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1.

A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Première rencontre
Ça y est, j’ai fait la connaissance de Leo : il est GENIAL !
Et nous sommes sur la même longueur d’onde, alors ne crains rien : cette
soirée va être la plus fabuleuse de l’année !
Dommage que le vrai mariage n’ait pas lieu ici, à Sydney, mais encore tous
mes vœux pour celui de New York !
Je vous embrasse tous les deux.
Sunny
A : Caleb Quatermaine
De : Leo Quatermaine
Objet : Je rêve ! ! ! ? ? ?
Sunshine Smart ! Ça ne peut pas être un vrai nom. En plus, elle aurait voulu
que nous soyons amis sur Facebook !
Mais pas d’inquiétude, même si j’ai l’impression d’avoir atterri sur une autre
planète, je garde le contrôle de la situation et le dîner sera superbe. Tu peux
compter sur moi.
Et je suis impatient de rencontrer Jonathan, bien sûr. Mais j’espère qu’il est
moins… excentrique que son amie…
Leo

* * *

Sunshine Smart attendait avec impatience sa deuxième rencontre avec


Leo Quatermaine. Et pourtant, la première avait duré à peine dix minutes, et
s’était terminée sur le refus catégorique de Leo de faire partie de ses amis
Facebook.
A vrai dire, elle ne connaissait aucun de ses restaurants mais, ayant lu
des articles élogieux sur Internet, elle les adorait déjà. Et puis, elle en
jugerait bientôt par elle-même.
Par ailleurs, elle appréciait forcément Leo, puisque le frère de celui-ci
allait épouser son meilleur ami à elle. Bref, il était parfait, en dépit de son
air réservé — voire un tantinet coincé.
Restait un sérieux problème : ses cheveux. Ou plutôt son absence de
cheveux. D’après les photos anciennes qu’elle avait vues sur Internet, il
n’avait aucune raison de se raser la tête et aurait pu être doté d’une épaisse
crinière blonde comme les blés. Mais il précisait dans une interview qu’en
cuisine la boule à zéro était bien plus pratique. Mais bon, Sunshine ne lui
demandait pas non plus de les laisser pousser au point de ressembler à une
licorne !
Ce petit problème pourrait cependant être facilement résolu : il suffisait
qu’il arrête de se raser la tête.
Elle vérifia son maquillage. Son nouveau rouge à lèvres « Rubis » était
fabuleux. Côté yeux, c’était moins réussi… Elle s’était appliqué une épaisse
couche d’ombre à paupières gris fumée ainsi qu’une quantité plus que
généreuse de mascara noir, ce qui faisait ressembler ses cils à des pattes de
tarentule… mais il fallait cela pour détourner l’attention de sa bizarrerie
oculaire.
Sortant de sa voiture, une Fiat biplace jaune vif rescapée des
années 1970, elle s’avança d’un pas déterminé vers la Q Brasserie.

* * *

Leo Quatermaine entendit Sunshine avant de la voir. En effet, il ne


l’avait rencontrée qu’une fois, mais il l’associait déjà au cliquètement de ses
escarpins sur le sol de béton ciré. Et il était prêt à parier qu’elle portait de
nouveau des stilettos d’une hauteur vertigineuse.
Ce qui n’était pas surprenant, puisqu’elle était créatrice de mode,
notamment de chaussures. Mais ses pairs concevaient aussi des chaussures
à talons plats, non ? Des ballerines, par exemple. Quoique, franchement, il
ait du mal à imaginer Sunshine Smart en ballerines. Et encore moins en
baskets !
— Leo ! s’exclama-t-elle d’un air à la fois soulagé et ravi.
Comme s’il venait de gagner à la loterie et qu’elle l’ait cherché pendant
plusieurs jours pour le lui annoncer…
— Sunshine, dit-il en réussissant à ne pas rouler des yeux.
Sunshine ! Comment ses parents avaient-ils pu inscrire ce « prénom »
sur un registre d’état civil sans être pliés de rire ?
— Alors… !
Leo avait déjà remarqué qu’elle commençait souvent ses phrases par un
« Alors… ! » enthousiaste et prometteur, mais qui, en fait, ne servait qu’à
ponctuer ses paroles.
— J’ai du nouveau ! poursuivit-elle en se dirigeant vers lui.
Ses talons. Quinze centimètres environ. Cuir bleu électrique…
Tout en marchant, elle ôta son trench, dévoilant le long collier qui se
balançait sur son buste. Le même que la première fois. Pas mal, d’ailleurs,
cette association : chaîne en or rose, soleil en or jaune et croissant de lune
en or blanc.
Par chance, aujourd’hui, sa robe était d’un gris-bleu pâle plutôt discret.
Mais le tissu épousait son corps comme une seconde peau et des sortes
d’ailettes… — comment appelait-on cela, déjà, ce diabolique petit froufrou
destiné à attirer le regard des hommes sur la taille et les hanches des
femmes, des basques ? — mettaient en valeur sa silhouette. Il ne pouvait le
nier, Sunshine avait un corps fabuleux. Tout en courbes voluptueuses dignes
des pin-up les plus sexy des années 1950.
Lorsque Leo se leva et contourna la table pour lui avancer une chaise,
elle en profita pour lui déposer un baiser aérien sur la joue. Mais dont l’effet
fut différent de celui que lui produisait d’habitude ce genre de contact furtif.
Il y avait quelque chose d’onctueux, de savoureux, dans le baiser de
Sunshine — alors qu’elle le connaissait à peine.
Inconsciente du trouble qu’elle avait fait naître en lui, elle abandonna
son trench sur le siège le plus proche, puis s’assit en souriant jusqu’aux
oreilles.
— Vous êtes au courant ? Ils ont fixé la date : le 20 octobre. Un mariage
de printemps, donc ! Youpi !
Youpi… Qui pouvait bien s’exprimer comme ça, de nos jours, bon
sang ?
— Deux mois, c’est peu, répliqua-t-il avec moins d’enthousiasme. Mais
c’est jouable.
— Oh ! cela nous laisse amplement le temps, affirma-t-elle d’un ton
désinvolte. Alors… ! J’ai dressé la liste de tout ce qu’il y avait à faire, pour
que nous puissions décider qui fait quoi, et définir une date butoir pour
chaque tâche.
— Une liste ? répéta Leo avec appréhension.
Il aimait les listes. C’était même son mode de fonctionnement préféré.
Après avoir souffert des conséquences du rapport chaotique qu’avaient
entretenu ses parents avec l’existence, Leo était a contrario devenu un
maniaque de l’organisation. Mais, pour un simple dîner, il aurait pu
travailler les yeux fermés, de la même façon qu’il montait les blancs en
neige pour faire un soufflé au chocolat.
— Oui, confirma-t-elle en se penchant vers son sac argenté posé à
même le sol.
Après en avoir extrait un classeur recouvert de cuir vert chartreuse, elle
ouvrit celui-ci et en tira plusieurs feuilles de papier avant de lui en tendre
deux.
— Votre exemplaire. A vrai dire, je ne suis pas vraiment une habituée
des listes, avoua-t-elle. Et celle-ci mériterait peut-être quelques
améliorations…
Leo contempla la première page, sur laquelle s’étalait en gros caractères
gras :

« Dîner en l’honneur du mariagede Jonathan et de Caleb,20 octobre »

Ces mots firent à Leo l’effet d’un coup de poing en plein ventre. C’était
réel. Son petit frère allait se marier…
Parti s’installer à New York, Caleb y avait rencontré Jonathan
— australien comme lui — au cours d’une soirée et paf ! le coup de foudre.
Leo ne connaissait pas Jonathan, mais cela n’avait aucune importance
du moment qu’il rendait Caleb heureux. D’ailleurs, il importait peu que la
cérémonie officielle ait lieu à l’autre bout du monde : il s’agissait
simplement d’un détail pratique. Tout comme le fait que ce mariage ne soit
reconnu que dans une poignée de pays. Le principal, c’était que les futurs
époux en connaissaient la vraie signification, où qu’ils aillent par la suite.
Aurait-il eu plus de chance de trouver l’amour de sa vie s’il avait été
gay ? se demanda soudain Leo. En tout cas, il ne l’avait pas rencontré parmi
le sexe opposé. Les ravissantes créatures glamour qui se succédaient dans
son lit étaient un régal pour les yeux, certes, mais elles ne mangeaient rien
ou presque, et n’occupaient son esprit que le temps d’une nuit de passion.
Or il désirait ce que Caleb avait trouvé. L’unique. Une personne qui
s’installait dans votre tête, dans votre chair. Qui vous intriguait, vous
captivait, vous ravissait. Qui se logeait dans votre cœur, au lieu de rebondir
sur sa carapace. Un être avec qui former un tout harmonieux.
Leo repensa à son dernier échec. La belle et talentueuse Natalie Clarke,
chanteuse à succès que s’arrachaient les médias. Elle lui avait dit qu’elle
l’aimait au deuxième rendez-vous. Mais ce qu’elle aimait, c’était un
concept : « Leo, le chef célèbre ». Elle se voyait déjà sur le devant de la
scène avec lui. Or quoi de pire que la scène, justement ? Rien, hormis la
prédilection de Natalie pour la cocaïne — qu’elle ne consommait d’ailleurs
que parce que toutes les personnalités en vue en sniffaient.
Et non seulement elle préférait les salades d’accompagnement au plat
principal, mais elle affectionnait beaucoup trop les roucoulements sirupeux
au lit.
Réprimant un frisson de dégoût, Leo se concentra sur la liste.

« Budget ; Déroulement soirée ; Maître de cérémonie ; Lieu ; Menu ;


Alcools/Boissons ; Liste d’invités ; Fleurs, Décoration ; Eclairage ;
Musique ; Gâteau ; Tenues vestimentaires ; Chaussures ; Coiffure et
maquillage… »

Ces détails devaient-ils vraiment figurer parmi les tâches à prévoir ?

« … Liste de mariage ; Photographe ; Vidéaste ; Cadeaux pour invités ;


Ordre des festivités ; Toasts et discours ; Impression : cartes invitation,
infos ; Plan de table… »

A côté de chaque entrée, il y avait une petite case à cocher, ainsi que des
questions, commentaires et suggestions.
Et elle prétendait ne pas être douée pour les listes ?
— C’est nul, n’est-ce pas ? lança-t-elle à brûle-pourpoint comme si elle
avait lu dans ses pensées.
— Non… Je trouve ça plutôt…
Leo s’interrompit, cherchant un qualificatif approprié.
— Excitant ? avança Sunshine.
D’après son expression, on aurait dit qu’ils allaient fêter Noël, son
anniversaire et le mariage en même temps !
— Exhaustif, corrigea Leo.
Quand il se passa la main sur le crâne, elle suivit son geste des yeux en
plissant le front. Puis elle entrouvrit les lèvres, les referma. Refit la même
mimique, puis poussa un profond soupir.
— Alors… ! reprit-elle, l’air très professionnel. Le lieu, pour
commencer. Parce qu’on va avoir du mal à trouver un endroit fabuleux avec
un délai aussi court.
— Je vous rappelle que je suis restaurateur, répliqua Leo. Et que, par
conséquent, je dispose de locaux appropriés à ce genre d’événements. Ainsi
que de menus. Et de boissons.
Sunshine écarquilla les yeux.
— Oh… Je pensais qu’il serait trop tard pour organiser un dîner d’une
telle ampleur dans l’un de vos restaurants. C’est pour cela que je songeais
plutôt à un hôtel, ou…
— Mon frère ne fêtera pas son mariage dans un hôtel.
— D’accord, je comprends. Sinon, il y a cet endroit ravissant qui était
auparavant un manoir, vous savez… Ou bien le nouveau Centre des
congrès, qui n’est pas aussi raté qu’on le…
Leo donna un coup de poing sur la table avec un cri.
— Non !
Surpris de son éclat imprévu, et furieux d’attirer ainsi l’attention sur
eux, il reprit d’une voix plus douce :
— Non. Nous avons le lieu…
Quel terme employer, bon sang ?
— Le lieu… parfait…
Quand il se passa de nouveau la main sur le crâne, Sunshine le regarda
faire en fronçant les sourcils.
— Une salle privée ici même, dans ce restaurant.
Cette fois, elle retint manifestement sa surprise, qu’il devina néanmoins
à un imperceptible tressaillement au coin des lèvres. En fait, Leo se
demanda si elle ne réprimait pas à grand-peine une envie de rire…
— Combien ? s’enquit-elle en inclinant légèrement la tête sur le côté.
Comme un oiseau…
— Comment ça, combien ? répéta-t-il, désarçonné.
— Combien de personnes votre salle peut-elle accueillir ?
— Vingt-cinq.
Sunshine croisa les bras, sans doute inconsciente de la façon dont ce
geste mettait en valeur ses seins généreux.
— Je ne suis vraiment pas douée pour l’organisation ! s’exclama-t-elle.
J’aurais dû mettre la liste des invités en premier, avant le lieu. Alors !
Revenons d’un cran en arrière : j’ai celle de Jonathan. Vous avez celle de
Caleb ?
— Je l’attends.
— Parce que nous avons déjà soixante-quinze personnes.
— Vous plaisantez ?
— Pas du tout. Et nous avons fait une sélection féroce.
— Caleb désire un dîner intime.
— Pas d’après ce que j’ai compris, mais ne vous inquiétez pas : vous
allez en discuter avec lui ce soir, et nous en reparlerons demain.
— Je déteste que l’on essaye de me rassurer, répliqua-t-il en fronçant les
sourcils.
Sunshine se mordilla la lèvre.
— OK. Alors, je vais me montrer franche : il ne s’agira en aucun cas
d’un dîner pour vingt-cinq personnes. Et inutile de vous énerver : ce sera
comme ça, point final.
— Je ne m’énerve pas.
— Si vous le dites.
— Je le dis et le répète.
— D’accord.
— Je ne m’énerve pas, bon sang !
— D’accord.
Nouveau petit tressaillement au coin des lèvres. Leo n’avait pas rêvé :
elle se retenait bel et bien de rire.
— Je dois m’en aller, trancha-t-il d’un ton brusque.
Même si sa présence en cuisine ne serait pas nécessaire avant un bon
quart d’heure.
— Oui, je vois que tout le monde commence à s’activer, remarqua
Sunshine. J’adore cette atmosphère ! Jon et moi, nous essayions un nouveau
restaurant une semaine sur deux. Oh ! qu’est-ce qu’il me manque…
Durant une fraction de seconde, sa voix s’était brisée. Et… étaient-ce
bien des larmes, qui brillaient dans ses yeux ? Leo ne supportait pas les
femmes qui pleuraient. Elles lui donnaient envie de fuir.
Soudain, il se figea sur sa chaise. Le visage de Sunshine subissait une
sorte de métamorphose. Son vernis policé avait disparu. Son regard sembla
s’éteindre, se creuser, comme si elle contemplait… du vide. Ses lèvres se
mirent à trembler. Ses joues blêmirent. Le contraste avec son exubérance
habituelle était inouï, presque douloureux à voir.
Tout cela parce que son meilleur ami était parti aux Etats-Unis et qu’il
lui manquait ? Leo fut traversé par l’envie de faire un geste. De lui tapoter
la main, par exemple. Ou de dire quelque chose. Lui qui ne touchait jamais
les gens, ne les réconfortait jamais. Parce qu’il ne savait pas comment faire.
Puis elle cligna des paupières, secoua imperceptiblement la tête. Et,
d’un coup, ses traits reprirent leur expression normale, au grand
soulagement de Leo.
— Hum…
Décidément, aujourd’hui, il manquait de vocabulaire.
De son côté, elle souriait, comme si rien ne s’était passé. Dans ce cas,
mieux valait se taire, trancha-t-il.
— Nous ne sommes pas allés très loin dans la liste, dit-elle. Que diriez-
vous de sauter quelques rubriques ? Les invitations, par exemple.
— Qu’entendez-vous exactement par sauter ?
— Eh bien, je réfléchirai à quelques options que nous étudierons
ensemble demain. Et ne prenez pas cet air effrayé, si vous ne voulez pas que
l’on vous rassure…
Elle était redevenue totalement normale, aussi guillerette que lors de
leur précédente rencontre. Ce qui était mille fois mieux que le masque
tragique qui l’avait paniqué quelques instants plus tôt. Enfin, un peu mieux.
Car Leo n’aimait pas la gaieté. Et, s’il était disposé à supporter les
élucubrations de Sunshine Smart, il comptait ne pas se laisser dépasser par
ses débordements d’enthousiasme et faire en sorte que les préparatifs du
mariage se déroulent de façon organisée.
— Je pensais que nous pourrions les envoyer par mail, dit-il. Enfin, les
invitations.
— Vraiment ? fit-elle avec un sourire apitoyé.
— Nous sommes au XXIe siècle, répliqua Leo. Et nous disposons de peu
de temps. J’ai vu quelques modèles d’invitations en ligne particulièrement
réussis.
— Eh bien, apportez-les demain sur votre tablette, ou votre smartphone,
ou votre ordinateur portable. Et, de mon côté, je viendrai avec quelques
modèles d’invitations papier en vue d’une cérémonie chic, mais
traditionnelle.
— Vous essayez encore de me rassurer.
— Vous croyez ? Il va falloir que je travaille là-dessus…
Elle ne comptait nullement le faire, évidemment, mais Leo n’allait pas
perdre son temps à le lui faire remarquer. Le simple fait de la regarder le
fatiguait.
— Nous en reparlerons demain. Une fois que j’en aurai discuté avec
Caleb, conclut-il en se levant.
— Avant que vous ne filiez, encore une petite chose, Leo.
— Oui ? demanda-t-il avec appréhension.
Léger hochement de tête, puis Sunshine s’éclaircit la voix.
— Une toute petite chose, mais à régler d’urgence, si nous voulons que
ce soit au point dans deux mois.
— Pouvez-vous me dire en quoi consiste cette toute petite chose qui
vous tient tellement à cœur ?
— Vous me promettez de ne pas vous mettre en colère ?
— Non.
— C’est important.
— J’attends.
— Je ne vous le demanderais pas si ce n’était pas absolument vital,
mais…
Elle s’interrompit, passa les doigts dans ses longs cheveux en le fixant
avec une expression concentrée, comme pour lui communiquer un message
par télépathie.
Et soudain… Seigneur ! Ses yeux. Comment n’avait-il pas remarqué
cela plus tôt ?
L’air exaspéré, sans doute parce qu’il n’avait pas compris ce qu’elle
venait de tenter de lui transmettre, elle laissa échapper un soupir.
— Les cheveux, dit-elle. Ils ne poussent que de 1,25 cm par mois. Voire
1,3, avec un peu de chance.
— Et alors ?
— Il faut que vous les laissiez pousser dès aujourd’hui.
Il en resta sans voix.
— Excusez-moi, reprit-elle. Mais, si je n’en avais pas parlé maintenant,
vous auriez pu vous raser ce soir, et ç’aurait…
— Je ne veux pas les laisser pousser, protesta-t-il.
— Mais vous serez tellement mieux comme ça pour le mariage ! Et
vous avez de beaux cheveux, en plus.
— Et vous savez cela… comment ?
— J’ai vu des photos sur Internet. Celles du lancement de ce restaurant,
justement. Et, à l’époque, vous n’aviez pas le crâne rasé. Attention, je ne
veux pas dire que ça ne vous va pas. Vous êtes même plutôt très séduisant !
Grand, sans être un géant monstrueux. Mince — ce qui est déjà
remarquable, pour un chef ! Superbes pommettes saillantes, sourire
lumineux… OK, je reconnais que pour le sourire j’extrapole un peu,
puisque jusqu’à présent vous ne m’en avez accordé aucun, mais je suis très
douée, côté imagination. Et des yeux sublimes : ambre, c’est une teinte peu
banale, vous savez ? Ils sont tigrés, même. En résumé, vous êtes déjà
somptueux sans cheveux — et, avec, vous serez carrément divin.
Leo en resta bouche bée.
— Je dois aller travailler, dit-il au bout d’un moment, quand il eut enfin
retrouvé l’usage de la parole.
— Mais vous réfléchirez à la question, n’est-ce pas ? demanda-t-elle
d’un air inquiet. Et, pendant ce temps, gardez plutôt le rasoir à distance…
juste au cas où vous décideriez d’être divinement beau en l’honneur du
mariage de votre frère.
Il la fixa en silence et remarqua de nouveau ses iris stupéfiants. Elle
serait divinement belle si elle…
Une idée géniale lui traversant soudain l’esprit, il se rassit.
— Je vous propose un marché, annonça-t-il. Vous allez aux toilettes et
vous ôtez tout ce que vous avez sur les yeux, et je ne me raserai pas le
crâne… — sauf si je revois ces cochonneries sur vous. Si vous
recommencez, je fonce sur mon rasoir.
Ce fut au tour de Sunshine de le contempler d’un air ébahi. Ravi, Leo la
regarda assimiler ses paroles, puis se pencher vers son sac et fouiller
dedans, avant d’en sortir un poudrier. Elle ouvrit celui-ci, s’examina dans le
miroir, écarquillant les yeux puis plissant les paupières. Ensuite, elle tourna
la tête à gauche, à droite, recommença en changeant de sens.
— Vous avez remarqué que j’avais des iris bizarres, n’est-ce pas ?
demanda-t-elle.
— J’aurais plutôt dit superbes.
— Ou diaboliques. C’est naturel, vous savez. En langage scientifique,
cela s’appelle heterochromia iridis. Il y a plusieurs théories concernant
l’origine d’un tel phénomène : génétique, taux de concentration en
mélanine, tumeur, blessure à l’œil… Cette dernière hypothèse est un peu
effrayante, car cela impliquerait qu’un fœtus ait fusionné avec un autre dans
l’utérus, ce qui, dans mon cas, signifierait qu’au départ nous étions trois,
puisque… Bon, de toute façon, je n’aime pas l’idée d’avoir absorbé un
jumeau dans le ventre de ma mère — bonjour, Dr Frankenstein !
Elle s’interrompit pour reprendre son souffle.
— Ce détail mis à part, je suis sûre que jadis on brûlait les gens comme
moi sur le bûcher, quand on manquait de sorcières.
— Dans l’Australie d’aujourd’hui, personne ne vous condamnera à mort
pour avoir un œil bleu et l’autre vert.
— J’ai essayé les lentilles de contact, mais il n’y a rien de plus flippant
qu’une lentille qui se glisse sous votre paupière. Vous avez l’impression
qu’elle va y rester pour l’éternité — ou que vous allez devoir vous
précipiter aux urgences, où quelqu’un va trifouiller votre pauvre globe
oculaire…
Elle pinça les lèvres.
— Mais je pourrais réessayer… En choisissant des lentilles couleur
ambre, peut-être.
Elle scruta Leo d’un air songeur.
— Parce qu’ils sont vraiment beaux, vos yeux, et je crois que ça m’irait
bien, cette teinte.
— Faites-le et je me rase la tête.
Après s’être regardée une dernière fois dans le miroir du poudrier,
Sunshine referma celui-ci.
— D’accord. Marché conclu. Je me maquillerai un tout petit peu pour le
dîner de Jonathan et de Caleb, histoire de ne pas ressembler à un fantôme.
Et, de toute façon, je garde le rouge à lèvres ; je ne vais quand même pas
me balader toute nue. Alors… ! Où sont les toilettes ?
Pas de risque qu’elle ressemble à un fantôme, songea Leo en lui
indiquant la direction des sanitaires.
— Pas la peine de m’attendre ! dit-elle en se levant.
— Oh ! mais si, je vous attends.
Elle redressa les épaules.
— Je vous préviens : ça va vous faire un choc !
Sur ces paroles, elle s’éloigna en cliquetant des talons.
Après être allé vérifier que tout se passait bien en cuisine, Leo revint
vers leur table et reprit la liste. Sunshine Smart avait sans doute l’habitude
que tout le monde lui cède. Eh bien, il serait l’exception. Il n’avait pas
réussi dans la vie en obéissant aux ordres de quiconque. Son instinct de
survie l’avait toujours poussé à suivre son chemin.
Il releva les yeux. Clic ! clac ! clic ! clac ! Puis elle se rassit en face de
lui et se mit à battre des cils de façon exagérée.
Fasciné malgré lui, Leo la regarda. Sans ce maquillage outré, elle avait
un adorable air de fraîcheur. De candeur juvénile, même. Le contraste entre
ses cheveux brun foncé et la pâleur de son teint était adouci. Un peu
mouillée et décoiffée, sa frange s’écartait çà et là, laissant voir le dessin de
ses sourcils, fin et précis. Par ailleurs, ses cils étaient naturellement épais et
presque noirs.
Et ces yeux… Extraordinaires ! Légèrement taillés en amande, avec
cette différence de teintes si spectaculaire qu’il ne pouvait se résoudre à
détacher son regard du sien.
— Alors… ? lança-t-elle d’un ton à la fois provocateur, hésitant et
interrogatif.
— C’est mieux, répondit Leo.
Ce qui était largement au-dessous de la vérité.
— On se revoit demain, donc, poursuivit-il en se levant. Et une heure
plus tôt, si cela ne vous dérange pas. Mais vous devrez vous rendre au
Mainefare, qui se trouve à l’intérieur du Pig and Poke Pub. Vous connaissez
l’endroit ?
— Oui. Et pas de problème pour l’heure. Oh ! avant de vous laisser
filer, je peux vous demander une minuscule faveur ?
Leo l’observa d’un air méfiant.
— Je reste pour dîner… Non, ne vous inquiétez pas : j’ai réservé. Mais
Gary, l’homme avec qui j’ai rendez-vous, est un incorrigible gourmand, et il
serait vraiment ravi de vous rencontrer. Est-ce que vous pourriez venir un
tout petit moment, juste quelques secondes, le temps de lui dire deux
mots… ?
— Bien sûr, acquiesça Leo avec soulagement.
Il s’était attendu à pire : des injections de Botox, par exemple… Mais
bavarder avec les clients ne lui posait aucun problème, cela faisait partie de
sa routine.
— Et pensez-vous que je pourrais rester à cette table ? La vue sur le
parc est tellement charmante, d’ici. Mais elle est peut-être déjà réservée…
— Vous aurez votre table, Sunshine, l’interrompit-il.
— En attendant Gary, je pourrais avoir un Campari Soda ?
— Bien sûr. On va vous l’apporter tout de suite.
— Et…
— Quoi encore ?
— C’est l’anniversaire de Gary, aujourd’hui… Alors, si vous aviez un
dessert spécial…
— Pas de problème. Autre chose ?
— Euh… Non…
— Très bien, restons-en là, Sunshine, d’accord ?
Sans attendre sa réaction, Leo fit volte-face et s’élança vers les cuisines.
Une fois la porte refermée, il s’adossa au mur et éclata de rire, sous les yeux
stupéfaits de son sous-chef.
A juste titre, car cela faisait une éternité qu’il n’avait pas ri ainsi.

* * *

Hum… C’était le seul « mot » qui venait à l’esprit de Sunshine depuis


que Leo lui avait fait apporter une coupelle de chips de maïs, accompagnées
d’une sauce divine au gorgonzola, alors qu’elle sirotait son Campari Soda.
Plus tard, elle engloutit littéralement son entrée, six grosses noix de
Saint-Jacques sautées à la perfection, servies avec une salade d’inspiration
japonaise à base de concombre, de vinaigre de riz, de mirin et de
gingembre. Et il lui fallut faire un effort de volonté surhumain pour ne pas
supplier Gary de lui faire goûter ses champignons à la crème de truffe.
Sunshine ne raffolait pas des recettes végétariennes, mais elle n’avait rien
contre la crème de truffe…
Les plats principaux furent absolument sublimes. Elle savoura chaque
bouchée de son carré de bœuf Black Angus et son confit de moelle fumée et
pomme de terre, puis, cédant à la gourmandise, elle allait terminer une
délicieuse gamba prise à Gary — grillée au feu de bois et parfumée à la
coriandre et au citron vert — lorsque, levant les yeux, elle vit Leo, à un
mètre de leur table.
Disparus, le jean, le T-shirt et les chaussures de cuir marron
décontractées à lacets. Il portait une magnifique veste blanche croisée, un
pantalon à petits carreaux et des mocassins noirs classiques.
Après avoir baissé les yeux sur son assiette vide, il inspecta celle de
Gary, revint sur les morceaux de crevette restés sur la fourchette de
Sunshine, et releva la tête.
De toute évidence, il la prenait pour une gloutonne. Et alors ? Elle
adorait manger ! Il n’y avait aucun mal à cela. Après avoir avalé sa dernière
bouchée, Sunshine reposa son couvert et fit les présentations. Elle laissa
ensuite son compagnon se lancer dans une conversation culinaire avec Leo.
A vrai dire, Gary semblait presque béat d’admiration devant le célèbre
chef. Ce qui était adorable. Gary lui-même était adorable. Même si leur
relation ne menait nulle part. C’était leur troisième rendez-vous et,
manifestement, leurs rapports resteraient platoniques, Sunshine ne
parvenant pas à ressentir le moindre désir érotique envers lui.
A présent, il parlait de son travail ; il était banquier d’affaires et
spécialiste en placements — sujet plus intéressant qu’il n’en avait l’air au
premier abord.
— Ravi d’avoir fait votre connaissance, Gary, dit soudain Leo. Les
desserts sont offerts par la maison. Bon anniversaire et bonne fin de soirée.

* * *

L’attitude approbatrice de Sunshine, qui les écoutait en souriant, avait


considérablement agacé Leo. A vrai dire, toute la soirée l’avait agacé.
L’entrée de la cuisine étant située pile en face de la table où se trouvaient
Sunshine et Gary, il n’avait pu s’empêcher d’observer la jeune femme
chaque fois que la porte s’ouvrait. Il l’avait regardée manger, manger… tout
en faisant rire Gary…
De toute évidence, celui-ci était fasciné par elle. Le pauvre. Il était beau
et élégant, mais pas du tout le genre de Sunshine. Non que Leo sache quel
était son genre, mais il était certain que Gary ne faisait pas le poids. Ce qui
l’avait conforté dans cette idée, c’était l’expression de Sunshine lorsqu’elle
avait vu le nougat glacé au miel arriver sur la table. Ses yeux avaient
étincelé, puis elle avait fermé les paupières d’un air extatique en goûtant,
avant de les rouvrir quand les saveurs s’étaient déployées sur sa langue et
son palais.
Subjugué, Leo avait vu ses lèvres caresser la cuiller…
Comment avait-il pu ne pas remarquer le dessin sensuel de sa bouche
plus tôt ? Sans doute à cause de l’excès de rouge à lèvres. Car, bien que
celui-ci se soit estompé au fil du dîner, elle ne s’était pas donné la peine
d’en remettre. Curieux. Il n’avait jamais vu de femme capable de ne pas se
précipiter vers les toilettes plusieurs fois au cours du repas pour se
remaquiller.
Mais, de toute façon, il se moquait bien des manies de Sunshine
concernant son apparence. Néanmoins, il gardait le souvenir de sa lèvre
supérieure pulpeuse et brillante, tandis qu’elle se passait le bout de la
langue dessus… Il y avait un tout petit espace entre les deux incisives
centrales, qui renforçait encore son air coquin et malicieux. Et cette manière
de sucer sa cuiller, comme si elle allait avoir un orgasme…
Cette fois, Leo s’ordonna de reprendre ses esprits. Et se dit qu’il était
vraiment temps d’aller se coucher. Après avoir envoyé un mail à Caleb, et
bu un verre — il en avait bien besoin !
2.

A : Caleb Quatermaine
De : Leo Quatermaine
Objet : Cent cinquante ?
Salut, Caleb,
Qu’est-ce qui se passe ? Où est ta liste d’invités ? Et y aura-t-il vraiment
cent cinquante personnes ? Je croyais que tu voulais un dîner intime…
Je revois Sunshine demain, car elle souhaite accélérer le processus, côté
invitations, alors j’aimerais bien savoir à quoi m’en tenir — et je n’ai pas
envie de passer pour un imbécile complètement à côté de la plaque.
Leo
A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Le mariage du siècle
Hello ! hello !
Ai dîné à la Q Brasserie. Fabuleux. Nouveau rendez-vous avec Leo demain,
dans un autre de ses restos, le Mainefare.
(J’ai réalisé que c’était un jeu de mots entre « Mayfair », le quartier chic de
Londres, et « Maine » de Quatermaine…)
Je t’envoie les modèles d’invitations en pièce jointe : hyper contemporain
— ivoire et noir ; super romantique — mauve et violet ; Art déco — azur clair
et bleu canard, avec touches de jaune, de brun, et un soupçon de gris
ardoise.
FAIS-MOI PLAISIR : choisis le dernier, c’est mon préféré !
Bises,
Sunshine
P-S : Et pour répondre à ta question : non, je ne l’ai pas encore fait. Tu
deviens aussi terrible que papa et maman…

* * *

Clic ! clac ! clic ! clac ! Même effet sonore, à la différence près que,
cette fois, ses escarpins claquaient sur du plancher.
Dès qu’il l’aperçut, Leo baissa les yeux sur ses pieds. Cuir couleur
corail ; talons d’environ dix centimètres, sans doute l’équivalent de la
version décontractée pour Sunshine. Et toujours pas de vernis à ongles…
Depuis quand s’intéressait-il à ce genre de détails ? Non, il ne s’y
intéressait pas. Absolument pas. Mais une femme comme Sunshine Smart
aurait dû avoir les ongles vernis.
Si elle avait été comme les autres. Or Sunshine n’était pas comme les
autres. A commencer par le fait qu’elle mangeait comme quatre.
Après lui avoir adressé l’un de ses sourires radieux, elle se dirigea vers
lui, vêtue d’un pantalon skinny vert foncé et d’une tunique style
années 1960. Sur l’étoffe ivoire, une sorte de dessin psychédélique s’étalait,
rouge et noir — le genre de truc qui aurait eu l’air ridicule sur tout le
monde. Sauf sur elle. Par ailleurs, elle portait toujours pour seul bijou son
habituel collier avec un soleil et un croissant de lune. Cela aussi, c’était
étrange… Où était toute la quincaillerie commune à ce genre de femme ?
Comme la veille, elle l’embrassa sur la joue avant qu’il n’ait pu
s’écarter, et s’assit, l’air exténué, en laissant tomber sur le plancher un autre
immense fourre-tout, en toile couleur rouille, cette fois.
— Je vous ai apporté des tas d’échantillons, commença-t-elle avec un
profond soupir. C’est lourd…
Comment pouvait-elle porter des teintes aussi mal assorties, et pourtant
dégager une impression d’harmonie idéale, qui semblait presque issue du
hasard ?
— Avez-vous réglé la question du nombre d’invités avec Caleb ?
demanda-t-elle, avec un client d’œil inattendu.
— Oui, répondit platement Leo.
— Alors ! Cent cinquante ?
— Oui, cent cinquante. Mais vous pouvez quand même oublier les
endroits que vous avez proposés hier.
Sunshine l’observa un instant en silence en inclinant la tête de quelques
degrés, toujours à la façon d’un oiseau.
— Dois-je en déduire que vous avez déjà idée d’un lieu fantastique
susceptible d’accueillir cent cinquante personnes ?
— Oui. Mon nouveau restaurant qui ouvrira le mois prochain. Mais il
n’est pas situé à Sydney. C’est à une heure et demie de route en descendant
vers le sud. En fait, il s’appelle le South.
Une vague de honte envahit Leo. Pourquoi cherchait-il à se donner de
l’importance ? Quel âge avait-il, bon sang ? Quant à Sunshine, elle le
contemplait en silence, aux anges. Et, lorsqu’elle se mit à frapper dans ses
mains, il eut vraiment l’impression de se conduire comme le dernier des
abrutis.
— Mais bien sûr ! J’en ai entendu parler ! s’exclama-t-elle. Il est perché
au bord d’une falaise, et de là-haut on a une vue superbe sur l’océan. C’est
bien cela ?
— Oui.
Elle applaudit de nouveau avec enthousiasme.
— Super top ! Quand pouvons-nous le visiter ?
Super top… Seigneur !
— Ce ne sera pas nécessaire, répondit Leo d’un ton neutre. J’ai
sélectionné moi-même tous les membres du personnel et ils connaissent
leur affaire, croyez-moi. Il suffira de leur donner nos instructions et de les
laisser se débrouiller. Mais je peux vous envoyer des photos du lieu, si vous
le souhaitez.
Elle le regarda d’un air choqué.
— C’est absolument nécessaire, au contraire ! Vos employés sont sans
doute très compétents, mais Jon tient à ce que tout soit parfait, et il se
repose entièrement sur moi pour y veiller. Je connais ses goûts comme si
c’étaient les miens, vous comprenez.
Leo réprima un soupir.
— Nous devons réfléchir à la disposition des tables, poursuivit-elle. Au
meilleur endroit pour les discours, les cocktails de bienvenue… Au fait, y a-
t-il une terrasse ?
Soudain, elle appuya sa tête dans ses mains, comme si elle venait d’être
prise d’une migraine subite ou craignait de s’évanouir.
— Mon Dieu, il y a mille détails à vérifier sur place !
Leo sentit un éclair de frustration agacée le parcourir.
— Je vais y réfléchir, dit-il.
Juste pour la calmer. En réalité, il n’avait pas besoin de réfléchir à la
question. C’était tout vu.
— Merci, Leo ! s’exclama-t-elle, de nouveau guillerette.
Deux mois ! Deux mois de ce supplice…
— Alors… ! Parlons des invitations. J’ai trois choix à vous proposer, et
je ne vous dirai pas laquelle je préfère, pour ne pas vous influencer.
— Aucun risque de ce côté-là.
— De façon subliminale, le fait de savoir ce que j’aime…
Petit sourire entendu.
— … pourrait vous amener à prendre l’option qui, à votre avis, ne me
plairait pas !
Leo retint un rire, pour ne pas encourager la jeune femme.
— Et, puisque nous n’avons pas écarté la possibilité de les envoyer par
mail, répliqua-t-il d’une voix suave, j’ai moi aussi quelque chose à vous
montrer. L’option que nous avions choisie pour l’inauguration de la
Q Brasserie.

* * *

Une demi-heure plus tard, Leo se rendit compte avec sidération qu’il
avait accepté la proposition de Sunshine, une invitation imprimée style Art
déco, bleue rehaussée de jaune, marron et gris.
Cependant, il avait lui aussi remporté une victoire ! Séduite par son idée
de faire-part en ligne, Sunshine avait décidé qu’ils enverraient d’abord un
mail pour signaler la date de l’événement, avec un diaporama montrant
l’environnement spectaculaire du South.
— Mais sans dévoiler de quel endroit il s’agit, avait-elle ajouté avec des
mines de conspiratrice. Ce sera très drôle de voir les suppositions des
invités ! Et ils seront si excités de découvrir qu’il s’agit du South, quand ils
recevront les faire-part !
Craignant qu’elle ne puisse tenir sa langue, Leo avait presque souhaité
être rassuré, cette fois…
Sunshine offrit de se charger de l’impression des cartons et de faire
rédiger les adresses par Tony, un de ses ex, calligraphe de profession. Et
promit à Leo — qui s’en fichait complètement — de lui montrer une
maquette finalisée, ainsi que des modèles d’écriture à la plume. De son
côté, il devait s’occuper de la réalisation des mails et en soumettre le design
à Sunshine qui, elle, s’y intéressait beaucoup.
Au moment où il allait s’éclipser, Sunshine remit le South sur le tapis, et
parla de son besoin de se rendre sur place.
— Non, pas question, répliqua Leo. Vous ne pouvez pas aller là-bas
sans moi. Et je n’ai aucun moment de libre, sauf lundi dans la journée —
vous serez à la boutique, non ?
Se penchant vers son sac, elle en sortit un agenda de taille
impressionnante, que Leo contempla avec stupeur.
— Vous êtes sur Facebook et vous vous servez d’un agenda papier ?
— Ma mère l’a confectionné pour moi, alors je suis bien obligée… Et,
de toute façon, il me plaît. C’est du papier de chanvre fabriqué à la main,
figurez-vous ! Jon et Caleb ont le même. Si vous vous y prenez bien, vous
en aurez un l’année prochaine. Et, oui, je peux me libérer lundi. Youpi !
Encore un « youpi », proclamé de cet air guilleret…
Leo eut à son tour l’impression d’être près d’avoir une migraine.
Sunshine posa son agenda sur la table.
— Mes horaires sont hyper flexibles ! Je travaille principalement chez
moi, et surtout le soir ; c’est le moment où je suis le plus inspirée. Durant la
journée, je n’ai quasiment jamais aucune idée. Et à la boutique, jamais.
Sauf lorsqu’il s’agit de refaire la vitrine, par exemple. Pour le reste, j’ai la
chance d’avoir une associée extraordinaire, qui ne supporterait pas que je
fourre mon nez dans ses affaires.
— Elle me plaît, votre associée.
— Je peux vous la présenter… Ah, j’ai compris l’allusion…
Elle le dévisagea d’un air mi-amusé, mi-exaspéré.
— En général, je ne suis pas du genre à me mêler des affaires des
autres, vous savez.
Cette fois, Leo s’éclaircit la gorge en haussant un sourcil.
— Ce n’est plus de l’allusion, c’est carrément du sarcasme ! Bon, mieux
vaut ne pas creuser la question… Alors… ! C’est moi qui vous emmène là-
bas, ou l’inverse ?
— J’irai à moto.
Le visage de Sunshine devint livide.
— A moto…, répéta-t-elle d’une voix blanche.
— Oui, vous savez, cet engin avec deux roues et un moteur…
— Vous avez aussi une voiture, je suppose ? Parce que, durant le trajet,
nous pourrions régler des tas d’autres détails.
— Non, je n’en ai pas.
— Mais moi, si. Alors je peux vous emmener.
— Sunshine, autant clarifier les choses tout de suite : vous n’allez pas
me contrôler. Je n’ai pas de voiture, et je vais descendre sur la côte sur ma
moto parce que j’en ai envie, point final. Pourquoi ne pas partir avec moi ?
Il se serait giflé ! Sunshine Smart collée à lui durant une heure et
demie ? Impossible !
Néanmoins, elle ne pourrait pas lui parler. Mais le simple fait de la
sentir derrière lui l’agacerait. En pantalon skinny, ses seins pressés contre
son dos, son souffle lui caressant la nuque, ses bras refermés autour de son
torse, ses mains se glissant sous son blouson en cuir…
Pourquoi ses mains se seraient-elles égarées là, bon sang ?
— Non, merci, dit-elle d’un ton sans appel.
Il fallut quelques instants à Leo pour comprendre qu’elle parlait de
monter derrière lui à moto, et non de glisser les mains sous son blouson.
— Pourquoi pas ? répliqua-t-il, piqué par son refus.
— Parce que je n’aime pas les motos.
Pour de bon ? C’était bien la première fois que cela lui arrivait. Jusqu’à
présent, toutes celles qu’il fréquentait adoraient enfourcher sa Ducati et se
presser langoureusement contre lui.
Sunshine ne faisait pas partie des femmes qu’il fréquentait. D’où lui
était venue cette pensée horrible ?
— Pourquoi ? Parce que vous ne pouvez pas porter de talons de vingt-
cinq centimètres ?
— Je ne porte jamais de talons de vingt-cinq centimètres, je ne me
balade pas sur des échasses. Il ne s’agit pas de chaussures ni de vêtements.
Ni même à cause de ces casques qui vous donnent une tête d’épouvantail
quand vous les ôtez.
Elle secoua ses longs cheveux.
— Je sais que c’est un peu démodé mais, selon moi, la meilleure façon
de rester en vie, c’est sans doute de ne pas faire de moto.
— Pas de problème. Vous irez en voiture, moi à moto, et nous nous
retrouverons sur place.
La déception donna l’impression qu’elle allait s’effondrer sur sa chaise.
Leo fut alors traversé par un désir absurde de tendre la main pour lui
caresser les cheveux, de lui dire… De lui dire quoi ? Qu’il descendrait sur
la côte avec elle en voiture ? Pas question ! Pas plus qu’il ne lui caresserait
les cheveux. Il ne touchait jamais les cheveux de quiconque.
Il bondit de sa chaise.
— Je ferais mieux de filer en cuisine.
— Maintenant ? Mais…, commença-t-elle en regardant sa montre.
Oh… Cela a pris plus de temps que je ne le pensais.
Une fois de plus, elle s’était requinquée comme par magie.
— J’ai d’autres échantillons à vous montrer, poursuivit-elle. Et je
voulais aussi vous parler des chaussures : vous aurez votre paire sur mesure
pour le grand jour.
— Les fleurs, ça peut attendre. Quant au gâteau, ne vous tracassez pas :
j’ai la chance d’avoir un pâtissier fabuleux dans mon équipe. Et je n’ai pas
besoin de chaussures.
— C’est un cadeau. J’en fais pour Caleb et Jon aussi. Et je vous promets
qu’il ne s’agira pas de ces horribles choses que l’on voit parfois lors des
mariages ! se récria-t-elle en levant les yeux au ciel. Oh ! dites oui, Leo, je
vous en prie !
Leo contempla ses vieux mocassins marron. Le cuir en était éraflé, mais
ils offraient un confort unique. Et il en avait d’autres, bien sûr. De bonnes
chaussures italiennes. Par conséquent, il n’avait pas besoin que Sunshine
Smart lui confectionne du sur-mesure.
Mais elle le scrutait avec une expression tellement implorante dans ses
beaux yeux étranges qu’au lieu de refuser catégoriquement sa proposition il
répliqua malgré lui :
— J’y réfléchirai.
— Merci, dit-elle en souriant. Il reste des milliers de choses à régler,
mais je comprends que vous n’ayez pas le temps d’en discuter maintenant.
Alors, allez-y. De mon côté, je vais faire un peu de recherches sur le terrain,
pour les fleurs. Et la musique… Non, je vous laisse vous en charger puisque
vous êtes sorti avec la fantastique Natalie Clarke ! J’espère que…
Elle s’interrompit en se mordant la lèvre.
— Ne parlons plus de la musique : je sens une légère hostilité de votre
part… Ce petit tic nerveux à côté de votre bouche vous trahit, vous savez.
Mais il nous reste aussi le sujet de l’habillement. Le vôtre et le mien, même
s’il ne s’agit pas d’un vrai mariage, puisque celui-ci aura déjà eu lieu. Pas
question d’être trop assortis l’un à l’autre, bien sûr, mais nous devons nous
conformer au thème général.
— Ah… Parce qu’il y a un thème ?
— Ne craignez rien, Leo. Je ne pense pas à une soirée « Elvis » ou
« Halloween »… C’est terriblement dépassé ! Je songeais à une
complémentarité au niveau des couleurs, de…
— Vous me faites peur, Sunshine, l’interrompit-il. On en reparle lundi,
d’accord ?
Elle plissa le nez, ce qui signifiait qu’elle allait avancer un nouvel
argument, pressentit Leo. Aussi l’arrêta-t-il d’un geste de la main.
— A lundi, Sunshine. En attendant, n’oubliez pas que le mariage aura
déjà eu lieu et qu’il ne s’agit que d’un dîner destiné à fêter l’événement.
— Mais…
— Lundi.
— D’accord ! concéda-t-elle sans dissimuler sa frustration. Lundi !
Mais je vous préviens : je reste dîner ici !
Quand elle repoussa de nouveau sa longue chevelure sur une épaule,
Leo s’aperçut que non seulement il s’habituait à ce geste, mais qu’il
commençait à le trouver…
— J’attends quelqu’un.
— Très bien. Je vous fais apporter un Campari Soda.
— Merci, c’est gentil.
— Je vous en prie. Mais je ne pourrai pas venir bavarder avec Gary,
aujourd’hui.
— Pas de problème : il ne sera pas là.
— Mais, vous disiez…
— Oh ! je vois ! s’exclama-t-elle avec un petit rire agaçant. Désolée,
mais ce soir j’ai rendez-vous avec Ben.
— Il est banquier, lui aussi ?
— Non, embaumeur.
Leo la fixa, les yeux écarquillés.
— Vous plaisantez, n’est-ce pas ?
— Non, répliqua-t-elle d’un air perplexe. Pourquoi ?
— Comment en êtes-vous venue à rencontrer un embaumeur ? Vous
créez des chaussures pour cadavres ?
— Cela ne me dérangerait pas, mais non, ce n’est pas de cette façon que
j’ai fait la connaissance de Ben.
Elle déglutit discrètement.
— Je… J’ai dû réfléchir à la question. Pour… ma sœur.
— J’ignorais que vous aviez une sœur.
Leo fouilla dans ses souvenirs récents. Les yeux… l’heterochromia
iridis… les triplés dans l’utérus…
Sunshine avait une jumelle. Avait eu, plutôt. Celle-ci devait être morte,
d’où l’embaumeur. Mais quel idiot !
Soudain, il remarqua que la métamorphose s’était de nouveau produite
devant lui. Le regard vide. Le teint blême. Le tremblement des lèvres.
Qu’est-ce que cela voulait dire, bon sang ?
— Sunshine… ?
Silence.
— Sunshine !
Elle sursauta, secoua la tête, et son expression se ranima. Mais ses yeux
brillaient trop…
Zut ! Leo saisit une serviette sur la table voisine.
— Tenez, lança-t-il d’un ton bourru.
Elle prit le carré de tissu épais en fixant Leo en silence, puis battit des
cils tandis qu’il la dévisageait en retenant son souffle. Une larme, une seule,
et il serait obligé de… Non, il ne pourrait pas…
Son cœur se mit à palpiter à tout rompre, lorsque, soudain, Sunshine
avala sa salive, puis prit une profonde inspiration lente, et l’éclat trop
brillant disparut de ses yeux.
Conscient d’avoir évité de justesse la catastrophe, Leo se sentit de
nouveau respirer et se laissa tomber sur une chaise.
— Désolée, dit Sunshine. Ma sœur est morte il y a deux ans. La date
anniversaire approche et je… Disons que j’appréhende ce moment. Je
devrais avoir dépassé cela, maintenant, mais de temps en temps…
Petit mouvement de tête, sourire lumineux.
— Bon, revenons à…
— Comment s’appelait-elle ? demanda-t-il.
Parce qu’il était hors de question d’éluder un sujet pareil.
Elle resta un instant silencieuse, souriant toujours.
— Etes-vous prêt à tout entendre, Leo ?
Etait-il prêt ? Pas prêt ? Et prêt à quoi, de toute façon ? Par ailleurs,
pourquoi ne l’avait-il pas laissée détourner la conversation comme elle
l’avait souhaité ? Pourquoi avait-il envie de la prendre par les épaules et de
la secouer, jusqu’à ce que ces fichues larmes coulent sur ses joues ?
Soudain, il ne sut plus rien. Et surtout pas pourquoi il s’intéresserait à la
défunte jumelle de Sunshine Smart.
— C’est pire que Sunshine ?
— Aïe, vous êtes dur ! Moonbeam.
— Moonbeam ? répéta Leo en haussant les sourcils. Vous parlez
sérieusement ?
— Oui, répondit-elle avec un petit rire de gorge.
— Ça alors… Moonbeam. Et Sunshine.
Baissant les yeux, elle se mit à jouer avec le bord de la serviette qu’il lui
avait donnée.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
— Mes parents sont hippies, dit-elle en tripotant l’ourlet.
— Non, je faisais allusion à…
— Oh ! mon Dieu : j’ai abîmé l’ourlet ! s’exclama-t-elle en reposant la
serviette. Je suis vraiment désolée, Leo.
— Je me fiche de ce bout de tissu, Sunshine.
— En fait, l’histoire des serviettes de table est intéressante. Saviez-vous
qu’au début il s’agissait de morceaux de pâte, roulée et pétrie sur la table ?
Ce qui a conduit ensuite à utiliser des tranches de pain pour s’essuyer les
mains.
Pardon ? Qu’est-ce que c’était encore que cette histoire ?
— Euh… Non, je l’ignorais, répliqua Leo avec étonnement.
Sourire radieux.
— Mais vous m’interrogiez à propos de Moonbeam. En fait, c’est à
cause d’elle que je suis ici avec vous. Elle est sortie avec Jonathan, quand
ils étaient adolescents.
— Impossible !
— Eh si ! Mais Moon a vite compris que, si elle voulait que leur
relation passe au niveau supérieur, elle devrait changer un chromosome X
en Y, même si Jon l’adorait. Alors, elle l’a encouragé à faire son coming
out, en me demandant de la soutenir, et c’est comme ça que nous sommes
devenus très proches. C’était une sorte de ménage à trois, sans le sexe.
Son sourire s’éteignit.
— C’est entre autres pour cela que Jon me manque autant : c’est l’un
des derniers liens qu’il me reste avec ma sœur.
Seigneur… Jonathan sortant avec une fille. Un ménage à trois sans le
sexe. Du pain en guise de serviettes de table…
— De toute façon, poursuivit Sunshine, vous savez de quoi je parle, je
suis sûre que votre frère vous manque aussi.
— Cela ne peut pas se comparer.
— Non, sans doute. Vous, lorsque vous avez envie de voir Caleb, il
vous suffit de sauter dans un avion.
— C’est plutôt l’inverse.
Elle le dévisagea en silence quelques instants avant de reprendre la
parole.
— Je vois. Vous êtes du genre mâle dominant, répliqua-t-elle. Il a
besoin de vous, mais vous, vous n’avez besoin de personne.
Sa perspicacité laissa Leo pantois.
— Pas de risque de combustion émotionnelle, en quelque sorte,
continua-t-elle. C’est une bonne solution. En fait, ma façon de gérer les
relations est basée sur une attitude à peu près semblable : je garde une
certaine distance, et la maîtrise sur mes émotions.
— Ah…
— Oui. Je fais la part entre sexe et amour, par exemple. Reconnaissez
que cela simplifie la vie.
— Peut-être. Mais sans la rendre plus agréable pour autant.
— Bien sûr, le plus facile, c’est de laisser complètement l’amour à
l’écart. C’est ce que je fais, maintenant.
— Vraiment… ? Pourquoi ?
Elle se tapota la poitrine, à l’endroit du cœur.
— Pas de place, ici.
— Je ne vous connais pas beaucoup, mais cela ne vous ressemble pas.
— Je fais un véritable travail sur moi-même, concéda-t-elle.
— Vraiment… ? Pourquoi ?
Seigneur, il se répétait comme un perroquet, à présent…
— Parce que mon inclination naturelle est de trop m’attacher aux gens.
Alors, je dois me surveiller.
— Vraiment… ? Pour…
Furieux contre lui-même, Leo se reprit.
— De quoi avez-vous peur ?
— De souffrir, répondit-elle avec calme. Parce que ça fait très mal, de
s’attacher profondément à quelqu’un.
Il aurait voulu lui dire que son attitude était ridicule, mais les mots ne
lui venaient pas. Qu’en savait-il, au fond ? Il était la preuve vivante que le
sexe pouvait s’envisager sans amour, même si l’on recherchait
farouchement ce dernier.
En tout cas, Sunshine était capable de toucher quelqu’un sans être
victime d’une crise de panique, ce qui lui donnait beaucoup d’avance sur
lui. Dans ces conditions, comment pourrait-il jamais trouver l’amour
puisqu’il était incapable de prendre la main, voire toucher le bras d’une
femme sur le point de fondre en larmes ? Coincé comme il l’était, méritait-
il de rencontrer la femme de sa vie ?
— Mais nous parlions d’embaumement, poursuivit Sunshine, les yeux
pétillant de nouveau. Sujet bien plus intéressant. Non seulement c’est très
technique et responsable, comme métier, mais ça fait réfléchir !
Déboussolé par les changements de sujet successifs : chaussures,
serviettes de table, embaumement, sexe, amour…, Leo avait du mal à
suivre.
— Réfléchir ? répéta-t-il une fois de plus comme un perroquet.
— Eh bien : crémation, ou enterrement ? C’est une chose à laquelle
nous devons tous penser, en effet. Si cela vous intéresse — et cela vous
intéresse forcément, puisque vous roulez à moto —, je suis sûre que Ben
serait ravi de…
— Euh… Non, merci, l’interrompit-il en bondissant sur ses pieds. Je
vous fais apporter votre apéritif.

* * *

Au milieu de la soirée, Leo jeta un coup d’œil par l’entrebâillement de


la cloison séparant la cuisine semi-ouverte et la salle. Pour voir comment se
déroulait le service, mais surtout — il eut l’honnêteté de le reconnaître —
pour découvrir la tête du dernier en date des petits amis de Sunshine.
En fait, Ben l’embaumeur était plutôt séduisant, à condition d’aimer le
genre viking, façon Alexander Skarsgård.
Ils avaient commandé le gigot d’agneau rôti, un plat pour deux servi
avec des pommes sautées, des petits pains maison et un assortiment
d’accompagnements et de condiments. De quoi nourrir tous les personnages
du Hobbit, trolls compris.
Leo revint les observer de loin à deux reprises. A chaque fois, Ben riait
et Sunshine s’apprêtait à glisser sa fourchette entre ses lèvres.
Lui qui espérait rencontrer un jour une femme capable de manger, il
aurait dû se réjouir de ce spectacle. Alors, pourquoi la vue de Sunshine en
train de dévorer son repas en compagnie de Ben l’irritait-elle autant ?
A cet instant, l’embaumeur éclata de nouveau de rire.
Cette fois, Leo arracha son tablier, bien déterminé à découvrir ce qu’elle
racontait de si drôle. Après s’être lavé les mains, puis avoir ôté sa veste
pour en enfiler une propre, il quitta la cuisine et s’avança dans la salle.
Quand il s’approcha de leur table, Sunshine leva les yeux, stupéfaite.
— Leo ! Quelle surprise !
Un serveur se précipita afin d’avancer une chaise à Leo, tandis que
Sunshine effectuait rapidement les présentations, et que lui contemplait les
maigres restes du gigot.
— Je vois que vous n’avez pas apprécié… ? dit-il en haussant les
sourcils.
— Ce n’est pas drôle, soupira-t-elle. Je vais devoir me mettre au régime
demain.
— Ce serait une première, répliqua Ben en lui adressant un clin d’œil.
Lui aussi, il avait cette manie ?
— Tu pourrais m’embrasser à la place, Ben ! s’exclama-t-elle en riant.
On brûle six calories et demie par minute ! Mais attention, il faut que le
baiser soit passionné…
Elle avança les lèvres d’un air provocant.
— La passion accélère le processus d’élimination…
Ben faillit en lâcher son verre de vin.
— D’où sors-tu tous ces détails ?
— Internet.
— Tu ferais mieux de réviser ton arithmétique, Sunny, répliqua Ben en
souriant. Parce que, si je t’embrasse durant… quinze minutes, disons — au-
delà, on risquerait d’avoir les lèvres gercées —, tu brûlerais une centaine de
calories tout au plus. Autrement dit, à peu près l’équivalent de deux tiers de
l’un de ces petits pains.
— Chercherais-tu à te dérober ? demanda Sunshine en battant des cils.
Sourire très sensuel de la part de Ben.
— Tu sais très bien que je suis au contraire prêt à me dévouer. Mais si
tu continues à ce rythme…
Il baissa les yeux sur l’assiette de Sunshine.
— … nous allons devoir faire un véritable marathon — et acheter des
tonnes de baume à lèvres…
Sans se troubler, elle piqua un petit morceau de pomme de terre du bout
de sa fourchette et le glissa dans sa bouche.
— C’est un légume, dit-elle. Ça ne compte pas.
— Un légume ! s’esclaffa Ben. Aurais-tu trop bu ?
— Moins que toi, en tout cas, répliqua-t-elle en souriant.
— Que veux-tu ? Nous n’avons pas le choix, face à toi…
La sonnerie d’un portable l’interrompit.
— C’est le mien, dit Ben en glissant la main dans sa poche de chemise.
Désolé, il faut que je réponde.
— Nous ? demanda Leo dès qu’il se fut éloigné.
Sunshine éclata de rire.
— Les pauvres ! Mes ex formeraient un club, si je les laissais faire.
— Il y en a tant que cela ?
— Non, pas vraiment, avoua-t-elle en riant de plus belle.
Se penchant en avant, il la scruta bien en face.
— Vous couchez avec les deux ? Gary et Ben ?
Son rire mourut sur ses lèvres pulpeuses.
— En quoi cela vous regarde-t-il ?
— Je me demandais simplement comment ils se situaient, par rapport à
ces bêtises concernant le sexe et l’amour.
— Ce ne sont pas des bêtises.
— Des absurdités, alors.
Elle le dévisagea quelques instants en silence avant d’incliner la tête sur
le côté.
— Je n’ai jamais été amoureuse, mais j’ai déjà couché avec des
hommes. Et je parie que de votre côté, alors que vous avez vécu de quoi
écrire Cinquante nuances de Leo, vous n’êtes pas marié. Même pas de
liaison stable, si j’en crois les échos de la presse. Et l’amour, dans tout ça ?
Les mâchoires crispées, Leo se retint de lui dire qu’il lui montrerait
volontiers quelques nuances de Leo. Après, elle ne prendrait plus cette
étrange pose d’oiseau…
— Ce n’est pas la question.
— Au contraire, c’est la question. Et franchement, je trouve que vous
êtes mal placé pour me faire la leçon, parce que, au fond, nous faisons la
même chose, non ?
— Tout le monde devrait vouloir vivre les deux ensemble : le sexe et
l’amour.
— Eh bien, pas moi, répliqua-t-elle en secouant la tête. Et je ne le
désirerai jamais. Vous pouvez me regarder de travers, cela n’y changera
rien, Leo.
— Je ne vous regarde pas de travers.
— Oh ! mais si. Et vous êtes plutôt mignon…
— Je ne suis pas mignon.
— Si, vous l’êtes — dans le genre « parfait exemple du mâle
hypocrite ».
— Je ne suis pas non plus hypocrite.
— Laissez-vous monogamiser et je vous croirai.
— Le verbe monogamiser n’existe pas.
Ce fichu tressaillement au coin de ses lèvres… Elle réprimait de
nouveau un rire.
— Par ailleurs, je suis monogame.
— Oui… Mais enchaîner les épisodes monogames, cela ne compte pas.
Surtout lorsqu’il y en a toujours un en attente.
Leo se retint de la soulever de sa chaise et de… de quoi ? Rien. Rien du
tout.
— Ben revient, dit-il en voyant celui-ci se diriger vers leur table. Je vais
vous laisser. Le dessert va arriver.
Elle se mordilla la lèvre en roulant des yeux.
— Mon Dieu… Je vais vraiment devoir faire un régime.
— Vous n’avez qu’à demander à Ben de vous embrasser toute la nuit.
Il se leva et s’apprêtait à partir lorsque, sans qu’il ait eu le temps de
réagir, elle lui prit la main pour le retenir. Un réflexe le poussa à refermer
les doigts autour des siens, puis son bras se raidit. Il se dégagea aussitôt, se
secouant comme si son contact l’avait brûlé.
Sunshine le regarda faire, puis leva la tête vers lui. Dans ses yeux, il lut
de l’interrogation et de l’inquiétude. Ainsi qu’une tendresse qui l’enragea. Il
n’en avait pas besoin, bon sang !
— Vous m’en voulez, Leo, dit-elle doucement. Pourquoi ?
Un parfum fleuri lui caressa les narines, lui monta à la tête. Elle sentait
la jonquille. Comment une femme qui venait de manger autant de viande
pouvait-elle dégager une odeur florale ?
— Je ne vous en veux pas, mentit-il. Je vous enverrai l’itinéraire par
mail, pour lundi.
Sur ces paroles, il lui tourna le dos et se dirigea vers la cuisine à grands
pas, furieux contre lui-même.
Parce qu’il lui en voulait, en effet.
Et ce qui l’horripilait le plus, c’était de ne même pas savoir pourquoi.
3.

A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Le mariage du siècle/suite
Les toutes dernières nouvelles :
Les invitations sont en cours de réalisation — texte en pièce jointe. Pour ce
qui est du code vestimentaire, nous nous limiterons à la formule « tenue de
cocktail » mais, moi, je porterai de toute façon une robe longue puisque,
même si le mariage aura déjà eu lieu, je suis ta demoiselle d’honneur.
Nous nous rendons sur place demain matin. Apparemment, c’est l’endroit
rêvé.
Prochaine étape : l’élaboration du menu. Maintenant que j’ai essayé deux
des restaurants de Leo, je n’ai aucune inquiétude de ce côté-là ! (Si
seulement j’avais pu rencontrer un chef… Bon, d’accord, j’en ai rencontré
un, mais il est vraiment trop coincé !)
Bises,
Sunny
P-S : Leo roule à moto ! Et, non, je ne l’ai pas encore fait. Mais ça va venir.
A : Caleb Quatermaine
De : Leo Quatermaine
Objet : Le projet suit son cours
Sunshine s’occupe des invitations et je t’envoie en pièce jointe le design et
le message (annonce de la date) sur lesquels nous nous sommes mis
d’accord. Si tu ne me fais pas signe dans les vingt-quatre heures, je
considérerai que tu valides et lancerai le processus.
Nouveau rendez-vous avec Sunshine demain matin. Et si elle me casse
encore les pieds… A propos de « pieds », je vais avoir des chaussures sur
mesure : c’est une idée de toi ? Si c’est le cas, je te revaudrai ça.
Au fait, tu vas être content : je me laisse pousser les cheveux.
Leo

* * *
— Génial ! s’exclama Sunshine.
Le site du South était juste extraordinaire. Le bâtiment était perché au
bord d’une falaise mais, grâce à une véritable prouesse architecturale,
l’entrée se trouvait au-dessus de la pente abrupte, constituant en même
temps une plate-forme panoramique. Et, le sol étant transparent, il suffisait
de baisser les yeux pour admirer l’escarpement boisé qui descendait vers la
plage. Et, en regardant droit devant soi, l’on pouvait contempler l’océan à
perte de vue.
De l’autre côté, on pouvait distinguer l’intérieur du restaurant par les
baies vitrées. Il n’y avait encore ni tables ni chaises, mais l’espace était
astucieusement conçu, tout en cloisons de verre pour mieux admirer le
paysage.
Sunshine ferma les yeux et inspira une grande bouffée d’air frais. Le
vent était vif, faisant voler ses cheveux dans tous les sens, mais elle s’en
moquait. Le South était un lieu idyllique.
L’endroit parfait, comme l’avait dit Leo en parlant de la salle privée de
la Q Brasserie. Il avait semblé si malheureux de ne pas trouver de terme
plus précis que Sunshine avait eu envie de le prendre dans ses bras.
Mais Leo n’avait rien d’un nounours appréciant les câlins, ou que l’on
pouvait faire sourire avec une simple plaisanterie. C’était au contraire le
genre impatient et distant, qui se contentait la plupart du temps de
monosyllabes. Et ne manifestait pas le moindre besoin d’être réconforté.
Et pourtant… Sunshine avait de nouveau envie de le prendre dans ses
bras. Là, maintenant. De se retrouver blottie contre lui. De le réconforter et
d’être réconfortée.
Accès de faiblesse dangereux. A repousser d’urgence.
C’était sans doute la proximité de l’océan qui la perturbait. Elle aurait
dû se préparer au choc avant de venir. Mais, n’ayant pu anticiper ce
problème, elle était bien forcée de l’attendre à présent, sans savoir quand il
aurait lieu. Car il ne manquerait pas de se produire. Et elle devrait
l’encaisser et s’en remettre avant l’arrivée de Leo. Hors de question de
dérailler une fois de plus devant lui.
Inspire. Expire. Sunshine regarda au loin puis baissa la tête et fixa ses
pieds, essayant de reprendre le contrôle de ses pensées… Mais, même si
elle avait tenté de se blinder contre la souffrance, celle-ci la terrassa. Le
souvenir de Moon submergea soudain son esprit, si vivace et douloureux
qu’elle dut réprimer un cri.
Refoulant ses larmes, elle se remémora la dernière fois qu’elles s’étaient
rendues ensemble au bord de l’océan. Elle revit l’obscurité, la pluie, et
Moonbeam courant dans les vagues, nue et poussant des hurlements de joie.
« C’est ici que je suis vraiment moi ! », avait-elle crié.
Trois jours plus tard, elle était morte.
Sunshine porta la main à ses deux amulettes. L’absence de Moon la
pétrifiait au point qu’elle pouvait à peine respirer. La solitude, le besoin de
ne faire qu’un avec sa jumelle, lui déchirait la poitrine. Mais la blessure
n’était pas nouvelle ; elle datait de deux ans et refusait de se refermer.
— Sunshine ?
Il lui fallut un moment pour refouler la souffrance au plus profond de
son esprit. Puis elle secoua la tête, comme elle avait appris à le faire
lorsqu’elle devait affronter les gens en pleine crise. Puis, défenses et sourire
bien en place, elle se retourna vers Leo qui l’observait, immobile devant la
porte du restaurant.
— Bonjour, Leo.
Sans dire un mot, il ouvrit en grand les lourds battants de verre pour
l’inviter à entrer. Mais, lorsque Sunshine s’avança vers lui et se haussa sur
la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue, il s’écarta d’un mouvement
vif, lui faisant perdre l’équilibre. Aussitôt, il lui saisit le coude, avant de
lâcher celui-ci à la nanoseconde précise où elle retrouva son aplomb.
Ah, d’accord, il ne voulait pas qu’elle l’embrasse. Se remémorant leurs
précédentes rencontres, Sunshine s’aperçut qu’en fait Leo avait évité tout
contact physique avec elle.
Dire qu’elle avait rêvé de le prendre dans ses bras… Le pauvre, il aurait
risqué de faire un infarctus !
Réagissait-il comme cela seulement avec elle, ou avait-il ce problème
avec toutes les femmes ? Et, dans ce cas, comment faisait-il pour coucher
avec elles ?
Peut-être vivait-il dans l’abstinence totale — mais non, puisqu’il était
sorti avec la chanteuse Natalie Clarke. A moins qu’il ne soit passé aux
poupées gonflables depuis leur rupture. Ou, pire encore, il était peut-être
incapable de toucher quiconque, hommes et femmes. Et les animaux. Et
même les poupées gonflables !
Fronçant les sourcils, Sunshine se força à se concentrer. S’il souffrait
d’un trouble obsessionnel compulsif, peut-être pouvait-elle l’aider ? Elle
avait lu quelque chose là-dessus… sur la technique de désensibilisation
systématique… Non, c’était plutôt la thérapie d’exposition.
Dans le cas de Leo, il faudrait le toucher souvent, pour l’amener à
constater qu’un petit contact physique ne provoquait aucune catastrophe en
lui.
Ça, c’était tout à fait envisageable. Et non seulement elle lui rendrait
service, mais l’expérience risquait d’être très amusante !
— Oh ! excusez-moi, Leo. Je vous ai pris par surprise, c’est cela ?
demanda-t-elle en se mordant la lèvre. Je devrais pourtant savoir qu’il ne
faut pas se jeter sur les gens quand ils ne sont pas prêts ! Un jour, ce genre
d’attitude m’a valu de me retrouver dans une situation très embarrassante :
moitié baiser, moitié poignée de main, nez contre nez… Cela vous est déjà
arrivé ?
— Non.
— Eh bien, faisons en sorte que cela ne se produise pas entre nous : à
partir de maintenant, je vous ferai un petit signe pour vous prévenir que je
vais vous embrasser. Je pourrais par exemple… faire la moue avec les
lèvres, vous voyez ce que je veux dire ?
Elle se tut un instant.
— Ça risque de faire « bouche de mérou », mais bon…
Quand elle s’interrompit de nouveau pour réfléchir, Leo laissa
descendre son regard sur sa bouche.
— A supposer que ces poissons aient les lèvres particulièrement
épaisses, reprit-elle en avançant vers l’entrée. Il faudra que je vérifie sur
Internet. Et n’allez pas croire que je me fasse faire des injections d’acide
hyaluronique ou d’un truc du même style, je suis naturellement mérou.
Leo la rejoignit, mais cette fois il contempla ses cheveux d’air si
lugubre qu’elle eut presque la chair de poule.
— Il y a quelque chose qui ne va pas avec ma coiffure ? demanda-t-elle
en repoussant une mèche de sa joue. J’ai une tête d’épouvantail, c’est ça ? Il
y a pas mal de vent, dehors.
Elle fouilla dans son fourre-tout en cuir orange, en sortit un élastique en
mousse vert pomme, puis rassembla grosso modo ses cheveux ébouriffés
sur sa nuque en sorte de chignon approximatif.
— Voilà. C’est réglé. J’ai besoin d’une bonne coupe mais, vu que je ne
sais pas encore quel style je choisirai pour le dîner, ça attendra. J’ai un
coiffeur fabuleux — c’est un ex.
— Encore un ?
— Un quoi ? Oh ! encore un homme avec qui je suis sortie ? Eh bien,
oui. Et donc, Ian — mon coiffeur — réclame d’abord à voir la robe. On
pourrait trouver cela un peu névrosé, comme attitude mais, étant donné que
Ian est un génie, je le laisse faire. Et, de toute façon, je n’ai rien à dire parce
que dans ce cas-là je suis aussi maniaque que lui : je ne serai pas en mesure
de concevoir vos chaussures tant que je n’aurai pas vu votre costume, par
exemple.
Pour toute réaction, Leo fronça les sourcils.
— Au cas où cela vous aurait échappé, reprit-elle, c’était une allusion
pour savoir ce que vous comptiez porter le jour J.
— J’avais compris.
Silence.
— Alors… ! Qu’est-ce que vous en pensez ? De mes cheveux. Je garde
la frange ? Si je la laisse pousser, elle n’aura pas rattrapé le reste dans deux
mois, mais je pourrai envisager une coupe différente…
Ramenant ses mèches sur un côté, elle les lissa sur sa tempe.
— J’aime bien votre frange, émit Leo.
Une phrase entière ! Youpi ! Mais il avait toujours son expression
renfrognée, à présent focalisée sur sa robe. D’accord, celle-ci la moulait un
peu trop, mais après deux dîners de suite dans ses restaurants, sans compter
les nouilles instantanées de la veille, les donuts, et la plaque de chocolat
format familial, c’était plutôt prévisible !
Leo baissa les yeux sur ses chaussures. Des sandales à bride, avec des
talons de douze centimètres, cuir beige. Vraiment rien d’extraordinaire.
Puis son regard remonta lentement le long de son corps.
— Un problème ?
Ayant sans doute relevé la note exaspérée de sa voix, il accéléra le
processus et arriva enfin à la hauteur de son visage.
— Non. Ensemble réussi, comme d’habitude.
— Merci, dit-elle, en réprimant l’envie subite de se pavaner.
— Mais, entre vos talons et cette robe… ajustée, j’ai peur pour vous :
les travaux sont terminés, mais il reste des débris un peu partout — vous
risquez de trébucher.
Et voilà ! Retour à la case départ ! C’était trop beau…
La journée allait être très longue, se dit Sunshine en se rapprochant de la
baie vitrée. Et très drôle. Il affichait une mine tellement grognon, c’en
devenait chou…
— C’est absolument sublime ! s’extasia-t-elle en se retournant, un
sourire ravi aux lèvres. Vous me faites visiter les lieux, Leo ?
Il hocha la tête d’un air si peu encourageant qu’elle eut du mal à ne pas
éclater de rire. Eh bien, c’était le moment idéal pour commencer la
thérapie…
— Oui, mais faites attention, répondit-il. Et laissez votre sac ici, il me
semble un peu lourd.
Sunshine le fit aussitôt tomber par terre.
— Vous savez ce que je vais faire ? répliqua-t-elle en se dirigeant vers
Leo. Je vais m’accrocher à vous ; ainsi, vous n’aurez pas à vous inquiéter
pour mes os fragiles.
Joignant le geste à la parole, elle passa son coude sous le sien avant
qu’il n’ait eu le temps de s’écarter. Son bras était rigide. Pétrifié.
— On y va ? demanda-t-elle en souriant.
Il avait les mâchoires si crispées qu’elle craignit qu’il ne se casse une
dent.
L’expérience s’annonçait follement amusante…

* * *

De pire en pire, songea Leo. A vrai dire, il l’avait pressenti dès l’instant
où il l’avait vue, immobile sur la plate-forme, l’air aussi glamour et naturel
que d’habitude. Pensive. Et… triste.
Très triste, même. Et alors ? Elle s’était ressaisie à la vitesse de l’éclair,
non ? Comme les autres fois. Par conséquent, il n’avait aucune raison de
vouloir… Aucune raison de quoi que ce soit.
Et ses cheveux ! A l’extérieur, le vent les faisait voler dans tous les sens
sans qu’elle semble s’en soucier le moins du monde. Ensuite, elle s’était fait
un chignon à la hâte sur la nuque, style bohème, comme si cela ne lui
importait pas. Elle aurait dû se préoccuper de son apparence, bon sang !
Comme toutes les femmes qu’il fréquentait.
Enfin, il ne fréquentait pas Sunshine, évidemment.
Son attitude le déstabilisait, voilà tout, et ce constat agaçait Leo. Et la
façon dont elle avait laissé tomber son luxueux fourre-tout sur le sol,
comme s’il s’agissait d’un simple sac en papier. Et le fait qu’elle ne porte
jamais de vernis à ongles. Et l’aisance avec laquelle elle faisait à volonté
pétiller ses yeux d’un air guilleret. Et ce parfum floral qui émanait d’elle,
frais et subtil…
Seigneur, et la décharge électrique qui lui avait traversé le bras quand
elle s’en était emparé, en haussant un sourcil d’un air espiègle, comme si
son malaise l’amusait.
Leo ne s’était pas écarté d’elle pour ne pas passer pour un type coincé
— ni lui donner l’occasion de dédramatiser la situation en rejetant la faute
sur elle comme elle l’avait fait quelques instants plus tôt. Parce que
Sunshine n’était décidément pas une imbécile…
Par ailleurs, il n’avait aucune envie de lui faire la morale parce qu’elle
sortait avec deux hommes à la fois, sans en aimer aucun. Car elle avait
raison : qui était-il pour lui faire la leçon ?
En outre, la main posée sur son bras était étrangement légère, douce,
chaude et… peu importait. Ce n’était rien. Cela ne signifiait rien. Sunshine
cherchait simplement à ne pas perdre l’équilibre et se servait de lui pour ne
pas tomber, rien de plus.
— Commençons par la cuisine, dit-il avec calme.
Poussant les portes battantes, il l’entraîna dans une vaste pièce aux murs
carrelés de blanc et aux plans de travail en acier inoxydable.
— Tous les équipements sont à la pointe de la technologie, expliqua-t-il.
Les appareils, le système de ventilation…
A cet instant, soulagement suprême, Sunshine lui lâcha le bras et pivota
lentement sur elle-même.
— C’est fantastique, vraiment ! Mais j’avoue que j’ai la même
impression dans n’importe quelle cuisine.
— Vous n’aimez pas cuisiner ?
— Je ne cuisine pas, c’est tout. Un jour, je me suis fait cuire un œuf, qui
est devenu aussi dur que l’intérieur d’une balle de golf.
Elle s’immobilisa et tourna la tête vers lui.
— Vous avez déjà dépecé une balle de golf ? C’est stupéfiant : dedans,
on dirait une sorte de ruban élastique interminable, enroulé sur lui-même à
l’infini.
Décidément, elle s’intéressait aux sujets les plus hétéroclites et
incongrus…
— A priori, vous l’avez fait cuire trop longtemps, dit-il.
Génial. Comme si elle n’avait pas compris ça toute seule.
— Je l’ai mangé, répliqua-t-elle. Mais je n’ai jamais plus recommencé
l’expérience. Et, franchement, pourquoi se donner cette peine alors qu’il
suffit d’aller dans un café pour se faire servir un délicieux œuf poché sur
une tranche de pain au levain ?
— Vous n’avez jamais rien tenté d’autre que l’œuf dur ?
— Je me prépare des nouilles instantanées. C’est la base de mon
alimentation, quand je suis seule.
— Vous n’aidiez pas votre mère, quand vous étiez petite ?
— C’est ça, le problème, répondit-elle en effleurant du bout des doigts
le bord de l’une des gazinières dernier modèle. Mes parents sont hippies et
végétariens. Alors, nous mangions tout le temps des germes de soja, du riz
complet et du tofu, autant d’aliments que je déteste.
Elle haussa les épaules d’un air théâtral.
— Cassolette de légumes et tofu ! Qui pourrait bien avoir envie de
cuisiner un truc pareil ?
Se penchant, elle ouvrit un four et regarda à l’intérieur.
— Vous avez renoncé au végétarisme, si je comprends bien ? demanda
Leo.
— Et comment ! s’exclama-t-elle en se redressant. Dès l’instant où j’ai
mordu dans un steak d’aloyau, à quinze ans — je me souviens, c’était un
mercredi, à 19 h 38 —, j’ai entamé ma carrière de carnivore comme une
revanche. Deux jours plus tard, je dégustais ma première glace à la noix de
coco et ma vie s’en est trouvée changée à jamais. Vive le sucre raffiné ! Je
n’aime pas les desserts : je les adore. J’en dévore avec un appétit de requin !
— Ah…
— Oui, un grand requin blanc, plus précisément. Saviez-vous qu’ils ont
environ trois cent cinquante dents ? Une rangée de cinquante devant, et sept
autres derrière.
C’était plus intéressant que la fabrication d’une balle de golf, mais pas
autant que le brûlage de calories par baiser passionné.
Si seulement il avait pu oublier cette histoire de baiser, parce que, dès
qu’il y repensait, Leo imaginait Sunshine en train d’embrasser goulûment
son embaumeur viking.
Les requins. Concentre-toi sur les requins ! s’ordonna-t-il.
— Tout ce que je sais sur ces animaux, c’est qu’ils peuvent vous tuer.
— Hum… Oui, mais le risque est faible. A peu près de un sur deux cent
cinquante millions. Vous avez plus de chances de mourir à cause des
abeilles, ou de la foudre — voire des feux d’artifice ! Mais je vous parlais
des requins juste pour vous faire comprendre que je consomme le sucre
raffiné avec autant de plaisir que la viande, au grand désespoir de mes
parents.
Elle s’interrompit le temps de reprendre sa respiration.
— Sérieusement, je dois avoir un métabolisme comparable à celui des
colibris, parce que, sinon, je ressemblerais à un lutteur de sumo. Vous
imaginez ? Ces oiseaux minuscules consomment en moyenne la moitié de
leur poids en sucre par jour !
S’arrêtant de nouveau, elle soupira tristement.
— Mais, moi, je ne peux pas faire la même chose, hélas…
— Non, confirma Leo. Vous n’êtes pas maigrichonne.
Un rire surpris franchit les lèvres de Sunshine.
— Merci ! Les femmes adorent ce genre de compliment !
— Je ne voulais pas vous vexer. Je suis chef : j’aime voir les gens
manger.
— Dans ce cas, restez avec moi et vous connaîtrez l’extase permanente.
L’extase. Leo la revit en train de lécher sa cuiller…
— Vous pourriez suivre des cours de cuisine.
— Je crois que j’ai perdu toute envie de cuisiner dès l’instant où j’ai
quitté la communauté.
— Ah… Non seulement vos parents sont hippies, mais vous viviez dans
une communauté ?
— Oui, et je vous arrête tout de suite : la vie n’y était vraiment pas cool.
Ni amour libre, ni cannabis, ni contemplation de nombril, là-bas. C’était
partage des lieux, des corvées et des véhicules. Si vous avez besoin d’un
minimum d’intimité, ne tentez surtout pas l’expérience.
Pétillement guilleret des prunelles.
— Et, franchement, trop de toile de chanvre ! A propos, saviez-vous
que l’industrie du chanvre date d’il y a environ dix mille ans ? Bon, vous
l’ignoriez sans doute et vous vous en fichez, mais reconnaissez que c’est
incroyable.
Nouvelle interruption. Inspiration.
— Cela dit, ça peut être pas mal, le chanvre. Disons simplement que je
n’aimerais pas en porter tous les jours.
— Continuons la visite, dit Leo après avoir médité cette dernière
information fascinante.
— Et les assiettes, couverts, verres, plats… ? Vous êtes sûr que tout sera
là à temps ?
— Certain. Style ultra-contemporain et de la meilleure qualité.
— Ce n’est bien sûr pas à moi de vous apprendre votre métier,
commença-t-elle en se mordillant la lèvre. Mais vous voudriez bien
m’envoyer des photos ?
— OK, soupira Leo. Je vous en enverrai.
— Parfait. Je peux voir les sanitaires ?
Quand Sunshine lui reprit le bras, il ne put réprimer un tressaillement.
Par chance, elle ne sembla pas s’en apercevoir.
Mais, à vrai dire, l’accompagner dans les toilettes pour hommes, puis
celles pour femmes, comme s’ils se promenaient sur les Champs-Elysées,
fut assez surréaliste. Cependant, Leo jugea préférable de s’abstenir de tout
commentaire — Sunshine aurait été capable de se lancer dans le récit des
habitudes hygiéniques ancestrales d’une quelconque tribu d’Afrique. Et,
après tout ce qu’elle lui avait déjà expliqué, il craignait de ne pouvoir en
supporter davantage.
En tout cas, elle parut impressionnée par ce qu’il lui montra.
Notamment les baies vitrées donnant sur l’escarpement de la falaise d’un
côté, et de l’autre les murs peints de variations de bleu rappelant les reflets
changeants de l’océan. Quant au sol, une fresque réalisée avec de
minuscules pavés de mosaïque, il évoquait le flux et le reflux des vagues le
long de la côte. Tout le reste était d’un blanc immaculé.
— Je pourrais vivre ici ! s’extasia Sunshine. C’est si beau !
— Si vous voulez, je vous enverrai également une photo du papier
toilette, répliqua Leo d’un ton pince-sans-rire.
Elle se tourna vers lui, stupéfaite.
— Vous savez…, commença-t-elle lentement. J’ai lu quelque chose sur
une pop star qui exige d’avoir du papier toilette rouge, en tournée. Croyez-
vous que…
— Non, l’interrompit-il. Hors de question. Oubliez le papier toilette
rouge.
Nullement démontée, elle répliqua en haussant un sourcil :
— Non, évidemment — pas rouge. J’allais suggérer un beau bleu des
mers du Sud. Ou un vert…
— Rien du tout, la coupa-t-il de nouveau. Vous devrez vous contenter
d’avoir obtenu que je cesse de me raser la tête.
— OK. Je renonce ! s’exclama-t-elle en riant. Quant à vos cheveux, ils
commencent à être pas mal…
Quand elle effleura des doigts le duvet qui lui couvrait le crâne, Leo se
rigidifia de la tête aux pieds. Puis il s’écarta de Sunshine, la forçant à laisser
retomber sa main et à lui lâcher le bras en même temps.
— Vos yeux aussi, répliqua-t-il, pour dire quelque chose.
Il aurait mieux fait de se taire. Comment des yeux auraient-ils pu
commencer à être pas mal ? Ridicule !
D’ailleurs… Quelque chose clochait, de ce côté-là… Les pupilles en
étaient plus dilatées qu’elles ne l’auraient dû.
Et pourquoi restait-il aussi près d’elle, bon sang ? L’espace ne manquait
pas, pourtant !
Quand Leo recula d’un pas supplémentaire, elle l’observa en battant des
cils avec un brin de stupeur. Puis il remarqua le petit tressaillement, au coin
de sa bouche.
— J’ai vu mes parents hier, dit-elle d’une voix douce. Comme vous
pouvez l’imaginer, ils sont ravis de mon nouveau look naturel. Ma mère a
dit qu’elle allait vous envoyer une carte de remerciement, alors préparez-
vous à recevoir du papier fait main, et un haïku.
Petit rire gêné.
— Mes excuses anticipées pour le haïku ! Mais, maintenant, les gens
qui ne me connaissent pas ont tendance à fixer mes yeux je ne sais combien
de temps, ce qui me donne un peu l’impression d’être nue.
— Ce n’est pas désagréable. J’ai vécu des moments inoubliables, nu.
Leo se serait giflé. Mais qu’est-ce qui lui avait pris de dire une chose
pareille ? Il recula encore d’un pas, essaya de trouver un commentaire
intelligent sur le papier artisanal, parce qu’il n’y connaissait rien en matière
de haïku, mais en vain.
— Oui, moi aussi, déclara Sunshine, pendant ce temps, en battant des
cils.
Il eut une vision d’elle nue, chez lui, étendue sur son lit. Voluptueuse,
avec sa peau claire presque transparente, sa longue chevelure brune.
Brûlante, lui souriant, ses yeux incroyables étincelant comme…
Se ressaisissant, Leo secoua la tête pour chasser l’image, et aussitôt
Sunshine l’imita.
— Alors… ! Les tables, maintenant ! s’exclama-t-elle en s’emparant de
nouveau de son bras.
Cette fois, il sentit la décharge fuser jusqu’au plus intime de sa virilité.
Regardant partout, sauf du côté de Sunshine, il se prit d’un intérêt
totalement inédit pour les objets inanimés. Sans pour autant parvenir à
calmer l’érection phénoménale qui palpitait dans son pantalon. Ni à
endiguer le flot d’images érotiques qui déferlaient maintenant dans son
esprit, et dont Sunshine était le personnage principal.
D’une démarche un peu raide, il la conduisit sur la terrasse où il évoqua
la question des cocktails de bienvenue, décrivit la façon dont le bois massif
sur lequel ils marchaient avait été choisi en harmonie avec les planchers
intérieurs, avant de désigner l’endroit où l’on pourrait danser — alors que
Caleb lui avait précisé qu’il n’y aurait ni orchestre ni bal. Mais bon, cela
détournait l’attention de Sunshine en attendant que sa libido veuille bien le
laisser tranquille.
Hélas, lorsque la jeune femme le regarda, avec ses yeux extraordinaires,
son érection ne l’avait toujours pas quitté et il l’imaginait toujours nue. Sur
son lit. Agenouillée devant lui. Marchant vers lui. S’éloignant de lui en
ondulant des hanches…
— Pourriez-vous m’envoyer aussi un plan du restaurant, pour que je
puisse m’en servir au besoin ? demanda-t-elle soudain. Oh… Et demain, je
dois donner le bon à tirer pour les invitations. Vous me laissez faire, ou vous
voulez voir la maquette ?
— Oui, j’aimerais jeter un coup d’œil dessus.
Pourquoi avait-il dit cela ? Alors qu’il s’en fichait royalement ?
— Je vous l’enverrai par mail, alors, proposa-t-elle.
— Non.
Sunshine prit sa pose d’oiseau songeur.
— Il faut absolument que je sois à la boutique, demain, expliqua-t-elle.
J’attends de nouveaux modèles et j’ai une idée très précise, pour la vitrine.
Et vous, vous travaillez le soir, n’est-ce pas ?
— Non, je suis libre.
Oups. Décidément, il avait un gros problème. Car il ne prenait jamais
de congés.
— Super ! s’exclama-t-elle en souriant jusqu’aux oreilles. On se donne
rendez-vous où ?
— Je m’occupe du repas.
Il n’y avait plus aucun doute. Il avait vraiment perdu la tête. Il ne
cuisinait jamais pour ses petites amies, et Sunshine n’en était même pas
une. Bien qu’il ait envie de coucher avec elle.
Non ! Impossible ! Pas question !
— Pour de bon ? murmura-t-elle, les yeux brillants.
— Oui.
— Chez moi ?
Non, pas chez elle. Ni nulle part ailleurs.
— Oui.
En plus, il avait un problème de vocabulaire… Il était fichu.
Complètement fichu.
— Il faut que je vous précise que la plupart des ustensiles n’ont jamais
été utilisés.
— J’adore les équipements vierges.
Seigneur, il frisait la démence…
— Dans ce cas, vous aurez un orgasme en pénétrant dans ma cuisine.
Mais pourquoi avait-il fallu qu’elle prononce ce mot ? C’était juste
impossible… !
Sunshine baissa les yeux sur sa montre.
— A propos d’orgasme, je ferais mieux d’y aller.
Pardon ?
— Je suis invitée à dîner dans ce nouveau restaurant laotien — vous
savez, le Peppercorn Tree. Sur leur site Internet…
— Gary ou Ben ? l’interrompit Leo sans réfléchir.
— Ni l’un ni l’autre. Ce soir, c’est Marco.
Marco ? Trois en même temps ? Sans compter le calligraphe et le
coiffeur. Et un boucher, un pâtissier…
— Vous êtes sûre que l’on ne pratiquait pas l’amour libre, dans cette
communauté ?
Dieu merci, il avait retrouvé sa brusquerie habituelle.
— L’amour n’est jamais libre, vous ne croyez pas ? rétorqua-t-elle d’un
ton énigmatique. C’est pour cela que je me limite au sexe.
Avant que Leo n’ait pu trouver quelque chose à répliquer, elle s’éloigna
dans un cliquètement de talons.
4.

A : Sunshine Smart
De : Leo Quatermaine
Objet : Photos
En pièce jointe : les photos dont nous avons parlé hier, ainsi que le plan du
restaurant.
Je vous envoie aussi une photo du papier toilette : blanc.
Ce soir, je préparerai des pâtes et j’apporterai de la glace maison.
LQ
A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Ça roule + chaussures !
Jon chéri,
Suis allée sur place comme prévu hier : juste fabuleux. Caleb a dû recevoir
des photos.
Croquis de tes chaussures en pièce jointe. Pas trop voyantes, comme tu
l’avais demandé : cuir verni noir avec pointe anthracite. Le complément
idéal pour ton costume gris foncé et la cravate garance.
J’envoie directement à Caleb l’esquisse des siennes — il ne veut pas que tu
voies sa tenue avant le grand jour ! Et tu as les coordonnées de Bazz à
Brooklyn pour aller chercher ta paire quand elle sera prête.
Au fait, ce soir, Leo me prépare à dîner ! Nous en pro terons pour discuter
du menu. Je pense que nous allons prendre des fruits de mer, avec une
alternative volaille pour ceux qui y sont allergiques. Et, bien sûr, une option
végétarienne (il faut bien, hélas…).
Bises,
Sunny
P-S : Marco Valetta est-il toujours aussi rasoir ? J’ai dîné avec lui, hier, et il a
passé toute la soirée à parler de son héritage : il craint que son père ne
gaspille tout ce qu’il possède en voyages à l’étranger. Non, mais
franchement ! Qu’il laisse son paternel dépenser son argent comme il veut !
A : Leo Quatermaine
De : Caleb Quatermaine
Objet : Sunshine
Juste pour t’avertir, Leo, que mes chaussures sont époustou antes. Je les
adore — mais mes goûts ne sont pas devenus plus classiques… alors,
prépare-toi !
J’adore aussi les invitations, l’annonce de la date, et le fait que tu aies
envoyé une photo du papier toilette à Sunshine (oui, elle me l’a raconté). Et
j’adore Sunshine d’avoir pu t’amener à faire ça. Au fait, Jon dit que la moitié
de la population mâle de Sydney est amoureuse d’elle, gays et hétéros
confondus !
Ravi pour tes cheveux (encore bravo, Sunshine !). Et heureux que vous ayez
choisi le South.
Je suis très impatient d’épouser Jon. Le où et le comment me sont
totalement indifférents, l’essentiel est de le faire. Et la soirée au South sera
la cerise sur le gâteau. Que veux-tu, quand on a un frère chef…
Un frère qui ne reste pas enfermé devant ses fourneaux, j’espère… A ton
tour de trouver la perle rare, Leo…
A propos, dis-moi : Natalie te che-t-elle en n la paix ?
Caleb

* * *

L’appartement de Sunshine était situé à Surry Hills, l’endroit idéal pour


qui n’aimait pas cuisiner. En effet, le quartier regorgeait de restaurants et de
cafés en tout genre.
Par précaution, Leo avait fait expédier appareils et ustensiles sur place,
tout en se maudissant en boucle d’avoir proposé à la jeune femme de
préparer lui-même le dîner — chez elle, en plus. Ç’aurait été mille fois plus
simple de l’inviter chez lui, où il aurait eu une cuisine spacieuse et tout le
nécessaire à disposition. Mais il n’aurait pas vu dans quel environnement
elle vivait. Or il avait fini par s’avouer qu’il était très curieux de le
découvrir. Il s’imaginait des murs peints de couleurs vives, des meubles et
des tapis exotiques, quelques sculptures et tableaux sensationnels…
Lorsqu’il appuya sur l’interphone, elle répondit aussitôt.
— Leo !
Bon sang, comment faisait-elle pour paraître aussi enthousiaste à propos
de tout ?
— Oui, c’est moi.
— Quatrième étage !
Quand Leo sortit de l’ascenseur, elle l’attendait, devant sa porte grande
ouverte. Ses cheveux étaient rassemblés sur le dessus de sa tête en un
désordre flou, plutôt réussi — et très sexy. Elle portait une longue tunique
rouge coquelicot, style caftan, lui arrivant aux chevilles, dont l’étoffe
soyeuse moulait son corps tout en le caressant avec fluidité. Sur le devant,
un profond décolleté en V, souligné par une sorte de grande broche ronde en
perles, accompagnait des manches très amples, resserrées aux poignets.
Il ne put s’empêcher de baisser les yeux sur ses pieds. Nus…
— Je vous attendais avec tellement d’impatience, Leo !
Quand elle avança les lèvres, Leo se raidit tandis que, après une infime
hésitation, elle se rapprochait pour l’embrasser sur la joue.
— Vous aviez compris, n’est-ce pas ? La « bouche de mérou »…
Sans lui laisser le temps de répondre, elle enchaîna :
— Et j’avais raison : les poissons n’ont pas spécialement les lèvres
épaisses. Alors… ! Par ici, lança-t-elle par-dessus son épaule.
Une fois dans la cuisine, elle désigna trois cartons posés sur le plan de
travail.
— Vos affaires sont arrivées il y a dix minutes.
— Parfait. Je vais tout déballer, répliqua Leo.
En réalité, il avait bien plus envie de découvrir l’appartement, ce qu’il
pouvait faire depuis la cuisine ouverte. Mais la vue se révéla décevante :
murs blancs ; aucun tableau ; un espace repas pour quatre personnes dans
un coin, équipé d’un mobilier en bois clair indéfinissable — du pin, peut-
être. Le canapé était quelconque, recouvert de tissu taupe. Devant lui, une
table basse assortie au reste des meubles. Sur un petit guéridon, toujours de
la même teinte, un poste de télévision. Un tapis, de la même couleur que le
sofa. Aucune faute de goût, mais aucune folie non plus…
— J’avoue que je suis surpris, dit-il en ôtant son blouson. Je m’attendais
à un peu plus de couleurs…
— Oh ! je pensais que ça vous plairait.
Leo en resta sans voix. Elle le voyait comme un type insipide au point
d’aimer ce genre de décor impersonnel ?
Quand elle viendrait chez lui… Seigneur, il recommençait. Sunshine
Smart n’irait jamais chez lui !
— Vous connaissez mes restaurants. Vous croyez vraiment que j’ai
choisi l’ameublement et la décoration dans un magasin de bricolage pour
les nuls ?
— Je n’avais pas imaginé que vous vous en étiez occupé en personne.
Mais il n’y a rien de mal à choisir des tons neutres, vous savez ! Et puis, ce
n’est pas moi qui ai décoré cette partie de l’appartement ; sinon, ç’aurait été
différent.
— Qui l’a fait, alors ?
— Moonbeam. Avec comme ligne directrice pour le salon et sa chambre
des meubles simples, basiques et bon marché.
— Ah… Les jumelles ne partagent pas toujours les mêmes goûts, si je
comprends bien ?
— Negativo.
— Qui se traduit par « non », je suppose ? fit Leo en haussant un
sourcil.
Pour toute réponse, elle leva les yeux au ciel, puis sourit doucement.
— Moon n’était pas comme moi : les choses matérielles la laissaient de
marbre.
— A quoi s’intéressait-elle ?
— A la Vie, la Terre, l’Univers…
— Maintenant qu’elle n’est plus là, pourquoi ne changez-vous pas la
décoration de cette pièce ?
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas, c’est tout.
Elle contempla les meubles d’un air émerveillé.
— Vous n’avez jamais eu envie d’arrêter le temps, Leo ?
— Non, jamais. Ce qui m’intéresse, c’est d’avancer.
— Vous avez de la chance, dit-elle en se tournant vers lui.
— En fait, c’est le manque de chance qui m’a conduit à voir les choses
ainsi. Et qui m’a donné envie de changer le cours de mon destin. D’avoir
une vie meilleure. D’avoir… tout.
Leurs regards se croisèrent, se soudèrent l’un à l’autre. Puis Sunshine fit
son traditionnel petit hochement de tête.
— De toute façon, il reste assez de place pour moi, dans cet
appartement. Je garde simplement les portes fermées sur mon espace, pour
ne pas faire peur aux non-initiés.
Parlait-elle de sa chambre ?
— Votre espace ?
Elle désigna une porte fermée, à l’extrémité du salon.
— Mon bureau.
Seconde porte fermée, en face de la première.
— Ma chambre.
La bouche de Leo devint soudain sèche. A la pensée d’une chambre
effrayante ? Non, d’une chambre tout court.
— Faites-moi visiter, ordonna-t-il sans réfléchir.
— Vous n’êtes pas prêt, Leo, répliqua-t-elle, les yeux pétillants.
Imaginez un croisement entre le style Régence anglaise et la scène du thé
d’Alice au pays des merveilles pour le bureau, et un mélange de
Shéhérazade et de Marie-Antoinette pour la chambre…
Stupéfait, il resta le regard fixé dans la direction de ladite chambre.
— Alors… ! Par quoi commençons-nous cette aventure gastronomique,
Leo ?
Se forçant à détourner la tête de la porte interdite, il se focalisa sur
Sunshine, contempla ses yeux uniques, brillants, rieurs, ses cheveux
luxuriants, sa robe étrange, mais néanmoins magnifique, ses pieds nus…
— Vous ne portez pas de chaussures, dit-il.
Comme si elle ne le savait pas !
— Non. Quand je suis à la maison, j’aime bien rester pieds nus. Mais
j’ai de superbes escarpins noirs brodés que je mets avec cette robe, si je
sors.
Il l’imagina, cliquetant sur le plancher du South, des escarpins brodés
aux pieds… Des pieds très sexy, d’ailleurs…
Lorsque Leo laissa remonter son regard et croisa celui de Sunshine, il se
rendit compte qu’elle l’observait, la bouche entrouverte…
— Sunshine…
— Oui ? murmura-t-elle dans un souffle.
— Je… Les pieds… Non, je voulais dire les chaussures ! Les miennes.
Souriant de nouveau, elle baissa les yeux.
— Elles me plaisent. Nubuck bleu pétrole, bout rond, type desert boots
donc pas doublées, semelle de caoutchouc blanc.
Elle laissa remonter son regard, comme il l’avait fait lui-même un
instant plus tôt.
— Parfaites avec…
Aïe, pourvu qu’elle ne remarque pas son érection…
Pétrifié, Leo la vit déglutir, battre des cils, rougir. Elle l’avait
remarquée.
— … un jean, acheva-t-elle.
Dis quelque chose, s’ordonna Leo.
— Je voulais parler de… celles pour le 20 octobre.
En fait, il était sincère, car il commençait vraiment à se demander ce
qu’elle avait bien pu imaginer pour lui…
— Ah ! s’exclama-t-elle en haussant les sourcils. Il faut d’abord que je
voie votre costume, vous vous souvenez ?
Un sourire un peu hésitant aux lèvres, elle reprit :
— Alors… ! Les pâtes ! Je me suis même acheté un tablier !
Le repas. Parfait. Sujet dont il pouvait parler sans sortir une nouvelle
ânerie… ou se laisser aller à ce désir absurde.
— Vous avez des casseroles et des poêles ? demanda Leo.
— Oui. Encore dans leur emballage pour la plupart.
— Rappelez-moi, depuis combien de temps habitez-vous ici ?
— Deux ans et demi.
Ah… Mieux valait s’abstenir de tout commentaire.
— J’ai besoin d’une casserole de taille moyenne et d’une grande poêle.
Et, côté récipients et couverts, qu’est-ce que vous avez ?
— Oh ça, j’en ai des tas !
— Sortez-les pendant que je déballe la nourriture.
Elle s’exécuta aussitôt en fredonnant — elle chantait faux —, puisant
dans des placards et des tiroirs — presque vides, constata Leo en
l’observant du coin de l’œil.
Voulant mettre au frais le vin qu’il avait apporté, il ouvrit le
réfrigérateur, dont le contenu se résumait à un paquet de beurre entamé, du
lait, une bouteille d’eau gazeuse et un reste de camembert. Dans le
congélateur : une bouteille de vodka et une demi-baguette de pain.
La cuisine étant équipée d’un semblant de cellier, il y trouva un pot de
beurre de cacahuètes, un paquet de thé au citron, un autre de céréales au
chocolat pour enfants, une vieille boîte de haricots en conserve. Et, pour
couronner le tout, trois sachets de « nouilles minute ».
— Voilà ! dit-elle.
Un sourire fier aux lèvres, elle lui désigna la casserole, la poêle, des
jattes de diverses tailles, et des couverts alignés sur le plan de travail.
— Quel âge avez-vous ? demanda-t-il soudain.
— Vingt-cinq ans — pourquoi ?
— Vous ne les faites pas.
— Vous voulez dire que je ressemble à une ado trop ronde et immature,
c’est cela ?
— Vous n’êtes pas trop ronde.
— Mais immature ! répliqua-t-elle en riant. Parce que je ne sais pas
préparer des pâtes ? Vous êtes vraiment injuste ! Et si je vous demandais de
concevoir une paire de chaussures de A à Z ?
— J’en serais incapable, je l’avoue. Allez mettre votre tablier, dit-il en
s’interrogeant sur sa propre attitude.
En effet, pourquoi la laisser rester dans la cuisine alors qu’elle ne savait
même pas faire cuire un œuf ?
Mais, quand elle revint en souriant, Leo n’eut pas le courage de lui dire
d’aller plutôt regarder la télévision.
Il déchiffra l’inscription sur le devant du tablier en se mordant
l’intérieur de la joue pour ne pas sourire. :
« 10 % de chic, 20 % d’impertinence,
et 70 % de baratin »
— Allez, reconnaissez que c’est drôle, Leo ! Vous savez, on m’appelait
« la baratineuse » au collège ; alors, quand j’ai remarqué ce tablier dans une
vitrine tout à l’heure, j’y ai vu comme un signe… Je crois que je vais faire
un malheur, avec ces pâtes !
— « La baratineuse »…, murmura Leo en réprimant à grand-peine un
nouveau sourire. Comme je suis étonné…
Outre un indéniable amusement, il éprouvait une envie furieuse de
l’embrasser, là, sous l’oreille…
La moitié de la population mâle de Sydney est amoureuse d’elle, se
rappela-t-il. Peut-être, mais pas lui !

* * *

— Approchez-vous pour bien voir ce que je fais, dit-il en disposant ses


propres couteaux sur le plan de travail.
Sunshine s’exécuta aussitôt. La chaleur émanant du corps de Leo
l’enveloppa, sa senteur virile lui caressa les narines. Elle fit un pas de plus,
pour mieux savourer les effluves boisés, la note de santal… le parfum
unique de Leo. Pouvait-elle avancer encore un tout petit peu plus, afin de
presque le toucher, sans le faire paniquer… ?
Son bras musclé, nu au-dessous de la manche courte du T-shirt,
l’effleura, sans qu’il l’ait fait exprès, bien sûr. Si seulement elle n’avait pas
porté de manches, elle aurait pu sentir sa peau frôler la sienne… Et cette
fois, ce désir n’avait absolument rien à voir avec son idée de thérapie
d’exposition.
Il s’agissait d’attirance sexuelle réciproque, purement et simplement. A
moins que l’impressionnant renflement tendant le jean de Leo ne soit dû à
un trouble de l’érection — le priapisme, par exemple, à propos duquel
Sunshine avait lu un jour un article sidérant sur Internet.
Cependant, elle ne lui poserait pas la question. Les hommes pouvaient
se montrer très susceptibles, sur ce genre de sujet.
En tout cas, trouble de l’érection ou pas, elle avait envie de faire
l’amour avec Leo Quatermaine !
Parce qu’il lui préparait à dîner ? Non, il s’agissait d’autre chose, d’un
désir étrange et irrésistible, qu’elle ne parvenait pas bien à analyser.
Leo l’attirait et l’intriguait. Que ce soit le petit tic nerveux à côté de sa
bouche qui disparaissait aussi vite qu’il apparaissait, la façon dont il reculait
lorsqu’elle l’embrassait sur la joue, son regard légèrement fasciné en la
contemplant, son air abasourdi quand il l’écoutait. Ainsi que le fait qu’il
finisse par céder à ses arguments — et y résiste également souvent.
Sunshine aimait même le voir s’acharner à ne pas sourire ou rire,
comme s’il jugeait ce genre de laisser-aller trop frivole. Sur ce point, elle
était bien décidée à le faire changer d’avis. Parce que c’était bon, de rire, et
que tout le monde en avait besoin. En moyenne, on riait treize fois par jour.
Et elle était prête à parier sa toute dernière création — des escarpins vert
impérial à bout rapporté en forme de feuille d’aubépine — que Leo
Quatermaine ne riait même pas treize fois par an !
Néanmoins, elle devait rester prudente, parce qu’elle pressentait que
Leo pourrait s’avérer dangereux pour elle, voire destructeur. Mais elle ne
prendrait pas ce risque. Elle ne s’attachait jamais à quiconque. D’où la règle
des quatre fois. Pour se protéger.
Leo ayant fini par s’écarter un peu d’elle, Sunshine se redressa aussitôt.
— Ce sont de simples tagliatelles, avec courgettes, feta et jambon cru,
expliqua-t-il.
Imperceptiblement, il s’éloigna davantage.
— Nous allons faire frire l’ail, les courgettes râpées et le zeste de citron,
puis verser le tout sur les pâtes, avant de mettre du persil, de la menthe et du
beurre. Et, pour terminer, nous ajouterons la feta et le jambon, et
mélangerons doucement. Et, en dernier, l’assaisonnement final : filet de jus
de citron, sel et poivre.
Il ignorait vaillamment le souffle qui lui caressait le cou, constata
Sunshine. Au même instant, il s’éclaircit la gorge. Deux fois de suite. Puis il
entreprit de râper les légumes avec une dextérité déconcertante. Elle
remarqua alors une fine cicatrice sur son pouce gauche, et une trace de
brûlure sur son poignet droit. Et, mon Dieu, comme elle mourait d’envie de
sentir ces mains expertes sur elle. Partout…
Leo poussa les courgettes d’un côté pour s’attaquer à l’écorce d’un
citron. Ensuite, il prit des herbes aromatiques et les déchiqueta avec les
doigts.
— … il ne faut pas les hacher.
Le début de la phrase lui avait échappé, réalisa Sunshine.
S’emparant d’un paquet plat, il en sortit des tranches de jambon cru
qu’il posa devant elle.
— Ça ira ?
— Bien sûr.
Supposant qu’elle devait les couper, elle saisit un couteau.
— Non, l’interrompit-il en le lui prenant de la main.
Incroyable, il l’avait touchée ! Des petites étincelles parcourent le bras
de Sunshine tandis qu’elle le fixait en silence. Leo soutint son regard, puis
recula d’un pas en se raclant la gorge.
— Il faut le déchirer, expliqua-t-il en lui montrant comment faire.
Nouvel éclaircissement de voix.
— Faites comme moi pendant que… je sors… le fromage.

* * *

Elle se remit à fredonner, tout en massacrant le jambon cru. Et, même si


elle chantait décidément faux, Leo reconnut avec stupeur l’horrible tube de
Natalie :
« I love you, ich liebe dich, ti amo,
je t’aime, mon amour… »
Enervé, Leo écrasa farouchement l’ail sous le plat de son couteau tandis
que, de son côté, Sunshine continuait de déchirer, et de chantonner.
— Voilà, c’est fait ! proclama-t-elle en contemplant fièrement son
œuvre. Qu’est-ce que je fais, maintenant ?
— La salade, répliqua-t-il d’une voix rauque. Nous allons rester
simples : lavez ces feuilles de laitue.
L’air renfrogné, Sunshine les prit et les passa sous le robinet.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.
— C’est tellement… végétarien, la laitue…
Elle semblait si dégoûtée qu’il eut un mal fou à ne pas éclater de rire.
— Il s’agit juste d’un accompagnement.
Quand elle plissa le nez, visiblement prête à lui assener un argument
bien senti, il s’empressa d’ajouter :
— Nous allons arranger ça : je vais y mettre du saumon et préparer une
sauce fabuleuse. D’accord ?
Son visage se déchiffonna aussitôt.
— D’accord, mais à condition qu’il y ait beaucoup de saumon, et très
peu de laitue.
— Est-ce que je me mêle de la conception de vos chaussures ? riposta
Leo, agacé. Non. Alors, taisez-vous et tâchez de couper ces tomates en
quartiers. Faites attention, elles sont petites.
Tout en marmonnant un commentaire dépréciatif sur l’importance de la
taille, elle en prit une et fit glisser son couteau dedans.
— En quartiers, pas en tranches, rappela Leo.
Elle hocha la tête et brandit son couteau…
— Pour l’amour du ciel, ne les écrasez pas ! supplia-t-il.
Lorsque, avec un soupir exaspéré, Sunshine fit un nouvel essai, il lui
tourna le dos, de crainte de lui arracher l’instrument des mains. Se
concentrant sur le saumon qu’il avait apporté par sécurité, il le couvrit
d’aromates puis mit une poêle sur le feu et y versa un peu d’huile d’olive.
Voyant que Sunshine avait achevé de couper grosso modo les tomates
en quartiers inégaux, il fit ensuite chauffer l’eau pour les pâtes avant de se
retourner vers elle.
— Maintenant, je vous laisse préparer la sauce.
L’air très concentré, elle le regarda aligner devant elle un citron, le miel,
la moutarde en grains, le sucre, le poivre noir et l’huile d’olive.
— Il faut que je presse le citron, c’est ça ?
— Oui. Il n’en faut qu’une cuillerée à soupe.
— Ça fait quelle quantité, une cuillerée à soupe ?
Leo se mordit la joue pour réprimer son agacement et ouvrit le tiroir à
couverts afin d’en sortir une grande cuiller.
— Avec ça, vous pourrez mesurer.
— Oh… Et le reste, il en faut combien ?
Cette fois, il renonça.
— Ecartez-vous, je m’en occupe. J’ai mis une bouteille de vin au frais :
je crois que j’ai besoin d’un verre. Vous pouvez vous en charger ? Ensuite,
installez-vous de l’autre côté du plan de travail et regardez.
Quand elle passa à côté de lui pour se diriger vers le réfrigérateur,
Sunshine lui effleura de nouveau le bras. Seigneur ! Ces baisers furtifs sur
sa joue, ce souffle tiède lui caressant le cou, ces frôlements fortuits… Il
n’était pas du tout habitué à autant de contacts.
Cela aurait dû lui déplaire, l’horripiler, même.
Or c’était tout le contraire.

* * *

Quand la glace panna cotta fut sur la table, Sunshine décida de hâter le
processus. A tous les niveaux.
— Alors… ! La musique !
Leo prit son expression de chevreuil effarouché.
— Oui, la musique, poursuivit-elle. J’ai appris qu’il n’y aurait pas de
danse ; par conséquent, nous pouvons éliminer l’option DJ.
— En effet.
— J’ai repéré un groupe de heavy metal. Je connais par ailleurs un
joueur fantastique d’accordéon-piano. Et j’ai entendu parler d’un trio
irlandais. Qu’en pensez-vous ?
— Je vois très bien où vous voulez en venir, Sunshine.
Elle battit des cils d’un air innocent, technique mise au point depuis
longtemps devant le miroir.
— Qu’insinuez-vous, Leo ?
— Que vous me proposez des options épouvantables en espérant que,
lorsque vous avancerez celle que vous avez en tête, je serai tellement
soulagé que j’acquiescerai illico.
— Mais non, pas du tout ! Enfin, si, un peu. Parce que je vous ai déjà
dit à qui je songeais. Natalie Clarke.
— Non.
— Pourquoi ce refus catégorique ?
— Parce que.
— Parce que quoi ?
— Caleb ne veut pas qu’elle soit là.
— Si c’est la seule raison, je peux en parler avec lui.
— C’est la seule que vous obtiendrez de moi.
— Juste parce que vous êtes sorti avec elle ? demanda Sunshine avec
incrédulité. Moi, je suis toujours très amie avec tous mes ex.
— Eh bien, pas moi.
— Pourquoi ?
Leo plongea sa cuiller dans la glace.
— Parce que je ne reste pas en contact avec mes ex, point final.
— Vous ne choisissez pas les bonnes personnes.
Il reprit du dessert pour gagner du temps avant de répondre, mais
Sunshine le devança.
— Vous êtes comme moi, en fait, poursuivit-elle en posant la main sur
son cœur. Pas de place, ici.
Leo laissa tomber bruyamment sa cuiller dans sa coupelle.
— J’en ai, de la place. Enormément. Mais je veux…
L’air confus, il s’interrompit en fronçant les sourcils.
— Vous voulez… ?
— Quelqu’un de… spécial. Une femme pour qui je me jetterais du haut
d’une falaise, avec qui je serais prêt à faire le grand saut. Voilà ! Vous êtes
contente ?
— La question n’est pas de savoir si je suis contente ou pas.
Il se passa la main sur le front.
— Je veux tout ou rien.
— Et Natalie ne partageait pas votre point de vue ?
— Tout ce qu’elle attendait de moi… c’était l’illusion, la surface. Sans
la profondeur.
— Ah…
— Oui, ah…
— Personnellement, je ne vois aucun mal à ne pas désirer la profondeur.
— Vous vous trompez, Sunshine, quand vous dites qu’il n’y a pas de
place dans votre cœur, et que vous voulez le sexe sans l’amour.
— Chacun son point de vue. Et ça n’a aucun rapport avec le fait que
Natalie puisse ou non chanter lors du dîner. Vous n’auriez même pas à lui
adresser la parole, je me chargerais de la contacter.
— Oubliez cette idée.
— Pas question.
— Pour l’amour du ciel ! s’emporta-t-il en se passant de nouveau la
main sur le front. Cette femme me harcèle, OK ? Si vous preniez contact
avec Natalie, elle ne vous répondrait même pas : elle s’adresserait aussitôt à
moi. Elle ne perd pas une occasion de me gâcher la vie !
— Mais… pourquoi ?
— Comment voulez-vous que je le sache, bon sang ? Tout ce que je
sais, c’est qu’elle dîne dans l’un de mes restaurants environ une fois par
semaine et qu’elle submerge le personnel de questions à mon sujet.
Ecoutez, je connais une autre chanteuse, Kate ; je vous passerai quelques
CD pour que vous découvriez ce qu’elle fait.
— Encore une ex ?
— Non. Juste une très bonne chanteuse. Sans idée derrière la tête.
Sunshine dut s’avouer battue.
— D’accord, soupira-t-elle en étirant les bras en l’air. La prochaine fois,
vous m’apprendrez à faire la paella ? J’adore la paella.
— Il y a un petit problème : je n’entrerai plus jamais dans une cuisine
avec vous.
— Oh ! ça, c’est méchant.
— Pensez aux pauvres tomates.
— Qu’est-ce que je leur ai fait ?
— Rien, sinon que vous les avez martyrisées alors qu’elles ne vous
avaient rien fait.
Sunshine se mordit la lèvre pour ne pas éclater de rire.
— Et le jambon cru ? J’ai réussi à le déchirer comme vous me l’aviez
montré.
— Vous l’avez maltraité aussi.
— Aïe…, s’amusa-t-elle, faussement blessée. Heureusement que je n’ai
pas de café, sinon je risquerais de nous empoisonner !
— Sans doute.
Avec une mimique d’exaspération outrancière, elle écarta sa chaise de la
table.
— Dans ce cas, je vais vous préparer du thé. Ça, n’importe quelle hippie
bien élevée sait le faire. Et, pendant que je débarrasse, vous pouvez aller
jeter un coup d’œil à l’invitation : je l’ai posée sur la table basse.
Du coin de l’œil, Sunshine le regarda aller s’asseoir sur le sofa, prendre
le bristol et… sourire, en passant tout doucement le pouce sur le carton. Leo
était si beau quand il souriait. Si merveilleusement beau qu’elle en éprouva
un étrange frémissement, au fond de la poitrine…
Stop ! Immédiatement !
Détournant les yeux, elle acheva de préparer le thé.
— Alors ! Elle vous plaît ? demanda-t-elle quelques instants plus tard en
posant deux tasses fumantes sur la table.
Quand elle s’assit à côté de lui, Leo se tourna vers elle avec un nouveau
sourire.
— Oui, c’est très réussi. La calligraphie aussi.
— Maintenant, nous pouvons aborder la question du menu.
— Je pencherais pour les fruits de mer, vu le site proposa-t-il.
— Génial ! J’ai eu la même idée !
— Pour commencer, assortiment de canapés. Huîtres produites
localement, ceviche de palourdes à la mexicaine, crevettes pochées sauce
aïoli, et caviar rouge avec crème fraîche.
L’énumération fit saliver Sunshine.
— Mozzarella de buffle et tomates semi-séchées sur croûtons, tartelettes
de légumes au miel, mini-keftas à l’agneau et à la feta.
— Ahhh…
— Comme boissons : champagne, bière et eau gazeuse. Sans exclure les
autres désirs éventuels des invités, bien sûr.
— Parfait, parce que la mère de Jon ne boit que du whisky pur malt,
avec tous les plats.
— Cela vaut mieux qu’une ligne de cocaïne. Avec tous les plats.
— Pardon ?
— Natalie, répondit-il brièvement. Autre raison pour laquelle elle ne
viendra pas à cette soirée. Continuons. Pour l’entrée : calamars, très
légèrement panés et frits, servis avec trois sauces : citron vert et coriandre,
mayonnaise aux piments jalapeños fumés, et sauce aigre-douce aux prunes.
— Oh ! Leo, vous voudrez bien m’apprendre à préparer au moins cette
recette-là ?
— Non. Pour le plat principal : homard, accompagné d’une sauce au
beurre citronné et d’un assortiment de salades que je préfère ne pas vous
décrire.
— Du homard ! s’extasia Sunshine avant de prendre une gorgée de thé.
Vous savez, Leo, sur Internet, j’ai lu des choses absolument incroyables sur
ces bestioles.
— Ah ? fit-il d’un ton méfiant.
— Ils sont immortels ! Enfin, tant qu’on ne les mange pas.
— C’est impossible.
— Par conséquent, continua-t-elle, être réincarné en homard ne serait
pas mal. Sauf que…
Elle s’interrompit un instant avant de reprendre :
— En fait, je ne suis pas sûre que, lorsqu’ils sont capturés, leur sort soit
très… humain. Du coup, ou vous avez de la chance et vous restez en vie à
jamais, ou vous risquez de finir dans une casserole d’eau bouillante…
— OK, soupira Leo avec résignation. Ce sera du barramundi.
— Eux, ils sont presque immortels ! Ils peuvent vivre environ cent
quarante ans.
Leo la scruta en plissant les yeux.
— Comment avez-vous pu vivre jusqu’à vingt-cinq ans sans être
assassinée ?
— Vous regardez trop les séries policières, Leo.
— Pour le dessert, poursuivit-il. Je pense à des figues.
— Des figues…, répéta Sunshine en portant sa tasse à ses lèvres.
— Oui, des figues. C’est trop végétarien pour vous ? Il y aura aussi des
pâtisseries, vous savez.
— Non, ce n’est pas cela. Enfin, pas entièrement. Le problème, c’est
que je trouve la pollinisation des figuiers répugnante.
Comme il la regardait d’un air interdit, elle expliqua :
— Les guêpes.
— Les guêpes ?
— Elles pénètrent dans les fruits, pondent à l’intérieur, et meurent
dedans. Reconnaissez que c’est dégoûtant.
Leo ferma les yeux, attendit quelques secondes, le temps de digérer
l’information, puis releva les paupières.
— Alors, nous servirons une autre version du nougat glacé que j’avais
réalisé pour vous à la Q Brasserie, peut-être sur une base de sirop de rose.
— Et le gâteau ?
— Quatre possibilités : traditionnel aux fruits secs, caramel salé, avec
base caramel écossais ou base chocolat, ou noix de coco.
— Oh ! pourrions-nous organiser une séance de dégustation, avant de
choisir ?
— Pour l’amour du ciel, nous n’avons qu’à laisser Caleb et Jon
décider !
— Oui, on peut, bien sûr, mais ce serait moins drôle…
Leo se passa encore une fois la main sur le front.
— J’en parlerai avec Anton — mon pâtissier.
— Merci. Pour la décoration, j’ai des idées fabuleuses en Art déco, mon
style préféré du moment. Je vais vous montrer, j’ai une photo.
Bondissant du sofa, Sunshine se précipita dans son bureau, prit la photo
et revint en courant.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
Mais Leo ne regardait pas l’image, il avait les yeux rivés sur la pièce
interdite dont la porte était restée ouverte.
— Oh…, murmura Sunshine.
Mon Dieu, depuis le salon, il pouvait voir la tapisserie à rayures vertes
et blanches, les copies de meubles anciens peints de couleurs vives, bleu,
rouge et jaune, les somptueuses gravures et lithographies accrochées aux
murs, retraçant l’histoire de la chaussure depuis la nuit des temps…
Et, en pleine ligne de mire, l’urne contenant les cendres de Moonbeam.
Reprenant ses esprits, Sunshine courut refermer la porte.
— Alors… ! commença-t-elle en revenant s’asseoir à côté de Leo, le
cœur battant à tout rompre. Le gâteau !
— J’en parlerai avec Anton, répéta-t-il, sans détourner le regard.
Il fallait agir, et vite, pour éviter qu’il ne demande à visiter son bureau.
Saisissant son courage à deux mains — et cédant au désir qui la tenaillait
depuis un bon moment —, Sunshine le prit dans ses bras.
Tout d’abord, il resta pétrifié, puis la serra contre lui.
Fabuleux ! Il la touchait ! Délibérément ! Sauf qu’il faisait davantage
que la toucher, et que c’était mille fois mieux.
Lentement, il leva une main, la glissa doucement dans ses cheveux…
Exquis, comme sensation. Mais Sunshine en désirait davantage. Bien
davantage.
S’écartant de Leo, elle le regarda droit dans les yeux.
— Je ne sais pas comment vous allez prendre la chose, Leo, mais j’ai
envie de vous.
5.

Leo regarda Sunshine, l’air interloqué. Elle attendait, la tête légèrement


inclinée de côté, façon oiseau.
Avait-elle bien dit d’un ton détaché qu’elle avait envie de lui ? De
coucher avec lui, donc. Et qu’elle se demandait comment il allait réagir, en
quelque sorte ?
— Qu’est-ce que vous venez de dire ? déclara-t-il enfin d’une voix
rauque.
— Que j’avais envie de vous, répéta-t-elle en souriant. Vous êtes
choqué ? Horrifié ? Dégoûté ? A voir votre expression…
— Gary, Ben, Marco…
— Gary, Ben, Marco ?
— Combien d’amants vous faut-il ?
— OK, alors, voici la vérité : je ne couche avec aucun d’eux. Ni avec
personne d’autre, d’ailleurs. J’espérais que ça évoluerait avec Gary, mais ça
n’a rien donné. Ben ? Une fois, mais c’est déjà de l’histoire ancienne —
sans parler de son penchant affirmé pour les roucoulements sirupeux.
— Ah… lui aussi ? C’est fou ! Qu’est-ce qu’ils ont tous, à roucouler
ainsi ?
— Vous avez raison, soupira-t-elle. C’est fou ! Alors, ça n’aurait pu
mener nulle part, évidemment. Quant à Marco, eh bien, pour résumer, ç’a
été la douche froide. Mais inutile d’en faire tout un plat : si vous n’êtes pas
intéressé, on continue comme avant. Avec seulement sept semaines devant
nous, nous ne pouvons pas nous permettre de complications.
— Comment pouvez-vous espérer que je fasse comme si de rien
n’était ? demanda Leo avec incrédulité.
— C’est bon, j’ai juste dit que j’avais envie de vous, pas que je voulais
vous épouser. Et, de toute façon, pas plus de quatre fois.
Elle le contempla d’un air songeur.
— Vous ne souffrez pas de priapisme, au moins ?
— Pardon ?
— Non, je ne pense pas. Ou alors seriez-vous vierge, à cause d’un vœu
quelconque ?
— Mais non, je ne suis pas vierge, évidemment !
— Pourquoi « évidemment » ? En fait, j’ai lu sur Internet que…
— Et que voulez-vous dire par : « pas plus de quatre fois » ? coupa-t-il,
pas du tout intéressé par ses statistiques.
— Au-delà, tout dérape. Vous savez, ça vire à l’émotionnel.
Conclusion : si vous ne souhaitez pas vous lancer dans une relation stable,
mieux vaut établir des limites à l’avance. Et moi, je ne désire m’engager
avec personne. Ça y est : vous me regardez de cet air bizarre…
— Quel air bizarre ?
— Celui qui veut dire : « Elle est folle. »
— Normal, vu que vous l’êtes.
— Je suis raisonnable, c’est tout. Les hommes font cela tout le temps :
ils rencontrent une femme dans un bar miteux — je ne prétends pas que
c’est votre cas, bien sûr, mais vous voyez ce que je veux dire —, ensuite ils
l’entraînent dans une chambre et, quand c’est fini, ils lui promettent de
l’appeler alors qu’ils n’en ont absolument pas l’intention. Pourquoi est-ce
que je ne pourrais pas faire pareil ? Mais attention : moi, je ne dirai jamais à
quelqu’un que je vais le rappeler si je n’ai pas prévu de le faire. De toute
façon, il n’y a aucune raison de couper les ponts comme ça avec quelqu’un.
Parce que, même si vous ne souhaitez pas coucher de nouveau avec cette
personne, vous ressentez forcément quelque chose envers elle, puisqu’elle
vous a attiré au départ. Alors vous devriez avoir envie de la revoir sur une
base amicale, non ?
Seigneur, il était temps qu’elle s’arrête parce que Leo commençait à
avoir le tournis.
— Ce que je veux dire, reprit-elle sans pitié, c’est qu’il vaut mieux
savoir dès le début ce que vous attendez : seulement du sexe, seulement de
l’amitié ; ou du sexe, puis de l’amitié.
— Et si vous tombez amoureuse ?
— Cela ne m’est jamais arrivé et cela ne m’arrivera jamais. Je vous l’ai
déjà dit : je ne m’autoriserai pas à m’attacher à quiconque.
— Si je vous comprends bien, Jonathan et Caleb auraient dû renoncer à
se marier et se contenter de sexe ?
— Mais non…, répliqua-t-elle avec un grand sourire. Je suis très
heureuse pour eux, et j’ai bien conscience que l’amour fonctionne pour des
tas de gens — mes parents aussi en sont le parfait exemple. Mais cela ne
marche pas pour moi, c’est tout.
— Comment pouvez-vous le savoir, puisque cela ne vous est jamais
arrivé ?
— Nous n’avons pas déjà eu cette conversation, Leo ?
— Nous ne sommes pas allés au fond des choses.
— Non, c’est vrai. Eh bien, en ce qui me concerne, disons que je suis
trop… intense. Je ressens trop les émotions.
Elle s’interrompit, se mordilla la lèvre, puis reprit d’un ton hésitant :
— Je ne me suis pas encore remise — pas complètement du moins —
de la mort de ma sœur.
Les larmes brillèrent dans ses yeux, mais elle battit farouchement des
cils pour les refouler.
— Je ne peux pas décrire ce que je ressens. C’est une douleur atroce.
Atroce.
— C’est différent, ce genre d’amour là, dit-il gentiment.
— Différent, oui. Mais la profondeur… est la même. Et je crois que
c’est moins dangereux pour moi de rester à la surface… Comme ça, je suis
sûre de ne pas me noyer ! s’exclama-t-elle d’un ton enjoué que Leo trouva
néanmoins artificiel.
— Cependant, vous entretenez des liens solides avec Jon, vos parents…
— Oui, bien sûr, je suis attachée à ma famille et à mes amis. Mais je ne
pouvais pas faire autrement : ils étaient déjà là, dit-elle en se tapotant la
poitrine, à la place du cœur. Alors, je limite les dégâts et ne prends pas de
risque supplémentaire.
Elle s’efforça de sourire.
— Tomber amoureuse serait vraiment la pire catastrophe qui puisse
m’arriver. Parce que je sais comment cela se passerait : je serais capable de
tout, pour lui…
— C’est ce que j’attends d’une femme.
— Oui, je l’ai bien compris. Mais vous ne vous rendez pas compte de ce
que c’est, la peur de perdre celui ou celle que vous aimez. Non, je ne veux
pas, je ne peux pas, revivre cela.
— C’est pour cela qu’après la mort de Moonbeam vous avez décidé
d’adopter la règle des « quatre fois » ? Et aucun de vos amants n’a tenté de
vous faire changer d’avis ?
— Je leur ai toujours expliqué dès le départ que ce serait peine perdue.
Après s’être interrompue un instant, elle repassa en mode guilleret et lui
adressa l’un de ses sourires radieux.
— Alors… ! Vous allez y réfléchir, Leo ? A ma proposition, je veux
dire.
— Je ne sais pas.
Nouveau sourire.
— Que diriez-vous de faire un petit essai ?
Long silence.
— Quel genre d’essai ?
— Je vous embrasse et vous voyez quel effet cela vous fait.
Leo ouvrit la bouche pour refuser. Mais Sunshine ne lui en laissa pas le
temps. Elle s’installa carrément à califourchon sur ses genoux, se pressa
contre lui, si étroitement qu’il faillit exploser sur-le-champ. Puis elle le
retint prisonnier entre ses avant-bras en s’agrippant au dossier du sofa.
Parfum de jonquille. Soie rouge. Chaleur, ravissement.
Elle pencha la tête, lui mordilla la lèvre inférieure.
— Non, ce n’était pas encore le baiser, murmura-t-elle en souriant. Juste
un signe pour vous prévenir. Alors… ! Prêt ?
Toute idée de refuser avait déserté Leo. Refermant les mains sur les
hanches de Sunshine, il la serra contre lui pour lui faire sentir son érection,
puis l’embrassa.
Sa bouche était stupéfiante. Offerte, délicieuse, fondante. Les yeux clos,
il l’explora avec sa langue, reconnut la saveur du thé au citron — bien
meilleure là que dans sa tasse.
Lentement, il laissa remonter ses doigts jusqu’à son visage qu’il prit
entre ses paumes en coupe pour approfondir encore son baiser. Le cœur lui
martelant la poitrine, il sentit les doigts de Sunshine se glisser sous son T-
shirt tandis qu’elle ondulait des hanches contre lui, affolant son désir.
Soudain, elle posa la main sur la ceinture de son jean, la déboutonna et
abaissa la fermeture Eclair, libérant son érection…
Il écartait ses lèvres des siennes pour respirer quand elle fit glisser ses
doigts sur son sexe tendu, et il poussa un gémissement.
Mais, l’instant d’après, il reprenait sa bouche avec passion. L’entraînant
avec elle, Sunshine s’allongea alors sur le sofa si bien que Leo se retrouva
sur elle. Il remonta l’étoffe rouge, de plus en plus haut, pour pouvoir
toucher sa peau, plus douce encore que la soie. Il ne voulait pas attendre, ne
pouvait pas attendre. Il devait la sentir tout entière.
Sans quitter sa bouche, il laissa descendre une main sur son ventre, la
glissa sous sa culotte, effleura la toison bouclée, puis plongea deux doigts
dans sa délicieuse moiteur. Il les retira et recommença tandis qu’elle
creusait les reins en murmurant :
— Oui, Leo. Oui, oui…
Cette fois, il ne put se contenter de la pénétrer avec ses doigts. Il lui
fallait s’enfouir en elle, au plus profond. Leo désirait cette possession totale.
Il désirait Sunshine, voulait l’entendre jouir. Pour lui.
Après avoir fait glisser sa culotte sur ses jambes, il s’installa entre ses
cuisses et s’enfonça en elle. Le corps de Sunshine se contracta, elle
murmura son prénom et, lorsqu’elle s’envola dans l’extase, Leo donna un
vigoureux coup de reins en dévorant sa bouche, puis la suivit dans la
jouissance.
Ils restèrent immobiles un long moment, haletants et unis par un lien
secret qui dépassait le plaisir physique. Jusqu’à ce que, soudain, Sunshine
dise en riant :
— Pour un baiser, c’était un baiser… !
De son côté, Leo n’avait pas envie de rire. Il brûlait de s’enfoncer de
nouveau en elle, tout en ressentant une envie farouche de s’écarter d’elle.
De sa fichue règle. De sa détermination à le consigner à une place bien
précise.
Maladroitement, il se retira, s’éloigna. Aussitôt, Sunshine se rassit,
repoussa ses cheveux d’une main un peu tremblante et fit redescendre sa
robe de l’autre.
Seigneur, elle était adorable, et si sexy, avec sa bouche gonflée par leurs
baisers, ses pommettes roses…
Leo se rajustait quand il se figea d’un coup, s’apercevant avec horreur
qu’il ne l’avait même pas regardée durant cette folle étreinte…
— Tu regrettes ? demanda-t-elle doucement.
— Non. Oui. Je ne sais pas.
Tout petit rire.
— Réponse à choix multiples ? A moi de trancher, c’est cela ?
Il se mit debout d’un mouvement brusque et fourra les mains dans ses
poches de crainte d’en faire un usage inconsidéré.
— Leo, ne pars pas ! Nous devons parler.
Quand il secoua la tête en silence, elle se leva à son tour et lui saisit
l’avant-bras.
— Si tu t’en vas maintenant, tu te sentiras très mal, parce que tout s’est
passé si vite… presque malgré nous. Et nous ne pouvons pas nous permettre
de rester dans une situation ambiguë ou de gêne, nous avons trop de choses
à faire. Assieds-toi à côté de moi, faisons en sorte que tout redevienne
comme avant. Ensuite, tu pourras te sauver, si c’est ce que tu souhaites.
Comment tout aurait-il pu redevenir comme avant après ce qui venait de
se passer, bon sang ? Jamais Leo ne s’était laissé aller ainsi. Sans même
songer à utiliser un préservatif ! Et maintenant, il se sentait complètement
désemparé, perdu.
Il n’avait pas non plus remarqué que, sous sa traction douce, il avait
sorti sa main de sa poche et qu’elle la lui tenait. D’ailleurs, s’aperçut-il à sa
propre surprise, il caressait la paume de la sienne sous son pouce !
Il se dégagea et recula.
— Tu es une femme dangereuse, Sunshine.
— Je ne suis pas une veuve noire ni une mante religieuse ! protesta-t-
elle d’un air indigné.
— La veuve noire, je comprends à peu près l’allusion. Mais la mante
religieuse ?
— Oh ! c’est fabuleusement intéressant ! s’exclama-t-elle, les yeux
brillants. Les mantes religieuses…
— J’ai pigé, l’interrompit-il en faisant un effort surhumain pour ne pas
éclater de rire.
C’était hors de question. Il était censé se sentir mal, non ?
— Bon, cette fois, je m’en vais, Sunshine.
— Mais nous devons parler !
— Pas maintenant. Retrouvons-nous… demain. Au Rump & Chop
Grill, à 17 heures. C’est à deux pas d’ici. Quelqu’un viendra récupérer mes
affaires ici dans la matinée.
— D’accord, acquiesça-t-elle en le raccompagnant à la porte. Leo, je te
le dis tout de suite afin que tu puisses y réfléchir avant demain : je veux
encore coucher avec toi. Il nous reste trois fois, nous serions stupides de ne
pas en profiter. Il faut seulement que nous nous arrangions pour que cela ne
chamboule pas les préparatifs de la soirée au South.
Leo s’arrêta pour pivoter vers elle.
— Je n’ai pas du tout l’intention de chambouler quoi que ce soit,
Sunshine.

* * *

Installée confortablement dans un bain moussant et se passant


langoureusement du savon à la jonquille — son préféré — sur le corps,
Sunshine repensa aux événements de la soirée.
Aucun roucoulement sirupeux, avec Leo ! Au contraire, plutôt rock,
leur étreinte, style heavy metal… Elle sourit et s’étira, ronronnant presque.
Mais à 4 heures du matin, allongée dans son lit, elle cherchait encore à
comprendre ce qui s’était vraiment passé, sans parvenir à se rappeler aucun
détail précis. Elle gardait seulement une impression, floue mais intense, de
justesse.
Ce qui était étrange, parce que, au fond, il ne s’était rien produit
d’extraordinaire. Ils ne s’étaient même pas déshabillés complètement ; Leo
ne lui avait pas caressé les seins — qu’elle considérait comme son meilleur
atout ; et il n’avait pas accordé la moindre attention à sa culotte brésilienne,
pourtant la plus sexy de toute sa panoplie !
Mais cela n’avait eu aucune importance. Sunshine n’avait pas eu besoin
de préliminaires. Ni de raffinement. Pas plus qu’elle n’avait songé au
préservatif, d’ailleurs. Elle n’avait pensé à rien. Elle avait littéralement
brûlé de désir pour Leo.
Et une chose était certaine : il y aurait une prochaine fois.

A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Dernières nouvelles
Le menu est fabuleux, non ? Leo est un véritable génie.
Ne reste plus que la question du gâteau à régler. Je te ferai part des options
mais, si tu en choisis une, tu me priveras de ma séance de dégustation, alors
que ça fait des mois que j’en rêve…
Leo m’a préparé un dîner fabuleux, hier soir. Il est tellement différent des
hommes que je fréquente d’habitude. Plus mature, plus équilibré. Un
tantinet conservateur — j’adore…
Et ses cheveux continuent de pousser !
Bises,
Sunny
A : Sunshine Smart
De : Jonathan Jones
Objet : Ne touche pas à Leo Quatermaine !
NON, SURTOUT PAS ! ! ! Ce serait la pire chose à faire !
Jon
A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Re : Ne touche pas à Leo Quatermaine !
Oups ! Trop tard !
Mais comment as-tu deviné qu’il me plaisait ? Et pourquoi serait-ce « la pire
chose » ?
Sunny
A : Sunshine Smart
De : Jonathan Jones
Objet : Re : Re : Ne touche pas à Leo Quatermaine !
OH NON, DIS-MOI QUE CE N’EST PAS VRAI ! ! ! ! ! ! !
Comment je l’ai deviné ? Tu parles sans cesse de lui dans tes mails, Sunny !
Alors, retiens bien ceci : Leo n’est pas du genre à coucher avec une femme
et à devenir ensuite ami avec elle. Tu sais que ses parents étaient
toxicomanes, n’est-ce pas ? Qu’il a dû se battre pour sortir Caleb de l’enfer
dans lequel ils vivaient et que ce n’est que grâce à sa détermination et son
courage qu’il a réussi à élever décemment son petit frère ?
C’est un dur, un type entier. Pas un banquier péteux ou un embaumeur
mollasson. Bref, pas un homme pour toi, Sunny.
Parlons-en ce soir : 22 heures, heure de Sydney. Impératif.
Jon

* * *

Quand Sunshine arriva au Rump & Chop Grill avec un quart d’heure
d’avance, elle trouva la porte fermée. Elle inspecta les environs et repéra un
café situé juste en face ; elle pourrait s’y installer en attendant Leo, cela lui
laisserait le temps de réfléchir.
Car la réaction de Jon l’avait totalement déconcertée. Ce qu’elle vivait
avec Leo n’était qu’une aventure passagère, entre adultes consentants — et
qui ne regardait personne !
Ses parents étaient toxicomanes ? Eh bien, non, elle ne le savait pas,
pour la simple raison que personne ne lui en avait parlé ! Et qu’est-ce que
cela changeait ? Leo ne se droguait pas. Au contraire, il avait manifesté un
profond dégoût pour la dépendance à la cocaïne de Natalie.
Jon pensait-il que l’enfance difficile de Leo et Caleb la rebuterait ? Cela
ne l’avait pas empêché de désirer Caleb — au point de vouloir se marier
avec lui ! Et, de son côté, elle n’avait pas l’intention d’épouser Leo. Alors,
où était le problème ?
De toute façon, ces révélations ne faisaient que renforcer l’admiration
que Sunshine éprouvait envers Leo. Qu’elle trouvait encore plus attirant.
Ce qui, en effet, risquait de constituer un souci : elle ne désirait pas
l’admirer davantage ni être attirée par lui. Ce qu’elle souhaitait, c’était
continuer à le fréquenter — sans que rien ne change —, en respectant la
règle : encore trois fois, et terminé.
Comme elle l’expliquerait fermement à Jon dans quelques heures. Et il
comprendrait, Sunshine en était certaine.
Tout en buvant son café brûlant à petites gorgées, elle parcourut la liste
de choses à faire. Le site était parfait, mais il fallait encore trouver des
hébergements pour les invités ne souhaitant pas rentrer à Sydney pour la
nuit. Par conséquent, elle devait cibler deux catégories d’hôtels : bon
marché et sympathique, et luxe suprême. En s’y prenant dès maintenant, les
informations pour réserver pourraient être envoyées en même temps que les
invitations. Et, comme Leo n’aurait pas envie de faire le tour des
établissements avec elle, Sunshine se rendrait sur la côte seule et le tiendrait
au courant par mail.
Ensuite, le plus urgent serait de régler la question des habits. Ceux de
Leo, en tout cas, afin qu’elle puisse commencer à réfléchir à ses chaussures
— et sache si elle pourrait porter sa nouvelle robe style années 1930 gris
platine. Bon, elle devrait d’abord faire un petit régime, mais cette robe
serait vraiment parfaite pour l’occasion, surtout avec ses fabuleux escarpins
en satin à reflets métalliques, avec bride de cheville croisée à boucle en
cristal rétro — une pure merveille…
Soudain, elle entendit le vrombissement d’un moteur et, une seconde
plus tard, une moto puissante s’arrêta devant le restaurant. Un mouvement
de jambe fluide, et hop : Leo était déjà descendu, avait déplié la béquille et
ôtait son casque.
Le ventre de Sunshine se noua, son cœur frémit.
Non. Impossible. Tant que Leo circulerait sur sa fichue moto, elle ne
pourrait se concentrer ni sur les vêtements, ni sur les chaussures, ni sur les
réservations d’hôtel. Par conséquent, elle allait lui en reparler, décida-t-elle
en sortant son porte-monnaie. Encore et encore. Jusqu’à ce qu’il accepte de
se débarrasser de cet engin de malheur.

* * *

Leo la regarda traverser la rue. Démarche assurée et look très réussi,


comme d’habitude : tailleur ajusté vert gazon, avec chaussures à bouts
pointus et talons aiguilles, en cuir fin d’un subtil marron glacé.
Il s’attendit au baiser rituel sur la joue, mais ce jour-là Sunshine
semblait agitée, trop pour se soucier de ce genre d’entrée en matière.
Normal. Après ce qui s’était passé la veille au soir, elle ne pouvait
qu’être fébrile. Lui l’était, en tout cas.
— Leo, il faut que je te parle, attaqua-t-elle d’emblée.
— C’est pour cela que nous avons rendez-vous, dit-il en déverrouillant
la porte.
Sunshine bouillait littéralement d’impatience, remarqua-t-il. Après avoir
refermé à clé derrière eux sans se presser, il la conduisit à une table puis se
tourna vers elle.
— Je vais voir si tout se passe bien en cuisine et je reviens.
Elle avait l’air si crispée que Leo retint un sourire. Eh oui, Sunshine,
pour une fois, ce n’est pas toi qui contrôles la situation… Ici, c’est mon
domaine.
Ce qui ne voulait pas dire que lui-même la contrôlait, mais elle n’avait
pas besoin de savoir que, depuis la veille au soir, il était incapable de
réfléchir à quoi que ce soit, et encore moins de prendre une décision par
rapport à sa proposition.
Il était un homme ; par conséquent, il brûlait de l’accepter. Mais du sexe
rien que pour le sexe ? Sans se vanter, Leo aurait pu lui répondre que
beaucoup de femmes étaient disposées à partager son lit le temps d’une
nuit, voire plusieurs.
Donc, pourquoi elle en particulier ? Sa façon de considérer les relations
homme-femme l’ulcérait. C’était la même attitude irresponsable qu’avaient
affichée les parents de Leo, prêts à tout pour un shoot, avant de mourir
d’une overdose à quelques jours d’écart, laissant deux orphelins.
Enfin, pour tout avouer, quand cela s’était produit, cela faisait déjà
longtemps que Caleb et lui avaient cessé de compter sur eux…
Alors, non, il ne coucherait plus avec Sunshine. Et, non, il n’avait pas
besoin d’elle pour vivre « seulement du sexe ».
Par conséquent, il allait lui donner sa réponse maintenant, décida-t-il en
s’asseyant en face d’elle.
— Leo, tu dois te débarrasser de cette moto, lança-t-elle aussitôt, le
prenant de court. C’est trop dangereux.
Mais… de quoi parlait-elle ? Le sexe, la tenue vestimentaire, les
chaussures, d’accord. Mais pas ces histoires ridicules à propos de sa moto,
il ne s’était vraiment pas attendu à ça !
— Vu qu’il s’agit de mon moyen de transport, je suis libre de faire ce
que je veux de ma moto, non ?
— Libre d’avoir un accident, tu veux dire ?
A en juger par son air tendu, elle ne plaisantait pas.
— Dis-moi tout, Sunshine.
— Je tiens à ce que tu sois vivant pour le mariage. C’est… tout.
— Non, ce n’est pas tout. Explique-toi, ou la discussion est close.
Elle passa les doigts dans sa frange avant de la repousser avec
impatience et de regarder Leo d’un air à la fois dur et incertain.
— Ma sœur, laissa-t-elle tomber d’une voix mal assurée.
Serrant les poings, Leo attendit. Parce qu’il brûlait de tendre la main
vers elle, tout en sentant un frisson proche de la peur lui parcourir le dos.
— Tu penses peut-être que ce n’est pas mon problème, poursuivit-elle.
Et tu aurais raison, dans un sens. Mais, si je n’interviens pas et que quelque
chose t’arrive, comment pourrai-je me regarder en face, après ?
— Tu fais la leçon à tous les motards que tu rencontres ?
— Non, évidemment ! protesta-t-elle en redressant le menton.
Seulement à ceux que je… que je connais.
Leo l’observa un long moment en silence. Si elle croyait s’en tirer
comme ça…
— Revenons à ta sœur ; je veux tout savoir. Je pensais à… une maladie.
Mais je me trompais, apparemment. J’aurais dû te poser la question.
— J’ai tout fait pour que tu ne le fasses pas. Parce que parler de cela
avec toi, qui circules en deux-roues… tu aurais fait le lien. Et je ne pouvais
pas l’envisager. Mais maintenant…
Elle s’interrompit en secouant la tête.
— Excuse-moi, ce n’est pas clair, ce que je raconte. Moonbeam avait
une moto, elle a eu un accident et est morte sur le coup. J’étais à l’arrière et
j’ai survécu. Nous étions de vraies jumelles — inséparables. Et soudain,
juste comme ça…
Elle claqua des doigts.
— Je me suis retrouvée…
Elle déglutit avec difficulté.
— Seule ? avança Leo.
— Oui. Seule, répéta-t-elle, le regard perdu dans le vague.
Après avoir attendu quelques secondes, il dit doucement :
— Sunshine, la mort ne me guette pas au premier tournant. Je ne suis
pas une tête brûlée d’adolescent. J’ai trente ans, je suis prudent.
— Et si un chauffard te percute ?
— C’est ce qui s’est passé ?
— Non. Elle roulait trop vite et a raté un virage.
Leo fit courir une main sur le duvet dense qui commençait à lui couvrir
la tête. S’il ouvrait la bouche, il craignait de promettre de renoncer à la
seule liberté, la seule insouciance qu’il s’autorisait. Comment pouvait-elle
se tracasser ainsi à son sujet alors qu’ils se connaissaient depuis à peine une
semaine ? Elle qui prétendait ne s’attacher à personne ?
— Ecoute… Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi, Sunshine.
— Mais je m’inquiète ! Je t’en supplie, Leo…
Un bruit de vaisselle cassée retentit dans la cuisine.
— Il faut que j’aille voir ce qui se passe, dit-il en se levant. Rentre chez
toi, Sunshine. Va te reposer, nous reprendrons cette conversation une autre
fois.
— Je dîne ici, ce soir. Pas pour te harceler : j’ai rendez-vous avec Ian.
— Ton coiffeur ? fit Leo en plissant les yeux. Enfin… un de tes ex
reconvertis en amis ?
— Exact.
— Du moment que c’est un ex… Parce que, tant que nous coucherons
ensemble — même s’il ne s’agit que de quatre fois en tout —, il est hors de
question que tu sortes avec un autre, c’est compris ? Je ne partage pas,
Sunshine.
Il s’interrompit, stupéfait d’avoir prononcé ces paroles.
— Evidemment ! s’exclama-t-elle d’un air indigné. En fait, je lui ai
demandé de venir ce soir pour qu’il jette un coup d’œil à tes cheveux.
— Pardon ?
— Oui, je voudrais qu’il vérifie s’ils poussent assez vite…
— Pas question, Sunshine.
— Mais je…
— Non, trancha Leo, avant de filer en cuisine.

* * *

La nourriture était excellente, comme d’habitude, et Ian avait apporté


des croquis de coupes ravissantes. Mais ni les plats succulents ni les
propositions de Ian ne réussirent à lui faire oublier cette fichue moto, et le
fait que Leo ne comprenne pas qu’il devait absolument s’en débarrasser.
— Sunshine ?
— Excuse-moi, Ian. Je ne suis pas la compagne idéale, ce soir.
— Tu es toujours la compagne idéale, Sunny.
— Et toi, tu es trop gentil, répliqua-t-elle en souriant.
Son sourire se figea sur ses lèvres. Un serveur conduisait, vers une table
voisine de la leur, Natalie Clarke, au bras d’un bel homme très élégant —
en lequel Sunshine reconnut un mannequin dont la photo s’affichait ces
temps-ci sur toutes les couvertures de magazines.
Natalie elle-même ne passait pas inaperçue. Peau dorée, chevelure
magnifique aux reflets cuivrés, bouche pulpeuse vermeille, yeux gris pâle.
D’une minceur sculpturale, elle portait une jupe moulante en cuir noir et un
boléro de la même couleur, ainsi que de superbes bottines à talons aiguilles
en daim noir, qui firent pâlir Sunshine d’envie.
Mais, lorsque Natalie ôta lentement sa veste, dévoilant des papillons
tatoués sur toute la longueur de son bras fin, Sunshine ne put s’empêcher
d’éclater de rire.
Ce qui lui valut un regard assassin de la chanteuse — qui,
manifestement, n’avait pas le sens de l’humour.
Se concentrant sur Ian, Sunshine fit un immense effort pour ignorer sa
voisine, mais il était impossible de ne pas entendre sa voix, haussée à
dessein, qui se répandait en commentaires sur… Leo Quatermaine.
Tout en bavardant, Natalie repoussait sa nourriture sur son assiette du
bout de sa fourchette, tandis que Rob, le mannequin, mangeait, lui, au
moins. A intervalles réguliers, ils se rendaient aux toilettes, remarqua
Sunshine. Et, quand ils en revenaient, ils parlaient trop fort et trop vite.
A la quatrième éclipse, Ian lui fit un clin d’œil et mima le geste de
sniffer de la cocaïne.
— Je reprendrai Leo quand j’en aurai envie, dit alors Natalie. Parce que,
en dépit de ses défauts, c’est un amant fantastique.
Rob pouffa, tandis que les convives assis aux tables voisines tournaient
la tête vers Natalie, au grand ravissement de celle-ci.
Comment pouvait-elle faire cela à Leo ? Dans son restaurant ? s’indigna
Sunshine.
— Plus que fantastique, même, poursuivit la chanteuse, profitant de
l’attention quasi générale. Ce qui relève de la psychose, parce qu’il ne peut
toucher une femme que s’il…
Cette fois, Sunshine éclata d’un rire exagéré, attirant ainsi tous les
regards vers elle. A vrai dire, elle se sentait ridicule, et Ian semblait très mal
à l’aise, mais c’était le seul moyen qu’elle avait trouvé de faire taire Natalie.
C’est à ce moment-là que Rob se leva brusquement de sa chaise en se
tenant la gorge, à la surprise générale. Natalie afficha un air paniqué, très
vite imitée par d’autres personnes. Quelqu’un demanda à la cantonade s’il y
avait un médecin dans l’assistance. Le chef de salle se précipita vers la
cuisine. Deux serveurs s’approchèrent lentement de la table, sans doute
dans l’espoir que quelqu’un y parvienne avant eux…
Hélas, personne ne semblait qualifié pour venir en aide au malheureux.
Tous contemplaient la scène, pétrifiés.
Sunshine attendit encore quelques secondes, priant pour que quelqu’un
intervienne, puis passa à l’action.
— Reculez, dit-elle aux deux serveurs qui arrivaient à la hauteur de la
table où le mannequin, le visage écarlate, continuait de s’étouffer.
Après avoir ordonné à Natalie de rester tranquille, Sunshine se plaça
derrière Rob et lui demanda de se pencher légèrement en avant, puis, le
soutenant au niveau du thorax, lui donna cinq claques vigoureuses entre les
omoplates. Rien. Il ne toussa pas, n’émit aucun son, se contentant de bleuir
à vue d’œil en lui adressant un regard suppliant, constata-t-elle sans perdre
son sang-froid.
Alors elle revint se placer derrière Rob, lui passa les bras autour du
torse et posa un poing sous la cage thoracique, juste au niveau du sternum,
sous les côtes. Puis elle referma l’autre main dessus et réalisa une première
compression, une deuxième…
A la troisième, un morceau de viande jaillit de la bouche de Rob. Celui-
ci se redressa en vacillant, les doigts crispés au dossier de sa chaise.
Des applaudissements fusèrent alors de toutes parts, tandis que
Sunshine s’empourprait de gêne.
Dieu merci, les serveurs reprirent aussitôt la situation en main… Se
retournant pour regagner sa table, elle aperçut Leo, debout devant l’entrée
de la cuisine, et qui la contemplait d’un air fasciné, comme s’il venait
d’assister à un miracle.
Affreusement embarrassée, Sunshine fut presque soulagée d’entendre
Natalie interpeller son ex d’une voix suraiguë. Celui-ci se tourna alors vers
elle en écarquillant les yeux, avant de regarder Sunshine, sourcils froncés.
Et, cette fois, il ne semblait plus fasciné du tout !
Qu’est-ce qu’il croyait ? Que, tout en procédant à la manœuvre de
Heimlich, elle avait tenté de persuader Natalie de venir chanter lors du
dîner ?
Soudain, cette dernière se précipita vers Leo en poussant un cri, avant
de se jeter dans ses bras. L’air ulcéré, il battit en retraite dans la cuisine en
entraînant son ex avec lui.
Bonne idée, qu’il se fasse oublier ! se dit Sunshine avant de se retourner
vers Ian, qui la fixait avec émerveillement.
— Tu as été formidable, Sunny.
— N’importe qui aurait pu faire la même chose. Je suis surtout contente
de ne pas lui avoir cassé une côte, je n’avais jamais eu l’occasion de mettre
la théorie en pratique. Par contre, je ne vais pas me rasseoir, je dois rentrer
chez moi. Une autre épreuve m’attend : une conversation vidéo en ligne
avec Jon.

* * *

— Tu te trompes, Jonathan.
C’étaient les premiers mots qu’elle réussissait à placer, après son
« bonjour », trois minutes plus tôt.
D’abord, elle avait eu droit à son « incapacité à gérer la part obscure
d’un homme comme Leo », puis Jon lui avait recommandé de prendre les
plus grandes précautions — ce qui avait ravivé sa culpabilité par rapport à
l’oubli de préservatif la veille, même si elle était sous pilule. Ensuite, il lui
avait réexpliqué tout l’intérêt de ne pas foncer, tête baissée, droit à la
catastrophe.
— Non, je ne me trompe pas, Sunshine, répliqua-t-il, prêt à repartir dans
son monologue.
Cette fois, elle se boucha les oreilles, haussa les sourcils, attendit… Et
Jon sourit enfin.
— Tu te mets vraiment martel en tête pour rien, Jonathan, dit-elle en
laissant retomber ses mains.
— Je m’inquiète pour toi, Sunny. A cause de la façon dont tu vis — ou
plutôt dont tu vis à moitié — depuis…
Elle retint son souffle, fixant son ami qui hésitait…
— Depuis la mort de Moon, reprit-il, d’une voix plus douce. Cette
histoire des « quatre fois », le fait que tu t’empêches d’aller plus loin… cela
ne te ressemble pas !
— Au contraire.
— Non, regretta-t-il. Je sais que je perds mon temps…
Nouveau soupir.
— … mais bon, tu n’imposeras rien à Leo Quatermaine. Ecoute, il va
devenir mon beau-frère, et tu es comme une sœur, pour moi. Alors j’ai
besoin que vous vous entendiez bien, tous les deux. Que vous soyez amis.
— Je reste toujours amie avec mes ex.
— Sauf que Leo n’est pas comme les autres. Et je ne suis pas dupe,
Sunny : en fait, quand tu couches vraiment avec un type, c’est l’exception,
pas la règle. Mais, quoi qu’il en soit, Leo n’a rien à voir avec tes ex, et il ne
deviendra pas ton ami, après. Il y a une foule d’autres hommes qui
sauteraient sur l’occasion de te tenir compagnie, à Sydney, alors pourquoi
lui ?
— Je n’ai pas vraiment choisi, figure-toi ; les choses se sont enchaînées
toutes seules, voilà.
— Tu veux dire que vous n’avez rien contrôlé ?
Sunshine se repassa le déroulement des faits, se revit à califourchon sur
Leo…
— Apparemment, non.
— Je n’aime pas ça, Sunny.
— Je te promets que cela ne nuira pas aux préparatifs de…
— Tu ne peux rien promettre, coupa-t-il. Vous êtes deux.
— Je ne vais quand même pas te demander la permission avant de
coucher avec un homme qui me plaît ? s’exclama Sunshine, à bout de
patience.
Jonathan ne répondit pas. Il affichait un air mécontent.
— Jon ?
Pas de réaction. Soudain, il fronça les sourcils.
— A propos…, entama-t-il d’un ton préoccupé. Où sont les cendres de
ta sœur, Sunshine ?
— Dans leur urne, sur mon bureau, comme d’habitude, répliqua-t-elle
en se raidissant. Pourquoi, tu veux la voir ?
— Ne prends pas ce ton désinvolte. Si Moon savait que tu ne l’as pas
encore fait, elle serait furieuse. Quand vas-tu te décider ?
— Bientôt, murmura-t-elle avec effort.
— C’est ce que tu dis depuis deux ans.
— Bientôt, répéta-t-elle. Ecoute, je dois te laisser : j’ai les croquis de la
nouvelle collection à terminer.
— Je continuerai à te poser la question, tu sais…
— Je le ferai, Jon. Mais… pas maintenant.
— Je t’aime, Sunny, dit-il d’une voix attristée. Mais ce n’est pas juste.
Ni envers Moon, ni envers tes parents, ni envers toi-même. Tu dois faire ton
deuil et avancer, Sunny.
— Je… je ne peux pas, Jon.
— Si, mais tu ne veux pas : c’est ça, le problème. Bon, on en reparlera
bientôt.
Après avoir mis fin à l’appel vidéo, Sunshine sortit ses derniers croquis
— travailler lui ferait du bien.
Mais, une demi-heure plus tard, elle était encore immobile sur sa chaise,
à contempler l’urne, qu’elle avait posée sur un socle de bois peint, bleu
cobalt, la couleur favorite de Moon.
Réactivant l’écran de son ordinateur, elle ouvrit le fichier dans lequel
elle avait répertorié les plages préférées de sa sœur. Mais aucune ne lui
semblait convenir.
Envahie par une tristesse insondable, Sunshine posa la tête sur son
bureau et fondit en larmes.

* * *

Lorsque Leo ferma le restaurant aux alentours de minuit, il comptait


rentrer chez lui, se servir un cognac, réfléchir un peu à sa vie, puis aller se
coucher.
Quelle soirée ! Sunshine. Natalie. La manœuvre de Heimlich. La
différence entre le calme et le sang-froid de la première et l’hystérie de la
seconde. Puis l’air surpris et embarrassé de Sunshine quand tout le monde
l’avait applaudie. Alors qu’elle venait de sauver la vie d’un homme.
Aussi avait-il vraiment besoin de repos, maintenant. Par conséquent,
pourquoi, laissant sa moto près du restaurant, se dirigea-t-il vers l’immeuble
de Sunshine ? Mystère.
Elle dormait peut-être…, se dit-il une fois arrivé devant l’entrée et
appuyant déjà sur l’interphone.
— Oui ? répondit-elle aussitôt d’une voix très claire.
— C’est moi, Leo.
Silence. Puis un déclic. La porte s’ouvrit.
Sunshine l’attendait sur le seuil, en kimono de soie violette rehaussé par
un large obi noir, pieds nus, les cheveux ruisselant sur ses épaules.
Mais, quand il s’approcha, Leo vit qu’elle avait le visage pâle et les
traits tirés.
— Je n’ai pas adressé la parole à Natalie, commença-t-elle à la hâte.
Sauf pour lui demander de rester tranquille.
— Je me fiche de Natalie !
— Pourquoi es-tu venu, alors ?
— Pour réclamer ma deuxième fois, répondit-il avant de l’embrasser
avec passion.
6.

Leo ferma les yeux et se laissa entraîner à l’intérieur de l’appartement,


sans détacher un instant sa bouche de celle de Sunshine. Il ne souleva les
paupières que lorsqu’elle s’arrêta.
Lentement, il écarta son visage du sien… et éclata de rire.
Dans sa chambre, tout était rose. Les murs peints, sur lesquels
ressortaient des motifs de cerisiers en fleur. Une chaise longue dans un coin,
rose bonbon, un repose-pieds recouvert de velours rose dragée. La cloison à
mi-hauteur, rose coquille d’œuf, qui séparait la chambre à proprement
parler du dressing, dans lequel Leo entrevit des rayonnages bien ordonnés
où s’alignaient accessoires, chaussures et sacs.
De l’autre côté, le dressing donnait apparemment sur la salle de bains,
dont le mur extérieur était décoré d’une scène peinte avec un réalisme inouï.
Sur un fond d’un superbe rose tendre, une femme se tenait assise, vêtue
d’une fabuleuse robe rose pâle. Sunshine avait réussi à créer une œuvre en
trois dimensions, en y insérant une coiffeuse Louis XVI dorée surmontée
d’un miroir au cadre ouvragé, lui aussi doré.
Se tournant vers le lit king size, Leo contempla le jeté de soie sauvage
fuchsia, parsemé d’une ribambelle de coussins déclinant toutes les nuances
de rose pastel.
— Franchement, Sunshine…, murmura-t-il en souriant.
— Si tu veux ta deuxième fois, je te conseille de tenir ta langue,
répliqua celle-ci d’un ton malicieux.
— Oh ! ne crains rien, je la réserve pour un meilleur usage. Viens, je
vais te montrer ce que je compte en faire…
Sunshine s’avança vers lui, le cœur battant à tout rompre. Mais, lorsque
Leo tendit la main vers le obi, elle l’arrêta.
— Attends. Il faut que je te prévienne : j’ai des cicatrices…
Il s’immobilisa, les doigts posés sur sa taille.
— A cause de l’accident. J’en ai deux, et je ne voudrais pas que tu sois
choqué.
Pour toute réponse, il entreprit de dérouler lentement la ceinture. Quand
il eut terminé, le kimono s’entrouvrit tandis que Leo laissait échapper un
soupir tremblant.
— Seigneur…
— Je sais, elles sont affreuses.
Doucement, il suivit les deux fines lignes blanches du bout du doigt.
— Je ne parlais pas de ces marques presque invisibles, Sunshine. J’étais
ébloui par ta beauté. Et je brûle de te caresser partout…
— Fais-le, alors, murmura-t-elle.
Avec une lenteur teintée de révérence, Leo passa les mains sous la soie
et la fit glisser de ses épaules jusqu’à ce que le vêtement tombe à terre.
Une fois Sunshine nue, il la dévora des yeux tandis qu’elle se tenait
devant lui, immobile et offerte. Et le fait que lui soit totalement habillé
redoublait l’excitation de Sunshine.
Soudain, il tendit le bras et, du bout des doigts, lui effleura le front.
Toujours aussi lentement, il descendit sur l’arête de son nez, frôla sa joue,
ses lèvres, sa mâchoire, son cou, sa gorge, et s’arrêta sur ses seins, qu’il
soumit à une divine torture, les caressant à peine, titillant les pointes, les
pinçant doucement…
Puis les mains de Leo reprirent leur voyage, suivirent les deux fines
cicatrices, s’attardant sur sa toison.
— Ravissant…, murmura-t-il.
Ses mains glissèrent entre ses jambes, tandis que Sunshine laissait
échapper un halètement.
— Je crois avoir trouvé l’endroit idéal pour ma langue…
Leo caressait déjà le bouton sensible et gonflé, le stimulant sous son
pouce.
— Tu ne te déshabilles pas ? chuchota-t-elle.
— Si. Mais d’abord…
Ses doigts s’aventurèrent dans sa moiteur, s’enfonçant et se retirant,
mais revenant toujours sur son clitoris. Sunshine gémit, ses jambes
fléchirent sous le coup du plaisir et il la retint contre lui.
— Leo… !
L’instant d’après, elle sombrait dans la jouissance.
Mais Leo ne s’arrêta pas, se contentant de ralentir ses caresses pour
l’apaiser. Quand elle cessa de trembler, il recula et ôta ses vêtements en
quelques gestes rapides.
Mon Dieu, il était… scandaleusement beau… Tout en muscles. Parfait.
Idéal. Larges épaules, biceps juste comme il fallait. Torse lisse et ventre plat
paraissant avoir été sculptés dans du marbre, hanches étroites, longues
jambes. Et cette impressionnante érection qui se dressait fièrement…
— Viens, dit-il d’une voix rauque en ouvrant les bras, je veux te sentir
sur moi. Partout.
Sunshine s’avança vers lui, se laissa envelopper dans sa merveilleuse
chaleur virile.
— Tu es bien, comme ça ? murmura-t-il.
— Plus que bien… Toi aussi, j’ai l’impression…, chuchota-t-elle, son
érection palpitante plaquée contre son ventre. Et nous pouvons encore nous
rapprocher, non ?
— Oui, mais pas de précipitation, cette fois ! répliqua-t-il en riant. Je
veux te voir étendue sur ce lit digne du Taj Mahal.
Joignant le geste à la parole, il la poussa doucement et écarta jeté et
coussins pour la laisser s’allonger. Puis, une fois installé entre ses jambes, il
se redressa en s’appuyant sur les mains, avant de pencher la tête pour
l’enfouir dans le cou de Sunshine.
— Seigneur, c’est dur d’attendre…, murmura-t-il.
— N’attends pas, alors, dit-elle en soulevant les hanches.
— Je veux d’abord jouer un peu avec toi. Et, cette fois, nous
n’oublierons pas le préservatif.
Se redressant de nouveau, il glissa quelques coussins sous elle, lui
remonta les bras au-dessus de la tête…
Sunshine ferma les yeux. Aussitôt, il l’embrassa. Sa langue lui caressa
les lèvres, se faufila entre elles…
Quelques instants plus tard, la bouche de Leo descendit sur son menton,
le cou, puis… plus rien.
Rouvrant les paupières, Sunshine découvrit Leo assis sur ses talons, qui
la contemplait en silence.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.
— Non. J’aime te regarder, c’est tout. Seigneur, ces seins…
Il posa délicatement les mains dessus.
— J’ai presque peur de les toucher, de crainte de jouir en trois secondes.
— Je veux que tu jouisses.
— Pas tout de suite. Ne bouge pas les bras…
Doucement, il se mit à lui masser la poitrine, arrachant des plaintes
rauques à Sunshine. Et, lorsqu’il se pencha pour aspirer un mamelon entre
ses lèvres, elle poussa un cri.
— Je t’ai fait mal ? demanda-t-il en redressant la tête.
— Non. C’est seulement que je n’en peux plus d’attendre…
Une lueur farouche traversa les yeux de Leo, puis il s’inclina de
nouveau et soumit l’autre sein aux mêmes tourments exquis. Cette fois,
Sunshine ne put résister. Elle baissa les bras et les referma sur la nuque de
son amant.
— Prends-moi, Leo, chuchota-t-elle. Je t’en supplie.
Après avoir secoué la tête, il fit glisser sa bouche sur son ventre, de plus
en plus bas tandis qu’elle le laissait faire en retenant son souffle.
Puis il l’embrassa, juste là…
— Ravissant… et délicieux, murmura-t-il en se redressant brièvement.
Ecarte les jambes, je veux te goûter.
S’agrippant au drap, elle obéit et creusa les reins pour mieux s’offrir aux
caresses de Leo. Une minute plus tard, la jouissance montait de nouveau et
elle s’abandonnait à la volupté en criant son prénom.
Il attendit qu’elle soit calmée, puis se redressa d’un mouvement fluide
et la pénétra d’un premier coup de rein vigoureux, avant d’accélérer le
rythme et la puissance de ses poussées, les mains arrimées aux hanches de
Sunshine.
Sentant un nouvel orgasme monter, elle se crispa afin de retenir le
moment de jouir.
— Viens, viens…, haleta-t-elle.
Et, cette fois, Leo céda à l’extase avec elle.

* * *

Longtemps après, il roula sur le dos en la serrant dans ses bras, si bien
qu’elle se retrouva à califourchon sur lui.
— Nous avons encore oublié le préservatif…, soupira-t-il.
— Cela ne m’était jamais arrivé auparavant, répliqua-t-elle en fronçant
les sourcils.
— Est-ce qu’il faut en parler ?
— Seulement si cela te pose un problème.
— Alors ce n’est pas la peine, murmura-t-il en lui caressant les reins
d’une main.
De l’autre, il passa les doigts dans ses cheveux, avec une douceur qui fit
battre le cœur de Sunshine.
Le silence s’installa entre eux, s’étira. Puis Leo demanda soudain :
— Comment se fait-il que tu connaisses la méthode de Heimlich ?
— Un jour, j’ai lu une histoire sur Internet, commença-t-elle en
haussant l’épaule, gênée. Celle d’une femme morte d’étouffement. Si
quelqu’un avait su quoi faire, elle aurait été sauvée. Alors j’ai appris. Juste
au cas où. Ce qui est fou, c’est que la première fois que je l’aie utilisée, ce
soit sur le petit ami de Natalie !
— Ce type n’est pas son petit ami, c’est son esclave.
— Aïe…
— J’aimerais pouvoir dire que c’était une plaisanterie, mais c’est hélas
la vérité.
— Je ne comprends vraiment pas ce que tu lui trouvais, à Natalie.
— Moi non plus, soupira-t-il. Je mérite sans doute de me retrouver avec
ce genre de femme.
Sunshine le regarda, perplexe.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Le fait que l’histoire se répète. Et que ce n’était pas ma première
erreur. Juste la plus tenace.
Le mot erreur arracha un frisson à Sunshine.
— Tu as froid, murmura-t-il. J’ai une idée fantastique : si on se mettait
dans le lit ?
Une fois sous la couette et blottie contre lui, elle prit le collier qui ne la
quittait jamais et en caressa les pendentifs.
— Soleil et Lune, dit Leo. Pour Sunshine et Moonbeam ?
— Oui. Et mon entreprise s’appelle Sun & Moon. Je ne sais pas ce que
nous aurions fait après avoir changé de prénoms…
— Vous aviez l’intention d’en changer ? Laisse-moi deviner : Sue et
Jenny ?
— J’ai une tête à m’appeler Sue ?
— En fait, Sunshine te va bien.
— Tu es dur ! Et Moonbeam n’avait vraiment rien d’une Jenny ! Elle
avait choisi Amaya. Cela veut dire « Pluie nocturne ».
— Pas mal. Et toi ?
— Allyn. Tu trouves ça comment ?
— Je te l’ai dit : Sunshine te va bien.
— Aïe… Bon, d’après Moon, Allyn signifiait « Celle qui brille et
éclaire ». J’y ai beaucoup repensé durant ces deux dernières années, en me
demandant si changer de prénom m’aiderait à accepter d’avancer. Mes
parents n’en sont pas certains.
— Parle-moi un peu d’eux.
— De mes parents ? Oh ! ils sont complètement fous, et merveilleux.
Toujours prêts à me soutenir, mais sans jamais être envahissants. Ils nous
ont laissées quitter la communauté, Moon et moi, alors que nous avions à
peine quinze ans. Ils voulaient que nous puissions expérimenter d’autres
modes de vie et décider du nôtre en connaissance de cause. Ils se sont
assurés que nous vivions en sécurité, que nous continuions notre scolarité
dans un bon établissement, en nous soutenant sur le plan matériel. Ils
avaient compris avant nous que Moon était une vraie hippie et moi… eh
bien, quelque chose entre hippie et citadine. Si je ne m’étais pas sentie
tellement chez moi en ville, Moon serait très vite repartie là-bas.
Elle regarda Leo en souriant.
— Nous avons lancé notre entreprise grâce à un héritage touché par
mon père. Comme il n’avait pas besoin de cet argent, il nous l’a offert pour
nos dix-huit ans.
— Vous avez eu de la chance.
— Oui. Mais tout n’est pas rose, tu sais. Il faut notamment se coltiner
les haïkus !
— Ah… Tu ne m’as toujours pas dit ce que c’était, exactement…
— Tu le découvriras bientôt.
— Je suis impatient de voir ça. Et que pensaient-ils de votre projet de
changer de prénoms ?
— Ils ne se sont pas du tout sentis blessés : du moment que nous le
désirions, ils nous approuvaient.
— Parle-moi de Moonbeam.
— Eh bien, soupira Sunshine en roulant sur le dos. Tu sais déjà à quoi
elle ressemblait : à moi ! Mais en plus mince, et avec de magnifiques yeux
verts — les deux. Par contre, côté caractère, nous étions totalement
différentes. Je suis carnivore, elle était végétarienne. Je suis… bon, tu vois
comment je suis… amicale, décontractée, libre de mes gestes, gaie.
— Et elle ?
Sunshine tripota sa chaîne.
— Moon était… sauvage, rebelle, et même un peu… guerrière. J’étais
Mary Poppins tandis qu’elle avait un côté Michelle Yeoh dans Tigre et
Dragon. Quand les gamins se moquaient de mes yeux, moi, ça me faisait
rire et je m’en fichais, mais elle, elle sortait son épée !
— Si je comprends bien, elle était ta protectrice ?
— Oui. Et mon admiratrice inconditionnelle ! En plus, elle était très
intelligente, et imbattable en maths. J’étais la part créative de l’entreprise et
elle le cerveau. Mais, en fait, elle se fichait de tout ce qui était matériel. Une
vraie hippie, quoi…
— Et la moto ? demanda doucement Leo.
— Elle l’a achetée parce qu’elle aimait la sensation du vent sur son
visage quand elle fonçait sur la route. Elle se sentait libre…
— Et… ?
Cette fois, Sunshine se mit à jouer avec sa frange.
— Nous étions à une soirée. Son petit ami du moment, Jeff, nous a
confondues et a essayé de m’embrasser. Moonbeam a demandé à ce qu’on
fiche le camp. Je suis partie avec elle.
— Elle t’en voulait ?
— Non ! Pas du tout ! Elle savait que je ne lui aurais jamais fait une
chose pareille. Et elle n’était même pas en colère contre Jeff ; elle ne tenait
pas en place, c’est tout.
— Et ensuite ?
— Ensuite, nous sommes montées à moto et avons démarré.
Un frisson la parcourut.
— Moon était déchaînée, ce soir-là, et elle roulait trop vite. Elle a mal
négocié un virage et tu connais déjà la suite. Morte sur le coup.
Elle déglutit avec difficulté.
— Moi, j’ai été transportée aux urgences. Ils m’ont ôté la moitié du foie
pour enrayer une hémorragie interne, due à un traumatisme abdominal.
Sais-tu que le foie est le seul organe capable de se régénérer ? Par
conséquent, le morceau qu’ils m’ont enlevé a sans doute déjà repoussé.
Incroyable, non ?
— Je suis désolé, Sunshine.
D’un geste nerveux, elle rejeta sa frange sur le côté.
— Ce qui nous ramène à notre problème : ta moto.
Leo demeura silencieux.
— Tu comprends que tu dois t’en débarrasser, n’est-ce pas ?
— Je comprends… pourquoi tu détestes les motos, répliqua-t-il
lentement. Tu t’en veux parce que tu penses que ta sœur est restée en ville
pour toi. Et à cause de ce qui s’était passé avec son petit ami ; tu dois
probablement te dire inconsciemment que c’est ta faute s’il a essayé de
t’embrasser. Et que, sans cet incident, Moonbeam n’aurait pas quitté la
soirée comme une furie. Et, en plus, tu te sens coupable parce qu’elle est
morte et pas toi.
Après avoir battu des cils, Sunshine essuya une larme.
— Oui. C’est assez bien résumé. Elle me manque tellement… Je ferais
n’importe quoi pour qu’elle revienne.
Elle leva les yeux vers lui.
— Mais on ne peut pas ressusciter quelqu’un. Alors, je t’en supplie,
vends ta moto, Leo.
— Tu ne comprends pas ce qu’elle représente pour moi. Mon père et ma
mère étaient toxicos, et ils se fichaient de tout, sauf de leur maudite came,
tandis que vos parents vous ont soutenues. Moi, j’étais seul, et je devais
m’occuper de Caleb. Nous n’avions pas d’argent, alors j’ai dû me
débrouiller pour en gagner. Si je ne ramenais pas de nourriture, nous
n’avions rien à manger. Un jour, j’ai commencé à faire le tour des
restaurants pour mendier des restes. Jusqu’à ce qu’un soir un cuisinier ait
pitié de moi et me donne du travail…
Il haussa les épaules.
— … et, au fil des ans, j’ai fini par devenir chef à mon tour.
Doucement, Sunshine lui caressa la main.
— Je ne raconte pas cela pour t’attendrir, reprit-il. J’essaie seulement de
t’expliquer. Ç’aurait pu être pire. Nous n’avons jamais été agressés
sexuellement. Ni battus — enfin, pas Caleb, et moi, pas trop souvent. Et
puis, j’avais vite mûri et appris à me défendre, je n’avais pas le choix.
Résultat : je ne perds jamais de temps et déteste tout ce qui est frivolités et
mondanités, à moins d’y être obligé. Et je ne m’autorise aucun caprice. Ma
moto est ma seule exception à cette règle.
— Je vois, dit Sunshine.
Leo avait sa moto comme elle avait les cendres de Moon. Toutes deux
représentaient un lien avec ce qu’ils avaient perdu : elle sa jumelle, lui son
enfance.
— Nous n’allons pas pouvoir nous entendre là-dessus, Leo. Tu mérites
de goûter à ce dont tu as été privé adolescent, et moi, je ne peux pas
supporter l’idée des risques que tu cours.
Se redressant d’un mouvement vif, Sunshine descendit du lit, ramassa
son kimono tombé sur le parquet et l’enfila.
— Par conséquent, nous en resterons à deux.
— A deux quoi ? demanda Leo.
— Deux fois, au lieu de quatre.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Parce que le fait de t’imaginer sur cet engin me perturbe
déjà beaucoup trop. Et, si on continue, cela ne va pas s’arranger, bien au
contraire. Je ne me sens pas capable de vivre ça, Leo.
— C’est-à-dire ?
— Les deux autres fois… le sexe, répondit-elle avec impatience. C’est
ma faute, je n’aurais pas dû me jeter à ton cou alors que tu ne voulais pas de
ce genre de rapport.
— Dans ce cas, je suis responsable aussi : ce soir, c’est moi qui suis
venu me jeter à ton cou.
Sunshine referma les pans de son kimono sur sa poitrine.
— Alors, cessons de nous jeter l’un sur l’autre !
— Reviens te coucher, Sunshine, nous allons en parler.
— Une discussion au lit ne me semble pas être la meilleure idée au
monde.
Repoussant la couette, Leo se leva à son tour.
— Je te propose un marché, dit-il en se penchant pour récupérer ses
vêtements.
— Quel genre de marché ?
— Je me débarrasserai de ma moto après la quatrième fois, ou quand tu
auras changé de prénom.
— C’est bizarre, comme idée…
— Tu trouves ? Je renonce à ma moto, et toi, tu renonces à l’emprise
que ta sœur continue d’exercer sur toi.
— Elle n’exerce plus aucune emprise sur moi.
— Si c’était le cas, ta règle des quatre fois n’existerait pas. Alors, ma
moto en échange de ce que tu n’as jamais accordé à aucun homme : une
cinquième fois.
— Non.
— Si. Sinon, tu peux changer de nom. Tu as dit que ce serait une façon
d’avancer. Alors, avance, Sunshine !
— Je… je ne sais pas…, murmura-t-elle, pétrifiée.
— Prends le temps d’y réfléchir. Mais ne tarde pas trop, parce que, au
cas où tu ne l’aurais pas encore compris, si l’on ne me donne pas ce que je
désire, je le prends.
— Tu ne le penses pas vraiment.
— Allons jusqu’à quatre et tu verras.
Ayant récupéré son obi, Sunshine voulut l’enrouler autour de sa taille,
mais ses mains tremblaient trop. Après avoir remis ses boots, Leo
s’approcha d’elle et l’aida en souriant.
— Merci, dit-elle d’une voix crispée. Je te raccompagne.
Une fois arrivée devant la porte, elle se retourna vers lui.
— Alors… ! Je t’envoie un mail pour… faire le point, concernant
l’organisation de la soirée. Et ensuite… eh bien…
— Eh bien… ? répéta Leo, les yeux étincelants.
Mais, lorsqu’il se pencha et l’embrassa rapidement sur les lèvres, elle
recula d’un mouvement brusque.
— Ce n’est qu’un baiser, murmura-t-il. Pense aux calories.

* * *

Après s’être recouchée, Sunshine resta longtemps éveillée dans


l’obscurité.
Leo était prêt à renoncer à sa moto.
Aussitôt, une image surgit dans son esprit, celle de Moon enfourchant sa
grosse cylindrée ce soir-là, riant aux éclats, puis fonçant à toute allure dans
la nuit tandis que Sunshine s’accrochait à elle et fermait les yeux. Puis le
trou noir. Et le réveil à l’hôpital, avec la certitude atroce que Moonbeam
était partie pour toujours, avant même qu’on lui apprenne l’horrible
nouvelle.
S’il arrivait quelque chose à Leo, elle en serait anéantie. Elle le
connaissait depuis seulement une semaine et elle était déjà terrifiée à la
pensée de le perdre. Cela en disait long…
Quel casse-tête. Il se débarrasserait de sa moto à condition qu’ils aillent
jusqu’au bout des quatre fois. Mais, dans ce cas, elle s’attacherait encore
davantage à lui.
Quant à changer de prénom, cela l’aiderait peut-être à avancer, en effet,
mais ne serait-ce pas une insulte envers sa sœur que de faire seule ce
qu’elles avaient envisagé à deux ?
Et qu’est-ce qui était le plus important : ne pas trahir la mémoire de
Moonbeam, ou s’assurer que Leo ne prenne aucun risque ?
Sunshine repoussa la couette, remit son kimono et se précipita dans son
bureau. Là, elle contempla l’urne de Moonbeam. Un jour, quelque temps
avant sa mort, comme si elle avait pressenti l’accident, sa jumelle lui avait
confié qu’en cas de décès elle voulait que ses cendres soient répandues sur
une plage, par une nuit de pleine lune.
Et, au lieu de cela, elles étaient toujours là, dans le bureau de Sunshine.

* * *

Allongé dans la pénombre, Leo scrutait le plafond. Pas besoin d’être


psychologue pour comprendre que le fait que ses parents ne l’aient jamais
touché — pas plus qu’ils ne se soient jamais occupés de lui — soit à
l’origine de sa phobie des contacts physiques.
Ç’avait été différent pour Caleb, parce que Leo avait veillé à ce que
celui-ci grandisse dans de meilleures conditions que lui, faisant passer ses
besoins avant les siens. Par conséquent, son cadet n’était pas aussi réservé
ou abîmé que lui, même s’il avait néanmoins souffert de l’absence
parentale. Son frère attirait l’affection, la douceur, l’amour. Lui attirait les
gens comme Natalie.
Il ne pouvait pas non plus se choisir une femme comme Sunshine,
puisqu’elle ne désirait s’engager avec personne.
Alors, pourquoi lui avait-elle demandé de renoncer à sa moto ? Et
pourquoi lui avait-il proposé ce marché dément ?
Et s’il ne couchait plus jamais avec elle ? Si elle continuait à porter
éternellement le deuil de sa sœur ?
Leo se retourna sur le ventre et donna un coup de poing dans l’oreiller,
puis ferma les yeux. Aussitôt, il la revit en pensée, nue. Si belle. Et aussi
abîmée que lui, finalement. Mais elle, elle voulait rester abîmée, alors que
lui n’avait qu’un désir : guérir de ses blessures.
Il assena un nouveau coup de poing à l’oreiller. Seigneur, que cette
femme l’irritait ! Au départ, avant de la connaître, il l’avait trouvée
énervante et superficielle. Mais il avait changé d’avis au fil des jours. Elle
était surprenante de complexité et de profondeur. Jusqu’à apprendre la
manœuvre de Heimlich et ne pas craindre de s’en servir.
Et cette manie de partager des anecdotes ou des statistiques absurdes à
tout bout de champ ! C’était suprêmement agaçant et en même temps…
fascinant. Elle était curieuse de tout.
Sa maudite règle des quatre fois l’irritait. Autant que son propre refus
de se limiter à deux. Parce qu’elle en avait décidé ainsi ! Comme elle avait
pris l’initiative la première fois de s’installer à califourchon sur lui, dans ce
fichu salon !
Mais Sunshine Smart n’imposerait pas sa loi à Leo Quatermaine. Il lui
ferait encore l’amour — et autant de fois qu’il en aurait envie, bon sang !
7.

A : Leo Quatermaine
De : Sunshine Smart
Objet : Divers
Hello, Leo,
Photo de ma robe en pièce jointe. Si tu pouvais m’en transmettre une de ton
costume et de ta cravate, ce serait parfait, car j’aimerais terminer les
croquis de tes chaussures demain. S’ils te plaisent, envisage trois essayages,
de vingt minutes chacun, et je n’aurai pas besoin d’être là. Je t’envoie les
coordonnées de Seb, le bottier.
Dimanche, je vais sur la côte pour voir les hôtels que j’ai repérés pour les
invités qui voudront passer la nuit sur place. Je te tiendrai au courant par
mail.
Dernière chose : la musique. Kate est fabuleuse. Nous réglerons cela quand
tu auras une minute.
J’espère que tout va bien de ton côté.
Sunshine

Oh non, Sunshine, tu n’iras pas sur la côte sans moi.


Ce fut la première pensée qui vint à l’esprit de Leo après avoir lu son
message. Ensuite, il songea qu’elle avait un sacré culot de conclure avec
cette dernière phrase. Parce qu’elle savait pertinemment que tout n’irait pas
bien tant qu’il n’aurait pas eu gain de cause avec elle.
Une image de Sunshine nue jaillit aussitôt dans son cerveau. Il serra les
mâchoires pour chasser la vision, ouvrit la première pièce jointe, et vit
Sunshine dans une robe terriblement sexy, avec des escarpins sensationnels
aux pieds.
Ce qui ne calma pas son érection, bien au contraire.

* * *
Sunshine, qui avait longuement réfléchi avant de rédiger son mail à
Leo, ouvrit sa réponse avec appréhension :

Rendez-vous au South à 14 heures dimanche. Finaliserons derniers détails


sur place. Photo du costume en pièce jointe.

Ah… Dans ce cas, elle avait intérêt à se débarrasser rapidement de cette


sensation de vide au niveau de l’estomac.
Elle cliqua sur le fichier en retenant son souffle… mais l’ensemble
masculin avait été photographié sur un mannequin.
Il était néanmoins superbe. D’un beau gris moyen. Trois-pièces, coupe
cintrée. Veste à deux boutons. Chemise blanche, cravate à petits carreaux
noir, gris argenté et blanc. Et, dernière touche : pochette violette et gris
chiné glissée dans la poche de poitrine.
Ne manquait plus que la tête de Leo pour parachever le tableau… avec
cheveux, en plus.
Parfait, songea Sunshine en lançant l’impression de la photo. Elle allait
s’attaquer aux chaussures sur-le-champ, et lui montrer les croquis dimanche
— il allait adorer !

* * *

La première chose qu’elle aperçut en arrivant au South, ce fut la moto.


Leo l’avait fait exprès, pressentit-elle aussitôt. Et il n’allait pas manquer une
occasion de la provoquer.
Alors qu’elle avait réussi à calmer son estomac, celui-ci se réveilla
brusquement. Assise dans sa voiture, elle se concentra sur sa respiration en
se faisant la leçon : Leo n’était pas une tête brûlée d’adolescent, il n’aurait
pas d’accident…
Mais elle eut beau se répéter ce mantra pendant plusieurs minutes, la
boule dans son ventre ne disparut pas.
Elle carra donc les épaules, ouvrit sa portière et sortit précipitamment
du véhicule — alors qu’elle aurait préféré agir avec calme et assurance, au
cas où Leo l’observerait de loin.
Raté… Ondulant des hanches d’une façon qu’elle espérait nonchalante
et élégante, elle se dirigea vers le coffre, l’ouvrit et en sortit son porte-
documents en cuir. Puis, après avoir inspiré à fond, elle prit le chemin du
restaurant.
Dès qu’elle pénétra à l’intérieur, Sunshine aperçut Leo.
Ses cheveux avaient encore poussé et il était vêtu d’un jean anthracite,
avec un pull moulant noir en fine laine. Une véritable provocation
ambulante. Même ses boots de motard, noires elles aussi, ne parvinrent pas
à atténuer la bouffée de désir qui la submergea.
Lentement, il s’avança vers elle, d’une démarche féline et sexy qui la
força à déglutir deux fois de suite. Elle s’apprêta à l’embrasser sur la joue,
puis se ravisa en se disant que, après les étreintes torrides qu’ils avaient
partagées, ce genre de salutation n’était plus vraiment approprié.
Hélas, à en juger par le lent sourire qui se dessina sur la bouche
sensuelle de Leo, il avait deviné sa confusion. Et soudain, à la surprise de
Sunshine, il pencha la tête et lui déposa un baiser sur les lèvres, furtif, mais
doux et chaud.
Elle ne sut quoi répondre et émit un bête « oh ».
Lui se contenta de hausser les sourcils, avant de désigner la grande salle
d’un petit mouvement de tête.
— Comme tu peux le constater, tables et chaises sont installées, dit-il.
J’organise un dîner de répétition dans deux semaines, ensuite il nous restera
un mois pour procéder aux derniers ajustements. J’inviterai les gens du coin
à ce premier dîner, des journalistes gastronomiques, et quelques autres
spécialisés dans le secteur de l’art de vivre. Tu seras présente, bien sûr.
Mon Dieu, elle aurait tant voulu refuser, mais c’était impossible,
évidemment. Et Leo le savait très bien.
— Oui, bien sûr ! appuya-t-elle avec enthousiasme.
Il baissa le regard sur son porte-documents.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les croquis de tes chaussures.
— Jetons-y un coup d’œil, alors.
D’habitude, Sunshine exhibait ses esquisses de façon un peu théâtrale,
mais cette fois elle les sortit simplement et les tendit à Leo. Ensuite, elle
s’efforça de ne pas le regarder. Et, lorsque, du coin de l’œil, elle vit une
expression de stupeur empreindre ses traits, elle eut envie de lui arracher les
feuilles des mains.
Sans dire un mot, Leo s’avança dans la salle et étala les croquis sur une
table située près de la baie vitrée.
— Pas du tout ce à quoi je m’attendais…, murmura-t-il.
— A quoi t’attendais-tu ?
Petit silence. Sourire fugace.
— En matière de chaussure, quel serait l’équivalent d’une bibliothèque
en pin naturel ?
— Eh bien… des derbies noirs, à lacets… ?
— Exactement !
— Attention : je n’ai rien contre les derbies noirs à lacets.
— Mais… ?
— Mais…, répondit Sunshine en haussant l’épaule.

* * *

Il adorait ces chaussures, reconnut Leo en son for intérieur. Ligne


épurée, fuselée. Aucune couture décorative. Bout légèrement arrondi, mais
pointu en même temps. Pas de lacets : juste une boucle sobre et raffinée sur
le côté, en argent.
Simples et audacieuses à la fois. Et cette teinte… Le cuir semblait noir,
mais avec comme des reflets violets.
— Merci, dit-il après s’être éclairci la gorge.
— Tu… Tu les porteras ?
— Tu peux vraiment obtenir cette couleur, et ces boucles ?
— J’ai déjà réservé le cuir. Et commandé les boucles : c’est de l’argent
véritable.
— Alors, oui, je les porterai, Sunshine.
Quand elle sourit et que ses yeux pétillèrent de joie, Leo sentit son cœur
se mettre à tambouriner dans sa poitrine, mais il se força à l’ignorer.
Aujourd’hui, il resterait aux commandes, et Sunshine suivrait. Pas l’inverse.
Bien sûr, quand il l’avait vue sortir de cette Fiat vintage jaune, il avait
failli oublier son plan tellement il s’était senti déstabilisé. La faute à la robe.
Rose pêche, bien trop moulante… et bien trop courte.
Quant à ces escarpins noirs à talons aiguilles, bien trop hauts, avec de
petites perles incrustées dans le cuir, et des rubans croisés sur ses
chevilles…
— Allons visiter ces hôtels que tu as repérés, dit-il à la hâte.
— Parce que tu… Tu viens avec moi ? En voiture ?
Il songea un instant à refuser, sachant que, si elle le voyait sur sa moto,
elle craquerait aussitôt. Et il voulait qu’elle craque, rapidement. Mais, dans
son minuscule véhicule, ils seraient si serrés qu’elle sentirait sa proximité
sans même le toucher.
— Oui. En voiture.
Cependant, quand il s’installa à côté d’elle, et que son parfum de
jonquille lui caressa les narines, Leo se dit qu’il avait peut-être commis une
erreur stratégique. Parce que cette odeur le rendait complètement dingue.
— Ta ceinture, dit-elle d’un ton presque neutre.
Elle attendit qu’il l’eût bouclée pour allumer le contact, les joues roses.
S’il la touchait, là…
Quand il le fit, du bout des doigts, elle se tourna vivement vers lui.
— Tes pupilles sont dilatées, Sunshine, dit-il en souriant. Tu as déjà
regardé ce que cela signifiait, sur Internet ?

* * *

Oui, Sunshine savait tout, en matière de pupilles dilatées. Mais elle ne


réagirait pas à sa provocation. Surtout pas maintenant, alors que des visions
d’un érotisme torride défilaient dans son esprit. Leo était si proche qu’à
chaque changement de vitesse ses doigts lui effleuraient la cuisse.
Heureusement, le premier hôtel se trouvait tout près du restaurant.
Sunshine fut si contente de sortir de voiture qu’elle ne put retenir un soupir
de soulagement.
Mais, lorsque Leo lui posa nonchalamment la main sur les reins pour
l’entraîner vers la porte de l’établissement, elle dut faire un effort pour ne
pas le gifler… Il faisait exprès.
Dès qu’ils furent entrés dans le hall, elle s’écarta de lui.
— J’aime beaucoup le contraste entre ce bois sombre et le sol de pierre
claire, dit-elle en souriant. Je crois que je vais me réserver une chambre ici.
Tu envisages de passer la nuit sur place, ou tu comptes rentrer à Sydney ?
— Si je n’ai plus de moto, je ne pourrai pas rentrer à Sydney, répliqua-t-
il tranquillement. Mais, de toute façon, j’ai une maison dans les environs et
j’espère qu’elle sera complètement meublée d’ici là.
— Une maison ? Dans le coin ?
De mieux en mieux. A présent, elle ergotait comme un perroquet…
— Oui, je l’ai fait construire l’année dernière.
Après s’être interrompu un instant, il reprit :
— Tu pourrais passer la nuit chez moi, après la soirée.
Sunshine sentit un nœud dans sa gorge se former, tandis qu’une nuée de
papillons s’envolait dans son ventre.
— Je ne pense pas que ce serait une bonne idée.
— Ne pense pas, répliqua Leo en lui effleurant la joue. Ressens, ça
suffit.
— Tu me fais peur, Leo.
— Vraiment ? fit-il, l’air ravi. Accepte les deux autres fois, et
j’arrêterai.
Sunshine se tourna avec gratitude vers l’homme qui s’avançait vers eux
avec une expression accueillante.
Présentations. Echange de banalités. Parfait.
— Que diriez-vous de commencer par la suite réservée aux jeunes
mariés ? demanda ensuite le directeur en souriant.

* * *

— Alors… ! entama-t-elle en se garant sur le parking du South.


Récapitulons. La question de l’hébergement est gérée. Je m’occupe de tout
ce qui concerne les invitations. Pas de maître de cérémonie : tu te contentes
d’accueillir les gens. Pas non plus de discours officiels, Caleb et Jonathan
sont ravis à l’idée de répéter leurs vœux nuptiaux. Code vestimentaire,
validé aussi. Chaussures en cours. Et Kate est d’accord pour chanter.
Elle se tourna vers Leo.
— Nous pouvons régler les derniers détails par mail, non ?
— Le gâteau, répliqua-t-il tranquillement.
— Quoi, le gâteau… ?
— Sunshine, je t’ai apporté quatre gâteaux miniatures parce que tu
réclamais une séance de dégustation, alors si tu crois que je vais les
rapporter intacts à Anton — que j’ai eu beaucoup de mal à convaincre de
les préparer —, tu te trompes.
En aparté, il songea : Pardonne-moi, Anton, toi qui es toujours prêt à te
mettre en quatre pour me faire plaisir, je te fais passer pour un croque-
mitaine…
Sunshine fronça les sourcils, visiblement perturbée.
— Ah… Je pourrais en emporter un morceau de chaque…
— Et il y a aussi le plan de table. J’ai pris ma soirée et j’ignore quand je
pourrai me libérer de nouveau, alors nous ferions bien de nous en occuper
maintenant.
— Mais… J’ai un rendez-vous, avec Tony, le calligraphe.
— C’est un ex, annule-le.
— Comment sais-tu que… Oh ! c’est moi qui te l’ai dit ?
— Oui. Et respire, Sunshine, il ne s’agit que de gâteaux. D’ailleurs, j’ai
encore un autre échantillon à te montrer : Anton a aussi fait un essai pour
les cadeaux des invités.
Elle le regarda d’un air consterné.
— Nous pourrions régler cela par mail, non ?
— Et j’ai tous les ingrédients pour préparer une pizza spéciale
carnivores.
Ses yeux pétillèrent, ses lèvres esquissèrent une mimique gourmande.
— Oh… Dans ce cas, répliqua-t-elle en ouvrant sa portière.
— Où vas-tu ?
— Dans ton restaurant.
— Non, nous allons chez moi.
— Je croyais que ta maison n’était pas encore meublée ?
— Pas complètement, mais la cuisine est parfaitement équipée. Il y a
aussi un coin repas provisoire, avec une table roulante et un salon de jardin.
La salle de bains est utilisable. Et il y a même un matelas.
Sunshine retroussa le nez. Leo voyait quasiment les arguments se
bousculer dans sa tête.
— Pense au gâteau, suggéra-t-il.
— D’accord, soupira-t-elle d’un air résigné.
— Parfait, approuva Leo en ouvrant à son tour sa portière.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je prends la moto ; je te montrerai le chemin. Je passe récupérer mon
blouson et mes clés pendant que tu appelles Tony.
— Tony ? demanda-t-elle d’un air confus. Ah, oui…
— Tu l’avais oublié ? Le pauvre…

* * *

Pour la première fois de sa vie, Leo roula comme un fou. Après avoir
laissé Sunshine prendre de l’avance, il l’avait rattrapée, doublée juste avant
un virage, puis l’avait rapidement distancée et était arrivé bien avant elle.
A vrai dire, il s’en voulait un peu de lui infliger cela, mais c’était la
seule solution pour vaincre ses résistances.
Lorsque la Fiat déboucha enfin au bout de l’allée, il s’attendait à
essuyer un flot de reproches, mais elle sortit de voiture le visage livide et les
lèvres pincées.
Sans lui adresser la parole, elle se dirigea vers le coffre, en tira son
grand porte-documents et un immense sac, tous deux en cuir, rouge cerise
pour le premier, turquoise pour le second. Lorsqu’elle passa la bandoulière
de celui-ci sur son épaule et se retourna vers Leo, celui-ci constata que
l’étrange métamorphose était en cours, et qu’elle tremblait de la tête aux
pieds.
Il ne lui ferait plus jamais cela, se jura-t-il.
Toujours en silence, elle le suivit tandis qu’il se dirigeait vers l’escalier.
Avant de poser le pied sur la première marche, il s’arrêta et se retourna vers
elle.
— Ça va ?
Son regard glissa sur lui, inexpressif, mais Leo constata avec
soulagement que son visage redevenait normal.
— Ote tes chaussures, dit-il. C’est plus prudent.
— Prudent ? Tu oses employer ce mot après ce que tu viens de faire ?
— Passe-moi ton porte-documents et ton sac, alors.
— Non. Voyons un peu ce que tu ressentiras si je dévale cet escalier et
me casse une jambe — ou me fracasse le crâne.
— OK. Je suis désolé d’avoir roulé aussi vite.
Après l’avoir dévisagé en silence, elle leva son bras libre et lui donna un
coup de poing dans l’épaule. Enfin, ce qu’elle crut être un coup de poing,
car Leo eut davantage l’impression d’une tape, amortie par un coussin.
— Tu m’avais dit que tu n’étais pas une tête brûlée d’adolescent, dit-
elle d’une voix vibrante à la fois de peur et de colère.
— C’est vrai : je n’en suis pas une. Je suis désolé, répéta-t-il.
— Tais-toi, Leo ! Je suis trop fâchée pour accepter tes excuses ! Et,
après m’avoir fait vivre cet enfer, tu as intérêt à proposer au minimum six
viandes différentes sur ta pizza !
Leo retint le rire qui lui montait aux lèvres.
— Donne-moi au moins ton porte-documents.
— Non, je garde mes affaires !
Après avoir repoussé ses cheveux en arrière, elle lui fit signe d’avancer.
Leo descendit la première marche, la deuxième, la troisième, lentement,
prêt à la rattraper si elle trébuchait.
Mais Sunshine, la reine des talons aiguilles, ne fit pas le moindre faux
pas, et ils atteignirent le seuil de la maison sans incident.
Rassuré, Leo ouvrit la porte et l’invita à entrer.
Comme au South, il avait choisi le verre et le bois comme matériaux
principaux si bien que des baies vitrées couraient autour de l’espace,
donnant d’un côté sur un porche tout en longueur. La vue était aussi
sublime qu’au South. Mais, la maison se trouvant plus bas, et nichée au
creux d’une crique, la proximité de la plage était immédiate.
Sunshine s’avança d’un pas soudain hésitant.
— Tu peux aller sous le porche, proposa Leo en se débarrassant de son
blouson.
Après avoir posé son porte-documents et son sac sur le parquet, elle fit
coulisser la paroi vitrée et sortit.
— Ma sœur aurait adoré cet endroit, dit-elle.
— Et toi ? répliqua-t-il en s’arrêtant derrière elle.
Se retournant à demi, elle le regarda dans les yeux. Dans les siens, des
larmes brillaient.
Cette fois, Leo ne put résister et la prit dans ses bras. Elle appuya alors
la tête contre son épaule, puis l’embrassa, là où elle l’avait « frappé » un
peu plus tôt.
— Pardonne-moi de t’avoir donné un coup de poing, murmura-t-elle.
Cela ne m’était encore jamais arrivé.
— Je ne sais pas comment tu vas le prendre, mais je n’ai pas eu mal.
— Alors, j’espère que mon rouge à lèvres « Beige Amour » va tacher
ton pull. Même si cela ne part pas.
— Tu peux me dessiner tout ce que tu voudras sur le dos avec ton Beige
Amour, je l’ai mérité.
— Tu m’as rendue folle d’inquiétude, Leo.
— Je sais. Je suis désolé.
— Et tu es supposé souffrir d’haptophobie, alors tu ne devrais pas me
serrer contre toi.
— Pardon ? Je suis atteint de quoi ?
— D’haptophobie : la crainte du contact humain.
Il se mordit l’intérieur de la joue. Ce n’était vraiment pas le moment de
se moquer d’elle.
— Cela signifie sans doute que je fais des progrès, Sunshine. Et
comment va ta phobie de l’engagement ?
S’écartant de lui, elle contempla de nouveau la plage.
— Si tu fais allusion à ma réticence à m’attacher à quiconque, ce n’est
pas une phobie, mais un choix délibéré.
— Dans ce cas, tu as fait le mauvais choix.
— Non, le bon. Pour moi, en tout cas.
Sur ces mots, elle se retourna vers lui en laissant échapper un son
étouffé qui tenait à la fois du soupir et du rire.
— Remuons-nous un peu, sinon je vais commencer à m’ennuyer !
Alors… ! Au travail !

* * *

Lorsque, une demi-heure plus tard, Leo se dirigea vers elle en poussant
la table roulante sur laquelle trônaient quatre superbes gâteaux, Sunshine fut
traversée d’un frisson. Pas à cause de la vision alléchante qui s’offrait à ses
yeux, mais parce que Leo arborait une expression indéchiffrable. Il avait
une idée derrière la tête, elle en était certaine.
Elle examina du regard les miniatures magnifiquement décorées. Eh
bien, tant pis pour lui s’il nourrissait des espoirs absurdes. De son côté, elle
allait savourer chaque bouchée de ces merveilles, et tant pis pour les
calories.
Soudain, elle remarqua le champagne sur le second plateau de la table.
Suivant son regard, Leo se pencha pour prendre la bouteille et, d’un geste
adroit, en fit sauter le bouchon.
— Hé, doucement : je dois faire attention à ma ligne. Et je conduis…
— Tu n’as besoin d’aucun régime, répliqua-t-il avec calme. Quant à
conduire… on verra.
— Coupe le gâteau, Leo, riposta-t-elle avec un soupir.
Après avoir servi deux parts de la première pâtisserie sur des assiettes
de porcelaine blanche, il lui tendit la sienne.
— Gâteau traditionnel aux fruits secs, glaçage à l’orange.
Sunshine en prit une bouchée et ferma les yeux. Moelleux, exactement
comme elle l’aimait. Délicieux.
— C’est celui-ci qu’il nous faut ! s’exclama-t-elle en rouvrant les
paupières.
— Attends d’avoir goûté les autres !
Il la regarda ramasser la dernière miette de sucre glace en souriant.
— Tu peux en avoir une deuxième part, tu sais…
— Pas si je veux porter la robe que j’ai choisie… Allez, au suivant,
Leo.
— Caramel salé première option. Pâte sablée doublée d’une couche
épaisse de caramel salé, couches de génoise au chocolat en alternance avec
garniture de crème caramel salé.
Sunshine enfonça sa fourchette à dessert dans le gâteau. Ferma de
nouveau les yeux pour mieux apprécier les différentes saveurs. Reprit un
morceau, but une gorgée de champagne.
— Divin…, souffla-t-elle.
Quelques instants plus tard, elle contemplait son assiette vide, sous le
regard imperturbable de Leo.
— Tu as terminé ? demanda-t-il enfin d’un ton pince-sans-rire. On peut
passer à l’option numéro deux ?
— Oui, je suis prête.
— Identique au précédent, mais avec des épaisseurs de gâteau au
caramel écossais.
Sunshine dégusta sa part en poussant de temps en temps un soupir
d’extase.
— C’est plus difficile de choisir que je ne le pensais, admit-elle après
avoir savouré sa dernière bouchée. Je vais avoir du mal, je l’avoue…
— En fait, je sais lequel je préfère, répliqua alors Leo. Mais je ne te le
dirai pas. Parce que, te connaissant, tu serais capable d’en choisir
délibérément un autre.
— Oh ! je vois… Tu me retournes mon argument à propos des
invitations, c’est cela ?
Sans répondre, il déposa un morceau du quatrième gâteau sur son
assiette.
— Noix de coco et vanille Bourbon, avec couches de crème au beurre et
meringue à la noix de coco.
Sunshine regarda sa part en silence, se demandant si elle pourrait avaler
une bouchée de plus. Mais ce gâteau avait l’air si appétissant… Elle reprit
sa fourchette, savoura, sirota une gorgée de champagne, puis contempla sa
coupe avec stupeur.
— Hé ! tu m’en as reversé en douce !
— Elle était vide, expliqua Leo.
Au lieu de protester, elle se concentra sur son assiette. Encore une petite
bouchée… Une fois la dernière miette avalée, elle regarda le reste de la
pâtisserie avec envie.
— Tu vois ? Sans savoir lequel était mon préféré, tu l’as choisi toute
seule. C’est celui à la noix de coco.
— Oui. Cela vaudrait presque la peine de se marier, pour pouvoir
déguster un tel gâteau. Tu crois que je peux en ravoir un tout petit
morceau ?
— Tu peux tout manger, si tu en as envie, Sunshine !
— Au régime dès demain, alors, répliqua-t-elle en tendant son assiette.
— Hors de question ; j’aime ton corps tel qu’il est.
Mon Dieu, ses paroles, le ton de sa voix… Sunshine sentit un étrange
frémissement remonter le long de sa nuque.
— Alors… ! commença-t-elle en se ressaisissant. Lequel est vraiment
ton préféré, à toi ?
Il sourit en plissant les yeux. De ce sourire dangereux…
— Le gâteau aux fruits secs. Mais j’ai une idée pour que nous soyons
satisfaits tous les deux — le compromis est ma nouvelle spécialité.
— Satisfaits… à propos de quoi ? demanda-t-elle lentement.
— Du gâteau, répondit Leo d’un ton innocent.
Puis il déposa une deuxième part sur son assiette. Et, lorsqu’il la regarda
en silence, le petit muscle tressaillant à côté de sa bouche, Sunshine se
sentit si nerveuse qu’elle ressentit le besoin de se lever. De faire quelque
chose, n’importe quoi, pour chasser le trouble qui l’avait envahie. Se
forçant à rester assise, elle planta sa fourchette dans la pâtisserie, la porta à
ses lèvres…
— Et de notre troisième fois, dit-il alors d’une voix douce.
Elle sursauta si violemment que le morceau de gâteau retomba sur son
assiette.
— Entre deux et quatre…, poursuivit Leo, il y a trois.
Puis, sans lui laisser le temps de réagir, il se pencha en avant et lui lécha
le coin des lèvres.
— J’avais trop envie de cette petite goutte de crème, murmura-t-il.
Interdite, Sunshine le fixa en silence.
— Je vais aller m’occuper du premier compromis, reprit-il, les yeux
brillants. Pendant que je serai dans la cuisine, termine ton gâteau, admire la
vue, et réfléchis au second, d’accord ? Demande-toi pourquoi une femme
comme toi, qui croit au sexe pour le sexe — d’après tes propres mots,
non ? —, est tellement terrifiée à la perspective qu’un homme désire juste
coucher une fois de plus avec elle.
Sur ces paroles, il lui adressa un regard perçant accompagné d’un rire
bref, puis disparut dans la cuisine.
Oui, elle avait bien dit cela. Sauf qu’avec Leo ce n’était pas seulement
du sexe. Parce qu’elle pensait beaucoup trop à lui, s’inquiétait trop pour lui.
A cause de cette maudite moto.
Alors, fais-le, Sunshine, et il s’en débarrassera.
Reposant son assiette sur la table, elle se leva et sortit sous le porche.
« Admire la vue », avait dit Leo. Mais la contempler n’avait rien de simple
pour elle. Il ne soupçonnait pas l’effet que cela produisait en elle. Et cette
plage, si proche, si belle…
Elle ne s’était pas rendue à la mer depuis deux ans. Leo avait raison :
Moonbeam détenait une emprise sur elle, une emprise qui semblait à toute
épreuve.
Soudain, Sunshine eut envie de secouer le joug qui la retenait
prisonnière et de voir ce qu’il se passerait. Ensuite, elle dirait à Leo que…
Mon Dieu, que lui dirait-elle ?
S’efforçant de respirer normalement, elle s’avança sur le sol en teck.
Une chose à la fois.
La plage, d’abord.
Le cœur battant, elle se pencha pour ôter ses chaussures.
Quand elle enfonça les pieds dans le sable, la sensation fut étrange.
Agréable, presque rassurante. Comme le parfum de sel dans l’air, le
murmure incessant des vagues…
Sunshine sentit la présence de sa sœur dans l’essence même de tout ce
qui l’environnait, et soudain l’eau lui entoura les chevilles.
C’était là, sur cette ravissante petite plage, qu’elle devait le faire. Sur la
plage de Leo.
Une larme roula sur sa joue, puis une autre, qu’elle essuya d’une main
tremblante.
Au même instant, elle réalisa que Leo se tenait derrière elle.
8.

— Tu veux bien m’expliquer ce qui se passe, Sunshine ?


Une seconde s’écoula. Puis deux. Puis trois.
— Moonbeam.
— Je savais que nous reviendrions à elle.
Sunshine se retourna en coup de vent vers lui.
— Et alors ? Cela te dérange ?
— Non. Sauf qu’elle est morte.
Tout en poussant un cri, elle se boucha les oreilles et Leo la prit dans ses
bras.
— Tu n’imagines pas à quel point j’ai de la peine pour toi, dit-il en
l’embrassant sur la tempe. Mais je n’ai pas l’impression que ta sœur aurait
voulu que tu t’arrêtes de vivre parce qu’elle n’était plus là.
— Non, c’est vrai. Mais je ne peux pas m’en empêcher…
— Alors, laisse-moi t’aider, murmura-t-il. Parle-moi.
Elle resta muette, tremblant contre Leo, puis se dégagea et se tint
immobile à côté de lui, le regard perdu à l’horizon.
— Sunshine ?
— Un jour, elle m’a confié que, lorsqu’elle mourrait, elle souhaitait que
ses cendres soient répandues sur une plage, au bord de l’eau, pour que
l’océan les emporte.
D’un mouvement vif, elle se tourna vers lui.
— Pourquoi avoir dit une chose pareille alors qu’elle était si jeune ? Tu
crois qu’elle pressentait ce qui allait se passer ?
— Je n’en sais rien, Sunshine.
— Je n’ai pas respecté sa volonté. Je n’ai pas pu. Je n’y arrive pas.
— Alors… où sont-elles ?
— Dans une urne, sur mon bureau, répondit-elle avec un petit rire triste.
Tout le contraire de ce qu’elle désirait. Je suis vraiment pitoyable…
— Non, tu as du chagrin, constata-t-il doucement en lui repoussant une
mèche derrière l’oreille. Tu finiras par réussir à faire ce qu’elle t’a
demandé. Mais, même si tu n’y arrives jamais, cela n’a pas d’importance.
Parce que Moonbeam ne se trouve pas dans cette urne, Sunshine. Elle est
dans ton cœur et dans ta tête.
— Par une nuit de pleine lune, sur une plage tranquille, reprit-elle en
fixant l’océan. Elle a ajouté que ce serait bien que je le fasse seule. Ni amis
ni famille. Juste elle et moi.
Des larmes brillèrent dans ses yeux.
— Je désire le faire, Leo, mais je…
— Eh bien, nous avons la plage, proposa-t-il d’une voix lente et basse.
Et la lune sera pleine, le soir du dîner de répétition.
— Cela ne te gênerait pas ? demanda-t-elle en se tournant vers lui. Tu
me laisserais le faire ici ?
— Non, cela ne me gênerait pas. Et, oui, tu peux le faire ici.
— Je… je vais y réfléchir…
— Pas de problème : la plage sera toujours là, et il y aura des tas
d’autres pleines lunes.
Elle enroula les bras autour de son buste.
— Tu as froid, constata-t-il. Rentrons.

* * *

Une fois devant la porte, Sunshine se retourna vers lui.


— Et maintenant ? souffla-t-elle.
Pour toute réponse, Leo lui fit signe d’entrer.
Au milieu de la table débarrassée, elle aperçut une boîte blanche ornée
de motifs Art déco.
— Ouvre-la, dit-il.
Soulevant le couvercle, Sunshine découvrit la réplique, en tout petit,
d’une portion de gâteau couronnée sur le dessus d’un nœud d’amoureux,
fait de deux cravates.
— Compromis numéro un, dit Leo. Gâteau aux fruits secs, pour les
cadeaux d’invités. Il se conserve plus longtemps et pourra donc être fait à
l’avance. Et les cravates seront identiques à celles que porteront Caleb et
Jonathan ce soir-là.
— Anton est un génie ! s’extasia-t-elle en se tournant vers Leo. Et
maintenant, il ne nous reste plus qu’à déterminer le plan de table, et c’est
fini ?
— Cela te fait plaisir, n’est-ce pas ?
— Je… Bien sûr.
— Le fait que tout soit terminé, ou que tu n’aies plus à me revoir avant
le jour J ?
— Je te reverrai au dîner de répétition…, murmura-t-elle.
— Tu as peur de moi, Sunshine.
— Pas du tout !
— Prouve-le, répliqua-t-il en se rapprochant d’elle.
— Je n’ai rien à prouver.
— Embrasse-moi.
Sunshine émit un hoquet de stupéfaction.
— Pardon ?
— Embrasse-moi pour me dire au revoir. Sur la joue.
Elle secoua la tête.
— Ah… C’est toi qui as peur de me toucher, maintenant…
— Je… je n’ai pas peur. C’est seulement que… que je…
Quand il tendit la main, Sunshine recula précipitamment.
— Tu vois ? Où est le problème, Sunshine ? En quoi suis-je différent de
tes autres ex ? demanda-t-il en souriant.
— Tu n’es pas l’un de mes ex.
Réalisant ce qu’elle venait de dire, elle tressaillit.
— Enfin si… Et nous sommes toujours amis, bien sûr.
— Alors, embrasse-moi.
— D’accord…, soupira-t-elle.
Se rapprochant de lui, elle se haussa sur la pointe des pieds et lui donna
un bref baiser sur la joue.
— Voilà ! Satisfait ?
— Non. Recommence. Plus lentement. Et touche-moi, cette fois. Avec
la main, n’importe où.
— C’est ridicule ! marmonna-t-elle.
— Fais-le.
Elle lui effleura le poignet, sur sa cicatrice.
— Que t’est-il arrivé ?
— Une casserole brûlante. Ne change pas de sujet et recommence ; tu
ne m’as pas vraiment touché.
— D’accord ! Où veux-tu que je te touche, alors ?
— Improvise.
Avec un soupir résigné, elle posa la main sur son avant-bras.
— Voilà.
— Encore une fois, et embrasse-moi en même temps.
— C’est stupide.
— Fais-le.
Contenant à grand-peine son agacement, Sunshine lui fit un bécot du
bout des lèvres en s’accrochant à lui.
— Là ! Tu es content, cette fois ?
— Non. Trop hésitant, le baiser. Recommence.
Elle le regarda en se mordillant la lèvre, le saisit par les coudes et
l’embrassa rapidement sur la joue, puis recula.
— Ça ne marche pas, Sunshine.
— Je l’ai fait !
— Tu sais très bien ce que je veux dire.
— Si tu penses au sexe, je… je t’ai dit « deux fois » et tu…
— Quand j’ai accepté, il n’était pas question de deux fois, coupa-t-il. Et
j’ai toujours envie de toi. Par ailleurs, j’ai fait des recherches sur Internet, à
propos de la dilatation des pupilles — je pourrais te décrire le processus en
détail, mais je préfère une explication rapide. Elle est provoquée entre
autres par le fait de ressentir du désir sexuel. Et, en ce moment, les tiennes
sont hyper dilatées, Sunshine.
Sans lui laisser le temps de réagir, il la prit dans ses bras et l’embrassa
avec fougue.
— Compromis numéro deux, Sunshine, dit-il en écartant sa bouche de
la sienne. Et troisième fois.
9.

Ils s’arrachèrent leurs vêtements à la hâte, puis Leo recula d’un pas et la
regarda trembler devant lui. De désir.
— Caresse-moi, je t’en supplie, murmura-t-elle.
Quand il glissa la main entre ses cuisses, il la trouva si prête, si offerte
qu’il faillit jouir sur-le-champ.
L’orgasme de Sunshine fut rapide et étrangement calme. Elle poussa
une seule plainte, s’abandonnant si totalement que, s’il ne l’avait pas tenue,
elle se serait sans doute écroulée au sol.
Mais Leo en voulait davantage. Il se plaça derrière elle et continua de la
caresser d’une main en la pénétrant doucement. Puis il commença à bouger
en elle avec une lenteur délibérée, restant immobile de longs moments pour
mieux savourer son plaisir. Jusqu’à ce que Sunshine se mette à haleter, de
plus en plus fort, et que soudain elle s’envole de nouveau dans la jouissance
en criant son prénom. Les mains agrippées à ses hanches, Leo ferma les
yeux et la suivit.
C’était délicieux. Divin. Merveilleux.
Quelques instants plus tard, comme émergeant d’un rêve, elle s’écarta
de lui d’un coup, se pencha pour ramasser sa robe et la renfila, avant de
revenir lui présenter son dos pour qu’il remonte sa fermeture Eclair.
Leo la prit par les épaules et la fit pivoter vers lui.
— Sunshine ?
Pas de sourire. Juste un regard torturé qu’il ne lui avait encore jamais
vu.
— Je… je vais m’en aller, maintenant.
— Attends un peu, tu as bu du champagne…
— Je n’avais pas l’intention d’en boire autant.
— Nous allons établir le plan de table. Et…
— Le plan de table ? l’interrompit-elle d’un air confus.
— Oui. Mais nous pouvons aussi le faire plus tard.
— Leo, je ne peux pas. Et je ne veux pas.
— T’occuper du plan de table ?
— Non, je me fiche du plan de table ! Je parle du sexe, de tout ça… De
bavarder comme si de rien n’était…
— Je croyais que tu restais amie avec tes amants, après.
— C’est différent, avec toi. Je… Tu as déjà trop d’importance pour moi.
Et c’est cruel de me pousser à coucher avec toi, parce qu’à chaque fois tu
compteras un peu plus pour moi. Je ne comprends pas ce que tu cherches,
Leo, à moins qu’il ne s’agisse d’un jeu tordu. Ou d’une revanche, juste
parce que c’est moi qui ai établi les règles.
— Je me moque éperdument des règles, Sunshine.
Elle redressa les épaules en soupirant d’un air las.
— OK. Alors, tu peux venir quand tu voudras pour réclamer ta
quatrième fois, le plus tôt possible. Après, nous serons quittes.
Un éclair triomphant traversa le regard de Leo, arrachant un frisson à
Sunshine.
— D’accord, acquiesça-t-il. Mais, pour l’instant, je vais préparer la
pizza, et nous réglerons tous les derniers détails en la mangeant. Et ensuite,
je t’emmènerai au lit et te ferai l’amour, Sunshine. Pour terminer notre
troisième fois.
Cette fois, un mélange d’excitation et de panique l’envahit.
— Mais d’abord, continua Leo, je vais te lire le haïku que ta mère m’a
envoyé. J’avoue qu’il me plaît assez…
Il inspira et, sans attendre, se lança dans la récitation.
Les yeux sont sublimes
Brillants sans plus de noirceur
Libres maintenant
Non ! La révélation qui fondit sur elle en entendant le poème était
stupéfiante, fulgurante. Une sensation inconnue germait dans son cœur,
s’épanouissait. Magnifique, éblouissante. Et terrifiante.
Elle aimait Leo Quatermaine.

* * *

Qu’est-ce qu’il avait pris à sa mère ? songea Sunshine tandis qu’elle


roulait vers Sydney le lendemain matin. Et comment trois simples vers de
cinq, sept et cinq syllabes pouvaient-ils plaire à quiconque ?
Et comment ne pas tomber amoureuse d’un type capable de les
apprécier ?
Un frisson la parcourut. Ce sentiment incroyable qui l’avait submergée
sans qu’elle l’ait prévu allait être source de souffrance permanente. Elle
avait demandé à Leo de lui envoyer un SMS pour qu’elle sache s’il était
rentré sain et sauf et il lui avait répondu, en souriant :
— Bien sûr !
C’était sans doute éphémère, se rassura Sunshine. Après la quatrième
fois, ils reprendraient chacun le cours de leurs vies et cette illusion d’amour
s’effacerait peu à peu avec le temps.
Sauf qu’à la perspective de repartir de son côté et Leo du sien elle se
sentait en proie à un mélange de tristesse et de…
Non. Pas question. Par conséquent, il fallait prendre les mesures qui
s’imposaient. Pas de quatrième fois. Et si elle ne voulait pas renier leur
contrat…
Elle soupira. Changement de prénom en perspective…

A : Leo Quatermaine
De : Sunshine Smart
Objet : Réglé
Bonjour, Leo,
Je t’envoie une copie du formulaire de demande de changement de prénom.
Par conséquent, pas besoin de quatrième fois.
Ce sera effectif dans un mois. Fais-moi savoir quand tu auras vendu ta
moto, s’il te plaît. Et, tu verras, la voiture, c’est bien plus pratique. En n,
peut-être pas pour se garer…
Tout est réglé aussi pour le repas de noces, mais reprenons contact avant le
dîner de répétition, d’accord ?
(Allyn) Sunshine Smart
P-S : J’espère que tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je vienne
accompagnée — j’ai une dette envers Tony.

Leo relut le mail trois fois avant de comprendre.


Elle avait préféré changer de prénom plutôt que de coucher avec lui.
Et quel crétin l’avait poussée à faire ce choix ? Lui.
Soudain, une certitude absolue l’envahit : il ne voulait pas qu’elle
change de prénom. A aucun prix. Elle était Sunshine.
Ensuite, un doute affreux le traversa : le sexe qu’ils avaient partagé
n’était peut-être pas aussi fabuleux pour elle qu’il l’était pour lui ? Non, il
l’avait tenue dans ses bras, bon sang ! Il l’avait vue, sentie, entendue jouir !
Leo repensa à leur dernière soirée ensemble. Quand il lui avait lu le
haïku de sa mère, Sunshine s’était pétrifiée comme un mannequin de cire.
Mais bon, elle l’avait prévenu qu’elle n’était pas fan de ces poèmes
vraiment particuliers.
Ensuite, ils avaient discuté du plan de table, en mangeant la pizza —
Sunshine avec beaucoup d’appétit. Et, plus tard, ils avaient fait l’amour, en
utilisant le tiramisu à des fins que Leo n’était pas près d’oublier…
Le matin venu, elle l’avait embrassé pour lui dire au revoir, en lui
demandant de lui envoyer un SMS quand il serait rentré. Ce qu’il avait fait.
Avec plaisir.
Et maintenant, il devait accepter que tout soit terminé ?
La rage lui montant soudain à la tête, Leo relut cet invraisemblable
message et faillit s’étrangler de colère en arrivant au post-scriptum. Il ne
reprendrait pas contact avec elle. Sauf si c’était pour obtenir sa quatrième
fois.
Il rabattit le couvercle de son ordinateur d’un geste brutal, lorsqu’une
image surgit dans son esprit. Celle de Sunshine ce matin-là, en train de
l’embrasser pour lui dire au revoir. Puis de lui demander de lui envoyer un
SMS.
Et, brusquement, il comprit. Qu’elle… qu’il…
Seigneur… C’était elle.
Sunshine lutterait bec et ongles pour ne pas l’admettre, ne pas céder.
Mais c’était elle.
La seule. L’unique.

* * *

Leo la regarda en retenant son souffle.


La toile de chanvre n’avait jamais rien eu de sexy. Et pourtant, sur
Sunshine, elle devenait le matériau le plus sensuel qu’il eût jamais vu porté
par une femme.
Dans une simple robe-tunique longue lui arrivant aux chevilles, retenue
aux épaules par deux fines bretelles, sans rouge à lèvres ni fard à paupières,
Sunshine dégageait une fraîcheur exquise, aussi légère que la brise venue de
l’océan.
Ses cheveux ondulaient librement autour de son visage, tandis que de
longs pendants d’oreilles en or, semblables à des flèches, mettaient en
valeur son cou fin et gracieux. Aux pieds : de fabuleuses sandales beiges à
talons aiguilles dorés. Et, dernier détail raffiné, un large bracelet, en or lui
aussi, lui entourant le bras, juste au-dessus du coude.
Sunshine ne portait jamais de bijoux…
Cent cinquante invités allaient s’attabler, et lui restait là à la contempler
en se faisant des remarques idiotes !
— Bonsoir, Sunshine, finit-il par dire en s’avançant vers elle.
— Allyn, corrigea-t-elle.
— Pas encore, si je ne me trompe ? Et…
Il se tourna vers le type qui venait de la rejoindre en souriant et lui avait
pris le bras d’un air béat.
— … vous devez être Tony. Je vous conduis à votre table.
Sa frange avait bien poussé, remarqua-t-il, ne pouvant s’empêcher de
dévisager Sunshine. Elle l’avait peignée de côté, mais une fine mèche
s’était échappée et était revenue à sa place habituelle, au milieu du front.
Doucement, Leo la lui repoussa sur le côté.
La jeune femme écarquilla les yeux, un petit halètement sortit de ses
lèvres nues et il vit un éclair de confusion traverser son regard.
Quant à son compagnon, il observait son amie en fronçant les sourcils,
constata Leo avec satisfaction.

* * *

Etant donné qu’il ne l’avait plus relancée depuis deux semaines et


qu’elle n’avait plus à s’inquiéter pour lui puisqu’il avait revendu sa moto,
Sunshine avait espéré pouvoir maîtriser ses émotions. Mais hélas, en dépit
de tous ses efforts, elle ne cessait de penser à lui. En permanence.
Et il avait suffi qu’il l’effleure pour la déstabiliser complètement. A tel
point qu’elle avait failli se jeter dans ses bras.
Et maintenant, le simple fait de le voir — superbe dans sa veste
blanche — s’arrêter au milieu du restaurant et frapper dans ses mains pour
réclamer le silence faisait naître en elle toutes sortes de sensations
troublantes.
Après un petit discours de bienvenue, Leo expliqua aux convives
comment la soirée allait se dérouler, parcourut le menu, insista pour que
personne n’hésite à donner ses impressions — bonnes et mauvaises —,
tandis que Sunshine le dévorait des yeux en retenant son souffle.
Par la suite, il réapparut plusieurs fois, allant bavarder et s’asseoir avec
les invités, mais jamais à sa table à elle. Ce qui la tranquillisa un peu. Même
si elle brûlait de savoir de quoi il parlait avec les autres…
Mais, lorsqu’il vint s’installer à la table voisine, Sunshine surprit son
regard posé sur elle. Aussitôt, une brume opaque envahit son esprit, elle fut
incapable de déglutir…
Soudain, des éclats de voix retentirent à l’entrée, puis un cri aigu de
femme. Leo tourna la tête en direction de la porte et elle suivit son regard.
Natalie Clarke !
D’un mouvement vif, Leo se leva et s’avança vers celle-ci d’un pas
rapide, la prit par le bras, dit quelque chose au directeur du restaurant qui
semblait très embarrassé, puis entraîna son ex sur la terrasse.
Sunshine les vit s’éloigner en se mordant la lèvre. Elle éprouvait à peu
près la même chose qu’au Rump & Chop Grill, un mélange de fureur et de
désir farouche de protéger Leo.
Refusant de se dire que cela ne la regardait pas, elle adressa un sourire à
Tony et s’excusa d’une vague explication sur un « problème à régler », se
leva et se dirigea vers la baie vitrée. Pour parvenir sur la terrasse au moment
où une gifle atteignait la joue de Leo.
Folle de rage, Sunshine se précipita sur Natalie et lui saisit le poignet
pour l’empêcher de recommencer.
— Non, mais ça ne va pas ? Qu’est-ce qui vous prend ? s’écria-t-elle.
— Retourne t’asseoir avec les invités, Sunshine, dit Leo en essayant de
s’interposer entre les belligérantes.
— Vous ! s’étrangla Natalie avec dédain. Sunshine ! A la Q Brasserie,
tout le monde prétend qu’il s’est entiché de vous… mais il est incapable
d’aimer qui que ce soit ; il ne peut même pas toucher une femme !
D’un vigoureux coup de coude, Sunshine repoussa Leo pour se camper
à côté de lui, prit sa main qu’elle porta à ses lèvres, puis appuya contre sa
joue.
— Ah, vraiment ? lança-t-elle à Natalie en haussant les sourcils.
Leo la serra contre lui d’un geste protecteur.
— Natalie, il s’agit d’une soirée privée, commença-t-il avec calme. Et,
parmi les invités, il y a des journalistes qui se demandent probablement ce
qu’il se passe sur cette terrasse. Pouvons-nous régler cet incident sans
publicité ? Retourne à Sydney — ou installe-toi dans un hôtel. Il y en a un
tout près d’ici.
— Et pourquoi n’irais-je pas t’attendre dans ta maison, Leo ? répliqua-t-
elle d’une voix suave en battant des cils.
Assaillie par une nouvelle bouffée de rage, Sunshine se raidit, mais Leo
lui serra légèrement les doigts.
De son côté, Natalie fit glisser son manteau de ses épaules en esquissant
une moue provocante…
Devant son geste, Sunshine éclata d’un rire dur qui résonna de façon
étrange à ses propres oreilles.
— J’avais oublié les tatouages ! Des papillons !
— Et alors ? riposta Natalie en regardant son bras pour examiner les
insectes incriminés.
— La prochaine fois, faites-vous plutôt dessiner un aigle : eux au
moins, ils se choisissent une compagne pour la vie !
La chanteuse en demeura sans voix et resta immobile, tremblant de rage
impuissante et les regardant à tour de rôle. Puis, après un dernier coup d’œil
méprisant à Sunshine, elle pivota sur ses stilettos et quitta la terrasse.
Dès qu’elle eut disparu, Sunshine lâcha la main de Leo et recula d’un
pas.
— Maintenant, je vais retourner à ma table.
— Pourquoi es-tu venue nous rejoindre ?
— Je… j’ai pensé que tu avais besoin de soutien et je… je n’aime pas la
violence. Alors, quand je l’ai vue te gifler, cela m’a rendue folle, c’est tout.
Leo se passa la main sur la joue en riant à moitié.
— Oui, il va falloir que tu t’entraînes, si tu souhaites rivaliser en force
avec Natalie.
— Mon Dieu, tu as raison, dit-elle en tressaillant. Je suis comme elle…
— Absolument pas !
— Si, je t’ai donné un coup de poing !
— Et ensuite, tu m’as embrassé — tu l’as oublié ?
— Non. Je… je m’en souviens.
Un tremblement parcourut Sunshine.
— Tu as froid ?
— Un peu. J’ai apporté un gilet, mais il est dans ma voiture.
— Viens ici, dit-il doucement en l’attirant contre lui. Et Moonbeam ?
Est-elle dans la voiture, elle aussi ?
Sunshine hocha la tête en guise de réponse.
— Alors, c’est ce soir ?
— Oui, chuchota-t-elle. Si tu es vraiment sûr que cela ne te dérange pas.
Demain, c’est l’anniversaire de… de…
— Ah, Sunshine…, murmura-t-il en la serrant dans ses bras.
Ils restèrent enlacés et silencieux durant un long moment, puis Leo
reprit :
— Nous nous éclipserons après le dessert, d’accord ?
— Tony…
— Je me fiche de Tony, et toi aussi.
— Oui, mais…
— Il est assez grand pour se débrouiller tout seul, coupa Leo. Et je sais
qu’il n’est pas venu ici en voiture avec toi, car je suis certain que tu n’aurais
pas supporté qu’il voyage avec Moonbeam.
— Non, c’est vrai, murmura-t-elle.
Il la repoussa doucement.
— Viens, allons rejoindre les autres.

* * *

Sunshine s’arrêta à l’extrémité de la terrasse, en haut de l’escalier, pieds


nus. Sur sa robe de chanvre, elle avait passé un long gilet à grosses mailles
couleur ivoire sans fermeture ni boutons, qui lui descendait lui aussi
jusqu’aux chevilles. L’ensemble créait un effet étrange, évoquant à la fois
une prêtresse et une hippie.
— Bon, dit-elle, sans bouger d’un centimètre.
Leo se contenta d’attendre derrière elle en silence.
— Bon, répéta-t-elle, avec un petit hochement de tête.
Puis elle le regarda par-dessus son épaule.
— Je dois le faire toute seule.
— Je sais. Je vais t’accompagner jusqu’à la plage, juste au cas où tu
aurais besoin de moi, mais je resterai au pied de l’escalier.
— Je n’aurai pas besoin de toi.
— On ne sait jamais, répliqua-t-il d’un ton sans appel.
Elle demeura immobile quelques instants de plus, puis redressa les
épaules et commença à descendre.
Après avoir attendu deux minutes, Leo l’imita. Quand il parvint sur la
plage, Sunshine marchait déjà dans l’eau.
Jamais il n’oublierait cette image. Sunshine, la pleine lune, le murmure
du ressac, le sable, la nuit… Soudain, elle souleva l’urne, l’approcha de son
visage et l’embrassa.
Ensuite, elle ôta le couvercle qu’elle jeta derrière elle.
Au même instant, un vent léger monta des flots et Sunshine rejeta la tête
en arrière en serrant l’urne contre sa poitrine, puis, d’un mouvement rapide
et déterminé, lança les cendres en l’air devant elle. Après avoir recommencé
une fois, elle se pencha pour offrir le récipient à la mer, attendit qu’il soit
rempli, puis se redressa et en vida le contenu juste au moment où une
nouvelle vague arrivait, avant de refluer en emportant les derniers souvenirs
de Moonbeam.
Le temps reprit son cours. La brise décrut. Le ressac continuait, éternel.
La vie continuait.
Soudain, Sunshine lâcha l’urne, comme elle aurait laissé tomber un
vieux sac usé, avant de revenir vers Leo, les joues inondées de larmes et
tremblant de tout son corps.
Quand il lui ouvrit les bras, elle s’y précipita. Il ne dit rien, se
contentant de la serrer contre lui jusqu’à ce que ses sanglots s’atténuent peu
à peu, avant de se tarir tout à fait.
— Merci, dit-elle en levant les yeux vers lui. Elle t’aurait adoré, tu sais.
Et toi ? dut-il s’empêcher de demander.
— Viens te coucher, Sunshine.

* * *

Elle se réveilla dans une chemise de Leo, seule sur le matelas posé à
même le plancher.
Les rideaux bricolés étaient tirés, laissant entrevoir dans
l’entrebâillement un rayon de lumière argentée.
Se levant rapidement, Sunshine se dirigea vers la baie vitrée et ouvrit
les rideaux en grand, dévoilant le paysage.
La plage de Moonbeam. Sauvage, magnifique, paisible.
Mais, lorsque Leo entra dans la chambre, vêtu d’un jean et d’un T-shirt
bleu ciel, toute sérénité la quitta aussitôt.
— Je vais te préparer une omelette, dit-il en souriant. Viens me
retrouver sous le porche quand tu voudras.
Une vague de panique envahit Sunshine.
— Non, Leo.
— Non à quoi ? A l’omelette ?
— Non. A tout.
Le sourire de Leo s’éteignit.
— Qu’y a-t-il, Sunshine ?
— Tu ne cuisines jamais pour personne. En dehors de tes restaurants, je
veux dire.
— Et pourtant, je le fais pour toi.
Elle sentit une douleur sourde lui traverser la poitrine.
— Mais je… je ne veux pas que tu cuisines pour moi.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il ne faut pas changer pour moi. Et que…
— Et que… ?
— Et que, moi, je ne peux pas changer pour toi.
— Je ne te l’ai pas demandé.
— Oh…, murmura-t-elle, le cœur battant à tout rompre. Tant mieux,
alors… J’étais terrifiée à la pensée que…
— Oui ?
— Eh bien, Natalie a dit hier soir qu’à la Q Brasserie tout le monde
disait que tu t’étais entiché de moi. Ce ne serait pas une bonne idée.
— Je ne me suis pas entiché de toi. Tu es rassurée ?
— Oui. Non. Je ne sais pas…
— Réponses à choix multiples ? C’est à moi de trancher, c’est ça ?
répliqua-t-il d’un air malicieux.
— Non. Enfin si, je suis rassurée. C’est seulement que je voudrais que
nous soyons sur la même longueur d’onde.
— Et de quelle onde parles-tu ?
— De… Des quatre fois. Nous les avons toutes vécues, et j’en suis
heureuse. Je me sentais coupable de t’avoir contraint à te débarrasser de ta
moto, alors que de mon côté, je n’ai jamais pu me résoudre à envoyer le
formulaire pour le changement de prénom.
— Hier soir, c’était pour respecter notre contrat ?
Les souvenirs de la nuit passée défilèrent dans la tête de Sunshine. La
douceur, la joie qui l’avaient colorée. La façon dont Leo l’avait caressée.
Avec ses mains, ses lèvres, tour à tour audacieuses et tendres…
Mais à présent, à la seule pensée qu’elle l’aimait, Sunshine se sentait
possédée par une telle terreur qu’elle aurait voulu se jeter à ses pieds et le
supplier de ne jamais la quitter, ne jamais mourir.
Or Leo ne pourrait jamais lui promettre une chose pareille.
— Oui, chuchota-t-elle. Maintenant, nous sommes quittes.
Après s’être penchée pour ramasser sa robe, elle s’avança.
— Où vas-tu ?
— A la salle de bains. Prendre une douche.
Leo s’inclina à son tour, saisit sa culotte de soie beige naturel et la lui
tendit.
— Tu as oublié ceci.
— Leo, qu’attends-tu de moi ? murmura-t-elle.
— Je veux savoir comment cela va se passer, maintenant…
— Eh bien, nous allons être presque parents… Et nous…
— Je ne suis pas ton frère.
— Non, mais nous pourrions rester amis.
— Je t’ai déjà expliqué que ce n’était pas mon truc. Ne compte pas sur
moi pour te rejoindre sur Facebook, aller boire un café ou dîner avec toi en
ex, Sunshine.
— Pourquoi pas ?
— Parce que je te désire toujours.
Le cœur battant douloureusement, elle répliqua :
— Mais tu as dit le contraire, tout à l’heure.
— Pas du tout.
— Tu as dit que tu ne t’étais pas entiché de moi.
— En effet. Mais je te désire, autant que tu me désires.
Sunshine déglutit avec effort.
— Je… je ne veux pas… te désirer… de cette façon.
Il la rejoignit en un éclair, la saisit par les bras et la souleva sur la pointe
des pieds.
— Pourtant, tu me désires de cette façon. Tes pupilles te trahissent,
Sunshine, dit-il en souriant. Elles sont énormes.
Les yeux ardents de passion, il pressa son membre viril contre elle.
— Tu me fais le même effet, tu sens ? Je brûle pour toi.
— Je ne peux pas t’aimer, tu le sais, murmura Sunshine.
— Qui a parlé d’amour ? Toi, Sunshine. Pas moi.
Il l’embrassa, si sauvagement qu’elle fondit tout entière.
— Appelle ça comme tu voudras, mais ne dis pas que c’est de l’amitié,
dit-il en écartant ses lèvres des siennes. Parce que je ne serai jamais ton
ami.
Sur ces paroles, il la lâcha si soudainement qu’elle vacilla.
— Je te préviens, Sunshine, poursuivit-il. Je te ferai encore l’amour.
Cinq, six, dix fois, vingt ! Mais je ne me limiterai pas à quatre. Et il n’y
aura rien d’amical dans nos étreintes.

* * *

Après le départ de Sunshine, Leo descendit à la plage. Elle s’était


enfuie, comme si elle avait le diable aux trousses, le laissant dans un état de
fureur et de frustration épouvantable.
Il s’avança vers l’eau, espérant qu’elle était assez froide pour lui
remettre les idées en place, lorsqu’il aperçut… à moitié enfoncée dans le
sable… l’urne jetée là par Sunshine.
L’effet fut plus radical qu’un bain glacé.
Paralysé d’effarement, Leo revécut la scène déchirante qui s’était
déroulée la veille au soir. Il revit la femme de sa vie trouver enfin le
courage de dire adieu à sa sœur bien-aimée. Il se rappela la façon dont,
après avoir vidé l’urne, elle s’était précipitée dans ses bras, en pleurs,
presque brisée.
Et ce matin, le jour anniversaire de la mort de Moonbeam, il l’avait
bousculée sans pitié. Il l’avait menacée de lui faire l’amour quand et autant
de fois qu’il en aurait envie.
Comme durant son enfance, il avait obéi à un instinct de survie, se
battant pour obtenir ce qui était vital pour lui.
Car Sunshine lui était devenue aussi indispensable que l’air, reconnut
Leo en tressaillant. Et, aveuglé par son désir d’elle, son amour pour elle, il
ne s’était pas soucié de ce qu’elle souhaitait.
Il avait fallu deux ans à Sunshine pour dire adieu à sa jumelle. Alors,
après l’immense chagrin qui l’avait terrassée, elle n’était pas encore prête à
aimer quelqu’un d’autre.
Quant à lui, il n’avait ni le droit ni le pouvoir de la forcer à l’aimer.
10.

« Je te ferai encore l’amour… et il n’y aura rien d’amical dans nos


étreintes… »
Ces mots hantaient Sunshine depuis quatre longues semaines,
l’empêchant de se concentrer sur quoi que ce soit.
Certaine que Leo serait là, elle ne s’était même pas senti le courage
d’aller accueillir Jon et Caleb à l’aéroport. Mais maintenant, elle attendait
Jon, qui l’avait appelée, non pour lui demander s’il pouvait passer la voir,
mais pour la prévenir qu’il serait chez elle dans une demi-heure.
Et, quand il arriva, il ne se perdit pas en bavardages inutiles : Sunshine
eut à peine le temps de lui servir un Campari que, les yeux fixés sur la table
basse, il demanda :
— Que se passe-t-il avec Leo, Sunshine ?
— Que veux-tu dire ?
— Qu’après l’avoir mentionné à tout bout de champ dans tes mails tu es
passée au silence radio il y a un mois. Et il a fait la même chose avec Caleb.
— Oh…
— Comme tu dis : oh. Je t’avais prévenue, Sunny.
— Oui.
— Alors, que s’est-il passé ?
— La règle des quatre fois.
— Et ? insista Jon en prenant un air exaspéré.
— J’ai voulu que l’on se limite à deux, parce que je… je sentais que je
m’attachais à lui. Et lui, il a refusé.
— Mais vous avez arrêté quand même ?
— Non. Je n’ai pas pu résister.
— Et où est le problème ?
— Le problème, c’est que je… je ne peux pas m’en empêcher. De le
désirer, je veux dire.
— Eh bien, vas-y, vis ton désir !
— Tu sais bien que je ne peux pas.
— Ce que je sais surtout, Sunny, c’est que tu te racontes beaucoup de
bêtises ! Comment peux-tu dire que c’est trop douloureux d’aimer un
homme, puisque tu ne l’as jamais fait ? Parlons-en, de ta fichue règle des
quatre fois ! C’est facile de prétendre que tu as toujours respecté cette limite
pour ne pas t’attacher. Sauf que, la vérité, c’est que ceux avec qui tu sors ne
t’intéressent pas assez ! Ce qui me ramène à Leo et au fait que, lui, il
t’intéresse. Alors, je répète ma question : où est le problème ?
— J’ai peur. Je suis terrifiée, même.
— Sunny, aimer fait peur. A tout le monde.
— Il ne m’aime pas. Il me désire, c’est tout.
— Dans ce cas, fais-toi aimer par lui.
— Tu ne peux pas forcer l’amour de quelqu’un.
— La Sunshine que je connais en serait capable. A condition qu’elle le
veuille.
— Eh bien, elle ne veut pas.
— Réfléchis bien à la question.
— Non.
— OK. Sers-moi un autre Campari et va chercher ton ordinateur. Je vais
sélectionner les top models les plus sexy du moment et essayer de repérer la
future petite amie de Leo. Et, quand il aura couché avec elle, je louerai un
avion et demanderai au pilote d’écrire : « Trop tard ! » dans le ciel au-
dessus de chez toi.
Jonathan se leva d’un bond, la souleva dans ses bras et se rassit en
l’installant sur ses genoux.
— Sunny, cesse de te martyriser et fais ce dont tu as vraiment envie.
— Comment veux-tu que je le fasse, alors que… Moon…
— Moon ! C’est ça, la base du problème ? Elle ne peut pas connaître
l’amour, alors toi non plus ? Elle n’aurait jamais souhaité que tu cesses de
vivre avec elle. Pas Moonbeam. Et inverse la situation : aurais-tu voulu
qu’elle s’arrête de vivre ?
— Bien sûr que non ! Si seulement…
— Si seulement… ?
— Si seulement Leo pouvait ne jamais mourir, murmura-t-elle en
enfouissant la tête dans le creux de l’épaule de Jon.
— Oh ! Sunny…, dit-il en l’embrassant dans les cheveux. Est-ce que ce
sera moins douloureux si vous n’êtes pas ensemble ? Ou est-ce que ce sera
encore pire ?
— C’est tellement difficile, Jon. Trop difficile.
— Alors, pourquoi compliquer les choses ?

* * *

Son gin-tonic à la main, Caleb s’adossa à son fauteuil et regarda son


frère en inclinant légèrement la tête de côté.
Bon sang ! Comme Sunshine ! Incapable de supporter de penser à elle,
Leo se leva et se mit à arpenter la pièce.
— Maintenant que nous sommes seuls tous les deux, tu pourrais peut-
être me dire ce qui se passe avec Sunshine ?
— Rien.
— Alors, que s’est-il passé ? insista Caleb. Elle est tombée amoureuse
de toi, tu l’as repoussée et elle l’a mal pris ?
Leo se rassit, récupéra son verre et en but une longue gorgée.
— Eh bien ?
Son frère le regarda soudain d’un air ahuri.
— Oh ! mon Dieu…
— Quoi, « oh, mon Dieu » ? fit Leo.
— C’est l’inverse : tu es tombé amoureux d’elle, et elle t’a repoussé.
— Non, pas exactement.
— Il faut te tirer les vers du nez, ou quoi ?
Après avoir reposé son verre, Leo soupira.
— Nous avions passé un contrat. Que du sexe. Quatre fois.
— La règle des quatre fois, acquiesça son frère.
— Tu étais au courant ?
— Oui. Et tu as accepté, manifestement. Imbécile ! Et ensuite ?
— Et ensuite, elle a voulu s’arrêter à deux.
— OK. Pourquoi ? Tu l’as déçue au lit ? Pourtant, ce n’est pas ce que
j’ai entendu raconter sur toi.
— Parce qu’elle refuse de s’attacher à moi. Enfin, pas seulement à moi,
à personne.
— Stupide. Absurde, même.
— Ce serait trop long à t’expliquer pourquoi elle rejette toute relation
sérieuse. Elle ne veut avoir que des amis. Mais j’ai insisté, et obtenu mes
quatre fois. Sauf qu’après…
— Elle n’a pas réussi à te faire entrer dans le clan des ex ?
— Elle a essayé, mais j’ai refusé, soupira de nouveau Leo. Et j’ai tout
perdu.
Après un court silence, Caleb répliqua :
— Tu es un salaud, Leo. Et un crétin.
— Merci, répondit celui-ci d’un ton pince-sans-rire.
Puis il se leva et se remit à faire les cent pas.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda son frère.
— Essayer d’accepter que ce soit fini.
— Cela ne te ressemblerait vraiment pas.
— Elle s’était montrée franche avec moi dès le départ et j’aurais dû
m’en tenir à ce dont on avait convenu. La mort de sa sœur l’a anéantie.
J’aurais dû comprendre et lui ficher la paix. Mais je…
Leo s’éclaircit la gorge avant de poursuivre.
— J’ai insisté, insisté… Je l’ai poussée à éprouver des sentiments
qu’elle n’était pas prête à ressentir. Quel droit avais-je de lui faire cela ?
— Personne n’est jamais prêt à aimer, Leo.
— Elle ne m’aime pas. Elle ne se le permettrait pas.
— Alors, fais-la changer d’avis.
Leo vint se planter devant son frère.
— Impossible, Caleb. Elle a trop peur de replonger dans l’horreur de ce
qu’elle a vécu après la mort de sa sœur. Et, de toute façon, je ne…
— Tu ne… ?
— Je ne la mérite pas. La dernière fois que je l’ai vue, tout ce que j’ai
su lui dire, c’est que je ne serais jamais son ami, que je lui ferais encore
l’amour, et qu’elle ne pourrait pas m’en empêcher.
Quand il s’interrompit, Leo s’aperçut qu’il tremblait.
— C’est le genre de chose qu’une femme comme Natalie rêverait
d’entendre, continua-t-il. Mais pas Sunshine.
Un froid glacial le gagna soudain.
— Je l’ai poussée à bout parce que je désirais davantage, reprit-il avec
une sorte de désespoir. Pas étonnant qu’elle se soit enfuie ! Et puis,
pourquoi s’intéresserait-elle à moi ? Qui suis-je pour oser souhaiter qu’elle
veuille de moi ?
— Qui es-tu, Leo ? répliqua Caleb en se levant. Le plus courageux des
hommes, le plus adorable, le plus merveilleux.
Il prit son frère dans ses bras et le serra contre lui. Durant un long
moment, ils restèrent accrochés l’un à l’autre, puis Caleb s’écarta, les
larmes aux yeux.
— Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête de Sunshine, Leo, mais je
suis sûr d’une chose : tu mérites le meilleur. Et, contrairement à ce que tu
crois, nos pauvres parents n’ont pas réussi à détruire ce que tu as de plus
précieux au monde : un cœur noble, chevaleresque et tendre.
Il l’agrippa par la chemise en le regardant dans les yeux.
— Et tu mérites Sunshine. Tu t’occuperas d’elle mieux que quiconque,
tu vivras pour elle et je sais que, si besoin est, tu serais capable de mourir
pour elle. Alors, est-ce que tu pourras te le pardonner si un abruti réussit à
vaincre ses résistances, un minus qui, lui, n’éprouvera pas la moitié de ce
que tu ressens pour elle ? Réfléchis à ça, Leo. Réfléchis bien !
La gorge nouée, Leo regarda un long moment son frère.
Puis lui sourit.
11.

Le jour J, le soleil brillait, il faisait chaud, et un délicieux parfum de


romantisme teintait l’atmosphère.
Mais Sunshine se refusait à céder aux désirs troublants qui l’habitaient.
Celui qui l’avait saisie dès qu’elle avait aperçu Leo, par exemple, de se
précipiter vers lui et de lui caresser les cheveux — lesquels avaient
maintenant atteint une longueur tout à fait décente. De glisser les mains
sous les revers de sa veste et de se repaître de ses effluves familiers et
boisés…
Au lieu d’avoir diminué, le sentiment qu’elle éprouvait pour lui n’avait
fait que s’accroître, prenant une ampleur sidérante, et terrifiante.
Par conséquent, en dépit de son cœur qui battait la chamade et de ses
mains moites, elle afficha un air serein et s’avança sur la terrasse en
souriant.
Ses parents, aussi heureux et zen que d’habitude, avaient apporté à Leo
une fournée entière de macarons à la caroube et aux noix, ainsi qu’un
agenda fait main pour l’année prochaine. Et un nouveau haïku, encadré,
pour le remercier d’avoir contribué à ce que Moonbeam repose en paix.
Tous deux avaient dit à Sunshine que Leo avait adoré leurs cadeaux, et
qu’il était merveilleux. A tel point que, l’espace d’un instant de folie, elle
s’était demandé s’ils n’avaient pas l’intention de l’adopter !
Soudain, elle le vit justement se diriger vers eux. Avec des mines de
conspirateurs, tous trois se mirent à chuchoter, puis la mère de Sunshine le
prit dans ses bras et le serra à l’étouffer. Ensuite, son père l’imita avant de
lui assener des tapes affectueuses dans le dos. Puis Leo embrassa la mère de
Sunshine sur la joue, serra la main de son père avec chaleur et s’éloigna.
Oh ! mon Dieu… Comment se détacher d’un homme qui s’entendait
aussi bien avec ses parents ?
Et Leo appréciait vraiment les haïkus, de toute évidence.
* * *

Tout était parfait. Rien n’avait été laissé au hasard. Une seule tâche
incombait encore à Leo : faire en sorte qu’elle tombe amoureuse de lui
avant qu’il coupe le gâteau.
Caleb était certain qu’il y parviendrait. Jon l’avait menacé de ne plus lui
adresser la parole s’il ne faisait pas au moins une tentative. Les parents de
Sunshine l’avaient encouragé…
Ebloui, fasciné, il la regarda évoluer sur la terrasse dans cette robe
couleur platine qui scintillait au moindre mouvement. Sunshine ne
s’avançait pas, sur ses escarpins stupéfiants… elle flottait, somptueuse.
Pour la première fois, elle s’était peint les ongles, d’un beau vernis à
paillettes argentées, et portait des boucles d’oreilles étincelantes. Et bien
sûr, lune et soleil dansaient sur son buste.
Sa coiffure était impeccable — même sa frange ne jouait plus les
rebelles. Par ailleurs, Sunshine s’était maquillée : simple trait d’eye-liner
noir et rouge à lèvres rose groseille.
A cinq reprises, il avait tenté une approche. A cinq reprises, le courage
lui avait manqué à la dernière seconde.
Quand tout le monde s’installa à table, ils n’avaient pas échangé une
parole.
Il n’avait cessé de la contempler. Il l’avait vue manger, entendue rire. Il
avait surpris le moindre de ses regards — jamais dirigés vers lui. Et, lorsque
Jonathan et Caleb se levèrent pour monter sur la petite estrade, main dans la
main, Leo commença à paniquer.
Il ne lui restait plus que quelques minutes.

* * *

Visiblement ému, le jeune couple répéta les vœux prononcés à New


York. Des mots simples et très touchants, exprimés avec une intensité et une
sincérité qui atteignirent Sunshine en plein cœur.
Elle battit des paupières. Mon Dieu. Elle allait pleurer. Parce qu’elle
désirait ardemment vivre un amour comme celui-là. De toutes ses forces, de
tout son cœur.
Un mois plus tôt, lorsque Leo lui avait dit qu’il ne serait jamais son ami,
elle avait eu trop peur pour se lancer dans le vide, et maintenant il était trop
tard.
Depuis son arrivée, il ne lui avait pas adressé la parole une seule fois. Il
l’avait à peine regardée. Et elle se sentait toujours aussi terrifiée.
Sunshine s’avança rapidement vers la terrasse en souriant et en retenant
ses larmes. Plus que trois pas. Deux. Un…
Quelqu’un lui saisit le bras, la fit pivoter sur elle-même. Leo. Qui ne
souriait pas.
— Qu’y a-t-il, Sunshine ? demanda-t-il d’une voix neutre. Tu as enfin
compris ? Que c’est ça que tu veux ?
— Je ne peux pas, Leo.
— Assez ! J’en ai assez, Sunshine. Parce que, si, tu peux, bon sang ! Je
suis trop seul, sans toi. J’ai besoin de toi.
Sunshine sentit son cœur se déchirer, saigner. Mais elle secoua la tête.
Ignorant son geste, Leo lui prit la main et l’entraîna vers les toilettes pour
femmes.
— Pourquoi ici ? demanda-t-elle, interdite.
— Pour te montrer le papier toilette : bleu des mers du Sud.
Elle le regarda, les lèvres frémissantes.
— Pourquoi, Leo ?
— Parce que je t’aime.
— Quel rapport avec le papier toilette ? répliqua-t-elle dans un souffle.
— Tu te souviens que j’avais refusé de céder à ton caprice, n’est-ce
pas ? Eh bien, j’ai changé d’avis. Parce que tu vois, Sunshine, c’est
possible. On peut décider qu’on ne fera pas ci ou ça, et finalement le faire.
Ou tomber amoureux après avoir affirmé que l’on n’avait pas de place dans
le cœur.
— Tu avais dit… que tu n’étais pas… entiché de moi, balbutia
Sunshine.
— Je ne me suis pas entiché de toi, en effet. Je suis éperdument épris de
toi. Amoureux fou. Ce n’est pas pareil. Le grand saut, Sunshine, sans
parachute.
— Leo, je… je…
— Nous sommes complémentaires, dit-il en se rapprochant d’elle. Tu es
nulle en matière de listes, et c’est ma spécialité.
— Très romantique…, répliqua-t-elle en riant malgré elle.
— Tu travailles le soir, moi aussi, donc nous sommes synchrones. Tu
manges, je cuisine. Et je cuisinerai pour toi matin, midi et soir. Je donnerai
ton nom à un plat qui deviendra célèbre dans le monde entier. J’inventerai
un menu dégustation avec cinq desserts rien que pour te voir te gaver de
sucre.
— Oh ! Leo…, murmura Sunshine, moitié riant, moitié pleurant.
— Je te ferai écouter « I love you, ich liebe dich, je t’aime, mon
amour » au lit.
— Ah, ça non !
— C’était pour vérifier si tu suivais. En revanche, tu pourras décorer la
chambre ; j’ai commandé le bambou, parce que tu m’as dit un jour que tu
adorais ça. Mais tu pourrais peut-être y aller mollo sur le rose…
Il s’interrompit, les yeux brillants d’un merveilleux éclat doré.
— Je dois continuer, ou tu as compris ? murmura-t-il.
Le cœur battant d’un espoir insensé, elle répondit :
— Et qu’est-ce que je devrai faire, en échange ?
Il lui prit la main et la posa sur sa poitrine, au plus près de son cœur.
— Pas grand-chose : m’aimer.
Sunshine le regarda dans les yeux et comprit qu’il n’y avait toujours pas
de place dans son propre cœur, parce que Leo l’avait prise, tout entière.
— C’est trop facile, parce que je t’aime déjà. Oh ! mon Dieu, je l’ai dit.
Je t’aime, Leo. J’ai sauté, sans parachute !
Un soupir tremblant s’échappa des lèvres de Leo tandis qu’il fermait un
instant les paupières de soulagement.
— Je vais t’appartenir, Sunshine. Tout entier.
— Je sais. Le grand saut. Vivre l’un pour l’autre. Je te le répète : c’est
trop facile !
Une lueur farouche au fond des yeux, il la prit dans ses bras et l’attira
contre lui.
— Et je veux que tu regardes notre plage en sachant que ta sœur repose
en paix, et que je serai toujours là pour toi si tu as du chagrin.
Doucement, il essuya sous ses pouces les larmes qui roulaient sur les
joues de Sunshine.
— Et je veux que nous ayons des enfants. Une fille, que nous
appellerons Amaya Moonbeam.
— Oh ! Leo…
— Et une deuxième, Allyn. Et aussi un fils, à qui nous donnerons le
prénom de ton choix. Enfin, peut-être pas Chêne Vénérable, ni Tonnerre
Mystérieux…
— Je crois que je pourrai trouver mieux.
Mon Dieu, comment pouvait-on rire et pleurer en même temps ?
Leo l’embrassa tendrement sur les lèvres, puis reprit :
— Je veux aussi des chaussures. A partir de maintenant, je ne porterai
plus que du cousu main — par toi, bien sûr.
— Cela va sans dire.
— Et un haïku hebdomadaire.
— Euh… Non ! Nous n’allons pas encourager ma mère !
— D’accord. Mais tes parents auront leur aile privée dans notre maison,
de façon à être proches de leurs filles quand ils en auront envie, et pour
qu’ils m’apprennent à élever nos enfants avec autant de talent qu’ils ont
élevé les leurs.
— Leo ! murmura Sunshine en pleurant de plus belle.
— Et enfin, je veux que tu changes de nom. Mais pas de prénom. Et, le
jour où tu t’appelleras Sunshine Quatermaine, il y aura un énorme gâteau à
la noix de coco pour sceller notre union.
Avec un soupir heureux, elle s’appuya contre Leo et lui posa la main sur
le cœur, qui battait à tout rompre.
— La medulla oblongata…
— La quoi ? s’exclama Leo en éclatant de rire.
— La moelle allongée, ou le bulbe rachidien, si tu préfères. C’est-à-dire
la partie du tronc cérébral qui régule le rythme cardiaque — donc les
battements du cœur.
— Seigneur, que je t’aime ! Alors… ! lança-t-il avec malice. Allons
faire travailler le bulbe rachidien, parce que je te désire comme un fou, mon
amour. Et je compte bien profiter de ma cinquième fois… Demain matin,
nous nous offrirons la sixième et…
Il tourna la tête vers la porte en fronçant les sourcils.
— Zut, j’entends quelqu’un… Et je suis dans les toilettes pour
femmes… ! Viens, fichons le camp en vitesse !
TITRE ORIGINAL : HERE COMES THE BRIDESMAID
Traduction française : LOUISE LAMBERSON
© 2014, Belinda de rome.
© 2017, HarperCollins France pour la traduction française.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Homme : © SHUTTERSTOCK/SAKKMESTERKE/ROYALTY FREE
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-7094-3

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Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47
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