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A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Première rencontre
Ça y est, j’ai fait la connaissance de Leo : il est GENIAL !
Et nous sommes sur la même longueur d’onde, alors ne crains rien : cette
soirée va être la plus fabuleuse de l’année !
Dommage que le vrai mariage n’ait pas lieu ici, à Sydney, mais encore tous
mes vœux pour celui de New York !
Je vous embrasse tous les deux.
Sunny
A : Caleb Quatermaine
De : Leo Quatermaine
Objet : Je rêve ! ! ! ? ? ?
Sunshine Smart ! Ça ne peut pas être un vrai nom. En plus, elle aurait voulu
que nous soyons amis sur Facebook !
Mais pas d’inquiétude, même si j’ai l’impression d’avoir atterri sur une autre
planète, je garde le contrôle de la situation et le dîner sera superbe. Tu peux
compter sur moi.
Et je suis impatient de rencontrer Jonathan, bien sûr. Mais j’espère qu’il est
moins… excentrique que son amie…
Leo
* * *
* * *
Ces mots firent à Leo l’effet d’un coup de poing en plein ventre. C’était
réel. Son petit frère allait se marier…
Parti s’installer à New York, Caleb y avait rencontré Jonathan
— australien comme lui — au cours d’une soirée et paf ! le coup de foudre.
Leo ne connaissait pas Jonathan, mais cela n’avait aucune importance
du moment qu’il rendait Caleb heureux. D’ailleurs, il importait peu que la
cérémonie officielle ait lieu à l’autre bout du monde : il s’agissait
simplement d’un détail pratique. Tout comme le fait que ce mariage ne soit
reconnu que dans une poignée de pays. Le principal, c’était que les futurs
époux en connaissaient la vraie signification, où qu’ils aillent par la suite.
Aurait-il eu plus de chance de trouver l’amour de sa vie s’il avait été
gay ? se demanda soudain Leo. En tout cas, il ne l’avait pas rencontré parmi
le sexe opposé. Les ravissantes créatures glamour qui se succédaient dans
son lit étaient un régal pour les yeux, certes, mais elles ne mangeaient rien
ou presque, et n’occupaient son esprit que le temps d’une nuit de passion.
Or il désirait ce que Caleb avait trouvé. L’unique. Une personne qui
s’installait dans votre tête, dans votre chair. Qui vous intriguait, vous
captivait, vous ravissait. Qui se logeait dans votre cœur, au lieu de rebondir
sur sa carapace. Un être avec qui former un tout harmonieux.
Leo repensa à son dernier échec. La belle et talentueuse Natalie Clarke,
chanteuse à succès que s’arrachaient les médias. Elle lui avait dit qu’elle
l’aimait au deuxième rendez-vous. Mais ce qu’elle aimait, c’était un
concept : « Leo, le chef célèbre ». Elle se voyait déjà sur le devant de la
scène avec lui. Or quoi de pire que la scène, justement ? Rien, hormis la
prédilection de Natalie pour la cocaïne — qu’elle ne consommait d’ailleurs
que parce que toutes les personnalités en vue en sniffaient.
Et non seulement elle préférait les salades d’accompagnement au plat
principal, mais elle affectionnait beaucoup trop les roucoulements sirupeux
au lit.
Réprimant un frisson de dégoût, Leo se concentra sur la liste.
A côté de chaque entrée, il y avait une petite case à cocher, ainsi que des
questions, commentaires et suggestions.
Et elle prétendait ne pas être douée pour les listes ?
— C’est nul, n’est-ce pas ? lança-t-elle à brûle-pourpoint comme si elle
avait lu dans ses pensées.
— Non… Je trouve ça plutôt…
Leo s’interrompit, cherchant un qualificatif approprié.
— Excitant ? avança Sunshine.
D’après son expression, on aurait dit qu’ils allaient fêter Noël, son
anniversaire et le mariage en même temps !
— Exhaustif, corrigea Leo.
Quand il se passa la main sur le crâne, elle suivit son geste des yeux en
plissant le front. Puis elle entrouvrit les lèvres, les referma. Refit la même
mimique, puis poussa un profond soupir.
— Alors… ! reprit-elle, l’air très professionnel. Le lieu, pour
commencer. Parce qu’on va avoir du mal à trouver un endroit fabuleux avec
un délai aussi court.
— Je vous rappelle que je suis restaurateur, répliqua Leo. Et que, par
conséquent, je dispose de locaux appropriés à ce genre d’événements. Ainsi
que de menus. Et de boissons.
Sunshine écarquilla les yeux.
— Oh… Je pensais qu’il serait trop tard pour organiser un dîner d’une
telle ampleur dans l’un de vos restaurants. C’est pour cela que je songeais
plutôt à un hôtel, ou…
— Mon frère ne fêtera pas son mariage dans un hôtel.
— D’accord, je comprends. Sinon, il y a cet endroit ravissant qui était
auparavant un manoir, vous savez… Ou bien le nouveau Centre des
congrès, qui n’est pas aussi raté qu’on le…
Leo donna un coup de poing sur la table avec un cri.
— Non !
Surpris de son éclat imprévu, et furieux d’attirer ainsi l’attention sur
eux, il reprit d’une voix plus douce :
— Non. Nous avons le lieu…
Quel terme employer, bon sang ?
— Le lieu… parfait…
Quand il se passa de nouveau la main sur le crâne, Sunshine le regarda
faire en fronçant les sourcils.
— Une salle privée ici même, dans ce restaurant.
Cette fois, elle retint manifestement sa surprise, qu’il devina néanmoins
à un imperceptible tressaillement au coin des lèvres. En fait, Leo se
demanda si elle ne réprimait pas à grand-peine une envie de rire…
— Combien ? s’enquit-elle en inclinant légèrement la tête sur le côté.
Comme un oiseau…
— Comment ça, combien ? répéta-t-il, désarçonné.
— Combien de personnes votre salle peut-elle accueillir ?
— Vingt-cinq.
Sunshine croisa les bras, sans doute inconsciente de la façon dont ce
geste mettait en valeur ses seins généreux.
— Je ne suis vraiment pas douée pour l’organisation ! s’exclama-t-elle.
J’aurais dû mettre la liste des invités en premier, avant le lieu. Alors !
Revenons d’un cran en arrière : j’ai celle de Jonathan. Vous avez celle de
Caleb ?
— Je l’attends.
— Parce que nous avons déjà soixante-quinze personnes.
— Vous plaisantez ?
— Pas du tout. Et nous avons fait une sélection féroce.
— Caleb désire un dîner intime.
— Pas d’après ce que j’ai compris, mais ne vous inquiétez pas : vous
allez en discuter avec lui ce soir, et nous en reparlerons demain.
— Je déteste que l’on essaye de me rassurer, répliqua-t-il en fronçant les
sourcils.
Sunshine se mordilla la lèvre.
— OK. Alors, je vais me montrer franche : il ne s’agira en aucun cas
d’un dîner pour vingt-cinq personnes. Et inutile de vous énerver : ce sera
comme ça, point final.
— Je ne m’énerve pas.
— Si vous le dites.
— Je le dis et le répète.
— D’accord.
— Je ne m’énerve pas, bon sang !
— D’accord.
Nouveau petit tressaillement au coin des lèvres. Leo n’avait pas rêvé :
elle se retenait bel et bien de rire.
— Je dois m’en aller, trancha-t-il d’un ton brusque.
Même si sa présence en cuisine ne serait pas nécessaire avant un bon
quart d’heure.
— Oui, je vois que tout le monde commence à s’activer, remarqua
Sunshine. J’adore cette atmosphère ! Jon et moi, nous essayions un nouveau
restaurant une semaine sur deux. Oh ! qu’est-ce qu’il me manque…
Durant une fraction de seconde, sa voix s’était brisée. Et… étaient-ce
bien des larmes, qui brillaient dans ses yeux ? Leo ne supportait pas les
femmes qui pleuraient. Elles lui donnaient envie de fuir.
Soudain, il se figea sur sa chaise. Le visage de Sunshine subissait une
sorte de métamorphose. Son vernis policé avait disparu. Son regard sembla
s’éteindre, se creuser, comme si elle contemplait… du vide. Ses lèvres se
mirent à trembler. Ses joues blêmirent. Le contraste avec son exubérance
habituelle était inouï, presque douloureux à voir.
Tout cela parce que son meilleur ami était parti aux Etats-Unis et qu’il
lui manquait ? Leo fut traversé par l’envie de faire un geste. De lui tapoter
la main, par exemple. Ou de dire quelque chose. Lui qui ne touchait jamais
les gens, ne les réconfortait jamais. Parce qu’il ne savait pas comment faire.
Puis elle cligna des paupières, secoua imperceptiblement la tête. Et,
d’un coup, ses traits reprirent leur expression normale, au grand
soulagement de Leo.
— Hum…
Décidément, aujourd’hui, il manquait de vocabulaire.
De son côté, elle souriait, comme si rien ne s’était passé. Dans ce cas,
mieux valait se taire, trancha-t-il.
— Nous ne sommes pas allés très loin dans la liste, dit-elle. Que diriez-
vous de sauter quelques rubriques ? Les invitations, par exemple.
— Qu’entendez-vous exactement par sauter ?
— Eh bien, je réfléchirai à quelques options que nous étudierons
ensemble demain. Et ne prenez pas cet air effrayé, si vous ne voulez pas que
l’on vous rassure…
Elle était redevenue totalement normale, aussi guillerette que lors de
leur précédente rencontre. Ce qui était mille fois mieux que le masque
tragique qui l’avait paniqué quelques instants plus tôt. Enfin, un peu mieux.
Car Leo n’aimait pas la gaieté. Et, s’il était disposé à supporter les
élucubrations de Sunshine Smart, il comptait ne pas se laisser dépasser par
ses débordements d’enthousiasme et faire en sorte que les préparatifs du
mariage se déroulent de façon organisée.
— Je pensais que nous pourrions les envoyer par mail, dit-il. Enfin, les
invitations.
— Vraiment ? fit-elle avec un sourire apitoyé.
— Nous sommes au XXIe siècle, répliqua Leo. Et nous disposons de peu
de temps. J’ai vu quelques modèles d’invitations en ligne particulièrement
réussis.
— Eh bien, apportez-les demain sur votre tablette, ou votre smartphone,
ou votre ordinateur portable. Et, de mon côté, je viendrai avec quelques
modèles d’invitations papier en vue d’une cérémonie chic, mais
traditionnelle.
— Vous essayez encore de me rassurer.
— Vous croyez ? Il va falloir que je travaille là-dessus…
Elle ne comptait nullement le faire, évidemment, mais Leo n’allait pas
perdre son temps à le lui faire remarquer. Le simple fait de la regarder le
fatiguait.
— Nous en reparlerons demain. Une fois que j’en aurai discuté avec
Caleb, conclut-il en se levant.
— Avant que vous ne filiez, encore une petite chose, Leo.
— Oui ? demanda-t-il avec appréhension.
Léger hochement de tête, puis Sunshine s’éclaircit la voix.
— Une toute petite chose, mais à régler d’urgence, si nous voulons que
ce soit au point dans deux mois.
— Pouvez-vous me dire en quoi consiste cette toute petite chose qui
vous tient tellement à cœur ?
— Vous me promettez de ne pas vous mettre en colère ?
— Non.
— C’est important.
— J’attends.
— Je ne vous le demanderais pas si ce n’était pas absolument vital,
mais…
Elle s’interrompit, passa les doigts dans ses longs cheveux en le fixant
avec une expression concentrée, comme pour lui communiquer un message
par télépathie.
Et soudain… Seigneur ! Ses yeux. Comment n’avait-il pas remarqué
cela plus tôt ?
L’air exaspéré, sans doute parce qu’il n’avait pas compris ce qu’elle
venait de tenter de lui transmettre, elle laissa échapper un soupir.
— Les cheveux, dit-elle. Ils ne poussent que de 1,25 cm par mois. Voire
1,3, avec un peu de chance.
— Et alors ?
— Il faut que vous les laissiez pousser dès aujourd’hui.
Il en resta sans voix.
— Excusez-moi, reprit-elle. Mais, si je n’en avais pas parlé maintenant,
vous auriez pu vous raser ce soir, et ç’aurait…
— Je ne veux pas les laisser pousser, protesta-t-il.
— Mais vous serez tellement mieux comme ça pour le mariage ! Et
vous avez de beaux cheveux, en plus.
— Et vous savez cela… comment ?
— J’ai vu des photos sur Internet. Celles du lancement de ce restaurant,
justement. Et, à l’époque, vous n’aviez pas le crâne rasé. Attention, je ne
veux pas dire que ça ne vous va pas. Vous êtes même plutôt très séduisant !
Grand, sans être un géant monstrueux. Mince — ce qui est déjà
remarquable, pour un chef ! Superbes pommettes saillantes, sourire
lumineux… OK, je reconnais que pour le sourire j’extrapole un peu,
puisque jusqu’à présent vous ne m’en avez accordé aucun, mais je suis très
douée, côté imagination. Et des yeux sublimes : ambre, c’est une teinte peu
banale, vous savez ? Ils sont tigrés, même. En résumé, vous êtes déjà
somptueux sans cheveux — et, avec, vous serez carrément divin.
Leo en resta bouche bée.
— Je dois aller travailler, dit-il au bout d’un moment, quand il eut enfin
retrouvé l’usage de la parole.
— Mais vous réfléchirez à la question, n’est-ce pas ? demanda-t-elle
d’un air inquiet. Et, pendant ce temps, gardez plutôt le rasoir à distance…
juste au cas où vous décideriez d’être divinement beau en l’honneur du
mariage de votre frère.
Il la fixa en silence et remarqua de nouveau ses iris stupéfiants. Elle
serait divinement belle si elle…
Une idée géniale lui traversant soudain l’esprit, il se rassit.
— Je vous propose un marché, annonça-t-il. Vous allez aux toilettes et
vous ôtez tout ce que vous avez sur les yeux, et je ne me raserai pas le
crâne… — sauf si je revois ces cochonneries sur vous. Si vous
recommencez, je fonce sur mon rasoir.
Ce fut au tour de Sunshine de le contempler d’un air ébahi. Ravi, Leo la
regarda assimiler ses paroles, puis se pencher vers son sac et fouiller
dedans, avant d’en sortir un poudrier. Elle ouvrit celui-ci, s’examina dans le
miroir, écarquillant les yeux puis plissant les paupières. Ensuite, elle tourna
la tête à gauche, à droite, recommença en changeant de sens.
— Vous avez remarqué que j’avais des iris bizarres, n’est-ce pas ?
demanda-t-elle.
— J’aurais plutôt dit superbes.
— Ou diaboliques. C’est naturel, vous savez. En langage scientifique,
cela s’appelle heterochromia iridis. Il y a plusieurs théories concernant
l’origine d’un tel phénomène : génétique, taux de concentration en
mélanine, tumeur, blessure à l’œil… Cette dernière hypothèse est un peu
effrayante, car cela impliquerait qu’un fœtus ait fusionné avec un autre dans
l’utérus, ce qui, dans mon cas, signifierait qu’au départ nous étions trois,
puisque… Bon, de toute façon, je n’aime pas l’idée d’avoir absorbé un
jumeau dans le ventre de ma mère — bonjour, Dr Frankenstein !
Elle s’interrompit pour reprendre son souffle.
— Ce détail mis à part, je suis sûre que jadis on brûlait les gens comme
moi sur le bûcher, quand on manquait de sorcières.
— Dans l’Australie d’aujourd’hui, personne ne vous condamnera à mort
pour avoir un œil bleu et l’autre vert.
— J’ai essayé les lentilles de contact, mais il n’y a rien de plus flippant
qu’une lentille qui se glisse sous votre paupière. Vous avez l’impression
qu’elle va y rester pour l’éternité — ou que vous allez devoir vous
précipiter aux urgences, où quelqu’un va trifouiller votre pauvre globe
oculaire…
Elle pinça les lèvres.
— Mais je pourrais réessayer… En choisissant des lentilles couleur
ambre, peut-être.
Elle scruta Leo d’un air songeur.
— Parce qu’ils sont vraiment beaux, vos yeux, et je crois que ça m’irait
bien, cette teinte.
— Faites-le et je me rase la tête.
Après s’être regardée une dernière fois dans le miroir du poudrier,
Sunshine referma celui-ci.
— D’accord. Marché conclu. Je me maquillerai un tout petit peu pour le
dîner de Jonathan et de Caleb, histoire de ne pas ressembler à un fantôme.
Et, de toute façon, je garde le rouge à lèvres ; je ne vais quand même pas
me balader toute nue. Alors… ! Où sont les toilettes ?
Pas de risque qu’elle ressemble à un fantôme, songea Leo en lui
indiquant la direction des sanitaires.
— Pas la peine de m’attendre ! dit-elle en se levant.
— Oh ! mais si, je vous attends.
Elle redressa les épaules.
— Je vous préviens : ça va vous faire un choc !
Sur ces paroles, elle s’éloigna en cliquetant des talons.
Après être allé vérifier que tout se passait bien en cuisine, Leo revint
vers leur table et reprit la liste. Sunshine Smart avait sans doute l’habitude
que tout le monde lui cède. Eh bien, il serait l’exception. Il n’avait pas
réussi dans la vie en obéissant aux ordres de quiconque. Son instinct de
survie l’avait toujours poussé à suivre son chemin.
Il releva les yeux. Clic ! clac ! clic ! clac ! Puis elle se rassit en face de
lui et se mit à battre des cils de façon exagérée.
Fasciné malgré lui, Leo la regarda. Sans ce maquillage outré, elle avait
un adorable air de fraîcheur. De candeur juvénile, même. Le contraste entre
ses cheveux brun foncé et la pâleur de son teint était adouci. Un peu
mouillée et décoiffée, sa frange s’écartait çà et là, laissant voir le dessin de
ses sourcils, fin et précis. Par ailleurs, ses cils étaient naturellement épais et
presque noirs.
Et ces yeux… Extraordinaires ! Légèrement taillés en amande, avec
cette différence de teintes si spectaculaire qu’il ne pouvait se résoudre à
détacher son regard du sien.
— Alors… ? lança-t-elle d’un ton à la fois provocateur, hésitant et
interrogatif.
— C’est mieux, répondit Leo.
Ce qui était largement au-dessous de la vérité.
— On se revoit demain, donc, poursuivit-il en se levant. Et une heure
plus tôt, si cela ne vous dérange pas. Mais vous devrez vous rendre au
Mainefare, qui se trouve à l’intérieur du Pig and Poke Pub. Vous connaissez
l’endroit ?
— Oui. Et pas de problème pour l’heure. Oh ! avant de vous laisser
filer, je peux vous demander une minuscule faveur ?
Leo l’observa d’un air méfiant.
— Je reste pour dîner… Non, ne vous inquiétez pas : j’ai réservé. Mais
Gary, l’homme avec qui j’ai rendez-vous, est un incorrigible gourmand, et il
serait vraiment ravi de vous rencontrer. Est-ce que vous pourriez venir un
tout petit moment, juste quelques secondes, le temps de lui dire deux
mots… ?
— Bien sûr, acquiesça Leo avec soulagement.
Il s’était attendu à pire : des injections de Botox, par exemple… Mais
bavarder avec les clients ne lui posait aucun problème, cela faisait partie de
sa routine.
— Et pensez-vous que je pourrais rester à cette table ? La vue sur le
parc est tellement charmante, d’ici. Mais elle est peut-être déjà réservée…
— Vous aurez votre table, Sunshine, l’interrompit-il.
— En attendant Gary, je pourrais avoir un Campari Soda ?
— Bien sûr. On va vous l’apporter tout de suite.
— Et…
— Quoi encore ?
— C’est l’anniversaire de Gary, aujourd’hui… Alors, si vous aviez un
dessert spécial…
— Pas de problème. Autre chose ?
— Euh… Non…
— Très bien, restons-en là, Sunshine, d’accord ?
Sans attendre sa réaction, Leo fit volte-face et s’élança vers les cuisines.
Une fois la porte refermée, il s’adossa au mur et éclata de rire, sous les yeux
stupéfaits de son sous-chef.
A juste titre, car cela faisait une éternité qu’il n’avait pas ri ainsi.
* * *
* * *
A : Caleb Quatermaine
De : Leo Quatermaine
Objet : Cent cinquante ?
Salut, Caleb,
Qu’est-ce qui se passe ? Où est ta liste d’invités ? Et y aura-t-il vraiment
cent cinquante personnes ? Je croyais que tu voulais un dîner intime…
Je revois Sunshine demain, car elle souhaite accélérer le processus, côté
invitations, alors j’aimerais bien savoir à quoi m’en tenir — et je n’ai pas
envie de passer pour un imbécile complètement à côté de la plaque.
Leo
A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Le mariage du siècle
Hello ! hello !
Ai dîné à la Q Brasserie. Fabuleux. Nouveau rendez-vous avec Leo demain,
dans un autre de ses restos, le Mainefare.
(J’ai réalisé que c’était un jeu de mots entre « Mayfair », le quartier chic de
Londres, et « Maine » de Quatermaine…)
Je t’envoie les modèles d’invitations en pièce jointe : hyper contemporain
— ivoire et noir ; super romantique — mauve et violet ; Art déco — azur clair
et bleu canard, avec touches de jaune, de brun, et un soupçon de gris
ardoise.
FAIS-MOI PLAISIR : choisis le dernier, c’est mon préféré !
Bises,
Sunshine
P-S : Et pour répondre à ta question : non, je ne l’ai pas encore fait. Tu
deviens aussi terrible que papa et maman…
* * *
Clic ! clac ! clic ! clac ! Même effet sonore, à la différence près que,
cette fois, ses escarpins claquaient sur du plancher.
Dès qu’il l’aperçut, Leo baissa les yeux sur ses pieds. Cuir couleur
corail ; talons d’environ dix centimètres, sans doute l’équivalent de la
version décontractée pour Sunshine. Et toujours pas de vernis à ongles…
Depuis quand s’intéressait-il à ce genre de détails ? Non, il ne s’y
intéressait pas. Absolument pas. Mais une femme comme Sunshine Smart
aurait dû avoir les ongles vernis.
Si elle avait été comme les autres. Or Sunshine n’était pas comme les
autres. A commencer par le fait qu’elle mangeait comme quatre.
Après lui avoir adressé l’un de ses sourires radieux, elle se dirigea vers
lui, vêtue d’un pantalon skinny vert foncé et d’une tunique style
années 1960. Sur l’étoffe ivoire, une sorte de dessin psychédélique s’étalait,
rouge et noir — le genre de truc qui aurait eu l’air ridicule sur tout le
monde. Sauf sur elle. Par ailleurs, elle portait toujours pour seul bijou son
habituel collier avec un soleil et un croissant de lune. Cela aussi, c’était
étrange… Où était toute la quincaillerie commune à ce genre de femme ?
Comme la veille, elle l’embrassa sur la joue avant qu’il n’ait pu
s’écarter, et s’assit, l’air exténué, en laissant tomber sur le plancher un autre
immense fourre-tout, en toile couleur rouille, cette fois.
— Je vous ai apporté des tas d’échantillons, commença-t-elle avec un
profond soupir. C’est lourd…
Comment pouvait-elle porter des teintes aussi mal assorties, et pourtant
dégager une impression d’harmonie idéale, qui semblait presque issue du
hasard ?
— Avez-vous réglé la question du nombre d’invités avec Caleb ?
demanda-t-elle, avec un client d’œil inattendu.
— Oui, répondit platement Leo.
— Alors ! Cent cinquante ?
— Oui, cent cinquante. Mais vous pouvez quand même oublier les
endroits que vous avez proposés hier.
Sunshine l’observa un instant en silence en inclinant la tête de quelques
degrés, toujours à la façon d’un oiseau.
— Dois-je en déduire que vous avez déjà idée d’un lieu fantastique
susceptible d’accueillir cent cinquante personnes ?
— Oui. Mon nouveau restaurant qui ouvrira le mois prochain. Mais il
n’est pas situé à Sydney. C’est à une heure et demie de route en descendant
vers le sud. En fait, il s’appelle le South.
Une vague de honte envahit Leo. Pourquoi cherchait-il à se donner de
l’importance ? Quel âge avait-il, bon sang ? Quant à Sunshine, elle le
contemplait en silence, aux anges. Et, lorsqu’elle se mit à frapper dans ses
mains, il eut vraiment l’impression de se conduire comme le dernier des
abrutis.
— Mais bien sûr ! J’en ai entendu parler ! s’exclama-t-elle. Il est perché
au bord d’une falaise, et de là-haut on a une vue superbe sur l’océan. C’est
bien cela ?
— Oui.
Elle applaudit de nouveau avec enthousiasme.
— Super top ! Quand pouvons-nous le visiter ?
Super top… Seigneur !
— Ce ne sera pas nécessaire, répondit Leo d’un ton neutre. J’ai
sélectionné moi-même tous les membres du personnel et ils connaissent
leur affaire, croyez-moi. Il suffira de leur donner nos instructions et de les
laisser se débrouiller. Mais je peux vous envoyer des photos du lieu, si vous
le souhaitez.
Elle le regarda d’un air choqué.
— C’est absolument nécessaire, au contraire ! Vos employés sont sans
doute très compétents, mais Jon tient à ce que tout soit parfait, et il se
repose entièrement sur moi pour y veiller. Je connais ses goûts comme si
c’étaient les miens, vous comprenez.
Leo réprima un soupir.
— Nous devons réfléchir à la disposition des tables, poursuivit-elle. Au
meilleur endroit pour les discours, les cocktails de bienvenue… Au fait, y a-
t-il une terrasse ?
Soudain, elle appuya sa tête dans ses mains, comme si elle venait d’être
prise d’une migraine subite ou craignait de s’évanouir.
— Mon Dieu, il y a mille détails à vérifier sur place !
Leo sentit un éclair de frustration agacée le parcourir.
— Je vais y réfléchir, dit-il.
Juste pour la calmer. En réalité, il n’avait pas besoin de réfléchir à la
question. C’était tout vu.
— Merci, Leo ! s’exclama-t-elle, de nouveau guillerette.
Deux mois ! Deux mois de ce supplice…
— Alors… ! Parlons des invitations. J’ai trois choix à vous proposer, et
je ne vous dirai pas laquelle je préfère, pour ne pas vous influencer.
— Aucun risque de ce côté-là.
— De façon subliminale, le fait de savoir ce que j’aime…
Petit sourire entendu.
— … pourrait vous amener à prendre l’option qui, à votre avis, ne me
plairait pas !
Leo retint un rire, pour ne pas encourager la jeune femme.
— Et, puisque nous n’avons pas écarté la possibilité de les envoyer par
mail, répliqua-t-il d’une voix suave, j’ai moi aussi quelque chose à vous
montrer. L’option que nous avions choisie pour l’inauguration de la
Q Brasserie.
* * *
Une demi-heure plus tard, Leo se rendit compte avec sidération qu’il
avait accepté la proposition de Sunshine, une invitation imprimée style Art
déco, bleue rehaussée de jaune, marron et gris.
Cependant, il avait lui aussi remporté une victoire ! Séduite par son idée
de faire-part en ligne, Sunshine avait décidé qu’ils enverraient d’abord un
mail pour signaler la date de l’événement, avec un diaporama montrant
l’environnement spectaculaire du South.
— Mais sans dévoiler de quel endroit il s’agit, avait-elle ajouté avec des
mines de conspiratrice. Ce sera très drôle de voir les suppositions des
invités ! Et ils seront si excités de découvrir qu’il s’agit du South, quand ils
recevront les faire-part !
Craignant qu’elle ne puisse tenir sa langue, Leo avait presque souhaité
être rassuré, cette fois…
Sunshine offrit de se charger de l’impression des cartons et de faire
rédiger les adresses par Tony, un de ses ex, calligraphe de profession. Et
promit à Leo — qui s’en fichait complètement — de lui montrer une
maquette finalisée, ainsi que des modèles d’écriture à la plume. De son
côté, il devait s’occuper de la réalisation des mails et en soumettre le design
à Sunshine qui, elle, s’y intéressait beaucoup.
Au moment où il allait s’éclipser, Sunshine remit le South sur le tapis, et
parla de son besoin de se rendre sur place.
— Non, pas question, répliqua Leo. Vous ne pouvez pas aller là-bas
sans moi. Et je n’ai aucun moment de libre, sauf lundi dans la journée —
vous serez à la boutique, non ?
Se penchant vers son sac, elle en sortit un agenda de taille
impressionnante, que Leo contempla avec stupeur.
— Vous êtes sur Facebook et vous vous servez d’un agenda papier ?
— Ma mère l’a confectionné pour moi, alors je suis bien obligée… Et,
de toute façon, il me plaît. C’est du papier de chanvre fabriqué à la main,
figurez-vous ! Jon et Caleb ont le même. Si vous vous y prenez bien, vous
en aurez un l’année prochaine. Et, oui, je peux me libérer lundi. Youpi !
Encore un « youpi », proclamé de cet air guilleret…
Leo eut à son tour l’impression d’être près d’avoir une migraine.
Sunshine posa son agenda sur la table.
— Mes horaires sont hyper flexibles ! Je travaille principalement chez
moi, et surtout le soir ; c’est le moment où je suis le plus inspirée. Durant la
journée, je n’ai quasiment jamais aucune idée. Et à la boutique, jamais.
Sauf lorsqu’il s’agit de refaire la vitrine, par exemple. Pour le reste, j’ai la
chance d’avoir une associée extraordinaire, qui ne supporterait pas que je
fourre mon nez dans ses affaires.
— Elle me plaît, votre associée.
— Je peux vous la présenter… Ah, j’ai compris l’allusion…
Elle le dévisagea d’un air mi-amusé, mi-exaspéré.
— En général, je ne suis pas du genre à me mêler des affaires des
autres, vous savez.
Cette fois, Leo s’éclaircit la gorge en haussant un sourcil.
— Ce n’est plus de l’allusion, c’est carrément du sarcasme ! Bon, mieux
vaut ne pas creuser la question… Alors… ! C’est moi qui vous emmène là-
bas, ou l’inverse ?
— J’irai à moto.
Le visage de Sunshine devint livide.
— A moto…, répéta-t-elle d’une voix blanche.
— Oui, vous savez, cet engin avec deux roues et un moteur…
— Vous avez aussi une voiture, je suppose ? Parce que, durant le trajet,
nous pourrions régler des tas d’autres détails.
— Non, je n’en ai pas.
— Mais moi, si. Alors je peux vous emmener.
— Sunshine, autant clarifier les choses tout de suite : vous n’allez pas
me contrôler. Je n’ai pas de voiture, et je vais descendre sur la côte sur ma
moto parce que j’en ai envie, point final. Pourquoi ne pas partir avec moi ?
Il se serait giflé ! Sunshine Smart collée à lui durant une heure et
demie ? Impossible !
Néanmoins, elle ne pourrait pas lui parler. Mais le simple fait de la
sentir derrière lui l’agacerait. En pantalon skinny, ses seins pressés contre
son dos, son souffle lui caressant la nuque, ses bras refermés autour de son
torse, ses mains se glissant sous son blouson en cuir…
Pourquoi ses mains se seraient-elles égarées là, bon sang ?
— Non, merci, dit-elle d’un ton sans appel.
Il fallut quelques instants à Leo pour comprendre qu’elle parlait de
monter derrière lui à moto, et non de glisser les mains sous son blouson.
— Pourquoi pas ? répliqua-t-il, piqué par son refus.
— Parce que je n’aime pas les motos.
Pour de bon ? C’était bien la première fois que cela lui arrivait. Jusqu’à
présent, toutes celles qu’il fréquentait adoraient enfourcher sa Ducati et se
presser langoureusement contre lui.
Sunshine ne faisait pas partie des femmes qu’il fréquentait. D’où lui
était venue cette pensée horrible ?
— Pourquoi ? Parce que vous ne pouvez pas porter de talons de vingt-
cinq centimètres ?
— Je ne porte jamais de talons de vingt-cinq centimètres, je ne me
balade pas sur des échasses. Il ne s’agit pas de chaussures ni de vêtements.
Ni même à cause de ces casques qui vous donnent une tête d’épouvantail
quand vous les ôtez.
Elle secoua ses longs cheveux.
— Je sais que c’est un peu démodé mais, selon moi, la meilleure façon
de rester en vie, c’est sans doute de ne pas faire de moto.
— Pas de problème. Vous irez en voiture, moi à moto, et nous nous
retrouverons sur place.
La déception donna l’impression qu’elle allait s’effondrer sur sa chaise.
Leo fut alors traversé par un désir absurde de tendre la main pour lui
caresser les cheveux, de lui dire… De lui dire quoi ? Qu’il descendrait sur
la côte avec elle en voiture ? Pas question ! Pas plus qu’il ne lui caresserait
les cheveux. Il ne touchait jamais les cheveux de quiconque.
Il bondit de sa chaise.
— Je ferais mieux de filer en cuisine.
— Maintenant ? Mais…, commença-t-elle en regardant sa montre.
Oh… Cela a pris plus de temps que je ne le pensais.
Une fois de plus, elle s’était requinquée comme par magie.
— J’ai d’autres échantillons à vous montrer, poursuivit-elle. Et je
voulais aussi vous parler des chaussures : vous aurez votre paire sur mesure
pour le grand jour.
— Les fleurs, ça peut attendre. Quant au gâteau, ne vous tracassez pas :
j’ai la chance d’avoir un pâtissier fabuleux dans mon équipe. Et je n’ai pas
besoin de chaussures.
— C’est un cadeau. J’en fais pour Caleb et Jon aussi. Et je vous promets
qu’il ne s’agira pas de ces horribles choses que l’on voit parfois lors des
mariages ! se récria-t-elle en levant les yeux au ciel. Oh ! dites oui, Leo, je
vous en prie !
Leo contempla ses vieux mocassins marron. Le cuir en était éraflé, mais
ils offraient un confort unique. Et il en avait d’autres, bien sûr. De bonnes
chaussures italiennes. Par conséquent, il n’avait pas besoin que Sunshine
Smart lui confectionne du sur-mesure.
Mais elle le scrutait avec une expression tellement implorante dans ses
beaux yeux étranges qu’au lieu de refuser catégoriquement sa proposition il
répliqua malgré lui :
— J’y réfléchirai.
— Merci, dit-elle en souriant. Il reste des milliers de choses à régler,
mais je comprends que vous n’ayez pas le temps d’en discuter maintenant.
Alors, allez-y. De mon côté, je vais faire un peu de recherches sur le terrain,
pour les fleurs. Et la musique… Non, je vous laisse vous en charger puisque
vous êtes sorti avec la fantastique Natalie Clarke ! J’espère que…
Elle s’interrompit en se mordant la lèvre.
— Ne parlons plus de la musique : je sens une légère hostilité de votre
part… Ce petit tic nerveux à côté de votre bouche vous trahit, vous savez.
Mais il nous reste aussi le sujet de l’habillement. Le vôtre et le mien, même
s’il ne s’agit pas d’un vrai mariage, puisque celui-ci aura déjà eu lieu. Pas
question d’être trop assortis l’un à l’autre, bien sûr, mais nous devons nous
conformer au thème général.
— Ah… Parce qu’il y a un thème ?
— Ne craignez rien, Leo. Je ne pense pas à une soirée « Elvis » ou
« Halloween »… C’est terriblement dépassé ! Je songeais à une
complémentarité au niveau des couleurs, de…
— Vous me faites peur, Sunshine, l’interrompit-il. On en reparle lundi,
d’accord ?
Elle plissa le nez, ce qui signifiait qu’elle allait avancer un nouvel
argument, pressentit Leo. Aussi l’arrêta-t-il d’un geste de la main.
— A lundi, Sunshine. En attendant, n’oubliez pas que le mariage aura
déjà eu lieu et qu’il ne s’agit que d’un dîner destiné à fêter l’événement.
— Mais…
— Lundi.
— D’accord ! concéda-t-elle sans dissimuler sa frustration. Lundi !
Mais je vous préviens : je reste dîner ici !
Quand elle repoussa de nouveau sa longue chevelure sur une épaule,
Leo s’aperçut que non seulement il s’habituait à ce geste, mais qu’il
commençait à le trouver…
— J’attends quelqu’un.
— Très bien. Je vous fais apporter un Campari Soda.
— Merci, c’est gentil.
— Je vous en prie. Mais je ne pourrai pas venir bavarder avec Gary,
aujourd’hui.
— Pas de problème : il ne sera pas là.
— Mais, vous disiez…
— Oh ! je vois ! s’exclama-t-elle avec un petit rire agaçant. Désolée,
mais ce soir j’ai rendez-vous avec Ben.
— Il est banquier, lui aussi ?
— Non, embaumeur.
Leo la fixa, les yeux écarquillés.
— Vous plaisantez, n’est-ce pas ?
— Non, répliqua-t-elle d’un air perplexe. Pourquoi ?
— Comment en êtes-vous venue à rencontrer un embaumeur ? Vous
créez des chaussures pour cadavres ?
— Cela ne me dérangerait pas, mais non, ce n’est pas de cette façon que
j’ai fait la connaissance de Ben.
Elle déglutit discrètement.
— Je… J’ai dû réfléchir à la question. Pour… ma sœur.
— J’ignorais que vous aviez une sœur.
Leo fouilla dans ses souvenirs récents. Les yeux… l’heterochromia
iridis… les triplés dans l’utérus…
Sunshine avait une jumelle. Avait eu, plutôt. Celle-ci devait être morte,
d’où l’embaumeur. Mais quel idiot !
Soudain, il remarqua que la métamorphose s’était de nouveau produite
devant lui. Le regard vide. Le teint blême. Le tremblement des lèvres.
Qu’est-ce que cela voulait dire, bon sang ?
— Sunshine… ?
Silence.
— Sunshine !
Elle sursauta, secoua la tête, et son expression se ranima. Mais ses yeux
brillaient trop…
Zut ! Leo saisit une serviette sur la table voisine.
— Tenez, lança-t-il d’un ton bourru.
Elle prit le carré de tissu épais en fixant Leo en silence, puis battit des
cils tandis qu’il la dévisageait en retenant son souffle. Une larme, une seule,
et il serait obligé de… Non, il ne pourrait pas…
Son cœur se mit à palpiter à tout rompre, lorsque, soudain, Sunshine
avala sa salive, puis prit une profonde inspiration lente, et l’éclat trop
brillant disparut de ses yeux.
Conscient d’avoir évité de justesse la catastrophe, Leo se sentit de
nouveau respirer et se laissa tomber sur une chaise.
— Désolée, dit Sunshine. Ma sœur est morte il y a deux ans. La date
anniversaire approche et je… Disons que j’appréhende ce moment. Je
devrais avoir dépassé cela, maintenant, mais de temps en temps…
Petit mouvement de tête, sourire lumineux.
— Bon, revenons à…
— Comment s’appelait-elle ? demanda-t-il.
Parce qu’il était hors de question d’éluder un sujet pareil.
Elle resta un instant silencieuse, souriant toujours.
— Etes-vous prêt à tout entendre, Leo ?
Etait-il prêt ? Pas prêt ? Et prêt à quoi, de toute façon ? Par ailleurs,
pourquoi ne l’avait-il pas laissée détourner la conversation comme elle
l’avait souhaité ? Pourquoi avait-il envie de la prendre par les épaules et de
la secouer, jusqu’à ce que ces fichues larmes coulent sur ses joues ?
Soudain, il ne sut plus rien. Et surtout pas pourquoi il s’intéresserait à la
défunte jumelle de Sunshine Smart.
— C’est pire que Sunshine ?
— Aïe, vous êtes dur ! Moonbeam.
— Moonbeam ? répéta Leo en haussant les sourcils. Vous parlez
sérieusement ?
— Oui, répondit-elle avec un petit rire de gorge.
— Ça alors… Moonbeam. Et Sunshine.
Baissant les yeux, elle se mit à jouer avec le bord de la serviette qu’il lui
avait donnée.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
— Mes parents sont hippies, dit-elle en tripotant l’ourlet.
— Non, je faisais allusion à…
— Oh ! mon Dieu : j’ai abîmé l’ourlet ! s’exclama-t-elle en reposant la
serviette. Je suis vraiment désolée, Leo.
— Je me fiche de ce bout de tissu, Sunshine.
— En fait, l’histoire des serviettes de table est intéressante. Saviez-vous
qu’au début il s’agissait de morceaux de pâte, roulée et pétrie sur la table ?
Ce qui a conduit ensuite à utiliser des tranches de pain pour s’essuyer les
mains.
Pardon ? Qu’est-ce que c’était encore que cette histoire ?
— Euh… Non, je l’ignorais, répliqua Leo avec étonnement.
Sourire radieux.
— Mais vous m’interrogiez à propos de Moonbeam. En fait, c’est à
cause d’elle que je suis ici avec vous. Elle est sortie avec Jonathan, quand
ils étaient adolescents.
— Impossible !
— Eh si ! Mais Moon a vite compris que, si elle voulait que leur
relation passe au niveau supérieur, elle devrait changer un chromosome X
en Y, même si Jon l’adorait. Alors, elle l’a encouragé à faire son coming
out, en me demandant de la soutenir, et c’est comme ça que nous sommes
devenus très proches. C’était une sorte de ménage à trois, sans le sexe.
Son sourire s’éteignit.
— C’est entre autres pour cela que Jon me manque autant : c’est l’un
des derniers liens qu’il me reste avec ma sœur.
Seigneur… Jonathan sortant avec une fille. Un ménage à trois sans le
sexe. Du pain en guise de serviettes de table…
— De toute façon, poursuivit Sunshine, vous savez de quoi je parle, je
suis sûre que votre frère vous manque aussi.
— Cela ne peut pas se comparer.
— Non, sans doute. Vous, lorsque vous avez envie de voir Caleb, il
vous suffit de sauter dans un avion.
— C’est plutôt l’inverse.
Elle le dévisagea en silence quelques instants avant de reprendre la
parole.
— Je vois. Vous êtes du genre mâle dominant, répliqua-t-elle. Il a
besoin de vous, mais vous, vous n’avez besoin de personne.
Sa perspicacité laissa Leo pantois.
— Pas de risque de combustion émotionnelle, en quelque sorte,
continua-t-elle. C’est une bonne solution. En fait, ma façon de gérer les
relations est basée sur une attitude à peu près semblable : je garde une
certaine distance, et la maîtrise sur mes émotions.
— Ah…
— Oui. Je fais la part entre sexe et amour, par exemple. Reconnaissez
que cela simplifie la vie.
— Peut-être. Mais sans la rendre plus agréable pour autant.
— Bien sûr, le plus facile, c’est de laisser complètement l’amour à
l’écart. C’est ce que je fais, maintenant.
— Vraiment… ? Pourquoi ?
Elle se tapota la poitrine, à l’endroit du cœur.
— Pas de place, ici.
— Je ne vous connais pas beaucoup, mais cela ne vous ressemble pas.
— Je fais un véritable travail sur moi-même, concéda-t-elle.
— Vraiment… ? Pourquoi ?
Seigneur, il se répétait comme un perroquet, à présent…
— Parce que mon inclination naturelle est de trop m’attacher aux gens.
Alors, je dois me surveiller.
— Vraiment… ? Pour…
Furieux contre lui-même, Leo se reprit.
— De quoi avez-vous peur ?
— De souffrir, répondit-elle avec calme. Parce que ça fait très mal, de
s’attacher profondément à quelqu’un.
Il aurait voulu lui dire que son attitude était ridicule, mais les mots ne
lui venaient pas. Qu’en savait-il, au fond ? Il était la preuve vivante que le
sexe pouvait s’envisager sans amour, même si l’on recherchait
farouchement ce dernier.
En tout cas, Sunshine était capable de toucher quelqu’un sans être
victime d’une crise de panique, ce qui lui donnait beaucoup d’avance sur
lui. Dans ces conditions, comment pourrait-il jamais trouver l’amour
puisqu’il était incapable de prendre la main, voire toucher le bras d’une
femme sur le point de fondre en larmes ? Coincé comme il l’était, méritait-
il de rencontrer la femme de sa vie ?
— Mais nous parlions d’embaumement, poursuivit Sunshine, les yeux
pétillant de nouveau. Sujet bien plus intéressant. Non seulement c’est très
technique et responsable, comme métier, mais ça fait réfléchir !
Déboussolé par les changements de sujet successifs : chaussures,
serviettes de table, embaumement, sexe, amour…, Leo avait du mal à
suivre.
— Réfléchir ? répéta-t-il une fois de plus comme un perroquet.
— Eh bien : crémation, ou enterrement ? C’est une chose à laquelle
nous devons tous penser, en effet. Si cela vous intéresse — et cela vous
intéresse forcément, puisque vous roulez à moto —, je suis sûre que Ben
serait ravi de…
— Euh… Non, merci, l’interrompit-il en bondissant sur ses pieds. Je
vous fais apporter votre apéritif.
* * *
A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Le mariage du siècle/suite
Les toutes dernières nouvelles :
Les invitations sont en cours de réalisation — texte en pièce jointe. Pour ce
qui est du code vestimentaire, nous nous limiterons à la formule « tenue de
cocktail » mais, moi, je porterai de toute façon une robe longue puisque,
même si le mariage aura déjà eu lieu, je suis ta demoiselle d’honneur.
Nous nous rendons sur place demain matin. Apparemment, c’est l’endroit
rêvé.
Prochaine étape : l’élaboration du menu. Maintenant que j’ai essayé deux
des restaurants de Leo, je n’ai aucune inquiétude de ce côté-là ! (Si
seulement j’avais pu rencontrer un chef… Bon, d’accord, j’en ai rencontré
un, mais il est vraiment trop coincé !)
Bises,
Sunny
P-S : Leo roule à moto ! Et, non, je ne l’ai pas encore fait. Mais ça va venir.
A : Caleb Quatermaine
De : Leo Quatermaine
Objet : Le projet suit son cours
Sunshine s’occupe des invitations et je t’envoie en pièce jointe le design et
le message (annonce de la date) sur lesquels nous nous sommes mis
d’accord. Si tu ne me fais pas signe dans les vingt-quatre heures, je
considérerai que tu valides et lancerai le processus.
Nouveau rendez-vous avec Sunshine demain matin. Et si elle me casse
encore les pieds… A propos de « pieds », je vais avoir des chaussures sur
mesure : c’est une idée de toi ? Si c’est le cas, je te revaudrai ça.
Au fait, tu vas être content : je me laisse pousser les cheveux.
Leo
* * *
— Génial ! s’exclama Sunshine.
Le site du South était juste extraordinaire. Le bâtiment était perché au
bord d’une falaise mais, grâce à une véritable prouesse architecturale,
l’entrée se trouvait au-dessus de la pente abrupte, constituant en même
temps une plate-forme panoramique. Et, le sol étant transparent, il suffisait
de baisser les yeux pour admirer l’escarpement boisé qui descendait vers la
plage. Et, en regardant droit devant soi, l’on pouvait contempler l’océan à
perte de vue.
De l’autre côté, on pouvait distinguer l’intérieur du restaurant par les
baies vitrées. Il n’y avait encore ni tables ni chaises, mais l’espace était
astucieusement conçu, tout en cloisons de verre pour mieux admirer le
paysage.
Sunshine ferma les yeux et inspira une grande bouffée d’air frais. Le
vent était vif, faisant voler ses cheveux dans tous les sens, mais elle s’en
moquait. Le South était un lieu idyllique.
L’endroit parfait, comme l’avait dit Leo en parlant de la salle privée de
la Q Brasserie. Il avait semblé si malheureux de ne pas trouver de terme
plus précis que Sunshine avait eu envie de le prendre dans ses bras.
Mais Leo n’avait rien d’un nounours appréciant les câlins, ou que l’on
pouvait faire sourire avec une simple plaisanterie. C’était au contraire le
genre impatient et distant, qui se contentait la plupart du temps de
monosyllabes. Et ne manifestait pas le moindre besoin d’être réconforté.
Et pourtant… Sunshine avait de nouveau envie de le prendre dans ses
bras. Là, maintenant. De se retrouver blottie contre lui. De le réconforter et
d’être réconfortée.
Accès de faiblesse dangereux. A repousser d’urgence.
C’était sans doute la proximité de l’océan qui la perturbait. Elle aurait
dû se préparer au choc avant de venir. Mais, n’ayant pu anticiper ce
problème, elle était bien forcée de l’attendre à présent, sans savoir quand il
aurait lieu. Car il ne manquerait pas de se produire. Et elle devrait
l’encaisser et s’en remettre avant l’arrivée de Leo. Hors de question de
dérailler une fois de plus devant lui.
Inspire. Expire. Sunshine regarda au loin puis baissa la tête et fixa ses
pieds, essayant de reprendre le contrôle de ses pensées… Mais, même si
elle avait tenté de se blinder contre la souffrance, celle-ci la terrassa. Le
souvenir de Moon submergea soudain son esprit, si vivace et douloureux
qu’elle dut réprimer un cri.
Refoulant ses larmes, elle se remémora la dernière fois qu’elles s’étaient
rendues ensemble au bord de l’océan. Elle revit l’obscurité, la pluie, et
Moonbeam courant dans les vagues, nue et poussant des hurlements de joie.
« C’est ici que je suis vraiment moi ! », avait-elle crié.
Trois jours plus tard, elle était morte.
Sunshine porta la main à ses deux amulettes. L’absence de Moon la
pétrifiait au point qu’elle pouvait à peine respirer. La solitude, le besoin de
ne faire qu’un avec sa jumelle, lui déchirait la poitrine. Mais la blessure
n’était pas nouvelle ; elle datait de deux ans et refusait de se refermer.
— Sunshine ?
Il lui fallut un moment pour refouler la souffrance au plus profond de
son esprit. Puis elle secoua la tête, comme elle avait appris à le faire
lorsqu’elle devait affronter les gens en pleine crise. Puis, défenses et sourire
bien en place, elle se retourna vers Leo qui l’observait, immobile devant la
porte du restaurant.
— Bonjour, Leo.
Sans dire un mot, il ouvrit en grand les lourds battants de verre pour
l’inviter à entrer. Mais, lorsque Sunshine s’avança vers lui et se haussa sur
la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue, il s’écarta d’un mouvement
vif, lui faisant perdre l’équilibre. Aussitôt, il lui saisit le coude, avant de
lâcher celui-ci à la nanoseconde précise où elle retrouva son aplomb.
Ah, d’accord, il ne voulait pas qu’elle l’embrasse. Se remémorant leurs
précédentes rencontres, Sunshine s’aperçut qu’en fait Leo avait évité tout
contact physique avec elle.
Dire qu’elle avait rêvé de le prendre dans ses bras… Le pauvre, il aurait
risqué de faire un infarctus !
Réagissait-il comme cela seulement avec elle, ou avait-il ce problème
avec toutes les femmes ? Et, dans ce cas, comment faisait-il pour coucher
avec elles ?
Peut-être vivait-il dans l’abstinence totale — mais non, puisqu’il était
sorti avec la chanteuse Natalie Clarke. A moins qu’il ne soit passé aux
poupées gonflables depuis leur rupture. Ou, pire encore, il était peut-être
incapable de toucher quiconque, hommes et femmes. Et les animaux. Et
même les poupées gonflables !
Fronçant les sourcils, Sunshine se força à se concentrer. S’il souffrait
d’un trouble obsessionnel compulsif, peut-être pouvait-elle l’aider ? Elle
avait lu quelque chose là-dessus… sur la technique de désensibilisation
systématique… Non, c’était plutôt la thérapie d’exposition.
Dans le cas de Leo, il faudrait le toucher souvent, pour l’amener à
constater qu’un petit contact physique ne provoquait aucune catastrophe en
lui.
Ça, c’était tout à fait envisageable. Et non seulement elle lui rendrait
service, mais l’expérience risquait d’être très amusante !
— Oh ! excusez-moi, Leo. Je vous ai pris par surprise, c’est cela ?
demanda-t-elle en se mordant la lèvre. Je devrais pourtant savoir qu’il ne
faut pas se jeter sur les gens quand ils ne sont pas prêts ! Un jour, ce genre
d’attitude m’a valu de me retrouver dans une situation très embarrassante :
moitié baiser, moitié poignée de main, nez contre nez… Cela vous est déjà
arrivé ?
— Non.
— Eh bien, faisons en sorte que cela ne se produise pas entre nous : à
partir de maintenant, je vous ferai un petit signe pour vous prévenir que je
vais vous embrasser. Je pourrais par exemple… faire la moue avec les
lèvres, vous voyez ce que je veux dire ?
Elle se tut un instant.
— Ça risque de faire « bouche de mérou », mais bon…
Quand elle s’interrompit de nouveau pour réfléchir, Leo laissa
descendre son regard sur sa bouche.
— A supposer que ces poissons aient les lèvres particulièrement
épaisses, reprit-elle en avançant vers l’entrée. Il faudra que je vérifie sur
Internet. Et n’allez pas croire que je me fasse faire des injections d’acide
hyaluronique ou d’un truc du même style, je suis naturellement mérou.
Leo la rejoignit, mais cette fois il contempla ses cheveux d’air si
lugubre qu’elle eut presque la chair de poule.
— Il y a quelque chose qui ne va pas avec ma coiffure ? demanda-t-elle
en repoussant une mèche de sa joue. J’ai une tête d’épouvantail, c’est ça ? Il
y a pas mal de vent, dehors.
Elle fouilla dans son fourre-tout en cuir orange, en sortit un élastique en
mousse vert pomme, puis rassembla grosso modo ses cheveux ébouriffés
sur sa nuque en sorte de chignon approximatif.
— Voilà. C’est réglé. J’ai besoin d’une bonne coupe mais, vu que je ne
sais pas encore quel style je choisirai pour le dîner, ça attendra. J’ai un
coiffeur fabuleux — c’est un ex.
— Encore un ?
— Un quoi ? Oh ! encore un homme avec qui je suis sortie ? Eh bien,
oui. Et donc, Ian — mon coiffeur — réclame d’abord à voir la robe. On
pourrait trouver cela un peu névrosé, comme attitude mais, étant donné que
Ian est un génie, je le laisse faire. Et, de toute façon, je n’ai rien à dire parce
que dans ce cas-là je suis aussi maniaque que lui : je ne serai pas en mesure
de concevoir vos chaussures tant que je n’aurai pas vu votre costume, par
exemple.
Pour toute réaction, Leo fronça les sourcils.
— Au cas où cela vous aurait échappé, reprit-elle, c’était une allusion
pour savoir ce que vous comptiez porter le jour J.
— J’avais compris.
Silence.
— Alors… ! Qu’est-ce que vous en pensez ? De mes cheveux. Je garde
la frange ? Si je la laisse pousser, elle n’aura pas rattrapé le reste dans deux
mois, mais je pourrai envisager une coupe différente…
Ramenant ses mèches sur un côté, elle les lissa sur sa tempe.
— J’aime bien votre frange, émit Leo.
Une phrase entière ! Youpi ! Mais il avait toujours son expression
renfrognée, à présent focalisée sur sa robe. D’accord, celle-ci la moulait un
peu trop, mais après deux dîners de suite dans ses restaurants, sans compter
les nouilles instantanées de la veille, les donuts, et la plaque de chocolat
format familial, c’était plutôt prévisible !
Leo baissa les yeux sur ses chaussures. Des sandales à bride, avec des
talons de douze centimètres, cuir beige. Vraiment rien d’extraordinaire.
Puis son regard remonta lentement le long de son corps.
— Un problème ?
Ayant sans doute relevé la note exaspérée de sa voix, il accéléra le
processus et arriva enfin à la hauteur de son visage.
— Non. Ensemble réussi, comme d’habitude.
— Merci, dit-elle, en réprimant l’envie subite de se pavaner.
— Mais, entre vos talons et cette robe… ajustée, j’ai peur pour vous :
les travaux sont terminés, mais il reste des débris un peu partout — vous
risquez de trébucher.
Et voilà ! Retour à la case départ ! C’était trop beau…
La journée allait être très longue, se dit Sunshine en se rapprochant de la
baie vitrée. Et très drôle. Il affichait une mine tellement grognon, c’en
devenait chou…
— C’est absolument sublime ! s’extasia-t-elle en se retournant, un
sourire ravi aux lèvres. Vous me faites visiter les lieux, Leo ?
Il hocha la tête d’un air si peu encourageant qu’elle eut du mal à ne pas
éclater de rire. Eh bien, c’était le moment idéal pour commencer la
thérapie…
— Oui, mais faites attention, répondit-il. Et laissez votre sac ici, il me
semble un peu lourd.
Sunshine le fit aussitôt tomber par terre.
— Vous savez ce que je vais faire ? répliqua-t-elle en se dirigeant vers
Leo. Je vais m’accrocher à vous ; ainsi, vous n’aurez pas à vous inquiéter
pour mes os fragiles.
Joignant le geste à la parole, elle passa son coude sous le sien avant
qu’il n’ait eu le temps de s’écarter. Son bras était rigide. Pétrifié.
— On y va ? demanda-t-elle en souriant.
Il avait les mâchoires si crispées qu’elle craignit qu’il ne se casse une
dent.
L’expérience s’annonçait follement amusante…
* * *
De pire en pire, songea Leo. A vrai dire, il l’avait pressenti dès l’instant
où il l’avait vue, immobile sur la plate-forme, l’air aussi glamour et naturel
que d’habitude. Pensive. Et… triste.
Très triste, même. Et alors ? Elle s’était ressaisie à la vitesse de l’éclair,
non ? Comme les autres fois. Par conséquent, il n’avait aucune raison de
vouloir… Aucune raison de quoi que ce soit.
Et ses cheveux ! A l’extérieur, le vent les faisait voler dans tous les sens
sans qu’elle semble s’en soucier le moins du monde. Ensuite, elle s’était fait
un chignon à la hâte sur la nuque, style bohème, comme si cela ne lui
importait pas. Elle aurait dû se préoccuper de son apparence, bon sang !
Comme toutes les femmes qu’il fréquentait.
Enfin, il ne fréquentait pas Sunshine, évidemment.
Son attitude le déstabilisait, voilà tout, et ce constat agaçait Leo. Et la
façon dont elle avait laissé tomber son luxueux fourre-tout sur le sol,
comme s’il s’agissait d’un simple sac en papier. Et le fait qu’elle ne porte
jamais de vernis à ongles. Et l’aisance avec laquelle elle faisait à volonté
pétiller ses yeux d’un air guilleret. Et ce parfum floral qui émanait d’elle,
frais et subtil…
Seigneur, et la décharge électrique qui lui avait traversé le bras quand
elle s’en était emparé, en haussant un sourcil d’un air espiègle, comme si
son malaise l’amusait.
Leo ne s’était pas écarté d’elle pour ne pas passer pour un type coincé
— ni lui donner l’occasion de dédramatiser la situation en rejetant la faute
sur elle comme elle l’avait fait quelques instants plus tôt. Parce que
Sunshine n’était décidément pas une imbécile…
Par ailleurs, il n’avait aucune envie de lui faire la morale parce qu’elle
sortait avec deux hommes à la fois, sans en aimer aucun. Car elle avait
raison : qui était-il pour lui faire la leçon ?
En outre, la main posée sur son bras était étrangement légère, douce,
chaude et… peu importait. Ce n’était rien. Cela ne signifiait rien. Sunshine
cherchait simplement à ne pas perdre l’équilibre et se servait de lui pour ne
pas tomber, rien de plus.
— Commençons par la cuisine, dit-il avec calme.
Poussant les portes battantes, il l’entraîna dans une vaste pièce aux murs
carrelés de blanc et aux plans de travail en acier inoxydable.
— Tous les équipements sont à la pointe de la technologie, expliqua-t-il.
Les appareils, le système de ventilation…
A cet instant, soulagement suprême, Sunshine lui lâcha le bras et pivota
lentement sur elle-même.
— C’est fantastique, vraiment ! Mais j’avoue que j’ai la même
impression dans n’importe quelle cuisine.
— Vous n’aimez pas cuisiner ?
— Je ne cuisine pas, c’est tout. Un jour, je me suis fait cuire un œuf, qui
est devenu aussi dur que l’intérieur d’une balle de golf.
Elle s’immobilisa et tourna la tête vers lui.
— Vous avez déjà dépecé une balle de golf ? C’est stupéfiant : dedans,
on dirait une sorte de ruban élastique interminable, enroulé sur lui-même à
l’infini.
Décidément, elle s’intéressait aux sujets les plus hétéroclites et
incongrus…
— A priori, vous l’avez fait cuire trop longtemps, dit-il.
Génial. Comme si elle n’avait pas compris ça toute seule.
— Je l’ai mangé, répliqua-t-elle. Mais je n’ai jamais plus recommencé
l’expérience. Et, franchement, pourquoi se donner cette peine alors qu’il
suffit d’aller dans un café pour se faire servir un délicieux œuf poché sur
une tranche de pain au levain ?
— Vous n’avez jamais rien tenté d’autre que l’œuf dur ?
— Je me prépare des nouilles instantanées. C’est la base de mon
alimentation, quand je suis seule.
— Vous n’aidiez pas votre mère, quand vous étiez petite ?
— C’est ça, le problème, répondit-elle en effleurant du bout des doigts
le bord de l’une des gazinières dernier modèle. Mes parents sont hippies et
végétariens. Alors, nous mangions tout le temps des germes de soja, du riz
complet et du tofu, autant d’aliments que je déteste.
Elle haussa les épaules d’un air théâtral.
— Cassolette de légumes et tofu ! Qui pourrait bien avoir envie de
cuisiner un truc pareil ?
Se penchant, elle ouvrit un four et regarda à l’intérieur.
— Vous avez renoncé au végétarisme, si je comprends bien ? demanda
Leo.
— Et comment ! s’exclama-t-elle en se redressant. Dès l’instant où j’ai
mordu dans un steak d’aloyau, à quinze ans — je me souviens, c’était un
mercredi, à 19 h 38 —, j’ai entamé ma carrière de carnivore comme une
revanche. Deux jours plus tard, je dégustais ma première glace à la noix de
coco et ma vie s’en est trouvée changée à jamais. Vive le sucre raffiné ! Je
n’aime pas les desserts : je les adore. J’en dévore avec un appétit de requin !
— Ah…
— Oui, un grand requin blanc, plus précisément. Saviez-vous qu’ils ont
environ trois cent cinquante dents ? Une rangée de cinquante devant, et sept
autres derrière.
C’était plus intéressant que la fabrication d’une balle de golf, mais pas
autant que le brûlage de calories par baiser passionné.
Si seulement il avait pu oublier cette histoire de baiser, parce que, dès
qu’il y repensait, Leo imaginait Sunshine en train d’embrasser goulûment
son embaumeur viking.
Les requins. Concentre-toi sur les requins ! s’ordonna-t-il.
— Tout ce que je sais sur ces animaux, c’est qu’ils peuvent vous tuer.
— Hum… Oui, mais le risque est faible. A peu près de un sur deux cent
cinquante millions. Vous avez plus de chances de mourir à cause des
abeilles, ou de la foudre — voire des feux d’artifice ! Mais je vous parlais
des requins juste pour vous faire comprendre que je consomme le sucre
raffiné avec autant de plaisir que la viande, au grand désespoir de mes
parents.
Elle s’interrompit le temps de reprendre sa respiration.
— Sérieusement, je dois avoir un métabolisme comparable à celui des
colibris, parce que, sinon, je ressemblerais à un lutteur de sumo. Vous
imaginez ? Ces oiseaux minuscules consomment en moyenne la moitié de
leur poids en sucre par jour !
S’arrêtant de nouveau, elle soupira tristement.
— Mais, moi, je ne peux pas faire la même chose, hélas…
— Non, confirma Leo. Vous n’êtes pas maigrichonne.
Un rire surpris franchit les lèvres de Sunshine.
— Merci ! Les femmes adorent ce genre de compliment !
— Je ne voulais pas vous vexer. Je suis chef : j’aime voir les gens
manger.
— Dans ce cas, restez avec moi et vous connaîtrez l’extase permanente.
L’extase. Leo la revit en train de lécher sa cuiller…
— Vous pourriez suivre des cours de cuisine.
— Je crois que j’ai perdu toute envie de cuisiner dès l’instant où j’ai
quitté la communauté.
— Ah… Non seulement vos parents sont hippies, mais vous viviez dans
une communauté ?
— Oui, et je vous arrête tout de suite : la vie n’y était vraiment pas cool.
Ni amour libre, ni cannabis, ni contemplation de nombril, là-bas. C’était
partage des lieux, des corvées et des véhicules. Si vous avez besoin d’un
minimum d’intimité, ne tentez surtout pas l’expérience.
Pétillement guilleret des prunelles.
— Et, franchement, trop de toile de chanvre ! A propos, saviez-vous
que l’industrie du chanvre date d’il y a environ dix mille ans ? Bon, vous
l’ignoriez sans doute et vous vous en fichez, mais reconnaissez que c’est
incroyable.
Nouvelle interruption. Inspiration.
— Cela dit, ça peut être pas mal, le chanvre. Disons simplement que je
n’aimerais pas en porter tous les jours.
— Continuons la visite, dit Leo après avoir médité cette dernière
information fascinante.
— Et les assiettes, couverts, verres, plats… ? Vous êtes sûr que tout sera
là à temps ?
— Certain. Style ultra-contemporain et de la meilleure qualité.
— Ce n’est bien sûr pas à moi de vous apprendre votre métier,
commença-t-elle en se mordillant la lèvre. Mais vous voudriez bien
m’envoyer des photos ?
— OK, soupira Leo. Je vous en enverrai.
— Parfait. Je peux voir les sanitaires ?
Quand Sunshine lui reprit le bras, il ne put réprimer un tressaillement.
Par chance, elle ne sembla pas s’en apercevoir.
Mais, à vrai dire, l’accompagner dans les toilettes pour hommes, puis
celles pour femmes, comme s’ils se promenaient sur les Champs-Elysées,
fut assez surréaliste. Cependant, Leo jugea préférable de s’abstenir de tout
commentaire — Sunshine aurait été capable de se lancer dans le récit des
habitudes hygiéniques ancestrales d’une quelconque tribu d’Afrique. Et,
après tout ce qu’elle lui avait déjà expliqué, il craignait de ne pouvoir en
supporter davantage.
En tout cas, elle parut impressionnée par ce qu’il lui montra.
Notamment les baies vitrées donnant sur l’escarpement de la falaise d’un
côté, et de l’autre les murs peints de variations de bleu rappelant les reflets
changeants de l’océan. Quant au sol, une fresque réalisée avec de
minuscules pavés de mosaïque, il évoquait le flux et le reflux des vagues le
long de la côte. Tout le reste était d’un blanc immaculé.
— Je pourrais vivre ici ! s’extasia Sunshine. C’est si beau !
— Si vous voulez, je vous enverrai également une photo du papier
toilette, répliqua Leo d’un ton pince-sans-rire.
Elle se tourna vers lui, stupéfaite.
— Vous savez…, commença-t-elle lentement. J’ai lu quelque chose sur
une pop star qui exige d’avoir du papier toilette rouge, en tournée. Croyez-
vous que…
— Non, l’interrompit-il. Hors de question. Oubliez le papier toilette
rouge.
Nullement démontée, elle répliqua en haussant un sourcil :
— Non, évidemment — pas rouge. J’allais suggérer un beau bleu des
mers du Sud. Ou un vert…
— Rien du tout, la coupa-t-il de nouveau. Vous devrez vous contenter
d’avoir obtenu que je cesse de me raser la tête.
— OK. Je renonce ! s’exclama-t-elle en riant. Quant à vos cheveux, ils
commencent à être pas mal…
Quand elle effleura des doigts le duvet qui lui couvrait le crâne, Leo se
rigidifia de la tête aux pieds. Puis il s’écarta de Sunshine, la forçant à laisser
retomber sa main et à lui lâcher le bras en même temps.
— Vos yeux aussi, répliqua-t-il, pour dire quelque chose.
Il aurait mieux fait de se taire. Comment des yeux auraient-ils pu
commencer à être pas mal ? Ridicule !
D’ailleurs… Quelque chose clochait, de ce côté-là… Les pupilles en
étaient plus dilatées qu’elles ne l’auraient dû.
Et pourquoi restait-il aussi près d’elle, bon sang ? L’espace ne manquait
pas, pourtant !
Quand Leo recula d’un pas supplémentaire, elle l’observa en battant des
cils avec un brin de stupeur. Puis il remarqua le petit tressaillement, au coin
de sa bouche.
— J’ai vu mes parents hier, dit-elle d’une voix douce. Comme vous
pouvez l’imaginer, ils sont ravis de mon nouveau look naturel. Ma mère a
dit qu’elle allait vous envoyer une carte de remerciement, alors préparez-
vous à recevoir du papier fait main, et un haïku.
Petit rire gêné.
— Mes excuses anticipées pour le haïku ! Mais, maintenant, les gens
qui ne me connaissent pas ont tendance à fixer mes yeux je ne sais combien
de temps, ce qui me donne un peu l’impression d’être nue.
— Ce n’est pas désagréable. J’ai vécu des moments inoubliables, nu.
Leo se serait giflé. Mais qu’est-ce qui lui avait pris de dire une chose
pareille ? Il recula encore d’un pas, essaya de trouver un commentaire
intelligent sur le papier artisanal, parce qu’il n’y connaissait rien en matière
de haïku, mais en vain.
— Oui, moi aussi, déclara Sunshine, pendant ce temps, en battant des
cils.
Il eut une vision d’elle nue, chez lui, étendue sur son lit. Voluptueuse,
avec sa peau claire presque transparente, sa longue chevelure brune.
Brûlante, lui souriant, ses yeux incroyables étincelant comme…
Se ressaisissant, Leo secoua la tête pour chasser l’image, et aussitôt
Sunshine l’imita.
— Alors… ! Les tables, maintenant ! s’exclama-t-elle en s’emparant de
nouveau de son bras.
Cette fois, il sentit la décharge fuser jusqu’au plus intime de sa virilité.
Regardant partout, sauf du côté de Sunshine, il se prit d’un intérêt
totalement inédit pour les objets inanimés. Sans pour autant parvenir à
calmer l’érection phénoménale qui palpitait dans son pantalon. Ni à
endiguer le flot d’images érotiques qui déferlaient maintenant dans son
esprit, et dont Sunshine était le personnage principal.
D’une démarche un peu raide, il la conduisit sur la terrasse où il évoqua
la question des cocktails de bienvenue, décrivit la façon dont le bois massif
sur lequel ils marchaient avait été choisi en harmonie avec les planchers
intérieurs, avant de désigner l’endroit où l’on pourrait danser — alors que
Caleb lui avait précisé qu’il n’y aurait ni orchestre ni bal. Mais bon, cela
détournait l’attention de Sunshine en attendant que sa libido veuille bien le
laisser tranquille.
Hélas, lorsque la jeune femme le regarda, avec ses yeux extraordinaires,
son érection ne l’avait toujours pas quitté et il l’imaginait toujours nue. Sur
son lit. Agenouillée devant lui. Marchant vers lui. S’éloignant de lui en
ondulant des hanches…
— Pourriez-vous m’envoyer aussi un plan du restaurant, pour que je
puisse m’en servir au besoin ? demanda-t-elle soudain. Oh… Et demain, je
dois donner le bon à tirer pour les invitations. Vous me laissez faire, ou vous
voulez voir la maquette ?
— Oui, j’aimerais jeter un coup d’œil dessus.
Pourquoi avait-il dit cela ? Alors qu’il s’en fichait royalement ?
— Je vous l’enverrai par mail, alors, proposa-t-elle.
— Non.
Sunshine prit sa pose d’oiseau songeur.
— Il faut absolument que je sois à la boutique, demain, expliqua-t-elle.
J’attends de nouveaux modèles et j’ai une idée très précise, pour la vitrine.
Et vous, vous travaillez le soir, n’est-ce pas ?
— Non, je suis libre.
Oups. Décidément, il avait un gros problème. Car il ne prenait jamais
de congés.
— Super ! s’exclama-t-elle en souriant jusqu’aux oreilles. On se donne
rendez-vous où ?
— Je m’occupe du repas.
Il n’y avait plus aucun doute. Il avait vraiment perdu la tête. Il ne
cuisinait jamais pour ses petites amies, et Sunshine n’en était même pas
une. Bien qu’il ait envie de coucher avec elle.
Non ! Impossible ! Pas question !
— Pour de bon ? murmura-t-elle, les yeux brillants.
— Oui.
— Chez moi ?
Non, pas chez elle. Ni nulle part ailleurs.
— Oui.
En plus, il avait un problème de vocabulaire… Il était fichu.
Complètement fichu.
— Il faut que je vous précise que la plupart des ustensiles n’ont jamais
été utilisés.
— J’adore les équipements vierges.
Seigneur, il frisait la démence…
— Dans ce cas, vous aurez un orgasme en pénétrant dans ma cuisine.
Mais pourquoi avait-il fallu qu’elle prononce ce mot ? C’était juste
impossible… !
Sunshine baissa les yeux sur sa montre.
— A propos d’orgasme, je ferais mieux d’y aller.
Pardon ?
— Je suis invitée à dîner dans ce nouveau restaurant laotien — vous
savez, le Peppercorn Tree. Sur leur site Internet…
— Gary ou Ben ? l’interrompit Leo sans réfléchir.
— Ni l’un ni l’autre. Ce soir, c’est Marco.
Marco ? Trois en même temps ? Sans compter le calligraphe et le
coiffeur. Et un boucher, un pâtissier…
— Vous êtes sûre que l’on ne pratiquait pas l’amour libre, dans cette
communauté ?
Dieu merci, il avait retrouvé sa brusquerie habituelle.
— L’amour n’est jamais libre, vous ne croyez pas ? rétorqua-t-elle d’un
ton énigmatique. C’est pour cela que je me limite au sexe.
Avant que Leo n’ait pu trouver quelque chose à répliquer, elle s’éloigna
dans un cliquètement de talons.
4.
A : Sunshine Smart
De : Leo Quatermaine
Objet : Photos
En pièce jointe : les photos dont nous avons parlé hier, ainsi que le plan du
restaurant.
Je vous envoie aussi une photo du papier toilette : blanc.
Ce soir, je préparerai des pâtes et j’apporterai de la glace maison.
LQ
A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Ça roule + chaussures !
Jon chéri,
Suis allée sur place comme prévu hier : juste fabuleux. Caleb a dû recevoir
des photos.
Croquis de tes chaussures en pièce jointe. Pas trop voyantes, comme tu
l’avais demandé : cuir verni noir avec pointe anthracite. Le complément
idéal pour ton costume gris foncé et la cravate garance.
J’envoie directement à Caleb l’esquisse des siennes — il ne veut pas que tu
voies sa tenue avant le grand jour ! Et tu as les coordonnées de Bazz à
Brooklyn pour aller chercher ta paire quand elle sera prête.
Au fait, ce soir, Leo me prépare à dîner ! Nous en pro terons pour discuter
du menu. Je pense que nous allons prendre des fruits de mer, avec une
alternative volaille pour ceux qui y sont allergiques. Et, bien sûr, une option
végétarienne (il faut bien, hélas…).
Bises,
Sunny
P-S : Marco Valetta est-il toujours aussi rasoir ? J’ai dîné avec lui, hier, et il a
passé toute la soirée à parler de son héritage : il craint que son père ne
gaspille tout ce qu’il possède en voyages à l’étranger. Non, mais
franchement ! Qu’il laisse son paternel dépenser son argent comme il veut !
A : Leo Quatermaine
De : Caleb Quatermaine
Objet : Sunshine
Juste pour t’avertir, Leo, que mes chaussures sont époustou antes. Je les
adore — mais mes goûts ne sont pas devenus plus classiques… alors,
prépare-toi !
J’adore aussi les invitations, l’annonce de la date, et le fait que tu aies
envoyé une photo du papier toilette à Sunshine (oui, elle me l’a raconté). Et
j’adore Sunshine d’avoir pu t’amener à faire ça. Au fait, Jon dit que la moitié
de la population mâle de Sydney est amoureuse d’elle, gays et hétéros
confondus !
Ravi pour tes cheveux (encore bravo, Sunshine !). Et heureux que vous ayez
choisi le South.
Je suis très impatient d’épouser Jon. Le où et le comment me sont
totalement indifférents, l’essentiel est de le faire. Et la soirée au South sera
la cerise sur le gâteau. Que veux-tu, quand on a un frère chef…
Un frère qui ne reste pas enfermé devant ses fourneaux, j’espère… A ton
tour de trouver la perle rare, Leo…
A propos, dis-moi : Natalie te che-t-elle en n la paix ?
Caleb
* * *
* * *
* * *
* * *
Quand la glace panna cotta fut sur la table, Sunshine décida de hâter le
processus. A tous les niveaux.
— Alors… ! La musique !
Leo prit son expression de chevreuil effarouché.
— Oui, la musique, poursuivit-elle. J’ai appris qu’il n’y aurait pas de
danse ; par conséquent, nous pouvons éliminer l’option DJ.
— En effet.
— J’ai repéré un groupe de heavy metal. Je connais par ailleurs un
joueur fantastique d’accordéon-piano. Et j’ai entendu parler d’un trio
irlandais. Qu’en pensez-vous ?
— Je vois très bien où vous voulez en venir, Sunshine.
Elle battit des cils d’un air innocent, technique mise au point depuis
longtemps devant le miroir.
— Qu’insinuez-vous, Leo ?
— Que vous me proposez des options épouvantables en espérant que,
lorsque vous avancerez celle que vous avez en tête, je serai tellement
soulagé que j’acquiescerai illico.
— Mais non, pas du tout ! Enfin, si, un peu. Parce que je vous ai déjà
dit à qui je songeais. Natalie Clarke.
— Non.
— Pourquoi ce refus catégorique ?
— Parce que.
— Parce que quoi ?
— Caleb ne veut pas qu’elle soit là.
— Si c’est la seule raison, je peux en parler avec lui.
— C’est la seule que vous obtiendrez de moi.
— Juste parce que vous êtes sorti avec elle ? demanda Sunshine avec
incrédulité. Moi, je suis toujours très amie avec tous mes ex.
— Eh bien, pas moi.
— Pourquoi ?
Leo plongea sa cuiller dans la glace.
— Parce que je ne reste pas en contact avec mes ex, point final.
— Vous ne choisissez pas les bonnes personnes.
Il reprit du dessert pour gagner du temps avant de répondre, mais
Sunshine le devança.
— Vous êtes comme moi, en fait, poursuivit-elle en posant la main sur
son cœur. Pas de place, ici.
Leo laissa tomber bruyamment sa cuiller dans sa coupelle.
— J’en ai, de la place. Enormément. Mais je veux…
L’air confus, il s’interrompit en fronçant les sourcils.
— Vous voulez… ?
— Quelqu’un de… spécial. Une femme pour qui je me jetterais du haut
d’une falaise, avec qui je serais prêt à faire le grand saut. Voilà ! Vous êtes
contente ?
— La question n’est pas de savoir si je suis contente ou pas.
Il se passa la main sur le front.
— Je veux tout ou rien.
— Et Natalie ne partageait pas votre point de vue ?
— Tout ce qu’elle attendait de moi… c’était l’illusion, la surface. Sans
la profondeur.
— Ah…
— Oui, ah…
— Personnellement, je ne vois aucun mal à ne pas désirer la profondeur.
— Vous vous trompez, Sunshine, quand vous dites qu’il n’y a pas de
place dans votre cœur, et que vous voulez le sexe sans l’amour.
— Chacun son point de vue. Et ça n’a aucun rapport avec le fait que
Natalie puisse ou non chanter lors du dîner. Vous n’auriez même pas à lui
adresser la parole, je me chargerais de la contacter.
— Oubliez cette idée.
— Pas question.
— Pour l’amour du ciel ! s’emporta-t-il en se passant de nouveau la
main sur le front. Cette femme me harcèle, OK ? Si vous preniez contact
avec Natalie, elle ne vous répondrait même pas : elle s’adresserait aussitôt à
moi. Elle ne perd pas une occasion de me gâcher la vie !
— Mais… pourquoi ?
— Comment voulez-vous que je le sache, bon sang ? Tout ce que je
sais, c’est qu’elle dîne dans l’un de mes restaurants environ une fois par
semaine et qu’elle submerge le personnel de questions à mon sujet.
Ecoutez, je connais une autre chanteuse, Kate ; je vous passerai quelques
CD pour que vous découvriez ce qu’elle fait.
— Encore une ex ?
— Non. Juste une très bonne chanteuse. Sans idée derrière la tête.
Sunshine dut s’avouer battue.
— D’accord, soupira-t-elle en étirant les bras en l’air. La prochaine fois,
vous m’apprendrez à faire la paella ? J’adore la paella.
— Il y a un petit problème : je n’entrerai plus jamais dans une cuisine
avec vous.
— Oh ! ça, c’est méchant.
— Pensez aux pauvres tomates.
— Qu’est-ce que je leur ai fait ?
— Rien, sinon que vous les avez martyrisées alors qu’elles ne vous
avaient rien fait.
Sunshine se mordit la lèvre pour ne pas éclater de rire.
— Et le jambon cru ? J’ai réussi à le déchirer comme vous me l’aviez
montré.
— Vous l’avez maltraité aussi.
— Aïe…, s’amusa-t-elle, faussement blessée. Heureusement que je n’ai
pas de café, sinon je risquerais de nous empoisonner !
— Sans doute.
Avec une mimique d’exaspération outrancière, elle écarta sa chaise de la
table.
— Dans ce cas, je vais vous préparer du thé. Ça, n’importe quelle hippie
bien élevée sait le faire. Et, pendant que je débarrasse, vous pouvez aller
jeter un coup d’œil à l’invitation : je l’ai posée sur la table basse.
Du coin de l’œil, Sunshine le regarda aller s’asseoir sur le sofa, prendre
le bristol et… sourire, en passant tout doucement le pouce sur le carton. Leo
était si beau quand il souriait. Si merveilleusement beau qu’elle en éprouva
un étrange frémissement, au fond de la poitrine…
Stop ! Immédiatement !
Détournant les yeux, elle acheva de préparer le thé.
— Alors ! Elle vous plaît ? demanda-t-elle quelques instants plus tard en
posant deux tasses fumantes sur la table.
Quand elle s’assit à côté de lui, Leo se tourna vers elle avec un nouveau
sourire.
— Oui, c’est très réussi. La calligraphie aussi.
— Maintenant, nous pouvons aborder la question du menu.
— Je pencherais pour les fruits de mer, vu le site proposa-t-il.
— Génial ! J’ai eu la même idée !
— Pour commencer, assortiment de canapés. Huîtres produites
localement, ceviche de palourdes à la mexicaine, crevettes pochées sauce
aïoli, et caviar rouge avec crème fraîche.
L’énumération fit saliver Sunshine.
— Mozzarella de buffle et tomates semi-séchées sur croûtons, tartelettes
de légumes au miel, mini-keftas à l’agneau et à la feta.
— Ahhh…
— Comme boissons : champagne, bière et eau gazeuse. Sans exclure les
autres désirs éventuels des invités, bien sûr.
— Parfait, parce que la mère de Jon ne boit que du whisky pur malt,
avec tous les plats.
— Cela vaut mieux qu’une ligne de cocaïne. Avec tous les plats.
— Pardon ?
— Natalie, répondit-il brièvement. Autre raison pour laquelle elle ne
viendra pas à cette soirée. Continuons. Pour l’entrée : calamars, très
légèrement panés et frits, servis avec trois sauces : citron vert et coriandre,
mayonnaise aux piments jalapeños fumés, et sauce aigre-douce aux prunes.
— Oh ! Leo, vous voudrez bien m’apprendre à préparer au moins cette
recette-là ?
— Non. Pour le plat principal : homard, accompagné d’une sauce au
beurre citronné et d’un assortiment de salades que je préfère ne pas vous
décrire.
— Du homard ! s’extasia Sunshine avant de prendre une gorgée de thé.
Vous savez, Leo, sur Internet, j’ai lu des choses absolument incroyables sur
ces bestioles.
— Ah ? fit-il d’un ton méfiant.
— Ils sont immortels ! Enfin, tant qu’on ne les mange pas.
— C’est impossible.
— Par conséquent, continua-t-elle, être réincarné en homard ne serait
pas mal. Sauf que…
Elle s’interrompit un instant avant de reprendre :
— En fait, je ne suis pas sûre que, lorsqu’ils sont capturés, leur sort soit
très… humain. Du coup, ou vous avez de la chance et vous restez en vie à
jamais, ou vous risquez de finir dans une casserole d’eau bouillante…
— OK, soupira Leo avec résignation. Ce sera du barramundi.
— Eux, ils sont presque immortels ! Ils peuvent vivre environ cent
quarante ans.
Leo la scruta en plissant les yeux.
— Comment avez-vous pu vivre jusqu’à vingt-cinq ans sans être
assassinée ?
— Vous regardez trop les séries policières, Leo.
— Pour le dessert, poursuivit-il. Je pense à des figues.
— Des figues…, répéta Sunshine en portant sa tasse à ses lèvres.
— Oui, des figues. C’est trop végétarien pour vous ? Il y aura aussi des
pâtisseries, vous savez.
— Non, ce n’est pas cela. Enfin, pas entièrement. Le problème, c’est
que je trouve la pollinisation des figuiers répugnante.
Comme il la regardait d’un air interdit, elle expliqua :
— Les guêpes.
— Les guêpes ?
— Elles pénètrent dans les fruits, pondent à l’intérieur, et meurent
dedans. Reconnaissez que c’est dégoûtant.
Leo ferma les yeux, attendit quelques secondes, le temps de digérer
l’information, puis releva les paupières.
— Alors, nous servirons une autre version du nougat glacé que j’avais
réalisé pour vous à la Q Brasserie, peut-être sur une base de sirop de rose.
— Et le gâteau ?
— Quatre possibilités : traditionnel aux fruits secs, caramel salé, avec
base caramel écossais ou base chocolat, ou noix de coco.
— Oh ! pourrions-nous organiser une séance de dégustation, avant de
choisir ?
— Pour l’amour du ciel, nous n’avons qu’à laisser Caleb et Jon
décider !
— Oui, on peut, bien sûr, mais ce serait moins drôle…
Leo se passa encore une fois la main sur le front.
— J’en parlerai avec Anton — mon pâtissier.
— Merci. Pour la décoration, j’ai des idées fabuleuses en Art déco, mon
style préféré du moment. Je vais vous montrer, j’ai une photo.
Bondissant du sofa, Sunshine se précipita dans son bureau, prit la photo
et revint en courant.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
Mais Leo ne regardait pas l’image, il avait les yeux rivés sur la pièce
interdite dont la porte était restée ouverte.
— Oh…, murmura Sunshine.
Mon Dieu, depuis le salon, il pouvait voir la tapisserie à rayures vertes
et blanches, les copies de meubles anciens peints de couleurs vives, bleu,
rouge et jaune, les somptueuses gravures et lithographies accrochées aux
murs, retraçant l’histoire de la chaussure depuis la nuit des temps…
Et, en pleine ligne de mire, l’urne contenant les cendres de Moonbeam.
Reprenant ses esprits, Sunshine courut refermer la porte.
— Alors… ! commença-t-elle en revenant s’asseoir à côté de Leo, le
cœur battant à tout rompre. Le gâteau !
— J’en parlerai avec Anton, répéta-t-il, sans détourner le regard.
Il fallait agir, et vite, pour éviter qu’il ne demande à visiter son bureau.
Saisissant son courage à deux mains — et cédant au désir qui la tenaillait
depuis un bon moment —, Sunshine le prit dans ses bras.
Tout d’abord, il resta pétrifié, puis la serra contre lui.
Fabuleux ! Il la touchait ! Délibérément ! Sauf qu’il faisait davantage
que la toucher, et que c’était mille fois mieux.
Lentement, il leva une main, la glissa doucement dans ses cheveux…
Exquis, comme sensation. Mais Sunshine en désirait davantage. Bien
davantage.
S’écartant de Leo, elle le regarda droit dans les yeux.
— Je ne sais pas comment vous allez prendre la chose, Leo, mais j’ai
envie de vous.
5.
* * *
A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Dernières nouvelles
Le menu est fabuleux, non ? Leo est un véritable génie.
Ne reste plus que la question du gâteau à régler. Je te ferai part des options
mais, si tu en choisis une, tu me priveras de ma séance de dégustation, alors
que ça fait des mois que j’en rêve…
Leo m’a préparé un dîner fabuleux, hier soir. Il est tellement différent des
hommes que je fréquente d’habitude. Plus mature, plus équilibré. Un
tantinet conservateur — j’adore…
Et ses cheveux continuent de pousser !
Bises,
Sunny
A : Sunshine Smart
De : Jonathan Jones
Objet : Ne touche pas à Leo Quatermaine !
NON, SURTOUT PAS ! ! ! Ce serait la pire chose à faire !
Jon
A : Jonathan Jones
De : Sunshine Smart
Objet : Re : Ne touche pas à Leo Quatermaine !
Oups ! Trop tard !
Mais comment as-tu deviné qu’il me plaisait ? Et pourquoi serait-ce « la pire
chose » ?
Sunny
A : Sunshine Smart
De : Jonathan Jones
Objet : Re : Re : Ne touche pas à Leo Quatermaine !
OH NON, DIS-MOI QUE CE N’EST PAS VRAI ! ! ! ! ! ! !
Comment je l’ai deviné ? Tu parles sans cesse de lui dans tes mails, Sunny !
Alors, retiens bien ceci : Leo n’est pas du genre à coucher avec une femme
et à devenir ensuite ami avec elle. Tu sais que ses parents étaient
toxicomanes, n’est-ce pas ? Qu’il a dû se battre pour sortir Caleb de l’enfer
dans lequel ils vivaient et que ce n’est que grâce à sa détermination et son
courage qu’il a réussi à élever décemment son petit frère ?
C’est un dur, un type entier. Pas un banquier péteux ou un embaumeur
mollasson. Bref, pas un homme pour toi, Sunny.
Parlons-en ce soir : 22 heures, heure de Sydney. Impératif.
Jon
* * *
Quand Sunshine arriva au Rump & Chop Grill avec un quart d’heure
d’avance, elle trouva la porte fermée. Elle inspecta les environs et repéra un
café situé juste en face ; elle pourrait s’y installer en attendant Leo, cela lui
laisserait le temps de réfléchir.
Car la réaction de Jon l’avait totalement déconcertée. Ce qu’elle vivait
avec Leo n’était qu’une aventure passagère, entre adultes consentants — et
qui ne regardait personne !
Ses parents étaient toxicomanes ? Eh bien, non, elle ne le savait pas,
pour la simple raison que personne ne lui en avait parlé ! Et qu’est-ce que
cela changeait ? Leo ne se droguait pas. Au contraire, il avait manifesté un
profond dégoût pour la dépendance à la cocaïne de Natalie.
Jon pensait-il que l’enfance difficile de Leo et Caleb la rebuterait ? Cela
ne l’avait pas empêché de désirer Caleb — au point de vouloir se marier
avec lui ! Et, de son côté, elle n’avait pas l’intention d’épouser Leo. Alors,
où était le problème ?
De toute façon, ces révélations ne faisaient que renforcer l’admiration
que Sunshine éprouvait envers Leo. Qu’elle trouvait encore plus attirant.
Ce qui, en effet, risquait de constituer un souci : elle ne désirait pas
l’admirer davantage ni être attirée par lui. Ce qu’elle souhaitait, c’était
continuer à le fréquenter — sans que rien ne change —, en respectant la
règle : encore trois fois, et terminé.
Comme elle l’expliquerait fermement à Jon dans quelques heures. Et il
comprendrait, Sunshine en était certaine.
Tout en buvant son café brûlant à petites gorgées, elle parcourut la liste
de choses à faire. Le site était parfait, mais il fallait encore trouver des
hébergements pour les invités ne souhaitant pas rentrer à Sydney pour la
nuit. Par conséquent, elle devait cibler deux catégories d’hôtels : bon
marché et sympathique, et luxe suprême. En s’y prenant dès maintenant, les
informations pour réserver pourraient être envoyées en même temps que les
invitations. Et, comme Leo n’aurait pas envie de faire le tour des
établissements avec elle, Sunshine se rendrait sur la côte seule et le tiendrait
au courant par mail.
Ensuite, le plus urgent serait de régler la question des habits. Ceux de
Leo, en tout cas, afin qu’elle puisse commencer à réfléchir à ses chaussures
— et sache si elle pourrait porter sa nouvelle robe style années 1930 gris
platine. Bon, elle devrait d’abord faire un petit régime, mais cette robe
serait vraiment parfaite pour l’occasion, surtout avec ses fabuleux escarpins
en satin à reflets métalliques, avec bride de cheville croisée à boucle en
cristal rétro — une pure merveille…
Soudain, elle entendit le vrombissement d’un moteur et, une seconde
plus tard, une moto puissante s’arrêta devant le restaurant. Un mouvement
de jambe fluide, et hop : Leo était déjà descendu, avait déplié la béquille et
ôtait son casque.
Le ventre de Sunshine se noua, son cœur frémit.
Non. Impossible. Tant que Leo circulerait sur sa fichue moto, elle ne
pourrait se concentrer ni sur les vêtements, ni sur les chaussures, ni sur les
réservations d’hôtel. Par conséquent, elle allait lui en reparler, décida-t-elle
en sortant son porte-monnaie. Encore et encore. Jusqu’à ce qu’il accepte de
se débarrasser de cet engin de malheur.
* * *
* * *
* * *
— Tu te trompes, Jonathan.
C’étaient les premiers mots qu’elle réussissait à placer, après son
« bonjour », trois minutes plus tôt.
D’abord, elle avait eu droit à son « incapacité à gérer la part obscure
d’un homme comme Leo », puis Jon lui avait recommandé de prendre les
plus grandes précautions — ce qui avait ravivé sa culpabilité par rapport à
l’oubli de préservatif la veille, même si elle était sous pilule. Ensuite, il lui
avait réexpliqué tout l’intérêt de ne pas foncer, tête baissée, droit à la
catastrophe.
— Non, je ne me trompe pas, Sunshine, répliqua-t-il, prêt à repartir dans
son monologue.
Cette fois, elle se boucha les oreilles, haussa les sourcils, attendit… Et
Jon sourit enfin.
— Tu te mets vraiment martel en tête pour rien, Jonathan, dit-elle en
laissant retomber ses mains.
— Je m’inquiète pour toi, Sunny. A cause de la façon dont tu vis — ou
plutôt dont tu vis à moitié — depuis…
Elle retint son souffle, fixant son ami qui hésitait…
— Depuis la mort de Moon, reprit-il, d’une voix plus douce. Cette
histoire des « quatre fois », le fait que tu t’empêches d’aller plus loin… cela
ne te ressemble pas !
— Au contraire.
— Non, regretta-t-il. Je sais que je perds mon temps…
Nouveau soupir.
— … mais bon, tu n’imposeras rien à Leo Quatermaine. Ecoute, il va
devenir mon beau-frère, et tu es comme une sœur, pour moi. Alors j’ai
besoin que vous vous entendiez bien, tous les deux. Que vous soyez amis.
— Je reste toujours amie avec mes ex.
— Sauf que Leo n’est pas comme les autres. Et je ne suis pas dupe,
Sunny : en fait, quand tu couches vraiment avec un type, c’est l’exception,
pas la règle. Mais, quoi qu’il en soit, Leo n’a rien à voir avec tes ex, et il ne
deviendra pas ton ami, après. Il y a une foule d’autres hommes qui
sauteraient sur l’occasion de te tenir compagnie, à Sydney, alors pourquoi
lui ?
— Je n’ai pas vraiment choisi, figure-toi ; les choses se sont enchaînées
toutes seules, voilà.
— Tu veux dire que vous n’avez rien contrôlé ?
Sunshine se repassa le déroulement des faits, se revit à califourchon sur
Leo…
— Apparemment, non.
— Je n’aime pas ça, Sunny.
— Je te promets que cela ne nuira pas aux préparatifs de…
— Tu ne peux rien promettre, coupa-t-il. Vous êtes deux.
— Je ne vais quand même pas te demander la permission avant de
coucher avec un homme qui me plaît ? s’exclama Sunshine, à bout de
patience.
Jonathan ne répondit pas. Il affichait un air mécontent.
— Jon ?
Pas de réaction. Soudain, il fronça les sourcils.
— A propos…, entama-t-il d’un ton préoccupé. Où sont les cendres de
ta sœur, Sunshine ?
— Dans leur urne, sur mon bureau, comme d’habitude, répliqua-t-elle
en se raidissant. Pourquoi, tu veux la voir ?
— Ne prends pas ce ton désinvolte. Si Moon savait que tu ne l’as pas
encore fait, elle serait furieuse. Quand vas-tu te décider ?
— Bientôt, murmura-t-elle avec effort.
— C’est ce que tu dis depuis deux ans.
— Bientôt, répéta-t-elle. Ecoute, je dois te laisser : j’ai les croquis de la
nouvelle collection à terminer.
— Je continuerai à te poser la question, tu sais…
— Je le ferai, Jon. Mais… pas maintenant.
— Je t’aime, Sunny, dit-il d’une voix attristée. Mais ce n’est pas juste.
Ni envers Moon, ni envers tes parents, ni envers toi-même. Tu dois faire ton
deuil et avancer, Sunny.
— Je… je ne peux pas, Jon.
— Si, mais tu ne veux pas : c’est ça, le problème. Bon, on en reparlera
bientôt.
Après avoir mis fin à l’appel vidéo, Sunshine sortit ses derniers croquis
— travailler lui ferait du bien.
Mais, une demi-heure plus tard, elle était encore immobile sur sa chaise,
à contempler l’urne, qu’elle avait posée sur un socle de bois peint, bleu
cobalt, la couleur favorite de Moon.
Réactivant l’écran de son ordinateur, elle ouvrit le fichier dans lequel
elle avait répertorié les plages préférées de sa sœur. Mais aucune ne lui
semblait convenir.
Envahie par une tristesse insondable, Sunshine posa la tête sur son
bureau et fondit en larmes.
* * *
* * *
Longtemps après, il roula sur le dos en la serrant dans ses bras, si bien
qu’elle se retrouva à califourchon sur lui.
— Nous avons encore oublié le préservatif…, soupira-t-il.
— Cela ne m’était jamais arrivé auparavant, répliqua-t-elle en fronçant
les sourcils.
— Est-ce qu’il faut en parler ?
— Seulement si cela te pose un problème.
— Alors ce n’est pas la peine, murmura-t-il en lui caressant les reins
d’une main.
De l’autre, il passa les doigts dans ses cheveux, avec une douceur qui fit
battre le cœur de Sunshine.
Le silence s’installa entre eux, s’étira. Puis Leo demanda soudain :
— Comment se fait-il que tu connaisses la méthode de Heimlich ?
— Un jour, j’ai lu une histoire sur Internet, commença-t-elle en
haussant l’épaule, gênée. Celle d’une femme morte d’étouffement. Si
quelqu’un avait su quoi faire, elle aurait été sauvée. Alors j’ai appris. Juste
au cas où. Ce qui est fou, c’est que la première fois que je l’aie utilisée, ce
soit sur le petit ami de Natalie !
— Ce type n’est pas son petit ami, c’est son esclave.
— Aïe…
— J’aimerais pouvoir dire que c’était une plaisanterie, mais c’est hélas
la vérité.
— Je ne comprends vraiment pas ce que tu lui trouvais, à Natalie.
— Moi non plus, soupira-t-il. Je mérite sans doute de me retrouver avec
ce genre de femme.
Sunshine le regarda, perplexe.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Le fait que l’histoire se répète. Et que ce n’était pas ma première
erreur. Juste la plus tenace.
Le mot erreur arracha un frisson à Sunshine.
— Tu as froid, murmura-t-il. J’ai une idée fantastique : si on se mettait
dans le lit ?
Une fois sous la couette et blottie contre lui, elle prit le collier qui ne la
quittait jamais et en caressa les pendentifs.
— Soleil et Lune, dit Leo. Pour Sunshine et Moonbeam ?
— Oui. Et mon entreprise s’appelle Sun & Moon. Je ne sais pas ce que
nous aurions fait après avoir changé de prénoms…
— Vous aviez l’intention d’en changer ? Laisse-moi deviner : Sue et
Jenny ?
— J’ai une tête à m’appeler Sue ?
— En fait, Sunshine te va bien.
— Tu es dur ! Et Moonbeam n’avait vraiment rien d’une Jenny ! Elle
avait choisi Amaya. Cela veut dire « Pluie nocturne ».
— Pas mal. Et toi ?
— Allyn. Tu trouves ça comment ?
— Je te l’ai dit : Sunshine te va bien.
— Aïe… Bon, d’après Moon, Allyn signifiait « Celle qui brille et
éclaire ». J’y ai beaucoup repensé durant ces deux dernières années, en me
demandant si changer de prénom m’aiderait à accepter d’avancer. Mes
parents n’en sont pas certains.
— Parle-moi un peu d’eux.
— De mes parents ? Oh ! ils sont complètement fous, et merveilleux.
Toujours prêts à me soutenir, mais sans jamais être envahissants. Ils nous
ont laissées quitter la communauté, Moon et moi, alors que nous avions à
peine quinze ans. Ils voulaient que nous puissions expérimenter d’autres
modes de vie et décider du nôtre en connaissance de cause. Ils se sont
assurés que nous vivions en sécurité, que nous continuions notre scolarité
dans un bon établissement, en nous soutenant sur le plan matériel. Ils
avaient compris avant nous que Moon était une vraie hippie et moi… eh
bien, quelque chose entre hippie et citadine. Si je ne m’étais pas sentie
tellement chez moi en ville, Moon serait très vite repartie là-bas.
Elle regarda Leo en souriant.
— Nous avons lancé notre entreprise grâce à un héritage touché par
mon père. Comme il n’avait pas besoin de cet argent, il nous l’a offert pour
nos dix-huit ans.
— Vous avez eu de la chance.
— Oui. Mais tout n’est pas rose, tu sais. Il faut notamment se coltiner
les haïkus !
— Ah… Tu ne m’as toujours pas dit ce que c’était, exactement…
— Tu le découvriras bientôt.
— Je suis impatient de voir ça. Et que pensaient-ils de votre projet de
changer de prénoms ?
— Ils ne se sont pas du tout sentis blessés : du moment que nous le
désirions, ils nous approuvaient.
— Parle-moi de Moonbeam.
— Eh bien, soupira Sunshine en roulant sur le dos. Tu sais déjà à quoi
elle ressemblait : à moi ! Mais en plus mince, et avec de magnifiques yeux
verts — les deux. Par contre, côté caractère, nous étions totalement
différentes. Je suis carnivore, elle était végétarienne. Je suis… bon, tu vois
comment je suis… amicale, décontractée, libre de mes gestes, gaie.
— Et elle ?
Sunshine tripota sa chaîne.
— Moon était… sauvage, rebelle, et même un peu… guerrière. J’étais
Mary Poppins tandis qu’elle avait un côté Michelle Yeoh dans Tigre et
Dragon. Quand les gamins se moquaient de mes yeux, moi, ça me faisait
rire et je m’en fichais, mais elle, elle sortait son épée !
— Si je comprends bien, elle était ta protectrice ?
— Oui. Et mon admiratrice inconditionnelle ! En plus, elle était très
intelligente, et imbattable en maths. J’étais la part créative de l’entreprise et
elle le cerveau. Mais, en fait, elle se fichait de tout ce qui était matériel. Une
vraie hippie, quoi…
— Et la moto ? demanda doucement Leo.
— Elle l’a achetée parce qu’elle aimait la sensation du vent sur son
visage quand elle fonçait sur la route. Elle se sentait libre…
— Et… ?
Cette fois, Sunshine se mit à jouer avec sa frange.
— Nous étions à une soirée. Son petit ami du moment, Jeff, nous a
confondues et a essayé de m’embrasser. Moonbeam a demandé à ce qu’on
fiche le camp. Je suis partie avec elle.
— Elle t’en voulait ?
— Non ! Pas du tout ! Elle savait que je ne lui aurais jamais fait une
chose pareille. Et elle n’était même pas en colère contre Jeff ; elle ne tenait
pas en place, c’est tout.
— Et ensuite ?
— Ensuite, nous sommes montées à moto et avons démarré.
Un frisson la parcourut.
— Moon était déchaînée, ce soir-là, et elle roulait trop vite. Elle a mal
négocié un virage et tu connais déjà la suite. Morte sur le coup.
Elle déglutit avec difficulté.
— Moi, j’ai été transportée aux urgences. Ils m’ont ôté la moitié du foie
pour enrayer une hémorragie interne, due à un traumatisme abdominal.
Sais-tu que le foie est le seul organe capable de se régénérer ? Par
conséquent, le morceau qu’ils m’ont enlevé a sans doute déjà repoussé.
Incroyable, non ?
— Je suis désolé, Sunshine.
D’un geste nerveux, elle rejeta sa frange sur le côté.
— Ce qui nous ramène à notre problème : ta moto.
Leo demeura silencieux.
— Tu comprends que tu dois t’en débarrasser, n’est-ce pas ?
— Je comprends… pourquoi tu détestes les motos, répliqua-t-il
lentement. Tu t’en veux parce que tu penses que ta sœur est restée en ville
pour toi. Et à cause de ce qui s’était passé avec son petit ami ; tu dois
probablement te dire inconsciemment que c’est ta faute s’il a essayé de
t’embrasser. Et que, sans cet incident, Moonbeam n’aurait pas quitté la
soirée comme une furie. Et, en plus, tu te sens coupable parce qu’elle est
morte et pas toi.
Après avoir battu des cils, Sunshine essuya une larme.
— Oui. C’est assez bien résumé. Elle me manque tellement… Je ferais
n’importe quoi pour qu’elle revienne.
Elle leva les yeux vers lui.
— Mais on ne peut pas ressusciter quelqu’un. Alors, je t’en supplie,
vends ta moto, Leo.
— Tu ne comprends pas ce qu’elle représente pour moi. Mon père et ma
mère étaient toxicos, et ils se fichaient de tout, sauf de leur maudite came,
tandis que vos parents vous ont soutenues. Moi, j’étais seul, et je devais
m’occuper de Caleb. Nous n’avions pas d’argent, alors j’ai dû me
débrouiller pour en gagner. Si je ne ramenais pas de nourriture, nous
n’avions rien à manger. Un jour, j’ai commencé à faire le tour des
restaurants pour mendier des restes. Jusqu’à ce qu’un soir un cuisinier ait
pitié de moi et me donne du travail…
Il haussa les épaules.
— … et, au fil des ans, j’ai fini par devenir chef à mon tour.
Doucement, Sunshine lui caressa la main.
— Je ne raconte pas cela pour t’attendrir, reprit-il. J’essaie seulement de
t’expliquer. Ç’aurait pu être pire. Nous n’avons jamais été agressés
sexuellement. Ni battus — enfin, pas Caleb, et moi, pas trop souvent. Et
puis, j’avais vite mûri et appris à me défendre, je n’avais pas le choix.
Résultat : je ne perds jamais de temps et déteste tout ce qui est frivolités et
mondanités, à moins d’y être obligé. Et je ne m’autorise aucun caprice. Ma
moto est ma seule exception à cette règle.
— Je vois, dit Sunshine.
Leo avait sa moto comme elle avait les cendres de Moon. Toutes deux
représentaient un lien avec ce qu’ils avaient perdu : elle sa jumelle, lui son
enfance.
— Nous n’allons pas pouvoir nous entendre là-dessus, Leo. Tu mérites
de goûter à ce dont tu as été privé adolescent, et moi, je ne peux pas
supporter l’idée des risques que tu cours.
Se redressant d’un mouvement vif, Sunshine descendit du lit, ramassa
son kimono tombé sur le parquet et l’enfila.
— Par conséquent, nous en resterons à deux.
— A deux quoi ? demanda Leo.
— Deux fois, au lieu de quatre.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Parce que le fait de t’imaginer sur cet engin me perturbe
déjà beaucoup trop. Et, si on continue, cela ne va pas s’arranger, bien au
contraire. Je ne me sens pas capable de vivre ça, Leo.
— C’est-à-dire ?
— Les deux autres fois… le sexe, répondit-elle avec impatience. C’est
ma faute, je n’aurais pas dû me jeter à ton cou alors que tu ne voulais pas de
ce genre de rapport.
— Dans ce cas, je suis responsable aussi : ce soir, c’est moi qui suis
venu me jeter à ton cou.
Sunshine referma les pans de son kimono sur sa poitrine.
— Alors, cessons de nous jeter l’un sur l’autre !
— Reviens te coucher, Sunshine, nous allons en parler.
— Une discussion au lit ne me semble pas être la meilleure idée au
monde.
Repoussant la couette, Leo se leva à son tour.
— Je te propose un marché, dit-il en se penchant pour récupérer ses
vêtements.
— Quel genre de marché ?
— Je me débarrasserai de ma moto après la quatrième fois, ou quand tu
auras changé de prénom.
— C’est bizarre, comme idée…
— Tu trouves ? Je renonce à ma moto, et toi, tu renonces à l’emprise
que ta sœur continue d’exercer sur toi.
— Elle n’exerce plus aucune emprise sur moi.
— Si c’était le cas, ta règle des quatre fois n’existerait pas. Alors, ma
moto en échange de ce que tu n’as jamais accordé à aucun homme : une
cinquième fois.
— Non.
— Si. Sinon, tu peux changer de nom. Tu as dit que ce serait une façon
d’avancer. Alors, avance, Sunshine !
— Je… je ne sais pas…, murmura-t-elle, pétrifiée.
— Prends le temps d’y réfléchir. Mais ne tarde pas trop, parce que, au
cas où tu ne l’aurais pas encore compris, si l’on ne me donne pas ce que je
désire, je le prends.
— Tu ne le penses pas vraiment.
— Allons jusqu’à quatre et tu verras.
Ayant récupéré son obi, Sunshine voulut l’enrouler autour de sa taille,
mais ses mains tremblaient trop. Après avoir remis ses boots, Leo
s’approcha d’elle et l’aida en souriant.
— Merci, dit-elle d’une voix crispée. Je te raccompagne.
Une fois arrivée devant la porte, elle se retourna vers lui.
— Alors… ! Je t’envoie un mail pour… faire le point, concernant
l’organisation de la soirée. Et ensuite… eh bien…
— Eh bien… ? répéta Leo, les yeux étincelants.
Mais, lorsqu’il se pencha et l’embrassa rapidement sur les lèvres, elle
recula d’un mouvement brusque.
— Ce n’est qu’un baiser, murmura-t-il. Pense aux calories.
* * *
* * *
A : Leo Quatermaine
De : Sunshine Smart
Objet : Divers
Hello, Leo,
Photo de ma robe en pièce jointe. Si tu pouvais m’en transmettre une de ton
costume et de ta cravate, ce serait parfait, car j’aimerais terminer les
croquis de tes chaussures demain. S’ils te plaisent, envisage trois essayages,
de vingt minutes chacun, et je n’aurai pas besoin d’être là. Je t’envoie les
coordonnées de Seb, le bottier.
Dimanche, je vais sur la côte pour voir les hôtels que j’ai repérés pour les
invités qui voudront passer la nuit sur place. Je te tiendrai au courant par
mail.
Dernière chose : la musique. Kate est fabuleuse. Nous réglerons cela quand
tu auras une minute.
J’espère que tout va bien de ton côté.
Sunshine
* * *
Sunshine, qui avait longuement réfléchi avant de rédiger son mail à
Leo, ouvrit sa réponse avec appréhension :
* * *
* * *
* * *
* * *
* * *
Pour la première fois de sa vie, Leo roula comme un fou. Après avoir
laissé Sunshine prendre de l’avance, il l’avait rattrapée, doublée juste avant
un virage, puis l’avait rapidement distancée et était arrivé bien avant elle.
A vrai dire, il s’en voulait un peu de lui infliger cela, mais c’était la
seule solution pour vaincre ses résistances.
Lorsque la Fiat déboucha enfin au bout de l’allée, il s’attendait à
essuyer un flot de reproches, mais elle sortit de voiture le visage livide et les
lèvres pincées.
Sans lui adresser la parole, elle se dirigea vers le coffre, en tira son
grand porte-documents et un immense sac, tous deux en cuir, rouge cerise
pour le premier, turquoise pour le second. Lorsqu’elle passa la bandoulière
de celui-ci sur son épaule et se retourna vers Leo, celui-ci constata que
l’étrange métamorphose était en cours, et qu’elle tremblait de la tête aux
pieds.
Il ne lui ferait plus jamais cela, se jura-t-il.
Toujours en silence, elle le suivit tandis qu’il se dirigeait vers l’escalier.
Avant de poser le pied sur la première marche, il s’arrêta et se retourna vers
elle.
— Ça va ?
Son regard glissa sur lui, inexpressif, mais Leo constata avec
soulagement que son visage redevenait normal.
— Ote tes chaussures, dit-il. C’est plus prudent.
— Prudent ? Tu oses employer ce mot après ce que tu viens de faire ?
— Passe-moi ton porte-documents et ton sac, alors.
— Non. Voyons un peu ce que tu ressentiras si je dévale cet escalier et
me casse une jambe — ou me fracasse le crâne.
— OK. Je suis désolé d’avoir roulé aussi vite.
Après l’avoir dévisagé en silence, elle leva son bras libre et lui donna un
coup de poing dans l’épaule. Enfin, ce qu’elle crut être un coup de poing,
car Leo eut davantage l’impression d’une tape, amortie par un coussin.
— Tu m’avais dit que tu n’étais pas une tête brûlée d’adolescent, dit-
elle d’une voix vibrante à la fois de peur et de colère.
— C’est vrai : je n’en suis pas une. Je suis désolé, répéta-t-il.
— Tais-toi, Leo ! Je suis trop fâchée pour accepter tes excuses ! Et,
après m’avoir fait vivre cet enfer, tu as intérêt à proposer au minimum six
viandes différentes sur ta pizza !
Leo retint le rire qui lui montait aux lèvres.
— Donne-moi au moins ton porte-documents.
— Non, je garde mes affaires !
Après avoir repoussé ses cheveux en arrière, elle lui fit signe d’avancer.
Leo descendit la première marche, la deuxième, la troisième, lentement,
prêt à la rattraper si elle trébuchait.
Mais Sunshine, la reine des talons aiguilles, ne fit pas le moindre faux
pas, et ils atteignirent le seuil de la maison sans incident.
Rassuré, Leo ouvrit la porte et l’invita à entrer.
Comme au South, il avait choisi le verre et le bois comme matériaux
principaux si bien que des baies vitrées couraient autour de l’espace,
donnant d’un côté sur un porche tout en longueur. La vue était aussi
sublime qu’au South. Mais, la maison se trouvant plus bas, et nichée au
creux d’une crique, la proximité de la plage était immédiate.
Sunshine s’avança d’un pas soudain hésitant.
— Tu peux aller sous le porche, proposa Leo en se débarrassant de son
blouson.
Après avoir posé son porte-documents et son sac sur le parquet, elle fit
coulisser la paroi vitrée et sortit.
— Ma sœur aurait adoré cet endroit, dit-elle.
— Et toi ? répliqua-t-il en s’arrêtant derrière elle.
Se retournant à demi, elle le regarda dans les yeux. Dans les siens, des
larmes brillaient.
Cette fois, Leo ne put résister et la prit dans ses bras. Elle appuya alors
la tête contre son épaule, puis l’embrassa, là où elle l’avait « frappé » un
peu plus tôt.
— Pardonne-moi de t’avoir donné un coup de poing, murmura-t-elle.
Cela ne m’était encore jamais arrivé.
— Je ne sais pas comment tu vas le prendre, mais je n’ai pas eu mal.
— Alors, j’espère que mon rouge à lèvres « Beige Amour » va tacher
ton pull. Même si cela ne part pas.
— Tu peux me dessiner tout ce que tu voudras sur le dos avec ton Beige
Amour, je l’ai mérité.
— Tu m’as rendue folle d’inquiétude, Leo.
— Je sais. Je suis désolé.
— Et tu es supposé souffrir d’haptophobie, alors tu ne devrais pas me
serrer contre toi.
— Pardon ? Je suis atteint de quoi ?
— D’haptophobie : la crainte du contact humain.
Il se mordit l’intérieur de la joue. Ce n’était vraiment pas le moment de
se moquer d’elle.
— Cela signifie sans doute que je fais des progrès, Sunshine. Et
comment va ta phobie de l’engagement ?
S’écartant de lui, elle contempla de nouveau la plage.
— Si tu fais allusion à ma réticence à m’attacher à quiconque, ce n’est
pas une phobie, mais un choix délibéré.
— Dans ce cas, tu as fait le mauvais choix.
— Non, le bon. Pour moi, en tout cas.
Sur ces mots, elle se retourna vers lui en laissant échapper un son
étouffé qui tenait à la fois du soupir et du rire.
— Remuons-nous un peu, sinon je vais commencer à m’ennuyer !
Alors… ! Au travail !
* * *
Lorsque, une demi-heure plus tard, Leo se dirigea vers elle en poussant
la table roulante sur laquelle trônaient quatre superbes gâteaux, Sunshine fut
traversée d’un frisson. Pas à cause de la vision alléchante qui s’offrait à ses
yeux, mais parce que Leo arborait une expression indéchiffrable. Il avait
une idée derrière la tête, elle en était certaine.
Elle examina du regard les miniatures magnifiquement décorées. Eh
bien, tant pis pour lui s’il nourrissait des espoirs absurdes. De son côté, elle
allait savourer chaque bouchée de ces merveilles, et tant pis pour les
calories.
Soudain, elle remarqua le champagne sur le second plateau de la table.
Suivant son regard, Leo se pencha pour prendre la bouteille et, d’un geste
adroit, en fit sauter le bouchon.
— Hé, doucement : je dois faire attention à ma ligne. Et je conduis…
— Tu n’as besoin d’aucun régime, répliqua-t-il avec calme. Quant à
conduire… on verra.
— Coupe le gâteau, Leo, riposta-t-elle avec un soupir.
Après avoir servi deux parts de la première pâtisserie sur des assiettes
de porcelaine blanche, il lui tendit la sienne.
— Gâteau traditionnel aux fruits secs, glaçage à l’orange.
Sunshine en prit une bouchée et ferma les yeux. Moelleux, exactement
comme elle l’aimait. Délicieux.
— C’est celui-ci qu’il nous faut ! s’exclama-t-elle en rouvrant les
paupières.
— Attends d’avoir goûté les autres !
Il la regarda ramasser la dernière miette de sucre glace en souriant.
— Tu peux en avoir une deuxième part, tu sais…
— Pas si je veux porter la robe que j’ai choisie… Allez, au suivant,
Leo.
— Caramel salé première option. Pâte sablée doublée d’une couche
épaisse de caramel salé, couches de génoise au chocolat en alternance avec
garniture de crème caramel salé.
Sunshine enfonça sa fourchette à dessert dans le gâteau. Ferma de
nouveau les yeux pour mieux apprécier les différentes saveurs. Reprit un
morceau, but une gorgée de champagne.
— Divin…, souffla-t-elle.
Quelques instants plus tard, elle contemplait son assiette vide, sous le
regard imperturbable de Leo.
— Tu as terminé ? demanda-t-il enfin d’un ton pince-sans-rire. On peut
passer à l’option numéro deux ?
— Oui, je suis prête.
— Identique au précédent, mais avec des épaisseurs de gâteau au
caramel écossais.
Sunshine dégusta sa part en poussant de temps en temps un soupir
d’extase.
— C’est plus difficile de choisir que je ne le pensais, admit-elle après
avoir savouré sa dernière bouchée. Je vais avoir du mal, je l’avoue…
— En fait, je sais lequel je préfère, répliqua alors Leo. Mais je ne te le
dirai pas. Parce que, te connaissant, tu serais capable d’en choisir
délibérément un autre.
— Oh ! je vois… Tu me retournes mon argument à propos des
invitations, c’est cela ?
Sans répondre, il déposa un morceau du quatrième gâteau sur son
assiette.
— Noix de coco et vanille Bourbon, avec couches de crème au beurre et
meringue à la noix de coco.
Sunshine regarda sa part en silence, se demandant si elle pourrait avaler
une bouchée de plus. Mais ce gâteau avait l’air si appétissant… Elle reprit
sa fourchette, savoura, sirota une gorgée de champagne, puis contempla sa
coupe avec stupeur.
— Hé ! tu m’en as reversé en douce !
— Elle était vide, expliqua Leo.
Au lieu de protester, elle se concentra sur son assiette. Encore une petite
bouchée… Une fois la dernière miette avalée, elle regarda le reste de la
pâtisserie avec envie.
— Tu vois ? Sans savoir lequel était mon préféré, tu l’as choisi toute
seule. C’est celui à la noix de coco.
— Oui. Cela vaudrait presque la peine de se marier, pour pouvoir
déguster un tel gâteau. Tu crois que je peux en ravoir un tout petit
morceau ?
— Tu peux tout manger, si tu en as envie, Sunshine !
— Au régime dès demain, alors, répliqua-t-elle en tendant son assiette.
— Hors de question ; j’aime ton corps tel qu’il est.
Mon Dieu, ses paroles, le ton de sa voix… Sunshine sentit un étrange
frémissement remonter le long de sa nuque.
— Alors… ! commença-t-elle en se ressaisissant. Lequel est vraiment
ton préféré, à toi ?
Il sourit en plissant les yeux. De ce sourire dangereux…
— Le gâteau aux fruits secs. Mais j’ai une idée pour que nous soyons
satisfaits tous les deux — le compromis est ma nouvelle spécialité.
— Satisfaits… à propos de quoi ? demanda-t-elle lentement.
— Du gâteau, répondit Leo d’un ton innocent.
Puis il déposa une deuxième part sur son assiette. Et, lorsqu’il la regarda
en silence, le petit muscle tressaillant à côté de sa bouche, Sunshine se
sentit si nerveuse qu’elle ressentit le besoin de se lever. De faire quelque
chose, n’importe quoi, pour chasser le trouble qui l’avait envahie. Se
forçant à rester assise, elle planta sa fourchette dans la pâtisserie, la porta à
ses lèvres…
— Et de notre troisième fois, dit-il alors d’une voix douce.
Elle sursauta si violemment que le morceau de gâteau retomba sur son
assiette.
— Entre deux et quatre…, poursuivit Leo, il y a trois.
Puis, sans lui laisser le temps de réagir, il se pencha en avant et lui lécha
le coin des lèvres.
— J’avais trop envie de cette petite goutte de crème, murmura-t-il.
Interdite, Sunshine le fixa en silence.
— Je vais aller m’occuper du premier compromis, reprit-il, les yeux
brillants. Pendant que je serai dans la cuisine, termine ton gâteau, admire la
vue, et réfléchis au second, d’accord ? Demande-toi pourquoi une femme
comme toi, qui croit au sexe pour le sexe — d’après tes propres mots,
non ? —, est tellement terrifiée à la perspective qu’un homme désire juste
coucher une fois de plus avec elle.
Sur ces paroles, il lui adressa un regard perçant accompagné d’un rire
bref, puis disparut dans la cuisine.
Oui, elle avait bien dit cela. Sauf qu’avec Leo ce n’était pas seulement
du sexe. Parce qu’elle pensait beaucoup trop à lui, s’inquiétait trop pour lui.
A cause de cette maudite moto.
Alors, fais-le, Sunshine, et il s’en débarrassera.
Reposant son assiette sur la table, elle se leva et sortit sous le porche.
« Admire la vue », avait dit Leo. Mais la contempler n’avait rien de simple
pour elle. Il ne soupçonnait pas l’effet que cela produisait en elle. Et cette
plage, si proche, si belle…
Elle ne s’était pas rendue à la mer depuis deux ans. Leo avait raison :
Moonbeam détenait une emprise sur elle, une emprise qui semblait à toute
épreuve.
Soudain, Sunshine eut envie de secouer le joug qui la retenait
prisonnière et de voir ce qu’il se passerait. Ensuite, elle dirait à Leo que…
Mon Dieu, que lui dirait-elle ?
S’efforçant de respirer normalement, elle s’avança sur le sol en teck.
Une chose à la fois.
La plage, d’abord.
Le cœur battant, elle se pencha pour ôter ses chaussures.
Quand elle enfonça les pieds dans le sable, la sensation fut étrange.
Agréable, presque rassurante. Comme le parfum de sel dans l’air, le
murmure incessant des vagues…
Sunshine sentit la présence de sa sœur dans l’essence même de tout ce
qui l’environnait, et soudain l’eau lui entoura les chevilles.
C’était là, sur cette ravissante petite plage, qu’elle devait le faire. Sur la
plage de Leo.
Une larme roula sur sa joue, puis une autre, qu’elle essuya d’une main
tremblante.
Au même instant, elle réalisa que Leo se tenait derrière elle.
8.
* * *
Ils s’arrachèrent leurs vêtements à la hâte, puis Leo recula d’un pas et la
regarda trembler devant lui. De désir.
— Caresse-moi, je t’en supplie, murmura-t-elle.
Quand il glissa la main entre ses cuisses, il la trouva si prête, si offerte
qu’il faillit jouir sur-le-champ.
L’orgasme de Sunshine fut rapide et étrangement calme. Elle poussa
une seule plainte, s’abandonnant si totalement que, s’il ne l’avait pas tenue,
elle se serait sans doute écroulée au sol.
Mais Leo en voulait davantage. Il se plaça derrière elle et continua de la
caresser d’une main en la pénétrant doucement. Puis il commença à bouger
en elle avec une lenteur délibérée, restant immobile de longs moments pour
mieux savourer son plaisir. Jusqu’à ce que Sunshine se mette à haleter, de
plus en plus fort, et que soudain elle s’envole de nouveau dans la jouissance
en criant son prénom. Les mains agrippées à ses hanches, Leo ferma les
yeux et la suivit.
C’était délicieux. Divin. Merveilleux.
Quelques instants plus tard, comme émergeant d’un rêve, elle s’écarta
de lui d’un coup, se pencha pour ramasser sa robe et la renfila, avant de
revenir lui présenter son dos pour qu’il remonte sa fermeture Eclair.
Leo la prit par les épaules et la fit pivoter vers lui.
— Sunshine ?
Pas de sourire. Juste un regard torturé qu’il ne lui avait encore jamais
vu.
— Je… je vais m’en aller, maintenant.
— Attends un peu, tu as bu du champagne…
— Je n’avais pas l’intention d’en boire autant.
— Nous allons établir le plan de table. Et…
— Le plan de table ? l’interrompit-elle d’un air confus.
— Oui. Mais nous pouvons aussi le faire plus tard.
— Leo, je ne peux pas. Et je ne veux pas.
— T’occuper du plan de table ?
— Non, je me fiche du plan de table ! Je parle du sexe, de tout ça… De
bavarder comme si de rien n’était…
— Je croyais que tu restais amie avec tes amants, après.
— C’est différent, avec toi. Je… Tu as déjà trop d’importance pour moi.
Et c’est cruel de me pousser à coucher avec toi, parce qu’à chaque fois tu
compteras un peu plus pour moi. Je ne comprends pas ce que tu cherches,
Leo, à moins qu’il ne s’agisse d’un jeu tordu. Ou d’une revanche, juste
parce que c’est moi qui ai établi les règles.
— Je me moque éperdument des règles, Sunshine.
Elle redressa les épaules en soupirant d’un air las.
— OK. Alors, tu peux venir quand tu voudras pour réclamer ta
quatrième fois, le plus tôt possible. Après, nous serons quittes.
Un éclair triomphant traversa le regard de Leo, arrachant un frisson à
Sunshine.
— D’accord, acquiesça-t-il. Mais, pour l’instant, je vais préparer la
pizza, et nous réglerons tous les derniers détails en la mangeant. Et ensuite,
je t’emmènerai au lit et te ferai l’amour, Sunshine. Pour terminer notre
troisième fois.
Cette fois, un mélange d’excitation et de panique l’envahit.
— Mais d’abord, continua Leo, je vais te lire le haïku que ta mère m’a
envoyé. J’avoue qu’il me plaît assez…
Il inspira et, sans attendre, se lança dans la récitation.
Les yeux sont sublimes
Brillants sans plus de noirceur
Libres maintenant
Non ! La révélation qui fondit sur elle en entendant le poème était
stupéfiante, fulgurante. Une sensation inconnue germait dans son cœur,
s’épanouissait. Magnifique, éblouissante. Et terrifiante.
Elle aimait Leo Quatermaine.
* * *
A : Leo Quatermaine
De : Sunshine Smart
Objet : Réglé
Bonjour, Leo,
Je t’envoie une copie du formulaire de demande de changement de prénom.
Par conséquent, pas besoin de quatrième fois.
Ce sera effectif dans un mois. Fais-moi savoir quand tu auras vendu ta
moto, s’il te plaît. Et, tu verras, la voiture, c’est bien plus pratique. En n,
peut-être pas pour se garer…
Tout est réglé aussi pour le repas de noces, mais reprenons contact avant le
dîner de répétition, d’accord ?
(Allyn) Sunshine Smart
P-S : J’espère que tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je vienne
accompagnée — j’ai une dette envers Tony.
* * *
* * *
* * *
* * *
Elle se réveilla dans une chemise de Leo, seule sur le matelas posé à
même le plancher.
Les rideaux bricolés étaient tirés, laissant entrevoir dans
l’entrebâillement un rayon de lumière argentée.
Se levant rapidement, Sunshine se dirigea vers la baie vitrée et ouvrit
les rideaux en grand, dévoilant le paysage.
La plage de Moonbeam. Sauvage, magnifique, paisible.
Mais, lorsque Leo entra dans la chambre, vêtu d’un jean et d’un T-shirt
bleu ciel, toute sérénité la quitta aussitôt.
— Je vais te préparer une omelette, dit-il en souriant. Viens me
retrouver sous le porche quand tu voudras.
Une vague de panique envahit Sunshine.
— Non, Leo.
— Non à quoi ? A l’omelette ?
— Non. A tout.
Le sourire de Leo s’éteignit.
— Qu’y a-t-il, Sunshine ?
— Tu ne cuisines jamais pour personne. En dehors de tes restaurants, je
veux dire.
— Et pourtant, je le fais pour toi.
Elle sentit une douleur sourde lui traverser la poitrine.
— Mais je… je ne veux pas que tu cuisines pour moi.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il ne faut pas changer pour moi. Et que…
— Et que… ?
— Et que, moi, je ne peux pas changer pour toi.
— Je ne te l’ai pas demandé.
— Oh…, murmura-t-elle, le cœur battant à tout rompre. Tant mieux,
alors… J’étais terrifiée à la pensée que…
— Oui ?
— Eh bien, Natalie a dit hier soir qu’à la Q Brasserie tout le monde
disait que tu t’étais entiché de moi. Ce ne serait pas une bonne idée.
— Je ne me suis pas entiché de toi. Tu es rassurée ?
— Oui. Non. Je ne sais pas…
— Réponses à choix multiples ? C’est à moi de trancher, c’est ça ?
répliqua-t-il d’un air malicieux.
— Non. Enfin si, je suis rassurée. C’est seulement que je voudrais que
nous soyons sur la même longueur d’onde.
— Et de quelle onde parles-tu ?
— De… Des quatre fois. Nous les avons toutes vécues, et j’en suis
heureuse. Je me sentais coupable de t’avoir contraint à te débarrasser de ta
moto, alors que de mon côté, je n’ai jamais pu me résoudre à envoyer le
formulaire pour le changement de prénom.
— Hier soir, c’était pour respecter notre contrat ?
Les souvenirs de la nuit passée défilèrent dans la tête de Sunshine. La
douceur, la joie qui l’avaient colorée. La façon dont Leo l’avait caressée.
Avec ses mains, ses lèvres, tour à tour audacieuses et tendres…
Mais à présent, à la seule pensée qu’elle l’aimait, Sunshine se sentait
possédée par une telle terreur qu’elle aurait voulu se jeter à ses pieds et le
supplier de ne jamais la quitter, ne jamais mourir.
Or Leo ne pourrait jamais lui promettre une chose pareille.
— Oui, chuchota-t-elle. Maintenant, nous sommes quittes.
Après s’être penchée pour ramasser sa robe, elle s’avança.
— Où vas-tu ?
— A la salle de bains. Prendre une douche.
Leo s’inclina à son tour, saisit sa culotte de soie beige naturel et la lui
tendit.
— Tu as oublié ceci.
— Leo, qu’attends-tu de moi ? murmura-t-elle.
— Je veux savoir comment cela va se passer, maintenant…
— Eh bien, nous allons être presque parents… Et nous…
— Je ne suis pas ton frère.
— Non, mais nous pourrions rester amis.
— Je t’ai déjà expliqué que ce n’était pas mon truc. Ne compte pas sur
moi pour te rejoindre sur Facebook, aller boire un café ou dîner avec toi en
ex, Sunshine.
— Pourquoi pas ?
— Parce que je te désire toujours.
Le cœur battant douloureusement, elle répliqua :
— Mais tu as dit le contraire, tout à l’heure.
— Pas du tout.
— Tu as dit que tu ne t’étais pas entiché de moi.
— En effet. Mais je te désire, autant que tu me désires.
Sunshine déglutit avec effort.
— Je… je ne veux pas… te désirer… de cette façon.
Il la rejoignit en un éclair, la saisit par les bras et la souleva sur la pointe
des pieds.
— Pourtant, tu me désires de cette façon. Tes pupilles te trahissent,
Sunshine, dit-il en souriant. Elles sont énormes.
Les yeux ardents de passion, il pressa son membre viril contre elle.
— Tu me fais le même effet, tu sens ? Je brûle pour toi.
— Je ne peux pas t’aimer, tu le sais, murmura Sunshine.
— Qui a parlé d’amour ? Toi, Sunshine. Pas moi.
Il l’embrassa, si sauvagement qu’elle fondit tout entière.
— Appelle ça comme tu voudras, mais ne dis pas que c’est de l’amitié,
dit-il en écartant ses lèvres des siennes. Parce que je ne serai jamais ton
ami.
Sur ces paroles, il la lâcha si soudainement qu’elle vacilla.
— Je te préviens, Sunshine, poursuivit-il. Je te ferai encore l’amour.
Cinq, six, dix fois, vingt ! Mais je ne me limiterai pas à quatre. Et il n’y
aura rien d’amical dans nos étreintes.
* * *
* * *
Tout était parfait. Rien n’avait été laissé au hasard. Une seule tâche
incombait encore à Leo : faire en sorte qu’elle tombe amoureuse de lui
avant qu’il coupe le gâteau.
Caleb était certain qu’il y parviendrait. Jon l’avait menacé de ne plus lui
adresser la parole s’il ne faisait pas au moins une tentative. Les parents de
Sunshine l’avaient encouragé…
Ebloui, fasciné, il la regarda évoluer sur la terrasse dans cette robe
couleur platine qui scintillait au moindre mouvement. Sunshine ne
s’avançait pas, sur ses escarpins stupéfiants… elle flottait, somptueuse.
Pour la première fois, elle s’était peint les ongles, d’un beau vernis à
paillettes argentées, et portait des boucles d’oreilles étincelantes. Et bien
sûr, lune et soleil dansaient sur son buste.
Sa coiffure était impeccable — même sa frange ne jouait plus les
rebelles. Par ailleurs, Sunshine s’était maquillée : simple trait d’eye-liner
noir et rouge à lèvres rose groseille.
A cinq reprises, il avait tenté une approche. A cinq reprises, le courage
lui avait manqué à la dernière seconde.
Quand tout le monde s’installa à table, ils n’avaient pas échangé une
parole.
Il n’avait cessé de la contempler. Il l’avait vue manger, entendue rire. Il
avait surpris le moindre de ses regards — jamais dirigés vers lui. Et, lorsque
Jonathan et Caleb se levèrent pour monter sur la petite estrade, main dans la
main, Leo commença à paniquer.
Il ne lui restait plus que quelques minutes.
* * *
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