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Dimitri s’arrêta tout à coup et leva les yeux vers le mur. A cet endroit
précis, quelques pierres avaient cédé, lui offrant peut-être une prise. Il se
félicita d’être si mince car, à l’évidence, il fallait être léger comme lui
pour espérer se hisser jusqu’en haut. Il jeta un coup d’œil rapide aux
alentours pour s’assurer qu’il était seul et commença
précautionneusement son ascension. Arrivé en haut, il faillit chuter, mais
parvint par miracle à se retenir au dernier moment. Pour autant, il n’était
pas encore tiré d’affaire : il fallait désormais qu’il saute de l’autre côté
jusqu’à terre sans se briser la cheville. Ilretint son souffle, se jeta dans le
vide et se réceptionna sans encombre.
Il chercha aussitôt un arbre derrière lequel se dissimuler ; il voulait se
donner le temps d’observer les lieux avant de passer à l’action.
Le parc, somptueux avec ses parterres de fleurs et son impeccable
gazon anglais, devait nécessiter les soins de toute une armée de
jardiniers, pensa-t–il. Tout à coup, il perçut des voix : celle, haut perchée,
d’une femme qui devait être très jeune, et celle, grave, d’un homme plus
âgé.
Puis il les vit, se promenant sur la terrasse.
En l’homme à la chevelure poivre et sel vêtu d’un costume de lin clair,
il reconnut immédiatement son père : il avait vu suffisamment sa photo à
la une des journaux financiers pour ne pas se tromper. La femme,
naturellement, ne lui disait rien, mais il devina qu’il s’agissait de cette
deuxième épouse dont sa mère lui avait parlé. Elle portait une élégante
robe de soie qui virevoltait autour de son corps parfait et jouait avec une
ombrelle qui protégeait son teint de nacre et ses cheveux blond platine.
Ses boucles d’oreilles en diamants scintillaient de mille feux, et
Dimitri songea qu’en vendant une seule d’entre elles il aurait pu épargner
des années d’un travail exténuant à sa mère.
Brusquement, son sang ne fit qu’un tour.
Ainsi, c’était lui, cet homme qui, déjà mari et père, avait séduit une
jeune employée de maison, lui avait fait un enfant pour la congédier
ensuite sans autre forme de procès dès qu’il avait appris sa grossesse ?
Quatorze ans avaient passé et il n’avait jamais repris contact avec elle,
jamais proposé de prendre en charge l’éducation de cet enfant qui, malgré
tout, était le sien !
Il était grand temps que quelqu’un vienne enfin lui demander des
comptes…
D’un pas déterminé, Dimitri avança vers le couple, la rage au cœur.
L’homme l’aperçut aussitôt et fronça les sourcils, tandis que la femme
blonde l’observait d’un air interloqué.
– Qui êtes-vous ? lança l’homme. Et qui vous a permis de pénétrer
dans ma propriété ?
La voix d’Andreas Papadiamantis était aussi coupante que l’acier, son
regard méprisant. Tout en lui évoquait l’homme sans scrupule, habitué à
diriger d’une main de fer les milliers d’employés obscurs des luxueux
bateaux de croisière et des palaces internationaux qui avaient fait sa
fortune.
Il porta la main à sa poche et Dimitri, un instant, se demanda s’il
détenait une arme. Mais il écarta aussitôt cette idée de son esprit : un
magnat de l’industrie et de la finance tel qu’Andreas Papadiamantis
n’assurait certainement pas sa sécurité lui-même : il devait avoir ses
propres gardes du corps qui veillaient sur lui… et qui, à cet instant,
semblaient fort opportunément occupés ailleurs. Mais pour combien de
temps ? Il fallait faire vite…
Il se redressa de toute sa taille et toisa son père qui, malheureusement,
continuait à le dominer d’une bonne tête.
– Je suis Dimitri Kyriakis, répondit-il d’une voix qu’il réussit à
contrôler. Le fils d’Eleni. Votre fils.
Andreas Papadiamantis accusa le coup, mais Dimitri eut la satisfaction
de constater que, sous sa superbe, il était de toute évidence décontenancé.
L’effet de surprise avait fonctionné…
Andreas Papadiamantis retira la main de sa poche, et Dimitri constata
avec soulagement qu’il n’était pas armé. Mais son répit ne fut que de
courte durée : au mêmeinstant apparut sur le perron un homme à la
carrure de rugbyman qui se dirigea droit vers eux, l’air vindicatif.
Andreas Papadiamantis l’arrêta d’un geste.
– Laisse-nous, Spiro, c’est une affaire d’ordre privée que je vais traiter
tout seul.
Le colosse s’éloigna, escorté de la jeune femme qui n’avait
visiblement aucune envie d’assister à la scène.
Alors, Andreas Papadiamantis dévisagea Dimitri en fronçant le nez
comme si sa simple vue le dégoûtait.
– Mon fils ? lança-t–il avec une ironie cinglante. Mais n’importe qui
peut prétendre être mon fils ! Que voulez-vous de moi, jeune homme ?
De l’argent ? Si votre mère, quelle que soit son identité, cherche à m’en
soutirer, elle perd son temps.
Dimitri pouvait tout supporter, sauf ce mépris. Pour l’honneur de sa
mère, il était prêt à tout, même à affronter ce lâche individu qui payait
des gardes du corps pour se protéger. Eleni avait fait preuve de tant de
courage et de ténacité dans l’adversité, elle avait tant lutté pour lui
assurer le minimum qu’il ne laisserait personne lui manquer de respect,
ne serait-ce qu’un instant.
Il se redressa de toute sa taille et inspira pour bomber le torse,
cruellement conscient de son jeune âge et de sa faiblesse physique.
– Vous êtes un homme riche, puissant, à la tête de nombreuses
entreprises et d’une énorme fortune, commença-t–il en s’efforçant de
contrôler le tremblement de sa voix. Ma mère n’a rien et se tue à la tâche
depuis des années pour m’élever. Il se trouve que vous êtes mon père. Il y
a quinze ans, Eleni Kyriakis travaillait pour vous comme employée de
maison. Vous lui avez assuré que vous alliez divorcer et vous l’avez
séduite. Elle était jeune, belle, et follement amoureuse de vous.
Un nœud dans sa gorge le força à faire une pause, mais il eut la
satisfaction de déceler dans le regard sombrede son père une lueur
d’émotion. Il se souvenait d’elle, pensa Dimitri. Il ne pourrait pas nier la
suite…
– Quand elle vous a annoncé qu’elle était enceinte, vous l’avez tout
simplement renvoyée, sans plus jamais vous préoccuper de son sort,
ajouta-t–il, lapidaire. Elle m’a élevé seule, et vous ne vous êtes jamais
manifesté.
Il s’interrompit de nouveau, s’attendant à ce qu’Andreas
Papadiamantis réagisse, mais il restait muré dans un silence hostile.
– Elle ne sait pas que je suis venu vous voir, enchaîna-t–il. Elle est
incapable de demander quoi que ce soit pour elle-même et, comme vous
le savez, elle ne l’a jamais fait puisqu’elle ne vous a jamais sollicité.
Mais aujourd’hui, la situation a changé. Ma mère est malade, épuisée par
son travail. Je participe comme je peux en faisant des extras dans les
cuisines d’un hôtel à Athènes, un hôtel qui se trouve vous appartenir,
quelques heures après le lycée. Mais ça ne suffit pas…
Il s’arrêta de nouveau, gagné par l’émotion, tandis que le regard
d’Andreas Papadiamantis se faisait de plus en plus glacial.
– Il faut que vous l’aidiez, conclut-il d’un ton soudain suppliant. Je ne
demande pas grand-chose pour elle, juste une petite pension qui lui
permettrait de joindre les deux bouts sans se tuer au travail comme elle le
fait aujourd’hui. Elle a besoin de repos, de calme. Les soucis d’argent la
minent…
Dimitri n’avait pas la moindre idée de la somme qu’il faudrait chaque
mois, mais il était certain d’une chose : pour Andreas Papadiamantis, ce
serait certainement l’équivalent de ce qu’il dépensait quand il emmenait
sa femme au restaurant ! Sa mère ne méritait-elle pas au moins la même
attention ?
– Je ne vous demande rien pour moi, et je ne vous demanderai jamais
rien d’autre que cette modeste pensionqui changera la vie de ma mère.
Pour vous, ce sera une goutte d’eau, pour elle ce sera la santé, le
soulagement après des années de labeur. Elle est à bout ! Vous n’avez
qu’à demander à ses médecins, si vous ne me croyez pas !
Il avait enfin dit ce qu’il avait à dire et se tut brusquement, guettant
avec angoisse la réaction de son père. Avait-il réussi à l’émouvoir ?
Allait-il céder à sa supplique ?
Le souffle court, il attendit, brusquement conscient que l’avenir de sa
mère dépendait de ce qu’il allait entendre.
Au sourire déplaisant qui s’esquissa sur les lèvres d’Andreas
Papadiamantis, il sut aussitôt qu’il avait perdu la partie.
– Jeune homme, sachez que je n’ai jamais cédé au chantage,
commença-t–il avec hauteur, et que ce n’est pas vous et vos
invraisemblables exigences qui vont me faire déroger à la règle que je me
suis fixée il y a déjà fort longtemps. Je n’ai que mépris pour les individus
qui pratiquent ce genre de méthodes.
Il s’arrêta et observa Dimitri d’un regard où au mépris se mêlait
l’hostilité.
– Si vous vous avisez de raconter votre histoire à qui que ce soit, vous
le regretterez amèrement, mon jeune ami ! lança-t–il d’un ton menaçant.
Sachez qu’Eleni Kyriakis s’est donnée à moi de son plein gré, et qu’elle
n’a qu’à assumer la responsabilité de ses actes. Je n’ai pas de pitié pour
les faibles, et je déteste les gens qui jouent les victimes. Dans la vie, il
faut savoir se battre, un point c’est tout, et si votre mère n’en a pas été
capable, c’est son problème, pas le mien. Sur ce, vous m’avez assez fait
perdre mon temps comme cela, et je vous engage vivement à déguerpir.
Il se retourna vers le rugbyman qui attendait, un peu à l’écart, la mine
toujours aussi patibulaire.
– Spiro ! lança-t–il. Raccompagne ce jeune homme et assure-toi qu’il
quitte immédiatement la propriété,veux-tu ? Inutile de te dire que je
t’autorise à te montrer très désagréable avec lui s’il avait l’idée saugrenue
de tenter de revenir…
Avant même de se rendre compte de ce qui lui arrivait, Dimitri se
retrouva saisi au bras par Spiro qui le tira plus qu’il ne l’escorta vers la
grande grille. Après avoir fait signe au portier de lui ouvrir, Spiro le jeta
sans ménagement sur la chaussée où il atterrit avec plus de peur que de
mal.
Il resta quelques instants à terre, étourdi, puis se releva, la rage au
cœur.
Sa mère avait été insultée. Il avait été insulté.
Il détestait l’homme qui se trouvait être son père.
Un jour, il se vengerait.
Il se releva et tenta en vain de se débarrasser de la poussière qui
maculait sa chemise blanche.
Puis, quand il eut à peu près recouvré ses esprits, il prit le chemin du
retour.
Andreas Papadiamantis ne perdait rien pour attendre, songeait-il. En
apparence, son expédition tournait au fiasco, mais un jour, il lui ferait
payer cet affront. Très cher.
Quelques jours plus tard, il fut conforté dans sa volonté de vengeance
quand il apprit qu’il était renvoyé des cuisines de l’hôtel. Le grand patron
avait dicté ses ordres, pensa-t–il, redoublant de haine. Il écrasait comme
une vermine l’insolent qui avait osé l’affronter, et Dimitri n’avait aucun
moyen de se défendre.
Dix mois plus tard, quand sa mère succomba d’une crise cardiaque,
Dimitri sut qu’il ne trouverait pas le repos tant qu’il n’aurait pas réduit à
néant l’assassin de sa mère…
1.
Dimitri Kyriakis déposa l’enveloppe fermée sur son bureau et, d’un
bref signe de tête, indiqua au détective privé qu’il pouvait disposer.
Une fois seul, il se dirigea vers les vastes baies vitrées qui ouvraient
sur la terrasse et regarda sans le voir le merveilleux panorama qui
s’offrait à ses yeux : la forêt de pins parasols qui descendait en pente
douce vers la mer, la plage au sable blanc immaculé, les flots bleus qui
moutonnaient sous une brise légère.
Le paradis sur terre, sa retraite préférée, où il se ressourçait loin de tout
quand la tension était trop forte.
A cet instant, pourtant, la beauté des lieux le laissait indifférent. Il
songeait encore et encore à ce combat que, depuis vingt-deux ans, il
menait dans l’ombre pour anéantir Andreas Papadiamantis.
Il avait à présent trente-six ans, mais sa haine était intacte : exactement
la même que quand, jeune garçon de quatorze ans, il avait entendu son
père lui refuser l’aide matérielle qui, en toute logique, aurait
probablement sauvé sa mère, alors à bout de forces.
Depuis vingt-deux ans, il avait patiemment avancé ses pions, faisant
peu à peu vaciller sur ses bases l’empire industriel et financier construit
par son père.
Il avait fondé sa propre compagnie maritime pour concurrencer celle
d’Andreas Papadiamantis, et sa stratégie avait porté ses fruits. Il était
désormais le leader du marché des croisières de luxe, et son père perdait
de jour en jour des parts de marché, à tel point que des rumeurs de faillite
avaient récemment circulé dans les milieux financiers.
Depuis quelque temps, il s’était attaqué au monopole détenu par son
père sur les hôtels de luxe, et avait racheté les plus beaux fleurons de sa
chaîne, de magnifiques palaces à Paris, Londres et New York. Andreas
Papadiamantis ne possédait plus que quelques établissements de seconde
zone qui n’avaient pas été rénovés depuis fort longtemps et voyaient leur
clientèle se réduire comme peau de chagrin.
Sa chute était donc programmée mais, depuis quelques mois, Dimitri
avait perdu la trace de son ennemi. Il semblait avoir disparu, car son nom
n’apparaissait plus dans les journaux professionnels, ni sa photo dans les
magazines.
Où se cachait-il ? Pansait-il ses blessures comme un vieux lion sentant
sa fin proche ? Avait-il deviné que son empire vacillant n’en avait plus
pour longtemps ?
Ce silence, cette absence déstabilisaient Dimitri. Homme d’action, il
avait besoin d’identifier sa cible, de lutter au grand jour. Sans adversaire
déclaré, il était perdu : il n’était pas fait pour la guerre de tranchées.
Peu adepte de ce genre de méthodes, il s’était cependant résolu, la
mort dans l’âme, à faire espionner la villa de son père, celle-là même où
il l’avait imploré vingt-deux ans auparavant de venir en aide à sa mère.
La discrète surveillance avait porté ses fruits, et le résultat était là, sur son
bureau, dans cette grande enveloppe brune que venait de lui remettre le
détective privé.
Dimitri resta un long moment planté devant la baie, en proie à une
indécision qui ne lui ressemblait pas. Jusque-là, son seul but dans la vie
avait été de se venger,à savoir de réussir pour mieux faire mordre la
poussière à Andreas Papadiamantis.
Mais les années avaient passé, et il s’interrogeait parfois, presque
malgré lui, sur le bien-fondé de son désir de vengeance, désir qui frisait
l’obsession.
N’était-il pas en train de passer à côté de la vraie vie, de sa propre
existence ? Devait-il enfoncer le clou jusqu’à réduire à néant cet être
vieillissant presque vaincu ? A quoi cela lui servirait-il d’aller plus loin
dans son entreprise d’anéantissement, sachant que sa victoire était quasi
consommée ?
Il s’imagina tout à coup tournant la page, cessant de poursuivre son
père de sa vindicte, le laissant finir sa vie en paix. L’esprit enfin libre, il
pourrait construire son propre avenir, se marier, avoir des enfants, aller de
l’avant, au lieu de ressasser le passé comme il le faisait en boucle depuis
l’adolescence…
Il fronça les sourcils, perplexe, agacé contre lui-même et ses propres
interrogations.
Puis, cédant à une pulsion subite, il ouvrit l’enveloppe et passa de
nouveau en revue les photos que lui avait présentées le détective.
Prises au téléobjectif, elles étaient d’une étonnante netteté. On y voyait
Andreas, vêtu de son inévitable costume clair, portant un étonnant
chapeau de paille, et terriblement vieilli. Mais le plus intéressant était le
deuxième personnage de la photo, une ravissante blonde en Bikini qu’il
tenait par le bras.
Dimitri scruta le cliché avec un intérêt soudain qui l’agaça. Une
créature de rêve, pensa-t–il malgré lui. Son père avait décidément un goût
très sûr en matière de femmes, se dit-il en se remémorant sa deuxième
épouse, rapidement entrevue lors de leur unique rencontre.
La jeune femme de la photo portait un Bikini noir qui révélait une
poitrine somptueuse, une taille de guêpe etd’interminables jambes. Elle
était tournée vers Andreas et lui adressait un sourire radieux, ses longs
cheveux blonds répandus sur ses épaules bronzées, son bras arrondi dans
un geste infiniment gracieux.
Probablement le vieil homme était-il à la recherche d’une ultime
compagne pour réveiller sa libido défaillante, pensa-t–il en une grimace
de dégoût. Dans ce cas, il ferait bien de se hâter avant d’avoir tout perdu :
car une créature comme celle de la photo ne l’épouserait que s’il était
riche, très riche.
Et il ne le serait plus très longtemps, songea-t–il en retenant un sourire
de satisfaction…
Il songea soudain à sa mère vieillie prématurément, sa mère qu’il
n’avait jamais vue reposée, et toute sa haine se réveilla avec une ardeur
renouvelée.
Ses scrupules étaient sans objet, conclut-il brusquement en remettant
les clichés dans l’enveloppe : Andreas Papadiamantis ne méritait ni son
pardon, ni son indulgence.
Il continuerait à mettre tout en œuvre pour que sa chute soit totale.
***
***
– Vous savez, Bonnie, depuis que j’ai un cancer, je vois les choses
différemment, lui avait-il confié. J’ai beaucoup réfléchi à la façon dont je
m’étais comporté jusqu’ici, et je ne suis pas très fier de moi. A vrai dire,
j’ai raté ma vie affective, et je ne le comprends que maintenant, grâce à
vous. J’ai été marié une première fois, sans amour. C’était un mariage
arrangé, qui m’apportait des actions dans une grosse entreprise : à
l’époque, seules mes affaires comptaient. Ma première épouse est
décédée en me laissant un fils, que j’ai totalement délaissé. Il a été élevé
par des nurses, puis a été pensionnaire dans des établissements chics en
Suisse où il fréquentait de riches oisifs comme lui. Il est tombé dans la
drogue et il est mort d’une overdose à Paris. Seul, sans affection. Je n’ai
appris la nouvelle que dix jours après son décès…
Sa voix se brisa et il dut faire une pause.
– Je ne me pardonnerai jamais de n’avoir pas su l’aimer, murmura-t–il
d’une voix étranglée. Puis je mesuis remarié, avec une femme belle et
très jeune qui renforçait à mes yeux mon statut de battant… Je ne
l’aimais pas non plus, et la suite ne s’est pas fait attendre : elle m’a quitté
au bout de deux ans, lassée de rester seule à la maison pendant que je
parcourais le monde pour gérer mes affaires.
Il s’arrêta de nouveau.
– Pour mes deux épouses, pour mon premier fils, il est trop tard,
constata-t–il après un silence. Le bilan est terrible. Mais il y a quelque
chose que je peux faire avant de mourir pour réparer le mal que j’ai
causé. Et le temps presse, Bonnie, ne me dites pas le contraire. Je suis
malade, très malade, je le sais. J’ai besoin de votre aide.
– En quoi puis-je vous être utile ? demanda-t–elle, bouleversée par
cette terrible confession.
– Je veux reprendre contact avec mon autre fils, que je n’ai vu qu’une
fois quand il avait quatorze ans. Je veux faire la paix avec lui avant de
mourir, lui demander pardon, savoir qu’il ne dira pas de mal de moi à ses
enfants, mes petits-enfants. Vous pouvez m’aider à renouer avec lui,
Bonnie, acheva-t–il d’un ton pénétré.
Bonnie garda le silence un moment, profondément émue par le
désarroi du vieil homme. Certes, il s’était mal comporté. Mais ce retour
en arrière n’en était-il pas plus méritoire ? N’était-ce pas admirable, à son
âge, de se remettre ainsi en question et de vouloir faire amende
honorable ?
– J’ai beaucoup d’affection pour vous, Andreas, dit-elle en posant la
main sur la sienne, et je vous aiderai si je le peux. Mais que cela soit
clair, pas en devenant votre épouse, même si c’est seulement sur le
papier !
– Je comprends et, d’ailleurs, vous avez raison, cela fausserait nos
rapports. Mais je vous fais confiance pour trouver un moyen de me
rapprocher de mon fils, conclut-ild’une voix presque apaisée. Vous êtes si
humaine, si à l’écoute des autres ! Si quelqu’un peut trouver une solution,
c’est vous, Bonnie…
***
Lisa, qui avait écouté dans un silence stupéfait, sortit enfin de son
mutisme.
– Tout ça est incroyable ! s’exclama-t–elle. Mais Andreas me paraît
bien optimiste… Comment vas-tu faire pour raccommoder les deux
hommes s’ils se détestent depuis plus de trente ans ? Tu n’as pas de
baguette magique, que je sache !
– Non, malheureusement, concéda Bonnie en souriant. Mais je vais
essayer de les aider à renouer le contact. L’idée qu’Andreas meure sans
avoir fait la paix avec son fils m’est insupportable.
– Alors bon courage ! Si j’ai bien compris, il fait tout pour couler les
affaires de son père : leur contentieux doit être plutôt lourd !
– Je sais, admit Bonnie, ce sera certainement difficile, mais quand j’ai
promis quelque chose, je ne suis pas du genre à baisser les bras, tu me
connais !
2.
– Stavros !
La voix masculine fit sursauter Bonnie, mais elle aurait été incapable
de dire d’où elle venait. Elle prêta l’oreille et entendit une conversation
en grec entre deux hommes dont elle ne comprit pas un traître mot. Puis
ce fut le silence.
Elle ouvrit sa gourde, prit une gorgée d’eau encore à peu près fraîche
et referma son sac à dos. La pause avait assez duré, pensa-t–elle, il fallait
qu’elle se remette en route. Si par chance elle rencontrait ce mystérieux
Stavros, il pourrait peut-être la renseigner sur la meilleure façon
d’atteindre le bout de l’île, car elle commençait à douter de l’itinéraire
qu’elle avait choisi.
Deux jours plus tôt, le ferry l’avait déposée sur la minuscule île où elle
espérait trouver le fils d’Andreas.
En d’autres circonstances, elle aurait trouvé charmants le petit port de
pêche aux bateaux colorés, les quelques tavernes où de vieux marins
discutaient interminablement autour d’un jeu de cartes, les montagnes
couvertes d’oliviers centenaires qui tombaient à pic dans la mer.
Mais elle ne venait pas pour faire du tourisme : elle était en mission, et
bien déterminée à entrer en contact avec Dimitri Kyriakis.
C’est Andreas qui avait suggéré ce voyage.
– Il a une maison sur cette île, comme quelquespersonnalités aussi
riches et aussi soucieuses de leur tranquillité que lui. Il paraît qu’il y fait
de fréquents séjours. A mon avis, c’est là que vous pourrez le plus
facilement entrer en contact avec lui et qu’il sera le plus accessible, loin
des affaires et des soucis professionnels.
– Vous avez une adresse, un contact ? avait demandé Bonnie.
– Non, mais l’île n’est pas bien grande et j’imagine que tout le monde
le connaît. Avec les moyens illimités qu’il a, il doit avoir une villa
somptueuse… Bien entendu, j’assure tous vos frais, ajouta-t–il. Je vous ai
trouvé une chambre chez l’habitant. Votre logeuse est une vieille dame
qui s’appelle Athena Stephanides.
– Et comment m’y rendrai-je ?
– Il y a un bateau une fois par jour.
– Très bien, avait déclaré Bonnie. Le plus tôt sera le mieux. Je peux
partir dès demain.
Contrairement aux suppositions d’Andreas, Athena ne savait pas où
vivait Dimitri Kyriakis.
– Je n’en ai aucune idée, avait–elle déclaré.
La vieille dame avait réfléchi avant d’ajouter :
– Il est très riche… A mon avis, il doit habiter au bout de l’île, là où ils
ont tous construit leurs maisons… Il y en a même qui ont des pistes
d’atterrissage pour leurs hélicoptères, vous vous rendez compte ? Ils ne
peuvent pas prendre le bateau comme tout le monde ? Mais bon,
heureusement qu’ils sont là, ils donnent du travail aux jeunes qui, sans
eux, seraient obligés de partir. Alors, vous comprenez, on les protège…
En effet, Bonnie s’était rapidement aperçue qu’il était difficile
d’obtenir des informations sur ces mystérieux habitants. Lassée de poser
des questions qui restaient sans réponse, elle s’était décidé à partir elle-
même en repérage. Munie de bonnes chaussures de marche, d’une carte,
d’une gourde et d’un sac à dos, elle avait entreprisune excursion dans la
partie de l’île où se trouvaient les riches propriétés.
Elle avait hésité un moment entre la route directe, par l’intérieur de
l’île, et le chemin de douaniers qui suivait la côte, avant d’opter
finalement pour la seconde solution. La journée était splendide et elle
avait hâte de découvrir les magnifiques vues sur la mer que devait
ménager le sentier.
La première heure s’était déroulée au mieux : le chemin était facile,
bien balisé, et le spectacle des flots bleus qui roulaient leurs vagues
écumantes sous ses yeux était extraordinaire. Puis les choses s’étaient
compliquées : les à-pics s’étaient faits plus impressionnants, le sentier
plus étroit et rocailleux, et elle avait dû se retenir à plusieurs reprises
pour ne pas tomber.
Découragée, elle s’assit sur une grosse pierre, lutta contre le vertige et
regarda sa carte. Peut-être ferait-elle mieux de rebrousser chemin pour
trouver une voie plus praticable ? Mais elle constata, agacée, qu’elle était
incapable de se repérer sur cette carte pas assez détaillée : elle n’avait
malheureusement pas d’autre choix que de continuer d’avancer.
A cet instant, elle aperçut une silhouette qui marchait le long de la mer
à une dizaine de mètres en dessous d’elle. Malgré l’inconfort de sa
situation, elle observa avec un soudain intérêt l’homme vêtu d’un T-shirt
délavé et d’un jean transformé en short par un simple coup de ciseaux. Il
était jeune, bronzé, incroyablement musclé et, de là où elle était, elle
pouvait distinguer son profil racé, ses cheveux noirs bouclés. Malgré elle,
elle fut frappée par son incroyable virilité, l’élégance naturelle de sa
démarche et son port de tête altier.
Il s’agissait probablement de ce Stavros dont elle venait d’entendre
prononcer le nom, songea-t–elle. En tout cas, Stavros ou pas, il allait
peut-être pouvoir larenseigner sur le meilleur chemin à prendre. A vrai
dire, c’était une chance incroyable de rencontrer quelqu’un dans cet
endroit perdu !
Il fallait absolument qu’elle le rejoigne pour l’interroger.
Il ne l’avait pas aperçue. Elle hésita à le héler, mais préféra aller vers
lui à la fois pour lui parler… et aussi pour l’admirer d’un peu plus près,
admit-elle en son for intérieur.
Elle commença sa descente, avança un pied, puis un autre, rata la prise
qu’elle avait repérée entre deux buissons et se tordit la cheville. Etouffant
un cri de douleur, elle parvint à se redresser, mais s’aperçut
immédiatement que le simple fait de poser son pied sur le sol provoquait
un élancement douloureux.
Que faire ? Elle était coincée sur son rocher, incapable de bouger, loin
de tout. Elle n’avait pas le choix : elle s’apprêtait à appeler l’inconnu à
l’aide quand il la devança.
– Restez où vous êtes ! lança-t–il d’une voix impérieuse.
Elle n’avait pas d’autre choix que d’obtempérer… Avec soulagement,
elle le vit grimper les roches pour venir à elle avec une stupéfiante
facilité… qui n’avait rien d’étonnant, d’ailleurs, étant donné son
impressionnante musculature.
En quelques secondes, il fut auprès d’elle. De près, il était encore plus
séduisant, songea-t–elle, éblouie. Tout en lui était parfait, depuis son
corps d’athlète, aux muscles longs et fermes à la fois, jusqu’à son visage
aux traits fins et racés, son haut front, la courbe sensuelle de ses lèvres
pleines.
Leurs yeux se croisèrent, et Bonnie tourna rapidement la tête,
infiniment troublée sans savoir pourquoi, et incapable de prononcer un
mot.
– Vous êtes blessée, constata l’homme avec calme. Vous pouvez
bouger ?
– Non, balbutia-t–elle.
– Vous ne pouvez pas rester là : je vais vous aider à descendre,
annonça-t–il d’une voix ferme. Vous me faites confiance ?
– Oui, parvint-elle à répondre avec difficulté.
Que lui arrivait-il ? se demanda-t–elle en luttant contre un soudain
étourdissement. Comment le simple fait de se retrouver face à un homme,
certes splendide, la mettait-il dans des états pareils ? Elle n’était pourtant
pas née de la dernière pluie et, dans l’exercice de son métier, elle avait
souvent eu affaire à des gens d’exception ! Alors, pourquoi cet obscur
pêcheur lui faisait-il un tel effet ?
L’émotion de Bonnie ne fit que croître quand il se pencha sur elle, la
prit dans ses bras et la souleva comme si elle avait été une plume. Le
cœur battant, elle sentit ses seins s’écraser contre son torse musclé, et
ferma les yeux, bouleversée.
Puis il descendit si précautionneusement qu’elle n’eut pas peur une
seconde. Etrangement, elle se sentait en sécurité dans les bras de ce
parfait inconnu…
Une fois sur la plage, il la déposa sur le sable avec des gestes d’une
étonnante douceur. Puis il s’accroupit à côté d’elle, lui fit allonger la
jambe et examina sa cheville avec attention. Elle ne put réprimer un
frisson quand il lui palpa longuement l’articulation, et eut soudain l’envie
absurde de tendre la main et de plonger les doigts dans son épaisse
chevelure noire.
– Une blessure superficielle, heureusement, constata alors son sauveur
de sa voix grave aux accents sensuels. Vous avez eu de la chance. Mais je
vais vous conduire chez moi pour nettoyer la plaie. Mieux vaut ne pas
remarcher tout de suite…
– Pas question ! protesta-t–elle aussitôt. Je suis sûre que je peux
rentrer. Je vous ai assez ennuyé comme cela… Stavros, c’est bien ça ?
Dimitri ne corrigea pas la jeune femme et se contentade garder un
silence qui pouvait passer pour un assentiment. Elle avait dû l’entendre
discuter avec Stavros, le fidèle employé qui lui tenait lieu d’homme à
tout faire sur l’île, se dit-il. Juste avant d’entamer sa balade habituelle au
bord de l’eau, il lui avait en effet rappelé d’aller chercher au port son
courrier qui venait d’arriver par le dernier bateau.
Cette confusion tombait à pic, car lui l’avait reconnue au premier coup
d’œil…
A n’en pas douter, il s’agissait de la dernière en date des maîtresses de
son père, la créature blonde en maillot de bain que le vieil homme tenait
par le bras sur les photos du détective.
Plus longtemps elle le prendrait pour Stavros, mieux ce serait. Ainsi, il
aurait tout le temps de comprendre la raison de sa présence sur l’île.
Etait-elle envoyée par Andreas pour l’espionner, pour préparer quelque
vile opération contre lui ? Tout était possible : il savait par expérience
que, pour son père, tous les coups étaient permis, même les plus bas…
En tout cas, il ne pouvait que reconnaître qu’en matière de femmes son
père avait un goût très sûr : le spécimen qu’il avait en face de lui était
particulièrement intéressant…
Avec sa longue chevelure blonde, son visage aux traits fins et ses
formes sculpturales, la jeune femme n’avait rien à envier aux top models
qu’il avait l’habitude de côtoyer.
Elle portait un short qui mettait parfaitement en valeur ses
interminables jambes au galbe élégant, un débardeur aux fines bretelles
qui dessinait avec une affolante précision la rondeur de sa généreuse
poitrine, et entre les deux, on pouvait même apercevoir un nombril et un
ventre absolument parfaits…
– Je n’habite pas très loin d’ici, ne vous en faitespas, lui assura-t–il. Il
est plus prudent de vous désinfecter tout de suite et de vous reposer
quelques instants. Je serai ravi de vous aider.
« … et d’apprendre par la même occasion ce qu’une ravissante femme
comme vous fait avec un vieil homme comme mon père », ajouta-t–il en
son for intérieur.
Savait-elle que son bailleur de fonds était au bord de la faillite ?
Probablement pas, car elle aurait détalé comme un lapin : il était en effet
évident qu’elle ne pouvait s’intéresser à lui que pour son argent.
Pourquoi était-elle là, sur son île ? songea-t–il de nouveau. Ce ne
pouvait être un hasard. Elle était certainement investie d’une mission par
son père, une mission qui le concernait et qui n’augurait rien de bon.
Il fallait qu’il en ait le cœur net.
Puisqu’elle le prenait pour Stavros, il pourrait sans difficulté tenter de
la revoir, percer son secret et, dans la foulée, la séduire.
L’idée de voler à son père sa dernière conquête féminine n’était-elle
pas infiniment délectable ?
Pour cela, il se sentit soudain prêt à tout, d’autant que la tâche risquait
d’être fort agréable, se dit-il en détaillant le corps pulpeux de sa future
conquête, ses grands yeux au gris profond, sa bouche qui semblait
attendre les baisers.
Jusque-là, ses rapports avec les femmes avaient été infiniment
prudents : il s’agissait pour lui plus de les repousser que de les séduire,
tant elles venaient à lui sans même qu’il ait à les chercher, attirées à la
fois par son physique et son extraordinaire fortune.
Cette fois cependant, il se sentait capable de déployer des trésors de
séduction pour s’attacher cette femme, pour la simple raison qu’il la
volait à Andreas.
Il imagina avec délectation le jour où son père découvrirait l’identité
de celui pour qui elle l’avait quitté, et un sourire se dessina sur ses
lèvres.
La jeune femme le lui rendit en rougissant.
Il parviendrait vite à ses fins, pensa aussitôt Dimitri en dissimulant sa
satisfaction.
3.
Dimitri déposa la jeune femme sur une chaise longue en rotin, sous
l’ombre fraîche de la vigne qui courait au-dessus de la terrasse.
Ainsi étendue, elle était plus désirable que jamais, songea-t–il en fixant
ses jambes bronzées, ses cuisses fuselées.
Qu’attendait-elle de son père ? se demanda-t–il soudain. Qu’il
l’épouse, pour être sûre d’hériter le jour – vraisemblablement prochain –
où il mourrait ? C’était fort probable, car une fille aussi magnifique
pouvait monnayer ses charmes au prix fort.
Peut-être serait-elle la troisième Mme Papadiamantis ? Son père n’en
était plus à un mariage près !
Quoiqu’il en soit, si Andreas avait le projet de l’épouser, il ferait en
sorte de ruiner ses plans, se promit Dimitri. Quel plaisir ce serait de
savoir qu’il avait séduit la future femme de son père !
Infiniment perturbée par le regard insistant que Stavros portait sur elle,
Bonnie tenta de se redresser. Décidément, il était fascinant, se dit-elle en
tentant de reprendre le contrôle d’elle-même. Mais pas question de se
laisser détourner de sa mission par ce bel homme brun au regard de
braise ! Elle était sur l’île pour trouver Dimitri Kyriakis, pas pour se
lancer dans une aventure avec un pêcheur !
– Je vais vous chercher un désinfectant, annonça-t–il en disparaissant
dans la maison.
Une fois seule, Bonnie reprit ses esprits et décida de mettre à profit
cette rencontre pour avancer dans sa recherche. Stavros vivait sur l’île, il
avait forcément entendu parler de Dimitri Kyriakis. Il suffisait de
l’interroger.
Il revint quelques minutes plus tard avec un désinfectant et une
compresse.
– Je suis sûre que vous pouvez m’aider, commença-t–elle tandis qu’il
nettoyait son écorchure avec soin.
– Il me semble que c’est ce que je suis en train de faire ! répliqua-t–il
en levant vers elle un regard étonné.
Elle lui adressa un grand sourire, si naturel et si franc que Dimitri resta
un moment la main en l’air. Comment une intrigante pouvait-elle avoir ce
sourire totalement dénué d’artifices ? Selon son expérience, ce genre de
prédatrices jouait en permanence la comédie. Peut-être était-elle
particulièrement douée…, conclut-il avant de retourner à sa tâche.
– Bien sûr ! bredouilla-t–elle, confuse, et je vous en remercie
infiniment. Mais il s’agit d’autre chose : je cherche quelqu’un.
Dimitri dissimula sa curiosité. Peut-être allait-il enfin comprendre ce
que la compagne de son père faisait sur l’île… Il se concentra sur le
pansement, et se tira fort bien de sa tâche. Pendant toute l’opération,
Bonnie admira en silence ses longues mains élégantes et eut de nouveau
l’envie furieuse de glisser les doigts dans ses boucles brunes…
– Parfait ! dit-il en relevant la tête. Le pansement devrait tenir au
moins jusqu’à demain. De quoi parliez-vous donc ?
– Je cherche un homme qui doit avoir une maison dans cette partie de
l’île. Une grande maison, vraisemblablement. C’est un homme fortuné…
Son nom est Dimitri Kyriakis. Vous le connaissez ?
Dimitri se leva et dévisagea longuement la jeune femme.
Elle était forcément envoyée par Andreas, se dit-il. Dans quel but ?
Pour le séduire ? Pour lui soutirer des confidences sur l’oreiller ? Ou pire,
pour se débarrasser de lui d’une façon ou d’une autre ?
D’abord, comment son père avait-il appris qu’il avait une maison sur
l’île, secret jusque-là bien gardé ? Il avait toujours pris soin d’être discret,
et savait qu’il pouvait compter sur le mutisme des quelques personnes
qu’il employait localement. Andreas était peut-être un adversaire plus
coriace qu’il ne l’avait imaginé…
– Pourquoi le cherchez-vous ? demanda-t–il.
Impossible de répondre à cette question, pensa Bonnie, mal à l’aise.
Elle ne voulait à aucun prix trahir Andreas : sa démarche était infiniment
personnelle, elle ne regardait que lui et son fils.
– C’est-à-dire que…, bafouilla-t–elle.
– Peu importe vos raisons, coupa tout à coup Dimitri. Je vous aiderai,
si vous le souhaitez.
En effet, coopérer avec la jeune femme n’était-il pas la meilleure façon
de lui soutirer des informations ? Il avait tout intérêt à l’amadouer en
prétendant lui rendre service.
Il s’avança et lui saisit une main. Il la sentit frémir, et lut dans son
fascinant regard couleur de brume un trouble infini qui le conforta dans
l’idée qu’il suffirait d’un rien pour qu’elle se donne à lui.
Et cette perspective lui était de plus en plus agréable, songea-t–il
tandis qu’un sourire se dessinait sur ses lèvres pleines.
Soudain, sous le fin coton de son débardeur, il vit les mamelons de la
jeune femme se dresser. Le spasme de désir qui le saisit alors le prit au
dépourvu. Cette filleétait une véritable femme fatale ! songea-t–il,
décontenancé par la violence de sa réaction.
Il décida pourtant de la laisser venir à lui et avancer ses pions. Il était
évident qu’elle finirait dans son lit, mais il attendrait qu’elle se dévoile,
qu’elle abatte ses cartes, de façon à comprendre ce que son père avait
manigancé contre lui à travers elle.
Et bien sûr, une fois qu’il serait son amant, il surveillerait chacune de
ses paroles pour ne rien révéler de lui-même.
Il lui tenait toujours la main ; la paume de la jeune femme lui parut
infiniment douce et il accentua légèrement sa pression.
– Où habitez-vous sur l’île ? demanda-t–il.
Bonnie aurait dû retirer sa main mais en était incapable. Jamais elle ne
s’était sentie aussi bien, aussi en sécurité avec un homme, songea-t–elle,
étonnée. Etait-ce parce qu’il l’avait sauvée d’une probable chute, qu’il
l’avait portée dans ses bras sans le moindre effort, qu’il l’avait soignée
avec efficacité et douceur ? Elle l’ignorait, mais elle n’avait tout
simplement pas envie de le quitter.
– Sur le port, chez une vieille dame, Athena Stephanides, répondit-elle
d’une voix mal assurée.
Pendant qu’elle parlait, il avait glissé la main le long de son avant-
bras, pour l’aider à se lever. Comme elle grimaçait de douleur, il l’enlaça
par la taille et la soutint d’un bras ferme.
– Je la connais, dit-il. Elle reçoit souvent des randonneurs. Mais vous
n’êtes pas une randonneuse, n’est-ce pas ? ajouta-t–il en la serrant contre
lui un peu plus fort.
Elle sentit la chaleur de son corps, la fermeté de ses muscles, et un
trouble infini la saisit. Il était si proche que si elle avait légèrement tourné
la tête leurs lèvres se seraient jointes…
– Vous êtes sur la piste d’un homme, c’est cela ? ajouta-t–il avec un
sourire légèrement moqueur.
Dimitri releva une de ses mèches blondes, constata avec satisfaction
qu’elle rougissait de nouveau et la fixa avec une intensité redoublée.
Un instant, Bonnie crut que ses jambes allaient se dérober sous elle,
tant l’aura de sensualité qui émanait de toute sa personne la déstabilisait.
S’il resserrait un peu plus son étreinte, elle serait incapable de le
repousser.
Mais il n’en fit rien, et elle en éprouva malgré elle une amère
déception.
– Je vais vous ramener en voiture, dit Dimitri en la soulevant dans ses
bras sans autre forme de procès.
Il avait été à deux doigts de se pencher sur elle et de l’embrasser, tant
ses lèvres pleines étaient tentantes, mais il était parvenu par miracle à se
contenir. Il fallait la laisser venir à lui, et non l’inverse ! Il devait utiliser
à bon escient l’attrait qu’il exerçait indéniablement sur elle pour lui
soutirer des renseignements sur son père, et non pas la culbuter sur un
canapé à leur première rencontre !
Il la porta sans la moindre difficulté jusqu’à la grange désaffectée où il
rangeait ses voitures, et se félicita que Stavros ait pris l’imposante
Range-Rover pour aller au port. Il ne restait qu’une camionnette qui
convenait parfaitement au statut de pêcheur qu’elle semblait lui avoir
attribué.
Dès son arrivée sur l’île, il s’était démarqué des riches touristes qui
occupaient de grandes et luxueuses villas soigneusement protégées
derrière leurs hauts murs.
Il avait certes une belle demeure, mais ni armée de domestiques, ni
piste d’atterrissage.
En plus de la maison principale, il avait acquis récemment une simple
ferme en pierres sèches dans laquelle il s’était contenté d’installer le
confort moderne, en conservant les tommettes anciennes, la grande et
simple cheminée, les poutres apparentes de la petite salle de séjour. Son
luxe à lui, c’était cette retraite simple etisolée, avec la mer qui s’étendait
sous ses yeux, l’oliveraie toujours cultivée depuis des siècles, l’ombre
fraîche des platanes sur la terrasse en terre battue.
– Accrochez-vous, ça va secouer ! lança-t–il en faisant démarrer le
moteur. J’aurai beau aller doucement, les nids-de-poule sont profonds.
Bonnie ne se le fit pas dire deux fois : elle s’agrippa aux poignées et
endura sans un mot les cahots, jusqu’à ce qu’ils rejoignent enfin la route
goudronnée.
Ils arrivèrent au village au bout d’une demi-heure et la camionnette
s’engagea dans les ruelles étroites qui menaient au port, sous l’œil
intrigué des anciens assis sur le devant de leur porte.
– Je ne sais comment vous remercier, Stavros ! dit-elle quand la
camionnette s’immobilisa devant la petite maison d’Athena. Sans vous,
je ne sais pas ce que je serais devenue…
Elle s’efforça de prendre un ton détaché, mais la perspective de le
quitter la perturbait profondément. En fait, elle n’en avait aucune
envie…
Elle se souvint alors brusquement de Dimitri Kyriakis, et de la
promesse de Stavros de l’aider dans ses recherches. Il fallait le retenir
pour le faire parler, songea-t–elle, parfaitement consciente qu’en réalité
elle souhaitait avant tout retarder son départ.
– Le moins que je puisse faire est de vous proposer un
rafraîchissement, lança-t–elle alors brusquement. Je vais demander à
Athena de nous préparer quelque chose.
Dimitri hésita un instant. La compagnie de cette femme était plus
qu’agréable, et il aurait volontiers prolongé l’exercice… Mais il se
souvint tout à coup qu’Athena le connaissait, et qu’elle risquait de
l’appeler par son nom, dévoilant ainsi le pot aux roses à la jeune femme.
– Non, merci, répondit-il d’un ton abrupt.
Bonnie cacha sa déception. Elle avait cru éveilleren lui un certain
intérêt, mais elle s’était trompée. A l’évidence, il avait hâte de s’en aller.
Elle ouvrit la portière et commença à sortir du véhicule, renonçant tout
à coup à l’interroger de nouveau sur Dimitri Kyriakis. Il ne savait
probablement rien, et dans le cas contraire, il ne dirait rien, à l’instar de
ses compatriotes.
Elle se contenta de lui faire un bref signe de tête en guise d’adieu,
puisqu’il tenait apparemment à abréger l’entretien.
Mais au moment où elle s’apprêtait à poser précautionneusement le
pied à terre, il se pencha et la retint par le bras.
– Attendez ! lança-t–il.
Elle se figea, surprise, et lui jeta un regard interrogateur.
– Vous ne m’avez pas dit votre nom…
Sourire aux lèvres, il était plus attirant que jamais avec son regard de
braise et sa main ferme posée sur son bras. Elle dut faire un effort
surhumain sur elle-même pour lui répondre d’une voix détachée.
– Bonnie, dit-elle. Bonnie Wade.
Le sourire de Dimitri s’accentua.
– Bonnie…, répéta-t–il d’une voix chaude qui acheva de la
bouleverser. C’est un prénom qui vous va très bien…
Il resta un instant à la dévorer des yeux, s’attardant sans aucune gêne
sur ses seins généreux, ses cuisses fuselées, ses lèvres entrouvertes, puis
il se remit au volant, démarra et s’engagea dans la ruelle.
S’il s’était retourné, il n’aurait pas été déçu…
Le cœur battant à tout rompre, les jambes en coton, Bonnie était restée
figée au milieu de la rue, immobile telle une statue de pierre, bouleversée
par ce regard qui l’avait purement et simplement déshabillée…
4.
– Ne vous en faites pas, Bonnie, je m’attendais à ce que mon fils se
protège jalousement dans sa retraite dorée… Mais peut-être étais-je trop
optimiste en pensant que, loin de la ville et de ses affaires, il relâcherait
un peu sa vigilance
Au téléphone, Andreas affichait un ton rassurant, mais Bonnie
imaginait aisément sa déception.
– Peut-être n’ai-je pas fait ce que j’aurais dû, murmura-t–elle, désolée
pour le vieil homme.
– Non, non ! insista-t–il, je vous suis extrêmement reconnaissant de
vos efforts. Et tout n’est pas perdu, puisque vous restez encore sur l’île
une semaine. D’ici là, il peut se passer beaucoup de choses. Je vous fais
confiance, Bonnie…
Perplexe, elle prit congé et remit son portable dans son sac.
Méritait-elle la confiance d’Andreas ? Elle n’en était pas si sûre… En
huit jours, elle avait interrogé beaucoup de gens, se mêlant aux pêcheurs
sur le port, aux ménagères sur le marché, tentant de glaner des
renseignements ici ou là en faisant parler sa logeuse et les commerçants,
mais sans aucun résultat. Par Athena, elle avait seulement appris que les
« riches », comme elle les appelait, arrivaient soit par hélicoptère privé
soit sur leur yacht,et qu’ensuite ils ne sortaient pas de leurs magnifiques
propriétés.
Personne ne semblait savoir où se cachait Dimitri Kyriakis. On lui
citait volontiers les noms d’autres personnalités qui avaient leurs
habitudes sur l’île, mais rien qui la fasse progresser dans ses
recherches…
Le découragement commençait à la gagner. Elle ne disposait plus que
d’une semaine, car elle avait promis à ses parents de revenir en
Angleterre pour fêter avec eux l’anniversaire de son père et son départ à
la retraite.
Ce qui lui donnait très exactement sept jours pour dénicher le fils
d’Andreas, qui semblait pour l’instant aussi introuvable qu’une aiguille
dans une botte de foin…
Son problème de cheville n’avait rien arrangé : alors qu’elle avait
projeté de partir en excursion pour repérer les belles maisons et surveiller
les allées et venues des occupants, elle avait dû se contenter de rester au
village pour ne pas trop solliciter son articulation encore fragile.
Par bonheur, cinq jours s’étaient écoulés depuis l’accident, et la
douleur avait enfin disparu : elle allait pouvoir passer de nouveau à
l’action.
Objectif numéro un : retrouver le beau Stavros et lui demander son
aide pour retrouver Dimitri Kyriakis.
Pendant ces journées de relative inactivité, elle avait traîné dans le
village en espérant le rencontrer, mais en vain. Il n’avait pas donné signe
de vie, ni même tenté de prendre de ses nouvelles, et elle en avait
éprouvé un indéniable dépit.
A quoi s’était-elle attendue ? se demandait-elle parfois avec un
cynisme amer. A ce qu’il la poursuive de ses assiduités ? Qu’il se mette
en quatre pour l’aider dans sa recherche ?
Elle était bien naïve ! Il avait probablement d’autres chats à fouetter !
Peut-être était-il reparti en mer ? Peut-être avait-il une vie de famille
épanouie avec femme etenfants ? Peut-être tentait-il de flirter avec les
touristes égarées au hasard de ses rencontres, sans jamais aller plus loin,
juste pour tester l’efficacité de son regard brûlant et de son charme ?
Pourvu qu’il n’ait pas compris à quel point elle l’avait trouvé
séduisant ! Elle avait dû avoir l’air tellement stupide avec ses rougeurs,
ses battements de cils et sa voix tremblante !
Si elle le revoyait – et elle avait bien l’intention de le revoir pour
l’interroger sur Dimitri Kyriakis –, cette fois elle se contrôlerait.
Certes, c’était un très bel homme, mais elle n’était pas venue sur l’île
pour fantasmer sur les pêcheurs locaux ! Andreas attendait d’elle des
résultats, et cela seul comptait !
Aussi décida-t–elle de se mettre en route sans perdre de temps…
Elle se protégea avec de l’écran solaire, se munit d’un chapeau de
paille et descendit le petit escalier qui menait de sa chambre à la salle
commune. En passant devant la cuisine, elle annonça à Athena qu’elle
partait en excursion et ne serait pas là de la journée, puis s’engagea dans
la rue principale du village.
Elle savait où travaillait Stavros et disposait d’une excuse parfaite pour
aller le voir : le jour de sa chute, elle avait oublié son sac à dos chez lui.
Naturellement, elle ne préciserait pas qu’en dehors d’une bouteille
d’eau et d’un tube de crème, le sac à dos était vide et qu’elle pouvait fort
bien s’en passer.
Incidemment, elle rappellerait à Stavros sa promesse de l’aider, et lui
dirait qu’elle avait plus que jamais besoin de lui.
***
Oui, c’était bien elle ! se dit Dimitri en apercevant une silhouette sur le
bord de la route. Il l’aurait reconnue entre mille, avec ses longues jambes
de gazelle et sa démarche chaloupée, délicieusement féminine.
Avec un sourire de satisfaction, il ralentit pour mieux la regarder. Elle
portait un chemiser blanc qui soulignait son ravissant port de tête, et une
courte jupe en lin sable qui révélait ses longues cuisses. De simples
créoles en or, pas de maquillage, une barrette pour retenir son opulente
chevelure bouclée : elle était tout simplement exquise, étonnamment
raffinée et naturelle à la fois.
Il avait eu raison d’attendre, pensa-t–il. Il savait qu’elle finirait par
venir à lui…
A son grand désappointement, le contenu de son sac à dos n’avait rien
révélé d’intéressant. Il avait remarqué qu’elle le laissait derrière elle,
mais n’avait rien dit, espérant découvrir des indices expliquant sa
présence sur l’île. Mais cela avait été une impasse…
Il allait donc devoir s’y prendre autrement, l’interroger sans en avoir
l’air, prêcher le faux pour savoir le vrai. Le plus important était qu’elle
continue à croire qu’il était Stavros…
Elle n’était plus qu’à quelques mètres et il immobilisa la camionnette
avant qu’elle ne l’ait reconnu.
Sous son chapeau de paille, l’ovale de son visage lui parut absolument
parfait. Ses grands yeux gris semblaient songeurs, sa bouche pulpeuse
esquissait une adorable moue. Il sentit le désir se réveiller en lui,
incroyablement violent, et se morigéna aussitôt. Avant d’être une des
femmes les plus sexy qu’il ait jamais vues, Bonnie Wade était surtout la
maîtresse de son père, chargée par lui de le retrouver dans un but
certainement peu avouable…
Elle arriva à sa hauteur et l’aperçut, penché par la vitre ouverte.
Bonnie sursauta avant de se reprendre immédiatement.Pas question de
se laisser de nouveau impressionner par ce magnifique éphèbe, se dit-
elle. Elle avait besoin de lui pour retrouver le fils d’Andreas, et rien de
plus.
– Bonjour ! lança-t–il de sa voix grave. Ne me dites pas que vous me
cherchiez !
– Non… ou plutôt oui, bredouilla-t–elle en s’empourprant. J’ai oublié
mon sac à dos l’autre jour, vous ne l’auriez pas trouvé ?
Il l’observa avec attention. La peau nacrée de ses épaules, de ses bras
semblait aussi fine que de la soie, et il éprouva soudain l’envie
irrépressible de la caresser.
Bonnie Wade était décidément une étrange personne, songea-t–il. Elle
avait parfois l’air d’avoir quinze ans avec son émotion à fleur de peau,
ses rougeurs soudaines ; et dans le même temps elle vivait avec un
vieillard malade qui ne pouvait l’intéresser que pour son argent.
Le pire était que ce paradoxe ne la lui rendait que plus intéressante,
excitant à la fois sa curiosité et son désir, se dit-il. Car il la désirait avec
une force brute qui l’inquiétait lui-même et ne se comparait à rien de ce
qu’il avait éprouvé jusque-là.
– Si, bien sûr ! Montez donc, ajouta-t–il en ouvrant la portière.
Bonnie hésita un instant – était-il bien raisonnable de se jeter ainsi
dans la gueule d’un loup aussi séduisant ? Mais elle finit par obtempérer
– après tout, il avait promis de l’aider à retrouver Dimitri…
Dans la camionnette, le malaise de Bonnie s’accentua. Stavros portait
un T–shirt noir qui moulait ses épaules musclées, et un bermuda délavé
qui ne cachait pas grand-chose de ses puissantes cuisses hâlées. Il
émanait de toute sa personne une telle aura de virilité qu’elle se sentit
soudain défaillir. Elle n’aurait jamais dû accepter de monter dans son
véhicule, pensa-t–elle un peu tard.Il était proche, beaucoup trop proche,
et lui semblait d’autant plus dangereux.
– Le hasard fait bien les choses, mentit-il avec aplomb, j’allais
justement vous le rapporter. Je vous dépose chez vous, du coup !
En voiture, il leur faudrait dix minutes tout au plus pour arriver chez
Athena, calcula Bonnie. Ce qui lui laissait peu de temps pour avancer ses
pions : il n’y avait donc pas une seconde à perdre… Il fallait absolument
qu’elle cesse de voir en Stavros l’idéal de la beauté masculine, et qu’elle
se concentre sur son seul objectif : trouver Dimitri Kyriakis et plaider la
cause de son père.
Elle s’apprêtait à aborder le sujet quand il fit soudain demi-tour.
– Mais que faites-vous ? s’exclama-t–elle. Je croyais que nous
rentrions au port !
– J’ai changé d’avis ! annonça-t–il posément. J’ai pensé qu’on pourrait
peut-être profiter de cette belle journée pour faire un peu connaissance.
Vous êtes en vacances, et quant à moi j’ai tout mon temps. Vous ne
pouvez pas refuser une petite visite de l’île, il me semble ?
Il lui jeta un coup d’œil en coin pour guetter sa réaction et retint un
sourire.
Comme c’était amusant de savoir qui elle était, par qui elle était
envoyée, ce qu’elle cherchait, alors qu’elle ne savait rien de lui et le
prenait pour un autre ! Il n’avait aucune envie que cette situation cesse :
n’était-ce pas infiniment distrayant de la mener ainsi par le bout du nez ?
La jeune femme poussa un petit « oh ! » d’étonnement mais ne
protesta pas.
De toute évidence, elle aurait dû refuser…, songea Bonnie, agacée de
sa faiblesse et de son inconséquence.
Aucune fille raisonnable n’aurait accepté de se laisser emmener Dieu
sait où par un quasi-inconnu !
Pour la première fois de sa vie, elle avait un comportement
incompréhensible, saugrenu, voire dangereux ! Que lui arrivait-il ? Elle
qui avait la réputation d’avoir les pieds sur terre, de savoir ce qu’elle
voulait et surtout ce qu’elle ne voulait pas, voilà qu’elle agissait sans la
moindre réflexion, tout ça parce qu’elle était assise à côté d’un homme au
regard brûlant et à la musculature avantageuse !
Elle tenta cependant de relativiser : après tout, cette balade improvisée
serait l’occasion de discuter avec Stavros et surtout d’essayer de savoir
s’il connaissait Dimitri Kyriakis. Au fond, cette folie n’en était peut-être
pas une…
Elle parvint à se détendre et même à profiter du paysage.
– Où allons-nous ? demanda-t–elle enfin.
A cet instant, Stavros quitta la route principale et s’engagea dans un
petit chemin.
– Dans un endroit où nous serons au calme, répondit-il. C’est une
bonne idée, non ?
De nouveau, il l’observa en réprimant un sourire.
Jusqu’où irait-elle pour lui soutirer des informations ? se demanda-t–il.
Serait-elle vénale au point de se donner à lui pour en savoir plus sur le
fils d’Andreas ?
Bonnie Wade était si paradoxale, et la situation si étrange que tout était
possible…
Une nouvelle fois, Bonnie garda le silence, mais les pensées tournaient
dans sa tête. Où Stavros l’emmenait-il ? se demandait-elle. Devait-elle se
méfier de lui ?
Elle n’arrivait pas à le cerner, se dit-elle. Il avait l’allure presque
aristocratique d’un homme du monde, et il vivait de sa pêche sur cette île
perdue ! Il décidait pour elle sans même lui demander son avis, et dans le
même temps il pouvait faire preuve d’une exquise galanterie, d’une
étonnante douceur…
Oui, décidément, plus elle le côtoyait, plus elle le trouvait étrange… et
terriblement attirant.
Un nid-de-poule fit tanguer la camionnette et elle dut s’accrocher pour
ne pas tomber sur lui.
– Peu importe où nous allons, déclara-t–elle enfin d’une voix
étranglée. La seule chose qui m’intéresse est de retrouver la trace de
Dimitri Kyriakis.
– Vous aimez ? enchaîna-t–il comme s’il n’avait rien entendu.
– Quoi donc ?
– Ceci, dit-il en immobilisant la camionnette.
D’un doigt léger, il la prit par le menton et fit tourner sa tête pour
qu’elle admire le paysage.
Bonnie ouvrit de grands yeux éblouis. Devant eux s’étendait un grand
champ d’oliviers centenaires aux magnifiques troncs noueux. Puis, plus
loin, la mer d’un bleu profond, infinie et majestueuse.
– C’est magnifique, murmura-t–elle, admirative.
– En bas, il y a une petite plage de rêve, que personne ne connaît sauf
quelques initiés, car le sentier est presque invisible sous les chênes verts,
expliqua-t–il. C’est un de mes coins préférés. J’avais justement prévu de
pique-niquer sur la plage, donc je vous invite !
Il retira sa main et il sembla à Bonnie qu’il avait laissé sur sa peau une
trace brûlante.
– C’est-à-dire que…, balbutia-t–elle, prise au dépourvu.
Il sembla ne pas avoir entendu.
– Si j’ai bien compris, l’homme que vous cherchez vient sur l’île pour
se reposer d’une vie professionnelle trépidante, c’est bien ça ? reprit-il.
Peut-être se cache-t–il justement pour cette raison… Mais peut-être aussi
sortirait-il de sa retraite s’il savait qu’une belle jeune femme comme vous
souhaite le rencontrer…
Elle resta muette, pétrifiée d’étonnement… et de plaisir. Il la trouvait
belle ! Ses paroles confirmaient ce que son regard posé sur elle avec une
parfaite impudeur lui disait depuis longtemps, mais qu’elle n’osait pas
croire…
Elle n’eut pas le loisir de se réjouir bien longtemps.
Stavros sortit une glacière du coffre.
– Prête pour la descente ?
Elle acquiesça et ne protesta pas quand il la saisit par la main pour la
guider le long du sentier. Elle trébucha à plusieurs reprises, tant le simple
fait de sentir la paume de Stavros contre la sienne la perturbait.
La première fois, il lui lâcha la main et l’enlaça par la taille, et bien sûr
son trouble redoubla. La deuxième fois, il la serra contre son corps
puissant pour lui éviter de tomber et elle se sentit défaillir d’émotion.
Jamais aucun homme n’avait eu sur elle un effet aussi puissant, se dit-
elle, affolée. Troy lui-même, qu’elle avait failli épouser et dont elle
pensait être éperdument amoureuse, n’était qu’un pâle succédané par
rapport à Stravros et à l’incroyable virilité qui émanait de toute sa
personne.
– Je suggère que nous nous installions à l’ombre pour déjeuner, dit-il
quand ils eurent atteint le rivage.
Un magnifique pin parasol offrait une agréable fraîcheur sous ses
hautes branches, et Bonnie s’assit.
Le cœur battant, elle regarda Stavros ouvrir la glacière, disposer une
nappe, sortir les victuailles. Chacun de ses gestes était empreint d’une
fascinante sensualité, subtil mélange de virilité, de souplesse et de
douceur. La gorge soudain nouée, elle admira ses muscles puissants qui
jouaient sous sa peau bronzée, ses cuisses athlétiques, son
impressionnante carrure. Ainsi vêtu, avec son bermuda grossièrement
coupé et son simple T-shirt noir, il était tout simplement magnifique, et
elle préférait ne pas imaginer l’allure qu’il aurait s’il portait un jour un
costume de grand couturier.
Ce qui n’avait guère de chance de se produire, ajouta-t–elle en son for
intérieur, se souvenant qu’il n’était qu’un humble pêcheur sur une île
grecque isolée du monde…
Assez fantasmé ! se dit-elle subitement. Elle n’auraitjamais dû
accepter de monter dans sa camionnette, de le suivre dans cet endroit
isolé, car tout cela lui donnait des idées stupides… Tout ça parce qu’il
était l’archétype du don Juan méditerranéen !
Comment pouvait-elle oublier à ce point son seul et unique objectif :
retrouver la trace de Dimitri Kyriakis ?
Si Stavros avait un intérêt pour elle, c’était celui-là, et seulement celui-
là… Le reste n’était que divagations inappropriées, probablement dues au
fait que depuis sa rupture avec Troy, six mois auparavant, elle avait
soigneusement fui toute présence masculine, en dehors de son exercice
professionnel bien évidemment. Elle n’avait plus l’habitude…
Elle prit, en le remerciant d’un sourire, l’assiette de tomates et de feta
qu’il lui présentait.
Manger lui permit de reprendre un tant soit peu le contrôle d’elle-
même. Elle allait de nouveau aborder le sujet qui l’intéressait quand
Dimitri lui tendit un verre de vin blanc. Leurs doigts se frôlèrent, elle eut
la stupidité d’imaginer qu’il prolongeait cet échange délibérément, et de
nouveau son cœur se mit à battre la chamade, malgré tous les efforts
qu’elle faisait pour contrôler son trouble.
– Un petit vin blanc local dont vous me direz des nouvelles, dit-il de sa
voix grave en la fixant d’un regard insistant.
Elle leva le verre à ses lèvres d’une main tremblante et but une gorgée
du frais breuvage sans qu’il la quitte des yeux, ce qui accentua son
malaise. Ses joues s’empourprèrent, une vague de chaleur la saisit,
faisant perler des gouttes de sueur entre ses seins.
– Il fait trop chaud pour vous ? demanda-t–il alors.
Cette fois, le regard de Stavros s’attarda sur son décolleté, caressa la
courbe de ses seins, fixa ses mamelons que l’on devinait durcis sous le
coton. Bonnie acheva de perdre le contrôle d’elle-même sous cette
caresse visuelle.
– Ceci n’a rien d’étonnant, poursuivit Stavros.
Avec un sourire amusé, il avança la main et glissa un doigt dans le
creux de son décolleté d’un geste aussi furtif que provocateur qui laissa
Bonnie sans voix.
Elle aurait dû s’insurger, le remettre à sa place, lui expliquer qu’il
n’avait pas le droit de prendre avec elle ce genre de privautés, mais elle
en fut incapable. Le simple contact de son index contre sa peau moite lui
faisait perdre tous ses moyens.
Au comble de l’émotion, elle détourna les yeux pour qu’il ne puisse
pas lire dans son regard le désir brut qui, elle ne le savait que trop, devait
s’y trouver.
Puis, peu à peu, elle se calma.
Pour qui la prenait-il ? se demanda-t–elle. Pour une touriste en quête
de frissons exotiques, prête à se jeter dans les bras du premier pêcheur
venu ? Ou, en bon macho, imaginait-il qu’aucune femme ne pouvait
résister à ses biceps et à son torse musclé ?
– Je vous rappelle que j’ai accepté de vous suivre pour une seule et
unique raison : que vous m’aidiez à retrouver la trace de Dimitri
Kyriakis, déclara-t–elle avec fermeté. Et jusqu’à présent, nous n’avons
pas encore abordé le sujet. Or, pour moi, le temps presse.
Et elle le dévisagea avec aplomb.
Mais à son grand agacement, elle constata que Stavros ne semblait
nullement impressionné, bien au contraire.
Il la regardait avec un petit air narquois, comme s’il n’avait rien
entendu de ce qu’elle venait de lui dire.
– On en parlera plus tard, rétorqua-t–il. Venez, on va se baigner.
– Mais, je…
– Il fait chaud, ça nous fera du bien. Allez, vous ne le regretterez pas !
Contrariée, elle s’apprêtait à lui rétorquer vertement qu’elle n’était pas
venue pour prendre un bain de mer,qu’il lui avait déjà fait perdre assez de
temps comme cela, que s’il avait des renseignements à lui donner, il
fallait qu’il le fasse sans plus attendre.
Mais ses paroles s’étranglèrent dans sa gorge quand il commença à se
dévêtir sans plus se préoccuper d’elle.
Il enleva d’abord son T-shirt, révélant un ventre plat aux
impressionnantes tablettes de chocolat, puis son bermuda, et apparut
enfin dans un short de bain noir en Lycra qui soulignait de façon éhontée
son arrogante masculinité.
Elle s’interrompit précipitamment, et songea avec une rage empreinte
de frustration qu’il était certainement parfaitement conscient de l’effet
qu’il produisait sur elle, et qu’il devait en éprouver un malin plaisir.
Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’elle voyait un homme en
maillot de bain !
Alors pourquoi réagissait-elle de façon aussi stupide ?
5.
Un moustique tournoyait obstinément autour de Bonnie avec un bruit
exaspérant, et elle tenta vainement de le chasser.
Il faisait de plus en plus chaud, elle était en nage, elle mourait d’envie
de se plonger dans l’eau transparente, mais elle était condamnée à rester
assise sur le sable à regarder avec envie Stavros s’ébattre dans les
vagues.
A vrai dire, elle s’était condamnée elle-même…
Car quand Stavros, après sa séance de strip-tease qui l’avait laissée la
gorge sèche, s’était tourné vers elle et l’avait invitée à le suivre, elle avait
affiché son air le plus indifférent pour répondre que non, elle n’avait
aucune envie de se baigner…
Par bonheur, il n’avait pas insisté, et elle l’avait regardé se diriger vers
les flots de sa démarche athlétique, les yeux fixés sur ses larges épaules,
ses hanches étroites, ses longues jambes bronzées. A son grand
soulagement, il ne s’était pas retourné, et n’avait ainsi pas pu constater
son trouble…
Puis il s’était mis à nager d’un crawl parfait en se désintéressant
ostensiblement d’elle, et elle s’en était voulu d’autant plus d’avoir refusé
sa proposition.
Les rayons de soleil se firent de plus en plus ardents, les moustiques de
plus en plus agressifs, et bientôt Bonnie décida qu’elle en avait assez.
Stavros ou pas, elle allait se baigner !
Elle n’avait qu’à ne pas s’approcher de lui, et tout se passerait bien.
Après tout, elle était assez grande pour gérer ce genre de situation : il
n’allait tout de même pas la violer au milieu de la Méditerranée !
Elle n’avait pas de maillot de bain, mais décida que son shorty en
coton à fleurs et son débardeur feraient l’affaire.
Quelques minutes plus tard, elle se jetait dans les vagues avec délice.
L’exercice physique la détendit quelque peu. Plus elle réfléchissait,
plus elle se disait qu’elle se conduisait comme une gamine avec Stavros,
imaginant des choses qui n’étaient pas, se laissant aller à des fantasmes
comme une adolescente ! Et tout ça pour la seule et simple raison que,
comme elle, il avait chaud et souhaitait se baigner !
Au fond, tout cela était fort naturel et sa proposition de l’emmener en
promenade n’avait rien de choquant.
Il l’avait rencontrée par hasard, et s’était aimablement offert de lui
montrer un des plus beaux endroits de l’île. Quoi de plus anodin ? Dès
qu’ils seraient sortis de l’eau, ils se rhabilleraient et entreraient dans le vif
du sujet.
Elle saurait alors faire abstraction de l’attrait qu’il exerçait sur elle, et
se concentrerait sur sa mission : renouer le contact entre Andreas et son
fils.
Elle eut une pensée émue pour le vieil homme qui attendait tant d’elle,
et se dit qu’elle ne pouvait pas le décevoir. Quoiqu’il lui en coûte de le
côtoyer, elle ne lâcherait pas Stavros tant qu’elle n’aurait pas obtenu les
précieux renseignements que personne sur l’île ne semblait vouloir lui
fournir.
Elle était tellement plongée dans ses pensées qu’elle ne s’aperçut pas
qu’elle s’éloignait du rivage. Quand elle réalisa la chose et voulut
regagner la côte, un fort courant l’en empêcha. Bonnie était une bonne
nageusemais, malgré tous ses efforts, elle fut incapable d’avancer. Pire, le
courant semblait l’entraîner vers le large…
La panique la saisit et elle chercha Stavros du regard, Stavros qu’elle
avait soigneusement pris soin d’ignorer jusque-là.
A son immense soulagement, elle l’aperçut et comprit aussitôt qu’il
l’avait vue !
En quelques minutes, il fut à ses côtés.
– Surtout ne luttez pas contre le courant, lui ordonna-t–il en la
saisissant à bras-le-corps. Laissez-moi faire, je vous ramène vers le
rivage.
Son calme l’impressionna et elle se laissa faire, convaincue qu’avec
lui, et malgré la violence du courant, elle n’avait plus rien à craindre.
Elle s’accrocha à lui et se laissa emporter, confiante et déjà rassurée.
De ses bras puissants, il fendait les flots, et la plage qui quelques instants
auparavant paraissait démesurément loin à la jeune femme se rapprocha
enfin. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il la ramènerait aussi rapidement
en lieu sûr…
Quand elle sentit enfin le sable sous ses pieds, elle se détacha de lui à
regret et le dévisagea avec un mélange de gratitude et d’admiration. Il
était à bout de souffle, sa chevelure aux boucles noires tout emmêlée, et il
lui parut plus beau que jamais.
Mais une fois sur le sable, il ne la lâcha pas. De sa taille, ses mains
glissèrent vers ses hanches, et elle sentit un frémissement la saisir, un
frémissement qui cette fois n’avait rien à voir avec la peur.
La gorge nouée, elle lui lança un regard interrogateur.
– Vous avez l’habitude de sauver les demoiselles en détresse ?
balbutia-t–elle d’une voix à peine audible.
Dimitri esquissa un sourire.
– Non, murmura-t–il de sa voix de basse, mais je pourrais bien y
prendre goût…
Il l’attira à lui et elle ressentit un véritable choc quand elle se rendit
compte qu’il était en érection.
Le souffle lui manqua. Tétanisée, elle fut incapable de bouger. Alors il
se pencha vers elle et plongea son regard dans le sien.
– Je crois que je mérite une récompense, murmura-t–il d’une voix
rauque.
A cet instant, elle sut qu’il allait l’embrasser et qu’elle ne lui résisterait
pas.
Il lui prit les lèvres avec une douceur qui la stupéfia. Puis son baiser se
fit plus exigent, et elle y répondit avec la même ardeur. Fermant les yeux,
elle se pressa contre son large torse, et, sous son débardeur trempé, ses
seins s’écrasèrent contre sa peau nue. Sans même réfléchir à ce qu’elle
faisait, elle lui passa les bras autour du cou et se cambra pour mieux le
sentir contre elle.
Elle perdit alors conscience du monde extérieur, tant le plaisir que
provoquaient en elle la langue audacieuse et les lèvres possessives de
Stavros la bouleversait. Son corps tout entier s’embrasait, plus rien ne
comptait que cet homme qui la désirait. Elle n’était plus qu’attente de ce
qui allait suivre.
Aussi sa surprise fut-elle totale quand il mit brusquement fin à leur
étreinte. Sans plus se préoccuper d’elle, il se dirigea vers le pin parasol
où gisaient leurs affaires. Elle le suivit sans un mot, partagée entre la
gêne, l’humiliation et la rancœur.
Comment avait-elle pu se laisser aller ainsi, lui prouvant si besoin était
qu’il pouvait faire d’elle ce qu’il voulait, disposer d’elle à sa guise ?
Encore heureux qu’il n’ait pas souhaité lui faire l’amour, car partie
comme elle était, elle se serait offerte à lui à même le sable, en toute
impudeur !
En sa présence, elle ne se reconnaissait plus, constata-t–elle avec
amertume. Elle perdait tout sens commun,toute notion de mesure et
d’orgueil. Un seul de ses regards, de ses gestes la mettait dans tous ses
états, réduisait sa volonté à néant. Dans ces conditions, rien d’étonnant à
ce que ce baiser passionné ait allumé en elle un feu incandescent…
Dimitri arriva le premier à l’ombre de l’arbre et se retourna. Leur
baiser avait rendu Bonnie Wade plus désirable encore, songea-t–il en
observant la jeune femme : ses lèvres étaient gonflées par leur baiser, ses
mamelons durcis se dessinaient avec une affolante précision sous son
débardeur trempé, et dans son regard brillait un éclat trouble qui réactiva
son désir.
Il n’aurait jamais dû l’embrasser, mais la laisser peu à peu venir à lui
comme il en avait tout d’abord eu l’intention. Cependant, l’émotion
sensuelle qu’elle suscitait en lui était telle que, pour la première fois de sa
vie, il n’avait pas été capable de se maîtriser face à une femme.
Elle était infiniment sexy, d’une irrésistible féminité ; elle le savait et
en jouait de façon éhontée, soufflant le chaud et le froid pour mieux
déstabiliser l’adversaire.
Et il était obligé de reconnaître que sa tactique avait parfaitement
fonctionné.
D’abord, elle avait fait la prude en refusant de se baigner avec lui, ce
qui l’avait fortement agacé. Ensuite, après avoir soudainement changé
d’avis, elle s’était précipitée dans les vagues en faisant mine de ne pas
s’occuper de lui.
Puis, coup de maître, elle s’était débrouillée pour se trouver en
difficulté, non sans s’être assurée au préalable qu’il n’était pas loin et
qu’il arriverait dès qu’elle l’appellerait à la rescousse.
Oui, décidément, cette femme était passée maître dans l’art de la
séduction. Il le savait déjà avant même de la rencontrer, puisque c’était
en quelque sorte son métier : elle monnayait ses charmes sans le
moindrescrupule auprès d’un vieillard en utilisant son corps – ravissant
par ailleurs – comme une arme pour s’élever dans l’existence.
Pourtant, quand il l’avait sentie frémir dans ses bras, il aurait juré
qu’elle s’abandonnait tout simplement à ses pulsions. Elle semblait douée
d’un fort appétit sexuel, qu’elle n’hésitait probablement pas à assouvir
avec le premier venu.
Car il était évident que, s’il avait cherché à pousser plus loin son
avantage, elle n’aurait pas dit non, bien au contraire. Il avait hésité un
instant, brûlant de la posséder, avant de réussir in extremis à mettre un
terme à leur étreinte.
– Dites-moi pourquoi vous tenez tant à trouver Dimitri Kyriakis, lança-
t–il tout à coup.
Il s’appuya contre le pin, croisa les bras sur son torse et lui jeta un
regard interrogateur.
Bonnie sentit un trouble désormais familier s’emparer d’elle. Il était
trop beau, trop viril, trop attirant, songea-t–elle, en plein désarroi.
Il fallait absolument qu’elle lui soutire au plus vite les renseignements
dont elle avait besoin et qu’ensuite elle ne le voie plus jamais ! Dès qu’il
lui aurait révélé où elle pouvait trouver Dimitri, elle tirerait un trait sur
lui et essaierait de l’oublier.
Plus elle mettrait de distance entre elle et cet homme qui la fascinait,
mieux ce serait. Elle s’imagina déjà quittant l’île, annonçant à Andreas
qu’elle lui avait ménagé un entretien avec son fils, et prenant le premier
avion au départ de la Grèce pour ne plus jamais y revenir.
Les rayons du soleil étaient si ardents qu’elle était déjà sèche. Elle se
rhabilla à la hâte et se redressa de toute sa taille pour se donner une
contenance.
– Asseyez-vous, déclara Dimitri. Nous serons mieux pour discuter.
Elle obtempéra sans un mot. Son seul souhait n’était-il pas de le faire
parler ?
Il reprit la bouteille qu’il avait rangée dans la glacière et leur versa
deux verres de vin blanc. Puis il s’assit non loin d’elle, croisa les jambes
et lui tendit un verre.
– Pourquoi cherchez-vous Dimitri Kyriakis ? demanda-t–il de nouveau
d’un ton tout à coup presque inquisiteur.
Elle hésita un instant. Le sujet était délicat, et elle avait promis à
Andreas de garder la plus grande discrétion au cours de son enquête.
Pourtant, elle ne pouvait pas continuer indéfiniment à jouer au chat et à la
souris avec Stavros : elle devait lui donner un semblant de réponse.
– J’ai un message à lui transmettre de la part de son père, expliqua-t–
elle d’une voix mal assurée.
Dimitri haussa les sourcils.
– Un message de quel ordre ?
– Un message qui l’intéressera beaucoup, répondit-elle. Je ne peux pas
vous en dire plus, il s’agit d’une affaire personnelle.
Personnelle ? Qu’y avait-il de personnel entre son père et lui ? Rien,
strictement rien ! se dit Dimitri avec un cynisme douloureux. Le terme
était particulièrement mal choisi…
Il dévisagea longuement les traits fins de Bonnie, à la recherche d’un
indice sur des intentions cachées, mais son expression était sérieuse,
concentrée, comme si la mission dont elle était chargée avait pour elle
une véritable importance.
Un instant, il faillit se laisser prendre à son air innocent, mais se
souvint qu’elle était envoyée par son père, et que ce dernier, qu’il était en
train de pousser à la faillite, ne pouvait pas lui vouloir du bien…
Andreas avait lancé sa ravissante maîtresse à sa recherche, et toute
cette histoire cachait forcémentquelque chose de désagréable. Il ne devait
pas se laisser berner par la blondeur virginale et l’apparente douceur de la
jeune femme. Elle était probablement chargée de le séduire pour mieux le
circonvenir.
Et son manège avait bien failli fonctionner…, se dit-il en se
remémorant la souplesse de son corps contre le sien, sa réponse ardente à
son baiser.
Il ne devait pas se laisser abuser par cette intrigante à la solde de son
ennemi juré.
Il songea tout à coup à cette terrible entrevue où Andreas avait refusé
son aide au jeune garçon désemparé qu’il était, condamnant ainsi à mort
sa mère adorée, et serra les poings, tandis qu’une bouffée de haine pour
cet être cruel et insensible l’envahissait.
Bonnie travaillait pour lui, et ne valait donc pas plus que lui. Rien ni
personne ne l’empêcherait d’obtenir sa vengeance…
– Voyons, Bonnie, je suis sûr que vous pouvez être plus explicite, fit-il
observer d’une voix conciliante.
– Non, c’est impossible, protesta-t–elle, de plus en plus mal à l’aise.
J’ai promis à Andreas de ne pas le trahir.
D’autant que parler à Stavros, c’était prendre le risque que toute l’île
soit aussitôt au courant, se dit-elle. En effet, la petite communauté étant
très soudée, les nouvelles devaient circuler rapidement…
La gorge soudain nouée, elle but son vin blanc avec peine sous son
regard désagréablement scrutateur.
– Puisque Dimitri est un de mes amis, et que vous êtes une amie de son
père, nous allons bien finir par trouver un terrain d’entente, déclara-t–il
enfin d’un ton posé. Et pour commencer, je pense que nous pouvons nous
tutoyer, tu ne crois pas ?
Il se leva et se mit à rassembler verres et bouteille, puis il plia la nappe
qu’il rangea dans la glacière, dont il ferma le couvercle.
Ses gestes étaient nets, précis. Il semblait en parfaite possession de ses
moyens, se dit Bonnie, perplexe. Personne n’aurait pu deviner devant son
air détaché qu’il l’avait passionnément embrassée cinq minutes
auparavant…
– Il est temps de rentrer, j’ai malheureusement des choses à faire,
annonça-t–il d’une voix ferme en saisissant la glacière. Je te ramène chez
Athena, et je viendrai te rechercher à 20 heures pour t’emmener dîner au
restaurant. Comme cela, nous pourrons discuter tranquillement de
Dimitri Kyriakis. Que dis-tu de ce programme ?
Sans attendre sa réponse, il lui tendit la main pour l’aider à se relever.
Ce retournement des rôles l’amusait beaucoup, pensa-t–il en réprimant
un sourire, tandis qu’elle le suivait sans prononcer un mot.
La ravissante Bonnie Wade pensait l’interroger, mais dans quelques
heures, c’est elle qui se retrouverait sur le gril…
6.
Comment aurait-elle pu refuser ce dîner ? Elle n’avait pas le choix,
même si la seule idée de passer plusieurs heures en tête à tête avec
Stavros la troublait infiniment. Il lui suffisait de tenter de se convaincre
qu’il s’agissait d’une réunion de travail, ni plus ni moins…
Elle s’examina longuement dans le miroir posé au-dessus de la simple
commode de bois blanc, et constata avec dépit que le soleil avait fait
ressortir ses taches de rousseur, lui donnant tout à coup l’allure d’une fille
de quinze ans. Comment Stavros pourrait-il la prendre au sérieux dans la
discussion qui s’annonçait, s’il avait l’impression d’avoir une adolescente
en face de lui ?
Pour se donner de l’assurance, elle choisit dans la maigre garde-robe
qu’elle avait emportée la tenue qui la mettait le plus en valeur : une jupe
droite en lin rose pâle et un caraco en coton orné d’une adorable rangée
de boutons en nacre, tenue qu’elle agrémenta de simples sandales à
brides et de créoles en or.
Après un instant d’hésitation, elle se farda légèrement avec une ombre
à paupières gris souris qui mettait en valeur la couleur si particulière de
ses yeux, et laissa ses cheveux lâchés sur ses épaules.
Le coup d’œil qu’elle jeta au miroir avant de quitter sa chambre la
rassura : elle était plus que présentable. Peut-être même un tantinet trop
élégante pour les simplestavernes du port, seuls restaurants de l’île, mais
tant pis ! Stavros en penserait ce qu’il voudrait, elle n’en avait cure !
Tout en descendant l’escalier étroit et raide qui menait à la petite salle
de séjour d’Athena, elle songea qu’avec un peu de chance Stavros avait
déjà prévenu son ami Dimitri que son père était à sa recherche.
Peut-être même Dimitri était-il prêt à la rencontrer, voire à reprendre
contact avec Andreas ! Comme ce serait merveilleux d’assister à leurs
retrouvailles, de voir le père et le fils tomber dans les bras l’un de l’autre
après tant d’années d’incompréhension et d’hostilité !
Les larmes aux yeux, elle imagina la joie du vieil homme, son
soulagement de savoir qu’il pourrait mourir en paix, réconcilié avec ce
fils qu’il se reprochait tant d’avoir délaissé.
Mais il ne fallait pas mettre la charrue avant les bœufs… Pour
l’instant, sa mission n’en était qu’aux balbutiements. Stavros était
désormais son seul espoir, puisque tous ses efforts pour soutirer des
informations à la population locale étaient restés vains.
C’est avec un optimisme mesuré qu’elle s’engagea dans la ruelle qui
menait au port, lieu de son rendez-vous avec Stavros.
Une légère brise marine rafraîchissait enfin la température tandis que,
au firmament, les étoiles s’allumaient une à une. Les villageois
discutaient, assis sur le pas de leur porte, heureux de profiter de la
douceur de la soirée après leur journée de travail.
Dans la rade, le ferry était prêt à appareiller pour le continent, profitant
de la marée haute pour quitter le port, et les marins chargeaient les
derniers containers sous l’œil distrait des vieux pêcheurs désœuvrés.
Si la situation avait évolué comme elle l’aurait souhaité, se dit Bonnie,
elle aurait pu quitter l’île par ce même ferry, et profiter d’une dernière
semaine de vacancesà Athènes. En effet, elle avait à peine eu le temps de
visiter la capitale, en dehors d’une courte excursion au Parthénon envahi
par les touristes. Elle aurait pris le temps de découvrir les sites antiques,
les musées, les quartiers typiques, avant de repartir pour l’Angleterre
aider sa mère à préparer la fête d’anniversaire de son père.
Mais les choses ne s’étaient pas passées ainsi, et elle devrait faire
l’impasse sur son séjour à Athènes…
Perdue dans ses pensées, elle sursauta lorsqu’un rutilant 4x4 arriva à sa
hauteur et ralentit pour s’accorder à son pas. Le conducteur se pencha par
la vitre ouverte et, avec une intense stupéfaction, elle reconnut Stavros.
Que faisait-il dans ce luxueux véhicule ? s’interrogea-t–elle, perplexe.
Il s’immobilisa, éteignit le moteur et sortit du 4x4, un large sourire aux
lèvres.
– Incroyable ! Tu fais partie de ces rares spécimens du genre féminin
qui ne mettent pas un point d’honneur à arriver en retard à un rendez-
vous ! Je t’en prie, monte dans mon carrosse, ajouta-t–il en ouvrant la
portière côté passager et en lui faisant signe de prendre place.
Quelle curieuse réflexion de la part d’un simple pêcheur, se dit-elle. A
l’entendre, on aurait pu croire qu’il avait l’habitude de fréquenter la jet-
set, alors qu’il vivait sur une île minuscule au large des côtes grecques !
Décidément, ce Stavros était un homme étonnant…
Elle lui jeta un regard en coin et songea que, avec sa chemise au blanc
immaculé, son simple pantalon de lin et ses mocassins noirs, il arborait
en effet un chic citadin qui n’aurait pas déparé sur les trottoirs de Londres
ou de New York… Comment pouvait-il afficher une élégance aussi
raffinée dans cet endroit perdu ?
Il s’était coiffé, et ses boucles disciplinées mettaient en valeur
l’ossature racée de son visage, la noblessede ses traits, accentuant encore
l’aura de virilité et de distinction qui émanait de toute sa personne.
Bonnie se ressaisit et détourna les yeux. Elle n’était pas là pour faire
admirer Stavros, mais pour faire avancer son enquête.
– Je m’attendais à te voir en camionnette, fit-elle observer d’un ton
volontairement détaché.
Ou plutôt à le retrouver à pied, puisque les restaurants de l’île se
trouvaient tous sur le port, à quelques minutes de là…
Il ne répondit pas et démarra : il traversa le port à vitesse réduite, mais
sans s’arrêter. Puis il s’engagea dans la rue principale qui, longeant les
petites maisons blanches aux terrasses couvertes de vigne, rejoignait la
seule route goudronnée qui traversait l’île.
– Nous ne dînons pas sur le port ? s’étonna Bonnie. Où allons-nous
dans ce cas ?
– Dans la partie de l’île où nous nous sommes vus pour la première
fois, expliqua-t–il.
– Dans la vieille ferme où tu m’as soignée ?
– Non, à côté, précisa-t–il. Chez mon patron… Tu vas voir, c’est un
endroit magnifique…
– Chez ton patron ? Il te laisse disposer de sa maison ?
– Nous avons d’excellents rapports, expliqua-t–il en réprimant un
sourire. Et une jolie femme comme toi mérite le meilleur : je suis sûr
qu’il serait tout à fait d’accord avec moi sur ce point…
***
***
***
***
Pour Bonnie, le retour en Angleterre fut une épreuve supplémentaire.
Après le soleil de la Méditerranée, la pluie lui parut insupportable, et
elle eut le plus grand mal à donner lechange à ses parents, avec lesquels
elle avait prévu de passer la fin de ses congés, en jouant l’insouciance et
la gaieté.
Il était trop tôt pour s’attaquer aux préparatifs de la fête familiale, et
elle ne pouvait même pas s’occuper du ravissant jardin de ses parents,
pour cause de mauvais temps…
Son désœuvrement lui portait sur les nerfs, et elle aurait tout donné
pour ne plus penser à Dimitri et à cette île baignée de soleil où elle avait
été à la fois si heureuse et, pour finir, si désespérée. Les derniers
moments qu’elle y avait passés avaient été particulièrement
douloureux…
***
***
***
***
***
Vingt minutes plus tard, après des adieux écourtés, ils se retrouvèrent
dans la voiture de Dimitri.
Bonnie s’était laissé faire, ne voulant pas ajouter encore à la déception
d’Andreas qui aurait tant souhaité les garder à déjeuner. Mais elle lui
avait assuré qu’ils reviendraient bientôt.
– Qu’avons-nous à régler tous les deux, si je peux me permettre de
poser la question ? demanda-t–elle à Dimitri d’un ton froid, tout en
bouclant sa ceinture de sécurité.
Il lui lança un regard furieux avant de mettre le contact.
– Mon père me dit qu’il t’a proposé de t’épouser, déclara-t–il. Est-ce
exact ?
10.
Choquée par ce ton inquisiteur, Bonnie prit le parti de ne pas répondre
à la question de Dimitri.
– Ceci ne te regarde pas, rétorqua-t–elle d’une voix coupante.
L’important, c’est ce déjeuner que tu as si cruellement refusé à Andreas !
Après tant d’années, tu aurais au moins pu accepter de prendre un verre
avec lui. Il avait l’air terriblement désappointé…
– Parce que je lui ai enlevé sa fiancée ? suggéra Dimitri en haussant les
sourcils.
Bonnie décida d’ignorer cette remarque.
– Comment s’est passé votre entretien ? interrogea-t–elle. Avez-vous
réussi à trouver un terrain d’entente ?
Cette fois, ce fut Dimitri qui garda le silence : il lui rendait la monnaie
de sa pièce.
De toute façon, peu lui importait qu’il refuse de la renseigner… Dès
que possible, elle appellerait Andreas qui lui raconterait tout.
– Tu n’as pas répondu à ma question, enchaîna Dimitri comme si elle
n’avait rien dit. Vas-tu l’épouser, oui ou non ? Ou préfères-tu attendre
dans l’espoir de décrocher une meilleure proie ? Peut-être serait-ce
préférable ! Je te rappelle que mon père est beaucoup moins riche qu’il
ne l’a été…
Il avait les traits crispés, l’air furieux. Exactement comme s’il était
jaloux, songea Bonnie, étonnée.
– Mettons les choses au point une bonne fois pour toutes, rétorqua-t–
elle sèchement. En effet, il m’a proposé un mariage blanc, mais dans le
seul but de me mettre à l’abri du besoin. Il voulait assurer mon avenir,
c’est tout, pour m’exprimer sa gratitude pour la façon dont je me suis
occupée de lui. Il n’y a jamais rien eu d’autre entre nous, je te le répète.
– Rien d’autre ?
– Non. Rien d’autre, confirma-t–elle, de plus en plus agacée par son
insistance.
– J’en doute fort. Tout homme digne de ce nom n’a qu’une envie en te
voyant, et tu sais très bien laquelle…, déclara Dimitri d’une voix soudain
rauque.
Un silence prolongé s’instaura dans l’habitacle, chargé d’une soudaine
tension…
Pourquoi Dimitri faisait-il de nouveau allusion à ce qui s’était passé
entre eux ? pensa Bonnie, bouleversée. Comment avait-il la cruauté
d’évoquer des moments qui l’avaient marquée à jamais et qui, pour lui,
n’avaient eu aucune signification ?
Il tourna la tête vers elle et, dans son regard, elle lut sans aucune
ambiguïté l’éclat d’un désir brut qui la déstabilisa profondément.
Elle devait se ressaisir ! se dit-elle, affolée. Il était assez pervers pour
tenter de la déstabiliser en jouant de son charme : il fallait absolument
briser ce silence de plus en plus électrique, dire quelque chose, n’importe
quoi, mais faire diversion !
– Si ce n’est pas trop te demander, où allons-nous ? demanda-t–elle
d’une voix qui par miracle ne tremblait pas.
– Chez moi, dans la maison que je possède à l’extérieur d’Athènes.
L’idée de se retrouver en tête à tête avec lui acheva de la troubler.
– Je n’ai rien à faire chez toi, fit-elle observer.Dépose-moi à l’aéroport,
s’il te plaît. J’ai l’intention de prendre le premier vol pour Londres.
Il se tourna vers elle et lui lança un de ces sourires irrésistibles dont il
avait le secret…
– Voyons, Bonnie, pourquoi une telle précipitation ? rétorqua-t–il.
Profite un peu de ton séjour en Grèce ! Je sais par Mary que tu n’as pas
de contrat pour l’instant et que tu rêves de visiter un peu notre beau
pays… Ce serait dommage de repartir si vite.
Sa voix grave vibrait d’une façon terriblement sensuelle, et dans ses
yeux noirs brillait une lueur équivoque.
– Mon emploi du temps ne te regarde pas, répliqua-t–elle après un
silence. Je veux rentrer, c’est tout !
Les traits de Dimitri se figèrent, sa voix se fit impérieuse.
– Tu ne quitteras la Grèce que quand j’aurai la certitude que tu ne
portes pas mon enfant, déclara-t–il d’un ton qui n’admettait pas la
réplique. Si tu n’es pas enceinte, je te rendrai ta liberté. Et dans le cas
contraire, nous nous marierons.
Bonnie écarquilla les yeux, horrifiée.
– Mais c’est un véritable kidnapping ! s’écria-t–elle. Un mariage
forcé ? Je rêve ! Nous ne sommes pas au Moyen Age !
Il ralentit et la dévisagea longuement.
– Bonnie, je veux que tu sois ma femme, déclara-t–il d’un ton grave.
Sache que tu es la première à entendre ces paroles. Avant de te connaître,
l’idée même de les prononcer ne m’était jamais venue à l’esprit.
Elle resta bouche bée, incapable de réagir. Où voulait-il en venir ?
Etait-ce une de ses stratégies perverses ? Un mensonge supplémentaire ?
Mais il semblait si convaincu, solennel presque… Comment ne pas
être ébranlée ?
En plein désarroi, elle s’efforça de garder son calme et se remémora
les exceptionnels talents de comédiende Dimitri. Probablement avait-il
décidé de la gratifier d’un de ces numéros d’acteur dont il avait le
secret…
Elle ne réalisa qu’il avait arrêté la voiture que quand il coupa le
moteur.
– Les quelques jours que nous allons passer ensemble nous
permettrons de mieux nous connaître, murmura-t–il en la dévisageant
avec gravité.
Comme dans un rêve, elle le vit avancer la main, puis sentit ses doigts
lui effleurer la joue en une caresse si légère et si sensuelle à la fois
qu’elle en eut le souffle coupé.
Puis, d’un geste furtif et délicieusement intime, il releva une de ses
boucles blondes qu’il lui glissa derrière l’oreille.
Le cœur de Bonnie se mit à battre la chamade.
– Ne me touche pas, balbutia-t–elle.
Sa mise en garde n’eut aucun effet, et elle songea avec horreur qu’il ne
pouvait pas ne pas avoir perçu son trouble.
Comme s’il s’agissait d’une initiative parfaitement normale, il se mit
alors à lui retirer une à une les épingles de son chignon.
– Tu es si belle les cheveux dénoués…, murmura-t–il en libérant ses
boucles blondes qui se répandirent sur ses épaules.
Il s’attarda sur sa nuque et lui effleura la peau, ce qui déclencha en elle
une onde de plaisir. Elle ferma les yeux, subjuguée. Il avait sur elle un
pouvoir contre lequel elle ne pouvait lutter, comprit-elle avec effroi. Il
suffisait qu’il la touche pour que son corps tout entier s’embrase, pour
que la fièvre s’empare d’elle.
Brusquement, il se détourna d’elle et sortit de la voiture. Quelques
secondes plus tard, il lui ouvrait galamment sa portière, et ce court laps
de temps permit à Bonnie de se reprendre.
Comment pouvait-elle oublier la duplicité de Dimitri ? se dit-elle. Son
entreprise de séduction avait forcément un motif caché : elle devait rester
sur ses gardes. Plus il était charmeur, beau et attirant, plus elle devait se
méfier.
Elle sortit à son tour de la voiture sans prendre la main qu’il lui tendait.
Elle connaissait sa vulnérabilité, et savait que tout contact physique avec
lui, même le plus anodin, était dangereux…
– Viens que je te fasse faire le tour du propriétaire, lança-t–il en
prenant son sac de voyage dans le coffre.
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