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TRISH MOREY

Un enfant de lui
Lorsqu'elle apprend qu'elle est enceinte, Philly sent la panique l'envahir. Il est si
difficile d'imaginer qu'à cause d'un seul moment de folie et d'égarement, sa vie va
changer pour toujours... Si difficile, surtout, de continuer à vivre comme si de rien
n'était et de soutenir le regard de son patron qu'elle aime en secret. Son patron qui
ignore qu'elle attend un enfant de lui et qu'elle est la mystérieuse inconnue qu'il a
aimée un soir, lors du bal masqué de l'entreprise, et qui s'est enfuie de peur qu'il
ne découvre son identité...
Chapitre 1.
Encore une journée qui démarrait sur les chapeaux de roues
! se dit Damien De Luca en se calant dans son fauteuil.
Il s'agissait sûrement de M. De Luca. Elle ne lui avait parlé qu'une fois au
téléphone. C'était au début, quand elle avait commencé à travailler dans
l'entreprise. Elle avait eu juste le temps d'échanger quelques mots avec lui avant
que Sam ne lui retire le récepteur des mains. Cependant, elle avait la certitude que
le timbre grave, le ton autoritaire appartenaient à celui que l'on appelait « Numéro
Uno. »

Elle sursauta et éprouva un vif sentiment d'irritation. Pour qui se prenait Numéro
Uno ? Pour Dieu le père ? Il avait beau être le patron et un génie en matière
d'affaires, elle n'était pas d'humeur aujourd'hui à supporter les hurlements d'un
égocentrique.
Après avoir aspiré une bouffée d'air, elle pressa le pas en direction de la porte
ouverte.
— Eh bien ? demanda la voix.
Elle s'arrêta sur le pas de la porte et distingua une silhouette haute, athlétique,
dressée près de la large baie, derrière le bureau.
Elle savait à quoi ressemblait Damien De Luca — il y avait dans le service où elle
travaillait un classeur plein de photographies le montrant à son bureau ou en
compagnie d'un employé, ou encore posant devant l'entrée de la tour qui abritait
les locaux de Delucatek.
Elle reconnut le regard incisif, les cheveux bruns, épais, les sourcils sombres, la
mâchoire carrée, la fossette au menton, les lèvres généreuses. Bien des vedettes
de cinéma auraient envié ses traits à cet homme, et même le recours à la chirurgie
plastique n'aurait pas réussi à façonner un visage aussi séduisant que le sien.
Oui, elle savait exactement à quoi il ressemblait. Cependant, un frisson la
parcourut de la tête aux pieds.
Aucun des portraits qu'elle avait vus n'avaient suscité en elle les sentiments qu'elle
éprouvait en cet instant : l'impression d'un danger imminent, de l'excitation...
Et peut-être, seulement peut-être, quelque chose de plus.
Chapitre 2.
— Qui êtes-vous ? demanda Damien d'un ton rogue.
La femme en tailleur gris se raidit, bouche bée, tandis que ses yeux le
dévisageaient. Elle serrait contre elle son dossier comme si elle avait voulu
disparaître derrière pour se protéger. Elle hésita un instant sur le seuil, avant de se
décider à risquer quelques pas en direction du bureau.
— Vous n'êtes pas Sam Morgan, accusa-t-il.
Les lèvres de l'inconnue se refermèrent, son menton se redressa. Ce geste ne fit
gagner que quelques millimètres à sa silhouette menue, mais ses yeux brillèrent
d'une lueur nouvelle quand ils soutinrent les siens. Puis elle arqua les sourcils et
sourit.
L'espace d'un instant, il se détendit. Finalement, cette fille n'était pas si mal malgré
sa tenue stricte. En fait elle était plutôt jolie, même si les lunettes à monture
d'écaillé et ses vêtements ternes ne plaidaient pas en sa faveur.
— Monsieur De Luca, dit sa visiteuse en inclinant la tête de côté, on m'a dit que
vous étiez un génie. Manifestement, on ne s'est pas trompé.
Elle avait parlé d'une voix légèrement rauque, émaillée d'intonations douces, et il
eut l'impression que ses mots ne traduisaient pas forcément un compliment.
— Effectivement, je ne suis pas Sam Morgan, poursuivait-elle. Je suis Philly
Summers. Ravie de vous rencontrer.
Il considéra la main qu'elle lui tendait puis reporta son attention sur le sourire
qu'elle arborait. Il avait la conviction qu'elle mentait. Elle n'était pas plus heureuse
de le rencontrer qu'il ne l'était de voir Mlle Gris Souris s'immiscer dans son bureau.
A quoi diable Sam pensait-il quand il lui avait envoyé cette mijaurée ?
Il finit par accepter sa main et la serra brièvement, tout en s'étonnant de la vigueur
avec laquelle cette femme si frêle répondait à son geste.
Il s'enfonça de nouveau dans son fauteuil de cuir, les bras sur les accoudoirs, un
stylo Mont Blanc entre les doigts.
— Où est Sam ?
— Chez lui, à présent, j'espère. Il a eu un malaise dans son bureau il y a une demi-
heure. On l'a renvoyé chez lui en taxi.
C'est une sorte de grippe qui sévit en ce moment.
— Et personne n'a pensé à me mettre au courant ?
— Je croyais qu'on vous avait prévenu.
— Eh bien non.
— Quoi qu'il en soit, monsieur De Luca, l'important, c'est que le projet vous soit
présenté aujourd'hui, même en l'absence de Sam. Parce que nous avons besoin
de votre accord rapidement si nous ne voulons pas prendre du retard pour le
lancement du nouveau produit.
Bon sang ! Cette fille avait-elle l'intention de l'impressionner en prenant l'initiative
des opérations ? Elle avait réussi.
Chacune de ses paroles était sensée.
Mais dans ce cas, pourquoi se sentait-il tellement contrarié ?
— Si seulement vous avez une petite idée de ce projet, je vous écoute, marmonna-
t-il. Asseyez-vous, je n'ai pas de temps à perdre.
Mlle Gris Souris serra les mâchoires mais resta debout.
— Je ferai de mon mieux pour ne pas vous faire perdre une seconde. Mais j'ai
besoin d'accéder à votre ordinateur. Le projet est enregistré. Cette copie...
Elle désigna le dossier qu'elle tenait.
— ... est pour vos archives.
Il haussa les épaules et désigna l'ordinateur sur son bureau.
— Je vous en prie, dit-il sans bouger d'un pouce. Je suis tout ouïe.
— Très bien, répliqua-t-elle en contournant le bureau pour atteindre l'appareil.
La jeune femme se tenait près de lui, maintenant. Si près qu'il pouvait respirer son
parfum. Un parfum doux et fruité, différent de ceux qu'il offrait à ses maîtresses.
Une fragrance neuve qu'il n'arrivait pas à identifier et qui mettait ses sens en éveil.
Quand elle se pencha vers l'écran, un effluve plus intense émana d'elle. Les
narines de Damien s'élargirent, frémissantes. L'abricot ? Oui, cette fille sentait
l'abricot.
C'était nouveau pour lui. Il n'avait rencontré de femme qui sentît l'abricot.
Philly percevait le regard aigu de son patron braqué sur elle et avait l'impression
qu'il traversait le mince lainage de son tailleur, mettant à nu chaque parcelle de sa
peau.
En cet instant, elle aurait volontiers envoyé au diable celui qu'on appelait « Numéro
Uno ».
N'avait-il pas conscience de la faveur qu'elle lui faisait en remplaçant Sam au pied
levé, alors qu'elle avait suffisamment de soucis dans sa vie privée ?
Mais en même temps, une foule de sensations étrangères au travail
l'envahissaient. Damien De Luca irradiait une aura de pure sensualité à laquelle
elle ne restait pas insensible. Et ce constat la gênait. Jusque-là, aucun de ses
employeurs ne lui avait fait prendre conscience à ce point qu'il était un homme.

Elle commença à manipuler la souris de l'ordinateur, essayant de focaliser son


attention sur l'écran. Mais la proximité de De Luca ne lui rendait pas la tâche
aisée. Ce qui n'avait rien d'étonnant en somme, de la part d'un patron que tout le
monde s'accordait à qualifier de difficile... Bon sang, plus vite elle en aurait terminé
avec cette fichue présentation, mieux ce serait. Si seulement elle arrivait à oublier
la proximité de cet individu arrogant et perturbateur
!
Tout en suivant le processus pour accéder au fichier, elle ne put s'empêcher de
lever les yeux vers lui une fraction de seconde. Elle n'aurait pas dû : son trouble se
leur effet. Elle a besoin de quelque chose qui la retienne en vie...
Philly s'était alors juré de donner à sa mère un petit-enfant.
Cela ne remplacerait pas le petit-fils disparu, naturellement.
Ni ne lui ferait oublier la perte de son fils et de sa belle-fille.
Cependant, la présence d'un bébé l'aiderait peut-être à supporter cette terrible
épreuve. Hélas, à présent, avec ce mariage annulé derrière elle et l'impossibilité
d'une insémination artificielle, elle n'avait plus beaucoup de chances de tenir sa
promesse. Certes elle pouvait toujours trouver un petit ami dans le délai imparti
mais fonder une famille tenait de la gageure.
En fait, même dénicher un petit ami lui semblait de plus en plus improbable. Parce
que, chaque fois qu'elle réfléchissait à la question, un seul homme paraissait
correspondre à son attente Séduisant, intelligent, doté d'un charisme hors du
commun, athlétique... Aucun autre représentant du sexe masculin ne lui arrivait à la
cheville.
Elle hocha la tête. Si elle se mettait à comparer tous les donneurs potentiels à
Damien De Luca, elle ferait mieux de renoncer tout de suite à l'idée de devenir
mère !
A propos, en quoi Numéro Uno serait-il déguisé, ce soir ?
Elle l'imaginait bien en pirate. En aventurier dangereux, un bandeau noué sur ses
cheveux noirs, vêtu d'une chemise blanche aux manches relevées, largement
ouverte sur son torse bronzé et rentrée dans un pantalon noir moulant.
Sa mère prit un mouchoir en papier dans la boîte posée sur sa table de chevet, ce
qui tira Philly de ses pensées.
La perspective de se rendre à ce bal masqué la rendait nerveuse. Voilà qu'elle
commençait à fantasmer comme une midinette !
— Oh, ma chérie, je m'en veux de pleurnicher, dit la malade.
Elle essuya ses larmes et se moucha.
— Ne m'écoute pas. C'est parce que je suis fatiguée.
— Essaie de dormir, maman, murmura Philly.
Elle l'embrassa doucement avant de reprendre la tasse et la soucoupe vides.
— Je ne rentrerai pas tard.
Elle n'aurait pas dû venir.
Derrière son masque pailleté, elle jeta un coup d'œil par la porte vitrée à l'intérieur
de l'auditorium transformé en salle de bal En voyant la masse des danseurs
accoutrés de tenues étranges qui évoluaient dans la lumière, elle se répétait
qu'elle aurait dû rester à la maison.
Que faisait-elle ici ?
Debout, dans le hall, se demandant si elle participerait à la fête ou non, elle ne
trouvait aucune réponse à sa question.
Elle avait pris du plaisir à choisir un costume, à se parer d'une jolie robe, à se
maquiller, elle l'admettait. Mais qu'espérait-elle de cette soirée ? Qui pensait-elle
impressionner par sa somptueuse toilette ? De Luca ? Elle n'avait aucune chance.
Pour lui, elle n'existait pas en tant que femme. Elle en avait eu la preuve quand elle
lui avait présenté le projet de lancement de leur nouveau logiciel. La manière
méprisante dont il l'avait traitée ne laissait aucun doute sur le peu d'impact qu'elle
avait produit sur lui. Pour quelle raison accrocherait-elle son attention, au milieu de
cette foule ?
Non, elle ne se mêlerait pas à eux. De toute façon, elle n'était pas douée pour ce
genre de choses. Elle ne se sentait pas à l'aise parmi des étrangers. Bien sûr, elle
avait fait la connaissance de nombreux collègues agréables depuis qu'elle avait
été embauchée dans l'entreprise Delucatek, mais elle ne s'était liée avec
personne. Ceci, uniquement par sa faute, elle le reconnaissait. Elle refusait
systématiquement les invitations à prendre un verre après le travail, de façon à
rentrer le plus vite possible chez elle retrouver sa mère. En outre, après le fiasco
de sa relation avec Bryce — bien qu'elle se félicitât de cette rupture aujourd'hui —,
elle ne se sentait pas capable d'accorder sa confiance aussi facilement
qu'autrefois.
Les portes donnant sur l'extérieur s'ouvrirent, livrant passage à d'autres invités.
Une bouffée d'air frais s'engouffra dans le hall, effleura ses épaules nues et s'infiltra
sous sa robe. Elle frissonna, pressant ses bras contre sa poitrine, et s'éloigna le
plus possible des nouveaux venus, décidée à s'esquiver dès que ceux-ci auraient
éteint leurs cigarettes et auraient rejoint les danseurs.
— Oh, mais, qu'est-ce que je vois ? Non, ne dites rien, laissez-moi deviner. C'est...
Cléopâtre ! Est-ce que je me trompe ?
Le ton bourru la fit sursauter. Elle se retourna. Un moine à la corpulence
impressionnante, portant moustache et fumant le cigare, la détaillait sans scrupule.
— Quelle merveille ! N'êtes-vous pas Sylvia, du service de comptabilité ?
Elle crut reconnaître la voix de Sam Morgan.
Tout le groupe — un koala au pelage gris, Zorro et Astérix —
avait les yeux fixés sur elle, à présent.
— Sylvia ! reprit le moine en venant la prendre par la main derrière le laurier en pot
où elle s'était réfugiée. N'est-ce pas vous qui vous cachez sous ce déguisement à
damner un saint
?
Cette fois, plus de doute, il s'agissait bien de Sam. Elle hocha la tête, résolue à ne
pas révéler son identité. Si elle retournait chez elle maintenant, elle ne voulait
surtout pas que Sam la questionnât, lundi, sur sa soudaine disparition. Mieux valait
laisser croire qu'elle n'avait pas assisté à la fête.
— Heu... Marie, murmura-t-elle. Du bureau de... Sydney.
— Bienvenue, Marie ! s'exclama le moine. Je comprends maintenant votre timidité.
Pourquoi ne vous joindriez-vous pas à nous ? Nous prendrons bien soin de votre
précieuse personne. N'est-ce pas, Zorro ?
Zorro souleva cérémonieusement son chapeau en signe d'acquiescement, tandis
que Koala le gratifiait d'une bourrade dans les côtes. Avant que Philly n'ait le
temps de protester ni de se libérer, Astérix saisit sa deuxième main et elle se
trouva entraînée vers la porte de l'auditorium.
— Ne faites pas attention à Zorro et Koala, chuchota Astérix à son oreille avec des
mines de conspirateur. Ce sont des jeunes mariés. Je sais qu'on ne doit pas
retirer les masques avant minuit, nais je suis Julia. Si vous vous sentez perdue ou
si vous avez besoin ce quoi que ce soit, vous n'avez qu'à chercher frère Sam...
De la tête, elle désigna le moine.
— ... ou moi. Maintenant, on y va, n'est-ce pas ?
Philly eut l'impression d'être soulevée de terre et jetée au milieu d'une troupe
d'énergumènes tous plus bizarres les uns que les autres.
Elle devait modifier ses plans. Ces gens ne tarderaient pas à -
encontrer
d'autres
personnes
avec
lesquelles
ils
discuteraient. Elle en profiterait pour s'esquiver.
Quelqu'un lui glissa un verre dans la main. Zorro emmena Koala sur la piste de
danse. Quant à Astérix et frère Sam, ils aperçurent un groupe de collègues un peu
plus loin et ils les rejoignirent.
Philly se tenait à l'écart, maudissant le hasard qui avait mis Sam sur son chemin.
Au moins, il ne l'avait pas reconnue.
Quant à ses acolytes, dans quelques minutes ils auraient oublié sa présence.
Alors, elle partirait.
Damien se frayait un chemin à travers la cohue, goûtant i anonymat que permettait
son déguisement, prêtant l'oreille aux conversations çà et là, lorsqu'il la vit.
Une déesse ! C'était une déesse. Même dans de cet océan de costumes, de
couleurs, elle émergeait tel un phare. Comment s'en étonner, d'ailleurs, de la part
d'une reine égyptienne ?
Elle n'était pas grande, mais sous sa tenue légère qui adhérait ; comme une
seconde peau à son corps, on devinait des courbes parfaites. Des bretelles
entrecroisées formaient son décolleté, et il ne put s'empêcher de penser à la
difficulté que rencontrerait celui qui voudrait la dévêtir. Le rouge carmin de ses
lèvres offrait un : contraste saisissant avec le noir profond de ses cheveux
répandus sur ses épaules nues.
Des bracelets torsadés ornaient ses bras. Il remarqua aussi les sandales dorées
dont le bout dépassait sous la jupe longue.
Impossible de se tromper : il avait devant lui Cléopâtre, la Reine du Nil. Il
comprenait en cet instant pourquoi les empereurs avaient succombé à son
charme...
Il la détailla de la tête aux pieds, longuement, jusqu'à ce que son examen minutieux
eut confirmé ce qu'il avait su au premier regard : il la désirait.
Qui se cachait sous le masque pailleté ? Travaillait-elle dans l'entreprise ou était-
elle la femme d'un de ses employés ?
Personne ne paraissait se soucier d'elle. Sans doute était-elle seule. Si elle était
venue accompagnée d'un mari ou d'un petit ami, en admettant que celui-ci fût
quelque peu sensé, jamais il ne l'aurait laissée hors de sa vue habillée de cette
manière.
Bon sang, si lui avait eu la chance de l'avoir pour maîtresse, il ne l'aurait même pas
autorisée à sortir de son lit !
Il lui fallait cette femme.
Deux minutes. Deux minutes encore et elle se faufilerait jusqu'à la porte.
Personne ne remarquerait son absence, maintenant. Frère Sam et Astérix
bavardaient avec Harry Potter et Batman.
Koala et Zorro dansaient toujours, tendrement enlacés.
C'était le moment ou jamais de s'éclipser.
Philly posa sa coupe de Champagne presque pleine sur le plateau d'un serveur qui
passait et se glissa dans la foule.
A peine eut-elle esquissé deux pas qu'une main lui saisit le bras.
— Vous ne partez pas déjà ?
Elle s'immobilisa tandis qu'un frémissement parcourait son échine. Aucune erreur
possible, c'était ! Elle aurait reconnu la voix autocratique de Damien De Luca
n'importe où. Mais en cet instant, le ton trahissait quelque chose de neuf.
De l'intérêt ? Du désir ?
Elle se retourna et resta clouée sur place, le souffle coupé, se félicitant que son
masque dissimulât le choc causé par la surprise. Elle le but des yeux, incapable de
détourner le regard de l'homme dressé devant elle.
Du plastron sculpté aux épaulettes et à la tunique de cuir s'arrêtant à mi-cuisse,
Damien De Luca était époustouflant de virilité. Ses bras étaient nus, protégés
seulement aux poignets par des sortes de larges bracelets, et il avait une épée
suspendue au côté.
Etait-il censé représenter un gladiateur romain ou un empereur s'apprêtant à
mener ses troupes au combat ? Peu importait. Le costume paraissait avoir été
créé spécialement pour lui. Il mettait en valeur ses cheveux sombres, son teint mat,
ses pommettes saillantes sous le masque. Cet homme débordait déjà de virilité en
vêtements de ville, mais dans cette tenue il se dégageait de lui une sensualité
extraordinaire. Dangereuse.
Elle déglutit et jeta un regard vers la porte.
— Restez, Cléopâtre, implora son interlocuteur sans lui lâcher le coude. Cela fait
plus de deux mille ans que je vous attends.
Ces mots la brûlèrent à la manière d'un fer rouge. Elle frémit.
— Vous me reconnaissez, n'est-ce pas ? Je suis Marc Antoine.
Il s'inclina courtoisement.
Pour la première fois, elle s'autorisa à sourire. C'était Damien De Luca, vraiment
lui, et il l'avait remarquée parmi tous ces gens ! Plus encore, il voulait
l'empêcher de partir !
En guise de réponse, elle hocha la tête.
Mieux valait s'abstenir de parler. Une conversation pourrait la trahir, laisser deviner
qu'elle l'avait reconnu. En outre, pourquoi briser la magie ? Il pensait avoir trouvé
Cléopâtre.
Elle n'allait tout de même pas lui révéler que sous ce masque se cachait Philly, du
service d'études de marché ! Numéro Uno ne s'attarderait pas auprès d'elle deux
minutes de plus s'il connaissait son identité. Ce soir, elle s'en tiendrait à être
Cléopâtre.
— Venez, murmura-t-il, en l'entraînant vers la piste. Dansez avec moi.
Elle n'eut pas à réfléchir pour savoir si elle devait accepter ou non. Ses pieds le
suivirent de leur propre accord. Dès lors, elle oublia tous ses projets de fuite.
Les bras robustes du général romain l'attirèrent contre son torse vigoureux.
— Comme vous êtes belle, chuchota-t-il d'une voix rauque.
A ces mots, elle sentit son cœur manquer un battement.
« Belle ». Quand lui avait-on fait ce compliment pour la dernière fois ? Elle n'en
avait pas le souvenir.
Il commença à danser au rythme d'un slow, l'entraînant avec lui, leurs deux corps se
mouvant à l'unisson. Le paradis.
Voilà à quoi le paradis devait ressembler. La félicité pure.
Philly ferma les paupières, se laissant porter par la musique et par l'homme qui la
tenait contre lui avec une telle conviction.
Tout à coup, il s'immobilisa, bien que l'orchestre continuât de jouer. Elle ouvrit les
yeux et vit que son cavalier penchait la tête vers quelqu'un qui lui parlait. Une
ravissante geisha.
Sans aucun doute, il s'agissait d'Enid. Elle capta quelques mots : « Londres,
crise... ». Damien répondit brièvement, et la geisha s'esquiva. Quand il reporta son
attention sur elle, elle remarqua deux plis au coin de sa bouche. La tension avait
remplacé la chaleur liquide qu'elle avait perçue dans son étreinte.
— Il faut que je prenne un appel téléphonique, annonça-t-il d'un ton de regret. Je
n'en ai pas pour longtemps. Dix minutes au maximum.
Un instant d'hésitation, puis il ajouta :
— Peut-être vingt. Attendez-moi, je vous en prie !
Il avait le visage proche du sien. Très proche. Elle était prête à l'attendre jusqu'à la
fin des temps rien que pour goûter le bonheur de vivre de nouveau un instant
comme celui-là.
Il se pencha sur elle. Ses lèvres frôlèrent les siennes, puis il murmura :
— Si belle. Surtout, ne partez pas. Je reviens bientôt.
Il sourit et la libéra. A la seconde suivante, il avait disparu.
Un grand froid saisit Philly. Pendant un long moment elle demeura immobile, seule
au milieu de la piste de danse où les couples continuaient de se mouvoir.
Elle ne pouvait pas rester ainsi indéfiniment, il fallait qu'elle bouge. Pour aller où ?
Dix minutes, avait-il dit. Peut-être vingt. Où devait-elle l'attendre ? Comment se
retrouveraient-ils ?
Elle se rendit au bar, demanda de l'eau minérale et tint le verre glacé contre sa
joue, essayant de dompter son impatience. Elle brûlait de sentir de nouveau les
bras de Damien De Luca autour d'elle, et chaque seconde qui s'écoulait lui
paraissait une éternité. L'orchestre arrêta de jouer. Les danseurs se dispersèrent
tandis que quelqu'un se saisissait du micro. Un humoriste.
Tant mieux, songea-t-elle. Le temps lui semblerait moins long.
Damien émit un juron avant de presser le bouton du haut-parleur. La succursale de
Delucatek en Grande-Bretagne au bord de la faillite ! La nouvelle avait fait la une
des journaux londoniens du samedi, et maintenant une centaine de clients criaient
au secours. C'était pis qu'il ne l'avait pensé, et ce n'était vraiment pas le moment. Il
fourragea dans ses cheveux puis retira d'un geste nerveux son masque qu'il jeta
sur le bureau de fortune aménagé dans la réserve par son assistante.
Enid s'assit près de lui, stylo et bloc de papier à la main, son visage délicatement
maquillé impassible, ignorant avec tact ses commentaires. Avec son efficacité
habituelle, elle avait installé deux chaises, un téléphone, un fax. Il n'y avait pas
besoin d'ordinateur. L'heure n'était plus à un échange de courriels, il lui 1 fallait
agir.
D'accord, ces choses arrivaient dans les affaires. Il s'était déjà trouvé confronté à
des situations encore plus délicates par le passé et sans doute devrait-il en
assumer de pires à l'avenir, mais pourquoi fallait-il que cette tuile lui arrive ce soir ?
Maintenant ? Cela faisait déjà quarante minutes qu'il était là, mais il ne réglerait
rien avant d'avoir réussi à contacter le directeur de la branche britannique. Il avait
mille questions à lui poser.
Il commença à pianoter furieusement sur la table.
Des rires provenant de la salle de bal parvenaient à ses oreilles, et il ne put
s'empêcher de penser à la jeune femme qu'il avait laissée là-bas. Elle l'attendait.
Du moins, il l'espérait. Il avait l'impression de la tenir encore entre ses bras, de
percevoir le balancement de ses hanches contre son ventre. Comme il aurait aimé
sentir son corps adorable se mouvoir contre le sien, non pas au rythme d'un slow
joué par l'orchestre, mais au rythme de leur désir commun.
Rien que d'y penser, une souffrance intense s'infiltrait dans sa chair. S'il ne
possédait pas cette femme, il deviendrait fou.
Il y avait quelque chose de spécial qui émanait d'elle. Ces formes à la fois graciles
et voluptueuses, cette bouche pulpeuse... Et le fait qu'elle eût choisi de venir
habillée en Cléopâtre, la maîtresse de Marc Antoine. Ne devait-il pas y voir un
signe du destin ?
A l'autre extrémité de la ligne, la sonnerie du téléphone s'éternisait. Pour la
centième fois, il jeta un coup d'œil à sa montre.
Il serra les dents. Et si sa Cléopâtre avait trouvé un nouveau cavalier ? Rien que de
l'imaginer en train de danser avec un autre homme, la colère montait en lui.
Il reposa violemment le récepteur et chercha dans son répertoire le numéro
suivant. Il traquerait cet incapable de directeur jusqu'au bout du monde et il le
mettrait en face de ses responsabilités.
Philly soupira intérieurement. L'humoriste venait de terminer son dernier sketch, et
les musiciens n'avaient pas repris leur place sur l'estrade. Les haut-parleurs
diffusaient la musique d'un disque. Et Damien n'était pas là. Cela faisait deux
heures à présent qu'il l'avait quittée. N'arrivait-il pas à joindre son correspondant ou
bien avait-il trouvé quelqu'un d'autre avec qui passer la soirée ?
Elle optait plutôt pour le second scénario. Elle avait été stupide de croire ses
paroles. Elle ferait mieux de rentrer à la maison. A quoi cela servait-il de rester,
sinon à ruminer sa déception ?
Autour d'elle, les gens s'amusaient, riaient, dansaient.
Malgré tout, la soirée n'avait pas été un fiasco total. Elle avait bavardé avec
quelques personnes, s'en tenant à des sujets anodins comme les costumes ou la
musique. Elle avait pris du plaisir à écouter l'humoriste. Et si elle avait à peine
touché à la nourriture offerte aux invités, la vue des petits-fours et autres douceurs
l'avait réjouie. Mais maintenant, il était temps de partir.
Après avoir posé son verre sur une table, elle se dirigea vers la porte.
— Accepterez-vous de danser avec moi ?
Elle sourit à l'immense kangourou penché au-dessus d'elle et hocha la tête.
— J'allais m'en aller. Mais je vous remercie.
— Juste une danse, avant de partir. Allons, venez, vous ne le regretterez pas. Avez-
vous déjà dansé avec un kangourou ?
— En fait, non.
— Eh bien, c'est l'occasion !
Le kangourou lui tendait une de ses pattes.
Elle glissa en souriant sa main sous le bras pelucheux.
— Ma foi, vu, sous cet angle...
Pourquoi refuser ? Bien sûr, un rock dansé avec un kangourou n'avait rien à voir
avec un slow partagé avec un certain général romain. Cependant, son étrange
cavalier avait l'air drôle, et au moins aurait-elle quelque chose d'amusant à
raconter à sa mère demain matin.
Kangourou la conduisit sur la piste en sautillant et en exécutant des entrechats de
sa façon, si bien qu'elle se tordait de rire avant même qu'ils n'eussent commencé à
danser.
Mais quand il se mit à évoluer au rythme de la musique, le fou rire se saisit d'elle
carrément.
Elle avait bien fait d'accepter l'invitation de cet échalas à fourrure. Avec lui, elle ne
risquait pas de sombrer dans la neurasthénie !
Elle était toujours là.
Il avait cru, un moment qu'elle était partie. Son cœur s'était affolé à l'idée de l'avoir
perdue à jamais : comment espérer la revoir alors qu'il ignorait son identité ? Et
puis ses yeux s'étaient reportés sur les danseurs, et il l'avait vue.
Seigneur, elle était encore plus belle que dans son souvenir !
Elle virevoltait au tempo effréné d'un vieux rock, ses longs cheveux flottant autour
d'elle avec grâce et vivacité.
Un seul regard à son cavalier le rassura. Il se sentait de taille à rivaliser avec un
kangourou. Il avait affronté des adversaires beaucoup plus dangereux. Par
exemple, ce directeur de la succursale britannique qu'il avait réussi tout de même
à joindre.
Il s'approcha de la piste, sentant que le morceau de musique touchait à sa fin, prêt
à s'interposer si quelqu'un d'autre le devançait. Il avait perdu suffisamment de
temps, ce soir. A partir de maintenant, elle serait à lui. Rien qu'à lui.
Elle se retourna, comme poussée par une force occulte. Ses jambes fléchirent
tandis que son cœur s'accélérait.
Il était revenu, il marchait vers elle. Il était revenu pour elle.
Elle retint son souffle, subjuguée, et s'arrêta de danser jusqu'à ce que Kangourou
lui tapotât l'épaule du bout de sa patte.
— Fatiguée ? s'enquit-il. Il fait chaud comme dans un four, ici. Je vais prendre un
verre. Vous voulez boire quelque chose ?
Elle refusa d'un signe de tête, son attention focalisée sur le général romain qui
s'approchait.
— Comme vous voudrez. Merci pour la danse.
Et Kangourou s'éloigna à grands bonds en direction du bar.
Damien la rejoignit aussitôt. Il lui saisit la main et la porta i ses lèvres.
— Où en étions-nous ? demanda-t-il.
Puis, sans attendre la réponse, il la prit dans ses bras.
Pendant quelques secondes, il demeura immobile, les yeux fixés sur elle, ignorant
la bousculade autour d'eux. De son côté, elle n’esquissa pas un geste, incapable
de bouger, soumise au regard magnétique qui filtrait sous le masque de son
compagnon.
Le morceau de rock’n’roll prit fin. Des notes douces de guitare donnèrent le départ
d'un slow. Damien resserra alors son étreinte, et soudain Philly eut l'impression
qu'il l'enveloppait entièrement, que ses bras robustes, ses cuisses musclées
l'enfermaient, la modelaient comme de l'argile, pour l'intégrer à ses propres
formes. Elle s'abandonna à la pression de son corps, nicha la tête contre sa
poitrine, respirant son odeur masculine, musquée, enivrante. Ils commencèrent à
évoluer au rythme langoureux de la musique, séparés par la seule barrière de leurs
vêtements.
Elle sentait bon. Merveilleusement bon. Mais il n'arrivait pas à déterminer le nom
de son parfum, constat frustrant pour lui qui se vantait de les reconnaître tous dès
la première bouffée. Quoi qu'il en fût, le mélange d'arômes, riche, exotique,
sublimait sa féminité.
En fait, tout dans cette femme attisait son désir. Ses seins doux et fermes, sa taille
flexible, la courbure de ses reins, le galbe de ses hanches, la façon dont elle se
mouvait contre lui... Il détestait une seule chose en elle : le masque qu'elle portait. Il
saisirait la première occasion pour l'en débarrasser. D'autant plus qu'il tenait à voir
son visage quand elle se donnerait à lui.
A cette pensée, sa chair se tendit.
La réalité de la situation le frappa comme une brique : il ignorait comment les
Romains se débrouillaient, mais l'idée que son costume trahissait son émoi intime
sur la piste de danse en face de cinq cents couples ne le mettait pas
particulièrement à l'aise. Il fallait qu'il emmène sa cavalière ailleurs, sur-le-champ,
tant qu'il avait encore l'esprit à peu près clair !
Les notes que la mélodie distillait amplifiaient encore les vagues voluptueuses
nées au contact du corps alangui entre ses bras.
— Sortons d'ici, chuchota-t-il à l'oreille de la jeune femme.
Elle se sentait trop faible pour répondre, en proie à une multitude de sensations
merveilleuses inconnues jusque-là.
Jamais auparavant elle n'avait perçu cette chaleur liquide qui se répandait dans
ses veines. Jamais elle n'avait éprouvé cette impression de vacuité de l'esprit,
comme si son cerveau n'eût été capable de se focaliser que sur une seule chose :
l'imminence d'un acte unique, inévitable. Une fusion totale avec Damien.
Ce qu'elle vivait en cet instant était neuf pour elle. Et ç'avait un nom : la passion.
Une passion que Bryce n'avait pas su éveiller en elle pendant les deux années de
leur relation. Avec son ex-fiancé, faire l'amour lui avait toujours paru comme une
obligation. Ce qui se passait maintenant avec cet homme n'avait rien de
comparable. Se donner à Damien De Luca appartenait à son destin. Et l'on
n'échappait pas à son destin.
Elle ne protesta pas lorsque son cavalier l'entraîna vers une sortie latérale.
Il ouvrit une petite porte, la referma derrière eux et fit immédiatement pivoter son
corps vers lui. Au moment même où le dos de Philly rencontrait la paroi rude du
mur, la bouche de Damien écrasait la sienne.
Exigeante. Avide.
Lèvres entrouvertes, elle goûta la saveur de sa langue, mélange de virilité et de
cognac tiède, tandis que les doigts impatients de son compagnon saisissaient son
sein à travers le tissu léger de la robe. De l'autre main, il enveloppa la rondeur
sous le creux de ses reins.
En réponse, elle pressa son ventre contre le sien et perçut l'évidence de son désir.
La sentant frémir, il émit une sorte de grognement rauque auquel elle répondit par
un gémissement. Le besoin qu'elle avait de se donner entièrement à cet homme la
brûlait comme un feu ardent.
Soudain,
la
porte
s'ouvrit
bruyamment. Quelqu'un
marmonna une vague excuse avant de retourner dans l'auditorium. Damien
s'écarta de Philly, étouffant un juron.
— Venez, dit-il en lui reprenant la main.
Elle le suivit le long du couloir, les sens encore chavirés par leur baiser interrompu.
Ils gravirent un escalier et arrivèrent devant deux portes massives flanquées d'un
impressionnant encadrement de cuivre. La salle où siégeait le conseil
d'administration.
Damien sortit quelque chose de sa poche — une clé électronique — et l'introduisit
qu'elle se trouvait en compagnie du patron de l'entreprise ?
Il repoussa cette hypothèse. La mystérieuse Cléopâtre avait de toute façon dû
comprendre qui se cachait sous le déguisement de Marc Antoine lorsqu'il s'était
absenté après l'intervention d'Enid. Pour quelle raison aurait-elle cédé à la panique
plus tard seulement ? L'idée qu'elle eût deviné son véritable visage alors qu'il
ignorait son nom l'horripilait.
Il considéra l'homme mal à l'aise assis en face de lui. Peut-
être Sam savait-il ?
A l'heure où les masques étaient tombés, il avait vu Sam habillé en moine. Or, il y
avait justement un moine dans les parages lorsqu'il avait posé les yeux sur cette
femme la première fois. De toute façon, comme elle était restée des heures à
l'attendre, quelqu'un lui avait probablement parlé.
Quelqu'un de qui il s'agissait.
— Sam, dit-il avec un sourire aimable. Avez-vous passé une bonne soirée, samedi
?
Sam se redressa, soucieux de lui plaire.
— Excellente, merci. Une fête merveilleuse ! Magnifique ! Le personnel vous est
extrêmement reconnaissant...
— Eh bien, c'est parfait. Mais, je me demandais... Peut-être pourriez-vous m'aider
à résoudre un problème.
— Je le ferai avec plaisir. De quoi s'agit-il ?
— Eh bien, il y a une personne que j'aurais aimé retrouver avant la fin du bal, mais
je l'ai manquée. Elle était habillée en Cléopâtre. Des cheveux sombres, une robe
blanche... Cela vous dit quelque chose ?
— Oui, je m'en souviens parfaitement, répondit Sam avec enthousiasme.
Il fronça soudain les sourcils et poursuivit :
— En revanche, je ne sais pas du tout où elle est passée. Elle était là, et à la
seconde suivante elle avait disparu.
Le pouls de Damien s'accéléra. Il touchait au but. La sublime inconnue ne resterait
pas hors de portée encore très longtemps.
— Son nom ? s'enquit-il. Pouvez-vous me dire son nom ?
Sam resta pensif un moment.
— Elle me l'a dit. Attendez...
Il considéra le plafond, se grattant le menton, tandis que Damien s'efforçait de
résister à l'envie de le secouer afin de réactiver sa mémoire.
— Oh, finit par s'exclamer Sam d'un ton triomphal, ça y est, cela me revient : Marie,
du bureau de Sydney. C'est ce qu'elle m'a dit. Je n'ai pas retenu son nom de
famille. Elle était un peu intimidée et n'osait pas entrer. Elle ne connaissait
personne. Alors forcément, vous savez ce que c'est, elle a fini par nous suivre.
Mais après, on l'a perdue de vue.
Sam fronça de nouveau les sourcils en contemplant ses ongles.
— Vous voudriez savoir ce qu'elle a fait le reste de la soirée ?
Ce qu'elle avait fait ? A ce sujet, Damien avait une petite idée.
Il l'avait invitée à danser. La mystérieuse Cléopâtre avait d'abord paru peu
disposée à accepter, mais soudain quelque chose dans son attitude avait changé
et elle avait fondu dans ses bras comme du chocolat chaud. Douce, appétissante,
prête à être consommée... Et tout à fait prête lorsqu'il était revenu après avoir
donné ses appels téléphoniques. Elle l'avait attendu bien que son absence se fût
prolongée. Dès qu'il l'avait reprise dans ses bras, il avait aussitôt senti le courant
sexuel passer de nouveau entre eux. Loin de protester lorsqu'il l'avait entraînée
dans la salle du conseil, elle s'était montrée plus que consentante. Ne s'était-elle
pas offerte à lui sans réserve ? Leur étreinte avait ressemblé à un rêve merveilleux,
prometteur d'autres étreintes plus fantastiques encore. Et pourtant, elle était
brusquement partie, transformant sa soirée en cauchemar.
Sam continuait de réfléchir, manifestement absorbé par l'énigme de la disparition
de Marie. Damien l'ignora, occupé maintenant à inventorier son répertoire
téléphonique.
Aucune Marie n'y figurait.
Il saisit le téléphone, contacta son assistante :
— Enid, avons-nous eu récemment un appel d'une personne du bureau de Sydney
appelée Marie ? Je n'en vois aucune sur nos listes.
Après quelques secondes, Enid lui donna la réponse.
Négative.
Il reposa l'appareil d'un geste rageur.
— Vous êtes sûr que c'était Marie ? attaqua-t-il.
— Quoi ? Oh, pardon...
Tiré de sa méditation, Sam y replongea l'espace d'un bref moment.
— Tout à fait sûr, affirma-t-il. Quand une femme aussi sensationnelle s'adresse à
vous, on n'oublie pas ce qu'elle a dit. Vous me comprenez, n'est-ce pas ?
Au regard furieux dont il le gratifia, le responsable du service des études de
marché parut se rétrécir dans son fauteuil. Ce qui ne lui déplut pas à Damien. La
pensée que tous les autres hommes présents dans la salle de bal avaient éprouvé
la même attirance irrésistible envers la mystérieuse Cléopâtre l'agaçait.
— Non, répondit-il froidement, je ne suis pas sûr de comprendre.
Toutefois, ce que Sam lui avait appris le tracassait. Si la belle inconnue s'était
présentée sous une fausse identité, comment la retrouverait-il ? Il s'agissait
forcément de quelqu'un qui travaillait dans l'entreprise. L'une des trois cents
femmes qu'il employait. Il pouvait rayer d'office la moitié d'entre elles, trop âgées,
et un bon pourcentage des autres n'avait pas cette silhouette de rêve. Il en restait
donc en lice une centaine. Il finirait par mettre la main dessus, dût-il y consacrer
tout son temps. Et quand il l'aurait en face de lui...
Il en était là de ses réflexions lorsque l'on frappa à la porte.
Il en était là de ses réflexions lorsque l'on frappa à la porte.
— Vous vouliez me voir ?
Mlle Gris-Souris se tenait sur le seuil.
— Mademoiselle Summers, dit-il, je vous attendais. Entrez.
L'arrivante traversa la pièce à pas timides et s'assit dans un fauteuil vacant à côté
de Sam. Elle avait la même veste grise que lors de leur première rencontre, mais
aujourd'hui elle portait un pantalon. Il lui allait mieux que la jupe de l'autre jour. Au
moins, ainsi, on devinait qu'il y avait des jambes —
et des jambes tout à fait correctes, semblait-il — sous tout ce tweed.
L'espace d'une brève seconde, il la considéra, les paupières plissées. A
l'évidence, elle ne faisait pas partie des femmes parmi lesquelles il devait chercher
l'inconnue dont le souvenir le hantait. Trop timide. Il observa son visage rose
comme celui d'une écolière, ses lèvres serrées, ses yeux effarouchés. Non. Elle
n'était pas Cléopâtre.
Mais peut-être savait-elle qui se cachait sous le masque de la reine d'Egypte ?
— Avez-vous assisté au bal, samedi soir ?
Elle ne répondit pas tout de suite, et ce fut Sam qui répondit :
— Non, Philly n'était pas là.
Le regard de Damien alla de Sam à la jeune femme.
— Et pourquoi donc ?
— Eh bien, vous voyez, commença-t-elle, embarrassée, ma mère n'est pas bien...
Numéro Uno parut réfléchir à ses paroles pendant un instant, puis il hocha la tête.
Philly eut l'impression qu'elle venait de survivre à une catastrophe. Et elle n'avait
qu'une hâte, sortir d'ici.
— C'est tout ? s'enquit-elle. Je peux... ?
Elle s'apprêtait à se lever lorsque Damien rétorqua :
— Non, ce n'est pas tout. Restez assise.
Elle obtempéra avec soulagement. Ses genoux s'étaient transformés en gelée.
— Je vous ai demandé de venir parce que j'ai besoin de quelqu'un pour travailler
avec moi sur un nouveau projet.
Après la présentation que vous m'avez faite l'autre semaine, je pense que vous
êtes la personne qu'il me faut. Et j'ai demandé à Sam s'il pouvait se passer de
vous pendant quelques jours.
Elle regarda désespérément l'homme assis à côté d'elle. Il ne laisserait sûrement
personne saisir une occasion aussi belle.
— Et qu'a répondu Sam ?
— Il a dit qu'il ne pouvait pas se passer de vous.
Philly souffla de soulagement.
Brave vieux Sam, si prévisible ! Surtout pas disposé à laisser quelqu'un bénéficier
d'un avantage qu'il aurait aimé acquérir lui-même ! Peut-être n'était-ce pas un si
mauvais chef, après tout ?
— Mais je lui ai expliqué qu'il n'avait pas le choix, ajouta Damien.
Ces paroles firent à Philly l'effet d'un coup de poing dans les poumons. Elle ouvrit
la bouche pour aspirer une bouffée d'oxygène.
— Ainsi, tout est réglé. Laissez-nous, Sam.
Sam sortit en essayant de faire bonne figure. Damien reporta alors toute son
attention sur elle, à son grand dam.
— Enid fera monter vos affaires ici, ajouta-t-il. Il y a un bureau disponible au fond
du hall. Nous avons trois jours avant de nous rendre dans le Queensland. Nous
devons y rencontrer des gens sur la Gold Coast. C'est une occasion à ne pas rater.
Palmcorp est une affaire en pleine expansion dont les besoins ont devancé leurs
systèmes habituels. Si nous arrivons à travailler avec eux dès maintenant, cela
systèmes habituels. Si nous arrivons à travailler avec eux dès maintenant, cela
nous rapportera des millions.
— La Gold Coast, marmonna Philly.
Avec Damien.
Elle déglutit. Non. C'était une chose qu'elle ne pouvait envisager.
— Mais, je ne peux pas...
Il lui décocha un regard aigu.
— Vous ne pouvez pas quoi ?
— Aller avec vous.
— Et pour quelle raison ?

Parce que aller avec vous !


— Eh bien d'abord, je ne peux pas m'absenter et laisser ma mère seule. Je vous
l'ai dit, elle est gravement malade.
— Alors, qui reste avec elle en ce moment, pendant que vous êtes au travail ?
— Personne.
Elle remarqua la lueur de triomphe dans le regard de son interlocuteur, comme s'il
avait marqué un but dans les dernières minutes d'une finale de tournoi de football.
— Mais je n'aime pas la laisser seule la nuit, ajouta-t-elle.
— Je ne veux personne d'autre que vous pour cette présentation.
— Il faudra pourtant que vous trouviez quelqu'un. Je ne peux pas y aller. Je n'irai
pas.
— Je vois, dit Numéro Uno.
La crispation de ses mâchoires prouvait qu'il ne voyait rien du tout.
— Et quelle est l'autre raison ? poursuivit-il.
Elle le considéra, désorientée.
— L'autre raison ?
— Tout à l'heure, vous avez dit que vous deviez vous occuper de votre
mère. Quelle est l'autre raison qui vous empêche de venir à Brisbane avec moi ?
— Oh.
Philly haussa les épaules tandis que ses joues s'embrasaient.
— C'était juste une... Une façon de parler. Quelle autre raison pourrait-il y avoir ?
Les yeux aigus continuaient de la scruter, comme si Damien soupesait ses paroles
pour deviner ce qui se cachait derrière.
Mais il ne pouvait percer son secret. Il ne savait pas.
— Vous pourriez penser que j'ai l'intention de vous séduire.
C'est cela qui vous retient ?
Philly eut tout à coup l'impression qu'elle allait se noyer.
— Dans ce cas, je vous rassure tout de suite, poursuivit son interlocuteur. Il n'y
aucun risque que cela arrive. Absolument aucun. Il s'agit d'un voyage d'affaires. J'ai
besoin d'une aide professionnelle et rien de plus.
Elle s'efforça de recouvrer le contrôle d'elle-même. En somme, Damien De Luca
insinuait qu'il ne la considérait pas comme une femme désirable. Et pourtant...
— Naturellement, rétorqua-t-elle brièvement. C'est ainsi que je l'entendais.
— Parfait, dit Damien en saisissant le téléphone. Maintenant que nous avons mis
les choses au point, une fois que j'aurai pris les dispositions pour assurer un tour
de garde auprès de votre mère, je suppose que vous n'aurez plus d'objections à...
Sans terminer sa phrase, il commença à dicter ses instructions à Enid, lui
ordonnant de transférer les affaires de Philly dans son nouveau bureau, de
contacter un cabinet d'infirmières et de retenir deux places d'avion.
Philly l'écouta, le sang battant à ses oreilles, furieuse de se voir traiter comme un
objet dont on dispose à sa guise.
Lorsque finalement il reposa le récepteur, elle se leva.
— Comment osez-vous ? s'écria-t-elle. Comment osez-vous prendre des
décisions concernant ma mère sans me laisser le temps de lui demander son avis
? Parce que cela vous arrange, je sais. Est-ce que cela vous plairait si je me
mêlais d'organiser votre vie de famille pour ne pas contrecarrer mes projets ?
Il la considéra, les yeux soudain étrangement vides.
— Essayez toujours, si le cœur vous en dit. Mais vous aurez du mal. Toute ma
famille a été anéantie quand j'avais neuf ans.
Chapitre 5.
Les mots restèrent suspendus entre eux, pesants, dans l'atmosphère tranquille du
bureau climatisé.
— Je suis désolée, marmonna Philly, ne sachant si elle devait rester ou partir.
— Vous n'avez pas à vous excuser, rétorqua Damien sans la regarder. Ce n'était
pas votre faute.
— Non, je veux dire...
Elle joignit les mains, les frotta l'une contre l'autre, cherchant les mots qui
convenaient.
— Je veux dire...
Il l'interrompit d'un geste.
— N'en parlons plus. Nous avons beaucoup à faire aujourd'hui, aussi je vous
conseille de vous organiser au plus vite. Je vous attends ici dans une demi-heure,
afin que nous commencions à élaborer notre stratégie.
Le ton sec n'admettait pas de réplique.
La compassion de Philly s'évapora. Déjà, Numéro Uno avait reporté son attention
sur les papiers posés devant lui. Elle n'avait plus qu'à obtempérer.
Comme elle s'apprêtait à partir, il l'interpella :
— A propos, mademoiselle Summers...
— Oui?
— Avez-vous quelque chose à vous mettre sur le dos qui ne soit pas gris ?
Elle regarda sa veste. Qu'avait-il à reprocher à ses vêtements
? Certes, ils ne provenaient pas d'un magasin de luxe, mais ils étaient de bonne
qualité et lui allaient, même s'ils n'épousaient pas vraiment ses formes.
— Vous avez un problème avec le gris ? demanda-t-elle.
Elle aurait pu, bien sûr, déclarer qu'elle avait chez elle un bijou de robe égyptienne
en attente d'être rendu à la boutique de location de costumes, mais ce n'était sans
doute pas ce qui l'intéressait aujourd'hui.
— Cette affaire peut rapporter énormément à Delucatek, expliqua-t-il. Les
personnes avec qui nous traiterons sont des gens très importants. L'apparence
compte beaucoup dans ces sortes de tractations. Il faut que nous soyons à notre
avantage. Avez-vous quelque chose qui puisse convenir à la circonstance ?

En termes clairs, cela voulait dire qu devait être à son avantage.


Mentalement, Philly dressa l'inventaire de sa garde-robe, plus Spartiate que
jamais après les frais inutiles occasionnés par les préparatifs de son mariage
annulé. Trois tailleurs, un marron, un beige pour l'été et celui qu'elle portait
aujourd'hui avec un pantalon, plus des chemisiers assortis et une veste d'hiver...
Voilà à quoi se limitait le contenu de son armoire. Si elle ne comptait pas la
virginale robe de mariée toujours sous son emballage de Cellophane.
Bien sûr, elle aurait pu s'acheter de nouveaux vêtements avec son salaire. Mais
elle aurait besoin de cet argent lorsque sa mère serait trop malade pour rester à la
maison.
— Je ne sais pas, répondit-elle avec franchise. De quoi aurai-je besoin ?
Il leva à peine la tête vers elle.
— Vous verrez cela avec Enid. Elle aura le programme. Ainsi, vous saurez ce qui
vous manque et vous irez acheter ce qu'il vous faut cet après-midi, quand nous
aurons mis au point notre stratégie. Je vous donnerai une indemnité.
— Parfait, articula-t-elle entre ses dents, en proie à un sentiment d'humiliation
extrême.
D'un geste rageur, elle remonta ses lunettes sur son nez et tourna les talons.
— J'espère seulement que ce sera suffisant, marmonna-t-elle.
C'était plus que suffisant !
Philly considérait avec stupéfaction la lettre de mission qu'Enid venait de lui
remettre. Il s'agissait d'une erreur, sans aucun doute.
— Je crois qu'il y a un zéro de trop, fit-elle remarquer.
Enid ajusta ses lunettes à double foyer et regarda le document à son tour.
— Non, c'est correct. Sachez qu'il y a trois boutiques où cette lettre est valide. En
principe, vous pourrez y trouver tout ce dont vous avez besoin. Si toutefois vous
devez aller ailleurs, gardez les reçus. Vous serez remboursée.
— Mais c'est une fortune !
Enid sourit.
— M. De Luca veut que vous soyez élégante. C'est important pour lui.
— Dites plutôt que c'est important pour le marché qu'il convoite, rétorqua Philly.
Aux yeux de Numéro Uno, elle n'avait d'importance qu'à titre professionnel, elle le
savait.
Enid inclina la tête de côté.
— Et vous vous rendrez vite compte qu'il a raison. Cette affaire est très importante
pour l'entreprise, et nous devons mettre toutes les chances de notre côté pour
qu'elle aboutisse. Je suis certaine que vous vous sentirez beaucoup plus sûre de
vous dans de nouveaux vêtements. Beaucoup plus capable d'imposer votre point
de vue. Je sais, le patron peut manquer un peu de tact par moments. Mais ne le
prenez pas trop à cœur. Il a eu un départ dans la vie beaucoup plus difficile que la
plupart d'entre nous.
Si elle n'avait pas entendu Damien évoquer brièvement la perte de toute sa famille,
Philly aurait pensé qu'Enid n'avait pas tout son bon sens. Cet homme était
multimillionnaire, et sa secrétaire s'apitoyait sur son sort !
Toutefois, pendant les deux heures suivantes, tandis qu'elle essayait dans des
boutiques où elle n'aurait jamais imaginé mettre les pieds des vêtements
convenant à des réunions, des dîners officiels et d'éventuelles réceptions, elle
s'interrogea malgré elle sur le parcours exceptionnel de Damien De Luca.
Etait-ce la tragédie de son enfance qui lui avait inculqué cette rage de réussir ?
Il essayait visiblement de montrer au monde entier qu'il n'avait besoin de personne.
Qu'il se suffisait à lui-même, au mépris de tout sentiment.
Dire qu'elle avait eu un élan de compassion pour lui ! Ce n'était pas le moment de
montrer cette sorte de faiblesse, avec le secret de leurs étreintes imprimé dans
son esprit. Elle ne pouvait s'offrir le luxe d'éprouver quoi que ce fût à l'égard de cet
homme. Ne l'avait-il pas humiliée en déclarant qu'elle n'avait à craindre aucune
tentative de séduction de sa part ?
Faire l'amour à Cléopâtre était un acte digne de Damien De Luca, mais faire
l'amour à Philly Summers était inenvisageable.
En fait, il avait réussi une chose : la renforcer dans sa résolution de ne pas lui
révéler la vérité. Ni aujourd'hui ni demain. Elle n'avait pas d'autre solution que
d'oublier ce qui était arrivé.
Et si elle se trouvait enceinte ?
Philly frissonna. Elle repoussa cette pensée à la fois excitante et terrifiante. Elle se
sentait fatiguée par ses achats et par la direction dans laquelle s'égaraient ses
idées. Il y avait peu de chances pour que cette éventualité devînt réalité. La
probabilité d'une grossesse après une seule nuit d'ébats passionnés sans
protection restait mince.
Pourquoi s'angoisser ainsi ? Dans deux semaines elle aurait ses règles, et elle
n'aurait plus aucune raison de se tracasser.
Philly Summers était en retard, rageait Damien. L'avion devait décoller dans moins
d'une demi-heure, et il n'y avait aucune trace d'elle.
Avait-elle changé d'avis ? Non, c'était impossible. La dernière fois qu'il lui avait
parlé, elle avait admis que le tour de garde d'infirmières organisé par Enid était
formidable et que sa mère s'était montrée totalement détendue en apprenant cet
arrangement.
On ne pouvait en dire autant d'elle. Il revoyait ses lèvres pincées, les traits crispés
de la jeune femme chaque fois qu'ils avaient discuté de leur voyage. Qu'est-ce qui
la tourmentait à ce point ? Craignait-elle toujours qu'il ne lui fît des avances, bien
qu'il l'eût rassurée sur ce point ? Elle n'avait pourtant pas à se soucier à ce sujet.
D'abord, elle n'était pas le genre de femme à le tenter. Certes, elle avait d'énormes
qualités professionnelles, mais il n'avait pas plus l'intention de la mettre dans son lit
que de demander à la reine d'Angleterre de l'épouser.
De toute façon, il préférait des maîtresses voluptueuses, lascives, affriolantes et
éphémères, à l'instar de cette sublime Cléopâtre qui s'était donnée à lui sans
réserve, samedi soir.
Bien que celle-ci se fût montrée un peu trop éphémère à son gré.
Bon sang, qui pouvait bien se cacher derrière ce masque ? .
Deux jours de recherche sur les listes de son personnel et d'enquêtes discrètes
n'avaient conduit à rien. Sa mystérieuse inconnue restait mystérieuse et inconnue.
D'elle, il savait seulement qu'elle avait le corps le plus adorable du monde et une
manière de faire l'amour à rendre fou le plus équilibré des amants.
Il scruta de nouveau l'espace de la salle d'attente où il était en train de siroter son
café, mais il ne vit aucune queue-de-cheval couleur sable ni aucune paire de
lunettes à monture d'écaillé. Où diable Philly Summers se cachait-elle ?
Une superbe blonde vêtue d'un tailleur-pantalon vert clair s'approcha du
distributeur de boissons. Il s'écarta pour lui faire de la place.
— Bonjour, monsieur De Luca, dit la blonde.
Damien sursauta si brusquement que le café lui éclaboussa les doigts. De l'autre
main, il rétablit l'équilibre de sa tasse.
En revanche il eut plus de mal à remettre de l'ordre dans son cerveau.
Mlle Summers ? C'était bien les yeux noisette de son employée qui le regardaient.
Toutefois, ils paraissaient différents. paraissait différente.
Il cilla. La surprise le laissa muet un long moment.
— Je me demandais quand vous alliez vous montrer, déclara-t-il enfin. J'ai loué un
local pour que nous puissions affiner notre stratégie. Par ici.
Il lui emboîta le pas en se demandant ce qui était arrivé à la petite souris grise. Elle
sentait toujours l'abricot, mais son apparence avait complètement changé. Elle
portait une longue veste ouverte sur un haut blanc coquille et un pantalon assorti
dont la fluidité laissait deviner ses courbes féminines. Ses cheveux, dont les
vagues souples frôlaient ses épaules, arboraient aujourd'hui des nuances
évoquant le miel et le sucre candi. Et qu'avait-elle fait de ses lunettes ?
Il ne recouvra vraiment la parole que lorsqu'il se trouva assis au bureau, dans le
petit local.
— Vous avez l'air... différente, dit-il alors.
Philly sourit en jetant un coup d'œil à ses vêtements.
— J'espère que ma tenue convient à la circonstance. Je crois qu'on est un peu
plus décontracté dans le monde des affaires, dans le Queensland.
Il acquiesça d'un hochement de tête tandis que son regard remontait lentement le
long du corps de la jeune femme, s'at-tardant sur sa coiffure.
Alors, elle toucha le bout de ses mèches mordorées.
— Oh, ça... J'avais besoin de les faire couper, de toute façon.
Pour une fois, j'ai laissé le coiffeur suivre son inspiration.
Mais je n'ai pas utilisé votre argent ! Pour les cheveux, j'ai payé de ma propre
bourse.
— Qu'est-il arrivé à vos lunettes ?
— J'ai des lentilles de contact. J'en avais perdu une et j'ai retrouvé l'ordonnance
pour les remplacer. En fait, je ne les porte pas aussi souvent que je devrais.
Le silence se fit.
— Quelque chose ne va pas ? ajouta la jeune femme d'un ton hésitant.
Il s'aperçut alors qu'il la fixait. Il toussota et posa la sacoche contenant son
ordinateur sur la table.
— Non, rien, répondit-il. Nous disposons de peu de temps. Il faut nous y mettre tout
de suite.
Ils travaillèrent jusqu'à l'heure de l'embarquement et continuèrent dans l'avion.
Quand ils atterrirent à l'aéroport de Coolangatta, leur plan d'attaque était au point.
Certes, la partie n'était pas gagnée. Il y avait encore beaucoup à faire, des tas de
gens à rencontrer : les responsables de Palmcorp, leurs avocats, leurs financiers.
Mais ils y arriveraient, Damien en avait la conviction. Il avait fait le bon choix en
emmenant Philly avec lui. A eux deux, ils formaient une bonne équipe.
Ils les tenaient tous dans le creux de la main.
Dans la grande salle de réunion, Philly écoutait Damien De Luca discourir devant
ses clients potentiels.
En l'observant, elle avait l'impression d'assister à un cours magistral
de
charme.
Sa
voix
chaude,
profonde,
accompagnée de gestes emphatiques dans les moments forts, tenait l'assemblée
sous sa coupe. Il ne se montrait ni donneur de leçon ni paternaliste, mais à
l'évidence diablement convaincant. Pas seulement par son discours, d'ailleurs. La
manière dont il se tenait et son charme physique impressionnaient autant que ses
paroles. Personne ne l'interrompait pour poser des questions. Il était dans son
élément. Il était... Suprême.
Elle s'émerveillait de la manière habile dont il manipulait les directeurs de
Palmcorp. Comment s'étonner de sa réussite exceptionnelle dans les affaires ?
Quand il parlait, on ne pouvait que le croire et partager sa passion pour son travail
et pour les nouveaux produits qu'il mettait sur le marché.
C'était un côté de Damien qu'elle découvrait seulement aujourd'hui. Maintenant,
son obsession de la perfection, son exigence envers son personnel prenaient un
sens pour elle : il n'aurait pas pu se montrer aussi enthousiaste si les gens qui
travaillaient pour lui n'investissaient pas le meilleur d'eux-mêmes dans leur tâche.
Il avait retiré sa veste, et sa chemise blanche mettait en valeur son teint mat, ses
traits sombres. Même dans ses vêtements d'homme d'affaires, il était aussi
séduisant que dans son costume de général romain.
Son attention s'évada malgré elle. Les souvenirs du bal masqué affluaient à sa
mémoire. Sa rencontre avec Damien travesti en Marc Antoine, l'instant magique
où il s'était débarrassé de son armure, de sa tunique. L'instant où il était apparu
devant ses yeux, magnifique dans sa nudité triomphante, impatient de la soumettre
à son désir...
Seigneur, arriverait-elle jamais à chasser ces images de sa tête ?
— Mademoiselle Summers ?
Elle sursauta et revint à la réalité pour rencontrer le regard ironique de Damien.
— Tout va bien ?
Elle regarda autour d'elle, en proie à un accès de panique.
Mais
les
autres
assistants
paraissaient
préoccupés
uniquement par les rafraîchissements, le café et le thé soudain matérialisés devant
eux pour la pause.
— Vous souhaitez présenter vous-même notre rapport d'étude de marché, n'est-ce
pas ? demanda Damien.
— Oh, oui, bien sûr, répliqua-t-elle les joues en feu.
S'efforçant d'effacer la vision perturbatrice de cet homme paré de sa seule virilité,
elle poursuivit :
— J'étais justement en train de me préparer mentalement pour cette tâche.
Excusez-moi, je vais me servir un jus d'orange.
Revigorée par la boisson glacée, Philly commença sa présentation. Sa nervosité
se dissipa peu à peu et finit par disparaître. Bientôt, elle se sentit tout à fait à l'aise
dans le rôle que Damien lui avait confié, usant de la stratégie qu'ils avaient
élaborée ensemble. On l'écouta avec intérêt. Quand elle eut terminé, certains lui
posèrent des questions auxquelles elle répondit avec précision. Puis tous
quittèrent la salle et se dirigèrent vers les voitures qui devaient les conduire au
restaurant.
— Félicitations, chuchota Damien à son oreille tandis qu'ils marchaient côte à
côte. Excellent travail.
Il se tenait si près d'elle qu'elle pouvait respirer son souffle.
Le cœur de Philly se mit à battre la chamade. Cet homme avait le don d'éveiller en
elle des émotions aussi violentes que contradictoires. Le compliment qu'elle venait
de recevoir flattait son égo, mais la pensée que Numéro Uno ne voyait en elle que
ses qualités professionnelles et l'ignorait totalement en tant que femme la blessait
intimement. Elle se ressaisit cependant, se disant qu'elle ferait mieux de sourire et
de le remercier au lieu de se morfondre.
Mais lorsqu'elle se tourna vers son patron, celui-ci s'était déjà éloigné et parlait
avec un des clients potentiels.
Elle soupira, se sermonnant intérieurement. Sans doute accordait-elle trop
d'importance aux commentaires de Damien De Luca. Quoiqu'il en fût, elle avait
besoin de se détendre.
L'après-midi ne lui en donna pas l'occasion. Discussions, visites des bureaux de
Palmcorp, rencontres avec les conseillers financiers et juridiques occupèrent les
heures qui les séparaient du dîner d'affaires prévu pour le soir.
Après cela, Philly aurait aimé savourer la volupté d'un long bain et profiter du luxe
de sa chambre d'hôtel avant de se rendre au restaurant, mais elle avait juste le
temps de prendre une douche, de se changer, et avant tout de téléphoner chez
elle.
L'infirmière décrocha dès la seconde sonnerie. Sans l'ombre d'une hésitation, elle
lui passa sa mère.
— Comment vas-tu ? demanda Philly avec appréhension.
— Je joue aux tarots avec Marjorie, répondit la malade d'un ton enjoué. Et tu sais
quoi ? Je gagne ! On s'amuse bien ensemble.
Elle lui souhaita une bonne nuit, l'âme un peu plus légère.
Un souci de moins, songea-t-elle en reposant le récepteur.
Sur le front domestique, les choses se présentaient bien.
Restait à régler son problème avec Damien De Luca.
Damien déglutit. C'était la deuxième fois que Mlle Souris Grise le laissait coi de
surprise.
La robe couleur café qu'elle portait, retenue aux épaules par de minuscules
bretelles ornées de strass, moulait son buste et ses hanches comme une seconde
peau et s'évasait en deux pans fluides qui découvraient à chacun de ses pas des
jambes au galbe parfait. Elle avait relevé ses cheveux tout en laissant de petites
mèches libres voltiger sur sa nuque et le long de ses joues. Qu'avait-elle fait à son
visage ? Ses yeux paraissaient plus grands, son sourire plus large et ses lèvres...
Rouges, sensuelles, ses lèvres appelaient les baisers.
Médusé, il la regardait marcher vers lui. Qu'était-il arrivé à sa petite souris grise ?
Non pas qu'il désapprouvât cette transformation — à l'évidence, Philly avait utilisé
au mieux le budget qu'il avait mis à sa disposition dans cette intention —, mais il
ne s'attendait pas à cette métamorphose spectaculaire. Et diablement excitante !
Le dîner fut un moment de pur plaisir. Stuart et Shayne Murchison, les deux P.-D.G.
de Palmcorp, avaient invité Damien et Philly dans un fabuleux restaurant de fruits
de mer dominant la plage. L'un et l'autre proches de la trentaine, bronzés, les
cheveux décolorés par le soleil et les sports nautiques, les deux frères offraient
l'image même de la réussite et de la santé. Ils se montrèrent des hôtes délicieux,
racontant avec humour leur longue histoire de compétitions, chacun des deux
cherchant à prouver qu'il était le meilleur nageur ou le surfeur le plus audacieux.
Mise en confiance par leur simplicité, Philly se risqua à demander, sur le ton de la
plaisanterie :
— Au fait, avec de telles qualités, comment se fait-il que ni l'un ni l'autre ne soyez
mariés ?
— Ah, c'est pourtant facile à comprendre, dit Stuart.
— Personne n'a jamais été capable de nager assez vite pour nous attraper,
termina Shayne.
— Mais cela ne veut pas dire que nous avons renoncé, déclara Stuart, ses yeux
brillants posés sur elle.
Les deux frères se mirent à rire.
Philly les imita. La tension qui l'habitait depuis plusieurs jours était complètement
retombée. Sachant sa mère en bonnes mains, elle pouvait profiter pleinement de
l'instant présent, sur cette terrasse ensoleillée, à un jet de pierre de l'Océan. Cela
faisait des siècles qu'elle n'avait pas passé un moment aussi agréable. En outre,
dans ses nouveaux vêtements, elle se sentait une nouvelle femme. Finalement,
Damien avait eu raison de l'inciter à renouveler sa garde-robe.
Elle reporta son attention sur ce dernier. La ride profonde creusée entre ses
sourcils trahissait un sentiment d'inquiétude. Sans doute pensait-il aux réunions à
venir, aux tactiques qu'il devrait employer pour conclure le marché ?
Comme elle le considérait, il plongea ses yeux dans les siens comme s'il avait
voulu la sonder.
Immédiatement, elle détourna la tête pour échapper à ce qui lui parut une
agression, et elle essaya de se concentrer sur la conversation.
Stuart Murchison se penchait vers elle, l'un de ses bras posés sur le dossier de sa
chaise.
— Parlez-moi de votre prénom, dit-il. Philly, c'est original, il doit y avoir une histoire
derrière.
Damien décocha à Stuart un regard acéré.
Bien sûr, le dîner se déroulait d'une manière parfaite, la journée s'était écoulée au
mieux et, avec un peu de chance, demain, Palmcorp signerait le contrat qu'il
espérait.
Toutefois, cela ne donnait pas l'autorisation à ses clients de s'approprier son
assistante ! Elle ne faisait pas partie du marché. Certes, il avait souhaité qu'elle
améliore son apparence physique, il avait même mis un budget à sa disposition
dans cette intention. Mais devait-elle mettre tant de zèle à suivre ses conseils ?
Après avoir tourné la cuiller dans sa tasse de café plus longuement que la
nécessité ne l'imposait, il la reposa bruyamment sur sa soucoupe. Plus tôt la
soirée se terminerait mieux cela vaudrait.
De son côté, Philly sourit à Stuart.
— Ecoutez, cela va vous sembler ridicule...
— Bien sûr que non, rétorqua Stuart, lui pressant l'épaule pour l'encourager à
continuer. Racontez-nous.
Damien réprima un grognement. Il focalisa son attention sur la réponse de Philly.
Celle-ci avala une gorgée d'eau minérale, enveloppa le verre de ses paumes et
sourit de nouveau.
— Si vous y tenez ! Mes parents ont décidé de donner à leurs enfants des noms
de villes qu'ils aimaient phonétiquement.
Pour moi, ils ont choisi Philadelphie. Qui s'est transformé en Philly.
La jeune femme considéra les deux frères l'un après l'autre.
— Ça paraît bizarre, n'est-ce pas ?
— Pas du tout ! affirma Shayne.
Et Stuart de renchérir :
— Au contraire. Je trouve Philadelphie ravissant. Et les autres enfants, comment
les ont-ils appelés ? Melbourne...
Paris... Constantinople ?
Damien perçut nettement le changement qui se produisit dans l'attitude de son
assistante. Le visage soudain assombri, elle contempla le verre qu'elle tenait entre
ses doigts.
— En fait, je n'ai eu qu'un frère, laissa-t-elle tomber. Un peu plus jeune que moi.
Mes parents l'ont appelé Montréal.
— Montréal, c'est très peu courant, dit Stuart.
— Je sais.
Philly esquissa un sourire tendre, la tête légèrement penchée.
— Il détestait ce prénom, alors, on l'appelait...
Elle s'interrompit, se mordilla les lèvres.
— On l'appelait Monty, reprit-elle.
— Que lui est-il arrivé ? demanda Damien avec douceur.
— Il était pilote, répondit-elle, les yeux fixés sur son verre. Il avait emmené sa
femme Annelise et son fils en avion pour nous présenter le bébé. Il y a eu un violent
orage. L'appareil s'est écrasé. Ils sont morts tous les trois.
La voix de Philly s'était réduite à un chuchotement lorsqu'elle ajouta :
— Thomas n'avait que dix jours.
Un silence lourd s'installa autour de la table.
La jeune femme les regarda.
— Oh, je suis désolée, s'excusa-t-elle. Je ne sais pas pourquoi je vous ai raconté
tout cela. Pardonnez-moi, je vous prie.
Stuart Murchison fut le premier à réagir. Il retira son bras du dossier de la chaise et
le posa sur les épaules de la jeune femme qu'il pressa chaleureusement.
— Vous n'avez pas à vous excuser, affirma-t-il d'une voix pleine de sympathie.
Elle lui sourit, les yeux brillant de larmes.
— Merci, Stuart.
— Appelez-moi Stu. Tous mes amis m'appellent ainsi.
— Merci, Stu.
Damien se leva.
— Je crois qu'il est temps de prendre congé, déclara-t-il.
Merci pour cette agréable soirée, messieurs. Philly et moi allons regagner notre
hôtel.
Philly le considéra, visiblement surprise par sa brusque décision.
— Oh, très bien. D'accord, murmura-t-elle.
Alors qu'elle allait se lever à son tour, Stuart l'arrêta en plaçant une main autoritaire
sur son bras.
— Il est beaucoup trop tôt, protesta-t-il.
Ses yeux fixaient la jeune femme, mais ses paroles s'adressaient sans conteste à
Damien.
— Peut-être Philly souhaiterait-elle prolonger la soirée ailleurs ? Est-ce que ça
vous dirait d'aller danser, Philly ?
— Eh bien en fait, oui, ça me plairait assez, répondit-elle d'une voix incertaine.
Stuart se tourna alors d'un air triomphant vers Damien.
— C'est donc réglé ! Désolé que vous ne vous sentiez pas d'humeur à vous joindre
à nous, Damien. Mais nous nous verrons demain au bureau. Et ne vous inquiétez
pas, nous veillerons sur Philly à votre place.
Au prix d'un effort surhumain, Damien parvint à faire bonne figure. Il ne fallait pas
réduire à néant l'excellent travail accompli dans la journée, il tenait à garder toutes
ses chances de repartir avec le contrat de Palmcorp en poche.
Il rit comme s'il avait apprécié le badinage de son hôte. Et alors qu'il bouillonnait
intérieurement, il parvint à conserver un ton courtois pour répliquer :
— Une autre fois, peut-être. Désolé de vous décevoir, mais Mlle Summers et moi
avons d'importants détails à régler, ce soir. Je suis sûr que vous comprenez.
En prononçant ces paroles, il avait saisi Philly par le coude pour l'inciter à quitter
son siège.
Stuart Murchison retira alors, visiblement à contrecœur, sa main du bras de la
jeune femme.
— Bonne nuit, messieurs, dit Damien. Nous reprendrons nos discussions demain
matin.
Sans ajouter un mot, il guida Philly jusqu'à la sortie du restaurant. Puis une fois
dans la rue, il héla un taxi.
— Quelle mouche vous a piqué ? s'insurgea Philly.
Elle fulminait, écœurée par le silence arrogant de Damien De Luca. Celui-ci n'avait
pas prononcé une parole dans le taxi ni dans l'ascenseur de l'hôtel. Ils étaient
arrivés devant sa chambre, et il ne desserrait pas les dents.
— Qu'est-ce qui vous a pris ? insista-t-elle en introduisant la clé électronique dans
le lecteur. Vous vous êtes conduit comme un homme des cavernes, au restaurant.
La serrure s'ouvrit. Damien saisit la poignée, la tourna.
— Entrez, dit-il.
Déjà, il la poussait à l'intérieur, lui emboîtait le pas et refermait la porte derrière
eux.
Elle pivota sur elle-même pour lui faire face, les mains sur les hanches.
— Eh ! s'écria-t-elle. C'est ma chambre, ici. Vous n'avez rien à y faire.
— Nous avons à discuter affaires. Il faut que nous préparions les réunions de
demain.
— Il y a un salon pour cela.
— Il est bondé de touristes. Nous n'avons pas à partager avec eux ce qui ne
concerne que Palmcorp et nous.
— Palmcorp ! Justement, parlons-en de Palmcorp. Après la manière dont vous les
avez traités ce soir, je ne suis pas certaine que nous remportions le contrat. A quoi
pensiez-vous, bon sang ?
— Je pensais que je vous avais demandé de m'accompagner ici pour travailler
avec moi, pas pour flirter avec les clients.
Médusée, elle considéra Damien, bouche bée, avant de se récrier :
— Je ne flirtais pas !
— Allons, allons ! Ce fat de Stu était étalé sur vous comme un...
— Il se montrait sympathique, c'est tout.
— « Sympathique » ? C'est ainsi que vous qualifiez quelqu'un qui ne cherche
qu'une chose : vous enlever votre petite culotte ?
— Comment osez-vous ? s'écria-t-elle.
Le bruit de sa paume contre la joue de Damien De Luca lui apporta une immense
satisfaction. Mais sa victoire fut de courte durée, car celui-ci lui saisit le poignet et
le serra très fort.
— Vous l'avez mérité, poursuivit-elle, en tentant de se dégager.
Il la considéra, une lueur sombre dans les yeux, la respiration étrangement calme
malgré les circonstances, puis il l'attira contre lui.
— Et vous, vous méritez ceci.
Il se pencha sur elle, l'enlaça.
Elle sentit ses lèvres sur les siennes et savoura leur fermeté, tandis que des
sentiments contradictoires l'envahissaient : crainte qu'il ne reconnût en elle la
femme avec qui il avait fait l'amour un samedi soir, indignation de se voir traitée de
cette manière... Et gratitude parce qu'il le faisait.
Depuis leur rencontre au bal masqué, elle rêvait de se trouver de nouveau entre les
bras de Damien, et voilà que ce rêve devenait réalité ! A travers la mince étoffe de
sa robe, elle percevait la chaleur de son corps, la puissance de ses muscles. Elle
devinait l'impatience de son désir. Pourquoi ne céderait-elle pas à cet appel ? Ce
serait si facile. Et pour avoir déjà goûté à ses étreintes, elle savait le plaisir qu'il lui
donnerait...

Mais c'était Les choses étaient déjà suffisamment compliquées


comme ça. N'y avait-il pas déjà entre eux des secrets, des non-dits qu'il faudrait
expliquer ? En outre, Damien De Luca ne voulait pas d'elle pour maîtresse, il le lui
avait
clairement
spécifié
avant
leur
voyage.
Son
comportement de ce soir avait plus à voir avec son tempérament de gagneur, son
désir de montrer qu'il était le patron, qu'avec un réel intérêt pour elle, Philly
Summers. Ce soir, elle ne portait pas de masque, pas de tenue de Cléopâtre.
Damien savait pertinemment qui elle était. Et quels que fussent ses véritables
motifs, il ne la désirait pas vraiment. Il s'agissait simplement d'un malentendu.
D'un geste possessif, il fit glisser les fines bretelles de sa robe.
Du bout des doigts, il suivit la courbe de ses épaules, atteignit le creux de son
décolleté, captura ses seins.
Elle tenta de le repousser, détournant la tête pour échapper à son baiser.
— Non, protesta-t-elle d'une voix haletante. Arrêtez !
La bouche de Damien caressait son cou, brûlante.
La panique la saisit alors.
! cria-t-elle. Le fait que vous ayez acheté ces vêtements ne vous donne pas
droit de possession sur la personne qui les porte.
— Les vêtements sont à vous, marmonna-t-il. Gardez-les.
Elle sentait son haleine chaude sur sa peau et se demanda combien de temps
encore elle pourrait lui résister.
 

Chapitre 8.
 
 
  
 
 


Chapitre 9.
Chapitre 10.
   

 
Chapitre 11.



Chapitre 12.
Chapitre 13.
     !
Epilogue
Quelle journée ! Damien quitta l'autoroute, desserra sa cravate et goûta avec
volupté le souffle du vent dans ses cheveux. Il aurait pu garder le toit fermé et l'air
conditionné branche maintenant qu'il avait quitté la ville, il voulait sentir l'air autour
de lui, respirer les odeurs de la campagne brûlée par le soleil. Il voulait faire partie
intégrante de la nature.
A 2 heures de l'après-midi, il avait décrété il était plus important pour lui d'être à la
maison que de rester au bureau.
A vrai dire, rentrer tôt lui était devenu une habitude. Enid n'avait pas manqué de lui
en faire la remarque. Non pas qu'elle en fût contrariée, mais cela l'obligeait à
jongler avec les rendez-vous et à aménager son agenda en fonction de sa nouvelle
manière de vivre. Voilà deux ans, déjà, qu'il avait changé de rythme dans son
travail. Jamais il n'aurait pensé qu'il éprouverait de la satisfaction à passer autant
de temps en dehors de ses obligations professionnelles.
Ce bouleversement dans son existence, c'était à Philly qu'il le devait.
Il regarda la pendule du tableau de bord alors qu'il s'engageait dans l'allée de la
propriété. Formidable ! Il arrivait assez tôt pour embrasser son bout de chou
d'Anna avant qu'on ne la couche pour sa sieste.
Il trouva les femmes assises sur la terrasse ombragée. Une petite fille aux cheveux
bruns pataugeait avec délices dans un petit bassin installé entre elles. Dès qu'elle
l'aperçut, Anna tendit ses menottes vers lui en appelant « pa-pa, pa-pa » de sa
voix de bébé.
Il la souleva, toute nue et toute mouillée, et elle éclata de rire quand il fit claquer de
petits baisers sur sa peau.
— Tu es en avance, fit remarquer Philly tandis qu'il se penchait pour effleurer ses
lèvres.
— Comment pourrais-je rester au bureau en sachant que les trois femmes les plus
importantes de ma vie sont en train de s'amuser comme des petites folles ?
Damien ébouriffa les cheveux de sa fille, la vit bâiller et ses paupières s'alourdir.
— Oh, on a sommeil, ma puce, poursuivit-il. C'est l'heure pour toi d'aller au dodo,
ma princesse.
— Je l'emmène, proposa Daphné. Une petite sieste ne me fera pas de mal non
plus.
Sa robe bain de soleil ne cachait pas sa maigreur, mais son visage ne portait plus
les marques de la maladie. Elle enveloppa l'enfant dans une serviette-éponge
moelleuse, la laissa embrasser ses parents et s'éloigna.
Damien la regarda entrer dans la maison avant d'aider Philly à quitter son siège et
de l'entraîner vers la rambarde de la terrasse.
— C'est remarquable à quel point ta mère a changé, dit-il. On n'aurait jamais
imaginé il y a deux ans qu'elle serait assez forte pour porter un enfant dans ses
bras.
— Je sais, répondit Philly.
Elle s'accouda à la balustrade, les yeux fixés sur le jardin.
— Je sais qu'elle est loin d'avoir gagné la partie, mais elle résiste beaucoup
mieux. Les médecins n'en reviennent pas.
Ils pensent que c'est parce que son état d'esprit a changé : maintenant, elle permet
aux médicaments d'agir.
— Et toi ? demanda-t-il. Qu'est-ce que tu penses ?
Philly reporta le regard sur lui.
— Je pense que c'est un miracle, répondit-elle. Et ce miracle a quelque chose à
voir avec toi et avec ce que tu as fait pour ma famille.
— C'est vous, ma famille, à présent, affirma-t-il.
Du bout du doigt, il lui souleva le menton et posa ses lèvres sur les siennes.
— Pour toujours. Et je remercie les étoiles pour le jour où tu es entrée dans ma vie.
Je t'aime, Philly.

Je
t'aime
aussi,
murmura-t-elle
avant
qu'il
n'approfondisse son baiser.
Lorsque, enfin, leurs bouches se furent séparées. Damien sourit et posa sa paume
sur le ventre rond et ferme de sa femme.
— Et notre autre miracle ? demanda-t-il. Comment mon fils progresse-t-il ?
Elle rit.
— Tu es tellement sûr que c'est un garçon ! Peut-être as-tu raison, après tout ? A
en juger par la manière dont il donne des coups de pied... A mon avis, il s'entraîne
pour quand ce sera lui le patron. Exactement comme son papa.
Damien serra Philly plus étroitement contre lui.
— Tu ne te moques pas de moi, j'espère ? Quand je pense que je te prenais pour
une timide petite souris grise... Je te préviens, je te ferai payer la moindre
incartade.
— Ah oui ? s'exclama son épouse. Et quelle punition m'infligeras-tu ?
Il la considéra, les yeux scintillant d'amour et de désir.
— Une torture lente, délicieuse, répliqua-t-il en l'entraînant vers la maison. Jusqu'à
ce que tu me supplies d'arrêter.

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