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De Jacqueline Baird
1.
— Jamie me paraît bien jeune pour se marier. Il a vingt-quatre ans
et toute la vie devant lui ! Telle que je te connais, tu devrais pouvoir
le convaincre d'attendre un peu. C'est ton fils, après tout.
Comme pour ponctuer sa remarque, Xavier jeta un regard narquois
à sa sœur qui se prélassait sur le canapé.
Il était bien placé pour savoir que Teresa était parfaitement capable
de se faire obéir quand elle le décidait. De dix ans son aînée, elle
s'était chargée de son éducation après la mort de leur mère. Dios! Il
en gardait quelques souvenirs cuisants... Prenant son rôle très au
sérieux, Teresa s'était toujours montrée inflexible avec lui. Malgré
son immense tendresse pour elle, il avait éprouvé un véritable
soulagement lorsqu'elle était tombée amoureuse de David Easterby.
A la recherche d'un cheval andalou pour ses écuries du Yorkshire,
cet Anglais était venu visiter l'hacienda de la famille Valdespino,
située à quelques kilomètres à l'est de Séville. Déjà vingt-cinq ans
avaient passé ! Et maintenant c'était au tour de Jamie, le fils unique
de Teresa, de vouloir se marier, songea-t-il en proie à une soudaine
nostalgie.
Du reste, si Xavier était venu — à contrecœur — jusque dans le
Yorkshire chez sa sœur et son beau-frère, c'était pour assister à un
dîner organisé en l'honneur du jeune couple dans un restaurant des
environs. Dîner à l'occasion duquel les deux familles devaient se
rencontrer.
— Le problème, c'est que tu n'as jamais été amoureux, répondit
Teresa.
— En revanche, j'ai été marié, ironisa-t-il. Et je peux t'assurer que
tous les mariages sont loin d'être aussi heureux que le tien.
— Sottises. Tu n'es qu'un incorrigible cynique. De toute façon, la
décision appartient à Jamie, et David et moi lui apportons notre
soutien inconditionnel. Alors garde tes opinions pour toi et essaie de
te montrer aimable. Il devrait être là d'une minute à l'autre en
compagnie d'Ann et de ses parents.
— Sans parler de la cousine célibataire, compléta Xavier avec un
sourire sarcastique.
A son arrivée, trois heures plus tôt, il avait appris avec agacement
qu'une cousine de la fiancée de Jamie faisait partie des invités au
dîner.
— Je te préviens, Teresa. Si tu as une idée derrière la tête à propos
de cette vieille fille, tu peux l'oublier. U n'est pas question que je
joue les chevaliers servants !
— Comme si j'étais assez téméraire pour comploter derrière ton
dos ! s'exclama Teresa en couvant son frère d'un regard affectueux.
Xavier était un homme imposant à bien des égards. De haute
stature, il dépassait la plupart de ses semblables et sa prestance
était telle que peu de femmes lui résistaient. D'épais cheveux de jais
encadraient un visage taillé à la serpe, d'une beauté hors du
commun. Ses yeux bruns brillaient d'un éclat inquiétant, adouci par
des reflets dorés lorsqu'il était troublé. Malheureusement, depuis
quelques années, son regard restait le plus souvent froid et sa
bouche aux lèvres sensuelles souriait rarement.
Exaspéré par l'air apitoyé de sa sœur, il lui tourna le dos et se
dirigea vers l'une des fenêtres de l'élégant salon. Après tout, cela ne
le regardait pas ! Si son neveu tenait à se marier à un âge aussi
précoce, pour quelle raison tenterait-il de l'en empêcher?
Il s'efforça de fixer son attention sur un point précis et se plongea
dans la contemplation de la châtaigneraie qui jouxtait la maison. En
vain. Ses pensées étaient tournées vers son père, don Pablo Ortega
Valdespino. Agé de soixante-dix ans et malade du cœur, celui-ci
était trop faible pour faire le voyage jusqu'en Angleterre et avait
insisté pour que Xavier le représentât au dîner de fiançailles.
Ce dernier lui avait d'abord opposé un refus catégorique, mais avait
fini par céder lorsque Don Pablo lui avait reproché de ne pas lui
avoir donné de petits-enfants, menaçant ainsi la pérennité du nom
des Valdespino. Xavier n'aimait pas les dîners, sauf lorsqu'ils se
déroulaient chez lui, en compagnie de quelques amis triés sur le
volet. Cela faisait bientôt neuf ans qu'il ne quittait plus l'Espagne
qu'exceptionnellement. Lorsqu'il daignait se déplacer hors de son
pays, c'était toujours parce que des raisons professionnelles l'y
obligeaient. Désormais, le travail occupait la plus grande partie de
sa vie. Certes, il avait une maîtresse, mais cette relation n'avait rien
de sentimental — des rencontres occasionnelles, purement
hygiéniques, sans plus. Et encore, sa dernière nuit avec elle devait
remonter à plus de trois mois...
Un crissement de pneus sur le gravillon le tira de ses pensées. Deux
véhicules remontaient l'allée. Le premier était le 4x4 qu'il avait offert
à Jamie pour son vingt et unième anniversaire; quant au second, il
sortait de l'ordinaire. C'était une voiture de sport, une Jaguar type E
des années 60, de couleur verte. L'élégant capot et les jantes
métalliques étaient reconnaissables entre mille. Immaculée, sa
carrosserie étincelait sous le soleil de l'après-midi. Une petite
merveille, songea Xavier, grand amateur de voitures de luxe.
Son neveu Jamie sauta du 4x4 et ouvrit la portière arrière à un
couple d'une cinquantaine d'années. Xavier jeta un coup d'œil
rapide à l'homme et à la femme, ainsi qu'à la jeune fille brune qui
descendait du côté du passager. Mais loin de s'attarder sur la
fiancée de son neveu, son regard se porta très vite vers la seconde
voiture. Le week-end ne serait peut-être pas perdu, après tout.
Avec un peu de chance, il pourrait discuter automobiles avec un
passionné. Nul doute qu'il allait s'entendre avec le propriétaire de la
Jaguar.
Mais aussitôt, il se figea. La personne qui conduisait la Jaguar venait
de descendre du véhicule. Ce n'était pas un homme, mais une
femme ! Et quelle femme ! Grande, élancée, elle avait des jambes
sublimes et une abondante chevelure cuivrée aux reflets blonds,
nouée sur la nuque par un foulard de soie rouge. Bien que la fenêtre
fût fermée, Xavier distinguait sans peine le son des voix qui
s'élevaient dans l'air frais de cette journée de printemps.
— D'où sort cette antiquité, Rose? s'exclama Jamie d'un ton
espiègle.
La jeune femme referma le coffre de la Jaguar, duquel elle venait de
sortir une petite valise, et se tourna vers le jeune couple.
— Attention, gamin ! Insulter Bertram, c'est m'insulter
personnellement ! Cette voiture est l'amour de ma vie, bien plus
fiable et plus fidèle qu'un homme.
Ses grands yeux émeraude pétillaient de malice et ses lèvres
pulpeuses affichaient un sourire éclatant.
— Et sache qu'elle me vient de mon père, ajouta-t-elle. C'était sa
grande fierté et elle vaut probablement beaucoup plus cher que le
monstre que tu conduis.
— Rosalyn a raison. C'est un modèle très recherché, intervint
l'homme aux cheveux grisonnants. En tout cas, quelle coïncidence
de se rencontrer sur la route ! ajouta-t-il en se tournant vers la jeune
femme. J'espère que tu n'as pas conduit trop vite, au moins.
— Rassure-toi, oncle Alex, je n'ai jamais dépassé la vitesse
autorisée ! répliqua-t-elle en riant.
Xavier entendit à peine la suite de leur conversation. En proie à une
réaction violente et sans équivoque, son corps rendait hommage à la
beauté stupéfiante de la jeune femme. Dios mio! Depuis combien de
temps n'avait-il pas ressenti un tel émoi à la vue d'une femme ? Mais
ce n'était pas si surprenant, après tout. Ne venait-il pas de constater
qu'il n'avait pas vu sa maîtresse depuis des mois ?
Il recula d'un pas et, à demi dissimulé par les lourds rideaux de
velours, continua d'observer la jeune femme. Pas de doute, elle était
exceptionnelle. Bientôt, sa décision fut prise : avant de repartir pour
l'Espagne, il l'aurait séduite. Presser ses lèvres pulpeuses contre les
siennes, dévêtir son corps splendide... Ce week-end resterait
inoubliable pour elle comme pour lui, il en faisait le serment.
La voyant tourner la tête vers la maison, il recula encore. Le destin
de cette jeune femme était scellé, mais le moment d'agir n'était pas
encore venu...
Il pivota brusquement et s'adressa vers sa sœur.
— Tes invités sont arrivés, Teresa, annonça-t-il d'un ton neutre. Je
vais faire un tour. Je les verrai au dîner.
Puis, sans attendre de réponse, il gagna la serre attenante au salon,
puis sortit dans le jardin par une porte latérale.
Un grand sourire aux lèvres, Rose prit le temps d'observer l'aspect
de la maison. Avec sa façade de brique rouge patinée par le temps,
elle était coquette et accueillante. Une profusion de plantes
grimpantes encadraient les fenêtres et les murs étaient recouverts
d'une magnifique vigne vierge, dont les feuilles vert vif se mêlaient
aux fleurs roses d'une clématite luxuriante. Le week-end ne
s'annonçait pas trop mal, songea-t-elle. Et, empoignant sa valise,
elle s'avança vers la maison.
Soudain, inexplicablement, elle s'arrêta en réprimant un frisson.
Pourquoi avait-elle l'impression que quelqu'un épiait ses moindres
gestes? Alors qu'elle considérait de nouveau le bâtiment, il lui parut
cette fois menaçant. « Ne fais pas l'enfant, Rose ! » se sermonna-t-
elle avant de hâter le pas pour rattraper les autres.
Rose mangea sans appétit. Elle avait beau faire tout son possible
pour ne pas regarder Xavier, ses yeux étaient irrésistiblement attirés
vers lui. Il discutait avec tout le monde sans lui accorder la moindre
attention. Au moment du dessert, la conversation s'orienta vers les
voyages. Xavier s'adressa à elle pour la première fois depuis plus
d'une heure.
— Votre tante m'a appris que vous étiez restée trois ans à
l'étranger. Vous devez avoir vécu des expériences passionnantes.
Soucieuse de respecter la promesse qu'elle avait faite à sa cousine,
Rose se força à sourire.
— J'ai surtout beaucoup travaillé. Mais comme mon métier est
passionnant, peu importe la charge de travail. Vous savez, il y a
pénurie de médecins dans la plupart des Etats africains, en
particulier dans les zones rurales. En Occident, nous sommes
tellement habitués à obtenir une ambulance sur un simple coup de
téléphone, que nous oublions que, dans beaucoup de pays du
monde, les gens n'ont pas cette chance.
— Allons, Rose, tu crois que c'est le moment? intervint Jane.
— Mais nous devrions tous avoir honte, tante Jane ! riposta-t-elle
avec véhémence. Il est inadmissible qu'au xxf siècle, il existe encore
tant d'endroits sur la planète où les gens n'ont pas accès aux soins
les plus élémentaires.
— Rose, s'il te plaît. Pas ce soir. Tu sais ce que t'a recommandé
ton supérieur : trois mois de repos et de détente, lui rappela sa
tante.
— Cela ne m'empêche pas de défendre mes opinions, objecta
Rose avec obstination.
Mais, voyant la moue inquiète d'Ann, elle s'interrompit.
— Je ne savais pas que vous étiez en congé pour plusieurs mois,
déclara Xavier.
Ses yeux sombres la fixaient avec intensité.
— Comment le sauriez-vous ? Nous venons à peine de nous
rencontrer, mentit-elle d'un ton affable.
A son grand dam, son esprit fut soudain traversé par l'image de son
corps hâlé, tout en muscles, entièrement nu sur des draps de satin.
Un éclair de désir brûlant la foudroya. Qu'est-ce qui lui prenait,
enfin? Pourquoi cette attirance pour un homme qui lui avait fait tant
de mal et qui représentait de surcroît ce qu'elle méprisait le plus ?
Pourquoi ne voyait-elle plus en lui qu'un homme plein de charme ?
Détachant ses yeux des siens, elle se mit à détailler sa mâchoire
volontaire, sa bouche bien dessinée et si sensuelle... Elle déglutit
péniblement. « Un peu de bon sens ! » se sermonna-t-elle. Un
instant, elle ferma les yeux pour chasser les images obsédantes du
passé. Lorsqu'elle les rouvrit, il lui fallut un moment avant de
comprendre que Xavier lui parlait.
— Vous devez venir avec Ann et Jamie demain. J'insiste.
Rose lui jeta un coup d'œil circonspect. Que voulait-il dire ? Où
Ann et Jamie devaient-ils aller le lendemain ?
— Oh oui ! Quelle bonne idée ! s'écria Ann. Je craignais justement
d'être perdue au milieu de tous ces hommes. Et de ne trouver
personne pour faire du shopping avec moi.
— Vous ne pouvez pas refuser, Rose, renchérit Jamie en riant. Si
vous m'épargnez le shopping, vous aurez droit à ma reconnaissance
éternelle.
— Cela ne peut te faire que du bien, approuva Jane.
De quoi parlaient-ils donc tous? L'esprit un peu confus, Rose
regarda tour à tour leurs visages souriants. Sans doute le jeune
couple projetait-il de passer la journée à Harrogate ou à Leeds ?
Visiblement, Ann souhaitait ardemment qu'elle accepte. Soucieuse
de faire plaisir à sa cousine, elle capitula.
— D'accord, vous pouvez compter sur moi. Mais où devons-nous
aller, exactement?
— Mais... chez moi, à Séville, répondit Xavier en esquissant un
mouvement pour se lever de table. Maintenant que ce détail est
réglé, je pense que nous pouvons passer dans le salon, où le café
nous attend. Et je suis sûr que ces deux jeunes gens sont impatients
de descendre rejoindre leurs amis à la discothèque.
D'abord paralysée par la stupeur, Rose bondit si brusquement de sa
chaise qu'elle faillit la renverser.
— Attendez une minute! Je ne peux pas aller en Espagne ! s'écria-
t-elle. Je croyais qu'il s'agissait d'aller passer la journée à Leeds
pour faire du shopping.
Dans quoi s'était-elle laissé entraîner? Il était hors de question
qu'elle parte à Séville ! C'était un malentendu !
Elle jeta des regards effarés autour d'elle. Sept paires d'yeux la
dévisageaient.
— Bien sûr que tu peux y aller ! objecta Jane. Ce sera bien plus
amusant pour toi que de rester à Richmond avec Alex et moi. Tu as
ton passeport?
— Oui, mais...
— Alors il n'y a pas de problème, coupa sa tante.
— Mais je ne peux pas partir en Espagne comme ça, enfin !
Rose jeta un rapide coup d'œil à Xavier, mais il n'y avait aucun
soutien à attendre de sa part. Une lueur moqueuse dansait dans ses
yeux sombres. Visiblement, sa confusion le réjouissait au plus haut
point.
— Ton grand-père est malade, Jamie, fit-elle observer en désespoir
de cause. Il ne voudra pas d'une personne de plus chez lui.
— Au contraire, intervint Teresa. Mon père sera enchanté. Il est de
la vieille école et, pour être honnête, je dois vous avouer qu'il était
réticent à ce qu'Ann séjourne à l'hacienda seule avec Jamie avant
leur mariage, sans être accompagnée d'un chaperon.
— Un chaperon ! répéta Rose d'un ton incrédule. Cet homme vivait
donc au Moyen Age?
— Vous plaisantez !
Mais, manifestement, c'était très sérieux...
— Ma sœur dit vrai, confirma Xavier. Chez nous, il est d'usage
qu'une parente plus âgée joue le rôle de chaperon de la future
mariée. Vous rendriez un immense service à notre père en lui
permettant de cesser de se tourmenter à ce sujet.
— Xavier a raison, insista Ann en venant se placer à côté de Rose
et en posant une main sur son bras. S'il te plaît, accepte. Je ne veux
pas contrarier le grand-père de Jamie avant même d'être mariée.
Rose ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Elle fusilla Xavier
du regard. L'odieux personnage ! De toute évidence, il trouvait cela
très amusant. Mais devant les yeux suppliants de sa cousine, elle se
résigna.
— Bon, c'est d'accord.
Avait-elle le choix? Cependant, vivre sous le même toit que Xavier
Valdespino allait être un véritable calvaire...
— Tu es un amour ! s'exclama Ann en la serrant dans ses bras.
Nous allons bien nous amuser, tu verras.
Puis, s'adressant à Jamie :
— Il est temps de descendre à la discothèque, tu ne crois pas?
Après avoir adressé un clin d'œil à Rose, la jeune fille s'éloigna en
compagnie de son fiancé.
— Permettez-moi de vous escorter dans le salon, proposa Xavier
en posant une main au creux de ses reins. Vous semblez un peu
étourdie. Trop de Champagne, peut-être ?
Il continuait de se payer sa tête ! songea-t-elle. Quel mufle !
— Je n'ai d'autre choix que de vous suivre, apparemment,
rétorqua-t-elle avec raideur.
Toutefois, le contact de sa main la troublait bien plus qu'elle ne l'eût
souhaité. Décidément, la soirée tournait au cauchemar !
Pendant qu'ils dégustaient le café, Xavier décrivit à Rose les
différentes résidences des Valdespino. L'hacienda se trouvait à
quelques kilomètres de Séville, dans les hautes plaines de l'intérieur,
expliqua-t-il. Mais la famille possédait aussi une maison en ville.
— Je peux vous assurer que vous ne vous ennuierez pas, affirma
Xavier. Mon père vit actuellement dans notre maison de Séville. D
est préférable qu'il reste à proximité de l'hôpital durant mon
absence. Vous et votre cousine aurez donc l'occasion de visiter un
peu la ville. Ensuite, si nous avons l'accord du médecin de mon
père, nous irons tous à l'hacienda.
— Cela me semble parfait, approuva Rose d'un ton qu'elle espérait
enjoué.
Mais la perspective de passer une semaine chez ce macho suffisant
était loin de la réjouir.
Lorsque, un peu plus tard, le réceptionniste vint les informer que les
voitures attendaient, Xavier se pencha vers elle.
— Me ferez-vous l'honneur de m'accompagner à la discothèque?
demanda-t-il d'une voix profonde.
— Vas-y, intervint Jane. Fais-moi plaisir, va t'amuser un peu,
Rosalyn. Tu mènes une vie beaucoup trop sérieuse. Et n'oublie pas
de jeter un coup d'œil sur Ann et Jamie.
Quelques minutes plus tard, Rose se trouvait à l'entrée du club en
sous-sol, poussée en avant par une main posée au creux de ses
reins. Des éclairs de lumière stroboscopique déchiraient la
pénombre ambiante, accentuant les mouvements frénétiques des
danseurs qui se déhanchaient sur la piste. La musique était
assourdissante.
— Vous n'avez tout de même pas envie de rester ici ! dit-elle en se
tournant vers son compagnon.
Mais sans lui laisser le temps de réagir, il l'attira dans ses bras et lui
effleura des lèvres le lobe de l'oreille.
— Désolé, mais je n'ai rien entendu. J'imagine que ce genre
d'endroit ne vous plaît guère, Rosalyn. Juste une danse, un rapide
coup d'œil à nos deux tourtereaux et nous pourrons nous en aller.
D'accord?
Troublée par la caresse de son souffle tiède, elle hocha
machinalement la tête. Malheureusement, le dise-jockey choisit cet
instant précis pour mettre un slow. La plaquant contre lui, Xavier
l'entraîna sur la piste avec une sensualité qui anéantit en elle toute
velléité de résistance.
Electrisé, tout son corps semblait se réveiller d'une longue torpeur.
Seigneur ! Si elle avait une once de bon sens, elle s'enfuirait
immédiatement ! Xavier Valdespino était un homme extrêmement
dangereux, elle en avait déjà fait la douloureuse expérience... Mais
elle fut incapable de s'arracher à son étreinte.
Après le slow, la musique reprit un rythme plus entraînant.
— Savez-vous danser la salsa? questionna Xavier.
— Oui.
C'était un danseur exceptionnel. Son corps athlétique se mouvait
avec une souplesse qui n'avait d'égal que son sens du rythme. Pas
de doute, il avait une allure magnifique. D'ailleurs, il attirait tous les
regards féminins.
Etait-ce le Champagne ? L'euphorie communicative de la musique
afro-cubaine? Toujours est-il qu'elle se jeta à corps perdu dans la
danse.
Elle était toujours sous le charme lorsque la musique s'arrêta. Et
quand il la pressa contre lui et que son visage ténébreux s'inclina
lentement vers le sien, elle crut qu'il allait l'embrasser... Le regard
voilé, elle entrouvrit ses lèvres frémissantes. Mais il se redressa
brusquement, soudain froid et distant, puis il s'écarta d'elle, la
toisant de la tête aux pieds.
3.
Déconcertée, Rose leva les yeux vers lui. En dépit d'un éclair de
lumière stroboscopique qui illumina ses traits d'un coup, le visage de
Xavier semblait impénétrable.
— Vous dansez bien, déclara-t-il d'un ton poli.
— Merci, bredouilla-t-elle, rouge de confusion.
— Venez, je pense que nous avons accompli notre devoir. Nos
deux amoureux n'ont pas besoin de surveillance et j'ai terriblement
soif, reprit-il.
La prenant par le bras, il l'entraîna vers la sortie et le calme relatif du
salon. Trop fatiguée pour protester, elle le suivit docilement.
Il commanda deux limonades à un serveur qui passait, puis invita
Rose à s'asseoir sur un grand canapé.
— Trop de Champagne et de danse. Nous risquons la
déshydratation, commenta-t-il en s'installant près d'elle.
— Je sais, je suis médecin, dit-elle d'un ton crispé.
Le serveur arriva avec leurs boissons et ils burent leur verre d'un
trait.
Puis, s'accoudant nonchalamment au bras du canapé, Xavier
l'étudia attentivement, paupières mi-closes.
— Une Anglaise qui danse la salsa comme une fille des Caraïbes,
c'est plutôt surprenant, fit-il observer en arquant les sourcils.
Révélez-moi votre secret. Où avez-vous appris?
— En Afrique.
Rose fit une pause, tandis que l'évocation de souvenirs heureux
allumait dans ses yeux verts une lueur nostalgique.
— Mais encore?
— Dans notre hôpital en Somalie, nous avons recueilli et soigné un
archéologue de Buenos Aires qui s'était fait attaquer. Des brigands
lui avaient dérobé toutes ses affaires et il était sérieusement blessé.
Mais, curieusement, il avait réussi à sauver un CD de musique
latino-américaine. Il le passait jour et nuit. Lorsqu'il est parti, trois
mois plus tard, j'avais appris à danser la salsa, le tango et la samba.
Dominic était également un très bon chanteur, précisa-t-elle avec un
sourire.
Elle se sentait plus détendue. La limonade l'avait rafraîchie et la
soirée était presque terminée : en même temps que les boissons,
Xavier avait commandé un taxi pour le retour.
Rose était à mille lieues de se douter combien elle fascinait son
interlocuteur. Xavier ne la quittait pas des yeux, ne se lassant pas de
contempler son visage à l'ovale parfait, qu'éclairaient ses grands
yeux émeraude. Le décolleté de sa robe verte laissait voir la
naissance de ses seins et la peau satinée de ses cuisses partiellement
dévoilées était une véritable invitation aux caresses. Inconsciente du
trouble qu'elle suscitait chez lui, elle n'en était que plus séduisante à
ses yeux.
— Il est parti pour le Brésil, poursuivit-elle. La dernière fois que j'ai
eu de ses nouvelles, il explorait la cordillère des Andes, à la
recherche d'un cimetière sacrificiel.
Une pointe de mélancolie assombrit son regard. Dominic était
tombé amoureux d'elle, et, une nuit, elle s'était retrouvée dans son
lit. Une erreur qui avait failli gâcher une grande amitié.
Heureusement, il s'était incliné de bonne grâce lorsqu'il avait
compris que son cœur ne lui appartiendrait jamais.
Xavier adressa un bref signe de tête à quelqu'un qui se trouvait
derrière Rose et se leva.
— Apparemment, notre taxi est arrivé.
Lui tendant la main, il la tira hors du canapé avec une brusquerie qui
faillit la faire trébucher.
— Pourquoi cette hâte? ne put-elle s'empêcher de demander en
frissonnant, tandis qu'il l'entraînait dehors.
— La journée a été longue, répliqua-t-il sèchement en s'effaçant
pour la laisser monter dans la voiture. Et la soirée plus encore. Pour
ma part, j'en ai assez. J'ai hâte d'être à demain et de rentrer en
Espagne.
Manifestement, elle n'avait aucune raison de s'inquiéter. Non
seulement il ne l'avait pas reconnue, mais elle ne l'intéressait pas du
tout. De plus, elle ne pouvait que se réjouir d'aller à Séville. Puisque
Xavier n'avait aucune vue sur elle, ce séjour espagnol se déroulerait
certainement à merveille.
De retour chez Teresa, elle monta directement se coucher. Une
heure plus tard, elle ne dormait toujours pas. C'était sans espoir.
Avec un soupir résigné, elle ouvrit les yeux et laissa son esprit
remonter le temps. Si elle osait affronter ses démons — ou plus
exactement Xavier, son unique démon —, peut-être finirait-elle par
trouver ce repos dont elle avait tant besoin...
Les premières notes de musique venaient d'annoncer son entrée. La
tête haute, elle avança sur l'estrade d'une démarche chaloupée. Le
décolleté de sa minuscule robe de soie, dont la jupe lui arrivait au
ras des fesses, plongeait pratiquement jusqu'au nombril. Ses
cheveux aubum coupés très court étaient savamment ébouriffés et
fixés par du gel. L'expression maussade de son beau visage était
accentuée par l'épais trait de khôl qui soulignait ses yeux émeraude.
Le look « ravagé » était à la mode...
A seize ans, Rose avait été repérée par une agence de mannequins
lors du défilé de mode organisé par les commerçants de
Birmingham. Grande et svelte, d'une beauté exceptionnelle, elle
correspondait exactement au profil recherché. On lui avait donc
proposé un contrat.
Après qu'ils en eurent discuté ensemble, ses parents avaient
consenti à ce qu'elle travaille comme mannequin, mais uniquement
pendant les vacances scolaires. Son père lui avait recommandé de
prendre un pseudonyme si elle voulait être prise au sérieux
lorsqu'elle deviendrait médecin, comme elle le souhaitait. Elle avait
choisi « Maylyn », une contraction de son nom — Rosalyn May.
Promenant un regard absent sur le public qui réunissait un nombre
impressionnant de célébrités, Maylyn prêta à peine attention aux
applaudissements enthousiastes. Ce soir, elle avait l'esprit accaparé
par les problèmes pratiques posés par son prochain déménagement.
Quand allait-elle trouver le temps d'emballer toutes ses affaires ?
Après la mort tragique de ses parents en avion au cours d'une
mission humanitaire un an plus tôt, elle s'était retrouvée seule avec
Peggy, la jeune femme qui s'occupait d'elle depuis qu'elle était toute
petite. En accord avec Rose, sa tante Jane et son oncle Alex
avaient décidé qu'elle resterait dans la maison londonienne de ses
parents avec Peggy jusqu'à la fin de ses études secondaires. Bien
que ravagée par le chagrin, elle avait brillamment réussi son examen
de fin d'études, l'été précédent. Acceptée en première année de
médecine à Londres, elle avait décidé de faire une pause d'une
année qu'elle consacrerait entièrement à son métier de mannequin.
Son but était de gagner suffisamment d'argent pour subvenir à ses
besoins jusqu'à l'obtention de son diplôme de médecin.
A Noël, Peggy lui ayant annoncé son prochain mariage, elle avait
mis en vente la maison de famille et acheté un appartement dans le
même quartier.
En ce mois de mai, elle se trouvait à Barcelone pour participer à
plusieurs défilés, organisés au profit d'œuvres de bienfaisance à
l'occasion du Grand Prix automobile d'Espagne. S'il n'avait tenu
qu'à elle, elle serait restée en Angleterre pour célébrer son
anniversaire dans le Yorkshire, chez son oncle et sa tante. Elle avait
dix-neuf ans aujourd'hui et ce métier commençait à lui peser.
Heureusement, elle n'en avait plus pour longtemps.
Maylyn le mannequin, fonctionnant sur pilote automatique, atteignit
le bout de l'estrade et pivota avec un déhanchement gracieux. Sa
robe de soie grise tourbillonna autour de ses hanches. Aucune
femme sensée n'aurait l'idée de s'exhiber en public attifée de la sorte
! songea-t-elle avec dérision. Mais dès le surlendemain, elle
redeviendrait une femme sensée, et n'aurait plus jamais à porter de
tels accoutrements... Elle sourit involontairement à cette pensée
encourageante. La semaine prochaine, elle emménagerait dans son
nouvel appartement, puis, après de longues vacances, elle
reprendrait ses études pour réaliser son rêve : devenir médecin
comme ses parents. Tandis qu'elle parcourait l'estrade en sens
inverse, elle fut parcourue d'un frisson, aussi intense qu'inattendu.
Parmi la foule, elle venait de distinguer un homme immense, très
brun, qui la fixait de ses yeux étincelants, un sourire sensuel aux
lèvres.
Oh non ! Il avait cru que c'était à lui qu'elle avait souri ! Il était déjà
présent la veille et elle avait eu toutes les peines du monde à
détacher les yeux de son visage taillé à la serpe, qui dégageait un
charme magnétique. Après le défilé, il était venu lui parler dans les
coulisses.
— Maylyn, je brûle de faire votre connaissance, lui avait-il alors
déclaré d'une voix profonde. Vous avez été remarquable, ce soir.
Intelligente et très indépendante, Maylyn avait jusqu'alors évité tous
les pièges qui étaient l'apanage de son métier. Jamais aucun
séducteur n'avait réussi à l'attirer dans son lit ni à la faire succomber
aux tentations des plaisirs artificiels. Mais dès qu'elle avait posé les
yeux sur cet étranger à l'épaisse chevelure noire, elle avait été
enflammée par son regard de braise. Foudroyée sur place, elle avait
senti tous ses grands principes partir en fumée. Son instinct lui disait
que cet homme était dangereux, mais elle avait préféré l'ignorer.
Levant les yeux vers lui avec un sourire timide, elle avait murmuré
d'une voix altérée par l'émotion :
— Merci.
Mais lorsqu'elle avait refusé la cigarette qu'il lui avait offerte, il lui
avait fait comprendre qu'il pouvait lui procurer des substances plus
stimulantes. Cruellement déçue, elle l'avait giflé et s'en était allée. Ce
n'était qu'un vulgaire dealer... Et à présent, il devait s'imaginer
qu'elle avait changé d'avis. Détournant les yeux, elle rejoignit les
coulisses.
— Je t'avais pourtant recommandé de ne pas sourire ! glapit le
styliste barcelonais pour qui elle défilait. Par ailleurs, je trouve que
tu as grossi. Tu devrais te montrer vigilante.
Maylyn ne put réprimer un nouveau sourire. L'un des stratagèmes
auxquels recouraient les couturiers pour faire pression sur les
mannequins était de leur faire des remarques sur leur ligne. Mais
que lui importait, désormais ? Dans deux jours, elle serait libre.
— Désolée, Sergio, dit-elle d'un ton faussement penaud, je n'ai pas
pu m'en empêcher.
— Tu es impossible, Maylyn ! Superbe mais impossible. Pour une
fois, sois gentille de faire ce que je te demande. Garde cette robe et
mêle-toi aux invités. Le cocktail est sur le point de commencer.
Tous les membres de la jet-set sont là, ainsi que les plus grands
pilotes de course et ceux qui dirigent leurs écuries.
— Suis-je vraiment obligée d'y aller? maugréa-t-elle.
— Si tu veux être payée, oui.
Saisissant sur le plateau d'un serveur une coupe de Champagne
qu'elle n'avait nullement l'intention de boire, Maylyn se fraya un
chemin à travers la foule compacte, répondant par un sourire et un
bref signe de tête aux salutations. Elle finit par trouver ce qu'elle
cherchait : un coin tranquille derrière un grand palmier en pot.
S'adossant au mur, elle enleva une chaussure et soupira d'aise. Ces
talons ridiculement hauts étaient une vraie torture! Avec un peu de
chance, elle pourrait s'échapper dans quelques minutes et regagner
son hôtel. Jetant un regard prudent autour d'elle, elle vida sa coupe
dans le pot du palmier.
— Je vous ai vue. Décidément, vous êtes bien cruelle ! Vous venez
d'empoisonner cette pauvre plante aussi tranquillement que vous
avez anéanti mes espoirs, hier soir.
Stupéfaite, elle lâcha sa coupe. L'homme au charme diabolique qui
avait surpris son sourire pendant le défilé se tenait juste derrière le
palmier.
Elle devint écarlate.
— Je ne voulais pas... Je n'étais pas..., bredouilla-t-elle, le cœur
battant.
Ça alors ! Il était encore plus éblouissant que dans son souvenir.
Avec sa chevelure ébène, ses yeux bruns aux reflets dorés qui
surmontaient des pommettes saillantes et un nez aquilin, il évoquait
un ange déchu, songea-t-elle en frissonnant. Quant à sa bouche
sensuelle... la plupart des femmes se seraient damnées pour y
cueillir un baiser. Ses larges épaules tendaient le fin coton de sa
chemise, visiblement taillée sur mesure. Une ceinture de cuir
maintenait, taille basse, un pantalon de toile crème. Sa tenue était
décontractée, mais ses vêtements portaient la griffe d'un grand
couturier.
S'adossant au mur près d'elle, il croisa ses longues jambes.
— C'était une plaisanterie, Maylyn. Je suis heureux de vous revoir
parce que je tenais à mettre les choses au clair. Je ne suis pas un
revendeur de drogue, comme vous avez semblé le croire hier. Je
voulais au contraire m'assurer que vous n'étiez pas toxicomane.
Veuillez m'excuser pour ma méfiance excessive à l'égard du milieu
de la mode.
Elle le crut. Après réflexion, il n'avait ni l'allure ni les manières d'un
dealer.
— Il n'y a pas de mal.
— Je peux vous assurer que je gagne ma vie honnêtement. Et
j'aimerais beaucoup pouvoir discuter avec vous sans me faire gifler.
— Tant qu'il ne s'agit que de discuter, vous pouvez y aller, répliqua-
t-elle d'un air de défi.
— A vrai dire, j'avais également autre chose à l'esprit...
Aussitôt, Maylyn remit sa chaussure. Combien de séducteurs
avaient essayé de l'attirer dans leur lit au cours de l'année écoulée?
Elle avait espéré que celui-ci serait différent, mais manifestement,
elle s'était trompée.
— Désolée de vous décevoir, mais vous vous trompez de
partenaire, déclara-t-elle sèchement en s'éloignant.
— S'il vous plaît, poursuivit-il en la retenant par le bras. Je voulais
simplement dire que je serais honoré si vous acceptiez de dîner en
ma compagnie.
— J'ignore même votre nom, objecta-t-elle.
Il fallait cependant reconnaître que cette invitation était tentante... Le
contact de ses doigts sur son bras nu l'électrisait. Son regard
expressif semblait vouloir faire tomber le masque du mannequin
pour percer à jour la femme qu'il dissimulait. Il semblait sincère.
Pourquoi ne pas lui faire confiance?
— C'est vrai, reconnut-il. Acceptez mes excuses et permettez-moi
de me présenter. Xavier Valdespino. J'ai vingt-neuf ans et je suis
célibataire. Je suis également espagnol. De Séville, pour être précis.
Je suis à Barcelone pour le Grand Prix.
Sa voix profonde et son accent chantant lui firent l'effet d'une
caresse. A cet instant précis, Maylyn décida de faire fi de toute
prudence et d'accepter de dîner avec lui. Après tout, c'était son
anniversaire...
— Maylyn, annonça-t-elle en tendant la main. J'ai dix-neuf ans et je
suis anglaise.
Xavier eut un sourire éblouissant.
— Dois-je en conclure que vous acceptez mon invitation? s'enquit-il
en lui serrant la main.
— Oui.
— Je ne pourrai plus jamais voir un palmier en pot sans penser à
vous, murmura-t-il en lui offrant son bras.
— On m'a déjà fait des compliments plus flatteurs, répondit-elle en
pouffant.
— Mais jamais d'aussi sincères, j'en suis certain.
Leurs regards se rivèrent l'un à l'autre. L'espace d'un instant, la foule
et le bruit s'évanouirent et le monde se figea. Grands dieux! Le
charme de cet homme était décidément irrésistible...
— Maylyn, susurra-t-il en effleurant sa joue d'un long doigt fin. Un
nom délicieux pour une jeune fille délicieuse.
Elle sentit quelque chose de chaud se nouer au creux de son ventre,
puis irradier jusqu'à une partie plus intime de son anatomie. Que lui
arrivait-il ? Jamais elle n'avait ressenti un tel trouble... Elle ouvrit la
bouche, désireuse de dissiper la tension qui montait entre eux, mais
il plaça un doigt sur ses lèvres.
— Non, ne dites rien. C'est inutile.
Tandis qu'il caressait du regard ses rondeurs féminines, elle sentit à
sa grande honte les pointes de ses seins se durcir sous la soie de sa
robe. Le cœur battant la chamade, elle leva vers lui un regard
éperdu.
Les yeux brillant de désir, il approcha son visage du sien. Il allait
l'embrasser! Mais au même instant, un homme s'adressa à lui dans
sa langue maternelle et le charme fut rompu...
Après avoir échangé quelques mots avec son compatriote, Xavier
entraîna la jeune fille à travers la foule. Il fut interpellé à de
nombreuses reprises et répondit chaque fois par quelques mots en
espagnol, que Maylyn ne comprit pas. Lorsqu'ils atteignirent la
sortie, elle se rappela brusquement où elle se trouvait et comment
elle était vêtue.
— Attendez ! Je dois me changer.
— C'est inutile. Vous êtes parfaite, lui dit-il à l'oreille.
— Mais cette robe n'est pas à moi.
— Maylyn ! Te voilà enfin ! Je te cherche depuis des heures. Je
croyais t'avoir demandé de te mêler aux invités.
Sergio venait de surgir à son côté en faisant de grands gestes.
— Je veux que tout le monde voie ce modèle, alors pour l'amour du
ciel, ma chérie, fais ce que je te dis !
— Elle est avec moi, intervint Xavier en lançant un regard noir au
styliste. Pour ce qui est de la robe, adressez-moi la facture.
J'emmène Maylyn dîner.
— Attendez une minute ! protesta-t-elle.
Elle n'acceptait de cadeau de personne et il n'était pas question de
laisser un inconnu lui offrir une robe — de haute couture, de
surcroît! Cet homme était peut-être très séduisant, mais il la prenait
visiblement pour une écervelée !
— Je n'avais pas compris que tu étais avec el señor Valdespino, ma
chérie. Garde la robe et file, dit Sergio en la poussant littéralement
vers la sortie. Passe une bonne soirée, mais surtout n'oublie pas :
demain à midi, défilé privé pour la famille royale. Se tournant vers
Xavier, il insista :
— J'ai absolument besoin d'elle à midi.
Sans avoir le temps de réagir, Maylyn se retrouva assise à côté de
Xavier dans une voiture de sport noire qui fonçait dans les rues de
Barcelone.
— Je tiens absolument à me changer, répéta-t-elle avec entêtement.
Elle avait bien cru qu'elle ne retrouverait jamais sa voix!
— Il n'est pas question que vous m'offriez cette robe et, de plus, je
n'ai pas l'intention d'aller au restaurant dans cette tenue, insista-t-
elle.
— Pas de problème, répondit-il avec une lueur malicieuse dans les
yeux. J'ai la solution idéale : nous allons dîner chez moi.
— Mais... mais..., bafouilla-t-elle. Que dire ? Prise de court, elle ne
sut comment réagir. Une main puissante se posa alors sur son
genou.
— Ne vous inquiétez pas, Maylyn. Vous êtes en sécurité avec moi.
Je vous le promets.
Rose s'agita dans son lit. C'était la première promesse que Xavier
lui avait faite à l'époque. Et il ne l'avait pas davantage tenue que la
suivante. Avec le recul, elle comprenait aujourd'hui que leur
rencontre avait eu lieu à un moment crucial de sa vie.
Après plus d'une année passée à pleurer ses parents et à travailler
comme un automate, elle avait commencé à reprendre goût à la vie.
Elle avait vendu la maison où elle avait grandi et s'apprêtait alors à
emménager dans son propre appartement. Sur le point de vivre
seule pour la première fois, elle allait enfin entrer dans le monde des
adultes. Le monde réel, pas l'univers factice de la mode. Impatiente
d'entamer ses études pour réaliser son rêve, elle avait confiance en
elle et dans son avenir. Au cours du défilé, elle s'était surprise à
sourire spontanément pour la première fois depuis plus d'un an.
Erreur qui avait été lourde de conséquences...
Tandis que les premières lueurs de l'aube commençaient à poindre
dans le ciel, Rose poussa un gémissement et enfouit sa tête dans
l'oreiller dans l'espoir de chasser ces souvenirs. En pure perte. Ils
avaient hanté ses rêves pendant des années et avaient influencé le
regard qu'elle portait sur les hommes depuis cette époque. Il était
grand temps de tourner la page. Elle souhaitait se marier et fonder
une famille. Allait-elle laisser une stupide aventure sans lendemain
gâcher sa vie pour toujours ? Quant à Xavier, il avait fait le bon
choix : il l'avait purement et simplement oubliée. « Pourquoi ne
l'imites-tu pas?» se rabroua-t-elle. Après tout, la nuit qu'ils avaient
passée ensemble n'avait pas été si extraordinaire !
Si seulement elle parvenait à s'en convaincre et à oublier le temps
où elle s'appelait encore Maylyn...
4.
Debout au milieu du salon, Maylyn se sentait mal à l'aise. Pourquoi
avait-elle accepté de venir chez cet homme plutôt que de rentrer
sagement à l'hôtel? s'interrogeait-elle. Son hôte possédait un
appartement magnifique, avec une immense baie vitrée donnant sur
les lumières scintillantes de Barcelone, mais était-ce une raison pour
lui faire confiance? Promenant son regard autour d'elle, elle constata
que le mobilier était réduit à sa plus simple expression. Sur le
parquet de chêne, deux grands canapés de cuir blanc étaient
disposés chacun d'un côté d'une table basse en marbre noir. Une
photo dans un cadre d'argent était le seul objet posé sur la tablette
de l'élégante cheminée. Elle traversa la pièce pour y jeter un coup
d'œil. Xavier et un autre homme entouraient une jeune fille brune
ravissante qu'ils tenaient par les épaules. Tous les trois riaient et la
jeune fille avait au doigt une énorme bague.
— Des amis à vous? demanda-t-elle pour engager la conversation
et masquer son embarras.
— Oui, de très bons amis, répondit Xavier en souriant.
Un sourire qu'elle ne pouvait s'empêcher de trouver extrêmement
déstabilisant...
— Votre appartement est très agréable.
— Il vous plaît? répliqua-t-il d'un ton distrait. Que diriez-vous d'une
authentique omelette espagnole, accompagnée d'une salade et
arrosée d'une bonne bouteille de vin blanc?
— Cela me convient très bien.
Il la prit par le bras et l'entraîna vers la cuisine.
— Venez, vous allez m'aider.
La préparation du repas permit à Maylyn de se détendre un peu,
même si le trouble l'envahissait chaque fois que leurs corps se
frôlaient dans cet espace réduit. Mais lorsqu'elle se retrouva assise
en face de lui à la petite table, elle fut submergée par une bouffée
d'anxiété. Us étaient seuls. Chez lui. Avait-elle perdu la raison?
— Un toast à ma belle Maylyn.
Les reflets dorés de ses yeux noirs avaient quelque chose de
fascinant. Cet homme était peut-être dangereux, mais il avait un tel
charme! Oubliant son appréhension, elle lui sourit.
Il porta lentement son verre à ses lèvres et but une gorgée en
effleurant son décolleté du regard. A son grand dam, Maylyn sentit
les bourgeons de ses seins pointer douloureusement sous le fin tissu
de sa robe. Elle faillit s'étrangler en buvant. Si seulement elle
parvenait à maîtriser les réactions de son corps! D'un geste
brusque, elle reposa son verre et croisa les bras sur sa poitrine.
Xavier lui prit la main.
— Ne soyez pas embarrassée, Maylyn, murmura-t-il d'une voix
rauque. Je ressens la même chose que vous. Jamais une femme ne
m'a troublé à ce point.
Cramoisie, elle fut incapable d'articuler un mot. Rejetant la tête en
arrière, il éclata de rire.
— Quelle innocence ! C'est vraiment charmant ! Toutefois, vous
aviez raison à propos de cette robe. Mieux vaut ne pas la porter
devant n'importe qui. Maintenant, mangez votre omelette avant
qu'elle refroidisse.
Toujours muette, elle parvint à avaler péniblement deux bouchées,
mais fut incapable de continuer. Jamais elle n'aurait dû accepter de
venir chez lui...
— Qu'avez-vous? L'omelette n'est pas à votre goût? demanda-t-il
d'un ton inquiet.
Elle esquissa un sourire contraint.
— Ce n'est pas ça. Elle est excellente, mais je n'ai plus faim.
— En tant que mannequin, je comprends que vous surveilliez votre
ligne, cependant, vous êtes splendide, Maylyn. Il serait criniinel de
gâcher une telle perfection par crainte de prendre du poids.
Mangez, s'il vous plaît.
Elle s'exécuta.
Il parvint à détendre l'atmosphère en lui parlant de sa passion pour
les voitures. Manifestement, son métier avait un lien avec les
courses. Bientôt, ils se mirent à bavarder comme de vieux amis. Elle
lui raconta quelques anecdotes amusantes sur sa vie de mannequin,
puis il lui apprit que son père possédait une hacienda au sud de
l'Espagne. Quand il évoqua son unique expérience de toréador —
qui s'était terminée par une chute de cheval dans les arènes de
Séville —, elle rit de bon cœur.
Elle en oublia même que c'était son anniversaire. Il émanait de
Xavier un magnétisme extraordinaire. Comment ne pas se laisser
envoûter? Ils continuèrent à échanger des confidences jusqu'à ce
que Xavier fasse observer qu'il n'était jamais resté aussi longtemps
assis sur une chaise si peu confortable. Il suggéra de passer dans le
salon.
Installée à côté de lui sur l'un des canapés, elle dégusta son café
tout en l'observant du coin de l'œil, fi s'était comporté en parfait
gentleman et elle le regrettait presque. C'était un comble ! Allons, il
était temps de prendre congé.
Elle se leva.
— Je dois partir, annonça-t-elle en tirant nerveusement sur sa robe.
H est tard et demain je travaille.
Il lui prit la main, et avant qu'elle ait eu le temps de comprendre ce
qui lui arrivait, elle se retrouva sur ses genoux.
— Pas sans un baiser d'adieu, tout de même.
— S'il vous plaît, vous allez abîmer la robe, protesta-t-elle d'un ton
peu convaincu.
Seigneur ! Elle devait lui faire l'effet d'une oie blanche !
Sentant sa main remonter lentement le long de sa nuque, elle fut
parcourue d'un long frisson. Il passa ses doigts fins dans ses
cheveux et attira son visage près du sien, très lentement, comme
pour ne pas l'effaroucher.
— Ne vous inquiétez pas. J'en prendrai soin puisque je vous l'ai
offerte.
— Je ne peux pas accepter.
Parlait-elle de la robe ou de son baiser? Elle n'en savait plus rien.
— Considérez-la comme un cadeau d'anniversaire, murmura-t-il en
effleurant ses lèvres. Ma douce Maylyn.
Cette réflexion la fit sursauter.
— Comment savez-vous que c'est mon anniversaire aujourd'hui ?
demanda-t-elle avec un sourire ravi.
Elle en oubliait la situation délicate dans laquelle elle se trouvait.
Sa question fut accueillie par un rire guttural.
— Je ne le savais pas. Nous sommes tellement en harmonie que ce
doit être de la perception extrasensorielle !
L'enveloppant de ses deux bras puissants, il la pressa contre lui.
— Joyeux anniversaire, ma belle. Pourquoi ne m'avez-vous rien dit?
Une omelette n'est pas digne d'un repas de fête. Si j'avais su, je
vous aurais invitée dans un grand restaurant. Mais... et vos amis,
vos parents? Us n'avaient pas envie de fêter cet événement avec
vous?
Profondément touchée, Maylyn sentit ses yeux se brouiller de
larmes. Il était si attentionné...
— Mes parents sont morts il y a presque dix-huit mois.
— Oh, pauvre chérie !
Et, inclinant la tête vers elle, il captura ses lèvres dans un long baiser
étourdissant. Un baiser plein de tendresse et de compassion.
Lorsque ses lèvres s'ouvrirent aux siennes, il émit un son étouffé et
la fit basculer sur le canapé.
Entourant son visage à deux mains, il approfondit son baiser avec
ferveur. Jamais personne ne l'avait embrassée ainsi. L'avait-on déjà
embrassée, d'ailleurs? Elle ne se souvenait plus de rien, bouleversée
par ce baiser fougueux qui était comme une révélation. Ses sens,
comme s'ils avaient été bridés jusqu'alors, répondaient avec
empressement à l'incandescente sensualité que dégageait Xavier.
Il leva la tête et riva ses yeux aux siens. Doucement, il fit glisser sur
son épaule la fine bretelle de sa robe. Puis il s'écarta légèrement
pour contempler le globe rebondi de son sein.
— Tu es divine, murmura-t-il en caressant de son pouce le
bourgeon rose gorgé de désir.
Frémissante, emportée dans un tourbillon de sensations toutes
nouvelles, elle glissa ses mains dans la chevelure de Xavier. Tout
son corps vibrait sous ses caresses, tandis que son odeur musquée
emplissait ses narines, provoquant en elle une douce ivresse. Cet
homme lui faisait perdre la tête! Déjà, elle avait le sentiment de ne
plus s'appartenir...
— Pas ici, dit-il d'une voix âpre.
Il se redressa, la prit dans ses bras et l'emmena jusqu'à la chambre.
La posant délicatement sur le ht, il se pencha au-dessus d'elle, le
regard luisant de reflets dorés. Après avoir fait glisser l'autre
bretelle, il lui retira sa robe, découvrant complètement sa poitrine.
— Dios! Tu es si belle.
Il ne lui fallut que quelques secondes pour se débarrasser de ses
vêtements et la rejoindre sur le lit.
A la fois intimidée et fascinée, Maylyn admira la splendeur de son
corps nu. La curiosité l'aidant à surmonter sa gêne, elle baissa les
yeux sur sa virilité pleinement éveillée. Soudain électrisée, elle sentit
son sang palpiter plus intensément dans ses veines.
Délicatement, il lui ôta ses chaussures, puis la débarrassa de son slip
de dentelle. Enfin nue sur le lit, entièrement exposée à son regard
fiévreux, eUe laissa échapper un gémissement lorsqu'il lui effleura
les cuisses du bout des doigts, faisant naître des ondes voluptueuses
qui se répercutaient dans tout son corps. Elle en tremblait de plaisir
et de désir mêlés.
— Xavier, gémit-elle.
Appuyé sur un coude, il se pencha sur elle et captura de nouveau sa
bouche. Il l'embrassa avec une passion impétueuse et sauvage qui la
mit dans un état proche de la transe. S'arrachant à ses lèvres, il
descendit le long de son cou avant de mordiller alternativement les
pointes dressées de ses seins, lui arrachant de petits cris de plaisir.
Puis sa main s'attarda sur son ventre et descendit plus bas, vers son
triangle soyeux.
Maylyn soupira. Aucun homme ne l'avait caressée de manière aussi
intime auparavant Sous ses caresses, elle avait l'impression de
prendre feu. Incapable de contrôler ses réactions, elle n'en avait de
toute façon nulle envie. Elle désirait cet homme avec une telle force
qu'elle avait le sentiment d'être en proie au vertige.
Glissant la main entre ses cuisses, il toucha le cœur de sa féminité.
Elle en éprouva une émotion si violente qu'elle en était presque
douloureuse.
— S'il te plaît... ! cria-t-elle.
Se redressant, il se plaça devant elle puis s'immobilisa. Guidée par
une impulsion inconnue, elle noua instinctivement les jambes autour
de ses reins pour mieux le recevoir. Alors, d'un mouvement lent et
doux, il entra en elle.
Ebranlée jusqu'au tréfonds de son être, elle eut le sentiment que son
corps s'ouvrait comme une fleur. Ses mouvements s'accordaient
spontanément à ceux de Xavier, comme en une harmonie sensuelle.
Cambrée, elle s'abandonnait aux flammes du plaisir qui la
consumaient, enfonçant ses ongles dans son dos. Il l'emportait dans
un tourbillon irrésistible au sein duquel ils ne formaient plus qu'un
seul être. Puis ce fut comme si le monde chavirait. Une ultime vague
la propulsa au sommet de la volupté. Elle prononça son nom dans
un cri, tandis qu'il la rejoignait, confondant son plaisir avec le sien.
A présent allongé sur elle, il avait le visage enfoui dans son cou. Elle
leva une main tremblante et caressa ses cheveux noirs humides de
sueur. Elle aimait tellement la sensation de son corps sur le sien, sa
chaleur, son odeur. Elle l'aimait tellement...
Poussant un soupir, il roula sur le dos, l'attirant contre lui.
— Je suis le premier, murmura-t-il en cherchant son regard.
Pourquoi ne m'as-tu rien dit?
— Est-ce que c'est très important? demanda-t-elle d'un ton léger.
Cela devait arriver un jour ou l'autre.
Elle tenta d'esquisser un sourire mais ne parvint qu'à se mordiller la
lèvre inférieure. Comment était-elle censée se comporter après
l'amour? Elle n'en avait aucune idée. Un rire nerveux lui échappa.
— Maylyn, ce n'est pas drôle.
— Désolée. Comme tu as pu t'en rendre compte, je ne suis pas
habituée à ce genre de situation, répondit-elle, un peu vexée.
Il lui passa tendrement la main dans les cheveux.
— Et moi, tu crois que j'ai l'habitude? Eh bien, j'ai un aveu à te faire
: c'était une première pour moi aussi. Tu sais, Maylyn, tu n'as
vraiment aucune raison d'être désolée : c'était merveilleux ! Tu es à
moi, et à moi seul ! D'ailleurs, dans une minute, je te le prouverai de
nouveau.
Ses lèvres esquissèrent un sourire sensuel. Maylyn fut parcourue
d'un délicieux frisson. Gaiement, elle lui planta un baiser sur le nez.
— Plus tard. Je dois aller à la salle de bains.
Lorsqu'elle revint dans la chambre, elle s'immobilisa à quelques pas
du ht. Xavier était étendu sur le dos, les yeux fermés. Son torse
puissant se soulevait à un rythme régulier. Curieusement, son corps
splendide semblait vulnérable. Elle ressentit une telle bouffée
d'amour pour lui qu'elle en eut le souffle coupé.
— Viens, Maylyn. Je sais que tu es là, murmura-t-il sans ouvrir les
yeux. Viens, répéta-t-il en tendant la main.
Il l'attira contre lui, l'embrassa avec une tendresse infinie, puis
lentement, langoureusement, ils exécutèrent de nouveau la danse
immémoriale de l'amour.