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FIONA McARTHUR

Une sage-femme à aimer

COLLECTION BLANCHE

éditionsHarlequin
Résumé

Kate est bouleversée. Le retour de Rory, son premier


amour, dans la petite ville où ils ont tous deux passé leur
enfance, fait resurgir en elle des souvenirs brûlants : leur
premier baiser, les promesses échangées, et leur rupture
forcée, qui a laissé en elle une blessure profonde… Très
vite, Kate éprouve le désir de renouer avec celui qu’elle
n’a jamais cessé d’aimer. Mais comment regagner son
cœur sans lui révéler le douloureux secret qu’elle tait de-
puis trop longtemps ?

Collection BLANCHE
Passions et ambitions dans l’univers médical.
N° 972 / 15 février 2010
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise
sous le titre :
MIDWIFE IN A MILLION

Traduction française de
ANNE DUGUET

HARLEQUIN®
est une marque déposée du Groupe Harlequin
et Blanche® est une marque déposée d’Harlequin S. A.

Photo de couverture
Enfant & médecin : © WOLFGANG FLAMISCH / CORBIS

© 2010, Fiona McArthur © 2010, Traduction française Harlequin S. A.


83-85, boulevard Vincent Auriol, 75013 PARIS – Tél 01 42 16 63 63
Service Lectrices – Tél. 01 45 82 47 47
www.harlequin.fr
ISBN 978 2 2808-1499-7 – ISSN 0223 5056
1.

Rory McIver descendit de l’avion du Royal Flying Doc-


tor Service – le Service royal des médecins volants – dont
le pilote avait accepté de le déposer en chemin. Le vol
s’était déroulé sans heurt. Peut-être se serait-il senti plus
libre en prenant sa Range Rover, mais les deux semaines
précédentes avaient été si mouvementées que la perspec-
tive de parcourir sur un simple coup de tête les trois mille
kilomètres qui séparaient Perth de Jabiru lui avait paru
ridicule.
Il se pencha pour ramasser une poignée de cette terre
rouge brique qu’il avait vue défiler derrière son hublot
pendant des heures, la laissa couler entre ses doigts et
laissa le vent balayer les quelques grains accrochés à sa
paume avant de regarder autour de lui. Jamais il n’aurait
cru qu’il reviendrait ici, un jour.
Bien qu’il fût tôt, la chaleur l’enveloppait telle une cou-
verture chauffante dont le thermostat aurait été réglé au
maximum. Une chaleur que seule la région de Kimberley
en Australie occidentale pouvait offrir et qu’il appréciait à
présent après en avoir été privé pendant dix ans.
Machinalement, il palpa sa poche de poitrine. Une ha-
bitude, ou plutôt un tic qu’il avait contracté à l’époque,
lorsqu’il avait reçu cette fichue lettre…
Comme l’avion du RFDS redécollait en bringuebalant
de la piste d’atterrissage poussiéreuse, un chien de trou-
peau aboya. Son propriétaire, un cow-boy dégingandé
nonchalamment appuyé contre son pick-up cabossé, por-
ta un doigt à son akubra.
— Salut, Rory. Ça fait un bail…
— C’est sympa d’être venu m’accueillir, Smiley, dit Rory
en lui serrant la main.
Au moins lui n’avait pas changé ; il était toujours aussi
laconique.
Il lança sur la plateforme arrière son fourre-tout qu’un
nuage ocre recouvrit aussitôt, puis, avec une moue iro-
nique, ouvrit la portière passager. Mais lorsqu’il voulut la
refermer derrière lui, il dut lutter contre la violente bour-
rasque qui s’engouffrait dans l’habitacle. Seraient-ce les
prémices d’un orage ?
Sans s’en préoccuper, Smiley s’installa derrière le vo-
lant et mit le moteur en route.
— Je me demandais combien de temps ça te prendrait
pour réapparaître après le retour de Kate.
Sa voix traînante que Rory se rappelait si bien lui arra-
cha un sourire jusqu’à ce que les mots parviennent à son
esprit. Il esquissa une grimace. Pas très longtemps, sem-
blait-il…
— J’ai lu dans le journal que son père était malade. Si je
comprends bien, elle aussi avait quitté la région ?
— Mmh… La même année que toi. Pour aller étudier à
Perth, grommela Smiley en desserrant le frein à main.
Elle est rentrée pour lui tenir compagnie, mais elle
s’arrange pour venir ici en avion et passer quelques jours
afin de décharger Sophie au dispensaire.
Comme il jetait un coup d’œil sur le petit 4x4 garé sous
l’appentis au coin du paddock, Rory en déduisit qu’il
s’agissait du véhicule de Kate.
— Elle met au monde les bébés qui arrivent à
l’improviste dans les campements, poursuivit Smiley, et
se charge également des urgences. J’ai entendu dire que
le patron n’est pas du tout heureux de la voir exercer ici,
ajouta-t-il en secouant la tête.
De toute évidence, l’attitude de Lyle Onslow n’avait pas
bougé d’un iota ; il était toujours le même vieil idiot aigri
et obstiné.
— Quoi d’étonnant ? Il a toujours trouvé quelque chose
à redire sur tout.
— Il est en train de mourir, observa Smiley en lui lan-
çant un coup d’œil en coin.
Rory mit quelques secondes à assimiler l’information.
Lyle était un homme dur, souvent injuste, mais visible-
ment c’était à saint Pierre qu’il devrait bientôt rendre des
comptes.
Balayant le sujet d’un haussement d’épaules, Smiley
glissa entre ses dents une nouvelle allumette qu’il se mit à
mâchouiller. Ses lèvres remuaient à peine, pourtant le
brin de bois dansait au coin de sa bouche avec une
adresse qui lui avait été directement transmise par son
père. Une image qui raviva de bons souvenirs chez Rory.
Car, bizarrement, il lui en restait beaucoup plus qu’il ne
l’imaginait.
— Tu as prévenu Kate de ton arrivée ? demanda Smiley.
— Non.
Rory ferma les yeux, et la nuit blanche qu’il avait passée
à essayer d’échafauder un plan d’action pesa lourdement
sur ses paupières.
— S’il te plaît, essaie de ne pas ébruiter la nouvelle pour
l’instant.
Smiley eut un reniflement moqueur.
— Ne pas ébruiter la nouvelle ? Ici ?… Elle s’est propa-
gée sur les ondes comme une traînée de poudre à la se-
conde même où ton avion a décollé de Perth.
Evidemment… D’ailleurs, il s’en était douté – même s’il
avait refoulé cette pensée dérangeante. Et lorsqu’il la ver-
rait, il lui faudrait assumer cette démarche qui l’avait
amené ici.
Lorsqu’il la verrait… Il ignorait ce qu’il ressentait à la
perspective de rencontrer la femme qui l’avait rejeté
après lui avoir promis de l’attendre. Qui n’avait jamais
répondu à ses lettres. Qui, manifestement, avait été la
cause du désespoir et de la souffrance de ses parents mal-
gré leur gentillesse à son égard après le décès de sa mère.
Il avait besoin de temps. Mais y en aurait-il jamais as-
sez pour résoudre ce problème entre eux deux ?
Alors qu’il avait presque atteint son objectif, il s’était fi-
nalement rendu compte qu’il ne pourrait pas aller de
l’avant sans tirer d’abord un trait sur le passé.
— Comment va Sophie ?
La sœur de Smiley était l’antithèse de son frère. Pétil-
lante et extravertie, elle régentait Smiley sans pitié, le-
quel, imperturbable, se contentait de hausser les épaules.
A une époque, tous les quatre avaient été inséparables sur
cet immense territoire que constituaient les milliers
d’hectares du ranch Jabiru. Encore une chose que le père
de Kate n’avait pas supportée : que sa fille fréquente les
ouvriers qui travaillaient pour lui.
— Toujours à asticoter quelqu’un, répondit Smiley avec
cependant une note de fierté dans la voix.
Et lui qui était plutôt avare de paroles lui donna des dé-
tails, comme s’il avait senti qu’il souhaitait changer de
sujet.
— A présent, elle travaille au dispensaire avec…
Conscient de sa maladresse, il lui jeta un rapide regard
à la dérobée avant de continuer :
— En tout cas, recevoir de l’aide lui permet d’avoir un
peu de loisir. Et elle apprécie d’autant plus les conseils
qu’elle compte devenir sage-femme…
Kate jouant les professeurs avec Sophie ? Bien sûr, elle
n’était plus l’adolescente de seize ans qu’il avait connue. A
quoi s’attendait-il ? A ce qu’elle croie encore que lui,
Rory, détenait les clés de l’univers ?
— Quand repars-tu ? s’enquit Smiley devant son si-
lence.
— J’ai une semaine de congé. Je vais rester au Hilton
deux jours jusqu’à ce qu’un avion du RFDS puisse passer
me chercher.
Le Hilton, c’était ainsi qu’avait été baptisée par dérision
la pension de famille très délabrée gérée par Betty Shultz,
une robuste ex-infirmière de l’armée – ce que, sans con-
vaincre personne, Shultzie démentait en jurant ses
grands dieux qu’elle n’avait jamais quitté l’agglomération
de Jabiru.
Bien sûr, son Hilton n’avait rien à voir avec la chaîne
d’hôtels chic du même nom ; dépouillé à l’extrême,
l’établissement ne tenait debout que grâce à des rafisto-
lages de planches de bois clouées les unes sur les autres.
— Comment s’est passée la fête pour le départ en re-
traite de Charlie ?
— La nourriture était bonne… Tu ne veux pas le rem-
placer, je suppose ?
Briguer ce poste d’ambulancier dans le bush plutôt que
celui de responsable adjoint du service des ambulances
de tout l’Etat ? Après s’être démené pour grimper les
échelons et parvenir à obtenir cette affectation, le mois
dernier… ?
A vrai dire, cela lui aurait plu de parcourir de nouveau
les routes. Participer à des réunions budgétaires ou régler
des problèmes d’organisation n’avait jamais été sa tasse
de thé.
— Non, j’en ai bien peur.
Ils restèrent silencieux jusqu’à ce qu’ils passent devant
les immenses enclos à bétail et s’arrêtent en face de
l’hôtel situé dans la rue principale de Jabiru, petite ag-
glomération de cent cinquante habitants pendant la se-
maine et de trois cents – surtout des gardiens de
troupeaux et leurs apprentis – le week-end.
Rory observa avec nostalgie les alentours, si différents
d’une ville animée comme Perth. Alors qu’il prenait son
sac sur la plateforme arrière, une nouvelle bourrasque
souleva les pans de sa chemise, et il leva les yeux sur le
ciel pâle à la recherche des premières traînées nuageuses,
mais n’en découvrit aucune. Pas encore…
Avec un sourire, il frappa un coup sur le toit du pick-up
pour prévenir Smiley qui le salua d’un geste de la main
avant de redémarrer. Rory regarda pensivement le véhi-
cule s’éloigner jusqu’à ce qu’il disparaisse dans un nuage
de poussière. Ne ferait-il pas mieux de changer d’avis et
de regagner la piste d’atterrissage ?
Jamais encore il n’avait reculé devant un défi. Pourtant,
l’idée de fuir lui parut curieusement séduisante… Juste
une fraction de seconde, le temps qu’il se ressaisisse.
Maintenant qu’il était à pied d’œuvre, autant aller
jusqu’au bout et cesser de faire une montagne de cette
visite. Ce n’était pas comme s’il avait encore de la famille
ici ; à cause de sa liaison avec Kate, ses parents avaient
été contraints de quitter la région.
Aussitôt, il refoula son amertume. Le reste, à savoir sa
réaction à l’égard de Kate, s’arrangerait tout seul.
Dans la rue déserte, la plupart des magasins étaient
condamnés. Aucun rapport, bien sûr, avec la propriété du
père de Kate ou avec la ferme où lui-même avait grandi,
mais, en dix ans, pratiquement rien n’avait changé dans
la partie commerciale de Jabiru.

Kate Onslow était venue au monde sur un siège de pi-


lote d’avion, et cette naissance l’avait sans doute prédis-
posée à se sentir aussi à l’aise derrière un manche à balai
qu’à cheval. Une faculté très précieuse dans certaines cir-
constances. Comme c’était le cas depuis quatre semaines.
En Cessna, elle ne mettait que vingt minutes entre le
domaine de Jabiru et le village du même nom alors que,
par la route, il lui aurait fallu plus de deux heures. Son
arrière-grand-père s’était fixé sur ces terres à la fin du
XIXe siècle, mais lorsque l’agglomération s’était agrandie
de manière exponentielle, son grand-père avait construit
une autre demeure pour échapper, selon ses dires, à cette
promiscuité. Et même si une population de cent per-
sonnes ne lui semblait pas à ce point envahissante, Kate
devait reconnaître que son aïeul avait eu raison.
La nouvelle propriété de Jabiru qui s’étalait sur cinq
mille mètres carrés était nichée au pied d’une chaîne de
montagnes ocre bordant la mer de Timor où l’on trouvait
de magnifiques points d’eau et une petite forêt pluviale
luxuriante – des trésors inestimables comparés à la végé-
tation clairsemée qui entourait la demeure de style colo-
nial, avec ses multiples pignons ouvragés et ses vérandas.
De son Cessna, Kate pouvait à présent apercevoir au
loin, au milieu de l’agglomération de Jabiru, l’ancienne
ferme familiale dont les bâtiments accueillaient mainte-
nant le dispensaire, la pharmacie et le garage de l’unique
ambulance du village, un camion Ford 4x4 ; une pièce y
avait aussi été aménagée pour servir de bibliothèque dont
le fonds était constitué de livres offerts.
Alors qu’elle s’approchait de sa destination, elle vit un
avion du RFDS décoller de la piste d’atterrissage et
éprouva une brusque sensation de chute comme si son
appareil avait essuyé une bourrasque – ce qu’il avait subi
pendant tout le vol sans qu’elle en soit incommodée ;
pourtant, cette fois-ci, son estomac se souleva.
Elle avait déjà reçu trois appels radio la prévenant de
l’arrivée de Rory McIver. S’il lui avait été pénible de reve-
nir à Jabiru le mois dernier pour affronter un père ma-
lade toujours aussi belliqueux, ce n’était rien en regard de
la visite inattendue de Rory.
Elle avait trouvé le courage de rentrer chez elle parce
qu’elle savait que son père ne réussirait toujours pas à la
faire changer d’avis. Jamais elle ne s’installerait au ranch.
Elle avait tourné la page et choisi la profession qu’elle
souhaitait. Mais Rory ? Lui qui, à une époque, avait été
tout pour elle…
Il lui faudrait juste aussi survivre à cette rencontre, et
sa soif d’indépendance l’y aiderait. Bien que ce signe
d’émotivité soit rare chez elle, des larmes lui piquèrent les
yeux. Elle n’avait pas pleuré depuis le drame, dix ans au-
paravant – depuis les mensonges.
Pourtant, alors qu’elle n’avait même pas encore revu
Rory, elle sentit une indicible émotion l’envahir.
Elle redressa les épaules pour inspirer à fond. Elle
n’était plus l’adolescente en manque d’affection amou-
reuse du fils de l’employé de son père. Après toutes ces
années passées à se convaincre qu’elle avait besoin d’être
libre, d’être forte et de ne compter que sur elle-même, sa
détermination ne faiblirait pas à cause d’un homme qui
avait disparu de sa vie depuis si longtemps.
D’ailleurs, pourquoi Rory était-il ici ? Justement main-
tenant qu’elle y était revenue. Pour elle ?
Fermant son esprit à cette hypothèse dérangeante, elle
se focalisa sur la descente du Cessna. C’est là que résidait
sa force, dans une concentration inaltérable sur ce qui
devait être fait. Toutefois, sitôt qu’elle eut atterri, qu’elle
relâcha son attention, ses pensées reprirent leur cours
d’une façon aussi routinière que les roues de l’avion sui-
vant les ornières de la piste.
Les dents serrées, elle sauta de l’appareil et ferma la
porte, mais l’appréhension continua à la tourmenter alors
qu’elle rejoignait le village en 4x4, puis pendant sa pre-
mière demi-heure de consultation. Jusqu’à ce que se pré-
sente Lucy Bolton, âgée de seize ans et qui souffrait du
pire cas d’indigestion qu’elle ait jamais vu.
Le dispensaire, seule antenne médicale à des kilo-
mètres à la ronde, se trouvait au centre de
l’agglomération de Jabiru située, elle, sur cette portion de
terre craquelée à la lisière des montagnes qui bordaient le
sud du ranch. Ranch où se côtoyaient des points d’eau à
la végétation luxuriante, des fermes isolées, des commu-
nautés aborigènes et des campements dépendant de
l’exploitation. En cas de besoin, le médecin volant s’y dé-
plaçait une fois par semaine. Malheureusement pour Lu-
cy, il était passé la veille.
Kate fit s’allonger Lucy dans un des quatre lits que
comportait le dispensaire. L’adolescente, fortement char-
pentée et dure au travail comme la majorité des enfants
élevés dans le bush, n’était pas du genre à se plaindre. Il
pouvait difficilement en être autrement étant donné les
difficultés d’accès aux soins.
— Sous les couvertures, jeune demoiselle. Et sans dis-
cuter ! Où est ta mère ?
Mary Bolton tenait un des quatre pubs du village
qu’elle louait au père de Kate.
— Elle est épuisée, expliqua Lucy en s’asseyant avec
précaution sur le bord du lit pour enlever ses chaussures.
Il y a eu une grande fête hier soir et j’ai préféré ne pas la
réveiller ce matin.
L’air soulagé, elle posa sa tête sur l’oreiller et ferma les
yeux.
— Tu sais ce qui est le plus bizarre, Kate ? C’est que je
n’ai rien pu avaler depuis hier. J’étais trop mal. Alors
comment je peux avoir une indigestion ?
— Pauvre chou, dit Kate en lui caressant les cheveux.
Comme elle l’observait, elle se revit soudain au même
âge.
Les yeux légèrement bouffis, la fatigue, ce geste mater-
nel et protecteur de la main posée sur le ventre.
— Tu ne serais pas enceinte, par hasard, Luce ?
s’enquit-elle à voix basse.
Lucy ouvrit brusquement les yeux et la peur qui se pei-
gnit sur son visage suffit à confirmer son intuition. Kate
réprima un soupir en pensant à l’avenir de l’adolescente
qui perdrait bientôt son insouciance. Enfin… au moins
avait-elle eu le bon sens de demander de l’aide.
Dommage qu’elle-même n’ait pas réussi à en faire au-
tant à l’époque ! Même si Mme Shultz n’aurait sans doute
pas été aussi facile à aborder que Sophie ou elle-même.
De toute façon, jamais elle n’aurait pu parcourir le
chemin qui séparait la propriété de son père du village.
— Tout se passera bien, ma puce, la rassura-t-elle. Je
vais juste prendre ta tension. C’est vrai que tu n’as pas
l’air dans ton assiette.
Alors qu’elle finissait de l’examiner, les volets de la fe-
nêtre se mirent à battre contre le mur extérieur ; le mu-
gissement du vent était clairement audible, mais, de plus
en plus soucieuse pour sa jeune patiente, elle y prêta à
peine attention.
Le médecin volant allait devoir revenir chercher Lucy.
En aucun cas, elle ne pouvait s’occuper d’elle ici. Elle sa-
vait trop combien cela pourrait coûter à l’adolescente.
Le test de grossesse était positif, mais elle n’avait pas eu
besoin d’attendre le résultat pour le savoir : elle avait très
nettement entendu les battements de cœur du bébé. Ce
qui l’inquiétait, en revanche, c’était le taux dangereuse-
ment élevé de protéines dans l’échantillon d’urine de Lu-
cy.
D’après la hauteur de son utérus, celle-ci gardait son
secret depuis environ sept mois. Normalement, le bébé
n’aurait dû naître que dans huit semaines.
Kate ferma les yeux pour lutter contre les souvenirs qui
s’évertuaient à remonter à la surface – au moment précis
où, des années auparavant, elle s’était retrouvée dans la
même situation – et les repoussa. Elle s’en voudrait de
porter malheur à l’adolescente.
Mais, sauf erreur de sa part, d’après la tension de Lucy,
l’accouchement était imminent. Or elle savait à quel point
un prématuré était fragile. Et ici, à trois mille kilomètres
de Perth, ils n’avaient pas l’équipement nécessaire pour
assurer sa survie.
— Tu n’as pas mal au ventre, Luce ?
Lucy secoua doucement la tête.
— Non, juste cette migraine et cette fichue indigestion.
Ce n’était pas une indigestion, mais son corps qui la
prévenait que quelque chose ne tournait pas rond. Au
moins, Lucy, elle, s’en était plus ou moins rendu compte.
Kate prépara un petit verre d’antiacide qu’elle lui don-
na pour la soulager.
— Tiens, Luce, bois ça à petites gorgées. Je dois joindre
le médecin par radio.
Cinq minutes plus tard, les écouteurs sur les oreilles,
elle écarquillait des yeux effrayés.
— Tu peux répéter ? demanda-t-elle même si elle devi-
nait que la réponse serait la même.
— Médication et transfert. A ta place, je perdrais le
moins de temps possible. L’orage risque d’être très vio-
lent et aucun appareil ne pourra atterrir là-bas. La seule
façon de transporter ta patiente est de prendre la route
avant qu’il pleuve. Si c’est ce que tu décides, un avion
viendra la chercher à Derby.
— Aller jusqu’à Derby en ambulance ? Ça représente
cinq cents kilomètres de tôle ondulée ! Et si son état em-
pire ? Et si le travail se déclenche ?
— Il ne te reste plus qu’à prier le ciel pour qu’elle
n’accouche pas en chemin.
Mac Dawson terminait sa dernière année d’internat en
gynécologie obstétrique lorsque Kate, qui venait d’obtenir
son diplôme de sage-femme, avait exercé au Perth Gene-
ral Hospital. A présent obstétricien à Perth, il respectait
ses compétences et elle ne doutait pas que la situation
difficile à laquelle elle devait faire face le préoccupe. Mais
leurs choix étaient restreints et il n’avait pas d’autre solu-
tion à lui suggérer.
— Tu aurais dû rester avec moi à Perth, ajouta-t-il.
Heureuse qu’il ne puisse pas la voir, elle haussa les
yeux au ciel. Il l’avait invitée à sortir deux fois et elle sa-
vait qu’il aurait aimé poursuivre leur relation, mais elle
n’était pas intéressée. D’ailleurs, c’était en partie pour
échapper à ses avances qu’elle avait ensuite décidé de tra-
vailler dans un des petits hôpitaux de la banlieue de
Perth.
— C’est son premier bébé, Kate, poursuivit Mac. A toi
de voir, mais je suis certain que tu préfères encore un ac-
couchement prématuré sur la route à une éclampsie à Ja-
biru en plein orage. Si le mauvais temps persiste
plusieurs jours, aucun avion ne pourra venir la chercher,
les routes seront coupées et tu te retrouveras coincée là-
bas avec elle. Et si elle est aussi instable que tu le dis, ça
pourrait être dramatique.
Bien sûr, il avait raison. Elle avait seulement besoin de
l’entendre le lui confirmer.
— Merci, Mac. Je te recontacte dès que j’aurai parlé aux
parents.
— O.K. A tout à l’heure, alors.
Otant ses écouteurs, Kate se dirigea vers la réserve de
médicaments où elle prit ce dont elle avait besoin avant
de se rendre auprès de sa jeune patiente.
Lucy dormait d’un sommeil troublé. Après avoir posé le
plateau de canules intraveineuses sur la tablette près de
son lit, Kate contrôla de nouveau sa tension et grimaça à
la vue des chiffres affichés.
— Lucy ? murmura-t-elle en lui soulevant le poignet
pour prendre son pouls. Je dois te mettre un goutte-à-
goutte, ma puce, ajouta-t-elle dès que l’adolescente en-
trouvrit les paupières. Ensuite, j’appellerai ta mère. Le
médecin a dit qu’il fallait te transporter au moins à Der-
by. Et même probablement à Perth.
Lucy parut si terrifiée que Kate en eut le cœur serré.
Elle aussi, à l’époque, l’avait été.
— Ne t’inquiète pas, ça ira. Je vais t’accompagner
jusqu’à Derby, mais tu devras rester là-bas jusqu’à la
naissance.
— Maman ne sait pas que je suis enceinte.
Comme elles baissaient toutes deux les yeux sur le
ventre dissimulé sous la grande chemise à carreaux, cela
rappela à Kate qu’elle était passée par là, elle aussi, sauf
qu’elle n’avait pas eu une mère auprès d’elle. Seulement
un père qui, après l’avoir fixée, les yeux hagards, l’avait
expédiée chez des étrangers avant que quiconque, à Jabi-
ru, ne découvre la vérité.
— Nous devons le lui dire, mais personne d’autre n’a
besoin d’être au courant pour l’instant. C’est sérieux,
Luce. Tu pourrais être très malade, et ton bébé aussi.
Lucy se mordit la lèvre et deux grosses larmes roulèrent
sur ses joues.
— Tu en parleras à maman ?
Emue, Kate regarda ses joues qui avaient encore la
rondeur de l’adolescence et leva une main pour ramener
doucement en arrière une mèche moite qui retombait sur
son front.
— Si tu préfères, oui, bien sûr.
Au moins Lucy avait-elle la chance d’avoir une mère
compréhensive, comme Kate s’en aperçut un quart
d’heure plus tard quand celle-ci vint la rejoindre au dis-
pensaire. Mary Bolton accusa le coup en apprenant la
nouvelle, mais se reprit aussitôt, une lueur déterminée
dans le regard.
— Ma pauvre petite… Elle a dû se tracasser à l’idée de
me contrarier alors que je me faisais du souci pour elle.
J’imaginais les pires choses… Maintenant je comprends
pourquoi elle était si calme ces derniers temps. Et tu dis
qu’elle a un problème ? Quel genre de problème ?
— Elle souffre de ce qu’on appelle « une toxémie gravi-
dique ». Sa tension est beaucoup trop haute. Si elle conti-
nue à grimper, j’ai peur que Luce ait des convulsions, ce
qui serait dangereux pour elle et pour le bébé. Il faut ab-
solument la transférer à Perth.
Pensive, Mary resta un instant silencieuse.
— J’ai eu une éclampsie, finit-elle par expliquer. J’ai
même fichu une frousse bleue à mon mari qui s’est réveil-
lé quand le lit s’est mis à trembler. Il paraît que j’étais
aussi tétanisée qu’un lapin pris dans les phares d’une voi-
ture… C’était juste avant la naissance de Lucy, ajouta-t-
elle d’une voix neutre.
Kate sentit son ventre se contracter. Antécédent mater-
nel d’éclampsie, pour Lucy aussi ? C’était un facteur qui
multipliait les risques pour l’adolescente.
Jetant un coup d’œil dehors, Mary fronça les sourcils.
— Mais avec la tempête qui se prépare, jamais le méde-
cin volant ne pourra venir jusqu’ici.
— Je sais, répondit Kate en observant par la fenêtre le
ciel couvert et violacé. C’est pour ça que je dois
l’emmener à Derby par la route. Avec un peu de chance,
le temps sera plus clair à l’ouest et l’avion pourra venir à
notre rencontre avant, dans un des ranchs sur le trajet.
— Tu dois être inquiète si tu ne peux pas attendre ici un
jour ou deux ?
— Oui, c’est vrai.
Mary esquissa une grimace en observant de loin sa fille
qui dormait, épuisée, dans la pièce voisine.
— Une chance que tu sois là, Kate. Dès que je me serai
arrangée avec quelqu’un pour qu’il prenne le relais au
pub et veille sur les autres enfants, je vous rejoindrai. Ma
sœur vit à Derby. Quand comptes-tu partir avec Lucy ?
— Le plus tôt possible. Une fois que j’aurai tout organi-
sé.
C’est alors que Kate se rendit compte de ce
qu’impliquait sa décision. Charlie, le conducteur de
l’ambulance, avait pris sa retraite et venait juste de quit-
ter la région pour s’offrir enfin les vacances en Europe
dont il rêvait depuis des années. Pour le trajet jusqu’à
Derby, elle aurait besoin de renfort, mais elle ne pouvait
pas emmener Sophie dont la présence était indispensable
à Jabiru. Or, à part elle, personne ici ne possédait
l’expérience nécessaire pour l’aider, excepté…
L’urgentiste le plus qualifié de l’Etat, le chef adjoint des
ambulanciers… L’homme qui appartenait à son passé et
qui avait atterri ce matin même à Jabiru, sans doute pour
la voir.
Mais Rory était bien la dernière personne avec qui elle
souhaitait passer vingt-quatre heures dans l’ambulance.
Elle jeta un regard sur Lucy. Après tout, peut-être ne
serait-ce pas aussi pénible qu’elle le croyait. Peut-être que
ce qu’elle avait éprouvé pour lui à seize ans – ce qu’elle
prenait alors pour de l’amour et qui l’avait poussée à con-
vaincre Rory de faire d’elle une femme – n’avait été
qu’une illusion. Oui, peut-être vérifierait-elle que ses sen-
timents s’étaient envolés avec le temps…
Et puis Rory avait dix ans de plus – vingt-huit ans.
Avec son travail et l’expérience des urgences sur le terrain
qui faisait vieillir avant l’âge tout un chacun, il devait
avoir terriblement changé et grossi, comme tous les cita-
dins. Oui, elle s’en sortirait très bien…

Rory finissait de déballer ses affaires quand Betty mi-


trailla littéralement sa porte de coups, ce qui le fit tres-
saillir. A force d’être, de par sa profession, sans cesse sur
le qui-vive, il se montrait d’une nervosité extrême.
Pas de doute, il avait vraiment besoin de ces quelques
jours de repos.
Dans son treillis affreusement chiffonné, Betty lui parut
effrayante lorsqu’il la découvrit, raide comme un piquet,
sur le palier. Pour un peu, il se serait senti obligé de se
mettre au garde-à-vous. Il entrouvrit un peu plus la porte,
mais avec précaution pour éviter que la poignée ne lui
reste dans la main. Tout, au Hilton, tombait en ruine.
S’agirait-il d’un exercice d’évacuation en cas
d’incendie ? songea-t-il devant l’expression féroce de
Shultzie.
— Oui ?
— Kate Onslow au téléphone pour toi. Vaudrait mieux
prendre l’appel dans l’entrée. Exécution !
Il obtempéra si vite que même Shultzie ne put y trouver
à redire.
2.

Après avoir garé le Ford devant l’entrée du dispensaire,


Rory grimpa les marches menant à la véranda ; ses bottes
résonnaient sur le bois poussiéreux. Alors que le vent
plaquait sa chemise contre son corps, un souvenir mar-
qué au fer rouge dans sa mémoire remonta à la surface.
Il se rappelait clairement ce jour où il s’était rendu à
cheval jusqu’à une des clôtures du ranch par un temps
semblable pour déplacer le bétail avec son père. Ils obser-
vaient avec inquiétude les zigzags des éclairs à l’horizon
quand son père lui avait dit de renoncer à Kate Onslow.
Selon lui, aucun avenir n’était possible entre eux. Elle
n’était pas pour lui.
Sur le moment, Rory s’était senti trahi à la pensée que
lui non plus ne le jugeait pas assez bien pour Kate jusqu’à
ce qu’il apprenne, peu de temps après son départ, que son
père avait été renvoyé après plus de vingt ans de dur la-
beur. Il avait alors saisi les raisons de son attitude – Lyle
Onslow avait eu des comptes à régler, et il ne s’en était
pas privé.
Le problème était que Rory avait toujours aimé Kate.
Pas seulement parce qu’elle l’idolâtrait depuis qu’elle
avait commencé à fréquenter la petite école du ranch,
mais aussi parce qu’il avait perçu cette flamme qui brillait
en elle et que Lyle Onslow s’était en vain évertué à vouloir
étouffer.
Rory comprenait ce sentiment d’insécurité contre le-
quel elle avait lutté et ce refus de se montrer froide et
sans cœur comme son père. Malgré la solitude qu’elle en-
durait, elle avait été une petite fille courageuse et qui
avait fait preuve de gentillesse envers les moins chanceux
qu’elle sans jamais tomber dans l’apitoiement – ce qui
avait le don d’irriter Lyle Onslow.
Ce n’était ni sain ni charitable, mais Rory ne put
s’empêcher d’espérer que celui-ci souffrirait un peu avant
de mourir. Il refoula dans un coin sombre de son esprit
son amertume ainsi que sa culpabilité envers ses parents
dont l’infortune était arrivée par sa faute. Rien d’étonnant
qu’il n’ait jamais souhaité revenir ici après avoir reçu la
lettre de Kate. Kate qui n’avait pas eu besoin de lui depuis
ce qui lui semblait une éternité… jusqu’à aujourd’hui.
Un éclair déchira le ciel et de grosses gouttes de pluie
commencèrent à soulever des bouffées de poussière sur la
route.
— Un temps parfait pour les canards, marmonna-t-il,
répétant l’expression favorite de sa mère pour chasser les
pensées lugubres qui emprisonnaient son âme.
Poussant la porte, il pénétra dans le hall et se dirigea
vers le dispensaire. Un seul regard sur Kate suffit à lui
couper le souffle. Comme s’il avait été heurté par un de
ces volets qui claquaient à l’extérieur. Il avait eu beau es-
sayer en chemin de se représenter cet instant, il ne s’était
pas attendu à découvrir une jeune femme si différente de
ce qu’il avait imaginé et surtout beaucoup plus distante.
Elle portait des bottes de cheval en nubuck sur un jean
caramel qui moulait ses hanches étroites et ses cuisses
minces. Son chemisier blanc était si court qu’il dévoilait
sa taille fine, et il eut le temps d’entrevoir la naissance de
ses seins ronds dans l’échancrure en V avant qu’elle ne se
tourne pour lui faire face.
Seigneur, elle était vraiment superbe…
Si une queue-de-cheval retenait toujours captive son
épaisse chevelure noire, les années avaient accentué sa
beauté et sa féminité en apportant de la maturité à ses
traits. Curieusement, elle ne semblait plus aussi fragile
que dans son souvenir. Sans doute était-ce dû à la façon
dont elle relevait le menton avec détermination.
Il aurait aimé avoir d’abord eu la possibilité de s’asseoir
dans un coin à l’abri des regards pour étudier les chan-
gements et les nuances chez cette Kate qu’il ne connais-
sait pas. Pour s’imprégner des émotions qu’elle soulevait
en lui. Pour admettre qu’elle le touchait encore comme
aucune autre femme.
Heureusement, ce n’était ni le lieu ni le moment de
songer à tout cela. Il verrait ça plus tard.
— Oh ! Rory… Merci de m’avoir offert ton aide…
En la voyant s’adresser au mur derrière lui, il éprouva
un besoin douloureux de croiser son regard, mais elle
marqua à peine un temps d’arrêt avant d’enchaîner
comme si elle souhaitait éviter tout autre sujet :
— Je m’inquiète pour Lucy. Plus tôt nous partirons,
mieux cela vaudra.
Elle semblait calme, ce qui n’était pas son cas, et il dut
lutter pour faire preuve du même sang-froid.
— J’ai rempli le réservoir du Ford et j’ai réuni les four-
nitures nécessaires aux soins d’urgence.
Comme elle hochait la tête en fixant toujours un point
par-dessus son épaule, il lui parut impossible de conti-
nuer ainsi.
— Kate ?
— Oui ?
— Regarde-moi.
Pour finir, elle obtempéra avec circonspection, plon-
geant ses magnifiques yeux gris dans les siens et le dé-
fiant d’essayer de percer ses défenses. Bien que ce fût son
désir le plus cher, il s’y refusa, sachant qu’il n’en avait pas
le droit.
Pendant ces quelques secondes où elle le dévisagea, il
surprit cependant chez elle une vulnérabilité qui n’avait
jamais existé chez la délicate jeune princesse qu’il avait
laissée derrière lui, mais ce fut si fugace qu’il crut l’avoir
rêvée.
Quoi qu’il en soit, il ne chercherait pas à approfondir la
question – le but de ce voyage était de clore ce chapitre de
sa vie et non de raviver le passé.
— Pendant les douze prochaines heures, je conduirai.
Toi, tu prendras soin de ta patiente, et je vous amènerai,
Lucy et toi, à bon port à Derby.
Ensuite, il lui dirait ce qu’il avait à lui dire et s’en irait.
— Donc nous parlerons au retour, conclut-il.
Elle cilla et il put sentir la tension dans l’air autour
d’elle se relâcher, ce qui le plongea dans une profonde
perplexité. Comment pouvait-il être aussi réceptif aux
réactions d’une femme qu’il n’avait pas vue depuis dix
ans alors qu’avec aucune autre, depuis, il n’avait jamais
rien éprouvé de tel ? C’était totalement irrationnel.
— Entendu…, dit-elle en rivant ses prunelles grises sur
lui un long moment avant de consulter sa montre. Merci,
Rory.
Lorsqu’elle détourna la tête, il réprima un soupir. Il au-
rait dû s’en douter : il était toujours aussi amoureux d’elle
et, pour ne rien arranger, ce n’était visiblement pas réci-
proque. Toutefois, ce problème ne concernait que lui.
Il jeta un coup d’œil sur la patiente allongée dans la
pièce à côté. Il était temps de partir…
Kate fut soulagée quand Rory, sans perdre une se-
conde, prit les choses en main. Elles furent rapidement
prêtes à s’en aller. Affolée à l’idée d’oublier quelque
chose, elle essaya de passer en revue tout ce qui pourrait
lui manquer, mais en vain.
Son cerveau semblait marcher au ralenti depuis
l’arrivée de Rory. Elle ne put s’empêcher d’observer dis-
crètement avec quelle aisance il aidait Lucy à s’allonger
sur le brancard à l’arrière de l’ambulance et à se caler
avec des oreillers.
Sophie, qu’elle avait prévenue de leur départ imminent,
la rejoignit pour assurer la permanence au dispensaire.
— Ne t’inquiète pas si tu ne reviens que dans deux
jours, dit-elle en l’étreignant. Je me débrouillerai.
Deux jours avec Rory ? Kate frémit. Jamais elle n’y
survivrait.
— Pendant ton absence, j’appellerai la gouvernante
pour ton père, poursuivit Sophie. Et j’irai le voir après le
travail s’il le faut. Toi, occupe-toi juste de Lucy, d’accord ?
ajouta-t-elle, les sourcils froncés, percevant sans doute
son anxiété.
Kate acquiesça d’un signe de tête. Son amie avait rai-
son : en sa qualité de sage-femme, elle était la seule à
pouvoir accompagner Lucy. Elle espérait juste que celle-ci
n’accoucherait pas pendant le trajet. L’adolescente dont
la tension s’était stabilisée avec les hypotenseurs semblait
plus détendue depuis que Rory avait discuté avec elle et
sa mère.
Et même si elle redoutait ce voyage avec lui, Kate était
secrètement heureuse de sa présence. Sinon, avec le dé-
part de Charlie, elle aurait été obligée de demander au
mécanicien, lui aussi proche de la retraite, de les conduire
à Derby. Or le vieux Bob, entre ses crises d’arthrite et sa
prothèse auditive déficiente, ne lui aurait été d’aucun se-
cours en cas d’urgence.
Après avoir fermé les portières arrière, Rory réussit
avec une souplesse étonnante à caser son mètre quatre-
vingt-treize derrière le volant. Kate se mordilla la lèvre
avec nervosité. Au temps pour elle qui avait tenté de se
persuader ce matin qu’il ressemblerait à présent à tous
ces citadins désenchantés qui se gavaient de beignets
pour compenser leur stress et leur manque de sommeil !
Il était toujours aussi athlétique et séduisant, et ses
yeux bleus pétillants, quand il s’adressait à Lucy, mon-
traient qu’il avait gardé son humour malicieux.
Aussi fut-elle soulagée de ne pas avoir à s’asseoir à côté
de lui. D’autant que sa carrure l’aurait contrainte à se
rencogner contre la portière pour éviter de le frôler. Il
tourna la tête pour vérifier qu’elles étaient bien installées
et gratifia Lucy d’un sourire rayonnant.
— Prête pour le grand tour du Kimberley, Lucy ?
Kate éprouva une curieuse sensation au creux de
l’estomac en voyant se tendre les muscles de son cou
bronzé. Tout son corps réagissait à sa présence. Pas éton-
nant qu’elle ne soit jamais parvenue à effacer Rory McI-
ver de sa mémoire. Et ce voyage n’allait sûrement pas
arranger les choses !
Si seulement leurs chemins ne s’étaient pas croisés de
nouveau… Elle s’enfonça dans son siège en espérant que
la légère pénombre à l’arrière du véhicule dissimulerait
son trouble, mais, même ainsi, l’odeur de son eau de Co-
logne s’insinuait à travers ses défenses.
— Tu as pu appeler chez toi pour dire que tu partais ?
demanda-t-il soudain, ce qui la fit sursauter.
— Non.
Comme il fronçait les sourcils, sans doute alerté par sa
voix tendue, elle s’empressa d’expliquer :
— Mais Sophie s’en chargera. Elle sait que ça nous
prendra un jour ou deux… Même plus, si on tombe sur
une crue.
A cette perspective, elle sentit sa bouche s’assécher. La
piste qu’ils devaient emprunter était connue comme le
dernier périple hasardeux en Australie. Voyager avec
Rory serait déjà une aventure suffisamment périlleuse à
son goût sans qu’elle se retrouve coincée une nuit avec lui
entre deux ranchs…
— Oui, c’est possible. Préviens-moi si, en cours de che-
min, tu veux t’arrêter plus souvent que prévu pour exa-
miner Lucy. Je n’irai sans doute pas très vite à cause des
cahots, mais je pensais faire une halte après le premier
gué…
Il s’interrompit comme s’il s’était apprêté à dire
quelque chose et y avait finalement renoncé.
— Pour se dégourdir les jambes, conclut-il en tournant
la clé de contact.
Elle approuva d’un signe de tête même si elle n’avait
qu’une hâte : qu’il en finisse et démarre. Détournant les
yeux, elle vérifia le harnais de sécurité du brancard et se
força à sourire à Lucy qui somnolait avant de boucler sa
propre ceinture.
Plutôt que de songer à la conversation qu’ils auraient
au retour, elle décida de prendre les choses comme elles
venaient. Ce qui s’avéra difficile puisqu’elle ne savait pas
encore ce qu’elle choisirait de dévoiler à Rory.
Alors qu’ils se dirigeaient vers les montagnes ocre qui
se profilaient à l’horizon sur un ciel à présent gris-noir, le
vent fouettait l’herbe rabougrie et soulevait la terre rouge
sur leur passage. Au moins, il chasserait les nuages de
poussière quand ils croiseraient un train routier…
Comme s’il avait entendu ses pensées, Rory ralentit et
se rapprocha du bas-côté pour mettre le plus de distance
possible entre eux et le mastodonte venant en sens in-
verse. La Gibb River Road desservait en effet de grandes
fermes d’élevage ; des camions tirant trois ou quatre re-
morques remplies de bétail y circulaient dans un gron-
dement de tonnerre et étaient incapables de ralentir
quand on déboîtait devant eux.
Une fois le monstre passé, Rory poursuivit son chemin
et, une heure et demie de « tôle ondulée » plus tard, ils
atteignirent la première grande rivière qu’il leur faudrait
traverser. Pour l’instant, à peine quinze centimètres d’eau
recouvraient la piste, mais il en serait autrement dès que
l’orage éclaterait et ils seraient coincés de l’autre côté
jusqu’à la décrue.
Kate frissonna en apercevant une silhouette verdâtre,
dix mètres plus bas près de la berge. La Pentecost,
comme beaucoup de cours d’eau du nord de l’Australie,
était infestée de crocodiles. Après avoir réduit sa vitesse
pour descendre dans le lit de la rivière, Rory rétrograda et
le moteur haleta lorsque les roues du 4x4 glissèrent sur
les pierres du fond. Une fois qu’ils eurent traversé, ils
grimpèrent sans à-coups sur la rive opposée et retrouvè-
rent la piste, abandonnant dans leur sillage l’eau qu’ils
avaient ramassée au passage.
Soudain Kate, la gorge serrée, reconnut l’endroit. Dix
ans auparavant, la veille de son départ, Rory et elle y
étaient venus pour pique-niquer. Il avait choisi ce lieu
éloigné des routes fréquentées parce qu’il ne faisait pas
partie des terres de son père. Cette soirée resterait à ja-
mais gravée dans sa mémoire. Au crépuscule, le soleil,
couleur de pêche mûre, avait incendié le magnifique es-
carpement de grès de la chaîne des Cockbura à l’horizon.
Elle piqua un fard en se rappelant qu’elle avait alors en-
trepris de séduire un Rory réticent. Et c’était sa faute s’ils
étaient allés plus loin que prévu. Leur arbre se trouvait un
peu plus haut et elle espérait que Rory aurait la délica-
tesse de ne pas s’arrêter devant.
Malheureusement, il n’eut pas le choix. L’ambulance
ralentit et quitta la piste pour se diriger vers la seule aire
de stationnement possible dans le coin.
Bien qu’elle soit occupée à vérifier la tension de Lucy et
la fréquence cardiaque du bébé, elle sentit les souvenirs
affluer à son esprit tandis que Rory ouvrait les portières
arrière. Des souvenirs aussi clairs que s’ils dataient de la
veille.

— Alors, tu t’en vas ?


Kate ne parvenait pas y croire. Que ferait-elle sans
Rory ? Il se tenait devant elle, grand et mince mais
quelque peu distant, comme si cette réserve l’aidait à lui
annoncer sa décision. Elle ne reconnaissait plus son
Rory.
Elle ne se sentait en sécurité et vraiment aimée pour
elle-même que dans ses bras. Il était le seul à com-
prendre la solitude dont elle avait souffert depuis la
mort de sa mère. Le seul capable de la faire rire, le seul
qui lui donnait l’impression d’être vivante.
— Oui, demain matin.
Ces mots lui blessèrent les oreilles. Comment pourrait-
elle supporter cette séparation ? Et lui, comment le pour-
rait-il ?
— Je peux commencer mes études paramédicales dans
deux semaines, poursuivit-il. Au moins, c’est déjà ça.
Quand j’ai demandé ta main à ton père, on savait tous
les deux qu’il me jetterait dehors.
Il détourna les yeux, et elle comprit que c’était pour lui
dissimuler son humiliation. Mais il n’avait aucune raison
d’avoir honte. Elle aurait voulu l’étreindre pour chasser
ce souvenir cuisant de sa mémoire. Elle avait surpris
leur conversation et entendu son père malmener la fierté
de Rory en le traitant comme un criminel.
Mais rien de ce qu’il aurait pu dire ne la ferait changer
d’avis sur Rory. Elle avait eu beau essayer de ne pas
écouter les menaces et les injures qu’il avait proférées,
elle s’était sentie avilie que le sang de Lyle Onslow coule
dans ses veines.
— Je suis désolée pour mon père, Rory.
Il observa les collines lointaines avec une détermina-
tion qu’elle ne lui avait jamais vue auparavant.
— Aucune importance. J’ai quelque chose pour toi…
Fouillant dans sa poche, il en sortit un écrin qu’il ou-
vrit.
— Acceptes-tu de porter cette bague jusqu’à ce que je
revienne ?
Elle reconnut la pierre : un minuscule diamant rose
extrait dans une des mines derrière Jabiru. Comment
avait-il réussi à l’acheter ? Aucune idée. Sans un mot,
elle le laissa glisser l’anneau à son doigt et admira le so-
litaire qui scintillait sous les derniers rayons du soleil.
Bien sûr qu’elle garderait précieusement ce gage de leurs
sentiments, bien plus précieux à ses yeux que n’importe
quel bijou de grande valeur.
Mais plus que tout à cette seconde, elle voulait récon-
forter Rory, lui montrer à quel point elle l’aimait. Glis-
sant ses mains sur sa nuque, elle attira son visage à elle
et l’embrassa. Ils étaient seuls dans cette immensité que
le crépuscule enveloppait doucement. Leur dernière nuit
ensemble…
— Je t’attendrai.
Pour la première fois, elle osa le provoquer, titillant
ses lèvres avec le bout de la langue – un geste maladroit,
mais dans lequel elle mit tout son cœur et toute son âme.
L’onde brûlante qui la parcourut se transmit à Rory, les
emportant tous deux…
Laissant échapper un murmure, il releva son défi et
s’empara de sa bouche. Leur baiser d’abord timide de-
vint vite plus ardent, chacun stimulé par la réaction de
l’autre, séduit par le danger jusqu’à ce qu’ils oublient
tout sous la passion que le désespoir de leur séparation
avait suscitée entre eux.
Elle avait besoin de le toucher, d’entendre son cœur
battre à l’unisson du sien ; gauchement, elle défit les
boutons de sa chemise, glissa ses mains sous le tissu, se
laissant guider par son instinct, son envie de remodeler
les muscles fermes et puissants de son torse. Un torse sur
lequel elle ne pourrait plus s’appuyer avant longtemps si
Rory partait.
Elle l’entendit qui haletait, sentit sa peau frémir sous
ses paumes et comprit soudain le pouvoir qu’elle avait
sur lui : elle était capable de lui faire perdre un peu de ce
contrôle rigoureux qu’il avait toujours exercé sur lui-
même. Peut-être parviendrait-elle à vaincre ses réti-
cences et à lui faire sauter le pas qu’ils s’étaient jusqu’ici
refusés de franchir…
Il tenta de la repousser, mais elle l’en empêcha et lui
saisit les poignets pour l’obliger à la caresser à son tour.
Brusquement les barrières qu’il avait érigées se rompi-
rent. La soulevant, il la porta jusqu’à la couverture
qu’elle avait étalée pour leur pique-nique et l’y allongea
avec précaution avant de s’étendre près d’elle.
— Tu es sûre ? murmura-t-il à son oreille.
— Oui, répondit-elle sans hésiter. Embrasse-moi…
Kate s’aperçut qu’elle avait porté la main à sa gorge et
que son pouls s’était emballé sous le flot des souvenirs.
Frissonnante, elle s’efforça de revenir au présent. De
toute façon, ils ne resteraient ici que peu de temps.
Encore somnolente, Lucy bougea et ouvrit un œil.
— Où sommes-nous ?
— Près de la Pentecost, ne t’inquiète pas. Comment te
sens-tu ?
Lucy cligna des yeux comme une chouette.
— Je peux à peine soulever les paupières.
— C’est à cause des médicaments pour ta tension, ex-
pliqua Kate avant de glisser le brassard autour de son
bras. Continue de te reposer. Il faut que je voie où tu en es
et que j’écoute le cœur de ton bébé.
Alors qu’elle examinait Lucy, elle eut conscience que
Rory contournait le Ford. Dans quelques secondes, il lui
faudrait affronter son regard et ce serait d’autant moins
facile maintenant que ces souvenirs intimes étaient re-
montés à la surface. Il ouvrit les portières arrière.
— Comment va Lucy ?
Sous l’effet de l’émotion, Kate s’empourpra. Heureu-
sement, la silhouette imposante de Rory occultait en par-
tie la lumière qui envahissait l’habitacle.
— Beaucoup mieux, répondit-elle, la gorge sèche. Sa
tension est redescendue à 14/9. Je m’estimerai heureuse
si la minima reste à 9, ajouta-t-elle en massant son genou
raide.
Elle soupira. Il serait idiot de ne pas profiter de
l’occasion pour se dégourdir les jambes quelques se-
condes, mais elle n’avait aucune envie de frôler Rory en
passant.
Comme s’il avait deviné ses pensées, il s’effaça pour la
laisser sortir. Une fois dehors, cependant, elle eut toutes
les peines du monde à ne pas jeter un coup d’œil sur leur
arbre pour voir si leurs initiales y étaient toujours gra-
vées, et préféra fixer la rivière.
Soudain elle se rendit compte que Rory l’avait rejointe.
Il n’avait pas besoin de la toucher ; il lui suffisait juste de
la regarder pour qu’elle sente son aura la caresser. Atter-
rée, elle fut incapable de maîtriser l’onde brûlante qui la
parcourut de nouveau. Ni de réprimer le désir douloureux
de poser juste sa main sur sa joue. Pourquoi les choses
s’étaient-elles dégradées ainsi entre eux ?
— Nos initiales sont toujours là, observa-t-il douce-
ment.
Son cœur se mit à battre à coups redoublés : il lisait
dans son âme si facilement…
C’était ridicule ! A vingt-six ans, leur romantisme
d’adolescents n’aurait pas dû l’embarrasser. Il ne man-
querait plus que Rory s’aperçoive de son trouble…
Elle poursuivit son chemin et aussitôt parvint à mieux
respirer. Mieux valait ne pas rester trop près de lui.

Submergé par les souvenirs, Rory ne savait que dire. Il


fut blessé de voir le coup d’œil désinvolte que Kate jeta
sur leur arbre. Comme si ce symbole ne signifiait plus
rien pour elle.
— Nous étions des vandales, murmura-t-elle. De nos
jours, nous aurions une amende pour ça.
Son commentaire laconique le fit tressaillir. Elle était si
froide ! En fait, elle ressemblait bien plus à son père qu’il
ne l’avait cru à l’époque. Elle montra la Pentecost du
doigt, sans aucun doute pour détourner la conversation.
— Il y a deux semaines, j’ai recousu les doigts d’un
voyageur qui s’était fait attaquer par un crocodile là-bas
alors qu’il remplissait une bouteille d’eau.
Rory esquissa un sourire ironique.
— Dans son malheur, au moins il a eu la chance de
t’avoir pour infirmière.
— Si on veut, rétorqua-t-elle avec un sourire sans joie.
Qu’importe… Un seul sujet l’intéressait : qu’elle lui ex-
plique ce qui s’était passé dix ans plus tôt. Pourquoi elle
avait changé de façon aussi spectaculaire. Pourquoi elle
avait rompu sa promesse et écrit qu’elle ne l’aimait pas en
lui renvoyant sa bague.
Son père l’y avait-il obligée ? Ses propres parents
avaient-ils eu quelque chose à voir avec ce revirement ?
Seule Kate pouvait répondre. Pourquoi, d’ailleurs, Lyle
Onslow les avait-il persécutés ? Pourquoi avait-il renvoyé
son père sans aucun motif et empêché sa mère de travail-
ler au ranch jusqu’à ce qu’ils soient obligés de quitter la
région ? Avait-il à ce point eu peur que Kate puisse aimer
quelqu’un d’un rang social inférieur comme lui, Rory ?
Il faillit interroger Kate, mais se ravisa en soupirant.
— Je vais remplir le réservoir avec les jerrycans pen-
dant qu’il ne pleut pas.

*
**

Kate avait deviné qu’il s’apprêtait à dire autre chose.


C’était bien le problème. Ils avaient toujours eu l’intuition
de ce que pensait l’autre, et cette aptitude n’avait pas dis-
paru. Elle observa la rivière qui serpentait dans la prairie
et les épais nuages noirs qui dissimulaient presque les
flancs des montagnes qu’ils avaient admirées ce soir-là.
Le soir où elle était devenue une femme, et où sa vie
avait changé à tout jamais. Toutefois, Rory ignorait ce qui
était arrivé. Comment réagirait-il si elle le lui apprenait ?
Il risquerait de lui en vouloir. Mais peut-être aussi se
montrerait-il compréhensif…
— Prête à partir ?
— Oui.
Lucy qui, entre-temps, s’était endormie, ne se réveilla
pas quand le Ford redémarra. Légèrement soucieuse,
Kate l’observa : elle semblait agitée et ses joues étaient
enflammées.
— Le coucher de soleil était magnifique, ce jour-là…
Même si la voix de Rory était calme, elle savait qu’il ne
parlait pas uniquement de la beauté du crépuscule. Kate
sentit des larmes lui piquer les yeux.
Non, pas maintenant ! Repenser à cette période ravive-
rait toutes les blessures, le chagrin et la colère qu’elle
avait refoulés depuis si longtemps. Et elle n’était pas sûre
de ce qui s’ensuivrait si elle les laissait s’exprimer.
— Je ne m’en souviens plus.
Croisant son regard bleu dans le rétroviseur, elle haus-
sa les épaules avant de reporter son attention sur Lucy. Il
ne fit aucun commentaire, mais, étrangement, pas une
seule fois dans l’heure suivante, elle ne surprit ses yeux
posés sur elle – ce qui avait été le cas depuis leur départ
de Jabiru.
Tout à coup Lucy geignit dans son sommeil. Alertée,
Kate posa sa main sur son abdomen à travers le drap.
Comme elle le soupçonnait, l’adolescente avait bien une
contraction qui, Dieu merci, ne dura que quelques se-
condes.
Sans doute une contraction de Braxton-Hicks, et non le
début du travail, tenta-t-elle de se rassurer même si le fait
que Lucy l’ait ressentie alors qu’elle était à moitié incons-
ciente l’inquiétait.
Kate consulta sa montre pour noter l’heure ; elle espé-
rait ne pas se tromper en estimant que l’accouchement
n’interviendrait pas avant qu’ils atteignent Derby. Si un
bébé né avant terme pouvait en général être maintenu au
chaud contre le ventre de sa mère, il souffrait de
l’immaturité, entre autres, de ses fonctions pulmonaires,
ce qui pouvait entraîner une détresse respiratoire. Sans
parler des autres problèmes…
Rien d’étonnant si ses tâches dans l’unité néonatale de
soins intensifs étaient celles qu’elle aimait le moins dans
sa profession. Elles lui rappelaient trop le traumatisme
qu’elle avait subi. Tant de complications menaçaient les
prématurés ; beaucoup n’y survivaient pas.
Comme son fils… L’enfant qu’elle n’avait jamais vu
pour des raisons qui lui demeuraient incompréhensibles.
De ce fait, ne parvenant pas à faire son deuil, elle avait
censuré tous les souvenirs de cette époque, et avec succès
jusqu’à maintenant. Jusqu’à ce qu’ils resurgissent avec la
réapparition de Rory…
— Combien de temps penses-tu que ce voyage va du-
rer ? s’enquit-elle pour chasser ces images inopportunes.
Bien qu’elle en ait une idée précise, elle avait besoin de
lui poser la question pour partager avec lui l’anxiété qui la
taraudait.
— Cinq cents kilomètres à, disons, cinquante à l’heure,
ça représente dix heures sans compter les arrêts, répon-
dit-il en l’observant dans le rétroviseur. On roule depuis
déjà deux heures. Je pourrais en gagner une, mais Lucy
risque d’être secouée. Pourquoi ?… Tu as l’air nerveuse.
C’était le moins qu’on puisse dire. Non pas à cause de
l’accouchement, mais parce que cette situation lui rappe-
lait un événement douloureux…
— Peut-être aurions-nous dû rester au dispensaire
jusqu’à la naissance ? Au moins, là-bas, nous aurions eu
de l’électricité et de l’aide.
— L’obstétricien t’a pourtant conseillé de transférer Lu-
cy à Derby.
— Je sais, mais si sa tension continue à monter, cela
pourrait entraîner une hyperréflexie…
Sans parler du risque d’hémorragie interne en cas de
décollement du placenta, une complication qui mettrait la
vie de Lucy et de son bébé en danger – comme ça s’était
passé pour elle et son fils…
— J’ai l’impression qu’elle commence à avoir des con-
tractions, reprit-elle d’une voix calme. De façon encore
irrégulière, et malgré la Nifédipine que je lui ai adminis-
trée pour l’hypertension et qui aurait dû empêcher leur
apparition.
Rory fronça les sourcils.
— Tu veux dire que le bébé veut naître ?
— Très probablement. Et dans le cas d’une pré-
éclampsie, c’est normalement le meilleur moyen de sau-
ver l’enfant et la mère… Mais pas sur la route.
Comme elle esquissait une grimace, il la dévisagea dans
le rétroviseur d’un air sérieux.
— C’est pour ça que tu l’accompagnes. J’ai confiance en
toi. Et je parie que Lucy aussi. Tout se passera bien.
« Tout se passera bien » ? C’était le genre de banalité
qu’il devait avoir coutume de prononcer en tant
qu’urgentiste pour calmer les gens dans les situations
graves.
Mais c’était aussi la phrase qu’il lui avait répétée pen-
dant des années, chaque fois qu’elle avait traversé des
moments difficiles.
Comme lors de son premier jour d’école. Du fait qu’elle
était la fille du patron, les autres enfants l’avaient laissée
à l’écart jusqu’à ce que le grand Rory McIver du cours
élémentaire lui prenne la main et lui montre où s’asseoir.
« Tout se passera bien », lui avait-il dit avec un ton et un
regard si bienveillants qu’elle l’avait cru.
Il l’avait également soutenue après la mort de sa mère
et de son petit frère, juste après l’accouchement. Alors
que son père lui avait interdit de leur faire ses adieux et
que chacun l’évitait, Rory l’avait serrée contre lui, puis lui
avait suggéré d’aménager un jardin secret consacré à sa
mère où elle pourrait continuer à lui raconter tout ce qui
la préoccupait.
Dès lors, il avait toujours été là pour la réconforter,
pour l’écouter quand elle était perturbée par l’attitude
intransigeante de son père. Tous ses problèmes deve-
naient plus faciles à gérer dès qu’elle en parlait à Rory.
Aujourd’hui encore, c’était le cas. Et même si ces mots
pouvaient sembler banals en pareille occurrence, elle se
sentait mieux après les avoir entendus. Parce qu’il avait
raison : ça ne servait à rien de se tourmenter ; mieux va-
lait se concentrer sur sa tâche. S’était-il au moins aperçu
qu’il l’avait aidée à retrouver son sang-froid, comme par
le passé ?
Elle ne put s’empêcher de sourire avec chaleur en se
rappelant tous ces moments heureux qu’ils avaient parta-
gés.
— Merci, Rory.
De toute évidence, la sincérité de sa gratitude le surprit.
Et soudain elle se rendit compte qu’elle n’était pas la
seule à être assaillie par les souvenirs et elle se demanda
ce qu’il éprouvait en la revoyant après toutes ces années.
La situation lui apparut alors sous un autre jour, ce qui ne
lui facilita pas les choses pour garder ses distances.
Mais elle refusait de caresser des rêves impossibles, de
raviver d’anciennes émotions qui pourraient la submer-
ger…
— De rien, dit-il sans la regarder, ce dont elle lui fut re-
connaissante.
Un instant plus tard, Lucy gémit de nouveau. Kate,
après avoir consulté sa montre, eut la confirmation qu’il
s’agissait bien d’une nouvelle contraction. Avec un écart
de quinze minutes…
3.

Rory aurait voulu effacer l’inquiétude du visage de


Kate, lisser du pouce la ride entre ses sourcils et une fois
encore la rassurer, mais, là, en l’occurrence, c’était elle la
spécialiste et elle n’apprécierait sans doute pas qu’il in-
tervienne davantage.
Comment avait-il pu croire une seule seconde qu’il était
vital pour lui de s’infliger un tel supplice ? De toute évi-
dence, il laissait Kate indifférente ; sa présence l’irritait
même passablement. Avait-il eu vraiment besoin de reve-
nir ici pour que ses yeux se dessillent et qu’il accepte en-
fin la vérité ? La lettre et la bague qui l’accompagnait ne
lui avaient donc pas suffi ? Kate avait pourtant été claire :
elle ne l’aimait plus. Aucune ambiguïté dans le choix de
ses mots…
Maintenant qu’il s’était mis dans cette situation, il ne
lui restait plus qu’à mener ce voyage à bien afin que Lucy
et son bébé arrivent sains et saufs à l’hôpital de Derby.
Ensuite plus jamais il ne reverrait Kate Onslow. Et il
rayerait définitivement le ranch de Jabiru de sa vie – ce
qui, une fois de retour à Perth, lui serait facile : il lui suffi-
rait de se jeter à corps perdu dans son travail.
Parti de rien, il était parvenu à gravir un à un les éche-
lons jusqu’à atteindre un poste important dans la hiérar-
chie hospitalière. Alors, inutile de se comporter comme
s’il était encore un apprenti de dix-huit ans. Il avait réussi
professionnellement et s’était prouvé à lui-même qu’il
pouvait devenir un des meilleurs urgentistes de l’Etat.
Jamais, sinon, il n’aurait pu effacer l’humiliation que lui
avait infligée Lyle Onslow, une décennie auparavant.
Après une bataille serrée entre lui et un homme marié
plus expérimenté, la commission l’avait finalement choi-
si, lui, Rory, pour le poste de responsable adjoint parce
qu’il leur avait promis de se consacrer entièrement à son
travail. Sa nomination serait publiquement annoncée
dans une semaine. Mais, inexplicablement, sa détermina-
tion avait chancelé lorsqu’il avait lu dans le journal que le
père de Kate était malade ; il avait soudain éprouvé le be-
soin de la revoir pour en terminer définitivement avec
son passé. Si seulement il avait renoncé à ce projet idiot…
— Rory… ? As-tu déjà vu un bébé venir au monde ?
La question le prit au dépourvu.
— Bien sûr. Et j’ai beaucoup lu sur la question pour me
tenir informé.
Malgré son hochement de tête, il devina qu’elle n’était
pas satisfaite.
— Il y a longtemps ? insista-t-elle.
— La dernière fois, c’était il y a six mois. Des jumeaux
pressés de naître. Tout ce que j’ai eu à faire, c’est de les
réceptionner et de les garder au chaud jusqu’à l’hôpital.
Mais ici, c’est toi la spécialiste, et Lucy est ta patiente.
Il se souvenait de l’expression angoissée de la partu-
riente, de ses yeux qui le suppliaient de soulager sa dou-
leur. A part lui administrer du méthoxyflurane – un
anesthésique en inhalation –, l’encourager et lui tenir la
main, il n’avait pas pu faire grand-chose pour elle. Et
même si en cas de besoin, il était capable de se débrouil-
ler, il devait admettre qu’un accouchement ne le mettait
pas franchement à l’aise.
N’ayant aucune suggestion utile à proposer, il partagea
son attention entre les nids-de-poule et le visage de Kate
dans le rétroviseur. Elle savait mieux que lui quelles déci-
sions s’imposaient pour sauver Lucy et son bébé.
Toutefois, quand il la vit se mordiller la lèvre, il détour-
na les yeux pour se concentrer sur la piste. Il se rappelait
très bien la première fois où il avait remarqué cette habi-
tude qui trahissait son inquiétude. C’était à l’époque où ils
commençaient à sortir ensemble, et il l’avait embrassée
pour l’empêcher de continuer.
— Oui, mais ce n’est pas facile, avoua-t-elle.
Il s’efforça de fixer la terre rouge devant lui pour éviter
de la regarder et de réveiller des souvenirs douloureux.
Manifestement, elle avait besoin d’exprimer tout haut son
anxiété et il était l’auditeur tout désigné pour l’occasion.
— Si nous retournons à Jabiru et que Lucy n’entre pas
vraiment en travail d’ici à demain soir au plus tard,
j’aurai mis son bébé en danger. J’ignore s’il est petit parce
qu’il est prématuré ou parce qu’il manque d’éléments nu-
tritifs, mais, dans un cas comme dans l’autre, il lui faut
des soins appropriés en maternité.
— Personne n’a jamais dit que ta profession était facile,
Kate.
Il l’entendit soupirer.
— L’idéal serait qu’une équipe néonatale puisse se por-
ter à notre rencontre avant qu’elle accouche. Je ne suis
pas spécialiste en néonatalogie.
Il perçut l’extrême tension de sa voix tandis qu’elle
poursuivait :
— Avec un peu de chance, elle pourrait nous rejoindre
dans un des ranchs qui se trouvent sur le chemin.
Une solution qui lui parut judicieuse.
— Ce serait peut-être possible…
— C’est la première grossesse de Lucy ; nous devrions
avoir assez de temps pour l’atteindre, ajouta-t-elle sur un
ton plus assuré.
— On pourrait les appeler, suggéra-t-il.
— Comment ? Il n’y a pas de couverture du réseau ici.
Sortant son téléphone satellite de la boîte à gants, il
l’agita devant lui pour le lui montrer.
— Un avantage de ma profession.
Elle le considéra avec stupéfaction.
— Tu bénéficies d’un téléphone satellite en ville alors
que le dispensaire qui en aurait bien besoin dans cette
région isolée n’y a même pas droit ? C’est révoltant !
En fait, techniquement, ce n’était pas un privilège. Il
l’avait acheté lui-même pour qu’on puisse le joindre en
permanence pour son travail. Inutile cependant de lui
expliquer qu’il pouvait se l’offrir. Comme il pourrait se
permettre d’envoyer anonymement un autre appareil au
village de Jabiru dès son retour à Perth.
— Tu veux que je te connecte maintenant pour leur par-
ler ?
Visiblement un peu ennuyée de s’être emportée, elle se-
coua la tête.
— A présent que je sais qu’on peut les contacter, je pré-
fère attendre d’être certaine que Lucy va accoucher.
— Comme tu veux.
Son soulagement manifeste lui donna un aperçu des
responsabilités qui leur incombaient, à elle et à Sophie,
au dispensaire. Comme n’importe quelle équipe
d’ambulanciers à Perth, elles devaient prendre des déci-
sions difficiles, mais sans profiter du soutien d’un hôpital
à proximité ; elles étaient contraintes de gérer seules les
mêmes urgences que lui jusqu’à ce que les secours arri-
vent, souvent plusieurs heures plus tard, voire plusieurs
jours.
Quelquefois, elles devaient aussi convaincre certains
patients que, malgré les frais que cela occasionnerait, il
leur fallait quitter leur maison et leur famille et parcourir
des distances considérables pour leur propre sécurité.
Et il se rendit soudain compte à quel point Kate avait
changé…
Kate jeta un coup d’œil à travers le pare-brise quand,
contre toute attente, une demi-heure plus tard, Rory ra-
lentit et mit son clignotant. Debout devant un camping-
car, une vieille dame aux cheveux de neige, petite mais
alerte, leur faisait signe de s’arrêter. Une appréhension
saisit Kate lorsqu’elle discerna les traces de larmes bril-
lant sur ses joues ridées. Visiblement, il ne s’agissait pas
d’une panne.
Alors que Rory se garait devant elle, elle secoua la tête
en soupirant.
— C’est une ambulance, n’est-ce pas ? Dommage que
vous arriviez trop tard.
Avant que Kate n’ait pu comprendre ce qui se passait,
Rory avait sauté du Ford. Elle n’avait même pas eu le
temps de voir sa portière s’ouvrir. Une célérité qu’il avait
sans doute acquise dans son métier.
— En quoi puis-je vous aider ? demanda-t-il gentiment
à la femme bien qu’elle eût suggéré qu’il n’en aurait plus
l’occasion.
Sans attendre sa réponse, il la précéda jusqu’à la porte
du camping-car pour s’en assurer par lui-même.
— Mon mari…
De toute évidence, elle choisissait ses mots avec pré-
caution comme s’ils lui permettaient de donner un sens à
la situation.
— C’est moi qui conduisais. John s’est endormi après
notre dernier arrêt. Il disait qu’il était fatigué, mais
j’ignorais qu’il ne se réveillerait plus jamais. Et je ne lui ai
même pas dit adieu…
— Je peux le voir ? demanda Rory d’une voix si pleine
de sollicitude que Kate sentit sa gorge se serrer.
D’un coup d’œil, elle vérifia que Lucy dormait encore,
puis, avec précaution pour ne pas la déranger, elle se glis-
sa à l’avant et descendit par la portière côté passager.
Elle observa la piste déserte en essayant d’imaginer les
réflexions que la vieille dame avait pu avoir avant qu’elle
ne se range sur le bas-côté. Même si ce n’était pas cou-
rant, ce genre de tragédie arrivait régulièrement dans le
bush. Au moins son mari s’était-il éteint tranquillement
dans son sommeil. Mais cette pensée suffirait-elle à la
réconforter lorsqu’il lui faudrait rentrer chez elle et que
chaque recoin de leur maison lui rappellerait l’absence du
disparu ?
Songeuse, Kate suivit les empreintes dans la poussière
en évitant de lever les yeux jusqu’au dernier moment,
mais, quand elle le fit, elle découvrit que, à l’arrière du
camping-car, avait été peint un chariot bâché aux cou-
leurs vives sous lequel était écrit « expédition John et
Jessie ». Elle tressaillit en voyant Rory aider Jessie à des-
cendre.
— Vous n’auriez rien pu faire, expliqua-t-il en enrou-
lant son bras autour de ses frêles épaules. Il semble si
paisible, ajouta-t-il en la guidant vers Kate. Voici Kate.
Elle travaille au dispensaire de Jabiru.
Jessie, qui se retenait manifestement de pleurer, la sa-
lua d’un signe de tête.
— Bonjour, Kate.
— Bonjour… Jessie, n’est-ce pas ? dit Kate en montrant
les noms inscrits sur la carrosserie. Je suis vraiment dé-
solée. Si vous voulez, nous pouvons appeler le commissa-
riat de Kununurra pour qu’ils viennent vous retrouver ici.
Les regardant tour à tour, Jessie leur adressa un pâle
sourire.
— Merci à tous les deux pour votre gentillesse, mais je
suis capable de me rendre seule jusqu’à la prochaine
ville ; ils pourront me rejoindre en chemin. J’ai vécu avec
cet homme toute ma vie ; maintenant que son âme est
partie dans l’au-delà, je peux poursuivre ma route. Je sais
qu’il veillera sur moi pendant la fin de notre voyage.
— Vous devez faire ce qui vous paraît le mieux, approu-
va Kate. Avez-vous eu des avertissements ? Votre mari se
sentait-il bien dernièrement ? ajouta-t-elle au cas où Jes-
sie souhaiterait se confier.
— Je le croyais, répondit Jessie en ravalant un sanglot.
Mais il était en rémission et nous avons passé de merveil-
leux moments entre deux séries de traitement.
— Ça doit être très dur pour vous.
— Oui, mais au moins je n’aurai pas à le voir mourir à
petit feu. Une fois que je me serai remise du choc, sa dis-
parition dans ces conditions me semblera sûrement une
bénédiction…
Les yeux de Jessie se remplirent de larmes.
— Mais il me manquera. Même après plus de cinquante
ans de mariage, il réussissait encore à me faire rire.
Kate croisa le regard de Rory par-dessus la tête de la
vieille dame, et elle comprit que, comme elle, il pensait à
cette complicité qu’ils auraient pu connaître eux aussi.
Puis d’un même mouvement, leurs yeux se portèrent sur
le camping-car. Comment pourraient-ils la laisser seule
avec le corps ?
— Nous resterons avec vous jusqu’à ce que la police ar-
rive, proposa Rory.
Jessie réfléchit quelques secondes à son offre avant de
secouer la tête.
— Non, inutile. Ça ira.
— Dans ce cas, nous allons attendre jusqu’à ce que vous
vous sentiez prête à repartir, dit Kate en glissant son bras
sous le sien. Voudriez-vous une tasse de thé avant de re-
prendre le volant ? J’en ai rempli une Thermos ce matin.
Visiblement émue, Jessie renifla.
— Oui, merci. Mais ne vous inquiétez pas pour moi. Je
ne crains rien. Je ferai juste mes adieux à John sur la
route et les enfants se chargeront d’organiser le reste dès
que je les appellerai.
Rory utilisa son téléphone satellite pour prévenir le
commissariat de Kununurra, puis ils tinrent compagnie à
Jessie jusqu’à ce qu’elle décide de se remettre en route.
— Une femme courageuse, commenta Rory en regar-
dant le camping-car disparaître dans un nuage de pous-
sière.
— Oui. Et c’est bien qu’elle ait choisi d’accomplir
jusqu’au bout ce dernier voyage seule avec son mari.
— Tu le ferais, toi ?
Troublée, Kate détourna les yeux.
— Le problème ne se posera pas. Je ne me retrouverai
jamais dans cette situation.

Kate, assise à l’arrière, observait distraitement le pay-


sage qui défilait à travers le pare-brise. Ils croisèrent de
nouveau, dans un tourbillon de poussière, un train rou-
tier transportant du bétail, puis traversèrent deux ruis-
seaux sans que ni Rory ni elle ne troublent le silence.
Sans doute était-il, lui aussi, perdu dans ses pensées.
Si elle n’avait pas rompu, ils auraient bientôt pu célé-
brer leurs noces d’étain. Elle soupira. Presque dix ans
avaient passé depuis le drame. Tant de temps perdu à
souhaiter l’impossible ! Mieux aurait valu qu’elle cherche
quelqu’un comme John pour partager sa vie. Avant qu’il
ne soit trop tard… Mais il était trop tard. Elle avait été
trop traumatisée pour s’intéresser à un autre homme.
Jessie, au moins, avait des enfants pour l’aider à sup-
porter cette épreuve. A cet instant, Kate ressentit plus que
jamais le vide qu’avait laissé en elle celui qu’elle avait por-
té, mais qui n’avait pu survivre.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Kate ?
L’intrusion de Rory dans ses réflexions ne fit
qu’empirer les choses.
— Rien…
Ce n’était pas sa faute. Il avait été assez gentil pour ac-
cepter de les conduire à Derby, et elle ne l’avait même pas
remercié pour ça. Au contraire, elle s’était montrée parti-
culièrement désagréable avec lui. Une chance que, en
vieillissant, il n’ait rien perdu de son calme.
Elle ignorait toujours pour quelles raisons il était reve-
nu à Jabiru, si ce n’était qu’il désirait lui parler, et l’idée
qu’il réduise à néant ses défenses la terrifiait. Toutefois, il
avait raison : entre eux, il était certaines choses qui exi-
geaient d’être exprimées.
Le soulagement qu’elle ne put s’empêcher d’éprouver
en entendant Lucy gémir la culpabilisa, mais le fait de se
concentrer de nouveau sur l’adolescente serait un excel-
lent dérivatif et lui éviterait de se tourmenter à ce sujet.
Lucy battit des paupières, puis ouvrit les yeux en po-
sant une main sur son ventre.
— Ça fait mal, Kate.
Alertée, Kate se pencha vers elle.
— Où as-tu mal, Luce ?
— Là, répondit Lucy en frottant la région sous le nom-
bril. Et aussi dans le dos… Par à-coups.
Kate fut rassurée. Ce n’étaient que les contractions.
Pendant quelques terribles secondes, elle avait craint que
Lucy ne se plaigne de différents symptômes annonçant
des complications qui mettraient sa vie et celle de son bé-
bé en danger : sérieux maux de tête, barre épigastrique ou
douleurs abdominales persistantes…
Esquissant une grimace, Lucy lui lança un regard inter-
rogateur où perçait l’inquiétude.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je pense que tu es en train d’accoucher, Luce.
— Accoucher ?
Comme Kate lui prenait la main pour la tranquilliser,
l’adolescente, effrayée, s’y accrocha avec énergie.
— Pourquoi n’essaies-tu pas de te redresser ? lui propo-
sa doucement Kate. Ça soulagerait un peu ton dos.
De plus, l’occasion était idéale. Depuis un moment, ils
roulaient sur une portion de piste fraîchement nivelée et
Rory en avait profité pour accélérer.
Avec l’aide de Kate, Lucy réussit à s’asseoir, puis elle
poussa un long soupir et ses épaules se détendirent.
— La douleur est partie.
Ses yeux cherchèrent ceux de Kate.
— Et si mon bébé naît pendant qu’on est encore sur la
route ?
Kate la regarda dans les yeux, s’efforçant de lui insuf-
fler la confiance qu’elle plaçait en sa capacité à mettre un
enfant au monde. Une confiance que son expérience
d’accoucheuse chevronnée avait heureusement restaurée
en elle. Elle avait désormais la certitude absolue que
chaque femme possédait ce don – même si elle était
l’exception qui confirmait la règle.
Elle s’exprima lentement afin que Lucy enregistre bien
le message.
— Ton bébé sera fort comme sa mère. Je sais que ton
corps est capable de mener cette tâche à bien, Luce. Le
travail sera peut-être long. Nous ne pouvons rien prévoir
parce qu’il n’y a pas deux femmes pareilles. Il faut juste se
fier à ton corps. Il sait ce qu’il fait.
Lucy l’écoutait avec attention, aussi poursuivit-elle :
— Laisse-le faire, laisse-toi porter par les vagues, re-
pose-toi entre elles, et pense à ce petit être qui attend
avec impatience de te connaître…
L’adolescente dut saisir la conviction profonde avec la-
quelle elle s’exprimait, car elle hocha la tête en soutenant
son regard.
— D’accord. Je peux le faire.
Fière de la volonté de sa jeune patiente de se fier à ses
propres instincts, Kate se détendit en souriant.
— Je suis ici, ainsi que Rory, ajouta-t-elle. D’ici peu
nous téléphonerons à l’hôpital de Derby pour savoir s’ils
pourraient nous retrouver quelque part au cas où le tra-
vail prendrait trop de temps. Mais quoi qu’il arrive, nous
sommes là tous les deux pour nous occuper de toi et de
ton bébé. D’accord ?
Son regard rencontra celui de Rory dans le rétroviseur.
— Tu veux que je m’arrête pour que tu puisses
l’examiner ? proposa-t-il.
— Combien de temps avant la prochaine étape ?
Il baissa les yeux sur sa montre.
— Une demi-heure jusqu’à la prochaine station-service.
De là-bas, tu pourras appeler Derby par la ligne terrestre ;
elle sera peut-être meilleure si la réception satellite nous
joue des tours.
A partir de là, plus question de rebrousser chemin…
— Alors, ça attendra. Surtout qu’on a la chance de ne
pas avoir eu de pluie jusque-là.
Elle sourit à Lucy.
— Tu pourras sortir, aller aux toilettes et te dégourdir
un peu les jambes.
Elle terminait à peine sa phrase qu’un éclair déchira le
ciel, immédiatement suivi d’un roulement de tonnerre.
De toute évidence, ils se précipitaient de front dans un
orage.
La pluie ne fut pas longue à suivre. Un vrai déluge
s’abattit sur eux qui transforma en un rien de temps la
piste lisse en un véritable bourbier. La visibilité devint
très vite problématique, de même que la stabilité du Ford.
Rory jura entre ses dents en jetant un regard furieux
vers le ciel. Si ces trombes avaient pu attendre un peu…
C’était trop bête. A une demi-heure près…
Sentant le Ford déraper, il resserra ses mains sur le vo-
lant et accéléra légèrement jusqu’à ce qu’il récupère les
roues motrices arrière grâce aux pneus tout-terrain.
— Ce sera peut-être un peu plus long que prévu, cria-t-
il par-dessus son épaule en ralentissant.
A une vitesse désespérément lente, ils progressèrent
vers les collines sous les cataractes aveuglantes.
— Heureusement qu’on n’a pas pris l’avion, finalement,
observa Kate derrière lui.
— Oui, on ne serait pas très à l’aise, renchérit Lucy
d’une voix tremblante.
Rory cligna des yeux sous la violence d’un éclair. Il était
d’accord avec elles, mais rouler par ce temps n’était pas
une sinécure non plus. Toutefois, il était heureux d’être
celui à qui revenait la responsabilité de conduire ses pré-
cieuses passagères à bon port. Charlie était atteint
d’héméralopie – il ne voyait plus rien sitôt que la lumière
baissait – et Bob ne valait guère mieux au volant.
Un peu plus de cinquante minutes plus tard, ils
s’arrêtaient devant le vieux magasin qui marquait le mi-
lieu de leur périple, et Rory parvint à se garer à couvert
afin de leur permettre de sortir sans être trempés.
Kate appela Derby pour les mettre au courant de la
progression du travail et leur promit de les rappeler à
l’étape suivante, sinon avant. Pendant ce temps, Rory fit
le plein de diesel, et acheta des sandwichs et des cafés à
emporter pour les accompagner.
Tandis que Lucy s’éclipsait vers les toilettes, il se tourna
vers Kate pour lui poser les questions qui le tracassaient.
— Qu’en penses-tu ? Pourra-t-elle aller au bout du
voyage ?
Kate se mordilla la lèvre en regardant le fond de son
gobelet de café, puis releva les yeux vers lui. Et, cette fois,
la réserve qu’il ressentait entre eux depuis son retour n’y
était plus. Curieusement, cependant, il trouva cela encore
plus difficile à supporter.
Elle parut néanmoins surmonter son anxiété et il se
demanda fugacement si le fait qu’il soit au volant lui ren-
dait la situation plus facile ou, au contraire, la compli-
quait.
Finalement, elle sembla parvenir à un accord avec elle-
même.
— On fera de notre mieux. Je crois sincèrement que
tout ira bien. Et si le bébé doit naître en route, alors on se
concentrera sur la façon la plus rapide de le transférer à
la maternité de Derby.
Il était donc possible que Lucy accouche dans
l’ambulance. Rory ferma les yeux une seconde. Oh non…
Ce n’était vraiment pas la réponse qu’il avait espérée.
— Tu crois vraiment que c’est ce qui va se passer ?
Il ne connaissait pratiquement rien aux bébés. Les vic-
times d’accidents, de traumatismes lourds, les personnes
entre la vie et la mort, en revanche, oui. Il savait gérer les
désastres, distribuer les tâches, les véhicules et les
moyens de transport. Mais l’idée d’avoir un prématuré
dans le Ford le mettait terriblement mal à l’aise. Même
s’il en avait déjà vu lors de trajets en avion-ambulance.
— Je dirais qu’il y a une chance sur deux que nous as-
sistions à la naissance, dit Kate. Surtout maintenant que
le travail a commencé.
Sans se rendre compte de l’angoisse dans laquelle son
explication le plongeait, elle poursuivit avec calme :
— Evidemment, si elle perd les eaux, ça sera encore
plus rapide que prévu.
Il dut s’éclaircir la voix pour pouvoir répondre.
— Ça n’a pas l’air de t’affoler ?…
— Que veux-tu qu’on y fasse ? répliqua-t-elle avec un
sourire fataliste. N’est-ce pas toi qui répètes toujours que
tout se passera bien ? Entre nous, tu ne serais pas un peu
nerveux ?
En soupirant, il enfouit ses doigts dans ses cheveux.
— Une femme devrait accoucher à l’hôpital, là où elle
ne craint rien.
Certainement pas à l’arrière d’une ambulance perdue
au milieu d’une tempête tropicale à des kilomètres de
toute civilisation…
— Elles seraient nombreuses à ne pas être d’accord
avec toi, objecta-t-elle. Notamment les femmes abori-
gènes, mais on reprendra cette intéressante discussion un
autre jour…
De toute évidence, elle ne considérait pas cet éventuel
accouchement comme une catastrophe imminente, et il
n’avait d’autre choix que de lui faire confiance.
Et puis n’avait-elle pas parlé d’« un autre jour », son-
gea-t-il soudain. Et ce fut comme un rayon de soleil après
la pluie. Recouvrant son optimisme, il sourit.
— D’accord. Je te prends au mot : nous poursuivrons
cette conversation un jour prochain.
Il pleuvait toujours quand ils remontèrent dans le Ford,
mais beaucoup moins fort.
Kate aida Lucy à s’installer sur le brancard.
L’adolescente paraissait plus réveillée, mais elle ne savait
trop si elle devait s’en réjouir.
— Cette petite récréation t’a fait du bien, Luce ? de-
manda-t-elle en rangeant le tensiomètre. Ta tension est
normale, en tout cas.
— Oui, je me sens mieux, mais…
Lucy poursuivit en chuchotant :,
— Je n’ai pas dû assez aller aux toilettes, parce que je
suis toute mouillée, avoua-t-elle en rougissant.
— Mmh… A mon avis, ce n’est pas ce que tu penses,
Luce, la rassura Kate. Il est possible qu’il y ait eu une pe-
tite déchirure dans la poche des eaux où baigne ton bébé.
Elle fouilla dans son sac d’urgence et lui tendit une
épaisse serviette hygiénique.
— Tiens. Ce sera mieux pour ton confort, et en plus on
pourra savoir s’il s’agit bien des eaux du bébé et se rendre
compte si tu en perds beaucoup.
Kate sortit ensuite le Doptone pour écouter le cœur du
fœtus. La régularité des battements la rassura.
— On devrait atteindre la prochaine station d’essence
dans deux heures, annonça Rory. Après ça, ce sera la
route principale et elle sera en meilleur état.
— Alors, on va y arriver sans problème ? demanda Lu-
cy.
Sa voix étant à demi couverte par le tambourinement
de la pluie sur le toit, Kate dut répéter sa question pour
Rory.
— Au magasin, ils ont dit que le prochain gué était en-
core praticable, dit-il.
Kate pria pour que ce soit le cas. Bien sûr, ce ne serait
peut-être plus vrai pour leur retour, à Rory et elle, mais
elle aurait tout le temps de s’en inquiéter alors.
Le gué, lorsqu’ils y parvinrent, avait monté d’une tren-
taine de centimètres, mais le fond était bétonné et le Ford
assez haut pour franchir l’obstacle sans qu’une seule
goutte d’eau pénètre à l’intérieur.
Heureusement qu’ils ne s’étaient pas attardés à la der-
nière étape ! songea Kate.
La pluie s’atténua encore un peu tandis qu’ils roulaient
vers les montagnes qu’ils ne pouvaient voir. Elle savait
qu’elles étaient là, mais aujourd’hui elles disparaissaient
derrière les nuages.
Tôt ou tard, toutefois, ils les atteindraient.
Et mieux vaudrait plus tôt que plus tard…
4.

— Les douleurs sont plus fortes, maintenant.


Le simple effort de respirer lentement et calmement
plissait le front de Lucy.
— Je sais, ma puce, dit Kate qui, fugacement, croisa le
regard de Rory dans le rétroviseur. Ce n’est pas facile,
mais tu t’en sors très bien. Continue comme ça. J’ai
l’impression que ton bébé a très envie de voir ce qui se
passe en dehors de son petit nid douillet…
Lucy grimaça.
— Je crois que je suis de nouveau mouillée, et cette fois
c’est une inondation.
Kate la rassura d’un sourire.
— D’accord. Rory va s’arrêter une minute pendant
qu’on règle le problème.
Sans qu’elle eût besoin de le lui dire, Rory ralentit.
Comme il n’y avait aucun espace découvert près de la
piste où se garer, il se serra le plus possible sur le bas-côté
en prenant garde toutefois de ne pas s’enliser dans la
boue. Il ne manquerait plus qu’ils soient heurtés par un
train routier ou obligés de sortir les pelles pour se désem-
bourber…
Avec les bribes de conversation qu’il saisissait depuis
une demi-heure, Rory avait une idée de la façon dont
progressait la situation pour Lucy. Ils étaient encore à
une heure de l’étape suivante, mais il envisageait de quit-
ter la Gibb River Road pour emprunter une petite route
transversale qui les mènerait à un ranch important.
Un détour d’une cinquantaine de kilomètres qui leur
assurerait la proximité d’une piste d’atterrissage dès que
le ciel se dégagerait. Et si nécessaire l’hospitalité dans la
ferme.
Pendant que Kate s’occupait de Lucy derrière le rideau,
il ouvrit une carte afin de repérer exactement leur posi-
tion. Ils avaient franchi le dernier gué à environ soixante
kilomètres d’ici, donc ils étaient proches de la bifurcation
menant au ranch de l’Arc-en-Ciel.
Ce n’était certes pas une station hôtelière de première
catégorie comme celle de Xanadu près de laquelle ils
étaient passés deux heures plus tôt, mais il se rappelait la
famille McRoberts qu’il avait connue enfant, et il était
certain qu’ils sauraient répondre de façon adéquate face à
une telle urgence.
D’un autre côté, peut-être serait-il plus simple de con-
tinuer vers Derby et d’aller ainsi au-devant de l’équipe
néonatale que le médecin volant avait envoyée à leur ren-
contre. Il en parlerait à Kate sitôt qu’elle en aurait termi-
né avec Lucy.
— Rory ! J’ai besoin de toi.
La voix était calme, mais pressante. Aussitôt, il ouvrit le
rideau et rejoignit Kate.
Un coup d’œil sur Lucy lui suffit pour saisir le pro-
blème. L’adolescente était en pleine crise – raide, les yeux
mi-clos fixés sur un point au-dessus de l’épaule de Kate,
le corps secoué de mouvements convulsifs.
Sans hésiter, il appliqua le masque à oxygène sur son
visage crayeux aux lèvres déjà bleutées. Il sentait son
cœur battre presque aussi vite que celui du bébé tout à
l’heure avec le Doptone.
Kate, concentrée, gérait parfaitement la situation et il
ne pouvait que remercier le ciel de n’être pas seul avec
Lucy.
— Tout va bien, Lucy, répétait Kate. C’est presque ter-
miné. On est avec toi. Tout va bien…
Sa voix douce et rassurante agissait sur Lucy et la dou-
leur, au bout de deux minutes, finit par s’apaiser. La
jeune fille prit une longue inspiration qu’il accompagna
lui-même d’un soupir avant de lui essuyer le visage.
Il avait déjà eu affaire à ce genre de crise, mais avec des
épileptiques, pas avec une femme enceinte, et son plus
grand souci était le manque d’oxygène pour le bébé.
— La première crise éclamptique, dit Kate en fouillant
dans la sacoche de fournitures.
— Parce que tu en prévois d’autres ?
Il espérait qu’elle démentirait, mais c’était peu pro-
bable. Elle lui tendit une ampoule et une seringue avec
laquelle il aspira le produit tandis qu’elle contrôlait la
tension de Lucy.
— Sa tension est encore trop haute, annonça-t-elle. Il
faudra sûrement la mettre aussi sous perfu de sulfate de
magnésium pour apaiser son vasospasme cérébral et cal-
mer l’irritabilité neurologique.
Plongeant la main dans la sacoche, elle en sortit un fla-
con de perfusion.
— Mais on commencera avec une plus forte dose
d’hydralazine pour diminuer sa tension. Quand ce sera
fait, je t’emprunterai ton téléphone satellite, si tu veux
bien.
Ils travaillèrent dans une harmonie parfaite. Rory pré-
parait les médicaments et Kate les injectait. Il n’hésiterait
pas à faire équipe avec elle dans une ambulance. Pas
d’affolement, pas d’hésitation… Elle possédait toutes les
qualités qu’il attendait d’un coéquipier et, par son calme
et sa maîtrise, aplanissait les difficultés – un aspect du
travail qui, généralement, lui incombait.
Il était étrange de songer qu’il s’agissait de sa Kate. Il se
souvenait d’elle comme d’une adolescente qui aurait plu-
tôt eu besoin qu’on s’occupe d’elle… Et il ne savait trop
que penser de cette inversion de rôles.
— Je croyais que sa tension avait baissé, dit-il en obser-
vant le visage pâle de Lucy qui respirait de nouveau nor-
malement.
— Moi aussi, soupira Kate. Mais de toute évidence pas
assez pour ne pas provoquer de crise chez Lucy. Certaines
femmes en ont avec une tension presque normale, de
même que certains bébés peuvent souffrir de convulsions
fébriles avant d’avoir de la température.
Elle haussa les épaules.
— C’est dans leur nature d’avoir des seuils de tolérance
plus bas que la plupart des autres… La mère de Lucy a eu
des accès convulsifs à la fin de sa grossesse, elle aussi. En
tout cas, nous, on a besoin d’aide.
— Et le bébé ? s’enquit-il avec inquiétude.
— Il n’en a pas souffert – jusqu’à présent. L’apport
d’oxygène à l’utérus n’a faibli que pendant une minute ou
deux. Tant que Lucy n’a pas de crise trop longue ou assez
forte pour qu’une hémorragie décolle le placenta, il se re-
posera comme Lucy et récupérera. Les bébés sont conçus
pour résister au stress.
Il devait avoir l’air sceptique, car elle précisa :
— Lucy a son compte pour l’instant, mais le travail va
sans doute progresser plus rapidement, maintenant.
— On n’a pas fini de s’amuser, alors, ironisa-t-il en con-
sidérant le dossier sur lequel il notait le nom des médi-
caments, leur posologie et l’heure à laquelle ils avaient été
administrés.
Elle lui adressa un sourire sincère.
— J’admets que je me sentirai tout de même mieux
quand le bébé sera là.
Lucy gémit et s’agita, tournant la tête à droite et à
gauche, mais sans ouvrir les yeux. Aussitôt Kate lui palpa
le ventre, puis se pencha pour lui murmurer à l’oreille :
— Ton utérus se contracte plus fortement, Lucy, c’est
pour ça que tu as plus mal. Ce sera bientôt fini.
— Est-ce que tu veux aller à l’Arc-en-Ciel ? suggéra
Rory. C’est à moins d’une heure. Et il y a une piste
d’atterrissage, là-bas.
Kate vérifia le cœur du bébé à l’aide du Doptone. Bien
que légèrement plus lents, les battements étaient régu-
liers, mais elle ne remarqua aucun ralentissement après
les contractions.
— Je crois que ce serait bien. Je vais appeler Derby
pour les prévenir.
Rory lui passa son téléphone avant de se remettre au
volant et de redémarrer.
La Kate d’aujourd’hui était assurément une autre
femme. Tellement plus indépendante et sûre d’elle que
celle qu’il avait aimée. Elle semblait tout à fait capable de
se débrouiller seule en toute circonstance.
Elle n’avait pas besoin de lui…
Kate, celle qui avait donné un sens à sa vie alors qu’il
sortait tout juste de l’adolescence, et qui l’en avait brus-
quement privé sur un coup de tête… Il s’émerveillait de la
voir parler gentiment à voix basse à cette jeune fille à de-
mi consciente.
Et même si elle ne ferait jamais partie de sa vie, il ne
pouvait s’empêcher d’admirer la femme qu’elle était de-
venue.

Kate relâcha la tension dans ses épaules et prit une pro-


fonde inspiration. Dieu merci, la première crise était pas-
sée ! Et elle était heureuse que Rory ait été là. Elle
n’aurait pas éprouvé cette même confiance si Charlie ou
Bob s’était trouvé au volant.
Avec un peu de chance, Lucy n’aurait pas d’autres con-
vulsions avant que les produits fassent effet.
— Tout va bien, Luce, répéta-t-elle en lui effleurant le
bras.
En attendant d’être transférée sur le poste de
l’obstétricien de garde de Derby, elle regarda par le pare-
brise.
— C’est mon imagination ou le ciel est vraiment en
train de s’éclaircir ? Je l’espère en tout cas…
— L’orage semble se concentrer davantage du côté d’où
on vient, répondit Rory avant de s’arrêter alors qu’elle
répondait.
— Allô ? Oui, docteur, c’est encore Kate Onslow. Lucy
vient de faire une crise éclamptique qui a duré environ
deux minutes et sa tension est maintenant de 16/10. La
fréquence cardiaque fœtale est de 115 et nous lui avons
donné de l’hydralazine. On commence le sulfate de ma-
gnésium ? D’accord. Pas de problème…
Elle jeta un regard vers Rory qui brandit le flacon de
perfusion qu’il avait préparé plus tôt.
— Nous pensions bifurquer vers le ranch de l’Arc-en-
Ciel pour la naissance… Oh, environ une heure. Le RFDS
pourrait venir les chercher tous les deux. Quel temps
avez-vous de votre côté ?
Rory comprit que la réponse était optimiste quand elle
hocha la tête en souriant.
— Il ne fait pas encore aussi beau ici, mais c’est tout de
même une bonne nouvelle, continua-t-elle. Donc vous
appelez l’Arc-en-Ciel pour leur dire qu’on arrive ?… Su-
per. Et nous surveillons l’avion là-bas. O.K. Merci.
Après avoir reposé le téléphone à sa place, elle prit le
flacon que lui tendait Rory et il eut droit cette fois à un
sourire éblouissant pour lequel il aurait donné sans bar-
guigner son super Range Rover flambant neuf.
— On forme une bonne équipe, tous les deux, hein ?
observa-t-elle sur un ton léger.
— Oui, c’est drôle, n’est-ce pas ?
Il n’avait pu s’empêcher d’ironiser en songeant avec
amertume qu’ils formaient déjà une bonne équipe, dix
ans auparavant.
— Le ciel se dégage. Je suppose qu’ils nous prévien-
dront dès qu’ils auront l’heure approximative de l’arrivée
de l’avion.
Elle acquiesça d’un signe de tête avant de se pencher de
nouveau à l’oreille de Lucy.
— Rory va nous conduire au ranch de l’Arc-en-Ciel et
l’avion viendra t’y chercher. D’ici là, repose-toi autant que
tu le peux.
Rory eut l’impression que le chemin pour atteindre le
ranch n’en finissait pas, mais il doutait que Kate ait le
temps de s’en préoccuper. Soudain le travail s’était accé-
léré. Lucy commença bientôt à gémir toutes les cinq mi-
nutes, et Rory se rendit compte que lui-même se
raidissait avant chaque nouvelle contraction.
— Ça va, Rory ? demanda Kate en venant le rejoindre
derrière son siège.
Et l’espace d’un instant, il eut l’envie irrépressible de lui
prendre la main. Un peu de réconfort n’aurait pas été du
luxe…
— Je crois que tu as suffisamment de quoi faire sans te
soucier de moi, Kate, se contenta-t-il cependant de ré-
pondre.
— Je voulais juste te dire que Lucy gémit parce qu’elle
est à l’écoute de son corps, et non parce qu’elle attend de
nous qu’on se charge de tout. Alors, ne te sens pas cou-
pable de ne pas pouvoir l’aider.
Perplexe, il fronça les sourcils.
— Tu veux dire qu’elle n’a pas mal ?
— Oh, la douleur est bien là, mais elle ne la redoute
plus, répondit-elle d’une voix amusée. Son propre corps
s’en occupe en libérant des endorphines. Ce n’est pas
comme si elle se sentait complètement dépassée, tu com-
prends ?
— Oui.
En fait, non, il ne comprenait pas vraiment, mais il fai-
sait entièrement confiance à Kate. D’ailleurs, c’est vrai
que Lucy n’avait pas l’air de paniquer du tout. Elle était
même presque calme.
— Merci, Kate. C’est vrai que ça me tracassait de la voir
souffrir.
Il ressentit le contact léger de sa main sur son épaule.
— C’est bien ce que je pensais, dit-elle avant de retour-
ner auprès de Lucy.
Ensuite, le trajet ne lui parut plus aussi pénible. Con-
centré sur le fait de les mener sans encombre à bon port,
il entendit à peine Lucy jusqu’à ce qu’ils arrivent en vue
de la colline où était perchée la propriété. Depuis cinq
minutes, Lucy avait recommencé à s’agiter et Rory à dou-
ter de la théorie de Kate.
— Arrête-toi, Rory ! ordonna soudain celle-ci.
Rory se rangea sur le côté de la route et, avant même de
s’être arrêté, il reconnut les sons qu’il avait déjà eu
l’occasion d’entendre à l’arrière d’une ambulance – ceux
d’une femme mettant un enfant au monde.
— Superbe, Lucy, l’encourageait Kate. Tout se passe
bien. Expire pour accompagner la douleur et reprends tes
forces entre deux contractions.
— De quoi as-tu besoin ? s’enquit Rory en regardant
autour de lui.
Apparemment, Kate avait tout prévu en plaçant le né-
cessaire à portée de main.
— Juste cette serviette quand je te la demanderai. On
essuiera le bébé avant de le poser sur sa mère, et tu pour-
ras contrôler la tension de Lucy dès que ce sera fini.
— Tu veux le poser sur sa peau ?
— Le nouveau-né n’est jamais mieux que directement
sur la peau de sa mère.
Et lui qui avait pensé réanimation, couverture et aspi-
ration des voies aériennes…
— Et pour la ventilation ?
D’un coup d’œil, elle lui désigna le masque et le ballon
d’insufflation néonatals prêts à côté d’elle.
— Rien ne permet de penser qu’il puisse y avoir un pro-
blème. Sa fréquence cardiaque est excellente et quand
c’est le cas, on attend toujours trente secondes avant
d’intervenir. S’il est plus petit que ce que je crois, je
l’envelopperai sans l’essuyer avec du film plastique et je le
poserai sur le ventre de Lucy afin qu’il ne se refroidisse
pas. Ensuite, il ne te restera plus qu’à lui sécher la tête et
à lui enfiler ce petit bonnet.
— Du film plastique ? répéta Rory, atterré. Comme
pour un sandwich ?
Elle sourit, amusée.
— Super, non ? Les nouveau-nés craignent beaucoup
les courants d’air et ça, ça les protège très bien. A l’arrivée
de l’équipe néonatale, s’ils veulent atteindre un bras ou
une jambe, ils auront juste à faire un trou dans le film. Le
reste du corps restera bien protégé.
— Cette ambulance est équipée d’un matériel hyperso-
phistiqué…
— Je n’en doute pas, mais n’hésite pas à l’ajouter à ta
liste à ton retour. Ça pourrait te servir… Dans l’immédiat,
j’en ai apporté un rouleau avec moi.
« A ton retour. » Ces mots furent comme un seau d’eau
glacée versé sur le sentiment d’intimité chaleureuse qu’il
éprouvait à partager ces instants avec Kate et Lucy.
— Il arrive…, souffla Kate. Le haut de son crâne af-
fleure…
Rory oublia aussitôt sa déception pour se concentrer
sur Lucy. Voyant sa main se crisper sur le drap, il la cou-
vrit de la sienne et quand elle s’y agrippa avec un soula-
gement manifeste, il s’en voulut de ne pas y avoir songé
plus tôt.
— Tu t’en sors comme une reine, Lucy, murmura-t-il,
ému.
— Il est presque là, Luce, annonça Kate. Respire dou-
cement. Calmement…
Après une brève pause, le reste de la tête apparut, le vi-
sage dirigé vers le bas et, à la grande surprise de Rory,
elle pivota spontanément de quatre-vingt-dix degrés
comme pour le regarder. Perplexe, il interrogea Kate des
yeux.
— C’est la phase de restitution, dit-elle. Un mouvement
naturel qu’effectue la tête pour orienter l’occiput du côté
du dos et ainsi permettre de placer l’épaule antérieure
dans l’axe facilitant son dégagement.
Comme pour répondre à son explication, une épaule
pâle sortit gracieusement, puis l’autre, et le nouveau-né
glissa dans les mains tendues de Kate qui le souleva afin
que Lucy puisse voir le sexe de son enfant.
Tous trois attendirent le premier cri, la première respi-
ration. Mais la petite fille restait inerte dans les mains de
Kate, ses yeux bleus grands ouverts dans son visage im-
mobile. Pas de cri. Pas de respiration.
Kate se figea. Pour elle, le temps s’arrêta. Son cœur se
serra douloureusement comme s’il allait soudain cesser
de battre. Elle eut l’horrible sensation de tomber dans un
puits noir glacé et sans fond. Les secondes s’égrenèrent
dans un ralenti nauséeux. Mort… L’enfant de Lucy était
mort, comme l’avait été son propre bébé…
— Kate ?
La voix de Rory la ramena brutalement à la réalité. Elle
rencontra son regard, puis secoua la tête pour chasser la
panique qui l’avait saisie.
— Désolée, marmonna-t-elle en prenant une forte ins-
piration, comme au sortir d’une trop longue immersion
dans l’eau.
Le bébé de Lucy s’en sortirait. Il avait simplement be-
soin qu’on l’aide à respirer.
— Serviette, demanda-t-elle à Rory avant de frotter le
bébé tout mou dans ses mains jusqu’à ce qu’il commence
à suffoquer et à gigoter en protestant.
Lucy, qui n’avait pas eu conscience de ces quelques se-
condes d’angoisse, tendit les mains.
— Une petite fille, chuchota-t-elle, le visage inondé de
larmes. Mon bébé. Ma Missy… Et maman qui n’a pas pu
être là pour la naissance…
Kate posa Missy sur le ventre de sa mère qui l’attira
plus près d’elle pour l’étreindre.
Comme elle relevait les yeux vers Rory, leurs regards se
rencontrèrent. Elle vit alors la joie qu’il éprouvait devant
cette naissance et le fait d’avoir pu la partager avec elle.
Et elle eut très envie de se blottir contre lui, de sentir ses
bras se refermer sur elle…
Elle n’osait même pas songer à ce qui serait arrivé s’il
n’avait pas été là. Combien de temps serait-elle restée fi-
gée ainsi ?
— C’est l’injection dont je t’ai déjà parlé, Luce, celle qui
va te permettre d’expulser le placenta, précisa-t-elle en
piquant l’aiguille dans la cuisse de l’adolescente qui ne
parut même pas le remarquer.
Rory regarda Kate clamper ensuite le cordon, puis le
couper. Et l’émotion lui serra la gorge en voyant les deux
femmes unies dans le même ravissement.
— Félicitations, Lucy, dit-il en lui glissant le brassard
du tensiomètre autour du bras. Tu as une petite fille ma-
gnifique.
— Merci, répondit-elle en lui souriant avec timidité. Et
merci aussi de m’avoir tenu la main.
— Ça a été un plaisir.
Baissant les yeux sur le petit cadran de l’appareil, il
tressaillit en lisant les chiffres affichés.
— 18/11, annonça-t-il.
Kate, qui bordait la couverture enveloppant la mère et
sa fille, hocha la tête.
— C’était à prévoir. Maintenant que le placenta est ex-
pulsé, je vais pouvoir lui administrer une autre dose
d’hydralazine.
Elle adressa à Lucy un sourire qui parut à Rory étran-
gement forcé.
— La bonne nouvelle, c’est que Missy est en pleine
forme. Elle est minuscule, à peine quatre livres et demie,
je dirais, mais parfaite. Et comme elle ne paraît pas trop
prématurée, je pense que c’est parce qu’elle a eu un peu
faim. Rien de grave, rassure-toi. Cela devrait s’arranger
très vite une fois qu’elle sera nourrie convenablement.
Regarde, sous son bonnet, ses oreilles sont parfaitement
formées…
Après avoir tranquillisé l’adolescente, elle injecta
l’hydralazine dans la perfusion et, une fois qu’elle eut
terminé, il se glissa à l’avant du Ford pour se réinstaller
au volant.
— Je vais nous conduire chez les McRoberts, mainte-
nant.
Moins de dix minutes plus tard, ils s’arrêtaient devant
la grande demeure dont la porte d’entrée s’ouvrit sitôt
qu’ils arrivèrent.
Lucy fut immédiatement transférée dans un lit confor-
table. Puis Mme McRoberts, qui avait été infirmière de
bloc opératoire avant de se marier, insista pour que Kate
et Rory prennent le temps de se détendre « au moins cinq
minutes » avec une tasse de thé pendant qu’elle veillerait
sur la jeune mère et son bébé.
Alors qu’Il acceptait sa proposition avec plaisir, Kate se
mit à arpenter le salon comme si elle ne tenait pas en
place. Elle finit cependant par s’immobiliser devant la
fenêtre donnant sur les paddocks.
Après avoir hésité une seconde, il vint se placer derrière
elle, mais, quand il effleura son bras, elle sursauta si vio-
lemment qu’il recula d’un pas.
— Hé !…, s’exclama-t-il en posant cette fois fermement
les deux mains sur ses épaules et en l’attirant contre lui.
Prends deux ou trois de ces profondes respirations que tu
recommandes à tout le monde.
A son grand soulagement, elle suivit son conseil et ré-
ussit à se décontracter un peu, en tout cas assez pour se
laisser aller contre son torse. Puis, inexplicablement, elle
s’écarta soudain de lui pour aller s’asseoir.
Renonçant à comprendre son attitude décidément trop
hermétique pour lui, et qui le blessait bien plus qu’il ne
l’aurait souhaité, il haussa les épaules et à son tour prit
place à la table.
— Apparemment, l’orage se dirige vers Jabiru, déclara-
t-elle comme s’il ne s’était rien passé. Il n’y a pas la
moindre chance que les avions puissent atterrir là-bas.
La façon dont elle évitait son regard lui rappela le ma-
tin même, avant qu’ils ne partent, et il eut de nouveau la
sensation d’être ballotté comme un bouchon sur un océan
d’émotions. Avec elle, il ne savait jamais sur quel pied
danser.
— Mme McRoberts a dit que le Cessna n’était qu’à une
demi-heure d’ici, reprit-elle après avoir consulté sa
montre. Après ça, on pourra repartir.
— Tu n’accompagneras pas Lucy à Derby ? s’étonna-t-
il.
Elle secoua la tête.
— Non, inutile. Elle a eu son bébé, et ils sont tous les
deux en bonne santé.
Elle se ferma alors abruptement et, sous ses yeux sur-
pris, elle commença à frissonner. De plus en plus fort.
Des tremblements incoercibles qui lui évoquèrent la crise
de Lucy.
Son visage exprimait une telle angoisse qu’il repoussa
impulsivement sa chaise et s’agenouilla près d’elle pour la
serrer contre lui.
— Tout va bien, Kate. Tout s’est bien passé. Tu as été
fantastique…
Mais son regard semblait passer à travers lui pour voir
au-delà, très loin, dans un endroit où il ne pouvait pas la
suivre.
— Kate… ? Ça va ? demanda-t-il en lui soulevant le
menton pour la dévisager.
Les yeux fermés, elle se pencha et ses bras
s’enroulèrent autour de lui pour y chercher un réconfort
qu’il s’empressa de lui donner. Ils restèrent ainsi enlacés
pendant ce qui lui parut une éternité…
Quelques minutes seulement s’étaient toutefois écou-
lées quand elle prit une longue inspiration tremblante et
posa son front sur son torse. Puis elle se redressa et ouvrit
les yeux.
— Excuse-moi, murmura-t-elle. Je ne sais pas ce qui
m’a pris. Merci…
Sans la relâcher, il s’assit sur ses talons et lui essuya la
joue du bout des doigts, ignorant délibérément la dis-
tance qu’elle réinstallait aussitôt entre eux.
— La journée a été plutôt chargée. Ça va mieux ?
Elle prit une nouvelle inspiration saccadée.
— Quand le bébé est né, je… c’est comme si mon cer-
veau s’était arrêté. J’ai cru que la petite allait mourir.
C’est la première fois que ça m’arrive…
Avec tendresse, il lui caressa les cheveux.
— Je ne m’en suis même pas aperçu. Ç’a dû être très
rapide parce que ni Lucy ni moi ne l’avons remarqué. Je
pensais que tu attendais simplement que Missy respire
par elle-même.
— Je ne devrais pas être ici, soupira-t-elle. C’est trop,
pour moi.
— Les responsabilités que tu as assumées avec Lucy
étaient très lourdes, c’est sûr.
Elle secoua tristement la tête.
— Il n’y a pas que cela. Mon père, ton retour… et le pas-
sé. Je ne veux pas en parler. Je ne peux pas.
Une fois encore, elle lui fermait la porte de ses émo-
tions. Mais inutile d’insister. Cela ne ferait que la boule-
verser davantage, ce qui était la dernière chose qu’il
souhaitait.
— D’accord, dit-il sur un ton faussement dégagé avant
de se redresser pour se rasseoir sur sa chaise.
Autant rester prudent et orienter la conversation sur un
sujet moins sensible.
— Donc Lucy continuera sans nous ?
Il l’observa alors qu’elle buvait une nouvelle gorgée de
son thé pour, visiblement, se recomposer une attitude
avant de lui répondre.
— Les infirmières volantes sont excellentes et sa tante,
qui vit à Derby, veillera sur elle jusqu’à ce que Mary
puisse la rejoindre. Moi je dois retourner à Jabiru et en-
suite au ranch, auprès de mon père.
Rory préféra ne pas penser à Lyle Onslow, à ce qu’il
avait fait subir à ses parents, et aux problèmes qu’il avait
lui-même eus avec lui. Ni à ce qu’il avait pu faire à Kate
pour qu’elle rompe aussi brutalement avec lui. Toutefois,
il avait conscience qu’il leur serait difficile, durant leur
long tête-à-tête du retour, de ne pas aborder la question.
A son tour, il choisit de rester sur un terrain moins
dangereux.
— La petite Missy est un beau bébé. Tu l’as pesée ? Kate
tourna la tête avec un sourire attendri vers la chambre où
Lucy, dorlotée par Mme McRoberts, se reposait avec la
nouveau-née.
— Presque quatre livres et demie sur la balance de la
cuisine. Et elle a l’air presque à terme d’après la quantité
de vernix sur sa peau. Si elle est si petite, c’est à cause de
la tension de Lucy. Comme tu le sais, l’hypertension sème
la pagaille dans le transfert de nutriments et d’oxygène
venant du placenta. Notre bébé a un petit retard alimen-
taire à rattraper.
L’expression le fit sourire à son tour.
— Notre bébé. J’aime bien…
Le désespoir qu’il lut soudain dans les yeux de Kate le
prit totalement au dépourvu.
— Kate ? Qu’y a-t-il ?
— Rien. Laisse tomber, répondit-elle d’une voix angois-
sée en levant la main pour le décourager d’insister.
En hâte, elle se leva et se dirigea vers la chambre de Lu-
cy, le laissant totalement désemparé et avec un flot de
questions sans réponses.
Décidément, il ne comprenait rien à ses réactions. Il se
promit néanmoins de l’inciter à lui donner des explica-
tions. Mais plus tard. Quand l’avion serait reparti.
Prenant leurs tasses vides, il les porta dans la cuisine.
La pluie avait cessé. Il sortit pour aller s’occuper du Ford
et refaire le plein. A l’arrivée du RFDS, Kate et lui accom-
pagneraient Lucy sur la piste.
Et ensuite tous les deux auraient une longue discus-
sion…
5.

Elle avait su que revoir Rory serait une très mauvaise


idée. Pas une fois, depuis ce jour maudit, quand on lui
avait appris que son enfant était mort, elle n’avait parlé à
quiconque de ce drame.
Encore adolescente, sans personne à qui se confier, elle
avait été totalement désarmée, perdue et isolée. Et on lui
avait dit d’oublier, de prétendre que tout cela n’avait été
qu’un mauvais rêve. Alors, elle avait passé les mois sui-
vants à tenter de se rétablir physiquement et à faire son
deuil…
Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à la réapparition de Rory
dans sa vie. A lui, elle ne pourrait rien cacher.
Comment allait-elle surmonter ce voyage de retour ? Il
lui poserait sûrement des questions, avec cette attention
si tendre et si sincère, sur un événement que, plus que
tout autre, il avait le droit de connaître. Avait-elle, elle, le
droit de le lui dissimuler ?
A mesure que le moment du départ s’avançait, elle sen-
tait son angoisse croître. Finalement, vint l’instant où
tous deux, sur la piste, embrassèrent Lucy avant qu’elle
ne soit installée dans l’avion avec la petite Missy.
— Tu aurais dû partir avec eux pour Derby, déclara-t-
elle alors que les portes du Cessna se refermaient. Tu au-
rais pu être à Perth ce soir.
Comme ils regardaient l’avion s’envoler vers le ciel gris,
Kate regretta de ne pas avoir décidé d’accompagner elle-
même Lucy.
— Oui, mais ç’aurait été à l’encontre de mon but, ré-
pondit-il. Aurais-tu oublié pourquoi je suis ici ?
Comme si c’était possible…
— Je suis tout à fait capable de conduire l’ambulance.
Rory observa son profil harmonieux mais buté alors
qu’elle suivait le Cessna des yeux.
— Je n’en doute pas une seconde. Mais tu n’en auras
pas l’occasion… Il est plus tard que nous l’avions prévu.
Tu veux tout de même partir tout de suite ou tu préfères
passer la nuit ici ?
Instinctivement, il aurait choisi d’attendre le matin
pour rebrousser chemin, mais il savait que Kate était
pressée de rentrer. Quoi qu’elle décide, cependant, il était
déterminé à se retrouver seul avec elle afin de découvrir
ce qui, dix ans plus tôt, était arrivé à l’adolescente et
l’avait transformée à ce point.
— Ma patiente est partie, répondit-elle en fuyant tou-
jours son regard. Je préfère reprendre la route tout de
suite, mais c’est à toi de voir…
Il soupira.
— Il est 16 heures passées. Nous arriverons à Jabiru en
pleine nuit. Mais en partant demain, nous risquons de
nous heurter à des gués infranchissables.
— Alors, allons-y tout de suite.
— Nous devrions nous rafraîchir et avaler quelque
chose avant de partir, comme les McRoberts nous l’ont
offert.
— Ce serait une perte de temps. Mieux vaut emporter
de quoi manger en chemin.
— Pourquoi ne pas accepter leur hospitalité ? Nous ne
sommes pas obligés de rester longtemps…
— Ecoute, si tu avais déjà décidé, pourquoi me deman-
der mon avis ? rétorqua-t-elle avec humeur.
Elle paraissait soucieuse, presque tourmentée, et il
comprit qu’il ne gagnerait rien à essayer de la convaincre.
— D’accord. Alors, allons-y.
Une demi-heure plus tard, ils étaient sur la piste.
N’ayant plus de parturiente à l’arrière, il put appuyer un
peu plus sur l’accélérateur. Kate n’avait pas desserré les
dents depuis qu’elle avait attaché sa ceinture, et, de son
côté, il avait à réfléchir. Pour tenter en l’occurrence de
comprendre ce qui avait motivé cette crise, et pourquoi
elle lui manifestait tant d’hostilité. Il avait beau chercher,
il ne voyait rien qu’il ait pu faire pour provoquer son mé-
contentement.
Le ciel s’était soudain obscurci de nuages lourds de
pluie quand il se résolut à rompre le silence.
— Aurais-tu eu une mauvaise expérience avec un ac-
couchement dans le passé, Kate ?
Il tourna fugacement la tête vers elle.
— Est-ce que ça pourrait être la raison de ton attitude,
tout à l’heure ?
Tout d’abord, il crut qu’elle n’allait pas répondre, puis
les mots vinrent, comme forcés.
— On peut le dire, oui.
Une bourrasque secoua le Ford et il resserra ses mains
sur le volant pour ne pas être déporté sur le bas-côté. Les
cas difficiles, éprouvants, il connaissait cela, lui aussi.
Comme elle, il portait son lot mauvais souvenirs, profes-
sionnels ou personnels. Peut-être cela expliquait-il qu’elle
ait tant changé.
— Tu veux en parler ?
Elle se tourna vers lui et il put voir qu’elle s’était re-
tranchée derrière un mur aussi haut que le flanc abrupt
des gorges qui longeaient la route. Des gorges qui avaient
mis des millions d’années à se former. Quel traumatisme
avait subi Kate pour ériger de telles défenses ?
Quand elle parla, sa voix étrange, comme détachée, lui
donna presque des frissons.
— La mère du bébé souffrait aussi d’une pré-éclampsie.
Et ce qui s’est passé aujourd’hui m’a brusquement re-
plongée dans cette autre expérience difficile.
— Je comprends… Tu as envie de m’en dire plus ?
— Non.
Il serra les dents, réprima un soupir. Et attendit. Au
bout de quelques minutes, comme il l’espérait, elle re-
prit :
— Ils ont transféré la mère à Perth en avion, mais il
était trop tard pour le bébé. Le placenta s’était décollé,
elle avait eu une hémorragie, et l’enfant n’a pas survécu.
Pour Rory, il était clair qu’elle avait besoin de
s’épancher. Aussi insista-t-il en douceur.
— Qu’est-il arrivé à la mère, ensuite ? Tu les avais ac-
compagnés ?
— Oh oui, j’étais là.
Il crut une seconde qu’elle allait éclater en sanglots et
s’en voulut de lui infliger cette torture en la harcelant ain-
si. Mais peut-être qu’en l’exprimant, elle parviendrait à se
libérer du traumatisme qu’elle avait refoulé.
Et peut-être aussi était-il la seule personne à qui elle
pouvait s’en ouvrir…
— Elle était aussi jeune que Lucy et elle a été très ma-
lade pendant une semaine. Et tu sais ce qu’ils ont fait ? Ils
ne lui ont jamais montré son enfant. Quand elle a été suf-
fisamment remise pour demander à le voir, il était trop
tard. Ils lui ont simplement dit de tout oublier.
— Les monstres ! murmura-t-il entre ses dents. C’est
inhumain de faire subir ça à une jeune mère. Je com-
prends que tu aies été bouleversée.
De nouveau, il vit des larmes monter à ses yeux avant
qu’elle ne détourne la tête et il eut curieusement le senti-
ment qu’il y avait plus que ce qu’elle lui avait confié. Ce
cas l’avait de toute évidence très fortement affectée.
— Et c’est pour ça que tu as accepté qu’on transfère Lu-
cy ? Parce que tu as eu peur de voir ce drame se repro-
duire ?
— Je voulais être sûre qu’elle ne vivrait pas la même
chose, oui.
Elle lui lança un bref regard et il frémit devant son ex-
pression douloureuse.
— Je n’ai plus envie d’en parler maintenant, d’accord ?
Bien que frustré de ne pas en savoir plus, il acquiesça
néanmoins et se concentra sur sa conduite. Bien lui en
prit, car alors qu’il sortait d’un virage, il découvrit un long
et luxueux camping-car bloquant leur côté de la route.
Afin d’éviter de le percuter, et ne voulant pas freiner trop
brusquement de peur de déraper dans la boue, il braqua
pour s’enfiler dans l’espace encore ouvert de l’autre côté.
Les mains crispées sur le volant, il manœuvra périlleu-
sement entre la paroi rocheuse et le véhicule avant de
pouvoir s’arrêter.
Aussitôt, il se tourna vers Kate pour s’assurer qu’elle
n’avait rien et, pour la première fois depuis longtemps, il
vit une lueur amusée dans son regard.
— Pas mal, monsieur. Je ne regrette pas d’avoir eu un
chauffeur, finalement.
— Tes compliments me vont droit au cœur, répondit-il
sur le même ton.
Et devant le sourire qu’elle lui adressa, il éprouva une
joie si soudaine et si forte qu’elle lui en parut presque
dangereuse…
— Allons voir s’il y a des blessés, dit-il avant de des-
cendre.
Kate sauta elle aussi sur la piste glissante avec la sensa-
tion bizarre que les portes de sa prison venaient enfin de
s’ouvrir. Elle avait du mal à croire qu’elle ait pu parler de
son drame, fût-ce en se cachant derrière une patiente fic-
tive.
La boue colla à ses semelles quand elle traversa la route
pour découvrir le conducteur du camping-car en train de
patauger dans la gadoue pour tenter de glisser des sortes
de planches en plastique sous les roues arrière.
— Désolé, dit-il, visiblement embarrassé. Je lui ai de-
mandé d’aller se poster de l’autre côté du virage pour si-
gnaler l’accident, mais elle ne veut rien entendre…
D’un signe exaspéré du menton, il désigna la porte ou-
verte du Winnebago.
— Faut rien demander à mademoiselle…, ajouta-t-il sur
un ton contrarié.
Kate considéra la jeune femme, une petite brune habil-
lée et maquillée avec soin, qui descendit sur le marche-
pied en boitant un peu trop ostensiblement. Pour plus
d’effet encore, elle s’agrippa de ses deux mains aux ongles
carmin au montant de la porte avant d’y appuyer sa
hanche.
— Hé ! s’écria-t-elle soudain. Mais c’est Rory McIver !
— Oh non, il ne manquait plus que ça…, marmonna
Rory entre ses lèvres.
Kate, qui l’avait entendu, se tourna vers lui, mais il évi-
ta sa question muette en répondant de mauvaise grâce à
la femme.
— Bonjour, Sybil.
La tenue de Sybil était réellement surprenante. Sa robe
et ses escarpins auraient davantage convenu à un cocktail
mondain qu’à une expédition dans le bush. Toutefois, ce
qui hérissa prodigieusement Kate était qu’elle et Rory se
connaissaient.
Enfin… plutôt ce qui l’agaça, car ce qui comptait, dans
l’immédiat, était de s’assurer qu’aucun autre véhicule ne
débouche du tournant et ne provoque un véritable acci-
dent. Le fait que Rory rencontre une ancienne conquête
en chemin n’avait en vérité aucune espèce d’importance.
— On a des triangles, je vais les placer avant le virage,
annonça-t-elle, réagissant enfin.
Après un coup d’œil à Rory qui lui confirma son soula-
gement de la voir s’en charger, elle pataugea jusqu’au
Ford dont elle ouvrit les portières arrière.
Qui était cette Sybil ? Et pourquoi Rory semblait aussi
mal à l’aise ?
Réaction stupide de sa part. Qu’imaginait-elle ? Il y
avait dix ans qu’il avait quitté Jabiru, et ce n’est pas parce
qu’elle avait été malheureuse toutes ces années qu’il au-
rait dû en être de même pour lui. Pour autant qu’elle
sache, il n’avait pas perdu un bébé, lui, et n’avait pas eu à
se battre pour ne pas plonger dans la dépression…
Rory regarda Kate s’éloigner vers le virage et soupira
avant de mettre à son tour la main à la pâte. Plus vite ils
pourraient repartir, mieux ce serait pour tout le monde.
— Tu aurais pu le faire toi-même, dit l’homme à Sybil
d’un ton bourru. Cette femme, elle au moins, a de la pré-
sence d’esprit.
Sybil partit d’un rire cristallin.
— Ne sois pas bête, Philip. Tu vois le résultat ? Elle est
déjà aussi sale que toi.
— Méfie-toi, Sybil, dit Rory en s’avançant vers Philip.
Kate et moi pourrions très bien vous laisser vous dé-
brouiller.
— Impossible, Rory. Il faut d’abord que tu examines ma
cheville. Sinon, ce serait de la non-assistance à personne
en danger. De toute façon, je sais que tu ne le ferais pas.
Je te connais…
Elle avait lourdement insisté sur ces derniers mots, et
Rory ne put s’empêcher de se tourner vers Kate pour voir
si elle avait entendu. A la façon dont elle secouait la tête,
il eut la confirmation que oui.
Oups ! Les explications, toutefois, devraient attendre
un peu…
Ignorant la remarque de Sybil, il jeta un œil sur le ciel
menaçant. Au moins avait-il cessé de pleuvoir pour
l’instant.
— Bien. Donc, c’est quoi votre plan – Philip, c’est ça ?
Moi c’est Rory.
Il lui tendit la main que Philip serra après avoir très
approximativement essuyé la sienne sur un chiffon sale.
— J’allais essayer de me désembourber avec ça, expli-
qua-t-il en montrant les planches. Je les ai trouvées à
l’arrière. Mais si vous avez une meilleure idée, ne vous
gênez pas. Je suis ouvert à toute suggestion. Je n’aurais
jamais dû l’écouter, ajouta-t-il avec un rapide regard en
direction de Sybil qui venait de disparaître à l’intérieur du
camping-car. Nous voulons aller aux mines de diamant.
Je voulais prendre l’avion, mais elle tenait à s’arrêter à
Jabiru en chemin. Tout se passait à peu près bien jusqu’à
ce qu’elle me joue le jeu de la petite fille gâtée et insup-
portable.
— Oui, elle est douée pour ça…
Après avoir envisagé la possibilité de sortir le Winne-
bago de la boue en le tirant avec le Ford, Rory y renonça
avec une moue dubitative.
— Je ne pense pas qu’il y ait assez de place pour vous
tracter. Et votre camping-car est trop lourd…
Il se frotta pensivement la nuque en réfléchissant.
— Le mieux serait de vous tirer avec un treuil depuis un
des arbres. Ce serait plus sûr. Le problème, c’est que vous
vous retrouverez alors dans l’autre sens et qu’il vous fau-
dra faire un demi-tour plus loin si vous voulez revenir par
ici.
— Oh non ! On va bien sagement rentrer à Derby, puis
regagner Broome. J’imagine que la piste ne va pas
s’améliorer ensuite ?
— Pas vraiment, surtout avec les rivières à traverser.
— Nous allons suivre votre suggestion. De toute ma-
nière, ajouta Philip en fronçant les sourcils vers la porte
du camping-car, elle peut faire une croix sur son diamant
rose, maintenant.
— Si je peux me permettre un conseil, ne lui dites pas
ça avant Broome, sinon elle risque de vous faire vivre un
véritable enfer.
Philip se mit à rire.
— Je vois que vous la connaissez bien.
Rory leva les yeux au ciel.
— En effet…
Une fois de retour, Kate les aida à effectuer la ma-
nœuvre et bientôt ils barbotèrent tous les trois dans la
gadoue. Ce faisant, elle sentait peu à peu la moutarde lui
monter au nez… Du coin de l’œil, elle pouvait voir Sybil
boiter exagérément sur le côté sec de la route tout en
s’efforçant d’attirer l’attention de Rory.
Enfin ils parvinrent à dégager le Winnebago. Quand ce
fut fait, tout le monde était couvert de boue – sauf Sybil,
cela va de soi…
— Tu peux examiner ma cheville, maintenant, Rory ?
minauda-t-elle plaintivement.
Kate lui tourna le dos, essayant vainement de faire taire
la petite voix mauvaise, en elle, qui lui murmurait de sug-
gérer à Rory de ne pas se laver les mains avant…
Dix minutes plus tard, Rory et Kate reprenaient la
route.
— Comment était la cheville de cette pauvre Sybil ? iro-
nisa-t-elle, incapable de s’en empêcher.
Rory haussa les sourcils.
— Un peu enflée.
— C’est tout ? Etonnant, non ? Elle avait pourtant l’air
de souffrir le martyre, la malheureuse… Et en plus, ils
nous ont retardés. Il fait presque nuit.
Et Dieu sait qu’elle n’avait aucune envie de camper avec
Rory…
Rory sourit en notant que son exaspération était sans
commune mesure avec l’incident.
— On ne pouvait tout de même pas laisser Philip se dé-
brouiller tout seul !
— Sauf erreur, elle est normalement constituée, non ?
Elle aurait pu se servir de ses mains…
— Certaines personnes sont purement décoratives. Sy-
bil est l’une d’elles.
Une erreur de jeunesse qui avait un temps été son assu-
rance contre la folie…
— Très pratique, fulmina Kate. Il faudra que j’y pense,
la prochaine fois.
— Tu étais toi-même très décorative, il y a dix ans, plai-
santa-t-il gentiment.
Elle rejeta ses cheveux sur ses épaules d’un geste agacé.
— J’ai changé, encore heureux. Où l’as-tu connue ?
— Sybil ? A Sydney, il y a plusieurs années. Elle m’a ai-
dé à un moment où je traversais une mauvaise passe.
Peu après que tu m’avais laissé tomber sans explica-
tion.
— Je travaillais dans une discothèque pendant mes
jours de congé et elle sortait avec le propriétaire. Après,
elle est passée me voir à Perth.
— Quelle aubaine pour toi, dit Kate d’un ton lourd de
sarcasme. Vous avez dû avoir une relation très enrichis-
sante. D’ailleurs, tu lui as visiblement fait une très grosse
impression, parce qu’apparemment elle voulait aller te
chercher à Jabiru.
Connaissant Sybil, son objectif devait être plus retors
que cela. Il avait été tellement amoureux de Kate qu’il ne
pouvait même pas imaginer avoir une relation avec une
autre. Et c’est ce qu’il avait dit à Sybil. Laquelle, avec une
habileté toute féminine, était parvenue à lui arracher
quelques détails. Or elle avait la détestable habitude de ne
retenir que les choses ennuyeuses… Qu’allait en penser
Kate ? Surtout qu’elle semblait avoir pris Sybil en grippe
dès le premier regard…
— En fait, je crois que c’est toi qu’elle espérait trouver.
L’étonnement qui s’inscrivit sur son visage était légi-
time.
— Moi ? Quelle idée ! Et pourquoi ça ?
Ainsi, elle n’avait toujours pas conscience des consé-
quences que sa lettre avait eues sur lui. Et même si la
douleur s’était quelque peu apaisée, elle était encore là,
bien présente. Il avait si peu compté pour elle…
Mais il n’avait aucune envie de mettre les points sur les
i. Forçant un sourire à ses lèvres, il chercha refuge dans la
dérision.
— Ne me dis pas que tu es jalouse, Kate…
Elle eut une expression un rien méprisante.
— Oh, s’il te plaît…
Il faillit en rire. Il n’y avait aucune chance qu’elle l’eût
été, bien sûr, mais il arrive qu’on prenne ses désirs pour
des réalités…
— Quand j’ai rencontré Sybil, je me suis peut-être servi
de toi pour expliquer le fait que je n’étais pas encore ma-
rié, avoua-t-il. Je lui ai dit que j’avais laissé mon cœur à
Jabiru – sans mentionner ton nom, évidemment.
Il attendit qu’elle réagisse – en se désolant pour lui, en
se moquant, qu’importe. Mais ce silence… Il ne savait
trop comment l’interpréter, aussi se concentra-t-il sur la
piste en s’efforçant de penser à autre chose.
Comme elle n’avait toujours fait aucun commentaire au
bout de quelques minutes, il jeta un bref coup d’œil vers
cette femme sûre d’elle, si différente de l’adolescente qu’il
avait connue.
— Et toi ? demanda-t-il. C’est quoi, ton explication ?
Elle se tourna à son tour vers lui en fronçant les sour-
cils.
— Quelle explication ?
— Pourquoi n’es-tu pas mariée, Kate ? Pourquoi es-tu
toujours seule alors que tu es née pour être une épouse et
une mère ?
— Je ne vois pas en quoi ça te concerne, lui fit-elle re-
marquer en reportant son attention sur la route.
Ah non ? Frustré, il dut serrer les dents pour garder son
calme.
— Au contraire. A une époque, j’étais le premier con-
cerné.
Malheureusement, il avait quitté la piste des yeux trop
longtemps et ne vit qu’au dernier moment la plaque
boueuse que les ombres crépusculaires avaient masquée.
Il braqua brutalement sur la gauche. Les roues de
l’ambulance mordirent sur le bas-côté et il crut un instant
qu’il allait pouvoir contourner l’endroit dangereux sans
trop de problèmes, mais le Ford dérapa dans la gadoue et
une branche pointue malencontreusement pointée vers
eux poignarda le pneu avant. Les roues retrouvèrent
bientôt un sol plus sec, mais trop tard. En douceur, il se
rangea sur le bord de la route.
Il ne manquait plus que ça…
— Génial, dit Kate en poussant un soupir théâtral.
Etrangement, son humour maussade chassa sa propre
contrariété. Après tout, ils pouvaient s’estimer heureux
de s’en sortir à si bon compte. Une fausse manœuvre au-
rait pu directement les envoyer dans le décor… Avec des
conséquences bien plus dramatiques.
— Ça m’enchante autant que toi. Apparemment, tu vas
devoir profiter de ma compagnie plus longtemps que tu
l’avais prévu.
Son exaspération évidente lui rappelait le comporte-
ment d’une Kate bien plus jeune, et il se prit à songer que
la situation offrirait peut-être des opportunités qu’il
n’avait pas envisagées.
— Mmmh, fit-elle. En tout cas, tu peux te réjouir de ne
pas être coincé ici avec ta princesse Sybil…
— A tout prendre, je préfère y être avec toi, c’est vrai,
répondit-il avec un petit sourire amusé qui, de toute évi-
dence, ne fit rien pour apaiser l’irritation de Kate.
Il se retint de rire quand elle sauta du Ford pour aller
constater les dégâts…
6.

Après avoir à son tour étudié les dommages, Rory, rien


que pour la provoquer, se mit à siffloter. Ils avaient connu
pire, et Kate n’avait jamais su bouder très longtemps.
C’était un autre des traits de caractère qu’il avait aimés
chez elle.
Le changement de roue prendrait un peu de temps, ce
dont, avec la nuit tombante, ils manqueraient ce soir. Il
regarda autour de lui pour trouver un endroit convenable
où camper.
Quelques minutes à peine s’étaient écoulées quand
Kate vint le rejoindre.
— Désolée, Rory. Je suis une idiote.
Il lui sourit. C’était cette Kate-là qu’il avait aimée et
dont il gardait le souvenir. Une Kate qui avait toujours su
trouver le courage de reconnaître ses torts.
— O.K. On va tracter le Ford hors de la route et
s’installer pour la nuit. Je m’occuperai de la roue demain
matin.
Kate répondit à son sourire et Rory se sentit tout à coup
beaucoup plus léger. Rien qu’un sourire et elle pourrait
faire de lui ce qu’elle voudrait. Il était incapable de lui ré-
sister… Pas plus aujourd’hui qu’hier. Rien n’avait changé.
Ils travaillèrent pendant trois quarts d’heure alors que
les dernières lueurs du crépuscule étaient peu à peu ava-
lées par l’obscurité. Enfin ils parvinrent à tirer le Ford sur
une partie un peu surélevée du bas-côté de sorte qu’il ne
présenterait pas de danger pour un éventuel voyageur au
cours de la nuit.
— Tu t’en es bien sorti, tout à l’heure, observa-t-elle. On
aurait pu basculer.
— J’ai pris des cours du soir, plaisanta-t-il. Allez, viens,
on va se laver un peu et préparer le camp.
— C’est fait, pour moi. Tu trouveras une cuvette et de
l’eau au pied de l’arbre, là-bas. Pendant ce temps-là, je
vais chercher du bois mort pour le feu.
Il haussa les sourcils d’un air faussement étonné.
— Tu n’es pas uniquement décorative, en fin de
compte…
Cette comparaison grossière avec Sybil la fit tiquer.
— Tu vis dangereusement, McIver. Ne me cherche pas.
Et pour info, c’est moi qui prendrai le brancard ce soir
pour le cas où il pleuvrait. Je te le laisserai demain soir.
Il écarquilla les yeux.
— C’est trop gentil ! Mais nous serons déjà à Jabiru.
Devant sa moue d’indifférence, il poussa un soupir de
feinte résignation.
— Bon. Je crois que je n’ai plus qu’à sortir mon sac de
couchage…
Il la regarda un instant tandis qu’elle commençait à
ramasser du petit bois. Elle semblait plus calme mainte-
nant, plus détendue. Il ignorait pourquoi, mais ne tenait
pas à le savoir pour le moment.
Levant les yeux vers le ciel, il constata que les nuages,
au-dessus d’eux, paraissaient se dissiper. Avec un peu de
chance, il passerait la nuit au sec…
Une demi-heure plus tard, ils étaient installés de part et
d’autre d’un petit feu flambant au centre d’une clairière.
Kate assise sur le sac de couchage de Rory et appuyée
contre un gros tronc couché, et lui-même adossé à un
arbre. Tous deux dînaient de sandwichs de viande froide
et de salade assaisonnée de sauce au raifort préparés par
Mme McRoberts elle-même.
Kate s’étira en poussant un soupir de contentement. Il y
avait longtemps qu’elle n’avait pas mangé avec autant de
plaisir.
La nuit était fraîche, le feu craquait, les flammes orange
accentuaient en les éclairant les traits de Rory. Lequel la
dévisageait depuis sans doute un moment déjà, même si
elle ne s’en rendait compte que maintenant. Et soudain
elle ne se sentit plus aussi à l’aise d’être seule avec lui.
Elle n’avait aucune envie qu’il engage la conversation
sur les événements du jour, et encore moins sur ce qui
l’avait autant perturbée.
— Et si tu me parlais de ton parcours ? suggéra-t-elle.
Comment est-ce qu’un broussard comme toi est arrivé à
se faire une place au soleil dans le monde impitoyable de
la ville ?
Rory ne répondit pas immédiatement, et elle crut un
instant qu’il allait l’inciter à se raconter, elle. Le silence se
prolongea tandis que le concert des criquets et des gre-
nouilles semblait enfler dans la nuit.
Quand il prit enfin la parole, elle s’aperçut qu’elle s’était
raidie dans l’attente et s’obligea à se détendre.
— J’ai décidé très tôt que si je restais dans le service des
ambulances, je m’intéresserais de très près à son fonc-
tionnement, et que je le ferais du haut de l’échelle. Et puis
j’ai reçu ta lettre…
Il marqua une pause, et lorsqu’elle vit son regard fuir
vers la cime des arbres, Kate eut un premier indice de la
blessure qu’elle lui avait infligée.
— J’étais anéanti, poursuivit-il. Je ne pouvais pas ren-
trer à Jabiru pour te parler, ni te téléphoner, j’étais coincé
pour un an sans vacances et sans argent. Je t’ai écrit lettre
après lettre et quand j’ai compris que tu ne répondrais
plus, j’ai investi toute mon énergie dans ce que je faisais,
et j’ai décidé de ne pas relever la tête tant que je n’aurais
pas atteint le sommet de cette échelle.
Ainsi, son père n’avait pas fait suivre son courrier… Elle
n’en était pas étonnée, mais regrettait de n’avoir pu apai-
ser la tristesse de Rory.
— Je n’ai pas reçu tes lettres.
— Si tu n’étais plus là, je me doute que ton père ne s’est
pas empressé de te les envoyer.
Kate se rappela la veille du départ de Rory et les accu-
sations insensées et abominables de son père. Cela aussi,
elle l’avait oublié. Quoi d’étonnant, avec tout ce qui s’était
passé ensuite ? Aurait-elle fait d’autres choix si elle s’était
souvenue de cette scène plus tôt, et surtout des raisons
pour lesquelles Rory avait dû quitter Jabiru ?
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Mais continue, je
t’en prie…
Il haussa les épaules.
— Il n’y a pas grand-chose à dire de plus. J’ai travaillé
comme un damné, j’ai suivi tous les stages, me suis porté
volontaire pour toutes les heures sup, toutes les missions
dans le bush, tout en continuant à prendre des cours par
correspondance.
Au bout du compte, il n’avait pas dû avoir une seconde
à lui, songea-t-elle. En fait, il avait réagi comme elle : sans
se donner le temps de profiter de la vie.
Elle plissa les yeux pour distinguer son visage par-delà
les flammes.
— Et pourquoi es-tu revenu ?
Il attendit quelques secondes pour répondre, et quand
il le fit, ce fut d’une voix plus sourde.
— Je suis parvenu à un point où j’ai besoin d’éclaircir
notre histoire et de pouvoir tourner la page si je veux aller
de l’avant.
Prenant le sac qui avait emballé les sandwichs, elle en
fit une boule qu’elle jeta dans le feu. De nouveau le si-
lence les enveloppa tandis qu’elle regardait les flammes
dévorer le papier et le réduire en cendres avec le senti-
ment que c’est ce qui lui arriverait si elle s’autorisait à ex-
primer ses émotions.
— Je te repose la question, Kate. Pourquoi n’es-tu pas
mariée ?
Ne trouvant aucune échappatoire, elle dit la première
chose qui lui traversa l’esprit.
— Je suppose que je n’ai jamais rencontré l’homme
idéal…
— J’étais là, moi…, souffla-t-il en se redressant.
Elle l’entendit qui se déplaçait et, soudain, sentit qu’il la
dominait de toute sa hauteur. Même sans lever les yeux,
elle savait intuitivement qu’il l’observait. Puis il vint
s’installer à côté d’elle. Tout près, jusqu’à ce que sa
hanche touche la sienne. Et sa chaleur lui parut plus brû-
lante encore que celle du feu.
Attrapant une petite branche, elle se pencha pour re-
muer inutilement les braises avant de se rasseoir en pre-
nant soin de laisser un petit espace entre eux.
Mais il se rapprocha d’elle, délibérément, la défiant en
silence de s’écarter de nouveau.
— Comment peux-tu dire que tu ne l’as jamais rencon-
tré, Kate ? J’étais là, répéta-t-il.
Impossible de se dérober. Le Rory adulte, elle en avait
conscience, ne se laisserait ni intimider ni décourager par
son silence, comme la plupart des gens lorsqu’elle relevait
ses défenses.
— Non. Tu étais parti.
— Je suis parti pour nous deux, dit-il avant de soupirer.
Si seulement c’était aussi simple…
— C’est aussi simple.
Rory serra les poings. Le mur. Toujours ce même mur
auquel il se heurtait. Mais au moins ne se repliait-elle pas
dans le mutisme. Qu’ils le veuillent ou non, ils allaient
devoir crever l’abcès afin de pouvoir l’un et l’autre envisa-
ger leur avenir.
— Tu m’as écrit que tu ne m’aimais pas. Tu m’as ren-
voyé la bague. Pourquoi ?
— Il s’était passé… des choses. Et j’avais changé.
Quelles choses ? Ses dérobades le rendaient fou. Il bou-
gea afin de pouvoir voir son visage.
— As-tu au moins une petite idée de l’effet que ta lettre
a eu sur moi ? Je me donnais à fond dans mon travail, on
s’écrivait toutes les semaines, et puis brusquement tu as…
abandonné tous nos projets, tous nos rêves…
Il glissa la main dans la poche de sa chemise, en sortit
la lettre jaunie, cornée, qu’il tendit devant elle d’un geste
accusateur.
— Cette lettre-là, Kate…
Il la vit lever la main pour l’effleurer, puis se raviser.
C’était pour cela qu’il était revenu. Pour avoir des ré-
ponses. Des explications.
— Qu’est-il arrivé, Kate ? s’enquit-il à voix basse. Dis-
moi. J’ai besoin de savoir.
Quand elle rencontra enfin son regard, il y lut la même
douleur qu’il y avait vue au ranch de l’Arc-en-Ciel.
— Je n’en ai pas envie, murmura-t-elle.
— Kate, je t’en supplie…
Glissant les mains dans ses cheveux, elle regarda au-
tour d’elle avec une détresse qui lui serra le cœur. Il aurait
voulu la prendre dans ses bras, la consoler, l’aider à sur-
monter ce qu’elle avait vécu de si terrible, mais y renonça
en comprenant qu’il risquait ainsi de l’effrayer et de la
perdre pour de bon.
Et puis, alors qu’il désespérait de pouvoir la persuader
de se délivrer de ce poids qui l’oppressait, elle se mit à
parler…
— Tu te souviens du soir, juste avant que tu partes,
Rory ?
Il hocha la tête. Comment aurait-il pu oublier ? Kate et
lui, sous le vieil arbre près de la Pentecost, après cette
épouvantable journée. Il avait tenu à quitter la propriété
de Lyle Onslow pour parler. Jamais il n’aurait pu dire ce
qu’il avait sur le cœur sur les terres du père de Kate. Il
était si jeune, alors…

Il planta la pointe de son couteau dans le tronc afin de


terminer le « pour toujours ».
— Je reviendrai, dit-il.
Et il avait la certitude de ce qu’il affirmait, parce que
leur amour était aussi vaste et aussi magnifique que ces
terres sur lesquelles ils avaient tous deux grandi, mais
également enclin au drame comme peut l’être la nature
sauvage.
Son amour pour Kate était tel qu’il serait prêt à don-
ner sa vie pour elle, mais avait-il le droit d’écouter la
seule voix de son cœur ? Avait-il le droit de sacrifier et
son avenir, et celui de ses parents à qui Lyle Onslow ris-
quait de s’en prendre aussi ? En partant, au moins au-
rait-il une chance de revenir, avec une carrière assurée
– pour eux deux…
— Il m’a chassé, dit-il, touché par la compassion qu’il
lut dans ses yeux. On savait qu’il le ferait.
Il ne voulait pas de sa pitié. Il souhaitait simplement
partir et préparer une vie pour eux deux, loin de la haine
délétère de Lyle Onslow, à qui, un jour, il pourrait mon-
trer de quelle étoffe il était fait.
— Mon père et le tien m’ont tous les deux ordonné de
ne plus te parler, continua-t-il. Mais donne-moi trois
ans. Je reviendrai te chercher pour mon vingt et unième
anniversaire. Après la première année, je pourrai finir
ma licence en travaillant, et j’économiserai tous mes
gains pour toi. Attends-moi. Je reviendrai, je te le jure.
Il la vit qui prenait réellement conscience, alors, qu’il
ne changerait pas d’avis, et il dut enfoncer les mains
dans ses poches pour ne pas l’attirer contre lui.
— L’argent n’est pas tout, répondit-elle sur un ton dé-
chirant. Emmène-moi avec toi.
Refusant toujours de la toucher, il se contenta de lui ef-
fleurer le visage pour rencontrer son regard et tenter de
la convaincre.
— C’est ce que je dois faire, Kate. Tu ne peux pas venir
avec moi tant que je n’ai rien à t’offrir. Rien de plus que
ça…
Il sortit alors la bague de sa poche ornée d’un minus-
cule diamant rose venant des mines au-delà de Jabiru, et
la glissa à son doigt. Et tant pis si son père le lui avait
interdit.
Elle était arrivée par courrier postal la veille. Un bijou
bon marché selon les critères des Onslow, bien sûr, et
loin de ce qu’il aurait souhaité acheter pour elle. Mais il
voulait qu’elle porte cette bague à son doigt afin de lui
laisser un peu de lui-même en son absence.
— Tu la porteras jusqu’à mon retour ?
Elle était si jeune et il était certain que partir était la
meilleure solution.
— C’est parce que je t’aime que je dois m’en aller, tu le
sais, non ?
Alors, elle leva son visage vers lui et l’embrassa. Sa
douceur et sa fougue, et la perspective des mois loin
d’elle qui l’attendaient suffirent à balayer ses réticences.
Et quand elle l’embrassa de nouveau, ce fut avec un tel
désespoir qu’il en perdit toute volonté. Et plus rien, dès
lors, n’avait compté que le désir irrépressible qui les
poussait l’un vers l’autre…
— Emmène-moi avec toi, murmura-t-elle encore
contre sa bouche.

Avec le recul, il regrettait de ne pas l’avoir fait.


— Je n’ai rien oublié.
Kate releva la tête et plongea dans les siens ses yeux as-
sombris par les ombres du passé.
— D’accord, Rory. Il est peut-être temps, après tout.
Mais n’oublie pas que c’est toi qui l’auras voulu…
Elle le dévisagea quelques secondes qui lui parurent in-
terminables avant de murmurer :
— J’ai perdu notre enfant sept mois plus tard.
Rory sursauta presque.
— Quel enfant ?
— Le nôtre. Le tien et le mien. Celui que nous avons
conçu ce dernier soir.
Il la fixait sans comprendre. Il avait été prudent, alors,
ou du moins l’avait-il pensé, mais ç’avait été la première
fois pour lui aussi…
— Le fils dont je n’ai parlé à personne, exactement
comme Lucy, jusqu’à ce qu’il soit trop tard et que je sois
trop malade.
Rory eut l’impression de recevoir un coup de poing
dans l’estomac. Kate avait eu un bébé ? Brusquement, il
cessa de penser à lui et aux rêves vains qu’il poursuivait
pour se concentrer sur elle.
Sa Kate avait été enceinte de lui à seize ans et il était
parti en la laissant seule affronter cette épreuve. Seule
avec Lyle Onslow. Il n’osait imaginer la manière dont son
père avait dû accueillir la nouvelle…
— Tu aurais dû me le dire…
— Mon père m’a emmenée en avion dans une clinique
privée de Perth, expliqua-t-elle d’un ton étrangement dé-
taché. Je n’y connaissais personne. Notre enfant est né
par césarienne.
Le monstre… Il redouta de poser la question qui lui
brûlait les lèvres.
— Et… l’enfant ?
— Comme je te l’ai dit, j’ai été très malade pendant une
semaine, et quand je me suis réveillée, il était trop tard.
Mon bébé n’était plus là.
Elle secoua la tête.
— Si j’en avais parlé à mon père plus tôt, peut-être que
cela se serait passé différemment, mais j’avais trop peur.
Et notre bébé est peut-être mort à cause de ma lâcheté.
Ainsi, c’était d’elle qu’elle parlait lorsqu’elle lui avait ra-
conté l’histoire de cette jeune adolescente… Il l’imagina,
si jeune, sans défense, apeurée. Et seule. Il n’avait même
pas été auprès d’elle. L’étreinte d’un étau se resserra sur
son cœur.
— Qui t’a informée qu’il était mort ?
— Une infirmière. Je n’oublierai jamais l’instant où
cette horrible femme est entrée dans la chambre. Elle m’a
dit que c’était aussi bien parce que j’étais encore une ga-
mine. Un peu plus tôt, une autre, plus jeune et plus gen-
tille, m’avait dit que je pourrais le voir et le prendre dans
mes bras, mais elle n’est pas revenue.
Sa voix baissa encore d’un ton, devint presque inau-
dible.
— Elle m’avait promis de me donner une photo et une
mèche de cheveux, mais ils ont dû l’en empêcher.
Elle prit une longue inspiration, puis poursuivit d’une
voix plus forte :
— L’autre infirmière, la mauvaise, m’a dit qu’il était
mort de complications dues à sa prématurité et au décol-
lement du placenta. Mais je n’ai jamais vu mon enfant.
Le regard qu’elle posa sur lui était si lourd du chagrin
qu’elle portait seule depuis dix ans que Rory éprouva un
violent désir de vengeance envers ceux qui lui avaient fait
subir une telle souffrance.
— Je ne sais même pas à quoi il ressemblait, ajouta-t-
elle. Quelle était la couleur de ses cheveux… De ses yeux…
Rien. Je crois que je l’aurais mieux supporté si j’avais pu
lui dire au revoir.
Rory serrait les poings pour ne pas éclater.
— Ton père n’avait aucun droit de te laisser vivre ça
toute seule.
Elle haussa les épaules, puis rejeta une seconde la tête
en arrière, sans doute pour dissiper la tension accumulée
dans sa nuque.
— Pendant longtemps, je me suis battue pour tenter
d’apprendre exactement ce qui était arrivé. Tout ce qu’il
savait dire, c’était : « Il ne s’est rien passé du tout. Oublie.
Tu n’as jamais eu de bébé. » Mais plus tard, quand j’ai eu
mon diplôme, j’ai pu lui tenir tête, et j’ai exigé qu’il me
donne les coordonnées de l’établissement des pompes
funèbres. J’espérais même que mon bébé ne serait pas
mort, qu’il aurait été adopté, mais on m’a donné l’adresse
du cimetière. Il est enterré à Perth, dans les Jardins de
Fairmont. Je l’ai trouvé. Il y a une plaque : Fils de Kate
Onslow. A vécu un jour. 3 août.
— Le 3 août ? répéta-t-il.
— Oui. C’était un prématuré de huit semaines. Et je n’ai
même pas pu lui donner un nom.
Désemparé, Rory ne savait que faire – ni que dire. Ja-
mais elle ne lui pardonnerait cela. Il comprenait mainte-
nant la raison de son ressentiment envers lui.
— Je suis désolé.
— Je ne t’en veux pas, répondit-elle d’une voix insup-
portablement distante et brisée.
Il essaya de l’imaginer, adolescente sans mère ni per-
sonne pour la consoler, pour la prendre dans ses bras et
avoir ces gestes tendres qui, s’ils n’effacent pas la douleur,
la soulagent tout de même un peu.
— Es-tu rentrée à Jabiru, après ? s’enquit-il.
— Non. Pour quoi faire ? J’ai continué mes études à
l’internat de Perth et je me suis plongée dans le travail. Et
c’est là que j’ai décidé d’aller à l’université et de devenir
sage-femme. Je voulais aider les jeunes mères.
Elle s’interrompit pour le regarder.
— C’est la première fois que je reviens à Jabiru, et c’est
aussi le moment que tu as choisi pour réapparaître.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit de tout ça, Kate ?
Son visage était dénué d’expression quand elle répon-
dit :
— Pour gâcher ta vie, à toi aussi ?
— Elle l’a été quand tu m’as écrit que tu ne voulais plus
jamais me revoir.
— J’avais peur. Je redoutais ce que mon père aurait pu
te faire. Il m’avait averti qu’il te briserait si tu essayais de
me recontacter. Qu’il briserait ta famille, aussi, qui tra-
vaillait encore pour lui. J’avais conscience de
l’importance qu’avait pour toi le fait de réussir profes-
sionnellement, Rory, et je ne pouvais pas supporter l’idée
que, à cause de moi, tu ne puisses pas suivre la carrière
que tu t’étais choisie. Et après… il était trop tard. Je ne
voulais plus en parler. Même maintenant, c’est très dur.
— Tu comptais plus pour moi que ma carrière, répon-
dit-il.
Mais, en toute honnêteté, aurait-il eu cette lucidité à
dix-huit ans ?
— Je ne t’aurais jamais rien reproché, dit-il cependant.
On s’en serait sortis, tous les deux. Je ne sais pas com-
ment, mais on y serait arrivés.
Il se pencha pour lui prendre la main.
— Kate, j’aurais été là pour toi. Et je le suis, au-
jourd’hui.
Elle secoua tristement la tête.
— Il est trop tard pour nous, Rory. Je ne veux pas d’un
mari. Quand mon père sera mort, je vendrai le ranch et
retournerai à Perth. Je veux y ouvrir un centre pour les
femmes enceintes qui trouveront là des choix et des con-
seils qu’elles n’auront pas ailleurs.
— L’un n’empêche pas l’autre, argumenta-t-il. Tu peux
créer ce centre et me voir.
Elle soupira comme devant un enfant trop têtu pour
comprendre.
— Tu es amoureux d’un fantôme, Rory. L’adolescente
de seize ans que tu as quittée n’existe plus. Je ne suis plus
cette fille-là. Je ne le serai jamais plus.
Il refusait de baisser les bras. Il lui était impossible de
renoncer à elle après les instants – bien que fugitifs –
d’entente et d’harmonie qu’ils avaient partagés au-
jourd’hui. Il pourrait y en avoir davantage. Plus forts.
Plus fréquents.
— Je pourrais aimer la femme qu’elle est devenue.
— Je ne crois pas. Parce que si je ne m’aime pas, com-
ment pourrais-tu m’aimer, toi ?
Oh, Kate ! songea-t-il, atterré par la désolation qu’elle
exprimait.
— Tu étais trop jeune pour affronter seule ce qui
t’arrivait, objecta-t-il. Et moi trop insouciant et irrespon-
sable face à ce qui s’est passé ce soir-là ; j’aurais dû reve-
nir pour m’assurer que tout allait bien pour toi. Je
regrette…
De nouveau, elle secoua la tête, cette fois avec lassitude.
— Je n’ai plus envie d’en parler, Rory. Je voulais juste
que tu saches que… j’ai été complètement impuissante.
J’ai dû me soumettre à la volonté de mon père, et, pire,
j’ai été incapable de sauver mon enfant. Et je me suis juré
depuis que jamais plus je ne me retrouverai dans une si-
tuation de dépendance. Je suis l’unique responsable de
mon destin, maintenant.
Pour la première fois depuis qu’ils s’étaient assis dans
cette clairière, elle se tourna fermement vers lui et le re-
garda dans les yeux.
— C’est moi qui décide de ce que sera ma vie, rien ni
personne d’autre.
Son ton catégorique le transperça comme un éclat de
glace. Mais il suscita également sa colère. Parce que
c’était injuste…
— Je n’essaie pas de te changer, Kate, mais je ne suis
pas n’importe qui. Je suis ton ami, l’homme qui voulait
t’épouser, quelqu’un qui connaît tout de toi – du moins
qui connaissait tout de toi. Je t’aimais telle que tu étais,
et je pourrais t’aimer de nouveau telle que tu es au-
jourd’hui. J’essaie seulement d’être là pour toi.
Reprenant sa main qu’elle avait libérée de la sienne
plus tôt, il l’attira à lui et enroula son bras autour de ses
épaules.
— Je ne t’imposerai jamais rien. Jamais. Mais nous
pourrions au moins faire une trêve. Et partager nos
tourments…
Peu à peu, Kate se détendit dans ses bras. Pourquoi
pas ? songea-t-elle. C’est vrai que lui aussi était concerné.
Sans doute avait-elle été trop plongée dans le désespoir
pour s’en rendre compte plus tôt.
Une trêve… Oui, c’était peut-être bien ce dont elle avait
besoin. Et avoir partagé avec lui l’épreuve qu’elle avait
vécue seule lui donnait à présent un étrange sentiment
d’apaisement. De guérison. Jamais encore, comme en cet
instant, elle n’avait pensé à Rory comme le père de son
enfant. Elle avait toujours imaginé qu’il était inutile de
l’informer, qu’il n’avait pas besoin de savoir… Peut-être
lui devait-elle des excuses, finalement.
— Kate…, dit-il en pressant ses doigts entre les siens,
est-il trop tard pour lui donner un nom ? C’est si triste de
ne pas pouvoir le nommer quand on parle de lui. Il est
important de le considérer comme une vraie personne qui
fera toujours partie de nos vies, même s’il n’a vécu que
quelques heures…
Kate refoula les larmes qui lui piquèrent les yeux. Pour-
tant elle aurait tant aimé pouvoir se laisser aller à sanglo-
ter dans ses bras. Pourquoi ne pouvait-elle jamais
pleurer ?
Un nom… Elle croisa son regard, et la glace, en elle,
fondit un peu plus encore.
— J’ai toujours aimé le prénom de Cameron, murmura-
t-elle.
— Cameron Onslow-McIver, dit-il en portant sa main à
ses lèvres pour en embrasser tendrement la paume. Notre
fils.
Ils restèrent ainsi enlacés, silencieux, jusqu’à ce que le
feu s’éteigne, et Kate put sentir s’alléger le poids qu’elle
portait depuis tant d’années. La douleur ne partirait ja-
mais, mais Rory n’avait pas dit ce qu’elle avait toujours
redouté d’entendre de sa part…
Il n’avait pas dit que son bébé ne comptait pas. Non. En
lui donnant un nom, il lui avait au contraire rendu sa
place légitime dans sa vie…
7.

Il était 6 heures du matin, et le soleil rosissait l’horizon


quand Rory ouvrit les yeux. Kate avait sans doute mal
dormi ; il avait entendu le brancard grincer toute la nuit
et il regretta de ne pas lui avoir proposé de prendre sa
place. Son sac de couchage n’était peut-être pas très
moelleux, mais au moins était-il silencieux.
Roulant sur le dos, il regarda le ciel à travers l’entrelacs
des branches. Il allait devoir trouver le moyen de garder
entrouvertes les barrières qu’elle avait dressées contre lui.
Peut-être le fardeau qu’elle portait depuis si longtemps en
serait-il un peu allégé…
Il pouvait presque s’accommoder du fait qu’elle ne pas-
serait pas le reste de sa vie avec lui. Presque. En re-
vanche, le désespoir qu’il avait vu sur ses traits lui était
insupportable, tout comme de savoir qu’elle avait vécu
cela seule alors qu’il aurait dû être auprès d’elle. Com-
ment s’étonner, après cela, qu’elle n’ait plus eu envie de le
voir ?
Il avait pris des décisions qui l’avaient affectée, et sans
avoir réfléchi à ses choix à elle. Même s’il était parti avec
l’intention de faire fortune pour elle. Même si c’était dans
son intérêt à elle.
Mais l’était-ce vraiment ? se demanda-t-il comme il
l’avait déjà fait à plusieurs reprises depuis son retour
dans le Kimberley. N’était-il pas plutôt parti pour com-
battre le sentiment d’infériorité qu’il éprouvait face à la
famille de Kate, et avec le besoin de prouver qu’il pouvait
être et faire mieux qu’eux ?
S’il avait choisi pour objectifs de devenir le meilleur ur-
gentiste de l’Etat et de s’enrichir afin ne plus rien avoir à
envier aux Onslow, était-ce réellement pour Kate ou pour
flatter sa propre vanité ?
En attendant, il doutait que de simples excuses fussent
appropriées en regard de ce qu’elle avait vécu.
Il comprenait maintenant qu’elle ait eu des réticences à
lui révéler ce qui s’était passé. Et s’il voulait l’amener à se
départir de sa réserve, il lui faudrait le faire avant qu’ils
ne reviennent à Jabiru. Parce que s’il avait une certitude
depuis la veille au soir, c’est qu’il désirait toujours Kate.
Et pas seulement physiquement…
Se levant, il roula ses affaires et attisa le feu. Kate le re-
joignit avant qu’il l’ait ranimé suffisamment pour chauf-
fer le thé.
— Bien dormi ?
— Mmh… Pas vraiment…
Comme elle passait devant lui pour aller s’isoler dans
les buissons, il esquissa un sourire. Kate n’avait jamais
été du matin.
Ils burent leur thé et mangèrent quelques fruits avant
de s’occuper de l’ambulance. Après qu’ils l’eurent mise
sur le cric, Kate fit rouler la roue de secours vers lui et lui
passa les outils au fur et à mesure de ses besoins.
Ils formaient plutôt une bonne équipe, songea Rory,
heureux de constater que la tension entre eux se dissipait
quelque peu.
Une heure plus tard, ils avaient repris la route.
— Tu crois qu’on arrivera à Jabiru aujourd’hui ? de-
manda Kate.
— On fera de notre mieux, en espérant qu’il n’a pas plu
quelque part sur notre chemin.
— Ce camion est un vrai tout-terrain, observa-t-elle en
tapotant le tableau de bord.
— Et moi un champion du pilotage toutes catégories,
plaisanta-t-il.
Elle secoua la tête, mais il crut déceler une ombre de
sourire au coin de ses lèvres. C’était un bon début. Ils
riaient tellement ensemble, avant…
Cependant, un détail le tarabustait.
— Si tu détestes autant ton père, comment peux-tu
supporter de retourner là-bas ?
Elle laissa échapper un léger soupir.
— Pourquoi est-ce que c’est toujours de moi qu’on
parle ? A ton tour, maintenant…
Il comprenait qu’elle regimbe, mais il ne pouvait pas
abandonner. C’était trop important.
— J’aimerais sincèrement comprendre, Kate. Je repar-
tirai sans doute dès que le temps se dégagera et après je
ne t’embêterai plus… Si c’est ce que tu souhaites.
Même s’il espérait que ce ne soit pas le cas…
— Mais ça ne changera rien au fait que tu comptes
énormément pour moi, et que j’ai le droit de savoir pour-
quoi tu m’as rayé de ta vie.
Elle persistait à éviter son regard.
— Tu crois ?
— Tu savais que la lettre que tu m’avais envoyée était
un tissu de mensonges, et pourtant il a suffi que ton père
claque des doigts pour que tu accoures.
— Ne recommence pas, Rory, soupira-t-elle. Je n’ai pas
besoin de toi pour savoir ce que j’ai à faire.
— Non, mais je vais te donner mon avis quand même.
D’ailleurs, avec ton caractère détestable, on ne doit pas se
bousculer autour de toi pour te donner des conseils !
Elle ne put s’empêcher de rire, quoique brièvement, et
il sourit avec elle. Il avait été le seul à oser la taquiner ain-
si et il y avait de grandes chances que ça n’ait pas changé.
Fronçant les sourcils, elle considéra sa question.
— Pourquoi suis-je revenue ?
Elle haussa les épaules.
— Parce que c’est mon père et qu’il est en train de mou-
rir. Et peut-être que j’ai besoin de libérer certains fan-
tômes du placard… comme tu l’as fait toi-même.
— Je comprends… Et pourquoi travailles-tu à Jabiru ?
A sa moue désinvolte, il sut qu’elle avait envie de chan-
ger de sujet.
— On a besoin de sages-femmes, là-bas. Le dispensaire
est le garant de mon indépendance. Mon père n’a aucun
contrôle sur moi, mais je continue à le voir.
Elle foudroya le pare-brise du regard comme si Lyle
Onslow venait d’y apparaître.
— Et puisqu’on est en train de disséquer mes émotions,
le fait que l’accouchement de Lucy se soit bien passé hier
me permettra, je pense, de tourner enfin la page.
Rory remercia silencieusement le ciel de ces quelques
éclaircissements, mais tant de choses restaient encore
dans l’ombre. Il avait d’autres questions… Toutefois elle
semblait s’être égarée dans une rêverie qu’il se refusa
d’interrompre.
Comme il l’avait espéré, elle poursuivit d’elle-même au
bout de quelques secondes.
— Lucy a commis les mêmes erreurs que moi, mais
avec plus de chance. Est-ce que ça fait de moi une mau-
vaise mère parce que mon bébé est mort et pas celui de
Lucy ?
Alors qu’elle se tournait vers lui, il comprit qu’à cet ins-
tant elle s’autorisait à envisager pour elle-même une sorte
d’absolution.
— Dieu merci, son bébé va bien, ajouta-t-elle avec un
soupir de soulagement.
Rory s’accrocha à cette idée qu’elle semblait caresser
pour la première fois.
— Tu sais aussi bien que moi que les primipares peu-
vent être sujettes à la toxémie gravidique et que cela se
déclare très rapidement, parfois avec des résultats désas-
treux. Mais, à seize ans, tu ne pouvais pas le savoir.
Sans attendre sa réponse, il enchaîna :
— Tu as pris la bonne décision, pour Lucy, Kate. Quitter
Jabiru sans perdre une seconde, c’était bien vu. Il aurait
été facile de reporter le départ jusqu’à ce qu’il soit trop
tard.
Kate se mordilla songeusement la lèvre.
— J’avais tellement peur pour elle et le bébé…
— Eh bien, tu ne le montrais pas. Et tu as été fantas-
tique pendant la naissance.
Elle ferma les yeux un instant comme si elle essayait de
refouler ses souvenirs.
— Pourtant, à un moment, j’ai perdu pied. Tout m’est
revenu d’un coup. Ça ne m’était encore jamais arrivé, et
même si tout s’est bien passé en fin de compte, je ne veux
plus jamais revivre ça.
— Peut-être avais-tu besoin de cette expérience pour te
libérer enfin du passé ? Je trouve que tu te montres trop
dure avec toi-même.
— Peut-être, admit-elle sur un ton réticent. Mais c’est la
nature qui préside aux naissances. Et sauf en cas de mal-
chance, tout doit bien se passer. C’est ce qui est arrivé à
Lucy. Elle a eu cette chance.
— La chance de t’avoir, toi.
L’air agacé, Kate fronça les sourcils.
— Garde tes flatteries. Tu perds ton temps : les com-
pliments ne mènent à rien. Et ce n’est pas comme ça que
tu t’immisceras dans ma vie…
— Flûte !
Il avait l’impression d’être un agent secret en train
d’espionner une ville interdite du haut d’un rempart, et
ne put s’empêcher d’être amusé de sa reculade.
— J’avais plutôt l’impression de bien m’en sortir,
jusque-là.
Kate, troublée, se tourna vers la vitre. Trop bien, oui, et
c’est bien le problème. Rory renversait systématiquement
les barrières qu’elle tentait d’ériger entre eux. Quelques
mots gentils ne viendraient sûrement pas à bout de dix
ans de stoïcisme et d’indépendance, mais elle avait tout
de même du mal à ne pas s’abandonner de nouveau à la
sécurité rassurante de sa présence.
Rory ralentit alors qu’ils approchaient du premier gué,
qui avait été le plus profond à l’aller. Le niveau avait
monté de quinze bons centimètres depuis et le courant
était bien plus rapide que précédemment.
Tous deux descendirent pour aller voir. Au moins la
pluie avait-elle cessé, et le temps s’annonçait couvert
mais doux. Le grondement des rapides en contrebas cou-
vrait presque celui du flot devant eux.
Rory s’agenouilla pour enlever ses bottes.
— Tu es sûr que tu veux aller patauger là-dedans ? de-
manda-t-elle avec inquiétude.
— Tu m’avertiras s’il y a des crocos dans le coin. Si le
courant est trop fort et si c’est trop profond, je ne tenterai
pas le coup avec le Ford.
Tous deux se tournèrent vers l’aval où la rivière
s’élargissait et où l’eau, bien qu’encore pleine de remous,
était visiblement moins profonde.
En dépit du sourire apaisant de Rory, Kate ne se sentait
pas du tout tranquillisée. Toutefois, il dut lire quelque
chose dans son regard, car ses yeux s’étrécirent.
— Je ferai en sorte que ça n’arrive pas, mais si j’étais
tout de même emporté par le courant, je ressortirai là-
bas… En tout cas, quoi qu’il arrive, si je glisse ou si je
tombe, ne cherche pas à me sauver.
Il aurait pied à cet endroit, c’est certain, mais Kate
n’était pas rassurée pour autant. Les vrais rapides dont ils
entendaient le rugissement venaient juste après, avec une
chute d’une bonne quinzaine de mètres plongeant dans
un étroit défilé.
— Promets-moi de ne rien tenter de stupide, Kate.
Au cours des années où ils s’étaient connus, elle n’avait
eu qu’une occasion de voir Rory en colère contre elle : la
fois où elle avait pris des risques pour lui. Et à la façon
dont il s’exprimait à cet instant, c’était bien à ce jour-là
qu’il faisait allusion. Elle avait alors huit ans, et lui dix.
Ce soir-là, Rory lui avait interdit de le suivre dans
l’ancien poulailler où il allait sauver pour elle son canard
préféré du billot.
Mais si elle ne s’était pas glissée derrière lui pour
éteindre les lumières et lui permettre de se sauver, il au-
rait été surpris par son père qui, ensuite, n’avait jamais
pu savoir si c’était un dingo qui avait emporté le volatile
ou si sa fille avait organisé son sauvetage.
En attendant, Rory avait été furieux qu’elle se soit ainsi
exposée pour lui à la colère de son père. Il ne lui avait pas
parlé pendant des jours. Pourtant, elle avait eu la certi-
tude qu’elle n’aurait pas hésité à recommencer s’il l’avait
fallu…

Et aujourd’hui, c’était la même chose : elle ne pourrait


pas garantir qu’elle n’enfreindrait pas ses ordres le cas
échéant.
— Arrange-toi pour ne pas être emporté, rétorqua-t-
elle.
Rory arbora un petit sourire ravi.
— Mais dis donc… Tu te fais du souci pour moi ?
Une réaction typiquement masculine. Les hommes
étaient parfois si stupides. Peut-être que s’ils ne se riaient
pas aussi souvent du danger, il y aurait moins
d’accidents…
— Je m’en ferais pour n’importe qui dans la même si-
tuation, mentit-elle cependant.
— Je vois.
Sans insister, il se débarrassa de son pantalon qu’il jeta
sur le siège du Ford, et elle eut du mal à ne pas lorgner
ses jambes brunes et musclées sous le boxer-short.
Rory avait grandi, c’était certain. Si elle en doutait en-
core, elle avait devant les yeux la preuve qu’il n’était plus
l’adolescent dont elle se souvenait. Comme il l’observait
d’un air narquois, elle détourna la tête pour lui dissimuler
son trouble.
— Assez plaisanté, dit-il en approchant du bord.
Elle sentit son cœur s’emballer et ses mains devenir
moites en le voyant approcher du bord.
— Sois prudent, Rory, l’exhorta-t-elle, saisie d’un mau-
vais pressentiment.
— Promis. Toi, tu me préviens s’il y a des crocos qui ar-
rivent.
Prudemment, il s’avança dans l’eau, les muscles tendus
contre la force du courant. Soudain son pied glissa, sans
doute dans un trou, et elle retint son souffle en voyant
Rory tituber, mais il recouvra aussitôt son équilibre. Il lui
jeta alors un coup d’œil ironique par-dessus son épaule
avant de reprendre sa progression.
La gorge serrée, elle garda son regard fixé sur lui
jusqu’à ce qu’il parvienne enfin de l’autre côté. Le milieu
de la rivière était assez profond, mais le Ford passerait.
Rassurée, elle relâcha un instant sa vigilance alors que
Rory rebroussait chemin, et elle n’aperçut que trop tard la
branche qui arrivait droit sur lui. Elle cria, mais alors que,
alerté, il se retournait, il fut fauché aux jambes comme
une quille par une boule de bowling et emporté sur-le-
champ.
Elle courut en hurlant le long de la berge tandis que la
tête de Rory apparaissait par intermittence dans les tour-
billons. Quand, hors d’haleine et terrorisée, elle parvint
en contrebas des premiers rapides, elle le découvrit ac-
croché par sa chemise aux racines d’un saule qui émer-
geait du torrent. Levant la tête pour respirer, il tentait de
se libérer.
Affolée, elle chercha un moyen de lui venir en aide et
avisa un arbre tombé en travers de la rivière, un peu en
amont de Rory. De là, elle pourrait peut-être lui tendre la
main et l’aider à se hisser jusqu’à elle.
C’était sans compter la fragilité du tronc qui, trop mal-
mené par les flots, céda sous son poids quand elle arriva à
son niveau. Elle eut tout juste le temps d’entendre Rory
crier son nom alors que, dans un grand craquement, le
bois pourri se rompait.
Précipitée dans l’eau froide qui lui coupa le souffle, elle
lutta contre le courant, tombant et se relevant pour re-
tomber encore. Ses mains et ses genoux se heurtaient aux
pierres qui tapissaient le lit de la rivière ; elle ne serait
plus qu’une énorme ecchymose, demain – si toutefois elle
était encore là pour le constater…
Une voix, en elle, lui murmurait qu’elle aurait dû écou-
ter Rory, qu’elle allait être irrémédiablement entraînée
vers les rapides, quand elle sentit un bras fort se refermer
sur sa taille et l’attirer contre un torse dur comme de
l’acier.
— Si on ne meurt pas ici, je me chargerai de te tuer
moi-même, gronda-t-il contre ses lèvres dont il s’empara
sans la moindre douceur et avec une fougue presque dé-
sespérée.
Kate fut happée par un tourbillon plus fort encore que
ceux des flots. Elle avait à peine pu reprendre sa respira-
tion que, toujours avec une brusquerie empreinte de co-
lère, il la retourna contre lui.
— Avance en même temps que moi.
Elle acquiesça en silence et plus docile qu’elle l’avait
jamais été. Encore sous le coup de la peur et perturbée
par son baiser, elle claquait des dents, réconfortée toute-
fois par le corps solide de Rory pressé dans son dos.
Pas à pas, ils progressèrent ainsi dans les flots agités
jusqu’à ce qu’ils n’aient plus que de l’eau à mi-mollet,
puis atteignent la rive.
Alors, de nouveau, il la retourna contre lui et elle eut la
sensation de se rétrécir intérieurement devant la lueur
dangereuse dans ses yeux et la ligne mince de ses lèvres.
— Une fois, rien qu’une fois, fais ce qu’on te dit ! explo-
sa-t-il en la secouant par les épaules.
Elle évita son regard, consciente d’avoir agi en dépit de
toute prudence. Néanmoins, elle ne put s’empêcher de
relever la tête.
— J’ai agi instinctivement, se défendit-elle.
— Et si ton instinct t’avait dit de plonger dans les ra-
pides pour me rattraper, tu l’aurais fait ? rétorqua-t-il en-
core plus furieux. Tu aurais pu te tuer, Kate, tu t’en rends
compte, au moins ?
Les larmes montèrent à ses yeux.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
Se hissant sur la pointe des pieds, elle embrassa ses
lèvres froides qui ne répondirent pas. Elle essaya de nou-
veau, cette fois en enroulant les bras autour de son cou.
Les mains pressées sur sa nuque, elle l’attira vers elle
pour déposer une pluie de petits baisers sur son visage,
sur ses yeux, sur sa bouche… jusqu’à ce que, enfin, il
l’embrasse. Pas aussi farouchement que la première fois,
mais avec une ardeur qui ne laissait aucun doute quant
au désir qu’il avait d’elle.
Kate eut la sensation de se retrouver dans un torrent
bouillonnant, sauf que cette fois elle ne voulait pas être
sauvée…
Quand leurs lèvres se séparèrent, elle pouvait à peine
tenir debout.
— Ne refaisons plus jamais ça, murmura-t-elle.
— Quoi ? Le bain glacé ou le baiser ? Allez viens, dit-il,
un peu essoufflé lui aussi. Il faut qu’on se dépêche avant
que l’eau monte encore.
Il posa la main dans son dos en un geste tendre et pro-
tecteur qui semblait presque une excuse après la brus-
querie avec laquelle il l’avait embrassée.
Une fois de retour au Ford, elle lui tendit une serviette,
en prit une pour elle-même et se tourna tandis qu’il se
débarrassait de son boxer-short pour enfiler son panta-
lon. Ce qu’il fit très vite avant de s’installer au volant.
— On va traverser tout de suite ; tu te changeras de
l’autre côté.
A peine eut-elle refermé sa portière qu’il embraya et
l’ambulance franchit le gué lentement, mais sans en-
combre. Ils durent lever les pieds pour éviter l’eau qui
monta dans la cabine à hauteur de chevilles, mais qui res-
sortit sitôt qu’ils gravirent la rive.
— On a eu de la chance, soupira Rory. Il n’aurait pas
fallu que ce soit plus profond que ça.
Une fois en sécurité de l’autre côté, il s’arrêta et Kate
sortit pour se débarrasser de ses vêtements trempés et
enfiler la chemise et le short qu’elle avait eu la bonne idée
d’emporter avec elle.
Lorsqu’elle rejoignit Rory, il ne fit aucune allusion à sa
tentative de sauvetage maladroite, ce dont elle lui fut re-
connaissante. Elle était encore trop sous le choc pour
pouvoir en parler sans trembler.
— Ça s’annonce mal pour la Pentecost, observa-t-elle
avec une feinte désinvolture quand elle prit conscience
qu’ils devraient camper ce soir encore si la rivière était en
crue.
Or après ce qu’ils venaient de vivre au cours de la der-
nière demi-heure, elle n’osait imaginer ce qui pourrait se
passer…
8.

— Nous sommes encore loin de la Pentecost ? deman-


da-t-elle, rompant le silence que seul troublait le ronron-
nement du moteur depuis qu’ils s’étaient remis en route,
dix minutes plus tôt.
— A peu près deux heures. Il recommence à pleuvoir, et
tout dépendra des ruisseaux que nous devrons traverser.
En tout cas, après notre petite aventure, pas question de
le faire de nuit.
— On devra donc camper de nouveau ?
Il se tourna vers elle en souriant, et elle eut l’impression
que c’était le soleil qui déversait ses rayons sur elle.
— Pas nécessairement. Si tu veux, on peut faire un dé-
tour de quinze kilomètres par Xanadu pour passer la nuit
au palace de la station estivale.
Elle était prête à tout accepter pour qu’il lui pardonne,
mais… le palace de Xanadu ?
— J’ai lu des articles sur les prix pratiqués là-bas : ça
coûte une fortune !
— C’est vrai. Mais nous n’avons jamais séjourné à
l’hôtel ensemble, et si tu divises la somme par dix ans, au
final, ça ne fait pas grand-chose, pour un couple…
Rory avait pris soin d’agrémenter sa remarque d’un
sourire amusé afin d’éviter qu’elle ne monte sur ses
grands chevaux.
— Nous ne sommes pas un couple, objecta-t-elle ce-
pendant.
— Alors, on campe ou on partage.
Son expression surprise le fit rire intérieurement. Elle
ne s’était pas attendue à ce qu’il lui propose de partager.
Non qu’il ait besoin de son argent ; il avait fait quelques
placements judicieux avant le boom immobilier à Perth.
Mais il prenait plaisir à la déstabiliser. Petite vengeance
de sa part après la frayeur qu’elle lui avait faite en se por-
tant à son secours. Il en frémissait encore…
D’une certaine manière, à présent que le danger était
passé, il se félicitait presque qu’elle ait eu cette réaction.
Au moins cela lui avait-il permis de lui voler un baiser en
guise de châtiment. Et à elle de répondre en prenant cette
fois l’initiative.
Elle hocha la tête après un bref instant de réflexion.
— Si tu en as les moyens, pourquoi pas ? Mais on peut
aussi y louer des tentes, ce qui serait moins cher.
Il apprécia le souci qu’elle se faisait pour lui et fut tenté
de lui dire qu’elle n’avait pas à s’inquiéter de l’aspect fi-
nancier du problème, mais choisit de se taire.
— Finalement, tu as raison, dit-elle. Tant pis pour le
coût. Je n’ai jamais l’occasion de dépenser et je ne me
suis pas permis le moindre caprice depuis une éternité.
Sauf que… et s’ils sont complets ?
Il tapota le téléphone satellite sur le tableau de bord.
— C’est facile à savoir.
Le regard fixé devant elle, elle resta un instant silen-
cieuse tandis que le jour déclinait lentement.
— Mmh…, murmura-t-elle. Un bain chaud. Un bon dî-
ner. Et chacun sa chambre, évidemment, ajouta-t-elle
avec un coup d’œil un rien provocateur dans sa direction.
Chacun sa chambre ? Dommage… Lui qui rêvait de la
tenir dans ses bras, même si c’était seulement pour
s’assurer qu’elle allait bien.
— Oui. On ne peut pas manquer ça, conclut-elle avec un
sourire.
— O.K. Je me disais que nous pourrions aussi rester
jusqu’au déjeuner demain, et aller voir les gorges et les
chutes d’eau dans les environs. Après la pluie, elles sont
toujours spectaculaires. En plus, ça donnerait à la Pente-
cost le temps de baisser et nous serions tout de même à
Jabiru avant la nuit.
Comme elle se mordillait la lèvre d’un air hésitant, il
faillit tendre la main pour l’en empêcher.
— Pourquoi pas ? finit-elle par acquiescer.
Ouvrant la boîte à gants, elle en sortit l’annuaire du
Kimberley, et moins de trois minutes plus tard, la réser-
vation était faite.
— Nous devrions y être dans une heure.
Apparemment, elle était plus à l’aise avec lui. Du moins
semblait-elle plus détendue. Peut-être les émotions qu’ils
venaient de vivre avaient-elles jeté un éclairage différent
sur la situation, pour elle aussi. En tout cas, il l’espérait.
— Ça te donne le temps de me raconter ce que tu as fait
pendant ces dix ans, suggéra-t-elle. Chacun son tour,
non ?
Il n’en avait pas trop envie. Qu’avait-il fait ? Pas grand-
chose, à part travailler. Un job un peu étrange, mais qui
lui avait convenu, et dont l’atout primordial avait été de
compenser un peu la perte de Kate.
— J’ai été très occupé. Et il y avait les amis. Heureuse-
ment qu’ils sont là pour t’aider à affronter les coups durs.
Mais dernièrement, j’avoue que je les ai un peu perdus de
vue.
Il soupira et ajouta, autant pour lui-même que pour
elle :
— Le travail me prenait presque toutes mes journées et
une bonne partie de mes nuits.
Visiblement intriguée, elle haussa les sourcils.
— A t’entendre, on a l’impression que c’était une mis-
sion pour toi.
Il rencontra son regard. De toute évidence, elle ne
comprenait toujours pas.
— C’est drôle que tu dises ça…
— Tu devais quand même trouver le temps de te dis-
traire, non ? insista-t-elle.
La légère jalousie qu’elle exprimait à demi-mot
l’amusa.
— De temps à autre.
— Avec Sybil, par exemple ?
Il avait vu juste, songea-t-il en réprimant une envie de
rire.
— Je me demandais comment tu parviendrais à rame-
ner Sybil sur le tapis…
Elle se tourna d’un air faussement nonchalant vers la
vitre, comme si sa réponse lui importait peu, et il se tut
jusqu’à ce qu’elle craque…
— Alors ? lança-t-elle.
Il reprit son sérieux.
— Tu es bien placée pour savoir que dans nos profes-
sions, on subit parfois des coups de déprime…
En plus de celui de son amour perdu, les visages des
patients qu’il n’avait pu sauver étaient parfois revenus le
hanter la nuit. Jusqu’à ce qu’il ait dû chercher un moyen
d’effacer ces images torturantes.
— Sybil m’a bien aidé, pendant un temps. C’était une
fleur de serre… Elle adorait s’exposer au soleil et laisser
les hommes qui lui plaisaient lui offrir de nouveaux pé-
tales. Ça n’a pas duré longtemps entre nous, mais elle est
arrivée dans ma vie à un moment où j’étais dans un trou
noir et m’a permis de remonter à la surface.
— Alors, je lui pardonne.
A son ton, il devina qu’elle savait elle aussi ce qu’était
un « trou noir » et que, comme lui, elle avait dû batailler
pour en sortir et revoir la lumière.
— Je suppose que nous sommes tous les deux des sur-
vivants, remarqua-t-il.
— Et j’espère que les passagers devant nous le sont aus-
si ! dit-elle en désignant la jeep renversée devant eux.
— Oh non…
Ce voyage n’en finirait donc jamais ? songea-t-il, exas-
péré, en s’arrêtant à deux pas. Ça n’avait pas l’air grave,
mais on ne sait jamais…
Sautant de l’ambulance, il courut sous la pluie vers le
véhicule.
— Ça va là-dedans ? lança-t-il.
— Ça va.
Un jeune homme d’une vingtaine d’années passa la tête
par la vitre du conducteur.
— J’attendais que l’averse s’arrête pour essayer de la
remettre sur ses roues.
— Vous êtes tout seul ?
— Oui. J’ai voulu éviter un dingo et j’ai dérapé dans la
boue.
— Vous voulez un coup de main ?
— Volontiers.
— Au fait, je m’appelle Rory. Et voici Kate, ajouta-t-il
comme elle venait les rejoindre.
— Moi, c’est Ted.
Alors que Ted s’extirpait gauchement du véhicule, Rory
remarqua tout de suite la façon dont il tenait son bras
contre son torse.
— Un problème, on dirait ? Je peux voir ?
— Je me suis cogné contre le volant quand la jeep a
basculé.
— Mmh…, fit Rory en palpant l’avant-bras enflé.
Il échangea un regard avec Kate qui hocha la tête avant
de se diriger vers les portières arrière de l’ambulance.
— J’ai l’impression que vous vous êtes fracturé quelque
chose.
— C’est bien de ça que j’avais peur, soupira Ted.
— Pour conduire, ça ne va pas être facile. Où alliez-
vous ?
— A Xanadu. Je travaille au ranch Branford. Mon cam-
pement est à six kilomètres de la station hôtelière.
Comme Kate revenait et lui tendait une écharpe, Rory
glissa avec précaution la pièce de tissu triangulaire d’un
mètre de long sous l’avant-bras de Ted, puis en attacha
les bouts derrière son cou.
— Voilà… ça devrait vous soulager… Le ranch est sur
notre chemin. On va remettre votre jeep sur pied et je la
conduirai. Kate prendra l’ambulance.
— Je ne voudrais pas déranger, dit Ted, embarrassé.
— Pas de problème, répondit Kate en souriant. Etes-
vous allergique à certains remèdes, Ted ?
— Pas que je sache.
— O.K. Alors, prenez ces deux antalgiques. Et prévenez-
moi si la main du bras blessé devient plus froide que
l’autre.
Elle lui tendit les comprimés qu’il porta à sa bouche,
puis lui donna une bouteille d’eau avant de lever les yeux
vers Rory.
— Tu as besoin de moi pour la jeep ?
— Je vais fixer le treuil et tu vas reculer doucement avec
l’ambulance.
Quelques minutes plus tard, ils reprenaient la route,
Rory et Ted dans la jeep, Kate au volant du Ford. Une fois
qu’ils eurent ramené le garçon au campement et l’eurent
confié à son chef d’équipe, ils se dirigèrent vers la station
hôtelière.
Ce fut avec soulagement que Rory se gara devant les
marches du palace.
— Ouf… J’ai cru qu’on n’y arriverait jamais, soupira-t-il
en s’étirant. Ces deux jours ont été plutôt mouvementés.
— C’est vrai, mais je trouve que j’étais en bonne com-
pagnie.
— Mince alors ! Je n’en reviens pas que tu aies dit ça !
— Tu vas enfin pouvoir m’offrir un somptueux repas,
dit-elle sur un ton enjoué.
— Hé ! Qui c’est, l’héritière, ici ?
Kate, amusée, haussa les sourcils.
— Quoi ? Tu veux me faire croire que tu ne gagnes pas
assez pour ça ?
— Pour un dîner, ça devrait aller, plaisanta-t-il à son
tour.
— Par contre, on partage le prix des chambres.
Le portier les accueillit avec une déférence qui, étant
donné leurs mises pour le moins peu appropriées à la
classe de l’établissement, donna envie de rire à Kate.
Après être passés par la réception, ils suivirent un groom
qui, chargé de leurs fourre-tout, les guida jusqu’à leurs
chambres.
— Je crois qu’on aurait dû se contenter des tentes,
murmura Kate. Nos tenues risquent de détonner un peu,
tu ne crois pas ?
— Ils doivent avoir de quoi remédier à ça, répondit-il
sur le même ton. Mais je te trouve à croquer, comme ça.
— Je suis sérieuse, Rory… C’est bien trop chic ici.
— Ne t’inquiète pas. Va te tremper dans ce bain dont tu
rêves et on se retrouve dans une heure. Nous pourrons
toujours demander à être servis dans une salle privée, si
tu préfères.
Une bonne idée, songea-t-elle une heure plus tard, dé-
tendue après un bain délicieusement parfumé. Toutefois,
son pantalon kaki et sa chemise blanche, même propres,
lui semblaient franchement miteux au regard du luxe
ambiant.
Comme on frappait à la porte, elle haussa les épaules.
Après tout, ce n’était que pour un soir…
Sur le palier, ce n’était pas Rory comme elle s’y atten-
dait, mais une jeune fille portant l’uniforme de l’hôtel et
qui tenait sur ses bras tendus un fourreau de soie fuchsia.
— De la part de M. McIver, mademoiselle Onslow.
Kate en resta bouche bée une seconde avant de réagir.
— Oh… merci, dit-elle en prenant la robe.
Une fois seule dans sa chambre, elle pressa le tissu
contre sa joue en fermant les yeux. Elle n’avait jamais été
une fan de ce genre de fantaisie, ne serait-ce que parce
qu’elle avait toujours refusé l’argent de son père.
Mais le fourreau, à cette seconde, exerça sur elle une
séduction presque magique. Le tenant contre elle, elle se
plaça devant la psyché.
Il était magnifique.
Elle avait le choix : sa fierté ou… la robe.
Elle s’observa encore.
Vraiment superbe…
La robe l’emporta.

Quand Kate ouvrit la porte, Rory en oublia de respirer.


Elle avait laissé ses cheveux cascader librement sur ses
épaules et appliqué sur ses lèvres un rouge de la même
teinte que la robe… qu’elle portait sans soutien-gorge.
Il se demanda comment il allait pouvoir survivre aux
deux heures suivantes…
— Entre, lui dit-elle d’un air distrait avant de fouiller
dans la poche de son short accroché à une patère.
Visiblement, elle avait perdu quelque chose.
— Superbe, ta robe, commenta-t-il dès qu’il eut retrou-
vé sa voix.
Il promena son regard sur la vue magnifique du canyon
qu’on apercevait de la fenêtre, sur le grand lit, sur les fau-
teuils en cuir… Enfin partout, sauf sur ses seins que sou-
lignait irrésistiblement la soie fine du fourreau.
— Ah, la voilà ! s’exclama-t-elle en brandissant sa clé
d’un air triomphant.
Elle rencontra alors son regard qui devait être un peu
fixe.
— Merci pour la robe, Rory. J’espère qu’il te reste assez
dans ton porte-monnaie pour aller jusqu’au dessert, plai-
santa-t-elle. J’ai très faim…
De toute évidence, elle avait accepté ce cadeau de sa
part.
— Tu as de la chance, le dîner est inclus dans le prix de
la chambre. C’est un buffet ouvert à toute heure et servi
où on le souhaite. Tu as une préférence ?
Devant son regard brillant, Kate se demanda si elle
avait fait le bon choix avec son rouge assorti à la robe et,
surtout, en laissant son soutien-gorge dans son sac… Lui-
même portait une veste blanche sur un pantalon et une
chemise noirs. Une élégance nonchalante qui lui allait à
ravir. Et elle était prête à parier que cette tenue n’était pas
dans son fourre-tout, à lui non plus. Il était peut-être plus
à l’abri des soucis financiers qu’elle le pensait, en fin de
compte…
Devant son haussement de sourcils narquois, elle com-
prit qu’il avait une fois de plus suivi le cours de ses pen-
sées et qu’il se moquait d’elle.
— Pourquoi pas la véranda ?
Soudain elle était pressée de fuir la chambre qui lui pa-
raissait étouffante malgré la brise qui soulevait les ri-
deaux.
— Oui, la vue a l’air d’y être superbe.
Elle l’était. Et les millions d’étoiles qui brillaient au-
dessus d’eux ne rendaient l’endroit que plus romantique
encore.
Mauvais choix…
— Champagne ? proposa Rory une fois qu’ils furent ins-
tallés.
— Je préférerais une boisson non alcoolisée.
Ce n’était pas le moment de perdre la tête…
— Un jus d’ananas, peut-être ? suggéra le maître d’hôtel
qui attendait leur commande.
— Très bien.
— La même chose pour moi, dit Rory.
Ils se penchèrent ensuite sur le menu en hésitant de-
vant les plats plus tentants les uns que les autres.
— Ce n’était pas une si mauvaise idée, de faire un dé-
tour par ici, tout compte fait, non ? dit-il un instant plus
tard.
— C’est sûr. Surtout pour toi. Moi, de toute façon, cette
nuit, j’allais redormir sur ce confortable brancard à
l’arrière.
— On ne devait pas le jouer à pile ou face ?
Elle secoua la tête.
— Certainement pas.
Il sourit.
— Vous avez pris beaucoup d’assurance, mademoiselle
Kate…
— Réflexe de survie.
Il leva son verre, l’invitant à faire de même, et le tinte-
ment du cristal quand ils s’entrechoquèrent les fit sourire.
— Aux survivants, dit-il en reprenant son sérieux.

Une fois leur repas terminé, et après un verre du meil-


leur porto qu’il eût jamais bu, Rory fut aux prises avec des
émotions qu’il était incapable de contenir. Le rire de Kate
lui donnait l’impression que son cœur allait se briser en
autant d’éclats qu’il y avait d’étoiles dans le ciel.
Quoi d’étonnant à ce qu’il n’ait pu se fixer nulle part
quand sa vie était aussi liée à cette femme ? Et il n’en
prenait conscience qu’à cet instant…
— Allons marcher un peu, dit-il soudain, profitant
d’une accalmie providentielle.
Le parc de l’hôtel baignait dans un clair de lune qui
nimbait d’argent les feuillages des eucalyptus, des rhodo-
dendrons et d’arbustes odorants dont il ignorait le nom.
Alors qu’ils contournaient une petite cascade et qu’il pre-
nait la main de Kate, il eut la certitude que toutes ces an-
nées passées à chercher un inaccessible sentiment
d’accomplissement n’avaient eu aucun sens.
Là, avec leurs doigts entrelacés, il sut que c’était cela
qu’il avait toujours voulu : Kate. Près de lui.
L’accompagnant à chacun de ses pas.
Et elle ? Que pensait-elle ? Que ressentait-elle ? Se ren-
dait-elle compte qu’ils étaient faits l’un pour l’autre ?
Qu’ils ne pouvaient pas, ne devaient pas tourner le dos à
quelque chose d’aussi fort, d’aussi beau, d’aussi parfait ?
D’un accord tacite, ils s’arrêtèrent et elle leva ses ma-
gnifiques yeux gris vers lui en une invitation muette.
Envahi par un élan d’espoir, il effleura ses lèvres avec
tendresse, puis, comme elle se blottissait contre lui, il
s’empara de sa bouche avec l’avidité d’un homme assoiffé
se désaltérant à l’eau fraîche d’une fontaine.
Et il l’embrassa pour ces dix années loin d’elle. Pour la
lettre, pour le retour de sa bague, et finalement pour le
seul bonheur de l’avoir à cet instant dans ses bras…
Kate avait su que Rory l’embrasserait ce soir. Elle en
avait eu la certitude depuis qu’il était venu la chercher
dans sa chambre. Cet endroit hors du temps était leur
seule chance de célébrer le passé et de tourner la page
avant qu’ils ne repartent chacun de leur côté.
Glissant ses doigts sur sa nuque, elle plongea un instant
dans son regard sombre et chargé de questions jusqu’à ce
qu’il se penche de nouveau vers elle et qu’elle l’accueille
les yeux fermés.
Un baiser au goût de souvenir… Pourtant, ils n’étaient
plus des adolescents, et leur étreinte était celle de deux
adultes pleinement conscients de leur désir.
Comme Rory la serrait contre lui, elle constata que
l’envie qu’elle avait de lui était au diapason de la sienne.
Soudain il s’écarta d’elle et, en riant, lui prit la main
pour courir avec elle avant de s’arrêter quelques mètres
plus loin pour l’embrasser encore. Et encore. Bientôt ils
furent de retour devant sa chambre, essoufflés d’avoir
autant ri et couru, et Kate fouilla fébrilement dans son sac
à la recherche de sa clé.
Quelques minutes plus tard à peine, Rory l’entraîna
vers la spacieuse cabine de douche carrelée de marbre
rose et, après l’avoir lentement déshabillée, il laissa l’eau
couler sur leurs épaules et promena le savon sur son
corps. Très lentement. Langoureusement. Prenant le
temps de la découvrir. De l’adorer. De l’aimer tandis
qu’elle relevait les yeux vers l’eau ruisselante qui la lavait
de la sécheresse qu’elle avait vécue loin de lui…
Il l’aima encore après l’avoir portée jusqu’au lit, et ils
dormirent enlacés.
Du moins Kate dormit-elle, car Rory resta longtemps
les yeux ouverts dans le noir à caresser ses longs cheveux
étalés sur son torse.
Pourquoi avaient-ils perdu autant de temps ? Il n’avait
toujours pas de réponse.
Ce qu’ils avaient partagé avait-il été trop intense ?
Pourquoi ressentait-il le désespoir de Kate qui ne présa-
geait rien de bon pour leur avenir alors qu’elle venait de
s’offrir totalement à lui ?

Rory n’était pas encore réveillé quand Kate ouvrit l’œil.


Ainsi, c’était cela qui lui avait tant manqué toutes ces an-
nées. Elle comprenait désormais pourquoi, loin de lui,
elle n’avait pas eu la force de se battre. Avec lui, elle se
sentait aimée, vénérée, protégée.
Brusquement elle eut un mouvement de recul. Ce qu’ils
venaient de vivre n’était qu’une parenthèse dans leur vie.
Certainement pas un commencement.
Ce chemin-là ne menait qu’à la faiblesse et à la vulné-
rabilité. Il lui suffisait de repenser à ce qu’ils avaient vécu
cette nuit pour se rendre compte du peu de maîtrise
qu’elle exerçait sur elle-même sitôt que Rory posait les
mains sur elle.
Non. Ce n’était assurément qu’un merveilleux inter-
mède dans son existence. Rien d’autre.
9.

Ils prirent leur petit déjeuner sur le balcon. Kate était


étrangement calme, mais il se rappela qu’elle n’avait ja-
mais été matinale. Encore qu’elle eût déjà été douchée et
habillée quand il s’était réveillé – à son plus grand re-
gret…
Il y avait tant de choses qu’il ignorait sur elle. Il voulait
en apprendre le plus possible avant de quitter Xanadu.
La pluie avait cessé pendant la nuit, et un soleil de
plomb apparaissait entre les nuages encore lourds qui
surplombaient les vallées et coiffaient les montagnes.
Profitant du beau temps revenu, ils partirent se baigner
dans la Golden Gorge, à quelques centaines de mètres
seulement de la station hôtelière. L’eau turquoise, om-
bragée par les pandanus et les énormes palmiers, était
agréablement fraîche.
Rory parcourut l’endroit du regard, puis reporta son at-
tention sur Kate, allongée près de lui sur sa serviette. Un
vrai coin de paradis pour eux seuls.
— J’avais oublié combien j’aime cette région. Nulle part
ailleurs, on trouve une telle succession de gorges fabu-
leuses comme dans le Kimberley.
— C’est vrai, approuva-t-elle. Et je suis heureuse qu’on
ait pu rester un peu. Nous n’aurons peut-être plus jamais
l’occasion de le faire.
— Ne dis pas ça…
— D’accord, dit-elle en détournant les yeux. Pour ce
matin, on ne pense pas à ça…
Apparemment, ce qui s’était passé cette nuit entre eux
n’avait rien changé. Peut-être Kate avait-elle tout de
même fait quelques pas sur le chemin de la guérison.
Même si c’était là tout le résultat de ce voyage, cela en
aurait valu la peine. Toutefois la perspective de ne plus la
revoir ensuite était trop pénible, trop inconcevable pour
qu’il accepte d’y penser.
Comme ils se baignaient de nouveau, il l’attrapa par la
taille.
— Viens ici.
Kate le considéra avec méfiance.
— Pourquoi ?
— J’ai toujours eu envie d’embrasser quelqu’un sous
l’eau. J’ai besoin d’une volontaire.
— Et pourquoi moi ?
— Toutes les autres ont déclaré forfait.
Amusée, elle rit, puis leurs regards s’accrochèrent. Len-
tement, ils se laissèrent couler et, les yeux grands ouverts,
unirent leurs lèvres.
— Il faudrait recommencer plusieurs fois, dit Rory
quand ils refirent surface.
— Une fois encore, pas une de plus.
Cette fois-ci, ils s’embrassèrent avant de s’immerger, et
il la laissa remonter en l’observant à travers l’eau. Il au-
rait presque eu plaisir à se noyer, là, dans la félicité d’un
baiser parfait…
— Il va falloir nous mettre en route, dit-elle quand il la
rejoignit sur le rocher.

Malgré ses efforts, Rory ne parvint pas à faire sortir


Kate du mutisme qu’elle observait depuis qu’ils avaient
quitté Xanadu. La seule explication qu’il puisse y donner
était qu’elle regrettait ce qui s’était passé entre eux. Peut-
être avait-il trop précipité les choses. Peut-être aurait-il
dû la laisser d’abord se faire à l’idée qu’il était de retour
dans sa vie. Et surtout qu’il voulait y rester !
Ils approchaient de la Pentecost. Kate, les yeux fixés
devant elle, songeait à l’attitude qu’elle avait eue la nuit
passée. Quand elle s’était crue revenue des années en ar-
rière, à une époque où elle était encore une jeune fille ai-
mée et insouciante.
Quelle idiote… Qui cherchait-elle à abuser ? Son passé
était si lourd qu’il lui fermait la porte à toute relation. Et
il lui fallait se concentrer pour trouver un terrain
d’entente avec son père avant qu’il ne soit trop tard.
Rory avait sa carrière. Et son histoire, lui aussi. Il
n’avait sûrement pas besoin d’elle, et elle, de son côté,
avait besoin de reprendre pied avec le monde réel.
La Pentecost avait retrouvé son niveau normal et, deux
heures plus tard, ils purent s’engager sur la dernière por-
tion de route menant à l’agglomération de Jabiru.
Kate considéra les bas-côtés boueux.
— Tu vas être coincé ici jusqu’à ce que le RFDS puisse
atterrir sur la piste.
— Pas toi ? répondit-il. Ton avion ne pourra pas repar-
tir non plus.
— Je vais rentrer en voiture.
Rory eut du mal à cacher sa déception.
— Je ne veux pas que tu partes à cause de moi.
— Pourquoi pas ?
Comment pouvait-elle se montrer aussi froide après la
nuit qu’ils venaient de partager ?
— Ça pourrait se passer autrement, Kate.
— Non, dit-elle sans le regarder. Il n’y a pas le choix.
Il eut la sensation que la situation lui échappait totale-
ment et se sentit gagné par la panique.
— Tu ne peux pas nier ce qui s’est passé entre nous
hier…
— C’est fini, Rory. Ça l’est depuis longtemps. Si je t’ai
blessé, je le regrette sincèrement, mais je ne veux pas que
tu reviennes.
Il reconnaissait les mots qu’elle avait employés dans sa
lettre, celle qu’il avait portée sur lui pendant des années.
Et sa peine, soudain, se mua en ressentiment.
— Je n’aurais jamais dû venir. Je regrette.
— Moi aussi, répondit-elle à voix presque basse.

Rory refusa de lâcher prise. Il éprouvait la même dé-


tresse que dix ans plus tôt. Après le départ de Kate, il dîna
avec Smiley et Sophie puis, tôt le matin suivant, réussit à
se faire prendre en stop par un train routier qui le con-
duisit à Derby d’où il s’envola pour Perth.
De retour chez lui, il alluma aussitôt son ordinateur. Il
avait besoin de savoir où se trouvaient les Jardins de
Fairmont et une certaine tombe… Kate avait besoin de
faire le deuil de leur fils, et peut-être, en allant s’y recueil-
lir, pourrait-il l’y aider.

*
**

C’était une belle matinée d’automne, et les jardins


étaient déserts. Il traversa la pelouse fraîchement tondue
et longea un mur couvert de roses.
Il tenait à la main le plan que le gardien lui avait adres-
sé avec les indications nécessaires.
Troisième rangée, vingt-sixième tombe sur la gauche.
Lorsqu’il l’eut trouvée, il s’arrêta devant et lut la plaque
de bronze terni. Fils de Kate Onslow. A vécu un jour.
3 août.
Son fils… Le chagrin qu’il ressentit soudain le prit au
dépourvu. Il était triste pour cet enfant qui n’avait pas eu
la chance de connaître les bras de sa mère. Ou de son
père. Et ce chagrin, il en avait conscience, Kate le vivait
au centuple, et seule, depuis dix ans.
— Je regrette de ne pas avoir été là, Cameron…, chu-
chota-t-il.
Comme les mots s’envolaient dans les feuilles de l’arbre
qui ombrageait la plaque, il glissa dans le vase vide le pe-
tit bouquet qu’il avait apporté.
Et il pensa à Kate qui avait été si jeune, si malade, si dé-
sespérée. Si seule, aussi. Kate lui adressant une lettre
qu’elle avait dû avoir tant de mal à rédiger…
Il pensa au jour où il l’avait reçue, cette lettre, et à son
refus d’en croire un seul mot. Immédiatement il avait té-
léphoné à la gouvernante du ranch Jabiru qui lui avait
annoncé que Kate ne prenait plus les appels. Toutes les
lettres qu’il lui avait écrites par la suite ne lui étaient, en
fait, jamais parvenues.
Ses parents, qui avaient dû trouver du travail dans une
autre ferme d’élevage – pour des raisons qu’il comprenait
enfin –, n’avaient pu lui fournir d’explications. Ils avaient
eux-mêmes eu alors assez de problèmes sur les bras pour
s’adapter à leur nouvelle situation.
Aussi avait-il décidé de rester à Perth afin de pour-
suivre le but qu’il s’était fixé, et même plus. Il avait voulu
s’immerger dans les études, dans le travail pour s’étourdir
et étouffer autant que faire se pouvait la douleur d’avoir
perdu Kate.
Il aurait dû partir à sa recherche. Il le comprenait au-
jourd’hui. Ces dix années de séparation, dix années gâ-
chées, n’auraient jamais dû exister. Et il refusait que cela
se reproduise. Ils avaient assez perdu de temps. Désor-
mais il savait où était sa place. Et ce qu’il devait faire…
Une saute de brise agita la carte qu’il avait glissée dans
le bouquet, et il se pencha pour l’effleurer. Avec tout
l’amour de maman et de papa, lut-il.
Kate, bientôt, pourrait enfin faire connaissance avec
son fils. Il avait demandé à la clinique où elle avait accou-
ché de lui envoyer son dossier.
Il prit une profonde inspiration et la relâcha, la laissant
s’envoler dans le vent avec la tristesse et les souvenirs du
passé. A présent, il serait là pour elle et, cette fois, elle ne
le repousserait pas.
Il sortit des jardins avec la détermination de bâtir les
fondations de sa nouvelle vie avec Kate. Et il mettrait tout
en œuvre pour que leur bonheur à tous les deux voie en-
fin le jour.

Après avoir déposé Rory au Hilton, Kate rentra direc-


tement au ranch. Curieusement, elle avait le sentiment
d’être une autre femme que celle qui en était partie deux
jours plus tôt. Pour la première fois, elle envisageait de ne
pas vendre les terres familiales après la mort de son père.
Peut-être méritait-elle une vie plus pleine, finalement.
Elle pourrait reprendre la direction du domaine, opérer
des changements judicieux, installer de nouvelles règles
au sein du ranch et de l’agglomération de Jabiru.
Mais, d’abord, elle devait régler certains points…

— Bonjour, papa.
Il était allongé dans le fauteuil, face au jardin. L’homme
qu’elle avait connu solidement charpenté avait été cassé
par son infirmité. Ses épais cheveux blancs étaient tou-
jours coupés court, dans le style militaire qu’il affection-
nait tant, et ses sourcils broussailleux se froncèrent
quand il la considéra avec hauteur.
— Ah ! Tu es revenue…
— Eh oui.
Traversant la véranda, elle avisa les antalgiques sur la
table.
— Tu n’as pas pris un seul cachet en deux jours.
Il avait beau s’efforcer de ne pas le montrer, elle savait
qu’il souffrait.
— Ça m’étourdit et je ne sais plus ce qui se passe, rétor-
qua-t-il.
Qu’attendre d’autre d’un despote ?
— Il ne se passe rien qui vaille la peine que tu souffres,
remarqua-t-elle calmement.
— Tu ne pourras pas me forcer à les prendre.
— Non. C’est ton choix, pas le mien.
Elle renonçait à se battre ; elle était certaine que, à pré-
sent qu’elle était rentrée, il les prendrait. La présence
d’un autre membre de la famille pour surveiller le per-
sonnel le rassurait. Il pourrait dormir tranquille.
Elle espérait ne jamais devenir aussi paranoïaque.
— Je suis allée jusqu’au ranch de l’Arc-en-Ciel. Ils ont
pu emmener Lucy de là-bas.
— Et tu as mis tout ce temps pour ça ? s’enquit-il, sus-
picieux.
— La Pentecost était en crue… Et j’étais avec Rory McI-
ver, ajouta-t-elle délibérément après une seconde de
pause, pour plus d’effet.
L’information le poussa à se redresser, ce qui lui valut
une grimace de douleur, et Kate éprouva un vague re-
mords. Elle considéra les traits durs de ce père qui n’avait
jamais eu pour elle la moindre tendresse. Il avait pour-
tant dû en avoir pour sa mère, non ? Au moins au début,
quand ils s’étaient connus…
— Ce jeune coq, dit-il avec morgue. Il t’a fait des
avances ?
— Non.
Il se détendit quelque peu.
— Tant mieux.
— Mais moi, oui. Et je lui ai parlé du bébé.
— Idiote ! cracha-t-il. Mais pourquoi ? Pour qu’il se
vante d’avoir engrossé une Onslow ?
Kate en fut piquée au vif. C’était la première fois qu’elle
discutait presque d’égal à égal avec son père. Et sa ré-
flexion la mit hors d’elle.
— Si Rory et sa famille n’avaient pas été là, je n’aurais
jamais eu la moindre marque d’amour après la mort de
maman.
Et tout à coup, elle eut comme un éclair de lucidité.
— Est-ce que maman a été obligée de t’épouser ? A
cause de moi ?
Il tendit son index vers elle, poignardant l’air à chacun
de ses mots.
— Ta mère n’avait pas assez les pieds sur terre, et elle
n’était pas assez forte pour survivre ici. Elle a perdu mon
fils !
Kate secoua la tête, soudain triste pour ce vieux bon-
homme malade avec lequel elle n’avait jamais eu le
moindre échange.
— Ma mère avait besoin de bien plus qu’un toit au-
dessus de la tête. Et tu n’as jamais su ce qu’était la ten-
dresse.
Il se laissa retomber dans son fauteuil.
— C’est trop tard, maintenant.
L’amertume qu’elle perçut en filigrane l’intrigua. Se
pourrait-il qu’ils aient une chance de sauver quelque
chose de leur relation ?
— Peut-être pas pour nous. Rien ne nous oblige à nous
chamailler tout le temps. Ça me ferait plaisir de garder
quelques bons souvenirs de toi.
S’avançant, elle s’accroupit devant lui de sorte qu’il
n’avait d’autre choix que de la regarder.
— As-tu jamais été heureux ?
Il redressa le menton.
— Quand j’ai cru que j’aurais un fils pour lui passer le
flambeau.
— Rory aurait pu être ce fils, mais tu as tout gâché.
— Ce petit morveux ? Je préférerais encore léguer le
ranch à un promoteur.
— Je vendrai peut-être à un promoteur, répliqua-t-elle
en le foudroyant du regard.
— Tu n’es pas ma fille.
Ç’avait été plus marmonné qu’assené, et tous deux sa-
vaient que c’était faux.
Elle se releva, toute colère envolée.
— Malheureusement, j’ai un côté décidé et opiniâtre
que j’ai hérité de toi, mais tu es trop amer et tordu pour
t’en rendre compte.
Il ne répondit pas. Sa bouche s’entrouvrit, mais rien
n’en sortit. Elle lui accorda quelques secondes, puis tour-
na les talons.
— Bonsoir, papa. Je t’enverrai Ben pour t’aider à te
coucher et je t’apporterai ensuite le reste de tes remèdes.

Le lendemain matin, Kate ouvrit les yeux et contempla


un instant le plafond rose au-dessus de son lit. Depuis
son retour pour soigner son père, et en dépit de sa déter-
mination à vendre la propriété, elle ne pouvait
s’empêcher d’éprouver le sentiment d’être ici chez elle.
Son père ne l’avait jamais vraiment aimée. Il lui en vou-
lait en fait de ne pas être le garçon à qui il aurait pu céder
la direction du ranch. D’une certaine manière, il mérite-
rait qu’elle se sépare du domaine.
Mais elle ne savait plus ce qu’elle voulait. Quelle diffé-
rence y avait-il entre se réveiller seule tous les matins au
milieu de ces hectares de terres, et se réveiller seule tous
les matins dans une grande ville comme Perth ?
Au moins, ici, elle pouvait se rendre utile avec des gens
comme Lucy, des femmes aborigènes qui avaient parfois
besoin d’aide pour accoucher, ou des victimes de mor-
sures de crocodile…
Au petit déjeuner, son père lui parut fatigué, mais au
moins n’avait-il plus ce masque de souffrance qu’il portait
la veille. Il prenait donc ses remèdes. Il semblait aussi
moins rigide avec elle, et elle se demanda si leur petite
discussion de la veille avait pu porter ses fruits…
— Tu as dit que tu étais décidée et opiniâtre, commen-
ça-t-il sans préambule. Je suppose que c’est indispen-
sable pour me tenir tête. Mais pourquoi est-ce que tu le
fais ?
— Parce que c’est ce qui se passe dans toutes les fa-
milles. Tu n’as jamais entendu parler du conflit de géné-
rations ? répondit-elle d’un ton léger. Comment te sens-
tu, ce matin ?
— Vieux.
Elle haussa un sourcil.
— La bonne nouvelle, c’est que ça ne dure pas éternel-
lement.
Il éclata d’un rire bref et elle faillit en tomber de sa
chaise de surprise.
— Tu aurais dû me remettre à ma place plus souvent. Je
te préfère comme ça.
Facile à dire, pour lui…
— Dommage que tu ne me l’aies pas laissé entendre… Il
faut que j’y aille, dit-elle en se levant. J’ai du travail.
Il secoua la tête avec humeur.
— Pourquoi ? Ils peuvent bien trouver quelqu’un
d’autre pour accomplir ce travail de domestique.
Décidément, il ne comprendrait jamais. Elle priait le
ciel de ne jamais devenir aussi égoïste.
— Ce travail de domestique, comme tu dis, consiste à
s’assurer qu’une mère peut mettre son bébé au monde
sans danger. S’il y avait eu quelqu’un sur place quand
j’avais l’âge de Lucy, tu aurais aujourd’hui un petit-fils à
qui léguer ton précieux ranch.
Elle se leva.
— Je rentrerai ce soir.
Comme elle s’éloignait, elle comprit qu’ils pourraient
peut-être de temps à autre discuter un peu plus civile-
ment, et même rire de quelques anecdotes survenues au
ranch, mais que leurs échanges ne seraient jamais fran-
chement chaleureux.
Et pour elle, le gouffre qui s’était ouvert entre eux lors
de sa grossesse ne se refermerait probablement jamais.
Au cours des semaines suivantes, Kate fit plusieurs fois
l’aller et retour entre le ranch et le village et, chaque jour,
s’accoutuma un peu plus à l’idée de s’installer dans le
Kimberley.
Le vendredi, trois semaines après avoir quitté Jabiru en
catastrophe, Lucy Bolton vint avec sa mère et le bébé lui
rendre visite. L’adolescente avait une mine superbe.
— Comment ça se passe, Lucy ? demanda Kate en lais-
sant l’adorable petite fille enrouler ses minuscules doigts
sur son index.
— Très bien. Missy mange beaucoup, mais elle s’endort
tout de suite après, c’est parfait.
Quand elle lui prit sa tension et son pouls, Kate consta-
ta que tout était normal.
— Il faudra tout de même être vigilante si tu veux don-
ner un frère ou une sœur à Missy.
— Oh, ça peut attendre ! s’exclama Lucy en riant.
— J’ai l’impression que votre nouveau rôle de grand-
mère vous convient, Mary, observa Kate en se tournant
vers elle.
Mary caressa les cheveux fins de Missy.
— J’ai beaucoup de chance… Comment va Rory McI-
ver ? J’ai cru avoir la berlue quand je l’ai vu au volant.
C’est devenu un très beau jeune homme, non ?
Le sourire de Kate se figea quelque peu.
— Il travaille à Perth, dans le service des ambulances. Il
a même envoyé un téléphone satellite au dispensaire, en-
core que, techniquement, je ne sois pas censée savoir que
ça vient de lui.
Elle murmura d’un air de conspiratrice :
— C’est à la poste qu’on m’a dit que ça venait de lui. Il
faut donc croire qu’il pense toujours à Jabiru.
Il lui avait également envoyé une lettre lui annonçant
qu’il était allé sur la tombe de leur enfant. Il avait même
pris une photographie qu’il avait glissée dans l’enveloppe.
— Ça a dû te faire plaisir de le revoir après tout ce
temps ? insista Mary. Vous communiquez toujours, tous
les deux, alors ?
— Maman ! s’exclama Lucy d’un air désapprobateur. Ça
ne nous regarde pas.
Elle prit la main de Kate entre les siennes.
— Merci pour tout, Kate. Tu as été merveilleuse et
j’aurais été terrifiée si tu n’avais pas été là.
— Je suis heureuse pour toi. Ta Missy est un vrai petit
ange. Passe me voir quand tu veux.
— Tu vas rester à Jabiru ?
— Pour un temps, en tout cas. Enfin… Un très long
temps, ajouta-t-elle spontanément.

— Ta mère était une très belle femme, dit Lyle un ma-


tin. Et tu n’es pas mal non plus.
Les rapports entre son père et elle s’amélioraient à me-
sure que sa santé déclinait et qu’il se résignait à affronter
bientôt le repos éternel. De son côté, Kate sentait le res-
sentiment qu’elle avait si longtemps nourri à son égard se
dissiper.
— La chaleur de ton compliment me va droit au cœur,
ironisa-t-elle.
Le rire de Lyle fut interrompu net par une douloureuse
quinte de toux.
— Pourquoi as-tu toujours été aussi froid avec moi ?
demanda-t-elle quand la crise se fut calmée.
Il haussa les épaules en évitant son regard.
— Je n’aurais pas su comment faire autrement. J’ai
perdu ma mère quand j’avais deux ans, et j’ai été élevé à
la dure. Quand mon fils est mort avec ta mère, je me suis
dit que tu devrais être solide pour diriger ce ranch. Ce
n’est pas un boulot pour une petite femme fragile.
Kate secoua la tête.
— Ce ranch est une machine bien huilée, et la gentil-
lesse n’est pas une faiblesse mais une force, dit-elle en le
regardant droit dans les yeux.
Pour une fois, il ne se rebiffa pas.
— J’ai peut-être eu tort, mais c’est tout ce que je con-
naissais. Ç’aurait peut-être été différent si ta mère avait
été là.
— Pourquoi ne t’es-tu pas remarié ?
— Pas besoin. C’est à toi d’assurer la succession.
— Désolée, mais c’est mal parti, dit-elle en débarras-
sant la table. Je ne cherche pas de mari. N’avons-nous
pas des cousins ou de la famille quelque part ?
— Je préfère encore que tu vendes à un promoteur.
Il posait sur elle son regard d’aigle et elle ne doutait pas
qu’il ait interprété sans mal son froncement de sourcils.
Non, elle ne vendrait pas. Elle en avait désormais la certi-
tude.
Chaque jour, elle avait le sentiment d’être un peu plus
chez elle, ici. Plus à sa place.
Les nuits étaient toujours aussi vides et elle se sentait
plus seule que jamais, mais elle comptait sur le temps
pour l’aider à oublier.
Comme si c’était possible…
10.

Il y avait un mois qu’elle n’avait pas vu Rory quand,


alors qu’elle s’apprêtait à atterrir sur la piste de la pro-
priété de son père, elle aperçut un Range Rover poussié-
reux à côté de son 4x4. Et instinctivement, elle sut que
c’était lui.
Rory…
Elle paniqua. Envisagea même de remonter, de repartir
d’où elle venait, mais le pilote en elle s’y refusa catégori-
quement. Tu atterris comme prévu, lui ordonna-t-il.
De toute façon, le réservoir était presque vide. Elle se
posa donc en douceur sur la piste tandis que les questions
se bousculaient dans sa tête.
Pourquoi était-il revenu ? Et pourquoi maintenant,
alors que son père était si affaibli ? Comment devait-elle
se comporter ? Devait-elle jouer la carte de la froideur
pour mieux le tenir à distance ?
L’avion s’arrêta et elle put voir que, au moins, il était
seul ; ainsi, elle n’aurait pas à feindre de ne pas être bou-
leversée en le revoyant.
Elle vit aussi qu’il était plus séduisant que jamais.
C’était injuste. Alors qu’elle était tout échevelée, avec
les traits tirés par la fatigue et les nuits courtes que lui
valait la maladie de son père…
Le vent plaqua sa chemise contre son torse, et il leva la
main pour maintenir son akubra sur ses épais cheveux
noirs qu’elle aimait tant.
Aimait…
La vérité la frappa avec force, et elle eut l’impression
d’avoir percuté une barrière au lieu d’atterrir en douceur
comme elle venait de le faire. Ce mal-être de chaque ins-
tant qu’elle éprouvait, cette tristesse dont elle ne pouvait
se départir avait une raison bien précise. Une raison qui
était à présent devant elle…
Rory.
Elle ne pouvait être heureuse loin de lui. Il lui man-
quait. Il était la vie. Il était sa vie. Il était son avenir. Et
elle avait été trop têtue pour s’en apercevoir. Et trop ef-
frayée pour prendre le risque de le lui dire quand il était
revenu après toutes ces années.
Ensuite… Ensuite elle avait cru que cette chance était
perdue à jamais.
Ç’aurait dû être à elle d’aller le rechercher. D’aller quê-
ter son pardon. De lui expliquer qu’elle l’aimait, qu’elle
l’avait toujours aimé – peut-être davantage encore main-
tenant que dix ans plus tôt parce que d’un amour plus
mûr, plus accompli – et de lui arracher le serment de ne
plus jamais la quitter.
Et dire que depuis un mois elle cherchait à se con-
vaincre qu’elle avait agi pour le mieux en le renvoyant de
sa vie…
Quelle idiote…
Elle aimait Rory McIver de tout son cœur, de toute son
âme.
Hier, maintenant et demain. A présent, elle devait sim-
plement trouver en elle la force de le lui avouer.
La main en visière, elle sauta de l’avion, juste devant
lui.
— Comment vas-tu, Kate ? demanda-t-il.
Et, soudain, elle eut la sensation de perdre pied. Et si
c’était trop tard ? Elle se dirigea vers son 4x4 sans le re-
garder.
— Je suis fatiguée, répondit-elle d’une voix distante
qu’elle détesta. Et toi, Rory ? Tues allé à la maison ?
— Oui.
Elle s’arrêta net.
— Tu as parlé à mon père ?
— Oui.
Cette fois-ci, elle releva les yeux vers lui.
— Et vous êtes encore en vie tous les deux ? dit-elle, in-
crédule.
— De toute évidence je le suis. Et lui l’était encore
quand je l’ai quitté, il y a quelques instants.
Ses épaules s’affaissèrent. Elle ignorait comment elle
allait pouvoir assumer cette lourde tâche jusqu’au bout.
— Je sais. Il n’en a plus pour longtemps. Ce n’est plus
qu’un vieillard qui a fait des mauvais choix en chemin et
qui doit vivre, et mourir, avec.
Comme elle.
— J’ai eu deux mois pour apprendre à l’accepter. Que je
le veuille ou non, c’est mon père.
Le sourire compréhensif de Rory propagea une onde de
chaleur réconfortante dans son corps.
— Je suis ici parce que j’aimerais être auprès de toi
pour t’aider à traverser cette épreuve, Kate. Je n’étais pas
là quand Cameron est mort, et je tiens à l’être pour ton
père.
Elle sentit des larmes monter à ses yeux. Lourdes et
brûlantes.
Ainsi, c’était pour cela qu’il était revenu. Comment
avait-il su qu’elle redoutait d’affronter seule le départ de
son père pour l’autre monde ? Bien sûr, elle avait des
gens autour d’elle – la gouvernante, le jardinier, Ben, tous
ceux qui s’occupaient du ranch… Mais elle n’en était pas
moins seule.
— Combien de temps peux-tu rester ?
— Aussi longtemps qu’il le faudra.
— Et ton travail ?
Il secoua la tête.
— Tu es ma famille. Je serai auprès de toi tant que tu
auras besoin de moi.
Il ferait ça pour elle ? Il n’hésiterait pas à risquer ce
pour quoi il s’était tant battu rien que pour lui tenir la
main ? Personne, jamais, ne s’était autant soucié d’elle
que Rory.
Et elle n’oserait même pas lui avouer qu’elle l’aimait ?
Ce fut soudain comme si les lourds nuages qui stag-
naient au-dessus de sa tête depuis des semaines
s’écartaient. Sans doute qu’avoir fait la paix avec son père
n’y était pas étranger. Toujours est-il que, tout à coup,
son ciel s’éclaircit. Ses angoisses, ses peurs s’envolèrent.
Ne restaient plus que Rory et elle.
Le moment était-il venu pour elle de prendre son ave-
nir à bras-le-corps et de dire à son Rory qu’elle l’aimait
plus que tout au monde ?
Le cœur battant à tout rompre, elle leva les yeux vers
lui. Vers cet homme qui n’avait cessé de hanter ses rêves
et qui ne l’avait jamais oubliée.
— Je t’aime, Rory. D’un amour plus fort que tout. Merci
d’être revenu pour moi.
Les larmes roulèrent sur ses joues. Et cette fois, elle ne
chercha pas à les contenir. Pour la première fois depuis
dix ans, elle s’autorisa à pleurer. Quand les bras de Rory
s’ouvrirent pour elle, elle s’abandonna contre son torse et
libéra ses sanglots emprisonnés depuis dix longues an-
nées.
Lorsque enfin ses pleurs s’apaisèrent, elle le laissa lui
essuyer les yeux et les joues.
— J’imagine que… que tu ne t’attendais pas à subir une
tempête tropicale, plaisanta-t-elle gauchement en lui
prenant le mouchoir en papier des mains pour se mou-
cher.
— Je crois qu’il était grand temps, répondit-il en se
penchant pour l’embrasser.
Un baiser qui effaça tout doute qu’elle aurait pu avoir
sur la réciprocité de son amour pour lui.
— Je t’aime, Kate. Et je serai là pour toi. Toujours.
— Moi aussi, je t’aime. Et j’ai été folle de te repousser
quand tu es revenu. Si tu savais comme tu m’as manqué.
Si tu n’étais pas venu, c’est moi qui aurais fini par aller te
chercher…
Il déposa un baiser tendre sur sa tempe.
— Je ne t’avais pas dit que tout se passerait bien ?
— Tu me l’as répété pendant des années.
— Et je suis prêt à continuer pendant des années encore
s’il le faut.
— Ce n’est plus utile. Je te crois, maintenant.
Plongeant la main dans la poche de son pantalon, il en
sortit une petite boîte et la lui présenta dans sa paume en
l’incitant à l’ouvrir.
— Es-tu prête à m’épouser, cette fois ?
Emue, elle ouvrit l’écrin et, ainsi qu’il l’avait déjà fait
longtemps auparavant, il prit la bague et la glissa à son
doigt.
Si elle eut le souffle coupé devant la taille du magni-
fique diamant rose pourpré qu’on ne trouvait que dans la
mine d’Argyle, ce fut surtout le plus petit, monté juste à
côté, qui fit monter de nouvelles larmes à ses yeux.
— C’est celui de la bague que tu m’avais offerte ? Tu
l’avais gardée ?
Elle n’en pouvait plus d’émotion. Cet homme à qui elle
avait fermé sa porte dix ans plus tôt n’avait jamais renon-
cé à elle, et elle frémissait en songeant qu’elle avait bien
failli le perdre à jamais…

Plus tard, ce soir-là, après que Kate eut aidé son père à
se coucher, elle retrouva Rory qui contemplait les étoiles
sous la véranda en l’attendant.
Elle s’assit près de lui sur le canapé en rotin et se nicha
contre lui. L’ombre d’un oiseau nocturne courut un ins-
tant sur l’herbe des paddocks qu’argentait la lune.
— Ça va ? demanda-t-il.
— Mmmh… Bien mieux depuis que tu es là.
— Et je ne bougerai pas d’ici.
— Non ? J’avais pensé que nous pourrions aller nous
coucher.
— Essaierais-tu encore de me séduire ? Dans la maison
de ton père ?
Elle entendit nettement le sourire dans sa voix.
— Il l’aurait bien mérité.
— Peut-être, mais je ne préfère pas.
— Non ?
Elle qui attendait cet instant avec une impatience diffi-
cilement bridée…
— Non, mon adorable sage-femme pas si sage que ça,
plaisanta-t-il avant de reprendre son sérieux. Je veux
t’épouser d’abord. Ce soir, je veux seulement danser avec
toi sous le ciel étoilé, ce même ciel sous lequel je t’ai ai-
mée, il y a dix ans. Et m’endormir contre toi, simplement.
En attendant que nous soyons mari et femme. Tu veux
bien ?

Le mariage, célébré à la propriété même, fut intime et


très beau. Smiley et Sophie furent leurs témoins et même
Lyle, cloué dans son lit, parut se résigner à leur union.
Kate ne sut jamais ce que Rory lui avait dit, mais elle
remarqua en revanche le respect – fût-il réticent – que
son père lui manifestait.
L’harmonie régnait désormais dans son monde. Ce
soir-là, Kate dormit, comblée et enfin en paix, dans les
bras de Rory.
Là où était sa seule et véritable place.

Lyle Onslow rejoignit bientôt sa femme et son fils dans


le caveau familial sur la colline qui dominait la propriété.
Près de sa tombe veillait un petit ange, en souvenir de
Cameron Onslow-McIver.
Cameron qu’elle avait depuis découvert avec Rory. Le
dossier qu’il lui avait adressé était resté fermé jusqu’à ce
qu’elle puisse l’ouvrir avec lui. Ainsi avait-elle enfin pu
faire le deuil de cet enfant venu trop tôt.
Les cheveux balayés par le vent, Kate laissa son regard
courir sur cette terre qu’elle aimait, cette terre que Lyle
lui avait appris à aimer, et songea que tout était en ordre.
Le pardon venait de l’amour. Le pardon était source de
guérison et soignait toutes les plaies. La vie pouvait con-
tinuer…
Epilogue

Un an plus tard

— Il faut que je pousse !


— Alléluia…, soupira Rory, soulagé.
Il avait été prêt à exiger une épidurale ou quoi que ce
soit qui ait pu soulager sa femme de ses douleurs. Il ne
supportait pas de la voir souffrir ainsi depuis qu’ils
étaient arrivés à l’hôpital de Perth.
— Oh…, fit-elle, saisie par les sensations.
— Laisse-toi porter par les vagues, lui rappela-t-il. Et
pense à ta respiration. Inspire… expire…
Elle se régla sur son souffle jusqu’à ce que, brusque-
ment, une contraction la fasse grimacer. Il se mordit la
lèvre. Les naissances l’avaient toujours stressé, mais y
être personnellement impliqué lui donnait des palpita-
tions.
La sage-femme veillait en silence, mais avec une bien-
veillance rassurante et ce même calme que Kate avait eu
pour Lucy.
Oh mon Dieu, ça y est… Il voyait le crâne du bébé af-
fleurer. La sage-femme posa le Doptone sur le ventre de
Kate et le bruit rythmé du cœur de leur enfant emplit la
pièce.
— Calme et tranquille, dit-il, se rappelant les mots que
Kate avait employés pour Lucy.
Relevant un instant la tête, il s’aperçut de l’incroyable
paix qui régnait dans la pièce. Kate était totalement ab-
sorbée par la délivrance proche. La sage-femme était
prête aussi, en silence. Alors seulement il se rendit
compte que leur chanson préférée, celle que, adolescents,
ils écoutaient ensemble, passait en sourdine.
Et puis, lentement, le visage fripé du nouveau-né appa-
rut et il rencontra pour la première fois les grands yeux
étonnés de son enfant.
— Mettez vos mains sous les épaules, lui conseilla la
sage-femme.
Il le tenait. Relevant la tête, il rencontra le regard de
Kate qui se concentrait pour expulser le petit corps.
Et soudain, il l’eut dans les mains, et il était plus glis-
sant qu’une anguille ; il le posa enfin sur le ventre de Kate
qui l’attira à elle.
— Oh mon petit amour…, souffla-t-elle. Bonjour. Qui
es-tu ? Un garçon ou une fille ?
Rory leva une jambe du petit être tout mouillé et dut
cligner plusieurs fois des yeux pour chasser les larmes qui
l’empêchaient de voir.
Son cœur se gonfla de bonheur.
— Nous avons une fille, annonça-t-il enfin. C’est Jas-
mine, Kate !
En souriant, il essuya les larmes qui roulaient sur ses
joues.
— Et elle est aussi belle que sa mère, murmura-t-il.

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