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FLORENCE JAMIN

© 2009, Diana Hamilton. © 2011, Traduction française :


Harlequin S.A.
978-2-280-22341-6
Azur
Prologue
Pas question de se laisser impressionner ! décida Dimitri Kyriakis
après avoir longuement observé la demeure de son père.
Pourtant, ce qu’il pouvait entrevoir de l’imposante bâtisse à travers les
arbres qui, au-delà des murs d’enceinte, la protégeaient des regards
indiscrets ne pouvait que forcer l’attention…
Il s’agissait en réalité d’un château. Avec son large perron et ses
multiples fenêtres, il en disait long sur la richesse et la puissance de son
propriétaire. Le domaine, entouré de hauts murs, n’était accessible que
par une large grille en fer forgé qui s’ouvrait électriquement à qui
détenait le précieux code secret. Des pics aux pointes acérées
décourageaient définitivement quiconque aurait voulu s’introduire dans
la propriété en escaladant les portes.
Quiconque, sauf lui, songea Dimitri. Il n’avait pas le choix. Pour sa
mère, il fallait qu’il rentre, et il rentrerait.
Il avait quatorze ans, il était désormais un homme, ou presque. Il était
temps pour lui de demander des comptes à son père. Grand temps, vu
l’état de santé de sa mère. Rien ne l’arrêterait dans la mission qu’il s’était
fixée.
Il redressa ses frêles épaules et se mit en marche, indifférent au soleil
qui lui piquait déjà la peau à travers le fin coton de sa chemise blanche
soigneusement repassée pour l’occasion. Il tournerait autour du domaine
aussilongtemps qu’il le faudrait, mais il trouverait une façon d’y pénétrer
et de rencontrer le maître des lieux.
Comment aurait réagi sa mère si elle avait été au courant de sa
démarche ? Elle aurait été à la fois stupéfaite et furieuse, il préférait donc
ne pas y penser. De toute façon, il n’avait pas songé un instant à lui
demander son avis. C’était une affaire entre lui et son père.
Sa mère lui avait tout révélé la veille au soir.
Après le lycée, Dimitri faisait la plonge trois soirs par semaine dans les
cuisines surchauffées d’un des plus beaux hôtels d’Athènes, afin d’aider
sa mère à joindre les deux bouts. Et, ironie du sort, il venait d’apprendre
que le propriétaire de ce palace n’était autre que son propre père…
Aussi loin qu’il pouvait s’en souvenir, les fins de mois avaient toujours
été difficiles pour sa mère et lui. Pourtant, ce n’était pas faute de faire des
économies et de compter chaque centime ! Ils partageaient un deux-
pièces sordide dans un des quartiers les plus défavorisés d’Athènes,
mangeaient à peine à leur faim et ne s’achetaient jamais que le strict
nécessaire. La mère de Dimitri s’épuisait à enchaîner ménage après
ménage, y perdant peu à peu ses forces et sa santé, mais rien n’y faisait.
La vie était si chère qu’Eleni avait même été obligée d’accepter de faire
du repassage le soir chez elle après sa journée de travail pour pouvoir
payer la facture de l’épicier.
La veille, malgré ses traits tirés et son évident épuisement, elle avait
posé son fer et réussi à accueillir son fils avec un sourire aussi doux que
tendre. Puis, elle avait repoussé une mèche de ses cheveux
prématurément gris et débranché l’appareil.
– Assieds-toi, chéri, avait-elle déclaré après un silence, comme Dimitri
posait son sac à dos à terre. J’ai quelque chose à te dire.
Il avait pris place dans un des deux fauteuils en rotinqui, avec une
table, constituaient l’ameublement du minuscule salon. Puis, il avait
dévisagé sa mère d’un regard perplexe et inquiet à la fois.
Un silence pénible s’était instauré dans la petite pièce, et sa mère avait
poussé un profond soupir. Dimitri attendait, le cœur battant.
– Voilà, commença-t–elle d’une voix hésitante. Tu m’as souvent
interrogé sur ton père, et chaque fois je t’ai dit que je te répondrais quand
tu serais plus grand, quand tu aurais assez de maturité pour comprendre.
Elle s’interrompit pour toussoter nerveusement, tandis que Dimitri
retenait son souffle, au comble de l’émotion. Après toutes ces années,
toutes ces questions restées sans réponse, allait-il enfin savoir qui était
son père ? C’était tellement incroyable, tellement déstabilisant qu’il
n’osait pas y croire !
– Tu n’as que quatorze ans, mon chéri, et je ne sais pas si tu es assez
grand pour entendre ce que je vais te dire, mais je n’ai pas le choix,
reprit-elle. Les circonstances ont changé, Dimitri.
A cet instant, le regard clair d’Eleni se voila et le jeune garçon serra les
lèvres, bouleversé par la lueur de désespoir qu’il y décela pendant
quelques secondes.
– Que se passe-t–il, maman ? demanda-t–il d’une voix étranglée.
– Rien, mon chéri, rien, lui assura Eleni d’une voix qui sonna
douloureusement faux. Il faut juste que tu saches…
– Quoi, maman, quoi ? interrompit Dimitri.
– J’ai passé des examens cardiaques, commença-t–elle en évitant le
regard de son fils, et j’ai un problème. Une fragilité congénitale. Les
médecins ne peuvent rien affirmer mais ils m’ont mise en garde. Un
accident cardiaque n’est pas à exclure…
Il sembla à Dimitri que le monde s’écroulait. Unaccident cardiaque, ça
pouvait vouloir dire le pire ! Non, pas elle ! Sa mère qu’il adorait ! Sa
mère, la seule personne au monde qui l’ait jamais aimé !
Alors elle sourit, d’un sourire plein d’amour, de lucidité et de courage
dont il garderait le souvenir pour le restant de ses jours.
– Mais je suis résistante, Dimitri, et je n’ai pas du tout l’intention de
donner raison aux médecins, tu m’entends ? ajouta-t–elle en lui prenant
les mains.
Ils échangèrent un long regard chargé d’une indicible tendresse, et
chacun trouva dans les yeux de l’autre la force de reprendre espoir.
– Je préfère te parler aujourd’hui, reprit-elle avec une soudaine gravité.
Même s’il est peut-être encore un peu tôt, je sais que tu comprendras. Tu
es un fils merveilleux, Dimitri, et tu ne m’en voudras pas d’avoir tant
attendu.
Elle fit une pause, et se mit à lui raconter son histoire avec cet homme
qui, après tant d’années, avait enfin un nom, cet irrésistible séducteur
dont, pour son malheur, elle était tombée éperdument amoureuse à l’âge
de dix-huit ans.
***

Dimitri s’arrêta tout à coup et leva les yeux vers le mur. A cet endroit
précis, quelques pierres avaient cédé, lui offrant peut-être une prise. Il se
félicita d’être si mince car, à l’évidence, il fallait être léger comme lui
pour espérer se hisser jusqu’en haut. Il jeta un coup d’œil rapide aux
alentours pour s’assurer qu’il était seul et commença
précautionneusement son ascension. Arrivé en haut, il faillit chuter, mais
parvint par miracle à se retenir au dernier moment. Pour autant, il n’était
pas encore tiré d’affaire : il fallait désormais qu’il saute de l’autre côté
jusqu’à terre sans se briser la cheville. Ilretint son souffle, se jeta dans le
vide et se réceptionna sans encombre.
Il chercha aussitôt un arbre derrière lequel se dissimuler ; il voulait se
donner le temps d’observer les lieux avant de passer à l’action.
Le parc, somptueux avec ses parterres de fleurs et son impeccable
gazon anglais, devait nécessiter les soins de toute une armée de
jardiniers, pensa-t–il. Tout à coup, il perçut des voix : celle, haut perchée,
d’une femme qui devait être très jeune, et celle, grave, d’un homme plus
âgé.
Puis il les vit, se promenant sur la terrasse.
En l’homme à la chevelure poivre et sel vêtu d’un costume de lin clair,
il reconnut immédiatement son père : il avait vu suffisamment sa photo à
la une des journaux financiers pour ne pas se tromper. La femme,
naturellement, ne lui disait rien, mais il devina qu’il s’agissait de cette
deuxième épouse dont sa mère lui avait parlé. Elle portait une élégante
robe de soie qui virevoltait autour de son corps parfait et jouait avec une
ombrelle qui protégeait son teint de nacre et ses cheveux blond platine.
Ses boucles d’oreilles en diamants scintillaient de mille feux, et
Dimitri songea qu’en vendant une seule d’entre elles il aurait pu épargner
des années d’un travail exténuant à sa mère.
Brusquement, son sang ne fit qu’un tour.
Ainsi, c’était lui, cet homme qui, déjà mari et père, avait séduit une
jeune employée de maison, lui avait fait un enfant pour la congédier
ensuite sans autre forme de procès dès qu’il avait appris sa grossesse ?
Quatorze ans avaient passé et il n’avait jamais repris contact avec elle,
jamais proposé de prendre en charge l’éducation de cet enfant qui, malgré
tout, était le sien !
Il était grand temps que quelqu’un vienne enfin lui demander des
comptes…
D’un pas déterminé, Dimitri avança vers le couple, la rage au cœur.
L’homme l’aperçut aussitôt et fronça les sourcils, tandis que la femme
blonde l’observait d’un air interloqué.
– Qui êtes-vous ? lança l’homme. Et qui vous a permis de pénétrer
dans ma propriété ?
La voix d’Andreas Papadiamantis était aussi coupante que l’acier, son
regard méprisant. Tout en lui évoquait l’homme sans scrupule, habitué à
diriger d’une main de fer les milliers d’employés obscurs des luxueux
bateaux de croisière et des palaces internationaux qui avaient fait sa
fortune.
Il porta la main à sa poche et Dimitri, un instant, se demanda s’il
détenait une arme. Mais il écarta aussitôt cette idée de son esprit : un
magnat de l’industrie et de la finance tel qu’Andreas Papadiamantis
n’assurait certainement pas sa sécurité lui-même : il devait avoir ses
propres gardes du corps qui veillaient sur lui… et qui, à cet instant,
semblaient fort opportunément occupés ailleurs. Mais pour combien de
temps ? Il fallait faire vite…
Il se redressa de toute sa taille et toisa son père qui, malheureusement,
continuait à le dominer d’une bonne tête.
– Je suis Dimitri Kyriakis, répondit-il d’une voix qu’il réussit à
contrôler. Le fils d’Eleni. Votre fils.
Andreas Papadiamantis accusa le coup, mais Dimitri eut la satisfaction
de constater que, sous sa superbe, il était de toute évidence décontenancé.
L’effet de surprise avait fonctionné…
Andreas Papadiamantis retira la main de sa poche, et Dimitri constata
avec soulagement qu’il n’était pas armé. Mais son répit ne fut que de
courte durée : au mêmeinstant apparut sur le perron un homme à la
carrure de rugbyman qui se dirigea droit vers eux, l’air vindicatif.
Andreas Papadiamantis l’arrêta d’un geste.
– Laisse-nous, Spiro, c’est une affaire d’ordre privée que je vais traiter
tout seul.
Le colosse s’éloigna, escorté de la jeune femme qui n’avait
visiblement aucune envie d’assister à la scène.
Alors, Andreas Papadiamantis dévisagea Dimitri en fronçant le nez
comme si sa simple vue le dégoûtait.
– Mon fils ? lança-t–il avec une ironie cinglante. Mais n’importe qui
peut prétendre être mon fils ! Que voulez-vous de moi, jeune homme ?
De l’argent ? Si votre mère, quelle que soit son identité, cherche à m’en
soutirer, elle perd son temps.
Dimitri pouvait tout supporter, sauf ce mépris. Pour l’honneur de sa
mère, il était prêt à tout, même à affronter ce lâche individu qui payait
des gardes du corps pour se protéger. Eleni avait fait preuve de tant de
courage et de ténacité dans l’adversité, elle avait tant lutté pour lui
assurer le minimum qu’il ne laisserait personne lui manquer de respect,
ne serait-ce qu’un instant.
Il se redressa de toute sa taille et inspira pour bomber le torse,
cruellement conscient de son jeune âge et de sa faiblesse physique.
– Vous êtes un homme riche, puissant, à la tête de nombreuses
entreprises et d’une énorme fortune, commença-t–il en s’efforçant de
contrôler le tremblement de sa voix. Ma mère n’a rien et se tue à la tâche
depuis des années pour m’élever. Il se trouve que vous êtes mon père. Il y
a quinze ans, Eleni Kyriakis travaillait pour vous comme employée de
maison. Vous lui avez assuré que vous alliez divorcer et vous l’avez
séduite. Elle était jeune, belle, et follement amoureuse de vous.
Un nœud dans sa gorge le força à faire une pause, mais il eut la
satisfaction de déceler dans le regard sombrede son père une lueur
d’émotion. Il se souvenait d’elle, pensa Dimitri. Il ne pourrait pas nier la
suite…
– Quand elle vous a annoncé qu’elle était enceinte, vous l’avez tout
simplement renvoyée, sans plus jamais vous préoccuper de son sort,
ajouta-t–il, lapidaire. Elle m’a élevé seule, et vous ne vous êtes jamais
manifesté.
Il s’interrompit de nouveau, s’attendant à ce qu’Andreas
Papadiamantis réagisse, mais il restait muré dans un silence hostile.
– Elle ne sait pas que je suis venu vous voir, enchaîna-t–il. Elle est
incapable de demander quoi que ce soit pour elle-même et, comme vous
le savez, elle ne l’a jamais fait puisqu’elle ne vous a jamais sollicité.
Mais aujourd’hui, la situation a changé. Ma mère est malade, épuisée par
son travail. Je participe comme je peux en faisant des extras dans les
cuisines d’un hôtel à Athènes, un hôtel qui se trouve vous appartenir,
quelques heures après le lycée. Mais ça ne suffit pas…
Il s’arrêta de nouveau, gagné par l’émotion, tandis que le regard
d’Andreas Papadiamantis se faisait de plus en plus glacial.
– Il faut que vous l’aidiez, conclut-il d’un ton soudain suppliant. Je ne
demande pas grand-chose pour elle, juste une petite pension qui lui
permettrait de joindre les deux bouts sans se tuer au travail comme elle le
fait aujourd’hui. Elle a besoin de repos, de calme. Les soucis d’argent la
minent…
Dimitri n’avait pas la moindre idée de la somme qu’il faudrait chaque
mois, mais il était certain d’une chose : pour Andreas Papadiamantis, ce
serait certainement l’équivalent de ce qu’il dépensait quand il emmenait
sa femme au restaurant ! Sa mère ne méritait-elle pas au moins la même
attention ?
– Je ne vous demande rien pour moi, et je ne vous demanderai jamais
rien d’autre que cette modeste pensionqui changera la vie de ma mère.
Pour vous, ce sera une goutte d’eau, pour elle ce sera la santé, le
soulagement après des années de labeur. Elle est à bout ! Vous n’avez
qu’à demander à ses médecins, si vous ne me croyez pas !
Il avait enfin dit ce qu’il avait à dire et se tut brusquement, guettant
avec angoisse la réaction de son père. Avait-il réussi à l’émouvoir ?
Allait-il céder à sa supplique ?
Le souffle court, il attendit, brusquement conscient que l’avenir de sa
mère dépendait de ce qu’il allait entendre.
Au sourire déplaisant qui s’esquissa sur les lèvres d’Andreas
Papadiamantis, il sut aussitôt qu’il avait perdu la partie.
– Jeune homme, sachez que je n’ai jamais cédé au chantage,
commença-t–il avec hauteur, et que ce n’est pas vous et vos
invraisemblables exigences qui vont me faire déroger à la règle que je me
suis fixée il y a déjà fort longtemps. Je n’ai que mépris pour les individus
qui pratiquent ce genre de méthodes.
Il s’arrêta et observa Dimitri d’un regard où au mépris se mêlait
l’hostilité.
– Si vous vous avisez de raconter votre histoire à qui que ce soit, vous
le regretterez amèrement, mon jeune ami ! lança-t–il d’un ton menaçant.
Sachez qu’Eleni Kyriakis s’est donnée à moi de son plein gré, et qu’elle
n’a qu’à assumer la responsabilité de ses actes. Je n’ai pas de pitié pour
les faibles, et je déteste les gens qui jouent les victimes. Dans la vie, il
faut savoir se battre, un point c’est tout, et si votre mère n’en a pas été
capable, c’est son problème, pas le mien. Sur ce, vous m’avez assez fait
perdre mon temps comme cela, et je vous engage vivement à déguerpir.
Il se retourna vers le rugbyman qui attendait, un peu à l’écart, la mine
toujours aussi patibulaire.
– Spiro ! lança-t–il. Raccompagne ce jeune homme et assure-toi qu’il
quitte immédiatement la propriété,veux-tu ? Inutile de te dire que je
t’autorise à te montrer très désagréable avec lui s’il avait l’idée saugrenue
de tenter de revenir…
Avant même de se rendre compte de ce qui lui arrivait, Dimitri se
retrouva saisi au bras par Spiro qui le tira plus qu’il ne l’escorta vers la
grande grille. Après avoir fait signe au portier de lui ouvrir, Spiro le jeta
sans ménagement sur la chaussée où il atterrit avec plus de peur que de
mal.
Il resta quelques instants à terre, étourdi, puis se releva, la rage au
cœur.
Sa mère avait été insultée. Il avait été insulté.
Il détestait l’homme qui se trouvait être son père.
Un jour, il se vengerait.
Il se releva et tenta en vain de se débarrasser de la poussière qui
maculait sa chemise blanche.
Puis, quand il eut à peu près recouvré ses esprits, il prit le chemin du
retour.
Andreas Papadiamantis ne perdait rien pour attendre, songeait-il. En
apparence, son expédition tournait au fiasco, mais un jour, il lui ferait
payer cet affront. Très cher.
Quelques jours plus tard, il fut conforté dans sa volonté de vengeance
quand il apprit qu’il était renvoyé des cuisines de l’hôtel. Le grand patron
avait dicté ses ordres, pensa-t–il, redoublant de haine. Il écrasait comme
une vermine l’insolent qui avait osé l’affronter, et Dimitri n’avait aucun
moyen de se défendre.
Dix mois plus tard, quand sa mère succomba d’une crise cardiaque,
Dimitri sut qu’il ne trouverait pas le repos tant qu’il n’aurait pas réduit à
néant l’assassin de sa mère…
1.
Dimitri Kyriakis déposa l’enveloppe fermée sur son bureau et, d’un
bref signe de tête, indiqua au détective privé qu’il pouvait disposer.
Une fois seul, il se dirigea vers les vastes baies vitrées qui ouvraient
sur la terrasse et regarda sans le voir le merveilleux panorama qui
s’offrait à ses yeux : la forêt de pins parasols qui descendait en pente
douce vers la mer, la plage au sable blanc immaculé, les flots bleus qui
moutonnaient sous une brise légère.
Le paradis sur terre, sa retraite préférée, où il se ressourçait loin de tout
quand la tension était trop forte.
A cet instant, pourtant, la beauté des lieux le laissait indifférent. Il
songeait encore et encore à ce combat que, depuis vingt-deux ans, il
menait dans l’ombre pour anéantir Andreas Papadiamantis.
Il avait à présent trente-six ans, mais sa haine était intacte : exactement
la même que quand, jeune garçon de quatorze ans, il avait entendu son
père lui refuser l’aide matérielle qui, en toute logique, aurait
probablement sauvé sa mère, alors à bout de forces.
Depuis vingt-deux ans, il avait patiemment avancé ses pions, faisant
peu à peu vaciller sur ses bases l’empire industriel et financier construit
par son père.
Il avait fondé sa propre compagnie maritime pour concurrencer celle
d’Andreas Papadiamantis, et sa stratégie avait porté ses fruits. Il était
désormais le leader du marché des croisières de luxe, et son père perdait
de jour en jour des parts de marché, à tel point que des rumeurs de faillite
avaient récemment circulé dans les milieux financiers.
Depuis quelque temps, il s’était attaqué au monopole détenu par son
père sur les hôtels de luxe, et avait racheté les plus beaux fleurons de sa
chaîne, de magnifiques palaces à Paris, Londres et New York. Andreas
Papadiamantis ne possédait plus que quelques établissements de seconde
zone qui n’avaient pas été rénovés depuis fort longtemps et voyaient leur
clientèle se réduire comme peau de chagrin.
Sa chute était donc programmée mais, depuis quelques mois, Dimitri
avait perdu la trace de son ennemi. Il semblait avoir disparu, car son nom
n’apparaissait plus dans les journaux professionnels, ni sa photo dans les
magazines.
Où se cachait-il ? Pansait-il ses blessures comme un vieux lion sentant
sa fin proche ? Avait-il deviné que son empire vacillant n’en avait plus
pour longtemps ?
Ce silence, cette absence déstabilisaient Dimitri. Homme d’action, il
avait besoin d’identifier sa cible, de lutter au grand jour. Sans adversaire
déclaré, il était perdu : il n’était pas fait pour la guerre de tranchées.
Peu adepte de ce genre de méthodes, il s’était cependant résolu, la
mort dans l’âme, à faire espionner la villa de son père, celle-là même où
il l’avait imploré vingt-deux ans auparavant de venir en aide à sa mère.
La discrète surveillance avait porté ses fruits, et le résultat était là, sur son
bureau, dans cette grande enveloppe brune que venait de lui remettre le
détective privé.
Dimitri resta un long moment planté devant la baie, en proie à une
indécision qui ne lui ressemblait pas. Jusque-là, son seul but dans la vie
avait été de se venger,à savoir de réussir pour mieux faire mordre la
poussière à Andreas Papadiamantis.
Mais les années avaient passé, et il s’interrogeait parfois, presque
malgré lui, sur le bien-fondé de son désir de vengeance, désir qui frisait
l’obsession.
N’était-il pas en train de passer à côté de la vraie vie, de sa propre
existence ? Devait-il enfoncer le clou jusqu’à réduire à néant cet être
vieillissant presque vaincu ? A quoi cela lui servirait-il d’aller plus loin
dans son entreprise d’anéantissement, sachant que sa victoire était quasi
consommée ?
Il s’imagina tout à coup tournant la page, cessant de poursuivre son
père de sa vindicte, le laissant finir sa vie en paix. L’esprit enfin libre, il
pourrait construire son propre avenir, se marier, avoir des enfants, aller de
l’avant, au lieu de ressasser le passé comme il le faisait en boucle depuis
l’adolescence…
Il fronça les sourcils, perplexe, agacé contre lui-même et ses propres
interrogations.
Puis, cédant à une pulsion subite, il ouvrit l’enveloppe et passa de
nouveau en revue les photos que lui avait présentées le détective.
Prises au téléobjectif, elles étaient d’une étonnante netteté. On y voyait
Andreas, vêtu de son inévitable costume clair, portant un étonnant
chapeau de paille, et terriblement vieilli. Mais le plus intéressant était le
deuxième personnage de la photo, une ravissante blonde en Bikini qu’il
tenait par le bras.
Dimitri scruta le cliché avec un intérêt soudain qui l’agaça. Une
créature de rêve, pensa-t–il malgré lui. Son père avait décidément un goût
très sûr en matière de femmes, se dit-il en se remémorant sa deuxième
épouse, rapidement entrevue lors de leur unique rencontre.
La jeune femme de la photo portait un Bikini noir qui révélait une
poitrine somptueuse, une taille de guêpe etd’interminables jambes. Elle
était tournée vers Andreas et lui adressait un sourire radieux, ses longs
cheveux blonds répandus sur ses épaules bronzées, son bras arrondi dans
un geste infiniment gracieux.
Probablement le vieil homme était-il à la recherche d’une ultime
compagne pour réveiller sa libido défaillante, pensa-t–il en une grimace
de dégoût. Dans ce cas, il ferait bien de se hâter avant d’avoir tout perdu :
car une créature comme celle de la photo ne l’épouserait que s’il était
riche, très riche.
Et il ne le serait plus très longtemps, songea-t–il en retenant un sourire
de satisfaction…
Il songea soudain à sa mère vieillie prématurément, sa mère qu’il
n’avait jamais vue reposée, et toute sa haine se réveilla avec une ardeur
renouvelée.
Ses scrupules étaient sans objet, conclut-il brusquement en remettant
les clichés dans l’enveloppe : Andreas Papadiamantis ne méritait ni son
pardon, ni son indulgence.
Il continuerait à mettre tout en œuvre pour que sa chute soit totale.

***

– Dis donc, c’est la vie de château ici !


Tout en sortant de la piscine, Bonnie Wade sourit à la réflexion de sa
sœur Lisa qui, confortablement allongée sur une chaise longue au matelas
moelleux, semblait en effet aux anges.
– Tiens, ajouta Lisa en lui tendant de la crème solaire, protège-toi,
sinon ce soir tu auras l’air d’un homard !
A vingt-sept ans, Lisa avait toujours été la meilleure amie et la
confidente attitrée de Bonnie, sa cadette de deux ans. Pourtant,
physiquement comme moralement, les deux sœurs n’auraient pas pu être
plus différentes.
En dehors de la couleur de leurs cheveux, coupé courtspour Lisa,
portés très longs et bouclés par Bonnie, elles ne se ressemblaient en rien.
Professeur de sport, Lisa était tout en muscles, d’une minceur presque
excessive, alors que Bonnie était la féminité même avec ses douces
rondeurs, sa poitrine généreuse, sa magnifique courbure de reins.
Dès la petite enfance, les fillettes avaient développé une complicité
unique, qui avait fait les délices de leurs parents. En effet, elles ne
s’ennuyaient jamais, et jouaient à la poupée pendant des heures sans les
déranger.
– Des petites filles en or…, avait coutume de dire leur père en les
regardant avec amour. Exactement comme leurs cheveux !
Lisa avait appelé Bonnie le matin depuis l’aéroport, tout excitée.
– Imagine-toi que je suis à Athènes ! Je peux venir te faire un petit
coucou ? Je suis entre Londres et la Crète où je vais passer deux
semaines de vacances et j’ai décidé de m’arrêter vingt-quatre heures pour
te voir, avait-elle expliqué à sa sœur interloquée.
– Bien sûr que tu peux venir ! s’était exclamée Bonnie. Mais quelle
drôle d’idée de m’appeler à la dernière minute ! Il n’y a rien de grave,
j’espère ?
– Non, rien. Et ne t’inquiète pas, les parents sont en pleine forme… Il
faut juste que je te parle de quelque chose.
– Très bien, je viens te chercher, avait dit Bonnie, sans insister.
Lisa avait parfois des comportements un peu bizarres, s’était-elle dit
sans s’inquiéter outre mesure, habituée qu’elle était aux excentricités de
sa sœur. D’ailleurs, elle était ravie de cette visite imprévue, d’autant
qu’Andreas n’y avait vu aucun inconvénient quand elle l’avait mis au
courant.
– Tu es sûre que ton vieux type n’est pas fâché queje sois là ? demanda
Lisa en s’étalant à son tour de la crème sur les jambes.
– Certaine. Quand je lui ai demandé si je pouvais m’absenter pour aller
te chercher à l’aéroport, il m’a même proposé son chauffeur. Et surtout, il
a insisté pour que tu t’installes ici plutôt qu’à l’hôtel, précisa-t–elle en
enfilant sa blouse d’infirmière au blanc immaculé, après s’être séchée. Tu
vois, pour un « vieux type », comme tu dis, il est plutôt sympa ! Bon,
alors, est-ce que tu vas enfin me raconter ce « quelque chose » dont tu
devais me parler ?
Le visage soudain grave, Lisa prit appui sur un coude et dévisagea sa
sœur restée debout.
– O.K., dit-elle, mais assieds-toi un instant. C’est un sujet un peu…
sensible, et j’aimerais qu’on ait le temps d’en discuter.
Bonnie fronça les sourcils.
– Sensible ? En tout cas, sensible ou pas, je ne peux pas m’attarder
trop longtemps. Je suis en train de travailler, au cas où tu n’aurais pas
compris. Andreas m’attend pour sa promenade dans dix minutes.
– S’il est le malade en or que tu décris, je suis sûr qu’il patientera
quelques minutes supplémentaires s’il le faut, rétorqua Lisa, péremptoire.
D’ailleurs, tu en as pour combien de temps encore chez lui ?
– Je m’arrête normalement la semaine prochaine. Sauf si ma présence
est encore nécessaire. Mon patient est âgé, et très fatigué par la maladie.
J’attends le verdict du médecin.
– Et après ?
– Je ne sais pas. Je vais voir si l’agence me propose autre chose.
En tant qu’infirmière spécialisée, Bonnie prenait en charge des patients
en rééducation qu’elle suivait sur despériodes plus ou moins longues.
Elle travaillait parfois à l’étranger, mais le plus souvent en Angleterre.
– Bon, vas-tu enfin te décider à m’expliquer ce qui t’amène ?
Lisa eut soudain une expression embarrassée, ce qui ne lui ressemblait
pas, et le sourire de Bonnie se figea. Pourvu que Lisa n’ait rien de
désagréable à lui annoncer !
Malheureusement, elle allait bientôt comprendre que ses craintes
étaient légitimes…
– Voilà, commença Lisa d’une voix mal assurée. Ce que je vais te dire
ne va sûrement pas te faire plaisir : Troy est venu voir nos parents. Il veut
te récupérer.
La surprise puis la colère coupèrent le souffle de Bonnie, et elle s’assit
sur le premier fauteuil qu’elle put trouver, les jambes soudain
flageolantes.
Comment Troy osait-il revenir vers elle, après l’affront qu’il lui avait
fait subir, après la souffrance qu’il lui avait infligée ?
La veille de leur mariage, il lui avait lâchement envoyé son meilleur
ami et futur témoin pour lui annoncer qu’il annulait tout. Et non
seulement il n’avait pas daigné lui fournir la moindre explication, mais il
avait eu le toupet de lui demander de lui retourner les cadeaux de mariage
qui venaient de sa famille, poussant l’indélicatesse jusqu’à préciser
qu’elle pouvait garder sa bague de fiançailles !
A l’anéantissement des premières heures avaient succédé chez Bonnie
une rage sourde et une colère froide qui lui avaient permis de ne pas
sombrer. Elle avait tant de mépris pour un tel comportement qu’elle avait
presque fini par se féliciter que le mariage ait été annulé. Epouser un être
aussi indélicat, un tel pleutre, aurait été la plus grave erreur de sa vie.
Après avoir pleuré toute la nuit, elle avait fourré dans un sac sa bague
de fiançailles et sa robe de mariée, et avait été porter le tout aux Petites
Sœurs des Pauvres.
***
Par bonheur, au lieu de s’apitoyer sur son sort, ses parents avaient pris
en charge l’annulation des festivités, le retour des cadeaux de mariage et
l’avaient entourée de toute leur sollicitude sans lui demander les
explications qu’elle aurait d’ailleurs été incapable de leur fournir.
Et puis, la vie avait repris, difficilement d’abord, car le traumatisme
avait été rude. Mais les semaines passant, Bonnie avait repris le dessus,
aidée par son caractère heureux, son optimisme viscéral et son incroyable
vitalité.
Elle était à présent non seulement guérie, mais soulagée de ne pas
avoir lié sa vie à celle d’un homme aussi peu fiable.
– Apparemment, Troy leur a joué un vrai mélodrame, expliqua Lisa
avec ironie. Il leur a expliqué, au bord des larmes, qu’il ne savait pas ce
qui lui était arrivé, que le stress et le surmenage lui avaient fait perdre les
pédales, qu’il avait fait la plus grande erreur de sa vie, qu’il ne pouvait
pas vivre sans toi, et bla bla bla et bla bla bla… Tu connais maman, cette
indécrottable romantique, elle y a cru ! Il l’a suppliée de lui dire où tu
étais, et elle lui a donné ton adresse.
Les deux sœurs échangèrent un regard qui en disait long sur ce
qu’elles pensaient du sentimentalisme de leur mère, qu’elles adoraient
par ailleurs.
– Le problème, c’est qu’il va sûrement venir ici, poursuivit Lisa d’un
ton préoccupé, dès qu’il pourra quitter son soi-disant « superjob de
trader » à la City. Voilà pourquoi je voulais te voir au plus vite, pour te
prévenir. J’espère que tu ne vas pas te laisser impressionner par ses
larmes de crocodile, après la façon dont il t’a traitée.
Bonnie eut un sourire étonnamment calme.
– Ne t’en fais pas, Lisa, avec lui, je suis vaccinéepour la vie !, lui
assura-t–elle. S’il ose seulement se présenter devant moi, ses oreilles
vont siffler, je te le promets ! Troy Frobisher peut aller au diable, je n’en
ai plus rien à faire ! Quand je pense que j’ai été follement amoureuse de
ce type, j’ai du mal à y croire !
Elle haussa les épaules et sourit à sa sœur.
– Une erreur de jeunesse, voilà tout ! affirma-t–elle. A présent, je ne
suis pas près de me laisser embobiner par n’importe qui, je te le promets,
même par un aussi beau garçon que Troy ! Je sais où cela m’a menée…
– Me voilà rassurée, constata Lisa, soulagée. J’avais tellement peur
que tu te laisses attendrir !
– Ne t’inquiète pas, et merci de m’avoir prévenue. S’il comptait sur
l’effet de surprise, c’est raté ! Il faut que j’y aille, ajouta-t–elle en se
levant. On se retrouve tout à l’heure pour le déjeuner ? Moi aussi, j’ai des
choses à te raconter !
Et sans attendre la réaction de Lisa qui levait les sourcils d’un air
intéressé, elle se dirigea vers la maison pour retrouver son patient.

***

Andreas Papadiamantis avait semble-t–il décidé de traiter Lisa comme


une invitée d’honneur. Non seulement il lui avait attribué la chambre
d’amis avec la plus belle vue sur la mer, mais il avait insisté pour qu’elle
déjeune à sa table, en compagnie de Bonnie naturellement.
Attablé devant un délicieux repas froid dans la salle à manger d’été, il
se tourna vers son invitée.
– Je suis ravi de vous rencontrer, dit-il en lui portant un toast. Votre
sœur m’a beaucoup parlé de vous, en termes dithyrambiques
naturellement…
Lisa sourit, amusée et quelque peu gênée.
– Savez-vous que je ne peux plus me passer de Bonnie ? reprit-il d’un
ton pénétré. Non seulement c’estune merveilleuse professionnelle, mais
elle sait préserver autour de moi le calme et la tranquillité dont j’ai tant
besoin depuis ma maladie. Il faut dire que j’ai toujours été une proie de
choix pour les journalistes, surtout depuis que mon fils me livre une
guerre sans merci pour me pousser à la faillite. On dirait des hyènes
alléchées par l’odeur du sang, ajouta-t–il d’un ton amer. Toujours est-il
que, depuis que Bonnie habite ici, aucun paparazzi n’ose s’approcher de
la maison, tellement elle les tient à l’œil ! Elle a même réussi à en faire
fuir un qui tentait d’escalader le mur !
Bonnie rougit au souvenir de cet incident. Elle avait dû envoyer Spiro
pour vérifier que le photographe ne s’était pas cassé une jambe dans sa
chute…
– Je dois dire que j’ai peut-être été un peu trop virulente cette fois-là,
admit-elle, mal à l’aise.
– Pas du tout, ils n’ont que ce qu’ils méritent ! protesta Andreas
Papadiamantis. Mais le plus important, c’est que Bonnie m’a redonné
goût à la vie, ajouta-t–il d’un ton grave. Avant, j’étais enfermé en moi-
même, obnubilé par mon métier, mon compte en banque et la valeur de
mes actions. Elle m’a aidé à avoir un autre angle de vue sur l’existence et
m’a réappris à sourire. Je ne vois plus la vie de la même façon, et je relis
autrement mon passé. C’est un rayon de soleil dans mon existence.
Il y eut un silence, et les deux sœurs échangèrent un regard un peu
gêné après de telles confidences.
– L’idée qu’elle va me quitter un jour pour s’occuper d’un autre
malade m’angoisse terriblement, reprit-il. Pour tout vous dire, Lisa, je lui
ai même proposé de l’épouser pour la garder auprès de moi tout en
assurant son avenir, mais elle ne veut pas en entendre parler ! Ce qui
prouve son désintéressement, soit dit en passant, mais ne me fait pas
plaisir pour autant.
Il finit son verre de muscat et se leva.
– Je vous laisse, mesdemoiselles, je vous ai assez importunées avec
mes lamentations de vieillard, et vous avez certainement beaucoup de
choses à vous dire. Je me retire pour ma sieste. A plus tard…
– Tu viens ? suggéra Bonnie à sa sœur, dès qu’il eut quitté la pièce.
Allons dans le salon, nous serons plus tranquilles pour discuter.
Elle entraîna sa sœur dans une vaste pièce à la décoration chargée, et
Lisa jeta un œil surpris aux tentures de velours rouge, aux meubles de
bois doré, aux innombrables tableaux accrochés aux murs tendus de soie
grise.
– On se croirait dans un musée ! s’exclama-t–elle. Un musée un peu
trop kitsch à mon goût…
– Je sais, renchérit Bonnie, la deuxième épouse d’Andreas a tout
redécoré à sa façon, et elle a eu la main un peu lourde. Mais bon, il fait
frais ici, c’est déjà ça !
Les deux jeunes femmes prirent place sur deux bergères face à face.
– Alors, raconte ! lança Lisa en se penchant en avant, les mains sur les
genoux. Qu’est-ce que c’est que cette incroyable histoire de mariage ?
– C’est vrai, Andreas m’a fait cette proposition il y a une semaine,
confirma Bonnie. Tu sais, quand je suis arrivée, c’était un homme abattu
par la maladie et les épreuves, terriblement seul. Il n’a pas d’amis, pas de
famille en dehors de ce mystérieux fils avec lequel il est brouillé.
Personne ne vient lui rendre visite, personne ne lui téléphone. Alors, bien
sûr, il a tout investi sur moi. Je l’ai vu peu à peu reprendre des forces,
croire de nouveau en l’existence. C’est étonnant comme il a changé,
comme il s’est en quelque sorte humanisé. Il prétend que c’est grâce à
moi, et du coup il veut absolument me garder auprès de lui.
– Ne me dis pas que tu vas épouser ce vieil homme ! s’exclama Lisa,
scandalisée.
– Bien sûr que non ! Même si, dans son esprit, c’est juste une
formalité, sans aucune relation amoureuse ou, Dieu merci, physique ! Si
j’étais vénale, je sauterais sur l’occasion, car je crois que son fils n’a pas
encore réussi à le ruiner totalement. Mais tu me connais, je ne suis pas du
genre à me vendre… En revanche, j’ai beaucoup d’affection pour lui, et
je ne veux pas le laisser tomber. Il a besoin d’aide, et je suis prête à lui
rendre service, sans très bien savoir comment d’ailleurs.
– Voyons, Bonnie, il peut trouver une autre infirmière si tu veux
partir !
– Il ne s’agit pas de ça. Il m’a fait des confidences.
– Des confidences ? fit Lisa.
Bonnie se souvenait mot pour mot des paroles d’Andreas et les relata
telles quelles à sa sœur…
***

– Vous savez, Bonnie, depuis que j’ai un cancer, je vois les choses
différemment, lui avait-il confié. J’ai beaucoup réfléchi à la façon dont je
m’étais comporté jusqu’ici, et je ne suis pas très fier de moi. A vrai dire,
j’ai raté ma vie affective, et je ne le comprends que maintenant, grâce à
vous. J’ai été marié une première fois, sans amour. C’était un mariage
arrangé, qui m’apportait des actions dans une grosse entreprise : à
l’époque, seules mes affaires comptaient. Ma première épouse est
décédée en me laissant un fils, que j’ai totalement délaissé. Il a été élevé
par des nurses, puis a été pensionnaire dans des établissements chics en
Suisse où il fréquentait de riches oisifs comme lui. Il est tombé dans la
drogue et il est mort d’une overdose à Paris. Seul, sans affection. Je n’ai
appris la nouvelle que dix jours après son décès…
Sa voix se brisa et il dut faire une pause.
– Je ne me pardonnerai jamais de n’avoir pas su l’aimer, murmura-t–il
d’une voix étranglée. Puis je mesuis remarié, avec une femme belle et
très jeune qui renforçait à mes yeux mon statut de battant… Je ne
l’aimais pas non plus, et la suite ne s’est pas fait attendre : elle m’a quitté
au bout de deux ans, lassée de rester seule à la maison pendant que je
parcourais le monde pour gérer mes affaires.
Il s’arrêta de nouveau.
– Pour mes deux épouses, pour mon premier fils, il est trop tard,
constata-t–il après un silence. Le bilan est terrible. Mais il y a quelque
chose que je peux faire avant de mourir pour réparer le mal que j’ai
causé. Et le temps presse, Bonnie, ne me dites pas le contraire. Je suis
malade, très malade, je le sais. J’ai besoin de votre aide.
– En quoi puis-je vous être utile ? demanda-t–elle, bouleversée par
cette terrible confession.
– Je veux reprendre contact avec mon autre fils, que je n’ai vu qu’une
fois quand il avait quatorze ans. Je veux faire la paix avec lui avant de
mourir, lui demander pardon, savoir qu’il ne dira pas de mal de moi à ses
enfants, mes petits-enfants. Vous pouvez m’aider à renouer avec lui,
Bonnie, acheva-t–il d’un ton pénétré.
Bonnie garda le silence un moment, profondément émue par le
désarroi du vieil homme. Certes, il s’était mal comporté. Mais ce retour
en arrière n’en était-il pas plus méritoire ? N’était-ce pas admirable, à son
âge, de se remettre ainsi en question et de vouloir faire amende
honorable ?
– J’ai beaucoup d’affection pour vous, Andreas, dit-elle en posant la
main sur la sienne, et je vous aiderai si je le peux. Mais que cela soit
clair, pas en devenant votre épouse, même si c’est seulement sur le
papier !
– Je comprends et, d’ailleurs, vous avez raison, cela fausserait nos
rapports. Mais je vous fais confiance pour trouver un moyen de me
rapprocher de mon fils, conclut-ild’une voix presque apaisée. Vous êtes si
humaine, si à l’écoute des autres ! Si quelqu’un peut trouver une solution,
c’est vous, Bonnie…

***

Lisa, qui avait écouté dans un silence stupéfait, sortit enfin de son
mutisme.
– Tout ça est incroyable ! s’exclama-t–elle. Mais Andreas me paraît
bien optimiste… Comment vas-tu faire pour raccommoder les deux
hommes s’ils se détestent depuis plus de trente ans ? Tu n’as pas de
baguette magique, que je sache !
– Non, malheureusement, concéda Bonnie en souriant. Mais je vais
essayer de les aider à renouer le contact. L’idée qu’Andreas meure sans
avoir fait la paix avec son fils m’est insupportable.
– Alors bon courage ! Si j’ai bien compris, il fait tout pour couler les
affaires de son père : leur contentieux doit être plutôt lourd !
– Je sais, admit Bonnie, ce sera certainement difficile, mais quand j’ai
promis quelque chose, je ne suis pas du genre à baisser les bras, tu me
connais !
2.
– Stavros !
La voix masculine fit sursauter Bonnie, mais elle aurait été incapable
de dire d’où elle venait. Elle prêta l’oreille et entendit une conversation
en grec entre deux hommes dont elle ne comprit pas un traître mot. Puis
ce fut le silence.
Elle ouvrit sa gourde, prit une gorgée d’eau encore à peu près fraîche
et referma son sac à dos. La pause avait assez duré, pensa-t–elle, il fallait
qu’elle se remette en route. Si par chance elle rencontrait ce mystérieux
Stavros, il pourrait peut-être la renseigner sur la meilleure façon
d’atteindre le bout de l’île, car elle commençait à douter de l’itinéraire
qu’elle avait choisi.
Deux jours plus tôt, le ferry l’avait déposée sur la minuscule île où elle
espérait trouver le fils d’Andreas.
En d’autres circonstances, elle aurait trouvé charmants le petit port de
pêche aux bateaux colorés, les quelques tavernes où de vieux marins
discutaient interminablement autour d’un jeu de cartes, les montagnes
couvertes d’oliviers centenaires qui tombaient à pic dans la mer.
Mais elle ne venait pas pour faire du tourisme : elle était en mission, et
bien déterminée à entrer en contact avec Dimitri Kyriakis.
C’est Andreas qui avait suggéré ce voyage.
– Il a une maison sur cette île, comme quelquespersonnalités aussi
riches et aussi soucieuses de leur tranquillité que lui. Il paraît qu’il y fait
de fréquents séjours. A mon avis, c’est là que vous pourrez le plus
facilement entrer en contact avec lui et qu’il sera le plus accessible, loin
des affaires et des soucis professionnels.
– Vous avez une adresse, un contact ? avait demandé Bonnie.
– Non, mais l’île n’est pas bien grande et j’imagine que tout le monde
le connaît. Avec les moyens illimités qu’il a, il doit avoir une villa
somptueuse… Bien entendu, j’assure tous vos frais, ajouta-t–il. Je vous ai
trouvé une chambre chez l’habitant. Votre logeuse est une vieille dame
qui s’appelle Athena Stephanides.
– Et comment m’y rendrai-je ?
– Il y a un bateau une fois par jour.
– Très bien, avait déclaré Bonnie. Le plus tôt sera le mieux. Je peux
partir dès demain.
Contrairement aux suppositions d’Andreas, Athena ne savait pas où
vivait Dimitri Kyriakis.
– Je n’en ai aucune idée, avait–elle déclaré.
La vieille dame avait réfléchi avant d’ajouter :
– Il est très riche… A mon avis, il doit habiter au bout de l’île, là où ils
ont tous construit leurs maisons… Il y en a même qui ont des pistes
d’atterrissage pour leurs hélicoptères, vous vous rendez compte ? Ils ne
peuvent pas prendre le bateau comme tout le monde ? Mais bon,
heureusement qu’ils sont là, ils donnent du travail aux jeunes qui, sans
eux, seraient obligés de partir. Alors, vous comprenez, on les protège…
En effet, Bonnie s’était rapidement aperçue qu’il était difficile
d’obtenir des informations sur ces mystérieux habitants. Lassée de poser
des questions qui restaient sans réponse, elle s’était décidé à partir elle-
même en repérage. Munie de bonnes chaussures de marche, d’une carte,
d’une gourde et d’un sac à dos, elle avait entreprisune excursion dans la
partie de l’île où se trouvaient les riches propriétés.
Elle avait hésité un moment entre la route directe, par l’intérieur de
l’île, et le chemin de douaniers qui suivait la côte, avant d’opter
finalement pour la seconde solution. La journée était splendide et elle
avait hâte de découvrir les magnifiques vues sur la mer que devait
ménager le sentier.
La première heure s’était déroulée au mieux : le chemin était facile,
bien balisé, et le spectacle des flots bleus qui roulaient leurs vagues
écumantes sous ses yeux était extraordinaire. Puis les choses s’étaient
compliquées : les à-pics s’étaient faits plus impressionnants, le sentier
plus étroit et rocailleux, et elle avait dû se retenir à plusieurs reprises
pour ne pas tomber.
Découragée, elle s’assit sur une grosse pierre, lutta contre le vertige et
regarda sa carte. Peut-être ferait-elle mieux de rebrousser chemin pour
trouver une voie plus praticable ? Mais elle constata, agacée, qu’elle était
incapable de se repérer sur cette carte pas assez détaillée : elle n’avait
malheureusement pas d’autre choix que de continuer d’avancer.
A cet instant, elle aperçut une silhouette qui marchait le long de la mer
à une dizaine de mètres en dessous d’elle. Malgré l’inconfort de sa
situation, elle observa avec un soudain intérêt l’homme vêtu d’un T-shirt
délavé et d’un jean transformé en short par un simple coup de ciseaux. Il
était jeune, bronzé, incroyablement musclé et, de là où elle était, elle
pouvait distinguer son profil racé, ses cheveux noirs bouclés. Malgré elle,
elle fut frappée par son incroyable virilité, l’élégance naturelle de sa
démarche et son port de tête altier.
Il s’agissait probablement de ce Stavros dont elle venait d’entendre
prononcer le nom, songea-t–elle. En tout cas, Stavros ou pas, il allait
peut-être pouvoir larenseigner sur le meilleur chemin à prendre. A vrai
dire, c’était une chance incroyable de rencontrer quelqu’un dans cet
endroit perdu !
Il fallait absolument qu’elle le rejoigne pour l’interroger.
Il ne l’avait pas aperçue. Elle hésita à le héler, mais préféra aller vers
lui à la fois pour lui parler… et aussi pour l’admirer d’un peu plus près,
admit-elle en son for intérieur.
Elle commença sa descente, avança un pied, puis un autre, rata la prise
qu’elle avait repérée entre deux buissons et se tordit la cheville. Etouffant
un cri de douleur, elle parvint à se redresser, mais s’aperçut
immédiatement que le simple fait de poser son pied sur le sol provoquait
un élancement douloureux.
Que faire ? Elle était coincée sur son rocher, incapable de bouger, loin
de tout. Elle n’avait pas le choix : elle s’apprêtait à appeler l’inconnu à
l’aide quand il la devança.
– Restez où vous êtes ! lança-t–il d’une voix impérieuse.
Elle n’avait pas d’autre choix que d’obtempérer… Avec soulagement,
elle le vit grimper les roches pour venir à elle avec une stupéfiante
facilité… qui n’avait rien d’étonnant, d’ailleurs, étant donné son
impressionnante musculature.
En quelques secondes, il fut auprès d’elle. De près, il était encore plus
séduisant, songea-t–elle, éblouie. Tout en lui était parfait, depuis son
corps d’athlète, aux muscles longs et fermes à la fois, jusqu’à son visage
aux traits fins et racés, son haut front, la courbe sensuelle de ses lèvres
pleines.
Leurs yeux se croisèrent, et Bonnie tourna rapidement la tête,
infiniment troublée sans savoir pourquoi, et incapable de prononcer un
mot.
– Vous êtes blessée, constata l’homme avec calme. Vous pouvez
bouger ?
– Non, balbutia-t–elle.
– Vous ne pouvez pas rester là : je vais vous aider à descendre,
annonça-t–il d’une voix ferme. Vous me faites confiance ?
– Oui, parvint-elle à répondre avec difficulté.
Que lui arrivait-il ? se demanda-t–elle en luttant contre un soudain
étourdissement. Comment le simple fait de se retrouver face à un homme,
certes splendide, la mettait-il dans des états pareils ? Elle n’était pourtant
pas née de la dernière pluie et, dans l’exercice de son métier, elle avait
souvent eu affaire à des gens d’exception ! Alors, pourquoi cet obscur
pêcheur lui faisait-il un tel effet ?
L’émotion de Bonnie ne fit que croître quand il se pencha sur elle, la
prit dans ses bras et la souleva comme si elle avait été une plume. Le
cœur battant, elle sentit ses seins s’écraser contre son torse musclé, et
ferma les yeux, bouleversée.
Puis il descendit si précautionneusement qu’elle n’eut pas peur une
seconde. Etrangement, elle se sentait en sécurité dans les bras de ce
parfait inconnu…
Une fois sur la plage, il la déposa sur le sable avec des gestes d’une
étonnante douceur. Puis il s’accroupit à côté d’elle, lui fit allonger la
jambe et examina sa cheville avec attention. Elle ne put réprimer un
frisson quand il lui palpa longuement l’articulation, et eut soudain l’envie
absurde de tendre la main et de plonger les doigts dans son épaisse
chevelure noire.
– Une blessure superficielle, heureusement, constata alors son sauveur
de sa voix grave aux accents sensuels. Vous avez eu de la chance. Mais je
vais vous conduire chez moi pour nettoyer la plaie. Mieux vaut ne pas
remarcher tout de suite…
– Pas question ! protesta-t–elle aussitôt. Je suis sûre que je peux
rentrer. Je vous ai assez ennuyé comme cela… Stavros, c’est bien ça ?
Dimitri ne corrigea pas la jeune femme et se contentade garder un
silence qui pouvait passer pour un assentiment. Elle avait dû l’entendre
discuter avec Stavros, le fidèle employé qui lui tenait lieu d’homme à
tout faire sur l’île, se dit-il. Juste avant d’entamer sa balade habituelle au
bord de l’eau, il lui avait en effet rappelé d’aller chercher au port son
courrier qui venait d’arriver par le dernier bateau.
Cette confusion tombait à pic, car lui l’avait reconnue au premier coup
d’œil…
A n’en pas douter, il s’agissait de la dernière en date des maîtresses de
son père, la créature blonde en maillot de bain que le vieil homme tenait
par le bras sur les photos du détective.
Plus longtemps elle le prendrait pour Stavros, mieux ce serait. Ainsi, il
aurait tout le temps de comprendre la raison de sa présence sur l’île.
Etait-elle envoyée par Andreas pour l’espionner, pour préparer quelque
vile opération contre lui ? Tout était possible : il savait par expérience
que, pour son père, tous les coups étaient permis, même les plus bas…
En tout cas, il ne pouvait que reconnaître qu’en matière de femmes son
père avait un goût très sûr : le spécimen qu’il avait en face de lui était
particulièrement intéressant…
Avec sa longue chevelure blonde, son visage aux traits fins et ses
formes sculpturales, la jeune femme n’avait rien à envier aux top models
qu’il avait l’habitude de côtoyer.
Elle portait un short qui mettait parfaitement en valeur ses
interminables jambes au galbe élégant, un débardeur aux fines bretelles
qui dessinait avec une affolante précision la rondeur de sa généreuse
poitrine, et entre les deux, on pouvait même apercevoir un nombril et un
ventre absolument parfaits…
– Je n’habite pas très loin d’ici, ne vous en faitespas, lui assura-t–il. Il
est plus prudent de vous désinfecter tout de suite et de vous reposer
quelques instants. Je serai ravi de vous aider.
« … et d’apprendre par la même occasion ce qu’une ravissante femme
comme vous fait avec un vieil homme comme mon père », ajouta-t–il en
son for intérieur.
Savait-elle que son bailleur de fonds était au bord de la faillite ?
Probablement pas, car elle aurait détalé comme un lapin : il était en effet
évident qu’elle ne pouvait s’intéresser à lui que pour son argent.
Pourquoi était-elle là, sur son île ? songea-t–il de nouveau. Ce ne
pouvait être un hasard. Elle était certainement investie d’une mission par
son père, une mission qui le concernait et qui n’augurait rien de bon.
Il fallait qu’il en ait le cœur net.
Puisqu’elle le prenait pour Stavros, il pourrait sans difficulté tenter de
la revoir, percer son secret et, dans la foulée, la séduire.
L’idée de voler à son père sa dernière conquête féminine n’était-elle
pas infiniment délectable ?
Pour cela, il se sentit soudain prêt à tout, d’autant que la tâche risquait
d’être fort agréable, se dit-il en détaillant le corps pulpeux de sa future
conquête, ses grands yeux au gris profond, sa bouche qui semblait
attendre les baisers.
Jusque-là, ses rapports avec les femmes avaient été infiniment
prudents : il s’agissait pour lui plus de les repousser que de les séduire,
tant elles venaient à lui sans même qu’il ait à les chercher, attirées à la
fois par son physique et son extraordinaire fortune.
Cette fois cependant, il se sentait capable de déployer des trésors de
séduction pour s’attacher cette femme, pour la simple raison qu’il la
volait à Andreas.
Il imagina avec délectation le jour où son père découvrirait l’identité
de celui pour qui elle l’avait quitté, et un sourire se dessina sur ses
lèvres.
La jeune femme le lui rendit en rougissant.
Il parviendrait vite à ses fins, pensa aussitôt Dimitri en dissimulant sa
satisfaction.
3.
Dimitri déposa la jeune femme sur une chaise longue en rotin, sous
l’ombre fraîche de la vigne qui courait au-dessus de la terrasse.
Ainsi étendue, elle était plus désirable que jamais, songea-t–il en fixant
ses jambes bronzées, ses cuisses fuselées.
Qu’attendait-elle de son père ? se demanda-t–il soudain. Qu’il
l’épouse, pour être sûre d’hériter le jour – vraisemblablement prochain –
où il mourrait ? C’était fort probable, car une fille aussi magnifique
pouvait monnayer ses charmes au prix fort.
Peut-être serait-elle la troisième Mme Papadiamantis ? Son père n’en
était plus à un mariage près !
Quoiqu’il en soit, si Andreas avait le projet de l’épouser, il ferait en
sorte de ruiner ses plans, se promit Dimitri. Quel plaisir ce serait de
savoir qu’il avait séduit la future femme de son père !
Infiniment perturbée par le regard insistant que Stavros portait sur elle,
Bonnie tenta de se redresser. Décidément, il était fascinant, se dit-elle en
tentant de reprendre le contrôle d’elle-même. Mais pas question de se
laisser détourner de sa mission par ce bel homme brun au regard de
braise ! Elle était sur l’île pour trouver Dimitri Kyriakis, pas pour se
lancer dans une aventure avec un pêcheur !
– Je vais vous chercher un désinfectant, annonça-t–il en disparaissant
dans la maison.
Une fois seule, Bonnie reprit ses esprits et décida de mettre à profit
cette rencontre pour avancer dans sa recherche. Stavros vivait sur l’île, il
avait forcément entendu parler de Dimitri Kyriakis. Il suffisait de
l’interroger.
Il revint quelques minutes plus tard avec un désinfectant et une
compresse.
– Je suis sûre que vous pouvez m’aider, commença-t–elle tandis qu’il
nettoyait son écorchure avec soin.
– Il me semble que c’est ce que je suis en train de faire ! répliqua-t–il
en levant vers elle un regard étonné.
Elle lui adressa un grand sourire, si naturel et si franc que Dimitri resta
un moment la main en l’air. Comment une intrigante pouvait-elle avoir ce
sourire totalement dénué d’artifices ? Selon son expérience, ce genre de
prédatrices jouait en permanence la comédie. Peut-être était-elle
particulièrement douée…, conclut-il avant de retourner à sa tâche.
– Bien sûr ! bredouilla-t–elle, confuse, et je vous en remercie
infiniment. Mais il s’agit d’autre chose : je cherche quelqu’un.
Dimitri dissimula sa curiosité. Peut-être allait-il enfin comprendre ce
que la compagne de son père faisait sur l’île… Il se concentra sur le
pansement, et se tira fort bien de sa tâche. Pendant toute l’opération,
Bonnie admira en silence ses longues mains élégantes et eut de nouveau
l’envie furieuse de glisser les doigts dans ses boucles brunes…
– Parfait ! dit-il en relevant la tête. Le pansement devrait tenir au
moins jusqu’à demain. De quoi parliez-vous donc ?
– Je cherche un homme qui doit avoir une maison dans cette partie de
l’île. Une grande maison, vraisemblablement. C’est un homme fortuné…
Son nom est Dimitri Kyriakis. Vous le connaissez ?
Dimitri se leva et dévisagea longuement la jeune femme.
Elle était forcément envoyée par Andreas, se dit-il. Dans quel but ?
Pour le séduire ? Pour lui soutirer des confidences sur l’oreiller ? Ou pire,
pour se débarrasser de lui d’une façon ou d’une autre ?
D’abord, comment son père avait-il appris qu’il avait une maison sur
l’île, secret jusque-là bien gardé ? Il avait toujours pris soin d’être discret,
et savait qu’il pouvait compter sur le mutisme des quelques personnes
qu’il employait localement. Andreas était peut-être un adversaire plus
coriace qu’il ne l’avait imaginé…
– Pourquoi le cherchez-vous ? demanda-t–il.
Impossible de répondre à cette question, pensa Bonnie, mal à l’aise.
Elle ne voulait à aucun prix trahir Andreas : sa démarche était infiniment
personnelle, elle ne regardait que lui et son fils.
– C’est-à-dire que…, bafouilla-t–elle.
– Peu importe vos raisons, coupa tout à coup Dimitri. Je vous aiderai,
si vous le souhaitez.
En effet, coopérer avec la jeune femme n’était-il pas la meilleure façon
de lui soutirer des informations ? Il avait tout intérêt à l’amadouer en
prétendant lui rendre service.
Il s’avança et lui saisit une main. Il la sentit frémir, et lut dans son
fascinant regard couleur de brume un trouble infini qui le conforta dans
l’idée qu’il suffirait d’un rien pour qu’elle se donne à lui.
Et cette perspective lui était de plus en plus agréable, songea-t–il
tandis qu’un sourire se dessinait sur ses lèvres pleines.
Soudain, sous le fin coton de son débardeur, il vit les mamelons de la
jeune femme se dresser. Le spasme de désir qui le saisit alors le prit au
dépourvu. Cette filleétait une véritable femme fatale ! songea-t–il,
décontenancé par la violence de sa réaction.
Il décida pourtant de la laisser venir à lui et avancer ses pions. Il était
évident qu’elle finirait dans son lit, mais il attendrait qu’elle se dévoile,
qu’elle abatte ses cartes, de façon à comprendre ce que son père avait
manigancé contre lui à travers elle.
Et bien sûr, une fois qu’il serait son amant, il surveillerait chacune de
ses paroles pour ne rien révéler de lui-même.
Il lui tenait toujours la main ; la paume de la jeune femme lui parut
infiniment douce et il accentua légèrement sa pression.
– Où habitez-vous sur l’île ? demanda-t–il.
Bonnie aurait dû retirer sa main mais en était incapable. Jamais elle ne
s’était sentie aussi bien, aussi en sécurité avec un homme, songea-t–elle,
étonnée. Etait-ce parce qu’il l’avait sauvée d’une probable chute, qu’il
l’avait portée dans ses bras sans le moindre effort, qu’il l’avait soignée
avec efficacité et douceur ? Elle l’ignorait, mais elle n’avait tout
simplement pas envie de le quitter.
– Sur le port, chez une vieille dame, Athena Stephanides, répondit-elle
d’une voix mal assurée.
Pendant qu’elle parlait, il avait glissé la main le long de son avant-
bras, pour l’aider à se lever. Comme elle grimaçait de douleur, il l’enlaça
par la taille et la soutint d’un bras ferme.
– Je la connais, dit-il. Elle reçoit souvent des randonneurs. Mais vous
n’êtes pas une randonneuse, n’est-ce pas ? ajouta-t–il en la serrant contre
lui un peu plus fort.
Elle sentit la chaleur de son corps, la fermeté de ses muscles, et un
trouble infini la saisit. Il était si proche que si elle avait légèrement tourné
la tête leurs lèvres se seraient jointes…
– Vous êtes sur la piste d’un homme, c’est cela ? ajouta-t–il avec un
sourire légèrement moqueur.
Dimitri releva une de ses mèches blondes, constata avec satisfaction
qu’elle rougissait de nouveau et la fixa avec une intensité redoublée.
Un instant, Bonnie crut que ses jambes allaient se dérober sous elle,
tant l’aura de sensualité qui émanait de toute sa personne la déstabilisait.
S’il resserrait un peu plus son étreinte, elle serait incapable de le
repousser.
Mais il n’en fit rien, et elle en éprouva malgré elle une amère
déception.
– Je vais vous ramener en voiture, dit Dimitri en la soulevant dans ses
bras sans autre forme de procès.
Il avait été à deux doigts de se pencher sur elle et de l’embrasser, tant
ses lèvres pleines étaient tentantes, mais il était parvenu par miracle à se
contenir. Il fallait la laisser venir à lui, et non l’inverse ! Il devait utiliser
à bon escient l’attrait qu’il exerçait indéniablement sur elle pour lui
soutirer des renseignements sur son père, et non pas la culbuter sur un
canapé à leur première rencontre !
Il la porta sans la moindre difficulté jusqu’à la grange désaffectée où il
rangeait ses voitures, et se félicita que Stavros ait pris l’imposante
Range-Rover pour aller au port. Il ne restait qu’une camionnette qui
convenait parfaitement au statut de pêcheur qu’elle semblait lui avoir
attribué.
Dès son arrivée sur l’île, il s’était démarqué des riches touristes qui
occupaient de grandes et luxueuses villas soigneusement protégées
derrière leurs hauts murs.
Il avait certes une belle demeure, mais ni armée de domestiques, ni
piste d’atterrissage.
En plus de la maison principale, il avait acquis récemment une simple
ferme en pierres sèches dans laquelle il s’était contenté d’installer le
confort moderne, en conservant les tommettes anciennes, la grande et
simple cheminée, les poutres apparentes de la petite salle de séjour. Son
luxe à lui, c’était cette retraite simple etisolée, avec la mer qui s’étendait
sous ses yeux, l’oliveraie toujours cultivée depuis des siècles, l’ombre
fraîche des platanes sur la terrasse en terre battue.
– Accrochez-vous, ça va secouer ! lança-t–il en faisant démarrer le
moteur. J’aurai beau aller doucement, les nids-de-poule sont profonds.
Bonnie ne se le fit pas dire deux fois : elle s’agrippa aux poignées et
endura sans un mot les cahots, jusqu’à ce qu’ils rejoignent enfin la route
goudronnée.
Ils arrivèrent au village au bout d’une demi-heure et la camionnette
s’engagea dans les ruelles étroites qui menaient au port, sous l’œil
intrigué des anciens assis sur le devant de leur porte.
– Je ne sais comment vous remercier, Stavros ! dit-elle quand la
camionnette s’immobilisa devant la petite maison d’Athena. Sans vous,
je ne sais pas ce que je serais devenue…
Elle s’efforça de prendre un ton détaché, mais la perspective de le
quitter la perturbait profondément. En fait, elle n’en avait aucune
envie…
Elle se souvint alors brusquement de Dimitri Kyriakis, et de la
promesse de Stavros de l’aider dans ses recherches. Il fallait le retenir
pour le faire parler, songea-t–elle, parfaitement consciente qu’en réalité
elle souhaitait avant tout retarder son départ.
– Le moins que je puisse faire est de vous proposer un
rafraîchissement, lança-t–elle alors brusquement. Je vais demander à
Athena de nous préparer quelque chose.
Dimitri hésita un instant. La compagnie de cette femme était plus
qu’agréable, et il aurait volontiers prolongé l’exercice… Mais il se
souvint tout à coup qu’Athena le connaissait, et qu’elle risquait de
l’appeler par son nom, dévoilant ainsi le pot aux roses à la jeune femme.
– Non, merci, répondit-il d’un ton abrupt.
Bonnie cacha sa déception. Elle avait cru éveilleren lui un certain
intérêt, mais elle s’était trompée. A l’évidence, il avait hâte de s’en aller.
Elle ouvrit la portière et commença à sortir du véhicule, renonçant tout
à coup à l’interroger de nouveau sur Dimitri Kyriakis. Il ne savait
probablement rien, et dans le cas contraire, il ne dirait rien, à l’instar de
ses compatriotes.
Elle se contenta de lui faire un bref signe de tête en guise d’adieu,
puisqu’il tenait apparemment à abréger l’entretien.
Mais au moment où elle s’apprêtait à poser précautionneusement le
pied à terre, il se pencha et la retint par le bras.
– Attendez ! lança-t–il.
Elle se figea, surprise, et lui jeta un regard interrogateur.
– Vous ne m’avez pas dit votre nom…
Sourire aux lèvres, il était plus attirant que jamais avec son regard de
braise et sa main ferme posée sur son bras. Elle dut faire un effort
surhumain sur elle-même pour lui répondre d’une voix détachée.
– Bonnie, dit-elle. Bonnie Wade.
Le sourire de Dimitri s’accentua.
– Bonnie…, répéta-t–il d’une voix chaude qui acheva de la
bouleverser. C’est un prénom qui vous va très bien…
Il resta un instant à la dévorer des yeux, s’attardant sans aucune gêne
sur ses seins généreux, ses cuisses fuselées, ses lèvres entrouvertes, puis
il se remit au volant, démarra et s’engagea dans la ruelle.
S’il s’était retourné, il n’aurait pas été déçu…
Le cœur battant à tout rompre, les jambes en coton, Bonnie était restée
figée au milieu de la rue, immobile telle une statue de pierre, bouleversée
par ce regard qui l’avait purement et simplement déshabillée…
4.
– Ne vous en faites pas, Bonnie, je m’attendais à ce que mon fils se
protège jalousement dans sa retraite dorée… Mais peut-être étais-je trop
optimiste en pensant que, loin de la ville et de ses affaires, il relâcherait
un peu sa vigilance
Au téléphone, Andreas affichait un ton rassurant, mais Bonnie
imaginait aisément sa déception.
– Peut-être n’ai-je pas fait ce que j’aurais dû, murmura-t–elle, désolée
pour le vieil homme.
– Non, non ! insista-t–il, je vous suis extrêmement reconnaissant de
vos efforts. Et tout n’est pas perdu, puisque vous restez encore sur l’île
une semaine. D’ici là, il peut se passer beaucoup de choses. Je vous fais
confiance, Bonnie…
Perplexe, elle prit congé et remit son portable dans son sac.
Méritait-elle la confiance d’Andreas ? Elle n’en était pas si sûre… En
huit jours, elle avait interrogé beaucoup de gens, se mêlant aux pêcheurs
sur le port, aux ménagères sur le marché, tentant de glaner des
renseignements ici ou là en faisant parler sa logeuse et les commerçants,
mais sans aucun résultat. Par Athena, elle avait seulement appris que les
« riches », comme elle les appelait, arrivaient soit par hélicoptère privé
soit sur leur yacht,et qu’ensuite ils ne sortaient pas de leurs magnifiques
propriétés.
Personne ne semblait savoir où se cachait Dimitri Kyriakis. On lui
citait volontiers les noms d’autres personnalités qui avaient leurs
habitudes sur l’île, mais rien qui la fasse progresser dans ses
recherches…
Le découragement commençait à la gagner. Elle ne disposait plus que
d’une semaine, car elle avait promis à ses parents de revenir en
Angleterre pour fêter avec eux l’anniversaire de son père et son départ à
la retraite.
Ce qui lui donnait très exactement sept jours pour dénicher le fils
d’Andreas, qui semblait pour l’instant aussi introuvable qu’une aiguille
dans une botte de foin…
Son problème de cheville n’avait rien arrangé : alors qu’elle avait
projeté de partir en excursion pour repérer les belles maisons et surveiller
les allées et venues des occupants, elle avait dû se contenter de rester au
village pour ne pas trop solliciter son articulation encore fragile.
Par bonheur, cinq jours s’étaient écoulés depuis l’accident, et la
douleur avait enfin disparu : elle allait pouvoir passer de nouveau à
l’action.
Objectif numéro un : retrouver le beau Stavros et lui demander son
aide pour retrouver Dimitri Kyriakis.
Pendant ces journées de relative inactivité, elle avait traîné dans le
village en espérant le rencontrer, mais en vain. Il n’avait pas donné signe
de vie, ni même tenté de prendre de ses nouvelles, et elle en avait
éprouvé un indéniable dépit.
A quoi s’était-elle attendue ? se demandait-elle parfois avec un
cynisme amer. A ce qu’il la poursuive de ses assiduités ? Qu’il se mette
en quatre pour l’aider dans sa recherche ?
Elle était bien naïve ! Il avait probablement d’autres chats à fouetter !
Peut-être était-il reparti en mer ? Peut-être avait-il une vie de famille
épanouie avec femme etenfants ? Peut-être tentait-il de flirter avec les
touristes égarées au hasard de ses rencontres, sans jamais aller plus loin,
juste pour tester l’efficacité de son regard brûlant et de son charme ?
Pourvu qu’il n’ait pas compris à quel point elle l’avait trouvé
séduisant ! Elle avait dû avoir l’air tellement stupide avec ses rougeurs,
ses battements de cils et sa voix tremblante !
Si elle le revoyait – et elle avait bien l’intention de le revoir pour
l’interroger sur Dimitri Kyriakis –, cette fois elle se contrôlerait.
Certes, c’était un très bel homme, mais elle n’était pas venue sur l’île
pour fantasmer sur les pêcheurs locaux ! Andreas attendait d’elle des
résultats, et cela seul comptait !
Aussi décida-t–elle de se mettre en route sans perdre de temps…
Elle se protégea avec de l’écran solaire, se munit d’un chapeau de
paille et descendit le petit escalier qui menait de sa chambre à la salle
commune. En passant devant la cuisine, elle annonça à Athena qu’elle
partait en excursion et ne serait pas là de la journée, puis s’engagea dans
la rue principale du village.
Elle savait où travaillait Stavros et disposait d’une excuse parfaite pour
aller le voir : le jour de sa chute, elle avait oublié son sac à dos chez lui.
Naturellement, elle ne préciserait pas qu’en dehors d’une bouteille
d’eau et d’un tube de crème, le sac à dos était vide et qu’elle pouvait fort
bien s’en passer.
Incidemment, elle rappellerait à Stavros sa promesse de l’aider, et lui
dirait qu’elle avait plus que jamais besoin de lui.

***

Oui, c’était bien elle ! se dit Dimitri en apercevant une silhouette sur le
bord de la route. Il l’aurait reconnue entre mille, avec ses longues jambes
de gazelle et sa démarche chaloupée, délicieusement féminine.
Avec un sourire de satisfaction, il ralentit pour mieux la regarder. Elle
portait un chemiser blanc qui soulignait son ravissant port de tête, et une
courte jupe en lin sable qui révélait ses longues cuisses. De simples
créoles en or, pas de maquillage, une barrette pour retenir son opulente
chevelure bouclée : elle était tout simplement exquise, étonnamment
raffinée et naturelle à la fois.
Il avait eu raison d’attendre, pensa-t–il. Il savait qu’elle finirait par
venir à lui…
A son grand désappointement, le contenu de son sac à dos n’avait rien
révélé d’intéressant. Il avait remarqué qu’elle le laissait derrière elle,
mais n’avait rien dit, espérant découvrir des indices expliquant sa
présence sur l’île. Mais cela avait été une impasse…
Il allait donc devoir s’y prendre autrement, l’interroger sans en avoir
l’air, prêcher le faux pour savoir le vrai. Le plus important était qu’elle
continue à croire qu’il était Stavros…
Elle n’était plus qu’à quelques mètres et il immobilisa la camionnette
avant qu’elle ne l’ait reconnu.
Sous son chapeau de paille, l’ovale de son visage lui parut absolument
parfait. Ses grands yeux gris semblaient songeurs, sa bouche pulpeuse
esquissait une adorable moue. Il sentit le désir se réveiller en lui,
incroyablement violent, et se morigéna aussitôt. Avant d’être une des
femmes les plus sexy qu’il ait jamais vues, Bonnie Wade était surtout la
maîtresse de son père, chargée par lui de le retrouver dans un but
certainement peu avouable…
Elle arriva à sa hauteur et l’aperçut, penché par la vitre ouverte.
Bonnie sursauta avant de se reprendre immédiatement.Pas question de
se laisser de nouveau impressionner par ce magnifique éphèbe, se dit-
elle. Elle avait besoin de lui pour retrouver le fils d’Andreas, et rien de
plus.
– Bonjour ! lança-t–il de sa voix grave. Ne me dites pas que vous me
cherchiez !
– Non… ou plutôt oui, bredouilla-t–elle en s’empourprant. J’ai oublié
mon sac à dos l’autre jour, vous ne l’auriez pas trouvé ?
Il l’observa avec attention. La peau nacrée de ses épaules, de ses bras
semblait aussi fine que de la soie, et il éprouva soudain l’envie
irrépressible de la caresser.
Bonnie Wade était décidément une étrange personne, songea-t–il. Elle
avait parfois l’air d’avoir quinze ans avec son émotion à fleur de peau,
ses rougeurs soudaines ; et dans le même temps elle vivait avec un
vieillard malade qui ne pouvait l’intéresser que pour son argent.
Le pire était que ce paradoxe ne la lui rendait que plus intéressante,
excitant à la fois sa curiosité et son désir, se dit-il. Car il la désirait avec
une force brute qui l’inquiétait lui-même et ne se comparait à rien de ce
qu’il avait éprouvé jusque-là.
– Si, bien sûr ! Montez donc, ajouta-t–il en ouvrant la portière.
Bonnie hésita un instant – était-il bien raisonnable de se jeter ainsi
dans la gueule d’un loup aussi séduisant ? Mais elle finit par obtempérer
– après tout, il avait promis de l’aider à retrouver Dimitri…
Dans la camionnette, le malaise de Bonnie s’accentua. Stavros portait
un T–shirt noir qui moulait ses épaules musclées, et un bermuda délavé
qui ne cachait pas grand-chose de ses puissantes cuisses hâlées. Il
émanait de toute sa personne une telle aura de virilité qu’elle se sentit
soudain défaillir. Elle n’aurait jamais dû accepter de monter dans son
véhicule, pensa-t–elle un peu tard.Il était proche, beaucoup trop proche,
et lui semblait d’autant plus dangereux.
– Le hasard fait bien les choses, mentit-il avec aplomb, j’allais
justement vous le rapporter. Je vous dépose chez vous, du coup !
En voiture, il leur faudrait dix minutes tout au plus pour arriver chez
Athena, calcula Bonnie. Ce qui lui laissait peu de temps pour avancer ses
pions : il n’y avait donc pas une seconde à perdre… Il fallait absolument
qu’elle cesse de voir en Stavros l’idéal de la beauté masculine, et qu’elle
se concentre sur son seul objectif : trouver Dimitri Kyriakis et plaider la
cause de son père.
Elle s’apprêtait à aborder le sujet quand il fit soudain demi-tour.
– Mais que faites-vous ? s’exclama-t–elle. Je croyais que nous
rentrions au port !
– J’ai changé d’avis ! annonça-t–il posément. J’ai pensé qu’on pourrait
peut-être profiter de cette belle journée pour faire un peu connaissance.
Vous êtes en vacances, et quant à moi j’ai tout mon temps. Vous ne
pouvez pas refuser une petite visite de l’île, il me semble ?
Il lui jeta un coup d’œil en coin pour guetter sa réaction et retint un
sourire.
Comme c’était amusant de savoir qui elle était, par qui elle était
envoyée, ce qu’elle cherchait, alors qu’elle ne savait rien de lui et le
prenait pour un autre ! Il n’avait aucune envie que cette situation cesse :
n’était-ce pas infiniment distrayant de la mener ainsi par le bout du nez ?
La jeune femme poussa un petit « oh ! » d’étonnement mais ne
protesta pas.
De toute évidence, elle aurait dû refuser…, songea Bonnie, agacée de
sa faiblesse et de son inconséquence.
Aucune fille raisonnable n’aurait accepté de se laisser emmener Dieu
sait où par un quasi-inconnu !
Pour la première fois de sa vie, elle avait un comportement
incompréhensible, saugrenu, voire dangereux ! Que lui arrivait-il ? Elle
qui avait la réputation d’avoir les pieds sur terre, de savoir ce qu’elle
voulait et surtout ce qu’elle ne voulait pas, voilà qu’elle agissait sans la
moindre réflexion, tout ça parce qu’elle était assise à côté d’un homme au
regard brûlant et à la musculature avantageuse !
Elle tenta cependant de relativiser : après tout, cette balade improvisée
serait l’occasion de discuter avec Stavros et surtout d’essayer de savoir
s’il connaissait Dimitri Kyriakis. Au fond, cette folie n’en était peut-être
pas une…
Elle parvint à se détendre et même à profiter du paysage.
– Où allons-nous ? demanda-t–elle enfin.
A cet instant, Stavros quitta la route principale et s’engagea dans un
petit chemin.
– Dans un endroit où nous serons au calme, répondit-il. C’est une
bonne idée, non ?
De nouveau, il l’observa en réprimant un sourire.
Jusqu’où irait-elle pour lui soutirer des informations ? se demanda-t–il.
Serait-elle vénale au point de se donner à lui pour en savoir plus sur le
fils d’Andreas ?
Bonnie Wade était si paradoxale, et la situation si étrange que tout était
possible…
Une nouvelle fois, Bonnie garda le silence, mais les pensées tournaient
dans sa tête. Où Stavros l’emmenait-il ? se demandait-elle. Devait-elle se
méfier de lui ?
Elle n’arrivait pas à le cerner, se dit-elle. Il avait l’allure presque
aristocratique d’un homme du monde, et il vivait de sa pêche sur cette île
perdue ! Il décidait pour elle sans même lui demander son avis, et dans le
même temps il pouvait faire preuve d’une exquise galanterie, d’une
étonnante douceur…
Oui, décidément, plus elle le côtoyait, plus elle le trouvait étrange… et
terriblement attirant.
Un nid-de-poule fit tanguer la camionnette et elle dut s’accrocher pour
ne pas tomber sur lui.
– Peu importe où nous allons, déclara-t–elle enfin d’une voix
étranglée. La seule chose qui m’intéresse est de retrouver la trace de
Dimitri Kyriakis.
– Vous aimez ? enchaîna-t–il comme s’il n’avait rien entendu.
– Quoi donc ?
– Ceci, dit-il en immobilisant la camionnette.
D’un doigt léger, il la prit par le menton et fit tourner sa tête pour
qu’elle admire le paysage.
Bonnie ouvrit de grands yeux éblouis. Devant eux s’étendait un grand
champ d’oliviers centenaires aux magnifiques troncs noueux. Puis, plus
loin, la mer d’un bleu profond, infinie et majestueuse.
– C’est magnifique, murmura-t–elle, admirative.
– En bas, il y a une petite plage de rêve, que personne ne connaît sauf
quelques initiés, car le sentier est presque invisible sous les chênes verts,
expliqua-t–il. C’est un de mes coins préférés. J’avais justement prévu de
pique-niquer sur la plage, donc je vous invite !
Il retira sa main et il sembla à Bonnie qu’il avait laissé sur sa peau une
trace brûlante.
– C’est-à-dire que…, balbutia-t–elle, prise au dépourvu.
Il sembla ne pas avoir entendu.
– Si j’ai bien compris, l’homme que vous cherchez vient sur l’île pour
se reposer d’une vie professionnelle trépidante, c’est bien ça ? reprit-il.
Peut-être se cache-t–il justement pour cette raison… Mais peut-être aussi
sortirait-il de sa retraite s’il savait qu’une belle jeune femme comme vous
souhaite le rencontrer…
Elle resta muette, pétrifiée d’étonnement… et de plaisir. Il la trouvait
belle ! Ses paroles confirmaient ce que son regard posé sur elle avec une
parfaite impudeur lui disait depuis longtemps, mais qu’elle n’osait pas
croire…
Elle n’eut pas le loisir de se réjouir bien longtemps.
Stavros sortit une glacière du coffre.
– Prête pour la descente ?
Elle acquiesça et ne protesta pas quand il la saisit par la main pour la
guider le long du sentier. Elle trébucha à plusieurs reprises, tant le simple
fait de sentir la paume de Stavros contre la sienne la perturbait.
La première fois, il lui lâcha la main et l’enlaça par la taille, et bien sûr
son trouble redoubla. La deuxième fois, il la serra contre son corps
puissant pour lui éviter de tomber et elle se sentit défaillir d’émotion.
Jamais aucun homme n’avait eu sur elle un effet aussi puissant, se dit-
elle, affolée. Troy lui-même, qu’elle avait failli épouser et dont elle
pensait être éperdument amoureuse, n’était qu’un pâle succédané par
rapport à Stravros et à l’incroyable virilité qui émanait de toute sa
personne.
– Je suggère que nous nous installions à l’ombre pour déjeuner, dit-il
quand ils eurent atteint le rivage.
Un magnifique pin parasol offrait une agréable fraîcheur sous ses
hautes branches, et Bonnie s’assit.
Le cœur battant, elle regarda Stavros ouvrir la glacière, disposer une
nappe, sortir les victuailles. Chacun de ses gestes était empreint d’une
fascinante sensualité, subtil mélange de virilité, de souplesse et de
douceur. La gorge soudain nouée, elle admira ses muscles puissants qui
jouaient sous sa peau bronzée, ses cuisses athlétiques, son
impressionnante carrure. Ainsi vêtu, avec son bermuda grossièrement
coupé et son simple T-shirt noir, il était tout simplement magnifique, et
elle préférait ne pas imaginer l’allure qu’il aurait s’il portait un jour un
costume de grand couturier.
Ce qui n’avait guère de chance de se produire, ajouta-t–elle en son for
intérieur, se souvenant qu’il n’était qu’un humble pêcheur sur une île
grecque isolée du monde…
Assez fantasmé ! se dit-elle subitement. Elle n’auraitjamais dû
accepter de monter dans sa camionnette, de le suivre dans cet endroit
isolé, car tout cela lui donnait des idées stupides… Tout ça parce qu’il
était l’archétype du don Juan méditerranéen !
Comment pouvait-elle oublier à ce point son seul et unique objectif :
retrouver la trace de Dimitri Kyriakis ?
Si Stavros avait un intérêt pour elle, c’était celui-là, et seulement celui-
là… Le reste n’était que divagations inappropriées, probablement dues au
fait que depuis sa rupture avec Troy, six mois auparavant, elle avait
soigneusement fui toute présence masculine, en dehors de son exercice
professionnel bien évidemment. Elle n’avait plus l’habitude…
Elle prit, en le remerciant d’un sourire, l’assiette de tomates et de feta
qu’il lui présentait.
Manger lui permit de reprendre un tant soit peu le contrôle d’elle-
même. Elle allait de nouveau aborder le sujet qui l’intéressait quand
Dimitri lui tendit un verre de vin blanc. Leurs doigts se frôlèrent, elle eut
la stupidité d’imaginer qu’il prolongeait cet échange délibérément, et de
nouveau son cœur se mit à battre la chamade, malgré tous les efforts
qu’elle faisait pour contrôler son trouble.
– Un petit vin blanc local dont vous me direz des nouvelles, dit-il de sa
voix grave en la fixant d’un regard insistant.
Elle leva le verre à ses lèvres d’une main tremblante et but une gorgée
du frais breuvage sans qu’il la quitte des yeux, ce qui accentua son
malaise. Ses joues s’empourprèrent, une vague de chaleur la saisit,
faisant perler des gouttes de sueur entre ses seins.
– Il fait trop chaud pour vous ? demanda-t–il alors.
Cette fois, le regard de Stavros s’attarda sur son décolleté, caressa la
courbe de ses seins, fixa ses mamelons que l’on devinait durcis sous le
coton. Bonnie acheva de perdre le contrôle d’elle-même sous cette
caresse visuelle.
– Ceci n’a rien d’étonnant, poursuivit Stavros.
Avec un sourire amusé, il avança la main et glissa un doigt dans le
creux de son décolleté d’un geste aussi furtif que provocateur qui laissa
Bonnie sans voix.
Elle aurait dû s’insurger, le remettre à sa place, lui expliquer qu’il
n’avait pas le droit de prendre avec elle ce genre de privautés, mais elle
en fut incapable. Le simple contact de son index contre sa peau moite lui
faisait perdre tous ses moyens.
Au comble de l’émotion, elle détourna les yeux pour qu’il ne puisse
pas lire dans son regard le désir brut qui, elle ne le savait que trop, devait
s’y trouver.
Puis, peu à peu, elle se calma.
Pour qui la prenait-il ? se demanda-t–elle. Pour une touriste en quête
de frissons exotiques, prête à se jeter dans les bras du premier pêcheur
venu ? Ou, en bon macho, imaginait-il qu’aucune femme ne pouvait
résister à ses biceps et à son torse musclé ?
– Je vous rappelle que j’ai accepté de vous suivre pour une seule et
unique raison : que vous m’aidiez à retrouver la trace de Dimitri
Kyriakis, déclara-t–elle avec fermeté. Et jusqu’à présent, nous n’avons
pas encore abordé le sujet. Or, pour moi, le temps presse.
Et elle le dévisagea avec aplomb.
Mais à son grand agacement, elle constata que Stavros ne semblait
nullement impressionné, bien au contraire.
Il la regardait avec un petit air narquois, comme s’il n’avait rien
entendu de ce qu’elle venait de lui dire.
– On en parlera plus tard, rétorqua-t–il. Venez, on va se baigner.
– Mais, je…
– Il fait chaud, ça nous fera du bien. Allez, vous ne le regretterez pas !
Contrariée, elle s’apprêtait à lui rétorquer vertement qu’elle n’était pas
venue pour prendre un bain de mer,qu’il lui avait déjà fait perdre assez de
temps comme cela, que s’il avait des renseignements à lui donner, il
fallait qu’il le fasse sans plus attendre.
Mais ses paroles s’étranglèrent dans sa gorge quand il commença à se
dévêtir sans plus se préoccuper d’elle.
Il enleva d’abord son T-shirt, révélant un ventre plat aux
impressionnantes tablettes de chocolat, puis son bermuda, et apparut
enfin dans un short de bain noir en Lycra qui soulignait de façon éhontée
son arrogante masculinité.
Elle s’interrompit précipitamment, et songea avec une rage empreinte
de frustration qu’il était certainement parfaitement conscient de l’effet
qu’il produisait sur elle, et qu’il devait en éprouver un malin plaisir.
Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’elle voyait un homme en
maillot de bain !
Alors pourquoi réagissait-elle de façon aussi stupide ?
5.
Un moustique tournoyait obstinément autour de Bonnie avec un bruit
exaspérant, et elle tenta vainement de le chasser.
Il faisait de plus en plus chaud, elle était en nage, elle mourait d’envie
de se plonger dans l’eau transparente, mais elle était condamnée à rester
assise sur le sable à regarder avec envie Stavros s’ébattre dans les
vagues.
A vrai dire, elle s’était condamnée elle-même…
Car quand Stavros, après sa séance de strip-tease qui l’avait laissée la
gorge sèche, s’était tourné vers elle et l’avait invitée à le suivre, elle avait
affiché son air le plus indifférent pour répondre que non, elle n’avait
aucune envie de se baigner…
Par bonheur, il n’avait pas insisté, et elle l’avait regardé se diriger vers
les flots de sa démarche athlétique, les yeux fixés sur ses larges épaules,
ses hanches étroites, ses longues jambes bronzées. A son grand
soulagement, il ne s’était pas retourné, et n’avait ainsi pas pu constater
son trouble…
Puis il s’était mis à nager d’un crawl parfait en se désintéressant
ostensiblement d’elle, et elle s’en était voulu d’autant plus d’avoir refusé
sa proposition.
Les rayons de soleil se firent de plus en plus ardents, les moustiques de
plus en plus agressifs, et bientôt Bonnie décida qu’elle en avait assez.
Stavros ou pas, elle allait se baigner !
Elle n’avait qu’à ne pas s’approcher de lui, et tout se passerait bien.
Après tout, elle était assez grande pour gérer ce genre de situation : il
n’allait tout de même pas la violer au milieu de la Méditerranée !
Elle n’avait pas de maillot de bain, mais décida que son shorty en
coton à fleurs et son débardeur feraient l’affaire.
Quelques minutes plus tard, elle se jetait dans les vagues avec délice.
L’exercice physique la détendit quelque peu. Plus elle réfléchissait,
plus elle se disait qu’elle se conduisait comme une gamine avec Stavros,
imaginant des choses qui n’étaient pas, se laissant aller à des fantasmes
comme une adolescente ! Et tout ça pour la seule et simple raison que,
comme elle, il avait chaud et souhaitait se baigner !
Au fond, tout cela était fort naturel et sa proposition de l’emmener en
promenade n’avait rien de choquant.
Il l’avait rencontrée par hasard, et s’était aimablement offert de lui
montrer un des plus beaux endroits de l’île. Quoi de plus anodin ? Dès
qu’ils seraient sortis de l’eau, ils se rhabilleraient et entreraient dans le vif
du sujet.
Elle saurait alors faire abstraction de l’attrait qu’il exerçait sur elle, et
se concentrerait sur sa mission : renouer le contact entre Andreas et son
fils.
Elle eut une pensée émue pour le vieil homme qui attendait tant d’elle,
et se dit qu’elle ne pouvait pas le décevoir. Quoiqu’il lui en coûte de le
côtoyer, elle ne lâcherait pas Stavros tant qu’elle n’aurait pas obtenu les
précieux renseignements que personne sur l’île ne semblait vouloir lui
fournir.
Elle était tellement plongée dans ses pensées qu’elle ne s’aperçut pas
qu’elle s’éloignait du rivage. Quand elle réalisa la chose et voulut
regagner la côte, un fort courant l’en empêcha. Bonnie était une bonne
nageusemais, malgré tous ses efforts, elle fut incapable d’avancer. Pire, le
courant semblait l’entraîner vers le large…
La panique la saisit et elle chercha Stavros du regard, Stavros qu’elle
avait soigneusement pris soin d’ignorer jusque-là.
A son immense soulagement, elle l’aperçut et comprit aussitôt qu’il
l’avait vue !
En quelques minutes, il fut à ses côtés.
– Surtout ne luttez pas contre le courant, lui ordonna-t–il en la
saisissant à bras-le-corps. Laissez-moi faire, je vous ramène vers le
rivage.
Son calme l’impressionna et elle se laissa faire, convaincue qu’avec
lui, et malgré la violence du courant, elle n’avait plus rien à craindre.
Elle s’accrocha à lui et se laissa emporter, confiante et déjà rassurée.
De ses bras puissants, il fendait les flots, et la plage qui quelques instants
auparavant paraissait démesurément loin à la jeune femme se rapprocha
enfin. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il la ramènerait aussi rapidement
en lieu sûr…
Quand elle sentit enfin le sable sous ses pieds, elle se détacha de lui à
regret et le dévisagea avec un mélange de gratitude et d’admiration. Il
était à bout de souffle, sa chevelure aux boucles noires tout emmêlée, et il
lui parut plus beau que jamais.
Mais une fois sur le sable, il ne la lâcha pas. De sa taille, ses mains
glissèrent vers ses hanches, et elle sentit un frémissement la saisir, un
frémissement qui cette fois n’avait rien à voir avec la peur.
La gorge nouée, elle lui lança un regard interrogateur.
– Vous avez l’habitude de sauver les demoiselles en détresse ?
balbutia-t–elle d’une voix à peine audible.
Dimitri esquissa un sourire.
– Non, murmura-t–il de sa voix de basse, mais je pourrais bien y
prendre goût…
Il l’attira à lui et elle ressentit un véritable choc quand elle se rendit
compte qu’il était en érection.
Le souffle lui manqua. Tétanisée, elle fut incapable de bouger. Alors il
se pencha vers elle et plongea son regard dans le sien.
– Je crois que je mérite une récompense, murmura-t–il d’une voix
rauque.
A cet instant, elle sut qu’il allait l’embrasser et qu’elle ne lui résisterait
pas.
Il lui prit les lèvres avec une douceur qui la stupéfia. Puis son baiser se
fit plus exigent, et elle y répondit avec la même ardeur. Fermant les yeux,
elle se pressa contre son large torse, et, sous son débardeur trempé, ses
seins s’écrasèrent contre sa peau nue. Sans même réfléchir à ce qu’elle
faisait, elle lui passa les bras autour du cou et se cambra pour mieux le
sentir contre elle.
Elle perdit alors conscience du monde extérieur, tant le plaisir que
provoquaient en elle la langue audacieuse et les lèvres possessives de
Stavros la bouleversait. Son corps tout entier s’embrasait, plus rien ne
comptait que cet homme qui la désirait. Elle n’était plus qu’attente de ce
qui allait suivre.
Aussi sa surprise fut-elle totale quand il mit brusquement fin à leur
étreinte. Sans plus se préoccuper d’elle, il se dirigea vers le pin parasol
où gisaient leurs affaires. Elle le suivit sans un mot, partagée entre la
gêne, l’humiliation et la rancœur.
Comment avait-elle pu se laisser aller ainsi, lui prouvant si besoin était
qu’il pouvait faire d’elle ce qu’il voulait, disposer d’elle à sa guise ?
Encore heureux qu’il n’ait pas souhaité lui faire l’amour, car partie
comme elle était, elle se serait offerte à lui à même le sable, en toute
impudeur !
En sa présence, elle ne se reconnaissait plus, constata-t–elle avec
amertume. Elle perdait tout sens commun,toute notion de mesure et
d’orgueil. Un seul de ses regards, de ses gestes la mettait dans tous ses
états, réduisait sa volonté à néant. Dans ces conditions, rien d’étonnant à
ce que ce baiser passionné ait allumé en elle un feu incandescent…
Dimitri arriva le premier à l’ombre de l’arbre et se retourna. Leur
baiser avait rendu Bonnie Wade plus désirable encore, songea-t–il en
observant la jeune femme : ses lèvres étaient gonflées par leur baiser, ses
mamelons durcis se dessinaient avec une affolante précision sous son
débardeur trempé, et dans son regard brillait un éclat trouble qui réactiva
son désir.
Il n’aurait jamais dû l’embrasser, mais la laisser peu à peu venir à lui
comme il en avait tout d’abord eu l’intention. Cependant, l’émotion
sensuelle qu’elle suscitait en lui était telle que, pour la première fois de sa
vie, il n’avait pas été capable de se maîtriser face à une femme.
Elle était infiniment sexy, d’une irrésistible féminité ; elle le savait et
en jouait de façon éhontée, soufflant le chaud et le froid pour mieux
déstabiliser l’adversaire.
Et il était obligé de reconnaître que sa tactique avait parfaitement
fonctionné.
D’abord, elle avait fait la prude en refusant de se baigner avec lui, ce
qui l’avait fortement agacé. Ensuite, après avoir soudainement changé
d’avis, elle s’était précipitée dans les vagues en faisant mine de ne pas
s’occuper de lui.
Puis, coup de maître, elle s’était débrouillée pour se trouver en
difficulté, non sans s’être assurée au préalable qu’il n’était pas loin et
qu’il arriverait dès qu’elle l’appellerait à la rescousse.
Oui, décidément, cette femme était passée maître dans l’art de la
séduction. Il le savait déjà avant même de la rencontrer, puisque c’était
en quelque sorte son métier : elle monnayait ses charmes sans le
moindrescrupule auprès d’un vieillard en utilisant son corps – ravissant
par ailleurs – comme une arme pour s’élever dans l’existence.
Pourtant, quand il l’avait sentie frémir dans ses bras, il aurait juré
qu’elle s’abandonnait tout simplement à ses pulsions. Elle semblait douée
d’un fort appétit sexuel, qu’elle n’hésitait probablement pas à assouvir
avec le premier venu.
Car il était évident que, s’il avait cherché à pousser plus loin son
avantage, elle n’aurait pas dit non, bien au contraire. Il avait hésité un
instant, brûlant de la posséder, avant de réussir in extremis à mettre un
terme à leur étreinte.
– Dites-moi pourquoi vous tenez tant à trouver Dimitri Kyriakis, lança-
t–il tout à coup.
Il s’appuya contre le pin, croisa les bras sur son torse et lui jeta un
regard interrogateur.
Bonnie sentit un trouble désormais familier s’emparer d’elle. Il était
trop beau, trop viril, trop attirant, songea-t–elle, en plein désarroi.
Il fallait absolument qu’elle lui soutire au plus vite les renseignements
dont elle avait besoin et qu’ensuite elle ne le voie plus jamais ! Dès qu’il
lui aurait révélé où elle pouvait trouver Dimitri, elle tirerait un trait sur
lui et essaierait de l’oublier.
Plus elle mettrait de distance entre elle et cet homme qui la fascinait,
mieux ce serait. Elle s’imagina déjà quittant l’île, annonçant à Andreas
qu’elle lui avait ménagé un entretien avec son fils, et prenant le premier
avion au départ de la Grèce pour ne plus jamais y revenir.
Les rayons du soleil étaient si ardents qu’elle était déjà sèche. Elle se
rhabilla à la hâte et se redressa de toute sa taille pour se donner une
contenance.
– Asseyez-vous, déclara Dimitri. Nous serons mieux pour discuter.
Elle obtempéra sans un mot. Son seul souhait n’était-il pas de le faire
parler ?
Il reprit la bouteille qu’il avait rangée dans la glacière et leur versa
deux verres de vin blanc. Puis il s’assit non loin d’elle, croisa les jambes
et lui tendit un verre.
– Pourquoi cherchez-vous Dimitri Kyriakis ? demanda-t–il de nouveau
d’un ton tout à coup presque inquisiteur.
Elle hésita un instant. Le sujet était délicat, et elle avait promis à
Andreas de garder la plus grande discrétion au cours de son enquête.
Pourtant, elle ne pouvait pas continuer indéfiniment à jouer au chat et à la
souris avec Stavros : elle devait lui donner un semblant de réponse.
– J’ai un message à lui transmettre de la part de son père, expliqua-t–
elle d’une voix mal assurée.
Dimitri haussa les sourcils.
– Un message de quel ordre ?
– Un message qui l’intéressera beaucoup, répondit-elle. Je ne peux pas
vous en dire plus, il s’agit d’une affaire personnelle.
Personnelle ? Qu’y avait-il de personnel entre son père et lui ? Rien,
strictement rien ! se dit Dimitri avec un cynisme douloureux. Le terme
était particulièrement mal choisi…
Il dévisagea longuement les traits fins de Bonnie, à la recherche d’un
indice sur des intentions cachées, mais son expression était sérieuse,
concentrée, comme si la mission dont elle était chargée avait pour elle
une véritable importance.
Un instant, il faillit se laisser prendre à son air innocent, mais se
souvint qu’elle était envoyée par son père, et que ce dernier, qu’il était en
train de pousser à la faillite, ne pouvait pas lui vouloir du bien…
Andreas avait lancé sa ravissante maîtresse à sa recherche, et toute
cette histoire cachait forcémentquelque chose de désagréable. Il ne devait
pas se laisser berner par la blondeur virginale et l’apparente douceur de la
jeune femme. Elle était probablement chargée de le séduire pour mieux le
circonvenir.
Et son manège avait bien failli fonctionner…, se dit-il en se
remémorant la souplesse de son corps contre le sien, sa réponse ardente à
son baiser.
Il ne devait pas se laisser abuser par cette intrigante à la solde de son
ennemi juré.
Il songea tout à coup à cette terrible entrevue où Andreas avait refusé
son aide au jeune garçon désemparé qu’il était, condamnant ainsi à mort
sa mère adorée, et serra les poings, tandis qu’une bouffée de haine pour
cet être cruel et insensible l’envahissait.
Bonnie travaillait pour lui, et ne valait donc pas plus que lui. Rien ni
personne ne l’empêcherait d’obtenir sa vengeance…
– Voyons, Bonnie, je suis sûr que vous pouvez être plus explicite, fit-il
observer d’une voix conciliante.
– Non, c’est impossible, protesta-t–elle, de plus en plus mal à l’aise.
J’ai promis à Andreas de ne pas le trahir.
D’autant que parler à Stavros, c’était prendre le risque que toute l’île
soit aussitôt au courant, se dit-elle. En effet, la petite communauté étant
très soudée, les nouvelles devaient circuler rapidement…
La gorge soudain nouée, elle but son vin blanc avec peine sous son
regard désagréablement scrutateur.
– Puisque Dimitri est un de mes amis, et que vous êtes une amie de son
père, nous allons bien finir par trouver un terrain d’entente, déclara-t–il
enfin d’un ton posé. Et pour commencer, je pense que nous pouvons nous
tutoyer, tu ne crois pas ?
Il se leva et se mit à rassembler verres et bouteille, puis il plia la nappe
qu’il rangea dans la glacière, dont il ferma le couvercle.
Ses gestes étaient nets, précis. Il semblait en parfaite possession de ses
moyens, se dit Bonnie, perplexe. Personne n’aurait pu deviner devant son
air détaché qu’il l’avait passionnément embrassée cinq minutes
auparavant…
– Il est temps de rentrer, j’ai malheureusement des choses à faire,
annonça-t–il d’une voix ferme en saisissant la glacière. Je te ramène chez
Athena, et je viendrai te rechercher à 20 heures pour t’emmener dîner au
restaurant. Comme cela, nous pourrons discuter tranquillement de
Dimitri Kyriakis. Que dis-tu de ce programme ?
Sans attendre sa réponse, il lui tendit la main pour l’aider à se relever.
Ce retournement des rôles l’amusait beaucoup, pensa-t–il en réprimant
un sourire, tandis qu’elle le suivait sans prononcer un mot.
La ravissante Bonnie Wade pensait l’interroger, mais dans quelques
heures, c’est elle qui se retrouverait sur le gril…
6.
Comment aurait-elle pu refuser ce dîner ? Elle n’avait pas le choix,
même si la seule idée de passer plusieurs heures en tête à tête avec
Stavros la troublait infiniment. Il lui suffisait de tenter de se convaincre
qu’il s’agissait d’une réunion de travail, ni plus ni moins…
Elle s’examina longuement dans le miroir posé au-dessus de la simple
commode de bois blanc, et constata avec dépit que le soleil avait fait
ressortir ses taches de rousseur, lui donnant tout à coup l’allure d’une fille
de quinze ans. Comment Stavros pourrait-il la prendre au sérieux dans la
discussion qui s’annonçait, s’il avait l’impression d’avoir une adolescente
en face de lui ?
Pour se donner de l’assurance, elle choisit dans la maigre garde-robe
qu’elle avait emportée la tenue qui la mettait le plus en valeur : une jupe
droite en lin rose pâle et un caraco en coton orné d’une adorable rangée
de boutons en nacre, tenue qu’elle agrémenta de simples sandales à
brides et de créoles en or.
Après un instant d’hésitation, elle se farda légèrement avec une ombre
à paupières gris souris qui mettait en valeur la couleur si particulière de
ses yeux, et laissa ses cheveux lâchés sur ses épaules.
Le coup d’œil qu’elle jeta au miroir avant de quitter sa chambre la
rassura : elle était plus que présentable. Peut-être même un tantinet trop
élégante pour les simplestavernes du port, seuls restaurants de l’île, mais
tant pis ! Stavros en penserait ce qu’il voudrait, elle n’en avait cure !
Tout en descendant l’escalier étroit et raide qui menait à la petite salle
de séjour d’Athena, elle songea qu’avec un peu de chance Stavros avait
déjà prévenu son ami Dimitri que son père était à sa recherche.
Peut-être même Dimitri était-il prêt à la rencontrer, voire à reprendre
contact avec Andreas ! Comme ce serait merveilleux d’assister à leurs
retrouvailles, de voir le père et le fils tomber dans les bras l’un de l’autre
après tant d’années d’incompréhension et d’hostilité !
Les larmes aux yeux, elle imagina la joie du vieil homme, son
soulagement de savoir qu’il pourrait mourir en paix, réconcilié avec ce
fils qu’il se reprochait tant d’avoir délaissé.
Mais il ne fallait pas mettre la charrue avant les bœufs… Pour
l’instant, sa mission n’en était qu’aux balbutiements. Stavros était
désormais son seul espoir, puisque tous ses efforts pour soutirer des
informations à la population locale étaient restés vains.
C’est avec un optimisme mesuré qu’elle s’engagea dans la ruelle qui
menait au port, lieu de son rendez-vous avec Stavros.
Une légère brise marine rafraîchissait enfin la température tandis que,
au firmament, les étoiles s’allumaient une à une. Les villageois
discutaient, assis sur le pas de leur porte, heureux de profiter de la
douceur de la soirée après leur journée de travail.
Dans la rade, le ferry était prêt à appareiller pour le continent, profitant
de la marée haute pour quitter le port, et les marins chargeaient les
derniers containers sous l’œil distrait des vieux pêcheurs désœuvrés.
Si la situation avait évolué comme elle l’aurait souhaité, se dit Bonnie,
elle aurait pu quitter l’île par ce même ferry, et profiter d’une dernière
semaine de vacancesà Athènes. En effet, elle avait à peine eu le temps de
visiter la capitale, en dehors d’une courte excursion au Parthénon envahi
par les touristes. Elle aurait pris le temps de découvrir les sites antiques,
les musées, les quartiers typiques, avant de repartir pour l’Angleterre
aider sa mère à préparer la fête d’anniversaire de son père.
Mais les choses ne s’étaient pas passées ainsi, et elle devrait faire
l’impasse sur son séjour à Athènes…
Perdue dans ses pensées, elle sursauta lorsqu’un rutilant 4x4 arriva à sa
hauteur et ralentit pour s’accorder à son pas. Le conducteur se pencha par
la vitre ouverte et, avec une intense stupéfaction, elle reconnut Stavros.
Que faisait-il dans ce luxueux véhicule ? s’interrogea-t–elle, perplexe.
Il s’immobilisa, éteignit le moteur et sortit du 4x4, un large sourire aux
lèvres.
– Incroyable ! Tu fais partie de ces rares spécimens du genre féminin
qui ne mettent pas un point d’honneur à arriver en retard à un rendez-
vous ! Je t’en prie, monte dans mon carrosse, ajouta-t–il en ouvrant la
portière côté passager et en lui faisant signe de prendre place.
Quelle curieuse réflexion de la part d’un simple pêcheur, se dit-elle. A
l’entendre, on aurait pu croire qu’il avait l’habitude de fréquenter la jet-
set, alors qu’il vivait sur une île minuscule au large des côtes grecques !
Décidément, ce Stavros était un homme étonnant…
Elle lui jeta un regard en coin et songea que, avec sa chemise au blanc
immaculé, son simple pantalon de lin et ses mocassins noirs, il arborait
en effet un chic citadin qui n’aurait pas déparé sur les trottoirs de Londres
ou de New York… Comment pouvait-il afficher une élégance aussi
raffinée dans cet endroit perdu ?
Il s’était coiffé, et ses boucles disciplinées mettaient en valeur
l’ossature racée de son visage, la noblessede ses traits, accentuant encore
l’aura de virilité et de distinction qui émanait de toute sa personne.
Bonnie se ressaisit et détourna les yeux. Elle n’était pas là pour faire
admirer Stavros, mais pour faire avancer son enquête.
– Je m’attendais à te voir en camionnette, fit-elle observer d’un ton
volontairement détaché.
Ou plutôt à le retrouver à pied, puisque les restaurants de l’île se
trouvaient tous sur le port, à quelques minutes de là…
Il ne répondit pas et démarra : il traversa le port à vitesse réduite, mais
sans s’arrêter. Puis il s’engagea dans la rue principale qui, longeant les
petites maisons blanches aux terrasses couvertes de vigne, rejoignait la
seule route goudronnée qui traversait l’île.
– Nous ne dînons pas sur le port ? s’étonna Bonnie. Où allons-nous
dans ce cas ?
– Dans la partie de l’île où nous nous sommes vus pour la première
fois, expliqua-t–il.
– Dans la vieille ferme où tu m’as soignée ?
– Non, à côté, précisa-t–il. Chez mon patron… Tu vas voir, c’est un
endroit magnifique…
– Chez ton patron ? Il te laisse disposer de sa maison ?
– Nous avons d’excellents rapports, expliqua-t–il en réprimant un
sourire. Et une jolie femme comme toi mérite le meilleur : je suis sûr
qu’il serait tout à fait d’accord avec moi sur ce point…

***

Cette soirée l’amusait infiniment, se dit Dimitri en glissant un regard à


sa compagne. Non seulement il trouvait fort drôle de se faire passer pour
son propre employé, mais Bonnie Wade l’intéressait de plus en plus.
Avec sa jupe courte qui dévoilait ses cuisses fuselées, son bustier qui
soulignait délicieusement sa somptueusepoitrine, ses boucles blondes
gracieusement répandues sur ses épaules, elle était plus éblouissante que
jamais.
Mais ce n’était pas que ça…
D’ordinaire, il prenait soin de ménager une distance prudente entre lui
et ses conquêtes : il ne voulait pas les bercer d’illusions, car elles
attendaient toujours de lui plus qu’il ne souhaitait leur offrir. Mais avec
Bonnie, c’était différent. Elle l’attirait comme jamais aucune femme ne
l’avait fait jusque-là. Et il n’aimait pas ça…
Il fronça les sourcils, soudain contrarié, et se rassura en se disant que
les étranges circonstances de leur rencontre suffisaient à expliquer
l’intérêt qu’elle éveillait en lui.
Au bout de quelques kilomètres, la voiture longea un haut mur de
pierres et s’arrêta devant des grilles dont Dimitri actionna l’ouverture à
l’aide d’une télécommande.
– Nous sommes arrivés, annonça-t–il en se garant sur un parterre de
gravier. Nous allons dîner dans la gloriette, ça te va ?
Il avait en effet donné des instructions précises à Stavros : un souper
léger devait être servi à leur arrivée, et aucun employé ne devait
apparaître. Stavros, lui, veillerait discrètement à leur tranquillité en
surveillant l’entrée de la villa pour s’assurer qu’aucun journaliste un peu
trop curieux ne s’aventurait dans le domaine. En effet, les semaines
précédentes, les paparazzis s’étaient montrés particulièrement
entreprenants…
Il prit Bonnie par la main et l’entraîna vers la gloriette ancienne en fer
forgé qui trônait au milieu du parc. Des bougies avaient été disposées çà
et là sur la pelouse, au milieu des parterres de fleurs, et le tout dégageait
une atmosphère féerique. Sur la table en marqueterie de marbre était
disposé un magnifique couvert pour deux : argenterie et cristal brillaient
de tous leurs feux.
– Quel endroit merveilleux ! s’exclama Bonnie, éblouie.
Puis elle se tourna vers Dimitri d’un air inquiet.
– Tu es sûr que tu n’auras pas de problème avec ton patron ? demanda-
t–elle tout à coup. Ce couvert raffiné, cette porcelaine somptueuse !
N’est-ce pas un peu trop ?
De nouveau, il eut un sourire énigmatique qui la surprit.
– Non, inutile de te faire du souci. Disons que nous sommes en parfaite
adéquation, lui et moi, lui assura-t–il.
Si elle avait su à quel point…, ajouta-t–il en son for intérieur. Mais par
bonheur, elle semblait ne se douter de rien.
Bonnie l’observa de nouveau, notant la blancheur immaculée de sa
chemise, le pli parfait de son pantalon de lin, et pensa que, curieusement,
il était tout à fait à sa place dans cet univers de luxe raffiné. Comme
c’était étrange, pour un simple pêcheur !
Mais elle n’eut pas le loisir de se poser bien longtemps des
questions…
Dimitri glissa sa main autour de sa taille et la guida sous la gloriette où
des banquettes recouvertes de coussins les attendaient.
Bonnie retint un frémissement, tant ce contact pourtant anodin la
bouleversait. Aussitôt, le souvenir terriblement précis de leur baiser, des
lèvres exigeantes de Stavros, de son corps mâle pressé contre le sien
afflua à sa mémoire et, sous le coup de l’émotion, elle se sentit défaillir.
Par bonheur, elle ne trébucha pas et parvint à se ressaisir sans éveiller
l’attention de Dimitri.
La raison voulait qu’elle le repousse, qu’elle lui fasse comprendre une
bonne fois pour toutes qu’il ne devait pas la toucher, mais elle en était
incapable. A vrai dire, face à lui, elle n’était plus capable de raisonner. Il
lui faisait perdre tous ses repères, toutes les certitudes qui jusque-là
avaient régi son existence.
D’ordinaire, elle se targuait d’être une fille sensée, capable de prendre
de la distance par rapport aux événements, de gérer ses émotions au
mieux, et voilà qu’il remettait tout en question en la faisant douter d’elle-
même et de son équilibre !
Sa seule grave erreur, jusque-là, avait été d’accepter d’épouser un
homme qui n’était pas fait pour elle, songea-t–elle. Mais à sa décharge,
elle avait subi les pressions conjuguées de Troy, soi-disant follement
amoureux, et de sa mère, pressée de voir sa fille convoler en justes noces.
Elle n’aurait pas dû les écouter, et cette erreur de jugement avait failli lui
coûter cher.
Rétrospectivement, elle se félicitait que Troy ait rompu, car elle savait
qu’elle n’aurait jamais été heureuse avec lui.
D’ailleurs, elle n’avait pas besoin d’un homme, tenta-t–elle de se
convaincre : elle avait sa famille, sa carrière, ses patients, et tout le temps
devant elle pour trouver l’âme sœur.
En tout cas, il n’était pas question de se laisser déstabiliser par ce
Stavros qui, naïvement, croyait l’impressionner en jouant au nabab !
Elle se redressa brusquement, serra les dents et afficha un sourire
crispé.
– Détends-toi, murmura-t–il en lui faisant signe de s’asseoir. La soirée
est magnifique, et nous allons passer un excellent moment tous les deux,
j’en suis sûr…
Elle n’était pas là pour passer un bon moment, mais pour faire enfin
avancer son enquête qui piétinait ! se dit Bonnie, furieuse de constater
que la voix aux accents sensuels de Stavros ne la laissait pas indifférente,
loin de là.
Elle prit place sur la banquette, tira maladroitement sur sa jupe pour
tenter de cacher ses cuisses bronzées, et afficha un air déterminé.
– Donc, tu connais Dimitri Kyriakis ? commença-t–elle d’un ton
décidé.
Au lieu de répondre, il avança la main pour remettre en place une des
boucles blondes de Bonnie.
Puis il la dévisagea longuement, un étrange sourire aux lèvres, avant
de prendre enfin la parole.
– Je le connais très bien, affirma-t–il avec conviction. Je dirais même,
intimement.
Les choses commençaient enfin à devenir intéressantes, songea-t–elle
en dressant l’oreille, impatiente d’entendre la suite.
Elle en fut pour ses frais.
En effet, Dimitri saisit la bouteille de champagne, emplit deux coupes
et en tendit une à Bonnie.
– Mais nous avons toute la soirée pour parler de lui ! lança-t–il. Il est
temps de porter un toast. Et ensuite, je te le promets, je ferai en sorte
d’oublier que je suis dans un endroit merveilleusement romantique avec
une femme de rêve, et je te dirai tout ce que tu veux savoir.
Jamais il n’aurait cru pouvoir mentir avec autant d’aplomb, se dit
Dimitri en levant son verre. Car bien sûr, il ne lui révélerait rien… et
surtout pas sa véritable identité.
Bonnie lui sourit en retour, et il se demanda pour la millième fois
comment une charmante jeune femme à laquelle on aurait donné le bon
Dieu sans confession se vendait à un vieillard sans cœur comme son père.
Oui, décidément, Bonnie Wade était une énigme, et il sentait
confusément que cette énigme l’obséderait jusqu’à ce qu’il l’ait
résolue…
Il plongea son regard dans le gris profond de ses yeux et elle ne se
détourna pas…
Quand il prit place à ses côtés et qu’elle sentit sa cuisse effleurer la
sienne, un frisson saisit Bonnie et une vague de chaleur s’empara d’elle,
la laissant pantelante.
Pourquoi réagissait-elle ainsi ? s’interrogea-t–elle, perplexe et furieuse
tout à la fois. Voilà qu’elle tombaitdans son piège de don Juan des îles,
comme si elle était une oie blanche !
Et pourtant, au moment même où elle se reprochait sa propre faiblesse,
elle ne rêvait que d’une chose : qu’il se rapproche, qu’il la prenne dans
ses bras et qu’il l’embrasse de nouveau comme il l’avait fait la première
fois, la transportant ainsi au septième ciel !
Décidément, elle était incorrigible.
Si seulement elle avait pu l’envoyer promener, lui dire qu’elle ne
souhaitait plus le voir ! Mais c’était impossible : il était désormais sa
seule chance de ne pas rentrer bredouille.
La seule idée d’annoncer à Andreas qu’elle n’avait pas mené à bien la
tâche qu’il lui avait confiée lui brisait le cœur.
Soudain, elle regretta de ne pas avoir accepté qu’il engage un détective
privé qui, lui, aurait certainement déjà retrouvé la trace de Dimitri
Kyriakis. Pourtant, il le lui avait proposé, mais elle avait insisté pour se
charger seule de cette affaire. Fidèle à son habitude, elle s’était sentie
investie d’une mission… Pourtant, ici, elle n’était qu’une étrangère sans
moyens, ignorante des coutumes et des particularismes locaux, incapable
de trouver ce Dimitri qui semblait aussi difficile à dénicher qu’une
aiguille dans une botte de foin.
Décidément, elle n’était qu’une idiote ! se dit-elle en buvant
machinalement son champagne.
Sur son estomac vide, l’alcool eut un effet rapide et, contre toute
attente, elle finit enfin par se détendre.
Au fond, tout ça n’était pas bien méchant, se dit-elle, soudain
rassérénée. Savros flirtait gentiment avec elle, mais elle n’avait qu’à
rester sur ses gardes et ne pas se laisser abuser par son charme.
L’essentiel était qu’il ait enfin accepté de lui parler de Dimitri
Kyriakis.
Elle allait lui poser de nouveau la question quand il leva son verre en
la regardant.
– Un excellent champagne, n’est-ce pas ?
De nouveau, elle se demanda comment un simple pêcheur pouvait
faire la différence entre un bon et un mauvais champagne, mais son
sourire était si troublant, son regard si insistant qu’elle chassa ces pensées
de son esprit et reprit une gorgée du délicieux breuvage.
– Je te ressers ? demanda-t–il.
– Non, merci, balbutia-t–elle, tandis que la tête lui tournait
agréablement.
Elle s’enfonça plus confortablement dans les coussins moelleux et
songea que beaucoup de femmes l’auraient enviée : elle était
merveilleusement installée dans un endroit de rêve, à côté d’un adonis au
charme irrésistible.
Pourquoi ne pas simplement profiter de l’instant ? songea-t–elle,
oubliant tout à coup jusqu’à l’existence de Dimitri et d’Andreas…
Stavros se rapprocha d’elle et leurs cuisses se frôlèrent, achevant de la
déstabiliser. Elle ferma les yeux et inspira pour mieux s’imprégner de son
odeur enivrante, où se mêlaient le parfum de sa peau mâle et celui de son
eau de toilette aux discrètes senteurs épicées.
Jamais elle n’avait été ainsi électrisée par une présence masculine,
songea-t–elle, effrayée et émerveillée à la fois par la violence de sa
réaction.
Mais Stavros n’était-il pas l’homme idéal, avec sa virilité, son
extraordinaire sensualité, son physique parfait ? Comment une femme
pouvait-elle lui résister ?
Pourquoi ne pas se laisser aller à ses pulsions, pour une fois ? Elle
avait toujours été si sérieuse ! Le temps n’était-il pas venu justement de
se détendre un peu, d’oublier sa rupture avec Troy dans les bras puissants
de cet homme qu’elle ne reverrait jamais ?
Que risquait-elle ?
Rien…
Elle se tourna vers lui, le cœur battant. Il suffisait qu’elle pose la main
sur son épaule et qu’elle se serre contre lui…
Mais, alors qu’elle hésitait encore, au supplice, ce fut lui qui avança la
main et lui effleura la joue.
– Dis-moi, jolie Bonnie, que veux-tu vraiment savoir ? murmura-t–il
d’une voix soudain rauque.
7.
Dimitri se pencha vers elle avec lenteur.
Il eut le temps de penser qu’elle était la femme la plus désirable qu’il
ait jamais rencontrée, que ses lèvres pulpeuses étaient un appel au baiser
qu’aucun homme digne de ce nom ne pouvait ignorer, et que le fait
qu’elle soit la maîtresse de son père ne ferait qu’ajouter du piment à leur
histoire, quelque brève qu’elle soit.
A l’évidence, elle était prête à être cueillie, aussi sûrement qu’une
pêche mûre et veloutée sur sa branche, et il se trouvait que, justement, il
adorait le goût sucré des pêches à point…
Pourquoi se priver de ce que cette femme magnifique souhaitait lui
offrir ?
Il s’immobilisa et, au lieu de l’embrasser comme il en avait tout
d’abord eu l’intention, il décida de prendre son temps, de faire monter en
elle la pression, jusqu’à ce qu’elle le supplie de la prendre.
Il avança la main vers son visage et lui effleura la lèvre inférieure de
l’index, en dessinant comme par jeu la courbe pleine. Elle ferma les yeux
et entrouvrit la bouche, et il aperçut ses dents d’une éclatante blancheur,
sa langue prête à rencontrer la sienne.
Alors un spasme de désir le saisit, si violent qu’il dut contracter les
abdominaux pour encaisser le choc.
Il glissa son autre main dans les boucles blondesde la jeune femme et
lui massa la nuque, lui tirant un gémissement de plaisir. Alors, quand il
jugea qu’elle était prête, il lui prit les lèvres.
Pour Bonnie, ce fut comme une explosion intérieure, un feu d’artifice
de sensations étourdissantes, un instant magique. Les lèvres de Dimitri
pressaient les siennes, sa langue audacieuse lui fouillait la bouche. Leur
baiser d’une extraordinaire ardeur semblait ne pas devoir s’arrêter, leurs
lèvres ne jamais se désunir…
A bout de souffle, ils durent marquer une pause. Dimitri serra la jeune
femme contre lui à l’étouffer, lui écrasant les seins contre sa poitrine, et
plaqua les mains sur ses hanches, tandis qu’elle lui entourait le cou de ses
bras.
Elle renversa la tête en arrière, lui offrant sa gorge, son cou, la
naissance de ses seins, et il la contempla, ébloui. Puis il se pencha et
parcourut des lèvres sa peau douce. De ses doigts rendus malhabiles par
l’impatience, il défit les boutons de nacre de son bustier, puis dégrafa son
soutien-gorge, dévoilant enfin les lobes généreux de ses seins épanouis.
Longtemps, il contempla son buste parfait, les larges aréoles de ses
mamelons durcis, la courbe délicate de ses seins. Puis, d’une seule main,
il saisit les deux siennes, lui releva les bras au-dessus de sa tête et
l’allongea sur les coussins. Ainsi cambrée, ses cheveux couleur de blé
mûr répandus gracieusement sur le tissu de lin, elle dardait vers lui ses
seins dressés dans une posture si provocante qu’il n’y tint plus. Il se
pencha et saisit de ses lèvres un mamelon, puis l’autre… Il prolongea sa
caresse jusqu’à ce qu’elle pousse un gémissement de plaisir. Il lui
embrassa alors alternativement la bouche et les seins, caressant, léchant,
mordant…
– Tu es exquise, murmura-t–il d’une voix rauque. J’ai envie de toi
comme jamais je n’ai eu envie d’une femme…
Et c’était la vérité pure, songea-t–il, émerveillé de tenir entre ses bras
une créature aussi exceptionnelle. Peut-être son père lui avait-il refusé
l’essentiel quand il avait quatorze ans mais, à cet instant, il ne pouvait
que le remercier d’avoir placé Bonnie Wade sur sa route.
– Ta peau est plus douce que la plus précieuse des soies, murmura-t–il
en s’aventurant de ses doigts vers l’intérieur de sa cuisse.
Les yeux clos, Bonnie s’abandonna à sa caresse qui se faisait de plus
en plus précise, si merveilleusement affolante qu’il lui semblait que son
corps tout entier s’embrasait.
Jamais elle n’aurait imaginé perdre sa virginité dans les bras d’un
homme tel que Stavros, songea-t–elle dans un dernier moment de
lucidité.
Avec Troy, elle avait toujours reculé l’instant de se donner à lui,
malgré son insistance répétée. Probablement ne l’aimait-elle pas
suffisamment…
Mais pourquoi, alors, ne se posait-elle même pas la question avec ce
parfait inconnu ?
Comme si, de tout temps, il était écrit que c’était cet obscur pêcheur
grec qui lui apprendrait les gestes de l’amour, que c’était à lui qu’elle
ferait le don d’elle-même, avec lui qu’elle partagerait cette expérience
magique chargée pour elle de tant de sens…
Une femme…
Grâce à lui, avec lui, elle allait devenir une femme à part entière, et
cette pensée la transportait de joie.
Soudain, elle n’eut plus le moindre doute, la moindre hésitation. Il était
celui qu’elle attendait sans même le savoir, celui pour lequel elle s’était
gardée si longtemps…
Elle s’ouvrit à lui quand il glissa la main entre ses jambes, au cœur de
sa féminité.
Là était sa place, pensa-t–elle, éperdue de bonheur, tandis que sa
caresse déclenchait en elle une myriadede sensations exquises dont elle
n’aurait jamais pu imaginer l’intensité…

***

Vierge. Elle était vierge…


Encore incrédule, Dimitri contemplait Bonnie endormie au creux de
son épaule, ses jambes mêlées aux siennes, un sourire d’une infinie
douceur sur ses lèvres gonflées par leurs baisers passionnés.
Et elle était belle… si belle…
Il éprouva tout à coup un intense sentiment de culpabilité en se
remémorant les horreurs dont il l’avait accusée mentalement, convaincue
qu’elle n’était qu’une femme vénale qui donnait son corps au plus
offrant, dans le seul but de faire fortune en monnayant ses charmes.
Il s’était trompé en imaginant qu’elle était la maîtresse de son père,
trompé en pensant qu’elle n’était mue que par l’intérêt. Comment
pourrait-il jamais se pardonner de l’avoir si mal jugée ?
Quand, dans le feu de l’action, il s’était rendu compte avec
stupéfaction qu’elle était encore vierge, il avait été si déstabilisé qu’il
avait voulu se retirer d’elle. Mais Bonnie s’était accrochée à lui, lui avait
entouré les hanches de ses jambes pour le garder en elle, l’avait supplié
de lui faire l’amour jusqu’au bout.
Comment aurait-il pu lui résister ? C’était littéralement impossible…
Elle était si bouleversante, ainsi offerte, si émouvante dans sa volonté
farouche de se donner à lui !
Ivre de désir, il était entré en elle avec une émotion redoublée,
stupéfait d’être le premier amant de cette femme si belle et si pure à la
fois. Pourquoi l’avait-elle choisi lui, entre tous ? Il n’arrivait pas à le
comprendre…
Leur union ultime avait été un moment d’exception comme il n’en
avait jamais connu, un instant de communion absolue qui les avait laissés
comblés dans les bras l’un de l’autre.
– Stavros…
Elle ouvrit les yeux et se lova contre lui, puis lui prit la main et déposa
un baiser furtif au creux de sa paume. Ce geste plein de confiance était si
attendrissant que Dimitri faillit céder à la tentation de la reprendre dans
ses bras et de lui faire l’amour encore et encore, jusqu’à ce qu’il soit
enfin rassasié d’elle.
Puis la raison reprit le dessus : avec cet incroyable retournement de
situation, le mystère Bonnie Wade s’épaississait encore, et sa perplexité
n’en était que plus grande…
Tant de questions restaient en suspens…
Quelles relations entretenait-elle avec son père ? Pourquoi était-elle
chargée de le retrouver ? Pourquoi était-elle encore vierge ?
Jusque-là, ses rapports avec le sexe dit faible avaient été très simples :
il s’était toujours gardé de tomber amoureux, coupant court dès qu’il
sentait que ses conquêtes commençaient à attendre de lui un engagement
à long terme, ce qui ne manquait jamais d’arriver. La romance, le
mariage, les enfants, très peu pour lui… Il avait besoin des femmes pour
satisfaire ses pulsions sexuelles, rien de plus. Son histoire familiale lui
avait donné le dégoût de la vie de couple et du mariage…
Mais Bonnie était différente, très différente… Plus belle encore que
toutes les beautés qu’il avait séduites, et infiniment plus troublante.
Il se leva, ramassa son pantalon qui gisait à terre au milieu de leurs
effets en désordre, et l’enfila. Puis il saisit une légère couverture en laine
disposée sur les coussins et en recouvrit la jeune femme.
Bonnie se laissa faire, ravie qu’il prenne ainsi soin d’elle. Elle ne le
quittait pas des yeux, éblouie par sabeauté mâle, la puissance virile qui
émanait de son corps athlétique, de ses larges épaules.
Comment pouvait-il dégager une sensualité aussi torride ? Chacun de
ses gestes, même les plus simples, la faisait vibrer, chacun de ses regards
la bouleversait.
A cet instant, elle ne voulait penser à rien d’autre qu’à ce moment
magique où elle avait l’impression de s’éveiller au monde à ses côtés,
devenue enfin femme, comme un papillon sortant de sa chrysalide. Elle
éprouva tout à coup à l’égard de son amant une intense gratitude pour la
tendresse et la délicatesse avec lesquelles il l’avait initiée aux gestes de
l’amour, pour l’ardeur qu’il lui avait communiquée, pour la douceur avec
laquelle il l’avait amenée à transgresser ses propres pudeurs. Dans ses
bras, elle s’était permis toutes les audaces, toutes les caresses, même les
plus osées…
Elle se redressa sur les coussins, s’enroula dans la couverture et dévora
Dimitri du regard.
– Si nous mangions un peu ? suggéra-t–il alors. Il me semble que nous
le méritons bien, après tout l’exercice que nous avons pris !
Ils échangèrent un sourire complice, et Bonnie s’aperçut tout à coup
que, en effet, elle mourait de faim.
– C’est vrai, je commence à avoir un petit creux dans l’estomac,
avoua-t–elle.
Il retira les cloches en argent qui recouvraient les plats, et découvrit un
assortiment de mets typiquement grecs, depuis les feuilles de vigne
jusqu’aux aubergines grillées, en passant par les fromages de chèvre et
les figues séchées.
– Délicieux ! dit Bonnie en dégustant des poivrons farcis. Aussi bons
que ceux d’Athena !
Dimitri reposa sur la table son assiette vide et son expression se fit
soudain sérieuse.
– Dis-moi, Bonnie, comment se fait-il que tuconnaisses le père de
Dimitri Kyriakis ? interrogea-t–il de but en blanc.
La question la prit tellement au dépourvu qu’elle faillit laisser tomber
sa fourchette. L’appétit soudain coupé, elle déglutit avec difficulté.
La réalité la rattrapait avec une telle brutalité, après les moments de
grâce qu’elle venait de vivre, qu’elle eut besoin de quelques minutes pour
reprendre ses esprits.
Peut-être la transition était-elle abrupte, mais Stavros avait raison de
revenir au sujet qui les intéressait, tenta-t–elle de se convaincre. Après
tout, c’est avant tout pour retrouver Dimitri Kyriakis qu’elle avait accepté
son invitation à dîner…
Le reste, c’était en plus, une sorte de parenthèse magique qui n’aurait
pas de lendemain, pensa-t–elle, la gorge soudain nouée. Ne le savait-elle
pas dès le départ ?
– C’est très simple, répondit-elle d’une voix mal assurée. Je suis
infirmière, et je travaille pour une agence qui répond à la demande de
malades désireux d’être soignés à domicile. Des gens souvent très aisés,
très âgés ou suivis pour de longues maladies. Je m’occupe d’eux jusqu’à
ce qu’ils soient suffisamment remis sur pied pour se passer d’une
présence médicale constante. Ce qui peut prendre des semaines, voire des
mois.
– Qu’en est-il d’Andreas Papadiamantis ?
– Contre toute attente, il semble se remettre du cancer qui a failli
l’emporter. Aujourd’hui, les médecins sont optimistes. Il a fait face avec
beaucoup de courage à la maladie, ajouta-t–elle, visiblement émue.
Dimitri resta silencieux, de plus en plus perplexe.
La nouvelle de la maladie de son père aurait dû le réjouir, comme tout
ce qui pouvait nuire à cet être qu’il exécrait, mais la compassion qui
transparaissait dans la voix de Bonnie semait le trouble dans son esprit.
Elle n’était pas sa maîtresse, elle le soignait avec,semblait-il, bien plus
qu’une simple conscience professionnelle : alors, qu’était-il pour elle ?
Que cachait l’étrange relation qu’elle entretenait avec lui ?
– Tu es proche de lui ?
– J’essaie de ne pas l’être, de rester dans mon seul rôle d’infirmière,
mais c’est difficile, expliqua-t–elle. Certains patients sont pénibles,
indociles, se plaignent tout le temps, deviennent tyranniques. Andreas,
lui, est un malade idéal : il accepte les traitements sans broncher et
accorde une parfaite confiance aux personnes qui le soignent. Il se bat
contre la maladie avec une incroyable énergie. Au début, je pensais qu’il
s’agissait de l’instinct de vie que nous avons tous en nous. Mais il a fini
par m’expliquer pourquoi il tenait tant à gagner encore quelques
années… et mon admiration pour lui n’a fait que croître.
– De quoi s’agit-il ? interrogea Dimitri.
Bonnie hésita un instant.
Certes, elle avait juré à Andreas de rester discrète. Mais Stavros ne
méritait-il pas de savoir la vérité ? Elle ignorait ce qu’il adviendrait de
leur relation, mais ce qui venait de se passer entre eux lui rendait cet
homme si précieux qu’elle décida de lui faire confiance. Elle lui avait fait
don de sa virginité, ils venaient de connaître dans les bras l’un de l’autre
des moments exceptionnels, pourquoi se méfierait-elle de lui ?
D’ailleurs, si Stavros était l’ami de Dimitri, comme il l’affirmait, il ne
trahirait pas cette amitié en divulguant ses secrets de famille, se dit-elle,
soudain décidée à parler.
Elle leva la tête et plongea son regard dans celui de Dimitri.
– Il se reproche certaines de ses actions passées et souhaite faire
amende honorable pour partir en paix le jour venu, expliqua-t–elle.
– Des actions… de quel ordre ? demanda Dimitri en haussant les
sourcils.
– D’ordre privé.
– Tiens ! Je croyais qu’il ne s’intéressait qu’à ses affaires…
Elle nota avec surprise sa voix coupante. Pourquoi semblait-il aussi
concerné par le sujet ? se demanda-t–elle.
– La question est ailleurs, expliqua-t–elle. Andreas a eu plusieurs
épouses, et deux fils. C’est justement là le problème… Il ne s’est jamais
occupé de ses enfants. Le premier a été livré à lui-même, et, de nurses en
pensionnats huppés, il est tombé dans la drogue. Il est semble-t–il mort
d’une overdose sans que son père réalise quoi que ce soit.
– Le deuxième, c’est Dimitri, si je comprends bien ?
– Exactement. Andreas se sent terriblement coupable d’avoir été un
mauvais père, et son désir le plus cher est de se réconcilier avec le seul
fils qui lui reste et qu’il connaît à peine. Je ne sais pas grand-chose de
leur histoire, mais j’ai compris que les parents de Dimitri s’étaient
séparés alors qu’il n’était qu’un bébé.
Séparés ! Le mot était bien doux pour ce qui était en fait un abandon
pur et simple, songea Dimitri avec un cynisme douloureux.
– Et quel est le message à transmettre à Dimitri ? demanda-t–il d’une
voix détachée.
– Qu’Andreas regrette ce qui s’est passé, qu’il souhaiterait le
rencontrer et obtenir sinon son pardon, du moins une certaine
compréhension. Il ne veut en aucune façon faire pression sur son fils, qui
doit décider en son âme et conscience s’il accepte ou non de le voir.
Elle s’interrompit et le dévisagea d’un air pénétré.
– Je veux lui expliquer tout cela, et plaider la cause d’Andreas. C’est si
important pour lui ! Il ne vit plus que dans l’espoir de cette rencontre.
Dis-moi où je peux letrouver, Stavros, je t’en prie. L’idée d’annoncer à
Andreas que j’ai échoué me fend le cœur…
Dimitri resta silencieux un moment. Comme il l’avait pressenti, les
confidences de Bonnie changeaient radicalement la situation. Elle n’était
pas la maîtresse de son père, mais son infirmière. Elle n’avait aucun
intérêt financier dans cette affaire, et n’était mue que par son seul bon
cœur et sa générosité.
Mais ceci ne changeait rien à ce qu’il pensait de son père.
Andreas était un vieux requin qui, acculé à la faillite et affaibli par la
maladie, avait imaginé cet habile stratagème pour entrer en contact avec
lui et lui demander une trêve dans la bataille économique qu’il était en
train de perdre. En homme rusé, il avait su tirer parti du cœur trop tendre
de Bonnie, qui n’y avait vu que du feu.
Dimitri ne croyait ni aux remords d’Andreas, ni à son soudain et tardif
intérêt pour sa progéniture : les sentiments n’avaient rien à faire dans la
démarche d’un homme qui ne s’était jamais intéressé qu’à l’argent.
La pauvre Bonnie s’était laissé abuser par le discours mélodramatique
de son patient. Il ne commettrait pas la même erreur !
Mais soudain, il se demanda si tout cela n’avait pas assez duré. Il était
fatigué de dépenser tant d’énergie à se venger d’un homme qui, à
l’évidence, ne valait même pas cette peine. Bien sûr, il n’était pas
question de pardonner à son père ni même d’accepter de le rencontrer. Il
ne lui ferait pas ce plaisir…
Mais s’il pensait un peu à lui, à son avenir ?
N’était-il pas temps de tourner la page, d’oublier cet être indigne pour
construire sa propre vie, une vie où enfin l’amour aurait une place, et non
plus seulement la haine ?
Brusquement, il faillit révéler à Bonnie sa véritableidentité, lui confier
qu’il était las de sa solitude, de ces barrières qu’il avait érigées autour de
lui, alors qu’il était uniquement obsédé par la volonté de se venger de son
père.
Mais il se ravisa. Ces dernières heures avaient été si riches en
événements, en révélations, qu’il jugea préférable d’attendre avant de
tout lui avouer. Mieux valait laisser passer la nuit…
Dès le lendemain, il parlerait à Bonnie, lui dirait que ce qu’ils venaient
de vivre lui avait ouvert les yeux, que la façon si humaine qu’elle avait
eue d’évoquer son père avait eu raison de sa haine, qu’il ne souhaitait
plus s’acharner contre un vieillard malade.
Pourvu qu’elle ne lui tienne pas rigueur de s’être fait passer pour
Stavros ! songea-t–il. Quand il lui aurait expliqué à quel point il avait
besoin d’elle, à quel point il admirait sa douceur, sa bonté d’âme, sa
volonté de faire le bien autour d’elle, elle comprendrait, conclut-il,
confiant.
Il se leva à regret, car l’idée de se séparer d’elle jusqu’au lendemain le
déchirait. Mais il avait besoin de réfléchir, d’assimiler l’expérience si
riche en émotions qu’il venait de partager avec elle.
– Viens, Bonnie, je te ramène chez toi, déclara-t–il d’une voix douce.
Demain, nous reprendrons cette discussion, et tout sera réglé
définitivement, je te le promets. Je viendrai te chercher à 9 heures, et
nous aurons toute la journée pour parler. Nous avons tant de choses à
nous dire…
Bouleversée par la tendresse qu’elle décelait dans sa voix, Bonnie ne
protesta pas.
– Nous partageons quelque chose d’infiniment précieux, Bonnie, et je
ferai tout pour préserver ce trésor…, acheva-t–il dans un murmure.

***

Ils n’échangèrent pas une parole jusqu’à ce que le 4x4 s’immobilise


devant la petite maison d’Athena. Alors Dimitri prit la jeune femme dans
ses bras et la serra contre lui à l’étouffer.
Eperdue d’émotion, Bonnie se nicha contre son épaule, émerveillée de
cet élan fusionnel qui les poussait l’un vers l’autre avec une force inouïe.
La voix aigue d’Athena interrompit net leur étreinte. Penchée à sa
fenêtre, la vieille dame venait d’assister à toute la scène.
– Ah, Bonnie ! Je vois que vous avez enfin fait la connaissance de
Dimitri Kyriakis… et que vous semblez bien vous entendre ! s’exclama-
t–elle d’un ton complice. Tant mieux ! Je vous guettais car il y a un
visiteur pour vous, il vous attend dans le salon. Il est là depuis un
moment…
Puis la vieille dame referma la fenêtre derrière elle.
Le silence retomba entre Bonnie et Dimitri, un silence terrible, de plus
en plus lourd et oppressant.
D’abord, Bonnie crut qu’il s’agissait d’un cauchemar. Elle allait se
réveiller, quelqu’un allait lui dire que ce n’était pas vrai, qu’il s’agissait
d’un canular de très mauvais goût, que Stavros ne pouvait pas être
Dimitri Kyriakis !
Puis, tout à coup, la réalité s’abattit sur elle, implacable, atrocement
cruelle.
A l’effondrement succéda bientôt la colère. Colère d’avoir été dupée,
abusée, humiliée.
Comment avait-elle pu ne rien voir, ne rien comprendre, ne rien
deviner ?
Comment avait-elle pu croire qu’elle l’aimait, jusqu’à commettre
l’erreur fatale de se donner à lui ?
Pendant un instant, elle fut comme paralysée.
Puis, sans même avoir conscience du geste qu’elles’apprêtait à faire,
elle leva la main et gifla Dimitri de toutes ses forces.
Elle quitta la voiture si précipitamment qu’elle ne vit pas la marque
rouge de ses doigts s’imprimer sur sa joue…
8.
Hagarde, elle monta quatre à quatre les marches du perron.
Comment avait-il pu ? se répétait-elle, partagée entre la rage et
l’humiliation.
Depuis la première minute, il se faisait passer pour un autre ! Elle se
remémora leur première rencontre, quand elle l’avait appelé Stavros et
qu’il ne l’avait pas détrompée.
Non seulement il s’était moqué d’elle, mais il avait dû trouver fort
drôle qu’elle lui demande de l’aider à chercher Dimitri Kyriakis. Il la
prenait à l’évidence pour une idiote, et il avait bien profité d’elle !
Si elle avait été honnête avec elle-même, elle aurait reconnu qu’il ne
l’avait pas forcée à faire l’amour avec lui, bien au contraire, puisqu’il
avait voulu s’interrompre quand il s’était aperçu qu’elle était vierge.
Mais elle était beaucoup trop aveuglée par la colère pour être
honnête…
Jamais elle ne se pardonnerait d’avoir donné sa virginité à un être aussi
vil, aussi méprisable, seulement préoccupé par cette guerre stérile qu’il
livrait à son père vieillissant. Non seulement il n’avait pas de cœur, mais
il s’était montré avec elle d’une rare perversité.
– Alors, comme ça, vous avez fait la connaissance de Dimitri, lança
Athena à Bonnie avec un petit air entendu.
Elle poussa un soupir. A cet instant, elle rêvait juste de se retrouver
seule. Peut-être une longue douche l’aiderait-elle à effacer le souvenir de
Dimitri de son corps, sinon de sa mémoire…
En tout cas, discuter avec sa logeuse lui paraissait tout simplement au-
dessus de ses forces.
– C’est un très bel homme, n’est-ce pas ? continua Athena.
Heureusement qu’il n’est pas entré avec vous, il n’aurait sûrement pas été
content d’apprendre que vous avez la visite de votre fiancé… Dimitri
Kyriakis est connu pour avoir le sang chaud, et quand il est contrarié,
mieux vaut s’éloigner…
– Mon fiancé ? Mais de quoi parlez-vous ? s’exclama Bonnie,
suffoquée.
– M. Frobisher est arrivé par le ferry de ce matin pour vous voir.
Un long soupir échappa à Bonnie. Troy ! Il ne manquait plus que lui !
Mais qu’avait-elle fait pour que le sort s’acharne ainsi sur elle ?
Seigneur, elle ne supporterait pas de rester davantage sur cette île… Il
fallait qu’elle parte le plus vite possible pour tenter d’oublier ces heures
atroces. Ce qui serait plus facile à dire qu’à faire, étant donné l’ampleur
du traumatisme…
Un pied sur la première marche de l’escalier, une main sur la rampe,
elle se retourna vers Athena.
– Ne vous en faites pas pour Dimitri Kyriakis, lui assura-t–elle avec un
calme qui l’étonna elle-même. Je vais partir le plus vite possible.
Malheureusement, j’imagine qu’il n’y a pas de possibilité de regagner le
continent avant deux jours, n’est-ce pas ?
– Si ! Vous avez de la chance, il y a une traversée supplémentaire
demain matin. Le ferry part à 8 heures. Ne vous inquiétez pas, je vous
réveillerai, proposa-t–elle avec empressement.
Un sourire de soulagement éclaira le visage de la vieille dame. A
l’évidence, elle était ravie de ce dénouement rapide, se dit Bonnie en
gravissant l’escalier d’un pas lourd.
Probablement craignait-elle d’éventuelles représailles de Dimitri qui,
elle était bien placée pour le savoir, ne reculait devant aucune méthode,
même les plus basses, pour assouvir sa vengeance.
Avec un soupir de résignation, Bonnie ouvrit la porte de sa chambre.
Troy était allongé sur son lit.
– Tu en as mis du temps ! s’exclama-t–il en se levant.
Elle lui jeta un regard accablé. La dernière personne au monde qu’elle
avait envie de voir à cet instant, c’était bien lui ! Après Dimitri, un autre
traître de la pire espèce !
– Qu’est-ce que tu fais ici ? rétorqua-t–elle d’un ton sec.
Il ne sembla nullement rebuté par cet accueil peu chaleureux…
– J’ai beaucoup hésité à venir, commença-t–il d’une voix plaintive, car
je craignais ta réaction. Et puis je me suis lancé. A vrai dire, c’est mon
entrevue avec tes parents qui m’a décidé. Ils ont compris que je voulais te
revoir, que je te devais des explications, que j’espérais renouer avec toi.
J’ai plaidé longuement ma cause, et après une grande discussion, ils ont
fini par accepter de me donner l’adresse de ton employeur.
– Et Andreas t’a dit où j’étais ? s’exclama-t–elle en ouvrant de grands
yeux étonnés.
– Oui. Je dois reconnaître qu’il a été très compréhensif quand je lui ai
expliqué que j’étais toujours amoureux de toi et qu’il fallait absolument
que je te voie. J’ai pris l’avion, un bus, le ferry, et j’ai débarqué chez ta
logeuse. La chambre qu’elle m’a donnée n’est pas plus grande qu’un
placard et sent le renfermé, mais c’est mieux que rien.
Il s’approcha d’elle et lui lança un regard pénétré.
– Il faut que nous parlions, Bonnie, déclara-t–il d’un ton solennel.
Elle recula d’un pas et prit place sur une des deux chaises, pour bien
lui signifier qu’elle tenait à garder une distance physique avec lui. Son air
contrit ne l’impressionnait guère.
– Je n’ai rien à te dire, asséna-t–elle d’une voix coupante. Quant au
manque de confort de ta chambre, cela n’a aucune importance, puisque je
pars demain matin. Si je quitte l’île, j’imagine que tu la quittes aussi. Le
ferry est à 8 heures.
– Mais…
– Il n’y a pas de mais. J’ai eu une longue journée, je suis fatiguée, j’ai
besoin de prendre une douche et de faire mes bagages. Mais puisque tu es
venu jusqu’ici, je t’accorde dix minutes pour écouter ce que tu as à me
dire. Pas plus.
Jamais elle ne s’était montrée aussi ferme, se dit-elle avec étonnement.
Visiblement, les épreuves l’avaient aguerrie, et c’était bien leur seul côté
positif…
Elle réalisa tout à coup qu’elle n’avait jamais élevé la voix avec Troy.
Leur relation avait été aseptisée, dépourvue de tout excès, de toute
passion. Elle s’était laissé enfermer peu à peu dans un rythme paisible et
sans surprise, vers un avenir tout tracé : le pavillon de banlieue avec
jardinet pour lequel ils s’endetteraient sur trente ans, deux enfants, des
vacances en Espagne, aucune extravagance…
A vrai dire, elle n’avait jamais éprouvé la moindre passion pour Troy.
Rien à voir en tout cas avec cet élan violent et irrépressible qui l’avait
poussée dans les bras de Dimitri, cette impression merveilleuse qu’à ses
côtés la vie avait enfin un sens.
Et à quoi ces moments extraordinaires l’avaient-ilsmenée ?
s’interrogea-t–elle avec une amertume désespérée. A la trahison,
l’humiliation.
Elle se força à écarter de son esprit le souvenir de Dimitri, et se
concentra de mauvaise grâce sur son ex-fiancé.
– Alors ? lança-t–elle sèchement. Je t’écoute.
Il poussa un soupir mortifié et s’assit sur la deuxième chaise, face à
Bonnie qui fixait sur lui un regard impatient.
– Je me suis mal comporté avec toi, commença-t–il, et j’en suis désolé.
Mais dans un couple, on est toujours deux pour tout, n’est-ce pas ? J’ai
quelques excuses, et notamment le fait que tu m’aies à peine laissé te
toucher pendant tout le temps de nos fiançailles… Et je ne parle même
pas d’accepter ma proposition de t’installer chez moi ! En fait, tout cela a
fini par me déstabiliser…
Mal à l’aise, elle baissa la tête.
Troy n’avait pas tout à fait tort : sans même s’en rendre compte, elle
avait dû lui infliger une terrible frustration. Mais comment lui avouer
qu’après l’expérience extraordinaire qu’elle venait de vivre dans les bras
de Dimitri, elle comprenait trop tard qu’elle n’avait tout simplement
jamais été attirée par lui sexuellement ? Si elle avait refusé de coucher
avec lui avant le mariage, c’est qu’elle n’en avait pas eu envie !
– Tout s’est gâté quand une fille du bureau a commencé à flirter avec
moi, et que je n’ai pas su la repousser, avoua Troy. Nous nous sommes
fréquentés pendant un temps. Je ne savais plus trop où j’en étais, mais
Sandra était une vraie bombe, une fille qui n’avait pas froid aux yeux
et…
– … tu as annulé le mariage, coupa Bonnie d’un ton glacial.
– Je sais, c’était vraiment moche, admit-il d’une voix étranglée, après
un silence. Je me suis vite rendu compte que Sandra et moi, ça ne
marcherait jamais,mais il était trop tard. Tu étais partie. Alors j’ai
réfléchi, et je me suis dit que si je plaidais ma cause, tu pourrais peut-être
me pardonner et qu’on repartirait de zéro. Tu me pardonnes, Bonnie ?
Il avait l’air piteux d’un gamin ayant fait une bêtise, et elle eut presque
envie de le réconforter. Il n’était pas méchant et, au moins, il avait la
franchise de reconnaître ses torts.
Mais ce n’était pas une raison pour se jeter de nouveau dans ses bras…
Pour l’instant, elle ne souhaitait qu’une chose : qu’il quitte sa chambre et
la laisse en paix.
– Je vais réfléchir à tout ça, répondit-elle, évasive. Mais je t’en prie,
laisse-moi me reposer et préparer mes affaires, Troy. Nous reprendrons la
discussion demain, tu veux bien ?
Après un instant d’hésitation, Troy quitta la pièce en traînant les pieds,
au grand soulagement de Bonnie.
Comme un automate, elle prit une douche qui n’eut pas l’effet
délassant qu’elle escomptait et se mit au lit, le cœur gros.
Si seulement elle avait pu s’endormir et se réveiller en se disant que
tout ceci n’avait été qu’un affreux cauchemar, que ni Dimitri Kyriakis ni
Stavros n’avaient jamais existé !
Mais non, les faits étaient là, terriblement cruels. Non seulement
Dimitri avait abusé de sa bonne foi avec une perversité qui l’horrifiait,
mais elle avait échoué dans la mission que lui avait confiée Andreas.
Jamais elle ne s’était sentie aussi misérable…

***
Pour Bonnie, le retour en Angleterre fut une épreuve supplémentaire.
Après le soleil de la Méditerranée, la pluie lui parut insupportable, et
elle eut le plus grand mal à donner lechange à ses parents, avec lesquels
elle avait prévu de passer la fin de ses congés, en jouant l’insouciance et
la gaieté.
Il était trop tôt pour s’attaquer aux préparatifs de la fête familiale, et
elle ne pouvait même pas s’occuper du ravissant jardin de ses parents,
pour cause de mauvais temps…
Son désœuvrement lui portait sur les nerfs, et elle aurait tout donné
pour ne plus penser à Dimitri et à cette île baignée de soleil où elle avait
été à la fois si heureuse et, pour finir, si désespérée. Les derniers
moments qu’elle y avait passés avaient été particulièrement
douloureux…

***

Le lendemain de leur explication, elle avait réussi à réveiller Troy,


avec beaucoup de mal.
– Il faut te lever, ou tu vas rater le ferry !
– Mais tu as encore une semaine de vacances, Bonnie ! protesta-t–il.
C’est ton patron qui me l’a dit. Pourquoi est-ce qu’on ne reste pas ici, à
profiter du soleil et de la mer ? En Angleterre, c’est déjà l’automne, la
grisaille. On pourrait discuter, et peut-être que…
– Non, Troy, le coupa-t–elle d’un ton lapidaire. Fais ce que tu veux,
mais moi je m’en vais. Entre nous, c’est fini, tu comprends ?
Il baissa la tête, désemparé.
– Bon, grommela-t–il au bout d’un moment, résigné. Si tu pars, je pars
aussi. Je n’ai plus rien à faire ici si tu t’en vas…
Après de brefs adieux à Athena, Bonnie mit son sac de voyage en
bandoulière et entraîna Troy vers le port.
Le ferry avait déjà allumé ses moteurs, les marins chargeaient les
derniers containers pendant que les rares passagers embarquaient. Le
soleil levant jetait sur lepetit bourg une lumière dorée, les mouettes
tournoyaient autour des bateaux de pêche qui rentraient au port.
Cet endroit lui manquerait, songea Bonnie, le cœur serré, même s’il
était désormais attaché pour elle à de terribles souvenirs.
Luttant contre la nostalgie qui l’envahissait, elle embrassa du regard la
jetée. Et tout à coup, son cœur bondit dans sa poitrine.
Elle aurait reconnu entre mille la haute silhouette qui se dirigeait à
grands pas vers le ferry.
Dimitri ! Que venait-il faire ici ? Assister à son départ pour l’humilier
encore une fois ?
A la douleur succéda bientôt la colère. Il croyait l’avoir blessée ? Elle
allait lui prouver que non !
Il n’était plus qu’à quelques mètres, et elle eut le temps de constater
qu’il avait des cernes, que ses traits étaient tendus.
Elle n’allait tout de même pas le plaindre ! se dit-elle en reprenant le
contrôle d’elle-même.
Alors, cédant à une brusque impulsion, elle se jeta dans les bras de
Troy et se mit à l’embrasser, sans cesser de surveiller Dimitri du coin de
l’œil. A présent, il n’était qu’à quelques mètres d’eux…
Pâle, il la regardait d’un air stupéfait. Il sembla hésiter un instant,
avant de battre finalement en retraite.
Dès qu’il eut tourné le coin de la rue, Bonnie se détacha de Troy. Ce
dernier resta bouche bée, les yeux fixés sur Bonnie. Enfin, il finit par
lever les bras en l’air dans un geste qui trahissait son incompréhension.
– Décidément, Bonnie, je suis perdu ! s’exclama-t–il. Pourquoi t’es-tu
jetée sur moi ainsi ? C’était fort agréable d’ailleurs, mais après ce que tu
viens de me dire, avoue que c’est étrange. Tu as changé d’avis ?
Mal à l’aise, Bonnie s’en voulut de s’être servie de Troy pour se
venger de Dimitri. Mais si cela avait étéà refaire, elle aurait agi
exactement de la même façon : cette petite mise en scène lui mettait un
peu de baume au cœur. Dimitri en conclurait qu’il n’avait été pour elle
qu’un partenaire parmi d’autres, et cela lui donnerait peut-être un peu
d’humilité.
***

Retrouver le cottage familial l’apaisa quelque peu, et l’affection dont


l’avaient toujours entourée ses parents lui réchauffa le cœur.
Son premier geste, quand elle débarqua de l’avion, fut d’appeler
Andreas Papadiamantis.
– Alors, avez-vous pu dire à mon fils que je souhaitais le revoir ?
demanda-t–il d’une voix vibrante d’émotion.
– Oui, mais je ne sais pas si j’ai réussi à le convaincre, expliqua
Bonnie prudemment.
Avouer au vieillard que son fils s’était joué d’elle, et donc
indirectement de lui, était au-dessus de ses forces. Andreas avait
tellement espéré une réconciliation, ou au moins une rencontre… Elle ne
se sentait ni le droit ni le courage de dissiper toutes ses illusions.
– Il va réfléchir, reprit-elle d’une voix mal assurée. Pour le moment, je
n’ai pas obtenu de résultats tangibles, mais il sait que vous regrettez votre
conduite. Peut-être finira-t–il par se laisser fléchir…
A l’autre bout du fil, il y eut un silence et, malgré la distance, Bonnie
perçut le désarroi d’Andreas.
– Allez-vous le revoir ? demanda-t–il enfin.
Le cœur de Bonnie se serra.
– Non, je ne pense pas, répondit-elle d’une voix étranglée. De toute
façon, pour le moment je suis en Angleterre, chez mes parents.
– Si j’arrive enfin à le rencontrer, je serais très heureux que vous soyez
présente ce jour-là, déclara Andreas. Jesuis sûr que cela faciliterait la
prise de contact, puisque vous le connaissez déjà.
Pauvre Andreas ! songea Bonnie. S’il avait su…
Non seulement Dimitri n’accepterait jamais de voir son père, mais sa
présence à elle était le cadet de ses soucis ! Mais cela, bien sûr, elle ne
pouvait pas le lui dire…
– Vous savez, Andreas, le jour où vous vous retrouverez devant lui, il
vous suffira de lui ouvrir votre cœur exactement comme vous l’avez fait
avec moi, lui assura-t–elle. Que j’assiste à l’entretien n’y changerait rien,
et pourrait même être contre-productif.
Après lui avoir réitéré les conseils de bonne hygiène de vie qui avaient
tant contribué à le remettre sur pied, Bonnie raccrocha, non sans lui avoir
promis de venir lui rendre visite dès qu’elle le pourrait.
Puis elle resta un long moment la tête appuyée sur la vitre, plein de
compassion pour le vieil homme solitaire qui, à plusieurs milliers de
kilomètres, espérait encore…
Si Dimitri Kyriakis n’avait pas eu un cœur de pierre, s’il n’avait pas
été enfermé dans son égoïsme et son orgueil, il se serait rapproché de son
père, adoucissant ainsi ses dernières années. Rien ne pouvait justifier une
telle insensibilité…

***

Il avait enfin cessé de pleuvoir, et Bonnie décida de sortir jardiner un


peu pour se changer les idées.
Son père, médecin généraliste, avait encouragé chez elle un intérêt
précoce pour les plantes : « Rien de tel qu’une petite marche dans la forêt
ou un tour au potager pour se remettre sur pied, avait-il coutume de dire.
Si la moitié de mes patients suivaient cet adage, ils s’économiseraient
bien des traitements. »
Décidée à appliquer à la lettre les conseils paternels,Bonnie s’empara
d’un sécateur et entreprit de tailler un rosier.
Elle s’apprêtait à jeter les déchets dans le compost quand un bruit de
moteur la fit sursauter. Il était à peine 16 heures, trop tôt pour le retour de
sa mère, qui assistait à une réunion municipale, ou celui de son père, parti
jouer au bridge tout l’après-midi.
Il devait s’agir d’un voisin, songea-t–elle, contrariée. Quelle guigne !
Elle n’avait pas la moindre envie de faire la conversation…
Elle se retourna de mauvaise grâce et aperçut aussitôt une limousine
noire aux vitres fumées dont le luxe paraissait tout à fait incongru dans ce
quartier paisible.
Le véhicule s’arrêta mais personne n’en sortit.
Qui pouvait-ce bien être ? s’interrogea-t–elle, perplexe. Elle n’eut pas
à attendre bien longtemps la réponse…
La portière s’ouvrit et elle crut avoir une vision quand elle reconnut
Dimitri.
Dans son costume gris, avec sa chemise blanche immaculée, ses
boutons de manchette en or, ses cheveux bruns soigneusement coiffés, il
avait une telle allure qu’elle en eut le souffle coupé.
Il était l’archétype de l’homme d’affaires à l’élégance raffinée.
Comment avait-elle pu le prendre aussi longtemps pour un simple
pêcheur ? Il était vraiment un redoutable comédien…
Elle posa son sécateur, secoua les brindilles qui parsemaient son jean
et se redressa, le cœur battant à tout rompre. Jamais elle n’avait éprouvé
une telle colère contre quelqu’un.
S’il était venu pour lui faire payer l’affront qu’elle lui avait fait avant
d’embarquer sur le ferry, elle saurait le remettre à sa place.
Il s’avança vers elle, une expression impénétrable sur le visage ; leurs
regards se croisèrent.
– Que fais-tu ici ? lança-t–elle en relevant le menton dans un geste de
défi.
– Nous avons des choses à régler, répondit-il.
Sa voix était rauque, d’une terrible sensualité, et elle lutta contre le
trouble qui, insidieusement, s’emparait d’elle. Comment pouvait-elle être
encore sensible à son charme après ce qu’il lui avait fait ? Alors qu’il
avait usé de son pouvoir de séduction pour mieux la duper ? s’interrogea-
t–elle, furieuse de sa propre faiblesse. Il ne savait que mentir, abuser de la
confiance d’autrui !
Paralysée, elle le vit avancer la main vers elle et retirer un pétale de
rose accroché à son épaule.
– Tu es charmante, en jardinière…, murmura-t–il en dardant sur elle un
regard insistant.
S’il croyait qu’il suffisait d’un compliment pour qu’elle lui tombe de
nouveau dans les bras, il se trompait ! songea-t–elle avec une rage
douloureuse. Il en serait pour ses frais…
– Je n’ai rien à te dire, asséna-t–elle d’une voix tremblante.
Il continua à fixer sur elle un regard insistant, accentuant encore son
malaise. Il fallait qu’il parte ! pensa-t–elle, affolée.
– Tu te trompes, déclara-t–il avec calme. J’ai des choses à discuter
avec toi, des choses qui pourraient t’intéresser. Je peux entrer ?
Elle hésita un instant, et comprit qu’elle ne se débarrasserait pas de lui
sans l’avoir écouté.
– Très bien, concéda-t–elle avec un soupir résigné. Entre. Mais
quelques minutes seulement…
– Ce sera suffisant, fit-il observer en la suivant dans la maison.
Bonnie se dirigea vers la cuisine et, d’un geste brusque qui trahissait sa
nervosité, lui fit signe de s’asseoir sur une chaise.
– Alors ? lança-t–elle. Dis ce que tu as dire une bonne fois pour toutes,
et disparais. Je n’ai aucune envie de te voir, au cas où tu n’aurais pas
compris…
La mâchoire crispée, Dimitri sembla accuser le coup. Il prit place sur
la chaise, croisa ses longues jambes et se redressa.
Cependant, c’est d’une voix parfaitement maîtrisée qu’il prit la parole.
– Je suis venu pour deux raisons. D’abord, je souhaiterais que tu
m’accompagnes auprès d’Andreas Papadiamantis, que je rencontre
demain. Ta présence serait précieuse, j’en suis certain. Je sais, je te
préviens tard, mais ce rendez-vous vient d’être fixé, et mon emploi du
temps ne me laissait guère de choix. De plus…
Il s’interrompit et la dévisagea avec une intensité qui ne fit
qu’augmenter le trouble de Bonnie. Que signifiait ce retournement de
situation ? pensa-t–elle, prise au dépourvu. Etait-ce un de ces plans
diaboliques dont il semblait avoir le secret ? Essayait-il encore de se
jouer de sa crédulité ? Dans quel but ? Pour achever de se venger de son
père ? Cela, elle ne le permettrait pas.
– De plus ? répéta-t–elle.
– Je veux savoir si tu es enceinte ou pas, expliqua-t–il posément.
J’aurais dû me protéger lorsque nous avons fait l’amour, j’ai commis une
erreur que je reconnais bien volontiers. Mais je n’imaginais pas que…
Il s’interrompit de nouveau et cette fois un frisson parcourut Bonnie,
tant le souvenir de cette nuit magique où elle s’était donnée à lui la
bouleversait, malgré la fin sordide de leur histoire.
– Il va sans dire que j’assumerai les conséquences de mes actes, reprit-
il. Si tu attends un enfant, Bonnie, je veux que tu m’épouses. Et je te
préviens tout de suite que c’est un point qui n’est pas négociable…
9.
L’arrivée de sa mère empêcha Bonnie de réagir. D’ailleurs, elle était si
stupéfaite qu’elle n’aurait pas été capable de prononcer le moindre mot.
La seule conclusion à tirer des paroles de Dimitri était qu’il était devenu
fou…
– Tu es là, ma chérie. Je te cherchais.
A cet instant, Mary Wade aperçut Dimitri et s’arrêta net.
– Mais je vois que tu as de la visite ! s’exclama-t–elle avec un regard
aussi intéressé qu’appréciateur pour ce bel inconnu.
Dimitri se leva et, devant Bonnie médusée, se lança aussitôt dans une
entreprise de séduction auprès de sa mère qui, à en juger par ses joues
soudain roses et son sourire béat, fonctionna à merveille.
En parfait gentleman, il commença par s’excuser de sa visite
intempestive et complimenta Mary sur la beauté de son jardin et le
charme de sa vieille maison au toit de chaume. Puis il lui expliqua qu’il
était le fils d’un patient de Bonnie qui la réclamait, et qu’il avait donc
pris la liberté de venir jusque chez eux pour plaider la cause de son père
et la convaincre de revenir passer quelques jours en Grèce.
– Le pauvre homme ! s’exclama Mary, compatissante. Je connais ma
Bonnie et son grand cœur, et je suis sûre qu’elle a tout de suite accepté de
vous suivre.D’ailleurs, ça tombe bien, elle n’a pas de contrat pour
l’instant. N’est-ce pas, ma chérie ?
Bonnie lança à sa mère un regard noir, mais il était trop tard. Son
arrivée inopinée lui avait au moins laissé le loisir de réfléchir à la
proposition de Dimitri.
Elle ne pouvait refuser.
Pas pour faire plaisir à Dimitri Kyriakis, bien sûr, mais pour Andreas,
dont elle imaginait la détresse et la solitude à cet instant.
***

Assise dans le confortable siège en cuir du jet privé de Dimitri, Bonnie


s’accordait quelques minutes de repos. Tout s’était enchaîné à une telle
vitesse qu’elle avait du mal à comprendre ce qui lui arrivait. Dès sa
décision prise, elle avait rassemblé quelques effets et était montée dans la
limousine, direction l’aéroport de Londres où les attendait l’équipage.
Comme s’il voulait absolument l’amadouer, Dimitri avait été aux petits
soins pour elle, la traitant comme une princesse ; mais son animosité
contre lui ne s’était pas calmée, bien au contraire.
Après ce qui s’était passé entre eux, le côtoyer ainsi constituait pour
elle un véritable supplice. Si cela n’avait été pour Andreas, elle n’aurait
jamais accepté de subir cette épreuve.
L’avion décolla dans un vrombissement discret.
Assis à ses côtés, Dimitri sortit un dossier de son attaché-case tandis
qu’une charmante hôtesse leur apportait une coupe de champagne.
Le visage tourné vers le hublot, Bonnie ignorait si ostensiblement la
présence de Dimitri qu’il finit par se pencher vers elle, sourire aux
lèvres.
– Tu n’es pas très communicative, fit-il observer.Ce qui n’a pas
toujours été le cas, je te le rappelle. Je t’ai connue plus… réactive.
Il fixa de façon insistante la naissance de ses seins que révélait
l’échancrure de son chemisier.
Quel manque de tact ! pensa Bonnie, scandalisée. Le regard entendu de
Dimitri en disait long sur ses pensées… Comment osait-il faire allusion à
la nuit qu’ils avaient passée ensemble ?
– Sache que je regretterai toute ma vie ce qui est arrivé sur l’île,
déclara-t–elle d’une voix sourde. Tu n’es qu’un menteur, et je déteste le
mensonge. J’ai été trop crédule, c’est vrai, mais tu t’es honteusement
joué de ma naïveté. J’ai commis une erreur de jugement que je ne me
pardonnerai jamais, et si elle a des conséquences je les assumerai. Seule.
Elle redressa la tête et le dévisagea sans fléchir. Malgré toute sa
morgue, son argent et sa puissance, elle n’avait pas peur de lui.
– Il n’est pas question que je t’épouse, enfant ou pas, asséna-t–elle
d’une voix coupante.
A son grand désarroi, il ne parut nullement affecté par sa véhémence.
Au contraire, avec un sourire plus charmeur que jamais, il prit le plateau-
repas que lui tendait l’hôtesse et installa posément sa serviette sur ses
genoux.
Le déjeuner était digne d’un restaurant cinq étoiles, pensa Bonnie en
découvrant une salade de homard et un foie gras mi-cuit. En d’autres
circonstances, elle aurait fait honneur aux mets, mais elle se sentait si
tendue qu’elle n’avait pas le moindre appétit.
Jamais elle ne s’était sentie aussi déstabilisée, aussi humiliée. Dimitri
semblait jouir de l’avoir contrainte à l’accompagner. Encore une fois, il
avait obtenu ce qu’il voulait, en utilisant les méthodes abjectes dont il
avaitle secret : les mensonges, le chantage, les pressions de tous ordres…
Elle le détestait !
– Tu ne manges pas ?
– Non. Je n’ai pas faim.
– Dommage, j’ai un excellent chef, fit-il observer d’un ton neutre.
Il se redressa sur son siège et leurs cuisses se frôlèrent. Bonnie eut le
plus grand mal à réprimer un frisson.
L’espace d’un instant, elle se remémora ses caresses d’une infinie
tendresse, ses baisers ardents, le plaisir qu’ils avaient éprouvé dans les
bras l’un de l’autre, dans ce qu’elle avait pris alors pour un moment de
communion absolue.
Comment avait-elle pu se tromper à ce point ? Comment avait-il pu
jouer la comédie avec un tel talent ?
– Ecoute, Dimitri, dit–elle après un silence, que les choses soient
claires. Si je suis ici, c’est pour ton père. D’une part, je ne veux pas que
tu lui fasses de mal, et d’autre part, je sais qu’il sera soulagé de m’avoir à
ses côtés. Pour tout te dire, je ne comprends toujours pas pourquoi tu as
finalement accepté de le rencontrer alors que tu lui voues une haine
farouche. J’espère que tu n’es pas encore une fois en train de m’utiliser
pour assouvir ta vengeance…
Il sembla réfléchir un moment avant de lui répondre :
– Tu veux des explications ? Je vais t’en donner. Quand j’ai fait ta
connaissance, j’ai cru que mon père t’avait envoyée pour me séduire et
me convaincre de ne pas l’acculer à la faillite. Je te prenais pour une call-
girl habituée à vendre ses charmes au plus offrant. La suite des
événements m’a ouvert les yeux. Tu étais vierge, et…
– Ceci ne cadrait pas avec tes a priori, coupa Bonnie avec une ironie
glaciale. Quel choc tu as dû ressentir ! Pour un peu, je te plaindrais
presque.
Il ignora sa remarque sarcastique.
– Quelle est la nature exacte de tes rapports avec mon père ? demanda-
t–il d’un air concentré.
– Je suis son infirmière, il est mon patient. Mais bien sûr, tu ne vas pas
me croire, ce n’est pas assez pervers pour toi !
De nouveau, il affecta de ne pas avoir entendu.
– J’ai également besoin de comprendre pourquoi, après plus de vingt
ans, il a cherché à reprendre contact avec moi, ajouta-t–il. Excuse-moi,
mais les remords tardifs, dans son cas, cela m’étonne…
Désabusée, Bonnie ferma les yeux. Pourquoi se fatiguer à expliquer à
cet être sans cœur que son père avait tout simplement voulu faire la paix
avec lui-même avant de mourir ? Et qu’il sollicitait le pardon de son
fils ?
Elle poussa un profond soupir et dévisagea Dimitri avec une extrême
lassitude.
– Si tu n’es pas capable de revoir ton jugement sur Andreas, cette
rencontre devrait être annulée, dit-elle enfin. Tu perds du temps, et tu me
fais perdre le mien. Et surtout, mieux vaut éviter à ton père un
traumatisme supplémentaire, sa santé n’y résisterait pas.
– Tu es donc si occupée, Bonnie ? rétorqua Dimitri d’une voix
railleuse. Ton pseudo-fiancé t’attend ?
Outrée, elle le fusilla du regard.
– Pseudo ? Pas le moins du monde ! protesta-t–elle avec vigueur. Le
baiser que nous avons échangé sur le port n’avait rien de pseudo, il me
semble ! Et inutile de prétendre le contraire, je sais que tu nous as vus.
Il eut un sourire qui l’exaspéra.
– Je ne suis pas né de la dernière pluie, Bonnie, fit-il observer avec
calme. Figure-toi qu’en y réfléchissant, j’ai trouvé étrange la façon dont
tu t’es précipitée dans les bras de ce charmant garçon dès que tu m’as
aperçu. Aussi t’ai-je fait suivre jusqu’à Londres, et mon informateur m’a
fourni les éléments que je voulais. En vousquittant à Heathrow, non
seulement Troy et toi ne vous êtes pas embrassés, mais vous ne vous êtes
même pas salués ! Les photos sont éloquentes : il a une mine de chien
battu, et tu as l’air totalement indifférent.
Rouge de colère, Bonnie écarquilla les yeux.
– Tu m’as fait suivre ? s’exclama-t–elle. C’est une honte !
– Non, une méthode très éprouvée. Et j’ai un détective de choc qui a
pour nom Stavros ! Je suis sûr que ça te dit quelque chose…
Et pour bien lui signifier qu’il avait eu le dernier mot, il s’empara de
ses dossiers et se mit à les consulter comme si elle était soudain devenue
transparente.

***

Bonnie enfila la robe la plus passe-partout qu’elle put trouver dans sa


valise : pour rien au monde elle ne voulait avoir l’air de faire des efforts
pour Dimitri…
Pas de maquillage, de minuscules perles en guise de boucles d’oreilles,
des sandales plates et un chignon : elle n’attirerait vraiment pas les
regards masculins, et c’est précisément ce qu’elle souhaitait.
Ils avaient fait une courte étape dans le magnifique appartement que
Dimitri possédait à Athènes, un loft à la décoration ultramoderne qui
donnait sur le Parthénon illuminé.
Passer la nuit dans le même lieu que Dimitri était la dernière chose
dont elle avait envie. En effet, de sa part, elle s’attendait à tout, même à
ce qu’il tente de profiter de la situation en se glissant dans son lit. Et dans
ce cas, elle préférait ne pas imaginer sa propre réaction… Bien sûr, elle le
haïssait comme elle n’avait jamais haï personne, mais son pouvoir de
séduction était tel, le souvenir de leurs ébats encore si merveilleux dans
sonesprit qu’elle avait craint de ne pouvoir maîtriser les pulsions qui,
immanquablement, la pousseraient vers lui.
Par bonheur, il n’avait fait aucune tentative pour la rejoindre, et elle
préférait ne pas savoir si elle en éprouvait du soulagement ou du dépit.
Par la fenêtre ouverte de sa chambre, le soleil pénétrait à flots, et les
bruits assourdis de la ville lui parvenaient indistinctement.
En d’autres temps, elle aurait été ravie de se retrouver à Athènes et de
s’imprégner de l’effervescence de cette grande ville.
Mais ce qui l’attendait n’était guère enthousiasmant… D’abord, elle
allait devoir affronter Dimitri en tête à tête, ce qui en soit était déjà une
punition. Et surtout, la rencontre entre le père et le fils s’annonçait
délicate : elle craignait par-dessus tout que Dimitri n’en profite pour
achever d’accabler Andreas. De toute façon, et quelle que soit l’issue de
cette réunion, elle exigerait de repartir pour Londres par le premier avion
dès qu’ils se seraient parlé.
Après avoir bouclé son sac de voyage, elle se décida, la mort dans
l’âme, à quitter sa chambre et à affronter son hôte.
Il était dans la cuisine, une vaste pièce à l’équipement haut de gamme,
magnifique avec ses parois en acier brossé, son carrelage noir et sa table
en marbre, mais dénuée de toute chaleur.
On devinait immédiatement qu’elle était l’œuvre d’un décorateur en
vue, qu’elle avait dû coûter une petite fortune, et que personne ou
presque n’y mangeait jamais…
Bonnie songea tout à coup à la grande cuisine de ses parents, où ils
avaient partagé tant de repas animés dans un joyeux désordre. Les
placards auraient eu besoin d’un bon coup de peinture, le réfrigérateur
était presque une antiquité, les simples chaises de bois offraient unconfort
limité, mais la pièce tout entière était un havre de convivialité et de
chaleur.
Si Dimitri n’avait pas été un être aussi méprisable, elle aurait presque
ressenti de la pitié pour lui, se dit-elle. Car son appartement, aussi beau
que glacial et impersonnel, prouvait si besoin était à quel point il était
seul dans l’existence.
Comment aurait-il pu en être autrement ? Il ne vivait que pour ses
sociétés, et pour assouvir sa haine pour son père, au point de refuser toute
tentative de réconciliation. Pire encore, il n’avait que mépris pour les
autres, comme le montrait la façon dont il s’était comporté avec elle.
Non, décidément, sa solitude, il la méritait.
Il était debout devant un plan de travail et ne l’entendit pas arriver.
Ainsi, elle eut tout loisir d’admirer sa haute et élégante silhouette, si
harmonieusement virile avec ses larges épaules, ses hanches étroites et
ses interminables jambes…
Pourquoi était-il doté d’un pouvoir de séduction aussi magnétique ?
s’interrogea-t–elle, découragée. Après ce qu’il lui avait fait, elle n’aurait
même pas dû le regarder, et voilà qu’elle ne pouvait pas détacher ses
yeux de lui !
Il se retourna brusquement et lui sourit, achevant de la déstabiliser.
Avec son polo noir dont le col ouvert laissait apparaître la toison brune
qui, elle ne le savait que trop, lui couvrait le torse, il était tout simplement
splendide.
– Bien dormi ? demanda-t–il de sa voix grave.
– Très bien, mentit-elle.
Elle but en silence la tasse de café qu’il lui avait servie et constata que,
pas plus qu’elle, il ne touchait aux viennoiseries pourtant fort
appétissantes disposées dans une corbeille en osier.
Eprouvait-il de l’appréhension à l’idée de se retrouver en présence de
son père ? Elle écarta bien vite cette hypothèse : Dimitri Kyriakis n’avait
pas de cœur.
***

Comme d’habitude, les rues d’Athènes étaient encombrées par les


embouteillages, mais Dimitri, qui connaissait la ville comme sa poche, se
faufila dans les petites rues. Très vite, ils atteignirent le quartier
résidentiel où vivait Andreas.
Sans échanger la moindre parole…
Dimitri semblait concentré sur la conduite, et Bonnie n’avait pas la
moindre envie de faire des efforts de conversation. De temps à autre, elle
lui jetait un regard en coin, admirant malgré elle son profil racé, son haut
front, le dessin élégant de sa bouche sensuelle.
Puis elle détournait les yeux, se reprochant encore et toujours sa propre
faiblesse.
Au moment où ils s’engageaient sur l’allée de gravier qui menait à la
vaste demeure, elle se tourna vers Dimitri, cédant à une soudaine
impulsion.
– Je t’en prie, essaie de ménager ton père, demanda-t–elle d’une voix
suppliante.
– Tu es si attachée à lui ? rétorqua-t–il en fronçant les sourcils.
Elle réfléchit un instant.
– Oui : j’ai rencontré beaucoup de patients dans ma courte carrière, et
je peux t’assurer qu’Andreas impose le respect. Par son courage, sa
volonté d’affronter la mort en toute lucidité. S’il lutte tant pour rester
vivant, c’est parce qu’il veut régler des choses avec toi. Ne le déçois
pas…
Dimitri ne prononça pas une parole et elle fut incapable de dire si sa
réponse le laissait indifférent, l’agaçait ou le troublait. Quoi qu’il en soit,
elle ferait tout pour qu’Andreas ne souffre pas de cette entrevue dont il
attendait tant.
Elle sortit de la voiture le cœur battant, et un largesourire éclaira son
visage quand elle aperçut Maria qui les attendait en haut du perron.
Maria, la fidèle gouvernante d’Andreas, dont le dévouement n’avait
d’égal que l’énergie.
– Bonnie ! s’exclama-t–elle en se précipitant vers elle. Comme c’est
bon de vous revoir !
Les deux femmes s’étreignirent longuement, sous le regard
impénétrable de Dimitri.
Puis Maria s’écarta et tendit la main à ce dernier.
– Bonjour, dit-elle, votre père est prêt à vous recevoir. Je vous
emmène ?
Elle pénétra dans la maison et traversa le vaste hall, suivie de Dimitri
et de Bonnie. Enfin, elle s’arrêta devant la bibliothèque.
– Il est là, annonça-t–elle d’une voix étranglée, car elle savait elle aussi
combien cette rencontre comptait pour le vieil homme.
– Parfait, fit Dimitri d’un ton neutre, avant de se tourner vers Bonnie.
Je te retrouve tout à l’heure.
– Mais…, protesta-t–elle, interloquée.
– Non, tu ne viens pas, asséna-t–il d’un ton ferme. Ce qui va se passer
à présent de l’autre côté de cette porte ne regarde que mon père et moi.
Tu le verras juste après.
Devant son regard soudain paniqué, il s’interrompit un instant.
– Tu n’as pas à t’inquiéter pour lui, ajouta-t–il d’une voix plus douce.
Sur ces mots, il tourna le dos aux deux femmes et pénétra dans la pièce
après avoir frappé discrètement.

***

Il semblait si déterminé que Bonnie n’osa pas insister, de peur de


provoquer un esclandre qui n’aurait fait que perturber plus encore
Andreas.
Mais c’est la mort dans l’âme qu’elle vit Dimitris’introduire dans la
bibliothèque. Comme le loup dans la bergerie, songea-t–elle avec
angoisse. Elle eut une pensée émue pour le vieillard affaibli qui attendait
son fils, et pria pour que tout se passe bien.
Maria s’était éclipsée, appelée par la gestion quotidienne de la maison.
Pour passer le temps et tenter de calmer sa nervosité, Bonnie arpenta le
grand parc dans lequel elle s’était si souvent promenée. Tête baissée, bras
croisés, elle était trop préoccupée pour regarder autour d’elle, et resta
donc pour une fois insensible à la beauté majestueuse des oliviers
centenaires, à la grâce éthérée des pins parasols, au parfum enivrant des
lavandes et des santolines.
Le temps passait avec une horrible lenteur ! Etait-ce bon ou mauvais
signe ? L’impatience de Bonnie croissait de minute en minute. A bout de
nerfs, elle s’assit sur la pierre moussue du vieux bassin circulaire et se
mit à contempler les nénuphars en fleur.
Soudain, elle sursauta violemment en entendant la voix d’Andreas.
– Ah ! vous voilà, Bonnie ! s’exclama-t–il en apparaissant derrière un
massif de lauriers-roses. Je sais combien vous aimez ce coin du parc,
j’étais sûr de vous trouver là…
Devant son visage détendu, Bonnie éprouva un intense soulagement. A
l’évidence, les choses s’étaient bien passées entre les deux hommes.
Mille questions lui brûlaient les lèvres, mais ce n’était ni le lieu ni le
moment de les poser à Andreas, d’autant que Dimitri venait de les
rejoindre.
Son expression était aussi impénétrable que celle d’Andreas était
sereine, et elle s’étonna de ce décalage. Apparemment, pour Dimitri,
certains problèmes n’étaient pas réglés. Mais lesquels ? Et pourquoi
Andreas semblait-il, lui, si apaisé ?
– Oui, ce petit bassin possède un délicieux charme suranné, confirma-
t–elle d’une voix mal assurée. C’est un véritable havre de paix…
Andreas s’approcha d’elle et lui posa la main sur l’épaule dans un
geste plein d’affection.
– Merci de ce que vous avez fait pour moi, murmura-t–il d’une voix
rauque. Allons prendre un verre, et ensuite Maria nous servira à déjeuner
à tous les trois.
Bonnie lui sourit. Contre toute attente, elle avait mené à bien sa
mission : père et fils allaient partager un repas, n’était-ce pas là le plus
beau des symboles ?
Mais sa joie fut de courte durée.
– Merci de cette invitation, mais je crois que nous allons devoir la
décliner, Bonnie et moi. Il se trouve que nous avons des choses à régler
tous les deux, asséna Dimitri avec un calme qui n’augurait rien de bon.

***

Vingt minutes plus tard, après des adieux écourtés, ils se retrouvèrent
dans la voiture de Dimitri.
Bonnie s’était laissé faire, ne voulant pas ajouter encore à la déception
d’Andreas qui aurait tant souhaité les garder à déjeuner. Mais elle lui
avait assuré qu’ils reviendraient bientôt.
– Qu’avons-nous à régler tous les deux, si je peux me permettre de
poser la question ? demanda-t–elle à Dimitri d’un ton froid, tout en
bouclant sa ceinture de sécurité.
Il lui lança un regard furieux avant de mettre le contact.
– Mon père me dit qu’il t’a proposé de t’épouser, déclara-t–il. Est-ce
exact ?
10.
Choquée par ce ton inquisiteur, Bonnie prit le parti de ne pas répondre
à la question de Dimitri.
– Ceci ne te regarde pas, rétorqua-t–elle d’une voix coupante.
L’important, c’est ce déjeuner que tu as si cruellement refusé à Andreas !
Après tant d’années, tu aurais au moins pu accepter de prendre un verre
avec lui. Il avait l’air terriblement désappointé…
– Parce que je lui ai enlevé sa fiancée ? suggéra Dimitri en haussant les
sourcils.
Bonnie décida d’ignorer cette remarque.
– Comment s’est passé votre entretien ? interrogea-t–elle. Avez-vous
réussi à trouver un terrain d’entente ?
Cette fois, ce fut Dimitri qui garda le silence : il lui rendait la monnaie
de sa pièce.
De toute façon, peu lui importait qu’il refuse de la renseigner… Dès
que possible, elle appellerait Andreas qui lui raconterait tout.
– Tu n’as pas répondu à ma question, enchaîna Dimitri comme si elle
n’avait rien dit. Vas-tu l’épouser, oui ou non ? Ou préfères-tu attendre
dans l’espoir de décrocher une meilleure proie ? Peut-être serait-ce
préférable ! Je te rappelle que mon père est beaucoup moins riche qu’il
ne l’a été…
Il avait les traits crispés, l’air furieux. Exactement comme s’il était
jaloux, songea Bonnie, étonnée.
– Mettons les choses au point une bonne fois pour toutes, rétorqua-t–
elle sèchement. En effet, il m’a proposé un mariage blanc, mais dans le
seul but de me mettre à l’abri du besoin. Il voulait assurer mon avenir,
c’est tout, pour m’exprimer sa gratitude pour la façon dont je me suis
occupée de lui. Il n’y a jamais rien eu d’autre entre nous, je te le répète.
– Rien d’autre ?
– Non. Rien d’autre, confirma-t–elle, de plus en plus agacée par son
insistance.
– J’en doute fort. Tout homme digne de ce nom n’a qu’une envie en te
voyant, et tu sais très bien laquelle…, déclara Dimitri d’une voix soudain
rauque.
Un silence prolongé s’instaura dans l’habitacle, chargé d’une soudaine
tension…
Pourquoi Dimitri faisait-il de nouveau allusion à ce qui s’était passé
entre eux ? pensa Bonnie, bouleversée. Comment avait-il la cruauté
d’évoquer des moments qui l’avaient marquée à jamais et qui, pour lui,
n’avaient eu aucune signification ?
Il tourna la tête vers elle et, dans son regard, elle lut sans aucune
ambiguïté l’éclat d’un désir brut qui la déstabilisa profondément.
Elle devait se ressaisir ! se dit-elle, affolée. Il était assez pervers pour
tenter de la déstabiliser en jouant de son charme : il fallait absolument
briser ce silence de plus en plus électrique, dire quelque chose, n’importe
quoi, mais faire diversion !
– Si ce n’est pas trop te demander, où allons-nous ? demanda-t–elle
d’une voix qui par miracle ne tremblait pas.
– Chez moi, dans la maison que je possède à l’extérieur d’Athènes.
L’idée de se retrouver en tête à tête avec lui acheva de la troubler.
– Je n’ai rien à faire chez toi, fit-elle observer.Dépose-moi à l’aéroport,
s’il te plaît. J’ai l’intention de prendre le premier vol pour Londres.
Il se tourna vers elle et lui lança un de ces sourires irrésistibles dont il
avait le secret…
– Voyons, Bonnie, pourquoi une telle précipitation ? rétorqua-t–il.
Profite un peu de ton séjour en Grèce ! Je sais par Mary que tu n’as pas
de contrat pour l’instant et que tu rêves de visiter un peu notre beau
pays… Ce serait dommage de repartir si vite.
Sa voix grave vibrait d’une façon terriblement sensuelle, et dans ses
yeux noirs brillait une lueur équivoque.
– Mon emploi du temps ne te regarde pas, répliqua-t–elle après un
silence. Je veux rentrer, c’est tout !
Les traits de Dimitri se figèrent, sa voix se fit impérieuse.
– Tu ne quitteras la Grèce que quand j’aurai la certitude que tu ne
portes pas mon enfant, déclara-t–il d’un ton qui n’admettait pas la
réplique. Si tu n’es pas enceinte, je te rendrai ta liberté. Et dans le cas
contraire, nous nous marierons.
Bonnie écarquilla les yeux, horrifiée.
– Mais c’est un véritable kidnapping ! s’écria-t–elle. Un mariage
forcé ? Je rêve ! Nous ne sommes pas au Moyen Age !
Il ralentit et la dévisagea longuement.
– Bonnie, je veux que tu sois ma femme, déclara-t–il d’un ton grave.
Sache que tu es la première à entendre ces paroles. Avant de te connaître,
l’idée même de les prononcer ne m’était jamais venue à l’esprit.
Elle resta bouche bée, incapable de réagir. Où voulait-il en venir ?
Etait-ce une de ses stratégies perverses ? Un mensonge supplémentaire ?
Mais il semblait si convaincu, solennel presque… Comment ne pas
être ébranlée ?
En plein désarroi, elle s’efforça de garder son calme et se remémora
les exceptionnels talents de comédiende Dimitri. Probablement avait-il
décidé de la gratifier d’un de ces numéros d’acteur dont il avait le
secret…
Elle ne réalisa qu’il avait arrêté la voiture que quand il coupa le
moteur.
– Les quelques jours que nous allons passer ensemble nous
permettrons de mieux nous connaître, murmura-t–il en la dévisageant
avec gravité.
Comme dans un rêve, elle le vit avancer la main, puis sentit ses doigts
lui effleurer la joue en une caresse si légère et si sensuelle à la fois
qu’elle en eut le souffle coupé.
Puis, d’un geste furtif et délicieusement intime, il releva une de ses
boucles blondes qu’il lui glissa derrière l’oreille.
Le cœur de Bonnie se mit à battre la chamade.
– Ne me touche pas, balbutia-t–elle.
Sa mise en garde n’eut aucun effet, et elle songea avec horreur qu’il ne
pouvait pas ne pas avoir perçu son trouble.
Comme s’il s’agissait d’une initiative parfaitement normale, il se mit
alors à lui retirer une à une les épingles de son chignon.
– Tu es si belle les cheveux dénoués…, murmura-t–il en libérant ses
boucles blondes qui se répandirent sur ses épaules.
Il s’attarda sur sa nuque et lui effleura la peau, ce qui déclencha en elle
une onde de plaisir. Elle ferma les yeux, subjuguée. Il avait sur elle un
pouvoir contre lequel elle ne pouvait lutter, comprit-elle avec effroi. Il
suffisait qu’il la touche pour que son corps tout entier s’embrase, pour
que la fièvre s’empare d’elle.
Brusquement, il se détourna d’elle et sortit de la voiture. Quelques
secondes plus tard, il lui ouvrait galamment sa portière, et ce court laps
de temps permit à Bonnie de se reprendre.
Comment pouvait-elle oublier la duplicité de Dimitri ? se dit-elle. Son
entreprise de séduction avait forcément un motif caché : elle devait rester
sur ses gardes. Plus il était charmeur, beau et attirant, plus elle devait se
méfier.
Elle sortit à son tour de la voiture sans prendre la main qu’il lui tendait.
Elle connaissait sa vulnérabilité, et savait que tout contact physique avec
lui, même le plus anodin, était dangereux…
– Viens que je te fasse faire le tour du propriétaire, lança-t–il en
prenant son sac de voyage dans le coffre.

***

La petite maison nichée dans les vignes était un véritable paradis,


songea Bonnie en s’engageant sur l’allée herbeuse qui menait à la vieille
bâtisse.
Comment ne pas tomber sous le charme des dalles disjointes de la
terrasse où courait une treille au tronc noueux, du puits qui trônait au
milieu de la cour, des petites fenêtres entourées de vigne vierge ?
– Un endroit de rêve, dut-elle reconnaître, conquise. D’une étonnante
simplicité… J’avoue que je t’imaginais dans un autre décor.
– Alors tu me connais bien mal. J’aime les lieux simples qui ont une
histoire, expliqua-t–il. Ici, des paysans ont cultivé la terre, planté la
vigne, tiré l’eau du puits. Des gens simples eux aussi, et je respecte leur
histoire. Je ne veux rien changer à ce lieu.
Elle lui jeta un regard en coin, surprise par ce soudain accès de
lyrisme. Etait-il moins froid et calculateur qu’elle avait pu le penser ?
S’avérait-il capable d’éprouver des émotions ? En tout cas, il semblait
réellement attaché à cette propriété…
– Assieds-toi, je vais chercher des boissons fraîches, dit-il quand ils
furent dans la pièce principale, qui faisait office de salon et de salle à
manger.
Il lui fit signe de s’installer sur un des deux canapés recouverts de lin
placés devant la cheminée, de part et d’autre d’une simple table basse en
rotin.
Une fois assise, Bonnie prit le temps d’admirer les meubles rustiques à
la merveilleuse patine, la table de ferme en chêne avec ses chaises
paillées.
Dimitri revint quelques minutes plus tard avec une bouteille de
champagne et deux flûtes.
– Anna, la dame qui s’occupe de la maison pour moi, nous a préparé
un déjeuner froid, annonça-t–il en lui tendant une flûte. J’espère que tu as
faim ! Elle se vexe terriblement s’il y a des restes…
Pourquoi avait-elle accepté de le suivre chez lui ? se demanda Bonnie
en trempant machinalement ses lèvres dans la coupe. Elle n’aurait pas dû
se trouver là, à boire ce champagne, à faire comme si tout était normal
entre eux. Mais une force indépendante de sa volonté l’empêchait de se
lever, de décréter qu’elle n’avait rien à faire et d’exiger que Dimitri
l’amène à l’aéroport…
– Tu crois que tu te plairas ici ? demanda-t–il tout à coup en levant son
verre.
Comment osait-il lui poser cette question absurde ? songea-t–elle,
exaspérée. De colère, elle faillit avaler de travers.
– Mais comment dois-je te le dire pour que tu comprennes, Dimitri !
s’exclama-t–elle. Il n’est pas question que je vive avec toi. Bébé ou
pas…
Elle reposa sa coupe sur la table si brutalement que le champagne
déborda. Et si elle portait l’enfant de Dimitri ? se dit-elle soudain avec
une bouffée de joie qui la surprit et l’effraya tout à la fois. Elle ne voulait
pas penser à cette éventualité dont l’idée même la bouleversait.
– Ce qui s’est passé sur l’île était une erreur, déclara-t–elle. Disons que
je me suis laissé emporterpar le romantisme des lieux, le clair de lune, le
bruit des vagues…
Il lui lança un regard circonspect.
– Tu en parles comme si c’était un événement sans importance, alors
que pour toi c’était la première fois. N’est-ce pas paradoxal ? rétorqua-t–
il.
Profondément déstabilisée par sa remarque, Bonnie détourna les yeux.
Il avait raison : tout était paradoxal dans la relation qu’elle avait avec
Dimitri. Et elle savait parfaitement que les heures qu’elle avait passées
dans ses bras avaient infléchi le cours de son existence pour toujours.
Mais il n’était pas question qu’il s’en rende compte.
– Ce n’est pas la question, répliqua-t–elle. Cette idée de mariage est
totalement absurde. Si je suis enceinte, nous trouverons une solution,
comme deux adultes raisonnables. Mais il n’est pas question que je
t’épouse !
– Ce n’est pas un si grand sacrifice, me semble-t–il, fit observer
Dimitri avec ironie. Si je ne craignais pas de passer pour un vantard, je
dirais que beaucoup de femmes en ont rêvé, et en rêvent encore.
Elle le foudroya du regard.
– Comment pourrais-je épouser un homme qui a une si piètre opinion
de moi ? lança-t–elle, la rage au cœur. Qui m’accuse ni plus ni moins
d’être une prostituée ? De séduire un vieillard pour récupérer sa
fortune ?
Elle s’attendait à ce qu’il relance la polémique, mais il n’en fit rien…
– C’est vrai, Bonnie, tu as raison, enchaîna-t–il d’une voix grave. Pour
la première fois de ma vie, j’ai commis une grave erreur de jugement, et
je ne me la pardonne pas. Ma seule excuse est que j’étais jaloux,
stupidement jaloux ! Et comme c’était la première fois de ma vie que
j’éprouvais un tel sentiment, je n’ai passu le gérer. J’ai été terriblement
injuste avec toi. Tu as raison de m’en vouloir.
Elle le regarda, incrédule. Dimitri avouant son erreur ? Elle devait
avoir mal entendu ! Puis le doute la saisit. Pour une fois, il semblait
sincère…
– Tu ne cessais de me parler des sentiments qui te liaient à mon père,
de tout ce que tu étais prête à faire pour lui, reprit-il d’une voix sourde.
J’en étais malade ! La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est
quand mon père m’a expliqué qu’il t’avait demandée en mariage.
Il baissa la tête, et sa voix se brisa.
– Je ne l’ai pas supporté, conclut-il dans un souffle.
Pourquoi un tel aveu ? se demanda Bonnie, en plein désarroi. Etait-il
blessé dans son orgueil de mâle, ou tenait-il un peu à elle ? Mais si,
contre toute attente, elle avait de l’importance à ses yeux, n’était-ce pas
uniquement parce qu’elle portait peut-être son enfant ?
Où était le faux, où était le vrai ? Dimitri était-il encore une fois en
train de jouer la comédie ? Pourtant, à cet instant, devant son expression
tendue, sa nervosité presque palpable, elle aurait presque pu croire qu’il
était réellement affecté.
Il lui prit les mains. En toute logique, elle aurait dû les retirer, mais elle
en fut incapable.
– Je savais qu’avec toi, ce serait exceptionnel, murmura-t–il en captant
son regard. Je l’ai su dès que j’ai vu ta photo…
Interloquée, elle le dévisagea en fronçant les sourcils. Elle n’y
comprenait plus rien. A quelle photo faisait-il allusion ?
– De quoi veux-tu parler ? balbutia-t–elle d’une voix à peine audible.
– C’est vrai, tu ne peux pas être au courant. Laisse-moi t’expliquer…
Depuis des années, je fais surveiller mon père, avec lequel, comme tu le
sais, jesuis en guerre ouverte. Un beau jour, malgré tous leurs efforts, les
détectives que j’avais engagés ont perdu sa trace pendant trois mois. Je
sais aujourd’hui que mon père s’était retiré de la vie publique car il
voulait à tout prix cacher sa maladie à ses concurrents, de peur de perdre
définitivement tout crédit professionnel. Un détective particulièrement
obstiné a fini par le dénicher dans la villa qu’il venait discrètement
d’acquérir. Il en a rapporté des photos de toi en maillot de bain au bord
de la piscine. Si belle, si désirable… Comment n’aurais-je pas conclu que
tu étais la nouvelle compagne de mon père ?
Il se rapprocha d’elle sans lui lâcher la main et la frôla de la cuisse.
Bonnie s’écarta de lui comme s’il l’avait brûlée, tant ce simple contact
l’électrifiait. Une atmosphère différente s’installa tout à coup dans la
pièce, chargée d’une sensualité prégnante.
Eperdue, Bonnie se renfonça dans le canapé, aussi loin de Dimitri que
possible.
– Mais voyons, tu te trompais ! protesta-t–elle faiblement. J’étais son
infirmière, rien de plus…
Dans les yeux noirs de Dimitri elle lut l’éclat du désir, et son émotion
s’accentua encore.
– Peut-être, mais quel patient pourrait résister à une infirmière aussi
séduisante ? murmura-t–il de sa voix grave. Aussi sexy…
Il porta la main de Bonnie à sa bouche et déposa un baiser léger sur sa
paume. Ses lèvres étaient douces, délicieusement chaudes, leur caresse si
bouleversante que Bonnie fut saisie d’un frisson.
Reprenant par miracle le contrôle d’elle-même, elle retira brutalement
sa main. S’il croyait l’amadouer avec son numéro de charme, il se
trompait lourdement, tenta-t–elle de se convaincre.
– Imagine ma stupéfaction quand j’ai croisé sur mon île perdue la
superbe créature de la photo. Quandj’ai appris qu’elle était à ma
recherche, reprit-il comme s’il n’avait pas remarqué son geste de
défiance.
– Et la mienne d’apprendre que, tout ce temps, tu m’as laissée dans
l’erreur sans me révéler ta véritable identité, enchaîna-t–elle d’un ton
amer. Je ne te pardonnerai jamais de t’être ainsi moqué de moi…
Le cœur serré, elle se remémora leurs ébats, le plaisir qu’ils s’étaient
donné mutuellement, le bonheur de ne faire plus qu’un avec lui…
Comment avait-elle pu être assez sotte pour croire à toutes ces sornettes,
pour imaginer que cette nuit magique avait compté pour lui ? Tout en la
possédant, il devait rire à l’idée qu’elle le prenait pour un simple pêcheur.
Et elle n’avait rien vu, rien deviné ! Elle s’était laissé berner comme une
adolescente rêvant au Prince Charmant !
Si tout ça n’avait pas été aussi pitoyable, elle en aurait presque ri…
– Tu aurais dû me dire qui tu étais. Alors je t’aurais transmis le
message de ton père et j’aurais quitté l’île aussitôt, ajouta-t–elle d’une
voix étranglée. Mais tu as gardé le silence, tu as honteusement profité de
la situation, de ma naïveté.
– J’ai tiré profit de la situation, tu as raison, mais pas dans le sens où tu
l’entends. Etant donné les rapports exécrables que j’entretenais avec
Andreas, j’étais convaincu qu’il t’avait envoyée sur l’île dans l’intention
au mieux de m’espionner, au pire de me nuire. J’ai décidé de ne pas te
révéler mon identité pour mieux le prendre à son propre piège, précisa-t–
il.
Il marqua une pause.
– La colère ne fait qu’ajouter à ton charme, constata-t–il de sa voix
mâle aux accents sensuels.
Le plaisir absurde que provoqua en elle ce compliment exaspéra
Bonnie. Comment pouvait-elle faire preuve d’une telle inconséquence ?
Il essayait juste de la déstabiliser !
– Comment as-tu pu te taire aussi longtemps ? s’exclama-t–elle après
un silence.
– Crois-moi ou non, mais je m’apprêtais à tout te révéler le soir où je
t’ai raccompagnée chez Athena, expliqua-t–il. Malheureusement, elle
m’a reconnu, et alors il était trop tard… Le lendemain, tu quittais l’île, en
galante compagnie, dois-je te le rappeler…
A ces mots, Bonnie se mit à réfléchir. Et s’il disait vrai ? S’il s’était
rendu compte ce jour-là qu’elle n’était pas l’intrigante sans scrupule pour
laquelle il la prenait ? Peut-être le fait de la savoir encore vierge lui avait-
il fait changer d’avis…
L’intervention d’Athena, puis la présence de Troy avaient tout
bouleversé. Qui sait ce qui se serait passé autrement ? Dimitri lui aurait-il
parlé, comme il le prétendait ? s’interrogea-t–elle, en plein désarroi.
Jamais elle ne s’était sentie aussi perdue, aussi vulnérable. Si Dimitri
disait vrai, alors peut-être pouvait-elle se laisser enfin aller à l’aimer, au
lieu de refouler les forces qui la poussaient vers lui ?
Cette pensée était si troublante qu’elle préféra l’écarter de son esprit…
11.
Par bonheur, Dimitri se leva soudain et suggéra une visite de la
propriété. Avait-il perçu son désarroi ? Souhaitait-il lui donner le temps
de se reprendre ? En tout cas, elle lui sut gré de cette diversion…
Il la conduisit d’abord dans la petite pièce qui lui tenait lieu de bureau,
à la fois très simple par sa décoration et très sophistiquée par les moyens
de communication dernier cri dont il disposait pour gérer ses affaires
dans le monde entier. Puis il lui montra les deux chambres avec leurs
salles de bains à l’ancienne.
Une fois terminé le tour du propriétaire, ils s’installèrent dans la
cuisine où les attendait une légère collation.
– Tu connais l’histoire de cette maison ? demanda Bonnie, désireuse
de maintenir la conversation sur un terrain neutre.
Dimitri posa son verre et sembla hésiter à répondre.
– Ma mère est née ici, expliqua-t–il enfin. C’était une ferme très
rustique à l’époque, sans eau et sans électricité. Elle était fille unique, et
ses parents, modestes cultivateurs, avaient le plus grand mal à joindre les
deux bouts. Pour les aider, elle n’a pas eu d’autre choix que de partir à la
ville chercher du travail.
Il fit une pause et son regard s’assombrit. Qu’était-il arrivé à sa mère
pour que la simple évocation de cette période semble le perturber autant ?
songea Bonnie.
– Je n’ai récupéré cette maison que bien plus tard, poursuivit Dimitri.
Mon grand-père avait été obligé de la vendre, et quand je l’ai rachetée
elle était à l’abandon depuis plusieurs années.
– Tu as connu tes grands-parents ? demanda Bonnie, intriguée.
– Non, ils sont morts quand j’étais enfant. Et ma mère…
Il s’interrompit brusquement, fronça les sourcils et eut un sourire
forcé.
– Et si nous revenions au présent, Bonnie ? lança-t–il d’un ton abrupt.
Elle continua à l’observer. A l’évidence, parler du passé le gênait.
Pourquoi ? Elle n’avait aucun détail sur le divorce des parents de Dimitri.
Qui était à l’origine de cette rupture ? Dans quelles circonstances était-
elle survenue ? Leur union avait-elle été heureuse ?
Andreas ne lui avait jamais rien raconté.
– Tu n’aimes guère te rappeler ton enfance, on dirait, fit-elle observer.
Le visage de Dimitri se ferma, et elle sut qu’elle avait touché un point
sensible.
– En effet. Pour moi, c’est un sujet qui n’a aucun intérêt, répliqua-t–il
sèchement.
A en juger par sa réponse abrupte, il en avait certainement beaucoup
au contraire ! songea-t–elle. Dimitri ne lui en dirait certainement pas
plus, mais elle devinait que quelque chose s’était passé autrefois, quelque
chose qui le traumatisait encore. Peut-être était-ce là la clé de son
caractère ? L’explication de la haine qu’il vouait à son père ?
– Tu as dû beaucoup souffrir : je sais que tu as perdu d’abord ta mère,
puis un demi-frère, hasarda-t–elle.
– Laissons cela, tu veux bien ? Puisque nous avons fini de manger, je
vais te conduire à ta chambre pourque tu puisses te rafraîchir. Et ensuite,
je te montrerai le verger, avec ses orangers en pleine terre, ma grande
fierté, et la piscine naturelle alimentée par une source. Avec ça, si tu ne te
plais pas ici, j’abandonne ! conclut-il d’un ton plus léger. Tu viens ?
Elle eut le tort de saisir la main qu’il lui tendait, et le regretta aussitôt.
Il lui souriait, soudain confiant et détendu. De toute sa personne
irradiait un extraordinaire charme viril et elle songea, le cœur serré, qu’il
était le plus bel homme qu’elle ait jamais vu, qu’elle verrait jamais…
Un instant, elle faillit céder à l’envie irrésistible de se jeter dans ses
bras, de lui avouer qu’elle était prête à tout tenter avec lui, à tirer un trait
sur les malentendus qui avaient présidé à leur rencontre pour redonner
une chance à leur relation.
Mais, effrayée, elle se retint à la dernière minute. Il était trop tôt,
songea-t–elle. Comment faire confiance à Dimitri, alors que subsistaient
encore tant de zones d’ombre, tant de non-dits ? Il lui devait des
explications…
– Celle-là te plaît ? interrogea-t–il.
Il lui proposait la première des deux chambres, délicieusement rétro
avec sa coiffeuse en pin, son gros édredon, les rideaux brodés à
l’ancienne du lit à baldaquin.
Pourquoi lui attribuait-il une chambre personnelle ? s’interrogea-t–elle
malgré elle, luttant contre la déception. Il n’avait plus envie d’elle ?
Il dut sentir son désarroi, car il s’approcha d’elle et lui effleura la joue
d’un geste d’une infinie douceur.
– Laisse-moi te rendre heureuse, Bonnie, murmura-t–il. J’en ai
tellement envie. C’est à toi de décider… Il faut juste que tu me fasses
enfin confiance.
Ils se dévisagèrent dans le silence presque monacal de la petite
chambre, et Bonnie lut dans le regard de Dimitri une telle attente qu’elle
sentit son cœur déborderd’émotion. Il avait besoin d’elle, se dit-elle, et
cette seule certitude la remplissait de joie.
Soudain, tout ce qui les séparait lui parut sans importance. Elle était
convaincue qu’elle comptait infiniment pour lui, et qu’à cet instant il était
parfaitement sincère. Peu lui importait ce qui se passerait le lendemain, le
surlendemain, ce qu’il lui cachait ou pas. Ils étaient ensemble, ils
brûlaient du même désir, et elle ne voulait songer à rien d’autre.
Alors, avec une extrême lenteur, elle posa la tête contre l’épaule de
Dimitri.
– Bonnie…, murmura-t–il d’une voix rauque.
Ils restèrent ainsi, sans bouger, le cœur battant, blottis l’un contre
l’autre, et Bonnie songea qu’elle se souviendrait toute son existence de
ces minutes infiniment précieuses. Plus rien n’existait à cet instant que
cet homme qui gardait tout son mystère, mais dont elle savait qu’il allait
compter dans sa vie comme aucun autre…
Elle ferma les yeux et inspira pour mieux se pénétrer de son parfum.
Contre sa joue, elle sentit sa chaleur, et un délicieux sentiment de
plénitude et de sécurité l’envahit. Aux côtés de Dimitri, rien ne pourrait
jamais lui arriver.
Cet instant de grâce ne pouvait pas durer, car le feu qui couvait en eux
se déchaîna brutalement.
Comme attirée par un aimant, Bonnie releva la tête. Leurs regards se
croisèrent et elle reçut un véritable choc en lisant le désir brut qui
s’inscrivait dans les yeux noirs de Dimitri.
Il lui sembla que le temps s’arrêtait, comme si l’un et l’autre savaient
que ce moment allait décider du reste de leur existence… Dans un
dernier éclair de lucidité, Bonnie songea qu’il n’était pas trop tard pour
faire machine arrière, pour s’écarter de Dimitri et lui signifier qu’elle
voulait regagner l’Angleterre au plus vite.
Mais elle en fut incapable.
Quoi qu’il se passe ensuite, elle était prête à tous les risques pour
connaître encore une fois le goût de ses baisers, pour sentir le poids de
son corps peser sur le sien, s’ouvrir à lui pour l’accueillir en elle au plus
profond.
Alors Dimitri se pencha et prit les lèvres qu’elle lui offrait. Ils
s’embrassèrent d’abord avec une étonnante douceur, une infinie
tendresse, comme s’ils cherchaient à se réapprivoiser mutuellement. Puis
le rythme de leur baiser s’accéléra, les entraînant dans un tourbillon de
sensations merveilleuses.
Dimitri enlaça Bonnie, et celle-ci se blottit contre son torse musclé.
Elle était ivre de bonheur de sentir sa chaleur, son odeur. Puis, avec des
gestes rendus malhabiles par l’impatience, il déboutonna son chemisier,
dégrafa son soutien-gorge. Elle retint son souffle, tandis qu’une vague de
chaleur la submergeait à l’idée qu’elle allait de nouveau s’offrir à lui,
sentir son regard impudique la caresser, avant d’autres caresses plus
affolantes encore…
Le chemisier glissa à terre, immédiatement suivi du soutien-gorge…
– Tu es belle, si belle, murmura Dimitri en admirant les globes
généreux de ses seins dressés, dont les mamelons durcis semblaient
appeler les baisers comme des fruits mûrs.
Il ne résista pas à la tentation : il se pencha et les embrassa l’un après
l’autre.
Puis il l’entraîna vers le lit et Bonnie ne lui résista pas une seconde.
Quand ils furent allongés sur la couette moelleuse, il la prit dans ses bras
et, les mains sur ses reins, la plaqua contre son bassin, pour qu’elle n’ait
plus aucun doute sur l’urgence de son désir. Il était prêt pour elle, et
l’attente la fit frissonner d’émotion.
Elle se lova contre lui et l’enlaça à son tour, ivre de sentir son corps
mâle pressé contre le sien, submergée par la joie de savoir que, dans
quelques instants, ilsseraient de nouveau amants. Ses doigts glissèrent sur
son torse…
Il était en train d’enlever sa chemise quand la sonnerie de son
téléphone l’interrompit.
– Non, pas maintenant ! l’entendit-elle murmurer.
Il sembla hésiter un instant, et, malgré le regard de Bonnie qui
l’implorait d’ignorer l’appel, fouilla dans la poche de son pantalon pour
en sortir son portable.
La conversation, en grec, fut brève, mais quand Dimitri eut raccroché,
il sembla à Bonnie que la magie de cet instant s’était évanouie aussi
sûrement que si on avait actionné un interrupteur, que la réalité reprenait
brutalement droit de cité.
Aussitôt, toutes les questions sans réponse qui l’avaient assaillie ces
derniers jours lui revinrent à la mémoire. N’était-ce pas folie de se
donner à Dimitri alors qu’il ne lui avait toujours pas fourni d’explications
sur son étrange comportement ? Que pouvait-elle attendre d’autre de leur
relation qu’une brève aventure qui n’avait aucun sens ?
– Désolé, expliqua-t–il, c’était mon père. On peut dire qu’il a bien mal
choisi son moment…
Il posa le portable sur la table de nuit.
Il s’apprêtait à enlacer de nouveau Bonnie quand celle-ci s’écarta de
lui.
– Peut-être cette interruption est-elle un signe, balbutia-t–elle, les
larmes aux yeux. Je ne peux pas faire l’amour avec toi si j’ai l’impression
que tu me caches l’essentiel, Dimitri… Aucune relation ne peut se
construire si la confiance n’est pas là.
– Mais tu as toute ma confiance, Bonnie ! protesta-t–il. Comment
peux-tu en douter alors que je te propose de devenir ma femme ?
– Je sais très bien pourquoi tu veux m’épouser, Dimitri. Et je sais tout
aussi bien que je ne veux pas d’une union de convenance. Si nous devons
vivre ensemble, il ne doitpas y avoir de secret entre nous. Or, tu
entretiens autour de toi des zones d’ombre qui me sont insupportables.
Sa voix s’étrangla, et un regret amer la submergea. Quel malheur d’en
arriver là, alors qu’ils avaient tant d’amour à partager… Pourquoi était-
elle si intransigeante ? Ne pouvait-elle pas remettre à plus tard ces
questions et tout oublier dans ses bras ?
Après quelques secondes d’hésitation, elle parvint à maîtriser cet
instant de faiblesse. Avec Dimitri, elle voulait tout, ou rien. La médiocrité
n’avait pas de place dans leur relation.
– Tu ne m’as rien dit de ton entrevue avec ton père, fit-elle observer.
Rien de ce conflit qui vous oppose depuis si longtemps… Comment
veux-tu que je comprenne la haine que tu lui portes alors que je ne sais
rien de votre histoire à tous les deux ?
Il se leva, reboutonna sa chemise et lui lança un regard soudain
presque hostile.
– Cette histoire avec lui n’a rien à voir avec notre relation, Bonnie,
articula-t–il d’une voix terriblement impersonnelle.
Il ramassa sa veste et se dirigea vers la porte. La main sur la poignée, il
se retourna vers la jeune femme, une expression impassible sur son
visage.
– A présent, si tu m’y autorises, je vais faire quelques pas dehors, dit-
il. J’ai tout à coup terriblement besoin de me détendre.
12.
Combien de temps Bonnie resta-t–elle pelotonnée sous la couette,
aussi immobile qu’une statue ? Elle n’aurait su le dire. Mais quand elle se
redressa enfin et sortit du lit, sa décision était prise.
A partir de cet instant, elle ferait comme si Dimitri n’avait jamais
existé… ou elle essaierait.
Il y allait de son équilibre personnel, de sa capacité à s’assumer, à
croire de nouveau en l’avenir. Si elle se laissait aller à penser à lui, elle ne
pourrait pas avancer. Elle vivrait dans le regret de ce qui aurait pu être,
l’amertume de ce qui n’avait pas été.
Et ça, il n’en était pas question ! se dit-elle avec une détermination qui,
elle le souhaitait, n’était pas qu’un vœu pieux…
Avant tout, il fallait qu’elle quitte la Grèce, qu’elle s’éloigne de
Dimitri et de tout ce qui pouvait lui rappeler les moments vécus à ses
côtés.
Une fois de retour en Angleterre, elle se jetterait à corps perdu dans les
préparatifs de la fête familiale, au risque d’intriguer sa mère par un zèle
inhabituel. Le jour J, elle sourirait, passerait les plats, jouerait à la
parfaite jeune fille de la maison, et personne ne devinerait qu’elle avait le
cœur brisé.
Et si elle était enceinte – à cette seule pensée, un mélange de joie et
d’angoisse la submergea –, elleaviserait. Elle ne se sentait pas la force
d’y penser pour l’instant.
Avec un peu de volonté, tout rentrerait dans l’ordre, tenta-t–elle de se
convaincre. Elle devrait apprendre à vivre sans Dimitri, et elle y
arriverait.
Avait-elle le choix ?
Elle inspira profondément pour se donner du courage et se dirigea vers
la salle de bains. Mais quand, négligemment posée sur la vasque en
marbre, elle vit la cravate que Dimitri y avait laissée, des larmes lui
vinrent aux yeux.
Alors, elle ne put refouler plus longtemps les sanglots qui la
submergeaient.
Pourquoi pleurer ainsi ? Sur Dimitri et ses mensonges, sur sa propre
faiblesse, sur son bonheur enfui, irrémédiablement gâché ? Probablement
les trois à la fois, conclut-elle avec une cruelle lucidité, en essuyant ses
larmes.
Elle quitta la chambre, le cœur lourd mais les yeux enfin secs. Quand
elle entra dans la cuisine, elle se rappela qu’ils n’avaient pas pris le temps
de ranger après leur repas, et elle se mit à nettoyer avec frénésie. A cet
instant, seule l’action lui semblait un dérivatif à son désespoir.
La cuisine brillait comme un sou neuf quand elle la quitta. Dimitri
demeurait invisible, et elle s’en félicita, tout en sachant qu’à un moment
ou à un autre elle allait être obligée de l’affronter, ne serait-ce que pour
lui demander de l’accompagner à l’aéroport. La perspective de se
retrouver face à lui en sachant qu’elle ne le reverrait plus jamais
l’anéantissait, mais il lui faudrait bien en passer par là.
A l’extérieur, le spectacle des amandiers dans le verger et des bosquets
de lauriers-roses l’apaisa quelque peu. Marcher lui ferait du bien, songea-
t–elle.
Elle partit à la découverte du jardin, charmant avecson potager où aux
tomates et aux courgettes se mêlaient des fleurs des champs dans un
joyeux désordre. Elle traversa l’orangeraie qui faisait la fierté de Dimitri.
Le simple fait de penser à lui faisait venir des larmes à ses yeux, des
larmes qu’elle parvint par bonheur à maîtriser. Derrière l’orangeraie se
trouvait le bassin naturel qui faisait office de piscine, magnifique avec
son eau de source limpide et sa roche polie par le temps. Un petit coin de
paradis, songea-t–elle, et qu’elle allait quitter pour toujours.
Sentant les larmes revenir, elle prit son téléphone et composa le
numéro d’Andreas. Elle ne l’avait toujours pas appelé, et il s’étonnait
probablement de ne pas avoir de ses nouvelles. Peut-être lui parler
l’apaiserait-il un peu…
– Bonnie ! C’est vous ! s’exclama Andreas en décrochant. Quel
plaisir ! Dimitri est avec vous ?
– Non, articula-t–elle avec difficulté.
– Il vous a emmenée dans sa résidence préférée, l’ancienne ferme qu’il
a remise en état, n’est-ce pas ? Vous savez, c’est une extraordinaire
preuve de confiance. Vous avez fait sa conquête, ma chère, il est fou
amoureux de vous. Un coup de foudre, en quelque sorte, comme il n’en
arrive que dans les livres. En tout cas, moi, je n’ai pas eu cette chance.
Elle ne prêta aucun crédit à ses paroles.
– Comment s’est passée votre rencontre ? demanda-t–elle d’un ton
neutre.
– Dimitri ne vous a pas raconté ? s’étonna Andreas. Très bien,
beaucoup mieux que je n’aurais jamais pu l’imaginer ! Pourquoi ne lui
avez-vous pas posé la question, à lui ? Il ne saurait y avoir de secret entre
mari et femme…
– Je ne serai pas la femme de Dimitri, affirma-t–elle d’une voix qui
n’admettait pas la réplique. Jamais.
A l’autre bout du fil, il y eut un silence, et elle pensaqu’Andreas allait
définitivement abandonner le sujet. Mais elle se trompait.
– Bonnie, à présent, vous allez m’écouter, rétorqua-t–il avec une
fermeté égale à la sienne. J’ai des choses à vous révéler. Des choses
importantes qui vont peut-être vous faire changer d’avis.

***

A peine eut-elle raccroché que Bonnie se précipita vers la maison, le


cœur battant à tout rompre.
Pourquoi Dimitri avait-il gardé si longtemps le silence ? S’il avait
parlé, elle aurait compris, et tout aurait été différent !
Peut-être était-il trop tard ? songea-t–elle, dévastée. Peut-être s’était-il
de nouveau enfermé dans sa tour d’ivoire, dissimulant comme à
l’habitude ses émotions au point de passer pour l’être insensible et
manipulateur qu’il n’était pas ?
Elle arriva essoufflée, les cheveux en bataille, le visage empourpré, et
tomba nez à nez avec lui sur la terrasse.
– Dimitri ! s’exclama-t–elle dans un cri du cœur.
Le visage grave, les traits tirés, il s’était changé. Il portait à présent un
T-shirt noir qui mettait en valeur sa carrure d’athlète et un jean qui
soulignait l’élégance de sa silhouette virile. Il était plus beau que jamais,
se dit-elle, éblouie.
Elle réfréna l’envie de se jeter dans ses bras et de se serrer contre lui
sans plus d’explication.
D’abord, il fallait qu’ils parlent. Ensuite, ce serait à lui de décider de
l’avenir de leur relation…
– Pourquoi ne m’as-tu pas expliqué ? murmura-t–elle, bouleversée.
Il la dévisagea en fronçant les sourcils.
– Tu as parlé avec mon père ? rétorqua-t–il, d’un ton soupçonneux, au
bout de quelques secondes.
Sa voix était coupante, son expression indéchiffrable. Comme s’il lui
en voulait de savoir la vérité, songea Bonnie.
– Oui, et il m’a tout raconté, confirma-t–elle d’une voix blanche. Sa
dureté envers ta mère, sa lâcheté, son refus de vous aider quand tu es
venu le trouver, adolescent. Il m’a expliqué que s’il t’avait donné le peu
d’argent que tu lui demandais, ta mère aurait probablement été sauvée. Il
s’accuse d’être indirectement responsable de sa mort.
Dimitri blêmit, et Bonnie éprouva une intense compassion pour le
jeune garçon bafoué par son père qu’il avait été, pour le petit orphelin
seul au monde.
– Je comprends ta haine à présent, balbutia-t–elle, les larmes aux yeux.
Mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu ne m’as pas jugée digne
d’entendre ton histoire.
Il resta silencieux un long moment, les yeux fixés sur le visage de
Bonnie. Puis, comme il l’aurait fait avec une petite fille, il la prit par les
épaules et l’entraîna à l’intérieur de la maison d’un geste tendre et
protecteur à la fois.
– Rentrons, murmura-t–il. Il fait trop chaud dehors…
Elle se laissa guider vers la cuisine, le regarda sortir une carafe du
réfrigérateur et, comme un automate, prit le verre qu’il lui tendait.
– Bois, indiqua-t–il. Tu as couru, tu as pris trop de soleil, tu as besoin
de te réhydrater.
– Je sais ce que je fais, Dimitri, je ne suis pas un bébé, rétorqua-t–elle,
livide.
Ils se dévisagèrent en silence, et un intense découragement envahit
Bonnie. Dimitri restait muet, refermé sur lui-même comme il l’avait
toujours été. Sa tentative de dialogue n’avait eu aucun effet… Pourtant,
elle s’était montrée compréhensive, elle s’était abstenue de tout
jugement. Que pouvait-elle faire de plus ?
S’il ne la jugeait pas digne de recevoir ses confidences, ils n’avaient
rien à faire ensemble, conclut-elle avec une cruelle lucidité. Mieux valait
en rester là, plutôt que d’attendre de sa part une confiance qu’il ne lui
accorderait jamais.
Elle avait une trop haute idée de l’amour et du couple pour accepter de
lier sa vie à un homme qui ne la comprenait pas…
Après avoir vidé son verre, elle le posa sur la table d’une main
tremblante.
– A présent, je te demande de me conduire à l’aéroport, déclara-t–elle
d’une voix mal assurée. Vivre à deux, c’est tout partager, le pire comme
le meilleur. Pourquoi ne comprends-tu pas une chose aussi simple ?
Soudain, il s’approcha d’elle et lui prit les mains. Comme chaque fois
qu’il la touchait, l’émotion la submergea.
– Attends, Bonnie, laisse-nous encore une chance, lança-t–il d’un ton
suppliant. Ecoute-moi !
Elle attendit, le cœur battant à tout rompre. C’était maintenant ou
jamais, pensa-t–elle tandis qu’un fol espoir renaissait en elle.
– Si tu savais comme, rétrospectivement, je m’en veux de la façon
dont j’ai géré la situation, expliqua Dimitri d’une voix sourde. Tu es
apparue sans crier gare dans ma vie et je suis aussitôt tombé amoureux de
toi. Cela ne m’était jamais arrivé, Bonnie, et c’est pourquoi j’ai mis tant
de temps à comprendre. A ton contact, j’ai peu à peu compris que ma
quête incessante de vengeance n’avait aucun sens, que je ne pouvais
construire ma vie sur la haine. Quand j’ai voulu enfin tout t’expliquer, il
était trop tard. Tu étais convaincue que je m’étais fait passer pour Stavros
afin de me jouer de toi. J’ai cru t’avoir perdue pour toujours…
Une ébauche de sourire se dessina sur les lèvres de Bonnie. Avait-elle
mal entendu, ou avait-il prononcé lemot : amoureux ? Non, c’était
impossible ! Elle devait rêver…
– Mais tu as gardé le silence jusqu’à aujourd’hui ! s’écria-t–elle.
Pourquoi ?
Il s’approcha d’elle et l’enlaça tendrement.
– Mon entrevue avec mon père a changé ma vision de l’existence,
Bonnie, lui murmura-t–il à l’oreille. D’abord, j’ai enfin compris que je ne
pouvais pas revenir sur le passé, ensuite que le pardon était la seule
option possible. Andreas m’a ému, et a su me convaincre qu’il regrettait
ses actes. Le vieil homme que j’ai rencontré l’autre jour n’est plus l’être
arrogant et insensible qui n’a même pas voulu m’écouter quand je suis
venu plaider la cause de ma mère. Nous avons fait la paix : il va devenir
enfin le père qu’il n’a jamais été, ni pour moi ni pour mon demi-frère, et
j’accepte enfin d’être son fils. Il n’est pas trop tard pour créer cette
famille qui nous a tant manqué à l’un et à l’autre, acheva-t–il d’une voix
rendue rauque par l’émotion.
Il la serra contre lui et déposa sur sa tempe un baiser léger.
– Je suis sûr qu’il sera un très bon grand-père pour nos enfants, ma
chérie…, ajouta-t–il en l’enlaçant.
Cette fois, la joie explosa dans le cœur de Bonnie comme un feu
d’artifice aux mille couleurs…
Elle se lova contre Dimitri et ils restèrent ainsi un moment enlacés, le
cœur battant à l’unisson, dans une communion parfaite où les mots
n’avaient pas leur place.
– Je serais le plus heureux des hommes si je savais que tu m’aimes ne
serait-ce qu’un tout petit peu…, murmura enfin Dimitri d’une voix
presque timide.
Elle s’écarta de lui et un sourire éclaira son visage.
– Mais que tu es bête, mon amour ! Je t’aime depuis le premier jour,
quand tu étais Stavros ! Et je t’aime toutautant à présent que tu es
Dimitri. Je n’ai qu’une hâte, c’est de devenir ta femme.
Ils échangèrent un regard chargé de promesses, tant l’avenir leur
semblait radieux.
Puis, leurs lèvres se joignirent pour un baiser passionné, et la même
fièvre désormais familière les envahit, enflammant leurs corps à
l’unisson…
Quelques minutes plus tard, ils s’abattaient enlacés sur le grand lit de
la chambre de Dimitri.
Pour eux, la nuit ne faisait que commencer…
Épilogue
Les deux bambins abandonnèrent leur seau et leur pelle et se
précipitèrent en courant vers Dimitri.
Il les attendait, les bras ouverts, les souleva dans ses bras en riant et les
fit tournoyer en l’air, ravi d’entendre leurs cris d’excitation.
– Attention, chéri, tu vas leur faire peur ! s’exclama Bonnie, qui venait
d’apparaître sur le seuil de la maison.
A six mois de grossesse, elle était l’image même de la maternité
radieuse.
En quatre ans de mariage, Dimitri et elle avaient eu le temps d’ajouter
une extension à la vieille ferme sans rien lui enlever de son cachet, et de
réorganiser l’intérieur pour avoir une grande chambre d’enfants et une
nourrice à demeure. Andreas, quant à lui, disposait désormais de sa suite
personnelle qui lui permettait de faire de fréquents séjours et de voir
grandir Andreas et Eleni, les jumeaux de Bonnie et de Dimitri.
– Pas du tout ! Ils adorent ça ! protesta ce dernier.
Le sourire attendri de Bonnie prouva si besoin était à son mari qu’elle
ne lui tenait pas rigueur de ses jeux, bien au contraire.
Dimitri posa les deux enfants à terre et se dirigea vers sa femme, qu’il
enlaça tendrement.
– Pas trop fatiguée, mon amour ? demanda-t–il de sa voix grave,
posant la main sur son ventre rond d’un gestepossessif et tendre à la fois.
Sais-tu que tu es magnifique quand tu attends un bébé ? Notre bébé ?
Il lui effleura les lèvres d’un baiser et la sentit frémir dans ses bras.
– Tant mieux ! répondit-elle en riant. Mais puisque nous avons décidé
que nous aurions cinq enfants, il faut que tu te résignes à l’idée qu’un
jour je ne sois plus enceinte !
– Pour moi, tu es et tu seras toujours la plus belle, déclara-t–il d’un ton
pénétré. J’ai une grande nouvelle à t’annoncer, Bonnie.
– Oui ?
– Aujourd’hui, j’ai signé la vente de toutes mes entreprises, annonça-t–
il, pour une somme qui nous met à l’abri du besoin pour plusieurs
générations. Ainsi, je pourrai me consacrer totalement à ma famille.
Elle eut un sourire ravi.
– Tu ne vas pas t’ennuyer ? demanda-t–elle cependant avec un
soupçon d’inquiétude.
– Non. Ces derniers temps, en réunion, au téléphone, je ne pensais
qu’à toi et aux jumeaux ! Tu es contente que je devienne un père au foyer
à part entière ?
– Contente de profiter de toi à chaque seconde, mon amour ? reprit-elle
en se lovant contre lui, comblée. Jamais tu n’aurais pu me rendre plus
heureuse…

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