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Résumé :

En dépit des sentiments qu'elle éprouve pour lui, Bianca se résout à rompre avec
son amant, le beau et ténébreux Cesare Andriotti. Car celui-ci, hostile à tout
engagement, finira tôt ou tard par la quitter, elle en est convaincue. Or, après avoir
vu sa mère sombrer dans le désespoir par amour, Bianca ne peut supporter l'idée
que l'homme qu'elle aime lui brise ainsi le coeur. Mais alors qu'elle pensait le voir
réagir avec froideur et indifférence à son départ, Cesare lui propose un surprenant
marché...

COLLECTION AZUR
éditionsHarlequin

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Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre : THE ITALIAN'S
TROPHY MISTRESS
Traduction française de ANNE DAUTUN

HARLEQUIN® est une marque déposée du Groupe Harlequin et Azur • est une
marque déposée d'Harlequin S.A.

Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 www.harlequin.fr


ISBN 978-2-2808-0931-3 - ISSN 0993-4448

eBook Made By Athame

— Vous êtes au courant ? Henry Croft divorce de sa troisième femme et en épouse une
autre ! lança Claudia Neill, de l'autre côté de la table qu'éclairaient les chandelles.
Frappée par l'expression presque cruelle des yeux noirs de Claudia, en totale contradiction
avec son sourire compatissant, Bianca Jay ne put réprimer un frisson.
La jeune sœur de Cesare continua :
— Cette pauvre Amanda est écœurée ! Elle vivait sur le fil du rasoir depuis que Henry avait
été photographié à la cérémonie des oscars en compagnie de cette starlette. Son nom
m'échappe, mais vous voyez de qui je parle... Une fille avec des seins opulents, de longs
cheveux blonds... C'était la chanteuse d'un groupe pop, avant... Cela dit, Amanda louchera une
grosse pension alimentaire !
Claudia haussa les épaules. Sous les lumières, sa peau dénudée par sa robe bustier noire et
moulante prit le doux éclat de la soie.
— Evidemment, ça ne la consolera pas d'être plaquée pour une starlette plus jeune et plus
glamour ! Je me demande ce qu'elle espérait... Quand on se marie avec un don juan soucieux
de sa réputation et qui ne sait pas comment gaspiller son immense fortune, on peut s'estimer
heureuse d'avoir une vie de couple supérieure à deux ans !
« Que suis-je censée répondre ? » se demanda Bianca, tentant d'ignorer la nausée qui lui
soulevait le cœur.
Une fois de plus, elle regretta l'accès de faiblesse qui l'avait conduite à accepter cette soirée.
Cesare avait plaidé : « Désolé que ça tombe le jour de mon retour à Londres, mais c'est
l'anniversaire de ma petite sœur, et je lui ai promis de donner un dîner chez moi. Il n'y aura que
Claudia, Alan et nous deux. Ils ne s'attarderont pas, je t'assure. Leur baby-sitter ne reste pas
au-delà de 23 heures : elle se refuse à batailler indéfiniment avec les deux petits monstres pour
les mettre au lit ! Ensuite, nous serons seuls. »
Comme toujours, Bianca s'était trouvée incapable de résister à l'ascendant qu'il exerçait sur
elle...
Elle n'avait cessé d'y songer durant toute cette soirée, et ce dilemme la taraudait depuis
plusieurs semaines : devait-elle rompre cette relation, engagée depuis six mois, avant d'être
trop profondément impliquée et exposée à souffrir, ou laisser les choses suivre leur cours,
sachant fort bien que Cesare lui-même finirait inévitablement par mettre un terme à leur
liaison ?
Une chose était sûre : elle devait trancher, prendre une décision.
Claudia poursuivait maintenant d'une voix roucoulante :
— Bien sûr, je suis tranquille, Alan n'est pas assez riche pour me préférer une autre femme !
Elle se mit à manipuler le superbe saphir monté en pendentif que Cesare lui avait offert et
émit un petit rire flûte complètement artificiel. Son regard noir tomba ensuite sur Bianca,
devenue soudain très pâle.
— Au moins, Cesare et toi savez à quoi vous en tenir ! reprit-elle. Tous les charmes d'une
liaison passagère, aucun des pensums du mariage !
— Des pensums ? intervint Alan, son mari, en haussant les sourcils.
— Mais oui, caro, tu sais très bien de quoi je parle... nous chamailler au sujet de mon budget
vestimentaire, gérer les caprices des jumeaux, voir défiler les baby-sitters...
Bianca n'écoutait plus, touchée par l'allusion directe de Claudia à son statut de « maîtresse ».
Elle n'en était pas fière. Etre le « trophée » d'un homme fortuné, parader en sa compagnie dans
les lieux en vue, être introduite avec désinvolture dans son cercle d'amis pour être abandonnée
le jour où une nouvelle et excitante conquête piquerait son intérêt... Il n'y avait pas de quoi
pavoiser !
Bianca avait rencontré Cesare dans le cadre de son travail en relations publiques. Elle avait
organisé la réception d'inauguration du dernier complexe hôtelier en date acquis par l'illustre
famille des Andriotti. Ce somptueux édifice ne représentait que le dernier fleuron d'une
ribambelle de résidences de luxe, destinées tant aux loisirs qu'aux séminaires professionnels.
« Un coup de foudre sensuel », se souvint-elle, sans prêter plus d'attention à la joute ludique
qui opposait Claudia à Alan.
Dès le début, Bianca avait été consciente du danger de cette rencontre. Elle ne l'avait
d'ailleurs pas souhaitée. Ambitieuse, indépendante, il ne restait aucune place dans son existence
pour une relation stable : ses horaires étaient incompatibles avec la vie de famille et ses
responsabilités, souvent stressantes, ne la prédisposaient pas à une aventure sentimentale.
De plus, elle avait toutes les raisons de se tenir à l'écart de Cesare Andriotti. La liste était
longue... Il était scandaleusement riche, outrageusement beau, doté d'un redoutable charisme...
Cette séduction propre aux Italiens se pimentait d'une indéfinissable touche d'arrogance à
laquelle peu de femmes pouvaient résister. Il faisait partie de ces hommes qui ont tout, prennent
des maîtresses, les inondent de cadeaux, et s'octroient le droit de les abandonner à leur guise
— avec une exquise politesse et tout le charme requis, bien entendu.
Bianca avait tenté de le tenir à distance — du moins, elle l'avait cru. Cependant, moins d'un
mois après avoir fait sa connaissance, elle était devenue sa maîtresse. Cesare avait eu raison de
toutes ses objections, de toutes ses réticences...
Soudain, elle sentit son regard posé sur elle, et un frisson la parcourut. Il l'observait avec
attention depuis que Claudia avait lâché son commentaire perfide sur la nature éphémère de
leur relation...
Elle évita de croiser son regard, s'interdisant de contempler ses yeux noirs si sensuels, sa
bouche passionnée, son corps élégamment vêtu. Si elle le regardait, elle était perdue. Sa
résolution de rompre se dissoudrait dans le désir lancinant qu'il éveillait en elle...
— Puis-je vous demander une faveur, monsieur ? demanda Alan d'une voix bourrue.
Il se reprit aussitôt, en rougissant :
— Pardon, je voulais dire : Cesare.
Alan Neill, chef comptable de la branche anglaise de l'énorme empire financier Andriotti,
était tombé amoureux de Claudia Andriotti à l'occasion d'un séjour de cette dernière à
Londres. Mais il ne pouvait s'habituer au fait que son patron soit aussi son beau-frère.
Bianca eut un élan de compassion pour lui.
Cesare, âgé de trente-quatre ans, avait repris depuis quatre ans, à la retraite de son père, la
direction de l'empire des Andriotti. Il impressionnait tous ceux qu'il croisait, marquant de son
empreinte les esprits et les cœurs. Face à un tel homme, Alan ne faisait pas le poids. Il était la
gentillesse incarnée, trop flegmatique et loyal pour pouvoir même envisager de tromper sa
jolie femme si capricieuse. Certes, Claudia n'aurait jamais à se soucier d'être évincée par une
autre !
Tandis que son épouse haussait ses fins sourcils noirs, Alan continua en balbutiant un peu :
— Pourrions-nous utiliser le jet de la compagnie au début du mois d'août ? Cela peut
sembler un peu exagéré niais voyager sur une ligne commerciale normale avec des jumeaux de
trois ans... ce serait un vrai cauchemar. Ils sont intenables, acheva-t-il en passant sa main dans
ses cheveux blonds.
Il émit un petit rire qui ne parvenait pas à paraître détendu.
— Voyons, chéri, intervint Claudia, ce n'est pas dû tout un problème, tu le sais.
Elle continua à l'adresse de son frère, avec un sourire enjôleur :
— Papa et maman veulent qu'on amène nos petits monstres en Calabre pour leur
anniversaire de mariage. Je suis sûre que tu as, toi aussi, reçu leurs instructions ! Alors, tu
permets qu'on se joigne à toi pour le vol aller-retour ? Si c'est impossible... tu nous autorises à
utiliser le Lear ?
Bianca couvrit son verre de vin de ses longs doigts fuselés pour empêcher Cesare de la
resservir. Elle avait plaqué sur son visage un sourire poli, faisant mine de suivre la conversation,
mais ne s'y intéressait guère... Il n'y avait pas lieu de se faire du souci pour Claudia : elle menait
son frère à la baguette depuis son plus jeune âge. D'ailleurs, ces arrangements familiaux dont
elle serait exclue ne la concernaient pas...
Bianca ne connaissait pas les neveux de Cesare, dont on raillait affectueusement, en ce
moment même, les précoces incartades. Mais elle en avait entendu parler.
Au début de leur liaison, elle avait dit à Cesare — maladroitement, sans doute — qu'elle
n'envisageait pas une relation de longue durée.
— Moi non plus, lui avait-il répondu. Pourquoi me marierais-je ? Ma sœur a déjà fait son
devoir, et offert à la famille deux héritiers : des jumeaux.
Son regard s'était attardé sur elle, tandis qu'il jouait avec son verre de vin, et il avait conclu,
avec ce demi-sourire qui avait à la fois le don de la fasciner et de la mettre sur les nerfs :
— Notre arrangement me convient à la perfection.
Au moins, il avait été honnête, pensa-t-elle tandis que le maître d'hôtel apportait les cafés.
Elle n'ignorait pas que la plupart des hommes qui avaient son rang de fortune multipliaient
mariages et divorces.
Quoi qu'il en soit, la conversation en question remontait aux premiers jours de leur rencontre.
Depuis, la situation avait évolué. Cesare commençait à manifester des exigences auxquelles elle
n'osait répondre...
Elle sentait qu'il était grand temps de rompre nettement, avant d'en être réduite à avoir le
cœur brisé, et à regretter désespérément des rêves impossibles. De plus, dès le début, elle
s'était bien gardée de désirer, voire même de penser que leur aventure puisse prendre une autre
tournure.
Déposant sur la table sa serviette en lin, près de la porcelaine fine et des verres soufflés de
Venise, elle murmura :
— C'était vraiment très agréable, mais je dois m'en aller. Bonne fin de soirée d'anniversaire,
Claudia.
Avec un sourire poli et convivial, elle se mit debout. Intérieurement, elle tremblait à la pensée
de ce qui lui restait à faire, et s'évertuait à ne pas laisser soupçonner en public son désarroi.
Ce fut avec un regard presque glacial et un regret feint que Claudia répondit :
— Vraiment, ma chérie, tu pars ? Je serais navrée de penser qu'Alan et moi t'avons
dérangée !
— Pas du tout ! répondit Bianca avec légèreté.
Se tournant vers Alan, qui, en homme bien élevé, se levait déjà à demi :
— Je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine. Profitez de votre soirée.
Et elle traversa la salle à manger avec grâce, réprimant une folle envie de se mettre à courir.
Cesare lui emboîta le pas, comme elle s'y était attendue. Elle entendit le crissement de sa
chaise, le murmure grave de sa voix de velours tandis qu'il s'excusait auprès de ses hôtes. Elle
eut l'impression qu'une sorte d'étau lui étreignait le cœur.
Dans le grand salon adjacent, elle sortit son mobile de sa pochette de soirée et, les doigts
tremblants, composa le numéro d'une compagnie de taxis. Le temps qu'elle raccroche, Cesare
l'avait déjà rejointe.
— Cara mia, qu'est-ce qui ne va pas ? Tu devais rester avec moi, ce soir. Ne pars pas, il y a
trois semaines que je me languis de toi.
Il plaça ses deux mains sur ses épaules, et elle se raidit. Sa voix virile aux accents sensuels, la
pression possessive de ses doigts à travers la soie cannelle qui drapait ses épaules, tout en lui
venait aviver son désir. Elle avait plus envie encore de se pendre à son cou pour s'abandonner
au vertige passionné d'un baiser. Luttant contre le danger, elle s'écarta de lui, s'efforçant
farouchement de refouler un afflux de larmes.
Ce qui n'allait pas ? Mais... tout ! Leur liaison « sans attaches » prenait, en ce qui la
concernait, une tournure de plus en plus sérieuse, et sombre.
Elle devenait dépendante de Cesare, se sentait déraisonnablement blessée, en colère lorsqu'il
devait annuler un de leurs rendez-vous... Quand il était loin, elle guettait l'appel qui lui
apprendrait qu'il était enfin de retour à Londres...
En réalité, elle était en train de tomber amoureuse à la folie. Voilà ce qui n'allait pas !
Mais comment aurait-elle pu lui dire une chose pareille ?

L'amour n'était jamais entré en ligne de compte dans leur « arrangement »...
— Reste, insista-t-il avec douceur. J'ai besoin de toi. Quel que soit le problème,
professionnel ou autre, je me charge de le résoudre.
D'une pression légère mais irrésistible, il la força à relever le menton et à croiser son regard
— à contempler ses yeux gris orage frangés de cils sombres, ses hautes pommettes, la courbe
altière de son nez, la passion sauvage exprimée par sa bouche bien dessinée... Il était si beau !
Elle en avait le cœur chaviré.
— Je ne peux pas, parvint-elle à répondre avec effort.
— Pourquoi ? Je croyais que tout était arrangé.
Il inclina la tête ; affolée par cet éventuel prélude à un baiser, elle eut un mouvement de recul.
Elle avait en effet eu l'intention de rester, attirée comme le papillon par la flamme qui le brûlera
inexorablement. Heureusement, son instinct de préservation s'était enfin manifesté !
Elle prépara dans son esprit la phrase qu'il lui fallait prononcer, se cuirassant par avance
contre ses conséquences irrémédiables. Cesare allait accepter avec quelques mots de regret
poli : il avait trop de fierté pour lui demander de réfléchir. Une fois qu'elle aurait parlé, il n'y
aurait pas de retour en arrière possible.
Redressant les épaules, elle énonça, la bouche sèche :
— C'est fini, Cesare. Je ne te reverrai pas.
Voilà, elle l'avait enfin prononcée, cette déclaration qui lui permettait de recouvrer un peu de
respect pour elle-même... et la préserverait d'avoir le cœur brisé !
Elle avait dû accomplir un effort presque surhumain pour la prononcer et la tension était
maintenant passée du côté de Cesare. Elle le voyait, elle savait lire les signes : une brève
crispation des mâchoires, un éclat furtif du regard, et la façon dont il se redressait soudain, de
toute sa haute taille. Involontairement, elle frissonna...

Cesare refoula la tension qui menaçait de faire éclater son sang-froid. Il dut faire appel à tout
son calme pour ne pas prendre Bianca dans ses bras, pour ne pas embrasser sa bouche
adorable jusqu'à ce qu'elle retire les paroles qu'elle venait de prononcer. Il n'était pas question
qu'elle le quitte ! Il ne le permettrait pas !
Il se laissa aller à la contempler. Elle était si belle. D'une séduction un peu exotique avec sa
peau crémeuse, ses cheveux noirs, sa bouche sensuelle, ses grands yeux ambrés, son corps si
bien modelé, ce soir gainé de soie fauve...
Elle ne parvenait pas à dompter le frémissement de sa bouche, mais il voyait pourtant dans
ses yeux une lueur de détermination. Il suffirait d'une caresse, d'un baiser et il saurait
déclencher la flambée de passion toujours si prompte à jaillir entre eux. Mais Bianca ne
modifierait pas sa décision, il en était sûr...
Depuis plusieurs semaines, déjà, l'évolution de leur relation le taraudait, le mettait vaguement
mal à l'aise. Elle avait refusé de partager son appartement, rejeté les cadeaux qu'il lui avait
offerts, espérant lui faire plaisir... Elle ne l'avait jamais invité chez elle, s'était toujours montrée
évasive sur sa famille, son éducation, ses projets d'avenir...
Il savait aujourd'hui aussi peu de choses à son sujet que le jour où il l'avait rencontrée — et
où il avait compris, aussitôt, qu'il l'amènerait dans son lit.
En dépit des commérages qui couraient à son sujet, il n'avait pas eu une myriade de
maîtresses. Lorsqu'il s'en était séparé, cela avait été d'un commun accord, sans drame ni
rancœur.
En quoi était-ce différent avec Bianca ? Qu'y avait-il, en elle, qui la rendait différente des
autres ? Il n'en savait rien. Il savait seulement qu'il n'avait jamais ressenti ce qu'il éprouvait en sa
présence. Face à elle, il était dépossédé de son assurance coutumière, de son indépendance...
Il était envahi par une sorte de nostalgie douloureuse.
Refoulant la tentation de lui effleurer le visage, de ressusciter la magie sensuelle qui ne
manquerait pas de la ramener à lui, il se força à mettre les mains dans ses poches. Puis, se
surprenant lui-même, il déclara soudain :
— Epouse-moi.

2.
Epouser Cesare !
Cette requête stupéfiante figea Bianca sur place. Le coeur battant, elle eut l'impression de
basculer dans un monde onirique, dans lequel elle était liée à l'homme de sa vie par un mariage
d'amour éternel.
L'irruption de Denton, le majordome, la ramena vivement à la réalité :
— Votre taxi est là, mademoiselle Jay.
Ses fantasmes se dissipèrent aussitôt. Plus résolue que jamais, elle se secoua, adressant à
Denton un pâle sourire et un remerciement. Lorsqu'il se fut retiré, elle se tourna vers Cesare et
proféra, évitant soigneusement de croiser son regard :
— Adieu.
Elle sortit, quittant l'homme qu'elle s'était prise à aimer avec une passion insensée — sans
tenir compte de l'invraisemblable proposition qu'il venait de lui faire !
Dans le taxi qui l'emmenait à Hampstead, elle refoula les larmes qui lui montaient aux yeux.
Non, elle ne pleurerait pas ! C'était un luxe qu'elle ne pouvait se permettre ! Quant à cette
demande en mariage, insultante à force d'être fallacieuse, il valait mieux ne pas y songer. C'était
pire que tout !
Cesare ne voulait pas d'un lien permanent. Il le lui avait nettement fait savoir. Alors, pourquoi
cette proposition aussi choquante qu'inattendue ?
Elle se contraignit à envisager la situation avec honnêteté, cherchant la réponse à cette
question qui devenait taraudante. De toute évidence, décida-t-elle, Cesare ne s'était pas
encore lassé de leurs folles nuits d'ivresse. Il continuait à la désirer — à cause, sans doute, du
caractère peu « installé » de leur liaison.
Il avait dû souvent s'absenter pour des voyages d'affaires à l'étranger et, de son côté, elle
avait refusé d'emménager chez lui. Elle s'était obstinée, à l'issue de leurs nuits d'amour, à
repartir en taxi vers l'appartement qu'elle partageait avec sa mère. Le côté imprévisible, non
routinier, de leur relation avait sans doute différé, pour Cesare, l'irruption d'un sentiment
d'ennui.
D'où cette demande en mariage... Il avait décidé de se l'attacher légalement jusqu'à ce qu'il
se lasse d'elle. Ce genre « d'arrangement » était monnaie courante dans son milieu...
« Mais pour moi, c'est fini, bien fini », pensa-t-elle, obstinée à se convaincre qu'elle avait pris
la bonne décision. Il ne lui restait plus, à présent, qu'à oublier Cesare Andriotti. Elle devait
laisser derrière elle leur liaison sans lendemain, et se concentrer sur son avenir...
Bianca paya la course et descendit de voiture, s'attardant un instant sur le trottoir, dans l'air
vespéral de mai, pour tenter de juguler son angoisse, et rassembler ses esprits.
« Une chance que tante Jeanne soit à la maison, songea-t-elle. Sans la venue de la sœur de
maman, je n'aurais pas pu assister à la soirée d'anniversaire de Claudia et je n'aurais toujours
pas pris ma décision. » Cet événement était salvateur et l'avait amenée à trancher dans le vif !
Si tante Jeanne ne lui avait pas promis de veiller sur Hélène, elle aurait été obligée, pour
remplir son devoir filial, de demander un congé à Stazia, sa supérieure hiérarchique...
Avec un soupir, elle se tourna vers la luxueuse demeure qu'elles seraient contraintes de quitter
bientôt. Elle contempla le perron couvert, le portail blanc, les fenêtres élégamment habillées de
rideaux, la façade avenante qui proclamait la respectabilité de ses habitants — illusion ô
combien trompeuse !
Justement, la porte d'entrée s'ouvrit. Un jeune homme blond en maillot et short dégringola
plutôt qu'il ne descendit les marches, suivi par une pluie d'articles vestimentaires expédiés à la
volée, et dûment fustigé par la voix coupante d'Hélène, chargée de mépris :
— Sale gamin ! Non, mais qu'est-ce que tu t'imagines ? Que je suis aux abois ? Et puis je te
conseille de rôder ta marchandise avant de vouloir en faire commerce !
Eclairée en contre-jour par les lumières du hall, la haute silhouette amaigrie d'Hélène Jay,
enveloppée d'un fin peignoir froissé, frémissait d'indignation outragée. Ses cheveux cuivrés
teints avec soin encadraient de frisottis son visage trop maquillé, à la beauté déclinante.
Ignorant le jeune homme qui ramassait de son mieux ses vêtements épars, Bianca escalada
les marches du perron. Pour un peu, elle aurait éclaté en sanglots — pensant à ce qu'elle venait
de refuser, à ce qu'elle devait affronter à présent.
Mais il était hors de question qu'elle se laisse aller, surtout devant sa mère ! A vingt-cinq ans,
elle était accoutumée depuis des années à être la plus forte des deux, et Hélène avait en ce
moment besoin de tout son soutien.
Deux semaines plus tôt, sa mère avait dû subir un lavage d'estomac à l'hôpital, à la suite d'une
overdose de médicaments jointe à une trop grande absorption d'alcool.
— Juste un petit verre de trop, j'avais oublié que j'avais déjà pris mes pilules, vraiment, je
suis impardonnable, ma chérie, avait-elle faiblement prétexté.
Bianca n'y croyait qu'à demi. A l'approche de la cinquantaine, sans homme dans sa vie,
confrontée à la rapide altération de son incroyable beauté, Hélène Jay était très vulnérable. Son
tempérament instable devenait chaque jour plus fragile. La situation était devenue explosive.
La rejoignant, Bianca la prit par un bras et l'entraîna avec douceur dans le vestibule avant de
refermer la porte derrière elles. Elle frémit en sentant la maigreur de sa mère.
— Non, maman, voyons..., plaida-t-elle alors qu'Hélène éclatait en sanglots.
Il était dur de la voir ainsi, les paupières souillées de mascara, les commissures des lèvres
marbrées de rouge...
— Ce petit voyou était un gigolo ! Je n'en avais pas la moindre idée... Il a cru que je m'offrais
les services d'un homme contre de l'argent ! s'écria Hélène.
— Il est stupide, alors, ou aveugle, décréta Bianca, cherchant à apaiser son ego meurtri.
Tout en tirant un mouchoir de sa poche pour essuyer les traces noires qui maculaient les
joues de sa mère, elle continua d'un ton qui cherchait un juste équilibre entre l'humour et
l'inquiétude :
— Je t'aurais crue en train de regarder la télévision avec Jeanne, à cette heure-ci.
Oubliant momentanément son humiliation, Hélène s'insurgea :
— L'émission soit disant passionnante dont tu nous avais parlé était ennuyeuse à périr ! Et
Jeanne n'a aucune conversation, elle ne s'intéresse qu'au tricot et aux recettes de cuisine !
J'avais besoin d'un remontant, et comme cette maison est devenue le royaume de la
prohibition, je suis sortie prendre un verre dehors.
Où elle avait ramassé sans le savoir un gigolo, devina
Bianca dans un mélange d'effarement et de désespoir. Sa mère n'avait jamais manqué de
compagnie masculine, autrefois. Mais, le temps passant, les amants en adoration permanente
s'étaient mués en amants d'un soir... la passion inconsidérée d'Hélène pour les jolies toilettes
avait pris une tournure ruineuse, son goût immodéré pour l'alcool n'avait cessé de s'aggraver...
Un incident tel celui qui venait de se produire risquait fort d'être un jour la goutte d'eau qui
ferait déborder le vase... Et où était tante Jeanne, bon sang ?
A point nommé, une femme robuste, d'âge mûr, apparut dans l'escalier, drapant autour de sa
silhouette d'un notable embonpoint un peignoir fané.
— J'ai entendu des cris... quelle agitation ! Je suis descendue aussi vite que j'ai pu.
« Après avoir ôté ses bigoudis », traduisit mentalement Bianca. Pour tante Jeanne, la
respectabilité passait avant tout !
Le doux regard bleu de Jeanne se durcit, lorsqu'elle vit le visage ravagé de larmes de sa sœur
cadette.
— J'ai entendu un homme qui t'insultait... toi qui criais plus fort que lui... Tu as prétendu que
tu étais fatiguée, et que tu voulais te coucher tôt, soupira-t-elle. Alors, je suis montée me mettre
au lit. Tu m'as menti, Hélène ! Si j'ai fait tout ce chemin afin de veiller sur toi, ce n'est pas pour
qu'on me tourne en bourrique !

Cesare souhaita bonne nuit à sa sœur et à son beau-frère. En dépit de son sourire poli, il était
impatient de les voir partir. Cette soirée lui semblait interminable depuis le départ de Bianca !
Ayant congédié Denton pour la nuit, il éteignit les lumières et gagna son bureau.
La pièce paisible, remplie de livres, était son havre de paix au milieu d'une existence
professionnelle trop chaotique. Ni fax, ni ordinateurs, ni téléphones pour rompre le calme, dans
ce sanctuaire ! Il s'était toujours fait une règle de ne jamais ramener le travail à la maison —
quel que fût le « foyer » où il se trouvât.
Mais il se sentait incapable de se détendre ce soir. Il avait besoin d'appréhender ce qui s'était
produit...
S'étant versé un ou deux doigts de whisky, il se mit à arpenter la pièce, verre en main, d'une
démarche de plus en plus agitée.
Bianca lui avait déclaré que leur histoire était terminée, comme ça, de but en blanc !
Voilà qui était inédit. Habituellement, c'était lui qui mettait fin aux liaisons, annonçant la
couleur des semaines à l'avance. Ces séparations s'étaient toujours déroulées avec une
élégance amicale — accompagnées d'un cadeau royal en accord avec les goûts de la dame :
voiture, joyaux, vacances dans un paradis exotique...
Mais de cette façon ? Jamais ! Et surtout pas avant qu'il fût lui-même disposé à y mettre un
terme !
Il abattit son verre sur le bureau gainé de cuir, puis fixa d'un regard noir, sans les voir
réellement, les livres alignés sur les rayonnages. Il avait besoin de décharger sa colère.
Que lui avait-il pris, nom d'une pipe, de lui proposer le mariage ? Porca miseria, il avait
perdu l'esprit ! Les mots étaient sortis de sa bouche sans qu'il les ait prémédités. Quel choc !
Elle avait tout simplement ignoré ses paroles ! Elle n'avait même pas cillé, comme si sa folle
proposition n'avait produit aucun effet sur elle. Bon sang, la plupart des femmes qu'il
connaissait l'auraient supplié à genoux de prononcer une telle requête !
Bianca Jay, elle, l'avait regardé comme s'il était transparent, et l'avait planté là.
Personne ne pouvait se permettre d'humilier Cesare Andriotti et s'en tirer impunément !
Il lâcha en italien un juron expressif, puis tenta de se ressaisir.
Il avait désiré Bianca Jay à l'instant même où il l'avait vue. Elle ne lui avait certes pas fait
d'avances, mais il avait obtenu ce qu'il désirait, en fin de compte. Cependant, d'une façon qui
lui échappait, leur liaison ne s'était pas réduite à une simple passion sensuelle, à une de ses
relations bien policées.
Avec ses incessantes dérobades, la belle Bianca avait fini par l'intriguer. Au lit, ils
communiaient dans une osmose enivrante et dévastatrice, en dehors de leurs étreintes elle le
maintenait à distance.
Elle avait refusé la vie commune, refusé ses cadeaux, refusé de parler de sa famille — se
dérobant habilement chaque fois qu'il amenait ce sujet sur le tapis.
Malgré son désir de plus en plus aigu de la connaître vraiment, il avait respecté son souhait
de discrétion et n'avait pas cherché à percer son mystère.
D'un geste impatient, il ouvrit un tiroir pour en tirer un mince répertoire en cuir, qu'il feuilleta,
cherchant un nom précis.
L'événement de la soirée avait changé la donne ! L'heure n'était plus au respect de l'intimité !
pensa-t’il, s'installant dans son fauteuil pivotant; il composa le numéro avec une expression
durcie. Que disait ce fichu proverbe anglais, déjà ? « D'une colère stérile, faites une revanche !
»

— Ça ne marchera pas, n'est-ce pas ? fit Jeanne, qui diluait une troisième cuillerée de sucre
en poudre dans son café matinal.
En jupe de tweed et chemisier en coton, ses boucles grises impeccablement coiffées, elle
avait l'air de ce qu'elle était : raisonnable, solide, fiable.
Bianca acquiesça en soupirant. Dans le passé, elle avait géré seule les excès de sa mère, ses
sautes d'humeur spectaculaires, mais, depuis l'overdose de médicaments, elle avait peur.
Pour la première fois, elle avait quêté une aide extérieure auprès de Jeanne, qui était veuve.
Elle se rappela avec émotion la réaction instantanée de sa tante :
— Elle s'installera avec moi à Bristol en attendant que tu règles les choses à Londres et que
tu trouves un autre toit. D'ici là, je passerai une semaine ou deux avec vous, le temps qu'elle se
ressaisisse un peu. J'aurai l'œil sur elle pendant que tu seras au travail. Il vaut mieux qu'elle ne
reste pas seule.
Bianca avait accepté avec reconnaissance cette proposition. Dans deux mois, le bail de la
maison allait venir à expiration. Jamais elle ne pourrait mener de front son travail, la recherche
d'un appartement et le reste, tout en s'occupant de sa mère !
A sa sortie de l'hôpital, fragilisée et en quête de soutien, Hélène avait accepté cette solution
avec joie. Mais, au regard de sa rechute de la veille — où s'était ranimée son addiction pour
les hommes et l'alcool —, il était clair qu'elle ne supporterait pas de partager la petite vie
rangée de sa sœur dans un paisible faubourg de Bristol !
— C'est d'une assistance médicale qu'elle a besoin ! reprit Jeanne. Elle doit rentrer dans une
de ces maisons de santé où l'on remet les gens d'aplomb, du genre de celles que s'offrent les
stars du cinéma et du football.
— Encore faudrait-il qu'elle accepte de consulter ! fit valoir Bianca en s'attablant auprès de
sa tante, mais elle s'y oppose. En fait, elle refuse d'admettre qu'elle a des problèmes. Cela dit,
elle accepterait sûrement un séjour dans une clinique de luxe, cela collerait avec son image !
Elle eut un demi-sourire acide, et conclut :
— Hélas, cela n'entre pas du tout dans nos moyens !
— Il ne reste rien de l'argent du divorce ?
— Plus depuis des années, révéla Bianca, haussant les épaules avec lassitude.
Les prodigalités de sa mère avaient réduit à néant ce « pactole ».
— Alors, demande à ton père de payer le traitement, conseilla Jeanne, tartinant
généreusement son toast de beurre. Il est riche comme Crésus, et si elle est devenue ce qu'elle
est, c'est en grande partie sa faute... Tu sais, j'enviais ma petite sœur, autrefois. Lorsqu'elle a
épousé Conrad Jay, je me suis dit : Hélène a tout : une fortune colossale, l'accès aux cercles les
plus élevés de la société. De plus, elle était belle, alors que je suis quelconque. Eh bien, je me
réjouis aujourd'hui de ne pas avoir été gâtée sur le plan physique. Quand on n'a jamais eu de
beauté, on ne la voit pas se faner avec l'âge, on n'en conçoit pas d'amertume... Enfin, bref...
Comme je te le disais, fais appel à ton père.
Le refus de Bianca fut instinctif :
— Non.
Voyant se rembrunir sa tante, elle comprit qu'elle devait justifier sa réaction. Jeanne ignorait
tant de choses ! Hélène et sa sœur étaient toujours restées en contact par téléphone et par
courrier, mais leur existence avait suivi des voies séparées...
Après la crise d'hystérie de la veille — Hélène avait fracassé contre un mur la tasse de
chocolat chaud que Jeanne lui offrait pour la réconforter, le moment était sans doute venu d'une
franche discussion, à cœur ouvert.
— Je n'ai rencontré mon père qu'une fois, dit Bianca. J'avais douze ans. C'était la veille de
Noël, et il était de passage à Londres. Il vivait aux Etats-Unis, à l'époque. Je suis allée le voir à
son hôtel et je le haïssais d'avance. Pas parce qu'il ne s'était jamais intéressé à moi, mais à
cause de ce qu'il avait fait à maman.
Se renversant en arrière, sur sa chaise, elle se remémora cette horrible journée :
— Une semaine avant, il était survenu un événement néfaste à maman, je ne me rappelle plus
lequel. Elle s'était mise à boire, et, en pleurnichant, m'avait déclaré que mon père était une
ordure, que j'étais assez grande pour le savoir. Elle m'avait alors raconté leur histoire :
Elle l'avait connu et épousé à l'âge de vingt et un ans. Pendant deux ans, elle avait été
follement heureuse, et avait mené une existence somptueuse, avant de soupçonner qu'il voyait
quelqu'un d'autre. Elle s'était alors arrangée pour tomber enceinte de moi, en s'imaginant que
cela l'empêcherait d'aller papillonner ailleurs. Cela n'avait pas fonctionné, il l'avait quittée pour
la dernière starlette à la mode. Dans le cadre des arrangements du divorce, il lui avait cédé un
bail de vingt-cinq ans sur cette maison et elle ne l'avait plus jamais revu.
Bianca marqua une pause, puis continua avec un haussement d'épaules, sans ignorer qu'elle
choquerait sa respectable tante :
— Je crois qu'elle l'aimait éperdument, et qu'elle ne s'en est jamais remise. J'ai grandi dans un
défilé permanent de « tontons ». Maman aurait pu épouser n'importe lequel d'entre eux, ils
semblaient fous d'elle. Mais elle leur trouvait systématiquement quelque chose qui n'allait pas.
En fait, pour résumer, ils n'étaient pas son ex-mari. C'est Conrad Jay qu'elle aimait. Ces
hommes qui défilaient dans sa vie, c'était pour se prouver qu'elle restait désirable, qu'elle avait
de la valeur.
Après un nouveau temps d'arrêt, Bianca conclut :
— Voilà pourquoi je détestais mon père, le jour où son surprenant coup de fil a eu lieu.
Maman m'a mise dans un taxi qui m'a emmenée à l'hôtel où il était descendu. Il m'a très vite
recasée pour me renvoyer là d'où je venais. Pendant le court moment où je me suis trouvée
face à lui, je lui ai jeté à la figure ses quatre vérités sur la façon dont il avait traité maman, et je
lui ai déclaré que je ne voulais plus jamais le revoir. Tout cela devant sa nouvelle épouse, qui
devait avoir au maximum sept ou huit ans de plus que moi. Tu comprendras qu'il est bien le
dernier auquel je demanderais de l'aide... Même si j'y consentais, j'ignore comment le joindre.
La morale de cette histoire, c'est ce que maman m'a dit un jour : « N'épouse jamais un homme
riche. Ils croient que tout s'achète, et ne respectent rien. »
La leçon avait porté, cimentée par le spectacle de la dégradation maternelle, réalisa Bianca.
Elle avait si bien porté qu'elle n'avait pas hésité à dire non à Cesare lorsqu'il lui avait fait son
ahurissante proposition.
Refoulant son souvenir, elle se leva de table. Elle devait se concentrer sur l'essentiel : aider sa
mère, et assumer son travail — leur moyen de survie.
Pour être franche, en cet instant, cela lui semblait être du domaine de l'impossible.
3.
« Je la tiens ! Je peux l'amener exactement là où je veux ! » jubila Cesare.
Il négocia habilement un créneau, gara sa Ferrari noire devant la maison de Hampstead, puis
coupa le moteur.
Il serra les mâchoires, mû par une profonde détermination. Quoi que pût en penser
l'enjôleuse Bianca, il n'en avait pas fini avec elle — loin de là ! Grâce à l'information qu'il
détenait, leur liaison se poursuivrait aussi longtemps qu'il en aurait envie, et ne prendrait fin que
lorsqu'il le déciderait et dans les termes qu'il aurait lui-même choisis !
C'était le minimum pour restaurer son honneur de mâle italien ! Bianca Jay apprendrait à ses
dépens qu'on ne rejetait pas un Andriotti comme un vulgaire vermisseau ! Il prendrait le plus vif
plaisir à lui infliger cette salutaire leçon !
Levant les yeux sur la façade de la maison, il réprima un nouvel élan de rage. « D'une colère
stérile faites une revanche ! » se rappela-t-il.
Il s'était emparé des secrets que Bianca avait si soigneusement préservés et les utiliserait sans
scrupule pour reprendre l'avantage !
Un instant plus tard, sur le perron, il pressait la sonnette d'entrée.
En téléphonant la veille à Stazia Linley, la patronne de Bianca, il avait découvert que sa
maîtresse avait inopinément pris un congé de durée indéterminée : elle était donc sans doute
chez elle !
Un trouble typiquement masculin l'envahit à la pensée de la revoir, de plonger son regard
dans ses magnifiques yeux ambrés qui savaient si bien le troubler, intimes et languissants, au
cours de leurs folles nuits de passion... Leur « intimité » s'arrêtait cependant là ! Il n'avait jamais
connu la vraie Bianca Jay.
« Jusqu'à aujourd'hui », pensa-t’il, appuyant avec insistance sur la sonnette. Il était conscient,
dans le même temps, de mieux parvenir à réprimer sa colère que son désir et son trouble.
Lorsqu'il entendit tourner le verrou, il s'était repris et arborait une expression aussi benoîte que
possible quand on était doté d'un visage aussi expressif et passionné que le sien.
— Cesare...
Bianca avait lâché son nom dans un soupir, avec une rougeur fugitive — mais révélatrice. Il
remarqua sa pâleur de cendre, ses yeux cernés et un élan de compassion l'envahit.
Il se le reprocha aussitôt. Aucune compassion pour l'ensorceleuse qui avait bafoué son ego !
Pourquoi aurait-elle joui des nuits paisibles alors qu'il s'agitait sans trouver le sommeil, tout à sa
colère, à son orgueil blessé et à ses plans de revanche ?
Une part de lui-même continuait pourtant à s'apitoyer, il la réduisit rapidement au silence et
s'accorda l'absolution à la pensée que l'inquiétude qu'elle éprouvait pour sa mère prendrait
bientôt fin. Il eut un peu honte de l'avoir visiblement tirée du lit — elle était en peignoir, et ses
opulents cheveux noirs auraient eu besoin d'un coup de peigne mais il annonça avec
décontraction :
— Il faut qu'on parle.
— Il n'y a rien de plus à dire, dit Bianca.
Son cœur battait à se rompre, elle avait la gorge sèche.
Jamais elle n'aurait cru le revoir ! Elle était convaincue qu'il la laisserait partir sans regret, et
passerait sans tarder à une nouvelle conquête... C'était le style des hommes tels que lui.
Elle leva les yeux vers son visage, et le regretta aussitôt. Il portait un costume de coupe
parfaite, une chemise blanche qui mettait en valeur son teint mat et hâlé, une cravate assortie à
la couleur changeante de ses yeux de brume et, ainsi vêtu, correspondait à la perfection à son
image de bel Italien viril et sophistiqué, maître de lui-même, sûr de l'ascendant qu'il exerçait.
Comme chaque fois qu'elle se trouvait face à lui, elle se sentit troublée, bouleversée même.
Elle ne songea même pas à lui barrer le passage lorsqu'il s'introduisit avec aplomb dans son
vestibule.
— Où ? demanda-t’il laconiquement.
Sans un mot, elle le précéda dans le salon situé à l'arrière de la demeure. « Qu'est-il venu
faire ici ? » ne cessait-elle de se demander, l'esprit en proie à la confusion et au tumulte.
Voulait-il lui signifier vertement sa façon de penser parce qu'elle avait pris l'initiative de le
quitter ? C'était peu probable. Les hommes de son espèce avaient l'habitude des liaisons
éphémères, et les oubliaient facilement.
Voulait-il la supplier de revenir ? Réitérer sa proposition de mariage insensée ? Cela aussi, ce
n'était guère vraisemblable, il avait bien trop d'orgueil pour implorer !
Pourtant, s'il l'avait fait, elle sentait bien qu'elle aurait cédé... il lui suffisait de le revoir ainsi, à
l'improviste, pour en être complètement bouleversée ! Elle n'avait vraiment pas besoin de ça,
en ce moment...
Bianca referma sur eux la porte du salon et le regarda d'un air qu'elle voulait impatienté,
soucieuse de dissimuler sa détresse intérieure et son agitation.
Alors qu'il aurait dû paraître déplacé dans ces lieux, dont le décor portait l'empreinte de la
féminité outrancière d'Hélène, Bianca constata pourtant, avec une admiration mêlée de
réticence, que Cesare Andriotti prenait, comme toujours, l'ascendant sur tout ce qui
l'environnait.
Ce fut d'un geste impérial qu'il lui fit signe de prendre place dans un des élégants fauteuils
édouardiens qui flanquaient une console de bois de rose proche de l'embrasure de la fenêtre.
Puis il s'assit à son tour, avec une nonchalance souveraine.
Elle ne manqua pas d'être frappée par l'éclat particulier, presque métallique, de son regard : il
était venu « parler affaires » en quelque sorte, elle en aurait juré !
Il y avait dans l'air une tension sensuelle presque palpable et une sorte de courant d'attente.
De quoi ? Elle l'ignorait, mais se sentit frémir, tandis qu'il la détaillait d'un long regard — trop
chargé de sensualité pour qu'elle n'en fût pas déstabilisée.
— Qu'est-ce que tu veux ? s'enquit-elle, la gorge sèche. Elle ajouta, afin de tenter de
reprendre quelque contrôle sur elle-même et sur la situation :
— J'ai peu de temps à t'accorder, Cesare. J'ai une journée chargée en perspective.
— Le bail de location arrive sous peu à échéance, ce n'est pas avec ton salaire que tu
pourras le renouveler. Il faut donc que tu trouves impérativement un autre toit. Pas facile,
quand on connaît les prix de l'immobilier à Londres, et les goûts dispendieux d'Hélène
Sinclair... Je ne me trompe pas, c'est bien ça ?
Bianca, soudain très pâle, le dévisagea en silence. Comment Cesare connaissait-il le nom de
jeune fille de sa mère? Qui avait pu l'informer que le bail de vingt-cinq ans qui faisait partie des
compensations financières du divorce arrivait à expiration ?
Elle avait pourtant pris grand soin de garder le secret sur son existence et ses soucis ! Elle
n'avait pas honte de sa mère —c'était l'homme qu'elle avait épousé qui était responsable de ce
gâchis, mais elle aurait été personnellement encore plus vulnérable si elle s'était ouverte à
Cesare de ce qui la concernait intimement.
D'ailleurs, il ne se serait nullement intéressé à ses problèmes !
Guère affecté par son silence prolongé, Cesare continua sans pitié :
— Ta mère, top model ravissante et très recherchée dans son adolescence, était habituée à
être admirée, à mener la belle vie grâce à ses rémunérations élevées.
La voyant saisie d'une stupéfaction horrifiée, il lui décocha un regard qu'elle connaissait bien :
il s'amusait royalement de sa surprise et de son désarroi !
— Bien entendu, poursuivit-il, après son mariage avec ton père, elle s'est accoutumée à
mener une existence oisive, luxueuse et glamour dans la jet-set internationale. Il lui suffisait
d'être belle et de susciter l'admiration des hommes. Au moment du divorce, il y avait belle
lurette que la notion d'éthique lui était devenue étrangère. Mais qu'importe ? N'y avait-il pas
l'arrangement financier, qui était plus que substantiel ? Mais l'argent a filé, dilapidé en folles
soirées, à entretenir une ribambelle de pique-assiettes et de flatteurs. Cela n'a fait que
s'aggraver ces derniers mois. Il y a les endroits dont elle est discrètement exclue, et ceux dont
on l'a chassée avec une publicité tapageuse. Bref, Hélène collectionne les problèmes.
Il haussa les sourcils de façon éloquente, et laissa tomber :
— Dois-je continuer ?
Frémissant sous le choc, Bianca sentit une nausée la soulever en voyant révélés au grand jour
ces détails intimes qu'elle avait soigneusement tus. C'était à croire que Cesare se réjouissait de
ses problèmes !
Dieu qu'elle le détestait, en ce moment ! Ce déballage sans pitié était-il sa vengeance ? Lui
faisait-il ainsi payer l'audace d'avoir mis fin à leur liaison ?
— D'où tiens-tu toutes ces informations ? demanda-t-elle.
Il eut le front de sourire !
— Oh, c'est bien simple : d'un détective privé, le meilleur de sa profession. Il a suffi que je lui
livre un nom et une adresse et il en a tiré une très intéressante quantité d'informations.
Elle se redressa avec indignation, et vit qu'il rivait aussitôt son regard sur le renflement de ses
seins, que son mouvement avait mis en valeur. Une onde de chaleur la parcourut tandis qu'il la
contemplait avec une sensualité appuyée. Refoulant son trouble, elle dit le plus sèchement
qu'elle put :
— Tu devrais avoir honte ! Je ne vois vraiment pas quelle satisfaction tu trouves à exhumer
mes secrets de famille.
— Vraiment ? laissa-t-il tomber, ouvertement menaçant.
Bianca avait entendu dire que Cesare Andriotti était un homme d'affaires implacable. La peur
l'envahit soudain. Ce fut avec un frémissement intérieur qu'elle écouta les mots qu'il prononça
ensuite :
— J'en tire une satisfaction pleine et entière. Cela répond-il à ta question ? Tu vois, cara
mia, je ne suis pas encore fatigué de notre liaison. Elle ne prendra fin que lorsque j'en serai
lassé — moi, non toi.
— Jamais ! s'exclama Bianca. Il n'était pas question que cela se passe ainsi ! Elle était
devenue, de jour en jour, plus amoureuse de Cesare Andriotti et avait dû accomplir un effort
presque surhumain pour mettre fin à leur relation. Si elle devait revenir sur sa décision, elle allait
au-devant de souffrances plus grandes encore que celles qu'elle avait déjà endurées.
Cesare poursuivit, se cuirassant contre l'angoisse évidente de Bianca :
— En échange, je réduirai à néant tous tes problèmes. Je me suis entretenu avec le
professeur Marco Vaccari, un spécialiste émérite de l'addiction : il accepte de donner à Hélène
les soins dont elle a besoin. Je vais également renouveler le bail de cette demeure, pour que,
après deux ou trois mois de traitement, Hélène, en pleine santé, puisse retrouver sa maison.
— Tu ne peux pas faire cela ! s'écria Bianca, ne trouvant rien de mieux à formuler au milieu
du vertige qui s'emparait d'elle.
Rien que quelques mois de location coûtaient une fortune. Il était impensable que...
— Au contraire, je le peux fort bien, répliqua Cesare. J'ai le pouvoir d'agir comme bon me
semble. Au temps où lu partageais si volontiers mon lit, tu t'y es toujours opposée, lu as refusé
d'emménager chez moi, refusé mes cadeaux.
Il serra les mâchoires à ce souvenir. Il avait préféré y voir une affirmation d'indépendance, de
distance et il lui avait déplu d'admettre, fût-ce en son for intérieur, à quel point il en était blessé.
Il en avait même tiré un sentiment de solitude intense — proprement ridicule !
— Naturellement, tu peux dire non une fois de plus, continua-t’il. Mais réfléchis. Tes
problèmes persisteront. Crois-tu honnêtement qu'Hélène consultera son médecin traitant et
acceptera de se faire suivre ? Il se peut, bien entendu, que sa santé et son bien-être ne soient
pas ta priorité...
Comment osait-il un pareil sous-entendu ? Elle aimait sa mère ! Elle éprouvait une
compassion infinie envers elle, et elle ne comprenait que trop comment elle en était arrivée là...
Des larmes lui montèrent aux yeux, qu'elle refoula de son mieux.
Cesare, qui l'observait avec attention, sentit son cœur se serrer. Bianca était-elle déterminée à
le rejeter de sa vie au point de repousser son offre ?
Allait-il, pour la première fois de son existence, voir lui échapper ce qu'il désirait ? A l'idée
d'être privé de ce qu'il désirait le plus — Bianca Jay, dans son lit et dans sa vie — il se sentit
aux prises avec une sensation de panique inattendue.
Il la refoula avec une implacable autorité sur lui-même et ce fut avec les accents enjôleurs
d'un homme plein d'assurance qu'il entreprit de manipuler Bianca :
— Réfléchis donc un peu : une île au soleil, des soins professionnels hors pair pour Hélène,
dans une belle villa. Toi et moi, ensemble... Un duo qui a fait ses preuves, reconnais-le ! Tu ne
devrais pas avoir grand mal à honorer ta part du marché.
Ce serait une épreuve terrible, au contraire, pensa-t-elle. Il ne savait pas ce qu'il lui
demandait ! C'était presque... trop tentant.
Il la plaçait dans la situation même à laquelle elle aspirait plus que tout, suscitant en elle un
désir désespéré qui allait bien au-delà de la nostalgie sensuelle. Il s'agissait d'un besoin
désespéré d'être aimée, de s'engager de manière absolue envers l'autre et Cesare Andriotti ne
pouvait, ou se refusait à accomplir ce don absolu.
Inconsciemment, elle secoua la tête, renvoyant à un passé — pour elle bien révolu — tous
ces regrets, n était hors de question qu'elle recherche l'amour d'un homme prêt à user de
chantage pour parvenir à ses fins ! Elle n'était pas folle à ce point !
S'efforçant tant bien que mal de rassembler ses idées, elle demanda :
— Tu as parlé d'une île, d'un traitement... Où est cette île ? De quel genre de soins s'agit-il ?
Et qu'est-ce qui me prouve que ce professeur peut aider ma mère ?
Tout cela était complètement extravagant ! Il jouait à un jeu cruel, voilà tout. Comment avait-
elle pu s'éprendre d'un homme capable de telles extrémités ? Dans un sursaut, elle se leva et
alla ouvrir la porte.
— Je t'en prie, va-t'en, dit-elle.
Cesare ne bougea pas. Mais il l'avait suivie du regard, ne manquant aucun détail. Elle était en
colère, à présent, cela lui allait si bien ! Il contempla son port de tête altier et gracieux, ses yeux
ambrés qui brillaient comme des escarboucles, sa superbe chevelure longue et noire, les jolies
courbes de son corps mises en valeur par les reflets moirés de son peignoir. Son cœur se mit à
battre plus vite, et une réaction toute masculine le figea dans sa position. Jamais il n'avait autant
désiré Bianca qu'en ce moment !
Il avait envie de la prendre dans ses bras et de l'embrasser à perdre haleine, jusqu'à ce qu'ils
ne sachent plus où ils se trouvent, ni l'un ni l'autre ; jusqu'à ce qu'elle retire les paroles glaçantes
qu'elle avait prononcées le soir de l'anniversaire de Claudia.
Il accomplit un extrême effort de volonté pour reprendre son empire sur lui-même, et
s'approprier la maîtrise de la situation. Il se mit debout, se tint contre la table avec une
désinvolture appuyée et précisa tranquillement :
— Pour répondre à tes questions, le professeur Vaccari est le plus grand spécialiste en son
domaine. Je n'aurais pas fait appel à lui si ce n'était le cas. Quant à mon île, elle se trouve au
large de la Sicile, elle est toute petite, mais belle. La villa possède tout le luxe qu'Hélène
pourrait désirer et, de plus, elle a pour avantage d'être à l'écart des douteuses tentations de la
vie nocturne citadine. Hélène sera suivie par un expert compréhensif et bienveillant, je t'en
donne ma parole. Nous serons d'ailleurs à ses côtés : tu pourras suivre ses progrès au jour le
jour et ta présence l'empêchera de se sentir isolée parmi des étrangers.
Il acheva avec une douceur tentatrice :
— Et tu viendras au lit avec moi chaque fois que je le désirerai.
Bianca serra les mâchoires. La facette de la personnalité de Cesare Andriotti qu'elle était en
train de découvrir lui déplaisait au plus haut point ! C'était un aspect de son caractère qu'elle
n'avait pas perçu pendant toute cette période où, peu à peu, elle s'était éprise de lui. Ceci
dépassait la simple arrogance !
Elle perçut un bruit et un mouvement quelque part dans la maison — Jeanne avait dû se lever,
et préparait sans doute le café. Elle alla fermer la porte, se disant qu'elle avait été stupide de
croire qu'elle pourrait imposer sa volonté à Cesare.
Elle n'avait pourtant pas dit son dernier mot ! Elle redressa le menton d'un air de défi.
— Si je comprends bien, je dois coucher avec toi pour payer le traitement médical de ma
mère. Mince récompense, eu égard à la somme colossale que tu seras amené à débourser !
ironisa-t-elle.
Elle ajouta avec dédain :
— T'imaginerais-tu, par hasard, qu'il te suffise de puiser dans les coffres bien garnis de la
maison Andriotti pour obtenir tout ce que tu veux ?
Le regard de Cesare prit un éclat presque métallique. Bonté divine ! Jamais il n'avait eu à
payer pour avoir une femme, mais il se serait volontiers ruiné pour se venger de celle-ci et de
l'insigne affront qu'elle lui avait fait en sortant de sa vie avec autant de désinvolture !
Il répliqua avec une négligence étudiée :
— C'est ce que font les trois-quarts des gens, non ? Ils repèrent une marchandise qui leur
plaît et paient pour l'avoir.
« Ah, parce que je suis une marchandise, maintenant ? » se dit-elle rageusement.
Le désespoir l'envahit. Ne venait-il pas, en effet, de décrire brutalement et précisément la
nature de leur « liaison » ? omment C allait-elle se sortir de ce cauchemar ?
En ce qui concernait Hélène, la proposition semblait parfaite. Il n'y avait en réalité qu'un
bémol à cela : il lui était impossible de partager le lit de Cesare !
Cela n'avait pourtant jamais été un problème dans le passé — il lui suffisait de s'abandonner
aux souvenirs que lui renvoyait sa mémoire pour se sentir encore troublée, d'ailleurs en ce
moment même...
Il était cependant hors de question d'envisager le marché dans les termes qu'il venait de
définir : il la réduisait à une femme rémunérée pour ses faveurs, agissant sous la contrainte. De
surcroît, elle se trouvait victime d'un des jeux les plus cruels : réduite à espérer et redouter à la
fois le jour où il se lasserait d'elle — il ne mettrait fin à son humiliation que pour la réduire au
désespoir de la séparation.
Pour la guérison de sa mère, était-elle capable d'accepter ce marché ? En ce qui la
concernait, elle avait toujours échoué à la convaincre de se soigner...
Nul doute que les conditions offertes par Cesare avaient tout pour séduire Hélène, elle qui
vivait dans le regret de l'époque où elle avait été la femme universellement enviée d'un beau
milliardaire ? Se voyant l'objet de tous les soins d'un professeur en vue, dans un milieu luxueux,
elle aurait l'impression de redevenir une femme choyée, différente des autres...
Levant les yeux vers Cesare, Bianca vit qu'il guettait sa réponse. La bouche sèche, elle
énonça avec difficulté :
— Tu ne me laisses guère le choix ! Je demande à modifier les termes du marché : tante
Jeanne accompagnera Hélène et je m'installerai avec toi ici, à Londres, si c'est ce que tu veux.
Elle prit une profonde inspiration, pour tenter de soulager le poids qui lui oppressait la
poitrine, et spécifia :
— Comme cela, tu n'auras pas à t'éloigner de ton travail, et moi non plus. Je pourrai
rechercher un autre appartement, ce qui t'évitera de dépenser une somme importante pour
renouveler le bail de cette maison.
Ainsi, pensa-t-elle, elle se sentirait moins... souillée. Elle préserverait son métier et pourrait
chercher un toit sans avoir à se soucier de sa mère. Lorsque Cesare serait lassé d'elle — ce
qui ne tarderait guère, à en juger par ce qu'elle savait de son passé « sentimental » ! — elle
serait enfin délivrée de lui.
Le moment de silence s'étira, tandis qu'elle guettait, le cœur battant, sa réaction. Durant une
éternité, il ne parut pas avoir entendu ce qu'elle avait dit. Il eut enfin un sourire, lent et
paresseux et laissa tomber :
— Non.

Tout se décida au petit déjeuner. Jeanne, dénichant sa nièce dans le salon, insista pour que
leur visiteur se joigne à elles. Bianca aurait pu s'en douter, Cesare fit la conquête de sa tante.
— C'est exactement ce dont ma sœur a besoin, déclara Jeanne. J'espérais que Bianca et moi
pourrions aboutir à quelque chose enjoignant nos efforts. Or, en toute franchise, nous
n'arrivons à rien. J'avoue que je prendrais bien un peu de repos moi aussi, je n'ai pas eu de
vacances depuis le décès de mon mari. C'est vraiment une offre très généreuse, monsieur
Andriotti, très généreuse.
— N'exagérons rien, Jeanne, dit Cesare.
Il accepta avec plaisir une deuxième tasse de café, après avoir avalé avec appétit un demi-
pamplemousse, des œufs pochés et des toasts tartinés de miel. Il continua, avec un sourire qui
aurait damné une sainte :
— Après tout, Bianca et moi sommes des amis très proches depuis plusieurs mois.
Lorsqu'une de mes amies a besoin d'aide, je suis ravi de faire tout ce qui est en mon pouvoir
pour la soutenir.
Pas un mot, bien entendu, de ce à quoi 1'« amie très proche » devrait se soumettre en
échange ! pensa Bianca, qui repoussa avec humeur son assiette de toasts encore intacte.
Son regard croisa par inadvertance celui de Cesare. Quels yeux! pensa-t-elle ? Quel regard
sensuel... Il la troublait, même en cet instant où elle lui aurait volontiers assené une gifle
retentissante, dans l'espoir d'effacer son sourire sardónique !
Ce fut l'entrée de sa mère dans la cuisine qui la retint de révéler la réalité sordide du marché
proposé.
Hélène ne se levait en général que vers midi. Remarquant qu'elle était maquillée, et drapée
dans un négligé en dentelle semi-transparent, Bianca en déduit que cette apparition matinale
avait été provoquée par l'écho de la voix virile de Cesare...
Elle se leva pour servir à sa mère le café noir rituel qui composait son petit déjeuner, laissant
à Jeanne le soin de faire les présentations. Elle frémit, en s'apercevant qu'Hélène exhalait une
odeur d'alcool révélatrice. Elle avait pourtant pris soin, avec l'aide de sa tante, de faire le vide
dans la maison ! « Elle doit avoir une réserve secrète ! »
Tout à son accablement, elle laissa Cesare — le roi des manipulateurs — vanter à son aise
les mérites d'un séjour de « vacances » sur son île, en déployant toute l'étendue de son charme
infernal.
Il mentionna, en passant, les noms de plusieurs célébrités qui devaient une « seconde
jeunesse » à l'illustre professeur Vaccari, ce qui ne manqua pas d'atteindre son but : Hélène Jay
était aux anges de constater que l'illustre Cesare Andriotti la rangeait au nombre de ses pairs !
Bianca se mit en devoir de débarrasser la table, en silence, tandis que Cesare s'éclipsait,
après avoir annoncé qu'il faxerait sous vingt-quatre heures les détails de l'organisation du
voyage à venir. Hélène s'empressa de le reconduire jusqu'au seuil.
— Je vais prendre le premier train pour Bristol à la gare, annonça à sa nièce une Jeanne
rayonnante. Il doit faire beaucoup plus chaud qu'ici sur cette île, il faut que j'emporte des
vêtements légers ! Je rentrerai ce soir. Tu tiendras sans moi d'ici là ? Hélène a dû subtiliser une
bouteille, je l'ai bien deviné à son haleine... Vivement qu'elle soit entre les mains de ce
professeur !
Là-dessus, elle s'éclipsa à son tour.
Bianca partageait son sentiment. Mais le prix était bien lourd à payer, pour elle ! Des larmes
lui montèrent aux yeux tandis qu'elle chargeait le lave-vaisselle. Elle se hâta de les refouler avec
colère ; sa mère venait de reparaître et commentait avec amusement :
— Cachottière, va ! Je savais bien qu'il y avait quelqu'un ! On ne rentre pas à la maison aux
aurores après une séance de shopping ! Mais aller choisir Cesare Andriotti entre tous les mâles
de la création !
Hélène eut un bref temps d'arrêt, puis continua d'une voix soudain grave :
— Ma chérie, sois prudente. Il est superbe, il a de la fortune et du charme à revendre et c'est
sûrement un amant généreux. Que tu aies une liaison avec lui, très bien, mais n'en tombe surtout
pas amoureuse ! Je suis déjà passée par là. Cela ne vaut pas la peine d'avoir le cœur brisé
pour des hommes de cette espèce, crois-moi.
« A qui le dis-tu ! » songea Bianca comme sa mère s'éloignait — sans doute pour achever la
bouteille subtilisée ! Elle s'apprêtait à vivre, elle le savait, les pires semaines de son existence.
Cependant, quand elle pensait aux nuits qui l'attendaient, elle ne pouvait s'empêcher de
ressentir une sorte d impatience fiévreuse, de trouble délicieux.
Dès l'instant où elle avait connu Cesare Andriotti, elle avait su qu'il en irait ainsi entre eux. A
sa grande honte, les propos qu'il avait proférés ce matin dans cette maison n'y changeaient rien
!
4.
Cesare, aux commandes de l'hélicoptère, amorça l'ultime étape du voyage qui, depuis
Palerme, les conduirait à destination. « Il a décidément tous les talents ! » pensa Bianca, non
sans aigreur.
A l'avant de l'appareil, Hélène bavardait sans discontinuer. Trop surexcitée par le traitement
royal qui lui avait été réservé depuis leur départ de Londres dans le jet privé des Andriotti, elle
n'avait même pas songé à réclamer un verre. Du moins, jusqu'ici...
Jeanne, en revanche, restait silencieuse — ne lâchant qu'un occasionnel gémissement tout en
se cramponnant à son siège.
Feignant le même malaise afin de justifier son propre silence, Bianca se massa la nuque pour
tenter d'apaiser sa tension — qui n'avait rien à voir avec le mal des transports et tout à voir
avec la présence de l'arrogant pilote à ses côtés. Elle constata que ses cheveux, maintenus par
une série d'épingles, étaient toujours en place. Elle avait pris soin de se coiffer et s'habiller de la
manière la moins séduisante possible : chignon, aucun maquillage, pantalon gris passe-partout,
T-shirt ample et informe.
Hélène, au contraire, s'était mise en frais. Elle arborait un tout nouveau tailleur-pantalon jaune
citron signé d'un créateur en vue — énième grosse dépense de coquette que Bianca devrait
payer d'une façon ou d'une autre... « Pour le moment, pensa-t-elle, je ne gagne pas un sou ! Et
combien de temps ce séjour va-t-il durer ? » S'il se prolongeait plusieurs mois, et non quelques
semaines, que ferait Stazia, qui n'était pas connue pour sa patience ? Elle risquait fort de perdre
son emploi...
— Mon île et la villa, annonça tout à coup la voix grave et chaude de Cesare, coupant court
au bavardage d'Hélène.
L'appareil amorça la descente en direction d'un monticule verdoyant ceint de plages
blanches, environné d'une étendue saphir.
Ils survolèrent une construction blanche, reliée par une piste poudreuse à un petit port
naturel.
Jeanne poussa un cri de frayeur lorsqu'ils piquèrent vers le sol. Bianca saisit la main de sa
tante pour la réconforter, la tenant serrée jusqu'au moment où Cesare, après avoir atterri,
coupa le moteur.
Il fallut patienter avant que les rotors s'immobilisent. En d'autres circonstances, pensa avec
acidité Bianca, Cesare serait descendu aussitôt, dans le plus pur style macho : en courbant sa
haute silhouette athlétique sous les pales en rotation !
Là, soucieux des femmes d'âge mûr dont il avait la charge, il patientait. Il parlait d'abondance,
décrivant les atouts du séjour : le puits d'eau de source, la génératrice d'électricité, la piscine,
l'escouade d'employés supplémentaires arrivés la veille par bateau... Le professeur Vaccari,
déjà sur place, attendait de les accueillir... Et ainsi de suite, il n'en finissait plus...
Sa mère et sa tante étaient, quant à elles, suspendues à ses lèvres comme si elles buvaient du
petit lait ! pensa Bianca avec exaspération. Si elles avaient su à quelles conditions elles étaient
accueillies comme des personnes de sang royal, elles auraient changé d'avis !
Elle se dit que la guérison de sa mère valait bien la peine qu'elle sacrifie sa carrière, son
orgueil et son respect pour elle-même. Cependant, lorsqu'ils se retrouvèrent sur la plate-forme
herbeuse, sous un ciel très bleu, avec une mer d'émeraude en contrebas, un frisson la secoua.
Cesare avait troqué l'impeccable costume auquel elle était accoutumée pour un pantalon de
baroudeur couleur muraille et un T-shirt vert olive. Il était plus séduisant que jamais, ainsi ! Elle
évita de le regarder, faisant mine de porter le plus vif intérêt à la charrette tirée par un mulet qui
allait transporter jusqu'à la villa leurs bagages — dont le moindre n'était pas l'énorme malle
d'Hélène.
Le mulet portait un large chapeau de paille, percé de deux trous pour laisser passer les
oreilles. Son conducteur s'appelait Giovanni et arborait, lui aussi, un chapeau usé. Il les
accueillit par un « buona sera » et un large sourire. Elle se demanda si ce vieux bonhomme
ratatiné était depuis toujours à la villa, ou s'il faisait partie des nouveaux venus. Tout lui était
bon pour tenter d'oublier la présence du superbe mâle qui les avait conduites jusqu'ici !
—Viens, énonça la voix de Cesare, l'arrachant à ses pensées.
Elle sentit sa main virile sous son coude, et des souvenirs indésirables l'assaillirent. Il lui
suffisait de clore à demi les paupières pour voir surgir l'image de sa silhouette musclée et hâlée,
de ses longues mains brunes posées sur son corps, de son regard de braise... pour avoir
l'impression de sentir sa peau contre la sienne, et d'éprouver les sensations intenses, inouïes,
nées de leur complicité sensuelle...
Elle laissa échapper un gémissement angoissé, et tenta de s'écarter. Mais les doigts de
Cesare se refermèrent sur son coude de façon plus possessive, comme s'il savait pertinemment
ce qu'elle éprouvait. Ce fut d'une voix amusée qu'il énonça :
— Le chemin n'est pas si ardu, cara mia, voyons. Les autres n'ont pas tant de difficulté. Ils
vont atteindre la villa bien avant nous ! Cesse donc de faire l'enfant ! Ou faudra-t-il que je te
porte ?
Cesare avait mis dans son intonation une légère touche sarcastique. En réalité, son cœur
battait à tout rompre, il mourait d'envie d'attirer Bianca à lui, de l'embrasser jusqu'à ce qu'elle
capitule enfin entre ses bras, gémissante, abandonnée, avide de se donner à lui...
Il lui suffirait de poser les yeux sur ses magnifiques pupilles ambrées et il perdrait aussitôt le
contrôle qu'il avait tant de mal à garder...
Le regard braqué sur le chemin qui escaladait en douceur la verte colline et sur les deux
silhouettes féminines qui les devançaient, Bianca savait maintenant comment se comporter avec
Cesare pour lui faire regretter son chantage éhonté !
— Ne sois pas ridicule, Cesare ! Je n'ai pas besoin qu'on me porte, je ne suis plus un bébé.
La situation me fait périr d'ennui, voilà tout, déclara-t-elle, adoptant un pas plus ferme et
rapide.
Elle perçut la colère impuissante de son compagnon, et continua son petit jeu, le cœur
battant. Si la tactique dont elle venait d'avoir l'inspiration s'avérait opérante, il voudrait sous peu
se débarrasser d'elle au plus vite. Il ne supporterait jamais la compagnie d'une femme qui «
s'ennuyait à périr » entre ses bras !
Elle avait mis fin à leur liaison parce qu'elle avait pris conscience des sentiments amoureux
qu'elle nourrissait pour lui. Elle s'était sentie perdue et seule — sensation qui n'avait rien
d'agréable, mais pour rien au monde, elle n'accepterait de se sentir dépouillée de sa dignité.
La situation actuelle exigeait qu'elle devienne l'esclave sensuelle d'un homme qu'elle n'aimait
plus, dont elle avait été folle de s'éprendre, ne fût-ce un seul jour ! Rien n'était plus dégradant !
Elle n'avait qu'un moyen de préserver le peu de dignité qui lui restait : rendre la situation aussi
pénible et humiliante pour Cesare qu'elle l'était pour elle !
Cesare la regarda s'éloigner dans un silence exaspéré. Se retenant d'exploser, il se détourna
brusquement et aida Giovanni à charger le reste des bagages sur la charrette, en conversant
avec lui dans sa langue natale si mélodieuse. Intérieurement, il était fou de rage.
Ainsi, elle avait voulu mettre fin à leur relation parce qu'elle le trouvait ennuyeux au lit ! Pour
elle, il était soporifique ! Ma per bacco, il allait la faire changer d'avis ! Quand il déciderait de
la quitter, elle gémirait, elle se cramponnerait, elle le supplierait à genoux de la garder !
Ou il ne s'appelait pas Cesare Gianluca Andriotti !
— C'est vraiment très beau, n'est-ce pas ma chérie ? s'enthousiasma Hélène.
— Oui, répondit avec effort Bianca.
Maria, la gouvernante, leur avait fait faire le tour du propriétaire. Bianca se rappelait
confusément des sols en marbre, des pièces claires et aérées meublées avec une élégance
discrète. A présent, elles se trouvaient sur la terrasse, en surplomb d'une pelouse, laquelle
s'inclinait en pente douce vers une plage blanche que venaient lécher des flots azurés.
Maria avait disposé sur la table de jardin une grande carafe de jus de fruits frais. Bianca
aurait aimé se désaltérer, car la chaleur était forte, mais était trop tendue pour avaler quoi que
ce fût. Quant à Hélène, elle lorgnait son verre de jus de fruits comme s'il s'était agi d'un poison.
Elle avait envie et besoin d'alcool, c'était clair.
Elle avait envie et besoin d'alcool, c'était clair.
Heureusement, le professeur semblait tout à fait capable de soutenir sa patiente ! pensa
Bianca, se raccrochant au seul aspect positif de cette exécrable situation. La cinquantaine
environ, les cheveux grisonnants, doté d'un profil d'empereur romain, Marco Vaccari avait un
regard paisible et intelligent et dégageait une impression de compétence et de mesure.
Il se leva de son siège pour presser une sonnette, discrètement encastrée dans le mur,
derrière lui.
— Mesdames, si vous le permettez, Maria va vous conduire à vos chambres, dit-il. Giovanni
a monté vos bagages, et Rosa a eu le temps de les défaire, à présent. Nous nous retrouverons
ici dans une heure, pour le dîner.
Sa voix dégageait une autorité tranquille, et Hélène se leva avec plus d'empressement que de
grâce. Elle pensait sans doute se ruer sur quelque bouteille dissimulée dans ses bagages, mais
Rosa avait eu le temps de la faire disparaître sur les instructions du professeur, songea Bianca.
— Eh bien, nous montons, ma chérie ? dit Hélène en tendant la main vers sa fille, avec un
geste d'incitation muette.
Mais Cesare intervint :
— Bianca et moi séjournons ailleurs, à dix minutes de marche tout au plus.
Il s'éloigna de la terrasse, où il se tenait depuis un moment dans un silence morose et songeur,
avec l'intention évidente de laisser au professeur Vaccari le soin de mener les opérations
comme il le jugeait bon.
Bianca pâlit en se voyant aussi soudainement confrontée à sa propre et détestable situation.
L'odieux marché conclu devait rester un secret. C'était à ce prix que sa mère pourrait tirer
profit de son séjour en ces lieux. Hélène ne devait en aucun cas soupçonner que sa fille était
forcée de partager le lit de Cesare Andriotti !
Avec un effort surhumain, Bianca lui adressa un sourire, ignorant l'éclair d'inquiétude qui
venait de jaillir dans son regard.
— Je te verrai tous les jours, maman, aux repas, en tout cas, dit-elle.
Que Cesare se le tienne pour dit, pensa-t-elle. Elle n'allait pas se laisser dicter jusqu'au
moindre de ses gestes ! Elle tenait aussi à rassurer sa mère, qui, visiblement, craignait que son
malheureux passé sentimental ne frappe aussi sa fille et qu'elle ne connaisse le même destin.
Dans un brusque élan d'émotion, elle se leva pour l'étreindre. Son cœur se serra de la sentir
aussi frêle.
— Tout ira bien, tu verras. Occupe-toi d'aller mieux, et d'être heureuse. Je ne me laisserai
pas impliquer affectivement avec Cesare, sois tranquille, lui murmura-t’elle. Alors, ne te fais pas
de souci pour moi. C'est promis ?
L'acquiescement muet d'Hélène la rassura quelque peu.
— A demain, acheva Bianca.
Refoulant ses larmes, elle se détourna et croisa le regard sombre et insondable de Cesare.
Elle redressa fièrement le menton. S'il jugeait qu'elle versait dans le sentimentalisme ridicule,
tant pis ! Pourquoi se soucierait-elle de ce qu'il pensait? Seul comptait le bien-être de sa mère.
Croisant son regard, elle énonça avec une expression de souverain mépris :
— Alors, nous y allons ?
Cesare se raidit, et ses pommettes s'empourprèrent. Nom d'un petit bonhomme !
Mademoiselle la Rebelle commençait à lui taper sur les nerfs ! De plus, en la voyant
réconforter sa mère avec tant d'affection, il avait eu, pour la première fois de sa vie, vaguement
honte de lui-même — et ce n'était pas très agréable...
— C'est par là, dit-il, indiquant d'un geste brusque les marches qui descendaient de la
terrasse. Attends-moi.
Il se détourna pour regarder s'éloigner le groupe formé par Hélène, Maria et son vieil ami
Vaccari — le temps de refouler sa furieuse envie de donner une bonne fessée à Bianca.
Il n'avait jamais été tenté d'exercer la moindre violence sur une femme ! Une telle idée lui était
profondément étrangère ! Il ne comprenait ni ce qui lui arrivait ni pourquoi Bianca éveillait en lui
des émotions aussi excessives et belliqueuses.

Dix minutes de marche silencieuse les menèrent de l'autre côté du sommet de la colline — qui
protégeait la villa des tempêtes imprévisibles qui, parfois, frappaient l'île —, et ils descendirent
vers la vallée.
En d'autres circonstances, Bianca aurait été enchantée par la promenade. Tout ce qu'elle
découvrait était magique : l'herbe parsemée de fleurs sauvages, l'air odorant et chaud, le
panorama à couper le souffle sur les îles Eoliennes, qui semblaient dériver comme des bateaux
fantômes à la surface de la mer bleue. Elle n'en tirait cependant aucun plaisir !
Sa stratégie improvisée, consistant à faire croire que la poursuite obligée de leur liaison n'était
pour elle qu'une source d'intolérable ennui, semblait opérer. Cependant, la tension que générait
la situation commençait à avoir raison d'elle. Elle transpirait abondamment, bien que l'air eût
fraîchi avec la tombée du soir — le soleil commençait à disparaître à l'horizon.
Le silence morose et coléreux de Cesare lui indiquait qu'elle devait s'en tenir à la tactique
adoptée. Cette sensation avait quelque chose d'effrayant...
Son cœur battait à coups redoublés lorsqu'ils parvinrent à destination. La petite maison de
pierre, à demi dissimulée par une dalle de roche volcanique, environnée d'une foison de
fougères qui bordaient un ruisseau cristallin, avait tout du havre de paix idyllique. Se souvenant
que sa situation n'avait rien d'idéal, bien au contraire, Bianca demanda avec effort :
— Où sommes-nous ?
Il fallait bien que quelqu'un rompe ce fichu silence !
Cesare s'apprêtait à pousser la barrière en planches mal dégrossies mais s'interrompit pour
lui décocher un sourire sinistre, et suggéra :
— Notre « nid d'amoureux » ?
Puis, haussant un sourcil avec une ironie à la fois interrogative et sarcastique, il répondit lui-
même :
— Non, peut-être pas.
Bianca le foudroya du regard, puis haussa les épaules. « Peut-être » ? Il n'y avait aucune
hésitation dans son esprit, bien au contraire ! L'amour n'avait rien à voir dans leur histoire ! Elle
était la seule à l'avoir ressenti, et ce sentiment n'était certes plus de mise ! Comment une femme
saine d'esprit aurait-elle pu aimer un tel monstre ?
Accueillant son haussement d'épaules avec un demi-sourire qui n'exprimait qu'un amusement
contraint, Cesare continua :
— Pour m'en tenir aux faits bruts, l'ancien propriétaire de l'île a habité cette maison jusqu'à sa
mort. C'était une sorte d'ermite. Il travaillait la terre pour faire pousser des câpres et quelques
arpents de vigne, il péchait, récoltait le romarin sauvage... Aujourd'hui, c'est un logement
d'appoint utilisé par le personnel en extra, lorsque la famille et les amis séjournent à la villa pour
les vacances d'automne.
Puis, s'écartant pour lui livrer passage :
— Satisfaite ?
Bianca ne répondit rien. Elle avait la gorge nouée. Elle franchit le seuil, baissant la tête pour
dissimuler les larmes qui lui montaient aux yeux.
Il était stupide de regretter le passé, les moments de bonheur partagé, les conversations
complices, les mille et une joies de leur liaison... et le regard que Cesare avait eu pour elle
autrefois — ce regard intense qui lui disait qu'il la trouvait belle et désirable.
Il était stupide de regretter ce qui n'avait été, de toute évidence, qu'une réalité factice ! Les
tendres sentiments qu'elle éprouvait pour lui étaient morts le jour où il avait exercé sur elle cet
odieux chantage. Pourquoi avait-elle la sensation qu'une part d'elle-même était morte aussi ?
Quelle ineptie !
Cesare poussa un profond soupir, scrutant Bianca alors qu'elle s'engageait, au-delà du seuil,
dans la pièce toute en longueur, basse de plafond, très simplement meublée : un fourneau à gaz,
un évier en pierre, une table et des chaises, de vieux buffets trapus.
Les vêtements informes qu'elle avait choisis pour le voyage ne parvenaient pas à dissimuler
les jolies courbes de son corps, et ne déparaient nullement sa grâce. Quant à son chignon
sévère, il ne parvenait qu'à souligner la beauté fragile de son cou et la splendeur de son
décolleté.
Il serra les poings, étouffant un juron. Cette relation acide, superficielle, n'était pas du tout ce
qu'il souhaitait ! Il voulait que tout redevienne comme avant ! Il voulait la voir sourire, de ce
sourire légèrement teinté d'humour, lent et séducteur, qui lui promettait le paradis. Il voulait voir
briller son regard de l'autre côté d'une table éclairée aux chandelles, saisir sa main, et savoir
que leur nuit s'achèverait dans un échange sensuel torride...
Comme elle effleurait la gerbe de fleurs sauvages que, sans doute, un membre du personnel
avait disposé au milieu de la table, il sentit la tension l'envahir. La beauté fragile de ces boutons
à peine éclos était si peu appropriée à la situation ! Un bouquet de chardons aurait mieux
convenu !
Il avait envie de sentir Bianca entre ses bras, abandonnée, serrée contre son corps. Excité à
cette seule idée, il refoula cette pensée en se raccrochant à sa certitude : il pouvait lui faire
ravaler ses paroles, lui faire admettre qu'il ne lui inspirait aucun ennui, bien au contraire ! Il la
connaissait si bien ! Il savait si bien où et comment la toucher, la caresser, pour la transformer
en brûlot de passion !
Ce n'était cependant pas ce qu'il recherchait. Le sexe à l'état pur ne l'intéressait pas,
inexplicablement, il avait besoin d'autre chose, besoin de plus que ça...
Il se débattit avec cette idée inédite, tentant de l'abolir : il s'égarerait dans un monde inconnu
s'il se laissait aller à croire qu'il attendait de cette femme plus qu'il n'en avait jamais attendu
d'aucune autre !
— Ce n'est pas le luxe de la villa, s'entendit-il dire, rompant le silence. Il va falloir que tu t'en
passes, je le crains.
Ce commentaire était injuste et il en avait conscience. Bianca n'avait rien ni d'une enfant gâtée
ni d'une femme intéressée. Mais quelque chose, en lui, le poussait à se montrer blessant —
même s'il se méprisait pour cela.
Le léger frémissement de sa main, qu'elle venait d'écarter du bouquet de fleurs, lui révéla
qu'elle avait parfaitement entendu, et recevait ses paroles avec le dédain qu'elles méritaient.
Prenant une inspiration, il lâcha :
— Jette un coup d'œil, habitue-toi aux lieux pendant que je vais inspecter la génératrice.
Il s'éclipsa aussitôt. Dehors, il se laissa tomber sur un banc de bois, étendit les jambes et
renversa sa tête en arrière contre le mur, offrant son visage au soleil déclinant.
Inutile d'inspecter la génératrice, son personnel grassement payé avait veillé à tout, il le savait.
Il avait seulement besoin d'un prétexte pour s'éloigner, pour tenter de comprendre ce qui se
passait en lui.
Il envisageait avec scepticisme ce besoin aussi brusque que stupéfiant de bâtir avec une
femme une relation plus profonde et durable qu'une simple liaison sexuelle. Cela ne lui était
jamais arrivé. Cela semblait pourtant être le cas maintenant, analysa-t-il, parce que Bianca
avait blessé sa fierté. Pour réparer cette béance dans son ego, il avait besoin de la voir se
soumettre à lui, pas seulement sexuellement, mais au-delà : dans la soumission ultime de
l'amour, de l'engagement absolu, de l'intimité éternelle.
Quand il aurait obtenu cela son orgueil serait enfin satisfait.
Le caractère méprisable de cette aspiration dégradante lui apparut soudain dans toute sa
laideur. Il fallait oublier ça, bon sang ! Son ego était atteint ? Il faudrait bien qu'il apprenne à
vivre avec !
Il se leva d'un mouvement brusque, admettant aussitôt que son projet initial ne tenait plus.
Cela ne marcherait jamais ! Contraindre Bianca à coucher avec lui jusqu'à ce qu'il se lasse
d'elle était l'idée le plus cruelle et la plus insensée qu'il ait jamais eue. Comment avait-il pu
caresser pareille intention ? C'était incompréhensible...
Et si ce plan dangereux s'était retourné contre lui ? Si c'était lui qui était devenu dépendant de
Bianca ? Lui qui avait aspiré à une union réelle ?
Cette hypothèse ahurissante le bouleversa. Elle remettait totalement en question l'idée qu'il
s'était toujours fait de lui-même, de ce qu'il désirait dans l'existence. C'était... affligeant.
Tout à coup, il sut avec clarté ce qui lui restait à faire.
La cure d'Hélène, sous la houlette bienveillante et experte de Marco Vaccari, se poursuivrait,
bien entendu, mais plus dans le cadre d'un marché inique. Elle continuerait parce qu'il désirait
sincèrement lui venir en aide. Si Bianca avait des problèmes, il devait tenter tout ce qui était en
son pouvoir pour la soulager.
Au bout d'une semaine — le temps que sa mère s'accoutume à son nouvel environnement —
Bianca serait libre de rentrer à Londres, de poursuivre sa carrière et de trouver un nouvel
amant à satisfaire — jusqu'à ce que celui-là aussi la fasse « périr d'ennui ».
Il ressentit un élancement douloureux, mais dompta cet accès de jalousie inaccoutumé.
Redressant la tête, il rentra dans la maison.
Le jeu pervers était terminé.

5.
Bianca entendit l'appel de Cesare et se figea aussitôt, tendue, en attente, le cœur battant. Une
tension sensuelle croissante l'envahit, accélérant son pouls, son souffle. Le moment était-il donc
venu ? Allait-elle devoir accomplir maintenant sa part du marché ? Se soumettre, attendre
l'instant où Cesare poserait les mains sur son corps déjà consentant pour le dévêtir, le toucher,
s'en emparer ?
Il lui suffisait de visualiser cette scène pour être prête à lui complaire en tout ce qu'il
demanderait, pour aspirer à ses caresses... En était-il conscient, ou ce honteux secret n'était-il
connu que d'elle seule ?
Elle se tenait immobile, comme pétrifiée, dans la seconde des deux chambres — l'une et
l'autre meublées de la même façon : des lits jumeaux séparés par une table de nuit, une
commode, une grande armoire.
C'était dans celle-ci que se trouvait sa propre valise. Cesare n'avait rien emporté, mais il y
avait dans l'armoire des vêtements qui devaient lui appartenir : des pantalons décontractés, des
chemises en coton léger, des jeans bien patines. Résistant à l'envie ridicule de les manier, de les
approcher de son visage, elle avait vite refermé le meuble.
Comment la scène allait-elle se dérouler ? se demanda-t-elle. Allait-il la prendre sur un des
lits, puis la laisser dormir seule ?
Autrefois, après leurs nuits d'amour insatiable, elle avait toujours répugné à se séparer de lui
à l'aube, tandis qu'ils gisaient enlacés, chair contre chair... Elle ne songeait qu'à prolonger cette
sensation enivrante...
Cesare renouvela son appel, et elle se ressaisit. C'était dangereux de rester dans cette
chambre, s'il l'y trouvait, il pourrait interpréter sa présence comme une invite...
Le cœur battant, elle se précipita sur le palier et dévala la courte volée de marches... pour se
trouver confrontée à une paisible scène domestique : Cesare disposait une casserole d'eau sur
le feu. L'instant fatidique n'avait pas encore sonné, se dit-elle, le cœur affolé, les genoux
tremblants.
Sa seule défense contre l'attirance inouïe qu'il exerçait sur elle était de feindre de n'envisager
leur cohabitation forcée qu'avec ennui et résignation. Mais comment y parviendrait-elle ? Il
suffisait qu'il pose sur elle son regard sombre si sensuel, et elle se sentait défaillir !
— Ah, te voilà ! fit-il sans lever les yeux. Je prépare notre souper.
Il régla l'intensité du feu et ajouta du sel prélevé dans un pot en terre. A ce moment-là
seulement il se tourna vers elle, les mains sur les hanches. Mais les mots simples, pragmatiques,
par lesquels il entendait lui rendre sa liberté moururent aussitôt sur ses lèvres.
Dio, elle semblait éreintée ! Elle avait le teint pâle, presque cireux ; ses magnifiques yeux
d'ambre étaient obscurcis par la tension, sa bouche si sensuelle se crispait pour tenter de
maîtriser son tremblement. De toute évidence, elle était sur la défensive.
« C'est moi qui l'ai mise dans cet état », pensa-t’il, le cœur tout retourné de compassion. Il se
détesta pour cela.
— Si tu allais prendre une douche pendant que je cuisine ? suggéra-t-il avec douceur. Pas de
bain, s'il te plaît, je sais que tu préfères ça, mais nous devons économiser l'eau.
Elle ne bougea toujours pas, comme si elle était clouée sur place. Il vit frémir la peau de ses
bras nus, repliés de façon protectrice autour d'elle. Il se sentit si coupable qu'il eut toutes les
peines du monde à ne pas la rejoindre pour la serrer dans ses bras, la réconforter, lui
demander pardon.
S'il la touchait, il céderait aussitôt au besoin primitif de l'embrasser comme un perdu, de
chercher à reconquérir ce qu'ils avaient partagé.
Il lui était impossible de se laisser aller ! Cela impliquait quelque chose d'inédit, de différent,
de plus profond... Jamais, au temps de leur liaison, il n'avait éprouvé le besoin de la réconforter
! Ils avaient eu une relation d'égale à égal et n'avaient attendu l'un de l'autre qu'un
compagnonnage agréable et des échanges sensuels torrides. La relation était superficielle,
certes, mais n'était-ce pas ce qu'ils avaient recherché au départ ?
Or, il n'y avait rien de superficiel dans ce qui se passait en lui, à présent. C'était profond,
tortueux... et il n'y comprenait rien !
— Vas-y. On dîne dans un quart d'heure, dit-il.
Il avait eu toutes les peines du monde à sourire, à s'exprimer d'un ton léger, à ne laisser en
rien transparaître son agitation intérieure. Il fut récompensé de cet effort : elle cilla, s'arracha à
son état de transe, et repartit en direction de l'escalier.

Dans la petite salle de bains très simple mais impeccable, sous le jet d'eau tiède, Bianca eut
enfin l'impression de se détendre un peu.
Elle s'enveloppa d'une serviette blanche et gagna la chambre qu'ils étaient destinés à partager.
Elle prit dans sa valise un jean confortable et une chemise vert bouteille d'allure masculine.
« Une tenue d'autodéfense », pensa-t-elle sarcastiquement. Il fallait admettre qu'elle en avait
grand besoin ! Le sourire que lui avait adressé Cesare pour lui annoncer l'heure du repas l'avait
tout à fait désorientée. Durant un instant, elle avait eu l'impression de retrouver l'homme qu'elle
avait connu : l'amant attentionné et parfait dont elle avait follement désiré les caresses... Pour un
peu, elle en aurait fondu en larmes, et l'aurait supplié de revenir à leur ancienne relation, celle
d'autrefois.
Ces élans étaient stupides, dégradants, dangereux ! Il n'était pas question qu'elle subisse le
destin de sa mère ! Elle ne serait jamais le jouet d'un homme riche et inconstant !
Ainsi cuirassée contre elle-même, elle descendit dans la cuisine, alléchée par une appétissante
odeur d'ail.
Il y avait sur la table un saladier bien garni, une bouteille de vin, deux verres. Cesare était en
train de répartir dans deux assiettes le contenu de la poêle à frire : pâtes à l'ail et à l'huile
d'olive, saupoudrées de parmesan râpé.
— Mets-toi à table, lui dit-il avec un sourire. Tu as sûrement aussi faim que moi, ne faisons
pas de cérémonie !
Non sans soulagement, elle lui rendit son sourire. Autant détendre l'atmosphère, n'est-ce
pas ? Elle pouvait tout de même se permettre ça... Il serait bien temps de combattre lorsqu'il
recommencerait à se conduire en ennemi.
Par ailleurs, si cette nouvelle attitude était la première étape d'une entreprise de séduction...
Cesare perdait son temps, elle ne se laisserait pas piéger ! S'il insistait pour l'amener dans son
lit — comme le stipulait leur odieux marché —, elle se montrerait aussi réceptive qu'un bloc de
granit ! Elle était même prête à feindre une crise de toux au moment le plus... stratégique,
histoire de lui river son clou !
Mais en serait-elle capable ?
Refoulant aussitôt cette interrogation décourageante, elle se servit de salade, en disant avec
autant de désinvolture que possible :
— Si je comprends bien, il faut ajouter l'art de cuisiner à la longue liste de tes talents ?
— Il n'est pas très difficile de préparer des spaghettis. C'est à peu près tout ce que je sais
faire, et comme je sais que tu les aimes...
Là-dessus, il savoura une gorgée de vin, puis se carra sur son siège et la regarda manger d'un
air songeur. Avant de lui rendre sa liberté, de lui permettre de sortir de sa vie, il voulait tenter
de la connaître un peu, savoir ce qu'elle cachait si soigneusement...
« Oublie ça, lui murmura la voix ténue de sa raison. Rien de plus inutile que de vouloir
connaître quelqu'un qu'on s'apprête à quitter. » Son cœur refusa d'entendre. Il allait bel et bien
tenter de percer le secret de cette énigmatique séductrice, parce que c'était important pour lui.
Elle levait son verre pour goûter le vin et la grâce de son geste le fit frémir. Il voulait cette
femme ! Il voulait revivre les instants d'intimité enivrante qu'ils avaient partagés, tout de suite !
Mais c'était impossible.
— Bianca... le fait d'être abandonnée par ton père a dû beaucoup t'affecter, n'est-ce pas ?
demanda-t’il à brûle-pourpoint.
Bianca reposa son verre et saisit sa fourchette pour se donner une contenance. Elle ne
s'attendait pas à une question de ce genre. Pourtant, cela n'avait rien de surprenant : après
avoir dépensé une somme faramineuse pour tout découvrir de sa vie, il désirait sans doute
remplir les « chaînons manquants »—histoire d'en avoir vraiment pour son argent !
Pourquoi ne répondrait-elle pas, après tout ? Que lui restait-il à perdre ? Cesare ne l'avait-il
pas dépossédée des choses les plus importantes : son travail, son estime pour elle-même ? De
plus, prolonger la conversation retarderait l'inévitable : l'intimité au lit...
— M'affecter ? Pas du tout, prétendit-elle. On ne peut regretter ce qu'on n'a pas eu. Mon
père n'a jamais manifesté le moindre intérêt pour moi, même pas à ma naissance, paraît-il. Il a
bien demandé à me voir une fois, c'est vrai...
Elle marqua un arrêt, soulignant son dédain par un haussement d'épaules fataliste, avant de
continuer :
— J'avais douze ans. L'entrevue a été un désastre. Je ne l'ai jamais revu depuis, ni eu de ses
nouvelles.
— Mais Hélène en a été profondément marquée, en revanche, fit Cesare — qui ne manqua
pas de remarquer que Bianca s'était de nouveau raidie. Ce qu'elle a traversé — et traverse
encore, après tant d'années — a forcément rejailli sur toi.
— Peut-être, concéda-t-elle. Mais est-ce important ?
— Je le crois, oui.
Cesare voyait bien qu'elle s'était de nouveau refermée sur elle-même. Il était résolu à percer
le mystère de cette femme dont il avait été l'amant durant six mois... les meilleurs de sa vie, il
fallait l'admettre.
Son ego serait sûrement froissé, et même plus, mais c'était plus fort que lui : il voulait savoir.
Tout en remplissant de nouveau leurs verres, il reprit avec un calme qui masquait sa nostalgie
:
— Hélène n'a pas réussi à surmonter le fait d'avoir été abandonnée — sans doute pour une
femme plus jeune, avec des jambes plus fuselées, des seins plus opulents... Par contrecoup, tu
as peur de t'engager avec un homme, quel qu'il soit. Surtout avec un homme semblable à ton
père, qui n'a qu'à claquer des doigts et brandir un carnet de chèques pour obtenir ce qu'il veut.
« En plein dans le mille ! » pensa-t-elle avec colère, furieuse de cette intrusion — perspicace,
qui plus est — dans son intimité. De quoi se mêlait-il, bon sang ? Il n'avait désiré, pour sa part,
qu'une relation purement sexuelle... Une entente sensuelle réussie, et même explosive... C'était
tout ce qu'il demandait !
Lui refusant la satisfaction d'admettre qu'il touchait juste, elle répliqua :
— Pour autant que je m'en souvienne, tu n'as jamais voulu d'un engagement affectif entre
nous ! Si tu avais pensé un seul instant que j'y aspirais, tu aurais pris la poudre d'escampette,
alors, je ne vois pas de quoi tu te plains !
— Touché ! fit-il avec une lueur dans les yeux et un demi-sourire sarcastique.
Elle se sentit atteinte à vif par son redoutable charme viril. Il lui suffisait de poser sur elle son
regard de braise incroyablement sensuel et elle avait l'impression de reprendre vie. S'il
découvrait qu'elle voulait interrompre leur liaison parce qu'elle était tombée amoureuse de lui, il
rirait à gorge déployée ! Avant de prendre la poudre d'escampette...
Il semblait si détendu et à l'aise, si peu porté aux attaques belliqueuses, qu'elle fut secouée
par sa réplique suivante :
— Donc, tu te sers des hommes. Tu restes jusqu'à ce qu'un amant t'ennuie. A ce moment-là,
tu passes au suivant.
D'abord éberluée, elle trouva cependant la force de rétorquer :
— Tu fais bien la même chose, toi !
Il ne manquait pas de toupet ! C'était vraiment l'hôpital qui se moque de la charité !
— Il n'y a pas eu dans ma vie autant de femmes que tu l'imagines sans doute, dit-il.
— Donc, cela justifie tout, c'est ça ?
Elle crut voir passer sur son visage une expression de colère, vite réprimée, et se reprocha sa
propre bévue. Cesare avait toutes les raisons de penser de cette manière. C'était elle qui avait
mis fin à leur liaison, et, aujourd'hui encore, lui avait répété qu'elle s'ennuyait avec lui.
C'était bien loin de la réalité, mais elle n'avait que ce moyen à sa disposition pour ne pas être
dominée. Aucun homme au sang chaud — et Cesare Andriotti entrait indubitablement dans
cette catégorie ! — n'aurait voulu d'une femme le trouvant aussi excitant au lit qu'une escalope
de veau froid. Il observa d'un ton glacial :
— Il est clair que tu aimes ta mère, et que tu te fais du souci pour elle. A tel point que tu as
accepté de continuer à coucher avec un homme qui t'ennuie, paraît-il.
Ainsi, il était piqué ! Sa tactique était donc payante ! pensa-t-elle. Elle lui portait sur les
nerfs ? Eh bien c'était son seul moyen de défense, et le moment était tout indiqué pour
parachever ce qu'elle avait commencé ! Elle allait blesser si profondément son ego boursouflé
d'Italien truffé d'orgueil que cela le dissuaderait à tout jamais de coucher avec elle !
— J'étais acculée, sans alternative possible, déclara-t-elle, aussi glaciale que lui, tu es
d'ailleurs bien placé pour le savoir. Je suis même prête à aller jusqu'à t'épouser.
Elle avait dit cela pour le piquer, bien entendu, mais n'en était pas moins toute bouleversée :
elle en était venue à désirer vivre avec lui, au temps de leur liaison et sentait bien que, dans le
fond, elle l'aimait toujours.
— Tu me l'as bien demandé, n'est-ce pas ? continua-t-elle. Venant d'un homme qui avait
affirmé tenir plus que tout à son statut de célibataire, c'était très révélateur, crois-moi ! Que
cherchais-tu ? Tu voulais me ligoter légalement à toi jusqu'à ce que tu aies envie d'aller voir
ailleurs si l'herbe est plus verte ? Parce que tu n'avais plus que ce moyen pour me garder à ta
disposition ?
Cesare serra les poings. Elle frappait droit à la jugulaire ! Vu le désintérêt de Bianca pour sa
demande en mariage, il avait espéré que ce sujet embarrassant ne viendrait pas sur le tapis. Et
puis... du diable s'il savait ce qui lui avait pris à ce moment-là, et quelles avaient été ses
intentions profondes !
Il ignorait d'où avait surgi cette offre de mariage, d'où avait surgi son invraisemblable plan de
revanche assorti de chantage. Tout cela allait à rencontre de ses principes ! C'est a croire qu'il
avait eu un moment de folie !
Il repoussa sa chaise et se leva à l'instant où Bianca faisait de même. Il se sentait mal. Il laissa
échapper un juron rude en italien, en se demandant pourquoi, non d'un petit bonhomme, cette
femme avait le don de l'exaspérer ainsi.
Comme elle gagnait le seuil, il lança :
— Où vas-tu ?
— Dehors. N'importe où, pourvu que ce ne soit pas près de toi ! lui jeta-t-elle en ouvrant la
porte.
Elle obéissait à son instinct. Il fallait qu'elle s'éloigne avant de s'effondrer tout à fait, d'avouer
lâchement qu'elle détestait la tournure que leur relation avait prise, qu'elle se méprisait d'avoir
voulu lui faire du mal, qu'elle l'aimait... qu'elle resterait en sa compagnie aussi longtemps qu'il
voudrait d'elle !
La nuit tombait quand elle s'élança sur la pente herbeuse à l'arrière de la maisonnette de
pierre, reprenant le chemin qu'ils avaient emprunté deux heures auparavant. Le ciel était d'un
mauve sombre, ourlé à l'horizon d'une bande aigue-marine qui se diluait à la lisière de l'océan
brumeux.
En bas, non loin, elle voyait les lumières de la villa. Et si elle retournait y demander, sous un
prétexte quelconque, une chambre pour la nuit ?
Non, elle ne pouvait choisir cette issue. Cela aurait été lâche. Cette affaire devait se régler
entre Cesare et elle, d'une façon ou d'une autre.
Tournant le dos aux lumières, elle poursuivit sa marche jusqu'à un creux herbu qui retenait
encore la chaleur de la journée et s'y blottit, les jambes relevées, les bras repliés autour d'elle.
Isolée par les pans soyeux de ses longs cheveux noirs qui glissaient devant son visage, elle
s'abandonna à ses pensées et à ses larmes.
Cela ne pouvait pas continuer ainsi ! Elle ne pouvait pas « honorer » ce marché, elle y
perdrait trop d'elle-même ! Elle aimait toujours Cesare — pauvre folle qu'elle était. Si elle
acceptait de partager son lit, en sachant qu'il ne s'agissait pour lui que d'assouvir son désir
sensuel et sa soif de vengeance, ce ne serait qu'un long cauchemar.
A quoi lui servait-il de céder au chagrin, de pleurer de détresse? Cela ne la mènerait nulle
part ! Elle savait pertinemment ce qui lui restait à faire : avouer à Cesare qu'elle refusait de tenir
la promesse qu'il lui avait arrachée. Il l'avait surprise par ce recours au chantage, en revanche,
elle le savait incapable de la violenter. Cela, elle en était certaine.
Quant à ce qui concernait sa mère, eh bien... c'était un risque à courir. Cesare n'irait tout de
même pas jusqu'à la renvoyer. Pendant leur liaison, jamais elle ne l'avait vu se montrer dur avec
quelqu'un, ni en paroles ni en actes. Il n'avait été cruel qu'avec elle-même — et seulement
après qu'elle eut foulé aux pieds sa sacro sainte fierté masculine.
Comme elle regrettait de l'avoir rencontré !
Le cœur battant, Cesare courait, ou plutôt dévalait la pente herbeuse. Il était conscient
d'avoir paniqué à mesure qu'il explorait l'île à la recherche de Bianca. Il avait commencé par la
côte Nord, où le bord des falaises abruptes était sujet aux éboulements. Seule dans l'obscurité
croissante, sur un terrain qu'elle ne connaissait pas, Bianca allait au devant du danger !
C'était la panique, encore, qui l'avait ramené en toute hâte vers la villa pour enrôler Marco et
Giovanni dans ses recherches. Des sanglots étouffés l'avaient arrêté net dans sa course, et,
grâce au faisceau puissant de sa torche, il n'avait pas tardé à la repérer dans son refuge, avec
un mélange de soulagement et de remords.
Il la rejoignit et la releva, ne songeant qu'à lui apporter du réconfort. Il amena doucement sa
tête au creux de son épaule, tandis que son pouls s'accélérait de plus belle sous l'effet d'une
étrange émotion. La sentant secouée de sanglots, il s'en voulut du mal qu'il lui avait fait.
Eh bien, c'était terminé, il ne recommencerait plus ! Dorénavant, il ne songerait qu'à l'aider à
trouver le bonheur.
— Bianca, ne pleure pas, murmura-t-il. Je ne peux pas le supporter...
Il sentait sous ses lèvres les mèches soyeuses de ses cheveux, respirait son parfum si volatil,
si personnel, et s'efforçait désespérément de rester de marbre.
— Je suis désolé, dit-il encore d'une voix rauque.
Le rapprochement de leurs corps commençait à produire son effet, comme toujours. Cela
finirait par un embrasement mutuel, s'il n'agissait vite. Il devait lui dire qu'elle était libre, qu'il ne
lui imposait plus aucun diktat injuste. Et tout de suite !
Glissant sa main sous son menton, il l'amena à le regarder, pour qu'elle voie bien qu'il était
sincère. Mais les mots moururent dans sa bouche dès qu'il contempla ses beaux yeux couleur
d'ambre et sa bouche sensuelle si délectable...
— Je..., balbutia Bianca.
Elle oublia aussitôt ce qu'elle avait voulu dire. La beauté austère de Cesare, l'intensité de son
regard sombre exerçaient leur fascination coutumière. Elle avait soudaine conscience, avec plus
d'acuité que jamais, de la proximité de son corps...
Bien qu'une voix obscure lui murmurât de n'en rien faire, elle laissa glisser ses mains sur son
torse viril et perçut le soupir étranglé qu'il laissa échapper. Une seconde plus tard, il avait pris
sa bouche.

6.
Bianca accueillit le baiser avec avidité. Se pendant à son cou avec une fougue révélatrice de
son désir et de sa nostalgie, elle redevint aussitôt ce qu'elle avait toujours été face à Cesare
Andriotti : une femelle docile répondant avec ardeur à la demande d'un mâle exigeant et doué
de maîtrise, collée contre le bas de son corps dans une invite muette.
Lorsqu'il sépara, enfin, ses lèvres des siennes, et que ses mains parcoururent son corps, elle
gémit de volupté. Ce fut elle qui, se hissant sur la pointe des pieds, recommença à l'embrasser
passionnément, sans plus savoir où elle se trouvait. Elle était sans défense contre ce qui était en
train d'advenir...
Ensemble, ils se laissèrent glisser sur l'herbe souple et parfumée en se cramponnant l'un à
l'autre. Jusqu'à ce que Cesare, de nouveau, interrompe leur caresse en laissant échapper :
— Bianca, j'ai besoin de toi !
Cette involontaire démonstration de vulnérabilité l'émut profondément. C'était sa faute, elle
avait adopté le plus lâche des systèmes de défense. Il croyait que leur relation ne lui inspirait
plus que de l'ennui !
Pour la première fois depuis qu'il lui avait imposé son chantage, elle sut où elle en était : elle
l'aimait trop pour le dépouiller de cet orgueil masculin si caractéristique de sa personnalité. « Je
ne peux pas le supporter ! » se dit-elle avec émotion.
Elle éprouvait le besoin de le rassurer, d'exprimer cet amour qu'elle n'avait pas réussi à
anéantir. Glissant ses doigts frémissants sous sa chemise, elle les laissa courir sur son torse
lisse. Puis elle en approcha ses lèvres... Elle le sentit réagir, et poursuivit son exploration
sensuelle. Mais, quand elle entreprit de défaire la ceinture de son pantalon de baroudeur, il se
raidit, et ses mains vinrent emprisonner les siennes comme dans un étau.
— Tu n'es pas obligée de faire ça, dit-il, mâchoires serrées.
Pourtant, elle le sentait vibrer, et il luttait, de toute évidence, pour recouvrer un certain empire
sur lui-même.
— Mais j'en ai envie, je le veux, assura-t-elle d'une voix langoureuse. Tu me plais
terriblement. Pourquoi voudrais-je te séduire, sinon ?
Et elle posa ses lèvres sur sa chair, juste au-dessus de la boucle de la ceinture. Il lâcha un
soupir étranglé, et desserra son étreinte — s'abandonnant au plaisir qu'elle lui dispensait.
Aucune autre femme n'avait eu le pouvoir de saper sa volonté, oui, aucune, pensa-t’il
confusément tandis qu'elle le délivrait du tissu qui l'emprisonnait encore, et poursuivait son
exploration avec une délicatesse enivrante et exquise. Se sentant près de perdre le contrôle, il
emprisonna sa tête inclinée entre ses mains et l'écarta de lui, l'amenant à se ployer vers l'herbe
molle, il sombra auprès d'elle.
C'était maintenant lui qui menait le jeu, et il voyait bien que son enchanteresse sorcière lui
avait menti ! Loin de « s'ennuyer », elle était aussi excitée que lui ! Il laissa échapper un cri
rauque et doux, empreint de passion triomphante, avant de lui prodiguer un baiser d'un
érotisme dévastateur.
Il ne lui fallut que quelques instants pour la dépouiller de son T-shirt, pour effleurer, «
tourmenter » les pointes si loisibles de ses seins, en contemplant ses yeux clos, sa bouche mi
ouverte, ses réactions de plaisir absolu.
— Est-ce que tu t'ennuies, mia cara ? demanda-t’il avec des inflexions sensuelles.
— Non ! répondit Bianca.
Elle était à présent tout à fait sans défense. Elle avait honte d'avoir cherché à blesser l'homme
qu'elle aimait, à lui faire du mal. Cesare la ferait souffrir un jour ou l'autre, elle devait apprendre
à l'accepter. Elle craignait par-dessus tout la violence destructrice de cet avenir inéluctable
mais, en revanche, voyait clairement ce qu'il y avait de méprisable dans le fait de tricher, de
feindre l'indifférence.
Emportée par son émotion, elle l'enlaça avec élan en s'écriant d'une voix indistincte :
— Aime-moi, Cesare ! Fais-moi l'amour !

L'aube était proche lorsqu'ils démêlèrent leurs membres encore engourdis de satiété
sensuelle. Bianca sentit son cœur se gonfler de tendresse.
Elle l'aimait tant ! Elle resterait auprès de lui sans rien attendre en échange : ni bague au doigt
ni fortune et nom à partager. Elle se contenterait de faire partie de sa vie aussi longtemps que
cela serait possible...
—Une nuit à la belle étoile a bien des charmes ! dit-elle. Mais il est temps de rentrer, non ?
Elle étendit le bras pour le toucher, pour souligner la complicité qu'ils avaient toujours
partagée après l'amour. Ses yeux ambrés perdirent leur éclat quand elle le vit frémir, s'écarter
et s'habiller avec une aisance rapide — installant entre eux une distance glaciale.
Refoulant sa détresse de le voir se refermer sur lui-même, elle se vêtit à son tour tandis qu'il
patientait, mâchoires serrées, apparemment perdu dans la contemplation du ciel où
s'éteignaient les dernières étoiles.
Lorsqu'elle fut enfin prête, il se retourna pour lui décocher un regard froid :
— Ça y est ? Suis-moi, il y a un raccourci. Et fais attention où tu mets les pieds.
Elle lui emboîta le pas pour gravir la pente de la colline et sentit se former un nœud d'angoisse
au creux de son estomac. Lui en voulait-il toujours ? Avait-il choisi ce moyen pour la punir ?
Etait-ce la rétribution exigée en échange des soins qu'il payait pour Hélène ?
Pouvait-il être réellement aussi glacé et dénué de sentiments ?
— Cesare... attends ! s'écria-t-elle, car il avait pris la tête et elle le suivait, telle une inférieure
pleine de déférence.
Elle était blessée par leur absence de communication, si peu en harmonie avec le murmure
apaisant du ressac, le gazouillis du cours d'eau, le cri occasionnel des mouettes.
Il s'arrêta pour l'attendre :
— Oui? fit-il, le visage impavide. Le souffle court — sous l'effet de l'angoisse et d'une colère
croissante plutôt que de la hâte de leur marche — elle s'écria :
— Qu'est-ce qui te prend ? Une prostituée elle-même aurait droit à plus de respect de ta
part ! Tu aurais eu avec elle un ou deux mots polis en te rhabillant, au moins !
Il ne parut guère affecté par son attaque, à peine une légère crispation des mâchoires, avant
de laisser tomber :
— Je l'ignore, je n'ai jamais eu besoin des services de ces dames.
Et il reprit sa marche, voilà tout...
Réprimant une forte envie de l'agonir d'injures, Bianca le suivit. Elle se sentait terriblement
blessée, mais bien résolue à ne plus fuir. Elle allait, au contraire, le contraindre à s'expliquer sur
sa conduite et s'il s'obstinait dans cette attitude, eh bien, elle l'enverrait au diable !
Elle l'aimait jusqu'à l'obsession, mais il était hors de question qu'il la traite avec encore moins
d'égards qu'une prostituée !
Ils approchaient de la maisonnette par un autre chemin que celui de la veille. Il fallait franchir
le cours d'eau, sur une simple planche faisant office de pont. Il l'attendit.
— Il n'y a pas de rambarde et l'eau rend le bois glissant, expliqua-t-il avec brusquerie.
Donne-moi la main... Non, en fait...
Il s'inclina pour la soulever entre ses bras, et traversa avec aisance.
Elle se cramponna à ses épaules viriles tandis que la planche ployait et tanguait sous leurs
poids conjugués. Ce n'était pas de peur qu'elle frémissait. Elle ne supportait pas d'être
déplacée comme un vulgaire paquet alors que, de son côté, elle se sentait prête à exploser...
Comme il la déposait devant le seuil de la porte, qu'il n'avait, de toute évidence, pas pris la
peine de refermer la veille, elle insista :
— Parle. Tu me dois bien ça.
Il la regarda d'un air impavide et austère, tel un étranger rude et implacable. Elle attendit qu'il
dise quelque chose, n'importe quoi ! Il y avait forcément une explication à son silence obstiné !
Elle avait peur de ne comprendre que trop bien la raison de son attitude...
— Bien sûr, concéda-t-il. Plus tard.
Ces mots concédés ne soulagèrent en rien sa frustration. « Ce qui s'est passé cette nuit
n'aurait jamais dû avoir lieu », pensa-t-elle avec désespoir. C'était encore pire qu'avant, pour
elle...
Elle aurait dû s'en tenir à son idée de départ ! Hélas, il était maintenant trop tard pour revenir
en arrière. Elle avait laissé parler son amour, et se retrouvait perdante dans l'affaire, car elle
n'en était que plus attachée à lui...
Elle le suivit du regard avec souffrance tandis qu'il franchissait le seuil, puis se retournait pour
lui dire :
— J'ai besoin d'une douche. Tu veux préparer le café ?
Du temps de leur liaison passionnée, il aurait insisté pour qu'elle l'accompagne, au lieu de la
reléguer au rôle de servante. Elle découvrait une facette de sa personnalité qu'elle n'avait pas
perçue auparavant : celle qui avait fait de lui un brillant homme d'affaires, redouté et admiré de
tous — de ses pairs comme de ses rivaux.
Ceci confirmait que, comme elle l'avait toujours su, il n'y avait aucune place dans la vie et le
cœur de Cesare Andriotti pour l'engagement et pour l'amour. Pour lui, cela n'existait tout
simplement pas...
Sans enthousiasme, elle se mit à préparer le café.

Cesare quitta la salle de bains, maintenant vêtu d'un jean propre et d'une chemise noire.
L'arôme du café frais vint lui chatouiller les narines, et il sentit son cœur se serrer.
La nuit écoulée était une gigantesque erreur. Il aurait encore plus de mal, maintenant, à
adopter la ligne de conduite qu'il avait choisie !
Lorsque Bianca avait entrepris de le séduire, la veille, il s'était fait l'effet d'un parfait salaud —
il était convaincu qu'elle s'efforçait de respecter l'accord infâme qu'il lui avait imposé, et cela lui
avait fait horreur.
Dans le même temps, son désir atteignait une telle intensité qu'il en devenait douloureux.
En tout cas, pensa-t’il en passant sa montre-bracelet, elle lui avait donné la preuve de son
mensonge ! Elle ne s'ennuyait pas plus avec lui qu'il ne s'ennuyait avec elle. Ce n'était donc pas
par indifférence qu'elle avait décidé de mettre fin à leur liaison — quoi qu'elle ait pu tenter pour
le persuader du contraire.
Se rappelant leur longue nuit de passion, il eut un élan de désolation éperdue — qu'il réprima
aussitôt. Tout ça était bel et bien terminé. Finito.
Quels que soient les motifs de Bianca, conclut-il en descendant l'escalier, ils n'appartenaient
qu'à elle et elle n'avait pas à lui en rendre compte. Il n'avait pas le droit de lui imposer la
poursuite de leur liaison sous prétexte que leur séparation instillait en lui un sentiment d'abandon
inédit et inconfortable...
Elle était occupée à servir le café, lorsqu'il entra. Mentalement, il énonça son prénom,
Bianca. Etait-ce une prière ? Une nostalgie ardente dont il ne parvenait pas à préciser la
nature ?
Il serra les mâchoires, se disant qu'il dépasserait cela, quoi que ce fût. Il trouverait quelqu'un
d'autre, pas de problème. Serait-ce possible ? Pour le moment, il ne pouvait imaginer aucune
autre femme à ses côtés...
Mais il s'en remettrait.
— Mmm, le café sent bon, dit-il en esquissant un sourire.
Pauvre Bianca ! Il comprenait fort bien que sa froideur l'ait choquée ! Mais il était nécessaire,
vital même, qu'il installe de la distance entre eux !
Revenir à leur ancienne complicité d'après l'amour, à leurs échanges pleins de tendresse et
d'humour l'aurait dépouillé de l'empire qu'il possédait sur lui-même. Il avait besoin de rester
maître de lui s'il voulait respecter ses propres décisions et se faire pardonner ce qu'il avait fait.
Elle lui décocha un regard fugitif, et il eut un serrement de cœur. La pauvre, elle avait l'air
épuisée ! Bianca Jay, toujours si bien vêtue, si maîtresse d'elle-même, si sophistiquée, avait à
présent les cheveux emmêlés, des vêtements de travail froissés, sa bouche pleine s'affaissait
aux commissures, et ses grands yeux si brillants avaient une expression de souffrance étonnée.
Il eut follement envie d'aller la prendre entre ses bras, de lui dire qu'elle était adorable, de
l'embrasser pour faire renaître son sourire, de lui déclarer qu'il voulait prendre soin d'elle...
Domptant ces élans indésirables, il prit un des gobelets qu'elle avait placés sur la table et
avala une longue gorgée revigorante de café, puis reposa sa tasse et énonça d'une voix sans
timbre :
— Il va falloir que je parte, si je veux être de retour à Londres dans la journée. Je te suggère
de t'installer à la villa pendant quelques jours, pour t'assurer qu'Hélène s'acclimate. Je te dirais
bien de rester aussi longtemps que tu le souhaites, mais je sais que tu as hâte de reprendre ton
travail.
Là-dessus, il consulta sa montre, puis reporta son regard vers la fenêtre. Tout lui était bon
pour ne pas la regarder, pour éviter de voir l'étonnement douloureux qui se peignait sur ce
visage si expressif.
— Je vais utiliser l'hélicoptère, continua-t’il. Mais, quand tu seras prête à partir, Giovanni
t'emmènera à Palerme avec la chaloupe. Marco se chargera de tout organiser. Il y a des vols
directs quotidiens pour Londres, là-bas.
— Que veux-tu dire ? demanda Bianca avec effort. Elle avait l'impression d'étouffer. Elle se
laissa tomber sur une chaise de peur que ses jambes ne se dérobent sous elle, et guetta, sur le
visage de Cesare, un signe d'adoucissement. Il n'y en eut aucun. Ses traits magnifiques étaient
figés dans une expression austère, et l'on aurait dit qu'il ne sourirait jamais plus, en tout cas, pas
à elle...
Il se détourna d'elle, et répondit d'un ton coupant :
— Que tu es libre de partir. Je t'ai contrainte à venir ici, c'était méprisable et déshonorant. Tu
voulais mettre fin à notre liaison, pas moi : cela ne justifie nullement ce que j'ai fait. Je te
présente mes excuses, et je me rends à ton désir. Tout est fini.
Là-dessus, évitant toujours de la regarder, il franchit le seuil et sortit.

7.
— Pourquoi n'emménages-tu pas ici, avec nous ? demanda Hélène avec une moue, en
servant deux tasses de café. Nous bénéficions de tout le luxe désirable, dans cette villa et je te
verrais un peu plus longuement, au lieu de me contenter de tes dix minutes de visite chaque
matin. De plus, tu tiendrais compagnie à Jeanne. D'autant que tu dois te sentir seule, non ?
Maintenant que Cesare n'est plus là...
Elle marqua un temps d'arrêt, puis reprit avec une anxiété palpable :
— Tu n'espères tout de même pas qu'il changera d'avis ? Si c'est le cas, tu te racontes des
histoires : il a affirmé qu'il ne reviendrait ici que pour les vacances familiales, à la fin de l'été.
A regret, Bianca détacha ses yeux de la terrasse et de la mer au-delà, bleue et irisée
d'écume.
— Je ne veux pas empiéter sur le temps que tu passes avec ton médecin, dit-elle à sa mère.
Bien entendu, ce n'était pas du tout la véritable raison qui l'empêchait de s'installer dans la
villa. Depuis le départ de Cesare, trois jours plus tôt, elle se sentait trop désorientée et
malheureuse pour garder un visage serein plus de dix minutes d'affilée. Elle était hors d'état de
fréquenter de près qui que ce fût !
Remuant son café, elle trouva la force de sourire et ajouta :
— D'ailleurs, j'aime paresser un peu dans la solitude. D'autant que Giovanni m'apporte
chaque jour quelque chose de frais à manger. Ce matin, c'étaient des cailles, ça m'amusera
d'improviser une recette pour les apprêter !
— Vraiment ? fit Hélène, sarcastique.
Devinant qu'elle n'était pas dupe de son numéro de décontraction, Bianca se hâta de changer
de sujet :
— Alors, ça se passe comment, avec ton professeur ?
Elle était certaine que le Pr Vaccari était un médecin efficace : Hélène était plus détendue
qu'elle ne l'avait été depuis des lustres. Au lieu dé manipuler avec nervosité une mèche de ses
cheveux, son collier, ou sa petite cuiller, elle avait les mains tranquillement posées au creux de
ses genoux, sur sa robe bain de soleil d'un bleu doux.
— Le professeur s'appelle Marco, souligna Hélène. Les gens paient de véritables fortunes
pour entrer dans sa clinique privée, tu sais ? Bref. Nous nous entendons à merveille. C'est
quelqu'un d'apaisant. Nous marchons, nous discutons... Quelquefois, nous écoutons de la
musique.
— C'est bien, tant mieux...
Que dire d'autre ? pensa Bianca. Marco Vaccari avait opté, visiblement, pour une approche
en douceur. Il cherchait peut-être à détendre sa patiente, à la mettre en meilleure forme
physique avant de l'amener à affronter son traumatisme et à le surmonter.
Comme elle ignorait tout du genre de thérapie entreprise, elle se garda d'insister. Cherchant à
éviter que sa mère ne ramène Cesare dans la conversation, elle s'enquit d'un ton qui se voulait
le plus naturel possible :
— Où est Jeanne ?
— En vadrouille, fit Hélène avec un geste d'impatience. Elle n'est pas habituée à l'oisiveté.
Marco lui a suggéré de constituer un herbier des fleurs de l'île : elle est donc partie d'ici après le
petit déjeuner, coiffée d'un chapeau de paille ridicule. Je vais lui demander si elle n'aimerait pas
partir en même temps que toi : elle est incapable de profiter de ces vacances. Elle se prétend
trop vieille et trop grosse pour prendre des bains de soleil ou nager. De plus, elle n'arrête pas
de s'inquiéter parce qu'elle a laissé sa maison vide. Je me demande pourquoi elle a été invitée à
venir, au demeurant...
— Cesare pensait qu'elle te tiendrait compagnie le temps que tu t'adaptes, répondit Bianca.
Elle réalisa qu'elle s'était elle-même prise au piège, aiguillant la conversation sur le seul sujet
qu'elle désirait éviter.
— Et toi, ma chérie ? fit Hélène en plissant les paupières. Tu étais censée tenir compagnie à
Cesare, non ? Sinon, pourquoi t'aurait-il emmenée dans cette fichue cabane ? Pourquoi est-il
parti au bout de vingt-quatre heures ? Aurait-il pris la tangente ?
D'aussi loin que remontaient les souvenirs de Bianca, sa mère avait toujours abordé avec
suspicion les motivations masculines. Elle ne recherchait l'admiration masculine que parce que
cela confortait son ego profondément mis à mal depuis que son mari l'avait quittée pour une
femme plus jeune, mais n'avait jamais eu assez confiance en ses amants pour leur accorder son
cœur. Elle n'était toujours pas sortie de sa relation d'amour haine envers son premier époux...
Bianca déglutit avec difficulté. Le moment était venu de dire ce qui s'était produit, d'entériner
les faits. Elle prit le temps de savourer plusieurs gorgées de café afin de gagner du temps.
« C'est stupide de répugner à admettre que notre liaison est terminée ! Pourquoi cette
réticence presque superstitieuse ? » N'était-ce pas elle qui avait voulu en finir ?
— Tu as raison, reconnut-elle enfin avec autant de décontraction que possible. Nous avions
une liaison, mais elle est terminée.
Après cet aveu, elle eut l'impression qu'un grand froid lui tombait sur le cœur. Elle lutta pour
ne pas pleurer. Il ne fallait surtout pas que sa mère en vienne à penser que son histoire se
répétait avec sa fille !
— Et cela te convient ? demanda Hélène, se penchant soudain en avant.
Incapable de sourire, Bianca trouva cependant la force de hausser les épaules. Elle chaussa
ses lunettes de soleil, pêchées dans la poche de son short pour mieux masquer son expression.
— Cela n'a jamais été une relation vraiment sérieuse, dit-elle.
Ainsi en étaient-ils convenus au tout début. Mais pour elle, les choses avaient évolué
autrement que prévu...
Hélène eut un sourire de soulagement si intense qu'il effaça presque la maigreur de ses traits,
semblant restaurer son éclatante beauté. Elle lui prit la main :
— Alors, tout est bien... si c'est ce que tu veux ? Tu sais, ma chérie, je suis très
reconnaissante à ton ex-petit ami de ce qu'il fait pour moi. Ne t'imagine surtout pas le contraire.
Il s'est montré plus que généreux. Mais si j'avais su que vous étiez liés, qu'il était la cause de tes
retours à l'aube, il y a longtemps que je t'aurais mise en garde. Quel âge a-t-il ? Trente-trois,
trente-quatre ? Pas marié, riche comme Crésus, et beau comme le péché. Cela le place
indubitablement dans la catégorie B.
Le fier, l'arrogant Cesare Andriotti réduit à... un élément « de la catégorie B » ? C'était si
drôle que Bianca faillit éclater d'un rire hystérique.
— La catégorie B ? fit-elle d'un ton interrogateur.
— Les hommes qui préféreraient mourir que d'être mariés, répondit Hélène, acide. Leur
physique et leur fortune leur permettent d'avoir toutes les femmes qui leur plaisent, et quand ils
s'en lassent, ils les abandonnent. S'ils se marient un jour, c'est aux alentours de la soixantaine,
lorsque leur beauté et leur énergie déclinent. Dès ce moment, ils se servent de leur richesse
pour acheter une jeune beauté qui flatte leur ego et veille sur eux dans leurs vieux jours.
— Quel cynisme ! s'écria Bianca, retirant sa main d'entre les doigts de sa mère et ressentant
un coup au cœur.
Hélène avait mis dans le mille avec la description qu'elle venait de donner. Pour essayer de
faire diversion, Bianca demanda :
— Et la catégorie A ?
— Celle de l'homme que j'ai épousé. Ton père. L'éternel mari, toujours en quête d'une
nouvelle épouse plus jeune et plus jolie.
Remarquant l'intonation amère — et alarmante — de sa mère, Bianca répondit avec
douceur :
— C'est une vieille histoire. Tu devrais essayer de tirer un trait là-dessus, cela ne te vaut rien
de ruminer.
« Et cela a fait de toi une alcoolique », ajouta-t-elle en son for intérieur. Elle se demanda
comment Hélène supportait son sevrage. Elle n'osa pas lui poser la question.
Sa mère serra les mâchoires :
— Facile à dire quand on ignore ce que c'est ! Si tu tombes amoureuse un jour — vraiment
amoureuse — tu réaliseras qu'il n'est pas facile d'oublier. Tâche de te trouver un gentil garçon
tout simple, qui continuera à t'aimer lorsque tu auras des rides !
L'arrivée du Pr Vaccari, escorté par Maria qui apportait du café frais, fournit à Bianca le
prétexte qu'elle guettait. Elle se leva d'un bond. Elle savait si bien à quel point il était difficile
d'oublier !
— Surtout, ne vous sauvez pas à cause de moi, ma chère enfant ! s'écria le professeur.
Il s'attabla, mais Bianca déclina l'invite :
— Je vais me baigner dans un coin tranquille. Autant en profiter tant que je suis encore ici.
— Bien sûr, bien sûr. Au fait, reprit Marco Vaccari tout en remerciant d'un sourire Maria qui
s'éclipsait, Cesare m'a demandé de m'occuper de votre départ, lorsque vous en aurez fixé la
date. Il serait bien que vous me préveniez vingt-quatre heures à l'avance.
— Ne te précipite pas pour prendre ta décision, ma chérie, ajouta Hélène. L'agence ne va
pas faire faillite parce que tu t'absentes une quinzaine de jours. Tu dînes avec nous ce soir,
promis ? Je ne te vois pratiquement pas !
— Je dois apprêter mes cailles, ne l'oublie pas ! répondit Bianca, alors, ce sera plutôt pour
demain.
Demain, elle se serait peut-être un tant soit peu ressaisie. Peut-être même serait-elle capable
d'entendre prononcer le nom de Cesare sans souffrir ?...
Elle contourna l'imposante villa pour se diriger vers l'intérieur des terres, en se disant qu'au
moins, la nouvelle de sa séparation avec Cesare avait tranquillisé sa mère. Elle tenait à ce que
Hélène soit aussi détendue que possible, surtout dans la phase initiale de son traitement.
Elle était reconnaissante à Cesare d'avoir offert à sa mère cette cure inespérée, même si le
prix qu'il avait, au départ, exigé d'elle avait été exorbitant.
Le plus cruel, à ses yeux, était, contradictoirement, qu'il ait changé d'avis, qu'il se soit excusé,
ait voulu effacer la faute commise.
Cela prouvait qu'il avait des principes : elle ne l'en aimait que plus. Et c'était bien la dernière
chose qu'elle aurait souhaitée !
*
**
Dans l'après-midi déclinant, Bianca, les yeux clos, s'offrait au jet rafraîchissant de la douche
qui nettoyait son corps las du sel marin et du sable.
Elle avait exploré les moindres recoins de l'île, nagé dans la crique la plus reculée en
contemplant le ciel, en se demandant pourquoi il fallait qu'elle ressentît si peu de plaisir et de
paix à séjourner dans un si bel endroit.
Il n'y en avait plus pour très longtemps... Demain, elle demanderait à Marco Vaccari de
prendre les dispositions nécessaires pour son départ et celui de Jeanne. Vers midi, elle avait
croisé sa tante aux alentours de la villa. Elle avait remarqué l'air mécontent de Jeanne, son
visage rouge et en sueur sous son méchant chapeau de paille, sa robe à fleurs en Nylon si peu
appropriée au climat, ses chevilles enflées, ses lourdes chaussures de marche.
— On dirait que tu as besoin d'une bonne boisson fraîche, lui avait-elle dit avec compassion.
Comment cela se passe-t-il ?
— Ne m'en parle pas ! s'était emportée Jeanne, lui agitant sous le nez un bouquet de fleurs
sauvages. On m'a expédiée faire la cueillette, comme une gamine à l'époque de la reine
Victoria !
Elle avait continué avec une véhémence comique :
— Quand je pense que j'étais ravie à l'idée de ces vacances ! Je ne me doutais pas qu'il n'y
aurait rien à faire ! Pas de boutiques, pas de petits cafés où s'attabler pour regarder les gens...
Hélène passe le plus clair de son temps avec le professeur, naturellement, donc elle n'a pas
besoin de moi. Quant à toi, tu t'es métamorphosée en ermite ! Si je pouvais me rendre utile à la
villa, au moins... Mais Maria ne veut pas en entendre parler. Il y a un bataillon de domestiques
rien que pour nous trois. En plus, ils ne parlent pas un mot d'anglais, à part Maria, mais elle a
l'air de penser qu'il n'est pas convenable de discuter avec les invités. Il y a bien Ugo, le pilote
de monsieur Andriotti. Mais tout ce qui l'intéresse, c'est de flirter avec les servantes. Il ne va
pas tarder à rappliquer d'ailleurs, avec son sourire enfariné, paradant devant ces demoiselles.
Pff !
Bianca avait réprimé un sourire : de toute évidence, Jeanne s'ennuyait à mourir, et
désapprouvait le comportement du dénommé Ugo. Prenant sa décision sur-le-champ, elle
déclara :
—Je rentre à Londres à la fin de la semaine. Aimerais-tu venir avec moi ?
Elle aurait dû tenir compagnie à sa tante, pensa-t-elle avec remords, au lieu de se cacher
pour panser ses blessures ! Il était temps qu'elle reprenne sa vie d'avant, et cesse de
pleurnicher sur un amant perdu. Elle n'allait pas emprunter le même chemin que sa mère, c'était
trop destructeur !
Achevant de se sécher, elle résolut de se rendre à la villa pour voir Marco, afin qu'il prenne
les dispositions nécessaires. Sa mère serait contrariée : elle désirait qu'elle reste encore au
moins une semaine. Mais elle ne devait pas en tenir compte, elle avait sa propre vie à gérer !
Par le passé, Hélène ne s'était que trop reposée sur elle, si elle voulait faire des progrès elle
devait apprendre à assumer ses responsabilités.
« Pour moi non plus, ce ne sera pas facile », songea Bianca. Elle avait consacré jusqu'ici la
majeure partie de son existence à prendre soin d'Hélène...
Dans la chambre, elle passa une robe fourreau sans manches, de soie crème et ambre, légère
à souhait par cette chaleur, puis chaussa des sandales. Cela serait parfait pour une brève visite
vespérale. Elle reviendrait ensuite ici, et, si elle en avait envie, cuisinerait les cailles.
Quittant la maisonnette, elle entendit le vrombissement caractéristique de l'hélicoptère, et eut
un coup au cœur. Il fut bref. C'était sans doute ce poseur d'Ugo, apportant des provisions
toutes fraîches ! Comment pouvait-elle espérer, ne fût-ce une seconde, que c'était Cesare ? Il
lui avait pourtant clairement signifié qu'ils ne se reverraient plus.
Elle attendit un instant que sa respiration s'apaise, se reprochant de remuer le couteau dans la
plaie. Pourquoi ressentait-elle le désir insensé de le revoir une dernière fois ?
Se ressaisissant, elle emprunta le chemin de la villa. Lorsqu'elle arriva sur la terrasse, où le
dîner était ordinairement servi, sa mère n'était pas encore arrivée. La table était mise pour
trois : linge fin, argenterie, bougies brûlant dans de ravissants photophores.
Quant au superbe jeune homme qui se trouvait là, magnifique dans un jodhpur crème et une
chemise noire, c'était sans doute le fameux Ugo. Il s'attachait apparemment aux faits et gestes
d'une servante aux yeux énamourés, qui disposait sur la table une carafe d'eau fraîche.
— L'invisible signorina ! s'écria Ugo dès qu'il remarqua la présence de Bianca.
Celle-ci ne manqua pas de remarquer la petite lueur révélatrice de son regard, tandis qu'il
obliquait vers elle. Avec un mouvement d'une grâce languide et étudiée, il lui prit la main et la
baisa, énonçant dans un anglais à couper au couteau :
— Puis-je vous aider ? Vous venez dîner en famille ? Je l'espère. Il ne faut pas se cacher
quand on est aussi belle.
Réprimant un rire ironique, Bianca lui précisa :
— Je ne compte pas rester. J'aimerais juste dire un mot au professeur.
Elle ne s'étonna plus que sa tante, si collet monté, soit scandalisée par le dénommé Ugo, qui
congédiait à présent, d'un signe désinvolte, la jeune servante, visiblement piquée de jalousie. Il
était bien trop beau, bien trop démonstratif et beaucoup trop fier de lui ! Ce n'était pas un
homme, un vrai. Plutôt un fantoche, pensa-t-elle en tentant de dégager sa main.
Mais il retint ses doigts entre les siens en poursuivant avec une intonation appuyée :
— Si vous étiez mienne, je vous garderais moi aussi à l'abri des regards. Mais je ne vous
laisserais pas seule !
Là, il dépassait les bornes ! pensa-t-elle, ouvrant la bouche pour le remettre vertement à sa
place. Aucun son n'en sortit. Elle demeura figée sur place, bouche bée sous l'effet du choc.
Cesare, suivi de près par le professeur, venait de surgir sur la terrasse par les portes-fenêtres.
En costume crème décontracté et chemise noire, il était plus beau que jamais.
Ses traits hâlés étaient crispés par la tension, et ses yeux noirs de colère, lorsqu'il lança
quelques mots rudes en italien. Ugo se raidit aussitôt, lâcha la main de Bianca comme si
c'étaient des charbons ardents, et marmonna d'un air penaud avant de s'éclipser.
Cesare avait dû arriver en hélicoptère avec Ugo, conclut Bianca. Ce n'était certes pas pour
ses beaux yeux qu'il était revenu, à en juger par la mine furieuse qu'il lui opposait en cet instant.
Elle se tourna vers Marco Vaccari — qui tentait de dissimuler un demi-sourire malicieux —
et lui dit d'une voix quelque peu enrouée :
— Ma tante et moi aimerions partir...
Elle n'alla pas plus loin, le professeur, laissant éclore son sourire après un bref regard à son
compagnon, la coupait :
— Jeanne m'a averti de vos intentions. Je me suis occupé de tout. Hélas, je n'ai pas pu avoir
de place d'avion avant lundi prochain. J'espère que ça ne vous contrarie pas trop ?
Seigneur ! Encore cinq jours à passer ici, et non deux ! Bianca serra les mâchoires, dépitée
de ne pouvoir immédiatement retourner à son quotidien. Du moins, le professeur n'avait pas eu
recours au jet privé de la compagnie Andriotti, c'était toujours ça. Elle ne voulait pas être plus
redevable encore à Cesare qu'elle ne l'était déjà !
Se contraignant à sourire, elle répondit :
— Non, ça ne me dérange pas. Il va falloir que je vous communique les informations
relatives à ma carte de crédit.
— Tout est déjà réglé.
Elle serra les poings. Décidément, quoi qu'elle fasse, elle se retrouverait toujours en dette
avec son ex-amant ! Refusant de lever les yeux vers Cesare, dont elle sentait rivées sur elle les
prunelles de braise, elle suivit du regard le professeur, qui se dirigeait vers la table. Que diable
Marco Vaccari pouvait-il trouver de si amusant à la situation ?
— Vous restez dîner avec nous, n'est-ce pas ? reprit-il avec un regard malicieux. Votre mère
et votre tante seront ici d'une minute à l'autre. Nous serions tous ravis d'avoir votre compagnie.
— Désolée, réussit à énoncer Bianca avec un demi-sourire, mais j'ai rendez-vous avec une
caille.
Là-dessus, elle repartit dans la direction d'où elle était venue, s'efforçant de ne pas courir à
toutes jambes.
Elle était consciente d'agir de façon puérile en ne saluant même pas Cesare. Pis encore elle
se montrait impolie. Elle aurait dû se montrer capable de gérer la situation avec intelligence et
raffinement, nom d'un petit bonhomme !
Cette rencontre inopinée — elle s'était si peu attendue à voir Cesare ! — l'avait troublée.
D'autant qu'elle n'avait cessé de songer à lui depuis trois jours... Quand elle sentit soudain un
bras lui envelopper les épaules, elle sursauta, et faillit trébucher.
— Attends-moi, dit Cesare.
D'une pression de la main, il l'encouragea à reprendre sa marche, ajoutant :
— Un conseil d'ami : tiens-toi à l'écart d'Ugo, c'est un coureur invétéré.
— Chacun reconnaît les siens ! répliqua-t-elle sans pouvoir se retenir.
S'immobilisant aussitôt, elle s'amenda en rougissant de honte :
— Excuse-moi, c'était déplacé.
Cela ne la mènerait à rien de recourir aux insultes. Elle ne ferait que rabaisser ce qu'ils avaient
partagé.
Elle dégagea ses épaules de l'étreinte de son bras, puis risqua un regard de son côté. Il
souriait, le monstre ! De ce sourire dévastateur qui l'avait toujours bouleversée...
Sa présence ici ne lui valait rien de bon. Il n'était pas délibérément cruel, puisqu'il ignorait à
quel point elle l'aimait. Il ne l'avait jamais su et ne le saurait jamais.
— Qu'est-ce qui te ramène ici ? demanda-t-elle d'une voix incertaine, tout en reprenant sa
marche.
— J'avais oublié quelque chose en partant.
Sa voix avait-elle vraiment été plus rauque, moins assurée ? Ou était-elle victime de son
imagination ? « Cesse de te faire des idées stupides ! Arrête de voir à tout prix des choses qui
n'existent pas ! »
— C'est ça, bougonna-t-elle — bien qu'elle n'eût pas la moindre idée de ce dont il voulait
parler.
— Et je dois discuter avec toi d'une chose importante.
Ils se trouvaient à présent devant la barrière de la maisonnette. Bianca, posant la main sur les
planches badigeonnées en bleu, énonça :
— Tant mieux, j'ai à te parler aussi : du bail de la maison. Je ne veux pas que tu le
renouvelles ! Notre... notre accord est caduc, et tu as déjà beaucoup fait pour Hélène, ce dont
je te serai éternellement reconnaissante. Cela ne doit pas aller au-delà.
— Ah, fit-il doucement.
Elle se sentit terriblement nerveuse en voyant la façon dont il la regardait — comme s'il
détenait un secret qui lui apportait du plaisir.
« Comme elle m'a manqué ! » pensa Cesare, contemplant son ondoyante chevelure, ses
beaux yeux lumineux, sa bouche pleine, sa silhouette voluptueuse sous la soie fine.
« Elle est à moi ! » pensa-t’il encore, se retenant à grand-peine de la prendre entre ses bras
pour l'écraser contre lui et dévorer sa bouche avec passion.
Il devait attendre ! Ce n'était pas en précipitant les choses qu'il obtiendrait ce qu'il voulait.
Il la précéda dans l'entrée, l'introduisit dans la salle gagnée par la pénombre du soir, et dit :
— Pour ce qui est du bail, tout est arrangé. Hélène peut occuper la maison de Hampstead
aussi longtemps qu'elle le voudra.
— Non ! protesta Bianca. Tu ne peux pas faire ça !
— C'est déjà fait. La signature des documents a eu lieu ce matin.
Elle faillit laisser échapper un cri de frustration.
— Dans ce cas, je te rembourserai tout jusqu'au moindre centime ! s'écria-t-elle. J'ai peut-
être été ta maîtresse, mais je n'accepterai pas d'être achetée ! Cette seule idée me révulse ! Si
c'est ce dont tu es venu discuter, tu peux retourner d'où tu viens ! J'ai dit tout ce que j'avais à
dire sur la question ! Je te rendrai cet argent, même si je dois y consacrer mon existence !
— Cara, voyons ! protesta-t-il avec un regard adouci, en se rapprochant d'elle. Cela n'a rien
à voir avec une quelconque rétribution pour services rendus ! Tu ne dois surtout pas penser
une chose pareille. Je suis désireux d'aider, tout simplement. Je...
Il ravala les mots qui avaient failli jaillir malgré lui. Bianca Jay ne voudrait pas de son aveu
d'amour, elle refusait ce genre d'engagement sentimental. Le passé de sa mère, et la vie
désordonnée qui s'était ensuivie, l'avaient cuirassée contre ce genre de chose.
Il s'efforça de sourire, annonçant d'un ton léger :
— Je n'ai pas l'intention de discuter du bail.
— De quoi, alors ? fit-elle, stupéfaite de constater qu'il semblait amusé.
Il éclaira la pièce et se dirigea vers l'escalier :
— Pour l'instant, c'est mon secret. Mais tu sauras tout plus tard. Lorsque je serai douché. Il
m'a semblé t'entendre parler de cailles, non ? J'adore. Et ouvre une bouteille de vin, d'accord ?
« Du calme, prends ton temps », s'intima-t-il en grimpant les marches. S'il avait cédé à son
instinct, il aurait fait volte-face pour la rejoindre, la prendre entre ses bras et l'embrasser
comme un fou, ranimant la passion et la magie qui avaient toujours présidé aux échanges
sensuels dont il avait une nostalgie éperdue.
Mais, s'il voulait l'amener à accepter ce qu'il désirait plus que tout au monde, il se devait
d'user d'arguments susceptibles de toucher le côté rationnel de Bianca.
Il était parfaitement capable d'y réussir ! pensa-t’il avec jubilation. Devant une table de
négociation, il n'avait pas son pareil !

8.
Furieuse, l'esprit en tumulte, Bianca suivit du regard Cesare qui disparaissait au détour du
palier. « Ouvrir une bouteille de vin, ben voyons ! Oui, monsieur. Bien, monsieur, pensa-t-elle
avec une ironie féroce. Monsieur veut de la caille rôtie ? Les désirs de monsieur sont des
ordres ! »
Elle prit le plat avec les deux petites pièces de gibier que Giovanni lui avait apportées le matin
même, et le flanqua sur la table avec humeur. Si monsieur les voulait, qu'il les prépare lui-
même !
Gagnant la porte ouverte, elle s'adossa au chambranle et respira à pleins poumons dans
l'espoir de se calmer. La brise lui apporta des senteurs d'embruns et de romarin sauvage, mais
cela ne lui éclaircit pas les idées pour autant ! Elle ne comprenait vraiment pas pourquoi Cesare
était revenu !
Pour se reposer ? Non, cela ne tenait pas debout. La villa était plus confortable — le mot
était faible pour caractériser le luxe débordant qui y régnait.
Il n'était pas non plus venu réparer un oubli, elle était certaine qu'il n'avait rien laissé, excepté
ses vêtements, de simples tenues de détente. Elles n'avaient pu lui manquer ! Il possédait un
appartement à Londres, un à New York et, s'était-elle laissé dire, une magnifique villa sur les
hauteurs de Rome. Il possédait sûrement dans chacun de ces lieux toute la garde-robe qu'il
pouvait désirer !
Il ne restait donc que ce damné bail. A la pensée de la véritable fortune qu'il avait dû
débourser pour le reconduire, elle se sentit frémir de rage impuissante.
Il avait cependant soutenu que ce n'était pas ce qui le ramenait ici. Dans cette affaire, rien ne
l'empêchait de régler un éventuel problème par l'intermédiaire de ses avoués londoniens...
Alors, quelle raison avait-il de revenir ? s'interrogea-t-elle, y perdant son latin.
Elle n'était pas fâchée de se creuser la cervelle, même en vain. Cela l'aidait à oublier le plaisir
doux amer qu'elle avait éprouvé en le revoyant et le frémissement d'excitation qu'elle ressentait
dès qu'elle posait les yeux sur lui...
— La rébellion te va bien.
Elle ne l'avait pas entendu venir. Sa voix de velours, lente et grave, avait la douceur d'une
caresse. Elle en fut tout émue.
— Je ne serais pas disposé à t'obéir au doigt et à l'œil, moi non plus, continua-t’il d'un ton
badin.
Mais il l'aurait bel et bien fait, en réalité, il en était conscient. S'il lui en avait pris la fantaisie,
elle aurait pu le faire sauter à travers des cerceaux de feu !
Il posa les mains sur ses épaules, légèrement, sans y mettre d'intention sensuelle. Cela, il lui
fallait à tout prix l'éviter. Il perçut aussitôt sa tension, la fit pivoter face à lui, et s'empressa de
reprendre une position moins proche, même s'il avait éperdument envie du contraire...
Leurs échanges sexuels avaient toujours été fantastiques. Mais ce n'était pas en ayant recours
à l'alchimie sensuelle qui s'instaurait immanquablement entre eux qu'il progresserait dans le but
qu'il s'était fixé. Leur entente sur ce plan n'avait pas empêché leur conflit de volontés, le seul
moyen d'aller de l'avant restait la persuasion rationnelle...
Evitant de regarder ses grands yeux ambrés, qui avaient, dès le départ, exercé sur lui un
attrait presque fatal, il dit avec douceur :
— Si nous essayions de faire ensemble la cuisine ? Ce sera une première, et je suis toujours
partant pour de nouvelles expériences.
« Et de nouvelles maîtresses », pensa avec aigreur Bianca — pour se le reprocher aussitôt.
Cesare avait cuisiné pour elle, le soir de leur arrivée sur l'île. Auparavant, ils allaient au
restaurant ou le talentueux Denton improvisait une collation alléchante dans l'appartement
londonien de Cesare...
Légèrement tendue, elle suivit son compagnon dans la cuisine. Il avait passé un T-shirt qui
attirait le regard sur ses larges épaules hâlées et ses bras musclés et lisses, à la luisance
soyeuse. Son jean gris moulant exaltait la puissance racée de ses longues jambes et l'étroitesse
de ses hanches...
Ignorant le trouble familier qui bouleversait ses sens, elle le rejoignit près de la table. S'il
voulait adopter une attitude « domestique », qu'à cela ne tienne ! Elle n'avait pas envie de
l'interroger sur les raisons de sa présence — qui ne la perturbait que trop, éveillant en elle des
sentiments mixtes de plaisir et d'angoisse. Ce serait dangereux !
S'efforçant d'emprunter un ton aussi dégagé que le sien, elle lança en désignant les cailles :
— Que fait-on avec ça ? On les rôtit comme du poulet ?
— Chaque fois que j'en ai mangé, on me les a servies bardées avec du bacon, fit-il avec un
sourire en coin. Il y en a ?
— Je vais voir, dit-elle, se voulant, sans succès, décontractée.
Pourquoi agissait-il comme s'ils formaient un couple alors que ce n'était pas le cas et qu'ils ne
l'ignoraient ni l'un ni l'autre ?
Fouiller dans le réfrigérateur lui permit de reprendre quelque peu contenance. Quand elle se
redressa avec le bacon requis, Cesare avait déjà allumé le four — ayant sans aucun doute
réglé le thermostat au jugé ! Il tirait d'un placard une poêle à frire.
— Il doit y avoir de la farce aux herbes, non ? reprit-il. Tu veux bien en prélever un peu
pendant que j'émince un oignon, en vrai gentleman ?
Il lui décocha un de ses regards embrumés où semblait couver quelque intention inavouable.
Il attendit qu'elle soit au comble du trouble pour lui demander :
— Alors, Bianca ? Amis ?
Il enchaîna sur ses tâches avec un sourire dévastateur qui la laissa entièrement désarmée. Si
seulement elle pouvait installer une relation amis-amants, entre les deux facettes de leur
ancienne relation si complice, cela vaudrait mieux que l'hostilité rampante qui ne manquait
jamais de resurgir entre eux. Ne pouvait-elle oublier sa rancœur — à cause du bail et du reste
— pendant le temps d'un dîner ? De toute façon, il partirait ensuite, et, une fois seule, elle
arriverait bien à panser les blessures qu'il lui aurait infligées...
Cette décision eut sans doute un effet bénéfique sur elle et la soirée s'annonça plutôt bien.
Tandis que les cailles rôtissaient dans le four, ils confectionnèrent une salade variée, ouvrirent la
bouteille de vin, afin que le nectar respire. Cesare sortit d'un appentis une table pliante et deux
chaises qu'il installa au bord du cours d'eau. Il posa dessus une lampe à huile aux formes
chantournées : la nuit était pratiquement tombée, à présent.
Ils s'assirent et grignotèrent un morceau de fromage pour tromper leur faim pendant que les
cailles achevaient de rôtir. Cesare remplit leurs verres de vin.
— C'est la première fois que je dîne les pieds dans l'herbe, d'un plat concocté par deux
apprentis maladroits, devant une table qui semble prête à s'écrouler. A la vie simple ! fit-il en
guise de toast.
— J'y trinque volontiers ! répondit-elle. Sa réponse sonna creux et elle espéra qu'il ne s'en
était pas rendu compte. S'il jugeait à présent qu'ils étaient bons amis, elle avait intérêt à le
confirmer dans cette idée. En revanche, ce qu'elle ressentait n'avait rien de simple !
Elle ne comprenait rien à ce retour inattendu, ni à ce revirement d'humeur et d'attitude de sa
part. Dieu, qu'il était compliqué ! Il embrouillait toujours tout, il en résultait qu'elle se sentait
encore plus délaissée et malheureuse qu'auparavant.
A leur grande surprise, les petites pièces de gibier s'avérèrent idéalement préparées. Ils se
congratulèrent l'un l'autre et elle parvint tant bien que mal à savourer sa part. La nervosité finit
pourtant par avoir raison d'elle.
Interroger Cesare ? Cela n'aurait servi à rien.
Et pour ce qui était de cette nuit... où comptait-il dormir ? A la villa, espérait-elle, puisque
leur liaison était finie, selon ses dires. D'ailleurs, pourquoi aurait-il opté pour la chambre à deux
lits alors qu'il pouvait jouir du meilleur confort possible dans la demeure familiale ?
Il n'allait quand même pas exiger qu'ils partagent la même couche « en souvenir du bon vieux
temps » ! Si c'était le cas... saurait-elle lui résister ?
A l'excitation qui l'envahissait malgré elle, elle comprit qu'elle serait plus que consentante. Ce
n'était pas le meilleur moyen pour oublier l'amour qu'elle éprouvait... ce serait même une
catastrophe !
Elle était maintenant dans un tel état de tension que l'attitude relaxée de Cesare l'exaspéra et
qu'elle sauta sur le premier prétexte venu :
— Je crois que je vais rentrer, un moustique a jeté son dévolu sur ma jambe.
— Tu fais bien, lâcha-t-il paresseusement.
Ils se levèrent d'un même mouvement. Dans le halo lumineux de la lampe qui imprimait un
relief singulier sur ses traits hardis, Cesare dégageait une étrange impression de mystère, de
danger. Elle sentit un frisson la parcourir à la fois délicieux et effrayant. Seigneur, qu'il était beau
Il était l'homme de ses désirs, l'homme idéal... qu'elle ne pouvait avoir.
Etouffant mal un gémissement de détresse, elle se pencha pour se gratter la jambe afin de
dissimuler son agitation. « Faites qu'il s'en aille ! Et vite ! » pensa-t-elle. Elle risquait à tout
moment d'éclater en sanglots !
— Ne te gratte pas, lui dit-il gentiment. Il y a une pommade spéciale dans l'armoire à
pharmacie. Mets-en après t'être douchée.
— Merci, marmonna-t-elle.
Elle se dirigea vers la maison, mais s'immobilisa pour faire volte-face au bout de quelques
pas. Il avait tout de même droit à mieux que cette dérobade hâtive ! Puisqu'il prétendait qu'ils
seraient amis, eh bien, elle devait lui montrer de l'amitié. Sinon, il devinerait qu'elle ressentait
pour lui des sentiments bien différents.
Par chance, la pénombre dissimulait son expression, l'aidant à assurer son mensonge. Il s'était
avancé hors du halo de lumière et elle ne le distinguait plus aussi clairement, ce qui l'aida à se
cuirasser contre l'ascendant qu'il exerçait sur elle.
— Merci de ton coup de main, dit-elle d'une voix qui se voulait gaie et détendue. C'était
amusant de préparer le repas. Tu auras besoin de la torche électrique pour retrouver ton
chemin dans l'obscurité, tu sais où la trouver. Bonne nuit, Cesare !
Il y eut un bref silence. Puis :
— Bonne nuit, Bianca.
Ce fut tout. Se forçant à regagner la maisonnette d'un pas mesuré, elle entra et gagna l'étage.
Elle évita soigneusement d'être présente pendant qu'il prendrait la torche. Le simple fait de le
voir ravivait trop sa douleur.
Sous le jet tiède de la douche, un instant plus tard, elle réalisa avec tristesse qu'elle
connaissait maintenant la raison qui l'avait poussé à passer la soirée avec elle, et le sujet dont il
était venu discuter.
En dépit de cet étrange recours au chantage, si peu dans son caractère — et dont il s'était
d'ailleurs excusé — Cesare Andriotti était un homme bien élevé, loyal pendant la durée de ses
liaisons et qui n'aimait pas les voir s'achever dans l'aigreur. Il lui avait donc proposé son amitié,
et, pour se protéger, elle avait joué le jeu.
Comme c'était elle qui avait voulu la première mettre fin à leur relation, il ne pouvait pas se
douter de ses véritables sentiments, de la souffrance que lui causait la comédie qu'elle avait
délibérément accepté de jouer.
« Adieu, Cesare », pensa-t-elle, avant de se mettre à sangloter.
Muni de la torche électrique, Cesare revint sur ses pas pour éteindre la lampe à huile, prenant
tout son temps afin de mieux éclaircir ses idées.
Il y avait eu un ou deux instants délicats — comme celui où Bianca avait abordé la question
du bail, mais, grosso modo, la soirée s'était déroulée ainsi qu'il l'avait escompté.
Le Plan Un se poursuivait parfaitement, du moins en apparence. Bianca n'avait pu
soupçonner à quel point il avait eu envie de la serrer entre ses bras, de lui expliquer la
découverte étourdissante qu'il avait faite sur ses sentiments lors de son retour à Londres, de lui
avouer sa nostalgie presque douloureuse.
Il alla ouvrir la petite armoire à pharmacie, y prit la pommade calmante, éteignit la lumière et
emprunta l'escalier.
Il était temps de passer au Plan Deux et de lui faire comprendre qu'il serait toujours sur place
le lendemain matin.
Un rai de lumière filtrait sous la porte de la chambre qu'elle avait choisie — celle qu'ils
auraient dû partager s'il n'était pas revenu à la raison et n'avait réalisé le caractère infâme de sa
conduite.
Le cœur battant à grands coups, il frappa à la porte et l'ouvrit. Puis il resta figé sur le seuil,
luttant pour conserver sa détermination.
Elle était assise au bord d'un lit, nue. Il sentit son pouls s'accélérer à la vue de ce corps
magnifique, si tentateur... Il lui suffirait de l'effleurer, il le savait, pour qu'elle se donne à lui. Ils
n'avaient jamais pu résister l'un à l'autre...
Mais ce n'était pas de sexe qu'il était question, pour lui. Cela se déroulait à un tout autre
niveau...
Le regard de Bianca s'était obscurci, en se voyant soumise à cet examen rapide mais brûlant;
elle se pencha vivement pour ramasser sa serviette de bain, qui avait glissé à terre, et la
ramener devant elle dans un geste de pudeur inutile.
Faisant appel à toutes les ressources de la dissimulation, il parvint à esquisser un demi-sourire
contrit :
— Désolé. Je ne voulais pas te faire peur.
Il expédia le tube de pommade calmante dans sa direction, et le regarda atterrir en douceur
sur le lit, près d'elle. Puis, se contraignant avec effort à ne pas regarder ses formes si
délectables, il s'avança dans l'étroit couloir qui séparait les deux lits, et enleva les draps de celui
qui était inoccupé.
— Qu'est-ce que tu fiches ? s'enquit-elle d'une voix étranglée.
— Je vais faire un lit dans la chambre d'à-côté.
Il revint aussitôt sur ses pas, de peur de céder à la tentation de rester, de la prendre entre ses
bras pour l'attirer contre lui... contre la partie la plus virile et exigeante de son anatomie.
—A demain matin, fit-il tant bien que mal, refermant la porte.
Dans le couloir, il exhala un soupir. Le Plan Deux débutait avec succès. Piètre consolation...
Il déposa les draps sur le lit le plus proche et gagna la fenêtre, contemplant le ciel nocturne.
L'abstinence sexuelle était un faible prix à payer, s'il obtenait au bout du compte ce qu'il voulait
: Bianca Jay pour femme.
Et il parvenait toujours à ses fins, n'est-ce pas ?
Il disposait de cinq jours pour lui prouver, en premier lieu, qu'ils pouvaient fort bien
s'entendre, et être complices en dehors du lit, qu'ils pouvaient être amis, vivre ensemble en
harmonie, dans le respect mutuel : cinq jours, pas un de plus.
Dès qu'il avait su qu'il avait besoin qu'elle demeure dans sa vie de façon permanente, dès qu'il
avait compris que sa propre proposition de mariage, qui l'avait tant surpris et secoué, était la
manifestation de son instinct, plus avisé que sa raison obtuse, il avait téléphoné à Marco
Vaccari. Les instructions données, lui avait-il dit, ne tenaient plus. Le jet de la compagnie ne
serait pas à la disposition de Bianca lorsqu'elle serait prête à rentrer à Londres. Il faudrait lui
réserver une place d'avion sur un vol commercial classique, en stand-by.
Il gagnerait ainsi quelques jours de répit...
S'il lui déclarait un amour éternel, Bianca ne le croirait pas. C'était de toute façon la dernière
chose qu'elle avait envie d'entendre. Elle avait appris dès l'enfance à se méfier des hommes tels
que lui, assez fortunés pour s'offrir ce qu'ils voulaient, qui ils voulaient.
Il devait donc lui apprendre à lui faire confiance en dehors de tout ce qui relevait de la
sexualité. Alors seulement, ils pourraient redevenir amants en toute harmonie, et passer le
reste de leur vie ensemble, comme mari et femme.
Il était inutile qu'elle sache qu'il était tombé amoureux d'elle à son insu au cours de leur
liaison. Cela, il devait le garder pour lui — du moins, pour l'instant. Dans les années futures,
lorsque sa confiance en lui serait fermement établie, Bianca en viendrait à l'aimer. C'était tout ce
qu'il espérait, et désirait.
Ayant jeté un dernier regard sur les étoiles, il se mit en devoir de faire son lit. Il devait
simplement la convaincre, songea-t-il, qu'ils pouvaient vivre en parfaite entente, partager des
instants de détente et de rire, une relation amicale et complice, en plus de leur osmose
sensuelle.
Ce serait un bon début pour Bianca, non ?
9.
Le lendemain, Bianca se glissa hors du lit un peu avant 7 heures, épuisée d'être restée
allongée sans dormir, secouée par des accès de larmes, agitée par une foule de pensées
perturbantes. Elle ne se sentait pas en forme, et un coup d'œil dans le miroir lui confirma qu'elle
n'avait certes pas bonne mine !
Furieuse de s'être laissé bouleverser par la présence de Cesare, elle s'empara d'un short
jaune clair, d'une tunique assortie et se rendit dans la salle de bains.
Le miroir embué lui apprit qu'il s'était levé avant elle. La fragrance persistante de son eau de
toilette raviva son chagrin. « Mais ressaisis-toi, bon sang ! s'intima-t-elle en enlevant sa chemise
de nuit. Deviens adulte ! » C'était elle, elle seule, qui, en tombant amoureuse de Cesare, avait
attiré sur sa tête cette calamité sentimentale.
Il lui avait déclaré dès le début, avec netteté et franchise, qu'il n'était pas homme à se marier
— pour étouffer dans l'œuf, à l'évidence, toute inclinaison de sa part en ce sens.
Même s'il avait appartenu à la catégorie de ceux qui épousent, même si elle avait accepté sa
stupéfiante proposition de mariage, elle n'aurait jamais pu se fier à lui : elle n'avait aucune raison
de croire qu'il ne finirait pas par la traiter comme son propre père avait traité sa mère...
Elle finirait bien par l'oublier, d'ailleurs elle allait y travailler dès maintenant !
Une demi-heure plus tard, elle descendit l'escalier, la mine un peu moins chiffonnée, les
épaules bien droites, ses cheveux noirs retenus sur la nuque par un foulard couleur des blés.
Pas de Cesare dans la cuisine. Elle ne savait même plus si elle devait s'en désoler ou s'en
réjouir. « Tu dois éprouver du soulagement », s'intima-t-elle. Cela ne lui réussissait pas du tout
de le côtoyer ! Elle devait espérer qu'il était allé déjeuner à la villa, discuter des progrès
d'Hélène avec le professeur.
Elle prépara du café en se concentrant sur sa tâche. Par la porte grande ouverte, elle voyait
qu'une nouvelle journée splendide s'annonçait, chaude, avec assez de brise pour tempérer le
rayonnement du soleil et créer des vaguelettes sur l'océan.
— Mmm... le café sent bon ! Juste ce qu'il me fallait.
Cette voix traînante et sensuelle si familière la fit tressaillir. Elle se figea dans son geste alors
qu'elle étendait le bras pour saisir un gobelet sur l'étagère du buffet. Les sens exacerbés, elle fit
passer l'ustensile dans sa main gauche, en prit un deuxième, puis, se tournant, les déposa sur la
table avec des doigts tremblants.
— Je croyais que tu prenais ton breakfast à la villa, dit-elle avec effort.
Sa propre voix lui parut lointaine, comme déformée par un écho. Son cœur marqua un arrêt,
puis se remit à battre de plus belle, sur un rythme effréné.
Cesare était superbe, il n'y avait pas à dire, et elle l'aimait, c'était plus fort qu'elle.
— Non, répondit-il avec une décontraction apparente. Il avait lutté contre lui-même, aux
premières heures de l'aube, contre son envie de la rejoindre, de la regarder s'éveiller — parce
qu'elle lui avait toujours dénié, autrefois, ce plaisir tout simple... mais si important.
Il avait eu envie de déposer des baisers sur ses paupières mi-closes, d'effleurer avec ses
doigts ses lèvres entrouvertes, de la toucher, de lui faire l'amour lentement, langoureusement...
Se sentant près de céder à cette tentation qui l'amènerait tout droit à la défaite, il s'était levé
et précipité sous une douche froide. Puis il s'était vêtu, et était sorti marcher, tel un possédé,
jusqu'à ce qu'il recouvre l'empire sur lui-même.
Dès son retour, il s'était lavé, rasé et habillé, puis était ressorti... pour l'attendre... Elle...
Cela en avait valu la peine ! Vêtue en jaune, ses longues jambes à peine hâlées, ses seins
libres sous le tissu presque transparent invitaient aux caresses...
Il réprima un gémissement, et servit le café, refoulant l'assaut de son désir.
— Tu as bien dormi ? fit-il prosaïquement.
— Très bien, répondit-elle avec une exagération manifeste.
Elle leva alors les yeux sur lui et sentit aussitôt les effets du trouble dévastateur qui s'emparait
immanquablement d'elle en sa présence. Elle remarqua qu'il fronçait les sourcils en lui disant :
— Tu es très pâle.
Elle haussa délibérément les épaules. Elle n'allait certes pas lui répondre qu'une nuit agitée et
sans sommeil n'était pas le meilleur secret pour un joli teint !
Il continua sans cesser de l'examiner avec attention :
— Je vais préparer des toasts. Aimerais-tu un œuf sur le plat pour les accompagner ?
— Non, merci, pas pour moi.
Là-dessus, prenant son gobelet, elle sortit s'asseoir à l'ombre, sur le banc devant la maison.
Cesare avait rangé la table pliante et les chaises. Dans la cuisine, il n'y avait plus trace de la
vaisselle dont ils s'étaient servis la veille. Il avait tout nettoyé, impossible de lui reprocher quoi
que ce soit sur le plan domestique...
Il n'avait pas tenté de partager son lit et elle avait toutes les peines du monde à ne pas lui en
vouloir pour cela ! La vérité était qu'elle le désirait avec ardeur et s'en voulait de cette faiblesse,
qui ne l'aidait certes pas à guérir de son amour pour lui.
Dès qu'il vint s'installer près d'elle, elle s'embrasa de plus belle ; espérant qu'il ne s'en rendrait
pas compte, elle s'écarta quelque peu et refusa les toasts qu'il lui offrait. Incapable de résister,
elle demanda à brûle-pourpoint :
— Pourquoi es-tu là ?
— Pourquoi pas ? répondit-il avec nonchalance. Je devais revenir ici, tu y es immobilisée
pour quelques jours encore... Autant qu'on se tienne compagnie.
Pour lui, c'était aussi simple que cela... Mais se rendait-il compte de l'effet qu'il avait sur elle ?
Non, bien sûr que non. Dans son monde, la fin d'une liaison n'était qu'un événement anodin,
les partenaires pouvaient rester amis et il tentait brillamment de le lui prouver !
Serrant les mâchoires, elle se dit que l'étape antérieure lui simplifiait la vie : il avait accepté
que leur relation soit terminée, et s'était éloigné d'elle avec détachement. Au moins, c'était un
véritable point final.
Alors que ceci... c'était de la torture !
Confusément, elle l'entendit qui disait :
— J'ai pensé qu'on pourrait sortir la chaloupe, aujourd'hui, et visiter quelques îles. J'ai
téléphoné tout à l'heure à la villa pour demander à Maria qu'on amène la Bella Allegra, ainsi
qu'un pique-nique.
Bianca voulut refuser, mais se ravisa aussitôt. Dans ce cas, lui aussi resterait ici, craignit-elle.
En revanche, une journée d'excursion dans les îles pouvait être une diversion bienvenue, elle
pourrait se concentrer sur le paysage, et tenter d'oublier qu'il était près d'elle.
De plus, elle ne risquait pas d'avoir à se défendre contre ses avances ! Elle était bien placée
pour savoir que Cesare, très viril, était très porté sur la sensualité. S'il avait eu la moindre
intention de ce genre en ce qui la concernait, il n'aurait certes pas fait chambre à part !
— Il te faut un chapeau, des lunettes de soleil et un écran solaire, énuméra-t-il en consultant
sa montre. Tu n'as sûrement pas envie d'attraper des brûlures au troisième degré.
Brûlée, elle l'était déjà, et par lui ! pensa-t-elle, acerbe, en montant prendre ce dont elle avait
besoin dans sa chambre.
Tout en remplissant son sac en toile, elle se dit qu'elle pouvait encore changer d'avis. Rien ne
l'empêchait de rejoindre sa mère pendant une vingtaine de minutes, comme chaque soir, puis
de rester à la villa auprès de Jeanne. Cesare, qui était la vitalité même, ne supporterait jamais
une journée de farniente, à écouter les papotages de sa tante.
Elle n'avait pas le cœur de prendre une telle décision, s'avoua-t-elle. Totalement abattue.
Telle une junkie attachée à sa drogue, elle ne pouvait pas se séparer de lui, même si elle était
consciente de la nocivité qu'avait sur elle cette situation.
Un instant plus tard, ils gagnaient l'autre versant de l'île pour redescendre vers la crique et elle
gardait obstinément les yeux braqués sur le paysage, trop angoissée pour prêter attention aux
noms des îles qu'il lui citait. Lorsque Ugo survint, portant une grande glacière, elle fut contrainte
de revenir à la réalité.
Elle se força à sourire et à répondre, lorsque le jeune Adonis énonça, soucieux de capter leur
attention :
— Buon giorno, signore, signorina.
Son regard erra sur les jambes fuselées de Bianca, et il se laissa aller à sourire. Cesare cria
aussitôt quelques mots en italien, et le regard appréciateur du jeune homme s'effaça aussitôt. Il
déposa la glacière sur le sol, et reçut les ordres de son employeur dans une attitude déférente
et servile.
En regardant s'éloigner le jeune Italien sur le sentier, elle eut un léger coup au cœur. La veille,
Cesare l'avait surprise en train de bavarder avec Ugo et avait eu la même réaction vive et
hautaine. Il n'était tout de même pas... jaloux ?
A moins qu'il n'ait développé une brusque antipathie pour son employé. C'était sans doute
l'explication la plus plausible.
— Suis-moi, lui dit-il avec brusquerie.
On était loin de l'humeur légère qu'il avait affichée un instant plus tôt ! Il acheva cependant
avec plus de douceur :
— Regarde où tu poses les pieds.
Elle l'observa à la dérobée. Il semblait avoir dû faire un effort pour se contenir et c'était avec
une certaine raideur qu'il portait la glacière le long de la terrasse rocheuse abritant la petite
crique. Les orages, lui expliquait-il, y sévissaient toujours à l'improviste, comme surgis de nulle
part.
La chaloupe était arrimée à une solide barrière de fer, cimentée dans une fissure de la roche.
Elle dut accepter l'aide de sa main secourable pour y descendre, ce qui ne manqua pas de la
troubler.
Lorsque Cesare eut remisé la glacière, il détacha l'embarcation, fit démarrer le moteur et
Bianca gagna la poupe pour s'asseoir sur un banc tandis que la Bella Allegra faisait route vers
le large. Chassant toute pensée de son esprit, elle s'abandonna au souffle de la brise, à la
chaleur du soleil, et au spectacle des eaux vertes et miroitantes.

—Cet endroit est idéal pour déjeuner, tu ne trouves pas ? demanda Cesare ôtant son
chapeau de paille afin de s'éventer avec, Bianca l'écria avec un sourire spontané :
— Il est parfait ! D'autant que je meurs de faim ! Cesare ancra la Bella Allegra dans le port
de plaisance de l'île la plus proche. Après avoir traversé le port de pêche adjacent, ils
passèrent devant l'unique pizzeria accolée à un mur, dépassèrent les maisons roses et blanches
étagées en terrasses et empruntèrent le chemin de terre en lacets. Ils finirent par dénicher une
petite crique à l'écart, ourlée de sable blanc, surplombée par un volcan depuis longtemps
éteint.
Le paysage était sublime et Bianca se réjouit d'avoir accepté de partager cette journée avec
Cesare en dépit dese l réticences.
Il s'était montré un parfait compagnon pendant toute la matinée, explorant sans hâte les
formations rocheuses volcaniques et les grottes profondes, où régnait un silence intense, dans
lesquelles l'eau prenait une teinte olivâtre et mystérieuse. Des sédimentations de lave biscornues
dépassaient des pentes herbeuses d'un vert doux où paissaient des moutons.
Elle l'écouta avec un intérêt fasciné lui raconter qu'Homère avait mentionné ces îles dans son
Odyssée et lui décrire les phénomènes d'érosion qui avaient modelé ces roches.
Il lui tendait à présent sa main brune, racée, la prévenant tic sa voix rauque et troublante :
— Accroche-toi, nous ne tarderons pas à satisfaire ton appétit.
Envahie d'un élan de nostalgie aiguë, elle saisit sa main et se laissa entraîner sur la piste raide
qui dévalait vers la mer, tout en s'efforçant de ne pas attribuer un double sens à son affirmation.
Pourquoi y aurait-elle vu une allusion intime ? Il s'était comporté en parfait gentleman :
charmant et non pas charmeur, il ne l'avait pas effleurée sans raison et n'avait à aucun moment
posé sur elle ce long regard sensuel qui la rendait toute tremblante.
Mais le seul contact de sa main hâlée, fermement refermée sur la sienne, lui dilatait le cœur.
Quand ils atteignirent la plage sablonneuse et parvinrent à l'ombre d'un gros rocher, ce fut
Cesare qui, détachant sa main de la sienne, se pencha pour ouvrir la glacière. Bouleversée par
sa grâce féline, elle faillit se laisser aller à l'émotion. Il l'ignorait, mais elle l'aimait éperdument,
désespérément, et avait besoin de le voir — ne serait-ce que pour entretenir son propre
tourment.
Elle s'assit sur le sable et continua à le contempler, affairé à ses tâches. Il lui tendit une
assiette garnie, avec ce sourire auquel elle n'avait jamais pu résister et elle parvint tout juste à
murmurer d'une voix étranglée :
— Merci.
Les larmes étaient sur le point de lui monter aux yeux. Il aurait suffi d'un rien pour qu'elle se
mette à le supplier de l'aimer aussi passionnément qu'elle l'aimait. Il est vrai que des sentiments
aussi dévastateurs étaient étrangers au monde de Cesare !
Riche, puissant, très sensuel, doté d'un charisme exceptionnel, il ignorait tout de la fidélité et
s'ennuyait rapidement. Pourquoi se serait-il engagé pour la vie avec une femme alors qu'il
pouvait avoir toutes celles qu'il désirait, sans avoir à éprouver la moindre culpabilité ? Ne lui
avait-il pas annoncé lui-même la couleur ?
Il prit place à ses côtés, sur le sable tiède et elle se traita de folle ! Elle était assez faible pour
songer à le supplier de la reprendre avec lui... Quelle stupidité !
Elle ressemblait bien à sa mère, prête à suivre le même chemin, à désirer sa vie durant le seul
homme qu'elle ne pourrait jamais avoir ! Cette pensée la priva de tout appétit.
Cesare lui tendait un verre de vin blanc, qu'elle prit de ses doigts tremblants et porta à ses
lèvres. En buvant un peu, voire même beaucoup, peut-être ressentirait-elle moins sa
souffrance, et sa tension exacerbée...
Une mouette solitaire lançait son cri au-dessus de leurs (êtes, tandis que la mer effleurait
paresseusement le rivage. Elle n'était capable de percevoir que le battement sourd et précipité
de son propre cœur, aux prises avec ce tourment amplifié par le silence obstiné de Cesare.
Pourquoi restait-il silencieux ? se demanda-t-elle, avalant son vin à longues gorgées. Il ne lui
manquerait plus que cela... devenir alcoolique, comme sa mère...
La main de Cesare vint se poser sur la sienne, convulsivement repliée et il lui ôta le verre des
doigts pour le poser sur le sable. Lorsque leurs regards se croisèrent, elle lut une sorte
d'angoisse dans les profondeurs sombres des pupilles de son compagnon, et s'en étonna.
Pourquoi aurait-il été angoissé ?
— Nous devons parler, Bianca, déclara-t’il soudain. Je n'y tiens plus. J'ai quelque chose à
t'avouer.
Elle frémit sous son regard intense et brûlant, et une appréhension sourde la gagna. Cela ne
promettait rien de bon, elle en était sûre !

10.
Plein de mépris pour lui-même, Cesare songea : « Ce n'est pas ce que j'avais planifié ! » Il
enregistra l'expression de peur qui passait sur le visage de Bianca, la manière dont i le lbaissait
les yeux sous l'intensité de son regard.
Il avait eu l'intention de placer cette journée, comme celle du lendemain, sous l'égide de la
camaraderie agréable et gaie, du retour à leur ancienne entente, complice et détendue. Pas
question de renouer avec les relations sexuelles, bien entendu, et, surtout, ne pas faire la
moindre allusion à son but réel : la convaincre de l'épouser alors que le mariage était la dernière
chose qu'elle souhaitait !
Cela n'avait pas été facile et s'avérait même intenable. A chaque instant, il brûlait d'envie de
lui révéler ce qu'il ressentait, ce qu'il attendait d'elle.
« Tu manques de caractère », se dit-il sans joie. « Vouloir, entreprendre et réussir », telle
avait pourtant toujours été sa philosophie !
Il1 ne lui restait qu'à espérer qu'il n'avait pas gâché toutes ses chances en brusquant les
choses avant même de lui prouver qu'ils pouvaient vivre ensemble harmonieusement. Il
s'efforça de voir la situation sous un jour moins défaitiste : Il ne pouvait plus faire marche
arrière, il ne lui restait donc qu'à continuer sur sa lancée ! Mais avec plus de précaution.
Piochant un morceau de poulet en gelée avec sa fourchette, il l'approcha des lèvres de
Bianca :
— La discussion peut attendre, il faut d'abord se sustenter. Je n'ai pas envie que tu tombes
d'inanition. Tu n'as rien mangé au breakfast.
Il vit la tension de ses traits, le battement nerveux de son pouls, et serra les mâchoires. Ce
matin, pendant une heure ou deux, elle était redevenue telle qu'elle était aux premiers temps de
leur rencontre : chaleureuse, insouciante, pleine de vitalité. Grâce à lui, elle était maintenant
encore plus sur la défensive que lors de leur arrivée sur l'île !
Elle posa sur lui un regard indéchiffrable avant d'accepter son offrande, lèvres entrouvertes. Il
réprima un gémissement. Non, il ne céderait pas à l'envie lancinante de l'embrasser
éperdument. Pas question !
Pour gagner cette partie, il fallait allier la légèreté à la logique. Il fallait miser sur l'intelligence
de Bianca, pas sur sa sensualité.
Il inséra la fourchette entre les doigts de Bianca et poussa l'assiette vers elle, puis tenta, sans
y parvenir, de s'attaquer au contenu de sa propre assiette.
Bianca était intelligente, elle ne manquerait donc pas d'admettre que la suggestion qu'il
s'apprêtait à faire était frappée au coin du bon sens... Du moins, il l'espérait !
Il s'éclaircit la gorge. Il se sentait aussi gêné et maladroit qu'un adolescent inexpérimenté, ce
qui ne manquait pas d'ironie. Lui, Cesare Andriotti, perdre ses moyens et sa faculté d'élocution
au moment de passer à l'action ? Voilà qui était inédit...
— Bianca... je veux que tu m'épouses.
Ouf, il l'avait enfin dit ! Et sans employer une voix de fausset, comme il l'avait craint !
Elle leva la tête, écarquillant ses yeux splendides. Sous son léger hâle, ses pommettes
s'empourprèrent. Elle entrouvrit les lèvres.
D'un geste instinctif, il posa les doigts sur sa bouche pour la faire taire.
— Non, ne réponds pas tout de suite. Promets-moi seulement que tu vas y réfléchir,
d'accord ?
Il1 ne pouvait pas en espérer davantage. De l'eau s'écoulerait sous les ponts avant que
s'efface la fâcheuse impression qu'il lui avait faite lors de sa première demande !
— Je me redécouvre à chaque instant, continua-t’il d'une voix enrouée, sans parvenir à
sourire.
Bianca avait posé son assiette pour replier devant elle ses genoux et ses bras — un geste
d'autoprotection. Se refusant a tourner les yeux vers lui, elle braquait son regard vers l'océan
— comme si, en ignorant sa présence, elle pouvait effacer les mots qu'il avait prononcés.
« Décidément, tu es doué pour les demandes en mariage », le dit-il avec autodérision. Il
allongea le bras et lui effleura l'épaule afin d'appeler son attention.
La sentant se raidir, il commença à paniquer. Il réprima sa peur pour lui livrer ce qui se
passait en lui :
— Je ne suis pas très fort sur le chapitre des propositions de mariage, n'est-ce pas ? Je n'ai
jamais fait ça et je n'aurais jamais cru que l'envie m'en prendrait un jour. La première fois que
je t'ai demandé ta main, j'en ai été moi-même éberlué. Franchement, j'ignore d'où l'idée m'est
venue, et tu as eu raison de m'ignorer. A présent, c'est différent, Bianca... Bianca, regarde-
moi !
Il crut un instant qu'elle allait rester de marbre. Chassant la main qu'il avait posée sur sa frêle
épaule, elle tourna la tête et riva sur lui ses yeux ambrés, étrécis comme ceux d'un chat qui
s'apprête à la bagarre. Il avait enfin réussi à capter son attention !
Il tenta le tout pour le tout :
— Je sais que l'institution du mariage ne représente rien pour toi et j'étais du même avis
lorsque je suis parti d'ici pour rentrer à Londres. C'est là-bas que j'ai compris la raison de ma
demande. J'ai agi par pur instinct. Je veux que tu sois constamment à mes côtés et le meilleur
moyen d'y parvenir, c'est le mariage.
Il vit qu'elle pinçait les lèvres, comme pour réprimer une injure. Elle avait voulu mettre fin à
leur liaison... Pour quelle raison ? Parce qu'elle obéissait au schéma inculqué par sa mère, qui
consistait à se défier des hommes ? Parce qu'elle ne voulait pas se laisser aller à s'attacher à
quelqu'un ? Il n'en savait absolument rien !
— En dehors de notre incroyable osmose au lit, notre entente est vraiment parfaite, souligna-
t’il, soucieux de la convaincre qu'il visait une relation plus profonde. Beaucoup de couples
commettent l'erreur de croire que l'entente sexuelle seule est une bonne raison de se marier.
Lorsque le désir mutuel décline, tout s'effondre parce qu'il n'existait rien d'autre pour soutenir la
relation. Les partenaires s'irritent mutuellement, finissent par se prendre en grippe, et cela se
termine par un divorce.
Il se demanda si ses paroles portaient un tant soit peu. Il n'en avait pas l'impression, en tout
cas ! Bianca ne disait mot et restait sur ses gardes.
— Entre nous, reprit-il avec force, il n'y a pas que de l'attirance physique. Je pense que nous
devrions préserver cette relation. Je suis sûr que ça pourrait fonctionner entre nous.
Bianca détourna les yeux, de peur qu'il ne voit les larmes qui lui étaient montées aux
paupières. La proposition de Cesare était tentante, bien plus qu'il ne le supposait sans doute !
Mais dans tout ce qu'il venait de dire, il n'y avait pas eu un seul mot d'amour.
Pourquoi y en aurait-il eu, d'ailleurs ? L'amour n'avait rien à y voir... Cesare n'avait pas
consenti à prononcer ce mot magique, parce qu'il était incapable de mentir.
Elle se décida enfin à se tourner vers lui et eut un coup au Cœur en croisant son regard. Il
semblait sincère ! Il désirait réellement qu'elle devienne sa femme! Cette constatation lui donna
le vertige...
Elle devait absolument garder son sang-froid, ne pas céder à la tentation éperdue de lui
répondre ce qu'il voulait entendre. Aussi calmement que son intense émotion le lui permettait,
elle énonça :
— Tu suggères qu'on se marie parce que l'on s'entend bien ? C'est complètement irrationnel.
— Les relations humaines sont-elles rigoureusement rationnelles ? riposta-t-il. Tout ce que je
dis, c'est que notre relation a toujours été fantastique, qu'elle mérite d'être préservée. C'est
l'une des découvertes dont je te parlais.
Voyant qu'elle se détournait de nouveau vers l'horizon, il plaida :
— Regarde-moi, cara !
— Que pourrais-je faire d'autre, vu que je suis coincée ici avec toi ? marmonna-t-elle en
prenant des poignées de sable qu'elle expédiait au loin.
Il l'observa, conscient de l'agitation dont elle était la proie. Il réprima son désir de la prendre
dans ses bras et de lui faire l'amour jusqu'à ce qu'elle cède, accède enfin à sa demande. Il
remporterait à coup sûr la partie s'il avait recours à cet expédient, mais la victoire serait trop
facile et ne durerait pas.
— L'autre chose que j'ai apprise, continua-t’il, c'est que je ne supportai pas mon propre
mépris.
Comme elle lui jetait un regard incrédule, il affirma doucement :
— Oui, je me méprisais. Le soir de notre arrivée ici, lorsque tu es partie dans la nuit, je
n'avais que du dégoût pour moi-même. Je t'ai suivie parce que tu ne connaissais pas les lieux,
leurs dangers et qu'il aurait pu t'arriver n'importe quoi. J'étais fou d'inquiétude, en fait. J'étais
résolu à accepter la fin de notre liaison, comme tu le désirais. Vouloir te contraindre à continuer
jusqu'à ce que j'en décide autrement est sans doute la chose la plus déshonorante que j'aie
jamais faite !
Il remarqua que ses épaules s'affaissaient, comme sous un poids trop lourd ; mais il ne voulut
pas reculer devant tout ce qu'il devait absolument lui dire.
— Quand je t'ai retrouvée, nous avons fait l'amour, c'était plus fort que nous. J'étais ensuite
obligé de partir, j'avais trop envie de t'imposer malgré moi mon marché diabolique. Et cela
aurait été ignoble.
— J'avais pourtant cessé de lutter contre toi, à ce moment-là, reconnut-elle, se remémorant
sa décision de rester près de lui tant qu'il voudrait d'elle, parce qu'elle était incapable de
combattre son amour pour lui.
— Je sais, cara, dit-il avec une étrange émotion. Je l'ai senti, cette nuit-là, et n'ai pas pu me
résoudre à profiter de toi de cette manière. Alors, j'ai préféré partir. J'ai réalisé, avant même
d'arriver en Angleterre, que j'avais laissé derrière moi le plus important de mon existence. Je ne
suis pas un homme cruel, cara. Si je t'ai fait chanter de manière odieuse, c'était instinctif, là
encore. J'étais prêt à tout pour te garder. Définitivement.
Il eut un sourire, et elle se sentit parcourue d'un frisson.
— En comprenant la cause de ma mauvaise conduite, je me suis pardonné et je suis revenu
vers toi.
— Qu'est-ce que tu entends par définitivement ? répliqua-t-elle, serrant les poings à se
faire mal.
Les avertissements de sa mère résonnaient à ses oreilles. Elle avait beau s'en défendre, elle
n'arrivait pas à les oublier.
Résolu à ne pas perdre la partie, Cesare souligna avec force :
— Je ne suis pas ton père, cara. Tu aimes ta mère, tu as eu la malchance de la voir
descendre la pente, se dégrader à cause de ce qu'elle avait vécu avec son mari. Bianca...,
continua-t’il en lui prenant la main, dans la vie, rien n'est jamais garanti d'avance. Mais
certaines choses valent la peine qu'on parie sur elles, qu'on en coure le risque. Je ne suis pas un
salaud insensible. Tu pourrais essayer de me faire confiance.
Bianca croisa son regard, frémissante. Il était si beau ! Tout en lui la ravissait : son corps
mince et athlétique, son port altier, la ligne de sa mâchoire... Au contact de ses doigts fermes
noués aux siens, elle sentait de petites vagues d'excitation la parcourir.
Oui, elle avait envie de croire en sa fidélité et sa loyauté — même s'il n'éprouvait pas
véritablement d'amour pour elle. Il leur avait imposé des épreuves insensées avant de
comprendre qu'il la voulait pour femme — et ce n'était pas un mince aveu de la part d'un
homme tel que lui, si attaché à son célibat !
Elle pouvait, en échange, tenter de lui faire confiance... Quand il avait déclaré qu'il
continuerait à payer le traitement de sa mère malgré la fin de leur liaison, elle l'avait cru. Alors,
pourquoi pas ?
Elle désirait tellement avoir foi en lui !
Cédant à son émotion, elle se mit à pleurer. Cesare l'enlaça et la serra contre lui, murmurant
en italien des mots de réconfort. Peu à peu, rassurée et grisée à la fois par son contact viril, elle
se sentit défaillir de tendresse et noua avec élan ses bras autour de son cou.
Il laissa échapper un gémissement de satisfaction, et la serra plus étroitement encore.
— Ne pleure pas, cara mia, murmura-t-il d'une voix enrouée. Je ne le supporte pas.
— Je ne pleure pas, mentit-elle. Je... je ne sais plus où j'en suis !
Lorsqu'il plongea son regard intense dans le sien, elle sentit qu'elle perdait la bataille...
— Tu ne dois pas te laisser bouleverser, déclara-t’il. Réfléchis à ce que je t'ai dit, c'est tout.
Tu as encore quatre jours et quatre nuits et je prie pour que tu parviennes à la même
conclusion que moi : nous sommes plus heureux ensemble que séparés.
Bianca ferma les paupières, se cuirassant contre son charisme hypnotique, la tentation de
céder à ses instances pressantes. Il la caressait, éveillant des sensations grisantes et
enflammées... mais n'avait toujours pas prononcé le moindre mot d'amour.
Il suffirait qu'il lui avoue être épris d'elle pour qu'elle décide de lui laisser sa chance. Mais il ne
prononcerait pas ces mots.
Alors, cette osmose sensuelle, cette amitié qu'il vantait tant suffiraient-elles — si précieuses
qu'elles soient — à asseoir entre eux une relation durable ? Une relation à vie ?
Si, dans l'avenir, Cesare s'éprenait d'une autre femme... ou s'il se lassait d'elle et la quittait une
fois leur passion consumée... elle n'aurait plus rien à quoi se raccrocher. Sa vie ne vaudrait pas
plus que n'avait valu celle d'Hélène !
Un frisson la secoua et elle eut l'impression que sa gorge se serrait à l'étouffer. Les lèvres de
Cesare, douces et tentatrices, se posèrent sur ses yeux, sa joue et il lui murmura à l'oreille :
— Quelle mine désespérée ! Je te demande de porter mon nom, pas de monter sur
l'échafaud !
Il la considérait comme une idiote, qui dramatisait tout alors qu'il n'y avait pas là de quoi
fouetter un chat. Il ne se doutait pas, bien sûr, de l'intensité de son amour pour lui, pensa-t-elle,
les lèvres frémissantes.
Cesare l'embrassa avec une avidité brûlante, faisant voler en éclats ses derniers restes de
volonté. Elle répondit avec élan à sa caresse, plus rien ne comptait que la frénésie de leur
baiser, la douce violence de sa main virile, se faufilant sous son chemisier pour exciter la pointe
d'un de ses seins.
C'était le paradis ! songea-t-elle, nullement étonnée de se trouver déjà dévêtue, nue contre
son corps nu, consentante et lui appartenant déjà...

11.
Lorsque Bianca s'éveilla paresseusement, un sourire languide étirait ses lèvres meurtries de
baisers. Par les fenêtres grandes ouvertes de la chambre, la brise faisait ondoyer les rideaux.
Le murmure régulier du ressac chantait à ses oreilles.
Elle tourna la tête vers l'empreinte encore tiède que Cesare avait laissée à côté d'elle, sur les
draps froissés, et laissa échapper un petit rire de gorge. Il avait sûrement pris la fuite parce qu'il
ne supportait plus les tours diaboliques que leur jouait le mobilier !
Les deux lits jumeaux, accolés la veille, s'étaient séparés deux fois au cours de la nuit, les
expédiant à terre, dans la tranchée médiane, au beau milieu d'un amas de draps et d'oreillers.
La lutte de leurs membres encore mêlés cherchant à s'extirper du fouillis avait vite tourné à la
joute sensuelle, et, chaque fois, leurs échanges de caresses et de baisers avaient débouché sur
un duo de passion explosive.
— Je vais les attacher avec des chaînes d'ancre, avait râlé Cesare en remettant les lits en
place. Sinon, il va falloir qu'on dorme par terre, ou que l'on demande à Giovanni de nous
apporter en charrette un lit double de la villa. Je suis trop vieux pour de pareilles galipettes !
Mais il était rieur, tout comme elle. C'est à cet instant précis qu'elle avait su qu'elle dirait oui :
elle accepterait de l'épouser. Les choses se déroulaient si bien entre eux, il aurait été criminel
de ne pas préserver leur entente ! Bien sûr, il existait des risques, et elle était morte de peur...
Mais elle craignait plus encore ce qu'elle aurait à affronter en refusant.
Cesare lui avait accordé le temps de la réflexion et elle était heureuse de ce répit. Elle se
sentait plus légère qu'elle ne l'avait été depuis des lustres...
Il était déjà tard lorsqu'ils avaient ancré la Bella Allegra dans la crique de l'île Andriotti.
Cesare avait sorti une torche du compartiment à outils pour éclairer leur chemin. Dans la petite
maison, ils avaient achevé les restes du délicieux pique-nique et la bouteille de vin.
Sérieux, Cesare avait déclaré :
— Giovanni récupérera la glacière demain matin. Je ne veux pas qu'Ugo t'approche : il est
excellent dans son emploi mais quand j'ai vu son regard sur toi hier, j'ai eu envie de l'étrangler.
Il admettait bel et bien qu'il était jaloux !
« Possessif, même », se dit-elle avec une brusque jubilation, follement convaincue, tout à
coup, qu'il était épris d'elle.
Mais elle se souvint immédiatement que Cesare était l'homme le plus franc et le plus
authentique qu'elle eût jamais rencontré. Il ne cachait pas ses sentiments, ne savait pas simuler.
Il disait ce qu'il ressentait, et au diable les conséquences !
S'il avait été amoureux d'elle, il le lui aurait dit.
Maintenant, langoureusement blottie au creux des oreillers, l'esprit plus clair, elle se dit que
l'amour pouvait naître, et se développer. Elle serait une bonne épouse — et même la meilleure !
Elle serait sûre, ainsi, qu'il n'irait pas papillonner.
Cependant... n'était-ce pas, justement, ce que Hélène avait fait ? Elle était même allée jusqu'à
tomber enceinte pour mieux retenir son mari ?
Cette pensée insidieuse n'eut pas le temps de faire son chemin dans son esprit. Cesare venait
d'entrer dans la chambre, et elle lui dispensa un sourire rayonnant, se laissant ravir par le
spectacle qu'il offrait. Il était si mâle, si sensuel, torse nu dans son jean !
— Le café, annonça-t-il en déposant une tasse sur sa table de nuit et en s'asseyant au bord
du lit.
— J'ai activé mes neurones, cara. Je suis génial ! blagua-t-il. Il suffira que je démonte les
roulettes et les lits resteront en place ! Mais je vais d'abord préparer le breakfast, si cela ne te
dérange pas ?
— Bien sûr que non. J'adore qu'on me dorlote. De plus, l'ai une faim de loup.
— Hier, tu étais plus pâle qu'un fantôme. Tu n'as même pas avalé une miette de toast !
— Et alors ?
Cela, c'était hier, quand elle était dans un état de confusion émotionnelle indescriptible.
Aujourd'hui... était un autre jour !
— Eh bien... il se pourrait que tu sois enceinte. Y as-tu pensé ? Sur la colline, je n'ai eu
recours à aucune protection, et je m'en veux. Je me suis laissé emporter... Hier et cette nuit, ce
n'était pas mieux !
Bianca se redressa sur son séant, fixant sur lui ses yeux ambrés. C'était une possibilité, oui,
certes ! Dans le passé, Cesare — sur ce point très attentif — avait respecté toutes les
précautions. Mais il s'était produit quelque chose, l'émotion avait pris le dessus, et envoyé la
retenue aux oubliettes...
— Si jamais c'était le cas... cela te dérangerait ? s'enquit-elle.
— Si tu n'y voyais rien à redire, si tu en étais heureuse, j'en serais fou de joie, déclara-t’il en
portant ses doigts à ses lèvres. C'est encore une chose que j'ai découverte à mon sujet. Je
veux une famille. Avant, tu le sais, je pensais que je ne voulais pas être ligoté... Je considérais
que Claudia avait rempli mon devoir à ma place en donnant une descendance à notre famille.
Je me suis trompé.
— Et maintenant ?
— Je veux une famille, redit-il avec fermeté, tandis qu'un élan de jubilation lui soulevait le
cœur. Et si tu attends déjà, un enfant de moi, tu m'épouseras !
« Erreur fatale », pensa-t’il aussitôt, se reprochant son intonation de triomphe tandis que
Bianca retirait sa main d'entre les siennes pour saisir sa tasse de café.
Il se maudit en remarquant la crispation révélatrice de sa mâchoire. Sans tarder, il se lança
dans une entreprise de « replâtrage » hâtif :
— Tu es trop raisonnable, cara mia, pour ne pas comprendre que, s'il y avait un enfant, la
meilleure solution pour toi et pour lui serait notre mariage. Nous formerions une famille, ce qui
est essentiel. Sois tranquille, cela ne t'empêcherait pas de poursuivre ta carrière. Tu es brillante
dans ta partie et je sais que ton métier compte énormément pour toi. Nous prendrions une
nounou à plein temps. De mon côté, je travaillerais moins et je pourrai consacrer du temps à
notre enfant.
Il constata que l'expression de Bianca ne s'était pas radoucie... loin de là ! Son regard avait
même pris un éclat inquiétant. Bon sang ! Il disait ce qu'il ne fallait pas ! Il se fourvoyait
complètement !
Il désirait simplement lui faire comprendre qu'il souhaitait qu'elle ne se sente lésée en rien si
elle se retrouvait enceinte. Il ne voulait pas qu'elle se sente piégée en quoi que ce fût. Pour
tenter de se rattraper, et par la même occasion d'alléger l'atmosphère, il lança d'un ton qui se
voulait léger :
— Je suis sûr que je ferai un épatant papa poule !
Elle ne sourit pas. Elle n'eut pas envie de plaisanter et de prétendre qu'elle l'imaginait très bien
en tablier, avec une poêle à frire dans une main et un bébé braillard dans l'autre.
Avec effort, Bianca formula :
—Il est beaucoup trop tôt pour parler de grossesse, ou décréter la ligne de conduite que je
serais censée suivre. Maintenant, va-t'en, s'il te plaît, j'aimerais me doucher et m'habiller.
Cesare se raidit. Sans un mot, il se leva et quitta la pièce, tandis qu'elle le suivait d'un regard
lourd de rébellion et de colère. Ah, il n'aimait pas qu'on le congédie ! Eh bien, tant pis pour lui,
pensa-t-elle en reposant sa tasse de café et en sortant du lit.
S'était-il brusquement avisé, en arrivant à Londres, qu'elle était susceptible d'être enceinte ?
Etait-ce pour cette raison qu'il était revenu, et lui avait jeté à la figure cette demande en
mariage ? Ce n'était pas, ainsi qu'il l'avait affirmé, parce qu'il voulait préserver leur complicité
mais parce qu'il ne voulait surtout pas perdre le bébé qu'ils avaient pu concevoir ! Il lui était
bien égal de tirer un trait sur une relation qu'il qualifiait avec fatuité d'« osmose sensuelle ». Il
l'avait d'ailleurs prouvé en accédant à sa propre requête de mettre lin à leur liaison.
Tous les Italiens désiraient des enfants, n'est-ce pas ? Ils en étaient fous. Cesare avait mis un
peu plus de temps que d'autres à s'en rendre compte. Face à l'éventualité d'être père, il était
rattrapé par son ascendance italienne !
S'il ne l'aimait pas, il porterait, en revanche, un amour extraordinaire à leur bébé et
démontrerait une orgueilleuse fierté lorsqu'il le tiendrait dans ses bras !
Même si la paternité n'était pour lui qu'un souhait, une envie qu'il venait de se découvrir, il
avait déjà tout planifié. Il redéployerait ses heures de travail, déléguerait ses pouvoirs, passerait
du temps avec le petit. Pour sa part, elle ne serait qu'un accessoire à la périphérie de ce duo
affectif. Elle n'aurait qu'à partir au travail et, la nuit venue, redevenir l'objet de toutes ses
attentions sensuelles en tant que future mère de la nombreuse descendance que, sans doute, il
rêvait d'avoir !
Elle entrevit tout à coup son propre visage furibond, dans le miroir et s'efforça de recouvrer
son sang-froid. Franchement, elle devenait hystérique ! Elle déformait tout !
Il y avait sûrement une part de vrai dans son raisonnement. Cependant, pouvait-elle
raisonnablement croire ne pas compter pour lui, après les propos sincères qu'il lui avait tenus ?
Pouvait-elle vraiment croire qu'elle n'était pour lui qu'une éventuelle « mère porteuse » ?
Elle était résolue à le questionner, à exiger la vérité, mais ne le ferait que lorsqu'elle serait
assez calme pour s'exprimer et agir de façon rationnelle.
Epouser Cesare parce qu'il appréciait leur relation, pourquoi pas ? Elle pouvait à la rigueur
accepter cela et espérer qu'il finirait, à la longue, par lui rendre un peu de l'amour infini qu'elle
lui portait.
En revanche, l'épouser pour lui laisser la mainmise sur leur bébé — puisqu'il escomptait
qu'elle conserverait son travail qui l'occuperait à plein temps — C'était inacceptable !
Qu'elle soit ou non enceinte à présent importait peu... Ce schéma se répéterait le jour où elle
concevrait un enfant...
« Seigneur ! songea-t-elle, furieuse contre elle-même. Me voilà encore à me torturer, à lui
attribuer des motivations tordues... » Tant qu'elle ne l'interrogerait pas, elle n'aurait aucun
moyen de savoir ce qu'il pensait !

— Un peu de café ? demanda Cesare avec une politesse glaciale.


Réprimant un frisson, Bianca acquiesça. Elle réalisa que son orgueil était blessé et elle
détestait ce genre de situation conflictuelle. Le caractère chaleureux et complice de leurs
rapports était ce qu'elle aimait le plus dans leur relation.
Il avait préparé pour le breakfast des œufs brouillés et du jus d'orange. Ils avaient déjeuné en
silence, ne s'échangeant que quelques commentaires guindés sur le temps, l'amenuisement de
leurs réserves de nourriture, la nécessité de demander un rapprovisionnement à Giovanni...
Cela ne pouvait pas durer ainsi ! Elle allait finir par exploser ! C'était le moment ou jamais de
savoir ce qui se cachait réellement derrière cette proposition de mariage. N'efforçant d'adopter
un ton léger, ni belliqueux ni hostile, elle demanda :
— Puis-je te poser une question ?
— Autant que tu voudras ! accepta-t-il avec un serrement de cœur.
Les traits de Bianca s'étaient détendus, elle avait finalement perdu son expression figée et
mécontente. Il voyait enfin l'occasion de se racheter, de lui expliquer qu'il avait uniquement
voulu la protéger, parce qu'elle était ce qui comptait le plus dans sa vie.
Il lui adressa un sourire soulagé, se demandant si elle pouvait lire son amour dans ses yeux...
Le rejetterait-elle parce qu'elle refusait la responsabilité d'un sentiment qu'elle ne pouvait
partager ?
— Je t'écoute, fit-il.
Elle posa sur lui un regard franc, direct. Il allongea la main par-dessus la table, mais, à
l'instant où leurs doigts se touchaient, une sonnerie de téléphone retentit, et il se rembrunit.
— Tu as laissé ton portable sur le vaisselier, lui indiqua-t-elle en retirant doucement sa main.
Il recula sa chaise pour se mettre debout et alla répondre. Très peu de gens avaient son
numéro privé : ses parents, sa sœur, sa secrétaire de direction personnelle... Il espérait que
celui ou celle qui interrompait cette discussion capitale pour lui avait une bonne raison !
C'était le cas. Il écouta pendant quelques instants, répondit laconiquement et raccrocha. Il
laissa ensuite échapper en italien quelques mots sonores, qui ressemblaient fort à un chapelet
de jurons.
— Il y a un souci ? demanda Bianca.
Il poussa un lourd soupir, laissant supposer qu'elle était en dessous de la vérité, et répondit :
— Des ennuis dont je me passerais volontiers, surtout en ce moment.
Son expression s'adoucit et il vint vers elle, lui prenant les mains, l'aidant à se lever.
— Cara, mon chef comptable a été pris la main dans la caisse. La police a été avertie. Je
dois rentrer à Rome dès aujourd'hui, dès maintenant.
Emprisonnant son visage entre ses paumes, il lui demanda avec une émotion à fleur de peau :
— Je serai parti pendant quelques jours, une semaine tout au plus. Me promets-tu d'annuler
ton vol de retour ? De m'attendre ici ? Ugo peut sans problème emmener Jeanne à l'aéroport.
Elle sentit sa gorge se serrer. Annuler son retour à une vie normale alors que rien n'était
éclairci sur les véritables motivations de Cesare... n'était-ce pas une façon de dire oui,
d'acheter chat en poche ?
Comme s'il avait deviné ce qu'elle pensait, il reprit :
— Si je ne te trouve pas à mon retour, je saurai que tu as réfléchi à ma proposition de
mariage et décidé de la refuser. Dans cette éventualité, s'il s'avérait que tu es enceinte, je
demanderai et obtiendrai des droits égaux aux tiens dans l'éducation de notre enfant. Mais
attends-moi, je t'en supplie !
Là-dessus, il lui donna un baiser appuyé, puis grimpa les marches quatre à quatre pour se
préparer. Bianca le suivit du regard, désorientée, agitée par ses interrogations restées sans
réponse.

12.
Un profond sentiment de malaise pesait sur Bianca, en dépit de la splendeur paisible de l'île,
du soleil radieux et de la mer étincelante. Elle se posait les mêmes questions depuis deux jours
et n'aboutissait à rien.
Si seulement il n'y avait pas eu ce fatal coup de téléphone ! Elle saurait à quoi s'en tenir,
actuellement.
Cesare l'avait-il élue comme future mère de ses héritiers sur la foi de leur entente amicale et
sensuelle, escomptant que sa dévotion à sa carrière ferait d'elle une femme aisée à manœuvrer,
à éloigner du foyer, tandis qu'il s'adjugerait le premier rôle dans l'éducation de leurs enfants ?
Ou serait-elle appréciée pour elle-même, pour ses propres qualités ?
Elle penchait parfois pour la première solution, parfois pour la seconde.
Si elle avait eu le, temps de l'interroger là-dessus, aurait-il répondu franchement ? « Bien sûr !
lui chuchotait une voix. Il n'est pas du genre à mentir ! » Il s'était montré plus que franc sur
l'attitude qu'il adopterait si elle était enceinte, revendiquant ses droits sur leur éventuel enfant.
Et s'il en réclamait la garde pleine et entière ? se demanda-t-elle avec un frisson. Elle posa
machinalement la main sur son ventre, puis se morigéna : ils étaient l'un et l'autre un peu trop
pressés de tirer des conclusions ! Il faudrait attendre pour en avoir le cœur net : elle était au
milieu de son cycle, mais au moindre retard de règles, elle s'empresserait de faire un test de
grossesse...
Elle se dit soudain qu'elle pouvait ne pas du tout être enceinte et se sentit étrangement
abattue. Elle réalisa qu'elle désirait bel et bien un enfant de Cesare !
Devait-elle en conclure qu'elle accepterait la proposition qu'il lui avait faite ? Qu'elle
affirmerait sa volonté d'être mère à temps plein, quoi qu'il puisse tenter ?
Il aurait son rôle paternel à jouer, bien sûr, mais elle ne permettrait pas que son bébé
devienne un enfant gâté auquel son père passerait tous ses caprices !
Se sentant une fois de plus perdre pied, elle refoula ses raisonnements stériles et sortit au
soleil. Depuis le retour de Cesare, elle avait négligé les visites quotidiennes à sa mère et se
sentait coupable. Elle décida de s'inviter à déjeuner à la villa. Cela lui permettrait de voir
Hélène, et d'avertir Jeanne qu'elle ne rentrerait pas avec elle au Royaume-Uni.
« Tu vas rester, lui murmura une voix. Tu le dois bien à Cesare. Tu veux savoir ce qu'il a à te
répondre. »
Quand elle arriva, le déjeuner était en cours sur la terrasse, comme d'habitude. Marco lui
indiqua une chaise libre, et Maria se hâta d'aller chercher un couvert supplémentaire.
— En voilà, une surprise ! s'exclama Hélène, acide. Où étais-tu passée ? Voici deux jours
que M. Andriotti est reparti. Je n'aurais pas osé réclamer une minute de ton temps alors que tu
avais une compagnie bien plus intéressante que la mienne. J'aurais cependant cru qu'après
avoir été abandonnée pour la deuxième fois, tu m'accorderais ma demi-heure quotidienne.
— Désolée, murmura Bianca. Marco Vaccari glissa gentiment :
— Nos enfants grandissent, Hélène, ils ont leur vie à mener, mais s'éloignent si on les pousse
à le faire.
Il passa à Bianca un plat de pâtes nappées d'une sauce crémeuse aux champignons, tout en
continuant :
— J'ai perdu ma femme voici de nombreuses années et parfois, plusieurs mois s'écoulent
sans que je voie mes enfants. Ils ont des emplois du temps chargés. Si j'avais besoin d'eux, ils
laisseraient tout en plan pour me rejoindre, je le sais.
Bianca ajouta un peu de salade verte et croquante dans son assiette, observant Hélène. Sa
mère regardait son médecin d'un air tranquille, mais sa bouche conservait un pli boudeur.
« Je n'ai pas cessé de la soutenir, de veiller sur elle au fil des ans, et cela a miné une grande
partie de mon énergie », s'avoua-t-elle. Elle espéra de tout son cœur que Marco Vaccari
saurait rendre sa mère plus forte, plus heureuse, moins dépendante. Bref, qu'il réussirait à
opérer une sorte de miracle !
S'il ne se produisait pas, elle continuerait à veiller sur elle, bien sûr. Elle l'aimait beaucoup trop
pour l'abandonner !
Ce fut Jeanne qui interrompit le cours de ses pensées, en demandant tranquillement :
— Tu as déjà fait ta valise ?
— Non, répondit Bianca, sentant qu'il fallait être franche même si le moment n'était pas celui
qu'elle aurait choisi. Je ne pars pas avec toi, en fait. Je suis justement venue t'en avertir. Il y a
un changement : je reste ici jusqu'au retour de Cesare, et même après. Pendant quelques jours,
sans doute.
Elle s'attendait à ce que sa mère explose. Cela ne traîna pas ! Laissant tomber sa fourchette
dans un cliquetis sonore, le visage soudain pâli, Hélène s'écria :
— Tu ne peux pas rester ! Des dispositions ont été prises, tu ne peux pas les annuler comme
ça te chante ! Tu m'avais dit que votre liaison était terminée. Alors, pourquoi t'attardes-tu ?
Pourquoi l'attends-tu ? Je n'ai rien contre lui personnellement, il a été si généreux ! Mais si tu lui
laisses la bride sur le cou, il finira par te blesser. Tu le vois bien ! Il t'a encore abandonnée !
D'ailleurs...
Hélène laissa un instant sa phrase en suspens, sans doute pour mieux abattre sa carte
maîtresse :
— J'ai téléphoné à Stazia Linley pour l'avertir que tu serais à ton poste la semaine prochaine.
Elle en a été plus que soulagée. Tu n'as pas le droit de la laisser tomber ! Veux-tu perdre ton
job parce qu'un homme te fait danser comme une marionnette ?
Bianca sentit son cœur battre de façon saccadée. Chaque fois que sa mère regardait Cesare
Andriotti, elle voyait un danger pour sa fille. C'était irrationnel, bien entendu. C'était là que
résidait sa névrose et elle avait rejailli en partie sur Bianca, exposée depuis l'enfance.
Tentant de se montrer apaisante, Bianca plaida :
— Cesare ne cherchera jamais à me nuire délibérément. Ni à moi ni à quiconque, d'ailleurs.
Ce n'est pas son genre.
Elle sut tout à coup, avec toute la force de son intime conviction qu'elle voyait juste. Même
s'il ne cherchait pas à l'épouser par amour, sa démarche était authentique, elle en était certaine.
Il n'y avait aucune méchanceté en lui. Il était incapable de faire souffrir !
Il avait essayé d'être cruel avec elle, mais n'y était pas parvenu et avait fait lui-même amende
honorable. Il avait démontré qu'il avait le sens du bien et du mal, de ce qui était juste et de ce
qui ne l'était pas.
— Je ne resterais pas ici si j'avais des raisons de croire qu'il m'a abandonnée ! souligna-t-
elle, cherchant à rassurer sa mère.
Sa réplique n'eut pas l'effet escompté. Hélène se leva d'un bond en renversant sa chaise, et
se précipita dans la villa.
Comme Bianca allait la suivre, Marco l'arrêta d'un geste.
— Non, laissez-la. Cela vaut mieux. Hélène doit apprendre que vous ne serez pas toujours là
pour sécher ses larmes et la préserver des coups du sort.
Haussant les épaules, Jeanne commenta :
— Et moi qui la croyais en bonne voie parce qu'elle mange mieux et accepte de se passer
d'alcool...
— Votre sœur buvait pour se soutenir : quand elle n'aura plus besoin de béquille, elle
arrêtera, fit observer Marco, souriant. De plus, elle a eu une matinée difficile. C'était notre
première séance de travail un peu rude. Il ne faut pas accorder trop d'importance à cette crise.
Elle a fait des progrès et en fera encore, seulement cela prendra du temps.
Il était réconfortant de le savoir, pensa Bianca. Le déjeuner ayant pris fin, elle accompagna sa
tante à la piscine et l'y laissa installée sur un transat à l'ombre d'un parasol, digérant son
copieux et excellent repas.
Les progrès d'Hélène seraient-ils durables ? Apprendre que sa précieuse fille épousait
Cesare Andriotti ne provoquerait-il pas une irrémédiable rechute ?
Car Bianca savait maintenant qu'elle dirait « oui ». Quels que fussent les motifs de Cesare,
elle avait aussi les siens — et ils étaient les meilleurs du monde : elle l'aimait ; la vie sans sa
présence lui semblait pauvre, vide, elle préférait ne pas songer à cette éventualité !
Soudain sûre de sa décision, elle sentit son cœur se soulever d'allégresse.
Avec un sourire de sympathie, Bianca fit asseoir sa tante, et lui versa un jus bien frais
d'oranges pressées.
— Je ne suis pas passée ce matin, expliqua-t-elle, parce que je n'étais pas sûre que ce soit
indiqué. J'aurais aimé téléphoner au professeur pour prendre son avis, mais je ne savais pas
comment le joindre.
Elle avait déjà appelé Stazia sur son mobile, pour lui expliquer que sa mère avait commis une
erreur, et qu'elle ne reprendrait pas son poste avant plusieurs jours. Stazia n'avait pas très bien
pris la nouvelle, comme elle s'y attendait, mais Cesare passait avant sa carrière ! Avant tout le
reste, en fait, si elle voulait être honnête.
— Tu pourrais lui communiquer mon numéro de mobile, pour qu'il me fasse part de son
opinion, continua-t-elle. Je ne voudrais pas perturber maman plus que je ne l'ai déjà fait.
— Pour ma part, dit Jeanne après avoir avalé quelques gorgées de jus d'orange, je me
demande ce que lui vaut ce traitement. Elle aurait dû entrer dans une clinique, comme tout le
monde, et se ressaisir, à la fin ! Je n'approuve pas ta liaison avec ce jeune monsieur parce que
je suis plutôt vieux jeu, et fière de l'être, mais n'en ferai tout de même pas une crise d'hystérie !
— Que s'est-il encore passé ? s'enquit Bianca, les jambes soudain flageolantes.
Elle s'empressa de s'asseoir tandis que Jeanne précisait :
— Je suis justement venue t'en parler. Marco prétend qu'il peut gérer la situation. Je crois
qu'il lui a donné un sédatif, hier soir. Il affirme que tu dois pouvoir prendre tes propres
décisions, mais j'estime que tu as le droit de savoir.
— Quoi ? fit Bianca avec un coup au cœur.
— Ta mère déclare que si tu ne pars pas avec moi, c'est elle qui s'en ira. Personne ne peut
l'en empêcher à part toi.

13.
Les mâchoires douloureusement serrées, Cesare arpentait l'appontement rocheux en fixant le
large. Il guettait le retour de la Bella Allegra.
Il avait tout perdu ! Bianca ne l'avait pas attendu. Ses propres paroles résonnaient dans son
esprit de manière lugubre : « Si je ne te trouve pas à mon retour, je saurai que tu as réfléchi à
ma proposition de mariage et décidé de la refuser... »
Celle qu'il en était venu à aimer profondément, au point de rejeter toutes ses anciennes
convictions sur le caractère irremplaçable de la liberté, l'avait laissé aux prises avec les affres
d'un amour non partagé.
Il se remémora avec un demi-sourire amer le sentiment de jubilation qu'il avait ressenti en
posant l'hélicoptère, en sautant à terre sous les pales encore en rotation. Revenu plus tôt qu'il
ne l'avait escompté, il était sûr qu'elle serait là, à l'attendre, sa belle Bianca ! Ce qu'ils
partageaient était si précieux ! Elle le savait forcément, tout comme lui !
Si elle ne savait pas encore si elle souhaitait s'attacher à lui pour la vie, il tenterait tout ce qui
était en son pouvoir pour la convaincre !
Au sommet de la piste, il s'était trouvé nez à nez avec son ami Marco, qui avait dû entendre
arriver l'hélicoptère. Dans sa hâte de revoir Bianca, il avait failli se contenter d'un « Salut, à
tout à l'heure ! » mais la politesse l'avait retenu. Il avait tout de même posé la question
attendue :
— Comment ça se passe ?
— Tout est arrangé, maintenant. Curieuse réponse, avait-il pensé. Il avait dû se passer
quelque chose durant son absence. Rien de capital, sans doute. Le plus important, c'était son
entrevue avec Bianca ! Il s'était enquis par courtoisie, en hôte qui se soucie de ses invités :
— Jeanne est partie sans encombre ?
— Oui. Elles sont parties toutes les deux, avec Bianca. Stupéfait, il n'avait d'abord pas voulu
y croire. Puis, une fois qu'il s'était pénétré de cette nouvelle, la souffrance l'avait submergé...
— Ugo les a emmenées avec la chaloupe, largement à temps pour le vol vers Londres.
« Partie, partie... » cette litanie courait dans son esprit et il prenait à peine garde aux propos
de Marco, qu'il n'enregistrait que par bribes : « crise de nerfs, sautes d'humeur... manipulée
depuis l'enfance, j'imagine... très regrettable... mais l'évolution est favorable... »
Cesare se rappelait à peine de quelle manière il avait pris congé de son ami. Il se souvenait
seulement d'être venu ici pour attendre la Bella Allegra. Peut-être Bianca avait-elle laissé un
message pour lui ?...
Ce ne fut qu'un espoir fugitif, vite anéanti par la lucidité : elle n'avait nul besoin de laisser un
message, son départ en était un ! Il lâcha un juron, fourrant rageusement ses mains dans ses
poches, sous le soleil brûlant. Il attendrait malgré tout. Ugo le ramènerait à Palerme, il n'était
pas en état de piloter lui-même. Pas question qu'il moisisse ici ! Cet endroit lui était odieux !
Il se réfugierait dans sa villa des environs de Rome, tel un animal blessé rentrant dans sa
tanière pour panser ses blessures. Ensuite, il lui faudrait essayer d'oublier...

Assise à la proue, Bianca aurait aimé que la chaloupe aille plus vite. Au moins, l'île était en
vue, maintenant. Elle avait hâte d'arriver, de déchirer la fichue lettre, et d'attendre Cesare !
Ugo tentait de faire la conversation, mais elle ne lui répondait que par monosyllabes. Il devait
se dire qu'elle était dérangée !
A l'enregistrement, à l'aéroport, Jeanne avait déclaré :
— Tu as peut-être bien agi, et peut-être pas. Ce qui est sûr, c'est que son état s'est stabilisé
dès qu'elle a su que tu partirais avec moi, comme prévu. Ce matin, au breakfast, elle était en
pleine forme. Evidemment ! Puisqu'elle a eu ce qu'elle voulait... Elle est persuadée t'avoir tirée
des griffes du diable !
Ugo, qui poussait leur chariot à bagages, s'ennuyait ferme en les escortant, de toute évidence
: une des voyageuses le désapprouvait, l'autre restait imperméable à son flirt ! Bianca avait
déclaré à sa tante :
— Je retourne là-bas.
Elle s'était mise à retirer ses bagages du chariot, ignorant les sourcils écarquillés d'Ugo.
— Et Hélène ? avait lancé Jeanne.
— Je me fais beaucoup de souci pour elle. Mais Cesare passe avant tout. Il m'a demandé de
l'épouser. Il voulait que je l'attende. Il s'agit de ma vie, Jeanne ! Je ne vais pas la détruire parce
que ma mère a une névrose ! J'ai toujours été là pour la protéger, et je le serai encore. Je ferais
n'importe quoi pour elle, sauf tourner le dos à l'homme que j'aime !
« Même si lui ne t'aime pas ? » lui avait chuchoté une petite voix insidieuse.
Elle l'avait ignorée. Peu importe ! Elle voulait plus que tout au monde être près de Cesare et
saurait s'en contenter.
— Elle va avoir une crise de nerfs ! avait averti Jeanne.
— Probablement. Marco s'en occupera. C'est pour cela que Cesare le paie et j'ai toute
confiance dans les compétences du professeur ! avait-elle répliqué.
Elle s'était sentie soulagée, légère, comme si elle venait d'être enfin délivrée d'un lourd
fardeau.
Elle se trouvait toujours dans cet état de légère griserie. Enfin, l'île se rapprochait pour de
bon, grosse butte verte sur l'eau bleue, pareille à un dessin d'enfant.
L'excitation la reprit. Dès qu'elle arriverait dans la maisonnette, elle déchirerait la lettre qu'elle
avait laissée en évidence sur la table, avec le nom de Cesare dessus.
Elle réalisait maintenant que ce qu'elle y avait écrit était un aveu de défaite ! Elle expliquait
qu'Hélène, apprenant la poursuite de leur liaison, avait subi une rechute régressive. De ce fait,
elle ne l'avait pas informée de sa demande en mariage, et le priait de bien vouloir lui aussi
garder le silence là-dessus. Elle concluait en suggérant qu'il vaudrait mieux qu'ils ne se voient
pas pendant quelque temps.
Heureusement, elle était revenue juste à temps à des idées plus sensées !
Son esprit se tourna vers des pensées plus riantes, envisageant les jours à venir...
Quand elle aurait déchiré la lettre, elle ôterait sa robe de voyage, enfilerait un short et un
débardeur, et se consacrerait au farniente au soleil, comptant les heures, guettant le grondement
des rotors de l'hélicoptère. Peut-être que...
Le cours de ses pensées s'arrêta net lorsqu'elle aperçut, sur la murette en pierre qui formait la
jetée, une silhouette solitaire. Cesare !
Cela aurait pu être n'importe qui. Pourtant, elle sut immédiatement que c'était lui. Il était déjà
revenu ! Tandis que la Bella Allegra s'apprêtait à accoster, les battements de son cœur
s'accélérèrent. Il avait dû lire sa lettre, maintenant. Que ressentait-il ? Etait-il malheureux,
déçu ? Ou en colère, parce qu'il pensait qu'elle était peut-être, et seulement peut-être, enceinte
de lui ?
Et pourquoi était-il en train de guetter la chaloupe — qui approchait rapidement, à présent ?
Parce qu'il voulait ordonner à Ugo de le ramener séance tenante à Palerme, pour y prendre
le prochain vol pour Londres et partir à sa recherche ?
« Cela ne tient pas debout », pensa-t-elle avec frénésie. L'hélicoptère peut l'emmener à
Palerme en un rien de temps, sans parler du jet de la compagnie...
Oubliant les interrogations inutiles, elle descendit à peine la chaloupe accostée et se mit à
courir.
Il était figé, telle une statue.
Aucune importance, elle allait tout changer ! Elle accourut vers lui sur les pierres inégales et
sut qu'elle avait raison lorsque, se jetant dans ses bras, elle vit le grand sourire qui transfigurait
ses traits crispés.
Sous ses baisers fiévreux, un instinct secret lui confirma qu'elle lui appartenait.
— Cara mia ! On m'a annoncé que tu étais retournée en Angleterre. J'ai été stupéfait de te
voir. Je pensais t'avoir perdue ! dit-il.
Puis, avec un regard intense, d'un ton sûr, sans aucune interrogation :
— Tu vas m'épouser.
Elle éleva les mains vers son beau visage, effleurant sa bouche si passionnée, répondant par
un « oui » net et sans équivoque. Elle vit passer dans son regard un éclair de triomphe.
— Je le savais ! s'écria-t-il, déposant une pluie de baisers sur ses joues, ses lèvres.
— Prétentieux, va ! riposta-t-elle d'un air rieur.
Il sourit jusqu'aux oreilles, et, l'attirant dans le creux de ses bras, lui donna un baiser à lui faire
tourner la tête. Soudain, il s'écarta à demi :
— J'oubliais que nous avons un spectateur. Quand je suis avec toi, je ne sais plus ce que je
fais !
C'était délicieux à entendre, pensa-t-elle, mais ils devaient cesser de s'embrasser, surtout
aussi démonstrativement. Ugo les observait en affichant un large sourire, et elle savait que, s'il
l'avait osé, il aurait poussé des sifflements !
Elle savait aussi que la demande en mariage de Cesare ne tarderait pas à se répandre dans la
villa — Ugo avait entendu tout ce qu'elle avait dit à Jeanne. Hélène allait perdre la tête ! Marco
s'occuperait d'elle, c'était son rôle, se dit-elle pendant que Cesare, lui prenant la main,
l'entraînait sur le chemin après avoir ordonné à Ugo de se charger des bagages.
L'enlaçant par la taille, il avoua :
— J'étais en train de devenir fou, je pensais que tu avais décidé de ne pas m'épouser. En fait,
tu as accompagné ta tante pour être sûre qu'elle embarquerait sans encombre, c'est ça ?
Elle s'immobilisa. Si elle voulait que leur relation se développe dans l'harmonie, elle devait se
montrer honnête.
— Non, Cesare, reconnut-elle, j'ai voulu rentrer en Angleterre. Lorsque j'ai annoncé à
Hélène que je t'attendrais ici, elle a explosé et a déclaré qu'elle s'en irait si je ne partais pas.
Tous les progrès qu'elle semblait avoir accomplis auraient été effacés d'un coup. Que pouvais-
je faire ? Il était impossible de la priver de cette occasion de se soigner, de se rétablir une
bonne fois pour toutes.
— Pourtant, tu es revenue, énonça doucement Cesare. Cela devait signifier quelque chose...
Qu'elle tenait à lui ?
Peut-être même qu'elle commençait à... s'éprendre de lui ? Avait-elle enfin compris que son
éducation l'avait conditionnée à se défier systématiquement des hommes, surtout s'ils étaient
riches ?
Il ne commettrait pas la sottise de la questionner. Dans ce domaine, il lui fallait faire confiance
au temps... Bianca avait accepté de l'épouser et c'était déjà une grande joie !
Comme ils atteignaient le sommet de la colline, il lui lança un défi, pour alléger l'atmosphère :
— Au premier qui arrive à la maison ! Le perdant devra séduire le gagnant !
Il s'élança comme une flèche. A mi-parcours, il marqua un arrêt pour regarder en arrière. Elle
marchait tranquillement, à l'allure d'un escargot, et lui lança en le voyant faire demi-tour vers
elle :
— Vas-y, continue ! Je ne demande pas mieux que d'être la perdante !
Il la rejoignit tout de même, la fit tournoyer entre ses bras, et déclara d'une voix à la fois
rauque et rieuse :
— Restons ex-æquo, comme cela, on se séduira mutuellement !
Elle en serait ravie, songea-t-elle tandis qu'il lui faisait franchir le seuil, et la déposait à terre. Il
s'inclina pour l'embrasser avec une douce lenteur. Sans même lui laisser le temps de reprendre
son souffle, il annonça :
— Nous nous marierons dès que les arrangements pourront être pris. Je parlerai à Hélène, je
saurai la convaincre que je ne suis pas comme ton père, que je ne te ferai jamais mal.
— Merci, murmura Bianca, les yeux embués, ne voyant pas tout de suite qu'il raflait sur la
table, l'enveloppe qu'elle avait laissée à son intention.
— Pour moi ? Pour m'expliquer les raisons de ton départ ?
Elle hocha la tête avec un frisson rétrospectif. Cesare déchira la lettre en quatre, sans la lire et
ce fut avec un regard brillant de malice qu'il déclara :
— Aucune importance. Je t'ai, tu m'as fait une promesse. C'est tout ce qui compte.
— Te souviens-tu qu'avant ce coup de fil qui t'a entraîné à Rome, j'allais te poser une
question ? demanda-t-elle timidement.
Elle tenait à la poser dès maintenant afin de clarifier la situation. Cependant, quelle que fût la
réponse de Cesare, cela ne changerait rien : elle était attachée à cet homme par un lien
invisible, impossible à rompre.
— Je me le rappelle très bien ! dit-il en riant. J'étais même furieux de cette interruption.
Alors, je t'écoute, amore.
— Est-ce que tu m'as demandé de t'épouser parce que je pouvais être enceinte ?
Il se figea, visiblement abasourdi. Puis ses lèvres s'étirèrent en un large sourire et il vint lui
prendre les mains pour déposer de petits baisers sur ses doigts.
— Si tu veux bien réfléchir, tu te rappelleras que j'ai d'abord voulu t'épouser à un moment où
il t'était impossible d'être enceinte. La deuxième fois, c'était après avoir compris que je t'aimais
et que je te voulais près de moi pour la vie. Je n'ai pas songé une seconde à une éventuelle
grossesse ! Cette idée ne m'est venue qu'en te voyant si pâle, et incapable d'avaler quoi que ce
soit. Je reconnais m'être servi de cela comme d'un levier, à ce moment-là.
Bianca le regardait, bouche bée. Elle était devenue très pâle.
— Répète un peu, parvint-elle à énoncer d'une voix étranglée.
— J'avoue avoir triché, et je m'excuse de...
— Non, non, non ! fit-elle avec frénésie. Avant ! L'autre chose que tu as dite... que... que tu
m'aimais ?
— Je... cela m'a échappé, cara. J'espérais seulement que tu trouverais sensé de m'épouser,
que tu me permettrais de t'apprendre à m'aimer, admit-il avec humilité.
Puis, redressant la tête :
— Bien sûr que je t'aime ! De quoi pourrait-il s'agir d'autre, à ton avis ?
— Oh, Cesare !
Elle se jeta dans ses bras, le serrant convulsivement contre elle, se perdant en propos
incohérents. Il s'écarta un peu, la saisit par le menton et lui redressa la tête, essuyant les larmes
qui avaient roulé sur son visage.
— Que cherches-tu à me dire, amore ?
— Que tu aurais dû me parler ! s'écria-t-elle. Pourquoi crois-tu que j'aie mis fin à notre
liaison ? Parce que j'étais tombée amoureuse de toi ! Il fallait que je me sorte de là avant de
m'enliser. L'amour, l'engagement... tu les refusais...
Il la fit taire en posant une main sur sa bouche. Il expulsa plusieurs longs soupirs saccadés
avant de prononcer d'une voix rauque :
— Je t'aime, tu m'aimes, et c'est pour toujours. C'est tout ce que je veux savoir.
Maintenant... il est temps de payer notre gage, tu ne crois pas ? Celui que nous nous devons
mutuellement parce que nous sommes arrivés ex aequo...
Bianca se contenta de hocher la tête, se laissant emmener vers l'escalier. Déjà, le trouble
l'avait gagnée... Lorsque Cesare, parvenu au pied des marches, sortit son mobile de sa poche,
elle parvint à demander d'une voix étranglée :
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je téléphone à Maria pour qu'elle nous fasse livrer du Champagne. Nous avons beaucoup
de choses à célébrer ! répondit Cesare, commençant à la dévêtir avec une habileté
consommée. Nous commençons ?
Il vit à son regard brillant, déjà un peu noyé, qu'elle ne demandait pas mieux.

Épilogue
Onze mois plus tard...

Des corbeilles de jonquilles décoraient la vaste pièce aérée. Par les hautes croisées on
apercevait les champs luxuriants qui s'étiraient à perte de vue.
Bianca était sûre de ne jamais regretter la décision qu'elle avait prise en accord avec Cesare :
établir leur résidence principale au cœur de la campagne anglaise. Quel rêve ! Elle poussa un
soupir heureux tandis que son menu fardeau gigotait entre ses bras. Flavia Allegra Andriotti,
deux mois tout juste, était mignonne à croquer dans sa robe de baptême brodée. Elle avait des
cheveux noirs, les yeux bruns de son père et les plus petits pieds que l'on puisse imaginer.
Bianca se sentit au comble du bonheur lorsque Cesare, superbe dans son costume sombre si
raffiné, vint se poster près d'elle, enlaçant sa taille.
— Mme Hammond vient de reconduire nos derniers invités, dit-il.
Il avait tenu à ce qu'ils aient une gouvernante — laquelle était merveilleuse, une vraie perle. Il
avait souligné qu'en tant qu'épouse et mère, Bianca ne serait déjà que trop occupée. Son
regard avait alors pris cet éclat particulier qu'elle connaissait si bien, lorsqu'il avait ajouté qu'il
avait des besoins nombreux et variés...
En sentant sa main virile glisser sous le pan de sa veste couleur cannelle, elle eut un léger
soupir et tourna la tête pour trouver sa bouche. Cesare laissa éclater ce sourire d'assurance
suprême qui n'appartenait qu'à lui. De son autre main, il jouait avec le sublime collier de rubis
qu'il lui avait offert pour la naissance de leur fille. « Les diamants sont trop froids pour toi »,
avait-il soutenu. Selon lui, les rubis convenaient mieux à sa nature passionnée...
La relâchant à contrecœur, il prit sa fille dans ses bras et murmura :
— Tu auras peut-être envie de retenir à dîner Marco et Hélène. Mais je t'avertis, ma chère
et tendre épouse, amour de ma vie, que tu serais mal avisée de les encourager à s'attarder ! J'ai
des projets pour nous, et ils nécessitent une nuit précoce !
Elle lui lança un regard un peu noyé et effleura sa belle bouche si sensuelle avec des doigts
légers. Rompant leurs instants d'intimité complice, elle laissa errer son regard de l'autre côté de
la vaste pièce : confortablement installés dans des fauteuils, auprès du feu de cheminée, sa
mère et Marco Vaccari conversaient à mi-voix.
Hélène semblait une autre femme. Elle avait enfin repris du poids. Elle portait au naturel ses
cheveux châtain clair à peine parsemés de fils gris, et s'était discrètement fardée. Mais, surtout,
elle avait trouvé la sérénité.
— Mon petit doigt me souffle que ces deux-là ont quelque chose à nous annoncer, déclara
Cesare. Je suis surpris que tu n'aies rien remarqué.
— Comment le pourrais-je ? Je n'ai d'yeux que pour toi ! riposta Bianca en glissant son bras
sous celui de son mari, tandis qu'ils avançaient de concert vers leurs invités.
Marco et Hélène étaient trop absorbés l'un par l'autre pour les voir venir, ou pour entendre le
chuchotement de Bianca :
— S'ils sont fiancés, j'en suis très heureuse. Ils auront sans doute envie de se retrouver en
tête à tête, non ? Je pense à ce charmant et délicieux restaurant qui se trouve entre notre
demeure et le village...
— Je n'en attendais pas moins de toi ! fit Cesare, dont la main glissa sur sa hanche, éveillant
entre eux cet intense émoi sensuel qui était la marque de leurs échanges intimes. Si nous leur
expliquons que nous avons un rendez-vous urgent dans notre chambre, je suis certain qu'ils
comprendront !
Décidément, pensa Bianca, Cesare était incorrigible, irrésistible ! Souriant à l'homme de sa
vie, elle reprit sa marche, décidée à s'immiscer dans la conversation murmurée de leurs hôtes.

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