avoir bâti
seul sa réussite personnelle. Pour finir, il lui
fallait gagner l'approbation unanime du Conseil
royal.
Ainsi en avait-il toujours été. Les hommes du
clan D'Agostino rivalisaient pour mériter la
couronne, jusqu'à ce qu'un prétendant se détache
des autres compétiteurs, et conquière le trône. Le
nouveau prince héritier choisissait ensuite son
Conseil parmi les membres de la famille royale et,
durant son règne, désignait son successeur, afin
que la passation de pouvoir se fasse sans accroc si
jamais il lui arrivait malheur.
La devise du royaume était : Lasci l'uomo
migliore vincere.
« Que le meilleur l'emporte. »
Prologue

— Approche, Phoebe. Je ne vais pas te


mordre. Pas trop fort en tout cas.
Phoebe sentit résonner la voix rauque de
Leandro jusqu'au tréfonds de son être.
Submergée par un flot de sensations, elle
retint son souffle. En fait, elle retenait son souffle
depuis des mois, en attendant, fébrile, qu'il
l'appelle.
Pourtant, maintenant que c'était fait, elle se
sentait toujours aussi oppressée. Leandro se
tenait devant elle, majestueux, et regardait par la
baie vitrée de son luxueux appartement. Les
lumières de Manhattan scintillaient, telles des
constellations aux motifs incompréhensibles.
Mais les sens avides de Phoebe n'enregistrèrent
que lui.
D'abord, son corps puissant, ses cheveux
soyeux aux tons bruns, dont les lumières de la
ville soulignaient les reflets cuivrés. Elle avait les
mains qui picotaient tant elle avait envie de les
empoigner, comme lorsqu'elle tremblait de plaisir
entre ses bras.
Ensuite, son parfum, viril, puissant,
aphrodisiaque, même à cette distance. Cette
distance que, justement, il la priait d'effacer. Il lui
avait pourtant déjà fait traverser plus de six mille
kilomètres pour « approcher ».
Huit heures plus tôt, durant la séance
quotidienne de kinésithérapie de sa sœur Julia,
elle avait reçu un message d'Ernesto — l'homme
de confiance de Leandro, et leur messager secret.
Phoebe avait cru que Leandro l'invitait à un
nouveau rendez-vous clandestin, encore plus
secret que d'habitude, sa situation à Castaldini
étant plus délicate que jamais depuis qu'il avait
démissionné de son poste d'ambassadeur. Mais, à
son arrivée à l'aéroport, il n'y avait aucune trace
de Leandro. On l'avait alors fait embarquer dans
un jet privé et elle n'avait eu plus aucune autre
information durant le voyage de sept heures en
direction de New York.
Elle n'avait pas eu un mot de lui depuis
maintenant quatre mois, Elle avait cru que son
silence était sa façon de lui signifier que tout était
fini entre eux. Apparemment, elle s'était
trompée...
— J'ai eu trente ans il y a deux mois.
Elle sursauta au son de sa voix râpeuse, et
ressentit un pincement au cœur. Il avait eu trente
ans le 26 octobre, elle connaissait la date par
cœur. L'envie de l'appeler ce jour-là l'avait
presque rendue folle. Mais les règles de Leandro
étaient claires. C'était lui qui la contactait,
toujours. Elle en était venue à croire qu'il ne le
ferait plus jamais.
— Joyeux anniversaire, dit-elle d'un ton plus
laconique qu'elle n'aurait voulu.
— En effet. L'anniversaire le plus joyeux qui
soit.
Enfin, il se tourna vers elle. Elle aurait
chancelé, si toutefoi s elle avait été capable de
bouger.
— Rien d'autre à dire, bella malaki ?
« Mon bel ange » L'expression affectueuse,
dans ce mélange d'italien et de maure que lui seul
utilisait, la fit frissonner. Il avança vers elle, tel un
félin vers sa proie, et, dans la faible lumière, elle
entrevit sa chemise, déboutonnée jusqu'à la taille,
révélant des muscles ciselés qui ondoyaient à
chacun de ses pas.
— Dois-je te rendre les choses plus faciles ?
murmura-t-il. Te donner la procédure à suivre?
Il s'arrêta à un souffle d'elle, ses yeux brillant
d'une lueur sauvage.
— Je t'ai manqué, Phoebe ?
« Manquer » était un mot bien trop faible
pour décrire le vide incommensurable qu'elle
avait ressenti.
Il la saisit entre ses mains chaudes et
puissantes, immobilisant son corps mais faisant
vibrer son être.
— Dois-je découvrir moi-même la réponse à
ma question ?
Oui ! avait-elle envie de crier. Mais Leandro
demeura immobile. Elle commença à trembler.
Au moment où il perçut ses frissons, ses yeux
s'assombrirent de désir. Elle tangua en avant,
irrésistiblement attirée par la séduction virile qui
se dégageait de lui.
C'était comme si un barrage venait de se
rompre. Violent. Dévastateur. Leurs bouches se
trouvèrent, fusionnèrent, et elle fut replongée
dans ce qu'elle avait cru ne jamais connaître
avant lui. L'union parfaite.
Le monde sembla se dérober sous ses pieds.
Elle était si heureuse de le retrouver enfin, et de
constater que son désir était aussi fort que le
sien...
— La prochaine fois, bellezza helwa... la
prochaine fois je prendrai des heures... des jours
pour t’honorer... mais aujourd'hui... aujourd'hui...
Il la jeta sur le lit, et elle ne put que gémir
tandis qu'elle s'enfonçait dans les luxueux draps
de soie, l'anticipation se muant en douleur tandis
que Leandro les déshabillait tous deux avec
frénésie. Elle tendit ses bras tremblants, le
suppliant en silence de la posséder. Il accéda à sa
requête, et la prit avec la force qu'elle espérait. Il
s'enfonça en elle, sans préliminaires. De toute
façon, elle n'aurait pu attendre une seconde de
plus. Presque aussitôt, il lui arracha un orgasme.
Etouffant son cri de jouissance dans sa bouche
avide, il gém it à son tour, en continuant d'aller et
venir en elle à un rythme débridé, jusqu'à ce
qu'elle soit vidée de ses forces. Rassasiée, enfin.
Leandro. « Le lion », comme son prénom
l'indiquait. Il était enfin de retour dans sa vie. Et
peut-être n'auraient-ils plus à se cacher... ?
Il ondula plus fort en elle et elle se cambra
sous son assaut, et s'abandonna tout entière. Puis,
lorsqu'il s'étendiit sur elle, rassasié à son tour, il
murmura quelque chose contre son cou, d'une
voix si rauque qu'elle en frissonina.
— Jamais je ne retournerai à Castaldini.
Quoi! ? Elle savait que la situation avait été
tendue pour lui à Castaldini. Mais de là à ne
jamais y retourner... Rien ne pouvait être aussi
grave. Si définitif. Non ?
Elle s'agita sous le poids de son corps tout à
coup écrasant.
— Co... comment ça, tu n'y retourneras pas ?
Il le faut...
Il recula, et la dévisagea, l'air incrédule. Et
puis, dans un sursaut, il se retira en marmonnant
un juron.
— Tu n'es pas au courant? tonna-t-il.
— Au courant de quoi ? demanda-t-elle, de
plus en plus intriguée.
— Dio, est-ce possible ? Leur décret est
maintenu secret à Castaldini ? Alors, c'est bien
pire que je ne le croyais. Non seulement ils isolent
Castaldini sur le plan économique et culturel,
mais en plus ils dissimulent leurs méfaits.
— Je t'en prie, Leandro... je ne comprends
pas.
— Tu veux savoir ce qui s'est répandu comme
une traînée de poudre dans les médias de toute la
planète et qui vous a été caché? Eh bien, je
t'annonce que moi, prince Leandro D'Agostino,
dont le monde était certain que je serais nommé
prince héritier et futur roi, grâce à mon mérite et
à la réussite de toute une vie, j'ai été déclaré
renégat et déchu de tous mes titres, dès l'instant
où j'ai défié le roi et le Conseil royal.
— Oh, non...
Il laissa échapper un rire dur.
— Oh, mais ce n'est pas tout. On m'a ôté ma
nationalité castaldinienne, aussi.
Elle avait l'impression qu'un mur s'écroulait
sur elle.
— Ce... ce n'est pas possible.
— Oh, ça l'est. On m'a offert la nationalité
américaine, et je l'ai acceptée. Je ne remettrai
plus jamais les pieds à Castaldini.
Soudain, il l'attira contre lui, enfonça les
doigts dans sa cascade de boucles emmêlées, et
prit ses lèvres dans un baiser qui la troubla au
plus profond de son être et chassa toutes ses
inquiétudes. Jusqu'à ce qu'iL murmure contre ses
lèvres :
— Et tu n'y retourneras jamais non plus.
La force de son assertion la fit tressaillir, et
elle recula.
— Il le faut, pourtant.
Il s'étendit sur elle et la fixa intensément.
— Non, tu n'y es pas obligée. Ici, tu es dans
ton pays. Un pays qui est aussi le mien désormais.
Tu restes avec moi.
— Je dois retourner auprès de Julia, argus-t-
elle en tentant de se dégager.
La main de Leandro se figea sur son sein.
— Ah oui, ta pauvre petite sœur dépendante.
La princesse qui a tout un royaume à sa
disposition et à son service.
— Tu sais très bien de quoi je parle. Elle a
besoin de moi.
— C'est moi qui ai besoin de toi.
Malgré elle, elle se sentit envahie par un
immense espoir... aussitôt remplacé par une
froide suspic ion.
Il avait besoin d'elle ? Comment cela ? Et
pourquoi maintenant ? Il n'avait pas eu besoin
d'elle auparavant, sauf sur le plan physique.
Leandro ne connaissait pas le sens du mot besoin.
Son seul et unique besoin, c'était de devenir roi de
Castaldini. Rien d'autre n'avat jamais compté
hormis sa quête pour le trône — il le lui avait
prouvé à maintes reprises.
Il l'avait maintenue dans la clandestinité,
tout en escortant d'autres femmes en public — en
particulier sa cousine Stella D'Agostino, en
passant devant Phoebe avec cette vipère à son
bras, et en lui faisant un simple signe de tête
comme si elle n'était que la belle-sœur de son
cousin Paolo.
Il avait prétendu que c'était pour détourner
les soupçons, car leur liaison aurait compromis à
la fois ses chances d'accéder au trône et la
réputation de Phoebe. Au début, elle l'avait cru
quand il avait dit vouloir « les protéger en cette
période sensible ». Elle en avait déduit qu'il
projetait un avenir avec elle, et qu'il voulait
protéger sa réputation dans ce royaume très
conservateur.
Mais il n'avait certainement rien dit ou fait
en ce sens. Et depuis, Stella — qui éloignait les
femmes autour de Leandro comme si elles étaient
de vulgaires mouches — lui avait appris ce que
Phoebe avait été la dernière à savoir : pour
accéder au trône, Leandro devait épouser une
femme « acceptable ». Et Phoebe était sans nul
doute bien moins acceptable que Stella
D'Agostino, princesse de sang royal. En fait,
même Stella était un second choix, et il était tout
aussi connu que Leandro ne la choisirait que si la
candidate idéale le rejetait. Une candidate qui,
ironie du sort, s'avérait être une amie de Phoebe :
Clarissa D'Agostino, la propre fille du roi.
Il était temps d'affronter la vérité. Leandro
avait craint de s'exposer avec elle non pas pour
protéger leur relation, mais son avenir en tant
que roi. Clarissa, et même Stella, augmentait ses
chances d'accéder au trône, mais pas elle — elle
n'avait jamais été dans la course pour devenir sa
future épouse. Elle avait été lâche, craignant que
Leandro ne mette fin à leur aventure si elle
émettait la moindre doléance ou le moindre
doute. Elle avait été si faible, si amoureuse,
qu'elle avait refusé d'affronter la réalité, en se
contentant de vivre au jour le jour.
Néanmoins, se mentir à elle-même ne l'avait
pas empêchée de se sentir de plus en plus mal à
l'aise et inquiète. N'avait-elle pas cru devenir folle
à mesure que Leandro s'approchait du trône ?
N'avait-elle pas, inconsciemment, souhaité qu'il
ne devienne pas prince hériter, pour qu'il puisse
se contenter d'elle ? S'il avait pris la couronne —
et Clarissa ou Stella avec — et avait voulu la
garder comme maîtresse, aurait-eUle été capable
de dire non ? Elle en doutait fort.
Et maintenant, voilà que Leandro n'était plus
dans la course au trône. Et il la voulait auprès de
lui. Il avait dit ce qu'elle ne l'aurait jamais cru
entendre dire. Il avait besoin d'elle.
Mais oui, bien sûr. Après l'avoir cachée
comme un sale petit secret durant plus d'un an,
puis l'avoir ignorée pendant quatre mois sans
l'appeler une seule fois ?
Toute son angoisse se mua soudain en colère.
— Pourquoi as-tu besoin de moi, Leandro ?
Et à quelle condition ? J'imagine que maintenant
que tu n'as plus d'autre option, tu vas me
proposer une relation plus permanente. Mais là
encore que serai-je pour toi ? Un exutoire à toutes
tes frustrations, une partenaire accommodante
?.... Une parmi tant d'autres, car il est évident que
je ne serai pas la seule. Ai-je jamais été la seule,
d'ailleurs ?
Il la fixa, l'air abasourdi. La rage froide qui
passa dans ses yeux la fit presque reculer. Elle
voulut lui crier qu'elle ne pensait pas ce qu'elle
venait de dire.
Mais elle tint bon. Elle le devait. Elle avait
l'impression d'avoir été empoisonnée à petit feu
par l'humiliation, et i1 était plus que temps que
cela cesse.
Il s'écarta d'elle brusquement, et la fusilla du
regard.
— Tu m'accuses, après tout ce que j'ai fait
pour toi, tout ce que tu m'as coûté ? Pourquoi ne
pas me dire clairement les choses, Phoebe, et
m'avouer ce que j'ai soupçonné durant ces quatre
mois, quand tu n'as même pas daigné prendre ton
téléphone pour vérifier si j'étais en vie ou non ?
J'étais digne de ton temps quand j'étais dans la
course pour le trône. Il y a quelques minutes,
quand tu ne savais pas encore que je n'avais plus
aucune chance d'être roi, tu fondais dans mes
bras. Et maintenant, comme par hasard, je n'ai
plus rien d'irrésistible.
Ses accusations injustes et agressives lui
firent l'effet d'un coup de poing. Mais la douleur
ne fit que renforcer sa résolution et attiser le feu
de sa colère.
— Tu peux penser ce que tu veux, lâcha-t-elle
en se redressant.
Mais il fondit sur elle et la saisit par les bras.
— Tu ne vas pas me tourner le dos, toi aussi !
Elle leva les yeux vers lui et s'apprêta à le
repousser, mais quelque chose dans son regard la
retint. Dans ses veux, elle pouvait lire... de la
souffrance. Tant de souffrance... Elle s'effondra
entre ses bras.
Et elle comprit. Leandro était dévasté, car il
avait perdu tout ce qui le définissait. Le désir
d'apaiser sa douleur, le désir qu'elle avait de lui
puisaient en elle. Et puis, il avait dit qu'il avait
besoin d'elle...
Non ! Il n'avait pas besoin d'elle. Il avait juste
besoin d'affirmer sa volonté contrariée, d'apaiser
sa fierté blessée.
Toute la souffrance accumulée durant ces
derniers mois explosa en elle tandis qu'elle se
dégageait et remettait ses vêtements à la hâte.
— J'espère que tu seras très heureux dans
ton nouveau pays, malgré ta piètre opinion des
autres et ton égocentrisme. Je suis sûre que ces
deux qualités t'apporteront beaucoup d'amis.
Il approcha, l'air si menaçant qu'elle
s'immobilisa.
— Alors, au lieu de me montrer que j'ai tort,
tu te sers de mes accusations comme d'une excuse
pour faire ce que tu aurais fait de toute manière.
Me quitter. Et je suis censé prendre part à cette
comédie ? Déclamer mes répliques dans une
scène où je suis le méchant et toi, la gentille
victime?
— C'est moi qui déclame les répliques que tu
m'as dictées, fulmina-t-elle. Et j'ai fini de jouer.
— Je t'ai dicté de me dire que tu ne te sentais
en vie que lorsque je te touchais, que je te prenais
? C'était une comédie ? Est-ce pour cette raison
qu'il t'est si facile de partir maintenant ? De me
quitter?
A présent, sa cruauté ne faisait que remuer la
douleur et l'humiliation contenues depuis si
longtemps, et dont elle avait mis tant de temps à
prendre conscience.
— Te quitter ? Quand ai-je vraiment été avec
toi ? Tout ce que j'étais pour toi, c'était l'idiote
folle de passion qui flattait ton ego quand tu
trouvais une heure à me consacrer. Or cet ego
démesuré est blessé, et tu veux juste une
adoratrice docile pour le panser.
Elle s'interrompit, le souffle court. Puis, sans
crier gare, une autre vague d'amertume déferla
sur elle.
— Tu n'as pas besoin de moi, Leandro — tu
as juste besoin de savoir que moi, j'ai besoin de
toi. Mais, contrairement à ce que je t'ai peut-être
laissé croire, ma vie ne tourne pas autour de toi.
J'ai des responsabilités, des aspirations — je ne
suis pas un jouet que tu peux ressortir à ta guise,
chaque fois qu'il t'en prend l'envie.
— Pourtant, quand l'envie me prenait, tu me
suppliais pour que je joue encore un peu plus avec
toi.
Il la plaqua contre son corps, et son souffle
lui brûla le cou tandis qu'il se blottissait contre
elle, ses mains se glissant sous ses vêtements,
l'une capturant son sein, l'autre son sexe.
— Ton corps m'appartient, asséna-t-il, il
vient de s'agiter et de trembler de plaisir sous le
mien, et il me supplie de le reprendre à cet
instant, alors même que tu prétends le contraire.
Ainsi, c'était donc vrai. Leandro se souciait
d'elle comme d'une guigne. Elle n'avait fait que
servir un but pour lui. A présent qu'elle se refusait
à le servir encore, il avait tombé le masque.
Comme il l'avait fait devant son roi et son pays.
Elle se dégagea, et se précipita hors de son
appartement.
Ce ne fut qu'une fois de retour à Castaldini
qu'elle retrouva un peu de calme.
Là. au moins, elle était sûre de ne plus
entendre parler de lui.
-1-

Huit ans plus tôt

— L'avenir de Castaldini repose sur tes


épaules. Interdite. Phoebe Alexander considéra
l'homme qui venait de prononcer ces mots d'une
voix légèrement brouillée, avant même qu'elle ait
passé les imposantes portes de la salle de réunion.
Le roi Benedetto traversa en boitant
l'immense sceau de Castaldini, au centre du tapis
qui recouvrait le parquet de chêne. La canne qui
le soutenait cognait sur le sol comme le cœur de
Phoebe dans sa poitrine.
Et si elle espérait avoir mal entendu, le roi
répéta ses paroles, comme pour souligner l'acuité
de son ouïe.
— Tout repose sur toi, figlia mia.
Ma fille. Phoebe en était venue à aimer le roi
comme le père qu'elle n'avait jamais eu, puisque
son vrai père était parti quand elle avait deux ans
et que sa mère était enceinte de sa sœur, Julia.
Mais elle ne pouvait toujours pas s'habituer au
fait qu'il l'appelle « ma fille ». Elle n'occupait
certainement pas la même place dans son cœur
que Julia — sa sœur avait épousé Paolo, le fils
cadet du roi. Elle n'avait jamais su comment gérer
cette affection réciproque, sinon en se rendant
utile du mieux qu'elle pouvait.
Mais elle n'était tout de même pas utile à ce
point. Comment l'avenir de Castaldini pouvait-il
dépendre d'elle, alors que le pays faisait face à des
dangers que seul un roi pouvait écarter?
Elle chercha une réponse dans ses yeux bleu
acier. Elle connaissait ce regard, c'était celui que
le roi arborait en période de crise. Celui qui
indiquait qu'il était décidé, que son décret était
définitif. Cela ne lui disait rien qui vaille...
Le roi Benedetto était le plus apprécié des
souverains, après le roi Antonio, le fondateur de
Castaldini. Et ce n'était pas sans raison. Pour
Phoebe, il était le plus rusé et le plus efficace des
gouvernants du xxe siècle. Il était aussi le plus
controversé, car ses choix politiques avaient
presque séparé Castaldini du reste du monde,
durant son règne de quarante ans. Mais sa
politique avait protégé le royaume des tumultes
qui avaient balayé la planète durant ces
décennies. Mieux, ce détachement de la scène
politique mondiale avait accentué le charme de
Castaldini, et en avait fait une île touristique
florissante.
Cela avait duré jusqu'à la fin du XXe siècle.
Car, à présent, le XXIe siècle ne réussissait pas
autant au roi. Tout semblait tomber en ruines et
se disloquer. Et ce qui compliquait la situation,
c'était qu'après toutes ces années le roi n'avait
toujours pas choisi son prince héritier.
Il avait pris de l'âge avec élégance, et tout le
monde avait cru qu'il régnerait encore assez
longtemps pour renverser la vapeur.
Malheureusement, quatre mois plus tôt, il avait
été terrassé par une attaque cérébrale. L'absence
de prince héritier devenait vraiment
préoccupante.
Le roi s'arrêta à une douzaine de mètres
d'elle, et s'appuya sur sa canne, les séquelles de
son attaque se lisant sur son visage à moitié
paralysé.
— Je ne guérirai jamais assez pour continuer
à gouverner Castaldini.
Elle ne pouvait même pas lui dire des paroles
rassurantes. Son attaque avait divisé sa force
vitale par deux. Cela lui faisait mal de le voir
aujourd'hui, le visage émacié, son uniforme royal
richement décoré bâillant autour d'une silhouette
jadis impressionnante. Mais il y avait une chose
qu'elle pouvait dire, et qu'elle pensait
sincèrement :
— Votre Majesté, votre état s'améliore.
— Non, figlia mia. Je marche difficilement,
mon côté gauche est presque paralysé, et le
moindre rhume m'oblige à m'aliter.
— Mais vous n'avez pas besoin d'être au
sommet de votre forme pour régner.
— Si. Tu sais que c'est la règle à Castaldini. Et
puis, il n'y a pas que ma force physique. Mes
facultés mentales...
Cela, elle pouvait le contester. Avec
véhémence.
— ... sont aussi aiguisées que jamais !
Le soupir qu'il poussa était si triste qu'elle
eut le cœur serré.
— Ce n'est pas vrai, même si moi, toi, et le
Conseil voulons le croire. J'oublie des choses.
Mon esprit... dérive. Et même si un miracle
arrivait, et que je recouvrais toutes mes facultés,
Castaldini ne peut plus se permettre le luxe
d'attendre. Les vautours se font plus menaçants
chaque jour. Trouver un successeur est devenu
une urgence absolue. Je ne peux plus temporiser,
je l'ai déjà bien trop fait.
En secouant la tête, il rejoignit le fauteuil le
plus proche et s'y affala.
— Pourtant, je pourrais choisir un
successeur. J'ai même le choix entre trois
candidats. Chacun peut emmener Castaldini dans
ce siècle, qui s'avère encore plus turbulent que le
précédent, et le protîger des dangers qui le
menacent. Malheureusement, ce sont
précisément les trois seuls hommes qui refusent
de faire valoir leur éligibilité au trône.
A bon, il y avait trois membres de la famille
D'Agostino capables de monter sur le trône ?
Première nouvelle.
L'esprit de Phoebe dériva vers une pente
dangereuse. ..
Le seul homme qu'elle connaissait qui avait
autrefois répondu à tous les critères avait réclamé
qu'on le nomme prince héritier. Et on le lui avait
violemment refusé. Il ne pouvait donc pas faire
partie des trois candidats potentiels, non ?
Elle commença à s'agiter, saisie par la
curiosité et par... un pressentiment.
— Alors, quel est le problème ? dit-elle en
vançant vers le roi.
— Chacun remplit tous les critères, sauf un.
Un critère différent pour chaque cas, qui les rend
inaptes pour le poste selon la loi de Castaldini.
— Ce n'est donc pas votre faute si vous n'avez
nommé aucun d'eux.
— Oh, j'ai essayé de m'en convaincre tant que
je le pouvais. Maintenant, je ne le peux plus. J'en
ai discuté avec le Conseil. Ils ont argué que défier
les lois autour desquelles le pays est construit
mènerait précisément à la perte de l'identité que
nous cherchons à éviter depuis toujours. J'ai
rétorqué que passer outre les lois anciennes était
une question de survie, sinon la monarchie
menaçait de s'écrouler, et Castaldini d'être
absorbé par une des nations voisines qui rêvent
d'assimiler notre histoire et nos ressources. Et
puis, hier, pendant une réunion du Conseil, j'ai eu
une absence mentale de dix minutes.
Phoebe fut abasourdie. Le roi lui prit la main
et la serra doucement. C'était le monde à l'envers.
C'était elle qui aurait dû le rassurer, pas l'inverse.
— Je n'aurais pas pu espérer mieux, la
rassura-t-il. Quand j'ai repris mes esprits, le
Conseil avait changé d'avis. Maintenant, ils
concèdent à l'unanimité que la seule façon de
protéger Castaldini est de choisir au plus vite un
des trois hommes capables de maintenir notre
souveraineté.
Elle retira sa main, pour que le roi ne la sente
pas trembler.
— Eh bien, c'est une grande première qu'ils
acceptent de déroger aux lois. Alors, le problème
est résolu ?
— Pas du tout. Chacun de ces hommes a des
raisons de me tourner le dos et de tourner le dos à
Castaldini. Ils auraient tout à fait raison de nous
laisser à notre destin sans intervenir.
— Mais vous êtes leur souverain. Je sais qu'il
n'y a pas eu de précédent, mais vous pouvez les
enrôler de force.
Il écarquilla les yeux, incrédule, puis laissa
échapper un rire sans joie.
— Tu n'as pas idée à quel point ils sont loin
de ma juridiction, ou de celle de quiconque. Non
seulement je ne peux pas les réquisitionner, mais
je ne peux me permettre de me les mettre à dos
plus que je ne l'ai déjà fait, sinon nous perdrons
toute chance de voir un monarque porter la
couronne, et tout espoir de sauver Castaldini.
— Un homme qui refuse de se servir de son
pouvoir pour sauver son royaume — quelles que
soient ses raisons — n'est pas digne de porter une
couronne, encore moins celle de Castaldini. Le
critère du mérite serait-il aux oubliettes ?
Le visage du roi se referma.
— Oh, ne te méprends pas, ils méritent tous
le titre. Plus que je ne l'ai jamais mérité.
— Je refuse de croire ça.
— Merci pour ta confiance, figlia mia, mais
j'ai eu quarante ans pour construire le mythe
d'après lequel tu méjuges. Dieu merci, j'ai fait
plus de bien que de mal. Néanmoins, j'ai causé
beaucoup de torts. Ces trois hommes que j'ai
disqualifiés comptent parmi mes erreurs
majeures. Une autre erreur sentimentale dont je
suis coupable, c'est que je n'ai pu me résoudre à
choisir l'un d'entre eux, et voilà où cela a mené :
Castaldini n'a plus de chef. Mais mon petit
malaise a forcé le Conseil à choisir pour moi. Ils
ont recommandé d'allerhercher celui qu'ils
considèrent comme le plus apte.
Elle sut aussitôt ce qu'il allait dire.
— Tu le connais bien. Le fils de mon défunt
cousin Osvaldo. Le prince... l’ex-prince Leandro
D'Agostino.
Elle enfonça les doigts dans ses paumes. Elle
avait cru s'être préparée. Cela faisait huit ans
maintenant qu'elle se blindait. Elle passait ses
journées à accomplir des tâches qui exigeaient
une concentration totale, pour ne pas entendre
son nom résonner dans son esprit. Elle se
couchait épuisée, dans l'espoir que son nom ne
réveille pas les douleurs tapies au fond d'elle. Oui,
elle réussissait à l'oublier, la plupart du temps.
Sauf quand elle faisait des rechutes, et qu'elle
recherchait alors frénétiquement des souvenirs,
des mentions de son nom, comme un toxicomane
recherche sa drogue.
Leandro. L'homme qu'elle avait aimé au-delà
des règles de la raison, de la fierté et de l'estime
de soi. L'homme pour qui elle n'avait été qu'une
commodité. Comme, elle en était sûre, beaucoup
de femmes avant elle, et après.
Leandro avançait dans la vie comme un
bulldozer, en détruisant tout sur son passage. Et il
était le moindre de trois maux? Qu'étaient les
deux autres alors ? Des démons ?
La seule chose qui apaisait son trouble en
entendant son nom de nouveau, c'était la
contrition du vieux roi. L'homme qui avait banni
Leandro de Castaldini semblait maintenant plein
de regret et d'affection.
Quand le roi Benedetto reprit la parole, elle
n'eut plus de doutes. Le roi aimait toujours
Leandro comme son fils, et parlait de lui avec
fierté.
— Ce garçon réussissait dans tous les
domaines. A vingt-huit ans, il avait déjà bâti un
empire, et était le meilleur ambassadeur aux
Etats-Unis que Castaldini n’ait jamais eu.
Elle le savait. C'était à ce moment-là qu'elle
l'avait rencontré, dix ans plus tôt. Un mois plus
tard, elle avait posé le pied à Castaldini, pour
assister au mariage de conte de fées de sa sœur.
— Tu te souviens sans doute qu'il a quitté son
poste d'ambassadeur à cause de différends
irréconciliables. Il s'est rebellé jusqu'à ce que je
ne puisse plus le défendre devant le Conseil. A
l'unanimité, ils m'ont demandé de le déclarer
renégat et de le déchoir de sa nationalité
castaldinienne, ce que j'ai été obligé de faire.
Oh, elle s'en souvenait très bien, et elle se
souvenait à quoi cela avait mené, aussi.
— C'est maintenant un homme d'affaires de
renommée internationale, qui partage son temps
entre ses affaires et ses œuvres humanitaires.
Elle n'avait pas envie d'entendre cela. Mais à
moins de quitter la pièce, ou de hurler au roi de se
taire, il n'y avait rien qu'elle puisse faire hormis se
tenir là et écouter la suite.
Sans remarquer son agitation, le roi
poursuivit :
— Nous l'avons approché pour qu'il revienne,
pour qu'il m'accorde son pardon et devienne
prince héritier et régent. Il a refusé toutes nos
offres.
— Il était sans doute encore sous le coup de
la colère.
Elle sursauta devant la protestation
spontanée qui lui avait échappé. N'était-elle pas
censée être diplomate jusqu'au bout des ongles ?
— Rien qu'une négociation déterminée et des
concessions pour flatter son ego ne puissent
calmer, ajouta-t-elle.
— Oui, c'est aussi ce que le Conseil croyait. Je
leur ai répondu qu'ils ne savaient rien de
Leandro. Mais ils étaient confiants, et pensaient
pouvoir négocier avec lui. Comme je le craignais,
il les a envoyés paître et a refusé de les recevoir.
Elle avait l'impression que chaque mot la
poussait au bord d'un abîme. Elle tenta de s'en
écarter.
— S'il refuse avec tant de véhémence,
pourquoi ne pas se tourner vers les autres
candidats ?
— Parce que l'objection contre le second est
plus lourde, et qu'il me déteste encore plus. Quant
au troisième, l'objection contre lui est la plus
pesante de toutes. Et je le soupçonne de nous
haïr, moi et Castaldini. Leandro, aussi
improbable que cela puisse paraître, est en fait le
moins problématique des trois, et le plus facile à
atteindre. Et c'est là que tu entres enjeu.
Elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine.
Ne le dites pas. Ne le dites pas...
— Je t'envoie, toi, la seule personne que je
croie capable d'arriver jusqu'à Leandro, pour le
convaincre de devenir prince héritier, ou au
moins d'assurer l'intérim jusqu'à ce qu'une
solution soit trouvée, s'il persiste à refuser la
succession.
L'esprit de Phoebe se vida.
— Je... je ne suis pas...
— Tu es la négociatrice la plus talentueuse de
Castaldini. Tu nous as sortis de situations où ma
vieille garde et moi étions inefficaces, et même
néfastes. L'heure est grave, Phoebe. Je compte sur
tes capacités, tes techniques diplomatiques
infaillibles et tes charmes pour appâter Leandro,
puisque que tout le reste a échoué.
Ses... charmes ? Une minute...
— Tu es ma dernière carte — et celle de
Castaldini.

— Nous atterrissons, signorina Alexander.


Phoebe répondit au sourire de l'hôtesse de l'air, et
tapota sa ceinture de sécurité. Elle attendit que la
jolie brune emporte son dîner intact et
disparaisse avant de laisser retomber sa tête
contre le hublot, derrière lequel les lumières de
New York scintillaient.
Elle ferma ses paupières qui semblaient
emplies de sable.
Elle détestait prendre l'avion. Car elle
associait toujours les trajets aériens à des
bouleversements.
Le voyage qui avait mené à cette aversion
avait eu lieu dix ans plus tôt. Lorsque sa petite
saur, Julia. avait accepté la demande en mariage
de Paolo, le fils du roi de Castaldini.
Phoebe n'avait pu laisser sa sœur de dix-huit
ans, atteinte d'une maladie chronique, aller seule
dans un pays étranger, vers un avenir inconnu.
Aussi avait-elle abandonné ses études de droit
pour aller vivre auprès de Julia. Elle avait
embarqué à bord de l'avion pour Castaldini pleine
d'angoisse et de regrets. Une angoisse concernant
le futur qui les attendait sa sœur et elle, et des
regrets concernant la vie qu'elle avait
abandonnée.
Non pas qu'elle ait eu des regrets depuis.
Bien quelle n'ait que deux ans et demi de plus que
Julia, elle avait plus été une mère qu'une sœur
depuis la mort de leur mère, juste après le
treizième anniversaire de Phoebe. Quand Julia
avait été frappée de paraplégie spastique — une
forme rare de paralysie —, l'instinct protecteur de
Phoebe s'était développé. A quatorze ans, Julia
avait commencé à souffrir d'une perte partielle de
sensation dans ses membres inférieurs. A dix-
sept, elle était dans un fauteuil roulant. Puis elle
avait rencontré Paolo.
Nullement rebuté par sa maladie, son beau
prince l'avait embarquée dans une histoire
d'amour passionnée, et n'avait pas tardé à lui
faire sa demande en mariage. Julia l'avait
acceptée au bout d'un an, lorsqu'elle avait été sûre
que son handicap n'était pas un obstacle. Mais, à
l'idée de devenir princesse et de changer
radicalement de vie, elle avait eu plus que jamais
besoin du soutien de sa sœur aînée.
Si Phoebe avait su alors que sa vie aussi
changerait radicalement, aurait-elle agi
différemment ?
Si, la première fois qu'elle avait posé les yeux
sur Leandro, elle avait eu le bon sens de
s'inquiéter de son comportement fantasque, elle
qui avait toujours été sérieuse et raisonnable? Si
elle avait compris que quelque chose de si
incontrôlable mènerait à une catastrophe ? Qu'un
homme si ambitieux et fougueux finirait par la
consumer, sans rien donner de lui en retour ? Que
se serait-il passé, si elle ne l'avait pas laissé la
balayer avec ce premier baiser, une heure après
leur première rencontre, et si elle ne s'était pas
offerte à lui une semaine plus tard ?
Les questions la hantaient depuis des années,
et elle en était toujours arrivée à la même
conclusion. Dans tout autre scénario, sa vie
n'aurait pas déraillé, et elle n'aurait pas passé des
années à essayer de la redresser. Elle aurait vécu
une vie normale, heureuse, avec une famille bien
à elle.
Et le roi la croyait la mieux équipée pour
convaincre Leandro de revenir ! Alors qu'elle
n'avait pas eu avec lui une seule discussion
rationnelle durant les quatorze mois qu'avait duré
leur liaison !
A la décharge du roi, leur liaison était
inconnue de tous, puisque Leandro avait tout fait
pour la garder secrète.
Oh, elle avait bien essayé d'échapper à cette
corvée, de s'extraire de ce bourbier. Mais à moins
d'admettre pourquoi elle ne pouvait affronter
Leandro, elle n'avait pas d'échappatoire.
D'ailleurs, même si elle avait avoué sa liaison, le
roi n'aurait sans doute pas change d'avis. Cela
aurait renforcé la confiance qu'il avait en ses «
charmes ». En tant qu'homme affaibli et
monarque désespéré, il considérerait qu'une ex-
maîtresse, qui s'avérait être la meilleure
négociatrice du royaume, avait toutes les chances
de remporter la bataille.
Elle avait une autre raison de vouloir fuir,
dont elle ne pouvait se servir. Les conséquences
que la réussite de sa mission entraînerait.
Leandro était sans doute en train de punir le
roi et son Conseil, les forçant à ramper pour qu'il
revienne. Mais elle ne doutait pas que, lorsque sa
fierté serait apaisée et que les conditions qu'il
poserait seraient acceptées, il redeviendrait un
membre de la famille DAgostino, et accepterait
d'être prince héritier et son futur roi.
Et les jours de Phoebe à Castaldini seraient
comptés.
Au moment où il reviendrait, elle s'en irait.
Dans une heure, elle allait rencontrer
l'homme qui l'avait mise dans l'impossibilité
d'aimer ou même de désirer un autre homme.
Dans une heure, elle allait négocier l'accord
qu'elle devait conclure à tout prix.
L'accord qui l'obligerait à changer de vie.

Leandro D'Agostino lutta contre l'envie


irrésistible qui montait en lui, au point qu'il sentit
sa tête exploser sous la pression, et entendit les os
de sa main craquer.
Il regarda son poing. En fait, c'était son
téléphone portable qui s'était cassé. Le téléphone
qu'il était en train d'écraser.
En jurant dans sa barbe, il le jeta au loin.
L'objet tomba avec fracas sur le parquet luisant
de son bureau.
Bon sang ! Combien de téléphones avait-il
abîmés depuis huit ans, pour s'empêcher
d'appeler Phoebe ? Pourtant, aujourd'hui, la
raison pour laquelle il voulait la joindre était
totalement différente.
Peu importait. Il n'allait pas appeler Phoebe
Alexander. Il n'allait pas annuler son rendez-vous
avec elle.
Elle voulait une interview de lui ? Elle en
aurait une. Grand bien lui fasse. Elle n'avait pas
choisi le bonjour pour briser un silence de huit
ans. Ni le bon mois. Ni la bonne décade.
Et elle allait découvrir comment un tigre
réagissait quand ceux qui lui avaient arraché les
griffes venaient chatouiller sa blessure ouverte.
Ils osaient le rappeler ! Maintenant, ils lui
offraient la succession dont il avait rêvé si
longtemps. Après l'avoir calomnié et bouté hors
du pays, après l'avoir déchu de son identité
devant son peuple, devant le monde entier ! Alors
qu'il avait passé sa vie au service de son royaume
et de ses concitoyens, certain d'être nommé
prince héritier, lui, le seul D'Agostino à remplir
tous les critères.
Plus il avait approché de la Couronne, plus
les membres du Conseil s'étaient inquiétés. Ils
voulaient demeurer le corps gouvernant à vie, et
avaient craint — à raison — que sa première
action en tant que régent ne soit de les remplacer.
Alors, ils l'avaient attaqué tant qu'ils le pouvaient
encore. Ils s'étaient retournés contre lui, et
avaient tout bonnement supprimé la menace qu'il
représentait. Après tout, ils avaient encore le
pouvoir. Et l'écoute du roi.
Le roi Benedetto. Son parent, et son
souverain. Son héros. Autrefois. Le roi ne s'était
pas contenté de rester immobile et de laisser les
chiens le dépecer, non, c'était lui qui avait émis le
décret qui avait anéanti Leandro.
Malgré tout, ne plus pouvoir se réclamer de
la royale famille D'Agostino et cesser d'être un
Castaldinien n'avaient pas été les pires blessures
qu'on lui ait infligées. La pire blessure de toutes,
c'était la trahison de Phoebe.
Et elle revenait. Pour négocier au nom de son
ancien roi. Ou alors, en son nom à elle ?
Ce pourrait être la deuxième solution, sous
couvert de la première.
Comme s'il allait succomber à ses charmes de
nouveau !
Quelle que soit la raison de sa venue, il ne la
laisserait avoir aucune influence sur lui. Elle ne
gagnerait pas cette fois. Ni dans cette vie. Ni dans
celle d'après.
Alors, qu'elle vienne. Il était d'humeur à
lutter. Le souvenir de Phoebe avait été source de
souffrance depuis bien trop longtemps. La revoir
en chair et en os lui permettrait d'exorciser
Phoebe, enfin.
Soudain, il eut la chair de poule, comme s'il
était plongé dans un champ d'électricité statique.
Cette présence... Il la reconnaissait même après
toutes ces années.
Phoebe. Elle était là. Ernesto avait dû
l'accueillir, et la laisser monter. Eh bien, qu'elle
entre seule dans son antre. Comme elle l'avait fait
huit ans plus tôt.
La prudence lui commanda de ne pas bouger,
de la laisser ouvrir la confrontation. Son instinct
en revanche lui criait de se retourner, pour qu'il
surprenne sa réaction première en la revoyant
après tout ce temps.
Ce fut le son chaud et aigu qui se déversa de
ses lèvres grenat, douces comme des pétales de
rose, qui annihila sa résolution. Il se tourna
vivement.
Et ce fut comme le premier jour où il avait
posé les yeux sur elle. Et comme la dernière fois,
lorsqu'elle l'avait quitté sans même se retourner.
Une fois encore, sa beauté le stupéfia.
Pourtant, elle était différente. La jeune fille
blonde et mince au teint hâlé de son souvenir
avait fait place à une créature aux cheveux de jais,
à la peau laiteuse et aux courbes voluptueuses. La
femme qui se tenait à quelques mètres de lui
n'avait plus grand-chose de commun avec la
jeune fille qui occupait sa mémoire.
Il observa ces évolutions en un regard, sut
qu'il lui faudrait des heures, des jours, plus
encore... bien plus, pour les trier.
Mais nul besoin de les cataloguer pour
souffrir de leurs effets, pour revivre cette
incendiaire — et malheureusement unique —
attraction.
Elle semblait aussi stupéfaite que lui.
Non, il n'allait pas se laisser prendre. Bien
sûr qu'elle n'était pas choquée, elle avait un but
précis et...
Mais si. Elle était choquée. Qu'est-ce que cela
voulait dire?
Il ne saurait sans doute jamais toute la vérité
en ce qui concernait Phoebe, et il n'avait pas plus
de prise sur cette situation que sur tout ce qui
était arrivé dans le passé.
Mais il comptait bien reprendre le contrôle.
Ou au moins essayer. Pour commencer, il allait
reprendre le contrôle de lui-même.
Il continua de l'observer, se préparant au
changement qui s'opérerait sur son visage quand
elle reprendrait contenance à son tour.
Les dernières traces de sa stupeur se
dissipaient déjà. Leandro se mordilla la lèvre,
compta les secondes avant que le regard de
Phoebe ne se réchauffe, que sa posture ne se
détende, qu'elle ne prenne un air séducteur...
— Pour ta gouverne, j'ai dit au roi Benedetto
ce que je pense d'un homme qui refuse de faire
son devoir à cause de sa petite fierté.
Sous l'attaque, Leandro cligna des yeux. Mais
que... ?
— Mais c'est mon travail de négocier pour le
compte du roi. Même pour remporter un trophée
dont je ne pense pas qu'il vaille la peine d'être
gagné.
-2-

Leandro n'en croyait pas ses oreilles.


Avait-elle vraiment dit ce qu'elle venait de
dire?
Un trophée dont je ne pense pas qu'il vaille
la peine d'être gagné.
Et ce trophée serait... lui-même ?
Il fixa la femme que Phoebe Alexander était
devenue. Elle était entrée d'un pas assuré dans
son antre, comme si elle était dans son propre
sanctuaire et que c'était lui l'intrus.
Sa confusion augmenta quand il observa sa
nouvelle silhouette généreuse, moulée dans le
costume formel et austère de sa profession, qui ne
faisait pourtant que souligner ses courbes
tentatrices. Puis il se concentra sur les zones que
son tailleur dévoilait. Cette gorge délicate à peine
découverte, ces jambes galbées... Il avait presque
l'impression de sentir sa peau laiteuse sous ses
lèvres. Avait-elle la même saveur qu'autrefois... ?
Idiot. Concentre-toi sursoit visage. Perce sa
tactique à jour.
Il le fit, mais le regretta aussitôt. Non
seulement il n'y avait rien dans son expression
pour le guider, mais le fait de s'attarder sur des
traits aussi élégants et ciselés ne fit qu'intensifier
le flot de désir qui prenait le contrôle de son
corps.
Phoebe alla jusqu'à la table basse en chêne,
devant les canapés Chesterfield, et se pencha pour
poser sa mallette. Son épaisse natte tomba en
avant, attirant son regard vers ses seins ronds
moulés dans une veste assortie à ses yeux. Des
images interdites envahissaient déjà son esprit. Il
se vit en train de tirer sur sa natte, de la défaire de
ses doigts raides de désir au rythme des
gémissements encourageants de Phoebe, libérant
les mèches emmêlées pour qu'elles forment une
cascade de vagues d'un noir brillant... Un élan de
désir afflua dans son bas-ventre.
Puis elle se redressa et le regarda droit dans
les yeux. Elle croisa les mains, prenant la pose
d'une vendeuse attendant les désirs d'un client
ambivalent, et tout ce à quoi il put songer, c'était
que ces mains douces qui avaient autrefois
exploré tout son corps, qui l'avaient caressé
jusqu'à le rendre fou, qui l'avaient plongé dans les
délices de la jouissance, étaient croisées juste
devant...
Dio. Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ?
Même s'il n'avait ressenti aucun besoin de plaisir
physique en huit ans, il aurait dû chercher à en
avoir. Tout comme il cherchait à se nourrir. Or il
s'était convaincu qu'il n'avait pas besoin
d'exutoire sexuel, qu'il préférait garder toute son
ambition intacte pour mener ses affaires. A
présent, il lui semblait qu'il était fou de désir,
après une si longue abstinence.
Maledizione... il n'avait jamais ressenti de
manque. Jusqu'à ce qu'elle entre dans cette pièce.
— Pouvons-nous commencer la négociation ?
Il grimaça. Sa voix était la même, douce et
veloutée. Mais, à cet instant, elle était glaciale. Et
cette froideur n'était rien comparée au regard qui
le scrutait comme s'il était un insecte nuisible.
Elle baissa brusquement les yeux, puis passa
la pièce en revue comme si elle cherchait quelque
chose digne de retenir son attention.
— J'imagine que tu veux en finir au plus vite
pour passer à autre chose, n'est-ce pas ? lança-t-
elle.
La réponse qui faillit lui échapper était :
— Ce que je veux, c'est que vous me disiez qui
vous êtes, et ce que vous avez fait à la Phoebe que
j'ai connue.
Le changement en elle s'étendait-il au-delà
du physique ? La femme qui lui avait inspiré une
passion dévorante avait-elle disparu ? Etait-ce
cette nouvelle femme qui avait pris sa place ? Une
femme qui serait alors fidèle à la signification de
son prénom.
« Déesse lunaire » Un nom si mal approprié
à la créature solaire qu'elle avait été. Mais, à
présent, il semblait avoir été inventé pour elle. Sa
peau, ses cheveux, sa silhouette, comme ses
vibrations, étaient maintenant imprégnées par la
lumière de la lune, par sa nuit et sa plénitude. Par
sa froideur.
A la réflexion, les changements n'étaient sans
doute que superficiels. C'était son ancienne
spontanéité et sa chaleur qui avaient dû être une
comédie. Une comédie à laquelle il avait cru.
Alors, pourquoi tomber le masque
maintenant, alors qu'elle était ici pour solliciter
une faveur ?
Oui, une faveur. Qu'elle espérait gagner en
lui disant à quel point elle le considérait sans
valeur ?
Drôle d'affirmation. Lui, un des hommes les
plus puissants et les plus fortunés du monde, sans
valeur ? Pourtant, il était quasi certain que
Phoebe avait décidé de l'attraper dans ses filets à
la minute où elle avait mesuré son potentiel.
Elle avait lu en lui, et avait joué avec une
maîtrise sans faille un personnage qui l'avait
captivé. La sœur aimante, l'innocente vierge qui
s'était enflammée au premier baiser, la seule
présence dans sa vie qui avait été apaisante et
docile durant les épreuves.
Quand il avait été banni, elle l'avait oublié, et
s'était cherché un prince de remplacement. Elle
en avait trouvé un — et elle l’avait perdu. A ce
jour, Leandro ne savait toujours pas pourquoi elle
avait rompu ses fiançailles avec un de ses cousins
éloignés, le prince Armando D'Agostino.
Mais elle était quand même parvenue à ses
fins. Elle était devenue la présence indispensable
qui liait la monarchie ultratraditionnelle au
monde moderne. Celle sur qui le royaume se
reposait en cas de difficultés. Celle qu'ils avaient
envoyée jusqu'à lui.
Et elle proposait d'en « finir ». Pour qu'il
puisse « passer à autre chose ».
Ce n'étaient pas les mots ou l'attitude de
quelqu'un qui se souciait un tant soit peu de
savoir si ses négociations porteraient leurs fruits.
Alors, que mijotait-elle ?
C'était sans doute une stratégie. Elle jouait
une nouvelle comédie. Elle avait dû décider
d'entrer ici en feignant l'hostilité et la
condescendance, pour le plonger dans
l'incertitude. Pour qu'il se prenne au jeu essayant
d'anticiper son prochain mouvement et de
trouver comment le contrer. Un coup de maître.
Eh bien, il la laisserait jouer ce nouveau
scénario. La regarder l'exécuter serait peut-être
thérapeutique.
Il avança vers elle d'un pas qu'il voulut
mesuré. Malheureusement, sa résolution à la
vaincre n'amoindrissait pas l'impact qu'elle avait
sur lui. Il s'arrêta à deux pas d'elle, et son aura le
frappa cent fois plus fort.
En une seconde, il prit une autre décision : il
abandonnerait la partie plutôt que de lutter
contre elle.
— Je te salue moi aussi, Phoebe, dit-il en
approchant.
Elle tourna les yeux vers lui. Et il sentit son
pouls s'accélérer.
Elle recula d'un pas. Lentement. Doucement.
Comme si elle dansait déjà avec lui. Ils avaient
dansé ensemble par le passé, de manière si...
exquise.
— Inutile de prétendre que nous nous devons
des salutations, dit-elle d'une voix neutre.
Son pouls s'affola de plus belle.
— Vraiment ? dit-il en approchant de
nouveau. Tu ne cesses de dire des choses
captivantes.
— J'énonce des faits. Maintenant, peut-on
avancer ?
— Alors, le fait que je ne sois pas un trophée
de valeur et le fait que nous ne nous devions pas
de salutations sont irréfutables selon toi.
Elle le détailla lentement, et il eut
l'impression que sa peau brûlait sous son
inspection.
Mais qu'était cette émotion dans ses yeux ?
Elle semblait contrariée et il avait du mal à
déterminer pourquoi. Etait-ce contre lui ou
contre elle-même? Peut-être qu'elle ne s'était pas
attendue à être aussi troublée ?
Avant qu'il puisse s'en assurer, elle releva les
yeux, étouffant l'émotion indéterminée sous un
masque de neutralité.
— Prince D'Agostino...
Le titre qu'il n'avait pas entendu depuis huit
ans, et jamais de sa bouche, fut comme un coup
de griffes sur un morceau de soie.
— Leandro, corrigea-t-il d'une voix pleine de
colère contenue. Tu te souviens de mon prénom,
n'est-ce pas, Phoebe ? Yalla, dis-le. Autrefois, tu
le gémissais, tu le sanglotais, tu le criais. Aie donc
l'obligeance de t'en servir.
Il vit ses yeux vaciller avant de se durcir, ses
lèvres trembler avant de se serrer.
— Je ne vois aucune raison de le faire. «
Prince D'Agostino » est le titre correct dans cette
situation. Et j'exige que ce soit toi qui aies
l'obligeance de ne pas mentionner de nouveau
notre liaison passée.
II eut un rire franc.
— Tu ferais mieux de te mettre dans la tête
que je réagis très mal aux exigences, Phoebe. Je
suis également connu pour être impossible à
diriger. Alors, cesse de gâcher ta salive en
essayant de manœuvrer cette négociation selon
tes plans préétablis.
Elle ne contestait pas qu'il avait percé sa
stratégie à jour? Bien. Maintenant, elle allait saris
nul doute s'aventurer sur un autre terrain.
Mais elle ne dit rien. Elle resta silencieuse.
Immobile. Attendait-elle qu'il ait d'autres
réactions incontrôlées, qu'il s'expose davantage?
— Tu n'as plus d'autres réprimandes ? dit-il
d'un ton narquois. Dois-je attendre que tu trouves
quelque chose de concis et de cinglant à me
rétorquer ? Quelque chose qui me fasse passer de
sans valeur à non existant ?
Son regard demeura fixe. Vide. Et cela
provoqua en lui une nouvelle vague de désir. Il
avança encore, en tentant de ne pas respirer son
parfum. Il s'arrêta avant de la toucher, de
s'effondrer. L'immobilité et le silence de Phoebe
provoquèrent le chaos de ses sens. Cela faisait
huit ans qu'il supportait son silence. Il ne le
supporterait pas une minute de plus.
Il ouvrit la bouche, sans savoir ce qu'il allait
dire. Seule Phoebe était capable d'embrouiller son
esprit à ce point.
Les premiers mots qui lui vinrent furent :
— Tu n'as rien de plus à dire ?
Les souvenirs de la dernière fois où il lui
avait dit ces mots, et de ce qui avait suivi,
remontèrent à la surface. C'était dans cette pièce
même. Et... Dio !
Il l'observa tandis qu'elle sursautait et que la
vulnérabilité inondait ses yeux. Le souvenir
l'avait-il frappée aussi durement que lui ?
Pourquoi donc, si cette rencontre ne signifiait pas
grand-chose pour elle, si ses émotions n'avaient
jamais été vraiment impliquées? Etait-il possible
qu'il y ait toujours eu une autre explication, celle
qu'il espérait depuis toutes ces années... ?
En espérant étouffer l'irrationalité que la
proximité de Phoebe provoquait toujours chez lui.
il désigna les canapés derrière eux.
Elle ne bougea pas. Après quelque secondes,
il soupira de nouveau, et tourna autour d'elle. Il
lui fallut toute sa maîtrise de soi pour ne pas la
toucher. Il avait tout de même l'impression que
son aura l'enveloppait, et que son parfum
emplissait ses poumons. Serrant les dents, il saisit
une télécommande sur la table basse et appuya
sur un bouton en s'asseyant lourdement sur le
canapé à deux places.
Quelques secondes plus tard, Ernesto
apparut.
Le vieil homme rusé évalua la situation en un
regard, puis il considéra son maître d'un air...
désapprobateur. Mais pourquoi... ?
Leandro étouffa le ridicule besoin de se
défendre, de crier que la tension dans cette pièce
était sa faute à elle. Que l'homme qui l'avait
pratiquement élevé, qui l'avait vu au plus mal
après la désertion de Phoebe, ait la témérité d'en
douter, cela le rendait furieux !
— Voyez avec Phoebe ce quelle veut boire,
Ernesto, dit-il en lui rendant son regard noir. Elle
vous parlera peut-être, à vous. Avec moi, elle
semble faire la grève de la parole.
Le visage aquilin d'Ernesto se creusa de
déplaisir et de déception, avant de s'adoucir
quand il se tourna vers Phoebe.
— Que voudriez-vous, cara mia ? dit-il d'une
voix affectueuse et indulgente.
Cara mia ? « Ma chère »? Depuis quand
l'appelait-il ainsi ? Décidément, il n'aimait pas la
tournure que prenait la situation.
Avant que d'autres questions ne se forment
dans son esprit, Leandro fut médusé en voyant
Phoebe offrir un sourire tremblant à son
serviteur.
— Grazie, Ernesto. Comme vous voudrez.
Vous savez toujours ce que je préfère mieux que
moi.
Avant de quitter la pièce, Ernesto échangea
un dernier regard avec Phoebe. Que les deux
personnes qui avaient eu le plus d'influence dans
sa vie fassent preuve d'une telle connivence agaça
Leandro. Il se sentait exclu.
Dès que la porte se fut refermée, il regarda
Phoebe, espérant encore voir de la douceur sur
son visage. Mais ses traits étaient redevenus
impassibles.
— Très touchant, persifla-t-il, déçu.
L'affection entre vous semble très profonde, et
continue, aussi. Est-ce que tu vas me dire ce qui
se passe derrière mon dos ? Ou dois-je voir cela
avec Ernesto ?
Pour toute réponse, elle lui décocha un
regard plein de dédain.
Il se pencha en avant, plein de ressentiment.
— Viens, Phoebe, ordonna-t-il. Elle demeura
immobile.
— Si tu veux tester les limites de ma patience,
fulmina-t-il entre ses dents serrées, alors reste à
ta place. Et si tu insistes pour jouer les émissaires
guindées et correctes, appelle-moi « ex-Prince
D'Agostino ». J'ai gagné ce préfixe à la dure, après
tout.
— Et tu veux gagner la suppression du
préfixe ex d'une manière encore plus dure ?
— Ah, enfin. Je savais que tu avais encore
beaucoup à dire.
II crut qu'elle allait se murer dans le silence
de nouveau, mais elle rétorqua dans un murmure
:
— Seulement si tu daignes te comporter de
manière professionnelle et civilisée.
Il fit une moue d'irritation et de plaisir à la
fois.
— II y a une autre chose dont je dois te
prévenir. Je suis sévèrement allergique aux
conditions et aux ultimatums.
Juste au moment où il crut qu'elle allait
tourner les talons, elle avança. Un pas félin après
l'autre.
Il se vit en train de l'installer à califourchon
sur lui, de la plaquer contre son sexe durci...
Pour couper court à ses fantasmes, il
marmonna :
— Assieds-toi, Phoebe.
Enfin, elle obtempéra, et s'assit en un
mouvement gracieux et assuré. A l'autre bout du
canapé, tout au bord. Comme si elle se préparait à
bondir dès qu'il tenterait une approche.
— Installe-toi confortablement, Phoebe et
détends-toi. On dirait que tu as peur que je me
jette sur toi. Ce qui est curieux quand on y pense,
puisque autrefois tu me suppliais justement de
me jeter sur toi.
Elle se tourna vers lui et... Dio ! Une tigresse
montrant les griffes n'aurait pas été plus
magnifique, plus éclatante.
Comment avait-il fait pour ne pas se jeter sur
elle? C'était plutôt cela la question
— D'accord, siffla-t-elle. Mettons tout sur la
table, pour en finir une bonne fois pour toutes
avec ces allusions lubriques d'adolescent attardé.
Oui, nous avons eu urne liaison, mais c'était il y a
des lustres. Huit ans plus tard, nous sommes des
gens différents, et non seulement aujourd'hui n'a
rien à voir avec le passé, mais cela n'a rien à voir
avec nous en tant qu'individus. Ici, je ne suis pas
Phoebe et toi Leandro. Je suis Mlle Alexander,
consultante en droit international et diplomate
pour le royaume de Castaldini, venue pour
négocier avec l'ex-prince D'Agostino son
acceptation du statut de prince héritier.
C'était vraiment étrange. Il avait cru que la
Phoebe malléable et calme d'autrefois était son
idéal féminin. Alors, pourquoi trouvait-il la
Phoebe aux regards assassins et à la langue acérée
bien plus captivante ? Il n'avait jamais été attiré
par les femmes froides et cassantes. Alors
pourquoi la nouvelle Phoebe lui semblait-elle
lincarnation absolue de la féminité? Surtout
qu'elle venait de lui confirmer ce qui l'avait
tourmenté depuis qu'elle l'avait quitté : le fait
qu'il n'avait été qu'une aventure sexuelle pour
elle, et qu'elle avait tourné la page sans le
moindre problème.
Et elle n'en avait pas encore fini avec lui.
Il contempla ses traits délicieux tandis qu'elle
se préparait pour la prochaine salve.
Et il était impatient d'être taillé en pièces.

Phoebe sentit son cœur tressauter dans sa


poitrine.
Et la source de son tourment, cet immense et
magnifique... goujat, la regardait comme si elle le
couvrait de compliments tandis quelle l'attaquait.
C'était bien plus difficile que ce qu'elle s'était
imaginé. Pourtant elle s'était attendue au pire en
découvrant qu'elle serait reçue dans l'immeuble
où elle avait vu Leandro pour la dernière fois.
Puis Ernesto l'avait conduite dans la même pièce.
Les souvenirs douloureux l'avaient étouffée
quand elle avait aperçu Leandro, de dos. Et quand
il s'était retourné vers elle...
Elle avait vu beaucoup de clichés de lui au fil
des années. Elle avait cru que les logiciels de
retouche l'avaient embelli.
Ils avaient été trompeurs, oui. Mais dans le
sens inverse. Et heureusement.
Car, en moins d'une minute, la réalité de sa
beauté avait anéanti sa raison. Leandro l'avait
traquée et, à chaque pas, elle avait reculé pour
résister à son incursion. Mais, maudit soit-il, il
avait continué d'avancer, envahissant ses sens, lui
arrachant des réactions incontrôlées. Puis il
l'avait taquinée. Tentée. Jusqu'à ce que le dernier
fil de sa retenue se brise comme une corde trop
tendue... Et elle avait été piégée.
C'était comme si elle lui avait donné
exactement ce qu'il souhaitait. Le plaisir sur son
visage, la tension dans le corps de Leandro étaient
montés en flèche chaque fois qu'un coup verbal
l'avait atteint. C'était comme si elle le stimulait
exactement là où il voulait qu'elle le stimule.
Qui eût cru qu'il était versé dans le
sadomasochisme ? Pas étonnant que la jeune fille
si docile qu'elle était autrefois ait été si...
secondaire pour lui.
Leandro semblait se lécher les babines en
attendant la suite.
Il fallait qu'elle se reprenne.
— Bon, pour revenir sur ce que j'ai dit quand
je suis arrivée... En fait, je pense que c'est
inexcusable que tu perdes ton temps à jouer avec
moi alors que l'avenir tic ton royaume est en jeu.
— Mon ancien royaume. Je suis un vrai
Américain à présent.
— Oh, je t'en prie.
— Tu veux voir mon passeport ? dit-il, le
regard taquin.
— Tu seras toujours un Castaldinien,
rétorqua-t-elle en agitant la main.
— Vraiment ? Un royaume tout entier a
soutenu le contraire pendant huit ans. Je n'ai plus
aucun lien officiel avec le pays.
— Que tu le veuilles ou non, tu es
castaldinien.
Il afficha la moue d'un petit garçon boudeur.
S'il croyait l'attendrir, il se trompait.
— Je n'ai pas mon mot à dire ?
— Non.
— Je me demande où tu as péché cette idée.
— Tu n'as pas ton mot à dire en ce qui
concerne tes gènes, non ? C'est pareil.
— Oh, mais nous pouvons nous élever au-
delà de notre destin programmé.
— Et tu as transcendé tes origines
castaldiniennes, peut-être ?
— En fait, j'ai été jeté à coups de pied du bain
castaldinien. Mais je me suis bien adapté à la vie
ici, merci.
— Oh, je t'en prie.
Il s'appuya au dossier du canapé, et le siège
s'enfonça sous son poids, accentuant le
déséquilibre de Phoebe.
— Tu ne cesses de dire « je t'en prie »...
N'importe qui pourrait penser que tu m'invites à
d'autres « allusions lubriques d'adolescent
attardé ».
Ses mots lui firent l'effet d'une douche
glacée.
— D'accord. Il semble que nous
n'obtiendrons rien de bon tant que je ne te
laisserai pas assouvir ton besoin de ressasser le
passé et de t attarder sur les détails sordides.
Bien. Vas-y. Sors-toi ça de la tête.
Il la déshabilla du regard, et elle sentit une
onde de chaleur monter en elle.
— Il y a des choses... que je ne peux me sortir
de la tête. En tout cas, certainement pas par... la
parole. Quant aux autres obsessions, ne t'inquiète
pas. Je canalise tout le reste de rancœur dans
mon travail. Et dans les sports extrêmes. Les
punching-balls, aussi.
— N'es-tu pas en train de la canaliser en
tournant le dos à ton royaume alors qu'il a besoin
de toi ?
Il eut un rire étonné.
— Ce serait un exutoire génial. Si j'étais pour
la loi du talion.
— Dans ce cas précis, ce serait une vengeance
totalement disproportionnée. L'avenir de tout un
peuple pour venger l'exil d'un seul homme.
— Tu penses donc que je suis à ce point
nécessaire au bien de Castaldini ? C'est très
incohérent de ta part, puisque tu m'as déjà dit à
quel point jetais sans valeur.
— C'était une opinion personnelle,
marmonnât-elle.
Le regard de Leandro se fit plus acéré tandis
qu'il passait une main languide sur son torse
ferme. Elle ravala sa salive.
— Confidentielle, alors ?
— Oh, tu peux la divulguer. Cela ne te fera
pas de mal que, pour une fois, quelqu'un ne se
pâme pas d'admiration devant toi.
De nouveau, il éclata de rire, et elle sentit son
cœur ricocher dans sa poitrine.
— Ah, Phoebe, pourquoi essayer de
convaincre un égocentrique aussi irrécupérable
que moi de prendre les rênes d'un royaume?
Elle déglutit.
— Je suis une émissaire, comme tu l'as dit. Je
ne suis pas là pour mettre en avant mes
convictions mais celles de mon employeur.
— Même si tu le soupçonnes d'être sénile et
de confier le royaume précisément à la personne
qui le fera couler ?
— Le roi Benedetto est loin d'être sénile.
— Comment expliques-tu alors son
revirement ?
— Je suis certaine qu'il a ses raisons.
— Alors, il ne les a pas partagées avec toi ?
s'étonna-t-il.
— Il y a une chose que je sais, c'est qu'il a
toujours de l'affection pour toi. Je crois que le fait
de devoir te bannir l'a presque achevé.
Il rejeta la tête en arrière avec un sifflement
admi-ratif.
— Celle-là, je ne l'avais pas vue venir.
— Que veux-tu dire ?
— Tu essaies de me prendre par les
sentiments, de me rappeler qu'un jour le roi a été
mon héros, celui dont je cherchais l'approbation.
— Le jour où je te croirai capable de
sentiments n'est pas encore arrivé.
— Ah, Phoebe, tu me connais trop bien ! dit-
il en riant. Alors tu cherches à attiser mon désir
de revanche. Tu t'imagines sans doute que je rêve
de voir l'objet de ma vénération ramper devant
moi et reconnaître à quel point il a eu tort d'avoir
gâché huit ans de mon existence.
Elle se figea. Les yeux de Leandro
redevinrent sérieux.
— Ne me prête pas d'aussi mauvaises
pensées. Je pense que tu es juste... juste...
— Quoi ? Furieux ? Offensé ? suggéra-t-il.
— Sidéré.
Il s'arrêta net.
Soudain, il fut tout près d'elle. Et elle sentit
ses nerfs lâcher d'un coup. Elle recula sur le
canapé, et il fit de même, toujours sans la
toucher. Pourtant, elle avait la peau en feu.
Quand il ne fut plus qu'à quelques centimètres de
ses lèvres, il murmura d'une voix grave :
— Tu n'as pas remarqué que tu n'as pas
encore négocié jusqu'à maintenant ?
— Si... si j'ai appris une chose en tant que
négociatrice, bredouilla-t-elle, c'est comment
savoir quand mon... adversaire n'a aucune
intention... de négocier.
Il approcha encore.
— Je suis ton adversaire maintenant ?
— Tu es pire que ça. Je pourrais gérer un
adversaire. Toi, tu es... tu es...
— Je suis... quoi ?
Il effaça la moitié du dernier centimètre.
Elle haussa la main pour le garder à distance.
Mais ses doigts se heurtèrent à la soie de sa
chemise, sous laquelle elle sentit son torse chaud
et dur comme l'acier. Elle était incapable de
retirer sa main à présent.
— Phoebe..., dit-il d'une voix rauque de désir.
Tout ce qu'elle voyait, c'étaient les lèvres de
Leandro.
Elles étaient presque là, sur les siennes.
Enfin. Embrasse-moi. Je t'en prie.
Elle se détourna vivement, avec le sentiment
qu'elle venait de sortir d'un précipice. Son cœur
battait la chamade et ses poumons la brûlaient.
Elle ne sut pas d'où lui venait la force qui lui
permit de se lever.
Elle parcourut la pièce du regard. Où est la
sortie, bon sang ?
— Signorina ?
Elle se tourna aveuglément, se guidant à la
voix de son interlocuteur. Si bienvenue. Comme
toujours. Ernesto. Son allié. Son réconfort. Son
confident.
Il était à la porte, muni d'un plateau argenté.
Elle fit un pas vers lui. Le second fut plus
difficile. Le troisième, impossible à achever,
comme si le charisme de Leandro la tirait en
arrière. Ernesto regarda au-delà d'elle, vers son
maître sans nul doute, et hocha la tête d'un air
maussade. Ensuite il se tourna vers elle et lui
adressa un regard ferme. Puis il se retira.
Elle voulut lui crier de revenir, mais la voix
grondante de Leandro la transperça.
— Tu n'oublies pas quelque chose, Phoebe?
Ta mission, peut-être?
Sans se retourner, elle répondit entre ses
dents serrées :
— Tu m'as laissée venir ici juste pour régler
tes comptes, pour me montrer que ma démarche
serait un échec. C'est aussi bien, car Ju n'as pas
l'étoffe d'un sauveur. En fait, tu es peut-être la
pire chose qui puisse arriver à Castaldini en ce
moment.
Elle crut qu'il allait la laisser partir. Elle
avança. Mais comme la dernière fois qu'elle était
venue ici, la porte lui semblait soudain
inaccessible.
— Phoebe...
Son murmure la paralysa. Elle avait
l'impression de se noyer dans les ondes de sa voix
grave et envoûtante.
— Demain soir. A toi de décider.
— De... de quoi parles-tu ?
Il ne lui offrit pour toute réponse que le
silence. Elle se mit à trembler. Puis elle chancela
quand il murmura :
— C'est encore à toi de me convaincre. De me
montrer pourquoi je devrais accorder... à
quiconque... une seconde chance.
-3-

Phoebe passa en revue le décor luxueux


autour d'elle.
La lumière du soleil couchant filtrait à
travers les carreaux colorés d'un large vitrail, et
par les fenêtres de deux mètres de haut qui
donnaient sur Central Park. Parmi l'opulence
style Versailles du vaste salon aux murs tendus de
soie ivoire, le piano peint à la main attira son
attention : le paysage champêtre était
époustouflant de précision. La suite occupait
presque tout le dernier étage de l'hôtel, et
comptait pas moins de cinq chambres, cinq salles
de bains, deux salons, une salle à manger, et
même un sauna. Ajoutés à cela, trois cheminées
de marbre, une terrasse, et une cave de deux mille
bouteilles. Les commodités incluaient les services
d'un majordome personnel.
C'était là l'excès qu'une suite à quinze mille
dollars la nuit pouvait offrir.
Leandro avait insisté. A la place de la
chambre que Castaldini avait retenue pour elle, il
l'avait fait installer dans la suite présidentielle,
dont il jouissait sans doute à l'année.
Elle n'avait pas réussi à le convaincre de la
laisser dormir dans une suite conçue pour un être
humain normal. Le genre d'être humain qui
n'avait qu'un corps et n'avait besoin que d'une
seule chambre et d'une seule salle de bains.
Mais ce n'était pas là son plus grand souci.
Non, le problème était qu'elle, Phoebe Alexander,
négociatrice hors pair, en charge d'une situation
qui pourrait dévier le cours de l'histoire de tout
un royaume, avait mené sa mission avec la finesse
d'un éléphant dans un magasin de porcelaine.
En résumé, elle avait tout gâché. Et ça, sans
même s'en rendre compte. Pas sur le moment, en
tout cas.
Elle avait quitté cette entrevue désastreuse
en pensant avoir résisté au pouvoir de Leandro,
en croyant que dans ce jeu où il était le chat et elle
la souris elle ne l'avait pas laissé s'en sortir sans
donner quelques coups de patte de son côté.
Elle attribuait son aveuglement au fait
d'avoir été exposée à Leandro. Il avait toujours
annihilé sa perspicacité, neutralisé son esprit
logique. Et son pouvoir sur elle semblait avoir
décuplé avec les années. Il avait réussi à faire
taire le personnage calme et détaché qu'elle avait
mis tant de temps et d'ardeur à créer. Et elle
s'était surprise à se comporter de manière directe
et irréfléchie. Elle s'était enflammée à son
approche...
Et au lieu de délivrer des arguments sensés,
elle s'était laissé provoquer. Les attaques qu'elle
lui avait lancées n'avaient pas du tout eu l'effet
escompté. Car Leandro n'était plus l'homme trop
ambitieux et trop sérieux qu'elle avait quitté.
Le- nouveau Leandro s'était délecté d'être
assailli et critiqué, et avait même tout fait pour
qu'elle continue. Pire, il n'avait fait aucun mystère
de la résurrection de son attirance pour elle. Tout
ce qu'il avait dit et fait avait mis à mai sa retenue.
Mais cela n'excusait en rien son manque de
professionnalisme effarant. Non seulement elle
n'avait pas essayé de remplir sa mission, mais elle
avait fait de son mieux pour la saboter ! Même
quand Leandro lui avait rappelé qu'elle n'avait
pas commencé la négociation, cela n'avait pas
suffi à remettre son cerveau en marche. Une
minute plus tard, elle avait fui, en lui disant en
substance à quoi bon négocier et bon débarras.
Mais Leandro avait eu le dernier mot.
« C'est encore à toi de me convaincre. De me
montrer pourquoi je devrais accorder... à
quiconque... une seconde chance. »
Deux phrases qui en disaient long. Elle avait
perdu la partie. Elle n'avait pas réussi à gagner un
prince héritier pour Castaldini, ni même un
régent et un sauveur. Dans sa bienveillance,
Leandro lui offrait une revanche. Ou était-ce un
nouveau procès ?
Quelle que soit la raison de sa charité, si elle
jouait les bonnes cartes cette fois, cette charité
pourrait même s'étendre à elle-même. Fabuleux.
L'arène de cette seconde partie n'était pas un
terrain neutre, bien entendu. Par le passé, elle
n'avait jamais eu son mot à dire sur le lieu ou le
moment de leurs rencontres, et Leandro n'allait
pas changer cela maintenant. Même si elle était
aujourd'hui une négociatrice officielle du
royaume de Castaldini, il ne la tenait pas en plus
haute estime que lorsqu'elle était sa maîtresse
clandestine.
Cette fois, la partie se jouerait autour d'un
dîner, avait-il décidé.
Ce matin, Ernesto était venu à son hôtel pour
lui donner des conseils. Et lui apporter des robes.
Elle avait accepté les conseils sans rechigner.
Ernesto lui recommandait de continuer à faire ce
qu'elle faisait jusqu'à présent. Elle n'avait aucun
problème avec ça, de toute façon, elle ne pouvait
pas faire autrement.
Les robes, en revanche, étaient plus difficiles
à accepter. Ainsi que le conseil qui allait avec : se
mettre en frais.
— Je ne vais certainement pas donner à
Leandro la permission de se comporter de façon
plus intime qu'il ne le fait déjà, Ernesto, avait-elle
protesté. Et c'est ce que je ferais si je portais l'une
de ces... ces...
Elle avait désigné de la main les créations
haute couture suspendues sur un portant à
roulettes.
— En un regard, il croirait que j'inclus mes
appas féminins dans les négociations, parce que
j'ai échoué à faire mon travail d'une autre
manière.
— Concernant Leandro, je suis l'expert
mondial, avait rétorqué patiemment Ernesto. Je
vous prédis une réaction très favorable.
— Favorable dans quel sens ? avait-elle
maugréé. Je ne veux qu'une faveur, et je ne l'aurai
pas en m'halbillant comme Mata Hari. Au cas où
il donnerait réellement une seconde chance à ma
mission diplomatique, je pourrais bien l'insulter
en présumant qu'une robe peut l'influencer sur
un sujet aussi sérieux. Et mêmesi c'était le cas, je
ne suis pas la bonne personne. Lue tenue
ostentatoire ne suffit pas à faire une femme fatale.
Si vous pensez que mes atouts féminins viendront
à mon secours en cas de problème, vous vous
trompez. Car je ne suis pas armée pour.
— Vous n'avez pas besoin d'armes, avait
insisté Ernesto. Vous avez juste besoin d'être
vous-même. La robe est pour aller avec le décor
dans lequel il va tenir la session de...
négociations. Faites-moi confiance, maintenant,
cara mia.
Elle comprit l'allusion. Il pensait qu'elle ne
lui avait jamais assez fait confiance pour lui
raconter les raisons de sa rupture avec Leandro.
Pour lui, elle était partie quand ce dernier était au
plus bas. Et elle n'avait jamais pu se défendre. Car
alors, elle aurait dû attaquer Leandro, l'homme
qu'Ernesto aimait comme un fils. Elle ne
prendrait pas le risque de ternir ce respect et cet
amour. Perdre l'estime d'Ernesto serait une
blessure bien plus grave pour Leandro que pour
elle.
Non pas qu'elle ait perdu l'estime d'Ernesto.
Il était toujours resté gentil et affectueux envers
elle. Il l'avait contactée régulièrement, et avait
toujours tenté de la voir quand son travail l'avait
amenée aux Etats-Unis. Il était même venu la
féliciter pour ses fiançailles avec Armando, qui
avaient été annoncées un jour où Ernesto se
trouvait à Castaldini.
Devant son silence, Ernesto avait soupiré.
— Va bene, Phoebe. Je ne prétends pas avoir
une opinion sur ce qui s'est passé entre Leandro
et vous. Et puisque vous avez choisi tous deux de
ne pas vous confier à moi, je ne peux que rester
neutre, en tant que bras droit de Leandro et votre
ami. Mais en tant qu'ami, je dois souligner
quelques points. Quoi que vous pensiez de votre
entrevue d'hier, sachez que vous êtes allée bien
plus loin que quiconque avant vous. Vous avez
obtenu autre chose qu'un refus catégorique. Si
vous avez eu cette chance, c'est grâce à ce que
vous êtes, et à ce que lui et vous avez partagé
autrefois. C'est un homme bien plus puissant que
vous ne pouvez l'imaginer. Castaldini a besoin de
lui, d'une façon ou d'une autre. Le roi Benedetto a
eu raison de vous envoyer, même s'il ne mesure
pas à quel point. Alors, que vous approuviez ou
non la situation, ou les intentions et les méthodes
de Leandro, vous êtes la seule qui ait une chance
de le faire changer d'avis.
Sur ces paroles, il était parti. La laissant à
son destin, semblait-il.
Ernesto croyait qu'elle avait une chance de
faire changer d'avis Leandro. Elle, en revanche,
avait le sentiment qu'elle s'enfonçait dans des
sables mouvants, et qu'au moindre faux pas elle
serait engloutie.
Eh bien, tant pis. Inutile de reculer pour
mieux sauter. Plus tôt elle sombrerait, mieux ce
serait.
D'un pas décidé, elle traversa la salle de
réception de trois cents mètres carrés pour
rejoindre la clhambre qu'elle avait choisie au
hasard. Elle passa par la salle de bains de marbre
aux robinetteries en or, prit une douche, puis se
sécha et alla choisir une robe parmi la collection
de robes haute couture étendue sur Firmmense lit
à froufrous.
Elle avait bien envie d'enfiler un de ses
tailleurs austères, mais elle suivrait le conseil
d'Ernesto.Toutefois, quand une part d'elle-même,
passionnée et sauvage, lui souffla de choisir la
plus outrageuse et audacieuse des tenues, elle ne
l'écouta pas. Et elle opta pour la robe la plus
discrète qu'elle put trouver. Elle n'allait pas se
laisser maltraiter et humilier en tenue en rouge et
or, sinon il croirait qu'elle l'invitait à bien plus
que de simples évocations du passé.
Après avoir passé la robe qu'elle avait
choisie, elle inspecta le résultat. Rien
d'extraordinaire, mais Leandro devrait s'en
contenter.
Une demi-heure plus tard, elle attendait
qu'Ernesto vienne la chercher pour l'escorter
jusqu'à Leandro, en essayant d'ignorer
l'appréhension qui montait en elle à l'idée de le
revoir.
Ce qu'elle redoutait, ce n'était pas l'issue des
négociations. Non, elle craignait surtout que
l'objectif de Leandro n'ait rien à voir avec
Castaldini, mais plutôt avec cette attirance
toujours brûlante entre eux. Cette attirance qui
avait eu raison de toutes ses résolutions. Et si la
part passionnée et sauvage que Leandro avait
réveillée en elle lui criait de céder à son désir,
Phoebe la ferait taire. Elle était déjà passée par là.
Et elle ne voulait plus jamais revivre pareille
douleur.
Leandro consulta sa montre.
En retard. De trois... quatre minutes. Et il
avait le sentiment que ces minutes seraient
bientôt suivies par de nombreuses autres.
Etait-ce sa faute à elle, ou celle d'Ernesto ?
Lequel des deux voulait lui montrer qu'il n'était
qu'un homme, en refusant de se plier à ses désirs
?
Les deux, probablement. Et ils l'avaient bien
cerné. Ils savaient qu'ils étaient les deux seules
personnes au monde capables de l'irriter.
L'irriter? Plutôt le piétiner, oui. Ernesto
savait qu'il pouvait tout lui dire sans être inquiété.
Quant à Phoebe...
Oh, elle le savait aussi.
Hier soir, elle savait très bien ce qu'elle
faisait. Elle avait esquivé les coups et attaqué
jusqu'à ce qu'il soit à terre. Puis elle l'avait achevé
par un dernier assaut. Un mot. Une intuition. Un
verdict. Sidéré.
Elle avait su ce que lui-même n'avait pas
compris jusqu'à hier.
Il était toujours sidéré, en effet. Mais pas
parce que le roi et son peuple l'avaient banni.
Parce que Phoebe l'avait abandonné.
Autrefois, il avait eu une telle confiance en
elle ! Il avait eu tant de projets qu'il comptait
réaliser avec elle. Etre désigné comme le plus
valeureux candidat au trône. Devenir le prince
héritier de Castaldini. Puis, tout offrir à Phoebe :
son nom, son avenir, et son cœur.
Les mots sois ma reine avaient résonné dans
son esprit depuis leur première nuit ensemble,
depuis qu'il avait pris possession d'elle et elle de
lui, et la langue lui avait brûlé dans l'attente du
moment où il pourrait faire sa demande.
Ernesto, le seul homme en qui il avait
confiance, l'homme qui l'avait élevé après la mort
de ses parents, lui avait enjoint de ne pas laisser
Phoebe occuper son esprit pendant qu'il menait
campagne pour conquérir le trône. Mais Leandro
ne l'avait pas écouté.
Et cela lui avait coûté cher. Ses ennemis
avalent tiré parti de sa distraction, l'avaient
attaqué sans qu'il puisse anticiper les coups, et
l'avaient poussé à des représailles qu'il n'avait pas
mesurées. Pris dans les affres d'une passion
dévastatrice pour la première fois de sa vie, il
n'avait constaté les dégâts que trop tard.
Cela avait conduit à une blessure qu'il
n'aurait pas pu anticiper, un déshonneur et un
exil qui lui avaient semblés pires qu'une
condamnation à mort. La fureur et la frustration
l'avaient presque achevé les premiers jours. Seule
une chose lui avait permis de tenir. Phoebe. Il se
moquait que son pays l'ait disgracié et banni, ou
même que le monde entier l'ait déserté. Il avait
Phoebe.
Il avait attendu qu'elle l'appelle, qu'elle lui
promette qu'elle était bien à lui. En vain. Et
chaque jour de silence avait semé de plus en plus
de doutes dans son esprit.
Il avait été impatient de faire d'elle sa
princesse, mais il avait tout fait pour garder leur
relation secrète. Car on lui avait bien fait
comprendre, de manière officieuse, que la
couronne allait avec la femme que tous les gens
au pouvoir voulaient comme reine : Clarissa, la
fille du roi. C'était pourquoi il n'avait pas
demandé Phoebe en mariage. S'il l'avait fait, le
Conseil aurait trouvé un moyen de lui dénier
l'accession au trône. Leandro comptait devenir
prince héritier, et ensuite imposer Phoebe comme
sa reine. Mais il avait perdu le trône de toute
façon.
Le silence persistant de Phoebe avait peut-
être une autre explication, s'était-il dit alors. Il
avait tout imaginé. Il avait d'abord pensé qu'elle
était volontairement restée dans l'ombre pour
pouvoir ménager ses arrières au cas où leur
relation n'aboutirait pas. Mais ce qui le blessait le
plus, c'était l'hypothèse qu'elle ait décidé de le
quitter à la seconde où elle avait appris qu'il ne
serait jamais prince. Un mépris d'autant plus
grand qu'elle ne semblait même pas disposer à lui
passer un coup de fil. Un simple coup fil, bon
sang ! Tous ces instants passés ensemble
n'avaient donc pas compté pour elle ?
Poussé au-delà de ses limites par la
malveillance du doute, il avait succombé et l'avait
revue, quatre mois plus tard. Il avait été si dévasté
par son rejet qu'il s'était demandé s'il avait
commis une faute ce soir-là. Il avait passé les cinq
années suivantes à revivre comme une torture le
souvenir de leur dernière entrevue, disséquant
chacun de ses mots et de ses expressions jusqu'à
en devenir presque fou.
La seule chose qui l'avait sauvé, c'était de se
noyer dans le travail. Résultat, l'homme d'affaires
à succès qu'il était s'était transformé en magnat
de renommée mondiale.
Mais toutes ces années, il s'était senti coupé
en deux, comme s'il lui manquait la moitié de lai-
même. Il s'était répété maintes fois que Phoebe
n'était pas sa moitié. Mais jamais il n'était
parvenu à trouver la paix dans son cœur.
Il avait rassemblé les informations sur elle,
comme si sa vie en dépendait. Il avait obtenu les
résultats de tous ses examens de droit et les
rapports de l'état de santé de Julia avant même
qu'elle ne les reçoive. Il avait passé un marché
avec lui-même. S'il s'avérait que Phoebe avait
refusé de le suivre dans son exil pour pouvoir se
consacrer à ses études et à sa soeur, alors il lui
redemanderait de le rejoindre. Elle n'aurait
aucune raison de refuser, car seul leur amour
comptait, non ?
Quand la santé de sa sœur s'était stabilisée,
et que Phoebe avait obtenu son diplôme de droit,
il avait envoyé Ernesto lui porter un message. «
J'ai vraiment besoin de toi. Encore. »
Avec ces quelques mots, il avait mis son âme
à nu.
Il avait craint sa réaction. Mais il n'aurait pas
dû s'inquiéter.
Car il n'y avait eu aucune réaction. En guise
de réponse, elle avait annoncé ses fiançailles avec
le cousin de Leandro, Armando. Le jour même où
il lui avait fait parvenir son message.
Alors, il avait dû faire face à la vérité une
bonne fois pour toutes. Phoebe avait été en quête
d'un titre royal, comme sa sœur. Autrefois, il avait
été son meilleur atout. Armando était le nouveau.
Le désespoir infini qu'il avait ressenti avait
étouffé son humanité pendant un temps. Mais il
avait continué à vivre, continué de s'élever
jusqu'au sommet. Et les jours s'étaient écoulés.
Puis elle avait rompu avec Armando. Cela faisait
de cela un an. Et toutes ses convictions s'étaient
dissipées de nouveau.
Hier soir, Phoebe avait resurgi dans sa vie.
Et il avait su. Son empire sur lui était
toujours bien réel. Peut-être même qu'il ne
pourrait jamais s'en défaire.
Juste au moment où il avait succombé à son
désir, et qu'elle aussi avait semblé sur le point de
céder, elle avait reculé. Elle l'avait laissé abattu de
frustration, et était partie. De nouveau. En lui
disant d'aller au diable. Cela devait être un
stratagème. Quoi d'autre, alors qu'elle était partie
sans récolter aucune réponse concernant sa
mission diplomatique ? Cela prouvait bien que ce
n'était pas son objectif premier. Quelle autre
explication pouvait-il y avoir pour qu'elle ait fui
juste au moment où il avait cru l'attraper? Que
cherchait-elle, sinon qu'il la conquière de
nouveau ?
Quand elle était partie, il avait enfin recouvré
la raison après huit longues années. Et il avait
élaboré un plan...
— Un panier percé, qui mélange le
professionnel avec le personnel. Je me demande
vraiment comment tu es devenu un magnat et un
milliardaire.
Phoebe.
Annonçant son arrivée par une nouvelle
provocation.
Il ferma les yeux, et encaissa la réaction de
son corps, avec résignation cette fois.
Quand il se retourna et la découvrit, devant
la porte du restaurant-night-club, un
gémissement lui échappa. Moulée dans une robe
bustier d'un gris argenté lumineux qui dévoilait la
perfection de sa gorge et de ses épaules, et dont la
bordure de dentelle noire soulignait un décolleté
à peine suggéré, elle semblait tout droit sortie
d'un classique du cinéma en noir et blanc. Avec
ses pommettes élégantes rehaussées d'un
soupçon de blush et ses lèvres humides, elle
ressemblait à... à...
Les mots lui manquaient.
Mais nul besoin de mots quand il y avait des
actes.
Il avança en même temps qu'elle. Comme
s'ils s'étaient mis d'accord, ils gardèrent quelques
mètres entre eux, en avançant parallèlement, au
même rythme, comme s'ils exécutaient une
chorégraphie.
Elle se dirigea vers la table qu'il avait fait
dresser pour eux et qui surplombait la piste de
danse d'un côté et la vue sur Manhattan de
l'autre.
Ils atteignirent la table en même temps.
Posant les paumes sur la nappe de soie bordeaux
comme pour mieux la dominer, il se pencha vers
elle.
— Alors non seulement je n'ai aucune valeur,
mais maintenant je suis aussi dépensier et dénué
de tout sens professionnel. Qu'ai-je fait pour
mériter ça ?
Elle posa sa pochette à pompons sur la table,
et releva le menton.
— Qu'est-ce que tu n'as pas fait, tu veux dire
? D'abord cette suite à quinze mille dollars la nuit,
et maintenant un night-club ultrasélect. Je n'ose
même pas imaginer la somme écœurante que tu
as dû débourser pour réserver la salle. Sans doute
l'équivalent du budget mensuel d'un pays en voie
de développement.
Il pencha la tête, euphorique. La soirée
promettait d'être divertissante.
— Je suis impressionné, dit-il. Ta
connaissance du mode de vie des plus fortunés
est remarquable.
— Contente que tu sois impressionné. Moi, je
ne le suis pas.
Il la croyait aisément. Par le passé, son
désintérêt total pour les choses matérielles était
une des qualités qu'il avait admirées chez elle.
Elle l'avait quitté alors qu'il était presque
milliardaire.
Toutefois, il était facile pour elle de paraître
désintéressée, puisqu'elle avait déjà tout par
l'intermédiaire de sa sœur. Et peut-être s'était-
elle réservée pour un milliardaire avec un titre
royal ?
— Je me dois tout de même de te préciser
que la suite coûte vingt mille dollars la nuit.
— Magnifique. Maintenant je me sens encore
plus coupable de profiter d'un tel luxe. C'est tout
simplement criminel.
Il contourna la table, et retint son souffle
quand il effleura la hanche de Phoebe avec sa
cuisse.
Elle rompit aussitôt le contact et — à sa
grande satisfaction — s'assit en tremblant sur la
chaise qu'il avait reculée pour elle.
Il s'assit à son tour et dit d'un ton traînant :
— C'est étonnant que tu te sentes coupable.
Tu vis pourtant dans un palais où la plupart des
objets sont littéralement hors de prix.
Elle soutint son regard tout en caressant sa
fourchette en argent. Il imagina ces mêmes doigts
se promenant sur une partie particulièrement
sensible de son anatomie.
— Tu parles comme si j'avais meublé le
palais, alors que je ne suis qu'une invitée à long
terme. Et les objets qui s'y trouvent font partie du
patrimoine national. Même Julia n'a aucun droit
dessus. Et aucune de nous ne dépenserait des
milliers de dollars pour quoi que ce soit d'inutile.
— C'est très louable de votre part. Mais
puisque tu sembles connaître tant de choses, tu
dois avoir une idée de l'étendue de ma fortune ?
— Bien sûr. Pour toi, quelques centaines de
milliers de dollars, c'est de l'argent de poche.
Mais quelques centaines par-ci et quelques
centaines par-là, cela commence à faire une
somme, même selon tes critères. En fait, ce n'est
pas le montant mais le principe que je réprouve.
Est-ce que tu t'adonnes toujours à ce genre de
luxes, ou est-ce que tu as sorti le grand jeu pour
me faire passer un message ? J'espère que ce
n'était pas ton but, parce que, sinon, tu as échoué.
Ou alors, tu es juste un horrible vantard.
Il rit malgré lui. Si elle avait toujours été
cette harpie vindicative tout en affichant l'image
de l'ange docile et calme qu'il avait connu, elle
était une actrice au talent inimaginable.
— Heureusement que je n'essayais pas de
t'impressionner alors. En fait, j'essayais juste de
te... choyer. J'ai échoué sur ce plan aussi ?
Elle pencha la tête, et il sentit son pouls
s'accélérer quand ses cheveux de jais retombèrent
en cascade sur son épaule.
— Je me demande ce qui t'a donné
l'impression que j'apprécierais ce traitement de
faveur.
— Tout le monde apprécie le luxe.
— Ce luxe est au-delà de la raison et...
— Criminel. Oui, tu l'as déjà dit. Je ne peux
rien faire de bien à tes yeux, hein ? C'est bizarre,
autrefois, tu me donnais l'impression que je ne
pouvais rien faire de mal.
Il poussa un soupir faussement déçu, et sans
lui laisser le temps de lui faire une réponse
cinglante, il poursuivit :
— Très bien. Je peux maintenant te couvrir
d'excès en sachant déjà que je serai insulté pour
ça. Mais pour ton information, je ne suis pas
devenu l'homme que je suis en dilapidant mon
argent, mais en le faisant fructifier. Je fais de
l'argent dans de nombreux domaines. Et, non, il
n'y a rien de criminel dans mes entreprises. Tout
ce que tu as vu depuis que tu as posé le pied à
New York me rapporte quelque chose. De
l'immeuble que je possède à l'hôtel dans lequel tu
séjournes, en passant par ce club. Disposer de
suites présidentielles pour mes invités et de lieux
de divertissement à l'abri des regards compte
parmi les nombreux à-côtés du statut
d'actionnaire majoritaire.
Elle le toisa d'un œil noir. Il parvint à ne pas
bondir par-dessus la table pour l'attirer dans ses
bras.
— Déçue que je n'aie pas payé une somme
indécente pour t'impressionner ou te choyer ? dit-
il avec un sourire moqueur.
— J'étais déçue de penser que tu l'avais fait,
rétorqua-t-elle avec une moue.
— Et tu n'éprouves pas de déception perverse
maintenant que tu sais que je ne l'ai pas fait ?
— Alors, tu n'es pas un panier percé mais un
macho ? Tu souscris à l'idée archaïque qu'une
femme dit non quand elle pense oui ?
— Je ne pense pas que ce soit féminin mais
humain. La morale se heurte parfois au besoin de
se sentir important. Les attentions onéreuses
peuvent paraître détestables à certains, il
n'empêche qu'elles flattent l'ego.
Elle sourit. Maledizione !
Tandis qu'il essayait de calmer les
baltements de son cœur, elle laissa échapper un
rire entre ses lèvres écarlates.
— Tu es devenu un homme d'affaires grâce à
ta connaissance de la nature humaine,
apparemment. D'accord, toutes mes excuses.
Il appuya une main contre son torse. Phoebe
pourrait bien lui causer une crise cardiaque.
— J'ai tiré des conclusions hâtives parce que
j'étais diablement réticente à te voir, reprit-elle.
Et je voulais croire le pire. Tout ce que tu as fait,
c'est m'offrir le bénéfice des à-côtés pour
l'obstention desquels tu as travaillé si dur, alors
que tu n'y étais pas obligé. Je t'ai donné toutes les
raisons de ne pas te préoccuper de savoir si je
passais la nuit dans un motel infesté de mouches.
Ta marque d'hospitalité est peut-être difficile à
apprécier sans quelques pointes de culpabilité,
mais l'attention me touche.
Il s'appuya au dossier de sa chaise en mimant
le soulagement.
— Ouf. Alors, pour l'accusation d'horrible
vantardise, c'est réglé. Et l'accusation de non-
professionnalisme ?
— Oui, eh bien ?
Il rit en secouant la tête. Les mots lui
venaient maintenant, pour décrire Phoebe : elle
était l'incarnation parfaite de tous ses désirs.
Et ses désirs étaient ardents. Dévastateurs,
même.
Ce qui le ramenait à son plan.
Il accepterait la couronne qu'on lui avait
autrefois arrachée, si, et seulement si, il pouvait
être convaincu que c'était son destin de la porter.
Et s'il acceptait la succession, ce serait à ses
propres conditions. Sans discussion.
En ce qui concernait Phoebe, il n'y avait pas
de « si ». Il la voulait, sans l'ombre d'un doute.
Mais il avait un plan.
La première fois, c'était lui qui l'avait séduite.
Cette fois, ce serait à elle de le séduire, à elle de
fournir tous les efforts. Et quand elle aurait
réussi, il se rassasierait d'elle.
Ensuite, quand il le jugerait bon, il la
quitterait.
Il fit signe aux serveurs de les servir, se
pencha par-dessus la table et captura sa main.
— Va bene, Phoebe. Déboulonnons aussi le
mythe de mon non-professionnalisme, et
revenons-en à notre affaire. Tu as toute la soirée
pour... me travailler au corps.
-4-

A l'instant où Leandro lui prit la main,


Phoebe eut l'impression qu'il avait pris sa volonté
avec. Elle baissa les yeux pour échapper à son
regard fascinant, avant de dégager sa main
comme si elle venait de se brûler, et fit mine de
s'intéresser à la décoration.
D'ailleurs, elle en valait la peine. Comme
Leandro l'avait deviné, son ego était flatté. C'était
sans doute facile pour lui, mais le fait de savoir
qu'il avait pris du temps pour mettre cette scène
en place était à la fois déconcertant et
terriblement excitant. Et elle n'avait aucun doute
sur le genre d'ambiance qu'il avait voulu créer.
Une ambiance propice à la séduction.
Oh, elle avait bien tenté de trouver une autre
explication. Il était normal que les hommes
d'affaires fassent étalage de leur statut et de leur
pouvoir en menant leurs négociations autour de
repas raffinés, dans des lieux opulents et
exclusifs, et qu'en tant que magnat de rang
mondial, Leandro soit naturellement allé au-delà
de cette norme.
Ces justifications durèrent pendant les trois
secondes qu'il lui fallut pour tout voir des lieux.
Les trois niveaux fournissaient de l'espace à
ceux qui le souhaitaient, et de l'intimité à ceux qui
préféraient les rendez-vous en tête à tête, La vaste
salle du restaurant, qui comportait une piste de
danse, était sans doute en temps normal isolée du
bar au niveau supérieur, et du salon au niveau
inférieur. Phoebe ne doutait pas que chaque zone
ait son propre menu, ses propres serveurs, son
sommelier ou son DJ à demeure. Mais, ce soir,
l'endroit était totalement ouvert, pour faire vivre
à un seul couple, Leandro et elle, une soirée
inoubliable.
La décoration était à la fois classique et
opulente, mariant les cultures du Vieux Continent
et du Nouveau Monde, avec une note latine
marquée qui se traduisait dans l'originalité des
couleurs et des motifs audacieux et néanmoins
harmonieux. Le mélange d'ultramoderne et
d'ancien, saupoudré d'une touche de mystère,
donnait à cet endroit une allure onirique. On
aurait dit le royaume d'un ange déchu, où les
mortels subiraient un esclavage sensuel et
charnel. Très approprié.
Et dire qu'elle était venue de son plein gré se
jeter dans la toile du luxe et de la tentation. Elle
était restée sur le seuil, sous la lumière d'un spot,
se sentant comme le sujet d'une expérience sur
les réactions humaines menée par un être
supérieur.
L'être supérieur en question, c'était Leandro.
Il était assis là, à l'observer, à faire de l'ombre à
ladécoration magnifique dans son costume et sa
chemise sombres, taillés pour souligner la
magnificence et le pouvoir envoûtant qui
émanaient de lui.
Et il l'avait invitée à le travailler au corps...
Les serveurs habillés en rouge et noir finirent
de leur servir des amuse-bouches joliment
préparés et disposés et emplirent leurs flûtes de
cristal de Champagne, puis remirent la bouteille
de Moët & Chandon dans le seau à glace. Quand
ils disparurent, Leandro s'appuya au dossier de sa
chaise.
— Alors, Phoebe, as-tu décidé comment tu
vas procéder pour me convaincre, cette fois ?
Elle but une gorgée de Champagne. Et lavala
de travers.
Elle parvint tout de même à répondre d'une
voix étranglée :
— Je vais commencer par tenir ma langue.
Qu'en dis-tu ?
— Est-ce dans ton champ de compétences ?
Elle prit une autre gorgée, bien décidée à
prouver qu'elle pouvait encore réussir des choses
simples comme avaler normalement.
— Autrefois oui. J'étais connue pour ça.
— Quella è la verità — comme c'est vrai. Tu
étais si rarement réticente. Sauf quand il s'agissait
de parler, grazie a Dio. C'est un trait de caractère
que j'appréciais au plus haut point.
— Oui, une femme qui n'a aucune retenue
dans un lit et qui se tait dès qu'elle en sort doit
être le rêve de tout homme.
Ses yeux vacillèrent. Etait-il surpris de sa
franchise ?
— Je ne suis pas tous les hommes, Phoebe. Je
n'étais pas intéressé uniquement par le sexe, et si
j'appréciais ton silence, c'était pour d'autres
raisons.
Elle se servit un champignon farci au crabe
accompagné de sauce hollandaise, et en découpa
un morceau.
— Ah vraiment ? fit-elle. J'aurais pourtant
cru le contraire.
— Tu insinues que tu étais silencieuse parce
que mon attitude te dissuadait de parler ? dit-il, le
regard inquisiteur.
Elle avala un morceau de son entrée. Mais ne
distingua aucune saveur.
— Pas vraiment. Je n'avais pas grand-chose à
raconter. Mais avec tout ce qui se passait dans ta
vie à cette époque, j'avais en effet le sentiment
que tu n'aurais pas apprécié, si j'avais eu quelque
chose à dire.
— C'est fou comme, pour une même
situation, les points de vue peuvent différer
totalement. Je croyais que tu ne parlais pas
beaucoup parce que tu avais une
compréhension... innée de moi et de notre
situation, qui transcendait le besoin d'expression
verbale. Jïe croyais que nous n'utilisions pas les
mots parce quenoms étions sur la même longueur
d'onde. Apparemment:, là aussi j'avais tort.
Si elle avalait une bouchée maintenant, elle
pourrait s'étouffer pour de bon. L'implication de
ce que Leandro venait de dire...pouvait avoir
plusieurs interprétations. Cela pouvait aller du
poignant et profond au superficiel sans inttérêt.
Elle penchait pour la dernière interprétation
! Après tout, Leandro l'avait laissée sortir de sa
vie sans jamais la rappeler, en huit ans. Elle
doutait qu'il ait eu une seule pensée poignante ou
profonde pour elles.
Apparemment, il attendait qu'elle réagisse.
Comme elle ne le faisait pas, il soupira.
— Alors, tu peux encore tenir ta langue à ce
que je vois. J'espère sincèrement que tu ne la
tiendras pas trop longtemps. Je me surprends à
apprécier ton intensité nouvelle et ton mépris
bien plus que je n'appréciais ta tranquillité et ta
docilité.
— Ce doit être la maturité. Le jeune homme
dont la devise était « moi contre le monde entier
jusqu'à ce que je le conquière » est devenu un
homme mûr qui a pour slogan « le monde est à
moi et je meurs d'envie de me trouver un nouveau
défi ».
Il rejeta la tête en arrière et laissa échapper
un de ses rires enivrants.
— Ah, Phoebe, siete una sincera, genuina,
autentica shaitana rajeema, sperare
ardentemente que tu ne tiendras plus jamais ta
langue.
Elle était résignée maintenant à l'effet qu'il
avait sur elle, et elle se servit une aile de poulet
glacé à l'érable pour se donner une contenance et
essayer de calmer les battements de son cœur.
— Alors, bien que tu aies dépassé certains
traits castaldiniens, tu parles encore dans ce
mélange d'italien, d'anglais et de maure.
Il rit de plus belle tandis qu'il l'observait, et
elle s'imagina Leandro en train de mordiller ses
lèvres, son cou, ses seins...
— Seulement quand une seule langue ne
fournit pas de mots assez précis.
— Tu ne pouvais pas dire que j'étais une
méchante diablesse en anglais ?
— Tu as compris !
Ses yeux brillaient de surprise et
d'approbation. Elle se sentit comme un enfant
ému par le compliment de son héros. C'était
stupide.
— Et, non, je ne pouvais pas. L'anglais n'a
pas les nuances exactes que je voulais — et
pourtant ta traduction est aussi parfaite que
possible. Ton italien parlé est impressionnant. La
plupart des gens qui l'apprennent à l'âge adulte
n'en acquièrent jamais les subtilités. Mais
comment as-tu appris le maure ? Presque plus
personne ne l'emploie dans les villes
castaldiniennes.
Phoebe prit son verre. Mais elle avait la gorge
trop nouée pour avaler quoi que ce soit.
Devrait-elle lui révéler qu'elle avait voulu
comprendre ce qu'il lui murmurait dans les
moments d'extase ?
Quand elle réussit à respirer de nouveau, elle
décida de lui avouer une partie de la vérité.
— J'étais intriguée chaque fois que tu
l'employais. Cette langue semblait si... primaire et
passionnée, si différente de l'italien et de toutes
les autres langues que j'avais entendues. Et même
si elle n'est plus répandue, la langue maure fait
partie intégrante des cultures qui ont tissé
Castaldini, tout comme les gens qui la parlent
encore. J'ai senti que je devais en connaître
autant que je le pouvais. Je ne suis pas douée,
loin s'en faut, mais je comprends l'essentiel. Ma
prononciation est déplorable, cependant. Mais toi
? Aucun des D'Agostino de la je une génération ne
le parle.
— Hélas, je ne fais plus partie de
lajeunegénération. Tous les gens de mon âge
l'apprenaient à l'école.
— Mais personne ne le parle, hormis pour les
quelques mots qui sont passés dans la langue
italienne.
— Il y a pourtant une partie de la population
qui s'accroche à la langue d'origine de Castaldini.
Pour les autres, c'est devenu une langue étrangère
comme une autre. Personnellement j'ai eu plus
d'incitations à l'apprendre. Ma grand-mère
maternelle était maure à cent pour cent.
— Alors, c'est de là que tu tiens ton côté
chevalier du désert !
Soudain, il se leva, avança vers elle et, sans
crier gare, l'attira contre lui, seins contre torse.
— S'asseoir à cette table était une très
mauvaise idée de ma part, dit-il.
Avant qu'elle puisse s'en rendre compte, il la
conduisit vers une alcôve au niveau supérieur. Il
l'installa sur un canapé de cuir rouge, et faillit
tomber sur elle.
Elle eut envie d'effacer les quelques
centimètres qui les séparaient.
Mais déjà Leandro s'asseyait à côté d'elle, et
les serveurs s'affairaient autour d'eux, portant
leur table devant le canapé et leur apportant des
assiettes chaudes posées sur des chauffe-plats.
Dès qu'ils eurent disparu, Leandro saisit une
crevette, en mordit un morceau et glissa le reste
entre ses lèvres. Elle se retint de mordiller ses
doigts en même temps que le morceau offert.
Soutenant son regard, elle mordit dans la
crevette. Il inspira profondément, une lueur de
désir dans le regard. Quand elle eut mangé le
morceau entier, il caressa doucement ses lèvres,
jusqu'à ce qu'elle gémisse. La plainte un peu
rauque qui s'échappa de ses lèvres suffit à la
ramener à la raison. Elle lui jeta un regard noir,
furieuse autant contre lui que contre elle-même.
A quoi jouait-il ? A quoi s'attendait-il ?
Enfin, il retira sa main, et poussa un soupir
tremblant, avant de rejeter la tête contre le
canapé et de fermer les yeux. Au moins, elle
n'était pas la seule à se consumer de désir. L'arme
qu'il avait utilisée contre elle était à double
tranchant.
Il rouvrit les yeux, et tourna la tête vers elle.
Elle était défaite, comme lui. Ils s'observèrent
mutuellement pendant une longue minute.
— Toi et Ernesto semblez appartenir à une
société secrète d'admiration mutuelle, dit-il en
cairessant sa joue.
Elle sourit.
— Tu n'as pas osé en parler avec lui donc tu
t'attaques à moi ?
— J'ai eu un peu peur d'en parler à Ernesto, il
peut se montrer très coriace, concéda-t-il avec uin
sourire. Mais ne va pas t'imaginer que c'est parce
que je te trouve plus faible ou plus vulnérable que
liui. J'aime les confrontations risquées. Ce sont
les seulles choses qui vaillent la peine.
Elle poussa un soupir incrédule, en tentantt
d'ignorer les pulsations grandissantes au creux de
sorn ventre.
— Ce n'est pas la mentalité appropriée pour
un homme s'apprêtant à devenir régent. Surtoutt
quand le royaume concerné a pris soin d'éviter les
corifirontations à travers les siècles. A t'en tendre
parler, je mie dis que tu serais capable de
provoquer une guerre rien que pour te délecter du
conflit qui s'ensuivrait
— Oh, je n'irais pas si loin, dit-il en caressant
son menton. Mais je causerais à mes ennemis —
et à mes alliés— quelques frayeurs, et quelques
nuits sans sommeil. Cela les rend plus vigilants et
plus intéressants.
— Et tu te demandes pourquoi tu étais en
telle opposition avec le roi Benedetto et le Conseil
? Ils veulent éviter les bouleversements à tout
prix.
Il haussa un sourcil.
— A tout prix, cela inclut la liberté de parole
et quelques droits de l'homme ici et là, n'est-ce
pas?
— On dirait que tu parles d'une dictature, et
non d'un royaume paisible.
— Où tout le monde vit heureux ? Es-tu sûre
de ne pas confondre avec un royaume des contes
de fées que tu lis à tes nièces de cinq et sept ans ?
— Non, pas du tout.
Comment Leandro connaissait-il l'âge de ses
nièces ?
— Dis-moi ce que le roi et le Conseil veulent
vraiment de moi, dit-il.
— Ne me dis pas que tu as refusé une offre
que tu n'as même pas écoutée jusqu'au bout !
— Oh, je l'ai entendue ! Revenir, recevoir un
pardon total, la restitution de mes titres et, tant
qu'on y est, deux ou trois autres broutilles —
prince héritier et régent faisaient partie du lot.
Futur roi était inclus aussi, à condition que je vive
plus longtemps que King Benny.
— King Benny !
Elle éclata de rire,
— Oh, mon Dieu... King Benny. Je me
demande ce qu'il ferait si tu l'appelais comme ça
devant lui !
— Je m'assurerai que tu sois là quand je le
ferai, ainsi tu pourras être au premier rang pour
voir sa réaction, dit-il avec un sourire séducteur.
Elle résista à l'envie d'embrasser ses
fossettes.
— Tu t'es vraiment assoupli; alors ? Il fit une
moue faussement blessée.
— Tu veux dire que j'étais un psychorigide
ennuyeux avant, c'est ça ?
— Je ne saurais dire. J'étais trop énamourée
pour le remarquer.
A en juger par le regard brûlant qu'il posa sur
elle, elle aurait mieux fait de se taire.
— Alors, ils ne m'offrent toujours pas
d'e:xcuses, mais ils me pardonnent, c'est ça ?
Elle hocha la tête, tout en s'inquiétant du
tour que la conversation prenait.
— Ils ne pouvaient se résoudre à admettre ne
serait-ce qu'une responsabilité partielle, et
veulent quie nous prétendions tous que c'est moi
qui les supplie. Ajab... « incroyable ». Et en
échange de leur clémence, que m'offrent-ils ? En
dehors de quelque chose dont je ne veux plus ?
— Que tu veuilles ou non la couronne riest
pas la question. Castaldini a besoin de toi.
— Vraiment ? On a besoin de moi pour autre
chose que ce que ma richesse immense et mon
pouvoir peuvent fournir ? Mes opinions
politiques — qui les ont conduits à me bannir, je
te le rappelle — sont-elles soudain nécessaires ?
Ou devrais-je laisser ces choses-là derrière moi ?
— Je suis sûre que nous pourrons trouver un
terrain d'entente satisfaisant.
— Si c'est tout ce qu'ils t'ont autorisée à
m'offrir, laisse-moi te dire ce qu'ils entendent par
« terrain d'entente ». Ce sera leur manière de
faire, un point c'est tout. Ce qu'ils veulent
vraiment, c'est que je soutienne la politique avec
laquelle j'étais si fortement en désaccord. J'ai
payé le prix fort pour avoir voulu la changer. Je
pensais que cela vaudrait la peine de ne plus être
castaldinien, si ma punition menait à la naissance
d'un mouvement pour soutenir mes opinions, et
si cela instaurait un climat propice au
changement. Mais ils se sont assurés que ma
version de l'histoire ne soit jamais entendue. Et
ils veulent que je sois roi de ce pays figé dans le
temps ? Qui croient-ils duper ?
Elle poussa un soupir.
— Personne.
— Vraiment ? Je suppose que le roi ne t'a pas
dit que la situation n'est pas aussi désespérée qu'il
le fait croire. Il a oublié de mentionner les deux
autres hommes qui sont tout aussi capables de lui
succéder que moi, n'est-ce pas ?
— En fait, il m'en a parlé.
Il haussa les sourcils, l'air sincèrement
surpris.
— Il t'a parlé de Durante et de Ferrucio ?
— Il n'a pas donné de noms. Il ajuste dit qu'il
y a toujours eu trois candidats pour la couronne,
et que tu étais en tête de liste.
Il eut l'air songeur.
— Est-ce qu'il t'a dit pourquoi j'étais en haut
de la liste ?
— Seulement que tu étais, aussi impossible
que cela puisse paraître, le moins problématique,
et que tu le sdétestais moins, lui et Castaldini, que
les autres.
Il secoua la tête, avec un mélange d'ironie et
de quelque chose qui ressemblait à une
admiration réticente, et même à... de l'affection.
— Ce vieux renard. Toujours à dire assez de
vérité pour que sa logique semble irréfutable, et à
en cacher suffisamment pour paraître
irréprochable. Alors, il-n'a pas dit pourquoi j'étais
le seul à être considéré apte. Avant que je ne
gâche tout, s'entend.
Elle se redressa.
— Je suis tout ouïe pour écouter ta théorie
conspirationniste.
Il rit et s'appuya contre le dossier du canapé.
— Ce n'est pas une conspiration, c'est pire.
C'est quelque chose de bien plus mesquin. Et de
bien plus dévastateur. La tradition. Associée aux
mots conservatisme, ascendance, noble lignée.
Tout ce que j'ai de plus que ces deux hommes,
c'est un hasard de naissance qui m'a rendu
éligible et qui les a éliminés de la course.
— Durante ? Comme Durante D'Agostino, le
fils aîné du roi Benedetto, qui est brouillé avec
son père ?
Il hocha la tête.
— Eh bien ! Le fils du roi en place. Une
objection majeure.
— Et même dans leur heure la plus sombre,
ces vieux grincheux ne peuvent se résoudre à
passer outre une loi qui aurait dû expirer quand le
besoin s'en faisait sentir.
— Pour leur défense, cette loi a fait de
Castaldini un des royaumes les plus stables du
monde.
— Et le plus sclérosé.
— Tu as toi-même profité de cette loi, fit-elle
valoir. Il semble que tu aies toujours considéré
Durante — ton meilleur ami — comme un
candidat aussi bon que toi, pourtant tu n'as pas
suggéré de changer la loi pour lui donner une
chance égale à la tienne.
Il se redressa de nouveau, ses yeux émeraude
lançant des éclairs.
— Et j'en ai honte aujourd'hui, reconnut-il.
Mais maintenant que j'en ai la possibilité,
j'enjoindrai au Conseil de choisir le meilleur
candidat.
— Ils pensent que tu es vraiment le meilleur.
— Je ne suis le meilleur que parce que le plus
acceptable pour le peuple, qui a été endoctriné
pour accepter uniquement les lois anciennes.
— N'est-ce pas là un énorme facteur à
prendre en compte ? N'est-ce pas également sur
ces critères que tu recrutes tes collaborateurs ?
— Si je prenais la couronne un jour, ce serait
pour libérer Castaldini de toutes ces vieilles lois et
de toutes ces traditions sclérosantes. Je
commencerais par veiller à ce que le peuple
décide qui est le meilleur roi pour Castaldini, sans
avoir à cocher une liste de critères dressée par
une exigence de naissance dépassée, humiliante
et tout bonnement discriminatoire.
— Mais tu es un réformateur social et un
modernisateur !
— Tu dis cela avec la même répugnance que
si tu avais dit « bourreau des cœurs ».
— Ce n'est pas de la répugnance. C'est une
prise de conscience. Je suis choquée. Je croyais
que tu étais révolutionnaire, mais pas dans ce
sens-là.
— Dans quel sens, alors ?
— Dans le sens destructeur des règles
établies et destructeur de l'environnement.
— Vraiment ?
— Oui. Tu es impitoyable dans tes OPA, et tes
sociétés créent des développements urbains
gigantesques.
— Et alors ? Mes OPA ne conduisent pas à
moins d'emplois mais en génèrent davantage.
Quant aux développements urbains, je les conçois
dans le respect de l'environnement social et
écologique, et uniquement après une prise en
compte minutieuse de toutes les conséquences
possibles. Je ne développe pas à outrance, je
n'épuise pas les ressources de la terre.
Inutile de vérifier, elle le croyait sur parole, E
lie aurait dû s'en tenir là, pourtant elle s'entendit
demander :
— Et pourquoi le fait que tu sois un
btourreau des cœurs devrait me révolter ? Ce ne
sont pas mes affaires.
— Ah oui ? fit-il, le sourcil arqué. Intéressant.
Puis, d'un air menaçant, il ajouta :
— Je n'en suis pas un.
— Un quoi ?
— Un bourreau des cœurs. J'ai trop de
handicaps.
— Des handicaps ?
— La minutie, la méfiance, l'allergie aux
aventures d'un soir... Et puis, les charmes
féminins n'opèrent plus sur moi.
— Tu veux dire qu'ils ont opéré autrefois ?
— Oh, oui, sur mon corps et sur mon âme.
Elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine.
Il avait — il avait été... amoureux ? Vraiment
amoureux ? Avant ou après elle ? Et... pourquoi
lui disait-il tout cela ? La mettait-il en garde tout
en cherchant à l'attirer ?
Soudain il se pencha en avant, et plongea la
main dans ses cheveux de jais. Il laissa une
épaisse mèche glisser entre ses doigts avant de
dire :
— Ce n'est pas que cette couleur ne t'aille
pas, elle te va très bien, et même mieux que ta
couleur naturelle, mais je suis curieux de savoir :
pourquoi te teins-tu les cheveux en noir ?
Leandro se rendit compte trop tard qu'il
venait de commettre une erreur.
Il avait seulement cherché à dévier la
conversation, trouvant qu'il était allé trop loin
dans l'exposition de ses faiblesses. Alors, il avait
choisi un sujet plus léger, qui piquait sa curiosité.
Pourtant, Phoebe avait l'air aussi blessée que s'il
l'avait giflée.
— Tu veux dire, pourquoi j'ai cessé de les
teindre en blond ?
Il la dévisagea.
— Tu es une vraie brune ?
— Tu ne l'avais pas remarqué ? Quoique ça
tombe sous le sens.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
— Eh bien, tu ne savais rien de moi,
apparemment.
— J'en savais énormément. Je parie que je
connais tout de toi.
— Tu veux dire au sens biblique ? Comme
c'est original.
— Non, je veux dire, sur tous les plans.
— Ah oui ? D'accord, testons tes
connaissances alors. Ou alors, est-ce que tu vas
plaider des trous de mémoire dus au temps qui
passe ?
— J'ai la mémoire d'un troupeau d'éléphants.
— Et une capacité de saccage aussi grande. Il
poussa un grognement contrarié.
— Je ne saccage jamais rien.
— Bien sûr que non. Tu es trop organisé et
réfléchi pour cela. J'aurais dû dire « capacité
d'incursion ». C'est ton mode opératoire, que ce
soit sur le plan personnel ou professionnel.
— Par définition, on rejette et on résiste à
une « incursion ». Je ne me souviens que...
d'approbation. D'encouragements.
— Tu as cet effet sur les gens que tu
conquiers — c'est le pouvoir infini du syndrome
de Stockholm. Il m'a fallu plus; d'un an pour
mesurer l'étendue des dégâts.
Il se figea net.
— Que t'ai-je fait ?
Elle le regarda comme s'il avait autrefois
étranglé son chat et qu'il ne s'en souvenait pas.
Elle finit par secouer la tête et laissa échapper un
rire rugueux.
— Tu n'avais même pas remarqué que je me
teignais les cheveux.
— Et ça fait de moi un homme... insensible ?
Négligent ? Avec ta peau hâlée, ta couleur
semblait tout à fait naturelle. Qu'est-ce que je t'ai
fait d'autre encore ?
Elle secoua la tête de nouveau.
— Tu évolues dans un univers où tu es la star,
n'est-ce pas ? Les autres sont des figurants qui
n'existent que pour te mettre en valeur.
— Pourquoi dis-tu cela, alors que tu sais que
ce n'était pas vrai... autrefois ?
— Ecoute, je ne suis pas en train de te
critiquer ou de te faire des reproches...
— Ah bon ? Drôle de façon de ne pas le faire.
A t'entendre, j'étais un homme sans cœur,
égocentrique et manipulateur. Maintenant que j'y
pense, je me souviens d'un commentaire que tu
m'as lancé à la figure quand tu es sortie de ma vie.
A propos de mon prétendu égocentrisme. C'est
ainsi que tu justifies la façon dont tu as mis un
terme à notre relation ?
— Notre liaison se serait terminée tôt ou
tard, et tu le sais. Je nous ai rendu service...
— Si tu parlais pour toi seulement ?
— Soit, je me suis rendu service en partant
avant que les choses ne se détériorent entre nous,
sachant que l'issue était inévitable.
Ces dernières paroles le troublèrent. Etait-
elle en train de lui avouer qu'elle l'avait quitté non
pas parce qu'elle n'était plus amoureuse, mais
parce qu'elle avait voulu se protéger ? Avait-elle
eu peur qu'il retourne sa colère d'avoir été banni
contre elle?
Mais à quoi bon s'interroger encore et encore
? Il avait admis qu'il n'y avait aucun moyen de
découvrir la vérité. Et puis tout cela, c'était du
passé maintenant.
Or il vivait dans le présent. Et quand la fin de
leur relation viendrait, cette fois, il ne passerait
pas huit autres années à se torturer pour essayer
de comprendre les raisons de leur rupture. Car,
cette fois, ce serait lui qui déciderait pourquoi. Et
quand.
Il était temps de passer à l'action.

Phoebe sentit son cœur se serrer quand


Leandro déroula sa longue silhouette et fit un
signe à l'un de ses employés posté au fond de la
salle. Aussitôt, la musique noya la cacophonie de
ses souvenirs, le tumulte que cette conversation
avait provoqué en elle.
Puis il lui tendit la main, une invitation
impérieuse.
— Danse avec moi.
Il lui avait dit ces mots exacts le soir de leur
première rencontre. Avant même qu'ils soient
présentés l'un à l'autre. Elle se souvenait
seulement qu'il l'avait prise dans ses bras et
qu'elle n'avait plus touché terre, jusqu'à ce qu'il
l'embrasse pour la première fois et change le
cours de sa vie pour toujours.
Et la scène semblait se rejouer ce soir. Elle ne
savait pas quand clic avait pris sa main, ni
comment elle était arrivée sur la piste de danse.
Tout ce quelle savait, c'était qu'il l'étreignait
comme s'il était une extension de son propre
corps, se mouvant avec elle dans une parfaite
harmonie. Mais, très vite, un flot d'émotions
incontrôlables la força à s'arrêter.
— Leandro, je... je...
Il ne lui laissa pas le temps de trouver ses
mots. Il la souleva comme si elle ne pesait pas
plus qu'une plume, et ses bras la serrèrent contre
son torse ferme et puissant, ce torse contre lequel
jadis elle se lovait, frissonnait de plaisir, là où elle
avait rêvé de retourner chaque jour de ces huit
dernières années.
Elle gémit de désir. Le regard de Leandro se
fit vorace. Volcanique. Elle n'avait qu'une envie,
qu'il la dévore, qu'il l'anéantisse, maintenant.
Mais il se contenta de la fixer, tandis qu'une
myriade d'émotions défilait sur son visage.
Pourquoi refusait-il de lui donner ce quelle
attendait ? Ses lèvres, son souffle, sa puissance?
Voulait-il plus que son abandon?
Elle lui donna plus d'elle-même, agrippa ses
cheveux et tira dessus avec force, II poussa un
grondement rauque, et elle pencha la tête vers ses
lèvres à demi ouvertes. Elle prit sa bouche,
avalant son brûlant « Phoebe » et son souffle en
elle.
Mais il ne lui rendit pas son baiser.
— S'il te plaît...
La supplique prononcée d'une voix brisée
sembla faire voler en éclats ce qui retenait
Leandro. Il écrasa les lèvres sur les siennes, et la
couvrit de baisers ardents, sombres, enfiévrés.
Oui... oui...
Puis, sans crier gare, il se dégagea. Elle se
redressa en sursaut, comme si elle avait besoin du
souffle de Leandro pour respirer. Il la laissa
l'attirer vers elle, et enfonça le visage dans son
cou, entre ses seins, en poussant des
gémissements douloureux qui la secouèrent
jusqu'au tréfonds de son être. Puis, soudain, il
murmura :
— Je vais le faire.
Elle sursauta quand il recula, la laissant
chancelante sans son soutien.
— Tu... tu veux dire que tu acceptes la
succession ?
— Il faudra attendre pour voir si je l'accepte.
Mais je vais retourner à Castaldini. A une
condition.
— Je... savais que tu énoncerais des
exigences.
— Une seule exigence. Sais-tu aussi laquelle ?
Elle se mordilla la lèvre, l'appréhension le
disputant à la tentation.
— Quelque chose qui me concerne, je
présume.
— Et que serait cette exigence, à ton avis ?
dit-il d'un ton lourd de sous-entendus. Venant
d'un homme qui « mêle le professionnel et le
personnel » ?
— Tu veux que je... je...
El le ne pouvait se résoudre à le dire.
— Quoi ? insista-t-il, tel un félin jouant avec
sa proie épuisée juste pour le plaisir de se divertir.
Sacrifier ta vertu pour Castaldini ?
A ces mots, elle se figea.
— Comment le pourrais-je, puisque ma vertu
appartient au passé ? Et tu es le mieux placé pour
l'attester.
Au tour de Leandro de se figer net.
— La virginité n'est pas une vertu, Phoebe.
Es-tu restée si longtemps à Castaldini que tu en es
venue à adopter sa moralité archaïque ?
— Alors, que veux-tu ? Que je sois ta
maîtresse secrète, comme autrefois ?
Le sourire qu'il ébaucha fit battre son cœur
d'excitation... et de terreur.
— Rien d'aussi simple, murmura-t-il. Jusqu'à
ce que je décide d'accepter ou non la succession,
je séjournerai dans la demeure de mes ancêtres à
El Jamida, sur la côte ouest de Castaldini. Ma
condition, c'est que tu y vives avec moi.
-5-

— Que j'y vive avec toi ?


Phoebe était trop stupéfaite pour se rendre
compte que l'exclamation venait d'elle. Elle était
encore capable d'articuler un son ? Etonnant.
Leandro se dirigeait vers une table ronde en
quartz, sur laquelle était posée une autre bouteille
de Champagne dans un seau à glace.
Il emplit deux flûtes du breuvage ambré et
revint lui en tendre une.
— Tu as des objections à cette condition ? Ou
juste au terme « vivre » ? Si c'est le cas, je me
demande bien pourquoi. Comment appellerais-tu
cela? Exister avec moi ? Survivre avec moi ?
Occuper le même continuum espace-temps que
moi ?
— Très drôle...
Elle s'interrompit et s'exclama :
— Vivre avec toi... ouvertement ?
— Tu préférerais être ma maîtresse secrète ?
suggé-ra-t-il, le regard taquin.
— C'était une question, pas une proposition.
Il plaça la flûte dans sa main, prit son autre
main entre les siennes et l'emmena près de la
table, où il la hissa sur un tabouret d'acier tendu
de satin rouge. Il avança son propre tabouret, et
elle perçut la chaleur de son corps contre le sien.
Elle le regarda avec la même fascination que les
gens qui observent les catastrophes en train de se
dérouler.
Il fit un geste à l'un de ses employés et,
aussitôt, une musique langoureuse et sensuelle
les enveloppa.
— Que dirais-tu d'être mon invitée, et mon
guide ? lança-t-il en inclinant la tête. Je ne verrai
ceux qui m'ont contraint à l'exil que pour le strict
nécessaire. Tu comprendras aisément que je ne
nourris pas de sentiments nostalgiques à leur
égard. Mais je ne suis plus au courant de ce qui se
passe à Castaldini, et j'ai besoin de mises à jour
sur sa situation actuelle. Je veux connaître les
problèmes du quotidien, les opinions du peuple
sur tous les sujets, du sport à la politique. Prendre
le pouls de la rue, en somme. Tu serais un agent
de liaison idéal.
Etait-ce vraiment cela, ce qu'il avait en tête ?
Ce qu'il attendait d'elle ?
Elle était à la fois soulagée et... déçue. Mais
elle n'allait pas s'attarder sur cet étrange mélange
d'émotions maintenant.
— Pourquoi moi ? Je pourrais te fournir une
liste d'une douzaine de gens bien plus indiqués,
nés et élevés à Castaldini, et qui seraient ravis de
remplir cette mission.
— C'est toi que je veux.
Elle cessa de respirer. Elle avait rêvé si
souvent d'entendre ces mots. Elle avait imaginé
tant de loi s ce que leur relation aurait pu devenir.
Ce qu'elle ne deviendrait jamais. Car Leandro
l'avait toujours voulue pour de mauvaises raisons.
Et elle était presque certaine que c'était encore le
cas aujourd'hui.
Au lieu d'argumenter sur le fait que ses
raisons étaient bien plus mauvaises aujourd'hui,
elle ne parvint qu'à murmurer d'une voix
étranglée :
— Pourquoi ?
— Parce que la plupart des gens n'hésitent
pas à embellir la réalité ou à mentir effrontément
pour m'amener à la décision qu'ils veulent que je
prenne. Ta franchise me prouve que tu es la seule
qui puisse me dresser des rapports impartiaux, et
me dire la stricte vérité. Et j'ai besoin de ça pour
faire mon choix.
Ça ne sonnait pas comme une mauvaise
raison. Ça sonnait même très bien. Etait-ce trop
beau pour être vrai ? Etait-ce sa seule motivation
?
Il n'y avait qu'une seule façon de le
découvrir. Et il n'y avait qu'une seule manière de
se comporter avec Leandro, décida-t-elle. La
manière frontale.
— Et en dehors d'avoir besoin de ma
perspicacité et de mes accès de candeur, est-ce
que tu veux aussi reprendre notre aventure là où
nous en étions restés ?
— Oui.
Il avait dit cela avec une telle conviction que
tous ses sens furent aussitôt en alerte. Comme s'il
était conscient de l'effet qu'il avait sur elle, il
renouvela son assaut.
— Si... Aiwa.
Elle en renversa la moitié de sa flûte sur elle.
— J'avais... compris... dans une seule langue.
Il lui prit la flûte des mains, porta ses doigts
humides à la bouche, et les lécha doucement.
— Ce n'était pas assez de te dire combien j'ai
envie de toi dans une seule langue. Ça ne l'a
jamais été. Je doute que quoi que ce soit suffise.
Et si j'avais des doutes sur le fait que tu me
désires autant que je te désire, ces... étincelles les
ont dissipés. Non seulement le désir entre nous
est aussi explosif qs'autrefois, mais il s'est
intensifié. Nous sommes deux adultes plus
complexes à présent, avec une connaissance bien
plus grande de nous-mêmes et du monde, et cela
n'a fait qu'accroître notre attirance mutuelle.
Après avoir détruit le peu de raison ou de
résistance qui lui restait, il lui lâcha la main.
— Mais je ne fais que déclarer mes
intentions, poursuivit-il d'une voix non plus
fiévreuse mais détachée. Cette fois, je ne vais pas
te séduire. C'est à toi de décider si tu veux venir
avec moi.
— Quand, pas si, hein ?
Il lui adressa un regard serein. Oh, elle aurait
aimé nier ! Mais elle ne le pouvait pas. Pas quand
elle avait envie de crier : je veux venir à toi... tout
de suite.
Elle chercha quoi dire, quelque chose qui ne
serait pas un mensonge et qui ne la ferait pas
passer pour une idiote autodestructrice. Il ne lui
restait comme option que l'esquive.
— Et que fais-tu du déluge de spéculations
que cela va provoquer ? Tu ne te soucies pas de ce
que tes potentiels sujets pensent de tes actes?
— Bien sûr que non, assura-t-il. Tu occuperas
un poste officiel de première importance. Quoi
qu'il se passe d'autre entre nous, ce sont nos
affaires. Nous sommes trop libres et trop adultes
pour nous soucier du-qu'en dira-t-on.
— Ce n'était pas ta position par le passé,
quand tu gardais le secret sur notre... liaison.
Une lueur de dureté passa dans ses yeux. Ou
peut-être avait-elle rêvé ? Sa capacité
d'observation n'était pas des plus fiables à cet
instant.
— Les raisons pour lesquelles je gardais le
secret n'ont plus lieu d'être à présent.
Oui, elle était bien placée pour le savoir! Le
fait que leur aventure menace ses chances
d'accéder au trône n'était plus à prendre en
considération pour lui. Aujourd'hui, les membres
du Conseil lui donneraient le titre de prince
héritier même s'il entretenait un harem entier.
— Tout a changé maintenant. Plus rien ne
nous empêche d'explorer cet incroyable feu qui
brûle entre nous.
— Alors, il est seulement question de « cet
incroyable feu qui brûle entre nous » ? Ça n'a rien
à voir avec le fait de prendre ta revanche, après
toutes ces années ?
Il lui lança un regard indéchiffrable.
— Alors, tu penses que je te fais cette
proposition par esprit de vengeance ?
— Pourquoi pas ? Tu as l'habitude de voir
tous tes caprices contentés. Castaldini et moi,
nous t'avons contrarié autrefois. Tu prendrais ta
revanche sur ton pays et moi d'un seul coup en
refusant le trône.
— Tu ne peux toujours pas croire que la
vengeance n'est pas mon style, n'est-ce pas ? Non,
Phoebe, ça n'a rien à voir avec le fait d'affirmer
ma volonté, sur toi ou sur Castaldini. Ce que je
veux vraiment, c'est ce pourquoi je brûle.
Elle tenta de réprimer l'émotion qui lui
nouait la gorge.
— Mais si tu en fais une condition pour
revenir à Castaldini, parvint-elle à articuler, alors
c'est un ultimatum. ,
— C'est une déclaration d'intention. Et puis,
pour quelle raison refuserais-tu ? Alors qu'il est
clair qu'aucun de tes amants ne m'est arrivé à la
cheville ?
Il s'interrompit. Attendait-il qu'elle
corrobore ses dires? Eh bien, il pouvait toujours
attendre.
Comme elle ne répondait toujours pas, il
reprit la parole, et la surprit encore.
— Je n'ai trouvé personne qui t'arrive à la
cheville non plus. Tout comme toi. Maintenant,
j'ai du mal à imaginer comment ce sera entre
nous, mais j'ai l'intention de le découvrir. J'en ai
besoin, pour te sortir de mon esprit et de mon
corps. Je crois que tu en as besoin aussi. Et nous
devrions savourer chaque seconde de cette
nouvelle exploration.
Voilà. Elle en était sûre à présent. Il venait de
mentir de manière éhontée. Il était bien décidé à
exercer sa vengeance sur elle. Une vengeance du
genre le plus cruel et le plus destructeur qui soit.
Elle avait sentise profiler la catastrophe à chaque
mot. Une catastrophe sans la moindre issue
possible, car si le chagrin et le tourment ne la
détruisaient pas, la tentation s'en chargerait.
— Ce que tu attends de moi est très clair,
constata-t-elle d'un ton laconique.
Elle prit une profonde inspiration avant de
poursuivre.
— A propos de ta position à Castaldini
j'admets que j'ai laissé des préjugés former mon
opinion quand j'ai dit que tu serais la pire chose
qui pourrait arriver à Castaldini maintenant. Mais
je suis toujours convaincue que tu serais plus
dangereux que salutaire. Comprends-moi bien, je
pense vraiment que les méthodes avec lesquelles
tu as bâti ton empire financier, ajoutées aux
opinions dont tu m'as donné un aperçu, font de
toi un formidable dirigeant. Mais je ne crois pas
que tu sois le plus indiqué pour gouverner
Castaldini.
Il éclata de rire, et elle faillit tomber de son
tabouret.
— Ah. Phoebe, dit-il en recouvrant son
sérieux, chaque mot que tu prononces me déroute
un peu plus. Tu es vraiment la négociatrice la plus
rusée que je connaisse, car tu dis exactement ce
qui me donne envie de relever le défi. A moins
que tu ne me provoques juste pour le plaisir.
Dans ce cas, tu serais aussi peu professionnelle
que moi.
— J'adorerais prétendre que je suis rusée.
Mais je ne peux pas.
Elle lui lança un regard morose avant de
poursuivre :
— Pas quand tu es près de moi.
— Donc, tu te montres provocatrice et peu
professionnelle ?
— Je suis juste sincère. Tu es très puissant et
compétent. Mais tu es aussi ambitieux et trop
inflexible. Tu pourrais faire un roi remarquable, si
tu voulais bien prendre en compte d'autres points
de vue, si tu acceptais de modérer tes méthodes et
tes positions. Sinon, tu pourrais bien sonner le
glas de Castaldini.
— Et tu te demandes encore pourquoi tu es la
seule qui puisse m'aider ?
Il l'attira contre lui de nouveau, annihilant
d'un seul coup toutes ses inhibitions. Tout ce
qu'elle voulait maintenant, c'était se blottir contre
lui, le respirer, coller les lèvres sur son pouls, et
oublier que le temps où il n'emplissait pas son
monde avait existé ou existerait encore.
— Je connais maintenant ton opinion
concernant mes compétences en tant que
gouvernant. Et qu'en est-il de mes compétences
en tant qu'amant ? Vas-tu sacrifier ta sincérité et
prétendre que je ne suis pas le meilleur pour ce
rôle ?
Il voulait une confirmation verbale? Le fait
qu'elle ait fondu dans ses bras ne lui suffisait-il
pas ?
— Ce que je veux savoir, dit-elle, c'est si ta
condition est une condition sine qua...
— Absolument.
— Et tu oses prétendre que ce n'est pas un
ultimatum ?
Il la fit presque asseoir sur ses genoux, et
caressa son visage avec une grande douceur. Tout
en elle se tendit de désir.
— Il faut que tu comprennes bien une chose,
Phoebe. J'ai passé mes trente premières années
avec un seul but en tête : devenir le roi de
Castaldini. Du jour au lendemain, mon rêve a volé
en éclats. Je ne crois plus que la couronne soit ma
destinée. Je suis prêt à lui donner une chance,
mais si tu refuses ma condition, je serai soulagé,
parce que cela mettra un terme à ta mission. Ils
seront forcés d’aller trouver Durante ou Ferrucio
et ils me laisseront en dehors de ça. Et sans
l'obligation du devoir, je te ferai mienne bien plus
tôt.
— Dans ce cas, tu ne donnes pas à la
couronne toute la considération qu'elle mérite,
fit-elle valoir. C'est juste un prétexte pour obtenir
ce que tu veux vraiment.
— Je me consacre toujours totalement à
toutes mes entreprises. Et tu peux être certaine
que je prends très sérieusement cette histoire de
succession au trône. Tu sais à quel point je
pouvais être déterminé autrefois. Ce n'est rien en
comparaison du désir que je ressens pour toi
maintenant. Autrefois, je faisais passer le devoir
et les attentes du monde avant mes désirs. Mais
j'ai vécu trop de moments pénibles, et maintenant
je sais ce qui compte vraiment pour moi. Apaiser
ma soif de toi est ma priorité numéro un. Tout le
reste passe en second. Ou ne passe pas du tout. A
toi de choisir. Mais quelle que soit ta décision, je
te ferai mienne de nouveau. A toi de voir si je le
fais tout en accordant une autre chance à
Castaldini.
C'était trop. Ce qu'il était. Ce qu'il disait. Ce
qu'il faisait naître en elle.
— Toute résistance serait inutile, n'est-ce
pas? conclut-elle.
Il effleura le lobe de son oreille, puis dériva
jusqu'au coin de sa bouche, avant de parsemer sa
lèvre inférieure tremblante de mille baisers
électrisants.
— Tu veux résister? Mais pourquoi ?
Bonne question en effet. Peut-être parce
qu'elle voulait retourner à sa petite vie bien
tranquille?
Elle ne pouvait pas dire non, et Leandro le
savait pertinemment. Tout comme il savait qu'elle
ne voulait pas dire non. Cela ne signifiait pas pour
autant qu'elle ne pouvait pas poser ses propres
conditions. Afin que sa décision ne s'apparente
pas à un saut dans lie vide. Sans parachute.
Elle le fit taire en posant les lèvces sur les
siennes. Une vague de satisfaction monta en elle
quand il sursauta de surprise et frissonna. Puis il
lui rendit son baiser.
Juste avant de le supplier de la prendre, ici,
maintenant, elle interrompit leur baiser, et se
contenta des mots que quelques minutes
auparavant, elle aurait juré de ne plus jamais
prononcer.
— J'ai envie de toi. Leandro.
Elle enfonça le visage dans son cou. Ce désir
était bien plus fort qu'elle. Il lui faisait
terriblement peur, mais ça n'avait pas
d'importance. Elle voulait l'assouvir. En dépit de
toute logique.
— Et, oui, je te désire plus que jamais..,
aivoua-t-elle. Mais pas de précipitation, d'accord
?
Elle leva le visage vers lui, sachant ce qu'il y
lirait. La vulnérabilité, la nervosité, la
capitulation, l'excita-tion... l'envie.
— Je te prends au mot.
Il la plaqua contre lui un instant avant de
desserrer son étreinte, la laissant s'effondrer de
stupeur entre ses bras.
— Et je tiens toujours parole, Phoebe. Je ne
vais pas te séduire. Cette fois, c'est toi qui
viendras à moi.
Elle ferma les yeux, et laissa son charme
Ftfivoûter tout entière. Dire que quelques heures
plus tôt elle était venue ici avec l'intention de
garder ses distances et de se contenter de délivrer
le message dont elle était porteuse.
Et maintenant... elle était impatiente de
retourner à Castaldini avec lui. Le seul endroit où
elle voulait être, c'était dans ses bras. Comme s'il
le savait, comme s'il l'avait toujours su, il la fit
descendre de son tabouret et la conduisit sur la
piste de danse, la menant exactement là où elle
voulait être.
Quelques minutes de supplice langoureux et
erotique plus tard, elle l'entendit chuchoter
contre sa nuque :
— J'ai une autre promesse à te faire, bella
malaki.
Elle rejeta la tête en arrière, et attendit la
suite, fébrile.
— Je ne te presserai pas, mais il n'y aura pas
une minute où je ne te montrerai pas à quel point
je te veux dans mes bras, et dans mon lit.
-6-

Etait-il possible pour un homme de prendre


de l'âge, d'acquérir une immense expérience et
une influence mondiale, et de ne pas gagner au
passage une once de jugement ou de retenue
supplémentaire ? De demeurer aussi stupide,
sans rien apprendre de ses erreurs ?
Leandro poussa un soupir tremblant tandis
qu'il observait celle qui lui faisait perdre tout
contrôle. Elle lui présentait son profil élégant, ses
épais cils noirs ombrant son regard argent tandis
qu'elle observait l'horizon clair et infini des côtes
de Castaldini par la vitre de la limousine.
Phoebe était d'une telle beauté ! Elle était la
seule femme qui ait complètement charmé ses
sens, qui ait gouverné sa libido, et mis à mal sa
maîtrise de lui-même.
Il avait tout oublié de son fameux plan. En
moins d'une heure, elle l'avait séduite. Une heure
? Plutôt une minute. Durant ce laps de temps, il
s'était difficilement retenu de lui faire l'amour à
même le sol. Non seulement il avait cédé à ses
négociations, mais il lui avait presque fait du
chantage pour qu'elle revienne avec lui.
Et ce n'était pas tout. Au lieu de mettre un
terme à cette soirée torride en lui faisant l'amour,
il s'était engagé à ne pas la séduire !
Durant tout le trajet à bord de son jet privé,
elle avait tenté d'entretenir la conversation, d'y
mettre un peu de légèreté et d'humour, et il avait
réussi, au prix d'un immense effort, à donner le
change.
Or, cela n'avait servi à rien. Il y avait bien
trop de tension, de passion réprimée entre eux,
trop d'anticipation, trop de... tout.
Mais il y avait pire encore. Quelque chose
d'autre était en train de se passer. Quelque chose
à quoi il n'avait pas du tout été préparé.
Plus ils avaient approché de Castaldini, plus
sa capacité à faire semblant s'était affaiblie.
Quand l'avion avait amorcé sa descente, il avait
observé l'île par le hublot, et il avait senti un étau
se resserrer inexorablement autour de sa poitrine,
de sa gorge. Et cela n'avait rien eu à voir avec le
changement de pression à l'intérieur de la cabine.
Lorsque, après l'atterrissage sur un aéroport
privé, ils étaient montés à bord de la limousine
qui les attendait pour' les conduire à Jawara, la
capitale, il n'avait plus été capable de sourire. Ni
même de parler.
Il avait été soulagé de constater que Phoebe,
elle aussi, semblait silencieuse et préoccupée.
Durant environ quinze minutes. Puis l'agitation
avait commencé à affleurer. Comiment était-il
possible que Phoebe lui manque alors qu'ellle
était à moins d'un mètre de lui ?
Ce; n'était pas lui qui allait relancer le
dialogue. Cétait au-dessus de ses forces. De toute
façon, il n'avait rien à dire — rien qu'il puisse
mettre en mots. Mais ilavaiit besoin de recréer le
lien avec elle. Alors il lui prit lai main.
Elle serra sa main et lui sourit — des
attentions qui lui allèrent droit au cœur —, puis se
tourna de nouveau vers le paysage qui défilait.
Il se força à regarder par sa propre vitre.
Pourquoi, à cette perspective, était-il saisi
d'angoisse? songea-t-il, contrarié. C'était juste
une île, juste un magnifique pays parmi d'autres,
avec une nature magnifique — mise en valeur par
le temps superbe. Regarder le paysage ne pourrait
pas lui faire de mal.
Et pourtant, si. Il sentit quelque chose se
briser en lui. Le mur qu'il avait érigé autour de
son cœur depuis son exil céda sous la pression, à
mesure qu'ils avançaient sur le sol castaldinien.
Pendant huit ans, il avait vécu avec la
certitude — le désespoir — de ne jamais revoir son
pays. Il avait cru avoir depuis longtemps dépassé
cette nostalgie, il avait cru que ce pays et tout ce
qu'il représentait n'avait plus de prise sur lui.
Jamais il n'aurait imaginé ressentir pareille
émotion.
Mais Phoebe, oui. Elle savait. Tout ce qui se
déroulait en lui. A présent, il comprenait sa
réserve. Elle essayait de se faire le plus discrète
possible, pour lui laisser le temps de composer
avec le fiot d'émotions provoquées par son retour
au pays.
Un sentiment chaud et délicieusement doux
lui emplit le cœur. La gratitude. Phoebe le
comprenait, avait évalué ses besoins et lui
donnait l'espace et l'empathie silencieuse qui
apaiseraient son tourment. Et il savait qu'elle
sentirait aussi le moment où il aurait digéré la
première vague de réactions. Alors, elle
reviendrait vers lui, il en était certain.
II secoua la tête tandis qu'il succombait,
enfin. Il laissa les sentiments qu'il avait cru ne
plas ressentir se déchaîner en lui — des
sentiments pour le pays qui l'avait exilé, et pour la
femme qui l'avait abandonné.
Un idiot incorrigible, voilà ce qu'il était

Phoebe garda les yeux sur les alentours de


Jawara.
De toutes les capitales du monde, elle était
sans doute la seule qui ne compte pas un seul
bâtiment construit après le dix-huitième siècle.
Son architecture, mélange de gothique, de maure
et de baroque, était considérée comme la plus
préservée au monde. Du moins, c'était le cas
autrefois. Il y avait eu des coupes sévères dans les
programmes de restauration au cours des vingt
sdernières années, pour transférer les fonds dans
des entreprises plus pressantes. Pour Phoebe —
qui n'avait pas vu Castaldini avant cette époque —
, le royaume semblait tout de même magnifique.
Mais, mênne si elle n'avait pas vraiment observé
le monde extérieur ces dernières années, elle
avait remarqué que les détériorations
s'accéléraient.
Certes, Jawara ressemblait encore à un
joyau,, comme son inom maure le signifiait. Elle
scintillait sous la perpétuelle lumière du soleil,
nichée entre les rives du fleuve Boriana et les
montagnes Montalbo, et des plaines verdoyantes
à perte de vue, du Nord au Sud. Mais si on y
regardait de plus près, la capitale ressemblait en
effet à un bijou fissuré. Désormais, il lui fallait
l'aide du piic montagneux le plus élevé, l'Odesilia,
qui culminait à 2010 mètres, non loin du centre
de la vil le, pour compenser la majesté perdue. Et
tandis qu'ils emtraient dans la partie la plus
ancienne de la cité, dominée par le palais royal
massif qui la surplombait depuis une colline prise
entre deux petites montagnes, elle dressa pour la
première fois un inquiétant parallèle.
Toute la ville vieillissait et semblait fatiguée,
comme son souverain.
Voilà pourquoi il était impératif qu'un
nouveau roi reprenne les rênes.
Un homme d'affaires puissant comme
Leandro pouvait être le salut de Castaldini, de
bien des façons. Si seulement il pouvait
comprendre que Castaldini avait besoin d'un peu
de sang neuf, et non d'une révolution.
Si Leandro considérait le pays figé dans le
temps, elle en revanche le voyait comme un
refuge contre l'invasion de la modernité. Le reste
du monde pouvait bien rejoindre le mouvement,
Castaldini était comme le dernier bastion des
temps passés. Oh, elle n'idéalisait pas cette
période révolue. Le « bon vieux temps » avait eu
aussi sa part de désagréments et même de
désastres. Pourtant, même si Castaldini n'était
pas parfait et accusait son âge, ce royaume avait
le potentiel pour devenir la meilleure
combinaison de l'ancien et du nouveau monde,
sous le commandement du monarque avisé que
Leandro pouvait devenir.
Elle l'observa. Elle n était jamais rassasiée de
le regarder. Et elle ne le serait jamais. Mais à cet
instant, l'inquiétude lui tenaillait le cœur.
Comment Leandro voyait-il cet endroit ?
Castaldini avait-il la même magie et le même
potentiel à ses yeux ? Ou le regardait-il à travers
le filtre de l'amertume et l'œil critique du
promoteur? Elle imaginait aisément que cela
devait être difficile pour lui de revenir sur son sol
matai après toutes ces années, et surtout après
que ses projets eurent été anéantis de manière
aussi brutale et injuste.
Elle détailla chaque nuance de ses yeux, aussi
verdoyants que les prairies de Castaldini aussi
clairs que ses côtes, tandis qu'il passait en revue
l'immense complexe de bâtiments qui formaient
le palais.
Ils passèrent devant la Bibliothèque
nationale, le Musée royal, les salles publiques et
les bureaux de l'administration avant de gagner
les appartements royaux et la salle de conférence
du roi. Il leur fallut du temps pour y arriver, car le
palais s'étendait sur quinze kilomètres.
En dix ans, Phoebe n'avait pas vu le quart de
ses mille et quelques pièces. Elle avait juste visité
les salles les plus célèbres, et les appartements du
roi et de la reine. Elle en avait eu l'occasion avec
Julia, trois ans plus tôt. Ces pièces étaient en effet
magnifiques, menue si les appartements de la
défunte reine avaient l'ambiance sinistre d'un
tombeau, et que ceux du roi étaient les moins
entretenus de Castaldini.
Ellle regrettait maintenant d'avoir vu ces
apparte-mentts. A présent, elle aurait une image
indélébile des quartiers qui seraient un jour ceux
de Leandro sil acceptait la succession — et ceux
de la femme que Leamdro épouserait.
Ellle n'entretenait plus l'illusion de devenir
cette femnne. Comment même avait-elle pu un
jour caresser cette idée ? Elle n'avait certainement
pas l'étoffe d'une reine. Toutefois, elle ne s'était
jamais rêvée en souveraine. Elle avait juste voulu
être la femme de Leandro, sans penser aux
conséquences s'il devenait prince héritier.
Elle imaginait sans mal les deux quartiers
remis au goût du jour pour les nouveaux
souverains dans la fleur de l'âge, se représentait la
pièce qui reliait les appartements entre eux, avec
un lit immense placé sous le magnifique dôme
central, sur lequel Leandro et sa... sa...
Elle détourna les yeux de son visage, pour
tenter de détourner le fil de ses pensées. En vain.
Elle imagina Leandro dans le feu de la passion,
comme il l'avait été avec elle des années plus tôt.
Mais, cette fois, il était avec une femme sans
visage. Leandro, gémissant de plaisir, rendu fou
par les caresses avides de cette femme, son
magnifique corps étendu sur elle, ondulant dans
une fièvre d'excitation, rugissant d'extase,
déversant sa semence en elle...
Elle se mordit la lèvre pour endiguer le flot
de frissons qui la parcouraient. N'était-ce pas
stupide de ressentir de la jalousie, alors qu'ils
avaient clairement établi que toute relation entre
eux ne pourrait être que physique ?
La limousine s'arrêta en douceur devant les
grilles qui menaient aux quartiers du roi. Elle fut
contente qu'il y ait de l'agitation. Leandro
descendit de la voiture et vint lui ouvrir la porte,
tandis qu'ils étaient accueillis par des dizaines de
gens criant leur joie et les précédant jusqu'aux
appartements royaux.
Une fois qu'ils furent seuls, Leandro
s'exclama :
— Per Dio, cet endroit tombe en ruines !
Phoebe se rembrunit. Certes, l'endroit était
en mauvais état. Le roi Benedetto n'avait fait faire
aucune rénovation depuis bien avant qu'elle
n'arrive ici. Oh, le travail nécessaire pour
préserver les lieux en tant que monument
national avait été fait, mais elle se demandait
maintenant si le manque total tl'intérêt du roi
dans le fait de préserver ses propres quartiers
n'était pas sa façon de pleurer la mort de sa
femme et le départ de son fils aîné. Et peut-être sa
décision d'exiler Leandro n'y était-elle pas non
plus étrangère?
Le secrétaire du roi interrompit ses pensées.
Le roi attendait le prince Leandro dans la salle du
trône, les informa-t-il.
Tandis que l'homme se tournait pour les
conduire, Leandro fit signe à celui-ci d'attendre à
l'extérieur, puis passa en revue de nouveau
l'endroit, l'air maussade.
— Tu vas avoir du mal à me faire croire que
Castaldini n'est pas figé dans le temps. Ce pays
semble même régresser.
Elle agrippa son bras, comme pour tempérer
sa déception.
— Moi, je pense que l'état de ces pièces est le
reflet de l'état d'esprit du roi Benedetto. Et ce
n'est pas une bonne nouvelle.
— Ce ne serait pas si terrible si Jawara ne
souffrait pas des mêmes signes de négligence.
— Jawara n'est pas aussi mal, protesta-t-elle,
et elle le peu sait.
— J'espère que non, car ici c'est... Dio, c'est
inacceptable. J'espère que tu as raison, et qu'en
yregardant de plus près Jawara ne révélera pas le
même état de détérioration. Rien que de survoler
le pays, cela m'a fait mal, physiquement. Poser le
pied de nouveau sur cette terre, c'était comme
replonger dans les pires heures de ma vie — et ce
n'était rien comparé au fait de rouler dans les
rues, de sentir la majesté des lieux s'affadir et de
voir mes pires prévisions se réaliser.
Elle avait tant à répondre. Par exemple, que
ce n'était pas si terrible. Qu'il pouvait améliorer la
situation. Mais les mots lui manquaient en cet
instant. Tout ce à quoi elle pouvait penser, c'était
qu'elle ne pouvait supporter de le voir... si fermé,
comme découragé. Où était passé son
imperturbable et indomptable Leandro ?
Alors elle fit un geste qu'elle n'aurait jamais
cru faire. Elle jeta les bras autour de son cou et le
serra fort, pour lui témoigner toute sa
compassion.
Juste au moment où elle allait s'écarter,
Leandro l'étreignit à son tour. Quand il la laissa
respirer de nouveau, elle cligna des yeux pour
étouffer son agitation, tandis qu'il appuyait le
front contre le sien.
— Grazie, tesoro mabuba, j'avais besoin de
ça.
Il avait murmuré ces mots d'une voix pleine
de douceur, de sensualité. De sincérité.
Emue par le terme affectueux — trésor adoré
— elle prit une inspiration tremblante, puis se
recula. Leandro lui offrit son bras. Déroutée, elle
l'interrogea du regard.
Il haussa un sourcil.
— Tu leur as obtenu le trophée qu'ils
voulaient—même s'il est sans valeur.
Avant qu'elle puisse protester contre cette
attaque, elle se rendit compte qu'il la taquinait.
— Ne me dis pas que tu vas laisser ton
trophée se présenter tout seul ?
-7-

— Leandro, il mio figlio, benvenuta.


« Bienvenue chez toi, mon fils ».
Phoebe grimaça tandis que les mots du roi
Benedetto semblaient faire des vagues de plus en
plus grandes dans la salle du trône.
En le recevant ici, le roi soulignait la portée
et la nature officielle de cette rencontre, et son
respect pour Leandro. Grave erreur.
Pour Phoebe, il aurait mieux valu qu'il
rencontre Leandro dans une de ses salles privées,
de préférence à huis clos. Maintenant qu'elle avait
une nouvelle perspective sur la personnalité de
Leandro — en contraste total avec l'opinion
qu'elle avait eue autrefois —, elle devinait que le
roi Benedetto aurait mieux fait de recevoir
Leandro dans un cadre plus intime et plus
personnel. Il ne mesurait pas ce qu'il représentait
pour Leandro, malgré l'exil et les désaccords
majeurs entre eux. Autrefois, en des temps bien
plus heureux, il était son héros.
Et le roi avait compliqué encore les choses. «
Bienvenue chez toi, mon fils » était sans doute la
pire chose à dire en présence des membres du
Conseil, qui, contrairement à lui, n'avaient ni le
respect ni l'affection de Leandro. Elle se surprit à
retenir son souffle, craignant la réaction de
Leandro. A quoi pensait-il ? Que ressentait-il ?
Elle se souvenait de son état, huit ans plus tôt, de
sa douleur lorsqu'on l'avait privé de ses rêves de
toute une vie et de son identité. Sa réintégration à
Castaldini, l'accueil chaleureux du roi Benedetto,
le palais, le royaume entier, suffiraient-ils à
effacer sa peine? Est-ce que quoi que ce soit
pourrait suffire, d'ailleurs?
Leandro croisa les mains sur son cœur, un
geste typiquement castaldinien.
— Grazie molto..., King Benny.
Des exclamations de stupeur balayèrent la
vaste salle, comme un vent violent soufflant dans
une forêt de feuilles mortes. Les conseillers du roi
n'auraient pas été plus choqués si Leandro avait
fait un geste indécent. Mais le roi ne semblait pas
partager leur surprise. Difficile de lire sur son
visage à cette distance, mais Phoebe perçut sa
réaction. Le soulagement. Il s'était sans doute
préparé à bien pire que cette irrévérence.
Leandro se tourna vers elle. Elle sentit sa
gorge se nouer. Ses yeux étaient éloquents, mais
elle ne saisissait pas ce qu'ils lui disaient. Elle
craignait que ses blessures ne se rouvrent et que
son amertume ne resurgisse. Et s'il changeait
d'avis?
Mon Dieu... Il venait de lui faire un clin
d'oeil, malicieux et complice. Son message était
clair à présent : il n'avait que faire de ces
vieillards, seul comptait son désir pour elle qui
allait crescendo, et dont rien ne pourrait le
détourner.
— Cet endroit est vieillot, dit-il en se
retournant vers le roi. Si nous réduisions... — il
considéra les membres du Conseil — la densité de
population ?
D'autres exclamations de stupeur
s'ensuivirent.
— Ne sommes-nous pas un peu trop
nombreux ? demanda-t-il en secouant la tête.
Cette fois, le cœur de Phoebe frémit
d'excitation. De joie. Toutes ces années, elle avait
aimé et désiré Leandro sans jamais le soupçonner
d'être aussi rusé et aussi délicieusement spirituel.
Elle n'avait d'yeux que pour lui. Debout au
milieu de la salle d'une opulence extrême, il
faisait même de l'ombre au faste de la décoration,
tandis qu'il attendait, impassible, que les
membres du Conseil obéissent à l'ordre silencieux
du roi et quittent la salle à contrecœur.
Quand les portes se refermèrent derrière le
dernier membre bougonnant, Leandro lui prit la
main, et la conduisit vers les marches couvertes
d'un tapis pourpre qui menaient au trône doré de
bois sculpté, sur lequel le roi faisait de son mieux
pour se tenir droit.
— Vous semblez en forme, murmura
Leandro. Le roi ferma un œil. Phoebe savait que
l'autre œil ne lui obéissait plus.
— Je n'attends pas de courtoisie de toi,
Leandro, dit-il, le regard brillant. Et certainement
pas de gentillesse.
— On m'a traité de beaucoup de choses, dit-il
en lançant un regard taquin à Phoebe. Mais on ne
m'a jamais dit que j'étais gentil. Je m'attendais à
vous voir en piteux état, puisqu'on a réclamé à cor
et à cri mon retour. Maintenant, je me demande
presque pourquoi vous m'avez fait venir. Vous
semblez — diable, vous me semblez en forme.
Alors à quoi jouez-vous ?
— Je suis peut-être coupable de beaucoup de
choses, Leandro, des choses irréparables en ce qui
te concerne, mais s'il y a une faute que je n'ai
jamais commise avec toi, c'est le mensonge. Je ne
vais pas bien. Tu es là parce que j'ai besoin de toi.
Parce que Castaldini a besoin de toi.
Leandro balaya l'argument d'un haussement
d'épaules.
— Castaldini peut tout aussi bien choisir
Durante. Ou Ferrucio. Je ne suis pas votre seule
oplion.
— Mais tu es notre meilleure option.
— Je n'ai plus d'ego à flatter, rétorqua
Leandro en haussant la main. Je ne réponds plus
à La lettre aux critères archaïques requis pour la
succession. Et il serait grand temps que vous les
triiez et ne gardiez que ceux qui fonctionnent.
Vous avez trop peur pour les soumettre au
peuple, et le Conseil est une armée de snobs
incapables de passer outre l'exigence de naissance
et autres sottises liées aux origines.
Le roi sembla chercher ses mots.
— Je t'aime depuis que tu es né, Leandro.
murmura-t-il après un instant. Oswaldo aurait été
le plus fier des pères s'il avait pu voir ce que tu es
devenu Mais si je n'étais pas entravé par les lois,
et par les attentes du peuple, ne crois-tu pas que
j'aurais voulu que ce soit mon fils qui me succède
?
— Bien sûr. Si vous osiez l'approcher. Mais
vous n'osez pas.
— Tu es bien dur à notre égard. Ne peux-tu
pas considérer un instant les autres raisons pour
lesquelles nous t'avons choisi ?
— Vous voulez dire qu'il y a d'autres raisons
que la haine de Durante à votre endroit, et le fait
de me considérer comme le moindre mal, même
si j'étais considéré autrefois comme l'ennemi
public numéro un ? Sans parler de Ferrucio. C'est
le pire à vos yeux, n'est-ce pas ?
— Certains facteurs font de toi sinon le
meilleur, en tout cas le choix le plus logique. Tu es
celui qui croyait autrefois que sa destinée était de
devenir roi, celui qui a travaillé dur non
seulement pour réussir mais aussi pour me
succéder. Tu étais aussi un grand diplomate.
— Encore une fois... des sottises. Il vous est
plus facile de réintégrer un prince exilé qui
remplit tous les autres critères, plutôt que de
recruter un prince prodigue, ou — Dieu me
pardonne — un prince illégitime.
Le silence tomba. Durant lequel Phoebe
essaya de comprendre toute la portée et les
implications du discours de Leandro.
Ferrucio, le troisième candidat, emplissait
tout comme Leandro la liste incroyablement
exigeante des critères de succession. Sauf un. Il
n'appartenait pas à la famille royale. Son nom
était Selvaggio. Mais les insinuations de Leandro
à propos d'un « prince illégitime » laissait à
penser que Ferrucio pourrait en fait vraiment être
un D'Agostino.
— Et pour lui, quelle est la bonne excuse ?
ironisa Leandro. D'accord, je vous laisse le
bénéfice du doute. Je veux bien supposer que
vous croyiez vraiment que je suis le meilleur
candidat, pour de bonnes raisons...
Le roi l'interrompit d'une voix dévastée :
— Durante n'a même pas passé un coup de fil
quand j'ai eu mon attaque ! Il se moquait de
savoir si je vivrais ou non. Jamais il n'acceptera
de devenir mon prince héritier.
Le roi tenta de se reprendre avec une
évidente difficulté.
— Et, en effet, la filiation de Ferrucio rend sa
candidature très... problématique, poursuivit-il.
Je ne sais pas comment tu as su que c'est un
D'Agostino...
— Ferrucio m'a mis dans la confidence. Mais
il ne savait pas exactement qui étaient ses
parents. Je me suis demandé si vous auriez le
cran de lui demander à lui ou à Durante d'être
votre prince héritier. Mais vous avez choisi la
facilité.
— Tu te trompes, Leandro. C'est une chose
que la rumeur coure sur les origines de Ferrucio,
c'en est une autre de la valider pour qu'il puisse
prétendre à la couronne. Cela pourrait être
impératif de divulguer sa filiation pour que le
peuple l'accepte comme souverain. Mais exhumer
des secrets bien enterrés aurait des répercussions
incommensurables au sein de la famille à laquelle
il appartient. Le Conseil a bien voulu le placer en
dernier sur notre liste, pour le bien de ceux dont
les vies seraient bouleversées, si la vérité venait à
éclater au grand jour.
— Je vois.
Oui, il semblait que Leandro voyait les
choses sous un jour différent, pour la première
fois. Mais ça ne signifiait pas nécessairement qu'il
adhéraitiux propos du roi.
— Alors, vous préférez priver un homme de
ce qu'il mérite — la reconnaissance de sa famille,
et la couronne — juste pour ne pas mécontenter
quelques D'Agostino privilégiés et ne pas heurter
les sensibilités des nobles imbus de leur
personne?
— Les compromis ne sont jamais totalement
justes ou acceptables, souligna le roi avec un
soupir. Mais les faits demeurent : ni Durante ni
Ferrucio n'ont jamais voulu devenir roi de
Castaldini. En te choisissant, je ne les prive pas
d'un trône.
Leandro secoua la tête, l'air désabusé et
résigné.
— Soit. Mais un mystère demeure pour moi :
qu'est-ce qui, tout d'un coup, fait de moi un
sauveur ?
— Tu as toujours eu l'étoffe d'un sauveur,
Leandro. Mais tu sais exactement pourquoi j'étais
forcé de mettre en œuvre les mesures que j'ai
prises dans le passé.
— Oui, en effet. Je vous ai mis au pied du
mur.
— Tu as accru ton pouvoir trop vite, Leandro,
et tu jonglais avec trop de buts en même temps.
Tu t'es poussé toi-même au-delà de tes limites.
— Oh alors maintenant, vous soutenez que je
traversais une crise à l'époque ? Mais j'étais trop
puissant pour que vous risquiez de me laisser agir
sans surveillance, alors vous avez fait en sorte de
limiter les dégâts.
Le roi acquiesça d'un air grave.
— C'est la vérité, je le reconnais. Même si tu
avais une vue mondiale de la politique, tu refusais
de prendre en considération les obstacles de la
réalité ou de remettre en question la pertinence
d'implanter ce que tu proposais dans notre
contexte sociopoli-tique. Tu voulais imposer tes
idées sans attendre, et tu as commencé à agir avec
une instabilité qui ne te ressemblait pas, et qui
m'a choqué. Je redoutais ton influence sur la
communauté internationale. Tu avais leur écoute
et leur estime, et ils ont commencé à te pousser
pour que tu prennes la couronne au plus vite. Je
n'aurais jamais cru que tu te retournerais contre
moi pour l'obtenir.
— Et moi je n'aurais jamais cru que vous
commettriez une injustice pour vous y accrocher.
Le roi ne contesta pas l'accusation.
— C'était un des choix les plus difficiles que
j'aie jamais eu à faire. Avec ton pouvoir et ta
détermination, ce que tu proposais n'était pas
tant une succession qu'un coup d'Etat. Tu crois
peut-être que tu aurais eu le contrôle, mais les
ennemis de Castaldini auraient tiré parti de ta
politique révolutionnaire, et auraient empiété sur
le royaume en prétextant l'application des règles
du mondialisme. Je craignais qu'une fois que tu
m'aurais mis de côté ton règne ne soit le
commencement de la fin — et qu'une fois ton
règne achevé, d'une manière ou d'une autre,
Castaldini lui-même n'existe plus.
Un résultat que Phoebe lui avait prédit elle-
même. Mais venant de son roi, cela accablait
Leandro. Enfin, il dit d'une voix traînante :
— Vous avez vraiment cru cela? Vous avez
vraiment craint que je ne cause la fin de la
monarchie ?
Le regard du roi était ferme. Triste.
— Si.
Leandro inspira, et secoua la tête,
— Quelle différence maintenant ? Je suis
toujours le même homme.
— Non, tu n'es plus le même. Le temps t'a
rendu plus raisonnable, et les compromis
constants que tu as dû faire pour garder ta place
au sommet t'ont enseigné la multiplicité des
points de vue, et l'importance capitale de mettre
en place ce qui fonctionne, et non ce que tu
penses juste. Je suis certain que maintenant,
même si tes positions demeurent inchangées,
connaissant les dangers, tu trouveras une façon
de mettre en œuvre ta vision tout en gardant
Castaldini souverain. Et intact.
Le silence s abattit sous les dômes immenses,
et fut soudain brisé par le rire de Leandro, qui
résonna avec un écho théâtral.
— Vous êtes doué ! s'exclama-t-il. En fait, je
pense que vous êtes trop doué pour démissionner
maintenant. Vous avez encore beaucoup à
donner.
— Tu as toujours eu tendance à m'idéaliser,
et à avoir une image de moi impossible à
atteindre. C'est pourquoi tu étais si amer quand je
t'ai déçu. Mais quarante ans d'épreuves sont en
train de me rattraper, et je ne tiendrai que jusqu'à
ce que je passe le relais. Prends-le maintenant,
Leandro. J'ai mérité ma retraite.
Leandro lui adressa un regard plein de défi.
— Tant que vous ne parlez pas d'une retraite
définitive.
Le roi sourit. Le premier vrai sourire que
Phoebe lui ait vu depuis son attaque. Elle aussi
aurait souri, si ce qu'elle avait vu entre les deux
hommes qui comptaient le plus pour elle ne
menaçait pas de la faire pleurer d'émotion.
Le sourire de Leandro s'évanouit, mais son
regard demeura presque... bienveillant.
— Laissez-moi vous exposer ma position et
mes projets de façon claire. Je prendrai en charge
toute menace immédiate, dès mon arrivée à El
Jamida. Mais j'ai besoin de reconsidérer votre
proposition sous un nouveau jour. Il faut que je
s&he ce que « prendre le relais » — même
temporairement — veut dire, pour Castaldini et
pour moi.
Il lança un regard chargé de sens à Phoebe
avant de continuer :
— Mais, bien que vous ayez réussi quelque
chose que je croyais impossible — c'était presque
un... plaisir de vous voir —, vous ne me reverrez
que si j'accepte le poste de prince héritier et de
régent. Si je décide de le refuser, je m'en irai. Je
viendrais bien sûr vous dire au revoir d'une
manière correcte, cette fois, mais je me dois de
vous dire, King Benny, que vous êtes toujours
aussi redoutable, et que je suis toujours aussi
sensible à votre influence. Apparemment, je suis
aussi prévisible qu'Ernesto le déplore.
Puis il se tourna vers Phoebe, et lui tendit la
main. Elle la serra, en espérant calmer ainsi le
tumulte qui faisait rage en lui, même s'il le cachait
bien.
Il l'attira contre lui, puis se tourna de
nouveau vers le roi. Ce geste de bonheur la fit
fondre et elle dut reprendre son souffle. L'intimité
entre eux. à la façon dont il la serrait contre lui,
était manifeste. Pour la première fois, Leandro
affichait publiquement la nature de leur relation.
Embarrassée par ce geste inattendu, elle leva
les yeux vers le roi Benedetto tout en murmurant
le « bonjour » quelle n'avait pas encore eu
l'occasion de lui dire. Le roi lui répondit par un
regard plein d'approbation. Avant qu'elle ait le
temps de l'enregistrer, Leandro annonça :
— Il faut que je vous remercie pour une
chose, cependant. Vous connaissez si bien votre
métier que vous m'avez envoyé Phoebe. Elle est la
seule personne qui puisse m'aider à prendre la
bonne décision. La meilleure décision pour tous.
Il échangea avec le roi un long regard, puis
attira Phoebe encore plus près de lui avant qu'ils
ne quittent la salle.
— C'est un obstacle en moins sur notre route,
ariana 'yooni.
Un frisson la parcourut. Il l'avait appelée «
ses yeux d'argent ». S'il employait un de ces
termes affectueux qui n'appartenaient qu'à lui,
cela signifiait qu'il n'était pas aussi perturbé
qu'elle le craignait par cette confrontation.
— Plus qu'un pas à franchir, et je t'aurai pour
moi seul, aussi longtemps que je le veux, lui
chuchota-t-il à l'oreille.
Tandis qu'ils gagnaient les jardins, elle
s'interrogea. A quoi correspondrait ce « aussi
longtemps » ? Un jour, un mois, un an? Après
tout, qu'importait, puisqu'elle n'avait pas le choix.
Non pas parce que Leandro ne lui laissait pas
d'alternative. Si elle partait maintenant, il
donnerait tout de même à Castaldini une seconde
chance, elle en était sûre.
Mais elle n'avait aucune envie de s'en aller.
Elle en était tout bonnement incapable. Elle
prendrait tout ce qu'elle pouvait prendre. Même
si ce n'était qu'une unique nuit de plus avec lui.
Le vrai problème se poserait quand elle
n'aurait pas d'autre choix que de partir. De
nouveau.
Et cette fois, pour toujours.
-8-

Leandro était habitué à gagner. Contre tout


le monde. Et il commençait toujours par
triompher de lui-même.
Or, à cet instant, il était en train de perdre.
En beauté.
Ses mauvaises pensées avaient pris le
contrôle, et faisaient tanguer ses émotions à leur
gré. Il fit appel à toute sa maîtrise pour reprendre
les rênes de son esprit. Il ne voulait surtout pas
communiquer sa tension à Phoebe.
Trop tard. En marchant vers leur destination,
il vit leurs reflets dans les immenses miroirs
placés à des endroits stratégiques. Lui,
ressemblait à un homme mentalement perturbé ;
Phoebe ressemblait à une femme marchant vers
la guillotine.
Et tout cela parce qu'il leur restait encore un
obstacle avant d'être enfin seuls. Il leur fallait
retrouver Julia, la sœur cadette de Phoebe.
Phoebe avait insisté pour voir Julia avant
leur départ pour El Jamida. Elle devait informer
sa sœur de ses projets, expliquer la situation et
non la mettre devant le fait accompli, avait-elle
argué.
C'était l'expression « et non la mettre devant
le fait accompli » qui donnait envie à Leandro de
tirer cette sorcière tyrannique du fauteuil roulant
depuis lequel elle dirigeait la vie de sa sœur, et de
l'obliger à avoir un peu de considération pour
autrui. Il extrairait Phoebe de ses griffes, quoi
qu'il lui en coûte. Il devait à cette mégère
beaucoup trop de souffrances.
Selon lui, si Phoebe l'avait quitté, c'était en
grande partie pour ne pas se séparer de sa sœur.
A l'époque, il avait mis en doute le fait que Julia
ait besoin d'elle. Néanmoins, il avait compris
depuis que Phoebe croyait ce besoin réel. Et
infini.
Oh, il pouvait bien tenter de se convaincre
que Phoebe avait gagné beaucoup en restant avec
sa sœur, sur un plan matériel. Mais il n'y croyait
pas vraiment. En fait, Julia avait tout, et Phoebe
avait fini par vivre dans l'ombre de sa petite sœur.
Il avait rencontré Julia par deux fois. En ces
deux occasions, il avait ressenti une grande
animosité pour elle. Il n'avait pas su pourquoi,
jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il était en présence
d'un tyran déguisé en une frêle jeune femme.
Et ils n'étaient plus qu'à deux couloirs de la
tanière du monstre.
Phoebe semblait à deux doigts de craquer.
Etait-elle si conditionnée à faire passer les
prétendus besoins de sa sœur avant les siens
qu'elle redoutait de quitter Julia même pour une
courte période... ?
Une courte période. Phoebe voulait-elle que
ce soit court ? Pour sa part, il ne savait plus où il
en était. Il avait l'impression que jamais il ne
serait rassasié d'elle.
Oui, jamais. Comment pourrait-il se
résoudre à rompre avec elle, alors ?
Il comprit soudain, qu'il ne voulait pas de
rupture franche. Il n'en avait jamais voulu. Tout
ce qu'il voulait, c'était qu'ils soient ensemble. Le
lien élémentaire et puissant qu'ils partageaient
obéissait à ses propres règles. En tout cas, c'était
ce qu'il ressentait. Mais elle ?
Il n'avait aucune idée de ce qu'elle pensait
réellement, de ce qu'elle ressentait. Peut-être
était-elle tendue non par peur d'affronter sa sœur,
mais parce qu'elle redoutait de se retrouver avec
lui. Et pire encore peut-être n'avait-elle accepté
de rester avec lui que par devoir envers Castaldini
? Le désir qu'il avait cru voir brûler dans ses yeux
n'était sans doute qu'une illusion. Il ne pouvait
supporter l'idée qu'il contribuait à son tourment.
Il l'attira vers la salle vide la plus proche.
Dès qu'il eut refermé la porte, il prit Phoebe
par les épaules. Elle le dévisagea, les yeux
inquiets et confus.
— J'ai changé d'avis, annonça-t-il. Je retire
mes conditions et ma promesse. Je resterai à
Castaldini, et je m'appuierai sur tes opinions et
tes conseils pour prendre ma décision. Nous
trouverons une manière de collaborer même si
nous sommes à des extrémités opposées de l'île.
Le déluge d'émotions qui passa dans ses yeux
le submergea. Elle semblait... blessée.
— Tu ne veux pas de moi... auprès de toi ?
Leandro sentit le soulagement l'envahir.
— Je le désire plus que tout, rétorqua-t-il en
riant. La lèvre inférieure de Phoebe trembla, et il
la sentit frissonner.
— Alors pourquoi retires-tu ton invitation ?
— Parce que ce n'était pas exactement une
invitation.
Lentement, très lentement, elle colla son
corps contre le sien, lèvres entrouvertes, laissant
échapper des soupirs de plaisir jusqu'à ce qu'elle
murmure contre sa bouche :
— Alors, invite-moi en bonne et due forme.
II dut faire appel à tout son courage pour ne
pas lui faire l'amour sur-le-champ.
— Veux-tu venir avec moi, Phoebe ?
Indépendamment de tout ? M'accorderas-tu le
plaisir de ta présence ?
— Oui.
Elle appuya ses courbes irrésistibles contre
lui. Le monde autour d'eux s'évanouit, et elle
blottit son visage dans sa chemise ouverte.
— Maintenant, renouvelle ta promesse.
Pourrait-il survivre à une telle promesse ? Pour
être honnête, il s'en moquait.
— Je te laisserai venir à moi. Mais je n'aurai
de cesse de te montrer à quel point je veux que tu
viennes à moi, et à quel point ce sera
incroyablement meilleur que tout ce que tu as
connu.
Elle fit entendre un rire empreint de
surprise, de joie et d'envie.
— Ça, je dois le voir pour le croire.
III réussit, il ne sut comment, à ne pas le lui
prouver tout: de suite.
— Tu verras. Et tu y croiras. Quand tu auras
fait ton «choix.
Elle trembla quand elle s'appuya contre lui. Il
chancela. Comme on disait à Jawara, sandadet
ala haita mayla — « elle cherchait du soutien
contre un mur qui s'écroulait ».
— Oh, j'ai déjà fait mon choix. Ces vingt-
quatre heures époustourlantes ont décidé pour
moi. Je ne sais pas pour toi... — elle passa un
doigt brûlant le long de son torse —, mais je veux
me débarrasser de ces au revoir au plus vite. Je
meurs d'envie de voir... ta maison.
— Et moi, je meurs d'envie de te voir dedans.
— Alors, allons-y, dit-elle en enroulant le
bras autour du sien.
En souriant, ils se hâtèrent de rejoindre les
appartements de Julia. Soudain, Leandro ne
ressentait plus aucune animosité pour cette
dernière.
Mais il changea d'avis dès qu'il posa les yeux
sur elle.
La version plus petite — et pour lui,
rebutante — et vaguement ressemblante de
Phoebe était installée dans un fauteuil roulant,
telle une reine des abeilles entourée de ses
travailleuses. Paolo, son idiot de mari énamouré,
la nichée d'enfants dont elle l'avait entravé — et à
en juger par la rondeur de son ventre, elle n'avait
pas fini de l'étouffer — et une brochette de
nounous et de bonnes voletaient autour d'elle.
Dès qu'ils entrèrent dans la salle de séjour
baignée de soleil des appartements qui
occupaient une part considérable de l'aile gauche
du palais, les deux fillettes et les deux garçons,
tous aux cheveux noirs et à l'air bien portant,
coururent vers leur tante en poussant des petits
cris de joie, comme des chiots surexcités. Paolo
sourit à Leandro.
Avec sa silhouette longiligne et son visage
éternellement enfantin, Paolo semblait plus jeune
que ses trente et un ans. Sauf dans le regard. On y
lisait le poids d'être un père de quatre enfants, et
bientôt cinq — seule Julia savait combien d'autres
suivraient.
Paolo avait gardé le contact avec Leandro
durant toutes ces années d'exil. Ils n'étaient pas
proches au départ, mais Paolo était devenu un
ami depuis ces huit dernières années. Leandro
l'appréciait beaucoup. Même s'il n'appréciait pas
la femme que son cousin avait choisie pour
épouse. Mais, puisque ce choix lui avait permis de
rencontrer Phoebe, il ne lui trouvait rien à redire.
— Leandro ! C'est si bon de te revoir à
Castaldini. Leandro se laissa étreindre par Paolo
et embrasser sur les deux joues. Paolo recula en
gardant les deux mains sur ses bras.
— J'espère que, cette fois, tu vas rester.
Leandro sourit et se dégagea, en essayant de
paraître naturel. Il brûlait d'impatience d'en finir
avec cette visite.
Le mieux était d'aller droit au but.
— C'est toujours en suspens. Et c'est
pourquoi nous sommes là.
Il expliqua ses plans, et le rôle de Phoebe.
Quand il eut fini, une sensation d'oppression
l'envahit. Phoebe le fixait intensément. Aurait-elle
préféré s'expliquer elle-même ? L'avait-il offensée
malgré lai ?
Tandis qu'il tentait de sonder la réaction de
la jeune femme, son oppression s'accrut. Les
enfants qui entouraient Phoebe semblaient des
extensions d'elle-même.
Et ils l'étaient, en quelque sorte. Il y avait
tant de choses qu'il avait crues ne jamais avoir,
parce que Phoebe l'avait quitté. Et maintenant, en
la voyant ainsi, l'idée qu'un jour elle porte son
enfant...
Paolo réapparut dans son champ de vision,
interrompant ses pensées.
— J'espère vraiment que tu prendras la
bonne décision. Tu feras un roi parfait, Leandro.
— Inutile de lui faire des flatteries tout de
suite, Paolo. Nous ignorons s'il deviendra le
prince héritier cette fois, ou s'il gâchera tout de
nouveau.
Le silence qui suivit les paroles de Julia
tomba comme une pluie acide. Paolo éclata de
rire.
— Mia moglie cara — « ma femme chérie »,
quelle diplomatie ! J'imagine que Phoebe a pris ce
trait dans vos gènes et ne t'en a pas laissé une
miette.
— Oui, et je n'envie pas la mission qui lui
incombe.
Julia ne tenta même pas de masquer son
animosité quand elle fixa Leandro. Tant mieux,
songea-t-il. Cela lui permit de la fusiller du regard
à son tour.
Mais plutôt que d'apprendre à son ennemie
que Phoebe n'était pas une figurante dans la pièce
où elle-même était la star, il préférait emmener
Phoebe loin d'ici. Pour qu'elle ne revienne jamais.
— Dis-moi. caro, si les enfants et toi vous
faisiez visiter les appartements à Leandro?
suggéra Julia à son mari.
Leandro afficha un sourire factice.
— Merci, mais non merci. Nous devons y
aller.
— D'accord, marmonna Julia entre ses
lèvres. Puisque vous n'avez pas saisi le message,
je vais le redire en langage clair. Je veux parler à
ma sœur. Seule à seule. Ça vous dérange ?

Phoebe n'arrivait pas à croire que Leandro


l'ait laissée seule avec Julia. Elle avait craint une
explosion, une crise entre les deux personnes les
plus importantes de sa vie, qui se détestaient
depuis le premier jour. Sans doute était-ce une
preuve de plus que Leandro et elle n'étaient pas
faits l'un pour l'autre.
Julia arrêta son fauteuil à quelques mètres
d'elle, le regard accusateur. Puis elle se leva.
Phoebe grimaça. L'effort que cela demandait
à Julia pour se maintenir debout était énorme.
Les deux pas qu'elle fit pour se trouver nez à nez
avec sa sœur furent encore plus difficiles. Cela
signifiait que Julia était vraiment hors d'elle et
entendait bien le lui faire savoir. Et Phoebe
devinait pourquoi.
— Donc, voilà ton secret, persifla Julia, la
voix rauque de colère et de souffrance. La raison
pour laquelle tu t'es renfermée depuis que nous
sommes venues vivre sur cette île, la raison pour
laquelle tu fais tout pour éviter d'avoir une vie
personnelle.
— Mais j'ai une vie personnelle, Julia. Je suis
une personne, je suis en vie, donc...
— Arrête. Arrête, Phoebe.
— Ah, tu m'appelles « Phoebe » maintenant.
L'heure est grave, alors.
— Pour l'amour du ciel, tais-toi. Je suis si
furieuse que j'ai envie de te botter les fesses ! Tu
crois que je ne suis qu'une invalide, hein ? Tu
penses toujours que tu dois me protéger de tout ?
Que dois-je faire pour que tu comprennes que je
ne suis plus la loque dépendante que j'étais ? Que
je peux soutenir les gens que j'aime ? Te soutenir,
toi ? Quand cesseras-tu donc de donner, et quand
accepteras-tu enfin que je te donne en retour ?
— Chérie, bien sûr que tu peux...
— N'essaie pas de me calmer, Phoebe. Il ne
s'agit pas de moi, bon sang ! Je ne suis pas le
centre de l'univers, alors, s'il te plaît, cesse de me
mettre au centre de ton univers. Il s'agit de toi.
— Mais enfin quoi, Julia ? J'ai une famille
merveilleuse, qui ne cesse de s'agrandir, un
travail formidable, je vis dans un palais, et le fait
que je n'aie pas encore trouvé l'homme de ma
vie...
— Mais c'est bien là le problème, n'est-ce pas
? Tu croyais l'avoir trouvé il y a dix ans, et c'est
pour ça que tu n'as pas donné de chance à un
autre. Même Armando, qui est pourtant beau à se
damner. Tu as tout gâché avec lui. Et tout ça pour
lui, pour cet ex-prince, n'est-ce pas ?
— Pour ta gouverne, rétorqua Phoebe avec
un sourire, il est de nouveau prince, depuis cet
après-midi.
— Je t'interdis de plaisanter là-dessus, tu
m'entends ?
— Je pense que toute la capitale peut
t'entendre, chaton.
— Arrête de m'appeler chaton ou je jure
que... oh ! Tout ce temps, tu m'as laissée dans
l'ignorance, à cause de ta stupide tendance à me
surprotéger et à souffrir en silence...
— Qui a dit que je souffrais en...
— Moi, je le dis. Je l'ai senti. Et j'aurais dû
savoir pourquoi. A mon mariage, quand cet
adonis t'a pratiquement fait l'amour sur la piste
de danse et qu'il t'a emmenée sur la terrasse, tu es
revenue toute bouleversée, et j'étais sûre qu'il
t'avait embrassée à te faire perdre la tête. Et le fait
que toi mademoiselle aucun-homme-ne-passe-le-
stade-du-premier-regard, tu l'aies laissé faire, ça
m'a terriblement inquiétée. J'ai passé la moitié de
la journée à interroger Paolo au sujet de son
cousin. Il a dit qu'il respectait Leandro en tant
que prince et homme d affaires, mais qu'en tant
qu'homme il pensait qu'il n'y avait pas de cœur
plus froid sur terre. Je t'ai passée sur le gril dès
mon retour de ma lune de miel, mais tu as
prétendu que tu ne l'avais pas revu, et qu'il ne
s'était rien passé. Mais, tout ce temps, tu le
voyais, n'est-ce pas ?
— Je ne le voyais pas exactement tout le
lemps. Il ne vivait pas à Castaldini, tu te souviens
?
Julia tituba jusqu'à son fauteuil avec un cri
strident et furieux.
— Tu m'as si bien embobinée que j'ai cru que
même un dieu grec ne pourrait pas te séduire !
J'étais en mauvaise condition à l'époque, et je n'ai
rien vu. Dès que ton calme apparent se fissurait,
je me disais, non, pas ma Phoebs. Paolo se
demandait bien comment Leandro pouvait se
permettre de venir à Castaldini si fréquemment
durant sa campagne. En fait, il revenait pour toi,
en te gardant comme un sale petit seciret, te
forçant à me mentir et à mentir à tout le monde
n’est-ce pas? Et maintenant, il est de retour, et il
veut encore jouer avec toi, ce... ce... fils de chien.
Alors, elle n'était pas aussi bonne actrice
qu'elle l'aurait cru ? Eh bien, tant pis. Il était
temps de passer aux aveux.
— Tu parles comme si j'étais une mineure qui
aurait été séduite par un vieux monsieur lubrique.
Leandro ne m'a jamais forcée à quoi que ce soit.
— Mais il te force, maintenant, non? Dis-moi
que oui. Tu ne peux pas être aussi stupide deux
fois avec le même homme !
— Il n'est pas aussi mauvais que tu le crois,
Julia. En fait, je suis en train de découvrir qu'il a
de très bons côtés.
— Oh, non, il a déjà pris le contrôle de ton
cerveau !
— Peut-être. Mais aussi stupide que cela
puisse te paraître, cette situation
m'enthousiasme. Je serai l'agent de liaison de
Leandro pour son retour à Castaldini, et je crois
que je peux rendre un vrai service à la fois à
Leandro et au royaume.
— Ce n'est pas le genre de service qu'il attend
de toi!
— Il en attend un autre, aussi, je l'avoue, dit-
elle en riant. Mais sois rassurée sur un point, il ne
me force à rien du tout.
— J'ai plutôt le sentiment qu'il devrait te
forcer pour que tu veuilles bien le lâcher.
Eh bien, songea Phoebe avec amusement,
Julia était d'une redoutable perspicacité. Mais elle
se trompait en partie. Le moment venu, Phoebe
quitterait Leandro sans résistance.
— Qu'y a-t-il de si mal à être avec le seul
homme qui m'ait jamais fait vibrer ?
— Tu veux que je pointe du doigt toutes les
erreurs dans cette situation ? Primo, vous ne
jouez pas dans la même cour. Il veut de la
distraction, et toi tu veux une relation sérieuse,
un engagement, du long terme...
— Je suis si divertissante à t'entendre...
— D'accord, Phoebs, dit Julia d'un ton non
plus exaspéré mais conciliant. Je te comprends, je
t'assure. Je veux dire, je suis follement amoureuse
de Paolo, et pourtant, quand Leandro est apparu,
j'ai été soufflée par sa beauté. 11 a un pouvoir de
séduction si étendu qu'il attire même les femmes
heureuses en ménage. Alors, je compatis tout à
fait. Mais tu dois résister!
— Ecoute, Julia, je suis désolée de ne pas
m'être confiée à toi. Mais c'est mon choix,
aujourd'hui comme hier. C'est ce que je veux. Et
quand je serai partie, je t'interdis de retourner ta
frustration contre Paolo, d'accord ? Sinon,
j'envoie Stella pour te faire peur.
Le regard de Julia se durcit à la mention de
la femme qui avait essayé de ruiner son mariage,
la femme que Phoebe avait détesté voir au bras de
Leandro en public pendant leur liaison secrète.
— Tu es maîtresse dans l'art du secret, n'est-
ce pas ? dit Julia. Et dire que je ne l'avais jamais
soupçonné.
— J'ai de nombreux talents cachés.
— Alors quand cesseras-tu de les cacher ?
Toute colère disparut des yeux de Julia, toute
légèreté feinte dans ceux de Phoebe. Voilà, il était
arrivé. Le moment de vérité.
Et la vérité était que Phoebe avait dépassé la
limite... peut-être pas de son séjour, mais de son
utilité à Castaldini. Une des raisons pour
lesquelles elle avait mis fin à ses fiançailles avec
Armando, c'était qu'elle s'était rendu compte
qu'elles n'étaient qu'un prétexte pour rester à
Castaldini. Julia s'était adaptée à son état, et
n'avait plus besoin du soutien de Phoebe depuis
des années. C'était elle qui avait voulu rester, en
évitant d'affronter le fait qu'elle n'avançait pas en
restant à Castaldini. Le roi Benedetto avait créé
un poste pour elle, dans lequel on avait besoin
d'elle. Mais elle n'était pas indispensable. Ni pour
Castaldini ni pour Julia ou les enfants. Ni pour...
personne.
En réalité, si elle était restée, c'était parce
qu'elle était perdue, ne sachant pas quoi faire
d'autre, ni où aller. Elle avait toujours fait passer
les autres avant elle, et laissé leurs besoins dicter
sa vie et ses choix. D'abord sa mère, puis Julia,
puis Leandro, et enfin Castaldini. Et d'une
manière ou d'une autre, elle avait fini par ne plus
être utile à aucun d'eux. Maintenant, il était
temps qu'elle ait une vie à elle.
Et Julia lui demandait en substance quand
elle se lancerait.
Phoebe regarda sa sœur droit dans les yeux.
— Pourquoi pas maintenant ? répondit-elle.
Et je vais commencer par suivre Leandro à El
Jamida, en prenant chaque jour comme il vient.
— Je ne suis pas dupe. Tu as déjà fait ça une
fois avec lui.
— C'était différent.
A l'époque, elle avait avancé à l'aveuglette, et
la dure réalité lui avait cruellement ouvert les
yeux. Maintenant, en revanche, elle savait
exactement où elle mettait les pieds.
— Cette fois, je vais enfin débuter la vie que
j'aurais dû commencer il y a des années.
Avant que Julia ne puisse la questionner
davantage, Phoebe la serra dans ses bras, puis
s'échappa. En sortant, elle découvrit Paolo, les
enfants et Leandro au bout des jardins. Leandro,
l'objet de tous ses désirs. Si elle ne le savait pas
déjà, la tension émanant de lui, même à distance,
et la façon dont il la fixait-lui disaient qu'elle était
au sommet de la liste de ses désirs, elle aussi...
Elle cligna des yeux, et prit une inspiration
tremblante.
Emergeant d'une arcade à colonnes, sa
silhouette majestueuse se découpant dans la
lumière du soleil couchant, apparut Armando.
Son ex-fiancé.
Qui se dirigeait droit vers elle.
-9-

C'était inattendu. Ce qui signifiait... que Julia


était derrière tout çar
Elle n'avait de toute évidence pas renoncé à
la marier. Mais, là, il s'agissait aussi de la sauver
de la dépravation. Comment avait-elle pu faire
venir Armando ici aussi vite ?
Elle sentit la tension de Leandro monter,
mais les enfants et Paolo empêchaient ce dernier
de la rejoindre. Armando était devant elle, et
Leandro, tel un volcan au bord de l'éruption,
laissa à contrecoeur les enfants et Paolo
l'accaparer.
Armando s'arrêta face à elle. D'une grande
beauté, avec ses cheveux de bronze, ses yeux miel
et sa peau dorée, il respirait la vitalité et la
puissance tranquille. Il se pencha pour
l'embrasser sur la joue. Pourquoi ne ressentait-
elle pas une once de désir pour lui ? se demanda-
t-elle pour la énième fois.
La réponse à sa question se tenait à l'autre
bout des jardins.
— Tu es superbe, comme toujours, la
complimenta Armando.
Il souriait, mais son regard était grave et
intense.
— J'ai demandé à Julia de me faire savoir
quand tu reviendrais. Elle ne m'a informé de ta
présence qu'il y a une demi-heure, et je suis
content d'avoir pu arriver ici à temps, puisqu'on
vient de m'informer que tu repars
immédiatement.
Julia ne lui avait pas précisé où, et avec qui ?
Etrange, mais merci quand même, Jules.
— En effet. Comment vas-tu, Armando ?
— J'ai beaucoup pensé à nous... Oh là.
— ... et je regrette d'avoir accepté de rompre
nos fiançailles. Je sais que tu dois partir mais,
avant, écoute ce que j'ai à te dire. Et penses-y
quand tu seras au loin. Je n'aimerai sans doute
plus jamais comme j'ai aimé ma première épouse,
et je sais que je ne t'inspire pas la passion qu'un
mari devrait t'inspirer, mais avec ton
tempérament serein et calme, notre relation
pourrait être très solide. La passion est
douloureuse et crée une dépendance, et elle
apporte peu de bonheur, si ce n'est pas du tout. Et
je parle d'expérience.
Oui, elle aussi était bien placée pour le
savoir. Mais ce sermon tombait mal à propos.
Toutefois, elle respectait trop Armando pour ne
pas lui accorder toute la considération qu'il
méritait.
— Armando, dit-elle en soupirant, tu peux
avoir ce genre de relation avec... une autre
femme. Je ne suis pas celle avec qui construire
une relation solide. Je suis tout le contraire de
calme et sereine, et c'est à la fois drôle et
douloureux de t'entendre me prêter ces qualités.
— Comment peux-tu te sous-estimer, alors
que tu as eu une influence stabilisatrice pour tant
de gens depuis ton arrivée dans le royaume ? Sans
toi, Castaldini aurait gagné de nombreux
ennemis, et n'aurait pas été capable d'empêcher
des adversaires plus anciens de gagner du terrain.
Sans toi, le mariage de ta sœur et de mon cousin
n'aurait pas duré un an, alors encore moins dix.
— Eh bien ! Tu ne vas pas me surestimer
pour compenser mon prétendu manque de
confiance en moi ? Paolo et Julia s'aiment.
— Et leur amour, comme l'amour entre
Donatella et moi, aurait pu mener au chaos,
jusqu'à ce que l'un ou l'autre ne puisse plus le
supporter.
— Tu ne m'as jamais dit que c'était ainsi avec
ta femme.
— C'était si intense que, parfois, nous étions
nerveusement épuisés. Les bons moments étaient
merveilleux, mais les mauvais étaient un véritable
enfer. Nous étions tous deux plus âgés que Julia
et Paolo, nous avons surmonté les moments
pénibles, et nous l'aurions toujours fait si elle
avait vécu. Mais je crois vraiment que, sans ton
soutien et tes conseils, l'intensité de l'amour entre
Julia et Paolo, ajoutée à leur impétuosité et au
manque de confiance de Julia en elle, les aurait
séparés en moins d'un an. Ils ont fait un beau
mariage, et Julia est devenue une épouse et une
mère aimante grâce à toi.
— Oh, non, tu ne peux pas m'accorder tout le
mérite ! Julia a lutté longtemps et durement, et
Paolo fait tout son possible pour la soutenir. Julia
aurait fait la même chose pour moi si la situation
avait été inversée.
— Alors, tu penses que ton rôle ne doit pas
être admiré ou reconnu ?
— Je me moque de l'admiration ou de la
reconnaissance. Mais quel que soit mon rôle,
comme tu dis, il est terminé.
— Exactement. A présent tu es libre de
commencer une nouvelle phase de ta vie. Libre de
vivre pour toi, enfin.
Avait-elle donc désespéré tous les gens de
son entourage ? Ils lui enjoignaient tous la même
chose, songea-t-elle, dépitée.
— Oui, maintenant je n'ai plus d'excuses.
— Des causes, Phoebe, pas des excuses. Et tu
auras toujours d'autres causes à défendre. Je
demande seulement l'honneur de partager ton
existence pendant que tu trouves d'autres vies à
enrichir. Toi et moi, nous sommes semblables.
— Peut-être, Armando, mais je n'ai rien à
t'offrir. Soudain, il grimaça, et ses yeux d'or
lancèrent des éclairs.
— Dio... comment n'y ai-je pas songé plus tôt
? Il y a un autre homme, c'est ça ? Un homme que
tu as aimé et perdu, mais pas de la façon dont j'ai
perdu Donatella. Cet homme t'a fait du mal, n'est-
ce pas? Mais tu ne peux toujours pas tourner la
page. Tu attends toujours qu'il revienne.
Elle envisagea une seconde de nier, d'autant
plus qu'elle n'attendait pas Leandro. Mais elle se
contenta de hocher la tête.
La lueur qui passa dans les yeux d'Armando
débordait d'intensité.
— Ne laisse pas cet homme gâcher ta vie, dit-
il en avançant vers elle.
Elle secoua la tête avec une ironie désabusée.
— J'en ai fini de laisser les gens décider pour
moi. A partir de maintenant, je me prends en
charge.
— Je serai là pour te le rappeler. Et Phoebe...
Soudain il regarda derrière lui. et son visage se
ferma.
— C'est Leandro, n'est-ce pas?
Cette fois, elle ne songea pas à nier. Elle lui
expliqua même la situation. Le temps des secrets
était bel et bien révolu.
Armando digéra l'information, l'air
maussade.
— Il représente peut-être le pouvoir dont
Castaldini a besoin maintenant, mais il a toujours
été une force irrésistible et impitoyable dans sa
quête de grandeur. Maintenant qu'il a atteint son
but...
Soudain, il l'agrippa par les épaules.
— Reste loin de lui, Phoebe.
Elle le quitta des yeux pour regarder vers
Leandro.
— Je ne peux pas, Armando.
— S'il t'a fait du mal par le passé, cette fois, il
te détruira.
— Ne t'inquiète pas. Je ne suis plus une
écervelée de vingt et un ans.
— C'est parce que tu es une lémme de trente
ans mûre et intelligente que je suis inquiet. Ce
que tu ressentais quand tu étais à peine une
adulte n'est rien en comparaison de ce que tu es
capable de ressentir maintenant.
Elle lui caressa la joue. Elle l'aimait
beaucoup, mais jamais elle ne l'aimerait tout
court. Malheureusement, elle était la femme d'un
seul homme.
— Je pourrais aussi mettre les choses en
perspective, vivre pleinement une expérience et
tourner la page.
Visiblement, il n'y croyait pas.
— Je ne suis peut-être pas aussi puissant que
lui — pas encore. Mais si jamais il te fait de
nouveau du mal, je le détruirai. Transmets-lui le
message.
Sur ces paroles, il tourna les talons. Elle le
regarda s'éloigner, sonnée. Qui eût cru
qu'Armando était capable d'une telle fougue ?
Mais elle connaissait un homme encore plus
passionné que lui.
Leandro. Il s'était enfin débarrassé de Paolo
et des enfants, et marchait vers elle d'un pas
dangereux.
— C'était une longue conversation, observa-t-
il d'un ton sec.
— Oui, en effet.
— Rien à dire ?
— Tu adores me poser cette question, on
dirait ?
— Non, je déteste ça. C'est toi qui as la
fâcheuse habitude de me pousser à te la poser.
— Moi, j'obligerais un homme d'affaires,
héritier de la couronne de Castaldini qui plus est,
à faire des choses contre sa volonté ?
Un feu émeraude s'embrasa dans les yeux de
Leandro.
— Tu serais capable de faire obéir toute une
armée de puissants au doigt et à l'œil.
— Eh bien, je ne pensais pas avoir un tel
pouvoir.
— Et pourtant si. Un pouvoir exaspérant.
— Qu'ai-je donc fait encore ? dit-elle avec
une innocence feinte. Hormis ignorer une autre
de tes allusions intrusives ?
Il prit sa main et y déposa un baiser.
— Combien d'années cela prendra-t-il pour
que tu en aies assez de me répéter cela?
Il était en train de lui dire qu'elle avait des
années devant elle ? Mais elle préféra ne pas se
bercer d'illusions. Cela pouvait tout aussi bien
être une figure de rhétorique.
Il mordilla sa paume.
— Tu parles trop, et pourtant tu ne dis rien.
C'est le signe indéniable d'une avocate hors pair.
Elle haleta de plaisir sous les mordillements
de Leandro.
— Phoebe, voi shaitana bella, « ma belle
diablesse », dis-moi ce qu'Armando t'a dit. Cela
semblait si sérieux.
— Pourquoi ne pas le lui demander
directement ? Il est de ta famille, après tout.
— C'est vrai, et autrefois je l'appréciais. Mais
tu mets vraiment il bastardo — « ce bâtard » —
dans une position dangereuse.
— Quelle coïncidence ! s'amusa-t-elle. Il en a
autant à ton service, et ressent autant de
bienveillance à ton égard que toi envers lui.
— Infischio di lui — « je me moque de lui » —
ou de ce qu'il pense de moi, ou de savoir s'il
aimerait voir ma tête au bout d'une pique.
— Oh, quelle agressivité ! On t'a déjà dit à
quel point tu es magnifique quand tu es en colère
?
— Bon sang, Phoebe, tu as le don de me
pousser dans mes retranchements.
— Je suis très heureuse que tu le penses.
Avant qu'il puisse répondre, elle colla les
lèvres contre le pouls battant de son cou.
— Mais je commence à croire que tu ne veux
vraiment pas m'emmener chez toi, plaisanta-t-
elle.
Il poussa un soupir rauque qui jnit ses sens
en émoi, et prit ses lèvres dans un baiser ardent.
Quand ils furent à bout de souffle, il la
relâcha, mais elle s'accrocha à lui.
— Ne t'arrête pas..., lui enjoignit-elle.
— Il le faut... j'ai... fait une promesse...
Oui, et c'était même elle qui lui avait fait
promettre de nouveau de ne pas la presser.
Cette fois, il n'y aurait personne à blâmer
sinon elle.
-10-

— Pourquoi ne m'as-tu jamais dit que tu


vivais dans un paradis ?
Phoebe cambra le dos, et ouvrit grand les
bras comme pour embrasser la beauté qui
l'entourait.
Un paysage absolument divin s'étendait à
perte de vue, baigné par le soleil de la
Méditerranée et bercé par la brise de l'ouest.
Elle s'était documentée sur le palais,
lorsqu'elle avait appris que Leandro y était né.
Pas étonnant que les poètes maures aient décrit
les lieux comme « des perles encerclées
d'émeraude ». C'était exactement à cela que cet
endroit, ainsi que la ville et la campagne qu'il
surplombait, ressemblait. Des édifices aux tons
nacrés entourés d'une nature émeraude. Les
poètes auraient dû également mentionner le
saphir et l'aigue-marine de la mer et du ciel, ainsi
que l'or des plages de sable.
Niché au creux d'une montagne, le palais d'El
Jamida s'étendait sur plusieurs niveaux, et les
jardins qui l'entouraient étaient remplis de fleurs
sauvages, de roses, d'orangers, de myrtes et
d'ormes. Les rossignols avaient égayé la soirée de
leur chant, mais maintenant le silence n'était
interrompu que par le son de l'eau qui jaillissait
des fontaines pour retomber en cascade.
Leandro s'arrêta juste derrière elle, à moins
d'un centimètre, créant ainsi un champ de forces
d'une criante sensualité, ses lèvres dérivant de sa
tempe vers la naissance de ses seins. Puis il reprit
le même chemin vers le haut, en soufflant
doucement sur sa peau.
— Serais-tu venue plus tôt si je l'avais fait ?
— Aurais-je pu mettre moins de quarante-
huit heures pour venir? observa-t-elle en
s'appuyant contre lui.
— Oui, quarante-huit minutes, murmura-t-il.
Quarante-huit secondes...
— Tu es bien placé pour en parler. C'est toi
qui as inventé le concept du supplice.
— Si c'est le cas, tu as des droits sur le brevet.
— D'accord, alors si les deux monstres que
nous sommes conclusion une trêve pour explorer
ton paradis ?
— Celui dont j'ai été déchu, tu veux dire ?
Il avait dit cela du même ton amusé et
séducteur. Mais elle n'était pas dupe. Huit ans de
dommages et de disgrâce avaient laissé des
traces. Elle eut soudain envie d'apaiser les
douleurs du passé. Elle fit un pas en avant, le
cœur battant.
— Celui dans lequel tu peux de nouveau
vivre, si seulement tu le désires.
— Oh, je le désire.
Il la fit reculer sur l'immense terrasse de
pierre jusqu'à la balustrade. Il la détailla de pied
en cap, de ses cheveux relevés en chignon jusqu'à
ses sandales blanches à talons compensés, et elle
sentit son corps s'embraser sous son regard.
— Je ne suis que désir.
La maîtresse du prince
— La trêve, tu te souviens ? dit-elle en le
repoussant pour reprendre son souffle.
— Va bene. Je m'y plierai, même si c'était un
accord unilatéral.
Il s'appuya contre la balustrade et fourra les
mains dans les poches comme si elles le
démangeaient.
Il fit signe à ses domestiques, qui
s'affairèrent aussitôt pour leur servir un café sur
la terrasse. Il les observa un instant puis posa un
regard morose autour de lui.
— Cet endroit m'a tant manqué durant mon
exil. Ma vie a toujours été organisée de façon à me
garder loin d'ici.
Elle revint vers lui et prit sa main entre les
siennes. Elle avait besoin de le toucher.
— Je suis navrée que tu aies dû sacrifier
l'endroit où tu voulais être pour ce que tu voulais
être.
— Quelle ironie, n'est-ce pas ? Réussir au
point où je n'obtiens plus les choses qui me
tiennent vraiment à cœur.
Elle sentit son cœur tressauter. L'incluait-il
dans les choses qu'il voulait et ne pouvait avoir?
Avant qu'elle puisse le lui demander, il poussa un
soupir chargé de regrets.
— Mais être loin d'ici n'était pas de mon fait
au début. Le plus drôle, c'est que lorsque ce palais
a été de nouveau à ma portée, tout ce que j'ai fait
m'en a éloigné une fois de plus.
Leandro était en train de mettre son âme à
nu pour elle, elle en avait bien conscience, mais
elle ne pouvait supporter de le voir vulnérable et
triste.
— Tu peux changer tout cela désormais.
II la fixa comme s'il essayait de sonder son
cœur. Au moment où elle crut qu'il y était
parvenu, il détourna le regard.
— Laisse-moi te nourrir, dit-il, l'air de
nouveau séducteur. Une visite au paradis
demande beaucoup d'énergie.
Elle le suivit jusqu'à la table que ses
domestiques avaient dressée, une splendeur aux
tons crème et émeraude. L'argent et le cristal
étincelaient dans" la lumière du soleil qui filtrait à
travers les plis de la pergola. Leandro renvoya le
personnel, puis s'assit sur une des chaises en fer
forgé. Elle alla vers l'autre chaise, mais il l'agrippa
et l'installa sur ses genoux.
Elle sentit son sexe en érection appuyer
contre ses hanches. Elle haleta, s'agita, et lui
soutira un râle tandis qu'il posait une main sur sa
hanche pour la maintenir immobile.
Au prix d'un incommensurable effort, elle
réprima son envie d'écraser ses lèvres sur les
siennes, de monter à califourchon sur lui et de
prendre possession de lui, tout de suite.
— Alors, c'est ce qu'on appelle le grand luxe ?
Ou est-ce du luxe tout court ? demanda-t-elle.
— Ne bouge pas, ou tu pourrais causer de
graves dégâts, gémit-il.
— Laisse-moi me relever, ainsi personne ne
sera blessé.
— Ne bouge pas, répéta-t-il, je dois te nourrir
et rester intact.
Elle s'agita encore jusqu'à ce qu'il encercle sa
taille comme autrefois, durant leurs folles nuits
de passion.
Elle en profita pour se relever et s'échapper,
puis tituba jusqu'à sa chaise.
— Je me nourris seule depuis un moment,
merci. Il feignit la déception.
— Qui va me lécher les doigts ?
— Ah, c'est ce que tu voulais? La visite de ton
domaine n'est pas gratuite, alors?
Il rit en rejetant la tête en arrière.
— Si je ne craignais pas un nouveau sermon
de ta part, je te dirais ce que je suis prêt à payer
pour que tu lèches un de mes doigts tout de suite.
Et si elle le prenait au mot ? Doucement, elle
se pencha et lui prit la main. Puis, tout en
soutenant son regard, elle aspira son majeur dans
sa bouche. Et elle faillit défaillir d'excitation. Le
supplice était-il censé se retourner contre son
auteur? Au moins, Leandro semblait aussi excité
qu'elle.
Lorsque, après quelques instants, il retira
son doigt en maugréant des jurons de frustration,
elle murmura d'une voix innocente :
— Fais-moi un chèque. Je te donnerai une
liste de mes œuvres de charité préférées.
— Tu ferais mieux de rester au-dessus de
mon épaule quand j'écrirai le montant, dit-il en
riant, ou je suis capable de te céder ma fortune
tout entière.
— Juste pour une toute petite caresse ?
— Mais avec quel talent.
Il souleva une cloche en argent sculpté. En
découvrant le poulet moelleux, les légumes
colorés et le parfum d'épices inconnues, elle sentit
son estomac gronder.
Tandis qu'il la servait, elle l'observa en
souriant.
— Raconte-moi, dit-elle enfin dans un
murmure. Il ne lui demanda pas quoi. Il se
contenta de lever vers elle des yeux presque...
aimants ?
Oh là ! Elle s'aventurait en terrain très
dangereux. Mais, déjà, Leandro baissait les yeux
et commençait à manger. Il avala une première
bouchée avant de lui répondre.
— Depuis mes sept ans, je ne suis jamais
resté ici ou à Jawara plus de quelques mois à la
fois. Après la mort de ma mère, mon père était
inconsolable. Ma tante maternelle, qui vit à
Venise, m'a emmené vivre avec elle pendant deux
ans. Puis, à la mort de mon père, j'ai été trimbalé
entre les différents membres de sa famille — qui
vivent un peu partout sur la planète —, et avec
Ernesto, jusqu'à mes dix-sept ans. Depuis, je vis
seul. Pas étonnant que je ne sois pas très
Castaldinien.
Elle eut eu du mal à avaler tandis qu'elle
l'imaginait, enfant unique, orphelin à un âge
encore plus, jeune qu'elle.
— Tu es un vrai Castaldinien, de la meilleure
sorte ! protesta-t-elle. Tu as une immense
capacité à analyser les problèmes et à concevoir
des solutions. Tout ce qu’il faut, c'est adapter tes
pouvoirs aux besoins de Castaldini.
— Tu le penses vraiment ?
— Je ne censure pas mes opinions, tu te
souviens ?
— Oui, et tu me rends un immense service Ta
franchise est une bénédiction pour moi et pour
Castaldimi.
— Ce qui fait de moi un ange, et non une
méchante diablesse, comme tu le prétends
toujours, railla-t-elle pour revenir à une
conversation plus légère. Parle-moi de cet
endroit. C'est... stupéfiant.
— En effet, dit-il en repoussant son assiette.
Castello del Jamida—oui, un mélange d'italien et
de maure — est comme son nom l'indique un
château solide. Il a été achevé par le roi Antonio
lui-même, mais on ignore quand il a été
commencé. Ses murs encerclent une zone qui part
de l'Indara là-bas — elle suivit son index —, le
point le plus haut des montagnes El Juela, jusqu'à
la mer. Une grande partie du palais a été
reconstruite durant la deuxième période maure
d'occupation de l'Espagne, au XIVè siècle, après
sa quasi-destruction durant la reconquête de
Gibraltar.
— C'est époustouflant. Je n'arrive même pas
à imaginer la taille du château principal.
— Le château est érigé sur un plateau de dix
mille mètres carrés.
— Alors il est aussi vaste que le palais royal !
— C'était le palais royal durant quatre siècles,
avant que le roi Arturo ne déménage à Jawara, au
xvuc siècle.
— Alors, tu es un descendant direct du roi
Antonio ?
— J'ai hérité cet endroit. Cela indique que je
suis de la même famille, il me semble.
— Très drôle, monsieur, dit-elle en plissant
les yeux.
— Pas « monsieur ». Tu peux de nouveau
m'appeler « Votre Majesté ».
— Peut-être que tu ne vivras pas assez
longtemps pour être appelé ainsi.
— Tu as raison. La surexposition à des
niveaux de beauté et de sensualité toxiques me
laisse peu de chances de survie.
Elle releva le menton.
— Les flatteries ne te mèneront nulle part.
D'ailleurs, il n'y a pas d'autre endroit où tu veux
aller.
— Je parie que je peux te montrer des
endroits dont tu ne soupçonnes même pas
l'existence.
Il se leva et lui tendit la main.
— Et je commence maintenant.
Au pas de course, il l'emmena au rez-de-
chaussée du château pour commencer la visite, en
pointant les détails au passage, avec la précision
de quelqu'un qui aimait vraiment les lieux.
— Le palais a été bâti dans un style mudéjar-
roman, une symbiose de courants architecturaux
qui, de ce côté de l'île, étaient romans, andalous
et maures. Il est caractérisé par des motifs
géométriques dans lesquels l'accessoire est
essentiel, des tuiles travaillées aux métaux
décoratifs, en passant par la marqueterie et les
décors en stuc.
Quand ils furent assez loin dans les jardins
pour avoir une vue d'ensemble, il s'arrêta.
— La plupart des bâtiments du palais sont
rectangulaires, et toutes les pièces donnent sur
des cours centrales. Le palais a atteint sa taille
actuelle par des ajouts successifs d'autres
rectangles reliés par de petites pièces
intermédiaires. Et bien que l'extérieur ait été
conçu dans un style simple, voire austère,
l'intérieur de chaque nouvel ajout reprend le
thème des édifices initiaux.
— Un paradis, en somme ?
Il afficha un sourire éblouissant.
— Le paradis sur terre.
— Je le savais ! s'écria-t-elle.
— Tu es un génie. Ou alors ce sont les
arcades à colonnes, les fontaines, les jardins
intérieurs, les bassins étincelants, le soleil et le
vent passant librement dans les ouvertures
ingénieusement disposées, et le festival de
couleurs or, bronze et argent qui t'ont mise sur la
piste?
— Etes-vous en train de dire que je pointe
l'évidence. Votre Royale Ironie ?
En riant, il l'attira dans une autre direction
alors qu'elle venait à peine de retrouver son
souffle. Au bout des jardins, ils dévalèrent une
pente raide menant à une vaste fontaine. Ils
ralentirent en arrivant aux immenses grilles qui
encadraient d'imposantes portes de pierre.
— C'est là que nous accédons à la ville d'El
Jamida. Cette première porte, c'est la Cancello di
Cielo, et elle date du XIVe siècle.
— C'est un véritable arc de triomphe !
Elle resta bouche bée quand ils passèrent
sous l'imposant édifice.
— Que signifie cette main sur son sommet ?
J'ai aperçu une clé de l'autre côté.
— C'est la main d'Elaya, aux doigts écartés,
un talisman contre le mauvais œil. C'est pourquoi
elle est sur l'extérieur. La clé est le symbole de
l'autorité, c'est un rappel pour ceux qui sont à
l'intérieur, dit-il d'une voix faussement austère.
Ils passèrent sous un autre arc, tout aussi
imposant, donnant sur une tour carrée.
— Et voici la Cancello di GiuHizio, qui était
autrefois une cour de justice non officielle.
— « La porte du ciel », « la porte du
jugement ». Des allusions divines à foison, à ce
que je vois.
Un peu plus loin, ils tombèrent sur une
longuefile de maraîchers, qui allaient au palais
vendre leurs produits.
Quand ils virent Leandro, ils s'agitèrent
comme une armée de chats affamés. Bientôt,
Phoebe ne distingua plus Leandro dans cette
cohue cacophonique.
Enfin, il parvint à lui prendre la main, et tous
deux furent hissés par les marchands sur le
chariot menant la file, et emmenés au galop dans
les rues de la ville.
Tout au long de leur défilé, les gens
couraient, criaient, bombardaient Leandro de
questions.
Tous les habitants le connaissaient et,
visiblement, tous l'aimaient et le respectaient.
Leur prince exilé leur avait manqué, et la joie des
retrouvailles le disputait à l'émotion.
Chaque maison et chaque table leur était
ouverte. Leandro, qui ne voulait refuser la
générosité de personne, fit en sorte qu'on apporte
les offrandes au palais.
La nuit s'était épaissie quand les citoyens les
laissèrent partir, mais seulement après que
Leandro eut promis qu'ils reviendraient dans
deux semaines, pour célébrer la fête de Merraba.
Quand enfin Leandro la conduisit jusqu'à sa
chambre, Phoebe n'avait qu'une envie, l'inviter à
entrer et mettre enfin un terme à son tourment.
Devant la porte massive de près de quatre mètres
qui avait survécu à huit siècles, il la dévora des
yeux pendant une longue minute, et elle crut que
son cœur allait s'arrêter. Puis, sans un mot, il la
souleva et la plaqua contre la porte, enroula ses
jambes autour de lui et prit ses lèvres dans un
baiser enfiévré, sauvage, jusqu'à ce qu'elle ne soit
plus qu'un corps languide entre ses bras.
Alors, il la laissa redescendre, et recula,
tremblant. Elle l'imagina en train de la hisser sur
son épaule, d'entrer en trombe dans la chambre,
et de la jeter sur le lit pour prendre possession
d'elle. Elle avait tant envie que ce fantasme se
réalise.
Mais, à son grand désarroi, Leandro
marmonna un juron entre ses dents, et tourna les
talons. Il courut sous les arcades du vaste couloir
et s'enfonça dans la nuit.
Elle ne courut pas après lui. Quelque chose
qu'elle ne pouvait définir — qu'elle n'avait pas
envie de définir — surpassa son désir
étourdissant.
Elle tituba en passant la porte, puis alla
s'affaler sur le lit, toute habillée. Et elle pria pour
que le sommeil veuille bien l'emporter.
-11-

Leandro avait raison, songea Phoebe.


Ce désir nouveau surpassait de loin la folie
qu'ils avaient connue autrefois. Il était vaste et
puissant, et non avide et frénétique comme avant.
11 n'instaurait pas seulement une tension entre
eux, il les rendait aussi euphoriques et joyeux.
Mais Leandro avait eu tort sur un autre
point. Et elle aussi.
Cet arrangement n'était plus du tout celui
dont ils étaient convenus. Ce n'était plus une
liaison torride pour exorciser leur obsession. La
semaine passée avait été emplie d'une joie et
d'une complicité qui allaient crescendo, chaque
moment créant une confiance et une
compréhension mutuelles — des éléments qui
avaient cruellement manqué par le passé.
Cela faisait toute la différence. C'était comme
si chaque heure passée était la continuation d'une
longue harmonie.
Mais ce n'était pas la suite logique de leur
première liaison. C'était un commencement. Cette
nouvelle relation était magique. Puissante, pure,
incontestable. Et Phoebe était sûre que cela
durerait.
Et les émerveillements ne s'arrêtaient pas là.
Leandro dirigeait ses affaires à distance, et
gérait les deux menaces politiques urgentes
auxquelles Castaldini faisait face, l'une interne et
l'autre externe. Elle avait ainsi eu la chance
d'observer ses méthodes et de recueillir ses
opinions directement, et de découvrir à quel point
elle avait eu tort è son sujet. C'était un plaisir de
voir qu'ils partageaient la même croyance dans le
pouvoir de la logique et dans l'art du possible, et
qu'ils embrassaient presque les mêmes
convictions. C'était jubilatoire de constater à quel
point ils étaient semblables. Tous deux étaient
des négociateurs et des médiateurs, chacun à sa
façon, même s'ils avaient pris des chemins
différents.
Chaque jour, fidèle à sa promesse, Leandro
utilisait les connaissances de Phoebe sur
Castaldini. Il recueillait ses intuitions, recherchait
ses opinions, discutait avec elle des affaires
internes en cours. Puis il la payait en retour en
l'emmenant dans d'autres explorations du palais
qui semblait infini, et de la région qui était sous
sa protection.
Durant une conversation pendant le petit
déjeuner, elle apprit qu'il n'avait jamais cessé
d'être le prince d'El Jamida.
— Mon grand-père a fini par mettre un terme
aux extensions, dit-il. Cette tourelle était le
dernier ajout. Ironie du sort, c'est la première à
avoir été détruite, par un éclair, il y a six ans.
Mais durant sa restauration, j'ai regardé de plus
près l'état du palais, et j'ai fini par faire rénover
toutes les tours ainsi que les remparts.
— Six ans ? s'exclama-t-elle. Alors c'est ça
qu'Ernesto faisait pendant tout ce temps !
— Oui, toutes ces fois où tu le voyais en
secret.
Elle lui donna un coup de coude, et il feignit
une grimace de douleur.
— Apparemment, Ernesto est un agent
double, dit-il. Il ne m'a jamais dit qu'il t'avait vue,
et il ne t'a jamais expliqué pourquoi il revenait à
Castaldini. Voilà pourquoi il a tout bonnement
disparu depuis notre arrivée ! Il a compris que
nous confronterions nos versions tôt ou tard, et
que nous le démasquerions. Il faut que j'aie une
petite conversation avec lui.
— Laisse ce pauvre Ernesto tranquille ! Alors,
tu as entretenu le palais ? Et à en juger par ta
popularité dans les villes et les villages, je parie
que tu es pour beaucoup dans la perfection de
cette rénovation.
— La région est sous ma protection, dit-il en
haussant les épaules. Il est de ma responsabilité
de la maintenir au mieux de mes capacités.
— Et puisque tes capacités sont littéralement
les meilleures, cet endroit de Castaldini est sans
doute le plus chanceux de la terre.
— C'est une des raisons pour lesquelles je ne
pouvais détester le roi. Il m'avait peut-être exilé,
mais il n'a pas privé les gens de ma région de mes
services, ni cet endroit de mes efforts pour le
préserver.
— Offrirais-tu tes services et tes efforts à
Castaldini si tu devenais prince héritier?
— Je le ferai même si je ne le devenais pas. Je
veillerai à ce que Castaldini retrouve sa gloire
d'antan. Mais je ne me contenterai pas d'envoyer
de l'argent et de faire faire le travail par d'autres.
Maintenant, je pourrai de nouveau inspecter la
progression des travaux moi-même, rencontrer
les gens, écouter leurs doléances et travailler avec
eux à trouver des solutions.
Elle le dévisagea, le cœur battant. Elle avait
envie de rire et de pleurer à la fois.
— Alors, tu n'es pas uniquement un citoyen
castaldinien, tu es aussi un patriote. Non
seulement tu es un réformateur social et un
modernisateur, mais, mon Dieu, Leandro, je te
soupçonne d'être aussi un démocrate ! Qu'allons-
nous faire ?
Il se leva d'un bond, fonça sur elle, et la
souleva de terre,
— Nous allons garder le secret, voilà tout. Et
puisque tu m'as soutiré toutes ces confessions,
j'imagine que ça ne fera pas plus de dégâts si je
t'avoue un secret de plus — un secret de famille.
Elle s'accrocha à son cou et sourit.
— Je l'emporterai dans la tombe. Du moins,
si je ne le révèle pas au premier passant, bien sûr.
Il la pinça doucement, et elle sourit de plus
belle.
— Je t'ai dit que le palais se composait de
trois parties..., commença-t-il.
— Et tu ne m'en as montré que deux...
L'Edda, les bâtiments administratifs, et Elkasar,
où nous nous trouvons. Quelle est la troisième
partie? Des catacombes emplies de squelettes ?
Un labyrinthe abritant les trésors pillés par tes
ancêtres ?
— Non, un harem.
— Impossible ! s'écria-t-elle. A Castaldini ?
Tu veux rire ?
— Pas du tout. Malheureusement, il est resté
à l'abandon pendant plus d'un siècle, jusqu'à ce
que ma mère s'en entiche. Après sa mort, il a de
nouveau été abandonné. Mais, depuis, je l'ai fait
restaurer. Si tu en as envie, tu peux y séjourner.
Moi je resterai dans mes quartiers et je rêverai de
toi dans une des chambres, derrière des voiles de
tulle, enveloppée dans des kilomètres de satin et
de soie aux tons rouges, bleus et or, bianco-e-
nero amar elaty.
Ma déesse lunaire en noir et blanc. Elle n'eut
plus qu'une envie : qu'il la prenne, là, tout de
suite, dans ce harem. Mais, une fois de plus,
quelque chose la retint. Qu'attendait-elle donc
pour se décider enfin ?
Il sortit tout en la portant dans ses bras. Elle
crut entendre des murmures et vit des gens
s'écarter prestement de leur chemin.
— Et pour rendre mon supplice encore plus
terrible, je t'imaginerai dans la chambre
principale. Celle qui est ouverte aux éléments. Je
te verrai en train de flotter dans une baignoire
d'eau chaude, ou allongée sur une estrade de
marbre, la peau rougie et humide, en train
d'onduler en pensant à moi. J'imaginerai le soleil
poser ses lèvres brûlantes sur tes bras, tes seins,
tes cuisses, et le vent caresser de ses doigts
gourmands tes tétons, tes jambes, les replis de
ton...
Elle le fit taire en posant la bouche sur la
sienne. Le supplice était trop insupportable.
Derrière eux, elle crut entendre des rires et
des murmures d'approbation.
Soudain, il la reposa à terre, et murmura
contre son oreille :
— Voilà un autre secret. Ne bouge pas.
Il s'éloigna. A présent, ils se trouvaient dans
une immense galerie voûtée. Quand il fut à l'autre
bout de la galerie, à environ soixante mètres, il se
retourna. Elle vit ses lèvres bouger.
— Jaan per voi, Phoebe.
« Je te désire. »
Une galerie des murmures. Elle en avait
entendu parler, mais elle n'aurait jamais cru que
cela pouvait être si... efficace. Cela paraissait
impossible, pourtant elle avait entendu Leandro
comme s'il avait chuchoté dans son oreille. Dans
son esprit. Et elle était prête à parier que ce
n'était pas seulement sa voix. Elle avait
l'impression que ses pensées la possédaient, que
son souffle caressait ses lèvres, que son parfum
l'emplissait, qu'elle ressentait sa chaleur, ses
mains, ses lèvres sur elle...
Une vague de désir la submergea, encore
plus forte que toutes celles qui l'avaient balayée
ces derniers jours,
Tout ce qu'elle avait à faire pour mettre fin à
cette torture, c'était marcher vers lui, s'offrir à lui,
et prendre tout ce qu'il avait à lui donner.
A cet instant, elle comprit. Ce qui l'avait
arrêtée jusqu'à maintenant. La terreur. La peur
qu'une fois qu'ils seraient emportés par la passion
charnelle, leur relation magique se termine.
Leandro serait de nouveau l'homme ambitieux
qui la posséderait sans rien dévoiler de son âme.
Or, elle adorait les moments qu'ils
partageaient maintenant, elle chérissait la pureté
de leur relation. Ellle aimait Leandro. corps et
âme. Comme Armando l'avait dit, l'amour qu'elle
ressentait aujourd'hui faisait paraître son amour
d'autrefois — qui l'avait marquée si fort qu'elle
n'avait jamais pu tourner la page — inconsistant
et faible. Et elle craignait qu'en changeant ce statu
quo, tout ne soit consumé dans la conflagration.
Elle ne pouvait pas revenir en arrière, elle ne
pouvait pas prendre ce risque ! D'abord, elle
devait être sûre que cela ne détruirait pas leur
nouvelle relation. Elle ne pouvait pas perdre
Leandro, maintenant qu'elle savait vraiment
quelle serait alors l'ampleur de cette perte.
Alors, elle attendrait. Même si cela la tuait.
Elle s'appuya contre le mur derrière elle pour
ne pas s'effondrer sur le sol, et murmura :
— Jaana per voi, anche, Leandro.
« Je te désire, moi aussi. » Son murmure
sembla le bouleverser comme le sien l'avait
bouleversée. Il sursauta. Et il attendit. Qu'elle
agisse en conséquence.
Après environ cinq minutes à se fixer l'un
l'autre à travers la distance, leurs deux corps
tremblants, il tourna les talons.

— Alors, qu'est-ce que la fête de Merraba?


cria Phoebe à Leandro par-dessus le bruit des
sabots au galop et du vent qui sifflait. Je n'ai rien
trouvé là-dessus sur internet.
— J'aurais été surpris que tu trouves quoi
que ce soit, cria-t-il, le sourire radieux.
Après leur confrontation tendue dans la
galerie des murmures, une semaine plus tôt, il
s'était excusé d'être parti si brusquement,
invoquant une frustration intenable. Et même si
leur désir avait pris une tournure douloureuse, ils
avaient repris leur relation, comme avant. Et
même mieux qu'avant.
— C'est une tête unique à El Jamida, et c'est
exactement ce que son nom signifie. La Fête de la
confiture.
— Oh, je ne connaissais pas ce mot. J'ai
encore des progrès à faire.
Elle s'interrompit, fronça les sourcils, et
renifla.
— Leandro, tu sens cette odeur de...
— De feu ! s'écria-t-il.
Ce fut alors qu'elle le vit, à l'autre bout du
village. Un épais nuage noir, qui s'élevait au-
dessus de la ligne d'horizon. Puis les premières
flammes se désintégrèrent dans les tourbillons de
fumée. Dieu, le feu semblait immense...
Leandro saisit aussitôt son téléphone et
appela les secours. Puis il se tourna vers elle.
— Je vais aller organiser l'aide médicale et les
secours. Toi, tu retournes au palais. Je t'appelle
dès que le feu est sous contrôle.
Puis il s'éloigna à bride abattue.
Phoebe resta assise sur son cheval
hennissant, sonnée, jusqu'à ce que Leandro
disparaisse presque de son champ de vision. Puis
elle galopa derrière lui, en hurlant à son cheval
d'aller plus vite. Mais rien n'allait assez vite. Elle
atteignit la scène juste au moment où Leandro
fonçait dans les écuries en flammes.
Le feu sembla l'engloutir.
-12-

Voir Leandro marcher dans les flammes fit à


Phoebe l'effet d'un électrochoc et lui fit prendre
conscience de la force du lien qui l'attachait à
Leandro.
Elle ne mourrait pas sans lui. Mais elle
mourrait pour lui.
Ce qui suivit, elle aurait toujours du mal à
s'en souvenir. L'effroi, la chaleur, la suffocation...
La fumée épaisse, les cris... Il y avait trop de
choses à la fois pour les enregistrer toutes. Aussi
garda-t-elle les yeux fixés sur son but. Leandro.
Elle courut après lui dans le brasier. A
l'intérieur, le spectacle était effrayant.
Des enfants, piégés, grimpaient de plus en
plus haut pour échapper aux flammes. Des
parents qui avaient accouru s'étaient retrouvés
piégés à leur tour par la fumée ou par les
flammes. D'autres qui étaient venus apporter leur
aide avaient subi le même sort. vSeul Leandro
s'était protégé, pour pouvoir être utile à ceux qu'il
allait sauver. Il s'était enveloppé dans des linges
humides et respirait à travers leur barrière.
Leandro n'avait jamais connu la terreur. A
présent, c'était le cas.
Elle l'avait saisi quand il avait vu les flammes
fouetter Phoebe et l'attirer dans leurs bras
mortels. Quand il avait imaginé son corps blessé
et englouti par le feu.
La terreur avait un goût, une texture. Elle lui
donnait la nausée, et menaçait son équilibre
mental.
Il rugit tandis qu'il se frayait un chemin dans
le brasier. Puis, soudain, au milieu de cette scène
funeste, une transformation s'opéra en lui. La
peur ne le rendait plus fou, le désespoir ne le
paralysait plus. Au lieu de cela, ils lui insufflaient
la force de démolir les obstacles, la clarté d'esprit
nécessaire pour sauver Phoebe.
Il ferait en sorte qu'elle soit saine et sauve.
Dût-il pour cela se battre jusqu'à son dernier
souffle.

Chaque respiration semblait être la dernière,


songea Leandro. Chaque frisson semblait
déchirer ses muscles. Son esprit ne pouvait pas
encore digérer l'information. C'était fini. Le feu
avait été maîtrisé. Il n'y avait pas eu de morts,
mais les blessés étaient atteints à des degrés
variables. L'un d'eux était dans un état... sérieux.
Horrible.
Pas Phoebe. Pas Phoebe.
Il s'accrochait à cette pensée, tandis que ses
tremblements s'intensifiaient. Et puis le
contrecoup s'abattit sur lui comme un plafond qui
s'effondre. Phoebe était dans ses bras, en vie.
Indemne.
Il avait vérifié si elle n'avait pas de blessures,
puis vérifié encore. Une nouvelle vague de
terreuir monta en lui. Et si ses blessures ne se
manifestaient que plus tard?
Il se rassura, maintes et maintes fois. Elle
était sortie de l'enfer avec une irritation
respiratoire mineure. Comme lui.
Néanmoins, il ne pouvait s'empêcher de la
serrer contre lui. L'effroi rugissait encore en lui.
La mettre à l'abri. La garder saine et sauve.
Il la réprimanda, pour l'avoir suivi, pour
s'être mise en danger. Jamais il n'oublierait ces
instants. Les minutes où il avait lutté pour la
sauver lui causeraient des cauchemars toute sa
vie.
Mais Phoebe n'avait pas eu besoin d'être
sauvée. Elle avait sauvé des vies avec lui, elle avait
survécu avec lui. Elle était sauve.
Il la serra contre son torse, ouvrit d'un coup
d'épaule la porte de la chambre de Phoebe, et alla
vers le lit. Il revit les flammes sur le couvre-lit
immaculé. Il l'allongea doucement, et s'étendit à
côté d'elle, en la serrant contre lui jusqu'à ce qu'ils
soient tous deux à bout de souffle.
Entre deux halètements, elle sanglota.
— Ce garçon... il a l'âge de mon neveu
Alessandro... oh, mon Dieu, Leandro...
Elle parlait du garçon qui présentait les
blessures les plus graves. Il l'étreignit, fort,
tentant d'apaiser ses tremblements et les siens.
— Je prendrai soin de lui. Pour la vie. Et je
prendrai soin de toutes les victimes et de leurs
familles. Je te le promets.
Elle hocha la tête avec frénésie contre son
cœur, et l'enlaça encore plus fort.
Puis, soudain, elle le repoussa. Elle voulait
reprendre son autonomie. Et lui ne pouvait
supporter la séparation.
Mais, pour elle, il réprima son envie, et céda
à la sienne. Il recula, la laissant libre d'échapper à
son empire.
A sa grande surprise, ce fut pour le plaquer
de toutes ses forces sur le lit Avec des gestes
déchaînés, elle tira sur ses vêtements, prit ses
lèvres, enfonça les ongles dans la chair qu'elle
exposait.
Leandro mit un moment à réagir. Il était
abasourdi. Mais bientôt, sous les assauts répétés
de Phoebe, il fut lui aussi submergé par un
instinct primaire.
Il lui arracha ses vêtements humides et
couverts de suie. A chaque morceau déchiré, elle
le récompensait d'un cri toujours plus sauvage,
tirait plus fort sur ses cheveux, ondulait plus
ardemment contre son sexe durci. Elle s'offrait à
lui, lui enjoignant de suivre les exigences de son
désir vorace.
Soudain, il comprit ce qu'elle cherchait. Et il
se figea, en poussant un cri de panique tandis
qu'elle l'enserrait entre ses jambes.
A présent, il avait recouvré ses esprits. Il ne
pouvait pas lui faire ça. Il ne pouvait pas leur faire
ça.
Avec toute la douceur dont il était capable à
cet instant, il desserra ses jambes, se releva et
gagna l'autre bout de la pièce, tandis qu'au fond
de lui quelque chose se brisait.
Phoebe le rattrapa, et le ramena vers le lit.
Comme il résistait, elle le chevaucha, et annihila
sa résolution avec sa fougue.
— Ce n'est pas toi qui as commencé, dit-elle,
le souffle court. Tu as tenu ta promesse, alors tu
n'as pas à partir. C'est moi qui viens à toi.
— Phoebe...
Il agrippa ses mains, détourna le visage pour
ne pas voir ses yeux dans lesquels se lisait son
évident désir. Sinon, il ne répondait plus de rien...
— C'est le stress post-traumatique qui te fait
parler ainsi, argua-t-il. Ce n'est pas comme ça que
je veux que tu viennes à moi.
Elle libéra ses mains pour les plonger dans
ses cheveux, l'attirant vers elle, sanglotant contre
ses lèvres.
— Alors j'en souffre depuis huit ans. Je suis
partie et je me suis retenue depuis, pour de
mauvaises raisons. Mais il n'y a pas de raison
assez valable pour nous empêcher de vivre notre
passion. Peut-être a-t-il fallu que je croie que
nous allions tous deux mourir pour dépasser mes
peurs stupides. Oui, je suis humaine, et alors ?
— Phoebe, je te désire si fort que cela
m'effraie.
— Prends-moi, bon sang ! s'écria-t-elle. J'ai
besoin de te sentir en moi... je t'en prie...
Ces trois derniers mots le rendirent fou.
En poussant un grondement rauque, il la
plaqua sur le lit, et la contempla tandis que les
dernières particules de sa raison et de sa volonté
volaient en éclats. Cambrée, les seins pointant
vers le ciel, Phoebe n'attendait qu'une chose, qu'il
prenne possession de son corps.
Alors, il s'étendit sur elle. Il aurait écarté ses
jambes si elle ne l'avait déjà fait. Elle était déjà
prête à le recevoir.
D'un coup de rein brutal, il la pénétra. Le cri
qu'elle poussa résonna jusqu'au tréfonds de son
être. C'était le cri d'une femme aux désirs trop
longtemps réprimés, et qui explosait de pouvoir
enfin les assouvir. Il ondula entre ses replis
secrets, dans son sexe si chaud et moite qu'il avait
l'impression d'être"pris dans la lave d'un volcan.
Phoebe. Il avait été privé d'elle si longtemps
qu'il avait cru que ce serait pour toujours. Le
désespoir l'avait tenaillé à chaque souffle. A
chaque respiration, il s'était préparé à son
absence, à l'impossibilité qu'elle lui revienne. Au
fait qu au prochain souffle tout recommencerait.
Encore. Et encore. Jusqu'à ce qu'il cesse de
respirer. Et de la désirer.
Mais elle était là. Il pouvait de nouveau
respirer.
Il se retira doucement puis revint en elle, en
mettant toute sa puissance dans son assaut. Le cri
assourdissant de Phoebe était cette fois une
provocation débridée, un défi cinglant. Elle était
comme un pilier de feu ondulant sous lui. plus
destructeur que l'incendie qu'ils avaient combattu
quelques heures plus tôt. Elle était bien décidée à
le consumer, et lui aussi.
Tandis que le plaisir montait, montait,
comme les flammes tout à l'heure, les vapeurs
toxiques du passé — l'amertume, la douleur, la
séparation, la solitude — se rassemblèrent,
étouffantes, comme un nuage qui avait besoin de
la bourrasque d'une jouissance libératrice pour se
dissiper. Cela ne fit que décupler son ardeur. Il
alla et vint en elle de plus en plus fort, sentit ses
muscles intimes se contracter autour de lui, ses
cris se faisant plus aigus, plus puissants, jusqu'à
ce qu'ils se muent en un long gémissement
interrompu seulement le temps qu'elle reprenne
son souffle.
Il rugit, encore et encore, s'enfonçant plus
profondément en elle à chaque coup de rein. Elle
se cambra, releva les talons et les épaules vers le
haut, comme si elle voulait ne faire plus qu'un
avec lui. Leandro poursuivait la chevauchée, pour
la conduire à la délivrance dont elle avait tant
besoin.
Presque aussitôt, il sentit l'orgasme la
secouer de spasmes. Elle contracta son sexe
autour du sien, le faisant trembler à son tour.
C'était le signal final qu'il attendait. Dans un
dernier assaut déchaîné, il explosa en elle.
Les gémissements de Leandro firent écho à
ses sanglots tandis qu'ils atteignaient ensemble le
sommet de l'extase, liés l'un à l'autre par une
force irrésistible. Il lui semblait qu'ils ne
pourraient y survivre. Peu importait, pourvu qu'il
soit avec elle...
Enfin, le flot des sensations se tarit. Il s'affala
sur le corps alangui de Phoebe.
Leurs deux cœurs battaient à l'unisson, à un
rythme si effréné que c'en était douloureux.
Quoi d'étonnant, après toute cette attente,
tout ce désir? Tout cet... amour.
Oui. L'amour. A la réflexion... non. Ce n'était
pas de l'amour qu'il éprouvait. Il fallait un
nouveau mot, un nouveau langage pour traduire
la magnitude de son engagement, la fusion
parfaite de leurs corps et de leurs âmes. Mais,
jusqu'à ce qu'il trouve un nouveau terme, il
utiliserait le mot amour. Pour de vrai, cette fois. Il
avait cru que ses sentiments passés avaient
constitué le lien le plus puissant qui soit, mais
comparé à ce qu'il ressentait maintenant, ils
semblaient puérils, débordants de désir charnel et
de possessivité.
Ce sentiment nouveau, s'il renfermait un
désir et une sensualité encore plus forts, était
également désintéressé, et pur. Absolu.
Mais il causait aussi le chaos. Si un autre feu
se déclarait maintenant, Leandro ne pourrait pas
bouger — pas si cela signifiait se séparer d'elle.
Les yeux de Phoebe reflétaient sa propre
dévastation, son propre abandon. Puis ils se
fermèrent, et l'attirèrent dans une autre
dimension, où toutes les souffrances du passé
étaient oubliées...
-13-

— Es-tu prête pour une surprise ?


Phoebe garda les yeux clos tandis que le
murmure de Leandro faisait naître une onde de
chaleur en elle.
Elle se laissa envelopper par les sensations
délicieuses qu'il lui évoquait. Allongée sur le
ventre, nue, elle se sentit encore plus alanguie.
— Continue de parler.
— Ça veut dire oui ou non ?
Elle sentit le lit plier sous le poids de
Leandro.
— Parle, dis-moi n'importe quoi si tu veux,
mais parle !
Comme il ne répondait rien, elle gémit
d'impatience. Puis elle resta bouche bée, Leandro
était en train de mordiller sa fesse gauche. Elle
gémit de plus belle et se cambra sous lui. Il
marmonna des mots incompréhensibles, puis
s'allongea sur elle.
Elle enfonça les genoux dans le matelas,
hissa les hanches, l'invitant à lui faire l'amour.
Elle avait cru qu'après trois semaines passées
dans les bras de Leandro son état d'excitation
perpétuel allait décroître. Mais c'était tout le
contraire. Il lui suffisait de respirer pour avoir
envie de Leandro.
Elle voulait qu'il la prenne maintenant,
pendant qu'elle était sur le ventre.
Elle pourrait le supplier, comme elle l'avait
fait lors de cette première nuit...
Cette nuit où elle avait dépassé sa peur. La
peur que leur relation ne résiste pas aux flammes
de la passion. Et elle avait eu raison de francnir le
pas. Leur lien à présent n'en était que plus beau,
plus fort.
Si elle mourait demain, elle serait
reconnaissante d'avoir vécu tant de choses avec le
seul homme qu'elle aimerait jamais.
Si seulement il voulait bien se hâter, pour
qu'ils puissent vivre un autre moment
inoubliable. Elle ondula des hanches contre son
sexe déjà en érection. Il la plaqua contre le lit, et
mordilla son cou. Mais il ne disait toujours rien.
— Parle-moi. Et prends-moi, bon sang !
Il se mit à trembler. Il était en train de... de...
rire.
Elle se débattit jusqu'à ce qu'il s'allonge à
côté d'elle. Elle fondit sur lui, avala ses éclats de
rire dans sa bouche, et caressa son sexe à travers
son pantalon, jusqu'à ce qu'il grogne de plaisir et
ondule dans sa main.
— Alors, on a toujours envie de rire ?
— Si les rires indiquent le plaisir, alors oui.
Il se redressa, la retourna sur le dos, et la
parcourut de ses yeux et de ses mains avides,
jusqu'à ce qu'il atteigne le cœur de sa féminité.
Doucement, il inséra les doigts dans son sexe
brûlant. Elle gémit de plaisir, et écarta les cuisses,
l'invitant à aller plus loin. Ce qu'il fit, en la
caressant avec une adresse diabolique qui
l'amena jusqu'au bord de l'orgasme. Puis, sans
crier gare, il retira sa main. Quand elle poussa un
cri de frustration, il eut un rire satisfait.
— A présent je sais que tu es prête à être
surprise.
— J'aurais pu te le dire.
— Je t'ai posé la question. Poliment. Mais tu
ne m'as pas répondu, alors... Je me suis dit que le
mieux, c'était de te le prouver par l'action.
Il esquiva joyeusement le coup de coude
qu'elle voulut lui donner, puis se leva d'un bond,
l'enveloppa dans les draps et la porta dans ses
bras.
Quand elle constata qu'il quittait ses
quartiers, qu'elle partageait avec lui depuis
l'incendie, elle s'agita. C'était une chose que tout
le monde sache qu'elle partageait son lit, une
autre que les gens le voient la porter à demi nue
dans les couloirs du palais. Mais tandis qu'il
passait dans des pièces reliées par des arcades à
colonnes et sinuait entre des couloirs éclairés par
des torches, elle se calma. Elle aurait dû deviner
qu'il n'allait pas la mettre dans l'embarras.
L'endroit était désert.
— Est-ce cela ta surprise? Tu as envoyé les
mille deux cents personnes qui vivent au palais
t'acheter un soda ? Pour que nous puissions faire
l'amour partout où nous allons?
— C'est une idée brillante, que je réserve
pour une autre fois, mais quelle partie du mot
surprise ne comprends-tu pas ?
Il se mit à monter un escalier en colimaçon
éclairé par des lanternes anciennes.
Une longue cascade de damas épais aux
couleurs vives et aux motifs élaborés semblait
jaillir du mur de pierre.
Elle tenta de descendre, car elle avait un peu
peur d'être trop lourde. Mais Leandro ne semblait
pas épuisé. Quand il lui pinça la fesse et lui
enjoignit de se tenir tranquille, elle soupira.
— Sérieusement, où sont passés tous les
habitants ?
— Partis m'acheter mille deux cents sodas,
sans doute.
Il embrassa ses paupières.
— Et interdiction d'ouvrir les yeux. Jusqu'à
ce que je te le dise.
Elle obéit. Elle ne regarda pas. Mais tous ses
autres sens étaient en alerte. L'odorat, qui
enregistra les notes d'encens, de musc, l'odeur
des chandelles et les effluves de l'air du soir
chargé de sel marin, du jasmin et de centaines
d'autres fleurs et de fruits. L'ouïe, qui perçut les
battements de cœur et la respiration de Leandro
avant de se perdre dans la sensualité des bruits de
la mer, et la musique qui semblait naître dans sa
tête, faite du chant d'un luth et du rythme
entêtant d'instruments à percussion languides.
Puis le toucher. Leandro fit glisser le drap sur
elle, et l'étoffe caressa chaque centimètre de son
corps tendu de désir, glissa entre ses jambes
tremblantes, sur son sexe. Elle se cambra pour
l'inviter à poursuivre cette sensuelle exploration,
mais il la posa à terre. Elle sentit ses piieds
s'enfoncer dans... du sable froid !
Elle haleta tandis qu'il l'aidait à marcher.
Après deux dizaines de pas, le sol devint soudain
aussi doux que de l'herbe. Deux douzaines de pas
plus loin, elle pataugeait dans une eau chaude,
par-dessus des pierres polies.
Leandro exerçait son pouvoir sensuel sur
elle. Elle était trop enflammée, elle ne pouvait
tenir plus longtemps.
— S'il te plaît...
Il la souleva jusqu'à ce qu'elle soit enroulée
autour de lui. Elle pouvait sentir contre son
ventre son sexe raide de désir.
— Inutile de me dire « s'il te plaît ». Cette
nuit est pour toi. Tu me diras « s'il te plaît »
demain, quand nous reviendrons à un plaisir
mutuel.
Il la posa à terre, et recula.
— Ouvre les yeux, hebbi preziosa.
Il l'avait peut-être lâchée, mais elle sentit ses
mots l'envelopper. Mon amour précieux. La joie
gonfla son cœur, et elle ouvrit les yeux.
Elle se frotta tes paupières, pour s'assurer
qu'elle ne rêvait pas. Non pas que ses rêves soient
aussi inventifs.
Le harem. Elle le découvrait enfin, en
commençant par ce qui devait être la pièce
principale. Une chambre gigantesque, d'au moins
soixante-dix mètres de long, avec en guise de
plafond un ensemble de dômes.
Le sol était divisé en différentes parties qui
semblaient représenter la Terre : les bassins pour
figurer la mer, le sable pour le désert, et l'herbe
pour les prairies. Il y avait une dizaine de niveaux,
faits de marches, de pentes et d'estrades en
marbre, qui semblaient représenter des
montagnes et des vallées. Des canapés et des
méridiennes, aux teintes assorties aux tentures
damassées de l'escalier, étaient disséminés çà et
là, et côtoyaient des baignoires encastrées et des
bancs de massage. Et à travers tous les niveaux,
un chemin sinuait dans lequel l'eau coulait
comme pour représenter une rivière miniature.
Des brûleurs d'encens pendaient depuis des
suspensions en macramé, et des milliers de
chandelles vacillaient dans la brise du soir. Tout
se grava dans son esprit.
— Tu as vraiment entretenu cet endroit,
murmûra-t-elle.
— Cela ne ressemblait pas du tout à cela
avant. Tout ceci a été conçu pour toi. Mais au cas
où ton féminisme trouverait à redire au concept
de son utilité première, sache que ce n'était pas
dans ce harem que les rois faisaient vivre leurs
épouses et leurs concubines. Le harem abritait
toutes les femmes de sang royal, leurs enfants,
ainsi que leurs servantes. Il a été abandonné
quand elles ont voulu leurs propres
appartements, même s'ils étaient plus petits et
moins luxueux. Ce qui, aujourd'hui, m'arrange
bien.
Il caressa son dos, semblant connaître toutes
ses zones érogènes.
— Maintenant, je peux te faire tout ce dont
j'ai envie dans chaque recoin de cet endroit conçu
pour choyer une femme.
— Et les hommes ? Moi aussi je pourrais te
choyer ici, susurra-t-elle en s'appuyant contre lui.
— Chut. Ce soir, je me régale de toi, je te
savoure, je te vide de chaque étincelle de plaisir
dont ton corps magnifique est capable. Je vais
jouer avec toi, te mettre au supplice, te rendre
folle, puis je te donnerai plus de plaisir que tu ne
pourras le supporter.
En réponse à ses menaces, elle se tourna et se
frotta contre lui en poussant un râle de plaisir.
— Rien de spécial, alors. Tu fais cela toutes
les nuits. Et tous les jours.
— Tu verras.
Il la fit marcher dans le bassin qui reflétait
les chandelles alignées sur le chemin. Ils en
sortirent pour marcher sous une arche, leurs
ombres dansant dans les lumières des flammes.
Au bout de l'arche, il s'arrêta. Phoebe plissa
les yeux.
— Leandro..., je crois que la personne qui a
suspendu cette balançoire n'avait aucune idée de
ce que tu voulais en faire.
— C'est moi qui l'ai installée. Et je sais
exactement ce que je veux en faire.
Elle retint son souffle quand il la souleva
avec une incroyable force, jusqu'à ce que ses
hanches heurtent le siège de la balançoire. Elle
s'agrippa aux cordes de soie, trouva son équilibre,
et observa Leandro tandis qu'il lui écartait les
cuisses. Elle comprit alors. Il avait le visage juste
à la hauteur de son sexe.
Les mains de Leandro la caressèrent, partout
sauf là où elle se consumait de désir. Il attendit
qu'elle reserre les cuisses autour de son cou et se
cambre en arrière sur la balançoire, ouverte,
offerte, sans retenue. Puis il lui donna un petit
coup de langue.
Elle cria de plaisir.
Et elle tenta d'appuyer son sexe contre sa
bouche pour recevoir un autre coup de langue,
mais il lui desserra les cuisses, et recula pour ne
laisser que ses talons sur son cou. Puis il la
repoussa en arrière. Lorsqu'elle eut reculé de
toute la longueur de ses jambes, il l'attrapa par les
talons et la ramena vers lui. Vers sa langue qui
attendait. Il la glissa entre ses replis secrets,
chauds et moites. Cette fois, elle poussa un cri
plus aigu, plus puissant. Maintenant elle savait
pourquoi il avait fait vider le palais. Vu la façon
dont cet endroit était ouvert vers l'extérieur, ses
cris s'entendraient à un kilomètre à la ronde.
La balançoire repartit en arrière et, chaque
fois qu'elle revint, Leandro renouvela ses assauts.
Quand elle le supplia de la conduire à la
jouissance libératrice, il la laissa serrer son cou
plus fort, rendant ainsi les allers-retours plus
brefs, et le retour au supplice plus rapide. Puis il
reprit le contrôle, maintint ses hanches entre ses
mains et commença à la balancer d'avant en
arrière sur sa langue tendue, jusqu'à ce qu'elle se
cambre, se frotte contre sa bouche, et soit secouée
de spasmies furieux en criant son nom, en
sanglotant sous la force de son orgasme.
Il la lécha jusqu'à ce que le flot de sa
satisfaction trembDante se tarisse. Ensuite, il
répéta le supplice en utilisant seulement ses
doigts, puis une combinaison de ses doigts et de
sa langue. Leandro avait eu raison, c'était plus
qu'elle n'en pouvait supporter. Au troisième
orgasrrne, elle crut qu'elle allait s'évanouir,
cambrée sur la balançoire. Lorsqu'elle retrouva
ses esprits, il la fit dlescendre un peu afin que
leurs sexes soient au même niveau.
Leandro l'aida à se redresser et ôta sa
chemise. Brûlant de le toucher, elle tendit la main
vers lui, mais il l'agrippa pour l'en empêcher,
sortit de sa poche des rubans de satin et noua ses
mains aux cordes de la balançoire. Au moins, si
elle s'évanouissait, elle ne risquait pas de tomber,
se dit-elle. Or elle sentait que ce que s'apprêtait à
lui faire Leandro pourrait avoir raison d'elle. Il
était en train de frotter son torse contre ses seins.
Elle poussa un cri. L'envie d'infliger les mêmes
supplices à Leandro était trop forte, et semblait
décuplée par le fait qu'elle avait les mains liées.
Leandro lui avait réservé une autre torture
sensuelle. Il recouvrit son corps de miel, puis
s'agenouilla devant elle, et la lécha lentement,
partout, en commençant par les orteils et en
remontant vers le haut, jusqu'à ce qu'il ait épuisé
tous ses points sensibles. Quand elle ne put plus
ni s'agiter ni crier, il provoqua avec sa langue un
nouvel orgasme.
Pourtant, elle n'était toujours pas rassasiée.
Maintenant, elle brûlait de l'avoir en elle.
— Leandro... si tu veux vraiment que cette
nuit soit pour moi, tu te donneras à moi... de
toutes les façons.
Il la regarda intensément, ses yeux prenant
une teinte surnaturelle et fascinante dans la
lumière des chandelles. Puis, en souriant, il défit
ses entraves de satin, et la porta vers une des
baignoires. Il la plongea dans l'eau chaude, la
rinça, la sécha, puis l'emmena vers un canapé
aussi large qu'un grand lit.
Enfin, il se plaça entre ses jambes, son sexe
en érection au niveau de sa bouche.
— Souviens-toi, je suis à ta disposition.
Utilise-moi pour ton plaisir. Je suis à toi.
Il était à elle, oui. Il était son destin.
— Dommage que tu en profites aussi au
passage, n'est-ce pas ? plaisanta-t-elle.
Il posa les mains sur ses cheveux, et lui
massa le crâne.
— Tu ne me croiras peut-être pas, mais
j'apprécie tes orgasmes plus que les miens.
— Oh, je te crois. Car c'est la même chose
pour moi.
Elle caressa son sexe et le mordilla à travers
son pantalon, et il murmura :
— Libère-moi.
Elle n'attendait que cela. D'une main
tremblante, elle défit sa fermeture Eclair. Elle
saliva quand il amena son sexe contre ses lèvres
impatientes.
Elle l'explora, le goûta, le caressa, de ses
mains et de ses lèvres, perdue dans un nirvana
sensuel. Elle l'encercla, et alla d'avant en arrière
sur son sexe dur comme l'acier mais doux comme
la soie, promena les lèvres autour de son gland et
l'aspira, la langue tremblante tandis que Leandro
laissait échapper un cri de plaisir qui accrut son
plaisir à elle. Puis il se mit à onduler entre ses
lèvres. C'était comme s'il faisait l'amour à sa
bouche:, doucement, langoureusement. Mais,
bientôt, chaque va-et-vient accrut sa frustration,
jusqu'à ce que le vide entre ses cuisses devienne
douloureux.
Soudain, il l'arrêta en serrant ses cheveux.
— Jouis pour moi, chéri, lui enjoignit-elle.
— Non, je sens que tu as encore besoin de
moi. Dis-moi « s'il te plaît » maintenant, Phoebe.
— Oh, enfin ! Nous revenons au plaisir à
deux.
— Seulement parce que c'est ce dont tu as
besoin maintenant. Ensuite, nous en reviendrons
à ton plaisir.
— Je veux juste continuer de dire... s'il te
plaît...
— Alors je te contenterai jusqu'à ce que tu ne
puisses plus prononcer ces mots.
Il s'assit sur le canapé. Une fois de plus, il
l'invitait à se servir de lui pour son plaisir. Et elle
ne pourrait pas reprendre son souffle tant qu'elle
ne l'aurait pas fait.
Elle inspira, puis s'installa à califourchon, de
façon à sentir le bout soyeux de son sexe contre sa
toison moite. En soutenant son regard, il saisit sa
taille, et son corps puissant fut parcouru de
frissons. Elle aurait aimé lui infliger les mêmes
supplices que ceux qu'il lui avait fait subir. Mais
elle en était incapable à cet instant.
Elle descendit sur son sexe en une caresse
unique, aveuglée un instant par la sensation de
douleur exquise. Leandro semblait emplir tout
son corps. Il emplissait tout son être, en tout cas.
Il enfouit le visage entre ses seins, et ils
restèrent ainsi, enlacés, immobiles, se contentant
de savourer l'instant.
Puis Leandro releva la tête pour aspirer ses
mamelons, de doux titillements qui se muèrent
bientôt en succions ardentes, et qui semblaient se
répercuter jusque dans le creux de son ventre, le
faisant puiser plus fort tandis qu'elle allait et
venait sur son sexe. Quand elle fut à bout de
forces, elle lui redressa la tête et captura ses
lèvres. Les mots affectueux de Leandro se firent
plus rauques, plus explicites. Des mots qu'elle
avait envie d'entendre depuis si longtemps.
Lorsque les pulsations de plaisir furent sur le
point de se muer en orgasme dévastateur,
Leandro la fit basculer sur le dos et s'étendit» sur
elle, lui donnant la pression dont elle avait besoin
pour parvenir à une jouissance étourdissante.
Jamais elle n'avait connu une telle intensité,
c'était tout simplement inouï, et, l'espace d'un
instant, elle crut que son cœur allait exploser-
Elle revint à elle sous les caresses de
Leandro, qui était resté en elle. Il la contemplait
de son regard brûlant. Son visage était marqué
par l'émotion et la satisfaction.
— Phoebe, tu me donnes envie de tout faire
pour mériter ton estime et ton respect. Tu me
donnes envie d'être le meilleur homme possible.
Il prit ses lèvres dans un baiser qui
ressemblait à une promesse.
— Alors, oui, Phoebe, je vais devenir prince
héritier.
Durant le reste de la nuit, ils firent des
projets, et partagèrent le bonheur qui n'était qu'à
eux, et qui, à partir de maintenant, emplirait
chaque instant de leur vie.
Et si, tout au fond d'elle, une petite voix se
demandait pourquoi Leandro ne lui avait pas
exactement demandé de devenir sa femme,
Phoebe la fit taire en se disant que ce serait sans
doute pour bientôt...
-14-

Ils restèrent deux semaines de plus au


paradis.
Ils auraient dû retourner à Jawara le
lendemain de la décision de Leandro, puisqu'il
avait refusé d'avoir une cérémonie de succession.
Il ne voulait pas de tapage médiatique, pas de
délégués lui présentant leurs félicitations. Il
voulait prêter serment, et se mettre aussitôt au
travail. Mais la maladie du roi avait retardé son
couronnement.
Le jour où ils retournèrent à la capitale,
Phoebe sortit faire une course. De retour au
palais, elle s'enferma dans la salle de bains. Elle
en ressortit transfigurée. Enceinte.
Elle avait eu l'intention de prendre la pilule
dès la reprise de leur liaison, mais leur première
fois n'avait pas été planifiée. Elle avait commencé
sa plaquette le lendemain de l'incendie, mais la
puissance de ce qu'ils avaient partagé, lors de
cette nuit cataclysmique, ne les avait pas
seulement ramenés tous deux à la vie, elle avait
aussi semé une nouvelle vie en elle.
Cela ressemblait à un miracle.
C'en était un, en quelque sorte. Avant que
Leandro ne resurgisse dans son existence, elle
s'était résignée à vivre seule, et avait supposé que,
pour réaliser son rêve d'avoir un enfant à elle, elle
devrait faire un bébé toute seule. Et voilà que...
Elle allait avoir le bébé de Leandro.
Son rêve le plus cher.
Cette nouvelle la bouleversait.
De bonheur.
La réalité et la beauté de cette découverte la
comblaient de joie. La nouvelle lui brûla les
lèvres, la fit frissonner de tout son corps, tant elle
avait besoin de courir dans le palais pour aller
l'apprendre à Leandro.
Mais une chose la retenait. Une chose tout
aussi importante. Aujourd'hui, Leandro allait
revêtir le manteau du pouvoir. Et même si elle
avait l'impression que son cœur allait exploser
d'impatience, pour l'heure, cet événement
historique devait passer avant tout.
Mais ensuite... L'attente et la jubilation la
submergèrent.
Pourtant, tandis qu'elle se préparait pour la
cérémonie de succe ssion, elle cessa peu à peu de
pousser des cris de joie et de tourbillonner sur
elle-même. Et bientôt, un sentiment froid
l'envahit. Le froid de l'incertitude.
Leandro était allé bien au-delà de la
magnificence des souvenirs ou de son
imagination, comme il l'avait dit. Mais il me lui
avait toujours pas promis un avenir.
La sensation d'oppression monta doucement,
jusqu'à l'étouftér.
Leandro voulait-il un avenir avec elle ? Elle
en doutait maintenant, car malgré tout le temps
passé ensemble, il n'y avait jamais fait allusion.
Il lui avait parlé de tout, de ses souvenirs
d'enfance, du désir qu'iil avait pour elle. Mais il
n'avait jamais proposé de remettre en cause leur
pacte d'origine — celui qu'elle avait pourtant
approuvé sans difficulté. Et si... si Leandro s'était
rassasié d'elle ? Peut-être avait-il vécu une
expérience totalement différente de la sienne,
pensant qu'ils étaient d'accord. Et ce serait elle
qui serait coupable de changer les règles à mi-
parcours, en croyant à ses propres fantasmes, et
en les superposant à chaque mot, chaque regard,
chaque caresse de Leandro.
D'autres cauchemars prirent forme dans son
esprit, tourbillonnant comme la fumée du feu qui
avait failli les emporter.
Une ancienne attaque de Leandro remonta à
la surface. Il l'avait accusée de l'avoir considéré
comme un tremplin pour la royauté. Et s'il
considérait sa grossesse comme un complot pour
le piéger? Et quand bien même il n'y songerait
pas, voudrait-elle d'une vie à deux si Leandro ne
la lui proposait que par devoir ?
La bulle de bonheur dans laquelle elle était
enfermée depuis ces sept dernières semaines vola
en éclats. Soudain, il ne restait plus que le doute
et l'inquiétude. Elle avait l'impression que le
moindre, mouvement, la moindre parole la
mènerait à la catastrophe.
Arrête.
Mais où avait-elle la tête ? Tout avait changé
maintenant. Leandro et elle avaient un avenir
ensemble. Si elle ne pouvait croire que Leandro
l'aimait, après tout ce qu'ils avaient partagé,
quand le pourrait-elle ? Soit, il n'avait pas parlé
de projets. Pas encore,
A sa décharge, il avait une autre
préoccupation en tête : prendre en charge la
destinée de tout un royaume.
Elle ferait bien mieux de faire taire ses
doutes, et d'aller assister au sacre de l'homme de
sa vie.
Elle se hâta de revêtir la robe qu'il lui avait
demandé de porter. Les vapeurs du doute se
dissipèrent. Sans doute était-ce un des effets
secondaires du bouleversement hormonal lié à la
grossesse, se rassura-t-elle en courant vers la salle
du trône.
En dépit des souhaits de Leandro, il y avait
bien une cérémonie — en quelque sorte. Les
représentants de la famille D'Agostino et le
Conseil s'étaient réunis, parés de leurs plus beaux
atours, pour assister à une succession, un
événement que la plupart d'entre eux n'avaient
jamais vu. Mais Leandro refusa de les laisser
changer ses plans en profondeur, et ne leur donna
pas le spectacle qu'ils étaient venus admirer.
D'une beauté indicible dans son uniforme de
prince héritier, aux couleurs rouge et or du sceau
de Castaldini, il alla vers le roi, mit un genou à
terre, et récita le serment. Il donna à peine le
temps au roi Benedetto de lui tapoter l'épaule
après que ce dernier lui eut tendu le sceptre.
Prestement, il se releva et se retourna aussitôt
pour remercier tous les invités de leur présence.
Le message était clair, il leur intimait de s'en aller.
La cérémonie fut bouclée en moins de cinq
minutes.
Mais c'était tout de même une vision dont
elle se souviendrait toujours. L'amour de sa vie,
au milieu de ce décor de conte de fées, acceptant
le manteau de pouvoir et de privilèges pour lequel
il était né, pour lequel il avait travaillé toute sa
vie...
Déçue, la foule obéit à l'ordre silencieux de
Leandro, qui montrait ainsi dès le début que le
nouveau régent ne s'en laissait pas conter. Tandis
que les gens sortaient dans l'agitation, elle
rencontra le regard de Leandro. Ses yeux
éloquents lui disaient tant de choses, avec tant
d'intensité. Tant d'émotion.
Elle faillit courir se jeter dans ses bras. Mais
elle se retint, et choisit de murmurer
intérieurement sa réponse. Moi aussi. Oh, mon
amour, moi aussi.

En retournant à sa chambre, Phoebe eut


envie de danser. Elle souriait si béatement qu'elle
avait dû effrayer quelques personnes au passage.
Elle venait de se jeter sur son lit quand une
voix pleine de venin résonna derrière elle.
— Tu penses que tu l'as harponné, hein,
petite garce américaine ?
Elle ferma les yeux. Elle connaissait cette
voix, et elle n'avait aucune envie de voir la
créature malveillante à qui elle appartenait.
Malgré tout, elle finit par ouvrir les yeux et
s'assit lentement. Stella se tenait devant elle,
aussi belle et majestueuse que jamais, moulée
dans la robe de mousseline émeraude quelle avait
portée durant la cérémonie. « Stella la vipère »,
comme Phoebe et Julia la surnommaient.
Phoebe se leva, et avança vers la créature
maléfique.
— J'aimerais en dire autant de toi, Stella.
Mais « garce » serait un grand compliment.
Le visage parfait de Stella fut terni par la
laideur de sa nature et de ses intentions.
— Epargne-moi tes pathétiques tentatives
pour faire de l'esprit. Ta sœur a peut-être mis le
grappin sur un prince de second ordre...
— Et elle l'a gardé, coupa Phoebe d'un ton
rageur. Malgré tous tes efforts pour le lui voler.
Stella serra les lèvres.
— Paolo était un enfant quand elle l'a piégé.
Et si je l'ai laissé tranquille, c'est parce qu'il est
pathétiquement attaché à la nichée d'enfants
qu'elle lui a mis dans les pattes. Hors de question
de jouer la belle-mère pour ses marmots.
— Dis plutôt qu'il a vu ta méchanceté
derrière ta belle apparence. C'est lui qui t'a fuie,
pas l'inverse. Et nous le savons tous.
— C'est ça, dit-elle avec un sourire narquois,
berce-toi d'illusions. Mais je connais un autre
homme qui ne fuira pas.
— Tu veux parler de Leandro ? Bien entendu.
Pourquoi courir après le fils du roi actuel quand
tu peux harponner le futur roi lui-même?
Stella se raidit, et son masque impassible se
fissura.
Puis elle reprit contenance, et la malveillance
dans ses yeuix devint de plus en plus effrayante.
— Je connais bien ta tactique. Les femmes
comme toi, des arrivistes et des parasites qui
n'ont qu'un corps à offrir et un esprit calculateur
pour atouts, accusent les autres de faire ce
qu'elles font elles-mêmes. C'est toi qui
pourchasses Leandro. Tu penses que si tu le
compromets suffisamment, son honneur
l'obligera à faire de toi sa reine. Mais je ne te
laisserai pas le disgracier ou le faire chanter.
L'exaspération et l'animosité de Phoebe se
muèrent en rage brûlante.
— Et comment m'arrêteras-tu ? Vas-tu courir
voir Leandro et tout lui dire sur moi ? Lui dire
comment je l'ai piégé avec un seul but en tête ?
— Oui, je le ferai. Pour le sauver de la femme
vénale que tu es.
— Pour qu'il se retrouve avec la femme
vénale et menteuse que tu es? Eh bien, bonne
chance, très chère. C'est ta parole contre la
mienne. Qui croira-t-il à ton avis ?
— Il ne signifie rien pour toi, n'est-ce pas ?
C'est un homme exceptionnel, et tout ce que tu
vois en lui, c'est ton ticket pour un statut royal. Tu
sembles si certaine de ton pouvoir sur lui ! Tu
crois qu'il est tombé sous ton charme, et qu'il te
donnera tout ce que tu recherches.
— Oui, mon pouvoir sur lui est absolu, et les
pauvres manipulatrices de ta trempe n'ont
aucune chance avec lui... Alors, vas-y, essaie de le
sauver de mon « charme ».
La voix de Stella trembla, mais son regard
demeura fixe.
— Espèce de sale... garce... même si tu
parviens à le tromper maintenant, je l'aiderai à
percer ta comédie à jour.
— C'est ça. Epargne donc ta salive pour ta
comédie. Bonne chance, encore une fois.
Stella lui adressa un regard si noir que
Phoebe sentit son sang se figer dans ses veines.
Cette femme était... démoniaque. Puis sa rivale
sanglota de dépit et sortit.
Au moment où la porte claqua derrière
Stella. Phoebe se mit à trembler. Retourner
l'attaque de la vipère contre elle lui avait pris
beaucoup d'énergie, mais cela en avait valu la
peine.
Soudain, des larmes roulèrent sur ses joues.
Le trop-plein d'émotions, sans doute.
Apparemment, cela allait être une grossesse
mouvementée.
Mais elle était impatiente d'en connaître tous
les tumultes. Auprès de Leandro.

La fureur de Leandro monta encore.


Pourtant, tout était fini.
Au moment où il avait déclaré qu'il acceptait
la succession, le maudit Conseil avait osé exiger —
de nouveau — qu'il choisisse sa reine. Ils
prétendaient exprimer la volonté du roi, puisque
la maladie de ce dernier l'avait privé de la parole.
Ces incapables avaient même insinué qu'ils
allaient se charger de parler à Phoebe. Il:s étaient
certains qu'en tant que diplomate elle
comprendrait l'exigence pour le prince héritier
d'épouser pour son royaume une femme au fait de
toutes les exigences de la vie et des devoirs d'une
reine, avaient-ils argué.
Il les avait envoyés paître, en rétorquant qu'il
épouserait une femme qui ferait de l'ombre à
n'importe quelle reine. C'était une clause non
négociable. Sinon, il leur souhaitait bonne chance
avec Durante ou Ferrucio.
Il était resté près de Phoebe ces deux
dernières semaines, de crainte que quelqu'un
n'aille la trouver et ne la presse de le laisser pour
qu'il puisse embrasser « une plus grande destinée
».
Par respect pour le roi, il avait promis de ne
pas déclarer ses intentions avant de l'en informer.
Les membres du Conseil pensaient sans doute
que le roi pourrait encore l'influencer. Quelle
bande d'idiots !
Après la cérémonie, il était allé la retrouver
dans sa chambre. La porte étant ouverte, il avait
ralenti le pas. Phoebe fermait toujours sa porte.
Elle n'était sans doute pas là, avait-il conclu.
Il s'apprêtait à fouiller tous les recoins du
palais, en se couvrant de ridicule, quand il avait
entendu...
Sa voix. Comme il ne l'avait jamais entendue.
Cruelle. Glaciale.
Stella l'avait accusée de le piéger uniquement
pour devenir reine. Et... Dio... Phoebe... elle avait
avoué, en exultant, en se vantant du pouvoir
qu'elle avait sur lui...
Stella était sortie de la chambre de Phoebe en
larmes, sans remarquer qu'il était là, sonné. Des
échos des voix de Stella et Phoebe sifflaient
encore dans son cerveau embrumé.
Il ne signifie rien pour toi, n'est-ce pas ?
Oui, mon pouvoir sur lui est absolu.
Ses propres pensées le torturaient. Se
moquaient de lui. Tu croyais qu'elle te voulait
pour toi-même ? Que cela semblait plus logique
que le fait qu'elle veuille être reine ?
Son pire cauchemar était en train de se
rejouer. Une comédie digne d'une virtuose.
Aujourd'hui comme hier. Phoebe l'avait
manipulé, pour qu'il relève le défi, et fasse tout
son possible pour être parfait à ses yeux. Et elle
avait atteint son but. Et tout ce temps, quand elle
avait panse' ses blessures et envoûté son esprit,
elle avait joué un rôle. Chaque mot, chaque
regard, chaque caresse était l'œuvre d'une
maîtresse de la manipulation. Tout ce qu'ils
avaient partagé n'était que mensonges.
Comme en pilotage automatique, il entra
dans la chambre. Elle était allongée sur le lit.
Tout. Elle était tout pour lui. Et elle venait de tout
lui reprendre.
Elle se redressa soudain et regarda autour
d'elle.
— Leandro, chéri...
Elle semblait... nerveuse. Elle avait sans
doute deviné qu'il avait entendu ses aveux. Et elle
essayait de limiter les dégâts.
Quelque chose en lui se brisa, comme les
fondations en acier d'un gratte-ciel sur le point de
s'écrouler.
Il s'entendit dire :
— J'ai choisi une épouse, Phoebe.
Il observa, au supplice, toutes les nuances de
sa performance d'actrice. Comment réussissait-
elle à feindre une telle attente sur son visage ?
Une telle confiance ? Une telle adoration ?
Il avant l'impression qu'elle venait de
détruire son âme, et son équilibre mental.
— Veux-tu savoir qui elle est ? La seule
femme qui me convienne, la femme digne d'être
ma princesse, ma future reine, la mère de mes
enfants, de mes héritiers, celle qui possède mon
cœur et mon âme ?
Il attendit encore. Et vit sur son visage les
prémices du bonheur absolu.
— Une Castaldinienne, noble, et pure, dit-il
d'une voix traînante.
L'onde de choc qui la secoua étouffa chez lui
la dernière once d'humanité. Alors, il lança :
— Que penses-tu de Clarissa D'Agostino ?

Phoebe dévisagea Leandro. L'homme qu'elle


aimait de tout son être. Le père de son futur bébé.
Il était devenu un étranger. Et il avait dit... il
avait dit...
Ce devait être une plaisanterie. Mais Leandro
n'avait pas un sens de l'humour aussi pervers.
C'était au-delà d'une mauvaise blague... c'était...
c'était...
La panique commença à affleurer.
— Arrête, Leandro. Ce n'est tout bonnement
pas... pas...
— Pas drôle ? Tu crois que je plaisante ?
Pourtant, je suis on ne peut plus sérieux. Alors,
qu'est-ce que cela fait ? Etre mené en bateau
jusqu'à croire qu'on détient le monde entre ses
mains, puis se voir tout ôter en une caresse ?
Savoir qu'on n'est plus rien ?
Elle voulut fermer les yeux. Elle ne voulait
pas voir ça. Ce visage. Démoniaque de beauté et
de malveillance. Bien pire que celui de Stella. Pire
que tout. Mais elle ne pouvait détourner les yeux.
Elle était paralysée. Par la douleur. Et la
sidération.
Tout ce temps, il avait fomenté ce moment ?
Alors qu'elle avait cru en lui, qu'elle vivait pour
lui, qu'elle donnerait sa vie pour lui ? Il avait fait
tout cela pour le simple plaisir de la mettre à
terre. C'est comme cela qu'il se vengeait d'elle, du
fait qu'elle ait osé le quitter autrefois. Pourtant,
jamais elle ne l'aurait cru capable d'une telle
cruauté.
Et ce n'était pas fini. Leandro la scrutait avec
cette lueur folle dans le regard, comme.un félin
attendant que sa proie remue pour l'attaquer
encore. Et encore.
Mais elle n'allait pas se laisser faire. Elle
lutterait jusqu'au bout. S'il était vraiment ce
monstre sans cœur, elle n'allait pas se laisser
mettre à terre sans répliquer.
Pourtant, elle ne put rien rétorquer.
L'horrible vérité commençait à faire son chemin
dans son esprit, la laissant sans voix, dévastée.
— Alors, que penses-tu de mon choix,
Phoebe? En tant que fille du roi, Clarissa est tout
ce que ma femme devrait être. Et elle était
magnifique ce soir, tu ne trouves pas ? Allons,
Phoebe, dis-moi. Tu sais à quel point ton opinion
compte pour moi.
Chaque mot était un coup de poignard en
plein cœur.
— Je n'aurais pas cru que tu aurais le culot de
me demander ça, ni de... de...
— De... quoi ? Attends, ne dis rien... tu
t'attendais à ce que je te choisisse toi ?
La douleur pouvait-elle tuer ? Elle le devrait.
Car une telle cruauté devait bien avoir une fin.
— N'est-ce pas ce que tu as voulu que je
croie? riposta-t-elle. Tu as travaillé si dur pour ça,
alors que je n'avais pourtant aucune attente. Tu
avais tout planifié. Mais que veux-tu entendre
maintenant ? Que tu as réussi à une duper ?
Des larmes chaudes lui brûlaient les yeux, le
visage, et créaient des taches sombres sur sa robe
de taffetas rouge, celle que Leandro avait choisie
pour elle.
Elle avait besoin de crier sa douleur.
— As-tu apaisé ta fierté démesurée ? As-tu
enfin exercé ta vengeance sur moi, moi qui ai osé
un jour échapper à ton empire? En tout cas tu
peux être fier de m'avoir brisée à jamais. Et tu me
demandes mon opinion sur ton épouse « pure »,
moi dont tu as pris l'innocence, dont tu as détruit
la dignité et le cœur, et que tu insultes pour
m'être offerte à toi ! Mais je ne peux pas t'en
blâmer. Je me suis piégée toute seule. Une fois de
plus. Je n'ai que ce que je mérite. Et bien que je
sache que mon opinion ne compte pas pour toi, je
vais te répondre : je pense que Clarissa ferait la
meilleure reine possible. J'espère seulement pour
elle que tu ne deviendras pas roi.
Fuir. Il fallait qu'elle fuie. La fierté n'avait
rien à voir là-dedans — c'était l'instinct maternel
qui parlait. Le bébé qui grandissait en elle était la
seule chose qui lui donnait la force de partir, pour
survivre.
Elle passa devant Leandro et, une fois à la
porte, se retourna :
— Un jour, je t'ai dit que nous ne nous
devions pas de salutations. Mais je te dois une
chose, maintenant, un souhait...
Il était là, retenant son souffle, la fixant de
ses yeux effrayants. De nouveau, une vague de
douleur la submergea.
— Je te souhaite d'aller croupir en enfer,
Leandro. Le même enfer dans lequel tu m'as
plongée.
-15-

Je retire tout ce que j'ai dit. Tout ce que j'ai


raconté était un tissu d'horribles mensonges.
J'étais blessé, et je suis devenu fou. Pardonne-
moi.
Les suppliques se rejouaient inlassablement
dans la tête de Leandro, comme un disque rayé.
Il était resté là, muet, tandis que Phoebe
s'était détournée, l'air complètement dévasté.
Puis, quand elle était sortie de la chambre, il était
tombé à genoux, et était resté prostré ainsi
pendant plusieurs heures terribles. Chaque mot
prononcé, chaque larme qu'elle avait versée lui
revenait en mémoire et le bouleversait. Comment
avait-il pu se montrer aussi cruel ?
Ensuite, il s'était lancé à sa poursuite. Trop
tard.
Une Julia au regard meurtrier s'était
interposée. Elle avait un allié tout aussi
redoutable en la personne de Paolo. A eux deux,
ils s'étaient assurés que Phoebe demeure
introuvable.
Cela faisait maintenant trois mois qu'elle
avait disparu.
Il avait perdu son sang-froid au bout de trois
heures.
Il était si mal qu'il en était devenu
dangereux. Tout le monde regrettait maintenant
de l'avoir poussé à prendre la succession. Avoir
un prince héritier hors de lui, avec tout le pouvoir
dont il disposait, était un aller simple pour le
chaos. Leandro entraînerait la monarchie dans sa
chute, bien plus tôt que le roi Benedetto ne l'avait
prédit.
Il avait besoin de Phoebe, Il avait besoin de la
retrouver, de se prosterner devant elle, d'implorer
son pardon, de retirer tout ce qu'il avait dit,
d'effacer sa douleur, afin de retrouver son
équilibre. Jusqu'ici, il n'y était pas parvenu. Alors
il avait... perdu la tête.
Ce matin, durant des négociations télévisées,
il s'était jeté sur un délégué étranger.
Littéralement. En direct, il avait bondi sur son
opposant, l'avait roué de coups, puis s'était
débattu pendant qu'on tentait de les séparer,
avant de gagner l'escalier en courant. La nouvelle
avait fait le tour du monde en quelques minutes.
Tout comme les détails de l'incident international
qui menaçait d'éclater.
Sans attendre, il avait rejoint son jet privé et
quitté Castaldini pour la rechercher une fois de
plus, en suivant la dernière piste qu'il ait obtenue.
Une autre fausse piste. Il venait de congédier les
détectives privés qu'il avait engagés.
— Quand cesserez-vous cette quête sans fin?
La remarque désapprobatrice d'Ernesto
insuffla en lui un calme glacial.
— Ce n'est pas le moment, Ernesto, dit-il
entre ses dents serrées. Vraiment pas le moment.
— Elle ne veut pas que vous la retrouviez.
Pourquoi ne pas tourner la page ?
— Et vous, Ernesto ? Si vous tourniez la page
avant que je ne fasse une autre crise de colère ?
— Si la violence peut vous aider à vous sentir
mieux...
— Rien ne me fera me sentir mieux. Jamais.
— C'est fini, le mélo ? Je n'aurais jamais cru
dire cela un jour, mais si Phoebe est partie et dans
un état tel que sa famille a souhaité votre mort,
peut-être ne méritez-vous pas de la retrouver.
Leandro ferma les yeux. Il ne tenait le coup
que parce qu'il savait que Phoebe était quelque
part, vivante et en bonne santé. Mais Ernesto
avait raison, il ne méritait pas de la retrouver.
Peut-être était-ce la raison pour laquelle toutes
ses recherches avaient échoué.
Puis le moment de lucidité passa, et la
frustration l'envahit de nouveau.
— Non, Ernesto, je ne mérite pas de la
retrouver. Si je veux la retrouver, c'est seulement
pour lui offrir une chance de se venger de moi.
Ernesto fit la moue.
— J'ai du mal à imaginer ce que vous avez pu
lui faire cette fois. Si elle vous a quitté, ainsi que
Castaldini et sa famille, alors c'est que vous l'avez
profondément blessée. Encore plus que la
première fois. A l'époque, elle devait sans doute
penser qu'elle n'était rien pour vous.
— C'est votre interprétation personnelle?
Vous pensez qu'elle ne signifiait rien pour moi ?
Dio, Ernesto, comment pouvez-vous penser
quelque chose d'aussi insensé ? Vous étiez
témoin, vous avez vu à quel point j'avais besoin
d'elle !
— Ce que j'ai vu, c'est un homme pris dans le
feu d'une passion dévastatrice, mais cela n'a rien
à voir avec des émotions profondes et durables. A
l'époque, elle semblait si heureuse, si docile, mais
j'ai toujours été frappée par sa douleur quand elle
vous voyait passer au bras d'une autre femme.
Alors, oui, je désapprouvais votre relation, mais
pas à cause d’elle, à cause de vous. Je
désapprouvais la façon dont vous la traitiez.
Leandro était si abasourdi qu'il ne trouva
rien à répondre.
— Oui, continua Ernesto, je vous ai
recommandé de la laisser tranquille, non pas
parce que je pensais que la couronne était plus
importante qu'elle, mais parce que vous ne
donniez pas à cette délicieuse jeune femme le
respect et la considération qu'elle méritait.
— Dio, comment avez-vous pu douter de moi
? maugréa-t-il. Jamais je ne manquerais de
respect à une femme, quelle qu'elle soit, encore
moins à Phoebe... N'avez-vous pas vu la force de
mon engagement envers elle?
— Si, mais je ne connaissais pas sa nature
réelle. Je le craignais même, car il était d'une
puissance sans précédent. Vous vous comportiez
de façon étrange, et vos actes sont devenus un
mystère absolu pour moi. A ma décharge, je vous
ai vu œuvrer pour reprendre la couronne depuis
votre plus jeune âge. J'en ai donc conclu que si le
prix à payer était de mettre Phoebe de côté, et de
prendre une autre femme pour épouse, vous le
feriez.
— Comment avez-vous pu vous tromper à ce
point à mon sujet ? explosa Leandro. Je n'ai gardé
notre liaison secrète que parce que les membres
du Conseil ne m'auraient pas laissé une chance
s'ils avaient su d'entrée que je n'épouserais pas la
reine qu'ils voyaient pour le trône. Mais je n'avais
qu'un projet — faire de Phoebe ma princesse, ma
reine, à n'importe quel prix. Et si je n'avais pas pu
avoir la couronne et Phoebe, c'est Phoebe que
j'aurais choisie. Mais, d'abord, il fallait que
j'essaie d'avoir les deux. Cela me paraissait
logique
— Me l'avez-vous jamais dit ? En tout cas,
vous ne le lui avez pas dit à elle.
— Vous savez très bien que je ne parle jamais
de mes projets avant qu'ils ne se réalisent. Je ne
pouvais pas lui promettre de lui offrir ce que je
n'avais pas encore.
— Et qu'était-elle censée faire ? Tout deviner
? Vous faire confiance?
— Oui.
C'était un cri du cœur.
— Comment pouvait-elle vous faire
confiance, alors que vous ne lui aviez jamais
déclaré vos intentions ? C'est totalement
illogique.
— Qu'y a-t-il d'illogique à attendre d'une
femme qui m'a fait confiance avec son cœur et
son corps — sa vie — qu'elle me croie un homme
d'honneur ?
Le cœur de Leandro battait à coups
redoublés. Son esprit semblait pris dans un étau
qui se resserrait inexorablement.
— Et quand vous avez vu combien sa
désertion m'a dévasté, vous n'aviez toujours pas
compris à quel point elle comptait pour moi ?
reprit-il.
— Comment aurais-je pu deviner? A l'époque
vous veniez d'être banni de Castaldini ! Vous ne
sembliez être obsédé que par cela !
— Dio... comment est-ce possible ? Je
n'aurais jamais cru que les deux personnes que
j'aime le plus au monde se méprendraient sur
mes sentiments et mes intentions.
— J'étais furieux contre vous mais, à présent,
je comprends. Vous étiez amoureux pour la
première fois, à la période la plus difficile de votre
vie. Vous aviez des œillères, et ne voyiez que votre
objectif, vous ne pouviez pas considérer les
choses d'un autre point de vue. Phoebe et moi
sommes aussi coupables, car à aucun moment
nous n'avons essayé de vous ouvrir les yeux, nous
nous contentions de répondre à tous vos désirs et
de faire comme si tout allait bien.
— Quand j'ai fait venir Phoebe à New York,
après mon exil, j'ai été pourtant très clair avec
elle... Dio, je lui ai dit que j'avais besoin d'elle.
— Besoin d'elle pour quel le raison ? Vous le
lui avez demandé trop tard. Elle ne pouvait que se
méprendre au sujet de cet aveu tardif. C'était
peut-être un précédent pour vous d'avouer que
vous aviez besoin de quelqu'un, mais, pour elle,
cela signifiait peut-être quelque chose de très
différent. Pour elle, vous n'aviez besoin que d'une
maîtresse accommodante pour panser votre ego
blessé. Elle n'avait pas d'autre possibilité que de
partir avant que vous ne la brisiez.
— Dio... Dio... elle n'a pas pu croire ça... Elle
a dû penser que j'étais un monstre sans scrupules
et sans cœur pour s'imaginer une chose pareille.
— Non, juste un homme qui avait subi une
blessure grave et qui cherchait le meilleur baume
pour ses blessures. Cela ne voulait pas dire que
vous vouliez d'elle pour toujours. Mais inutile de
s'attarder sur le passé. Qu'avez-vous fait, cette
fois ? En dehors de votre désir, quelles émotions
avez-vous confessées ?
— Tout ! Je lui ai montré de toutes les
manières la profondeur de mon investissement,
qui est cent fois plus fort que mon amour passé.
— Vous pensez que vous lui avez donné une
preuve suffisante de vos émotions. Vous pensiez
la même chose autrefois, et vous aviez totalement
tort. Est-ce une surprise qu'elle vous ait de
nouveau quitté ?
— Ce n'est pas... ce qui s'est passé. Dio,
Ernesto, tout était parfait, j'ai cru en elle. Mais la
vérité, je l'ai entendue de ses propres lèvres...
Dio... Je l'ai entendue, Ernesto.
— Vous l'avez entendue ? Cela ne veut rien
dire. Elle parlait peut-être à quelqu'un en
particulier et dans un contexte particulier. Non,
vraiment, cela ne veut rien dire.
— Elle se vantait d'avoir un pouvoir absolu
sur moi... à Stella...
— Stella ? répéta Ernesto d'une voix pleine de
dédain et de révulsion.
Leandro savait bien pourquoi. Après son exil,
il avait découvert quelle vile créature sa cousine
était.
— Dio, mais bien sûr... Ses paroles n'étaient
qu'une manière de se défendre face aux
accusations de cette sorcière. Mais je... je crois
que j'ai perdu l'esprit. Tout ce à quoi j'ai pensé,
c'est que mes pires cauchemars étaient vrais, que
Phoebe m'avait manipulé depuis le premier jour,
qu'elle n'avait jamais voulu de moi. Et... j'ai
prétendu que j'avais choisi une épouse, mais pas
elle... et je lui ai dit des choses horribles... Et
quand j'ai recouvré mes esprits, elle était partie.
Il s'interrompit, mesurant l'énormité de son
erreur, une fois de plus.
— Je ne vous ai frappé qu'une fois, Leandro.
Leandro posa la main sur son cœur autant pour
en calmer le tumulte que pour essayer de faire
amende honorable aux yeux d'Ernesto.
— J'avais seulement onze ans, mais si vous
croyez que je pourrai oublier un jour la gifle qui
m'a envoyé à terre, vous vous trompez.
— Rappelez-vous, vous aviez accusé un
domestique de vol, et il a été puni. Plus tard, j'ai
découvert que vous aviez construit cette histoire
non pas sur des preuves tangibles mais sur le seul
fait que cela vous paraissait logique. Vous avez
usé du même genre de logique avec Phoebe. Non
seulement vous l'avez accusée, mais vous l'avez
condamnée et punie sans procès. Et maintenant,
vous osez la rechercher ? Vous pensez que
personne ne peut vous aimer pour vous-même,
alors vous ne cessez de projeter vos doutes sur les
actions des gens qui vous entourent. Cette fois,
vous êtes allé trop loin. Et vous avez perdu la
femme que vous n'avez pas réussi à mériter.
Leandro lança un regard tourmenté à
Ernesto.
— Non, je ne peux pas la perdre ! Je ne peux
pas vivre sans elle. C'est impossible.
Ernesto l'inspecta longuement, comme s'il
cherchait à sonder son esprit. Juste au moment
où Leandro crut exploser de désespoir et de
frustration, Ernesto hocha la tête.
— Vous méritez peut-être une autre chance,
finit-il par dire d'une voix hachée.
Leandro poussa un cri d'amertume.
— Grazie. Comme si votre opinion
m'importait. C'est celle de Phoebe, et uniquement
celle de Phoebe, qui compte.
A la grande surprise de Leandro, un sourire
malicieux s'accrocha aux lèvres d'Ernesto.
— Oh, détrompez-vous, mon opinion
compte. Si vous aviez échoué à m'en faire
changer, jamais je ne vous aurais dit où se trouve
Phoebe.
-16-

Leandro était au bout de l'allée du joli


pavillon de plain-pied que Phoebe appelait
maintenant sa maison. Elle ne l'appellerait plus
ainsi un jour de plus. Il s'en faisait le serment.
Soudain, ses sens furent en alerte.
Phoebe...
Il se retourna. Elle était là. Magnifique dans
son pantalon de toile blanc et sa tunique
turquoise. Elle lui avait tant manqué ! Il fut
aussitôt envahi par une vague d'émotion intense.
Le visage de Phoebe était figé dans la même
expression d'horreur que lors de leur dernière
entrevue.
— Pardonne-moi, mi amore, murmura-t-il.
Il avait parlé bas, presque un murmure, mais
il savait qu'elle avait entendu.
Elle courut vers sa maison, et tenta de lui
fermer la porte au nez.
Même si cela lui brisait le cœur d'avoir
recours à la force, il l'empêcha de le laisser
dehors.
Elle recula finalement, et le laissa entrer.
Dès qu'il ferma la porte, elle Tinvectiva :
— Qu'est-ce que tu veux ? Je ne vais pas te
laisser me manipuler une fois de plus. Et puis où
est ta femme ?
Tu as décidé de t'offrir un peu de bon temps
avant de te marier?
— No. ..no... per Dio, Phoebe, non.
— Ah bon ? Alors tu as dû trouver une autre
maîtresse, plus docile.
— Je suis ici pour te demander pardon...
— Pourquoi ? Tu regrettes de m'avoir
piétinée comme tu l'as fait ? Je n'aurais jamais
imaginé le grand Leandro avoir mauvaise
conscience. Mais as-tu même une conscience ?
— Je n'ai plus rien, sans toi.
— Menteur. Chaque mot que tu as prononcé,
chaque sourire, chaque caresse, chaque instant,
n'était que mensonges. Et tu mens encore. Tu
m'as montré ton vrai visage, ce jour-là. Celui d'un
monstre. Si tu crois que je pourrai jamais
oublier...
— Etait-ce le visage d'un monstre ou celui
d'un fou?
— Peu importe. Ce n'était pas le visage de
l'homme que je croyais connaître, de l'homme
que j'aimais. C'était le visage d'un homme cruel,
malsain...
Sa voix s'étrangla sous l'émotion.
— Vas-y, Phoebe. Traite-moi de tous les
noms, crie-moi ta rage.
Elle se détourna de lui, échappant à ses
mains implorantes.
— Sors d'ici. Et je me moque que tu sois un
prince héritier ou l'homme le plus puissant du
monde. Si tu t'approches de moi, je jure que tu le
regretteras.
— Non, Phoebe, il faut que tu m'accordes une
autre chance...
— Va-t'en, Leandro
— Je ne vais nulle part. Alors, vas-y. Frappe-
moi, Phoebe, laisse libre cours à ta fureur. Tu as
raison, je t'ai mal jugée, et je t'ai fait souffrir. Je
n'aurais jamais dû te maintenir dans la
clandestinité, alors même que je m'affichais aux
bras d'autres femmes. C'était inutilement cruel et
je ne te blâme pas d'imaginer que tu n'étais pour
moi qu'une simple maîtresse bonne simplement à
satisfaire tous mes besoins sexuels.
Un bruit de fouet fendit l'air.
Il sentit à peine la gifle arriver sur sa joue. Il
était trop engourdi pour ressentir de la douleur.
La poitrine de Phoebe se souleva, et ses joues
pâles s'empourprèrent.
— Tu ne peux donc pas me laisser un seul
beau souvenir? Tu ne peux pas me laisser
tranquille... Va-t'en, bon sang !
— Jamais je ne te quitterai. Tu peux me
frapper autant que tu le veux, car je le mérite.
Mais je ne partirai pas.
— Je ne te laisserai plus jamais l'occasion de
me faire souffrir, que ce soit intentionnel ou non.
Et ne t'inquiète pas, je ne te frapperai plus, jamais
je ne m'abaisserai à porter la main sur toi une fois
de plus.
— Les seuls mensonges que je t'ai dis sont
ceux que j'ai prononcés le soir de mon
couronnement après avoir surpris ta conversation
avec Stella.
L'horreur sur son visage s'accentua, et un
torrent de larmes se déversa sur ses joues.
— Dieu... tu sais, n'est-ce pas ? C'est pour ça
que tu es là !
A la voir si angoissée, il chancela.
— Je sais quoi ?
Elle se mit à sangloter, et Leandro fut de plus
en plus dérouté.
— Comment l'as-tu découvert ? Ce doit être
ton armée d'informateurs et d'investigateurs... Ça
ne peut pas être un membre de ma famille...
— Per Dio, Phoebe, mais de quoi parles-tu ?
— Je ne peux pas supporter de te voir. Je ne
voulais plus jamais que tu m'approches... Et que
je sois maudite... si je te laisse approcher de...
mon bébé. Il est à moi, tu entends ? Il n'a rien à
voir avec toi.
Un bébé ?
Il eut l'impression que son cœur s'arrêtait.
Il tendit les mains vers elle, ignorant la
douleur. Seul le fait d'apaiser celle de Phoebe lui
importait. Effacer ses souffrances, c'était tout ce
qui importait pour l'instant.
— Je te jure, je ne savais même pas... que tu
étais... que tu étais...
— Bien sûr que tu vas prétendre que tu ne
savais pas... tu dirais n'importe quoi pour mettre
la main sur ton héritier !
— Giuro su Dio — «je le jure devant Dieu » —
je le jure sur tout ce que j'ai de plus cher, sur mon
amour pour toi...
Et il essaya de la prendre dans ses bras, pour
apaiser son chagrin mais aussi pour lui faire
comprendre tout l'amour qu'il ressentait pour
elle. Mais elle lutta, le repoussa, ses sanglots les
secouant tous deux. Il s'accrocha à elle tandis que
des larmes coulaient sur ses propres joues.
— Je ne suis ici que pour toi. J'étais si
submergé que je n'ai pas mesuré à quel point je
gâchais tout. Je t'aimais tellement profondément
que j'ai commis plus de dégâts encore, car mon
amour pour toi m'a rendu totalement vulnérable.
Quand je t'ai entendue parler à Stella...
Elle se figea net et cessa de pleurer.
Quand enfin elle parla, sa voix était sans vie.
— Tu m'aimais tant que tu m'as jetée aux
orties dès l'instant où tu as entendu quelque
chose que tu as mal interprété.
— Oui, et mon erreur est irréparable. Je ne
peux qu'implorer ta compréhension. Si j'ai si mal
réagi, c'est que je n'étais toujours pas remis de ces
huit années de doute passées loin de toi. Lorsque
nous nous sommes remis ensemble j'étais fou de
terreur à l'idée de te perdre de nouveau. C'est
pour cette raison que j'ai si mal réagi en
surprenant ta conversation avec Stella. Je suis
tellement désolée. Mais tu peux demander à tout
le monde, à Ernesto, à ta famille, j'ai remué le ciel
et la terre pour te retrouver, je n'étais plus que
l'ombre de moi-même. S'il te plaît, pardonne-moi
! Laisse-moi t'appartenir...
Il prit une profonde inspiration, et enfonça le
visage contre son ventre, là où leur amour avait
donné la vie.
Puis il lui raconta tout, tout ce qu'il avait
compris grâce à Ernesto. Sa vie maintenant
dépendait du fait que Phoebe le croie. Quand il
eut terminé, elle s'effondra dans ses bras, et
s'abandonna à lui. Elle le serra contre elle, et il
put enfin revivre. Ils s'aimaient toujours.
Alors il lui parla du présent. Et de leur
avenir.
— Tu m'as fait me comprendre moi-même,
hebbi, tu m'as ouvert les yeux sur ce que je dois
être. Et tu avais raison depuis le début. Je ne suis
pas le roi qu'il faut à Castaldini. Je ne peux pas
changer comme le royaume en a besoin, et il ne
peut pas composer avec mes positions trop
modernes. Mais je resterai régent jusqu'à ce que
le Conseil décide d'aller chercher Durante ou
Ferrucio. Je prie Dieu pour que l'un d'eux accepte
la couronne. Et ensuite, je retournerai au meilleur
poste que j'aie jamais occupé pour le compte de
mon royaume — celui d'ambassadeur. Et pour
partenaire, je ne veux que la meilleure diplomate
et la meilleure médiatrice de Castaldini. Toi. Mon
amour. Ma vie.

Les paroles de Leandro firent leur chemin


dans l'esprit de Phoebe. Au moment où elle
mesura toutes leurs implications, elle se redressa
en sursaut et saisit Leandro par le bras.
— Qu'as-tu fait ? Qu'ai-je fait ? Je t'ai
convaincu que tu es mauvais pour Castaldini ?
Mon Dieu. Leandro, non ! J'essayais juste de te
dire d'y aller en douceur pour intégrer Castaldini
au monde moderne. Tu seras le meilleur roi que
Castaldini ait jamais eu !
— Non, c'est faux. Je suis trop
révolutionnaire, trop capitaliste, tu te souviens ?
Mais je peux être très utile dans d'autres
domaines. Tu avais raison. Pour tout. Tout, mi
tesoro.
Comme elle continuait de s'agiter et de
protester, il la souleva tout à coup de terre, ses
yeux rougis brillant de bonheur et d'adoration.
— Tu es donc si déçue de ne pas devenir
reine ?
— Ne t'avise pas de plaisanter maintenant,
sinon, je te frappe de nouveau.
Il l'étreignit en riant, et elle fondit dans ses
bras.
— Sérieusement, dit-il, c'est mon seul regret.
Je voulais donner à Castaldini la meilleure reine
de tous les temps, et faire de toi ma souveraine,
comme tu le mérites.
Elle se serra contre lui.
— Je ne mérite que d'être aimée de toi. Est-ce
que tu comprends cela, ou dois-je recourir à la
force ?
Débordant de bonheur et de soulagement, il
lui prit un baiser. Tandis qu'il la portait vers le lit,
elle murmura :
— Sois tranquille, Leandro. Si j'ai toujours su
que je n'aimerais jamais que toi, je n'ai jamais
pensé que j'avais l'étoffe d'une reine. Mais toi, tu
ferais le meilleur souverain.
— Je ne veux être roi qu'à tes yeux.
— A mes yeux, tu es tout.
Ce ne fut qu'après un long débat, et
beaucoup de larmes, qu'elle finit par accepter sa
décision, et par croire qu'elle n'avait pas causé
une terrible perte pour lui et pour Castaldini.
Puis Leandro s'agenouilla devant elle, au
pied du lit, et sortit de la poche de sa veste un
écrin en argent et or travaillé.
Phoebe le regarda l'ouvrir. A l'intérieur, elle
découvrit une bague et un pendentif.
A Castaldini, elle avait vu les plus incroyables
créations du monde. Celles-ci les surpassaient, et
de loin. Mais c'était la signification du motif —
son prénom, emmêlé à celui de Leandro et au
sceau des D'Agostino — qui fit jaillir ses larmes.
— Phoebe, comme ce bijou le montre, tu me
possèdes, tu tiens dans ta main et près de ton
cœur mon avenir et celui de ma famille. Acceptes-
tu d'être la reine de mon existence, la gardienne
de mon cœur et de ma destinée?
Elle s'agenouilla devant lui.
— Je serai tout ce que tu veux que je sois.
Prends tout de moi, mon amour. De toute façon,
je t'appartiens déjà.
Il la fit s'étendre sur lui. Et ils s'unirent, en
sachant que, cette fois, rien ne pourrait plus
jamais les séparer.

— C'est un garçon ?
Phoebe se blottit contre Leandro.
— Jusqu'ici oui.
— Comment ça, jusqu'ici ? dit-il en jouant
avec une mèche de ses cheveux.
Elle se frotta contre lui, le corps enflé mais
délicieusement satisfait.
— J'ai l'impression que je pourrais de
nouveau être enceinte après ce que tu viens de me
faire.
En riant, il la fit s'étendre sur le dos, et
caressa le ventre qui abritait son futur fils.
— Tu pourrais bien, oui. Nos ébats
semblaient vraiment... surnaturels. Je suis étonné
de voir tout le plaisir que je peux supporter. Mais
cela tient sans doute à la force de notre amour.
Elle fredonna un murmure d'approbation.
Oui. La force. C'était en effet un sentiment au
pouvoir magique.
Soudain, il s'étendit sur elle. Son cœur se
figea comme chaque fois qu'elle mesurait de
nouveau à quel point elle l'aimait, à quel point il
était magnifique.
— Je ne devrais pas te le demander, mais je
ne veux plus jamais laisser peser le moindre
doute sur mon esprit. Tu as dit que tu n'aimerais
jamais que moi. Cela veut-il dire que... tu n'as
aimé personne d'autre ?
— Tu serais très déçu ou blessé si je te
répondais que si ?
— Je ne vais pas te mentir, cela me ferait très
mal. Mais ça ne changerait rien. En aucune façon.
Je ne méritais pas ta fidélité. Ce serait même un
châtiment approprié pour toute la douleur que je
t'ai fait vivre si tu... as aimé quelqu'un d'autre...
Elle s'allongea sur lui en riant.
— Il n'y a jamais eu personne d'autre que toi.
Mais le souvenir de ton corps et des photos de toi
m'ont beaucoup inspirée...
Elle déposa une pluie de baisers sur son
torse, avant de se redresser sur les coudes.
— Alors, dis-moi, Leandro, pourrons-nous
rester à Castaldini plus longtemps que tu ne le
faisais autrefois ? Ou au moins y retourner plus
fréquemment ?
— Nous ferons tout ce que tu veux. Même si
je n'ai pas besoin de vivre à Castaldini pour être
régent, je le ferai, pour que tu puisses voir ta sœur
aussi souvent que tu le souhaites. Ainsi,
marmonna-t-il, peut-être que cette sorcière
cessera de vouloir me couper en deux.
— Oh, chéri, c'est un immense malentendu !
Elle pensait que tu me voulais du mal. Et elle peut
devenir très cruelle pour prendre ma défense.
— Si c'est l'impression que j'ai eue. Mais
puisque sa férocité est destinée à te défendre,
alors Julia est ma nouvelle alliée.
— Tu sais, dit-elle en se blottissant contre lui,
Julia n'a plus besoin de moi, depuis longtemps. Et
même si j'aurai toujours envie de la voir, elle et
les enfants, autant que possible, ce n'est pas pour
cette raison que je veux séjourner à Castaldini
plus souvent. En fait, je veux passer le reste de ma
grossesse dans ta maison, et donner naissance à
notre bébé là-bas. Je veux que, pour son premier
souffle, il respire de l'air marin, qu'il sente la
magie de son pays dès ses premières secondes de
vie.
Leandro l'étreignit avec des bras tremblants.
— Quoi que tu souhaites, amore, considère
toujours que c'est fait. Et ce n'est plus ma maison,
c'est notre maison.
Le soupir qu'elle laissa échapper était sans
doute la musique de la félicité.
— « Notre maison. » Comme cela sonne bien
! Alors, si nous partions tout de suite ? J'ai encore
des tas de fantasmes à réaliser, dans ton... notre
paradis.
— Dans huit heures, nous serons là-bas, dit-il
contre ses lèvres.
Une troublante situation
Trish Wylie
Titre original :
WHITE-HOT
-1-

Telle une statue, Fionoula McNeill fixait sa


maison qui se consumait sous ses yeux
écarquillés.
— Et moi qui devais changer la moquette la
semaine prochaine ! se lamenta-t-elle, atterrée.
A son côté, Shane, casqué et botté dans sa
tenue d'intervention, s'esclaffa.
— Je crois que ce n'est plus d'actualité, bébé.
— Capuccino.
— Quoi ? Tu as envie d'un café ?
— Non, je te parle de la couleur de la
moquette, répliqua-t-elle en lui envoyant un coup
de coude dans les côtes. Couleur capuccino.
— Hum, ce sera ravissant sur la pelouse,
railla Shane, Evidemment, on aurait sans doute
pu faire quelque chose si tu n'avais pas jeté de la
vodka sur les flammes...
Elle grimaça.
— J'ai cru que c'était de l'eau.
— De l'eau aurait eu un résultat moins
désastreux, c'est vrai. Cela dit, pour être honnête,
il en aurait fallu plus d'un verre pour éteindre ce
feu.
— Oh, ça va ! Je suis sûre que si tu n'avais
pas suivi toutes ces formations — que, soit dit en
passant, je t'ai payées en tant que contribuable —,
tu aurais toi aussi balancé le premier liquide qui
te serait tombé sous la main !
— Hum... Mais moi, peut-être que je me
serais souvenu de ce que j'avais bu avant d'aller
me coucher, ironisa Shane.
— Mais je n'avais pas bu de vodka !
Son interlocuteur haussa un sourcil ironique.
— Vraiment ? Raconte-moi un peu ça.
Lorsque Shane Dwyer la regardait avec cette
étincelle malicieuse dans ses yeux bleus, il y avait
des fois où elle se sentait des envies de l'étrangler.
Et en cet instant précis, dans cette nuit glacée,
alors que, frigorifiée dans son pyjama, elle
regardait le feu ravager sa maison, cette envie
était décuplée.
Pour répondre, elle aurait dû évoquer sa vie
amoureuse désastreuse, ce qui n'arrangerait en
rien la situation.
Elle se contenta d'adresser à Shane un
sourire crispé.
Celui-ci éclata à nouveau de rire et se pencha
vers elle.
— Allons, bébé, viens, bouge-toi un peu ! Elle
se renfrogna plus encore.
Après tout, dans un moment comme celui
qu'elle était en train de vivre, elle avait bien le
droit de méditer un instant sur les tours
imprévisibles du destin... Et sur le caractère
inflammable des sous-vêtements qu'elle avait mis
à sécher devant la cheminée.
Rétrospectivement, elle se rendait bien
compte que jeter des restes de bougies dans le
foyer avant d'aller se coucher n'avait pas été l'idée
du siècle. Si seulement elle avait eu un sèche-
linge... Hélas, elle avait dû faire un choix entre cet
appareil et une nouvelle moquette.
— Finn ?
La voix grave de Shane se faisait plus
insistante.
— Allez, Finn, regarde-moi...
Elle tourna enfin la tête et plongea les yeux
dans ceux, si familiers, du meilleur ami de son
frère, pompier comme lui et son colocataire.
En les scrutant, elle pouvait y lire beaucoup
de choses. Elle y décelait de l'inquiétude, de la
sincérité. Et une véritable compassion. Ce qui ne
l'empêcha pas de prendre un air buté.
— Oh, laisse-moi tranquille un instant ! jeta-
t-elle d'un ton acerbe. Je réfléchis.
Shane sourit, ce qui fit ressortir la blancheur
de ses dents dans son visage barbouillé de suie et
sa tenue ignifugée. Puis il lui posa sa main gantée
sur l'épaule.
— Bon, prends ton temps. Mais ne te laisse
pas intoxiquer par la fumée. Eddie est en route, il
sera là d'un instante l'autre.
Il avait déjà prévenu Eddie ? C'était gentil de
sa part, et cela allait bien au-delà de ses
prérogatives.
Oui mais voilà. Toutes les victimes d'incendie
n'entretenaient pas des liens aussi étroits qu'elle
avec la caserne de pompiers locale...
Son frère Eddie était en effet le représentant
de la troisième génération de McNeill à avoir
intégré les pompiers. Quant à elle, elle venait de
se distinguer en étant la première McNeill à
l'origine d'un incendie dans sa propre maison !
Une troublante situation
Shane continuait à lui opposer un sourire
rassurant.
— C'est presque terminé, dit-il. Je vais te
conduire chez nous, bébé.
Elle secoua la tête, l'esprit confus.
« Bébé. » Pourquoi diable l'appelait-il ainsi ?
Ce terme affectueux s'insinuait en elle et se
faufilait jusqu'à une zone de son cerveau qu'elle
croyait pourtant bien verrouillée.
Il fut un temps où elle aurait payé cher pour
entendre Shane Dwyer s'adresser à elle ainsi...
Dommage qu'il ait fallu que sa maison brûle
pour qu'il lui parle avec autant de douceur.
Cependant, elle n'ignorait pas que c'était un mot
qu'il utilisait souvent pour d'autres. Un mot
désinvolte, qu'il lançait la plupart du temps à des
blondes filiformes vêtues de jupes minuscules.
Forte de cette connaissance, elle n'aurait pas dû
se sentir troublée qu'il l'emploie à son intention.
Pourtant, elle l'était. Elle avait même la
faiblesse de s'imaginer que Shane lui accordait
son attention pleine et entière.
Si elle avait su plus tôt qu'il suffisait de
mettre le feu à sa maison pour qu'il lui accorde
tant d'égards... Bon sang !
Mentalement, elle se flagella au souvenir de
toutes ces opportunités manquées.
Oui, le sarcasme, c'était sa façon de faire face
aux crises. En fait, elle avait toujours fonctionné
comme ça, et la plupart du temps, cela marchait.
Alors, pourquoi pas cette fois-ci ?
Elle baissa les yeux sur la main de Shane
posée sur son bras.
— Merci, parvint-elle à articuler.
— Je t'en prie. Je me tue à te dire que je suis
un chic type.
— En effet. Mais je suis encore beaucoup trop
habillée pour que tu perdes ton temps à flirter
avec moi.
— Oh, je ne sais pas...
Il ota la main de son bras et laissa
ouvertement son regard errer sur ses seins.
— Je te trouve plutôt sexy comme ça.
Elle remarqua son petit jeu et le fixa en
roulant des yeux.
— Il est mignon, ce petit hérisson, reprit-il.
Elle baissa un regard piteux sur son pyjama.
Si elle avait su qu'une dizaine d'hommes
seraient amenés à la voir en tenue de nuit, elle
aurait jeté son dévolu sur quelque chose d'un peu
plus seyant.
— Laisse-moi tranquille.
Elle leva les yeux sur les lèvres souriantes de
son interlocuteur. Si tentantes...
Non, mais qu'est-ce qu'il lui prenait ? se
tança-t-elle intérieurement. Elle avait affaire à
Shane Dwyer, bon sang ! Certes, ça faisait un petit
moment qu'ils se tournaient autour tous les deux,
mais pas question que ça se termine par un
mambo horizontal !
Elle redressa le menton et lui sourit
faiblement.
— Ecoute, je te remercie d'avoir été là et
d'avoir aidé à éteindre l'incendie.
— Hum...
La voix de Shane baissa d'une octave. Il fit un
pas vers elle et lui glissa à l'oreille :
— Ne t'avise pas de faire flamber d'autres
maisons, bébé. Je déteste l'idée que quelqu'un qui
m'est cher puisse être blessé.
Avait-elle bien entendu ? Sa maison —sa
toute première maison en tant que propriétaire —
n'était plus qu'un tas de cendres par sa propre
faute, et, comme si la situation n'était pas
suffisamment dramatique, voilà qu'elle se mettait
à avoir des hallucinations auditives ?
Oh, génial ! Si son frère n'arrivait pas très
vite, elle allait bientôt s'imaginer que Shane
s'apprêtait à lui avouer son amour éternel, à la
jeter sur son épaule et à l'emmener dans sa grotte
pour la distraire de ses malheurs...
— Finn !
La voix de son frère retentissait dans son dos.
— Finn, tu vas bien ?
Shane recula pour laisser Eddie la prendre
dans ses bras et la serrer contre lui à lui couper le
souffle.
— J'irais bien si tu ne m'étouffais pas !
— Mais, bon sang, que s'est-il passé ? Shane
m'a dit que l'alerte avait été donnée par téléphone
mobile...
— C'est moi qui ai prévenu les secours,
expliqua-t-elle. Tout s'est passé très vite.
Son frère la prit par les épaules et la secoua
impatiemment.
— Mais où étais-tu ? Avais-tu encore laissé
ton sèche-cheveux branché ?
— Mais pas du tout ! s'agaça-t-elle en se
dégageant.
Elle leva le menton, indignée qu'Eddie
ressente le besoin de lui faire des remontrances
alors que sa maison venait de brûler. Puis elle
lança un regard vers Shane et vit qu'il réprimait à
grand-peine son envie de rire.
Maudit soit-il ! Si elle n'avouait pas elle-
même la vérité à Eddie. Shane s'en chargerait.
Elle fit la moue et se tourna de nouveau vers
son frère.
— N'importe qui aurait pu faire la même
erreur...
— Tu as mis le feu à ta propre maison ? lança
Eddie avec un regard incrédule vers Shane.
Ce dernier se dissimulait la bouche de la
main, mais ses yeux vendirent la mèche.
— Oh, Finn, ce n'est pas vrai, se lamenta
Eddie.
— Mais je n'ai pas fait exprès ! s'emporta-t-
elle. C'était un accident. Pourquoi aurais-je voulu
que ma maison brûle? Je venais de commander
une nouvelle moquette !
— Ouais, intervint Shane. Couleur expresso.
— Non ! Capuccino.
— Combien de fois t'ai-je recommandé de
faire attention ! insista Eddie.
Finn soupira et ouvrit la bouche pour
riposter, mais Shane fut plus prompt : il s'avança
et passa un bras amical autour des épaules de son
frère.
— Hé, calme-toi. Elle a essayé de l'éteindre.
— Tu as essayé de l'éteindre ? s'exclama
Eddie. Mais tu es complètement stupide ! Qu'as-
tu fait ? Tu as jeté une carafe d'eau dessus ?
— Pas exactement...
— Pense à un autre genre de liquide,
murmura Shane.
— Ferme-la, Shane, lui intima-t-elle. Celui-ci
s'esclaffa bruyamment.
— Oh, allez ! Tu crois que les gars de la
caserne ne vont pas taquiner Eddie avec ça
pendant des années ? Le moins que tu puisses
faire est de dire toi-même la vérité à ton frère.
— Quel liquide ? insista Eddie. Elle soupira.
— La première chose qui m'est tombée sous
la main.
— Mais encore ?
— Un verre de vodka, annonça Shane. Finn
serra les poings.
Le salaud !
Son frère la fixait, la bouche grande ouverte.
Avant qu'il puisse dire quoi que ce soit, elle
s'empressa de s'expliquer.
— Ça ressemblait à de l'eau ! Kevin avait dû
laisser traîner son verre avant que nous ne
partions dîner.
— Qui est Kevin ?
— Ne sois pas ridicule. Un ami.
Elle leur lança un regard furibond et, passant
devant eux la tête haute, s'éloigna de quelques pas
vers le sinistre.
Aussitôt, les deux hommes lui emboîtèrent le
pas et vinrent se placer de chaque côté d'elle.
— Alors, comment s'est passé ton rendez-
vous ? fit la voix de Shane à sa gauche.
Elle s'arrêta net et le dévisagea avec
incrédulité. Puis, décidant qu'il se moquait d'elle,
elle s'éclaircit la gorge.
— Très drôle.
Comme ils arrivaient à la hauteur de la jeep
d'Eddie, Shane lança un regard vers le reste de
l'équipe qui s'affairait à enrouler les lances.
— Je dois aller les aider. Eddie hocha la tête
— Je vais la ramener à la maison, déclara-t-il.
— Oui, c'est probablement mieux. Elle me
paraît trop calme.
— Probablement en état de choc, renchérit
Eddie.
— Probablement, fît Shane en hochant la tête
à son tour.
— Pourriez-vous cesser de parler de moi
comme si je n'étais pas là? s'indigna-t-elle. Je
déteste quand vous faites ça.
— On le sait, grommela son frère. Ecoute,
nous sommes juste inquiets pour toi.
Shane lui serra le bras.
— Oui, ce qui vient de t'arriver, ce n'est pas
rien. Tu vas avoir besoin d'un peu de temps pour
encaisser. Toute plaisanterie mise à part, tu as
perdu beaucoup.
Elle laissa échapper un petit rire.
Bon sang, comme ils pouvaient être
hyperprotecteurs quand ils s'y mettaient !
Mais soudain, à l'idée de ce qui aurait pu
arriver, un frisson lui parcourut le corps.
— Oui... Je n'ai plus de maison, plus de
vêtements. En fait, tout ce que je possède, c'est ce
que j'ai sur moi. C'est clair comme de l'eau de
roche.
Malgré son ton sarcastique, elle prononça ces
derniers mots avec un léger tremblement dans la
voix, ce qui n'échappa apparemment pas à Shane,
car un pli soucieux apparut sur son front.
— Conduis-la à la maison, dit-.il d'une voix
ferme à l'intention d'Eddie. Je rentrerai avant que
tu prennes ton service demain matin, et je
m'occuperai d'elle.
Oh, super ! Elle allait se retrouver bloquée
entre quatre murs en compagnie de Shane Dwyer
pour « s'occuper d'elle » ! C'était un désastre. Un
vrai désastre.
Sa gorge se serra subitement, et elle sentit
des larmes affleurer au bord de ses paupières. Ses
nerfs lâchaient.
— Je n'ai pas besoin qu'on s'occupe de moi,
décréta-t-elle d'une voix faible. Et puis, je dois
aller travailler demain matin.
— Tu plaisantes ?
— Tu n'iras pas travailler !
Elle se renfrogna en entendant les deux
garçons se scandaliser à l'unisson.
— Mais enfin ! J'ai besoin de mon salaire
pour me racheter des vêtements.
— Nous t'en prêterons.
Voyant Shane opiner du chef aux paroles
d'Eddie, elle fulmina intérieurement.
Quels machos ! Ils ne se rendaient même pas
compte qu'elle pourrait être contrariée qu'ils
pensent que leurs vêtements pourraient lui aller !
Sans parler du fait qu'ils discutaient entre eux
comme si elle n'était pas là et qu'elle devait
maintenant aller vivre chez Shane...
Evidemment, c'était plus facile pour elle
d'être en colère contre eux plutôt que de se
concentrer sur ce qui venait de se passer et sur les
répercussions de ce désastre sur sa petite vie si
bien organisée.
— Allons, Finn, rentrons, décréta Eddie. Je
vais te faire du thé, tu te sentiras mieux après.
Elle haussa un sourcil ironique.
Assurément ! Le thé était le remède à tous les
maux, c'était bien connu !
Tandis que son frère la saisissait par le coude
et l'entraînait avec lui, elle ne put s'empêcher de
jeter un regard par-dessus son épaule.
Ses yeux ne restèrent pas longtemps fixés sur
les ruines de la maison. Ils cherchèrent Shane
qui, resté sur place, les regardait s'éloigner.
Une nouvelle bouffée d'angoisse la saisit.
Elle ne voulait pas rester coincée sous le
même toit que lui. C'était impossible.
Quelqu'un, quelque part, était-il en train de
la punir de son imprudence ? Elle n'avait
pourtant pas fait exprès de mettre le feu chez elle
— même si, pour être honnête, elle haïssait la
moquette et que le jaune poussin des portes lui
donnait la migraine... En tout cas, cohabiter avec
Shane Dwyer risquait tout bonnement de se
solder par un désastre pire que la destruction de
sa maison.
-2-

Lorsque Shane rentra après sa période


d'astreinte, il obtint d'Eddie quelques
informations succinctes sur l'état de Finn.
— Ce qui m'inquiète le plus, c'est qu'elle est
toujours d'un calme olympien, lui confia celui-ci.
Je lui ai donné du thé avec quelques gouttes de
whiskey juste avant qu'elle ne se couche. Elle s'est
assoupie en un instant.
— Du moment qu'elle n'a pas balancé ton
breuvage sur une flamme quelconque ! railla
Shane.
Eddie s'esclaffa.
— Ça ne pouvait arriver qu'à Finn. Avec elle,
quand une catastrophe survient, c'est toujours
aussi subtil qu'un éléphant en tutu !
Puis le sourire de son ami disparut.
— Elle ne le montre pas, mais elle doit être
très affectée.
— Ouais. Elle n'est pas faite de pierre,
renchérit Shane. Et puis, elle avait travaillé si dur
pour arranger cette maison.
— C'est vrai. Au fait, j'ai appelé à son travail
pour prévenir qu'elle serait absente quelque
temps. Je te la laisse. Prends bien soin d'elle.
Après le départ d'Eddie, Shane s'étendit sur
le sofa du salon, de manière à pouvoir entendre
Finn lorsqu'elle se réveillerait.
Il la connaissait, elle était bien capable
d'essayer de s'enfuir pour aller travailler !
Un hurlement de terreur tira Shane du
profond sommeil dans lequel il avait sombré.
Aussitôt, il sauta sur ses pieds et monta les
marches de l'escalier quatre à quatre.
— Noooon ! hurlait Finn. Ça brûle ! Sors !
— Finn...
Il pénétra dans la chambre et alla s'asseoir
sur le lit. Son poids enfonça le matelas, faisant
basculer le corps de Finn contre lui.
— Finn, réveille-toi, murmura-t-il.
Lorsqu'il posa la main sur son bras, la jeune
femme ouvrit les yeux et le dévisagea d'un air
interloqué.
— Shane, mais... Mais qu'est-ce que tu fais là
! bégaya-t-elle.
— Tu criais.
— Ce n'est pas vrai...
Elle serra instinctivement sa couette contre
elle comme elle l'aurait fait d'un bouclier
protecteur.
— Je dormais.
— Oui, et tu as fait un cauchemar.
Il fit courir une main sur son bras jusqu'à son
poignet, puis il se saisit de ses doigts, qu'il serra
doucement.
— Tu criais pour t'échapper d'un incendie.
Le contact de la main de Shane avait
momentanément troublé Finn, mais les mots qui
suivirent son geste la ramenèrent à la réalité.
Son visage se vida de toute couleur.
— Mais non ! protesta-t-elle.
— Mais si, je t'assure.
La douceur du ton de Shane lui étreignit le
cœur aussi douloureusement que son cauchemar.
Inutile de continuer à nier. Si Shane disait
qu'elle avait crié à propos d'un incendie, c'était
sans doute le cas.
C'était très troublant, car cela faisait des
années qu'elle n'avait pas fait ce terrible
cauchemar. Pas depuis qu elle était gosse...
Elle prit quelques secondes pour se ressaisir,
déterminée à ne pas montrer sa faiblesse. Car, à
entendre Shane lui parler avec autant de douceur,
elle se sentait tout émue.
Une réaction compréhensible, sans doute
consécutive à la destruction de sa maison. Elle
était beaucoup trop sensible !
Shane lui serra de nouveau la main.
— Ça va?
Elle libéra sa main avant que la chaleur qu'il
lui communiquait ne gagne son bras et s'écarta
pour sortir du lit de l'autre côté.
— Je vais bien. Quelle heure est-il ? s'enquit-
elle. Je ne veux pas être en retard au boulot.

Shane suivit Finn des yeux tandis que celle-ci


traversait la pièce, le regard naturel lement attiré
par les jambes nues et minces de la jeune femme
émergeant de l'immense T-shirt que lui avait
prêté Eddie.
— Eddie a appelé pour toi, jeta-t-il, distrait.
Eh oui, il avait un faible pour les jambes
féminines, on ne se refaisait pas !
Finn se retourna alors et, lorsqu'elle surprit
son regard, elle s'empourpra violemment. Par
réflexe, ses mains se crispèrent sur l'ourlet de'son
T-shirt, qu'elle tira comme si le tissu allait
miraculeusement s'allonger jusqu'à ses chevilles !
— Que veux-tu dire par « il a appelé pour toi
» ? s'enquit-elle avec humeur. Je n'ai plus douze
ans ! Et puis, je ne peux pas me permettre de
rater un jour de travail. Nous sommes en
décembre, c'est la période la plus chargée de
l'année. Nous faisons un tiers du...
— « Du chiffre d'affaires de l'année en un
mois », la coupa-t-il en hochant la tête. Oui, tu
nous rabâches ça tous les ans. On connaît aussi
bien l'industrie du disque que toi, maintenant.
— Mais c'est vrai ! insista-t-elle. C'est
vraiment la pire période pour m'arrêter.
Puis elle détourna le regard, cherchant
visiblement quelque chose pour se couvrir les
jambes, et elle fronça les sourcils.
— Est-ce que tu pourrais t'en aller, s'il te
plaît?
— Si je suis monté, c'est parce que tu
semblais ne pas aller bien, se justifia-t-il. Je me
suis simplement conduit en gentleman.
— Oui ? Alors, rassure-toi, je vais
parfaitement bien maintenant. Et petite
rectification : tu ne te conduis pas en gentleman,
tu lorgnes mes jambes !
Il sourit.
— Que dire? Elles sont tellement longues...
Et, de nouveau, ses yeux embrassèrent toute
la longueur de ses jambes.

Finn sentit son pouls s'affoler au creux de sa


gorge et sa rougeur s'étendre de ses joues à son
cou.
Cette situation était complètement ridicule !
Tant qu'elle restait dans cette maison, elle était
censée être dans sa chambre, non? Pour qui se
prenait-il, pour se permettre de pénétrer dans sa
chambre sans y avoir été invité et d'écouter des
choses pour lesquelles il ne manquerait pas de
réclamer une explication ? Et de quel droit la
lorgnait-il aussi ouvertement ?
Bien sûr, ce n'était pas comme si Shane
Dwyer ne l'avait jamais regardée avant...
Enfin, le problème, c'était que là, elle était à
demi nue, sans sous-vêtements sous son T-shirt,
et que jamais... Jamais elle ne s'était retrouvée
seule avec lui dans une chambre.
— Alors, c'est comme ça que tu t'y prends
pour t'occuper d'une personne qui vient de vivre
une expérience traumatisante ? railla-t-elle. Tu la
reluques ?
Un sourire lent et sensuel recourba les lèvres
de Shane tandis qu'il soutenait son regard de ses
yeux bleus étincelants.
— Seulement si la personne en question a des
jambes comme les tiennes, bébé... Bon, en tout
cas, cette petite conversation t'a distraite de ton
cauchemar, non ?
Quel filou ! Cela dit, il n'avait pas tort. Ce
mauvais rêve s'était insinué dans son esprit dans
cette période du sommeil qui précède tout juste le
réveil, et elle savait que son souvenir persisterait
dans sa mémoire si elle ne se changeait pas les
idées.
— Puisque tu es tout à fait réveillée et en
forme, reprit Shane en se levant, enfile des
vêtements et allons voir ce qu'il reste de ta
maison.
Elle ouvrit de grands yeux, interloquée.
— Mais pourquoi ? Il n'y a plus rien à voir.
— Tu dois quand même t'y rendre.
— Je ne crois pas.
— Moi, j'en suis sûr.
Il se retourna pour la regarder droit dans les
yeux avec une détermination sans faille.
— Je pratique ce genre de situation depuis
plus longtemps que toi, alors fais-moi confiance.
Habille-toi, et si tu es sage, je t'emmènerai
ensuite faire des courses.
Acheter quelques vêtements était, de toute
évidence, une nécessité, mais elle n'avait aucune
envie que Shane la chaperonne. La femme
indépendante en elle se rebellait devant cette
attitude autoritaire. Jusqu'à il y avait quelques
heures encore, elle n'avait de comptes à rendre à
personne !
Mais, quelques heures plus tôt. elle possédait
des bas de pyjama et plein de sous-vêtements, qui
lui servaient à autre chose qu'à mettre le feu à sa
maison...
Comme les yeux de Shane s'attardaient
encore sur ses jambes, elle décida qu'elle
passerait l'éponge.
Juste pour cette fois. Parce que cela s'avérait
nécessaire. Ensuite, elle trouverait un autre
endroit où s'installer provisoirement. Un endroit
sûr, où elle serait à l'abri du regard inquisiteur de
tout mâle dangereusement séduisant. C'était un
véritable spectacle de désolation.
Shane à son côté, Finn se frayait
prudemment un chemin parmi les restes
détrempés qui constituaient l'intégralité de ses
possessions terrestres.
La terrible réalité de la situation l'assaillait
enfin : c'était parmi les cendres de sa vie qu'elle
avançait avec mille précautions, et c'était sa
propre négligence qui avait provoqué ce désastre.
Elle aurait pu mourir pour avoir fait sécher
des sous-vêtements en coton sur un portant
devant la cheminée.
Même pas des sous-vêtements sexy... Cela
dit, des strings minuscules auraient sans doute
enflammé moins facilement la maison.
Elle s'accroupit, ramassa un cadre photo
noirci, et ses doigts tremblants nettoyèrent la suie
qui recouvrait le verre, révélant les visages
souriants des membres de sa famille.
D'abord son frère Niall, puis Connor, Eddie,
et elle-même encore toute gamine. Ses doigts
firent ensuite renaître le sourire de sa mère, et
enfin apparut le visage jovial de son père.
Sa gorge se serra et elle dut cligner des yeux
pour chasser les larmes qui montaient.
Bon sang ! Stupide incendie !
Pendant que Finn méditait sur cette photo,
Shane inspectait minutieusement les ruines de la
vieille maison.
Si l'intérieur avait énormément souffert, les
murs porteurs étaient toujours debout. Quoi qu'il
en soit, reconstruire une telle ruine coûterait une
petite fortune. Selon lui, Finn avait tout intérêt à
tirer une croix là-dessus.
— Tu avais souscrit une assurance-habitation
? demanda-t-il.
— Oui et pour les meubles aussi. Il continua
d'examiner les murs.
— Très bien. Tu vas être remboursée, alors.
Ce n'est pas comme si tu avais mis le feu
délibérément. Nous allons récupérer les papiers
nécessaires et les remplir cet après-midi. Tu
n'auras plus à t'inquiéter pour cela.
Silence.
Lorsqu'il regarda en direction de la jeune
femme, celle-ci lui tournait le dos, la tête baissée.
— Tu es sûre que ça va ? dit-il d'une voix
douce. Elle essuya discrètement une larme.
— Ça va.
Entre les mains de Finn, un autre cadre, au
verre brisé, celui-ci. attira son attention. Il
s'approcha et étudia par-dessus son épaule la
photo roussie.
Eddie et lui, le jour où ils étaient devenus
pompiers. Entre leurs deux carrures imposantes
se glissait Finn. un sourire éclatant aux lèvres.
— C'était un jour important, commenta-t-il.
Nous y sommes tous allés de notre petite larme.
Tu te rappelles ?
Finn tressaillit comme si elle ne l'avait pas
entendu s'approcher, puis elle hocha la tête.
— Et après plusieurs verres, vous avez passé
la soirée à taire la démonstration de votre force
en soulevant l'une après l'autre toutes les femmes
célibataires du bar, ironisa-t-elle.
— Jusqu'à ce qu'Eddie se fasse un tour de
reins.
— Ouais. Et tu t'es fichu de lui en disant que
sa carrière était terminée avant même d'avoir
commencé.
— J'avais tort, en l'occurrence, dit-il tout en
contemplant la nuque auburn de Finn. Il a sauvé
des douzaines de chats depuis...
Lorsque celle-ci se releva, il posa la main sur
son épaule et l'obligea à se tourner vers lui.
— Je sais que c'est dur, bébé, mais il se peut
que tu puisses récupérer d'autres objets. Prends
tout le temps qu'il te faut.
La jeune femme s'obstinait à ne pas le
regarder et continuait de fixer la photo.
— Je vais...
— Si tu me dis encore que tu vas bien,
l'interrompit-il, je te donne une gifle !
De l'index, il lui releva le menton pour
étudier son minois renfrogné.
— Tu as parfaitement le droit de ne pas aller
bien après une telle catastrophe, tu sais.
— Tu parles, répondit-elle avec un piètre
sourire. Je suis fille et sœur de pompier, et je
viens de mettre le feu à ma propre maison !
Le sourire de Shane ne vacilla pas.
— Sois un peu indulgente avec toi-même.
C'était un accident, ni plus ni moins. Ce n'est pas
comme si tu voulais embrasser une carrière de
pyromane.
— Je sais. Personne n'a été blessé, et je
n'avais pas encore adopté de chat, alors il n'y a
pas de quoi en faire un plat.
— Ce n'est pas ce que j'ai dit. Je sais que tu
adorais ta maison. Je me souviens quand nous
t'avons tous aidée à emménager. Et quand tu as
pendu ta crémaillère...
Il tendit la main et frotta de son pouce
rugueux la joue tachée de suie de la jeune femme.
— Tu avais fait un boulot formidable dans
cette maison, alors tu as le droit d'être désolée de
ce qui s'est passé. En revanche, tu n'as pas à t'en
vouloir pour quoi que ce soit. C'est tout.
Il était inhabituel qu'il parle autant, et tous
deux'le savaient parfaitement.
— Toi, tu possèdes une maison depuis
plusieurs années, dit Finn avec un sourire forcé,
et tu n'y as jamais mis le feu.
Il la fixa intensément. Puis, brusquement, il
l'attira à lui et la maintint serrée contre sa
poitrine tandis qu'elle versait des larmes
silencieuses.
Il s'esclaffa doucement.
— Tu sais, j'ai été formé aux dangers du
séchage de sous-vêtements. Cela aurait pu arriver
à n'importe qui manquant d'entraînement. Tu
n'as pas eu de chance, voilà tout.

Finn se laissa envahir par la chaleur qui


irradiait du corps de Shane. Elle se sentait
tellement en sécurité dans cette étreinte qu'elle
n'hésita plus à exprimer ses craintes.
— Si quelqu'un avait été blessé, je ne sais pas
ce que je...
— Arrête un peu, l'interrompit de nouveau
Shane. Personne n'a été blessé, alors tu n'as
aucune raison de te torturer l'esprit. Tu vas bien,
c'est tout ce qui compte.
— Merci.
Mais elle ne pouvait s'empêcher d'être triste.
L'argent de l'assurance ne remplacerait pas
ce qu'elle avait perdu d'un point de vue
sentimental. Elle avait perdu ses souvenirs... Par
exemple, les photos de son père, qui ne
pourraient jamais être remplacées.
Bon, elle appréciait à sa juste mesure la
sollicitude de Shane et sa présence réconfortante,
mais elle devait absolument se ressaisir et
prendre ses distances. Il ne fallait pas qu'elle se
laisse attendrir et s'habitue à ce qu'il la dorlote.
Car elle venait de se découvrir une toute
nouvelle fascination à l'égard de Shane Dwyer.
Une fascination qui n'avait rien de platonique.
Celui-ci desserra un peu son étreinte.
— Tu veux que nous regardions ensemble si
nous pouvons sauver d'autres photos ou objets ?
— Oui, je veux bien.
— Nous allons récupérer ce que nous
pouvons, et ensuite nous irons t'acheter des
vêtements.
— Oh, ceux-là sont pourtant tellement
attrayants, tu ne trouves pas? plaisanta-t-elle.
Utilisant ce prétexte pour se libérer, elle
exhiba les pulls et pantalon de jogging informes
qu'Eddie lui avait prêtés et laissa échapper un
petit rire.
— J'ai l'impression d'être à la fin d'un régime
draconien !
— Il est vrai que ces vêtements ne sont pas
aussi sexy que ton pyjama hérisson. Bon,
considère ça comme une occasion de renouveler
ta garde-robe.
— Tu as des critiques à émettre sur ma
garde-robe d'avant ? dit-elle en arquant un
sourcil, faisant de son mieux pour paraître
détendue.
— Euh non, pas du tout. Mais tu as parfois
tendance à être un peu... Un peu guindée. Tu
devrais porter des vêtements plus décontractés.
Elle se figea.
Guindée ? Il la trouvait guindée ?
— Alors, selon toi, je devrai s saisir cette
opportunité pour acheter des tenues plus
coquines ?
Shane la considéra par-dessous ses longs cils
noirs, une lueur dangereuse dans les yeux.
— Ah. Finn... Maintenant, je veux vraiment
faire du shopping en ta compagnie !
— Je n'en doute pas. Tu vas me harceler pour
que j'achète des minijupes et des bas résille.
— Je te préviens, si tu te balades chez moi en
minijupe et bas résille, je ne réponds plus de mes
actes ! Je suis juste un homme, tu sais.
Elle en resta bouché bée.
Shane Dwyer, le vaillant héros, flirtait
ouvertement avec elle ! Certes, il lui avait déjà fait
du charme par le passé, mais jamais il ne s'était
montré aussi audacieux.
Elle secoua la tête pour se reprendre. Non, il
tentait juste de la distraire, voilà tout. Et il y
arrivait parfaitement bien, d'ailleurs.
— Très drôle, Dwyer.
Elle pointa le doigt vers l'autre bout des
décombres.
— Va chercher par là. Moi, je reste de ce côté,
de manière à ne pas me heurter à ton ego.
Le rire profond et mélodieux de Shane
retentit tandis qu'il s'éloignait.
Au bout d'un moment, elle sourit à son tour.
Elle était reconnaissante à l'ami de son frère
d'essayer de la distraire, même si la méthode était
osée. Mais que se passerait-il si elle flirtait en
retour ?
Elle ne le lâcha pas des yeux tandis qu'il
errait parmi les meubles humides et les rideaux
roussis.
Elle avait toujours été consciente du pouvoir
de séduction de Shane. Il n'avait pas fallu que sa
maison brûle pour qu'elle le remarque. Sa haute
stature attirait le regard de toutes les femmes. A
un concert. Shane n'avait jamais aucune difficulté
pour apercevoir le groupe sur scène ! C'était
probablement la raison pour laquelle il l'avait
attirée en premier lieu. Si l'on ajoutait à sa taille
des yeux bleus dévastateurs, des fossettes
adorables et des dents d'une blancheur
incroyable, il était aisé de comprendre pourquoi il
faisait tourner toutes les têtes.
En revanche, elle n'avait jamais vraiment
passé du temps seule en sa compagnie, ni eu le
loisir de l'étudier aussi attentivement pour tenter
de découvrir ce qu'il y avait sous cette surface
attrayante.
Pour la énième fois, elle se demanda
comment un homme aussi séduisant pouvait être
encore célibataire.
Quantité de femmes de Dublin étaient à ses
pieds.
Elle aurait même pu avancer un chiffre...
Non pas qu'elle fasse le compte, bien sûr, mais
elle avait sa petite idée.
Et lui, était-il du genre à tenir le compte de
ses conquêtes en creusant des entailles dans sa
tête de lit?
Après tout, pendant qu'elle résiderait sous
son toit, elle pourrait vérifier... Juste par
curiosité, évidemment, pas parce qu'elle mourait
d'envie de découvrir l'intérieur de sa chambre !
Au bout d'une demi-heure de recherches, ils
avaient sorti des décombres divers cadres
photographiques et objets de décoration plus ou
moins abîmés.
L'objet de ses pensées se planta alofs devant
elle et lui fit un clin d'oeil.
— On va faire les magasins ?
Elle étudia l'ombre de barbe naissante sur
son menton, les cernes sous ses yeux.
Elle le connaissait bien pour l'avoir côtoyé
pendant toutes ces années. Il était mort de
fatigue.
Un peu revigorée par ses dernières
découvertes, elle s'adressa à lui en souriant.
— Il n'est pas nécessaire que tu viennes faire
des courses avec moi. Tu dois être épuisé, tu as
travaillé toute la nuit.
— Je ne voudrais manquer cette expédition-
shopping pour rien au monde !
— Puisque tu insistes, laisse-moi t'avertir :
c'est moi et moi seule qui choisirai mes
vêtements. Toi, tu pourras juste porter les sacs.
C'est à ça que sert un homme, en général, lors
d'une sortie-shopping.
Shane lui adressa un sourire carnassier.
— Tu vas découvrir qu'un homme a bien
d'autres utilités. Envisage cette sortie comme une
opportunité de recueillir un avis masculin sur ce
que tu portes.
— Oh, bien sûr...
— Mais où est passé ton sens de l'aventure,
Finn ? Depuis que je te connais, tu te dissimules
toujours sous des tailleurs stricts ou des T-shirts
de rugby.
Ce n'était pas faux. Elle n'avait pas la taille
mannequin et ne voulait surtout pas encourager
Shane à regarder autre chose que le strict
nécessaire.
— Je porte les vêtements qui sont appropriés
à mes activités, répliqua-t-elle dignement. Et
comme, la plupart du temps, soit je travaille, soit
je traîne avec des losers comme vous, j'estime que
mes tenues sont parfaitement adaptées.
Shane se pencha vers elle au point que son
nez frôle le sien.
— Poule mouillée.
Elle sentit son souffle chaud l'effleurer. Une
légère inclination de la tête, et elle pourrait
embrasser ses lèvres sensuelles pour le faire
taire...
Elle dut résister à la tentation de tourner les
talons et de le planter là.
Car il était hors de question qu'elle lui laisse
voir à quel point elle était affectée par la
proximité de son visage. Non, elle ne se laisserait
pas intimider, pas plus qu'elle ne le laisserait
l'appeler « poule mouillée » !
— Tu peux m'aider à choisir une tenue, alors,
dit-elle enfin.
Il battit des paupières.
— Une seule ?
Une troubla m c situation
— Oui, à condition qu'elle soit portable. Mais
c'est tout. Et ensuite, tu ne critiqueras plus ma
garde-robe. Marché conclu ?
Les fossettes de Shane se creusèrent, son
visage se fendit d'un sourire. Il lui tendit la main,
attendant qu'elle lui donne la sienne pour
conclure le marché.
Ce qu'elle fit.
— Marché conclu, dit-il, lui maintenant la
main fermement serrée dans la sienne.
Quand elle sourit à contrecœur et secoua la
main pour se libérer, il la retint.
— Et une parure de sous-vêtements, ajouta-t-
il. Il éclata de rire devant sa mine outragée.
— Ce n'est pas comme si tu en avais plein en
réserve, argua-t-il. Et si tu dois vivre chez moi, il
va t'en falloir, non?
Comme elle restait bouche bée, il haussa les
épaules.
— Considère ça comme un cadeau de Noël
anticipé. Sinon, tu me surprendras plutôt deux
fois qu'une en train de reluquer autre chose que
tes jambes !
-3-

Finn étouffa un soupir.


Si la courtiser était la manière dont Shane
avait décidé de lui changer les idées, cela
fonctionnait parfaitement.
Un incendie ? Ah bon, il y avait eu un
incendie ? Où ça ?
Cela dit, leur sortie-shopping commençait
véritablement à lui taper sur les nerfs. Elle était
tout particulièrement agacée par les réactions des
vendeuses de la boutique de lingerie huppée du
centre-ville dans laquelle ils venaient d'entrer :
ces dernières semblaient attirées par Shane
comme des abeilles autour d'une ruche, et cela
avait été le même manège dans toutes les
boutiques dont ils avaient poussé la porte.
Elle aurait tout aussi bien pu être invisible.
Pourtant, ce n'était pas Shane qui faisait des
emplettes, c'était elle!
Franchement, c'était l'expédition-shopping la
plus ridicule qu'elle ait jamais faite.
N'avait-on jamais songé à interdire cette
activité aux hommes?
— Puis-je vous aider? s'enquit enfin une
vendeuse.
A n'en pas douter, c'était plutôt Shane que
celle-ci avait envie d'aider. Visiblement, elle se
pendrait volontiers nue à un lustre s'il le lui
demandait.
Finn s'intercala d'autorité entre Shane et la
vendeuse.
— Non merci, nous regardons.simplement,
dit-elle d'une voix mielleuse.
— Ce n'est pas vrai, la coupa Shane en lui
passant un bras autour de la taille. Nous sommes
ici pour acheter.
— Mais pas du tout, articula-t-elle entre ses
dents serrées. Je suis ici pour acheter. Lui, il est
juste là pour porter mes sacs...
— Absolument pas. Tu te trompes, bébé.
« Bébé » par-ci, « bébé » par-là, il
commençait vraiment à lui taper sur les nerfs.
Tout particulièrement quand il prononçait ce mot
à son intention avec un sourire triomphant en
direction des vendeuses. Jusque-là, elle avait
réussi à se contenir, mais pour les sous-
vêtements, pas question qu'elle se laisse faire.
Elle se dégagea et lui adressa un sourire
pincé.
— J'ai bien peur que non, Shane. Tu peux
rester ici si tu veux et faire la conversation à ces
charmantes jeunes femmes. Moi, je choisis ce qui
me plaît, et on s'en va.
— Elle est toujours gênée quand je choisis de
la lingerie pour elle, déclara Shane à la vendeuse.
— Oh, impossible, ronronna la svelte blonde.
En général, les femmes adorent que des hommes
séduisants comme vous fassent l'acquisition de
quelque chose de spécial à leur intention.
Finn se contint.
« Quelque chose de spécial », tu parles !
Probablement une parure hautement
inconfortable, destinée à être portée trente
secondes dans l'intimité d'une chambre et non
dans la vie de tous les jours. Comment diable
avait-elle pu se laisser rouler de la sorte ?
— Je sais, fit Shane en souriant à la
vendeuse, mais Finn est un peu timide lorsqu'il
s'agit de ce genre de choses.
La Finn en question écarquilla des yeux
interloqués lorsqu'il pointa du doigt un soutien-
gorge minuscule qui semblait uniquement
composé de dentelle et de... De fil dentaire ?
— Celui-ci est joli, commenta-t-il en
s'approchant pour effleurer la pièce. Tu ne
trouves pas, bébé ?
Son ton était séducteur en diable.
Elle sentit son corps réagir par une brusque
combustion. Les yeux fixés sur la main de Shane,
elle imagina un bref instant les doigts de celui-ci
en train de se glisser entre la bretelle et sa peau.
Puis elle les vit en pensée faire doucement glisser
la bretelle de son épaule pour dénuder ses seins...
Le misérable afficha un sourire entendu
lorsqu'elle laissa échapper une bruyante
expiration.
— Tu es un homme mort, fulmina-t-elle, l'œil
noir, avant de se détourner pour inspecter les
autres rayons.
Des soutiens-gorge pratiques et confortables,
ce n'était pas ce qui manquait.
— Je préfère ça, décréta-t-elle en en
attrapant un en coton.
— Impossible. Souviens-toi que nous
cherchons à mettre à l'épreuve ton sens de
l'aventure !
— Oui, rétorqua-t-elle. Et souviens-toi que
nous avons décidé de t'acheter la même parure
que moi, en rouge !
Elle se pencha vers la vendeuse, l'œil
machiavélique.
— Je vous jure qu'il a plus de paires de
chaussures à talons aiguilles que moi ! chuchota-
t-elle. Nous prendrons ça.
Aussitôt, la blonde fît un pas en arrière pour
s'éloigner de Shane et plissa les yeux d'un air
dégoûté.
— Dans quelle taille? s'enquit-elle d'une voix
froide.
Finn réprima une envie de rire.
Pourtant, son rire se tarit lorsqu'elle vit
Shane la balayer du regard et donner sa taille
exacte sans sourciller.
Comment diable arrivait-il à faire cela?
Il haussa un sourcil de défi et se mit à
déambuler dans les rayons, soulevant des articles
et éprouvant les textures de ses doigts.
— Et celui-ci, puis une paire de ceux-ci...
— Hé, une minute ! protesta-t-elle. Nous
nous étions mis d'accord pour une seule parure.
— Allez, c'est bientôt Noël ! Et puis, tu ne
peux pas te balader tout le temps à moitié nue...
Elle lui fit la grimace.
Elle ne s'était pas promenée à moitié nue ! Le
T-shirt d'Eddie avait dissimulé l'essentiel. Sauf
ses jambes, que Shane avait semblé trouver si
intéressantes...
Le fait qu'il ait peut-être deviné qu'elle était
nue sous ce T-shirt refit partir son imagination à
vive allure.
Quel comportement aurait-il adopté s'il avait
considéré cela comme une invitation?
Halte ! Il fallait qu'elle cesse une bonne fois
pour toutes de s'imaginer des inepties ! Et qu'elle
rentre rapidement passer des coups de fil à ses
amies afin de trouver au plus vite un nouvel
hébergement. Un sofa tout simple ferait l'affaire.
Prenant une poignée de soutiens-gorge et de
petites culottes basiques, elle les ajouta à la pile
que Shane avait confectionnée et le poussa sans
ménagement.
— Ça suffit comme ça.
Il en profita pour lui passer un bras autour
de la taille et la maintenir fermement tandis que,
de l'autre main, il sortait sa carte de crédit de sa
poche et la tendait à la vendeuse.
— C'est pour moi, annonça-t-il.
Elle farfouilla fébrilement dans son sac.
— Pas question ! Tu ne vas pas payer tout ça.
— Si, si, j'insiste. Cela vaut son pesant d'or de
te voir aussi agacée et... fiévreuse.
Il avait chuchoté ce dernier mot à son oreille.
Elle sentit alors son sang déjà échauffé
atteindre sa température d'ébullition.
Elle essaya de se dégager, mais Shane tint
bon. Soucieuse de ne pas faire de scène, Finn se
força à sourire.
— Je te revaudrai ça, lui murmura-t-elle en
retour entre ses dents serrées.
Une lueur malicieuse dansa dans les yeux de
son compagnon.
— Défile pour moi dans l’une de ces tenues,
et nous serons quittes.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, grinça-
t-elle.
Et, dès qu'ils eurent mis le pied dehors, elle
lui lança son sac d'achats en pleine poitrine.
Shane éclata de rire et poussa un grognement
de douleur feinte.
— Attention, tu vas me blesser avec toute ta
lingerie !
— Tu mériterais de souffrir pour la
performance que tu viens de délivrer ! Va-t'en,
maintenant. J'ai été bien distraite de mes
problèmes d'incendie, alors tu peux disposer.
Le menton relevé, elle s'éloigna d'un pas
déterminé.
Shane lui courut après et lui saisit le bras
pour la forcer à se retourner.
— Parce que tu crois que je cherchais à te
distraire ?
Le changement soudain de direction avait
renvoyé ses longues mèches dans son visage.
Elle repoussa les mèches auburn qui
collaient à ses lèvres.
— Tu croyais que je ne m'en rendrais pas
compte ? fit-elle. Ecoute, Shane Dwyer, j'ai peut-
être beaucoup de défauts, mais je ne suis pas
idiote.
— Jamais je n'ai pensé ça de toi.
Il pencha la tête, ses yeux observant
intensément sa bouche.
— Je n'essaie pas de te distraire, Finn, reprit-
il. Si cela a eu un tel effet sur toi, alors tant mieux.
Mais je ne pensais pas du tout à cela. Surtout
depuis que nous avons commencé à parler
lingerie...
Confuse, elle fronça les sourcils.
Shane ne cherchait pas à lui changer les idées
? Mais alors, pourquoi flirtait-il avec elle ?
Elle écarquilla les yeux.
Non, il n'oserait tout de même pas !
Shane lui adressa un sourire désarmant,
toutes fossettes dehors, puis il la relâcha
subitement et s'éloigna en sifflotant, la plantant
là.

Après cet après-midi entier passé en la


compagnie perturbante de Shane, Finn fut ravie
de recevoir un coup de fil de Mel, sa meilleure
amie.
Après avoir conversé un bon quart d'heure au
sujet de l'incendie, Mel suggéra qu'elle avait
besoin de noyer son chagrin dans quelque chose
de beaucoup plus fort que du thé — c'est-à-dire à
la manière irlandaise traditionnelle.
Finn accepta avec d'autant plus
d'empressement que passer un moment au pub
O'Malley lui permettrait peut-être de prendre ses
distances avec Shane.
Ce en quoi elle se trompait.
— Alors, raconte, à quoi ressemble Mister
Sexy le matin au réveil ? s'enquit son amie avec
gourmandise, une minute après qu'elle se furent
retrouvées.
— Pourrions-nous parler d'autre chose ?
soupira-t-elle.
— Il est si bien que ça ? en déduisit Mel en
levant son verre.
— Je t'ai déjà dit que si tu le trouves si
attirant, tu n'as qu'à tenter ta chance !
— Oh, bien sûr ! Mais je devine que si cela
arrivait, tu en serais particulièrement contrariée.
Finn haussa les épaules.
— Il peut sortir avec qui il veut, cela ne
m'importe pas.
— Hum...
— Arrête, s'il te plaît !
— Mais quoi ? rit Mel en battant des
paupières d'un air faussement innocent.
Finn sourit devant les talents de comédienne
de son amie.
— Tu le sais très bien. Nous en avons déjà
parlé, je ne suis pas intéressée.
— Ouais, ouais, fit Mel tout en faisant
tourner la spatule en plastique rose dans son
verre. Tu peux dire ce que tu veux, je ne te crois
pas. Parce que tu le regardes de la même façon
qu'un drogué de chocolat lorgne un ballotin de
truffes.
— Regarder est une chose, argua Finn. Mel
hocha la tête.
— Hum hum. Donc, tu ne vois aucun
inconvénient à ce que des filles plantureuses lui
sautent au cou...
Finn éclata de rire.
— Oh, Mel ! Tu n'es pas ce que l'on pourrait
appeler « plantureuse ».
— Eh bien, je ne parlais pas de moi...
Un poids soudain au creux de l'estomac, Finn
se retourna et inspecta avidement le bar.
Bien sûr, Shane et Eddie étaient là, et Shane
avait déjà attiré une fille dans ses filets.
Plantureuse, sans aucun doute. Tous deux riaient
à gorge déployée.
Soudain Shane leva les yeux, et elle croisa
son regard.
Elle cessa de respirer.
Shane Dwyer avait vraiment un charme
irrésistible.
Avec un soupir, elle se retourna vers Mel et
surprit un sourire triomphant sur les lèvres de
celle-ci.
— Ne dis rien, surtout ! l'implora-t-elle. Mel
leva les mains en un geste de défense.
— Tu me connais, je suis muette comme une
tombe !
Finn but une longue gorgée du breuvage que
Mel lui avait rapporté du bar. Quand elle releva
les yeux sur son amie, elle vit que celle-ci
regardait au-dessus de sa tête.
Aussitôt, elle se redressa sur son tabouret,
s'attendant à ce que l'air derrière elle vibre
d'ondes sensuelles comme cela avait été le cas
tout l'après-midi.
Mais non.
Une bouteille de bière apparut comme par
enchantement sur la table devant elle.
— Tu noies ton chagrin dans l'alcool ?
Expirant le souffle qu'elle retenait, elle leva les
yeux sur son frère.
— Tu ne crois pas que j'ai d'excellentes
raisons ?
— Je dois avouer que. de toute les excuses
minables que Mel et toi avez utilisées pour
justifier vos soirées arrosées, celle-ci est de loin la
meilleure.
Il lança un clin d'œil à Mel.
— Salut, ma belle.
— Salut, Eddie. Kathy t'a laissé tout seul ?
Elle doit estimer qu'elle t'a suffisamment mis le
grappin dessus et que tu ne lui échapperas plus...
— Je ne suis pas tout seul. Shane est avec
moi.
— Ah... Pourtant, s'il y a quelqu'un de bien
placé pour te dénicher une fille qui te mettra dans
l'embarras, c'est bien lui !
Eddie s'esclaffa.
— Il a toujours attiré les filles comme un
aimant. Je ne comprends pas comment il fait.
Finn cilla.
Si son frère le lui demandait, elle pourrait lui
faire une liste exhaustive des atouts de Shane !
Mais elle resta silencieuse, fulminant
intérieurement sans trop savoir pourquoi.
— En tout cas, dit-elle finalement, tant que je
serai chez vous, je ne veux pas en voir.
— Tu ne veux pas voir quoi ? intervint Shane
en se laissant tomber sur le tabouret à côté d'elle.
Salut. Mel.
Celle-ci battit des paupières.
— Oh, bonjour Shane.
Appuyant les deux coudes sur la table, Shane
tourna alors son attention vers Finn.
— Qu'est-ce que tu ne veux pas voir pendant
que tu es chez nous ? s'enquit-il de nouveau.
Finn chercha frénétiquement dans son esprit
une réponse appropriée, mais son frère la trahit.
Il s'esclaffa et leva sa bouteille de bière en l'air.
— Finn a peur que tu ne ramènes des filles à
la maison pendant qu'elle vit avec nous. Elle ne
veut pas que tu lui démontres à quel point sa
propre vie sentimentale est pitoyable.
Se redressant, Shane prit sa bouteille de
bière et, tout en buvant, les examina
attentivement tour à tour.
— Alors, comme ça, ta vie sentimentale est
triste, Finn ?
— Ce ne sont pas tes affaires, répliqua-t-elle
avec un sourire forcé.
— N'avais-tu pas un rendez-vous galant juste
avant d'allumer ton feu d'Halloween ?
Elle jeta un regard courroucé à son frère.
— Je te remercie vraiment de remettre le
sujet sur le tapis, se formaiisa-t-elle d'un ton
aigre.
— Oh, mais oui, comment s'appelle-t-il déjà,
le bibliothécaire ? intervint Mel en faisant
entrechoquer ses glaçons dans son verre. Alors,
comment ça s'est passé ?
— Il n'est pas bibliothécaire mais employé de
bureau.
— C'est la même chose, non ? fit Shane en
adressant un clin d'œil à Eddie.
Finn eut un petit sourire en coin.
— L'uniforme ne va pas à tout le monde,
railla-t-elle.
— Je ne comprends pas pourquoi tu
t'acharnes à sortir avec des employés de bureau
alors que ton frère tient un véritable club de
rencontres ! s'exclama Mel.
— Finn ne sort pas avec des pompiers,
gronda Eddie.
— Ah bon ? Les pompiers sont trop sexy pour
toi, Finn ? persifla Shane d'un ton lourd
d'insinuations.
Elle évita son regard bleu fixé sur elle.
Comme il avait flirté avec elle tout l'après-
midi, elle était plus sensible aux différentes
intonations de sa voix, et il avait une façon de
prononcer le mot « sexy » qui provoquait chez
elle un trouble incompréhensible.
Que Shane flirte avec elle quand ils étaient
seuls, c'était une chose. Une mauvaise chose,
d'ailleurs. Mais qu'il flirte ouvertement devant la
famille et les amis au point de la mettre mal à
l'aise, c'était une catastrophe !
Elle leva son verre pour se cacher derrière et
jeta un coup d'œil vers Mel et son frère pour voir
s'ils s'étaient rendu compte de quelque chose.
— Il faudrait qu'ils me passent sur le corps
d'abord, déclara Eddie d'une voix sinistre. On ne
touche pas à ma sœur !
Elle grogna dans son verre.
— Oh, je suis drôlement rassurée, alors...
— Tu pourrais toujours demander à ton
bibliothécaire de les écarter à coups de livres !
plaisanta Mel.
Quelqu'un mit de la musique au juke-box, ce
qui les obligea à hausser le ton et à rapprocher
leurs têtes afin d'être en mesure de poursuivre la
conversation.
Tout le temps qu'ils rirent et discutèrent,
Finn se sentit totalement accaparée par la
présence de Shane. Elle était fascinée par la façon
dont sa gorge remuait quand il buvait sa bière,
par ses doigts refermés autour de sa bouteille, par
ses lèvres autour du goulot...
A un moment, elle osa même un regard dans
sa direction pendant qu'il était tourné vers Mel, et
elle enregistra la façon nonchalante dont il était
assis, un pied posé par terre, l'autre sur la barre
du tabouret, les jambes-écartées.
Pas étonnant que toutes les femmes du bar
gravitent autour de lui !
Ses yeux étaient en train d'errer sur
l'encolure en V de son polo, lorsqu'elle se rendit
compte qu'il s'était retourné vers elle. Elle leva les
yeux et se heurta à son regard, qui lui parut
presque noir dans la pénombre du bar.
Sa gorge s'assécha.
Prise de panique, elle regarda Mel, qui lui
sourit en retour avec un air entendu.
— Quelqu'un veut boire autre chose ?
s'enquit Eddie à sa droite. Mel, je te prends un
verre d'office. Shane, je ne te demande même
pas...
— Ça ira pour moi, décréta Finn.
Si elle voulait garder ses esprits, pas question
d'avaler une autre goutte d'alcool.
— Je vais avec toi, Eddie, dit Mel.
Finn lança un regard noir à sa future ex-
meilleure amie, qui s'éloignait en lui faisant un
clin d'œil.
La voix profonde de Shane ronronna près de
son oreille.
— Alors...
Reculant légèrement, elle se tourna
négligemment vers lui.
— Alors quoi ?
— Peut-être devrions-nous discuter... Tu sais,
au sujet des gens à ne pas ramener à la maison.
— Je ne vais pas rester chez Eddie et toi bien
longtemps, déclara-t-elle.
— Peut-être. Cela dit, si quelque chose te
dérange, nous ferions mieux d'en discuter dès
maintenant. Et de fixer des limites.
Elle sentit la jalousie lui transpercer le cœur
comme un couteau s'enfonce dans du beurre.
C'était une chose que de voir Shane entouré
de femmes dans un bar, mais c'en était une autre
que de supporter qu'il couche avec une autre fille
sous le même toit qu'elle !
Elle s'imagina, allongée sur son lit dans
l'obscurité, en train de les écouter... Car ils
feraient du bruit, c'était certain.
L'horreur.
Oui, mais voilà. Il s'agissait de sa maison.
Elle n'était pas habilitée à dire à un homme adulte
ce qu'il avait ou non le droit d'y faire. D'ailleurs,
cela n'aurait pas dû la contrarier à ce point, non ?
Comme le regard de Shane ne la lâchait pas,
elle tourna la tête.
— Fais ce que tu veux, glapit-elle. Je n'ai rien
à objecter.
— Je n'ai pas la moindre intention de
ramener qui que ce soit à la maison, déclara-t-il.
Et si tu envisages, toi, de ramener je ne sais quel
type dans ton lit, je te préviens que je lui briserai
immédiatement le cou et le jetterai à la rue.
Elle le considéra, bouche bée. Un léger
sourire retroussa les lèvres de Shane et il leva sa
bouteille dans sa direction.
— C'était juste pour que tu saches.
Certes, elle n'en avait pas la moindre
intention. Elle n'avait aucun candidat en vue et
n'en avait pas eu depuis bien longtemps. Mais pas
question de l'avouer.
— Comme je l'ai déjà dit, je n'ai pas
l'intention de rester, répéta-t-elle.
Shane parut réfléchir, puis il reposa sa
bouteille et croisa ses bras sur son torse d'une
façon qui fit ressortir ses pectoraux.
— Je ne sais pas si cela ferait une différence
si tu t'installais ailleurs. Maintenant que nous
avons acheté de la lingerie ensemble...
— Mais tu... Tu...
Comme elle se trouvait à court de mots, elle
tendit impulsivement le bras et le poussa.
Le tabouret de Shane bascula, il dut poser
l'autre pied au sol pour garder l'équilibre. Ce
faisant, il déplia prestement les bras et s'agrippa à
sa main.
Elle ne put s'empêcher d'éclater de rire
devant l'expression de panique qui envahit
momentanément son visage.
— Tu l'as bien mérité !
Mais Shane entremêla ses doigts aux siens et
se pencha vers elle, une lueur intense dans le
regard.
— Tu sais quelle est l'une des premières
choses qu'un garçon apprend dans la cour de
récréation ? C'est que lorsqu'une fille le frappe,
cela signifie qu'elle l'aime bien.
Elle secoua la tête, un petit sourire aux
lèvres, tandis qu'il posait leurs mains sur sa
cuisse.
— Oh, ne me dis pas que c'est avec un tel
baratin que tu arrives à tomber les filles ! railla-t-
elle.
Ce fut au tour de Shane de rire.
— Ça a déjà marché, je t'assure.
— Tu as vraiment besoin de sortir avec des
femmes qui ont un QI supérieur à cinquante,
crois-moi.
Il approuva du chef.
— Ne t'inquiète pas, bébé, j'y pense. J'y pense
même beaucoup ces derniers temps.
-4-

L'horrible cauchemar survint juste avant


l'aube, encore plus clair et réel que la nuit
précédente.
Cette fois, Finh put même sentir une épaisse
fumée envahir sa gorge et irriter ses yeux. Elle
sentit la chaleur sur son visage, entendit des
morceaux du plafond s'effondrer au sol. Il faisait
trop sombre pour qu'elle distingue quoi que ce
soit. Elle ouvrit une porte, et des flammes
l'assaillirent. Soudain, elle vit l'ombre de son père
progresser vers elle, le visage couvert d'un
masque à oxygène.
— Sors de là, dépêche-toi ! cria-t-elle avec
difficulté, tant sa gorge la brûlait.
Elle maintint son bras devant son visage
tandis que d'autres flammes venaient à l'assaut.
Au moment où elle rouvrait les yeux, le plafond
céda au-dessus de sa tête.
— Non ! hurla-t-elle. Elle se réveilla en
sursaut.
Elle s'assit sur son séant, sa chemise de nuit
neuve trempée de sueur. Craignant que Shane ne
fasse de nouveau irruption à côté d'elle, elle
s'efforça de retrouver une respiration régulière.
Peut-être que si elle n'avait pas été aussi
excitée en allant se coucher, elle n'aurait pas fait
ce cauchemar qui faisait intervenir une chaleur
d'une tout autre espèce !
Quelle que soit la nature de la fascination
qu'elle éprouvait pour Shane Dwyer, il fallait que
cela cesse coûte que coûte. Il n'était pas question
qu'elle s'engage dans la moindre relation avec lui,
et ce pour une bonne centaine de raisons.
Pour passer le temps en attendant le lever du
jour, elle en fit la liste : «meilleur ami de son
frère, tombeur invétéré, pompier... »
Ce dernier point était le pire de tous.
Eddie avait raison, elle ne sortait pas avec
des pompiers. Et elle avait les meilleures raisons
du monde de ne pas le faire, son cauchemar
nocturne ne le lui rappelait que trop clairement.
Tant qu'elle vivrait sous le même toit que
Shane, il lui faudrait maîtriser la situation. Ce
malencontreux engouement qu'ils éprouvaient
l'un pour l'autre disparaîtrait peu à peu, et Shane
recommencerait à acheter de la lingerie pour les
femmes au cerveau vide qu'il avait l'habitude de
fréquenter. Il ne resterait pas seul bien
longtemps.
Quant à elle, elle se mettrait en quête de
l'homme qui parviendrait à l'affoler autant que
lui. Ce ne serait sûrement pas si difficile. Elle
vivait dans une grande ville, tout de même !
Et en attendant, elle prendrait soin de partir
travailler avant que Shane ne se lève pour se
rendre à la caserne.
Aux grandes résolutions, les grands moyens !
C'était la période la plus chargée de l'année pour
l'industrie du disque, et la société de distribution
dont elle faisait partie traitait des milliers de CD.
Le travail lui permettrait de se distraire...
Et Dieu sait qu'elle avait besoin de penser à
autre chose qu'à Shane, à sa maison détruite et au
cauchemar qui hantait ses nuits !

Le seul élément qui contraria sa journée fut


que personne de sa connaissance ne semblait
disposer d'un sofa sur lequel elle pourrait
s'installer le temps de quelques nuits.
Si seulement Eddie avait vécu seul au lieu de
partager son logement avec Shane Dwyer !
Mais ce n'était pas le cas, et elle n'avait donc
pour l'instant pas d'autre choix que de faire de
son mieux pour éviter ce dernier.
C'était d'ailleurs ce qu'elle avait réussi à faire
jusqu'ici en ne tombant pas dans ses rets comme
la plupart des femmes célibataires de son
entourage. Car il était tout aussi connu pour
papillonner que pour son physique avantageux.
Or, bien qu'elle-même ne se soit toujours pas
mise en quête d'un partenaire à long terme, elle
n'était pas intéressée par les aventures de
quelques semaines basées uniquement sur le
sexe. Et quand bien même elle aurait été tentée, il
y avait un gros hic : Shane Dwyer était le meilleur
ami de son frère, et il était pompier !
Elle récita intérieurement la liste dissuasive
qu'elle avait dressée le matin même : « meilleur
ami de mon frère, tombeur invétéré, pompier ». «
Meilleur ami de mon frère, tombeur invétéré,
pompier »...
Elle pouvait faire fi d'une simple attirance
charnelle. Oui, elle en était capable !
Hélas, ce soir-là, à l'instant où elle passait la
porte d'entrée avec l'intention de monter
incognito au premier étage, Shane fit irruption
devant elle, sortant tout droit de la douche, une
simple serviette nouée autour de la taille.
Elle ouvrit la bouche... Et oublia de respirer.
Shane lui lança un clin d'ceil et resta un instant
immobile à la fixer, puis il lui adressa un large
sourire,
— Alors, dure journée ?
Elle déglutit et s'efforça de garder les yeux
rivés à son regard bleu pour ne pas se laisser
tenter par la bande de toison noire qui
disparaissait sous la serviette.
« Tu peux le faire ! » s'encouragea-t-elle
intérieurement.
Oui, parfaitement, elle pouvait tenir une
conversation normale avec un Shane quasiment
nu ! Elle passa sa langue sur ses lèvres.
— Heu... Ça s'est bien passé, merci. Il y a de
quoi faire.
Shane fit un pas en avant et s'appuya de la
paume contre le mur.
— « Le tiers de l'activité de l'année en un
mois », c'est ça ?
— Oui, oui.
Oh, bon sang, ce qu'il sentait bon ! Une
odeur de savon, de shampooing et de... De pure
testostérone !
Elle ravala sa salive. Puis, furieuse de s'être
trouvée momentanément incapable d'aligner
deux mots en sa présence, elle retourna sa
frustration contre lui.
— Si tu es adepte du naturisme, grinça-t-elle,
tu serais aimable de t'abstenir pendant que je suis
là.
Shane la transperça du regard.
— Il n'y a rien d'anormal à faire les choses
qui nous semblent naturelles.
Elle roula des yeux.
— Je trouve incroyable que tu sois encore
célibataire, laissa-t-elle échapper.
— Peut-être y a-t-il une excellente raison à
cet état de fait, insinua-t-il. Peut-être n'ai-je pas
encore rencontré la fille qui me donnera envie de
me ranger. Tu dois bien avoir une idée là-dessus.
Dis-moi si tu penses à quelqu'un qui pourrait me
tenir occupé pendant une longue période...
Il se redressa et s'éloigna, tournant
seulement la tête pour ajouter :
— La salle de bains est libre.
Elle le suivit des yeux tandis qu'il s'éloignait,
s'attar-dant sur les muscles de son dos et de ses
cuisses.
Seigneur, si jamais le nœud qui retenait cette
maudite serviette se défaisait, même l'espace
d'une infime seconde...
— Si cette serviette te plaît, je crois qu'il en
reste une autre comme celle-ci, lança Shane d'une
voix rieuse en disparaissant à l'angle du couloir.
Il ne croyait tout de même pas qu'elle allait
suivre son exemple et s'envelopper dans un gant
de toilette ? Avec ses cheveux en turban et aucun
maquillage, elle aurait l'air fin.
Bon, Shane semblait vraiment décidé à
continuer à flirter avec elle...
Un sourire naquit à la commissure de ses
lèvres. Sourire qui s'élargit au point de se
transformer en un rire léger.
Elle posa la main sur la bouche pour
l'étouffer.
Si Shane et elle devaient continuer à se
côtoyer sous le même toit que son frère, Shane
allait devoir apprendre à ne pas lui mettre tous
ses atouts sous le nez à chaque instant, car c'était
le meilleur moyen de lui faire oublier ses bonnes
résolutions.

Shane avait passé une bonne partie de sa


journée de travail à penser à Finn.
Certes, il avait toujours éprouvé une certaine
curiosité à l'égard de la petite sœur d'Eddie, mais
aujourd'hui, il ressentait le besoin absolu d'en
découvrir davantage. Tout particulièrement après
le plaisir qu'il avait pris, la veille, à flirter avec
elle.
Et puis, c'était plus fort que lui, toute cette
lingerie lui avait tourné la tête. Il mourait d'envie
de voir à quoi ressemblait Finn dans les dessous
qu'ils avaient achetés ensemble. Il mourait
d'envie de découvrir si les regards insistants
qu'elle lui lançait signifiaient bien ce qu'il croyait.
Il mourait d'envie de comprendre pourquoi il
était autant attiré par elle.
N'aurait-il pas pu jeter son dévolu sur une
femme moins compliquée?
Alors, au cours de ses heures de boulot il
avait conçu un plan détaillé pour tirer avantage
du malheureux coup du sort qui amenait la jeune
femme à vivre sous le même toit que lui. Parla
même occasion, il distrairait
Finn de ses sombres pensées — ce qui,
somme toute, était une délicate attention de sa
part !
Tout planifier était réconfortant. Il s'était
toujours senti plus à l'aise quand il avait
mûrement réfléchi et décidé de la conduite à
tenir. Peut-être était-ce lié à sa formation de
soldat du feu. En service, chaque pompier savait
toujours à quel endroit il devait se trouver et
quelles répercussions pouvait avoir chaque action
sur l'ensemble du groupe. De toute façon, c'était
l'occasion d'apprendre à mieux connaître Finn
McNeill. Ce qu'il n'avait jamais vraiment eu
l'opportunité de faire jusqu'à aujourd'hui,
puisqu'ils étaient toujours amenés à se voir en
compagnie d'autres personnes.
Un petit tête-à-tête serait le bienvenu, pour
changer.
Cela dit, les rêves de tête-à-tête avec Finn
qu'il faisait la nuit enfreignaient une règle que
tout pompier devait respecter : ne jamais sortir
avec la sœur d'un collègue.
Oui, il enfreignait les règles en rêve... Ce qui,
curieusement, ne faisait que rendre tout cela plus
excitant.
Pendant qu'il s'habillait, il entendit l'eau
couler dans la salle de bains.
Parfait. Il était bien connu que les femmes ne
considéraient pas le bain comme un moyen de se
laver, mais comme une sorte deprémice au rituel
amoureux, aussi long que mystérieux.
Cela lui laissait un peu de temps. Eddie étant
sorti avec sa petite amie, il allait pouvoir mettre la
première étape de son plan à exécution : amener
Finn à se détendre et la faire parler. Et vérifier
que les regards langoureux qu'elle lui décochait
n'étaient pas le fruit de son imagination
hyperactive.
Quoi qu'il en soit, la réaction que la jeune
femme avait eue en le croisant presque nu était
encourageante... Quand il s'était éloigné, il avait
même été tenté de jeter la serviette sur son épaule
pour enfoncer le clou !
Après avoir mis de l'ordre dans le salon, il
s'activa à préparer un dîner convenable. Puis il
alluma quelques bougies que la petite amie
d'Eddie avait laissé traîner.
Les femmes affectionnaient ce genre de
babioles.
Dans la demi-heure qu'il fallut à Finn pour
faire ses ablutions, il eut le temps de tout
préparer, y compris la douce musique
d'ambiance. Il poussa même le bouchon jusqu'à
dresser une vraie table plutôt que d'utiliser la
table basse devant la télé qui avait généralement
leurs faveurs, à Eddie et lui.
Il était en train de verser du vin dans deux
verres à pied lorsqu'il entendit Finn arriver dans
l'entrée.
Il se tourna vers elle, un sourire aux lèvres.
Un sourire qui disparut aussitôt qu'il la
découvrit.
— Mais qu'est-ce que tu fabriques !
s'exclama-t-il.
— Pas de vin pour moi, merci, décréta-t-elle
sans relever sa réaction. Une bière fera l'affaire.
Elle passa devant lui et fouilla dans le Frigo
pour en sortir une bouteille de la bière favorite de
son frère. Elle ne se donna pas la peine de sortir
un verre, mais la décapsula d'un geste sûr et la
leva, avec l'intention manifeste de boire au goulot.
— Santé.
Interdit, il la fixa tandis qu'elle portait la
bouteille à ses lèvres et avalait une longue gorgée
de liquide ambré.
— Ben quoi ? fit-elle en haussant un sourcil.
— Qu'est-ce que c'est que ce truc sur ton
visage ?
— De l'avocat écrasé avec du miel. Pourquoi ?
Le regard de Shane glissa de l'énorme boule de
cheveux rassemblés sur le sommet de son crâne à
son visage verdâtre, puis au T-shirt informe avec
une inscription obscène qu'il reconnut comme
appartenant à Eddie.
Même les jambes qu'il aimait tant étaient
dissimulées sous un pantalon de jogging déchiré
qu'Eddie avait l'habitude de porter pour faire de
la peinture.
— Pour rien, fit-il en se ressaisissant. Je nous
ai préparé quelque chose à manger. Mais ça peut
attendre, si tu veux prendre le temps d'ôter ça...
Finn haussa nonchalamment les épaules.
— C'est bon pour la peau. Je vais m’installer
sur le sofa et faire mes orteils. Appelle-moi quand
ça sera prêt.
Il refusait de réfléchir à ce qu'elle pouvait
bien faire avec ses orteils. Il préféra battre en
retraite dans la cuisine et avaler cul sec le contenu
d'un des deux verres de vin.
Son plan pourtant si génial commençait mal.
Lorsqu'il revint, un plateau entre les mains,
Finn était penchée sur ses pieds et appliquait du
vernis sur ses orteils séparés par de gros
morceaux de coton.
Elle leva sur lui des yeux dans lesquels
dansait une lueur malicieuse.
— Tu aurais dû appeler, je t'aurais aidé.
— Tu peux marcher avec ça ?
— Qu'est-ce que tu crois !
Comme il posait le plateau sur la table basse,
son regard fut attiré par l'écran de télévision
allumé.
— Mais qu'est-ce que tu regardes ?
— C'est une émission sur la chirurgie
esthétique. Ils font voir des extraits d'opérations.
Il fit la grimace.
— On est obligés de regarder ça pendant
qu'on mange ?
— Tu es fragile de l'estomac ?
— Normalement non, mais je pourrais le
devenir. Il surprit juste à temps l'étincelle dans le
regard de Finn.
Il connaissait parfaitement ce genre
d'étincelle. C'était de la malice. Finn mijotait
quelque chose...
Il comprit soudain ce qu'elle était en train de
faire.
Il fallait admettre qu'elle ne s'y prenait pas
trop mal !
Elle poursuivait sa comédie.
— Moi, je trouve ça fascinant, déclara-t-elle.
Si j'avais de l'argent, j'y recourrais sans la
moindre hésitation.
— Tu n'en as pas besoin.
— Mais bien sûr que si, nous avons tous des
complexes sur notre physique, répliqua Finn en
continuant à se concentrer sur ses pieds.
— Quoi par exemple ?
Il croisa les bras sur sa poitrine, haussant un
sourcil narquois.
— Montre-moi, et je te dirai ce que j'en
pense.
Une troublante situation Finn leva les yeux.
— Laisse-moi t'expliquer quelque chose, dit-
elle, glaciale. Lorsqu'on est complexé par
certaines parties de son corps, on n'a pas la
moindre envie de les montrer. Logique, non ?
Il rêvait ou quoi ? Comme si elle allait lui
montrer quoi que ce soit ! Ce n'était
vraisemblablement pas l'objectif de son petit jeu.
— Bon, d'accord.
Il resta imperturbable, même s'il décelait une
note de panique dans sa voix. Car il avait osé
pénétrer dans un domaine que Finn cherchait à
tout prix à protéger : celui de l'intimité.
Si tel était le cas, elle méritait une bonne
leçon. Elle aurait dû savoir qu'il était plus fort
qu'elle. Et comme elle était en train de ruiner un
plan qu'il avait mis des heures à concevoir, il
allait se venger.
— Que voudrais-tu changer ? insista-t-il.
Après avoir pris le temps de refermer
consciencieusement le bouchon de sa bouteille de
vernis, Finn pencha légèrement la tête et le
considéra.
— En dehors de perdre quelques kilos, tu
veux dire ?
— Tu es très bien comme tu es.
— Pff...
— Tout le monde n'aime pas les anorexiques.
— Oh, bien sûr. C'est la raison pour laquelle
tous les mecs de la terre se retournent dans la rue
pour les suivre des yeux !
Il décroisa les bras et s'approcha d'elle.
— Moi, je ne fais pas ça.
— Ah. Donc toi, ce qui te plaît, c'est la
cellulite ?
— Je n'ai pas beaucoup d'expérience en la
matière, admit-il avec un sourire indolent mais je
suis toujours ouvert aux nouvelles expériences.
Alors, montre-moi !

Finn écarquilla les yeux.


Les choses ne tournaient vraiment pas
comme elle l'avait prévu. En fait, il se passait
exactement l'inverse !
Après un temps de réflexion, elle sauta sur
ses pieds.
— Je vais ôter mon masque, annonça-t-elle.
— Et le repas ? dit Shane en s'avançant pour
lui barrer le chemin.
— Je viens de te dire que je souhaite perdre
quelques kilos. Sauter un repas n'est donc pas une
affaire.
— Tu n'as pas besoin de perdre du poids.
Ses yeux se promenèrent complaisamment
sur son corps.
— Tu as des formes aux endroits où toute
femme doit en avoir, c'est parfait.
Quand ses yeux s'accrochèrent aux siens, elle
sut qu'elle était perdue.
— Arrête, fit-elle d'une voix qui était montée
d'une octave.
— Arrêter quoi ?
— Tu le sais très bien.
— Oh, fit Shane avec un sourire rusé. Tu veux
dire par exemple... ça ?
Il passa les bras autour de sa taille et attira
son corps contre le sien.
Elle suffoqua.
— S'il te plaît, Shane. murmura-t-elle dans
un soupir. Sois raisonnable.
— C'est demandé si gentiment...
Shane baissa la tête et, sans tenir compte le
moins du monde de la mixture collante qui lui
recouvrait le visage, il pressa les lèvres sur les
siennes.
Elle sentit ses jambes fléchir.
Oh, bon sang, ce n'était pas juste ! Aucun
homme n'avait jamais fait trembler ses genoux
auparavant. Elle avait des genoux de joueuse de
rugby. Des genoux robustes, qui l'avaient
parfaitement soutenue pendant vingt-neuf ans !
Shane butinait ses lèvres avec gourmandise.
Puis il fit courir sa langue sur la mixture d'avocat
au bord de ses lèvres, avant de les forcer et
d'approfondir son baiser, l'obligeant à goûter le
mélange.
Elle laissa échapper un gémissement
d'abandon.
L'avocat n'avait jamais eu un aussi bon goût.
Elle ignorait jusqu'alors que ce fruit avait de telles
vertus aphrodisiaques !
Les mains larges et expertes de Shane se
promenaient dans son dos, flattaient la courbe de
ses hanches.
Elle sentit son sang bouillir dans ses veines
tandis qu'une spirale de désir se déroulait dans
son ventre. Son corps tout entier semblait hurler
son désir.
Comment faire pour empêcher sa bouche
traîtresse de se coller à celle de cet homme ? Il lui
fallait mettre fin à cette folie... Ou tout au moins
lutter un petit peu !
Les mains de Shane continuaient leur
exploration, tâtant ses cuisses puis ses fesses.
Soudain, il la serra contre son bas-ventre.
Elle ouvrit brusquement les yeux en sentant
un sexe dur puiser contre son estomac, et elle
contempla Shane avec stupeur.
La fixant de ses yeux ardents, celui-ci lui
sourit nonchalamment tout en essuyant l'avocat
de son visage. Puis il suça chacun de ses doigts
avec une lenteur exaspérante.
— Tu n'as pas besoin de perdre un seul kilo,
Finn McNeill, dit-il enfin d'une voix rauque. Ton
corps s'adapte parfaitement au mien.
Comme il faisait volte-face et s'éloignait, elle
ne trouva rien à dire.
Elle ne pouvait pas penser à autre chose qu'à
ce membre dur qu'elle avait senti si intimement
pressé contre elle.
Apparemment, la rumeur qui établissait une
corrélation entre la pointure des pieds d'un
homme et la taille de son intimité n'était pas tout
à lait fausse...
-5-

Finn passa la plus grande partie de la nuit à


s'agiter nerveusement entre ses draps. Et quand
enfin elle parvint à s'endormir, ce ne fut pas d'un
sommeil profond et réparateur qui lui aurait
permis d'entamer dans de bonnes conditions une
nouvelle journée de travail, mais d'un sommeil
perturbé, au cours duquel son esprit troublé ne la
laissa pas en paix.
Au moins, cette fois, elle ne rêva pas d'un
homme pris au piège d'un incendie. Non, ce fut
Shane Dwyer qui hanta sa nuit, car son baiser
semblait avoir éveillé chaque cellule de son corps
endormi.
Comment Shane avait-il osé l'embrasser,
rendant les choses encore plus compliquées
qu'avant ? Pourquoi ressentait-il le besoin de la
courtiser alors qu'elle s'était ingéniée à paraître le
moins attirante possible?
Lorsque la lumière de jour commença à
poindre, elle était furieuse contre lui. Et quand
elle descendit prendre son petit déjeuner,
arborant un visage ultralisse, elle était bien
décidée à le remettre à sa place.
Shane n'eut même pas la courtoisie de lever
le nez de son journal quand elle entra dans la
cuisine.
— Tu ne referas plus jamais ça, tu m'entends,
espèce de crétin ! lui dit-elle sans préambule.
— Faire quoi ?
— Tu le sais très bien.
Il releva les yeux pendant un instant très
bref.
— Si c'est une tentative pour prédire l'avenir,
je peux t'assurer que tu te mets le doigt dans l'œil.
Il eut un sourire ironique et, mordant à belles
dents dans son toast, continua à parler la bouche
pleine.
— A moins que ton horoscope du jour ne te
prédise « qu'une folle passion se profile à
l'horizon »...
— Tu... Tu... Tu prends vraiment tes désirs
pour la réalité, bégaya-t-elle, hors d'elle. Tu es
vraiment le type le plus arrogant que je connaisse
!
— Allons, Finn, calme-toi. Eddie m'avait bien
prévenu que tu n'étais pas du matin...
Pour toute réponse, elle lui jeta à la figure un
juron que sa mère ignorait très certainement.
Shane toussa pour dégager une miette de
toast qui lui obstruait la gorge, avant d'éclater de
rire.
— Hé, tu t'es levée du mauvais pied, on dirait
! Allez, prends un café, décompresse.
— Tu trouves ça drôle, j'imagine ?

Shane continua de sourire tout en observant


Finn.
La jeune femme était certes en colère, mais
aussi sexy en diable avec ses joues empourprées,
ses yeux étincelants et ses seins se soulevant au
rythme de sa respiration saccadée.
L'espace d'une seconde, il se demanda ce
qu'elle portait sous sa veste.
Etait-ce une des parures qu'il avait choisies?
Une parure en dentelle tout spécialement conçue
pour être retirée ?
Il faisait son malin, mais à vrai dire il n'en
revenait pas : après ce simple baiser à la saveur
d'avocat, son corps était devenu plus dur qu'un
mur de brique !
Que lui arrivait-il donc ? Que faisait-il des
règles en vigueur à la caserne ?
Avec son expérience en matière d'aventures
féminines, il aurait pu faire en sorte de ne pas se
laisser attendrir par une fille qui, à n'en pas
douter, allait lui donner du fil à retordre... Et
aussi lui valoir un bel œil au beurre noir de la part
de son meilleur pote.
Oui, mais voilà, ce petit jeu avec Finn était
tellement érotique.
Il s'éclaircit la gorge.
— Si tu es aussi contrariée après un simple
petit baiser, dit-il, alors ça ne va pas être drôle de
vivre avec toi lorsque nous aurons...
— Cela n'arrivera pas ! le coupa-t-elle. Mets-
toi ça dans le crâne.
— Moi, je pense que cela arrivera, affirma-t-il
en hochant la tête. Et je crois que tu le sais
parfaitement toi aussi.
Elle planta les poings sur les hanches et le
mitrailla du regard.
— Pas du tout. Tu peux me faire confiance.
Il prit son temps pour replier son journal.
Puis, sans quitter Finn du regard, il se leva et fit
un pas dans sa direction.
La voyant faire un pas en arrière, il haussa
un sourcil.
— Cela arrivera, Finn, répéta-t-il. La question
est juste de savoir quand. Il y a quelque chose qui
se traîne entre nous depuis un moment déjà, et tu
le sais aussi bien que moi. Je te ferai remarquer
que je n'étais pas le seul à embrasser, hier soir.
— C'était juste un réflexe.
— Quoi ?
Elle évita son regard.
— C'était une réaction automatique, rien de
plus.
— Un autre que moi pourrait considérer ce
que tu viens de dire comme une insulte,
s'esclaffa-t-il.
— Ah. Donc, tu n'as pas tant d'ego,
finalement.
— Peut-être devrais-je t'embrasser à nouveau
afin que nous déterminions qui a raison ?
— Je te défends de m'embrasser !
— Bon, d'accord.
Il haussa les épaules et se réjouit
intérieurement en la voyant ravaler sa déception.
— La prochaine fois, c'est toi qui
m'embrasseras, reprit-il. J'adore les femmes qui
prennent l'initiative. Et pas seulement pour
embrasser, si tu vois ce que je veux dire.
— Shane...
Finn se trouva à court de mots. Dans son
esprit défilaient des images très osées où elle était
en train de prendre l'initiative.
— Ecoute, ce n'est pas une bonne idée.
— C'est toi ou moi que tu essaies de
convaincre ?
— J'essaie de te raisonner.
— Bon, d'accord. Pourquoi n'est-ce pas une
bonne idée, alors ?
— Parce que.
— Oh, voilà une réponse claire comme de
l'eau de roche ! railla-t-il.
— Ecoute. Shane, je ne m'impliquerai pas
avec toi horizontalement parlant ! asséna-t-elle.
Accepte-le. Il y a des milliards de raisons à cela.
— Tu peux sortir avec tous les bibliothécaires
du monde pour m'éviter, mais moi, je te dis que
tu ne pourras pas résister indéfiniment à ce qu'il y
a entre nous, riposta Shane. Et je ne vois qu'une
issue.
— Parce que tu crois que je sors avec d'autres
hommes pour t'éviter ?
— N'est-ce pas le cas ?
Elle ouvrit de grands yeux, soudain
incertaine.
Aurait-elle cherché à se soustraire à
l'attirance qu'elle éprouvait pour Shane Dvvyer en
choisissant des options plus sécurisantes ?
Elle refusait de s'appesantir sur cette théorie.
Car si c'était vrai, il lui faudrait alors s'interroger
sur les raisons qui l'avaient poussée à faire ça.
Entreprendre une véritable thérapie, en quelque
sorte.
— Tu te trompes, affirma-t-elle en levant le
menton.

Shane hésita. Malgré l'expérience qu'il avait


des femmes, Finn parvenait à le faire douter de
son propre pouvoir de perception. Cependant,
quand ses yeux se posèrent sur sa poitrine qui se
soulevait rapidement au rythme de sa respiration
haletante, il esquissa un sourire.
Elle avait beau le nier, elle était
profondément troublée.
— Je ne crois pas me tromper, déclara-t-il. Il
avança.
Finn recula d'autant.
— Si tu es si indifférente à mon charme,
persista-t-il, alors comment se fait-il queiu sois
aussi effrayée à l'idée que je puisse te toucher de
nouveau?
— Je n'ai pas peur de toi, affirma-t-elle en le
toisant d'un regard de défi.
Cet échange commençait à devenir fatigant,
surtout après une nuit d'insomnie. Toute cette
énergie dépensée la veille pour élaborer un plan
de séduction, puis toute cette nuit de frustration !
Il se passa la main dans les cheveux,
cherchant l'inspiration.
— Ce serait ridicule de ta part de prétendre
qu'il ne se passe rien, dit-il enfin. Nous pouvons
nous disputer autant que tu le veux à ce sujet, ça
n'y changera rien.
La véracité de ces mots prononcés avec
calme sembla dissuader Finn de riposter
vertement. Mais il y avait une autre vérité qu'elle
s'empressa de rappeler.
— Je ne me laisserai pas séduire par toi.
— Tu prends les choses trop au sérieux,
soupira-t-il. Je ne t'ai pas demandé de m'épouser.
Ces mots parurent avoir sur Finn l'effet d'une
gifle.
— Alors, on s'amuse juste ensemble jusqu'à
ce que l'un d'entre nous se lasse ? s'exclama-t-
elle. C'est comme ça que tu envisages les choses ?
— Non ! s'exclama-t-il avec force. Bon sang,
Finn, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.
— Je vois. Tu ne considères pas ce qu'il y a
entre nous comme quelque chose de signifiant.
C'est vraiment très romantique, Shane. Tu es un
vrai gentleman !
— Au moins, tu admets qu'il y a quelque
chose entre nous.
Finn rougit.
— Réponds à ma question. Shane Dwyer.
— Quelle était-elle ? grogna-t-il, se faisant
violence pour ne pas s'avancer vers elle et la faire
taire de la meilleure façon qui soit.
Elle mettait à mal son intention de la
conquérir en un clin d'œil, ce qui ne faisait
qu'accroître sa frustration. Il était un homme, bon
sang ! Il n'était pas censé être doué pour les beaux
discours.
— Tu me considères comme un défi à relever,
n'est-ce pas ? lui dit-elle.
— Non, ce n'est pas vrai.
Il ne mentait pas : il tenait beaucoup à elle.
Mais c'était quelque chose qu'il estimait ne pas
devoir lui avouer pour l'instant.
— Alors, que veux-tu ? s'enquit-elle. « Toi »,
pensa-t-il.
La réponse était aussi simple que cela. Dans
son esprit, en tout cas. Pour lui, c'était suffisant.
Plus il fréquentait Finn McNeill, plus il lui parlait
et la combattait dans de réjouissantes joutes
verbales, plus il l'appréciait. Et ce sentiment
confus se transformait en une fascination chaque
jour plus insatiable. En un rien de temps, cela
avait pris une tournure véritablement obsédante.
— Que dirais-tu de reprendre cette
conversation quand tu seras de meilleure
humeur? proposa-t-il.
— Je suis d'excellente humeur, merci,
répliqua la jeune femme en plissant les yeux. C'est
toi qui ne veux pas parler. Ta solution consiste
juste à prendre du bon temps sans tenir compte
des conséquences.
Il sentit la moutarde lui monter au nez. Finn
lui tenait tête plus qu'il n'avait jamais laissé
aucune autre femme le faire.
Mais le pire, c'était que, d'une certaine façon,
elle avait raison : satisfaire son besoin physique et
s'éloigner quand il ne se sentait pas capable de
donner davantage, c'était l'option la plus facile
pour lui. En outre, s'il sortait avec elle, cela
devrait se faire à l'insu de leurs familles et amis,
ce qui rendait les choses presque sordides.
Or, Finn méritait mieux que cela. Beaucoup
mieux.
Il tenta de trouver une issue à leur dispute.
— OK. Imaginons alors que je t'invite à
sortir. Rien que toi et moi. Serais-tu d'accord ?
— Non, répondit-elle en le fixant droit dans
les yeux.
— Pourquoi ?
— Je n'ai pas à me justifier. Il hocha la tête
en soupirant.
— En effet, tu n'as pas à me donner de
raison. En revanche, je crois que nous pouvons
dire toi et moi que ton refus n'est pas lié au fait
que je ne te plais pas...
— Si tu me plaisais, cela ne durerait pas
longtemps.
— Tu crois ?
— Je le sais.
— Je t'envie, alors. Car le désir que j'ai pour
toi n'est pas contrôlable. Et je ne sais plus quoi
faire pour comprendre ce qui m'arrive, surtout
quand tu te montres aussi têtue.

Finn dévisagea Shane, bouche bée. Ça, c'était


un aveu !
L'espace d'une seconde, elle se surprit à
envisager sérieusement ce qu'il lui proposait.
Elle était folle ou quoi ? Une liaison avec cet
homme conduirait à des problèmes majeurs.
Elle s'éclaircit la gorge avant de parler.
— Si tu as tant envie de moi, Shane, alors il y
a une seule chose que tu puisses faire pour
m’obliger à reconsidérer ma position.
— Et quelle est-elle ?
— Quitte la caserne, et je te jure que nous ne
quitterons pas la chambre pendant une semaine.
— Mais c'est complètement ridicule ! Elle
ignora sa remarque et enfonça le clou.
— Si tu étais quelqu'un d'autre, nous
n'aurions même pas cette conversation. Eddie t'a
déjà dit que je ne sortais pas avec des pompiers.
Point final.
Eddie l'avait mentionné, en effet, mais Shane
n'y avait pas prêté attention. Sûrement parce qu’à
l'époque, cela ne lui avait pas semblé important.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne veux pas finir comme ma
mère.
Seigneur, elle n'aurait jamais imaginé
prononcer ces mots à voix haute !
Elle s'empourpra à cette déclaration, puis elle
se ressaisit, épousseta les pans de sa veste et
ajouta avec un petit sourire en coin :
— C'est ma proposition. Elle est à prendre ou
à laisser.
En s'éloignant, elle sut qu'elle avait eu le
dernier mot.
Elle savait pertinemment que jamais Shane
Dwyer n'abandonnerait une activité qu'il aimait
par-dessus tout.
Et que jamais il ne quitterait sa famille
d'adoption. Même pour une femme.
-6-

Quand Eddie rentra, le soir-même, il ne


parut pas remarquer la tension qui régnait dans
la maison
— Salut, Shane. Où est Finn ?
Shane avait entendu la porte d'entrée claquer
tout à l'heure, lorsque Finn était revenue du
travail, puis l'eau couler dans la baignoire.
Depuis, c'était le silence complet.
— En haut, répondit-il vaguement à son ami.
Il n'avait aucune envie d'aller voir où elle se
cachait. Elle pouvait bien se noyer, ça lui était
totalement égal !
Quitter les pompiers, avait-elle dit. Non,
mais quelle idée saugrenue !
Eddie se laissa tomber dans un fauteuil.
— Comment va-t-elle ?
— Bien, dit Shane en concentrant son
attention sur l'écran du téléviseur où se jouait un
match de foot.
Après plusieurs secondes de silence, il leva
les yeux sur Eddie.
— J'ai l'impression qu'elle fait face à la
situation, ajouta-t-il.
— Elle a du caractère, fit Eddie en hochant la
tête.
Ça, c'était un euphémisme.
— Vous vous entendez bien, tous les deux ?
La bouteille de bière que Shane tenait à la
main se figea à dix centimètres de ses lèvres. Mais
il se ressaisit rapidement et porta le goulot à sa
bouche.
— Au poil, grogna-t-il. Eddie éclata de rire.
— Vous vous êtes déjà disputés ?
— Non... Disons que nous avons des
divergences d'opinion.
— Ah, je reconnais bien là 1’esprit de
contradiction de ma petite sœur. Elle a toujours
un avis différent du mien.
Shane reposa sa bière sans rien dire.
Peut-être, mais il était sûr que Finn n'avait
jamais demandé à son frère de quitter les
pompiers.
Il mourait d'envie d'en parler. Eddie était
l'ami auquel il aurait ouvert son cœur dans
n'importe quelle autre circonstance. Il aurait
compris l'absurdité d'une telle demande, et tous
deux auraient discuté autour d'une bonne bière
au sujet des femmes qui s'obstinaient à vouloir
changer les hommes...
Mais là, ce n'était pas possible.
— A quel sujet était votre désaccord ?
s'enquit Eddie, visiblement étonné que sa
remarque n'ait pas provoqué de réponse.
— Les émissions de chirurgie esthétique,
lâcha Shane.
Ce fut la seule réponse qui lui vint à l'esprit
sous la pression.
— Finn pense qu'elle doit passer au bistouri
pour gommer ses défauts, ajouta-t-il.
Eddie éclata d'un rire sonore.
— Elle ferait mieux de s'en prendre à maman
! C'est la faute de nos parents si nous sommes
comme nous sommes. Finn a toujours eu des
complexes à cause de sa grande taille et de ses
formes.
Shane dut cligner des yeux plusieurs fois
devant l'écran pour empêcher son esprit de trop
s'attarder sur ce que lui suggérait ces derniers
mots. Il essaya de se focaliser sur quelque chose
de moins sexuel.
— Comment va ta mère? s'enquit-il d'un ton
neutre.
— Super ! Elle sort avec un banquier depuis
quelque temps. Je crois qu'elle commence à
s'attacher à lui.
— Elle est heureuse, alors ? Les yeux d'Eddie
le jaugèrent.
— Bien sûr qu'elle l'est. Pourquoi cette
soudaine inquiétude ?
Shane tourna un visage souriant vers Eddie.
— N'ai-je pas le droit de m'enquérir de ma
favorite ?
Tous deux rirent avec un bel ensemble
— Eh oui, si elle avait vingt ans de moins, je
crois qu'elle tenterait sa chance avec toi !
Le regard de Shane s'adoucit.
Moira McNeill était une femme merveilleuse,
qui l'avait en quelque sorte adopté dès le premier
jour où il avait mis les pieds chez elle en
compagnie d'Eddie. A chaque rencontre, il flirtait
outrageusement avec elle. C'était devenu un jeu
entre eux.
— J'aurais pu être ton beau-père... Eddie
grimaça.
— Ne parle pas de malheur.
— Oh, fiston !
Ils tombèrent dans un silence confortable.
Shane étendit les jambes devant lui et
savoura une longue gorgée de bière, cherchant
désespérément comment aborder le sujet qui
l'avait perturbé toute la journée.
Finalement, il se lança.
— Cela a dû être dur pour ta mère après le
décès de ton père...
Eddie ne dit rien pendant plusieurs
secondes, puis il répondit dans un souffle.
— Oui.
— Heureusement, Moira est une femme de
caractère.
— Affirmatif.
Il était difficile de tirer les vers du nez à
Eddie, et Shane n'ignorait pas qu'il s'aventurait
sur un terrain délicat. Il savait qu'Eddie et Finn
avaient perdu leur père alors qu'ils étaient encore
tout gamins. Il savait aussi que M. McNeill était
pompier. Mais c'était à peu près tout.
Devant la réaction d'Eddie, il comprit que ce
ne serait pas par lui qu'il en apprendrait
davantage.
Ce qui voulait dire qu'il n'avait d'autre choix
que d'interroger Finn.
— Je vais emménager avec Kathy, annonça
Eddie de but en blanc.
Ces mots tirèrent Shane de ses réflexions.
— Quoi ?
Evitant son regard surpris, son ami se
pencha en avant et posa ses coudes sur ses
genoux.
Une troublante situation
— Ça faisait un moment que j'y pensais, mais
je ne voulais pas te laisser dans la mouise.
Comme Callum venait de partir...
Shane hocha la tête.
Lorsqu'il avait acquis sa maison, quelques
années auparavant, il n'avait pas mis longtemps à
se rendre compte qu'il ne pourrait pas faire face
financièrement, raison pour laquelle il avait
accueilli deux colocataires. Depuis, sa situation
s'était considérablement améliorée. Callum avait
été le premier à partir pour s'installer à la
périphérie de la ville. C'était la raison pour
laquelle il y avait de la place à l'heure actuelle
pour héberger Finn.
— Ne t'inquiète pas pour moi, le rassura-t-il.
Mais tu es sûr de ce que tu fais avec Kathy ?
Le visage de son ami s'éclaira.
— Absolument certain. Nous en avons
beaucoup discuté, et cela nous semble dans
l'ordre normal des choses. Tu vois ce que je veux
dire?
En tait, non, il ne voyait pas. Il n'avait jamais
rencontré une femme avec qui il ait eu envie de
passer sept jours d'affilée. Mais il n'avait jamais
non plus jusqu'alors rencontré une femme qui le
perturbe autant que...
Il fronça les sourcils.
Ce qu'Eddie interpréta de la mauvaise façon.
— Je suis navré, Shane. Je te donnerai
l'équivalent d'un mois de loyer, si cela peut
t'aider.
Shane se reprit et secoua la tête.
— Mais non, Eddie, tu n'as pas à me donner
quoi que ce soit. Je vais mettre une annonce au
boulot. Quelqu'un a sûrement besoin d'une
chambre. Une personne fera l'affaire. Eddie
sembla se détendre.
— C'est la fin d'une ère, n'est-ce pas ? dit-il
avec un brin de nostalgie.
— Ouais... Mais ce n'est pas comme si tu
envisageais de quitter le pays.
— Sûrement pas.
— Alors, rien ne changera. Si ce n'est que
j'aurai dorénavant un contrôle total sur la
télécommande.
— Oui, si tu arrives à l'arracher à Finn !
Une image de Finn et lui en train de lutter
s'installa dans le crâne de Shane.
Oh, ils avaient de multiples raisons de se
bagarrer, et une étincelle suffirait à les embraser !
D'ailleurs, après ce que Finn venait de lui faire
endurer, il avait bien l'intention de la torturer en
retour.
— Tu devrais convaincre ma sœur de rester
ici un moment, déclara Eddie. L'assurance risque
de ne pas la rembourser avant plusieurs mois.
Hein ? Eddie pensait que Finn et lui
devraient vivre ensemble? Une expérience
intéressante, à n'en pas douter !
— Je ne crois pas que cela marcherait...
— Elle te ferait perdre tes moyens, c'est ça ?
Comme Shane se contentait de hausser un
sourcil,
Eddie laissa tomber le sujet.
— Bref, dit-il, Kathy et moi avons décidé de
faire une petite fête pour notre installation.
Shane retrouva le sourire.
— Bonne idée.
Une troublante situation
Voilà ce qu'il lui fallait ! Une soirée bien
arrosée, avec l'opportunité de rencontrer des filles
célibataires et pas compliquées.
— Tu veux la faire ici ?
— Non, chez Kathy. Elle adore jouer les
hôtesses. Aïe ! Ce ne serait sans doute pas le
genre de soirée qu'il avait en tête.
— Tu parles plutôt d'un dîner, alors?
— C'est son souhait. Mais moi, j'ai une autre
idée.
Eddie se leva avec un sourire rusé.
— J'ai même trouvé un thème, comme
lorsque nous faisions des fêtes ici. Je vais monter
inviter Finn, elle adorait ce genre de soirées.
Shane hocha la tête.
Pas moyen d'échapper à Finn, décidément !
Il portait sa bouteille de bière à ses lèvres
tout en regardant Eddie monter à l'étage quand la
bouteille s'immobilisa en l'air une seconde fois.
Eddie déménageait... Ce qui signifiait qu'il
allait se retrouver seul avec Finn. Complètement
seul.
Jamais il ne quitterait la caserne pour elle,
c'était une certitude. En revanche, cela ne
l'empêchait pas de continuer à la titiller jusqu'à ce
qu'elle se rende compte qu'elle avait tort et lui
raison.
Un sourire se dessina sur ses lèvres tandis
que la bouteille arrivait enfin à destination.
Shane Dwyer n'avait jamais perdu une
bataille.
Fionoula McNeill pouvait donc s'attendre à
des jours difficiles.
Finn soupira à part elle.
Si Shane continuait à la fixer ainsi, elle allait
se mettre à hurler.
Chez lui, elle usait de toutes sortes de
stratagèmes pour l’éviter, mais ici... Quoi qu'il en
soit, il serait dorénavant difficile qu'ils retrouvent
la relation qu'ils avaient avant qu'elle ne lui
donne son ultimatum.
Un ultimatum complètement ridicule,
d'ailleurs. Car elle savait qu'il n'y avait pas la
moindre chance pour que Shane s'y plie. Il aimait
beaucoup trop son métier. Et puis, elle n'était pas
non plus connue pour être une irrésistible reine
du sexe.
Quoique... Avec le bon partenaire, elle était
capable de bien des choses.
En tout cas, la bonne entente qui régnait
entre Shane et elle par le passé lui manquait.
Avant, ils étaient à l'aise en compagnie l'un
de l'autre, ils plaisantaient souvent, se
taquinaient avec malice. Tout était tellement plus
simple. Maintenant, à chaque lois qu'elle parlait
ou riait avec quelqu'un, elle sentait les yeux de
Shane sur elle. Et lorsqu'elle osait un regard vers
lui, il se contentait de sourire paresseusement et
de la fixer, et ce simple regard suffisait à faire
courir son sang plus vite dans ses veines et à
affoler son cœur.
En outre, les efforts qu'elle déployait pour
paraître décontractée devant lui l'épuisaient.
— Finn, c'est à toi, clama la voix d'Eddie en
provenance du sofa sur lequel il était affalé.
Il agitait un morceau de papier dans sa
direction.
— Ton nom est sorti du pot !
Génial. De toutes les idées puériles que son
frère avait jamais trouvées pour animer une fête,
celle-ci décrochait le pompon. De toute façon, elle
détestait ces soirées à thème.
— Allez. Finn, l'encouragea-t-il. Fais honneur
à notre famille ! A contrecœur, elle se traîna
jusqu'au tapis de jeu de Twister.
— Je te déteste.
— Mais non, tu m'adores !
Son frère replongea la main dans le pot et en
sortit un deuxième morceau de papier qu'il
déplia.
— Oh oh, ça devrait être sympa ! commenta-
t-il en s'esclaffant.
Elle lui lança un regard noir. Il y avait une
dizaine de noms dans ce pot, il n'était tout de
même pas possible que...
— Shane, mon pote, arrive ici ! s'écria Eddie.
Ce dernier traversa lentement la pièce,
souriant comme s'il avait eu la conviction que cela
arriverait.
— Ce devrait être amusant, commenta-t-il.
Il leva l'index et, les yeux pétillant de malice,
fit signe à Finn d'avancer vers lui.
— Viens un peu par là. Et donne-toi à fond.
Elle plissa les yeux.
Il avait envie déjouer? OK, on allait voir ce
qu'on allait voir !
Mais, dix minutes plus tard, elle-même
n'avait plus du tout envie de jouer.
— Attention à mes mains ! rugit-elle.
— Oh, je fais attention, ne t'inquiète pas.
Des yeux d'un bleu profond plongèrent dans
les siens, la fixant avec intensité, puis l'un d'entre
eux cligna de façon appuyée.
— Très très attention, ajouta-t-il.
Elle lui adressa l'un de ses célèbres regards
meurtriers pendant qu'il effectuait le mouvement
requis.
Il avait besoin de toute évidence de porter
des lunettes, car il continuait malgré tout à lui
sourire béatement... Et puis, il était trop près
d'elle, cette proximité lui faisait perdre ses
moyens. Pourrait-elle un jour se dérober à ce sort
qu'il semblait lui avoir jeté?
— Finn, pied droit sur le vert !
Elle tourna pour échapper au regard
troublant de Shane et chercher du vert.
Apercevant une pastille libre mais difficile
d'accès, elle poussa un gros soupir.
Shane laissa alors tomber sa tête de manière
à pouvoir la regarder entre les jambes et éclata de
rire.
Le son sembla sortir du plus profond de sa
gorge, vibrer dans le petit espace les séparant et
courir jusqu'à ses seins, qu'elle sentit soudain
lourds et douloureux.
Puis il releva la tête et chercha son regard,
empli de toute la résignation du monde.
— Allez, McNeill !
— J'ai l'air d'une contorsionniste ou quoi ?
— J'ai entendu dire que tu avais fait du
yoga... Et puis, tu sais, je suis prêt à découvrir
tous tes talents cachés. Quoi qu'il en soit, je suis
certain que tu es heureuse que nous n'ayons pas
suivi la suggestion d'Eddie et opté pour un
Twister « dénudé » !
Elle rougit jusqu'aux oreilles. C'était la faute
d'Eddie et de son idée saugrenue de jouer ce soir
à des jeux de société pour gamins. Enfin, avait-ils
encore l'âge de jouer à Twister ? Ils avaient
échappé à l'option « dénudé » uniquement parce
que Finn avait invoqué qu'il ne s'agirait alors plus
du tout d'une activité « pour enfants » !
Et la voilà qui s'apprêtait à se tordre dans
tous les sens sous le corps de Shane en présence
d'un public, alors quelle avait dépensé une
énergie folle ces derniers temps pour éviter de se
retrouver dans cette position en privé !
C'était vraiment trop rageant.
Elle passa la langue sur ses lèvres, se
demandant comment effectuer le mouvement
sans s'écrouler.
Fionoula McNeill n'était pas une mauviette,
après tout ! Elle gagnerait ce jeu quoi qu'il lui en
coûte. Même si, pour ce faire, elle devait mourir
étouffée par le poids du corps de Shane Dwyer !
Tout ce qu'elle avait à faire était de se
concentrer sur le jeu et non sur ce corps si proche
du sien. Et également de faire fi du parfum
familier qu'elle humait à chaque inspiration. Et...
Rien de plus simple, en fait. Juste une
histoire de concentration.

Shane commençait à donner des signes de


faiblesse.
Il sentit une brusque décharge électrique le
traverser quand le bout de la langue rose de Finn
pointa entre ses lèvres. Les yeux plissés par la
concentration, la jeune femme projeta ses longs
cheveux d'un côté pour libérer son champ de
vision et cligna des yeux.
Elle avait le don de l'appâter l'air de rien et
de faire du plus simple des gestes une invite...
Il ressentait un tel besoin de l'embrasser qu'il
manqua perdre pied.
— Bon, tu te décides à bouger, oui ou non ?
s'impatienta-t-il.
Finn dut percevoir la tension dans sa voix.
Elle pencha la tête, et ses paupières
papillonnèrent.
— Que se passe-t-il ? Tu trembles ou quoi ?
Elle fit la moue.
— Tu veux abandonner, mon vieux ?
Les yeux de Shane brillèrent, et il rapprocha
encore son visage du sien, l'éventant de son
souffle.
— Vas-y, bébé. Je suis de taille.
Alors elle entreprit un mouvement très
compliqué avec sa jambe droite et parvint à
atteindre la pastille verte avec une adresse qui le
surprit.
— A ton tour, dit-elle avec un sourire
triomphant. Elle était presque allongée sous lui,
exactement où il avait envie qu'elle soit. S'ils
avaient été seuls...
Ses yeux se trouvaient maintenant très
proches de ses seins ronds. Pendant un moment,
il s'autorisa à admirer la vue. S'ils avaient joué à
la version dénudée de Twister, il n'aurait eu qu'à
se rapprocher de trois centimètres pour placer sa
bouche autour...
— Hé ho!
La voix d'Eddie retentissait dans leur dos.
— Dis donc, ce sont les atouts de ma sceur
que tu es en train de reluquer, mon pote !
Shane jeta un coup d'œil vers les convives
affalés sur le sofa. Décidé à se sortir coûte que
coûte de cette situation qui menaçait de devenir
dangereuse, il grommela :
— Je n'avais pas remarqué.
— Comment peux-tu rater ça?
— Eh bien...
— Bon, ça suffit ! s'écria Finn. Je préférerais
que mes seins ne deviennent pas le principal sujet
de conversation de cette soirée.
Etait-ce l'effort ou l'embarras qui lui
empourprait les joues ? Pourtant, Finn aurait dû
être habituée aux taquineries sur ses formes. Cela
faisait des années qu'Eddie et ses amis — y
compris Shane — s'en donnaient à cœur joie !
Mais aujourd'hui, c'était différent : il y avait
entre eux une tension sexuelle qui n'existait pas
par le passé.
Il n'était d'ailleurs pas moins troublé qu'elle,
et une question le taraudait : comment se faisait-
il qu'il soit beaucoup plus perturbé par Finn
McNeill que par les autres femmes qu'il avait
l'habitude de fréquenter?
Enfin, peu importait après tout. C'était là, et
c'était formidable.
— Main gauche, couleur rouge, Shane !
entendit-il.
Ses yeux errèrent de nouveau sur le décolleté
de Finn.
Il n'avait jamais aimé les femmes trop
minces. Il n'avait pas envie d'une femme qui lui
donnerait l'impression qu'il pourrait la briser rien
qu'en la serrant contre lui. Non, il préférait les
femmes voluptueuses, pouvant remplir l'étreinte
de ses bras. Et Finn répondait pleinement à ce
critère.
Un morceau de dentelle attira son attention.
Portait-elle... ?
— Tu vas bouger, oui on non ?
La voix de Finn le fit sursauter, et il ramena
les yeux sur son visage.
Ce visage écarlate, ces yeux écarquillés, ces
pupilles dilatées... Oui, il savait reconnaître le
désir !
Il lui décocha un sourire nonchalant, puis il
releva la tête, la joue contre la sienne, afin de
regarder par-dessus son épaule.
— Tu restes tranquille, d'accord ? Pas de
mouvement de yoga pour me distraire. Laisse-
moi faire le travail.
Finn déglutit pour apaiser sa gorge sèche.
Elle se força à respirer normalement tandis que
Shane tendait la main vers la pastille orange.
Ce faisant, son entrejambe lui effleura la
hanche. Elle écarquilla les yeux, et ses doigts
tremblèrent sur le tapis.
Il était excité par ça? Mais, à vrai dire, y
avait-il quelque chose qui ne l'excitait pas ?
Elle croisa de nouveau son regard et comprit
qu'il savait.
Shane savait qu'elle avait senti son sexe dur
contre sa hanche. En d'autres mots, il savait
quelle savait qu'il était excité.
Il ne baissa pas les yeux, la défiant en battant
de ses longs cils.
— A toi, bébé.
-7-

Finn fronça les sourcils, déterminée.


Bon. Puisque Shane venait — bien
involontairement — de lui donner un avantage
certain, elle allait jouer le tout pour le tout !
D'abord, elle cambra le dos au maximum afin
d'accentuer l'ouverture de son décolleté.
Elle vit Shane faire les yeux ronds, aperçut la
veine de sa tempe qui palpitait. Puis, il plongea
les yeux dans les siens.
Bien. Il venait de comprendre qu'elle portait
l'une de ces parures en dentelle minimalistes qu'il
affectionnait tant.
Alors, avec un simple battement des cils, elle
sourit.
— C'est mon tour, en effet.
Elle éleva puis abaissa la hanche, juste une
fois, pour effleurer l'entrejambe de Shane.
Le résultat ne se fit pas attendre! Elle
l'entendit prendre une brusque inspiration et le
sentit vaciller.
Son sourire s'agrandit en le voyant lutter
pour garder l'équilibre. Elle apercevait même une
goutte de transpiration au-dessus de sa lèvre
supérieure !
— Tu ne joues pas à la loyale, grommela-t-il
tout proche de son visage.
— Si tu savais ce que je suis capable de
faire..., chuchota-t-elle d'un ton enjôleur.
Cette simple déclaration parut faire craquer
Shane, Ses cuisses se mirent à trembler, ses pieds
dérapèrent sur le tapis... Et il s'effondra
lamentablement en l'entraînant dans sa chute.
Ils se retrouvèrent affalés dans un imbroglio
de membres entremêlés.
Autour d'eux, il y eut des éclats de rire et des
applaudissements.
— Tu as perdu! s'exclama-t-elle avec un
sourire jubilatoire.
Dorénavant, il savait qu'avec elle, ce n'était
pas lui qui faisait la loi !
Quoique, avec ses jambes emmêlées à celles
de Shane et son torse pressé contre ses seins, elle
n'était plus très sûre de qui était perdant ou
gagnant ! En fait, l'instant était tout proche de ses
fantasmes nocturnes. Sauf que dans ses
fantasmes, Shane et elle étaient beaucoup moins
habillés...
— C'aurait été encore plus drôle si on avait
joué à Twister dénudé ! fit-il remarquer avec à-
propos.
— Dans tes rêves, s'esclaffa-t-elle.
Pendant qu'Eddie tirait le nom des deux
prochains adversaires, elle attendit que, en bon
gentleman, Shane l'aide à se relever. Car bien sûr,
d'une seconde à l'autre, il bougerait, sauterait sur
ses pieds et lui tendrait la main.
D'une seconde à l'autre...
Mais Shane posa un coude sur le sol et
appuya la tête contre sa main afin de l'étudier de
son regard intense.
Il devait chercher une façon de se relever
sans lui faire de mal. Evidemment.
— Ça va? s'enquit-il.
— Bien, merci, répondit-elle en souriant.
— Tant mieux, fit-il en hochant la tête. Elle
battit des paupières.
Il allait se lever, maintenant... Shane battit
des paupières en retour. Peut-être serait-il poli de
lui rendre la faveur et de lui demander s'il allait
bien ?
— Et toi?
— Hein?
— Toi, ça va ?
— Oh oui ! A cent pour cent ! Et même mieux
que ça.
Elle se rembrunit.
Elle venait de gagner, quand même !
Qu'avait-il à être si content ?
— Bon, tu pourrais bouger, maintenant ?
s'impatienta-t-elle en haussant le ton.
— Oui, Dwyer, bouge ! fit une voix. On a
besoin du tapis.
— Tu vois, ils ont besoin du tapis.
— Ils l'auront quand ils auront désigné les
nouveaux joueurs.
Elle se retint de le gifler. Elle se tortilla en le
repoussant de sa main libre.
— Lève-toi, espèce de mufle ! Shane ne
bougea pas d'un pouce.
— Tu estimes toujours que tu as gagné
quelque chose ? lui dit-il à voix basse.
— Je sais, il t'est difficile d'accepter une
défaite, répliqua-t-elle en gigotant de plus belle,
les yeux brillant d'une lueur dangereuse. Et c'ost
la deuxième fois en quelques jours, n'est-ce pas ?
Mon pauvre !
Shane acquiesça sagement.
— Tu peux bien estimer que j'ai perdu,
répliqua-t-il en la maintenant plus fermement à
terre. Moi, je ne l'envisage pas de la même façon
que toi.
La respiration haletante, elle lui lança un
regard meurtrier.
— Explique-moi un peu en quoi tu as gagné,
génie !
Baissant la tête, il lui murmura à l'oreille :
— Eh bien, premièrement, tu portes la
lingerie que je t'ai achetée.
Elle sentit un frisson lui parcourir l'échiné et
eut soudain l'impression que ses seins étaient
compressés plus que d'ordinaire dans la fine
dentelle.
— Et deuxièmement, reprit Shane, je vais
prendre un plaisir extrême à te faire payer ton
attitude.
Comme il jetait un rapide coup d'ceil par-
dessus son épaule pour regarder leurs amis, elle
profita de cette baisse d'attention momentanée
pour se libérer. Elle le repoussa sans
ménagement, roula sur elle-même et, après une
glissade disgracieuse sur le tapis, fut sur ses
pieds.
De ses mains tremblantes, elle remit d'abord
ses cheveux en place, puis ses vêtements, et elle
s'accorda enfin un sourire devant l'air ébahi de
Shane. En l'espace d'une seconde, elle mit ses
talents de comédienne en route et s'esclaffa
bruyamment à l'attention de leurs amis.
— Espèce de salaud ! lui cria-t-elle.
Shane posa les mains sur la poitrine et se
laissa retomber sur le sol, feignant la douleur.
— Ouille!
Après un regard en direction de son frère qui
les observait d'un air soupçonneux, elle enfonça le
clou.
— Quel salaud, répéta-t-elle.
— Eh, nous le savons tous.
— Je vais chercher mes affaires, annonça-t-
elle. Je travaille demain.
Elle envoya un sourire narquois à Shane.
— Non, ne te lève pas. Ne te donne surtout
pas cette peine ! lui dit-elle.
— Tu t'en vas ?
— Eh oui, je vous laisse à vos petits jeux.
Eddie se pencha pour murmurer quelque chose à
l'oreille de Kathy, puis il ôta le bras qu'il avait
passé autour des épaules de son amie pour se
lever.
— Je peux te parler ? dit-il discrètement à
Finn en l'entraînant vers l'entrée.
— Eddie, écoute, je dois vraiment y aller. J'ai
pas mal de pain sur la planche qui m'attend
demain et...
— Oui, oui, je sais. « Un tiers du chiffre
d'affaires de l'année en un mois. » Je voulais juste
te dire quelque chose.
— Qu'y a-t-il ?
Elle croisa les bras sur sa poitrine, inquiète
de voir que son frère ne parvenait pas à soutenir
son regard.
— Qu'est-ce que tu nous mijotes ? demanda-
t-elle.
— Qu'est-ce qui te fait croire que je mijote
quelque chose ?
— Tu es mon frère, et que je te connais par
cœur. Il lui rendit son sourire affectueux.
— A partir de ce soir, je m'installe ici,
annonça-t-il.
— Maintenant ? s'exclama-t-elle en
écarquillant les yeux. Mais... Je croyais que tu ne
l'envisageais pas avant plusieurs mois.
Eddie haussa les épaules.
— Maintenant que j'ai pris ma décision, ce
serait ridicule d'attendre plus longtemps. La vie
est trop courte.
C'était un argument que tous les deux
comprenaient fort bien, ils l'avaient appris à leurs
dépens. Donc, elle comprenait.
Certes... Mais cela ne la réconfortait pas de
savoir que, dorénavant, elle allait être toute seule
entre quatre murs avec Shane Dwyer !
L'incertitude dans les yeux de son frère la
perturba. Elle se montrait égoïste, et cela ne lui
ressemblait pas.
Elle tendit la main et emmêla ses doigts aux
siens.
— Je suis heureuse pour toi. Tu le sais, n'est-
ce pas ?
Eddie lui serra la main en retour. Puis il
l'examina avec sollicitude.
— Tu vas bien ?
— Ça va, répondit-elle avec un sourire forcé.
— Cela ne doit pas être facile pour toi. Perdre
ta maison et tout le reste...
— Non, ce n'est pas facile, en effet. Mais je
m'en sors, ne t'inquiète pas.
— Tu sais, je vais continuer à t'appeler après
chacune de mes astreintes.
— Merci, p'tit frère, répondit-elle, tandis
qu'une bouffée de tendresse l'étreignait.
— Je t'en prie.
Il plissa les yeux.
— Tout ira bien avec Shane ?
Cette question la prit au dépourvu, venant
d'Eddie. Qu'avait-il vu exactement du petit jeu
auquel s'étaient livrés Shane et elle quelques
minutes plus tôt ?
La dernière chose qu'elle souhaitait était que
ce qui se passait entre eux ait des répercussions
sur la relation que Shane entretenait avec Eddie.
Tous deux étaient amis depuis toujours. Ils se
considéraient presque comme des frères.
Elle, elle n'avait jamais réussi à considérer
Shane Dwyer comme un frère !
— Ça ira, je t'assure, reprit-elle en serrant de
nouveau la main d'Eddie. Je ne reste que jusqu'à
Noël, ce qui me laisse le temps de trouver autre
chose.
Eddie lui déposa un baiser sur la joue.
— Si tu as besoin de quelqu'un pour lui
botter les fesses, tu n'as qu'à m'appeler.
— Je n'y manquerai pas.
Elle savait qu'elle n'en ferait rien. Elle
gérerait ses problèmes avec Shane toute seule
comme une grande.
Et d'abord, elle allait devoir décider de la
conduite à tenir.
Car une réalité se faisait jour peu à peu dans
son esprit confus : Shane ne semblait pas du tout
disposé à abandonner la partie. ,

Il devait être près de 3 heures du matin


lorsque Finn descendit chercher un verre d'eau.
— Tu as encore fait un mauvais rêve ?
Dans l'obscurité du salon, la voix grave de
Shane la fit sursauter.
Il était affalé sur le sofa, dans ses vêtements
de la soirée précédente.
— Tu m'as fichu une peur bleue, lui
reprocha-t-elle. Qu'est-ce que tu fais là, dans le
noir?
— Je réfléchis.
Il tendit la main pour allumer la lampe la
plus proche, qui projeta une lumière tamisée dans
la pièce.
— Je t'ai entendue crier. Je m'apprêtais à
monter te voir.
Heureusement qu'il ne l'avait pas fait ! Il
l'aurait trouvée dans un état pitoyable. Elle s'était
réveillée en sanglots et avait dû rester un long
moment allongée jusqu'à ce que ses larmes se
tarissent.
Elle n'avait aucune envie d'expliquer quoi
que ce soit à Shane, pas plus que de
psychanalyser son rêve.
— Je suis juste venue chercher un verre
d'eau.
— Tu as envie que nous parlions ?
La douceur de son ton ainsi que la sollicitude
qu'elle lisait dans ses grands yeux bleus la firent
fondre instantanément.
Shane pouvait s'avérer diablement séduisant
quand il s'y mettait.
— Merci, je vais...
— « Bien » ? termina-t-il avec un sourire
ironique.
— Oui, répondit-elle platement.
L'horloge de la cuisine retentit lourdement
dans le silence, et elle prit soudain conscience des
battements accélérés de son cœur et de sa
respiration laborieuse.
Bon sang ! Elle avait toujours l'impression
d'être une ado timide quand elle se retrouvait en
présence de Shane. Elle n'était tout de même pas
une vierge qui ne saurait pas quoi faire quand
ils...
Oh, non ! Voilà qu'elle avait mentalement
franchi la prochaine étape. La question n'était
plus de savoir si mais quand cela se produirait.
— Qu'y a-t-il ? s'enquit Shane
— Rien, fit-elle en évitant son regard.
Il ne la lâcha pas des yeux tandis qu'elle lui
tournait le dos et marchait vers la cuisine.
— Tu ne pourras pas m'éviter indéfiniment,
soupira-t-il. Nous sommes seuls dans cette
maison, maintenant.
— Je ne cherche pas à t'éviter, rétorqua-t-
elle. Il laissa échapper un rire bref.
— Menteuse !
— Je fais seulement en sorte de ne pas
envahir ton espace.
— Je n'ai pas besoin de garder mes distances
avec toi, Finn.
— II te faut un peu de temps pour... digérer
tout ça.
Une troublante situation
II secoua la tête avec frustration.
— Parce que tu crois que c'est aussi simple ?
Tu ne comprends vraiment rien.
Quand elle l'entendit se lever du sofa, elle
resta immobile, les battements de son cœur
cognant douloureusement dans sa cage
thoracique.
Elle aurait dû rétorquer de façon sarcastique
à sa dernière remarque, mais elle n'en fit rien.
Elle aurait dû tourner les talons et aller se
réfugier dans sa chambre, mais elle n'en eut pas
la force. Elle ne bougea pas et attendit de sentir
l'air vibrer derrière elle et d'entendre la voix grave
de Shane dans son oreille.
— Il ne s'agit pas d'un feu qui sé déclare tout
à coup, expliqua-t-il tout bas, mais de quelque
chose qui couve depuis bien longtemps entre
nous.
— Je ne peux pas avoir une relation avec toi.
Les mains de Shane effleurèrent avec
délicatesse ses bras nus, de ses coudes jusqu'à ses
poignets.
— Ce n'est pas une question de « pouvoir »,
Finn. C'est une question de « vouloir », bien que
nous sachions pertinemment tous les deux que tu
en as très envie. En réalité, tu ne fais que
repousser l'inévitable.
— Tu as décidé de quitter les pompiers, alors
? Les mains de Shane s'immobilisèrent autour de
ses poignets.
— Tu sais que je ne le ferai pas. Et tu me
connais suffisamment pour savoir aussi que je ne
laisserai pas tomber avec toi aussi facilement.
Elle tenta de se dégager, mais Shane ne la
laissa pas faire. Il la maintint suffisamment pour
lui faire comprendre qu'il n'en démordrait pas.
— Arrête, protesta-t-elle.
Alors, d'un geste, Shane l'attira contre lui.
Puis, de son nez, il repoussa ses cheveux pour
dégager son oreille et en chatouiller le lobe.
— Tu ne veux pas que j'arrête, lui souffla-t-il
à l'oreille.
Elle laissa échapper un soupir et renversa la
tête sur l'épaule de Shane.
Elle était lasse de lutter. Elle n'avait pas eu
une nuit de sommeil complète depuis que sa
maison avait brûlé. Elle allait le laisser faire le
temps d'une petite minute, puis elle lui ferait
entendre raison.
Le contact de sa bouche chaude contre son
oreille lui envoya un frisson le long de l'échiné. La
langue de Shane suivit le tracé de son oreille
avant de dessiner une ligne le long de son cou.
C'était le paradis.
— Tu ne veux pas vraiment que j'arrête,
répéta-t-il.
« Oh, Dieu, non ! » admit-elle en silence. Elle
ne le voulait pas.
Elle ne se déroba pas lorsqu'il lâcha ses
poignets pour saisir ses hanches à pleines mains.
Et pas plus lorsqu'il embrassa sa nuque puis son
épaule.
Comme elle laissait échapper un
gémissement, elle sentit les lèvres de Shane se
retrousser en un sourire contre sa peau, puis ses
mains progresser vers son ventre et le caresser.
— Voilà, dit-il. Tu en as autant envie que moi.
Arrête de résister, Finn.
Effectivement, elle en avait envie. Elle était
une hormone ambulante ! Tous les signes étaient
là : ses muscles internes qui se tendaient tandis
que les mains de Shane remontaient le long de
son ventre. Ses seins douloureux qui réclamaient
le contact de ses doigts. Elle ne pouvait pas nier.
Mais le problème ne résidait pas dans son
corps. Et, heureusement, sa tête était encore aux
commandes !
Trouvant finalement la force de se mouvoir,
elle leva les mains et les plaça sur celles de Shane
pour les immobiliser et faire cesser cette torture.
— J'en ai peut-être envie, mais je ne céderai
pas, déclara-t-elle.
Shane se figea derrière elle.
Elle se tendit, s'attendant à cé qu'il se mette
en colère.
— Explique-moi pourquoi, se contenta-t-il de
dire doucement.
Les mots se bousculèrent dans la tête de
Finn. La bataille qui se livrait à l'intérieur d'elle-
même était plus douloureuse que n'importe
quelle souffrance physique qu'elle aurait eu à
endurer.
— Dis-moi, insista Shane.
— Si je couche avec toi, dit-elle d'une voix
tremblante, je vais m'attacher à toi. C'est ce qui
arrive à la plupart des femmes, tu sais. Elles font
de l'acte quelque chose d'émotionnel.
— Et en quoi serait-ce mal ?
— Eh bien... Si quelque chose venait à
t'arriver pendant ton travail, j'en souffrirais en
tant qu'amie. Mais si j'étais ta partenaire, je n'y
survivrais pas. Je ne veux pas m'attacher à toi
plus que je ne le suis déjà.
Shane resserra son étreinte.
— Mais rien de fâcheux ne va m'arriver, je te
le jure !
— Tu n'en sais rien.
— Finn...
D'un geste vif, elle se dégagea de son
emprise.
— Tu ne sais pas, et je ne veux pas prendre le
risque.
Elle savait qu'il la trouvait ridicule de réagir
aussi exagérément à un événement qui ne se
produirait peut-être jamais.
Mais il n'avait pas été là, ce fameux jour.
Il n'avait pas été là lorsque la voiture s'était
arrêtée devant la porte d'entrée. Quand les
hommes en uniforme étaient venus annoncer à sa
mère que son mari était mort.
Le monde lui était tombé sur la tête, ce jour-
là.
L'homme le plus important de leur vie ne
reviendrait plus jamais. Son papa ne passerait
plus jamais le seuil de cette porte, il ne
soulèverait plus jamais sa petite fille dans ses bras
pour la faire tournoyer jusqu'à ce qu'elle en ait le
vertige...
Parce qu'un incendie l'avait emporté.
Elle ne pouvait se résoudre à revivre un jour
ce drame. Elle avait ses cauchemars pour le lui
rappeler.
Lentement, elle se retourna, cherchant le
courage de regarder Shane en face.
Elle lut la confusion dans ses yeux, ainsi que
la désapprobation dans ses sourcils froncés et ses
lèvres serrées.
Dans l'espoir qu'il comprenne, elle fit alors la
plus grande confession de sa vie.
— Tu sais, je tiens déjà beaucoup trop à toi,
Shane. Cela fait longtemps. Je ne peux pas
prendre le risque de tomber amoureuse de toi. Et
je pense que tu ne veux pas non plus prendre ce
risque, car tu n'es pas fait pour ce genre
d'engagement.
Puis elle recula et marcha vers l'escalier. Elle
y était presque parvenue lorsqu'il se décida à
parler.
— Je comprends mieux. Je ne suis pas
d'accord avec toi, mais je comprends.
— Merci.
— Ne me remercie pas, Finn. Je n'ai pas dit
que j'abandonnais. Je comprends mieux pourquoi
tu luttes autant.
— Je ne changerai pas d'avis.
— Et moi, je ne céderai pas. Tu peux
prétendre que ça passera, mais tu te trompes.
Dis-toi juste que je suis toujours là. Et je ne suis
pas disposé à arrêter de l'être !
-8-

— « Je suis toujours là »... Qu'est-ce que ça


veut dire exactement? demanda Mel en mordant
à belle dents dans son sandwich.
— Si j'en avais la moindre idée, je ne te le
demanderais pas.
— On dirait une réplique tirée d'un film. Finn
hocha la tête.
Elle était tellement désemparée au sujet de
Shanc qu'elle avait décidé de s'en ouvrir à une
tierce personne. Rien que le fait d'énoncer ses
incertitudes à haute voix lui ôtait un poids de
l'estomac,
— Alors ? fit-elle tout en s'essuyant le
menton avec sa serviette. Tu crois que je
dramatise ?
— Ce qui est dramatique, c'est que tu croies
que t'amuser un peu avec Shane va
automatiquement déboucher sur un accident
fatal...
Mel haussa un sourcil ironique.
— A moins que tu ne sois branchée par des
trucs qui peuvent faire vraiment mal, si tu vois ce
que je veux dire. Ce qui peut présenter un certain
attrait, je l'admets.
Finn lui lança un regard noir.
— Je te rappelle que tu es censée m'aider. Pas
te moquer.
— Mais j'essaie de t'aider ! C'est toi qui
résistes.
— Tu sais très bien pourquoi je ne peux pas
me lancer dans une aventure avec Shane Dwyer.
Cela ne marcherait pas. Je passerais mon temps à
me faire un sang d'encre en me demandant s'il est
sain et sauf. Tu crois que c'est une vie ?
— Mais tu es déjà impliquée avec lui, c'est ça
le vrai problème.
— Tu ne m'aides toujours pas.
— Ecoute, de toute évidence, il n'est pas
disposé à céder. Cela devrait te mettre la puce à
l'oreille. Une fois éconduit, n'importe quel
homme ayant autant de succès avec les femmes
que Shane Dwyer se contenterait d'aller séduire la
prochaine sur la liste. Il ne resterait pas seul bien
longtemps.
Une bouffée de jalousie traversa Finn à la
pensée de Shane séduisant une nouvelle
conquête, et elle fut aussitôt contrariée par sa
propre réaction.
Elle repoussa son sandwich, son appétit
volatilisé.
Elle n'était tout de même pas une de ces
femmes qui jouent à « si je ne peux pas l'avoir,
personne ne l'aura » !
Mel se pencha et lui tapota la main.
— Ne prends pas les choses trop au sérieux.
J'imagine qu'il est difficile de résister à Shane.
Pourquoi ne te permettrais-tu pas de prendre un
peu de bon temps avec lui pour te le sortir
définitivement du cerveau ? Rien ne dit que cela
ira plus loin...
Finn éclata de rire.
— Oh, bien sûr ! Du bon temps ! Mais cela ne
fera qu'aggraver les choses. Et je veux que nous
retrouvions l'entente que nous avions avant.
Elle avait eu tout loisir de retourner le
problème dans sa tête et savait très bien à quoi
s'en tenir : Shane ne serait jamais pour elle un
homme avec qui « s'amuser ».
Shane Dwyer était le genre d'homme à faire
craquer toutes les femmes. La profession qu'il
avait choisie lui donnait l'étoffe d'un héros. Si l'on
ajoutait à cela le fait qu'il était fort, de caractère
autant que physiquement, et qu'il était
certainement plus sensible qu'il ne le laissait
paraître... Tous les ingrédients étaient réunis
pour que n'importe quelle femme un peu sensée
ait envie de le garder très longtemps dans sa vie.
Pas seulement pour quelques semaines de plaisir
effréné !
— Désolée, dit-elle en consultant sa montre.
Je dois y aller.
— Mais tu as juste pris une pause d'une
demi-heure !
— Nous sommes débordés. Tu sais que, à
Noël, l'industrie musicale...
— Oui, oui, tu répètes la même chose chaque
année. « Le tiers de l'activité de l'année en un
mois », etc. Je pense toujours que ton patron
aurait pu t'ac-corder quelques jours. Ta maison a
été détruite dans un incendie, tout de même !
Elle poussa un soupir.
— Je ne suis pas vraiment en position de
réclamer, étant donné que c'est moi qui suis à
l'origine de mes malheurs. De toute façon, j'ai
grand besoin de travailler en ce moment. Quand
je suis au boulot, je ne suis pas obligée de
regarder la télé en compagnie de Shane Dwyer.
— Ou de faire autre chose avec lui... Elle
roula des yeux, exaspérée.
— Arrête un peu ! J'ai seulement besoin de
m'ac-crocher pendant les deux semaines et demie
à venir, et ensuite je pourrai me mettre en quête
d'un nouveau chez-moi.
— Tu sais, je suis vraiment navrée qu'il n'y ait
pas assez de place chez moi pour t'accueillir. Es-
tu sûre de ne pas vouloir te faire héberger chez ta
mère ?
Finn secoua la tête.
— Il y a deux heures de trajet.
Elle posa sa main sur le bras de Mel.
— Ne t'inquiète pas pour moi. Et puis,
bientôt, je retourne à la maison pour Noël.
Une étincelle de malice pétilla dans les yeux
de son amie.
— Où tu seras en sécurité, n'est-ce pas?
— Ha, ha!
Elle prit son sac à main et planta un baiser
sur la joue de Mel.
— Finn, dit celle-ci en la retenant par le bras.
— Quoi?
— Réfléchis un peu au fait que Shane te
pourchasse avec autant d'assiduité. Peut-être
représentes-tu plus pour lui qu'une simple
passade.
Finn laissa échapper un rire aigu.
— Tu plaisantes ! Il n'y a pas plus volage que
lui. Elle pressa la main de Mel et se tourna à
nouveau pour partir. Elle était à peine arrivée à la
porte qu'elle entendit son amie la rappeler.
— Hé, Finn !
Elle regarda par-dessus son épaule.
— Oui?
— Souviens-toi, dit Mel d'une voix de
Terminator. « Je suis toujours là ! »
Riant malgré elle, Finn sortit dans la rue et
remonta le col de son manteau.
Le vent de ce début décembre, vif et piquant,
faisait voleter les mèches de ses cheveux.
Au bout de quelques mètres, elle se rendit
compte que son téléphone portable sonnait.
Bousculant un couple en train de faire ses
emplettes de Noël, elle s'appuya contre une
vitrine et sortit son téléphone de la poche de son
manteau.
En découvrant le nom sur l'écran, elle fronça
les sourcils.
Il était trop tôt. Eddie ne l'appelait en général
qu'à la fin de sa permanence.
— Allô, Eddie ? Que se passe-t-il ?
Elle distingua avec difficulté la voix de son
frère dans le lointain.
— Parle plus fort, demanda-t-elle. Je suis en
ville.
— Je tenais juste à te dire que nous allons
bien avant que tu n'apprennes la nouvelle.
— Quelle nouvelle ?
— Nous sommes intervenus ce matin sur
l'incendie d'une maison...
Le cœur de Finn se mit à battre à coups
précipités. C'était Eddie qui appelait, donc il allait
bien. Mais elle savait aussi que c'était le jour où
lui et Shane travaillaient ensemble...
— Il y a des blessés parmi vous ?
— Ça a été délicat, mais tout le monde s'en
est sorti.
— Et Shane ? fit-elle en tentant de contrôler
le tremblement de sa voix. Il est avec toi ?
— Non, mais il va bien.
— Que s'est-il passé ?
— Une famille s'est trouvée prise au piège des
flammes, mais nous avons heureusement pu
secourir tous ses membres. Je ne voulais pas que
tu t'inquiètes en entendant la nouvelle aux
informations.
C'était gentil de sa part, mais elle n'en était
pas moins morte d'inquiétude.
Eddie fit une pause et reprit d'une voix plus
sérieuse qu'à l'habitude :
— Ecoute, Finn... Quand nous traversons une
épreuve de ce genre, Shane et moi en parlons en
général toute la nuit. Je ne vis plus avec lui, mais
toi si. Alors je voulais juste te mettre au parfum,
au cas où. Enfin, tu sais qu'il n'est pas très
bavard...
— Tu veux que je lui parle de ce qui s'est
passé ?
— Je pense que cela lui ferait du bien. Tu t'en
sortirais très bien, j'en suis sûr.

Les heures qui suivirent furent lamentables.


Finn commettait l'une après l'autre de multiples
étourderies, perturbée qu'elle était par ce qui
allait venir.
Elle ne savait pas à quoi s'attendre.
Trouverait-elle Shane déprimé, en train de boire
pour oublier ? Ou bien jouerait-il au garçon que
rien n'atteint en prétendant que sa journée n'avait
pas été plus difficile que celle d'un autre?
En réalité, aucune des deux hypothèses ne se
vérifia.
Lorsqu'elle rentra ce soir-là, elle trouva
Shane en train de s'appliquer à couper des
légumes en rondelles d'un mouvement assuré.
A priori, ce comportement avait l'air normal.
Mais elle le connaissait suffisamment pour
détecter la tension dans ses épaules et la fausse
décontraction de sa voix.
— Journée difficile ? dit-il sans se retourner.
— Pas aussi chargée que la tienne, répondit-
elle.
— Encore un argument pour justifier que tu
ne veuilles pas sortir avec moi...
Elle préféra ignorer cette attaque. C'aurait
été facile de le planter là, mais elle était bien trop
obstinée pour choisir la facilité.
— Eddie m'a raconté que vous aviez eu
chaud.
— Oh, ça arrive parfois, tu sais.
— Tu veux qu'on en parle ?
Shane éclata d'un rire dur qui la blessa.
— Non, ça ira, merci !
— Cela te ferait peut-être du bien d'en parler.
— Tu es psy, maintenant ?
Il lui jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule
avant de se retourner lentement pour lui faire
face. Elle le dévisagea, horrifiée.
— Oh, mon Dieu !
Shane haussa négligemment les épaules.
— Ce n'est rien. Juste quelques bleus.
Des bleus ? Il donnait l'impression d'être
passé sous un bus ! Son superbe visage était enflé,
couvert de coupures, et son œil droit à demi
fermé. Seule sa bouche semblait avoir échappé
«au massacre.
Elle se précipita vers lui et demanda d'une
petite voix :
— Comment est-ce arrivé ?
— Des chutes de matériaux, répondit-il en
haussant de nouveau les épaules.
Des images familières de son cauchemar
récurrent passèrent devant les yeux effarés de
Finn.
— Le plafond est tombé ? Shane fronça les
sourcils.
— Non, non, le plafond n'est pas tombé.
Pourquoi dis-tu ça ?
— Pour rien...
— Encore ton imagination hyperactive qui
fait des siennes !
Peut-être. N'empêche, elle ne pouvait
s'empêcher de penser à ça en étudiant chacune de
ses égratignures. Shane esquissa laborieusement
un sourire.
— Je ne suis pas défiguré à vie, rassure-toi.
Elle déglutit et détourna le regard.
Peu importait ce qui était tombé, ou que les
ecchymoses allaient s'atténuer au bout d'une
journée ou d'une semaine. Le mal était fait. Elle
était obligée de regarder les choses en face : si elle
avait cru que s'empêcher de coucher avec Shane
rendrait les choses moins douloureuses s'il venait
à être blessé, elle s'était lourdement trompée.
Tout ce dont elle avait envie, c'était de se jeter
dans ses bras. Qu'il la serre contre lui et la
rassure.
Une bouffée de détresse l'embrasa. Elle
pivota sur ses talons, traversa la salle de séjour en
courant et se précipita vers l'escalier.
— Attends, Finn ! cria la voix de Shane dans
son dos.
Elle entendit ses pas lourds sur les marches.
Il l'avait prise en chasse !
— Arrête-toi ! lui enjoignit-il.
Elle avait presque atteint sa chambre
lorsqu'il lui agrippa l'épaule et la força à se
retourner. Il la poussa brutalement contre le mur.
— Regarde-moi !
Lentement, elle releva la tête, et quand elle
vit de nouveau son visage tuméfié, les larmes se
mirent à couler. Des larmes de colère et de
frustration qui lui brouillaient la vue.
— Allons, ne pleure pas, murmura Shane en
repoussant tendrement les cheveux qui tombaient
sur ses joues.
Cette douceur fit redoubler ses pleurs.
— Je vais bien, ajouta-t-il.
Elle esquiva le contact de sa main.
Shane venait de lui donner une preuve
supplémentaire de ne pas s'impliquer davantage
avec lui. Il venait également de lui démontrer que,
quoi qu'il en soit, elle se souciait déjà de ce qu'il
lui arrivait. Que, même si elle essayait de le fuir, il
faisait déjà partie de sa vie.
— Ne me dis pas que tu vas bien, cracha-t-
elle en soudant son regard à celui, couleur océan,
de son interlocuteur. Tu ne vas pas bien !
— Mais si, je t'assure, fit-il.
Mais elle était hors délie. Ce conflit la rendait
folle. Folle de rage contre lui. Ririeuse d'avoir
fondu en larmes et qu'il sache maintenant à quel
point elle tenait à lui.
La main de Shane s'éleva encore, mais cette
fois ce fut dans son cou que ses doigts s'égarèrent,
s emmêlant dans ses cheveux, lui caressant la
nuque. Il la fixait d'un regard perçant. Elle avait
la sensation qu'il pouvait lire en elle comme dans
un livre ouvert. Et dans ce regard, il y avait aussi
de la tendresse...
Sans réfléchir davantage, elle l'empoigna par
la chemise et se projeta contre son torse en
écrasant sa bouche sur la sienne.
Elle sentit Shane se raidir contre elle, puis il
grogna et entra dans la danse, lui rendant son
baiser avec passion. L'une de ses mains se
promena dans son cou tandis que l'autre serrait
sa taille, si fermement qu'elle en avait la
respiration coupée.
Quelque part au fin fond de son esprit, une
alarme retentit.
Qu'était-elle en train de faire?
Mais avec sa langue s'emmêlant à celle de
Shane, il lui était difficile de penser au-delà du
simple désir de sentir tout son poids sur elle et
toute sa peau contre la sienne.
Enivrée par la chaleur de leur baiser, elle
relâcha le tissu et descendit sa main pour
effleurer le fier renflement de son sexe sous la
ceinture.
Elle sourit contre les lèvres de son
compagnon.
C'était la seule réalité qui lui importait pour
l'instant ! Les répercussions de son acte pouvaient
attendre le lendemain.
Ses doigts se refermèrent alors sur les deux
pans de la chemise de Shane et tirèrent
brusquement sur toute la longueur, faisant sauter
un à un les boutons qui tombèrent en cliquetant
sur le parquet. Il lui fallut s'y reprendre à deux
fois pour qu'elle puisse enfin se rassasier.
Elle le palpa sans hésitation, se délectant du
contact de sa peau chaude et ferme. Posant les
mains à plat sur son abdomen, elle fit glisser ses
paumes vers le haut, éprouvant du bout des
doigts chacune de ses côtes, avant d'effleurer ses
mamelons puis d'atteindre ses épaules, qu'elle
découvrit en écartant les pans de la chemise.
Aussitôt, les mains de Shane furent sur elle et
se mirent à défaire les boutons de sa veste avec
infiniment plus de douceur qu'elle ne l'avait fait.
Il fit usage de la même délicatesse pour défaire
ceux de son chemisier — voire d'une lenteur qui
faillit la rendre folle.
Décidant de l'aider, elle repoussa ses mains
et se débarrassa de son chemisier avec fébrilité
avant de lancer ses chaussures au milieu de la
pièce.
Elle dut alors se hisser sur la pointe des pieds
pour pouvoir continuer à l'embrasser.
Les mains de Shane emprisonnèrent alors les
siennes derrière son dos. Il quitta sa bouche et la
regarda intensément. Puis, sans prononcer un
mot, il défit l'agrafe de son soutien-gorge, fit
courir ses doigts rugueux sur ses épaules pour en
faire glisser les bretelles et recula légèrement
tandis que le fin tissu allait rejoindre à terre le
chemisier.
Enfin, il contempla sans réserve ses seins
voluptueux, avant de plonger de nouveau les*
yeux dans les siens.
Elle comprit d'instinct qu'il lui accordait un
court instant pour réfléchir à ce qui allait se
passer.
Si ce moment avait été plus long, peut-être
en aurait-elle tiré profit pour s'enfuir. Mais
lorsque les mains de Shane soupesèrent ses seins
et que ses doigts en agacèrent les pointes, il n'y
eut plus de place dans son esprit pour quoi que ce
soit d'autre.
Elle s'appuya dos au mur et renversa la tête
en arrière, lèvres entrouvertes, s'abandonnant au
flot de sensations, sa main tâtonnant dans son
dos à la recherche de la poignée de porte de sa
chambre.
Quand la porte céda derrière elle, elle rouvrit
les yeux.
Une épaisse mèche brune lui retombait sur le
front, faisant ressortir ses yeux d'un bleu si
étonnant. Ses coupures et les boursouflures. Ses
lèvres pleines et sensuelles...
C'était le point de non-retour.
Après ce court instant d'accalmie, tout
s'accéléra. Sans se concerter, ils se précipitèrent
d'un même élan dans la chambre. Leurs bouches
s'entrechoquèrent, leurs vêtements volèrent. Puis
l'arrière des genoux de Finn heurta le rebord du
lit, sur lequel ils s'écroulèrent.
Elle se dégagea de son poids et le chevaucha,
frottant ses seins contre la toison de son torse.
Elle sentait le sexe dur de Shane presser
contre le fin coton de son boxer.
— Protection ? demanda-t-elle dans un
souffle. Il laissa échapper un rire guttural.
— Dans ma chambre, répondit-il. Elle
écarquilla les yeux.
— Tu te fiches de moi !
— Non, fit-il en secouant la tête.
Elle le considéra en cillant. Et quand il
grimaça un sourire parce que les égratignures de
son visage le faisaient souffrir, elle ne put
s'empêcher de sourire à son tour.
— J'imagine que je dois aller les chercher...
— Nous irons ensemble. Redresse-toi.
Il continua à sourire tandis qu'elle le
regardait sans comprendre.
— Redresse-toi, répéta-t-il.
Elle obtempéra, retenant un gémissement
quand elle sentit son pénis érigé se loger entre ses
cuisses.
— Si nous ne nous dépêchons pas, gronda
Shane, je ne vais pas pouvoir me retenir.
Sur ces mots, il lui passa les bras autour de la
taille et prit son élan pour se lever tout en la
portant.
— Tu es fou, protesta-t-elle. Tu vas te briser
le dos !
— Tais-toi et passe tes jambes autour de moi.
— Tu ne peux pas...
Mais comme il était déjà sur ses pieds, elle
n'eut d'autre choix que de faire ce qu'il lui
demandait. Elle noua les jambes autour de sa
taille, gémissant quand il la hissa de manière à ce
que ses seins s'écrasent contre son torse.
C'était tellement bon ! Jamais de sa vie elle
ne s'était sentie aussi excitée. Cela dit, personne
ne l'avait encore portée ainsi auparavant. Elle
n'aurait jamais cru un homme assez fort pour
faire ça. C'était tellement sexy !

Ils atteignirent la chambre de Shane en


moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Il la
déposa sans cérémonie sur le lit et ouvrit le tiroir
de sa table de nuit, d'où il sortit un préservatif
qu'il s'empressa de mettre en place.

Sans la moindre incitation, elle ferma les


yeux et ouvrit les jambes.

— Regarde-moi, Finn.

Elle rouvrit les yeux et contempla le corps


somplueux de Shane au-dessus d'elle.

— Ne ferme pas les yeux, lui ordonna-t-il. Je


veux voir ce que tu ressens.

C'était la chose la plus difficile qu'on lui ait


jamais demandée. Une requête pour le moins
intime... Effrayante.
Qu'était-elle en train de faire ?

Mais lorsque le sexe dur et velouté de Shane


entra en elle d'un mouvement doux mais assuré,
elle ne pensa plus à rien. Seule la sensation d'être
complète lui importait.

Puis il se mit à imprimer à son bassin un


mouvenent de va-et-vient, ses yeux ne la quittant
pas.

Elle se mit à gémir, et le nœud à l'intérieur


d'elle se resserra au fur et à mesure que Shane
prenait de la vitesse. Sa poitrine se soulevait au
rythme de sa respiration de plus en plus
haletante. Le besoin de fermer les paupières et de
se perdre dans le tourbillon des sensations était
irrésistible...

— Ne ferme pas les yeux !

Elle cambra le dos et poussa une longue


plainte quand l'orgasme l'emporta vers des
rivages de plaisir encore inconnus. Sans
vergogne, elle cria son extase.
Dans les brumes de la jouissance, elle vit les
traits de Shane se tendre à l'extrême, ses pupilles
s'agrandir au point de recouvrir le bleu de ses
yeux. Puis il poussa un grognement de
satisfaction en atteignant à son tour l'orgasme.

Elle le contempla avec émerveillement


tandis qu'un sourire s'étirait sur ses lèvres. Les
dés étaient jetés.
-9-

Shane avala avec effort pour se débarrasser


de la boule qui lui encombrait la gorge.
Il ne savait pas exactement à quel moment il
s'était rendu compte que quelque chose avait
changé.
Le fait que Finn ait changé d'avis aussi
soudainement aurait dû l'alarmer. II aurait dû
calmer le jeu et inciter la jeune femme à discuter
sérieusement, même si parler n'était pas son fort.
Un court instant, l'idée de mettre le holà à ce
qui était en train de se passer lui avait traversé
l'esprit. Cependant, il désirait Finn depuis si
longtemps, il avait tant fantasmé sur elle, qu'il
n'avait pu résister à la tentation.
Ce n'est que lorsqu'il s'était retrouvé ancré en
elle que l'énormité de ce qu'il venait de se
produire l'avait frappé.
Car jamais de sa vie il ne s'était senti autant
en communion avec une femme. Jamais il n'avait
éprouvé une telle connexion physique et
émotionnelle.
Il en était profondément bouleversé, et
également effrayé. En fait, il ne se souvenait pas
d'avoir jamais eu aussi peur, même au beau
milieu d'un incendie ! La seule chose qui lui avait
permis de garder sa peur à distance avait été le
besoin d'assouvir ses exigences physiques. Et
dans ce domaine-là aussi, cela avait été
étourdissant.
Cependant, il n'avait pas eu le loisir de
s'interroger davantage, car les yeux de Finn
s'étaient fermés, et il n'avait pu y chercher les
réponses à ses questions.
Alors que leurs corps étaient toujours soudés
l'un à l'autre, il déposa un baiser sur les lèvres
gonflées de la jeune femme.
— Ne te renferme pas, lui dit-il dans un
chuchotement.
Elle poussa un gros soupir.
— Je n'avais pas prévu que cela arriverait.
— Je le sais. Mais c'est arrivé.
— Ah, ça, on peut le dire !
— En effet, renchérit-il en s'esclaffant.
Finn rouvrit les yeux et le considéra pendant
un moment.
— Cela ne change rien, déclara-t-elle. Il
haussa les sourcils.
Comment? Mais bien sûr que si, cela
changeait quelque chose ! Il venait de connaître
l'expérience la plus bouleversante de sa vie !
Comment Finn considérait-elle ce qui venait de se
produire? Comme un épisode sexuel réconfortant
entre amis?
— Vraiment? fit-il d'un ton incertain.
— C'est comme ça.
— Ecoute, nous venons de faire l'amour. Je
dirais que cela modifie considérablement la
donne.
Finn passa nerveusement sa langue sur ses
lèvres.
— Tu avais raison. Cela devait arriver à un
moment ou un autre... Aujourd'hui, tu as été
blessé.
— Ce qui te conforte dans ton acharnement à
ne pas vouloir t'engager dans une relation avec
moi ?
— Oui.
Il étudia son visage en silence, puis il se cala
plus confortablement contre elle et tira les
couvertures pour couvrir le haut de leurs corps.
S'appuyant sur son coude de manière que
son visage soit tout proche de celui de la jeune
femme, il leva la main pour repousser les mèches
de cheveux humides qui collaient à ses joues.
— Pourtant, dit-il, la première chose que tu
as ressenti le besoin de faire lorsque tes craintes
ont été confirmées, c'a été de te rapprocher de
moi. Tu dis une chose, mais ton corps agit à
l'opposé.
Le regard fixé au plafond, Finn ne broncha
pas.
— Ce qui m'est arrivé aujourd'hui, ce n'était
vraiment pas si terrible, reprit-il.
Il attendit, la laissant réfléchir à ses paroles.
Soudain, elle tourna son visage vers lui.
— Dis-moi ce qui t'est tombé dessus, lui
enjoignit-elle.
— Tu n'as pas à savoir ça, répondit-il en
secouant la tête.
— Je veux le savoir.
— Mais puisque je te dis qu'il n'y a pas de
quoi en faire toute une affaire !
Finn refusa de se laisser décourager.
— Tu parles à Eddie de ce genre de choses
lorsqu'elles arrivent, argua-t-elle.
— Peut-être... Mais je ne couche pas avec
Eddie !
— Si c'était aussi anodin que tu le dis,
pourquoi ne veux-tu pas en parler?
Cette question le fit réfléchir.
Finn avait besoin d'honnêteté, il le sentait.
Alors, s'il souhaitait que leur relation progresse
dans le sens qu'il désirait, autant lui donner
satisfaction.
— Je suis un peu inquiet, admit-il. Si je t'en
dis trop, tu pourrais te servir de mes paroles
comme d'une preuve à charge contre moi dans
l'affaire McNeill contre Dwyer.
A voir l'éclair de culpabilité qui traversa le
regard de la jeune femme, il sut qu'il avait raison.
— Tu n'as pas tort, admit-elle. Mais je dois
l'entendre.
— Pourquoi ? insista-t-il en la regardant droit
dans les yeux.
Finn haussa ses épaules nues.
— J'ai besoin que tu me parles de ce que tu
fais, de manière que je puisse le comprendre. Tu
prétends que ce n'était rien, mais ton visage me
prouve le contraire, alors je tiens à en savoir
davantage. Si tu ne me donnes pas les détails,
mon imagination s'emballe, et je me figure le pire.
— Ce n'est pas comme ça tous les jours,
expliqua Shane. La plupart du temps, on vérifie le
matériel, on attend et on joue aux cartes.
— Mais certains jours, c'est une autre paire
de manches...
— En effet, admit-il en hochant la tête.
— C'est de ces jours-là que je veux que tu me
parles.
Une troublante situation Il secoua la tête,
perplexe.
Finn prétendait que c'était parce qu'il était
pompier qu'elle ne voulait pas de lui, et pourtant,
lorsqu'ils partageaient enfin un moment
d'intimité, elle ne souhaitait rien d'autre que
parler de son métier !
— Eddie doit bien t'en parler de temps à
autre, dit-il.
Finn l'examina par-dessous ses longs cils.
— Pas vraiment. Parfois, il dit « ça a été dur
aujourd'hui » ou « on a eu chaud », mais il
n'entre jamais dans les détails. Tous ces secrets,
c'est un truc de pompier, non ?
— Ouais, j'imagine.
— Alors, brise cette règle.
— Si je t'en parle, ne vas-tu pas te mettre à
courir dans la pièce en hurlant ?
Elle considéra la question en passant sa
langue sur sa lèvre inférieure.
— Mais tu as dit toi-même que ce n'était
rien... Il comprit alors qu'elle l'avait piégé.
Il n'avait pas l'habitude de perdre face à une
femme. Encore une première à ajouter à la liste !
Il savait que ce qu'il allait révéler à Finn
pouvait la conforter dans sa dépréciation du
métier qu'il exerçait au quotidien. Mais à
l'inverse, s'il ne lui parlait pas, il fermait
définitivement la porte. Et ça, il ne le souhaitait
pour rien au monde.
Jamais il n'avait parlé de son métier à une
femme. Peut-être parce qu'il n'avait jamais
rencontré une femme avec laquelle il ait eu envie
de partager autant. Etre pompier faisait partie
intégrante de ce qu'il était, de sa personnalité. Et
jamais il ne s'était senti suffisamment intime avec
une partenaire pour aborder ce sujet. Bon. ii
fallait une première fois à tout, non ?
— Il n'y avait pas de détecteur de fumée,
commença-t-il.
Finn tendit l'oreille et ne le quitta plus des
yeux.
— Toute famille qui ne possède pas de
détecteur de fumée commet une grave erreur.
— Y avait-il des enfants ?
— Oui. Nous les avons secourus, mais il nous
a fallu énormément de temps pour les localiser
dans la fumée.
Finn cligna des yeux, tandis qu'il
s'interrogeait sur ce qu'elle pensait et sur les
images qui se formaient dans son esprit.
Faisant de son mieux pour garder une voix
calme, il commença à raconter.
— Nous avons été prévenus que la maison
avait pris feu et que des personnes se trouvaient
prises au piège à l'intérieur. Lorsque nous
sommes arrivés, le rez-de-chaussée était
entièrement en proie aux flammes, et au premier
étage toutes les pièces étaient envahies par une
épaisse fumée. Or, c'est la fumée qui fait le plus
de mal... On s'imagine souvent que c'est le feu,
mais c'est la fumée qui tue avant tout. Eddie et
moi faisions partie de l'équipe d'intervention,
alors on a enfilé nos masques et on est entrés.
— Que s'est-il passé? demanda Finn d'une
voix oppressée.
— Il y avait deux gosses dans la maison.
Callum et Mick ont découvert le premier inanimé
par terre à côté de son lit, mais on ne parvenait
pas à trouver la petite fille.
Il s'arrêta un moment pour étudier son
expression.
— Tu es sûre que ça va? demanda-t-il. Finn
acquiesça.
— Continue.
— Je l'ai entendue pleurer. En fait, elle s'était
réfugiée dans le panier à linge de la salle de bains.
Eddie l'a récupérée, et je les ai suivis pour
redescendre. Mais les trois dernières marches de
l'escalier ont cédé, et je suis tombé tête la
première contre la rampe. Voilà... Le plus
important, c'est que tout le monde s'en soit tiré.
Le garçonnet a été un peu intoxiqué par la fumée,
et le père souffre de brûlures au premier degré.
— Et la petite fille ? Il sourit doucement.
— Pas une marque ! Les serviettes humides
dans la corbeille lui ont permis de ne pas inhaler
trop de fumée.
Finn resta silencieuse, les yeux rivés aux
siens, comme si elle n'arrivait pas à parler. Puis
elle se décida.
— Est-ce que tu éprouves de la peur quand tu
pénètres dans une maison en feu ?
— On n'a pas le temps d'avoir peur. C'est
notre métier. Tu sais ce que tu as à faire, alors tu
te concentres là-dessus.
— Même quand tu as senti les marches
s'écrouler ?
— J'étais presque arrivé en bas. Les copains
m'auraient tiré de là si j'avais été blessé plus
grièvement. Nous avons confiance les uns en les
autres, c'est ce qui est le plus important.
Finn hocha la tête pour toute réponse.
Il respecta d'abord son silence, puis il
s'impatienta.
— Tu voulais que nous parlions... J'ai parlé. A
ton tour, maintenant.
— Je ne comprends tout simplement pas
comment tu arrives à faire ça, lâcha-t-elle.
Comment tu peux pénétrer dans des immeubles
en proie aux flammes et ne pas avoir peur.
Comment peux-tu risquer ta vie ainsi?
— Je te l'ai dit, c'est loin d'être comme ça
tous les jours.
Comme elle ne paraissait pas convaincue, il
reprit :
— Et je ne le fais pas seulement pour des
gens que je ne connais pas, Finn, mais aussi pour
les gars avec qui je bosse. Je ne pourrais pas
rester assis à la maison en sachant qu'ils
affrontent ça sans moi.
— C'est comme une famille pour toi, si je
comprends bien.
— Tu le sais bien.
Elle détourna le visage, mais pas assez vite. Il
avait eu le temps de voir ses yeux briller.
Il passa alors un bras autour de sa taille et la
serra pour qu'elle ne puisse pas se dérober à son
étreinte.
— Je sais que tu es inquiète, Finn, et que tu
te fais du souci. Sinon tu ne serais pas ici,
allongée à mon côté.
— Je n'ai jamais dit que je ne me faisais pas
de souci.
— Alors, cesse d'essayer de m'échapper
toutes les cinq minutes.
Finn posa sa main sur celle de Shane et
considéra leur différence de taille.
C'était un rappel significatif de ce qui
distinguait l'homme et la femme. Allongée ainsi
contre ce corps puissant et dur. elle avait une
conscience accrue de sa propre féminité.
Ce qui était plutôt rare car, la plupart du
temps, elle avait l'impression d'être Goliath ! Sa
grande taille et ses formes généreuses la
différenciaient de la norme féminine. Des
silhouettes filiformes, voire maigres !
Or, à côté de Shane si large et si musclé, elle
se sentait faible et vulnérable.
C'était une sensation agréable. Il serait si
facile de se perdre en lui, de faire taire sa raison et
d'écouter simplement son cœur...
— Dis-moi ce que tu penses.
La voix grave si proche de son oreille envoya
des frissons dans son corps encore frémissant de
leurs ébats.
— Qu'attends-tu de moi ? demanda-t-elle.
Elle sentit Shane se figer, mais ne put se
résoudre à le regarder.
— Je veux que tu nous laisses une chance.
— Pourquoi ?
— Parce que je tiens à toi, moi aussi.
La simplicité de ces paroles lui déchira le
cœur.
— J'ignore si j'en suis capable, marmonna-t-
elle.
— Si tu l'ignores, je ne vois qu'une seule
façon d'en avoir le cœur net...
-10-

Dès le lendemain, Shane se mit à appeler


régulièrement Finn à son travail.
Des coups de fil pour savoir comment elle
allait, ce qu'elle faisait, et qui déviaient
rapidement vers des sujets plus légers. La lingerie
qu'elle portait, par exemple... Il finissait
généralement sa conversation en lui exprimant
son désir et en lui promettant monts et merveilles
à son retour.
Au troisième coup de fil, elle était déjà en feu,
et quasiment certaine que tous ses collègues de
travail savaient ce qu'elle avait en tête quand elle
bégayait pendant ses opérations de télévente !
Ce qui l'amena à s'interroger sur ce qu'avait
Shane de si exceptionnel pour la mettre dans un
tel état.
Elle n'était pourtant pas une vierge
effarouchée î Cependant, elle n'avait jamais
rencontré un homme qui pouvait enflammer son
imagination comme Shane,
Mais, après tout, aucun homme n'avait
jamais téléphoné à son travail pour lui susurrer
des choses aussi perturbantes ! Comment
l'employé de bureau qui avait précédé Shane
aurait-il pu rivaliser?
Au beau milieu de cette frénésie sexuelle, elle
doutait encore. Car le sexe n'était pas vraiment le
problème, elle avait eu plus d'une occasion la nuit
dernière pour s'en convaincre ! Mais leur belle
entente sexuelle ne suffisait pas à dissiper ses
craintes.
En outre, une question la taraudait : n'était-il
pas préférable de prendre ses distances avec
Shane dès maintenant, si douloureux que ce soit,
plutôt que de le perdre plus tard?
Au comble de l'énervement, elle se mit à
surveiller sa montre toutes les cinq minutes dans
l'attente de l'heure de sortie.
— Tu es pressée? s'enquit son supérieur
hiérarchique.
Elle s'empourpra.
— Non, je... Je dois faire en sorte que ces
commandes soient prêtes pour le départ du
courrier.
— De toute façon, nous attendons une grosse
livraison en provenance du Royaume-Uni. Je vais
avoir besoin de tout le monde, ce soir.
Après le départ de son chef, elle soupira. «
Super ! »
Certes, elle ne rechignait pas en général à
effectuer des heures supplémentaires, surtout à
cette période de l'année, et elle était d'ailleurs
toujours payée à la mesure de ses efforts. Mais
pour la première fois depuis des années, elle
aurait préféré être autre part. Comme si le compte
à rebours avec Shane avait déjà commencé...
Sa main hésita sur le combiné du téléphone.
Il était attentionné et tout à fait normal de
prévenir son colocataire de son retard, non ?
Alors, pourquoi avait-elle l'impression d'agir
comme si elle s'était engagée avec Shane dans une
relation à long terme?
En l'appelant, elle risquait de lui donner
l'impression qu'elle s'impliquait beaucoup plus
qu'elle ne le souhaitait en réalité. Car où en
étaient-ils, finalement ? Ils partageaient une
relation très sensuelle, certes, mais aucun des
vrais problèmes n'avait été résolu.
Avec un mouvement de menton agacé, elle
prit le téléphone et composa le numéro de Shane,
se raisonnant en se disant qu'il ne s'agissait que
d'une démarche dictée par la politesse.
Elle fut infiniment soulagée de tomber sur le
répondeur.
A 20 h 30, la livraison n'était toujours pas
arrivée. Tout le monde avait achevé son travail du
jour et commencé à prendre de l'avance pour le
lendemain. Une étrange léthargie s'était emparée
de la réserve. Quant à Shane, il n'avait pas
rappelé.
Pourtant, n'aurait-il pas été également
attentionné de sa part de lui donner un coup de fil
?
Elle se trouvait seule dans la salle
d'enregistrement des produits quand une voix
très familière la fit sursauter.
— Tu m'as l'air bien occupée...
Elle pivota sur son tabouret et sentit son
cœur s'emballer aussitôt qu'elle découvrit Shane.
— Mais que fais-tu ici ? s'exclama-t-elle.
Nous n'avons pas le droit de recevoir des visites.
Il haussa négligemment les épaules.
— Il faut bien que tu manges.
Elle avisa alors le panier qu'il tenait à la main
et le plaid à carreaux plié sur son bras.
— Tu m'as apporté à manger?
— As-tu faim ?
L'estomac de Finn se manifesta de lui-même
en réponse.
— Parfait. Je savais que je devais t'apporter
quelque chose à te mettre sous la dent. .
Elle sentit son cceur se dilater. C'était la plus
gentille attention qu'on ait jamais eue à son égard
!
— Que m'as-tu apporté?
Avec un petit sourire, Shane marcha vers elle
et approcha son visage si près du sien que leurs
nez s'effleurèrent.
— Malheureusement, je n'ai pu t'apporter
que des choses visibles par ces satanées caméras
de surveillance, dit-il, les yeux fixés sur ses lèvres
entrouvertes.
— Mince alors !
Elle pencha légèrement la tête et l'observa,
les yeux plissés.
— Comment es-tu entré? s'enquit-elle.
— J'ai dit que j'étais ton petit ami.
— Non ! Tu plaisantes ?
— Pas du tout. L'une de tes collègues a même
déclaré que tu avais beaucoup de chance.
Elle gloussa, ce qui ne lui était sans doute pas
arrivé depuis l'adolescence.
Shane sourit en réponse, et sur ses joues
apparurent deux fossettes exquises.
— Je suis entièrement d'accord avec elle !
Elle haussa un sourcil ironique, parfaitement
consciente du fait qu'il la dévorait des yeux.
— Alors, qu'y a-t-il dans ton panier ?
— Hum... Un baiser d'abord, réclama-t-il.
Avec un sourire charmeur et un coup d'ceil
en direction du voyant rouge clignotant de la
caméra, elle se pencha vers Shane et posa la
bouche sur la sienne.
Les lèvres de son visiteur restèrent d'abord
immobiles, puis il se mit à lui butiner les lèvres
avec une douceur qui la laissa pantelante de désir.
Puis il releva la tête et lui murmura à l'oreille
:
— Et les caméras ?
— Tu as dit que tu étais mon petit ami, alors
personne ne sera surpris !
Il sourit et leva son index pour effleurer ses
lèvres gonflées.
— Hum... j'aurais dû prétendre que j'étais ton
gynécologue.
Ils éclatèrent tous deux de rire, puis Shane
s'écarta et étendit le plaid à même le sol. Il fouilla
ensuite dans son panier et en sortit deux
sandwichs, des chips, une barre du chocolat
préféré de Finn, ainsi que des petites bougies
chauffe-plat.
Il les alluma et la regarda avec fierté.
— Voilà. Un pique-nique façon Dwyer !
Elle le contempla avec émerveillement
depuis son tabouret.
Quel mystère, ce Shane Dwyer î Elle pensait
le connaître, mais elle en avait manifestement
encore beaucoup à découvrir à son sujet.
— Dis-moi, tu fais ce genre de surprises à
toutes tes petites amies ?
— Non, répondit-il avec un regard malicieux.
J'ai seulement apporté des hamburgers aux dix
autres...
Elle s'installa sur le plaid à côté de lui et
s'escrima à ouvrir l'emballage en plastique qui
renfermait le sandwich.
Elle faisait de son mieux pour éviter le regard
de Shane.
Elle savait qu'il plaisantait, mais ses
dernières paroles avaient jeté une ombre sur le
contentement qu'elle avait éprouvé en l'entendant
se dire lui-même son « petit ami ».
Peut-être que tout cela n'était qu'une
plaisanterie pour lui...
Elle n'ignorait pas qu'il avait multiplié les
conquêtes. Auparavant, l'idée de Shane en
compagnie d'une autre femme ne l'avait jamais
perturbée. Enfin, pas vraiment. Mais, au cours
des derniers jours, c'était devenu une obsession.
— Je n'arrive pas à l'ouvrir, maugréa-t-elle.
Shane lui prit le paquet des mains et l'ouvrit sans
la moindre difficulté.
— Qu'y a-t-il ? s'enquit-il en le lui tendant.
— Rien, dit-elle en se renfrognant.
Elle lui lança néanmoins un regard furtif
avant de mordre à belles dents dans son
sandwich, échappant ainsi momentanément à la
nécessité d'expliquer sa mauvaise humeur.
— Tu n'aimes pas ça ? s'enquit Shane en
fronçant les sourcils.
— Si, si, c'est très bon.
— Que se passe-t-il ? Je vois bien que tu es
contrariée. Parle-moi.
Tout à coup, elle se sentit immature et idiote.
Dans toutes les relations qu'elle avait
connues, elle avait su quelle était sa position,
avait toujours gardé le contrôle. Or, avec Shane,
c'était différent, et elle en était perturbée.
Cela dit, ce n'était pas parce quelle réagissait
intérieurement comme une ado nerveuse qu'elle
allait le lui montrer !
— Je suis stupide... Ne t'inquiète pas.
— Alors qu'y a-t-il ?
— Tu veux dire, en dehors du fait que cette
situation est très nouvelle pour moi ?
— Ah bon ? Personne ne t'a jamais amené de
quoi te sustenter sur ton lieu de travail ?
— Non, honnêtement, c'est la première fois.
— C'est parce que tu choisissais les mauvais
types, je te l'ai déjà dit.
— C'est faux, lu as prétendu que je les
choisissais pour ne pas affronter le fait que tu
m'attirais — elle haussa les épaules. Enfin,
quelque chose dans ce genre.
Shane l'étudia attentivement tout en ouvrant
son propre sandwich.
— Et n'avais-je pas raison ?
La question la prit totalement au dépourvu.
Si elle répondait par l'affirmative, c'était une
sacrée confession !
— Peut-être...

Le cœur battant lourdement contre ses côtes,


Shane laissa ce mot flotter entre eux.
Il lisait dans les yeux de Finn que la vraie
réponse était « oui ». Il avait une terrible envie de
se jeter sur elle et de l’embrasser. C'était
tellement bon de savoir qu'il n'était pas le seul à
ressentir ça ! Peut-être n'était-elle pas aussi
attirée que lui, mais elle l'était au moins un peu,
ce qui était une bonne chose.
Bonne ? Non, c'était merveilleux !
Et cela rendait leur relation potentiellement
sérieuse.
Un mot sur lequel il avait toujours refusé de
s'appesantir...
— Même si tu es déterminée à ne pas
succomber à un pompier? insista-t-il.
— Je n'ai pas changé d'avis à ce sujet, alors je
préférerais que nous n'en parlions pas.
Il hocha la tête.
Bon, il pouvait déjà s'estimer satisfait de ce
qu'il avait entendu. Il avait tout le temps de
convaincre Finn que le monde n'allait pas lui
tomber sur la tête à brève échéance !
— Comment se tait-il que j'aie l'impression
de ne pas te connaître ? lui demanda Finn à
brûle-pourpoint.
— Tu me connais.
— Pas si bien que ça.
— Tu me connais bien davantage qu'il y a
vingt-quatre heures, railla-t-il.
Comme Finn devenait rouge comme une
pivoine, il eut un sourire.
Il adorait la voir rougir... Il se délectait
d'avoir sur elle un tel pouvoir.
Il se pencha vers elle et lui chuchota à
l'oreille :
— Dis-moi que cette caméra ne fonctionne
pas, et nous pourrons ainsi en apprendre bien
davantage l'un sur l'autre.
Les yeux de la jeune femme pétillèrent.
— Tu esquives la conversation, affirma-t-elle.
— Nous pourrions discuter si la caméra
n'enregistrait pas le son.
— Tant que nous ne parlons pas de sexe...
— C'est pourtant l'un de mes sujets favoris !
— Ces derniers temps, c'est à peu près le seul
sujet de conversation que nous ayons. Essayons
de parler d'autre chose.
— Par exemple?
— Choisis, dit-elle en s'appuyant sur son
coude. Je ne sais pas grand-chose de toi, en
dehors de ce que je vois de l'extérieur. Comment
se fait-il que je ne m'en sois pas rendu compte
plus tôt ?
— Je pourrais en dire autant à ton égard.
— Non, ce n'est pas vrai. Tu sais tout ce qu'il
y a à savoir à mon propos. Tu connais ma famille,
mon métier. Tu sais même à quoi ressemblent
mes sous-vêtements !
— Pas pendant que tu les portes, hélas, ne
put-il s'empêcher de dire.
Finn le considéra un moment en battant des
cils.
Elle n'eut pas besoin de parler, il comprit
qu'il l'avait contrariée. Elle désirait mieux le
connaître, et lui, il tournait tout en dérision !
— Que veux-tu savoir ? demanda-t-il d'un
ton conciliant.
Le regard de la jeune femme s'adoucit.
— Nous pourrions commencer par : pourquoi
es-tu si mystérieux sur toi-même ?
— J'imagine que c'est parce que je ne suis pas
très bavard, répondit-il en haussant les épaules.
— Eddie en sait probablement plus que moi.
— C'est différent. Nous travaillons ensemble,
et jusqu'à la semaine dernière nous partagions la
même maison. Mais je ne suis pas certain qu'il
méconnaisse mieux que toi, tu sais. Je ne suis pas
très bavard.
— Tu l'as déjà dit.
— Bon, je n'ai rien à ajouter, alors, dit-il en
levant les mains en geste de capitulation.
De multiples pensées semblèrent traverser
les yeux expressifs de Finn. Soudain, une étincelle
apparut dans leur profondeur verte, et un sourire
retroussa ses lèvres.
Elle se pencha vers lui, attirant son attention
sur son décolleté qui se trouvait maintenant juste
dans son champ de vision.
Il fut tenté de le scruter pour essayer
d'apercevoir un peu de dentelle, mais la voix
mélodieuse de Finn ramena ses yeux sur son
visage.
— Je cherche un moyen de te persuader de
partager avec moi quelques informations.
— Un moyen ? Quel moyen ?
— Je pense à un système de récompenses... Il
sourit de toutes ses dents.
Un système de récompense ? Alors là, il était
prêt à débiter tout ce que Finn souhaitait
entendre, si les récompenses étaient celles qu'il
envisageait ! En fait, une liste était déjà en train
de se former dans son esprit.
Finn sourit comme si elle avait deviné ses
pensées. Ses yeux brillèrent d'enthousiasme et ses
lèvres s'entrouvrirent, laissant voir ses dents
blanches.
Il ressentit alors le désir de la voir sourire
très longtemps encore.
Même si cela signifiait qu'il devait pour cela
perdre ses bonnes vieilles habitudes et révéler un
peu de son intimité.
Finn valait bien cet effort.
-11-
— Maintenant, je crois avoir bien mérité
cette petite récompense dont tu parlais.
— Crois-tu? s'esclaffa Finn tandis que Shane
refermait la porte derrière eux. Je t'ai pourtant
déjà remercié d'être resté aider.
Il la fit tourner de manière qu'elle se retrouve
le dos contre la solide porte en chêne et posa les
paumes à plat contre le battant de la porte de
chaque côté de sa tête, puis il colla son corps
contre le sien de manière à l'immobiliser.
— C'était marrant, commenta-t-il.
— Oui... Surtout pour mes collègues, avec
lesquelles tu as flirté pendant tout ce temps !
— Ce n'est pas pour elles que je suis resté,
observa Shane.
Lui souriant tendrement, elle fit courir les
mains le long de sa cage thoracique et éprouva les
muscles tendus de son abdomen.
— Ça, ça mérite une récompense !
Ses doigts défirent un bouton de sa chemise.
Shane rentra le menton pour la regarder faire.
— Un bouton ? railla-t-il. C'est ça, ma
récompense pour avoir compté des centaines de
CD ?
— Dis-moi, quel est le nom de la première
fille que tu as embrassée ?
Il eut un air pensif et sourit lentement aux
souvenirs qui remontaient à la surface.
— Mary McCauley.
Un autre bouton fut détaché.
— Quel âge avais-tu ?
— Six ans.
— Non, tu te fiches de moi ! s'exclama-t-elle
avec un regard outré. Personne n'a son premier
vrai baiser à l'âge de six ans.
— Sans doute étais-je très précoce...
— Je ne te crois pas.
Il balança la tête de droite à gauche.
— Bon, d'accord... Il s'agissait de ma cousine.
Au cours d'une réunion familiale, les adultes ont
trouvé que ce serait mignon que Mary et moi
nous embrassions pour une photo. Il a fallu que je
monte sur un annuaire téléphonique afin d'être à
la hauteur de Mary. Et après, j'ai essuyé ma
bouche du revers de ma main... Tu vois, c'était
très romantique !
Elle rit et défit un autre bouton, éraflant au
passage de ses ongles la peau chaude de sa
poitrine.
— Et ton premier vrai baiser? demanda-t-elle
d'une voix plus basse.
— Sinead Begley, au lycée. Elle était plus
âgée que moi. J'ai même essayé de la tripoter. Là
encore, très romantique !
Un dernier bouton sauta.
Elle écarta les pans de la chemise, le regard
sur la ligne de toison brune qui disparaissait sous
la ceinture du jean de Shane.
— Première relation sérieuse ?
— Définis ce que tu entends par « sérieuse
»... Elle lui lança un regard étonné.
— Eh bien, la première fille avec laquelle tu
es sorti pendant plusieurs mois. Une fille que tu
aimais vraiment bien.
— Je ne suis jamais sorti plus de deux ou
trois semaines avec la même fille, avoua Shane en
soupirant.
— Comment l'expliques-tu?
Il prit un moment pour répondre.
— J'imagine que ce n'était jamais la bonne,
dit-il enfin.
Elle ne pipa mot.
De façon déraisonnable, elle aurait aimé qu'il
dise que c'était parce qu'il n'avait jamais
rencontré une fille comme elle...
— Première fois que tu as fait l'amour?
— Hum... Ça, je ne te le dirai pas ! protesta-t-
il en commençant à son tour à défaire les boutons
de son chemisier. C'est un champ de mines.
Bon, il n'avait pas tort, convint-elle
intérieurement. Alors, elle demanda quelque
chose qui lui trottait dans la tête depuis un
moment.
— Première fois que tu as envisagé de me
faire l'amour ?
Tandis qu'il ouvrait son chemisier, Shane la
transperça de son regard.
— Facile. A la soirée « plage » des trente ans
d'Eddie.
Elle ouvrit de grands yeux, ébahie.
Cela faisait plus de deux ans !
Sans cesser de sourire, Shane prit ses seins
dans le creux de ses mains et les caressa au
travers d'une des parures en dentelle qu'il avait
lui-même choisies.
— Nous jouions au jeu de la vérité...
C'était encore un des jeux idiots dont Eddie
raffolait. Quelqu'un faisait une déclaration, par
exemple : « Je n'ai jamais couché lors du premier
rendez-vous », et chaque participant l'ayant fait
devait boire une gorgée d'alcool. Un jeu qui
pouvait devenir d'autant plus grivois s'il était
pratiqué par un large groupe de personnes se
connaissant très bien. Ainsi, lorsque quelqu'un
était pris à mentir, il devait boire un verre entier
d'alcool.
Les doigts de Shane se concentrèrent sur les
pointes de ses seins qu'ils titillèrent.
— Tu as bu à la phrase : « Je n'ai jamais feint
l'orgasme. » Je me souviens de m'être dit que cela
n'arriverait jamais si tu étais avec moi.
Elle prit le temps de digérer cette
information.
Le plus ironique, c'était qu'elle se souvenait
elle aussi parfaitement de ce moment : chaque
femme présente avait bu silencieusement une
gorgée d'alcool. Ensuite, elles avaient ri aux éclats
pendant au moins cinq bonnes minutes.
Or, elle se rappelait avoir jeté un regard en
direction de Shane et s'être fait la réflexion
qu'aucune fille avec qui il était sorti n'aurait été
obligée de boire à cette phrase.
Ce qui voulait dire que... Depuis combien de
temps au juste pensait-elle à ça ?
— Après, je ne pouvais plus m'empêcher de
te regarder. J'ai imaginé toutes sortes de
fantasmes intéressants dans lesquels tu jouais un
rôle prépondérant.
— Non, tu plaisantes !
— Pas du tout.
Il passa la main dans son dos pour dégrafer
son soutien-gorge.
— Comme tu étais inaccessible, c'était
d'autant plus erotique.
— Pourquoi inaccessible ?
Elle abandonna les boutons pour s'aventurer
plus bas et retirer les pans de sa chemise du
pantalon.
Shane prit une brusque inspiration et
l'entraîna vers l'escalier.
— Tu es la sœur de mon meilleur ami,
murmura-t-il en enfouissant sa bouche dans sa
nuque. Je risque ma peau si je te poursuis de mes
assiduités...
Oh ! En effet, si Eddie apprenait ce qu'il se
passait entre eux, il serait fou de rage. Elle était
tellement obnubilée par la spirale erotique dans
laquelle ils s'étaient engagés qu'elle n'avait pas
considéré cet aspect des choses.
Mais que s'imaginait-elle ? Il était peu
probable que cette aventure avec Shane dure
suffisamment longtemps pour que cela pose un
problème.
— S'il n'est pas au courant, il ne sera pas
contrarié, déclara-t-elle.
Pendant qu'elle s'attaquait à la boucle de son
ceinturon, Shane la poussa à s'allonger dans
l'escalier. Puis sa langue traça une ligne de son
oreille jusqu'au creux de sa gorge. Elle retint son
souffle et sentit une onde de chaleur se répandre
dans son bas-ventre.
Malgré tout ce que leur relation avait de
compliqué, cet aspect-là était si parfait !
Relevant la tête, Shane lui adressa un sourire
séducteur.
— Dis donc, à propos de cette histoire de
feindre l'orgasme...
— Oui ?
— Jamais avec moi, compris ? chuchota-t-il
contre ses lèvres.
Lorsqu'il lui déboutonna son pantalon et le
baissa pour enfouir ses doigts entre ses jambes,
elle laissa tomber la tête sur une marche et
répondit en haletant :
— Je... ne crois pas que ce soit un problème.
Le seul problème d'orgasme qu'elle pourrait
avoir avec lui, ce serait éventuellement d'en
mourir !
Mais lorsqu'elle eut poussé un cri de
jouissance, les mots qu'il lui chuchota à l'oreille la
glacèrent.
— En ce qui concerne Eddie, dit-il, je vais lui
parler et régler le problème.
Elle ouvrit tout grand les yeux.
— Non, surtout pas !
— Il ne faut pas qu'il découvre ça par lui-
même, ce serait pire, argua Shane.
Peut-être. Mais, selon elle, le meilleur
scénario était qu'Eddie ne se rende compte de
rien. Car, dans le cas contraire. Shane ne serait
pas le seul à se faire remonter les bretelles...
Pourquoi le lui dire, puisque ça ne durerait
pas ?
Mais, alors que son corps frémissait encore
du plaisir qu'elle venait de connaître, elle renonça
à prononcer les mots qui lui brûlaient les lèvres.
Shane se redressa et la scruta avec attention.
— Tu préfères que nous continuions à nous
cacher ?
— C'est plutôt excitant, tu ne trouves pas ?
fit-elle remarquer en souriant.
— Oui..., admit-il avec réticence, mais je ne
crois pas que tu souhaites blesser quelqu'un que
nous aimons beaucoup tous les deux.
— En effet.
— Mais tu veux attendre ?
— Absolument.
— Pourquoi ?
Elle aurait dû se douter qu'il lui poserait la
question. Car il y avait une chose qu'elle savait de
manière certaine à propos de Shane : non
seulement il appréciait Eddie, mais il avait aussi
beaucoup de respect pour lui. Lorsqu'il s'agissait
d'Eddie ou de l'un de ses collègues pompiers, il
faisait toujours preuve de la plus grande loyauté.
Elle essaya d'éluder.
— C'est trop tôt, attends un peu...
Shane continuait à la fixer intensément, et
elle sentit un malaise se propager en elle.
Le fait qu'elle soit pratiquement nue alors
que Shane portait encore presque tous ses
vêtements ne faisait qu'accroître cette soudaine
sensation de vulnérabilité.
Comme s'il avait lu dans ses pensées, Shane
se redressa et entreprit de remettre de l'ordre
dans ses vêtements, puis il prit une profonde
inspiration.
— Tu ne comprends toujours pas, n'est-ce
pas ? Elle cilla et ne dit rien.
— C'est bien ce que je pensais, marmonna-t-
il.
Après avoir rapproché les deux pans de son
chemisier pour lui couvrir la poitrine, il se releva
et monta l'escalier sans se retourner.
Abasourdie, elle resta un instant immobile.
Elle n'avait aucune idée de ce qui venait de se
passer. Cinq minutes plus tôt, ils se dirigeaient
vers une nouvelle nuit de plaisir, et tout à coup...
Qu'avait voulu dire Shane par « tu ne
comprends toujours pas » ?
— Que se passe-t-il ? cria-t-elle en se relevant
et en montant l'escalier derrière lui.
Elle s'arrêta sur le seuil de sa chambre et
rattacha les boutons de son chemisier de ses
doigts tremblants.
Shane haussa les épaules et lança sa chemise
en bouchon sur son lit.
— Tu ne comprends pas, c'est tout.
— Mais... J'ai seulement dit que j'estimais
qu'il était trop tôt pour en parler à Eddie.
— Ce n'est pas ce que tu penses en réalité.
Elle sentait la frustration lui étreindre la gorge.
— Je n'ai aucune idée de ce dont tu parles.
Exprime-toi !
— Bon, d'accord.
Shane marcha vers elle d'un pas déterminé et
la fixa avec une lueur dangereuse dans le regard.
— Tes réticences n'ont rien à voir avec le fait
que ce soit trop tôt, ou que ce soit excitant de se
cacher. Tu ne veux pas qu'Eddie sache parce que
tu penses que notre relation ne durera que
jusqu'à ce que tu décides d'y mettre fin.
Elle frissonna devant tant de perspicacité.
Shane eut un rire dur.
— Oui, c'est bien ce que je me disais ! Ce que
je me demande en revanche, c'est combien de
temps tu vas t'accrocher à cette excuse du « je ne
veux pas m'engager avec toi parce que tu es
pompier » !
— Une excuse ? s'étrangla-t-elle. Tu penses
que c'est une excuse ?
Pour toute réponse, il haussa un sourcil d'un
air de défi.
— Très bien, dit-elle.
Elle le laissa là et s'éloigna, bien décidé à
mettre le plus de distance possible entre elle et
lui.
Mais les mots qu'il prononça dans son dos la
figèrent sur place.
— Il y a un mot que je ne t'ai pas entendu
prononcer depuis un moment. Ce mot que tu
affectionnes tant et que tu utilises quand tu ne
veux pas parler...
Elle se retourna d'un bloc.
— Oh ! lui jeta-t-elle à la figure, parce que ta
méthode de ne pas parler du tout est beaucoup
plus respectable, selon toi ?
— Pourtant, je n'ai fait que parler toute la
soirée. Il se rapprocha et ajouta :
— Mais j'ai comme l'impression que tu n'as
pas fait attention à tout ce qui s'est passé.
Oh si, elle avait fait attention ! Elle avait
écouté chacun de ses mots, surveillé chacun de
ses regards, mémorisé chaque caresse. Qu'avait-
elle manqué ? Il semblait lui reprocher d'avoir
oublié quelque chose...
— Ecoute, cesse de parler par énigmes.
Redis-moi maintenant ce que je suis censée avoir
loupé.
Mais Shane secoua la tête avec rage.
— Puisque tu es si intelligente, trouve toute
seule ! Tu m'avais dit que tu ne t'engagerais pas
avant que je quitte les pompiers. Et ensuite, tu as
prétendu que c'était parce que si j'étais blessé, tu
ne le supporterais pas. Et puis, quand j'ai été un
peu malmené l'autre jour, tu t'es tout bonnement
jetée sur moi !
— Je me suis jetée sur toi ? Parce que toi, tu
n'as rien fait pour ?
— Tu connaissais ma position, Finn. Je
t'avais prévenue. Mais tu t'es dit que c'était
faisable parce que ça ne durerait pas longtemps,
n'est-ce pas ?
— Ah... Aurais-je dû m'attendre à autre chose
de la part du spécialiste des relations à long terme
?
Elle avait craché ces mots avec un tel venin
que Shane en parut étourdi. Il secoua de nouveau
la tête et passa une main tremblante dans ses
cheveux. Puis, alors que tous deux tentaient de
reprendre leur souffle, il la regarda droit dans les
yeux.
— Alors, toi et moi, c'est donc tout ce que cela
représente pour toi ? dit-il d'une voix blanche.
Une sorte de démangeaison à apaiser ?
Elle cligna lentement des yeux.
Elle savait qu'il lui donnait l'occasion rêvée
de mettre fin à tout ça. Ce qu'elle était de toute
façon déterminée à faire, non ? Pourtant, elle ne
pouvait se résoudre à saisir cette opportunité.
Une troublante situation
Sentant les larmes lui monter aux yeux, elle
fit de son mieux pour les ravaler.
— Tu voudrais que je construise ma vie
autour de quelqu'un comme toi ? Que je me
convainque que tu seras toujours là ?
Ce fut au tour de Shane de rester silencieux.
— Tu vois, tu ne peux même pas me
promettre d'être toujours là pour moi, même si ça
ne tenait qu'à toi !
Elle déglutit.
— Même si tu le pouvais, Shane, je
n'arriverais pas à me tranquilliser. Parce que je
sais...
Malgré tous ses efforts, sa voix se brisa, et
elle dut se ressaisir avant de reprendre :
— ... Je sais ce que c'est que de perdre
quelqu'un qui est tout pour moi. Et ça fait mal. Ça
fait tellement mal que je ne veux plus jamais
passer par une telle souffrance. C'est ainsi.
Elle leva la main pour essuyer une larme.
— Quoi que tu en dises, c'est tout ce que je
suis en mesure de donner. C'est à prendre ou à
laisser, à toi de voir.
Comme Shane ne disait rien, elle baissa la
tête et se détourna.
Alors, soudain, il se précipita et lui agrippa la
main. Puis, toujours en silence, il l'attira dans sa
chambre et referma la porte derrière eux.
Alors, avec un soupir, elle céda et
communiqua avec lui de la seule façon qu'elle
connaissait.
-12-

Allongé dans la pénombre dans l'attente du


lever du jour, Shane contemplait Finn endormie à
côté de lui.
L'émotion l'étreignit, plus forte chaque jour.
Deux semaines avaient passé, et il
s'interrogeait toujours sur les difficultés qu'il
éprouvait à exprimer ce qu'il ressentait par des
mots. Car, lorsque Finn avait parlé de construire
sa vie avec quelqu'un comme lui, il avait enfin
compris : il était amoureux d'elle.
Observer Finn pendant son sommeil était
son passe-temps favori. Parfois il pensait même
que, instinctivement, il se réveillait tôt pour avoir
le loisir de la regarder.
Ce qui était difficile, en revanche, c'était de se
retenir de la toucher. Avec Finn, peu de chances
que l'habitude n'amène l'ennui. Plus il lui faisait
l'amour, plus il la désirait ! Et elle ne semblait pas
s'en plaindre.
La jeune femme se retourna pour se caler
plus confortablement contre l'oreiller.
Elle était si belle... Même avec son visage
libre de tout maquillage et les cheveux ébouriffés.
La première nuit qu'il avait passée à la
contempler, il avait été fasciné par les expressions
changeantes de son visage. Lorsqu'elle plissait le
nez, par exemple, ou qu'un sourire recourbait les
commissures de ses lèvres.
La pensée que peut-être il peuplait certains
de ses rêves rendait encore plus difficile le fait de
ne pas la toucher.
Mais Finn était de plus en plus fatiguée
dernièrement par son rythme de travail et par les
heures qu'ils passaient à faire l'amour. Alors il
résistait à l'envie de la réveiller et se contentait
déjouer avec une mèche de ses cheveux tout en
s'interrogeant sur la façon dont il pourrait la faire
changer d'avis.
En effet, il attendait énormément d'elle. Pour
la première fois de sa vie, il voulait tout partager
avec une femme.
Tous deux avaient d'ailleurs de nombreux
points communs. En dehors de leur attirance
physique indéniable, ils partageaient un certain
sens de l'humour, la capacité de parler de tout et
de rien sans se forcer, ainsi que des goûts
identiques en matière de cinéma ou de littérature.
Même leurs petites divergences d'opinion
rendaient leur relation plus excitante.
Ce qui les séparait, c'était uniquement
l'absence d'une communication honnête sur leurs
sentiments.
Il n'avait pas la moindre idée de la façon dont
il pouvait arranger les choses, car il ne s'était
jamais retrouvé dans une telle situation.

Lorsque Finn ouvrit les yeux, elle trouva


Shane en train de l'observer, un doux sourire aux
lèvres. Elle grogna et referma les paupières.
— S'il te plaît, dis-moi que je n'étais pas en
train de baver...
Il rit.
— Si tel était le cas, j'en serais flatté !
Elle s'esclaffa, la tête dans l'oreiller.
C'était la troisième fois qu'elle se réveillait et
qu'elle trouvait Shane en train de la contempler,
et chaque fois elle plaisantait sur ce qu'elle
craignait avoir fait pendant son sommeil.
Au moins, pendant qu'ils riaient, elle n'avait
pas à s'appesantir sur ce qu'elle ressentait quand
son regard s'ancrait à celui de Shane au réveil.
Car elle en souffrait un peu plus chaque
matin. Et chaque jour, elle devait se raisonner, se
dire que la façon dont il la fixait ne signifiait rien.
Shane était vraiment adorable, elle l'avait
toujours su. En revanche, elle n'avait jamais
envisagé d'avoir avec lui une relation uniquement
basée sur le sexe. Une relation dans laquelle elle
devait constamment étouffer ses émotions pour
sa propre survie.
— Depuis combien de temps es-tu réveillé ?
demanda-t-elle, la voix étouffée par l'oreiller.
— Un moment... Pas longtemps.
Elle frotta ses paupières engourdies, un
sourire plaqué sur les lèvres.
— A quelle heure vas-tu travailler ?
— Je remplace Callum à partir de 13 heures.
Et toi ?
— Juste avant déjeuner.
Les yeux de Shane brillèrent d'anticipation. Il
se pencha et l'embrassa doucement, butinant ses
lèvres avec une infinie tendresse.
— Que dirais-tu si je nous préparais un petit
déjeuner au lit et que nous prenions ensuite une
douche ensemble ?
Cette suggestion eut le don de réveiller
totalement Finn.
Se lasserait-elle un jour de faire l'amour avec
cet homme ?
C'était une question qui la taraudait, ces
derniers temps. Car la faim qu'ils avaient l'un de
l'autre ne semblait pas en passe de s'apaiser.
— C'est moi qui vais préparer le petit
déjeuner, annonça-t-elle. C'est mon tour.
— Je savais que j'avais une excellente raison
de bien t'aimer !
Tout sourire, elle lui vola un dernier baiser
avant de sauter du lit. Elle attrapa la chemise de
Shane, l'enfila et attacha à la hâte un bouton sur
deux. Puis elle sortit pieds nus de la chambre. Elle
souriait toujours lorsqu'elle referma la porte de la
chambre et se retourna...
Pour se retrouver nez à nez avec son frère.
Elle devint pâle comme un linge.
— Eddie...
Celui-ci la fixa en silence, avec un air
totalement médusé. Puis il fit un geste vague en
direction du couloir.
— Je suis passé chercher quelques cartons
que j'ai laissés. Je pensais tout le monde endormi,
alors...
Au comble de l'embarras, elle déglutit avec
difficulté.
— Eddie...
Il leva la main en secouant la tête.
— Non, Finn, je ne veux rien entendre.
— Eddie, attends !
Mais son frère avait déjà tourné les talons et
dévalait les marches à toute allure.
Elle le suivit, continuant à l'appeler d'une
voix de plus en plus forte à mesure qu'elle
s'éloignait de la chambre de Shane.
— Bon sang, Eddie, attends une minute !
Il avait déjà la main sur la poignée de la porte
d'entrée quand il se ravisa, se retourna et marcha
jusqu'au salon.
Elle l'y suivit et s'arrêta en laissant
prudemment le sofa entre eux.
— Je ne voulais pas que tu l'apprennes
comme ça...
— Que j'apprenne quoi au juste ?
Il croisa les bras sur la poitrine et continua à
la toiser.
— Non, à bien y réfléchir, ne dis rien. J'en ai
assez vu comme ça.
Elle cherchait désespérément ses mots.
— Mais tu es devenue folle ou quoi ? rugit
son frère en s'emportant soudain.
— Eddie...
— Comment peux-tu être aussi stupide ! Tu
connais Shane ! Tu sais comment il se comporte
avec les femmes, non ? Et en plus, c'est un
pompier ! Tu as toujours dit que jamais tu ne
sortirais avec un soldat du feu.
— Je sais, mais... Ce n'est pas ce que tu
penses.
— Oh, vraiment? rétorqua-t-il.
— Oui, vraiment.
Elle croisa les bras de la même façon que lui
et le délia du regard.
— Je sais ce que je fais, affirma-t-elle.
Elle s'étonnait elle-même d'être capable de
proférer un pareil mensonge.
Le regard d'Eddie se leva vers l'escalier, et il
brandit un doigt furieux sur Shane qui venait
d'apparaître en haut des marches.
— Toi, reste éloigné pendant que je parle à
ma sœur. Je m'occuperai de toi plus tard !
Shane avait eu le temps d'enfiler un jean et
un T-shîrt, ce qui le mettait dans une position
moins vulnérable qu'elle, seulement à demi vêtue.
Ses yeux bleus s'arrêtèrent brièvement sur elle
avant d'affronter le regard furibond d'Eddie.
— Laisse-la tranquille. Eddie, dit-il. Si tu
veux hurler après quelqu'un, prends-t'en à moi.
— Ça va, Shane, intervint-elle d'une voix
qu'elle essayait tant bien que mal de maîtriser.
— Je ne te laisserai pas seule, insista-t-il en
descendant tranquillement les marches de
l'escalier.
Eddie laissa échapper un rire mauvais.
— Oh, regardez-moi ça ! Ne sont-ils pas
mignons tous les deux !
— J'allais t'en parler..., commença Shane.
— Mais je l'en ai empêché, poursuivit-elle.
— Ouais, vous préfériez batifoler derrière
mon dos.
— Mais nous ne faisons pas ça exprès pour te
blesser ! protesta-t-elle tandis que Shane venait
se placer à son côté. Il ne s'agit pas d'un complot.
Ce n'est pas grand-chose, après tout !
— Vraiment ?
Eddie et Shane avaient parlé à l'unisson, et
elle ne sut lequel des deux regarder.
— Je crois que toi et moi devrions avoir une
petite conversation avant de parler à Eddie,
décréta Shane.
— Non, nous avons déjà suffisamment
discuté, rétorqua-t-elle.
— C'était il y a quelque temps déjà.
— « Quelque temps » ! s'étrangla Eddie. Mais
depuis combien de temps dure votre petit manège
?
— Rien n'a changé depuis, décréta-t-elle en
regardant Shane droit dans les yeux.
Puis elle se tourna vers son frère.
— Pas si longtemps.
— Il y avait déjà anguille sous roche lorsque
Kathy et moi avons fait cette fête, hein ? fulmina
Eddie. J'avais bien cru remarquer quelque chose
de bizarre, mais je me suis persuadé que mon
imagination me jouait des tours. Je me suis dit
que ma sœur était plus intelligente que ça et que
mon meilleur ami ne s'y risquerait pas !
Finn secoua la tête. Elle se sentit tout à coup
incapable de faire face à Eddie et à Shane en
même temps. Elle se tourna donc d'abord vers
son frère.
— Eddie, calme-toi. Je ne suis pas une petite
fille et je fais ce que je veux, quand ça me chante.
Elle s'écarta de Shane et lui lança un regard
peu amène.
— Il est inutile que nous en reparlions,
s'obstina-t-elle. Nous savons parfaitement à quoi
nous en tenir.
— Ah oui ?
— Mais bien sûr ! dit-elle d'une voix frôlant
l'hystérie. Nous savions que ça ne durerait pas
longtemps.
— Oh, de mieux en mieux ! railla Eddie. Alors
c'était juste pour rigoler? Je suis vraiment
rassuré.
— Ça suffit, Eddie !
Cette fois-ci, ce furent Shane et elle qui
parlèrent en même temps.
Eddie décroisa les bras et contourna le sofa.
Aussitôt, Shane s'interposa entre elle et son ami
en le saisissant par les épaules.
Comme Eddie se dégageait brutalement, elle
se précipita et se plaça entre les deux hommes
afin de les séparer.
— Arrêtez, c'est ridicule ! s'écria-t-elle en
posant une main sur leur poitrine à chacun. Vous
êtes amis, bon sang î
— Non, nous ne le sommes plus, cracha
Eddie en reculant.
— Ecoute, Eddie, soupira Shane, nous
discuterons de ça seul à seul. Je savais que tu le
prendrais mal...
— Ouais, et tu sais très bien pourquoi. Tu as
enfreint la règle !
— Je le sais.
— Alors, pourquoi l'as-tu fait?
— Il ne l'a pas fait tout seul, intervint Finn en
secouant la tête.
— Je l'ai déjà vu à l'œuvre avant. N'oublie pas
que j'ai habité ici...
— Mais Shane n'est pas non plus le premier
mec avec qui je couche !
Eddie semblait sur le point d'exploser.
— Mais pourquoi lui. Finn ? tonitrua-t-il.
Pourquoi n'as-tu pas continué à sortir avec des
bibliothécaires ?
— En cet instant, je le regrette, effectivement,
soupira-t-elle.
— Tu ne penses pas ce que tu dis, intervint
Shane.
— Tais-toi.
Elle s'adressa de nouveau à Eddie.
— Ecoute, c'est arrivé, et on ne peut pas
revenir en arrière.
— Changerais-tu les choses si tu le pouvais ?
Elle resta muette.
Jusqu'à très récemment, elle aurait répondu
à cette question par l'affirmative. Mais pas
maintenant. Pas maintenant qu'elle savait ce que
c'était que d'être dans les bras de Shane.
— Si ce n'était pas arrivé, répondit-elle, je
crois que j'aurais été obnubilée par l'idée de sortir
avec Shane. Ce qui n'aurait pas été sain.
Maintenant que c'est fait, cela ne portera pas
préjudice aux futures relations que j'aurai avec je
ne sais quel bibliothécaire.
Elle sentit Shane se raidir sous la main
qu'elle avait laissée sur son torse. Il la fixa d'un
air glacial.
— Tu envisages déjà de sortir avec quelqu'un
d'autre ? fit-il d'un ton sarcastique. Si tôt?
— Arrête, dit-elle tandis que sa poitrine se
serrait douloureusement.
— Tu pense à quelqu'un en particulier?
reprit-il avec un air narquois.
— N'importe quel homme sera préférable à
toi ! intervint Eddie. Parce que tu finiras tôt ou
tard par la laisser tomber. C'est dans tes
habitudes, non? « Tel père, tel fils. »
Pétrifiée de stupeur, elle ouvrit grand la
bouche.
La mâchoire contractée, les poings serrés,
Shane lança à Eddie un regard venimeiîx.
— Ne t'aventure pas sur ce terrain, l'avertit-il.
Mais son frère ignora cette mise en garde.
— Peut-être pensais-tu qu'en couchant avec
Finn, tu parviendrais à faire ton trou au sein
d'une famille heureuse ?
Shane étouffa un juron et fit un pas en avant.
— Je comprends que tu sois furieux contre
moi, Eddie, dit-il d'une voix frémissante de
colère, mais tu n'as pas la moindre idée de ce qu'il
y a entre Finn et moi. En tout cas, cela n'a rien à
voir avec mon passé.
Eddie changea de ton, la colère faisant place
à la froideur.
— Je ne veux pas savoir ce qu'il s'est passé.
Dwyer. Le mal est fait.
— Plus que tu ne le crois, gronda Shane.
Puis il fit volte-face et remonta l'escalier sans
un regard en arrière.
Finn ressentait alors une envie tellement
forte de le suivre que tout son corps tangua vers
l'avant. Mais la main ferme d'Eddie sur son bras
la dissuada de bouger.
— Laisse-le, Finn.
Elle tourna la tête vers lui et détecta du
regret dans son regard.
— Qu'as-tu fait ? souffla-t-elle, navrée.
— J'ai dit quelque chose que je n'aurais pas
dû dire...
— Oh, je l'avais bien compris !
— Tu n'aurais jamais dû laisser cela arriver,
lui reprocha-t-il avec feu.
— Je n'ai pas pu m'en empêcher, avoua-t-elle
d'une petite voix.
— Bon sang, Finn ! Tu te rends compte ?
Shane est le meilleur pote que j'aie jamais eu.
— Mais cela n'a rien à voir avec votre amitié !
— Mais si, tu ne comprends rien ! Il a
enfreint une des règles les plus importantes de
notre code de conduite. Tous les pompiers la
connaissent. On ne sort pas avec la sœur d'un
collègue, pas plus qu'avec l'ex d'un collègue. Parce
que cela crée des problèmes au sein des relations
de travail.
Comme elle grimaçait devant ce
raisonnement primaire, il ajouta :
— En plus, la compagnie est la seule famille
qu'ait Shane. Cela représente énormément à ses
yeux.
Elle le fixa en clignant des yeux. Elle n'était
pas certaine de tout comprendre.
— Comment as-tu pu te conduire ainsi, Finn
? s'obstinait Eddie. C'est pourtant toi qui me
demandes de t'appeler à la fin de chaque
astreinte, non ? C'est toi surtout, qui ne t'es
jamais remise de ce qui est arrivé à papa... Tu es
masochiste ou quoi ?
Il secoua la tête.
— Vraiment, je ne te comprends pas.
Elle ne comprenait pas davantage, c'était
bien là le problème.
-13-

Lorsque Shane sortit de la douche, il trouva


Finn, toujours vêtue de sa chemise, assise au pied
du lit.
La main qui frottait une serviette dans ses
cheveux s'immobilisa, et il étudia le visage blafard
de la jeune femme.
— Eddie ne t'a pas jetée sur son épaule pour
te conduire en lieu sûr ? railla-t-il.
— Je ne l'aurais pas laissé faire.
— Peut-être que tu aurais dû...
— Il regrette ce qu'il t'a dit, tu sais.
Shane haussa les épaules et se remit à
s'essuyer vigoureusement les cheveux.
— Les gens disent parfois certaines choses
lorsqu'ils sont en colère. Je survivrai.
— Pourquoi ne m'as-tu jamais parlé de ton
père ?
— La question n'est jamais survenue lors
d'un jeu de la vérité...
Il jeta la serviette par terre et ouvrit
brutalement son armoire.
— Quand est-il parti ? insista Finn.
— Cela n'a pas d'importance. Il est parti, c'est
tout.
— Eddie prétend que c'est pour cette raison
que la caserne représente tant à tes yeux.
— Il faut qu'Eddie cesse de regarder de la
téléréalité.
— Est-ce la raison pour laquelle tu n'as
jamais eu de relation sérieuse ?
— Mais qu'est-ce que cela peut bien te faire ?
C'est toi qui t'en vas cette fois, pas moi !
Sans répondre, elle le regarda sortir une
chemise d'uniforme de son armoire et la passer.
Même avant d'avoir entendu son frère laisser
échapper ce scoop tout à l'heure, elle avait
compris que Shane et elle étaient arrivés au bout
du chemin. Et elle avait toujours su que ce serait
elle qui mettrait un terme à leur relation. Car en
s'installant dans une relation plus longue, elle
aurait dû un jour ou l'autre faire face au départ de
Shane.
En faisant elle-même le premier pas, elle
avait l'impression de contrôler quelque chose.
Alors, pourquoi était-il si difficile de franchir
cette étape ?
— Si tu veux rester encore quelques jours ici,
ce n'est pas un problème, déclara Shane. J'irai
dormir à la caserne.
— Kathy a fait l'acquisition d'un sofa
convertible.
Shane évita son regard.
— C'est pratique, commenta-t-il. Dommage
qu'elle ne l'ait pas fait plus tôt.
Cette remarque cavalière la blessa, mais elle
ne le montra pas.
— Tu devrais bientôt toucher l'argent de
l'assurance, de toute façon, reprit-il.
Lui tournant délibérément le dos, il ouvrit un
tiroir et en sortit un boxer blanc qu'il enfila par-
dessous sa serviette.
— Eddie et Kathy ne verront pas
d'inconvénient à ce que tu restes chez eux jusqu'à
ce que tu trouves quelque chose, ajouta-t-il.
— De toute façon, je vais passer les vacances
de Noël chez maman.
— Transmets-lui toute mon affection. Elle
déglutit et hocha brièvement la tête.
— Je n'y manquerai pas.
— Et dis-lui que je serai désolé de ne pas être
parmi vous cette année.
C'était la tradition. Depuis que Shane avait
rencontré Eddie au centre de formation des
pompiers, il avait toujours été invité à partager le
réveillon de Noël de la famille McNeill. Leur mère
l'adorait et se faisait un plaisir de remplir son
assiette et de lui offrir des tonnes de chaussettes
et de sweat-shirts ridicules, comme elle le faisait
pour ses trois autres « garçons ».
Finn ne serait pas la seule à regretter
l'absence de Shane...
— Shane...
Sa voix se brisa.
— Ecoute, Finn, il serait regrettable qu'Eddie
et moi nous nous étripions à la table du réveillon.
Nous avons besoin d'un peu de temps pour que le
soufflé retombe. C'est tout.
Shane enfila un pantalon noir et se retourna
vers elle tout en y rentrant les pans de sa chemise.
— L'année prochaine, peut-être.
Elle l'observa à la dérobée, déstabilisée qu'il
se montre aussi calme.
Il alla chercher un peigne avec lequel il
entreprit de mettre de l'ordre dans sa chevelure
ébouriffée.
— Je vais aller à la caserne plus tôt, annonça-
t-il. J'aimerais avoir une petite conversation avec
Eddie avant qu'il n'ameute tous les gars.
Son visage n'exprimait pas la moindre
émotion.
— Il a parlé de cette règle, murmura-t-elle.
— Ouais.
— Je remarque que même si l'opinion de ces
types t'importe beaucoup, tu as tout de même pris
le risque de sortir avec moi.
Shane esquissa un petit sourire.
— C'est un peu comme lorsque tu expliques à
un gamin que le feu est dangereux, fit-il
remarquer. Il ne comprendra pas vraiment que le
feu brûle jusqu'à ce qu'il mette sa main dedans.
Il rangea son peigne et se retourna pour lui
faire face.
— Ça va s'arranger, ne t'inquiète pas. Il faut
juste un peu de temps. J'y vais... Quant à toi, lu
vas être en retard au travail si tu ne te dépêches
pas.
Il s'arrêta sur le seuil.
— Je te souhaite bonne chance avec le
prochain bibliothécaire, bébé, dit-il d'une voix
rauque
Hébétée, elle resta assise au bout du lit,
enivrée par le parfum de la chemise de Shane.
Elle resta ainsi un long moment dans la
maison silencieuse, puis elle enfouit son visage
dans ses mains et se laissa aller à pleurer jusqu'à
n'avoir plus de larmes à verser.
Elle avait toujours su qu'elle souffrirait plus
que de raison en quittant Shane Dwyer. Hélas,
elle ne tirait aucun réconfort de ne pas s'être
trompée à ce sujet.
Toute cette histoire la tuait. Littéralement.

— Nous débarrasserons la chambre d'ami


pour toi le plus tôt possible, déclara Kathy en
sortant des couvertures pour'le canapé. Si j'avais
su que tu venais, j'aurais demandé à Eddie de le
faire plus tôt...
— Ne t'inquiète pas, dit Finn. On ne pouvait
pas prévoir.
Elle voyait bien l'embarras de Kathy, mais
elles ne se connaissaient pas suffisamment pour
avoir une conversation intime.
— Ça va, la rassura-t-elle. Ne te sens pas
obligée de me réconforter.
Kathy s'assit sur le sofa à côté d'elle et étudia
son visage.
— Vraiment ? Tu n'as pas l'air d'aller si
bien... Une boule dans la gorge, Finn contempla
ses doigts qui s'entremêlaient nerveusement.
En réalité, elle ne se rappelait même pas
quand elle s'était vraiment sentie bien pour la
dernière fois.
— Je traverse une période difficile, admit-elle
avec un pauvre sourire. On dit toujours « Jamais
deux sans trois », ce qui signifie que je dois
encore m'attendre à un événement désagréable.
Ça me fait quelque chose à attendre, non ?
— Ne crois pas à ces inepties.
— On verra bien.
— Ecoute, ne te fais pas de soucis au sujet
d'Eddie, reprit Kathy avec un gentil sourire. Il va
se calmer. Je pense simplement qu'il est contrarié
de ne pas s'être rendu compte qu'il se passait
quelque chose entre Shane et toi. S'il l'avait su, il
n'aurait jamais laissé Shane te faire du mal.
Finn tourna un visage abasourdi vers Kathy.
— Parce que tu crois que Shane ma fait du
mal ? Kathy hocha la tête affirmativement.
— Shane n'est pas à l'origine de cette
situation, protesta Finn. C'est moi qui le suis.
— Je ne comprends pas. Eddie prétend que
Shane ne reste jamais longtemps avec les filles,
qu'il est du genre « je les prends et je les laisse »
parce que c'est ainsi que se conduisait son père.
Finn se mordit les lèvres.
Oh non ! Etait-elle donc la seule à tout
ignorer du passé de Shane ? Eddie aurait tout de
même pu la mettre au courant à un moment ou
un autre !
Elle secoua la tête.
— C'est moi qui ai mis fin à notre relation,
déclara-t-elle. Ou plutôt, disons que c'est moi qui
ai fait en sorte que cela ne devienne pas sérieux
entre nous. J'avais juré que je ne m'engagerais
pas, et Shane le savait.
— Peut-être cela l'arrangeait-il de n'avoi r
aucune obligation envers toi...
Elle secoua de nouveau la tête, les sourcils
froncés.
— Je ne le crois pas. Il ne cessait de me le
reprocher, de dire que je cherchais des excuses.
— Et quelle était ton excuse?
— Ce n'était pas une excuse.
— Pardonne-moi. Je ne voulais pas insinuer
que...
Kathy paraissait encore plus mal à l'aise
qu'au début de leur conversation.
Finn tendit la main et serra celle de la jeune
femme.
— Non, Kathy, c'est moi qui suis désolée. Ce
n'est pas ta faute. Je suis juste un peu perturbée
en ce moment. Mais je te serais reconnaissante de
ne pas en parler à Eddie.
— Je te le promets.
— Merci.
Pour la énième fois, Finn se fit la réflexion
que son frère avait eu beaucoup de chance de
rencontrer Kathy. Celle-ci était vraiment une
perle, charmante et attentionnée. Une femme qui
n'avait pas eu de scrupules à tomber amoureuse
de son pompier de frère...
Au fait, comment Kathy vivait-elle cet aspect
des choses ? Eddie devait-il l'appeler elle aussi
après chacune de ses permanences ?
Elle n'osa pas s'en enquérir. Ayant mis à mal
deux relations dans la même journée, elle ne
voulait pas s'attaquer à une troisième.
Après lui avoir serré une dernière fois la
main, Kathy se leva.
— Si tu as froid, il y a d'autres couvertures
dans le placard. Les portes-fenêtres laissent
passer de l'air pendant les nuits froides.
— Merci, Kathy. Bonne nuit.
— Bonne nuit.
Finn s'interrogea un instant sur l'opportunité
d'aller chercher une autre couverture.
Au cours des dernières semaines, elle n'avait
pas eu à se préoccuper du froid, car elle avaifeu le
corps puissant de Shane pour lui communiquer
toute sa chaleur. Le bras de Shane passé autour
de sa taille pour la serrer contre lui. Le souffle de
Shane pour la bercer...
De toute façon, il était peu probable qu'elle
parvienne à s'endormir, ce qui lui laissait le temps
d'y penser.
Soutenue par l'oreiller, elle fixa son regard
sur les rideaux et laissa son esprit divaguer.
Aujourd'hui, elle avait acquis de nouvelles
informations sur Shane. Comme le fait que sa
réputation pouvait en partie s'expliquer par son
passé.
Quel âge avait-il exactement quand son père
était parti ? Avait-il ressenti aussi durement cet
abandon qu'elle-même, quand le sien était mort ?
Et si cette incapacité à s'engager était aussi
profondément ancrée en lui, pourquoi s'était-il
montré si déterminé à la persuader qu'il ne
l'abandonnerait pas?
Elle avait toujours su qu'il existait un lien
très fort entre les pompiers. Un lien qui se créait
au fil des expériences difficiles qu'ils traversaient
ensemble et que personne, en dehors de la
compagnie, n'était en mesure de comprendre. Ce
qu'elle ignorait, en revanche, c'était à quel point
la compagnie représentait pour Shane une famille
de substitution.
S'il était à ce point attaché à cette famille,
pourquoi alors avait-il mis en danger ce lien si
fort en enfreignant une règle que tous
considéraient manifestement comme gravée dans
la pierre ?
Shane Dwyer était décidément un homme
plein de contradictions. Il parlait peu de ce qui
était important, mais il lui faisait l'amour avec la
générosité d'un amant réellement désireux de
donner du plaisir à sa partenaire, avant de se
préoccuper du sien. Souvent, en s'éveillant, elle
l'avait trouvé en train de l'observer avec un
sourire tendre et une douceur dans le regard qui
pouvaient presque être interprétés comme...
Soudain, la pièce ne lui parut plus si froide.
Elle se redressa d'un coup, les yeux écarquillés et
le cœur tambourinant dans sa poitrine.
Se pouvait-il qu'il... ?
Non ! Pas Shane Dwyer ! Pas un don Juan tel
que lui. Et puis, de toute façon, mieux valait que
ce ne soit pas le cas, car ce n'était pas ce qu'elle
voulait, elle.
La respiration de Finn s'accéléra.
Mais si c'était le cas, alors elle avait dû le
blesser profondément en le quittant... Or, Shane
n'avait pas paru blessé mais résigné. Oui, calme et
résigné. Il n'avait pas eu l'air d'un homme dont on
vient de piétiner le cœur.
Mais si Shane souffrait vraiment, le lui
aurait-il montré ?
Elle passa une main hagarde sur son visage.
Après tout, elle lui avait indiqué très
clairement dès le départ qu'elle ne souhaitait pas
s'engager, car elle se sentait incapable de rester à
la maison tous les jours à l'attendre, rongée par
l'inquiétude. Elle n'était pas suffisamment forte
pour cette vie. Et avec la chance qui la
caractérisait...
N'avait-elle pas mis le feu à sa propre
maison?
Quoi qu'il en soit, elle devait à Shane des
explications. Il méritait de savoir ce qu'elle
ressentait et pourquoi il était préférable pour eux
d'en rester là. Et puis, s'il éprouvait vraiment
quelque chose pour elle et qu'elle l'ait blessé, il
devait savoir qu'il n'était pas le seul à avoir des
sentiments et à souffrir.
Tous deux méritaient de rompre de façon
plus correcte.
Une fois sa décision prise, elle se leva d'un
bond et enfila ses vêtements à la hâte.
Il fallait qu'elle le voie. Tout de suite !
-14-

Shane ne s'était jamais retrouvé seul dans sa


propre maison.
Ce ne fut qu'une fois affalé dans le canapé,
sans même l'énergie de se lever pour allumer la
télé, qu'il remarqua le silence dans lequel il était
plongé.
Pour lui qui travaillait dans un
environnement bruyant et était constamment
entouré de monde, c'était un véritable choc. Et le
pire de tout, c'était que son esprit avait ainsi tout
loisir de ressasser...
Mais après avoir passé un temps infini à
penser toujours à la même chose, il en eut assez
du silence. Alors il se leva et mit un CD de rock
avant d'aller se chercher une bière dans la cuisine.
Lorsqu'il revint au salon, quelle ne fut pas sa
surprise de tomber nez à nez avec Finn qui
l'observait, immobile, depuis le seuil de la porte
d'entrée.
D'abord, il ne s'attendait pas à la voir et,
surtout, il ne l'avait pas entendue entrer.
Désarmé, il regarda la jeune femme sans
piper mot.
Elle paraissait nerveuse...
L'espace d'un instant, il fut si heureux qu'elle
soit là qu'il ne s'inquiéta pas de ce qui pouvait
l'amener chez lui. Mais il ne fallut pas longtemps
à la colère pour resurgir.
— Tu as oublié quelque chose ? s'enquit-il
d'un ton sec.
— Pas du tout. Je suis venue te parler.
— Nous n'avons plus rien à nous dire.
— Si.
Elle poussa un soupir et se dirigea vers la
chaîne pour baisser le volume.
— Nous devons discuter, reprit-elle
calmement. Nous ne pouvons pas nous quitter
ainsi, Shane. J'ai besoin que tu me parles.
Vraiment»
De l'autre bout de la pièce, il lut une
supplique dans ses yeux.
— Pour te permettre de te sentir mieux? dit-il
d'un ton où perçait néanmoins l'agressivité.
Laisse tomber...
— Je ne peux pas.
— Je vois. Tu es venue pour faire ce truc
typiquement féminin qui consiste à chercher
pourquoi les choses se sont passées comme elles
se sont passées, c'est ça ? Mais c'était pourtant toi
qui disais que ça ne durerait pas entre nous ! Tu
ne te souviens pas ?
— Si, parfaitement. Et je me souviens aussi
que c'était toi qui me poussais à essayer. Pourquoi
as-tu fait ça ?
Il la jaugea d'un regard glacial.
— Non, Finn, décréta-t-il en secouant la tête,
tu ne m'entraîneras pas dans une analyse
rétrospective. Ça ne m'intéresse pas.
Il la vit déglutir péniblement et ciller d'un air
de désarroi.
— Que veux-tu que je te dise ? s'impatienta-t-
il. Que je suis désolé que les choses se soient
terminées ainsi ? Bon, d'accord, je suis désolé.
C'est regrettable.
— Mais alors, pourquoi... ?
— Arrête, Finn ! Je ne plaisante pas.
Il détourna les yeux puis se dirigea vers le
canapé, dans lequel il s'installa en posant les
jambes sur la table basse.
— Tu es en colère après moi, fit-elle d'une
petite voix.
— Qu'est-ce que ça peut bien te faire que je le
sois ou non ?
Un grognement de frustration s'échappa de
la gorge de Finn. Elle contourna le canapé pour
lui faire face.
— Cela a de l'importance pour moi.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne peux pas vivre en sachant
que je t'ai blessé.
Il eut un rire amer.
— Oh, merveilleux ! railla-t-il. C'est une visite
de compassion, alors ?
— Ne sois pas ridicule...
— Je ne le suis pas. Tu es venue histoire de
t'assurer que ce pauvre petit Shane, le type qui a
la phobie de l'engagement, n'est pas
complètement détruit parce que la première
relation dans laquelle il s'est vraiment lancé a fait
long feu.
Il soupira. Il était las de prétendre que ce
qu'il venait de dire n'était pas vrai. Alors il posa
brutalement sa bouteille sur la table basse et se
leva, dominant Finn de sa haute stature.
— Va-t'en.
La jeune femme se contenta de relever le
menton et de le dévisager avec des yeux brillants.
Le cœur de Shane se contracta
douloureusement dans sa poitrine.
— Peut-être n'es-tu pas venue pour parler,
finalement.
Il s'empara de son bras et l'attira à lui,
approchant dangereusement sa bouche de la
sienne.
— Peut-être après tout es-tu là pour un au
revoir bien différent.

— Espèce de... !
Finn n'eut pas le loisir de protester
davantage. La bouche de Shane venait de lui
intimer le silence d'un baiser furieux.
Elle lutta, cherchant à se soustraire à ses
lèvres" brûlantes, mais Shane l'immobilisa en
posant la main sur sa nuque. Elle essaya alors
d'utiliser sa main libre pour se dégager, mais il
resserra son étreinte.
Ce ne fut que lorsqu'elle lui rendit son baiser
avec la même hargne qu'il arracha sa bouche à la
sienne et la fixa avec un regard fou.
— Parce que c'est ce que nous faisons le
mieux, pas vrai ? cracha-t-il, le souffle court. Ce
sont les seuls moments où tu oublies ce que je
suis et où tu te laisses aller.
— Il y a autre chose...
— Mais ce n'est pas suffisant pour que tu
restes. Haletant contre son torse dur, les yeux
rivés aux siens, elle se lança alors dans la
déclaration de sa vie.
— Je t'aime, Shane Dwyer, souffla-t-elle
d'une petite voix. C'est la raison pour laquelle je
ne peux pas rester avec toi.
Shane la contempla en silence pendant un
long moment.
— Si tu m'aimais, tu ne voudrais pas me
quitter, invoqua-t-il enfin.
— Mais si je restais, je finirais par te haïr,
expl iqua-t-elle d'une voix brisée par les larmes.
J'aurais beau essayer d'être forte, chaque fois que
tu passerais cette porte pour aller travailler, je
mourrais d'inquiétude. Et même si tu revenais à
la maison sain et sauf, je finirais par me détruire à
force d'angoisse. Jusqu'à ce que je sois tellement
rongée que je ne ressente plus rien. Et, un jour ou
l'autre, je t'en voudrais de cette situation.
Shane desserra l'étreinte de son bras autour
de sa taille.
— Cela a été si dur quand ton père est mort ?
lui demanda-t-il à voix basse.
— Oui, fit-elle.
Elle hoqueta et se détourna de son regard
plein de compassion. Elle étudia l'épaulette de sa
chemise, puis ses yeux tombèrent sur le blason en
lettres rouges.
« Compagnie de pompiers de Dublin. »
— Il était mon héros lorsque j'étais gamine,
avoua-t-elle. C'était un géant qui revenait chaque
jour du boulot avec une chemise semblable à celle
que tu portes. Tout chez lui me paraissait
l'incarnation même de la bravoure...
La main qui était restée sur sa nuque
commença à lui masser doucement le cuir
chevelu.
— C'était ma mère qui jouait te rôle du
parent sévère, c'était elle qui édictait les règles et
nous obligeait à faire ce que nous ne voulions pas
faire. Mais quand mon père rentrait le soir,
l'ambiance de la maison changeait du tout au
tout, et la joie m'envahissait.
A ce souvenir, elle sourit à travers ses larmes.

Shane sentit Finn se détendre et s'appuyer


progressivement contre lui.
— Chaque fois qu'il revenait, reprit-elle, il me
soulevait et me faisait tournoyer jusqu'à ce que
j'aie le vertige et que je pousse des cris. Alors,
tous les soirs, je faisais le guet derrière la porte
dans l'attente de ce moment...
La jeune femme leva l'index et suivit le tracé
des lettres de sa chemise.
— J'étais derrière la porte, le soir où ces
hommes se sont présentés. Je me souviens d'avoir
cherché mon père des yeux derrière eux. Mais il
n'était pas là. Et puis, ma mère est arrivée et s'est
mise à pleurer avant même qu'ils aient ouvert la
bouche...
La voix de Finn se brisa sur ces derniers
mots. N'y tenant plus, il la serra convulsivement
dans ses bras.
— Je ne comprenais pas ce qu'il se passait,
poursuivit-elle. Je me rappelle que Connor a
essayé de me faire quitter la pièce, mais je ne l'ai
pas laissé faire. Ces hommes disaient toutes ces
choses... Que papa était un excellent pompier et
qu'il avait été très courageux. Que c'était une
immense perte pour tous. Mais je ne comprenais
toujours pas. Et puis, des gens sont arrivés. Ils
ont bu du café en parlant à voix basse.
Les larmes de Finn continuaient à couler et
trempaient sa chemise d'uniforme.
— Moi, je restais près de la porte et
j'attendais. J'attendais que mon papa revienne et
me fasse tournoyer... Mais il n'est jamais revenu.
Shane se mit à bercer la jeune femme
lentement.
Bien que remué par cette confession, il était
heureux que Finn lui raconte tout ça. Qu'elle lui
fasse suffisamment confiance pour cela. Mais à la
sentir si bouleversée, à sentir son corps secoué
par l'émotion, des souvenirs personnels lui
revenaient en mémoire. Des souvenirs qu'il
n'avait jamais partagés avec quiconque.
— Après, reprit-elle, j'ai vu ma mère sombrer
pendant une longue période. J'imagine que j'étais
trop jeune pour qu'elle puisse se confier à moi,
mais j'ai bien remarqué qu'elle pleurait chaque
fois qu'elle se croyait seule. Et puis un jour elle a
cessé de pleurer, et le silence a envahi la maison.
Il a fallu longtemps pour que nous retrouvions
tous le goût de vivre. En grandissant, j'ai mieux
compris ce que maman avait perdu. Et je souffrais
moi-même tellement que je parvenais à imaginer
ce qu'elle ressentait.
La respiration de Finn s'était un peu calmée,
et il sentit qu'elle luttait pour retrouver la
maîtrise d'elle-même.
— C'est pourquoi je ne peux pas
recommencer Shane. Pas alors que je connais
cette souffrance. Je ne sui pas assez forte. Et tu
mérites mieux que ça...
Enfin, elle cessa de parler.
Il a tint longtemps serrée contre lui.
Il aurait été facile, en cet instant, de laisser
sortir les lots et de lui avouer ce qu'il ressentait.
Mais il se mdait compte qu'aimer Finn comme il
l'aimait sigmait qu'il ne devait vouloir que le
meilleur pour elleOr, jamais il ne pourrait lui
donner la garantie qu'ine lui arriverait jamais
rien.
En sachant maintenant à quel point elle avait
souffert, il n pouvait se résoudre à lui faire revivre
le même draie. Il ne devait pas se montrer
égoïste.
Il s'éclaircit la gorge.
— Tu es forte, Finn McNeill. Si tel n'était pas
le cas tune serais pas venue jusqu'ici pour me
raconter tout ça.
— Je ne pouvais pas te quitter sans que tu
saches. Il resserra son étreinte.
— Le savoir ne rend pas les choses plus
faciles, dit-il en enfouissant son visage dans ses
cheveux. Je ne peux pas changer ce que je suis.
— Je ne te laisserais même pas essayer,
murmura Finn.
Ils restèrent un long moment joue contre
joue, puis elle leva la tête.
Faisant appel à tout son courage, il lui sourit.
— Bon, nous y sommes.
Ile lui sourit tristement en retour.
Il prit alors son visage entre ses mains et
effleura de ses pouces ses lèvres gonflées. Puis,
sans lâcher son regard, il s'approcha toujours plus
près de sa bouche.
— Tu sais que je ne suis pas doué pour parler,
bébé. Alors je vais le faire à ma manière.

Finn retint son souffle mais ne ferma pas les


yeux quand la bouche de Shane se posa sur la
sienne.
Contrairement à son premier baiser, qui
avait été vorace et possessif, celui-ci commençait
comme un soupir.
Et il lui déchira le cœur.
Elle gémit et leva les mains pour encercler à
son tour le visage de Shane et poser ses pouces à
la commissure de ses lèvres. Puis elle lui rendit
son baiser avec la même douceur.
Les pouces de Shane dessinaient un chemin
lent et sensuel sur ses traits, de ses tempes à la
courbe de ses sourcils, sur ses paupières closes...
Puis plus bas, sur ses pommettes, avant
d'effleurer de nouveau ses lèvres humides.
Elle laissa glisser ses mains du visage de
Shane jusqu'à sa poitrine, sur laquelle elle posa
ses paumes à plat afin de sentir les battements de
son cœur. Elle soupira contre ses lèvres et
renversa la tête pour lui donner accès à son cou et
à l'endroit où battait son pouls.
— Shane...
— Oui.
— Fais-moi l'amour.
Shane releva la tête, lui prit la main et, sans
un mot, il la conduisit jusqu'à l'escalier.
Une fois dans sa chambre, il prit tout son
temps, embrassant chaque parcelle de sa peau au
fur et à mesure qu'il la déshabillait. Puis, après
s'être à son tour dévêtu, il l'allongea avec une
infinie douceur sur le lit.
De toutes les fois où ils avaient fait l'amour,
celle-ci fut la plus déchirante pour elle. Chaque
caresse, chaque baiser était comme un au revoir...
Et tout se déroulait si lentement que son cœur en
souffrait atrocement.
Shane n'avait pas prononcé les mots qu'elle
avait envie d'entendre, mais jamais il ne lui avait
fait l'amour avec autant de tendresse. Il passa un
temps incroyablement long sur ses seins, à
éprouver leur forme de ses doigts et à sucer leurs
pointes rigides.
Lorsqu'elle essaya de lui témoigner la même
attention, il la repoussa gentiment et continua à
lui prodiguer ses caresses. Sans relâche, il
l'embrassa et la titilla, si bien qu'au moment où il
glissa une main entre ses cuisses elle était
totalement prête à l'accueillir.
Elle ne le lâcha pas des yeux lorsqu'il s'écarta
momentanément pour prendre un préservatif, ni
quand il revint s'installer entre ses jambes. Et au
moment où il s'enfonça profondément en elle, elle
comprit que jamais elle ne pourrait faire l'amour
avec un autre homme en ressentant une
connexion d'âme aussi intense.
Elle l'aimait à la folie !
Comme il allait et venait en elle, des larmes
glissèrent de ses yeux et s'écrasèrent sur l'oreiller.
Et quand elle atteignit l'orgasme, elle pleurait à
chaudes larmes.
Le corps de Shane se raidit à son tour, et il
poussa un grognement sourd avant de retomber
sur elle, apaisé. Le visage enfoui dans son cou, il
la maintint serrée contre lui et lui chuchota des
mots qu'elle ne comprit pas.
Mais elle n'avait pas besoin de les entendre
pour savoir ce qu'ils signifiaient.
-15-

Shane tomba nez à nez avec Eddie dans le


vestiaire après une épuisante permanence de nuit
de quinze heures.
Bien qu'il se soit préparé à cette rencontre, il
hésita un instant sur la conduite à adopter.
Quand Eddie releva la tête, leurs regards se
heurtèrent de plein fouet. Mais comme son ami
ne faisait pas mine de se lever, il s'approcha de
quelques pas.
— Il faut que nous parlions, mec.
— Je n'ai rien à te dire.
— Alors tu peux m'écouter, au moins.
— Tu rêves, fit Eddie en laissant échapper un
rire bref.
Shane le regarda se lever, ranger ses
chaussures dans son casier et claquer la porte
avec plus de force que nécessaire.
— Tu vas m'écouter, pourtant. Car, quoi qu'il
en soit, nous sommes obligés de travailler
ensemble et nous n'y arriverons pas si nous ne
discutons pas d'abord.
— Je peux faire en sorte de ne jamais me
retrouver dans la même équipe que toi.
— Ne sois pas stupide. Cela arrivera
forcément un jour ou l'autre.
Eddie le scruta d'un regard noir, semblant
considérer un instant ce qu'il venait de dire, puis
il approcha son visage du sien.
— Tu n'aurais jamais dû la toucher !
— Eddie...
— Tu as toutes les filles à tes pieds, et il a
fallu que tu la choisisses, elle !
Shane soupira.
— J'aimerais bien être le séducteur que tu
crois que je suis, mais en réalité ce n'est pas aussi
simple. Cela faisait même un certain temps que je
n'étais pas sorti avec une fille...
— Alors, dans cette période de vaches
maigres, tu as décidé de coucher avec ma sœur ?
— Ne sois pas ridicule ! Tu crois que si je
cherchais seulement à m amuser, j'aurais choisi
Finn ?
Deux pompiers qui venaient prendre leur
service se figèrent sur le seuil du vestiaire au bruit
de leurs voix.
— Que se passe-t-il ? s'enquit l'un d'eux.
— Sortez ! éructa Eddie sans ménagement.
Shane jeta un coup d'œil à leurs camarades par-
dessus son épaule et parla d'une voix plus calme :
— Vous pourriez nous laisser seuls une
minute, les gars ?
Après leur départ, il se tourna vers Eddie,
juste au moment où celui-ci se jetait sur lui.
Il esquiva, lui saisit le bras et le plaqua contre
les casiers.
— Bon sang, Eddie, laisse tomber ! Il est hors
de question que je me batte avec toi.
Eddie laissa échapper une bordée de jurons
et essaya de se libérer de sa poigne.
Etant de même taille et de même corpulence,
ils luttèrent pendant plusieurs secondes avant
que Shane ne prenne le dessus et immobilise
Eddie.
— Arrête un peu et écoute-moi, vieux. Il ne
s'agissait pas d'un amusement pour moi. J'aime
Finn.
Eddie se figea, les yeux écarquillés.
— Tu quoi ?
Shane relâcha un peu son étreinte.
— Tu m'as très bien entendu.
Il fallut un bon moment à Eddie pour
comprendre.
Quand Shane estima que c'était chose faite, il
le relâcha, recula et s'assit sur le banc.
Eddie remit la veste de son uniforme en place
sans le quitter des yeux, incrédule.
— Tu aimes Finn ? Shane acquiesça
lentement.
— C'est sérieux, alors ?
— C'était sérieux, corrigea-t-il. Mais c'est
terminé. Cela dit, je ne pouvais pas te laisser
croire que cela ne signifiait rien pour moi.
Les yeux verts si familiers d'Eddie étudièrent
son visage.
— C'est terminé ? Tu en es sûr ? Shane
acquiesça avec lenteur.
Eddie haussa les sourcils et vint s'asseoir à
côté de lui. Avec une belle synchronisation, ils se
penchèrent tous deux en avant et appuyèrent
leurs avant-bras sur leurs cuisses.
— Que s'est-il passé ? voulut savoir Eddie.
Shane haussa les épaules.
— Finn ne veut pas s'engager avec un
pompier. C'est trop dur pour elle, après ce qui est
arrivé à votre père.
— Oui... Tu sais, j'appelle Finn après chacune
de mes permanences afin de la rassurer. Tu
imagines le nombre de coups de fil par an !
Shane lança à son ami un regard étonné.
— Tu ne m'en avais jamais parlé.
— Ce n'est pas facile. Finn a très mal
supporté l'idée que je me lance dans la formation
de pompier. Alors la seule chose que j'aie trouvée
pour la rassurer a été de lui promettre de
l'appeler à la fin de chaque astreinte. Tu sais, Finn
est persuadée qu'elle a la poisse.
— Je comprends...
— Alors comme ça, tu l'as laissée partir ?
Shane ne pipa mot.
La sentence ne fut pas longue à tomber.
— Tu n'es qu'un imbécile.
Il tourna vivement la tête vers Eddie.
— Mais tu ne voulais pas que je sorte avec
elle ! « Tel père, tel fils », disais-tu.
Eddie grimaça.
— Ecoute, c'était une remarque déplacée. Je
suis navré. Si tu m'en avais parlé avant, je ne me
serais pas conduit aussi bêtement quand j'ai tout
découvert. C'est parce que vous vous êtes
dissimulés aux yeux de tous que je l'ai si mal pris.
Il soupira et réfléchit pendant un moment.
— Mais c'était avant que je sache le reste... Si
Finn est sortie avec toi alors qu'elle sait
parfaitement ce que tu fais pour gagner ta vie,
c'est que c'est aussi sérieux pour elle que pour toi.
C'est une tout autre histoire.
— C'était, rectifia Shane. Eddie lui lança un
regard en coin.
— Je dois dire que tu me déçois.
— Super. Je crois que je préférais encore
quand tu me détestais !
— Ecoute, tu as passé tout ce temps à
papillonner d'une fille à l'autre, et le jour où tu
t'amouraches de ma sœur, tu la laisses ficher le
camp ! Je te croyais plus coriace que ça.
Shane passa ses mains sur son visage las.
— Ecoute, Eddie, j'ai trop besoin de dormir
pour poursuivre cette conversation. Je viens de
passer deux jours épouvantables, que je n'ai pu
surmonter qu'en me convainquant que je
trouverais un moyen de m'en sortir. Pour
l'instant, je ne l'ai pas encore trouvé.
— Eh bien, préviens-moi quand tu y verras
un peu plus clair, et je t'aiderai à prendre ta
décision !
Shane secoua la tête avec un petit sourire.
— Pas cette fois.
— Allez ! Rappelle-moi combien de décisions
tu as prises tout seul ?
— Mais là, nous parlons de choisir entre Finn
et la compagnie.
Eddie étouffa un juron.
— Eh oui, fit Shane, tu vois où nous en
sommes... Je comprends parfaitement ce que
Finn ressent, mais je ne peux pas me résoudre à
abandonner le métier que j'aime. Une chose est
sûre : je ne suis pas fait pour un travail de bureau
!
Ils restèrent assis en silence un bon moment,
puis Shane tourna la tête vers son ami.
— Alors, nous ne sommes plus fâchés, toi et
moi ?
Eddie fit la moue.
— Je te dois toujours une bonne raclée pour
avoir osé draguer ma sœur dans mon dos... Mais
nous sommes amis depuis longtemps. Depuis
bien plus longtemps que tu n'es amoureux de
Finn.
Il prit une profonde inspiration.
— Je vais te dire quelque chose : règle tes
problèmes avec Finn, et nous oublierons la façon
dont ça s'est passé. OK ?
— Ça me convient.
Ce fut le deuxième pire Noël de la vie de
Finn.
Les jours précédents, elle s'était jetée à corps
perdu dans le travail, si bien que le soir,
complètement épuisée, elle se laissait
littéralement tomber sur le sofa de Kathy.
Cela n'avait cependant pas empêché son
cauchemar de revenir la hanter avec une
régularité monotone.
Elle s'était rendu compte qu'elle n'avait
jamais fait ce mauvais rêve lorsqu'elle partageait
le lit de Shane, ce qui était un tant soit peu
ironique...
Elle avait bien envisagé de consulter un
psychologue pour en finir avec ce cauchemar,
mais il n'y avait pas besoin d'être un génie pour
comprendre ce qu'il signifiait. Il n'y avait rien d
étonnant à ce quelle soit obsédée par des images
de pompiers blessés. C'était la façon qu'avait
trouvée son subconscient pour évacuer le trop-
plein d'angoisse.
Le seul aspect positif des derniers jours,
c'était qu'elle avait réussi à éviter de se trouver
seule avec son frère.
Positif ? Pas sûr. Car, du coup, Eddie passa le
réveillon de Noël à l'observer sous cape.
Elle en était tellement agacée qu'au moment
où le pudding aux fruits passait de main en main
elle haussa les sourcils, le défiant du regard.
— C'est calme quand Shane n'est pas là.
Hein, maman ?
Ce fut tout ce qu'Eddie trouva à dire. Et elle
aurait pu le tuer pour ça !
— C'est vraiment dommage qu'il n'ait pas pu
se joindre à nous, déclara Moira McNeill. Mais je
vais lui préparer un petit colis gourmand.
— Finn pourrait le lui déposer quand elle
retournera à Dublin. N'est-ce pas, Finn ?
Finn se contenta de fusiller Eddie du regard.
— Apporte-lui également ses cadeaux,
renchérit sa mère en lui pressant gentiment
l'épaule. Je lui ai acheté un joli pull en laine
d'Aran ainsi que des chaussettes chauffantes.
Finn prit une profonde inspiration pour se
calmer les nerfs et se prit à rêver d'être à Pâques.
Elle n'essaya cependant pas de se dérober à ses
obligations pour se réfugier dans son ancienne
chambre d'enfant, car elle savait que sa mère
viendrait l'y trouver. Et elle se refusait à se
disputer avec Eddie, car Moira chercherait
forcément à en connaître la raison...
Elle se contenta donc de prendre son mal en
patience. Tant bien que mal, elle survécut au reste
de la journée. Elle se félicita même
intérieurement d'avoir réussi à sourire et à parler
quand on l'attendait d'elle.
Pourtant, ce fut non sans un certain
soulagement qu'elle vit ses frères et leurs
compagnes commencer à prendre congé.
Bientôt, elle se retrouva nez à nez avec Eddie
dans l'entrée. Elle ébaucha un sourire et s'efforça
de le saluer d'un ton enjoué.
— Au revoir, Eddie.
Son aîné l'observa quelques secondes, puis il
se pencha pour déposer un baiser sur sa joue.
— Dis bonjour à Shane de ma part.
Elle soupira tandis que la porte se refermait
derrière lui.
Une fois qu'elles furent seules, sa mère la
regarda avec un air préoccupé.
— Bien. Maintenant, tu vas pouvoir m'aider à
ranger et m'expliquer ce qui ne va pas.
— Oh, tout va bien, je t'assure.
— Bien sûr ! Et moi, je suis la reine
d'Angleterre. Elle passa son bras sous le sien et
l'entraîna vers la cuisine.
— Tu es restée silencieuse comme une tombe
toute la journée, et ton frère n'a cessé de te fixer
comme si tu avais deux têtes !
Fin il s'assit au bar et servit deux verres de
vin. Puis elle fir.it par pousser un inévitable
soupir.
— Puis-je d'abord te poser une question ? dit-
elle.
— Bien entendu, lui répondit sa mère avec un
sourire encourageant, tout en s'installant sur un
tabouret de bar.
— C'est à propos de papa...
Un sourire nostalgique se dessina sur les
lèvres de Moira McNeill.
— Vas-y.
— Comment t'en es-tu sortie ?
— J'ai fait comme tout le monde, lui répondit
sa mère. J'ai fait mon deuil. J'ai beaucoup
souffert et, un jour, ça a commencé à faire moins
mal. Mais la douleur ne disparaît jamais
totalement, tu sais. On apprend juste à vivre avec.
Finn regarda sa mère triturer nerveusement
le rouleau de film plastique alimentaire avant
d'envelopper des assiettes remplies de restes de
nourriture afin de les mettre au réfrigérateur.
— Je ne voulais pas parler d'après l'accident,
reprit-elle. Je veux dire... Quand il allait travailler
tous les jours, n'étais-tu pas terrifiée pour lui ?
— Oh mon Dieu, si ! Tous les jours... Je le
rendais fou d'ailleurs en lui demandant de me
rendre compte de tous les appels qu'ils avaient.
Ça, elle l'ignorait totalement. Mais elle
n'exprima pas son étonnement à voix haute.
— Comment as-tu fait pour supporter cette
vie ? Sa mère haussa doucement les épaules.
— Je vous avais, vous, mes enfants. Vous me
teniez très occupée la plupart du temps, et je me
contentais du fait que ton père rentrait sain et
sauf tous les soirs. Si je m'étais laissée aller à
penser qu'il pourrait ne pas revenir, je n'aurais
jamais tenu.
— Et puis un jour, il n'est pas revenu, dit
Finn d'une voix blanche.
Sa mère se figea.
— En effet. Il n'est pas revenu, et rien ne peut
te préparer à une telle douleur. Mais j'ai passé
tant de bons moments avec ton père, ma chérie,
que pour rien au monde je n'aurais voulu
manquer ça.
Finn secoua la tête avec émerveillement.
— Mais si tu avais su avant ce que tu
ressentirais à la mort de papa, est-ce que tu te
serais quand même engagée avec lui ?
Les yeux perçants de Moira la scrutèrent.
— Mais pourquoi diable me demandes-tu
une chose pareille ?
Finn baissa les yeux sur son verre de vin.
— Nous n'en avons jamais parlé, argua-t-elle.
— Nous avons souvent parlé de ton père,
mais jamais tu ne m'as posé ce genre de
questions. Tu sais que j'aimais ton père plus que
tout. Et que je l'aime toujours aujourd'hui.
— Je sais...
Les yeux brillants, elle osa un petit sourire
vers sa mère.
— Moi aussi, je l'aime toujours. Mais j'ai
juste besoin de savoir, maman. C'est important. Si
tu pouvais remonter le temps et tout
recommencer en sachant ce que tu sais
maintenant, comment pourrais-tu le supporter ?
— Mais enfin, si l'on devait tous se ronger les
sangs au sujet des catastrophes qui pourraient
éventuellement se produire, personne ne sortirait
jamais de chez soi, non ?
La logique de ce raisonnement la fit se sentir
vaguement puérile.
— Ce n'est pas aussi simple que ça. Si tu sais
que les risques de vivre une catastrophe sont
grands, alors il est normal que tu cherches à t'en
protéger.
Il y eut un bref moment de silence que sa
mère rompit après avoir dégusté une gorgée de
vin.
— Est-ce que tout ça n'aurait pas quelque
chose à voir avec Shane Dwyer, par hasard ?
Finn écarquilla les yeux puis les plissa d'un
air soupçonneux.
— Est-ce qu'Eddie t'a dit quelque chose ?
— Non. Mais si cela concerne Shane, cela
expliquerait pourquoi il n'était pas parmi nous
aujourd'hui et pourquoi Eddie et toi vous êtes
regardés en chiens de faïence toute la soirée...
Finn soupira. Elle était découverte.
— Bon, oui, tu as raison. Il s'agit de Shane. Le
visage de sa mère rayonna de bonheur.
— Oh, comme je suis heureuse ! s'exclama-t-
elle. Shane est tellement charmant. Je l'avais tant
espéré en voyant la façon dont il te regardait, à
Noël dernier.
— Maman !
— Tu sais, si j'avais vingt ans de moins...,
railla celle-ci en faisant mine de s'éventer avec la
main.
— Maman ! répéta Finn, offusquée.
— Ce doit être sérieux pour lui, s'il s'engage
avec toi. Car, avec les histoires de son père et
tout...
Une troublante situation
— Oh, par pitié, étais-je donc la seule à ne
rien savoir de ces histoires ?
— Ce n'est pas un garçon qui parle beaucoup,
fit remarquer Moira.
— Il te l'a bien dit, à toi !
— Bon, oui, mais c'est différent. Je suis
comme une mère de substitution pour lui. Je
crois que c'est au bout du troisième ou quatrième
Noël qu'il a passé ici que nous avons commencé à
parler de sa mère. Et j'ai réussi ensuite à lui faire
dire d'autres choses...
Ce qu'elle-même n'arrivait pas à faire, ragea
Finn. Comment se faisait-il qu'elle ne parvienne
pas à communiquer avec Shane autrement que
par le sexe ?
— Je crois qu'il en souffre encore beaucoup
aujourd'hui, reprit Moira. Ce n'est pas facile
d'avoir un père qui a fondé une autre famille en
ignorant complètement son premier enfant. Je
pense que cela l'empêche de s'attacher aux gens.
Elle fit une pause.
— Es-tu en train de me dire que tu hésites à
t'engager avec Shane à cause de ce qui est arrivé à
ton père ?
Finn déglutit péniblement et finit par hocher
la tête.
— Oh, ma chérie !
Sa mère fit le tour du bar en un clin d'ceil et
la serra contre elle avant même que la première
larme ne coule de ses yeux.
— Tu ne peux pas laisser ce drame
t'empêcher d'être heureuse ! Ton père ne voudrait
pas ça.
— Je ne sais pas quoi faire, maman. Si
quelque chose arrivait à Shane...
— Mais peut-être qu'il ne lui arrivera jamais
rien de fâcheux ! Et tu es la fille d'un pompier,
bon sang. Tu es forte !
— Non, je ne le suis pas. Il y a toujours une
partie de moi qui reste debout près de cette porte,
à espérer que papa va revenir.
— C'est vrai que tu l'attendais tous les soirs...
Il te faisait tournoyer si haut que j'avais peur que
ta tête ne heurte le plafond...
Sa mère lui sourit tendrement.
— Tu étais sa petite fille chérie. Il aimait ses
fils, bien sûr, mais avec toi, c'était différent. Je
pense que tous les hommes sont ainsi avec leur
fille. Attends un peu, tu verras que Shane sera
pareil. Et, à moins que je ne me trompe, après ce
qu'il a traversé, il sera d'autant plus déterminé à
être un bon père.
La pensée de Shane faisant tournoyer une
petite fille aux cheveux noirs coupa le souffle à
Finn.
C'était une image douloureusement belle.
Surtout pour elle, qui n'avait pas envisagé d'avoir
des enfants avant que son horloge biologique ne
la rappelle à l'ordre.
Sa mère resserra son étreinte, puis elle
attrapa un rouleau d'essuie-tout et le lui passa.
— Laisse-moi te dire une chose, ma chérie :
ton père te passerait un bon savon s'il te voyait te
rendre malade ainsi. Il a vécu chaque jour comme
il l'entendait. Il m'aimait, il aimait ses enfants, il
aimait ses collègues et son métier. Et cela en a fait
un homme heureux tant qu'il était de cette vie. Tu
ne peux pas demander autre chose que ça. Quand
tu aimes quelqu'un, tu prends forcément un
risque. La vie est ainsi faite. C est toi qui dois faire
le choix de la vivre.
Finn se moucha bruyamment.
Elle avait envie de faire ce choix. Vraiment.
Comment pouvait-elle être à ce point auto-
destructrice ?
— Nous aurions dû avoir cette discussion il y
a longtemps, fit remarquer Moira.
— C'est vrai.
— Ecoute, ce garçon a besoin de quelqu'un
comme toi dans sa vie, autant que toi, tu as
besoin de lui. Il n'a jamais vraiment connu
l'amour en grandissant. Si tu l'aimes, tu ne dois
pas hésiter à prendre ce risque.
Finn resta dans les bras de sa mère jusqu'à ce
que ses larmes se tarissent.
C'était drôle que, bien qu'adulte et
indépendante, il faille que sa mère la rassure pour
qu'elle trouve le courage de croire suffisamment
en elle pour admettre la vérité.
Ce n'était pas seulement le fait de perdre
Shane qui l'effrayait, c'était sa propre capacité à
aimer autant un homme et à faire confiance à
cette émotion. Cela faisait probablement des
années qu'elle était amoureuse de Shane. Ce
n'était pas contre lui qu'elle avait lutté, mais
contre elle-même.
Finalement, aimer, c'était peut-être faire fi de
la peur et avoir confiance en l'avenir...
-16-

Au bout de trois jours passés chez sa mère,


Finn avait l'impression d'avoir suivi plusieurs
mois de thérapie.
Elle avait toujours su qu'il y avait des aspects
concernant la mort de son père qu'elle n'avait pas
surmontés. Très ironiquement, il avait fallu
qu'elle ressente de l'amour pour un autre pompier
pour oser enfin affronter le passé.
Et, aujourd'hui, il lui fallait se décider sur
l'éventualité d'un avenir avec ce pompier
Alors qu'elle avait convaincu Shane qu'elle
n'était pas assez forte pour rester avec lui, elle
allait devoir maintenant le persuader qu'elle ne
l'était pas assez pour vivre sans lui ! Elle devait lui
faire comprendre que son besoin d'être avec lui
était plus fort que sa peur de le perdre...
Son esprit épuisé ne parvenait pas à
concevoir comment le lui dire.
Pourtant, il lui faudrait se montrer claire.
Elle ne pouvait pas passer son temps à courir vers
lui puis à s'enfuir !
C'était une terrible journée pour
entreprendre le trajet de retour vers Dublin.
Outre la circulation dense, elle dut conduire au
travers de tous les types de pluie qu'un
météorologiste pouvait recenser en Irlande !
Le trafic s'intensifia quand elle passa la
barrière de péage. Des dizaines de voitures
s'élancèrent sur l'autoroute tandis que les nuages
gris s'amoncelaient dans le ciel, obscurcissant
tout à l'horizon.
Elle laissa Shane s'échapper de ses pensées le
temps de constater qu'elle aurait dû partir deux
heures plus tôt.
Elle en était là de ses réflexions lorsqu'une
voiture se rabattit juste devant elle.
Elle jura, enfonça la pédale de frein et sentit
aussitôt sa voiture déraper sur le sol rendu
glissant par la pluie.
Son cœur eut un soubresaut en voyant le fou
devant elle s'engager de nouveau sur la voie de
dépassement... Juste devant une autre voiture !
Ensuite, tout se passa au ralenti.
Ses oreilles s'emplirent du bruit
assourdissant du métal heurtant le métal, puis ce
fut le silence.
Si elle ressentait ce silence, cela voulait dire
que, techniquement, elle allait bien, non ?
Elle remua les doigts et les orteils et constata
qu'elle était entière, puis elle releva tant bien que
mal la tête et regarda autour d'elle.
Des phares pointaient dans une direction
incongrue, une voiture était renversée sur le
côté...
Son premier instinct fut de sortir pour aller
porter secours. De venir en aide à quiconque
pouvait être blessé.
Elle voulut bouger.
Ce fut à cet instant précis qu'elle comprit
qu'elle était dans l'incapacité de le faire.

Shane faisait partie de la deuxième équipe


appelée sur les lieux de l'accident. La première
personne qu'il croisa à sa descente du camion fut
Eddie, qui était déjà sur place.
— Où a-t-on besoin de nous? s'enquit-il.
— Les équipes médicales ont pris en charge
toutes les personnes qui avaient besoin d'être
stabilisées. Un blessé est en train d'être
désincarcéré. Il n'y a pas de décès à déplorer.
Shane hocha la tête et se mit à marcher d'un
bon pas, mais Eddie le rattrapa en lui posant la
main sur le bras.
Le visage de son ami était gris sous le casque
jaune.
— Qu'y a-t-il?
— Ne panique pas, d'accord ?
— Pourquoi devrais-je paniquer ?
— Finn...
Devant son visage catastrophé, il s'empressa
d'ajouter :
— Elle va bien. Je l'ai vue, son état a été
contrôlé. Mais Shane s'était déjà libéré et partait
en courant vers le lieu de l'accident.
— Attends ! fit la voix d'Eddie derrière lui,
couvrant le bruit des sirènes. Je t'assure qu'elle va
bien. Elle est un peu étourdie, d'accord, mais elle
n'a rien de grave. Quand je suis arrivé, un
ambulancier était même déjà en train de lui faire
du gringue !
Comme il lui jetait un regard meurtrier,
Eddie leva les mains en un geste d'impuissance.
— Hé ! Ce n'est pas ma faute !
— Où est-elle ?
— De l'autre côté du pont. Sa voiture est
coincée contre le pilier. Elle ne sera pas dégagée
avant un petit moment, car les autres accidentés
ont été jugés priori...
Mais ses derniers mots se perdirent, car
Shane était parti comme un dératé, le cœur
tambourinant dans sa poitrine.
Il aperçut immédiatement le toit cabossé de
la voiture de Finn au travers du rideau de pluie.
Heureusement, la voiture était toujours en
un seul morceau et ne semblait pas aussi abîmée
que celles sur lesquelles travaillaient les
secouristes.
Pour la première fois de sa carrière, il ne se
dirigea pas vers les personnes dont l'état était le
plus critique. Une seule personne lui importait.
Comme il s'approchait de la voiture
accidentée de Finn, un secouriste sortit par la
porte côté passager.
Shane serra les poings en le voyant avancer
vers lui.
— Vous devez être Shane, dit le secouriste en
souriant.
Il acquiesça.
— L'autre pompier m'avait prévenu que vous
alliez arriver. Il m'a aussi conseillé de ne pas
draguer votre fiancée en votre présence.
— Il a eu raison, répliqua-t-il sèchement en le
toisant. Comment va-t-elle ?
— Un peu contusionnée, bien sûr. Sa jambe
est coincée, mais elle n'est pas cassée et elle ne
saigne pas. Ses constantes vitales sont bonnes, et
elle garde le sens de l'humour, ce qui est bon
signe. On attend que vos gars la sortent de là, puis
je la réexaminerai avant de l'envoyer à l'hôpital.
Le secouriste sourit de nouveau.
— Elle va s'en sortir, ne vous inquiétez pas !
Un chic type finalement. Shane lui adressa
enfin un sourire cordial.
— Merci, dit-il. Vous êtes certain qu'elle va
bien ?
— Absolument.
Il prit une profonde inspiration.
Finn n'était pas gravement blessée, c'était le
principal. Alors, puisqu'elle était bloquée ici,
autant mettre ce temps d'attente à profit !

Finn avait accepté le fait qu'elle n'irait nulle


part ce soir. Elle s'était lassée de regarder les
gouttes d'eau glisser sur son pare-brise craquelé
et se demandait maintenant quel autre désastre
allait prochainement lui tomber dessus quand la
portière du côté passager s'ouvrit.
De grosses bottes, suivies de longues jambes
et d'une grande veste à rayures
rétroréfléchissantes, apparurent à côté d'elle.
Il ne pouvait pas s'agir d'Eddie, celui-ci étant
déjà venu lui rendre une petite visite. Cela ne
pouvait donc être que...
Elle releva la tête au moment où son visiteur
tournait la sienne et révélait un large sourire sous
son casque jaune.
— Salut, Finn !
— Bonjour, Shane.
— Tu es contente de conduire'une Volvo,
n'est-ce pas?
— Oh oui, absolument.
— Dis donc, tu les accumules, en ce
moment... Avec un petit rire résigné, elle secoua
la tête et la reposa sur l'appuie-tête.
— Je l'avais bien dit à Kathy : « Jamais deux
sans trois ».
Shane tourna la tête pour regarder au travers
du pare-brise fêlé.
— C'est fait, alors. Maintenant, tu es
tranquille. Elle osa un regard sur son profil. Elle
était tellement heureuse qu'il soit là que plus rien
d'autre n'avait d'importance.
— Je l'espère. Cela dit, n'ayant plus ni
maison ni voiture, je vais sans doute devoir vivre
dans la rue pendant un moment.
— Hum...
Shane se mordit les lèvres en réfléchissant.
Elle se sentait presque frustrée qu'il se
montre aussi calme. Elle s'apprêtait à railler son
attitude « professionnelle en toute circonstance »
quand il déclara d'une voix grave :
— Tu m'as fait très peur, Finn. T'enfermer
quelque part et t’empêcher de sortir serait peut-
être bien la meilleure façon de veiller sur toi.
— Mais je n'ai pas fait exprès ! protesta-tel le.
Je conduisais bien tranquillement quand ce crétin
s'est mis à jouer aux autos tamponneuses sur
l'autoroute.
Elle avait redressé la tête pour lui répondre
vertement, mais elle la laissa retomber, de
frustration.
— Et maintenant, je suis coincée. Coincée, tu
m'entends ?
— As-tu mal quelque part ?
— Le gentil secouriste a déjà vérifié...
— Oh oui, c'est ce qu'on m'a dit. Son
expression la fit sourire.
Il était jaloux ! Ça, c'était excellent. Cela
valait presque le coup d'avoir détruit sa voiture.
Enfin, c'était quand même une méthode
extrême pour attirer l'attention de quelqu'un...
Shane l'étudia un moment, puis il parut
prendre une décision. Il tourna sur le siège de
manière à lui faire face dans l'étroit habitacle.
— Bon, écoute. Si tu vas bien et que tu es
coincée ici pour un moment, autant que nous
mettions ce temps à profit pour discuter, toi et
moi.
Elle écarquilla les yeux.
— Tu vas profiter de ce qui m'arrive pour me
parler ? Toi, le grand bavard, celui qui...
— Tais-toi donc, Fionoula McNeill !
Il dit cela si fermement qu'elle obéit sans
broncher.
— Cela fait des jours que je prépare ce que je
voulais te dire à ton retour à Dublin, mais puisque
nous sommes ici tous les deux, tu vas tout
entendre d'un seul coup. Alors, laisse-moi parler
et écoute.
Elle hocha silencieusement la tête.
Shane retira l'un de ses gants et l'enfouit
dans sa poche. Puis il sortit d'une autre poche un
morceau de papier qu'il agita devant son nez.
— J'avais fait quelques recherches, mais elles
sont inutiles maintenant que tu es dans cette...
position.
Alors il déchira le papier et en jeta les
morceaux par la porte ouverte, puis il renfila son
gant et remit son casque en place sur sa tête.
— Bon, voilà. Je vais commencer par ça...
La tête toujours renversée en arrière sur
l'appuie-tête, elle écarquilla les yeux en voyant
Shane se pencher et déposer un léger baiser sur
ses lèvres.
— Je t'aime, Finn McNeill, déclara-t-il. Le
monde s'arrêta de tourner.
Il l'avait dit ! Il l'aimait ! C'était merveilleux !
Mon Dieu, comme c'était bon d'aimer et de se
sentir aimée en retour...
— J'espère que tu n'as pas cru que tu allais te
débarrasser de moi aussi facilement, reprit
Shane. Ce papier...
Il agita l'index en direction de la portière
ouverte.
— Ce papier récapitulait les pertes humaines
parmi les pompiers depuis cinquante ans. J'ai eu
un mal fou à obtenir ces statistiques. J'ai voulu les
récupérer pour te prouver que les risques qu'il
m'arrive quelque chose sont infimes. Mais ce qui
vient de t'arriver rend ces chiffres inutiles. Car,
statistiquement, tu as plus de risques, toi en tant
qu'automobiliste, d'être tuée dans un accident de
la route, que moi de mourir en exerçant mon
métier de pompier.
Il fit une pause.
— Maintenant, si je devais penser que tu
risques ce genre d'accident à chaque fois que tu
prends ta voiture, alors je ne te laisserais pas
sortir de la maison pour les soixante années à
venir. Tu comprends ce que je te dis ?
Il n'attendit pas la réponse et poursuivit :
— Tu sais, un avion pourrait s'écraser sur nos
têtes, ou un bus nous foncer dessus, ou je ne sais
quoi encore. Cependant, tu ne peux pas passer ta
vie à craindre un drame quand survient quelque
chose d'aussi merveilleux que ce qu'il nous arrive.
Elle battit des paupières pour lutter contre
les larmes.
Shane lui agita de nouveau son index sous le
nez.
— Ah non ! Ne te mets pas à pleurer. Je n'ai
pas encore terminé.
— Shane, encore dix minutes, cria une voix à
l'extérieur.
— Parfait ! cria-t-il. Bien, où en étais-je ? Ah
oui... Je sais que tu as peur bébé. Et je sais aussi
pourquoi. Ce qui est arrivé à ton père, c'est ce que
tout pompier redoute. Mais faire ce métier, ce
n'est pas simplement aller bosser tous les jours.
Ça fait partie de ce que je suis et, si j'arrêtais, cela
porterait un coup d'arrêt inévitable à notre
relation. Bon, c'est sans doute encore plus
important pour moi que pour d'autres, car il est
vrai qu'avant d'intégrer la caserne je ne savais pas
ce que c'était que d'appartenir à une famille. Ici,
on prend soin de toi sans que tu le demandes. A
vie. Jamais je ne me suis senti moins important
aux yeux des autres quand de nouvelles recrues
arrivaient...
Il resta pensif quelques secondes.
— Il y a des choses que tu dois savoir au sujet
de ma famille, et je te les raconterai. Cela
concerne le fait que mon père a fondé une
nouvelle famille et a juste oublié qu'il avait déjà
un fils...
Elle regarda en silence Shane hausser les
épaules.
Elle ne lui dit pas qu'elle était déjà au
courant. Elle souhaitait l'entendre lui raconter
son histoire avec ses propres mots et pouvoir le
soutenir, comme il l'avait fait lorsqu'elle lui avait
raconté ses pénibles souvenirs.
— Enfin, reprit-il, voilà comment je vois les
choses : je ne peux pas cesser d'être pompier, car
cela tuerait une part de moi-même. Ce que je suis
en mesure de faire, en revanche, c'est te
promettre de ne jamais me conduire de manière
imprudente. Mais je ne peux pas empêcher le tout
petit pourcentage d'accidents qui se produisent.
Et de toute évidence, toi non plus.
Elle laissa fleurir un sourire sur ses lèvres.
Ce que lui disait Shane était parfaitement
logique. Et c'était exactement ce dont sa mère
avait tenté de la convaincre ces derniers jours.
— Je peux aussi te promettre que chaque
jour de notre vie sera spécial. Que même si nous
nous querellons, nous nous amuserons tellement
à nous réconcilier que nous oublierons le sujet
même de notre dispute ! Que tu ne douteras
jamais que tu es tout pour moi. Car tu l'es, Finn.
Lorsque tu auras peur, tu me le diras, et je te
rassurerai. Et quand j'aurai peur, eh bien... tu
feras la même chose.
Comme elle le fixait avec incrédulité, il
haussa les sourcils.
— Si, si, il m'arrive d'avoir peur, je t'assure. Il
y a dix minutes, par exemple...
Ils éclatèrent de rire à l'unisson. Puis la voix
de Shane prit une intonation plus sensuelle.
— Personne n'a aucune certitude, dit-il. Tout
ce que je peux t'affirmer, c'est que tu n'auras
aucun regret. Je ferai tout pour ça, fais-moi
confiance.
Comme des voix s'approchaient de la voiture,
il jeta un coup d'œil par la vitre.
— Ils viennent te sortir de là, alors je termine
rapidement...
Elle gloussa.
Les yeux bleus de Shane paraissaient presque
noirs dans la pénombre, mais elle devinait sans
peine qu'ils exprimaient une infinie tendresse.
Elle l'entendait dans sa voix.
— Ecoute, Finn, tu as l'impression que je suis
une sorte de héros parce que je suis un soldat du
feu. Mais c'est toi, l'héroïne. Tu m'as fait croire en
quelque chose que je croyais impossible pour
moi. Et maintenant que tu m'as secouru de toute
une série de relations inutiles, tu es coincée avec
moi. Point final.
Elle sentit ses yeux s'emplir de larmes.
Elle avait l'impression que son cœur allait
littéralement exploser dans sa poitrine. Ce devait
être ça, le bonheur.
— Dis quelque chose, la pressa Shane.
— Pour quelqu'un qui prétend ne pas être
bavard, tu t'es pas mal débrouillé...
Il haussa les épaules.
Une troublante situation
— J'avais beaucoup réfléchi.
— Nous allons découper le toit, Shane !
La tête de Callum apparut par la porte
passager. Il tendit à Shane une couverture antifeu
et lança un clin d'œil à Finn.
— Salut, Finn ! Ça faisait un bout de temps
que je ne t'avais pas vue.
— Salut, Callum. Tu as l'air en forme.
— Je sais. Rien de tel qu'un homme en
uniforme.
— Hé, Callum, intervint Shane tout en
mettant en place la couverture antifeu au-dessus
de leurs têtes, fais bien attention en maniant ton
ouvre-boîte.
— Tu ne sors pas ? s'étonna-t-elle pendant
que Callum s'esclaffait.
— Non... Je te l'ai dit, tu es coincée avec moi.
Il lui sourit une dernière fois avant que la
couverture ne les plonge dans l'obscurité.
Comme le compresseur se mettait en route, il
éleva la voix :
— Alors, as-tu bien tout compris ?
Elle redressa la tête et cria pour couvrir le
bruit de l'engin.
— J'ai compris que tu m'aimais et que tu
voulais m'enfermer pendant soixante ans... Quant
au reste, ce n'était pas très clair.
— Bon. Du moment que tu as compris
l'essentiel !
Il y eut un grand craquement au-dessus de
leur tête tandis que les pompiers procédaient au
découpage du toit de la voiture.
Afin de la distraire pendant ce moment
délicat, Shane lui prodigua un long baiser plein de
promesses.
Puis le bruit du compresseur cessa, et ils
entendirent les pompiers discuter entre eux pour
déterminer comment dégager au mieux la
colonne de direction.
Lorsqu'ils retirèrent la couverture, la pluie
tombait à verse.
Elle regarda de nouveau Shane.
Sous la pluie, illuminé par les gyrophares, il
était d'une beauté à couper le souffle.
Mais ce n'était pas le prestige de l'uniforme
qui lui faisait cet effet. Non. C'était parce qu'il
s'agissait de Shane et qu'elle l'aimait.
Elle serait une idiote de ne pas profiter du
temps qu'ils avaient à passer ensemble, quelle
qu'en soit la durée... Après tout ce qu'il venait de
lui avouer, elle se sentait beaucoup plus forte. Elle
avait dorénavant foi en elle, en sa capacité à
aimer et à être aimée. C'était comme si, en
l'aimant, Shane lui avait donné le courage dont
elle avait besoin pour surmonter ses démons.
— Alors ? fit-il en souriant.
— Alors quoi ?
— Quelle est ta réponse ?
— Je n'avais pas compris que tu m'avais posé
une question, rétorqua-t-elle, les yeux étincelant
de malice. Peut-être devrais-tu me la reposer...
— Oh, bébé ! Tu sais que je ne suis pas doué
pour les mots. Contente-toi de dire oui, pria-t-il.
Elle lui tendit la main et serra la sienne.
— Je t'aime.
— Oui, je le sais.
Ils restèrent un instant immobiles, puis
Shane leva la tête et parcourut les visages autour
d'eux.
— Bon, fit-il en élevant la voix, est-ce que
vous allez enfin tirer ma fiancée de là, que je
puisse la ramener à la maison ?
— Hé, Finn, fit une voix railleuse, tu es
vraiment sûre de vouloir épouser ce gars-là ?
— Que ne ferait pas une femme coincée dans
une voiture pour s'en sortir ! plaisanta-t-elle.
Shane lui lâcha la main et enjamba la tôle
avec un juron.
— Il faut vraiment que je fasse tout, ici ! Eh,
les gars, vous devriez relire votre manuel de
secourisme. Celui avec les photos...
Elle éclata de rire en le voyant marcher sur le
capot comme s'il faisait une promenade dans un
parc. Elle étudia les visages qui les entouraient et
remarqua finalement son frère parmi eux.
Son frère qui lui souriait.
Eddie s'avança et tendit des outils à Shane.
— Vas-y, beau-frère !
Ce serait le premier souvenir qu'elle
conserverait du début de sa nouvelle vie.
Elle avait passé une trop grande partie de son
existence à être obsédée par le pire. Quelle
meilleure façon de commencer cette nouvelle
étape qu'en étant entourée de la famille au sein de
laquelle elle avait été élevée ? Elle avait le
sentiment que son père serait heureux de la voir
ainsi...
Curieux, tout de même. Ce qu'elle haïssait le
plus au monde — les incendies — lui avait permis
de trouver ce qui lui avait manqué pendant une
bonne moitié de son existence : un grand soldat
du lèu pour voir la vie en rose !
Elle avait réellement l'impression qu'elle en
avait terminé avec la malchance.
Finalement, elle aurait dû faire brûler ses
vieilles culottes beaucoup plus tôt.

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